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LES LIGNAGES NOBILIAIRES DANS LA MORÉE LATINE (XIIIe – XVe SIÈCLE) PERMANENCES ET MUTATIONS
Histoires de famille. La parenté au Moyen Âge Collection dirigée par Martin Aurell
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Les lignages nobiliaires dans la Morée latine (xiiie – xve siècle) Permanences et mutations
Isabelle Ortega
Avec le soutien de l’Université de Nîmes
© 2012, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2012/0095/11 ISBN 978-2-503-54150-1 Printed on acid-free paper
À mes parents, mon époux et mes enfants, Louan et Lorine
Abréviations Pour plus de commodité, certaines références sont mentionnées en abrégé dans les notes de bas de page. Il s’agit pour la plupart de sources, mais ce peut être également des revues. Quant aux sources pontificales, leurs abréviations figurent dans la bibliographie. Assises1 = Les Assises de Romanie, Recoura G. (éd.), Paris, 1930. = Libro dela uxanze e statuti delo imperio de Romania, Parmeggiani A. (éd.), Spolète, 1998. BCH = Bulletin de Correspondance Hellénique. Chr. fr. : Le Livre de la conqueste de la princée de l’Amorée, Chronique de Morée (12041305), Longnon J. (éd.), Paris, 1911. Chr. gr. : The Chronicle of Morea, Χρονικὸν του Μορέως, Schmitt J. (éd.), Londres, 1904. Chr. gr. (2005) : Chronique de Morée, Bouchet R. (éd.), Paris, 2005. Chr. ital. : Cronaca di Morea, Chroniques gréco-romanes inédites ou peu connues, Hopf C. (éd .), Berlin, 1873. Cron. Tocco : TO ΧΡONIKON TΩN TOKKON TΗΣ KEΦAΛΛHNIAΣ, Cronaca dei Tocco di Cefalonia di anonimo, Schiro G. (éd.), Rome, 1975. Crusaders : Crusaders as conquerors, The chronicle of Morea, Lurier H. E. (éd.), NewYork-Londres, 1964. D. B. I. : Dizonario biografico degli Italiani, Ghisalberti A. M. (éd.), Rome, 19602003. Dipl. Orient català : A. Rubio I Lluch, Diplomatari de l’Orient català (1301-1409), Collecció de documents per a la història de l’expedició catalana a Orient i dels ducats d’Atenes i Neopàtria, Barcelone, 2001 (fac-similé) (1re éd. 1947). DOP : Dumbarton Oaks Papers. L. fechos : Libro de los fechos et conquistas del principado de la Morea, Morel-Fatio A. (éd.), Genève, 1885. Mon. Peloponnesiaca : Monumenta Peloponnesiaca, Documents for the History of the Peloponnese in the 14thand the 15th Centuries, Chrysostomidès J. (éd.), Camberley (GB), 1995. VR : Variorum Reprints (collected studies). * : mots définis dans le lexique.
1 Le même découpage en articles permet de se référer soit à la version française, soit à la version italienne plus récente.
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Introduction « Semblable au médecin qui, le lendemain des grandes batailles, parcourt soigneusement le champ de bataille pour découvrir si, parmi ces cadavres gisants pêle-mêle, il ne se retrouverait quelque corps animé d’un reste de vie, j’ai parcouru le champ obscur du passé à la recherche de quelque fait ou de quelques noms glorieux des nôtres qui méritât de sortir du sépulcre de l’oubli pour renaître à la vie de l’histoire, ou du moins sur la trace des monuments et des souvenirs qui restent d’eux »1.
Tel Jean-Alexandre Buchon qui, au XIXe siècle, recherche les traces du passé français en Grèce, nous nous sommes attachés dans ce livre à dépeindre la vie des lignages nobiliaires latins dans la principauté de Morée au bas Moyen Âge. Cette thématique qui prend en compte la parenté du groupe social nobiliaire, se place à l’interface de l’anthropologie et de l’histoire, et afin de mieux comprendre les choix réalisés tout au long de ce travail, il est nécessaire d’évoquer en détail chaque terme du sujet ; puis le cadre spatial et temporel retenu, avant de revenir sur les recherches précédentes qui ont servi à élaborer une nouvelle problématique.
A. L’ ENQUÊTE ET SON OBJET 1. Des choix lexicaux Dans une recherche historique, chaque terme du sujet est important et l’agencement choisi entre chacun d’eux l’est tout autant. Par lignages nobiliaires, il faut entendre toute descendance* d’un ancêtre commun dans le groupe dominant de la noblesse. Le concept de lignage est employé dans de nombreuses civilisations2 et il est frappant de noter la polysémie de ce vocable sur lequel nous reviendrons dans le chapitre III. Quant à l’adjectif nobiliaire, il fait référence aux nobles qui revendiquent souvent leur autorité par leurs origines familiales, leur richesse ou leur mérite. À partir du XIIIe siècle, en effet, avec le succès du commerce et l’appauvrissement des nobles d’anciennes lignées, on note un renouvellement de ce groupe social sous différentes formes, que ce soit l’anoblissement 1
J.-A. C. Buchon, « De l’établissement d’une principauté française en Grèce, après la Quatrième croisade », dans La Revue de Paris, 1842, p. 9. 2 F. Gresle (dir.), Dictionnaire des sciences humaines, Paris, 1990, p. 189.
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introduction par mariage, l’achat de fief ou les offices obtenus en droit3. La noblesse doit cependant être différenciée de l’aristocratie, « le gouvernement des meilleurs » étymologiquement, terme employé dans l’Antiquité pour qualifier le pouvoir revenant aux guerriers les plus forts ou aux sages. Progressivement, s’est substituée à cette conception politique, une aristocratie familiale, héréditaire, que les historiens ont communément transposé aux structures similaires rencontrées dans toutes les périodes de l’histoire : ce glissement sémantique est parfois à l’origine de quelques difficultés4. Certes, des membres de la bourgeoisie vont être évoqués dans cette recherche, mais ils intègrent pleinement la noblesse en détenant des fiefs nobles, en occupant des offices, en se positionnant au faîte du pouvoir5. Le terme de Morée est tout aussi complexe, car il désigne initialement l’Élide où la culture du mûrier – μουριά – est développée6, mais avec la conquête franque cette appellation s’est étendue à tout le Péloponnèse. L’Achaïe, qui en est la province ecclésiastique, constitue un synonyme. Quant au qualificatif de latine, il renvoie au problème de dénomination des sources qui ne se pose pas uniquement pour la principauté de Morée7 ; en effet, dès la fin du XIIe siècle, certains pèlerins de Terre sainte s’insurgent contre l’assimilation du terme de Franc avec celui de Français, car tous ne le sont pas8. Les Francs étaient pour les Byzantins les sujets de l’Empire carolingien, ce qui constitue une vaste aire géographique9, alors que le terme de Latins désigne tous les chrétiens de rite romain venus d’Occident : une référence étant géographique et politique, l’autre étant religieuse. 3 De nombreux exemples ponctuent l’histoire de la principauté, mais peut-être vaut-il mieux aborder cet aspect par les individualités et se référer aux fiches prosopographiques, qui mettent en valeur les parcours personnels ( cf. annexes, p. 568). 4 Georges Duby, l’un des premiers, s’est beaucoup intéressé à la naissance de la noblesse, à sa spécificité et de nombreux ouvrages du médiéviste figurent dans la bibliographie. Cependant, d’autres historiens ne retiennent pas de grandes nuances entre les deux notions et emploient tour à tour l’une et l’autre : Renato Bordone emploie ainsi le terme d’aristocratie comme un synonyme de noblesse (R. Bordone (éd.), Le Aristocrazie dai signori rurali al patriziato, Rome-Bari, 2004). En ce qui concerne l’Empire byzantin, il faut évoquer l’aristocratie et non la noblesse, car il n’y a pas de critère juridique pour définir ce groupe dominant (J.-C. Cheynet, « L’aristocratie byzantine (VIIIe-XIIIe siècle) », dans Journal des Savants, juill.-déc. 2000, p. 281). 5 Les Acciaiuoli forment avec d’autres grandes familles florentines un front uni pour les affaires, et ils traitent avec la cour angevine afin de concurrencer les Vénitiens. C’est par ce biais qu’ils s’implantent en Morée et parviennent au pouvoir (A. Carile, La Rendita feudale nella Morea latina del XIV secolo, Bologne, 1974, p. 50). 6 Le dérivé a crée un toponyme (P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris, 1999 (1re éd. 1968), p. 713). 7 Dans les sources grecques, le terme de Latins adopte des sens différents selon la période considérée : reflétant soit l’ensemble des peuples parlant les langues romanes, soit les populations converties au catholicisme romain. S’ajoute à ces nuances, le terme de Francs venu au bas Moyen Âge remplacer celui de Latins ( J. Koder, « Latinoi. The image of the others according the greeks sources », dans C. A. Maltezou, P. Schreiner (éd.), Bisanzio, Venezia e il mondo franco-greco (XIIe-XVe secolo), Atti del colloquio internazionale organizzato nel centenario della nascita di Raymond-Joseph Loenertz o.p., Venezia, 1-2 dicembre 2000, Venise, 2002, p. 38-39). 8 A. V. Murray, « The origins of the frankish nobility of the kingdom of Jerusalem », dans Mediterranean Historical Review, vol. 4, n° 2, 1989, p. 295. 9 J. Richard, « Le pouvoir franc en Méditerranée orientale », dans La France et la Méditerranée : vingt-sept siècles d’interdépendance, Leiden, 1990 ; repris dans Id., Croisades et États latins d’Orient (VR), Aldershot, 1992, p. 77.
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introduction L’adjectif latine est donc préférable à celui de franque pour caractériser la principauté, par référence au catholicisme romain, car nombre de seigneurs de l’Égée sont d’origine italienne, et dans la péninsule elle-même, beaucoup d’Italiens, intégrés dans les rangs des feudataires moréotes, viennent du royaume angevin et connaissent le français, langue privilégiée à la cour de Naples. Quant aux Catalans qui s’installent dans les Balkans au XIVe siècle, ils relèvent tous de la confession catholique. Ainsi, un intitulé reprenant l’expression de Morée latine à la place de Morée franque, réservé aux seigneurs venant du royaume de France, permet de ne pas ignorer tout un groupe d’individus. Les limites chronologiques à retenir pour ce sujet se sont imposées rapidement, il s’agit de conserver comme borne inférieure la conquête de la péninsule à partir de 1205 et comme date extrême le milieu du XVe siècle, plus précisément 1460, lorsque le dernier seigneur latin de Thèbes, Franco Acciaiuoli, est assassiné sur l’ordre de Mehmet II10. Au cours de ces deux siècles et demi, les Grecs, dirigés par les Paléologues, ont reconquis progressivement tout le territoire moréote excepté les possessions vénitiennes. Seul subsiste le titre de prince de Morée, détenu par le despote jusqu’à la conquête turque dans les années 1460. Enfin, en évoquant les permanences et les mutations, il s’agit d’analyser la continuité avec les pays d’origine des nobles latins et déceler ainsi les ruptures, les adaptations nécessaires dans la province où ils s’implantent11. Tous les choix lexicaux sont donc importants et il est nécessaire de les expliquer en introduction, tout autant que les limites géographiques retenues pour ce sujet.
