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French Pages [674] Year 2011
Florence Dupont
Les monstres de Sénèque Pour une dramaturgie de la tragédie romaine
Cet ouvrage a été publié pour la première fois dans la collection « L’Antiquité au présent » créée par Nicole Loraux et Yan Thomas Couverture : Conception graphique : Rampazzo & Associés Photo : masque tragique du Ier siècle, Museo Capitalino, Rome. © Dagli Gati/Gianni Dagli Orti © Éditions Belin, 1995 EAN numérique : 9782701178004 Ouvrage numérisé avec le soutien du Centre national du livre. Le code de la propriété intellectuelle n’autorise que « les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » [article L. 122-5] ; il autorise également les courtes citations effectuées dans un but d’exemple ou d’illustration. En revanche « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » [article L. 122-4]. Ce livre numérique a été converti initialement au format XML et ePub le 01/08/2013 par Prismallia à partir de l’édition papier du même ouvrage. Retrouvez toutes nos nouveautés sur notre site http://www.editionsbelin.com
Présentation Florence Dupont, latiniste, spécialiste de théâtre; est l'auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels L'érotisme masculin à Rome (avec T.Éloi, Belin 2000) et Façons de parler grec à Rome (coll., Belin 2005). Le succès que rencontrent aujourd'hui les mises en scène du théâtre de Sénèque dément une tradition académique qui n'y voyait qu'un exercice littéraire, injouable. La lecture nouvelle de Sénèque que propose Florence Dupont est une redécouverte de formes oubliées d'exploitation du corps et de la voix, une invitation, pour les gens de théâtre d'aujourd'hui, à inventer, à partir de cette théâtralité perdue et retrouvée, des formes contemporaines d'expression.
Introduction Le théâtre de Sénèque a-t-il été écrit pour la scène ?
U
N PROBLÈME MAL POSÉ
Voici un livre d’actualité. Il est possible aujourd’hui de proposer une dramaturgie des tragédies de Sénèque parce que, depuis quelques années, les mises en scène se multiplient en France et en Suisse : Thyeste enfin redécouvert, Médée, Les Troyennes, Phèdre, bientôt tout ce théâtre aura été joué au moins une fois. Voilà donc la vieille rumeur voulant que Sénèque ne fût pas jouable, démentie par les faits. Une rencontre a eu lieu entre les gens de théâtre contemporains et ces tragédies d’il y a bientôt deux mille ans(1). Et pourtant le débat académique ne s’est pas clos pour autant(2). Apparu au XIXe siècle, il continue, loin des scènes. Une Littérature latine récente présente ainsi les choses dans la page consacrée à l’œuvre théâtrale du philosophe(3) : « Un débat partage les modernes, les uns pensent que les tragédies de Sénèque n’étaient pas destinées à la scène, mais seulement à la récitation(4), les autres sont persuadés qu’elles étaient écrites pour être représentées ». L’auteur certes penche pour la seconde thèse, celle de la représentation, mais avec des arguments qui se retournent contre Sénèque, poète dramatique : « L’objection majeure, écrit-il, des historiens qui penchent en faveur de la recitatio est la longueur, la verbosité des discours confiés aux acteurs. En fait la mise en scène (et nous savons par Horace qu’elle composait un spectacle riche en couleurs et en mouvements dans le théâtre de son temps) suffisait à occuper le regard et éviter la monotonie ». Étrange plaidoyer prétendûment en faveur de Sénèque, car s’il faut distraire l’attention du public par autre chose que le texte, pour faire passer ce texte, c’est reconnaître que réduit à lui-même il n’est pas jouable. Par ailleurs un lecteur du XXe siècle peut-il vraiment juger, sans reconstituer historiquement ce qu’était le théâtre romain, de la valeur spectaculaire d’une pièce romaine ? Qu’est-ce que cette prétendue « verbosité », alors que nous avons perdu l’habitude de l’éloquence et des plaisirs de l’oralité ? Le lecteur aura peut-être remarqué que ce trop court passage confond deux problèmes. Le premier est de savoir si les tragédies de Sénèque ont été composées différemment des autres tragédies romaines, celles qui étaient
jouées ordinairement sur les scènes romaines, à l’époque républicaine, au temps d’Horace ou sous le règne de Néron, ou bien si elles ont une forme dialoguée sans être pour autant des textes de théâtre. Autrement dit, Sénèque aurait-il caché sous huit titres de tragédie des traités de vulgarisation philosophique ? Certains philologues ont même prétendu que le destinataire de ces écrits pédagogiques aurait été le jeune Néron. Le second problème porte sur la nature du théâtre romain en général, car le témoignage d’Horace invoqué ne saurait concerner Sénèque, vu la chronologie. Et de fait accusée de « verbosité », c’est l’esthétique de toutes les tragédies romaines qui est mise en cause. Car même si l’essentiel de l’énorme production tragique en langue latine est perdue — nous n’avons conservé aucune pièce dans son intégralité sinon celles de Sénèque — nous possédons suffisamment de fragments et de témoignages directs pour savoir que les grands monologues y étaient fréquents, sans doute les moments préférés des Romains, et que le théâtre offrait au public de brillants spectacles de mots dont seuls le théâtre élisabéthain ou celui du Siècle d’or espagnol ont pu produire l’équivalent. Par conséquent ce problème initial — Sénèque est-il jouable — se décompose en deux questions. La première est : la tragédie romaine est-elle jouable aujourd’hui sans que le metteur en scène se débarrasse du texte par un artifice ou un autre ? La seconde est : Sénèque a-t-il écrit de « vraies » tragédies romaines ? Examinons d’abord celle-ci, sans reprendre la formulation traditionnelle, « les pièces de Sénèque étaient-elles ou non destinées à la scène ? ». Car la question n’est pas que ces tragédies aient été destinées ou non dans les faits à la représentation, mais qu’elles aient été ou non écrites selon le code utilisé par tous les poètes dramatiques romains qui avaient précédé Sénèque, code qui répondait à l’horizon d’attente du public des théâtres. En d’autres termes, ce qui est en cause n’est pas leur énonciation réelle mais l’énonciation fictive ayant présidé à leur écriture. À Rome, en effet, la tragédie est strictement codifiée, et tout poète voulant obtenir le succès devait se soumettre à son code. Les professionnels n’avaient pas le choix, car en cas d’échec ils n’étaient pas payés par l’homme politique promoteur du spectacle. Ce code, entre autres, imposait pour chaque sujet non seulement une liste de personnages ainsi que leurs caractères, mais aussi une succession de scènes attendues, depuis le monologue initial jusqu’au tableau final. Prenons un exemple, l’histoire de
Médée : soit un auteur dramatique romain utilise ce code pour écrire une tragédie, intitulée Médée, quel que soit le but qu’il se propose, même s’il s’agit seulement pour lui d’un exercice de style, soit il utilise un autre code d’écriture et écrit par exemple, dans la tradition alexandrine, une lettre de Médée à Jason(5), lettre en vers, qui utilise les règles de la suasoire(6).
D
ES TRAGÉDIES DESTINÉES À LA RECITATIO ET DONC JOUABLES
Commençons par résoudre la seconde question qui est seulement un point d’histoire. Il est vraisemblable que Sénèque a écrit ses tragédies en ne les destinant pas aux scènes romaines mais à une lecture publique, comme bien d’autres poètes dramatiques issus de l’élite de la société qui l’avaient précédé, et cela depuis près d’un demi-siècle(7). Depuis le début de l’Empire coexistent en effet deux types de poètes tragiques : les professionnels qui écrivent pour survivre financièrement ou pour se placer dans la clientèle d’un grand personnage, produisent à volonté tragédies et pantomimes(8). Sénèque bien sûr n’appartient pas à ceux-là, car il est une des plus grandes fortunes de son temps. Mais il y a d’autres poètes dramatiques, des amateurs, de nobles Romains qui écrivent afin de montrer leur virtuosité verbale à d’autres nobles Romains, leurs pairs, en leur lisant publiquement des œuvres de leur composition parmi lesquelles des poèmes dramatiques(9). Sénèque relève de ce type d’auteurs tragiques. Que se passe-t-il dans une recitatio(10) ? Le public n’est pas au théâtre et ne peut donc apprécier directement l’efficacité réelle de ce qui lui est lu. Sans la musique, sans le corps de l’acteur, sa gestuelle, sa technique vocale, l’auditeur de la recitatio ne peut se faire qu’une idée théorique de ce que serait le spectacle tragique. Il lui manque le contexte d’énonciation. Il va donc évaluer la tragédie en technicien de la poésie dramatique, susceptible de composer lui-même une tragédie. Aujourd’hui auditeur, il sera demain lecteur dans une autre recitatio. C’est pourquoi le recitator n’adapte pas son texte aux circonstances de sa réception, en en faisant une œuvre de lecture ; il en est de même de tout texte présenté dans une recitatio, que ce soit une épopée, comme l’Énéide, une œuvre lyrique comme les Bucoliques(11) ou un discours d’apparat, comme le Panégyrique de Trajan. Les régles de la recitatio impliquent qu’une tragédie lue dans ce cadre respecte absolument le code tragique, fixé depuis trois siècles. Car la recitatio a pour seule
raison d’être d’accueillir des œuvres écrites en fonction d’énonciations fictives et non de fournir un divertissement littéraire aux Romains. Le public est une sorte de comité de lecture composé uniquement d’auteurs dramatiques et dont aucun n’aspirerait à voir ses œuvres représentées(12). La raison d’être de cette étrange institution est qu’avec l’Empire, la grande éloquence, c’est-à-dire l’éloquence politique, disparaît et avec elle la pratique culturelle propre à la noblesse romaine, l’art oratoire. Les héritiers des grandes familles ne peuvent plus prouver leur excellence en affrontant au forum l’ennemi de leur père lors de duels oratoires où ils risquent leur gloire, leur fortune et leur vie(13). Alors faute de vrais tournois, les nobles se tournent vers ces exercices de style qui avaient été jadis des entraînements préparatoires à l’éloquence et dont ils font une fin en soi. Les recitationes sont donc une sorte de sport qui, après avoir préparé aux combats, devient, faute de vraies guerres, l’apanage d’une élite, héritière de l’ancienne aristocratie républicaine. Si la poésie a servi d’entraînement aux orateurs romains, c’est que, pour eux, elle est une rhétorique vide de sens(14), où le but de la parole n’est que de charmer — delectare — ou d’émouvoir — mouere, sans transmettre ni message ni information — docere. Par conséquent la poésie, lyrique, épique ou dramatique, permet à l’orateur d’exercer ses forces en ces deux domaines, étant entendu que, lorsqu’il retrouvera la véritable éloquence, il devra savoir maîtriser, brider ses capacités poétiques et les mettre au service de la vérité. En destinant ses tragédies, comme il est vraisemblable, à la recitatio, Sénèque ne s’écartait donc pas du théâtre traditionnel romain, bien au contraire. D’une part il se devait de se conformer aux règles de l’écriture tragique afin de se faire apprécier par ses doctes contemporains. D’autre part cette dimension d’exercice, de jeu gratuit, qui avait prévalu à l’origine de la recitatio, coïncide avec la tonalité générale du théâtre à Rome : le ludisme(15). Il est amusant de constater finalement que les deux parties du débat ont raison toutes les deux, car Sénèque est un véritable poète dramatique, ayant écrit de vraies tragédies, précisément parce qu’il les avait destinées à des lectures publiques. Mais tant que la question sera mal posée, c’est-à-dire sans être resituée dans son contexte historique, les critiques universitaires pourront indéfiniment débattre, et même contester le succès que remportent
les metteurs en scène aujourd’hui en jouant Sénèque. Ils feront comme Horace qui en son temps se désole de voir le public romain s’enthousiasmer pour des tragédies qui n’ont pas été écrites selon les règles de son maître Aristote. Il reconnaît que les Romains ont la uis tragica, « la force tragique », mais pourquoi ne lisent-ils pas la Poétique(16) ? Un grand latiniste italien, E. Paratore avait, il y a quelques années, voulu, lui aussi, prouver par l’exemple que les tragédies de Sénèque étaient du théâtre(17). Il a suscité des mises en scène et c’est ainsi que Gassman joua dans un Tieste et que Luca Ronconi monta une Fedra. Il préludait ainsi à cette rencontre nécessaire entre une reconstitution historique de la tragédie romaine et des expériences théâtrales contemporaines, rencontre qui est à l’origine de cet essai sur la dramaturgie des tragédies de Sénèque.
L
E CRI, LE RIRE ET LE CORPS MORCELÉ
Sénèque a donc écrit de « vraies » tragédies. Encore faut-il savoir, avant d’aborder la dramaturgie de ce théâtre, ce qu’est une « vraie » tragédie romaine. Nous voici ramenés à la première question, celle touchant à la théâtralité tragique à Rome. Là aussi, il convient de prendre des distances avec la tradition occidentale de la tragédie classique : le mieux pour cela nous semble un détour par une reconstitution anthropologique des scènes romaines. En effet les autres démarches ont été décevantes : la tragédie romaine ne semblait au mieux que de la mauvaise tragédie grecque. La distance est si grande, entre Rome et nous, qu’aucune lecture intuitive n’est possible sauf à n’y rien reconnaître. On ne peut pas lire Phèdre ou Œdipe de Sénèque avec la Phèdre de Racine ou l’Œdipe roi de Sophocle dans la tête. Il faut d’abord oublier, tout oublier de ce que nous croyons savoir, pour mieux retrouver. D’autres l’ont fait avant nous pour la tragédie grecque et avec le succès que l’on sait puisque leurs travaux ont en plus inspiré diverses entreprises théâtrales(18). Pour les universitaires il s’agit de reconstituer une réalité historique, la scène tragique romaine, de découvrir d’autres exploitations du corps et de la voix appartenant à une culture différente de la nôtre, mais que nous plaçons cependant à nos origines. Il reviendra ensuite aux gens de théâtre d’inventer à partir de cette théâtralité
perdue et retrouvée, des formes contemporaines d’expression, de jouer juste la délicate musique du si proche et du si lointain. Ce détour anthropologique nous paraît d’autant plus nécessaire que les pistes ont été brouillées naguère par Antonin Artaud. Lisant Sénèque il y reconnaît un exemple du théâtre de la cruauté. Il écrit dans Le Théâtre et son double : « Sénèque est le plus grand des auteurs tragiques de l’histoire, un initié aux secrets qui mieux qu’Eschyle a su les faire passer dans les mots ». On peut s’interroger longuement sur le sens de cette phrase d’Artaud. Ce n’est pas notre propos : une seule remarque suffira. Pour Artaud la tragédie ouvre sur des mystères interdits, sur un au-delà de l’humanité, qui a à voir avec la folie et le religieux. Or une tendance actuelle de metteurs en scène qui se réclament d’Artaud et de l’expérience des Cenci, veut réhabiliter Sénèque en en faisant un théâtre de l’horreur. Mais l’horreur du XXe siècle, sans ritualité ni dimension religieuse ne peut être que l’horreur sordide du quotidien ; nous sommes loin d’Artaud. Appliqué à Sénèque cet expressionisme ne produit que du grand-guignol. Ce livre va donc étudier systématiquement comment le théâtre tragique de Sénèque embraye sur une théâtralité spécifique du corps et de la voix, qui lui donne sa raison d’être. Et cette théâtralité ne peut être reconstituée que par un travail historique. Mais cette étude ne présente pas seulement les résultats de recherches historiques et théoriques, car les mises en scène de Sénèque, réalisées ces dernières années, ont permis de tester quelques-uns de ces résultats. Plusieurs fois des réussites évidentes sur scène ont trouvé leur justification, a posteriori, dans des essais de reconstitution du théâtre romain. Quelquefois aussi, quand le spectacle me semblait passer moins bien, quand le jeu de l’acteur décollait du texte, j’ai cru en trouver la raison dans une faute commise à l’égard des principes élémentaires de la théâtralité romaine. Par exemple jouer « psychologique » ne pardonne pas, la pièce devient immédiatement « verbeuse(19) ». Réfléchir à partir de ce va-et-vient entre l’histoire et le théâtre contemporain permet aussi de repérer quelques points cruciaux : le cri, le rire et le corps morcelé. Comment, par exemple, faut-il faire crier les grands douloureux ? À la fin des tragédies de Sénèque, souvent le héros s’effondre, terrassé par un malheur surhumain : c’est Œdipe apprenant son inceste, Jason voyant
mourir ses fils, Thyeste découvrant ses enfants dans son ventre. La parole leur manque, la douleur s’amasse avant d’exploser. Enfin ils parlent. Entre les deux moments, un cri. Deux solutions pour ce cri. Soit l’excès. Thésée comprenant que son fils était innocent et qu’il est lui, son père, coupable de sa mort, se tord de douleur, et hurle en roulant des yeux furieux de Cyclope hagard. L’acteur peut être un grand acteur, mais s’il conserve une gestualité quotidienne, « naturelle », en la forçant, si son cri lui vient du fond de lui-même, ce cri n’aura rien de tragique et il risque même d’être ridicule. Car il y aura un contraste gênant entre ce hurlement élémentaire et la sophistication des paroles qui vont le suivre. Soit l’étrangeté. Le cri du grand douloureux est déjà celui d’un homme passé dans un autre monde. Ce cri vient d’ailleurs, ce n’est pas un cri humain. Bien des possibilités s’offrent ; que de cette bouche immense ne sorte qu’un petit jappement, ou un gémissement suraigu, le public doit sentir le frisson de l’au-delà, bien plus terrible qu’un cri tripal. Le monstrueux romain n’est pas de l’agitation mais de la grandeur, une force maîtrisée, c’est un homme écrasé qui ne peut plus « répondre » à son malheur en utilisant les codes de la communication humaine. Ce cri ne s’adresse plus aux hommes, il n’est pas un appel à l’aide. C’est la découverte d’une identité nouvelle, dans un autre monde, celui des monstres. La même analyse vaut pour les « scènes de boucherie ». Plusieurs fois le texte fait revenir sur scène des corps mutilés, ensanglantés, que ce soit les débris d’Hippolyte ou ce qui reste des enfants de Thyeste, leurs mains et leurs têtes coupées. La présence réaliste de lambeaux sanglants serait un contresens historique sur la signification esthétique de ces scènes pour les Anciens. Thésée essayant de reconstituer comme un puzzle le corps morcelé d’Hippolyte cherche à sculpter la dernière image de son fils, qui doit être celle d’un « beau mort », l’image qui se gravera dans les mémoires et qui pourra devenir une statue sur son monument funéraire. Ainsi seulement Hippolyte retrouverait sa place dans l’humanité et pourrait être réhabilité. Or justement l’action tragique a fait basculer Hippolyte du côté des monstres mythologiques ; sa mort affreuse fait qu’il ne sera jamais un beau mort et ne rejoindra jamais la société des hommes. Thésée passera le restant de ces jours à chercher les restes de son fils dispersés dans la nature sauvage afin de le « retrouver ».
C’est pourquoi ce corps qui est une forme perdue, s’il devient par la mise en scène de la viande (foie de volaille ou autres tripailles) ou des linges sanglants, ne pourra pas restituer au spectateur français la valeur symbolique des gestes et des mots de Thésée. En revanche si le morcellement du corps trouve une réalisation esthétique en relation avec ce « beau corps », fragments d’une statue en pierre, ou cailloux multicolores d’une mosaïque, le macabre pataugeant va disparaître et laisser s’installer un sentiment plus grave : la mort définitive, irréparable, de la beauté. Pour la même raison, les têtes et les mains des fils de Thyeste ne sont pas les restes affreux de cadavres d’enfants. L’horreur de leur présence n’est pas celle d’un charnier, c’est tout le contraire. Les corps sacrifiés des hommes ne peuvent se transformer en viandes, en nourritures humaines, en ragoût ou en brochettes, bien qu’ils aient été cuisinés. Les enfants de Thyeste bougent dans son ventre. La tête et les mains sont ce qu’il y a de plus humain dans le corps d’un homme. Une représentation réaliste nous montre des chairs et du sang, alors que l’horreur de la scène tient justement à la reconnaissance. Ce qui est horrible pour Thyeste n’est pas la vision des mains et des têtes cadavériques, c’est l’idée qu’ils sont vivants dans le ventre de leur père. Une solution, parmi d’autres, celle de J.-p. Vincent aux Amandiers, consista à apporter sur scène un grand sac-poubelle en plastique gris dont seul Thyeste pouvait voir ce qu’il contenait. Dans ces scènes cruciales où s’accomplit le crime tragique, l’expressionnisme brise le sentiment tragique et empêche la métamorphose du héros en monstre, cette vision d’un au-delà de l’homme qui n’est pas une chute dans la sauvagerie sanglante ni dans l’hystérie sordide. L’expressionnisme fait se briser la grandeur sinistre dans le rire. Hitler peut faire rire, mais pas l’Hitler de la Shoah. Car si la tragédie romaine nous parle de quelque chose, c’est de nos monstres, ceux qui, comme Atrée, veulent inverser le temps, nier l’Histoire, guérir une plaie originelle, faire revivre une Germanie qui n’a jamais existé. Le cri, les cadavres mutilés, donnent un aperçu de l’importance du corps, qu’il soit vivant ou mort, dans les tragédies de Sénèque. L’action tragique est centrée sur le corps du héros : Médée redevient vierge, Thyeste est enceint de ses fils. Car le corps du héros est une partie indissociable de sa personne héroïque. Si l’homme antique est d’abord défini par son corps qui l’oppose aux dieux, comme mortel, ce corps l’oppose aussi aux animaux, comme potentiellement immortel, à condition du moins qu’il fonde une
famille avec des fils qui auront à leur tour des fils. Par conséquent toute animalisation de l’homme est aussi impossible que sa divinisation. Le corps de l’homme antique est donc bien différent du nôtre : éminemment culturel, il n’est pas la partie animale de l’homme, opposée à l’esprit. L’homme est une voix. Là aussi, en assistant aux représentations contemporaines des tragédies de Sénèque, on s’aperçoit qu’il n’est pas possible pour les acteurs de parler « naturellement », sans prendre en compte la façon dont la voix participe à l’action. En particulier les prologues prononcés par les héroïnes « amoureuses », Phèdre ou Médée, sont de terribles pièges, d’autant plus dangereux qu’ils ouvrent le spectacle. Généralement le spectateur contemporain est affronté à une scène psychologique, sorte de monologue intérieur, artifice grâce auquel l’héroïne viendrait exposer sa situation affective. Or qu’en était-il dans l’Antiquité ? Les témoignages anciens s’accordent sur le point suivant : ces prologues étaient prononcés par des personnages statufiés, paralysés de douleur, enfouis sous des voiles de deuil. Ce qu’il y a d’inquiétant chez Phèdre ou Médée n’est pas qu’elles crient ou gémissent sur leurs amours difficiles, c’est qu’elles le fassent d’une voix qui se perd. Elles monologuent parce qu’elles sont en retrait des autres, elles n’entendent plus, elles n’appellent pas, comme ces malades mentaux dont la voix varie de puissance ou de timbre d’une façon étrange, sans rapport avec ce qu’ils disent. Enfin, l’expérience de Sénèque au théâtre fait s’interroger sur la place du rire. Il n’est pas à exclure, à condition qu’il soit là pour signifier la dérision de l’humanité ordinaire et non pour casser le tragique. Calchas, vieux clochard intéressé, faisait volontairement rire dans Les Troyennes mises en scène par Farid Paya : façon de dire que le devin était là seulement pour complaire aux héros et confirmer des décisions qui se prenaient ailleurs, pour des raisons qui lui échappaient. Rire de Calchas, c’était se débarrasser d’un destin qui a longtemps parasité les scènes tragiques, c’était rendre à Hécube et à Pyrrhus la responsabilité de ce qui allait se passer, le sacrifice de Polyxène, le meurtre d’Astyanax. Le rire est bienvenu dans les tragédies de Sénèque quand il sert à démonter le sérieux convenu de la morale humaine, à rappeler la morne banalité de la philosophie de la vie. Il évite aux spectateurs modernes de prendre pour une sagesse profonde ce qui était pour les Romains un catalogue de maximes rebattues, même si la majorité du public aimait à
s’entendre répéter une fois encore ces vérités premières. La tragédie n’avait pas de fonction didactique, chacun y prenait ce qu’il voulait.
PREMIÈRE PARTIE
L’enjeu rituel des spectacles tragiques à Rome
Chapitre I – Les jeux romains Theatrum, scaena, ludi, fabulae Le rituel Chronologie Le code ludique Chapitre II – Musique ou paroles ? Les problèmes de la traduction La métaphore du tissage D’Œdipe roi à Œdipe Chapitre III – La mythologie grecque à Rome Histoires de nourrice L’indifférence des dieux Histoires de philosophes
Chapitre I Les jeux romains
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HEATRUM, SCAENA, LUDI, FABULAE
On chercherait vainement en latin un terme qui soit l’équivalent de notre mot français « théâtre » et qui désignerait à la fois le lieu du spectacle, l’institution sociale et les textes des pièces jouées en ce lieu, dans le cadre de cette institution. Trois termes latins correspondent à ces trois réalités différentes et linguistiquement séparées à Rome : theatrum, ludi, fabulae. Theatrum désigne le lieu du spectacle théâtral, l’édifice construit. Le nom latin, refait sur le grec theatron, en a conservé le sens. Cet emprunt linguistique correspond à un emprunt architectural. Les édifices théâtraux qui ne sont pas à Rome indispensables — une scène suffit — ont été construits, quand ils existent, sur le modèle des théâtres grecs d’Italie du sud. Mais plus souvent le lieu du spectacle est appelé scaena, « le mur de scène ». Le mot est d’origine grecque, il vient de skènè, mais avec un intermédiaire étrusque qui sert à justifier la présence de la diphtongue(20). Ces deux mots grecs signalent l’origine grecque de cet espace architectural. Il ne faudrait cependant pas en conclure trop vite que l’institution théâtrale ait eu à Rome une origine grecque ; le théâtre romain est d’origine italienne. D’où l’importance de cette distinction entre les termes dont nous avons fait notre préambule. En effet le théâtre comme institution sociale s’appelle en latin ludi, « jeux », souvent précisés en « ludi scaenici », « jeux scéniques ». Le mot ludi est spécifiquement latin, on ne lui connaît d’ailleurs aucune étymologie, et il n’a aucun équivalent en grec. Car les jeux romains n’ont pas non plus d’équivalent dans la civilisation hellénique, qui ne connaît que des concours — agônes. Un concours grec met en présence des sportifs ou des artistes, chacun essayant d’être meilleur que l’autre, le public est juge. La tragédie à Athènes est toujours présentée au sein de concours, il en est de même des coureurs, des boxeurs ou des cochers. À Rome les jeux ne sont jamais des concours, mais des exhibitions, les artistes n’y cherchent pas le prestige mais l’argent. En bref, la culture grecque est agonistique, la culture romaine est ludique.
Mais si le terme ludi sert bien à désigner le spectacle théâtral, ses emplois débordent largement ce domaine, car il englobe aussi les jeux du cirque, c’est-à-dire les courses de char et les exhibitions sportives qui ont lieu dans l’hippodrome — circus —, courses à pied et combats de boxe. Plus largement encore, il désigne un rituel complexe de la religion romaine, comprenant un spectacle, de cirque ou de théâtre, ainsi qu’une procession et d’autres rites. Si l’on veut parler des textes dramatiques, du théâtre au troisième sens, on dit en latin fabulae(21). Mais le terme a encore besoin d’être précisé, car fabula ne signifie pas « pièce de théâtre » par lui-même, son sens est plus large, il veut dire « histoire, récit ». Il désigne donc la pièce de théâtre seulement comme un récit, il indique qu’une pièce raconte quelque chose. Il situe le théâtre à texte par rapport à d’autres spectacles scéniques romains qui ne sont pas des pièces racontant une histoire. On voit que le latin taille trop large ou trop étroit, à notre goût, quand il parle du théâtre. Visiblement nous ne sommes pas chez nous. Il nous faudra donc nous défaire de nos habitudes pour découvrir la tragédie romaine. Même de nos habitudes grecques. Et ce qui nous éloigne le plus de ces habitudes, c’est sans doute le caractère rituel du théâtre latin.
L
E RITUEL
Les hellénistes ont prouvé depuis quelques décennies que le sacrifice était au centre de la culture grecque et l’on peut parler à son propos de culture sacrificielle(22). Le sacrifice est aussi au centre de la culture romaine, mais à côté du sacrifice, les jeux tiennent une place non moins grande, du moins à partir de l’Empire, dans les relations qui relient hommes et dieux. On le voit au nombre de théâtres et de cirques que les fouilles ont mis à jour un peu partout. Pas de colonie romaine, pas de sanctuaire sans son théâtre. Rome est autant une culture ludique qu’une culture sacrificielle. Mais alors que le sacrifice est l’occasion pour les hommes d’offrir aux dieux des viandes fraîches et des nourritures d’origine végétales, comme des gâteaux et des bouillies de légumes, qu’ils partagent avec eux, dans les jeux les hommes offrent aux dieux des spectacles — ludicra — auxquels ils assistent à leur côté. Il ne faut jamais oublier que les dieux sont présents dans le cirque et au théâtre, après qu’une procession les a amenés de leurs
temples jusqu’au lieu du spectacle et les a installés dans la loge qui leur est réservée. Les dieux sont les premiers destinataires des danses des acteurs et de leurs chants devant la scaena. Cependant une grande différence sépare le sacrifice et les jeux. La consommation des viandes sacrifiées se fait de façon hiérarchisée dans le temps et l’espace, les dieux d’abord, les prêtres ensuite, puis les assistants. Les parts sont différentes et d’inégale dignité. L’ordre dans lequel chacun reçoit sa part, homme ou dieu, établit une structure sociale, correspondant à des droits et des devoirs inégaux, exactement comme l’organisation du populus romanus. En revanche tous les spectateurs regardent en même temps, depuis un cercle, symbole d’égalité, le spectacle qui est au centre. Ils consomment ensemble les mêmes plaisirs. Bien sûr il y a de meilleures places, et les dieux, plus tard la famille impériale, sont installés dans une loge. Mais, d’une part, l’organisation des gradins sur le modèle des distinctions sociales ne se fait que sous le règne d’Auguste : c’est le résultat d’un lent processus qui avait d’abord séparé les sénateurs, placés sur des bancs dans l’orchestra, puis avait réservé quelques travées aux chevaliers ; d’autre part le peuple s’est toujours insurgé contre les privilèges qui pouvaient être accordés aux uns ou aux autres, dans les théâtres, au nom de la licentia ludicra, la licence des jeux. Cette licentia, mot péjoratif, car il désigne un laisser-aller effréné, rappelle que la tradition était de s’installer dans le plus grand désordre sur les bancs des théâtres, hommes et femmes, hommes et enfants, jeunes et vieux, côte à côte. Rappeler l’importance des jeux à Rome, et rappeler que le théâtre appartient à ces jeux, n’est pas entonner la vieille antienne du « panem et circenses ». Même si la formule de Juvénal exprimait bien les deux exigences de la vie civilisée en ville, certes réduite à l’essentiel — « de quoi survivre et des loisirs conviviaux » — elle traîne aujourd’hui avec elle des images trompeuses de peplum et de gladiateurs égorgés sous les yeux d’un Néron obèse et myope. Les jeux sont et restent à Rome, jusqu’au Bas-Empire chrétien, un rituel religieux et social ; il n’y a jamais eu laïcisation de l’institution, les dieux seront toujours spectateurs au cirque et au théâtre, à côté des hommes. Deux preuves de cet état de fait. Lors des Jeux Séculaires célébrés par Septime Sévère en 249 ap. J.-C., des spectacles de théâtre sont donnés la nuit pour les dieux d’en-bas qui redoutent la lumière du jour(23). Quand Tertullien à la fin du IIe siècle dénonce le théâtre, dans son écrit sur Les Spectacles, il
s’indigne de leur caractère « idolâtre », et décrit minutieusement la procession qui conduit les statues des dieux au théâtre avec les prêtres, l’encens, la musique, leur présence sur les lieux du spectacle(24). Les jeux ne sont pas empreints de componction ni de cette atmosphère grave qui caractérisera les liturgies chrétiennes. Les actes de la religion à Rome n’imposent pas à leurs participants de s’élever spirituellement, ni de se détacher de la matière ou d’oublier leurs sens. Les jeux n’en sont pas moins un événement. Se retrouver tous ensemble, avec ses dieux, dans un de ces immenses théâtres de Rome qui peut accueillir jusqu’à 20 000 spectateurs, pour vibrer tous ensemble aux mêmes passions, aux mêmes plaisirs, était un de ces grands moments de sociabilité consensuelle, essentiels à la conscience collective de Rome. Et de plus, quand, à partir d’Auguste, les assemblées politiques cessent de se réunir, les jeux prennent une place de plus en plus considérable dans la vie du citoyen romain, car c’est le seul moment et le seul lieu où le peuple romain se réunit et peut communiquer avec le Prince(25). Il en est de même dans les villes de l’Empire, où les jeux du théâtre permettent à la collectivité de se retrouver et d’affirmer son unité face aux « étrangers » de la ville voisine. Une abondante documentation épigraphique nous restitue par exemple les donations faites par les notables du lieu, pour la construction et la réparation d’une partie de l’édifice, avec l’inscription qui commémorait leur bienfait. En s’asseyant sur ce banc, les spectateurs sauront qu’ils doivent leur confort à la générosité de tel ou tel. Des lois municipales nous apprennent comment des habitants ont exigé que leur soient réservées prioritairement des rangées et que les étrangers soient admis en nombre limité, afin qu’ils n’occupent pas toutes les places, privant ainsi une partie des habitants de leurs plaisirs légitimes et empêchant la communauté urbaine de s’affirmer dans son unité. Toute cette puissance symbolique du théâtre à Rome tient à sa ritualité, parce que les jeux scéniques sont un piaculum, un rituel expiatoire qui a pour fonction de réconcilier les dieux et les hommes, en créant temporairement une communitas — au sens de Turner — une collectivité déstructurée où tout le monde peut entrer, et de restaurer ainsi la pax deorum. Par conséquent l’efficacité du théâtre romain, sa capacité à unifier le public grâce à un spectacle consensuel, donc son esthétique, sont indissociables de ce but, car le plaisir des hommes est le signe du plaisir des dieux, le seul qui vaille en l’occurrence.
C
HRONOLOGIE
L’expression ludi scaenici pour désigner le théâtre à Rome montre donc que les spectacles de la scène étaient intégrés dans un rituel plus vaste : les jeux. Or la tragédie romaine est elle-même intégrée aux jeux scéniques. Cet assemblage de poupées russes exige pour atteindre celle qui est au centre d’avoir ouvert les précédentes. Pour comprendre et connaître la tragédie romaine, il faut connaître et comprendre les jeux romains et pour comprendre et connaître les jeux romains, il faut comprendre et connaître les jeux en général. Cet emboîtement s’exprime à Rome dans une histoire du théâtre, où la tragédie romaine apparaît comme le résultat de trois étapes successives. Au début étaient les jeux. Les Romains placent les ludi aux origines de leur ville. À peine Rome est-elle fondée par Romulus que soudain on célèbre des jeux au Grand Cirque, pour que les Sabines y soient enlevées(26) et que les soldats de Romulus, qui sont encore des bergers sauvages sans femmes et sans maisons, puissent créer les premiers foyers de Rome. Jolie façon de dire qu’il n’y a pas de civilisation sans jeux, ni de sédentarité, ni d’échanges matrimoniaux. L’histoire continue et voici que Tarquin l’Ancien, quatrième roi de Rome, d’origine étrusque, invente les premiers jeux annuels(27). Il avait fait sa première guerre et cette guerre avait été un triomphe : Et comme cette campagne lui rapportait encore plus de butin que de gloire il donna des jeux plus magnifiques et mieux organisés que ceux des rois précédents […] On présenta des chevaux de course et des pugilistes, presque tous étrusques. Dès lors chaque année revinrent ces jeux solennels qu’on appelle indifféremment Jeux Romains ou Grands Jeux.
Voilà mis en place les éléments essentiels des jeux du cirque : liés à la fin de la guerre, consacrés à la dépense de richesses imprévues et excessives qui ne seront jamais réinjectées dans l’économie romaine mais dévorées en quelques jours avec ivresse et excès, ces jeux sont une fête de la consommation paresseuse avec cette coloration étrusque qui ajoute une pointe de mollesse exotique. Le récit historique est une projection dans le temps des éléments constitutifs des jeux et évidemment il a peu de chances de renvoyer à une quelconque réalité. Les siècles passent, puis en 369 av. J.-C.(28), la Peste frappe. Ce n’est pas le première fois que Rome subit ce Fléau divin, signe d’une rupture entre
les hommes et les dieux. Les prêtres chargés des expiations s’affairent, mais aucun piaculum connu ne se révèle efficace. On va chercher en Étrurie un remède nouveau, et l’on en ramène des spectacles scéniques qui sont présentés à Rome à l’intérieur des Jeux Romains, seule façon de pouvoir les offrir aux dieux. Donc pour la première fois à Rome on donnait des jeux où le spectacle — ludicrum — au lieu d’être des exhibitions de sportifs était une exhibition de danseurs devant un mur de scène. On connaît assez mal ces pantomimes étrusques, que la république romaine aurait importées à cette occasion, mais assez pour savoir que les Étrusques organisaient des spectacles sportifs et des spectacles de danse(29). Ces spectacles étaient, comme les jeux romains, « ludiques », et non agonistiques comme les concours grecs : il s’agissait d’exhibitions faites par des profesionnels pour le seul plaisir du public. Il n’y a chez les concurrents aucune recherche d’excellence ni de prestige, pas plus que ces spectacles ne sont des manifestations civiques. L’origine des jeux scéniques ainsi rapportée par les historiens romains a peu de chance d’être historique, d’autant que d’autres versions coexistent à propos de cette Peste qui impliquent que le théâtre existait déjà, avant son importation d’Étrurie(30). Encore une fois l’important n’est pas la réalité de l’événement mais son sens. D’une part en introduisant les spectacles étrusques comme rituel expiatoire les historiens soulignent que les danses de pantomimes ont le même effet que les spectacles du cirque et sont partie intégrante du rituel ludique. D’autre part qu’il ait été ou non d’abord étrusque, le théâtre romain a d’évidentes parentés avec lui. Peut-être en était-il ainsi de tous les spectacles italiques, à moins que, plus simplement, le théâtre ait fait partie des nombreuses institutions romaines qui viennent des Étrusques, en relation avec la souveraineté, comme les insignes du pouvoir, ou la cérémonie du triomphe, car les jeux relèvent du même dieu, Jupiter Capitolin. Après tout Rome a appartenu un temps à l’aire culturelle des Toscans. Mais l’affaire n’est sûrement pas simple, car, par exemple, alors que les Romains affirment que le mot désignant l’acteur, histrio, viendrait de l’étrusque ister, nous savons que l’acteur en étrusque se disait thanasa(31). En devenant « scéniques » les jeux définissaient une nouvelle réception d’un nouveau spectacle. Le terme grec theatron caractérise le théâtre comme le lieu où l’on voit, où le public doit regarder le masque de l’acteur
pour savoir qui parle, un roi, un messager, une femme(32). Le terme latin caractérise le théâtre par le lieu où se donne le spectacle, la scaena, ou mur de scène. Le grec skènè distinguait l’édifice, la baraque construite face au public, derrière l’orchestra, décorée de peintures en trompe-l’œil, devant laquelle jouaient les protagonistes de l’orchestra elle-même où jouaient les choristes. La scaena italienne, étrusque et romaine, reste un mur de scène décoré en trompe-l’œil, une façade illusoire, mais l’orchestra est désormais occupée par le public. Cette façade semble ouvrir sur un autre monde, c’est une surface plate à deux dimensions derrière laquelle il n’y a que l’envers du décor. Les danseurs qui se produisent devant cette scaena, entrent par une porte percée au milieu, ils semblent sortir de ce monde irréel. Ils sont des images qui s’en détachent, entrent dans une troisième dimension et donnent du relief et une réalité au décor peint. Cette naissance du théâtre, une image qui s’anime pour donner une vie illusoire et éphémère à un envers fictif et inaccessible, marquera toujours la tragédie. Cependant ces premiers jeux scéniques ne sont pas encore des pièces de théâtre, car les pantomimes ne dansent pas sur un canevas, une histoire, il n’y a pas encore de fabula. En 240 av. J.-C. la même procédure se reproduit. Le sénat décide d’inclure dans les jeux scéniques de cette année-là, pendant les Jeux Romains, des représentations de théâtre grec. Ces jeux s’appelleront ludi graeci. Une telle décision prouve que les Romains perçoivent le théâtre grec de leur époque comme un rituel expiatoire, sur le modèle des jeux italiques, et font donc appel à un rituel étranger conformément à la tradition, chaque fois qu’on a besoin d’un nouveau piaculum. On connaît le nom du premier poète dramatique romain, il s’agit de Livius Andronicus, un esclave grec, originaire d’Italie du sud et affranchi par le noble Livius Salinator. En commandant à Livius Andronicus des jeux grecs, le sénat ne lui demandait pas d’écrire les premières tragédies romaines, mais de donner à voir aux Romains, dieux et hommes, du théâtre grec. C’est lui qui le premier élabora le code de transcription afin de rendre intelligibles aux spectateurs romains les tragédies grecques. Après lui ce code va être utilisé par les autres poètes dramatiques, sans qu’ils y apportent de grands changements, les contraintes rituelles restant les mêmes. On écrit des multitudes de tragédies car le nombre des jours de jeux ne fait que s’accroître, et il faut une œuvre nouvelle à chaque fête ; les
textes s’empilent dans les archives du collège des poètes, lus essentiellement par les nouveaux poètes dramatiques, à des fins techniques. C’est pourquoi ces textes disparaîtront pour la plupart. Quelques-uns servent aussi dans les écoles à l’enseignement de la rhétorique, nous verrons pourquoi(33) ; les fragments utilisés, ensuite cités par les orateurs, survivront seuls.
L
E CODE LUDIQUE
Ce code créé par Livius Andronicus réussit à traduire les récits tragiques grecs à l’intérieur de la culture des jeux. Ce qui n’était pas une mince affaire. Nous avons vu précédemment(34) que les ludi créent temporairement une communauté indistincte qui se réjouit ensemble, une fois que ses membres se sont débarrassés de toutes les contraintes et interdits de la vie ordinaire, ainsi que des distinctions sociales, qu’ils se sont libérés symboliquement de leurs « liens », ils sont soluti. Les Romains aux jeux « se détendent ». Par conséquent la même détente caractérise la tragédie romaine et son écriture. Car une chose était impossible, montrer au public romain un théâtre « sérieux ». Dans la culture romaine, le repos — otium —, la détente ne consistent pas à ne rien faire, à rester immobile et avachi(35). La fatigue, la peine — labor — ne sont pas l’exercice de la force, une consommation d’énergie, mais une tension du corps et de la volonté vers un but. Ainsi pour se reposer convient-il de garder la même activité mais de ne plus avoir de but. On joue à la balle ou avec les mots, on se promène à l’aventure, on danse les figures de l’escrime sans plus chercher à atteindre son ennemi. Le moyen devient une fin. C’est ce que nous appelons le ludisme. Car les jeux allient la licentia avec cet esthétisme ludique où le plaisir et la détente consistent à danser le monde comme le ludion dans la procession des jeux, danse la guerre. Gratuité du geste et virtuosité technique. Le cocher dans le cirque ne court pas après son adversaire pour le tuer, il ne cherche même pas à le vaincre, il veut donner un beau spectacle et faire une belle course ; le public sera content, et lui, aura une belle récompense. Il en est de même du théâtre et de la poésie dramatique. Les poètes et les acteurs doivent donner un beau spectacle sans chercher à convaincre ou à édifier moralement. Ce sont des danseurs de mots, des musiciens du sens.
Le poète est à l’orateur ce que le ludion est au soldat, c’est un virtuose des techniques de parole mais lui ne s’en sert pas pour combattre au forum et convaincre les juges, il ne fait qu’exhiber sa virtuosité. D’une façon générale tout l’art d’un poète dramatique va consister à exploiter les potentialités de l’image et de la parole publique, à être par conséquent un explorateur de la rhétorique et de la peinture.
Chapitre II Musique ou paroles ? Les problèmes de la traduction
L
A MÉTAPHORE DU TISSAGE
La traduction des objets culturels grecs hante l’histoire de la civilisation romaine. Les Romains traduisent différemment selon le but qu’ils assignent à leur traduction. Ils procèdent toujours, en tout état de cause, à une acculturation de l’objet et modifient profondément l’original tout en continuant à l’appeler grec. La préface de l’Âne d’or d’Apulée joue avec cette représentation que les Romains se font de la traduction. Le livre, qui s’adresse au lecteur, lui promet, si le lecteur du moins lui prête sa voix, de jolis contes grecs, car ce livre qui sait les deux langues, les lui racontera en latin(36). Ainsi connaît-on d’autres façons de traduire le théâtre grec à Rome, quand il ne s’agit pas de préparer des jeux scéniques. Cicéron, par exemple, traduit en latin, à l’occasion, des passages de tragédies grecques, essentiellement tirés du Prométhée enchaîné d’Eschyle et des Trachiniennes de Sophocle ainsi que de quelques œuvres d’Euripide(37). Il veut utiliser ces citations au cours d’une démonstration philosophique afin d’illustrer son propos ; sa traduction va donc servir d’intermédiaire entre son auditeur et le poète grec. Citations courtes où tous les mots comptent, il est donc très fidèle à la lettre du texte original, du moins quand le sens philosophique est en cause, sinon il se permet de corriger le texte en fonction de sa propre esthétique, plus alexandrine que classique. Cependant en aucun cas il ne se pose le problème d’une trahison : son texte latin est censé donner le texte grec. Il faut d’ailleurs se demander le pourquoi de telles traductions, étant entendu que tous ses interlocuteurs, c’est-à-dire ses lecteurs, Romains cultivés, sont comme lui bilingues. Il s’agit donc vraisemblablement de naturaliser cette culture grecque dont Rome à cette époque se veut la fille et l’héritière sans solution de continuité. En quelque sorte les Romains sont les Grecs du présent, les Grecs étant les Romains du passé. L’idéologie des poètes dramatiques est la même, bien que la pratique soit différente. Les pièces romaines écrites pour des jeux scéniques sont des tragédies grecques en latin. À chaque fête un poète dramatique
professionnel « traduit » une pièce grecque pour la scène romaine. Les premières tragédies de Livius, en effet, n’ont pas créé un genre qui se serait développé de façon autonome et se serait peu à peu romanisé, ce qui aurait été en contradiction avec les impératifs du rituel. Un poète dramatique romain écrit toujours une pièce à partir d’un texte grec, quand il a reçu commande pour des jeux grecs. Par conséquent une tragédie romaine conserve tous les signes de la grécité : les noms, les lieux, le sujet emprunté à la mythologie grecque. Mais une fois respectés ces signes de reconnaissance à destination du public, aucune contrainte de sens, à la différence de Cicéron philosophe, ne s’impose au poète. Le seul cadre qui lui dicte ses règles de traduction est le rituel ludique. Cette traduction va donc réaliser une acculturation de la tragédie grecque pour permettre au public romain de voir sur scène un récit mythologique grec. C’est ainsi par exemple que les premiers poètes dramatiques romains ont établi une table de correspondance entre les dieux grecs et les dieux romains ; Zeus est traduit par Jupiter, Héra par Junon, Déméter par Cérès, indépendamment de toute vérité religieuse. Les Romains ont utilisé une métaphore pour parler de la traduction, celle du tissage, qui est empruntée aux représentations de l’écriture(38). Le but de la traduction étant toujours non d’accéder à une réalité différente mais d’intégrer dans la culture romaine cette réalité différente en maintenant la fiction de sa différence. Traduire c’est tramer de mots latins une chaîne grecque, ou l’inverse. Le résultat est un tissu bilingue qui parle grec en latin. Chaîne et trame ? La métaphore peut sûrement renvoyer à des réalités diverses, l’image chez Horace ouvre des perspectives curieuses. Car dans une ode célèbre(39) il se flatte… … princeps Aeolium carmen ad Italos deduxisse modos … d’avoir le premier tramé les mots des chansons éoliennes sur des airs italiens, qui en sont la chaîne.
Le texte écrit de la chanson grecque, le carmen, a été le point de départ d’une traduction qui n’est même pas évoquée en tant que telle, puisque le texte grec est présent dans la chanson d’Horace, où la différence essentielle est la musique.
Nous aurions tendance, nous, à faire le contraire, à changer les mots et à garder la musique. En fait pour garder un effet de reconnaissance, la grécité du poème est conservée dans les mots, tandis que la musique permet l’acculturation. Chez Ovide la trame, elle aussi grecque, dessine sur la toile l’histoire, une antique légende mythologique(40) : Et uetus in tela deducitur argumentum Et la vieille histoire est tissée dans la toile.
L’image nous ramène ici à la tragédie, où l’histoire, argumentum, le récit tragique, qui, lui, reste grec, sont tramés dans une chaîne latine. On peut donc proposer l’hypothèse suivante : les Romains ne conservent dans l’objet traduit, transféré, que ce qui est nécessaire pour rendre identifiable son origine. Et ce choix se fait en contexte, c’est pourquoi la traduction est différente selon qu’il s’agit d’une citation au sein d’un discours philosophique, d’une chanson éolienne qui n’a d’autre but que d’être là, ou d’une tragédie destinée aux jeux scéniques. Ainsi tout ce qui fait l’intelligibilité du récit tragique se dit en termes romains ; en particulier les rituels, nombreux dans les pièces de Sénèque, sont tous romains, que ce soit les sacrifices, comme dans Œdipe ou Thyeste, que ce soit le deuil dans Les Troyennes, ou l’apothéose impériale dans Hercule sur l’Œta. La géographie du monde est celle d’un habitant de l’Empire qui connaît personnellement ou a entendu parler de la Bretagne, de l’Espagne et de l’Afrique romaines ; c’est la géographie d’un monde pacifié dont les confins septentrionaux supportent tous les imaginaires exotiques. Cependant le monde tragique romain, comme celui de la tragédie grecque, répond à certaines conventions ; même si elles sont différentes. Ainsi Rome est-elle absente de l’espace tragique, elle est un trou noir de la tragédie. En revanche la tragédie intègre des espaces fictifs qui appartiennent à la tradition poétique hellénistique. Un de ces espaces qui reviennent sans cesse est les Enfers, une des grandes figures de la grécité. Pas de poème grec en latin qui ne comporte une descente aux Enfers, dès qu’il prétend s’inscrire dans le genre épico-tragique — on songe à l’Énéide, à la Pharsale et surtout aux Géorgiques. C’est ainsi qu’Hercule furieux
contient une longue description de la géographie infernale présentée par Thésée à Amphitryon. Le plus difficile à traduire, fut sans doute la théâtralité grecque qui ne pouvait trouver place dans les jeux romains. Il fallait prendre ses distances avec un théâtre mythique et politique, où la cité s’interroge sur elle-même(41), où le spectateur est aussi acteur de la vie politique dans les lieux mêmes où est convoquée l’assemblée démocratique. Qu’allait-on faire de ce chœur qui est le témoin et l’auxiliaire du fonctionnement politique de la tragédie ? La difficulté était de passer d’un théâtre politique et sérieux à un théâtre ludique et du non-sens.
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DIPE ROI À
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Le code de transfert apparaîtra plus clairement à partir d’un exemple, celui de la plus célèbre des tragédies grecques, Œdipe roi, traduite par Sénèque sous le titre Œdipe. La tâche était d’autant plus difficile qu’il s’agit d’un mythe culturellement intraduisible, car il explore une réalité absente à Rome et inconnue des Romains, l’ostracisme, cette éphémère institution athénienne consistant à expulser sans jugement un citoyen suspect d’aspirer à la tyrannie, simplement condamné par l’opinion publique lors d’un vote secret(42). Ce qui explique peut-être qu’il y eut peu d’Œdipe sur les scènes romaines, à la différence de Médée et d’Atrée. L’argument, brièvement résumé, est le même, naturellement, c’est la fabula. On retrouve sous les mêmes noms, dans les mêmes lieux, l’histoire de ce roi de Thèbes, qui se croyait étranger et citoyen de Corinthe, mais qui découvre à l’occasion d’une Peste ravageant sa ville, qu’il a tué jadis son père, le précédent roi de Thèbes, Laïos, et épousé sa veuve, Jocaste, dont il était le fils. Sa mère se suicide, lui-même quitte la ville après s’être crevé les yeux. De quoi parle la tragédie de Sophocle(43) ? Du moins pour les Athéniens du Ve siècle, l’histoire d’Œdipe est d’abord celle d’une chute. Un roi juste et pieux, respecté de son peuple et sûr de lui, se trouve en quelques moments précipité dans le malheur. Entre-temps il s’est conduit en tyran, a découvert qu’il est parricide, incestueux et qu’il est à l’origine de la désolation qui ravage son peuple. Il doit admettre qu’il est une souillure — miasma — et
pour que plus personne ne se trompe sur sa nature, il se fait le visage de son abomination et prend le masque de son aveuglement, en se crevant les yeux. Cette analyse du récit en termes moraux ne rend compte que d’un aspect du texte et ne traduit rien du mythe qu’est toute tragédie athénienne du Ve siècle(44). Puisque toute performance mythique explore un point particulier de la culture présente du public par une fiction, quelle est, en quelques mots, cette fiction dans Œdipe roi ? et quel est, en quelques mots aussi, l’objet exploré par cette fiction ? Commençons par la fiction. Ce que pose au départ la tragédie d’Œdipe roi, c’est la présence cachée parmi les hommes, c’est-à-dire les hommes civilisés, d’un être sauvage à forme humaine, d’un homme-loup. Si cet être sauvage passe inaperçu, c’est qu’il a reçu l’éducation d’un Grec policé, et qu’il est en tout point semblable à un homme civilisé. Cet être hybride est Œdipe. Sa part de sauvagerie consiste dans le fait qu’il n’est pas intégré au temps humain généalogique mais appartient au temps confus des animaux. En Grèce une des caractéristiques de l’homme, associée à la pratique du sacrifice, est qu’il est père de famille : il connaît le nom de son père et de sa mère, et de tous ses ascendants en remontant le plus loin possible, à son tour il a des fils qui se souviendront de lui et rappelleront son nom aux autres hommes quand il sera mort. Cette construction du temps historique grâce à la succession des générations et à leur mémoire suppose une reproduction maîtrisée par le mariage. À la différence des hommes, les animaux ne se marient pas mais font des petits n’importe comment, avec n’importe lequel de leurs « parents » car ils ne les connaissent pas. Le temps des hommes est ainsi intermédiaire entre le temps des dieux et celui des animaux. Sans être immortels eux-mêmes, comme le sont les dieux, ils s’arrachent à la mortalité et au présent éphémère des animaux, grâce à la mémoire de leurs descendants. Être un homme, c’est donc savoir qui est son père et sa mère ; l’ignorer, c’est être une bête sauvage privée de descendance humaine, un parricide et un incestueux potentiels. Œdipe à sa naissance est voué à la sauvagerie. Un oracle prédit qu’il tuera son père et épousera sa mère. Ce qui n’est pas un destin attaché à sa personne, mais une façon de dire qu’il doit être rejeté dans la sauvagerie ou être tué. Œdipe est né homme-loup et il en porte la marque sur son corps : ses pieds gonflés, qui lui donnent son nom. Malheureusement les erreurs vont se succéder. D’abord, au lieu de le faire mourir, sa mère ordonne à un serviteur d’exposer le nouveau-né dans la montagne, ce qui est après tout
une façon de le rendre à l’espace auquel il appartient, de reproduire en gestes les paroles de l’oracle. Ensuite le serviteur, au lieu de l’abandonner aux bêtes féroces, le confie à un berger du roi de Corinthe. Celui-ci le soigne et le donne à la reine Mérope qui va l’élever comme son fils, car elle est stérile. Voilà Œdipe réintégrant l’humanité et se retrouvant exactement à la place d’où il a été chassé : fils de roi. Cette histoire improbable et vraisemblable pourtant, car elle suppose une succession de coïncidences, est donc la fiction de départ qui permet de créer un « sauvage civilisé ». De hasard en hasard l’histoire se construit indispensable au mythe, et sans qu’il faille y chercher une philosophie du destin. Il fallait que ce sauvage civilisé tuât son père et épousât sa mère afin que sa nature d’homme-loup apparût, sinon le scandale ne se serait jamais révélé. Donc Œdipe tue son père Laïos à un carrefour de chemins, sans le savoir, et parce que c’était dans sa nature. Le combat a lieu dans le désert, loin de toute civilisation, un combat légitime. Puis Œdipe redescend vers les villes et épouse la veuve de Laïos, sans savoir qu’elle est sa mère, pour devenir roi de Thèbes, ambition légitime quand on est fils de roi. Là débutent le mythe d’Œdipe roi et la tragédie de Sophocle, qui va exploiter à sa façon cette fiction de départ. La dualité du roi éclate parce qu’une Peste(45), un loimos, ravage Thèbes. Ce loimos montre que les dieux n’acceptent pas la présence sur le sol qu’ils protègent, la cité de Thèbes, d’un groupe humain parmi lequel certains ne respectent pas les règles de l’humanité, souillant ainsi leurs concitoyens. La vie s’est arrêtée, le pays est frappé d’une stérilité générale : le blé sèche avant d’être mûr, les brebis sont stériles, les femmes accouchent de morts-nés. Devant de telles situations, les Grecs ont un recours, consulter Apollon. Ce que fait le roi de Thèbes en envoyant Créon à Delphes. Apollon dénonce à l’origine du miasma, la souillure, le meurtrier de Laïos, présent sur le sol de Thèbes. C’est alors que commence l’enquête qui durera toute la tragédie, et feront se rejoindre l’enfant-loup et le bon roi de Thèbes. Un dernier effort pour continuer à ne pas savoir, et voici qu’Œdipe se transforme en tyran : il repousse tous ceux qui l’accusent du meurtre de Laïos et dénonce un complot politique visant à lui prendre son trône. Il jette Créon en prison, et chasse le devin Tirésias du palais. Mais il ne peut pas s’opposer longtemps à la marée des témoignages : sa femme Jocaste, le berger de Corinthe, le serviteur de Thèbes, tous l’accusent.