2. Le cadre spatial Du XIIe au XIVe siècle, la Morée est le nom du Péloponnèse, presqu’île rattachée à la Grèce continentale par l’isthme de Corinthe, qui est avant tout une unité géographique plus qu’administrative. Cette péninsule est davantage un lieu de passage, une étape entre l’Occident et l’Orient, que le but du voyage12, toutefois, à la veille de la conquête franque, cette région semble prospère et tire ses richesses en grande partie de ses productions agricoles13. Son image est pourtant négative aux yeux des habitants de la capitale qui la dépeignent quasiment comme une contrée hostile14. Cette région, qui présente environ la même superficie que la Bretagne ou la Provence actuelles, accueille en plus de sa population grecque des éléments slaves installés à partir du VIe siècle15 dans les régions montagneuses du centre
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A. P. Kazhdan (éd.), The Oxford Dictionnary of Byzantium, New-York-Oxford, 1991, p. 10. Cette thématique est chère à Madame le Professeur Marie-Paule Masson, directrice de la section Grec Moderne de l’Université Paul-Valéry qui étudie, certes à une période plus récente, les évolutions de la société grecque. 12 A. Avraméa, Le Péloponnèse du IVe au VIIIe siècle. Changements et persistances, Paris, 1997, p. 31. 13 J.-C. Cheynet (dir.), Le Monde byzantin, t. II, L’Empire byzantin (641-1204), Paris, 2006, p. 463. 14 É. Limousin, « L’administration byzantine du Péloponnèse (Xe-XIIe siècle) », dans J. Renard (dir.), Le Péloponnèse. Archéologie et Histoire, Rennes, 1999, p. 305. 15 A. Bon, Le Péloponnèse byzantin jusqu’en 1204, Paris, 1951, p. 31-37 ; A. Avraméa, op. cit., p. 90-104 ; G. Huxley, Monemvasia and the Slavs. A lecture of some works of historical geography in the Gennadius Library 11
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introduction de la péninsule, sorte de désert humain16, tandis que les Grecs conservent leur implantation littorale. L’aristocratie locale, quant à elle, semble relativement calme comparée à d’autres régions qui animent la vie politique17. La principauté de Morée comprend une plus vaste aire géographique que la seule péninsule du Péloponnèse, par le seul fait des hommages dévolus au prince. Une large Grèce latine s’étend vers l’est avec le duché d’Athènes, vers le nord avec la seigneurie de Bodonitsa et le marquisat de Salona, à l’ouest avec les îles Ioniennes, et au sud avec le duché de l’Archipel18. Ce cadre spatial optimum est celui du milieu du XIIIe siècle, lorsqu’il est alors renforcé par le jeu des alliances matrimoniales19. Cependant, à partir des années 1260, ses frontières reculent au profit du despotat de Morée qui a pour capitale Mistra20, ainsi que sous les attaques des Catalans présents dans l’Attique au XIVe siècle21, pour n’être réduite au début du XVe siècle qu’aux seules Achaïe, Élide et Messénie22. En raison des évolutions politiques, le cadre spatial retenu est celui d’une vaste Grèce latine, à laquelle le sujet rajoute les provinces d’origine des seigneurs latins en Occident, car il s’agit d’évaluer les permanences et les mutations dans leur conception lignagère. C’est donc une aire géographique étendue dont il est question dans cette recherche, pour laquelle il n’est pas inutile de revenir sur la chronologie, source de toute étude historique.
3. Le contexte historique à l’échelle méditerranéenne Le contexte historique se doit de figurer en introduction car le sujet étant thématique, il est important de rappeler les principaux événements contemporains, qui ne sont que suggérés par la suite. La présence des chevaliers français dans le Péloponnèse s’inscrit dans le contexte méditerranéen des croisades ; en effet, c’est la principale préoccupation d’Innocent III lorsqu’il accède au pontificat en 1198. Jérusalem est aux mains des musulmans depuis 1187 et il est temps de la récupérer. Le 1er août 1198, une encyclique est adressée à tous les archevêques pour annoncer la prochaine croisade et susciter une prise de conscience, l’objectif étant l’Égypte. La prédication s’organise en Occident, mais le succès
of American School of classical studies at Athens, Athènes, 1988, p. 6-8. 16 A. Avraméa, « Le Magne byzantin : problèmes d’histoire et de topographie », dans ΕΥΨΥΧΙΑ. Mélanges offerts à Hélène Ahrweiler, Paris, 1998, p. 49-62. 17 Deux révoltes sont imputables aux Péloponnésiens entre la fin du Xe et le début du XIIIe siècle (J.-C. Cheynet, Pouvoir et contestations à Byzance (963-1210), Paris, 1990, p. 26-27, 34). 18 Cf. infra, p. 96 19 M. Koumanoudi, « The Latins in the Aegean after 1204 : Interdependence and Interwoven Interests », dans A. Laiou (éd.), Urbs Capta. The fourth crusade and its consequences, Paris, 2005, p. 247-268. 20 S. Runciman, Mistra. Byzantine Capital of the Peloponnese, Londres, 1980, p. 95 et suiv. 21 Les Catalans cheminent depuis la Thrace (C. Bakirtzis, « Les Catalans en Thrace », dans ΕΥΨΥΧΙΑ. Mélanges offerts à Hélène Ahrweiler, Paris, 1998, p. 63-74) et ils ont une très bonne connaissance des côtes grecques (J.-A. C. Buchon, Notice sur un atlas en langue catalane de l’an 1374, conservé parmi les manuscrits de la bibliothèque du roi, Paris, 1838, p. 85-88). 22 Cf. annexes, p. 532.
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introduction rencontré auprès des seigneurs français23 semble provenir d’un mouvement collectif qui s’est produit lors d’un tournoi qui se tenait à Écry, au nord de Reims, en novembre 1199. À cette occasion, de grands seigneurs tels que le comte Thibaut de Champagne, Louis de Blois et le comte Baudouin de Flandre prennent la croix, certainement influencés par le prédicateur Foulques de Neuilly24 ; quant à leur passage outre-mer et sa préparation, ils sont évoqués lors de l’assemblée de Compiègne dans l’été 1200. Geoffroy de Villehardouin, maréchal de Champagne, fait partie des seigneurs chargés d’organiser la croisade et pour cela, il se rend à Venise dès l’hiver suivant. Les tractations avec le doge Enrico Dandolo aboutissent à l’embarquement de tous les combattants, plus de trente mille au total, en échange de 85 000 marcs. Or, le comte de Champagne décède en 1201 et après de multiples tractations, Boniface de Montferrat est élu pour lui succéder25 et, lorsque les premiers croisés arrivent à Venise au printemps 1202, les bateaux sont prêts mais de nombreux chevaliers manquent à l’appel, ayant choisi d’autres ports d’embarquement. En septembre, il faut encore s’acquitter de 34 000 marcs d’argent : le doge propose alors de suspendre la dette si les croisés acceptent de l’aider à reprendre Zara, ancien comptoir de Dalmatie. Malgré les hésitations générées par l’attaque d’une ville chrétienne, l’expédition prend la mer et fait le siège du port de l’Adriatique qui tombe rapidement en novembre 1202. Alors que les troupes hivernent, elles reçoivent les doléances du prince byzantin Alexis qui, en compensation d’une aide croisée lui permettant de retrouver son trône, promet une forte somme d’argent, l’union des Églises et l’entretien d’une armée de 10 000 hommes au service de la croisade. Ces propositions attirent les chefs de la croisade26, mais aussi le doge qui y voit la possibilité de rétablir sa puissance commerciale à Constantinople. Malgré quelques voix isolées27, les croisés acceptent les propositions, et sont soutenus par Innocent III, soucieux de maintenir l’unité des combattants28. L’expédition reprend la mer au printemps 1203 et arrive à proximité de Constantinople en juin, mais il faut avoir recours à la force pour imposer le jeune prince : au début du mois de juillet c’est un siège terrestre et maritime qui a raison de la capitale impériale. À la mi-juillet, la capitale cède : le jeune prince est couronné aux côtés de son père et il ratifie les promesses faites aux croisés.
23 Les seigneurs d’Île-de-France sont en grand nombre séduits par cette croisade (N. Civel, La Fleur de France. Les seigneurs d’Ile-de-France au XIIe siècle, Turnhout, 2006, p. 409-410). 24 G. de Villehardouin, La conquête de Constantinople, J. Dufournet (éd.), Paris, 2004, p. 40-43 ; E. H. Mc Neal, « Fulk of Neuilly and the tournament of Ecry », dans Speculum, 28, 1953, p. 371-375. 25 M. Balard, « Crusades : mots et réalités (XIe-XIIe siècles) », dans M. Rey-Delqué (éd.), Les Croisades. L’Orient et l’Occident d’Urbain II à Saint Louis (1096-1270), Milan, 1997, p. 15. 26 Boniface de Montferrat, peut-être davantage que les autres, reprend les ambitions de Philippe de Souabe, l’empereur germanique, vis-à-vis de Byzance (L. Bréhier, Vie et mort de Byzance, Paris, 1946, p. 105 ; G. de Villehardouin, Histoire de la conquête…, op. cit., p. 17). 27 Certains évoquent plusieurs Quatrièmes croisades, car aux effectifs occidentaux qui rallient directement la Palestine il faut ajouter ceux qui refusent d’attaquer Constantinople (B. Z. Kedar, « The Fourth crusade’s second front », dans A. Laiou (éd.), Urbs Capta. The Fourth Crusade and its Consequences, Paris, 2005, p. 89-110). 28 La Chronique de Morée va même jusqu’à lui attribuer le détournement de la croisade (Chr. fr., § 29).
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introduction L’Empire byzantin est désormais très affaibli, l’autorité des empereurs ne dépasse guère la capitale et le trésor est vide. L’opinion se dresse rapidement contre les Latins qui stationnent sous les murs de la capitale et contre les empereurs qui s’emploient à les satisfaire. Les escarmouches se multiplient, les oppositions se font de plus en plus fortes et la haine envers les Latins affleure. Les croisés, quant à eux, exigent de nouveaux paiements et, dépités, lancent un ultimatum. Alexis Murzuphle, membre de la famille impériale, se place à la tête d’un parti antilatin et, au début de l’année 1204, il s’empare d’Alexis IV qu’il fait disparaître, tout en se faisant couronner empereur. Les Latins, en grande difficulté, n’ont d’autre choix que de reprendre la ville : l’assaut est donné en avril 1204 et les attaques maritimes conjointes aux assauts terrestres des chevaliers ont raison de la résistance grecque. Murzuphle s’enfuit et la ville est livrée au pillage pendant plusieurs jours29. La Partitio Terrarum Imperii Romanie est le partage fait entre les Latins au printemps 1204, avant même l’assaut final de Constantinople30 : aux croisés doit revenir le quart du butin et la moitié de l’excédent ; aux Vénitiens les trois quarts du butin et l’autre moitié du surplus. Baudouin de Flandre est élu empereur en 1204 et il reçoit le quart de l’Empire ainsi que la capitale, quelques cités de Thrace, les îles égéennes et les places les plus importantes d’Asie Mineure. Les trois autres quarts sont partagés entre croisés et Vénitiens. Le texte détermine également l’organisation ecclésiastique de l’Empire et le service vassalique de ceux qui recevront des terres ; quant au patriarche latin de Constantinople, il est Vénitien. Boniface de Montferrat qui avait reçu la Crète, échange celle-ci contre des terres autour de Thessalonique avec Venise ; quant aux Vénitiens, ils reçoivent le Péloponnèse et les places maritimes majeures. Pour tous les Occidentaux, il reste à conquérir les territoires répartis, tandis que les Grecs fuyant la capitale trouvent refuge à Nicée, où Théodore Laskaris est couronné empereur31. En Épire, la Sérénissime ne s’occupe que de quelques places maritimes32 et laisse l’intérieur des terres à Michel Ange, parent de la famille impériale déchue, qui fait d’Arta sa capitale33. Quant à la Morée, Venise
29 Robert de Clari, La Conquête de Constantinople, J. Dufournet (éd.), Paris, 2004, p. 169 et suiv. ; M. Balard, op. cit., p. 19 ; A. Ducellier, « Le sac de Constantinople en 1204 et sa postérité », dans M. Rey-Delqué (éd.), op. cit., p. 377. 30 A. Carile, « Partitio terrarum Imperii Romanie », dans Studi Veneziani, 7, 1965, p. 125-305 ; G. L. F. Tafel, G. M. Thomas, Urkunden zur ältesten Handels-und Staatsgeschichte der Republik Venedig, Vienne, 1856, t. I, p. 452 et suiv. ; B. Hendrickx, « Regestes des empereurs latins de Constantinople (1204-1261/1272) », dans Byzantina, 14, 1988, p. 23. 31 M. Angold, A Byzantine Government in Exile. Government and Society under the Laskarids of Nicaea (1204-1261), Oxford, 1975, p. 9 et suiv. 32 Plusieurs historiens se sont penchés sur l’implantation vénitienne en Adriatique : P. Cabane (dir.), Histoire de l’Adriatique, Paris, 2001 ; O. J. Schmitt, Das venezianische Albanien (1392-1479), Munich, 2001 ; ou plus anciennement la thèse de A. Ducellier, La Façade maritime de l’Albanie au Moyen Âge. Durazzo et Valona du XIe au XVe siècle, Thessalonique, 1981. 33 L. Stiernon, « Les origines du Despotat d’Épire. À propos d’un livre récent », dans Revue des Études Byzantines, t. XVII, 1959, p. 114 et suiv. ; R.-J. Loenertz, « Aux origines du Despotat d’Épire et de la principauté d’Achaïe », dans Byzantion, 43, 1973, p. 363-365 ; A. P. Kazhdan (éd.), op. cit.,p. 716.
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introduction ne compte pas en faire une colonie de peuplement, ce qui va permettre à des nobles chevaliers de la conquérir. La principauté de Morée fait donc partie de ces États issus de la Quatrième croisade. Dans l’acte de partage de 1204, le Péloponnèse est attribué à Venise qui ne s’intéresse qu’aux côtes34 et n’occupe que Modon et Coron35. La conquête de la péninsule résulte de deux dynamiques, la première relevant de la diplomatie, la seconde étant le fruit d’une aventure personnelle : celle de Boniface de Montferrat qui, de Thessalonique descend en Béotie, occupe Athènes qu’il remet à Othon de La Roche, puis assiège Corinthe et Nauplie36 ; mais aussi celle d’un groupe de chevaliers conduits par deux Champenois, Guillaume de Champlitte et Geoffroy de Villehardouin, neveu et homonyme du maréchal de Champagne, revenant de Terre sainte et faisant escale à Modon37. Dès 1205, toute la partie occidentale du Péloponnèse est prise et sous les murs de Nauplie, les deux groupes se rejoignent. Ensemble, ils réalisent la conquête de ce qui devient au fil du temps la principauté de Morée ou d’Achaïe, noms de la province ecclésiastique romaine correspondante. Les Villehardouin la détiennent et les Vénitiens, à qui ces territoires appartiennent d’après la Partitio, concluent une alliance avantageuse avec les nouveaux princes à condition de conserver Modon et Coron, lors du traité de Sapientsa en 120938. Si la plus grande partie de la péninsule tombe entre les mains des Latins dans les premières années du XIIIe siècle, il faut toutefois attendre 1248 pour que le prince Guillaume de Villehardouin s’empare de la dernière poche de résistance grecque, Monemvasie39. Après le court règne de Guillaume de Champlitte (1205-1209), le lignage des Villehardouin s’installe à la tête de la principauté et Geoffroy, tout comme ses fils Geoffroy II et Guillaume, a à cœur de renforcer cet État en l’inscrivant dans une plus vaste Romanie latine40. L’essor de la principauté est ralenti par la bataille de Pélagonia en 125941 lors de laquelle le despote* d’Épire et ses gendres Manfred, le roi de Sicile et Guillaume de Villehardouin, le prince de Morée, affrontent les troupes de l’empereur de Nicée, Michel Paléologue. Le retrait des 34 Les Vénitiens entendent assurer une domination commerciale sur ces nouvelles terres conquises (M. Angold, The Fourth Crusade. Event and Context, Edimbourg, 2003, p. 151-161 ; S. P. Karpov, « Ports of Peloponnese in the system of venetian trade navigation to the Black Sea, 14th-15th centuries », dans Χ. ΚΑΛΛΙΓΑ, Α. ΜΑΛΛΙΑΡΗΣ (éd.), ΠΕΛΟΠΟΝΝΗΣΟΣ ΠΟΛΕΙΣ ΚΑΙ ΕΠΙΚΟΙΝΩΝΙΕΣ ΣΤΗ ΜΕΣΟΓΕΙΟ ΚΑΙ ΤΗ ΜΑΥΡΗ ΘΑΛΑΣΣΑ, ΜΟΝΕΜΒΑΣΙΩΤΙΚΟΣ ΟΜΙΛΟΣ ΣΥΜΠΟΣΙΑ Ε’, ΣΤ’, Ζ’, Η’, Athènes, 2006, p. 181) 35 Cf. annexes, p. 533. 36 Ibid., p. 533. 37 B. Hendrickx, « Quelques problèmes liés à la conquête de la Morée par les Francs », dans Byzantina, t. IV, 1972, p. 377-379 ; G. de Villehardouin, Histoire de la conquête…, op. cit., p. 405 ; cf. annexes, p. 533. 38 G. L. F. Tafel, G. M. Thomas, op. cit., t. II, p. 97-100. 39 Chr. fr., § 203-206 ; cf. annexes, p. 533. 40 Le prince de Morée doit l’hommage à l’empereur latin de Constantinople (cf. infra, p. 81). 41 Plusieurs auteurs se sont penchés sur tous les ressorts de cette bataille, ses protagonistes, ses enjeux et les répercussions politiques qu’elle a pu générer pour la principauté de Morée (D. J. Geneakoplos, « Greco-latin relations on the eve of the byzantine restoration : the battle of Pelagonia, 1259 », dans DOP, 7, 1953, p. 99-141 ; D. M. Nicol, « The date of the battle of Pelagonia », dans Byzantinische Zeitschrift, 1956, t. 49, p. 68-71).
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introduction troupes du despote* juste avant le combat précipite le désastre militaire des Latins, car le prince et la plupart des barons sont envoyés dans les geôles grecques. Durant leur captivité, Michel Paléologue s’empare de Constantinople en 1261 et les négociations de libération se passent dès lors sur un autre registre : Guillaume de Villehardouin est contraint de céder Monemvasie, le Magne et Mistra, dont la cession symbolise à nouveau la présence grecque dans la péninsule42. La principauté de Morée semble dès lors bien isolée en Méditerranée orientale, car le prince ayant perdu sa prédominance dans le Péloponnèse, a besoin d’un soutien militaire important et se tourne pour cela vers Charles d’Anjou, roi de Sicile depuis 126643. Ce dernier ne cache pas ses ambitions orientales et caresse le projet de faire renaître l’Empire latin d’Orient. Les deux hommes s’entendent et, en 1267, sont conclus les traités de Viterbe, dans lesquels le roi de Sicile promet d’envoyer des secours à la principauté de Morée, tandis que Guillaume de Villehardouin devient le vassal du souverain angevin : il conserve ses droits jusqu’à sa mort, néanmoins sa fille aînée Isabelle44 épouse l’un des fils du roi, Philippe, qui deviendra le nouveau prince de Morée en l’absence de tout descendant mâle. Ainsi, à la mort de Guillaume de Villehardouin en 1278, la Morée est gouvernée par les Angevins voisins. Les souverains de Naples, occupés à mater les révoltes italiennes, se désintéressent le plus souvent de cette péninsule balkanique45 dont la prospérité s’infléchit. Néanmoins, la principauté connaît une période de répit grâce aux époux successifs d’Isabelle46 : Philippe d’Anjou n’a pas le temps de régner47, mais Florent de Hainaut et Philippe de Savoie s’installent dans leur État et prennent la tête de la féodalité moréote. En 1307, c’en est fini des princes résidant en Morée, désormais le gouvernement se fait de l’extérieur, relayé par une administration angevine lourde et peu concernée, somme toute, par les affaires moréotes48. 42 Chr. fr., § 316-317 ; D. M. Nicol, Les Derniers siècles de Byzance (1261-1453), Paris, trad. 2002 (1re éd. 1972), p. 66-67. 43 Il bat Manfred près de Bénévent (1266), puis son neveu Conradin à Tagliacozzo en 1268. 44 Cf. annexes, p. 613. 45 Charles Ier d’Anjou doit faire face à une sanglante révolte populaire, dite des Vêpres siciliennes, où toutes les familles françaises de l’île furent massacrées avec l’aide des Aragonais : la Sicile est perdue pour le pouvoir angevin et une croisade est proclamée contre Pierre d’Aragon dès 1283 (G. Galasso, « Charles Ier et Charles II d’Anjou, princes italiens », dans N.-Y. Tonnerre, E. Verry (éd.), Les Princes angevins du XIIIe au XVe siècles. Un destin européen. Actes des journées d’étude des 15 et 16 juin 2001 organisées par l’Université d’Angers et les Archives départementales de Maine-et-Loire, Rennes 2003, p. 97 ; É.-G. Léonard, Les Angevins de Naples, Paris, 1954, p. 135 et suiv.) 46 Cf. annexes, p. 535, 613. 47 Il meurt en 1271 (cf. annexes, p. 572). 48 Les règnes de Charles II (1285-1309) et de son petit-fils Robert (1309-1343) sont prospères, mais ils se désintéressent progressivement de la Morée en la faisant gouverner par des administrateurs. Sous le règne de la petite-fille de Robert, Jeanne, les troubles commencent. Elle épouse André de Hongrie qui est assassiné en 1345, avec sa complicité semble-t-il. Le roi Louis de Hongrie envahit ses États et la reine fuit en Provence (1347). L’arbitrage pontifical rendu en 1350 l’absout, mais désormais, elle n’est maîtresse que de Naples et de ses environs, car l’anarchie règne dans le reste de ses États. Le grand Schisme d’Occident envenime la situation, car Jeanne reconnaît Clément VII, tandis que le pape romain, Urbain VI, couronne roi de Naples Charles de Duras, un collatéral. Elle est faite prisonnière par ses adversaires et meurt en 1382, laissant une descendance certes non biologique, mais juridique, car elle a adopté Louis d’Anjou, frère du roi de France Charles V. C’est désormais la lutte des épigones : Louis II d’Anjou contre le fils de Charles de Duras, Ladislas. Ce dernier l’emporte
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introduction L’année 1311 marque une nouvelle difficulté pour la principauté qui ne peut empêcher les Catalans de conquérir le duché d’Athènes. Bien qu’il soit réducteur de les considérer comme une horde de sauvages49, tels que les dépeignent les seigneurs moréotes au début du XIIIe siècle, leur installation modifie la diplomatie balkanique et au-delà la société n obiliaire. Le territoire de la Morée ne fait dès lors que rétrécir, la reconquête byzantine s’effectuant du sud-est vers le nord-ouest. Les rois angevins font pression sur les héritières Villehardouin pour contrôler leur descendance, et ils les éliminent complètement de toutes prétentions en se livrant entre eux à une lutte politique qui ne fait qu’affaiblir la principauté de Morée, devenue une périphérie presque encombrante. Dans ce contexte, le baronnage moréote conserve une réelle indépendance face à des gouverneurs éloignés et peu concernés : certains grands lignages confisquent le pouvoir en s’attribuant même le titre princier à la fin du XIVe siècle50. Cependant, la Morée n’est plus que l’ombre de l’État formé au début du XIIIe siècle, car les Grecs ont progressivement récupéré la plus grande partie du Péloponnèse, et ils en emportent la totalité en 1429 à la mort du dernier prince latin de Morée, Centurione Zaccaria. La menace n’est pas uniquement grecque, étant donné que les Turcs avancent à l’Est : les bastions insulaires résistent toutefois plusieurs décennies encore, ainsi que certaines possessions de l’Attique aux mains des descendants Acciaiuoli jusqu’en 146051. Ce sont donc deux siècles et demi qui sont couverts par ce sujet, période au cours de laquelle la principauté de Morée, en tant que représentation de l’entité française dans les Balkans, État féodal issu de la Quatrième croisade, ou encore zone de contact entre Grecs et Latins a suscité depuis longtemps l’intérêt des historiens. Cependant, cette étude se place volontairement dans une finalité non politique, en privilégiant le groupe nobiliaire, et en renouvelant le questionnement le concernant.
et reste maître du royaume : il est prince de Morée, mais entre-temps la péninsule est gouvernée par les seigneurs locaux (H. Bresc, « La chute des Hohenstaufen et l’installation de Charles Ier d’Anjou », dans N.-Y. Tonnerre, E. Verry (éd.), Les Princes angevins du XIIIe au XVe siècles. Un destin européen. Actes des journées d’étude des 15 et 16 juin 2001 organisées par l’Université d’Angers et les Archives départementales de Maine-et-Loire, Rennes 2003, p. 61-84 ; G. Galasso, « Charles Ier et Charles II d’Anjou, princes italiens », dans Ibid., p. 85-98 ; M. Hébert, « Le règne de Robert d’Anjou », dans Ibid., p. 99-116 ; Ph. Contamine, « À l’ombre des fleurs de lis. Les rapports entre les rois de France Valois et les Angevins de Naples et de Provence (1320-1382), dans Ibid., p. 117-130 ; cf. annexes, p. 535). 49 Certes ce sont des mercenaires, mais les Catalans établissent une véritable thalassocratie en Méditerranée (A. Rubió i Lluch, « Chanceliers et notaires dans la Grèce catalane », dans ΕΙΣ ΜΝΗΜΗ ΣΡΥΡΙΑΩΝΟΣ ΛΑΜΠΡΟΥ (Mélanges Lambros), Athènes, 1935, p. 150 ; M. T. Ferrer i Mallol, D. Coulon (éd.), L’expansió catalana a la Meditarrània a la baixa edad mitjana. Actes del séminari organitzat per la Casa de Velázquez (Madrid) i la institució Milà i fontanals (CSIC Barcelona), Barcelone, 1999). 50 Cf. annexes, p. 535. 51 Cf. annexes, p. 614.