Alors Œdipe, qui se reconnaît homme-loup, se fait le visage de ce qu’il est, un sujet d’opprobre et de dégoût. Qu’il n’ait jamais voulu ses crimes n’y change rien ; homme-loup caché parmi les hommes, il a souillé sa cité, car il est une souillure. Il faut qu’il soit chassé rituellement de la ville afin de la purifier. Cette expulsion n’est pas un châtiment, mais la seule issue religieuse pour Thèbes qui, sinon, mourra de Peste. Quel rapport maintenant entre ce drame d’Œdipe et la culture des contemporains de Sophocle ? Pierre Vidal-Naquet et Jean-Pierre Vernant ont montré que l’expulsion finale d’Œdipe pouvait être comparée à l’institution de l’ostracisme, elle-même comparable au rituel archaïque qui avait lieu à Athènes le premier jour de la fête des Thargélies. On expulsait pour prévenir tout risque de loimos deux pharmakoi, deux hommes, après les avoir promenés à travers la ville, sortes de boucs-émissaires, afin de purifier la cité avant le renouveau du printemps. La tragédie établit une corrélation entre la souillure expulsée sous forme de pharmakos lors des Thargélies et l’ostracisme, en créant ce personnage d’Œdipe qui est à la fois bon roi et miasma, en passant donc par l’étape intermédiaire du tyran. Ostraciser les meilleurs, c’est se garantir à l’avance contre un danger de loimos. Voilà où mène l’exploration mythique d’Œdipe roi révélant une des significations culturelles possibles de l’ostracisme pour les Athéniens. Le tyran est comme un homme-loup caché dans un homme civilisé qui ne sait pas lui-même qui il est. Que pouvaient faire les Romains d’un tel mythe ? Dans une cité qui ignore la démocratie, l’ostracisme et l’expulsion rituelle du bouc-émissaire, Œdipe roi est inintelligible. Il devait l’être aussi pour les Alexandrins et tous ceux qui n’étaient pas des Athéniens du Ve siècle, à commencer par Aristote. Reste l’interprétation morale, qui est celle du philosophe dans la Poétique(46) : le mythe d’Œdipe roi est le drame de l’homme foudroyé, du meilleur qui devient le pire. Rien ne pouvait être conservé par les Romains de ce qui faisait le sens d’Œdipe roi au temps de Sophocle, mais rien non plus de l’interprétation morale d’Aristote, car la tragédie romaine n’est pas un instrument d’édification. La tragédie de Sénèque nous offre l’exemple d’une appropriation possible de cette histoire tragique par le théâtre romain. L’Œdipe est une succession de tableaux qui culmine à la dernière scène : Œdipe aveugle, les orbites dégoulinantes de sang, avance en titubant, cherchant seul la sortie de la ville, craignant à chaque pas de heurter du pied le corps gisant de sa
femme Jocaste qui vient de se suicider à côté de lui. À cette vision finale d’horreur, correspondait en prologue une première scène de douleur. Œdipe seul est tremblant et écrasé de peur, il sait déjà sans que personne ne lui ait rien dit et sans savoir précisément comment il le sait, qu’il est coupable de la Peste de Thèbes. Jocaste surgit ensuite pour lui reprocher ce comportement indigne d’un roi et d’un homme. Entre les deux tableaux du début et de la fin, la peur s’est transformée en assurance. Œdipe ne doute plus, il est enfin lui-même, le parricide et l’incestueux, le monstre qu’il devait devenir depuis toujours. Chronique d’un monstre annoncé : Œdipe répugne à être un héros tragique. Trois tableaux terrifiants rythment son enquête sur lui-même, directement issus de la culture romaine : la consultation de la Pythie, la consultation par un haruspice des entrailles de deux animaux sacrifiés, l’évocation des morts. L’haruspicine appartient à la religion romaine, les deux autres formes de divination à la tradition poétique. Ensuite Œdipe sera reconnu par le serviteur qui accompagnait Laïos et une seconde fois, par le berger qui l’avait donné à Mérope. Cinq scènes où Œdipe se retrouve face à des miroirs qui lui renvoient la même image de lui-même qu’il refuse. Jusqu’à ce qu’il sculpte son propre visage en s’arrachant les yeux avec ses ongles(47). On peut résumer la tragédie d’Œdipe comme une succession de tableaux qui détaillent les contorsions d’un homme qui se cherche et qui se trouve au moment où il adopte enfin ce corps de monstre qui lui était promis. Ses pas hasardeux sont ceux de son nom, il retourne au Cithéron qu’il n’aurait jamais dû quitter. Mais dans l’intervalle il est devenu Œdipe le bien nommé, le monstre de la légende. Le spectacle d’une métamorphose d’un homme en monstre, c’est ce que devient toute tragédie grecque naturalisée romaine par le tissage de la traduction. La chaîne latine est le spectacle ludique — la musique, la danse, les jeux avec les mots —, la trame grecque est l’histoire.
Chapitre III La mythologie grecque à Rome Les tragédies représentées sur les scènes romaines — fabulae — ont pour arguments des récits mythologiques grecs — fabulae(48). La coïncidence linguistique rappelle que la tragédie grecque à Rome, par opposition à la pantomime étrusque qui l’avait précédée, est tissée d’un argument, un fil conducteur narratif, une histoire(49) : Liuius post aliquot annis qui ab saturis ausus est primus argumento fablam serere Livius qui, quelques années plus tard, osa le premier introduire une histoire en tressant ensemble grâce à un argument des pots-pourris musicaux.
Les Romains se représentent la tragédie comme une histoire mythologique tramant un spectacle romain traditionnel, conception issue de leur façon de penser la traduction, mais qui ne correspond pas à l’ancienne tragédie athénienne du Ve siècle ni à la tragédie littéraire proposée par la Poétique d’Aristote. Ils isolent la fabula de la théâtralité tragique dans la mesure où les récits mythologiques sont la partie grecque de la tragédie. Mais cette coupure est rendue possible par le fait que ces récits mythologiques se retrouvent dans toutes les autres activités artistiques. Il y a une autonomie esthétique de la mythologie. Médée est présente sur les murs des maisons, dans la poésie lyrique, dans les tragédies d’Ennius, Ovide, Sénèque. Elle est sur les vases et les miroirs, en statue dans les jardins. La mythologie grecque est partout à Rome et les beaux-arts reproduisent à l’infini les héros des mêmes histoires, Oreste et Pylade, Dionysos et Ariane, Hercule et le lion.
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ISTOIRES DE NOURRICE
La mythologie est omniprésente dans toute la Méditerranée car elle est le langage de la culture artistique et même de la culture en général. Avant les conquêtes d’Alexandre et le développement de ce qu’on appellera la civilisation hellénistique, qui a hellénisé l’Orient méditerranéen, les cités d’Occident n’ont pas d’autre culture artistique que celle qui leur vient de
Grèce et qu’elles se sont appropriée très tôt. Les miroirs étrusques, les vases italiques racontent la guerre de Troie, les douze travaux d’Hercule et les aventures de Dionysos. La diffusion de la mythologie grecque s’est encore accrue après l’établissement des royaumes hellénistiques dans des contrées barbares comme la Palestine, l’Égypte ou l’Illyrie. Désormais les enfants des villes d’Orient et les fils de la noblesse philhellène un peu partout, les Celtes, les Juifs, les Numides apprennent à lire et écrire le grec dans les écoles, savent les poètes par cœur. Cette hellénisation par les hautes classes de la société va de pair avec une hellénisation par le bas. Les marins, les commerçants, les soldats mercenaires tiennent leurs comptes en grec et parlent entre eux une sorte de grec « basique », la koinè. Rome ne reste pas à l’écart de cette histoire méditerranéenne. L’élite de la noblesse est bilingue et se veut philhellène pour des raisons qui ont souvent à voir aussi avec la politique de conquête de la cité italienne(50). Le bon peuple de Rome sait assez de grec pour rire aux plaisanteries bilingues des comédies de Plaute. On est encore au IIIe siècle av. J.-C., les jeux commencent à peine d’exister. Ensuite Rome conquiert l’orient du bassin méditerranéen, après s’être emparée de l’Italie du sud et de l’Afrique punique. Elle a la souveraineté sur la Grèce proprement dite et soumet l’un après l’autre les royaumes hellénistiques jusqu’à ce que César prenne Alexandrie. Les Grecs affluent à Rome, en particulier les intellectuels, pour se mettre au service des nouveaux maîtres. Rome se vit très tôt comme une cité de culture grecque ; il lui faut sa propre mythologie à la façon grecque. Dès qu’elle mène une politique de conquête de l’Italie elle commande à un mythographe un premier mythe de fondation, comme toutes les cités coloniales. Les Romains se voient donc gratifiés d’un Romulus, premier roi de Rome, un Italien fils de Mars(51). Puis un second mythographe les rattache par le prince troyen Énée, fils de Vénus, à l’Iliade, ce qui est encore mieux. Il convient, pour une cité qui se prétend civilisée, de placer quelques récits mythologiques grecs à ses origines. Personne n’est forcé d’y croire, en supposant que ce mot ait un sens. C’est dire qu’aucun Romain en 240 av. J.-C. ne découvrait au théâtre les fabulae qui y étaient représentées. Il les connaissait depuis l’enfance, a fortiori un contemporain de Sénèque. Les fabulae courent de bouche en bouche. Avant même qu’ils soient en âge de les lire chez les poètes, les nourrices racontent ces histoires à leurs nourrissons(52). La culture de base,
c’est savoir qui est le frère d’Agamemnon, pourquoi Ajax s’est suicidé, c’est connaître la roue d’Ixion, le vautour de Prométhée, le rocher de Sisyphe, le supplice de Tantale(53). La mythologie grecque est un savoir partagé par tous depuis l’enfance, un langage de complicité entre tous les hommes civilisés ; l’ignorer, être incapable d’en retenir les rudiments est le signe d’une marginalité absolue, comme Trimalchion qui confondra jusqu’à la fin de sa vie Hélène et Iphigénie. L’affranchi de Pétrone ne pourrait pas aller au théâtre, il n’y comprendrait rien. Les Romains jouent de cette complicité culturelle en se soumettant mutuellement des énigmes mythologiques. La poésie en est pleine. Ils aiment les devinettes généalogiques : certaines sont simples, Thésée est appelé le Neptunien parce que Neptune est son père divin, Vénus est la Cithéréenne, Castor et Pollux sont les jumeaux divins. D’autres sont plus alambiquées : Phèdre et Hippolyte sont « la Crétoise et le fils de l’Amazone(54) », plus compliqué encore, Orphée est caché sous la définition suivante : « le fils de la Muse à la belle voix, qui fit s’arrêter le torrent en touchant de son plectre mélodieux les cordes, qui fit se taire le vent…(55) » Ces histoires mythologiques sont toujours les mêmes mais les Romains aiment à les entendre sans fin sous toutes les formes. Augustin raconte qu’avant sa conversion, son goût pour la littérature et les études n’était nourri que par sa passion pour la mythologie. Passion qu’il trouvera par la suite dégoûtante mais qu’il n’évoque pas sans quelque nostalgie(56). La mythologie envahit l’imaginaire et la mémoire, occupe l’espace comme le temps. Au centre du forum la statue de Marsyas veille sur les tables des banquiers, les jardins sont peuplés de dieux et de nymphes en pierre. Les Anciens font volontiers du tourisme mythologique en se rendant sur le (prétendu) tombeau d’Achille ou dans la (prétendue) grotte de la Sibylle.
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’INDIFFÉRENCE DES DIEUX
Omniprésente dans la culture générale et artistique, la mythologie reste à l’écart de la religion. Comme le dit Varron dans sa fameuse tripartition des dieux, il y a les dieux des poètes, ceux des peuples et ceux des philosophes, il convient de ne pas les confondre(57). Les dieux nationaux sont ceux de la religion, ils n’ont rien à voir avec les dieux des poètes. Et si Varron peut faire une distinction aussi radicale, c’est que les dieux romains n’ont jamais
eu de mythologie, l’introduction de la culture hellénistique n’y a rien changé. Pour acclimater la mythologie grecque à l’Italie, les poètes ont donné aux dieux des beaux-arts des noms romains, comme d’autres artistes leur ont donné des noms étrusques en Étrurie, mais les vrais dieux ne sont pas concernés. Zeus peut s’appeler Jupiter, et Héra Junon dans la poésie, leurs temples ne sont pas pour autant mariés. Il n’y a pas de couple anthropomorphe dans le panthéon romain, ni de généalogie et par conséquent pas de théogonie non plus. La religion romaine ne comporte aucun discours théologique, aucun article de foi, aucun dogme, elle ignore toute forme d’orthodoxie. On peut comme Cicéron être augure sans croire à la divination. L’essentiel pour être un bon augure, et il le fut n’en doutons pas(58), c’est d’accomplir strictement les gestes du rituel. Cette exactitude rituelle, qu’on a proposé d’appeler « orthopraxie(59) », est seule nécessaire ; pour le reste chacun peut penser et dire ce qu’il croit. L’exégèse religieuse est libre. Quand Ovide écrit les Fastes — un calendrier en vers des fêtes religieuses de Rome avec un commentaire pour chacune —, il accumule les explications, les juxtapose sans avoir besoin d’un projet cohérent d’interprétation. Plutarque fait de même dans les Questions romaines : philosophie, histoire, psychologie, philologie et même mythologie cohabitent dans le plus grand désordre. L’essentiel est de donner des causes, pas de donner la bonne. Par conséquent les poètes dramatiques peuvent montrer ce qu’ils veulent sur scène, faire tenir aux héros les propos les plus provocateurs. Hercule, qui est un dieu romain qu’on célèbre à l’Ara maxima, laisse tranquillement son double devenir furieux sur scène ou tomber dans le piège d’une épouse jalouse, car il ne s’agit que d’Héraclès. Et la Diane qui va laisser mourir Hippolyte n’habite pas l’Italie, c’est Artémis d’Athènes, l’Hécate de Thessalie. Jason peut à la fin de Médée raconter que le ciel est vide de dieux, un chœur de Phèdre prétendre que Jupiter ne se mêle pas de faire régner la justice parmi les hommes. La mythologie tragique avec ses dieux affublés de noms romains ne choquera personne dans le public, ni homme ni dieu. Ce qui d’ailleurs serait paradoxal pour un spectacle qui est un rituel religieux et dont le but est d’affirmer ou de rétablir la pax deorum.
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ISTOIRES DE PHILOSOPHES
On peut donc dire que les Romains ne « croient » pas à la mythologie grecque, et leurs dieux non plus. Ni les uns ni les autres ne sont engagés par ces histoires rocambolesques. Mais en même temps la mythologie fait partie de leur vie, elle fait partie intégrante de la réalité romaine de chaque jour, ce sont des images, des statues, des histoires présentes dans toutes les têtes. Un avocat peut s’y référer en quelques mots au cours d’un procès, chacun comprendra. Cicéron dans le Pro Caelio, compare Clodia son adversaire, à Médée l’empoisonneuse et l’appelle la « Médée du Palatin(60) », comme les journaux ont appelé, au temps de son procès, Landru le « Barbe-bleue de Gambais ». La mythologie aussi bien que l’histoire fournit aux Romains des exempla, des images exemplaires connues de tous et qui servent de références communes sans que les auditeurs se posent la question de leur vérité. L’histoire est certes plus couramment utilisée pour fournir des figures édifiantes — Regulus, Scipion, Paul-Émile ou Cornelia, la mère des Gracques — même si elle a ses canailles inoubliables comme Catilina. La mythologie est surtout riche en personnages terrifiants par leur cruauté ou leurs souffrances excessives. À Médée l’empoisonneuse, il faut ajouter Atrée le tyran sanguinaire, Oreste le fou, Hécube la douloureuse, Thyeste le cannibale, Œdipe l’incestueux parricide. Les orateurs utilisent la mythologie pour la violence des images. Mais les philosophes sont aussi grands amateurs d’exemples mythologiques, sans se soucier des anathèmes socratiques. Dans les Tusculanes, sorte de Traité des passions stoïcien, Cicéron multiplie les figures pathétiques issues de la mythologie et pour ce faire il cite des poètes dramatiques. Quand il veut étudier la douleur, tous ses exemples viennent de la tragédie : Mélanippe, Niobè, Hécube, la nourrice de Médée, hurlent et gémissent à chaque chapitre. La mythologie appartient tellement à la réalité romaine qu’elle peut ainsi servir de matière première à l’étude des passions humaines dont elle offre en quelque sorte des exemples paroxystiques. Cicéron en agissant de cette façon ne fait que reprendre une pratique qui était déjà celle des philosophes grecs, et même des scientifiques. Ainsi les auteurs de traités médicaux n’hésitent pas à puiser dans la mythologie des cas pathologiques qu’ils présentent à côté de « vrais » malades. Le pseudoAristote(61) étudiant la mélancolie, c’est-à-dire la pathologie d’un excès de bile noire, cite pêle-mêle Oreste, Héraclès, Platon, Socrate, Alexandre. Les héros mythologiques, tout le monde en tombe d’accord, n’ont jamais existé,
mais leurs images sont suffisamment vraies pour témoigner de la nature humaine. L’Antiquité connaissait aussi un autre emploi de la mythologie, bien différent mais qui prouve encore une fois la nécessité d’offrir une place à ces récits dans la réalité du monde des hommes. Il s’agit de l’allégorie(62). Les premiers philosophes, ceux qu’on appelle les présocratiques, Pythagore et Héraclite, entre autres, qui refusaient les mythes des poètes, n’y voyant que mensonges, proposèrent d’y trouver des significations symboliques. Il fallait comprendre « un autre discours(63) » que ce qui semblait être dit, découvrir un sens caché. Ce sens caché n’a rien de mystérieux, c’est généralement une banalité. À leur suite se développèrent l’allégorie physique avec Démocrite, l’allégorie morale et psychologique avec Anaxagore, morale et physique avec Prodicos, pour ne citer que les plus connus. Ainsi, pour Anaxagore, Zeus est l’intelligence, Athéna l’habileté. Pour Démocrite, Athéna est appelée Tritogeneia — « à la triple géniture » — parce qu’elle est le symbole de l’air et que l’air change de nature trois fois par an, au printemps, en été et en hiver. Mais Démocrite dit aussi « qu’Athéna est la raison et qu’elle enfante une triple progéniture : bien réfléchir, exprimer dans une belle formule ce qu’on a pensé ; le réaliser correctement ». Prodicos le sophiste mêle la morale et la physique. Pour lui Déméter est le pain, Dionysos est le vin, Poséidon l’eau, chaque substance utile à l’homme se retrouve dans une divinité. Ailleurs Prodicos va plus loin en allégorisant des récits, il fait d’Héraclès à la croisée des chemins l’image de la condition humaine sollicitée par le vice tentateur et l’austère vertu. L’allégorisme va se développer pendant toute l’Antiquité et se nourrira de toutes les interprétations. Chaque école tire la mythologie à elle. Les Stoïciens font d’Héraclès un héros de leur sagesse, les Cyniques voient en Ulysse, celui qui se fait inviter partout, un clochard sans scrupule, un menteur qui leur ressemble. L’exégèse romaine, qu’on a vue à l’œuvre chez Ovide ou Plutarque, empruntera des éléments à la tradition allégorique. Avec le temps s’installe une sorte de vulgate allégorique où chacun puise et qui sert à l’enseignement moral des enfants comme à la formation de figures de rhétorique. Héraclès à la croisée des chemins devient un lieu commun. Les poètes disent systématiquement Dionysos pour le vin, Cérès pour le pain, etc. La mythologie grecque chez les poètes romains est un langage vide qui leur offre toute sorte d’exploitations esthétiques grâce à la complicité
culturelle du public. La seule contrainte est celle de la tradition. Les héros mythologiques sont associés à des histoires trop connues pour être modifiées, et à des passions recensées et incontournables. Chacun connaît ce que va, ce que peut dire chaque personnage en fonction de la situation. Les enfants des écoles ont pratiqué l’éthopée et la suasoire, ils ont euxmêmes écrit en prose, parfois en vers, les plaintes de Médée, la colère d’Atrée, le désespoir de Didon, ils savent plaider la cause d’Énée quittant Carthage, celle de Pyrrhus demandant le sacrifice de Polyxène, ils savent comment doivent leur répondre Didon ou Agamemnon. Mais la grande différence entre la tragédie et cette activité pédagogique qui ne vise qu’à préparer à l’éloquence, est que la tragédie va plus loin parce qu’elle est un spectacle. Les héros tragiques ne sont pas des mortels un peu plus agités que les autres, ce sont des hommes en proie à des passions qui les entraînent hors de l’humanité : ce sont des surhommes, des personnages effrayants, les héros tragiques sur les scènes romaines se métamorphosent en monstres(64). Et c’est cette métamophose qui donne sa raison d’être au spectacle. À Rome le voir est toujours supérieur au dire(65). Écrire une tragédie, c’est donc manipuler des histoires, des personnages, des situations, des passions, des accents déjà connus de tous. Chacun connaît aussi les interprétations moralisantes ou philosophiques du malheur de Jason et de l’amour de Phèdre, il n’attend pas de révélations sur le sujet, en revanche il les reconnaîtra au passage. Le poète n’innove pas, et personne n’attend de lui qu’il innove. En revanche le public veut une performance nouvelle, comme on attend d’un équilibriste un nouveau numéro où il sera encore meilleur, prendra encore plus de risques.
DEUXIÈME PARTIE
De l’homme au monstre : le trajet spectaculaire du héros tragique
Chapitre IV – Dolor, furor, nefas : le scénario d’une métamorphose Nefas Dolor Furor Thyeste tragédie exemplaire Chapitre V – Du scénario au spectacle L’actio rhétorique au théâtre Les postures de passion Les postures de communication Le spectacle des mots Chapitre VI – La construction du héros par lui-même Les statues parlantes Les prologues douloureux La danse du furieux
Multiples douleurs La parole du furieux La cruauté des regards
Chapitre IV Dolor, furor, nefas : le scénario d’une métamorphose Ainsi la tragédie romaine promet-elle au public romain le spectacle d’une métamorphose d’un homme en monstre. Tel était l’enjeu des jeux grecs. Il fallait donc que le poète dramatique eût à sa disposition un scénario qui rendît acceptable, sinon vraisemblable, ce ballet d’illusions. Ce scénario a été élaboré depuis longtemps quand Sénèque écrit ses tragédies et il fait partie du code tragique depuis, sans doute, Livius Andronicus. La notion clef autour de laquelle s’organise le récit est celle du furor, car tout héros tragique devient un furiosus pour accomplir le crime qui fera de lui un monstre. Les poètes de la Renaissance et de l’âge baroque ont de fait désigné les héros des tragédies antiques qu’ils redécouvraient en lisant et imitant Sénèque, sous la dénomination générale de « furieux(66) ». Ce décalque du latin furiosus définissait une catégorie narrative qui, omniprésente chez des auteurs dramatiques comme Garnier, Rotrou et le jeune Corneille, allait disparaître avec les règles classiques et le retour à l’ordre de la monarchie absolue. On reconnaît par exemple dans le prologue des Sosies de Rotrou, une Junon furieuse, sœur jumelle de la Junon du prologue d’Hercule furieux. C’est à juste titre que les humanistes dégageaient de leur lecture de Sénèque cette figure tragique, car la fureur, le furor, constitue avec le dolor et le nefas les trois étapes de l’action tragique dont la Junon de Sénèque trace ainsi le diagramme allégorique, au moment où elle se prépare à transformer Hercule en monstre(67) : Veniet inuisum Scelus suumque lambens sanguinem Impietas ferox Errorque et in se semper armatus Furor. Hoc, hoc ministro noster utatur Dolor. Je ferai revenir Le Crime odieux La déesse sauvage qui lèche goulûment son sang La Profanation et l’Errance
La Folie qui se bat contre elle-même La Folie ! Voici ma sombre complice Voici celle qui servira ma Douleur.
La Profanation — Impietas, qui est l’équivalent du nefas —, et le Furor sont ici des divinités infernales évoquées par Junon, qui les fera venir sur terre pour qu’elles s’emparent de l’espace des vivants(68). Ces paroles dessinent dans un défilé allégorique l’action tragique, et rappellent que pendant l’action tragique le monde des hommes va être hanté par des passions monstrueuses. De la même façon le prologue du Thyeste fait surgir le furor des Enfers et le fait venir sur scène, sous deux formes — l’une, allégorique, l’autre, mythologique : une Furie fait danser à coups de fouet un fantôme criminel, Tantale, qu’elle rend ainsi furieux, afin qu’il vienne contaminer le palais de Mycènes de son furor(69). Ces trois étapes sucessives, le dolor, le furor et le nefas, que nous traduirons conventionnellement par douleur, fureur et crime, sont des catégories propres au théâtre et plus précisément propres à la tragédie, même si elles ont été élaborées à partir de catégories empruntées à la rhétorique des passions ordinaires, c’est-à-dire à la description vraisemblable des crimes humains telle qu’elle est utilisée dans les tribunaux.
N
EFAS
Le nefas, en dehors des théâtres, bien qu’il reste un crime humain est un crime extraordinaire et se distingue du crime ordinaire, scelus, par le fait qu’il est inexpiable. Cela signifie qu’aucun châtiment, aucune justice, ne peuvent équilibrer la faute commise et en quelque sorte l’annuler de telle sorte que le coupable châtié puisse réintégrer l’humanité. Même s’il est puni par la justice des hommes, rien ne peut s’arranger entre lui et les dieux, aucune expiation n’est possible qui lui permettrait de rester au sein de la collectivité humaine sans la menacer de souillure. Passant de la vie réelle à la tragédie, le nefas échappe globalement au droit. Objets de la réprobation morale universelle, les héros criminels restent impunis ; certains aspirent à la punition : afin de se libérer de la souillure qui les accable, Thésée, Œdipe souhaitent vainement être écrasés
sous la colère des dieux vengeurs, tandis que d’autres savourent leur infamie. Ainsi les héros seront éternellement liés au crime commis, auquel désormais ils s’identifient, ce qui est leur façon de retrouver le statut de héros mythologique. Ils deviennent définitivement le sujet du crime que raconte la fable. Il n’y a pas d’après. Ni châtiment ni oubli. Le temps s’arrête à la fin de la tragédie, et avec le temps s’arrête l’histoire. Le héros criminel s’immobilise dans une image finale, comme sur un tableau. C’est ainsi que se terminait, par exemple, la mise en scène de Médée par Gilles Gleize(70) : Médée semblait emportée dans les airs, brandissant une épée, au milieu des nuages, sans que rien ne bouge réellement, encadrée par la porte du palais ; on aurait cru un tableau baroque. Atrée et Thyeste, à la fin de la tragédie, posent pour l’éternel affrontement de la colère et de la douleur, couple fraternel et maudit. L’un savoure sa victoire, en contemplant l’autre avec son ventre où s’agitent ses fils qui n’en sortiront jamais. La symétrie des deux dernières répliques, correspond à cette dernière image d’un duel figé(71) : THYESTES Vindices aderunt dei His puniendum uota te tradunt ATREVS Te puniendum liberis trado tuis THYESTE Les dieux reviendront et me vengeront Mes malédictions t’ont livré aux dieux Pour qu’ils te punissent et te tourmentent ATRÉE Et moi je t’ai livré à tes fils Pour qu’ils te punissent et te tourmentent.
L’histoire s’arrête sur un crime, sans aucune autre conclusion. Aussi les metteurs en scène contemporains ont du mal à trouver une esthétique de fin. Car la clef du dénouement n’est pas dans les formules finales qui offriraient comme une moralité de la fable en conclusion. On se tourmenterait à tort en cherchant ce qu’a bien voulu dire Sénèque avec ces dieux qui reviendraient
et vengeraient Thyeste, comme on chercherait en vain une profession d’athéisme dans les paroles de Jason à la fin de Médée(72) : IASO Per alta uade spatia sublimis aetheris Testare nullos esse qua ueheris deos JASON Va Parcours le ciel et les espaces légers de l’éther Va témoigner partout où tu iras Que les dieux n’existent pas.
Car le dénouement de la tragédie n’est pas une signification ultime mais l’image finale qui sert à fixer le criminel tel qu’en lui-même l’éternité le change de tragédie en tragédie. La formule qui accompagne cette dernière gestuelle grandiloquente n’est que la légende de l’image, redondante et théâtrale ; elles valent par leur connotation de la passion arrêtée que chacun incarne à jamais. Réplique pragmatique, les paroles de Jason ne sont pas le message d’un poète athée mais la plainte d’un père désespéré. Celles de Thyeste, autre père désespéré, n’expriment pas, à l’inverse, une belle confiance dans la justice divine. Elles ont la même valeur que celles de Jason, c’est là encore le cri du désespoir d’un homme qui, faute de pouvoir compter sur la justice des hommes, ne peut plus s’en remettre qu’à une très problématique justice des dieux. Les deux formules sont des lieux communs de la souffrance dont la signification pragmatique est la même, bien que leurs significations sémantiques soient opposées. Le crime inexpiable du héros tragique, nefas, lui permet donc de réaliser sa métamorphose en monstre mythologique et d’entrer ainsi dans les mémoires. Il coïncide désormais avec sa fable, cette fable qui était à l’origine du spectacle tragique. Le cercle se referme. Le nefas est la fin et l’aboutissement du scénario tragique. À cette esthétique narrative du nefas, correspond une philosophie du crime inexpiable. Refuser de juger et de châtier un criminel parce que son crime est trop monstrueux, l’exclure ainsi du droit, revient à dire que les hommes n’admettent pas le nefas comme un acte humain. Un homme ne commet pas un nefas à moins de ne plus être un homme, fût-ce
temporairement. Le nefas permet donc de définir les limites de l’humanité. L’invention monstrueuse des hommes ne fait pas reculer ces limites. Ce statut du nefas explique pourquoi nous le traduisons souvent par « crime contre l’humanité » ou encore « crime contre l’ordre sacré du monde ». Outre que ces formules ont une résonnance dans notre affectivité contemporaine, elles disent de façon moderne qu’entre l’ordre cosmique et la nature humaine — c’est-à-dire une conception naturaliste de l’homme — il faut choisir. L’homme culturel trouve sa place dans une harmonie naturelle, car il respecte des règles de vie qui le définissent, élaborées par le droit, la religion et les mœurs. L’homme naturel, au contraire, n’ayant rien à respecter pour rester un homme, puisque son humanité est une donnée de nature, de naissance, tout devient possible, il n’y a plus de limites au désordre : Atrée fait tourner le soleil à l’envers, Thyeste est enceint de ses fils, Médée s’envole dans les airs, Œdipe par sa seule présence déclenche une épidémie, Thésée ressuscite. Si tous ces monstres sont encore des hommes, alors il est humain de détruire le monde. Mais pour les Romains, ces monstres n’appartiennent pas à l’humanité, ils surgissent d’une fiction et sortent de l’illusion du décor théâtral. Pour comprendre comment cette notion de nefas a pu servir à Rome pour traduire le crime tragique des Grecs, il convient de revenir brièvement sur la valeur du mot en dehors des théâtres. Le terme de nefas appartient à la langue du droit sacré, il est la négation de fas, ils sont surtout présents dans les formules fas est ou nefas est, « il est permis… il est interdit par les dieux de… » ; enfin ils sont l’équivalent dans le domaine religieux de la formule ius est… Le débat est vif autour de son étymologie(73), soit qu’on le rattache à une racine indo-européenne *dhas qui a donné en grec θέμɩς, dont le sens peut être rapproché de fas(74), soit qu’on y voie une formation sur la racine du verbe fari, parler, et qui correspond au grec ϕημί, « parler » et ϕημή, « la rumeur », équivalent de fama latin. Dans la mesure où sa « vraie » étymologie ne donne pas le secret d’un mot, et comme ce qui importe est l’étymologie que les Anciens attribuent à ce mot, révélatrice du réseau symbolique où il s’inscrit, rappelons seulement que les Romains associaient fas à la parole(75). C’est pourquoi les auteurs latins jouent sans cesse sur des rapprochements entre nefas et infandum « abominable, innommable ». Ces rapprochements sont pour nous d’autant plus intéressants que dire le crime tragique est à la limite du possible : les messagers ont du mal à transformer une vision d’horreur en récit(76). Mais surtout, une pièce de
théâtre se dit à Rome fabula. Or, comme le montre Benvéniste, une fabula est certes « un récit, un conte », mais c’est plus généralement « une mise en paroles », une « actualisation verbale ». Il y a donc, pour les Romains, une contradiction entre le nefas de la tragédie et sa nature de fabula, contradiction que le spectacle a pour fonction de résoudre, en faisant de la parole un complément de l’image, en donnant la prééminence au visible sur le dicible. On peut résumer la tragédie romaine par ces trois mots, fama, nefas, fabula : les histoires mythologiques appartiennent à la fama, chacun les connaît, sans trop savoir comment, c’est un bien commun des hommes civilisés et qui ne pose pas de problème de croyances, pas plus que pour nous l’histoire de Barbe-bleue ou du Chat botté (ne pas y croire n’empêche pas de les raconter sans fin) ; la tragédie qui en est tirée est un récit parlé, une fabula ; enfin le crime qui est le noyau du souvenir, le point commun entre fama et fabula, est un nefas, ce qui rend impossible sa simple narration et suppose de faire appel à l’image, ainsi qu’à la musique. Mais revenons au nefas ordinaire. Les emplois de fas, et de nefas, essentiellement dans la langue augurale, montrent qu’il s’agit toujours pour les Romains de s’assurer, avant d’agir, que l’action envisagée est conforme à l’ordre garanti par les dieux(77). Quand il y a une faute contre cet ordre, le plus souvent involontaire, c’est un nefas qui souille religieusement la communauté qui l’a commise par l’intermédiaire d’un de ses membres. La solution est un piaculum, « une expiation », un rituel de réconciliation avec les dieux qui n’implique pas le châtiment du fautif. Si celui-ci a commis la faute en désobéissant aux ordres donnés, il pourra être condamné mais par un tribunal profane, et seulement pour cette désobéissance. Du côté des dieux, le malheureux ne pourra jamais trouver d’expiation personnelle ; il n’a plus d’avenir : exclu socialement, il lui arrive souvent de sombrer dans la folie. Tite-Live raconte ainsi l’histoire de Pleminius, officier de Scipion, qui avait pillé à Locres le sanctuaire de Proserpine. La République expia le sacrilège par des sacrifices, Pleminius fut envoyé à Rome pour jugement et il mourut dans son cachot avant même d’être jugé, tandis que ses soldats qui avaient participé au pillage sombrèrent dans la folie : « ce même argent [de la déesse] frappa de folie — furorem — tous ceux qui s’étaient souillés en violant le temple et pris d’une rage meurtrière — rabie hostili — ils se jetèrent les uns contre les autres, chef contre chef, soldat contre soldat ». Un autre officier coupable de nefas, Fulvius Flaccus, après avoir pillé les
ornements du temple de Junon à Crotone, s’est pendu un an après, égaré par des malheurs familiaux et un délire que lui avait envoyé la déesse. Dire d’un crime, scelus, qu’il est un nefas, c’est indiquer sa dimension religieuse, et désigner l’impiété du coupable. Ce n’est donc pas l’horreur d’un crime qui en fait un nefas, mais l’inverse, un crime est d’autant plus horrible que les Romains y voient un nefas, et donc une menace pour l’harmonie dans la cité entre les hommes et les dieux. Il s’agit toujours d’une faute engageant un groupe auquel il appartient(78). Le criminel est « lui-même la souillure, il est l’impiété, un prodige humain en quelque sorte, qui exprime en sa personne et son malheur les sentiments des dieux envers l’ensemble de la cité ». Parmi les crimes tragiques nous trouvons donc d’abord des nefas au sens courant du terme caractérisé par leur objet. Le meurtre d’un parent est une impiété dans le cadre de la famille et des dieux de la maison. Il y a un infanticide dans Thyeste, où un oncle tue ses neveux, dans Médée où une mère tue ses fils, un père tue son fils dans Phèdre, tue ses fils et sa femme dans Hercule furieux. Un fils tue son père dans Œdipe ; dans Agamemnon et Hercule sur l’Œta, une femme son époux. La seule tragédie où il n’y ait pas de nefas ordinaire est Les Troyennes. Mais cette exception n’en est pas une, car aucun crime tragique n’est simplement un nefas ordinaire, et ce n’est pas ce qui le définit. Tous les meurtres tragiques que nous avons cités sont aussi des rituels systématiquement pervertis. Un nefas tragique n’est pas le surgissement d’une violence sauvage, c’est toujours la perversion savante d’un rituel(79). La violence est intégrée à un acte civilisé qui obéit à des règles religieuses strictes. Atrée tue ses neveux dans le cadre d’un sacrifice où ceux-ci tiennent le rôle de victimes. Dans Les Troyennes, Polyxène, la dernière fille d’Hécube, est tuée par les Grecs vainqueurs, ce qui est certes un crime contre les lois de la guerre, mais surtout ce meurtre se fait dans le cadre d’un mariage entre un mort, Achille, et la jeune Troyenne, grâce à la perversion du sacrifice nuptial où la jeune épousée tient la place de la victime, tandis que l’époux est le mort destinataire du sang versé. Mais il y a toute sorte de nefas dans les tragédies, et un nefas tragique n’implique pas nécessairement un meurtre, une violence sanguinaire. En outre il y a souvent plusieurs nefas dans une tragédie. C’est ainsi que Les Troyennes s’ouvrent sur un rituel de deuil accompli par les prisonnières
troyennes mais que la reine déchue, Hécube, va très vite pervertir et qu’elle va utiliser pour faire sortir Hector et Achille de leurs tombeaux ; ce deuil perverti est le premier nefas. Il y aura ensuite le mariage de Polyxène avec un mort, puis le meurtre d’Astyanax, lui aussi transformé en nefas par sa mère Andromaque(80). Donc le nefas tragique est intelligible à partir de l’impiété religieuse, même s’il n’est pas une impiété ordinaire. On comprend par ce détour comment le coupable se confond avec son crime et peut devenir un monstre exclu de la société des hommes. Mais on constate deux différences essentielles entre le nefas tragique et le nefas ordinaire. D’abord le criminel tragique, au lieu de basculer dans le néant comme les impies de Tite-Live, sort de la société des hommes pour entrer dans la société des monstres mythologiques. Ensuite le nefas tragique est non seulement une faute religieuse mais surtout un rituel perverti. Quand le héros accomplit un nefas volontaire, ce qui est généralement le cas dans la tragédie, il manipule les rituels afin de les transformer en armes contre ses ennemis.
D
OLOR
Pour accomplir le nefas et lui donner sa dimension mythologique, le héros a parcouru préalablement deux étapes, celle du dolor, puis celle du furor, qui lui ont permis d’échapper temporairement à la morale de l’humanité. La première étape est celle du dolor. Ce dolor, cette douleur, est comme le nefas, une catégorie issue de la culture romaine mais élaborée en catégorie dramatique. C’est le dolor qui va servir à déclencher l’action tragique, il est un préambule indispensable. Le héros est donc en proie à une souffrance physique et morale, les Romains ne distinguent pas. Cette souffrance a généralement pour cause une blessure, une perte, dont un autre s’est rendu coupable. Elle est une atteinte à sa personne, elle ruine son intégrité sociale, le prive de son prestige, le déconsidère aux yeux des autres et donc à ses propres yeux. En bref, le personnage a le sentiment qu’il n’est plus rien dans une société où l’individu ne coïncide pas avec la conscience de soi mais se voit et se reconnaît dans le regard des autres.
Il ressent cette douleur comme insupportable et juge qu’il doit reconquérir son intégrité en se vengeant de celui qui l’a blessé. Cette vengeance lui rendra son honneur aux yeux des autres(81). Il a subi une iniuria, un déni de justice, quelqu’un l’a privé de sa part, de son droit, en lui faisant offense. Le héros ne fait que revendiquer son bon droit et son indignation est juste. Atrée, Médée, Phèdre, Hercule, Clytemnestre, Déjanire, Hécube ont tous motif de se plaindre de Thyeste, de Jason, de Thésée, de Jupiter, d’Agamemnon, d’Hercule, des Grecs. Atrée est privé d’une descendance légitime, il ne sera jamais le père d’une dynastie de rois ; Médée privée de séjour dans le royaume paternel va être chassée de la maison et de la cité de son époux ; Phèdre, étrangère à Athènes, est abandonnée par son époux ; Hercule, fils glorieux de Jupiter, se voit refuser la reconnaissance paternelle. Pour les Romains il s’agit d’un processus normal : un homme, une femme, ayant subi une iniuria ressent nécessairement une douleur, un chagrin, aegritudo. Ce chagrin l’assombrit, le tient à l’écart des autres, lui ôte le goût de la vie. Il suscite aussi sa colère, ira ; cette souffrance est indissociable de ce que nous appelons le ressentiment. Et c’est cette colère qui, selon l’opinion commune, donnera au douloureux la violence, la force — uis — nécessaires à sa vengeance. Car le dolor que nous avons repéré en lisant les tragédies de Sénèque comme un concept opératoire pour l’analyse et une catégorie de l’action dramatique — allégorisée dans la langue tragique comme une divinité infernale — a été élaboré par et pour le théâtre à partir d’une réalité extrathéâtrale, le chagrin, aegritudo. On ne saurait estimer assez l’importance à Rome de la douleur et du chagrin dans la vie sociale, avec son prolongement religieux le deuil, luctus. Ils peuvent miner l’individu comme la société tout entière. D’abord cette notion d’aegritudo est beaucoup plus étendue que notre chagrin. Elle englobe l’ennui — molestia —, l’inquiétude — sollicitudo —, l’angoisse — angor —, et peut aller jusqu’à la colère — ira —, la pitié — misericordia —, la jalousie — inuidia(82). Développant l’étymologie du mot(83), Cicéron présente le chagrin comme la passion par excellence, qui ronge, corrompt et pourrit celui qui s’y complaît(84) : Le chagrin est un bourreau […] Ses tourments sont terribles : il pourrit, déchire, désespère, enlaidit ; le chagrin lacère, et ronge la force d’âme, il la réduit à rien. Si nous n’en sortons pas, si nous ne le
jetons pas dehors, ce chagrin, inévitablement nous sombrons.
Le texte de Cicéron, malgré sa formulation abstraite, a une forte résonnance culturelle. On comprend à le lire que ceux qui ne savent pas arrêter un chagrin n’ont rien à attendre de leurs amis ; ils seront rejetés. La laideur déshonorante de leur personne et la dégradation de leur volonté en font des épaves — miseri —, des hommes tombés trop bas. Ils sont repoussants. Ainsi le chagrin n’est-il pas qu’un état psychologique, il dérive vite vers la faute morale et va jusqu’à détruire l’individu, en le pourrissant comme une lèpre morale et physique. C’est pourquoi l'aegritudo peut devenir chez Cicéron la mère de tous les vices. La liste est longue des passions qu’il entraîne avec lui(85) : inuidentia, aemulatio, obtrectatio, misericordia, angor, luctus, maeror, aerumna, dolor, lamentatio, sollicitudo, molestia, adflictatio, desperatio. la haine envieuse, la jalousie, la rivalité, la pitié, l’angoisse, le deuil, l’affliction, le chagrin, la douleur, la plainte, le souci, le mal-être, le tourment, le désespoir.
Le lecteur français contemporain pourra s’étonner de cette liste de comportements taxés tous de « passions », parmi lesquels les Romains placent les gémissements ou la plainte qui sont pour nous des manifestations physiques de la douleur. En effet le terme de « passion » qui traduit en français le latin motus ou perturbatio animi, n’a pas l’ampleur de l’expression latine qui englobe à la fois les affections et leurs manifestations. En fait « ces mouvements désordonnés de la volonté » s’opposent à tout ce qui, à Rome, compose la maîtrise de soi. Ainsi la pitié, miseratio, est-elle aussi une passion et peut même être une passion fautive si elle n’est pas modérée par mens. Il faut donc entendre par passion dans le contexte romain tout comportement dicté par la sensibilité, toute réaction au monde extérieur. Ni bons ni mauvais en soi, ces mouvements de l’animus sont le propre de la vie et le point de départ de toute action. Les développements philosophiques de Cicéron sur les passions en corrélation avec la douleur témoignent d’une réalité culturelle : la puissance que les Romains accordent à la douleur, en particulier à la douleur des femmes atteintes par le deuil(86). Car le chagrin n’est pas seulement une passion individuelle, l’homme douloureux crée une atmosphère empestée qui perturbe ceux qui l’entourent. En outre le chagrin exhibé avec l’apparat
du deuil donne une dimension religieuse à la douleur. Le groupe est en danger de pollution par la mort. Vêtus de haillons sombres, sales, hirsutes, amaigris et muets, les Romains en deuil menacent la vie, forts de leur accointance avec les morts. Car leur aspect sordide manifeste qu’ils ont en partie quitté la civilisation, qu’ils sont déjà à la frontière des deux mondes. Ils provoquent les bien vivants et les appellent au secours. Ce deuil normalement n’est que le propre des femmes, qui ont le devoir de célébrer par leurs lamentations la mort d’un parent — encore doiventelles se limiter dans la durée et la violence. Un deuil excessif est indécent, car il exige comme tout comportement civilisé « une réserve du chagrin(87) ». Les hommes redoutent les démonstrations publiques des femmes en deuil qui les démoralisent et minent le courage des soldats. Les femmes douloureuses sont bruyantes et aiment exhiber les marques du deuil. Lamentation, cris, vêtements sombres, elles hantent le monde des vivants, les gens de leur famille ont le sentiment qu’elles portent déjà leur deuil alors qu’ils sont encore en vie. La douleur funèbre est la part des femmes, elles en usent comme d’un pouvoir que les hommes cherchent à limiter. Il n’est que de lire les éloges rendus aux femmes qui savent surmonter leur chagrin et, comme Livie après la mort de Drusus a su « ensevelir sa douleur avec son fils », faire coïncider leur deuil social avec le deuil religieux sans user des neuf mois que la loi leur autorise. Il semble que le deuil ait été à Rome un moyen de protestation des femmes contre la guerre, les hommes et le pouvoir d’État. Leurs silhouettes sombres et hostiles qui détournent la tête quand elles rencontrent ceux qu’elles aiment, qui ne se plaisent que dans les ténèbres et la solitude, reproche vivant et éternel, peuvent paralyser la vie de la cité. Dans les moments de grand danger, quand Rome doit mobiliser toutes les énergies viriles, il arrive que le deuil des femmes soit interdit ou du moins cantonné dans les maisons, comme après la défaite de Cannes, de peur qu’il pollue l’Vrbs(88). Inversement la puissance du deuil des femmes romaines peut servir la cité, en devenant une manifestation civique(89). C’est ainsi que les matrones romaines arrêtèrent Coriolan qui, traître à sa patrie, attaquait Rome à la tête d’une armée ennemie. Elles formèrent une longue colonne de femmes en deuil(90) avec à leur tête, la mère et l’épouse de Coriolan. Il recula. Les hommes ont une crainte religieuse, alliée à un sentiment d’indécence face aux femmes gémissantes, qui, les cheveux défaits, les seins nus, se déchirent le visage. On peut songer aussi à l’épisode du jeune Horace qui,
revenu vainqueur du combat contre les trois Curiace, se heurte à sa sœur en deuil de son fiancé, l’un des trois ennemis tués par son frère(91). Mais les homme peuvent aussi user du deuil, en dehors même de la perte d’un proche parent. Des condamnés, des accusés revêtent le deuil, avec leurs amis, et traversent ainsi le forum. Ils exhibent leurs malheurs personnels comme des menaces sur l’ordre public. Faisant valoir l’injustice subie par eux comme une souillure de l’espace social en même temps qu’une menace de mort pour eux-mêmes, mort symbolique le plus souvent, ils en appellent à la collectivité(92). Le deuil excessif est une menace pour un groupe car il provoque un blocage et un arrêt de l’histoire. C’est ainsi qu’une sœur d’Auguste, Octavie, refusa de mettre fin au chagrin que lui avait causé la mort de son fils Marcellus(93) : Pendant tout le reste de sa vie, Octavie pleura et gémit ; jamais elle n’accepta la moindre parole réconfortante ; jamais elle ne se laissa aller à aucune distraction, absorbée par une pensée unique qui l’occupait tout entière […] Elle ne voulut aucune image de son fils, elle ne souffrit pas qu’on lui en parlât. Elle détestait toutes les mères […] N’ayant de goût que pour l’obscurité et la solitude, se détournant même de son frère, elle repoussa les poèmes composés à la louange de Marcellus et les autres ouvrages qui célébraient sa mémoire et ferma les oreilles à toute consolation. Se dérobant aux cérémonies officielles, abhorrant jusqu’à l’éclat trop vif de la majesté fraternelle, elle se terra dans une profonde retraite. Entourée de ses enfants et de ses petits-enfants, elle garda jusqu’au bout ses vêtements de deuil, à la grande humiliation de tous les siens qui la voyaient, eux vivants, faire comme si elle était seule au monde.
Paradoxal, le deuil menace d’oubli celui qu’on refuse d’oublier, en lui refusant la gloire sociale d’un mort. Cette situation est assez insupportable pour être un argument capable de rendre la raison à une mère ravagée par le deuil de son fils ; ici c’est Livie qui a perdu Drusus ; Areus, philosophe, s’adresse ainsi à elle(94) : Lorsque nous sommes réunis entre nous, nous évoquons ses actions et ses paroles avec toute l’admiration qui leur est due ; mais devant toi nos bouches se taisent. Tu te prives ainsi du plus grand plaisir, celui d’entendre les louanges de ton fils.
Le retour à la vie est aussi un hommage au mort. Dans la mesure où le deuil est un appel au groupe, une façon d’entamer un dialogue avec celui-ci, le deuil va se résorber assez vite si le malheureux reçoit la réponse adéquate. Cette histoire de Livie consolée de la mort de Drusus par Areus, le philosophe personnel d’Auguste, donne un exemple de la procédure(95). Il
fait appel à sa dignité et à sa réputation, lui rappelant en quelle estime son entourage la tient, et combien chacun attend d’elle qu’elle maintienne une belle image d’elle-même. Il lui offre de revenir au milieu des siens, en lui montrant que toute sa famille ne cesse de célébrer les vertus passées de son cher Drusus. Elle n’a donc plus besoin de maintenir son souvenir vivant par la douleur de son absence. Drusus a trouvé place dans la mémoire joyeuse des hommes. Image, poèmes, éloges, il ne sera jamais oublié. Livie a fait son devoir vis-à-vis de son fils mort, elle doit maintenant faire son devoir vis-à-vis de son autre fils, encore vivant, et de ses petits enfants.
Il est remarquable que l’essentiel de la consolation d’Areus à Livie porte sur sa belle image, qu’elle se doit de cultiver et conserver. Il lui présente comme dans un miroir la figure qu’elle doit offrir au monde. Puisque le deuil provoque une coupure entre l’individu et la société, la fin du chagrin ne peut se faire que par une réconciliation avec elle. L’entourage invite le malheureux à revenir et pour ce faire lui donne de quoi se réconforter moralement. Des signes appliqués d’affection et d’intérêt, des cadeaux de bienvenue, un repas partagé, une fête en son honneur. Le dolor humain, qu’il prenne ou non la forme du deuil, trouve sa solution dans le monde des hommes. Et celui, ou celle qui décide de se consumer de chagrin, est pénible pour ses proches comme l’est Octavie ; le deuil le rongera physiquement et moralement et il finira par succomber, à moitié fou dans la crasse et la solitude. Mais ce dolor tragique a ceci de particulier qu’aucune consolation, aucune vengeance dans le monde humain ne peuvent y mettre fin. Il a été causé par un mal irréparable qui a fait perdre au héros sa raison d’être en lui ôtant sa dignité et son identité sociales. Médée n’a plus ni maison paternelle ni foyer conjugal, elle, une fille de roi ; et Phèdre délaissée par Thésée, livrée en otage par son père, ne se voit pas autrement que Médée, une épave de ses espérances perdues. Atrée, roi sans descendance, comme Lycus, tyran sans légitimité, se désespère d’un pouvoir inutile. Hercule, bâtard de Jupiter, est au terme de ses exploits et comprend que jamais il n’obtiendra de son père cette reconnaissance qui ferait de lui un dieu. En même temps le héros tragique refuse de se résigner au dolor. C’est pourquoi le héros tragique doit sortir du temps humain et entrer dans un autre espace, celui de la mythologie, où il réalisera sa vengeance, et trouvera sa consolation, c’est-à-dire retrouvera son identité, sa gloire et une
société pour l’accueillir. Cette identité est celle que lui donnera son crime, cette gloire sera celle de la fama mythologique, on racontera éternellement son histoire, puisqu’elle est déjà dans toutes les mémoires, cette société est celle de tous les autres héros de la mythologie ayant accompli un superbe nefas. Atrée et Thyeste vont rejoindre Tantale, en constituant une lignée qui se perpétue non par la naissance mais par le crime. Même si Tantale est leur grand-père parmi les hommes, il ne devient leur ancêtre mythologique qu’après le banquet cannibale des deux frères. La noblesse mythologique est une société élitiste et méritocratique où l’on accède seulement grâce au nefas, en se montrant digne de ses ancêtres. Ainsi Tantale revient-il quelques instants sur terre, sous la forme d’un fantôme furieux — il est le Tantale qui donna son fils Pélops à manger aux dieux —, afin de faire des enfants à sa maison, des fils dignes de lui, qui seront Atrée et Thyeste, ses petit-fils chez les hommes(96). Tels sont les ordres de la Furie, allégorie du furor, au fantôme qu’elle fait danser à coups de fouet FVRIA Hunc, hunc, furorem diuide in totam domum Sic, sic ferantur et suum infensi inuicem sitiant cruorem. Sensit introitus tuos domus et nefando tota contactu horruit. LA FURIE La folie est là, ta folie Donne à chacun dans la maison sa part d’héritage Ta folie Distribue-la Qu’à leur tour ils se mettent en branle Qu’ils se haïssent les uns les autres Et boivent leur sang La maison a senti que tu la pénétrais Touchée par un intouchable Elle a frémi d’horreur.
Avant de passer dans ce monde mythologique, le héros douloureux doit être possédé par un furor qui lui vient de ses ancêtres en même temps qu’il est le prolongement de son dolor exacerbé.
F
UROR
C’est donc sur le modèle ordinaire de la vengeance humaine, passant du chagrin à la colère, que peut se lire d’abord le passage de la douleur à la folie furieuse, du dolor au furor, chez le héros tragique. Mais pas plus que le dolor tragique n’est un simple chagrin, le furor tragique n’est une simple colère, même paroxystique, c’est une véritable folie qui induit chez le furieux un comportement différent de celui de l’homme normal. Cependant cette folie furieuse n’est pas non plus dans la tragédie une maladie mentale, un égarement, semblable à la mania grecque, comme la folie d’Oreste, d’Ajax ou d’Hercule(97), où la folie du héros fait partie de la fable et n’est pas une nécessité de l’action théâtrale. Tous les héros de la tragédie grecque ne sont pas des maniaques, tous ceux de la tragédie romaine sont des furieux. Il est clair que le furor est une catégorie tragique, élaborée pour et par le récit théâtral. Même si le furor tragique a emprunté certains de ses aspects au furor extra-théâtral, ce qui le rend intelligible, il appartient dans sa totalité seulement au comportement tragique. Les Romains désignent sous le mot de furor une folie qui n’est pas une maladie mentale, ils appellent celle-ci insania(98). Le furor est un aveuglement général de l’esprit — mentis caecitas. L’expression latine indique la perte de tout discernement. Le furieux ne sait donc plus qui sont ses amis et qui ses ennemis, où est le bien, où est le mal, si c’est le jour ou la nuit. Ce furor peut atteindre n’importe qui, n’importe quand et peut disparaître dans l’instant. La folie ordinaire — insania — est plutôt une imbécillité chronique, une faiblesse d’esprit — imbecillitas mentis — définitive, mais qui souvent n’empêche pas un comportement à peu près normal ; cette folie se manifeste surtout par une instabilité du caractère, un manque de maîtrise de soi. Cependant l'insania peut aller jusqu’à la nuit de l’esprit, amentia ou dementia, qui est une sorte d’idiotie définitive. Il y a donc deux folies à Rome, l’une est une maladie, l’autre est un égarement passager, plus grave bien souvent que la première : mais
passagère, elle ne laisse aucune trace et ne trahit aucune déficience de la personne qu’elle frappe. Elle ne relève ni de la physiologie ni du caractère. D’une façon générale l’une et l’autre folie correspondent à une mens — esprit de discernement — qui cesse de diriger le comportement de l’individu dans les cas de furor et de dementia, ou qui le dirige insuffisamment, dans le cas d’insania. Nous disons qu’ils ne sont plus les maîtres d’eux-mêmes — ex potestate — ceux qui sont emportés comme des chevaux emballés — ecfrenati — par le désir ou la colère, bien que la colère soit une forme de désir car ce qui définit la colère est le désir de vengeance. Donc ceux qui ne sont plus maîtres d’eux-mêmes — ex potestate —, on les appelle ainsi parce qu’ils ne sont plus sous la maîtrise de leur esprit — in potestate mentis —, qui est naturellement le maître souverain du caractère et de la volonté — regnum totius animi.