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introduction
B. L’HISTORIOGRAPHIE DE LA QUESTION 1. La principauté de Morée, objet d’étude L’intérêt pour la Morée remonte au XIXe siècle, lorsque dans le contexte de la Restauration, Charles X passe pour un souverain philhellène soutenant les Grecs nouvellement indépendants52. Il est à l’origine de l’Expédition de Morée qui reste quelques mois dans le Péloponnèse en 1828-1829 et qui amène sur le sol grec différents scientifiques. Dans ce climat intellectuel, Jean-Alexandre Buchon, en s’appuyant sur la première publication de la Chronique de Morée en 182553, se plaît à évoquer une principauté fondée par des nobles français qu’il compare à la Grèce homérique, ou à évoquer les centaures mythologiques si proches des chevaliers latins. Carl Hopf, savant du XIXe siècle, s’intéresse également à la Grèce franque et en rédige une monumentale histoire54, largement critiquée par les historiens récents qui dénoncent son interprétation erronée des documents et ses hypothèses souvent sujettes à caution. Il faut toutefois lui savoir gré d’avoir publié des sources intéressant directement le sujet55. Dans son sillage, Sir Rennell Rodd56 ou Diane de Guldencrone57 poursuivent une thématique convenue, dénuée de tout recul en ne faisant que reproduire des erreurs passées, et William Miller, au début du XXe siècle, en tentant de réaliser une œuvre au sujet ambitieux, ne prend guère plus de distance58. En fait, le renouveau des études consacrées à la principauté de Morée est plus récent et repose en grande partie sur Jean Longnon, inspiré par son père, l’historien Antoine Longnon59, féru de géographie et de toponymie, qui se tourne vers l’expansion française en Méditerranée60 avant de rédiger de nombreuses publications fondées sur sa bonne connaissance des archives61. Ainsi armé il va réfuter certaines affirmations sur l’Empire latin de Constantinople, étayer les connais-
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L. Droulia, « Reflets et répercussions de l’expédition française en Grèce », dans Enquêtes en Méditerranée. Les expéditions françaises d’Égypte, de Morée et d’Algérie. Actes du colloque d’Athènes-Nauplie (8-10 juin 1995), M.-N. Bourguet (éd.), Athènes, 1999, p. 51. 53 N. Yakovaki, « La Chronique de Morée arrive au Péloponnèse », dans Enquêtes en Méditerranée…, op. cit., p. 197-198. 54 Il s’agit de Geschichte Griechenlands vom Beginne des Mittelalters bis auf die neuere Zeit, t. II, New-York, réed. 1960 (1re éd. 1867-68). 55 Dans Chroniques gréco-romanes inédites ou peu connues, Berlin, 1873, il publie Robert de Clari, Marino Sanudo et Stefano Magno, entre autres, mais ses tables généalogiques fournies en complément reposent trop souvent sur des hypothèses personnelles, non étayées sur des sources. 56 Sir R. Rodd, The Princes of Achaia and the Chronicles of Morea. A Study of Greece in the Middle Ages, Londres, 1907. 57 D. Guldencrone, L’Achaïe féodale. Étude sur le Moyen Âge en Grèce, 1205-1456, Paris, 1886. 58 W. Miller, The Latins in the Levant. A History of Frankish Greece (1204-1566), Londres, 1908 ; Id., Essays on the latin Orient, Cambridge, 1921. 59 Antoine Longnon, dont certains ouvrages ont été utiles (cf. annexes, p. 675). 60 J. Longnon, Les Français d’outre-mer au Moyen Âge. Essai sur l’expansion française dans le bassin de la Méditerranée, Paris, 1929. 61 Bon nombre d’entre elles figurent dans la bibliographie, car elles constituent des références solides et incontournables pour toute étude événementielle de la principauté.
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introduction sances événementielles et politiques de cet espace méditerranéen, et associé à d’autres historiens, il édite des corpus de sources indispensables62. D’autres historiens évoquent la Morée en suivant de nouvelles approches. C’est le cas de Dionysios Zakythinos, qui se penche sur le despotat de Morée et qui reste une référence solide des décennies plus tard, grâce aux nombreuses sources qui étayent ses propos63. Antoni Rubio I Lluch et Kenneth M. Setton s’intéressent davantage à l’Orient catalan à travers l’édition de sources et la publication d’œuvres plus générales64. Émile-Guillaume Léonard, grâce auquel la connaissance des Angevins se développe65, permet de connaître l’entourage royal napolitain dont une partie se retrouve en Morée66. Quant à Gustave Schlumberger dont la passion pour la numismatique l’emporte sur sa formation médicale initiale67, il porte à la connaissance du public des monnaies et des sceaux de l’Orient latin68. Une page se tourne au milieu du XXe siècle car des historiens prolifiques découvrent de nombreuses données dans les archives, jusque-là non publiées. C’est le cas de Raymond-Joseph Loenertz dont les centres d’intérêts sont divers et tous aussi solides les uns que les autres69. Il s’agit en outre d’Antonio Carile, qui s’est penché sur l’économie et la société de la principauté et plus largement sur l’Empire latin de Constantinople70. Quant au champ chronologique couvert par ce sujet, il a été le terrain de recherches privilégié d’Antoine Bon, Montpelliérain d’adoption71, dont la vision synthétique de la Morée franque couvre les domaines événementiel, politique, institutionnel et topographique72 ; il laisse ainsi le champ libre pour une thématique orientée plus spécifiquement vers les lignages d’origine noble. Mise à part la somme réalisée par Antoine Bon, les historiens postérieurs n’ont pas traité notre sujet d’étude, sauf occasionnellement à travers leur propre vision. David Jacoby, par exemple, a publié de multiples articles dont le champ
62 C. Perrat, J. Longnon (éd.), Actes relatifs à la principauté de Morée, 1289-1300, Paris, 1967 ; J. Longnon, P. Topping (éd.), Documents sur le régime des terres dans la principauté de Morée au XIVe siècle, Paris-La Haye, 1969. 63 D. A. Zakythinos, Le Despotat grec de Morée, t. I, Histoire politique ; t. II, Vie et institutions, Athènes, 1953. 64 A. Rubió i Lluch, Diplomatari de l’Orient català (1301-1409 ), Collecció de documents per a la història de l’expedició catalana a Orient i dels ducats d’Atenes i Neopàtria, Barcelone, fac-similé 2001 (1re éd. 1947) ; K. M. Setton, Catalan Domination of Athens, 1311-1388, Cambridge, 1948. 65 Ch. Amalvi (éd.), Dictionnaire biographique des historiens français et francophones. De Grégoire de Tours à Georges Duby, Paris, 2004, p. 191. 66 É.-G. Léonard, Histoire de Jeanne Ire. Reine de Naples, comtesse de Provence (1343-1382), Paris-Monaco, 1932-1936, 3 vol. ; Id., Les Angevins de Naples, Paris, 1954. 67 C. Amalvi (éd.), op. cit., p. 284. 68 G. Schlumberger, Numismatique de l’Orient latin, supplément index alphabétique, Paris, 1878-1882 ; G. Schlumberger, F. Chalandon, A. Blanchet, Sigillographie de l’Orient latin, t. XXXVII, Paris, 1943. 69 De nombreux titres sont présents dans la bibliographie (cf. annexes, p. 675). 70 Il en est de même pour les ouvrages d’Antonio Carile (cf. annexes, p. 661). 71 A. Bon, La Morée franque. Recherches historiques, topographiques et archéologiques sur la principauté d’Achaïe (1205-1430), Paris, 1969, p. VIII. 72 Antoine Bon livre en introduction une historiographie poussée de la principauté de Morée (cf. annexes, p. 658).
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introduction d’investigation, toujours renouvelé, fait de lui un historien du Levant latin 73. Tout comme Anthony Luttrell, spécialiste des ordres militaires, qui révèle grâce à l’analyse de leurs archives des données politiques et économiques importantes pour l’histoire de la Morée. Donald M. Nicol, lui, s’est penché sur la région de l’Épire, relayé plus récemment par Giuseppe Schiro qui a publié notamment une traduction de la Cronaca Tocco. Julian Chrysostomidès a évoqué en détail le lignage des Acciaiuoli en Morée et les fortes personnalités féminines de cette famille, mais sa contribution la plus importante pour l’histoire moréote est la publication des Monumenta Peloponnesiaca, recueil de sources qui permet de mieux connaître l’histoire de la principauté au XIVe siècle74. Walter Haberstumpf s’est penché sur la maison de Savoie en Morée75, Peter Lock s’est intéressé à l’archéologie de la péninsule balkanique et a apporté des conclusions extrêmement pertinentes concernant les fortifications latines76 et Angeliki Laiou a réfléchi aux unions matrimoniales, notamment chez les familles grecques de la péninsule. Enfin, Aneta Ilieva a envisagé les interactions entre les populations autochtones et conquérantes, que ce soit dans le domaine culturel, politique ou économique. En renouvelant ainsi l’approche de cette période, elle a ouvert la voie à des contributions aux multiples facettes. Aujourd’hui la recherche scientifique continue à s’intéresser au chantier moréote, que ce soient des Grecs comme Maria Dourou-Eliopoulou, Thekla Sansaridou-Hendrickx, Alexios Savvidès ou des historiens français77. Certains parmi eux tentent de renouveler cette approche : c’est le cas d’Antonella Parmeggiani pour les institutions de la pratique coutumière, de Guillaume SaintGuillain qui s’est orienté vers le duché de l’Archipel, ou encore d’Angeliki Tzavara qui s’est concentrée plutôt sur le commerce moréote. Ces thématiques ont suscité de nouvelles thèses portant sur l’économie, comme celle de l’Italienne Francesca Pessotto78, ou celle de Caterina Petrescu qui travaille sous la direction du Professeur Jean-Claude Cheynet79. Nos recherches étaient déjà avancées lorsqu’a été publié le bref, mais suggestif article de Marie-Adélaïde Nielen sur les familles de Grèce80. Le sujet est proche du nôtre mais les contraintes mêmes d’un catalogue d’exposition ne permettent 73
Ses publications figurent dans la bibliographie, comme pour les auteurs suivants. Cet ouvrage est présenté avec les autres sources (cf. annexes, p. 652). 75 W. Haberstumpf, Dinastie europee nel Mediterraneo orientale. I Monferrato e i Savoia nei secoli XII-XV, Turin, 1995 ; Id., Dinasti Latini in Grecia e nell’Egeo (secoli XII-XVII), Turin, 2003. 76 Ses publications figurent dans la bibliographie, comme celles des auteurs suivants. 77 Leurs publications figurent dans la bibliographie. Alexios Savvides a, en outre, recensé les ouvrages concernant le Péloponnèse à l’époque médiévale (A. Savvides, Medieval Peloponnesian bibliography for the period until the turkish conquest of the 15th century (A. D. 396-1460), Athènes, 1990). 78 F. Pessotto, La Morea franca. Economia e istituzioni tra Oriente e Occidente nei secoli XIII e XIV, Thèse de doctorat soutenue à Turin, 2003. 79 À la bibliothèque Byzantine, nous avons eu le plaisir de nous entretenir avec Ecaterina Petrescu de notre intérêt commun pour la principauté de Morée et de nos recherches en cours. Sa thèse, soutenue en décembre 2008, porte le titre suivant : « Pour une histoire agraire de la Morée franque (XIIIe-milieu du XVe siècle) ». 80 L’archiviste, spécialiste des sources de l’Orient latin, envisage une analyse des réseaux familiaux latins, notamment à travers l’exemple des Brienne (M.-A. Nielen, « Les réseaux familiaux dans les seigneuries de Grèce franque au XIIIe siècle », dans I. Villela-Petit (dir.), 1204. La Quatrième croisade : de Blois à Constantinople. Éclats d’empires, Paris, 2005, p. 87-96). 74
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introduction pas d’aboutir à des conclusions trop étayées. Bien d’autres historiens dont les recherches nous ont été utiles trouvent leur place dans la bibliographie, mais si les documents publiés depuis plusieurs siècles permettent d’appréhender l’histoire politique, économique et militaire de la principauté, ils n’ont pas traité de notre sujet. L’intérêt, en effet, de notre recherche est tout autre : il s’agit d’étayer une problématique qui renouvelle l’approche des lignages nobiliaires, en éclairant les documents historiques par une vision anthropologique.
2. L’approche anthropologique Les historiens ont longtemps tardé à s’intéresser à la famille et à la parenté, tandis que les juristes ont été plus prompts à se pencher sur le mariage, les héritages et les problèmes patrimoniaux81. Certes, Hérodote a voulu dépeindre les mœurs des Lydiens et des Perses dont il pressentait l’importance dans son explication des conflits82, mais cette vie quotidienne a quelque peu été perdue de vue jusqu’à ce que l’école des Annales incite à observer les groupes étudiés, afin de dégager une synthèse qui ne soit pas que politique mais qui reflète les dimensions multiples de la société83. Philippe Ariès, dans les années 1960, a été l’un des précurseurs, en tant qu’historien des mentalités, à se pencher sur la question, en comparant certainement trop souvent le passé et le présent84. Dans son sillage, la fin du XXe siècle a vu se multiplier les ouvrages, articles ou thèses, s’intéressant aux structures de la parenté, à la circulation des biens ou encore aux stratégies matrimoniales. La nouveauté réside dans la vision novatrice que l’on veut adopter, celle de l’anthropologie historique. Son influence dans les sciences humaines est importante depuis quelques années, notamment dans le domaine de la parenté où elle propose une optique différente, détachée des références trop contemporaines. Au sein de la noblesse, avoir de nombreux parents est un signe d’ancienneté prisé, donc la parenté est au cœur de ses préoccupations, mais cela ne suffit pas si les liens entre les lignages ne sont pas suffisamment solides. Grâce au colloque de Rome, Georges Duby et Jacques Le Goff associent, peut-être les premiers, histoire médiévale et anthropologie85. Suivant leur voie, André Burguière et Christiane Klapisch-Zuber consolident les connaissances sur les structures de la parenté, suivis eux-mêmes par d’autres historiens86.
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A. Esmein, Le Mariage en droit canonique, Paris, 1891 ; A. Rosambert, La Veuve en droit canonique jusqu’au XIVe siècle, Paris, 1923. 82 Hérodote, Enquête, A. Barguet (éd.), l. 1, p. 37-156. 83 A. Burguière, « L’anthropologie historique », dans J. Le Goff (dir.), La Nouvelle Histoire, Paris, 2006 (1re éd. 1978), p. 141. 84 Ph. Ariès, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, 1960 ; Id., Essai sur la mort en Occident : du Moyen Âge à nos jours, Paris, 1975. 85 G. Duby, J. Le Goff (éd.), Famille et parenté dans l’Occident médiéval, Actes du colloque de Paris (6-8 juin 1974), Paris, 1977. 86 Notamment à travers la collection qu’ils ont dirigée : Histoire de la famille, t. II, Les Temps médiévaux, Paris, 1986.
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introduction Afin d’étudier les structures de la parenté, les historiens ont emprunté aux anthropologues leur vocabulaire, quitte parfois à le dénaturer87. La parenté, dans ses diverses modalités, joue un rôle central dans les sociétés médiévales : parce qu’elle y est le support de relations, son étude devait apparaître comme un objet majeur pour les médiévistes. Ainsi, depuis quelques années, la prosopographie renforce les connaissances politiques et familiales des groupes sociaux88 et les généalogies permettent d’appréhender l’anthroponymie, notamment mise à l’honneur par Monique Bourin et son cercle de travail89. L’influence de l’anthropologie est donc au cœur de notre réflexion et ses instruments d’analyse nous sont utiles. Qualifiées par Jacques le Goff de « Nouvelle Histoire », ces différentes orientations permettent de repenser les problématiques et la compréhension de cette période.
3. Vers un nouveau questionnement À partir de sources de natures variées, mentionnées en bibliographie90, notre propos est de renouveler la perception du groupe nobiliaire latin dans cette principauté des Balkans, par le biais d’une étude qui, au-delà de l’approche historique et des liens biologiques, essaie d’envisager la représentation sociale de ce milieu. Le domaine concerné par l’anthropologie historique n’est donc pas déterminé, il s’agit de mettre une distance entre le groupe étudié et l’observation de l’historien afin d’envisager les répercussions sociales engendrées. Pour les anthropologues « un système de parenté ne consiste pas dans les liens objectifs de filiation et de consanguinité […] il n’existe que dans la conscience des hommes, il est un système arbitraire de représentations »91. Cela ouvre les perspectives du sujet car si la parenté est un système partial de représentation, chaque personne développe son propre ressenti. L’histoire de la parenté permet donc d’analyser les comportements biologiques, les formations sociales et les représentations mentales du groupe nobiliaire92. Dans quelle mesure les lignages latins reflètent-ils un mode de fonctionnement venu d’Occident et comment celui-ci évolue-t-il en étant influencé par les conditions politiques et culturelles du lieu dans lequel ils s’implantent ? Les principes importés qui concernent la filiation*, les stratégies matrimoniales ou encore les biens patrimoniaux, peuvent servir de fil directeur tout en tenant compte des nuances chronologiques et géographiques au sein de la principauté. À travers ces groupes sociaux et familiaux nobles qui se reconnaissent un ancêtre commun, nous nous attacherons à étudier les origines et les modali87
La présence du lexique en annexe permet ainsi de lever l’ambiguïté de certains termes (cf. annexes, p. 689). 88 À l’instar des travaux menés dans différentes périodes comme : A. Chastagnol, Le Sénat romain à l’époque impériale : recherches sur la composition de l’assemblée et le statut de ses membres, Paris, 1992 ; Ph. Depreux, Prosopograhie de l’entourage de Louis le Pieux (781-840), Sigmaringen, 1997. 89 Ses multiples publications figurent dans la bibliographie. 90 Cf. annexes, p. 651. 91 M. Nassiet, Parenté, Noblesse et États dynastiques (XVe-XVIe siècles), Paris, 2000, p. 13. 92 A. Burguière, « L’anthropologie historique », op. cit., p. 157.
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introduction tés de renouvellement des lignages latins passant d’une prédominance franque à des influences angevines et ibériques, leur solidarité croissante et leur volonté de conservation du patrimoine. Nous pourrons également évaluer les relations qu’entretiennent ces lignages avec le pouvoir princier, et quelles peuvent être les conséquences des changements de domination sur les lignages nobiliaires. Le tout s’organise autour de quatre parties rendant compte de la fierté des origines, de la volonté de perpétuer le lignage, de maintenir son prestige ou encore de transmettre la patrimoine.
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PREMIÈRE PARTIE ÊTRE FIER DE SES RACINES
CHAPITRE I. DES ORIGINES DIVERSIFIÉES, REFLETS D’UNE PRINCIPAUTÉ COMPOSITE « […] Et par la grâce de Dieu, il advint que Thibaut, comte de Champagne et de Brie, prit la croix, et le comte Louis de Blois et de Chartres aussi […]. Avec ces deux comtes se croisèrent deux très-hauts barons de France […] »1.
Tout au long de la période étudiée, les nobles occidentaux forment l’encadrement de la société moréote, car ils font partie des premiers conquérants et s’installent dans la nouvelle principauté de Morée dès le début du XIIIe siècle. Ils adoptent comme structure de parenté le lignage qu’il convient d’analyser « verticalement », car celui-ci se définit par rapport aux ascendants*. Les aïeux font ainsi partie de la famille, en représentent encore la mémoire vive et veillent sur les descendants*, leur léguant une histoire, une culture, des valeurs et leur présence, ressentie par tous, peut être qualifiée d’« ombre des ancêtres »2. L’importance accordée au lignage durant la période médiévale, en Occident mais également en Morée, invite à réfléchir sur l’impact de l’origine géographique des conquérants dans la transmission des principales caractéristiques de cette structure de parenté. En effet, les provinces de naissance des Latins se modifient sensiblement entre le XIIIe et le XVe siècle. Initialement venus en grand nombre du nord-est du royaume de France, Champagne et Bourgogne en tête, les nobles cèdent progressivement la place à une majorité d’Italiens et à une proportion non négligeable de Catalans, présentant de la sorte une nouvelle diversité. Celle-ci est le reflet de l’évolution politique marquant la principauté de Morée depuis le traité de Viterbe de 1267, qui en fait une dépendance du royaume de Naples, ou lors de la victoire des Catalans au lac de Céphise en 13113 qui, au-delà des conséquences politiques et militaires, a des répercussions démographiques et culturelles. Étant donné que chaque contingent apporte avec lui des éléments de sa culture et de sa mentalité, il convient de les étudier par catégories nationales4 afin d’évaluer, dans la mesure du possible, le renouvellement des effectifs qui sert, par la suite, à mettre en perspective toute une réflexion sur l’évolution des lignages nobiliaires dans la principauté latine de Morée.
1
G. de Villehardouin, La conquête de Constantinople, Paris, 2004, § 3 et 4. C. Klapisch-Zuber, L’Ombre des ancêtres. Essai sur l’imaginaire médiéval de la parenté, Paris, 2000. 3 Cf. supra, p. 17. 4 La nation étant entendue dans son acception latine de naissance, d’origine définie par Isidore de Séville au VIIe siècle (B. Merdrignac, « Nation », dans F. Menant (éd.), Les Capétiens. Histoire et dictionnaire (987-1328), Paris, 1999, p. 995). 2
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première partie. être fier de ses racines
A. LES SEIGNEURS ORIGINAIRES DU ROYAUME DE FRANCE 1. Les premiers conquérants5 Concernant les protagonistes de la conquête de 1204, une aire géographique se démarque : le bassin parisien. La croisade décidée par Innocent III en 1198 trouve un relais essentiel en la personne du prédicateur Foulques de Neuilly, chargé d’inciter les fidèles à se croiser6. Bien que les conditions de la prise de croix collective de nombreux seigneurs champenois, bourguignons, flamands et autres restent obscures, il convient de noter qu’une partie de ces effectifs se retrouve sur le sol moréote, amenée à former, par la suite, les cadres de la société naissante7. Leurs noms apparaissent à travers la Chronique de Morée, ou dans les actes de cette période à l’image des initiateurs de la conquête. À leur tête, Guillaume de Champlitte est qualifié par les chroniqueurs de frère du comte de Champagne, Thibaud III8. Son ascendance* a été étudiée par Jean Longnon qui a pu rectifier les grossières erreurs de cette source : Guillaume, appelé à tort « de Saluces »9, n’est pas directement lié à la maison ducale de Champagne ; s’il lui est apparenté ce n’est qu’à un degré éloigné10. La même confusion se retrouve plus loin dans la Chronique de Morée, à propos de la succession ouverte dans le fief de la famille des Champlitte. La mort du comte de Champagne est évoquée, alors qu’il s’agit de celle de Louis de Champlitte, frère de Guillaume11. Celui-ci ne tarde pas à partir de Morée et regagne sa terre natale, comme nombre d’autres nobles qui ne désirent pas s’installer en Grèce12. La même source éclaire l’origine d’un autre croisé, premier membre de la dynastie 5 Il y a plusieurs décennies, des recherches sur les chevaliers de la Quatrième croisade ont été menées par Jean Longnon. Ses travaux restent une référence mais ils ne couvrent pas la totalité de notre champ d’investigation car cet historien n’évoque que la première moitié du XIIIe siècle, lacune qu’il convient de combler (J. Longnon, Les Français d’outre-mer au Moyen Âge, Paris, 1929 ; Id., Les Compagnons de Villehardouin. Recherches sur les croisés de la Quatrième Croisade, Genève, 1978). 6 Cf. supra, p. 12-13. 7 Les seigneurs ne sont pas les seuls à prendre la croix, ils sont accompagnés d’hommes d’armes de moindre statut : cavaliers non nobles ou sergents (J. Longnon, Les Français…, op. cit., p. 20 ; A. Carile, « Movimenti di popolazione e colonizzazione occidentale in Romania nel XIII secolo alla luce della composizione dell’esercito crociato nel 1204. Note per una demografia dell’impero latino di Constantinopoli », dans Id., Per una Storia dell’ Impero latino di Constantinopoli (1204-1261), Bologne, 1978 (2e éd.), p. 367). 8 Dans la version française de la Chronique de Morée, Guillaume de Champlitte apparaît comme le troisième frère du comte de Champagne : « Monseignor de Saluce, le tiers frere dou devant dit conte de Champaigne », § 90. La version grecque fait de lui le deuxième frère du même comte (Chr. gr., v. 1377-1380) ; Crusaders, p. 107 ; Chr. gr. (2005), p. 87. 9 Chr. fr., § 88 ; Chr. gr., v. 1380 : « ντὲ Σαλοῦθε » ou « τὲ Σάλω », selon le manuscrit retenu. Selon John Schmitt, il n’est pas question de la cité piémontaise de Saluces : ce surnom serait une déformation de « Champlitte » (Chr. gr., p. 627) ; cf. annexes, p. 546. 10 Eudes de Champlitte, père de Guillaume, était petit-fils d’Hugues Ier de Champagne et d’Élisabeth de Bourgogne (J. Longnon, Les Compagnons…, op. cit., p. 209 ; D. Quéruel, « Quand les princes de Morée étaient Champenois », dans Y. Bellenger (dir.), Les Champenois et la croisade, Actes des Quatrièmes journées rémoises (27-28 novembre 1987), Paris, 1989, p. 74). 11 Chr. fr., § 117 : « […] ançois que li Champenois s’en partist, si li vindrent noveles de France comment si ami le mandoient que son frere, le conte de Champaigne, estoit venus a fin […] ». 12 Cf. annexes, p. 568-569.