On rencontre ici une représentation de la personne, en accord avec l’opinion commune qui appelle « impuissants » — impotentes — les êtres passionnés et qui établit une hiérarchie de pouvoir où se projette un idéal politique. Mens, qui est l’esprit, l’intelligence, le sens du discernement, la capacité de distinguer les catégories de la culture commune à l’ensemble des citoyens, dirige sans partage la volonté qui anime l’homme, son animus. Quant à l'animus, il anime le corps, le rend sensible et actif. Cette sensibilité se réalise par des sentiments qui sont appelés « mouvements de l’âme » — motus animi — et qui lui viennent de la stimulation du monde extérieur, en rencontrant les autres hommes et en vivant les événements quotidiens. Par conséquent les passions romaines ont ceci de particulier que d’une part les motus animi ne sont pas l’extériorisation d’une intériorité, ce sont des affects, des réactions de l’âme comme le corps réagit au froid et au chaud, au plaisir et à la douleur ; l’homme est tout entier sensible, c’est-àdire mobile parce qu’il est vivant. À la différence des pierres qui, incorruptibles certes, ont aussi l’immobilité de la mort(99) : Nous ne sommes pas faits de pierre — e silice nati sumus — mais au contraire il y a naturellement dans nos âmes — in animis — quelque chose de tendre — molle.
D’autre part les passions romaines, comme l’indique leur nom latin — motus animi —, ne sont pas des « pathè », des « passions » grecques, des sentiments passifs. Toute passion romaine est une réaction à l’environnement. Mais il convient que ce cheval bondissant, cette vitalité de l’homme ému par la vie même, soit dirigé par le mors de la volonté, de l'animus, lui-même
sous l’empire de la mens, qui lui rappelle les catégories et les valeurs de la civilisaion commune. Sans la rection de la mens, l'animus insuffle au corps une agitation désordonnée. On reconnaît ici le modèle de la vie politique dans la cité, où la mens comme le sénat exerce sa fonction de consilium — conseil —, où le pouvoir exécutif des magistrats supérieurs est assumé par l’animus, le corpus étant le corps social. La folie est donc la perte de contrôle de la mens sur l’animus qui va être en proie à une agitation incontrôlée et insensée, à des passions étranges, car c’est la mens qui donne le sens, c’est-à-dire à la fois l’intention et la dimension symbolique d’une réaction. Totale et passagère chez le furieux, elle est relative mais définitive chez l’insanus. Le furor est une catégorie uniquement romaine, même si elle sert à accueillir, en les transformant, des catégories de la culture grecque présentes dans les tragédies athéniennes. Ainsi, dit Cicéron, les Grecs traduisent le terme furor par μελαγχολία. Et Cicéron s’insurge contre cette équivalence qui selon lui confond insania la maladie avec le furor. Car l’étymologie de μελαγχολία en fait le symptôme d’un excès de bile noire et désigne ainsi la folie par ses origines physiologiques. Il y a bien d’autres origines possibles, dit-il, au furor, « un excès de colère — iracundia —, de peur — timore — ou encore de douleur — dolore, suscitent — mouetur — le furor ». Et il cite quatre héros de la mythologie tragique grecque : Athamas, Alcméon, Oreste et Ajax, tous les quatre victimes d’hallucinations et présentés par le pseudo-Aristote comme des mélancoliques(100). Nous voici donc au cœur de la folie tragique. Le furor, la perte temporaire de la mens, peut être, en dehors des théâtres, provoqué par un excès de douleur, de peur ou de colère qui amène le furieux à agir en dépit des règles de la société, de la morale et plus généralement de l’humanité. Non par perversité ou par faiblesse de caractère, mais par accident. La personnalité d’un homme n’est pas mise en cause par un accès de furor, pas plus que par une crise d’épilepsie, le mal sacré. Mais quand il faut donner des exemples de furieux c’est dans le théâtre grec que Cicéron va les chercher, ce qui prouve qu’il y avait coïncidence pour les Romains entre le furor tragique et le furor hors des théâtres. Si ce furor romain ne relève pas d’une interprétation physiologique, comme le revendique Cicéron, c’est qu’il s’agit d’abord d’une catégorie du
droit, présente dans le plus ancien code, la loi des douze tables(101), où le furor est un cas d’incapacité juridique : « Si furiosus escit… » le furiosus étant frappé d’incapacité temporaire. Certes tout ce développement cicéronien sur le furor est intégré à un débat philosophique sur les passions qui ne nous concerne pas ici — il s’agit de savoir si le sage est ou non accessible aux passions, et il n’est donc pas directement question de l’humanité normale, socialisée et passionnée. Mais le témoignage indirect est pour nous précieux puisqu’il permet de reconstituer la représentation romaine commune du mécanisme des passions, et en particulier du surgissement du furor. Or nous voyons un furor causé par un dolor excessif, ou la crainte et la colère. Nous retrouvons schématisées quelques situations sociales élémentaires des civilisations anciennes. Le dolor, issu d’un chagrin qui n’a pas rencontré ou n’a pas voulu rencontrer l’écho social et affectif qui lui aurait apporté la consolation et l’aurait engagé sur la voie de la guérison, va déboucher sur le furor. Cette consolation, en cas de deuil naturel, consiste à recevoir suffisamment de témoignages de sympathie et de commisération ; en cas de malheur causé par quelqu’un d’autre, se consoler suppose qu’on se venge avec l’accord et parfois l’aide du groupe auquel l’offensé douloureux appartient. L’homme ou la femme douloureux qui cherchent à réintégrer l’espace social d’où ils se sont volontairement retirés pour manifester leur dolor, et qui y échouent, pour une raison ou une autre, deviennent des furieux, en décrochant temporairement d’un système de représentation qui leur répète indéfiniment qu’il ne les entend pas dans leur douleur et donc les exclut. Le furor est une folie de la solitude morale. En se démarquant de la physiologie aristotélicienne, Cicéron refuse une analyse psychologique de la folie tragique. Dans ce texte fameux sur la mélancolie, le héros tragique comme les grands hommes de l’histoire, Ajax comme Alexandre, sont des maniacodépressifs, passant de l’abattement à l’excitation, à cause d’un excès de bile noire, humeur chaude et sèche, dans leur organisme, excès qui constitue leur caractère, la megalopsuchia. Là où la mélancolie prend donc en charge la perversion d’un mécanisme culturel du chagrin qui débouche soit sur le deuil soit sur la vengeance, pour enraciner ce mécanisme dans la physiologie de l’homme, Cicéron conserve un modèle juridique et revendique, contre une philosophie de la nature, une philosophie de la culture.
Ainsi le noyau sémantique du furor tragique romain a été développé par le droit, avant d’entrer au théâtre, et cela de façon distincte du discours médical(102). Innombrables sont, dans la littérature juridique romaine(103), les allusions au furor, qui permettent de reconstruire la façon dont les Romains se représentaient un furiosus. Une fois posée l’irresponsabilité du furiosus en matière pénale, et son incapacité générale en matière juridique pendant et uniquement pendant ses crises de furor, les juristes proposent des comparaisons afin de les justifier. En ce qui concerne l’irresponsabilité pénale il y a un crime fameux, celui d’Ælius Priscus, qui a été l’objet de nombreux commentaires de la part des empereurs Marc-Aurèle et Commode et, à leur suite, de juristes(104). Cet Ælius Priscus avait tué sa mère dans un accès de furor. Le parricide ne sera pas condamné car il est tenu pour inconscient de son acte, à cause d’une mentis alienatione, et en outre, dit Marc-Aurèle, il est assez puni par sa fureur. Pour protéger ses proches et l’homme lui-même, on pourra l’enchaîner si l’on pense qu’il risque de recommencer ses folies. Il y a donc trois considérations différentes : en droit Ælius Priscus est jugé irresponsable, d’un point de vue moral il est puni par le furor qui le fait souffrir, ce qui est une façon d’ajouter tardivement une justification éthique à l’ancienne tradition juridique romaine, enfin indépendamment de tout jugement la prudence consiste à éviter les effets néfastes de la violence du furieux. L’irresponsabilité du furieux est souvent commentée par les juristes : il est dit que les victimes du fou le seraient de la même façon d’une tuile ou d’un animal. Un furieux est comme un muet, un sourd, un enfant, une femme, un homme endormi ou saisi de langueur, un absent, un mort(105). D’une façon générale, il ne comprend pas, ne perçoit pas, est insensible « sensum non habet », « non intellegit(106) », il est incapable de communiquer avec son environnement. Ces commentaires juridiques semblent être en accord avec la représentation commune du furor. Dans une satire, destinée au plus grand nombre, Horace(107) imagine un furiosus promenant en litière une ravissante agnelle qu’il entoure de soins paternels. Il l’appelle « mon poussin », la couvre de bijoux et veut la marier à un homme de bien. Et pour son lecteur, qui a d’abord ri à la pensée qu’un homme puisse confondre une brebis élevée dans ses étables et sa propre fille, Horace ajoute qu’il n’y a pas de différence entre ce bon bourgeois romain que sa famille va faire déclarer
furiosus devant le préteur pour l’interdire juridiquement et le confier à un curateur, et Agamemnon qui sacrifie sa fille aux dieux, au lieu d’une agnelle. La confusion est la même. Et le poète conclut que la folie n’est pas simplement l’égarement inconscient, d’Oreste ou d’Ajax, le crime conscient aussi est folie quand il trahit la même méconnaissance des valeurs fondamentales de l’humanité(108) : Qui species alias ueris scelerisque tumultu permixtas capiet, commotus habebitur atque stultitiane erret, nihilum distabit, an ira Celui qui prendra pour vraies des représentations étrangères à la vérité et rendues confuses par le tumulte des passions criminelles, celui-là on le tiendra pour dérangé, que la cause en soit la débilité ou la colère, il n’y a aucune différence à faire.
Ainsi Horace nous permet de revenir du droit à la tragédie, et montre clairement comment les Romains ont fait du furieux du droit le modèle intelligible du criminel tragique, dans la mesure où l’un et l’autre font preuve de la perte du sens des distinctions, la mens. Certes ces propos sont attribués par Horace à un prédicateur de rue qui cherche à convertir les passants au stoïcisme. Il veut démontrer à un candidat au suicide que le monde entier est fou, sauf lui, puisque le monde entier est déraisonnable en n’obéissant pas à la raison stoïcienne. Mais ce qui nous importe est que pour les besoins de la cause il fasse appel à des idées communes, sur lesquelles chacun s’accorde à Rome. Ce modèle juridique du furor est donc présent dans la tragédie, associé à une fureur qui est l’exaspération d’une passion. Ainsi le héros tragique par le biais de cette passion excessive, souvent le dolor, perd sa mens, ses repères humains et devient irresponsable de ses actes. Dans la tragédie, au lieu d’être un accident involontaire, le furor devient un mode volontaire de comportement. La catégorie juridique négative a servi à élaborer une catégorie tragique positive, une stratégie pour quitter volontairement le monde des hommes. Le furieux de tragédie manipule ses passions pour se libérer de ses repères moraux et sociaux qui le constituaient comme homme, en particulier il se défait de la pietas, ses affections familiales. La solitude du furieux, puisqu’il ne communique plus avec son entourage, le rend aveugle à l’image que les autres vont lui renvoyer de lui-même ; il est à l’abri de la
régulation sociale, il ne désirera plus être aimé de ses proches ou admiré de ses concitoyens. Atrée, Œdipe, Médée, Phèdre bravent l’opinion publique. SATELLES Fama te populi nihil aduersa terret ? ATREVS Maximum hoc regni bonum est quod facta domini cogitur populus sui tam ferre quam laudare LE COURTISAN Tu n’as pas peur de l’opinion publique ? Les gens ne seront pas d’accord ATRÉE Voici pourquoi le pouvoir royal est un bien souverain Le peuple est soumis par la force Obligé de supporter tout ce que fait son maître Obligé même de l’acclamer.
L’oderint dum metuant de l’Atrée d’Accius court de tragédie en tragédie(109) : ŒDIPVS Odia qui nimium timet regnare nescit : regna custodit metus. ŒDIPE Un roi n’a pas à craindre d’être détesté Ou alors il n’a rien compris au pouvoir : La terreur est la gardienne des trônes.
C’est pourquoi le héros tragique construit son furor par le paradoxe. Face à un interlocuteur, nourrice ou courtisan, qui lui oppose les préceptes de la morale commune sous forme de maximes, il prend systématiquement le contre-pied et retourne les formules qui lui sont proposées. Il donne ainsi un contenu à son isolement, un langage à son refus de communication. Car le
furieux est bien comme ce sourd-muet du droit, absent aux autres. Toujours au bord du borborygme. Seconde présence du droit : l’irresponsabilité du furieux juridique, dont tous les crimes, même le parricide, échappent au châtiment des hommes, fait le lien chez le furieux tragique avec l’auteur du nefas. Il n’est pas pour autant châtié par les dieux au sens juridique du terme, car il n’y a aucune peine qui puisse équilibrer sa faute. On l’a vu, l’auteur du nefas est rejeté de la société des hommes, son seul avenir est la démence ou le suicide. Comme l’écrit Marc-Aurèle, il est assez puni par sa fureur même. Car le drame du furieux est qu’il cesse un jour d’être furieux, il se retrouve coupable mais non responsable, souillé d’un crime qu’il n’a pas voulu et qui va s’attacher à lui, à jamais. On entend chez un grand nombre de héros tragiques, cette douleur du crime jamais expié(110). Thyeste, Thésée, Hercule, Œdipe interpellent les dieux en les suppliant de les punir, vainement(111). THESEVS Dehisce tellus, recipe me, dirum chaos […] Non mouent diuos preces at si rogarem scelera, quam proni forent THÉSÉE Terre, fends-toi Prends-moi, noir Chaos Prends-moi […] Les dieux restent insensibles à mes prières Les dieux n’écoutent que les vœux criminels Et s’empressent de les satisfaire.
Les grands damnés furieux qui surgissent des Enfers au début de quelques tragédies continuent à ressasser le couple dolor-furor. Le châtiment des héros qui est aussi leur victoire, c’est d’être sortis du temps de leur propre histoire, et d’être liés à jamais à leur nefas. Victoire pour ceux qui, ayant perdu leur identité humaine, ont conquis la sombre gloire d’une horrible légende que toute la Méditerranée se raconte éternellement. Mais aussi douleur d’être à jamais ce criminel affreux que tous les hommes regardent avec horreur. Les supplices infernaux ne sont rien à côté de cette
culpabilité éternelle. Tantale ramené sur terre aspire à retrouver son marécage(112) : TANTALVS Quis me inferorum sede ab infausta extrahit auido fugaces ore captantem cibos ? Quis male deorum Tantalo uisa domos ostendit iterum ? Peius est siti arente in undis aliquid et peius fame hiante semper. TANTALE Qui ? Qui m’a arraché du fond des Enfers ? Qui m’a sorti du malheur ? J’avais la bouche ouverte Tendue vers la nourriture qui s’offrait Ma bouche s’est refermée sur du vide Tout avait disparu Qui ? Quel dieu mauvais ramène Tantale devant sa maison ? On a trouvé pire Pire que mourir de soif auprès d’une fontaine Pire que la faim dévorante, éternelle.
Ce châtiment pire que les supplices du Tartare, c’est redevenir furieux et communiquer ce furor criminel à sa maison. Douleur, fureur et crime forment une chaîne sans fin. Donc, le héros tragique, au début de l’action, fou de douleur, refusant tout adoucissement à sa passion que lui apporteraient les autres hommes et désespérant de toute solution humaine perd ses références morales et sociales, sa mens. Devenu capable de n’importe quoi, il tourbillonne sans but, égaré, agité par des passions, agitations de l’âme — perturbatio animi — qu’aucune mens ne contrôle plus ni ne dirige, que ce soit vers le bien ou le mal. Tel est l’effet de la conjonction du dolor et du furor tragiques. Tout cela ne déboucherait sur rien d’autre qu’un corps chaotique, réduit aux cris, si le héros ne quittait le monde des hommes pour trouver de nouvelles références dans le monde mythologique des monstres.
À la différence du furieux juridique qui est seulement ailleurs sans que cet ailleurs soit défini sinon négativement, le fou tragique noue avec une autre raison, une autre logique. Une fois débarrassé de la morale humaine, de ses valeurs et de ses exemples, il va chercher chez les grands criminels tragiques ses valeurs et ses modèles. À son tour il puise dans la fama mythologique ces histoires qui courent chez les hommes, racontant des histoires de monstres, afin d’y trouver l’inspiration(113). ATREVS Quid stupes ? Tandem incipe animosque sume : Tantalum et Pelopem aspice ad haec manus exempla poscuntur meae ATRÉE Pourquoi restes-tu abasourdi à ne rien faire ? Il est temps de t’y mettre Reprends courage ! Regarde Tantale, regarde Pélops Oui j’ai besoin d’eux pour agir Ils seront mes modèles.
Réduit d’abord à la stupeur par l’excès de dolor, Atrée ne peut retrouver sa mens qu’en se tournant vers ses ancêtres abominables, Tantale et Pélops. Il remâche aussi d’autres nefas comme la légende du rossignol(114). ATREVS Animum Daulis inspira parens sororque ; causa est similis ; assiste et manum impelle nostram ATRÉE Mère et sœur de Daulis Insufflez-moi votre courage ! Notre cause est la même Assistez-moi Et dirigez ma main.
Le courtisan face à cet orage passionnel reconnaît qu’Atrée est au-delà de la vengeance humaine. SATELLES Maius hoc ira est malum LE COURTISAN Ce n’est plus de la colère, ce n’est plus de la vengeance.
C’est pourquoi le bouillonnement du furor est d’abord un tumulte confus qui ne trouve pas sa formulation. ATREVS Fateor. Tumultus pectora attonitus quatit penitusque uoluit : rapior et quo nescio sed rapior… Nescio quid animo maius et solito amplius supraque fines moris humani tumet instatque pigris manibus : haud quis sit scio sed grande quiddam est. ATRÉE Oui, je suis au-delà Dans ma poitrine une armée frappée d’épouvante Gronde et déferle du fond de moi Je suis emporté Où vais-je ? je ne sais pas Je suis emporté… Je ne sais pas ce que c’est Mais c’est grand Trop grand pour un cœur ordinaire Ma poitrine se gonfle Ce n’est plus une aventure humaine Mes mains s’éveillent, elles vont agir Je ne sais pas ce que c’est Un exploit de géant.
Et ce n’est qu’en passant par la comparaison, exemplar, avec d’autres nefas connus que le héros reconnaît et invente son propre nefas. La fama mythologique lui sert désormais de langage. Il intériorise grâce au furor cette autre mémoire qui se substitue à sa mens humaine ; une autre souveraineté va s’exercer sur son animus et diriger ses passions. Il est volontairement possédé. Le furor extra-théâtral était toujours un accident, un malheur involontaire. Certes les Romains admiraient ceux qui savaient suffisamment maîtriser leurs passions pour éviter ces accidents. Mais parfois le furor frappait même le sage, sans prévenir et sans qu’il y eût faute humaine. Dans la tragédie, le furor se tranforme en événement voulu par le héros qui manipule son dolor afin d’accéder à cette fureur qui va lui permettre d’inventer et de réaliser le nefas. Ce qui change tout. Les héros tragiques sont aussi des monstres de volonté. Quand ils sentent décliner le furor et revenir la mens, le sens commun des valeurs, ils excitent leur douleur, en insistant sur ce qui fait mal, en répétant inlassablement les injustices qu’ils ont subies. Ainsi Médée, au moment de tuer ses fils, ayant reconnu dans ce massacre le crime suprême qui fera sa gloire « ultimum agnosco scelus » (923), soudain sa mens lui revient et lui rend le sens de la pietas : elle voit cet infanticide avec des yeux humains, l’évidence de l’horreur la bouleverse, le furor a disparu : MEDEA Cor pepulit horror, membra torpescunt gelu pectusque tremuit. Ira discessit loco […] Melius a demens furor incognitum istud facinus ac dirum nefas a me quoque absit […] Ira pietatem fugat iramque pietas. Cede pietati dolor. MÉDÉE Mon cœur horrifié a battu la chamade Je suis glacée, je ne sens plus mon corps, ma poitrine a tremblé La colère cède la place […] Erreur et folie
Je n’irai pas jusque-là Jusqu’à cet acte inouï Ce meurtre impossible Ce crime de nuit […] La colère repousse l’amour maternel L’amour repousse la colère Douleur cède à l’amour d’une mère.
Alors elle se rappelle qu’elle est exilée par Jason, que son époux qui lui doit tout la chasse pour épouser la fille du roi et sauver sa vie à lui, en la perdant, elle : MEDEA urguet exilium ac fuga Iamiam meo rapientur auulsi e sinu flentes, gementes exulis ; pereant patri periere matri. Rursus increscit dolor et feruet odium… MÉDÉE D’un instant à l’autre on va me chasser D’un instant à l’autre je vais devoir partir Et on les arrachera de mes bras pour me jeter dehors Ils pleureront, ils gémiront Qu’ils meurent pour leur père Pour leur mère ils sont déjà morts La douleur revient et grandit La haine bouillonne.
La vision de son frère, qu’elle a jadis tué et découpé en morceaux, afin de se sauver avec Jason en retardant ainsi les poursuivants, va lui servir de modèle mythologique. La Médée d’autrefois, furieuse et héroïque, appartient déjà à la mythologie et donc peut lui servir d’exemplum, comme Tantale à Atrée(115). Le couple dolor-furor permet donc aux deux passions de se nourrir mutuellement et donne au héros une double force monstrueuse, pour
inventer son crime et le réaliser. Mais, répétons-le, ces deux passions ne sont pas des états subis par le héros, ce sont des moyens pour lui d’agir sur lui-même, de se fabriquer une autre mens qui va entraîner son animus vers d’autres horizons, lui offrir d’autres exemples, ceux des monstres mythologiques de la fable. Grâce au couple dolor-furor le héros accumule de l’énergie qui va exploser dans la catastrophe finale, passant ainsi du paroxysme de l’abattement et de la souffrance au paroxysme de la joie par la coïncidence avec lui-même(116) : ATREVS Nunc meas laudo manus nunc parta uera est palma. Perdideram scelus nisi sic doleres. Liberos nasci mihi nunc credo, castis nunc fidem reddi toris ATRÉE Maintenant je me félicite de ce que j’ai fait Maintenant je suis vainqueur J’ai remporté la palme J’avais perdu mon temps et gaspillé mon crime Si tu ne souffrais pas autant Maintenant il me semble Que des fils me naissent Maintenant je crois Que ma femme m’est restée fidèle.
Le manque initial est enfin comblé.
T
HYESTE TRAGÉDIE EXEMPLAIRE
Ce scénario simple en trois étapes est présent à l’état pur dans deux tragédies romaines : Thyeste et Médée. Ce qui explique peut-être le succès de ces deux fabulae tragiques à Rome, utilisées des dizaines et des dizaines de fois. Dans les deux tragédies le passage du scénario au spectacle se fait à
peu près au moyen des mêmes scènes, ce qui donne une idée de ce que devait être la codification tragique à Rome. Chaque étape de l’action se dit ou se montre de la même façon quelle que soit la fable. Voici comment cela se passe dans Thyeste. Le dolor initial frappe les deux frères. Des deux fils de Pélops héritiers du trône de Mycènes, l’un, Atrée, règne légitimement, l’autre, Thyeste, est en exil, après avoir frauduleusement pris la place de son frère. Le dolor de Thyeste peut trouver sa résolution dans le monde humain. Certes il est dans un état lamentable, il se meurt indéfiniment de chagrin et de dénuement(117) : ATREVS Aspice ut multo grauis squalore uultus obruat maestos coma quam foeda iaceat barba. ATRÉE Comme il est répugnant Rongé de crasse, couvert de barbe On ne voit plus son visage sous ses longs cheveux en désordre.
Mais il lui suffirait de retrouver sa position parmi les hommes aux côtés de son frère et son malheur cesserait. On célébrera alors le retour de l’exilé, situation classique dans le monde romain. Le dolor d’Atrée est tout autre et ne peut trouver de résolution parmi les hommes. Certes il règne, mais la trahison de son frère fait planer un doute sur la légitimité de ses fils, car Thyeste pour dérober le fétiche royal, le bélier à la laine d’or qui confère la souveraineté à celui qui le possède, a séduit la femme d’Atrée et était son amant à l’époque où ses fils naissaient. Lequel des deux frères est leur père ? Atrée vit un enfer. Si ses fils sont de lui et qu’il les renie, il se prive de descendance et commet une impiété. Mais si ses fils sont de son frère, il place sur le trône la dynastie de l’usurpateur. Pour mieux comprendre le piège où il est enfermé, il faut se rappeler que le pouvoir n’est rien si les générations à venir ne le commémorent pas, dans une civilisation où la seule survie après la mort est celle que vous donne la gloire. Un roi se doit d’avoir des fils qui lui ressemblent, qui lui succéderont et le prolongeront en célébrant son
souvenir par leur seule existence. Se perpétuer dans la mémoire des hommes est la seule façon de se rapprocher de l’immortalité des dieux. C’est ce dolor exacerbé qui va conduire Atrée au furor, et lui faire renouer avec ses ancêtres furieux, Pélops et Tantale, afin de conquérir une autre gloire, une autre immortalité dans la mémoire des hommes sans avoir besoin de fils. Atrée construit son furor dans un monologue, d’abord en fouettant son dolor, afin de perdre tout sentiment de pietas(118) : ATREVS Excede Pietas si modo in nostra domo unquam fuisti. Dira Furiarum cohors discorsque Erinys ueniat et geminas faces Megaera quatiens ; non satis magno meum ardet furore pectus, impleri iuuat maiore monstro ATRÉE Amour, respect Si jamais vous avez habité notre maison Amour, respect Disparaissez Qu’entrent à votre place La bande noire des Furies L’Érinys des querelles La Mégère qui agite un flambeau dans chaque main La folie s’allume dans mon cœur Il faut que ce feu grandisse Le plaisir d’être possédé Par un monstre qui grossit, grossit !
Ensuite en se remémorant le festin de Tantale et celui de Procnè, il modèle son nefas à partir de ces exempla(119) : ATREVS
Tantalum et Pelopem aspice ad haec manus exempla poscuntur meae. ATRÉE Regarde Tantale, regarde Pélops Oui j’ai besoin d’eux pour agir Ils seront mes modèles. ATREVS Animum Daulis inspira parens sororque ; causa est similis ATRÉE Mère et sœur de Daulis Insufflez-moi votre courage Notre cause est la même.
Ce furor se construit à partir de l’ira(120) et ne vient pas directement du dolor. C’est un des trajets possibles, celui de la vengeance. D’où l’épithète d’Atrée, iratus. Mais cette colère, pour devenir proverbiale et mythologique, doit passer par un furor qui chez lui est une rage furieuse(121) : ATREVS questibus uanis agis iratus Atreus ? ATRÉE Et toi tu ne sais que pleurnicher Où est-elle la fameuse colère d’Atrée ?
La vengeance doit par le furor devenir une réparation du manque initial(122) : SATELLES Quonam ergo telo tantus utetur dolor ? ATREVS Ipso Thyeste SATELLES
Maior hoc ira est malum LE COURTISAN Quelle sera donc l’arme de cette douleur sans mesure ? ATRÉE Thyeste lui-même LE COURTISAN Ce n’est plus de la colère, ce n’est plus de la vengeance.
Pour accomplir son sacrifice humain, suivi d’un banquet cannibale, Atrée fait preuve d’une parfaite maîtrise de soi. On comprend bien ainsi que l’exaspération des passions n’est qu’un point de départ pour devenir autre. Le héros tragique ne commet pas un crime passionnel. Atrée furieux se manipule froidement comme la Furie manipule Tantale dans le prologue à coups de fouet. D’abord il fait revenir son frère, et dans la scène de réconciliation, il est parfaitement vrai ; absent à lui-même, il n’est plus cet homme que nous voyions dans les premières scènes. Comme dans un film de science-fiction, un être venu d’un autre monde s’est infiltré parmi les hommes. Certes Atrée n’a pas de masque en caoutchouc pour cacher un visage vert ou des oreilles pointues et velues de Martien, aucun indice ne vient rappeler qu’il est autre, un monstre à peau d’homme. La coïncidence est parfaite entre l’homme et le monstre, le seul signe de la monstruosité d’Atrée est son absence totale de sentiments. Il n’a plus de haine, il est au-delà. Ensuite Atrée accomplit, en observant scrupuleusement les règles, le sacrifice impossible et égorge rituellement ses neveux puis fait manger leurs chairs à leur père. Aucune émotion ne vient troubler sa décision, aucun retour de pietas qui exigerait de lui qu’il ranimât son dolor comme cela arrive à Médée tuant ses enfants. Atrée est parfaitement froid et insensible(123) : NVNTIVS Mouere cunctos monstra, sed solus sibi immotus Atreus constat LE MESSAGER Ces prodiges auraient arrêté n’importe qui
Atrée lui continue imperturbable.
Pendant le banquet cannibale Atrée passe progressivement du furor à la jubilation victorieuse, mais reste encore suffisamment absent à lui-même pour dire et faire les gestes qu’impose un festin de réconciliation(124) : ATREVS Festum diem, germane, consensu pari celebremus ATRÉE C’est un jour de fête Mon frère Célébrons-le ensemble D’un même cœur !
Thyeste, lui, n’accède jamais au furor. Il est cependant entraîné dans le nefas dont il est coupable — avoir mangé ses fils sacrifiés —, même s’il n’en est pas responsable. Le nefas fait passer ceux qui en sont les sujets, les acteurs, Atrée qui célèbre le sacrifice, Thyeste qui mange les chairs sacrificielles, du monde des hommes à celui des monstres, des fables mythologiques. L’un et l’autre sont sortis du temps humain et des chaînes généalogiques(125) : ATREVS Liberos nasci mihi nunc credo, castis nunc fidem reddi toris ATRÉE Maintenant il me semble Que des fils me naissent Maintenant je crois Que ma femme m’est restée fidèle.
Car les générations se sont bloquées dans le ventre de Thyeste, dont les fils ne sont pas devenus des chairs comestibles, ils bougent dans le ventre de leur père dont jamais ils ne descendront au sens strict. Ils ne se sépareront jamais de lui, et n’auront jamais de fils à leur tour.
Quant à Atrée, il a obtenu la gloire éternelle, dont Thyeste l’avait frustré. Le dolor final est celui de Thyeste. Ce n’est plus le modeste chagrin de l’exil, mais un dolor de la même qualité que celui qui tenait Atrée au début de la tragédie, ils ont échangé leurs rôles. La machine à produire des monstres est prête à repartir. Passé d’un dolor humain à un dolor tragique, Thyeste est prêt pour le furor et un nouveau nefas, comme il le raconte dans le prologue de l’Agamemnon(126). À son tour Thyeste invente et commet un nefas, il conçoit un fils avec sa propre fille, la seule épouse possible pour lui désormais. Le mélange des générations est à son comble et cet horrible bâtard sera Égisthe, monstre fabriqué par son père dans le seul but de le venger plus tard. Si la réalisation du scénario est assez simple dans Thyeste ou Médée, ailleurs elle peut devenir très complexe, car il s’agit pour le poète de négocier le tissage de la fabula et du scénario tragique. La rhétorique permet au poète une arithmétique des passions afin de retrouver le dolor initial chez tous les personnages héroïques. Ensuite il peut jouer sur les deux registres de ce dolor, l’humain et le tragique, afin de permettre à certains héros de rester à l’écart du nefas et de l’action. Par exemple le dolor d’Iole, dans Hercule sur l’Œta, n’évoluera jamais vers un furor. Le nefas lui aussi a diverses formes et suppose une autre mathématique, celle de l’horreur multipliée grâce à l’émulation mythologique. Le modèle de la gloire sert à penser le crime. Tableau comparé de la réalisation du scénario dans Thyeste et Médée. Thyeste Médée dolor Atrée : dolor excessif Médée : dolor excessif Jason : initial Thyeste : dolor humain dolor humain furor Atrée Atrée et le courtisan Médée Médée et la nourrice dolor/furor nefas Piège tendu à Thyeste Piège tendu à Créon Cadeau Sacrifice et banquet nuptial magique et meurtre des cannibale fils dolor final Thyeste : dolor excessif Jason : dolor excessif victoire Atrée : annulation du temps Médée : annulation du temps du généalogique mariage
Chapitre V Du scénario au spectacle Puisque l’enjeu d’une tragédie romaine n’est pas seulement de raconter une histoire de monstres mais de faire voir l’invisible, de faire croire à l’incroyable en en imposant le spectacle, il convient de reconstituer ce spectacle et de comprendre comment les Romains transforment les mots de la fable en une réalité scénique, comment la fabula grecque se réalise dans un nefas. Cette réalité scénique est faite de corps parlants, car le théâtre romain utilise peu de décors et aucun effet de lumière, même s’il a à sa disposition des machines pour faire apparaître et disparaître les dieux ou les fantômes, ainsi que des bruitages artificiels comme le grondement du tonnerre. La musique instrumentale est certes présente mais longtemps réduite à la flûte. Donc la matière première de la tragédie est le langage, ou plutôt les langages du corps tels qu’ils ont été codifiés par la civilisation romaine. En effet le langage du corps est à Rome différent selon les contextes où il s’énonce, il est donc multiple. Le mieux connu d’entre eux est celui des orateurs, ces hommes politiques qui plaident devant les tribunaux ou haranguent le peuple et le sénat, ceci grâce aux manuels de rhétorique qui en traitent sous le terme d’actio. Un autre langage du corps, lui aussi omniprésent dans la tragédie, est installé sur la scène par les rituels de parole grâce auxquels les hommes communiquent entre eux, ou avec les dieux, que ce soit la prière, le deuil ou la supplication.
L
’ACTIO RHÉTORIQUE AU THÉÂTRE
L’actio rhétorique codifie l’expressivité physique de l’orateur, c’est-àdire d’un locuteur usant de cette parole spécifique que les Romains appellent oratio(127). L’oratio est le discours d’un homme à un groupe ; les Anciens l’envisagent nécessairement comme une parole de persuasion qui s’oppose à ce que nous appelons la parole de communication, sermo. Persuader à Rome signifie émouvoir — mouere —, faire partager un sentiment et non convaincre de la vérité d’un énoncé par une
argumentation(128). La rhétorique romaine est donc une rhétorique de l’énonciation, centrée sur le sujet : l’orateur en colère — iratus —, indigné par une injustice, se soucie moins de démontrer objectivement qu’une injustice a été commise, que de communiquer directement son indignation aux auditeurs en se mettant en scène en proie à la colère, grâce à l’actio. C’est pourquoi les traités de rhétorique latins reconnaissent le primat de l’actio, que ce soit chez Quintilien ou chez Cicéron, sur les autres parties de l’éloquence(129) : Actio, inquam, in dicendo una dominatur L’action dans l’art oratoire est la maîtresse toute-puissante
et Equidem uel mediocrem orationem commendatam uiribus actionis adfirmarim plus habituram esse momenti quam optimam eadem illa destitutam Pour ma part je n’hésiterais pas à affirmer qu’un discours même médiocre mais soutenu par une action vigoureuse aura plus d’efficacité que le meilleur discours réduit à lui-même.
Cicéron(130) donne l’exemple d’un fragment de discours de Caius Gracchus qui hors contexte est, à ses yeux, un énoncé assez faible, mais il ajoute Quae sic ab illo esse acta constabat oculis, uoce, gestu, inimici ut lacrimas tenere non possent Il [Gracchus] disait ces mots, tous les témoins en sont d’accord, avec un tel regard, de tels accents et de tels gestes que même ses adversaires ne pouvaient retenir leurs larmes.
L’argument ultime, ici comme souvent, pour prouver l’efficacité d’une action est d’avoir ému l’adversaire, de lui avoir fait oublier ses sentiments ou ses griefs personnels et d’avoir réussi à l’entraîner dans une émotion générale. Contre une évidence du cœur, la raison ne peut rien, on peut seulement lui opposer une autre évidence du cœur, plus puissante. Nul auditeur ne résiste à la passion, pense-t-on à Rome, si elle est communiquée avec assez de force. Cette toute-puissance d’une émotion mise en scène par la rhétorique se retrouve au théâtre. Car c’est par l’efficacité spectaculaire des passions que les ludi scaenici pouvaient réaliser cette unanimité qu’exigeait le rituel des jeux. À la fin des Troyennes de Sénèque, vainqueurs et vaincus, Grecs et Troyens assistent côte à côte, ravagés par la même émotion, à la mort
d’Astyanax mise en scène par Ulysse. Cet épisode de théâtre dans le théâtre montre bien jusqu’où les Romains poussaient les effets consensuels d’un spectacle pathétique : réconcilier des ennemis mortels. Et tous les rhéteurs, pour prouver l’importance de l’actio, de citer Démosthène qui, quand on lui demandait de classer les qualités nécessaires à l’orateur, plaçait l’action en premier, en second et en troisième. Avec pour conséquence paradoxale que cette éloquence du mouere et du corps en action, qui privilégie le voir sur le dire, s’accomplit dans des images silencieuses. Astyanax meurt sans un mot. La robe ensanglantée de César est plus éloquente que le plus beau discours, et rapporte Quintilien(131) : Nam et Manium Aquilium defendens Antonius, cum scissa ueste cicatrices quas is pro patria pectore adverso suscepisset, ostendit, non orationis habuit fiduciam, sed oculis populi Romani uim attulit Lorsqu’Antonius défendant Aquilius déchira la tunique de son client et montra les cicatrices des blessures qu’il avait reçues à la poitrine pour sa patrie, il ne se fia pas à son plaidoyer mais il frappa les regards du peuple romain.
Il arrive même qu’au moment de l’exorde les avocats brandissent des tableaux pathétiques, représentant le crime qu’ils viennent de raconter(132) : Quae enim est actori infantia qui mutam illam effigiem magis quam orationem pro se putet locaturam. Il faut qu’un orateur soit bien convaincu de son insuffisance pour croire que cette peinture muette sera plus éloquente que ses paroles.
commente Quintilien. Quoi qu’il en ait été des réticences de certains, la rhétorique romaine assignait au visible une efficacité pathétique plus grande qu’à la parole en faisant de l’émotion le sommet de l’art oratoire. « La systématicité de sa propre logique conduit ainsi la rhétorique à cette extrémité où le dicible parvient à sa plus haute réalisation jusqu’à se fondre dans le visible, et où la parole ne peut assurer sa finalité qu’en s’abolissant dans le silence(133) ». Ce qui évidemment n’est pas sans conséquences pour l’art dramatique à Rome, puisque la poésie dramatique est l’accomplissement formel de l’éloquence, et coupe la tragédie romaine de la tradition aristotélicienne. La Poétique d’Aristote faisait du spectacle — hopsis — au théâtre un accessoire vulgaire(134). À Rome, au contraire, de même que le corps visible
de l’orateur romain est au centre de l’éloquence, le corps spectaculaire de l’acteur est au centre de la tragédie romaine, et l’esthétique théâtrale a partie liée avec les arts plastiques, la peinture et la sculpture. Puisque l’actio rhétorique est transportée du tribunal au théâtre, la parole dramatique est une oratio qui certes ne s’adresse pas à un tribunal ou à une assemblée politique mais au public des jeux ; ainsi un monologue tragique n’est-il pas une conversation du personnage avec lui-même, une parole intérieure que le public entendrait grâce à une extériorisation artificielle, mais une oratio du héros destinée aux spectateurs afin de leur faire partager le sentiment qui le possède. La théâtralité propre à l’art oratoire est détournée au profit de la scène : les moyens de l’actio rhétorique visant à susciter l’émotion — mouere — n’ont plus pour but la persuasion, ils deviennent une fin en soi, — comme l’implique ce que nous avons appelé le ludisme scénique(135). Par conséquent Atrée en colère contre Thyeste — iratus Atreus —, face au public romain, utilise les mêmes moyens que Cicéron en colère contre Catilina face au sénat, à cette différence près : Cicéron voulait convaincre le sénat de condamner Catilina en leur faisant partager son indignation, tandis qu’Atrée veut seulement communiquer aux spectateurs sa colère. Au théâtre les Romains savourent le plaisir ludique des mots sans s’embarrasser d’une enquête de vérité débouchant sur un jugement(136). Personne ne leur demande de condamner Atrée. Sa culpabilité — le mot est faible — est acquise depuis toujours. Chacun jubile de le haïr si fort, en le voyant si méchant. Le public est là pour voir les monstres, non pas pour les juger. Utilisée par les histrions, hommes que leur statut infâme libère de toute modération, l’action rhétorique au théâtre est du même coup libérée des limites que le pudor assignait à l’orator(137). Le pudor est la dignité, la réserve qu’un statut social élevé impose aux Romains. L’orateur par exemple, toujours de bonne naissance — sinon sa parole serait sans autorité —, se doit donc de ne pas chanter son discours, bien que la musicalité de la langue puisse donner à la parole une plus grande force d’émotion ; il ne doit pas non plus se trémousser comme un danseur(138). Son action oratoire est tendue entre deux exigences contradictoires, celle de conserver son autorité sociale qui implique une posture grave et un ton neutre, et celle d’utiliser au mieux les capacités émotives du geste et de la voix. L’acteur au contraire, qui n’a aucune autorité sociale et n’en a pas besoin, peut développer jusqu’à l’hypertrophie les potentialités de son corps mis en scène. C’est pourquoi la
formation de l’acteur n’est pas celle de l’orateur ; elle se limite à la danse et la musique ; il s’exerce à la souplesse et à la plasticité physique, et travaille son souffle, son timbre, et le chant. Donc la critique traditionnelle a raison de dire que la tragédie romaine est rhétorique, mais il ne faudrait pas que ce jugement soit entendu comme péjoratif. Rhétorique de nos jours signifie artificiel, pompeux et boursouflé ; pour les Romains la rhétorique est l’art de s’adresser à une foule, d’installer une présence physique, d’emplir l’espace, d’agir avec les auditeurs en les faisant vibrer aux rythmes de sa voix.
L
ES POSTURES DE PASSION
Puisque le personnage présentant une passion n’est pas en situation de communication mais plutôt d’exhibition, puisqu’il ne cherche pas à faire savoir qu’il est en colère mais à faire ressentir cette colère en lui donnant une réalité visible et audible, le langage du corps issu de la rhétorique n’est pas un moyen d’extériorisation d’une intériorité(139). Les postures physiques du comédien ne sont pas une gesticulation psychologique qui illustrerait ses paroles, ses sentiments sont directement lisibles à partir d’une grammaire somatique des passions. Sur scène surgit une image, elle s’impose d’emblée avec la force de l’évidence : un personnage en proie à un sentiment simple, comme la peur, le chagrin, la colère, la jubilation(140). L’évidence tient à une codification gestuelle, connue de tous, commune à la rhétorique et aux arts plastiques. À la différence des paroles qui ne peuvent toucher chacun de la même façon et qui échapperont à certains, les passions jouées par l’acteur sont évidentes quel que soit le degré de culture ou d’instruction des spectateurs, même les barbares les reconnaissent(141). Les passions ignorent la distinction. Enfin l’effet produit par ces corps passionnés est violent, il saisit le spectateur et lui impose une atmosphère. Ainsi la vision d’un homme terrassé par le chagrin suscite tout de suite la pitié, le mépris, le dégoût, le déplaisir(142) : Quid autem est non miserius solum sed fœdius etiam et deformius quam aegritudine quis adflictus, debilitatus, iacens Qu’y a-t-il de plus misérable mais aussi de plus affreux et de plus dégoûtant qu’un homme écrasé de chagrin, qui gît par terre, inerte ?
Un malaise assez proche atteint le public à la vue d’un héros immobilisé par la peur. Car la peur comme le chagrin est un pourrissement — tabes — de l’âme, de la volonté. Et pour illustrer son affirmation, Cicéron cite la figure de Tantale — allusion à une tragédie perdue — paralysé de terreur sous un rocher menaçant de lui tomber dessus. Cette gestuelle des passions est indissociable d’une codification du costume qui ne se distingue pas des signes du corps. Les haillons de l’homme en proie au chagrin renvoient à un corps dévasté par cette passion. Aétès l’inconsolable, roi déchu de Colchide, père malheureux de Médée qui lui a volé la Toison d’or pour la donner à Jason, parle ainsi de lui-même(143) : Refugere oculi corpus macie extabuit Lacrimae peredere umore exsanguis genas Situm inter oris barba paedore horrida atque Intonsa infuscat pectus inluuie scabrum Mes yeux se sont enfoncés, le jeûne m’a couvert de vermine Les larmes ont creusé mes joues blafardes Une barbe hérissée et sauvage a envahi mon visage infecté Et cache ma poitrine couverte d’une crasse moite
De plus, ce qui vient renforcer une esthétique de l’évidence, ces postures de passion sont associées dans la mémoire de chacun à des héros ou des héroïnes mythologiques(144). Ainsi la douleur de Niobè — ou d’Hécube —, celle d’une maternité blessée à mort, est tout entière dans l’image d’une femme assise, la tête voilée, la face tournée vers la terre, appuyant sa tête dans sa main. L’équivalence est parfaite entre les trois instances : le nom mythologique, la passion du personnage, sa posture physique — habitus. Cette équivalence se retrouve dans la peinture, au théâtre et dans cette forme littéraire que les Anciens appellent ekphrasis, « description d’œuvre d’art ». L’image est donc par elle-même suffisamment éloquente pour que celui qui la regarde la sonorise spontanément. Quand Théophraste décrit des tableaux, il « entend parler », pour ainsi dire, les figures peintes(145). Regardant les Bacchantes en proie au délire sur le Cithéron et déchiquetant le roi Penthée qu’elles prennent pour un lion, il écrit : « On entend, diraiton, leur chant de victoire ; le cri d’évoé semble sortir de leurs poitrines
haletantes ». Il continue, plus loin : « Tu vois comme sur le Cithéron elles s’élancent enivrées par la lutte, réveillant de leurs cris aigus l’écho de la montagne ». Ainsi donc celui qui regarde le tableau voit les cris aigus des Bacchantes. On ne peut mieux dire que la parole, ou plus précisément la sonorisation de l’image est déjà dans le tableau. Le cri, le chant ou les mots n’en sont que le prolongement, le double redondant. Le corps en posture de passion est bien un corps éloquent. De cette forme assise et douloureuse, de cette Médée ou de cette Niobè ne peuvent sortir que des plaintes et des gémissements. Le spectateur les entend gémir avant même qu’elles n’aient ouvert la bouche. La tragédie va donc exploiter une codification formulée par la rhétorique, mais où le geste au lieu d’accompagner les sentiments les redouble et les précède, ce qui ne veut pas dire qu’il les joue. Cicéron dit(146) : […] hic [gestus] uerba exprimens scaenicus […] demonstratione. […] ce geste des acteurs qui exprime le texte […] en le faisant voir.
Le verbe exprimere, dont le sens premier est « prendre l’empreinte », renvoie à la technique du masque funèbre, l’imago en cire que les Romains prenaient sur le visage des nobles morts. Le masque est l’image visible de l’identité du mort avec laquelle il coïncide exactement. Donc l’acteur « fait voir » les sentiments du personnage, les rend présents en prenant l’attitude correspondante, en particulier grâce à la position du buste — laterum inflexione —, et à un jeu complexe des mains(147), à la différence de l’avocat qui parle d’abord et dont le geste ne vient qu’appuyer ensuite — subsequens — les mots qu’il prononce afin d’en souligner la signification — significatione. Les gestes de l’orateur ne sont que les ponctuations visibles du texte : par exemple l’avocat frappe du pied pour signaler les moments forts de son discours. Cicéron oppose ainsi la gestuelle de l’acteur qui doit « faire voir » à la gestuelle de l’orateur qui doit « faire comprendre ». À chaque passion tragique correspond une musique de la voix, en accord avec la position du corps(148) : Omnis enim motus animi suum quendam a natura habet uoltum et sonum et gestum. À chaque passion correspondent naturellement un visage, une gestuelle et une musicalité propres.
Car le corps tout entier de l’acteur, et non seulement sa bouche, est un instrument de musique ; son attitude physique, définie par une plus ou moins grande tension en fonction des passions émet en conséquence des sonorités différentes, que ce soit par la hauteur, le timbre ou le rythme : Corpusque totum hominis et eius omnis uultus omnesque uoces, ut nerui in finibus ita sonant, ut motu animi cuique sunt pulsae. Tout le corps de l’homme, chaque expression de son visage, chaque ton de voix, résonnent comme les cordes d’une lyre, selon la passion qui les frappe.
Comparaison étonnante : la passion est un musicien qui joue du corps de l’acteur comme d’une lyre. Il fait jaillir une mélodie de ce corps passionné qui est l’image musicale de sa passion, alors que le corps en est l’image visible, image qui fabrique l’instrument qui va la chanter. Nam uoces ut chordae sunt intentae quae ad quemque tactum respondeant, acuta, grauis, cita, tarda, magna, parua […] Atque etiam illa sunt ab his delapsa plura genera, lene, asperum, contractum, diffusum, continento spiritu, intermisso, fractum, scissum, flexo sono extenuatum. Car les tons de la voix sont comme les cordes d’une lyre plus ou moins tendue, qui lorsqu’on les touche donne un son différent : grave ou aigu, bref ou long, fort ou faible […] À partir desquelles on peut former des sons divers : doux, rude, serré, prolongé, tenu, piqué, modulé, saccadé, montant ou descendant.
Ainsi le chant naturel du corps passionné est-il le point de départ de l’écriture poétique de la tragédie : Hi sunt actori, ut pictori, expositi ad uariandum colores Ces diverses sonorités sont à la disposition de l’acteur, comme les couleurs sont à la disposition du peintre, lui permettant des variations.
et la musique instrumentale ne fera que reproduire la voix humaine des passions. Ainsi s’établit une continuité entre l’image et les sons, sans avoir à passer par la signification des mots. Les possibilités de variations offertes au comédien lui permettent de rester dans un thème connu sans être répétitif. Crassus énumère quelques thèmes fondamentaux de cette musique des passions. Il a défini six passions principales et donne pour chacune d’elles une citation tragique, nous indiquant ainsi en outre que l’écriture poétique
se modèle elle aussi sur les sonorités dictées au corps par la passion représentée. Ces six passions s’opposent deux par deux. La colère — ira —, réaction agressive à une violence infligée, est le contraire du chagrin — maeror — qui consiste à subir passivement cette même violence. La crainte — metus — est aussi un sentiment passif face à un avenir menaçant, auquel s’oppose la violence agressive — uis — qui pousse à anticiper l’agression et à attaquer le premier. La jubilation — uoluptas — consiste à savourer un succès ou un bonheur présent ; l’ennui — molestia — au contraire est une réaction fâchée à des événements déplaisants, ou à un souvenir désagréable. D’abord, Cicéron présente la colère, passion tragique par excellence, et la tragédie emblématique de cette passion, Atrée. Aliud enim uocis genus iracundia sibi sumat, acutum, incitatum, crebro incidens : « Ipsus hortatur me frater ut meos malis miser Manderem natos… » Un accès de colère doit prendre un ton de voix particulier, aigu, haletant, haché : « Mon frère en personne me pousse dans l’état de misère où je suis, à mâcher mes fils… »
Ce vers est sans doute prononcé par Thyeste à la fin de la tragédie. Un autre fragment de l’Atrée d’Accius est une parole de tyran, dite probablement par Atrée lui-même : Ecquis hoc animaduertet ? Vincite… Quelqu’un pour châtier ce geste ! Enchaînez-le…
Ensuite vient le chagrin associé à la pitié, dont les héroïnes emblématiques sont Médée et Andromaque : Aliud miseratio ac maeror, flexibile, plenum, interruptum, flebili uoce « Quo nunc me uortam ? Quod iter incipiam ingredi ? Domum paternamne ? Anne ad Peliae filias ? » et illaec « O pater, o patria, o Priami domus ! […] Haec omnia uidi inflammarei Priamo ui uitam euitari »
Le chagrin et la pitié ont leur ton de voix propre, modulée et forte, une voix qui sanglote et se brise : « Et maintenant où me tourner ? Où irai-je ? Reviendrai-je à la maison de mère ? Retournerai-je chez les filles de Pélias ? » et ce passage-ci : « Père, terre de mes pères, maison de Priam ! […] Tous ces murs, je les ai vu s’embraser J’ai vu la violence vider Priam de sa vie »
On remarque dans ces citations l’importance des assonances et des répétitions phonétiques, ainsi que la reprise de lignes mélodiques comme l’interrogation. Si l’on regarde précisément les deux vers prononcés par Médée on peut constater que le ressassement sonore commande des variations à partir d’un groupe de formes sémantico-syntaxiques et d’outils grammaticaux lexicalisés. Les quatre interrogations sont introduites par deux interrogatifs en *kw, quo ? et quod iter ? puis deux particules interrogatives — ne ? et anne ? Les quatre interrogations portent sur un lieu, une destination possible, et implicitement impossible, de la fuite de Médé ; nous avons donc affaire quatre fois au même complément de lieu : vers où ? quel chemin ? la maison de mon père ? la maison de mon beau-père ? La miseria, qui provoque la miseratio — notion esthétique et affective — est à l’état pur le malheur absolu d’un être humain chassé de l’humanité et sans domicile fixe, — nous parlerions aujourd’hui « d’exclusion » — et coïncide donc avec la situation de Médée au début des tragédies dont le sujet est sa répudiation par Jason et son expulsion de Corinthe(149). Il y a donc une parfaite superposition entre la figure visible de Médée dont le corps est brisé par le chagrin, le ton de voix tel que Crassus l’a défini, et ces quatre vers au rythme brisé, dont la ligne mélodique monte et descend, et qui répètent l’errance d’une femme à qui ses crimes interdisent de se réfugier dans les demeures des hommes de son lignage ou de son alliance, les seules possibles, c’est-à-dire la maison de son père et celle de la famille paternelle de son époux, ici de l’oncle paternel de Jason, Pélias. Ce bref passage montre comment l’écriture poétique d’une passion tragique est le prolongement verbal du chant de cette passion, chant du corps passionné. On pourrait faire une analyse semblable de toutes les
autres citations de tragédies romaines qui se trouvent dans ce chapitre de Cicéron. La crainte emprunte son exemple à la fabula d’Alcméon que sa mère pousse à partir attaquer Thèbes dans l’expédition des Épigones. Tragédie perdue, mais cette peur d’Alcméon que Cicéron fait entendre ici, nous la retrouverons chez Œdipe dans la tragédie de Sénèque qui porte son nom(150). Aliud metus demissum et haesitans et abiectum : « Multis sum modis circumuentus, morbo, exilio atque inopia Tum pauor sapientiam omnem mi exanimato expectorat ; Mater terribilem minatur uitae cruciatu et necem Quae nemo est tam firmo ingenio et tanta confidentia Quin refugiat timido sanguen atque exalbescat metu ». La crainte a son ton propre, une voix sourde, traînante, qui s’exténue en fin de phrase : « Je suis assiégé de tous côtés, par la maladie, l’exil, le manque. L’épouvante me rend stupide et inerte. C’est terrible Ma mère me menace, elle va me torturer, elle va m’étrangler. Personne ne serait assez fort, personne ne serait assez sûr de lui Pour ne pas trembler, ne pas blémir de peur ».
Puis vient la violence, elle aussi présente dans l’Atrée, car elle est proche de la colère, même si elle caractérise plus spécialement les tyrans. Aliud uis, contentum, uehemens, imminens quadam incitatione grauitatis « Iterum Thyestes Atreum adtractum aduenit Iterum iam adgreditur me et quietum exsuscitat Maior mihi moles, maius miscendum est malum Qui illius acerbum cor contundam et comprimam ». La violence a son ton propre, une voix haute, un rythme impétueux, la menace s’entend dans l’avalanche précipitée de sons sourds et désagréables « De nouveau Thyeste s’approche d’Atrée qu’il a attiré à lui De nouveau il me cherche et me tire de ma torpeur pacifique Il me faut une grosse machine, un mal plus grand Pour émousser l’agressivité de son cœur, et l’écraser ».
Malheureusement les deux dernières passions, jubilation et ennui, empruntent leurs exemples à des tragédies perdues. Aliud uoluptas, effusum, lene, tenerum, hilaritum ac remissum « Sed sibi cum tetulit coronam ob coligandas nuptias Tibi ferebat ; cum simulabat se sibi alacri dare Tum ad te ludibunda docte et delicate detulit » La jubilation a son ton propre, les sons coulent en abondance ; doux, tendres, joyeux, mous. « Mais quand elle eut posé sur sa tête la couronne qui unit les mariés Elle l’a posée sur la tienne ; en feignant de se la donner en riant Par jeu elle te l’a passée, c’était une ruse tendre ».