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chapitre i. des origines diversifiées, reflets d’une principauté composite régnante des Villehardouin : Geoffroy. Les différentes versions de la chronique confondent Geoffroy de Villehardouin, maréchal de Champagne dès 1185, avec son neveu homonyme. C’est ce dernier qui est décrit dans cette source, dépeint en héros et auréolé de succès lors de la conquête13 : il s’agit du fils de Jean, frère aîné du maréchal, seigneur de Villehardouin et de Brandovillers14. Cette seigneurie se trouve au nord-est de Troyes, à la limite de la Champagne crayeuse et de la Champagne humide15. Il y a donc des nobles issus des plus grandes familles de Champagne, apparentées à la dynastie ducale ou occupant des offices importants, qui prennent part à la Quatrième croisade. Leur prééminence au sein de la société champenoise se retrouve dans la principauté de Morée où ils vont diriger la conquête16 et ainsi en recueillir les bénéfices en figurant parmi les premiers princes. Ils ne se croisent pas seuls et sont suivis par certains de leurs vassaux. Ainsi, au fil de la chronique sont évoqués des seigneurs latins qui constituent les racines des lignages à venir. Leurs mentions permettent de revenir sur leurs origines, bien que parfois leur présence dès 1204 soit discutable. Ils sont donc nommés par ordre d’apparition dans la chronique. Un passage, en particulier, permet de connaître de nombreux barons : il s’agit de la description du parlement réuni pour partager les terres au lendemain de la conquête17. Le premier à être cité est Gautier de Rosières qui devient baron de Mathegriphon. L’origine de ce nom Rosières peut prêter à confusion, car il y a de nombreux lieux appelés ainsi. Jean Longnon développe l’hypothèse selon laquelle Gautier serait originaire de Bourgogne, et plus précisément d’une localité de ce nom, sise dans la forêt de Choiseul, au nord-ouest d’Arbois dans l’actuelle Franche-Comté18. Le second à être évoqué est le baron qui obtient sa seigneurie dans le massif de la Skorta : « Goffroy de Bruieres ». Cette mention constitue un anachronisme car cet épique chevalier de la principauté19, contemporain de Guillaume II de Villehardouin, ne peut en aucun cas faire partie des premiers conquérants. Le traité de Sapientsa de 1209, passé entre Geoffroy de Villehardouin et Venise pour déterminer les possessions de cette dernière, garde le témoignage d’un certain Renaud de Briel20. Il est probable, comme à de nom13 Geoffroy de Villehardouin est qualifié à tort de maréchal de Champagne (Chr. fr., § 120). Il apparaît dès le paragraphe 99 où il arrive aux côtés de Boniface de Montferrat, roi de Salonique. Lorsque ce dernier rentre dans ses terres, Geoffroy reste avec Guillaume de Champlitte et il participe efficacement à la conquête de la Morée (Argos, Corinthe, Coron…). Son oncle laisse un témoignage capital sur la Quatrième croisade, affichant même sa fierté devant l’œuvre accomplie par son neveu (J. Dufournet, « Villehardouin et les Champenois dans la Quatrième croisade », dans Y. Bellenger (dir.), op. cit., p. 55-70). 14 D. Quéruel, « Quand les princes de Morée …», op. cit., p. 76. 15 J. Longnon, Les Compagnons…, op. cit., p. 26 ; A. Longnon, Les Noms de lieu en France, Paris, 1999 (rééd.), p. 262 ; cf. annexes, p. 531. 16 Cf. supra, p. 12-13. 17 Chr. fr., § 128. 18 J. Longnon, « Problèmes de l’histoire de la principauté de Morée », dans Journal des Savants, 1946, p. 87 ; A. Longnon, Les Noms de lieu…, op. cit., p. 631-632 ; Atlas routier et touristique de la France, Clermont-Ferrand, 2004, p. 159 ; cf. annexes, p. 531. 19 I. Ortega, « Geoffroy de Briel, un chevalier au grand cœur », Bizantinistica. Rivista di Studi Bizantini e Slavi , III, 2001, p. 329-341. 20 G. L. F. Tafel, G. M. Thomas, Urkunden zur ältesten Handels-und Staatsgeschichte der Republik Venedig, Vienne, 1856, t. II, p. 98.
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première partie. être fier de ses racines breuses autres reprises, que le chroniqueur ait confondu les membres d’un même lignage. De plus, il est désormais indiscutable que la liste des fiefs énoncée dans la Chronique de Morée soit postérieure à la période de conquête : elle daterait des années 1220-123021. En ce qui concerne le nom de famille : Brieres22 ou encore Bruieres sont des formes anciennes de Briel, qui est l’orthographe retenue tout au long de cette étude. Cette famille est compatriote de celle des Villehardouin, car la localité de Briel est identifiable à celle de Briel-sur-Barse dans l’Aube23. Guillaume l’Aleman, quant à lui, obtient la baronnie de Patras. Il semble appartenir à une famille du sud-est du royaume de France, investie dans l’élan des croisades car plusieurs de ses membres se retrouvent en Terre sainte et en Chypre24, cependant son prénom n’est pas confirmé par le traité de Sapientsa : dans sa liste de témoins, c’est un certain Arnoul Aleman qui est cité25. Non seulement la filiation* entre ces deux hommes ne peut pas être établie, mais elle est rendue plus opaque par des passages du Libro de los fechos qui évoquent d’autres prénoms pour cette famille des Aleman26. Mathieu de Mons, qui entre en possession de Véligosti, présente un cas similaire : ce prénom n’est pas celui qui apparaît dans le traité où figure celui de Hugues27. Il semble s’agir d’une famille originaire du comté de Hainaut, du nom de la localité principale de la seigneurie28. Antoine Bon étudie une hypothèse avancée par Carl Hopf selon laquelle ce lignage serait originaire de Walincourt29, mais cet argument n’est pas déterminant en analysant les données disponibles30.
21 J. Longnon, « Problèmes… », op. cit., p. 86. L’auteur fait la démonstration de sa maîtrise du sujet en reprenant tous les barons présents et en argumentant à leur sujet. 22 L. fechos, § 446. 23 Atlas…, op. cit., p. 90 ; Jean Longnon revient sur des membres de cette famille identifiables à travers les cartulaires de l’abbaye voisine (J. Longnon, Compagnons…, op. cit., p. 69-71) ; Id., « Les seigneurs de Karytaina et leur origine champenoise », dans Mélanges Antoine Bon, Lyon, 1975, p. 33-35 ; cf. annexes, p. 531. 24 L’origine de ce lignage soulève quelques interrogations, car si certains historiens ont défendu la thèse des origines provençales (J. Longnon, « Problèmes… », op. cit., p. 87 ; C. Du Cange, Les Familles d’outre-mer, Paris, 1869, p. 503, 508), une lignée* homonyne se retrouve dans le Dauphinois, où elle dispose d’une puissante assise foncière (A. Lemonde, « Les Allemand et le dauphin (XIIIe-XVe siècle). Du lignage médiéval au lignage moderne, réflexions sur les recompositions de la noblesse à la fin du Moyen Âge », dans J. Favier (éd.), Archives familiales et noblesse provinciale, Hommage à Yves Souligeas, Grenoble, 2006, p. 129-130) . 25 G. L. F. Tafel , G. M. Thomas, op. cit., t. II, p. 98 : « Arnulfus Alemanus ». 26 Ni Guillaume, ni Arnoul ne sont évoqués dans cette source, en revanche sont mentionnés un Gautier, un Conrad et un autre Guillaume, descendants peut-être des premiers (L. fechos, § 191). 27 G. L. F. Tafel , G. M. Thomas, op. cit., t. II, p. 98 : « Vgo de Montibus ». 28 Un certain Renier de Mons était échanson du comte de Flandre (J. Longnon, Compagnons…, op. cit., p. 162 ; A. Longnon, Les Noms de lieu…, op. cit., p. 595 ; Atlas…., op. cit., p. 10). 29 Walincourt est un village situé dans le département du Nord, au sud-ouest de Cateau-Cambrésis (Atlas…, op. cit., p. 20). 30 A. Bon, La Morée franque. Recherches historiques, topographiques et archéologiques sur la principauté d’Achaïe (1205-1430), t. I, Paris, 1969, p. 110-111. Carl Hopf développe cet argument grâce à la ressemblance de deux termes en grec et français : Walincourt/Véligosti (C. Hopf, Geschichte Griechenlands vom Beginn des Mittelalters bis auf unsere Zeit, Leipzig, 1867-1868, p. 237, 277). En se fiant aux témoignages de Nicéphore Grégoras et de Georges Pachymère, il pense en avoir confirmation, or Antoine Bon nuance ses propos.
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chapitre i. des origines diversifiées, reflets d’une principauté composite Toujours dans le passage du parlement réuni pour partager les terres, la chronique française omet de mentionner le seigneur de Nikli, mais il apparaît dans les versions grecque et italienne sous le nom de Guillaume31. Quant au nom de famille, il est révélé dans les documents angevins : Morlay. On peut raisonnablement penser qu’il s’agisse de Morley, localité située au nord de Joinville, dans le département de la Meuse32. Peu de renseignements évoquent cette baronnie, et les données diplomatiques côtoient une bonne part d’hypothèses. Cependant, l’héritage semble tomber entre des mains féminines dans les années 1280 : Sachette, probablement fille de Guillaume, obtient la succession paternelle à la mort de son frère, Hugues, et son époux, Androuin de Villa33, récupère les terres mais pour un temps limité semble-t-il, car la baronnie est perdue peu après34. La même source précise que Guy de Nivelet reçoit la baronnie de Géraki. Une localité du Jura, proche de celle de Rosières, porte le nom de Nivelet, similitude qui invite au rapprochement35. Quant à Othon de Tournay, dont le nom apparaît sous diverses formes dans les chroniques, il obtient Kalavryta36. Le plus surprenant est de voir transcrit « Dornay » dans les Assises de Romanie37, mais c’est cette dernière orthographe qui semble la plus vraisemblable car c’est une localité de l’Aube voisine de celle des Villehardouin38. Le baron suivant permet de mesurer les carences des sources narratives, entre autres. Il est nommé Hugues, et la mention « de Lille » a été ajoutée a posteriori dans la version grecque traduite par René Bouchet en 200539. Les origines géographiques de ce seigneur latin ne sont guère plus explicites dans les autres versions de la chronique : l’italienne l’appelle « Ugon de Lels », quant à l’aragonaise, elle envisage l’étymologie « Lello », puis celle de Charpigny qui est retenue par la suite : « Et à messire Gui furent données, en baronnie, dans les parties maritimes de Lacédémone et dans les parties maritimes du golfe de Corinthe, douze chevaleries de terre et de serfs, et sur les côtes de Lacédémone il fit un château qui fut nommé Lello. Et peu de temps après ledit messire Gui mourut et laissa un fils, qui avait nom messire Hugues, et parce que ledit messire Hugues était né dans un village qui se nomme Charpigny, on le nomma Hugues de Charpigny. Et cedit messire Hugues de Charpigny fit le château de Vostitza »40. 31
Chr. gr., v. 1933 : « μισὲρ Γουλιάμος » ; Cron. di Morea, p. 428 : « Guglielmo ». Atlas…, op. cit., p. 92 ; cf. annexes, p. 531. 33 Son nom apparaît déformé dans les actes reproduits dans J.-A. C. Buchon, Nouvelles recherches historiques sur la principauté de Morée et ses hautes baronnies fondées à la suite de la quatrième croisade, II, Paris, 1845, p. 343-344 ; ou dans P. Durrieu, Les Archives angevines de Naples, étude sur les registres du roi Charles Ier (1265-1285), Paris, 1886, p. 295. Peut-être est-il originaire du château de La Villa, en Haute-Marne (cf. annexes, p. 531). 34 A. Bon, La Morée…, op. cit., p. 112. 35 Ibid., p. 112 ; cf. annexes, p. 531. 36 Antoine Bon recense les occurrences des noms de familles (Ibid., p. 108-109). 37 Assises, art. 43. 38 J. Longnon, « Problèmes… », op. cit., p. 87 ; A. Bon, La Morée…, op. cit., p. 108 ; cf. annexes, p. 531. 39 Chr. gr., v. 1941 : « Οὗγγος ντὲ Λέλε » traduit par René Bouchet « Hugues de Lille » (Chr. gr. (2005), p. 102). 40 L. fechos, § 119-120 : « […] et à micer Gui le fue dado, en baronia, en las partidas de la marina de Lacedemonia et en las partidas de la marina del golfo de Corento, .xij. cauallerias de tierra et de 32
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première partie. être fier de ses racines L’hypothèse du Libro de los fechos selon laquelle le lignage des Charpigny proviendrait d’un village homonyme, ne satisfait pas Antoine Bon car il ne parvient pas à expliquer le silence des chroniqueurs sur son origine occidentale, alors que tous les autres barons ont leurs racines géographiques mentionnées. De même, la consonance française de « Charpigny » ou toute autre forme dérivée ne se retrouve pas dans le royaume de France41. Parmi les barons conquérants mentionnés, le dernier seigneur laïque est Jean de Nully, maréchal de Morée. Ce serait le fils de Vilain de Nully, originaire de Champagne et apparenté aux Villehardouin42. La liste des barons s’achève enfin avec les seigneurs ecclésiastiques : archevêques, évêques et ordres militaires. La Chronique de Morée livre ainsi de nombreux noms de conquérants latins, dont une grande partie vient des provinces de Champagne et de Bourgogne. Six proviennent de Champagne43 et deux de Bourgogne44, tandis qu’il y en auraient deux autres de France du Nord45 et un du sud-est46. La prédominance champenoise s’explique par les relations féodo-vassaliques qui incitent les vassaux à se croiser aux côtés de leurs seigneurs, sous le commandement desquels ils se placent. La pyramide féodo-vassalique ainsi formée se retrouve dans la principauté en gestation, assurant par là-même une permanence avec leurs régions d’origine. Or, le paragraphe de la chronique ne reflète pas dans son intégralité les effectifs des barons latins moréotes au début du XIIIe siècle, et pour avoir un aperçu plus complet de cette présence il faut poursuivre cette lecture en évoquant les autres sources. Thomas d’Autremencourt fait partie des premiers feudataires latins de Morée. Originaire du Laonnois47, il apparaît dès 1209 dans une lettre d’Innocent III comme un seigneur continental, fieffé dans la région de Delphes48. Ce croisé du domaine royal a reçu sa terre de Boniface de Montferrat et devient l’un des principaux seigneurs du royaume de Salonique49. La correspondance pon-
villanos, et en las partidas de la marina de Lacedemonia fizo un castiello et clamose Lello. Et apres poco tempo el dicho micer Gui murio et dexo un fiio, el qual auia nombre micer Hugo, et por aquesto qu’el dicho micer Hugo era nascido en un casal que se clama Cherpini, lo nombraron micer Hugo Cherpini. Et aquesti micer Hugo Cherpini fizo el castiello de la Bostiça ». 41 A. Bon, La Morée…, op. cit., p. 108-110 ; à notre connaissance, aucun lieu ne porte ce nom en France. 42 Une localité de ce nom se trouve à l’est de Troyes (Atlas…, op. cit., p. 91) ; J. Longnon, « Problèmes…. », op. cit., p. 86. La parenté entre les Villehardouin et les Nully est notée par Jean Longnon qui remarque une similitude des armoiries. La seigneurie se trouverait en Haute-Marne ; cf. annexes, p. 531. 43 Les Briel, Champlitte, Durnay, Morley, Nully, Villehardouin. 44 Les Nivelet et les Rosières. 45 Les Charpigny/Lille, et les Mons. 46 Les Aleman. 47 Atlas…, op. cit., p. 21 ; Les Autremencourt relèvent du duché de Laon (M. de Sars, Le Laonnois féodal, t. III, Paris, 1929, p. 488-501) ; J. Longnon, « Les Autremencourt, seigneurs de Salona en Grèce (1204-1311) », dans Bulletin de la Société Historique de Haute-Picardie, t. 15, 1937, p. 15-17 ; A. Longnon, Les Noms de lieu…, op. cit., p. 262. 48 Il est fieffé à Salona (Innocent III, PL, XI, 245, t. II, col. 1551) ; cf. annexes, p. 533. 49 Les relations vassaliques qui lient les seigneuries de Salona, Négrepont et Athènes à la principauté de Morée restent pour le moins floues dans les premières années du XIIIe siècle (J. Longnon, « Problèmes… », op. cit., p. 91-92).
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chapitre i. des origines diversifiées, reflets d’une principauté composite tificale met en avant un autre chevalier présent au début du XIIIe siècle, natif de Bourgogne, et pour lequel il n’y a pas d’autres mentions : il s’agit de Guillaume de Résie, mentionné en 1210 comme le donateur de terres pour l’ordre du Temple50. Le parlement de Ravenique, convoqué par l’empereur Henri de Hainaut en mai 1209, est un événement politique de première importance permettant d’appréhender quelques lignages supplémentaires de la principauté. Se présentent devant l’empereur Geoffroy de Villehardouin et Othon de La Roche51, dont la famille comtoise réside dans le château homonyme surplombant l’Ognon52. Il participe à la Quatrième croisade et se range aux côtés de Boniface de Montferrat dans son opposition à l’empereur Baudouin ; il le suit également dans sa conquête de la Grèce et participe au siège de l’Acrocorinthe en 1209-121053. Quant à Henri de Valenciennes, il évoque un autre chevalier latin présent à Ravenique : « Le lendemain vint Geoffroi de Ville-Hardouin, et Othon de La Roche et Gautier des Tombes, bien avec soixante chevaliers très-bien armés et très-bien montés, en gens qui avaient longtemps assiégé Corinthe. Et c’était pour ouïr la paix, et en quelle forme et en quelle manière elle serait ordonnée, qu’ils y étaient venus »54.
Le chroniqueur mentionne un troisième personnage aux côtés du Champenois et du Bourguignon : Gautier de Stombe, apparaissant dans d’autres actes contemporains. Vassal de Baudouin, il a suivi Boniface de Montferrat dans sa conquête méridionale puisqu’il se trouve aux côtés de Geoffroy de Villehardouin. Il s’agit d’un chevalier d’origine flamande, mais il ne subsiste aucune preuve de son installation durable en Morée55. Ce n’est pas le cas d’un lignage originaire de Flandre qui va connaître une ascension remarquable durant la période d’étude, les Saint-Omer56. Nicolas de Saint-Omer est cité dans l’acte de Ravenique57, il possède alors des terres en Béotie. Quant à ses descendants, ils
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Cf. infra, p. 390-391. Chr. fr., § 184. Toutes les versions de la chronique font une confusion en nommant le seigneur d’Athènes : « Guillaume », alors qu’il se nomme Othon. C’est le prénom de l’un de ses descendants, comme l’atteste l’autre source narrative traitant cet évènement (H. de Valenciennes, Histoire de l’empereur Henri, J. Longnon (éd.), Paris, 1948, § 668). 52 Atlas…, op. cit., p. 141 ; J. Longnon, Compagnons…, op. cit., p. 215-216 ; A. Longnon, Les Noms de lieu…, op. cit., p. 463. 53 J. Longnon, Compagnons…, op. cit., p. 215-216 ; A. Longnon, Les Noms de lieu…, op. cit., p. 635-636. 54 H. de Valenciennes, op. cit., § 668. 55 A. Bon, La Morée…, op. cit., p. 114. 56 Ce sont les châtelains de Saint-Omer, lignée provenant de la famille de Falkenberg (Atlas…, op. cit., p. 3 ; P. Feuchère, « Une lignée coloniale au XIIIe siècle. Les Saint-Omer de Grèce », dans Bulletin de la Société des Antiquaires de la Morinie, fasc. 313, t. XVII, 1950, p. 354 ; M. D. Sturdza, Dictionnaire historique et généalogique des grands familles de Grèce, d’Albanie et de Constantinople, Paris, rééd. 1999 (1re éd. 1983), p. 549). 57 J.-A. C. Buchon, Histoire des conquêtes et de l’établissement des Français dans les États de l’ancienne Grèce sous les Ville-Hardouin, t. I, Paris, 1846, p. 151. 51
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première partie. être fier de ses racines entrent en possession de la seigneurie de Thèbes et, par mariage, ils obtiennent également le maréchalat de Morée58. Le traité de Sapientsa, de 1209, permet également de connaître un autre chevalier latin : Gérard de Germinon59. D’origine champenoise, il recueille à la même époque les biens de Simon de Lagny, son compatriote60, dont la donation a été étudiée61. Cependant, si Gérard de Germinon récupère un fief de Messénie septentrionale en 1209, il n’en est déjà plus le détenteur en 1216 : à cette date, c’est Roes de Lagny qui en est le seigneur. Cette transmission d’héritage laisse supposer une parenté entre les trois hommes mais il difficile d’en déduire davantage en l’état actuel de la documentation62, d’ailleurs la famille des Germinon n’est plus citée en Morée, alors même que les Lagny sont attestés jusqu’au XIVe siècle63. Ainsi, les sources diplomatiques permettent de mieux cerner l’origine géographique de certains conquérants de la principauté. Leurs mentions complètent les assertions de la Chronique de Morée qui ne les évoque pas, et confirment une prédominance des seigneurs originaires pour la plupart du nord et du nordest du royaume de France. Afin de poursuivre le tableau des premiers conquérants de Morée, il faut consulter les sources narratives contemporaines où des mentions de certains chevaliers apparaissent. C’est le cas de Jacques d’Avesnes, issu d’un lignage flamand qui s’est illustré lors de la Troisième croisade64. Peut-être est-il originaire de l’actuelle localité d’Avesnes-sur-Helpe dans le département du Nord65, dans tous les cas, lors de la brouille entre Baudouin et Boniface de Montferrat, ce chevalier prend le parti du marquis italien et le suit à Andrinople66 : il obtient de la sorte un fief en Eubée et seconde son suzerain au moment de la prise de Salonique et du siège de l’Acrocorinthe. Geoffroi de Villehardouin dans son Histoire de la conquête de Constantinople décrit brièvement cet épisode et précise que, lors de cette épreuve de force avec le Grec Léon Sgouros67, Jacques d’Avesnes est blessé mais parvient toutefois à préserver son ascendant sur les assiégés68. Il