On remarquera, à partir de cet exemple, combien il est difficile de traduire les adjectifs ou participes passés qui servent à qualifier la tonalité de chaque passion. En effet ils désignent à la fois le son, l’effet affectif produit et l’état du corps qui le prononce. Par exemple demissum qui signifie « détendu, relâché » dit à la fois le corps détendu de celui qui est en proie à la uoluptas — caractéristique spécifiquement romaine du plaisir qui est toujours un relâchement — et la corde détendue de la cithare dont la sonorité est donc plus grave. Une analyse semblable peut se faire de hilaritum. Hilaritas est non seulement la joie, comme sentiment, mais aussi un relâchement des muscles du visage qui donne une face épanouie, une bouche ouverte et largement fendue. De cette bouche coule en abondance, effusum, un chant qui est ici comme une liqueur sucrée. Et voici l’ennui. Aliud molestia, sine commiseratione graue quoddam et uno pressu ac sono obductum « Qua tempestate Helenam Paris innuptis iunxit nuptiis Ego tum grauida expletis iam fere ad pariendum mensibus ; Per idem tempus Polydorum Hecuba partu postremo parit ». L’ennui a son ton propre, sans accent douloureux suscitant la pitié, avec une mélodie monocorde grave, sombre et lente « C’était au temps où Pâris épousait Hélène en injustes noces Moi-même j’étais enceinte, le jour s’approchait de mon accouchement Au même moment Hécube met au monde son dernier enfant, Polydore ».
Celle qui parle ici pourrait être Andromaque, pour qui évoquer ce temps où Troie était encore une ville heureuse, où les enfants naissaient dans la paix, est une plainte monotone au milieu de la cité en ruines. On remarquera que les passions associées à ces figures mythologiques sont toujours des réactions à des situations socialement définies, intelligibles pour tous. Elles ne renvoient pas à une psychologie du personnage qui serait une donnée individuelle, un caractère indépendant de tout contexte social. Une épouse abandonnée comme Médée est en proie « normalement » au chagrin — aegritudo —, un époux trahi comme Atrée ou Thésée est « normalement » en proie à la colère — ira —, le traître menacé d’être découvert comme Égisthe, « normalement » en proie à la peur — metus —, et le tyran exerçant son pouvoir, comme Atrée, « normalement » en proie à l’orgueil — superbia. Toutes les nourrices des princes font preuve de miseratio, elles ont toutes pitié des malheurs de leurs anciens nourrissons. Les circonstances qui suscitent les passions des personnages, qu’elles renvoient au quotidien du spectateur, comme la mort d’un enfant, ou qu’elles appartiennent à un imaginaire collectif, comme les ruses du tyran, relèvent toutes d’un « savoir partagé » par le public et les poètes, un savoir non problématique où l’imaginaire et le vécu se fondent dans un système général de représentation des passions. Qui douterait qu’un tyran soit orgueilleux et méprisant, qu’une mère verse des larmes désespérées sur le cadavre de ses enfants, qu’une nourrice ne cherche à consoler celle qu’elle a nourrie jadis ? La rhétorique théâtrale des passions et du corps éloquent suppose donc une esthétique de l’évidence, de la redondance, du sens exhibé. Le monologue d’un personnage ne saurait être une enquête sur lui-même, une exploration verbale des replis de son âme, un effort pour retrouver une vérité cachée. Et si bien souvent un héros se torture lui-même, s’il fouille dans sa blessure pour se faire encore plus mal, comme Médée qui remâche sans fin les trahisons de Jason, son but n’est pas de se mettre à la question, de découvrir un inconscient à sa douleur : Médée cherche au contraire à aggraver ses souffrances pour se quitter elle-même, s’oublier, oublier qu’elle est une mère humaine, et devenir une furieuse. La tragédie n’opère pas une descente dans les tréfonds de l’humanité, grâce à la rhétorique des passions, celle-ci est au contraire une façon de la quitter. L’exaspération du dolor et du furor se réalise grâce à des moyens rhétoriques, bien connus des
Anciens. C’est ainsi que le héros en ressassant ses souffrances, en répétant le nom de celui ou de celle qu’il a perdu(e), qui l’a trahi, en usant de l’emphase, de l’hyperbole, fouille et creuse dans ses blessures. Les figures de rhétorique contribuent ici à l’action, ce ne sont pas des ornements en plus.
L
ES POSTURES DE COMMUNICATION
Indissociables, dans la tragédie, des postures de passion, sont les postures de communication. Nous avons vu précédemment comment le sentiment de pitié des nourrices — miseratio — allait de pair avec une attitude de consolation — solacium. Celle-ci est à Rome une forme d’énonciation strictement codifiée désignée sous le nom de solatio : chacun dans le malheur attend de ses proches une conduite de consolation(151). La solatio va consister à prendre en compte la douleur du malheureux, à l’accepter dans sa posture de passion, en répondant par une autre posture : le consolateur, par exemple, lui prend les mains et pleure avec lui. La douleur et en particulier le deuil poussent le malheureux à se tenir à l’écart et à refuser tout dialogue, en restant les yeux fixés vers le sol. Le consolateur doit donc renouer le dialogue et ramener le muet vers la vie sociale. Lui tenir les mains, c’est d’abord rétablir un contact physique et réchauffer celui que la vie pourrait bien quitter s’il se laissait aller trop longtemps au désespoir. Mais comme il est possédé par son malheur et ne veut rien entendre, les premières paroles du consolateur seront pour dire ce mal, et même le ranimer. Car déjà la formulation de ce malheur qui étouffait celui qui le frappait, le rendant muet, est une première étape de sa libération. C’est pourquoi le début d’une consolation semble aggraver les souffrances par le rappel de leurs causes(152), mais en fait, ce rappel leur donne une forme humaine, et donc une certaine banalité. Après tout, ce que vit le maheureux n’est qu’un des maux qui accompagnent couramment la vie des hommes. La suite de la consolation va développer cette banalité de deux façons, en accumulant les maximes et les lieux communs du style « nous sommes tous mortels » ou « ce sont les meilleurs qui s’en vont les premiers(153) ». Il convient aussi de rappeler à une femme qu’elle a d’autres enfants, ou un mari, ou un vieux père, ou encore une sœur qui l’aime
tendrement, donc de la réintégrer par l’imaginaire dans le groupe familial. Tout cela constitue à l’évidence une suite de lieux communs qu’un malheureux, une malheureuse connaissent déjà parfaitement. Mais ces lieux communs, les malheureux exigent implicitement en se mettant spectaculairement à l’écart, que quelqu’un vienne les leur rappeler au nom de la collectivité ; c’est pour eux un droit. Ils se reconnaissent ainsi dans l’un ou l’autre modèle qu’on leur propose, un exemplum édifiant : Cornélie, la mère des Gracques pour celles qui ont perdu un enfant, ou encore PaulÉmile, pour les pères désespérés. Ce qui permet de vivre une blessure personnelle qui coupait le douloureux des autres, sur un mode qui le réintègre dans le groupe. Dans la mesure où ce groupe lui a envoyé un émissaire le réconforter, où sa douleur a été prise en considération par ceux qui l’entourent et reconnue comme appartenant à son histoire individuelle, le malheureux a accès à la consolation. La veuve, la mère qui a perdu son fils, ont fait en sorte que le mort ne soit pas oublié, elles peuvent retrouver une vie normale sans être regardées comme une mauvaise épouse, ou comme une mauvaise mère. Bien que les postures d’énonciation répondent en général à des postures de passion — la consolation répondant, par exemple, à la douleur manifestée —, elles ne peuvent se confondre dans l’analyse dramaturgique. Car celles-ci ont été créées par le théâtre, à partir de la peinture et de la rhétorique ; alors que celles-là sont des paroles extra-théâtrales qui ont été seulement stylisées pour le théâtre. Un monologue tragique n’a pas besoin de vraisemblance, car il appartient de droit à l’univers théâtral, c’est une image parlante. En revanche tout échange verbal entre les personnages suppose une vraisemblance énonciative et doit être susceptible d’être un spectacle. C’est pourquoi ces actes de parole présupposent chacun un type de relation sociale posée par l’attitude et le statut des interlocuteurs, une relation sociale ordinairement soumise aux regards des autres. C’est pourquoi aussi une situation énonciative exclue de la tragédie est celle qui ne peut donner lieu à une exploitation spectaculaire, la conversation — sermo. Les situations énonciatives extra-théâtrales et introduites dans la tragédie impliquent, en effet, la présence d’un groupe assistant à la performance linguistique, autrement dit, il s’agit d’énonciation avec un double destinataire. Ainsi, parole publique sans être une oratio, le duel verbal — en grec agôn — fait s’affronter deux personnes sous les yeux d’un public qui
encourage les adversaires, apprécie les coups et décide à la fin de la victoire de l’un ou l’autre. Il faut pour qu’il y ait duel que les deux adversaires soient socialement égaux — pares —, ou décident de se considérer comme tels d’un commun accord. Pour qu’il y ait véritablement duel il faut un enjeu au centre, le prix de la victoire que l’un et l’autre se disputent. On trouve quelques duels dans les tragédies de Sénèque : Agamemnon et Pyrrhus dans Les Troyennes, Atrée et Thyeste dans le Thyeste(154). Mais tout dialogue, tout débat verbal n’est pas un duel, il y a bien d’autres modèles interlocutoires, on peut citer, outre la consolation, le conseil, consilium, la supplication, supplicatio, la revendication, petitio. Dans tous les cas, supplication, exhortation, consolation, conseil, revendication, sont possibles ou impossibles selon l’identité des personnages et les circonstances. Ainsi un accusé peut dans certains cas supplier le juge, à condition toutefois que son rang dans la société — condicio —, son genre de vie — uita —, la figure qu’il offre au tribunal — persona — fassent de lui un sujet d’énonciation possible. La parole de supplication, qui est un acte illocutoire, présuppose que le sujet ait compétence pour agir, en latin auctoritas. Sinon il déclenchera les rires(155). C’est pourquoi, au début d’un dialogue, les interlocuteurs s’apostrophent en s’adressant la parole afin de préciser le mode de rapport qu’ils entendent avoir l’un avec l’autre et qui commandera le contenu de leurs paroles. La nourrice, pour parler à Phèdre, lui dit d’abord : Thesea coniunx, clara progenies Iouis Tu es l’épouse de Thésée Ta race est noble, Tu descends de Jupiter(156)
car elle va lui donner un consilium, comme tout inférieur peut le faire à son supérieur en lui rappelant ce qu’il se doit à lui-même, en étant pour lui un miroir. Le conseiller sert entre autres choses, à un grand, de substitut du regard social, il le prévient contre l’image négative qu’il pourrait offrir et lui rappelle les règles de la vie civilisée. C’est pourquoi le conseiller multiplie les sententiae, maximes de la morale commune. La nourrice en use largement(157) : quisquis in primo obstitit
pepulitque amorem tutus ac uictor fuit La victoire et le salut attendent ceux qui résistent au premier assaut et repoussent la passion,
ou encore Quisquis secundis rebus exultat nimis fluitque luxu, semper insolita appetit Grisée par une vie trop facile Gorgée de luxe et de raffinements L’humanité cherche sans cesse du nouveau
et Quod non potest uult posse qui nimium potest Le pouvoir fait désirer l’impossible.
Les propos tenus dans ce contexte du consilium sont toujours d’une grande banalité, ce qui est bien dans le rôle du conseiller. Il est le porteparole de l’humanité, non pas de l’humanité moyenne comme on le dit trop souvent. Les conseillers, nourrice ou courtisan, disent les règles du comportement des hommes en société, telles qu’elles sont inventoriées par les rhéteurs et les satiristes. Ces règles réunissent ce que nous appelons la morale et la psychologie, et qu’on pourrait appeler « les façons de vivre » — mores. En revanche quand la nourrice interpelle Phèdre enfermée dans sa fureur et qui n’entend plus personne, et quand elle cherche seulement à rétablir un contact avec elle afin de la ramener dans l’humanité, elle use du nom qui la relie objectivement à elle(158) : « Alumna » car Phèdre est sa « nourrissonne », l’enfant qu’elle a nourrie — alere — quand elle était bébé. Chaque position de communication correspond à une posture du corps de l’un et l’autre interlocuteurs, posture qui implique une symbolique du pouvoir. Donc le choix d’une situation de communication est d’abord visible. Au cours d’un entretien les positions respectives peuvent changer, parfois elles se succèdent très rapidement : les personnages signalent ces
changements en s’interpellant par des qualifications différentes et en occupant différemment l’espace. Il arrive que l’action tragique se construise uniquement sur une recherche de positions d’énonciation. Ainsi dans la fameuse scène couramment dite « de l’aveu », Phèdre et Hippolyte vont-ils changer plusieurs fois de postures d’énonciation. Phèdre poursuit Hippolyte et le déloge de ses refuges successifs, jusqu’à ce qu’il puisse l’entendre et qu’elle puisse lui parler. Au début de la scène, Hippolyte, constatant les « soucis » de Phèdre — curae —, l’appelle « ma mère(159) » : Committe curas auribus, mater, meis Viens, ma mère, confie-moi ta peine.
Il se propose ainsi d’être son confident et de la consoler comme ferait un fils avec sa mère(160). Position que naturellement refuse Phèdre, car elle rendrait son aveu impossible, puisqu’elle donnerait à sa parole amoureuse une couleur incestueuse. Cependant sa réponse est formulée d’une façon pour nous étonnante, car Phèdre refuse le nom de mère en arguant de la situation de pouvoir qu’il implique. Il ne s’agit pas d’un prétexte : Matris superbum est nomen et nimium potens Mère, quel nom, quel titre me donnes-tu là !
Phèdre dénonce dans le titre de mère, une autorité usurpée — superbum — sur Hippolyte, qu’elle tiendrait de son mariage avec Thésée ; or ces rapports de pouvoir qui, à Rome tout au moins, assujettissent un fils à sa mère, sont incompatibles avec la soumission amoureuse d’une femme à un homme, d’une épouse à son mari. En l’appelant mère, Hippolyte prend une attitude de respect ; à Rome il serait debout, à côté de Phèdre, assise. C’est pourquoi Phèdre veut briser cette hiérarchie entre Hippolyte et elle, passant d’abord de l’autorité maternelle à l’égalité fraternelle, puis à la soumission servile, inversant ainsi la hiérarchie de départ(161) : me uel sororem, Hippolyte, uel famulam uoca famulamque potius : omne seruitium feram. Appelle-moi sœur ou plutôt esclave Appelle-moi ta petite esclave,
Je serai tout entière à ton service.
Ces paroles impliquent un changement des positions respectives. Sœur, elle est en position jumelle, ils sont par exemple assis l’un en face de l’autre, Phèdre ayant utilisé l’autorité qu’il lui avait prêtée pour le faire asseoir. Ensuite en se désignant comme esclave, elle s’abaisse physiquement ; elle est désormais placée en position humiliante, par exemple prosternée à ses pieds. La situation doit gêner le public, elle est incongrue pour ne pas dire obscène. Mais une fois délivrée de l’autorité embarrassante d’une mère, Phèdre doit réintégrer l’espace où les femmes communiquent avec les hommes de leur famille ; une esclave n’adresse pas la parole à son maître, elle ne le regarde pas, elle répondra aux questions qu’il voudra bien lui poser. Il lui faut donc encore se déplacer. Mais ne pouvant s’adresser à Hippolyte comme épouse d’un Thésée souverain, elle trouve une position d’énonciation adéquate comme veuve, qui l’autorise à la posture de suppliante et légitime la figure précédente de l’esclave, car la supplication suppose que le suppliant renonce à tout privilège social, toute autorité pour s’en remettre totalement au supplié(162) : sinu receptam supplicem ac seruam tege Miserere uiduae Je te supplie Garde-moi comme esclave, garde-moi avec toi Protège-moi Pitié pour une veuve !
Elle passe aisément de la position d’humiliation de la servante, écrasée aux pieds de son maître, à la position d’abandon de la suppliante, qui tient les genoux de celui auquel elle s’adresse. En outre, c’est à juste titre qu’elle implore le secours de l’homme adulte le plus proche d’elle si Thésée ne doit pas revenir ; car Hippolyte n’est que son parent par alliance et donc nullement obligé de la secourir ; pire, elle est sa marâtre, ce qui légitime d’autant sa position de suppliante. Il est possible qu’Hippolyte assis soit installé sur le trône de son père(163).
Comme Phèdre a trouvé une juste position d’énonciation, Hippolyte accepte d’entamer le dialogue. À la supplicatio de Phèdre, il répond par la pietas, le respect de tous les liens familiaux, y compris l’alliance conclue par son père avec une étrangère, puisqu’elle lui a donné des fils qui sont ses frères(164) : pietate caros debita fratres colam et te merebor esse ne uiduam putes ac tibi parentis ipse supplebo locum Je m’occuperai de mes frères, c’est mon devoir Et pour toi désormais Je ferai tant que tu oublieras ton abandon Tu oublieras ton veuvage Je tiendrai auprès de toi en personne Le rôle de mon père.
Hippolyte a rituellement relevé Phèdre comme tout supplié acceptant d’écouter le suppliant. Hippolyte assis sur le trône et Phèdre à ses côtés, debout, donnent le spectacle d’un couple royal. Le rapport d’Hippolyte à Phèdre passe par ses fils qu’il appelle donc caros fratres — « frères chéris » — ; l’adjectif carus disant à la fois l’affection et le lien familial, Hippolyte affirme ainsi qu’il accepte la relation fraternelle entre les fils de Phèdre et lui-même. Il s’engage donc à secourir la mère de ses frères orphelins en leur servant de père, c’est-à-dire en protégeant leurs droits futurs à la succession comme s’ils étaient ses fils. C’est là où la scène tourne, encore en fonction de la situation d’énonciation : si Hippolyte est le nouveau Thésée, il est potentiellement dans une position de couple matrimonial avec Phèdre et donc de dialogue amoureux. L’un et l’autre sont tombés dans un piège énonciatif, disons qu’ils ne sont plus protégés par les barrières des convenances. Phèdre peut parler ; auparavant, elle était paralysée par les interdits de l’adultère et de la maternité qui l’empêchaient de prendre la posture impudique qui aurait libéré sa parole amoureuse. Hippolyte peut écouter et interroger(165). En insistant il fait son devoir de consolateur. Le verbe misereor, qui correspond à la situation de miseratio, revient une deuxième fois dans cette fin de scène : après avoir gémi « Pitié pour une
veuve ! », Phèdre dit simplement(166) : Miserere, tacitae mentis exaudi preces Pitié ! Entends la prière d’un cœur qui se tait.
Reprenant la miseratio instaurée par sa position de veuve potentielle, Phèdre demande d’être entendue sans parler, conformément au pudor des matrones, qui ont toujours des répugnances à parler et dont on célèbre à Rome le silence comme une vertu. Mais une fois son aveu formulé, une fois qu’elle a dit au double du jeune Thésée qu’elle l’aimait, Phèdre est devenue cette femme impudique — paelex — qui peut se rouler en suppliante aux pieds d’un jeune homme, comme elle l’avait fait en début de scène : une troisième fois elle gémit « miserere » mais maintenant ce n’est plus une veuve qui implore sa pitié, c’est une amante(167) : miserere amantis pitié pour une amante
L’analyse de cette scène de Phèdre montre l’importance des postures d’énonciation dans le progrès de l’action. Car les relations entre les personnages sont ainsi visibles. Elles préexistent aux paroles échangées, elles les conditionnent et n’en sont pas l’effet, jusqu’au moment où l’action bascule, où le héros, ou l’héroïne, entre en furor. Alors seulement les paroles agissent par leur contenu et créent des situations d’énonciation inouïes. Pour dire à Hippolyte qu’elle l’aime, Phèdre doit prendre une position d’énonciation qui rende possibles des paroles amoureuses. Mais avouer ici n’est pas donner une information, c’est créer une situation nouvelle, transformer le destinataire de l’aveu en complice dans la mesure où il s’est mis en situation d’être ce destinataire. Entendre l’aveu amoureux de Phèdre, c’est être le fils de l’Amazone, une bête sauvage, parricide et incestueuse par nature. Phèdre, fille de Pasiphaë, amoureuse d’un taureau, déguisée en Amazone chasseresse(168), peut se croire autorisée à se jeter sur lui comme une bête en rut. Aucun dialogue n’est plus possible. Hippolyte successivement veut tuer Phèdre, faire taire cette bouche obscène, puis il s’enfuit à l’autre bout de la terre, pour ne pas l’entendre.
Bien souvent dans les tragédies de Sénèque les personnages étouffent de mutisme, faute de trouver la posture adéquate qui leur permettrait de prononcer les paroles bloquées dans leur gorge(169). Être un homme, une femme, appartenir au monde des humains, c’est parler comme un être civilisé et donc utiliser les codes sociaux, passer par des situations d’énonciation préétablies. Ils ne peuvent les contourner ni même les pervertir. On n’invente pas une autre énonciation, pas plus qu’on n’inventerait des mots nouveaux, car le public n’y comprendrait rien. Cependant les personnages peuvent user de ruse en mentant, car une scène de mensonge ne diffère en rien de ce que serait la même scène vraie. Elle est seulement du théâtre dans le théâtre. Au cours de la scène « fausse », le personnage joue, dans la « vraie » il ne joue pas. Mais rien ne distingue un acteur qui joue un personnage sincère, d’un acteur qui joue un personage qui joue. Les deux jeux s’écrasent l’un sur l’autre et se confondent. Quand Atrée se réconcilie avec son frère(170), il respecte un protocole de reconnaissance qui fait qu’objectivement leur fraternité est rétablie. Les mots sont prononcés, les gestes sont accomplis. Thyeste passe de la posture de suppliant à celle de roi. D’abord écrasé contre le sol, aux pieds d’Atrée, répugnant de crasse et de barbe, avec une allure de clochard et une voix gémissante, il est ensuite relevé par son frère, qui le serre dans ses bras, ce qui demande de prendre sur soi, car Thyeste pue, puis il se tient debout à côté de lui, avec le même manteau, la même couronne. Cette réconciliation, rituellement célébrée entre les deux frères, doit être religieusement confirmée par un sacrifice et un banquet partagés par les frères, leurs fils et les dieux de la maison. Le public les a vus s’embrasser, égaux dans la gloire et quasi jumeaux. Là est la vérité de ce moment, même si, avant la scène, Atrée a prévenu le public qu’il allait mentir(171). Comment fonctionne le piège ? Atrée va pervertir la conclusion religieuse de cette réconciliation, le sacrifice, en substituant aux victimes attendues, de jeunes animaux, les fils de Thyeste. Mais cette perversion est efficace justement parce que rien ne s’est passé dans les apparences ou le faux semblant : pour qu’Atrée sacrifie vraiment ses neveux, il faut que ceux-ci aient repris leur place parmi les hommes, que leur père ait retrouvé sa ville, son trône, sa famille. Il faut, pour qu’Atrée se venge définitivement de son frère et rival, que leur gémellité ait été restaurée ; celui qu’il veut terrasser n’est pas un être abstrait, un homme nommé Thyeste, c’est le roi
usurpateur de Mycènes, l’amant adultère de sa femme, le père comblé de fils légitimes, son double menaçant. C’est pourquoi Atrée veut que Thyeste partage tout avec lui et insiste jusqu’à ce qu’il cède(172) : ATREVS Recepit hoc regnum duos THYESTES Meum esse credo quicquid est, frater, tuum ATREVS Quis influentis dona fortunae abnuit ? THYESTES Expertus est quicumque quam faciler effluant ATREVS Fratrem potiri gloria ingenti uetas ? THYESTES Tua iam peracta gloria est ; restat mea Respuere certum est regna consilium mihi ATREVS Meam relinquam nisi tuam partem accipis THYESTES Accipio : regni nomen impositi feram Sed iura et arma seruient mecum tibi. ATRÉE Mon royaume peut accueillir deux maîtres THYESTE Tu es mon frère Le mien, le tien, je ne fais pas de différence ATRÉE Qui refuse les dons de la Fortune Quand elle les verse sur lui en abondance ? THYESTE Celui qui sait d’expérience Que la Fortune aussi bien se renverse
Remportant ses cadeaux ATRÉE À ton frère tu refuses l’occasion de se couvrir de gloire ? THYESTE La gloire tu l’as déjà Moi je pense à ma propre gloire Ma décision est inexorable Je te dis non Je crache sur le pouvoir et le trône ATRÉE Si tu refuses ta part Je renoncerai à la mienne THYESTE Je prends la couronne Mais je n’en accepte que le titre et le prestige La justice, l’armée et ma personne Seront soumises à ton autorité souveraine
Ce duel de générosité place les deux frères en position symétrique et, ce qui importe, l’enjeu du duel, n’est pas le pouvoir réel mais ses effets symboliques. En n’acceptant pas immédiatement les insignes du pouvoir et en rivalisant de grandeur d’âme avec Atrée, Thyeste réalise exactement ce que son frère attend de lui, qu’il ait le comportement d’un roi. Atrée a dessiné sur scène l’image ambiguë de la royauté de Mycènes, que doit résoudre le crime tragique. Lui et son frère, deux images, deux discours semblables, mais dont un seul peut être le chef dynastique de la maison royale. On pourrait citer d’autres scènes du même genre où le héros furieux « ment » pour attirer son ennemi dans un piège, et réalise un rituel social pour en récupérer les effets symboliques, en créant une situation d’énonciation trompeuse mais bien réelle. De la même façon qu’Atrée se réconcilie avec Thyeste, Médée demande un délai de grâce à Créon pour dire adieu à ses enfants, Phèdre dénonce le prétendu crime d’Hippolyte. La tragédie de Thyeste nous a conduits à passer des rituels sociaux aux rituels religieux. Ceux-ci sont en grand nombre dans les tragédies de
Sénèque, et constituent le troisième matériau de la visibilité tragique. Les rituels religieux sont des énonciations, actes illocutoires, dont le public destinataire est les dieux et l’un ou l’autre groupe humain. Mais comme nous aurons l’occasion d’en reparler longuement à propos des rituels pervertis, nous ne ferons qu’en mentionner quelques-uns ici(173). Ces rituels religieux offrent une mise en scène du corps et de la voix particulièrement efficace ; ainsi en est-il du deuil, dans Les Troyennes, des manipulations magiques dans Médée, de la prière à Diane dans Phèdre, de la consultation des entrailles sacrificielles dans Œdipe, du transfert des cendres d’Hercule dans Hercule sur l’Œta. Les effets spectaculaires de ces séquences sont d’une telle évidence que les metteurs en scène contemporains ont parfois tendance à les isoler du reste du texte sans voir que toutes les autres scènes sont aussi construites à partir d’une mise en place ritualisée ou codifiée des corps. Certains cassent en deux les tragédies de Sénèque : ils laissent aux acteurs un corps et un visage « naturels » dans une première partie — qui va généralement jusqu’au crime tragique — offrant ainsi une interprétation psychologique, puis dans une seconde partie ils leur imposent une ritualité, indispensable à l’intelligibilité du crime et de ses effets, toute psychologie ayant disparu. Le résultat de ce montage est que le texte dans la première partie donne le sentiment d’être bavard et alambiqué, alors que dans la seconde partie on ressent mieux sa nécessité et sa force. Postures de passions, postures d’énonciation socialisées ou postures d’énonciation liturgiques dessinent le canevas visible et corporel de chaque tragédie de Sénèque. Ces canevas, au cours des monologues passionnés et pendant le déroulement de certaines liturgies, impliquent une tonalité musicale, une ligne mélodique et un système rythmique, une partition pour ainsi dire, que décalquent les mots du poète, du moins dans les moments où le personnage reste dans l’humanité, ou y revient. L’exploitation ludique des potentialités théâtrales de l’ars dicendi prolonge l’éloquence judiciaire et politique à Rome(174). Le visible l’emporte sur le dicible qui lui est subordonné. Dans les prologues tragiques tout est déjà dit par l’image muette : la passion du personnage est présente dans ce corps qui prend la pose et les modulations de sa voix. Les mots qui en sortent n’en sont que le prolongement narratif.
L
E SPECTACLE DES MOTS
Dans le duel que se livrent au sein de l’éloquence antique le voir et le dire, il arrive que la parole tente de faire aussi bien que l’image, par des narrations farcies de descriptions. Ce qui est vrai pour les procès l’est aussi pour le théâtre. Par moment le corps arrête d’imposer son évidence et ce sont les mots qui vont faire tout le spectacle. Le narrateur va devoir « représenter les choses absentes au point que nous ayons l’impression de les voir de nos propres yeux et de les avoir devant nous(175) ». Il doit éveiller l’imagination visuelle de l’auditeur, en latin uisio. La parole est alors en concurrence avec l’art du peintre, elle doit en effet « tracer le tableau complet d’une scène(176) » ; dans ces jeux verbaux, qui sont un des plaisirs de la tragédie romaine, le poète dramatique concourt avec lui-même. Il arrive souvent que la même tragédie juxtapose le spectacle d’un corps furieux et sa description. Dans Médée, la nourrice fait le tableau de Médée furieuse ; juste après sa description, le personnage entre luimême en scène et joue le furor(177) : NUTRIX Incerta qualis entheos gressus tulit cum iam recepto Maenas insanit deo Pindi niualis uertice aut Nysae iugis talis recursat huc et huc motu effero furoris ore signa lympha gerens. Flammata facies ; spiritum ex alto citat proclamat, oculos uberi fletu rigat renidet : omnis specimen affectus capit. LA NOURRICE La voici titubante Comme une possédée Une de ces Bacchantes qui ont le dieu en elles Ces folles qui courent dans la neige Sur le Pinde et les montagnes de Nysa La voici comme ces femmes
Galopant sans but Le corps disloqué Avec sur le visage tous les signes de la fureur Les joues enflammées Un souffle profond et haletant Une voix puissante Ses larmes ruissellent Elle rit Elle passe d’un extrême à l’autre.
La nourrice continue sa minutieuse description du furor quand Médée bondit en scène, donnant des mots au personnage muet dessiné par la nourrice : MEDEA Si quaeris odio, misera, quem statuas modum imitare amorem. Regias egone ut faces inulta patiar ? Segnis hic ibit dies tanto petitus ambitu, tanto datus ? MÉDÉE Malheureuse Tu voudrais savoir jusqu’où laisser aller ta haine Prends modèle sur l’amour Moi Je vais supporter sans rien dire ces noces royales Ce jour s’écoulera comme un autre Ce jour qu’un ambitieux a tant appelé de ses vœux Et qu’un autre ambitieux lui a offert
Les mots font voir ce que le spectateur ne peut pas voir, comme les détails sur le visage de Médée car l’acteur est masqué ; ses larmes, ses grimaces, ses yeux furieux appartiennent à cette image acoustique attachée au spectacle tragique depuis les tragédies grecques. Le spectacle ici décompose le furor en deux scènes complémentaires, l’une décrite, l’autre réalisée. La concurrence artistique ne crée pas une redondance.
L’addition des deux modes de spectacle est fréquente au moment de la représentation du nefas(178). Ainsi le sacrifice du Thyeste est décrit, le banquet sacrificiel représenté sur scène, sans qu’il faille chercher de justification pratique. On pourrait en effet objecter qu’il est difficile de montrer sur scène un sacrifice ; or dans Œdipe la consultation des entrailles de deux animaux sacrifiés a lieu justement devant le public. Par la narration, le personnage réussit à provoquer une vision chez le spectateur-auditeur, qui se superpose à sa perception visuelle du moment. Il ne voit plus ce qu’on lui montre, il voit ce qu’on lui dit. Quand le poète réussit son numéro d’illusion, le public est ravi, car il faut bien du talent pour transformer les mots en choses. Ce talent est aussi celui de l’acteur, qui use alors d’un art très différent de celui dont il a besoin dans les autres scènes. Effare !(179), « Raconte ! » Le messager est toujours sollicité par les autres personnages. Comme le public, ils aiment ces intermèdes qui font oublier le reste. Plus c’est long, meilleur c’est. Pour eux le messager va se faire conteur, il n’est plus qu’une voix, son corps est un porte-parole. Il devient invisible, dans la mesure où ses gestes ne sont plus que les auxiliaires de la narration. La musique s’arrête. Les auditeurs s’installent commodément. Les mots qui racontent envahissent l’espace. Ils dessinent le tableau que tous, les spectateurs et les personnages, regardent. L’art du conteur, c’est d’être le conte incarné. Moment de plaisir pur pour tout le monde, intermède entre deux grands airs passionnés. Effare ! « Raconte ! », le messager prend son temps, il détaille, afin que les auditeurs savourent son histoire. Même s’ils la connaissent et justement parce qu’ils la connaissent, les détails et les couleurs font toute la différence. Comment aujourd’hui la leur racontera-t-on ? La nature du spectacle change : les émotions du narrateur ne sont que celles d’un témoin qui revit la scène et non pas celles d’un personnage engagé dans l’action. Elles sont au service du conte uniquement. Que ce soit le sacrifice du Thyeste, la mort d’Hippolyte, la tempête d’Agamemnon, la mort de Polyxène, le spectacle des mots est un intermède pictural. Sinon pourquoi consacrer des vers et des vers à décrire la bête marine qui a terrorisé les chevaux d’Hippolyte(180) : La bête était énorme Avec la tête et le cou d’un taureau
Un cou bleu, une crinière de cheval Une tête verte, des oreilles droites et velues Et puis un regard changeant Tantôt des yeux de taureau sauvage Tantôt de bête marine Lançant des flammes ou s’adoucissant d’un éclat bleu…
Souvent prononcés par des personnages secondaires, des « utilités », ces récits ne sont jamais issus de corps douloureux ou furieux. Cependant, dans certaines scènes un personnage interpose ses émotions entre le spectacle qui a lieu sur scène et le public, en disant ce qu’il voit. C’est le cas d’Amphitryon décrivant le massacre de sa famille par Hercule dans Hercule furieux(181). Les mots ne sont alors qu’une composante du spectacle qu’il complète. Nous retrouvons dans ces longues narrations un usage ludique de la rhétorique. Car la narratio est un exercice indispensable pour l’avocat qui doit s’entraîner à la narration des faits. Son art pourra imposer une image aux juges, qui ne verront plus que par ses yeux(182). Dans toutes ces scènes où la narration est le complément ou l’équivalent acoustique d’un tableau, la parole ne sert pratiquement pas à informer. La tragédie d’une façon générale ne contient pas de scène d’exposition. Il s’agit toujours de faire voir l’invisible, le furor, le nefas. Enfin, dernier usage autonome de la parole, les maximes que répètent à l’envi tous les personnages en fonction de porte-parole de la norme humaine. Les diverses nourrices, le courtisan du Thyeste, Créon dans Médée, Thésée et Amphitryon dans Hercule furieux, ne s’expriment pas en leur nom, ils ne font que dire la loi et s’effacent comme sujets. C’est pourquoi leurs paroles sont des sententiae générales. Anonymes ils brandissent leurs maximes comme des pancartes. Le héros furieux vient se jeter contre elles comme un taureau contre les barrières en bois de l’arène. Le courtisan récite les devoirs du bon roi(183) : rex uelit honesta, nemo non eadem uolet Le roi n’a qu’à vouloir le bien et l’honneur La volonté du roi sera la volonté de tous.
Une nourrice rappelle à Médée les règles élémentaires de la prudence(184) : rex est timendus Un roi est redoutable.
Une autre dénonce pour Phèdre les tentations du pouvoir(185) : Quod non potest uult posse qui nimium potest Le pouvoir fait désirer l’impossible.
Les jeux de mots sont fréquents dans la fabrication des maximes : le paradoxe, la pointe servent à les fabriquer comme des objets ciselés ; bien souvent ces maximes sortiront des théâtres pour devenir proverbiales. C’est aussi un des plaisirs de la tragédie.
Chapitre VI La construction du héros par lui-même Le rideau se baisse(186), le public voit une forme immobile et muette, repliée sur sa douleur : Médée prostrée, Œdipe tremblant, Tantale souffrant. Le spectacle va s’organiser autour de la construction du héros par lui-même, la statue douloureuse va s’animer. Au départ il y a cette passion qui pétrifie le personnage. Après avoir repris vie par la parole, en donnant des mots à sa passion, le héros transforme cette passion en fureur par un effort de volonté, puis cette fureur lui permet d’inventer son nefas. L’action progresse par l’interaction du corps et de la voix dans et grâce à des scènes spectaculaires. Pour briser le silence où l’enferme une douleur excessive, le héros prend ses distances avec l’humanité, dès qu’il entre dans l’espace tragique. On entend alors la parole du furieux, une voix étrange, irréelle, venue d’ailleurs. Le processus a lieu dans le prologue pour le héros principal puis se reproduit pour chaque nouveau héros, entrant dans cet espace au cours de la pièce. Ainsi à la fin d’Œdipe, Jocaste terrassée par la découverte du nefas qui la lie à son fils-époux, pourrait s’enfermer dans le mutisme et se suicider sans un mot comme dans Œdipe roi. Chez Sénèque elle revient sur scène pour parler avec lui(187) : CHORVS Iam malis cessit pudor LE CHŒUR Elle a peur, elle a honte Mais le malheur l’emporte.
Si les mots finalement coulent de ses lèvres malgré ses réticences humaines(188) : CHORVS Sed haeret primo ore uox LE CHŒUR
Mais les premiers mots effleurent ses lèvres
c’est qu’elle a rejoint la cohorte des furieuses thébaines ; elle court comme Agavè a poursuivi son fils Penthée dans les montagnes pour le déchirer à pleines mains(189) : CHORVS Iocasta uaecors qualis attonita et furens Cadmea mater abstulit gnato caput sensitque raptum LE CHŒUR C’est Jocaste hors d’elle Une vraie femme de Thèbes Une de ces folles Une inspirée Une qui a déchiqueté la tête de son fils Et regarde horrifiée son trophée Elle voit Elle comprend.
Jocaste danse comme la reine de Thèbes regardant épouvantée la tête de son fils qu’elle tient entre ses mains. Car la danse est la seule façon ici de trouver une position du corps pour dire l’indicible. Aucune mère incestueuse ne pourrait parler à son fils comme le fait Jocaste ; la honte — pudor — lui fermerait la bouche. Elle interpelle Œdipe pour l’obliger à prendre une posture de communication, elle l’appelle « mon fils(190) » : IOCASTA Quid te uocem ? Gnatumne ? Dubitas ? Gnatus es : gnatum pudet Inuite loquere nate JOCASTE Comment te parler ? Comment t’appeler ? Fils ? Tu ne veux pas ? Tu es pourtant mon fils
Tu as honte d’être mon fils Malgré tout, malgré toi Fils Réponds.
L’interpeller ainsi, c’est vouloir instaurer une situation de communication obscène, insupportable. Jocaste danse autour d’un homme figé dans sa statue hideuse de mort-vivant. Œdipe a voulu ce masque abominable(191) : ŒDIPVS Vultus Œdipodem hic decet ŒDIPE Œdipe tu as maintenant ton vrai visage
Il a voulu se figer dans cette image qu’il a choisie, au milieu de son palais. Car le héros a fini de se construire quand il s’est fait un nouveau visage, celui de sa renommée mythologique, une tête de mort. La tragédie de Jocaste sera brève : ayant renoué avec sa mythologie familiale, nouvelle Agavé, elle se suicide sur scène avec l’épée de son filsépoux, l’épée qui a tué Laïus. Cette construction du héros par lui-même est la fabrication d’une image, celle qui, à la fin de la tragédie, se figera à jamais dans les mémoires. Comme le tableau initial s’était animé, la scène finale se fige peu à peu en un tableau immobile. L’action tragique est intercalée entre deux images fixes. Entre temps le héros a inventé et réalisé son nefas, en conjuguant son dolor et une mémoire mythologique qui seule peut lui donner les règles de son crime. Il doit redécouvrir lui-même le nefas que raconte depuis toujours sa légende. La tragédie est bien une trame grecque sur une chaîne romaine, le spectacle romain se tisse avec la fabula grecque et c’est le héros tragique qui en est le maître tisseur.
L
ES STATUES PARLANTES
Le prologue d’une tragédie de Sénèque est toujours le spectacle d’une passion, une statue parlante. Une image est là, première, d’abord muette. Sa
posture, empruntée aux arts plastiques, est silencieusement éloquente. Homme ou femme, dieu, fantôme ou mortel, cette silhouette est une passion, la douleur, la colère, parfois la jubilation. La nature de la passion est immédiatement visible ; son nom, chacun dans le public le connaît, puisqu’il sait quelle pièce il est venu voir. Le prologue est une des scènes attendues, imposées par la tradition. Ainsi quiconque a déjà vu une Médée sait que toute Médée commence par le monologue de l’épouse répudiée de Jason. La forme passionnée s’anime, les mots se mettent à sortir de sa bouche, péniblement, comme si cette statue humaine hésitait encore entre la pétrification et le jeu, entre la scuplture et le théâtre, entre l’allégorie et le récit. Car ce qui va faire bouger le personnage et démarrer l’action tragique est sa parole : il raconte sa passion, il dit son nom et les circonstances qui l’ont ainsi amené sur scène. La parole du héros douloureux est d’abord musicale, puis le chant qui sonorise sa posture physique tend à s’éteindre, laissant place à une voix blanche. Mais la musique parfois revient, reprend de la force quand la passion se réinstalle, ramenée par le souvenir qu’éveillent les mots de l’histoire. L’origine des jeux scéniques(192), dont le nom ludi scaenici atteste la signification, faisait de la scaena, le mur de scène, la caractéristique du spectacle théâtral. La scaena est cette surface illusoire que décoraient les « peintres d’ombre » et qui semblait ouvrir sur un autre monde ; les personnages, en entrant sur scène, sortent de cet espace trompeur à deux dimensions pour construire une troisième dimension. Si l’on y ajoute la voix et le mouvement, on voit comment le spectacle tragique part d’une peinture mythologique qui s’anime, en conservant la nature illusoire d’un décor de théâtre. Bien souvent cette animation a du mal à commencer et la parole émerge péniblement de la forme pathétique : le premier suspense d’une tragédie est là, dans cette menace d’aphasie. La parole est écrasée par la toute-puissance de l’image, l’action tragique est concurrencée par la métamorphose. Hécube dont les mots de douleur dirigent toute l’action dans Les Troyennes a parfois un autre destin, muet, et se métamorphose ailleurs en chienne(193) : CASSANDRE Tot illa regum mater et regimen Phrygum fecunda in ignes Hecuba fatorum nouas
experta leges induit uultus feros circa ruinas rabida latrauit suas Troiae superstes, Hectori, Priamo, sibi CASSANDRE Hécube la maîtresse des Phrygiens La mère de tant de rois Hécube n’avait donc enfanté Que pour nourrir des bûchers Hécube connut une fin étrange Elle prit la forme d’un chien sauvage Et se mit à aboyer Écumant de rage Parmi les ruines de sa ville Hécube survit à Troie, à Hector, à Priam Hécube se survit à elle-même
Ovide décrit comment l’excès de douleur rend muettes ses héroïnes et les métamorphose en pierres, en arbres ou en animaux pleureurs. Ici il s’agit de Procnè changée en rossignol(194) : dolor ora repressit uerba quaerenti satis indignantia linguae defuerunt nec flere uacat la douleur lui ferma la bouche, elle voulait parler, elle cherchait les mots pour la dire mais les mots lui manquèrent ; elle ne peut pas pleurer.
Une tragédie commence donc d’emblée dans le paroxysme. Il n’y a pas de gradation des passions. Les spectateurs ne sont pas non plus intégrés progressivement dans l’histoire. Ils sont confrontés immédiatement à un personnage qui, muet et seul, occupe l’espace scénique d’entrée de jeu parce que sa passion excessive le coupe du reste du monde. Voilà encore une difficulté de la tragédie romaine, cette façon de démarrer dans la tension maximale, le silence et l’immobilité.
Si, très souvent, la passion du prologue est la douleur, on peut aussi rencontrer la fureur toujours plus ou moins mêlée de douleur. Les deux passions principales des prologues sont donc la douleur et la fureur, fabriquées par une hypertrophie du chagrin et de la colère. Certes techniquement il y a deux types de prologues, ceux qui sont prononcés par des hommes, généralement le héros ou l’héroïne de la tragédie, et ceux prononcés par des êtres venus d’ailleurs, dieu ou fantôme, que l’on ne verra plus ensuite(195). Mais cela ne change rien à la forme spectaculaire du prologue, il s’agit toujours d’un corps passionné qui s’anime puis qui parle. Au théâtre les dieux et les fantômes ont des corps d’homme. Quand la tragédie possède un prologue non humain, celui-ci est suivi d’un bref prologue humain, juste après le premier chœur. Agamemnon
Hercule Phèdre
Thyeste
furieux Thyeste = fantôme Junon = déesse Hippolyte = Tantale = + Clytemnestre = + Mégare = sauvage + Phèdre fantôme + Atrée femme femme = femme = homme douleur + fureur douleur + violence douleur douleur + fureur douleur fureur douleur + fureur douleur + fureur Commencer par une passion ou une autre, c’est choisir une ouverture musicale, une tonalité générale : ainsi il y a des tragédies de la fureur, comme Thyeste, ou des tragédies de la douleur comme Les Troyennes. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de fureur dans Les Troyennes ni de douleur dans Thyeste, il s’agit d’une couleur générale, d’une tonalité majeure.
L
ES PROLOGUES DOULOUREUX
Les trois prologues douloureux sont ceux de Médée, Œdipe, et Les Troyennes. Parmi eux, il y a deux prologues douloureux « purs », prononcés par Hécube et Œdipe. Pour l’un et l’autre la pureté de leur douleur vient de ce qu’ils se considèrent comme responsables du malheur qui les frappe. Tous deux offrent le spectacle de leur personne douloureuse associée à une cité ravagée par la mort, monceau de cadavres et de ruines.
Avant d’en venir à l’analyse précise des deux prologues, il convient de rappeler la puissance que les Romains accordent à la douleur, en particulier à la douleur des femmes atteintes par le deuil. D’une façon générale la monstration du deuil est une adresse à la société ; l’endeuillé, homme ou femme, agite les signes puants de sa propre mort(196). Par conséquent la douleur d’un héros est plus qu’une passion spectaculaire, une posture pathétique, qui le referme sur lui-même, c’est aussi une présence gênante, pour ne pas dire offensante. Il y a dans la douleur exhibée une provocation qui dans la tragédie s’exaspère jusqu’à la menace et ainsi enclenche l’action. Car « ça ne peut pas durer ». Cette dimension collective de la douleur du héros fait le spectacle dans les prologues des Troyennes et d’Œdipe. Les deux héros sont une ruine au milieu de leur ville en ruines(197) : HECVBE Quicumque… me uideat et te Troia […] En alta muri decora congesti iacent Tectis adustis […] Nec caelum patet undante fumo : nube ceu densa obsitus ater fauilla squalet Iliaca dies HÉCUBE Vous… Regardez-moi, regardez Troie […] Murailles écroulées Poutres calcinées Voici sa beauté gisante […] Le ciel sur Troie s’est éteint Sombre marée fumante Pâle nuée de cendres Le jour se voile de deuil.
Un décor se met en place par la voix d’Hécube, une lumière lugubre envahit la scène. Le public voit ce que le personnage lui dit de voir, à la vision optique du spectacle s’ajoute une vision acoustique, si puissante est l’impression créée par la présence pathétique de la vieille reine de Troie.
L’agonie de Troie et la douleur d’Hécube ne sont qu’un seul et même spectacle. Son corps affligé est le point de départ, chorégraphique et musical, de la vision globale complétée par les mots, où se réalise la coïncidence d’Hécube et de Troie. Les métaphores du texte, empruntées au vêtement de deuil — obsitus, squalet — font passer de la vision d’une femme sale et en haillons, dont la silhouette « sombre » — ater — signifie la douleur, à un ciel tout aussi sombre — ater — où la fumée obscurcit la lumière en l’enveloppant de volutes comme de « haillons » ; la cendre qui monte des ruines et vient épaissir les nuages de fumée est la même cendre qui souille rituellement la tête des pleureuses. On peut aussi reconstituer la sonorisation de ce spectacle inaugural ; la fin du monologue donne une indication(198) : HECVBA Lamenta cessant. Turba, captiuae, mea Ferite palmis pectora et planctus date HÉCUBE Les pleureuses ont cessé leur chant Femmes de la prison Mon peuple en déroute Frappez-vous le cœur ! Qu’on entende vos mains claquer Vos plaintes monter !
qui suppose une musique rythmée par les mains qui frappent la poitrine des femmes du chœur, accompagnant des chants plaintifs. Le latin lamenta — qui sert aussi à traduire le grec thrènos — désigne à la fois, et sans les distinguer, les cris et les chants du deuil — des sonorités aiguës, comparables à des gloussements de poule(199). Si l’on se reporte à la rhétorique des passions(200), c’est l’attitude du corps des pleureuses qui conditionne la tonalité de leurs chants ; le gémissement aigu et brisé vient de la tension de leur gorge, de leurs bustes pliés qui leur coupent le souffle. En se frappant la poitrine, elles font entendre un bruit sec de claquement, et déclenchent un gémissement purement physique qui s’épanouit en chant plaintif(201).
Mais la douleur d’Hécube n’a pas encore pris la forme rituelle du deuil, elle est le malheur qui s’exhibe en une posture de passion. Elle n’est encore qu’une vieille sordida, squalida, qui émerge de ses loques puantes au milieu des ruines et des chants aigus des Troyennes. Elle offre son malheur en spectacle et elle témoigne. Le performatif testor indique à la fois qu’elle parle comme « témoin » et qu’elle le fait en présence des dieux et des morts qu’elle « prend à témoins ». La douleur d’Œdipe est d’une tonalité identique à celle d’Hécube. Le roi de Thèbes se dresse douloureux au milieu de sa ville et s’offre en spectacle dans sa douleur, à la fois victime et coupable(202) : Fecimus caelum nocens C’est nous qui avons empoisonné le ciel
et Sperne letali manu contacta regna, linque lacrimas, funera, tabifica caeli uitia quae tecum inuehis Va-t’en Laisse ce royaume pourri La main de la mort t’a touché Laisse ces larmes, ces funérailles Quitte ce ciel Cette infection qui t’accompagne Et emporte-la avec toi.
Hécube se jugeait responsable de la chute de Troie, car au moment d’accoucher de Pâris, elle avait eu un songe prémonitoire : de son ventre sortait une torche. Œdipe, à qui Apollon a promis le parricide et l’inceste, se fait horreur à lui-même et se vit comme un criminel souillé contaminant les lieux où il respire. Il ignore encore tout des origines de cette peste mais ne doute pas d’en être la cause. C’est là une différence fondamentale avec la tragédie de Sophocle. La première image d’Œdipe roi montre un souverain serein et juste, qui accueille des suppliants. Plus dure sera la chute. Rien de
tel dans la tragédie de Sénèque, qui ne raconte pas la chute d’un prince, mais sa métamorphose en monstre(203). Les premiers mots d’Œdipe induisent, comme ceux d’Hécube, une vision acoustique, prolongement de son corps douloureux et gémissant(204) : Iam nocte Titan dubius expulsa redit et nube maestum squalida exoritur iubar lumenque flamma triste luctifica gerens prospiciet auida peste solata domos stragemque quam nox fecit ostendet dies Et voilà La nuit recule, la nuit s’enfuit Le Soleil revient Le Titan vacillant secoue sa crinière étincelante Il n’en tombe que brumes et cendres Sombre lumière d’un flambeau funèbre.
Nous retrouvons au moyen des mêmes métaphores, le même passage de la douleur du héros à la tristesse du ciel, le jour ici encore est voilé de deuil. Seule différence avec Troie, cité vaincue et massacrée par l’ennemi grec, Thèbes est massacrée par la Peste. La tonalité sonore du monologue est indiquée par une réplique de Jocaste(205) : Quid iuuat, conjunx, mala grauare questu ? Alors Œdipe tu es mon époux et tu te complais dans le malheur ? Ces plaintes lancinantes, c’est pour souffrir encore plus ?
La parole d’Œdipe est une plainte différente du planctus d’Hécube, car elle s’apparente aux chants du rossignol ou de la cigale, auxquels correspond la musique de la lyre ; c’est une mélopée aiguë et répétitive, querela(206). Œdipe se montre ainsi plus « féminin(207) » qu’Hécube car cette plainte dit une douleur impuissante, passive et désespérée.
Les verbes à la première personne du présent grâce auxquels Œdipe parle de lui-même répètent au début du prologue la peur, une des causes de son dolor(208) : infanda timeo J’ai peur J’ai peur d’une chose horrible Une chose dont il ne faut pas parler
et cuncta expauesco Moi j’ai peur de tout et de tout le monde.
Cette terreur qui le tient depuis qu’il a consulté l’oracle de Delphes, qui est la peur du nefas, du crime tragique, est donc la passion qui torture Œdipe en ouverture de la tragédie sur des accents lancinants ; mais malgré la panique qui le ravage, Œdipe est debout, immobile, comme un récif battu par les vagues. La seule réaction à cette situation est signalée par un performatif en fin de monologue, correspondant à une posture de supplication : Adfusus aris supplices tendu manus Prosterné je suis là Devant l’autel Je tends les mains Je supplie.
Œdipe s’est donc effondré sur le sol, en face de l’autel des dieux du palais, qu’il touche de ses bras tendus, et sa parole gémissante est devenue prière. Ces deux prologues douloureux débouchent sur deux actions totalement différentes, en fonction de la scène suivante à laquelle ils s’articulent. Dans Les Troyennes le chant douloureux d’Hécube va se fixer et s’amplifier dans un rituel funèbre auquel elle associe les femmes du chœur. Ce rituel est la réaction d’Hécube à sa douleur, elle lui donne une forme socialisée, dont les
excès et, nous le verrons, les perversions vont faire en sorte que ce deuil, au lieu d’être la première étape d’un retour à la vie, soit le premier acte d’une guerre entre les femmes de Troie et leurs vainqueurs grecs. Dans Œdipe, au contraire, Jocaste intervient pour interrompre les supplications et les gémissements d’Œdipe. Elle le remet debout, fait cesser ses prières sans réussir à changer la passion du roi, et donc la tonalité du spectacle(209). Le premier chœur détaille le tableau de Thèbes rongée par la Peste qu’avait esquissé le douloureux Œdipe et quand, à la scène suivante, il voit arriver Créon, de retour de Delphes où il a consulté l’oracle, il a cette même silhouette terrorisée et tremblante(210) : Horrore quatior… Je tremble L’angoisse me fait battre le cœur.
L
A DANSE DU FURIEUX
Le plus souvent, au cours des prologues douloureux, le personnage ébauche déjà quelques mouvements de fureur. L’acteur doit donc passer du dolor au furor et vice-versa. Le furor, c’est l’absence à soi-même, une dépouille vide, cherchant à s’emplir d’une nouvelle identité, d’une nouvelle mémoire. Le prologue de Junon dans Hercule furieux ou celui de Médée dans Médée en offrent l’exemple. Médée est là, d’emblée en proie à la colère en même temps qu’à la douleur. Ses premières paroles sont des imprécations, son dolor est un iratus amor, elle cherche déjà son nefas. Le prologue est une répétition ramassée de ce que va être l’action tragique. Mais Médée n’a pas encore l’énergie nécessaire et cet accès de colère est un coup pour rien(211) : MEDEA leuia memoraui haec uirgo feci ; grauior exurgat dolor MÉDÉE Non, voilà des souvenirs trop innocents Je n’étais encore qu’une petite fille La douleur d’une femme est exigeante.
Son dolor est encore trop faible pour lui insuffler le furor suffisant : Accingere ira teque in exitium para furore toto Arme-toi de colère Prépare-toi à une lutte à mort, un combat de furieuse.
Pour se venger, Médée doit attacher à sa mémoire son nefas d’aujourd’hui en faisant oublier ceux d’hier, ceux qu’elle a commis autrefois pour Jason et qui la lient à lui comme une épouse bienfaisante dans les histoires mythologiques(212). MEDEA Paria narrentur tua repudia thalamis MÉDÉE On se raconte déjà l’histoire de tes noces Médée répudiée doit devenir légendaire.
Dans ce prologue Médée allie la tenue de deuil et les gestes du furor. Elle est à la fois répugnante et inquiétante. Créon, en la voyant s’approcher de lui, n’a qu’une peur, qu’elle le touche(213). La gestuelle du furor est facile à reconstituer, c’est celle d’abord de l’égarement d’un corps disloqué, non maîtrisé socialement, comme chez ceux qu’on appelle aujourd’hui des « handicapés mentaux », puis peu à peu le héros retrouve une gestuelle, une nouvelle discipline, il danse. C’est la danse de Jocaste qui vient parler à son fils-époux(214), la danse de Phèdre qui essaie son nouveau corps d’Amazone chasseresse, la danse de Déjanire qui a vu Iole, la concubine de son mari(215). C’est une danse qui reprend la plastique des statues des Ménades et des peintures des vases, le corps tordu, les bras au-dessus de la tête, popularisée aussi par les pantomimes. Mais la danse des furieux mime en plus l’incertitude, la quête, car cette agitation désordonnée est la recherche d’un nouveau corps. Ce corps nouveau émerge progressivement du chaos, après que le héros a trouvé un nouveau rythme sur une nouvelle musique. Le corps nouveau crée son
langage, la parole émerge à son tour, musicale et articulée. La parole furieuse est efficace, celle de Médée est un carmen magique(216): NVTRIX Sonuit ecce Bassano gradu canitque mundus vocibus primis tremuit LA NOURRICE Mais elle vient J’ai entendu son pas Elle titube comme une démente Elle chante Aux premiers accents Le ciel a frémi.
La danse du furor sous sa forme la plus pure est celle de Tantale dans le prologue du Thyeste. Le fantôme qui surgit des Enfers est un grand douloureux ; il est d’abord en posture de deuil, ce qui est l’habitus attendu des fantômes et des morts : hirsutes, sauvages et gémissants. Ce dolor qui est son châtiment éternel, Tantale ne songe qu’à l’accroître, cherchant ainsi un impossible apaisement, mais il refuse d’en faire un furor qu’il communiquerait à ses descendants. Seule l’intervention de la Furie va transformer ce dolor extrême en furor, ce qui esthétiquement se réalise grâce à la danse. Tantale en lui obéissant n’obéit pas à une violence physique, à la peur de la douleur ; la Furie en agitant son fouet fait danser Tantale et c’est par la danse qu’elle le rend furieux. Tantale danse sur une musique de flûte, c’est la flûte des morts, la musique des fous. Il chante. Puis quand le furieux parle, il cesse de danser, son furor se concentre dans ses mots. Il est au plus fort de la tension et de la maîtrise de soi. Toute son énergie est dans sa voix ; celle-ci atteint ainsi une puissance magique, le furieux est parfois un magicien, plus souvent une magicienne, comme Atrée au sacrifice, comme Médée ou Déjanire, qui changent le vin en sang. La voix du furieux est alors tonnante et implacable, c’est celle du fantôme d’Achille dictant sa volonté aux Grecs(217) : Impleuit omne litus irati sonus Achille enragé hurla sur le rivage
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ULTIPLES DOULEURS
La forme théâtrale que nous venons de regarder et qui se situe en position de prologue dans les tragédies romaines, se retrouve aussi au cours de ces pièces qui, en quelque sorte, possèdent des prologues multiples. Ce sont celles où plusieurs héros vont devenir acteurs et sujets du nefas. Cette séquence de la « statue parlante » est présente partout où un personnage utilise son dolor pour sortir de l’humanité et accéder au furor. Par exemple Hercule furieux possède quatre « prologues » de ce type(218). Junon prononce un prologue douloureux-furieux comme tous ceux attribués à des personnages non humains. Mégare, l’épouse d’Hercule, prononce un prologue douloureux pur. Elle dit son abandon par Hercule, descendu aux Enfers — comme Thésée dans Phèdre — et le spectacle de sa famille assassinée par le tyran Lycus. Assiégée par les soldats du tyran qui veulent la contraindre à quitter son refuge, elle est au bord du désespoir. Lycus est un autre Atrée, un iratus, son prologue est un mélange de dolor et de furor. Il cherche une impossible légitimité, en faisant de Mégare son épouse, en prenant la femme d’Hercule ; ce qui serait un fameux titre de gloire. Ce prologue de Lycus ouvre une mini-tragédie. Toutes les scènes attendues y sont, en modèle réduit : le dolor, le furor et même l’affrontement avec les règles de la morale ordinaire. Dans la scène qui suit avec Mégare, il prépare son nefas. Mais la tragédie de Lycus tourne court. Hercule revient et Lycus ne reparaîtra pas sur scène, il a été égorgé par le héros(219). Hercule prononce le quatrième prologue, qui est l’écho humain du prologue de Junon, au moment où il émerge des Enfers. La plupart des tragédies complexes, à la différence de Médée et de Thyeste, ont plusieurs prologues douloureux-furieux. Par exemple Agamemnon en a quatre, prononcés par Thyeste, Clytemnestre, Égisthe, puis Cassandre(220). En fait cette dénomination de prologue est un peu gênante, mieux vaudrait dire monologue douloureux-furieux, mais le terme ne rappellerait pas qu’il s’agit toujours de l’arrivée d’un personnage dans l’espace tragique. Ces séquences, récurrentes au cours de la tragédie, sont évidemment plus nombreuses au début. Il s’agit toujours d’un personnage qui s’isole des hommes par son dolor, une douleur qu’il aggrave à plaisir en repoussant toute consolation et toute communication. Ce dolor paroxystique lui fait perdre peu à peu ses
références humaines, donc le corps et le langage de la passion. Il fait cependant le choix de la parole contre la pétrification, mais d’une parole qui lui vient d’ailleurs. Son dolor surhumain peut rester dans un chant de dolor, ou ouvrir sur un furor. À chaque fois ce passage lui permet d’embrayer sur l’action tragique et de devenir partie prenante dans le nefas soit comme victime soit comme bourreau, ou encore comme acteur involontaire. Dans Hercule sur l’Œta, après un prologue douloureux d’Hercule qui, ayant achevé les douze Travaux, se voit refuser le ciel — ce qu’il obtiendra à la fin de la tragédie —, il y a deux prologues de femme. Celui d’Iole, la captive maîtresse d’Hercule, est un monologue de douleur pure(221). Coupable de la ruine de sa cité, puisque Hercule a détruit Trachis pour la prendre à son père, Iole est anéantie(222). Sa parole est une querela, un chant plaintif, comme celui d’Œdipe, une mélodie aiguë et répétitive, la musique, semblet-il, de la douleur pure. Iole va sortir très vite de l’espace tragique, elle est prête à opter pour la métamorphose(223) : IOLE Nec plura dedit pectora tellus ut digna sonent uerbera fati. Me uel Sipylum flebile saxum, fingite, superi uel in Eridani ponite ripis… IOLE Je n’ai qu’une poitrine Pour la faire résonner sous les coups de mon deuil Dieux du ciel Faites de moi une roche pleureuse Une Niobè dans les montagnes turques Faites de moi un peuplier au bord du Pô…
Les uel se multiplient, et les exemples de métamorphoses, jusqu’au rossignol, Procnè redisant la mort d’Ithys : Cur mea nondum capiunt uolucres bracchia plumas ? Felix, felix
cum silua domus nostra feretur patrioque sedens ales in agro referam querulo murmure casus uolucremque Iolem fama loquetur Pourquoi n’ai-je pas des ailes à la place des bras Et des plumes sur le corps ? Quel bonheur Quel bonheur d’avoir la forêt pour demeure D’être oiseau dans les champs de mon père Pour murmurer sans fin mes malheurs Les gens raconteraient l’histoire d’Iole Devenue oiseau.
Iole trouverait ainsi directement sa place parmi les récits mythologiques, faisant l’économie de la tragédie. C’est pourquoi à peine entrée elle va disparaître de l’histoire. Déjanire au contraire est une Médée, une Jocaste, elle mêle plaintes et gestes de furor(224). Elle court comme une Bacchante et pleure : Queritur, implorat, gemit Elle gémit, elle implore, elle grogne
Son chant lamentable — queritur — se transforme en indignation, en appel au secours — implorat —, mais son corps a précédé sa parole et la violence des gestes de colère contraste avec la douleur, elle se disloque. Puis les paroles de furor viendront, après la danse, lui redonner une harmonie.
L
A PAROLE DU FURIEUX
La parole du furieux est la condensation dans sa bouche, en passant par le visage, d’une danse un moment maîtrisée. Cette parole va lui servir à se créer une identité nouvelle, en rupture avec les règles de l’humanité, et par l’imitation des exemples que lui donnent les monstres mythologiques.
La rupture, le refus, est, en effet, la première forme que réussit à prendre la parole du furor, une parole qui a du mal à s’établir. Cette rupture se réalise lors d’un affrontement l’opposant à un autre personnage qui actualise pour lui les règles de l’humanité, touchant aussi bien à la prudence qu’à la morale. Ce type de scène qu’on appelle couramment « dominanutrix(225) » se situe après un monologue douloureux-furieux. On la retrouve dans Thyeste entre Atrée et le courtisan, dans Phèdre, Médée, entre l’héroïne et la nourrice, dans Hercule sur l’Œta entre Déjanire et la nourrice, dans Agamemnon entre Clytemnestre et Égisthe, dans Les Troyennes entre Pyrrhus et Agamemnon. Le porte-parole de l’humanité est en position de consilium, il intervient auprès d’un grand ou d’un pair pour lui rappeler où il est, ce qu’il est, ce qu’il se doit à lui-même et aux autres. Mais cette position de communication ne fonctionne pas, elle sert seulement à mettre les corps en place, car le furieux n’écoute pas, n’entend pas les paroles de l’autre comme des conseils. Il les retourne systématiquement pour s’en faire ses propres règles de conduite. Il n’y a ni débat ni tentative de persuasion d’un côté ni de l’autre. Esthétiquement l’affrontement est un spectacle de mots, un match formel où les répliques rebondissent d’un camp dans l’autre(226) : SATELLES Fama te populi nihil aduersa terret ? ATREVS Maximum hoc regni bonum est quod facta domini cogitur populus sui tam ferre quam laudare. SATELLES Quos cogit metus laudare, eosdem reddit inimicos metus. At qui fauoris gloriam ueri petit animo magis quam uoce laudari uolet. ATREVS Laus uera et humili saepe contingit uiro
non nisi potenti falsa. Quod nolunt uelint. LE COURTISAN Tu n’as pas peur de l’opinion publique ? Les gens ne seront pas d’accord ATRÉE Voici pourquoi le pouvoir est un bien souverain Le peuple est soumis par la force Obligé de supporter tout ce que fait son maître Obligé même de l’acclamer LE COURTISAN La soumission et la peur te font applaudir Mais la soumission et la peur te font haïr Celui qui veut que son peuple l’admire pour ce qu’il est Celui qui aspire à une gloire authentique Voudra être acclamé par des hommes Non par des bouches ATRÉE Il est trop facile d’être acclamé pour ce qu’on est Même un homme ordinaire peut y réussir Mais être acclamé pour ce qu’on n’est pas Voici la vraie puissance Faire vouloir au peuple ce qu’il ne veut pas.
Ce jeu avec la langue, que les Romains appellent des lusus et qu’on retrouve dans les banquets, a la saveur d’un divertissement. Mais il sert aussi au furieux à construire son anti-monde où toutes les valeurs sont inversées : la haine remplace l’amour, l’impiété la piété, l’injustice la justice, et le nefas remplace le fas. SATELLES Vbi non est pudor nec cura iuris, sanctitas, pietas, fides instabile regnum est. ATREVS
Sanctitas, pietas, fides priuata bona sunt ; qua iuuat reges eant. LE COURTISAN Un royaume où il n’y a ni morale ni justice Ni respect des hommes et des dieux Ni religion ni confiance mutuelle Ce royaume s’effondrera bientôt ATRÉE La religion, le respect des hommes et des dieux La confiance mutuelle sont des vertus bonnes Pour ceux qui n’ont pas le pouvoir Un roi ne doit être conduit que par son plaisir
En fabriquant ce contre-modèle, le furieux débouche sur le furor(227) : SATELLES Nulla te pietas mouet ? ATREVS Excede Pietas si modo in nostra domo unquam fuisti. Dira Furiarum cohors discorsque Einys ueniat et geminas faces Megaera quatiens ; non satis magno meum ardet furore pectus, impleri iuuat maiore monstro LE COURTISAN Au fond de ton cœur il n’y a donc plus le moindre amour Plus le moindre respect pour ta famille ATRÉE Amour, respect Si jamais vous avez habité notre maison Amour, respect Disparaissez Qu’entrent à votre place
La bande noire des Furies L’Érinys des querelles La Mégère qui agite un flambeau dans chaque main La folie s’allume dans mon cœur Il faut que ce feu grandisse Le plaisir d’être possédé Par un monstre qui grossit, grossit !
Cet affrontement entre Atrée et le courtisan est typiquement une « scène de tyran ». Le personnage en position de roi se heurte au représentant de la morale politique commune ; cette morale, qui est fondamentalement aristocratique, enjoint aux rois d’écouter ses conseillers s’il veut éviter la tyrannie et le désastre. Lycus, Œdipe sont dans la même position. Le héros, en optant pour le furor, opte pour la tyrannie. Il va faire taire ce contradicteur quand il l’aura bien utilisé : Œdipe envoie Créon en prison, Atrée réduit le courtisan au silence, ou bien quand il s’agit de nourrices, l’héroïne obtient d’elles leur coopération pour le nefas, elles contribueront au mensonge et à la magie. À côté de ces duels où le héros se définit par la rupture et le refus avec un monde où il ne trouverait jamais l’apaisement, le furieux se construit aussi par des monologues où il évoque par la parole les exemples de ceux qui furent ses prédécesseurs en monstruosité. Les mots qu’il lance dans l’air s’assemblent pour dessiner des monstres. Le héros les regarde et se regarde par leurs yeux. Ce sont des masques qu’il essaie, cherchant parmi eux celui qui l’inspirera le mieux pour pouvoir le dépasser(228) : ATREVS Vidit infandas domus Odrysia mensas ; fateor immane est scelus sed occupatum. ATRÉE Jadis au pays des Odryses Un palais fut le théâtre d’un repas cannibale Ce fut un crime bien horrible Non quelqu’un y a pensé avant moi
Sous ce masque emprunté, il voit à l’avance la scène du crime et c’est devant ce tableau qu’il médite et calcule(229) : ATREVS Tota iam ante oculos meos imago caedis errat, ingesta orbitas in ora patris ATRÉE Devant mes yeux flotte une image C’est la scène du meurtre C’est le repas Le père qui mâche son malheur et avale ses enfants.
La puissance émotive du tableau est si forte, bien qu’il n’appartienne encore qu’aux mots, que le furor d’Atrée est entamé : il ne résiste pas au sentiment de l’horreur, l’humanité revient, Atrée retrouve une relation émotionnelle, c’est-à-dire morale, avec ceux qui l’entourent : ATREVS Anime quid rursus times et ante rem subsidis ? Audendum est, age : quod est in isto scelere praecipuum nefas, hoc ipse faciet ATRÉE Courage ! Quelle est cette peur qui te reprend ? Tu t’arrêtes au moment de passer à l’action Allons, un peu d’audace ! Dans ce crime, l’essentiel, le pire C’est lui qui le fera.
Les grands furieux doivent lutter sans cesse, même Atrée, pour conserver intact leur furor, par une ascèse permanente, un violent effort sur euxmêmes(230). Ils sont traversés par une double volonté, celle de l’homme et celle du furieux ;
PHAEDRA Sic cum grauatam nauita aduersa ratem propellit unda, cedit in uanum labor et uicta prono puppis aufertur uado. PHÈDRE Je suis un marin qui rame à contre-courant Sur une barque trop lourde J’ai beau forcer Mon bateau dérive dans le courant Inutile de louvoyer.
Pour retrouver la logique du furor, Atrée de nouveau use du paradoxe, c’est son ennemi lui-même qui sera l’instrument du crime. L’invention du nefas par le héros peut être aussi la découverte progressive d’un tableau voilé, comme le désordre du corps s’organise par la danse. On le voit à la fin du prologue de Phèdre, condensé en quelques vers(231). Une boule d’énergie mauvaise, un malum, s’est amassée dans le corps de l’héroïne, un maior dolor qui s’est transformé en agitation désordonnée et en refus de la vie ordinaire : PHAEDRA Non me quies nocturna, non altus sopor soluere curis : alitur et crescit malum et ardet intus qualis Aetneo uapor exundat antro. Palladis telae uacant et inter ipsas pensa labuntur manus non colere donis templa uotiuis libet… PHÈDRE La nuit Épuisée de fatigue Terrassée par les drogues Les tourments ne me lâchent pas Le mal grandit, le mal grossit Le feu bouillonne en moi
Et déborde comme les laves qui fusent du ventre des volcans Fini la tapisserie Les fils s’échappent de mes mains J’ai perdu le goût de la religion Assez de prières, assez de processions !
En refusant toutes ces activités civilisées propres aux femmes, Phèdre définit en creux une sauvagerie féminine ; elle se reconnaît d’abord en sauvageonne chasseresse : iuuat excitatas consequi cursu feras et rigida molli gaesa iaculari manu Moi Je voudrais courir Je voudrais débusquer le gibier Et le forcer Brandir au bout de mon bras fragile Un lourd javelot de fer.
Elle découvre par le plaisir — iuuat — la posture qui lui convient, avec laquelle coïncide son furor, qui lui rend l’harmonie du corps. Elle est enfin guérie de son corps disloqué par le refus et une agitation inquiète à la recherche de sa danse. Puis, à cette gestuelle de chasseresse elle donne un sens mythologique, elle reconnaît dans ce corps de sauvageonne, le furor de sa mère Pasiphaë amoureuse d’un taureau ; Quo tendis anime ? Quid furens saltus amas ? fatale miserae matris agnosco malum peccare noster nouit in siluis amor À quoi rêves-tu ? Quel est cet amour furieux des forêts ? Faut-il y reconnaître la tare héréditaire Les affreuses tendances de ta mère ? Car chez nous on découvre les plaisirs coupable dans la sauvagerie des bois
Elle trouve sa place dans les amours furieuses de ses ancêtres, descendantes du Soleil(232) : nulla Minois leui defuncta amore est, iungitur semper nefas jamais une fille de Minos ne connaîtra des amours sans drame Elle ne célébrera jamais que des noces interdites
Ne faisons pas de contresens sur ces quelques vers. Si une « fatalité » pèse sur les enfants du Soleil, cette malédiction n’enferme pas Phèdre dans un destin criminel, elle lui rappelle seulement la voie qu’elle doit obligatoirement emprunter pour rejoindre sa dynastie mythologique. Si elle reste humaine parmi les humains, femme parmi les hommes, si elle se résigne à son sort, subissant sa part de maux et de biens, elle restera à l’écart de ces amours impies. Mais si elle prétend entrer dans leur mythologie, elle aimera à son tour un taureau : « iungitur semper nefas ». Médée, elle, conjugue la reconnaissance et l’invention volontaire du nefas. On l’a vue dans le prologue qui calculait son crime(233). Plus tard elle cherche dans son corps et à partir de la danse le nefas convenant à son furor(234). À la fin de cette danse, elle découvre la clef par le paradoxe et le renversement : « Imitare amorem ». Depuis le prologue elle a accumulé l’énergie nécessaire, cette énergie issue d’un dolor encore exaspéré qui enflamme son furor(235) : MEDEA numquam meus cessabit in poenas furor crescetque semper MÉDÉE Jamais ne cessera ma fureur Jamais ne faiblira ma rage de vengeance
et qui lui donne la force d’agir sur l’ordre divin des choses(236) : MEDEA Faciet, hic faciet dies quod nullus unquam taceat : inuadam deos
et cuncta quatiam MÉDÉE De ce jour je ferai un jour à jamais mémorable Jour de profanation Jour de chaos
S’il est difficile d’inventer son nefas, il l’est encore plus de le réaliser. La paralysie, l’absence peuvent à chaque instant saisir un furieux. Si Atrée exécute son crime, sans un regret, sans un mouvement de recul, Médée, elle, a le bras qui retombe avant de tuer ses fils, Phèdre s’évanouit en voyant Hippolyte auquel elle doit parler. Ce qui les aide et les soutient, ce sont les gestes d’une ritualité pervertie : la magie, le sacrifice ou le deuil. Les séquences d’invention du nefas sont des successions discontinues de scènes ou de fragments de scènes, avec des va-et-vient qui entretiennent le suspense. Le héros est tantôt un furieux avec toute son étrangeté, tantôt un pauvre humain douloureux, effrayé par son double, cet autre lui-même furieux. L’alternance est entre un corps bourré d’énergie — que la tension de la volonté peut seule maîtriser par la danse, le calcul et la mémoire — et un corps tremblant et gémissant, épuisé par une agitation vaine, replié sur lui-même, qui bouge de moins en moins. Cette alternance des deux corps et des deux identités se fait par des ruptures brutales, elle explique des changements soudains chez les personnages, le passage d’une attitude à son contraire, sans transition. Les Romains l’admettent facilement, car ils ont en référence le modèle du furor juridique, qui commence et s’arrête brutalement sans raison et sans séquelle. Le public contemporain a plus de mal à le comprendre. Un exemple fameux de ce retournement a plongé les philologues dans une perplexité irritée. Phèdre, après avoir progressé dans son furor amoureux, au cours de la première scène avec la nourrice, refusant d’entendre les conseils qu’elle lui donne et ses paroles de consolation, avance à grands coups de paradoxes. Puis la nourrice se met en posture de suppliante, elle la touche physiquement, lui fait toucher son corps, ses seins, ses cheveux. Elle réussit ainsi à la faire revenir parmi les hommes. Phèdre sort de son rève de furieuse des forêts, et retrouve brutalement le sens de l’honneur, avec de belles paroles édifiantes(237) :
PHAEDRA Non omnis animo cessit ingenuo pudor Paremus altrix. Qui regi non uult amor uincatur. Haud te fama maculari sinam PHÈDRE Une âme bien née ne perd jamais totalement le sens de l’honneur Je t’obéis nourrice Cet amour rebelle, cet amour hors-la-loi sera maté L’opinion ne me traînera pas dans la boue Je ne lui en donnerai pas l’occasion.
On peut multiplier les exemples de ces retours soudains à la moralité ; c’est Andromaque dans Les Troyennes qui veut sauver son fils, Clytemnestre qui renonce à tuer Agamemnon, dans Agamemnon. Le héros qui retombe, se met à parler exactement avec les mots qui lui étaient opposés quelques instants avant, en se reniant ainsi lui-même. Mais ces chutes ne durent pas, car le dolor revient à la charge. Andromaque livrera son fils à Ulysse, et Clytemnestre tranchera d’un grand coup de hache la tête d’Agamemnon.
L
A CRUAUTÉ DES REGARDS
La tragédie se clôt sur un tableau, comme elle s’était ouverte. L’action s’arrête, les corps se figent, la pièce rend la fabula aux nourrices et aux philosophes. Le tableau initial était humain, montrant une passion à son paroxysme. Le tableau final est mythologique. Le processus spectaculaire qui avait lancé l’action à partir du dolor jusqu’à l’accomplissement du nefas s’inverse. Les victimes du nefas, ou ses acteurs involontaires — il est difficile de les distinguer, car ils sont tous complices, tous coupables — sont en proie à un dolor excessif qui va les pétrifier dans une posture de passion. Ils sortent du temps. Mais avant de se figer dans leur image, ils chantent leur dolor. Thyeste, Jason, Œdipe, Thésée, Hécube répètent en des termes semblables l’éternité qui commence pour eux, une éternité de tourments.
Cette dernière scène est souvent un tableau contrasté et sans nuance où s’opposent le grand douloureux et le héros triomphant. Aux pieds de Médée dont la victoire se cristallise dans une image fulgurante — elle monte au ciel dans le char ailé du Soleil — Jason se traîne, entre les cadavres de ses fils, et les ruines de Corinthe. Médée jouit de son triomphe, elle le savoure mot à mot(238) : MEDEA Iam, iam recepi sceptra, germanum, patrem spoliumque Colchi pecudis auratae tenent rediere regna rapta uirginitas redit O placida tandem numina, o festum diem O nuptialem ! Vade, perfectum est scelus… Feci. Voluptas magna me inuitam subit et ecce crescit. MÉDÉE Maintenant, oui maintenant J’ai retrouvé mon sceptre, mon frère, mon père La toison du bélier d’or a regagné l’Arménie Mon royaume m’est revenu avec ma virginité perdue Dieux enfin vous m’êtes favorables Jour de fête Jour de noces Marche, continue Tu as réalisé un crime… Je l’ai fait Une jouissance s’empare de moi Une vague de plaisir me submerge malgré moi Elle grandit.
Les formules du nefas victorieux sont toujours les mêmes, on retrouve ce « iam iam » (qui peut être un « nunc nunc ») qui marque la rupture du temps, l’événement enfin accompli, et aussi cette jouissance de l’idendité trouvée qui met un terme au dolor. Médée a tout retrouvé de ce qu’elle avait
perdu, elle a fait de ces noces de mort pour Jason et Créüse, de vraies antinoces pour elle-même, et la mort de ses fils lui donne un plaisir amoureux. Le processus d’inversion du furor n’est pas que moral, il concerne aussi les sensations. Jason, lui, est effondré en position de suppliant(239), il implore sa miseratio, la face écrasée contre la terre. À cette plainte pitoyable Médée répond par un acharnement « sadique », une crudelitas. Elle force Jason à être le spectateur de sa propre souffrance(240) : MEDEA Deerat hoc unum mihi spectator iste MÉDÉE Je suis comblée, maintenant tu es là et tu assistes au spectacle.
La scène s’organise à partir de multiples regards. Médée voit Jason souffrir. Elle a plaisir à le voir la regarder tuer son fils MEDEA hic te uidente dabitur exitio pari MÉDÉE Ce garçon va subir le même sort sous tes yeux.
Elle veut que Jason la regarde, elle, pour qu’il la « reconnaisse », qu’il soit témoin de sa puissance retrouvée, de cette puissance magique qu’elle avait mise à son service tant qu’elle était son épouse. Le regard douloureux de Jason est le miroir où elle contemple son triomphe. MEDEA Lumina huc tumida alleua ingrate Iason. Conjugem agnoscis tuam ? MÉDÉE Jason lève tes yeux gonflés de larmes Jason tu m’avais oubliée
Reconnais maintenant ton épouse.
Les grands douloureux, spectacle terrible pour le public, sont un spectacle délicieux pour leur bourreau, le héros triomphant. Et leur face à face sur la scène redouble la terreur et la pitié des spectateurs. D’autres tableaux, aussi puissants, construisent les différents épilogues. Thésée reste penché sur les restes de ses fils dont il tentera éternellement de reconstituer le corps glorieux, pendant que des serviteurs traînent au bout d’un croc de boucher le cadavre hideux de Phèdre, comme celui d’un taureau hors de l’arène. Hécube reprend son chant de deuil, celui qui avait ouvert la tragédie, pendant que les Troyennes partent une à une, Hécube reste seule : un chant de deuil à une seule voix n’est plus qu’un chant de douleur, le rituel a besoin d’un chœur. Hécube hurle solitaire, arrêt sur image, Hécube retrouve son destin de chienne. Atrée face à Thyeste, lui aussi vainqueur du temps, jouit du spectacle de la douleur de son frère(241) : ATREVS Nunc meas laudo manus nunc parta uera est palma. Perdideram scelus nisi sic doleres. Liberos nasci mihi nunc credo, castis nunc fidem reddi toris ATRÉE Maintenant je me félicite de ce que j’ai fait Maintenant je suis vainqueur J’ai remporté la palme J’avais perdu mon temps et gaspillé mon crime Si tu ne souffrais pas autant Maintenant il me semble Que des fils me naissent Maintenant je crois Que ma femme m’est restée fidèle.
Il jouit de le voir reconnaître les mains et les pieds de ses fils(242) : THYESTES Abscissa cerno capita et auulsas manus
THYESTE Je vois des têtes coupées je vois des mains tronçonnées.
Œdipe aveugle veut échapper au monde des voyants. Ne pas voir, ne pas être vu, sont équivalents dans l’Antiquité. Œdipe espère ne plus être pris en tenaille entre son propre regard et le regard des autres, il espère sortir du spectacle et de la douleur. Statue vivante de son aveuglement, il coïncide avec lui-même, avec son double nefas, l’inceste et le parricide, redoublés par son refus de les voir(243) : ŒDIPVS Iam iusta feci, debitas poenas tuli Inuenta thalamis digna nox tandem meis ŒDIPE J’ai rendu la justice J’ai payé le prix Je me suis inventé une nuit à la hauteur de mes noces.
Mais il n’est pas libéré pour autant de sa faute en en arborant le masque, car sa mère venue au devant de lui, le ramène parmi les hommes(244) : ŒDIPVS Quis frui tenebris uetat ? ŒDIPE Qui ? Qui m’arrache à mes ténèbres ? Mes ténèbres, mes voluptés.
Il est contraint de fuir éternellement son nefas, comme Hippolyte fuit Phèdre, à l’autre bout du monde(245) : ŒDIPVS Nefandos diuidat uastum mare dirimatque tellus abdita et quisquis sub hoc in alia uersus sidera ac solem auium dependet orbis alterum ex nobis ferat
ŒDIPE Nous n’avons plus le droit de nous rencontrer Nous sommes maudits Que la mer immense nous sépare Que la terre se fende Et nous laisse chacun sur une rive du gouffre Mets la terre entre nous Va sous d’autres étoiles Là-bas de l’autre côté du monde Au pays où l’on voit le soleil à l’envers Va Ou j’irai.
Il lui est aujourd’hui aussi interdit de rencontrer sa mère qu’autrefois, avant qu’il l’ait épousée. La même errance recommence mais cette fois avec le crime en plus. La dernière image est donc celle d’Œdipe trébuchant, partant vers le Cithéron, tâtant le sol pour ne pas marcher sur sa mère. Généralement le tableau final est précédé d’un monologue du grand douloureux demandant vainement aux dieux de le punir pour le libérer du nefas. Parfois il maudit son bourreau. Mais ce sont des mots pour rien qui se perdent dans le ciel mythologique. Ces prières et ces malédictions ne servent qu’à composer la chanson de l’extrême douleur. Ces tableaux qui concluent les tragédies servent aussi de sorties au héros quand l’action est terminée pour lui. Le personnage se fige en un regardant regardé. Phèdre, douloureuse et triomphante, se donne ainsi en spectacle à Thésée pour le faire souffrir en lui révélant la vérité de la mort d’Hippolyte, comme Atrée et Thyeste. Tête rasée, en tenue de deuil, Phèdre chante et danse autour du corps d’Hippolyte(246) : THESEVS Quis te dolore percitam instigat furor Quid ensis iste quiue uociferatio Planctusque supra corpus inuisum uolunt ? THÉSÉE Pauvre folle ! Pourquoi maintenant cet émoi ?
Pourquoi cette désolation ? Pourquoi cette épée ? Sais-tu que tu pleures et cries sur le corps d’un ennemi ?
C’est la danse d’une furieuse, sur une musique de planctus, les coups qui frappent sa poitrine, et de cris. Une sorte de deuil grotesque. Après avoir appelé sur elle les châtiments divins(247) : PHAEDRA Me, me profundi saeue dominator freti inuade… PHÈDRE C’est moi, dieu des profondeurs C’est moi tyran brutal C’est sur moi qu’il faut te jeter.
elle donne à Thésée le sens mythologique de son crime(248) : PHAEDRA O dure Theseu semper o numquam ad tuos tuto reuerse : gnatus et genitor nece reditus tuos luere PHÈDRE Thésée ! Thésée le fléau ! Quand tu reviens chez toi le danger approche Chacun de tes retours veut une victime Ce fut ton père Ce fut ton fils.
Comme Hercule, Thésée est un héros massacreur de famille. Puis elle s’unit à Hippolyte en mourant sur lui(249) : PHAEDRA Non licuit animos iungere, at certe licet iunxisse fata PHÈDRE
Nous n’avions pas le droit d’unir nos cœurs, Mais nous avons eu des trépas jumeaux.
en faisant de sa mort, ultime nefas, un sacrifice funèbre perverti(250) : PHAEDRA Mucrone pectus impium iusto patet cruorque sancto soluit inferias uiro PHÈDRE Ma poitrine s’est ouverte sous les coups de la justice Ce repaire obscène Mon sang a lavé les restes D’un homme parfait.
En faisant cette libation funèbre, en lui faisant boire son sang, elle entraîne Hippolyte dans les Enfers. Elle se lie à lui comme Polyxène dans Les Troyennes est liée à Achille en étant égorgée sur le tombeau du héros grec. Ces noces de sang sont un nefas récurrent de la mythologie tragique romaine. Thésée la regarde, regarde les restes d’Hippolyte et ce spectacle pour lui est la pire des souffrances. Cette technique de sortie explique pourquoi, à la fin des Troyennes, les morts d’Astyanax et de Polyxène sont mises en scène par les Grecs(251). Les guerriers vainqueurs et les survivants troyens de la guerre se réunissent autour du lieu de la mise à mort, la campagne forme une sorte de théâtre où le public s’installe. La même émotion les étreint à la vue des deux jeunes gens qui jouent si bien leur mort. La guerre est finie. Les ennemis d’hier, en formant un public, se sont fondus en une communauté ludique. Les Troyennes à qui le messager décrit l’événement, sont les spectatrices de ce spectacle terrible de l’oubli. Mais les crimes commis contaminent les acteurs du spectacle, les Grecs, et le récit de ces deux nefas annonce leur vengeance à venir. Même Hercule sur l’Œta utilise ce code spectaculaire, bien qu’en le détournant. La seconde moitié de la tragédie, près de 1 000 vers, est une variation à partir du tableau final attendu. Dans la première partie, Déjanire la furieuse a inventé le nefas, la tunique magique qui doit annuler les effets
du temps et lui rendre l’amour d’Hercule. Cette tunique empoisonnée, comme sont empoisonnés les cadeaux de Médée, est un piège mortel, comme la tunique offerte par Clytemnestre à Agamemnon. Hercule, brûlé jusqu’à la moëlle des os par le poison du centaure Nessus, se liquéfie sans mourir et perd ses forces. On l’apporte sur scène, il n’a plus de peau, tous ses viscères sont à nu, c’est un spectacle horrible, tas de chair saignante. Sa mère Alcmène est là qui le regarde et pleure. Ce pourrait être le tableau final. C’est alors que commence la seconde partie de la tragédie. Le grand douloureux transforme son dolor en furor(252) : ALCMENA Dolor iste furor est ALCMÈNE Ta douleur s’est transformée en fureur.
Il organise sa mort et s’approprie le nefas de Déjanire en le retournant. C’est lui qui va débarrasser les hommes de ce spectale terrible. Il se met luimême sur le bûcher, et se brûle vif. En maîtrisant la douleur et en embrasant le charnier qu’il était devenu, Hercule se fait un autre visage, beau et serein(253) : Vultusque non idem fuit Il changea de visage.
celui que lui prêteront ses statues devant ses temples quand il sera divinisé, le visage qui apparaît à Alcmène dans le theologeion, pour lui annoncer qu’il est dans le ciel au milieu des dieux d’en haut(254) : HERCULES Quid me tenentem regna siderei poli caeloque tandem redditum planctu iubes sentire fatum ? HERCULE Je suis enfin au royaume céleste Je trône dans la voûte étincelante
J’ai été rendu au ciel dont je venais Alors pourquoi me faire sentir par tes lamentations de pleureuse que je suis mort ?
Alcmène tient contre elle l’urne d’Hercule. Elle vient de moduler longuement un chant de deuil, en se frappant la poitrine. Nous retrouvons le contraste habituel entre le vainqueur triomphant et le grand douloureux. Il s’envole comme Médée vers le ciel, laissant en bas un mortel en deuil. À cette différence près qu’Alcmène n’est pas Jason. La tragédie se conclut, ce qui est unique, par un chant triomphal du chœur, un hymne à Hercule. On voit par l’étude de ces scènes finales que ce théâtre de la cruauté n’est pas l’exhibition au premier degré du sang versé et des corps charcutés. La cruauté se construit par un jeu de regards, chacun regardant souffrir l’autre, souffrant ou jubilant de cette souffrance, ou souffrant de cette jubilation.
TROISIÈME PARTIE
À corps et à crimes
Quand il traduit une tragédie grecque, le poète romain a donc à composer son texte à partir d’un code théâtral très précis, dont nous venons de voir les principaux modules constitutifs et une fable grecque qui lui fournit le noyau de l’action tragique, un noyau incontournable car il est au centre de l’histoire : le crime tragique. Or aucun crime tragique dans le théâtre grec ne ressemble à un autre et le traducteur doit à chaque fois adapter la pièce romaine pour qu’elle puisse l’accueillir et en faire un nefas. Thyeste et Médée sont en fait des exceptions, car le nefas de l’un et de l’autre va se nicher parfaitement dans le scénario tragique romain, mais il n’en est pas de même des autres sujets tragiques. Les plus difficiles à traduire semblent avoir été Œdipe et Phèdre. Outre cette première nécessité de traduction, qui nous impose à nous, lecteurs français du siècle, de retrouver le nefas dans chaque tragédie romaine, le poète latin devait transcrire ce nefas de telle façon qu’il comportât pour les spectateurs romains une dimension de rituel perverti. Ce qui suppose d’abord d’associer ce crime à un rituel romain aisément reconnaissable, ensuite d’utiliser sa gestuelle et sa parole comme canevas de l’accomplissement du crime, et donc de construire la théâtralité du crime à partir de ce rituel traité comme spectacle. XXe
Enfin la tragédie grecque n’était pas seulement un sujet au sens où nous l’entendons aujourd’hui, mais un récit, une fabula, avec donc un certain nombre d’unités narratives dont il était impossible de se débarrasser parce qu’elles étaient associées à l’histoire dans la mémoire des futurs spectateurs. Ainsi la consultation de l’oracle de Delphes était-elle incontournable, bien que pour l’action tragique elle n’ait eu aucune valeur dans Œdipe, car la divination n’a pas de réalité pour les Romains — c’est une superstition grecque. Cette séquence purement narrative sera donc doublée dans la tragédie de Sénèque par deux scènes qui ont, elles, une force rituelle réelle, la consultation des entrailles d’une victime sacrifiée, et l’évocation des morts. Cependant, cette scène qui se passe à Delphes, conservée dans la pièce romaine, donne la matière d’une narration divertissante faite par Créon. Parce qu’Œdipe sans l’oracle d’Apollon, ce n’est plus la « vraie » histoire d’Œdipe. Reconstituer totalement la théâtralité des tragédies romaines c’est, pour chacune, repérer le nefas, et voir comment l’action tragique s’organise à partir de lui, constater que nous retrouvons toujours finalement, malgré un argument différent, le même scénario, et donc toujours les mêmes unités spectaculaires. Reconstituer le nefas, c’est voir pour chaque crime tragique comment il réussit à faire passer le ou les sujets de ce crime, qu’ils en soient les acteurs volontaires ou involontaires, du monde des hommes dans le monde mythologique des monstres. En retrouvant dans chaque nefas la perversion d’un rituel, ou parfois de plusieurs, on s’aperçoit que le héros sort de l’humanité par son corps — gestes et voix —, en se manipulant lui-même de l’extérieur. Car cet ailleurs
mythologique, comme on va le voir, où le héros se projette tout entier, est bien un monde des profondeurs et du secret, le monde des fantômes et d’un passé englouti, mais ce monde des profondeurs n’est pas caché au fond de l’individu, il n’a rien à voir avec un inconscient ou un subconscient. Ces arcanes de l’être sont ceux d’une collectivité, d’une cité, d’un clan ; quand ils ne sont pas enracinés dans des lieux de mémoire, comme le palais de Pélops, le tombeau d’Achille ou le ciel d’Hercule, ils sont cachés dans des objets de mémoire, le sang de Nessus, les poisons de Médée. Ainsi lors de l’accomplissement du nefas, le héros entretient avec l’intériorité de son corps des rapports qui sont pour nous déroutants : son intériorité, c’est-à-dire ses viscères, son ventre, son cœur, sont le siège de son humanité, il les torture à plaisir car il hait cette humanité qui est en lui, dans ses chairs. Ainsi l’individu héroïque quitte-t-il une collectivité humaine, la société de sa cité ou de sa famille humaine, qui le définissait tout entier par les rapports qu’il entretenait avec le groupe dans son ensemble et avec ses membres en particulier, pour une autre collectivité, où il se définira de la même manière, mais par rapport à des monstres. Son corps est le lieu de ce passage, un corps lui aussi totalement défini par son appartenance à l’une ou l’autre société. Siège de l’individualité singulière dont il est aussi la forme identifiable, le corps du héros n’est pas le moyen d’expression d’une singularité qui renverrait à une volonté ou à une vision du monde personnelle et unique. Par conséquent le changement du héros tragique, s’il n’est pas une métamorphose en arbre ou en animal, est cependant, avant tout, un changement visible de son corps.
Chapitre VII – Catalogue des crimes tragiques Thyeste Médée Phèdre Œdipe Agamemnon Les troyennes Hercule furieux et Hercule sur l’œta Chapitre VIII – Les rituels pervertis Le sacrifice Thyeste Hercule furieux Agamemnon Œdipe Les autres sacrifices Le deuil Les Troyennes Agamemnon Phèdre Hercule sur l’Œta La magie
Chapitre IX – Les viscères de Médée et les arcanes de la mémoire La chair obscène des héros Les lieux de la mémoire Conclusion – Le sens par surcroît
Chapitre VII Catalogue des crimes tragiques
T
HYESTE
Nous avons déjà analysé le nefas du Thyeste(255), nous en rappellerons seulement les éléments principaux. Le crime est composé successivement du sacrifice humain accompli par Atrée et du banquet cannibale qui le suit. Le nefas s’accomplit d’abord au cours d’une narration, puis la fin du banquet a lieu sur scène. Le passage du sacrifice raconté au banquet représenté se fait par le regard d’Atrée qui décrit Thyeste festoyant sous ses yeux, avant de l’interpeller et de lui offrir de partager une coupe de vin où il a versé du sang de ses fils, puis de le contempler regardant les mains et les têtes de ses fils. Les deux sujets du nefas sont les deux frères, en position interchangeable de bourreau et de victime, de furieux et de douloureux. Nous avons vu comment Atrée avait devancé Thyeste et l’avait en quelque sorte pris de court parce que son dolor initial dépassait celui de son frère(256) : ATREVS Scio quid queraris : scelere praerepto doles nec quod nefandas hauseris angit dapes quod non pararis. Fuerat hic animus tibi instruere similes inscio fratri cibos et adiuvante liberos matre aggredi similique leto sternere ; hoc unum obstitit tuos putasti ATRÉE Je sais pourquoi tu pleures Tu enrages de t’être fait prendre de vitesse Ce crime je te l’ai volé Ce n’est pas ces nourritures cannibales qui t’angoissent Non ce qui te serre la gorge C’est de ne pas me les avoir fait manger
Ce fut toujours ton intention Préparer un repas de ce genre Et le servir à ton frère sans qu’il s’en aperçoive Tu allais te jeter sur mes fils Avec la complicité de leur mère Mais une chose t’a arrêté Une seule Tu les suspectais d’être nés de toi.
Le crime est la répétition aggravée de celui de Tantale. C’est sur ce modèle qu’Atrée l’a inventé. Il permet aux deux frères de s’inscrire dans la dynastie mythologique des rois de Mycènes. Une scène de ruse, la réconciliation des deux frères, a préparé l’exécution du nefas.
M
ÉDÉE
Le crime de Médée est lui aussi composé en deux séquences : l’incendie magique pendant la célébration des noces de Jason et de Créüse, l’assassinat des enfants. Le spectacle du nefas se réalise par un bref récit(257), que suivra sur scène la mise à mort des enfants, sous le regard de Jason. La brièveté de la narration de l’incendie s’explique par la présence, peu auparavant, d’un long spectacle de mots où s’est faite la préparation du nefas — la préparation du philtre magique qui doit infecter les cadeaux offerts par Médée à Créüse. Auparavant Médée a joué une scène de ruse, où elle a convaincu Créon de lui accorder une journée de délai avant qu’elle quitte Corinthe(258). Les deux sujets du nefas sont Jason et Médée. Médée invente son nefas en se référant à son propre passé de magicienne, elle renoue ainsi avec sa légende, elle redevient, elle-même, l’héroïne mythologique qu’elle avait été autrefois comme épouse de Jason, entraînant ainsi dans le nefas celui qui est son partenaire d’empoisonnement.
P
HÈDRE
Le crime de Phèdre dans la tragédie d’Euripide, Hippolyte couronné, est d’emblée son amour pour Hippolyte. Il n’y a dans la pièce grecque ni aveu
à Hippolyte ni aveu à Thésée(259). Le nefas dans Phèdre est tout autre. Les sujets du nefas — les trois personnages principaux de la pièce — sont Phèdre, Hippolyte et Thésée, car ils passent tous les trois dans le monde mythologique. Phèdre renoue avec les amours sauvages de sa mère Pasiphaë après le même dolor que Déjanire ou Médée. Phèdre est d’abord une épouse délaissée, une Crétoise exilée en Attique où son père l’a envoyée comme otage(260) : PHAEDRA O magna uasti Creta dominatrix freti cuius per omne litus innumerae rates tenuere pontum, quicquid Assyria tenus tellure Nerea peruium rostris secas cur me in penates obsidem inuisos datam hostique nuptam degere aetatem in malis lacrimisque cogis ? perfugus en coniux abest praestatque nuptae quam solet Theseus fidem PHÈDRE Crète, grande Crète, pourquoi ? Tu as la maîtrise des vagues Tes navires par centaines montent la garde autour de l’océan Sillonnant de leurs éperons les routes de la mer Jusqu’aux rivages de Syrie Pourquoi m’as-tu livrée en otage ? Pourquoi m’as-tu envoyée dans cette famille odieuse ? Pourquoi m’as-tu mariée à un ennemi ? Et maintenant ma vie de femme se consume dans le malheur et dans les larmes Mon époux s’évade Le voici parti à vagabonder Thésée comprend les lois du mariage à sa façon
C’est ce dolor initial qui va embrayer sur le furor dynastique de Phèdre, cette autre mémoire qui lui rendra une identité digne d’elle-même. C’est là
qu’il faut chercher l’origine de son amour pour Hippolyte, son invention ; le garçon répète le taureau de Pasiphaë, puisqu’il appartient à la sauvagerie, mais, circonstance sauvagement aggravante, il est aussi socialement le fils de Phèdre, or les amours des animaux sont caractérisées précisément non par l’inceste qui est une transgression, mais par l’indifférence à la parenté. L’amour monstrueux de Phèdre dépasse ainsi celui de sa mère. Hippolyte lui aussi renoue avec sa mère l’Amazone, par ses amours monstrueuses, même s’il en est l’acteur involontaire. En optant délibérément pour la sauvagerie contre la civilisation, juste avant la scène où Phèdre avoue son désir pour lui(261), Hippolyte passe du côté du nefas et se rend susceptible d’entendre ses aveux, invente lui aussi le nefas. Ensuite, même s’il refuse avec horreur l’amour de Phèdre, il aura été son partenaire dans un dialogue amoureux, il aura parlé d’amour avec une femme habillée en Amazone, qu’il a appelée sa mère et à qui il a promis « de prendre auprès d’elle la place de son père ». Cette femme l’a serré dans ses bras et couvert de caresses. Il a été souillé à jamais par le nefas(262) : HIPPOLYTVS Quis eluet me Tanaïs aut quae barbaris Maeotis undis Pontico incubens maris Non ipse toto magnus Oceano pater tantum expiarit sceleris O siluae ! O ferae ! HIPPOLYTE À quelle eau me purifier ? J’irai me jeter dans le Don Je me jetterai dans les eaux sauvages de la Caspienne Mais toutes les vagues de l’Océan ne pourront me laver de tant de pourriture Forêts vierges où êtes-vous ?
Thésée, en utilisant les vœux dont son père divin, Neptune, lui avait fait don jadis, s’inscrit dans une lignée mythologique, en répétant d’autres nefas accomplis précédemment(263). En invoquant Neptune, et en lui demandant de châtier Hippolyte, il invente la fin du nefas. Il sort du temps humain et devient un douloureux éternel qui sans fin cherchera les restes de son fils, comme Thyeste sans fin sentira ses fils remuer dans son ventre.
Le nefas de Phèdre est donc composé de l’amour sauvage et incestueux d’Hippolyte et Phèdre, de la mise à mort d’Hippolyte par Thésée, enfin du suicide de Phèdre sur les restes d’Hippolyte. Le spectacle du nefas commence avec la rencontre de Phèdre et d’Hippolyte, le premier aveu, et finit avec le second aveu de Phèdre, les deux ont lieu sur scène. Entre les deux s’est intercalé le long récit de la mort d’Hippolyte. Le dialogue de Phèdre et d’Hippolyte est l’affrontement de deux sauvageries mythologiques qui ne peuvent s’aimer. Car si la sauvagerie, dans l’imaginaire romain, donne aux femmes un érotisme déchaîné, au contraire en virilisant excessivement les hommes, elle les coupe de l’érotisme. Les femmes sauvages sont des louves, c’est-à-dire des prostituées, les hommes-loups vivent en bandes de chasseurs célibataires. Hippolyte a horreur des femmes non par caprice particulier, mais parce qu’il se veut un sauvage habitant des forêts. La sauvagerie de l’un et l’autre est présente et visible sur scène par le déguisement et la danse. On a dit précédemment comment Phèdre trouvait l’apaisement dans un costume d’Amazone chasseresse(264). Hippolyte aussi est travesti en chasseur mythologique. Telle est la fonction du prologue de Phèdre, et sa nature particulière : installer dans l’espace tragique le furor sauvage d’Hippolyte(265). En effet Phèdre s’ouvre sur un monologue qui n’est ni le dolor d’un des héros, ni le furor d’un dieu ou d’un fantôme venus d’un autre monde. L’écriture en strophes lyriques prouve que ce prologue, à la différence des autres prologues des tragédies de Sénèque, était chanté par un chanteur pendant que l’acteur dansait la scène. Techniquement cette danse est une pantomime où l’acteur mime successivement les différentes techniques et les différents moments de la chasse : le sanglier rabattu dans un filet et tué à l’épieu, les oiseaux attrapés à la glu ; il y a le départ à l’aube, dans la rosée froide, la traque avec les chiens, le retour avec le gibier sanglant. Hippolyte donne des ordres à ses camarades chasseurs avant de partir, dans le petit matin. Il les envoie parcourir tout le territoire de l’Attique, puis avant de s’engager lui-même dans cette expédition il adresse une prière à Diane déesse de la chasse afin qu’elle leur soit favorable, ce qui est normal. Ce qui l’est moins, et qui est même très inquiétant, c’est le personnage que joue Hippolyte. Ce chasseur n’est pas un fils de famille, un sportif venu de la ville. C’est un chasseur excessif, qui, du moins en paroles, transforme toute l’Attique en un territoire de chasse, où ne vivent que des bergers. Les
villes, les terres cultivées, toute forme de civilisation sédentaire a disparu. Ses premières paroles sont ambiguës, ce sont celles d’un chef qui lance ses compagnons à l’attaque sans qu’on sache s’il s’agit d’une expédition militaire ou d’une chasse ; ils vont parcourir le pays en y semant la terreur(266) : HIPPOLYTVS Ite umbrosas cingite siluas summaque montis iuga, Cecropii HIPPOLYTE Allez dans la nuit encercler les forêts Allez encercler les sommets Enfants de Cécrops.
Le retour de la chasse montre une horde, célébrant un triomphe préhistorique, autour de chariots rustiques qui roulent en grinçant vers des cabanes primitives(267) : HIPPOLYTVS fertur plaustro praeda gementi ; tum rostra canes sanguine multo rubicunda gerunt repetitque casas rustica longo turba triumpho. HIPPOLYTE Et la charrette qui rapporte la chasse Grince sous la masse du gibier Les babines des chiens Dégoulinent de sang La horde revient triomphante aux cabanes En un long cortège barbare.
La Diane qu’il prie n’est pas une divinité des hommes civilisés ; son espace, ce sont les confins de l’univers habité, elle règne par la violence sur des peuples sauvages et mystérieux(268) :
HIPPOLYTVS Quicquid solis pascitur aruis situe illud Arabs diuite silua siue illud inops nouit Garamans uacuisque uagus Sarmata campis siue ferocis iuga Pyrenes siue Hyrcani celent saltus arcus metuit, Diana, tuos. HIPPOLYTE
Dans l’Arabie aux bois précieux Au pays des Touaregs qui meurent de faim Dans les montagnes des rebelles basques Dans les forêts où se cachent les Arméniens Sur les steppes désertes où errent les Tartares Diane, tout ce qui vit dans les grandes solitudes Est soumis à ton arc.
Pour l’imaginaire romain, un chasseur des confins est pire qu’un barbare, c’est un homme sauvage, qui vit comme une bête au milieu des bêtes, qui ne fait pas la différence entre la chasse et la guerre, car il ne fait pas la différence entre les animaux et les hommes. Ce type de chasseur appartient à un imaginaire de l’ailleurs, qui le situe hors de l’espace habité. La sauvagerie extrême des confins donne donc ses couleurs dans Phèdre à une sauvagerie mythologique qui est celle de l’Amazone, mère d’Hippolyte, et qui rencontre celle de Pasiphaë, la mère de Phèdre. La danse d’Hippolyte puis la prière à Diane sont celles d’un chef sauvage, d’un homme-loup qui, s’il régnait sur l’Attique, la transformerait en désert, en forêt vierge. Mais cette valeur idéologique du prologue que nous déduisons des paroles attribuées à Hippolyte est le développement verbal d’une évidence spectaculaire. Le public romain reconnaît immédiatement en Hippolyte, dès qu’il le voit, un chasseur sauvage des confins. Car il l’a déjà vue ailleurs, cette danse du roi barbare qui règne sur ses sujets comme sur du gibier, soit au cirque dans les uenationes, où des gladiateurs reproduisent de grandes chasses mythologiques ou pseudohistoriques — chasses d’Hercule ou d’Alexandre — soit au théâtre dans des
pantomimes à sujets mythologiques. Costumes barbares aux vives couleurs, musiques étranges et, au cirque, présence d’animaux exotiques, lions, panthères et aurochs, ont inscrit dans la mémoire des Romains des images définitives. Au corps sauvage et dansant d’Hippolyte ouvrant la tragédie, correspond le tableau final de son corps mutilé, incomplet, hideux, ramené dans la civilisation. Hippolyte n’est beau qu’en homme-loup. La danse d’Hippolyte est de la même nature tragique que les danses du furor ; mais un furor que n’a précédé le spectacle d’aucun dolor, ou encore de la même nature que la danse de Tantale. Il réalise ainsi son corps mythologique, comme le font ailleurs Médée ou Déjanire. La première partie du nefas est possible, c’est-à-dire la rencontre entre les deux sauvageries d’Hippolyte et de Phèdre, parce que Diane sert d’intercesseur. Elle incarne les deux faces de la sauvagerie, la masculine et la féminine(269) : HIPPOLYTVS Ades en comiti diua uirago cuius regno pars terrarum secreta uacat HIPPOLYTE Viens à mes côtés ! Sois mon compagnon ! Déesse virile ! Déesse des terres vierge !
Elle est la divinité des confins et de la chasse, en cela elle est la déesse des hommes sauvages, mais elle est aussi, sous le nom d’Hécate, la lune, la déesse de la magie amoureuse, car une légende raconte que la lune s’est éprise du jeune Endymion, un berger, et descendit sur terre, séduite. Depuis, les magiciennes l’attirent dans des bassines d’eau pour qu’elle favorise les amours difficiles. Hécate, astre nocturne, est une déesse des femmes amoureuses. C’est pourquoi la nourrice lui fait, elle aussi, une prière(270) : NVTRIX Inflecte mentem : toruus, auersus, ferox
in iura Veneris redeat. Huc uires tuas intende : sic te lucidi uultus ferant et nube rupta cornibus puris eas, sic te regentem frena nocturni aetheris detrahere nunquam Thessali cantus queant nullusque de te pastor ferat Ades inuocata, iam faue uotis dea LA NOURRICE Hécate brise-le Que sa brutalité, que ses dégoûts Que sa violence Se soumettent aux lois de Vénus ! Voilà ta cible Bande tes forces ! Puisses-tu réussir Et garder toujours pur ton éclat ! Puisses-tu déchirer les nuages Et ton croissant rester intact ! Que jamais les sorcières et les entremetteuses ne te fassent descendre du ciel Que jamais sur la terre ne t’attirent leurs incantations ! Que jamais sur la terre un berger ne t’attire Que jamais un berger ne te séduise ! Viens à mes côtés, déesse je t’invoque Exauce mon vœu.
La double nature de Diane est déjà présente à la fin du prologue dansé par Hippolyte ; quand il a terminé sa prière à la déesse, il entend les aboiements des chiens ; or c’est un signe de la présence d’Hécate, lors des prières de magie érotique(271). La tragédie va donc se passer en deux temps correspondant aux deux corporéités des héros : la première partie est celle des corps sauvages et beaux. La seconde partie est celle des corps en deuil et laids. Thésée sort des Enfers, lugubre et dépenaillé comme un fantôme, Phèdre prend successivement deux tenues de deuil ; la première est l’exhibition socialisée
des effets de son viol (prétendu), la seconde lui sert à pleurer Hippolyte. Hippolyte est un cadavre mutilé, le comble de la laideur et de la mort, l’équivalent pour nous d’une charogne. La scène de l’aveu amoureux se répète dans la scène de l’aveu criminel, ces scènes se jouent à trois, avec le tiers absent ; d’abord l’absent est Thésée, au pays des morts, il n’est qu’un masque posé sur le visage d’Hippolyte, ensuite l’absent est Hippolyte, qui n’est plus qu’un monceau de chairs meurtries. Dans les deux scènes Phèdre répète le même geste de séduction qui la lie à Hippolyte, mais la première fois le nefas reste incomplet car il n’a pas mis en jeu un rituel perverti, alors que la seconde fois, en utilisant le rituel du deuil, Phèdre va jusqu’au bout de sa transformation en monstre et elle lie son destin à Hippolyte dans la mémoire mythologique(272). Son accusation mensongère contre Hippolyte est typiquement une scène de ruse préparant le nefas. Le caractère très particulier de ce nefas complexe impose une réorganisation des modules spectaculaires afin de retrouver le scénario tragique. Ainsi, que le crime soit volontaire ou non, qu’il soit le résultat d’une erreur, que le héros tombe dans un piège, ne change rien à la nature de l’action tragique. Et il en est de même pour toutes les tragédies complexes.
Œ
DIPE
L’une de ces tragédies complexes est Œdipe. Malgré les apparences, cette tragédie obéit au même scénario tragique que les autres pièces de Sénèque. La seule différence tient à ce que le nefas a été commis, du moins en partie, avant que ne débute l’action scénique. Mais comme nul ne le sait au début de la pièce, c’est comme si ce nefas n’existait pas encore, pour ceux qui vont devenir ses sujets, Œdipe et Jocaste. Donc l’invention du nefas va coïncider avec la découverte des crimes commis par Œdipe, le parricide et l’inceste. Dire le nefas ou l’accomplir revient au même, comme nous l’avons déjà vu à propos de Phèdre, à condition que la formulation du crime pour devenir performative soit ritualisée. Ce qui n’est pas vraiment étonnant dans une civilisation où un prodige, un monstrum, n’existe que s’il est reconnu pour tel par les autorités religieuses et politiques, au cours d’une procédure langagière.
Œdipe, dans son prologue douloureux, dit sa crainte de commettre le nefas annoncé par l’oracle de Delphes. En apprenant qu’il l’a déjà commis, il coïncide enfin avec lui-même, avec son être mythologique et pour donner une réalité à cette nouvelle identité enfin retrouvée, il se fait la tête d’aveugle qui lui convient si bien. Il a, à la fin de la tragédie, la même jouissance du nefas accompli qu’Atrée ou Médée(273) : ŒDIPVS Bene habet, peractum est… Iuuant tenebrae… Vultus Œdipodem hic decet. ŒDIPE Très bien, tout est accompli C’est fini… Ténèbres, délicieuses ténèbres… Œdipe tu as maintenant ton vrai visage.
Le nefas l’intègre dans la dynastie thébaine comme son père le lui rappelle en sortant des Enfers, son père qui est une figure de fantôme furieux, communiquant à sa façon sa rage à son fils, comme Tantale ou Thyeste. Il est le digne descendant des monstres thébains qui l’ont précédé sur le trône. Il en est de même pour Jocaste, elle aussi nouvelle Agavé. Le furor d’Œdipe lui vient tard dans la pièce, après qu’il a appris le nefas. Ce furor lui permet de se réapproprier le crime, ce qu’il fait en se crevant les yeux et en poussant sa mère au suicide(274). ŒDIPVS bis parricida plusque quam timui nocens matrem peremi, scelere confecta est meo O Phœbe mendax, fata superaui impia ŒDIPE Deux fois Je suis deux fois parricide Mes crimes dépassent mes espérances Ma mère est morte à cause de moi
Morte de mes crimes Apollon menteur Mon destin avait deux noms affreux Le parricide et l’inceste Mon destin où est-il ? Je l’ai dépassé.
Jocaste entre en furor au même moment qu’Œdipe(275). Elle a participé à la révélation du crime, même si ce fut malgré elle, ce qui l’engage déjà dans la première partie du nefas. Car c’est elle qui la première lui apprend les véritables circonstances du meurtre de Laïus. Le spectacle du nefas est celui de sa révélation, puis de son prolongement. La révélation se réalise en deux scènes, l’une est une narration, la consultation des morts, l’autre est la consultation, sur scène, des entrailles sacrificielles, ou exticine. Ensuite les effets de la révélation donnent lieu à une narration, qui raconte comment Œdipe s’est crevé les yeux, puis, sur la scène Œdipe rencontre Jocaste qui se suicide devant le public. Coupables mais non responsables, ils entrent tous les deux dans la légende. Certes le récit est très particulier, mais la tragédie s’y retrouve, même si les différentes parties sont présentes dans un ordre inattendu. Ainsi le fantôme attendu au prologue surgit en plein milieu de la tragédie, le furor des héros ne les saisit qu’à la fin, le nefas n’en finit pas d’être inventé.
A
GAMEMNON
Tragédie complexe au nefas simple, Agamemnon ressemble au début à Thyeste. Mais au début seulement, car Égisthe n’est pas Atrée et il se révèle incapable d’inventer le nefas. Clytemnestre, qui est en position de le suppléer dans ce rôle, n’y réussit pas mieux ; même si elle se révèle comme lui capable d’accomplir le nefas, elle est incapable d’être tout à fait une Médée ou même une Phèdre. Cette invention sera l’œuvre de Cassandre. Clytemnestre, Égisthe, Agamemnon, Cassandre sont donc les quatre sujets du nefas, mais ils y participent différemment. Clytemnestre est d’abord une esquisse de Médée, de Déjanire, de Phèdre : elle apprend le retour d’un époux volage qui ramène une
concubine au foyer, mais à qui elle a donné un remplaçant, Égisthe. Son dolor est un mélange de peur et de jalousie(276) : CLYTAEMNESTRA Maiora cruciant quam ut moras pati possim Flammae medullas et cor exurunt meum mixtus dolori subdidit stimulos timor, inuidia pulsat pectus. CLYTEMNESTRE Je souffre trop pour supporter d’attendre Le feu court dans mes veines et brûle mon cœur La peur et la douleur m’enfoncent leurs aiguillons La haine bat dans ma poitrine Et la jalousie
Mais son dolor n’est pas assez grand pour lui faire oublier totalement son pudor humain(277), « son sens de l’honneur se réveille et se révolte » — pudor rebellat. La nourrice qui ensuite lui sert de butoir, lui permet de raviver son dolor : elle remâche le souvenir de sa fille Iphigénie sacrifiée par Agamemnon, ce nefas dont elle a été victime et qui fait d’elle une grande douloureuse(278). Mais son furor reste encore trop faible, elle échoue à inventer le nefas. Face à Égisthe qui est en position de furieux et donc la met en position de porte-parole de l’humanité, son furor disparaît et son pudor l’emporte(279) : CLYTAEMNESTRA Surgit residuus pristinae mentis pudor CLYTEMNESTRE Un reste de moralité me revient et revit Mon esprit d’autrefois.
Lui-même ne réussit pas à démarrer, il échoue à être Atrée comme Clytemnestre à être Déjanire dans l’invention du nefas. Pourtant Clytemnestre exécutera Agamemnon en plein banquet d’un coup de double hache, après l’avoir paralysé dans une tunique-sac(280) :
CASSANDRA Detrahere cultus uxor hostile iubet induere potius coniugis fidae manu textos amictus… Mortifera uinctum perfidae tradit neci induta uestis : exitum manubus negat caputque laxi et inuii claudunt sinus… Armat bipenni Tyndaris dextram furens CASSANDRE Sa femme veut qu’il quitte ce costume étranger « C’est celui de son ennemi Qu’il revête plutôt le vêtement Qu’elle a tramé et tissé de sa main Qu’il enfile la tunique de sa fidèle épouse »… Agamemnon enfile la tunique La robe de mort Qui le livre au couteau qui se cache Il ne peut sortir ni la tête ni les bras Le voici enfermé dans un cul de sac… Clytemnestre saisit la double hache La fille de Tyndare, la folle.
Et Égisthe l’assiste dans ce massacre. Tous les deux prendront place, à la suite de ce nefas, dans leurs familles mythologiques respectives(281) : CASSANDRA Vterque tanto scelere respondet suis Est hic Thyeste natus, haec Helenae soror CASSANDRE L’un et l’autre illustrent brillamment La tradition criminelle de sa famille Il est le fils de Thyeste, elle est la sœur d’Hélène.
Tout y est du nefas, y compris la ruse, car Clytemnestre a accueilli Agamemnon en épouse fidèle et parfaite, et lui a offert cette tunique, tissée pour lui en son absence. Tout y est du nefas, sauf son invention. C’est le rôle de Cassandre, Cassandre la furieuse. Le terme est employé dans cette pièce, uniquement pour elle, sauf une fois pour Clytemnestre tuant Agamemnon, comme on vient de le voir, et pour Agamemnon luimême au moment du meurtre. Les trois personnages se répartissent ainsi les différentes fonctions du héros tragique dans le nefas. Égisthe est le fils monstrueux de Thyeste, l’héritier mythologique du furor dynastique. Clytemnestre prépare le piège et accomplit la scène de ruse. Elle le réinstalle dans sa position d’époux et de roi d’Argos, comme Atrée avait réinstallé son frère Thyeste, enfin c’est elle qui le tuera(282). Cassandre, elle, en arrivant à Argos, captive d’Agamemnon, d’abord au comble du dolor(283) : CASSANDRA Vicere nostra iam metus omnis mala CASSANDRE Je ne crains plus rien Nos malheurs m’ont débarrassée de la peur
est ensuite saisie de furor : CASSANDRA Quid me furoris incitam stimulis noui ? CASSANDRE Encore une fois Les aiguillons de la folie m’éperonnent Pourquoi ?
Elle « voit » le crime à venir, comme tout furieux, sinon qu’ici la légende, qui fait d’elle une prophétesse, donne une forme anecdotique à sa vision de furieuse. Ensuite en progressant par le paradoxe, en substituant la victoire à la défaite, dans un duel qui l’oppose à Agamemnon, où elle retourne chacune de ses répliques, elle invente la mort d’Agamemnon, la mort du vainqueur qui va répéter la mort du vaincu, la mort de Priam(284) :
AGAMEMNO Festus dies est CASSANDRA Festus et Troiae fuit AGAMEMNO Veneremur aras CASSANDRA Cecidit ante aras pater AGAMEMNO Iouem precemur CASSANDRA Pariter Herceum Iovem ? AGAMEMNON Aujourd’hui est un jour de fête CASSANDRE Naguère à Troie Ce fut aussi un jour de fête AGAMEMNON Allons prier aux autels CASSANDRE Devant un autel Mon père est tombé Mort AGAMEMNON Prions Jupiter Tous les deux ensemble ! CASSANDRE Prions Jupiter Protecteur des cours !
Pendant que le meurtre s’accomplit, dans un banquet à l’intérieur du palais, elle le décrit en se l’appropriant. C’est elle qui triomphe et jouit du nefas qui a annulé le temps(285) :
CASSANDRA Anime, consurge et cape pretium furoris : uicimus uicti Phryges Bene est, resurgit Troia CASSANDRE Courage, redresse-toi Ta folie n’est plus inutile Écoute ce qu’elle te dit et prends ce cadeau qu’elle t’offre Nous sommes vainqueurs, Nous les Phrygiens, nous les vaincus Hourrah ! Troie ressuscite.
Le spectacle du nefas se réduit à la narration visionnaire de Cassandre. C’est la présence de ce personnage, qu’impose la fabula, qui empêche Agamemnon d’être un autre Thyeste.
L
ES TROYENNES
La fin de la guerre de Troie est le théâtre de massacres impies ; la prise de la ville et sa destruction, avec la profanation des temples, sont déjà en elles-mêmes un nefas, mais le génocide troyen, dont le meurtre de Priam sur l’autel de Zeus est emblématique (« execrandum… nefas »(286)), n’est pas le nefas tragique de cette pièce. Le crime au centre de la tragédie est un « duplex nefas »(287), le double meurtre d’Astyanax et de Polyxène, le fils unique d’Hector et d’Andromaque et la dernière fille d’Hécube. Mais le crime tragique est beaucoup plus complexe. Qui sont les sujets du nefas ? Ulysse qui l’accomplit est un instrument au service de l’armée grecque, et Agamemnon qui ordonne le double meurtre, en tant que chef de cette armée, cède à la volonté du fantôme d’Achille. Certes toute l’armée grecque est contaminée et le retour des rois grecs est menacé. Mais ni elle ni ses rois ne sont à l’origine du nefas. Il faut revenir aux fantômes. L’ombre d’Achille, qui apparaît au début de la pièce pour exiger qu’on lui donne Polyxène, appartient à ces apparitions furieuses qui, comme Tantale, Laïus ou Thyeste, viennent exciter le furor de leur fils ;
Pyrrhus est ainsi un autre Égisthe, avec cette différence qu’il n’a d’autre raison d’être que de représenter son père, d’en être le double vivant, comme Astyanax sera le double vivant d’Hector mort. Pyrrhus en tant que tel est un sujet du nefas, qu’il n’invente pas mais dont il invente la signification tragique au cours d’un duel avec Agamemnon(288). Après un monologue de dolor où il dit le désespoir de son père mort qui voit partir les Grecs vainqueurs et craint l’oubli de ses exploits et de son tombeau(289), Pyrrhus affronte Agamemnon dans un dialogue paradoxal, où le roi joue le rôle du porte-parole de l’humanité. Il lui rappelle les lois de la guerre. Pyrrhus le furieux retourne chacune de ses répliques puis inscrit le meurtre de Polyxène dans la mythologie de la guerre de Troie, puisque ce sacrifice humain sera la répétition du meurtre d’Iphigénie(290) : PYRRHVS Dubitatur etiam ? Placita nunc subito improbas Priami gnatam Pelei nato ferum mactare credis ? At tuam natam, parens Helenae immolasti : solita iam et facta expeto PYRRHUS Il hésite encore ? Tout d’un coup tu répugnes à ce qui faisait tes délices Tu penses peut-être qu’il est inhumain de sacrifier la fille de Priam au fils de Pélée ? Mais toi, tendre père, n’as-tu pas égorgé ta propre fille à Hélène ? Je ne te demande pas de changer tes habitudes.
Pour que son père échappe à l’oubli, Pyrrhus veut attacher son nom à un nefas comme si la gloire humaine était trop peu sûre. Une épopée peut disparaître, mais pas la haine dans le cœur des hommes, elle est le monument le plus solide du souvenir. Achille-Pyrrhus ne croit pas à l’éternité poétique(291). Achille est un bien étrange fantôme ; même si esthétiquement son apparition ressemble à celle de Laïus, il n’appartient pas aux Enfers mais vient exiger sa part de butin comme un vivant. D’ailleurs son apparence n’est pas celle d’un fantôme, il a encore la stature d’Achille le victorieux(292), alors qu’un mort apparaît ordinairement sous la forme d’un homme en deuil. Achille est un grand furieux, et son adversaire est un autre fantôme,
celui d’Hector, qui lui aussi a gardé les apparences de la vie, mais chez lui ces apparences sont celles de la défaite : il sort de son tombeau en grand douloureux, vaincu par Achille(293). Les deux grands morts de la guerre sont deux acteurs du nefas, mais ils ne sont pas les premiers. Pourquoi, en effet, ces deux héros morts et enterrés, pourvus chacun d’un tombeau, reviennent-ils se mêler aux vivants et donner leurs ordres ? Pourquoi n’apparaissent-ils pas en prologue ? Parce qu’ils ne déclenchent pas eux-mêmes l’action tragique, il a fallu une première intervention magique pour les mettre en mouvement : c’est Hécube qui dans le prologue, en détournant le rituel de deuil dédié à Priam, a déchaîné les forces du nefas. Son dolor a précédé celui d’Achille. La vieille reine de Troie ne pourra jamais assez pleurer la foule des morts troyens, tous ses enfants tués, et son époux Priam égorgé par Pyrrhus. Ce dolor excessif lui donne un furor immédiatement efficace. Elle s’en remet à Hector pour arrêter le temps et plonger les acteurs de la guerre de Troie dans un deuil perpétuel, qu’ils soient Grecs ou Troyens. Hécube, parce qu’elle ne se métamorphose pas en chienne hurlante, devient par son dolor excessif la grande furieuse des Troyennes. Le nefas commence donc à se préparer dès le début de la tragédie quand Hécube fait revenir les morts, par des moyens magiques qui la rapprochent de Déjanire et de Médée. Elle installe sur l’ancien territoire de Troie un espace de morts-vivants où cohabitent les fantômes et les Troyennes en deuil. On en est revenu au temps où Hector et Achille s’affrontaient. Le combat recommence, tombeau contre tombeau, avec la même issue, les Troyens sont vaincus, à cette différence près que dans le monde des furieux les valeurs s’inversent, que la victoire est une défaite, et vice-versa : la victoire d’Hector mort se fera au prix de la mort du nouvel Hector vivant, son fils Astyanax(294). Comment comprendre, en effet, la mort d’Astyanax, second volet du double nefas ? Achille ne l’a pas exigée ; le devin Calchas annonce qu’elle est nécessaire au départ des Grecs et le fantôme d’Hector vient l’annoncer à Andromaque. Comme si chacun des deux grands morts agissait par enfant interposé. Andromaque après l’apparition d’Hector ne se comporte plus en veuve mais en « épouse d’un mort » — cineris socia(295). Elle installe son fils dans la demeure de son père, son tombeau(296). Astyanax n’est plus un orphelin, c’est le fils d’un mort, avalé par une famille de morts-vivants avant même qu’Ulysse ne vienne le réclamer. Quand Ulysse la somme de
lui livrer Astyanax — sinon, dit-il, il détruira le tombeau d’Hector — Andromaque a à choisir non pas entre son fils et son époux, mais entre un vivant et un mort, entre rester dans un deuil impie ou en sortir, être épouse ou veuve. Autrement dit, comme toutes les héroïnes tragiques, elle a à choisir entre le furor et l’humanité. Andromaque en livrant finalement Astyanax insiste longuement sur la ressemblance du fils et du père(297). Astyanax est un nouvel Hector, mais un Hector vivant qui remplacera son père et le commémorera en reproduisant son image et en répétant ses exploits. C’est cette mémoire des morts par les vivants qu’Andromaque sacrifie à la mémoire pétrifiée d’un monument. C’est elle qui invente la mort d’Astyanax comme nefas. Le nefas donne lieu à deux spectacles parallèles : l’un dans le camp grec, donc dehors, qui revient sur scène par le récit du messager, l’autre sur scène, dans l’espace endeuillé des captives ; c’est la préparation des deux victimes ; la toilette nuptiale de Polyxène, habillée par Hélène, et les adieux d’Andromaque à Astyanax, sa toilette funèbre. Le duel entre Andromaque et Ulysse se fait sur le modèle des affrontements entre un furieux et un représentant de l’humanité. C’est ainsi qu’Andromaque construit par le paradoxe sa décision finale de furieuse, sauver un mort plutôt qu’un vivant. Andromaque cherche péniblement la posture, passant sans cesse du dolor au furor, le furor finit par l’emporter, elle voit le fantôme d’Hector agiter ses armes et lancer des flammes(298). Les ultimes sujets du nefas seront finalement toute l’armée grecque et toutes les captives troyennes : les femmes ont réussi à opposer leurs souffrances à la cruauté des hommes et leurs souffrances l’emportent grâce à leur alliance avec les morts. Les Grecs partiront, mais ils partiront pour leur malheur, en emmenant les captives, tous pollués par le nefas.
H
ERCULE FURIEUX ET
H
ERCULE SUR L’ŒTA
Intégrer les légendes d’Hercule dans la tragédie romaine et en faire un furieux, sujet d’un nefas, était une gageure. Car Hercule était devenu dans la civilisation hellénistique soit la figure du sage par excellence que ses exploits ont élevé au rang des dieux(299), soit un goinfre comique qui ne songe qu’à se bourrer de purée ; le héros ambigu, vainqueur de monstres sur les confins et trop marqué par cette connivence avec la sauvagerie pour
pouvoir demeurer chez les hommes civilisés sans être un danger pour eux, a disparu. Un sage parfait trouve difficilement sa place dans la tragédie romaine, même si la philosophie admet que le Sage puisse être victime de la fureur(300). Sénèque y réussit pourtant, même si le nefas s’inverse en un labor, un de ces exploits qu’on a appelés travaux quand il s’agissait d’Hercule. Cependant l’essentiel du spectacle tragique résiste ; le poète, en fait, se contente, après avoir présenté la tragédie attendue, d’y accrocher une seconde partie qui va inverser les effets du nefas, ce qui explique pourquoi les deux Hercule sont des pièces beaucoup plus longues que les autres(301). Dans Hercule furieux, Hercule massacre toute sa famille, saisi d’un accès d’égarement. Il est donc sujet et acteur du nefas accompli dans la première partie de la pièce, puis, terrassé comme Œdipe ou Thésée en apprenant de quoi il s’est rendu coupable, au lieu de se figer dans une posture de grand douloureux, il va surmonter sa douleur et réintégrer l’humanité en acceptant la consolation d’Amphitryon, son père humain. Il entend la prière de celui qui n’est pas son père mythologique, précisément, et qui l’a agrippé en position de suppliant. Le mouvement habituel de la tragédie est inversé(302) : HERCVLES Iam parce genitor, parce iam reuoca manum Succumbe, uirtus, perfer imperium patris Eat ad labores hic quoque Herculeos labor : uiuamus… AMPHITRYO Hanc manum amplector libens hac nisus ibo, pectori hanc aegro admouens pellam dolores HERCULE Maintenant arrête Mon père arrête et retire tes mains Incline-toi Tu es valeureux mais soumets-toi à la volonté de ton père Ce sera le treizième exploit d’Hercule Nous allons vivre… AMPHITRYON
Cette main je la prends Je la serre avec amour C’est cette main qui va m’aider à marcher Cette main je la poserai sur mon cœur malade Elle va me guérir et m’apaiser.
Au lieu de quitter la société des hommes par le dolor, le furor, le nefas, Hercule retrouve les hommes par le furor, le nefas, le dolor. Pourtant tout s’était passé d’abord comme dans n’importe quelle tragédie romaine. Le tyran Lycus s’est emparé du trône de Thèbes, la ville de l’épouse d’Hercule, Mégare, où régnaient auparavant les frères et le père de celle-ci, qu’il a tués. Il veut en outre épouser Mégare de force. Hercule revient des Enfers à temps pour sauver Mégare et tuer Lycus(303). L’affaire pourrait s’arrêter là et la tragédie n’aurait pas lieu. Mais Hercule commet une faute religieuse grave, il transforme cette vengeance légitime en sacrifice humain. Après une formule inquiétante où il se promet d’immoler son ennemi — mactetur hostis(304) — confondant dans une même formule la guerre et le sacrifice, il revient sur scène, une fois le tyran égorgé, ce qui est un acte légitime, pas même un meurtre. Il tient à célébrer sa victoire en offrant un sacrifice à Jupiter, son père céleste(305) : HERCVLES Nunc sacra patri uictor et superis feram caesisque meritas uictimis aras colam — HERCULE Maintenant je vais célébrer ma victoire En offrant à mon père et aux dieux du ciel Un sacrifice Je vais conduire à l’autel Les victimes qui leur sont dues Et je les égorgerai.
Mais il refuse de se purifier les mains auparavant, comme doit le faire tout sacrificateur, alors que ses mains sont souillées de sang humain(306) :
AMPHITRYO Nate manantes prius manus cruenta caede et hostili expia AMPHITRYON Mon fils avant de sacrifier Lave-toi les mains Elles sont pleines de sang humain Purifie-toi du meurtre de Lycus.
Ce à quoi Hercule répond qu’il veut faire libation aux dieux du sang de ses ennemis, et transformer son tyrannicide en sacrifice à Jupiter : HERCVLES Vtinam cruore capitis inuisi dis libare possem ! Gratior nullus liquor tinxisset aras ; uictima haut ulla amplior potest magisque opima mactari Ioui quam rex iniquus HERCULE Je voudrais offrir aux dieux ce sang humain Qu’ils boivent le sang de mon ennemi Ce sang versé sur l’autel Mieux que toute autre libation leur dirait ma reconnaissance Je ne pourrais pas trouver plus belle victime pour l’offrir à Jupiter Qu’un tyran injuste.
Prélude au nefas cette perversion du rituel est ce qui déclenche le furor d’Hercule, puis le nefas, tout cela dans la logique tragique. Hercule fait ici systématiquement le contraire de ce que lui conseille son père, il est dans le paradoxe du furor. Certes la folie d’Hercule appartient à la fabula, mais il fallait qu’elle soit récupérée par le poète tragique et devienne un furor dramatique, cessant d’être une anecdote. Ce furor garde certains aspects de la folie légendaire. Hercule a des visions qui lui brouillent la perception du réel. Il prend ses
enfants pour les enfants de Lycus, son épouse Mégare pour Junon. Il les massacre à coups de flèches et de massue, confondant ennemis et amis, la terre et le ciel. Ici l’invention du nefas se fait par l’égarement, l’illusion, un délire qui s’ajoute au furor tragique qui normalement n’en comporte pas. Finalement Hercule accomplit ce qu’avait projeté Lycus, le tyran furieux, massacrer Mégare et ses enfants. Les sujets du nefas sont donc dans cette première partie de la tragédie Lycus, Mégare et Hercule. Ensuite, la tragédie redémarre et Hercule transforme son nefas tragique en labor. Le spectacle du nefas a lieu sur scène, c’est la danse d’Hercule délirant, sa danse de furieux se lançant à la conquête du ciel(307). Cette danse sera suivie d’une autre danse, une danse de mort, au cours de laquelle Hercule poursuit et tue ses enfants et leur mère. Il n’y a pas de narration liée au nefas, mais le divertissement attendu a eu lieu auparavant : Thésée, pendant qu’Hercule est parti tuer Lycus le tyran, raconte à Amphitryon le voyage aux Enfers d’où Hercule et lui-même reviennent juste. Hercule sur l’Œta commence comme Médée ou Agamemnon : une épouse trompée, douloureuse et furieuse, Déjanire, fait appel à des moyens magiques avec l’aide d’une nourrice pour réaliser son nefas. Elle va offrir à Hercule une tunique imprégnée du sang du centaure Nessus, tué jadis par Hercule, dont elle croit que c’est un philtre d’amour qui lui rendra son époux, amoureux d’Iole, sa captive. Son dolor à elle est un iratus amor(308). Mais l’important pour elle n’est pas l’amour au sens sentimental où nous l’entendons, c’est le lien matrimonial qui l’unit à Hercule. C’est pourquoi, avant de songer au philtre de Nessus, elle songe même à prendre le risque de tuer Hercule ; si elle échoue, elle préfère mourir aujourd’hui épouse d’Hercule, plutôt que vivre répudiée(309) : DEIANIRA Maximum fieri scelus et ipsa fateor ; sed dolor fieri iubet NUTRIX Moriere DEIANIRA Moriar Herculis nempe incluti coniunx DÉJANIRE Ce sera un très grand crime
Le plus grand Je l’avoue Mais c’est celui que m’ordonne ma douleur LA NOURRICE Tu mourras DÉJANIRE Je mourrai Mais je mourrai l’épouse d’Hercule Je resterai unie à sa gloire.
Le spectacle du nefas se déroule comme dans Médée. Une première séquence de magie, puis vient la narration des souffrances d’Hercule ayant revêtu la tunique empoisonnée. Ensuite le grand douloureux arrive sur scène. La tragédie pourrait s’arrêter là. Les trois sujets du nefas, Déjanire, Iole et Hercule, sont entrés en mythologie. Iole trouve sa place parmi les métamorphoses de la douleur, Philomèle et Procnè, Niobè, Myrrha, Hécube et les sœurs de Phaéton. Déjanire se rattache à la gloire d’Hercule en l’ayant vaincu. Quant à Hercule lui-même, il se rattache à sa propre légende de tueur de monstres, puisqu’il est victime de Nessus, le monstre qu’il a tué jadis. Nu, sanglant, épuisé, Hercule pourrait s’immobiliser sur cette dernière image. Dans l’arithmétique de la gloire, il serait tombé à zéro, comme Thyeste. Sa seule issue est de se dépasser, d’exterminer un monstre supérieur à tous les autres, c’est-à-dire lui-même. Car c’est ce qu’il est devenu par le nefas de Déjanire. Cette victoire ultime, qui transformera ce nefas en labor, se réalise exactement de la même façon que dans Hercule furieux. Hercule maîtrise son dolor et l’empêche de se transformer en furor. Mais cette fois-ci, il ne réintègre pas l’humanité. Cette ultime victoire sur lui-même, qui va consister à organiser ses propres funérailles pour les transformer en triomphe, va le faire sortir de la gloire mythologique et entrer chez les dieux. Le triomphe final d’Hercule n’est pas celui de Médée s’envolant sur le char ailé du Soleil, c’est une apothéose. Sa mémoire est sauvée autrement que par la mythologie, il lui sera rendu un culte divin(310) : ALCMENA Regna Thebarum petam nouumque templis additum numen canam. ALCMÈNE
Maintenant je vais revenir à Thèbes Pour y construire un temple en l’honneur de cette divinité nouvelle Que je célébrerai par un chant rituel.
Dans chaque tragédie, l’invention du nefas et la construction des héros doivent respecter les éléments de la fable, mais dolor, furor et mémoire sont là pour fabriquer le spectacle. Le nefas est toujours un crime inexpiable, souvent complexe et comportant plusieurs étapes, qui donne une gloire mythologique à ceux qui en sont les sujets, indépendamment de toute considération de morale ou de justice. Le scénario tragique et ses réalisations spectaculaires forment un cadre immuable pour la fabula quelle qu’elle soit.
Chapitre VIII Les rituels pervertis Le nefas de chaque tragédie de Sénèque est fabriqué à partir d’un ou de plusieurs rituels pervertis appartenant à la religion romaine. Cette dimension religieuse du nefas tragique permet non seulement de le qualifier comme tel, mais d’en faire un acte volontaire, maîtrisé, civilisé même s’il s’agit d’une perversion de la civilisation. Les furieux empruntent à ces rituels leurs gestes et leurs paroles en les détournant lucidement et rationnellement. Les furieux ne sont pas des sauvages déchaînés ou des civilisés qui régresseraient en deçà de la civilisation. Le nefas est un crime culturel : bien loin de retomber dans une prétendue sauvagerie originelle en organisant un banquet cannibale, Atrée est au cœur de la civilisation, et il la pousse même à un stade extrême de sophistication. Si on la rapprochait de l’imaginaire contemporain, la tragédie romaine ressemblerait à un récit de science-fiction plutôt qu’à La Guerre du feu. Certes si Atrée ne faisait qu’égorger les fils de Thyeste, ce serait un crime humain, s’il les dévorait crus, après les avoirs déchiquetés à mains nues, ce serait un crime sauvage ; mais parce qu’il les sacrifie rituellement, c’est un crime mythologique et sophistiqué. La perversion du rituel et son efficacité tragique demandent donc pour être intelligibles qu’on resitue le nefas par rapport à la religion romaine afin d’en comprendre le mécanisme. Nous avons dit précédemment(311) comment cette religion se caractérise par une orthopraxie s’opposant à l’orthodoxie qui caractérise les religions monothéistes occidentales contemporaines. Ce qui signifie que la vérité religieuse tient uniquement à l’exactitude des mots prononcés et des gestes accomplis durant le rituel. Cette vérité se confond donc aussi avec une efficacité. Dans ce cadre un rituel parfaitement exécuté est contraignant pour les dieux : quand l’homme qui s’adresse à eux respecte scrupuleusement les formes de la communication, la politesse requise à l’égard des dieux, ceuxci ne sauraient faire un caprice et ne pas signifier leur bienveillance à son égard. À moins que pour une raison quelconque la « paix des dieux » — pax deorum — ait été rompue, ce qu’ils manifestent par un prodige. En ce cas il suffit aux hommes de trouver la bonne expiation — piaculum — pour
rétablir la paix. Le héros tragique utilise donc la puissance contraignante du rituel et la détourne à ses propres fins, en accomplissant strictement les gestes et les mots qu’il faut, car les dieux sont indifférents aux intentions, ils ne sondent ni les cœurs ni les reins. Cette perversion est possible dans la mesure où accomplir un rituel c’est l’actualiser, lui donner un contexte de réalisation qui met en relation ce rituel avec le lieu et le moment : c’est dans cette fenêtre où s’écrit le présent des gestes et des mots que le héros tragique va pouvoir inscrire la perversion. Deux exemples. Lors d’un sacrifice les animaux choisis comme victimes varient de race, de couleur, de sexe, d’âge selon les dieux destinataires. Atrée, lui, choisit de sacrifier ses neveux. Lors d’un rituel de deuil, les pleureuses répètent les mêmes gestes et les mêmes chants plaintifs, mais le nom du défunt est imposé par les circonstances. Hécube substitue donc le nom d’Hector, un mort déjà pleuré et descendu aux Enfers, à celui d’un mort récent dont le cadavre traîne encore sur la plage, Priam. La puissance d’un rituel perverti réside dans la force qui relie ensemble les parties du monde et maintient la cohésion entre les hommes et les dieux, que raffermit et réaffirme le rituel. Quand le héros tragique libère cette énergie, c’est le chaos, pour quelques instants. Les morts sortent des Enfers, le soleil tourne dans l’autre sens, le ciel s’obscurcit, la terre tremble, des incendies s’allument, que l’eau alimente au lieu d’éteindre, des animaux monstrueux sortent de la mer. La perversion des rituels rend intelligible pour les Romains l’efficacité du nefas, mais elle permet aussi de le jouer sur scène. Car les Romains ne sauraient concevoir de monstruosité humaine qui ne soit surhumaine et donc l’effet d’une hypertrophie de la culture, dans la mesure où l’homme est totalement culturel. Cette conception implique aussi que la gestuelle humaine ne peut échapper à la codification sociale, en particulier au théâtre, des postures de passion ou des postures de communication, que par une transgression réglée de cette codification gestuelle. Aucun naturel, aucune spontanéité ne peuvent ramener un individu à lui-même, lui rendre son identité perdue, lui permettant cette hypertrophie du sujet qui est le propre du héros tragique quand il se construit un destin individuel en rupture avec l’humanité. Les monstres de la tragédie romaine ne sont pas des héros romantiques. Esthétiquement et idéologiquement, ce théâtre n’a pas de
place pour l’intime et l’authentique, la révélation de l’ego, le surgissement d’un Moi profond. C’est pourquoi le héros tragique invente les gestes de sa nouvelle identité, constitue son Moi mythologique, unique et surhumain, en passant par une ritualité du corps et de la voix. Pour mieux se représenter les choses, on peut penser aux rituels de possession du vaudou ou aux rituels chamaniques. Faut-il aller, comme certains(312), jusqu’à penser qu’Atrée, Égisthe, Hercule, Phèdre sont véritablement « possédés » par leurs ancêtres et qu’ils revivent dans leurs corps leurs anciens exploits criminels ? L’hypothèse est séduisante, mais les indices historiques assez faibles. Il n’en reste pas moins que les théâtres de la possession(313) fourniraient aux acteurs contemporains des formes de jeu utiles pour aborder le théâtre de Sénèque en lui donnant toute sa dimension religieuse. Chaque tragédie de Sénèque devrait faire l’objet d’une analyse minutieuse de tous les rituels religieux et sociaux qu’elle contient. Le travail est encore à faire et son exposé excéderait le propos de ce livre. Nous nous contenterons ici de présenter quelques exemples autour du sacrifice et du deuil, en posant à la fin le problème de la magie. Reste que la connaissance précise de ces rituels est indispensable pour reconstituer la dramaturgie d’une tragédie de Sénèque comme elle est nécessaire à l’intelligibilité de l’action. En effet, non seulement un certain nombre de rituels pervertis sont réalisés sur scène, comme le deuil d’Hécube, mais encore, même si beaucoup de ces perversions sont racontées et non jouées sur scène, et par conséquent s’insèrent dans les spectacles de mots, le conteur les dramatisera en fonction de l’horizon d’attente du public qui en connaît par cœur les gestes et les mots, et vibre donc à l’instant précis où se fait la transgression. Le découpage du récit en séquences suit les séquences du rituel, il arrive d’ailleurs que le public du théâtre soit doublé par un public de la scène : le chœur ou quelque personnage ponctue la narration de ses questions en soulignant ce découpage.
L
E SACRIFICE
Le sacrifice est au centre de la religion romaine(314) et plus généralement des cultures méditerranéennes anciennes. C’est peut-être la raison qui a facilité leur unification sous l’égide de Rome : Phéniciens, Égyptiens,
Grecs, Romains, tous sacrifient à des dieux multiples. Civiliser les barbares consiste d’abord à leur apprendre à sacrifier des animaux à la place des hommes, et à manger cuites les viandes sacrifiées. Quant à ceux qui ne sacrifient pas du tout, même pas des hommes, les sauvages du Nord, les Sarmates ou les Germains, leur étrangeté est irrécupérable(315). Qu’est-ce qu’un sacrifice ? « Le sacrifice est avant tout un banquet… que ce banquet comporte des viandes ou non, le contexte est toujours celui d’un repas servi aux dieux, un repas partagé avec eux… Mais le sacrifice est aussi plus qu’un banquet. Il établissait et représentait à travers un partage alimentaire entre les dieux et les hommes la supériorité et l’immortalité des premiers, la condition mortelle et la pieuse soumission des seconds… Sacrifier c’est donc, au cours d’un festin où les dieux sont invités, diviser l’aliment en deux parts dont l’une revient aux divinités et l’autre aux humains. En même temps les modalités du partage sacrificiel secondaire, celui entre les hommes, établissait une hiérarchie sociale… Le princeps, le prince, était celui qui prenait la première part — primus capit ». Cette importance du sacrifice à Rome explique sa présence récurrente dans la tragédie, où la perversion sacrificielle constitue pour les héros le nefas tragique par excellence. Pour les hommes seulement, car les femmes ont rarement accès aux sacrifices à Rome (le rituel qui leur appartient est le deuil). Atrée, Hercule, Œdipe, Égisthe et Pyrrhus sont des sacrificateurs pervers.
T
HYESTE
Le sacrifice humain du Thyeste est le plus beau des sacrifices tragiques, où la perversion consiste à utiliser des victimes humaines, les fils de Thyeste, à la place des victimes animales attendues, de jeunes bovins mâles. Le rituel est parfaitement maîtrisé par Atrée et le récit suit pas à pas les gestes du sacrificateur, depuis l’installation de l’autel et la praefatio, jusqu’au banquet sacrificiel, la cena, où Thyeste se gorge de la viande de ses fils, préparée lors de la cuisine sacrificielle. Atrée maîtrise aussi le réseau symbolique du sacrifice : la convivialité entre les hommes et le partage égalitaire lors de la consommation des viandes sacrificielles. Car ce sacrifice prépare les viandes du banquet de réconciliation entre lui et son frère, banquet qui s’insère dans le rituel social
des retrouvailles où chacun des deux joue son rôle. Thyeste a formé avec son frère une image jumelle : revêtu des mêmes vêtements, décoré des mêmes ornements royaux(316). Ce partage du pouvoir et des honneurs devrait être confirmé religieusement par le partage des viandes sacrificielles. En outre le sacrifice qui est célébré à l’intérieur du palais, en famille, doit réintégrer Thyeste dans le clan royal des Tantalides. Exilé, errant, sans demeure, Thyeste n’était plus un pater, un père de famille, un maître de maison, célébrant dans sa domus le culte domestique et sacrifiant aux Lares. Il n’était alors que le genitor de ses fils(317). La consanguinité de tous ces hommes, mâles, issus d’un même lignage va donc s’affirmer dans la pietas, les liens culturels et religieux qui les réunissent, et après s’être affichée, dans le rituel de l’amplexus : cette façon de se serrer mutuellement entre les bras, en se frappant le dos avec le plat de la main, toujours présente dans le monde méditerranéen(318). La réconciliation des frères réintègre aussi les fils de Thyeste dans leur classe d’âge et rétablit l’autorité des pères sur les fils. Le genitor n’était plus respecté par ses fils(319) : TANTALVS Pigro quid hoc est. Genitor incessu stupet Vultumque uersat seque incerto tenet TANTALE Voici l’ancêtre qui n’avance plus Qu’est-ce qui se passe ? Il est planté là debout comme un abruti Tournant la tête dans tous les sens Il ne sait pas où aller.
Atrée, après avoir serré son frère entre ses bras en signe d’égalité(320), rétablit la répartition entre senes et iuuenes : ATREVS os quoque senum praesidia tot iuuenes meo pendete collo ATRÉE
Vous aussi, jeunes gens, Vous qui serez autant de gardiens de notre vieillesse Pendez-vous à mon cou !
Ces « jeunes gens » dont on ignore l’âge réel se retrouvent en situation de dépendance et de soumission, ils pourront ainsi jouer dans le sacrifice le rôle de camilli. Leur absence sera ensuite justifiée au banquet sacrificiel, car il est normal qu’ils banquètent à l’écart des adultes avec leurs cousins, les fils d’Atrée(321). Ainsi Atrée en sacrifiant ses neveux, substituts des jeunes bovins, ne fait pas seulement un sacrifice humain, il sacrifie des enfants mâles de son lignage, appartenant à la classe d’âge suivante. Or c’est la lignée masculine qui, de génération en génération, construit le temps de la mémoire royale, en se transmettant le trône, par le sanguis et la pietas. Atrée va donc perturber le temps du lignage : Thyeste cessera d’être un pater, en même temps qu’un genitor, sans aucun espoir de le redevenir jamais. Car les deux classes d’âge seront confondues dans la personne de Thyeste, qui sera à la fois lui-même et ses fils. Le sacrifice du Thyeste est raconté par un messager. Celui-ci insiste sur l’exactitude rituelle d’Atrée(322). Les temps du rituel sont respectés. Il accomplit d’abord la praefatio qui convoque les dieux d’en haut — superi. Il s’agit d’un sacrifice votif(323) qui remercie les dieux du retour de Thyeste. Ensuite vient l'immolatio ; le célébrant jette sur les victimes la farine salée, un peu de vin et passe le couteau sur leur échine pour les consacrer(324). Puis Atrée égorge lui-même les enfants sans les assommer comme s’il s’agissait de petit bétail. Le sang coule sur l’autel. Une fois égorgées, les victimes ont le ventre ouvert pour la litatio, la consultation de la fressure, le foie, le cœur, les poumons, la vésicule et le péritoine — exta — afin que l’on voie si les dieux agréent le sacrifice. Ce qui est le cas ici(325). Sans quoi le sacrifice serait nul et le nefas serait inefficace, ne serait pas un nefas tragique. Ensuite commence la cuisine sacrificelle. Atrée sépare la part des dieux et la part des hommes, pour préparer le banquet sacrificiel destiné à son frère — epulum fratris. Comme il s’agit de petites victimes les exta sont grillés pour les dieux sur des brochettes, la part des hommes est mise à bouillir dans les chaudrons. Cependant la chair humaine n’est pas de la viande : on peut tuer un homme dans un sacrifice, mais son corps ne se laisse pas transformer en
aliment consommable, il refuse de cuire. Les entrailles des fils de Thyeste se tordent sur les broches, plus tard leurs muscles bougeront dans le ventre de Thyeste. on ne peut pas plus les digérer que les cuire (la digestion est pour les Anciens une coction)(326). Après le sacrifice et la cuisine, vient le banquet, epulum, il est tout aussi parfait. Mais maintenant le spectacle est sur la scène et le rituel dirige les gestes des acteurs. Thyeste est rempli de nourriture et de vin, couronné de fleurs, dégoulinant de parfum. Son ventre plein de nefas lui impose une tristesse de deuil. Un dolor le possède, qui s’impose à lui, malgré lui(327). Il se sent mieux dans la posture du grand douloureux que du grand jubilant, alors que la jubilation — hilaritas — est l’état d’esprit qui s’impose dans un banquet. Cependant le rituel continue. Atrée tient à faire avec son frère le geste du partage(328), même si lui ne mange rien et ne boit rien. Il lui offre une coupe de vin, l’objet leur vient de leurs ancêtres, dans le vin il a mêlé du sang des enfants(329). Ce sang versé au cours du sacrifice, cruor, est au sanguis, le sang de la vie et de la filiation qui court dans les veines des hommes, ce qu’est la viande sacrificielle au corps humain. On l’offre seulement aux dieux. Il est l’inverse du vin, du moins du vin pur utilisé dans les sacrifices, qui est un sanguis immortel, « le sang de la terre » disent certains, jamais corrompu et que le temps rajeunit indéfiniment. Buvant le sang de ses fils, ce sang qui refuse de passer sa gorge(330), Thyeste met le point final au projet d’Atrée, il ingère ce qui était sorti de lui, non pas simplement des enfants, mais sa descendance, sa lignée, son sang. Moitié récit, moitié spectacle, le sacrifice du Thyeste présente, comme nous l’avons dit précédemment(331), un théâtre de la cruauté, où la violence s’exerce par les mots et les regards des personnages et non par un étalage direct de sang. On peut avoir une idée des effets de la narration du sacrifice par la façon dont Atrée à son tour en fait le récit à Thyeste(332) pour le voir souffrir.
H
ERCULE FURIEUX
Le nefas d’Hercule furieux est un sacrifice perverti mais d’une façon bien différente de celui du Thyeste, et sans que ce sacrifice soit suivi d’un
banquet sacrificiel. Comme on l’a vu précédemment(333), Hercule commence à sacrifier, sur scène, à Jupiter, mais refuse de laver ses mains dégoulinantes de sang humain. C’est à ce moment-là qu’il est pris de délire(334). Auparavant il a invoqué, pour accompagner Jupiter comme destinataires seconds du sacrifice, Pallas et Bacchus, Apollon et Diane, tous fils de Jupiter mais non pas de Junon ; il offre son sacrifice aux bâtards de Jupiter et à leur père. Il fait venir des bœufs gras, apporter l’encens pour la praefatio. C’est alors que tout se trouble, Hercule est saisi de délire. Mais le sacrifice est commencé et c’est au sein de ce sacrifice qu’Hercule massacre ses enfants à coups de flèches comme un chasseur. Il y a donc une double perversion, dans le choix des victimes et dans la façon de les tuer. Malgré son délire, il reste dans le contexte sacrificiel, car il dédie ses victimes à Junon(335) : HERCVLES Tibi hunc dicatum maximi coniunx Iouis gregem cecidi : uota persolui libens te digna et Argos uictimas alias dabit HERCULE Épouse du grand Jupiter Je te dédie ce troupeau de victimes J’ai accompli la promesse que je t’avais faite Et cela de mon plein gré Comme il se doit Comme je le devais Argos t’offrira d’autres victimes.
Son furor n’est plus seulement de l’hallucination. Certes Hercule croit tuer les enfants de Lycus, et en cela il se trompe, mais il est parfaitement lucide quand il sacrifie des enfants à Junon. Les termes de sa dédicace sont techniques même si Junon, déesse d’Argos, se voit, horreur, sacrifier ses concitoyens (« te digna »), ceux qui normalement lui offrent des sacrifices. La perversion est consciente, maîtrisée, ironique. Amphitryon, le père humain d’Hercule, l’interpelle dans le même langage technique du sacrifice. Il se jette devant lui pour s’offrir comme
victime(336) : AMPHITRYO Nondum litasti nate : consumma sacrum Stat ecce ad aras hostia, expectat manum ceruice prona ; praebeo, occuro, insequor macta AMPHITRYON Tu n’as pas fini mon fils La divinité n’est pas encore satisfaite Le sacrifice n’est pas encore terminé Il reste encore une victime Me voici à côté de l’autel Je présente ma nuque à la hache J’attends le coup avec soumission Frappe rituellement.
Hercule pourra ainsi consulter la volonté des dieux dans ses entrailles et voir s’ils sont satisfaits — nondum litasti. Amphitryon se place à côté de l’autel, comme une victime avant le coup fatal, il tend la nuque usant d’un verbe (« macta ») du langage sacrificiel signifiant « offrir en sacrifice ». Le spectacle construit dans cette scène est complexe. Au début règne le calme liturgique ; les flûtes et les gestes d’Hercule ont dessiné un espace sacré, qui se maintient intact jusqu’à ce qu’Hercule dise « Jetez l’encens dans la flamme »(337). C’est à l’intérieur de cet espace que le délire d’Hercule va se mettre en branle. On peut imaginer que les flûtes continuent à jouer mais sur un autre mode, celui de la folie. D’abord ses visions lui font croire qu’il est à la tête d’une armée de Géants partis à la conquête du ciel. Hercule mime une danse guerrière, dérisoire parce que sans adversaire, pantomime pitoyable et ridicule. Puis vient la seconde partie du délire, violemment contrastée avec la précédente, le spectacle du nefas proprement dit, le massacre de sa famille. Hercule est devenu une machine à tuer, qui n’entend pas, ne voit rien. Il les extermine méthodiquement comme un robot. Aussi maîtrisé qu’au début de la scène, il accomplit de sang-froid et
consciemment ce sacrifice humain. La musique sacrificielle a repris. À la fin il s’écroule endormi(338). Le spectacle s’arrête sur une coupure brutale.
A
GAMEMNON
Aucune autre tragédie n’offre un sacrifice perverti aussi important et aussi complet que le Thyeste, sinon Œdipe, où il s’agit d’une scène d’extispicine, une consultation des entrailles des victimes pour y lire l’avenir. On peut s’étonner que l’Agamemnon ne construise pas le nefas, le meurtre d’Agamemnon, autour d’un sacrifice perverti(339), comme dans la tragédie d’Eschyle où le meurtre du roi est l’équivalent mythique de la prise de Troie, du sacrifice d’Iphigénie et du présage de la hase pleine enlevée par un aigle. La perversion y est une confusion du sacrifice, de la chasse et de la guerre. Nous ne retrouvons pas cette arithmétique mythique dans la tragédie de Sénèque. L’objet de la perversion est non pas le sacrifice, mais le banquet sacrificiel. Certes Clytemnestre abat Agamemnon avec la hache sacrificielle qui sert à immoler les victimes majeures(340), et le récit la compare à un victimaire, mais il n’est pas question de chasse ou de guerre. C’est le banquet de réconciliation qui est détourné de sa fonction symbolique par le mélange du vin et du sang(341). Il y a une inversion de la fête en événement malheureux, une perversion du banquet par le sacrifice humain, parce que l’espace joyeux installé pour le sacrifice du retour du vainqueur a été contaminé par le rituel du deuil des vaincues, en deux courtes scènes qui l’ont précédé, encadrant l’accueil d’Agamemnon par son épouse(342). Clytemnestre apprenant le retour d’Agamemnon ordonne un sacrifice de bœufs blancs à Jupiter, dans un décor verdoyant et joyeux, avec une musique de flûte qui doit installer l’espace du sacrifice. À ce moment précis surgit le chœur des Troyennes, les captives en deuil, échevelées et gémissantes, avec à leur tête Cassandre, la sorcière en proie au furor. Elles perturbent musicalement l’espace sacrificiel de leurs chants lugubres et le souillent. Puis une seconde fois, c’est Cassandre furieuse et endeuillée qui occupe la scène de ses chants sinistres, quand arrive le couple royal en vêtements de fête, marchant côte à côte du même pas. Les retrouvailles ont été célébrées. Mais la furieuse vient de voir ses ancêtres surgir des Enfers.
Elle pollue la fête du roi grec, elle fait de ce banquet de réconciliation, où le roi renouvelle son union avec Clytemnestre après une aussi longue absence, une anti-union. Clytemnestre au cours du banquet offre à son époux la tunique de la fidélité(343). Le cadeau d’un vêtement tissé de ses mains fait visiblement partie des dons rituels d’une épouse à son époux, car nous retrouvons ce même geste chez Déjanire dans Hercule sur l’Œta. Elle le prie d’ôter ses vêtements étrangers, qui en faisaient un roi troyen, pour qu’il revête la tunique conjugale qu’une épouse grecque a confectionnée pour lui. Dès qu’Agamemnon a enfilé le vêtement, l’union se brise brutalement en séparation. Emprisonné dans la tunique-sac, il ne voit plus rien, ne sent plus rien, sa femme et son cousin le tuent, son sang coule dans le vin.
Œ
DIPE
Parmi les moyens d’investigation utilisés par Œdipe pour inventer le nefas(344), il y a une scène d’extispicine, c’est-à-dire une consultation des exta, au cours d’un sacrifice. Le prêtre n’y cherche pas seulement à savoir si les dieux agréent le sacrifice mais essaie de déchiffrer l’état du monde, à la façon des haruspices. Cette scène a lieu devant le public mais selon une technique que nous avons déjà vue, et qui selon nous est constitutive du théâtre de la cruauté(345) : sous prétexte qu’il est aveugle, Tirésias se fait décrire les entrailles des victimes et tout ce qui se passe à l’autel par Mantô, sa jeune fille qui lui sert de guide ; Créon et Œdipe assistent, regardent et entendent. Ainsi le spectacle est-il construit par une architecture des regards qui dramatise la scène. Il y a Mantô qui voit, décrit, s’affole. Les deux princes voient sa peur, mais voient aussi le devin, grave et impassible, qui donne l’interprétation des signes vus par Mantô. Les visions monstrueuses se succèdent, qui doivent glacer d’horreur les spectateurs romains car ils ont ce savoir des signes qui appartient à la réalité quotidienne des sacrifices. Donc Tirésias, après que Créon est revenu de Delphes où il a appris que le meurtrier de Laïus était à l’origine de la Peste, décide de consulter les exta afin de savoir qui est ce meurtrier. Il ne va y découvrir que des monstra, des prodiges : non seulement les exta indiquent que les dieux refusent le sacrifice, comme lors d’une litatio ordinaire, mais surtout Tirésias lit dans le corps des deux bêtes tous les signes d’un désordre du royaume de Thèbes.
Les gestes de Mantô, accomplis sous la direction de Tirésias qui lui dicte ce qu’elle a à faire, se déroulent correctement. Leur minutieuse description permet au public de suivre la cérémonie et de reconnaître le rituel qu’il connaît. Des victimes extérieurement parfaites, bien grasses — uictima opima, le terme indique qu’il s’agit de bovins — sont conduites à l’autel. Puis vient la praefatio. Déjà les mauvais signes apparaissent. Car cette préface qui sert à convoquer les dieux se passe très mal. La communication ne se fait plus normalement avec le ciel. L’encens jeté sur le feu devrait monter vers le ciel, ou alors se rabattre vers la terre. Ni l’un ni l’autre n’a lieu(346), la flamme se transforme en arc-en-ciel et se divise en deux parties qui s’affrontent. Le vin, bien sûr, se change en sang(347), comme pour tout nefas tragique en relation avec un sacrifice. Ici la perversion du rituel ne consiste pas en gestes transgressifs accomplis par les célébrants, mais dans son investissement par une sémiologie inconnue. Le sacrifice du Thyeste réalisait l’irréalisable, le nefas ; le sacrifice d’Œdipe dit l’indicible, le nefas. Car pour un haruspice, ce qui se passe est inintelligible, il ne possède pas les règles d’interprétation de ces signes qui n’ont pas été recensés par sa science(348) : TIRESIAS Solet ira certis numinum ostendi notis Quid istud est quod esse prolatum uolunt iterumque nolunt et truces iras tegunt ? Pudet deos nescio quid. TIRÉSIAS D’habitude les signes sont plus clairs La colère des dieux n’avance pas ainsi le visage couvert À quoi rime ce jeu de cache-cache ? D’où leur vient cet humour gêné ?
Le furor use toujours d’une autre langue. Aussi les dieux ne peuvent-ils communiquer avec les hommes, car ce qu’ils auraient à dire sort de la communication ordinaire, réglée par les rituels religieux, comme la communication entre les hommes est réglée par les rituels sociaux. Les dieux ne peuvent pas donner des monstra connus et intelligibles, car ces prodiges normaux supposeraient qu’une expiation est possible et que les
événements restent dans le cadre de l’ordre du monde. Les dieux ne peuvent pas plus dire le nefas tragique qu’ils ne peuvent l’empêcher. Seul un fantôme furieux, Laïus sorti des Enfers, pourra, à la scène suivante, dire toute la vérité. Pourtant Tirésias continue. Il ordonne à Mantô de jeter sur les victimes la mola salsa, la farine salée(349). Puis les bêtes sont tuées. Là encore rien de ce à quoi Tirésias s’attend n’a lieu. Les signes se multiplient, incompréhensibles. Chaque question de Tirésias est posée à Mantô sous la forme d’une alternative et la réponse de Mantô est toujours à côté(350). Mais le plus horrible est encore à venir. Tirésias ne posera même plus de question. Mantô décrit ce qu’elle voit à l’intérieur du ventre de chacune des victimes. Le mâle est entièrement pourri, les veines sont blêmes au lieu d’être rouges, elles charrient du sang corrompu. L’animal était mort de l’intérieur avant d’être sacrifié, et au lieu qu’un beau cruor jaillisse des veines au moment où la bête est égorgée, au lieu que le sacrificateur manie des viscères bien frais et encore palpitants, un sang corrompu et noirâtre ruisselle sur des chairs livides, déja gangrenées. C’est un sacrifice-fiction. Cette inversion du cru et du pourri se retrouve dans l’anatomie antinaturelle de la génisse. Elle a le cœur à droite, le poumon rempli de sang, et non d’air, l’utérus est déplacé, les intestins sont dépourvus de péritoine, un fœtus s’y trouve contre toute attente. Enfin, comble d’horreur, les victimes ressuscitent au moment où le sacrificateur leur sort les entrailles du ventre, elles s’attaquent à lui et cherchent à s’échapper. Sacrifice impie où l’on égorge des animaux impossibles, morts avant d’être tués, charognes vivantes, mais qui une fois tués se mettent à courir. Le nefas est tout entier dit dans cette natura uersa(351), cette nature bouleversée. Ce sacrifice impie est lui-même signe d’une autre impiété, la double impiété commise jadis par Œdipe. Car l’ordre humain et l’ordre naturel sont un seul et même ordre garanti par les dieux. Ce sacrifice divinatoire est donc muet, comme le serait toute autre technique humaine de divination(352). Elles ne peuvent dire la perversion tragique. Il faudra faire appel à un rituel déjà pervers en soi, qui relève de la magie, la nécromancie.
L
ES AUTRES SACRIFICES
Le sacrifice est présent à peu près dans toutes les tragédies, mais ne sert pas toujours de noyau pour l’invention du nefas. Ainsi le même objet, une tunique-piège, donné dans le même contexte que dans Agamemnon, sert à interrompre un sacrifice sans le pervertir dans Hercule sur l’Œta. Dans Les Troyennes, le mariage de Polyxène avec un mort se fait par un sacrifice perverti, un sacrifice funéraire accompli sur le tombeau d’Achille(353) : AGAMEMNO Quis iste mos est quando in inferias homo est impensus hominis ? AGAMEMNON Quelle est cette coutume ? Depuis quand fait-on des sacrifices humains sur la tombe d’un homme ?
Calchas parle explicitement de « mactare » la jeune fille sur le tombeau. Mais ce qui complique la perversion, c’est que le sacrifice s’inscrit à l’intérieur du rituel nuptial qui est accompli strictement, « rite »(354). Les tragédies romaines offrent souvent ce type de conjonction : deux, parfois trois rituels sont mélangés et se pervertissent mutuellement. Dans la mesure où le sacrifice à Rome est souvent intégré à un autre rituel, cela n’a rien pour nous étonner. Enfin, et nous aborderons le problème à la fin de ce chapitre, que penser de la magie ? Elle utilise des sacrifices pervertis mais on ne peut la réduire à cela(355).
L
E DEUIL
Dans la tragédie romaine le deuil est aux femmes ce que le sacrifice est aux hommes. Lorsque les femmes touchent au sacrifice pour se l’approprier, c’est toujours dans une procédure magique, ce qui suppose une perversion initiale(356). Les larmes des femmes sont efficaces, et leur perversion redoutable et très spectaculaire. Le deuil anime les corps et fait chanter les bouches, avant même qu’il y ait théâtre. Un deuil, à la différence du sacrifice, n’a pas besoin d’être raconté et sa transgression est immédiatement intelligible.
La mort frappant une famille plonge ses membres dans le deuil, elle en fait des lugentes, en quelque sorte des morts-vivants(357). La famille endeuillée crée autour d’elle un espace impur, visible et audible afin d’éviter aux autres la souillure. La maison est signalée par des branches de cyprès, arbre funeste. Venant de l’intérieur on entend des flûtes, des trompettes et des lamentations de femmes. Les lugentes portent un vêtement sombre, cessent d’entretenir leur corps, ce qui leur donne une allure de fantômes et de clochards à la fois, spectacle hideux et répugnant. Le mort au contraire, lavé et parfumé, est vêtu de ses plus beaux atours, et il s’oppose aux vivants de sa famille en inversant les caractéristiques des lugentes. Le mort est beau comme un vivant, les vivants sont laids comme des morts. Les femmes endeuillées sont défigurées, elles ont le visage irrité par les larmes, déchiré à coups d’ongles, la poitrine nue, les cheveux dénoués. Leurs plaintes redisent sans cesse le nom du mort, afin de proclamer quelle douleur provoque son absence. Leur but n’est pas de chanter ses louanges mais de faire résonner son nom dans le monde des vivants jusqu’à ce qu’il soit installé dans son monumentum. À ce moment-là l’inscription funéraire sur le tombeau prendra le relais de leurs lamentations et les passants en lisant son nom se chargeront de la mémoire du mort. Pour l’instant son nom hurlé est comme une griffure et réveille la douleur. Il participe à cette ascèse de la souffrance qui est le devoir des pleureuses. L’espace du deuil est dangereux pour les vivants. La pollution de la mort est incompatible avec l’exercice du pouvoir politique, elle fait horreur à Jupiter, dieu de la souveraineté. L’exhibition du corps nu et sanglant des pleureuses est une obscénité qui force les hommes à détourner la tête par pudor(358). Le deuil a le pouvoir de rassembler dans un espace commun, celui des morts-vivants, les vivants et les morts, en cela il est une puissance de désordre. En prolongeant le deuil, en l’étendant dans l’espace, il est possible d’arrêter le temps, de faire revenir les morts, de figer une cité dans un présent éternel.
L T ES
ROYENNES
Les Troyennes sont une tragédie du deuil. Nous avons dit précédemment qu’Hécube déclenchait l’action en détournant le deuil de Priam, afin de
réveiller les deux grands morts de la guerre de Troie, Achille et Hector(359). Nous allons voir comment elle y réussit. Hécube commence par installer un vrai rituel de deuil pour Priam, le roi de Troie, qui vient d’être tué lors du sac de la ville(360). Le chœur des captives troyennes répond à ses injonctions en affirmant qu’il connaît parfaitement son rôle. Elles ont dix ans d’expérience et ont pleuré tant de morts pendant la guerre. Cependant, d’emblée, Hécube a donné une dimension inhabituelle à l’espace du deuil : il s’étend à toute la Troade, jusqu’à ce lieu mythologique, aux confins du pays, le mont Ida (où Pâris avait donné à Vénus la pomme d’or, prix de sa beauté, en échange de quoi il avait reçu de la déesse Hélène de Sparte), et depuis la Troade il englobe l’univers entier(361). Car le deuil d’Hécube pleure un destinataire impossible, non un homme, mais une ville. Ce sera vraiment un deuil extraordinaire, comme le répète le chœur. Les ordres donnés par Hécube reprennent d’abord un à un les gestes traditionnels du rituel : « Soluite crinem » — « dénouez vos cheveux »(362). Elles doivent avoir des chevelures sauvages, souillées de cendre. D’ordinaire la cendre est celle du foyer éteint de la maison du mort. Ici il s’agit des cendres de Troie incendiée par les Grecs(363). Puis les pleureuses doivent détacher le haut de leurs tuniques afin d’être nues jusqu’à la taille(364). Cette nudité partielle est indispensable pour célébrer le rituel, mais cette « libération » du corps est dite en termes généraux de « liberté », ce qui n’est pas innocent pour un groupe de prisonnières. Car le deuil, qui est leur seul moyen d’agir en tant que femmes pendant une guerre, est aussi leur seule issue vers la liberté : elles vont combattre les Grecs, comme si elles n’étaient pas vaincues et prisonnières. Elles revendiquent cette nudité impudique, qui est une des inversions rituelles du deuil (car le pudor est le propre des femmes), comme la caractéristique des captives. Ayant perdu leurs maris, livrées aux caprices des vainqueurs dont elles seront les concubines, elles n’auront plus jamais droit au pudor. Une fois que le deuil a envahi la scène, occupée par la danse des pleureuses, la musique et les chants, Hécube prononce le nom du mort destinataire du rituel : HECVBA
Hectora flemus HÉCUBE C’est Hector que nous pleurons.
Le nom résonne comme un coup de tonnerre, car Hector est inhumé, son tombeau est visible sur la scène. Pour pleurer Troie, célébrer ce deuil impossible, Hécube recommence les funérailles d’Hector, et donc le ramène dans l’espace des morts-vivants. À peine a-t-elle prononcé ce nom que les pleureuses déchaînées se griffent le visage, se fouettent la poitrine afin de faire couler leur sang et abreuver ainsi la tombe du mort. En répétant les gestes normaux de l’ancien funus, faire couler le sang pour le mort, dans le cadre du nouveau funus pervers, elles font aujourd’hui des libations de sang humain(365) : le nefas a commencé. Dix ans après, c’est le même deuil, les mêmes larmes, les mêmes gestes, les mêmes blessures, mais la répétition pervertit ce deuil. Donc le spectacle se construit ici sur une opposition entre des gestes rituels justes et des paroles injustes, sur une opposition entre le voir et le dire. Ensuite Hécube semble revenir à un deuil normal, elle appelle les Troyennes à pleurer Priam(366) : HECVBA Vertite planctus, Priamo uestros fundite fletus satis Hector habet HÉCUBE Mais en voilà assez pour Hector À Priam maintenant Pour lui Vos larmes et vos plaintes.
Et le deuil repart avec ses lamentations destinées au roi de Troie dont le corps gît au cap Sigée, enlaidi par les mutilations(367). Mais à y regarder de plus près, le malheureux Priam est lui aussi un mort difficile à pleurer rituellement. Réduit à l’état de tronc, sans tête, il n’a rien du beau mort exposé dans l’atrium de sa famille. Sa mort a été celle d’une victime
sacrificielle, « magnoque Ioui uictima », puisque Pyrrhus l’a égorgé à l’autel de Zeus où il s’était réfugié en suppliant. Cette victime humaine, atrocement mutilée, est le plus malheureux des morts. Or soudain en un mouvement paradoxal propre aux furieux, Hécube interrompt les chants funèbres et entraîne le chœur dans une sarabande jubilatoire(368) : HECVBA Alio lacrimas flectite uestras Non est Priami miseranda mei mors Iliades ; Felix Priamus ! Dicite cunctae HÉCUBE À un autre ! Donnez vos larmes à d’autres deuils ! Femmes d’Ilion La mort de Priam n’est pas si désolante Heureux Priam ! Criez en chœur « Heureux Priam ! »
Et le chœur reprend : « Felix… felix … felix…(369) » Cette inversion de la mort de Priam, par la transformation du chœur funèbre en danse allègre et triomphale, a un double effet, esthétique et idéologique. Ce chœur de veuves joyeuses chantant le bonheur d’être mort est d’une violence insupportable, d’une violence plus éprouvante que celle du deuil. Ensuite leurs paroles complètent l’inversion entre la vie et la mort, commencée avec le deuil d’Hector. Le monde des morts devient celui du bonheur, du succès et de la liberté, celui des vivants devient le monde de la souffrance, de la défaite, du deuil éternel parce qu’il se confond avec l’espace endeuillé des Troyennes. Le terme de felix sert d’opérateur principal : il qualifie normalement celui à qui tout réussit, le général victorieux ; comme le paysan qui obtient de belles récoltes, un père qui a de nombreux enfants, un arbre felix porte de beaux fruits ; inversement, infelix est l’arbre stérile, consacré aux morts, celui où l’on pend les condamnés, infelix est le qualificatif du deuil(370).
La fin de la scène retentit des accents sarcastiques et grinçants d’un ballet de sorcières : CHORVS felix Priamus felix quisquis bello moriens omnia secum consumpta uidet CHŒUR Heureux Priam Heureux celui qui meurt Entraînant un monde dans sa catastrophe
qui rend directement perceptible l’action d’Hécube. Les Troyennes sont l’armée des morts, l’armée des ombres, face aux vivants victorieux ; comme les Romaines en deuil s’étaient portées au devant de Coriolan, elles combattent quand les hommes ne le peuvent plus(371) : Et quam armis uiri defendere urbem non possent, mulieres precibus lacrimisque defenderunt Et puisque les hommes ne pouvaient plus défendre la ville par les armes, les femmes la défendirent par des prières et des larmes.
Comme les Romaines qui formèrent une longue colonne marchant sur l’armée de Coriolan « ingens mulierum agmen », les Troyennes sont un peuple(372), elles sont le nouveau peuple de Troie. Après cette première scène de rituel perverti, vient une superbe scène, difficile à restituer aujourd’hui, car elle suppose l’existence d’un rituel funèbre bien connu du public : Andromaque et Hécube vont tout faire pour maintenir intact cet espace funeste, par de nouvelles perversions rituelles en relation avec le deuil. Une fois qu’elle a livré Astyanax à Ulysse, afin de rester la fidèle épouse d’Hector mort sans devenir sa veuve(373), Andromaque obtient du roi grec quelques instants pour prendre congé de son fils. Mais ses adieux sont ceux que l’on fait à un mort, alors qu’elle s’adresse à un vivant(374) qu’elle a déjà mis au tombeau. Astyanax est un mort-vivant depuis qu’il a habité le monument funéraire de son père. Il ne peut pas mourir, il peut seulement
entrer dans l’espace mythologique et, grâce au nefas, obtenir la gloire par sa mort. Andromaque pervertit donc le rituel funèbre, du moins la partie consistant dans les adieux au mort. Adieux qui ne devraient d’ailleurs pas avoir lieu, car il n’a pas l’âge(375). Elle enterre le jeune homme qu’il ne sera jamais. Elle l’appelle comme dans une conclamatio, mais sans dire son nom : il est encore trop jeune. Elle y ajoute une laudatio funebris, un éloge funèbre célébrant les exploits qu’il n’accomplira jamais. Enfin elle lui ferme les yeux comme s’il était mort. Puis elle lui parle comme à un messager funèbre qui ira retrouver son père. Astyanax partant pour le camp grec est un être pollué par le deuil des femmes auquel il participe, car il est lui aussi un mort-vivant. Après son départ, le chœur reprend ses chants funèbres, qui avaient recommencé à la fin de la scène, au moment des adieux d’Andromaque, et avaient été suscités par eux(376). Ils continuent jusqu’à l’arrivée d’Hélène. Elle vient chercher Polyxène pour la marier à l’ombre d’Achille, et donc la sacrifier sur son tombeau. Dans la tradition romaine, un mariage interrompt automatiquement le deuil d’une famille. Mais le nefas qui va être commis dans le camp grec, le sacrifice humain répétant le sacrifice d’Iphigénie, rend inutile désormais le deuil perverti d’Hécube, puis d’Andromaque ; il a fait son office(377) : HECVBA Perge mactator senum Maculate superos caede funesta deos Maculate manes HÉCUBE Continue sacrificateur de vieillards Profanez les dieux du ciel Par un sacrifice humain Profanez les morts.
Hélène, la belle Hélène, est l’image terrestre d’Aphrodite, l’éternelle jeune fille dans la splendeur du jour de ses noces. Tel est le secret de sa séduction. On peut donc se représenter Hélène dans le costume de jeune mariée dont elle va revêtir Polyxène. Elle arrive rayonnante d’or et de lumière au milieu des femmes noirâtres et couvertes de cendres. La scène
est donc envahie temporairement par une atmosphère joyeuse, mais comme dans la première scène, Polyxène, qui sait qu’elle va mourir et joue le jeu afin que son mariage soit lui aussi un rituel perverti, donne une coloration sinistre à cette fête de mort. Après le départ de Polyxène le chant de deuil reprend, mais un chant apaisé, une plainte de rossignol(378) : CHORVS Dulce maerenti populus dolentum dulce lamentis resonare gentes CHŒUR Douceur Douceur du chagrin au milieu d’un peuple en larmes Douceur des plaintes dans le concert d’un monde éploré Douceur de ma douleur
La tragédie des Troyennes est une liturgie funèbre interrompue seulement par le furor de Pyrrhus et les récits des apparitions fantomatiques ainsi que celui du spectacle de la mise à mort théâtrale des deux enfants. La tragédie déroule ses variations stridentes et ses mélopées douloureuses grâce à un chœur de pleureuses dont les gestes et les chants sont réglés par la ritualité, qu’elles l’observent ou qu’elles la transgressent. Cette transgression se fait par des paroles en contradiction avec la gestuelle, qui ensuite suscitent une musique différente puis une gestuelle autre, comme le felix Priamus au début de la pièce. Le nefas s’invente sur une musique étrange, une dissonance au milieu de la douceur triste des chants funèbres, une fureur aiguë et disloquée, sans doute conduite par les flûtes, en contraste avec les mélopées sourdes et répétitives du deuil ordinaire.
A
GAMEMNON
Cassandre dans Agamemnon est aussi une captive troyenne, et elle aussi détourne son deuil pour participer au nefas, en passant par le furor. Mais la procédure de perversion est différente dans la mesure où la tragédie doit
intégrer un élément de la fabula ; Cassandre est une prophétesse possédée par Apollon(379). Cassandre a débarqué en Grèce avec les captives troyennes qui forment le chœur de la tragédie(380) et le sinistre cortège du roi vainqueur. Elles ont entonné un chant funèbre et attendent de Cassandre qu’elle dirige leurs lamentations comme Hécube dans Les Troyennes(381) : CHORVS Quid nunc primum, dolor infelix quidue extremum deflere paras ? LE CHŒUR Mais maintenant Douleurs et sorts mauvais Sur qui verser mes premiers pleurs À qui réserver mes dernières plaintes ?
Cassandre refuse ce rôle, et refuse comme Hécube de pleurer Priam. Elle se renferme dans un dolor solitaire, se coupe de la communauté des larmes(382) : CASSANDRA Cohibete lacrimas omne quas tempus petet Troades, et ipsae uestra lamentabili lugete gemitu funera : aerumnae meae socium recusant. Cladibus questus meis remouete. Nostris ipsa sufficiam malis CASSANDRE Femmes de Troie Retenez vos larmes Le temps viendra de pleurer la ville Aujourd’hui célébrez chacune Les deuils de votre maison Gémissez sur vos morts Moi mes chagrins m’appartiennent
Je ne partage ma défaite avec personne Épargnez-moi vos lamentations Je me chargerai seule de nos malheurs communs.
Or un deuil solitaire est impossible. Chez Hécube, à la fin des Troyennes, il débouche sur une métamorphose. Ici il déclenche le furor de la prophétesse. Musicalement il devait y avoir un contraste entre le chœur des captives, la douceur lugubre de leurs chants, et la douleur sauvage du solo de Cassandre. Son chant se disloque comme son corps. Elle perd la parole, s’agite dans tous les sens. Elle cherche sa danse jusqu’au moment où elle a la vision de ses ancêtres troyens sortant des Enfers. Les Furies la font danser, comme Tantale dans le prologue du Thyeste : CASSANDRA Instant sorores squalidae sanguinea iactant uerbera fert laeua semustasque faces turgentque pallentes genae et uestis atri funeris exesa cingit ilia CASSANDRE Elles arrivent Les sœurs blafardes, les femmes en guenilles Elles agitent leurs fouets sanglants Leur main gauche brandit une torche à demi consumée Elles arrivent Avec leurs faces verdâtres Et boursouflées Une sombre robe de deuil Flotte sur leurs corps décharnés
Les Furies forment un autre chœur de deuil, mais un chœur sauvage et souterrain. À leur tête, chef de chœur et premier danseur, Dardanus, le fondateur qui marche vers sa vengeance :
CASSANDRA Exultat et ponit gradus pater Dardanus CASSANDRE Le vieux Dardanos L’ancêtre Saute de joie Et approche à nobles enjambées.
Puis Cassandre s’endort brutalement, comme Hercule et pour les mêmes raisons.
P
HÈDRE
Au moment où Thésée est revenu des Enfers, commence la seconde partie de Phèdre. L’espace tragique est envahi par le deuil, mais un deuil manipulé par Phèdre jusqu’à ce qu’elle s’unisse à Hippolyte dans la mort grâce à la perversion du rituel funéraire. Quand Thésée arrive, il trouve sa maison endeuillée, il est frappé par les chants de lamentation(383) : THESEVS Quis fremitus aures flebilis pepulit meas Expromat aliquis. Luctus et lacrimae et dolor in limine ipso maesta lamentatio Auspicia digna prorsus inferno hospite THÉSÉE Mais je viens d’entendre comme une rumeur plaintive Holà ! Quelqu’un ! Qu’est-ce qui se passe ? Deuils, larmes, malheurs Et sur le seuil pour m’accueillir Le chant d’une pleureuse Voilà bien comme il faut recevoir un voyageur qui sort droit des Enfers.
Il est accueilli comme le revenant qu’il est, épuisé, le pas tremblant, à moitié mort, avec ses joues livides, sa saleté repoussante ; ces apparences de deuil constrastent avec sa posture royale(384). La nourrice est là sur le pas de la porte qui se lamente, Phèdre en vêtement de deuil, la face voilée, repliée sur son silence, signale ainsi à tous sa volonté de mourir(385). Ici le deuil de Phèdre est seulement un piège, un rituel social, la manifestation codifiée d’un dolor, pas encore un rituel perverti. Il prépare le mensonge, la fausse accusation d’Hippolyte pour viol. La vraie perversion aura lieu plus tard lorsqu’Hippolyte sera mort. Alors seulement, devant les restes du jeune homme, le fantôme et la fausse endeuillée deviennent de vrais lugentes, par la mort du fils-amant. Phèdre sur le cadavre d’Hippolyte pleure comme une mère et une épouse(386) : THESEVS Quis te dolore percitam instigat furor ? Quid ensis iste quidue uociferatio planctusque supra corpus inuisum uolunt ? THÉSÉE Pauvre folle ! Pourquoi maintenant cet émoi ? Pourquoi cette désolation ? Pourquoi cette épée ? Sais-tu que tu pleures, que tu cries sur le corps d’un ennemi ?
Mais la présence de l’épée totalement incongrue fait qualifier ce dolor de furor, une douleur excessive qui égare. Et c’est bien du furor. Phèdre s’empare du rituel funéraire et le pervertit. Au lieu du sacrifice qui doit suivre le bûcher et la mise au tombeau du mort et qui libérerait Thésée de la souillure, elle fait sur les restes hideux du garçon un sacrifice humain : elle l’emmène avec elle aux Enfers par son sang qui coule dans la terre et détache le mort du monde des vivants(387) : PHAEDRA cruorque sancto soluit inferias uiro PHÈDRE Mon sang a lavé les restes d’un homme parfait
Il a coulé en libation pour son ombre souterraine
Le spectacle de Phèdre est un diptyque en vert et noir. Le premier volet est celui de la mythologie de l’érotisme bestial, le second celui de la mythologie du père assassin des siens. Le premier volet est ouvert par la danse du chasseur sauvage et va jusqu’à l’étreinte mortelle de l’hommeloup avec sa mère amazone, devant la statue de Diane, chasseresse et entremetteuse. La musique est exotique, virile, elle fait bondir les hommes dans les forêts. Le second volet est ouvert par l’arrivée de Thésée, dans une lumière fantomatique avec une musique funèbre et va jusqu’à la danse de mort de Phèdre et jusqu’aux hurlements lamentables de Thésée au milieu des restes de son fils qu’il ne pourra jamais reconstituer. Cette polyphonie lugubre n’est interrompue que par le récit du messager, racontant avec toute sorte de détails pittoresques la mort d’Hippolyte. Ce divertissement en forme de conte s’attarde longuement à décrire la Bête, belle comme une Tarasque.
H
Œ
ERCULE SUR L’
TA
La seconde partie d’Hercule sur l’Œta est constituée par l’apothéose d’Hercule qui, en un sens, est la perversion du rituel funéraire normal, où le mort est brûlé sur un bûcher et ses cendres enfermées dans un tombeau construit sur le territoire de sa cité. Mais cette perversion est, en fait, un démarquage du rituel officiel de l’apothéose des empereurs romains, consecratio, qui elle-même a été élaborée à partir des funérailles aristocratiques traditionnelles(388). Hercule a donc intimé l’ordre aux assistants de ne pas pleurer autour de son bûcher, évitant que s’installe le deuil, puisqu’il se brûle vif. À sa façon Hercule est aussi un mort-vivant, ou plutôt un vivant-mort. Ni la terre ni le ciel, ni sa famille n’ont été contaminés par la corruption de son cadavre, corruption qui commence à l’instant de la mort. Pourtant, une fois qu’il s’est consumé dans le feu, Alcmène, endeuillée, célèbre ses funérailles de façon ordinaire. Après le récit des derniers moments d’Hercule, arrive sur scène une pleureuse ; c’est Alcmène qui porte l’urne contenant les cendres de son fils : PHILOCTETES
Sed quid hoc ? maestam intuor sinu gerentem reliquias magni Herculis crinemque iactans squalidum Alcmene gemit PHILOCTÈTE Mais qu’est-ce qui arrive ? Je vois une femme Une pleureuse Elle porte sur son cœur l’urne contenant les restes du grand Hercule Ses cheveux défaits sont souillés de poussière Elle pousse des gémissements C’est Alcmène.
L’arrivée d’Alcmène semble ouvrir une séquence attendue : la création d’un tombeau où sera déposée l’urne et qui deviendra le monument du héros. Séquence qui n’aura jamais lieu. Le dolor d’Alcmène n’est pas, en effet, qu’une douleur rituelle : la mère d’Hercule est ici une grande douloureuse tragique, car n’ayant pas de lieu où déposer l’urne d’Hercule, elle est vouée à une éternelle errance d’éternelle pleureuse ; le héros ayant combattu pour le monde entier mais n’étant l’homme de nulle part, aucune cité ne veut l’accueillir(389). Du coup, c’est aussi l’univers qui est plongé dans un deuil conduit par Alcmène, et qui risque de rester bloqué dans ce deuil, pleurant à jamais Hercule(390) : ALCMENA Aduoca in planctus genus ALCMÈNE Appelle le genre humain Qu’il répète ta plainte et tes coups.
C’est alors qu’apparaît Hercule, ordonnant à Alcmène de mettre fin à son deuil et lui apprenant qu’il est devenu un dieu. Il n’aura pas de tombeau mais un temple, on ne chantera pas des hymnes funèbres mais une prière en son honneur(391) : ALCMENA
Es numen et te mundus aeternum tenet credo triumphis. Regna Thebarum petam nouumque templis additum numen canam ALCMÈNE Tu es donc un dieu Tu as ta place dans le ciel Pour l’éternité J’en crois tes triomphes Maintenant je vais revenir à Thèbes Pour y construire un temple en l’honneur de cette divinité nouvelle Que je célébrerai par un chant rituel.
Hercule, fils de Jupiter, trouve sa place au ciel, Alcmène résidera dans le lieu où s’élèvera le temple d’Hercule. La tragédie se clôt sur un chant du chœur qui est le premier carmen célébrant le dieu Hercule(392). L’atmosphère tragique s’est apaisée.
L
A MAGIE
Avec le sacrifice et le deuil pervertis, la magie est le troisième domaine rituel permettant aux héros de réaliser le nefas. Médée, dont la fabula fait depuis toujours une sorcière, enduit de poisons mystérieux dont elle a le secret, les cadeaux offerts à Créüse. Déjanire fait de même avec la tunique destinée à Hercule, à cette différence près que le poison est le sang de Nessus infecté par les flèches d’Hercule, dont les pointes avaient été plongées dans le sang de l’hydre de Lerne. La nourrice de Phèdre invoque Diane à la façon des sorcières thessaliennes pour qu’elle l’aide dans ses entreprises amoureuses. Dans Œdipe, enfin, Créon consulte les morts avec l’aide de Tirésias. Nous nous limiterons à ces trois exemples, où la magie est explicite. Car rien n’est plus difficile à définir que la magie antique(393) et l’important pour notre propos est seulement de repérer un ensemble de gestes et de paroles codifiés sur lesquels chacun s’entendait, poètes et spectateurs. De fait, la magie antique au théâtre est avant tout une esthétique connue de tous, popularisée par la poésie grecque et ses continuateurs romains. Certes les
Romains de l’empire connaissent et utilisent une « vraie » magie comme en attestent de nombreux documents archéologiques : tablettes d’envoûtement — defixiones —, amulettes et papyrus qui sont des traités de magie pratique. Mais les magiciennes et sorciers des textes littéraires n’ont pas grand-chose à voir avec ceux que révèle l’archéologie. La littérature elle-même présente au moins deux types différents de magie selon le genre de texte où ils se trouvent. Dans la poésie populaire, ou qui du moins se prétend telle, comme les mimes ou les bucoliques, et dans le roman, les magiciennes cuisinent toutes sortes d’ingrédients avec force incantations à Hécate, afin de séduire un jeune homme ou de nuire à une rivale, et sacrifient des animaux bizarres(394). LA MAGICIENNE Dressez la table tout de suite ; prenez un grain de sel dans la main et du laurier près de vos oreilles Maintenant allez vers le foyer et asseyez-vous. Donne-moi l’épée, toi. Amène ici le chien Où est le bitume ?
Ce type de magie appartient à la vraisemblance dans la fiction amoureuse. Il est courant aussi d’y évoquer les morts(395). Dans l’épopée, la magie prend une dimension terrifiante : la cuisine des sorcières déchaîne des ouragans, ou des tremblements de terre. Incantations et plantes mystérieuses ont des effets redoutables, en proportion avec la grandeur épique, que ce soit chez Apollonios de Rhodes ou chez Lucain(396). C’est cette magie épique que l’on retrouve dans la tragédie. Mais d’une façon générale la magie poétique n’est pas celle de la vie quotidienne, pratiquée par certains spectateurs, sa raison même est différente. Fritz Graf conclut ainsi une analyse de la deuxième Idylle de Théocrite consacrée à la magicienne Simaïtha(397), conclusion qui vaut pour toute la magie littéraire : « Théocrite ne décrit pas un scénario rituel, il ne joue pas à l’ethnologue mais construit une mosaïque, une sorte de super-rituel capable d’éveiller chez les lecteurs toute sorte d’associations liées à la magie, et il le construit
d’après des faits rituels bien informés mais qui, pris dans leur ensemble, ne fonctionneraient pas ». On constate donc que la magie représentée n’est pas la magie réelle ; en particulier il apparaît clairement, quand on compare les textes littéraires aux documents archéologiques, que les poètes privilégient les sacrifices de fumigation et les pratiques « sympathiques(398) ». Comme avec l’aide de la déesse je fonds cette image de cire que fonde d’amour le Myndien Delphis.
Cette magie représentée est-elle destinée à une élite cultivée et sceptique comme le suggère Fritz Graf ? Peut-être était-ce vrai en Grèce, du moins avant l’époque alexandrine, mais à Rome et dans l’Empire, c’est peu probable. La magie y est une réalité, chacun redoute les envoûtements, aussi bien les cochers du cirque que les orateurs au forum(399). La magie littéraire sert ainsi à marquer une filiation avec la poésie hellénistique, à « faire grec » dans la poésie romaine ; elle est donc directement réécrite à partir des textes grecs, selon la même logique. Les poisons de Médée et les incantations de Tirésias, puisqu’ils ne relèvent pas d’une magie humaine, peuvent donc être les instruments du nefas, indépendamment des contraintes de la fabula. Sénèque crée ainsi une magie mythologique : l’atmosphère générale est celle de la magie traditionnelle, issue de l’épopée, aisément identifiable par le public romain ; les ingrédients de la magie sont mythologiques, au sens où nous avons utilisé ce terme jusqu’ici, c’est-à-dire qu’ils appartiennent à l’univers des monstres de la fabula. Quand dans Œdipe Tirésias évoque les morts, la séquence reprend le modèle(400) de toutes les nekuia qui se sont succédé depuis les premières imitations du chant XI de l’Odyssée, mais les fantômes qui surgissent du sol sont les ancêtres monstrueux d’Œdipe, les exempla de son nefas. Quand la nourrice invoque Diane, c’est dans la pure tradition des sorcières thessaliennes sollicitant Hécate de leurs incantations, mais ici, Diane est la divinité du furor d’Hippolyte et de Phèdre, comme déesse de la sauvagerie. Quand Médée entasse les poisons, elle rassemble tous les feux secrets de la mythologie, afin que, comme eux, l’incendie destiné à Corinthe reste caché dans les cadeaux jusqu’à ce que Créüse les touche et s’embrase(401) : MEDEA
Tu nunc uestes tinge Creusae quas cum primum sumpserit imas urat serpens flamma medullas Ignis fuluo clusus in auro latet obscurus, quem mihi caeli qui furta luit uiscere feto dedit te docuit condere uires arte Prometheus MÉDÉE Voici le manteau de Créüse Empoisonne-le Dès qu’elle en sera revêtue Qu’une flamme rampante pénètre au fond de ses moelles et les brûle Enferme une ardeur obscure dans l’éclat fauve de l’or Un feu invisible qui couve Je veux y cacher le cadeau de Prométhée Le feu volé au ciel Et qu’il paya de son ventre bourgeonnant Il m’apprit l’art d’enfouir les braises sans les éteindre.
Au feu caché de Prométhée, Médée ajoute la flamme enfouie dans le soufre donné par Vulcain, le corps embrasé de son oncle Phaéton, le souffle ardent des taureaux de son père, conservés dans le fiel de Méduse. Quand la jeune mariée s’approchera des torches nuptiales, cette lumière de vie s’inversera en bûcher de mort. Sa blonde chevelure, qui est le rayonnement de sa beauté, s’enflamme et communique son incendie au palais des rois de Corinthe puis à toute la ville. La logique du furor déborde largement la tradition de la magie littéraire car le feu caché est un feu paradoxal(402) : NVNTIVS Et hoc in ista clade mirandum accidit alit unda flammas, quoque prohibetur magis magis ardet ignis : ipsa praesidia occupat LE MESSAGER C’est là le plus extraordinaire de ce drame
L’eau nourrit le feu Et plus on combat le brasier plus il brûle avec force Il retourne nos armes contre nous.
Là où la proximité pourrait être la plus grande entre la magie quotidienne et la magie tragique, c’est dans la prière. Encore que les prières magiques telles qu’on les lit dans les papyrus ne doivent rien à une poétique de la langue. Inutile de chercher non plus, dans la poésie épique ou tragique, le charme du carmen et une esthétique de la séduction. Les dieux sont contraints parce que la sorcière inverse délibérément le rituel : Erichto chez Lucain prie avec « une bouche impie et souillée », elle fait des libations de sang humain, sacrifie des victimes humaines, pousse des cris d’animaux nocturnes — chiens, hiboux, serpents —, imite les hurlements du vent, les vagues de la mer, le bruit du tonnerre(403). L’efficacité de la magie lui vient de la transgression des rituels religieux : prières, libations, sacrifices. Finalement la magie est un élément surtout pittoresque dans la tragédie romaine. Elle est d’un usage facile pour les metteurs en scène contemporains, car étant déjà une fiction conventionnelle dans le théâtre romain, elle est aisément transposable par l’imaginaire contemporain puisque notre époque a aussi ses représentations conventionnelles de la magie. On se souvient sûrement de la magicienne dans le Satiricon de Fellini qui utilisa les moyens propres au cinéma ainsi qu’une référence à la sorcellerie africaine pour donner toute sa force à cet épisode.
Chapitre IX Les viscères de Médée et les arcanes de la mémoire
L
A CHAIR OBSCÈNE DES HÉROS
Jackie Pigeaud(404) commente avec beaucoup de talent la fin de Médée, ce moment où l’héroïne tue ses deux fils en face de Jason qui la supplie, sous le titre général « les viscères de Médée », car elle ajoute(405) : MEDEA In matre si quod pignus etiamnunc latet scrutabor ense uiscera et ferro extrahat MÉDÉE Si dans mon ventre peut se trouver encore quelque fœtus Je m’ouvrirai le corps d’un coup d’épée Et j’arracherai l’embryon.
Médée fouille au fond de son ventre afin d’en arracher le « gage » — pignus — de son union avec Jason. Le terme implique que son corps de femme est un ventre culturel, sa maternité a une définition juridique. Sa violence contre elle-même, contre sa chair, est donc un aspect de sa conquête d’un statut mythologique, de son horreur de l’humanité dans tous les sens du terme. Médée n’est pas la seule héroïne de Sénèque à s’acharner sur sa chair. Les douloureux fouillent au fond de leurs corps afin d’en arracher ce qui les y relie à la culture des hommes. Ils se poursuivent et se détruisent à l’intérieur d’eux-mêmes. Médée n’est pas non plus la seule à faire de son ventre le lieu détestable d’une généalogie mortelle. Jocaste enfonce son épée là où a eu lieu le nefas(406) : IOCASTA hunc dextra hunc pete uterum capacem qui uirum et gnatos tulit JOCASTE
Ici, c’est ici Que tu dois enfoncer ton arme Dans ce ventre vorace et fécond Où mari et fils Tu l’as porté, tu l’as subi.
Déjanire provoque son fils Hyllus, elle lui demande de la frapper, soit au ventre(407) : DEIANIRA siue maternum libet inuadere uterum, mater intrepidum tibi praebebit animum DÉJANIRE Si tu préfères m’éventrer Ta mère s’offrira consentante.
soit à la poitrine, lieu du dolor, « plenum pectus aerumnis » — sa poitrine remplie de chagrins. Poitrine, utérus, le corps du héros est aussi un « estomac », un sac rempli de nourriture, à côté du sac rempli d’enfants, et du sac rempli de chagrins et de larmes. Les trois sacs communiquent plus ou moins, formant ce grand sac unique qu’est le corps humain. Le nefas de Thyeste montre un homme plein de ses enfants qu’il a mangés, comme une femme pleine d’enfants qui s’agitent pour naître(408) : THYESTES Quis hic tumultus uiscera agitat mea ? Quid tremuit intus ? Sentio impatiens onus meumque gemitu non meo pectus gemit THYESTES Qu’est-ce qui secoue mon ventre et se révolte ? Quelque chose est en moi Une chose frémissante Je me sens gros d’un fardeau qui s’impatiente
De ma poitrine sortent des soupirs Mais ces soupirs ne sont pas les miens.
Pectus, uiscera, ce flou anatomique sert à dire une intériorité unique du corps, une intériorité physiologique que révolutionne le crime tragique(409) : THYESTES Voluuntur intus uiscera et clusum nefas sine exitu luctatur et quaerit fugam THYESTES Leur chair remue en moi L’horreur enfermée dans mon ventre Se débat en vain pour sortir.
Le nefas est réifié, ce sont les chairs du sacrifice humain, rituellement immolées et cuisinées, ce sont les enfants morts et vivants à la fois, pas encore nés et destinés à ne jamais naître dans le ventre de Thyeste. Lui aussi aspire à se fouiller les entrailles, à se vider(410) : « Da frater ensem ». La violence sanguinaire avec tout ce qu’il faut de chairs en lambeaux et de détails affreux, qui abonde dans la tragédie, correspond à une représentation romaine, et bien particulière, de la personne. L’intérieur de l’homme n’est pas le siège symbolique de sa vie intime et du sentiment caché, ou même le lieu de l’inconscient ; c’est un chaudron où bouillonne l’énergie vitale, encore informe avant que l’animus et la mens lui donnent forme. La passion excessive est le chaudron qui déborde ou explose. Cet intérieur est hideux ; ouvrir un homme et révéler ses entrailles au jour, c’est attenter à son cadavre, le mutiler en lui ôtant sa forme et sa beauté extérieure, mais aussi l’enlaidir en laissant voir sa chair à nu, ruiner définitivement sa présence parmi les hommes, car il ne sera jamais plus un « beau mort » pour de belles funérailles. Tel est le sens de l’acharnement de Clytemnestre et d’Égisthe à charcuter le cadavre d’Agamemnon(411) CASSANDRA Pendet exigua male caput amputatum parte et hinc trunco cruor exundat, illic ora cum fremitu iacent
Nondum recedunt ; ille iam exanimem petit laceratque corpus ; illa fodientem adiuvat CASSANDRE Le coup était maladroit Un lambeau de chair retient encore la tête Qui pend et inonde le torse de sang Voilà La tête est tombée avec un grognement Eux ne le lâchent pas Il se jette sur son cadavre et le déchire Elle participe à cette boucherie en lardant sa chair de coups.
Ce qui nous semble une violence gratuite, est à Rome une cruauté symbolique. Il s’agit de faire de ce mort une statue hideuse, d’autant plus repoussante qu’on verra ses viscères au grand jour, spectacle obscène, image visible du nefas. Quand Œdipe sculpte son masque de mort, son visage de nefas, il ne se contente pas de se crever les yeux, comme chez Sophocle, il s’arrache les globes oculaires(412) : NVNTIVS Scrutatur auidus manibus uncis lumina radice ab ima funditus uulsos simul euoluit orbes LE MESSAGER Il fouille les orbites avec les ongles Et d’un seul coup il arrache tout Les deux globes roulent à terre.
Il creuse encore au fond de la cavité : NVNTIVS haeret in uacuo manus et fixa penitus unguibus lacerat cauos alte recessus luminum et inanes sinus
saeuitque frustra plusque quam satis est furit LE MESSAGER Ses mains restent agrippées au fond des orbites Il gratte et griffe les cavités Mais il ne reste plus rien Il ne peut plus se faire de mal Le pauvre fou qui veut souffrir.
Son visage est maintenant parfaitement hideux, il a le masque monstrueux du dolor, car il exhibe son intériorité, obscène comme son inceste(413): NVNTIVS Rigat ora fœdus imber et lacerum caput largum reuulsis sanguinem uenis uomit LE MESSAGER Son visage ruisselle de larmes répugnantes De sa face mutilée De ses veines ouvertes coulent des flots de sang.
Le corps d’Hippolyte, lui, tout entier réduit à des restes affreux, est découpé morceau après morceau par le récit du messager. Celui-ci insiste sur son visage défiguré à force de rebondir de ronces en rochers, sur sa beauté perdue(414) : NVNTIVS auferunt dumi comas et ora durus pulchra populatur lapis peritque multo uulnere infelix decor hocine est formae decus ? LE MESSAGER Ses cheveux restent accrochés aux ronces Son visage est réduit en bouillie sous les chocs Sa beauté périt
Hachée de mille blessures… Est-ce ainsi que finit la beauté ?
Hippolyte est plus que mutilé, on ne distingue plus le dehors du dedans, il n’est que viscères sanglants. Le malheur subit par Hercule dans Hercule sur l’Œta exploite la même représentation du corps : sa beauté est sa forme extérieure, et son intérieur doit rester caché, car tout homme, même héroïque, n’a en lui qu’un magma de viscères, de chairs et de sang, bouillonnant d’une vie informe. C’est pourquoi tout ce qui lui arrive lui vient de l’extérieur. La tunique imprégnée du sang de Nessus est un dolor qui va pénétrer progressivement dans son corps, lui retirant sa beauté puis ses forces. Ayant revêtu le vêtement empoisonné, Hercule pleure, gémit, hurle comme un furieux(415). Il cherche à retirer la tunique, mais elle s’incruste dans sa chair et il s’arrache la peau(416). Le voici nu et écorché vif. Le poison progresse et détruit ses uiscera, ses muscles, en les brûlant(417). Ce dolor qui lui vient de l’extérieur, comme tout dolor tragique, a ceci de particulier chez Hercule qu’il ne va déboucher sur un furor que pour quelques instants, le temps de tuer Lichas qui lui a apporté la tunique. Puis il réussit à se maîtriser, à assister sans colère à sa destruction par le dolor. Il n’a bientôt plus de force, plus de muscles, il est devenu incapable des exploits de jadis, il a perdu son identité héroïque(418). Car le corps c’est l’identité, perdre son corps c’est se perdre soi-même(419) : HERCVLES Herculem agnoscis pater ? HERCULE Mon père reconnais-tu Hercule ?
Ce dolor l’achève comme il aurait pu achever Médée si elle ne s’était pas jetée dans la fureur, comme la Peste aurait détruit Thèbes. Car pestilentia et dolor ont la même cause, une rupture entre un homme, ou un groupe d’hommes, et la collectivité des hommes et des dieux. Le poison de Nessus, cette peste, s’enfonce au plus profond des chairs d’Hercule(420) : HERCVLES Quaecumque pestis uiscere in nostro latet…
HERCULE Toi la chose qui se cache au fond de mes entrailles Le fléau, la peste…
Et Hercule pourchasse son mal : HERCVLES Ecce direpta cute uiscera manus detexit ; ulterior tamen inuenta latebra est HERCULE Je me suis écorché vif Mes chairs sont à nu Mais le mal s’est caché plus profond.
La fabula voulait qu’Hercule fût empoisonné par la peau mais la culture romaine exige aussi que le poison se plante dans le ventre d’Hercule et le brûle à l’intérieur(421) : ALCMENA Et unde in artus pestis aut ossa incidit ? HERCVLES Aditum uenenis palla femineis dedit ALCMÈNE D’où t’est venu le mal ? Comment a-t-il pénétré tes muscles et tes os ? HERCULE C’est une tunique qui m’a empoisonné Une tunique que cette femme m’avait donnée.
Le dolor d’Hercule est exemplaire, il a accueilli en lui un malum qui va grossir et le ronger ; même s’il ne se transforme pas en furor, il est semblable à ces boules de malheur qui croissent dans le cœur de Médée, de Phèdre ou de Déjanire(422) : PHAEDRA
Pectus insanum uapor ardorque torret. Intimis feruet ferus penitus medullis atque per uenas meat uisceribus ignis mersus et uenas latens PHÈDRE Le feu embrase mon cœur et l’affole Incendie sauvage au tréfonds de mon corps Le désir couvait, il court dans mes veines Et me ravage la chair.
Le dolor d’Hercule est représentatif de toutes les passions tragiques. Voilà donc des héros sans intériorité psychologique, car la place est déjà occupée par les uiscera. Dès qu’ils sont exhibés au grand jour les intérieurs des hommes sont affreux à voir. Les chairs sont le siège de la vie et de la force, mais non de la mémoire ni du caractère. Si les passions s’installent dans les uiscera, elles n’y naissent pas, elles viennent de l’extérieur, car elles sont des réactions aux sollicitations du monde.
L
ES LIEUX DE LA MÉMOIRE
La seule mémoire qui vaille dans la tragédie est la mémoire mythologique. L’homme non héroïque et réduit à sa vie sociale n’a pas d’histoire personnelle, il participe à la mémoire collective, c’est-à-dire à l’ensemble des valeurs et comportements communs au groupe. Si le douloureux se souvient de l’offense qui lui a été faite, c’est que celle-ci est toujours présente et qu’il l’actualise sans cesse par les mots. Le temps commence pour le héros au moment où il refuse de laisser son dolor glisser dans le passé, quand il refuse d’oublier. La mémoire tragique est toujours monstrueuse, car elle est éternelle. Les grands douloureux figés à la fin des tragédies dans l’éternité du nefas dont ils sont coupables, servent à construire la mémoire fabuleuse de l’humanité, ils seront les grands damnés de la légende. La mémoire est extérieure à l’individu ; quand ils convoquent la mémoire de leurs ancêtres mythologiques, les hommes ne pratiquent pas une remémoration, ils vont la chercher ailleurs qu’en eux-mêmes. Souvent cette
mémoire est réifiée dans des objets, dont le héros doit réactiver la puissance, la uis. Le poison de la tunique qui brûlera Hercule est le sang de Nessus mort il y a longtemps, réveillé par Déjanire. C’est une des fonctions des magiciennes : redonner leur efficacité à des objets mythologiques cachés parmi les hommes. Ces objets de mémoire se conservent à l’abri du jour comme si, tapis ainsi dans l’ombre, ils étaient hors du temps, comme la mémoire mythologique elle-même(423) : DEIANIRA Hoc nulla lux conspiciat, hoc tenebrae tegant tantum remotae ; sic potens uires suos sanguis tenebit DÉJANIRE Ce philtre ne doit jamais être exposé à la lumière Il doit rester dans une obscurité totale Sinon la puissance du sang s’évanouira Et il perdra son pouvoir.
Ce lieu obscur doit être un lieu secret ; cette mémoire réifiée doit être à la disposition des seuls furieux. Médée aussi a un trésor caché qu’elle n’ouvre qu’en état de furor ; elle a enfermé dans une grotte profonde tous ses poisons venus de son passé et qu’elle avait « oubliés » quand elle avait réintégré l’humanité(424). Elle doit, elle aussi, les réactiver par des incantations et une cuisine de sorcière(425). Il y a des lieux de mémoire, cachés comme les objets au regard des hommes et à l’abri de la lumière du soleil. Atrée accomplit son sacrifice dans une forêt préhistorique, secrète, au cœur du palais royal(426) : NVNTIVS in multa diues spatia discedit domus arcana in imo regio recessu iacet LE MESSAGER Il y a un dédale somptueux de salles et de couloirs Mais au fond de ce dédale Il y a un lieu interdit
Un réduit secret Le repaire du roi.
S’opposant à la façade brillante et civilisée de la demeure royale, avec ses superbes salles de réception, se trouve la mémoire cachée de la dynastie mythologique des Tantalides, un bois sacré archaïque. De vieux fétiches y sont accrochés, objets de mémoire des nefas précédents. Une nuit perpétuelle y règne, ce qui attire les fantômes du passé. Il est logique qu’Atrée vienne y chercher son identité monstrueuse. Œdipe, lui, parcourt différents lieux de mémoire qu’il va fouiller pour en sortir la vérité mythologique de la mort de Laïus, vérité qui est partout sauf en lui. Il la cherche d’abord à Delphes, puis dans le ventre des deux victimes dont les entrailles ne révèlent que le désordre affreux du monde et ne lui parlent que du présent. Du ventre des bêtes sort un nefas(427), mais un nefas muet. Il faut fouiller les entrailles de la terre. Créon se rend donc en un lieu de mémoire semblable à la forêt archaïque du palais de Pélops. Non loin de la ville, il y a un bois sacré(428) où règne une nuit perpétuelle ; l’ombre est si épaisse qu’une mare stagnante a gelé. Cet endroit hors du temps est le lieu de la mémoire mythologique des rois de Thèbes, car c’est là que sourd la fontaine de Dircè, là où jadis Cadmus arrêta sa course venant d’Asie pour fonder Thèbes. Depuis, cette terre engendre des monstres(429). La magie de Tirésias fait sortir les fantômes du sol de Thèbes, il évoque les morts, réanimant ainsi, à sa manière, ce lieu de mémoire. Surgissent tous les monstres royaux du passé thébain, la mémoire mythologique d’Œdipe. Le défilé des monstres donne les règles de leur héroïsme criminel. Il y a les Spartes, les frères qui, nés des dents du dragon semées dans le sol, surgirent tout armés des sillons et s’entretuèrent. Il y a Agavé et les Bacchantes ayant mis en pièce le roi Penthée, son fils. Avec ces haines familiales contraste l’amour excessif de Niobè pour ses enfants qui causa aussi leur perte(430). Œdipe combine les deux genres de crimes. Laïus enfin surgit arraché de force au royaume des ombres : il accuse clairement son fils et dit le nefas d’Œdipe en l’inscrivant dans la dynastie thébaine. Ce n’est qu’après avoir appris des entrailles de la terre qu’il est le criminel coupable du nefas qui ravage la cité, une fois que la mémoire mythologique réveillée a envahi le présent, qu’Œdipe va intégrer ce passé,
le faire sien. Maintenant qu’il est empli par cette mémoire venue d’ailleurs, maintenant qu’il a la mémoire d’un furieux, il se souvient(431) : ŒDIPVS Redit memoria tenue per uestigium ŒDIPE Il me revient quelque chose Une vague silhouette sur les sentiers de ma mémoire.
Les Enfers sont dans chaque tragédie le lieu général de la mémoire mythologique. Les fantômes en sortent à volonté soit dans les prologues — Agamemnon et Thyeste — soit au cours de l’action. Ils apparaissent souvent en foule comme à Cassandre dans Les Troyennes(432) ou à Créon dans Œdipe, ou bien le héros a la vision fugitive d’un mort, d’un proche qui vient l’assister quand il est au paroxysme du furor. Médée voit le fantôme de son frère au moment de frapper, Andromaque voit Hector au moment de livrer Astyanax à Ulysse, et ces fantômes poussent toujours le furieux à agir dans le sens du nefas(433) : ANDROMACHA arma concussit manu iaculatur ignes ; cernitis Danai, Hectorem ? An sola uideo ? ANDROMAQUE Le bruit de ses armes Un flambeau qui s’agite Vous le voyez, Grecs Vous le voyez ? C’est Hector Suis-je vraiment seule à le voir ?
Seule la mémoire mythologique d’Hercule n’est pas enfouie dans une obscurité opaque, elle brille la nuit dans le ciel, car les monstres vaincus par lui sont devenus des constellations(434).
Ultime mémoire extérieure au héros, mais qu’il a en commun avec tous les hommes, à la différence de ce qui précédait, les légendes mythologiques circulent de bouche en bouche jusqu’aux confins du monde, fabulae. Le héros n’est pas seul dépositaire de la mémoire orale de sa lignée. Quand il s’exhorte à se souvenir, Atrée, Médée, Phèdre ou tout autre, ses souvenirs lui viennent d’un savoir partagé avec les autres hommes. Les chœurs le prouvent, qui souvent « doublent » les récits que les héros se font à euxmêmes. Dans Œdipe le chœur dit la mémoire des Labdacides, dans Thyeste le chœur dit la mémoire des Tantalides, dans Phèdre le chœur dit les furieux de l’amour, dans Médée le chœur dit l’épopée funeste des Argonautes(435). Or les chants du chœur sont l’émanation du savoir partagé, ils déroulent sagesses communes, vulgarisations philosophiques et contes de nourrice. Concevoir le corps de l’homme comme un sac d’entrailles, siège de la douleur et de la fureur, du feu et de la pourriture, mais sac muet, sans signification propre et devant tenir son sens de l’extérieur, par la voix et le geste, implique une théâtralité profondément différente de la nôtre. Car nous privilégions sans même y penser une représentation du corps au fond duquel le sens se cacherait et d’où la parole le ferait émerger. À Rome, ce sens extérieur vient à l’homme par la ritualité sociale et religieuse, par le récit mythologique ; il s’invente dans la danse et le chant qui lui permettent de trouver un corps et donc une voix en accord avec cette mémoire.
Conclusion Le sens par surcroît Cette étude a voulu montrer que les tragédies de Sénèque étaient des spectacles, et d’abord des spectacles, que leur action ne progressait que par le moyen du spectacle, celui des corps, de la musique et des mots. La conjugaison des différentes ritualités avec la plastique des passions, issue de l’action rhétorique, ainsi qu’avec les lusus, les jeux de mots, divertissements propres aux loisirs des Romains, est la matière première de ce ludisme musical romain qui forme la chaîne des « jeux grecs » où vient se tramer la fabula. Faut-il en plus chercher une signification à ce théâtre tragique ? La finalité des jeux ne l’impose pas, mieux encore elle suppose qu’au théâtre la tragédie reçoive un accueil consensuel. Or cette fin n’est-elle pas en contradiction avec une interprétation philosophique ou morale de la fabula qui ne saurait faire l’unanimité ? Par conséquent si l’on veut à toute force chercher du sens dans une tragédie, il ne peut être que multiple, discontinu, polyphonique afin que chacun puisse y trouver ce qui lui convient ; ce sens, ces sens, ne peuvent être présents que par surcroît, sans être nécessaires à la réception de cette tragédie, ni même à son analyse. Il ne saurait non plus être question de déchiffrer dans le texte d’une tragédie une signification privilégiée à laquelle l’auteur donnerait le poids de son autorité. En fait, du sens est bien présent au cours de la tragédie, immédiatement intelligible, sans qu’on ait besoin de se livrer à des contorsions herméneutiques, mais du sens qui correspond à des visions partielles et simplement humaines des événements. On lit des fragments de discours qui parsèment la pièce, mais ils sont systématiquement en deçà de l’action tragique. Prenons un exemple, celui de Phèdre. On y rencontre une succession d’amorces d’interprétation : chacune de ces exégèses est toujours fragmentaire ; il faut souligner en outre leur extrême banalité. Il y a la nourrice qui face à Phèdre déroule une série d’idées reçues et de propos convenus sur l’amour. En voici quelques exemples. Elle explique d’abord comment il est possible de résister à une passion, et ajoute que Phèdre n’a pas suivi la bonne méthode(436) :
NVTRIX quisquis in primo obstitit pepulitque amorem tutus ac uictor fuit qui blandiendo dulce nutriuit malum sero recusat ferre quod subit iugum LA NOURRICE La victoire et le salut attendent ceux qui résistent au premier assaut et repoussent la passion Mais si tes complaisances entretiennent ta délicieuse maladie. Il sera trop tard pour te révolter contre un maître que tu auras déjà servi.
Il lui vient ensuite une diatribe contre les méfaits de la poésie amoureuse(437) : NVTRIX Deum ese amorem turpis et uitio fauens finxit libido quoque liberior foret titulum furori numinis falsi addidit natum per omnis scilicet terras uagum Erycina mittit, ille per caelum uolans proterua tenera mollitur manu regnumque tantum minimus e superis habet ; uana ista demens animus asciuit sibi Venerisque numen finxit atque arcus dei. LA NOURRICE L’Amour, un dieu ? Voilà bien un conte que les débauchés ont inventé pour couvrir leurs exploits, c’est trop facile Vénus envoie son fils parcourir le monde Et lui, le doux enfant, nous larde de ses flèches C’est un bien grand pouvoir pour un si petit dieu Seul un esprit délirant a pu concevoir de pareilles sottises Imaginer ce dessein de Vénus et son archer divin.
Puis elle s’attaque, dans des termes qui sont ceux de la satire traditionnelle, à l’hypocrisie des classes supérieures et à leurs caprices d’enfants gâtés. L’amour de Phèdre ne serait que la dépravation d’une princesse qui s’ennuie(438) : NVTRIX Quisquis secundis rebus exultat nimis fluitque luxu semper insolita appetit… Cur sancta paruis habitat in tectis Venus mediumque sanos uulgus affectus tenet et se coercent modica ? Contra diuites regnoque fulti plura quam fas est petunt ? LA NOURRICE L’humanité cherche toujours du nouveau Une soif morbide de jouissances ronge le cœur des favoris de la Fortune… Pourquoi les simples citoyens ont-ils des amours simples ? Pourquoi les hommes ordinaires savent-ils se modérer Tandis que les rois et les banquiers ne rêvent que débauches et perversions ?
Elle règle même le sort, en deux vers, et à l’avance, du malheureux Hippolyte(439) : NVTRIX fama uix uero fauet peius merenti melior et peior bono LA NOURRICE Les gens que savent-ils de la vérité ? Ils acclament les bandits et lapident les saints.
La sagesse des nations, comme Nostradamus, a tout prévu. Le chœur qui suit présente une version différente des amours de Phèdre et d’Hippolyte, et semble une illustration de cette poésie amoureuse dénoncée par la nourrice, qui sert de justification au bovarysme des dames de la haute. Il chante la toute-puissance du dieu Amour. Dans un triptyque coloré il énumère les races humaines qu’il enflamme, les dieux qui ont succombé à ses flèches et
les animaux sauvages qui brûlent de ses feux(440). C’est la nature tout entière qui folâtre, copulante et gloussante, le carnaval des dieux et des animaux. Ces deux types d’exégèses sont développées pour elles-mêmes. Que le public y adhère ou en sourie, peu importe car elles valent avant tout pour leur virtuosité verbale : la nourrice s’attarde volontiers sur le tableau des amours dissolues des grands et le chœur détaille à plaisir la figure d’Hercule au pied d’Omphale(441) : CHORVS Natus Alcmena posuit pharetras et minax uasti spolium leonis passus aptari digitis zmaragdos et dari legem rudibus capillis ; crura distincto religauit auro luteo plantas cohibente socco et manu clauam modo qua gerebat fila deduxit properante fuso : uidit Persis ditique ferax Lydia regno deiecta feri terga leonis umerisque quibus sederat alti regia caeli tenuem Tyrio stamine pallam. CHŒUR Hercule A déserté la guerre Le fils d’Alcmène A déposé son arc Il a retiré sa grande peau de lion Hercule a passé des émeraudes à ses doigts Il a ramassé ses cheveux dans une résille Il a lacé sur ses jambes des rubans dorés Il a chaussé de fines bottines jaunes Hercule a troqué la massue pour la quenouille
Et fait vrombir le rouet Les Perses et les riches Levantins Ont vu tomber la peau de lion Ils ont vu ces épaules qui avaient porté le monde Se draper de voiles transparents.
Une scène entière, totalement inutile, au moins par sa longueur, à l’action tragique, a lieu entre Hippolyte et la nourrice près de la statue, cela juste avant sa rencontre avec Phèdre. C’est une sorte de controverse d’école entre la Nature — Hippolyte — et la Civilisation — la nourrice. Celle-ci reproche à Hippolyte en fuyant la vie civilisée de fuir le mariage et ainsi de compromettre l’avenir démographique de l’humanité. En face Hippolyte répond que la civilisation est à l’origine de tous les maux et que la femme est l’incarnation de cette civilisation. L’histoire de Phèdre devient ainsi une fable écologique, la Nature victime de la Civilisation(442). Un second chœur vient après la fuite d’Hippolyte faire quelques variations lyriques sur la beauté vouée à une mort rapide et qui, si elle échappe à ceux qui la poursuivent, succombera à la laideur du vieillissement. Hippolyte était trop beau pour survivre honorablement. Deux autres chœurs d’inspiration vaguement philosophique offrent deux autres commentaires de la mort d’Hippolyte. Le premier expose une physique du monde, imperturbable et juste, tandis que l’humanité est livrée aux caprices de la Fortune, le Vice triomphe, la Vertu périt(443) : CHORVS O magna parens Natura deum… cur tanta tibi cura perennes agitare uias aetheris alti ?…. Tristis uirtus peruersa tulit praemia recti castos sequitur mala paupertas uitioque potens regnat adulter : o uane pudor falsumque decus. CHŒUR Toi la Nature qui enfantas les dieux…
À quoi bon ce souci de l’éternité cosmique À quoi bon veiller sur les routes de l’éther ?… Les hommes de cœur sont persécutés Les justes croupissent dans la misère Les débauchés font leur chemin jusqu’à la pourpre Le vice donne le pouvoir. À quoi bon la morale ? L’honneur est un mirage trompeur
ce que prouve justement la mort d’Hippolyte injustement puni. Le dernier chœur, en contradiction avec le précédent, reprend l’antienne, « pour vivre heureux, vivons caché », qui revient comme un leitmotiv de tragédie en tragédie, ce qui n’a rien d’étonnant puisque les héros tragiques sont des rois, des fils, des pères, des épouses ou des filles de roi. Puisque la gloire et la puissance ne peuvent apporter que des ennuis, Thésée paie son expédition aux Enfers par la trahison de sa femme et la mort de son fils. Ce sens par surcroît, qui n’apporte rien à l’action, sauf lorsque les lieux communs prononcés par un personnage trouvent leur place dans une scène qui oppose un furieux et un porte-parole de l’humanité, comme la nourrice opposée à Phèdre, n’est pas du texte en trop. Ces fragments d’interprétations se nichent dans des séquences esthétiquement nécessaires, les intermèdes ludiques où les mots font le spectacle. Le discours se développe pour le plaisir, comme par exemple encore la longue évocation par Hippolyte du Pur vivant dans la nature vierge, dont voici un court passage(444) : HIPPOLYTVS Iuvat aut amnis uagi pressise ripas, caespite aut nudo leues duxisse somnos siue fons largus citas defundit undas siue per flores nouos fugiente dulcis murmurat riuo sonus HIPPOLYTE Ce qu’il aime
C’est fouler la rive d’un ruisseau sinueux Dormir doucement sur un lit de mousse Ou à même la terre Dans les éclats d’une cascade Ou le murmure d’une source filtrant au milieu des fleurs.
Reste une question en suspens. Question évidente, profonde et insoluble, soulevée par Bernard Chartreux dans un débat aux Amandiers. Pourquoi tant de monstres ? Certes on peut contourner la question en répondant que c’est ainsi, que les Romains voyaient ainsi les héros de la tragédie grecque, et qu’ils les montrent ainsi sur leurs scènes, simple effet d’une traduction culturelle. Il n’en est pas moins vrai que ces monstres ont plu au public, qu’ils ont fasciné les spectateurs romains jusqu’au IVe siècle ap. J.-C. Tandis que la comédie périclitait dès le IIe siècle av. J.-C., la tragédie vécut longtemps sous sa forme originelle ou sous une forme nouvelle, la pantomime. À cette remarquable longévité, il faut ajouter la fascination chez les Romains de l’Empire, sous Néron mais déjà bien avant, pour les monstres tragiques ; les nobles bravent l’infamie pour monter sur scène et jouer Médée, Atrée ou Œdipe. Risquons une hypothèse. Idéologiquement la figure du monstre sert à cerner l’humanité de l’extérieur, en disant ce qu’elle n’est pas, en marquant les limites indépassables(445). Pour penser l’homme il faut penser le non-homme, c’est-à-dire à Rome le monstre, car ni le sauvage ni l’esclave ne peuvent y incarner l’altérité radicale. Les Romains de l’Empire désirent-ils aussi franchir ces limites, au moins dans l’espace ludique du théâtre ? Et Néron voulut-il pour cette raison faire du monde un théâtre ?
ANNEXES
Bibliographie
Bibliographie Les tragédies de Sénèque sont citées, pour le texte latin, dans l’édition de la collection Loeb, London, Cambridge, Massachussets, 1968, et pour le texte français dans l’édition de l’Imprimerie Nationale, collection « Le Spectateur français », Paris, 1991. Richard C. BEACHAM, The Roman Theatre and its Audience, Londres, 1991. Dominique BRIQUEL, Les Étrusques. Peuple de la différence, Armand Colin, Paris, 1993. Giuseppe CAMBIANO, Le Retour des Anciens, Belin, Paris, 1994. Pascal CHARVET et Anne-Marie OZANAM, La Magie. Voix secrètes de l’Antiquité, Nil éditions, Paris, 1994. Monique CLAVEL-LÉVÊUQE, L’Empire en jeux, CNRS, Paris, 1984. Florence DUPONT, L’Acteur-roi, Belles Lettres, Paris 1985. « Le prologue de la Phèdre de Sénèque », REL n° 69, 1991, pp. 124-135. « Ludions, lydioi : les danseurs de la pompa circensis. Exégèse et discours sur l’origine des jeux à Rome », Spectacles sportifs et scéniques dans le monde estrusco-italique, EFR, 1993, pp. 189-210. L’orateur sans visage. Essai sur l’acteur romain et son masque, PUF, Paris, 2000. Françoise FRONTISI-DUCROUX, Du masque au visage, Flammarion, Paris, 1995. Fritz GRAF, La Magie dans l’Antiquité gréco-romaine. Idéologie et pratique, Belles Lettres, Paris, 1994. Konrad HELDMANN, Untersuchungen zu den Tragödien Senecas, Wiesbaden, 1974. Jacqueline LICHTENSTEIN, La Couleur éloquente, Flammarion, Paris, 1989. Nicole LORAUX, Les Mères en deuil, Le Seuil, Paris, 1990. Jackie PIGEAUD, La Maladie de l’âme, Belles Lettres, Paris, 1989. John SCHEID, « Contraria facere : renversement et déplacements dans les rites funéraires », Annali. Arceologia e storia n° VI, Naples, p. 117-139.
Religion et piété à Rome, La Découverte, Paris, 1985. « Rome » dans Le Grand Atlas des Religions, Universalis, France, 1988, pp. 75, 246, 290 sq. John SCHEID et Jesper SVENBRO, Le Métier de Zeus, La Découverte, Paris, 1994. William J. SLATER (ed.), Roman Theatre and Society, Ann Arbor, 1996. Jean-Pierre VERNANT et Pierre VIDAL-NAQUET, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Maspero, Paris, 1972. Paul VEYNE, Sénèque. Entretiens. Lettres à Lucilius, Coll. Bouquin, Robert Laffont, Paris, 1993.
NOTES
Note 1 En 2011, Agamemnon de Sénèque dans la traduction de Florence Dupont est entré au répertoire de la Comédie-Française. (NdE) — Retour au texte —
Note 2 Pour l’historique de la controverse et la bibliographie, cf. Filipo Amoroso, Seneca, uomo di teatro ? Le Troiane e lo spettacolo, Palumbo, Palerme, 1984. Actuellement l’école allemande continue à affirmer que Sénèque n’est pas jouable, les Italiens affirment le contraire. — Retour au texte —
Note 3 Pierre Grimal, Fayard, Paris, 1994, p. 392. — Retour au texte —
Note 4 Le terme « récitation » est un latinisme, il correspond au latin recitatio, qui signifie « lecture publique ». — Retour au texte —
Note 5 Ovide, Héroïdes XII. — Retour au texte —
Note 6 Exercice où l’élève devait inventer le discours d’un héros mythologique ou d’un personnage historique cherchant à convaincre un interlocuteur imaginaire. Chaque année dans les écoles, Hannibal affrontait une nouvelle fois Scipion, Médée affrontait Jason, Phèdre affrontait Hippolyte, etc. — Retour au texte —
Note 7 Sur l’histoire de la tragédie romaine, cf. Dupont, 1985, pp. 309-407. — Retour au texte —
Note 8 La pantomime est une sorte de tragédie lyrique, réduite aux grands airs héroïques. — Retour au texte —
Note 9 Pline Le Jeune, Lettres VII, 17 1-4. — Retour au texte —
Note 10 Emmanuelle Valette-Cagnac, La lecture à Rome, Belin, Paris, 2e éd. 2001, pp. 111-169. — Retour au texte —
Note 11 Les Bucoliques de Virgile furent aussi jouées au théâtre sous forme de mimes. — Retour au texte —
Note 12 Tacite, Dialogue des orateurs II-III, montre un certain Maternus écrivant tragédie sur tragédie pour des lectures publiques. Ensuite il les publie sous forme de livres, afin que, réduites à l’état d’énoncés, elles deviennent des pamphlets poétiques, du moins l’espère-t-il. — Retour au texte —
Note 13 Yan Thomas, « Se venger au forum. Solidarité familiale et procès criminel à Rome (Ier siècle av. — IIe siècle ap. J.-C.) », La Vengeance. Vengeance, pouvoirs et idéologie dans quelques civilisations de l'Antiquité, Paris, Cujas, 1984. — Retour au texte —
Note 14 Cicéron, Orator 67-68. Cicéron ne dit pas que la poésie soit vide de sens, mais que ce sens est toujours subordonné aux deux fins susnommées. — Retour au texte —
Note 15 Cf. infra, chap. I, sous-partie « Le code ludique ». — Retour au texte —
Note 16 Horace, Épitres II, 1. — Retour au texte —
Note 17 Ettore Paratore, Seneca, Le Tragedie. Introduzione e versione, Rome, 1956. — Retour au texte —
Note 18 Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, Nicole Loraux, Jean Bollack, et Pierre Judet de la Combe, pour citer les principaux. — Retour au texte —
Note 19 Ces remarques ne sont en aucun cas des critiques, positives ou négatives, des spectacles réalisés, car il s’agit de commentaires partiels alors qu’une représentation est un tout construit et structuré. — Retour au texte —
Note 20 Ernout-Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, s.v. scaena. — Retour au texte —
Note 21 Par exemple, Aulu-Gelle, III, 3, parle des fabulae Plauti, « le théâtre de Plaute ». — Retour au texte —
Note 22 M. Detienne et J.-p. Vernant, La Cuisine du sacrifice en pays grec, Gallimard, 1979. — Retour au texte —
Note 23 Les jeux, comme le sacrifice, peuvent constituer une fête autonome, on parle alors des Jeux d’Apollon ou des jeux de la Plèbe, qui incluent plusieurs jours de théâtre, mais ils peuvent être aussi intégrés à une autre fête religieuse, à côté d’autres rituels, sacrifices, supplications, etc. C’est ainsi qu’il y a des jeux dans les jeux, par exemple au cours des Jeux séculaires, les procès-verbaux de la fête notent ludi pour indiquer la célébration de spectacles pour tel ou tel dieu. Cf. Scheid 1988 p. 295. — Retour au texte —
Note 24 Tertullien, De spectaculis IX-XI. — Retour au texte —
Note 25 Pour une analyse détaillée de l’articulation du politique et du ludique : Carole Nenny, Les Empereurs romains et les spectacles, maîtrise de l’UFR de lettres, Nancy 2, juin 1995. — Retour au texte —
Note 26 Tite-Live, I, 9. — Retour au texte —
Note 27 Tite-Live, I, 35. — Retour au texte —
Note 28 Tite-Live, II, 3-6 ; Valère Maxime, II, 4, 4. La Peste, pestilentia en latin, loimos en grec, n’est évidemment pas une maladie répertoriée ni une épidémie. Il s’agit d’un mal qui atteint la collectivité sous des formes diverses, famine, sécheresse, stérilité, et, le cas échéant, maladie. — Retour au texte —
Note 29 Briquel 1993, pp. 123-129, et Dupont 1993, p. 208 note 48. — Retour au texte —
Note 30 Par exemple Plutarque, Questions romaines, 107. — Retour au texte —
Note 31 Briquel 1993, p. 23. — Retour au texte —
Note 32 Frontisi 1995, pp. 40-41. — Retour au texte —
Note 33 Cf. infra chap. III, sous-partie « Histoires de philosophes ». — Retour au texte —
Note 34 Pour une démonstration complète, cf. Dupont 1993. — Retour au texte —
Note 35 Cf. Sénèque, De tranquillitate animi XVII, 4-8. — Retour au texte —
Note 36 Apulée, Les Métamorphoses I, 1. — Retour au texte —
Note 37 Édités aux Belles Lettres, Cicéron, fragments poétiques, Paris, 1972, par Jean Soubiran. — Retour au texte —
Note 38 Scheid-Svenbro 1994, pp. 152 sq. et, sur le tissage langagier à Rome, « Paroles tissées », in Paroles romaines, Presses Universitaires de Nancy, 1995. — Retour au texte —
Note 39 Horace, Odes III, 30, 13-14. — Retour au texte —
Note 40 Ovide, Métamorphoses VI, 69. — Retour au texte —
Note 41 Vernant et Vidal-Naquet 1972, pp. 10-17. — Retour au texte —
Note 42 Elle est appliquée pour la première fois en 488 et disparaît en 417 av. J-C. — Retour au texte —
Note 43 Tout ce développement sur Œdipe roi reprend pour l’essentiel les analyses de Vernant et Vidal-Naquet 1972, « Ambiguïté et renversement. Sur la structure énigmatique d’Œdipe roi », pp. 101131, et la préface de Pierre Vidal-Naquet à l’édition de Sophocle dans la collection Folio, Gallimard, 1973, pp. 9-37. La tragédie fut représentée entre 430 et 420 av. J.-C. — Retour au texte —
Note 44 Sur cette conception du mythe tragique en Grèce, cf. Dupont 2001. — Retour au texte —
Note 45 Sur la notion antique de Peste, cf. supra chap. I, sous-partie « Chronologie ». — Retour au texte —
Note 46 53a. — Retour au texte —
Note 47 Dans Œdipe roi il se crève les yeux avec les fibules d’or du manteau de Jocaste. — Retour au texte —
Note 48 Le terme fabula, qui signifie récit parlé en général, est le terme habituel à Rome pour désigner les récits de la mythologie grecque. Les recueils des mythographes romains s’intitulent De fabulis. — Retour au texte —
Note 49 Tite-Live, VII, 2, 8. Le texte est ambigu, nous comprenons que les numéros de pantomimes qui auparavant se succédaient sous forme de pots-pourris, saturae, ont été liés ensemble grâce à un fil conducteur, consistant en une légende mythologique. — Retour au texte —
Note 50 Pierre Grimal, Le Siècle des Scipions, Aubier-Montaigne, Paris, 2e éd. 1973. — Retour au texte —
Note 51 Cicéron, De Republica, et Tite-Live, I, préface. — Retour au texte —
Note 52 Philostrate, Les Galeries de tableaux I, 15 (1). Dans l’Âne d'or d’Apulée, la nourrice raconte le conte d’Éros et de Psychè, à son ancienne nourrissonne, devenue une jeune fiancée éplorée, enlevée par des brigands, le jour de son mariage. La nourrice espère par ce récit endormir son chagrin. — Retour au texte —
Note 53 Pétrone, Satiricon 59. — Retour au texte —
Note 54 Ovide, Héroïdes IV, 2. — Retour au texte —
Note 55 Sénèque, Médée 625-627. — Retour au texte —
Note 56 Les Confessions, I XIII et XVI. Il a cependant horreur du grec et c’est chez Virgile qu’il se délecte enfant de récits mythologiques. — Retour au texte —
Note 57 Tertullien, Ad nationes II, 1 8-11. — Retour au texte —
Note 58 Cicéron, De la divination, Introduction par John Scheid et Gérard Freyburger, coll. La Roue à livres, Les Belles Lettres, Paris, 1992. — Retour au texte —
Note 59 Scheid 1988, p. 246 ; sur l’exégèse, p. 76. — Retour au texte —
Note 60 Cicéron, Pro Caelio VII, 18. — Retour au texte —
Note 61 Problemata XXX. Le chapitre I a été publié par Jackie Pigeaud sous le titre Aristote, L'homme de génie et la Mélancolie, Rivages, 1988, texte traduction, introduction et notes. — Retour au texte —
Note 62 Jean Pépin, Mythe et allégorie, Paris, 1976, est l’ouvrage le plus complet sur le sujet. — Retour au texte —
Note 63 C’est l’étymologie d’allegoria. — Retour au texte —
Note 64 Sénèque, De ira I, 20. — Retour au texte —
Note 65 Lichtenstein 1989, pp. 103-124. — Retour au texte —
Note 66 Orlando furioso du Tasse, par exemple. — Retour au texte —
Note 67 Hercule furieux 95-99, scène I. — Retour au texte —
Note 68 On retrouve ces mêmes allégories sortant des Enfers dans Œdipe 590 et 652, scène V. — Retour au texte —
Note 69 Thyeste 24, 83-86 et 101 : hunc, hunc furorem diuide in totam domum, scène I. — Retour au texte —
Note 70 Théâtre de la Tempête, mars 1995. — Retour au texte —
Note 71 Thyeste 1110-1112, scène IX. — Retour au texte —
Note 72 Médée 1026-1027, scène XI. — Retour au texte —
Note 73 Ernout-Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, s.v. Fas, et E. Benvéniste, Le Vocabulaire des institutions indoeuropéennes, éd. de Minuit, Paris, 1969, vol. 2 pp. 133 sq. — Retour au texte —
Note 74 Benvéniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, op. cit., p. 111. — Retour au texte —
Note 75 Varron, La Langue latine VI, 29. — Retour au texte —
Note 76 Par exemple le messager du Thyeste 634-638, scène VI. — Retour au texte —
Note 77 Cicéron, De leg. II, 20. Scheid 1985, pp. 23 sq., à qui nous avons emprunté les deux récits liviens : Tite-Live, XXIX, 8-9 et XLII, 3 et 28. — Retour au texte —
Note 78 Scheid, p. 32. — Retour au texte —
Note 79 Pour une analyse détaillée tragédie par tragédie, cf. infra chap. VII. — Retour au texte —
Note 80 Cf. infra, p. 222 et pp. 257-258. — Retour au texte —
Note 81 Yan Thomas, « Se venger au forum. Solidarité familiale et procès criminel à Rome » in La Vengeance. Vengeance, pouvoirs et idéologies dans quelques civilisations de l'antiquité, Paris, Cujas, 1984, pp. 65100. — Retour au texte —
Note 82 Cicéron, Tusculanes III, 121. — Retour au texte —
Note 83 Aegritudo, formée sur aeger « malade », désigne étymologiquement « l’état maladif ». — Retour au texte —
Note 84 Cicéron, Tusculanes III, 27. — Retour au texte —
Note 85 Cicéron, Tusculanes IV, 16. — Retour au texte —
Note 86 Sur ce malaise que provoque le deuil prolongé des femmes cf. Sénèque, Consolation à Marcia II. — Retour au texte —
Note 87 Sénèque, Consolation à Marcia III, 4. La modestia, ou encore moderatio, est la vertu culturelle par excellence. — Retour au texte —
Note 88 Plutarque, Fabius Maximus 17, 7 ; Tite-Live, XXII, 55, 6. — Retour au texte —
Note 89 Loraux 1990, p. 55 — Retour au texte —
Note 90 Plutarque, Coriolan 37, 3-4 ; Tite-Live, II, 40 et 11-12. — Retour au texte —
Note 91 Tite-Live, I, 26. — Retour au texte —
Note 92 Tite-Live, III, 44. — Retour au texte —
Note 93 Sénèque, Consolation à Marcia II, 5. — Retour au texte —
Note 94 Sénèque, Consolation à Marcia V, 2. — Retour au texte —
Note 95 Sénèque, Consolation à Marcia IV, 3-V, 5. — Retour au texte —
Note 96 Thyeste 89-90 et 101-104, scène I. — Retour au texte —
Note 97 Oreste est en proie aux Érinyes chez Eschyle et Euripide, dans l’Orestie et dans Oreste. Ajax est en proie à des hallucinations chez Sophocle dans Ajax, comme Héraclès dans La Folie d'Héraclès chez Euripide. — Retour au texte —
Note 98 Cicéron, Tusculanes III, 11. — Retour au texte —
Note 99 Cicéron, Tusculanes III, 12. — Retour au texte —
Note 100 Problemata XXX. — Retour au texte —
Note 101 Cicéron, Tusculanes III, 11. — Retour au texte —
Note 102 Tandis que la médecine hippocratique fournit des matériaux à la philosophie aristotélicienne, le droit est utilisé à Rome par la philosophie stoïcienne du Moyen Portique. — Retour au texte —
Note 103 Tous les textes ont été recueillis dans la thèse de Dalila Akka, La Folie à Rome dans l'Antiquité, Université de Paris VII — Lariboisière SaintLouis, 1991. — Retour au texte —
Note 104 Amplement cité et commenté par Pigeaud 1989, pp. 423-424, dont nous suivons l’interprétation. Pour la discussion, se reporter aux pages citées. — Retour au texte —
Note 105 Digeste I, 18, 14 ; IV, 8, 9 ; IX, 2, 5 ; XXIX, 7, 2 ; XLI, 3, 44 ; 2,1 ; Ulpien, Règles XX, 7 et 13 ; Gaius, Institut I, 23, 4. — Retour au texte —
Note 106 Digeste XXIV, 3, 22 et Gaius, Institut III, 108. — Retour au texte —
Note 107 Satires II, 3, 210-223. — Retour au texte —
Note 108 Ibid. Satires II, 3, 208-210. — Retour au texte —
Note 109 Sénèque, Œdipe 703-704, scène V et Thyeste 204-206, scène III. — Retour au texte —
Note 110 On peut d’ailleurs se demander si Marc-Aurèle n’a pas présent le modèle tragique. — Retour au texte —
Note 111 Phèdre 1239 et 1243, scène XIII. — Retour au texte —
Note 112 Thyeste 1-6, scène I. — Retour au texte —
Note 113 Thyeste 241-244, scène III. — Retour au texte —
Note 114 Thyeste 275-277 et 259-262 ; 267-269, scène III. — Retour au texte —
Note 115 Médée 926-928 ; 930-932 ; 943-944 ; 963-964 ; 948-952, scène X. — Retour au texte —
Note 116 Thyeste 1096-1099, scène XII. — Retour au texte —
Note 117 Thyeste 505-507, scène V. — Retour au texte —
Note 118 Thyeste 249-254, scène III. — Retour au texte —
Note 119 Thyeste 242-244 et 275-276, scène III. — Retour au texte —
Note 120 Veyne 1993, p. 105. Ira comme toutes les passions romaines recensées par la rhétorique a un sens beaucoup plus étendu que pour nous la colère : « Sénèque appelle colère des traits caractériels que nous appelons dureté, cruauté, fermeture à autrui. D’autres fois la colère dont il parle est une attitude politique ou un fait de psychologie collective : nous ne dirions pas que l’antisémitisme nazi et Auschwitz sont l’effet d’une colère de Hitler ». — Retour au texte —
Note 121 Thyeste 179-180, scène II. — Retour au texte —
Note 122 Thyeste 258-259, scène III. — Retour au texte —
Note 123 Thyeste 703-704, scène VI. — Retour au texte —
Note 124 Thyeste 970-972, scène IX. — Retour au texte —
Note 125 Thyeste 1098-1099, scène IX. — Retour au texte —
Note 126 Agamemnon 26-31, scène I. — Retour au texte —
Note 127 Sur l’actio, cf. la préface de Françoise Desbordes à sa traduction de Quintilien, Institution oratoire XI, 3, sous le titre Le Secret de Démosthène, Belles Lettres, Paris, 1995. — Retour au texte —
Note 128 Sur la spécificité de la rhétorique romaine en général, et en particulier les rhétoriques de Cicéron et de Quintilien, le meilleur exposé se trouve dans Lichtenstein 1989, pp. 103-124. — Retour au texte —
Note 129 Cicéron, De oratore III, 213 ; Quintilien, Institution oratoire XI, 3, 5. — Retour au texte —
Note 130 De oratore III, 214. — Retour au texte —
Note 131 Quintilien, Institution oratoire II, 15, 7. — Retour au texte —
Note 132 Quintilien, Institution oratoire VI, 1, 32. — Retour au texte —
Note 133 Lichtenstein 1989, p. 104. — Retour au texte —
Note 134 Aristote, Poétique 50 b16. — Retour au texte —
Note 135 Cf. supra chap. I, sous-partie « Le code ludique ». — Retour au texte —
Note 136 Barbara Cassin, Le Plaisir de parler, Minuit, Paris, 1986, p. 10 sq., montre comment en Grèce à l’époque de la seconde sophistique s’est développée une théorisation de ce plaisir pur du discours. — Retour au texte —
Note 137 Cicéron, De oratore III 220. — Retour au texte —
Note 138 Quintilien, Institution oratoire, XI, 3, 57 modulatio scaenica. — Retour au texte —
Note 139 Frontisi 1995, p. 39. — Retour au texte —
Note 140 Quintilien, Institution oratoire XI, 58. — Retour au texte —
Note 141 Cicéron, De oratore III, 223. — Retour au texte —
Note 142 Cicéron, Tusculanes IV, 35. — Retour au texte —
Note 143 Cité par Cicéron, Tusculanes III, 26. — Retour au texte —
Note 144 Frontisi 1995, p. 34. — Retour au texte —
Note 145 Philostrate, La Galerie de tableaux I, 18, Belles Lettres, Paris, 1991. Ce rhéteur, qui a écrit en grec, a vécu sous l’Empire sans doute dans la seconde moitié du IIe siècle. — Retour au texte —
Note 146 Cicéron, De oratore III 220. — Retour au texte —
Note 147 Amplement décrit par Quintilien, Institution oratoire XI, 83-106. — Retour au texte —
Note 148 Cicéron, De oratore III, 216-219. — Retour au texte —
Note 149 Ces analyses, qui utilisent des textes de tragédies républicaines, l’Atrée et la Médée d’Accius (né en 170 av. J.-C.), l'Andromaque d’Ennius (né en 239 av. J.-C.), pourraient se faire de la même façon à partir de Médée, Thyeste, Les Troyennes de Sénèque. C’est dire qu’elles ne doivent rien à la personnalité ni au style du poète, ni même à l’époque où il a vécu. — Retour au texte —
Note 150 Cf. infra sous-partie « Les postures de communication ». — Retour au texte —
Note 151 Sénèque, Consolation à Helvie et Consolation à Marcia (ces deux textes sont généralement datés de 41 pour le premier et entre 37 et 54 pour le second). — Retour au texte —
Note 152 Sénèque, Consolation à Helvie II, 1 — Retour au texte —
Note 153 Sénèque, Consolation à Marcia XI, 3 ou XXXIII, 5. Il semble qu’il ne faille chercher dans ces discours de consolation que la mise en forme écrite d’un rituel social, dépourvu de toute analyse philosophique. Certes, çà et là peuvent s’ajouter des arguments empruntés à l’école stoïcienne, comme on en trouve partout à Rome, qui servent d’ornements aux lieux communs habituels. D’ailleurs une des fonctions de la philosophie est de fournir des figures de la consolation. On lira avec un certain sourire l’histoire d’Octavie à qui Auguste envoie un de ses philosophes stipendiés afin de délivrer tout le monde du deuil de Drusus, importun car excessif, auquel sa mère ne veut pas mettre un terme. — Retour au texte —
Note 154 Les Troyennes 203-352, scène II ; Thyeste 534-545, scène V. — Retour au texte —
Note 155 Quintilien, Institution oratoire VI, 1, 34. — Retour au texte —
Note 156 Phèdre 129, scène II. Nous avons systématiquement remplacé, dans la traduction française, l’apostrophe par des assertions : l’apostrophe est aujourd’hui désuète et « fait » antique, elle ne permet pas de sentir en français le lien de cause à effet entre les termes servant à interpeller et le contenu des paroles qui suivent. — Retour au texte —
Note 157 Phèdre 132-133 ; 204-205 ; 215, scène II. — Retour au texte —
Note 158 Phèdre 380, scène III. — Retour au texte —
Note 159 Phèdre 607, scène VII. — Retour au texte —
Note 160 Pour un modèle de solatio de fils à sa mère, cf. Sénèque, Consolation à Helvie. — Retour au texte —
Note 161 Phèdre 611-612, scène VII. — Retour au texte —
Note 162 Phèdre 622-623, scène VII. Le cri gémissant de Phèdre a la tonalité de ces prières des mendiants qui interpellent les passants, faisant appel à leur pitié comme à un devoir moral, d’où notre traduction. — Retour au texte —
Note 163 Phèdre 618-621, scène VII. — Retour au texte —
Note 164 Fratres désigne en latin les fils du même père, sans que la mère soit précisée ; on ne parle pas de « demi-frère » ; pour indiquer un frère ayant même père et même mère, on dit frater germanus. Phèdre 631633, scène VII. — Retour au texte —
Note 165 Phèdre 637, scène VII. — Retour au texte —
Note 166 Phèdre 636, scène VII. — Retour au texte —
Note 167 Phèdre 671, scène VII. — Retour au texte —
Note 168 Ce travestissement a eu lieu, devant le public, dans une scène précédente. — Retour au texte —
Note 169 Phèdre 602, 636-637, scène VII ; Thyeste 634-635, scène VI et passim. — Retour au texte —
Note 170 Thyeste 491-545, scène V. — Retour au texte —
Note 171 Thyeste 505 et 507, scène V. — Retour au texte —
Note 172 Thyeste 534-543, scène V. — Retour au texte —
Note 173 Cf. infra, chap. VIII. — Retour au texte —
Note 174 Lichtenstein 1989, pp. 103 sq. — Retour au texte —
Note 175 Quintilien, Institution oratoire VI, 2, 29. — Retour au texte —
Note 176 Quintilien, Institution oratoire VII, 3, 62-63. — Retour au texte —
Note 177 Médée 381-390 et 396-400, scène IV. — Retour au texte —
Note 178 Cf. infra, chap. VII. — Retour au texte —
Note 179 Phèdre 999, scène XII ; Thyeste 633, scène VI, etc. — Retour au texte —
Note 180 Phèdre 1036-1041, scène XII. — Retour au texte —
Note 181 Hercule furieux 902-1031, scène VI. — Retour au texte —
Note 182 Cicéron, De oratore II, 326-330. — Retour au texte —
Note 183 Thyeste 213, scène III. — Retour au texte —
Note 184 Médée 167, scène II. — Retour au texte —
Note 185 Phèdre 215, scène II. — Retour au texte —
Note 186 À Rome le rideau qui masque la scène descend dans une rainure en début de spectacle, d’où il remontera à la fin. — Retour au texte —
Note 187 Œdipe 1008, scène X. — Retour au texte —
Note 188 Œdipe 1009, scène X. — Retour au texte —
Note 189 Œdipe 1005, scène X. — Retour au texte —
Note 190 Œdipe 1009-1011, scène X. — Retour au texte —
Note 191 Œdipe 1003, scène X. — Retour au texte —
Note 192 Cf. supra, chap. I, sous-partie « Chronologie ». — Retour au texte —
Note 193 Agamemnon 705-709, chœur III et aussi Hercule sur l'Œta 184-185, chœur I. — Retour au texte —
Note 194 Ovide, Métamorphoses VI, 583 sq. — Retour au texte —
Note 195 Nous parlerons plus loin du cas particulier que présente le prologue de Phèdre. Cf. infra chap. VII, sous-partie « Phèdre ». — Retour au texte —
Note 196 Cf. supra, chap. IV, sous-partie « Dolor ». — Retour au texte —
Note 197 Les Troyennes 1-4 ; 15-16 ; 19 et 21, scène I. — Retour au texte —
Note 198 Les Troyennes 63-64, scène I. — Retour au texte —
Note 199 Pline l’Ancien, Histoire naturelle X, 155. — Retour au texte —
Note 200 Cf. supra chap. V, sous-partie « Les postures de passion ». — Retour au texte —
Note 201 Tout ce processus est impliqué par les termes plangor ou planctus, cf. Cicéron, Orator 131 où les lamenta et plangores emplissent le forum par la volonté d’un avocat. — Retour au texte —
Note 202 Œdipe 36 ; 77-79, scène I. — Retour au texte —
Note 203 Si par moments nous faisons des comparaisons entre les tragédies de Sénèque et telle ou telle pièce grecque classique, nous ne prétendons pas qu’il y ait un jeu de réécriture — retractatio ou imitatio — avec des effets de sens créés par la similitude ou l’écart. Il s’agit seulement pour nous de montrer la spécificité du théâtre romain comme spectacle. — Retour au texte —
Note 204 Œdipe 1-5, scène I. — Retour au texte —
Note 205 Œdipe 81-82, scène II. — Retour au texte —
Note 206 Virgile, Géorgiques IV, 515. Une légende grecque raconte que le rossignol est une mère coupable d’infanticide, une épouse odieusement trompée, que sa douleur éternelle a transformée en cet oiseau plaintif. — Retour au texte —
Note 207 Loraux 1990, pp. 87 sq. — Retour au texte —
Note 208 Œdipe 15 ; 22 ; 27 ; 71-74, scène I. — Retour au texte —
Note 209 Œdipe 81-109, scène II. — Retour au texte —
Note 210 Œdipe 206, scène III. — Retour au texte —
Note 211 Médée 48 et 51, scène I. — Retour au texte —
Note 212 Médée 52, scène I. — Retour au texte —
Note 213 Médée 188, scène III. — Retour au texte —
Note 214 Cf. supra, début du chapitre VI. — Retour au texte —
Note 215 Phèdre 397-403, scène IV ; Hercule furieux 239-255, scène II. — Retour au texte —
Note 216 Médée 738, scène VII. — Retour au texte —
Note 217 Les Troyennes 190, scène III. — Retour au texte —
Note 218 Hercule furieux 1-124, scène I ; 205-307, scène II ; 332-357, scène III ; 592-617, scène IV. — Retour au texte —
Note 219 On aura peut-être remarqué qu’Hercule furieux est construit comme Phèdre. — Retour au texte —
Note 220 Agamemnon 1-56, scène I ; 108-124, scène II ; 226-238, scène IV ; 589-660, chœur III. — Retour au texte —
Note 221 Le personnage d’Iole est dans la même situation que celui de Cassandre dans Agamemnon. — Retour au texte —
Note 222 Hercule sur l’Œta 173-224, chœur I. — Retour au texte —
Note 223 Hercule sur l’Œta 182-200, chœur I. — Retour au texte —
Note 224 Hercule sur l’Œta 233-274, scène II, cf. supra. — Retour au texte —
Note 225 Heldmann 1974, passim. — Retour au texte —
Note 226 Thyeste 205-220, scène III. — Retour au texte —
Note 227 Thyeste 248-254, scène III. — Retour au texte —
Note 228 Thyeste 273-275, scène III. — Retour au texte —
Note 229 Thyeste 281-284, scène III. — Retour au texte —
Note 230 Cf. Médée 845, scène VIII et Phèdre 181-185, scène II. — Retour au texte —
Note 231 Phèdre 101-114, scène II. La séquence est reprise et développée dans les scènes III et IV. — Retour au texte —
Note 232 Phèdre 126-127, scène II. — Retour au texte —
Note 233 Médée, 52-53, scène I et cf. supra, sous-partie « La danse du furieux ». — Retour au texte —
Note 234 Médée 382-395, chœur II. — Retour au texte —
Note 235 Médée 406, scène IV. — Retour au texte —
Note 236 Médée 423, scène IV. — Retour au texte —
Note 237 Phèdre 250-254, scène II. — Retour au texte —
Note 238 Médée, 981-986 et 991-992, scène XI. — Retour au texte —
Note 239 Médée 1018-1020, scène XI. — Retour au texte —
Note 240 Médée 992-993 ; 1001 ; 1021-1022. — Retour au texte —
Note 241 Thyeste 1096-1100, scène IX. — Retour au texte —
Note 242 Thyeste 1038, scène IX. — Retour au texte —
Note 243 Œdipe 976-977, scène IX. — Retour au texte —
Note 244 Œdipe 1012, scène X. — Retour au texte —
Note 245 Œdipe 1015-1018, scène X. — Retour au texte —
Note 246 Phèdre 1156-1158, scène XIII. — Retour au texte —
Note 247 Phèdre 1159, scène XIII. — Retour au texte —
Note 248 Phèdre 1164, scène XIII. — Retour au texte —
Note 249 Phèdre 1183-1184, scène XIII. — Retour au texte —
Note 250 Phèdre 1197-1198, scène XIII. — Retour au texte —
Note 251 Les Troyennes 1065-1087, scène XII. — Retour au texte —
Note 252 Hercule sur l’Œta 1407, scène VII. — Retour au texte —
Note 253 Hercule sur l’Œta 1726, scène IX. — Retour au texte —
Note 254 Hercule sur l’Œta 1940-1942, scène XI. Le theologeion est une niche dans le mur du théâtre où apparaissent les dieux. — Retour au texte —
Note 255 Cf. supra, chap. IV, sous-partie « Thyeste, tragédie exemplaire ». — Retour au texte —
Note 256 Thyeste 1104-1110, scène IX. — Retour au texte —
Note 257 Médée 879-890, scène VIII. — Retour au texte —
Note 258 Médée, scène III. — Retour au texte —
Note 259 Certes les philologues pensent que la pièce de Sénèque est la traduction d’une autre pièce d’Euripide, l'Hippolyte voilé, mais que l’on reconstitue uniquement à partir de la tragédie de Sénèque. Pour la discussion cf. p. Grimal, Phèdre, texte, introduction et notes, PUF, coll. Érasme, Paris, 1969. — Retour au texte —
Note 260 Phèdre 85-98, scène II. — Retour au texte —
Note 261 Phèdre 483-564, scène VI. — Retour au texte —
Note 262 Phèdre 715-718, scène VII. — Retour au texte —
Note 263 Phèdre 1164-1167, scène XIII. — Retour au texte —
Note 264 Cf. supra chap. VI, sous-partie « La parole du furieux ». — Retour au texte —
Note 265 Ce prologue a été l’objet de nombreux commentaires et interrogations, cf. Dupont 1991. — Retour au texte —
Note 266 Phèdre 1-2, scène I. — Retour au texte —
Note 267 Phèdre 76-80, scène I. — Retour au texte —
Note 268 Phèdre 51-56, scène I. — Retour au texte —
Note 269 Phèdre 54-56, scène I. — Retour au texte —
Note 270 Phèdre 406-425 scène V, vers cités 416-423. — Retour au texte —
Note 271 Phèdre 81-82, cf. Graf 1994, p. 201. — Retour au texte —
Note 272 Pour une analyse complète, cf. infra, chap. VIII, sous-partie « Phèdre ». — Retour au texte —
Note 273 Œdipe 998-1003, scène X. — Retour au texte —
Note 274 Œdipe 1043-1046, scène X. — Retour au texte —
Note 275 Cf. supra, chap. VI, sous-partie « La cruauté des regards ». — Retour au texte —
Note 276 Agamemnon 131-134, scène III. — Retour au texte —
Note 277 Agamemnon 138, scène III. — Retour au texte —
Note 278 Agamemnon 162-171, scène III. — Retour au texte —
Note 279 Agamemnon 288, scène IV. Ici nous gardons l’attribution des répliques données par le manuscrit A, qui fait disparaître le personnage de la nourrice, totalement inutile car il serait le doublet de Clytemnestre. C’est ausi l’avis de Heldmann, 1974, pp. 121-122. — Retour au texte —
Note 280 Agamemnon 881-897, scène VII. — Retour au texte —
Note 281 Agamemnon 907-908, scène VII. — Retour au texte —
Note 282 Agamemnon 579-585, scène V et 719-781, chœur III. — Retour au texte —
Note 283 Agamemnon 695 et 720, chœur III. — Retour au texte —
Note 284 Agamemnon 791-801, scène VI. — Retour au texte —
Note 285 Agamemnon 868-870, scène VII. — Retour au texte —
Note 286 Les Troyennes 44, scène I. — Retour au texte —
Note 287 Les Troyennes 1065, scène XII. — Retour au texte —
Note 288 Les Troyennes 292-352, scène IV. — Retour au texte —
Note 289 Les Troyennes 203-249, scène IV. — Retour au texte —
Note 290 Les Troyennes 240-246, scène IV. — Retour au texte —
Note 291 Les Troyennes 292-300, scène IV. — Retour au texte —
Note 292 Les Troyennes 181-189, scène III. — Retour au texte —
Note 293 Les Troyennes 444-450, scène VII. — Retour au texte —
Note 294 Les Troyennes 535, scène VIII. — Retour au texte —
Note 295 Les Troyennes 677, scène VIII. — Retour au texte —
Note 296 Les Troyennes 603-605, scène VIII. — Retour au texte —
Note 297 Les Troyennes 637 et 550, scène VIII. — Retour au texte —
Note 298 Les Troyennes 679 et 684-685, scène VIII. — Retour au texte —
Note 299 Sur Hercule, Rome et la philosophie, voir Clara Auvray-Assayas, La Folie d'Hercule dans Hercule furieux et Hercule sur l’Œta, Fribourg, 1993. — Retour au texte —
Note 300 Cicéron, Tusculanes III 11. — Retour au texte —
Note 301 Hercule furieux a 1 344 vers et Hercule sur l’Œta 1 996. Une tragédie de Sénèque a 1 000 vers environ. — Retour au texte —
Note 302 Hercule furieux 1314-1321, scène VII. — Retour au texte —
Note 303 Hercule furieux 626-640, scène IV. — Retour au texte —
Note 304 Hercule furieux 634, scène IV. — Retour au texte —
Note 305 Hercule furieux 898-899, scène VI. — Retour au texte —
Note 306 Hercule furieux 918-924, scène VI. — Retour au texte —
Note 307 Hercule furieux 939-986, scène VI. — Retour au texte —
Note 308 Hercule furieux 451, scène III. — Retour au texte —
Note 309 Hercule furieux 330-332, scène II. — Retour au texte —
Note 310 Hercule sur l’Œta 1981-1982, scène XI. — Retour au texte —
Note 311 cf. supra, chap. III, sous-partie « L’indifférence des dieux ». — Retour au texte —
Note 312 Maurizio Bettini, séminaire, 1993-1994, Université de Pise. — Retour au texte —
Note 313 Michel Leiris, La Possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar, Fata Morgana, Paris, 1989. — Retour au texte —
Note 314 La bibliographie est très récente, comme les études sur le sacrifice romain menées sous l’impulsion de John Scheid, Histoire 127, 1989, p. 8 et suiv. ; Dictionnaire des mythologies, dir. Y. Bonnefoy, Flammarion, art. « Sacrifice » ; Atlas des religions Universalis, en collaboration avec Pierre Gros. Pour l’iconographie, Valérie Huet, Les Images sacrificielles à Rome, Thèse d’État, EPHE 5e section, 1994. — Retour au texte —
Note 315 Voir Christian Jacob, Ethnographie et cartographie dans l'Antiquité, Armand Colin, coll. Cursus, Paris, 1992. — Retour au texte —
Note 316 Thyeste 526-527, scène V. — Retour au texte —
Note 317 Thyeste 421 et 429, scène IV. Genitor est le nom que lui donnent ses fils avec mépris et que nous avons traduit par « l’ancêtre ». — Retour au texte —
Note 318 Thyeste 510-511, scène V. Une belle image d'amplexus est la statue des quatre empereurs, les deux César et les deux Auguste, à Venise. — Retour au texte —
Note 319 Thyeste 421-422, scène IV. — Retour au texte —
Note 320 Thyeste 523-524, scène V. — Retour au texte —
Note 321 Thyeste 980, scène IX. — Retour au texte —
Note 322 Thyeste 688-689 et 695, scène VI. — Retour au texte —
Note 323 Thyeste 1099, scène IX. — Retour au texte —
Note 324 Thyeste 684-686, scène VI. — Retour au texte —
Note 325 Thyeste 755-759, scène VI. — Retour au texte —
Note 326 Thyeste 767-772, scène VI. — Retour au texte —
Note 327 Thyeste 944-954, scène VIII. — Retour au texte —
Note 328 Thyeste 970, scène IX. — Retour au texte —
Note 329 Thyeste 914-918, scène VII. — Retour au texte —
Note 330 Thyeste 985-989, scène IX. — Retour au texte —
Note 331 Cf. supra, chap. VI, sous-partie « La cruauté des regards ».sq. — Retour au texte —
Note 332 Thyeste 1057-1065, scène IX. — Retour au texte —
Note 333 Cf. supra, chap. VII, sous-partie « Hercule furieux et Hercule sur l’Œta ». — Retour au texte —
Note 334 Hercule furieux 898-917, scène VI. — Retour au texte —
Note 335 Hercule furieux 1036-1038, scène VI. — Retour au texte —
Note 336 Hercule furieux 1039, scène VI. — Retour au texte —
Note 337 Hercule furieux 917, scène VI. — Retour au texte —
Note 338 Le sommeil après l’accès de folie est signalé par les médecins de l’Antiquité ; cf. Pigeaud 1989, p. 412. — Retour au texte —
Note 339 C’est en effet le sens qu’il a dans l’Orestie d’Eschyle ; cf. Vernant et Vidal-Naquet 1972, « Chasse, et sacrifice dans l'Orestie ». — Retour au texte —
Note 340 Agamemnon 897-900, scène VII. — Retour au texte —
Note 341 Agamemnon 885-886, scène VII. — Retour au texte —
Note 342 Agamemnon 581-588 et 778-781, scène V et chœur III. — Retour au texte —
Note 343 Agamemnon 877-890, scène VII. — Retour au texte —
Note 344 Cf. supra, chap. VII, sous-partie « Œdipe ». — Retour au texte —
Note 345 Œdipe 299-400, scène IV. — Retour au texte —
Note 346 Œdipe 309-323, scène IV. — Retour au texte —
Note 347 Œdipe 324, scène IV. — Retour au texte —
Note 348 Œdipe 331-334, scène IV. — Retour au texte —
Note 349 Œdipe 335, scène IV. — Retour au texte —
Note 350 Œdipe 345-347, scène IV. — Retour au texte —
Note 351 Œdipe 373, scène IV. — Retour au texte —
Note 352 Œdipe 390-392, scène IV. — Retour au texte —
Note 353 Les Troyennes 293, scène IV. — Retour au texte —
Note 354 Les Troyennes 365, scène V. — Retour au texte —
Note 355 Graf 1994, p. 251. — Retour au texte —
Note 356 Loraux 1990, pp. 33 sq. — Retour au texte —
Note 357 Scheid 1984, p. 119. — Retour au texte —
Note 358 Michel Meslin, L’Homme romain, Hachette, Paris, 1978, p. 187. — Retour au texte —
Note 359 Cf. supra, chap. VII, sous-partie « Les Troyennes ». Cette étude doit beaucoup au travail de Pierre Letessier, Le Corps et la voix dans Les Troyennes de Sénèque, maîtrise de latin, Paris IV, 1992-1993. — Retour au texte —
Note 360 Les Troyennes 667, scène VIII, et 81-82, chœur I. — Retour au texte —
Note 361 Les Troyennes 107-112, chœur I. — Retour au texte —
Note 362 Les Troyennes 84, chœur I. — Retour au texte —
Note 363 Les Troyennes 85, chœur I. — Retour au texte —
Note 364 Les Troyennes 100-105, chœur I. — Retour au texte —
Note 365 Les Troyennes 116-120, chœur I. — Retour au texte —
Note 366 Les Troyennes 129-130, chœur I. — Retour au texte —
Note 367 Les Troyennes 139-140, chœur I. — Retour au texte —
Note 368 Les Troyennes 141-143, chœur I. — Retour au texte —
Note 369 Les Troyennes 155 ; 159 ; 160 ; 161, chœur I. — Retour au texte —
Note 370 Agamemnon 649, chœur III. — Retour au texte —
Note 371 Tite-Live, II, 40. — Retour au texte —
Note 372 Les Troyennes 67 ; 80 ; 162, chœur I. — Retour au texte —
Note 373 Cf. supra, chap. VII, sous-partie « Les Troyennes ». — Retour au texte —
Note 374 Les Troyennes 760-762, scène IX. — Retour au texte —
Note 375 Les enfants ont droit à un funus acerbum, funérailles prématurées, la nuit et sans cérémonie. — Retour au texte —
Note 376 Les Troyennes 811, scène IX. — Retour au texte —
Note 377 Les Troyennes 1002-1005, scène XI. — Retour au texte —
Note 378 Les Troyennes 1009, chœur IV. — Retour au texte —
Note 379 Pour l’analyse du nefas de l'Agamemnon, cf. supra, p. 213 sq. — Retour au texte —
Note 380 Agamemnon 586, scène V. — Retour au texte —
Note 381 Agamemnon 649-650, chœur III. — Retour au texte —
Note 382 Agamemnon 660-665, chœur III. — Retour au texte —
Note 383 Phèdre 850-853, scène IX. — Retour au texte —
Note 384 Phèdre 829-834, chœur II. — Retour au texte —
Note 385 Phèdre 826-828, chœur II. — Retour au texte —
Note 386 Phèdre 1157-1159, scène XIII. — Retour au texte —
Note 387 Phèdre 1198, scène XIII. — Retour au texte —
Note 388 Pour une analyse détaillée de cette seconde partie d’Hercule sur l’Œta, voir Florence Dupont, « Apothéose et héroïsation dans Hercule sur l’Œta de Sénèque », in Entre hommes et dieux. Lire les polythéismes 2, dir. Annie-France Laurens, Besançon, 1986, pp. 99-106 — Retour au texte —
Note 389 Hercule sur l’Œta 1785-1939, scène X. — Retour au texte —
Note 390 Hercule sur l’Œta 1862, scène X. — Retour au texte —
Note 391 Hercule sur l’Œta 1980-1982, scène XI. — Retour au texte —
Note 392 Hercule sur l’Œta 1989-1996, scène XI. — Retour au texte —
Note 393 Graf 1994, p. 11-29 et Charvet-Ozanam, pp. 7-12. — Retour au texte —
Note 394 Fragment d’un mime de Sophron, cité et traduit dans Charvet-Ozanam 1994, p. 141. — Retour au texte —
Note 395 Apulée, Métamorphoses II. — Retour au texte —
Note 396 Apollonios Les Argonautiques III, 835-870 et Lucain, Pharsale VI, 511-750. — Retour au texte —
Note 397 Graf 1994, p. 210. — Retour au texte —
Note 398 Théocrite, Idylles II, 28-29, trad. Charvet-Ozanam 1994. — Retour au texte —
Note 399 Graf 1994, pp. 71-73. — Retour au texte —
Note 400 Graf 1994, pp. 217-220. — Retour au texte —
Note 401 Médée 816-839, scène VIII. — Retour au texte —
Note 402 Médée 888-890, scène IX. — Retour au texte —
Note 403 Graf 1994, p. 220. — Retour au texte —
Note 404 Pigeaud 1989, pp. 375 sq. — Retour au texte —
Note 405 Médée 1012-1013, scène XI. — Retour au texte —
Note 406 Œdipe 1039-1040, scène X. — Retour au texte —
Note 407 Hercule sur l’Œta 992-994 et 1000, scène V. — Retour au texte —
Note 408 Thyeste 999-1001, scène IX. — Retour au texte —
Note 409 Thyeste 1040-1041, scène IX. — Retour au texte —
Note 410 Thyeste 1043, scène IX. — Retour au texte —
Note 411 Agamemnon 901-905, scène VII. — Retour au texte —
Note 412 Œdipe 965-970, scène VIII. — Retour au texte —
Note 413 Œdipe 978-979, scène IX. — Retour au texte —
Note 414 Phèdre 1094-1096 et 1110, scène XII. — Retour au texte —
Note 415 Hercule sur l’Œta 796 gemitus, 798 clamore, 806 flentem, scène V. — Retour au texte —
Note 416 Hercule sur l’Œta 825-831, scène V. — Retour au texte —
Note 417 Hercule sur l’Œta 1220-1230, scène VI. — Retour au texte —
Note 418 Hercule sur l’Œta 1235-1245, scène VI. — Retour au texte —
Note 419 Hercule sur l’Œta 1234, scène VI. — Retour au texte —
Note 420 Hercule sur l’Œta 1249 et 1262-1264, scène VI. — Retour au texte —
Note 421 Hercule sur l’Œta 1355-1356, scène VII. — Retour au texte —
Note 422 Phèdre 640-643, scène VII. — Retour au texte —
Note 423 Hercule sur l’Œta 531-533 et cf. 485-490, scène II. — Retour au texte —
Note 424 Médée 675, scène VII. — Retour au texte —
Note 425 Médée 670-844, scène VIII. — Retour au texte —
Note 426 Thyeste 641-656, vers cité : 650, scène VI. — Retour au texte —
Note 427 Œdipe 372, scène IV, cf. supra, chap. VII, sous-partie « Phèdre ». — Retour au texte —
Note 428 Œdipe 530, scène V. — Retour au texte —
Note 429 Œdipe 724-725, chœur III. — Retour au texte —
Note 430 Œdipe 582-618, scène V. — Retour au texte —
Note 431 Œdipe 768, scène VI. — Retour au texte —
Note 432 Agamemnon 758-773, chœur III. — Retour au texte —
Note 433 Médée 958, scène X et Les Troyennes 683-685, scène VIII. — Retour au texte —
Note 434 Hercule furieux 72-76, scène I. — Retour au texte —
Note 435 Œdipe 709-763, chœur III ; Thyeste 122-175, chœur I ; Phèdre 274356, chœur I ; Médée 579-669, chœur III. — Retour au texte —
Note 436 Phèdre 132-135, scène II. — Retour au texte —
Note 437 Phèdre 195-204, scène II. — Retour au texte —
Note 438 Phèdre 204-214, scène II. — Retour au texte —
Note 439 Phèdre 269-270, scène II. — Retour au texte —
Note 440 Phèdre 274-356, chœur I. — Retour au texte —
Note 441 Phèdre 317-329, chœur I. — Retour au texte —
Note 442 Ce type d’interprétation est d’ailleurs fréquent, on le retrouve dans Médée, où les malheurs de Jason seraient le châtiment d’un Argonaute pour avoir violé avec ses compagnons les lois de la Nature en inventant la navigation. — Retour au texte —
Note 443 Phèdre 959-988, chœur III. — Retour au texte —
Note 444 Phèdre 510-514, scène VI. — Retour au texte —
Note 445 Ce détour par la fiction est indispensable car la loi, dès qu’elle définit un crime pour le châtier, l’insère à l’intérieur de l’humanité ; cf. Yan Thomas, « À propos du parricide. L’interdit politique et l’institution du sujet » in L'inactuel. Psychanalyse et Culture, 1995, pp. 167-174. — Retour au texte —
Table of Contents Page de titre Copyright Présentation Introduction – Le théâtre de Sénèque a-t-il été écrit pour la scène ? Un problème mal posé Des tragédies destinées à la recitatio et donc jouables Le cri, le rire et le corps morcelé Première partie – L’enjeu rituel des spectacles tragiques à Rome Chapitre I – Les jeux romains Theatrum, scaena, ludi, fabulae Le rituel Chronologie Le code ludique Chapitre II – Musique ou paroles ? Les problèmes de la traduction La métaphore du tissage D’Œdipe roi à Œdipe Chapitre III – La mythologie grecque à Rome Histoires de nourrice L’indifférence des dieux Histoires de philosophes Deuxième partie – De l’homme au monstre : le trajet spectaculaire du héros tragique Chapitre IV – Dolor, furor, nefas : le scénario d’une métamorphose Nefas Dolor Furor Thyeste tragédie exemplaire Chapitre V – Du scénario au spectacle L’actio rhétorique au théâtre Les postures de passion Les postures de communication Le spectacle des mots Chapitre VI – La construction du héros par lui-même
Les statues parlantes Les prologues douloureux La danse du furieux Multiples douleurs La parole du furieux La cruauté des regards Troisième partie – À corps et à crimes Chapitre VII – Catalogue des crimes tragiques Thyeste Médée Phèdre Œdipe Agamemnon Les troyennes Hercule furieux et Hercule sur l’œta Chapitre VIII – Les rituels pervertis Le sacrifice Thyeste Hercule furieux Agamemnon Œdipe Les autres sacrifices Le deuil Les Troyennes Agamemnon Phèdre Hercule sur l’Œta La magie Chapitre IX – Les viscères de Médée et les arcanes de la mémoire La chair obscène des héros Les lieux de la mémoire Conclusion – Le sens par surcroît Annexes Bibliographie