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Cf. annexes, p. 608. G. L. F. Tafel, G. M. Thomas, op. cit., t. II, p. 98 : « Gerardus de Germin ». Une localité homonyme se trouve au sud-ouest de Châlons-en-Champagne (Atlas ..., op. cit., p. 64). 60 Le village de Germinon se trouve à une vingtaine de kilomètres au sud-ouest de Châlons en Champagne. Quant aux terres des Lagny, elles sont dans la commune actuelle de Lagny-sur-Marne, à l’est de Paris ; cf. annexes, p. 531. 61 J. Longnon, « Le patriarcat latin de Constantinople », dans Journal des Savants, 1941, p. 179-182. 62 J. Longnon, Compagnons…, op. cit., p. 68-69, 71-72. 63 Un certain Aegidius de Lagny apparaît comme témoin dans un acte de Jean Orsini au début du XIVe siècle (A. Bon, La Morée…, op. cit., p. 177, n. 6) ; cf. infra, p. 434. 64 J. Longnon, Compagnons…, op. cit., p. 153. 65 Atlas…, op. cit., p. 10. 66 Cf. supra, p. 14 -15. 67 J.-C. Cheynet, Pouvoir et contestations à Byzance (963-1210), Paris, 1990, p. 138-139 ; A. Savvides, « A short note of the death of Leo Sgurus on A.D. 1208 », Byzantine and modern Greek Studies, 12, 1988, p. 289-291. 68 G. de Villehardouin, op. cit., § 332 : « […] Et Jacques d’Avesnes, qui était chef, fut blessé à la jambe bien fortement ; et ils lui rendirent bien témoignage ceux qui étaient là, que par sa belle conduite ils furent sauvés. Et sachez qu’ils furent bien près d’être tous perdus, et que par l’aide de Dieu ils repoussèrent les autres de force dans le château. Mais les Grecs qui étaient bien déloyaux, n’avaient pas rejeté la félonie hors de leurs cœurs ». 59
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chapitre i. des origines diversifiées, reflets d’une principauté composite dut mourir rapidement, des suites de ses blessures, car c’est la dernière mention de lui vivant. Il est difficile de connaître d’autres noms de chevaliers présents sur le sol moréote au début du XIIIe siècle, ou du moins de les identifier. En effet, leurs mentions sont rares et dispersées ; de plus, l’usage du latin ou du vieux français laisse place à des hypothèses qui ne permettent pas de cerner ce sujet entièrement. De nombreux personnages resteront par conséquent inconnus tant que de nouvelles découvertes archivistiques n’auront pas lieu. Néanmoins, une tendance se dégage démontrant qu’une majorité de seigneurs participant à la conquête proviennent du nord69 et du nord-est du royaume de France70. Leurs effectifs sont complétés progressivement par de nouveaux arrivants qui viennent grossir les rangs de la noblesse latine de la principauté de Morée, mais dont les origines géographiques se modifient sensiblement, assurant de la sorte une évolution dans la composition des lignages moréotes. 2. Les nobles arrivés au cours du XIIIe siècle Après la phase de conquête, les sources évoquent certains Latins, venus renforcer les cadres de la principauté, dont la présence lors de la première décennie ne peut être prouvée. C’est le cas du chevalier Jean de Catavas, pour lequel l’origine géographique est difficile à déterminer. Ce Latin fut l’un des défenseurs les plus acharnés de la Morée sous le règne de Guillaume II, et malgré son âge avancé, il est désigné par le prince comme baile* durant l’attaque des Grecs et des Turcs au milieu du XIIIe siècle71 : il est certainement présent sur le sol moréote depuis plusieurs décennies. Pierre de Vaux, en raison de son âge, apparaît également comme l’un des sages hommes de la principauté dans la seconde moitié du XIIIe siècle72. Il est probablement natif d’une localité de la banlieue d’Auxerre73 : un Bourguignon donc, comme beaucoup d’autres chevaliers latins de Morée. Il en est de même pour Guy de Tremolay ou Dramelay, pour lequel le Libro de los fechos spécifie qu’il n’est arrivé qu’après la conquête : « Et en ce temps vint un chevalier de Bourgogne en Morée, qui avait nom Gui de la Trémouille et était sage et vaillant, et le prince le reçut et lui fit grand honneur ; et parce qu’il n’avait pas pris part à la conquête, le prince s’arrangea avec le seigneur de Patras et lui acheta de sa terre la Chalandritza et la Arrula et beaucoup d’autres casaux, qui faisaient huit chevaleries de terre et de vilains avec le titre de baronnie, et avec l’honneur et la juridiction qu’avait le seigneur de Patras »74. 69
Les Autremencourt, Avesnes, Saint-Omer et Tombes. Les La Roche et Résie sont bourguignons ; quant aux Germinon et Lagny, ils sont champenois. 71 Chr. fr., § 338. 72 Ibid., § 445, p. 173. 73 Atlas…, op. cit., p. 113 ; cf. annexes, p. 531. 74 L. fechos, § 254 : « Et en aquel tiempo vino un cauallero de Burgunya à la Morea, el qual auia nombre micer Gui de Tremolay ; el qual cauallero era fauio et valient, et el princep lo recebio et le fizo grant honor. Et porque el no auia tierra en la Morea, por aquesto que no auia estado à la conquista, el princep ordeno con el senyor de Patras et compro de su tierra la Calandriça et la Arrula 70
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première partie. être fier de ses racines Bien qu’il se soit installé tardivement, le prince le dote de terres, éparses certes mais de qualité. Jean Longnon a analysé les déformations du toponyme dans les sources et les études ultérieures (Trémouille, Tremola, Tramelay, Trimolay….) et y a reconnu la localité de Dramelay dans le Jura75. Guibert de Cors, qui détient un fief composé de terres dispersées dans l’Escorta, présente un cas similaire ; cette dissémination invite à penser qu’il ne fait pas partie des barons de la conquête. Quant à son origine, elle reste tout aussi obscure car il n’y a pas de trace de localité de ce nom. Il en est de même d’un Champenois, dont la date d’arrivée sur le territoire n’est pas certaine : Geoffroy Chauderon76. Ce seigneur, très bien fieffé en Élide, ne semble pas faire partie de la liste des barons initiaux, car cette région appartient au domaine princier. Seule la chronique aragonaise le mentionne au même titre que les conquérants et il semblerait plus probable qu’il ait constitué sa baronnie sous le règne de Geoffroy II, dans les années 123077 : « Et messire Geoffroi Chauderon fut fait grand connétable et on lui donna, en baronnie, dans la plaine de Morée, douze chevaleries de terre et de serfs, et ledit messire Geoffroi y fit un château qu’on nomme la Estamirra ».78
Quelle que soit sa période d’arrivée, Geoffroi Chauderon fait partie de la noblesse moréote dès la première moitié du XIIIe siècle, figurant ainsi parmi les grands officiers et les barons bâtisseurs de châteaux. Lorsque les lacunes des sources sont trop importantes, les documents postérieurs peuvent permettre de reconstituer des réseaux familiaux. Il en est ainsi de Périne et de Nicolas Courcelles dont les terres sont reprises par Nicolò Acciaiuoli en 1336. Leur origine, française à n’en pas douter, est difficile à préciser car de nombreux lieux-dits homonymes apparaissent en Champagne comme en Bourgogne. Le cas de Lise du Quartier est semblable car cette dame, morte sans héritier, est citée dans une donation de 133779, dans laquelle ses biens reviennent à Nicolò Acciaiuoli. Son patronyme étant peu répandu, il est assez facile de rechercher son origine : Jean Longnon avance l’hypothèse d’une localisation homonyme près de Blois, mais il est également envisageable de faire un rapprochement avec un village situé à la limite du Puy-de-Dôme et de l’Allier80.
et muchos otros casales, tanto que eran .viij. cauallerias de tierra et de villanos en honor de varonia, con aquella honor et jurediccion que auia el senyor de Patras ». 75 J. Longnon, « Problèmes… », op. cit., p. 86 ; Atlas…, op. cit., p. 176 ; cf. annexes, p. 531. 76 Le lignage des Chauderon est attesté dans les environs de Troyes, à proximité des possessions des Villehardouin (A. Longnon, Documents relatifs au comté de Champagne et de Brie, 1172-1361, t. I, Les Fiefs, p. 411 B, n° 7257). 77 A. Bon, La Morée…, op. cit., p. 127. 78 L. fechos, § 119 : « A micer Jufre d’Escaldron fizieron grant conestable et le dieron, en baronia, en el plano de la Morea, .xxij. cauallerias de terra et de villanos, et el dicho micer Jufre fizo aqui un castiello, el qual se clama la Estamirra ; et à micer Gui le fue dado, en baronia, en las partidas de la marina de Lacedemonia et en las partidas de la marina del golfo de Corento, .xij. cauallerias de tierra et de villanos, et en las partidas de la marina de Lacedemonia fizo un castiello et clamose Lello ». 79 J. Longnon, P. Topping, Documents sur le régime des terres dans la principauté de Morée au XIVe siècle, Paris-La Haye, 1969, p. 33-34. 80 Atlas…, op. cit., p. 188.
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chapitre i. des origines diversifiées, reflets d’une principauté composite D’après Geoffroy de Villehardouin81, un certain Robert du Quartier a participé à la Quatrième croisade et sans pouvoir énoncer avec certitude une filiation* entre Lise et Robert, une parenté est probable entre les deux personnages. La dame, morte sans descendance dans la première moitié du XIVe siècle, doit être l’héritière du lignage installé au siècle précédent en Morée. Enfin, la donation faite par l’impératrice Catherine à Nicolò Acciaiuoli en 1338 est comparable car le seigneur italien obtient cette fois le village de Petoni, en Messénie, qui appartenait à Antoinette de Sailly, fille de Guillaume de Sailly, morte sans héritiers82. Les deux générations mentionnées, du père et de la fille, invitent à penser que ce lignage s’est implanté en Morée dès le XIIIe siècle mais il est difficile de le certifier. La famille Foucherolles, quant à elle, semble être arrivée à une période postérieure à la conquête, mais ses possessions en Argolide sont déjà solidement établies au début du XIVe siècle, depuis que Jean de Foucherolles a épousé une fille de Renaud de La Roche, baron de Véligosti83. Cette famille provient peutêtre d’une localité portant le même nom à une dizaine de kilomètres au nord de Courtenay, à la frontière avec la Bourgogne84. C’est l’une des régions de prédilection pour les prises de croix de la Quatrième croisade et de nombreux nobles latins, installés en Morée, proviennent de seigneuries environnantes en Bourgogne et Champagne. À ces arrivées éparses qui s’égrainent tout au long du XIIIe siècle, il faut ajouter un phénomène de rapprochement familial. En effet, la parenté proche de certains croisés est attirée par l’outre-mer, à l’image de Geoffroy de Villehardouin qui accompagne son oncle le maréchal de Champagne, Othon de Cicon, fils de Sibylle de La Roche et de Jacques de Cicon85, suit son oncle Othon de La Roche en Morée et il devient seigneur de Karystos, en Eubée86. C’est ainsi toute une parenté bourguignonne qui va se constituer, ou se reconstituer, dans la principauté. Ces exemples ne sont pas isolés et nombreux sont les frères, les cousins, les binômes pères/fils ou oncles/neveux à se croiser ensemble ou à se rejoindre à quelques mois ou quelques années d’intervalle. Cette démarche se retrouve en Terre sainte aussi bien qu’en Morée, cependant il n’est pas toujours aisé
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Robert du Quartier s’est croisé avec « maints autres » aux côtés du comte Louis de Blois et de Chartres (G. de Villehardouin, op. cit., § 6 ). 82 J.-A. C. Buchon, Nouvelles recherches historiques…, op. cit., t. II, p. 106 ; J. Longnon, P. Topping, Documents sur le régime des terres…, op. cit., p. 57. 83 A. Luttrell, « The Latins of Argos and Nauplia : 1311-1394 », dans Papers of the British School at Rome, XXXIV, Londres, 1966 ; repris dans Id., Latin Greece, the Hospitallers and the Crusades 1291-1440 (VR), Londres, 1982, p. 53-55. Dans les appendices de cet article, l’auteur publie deux documents de Guy d’Enghien, dont l’un permet d’appréhender cette famille encore méconnue. Il s’agit d’une confirmation de privilèges qui revient sur l’ascendance du bénéficiaire : Giacomo de Tzoyia, dont le nom vient de la terre située au sud-est de Clarence. Ce dernier hérite des biens de la famille Foucherolles et l’acte revient sur les liens de parenté unissant les deux maisons (cf. annexes, p. 633, 637). 84 Atlas…, op. cit., p. 112 ; cf. annexes, p. 531. 85 J. Longnon, « Problèmes… », op. cit., p. 87 : l’auteur rapproche la seigneurie de Cicon d’un lieudit du Doubs, à une vingtaine de kilomètres au nord de Pontarlier (actuellement Arc-sur-Cicon, Atlas…, op. cit., p. 161) ; cf. annexes, p. 531. 86 R.-J. Loenertz, « Les seigneurs tierciers de Négrepont de 1205 à 1280 », dans Byzantina et Franco Graeca. Articles choisis parus de 1936 à 1969, Rome, 1978, p. 154.
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première partie. être fier de ses racines d’établir un lien de parenté sûr entre des hommes portant le même patronyme, d’où le peu d’exemples notés87. Bien que le flou chronologique marque les arrivées de ces lignages latins en Morée, leur présence est attestée au cours du XIIIe siècle. La tendance initiale marquant les conquérants semble perdurer puisqu’ils proviennent en grande partie du nord-est du royaume de France88 et, pour certains, sont apparentés à des nobles déjà installés dans la principauté89. Une évolution plus sensible a lieu dans la seconde moitié du XIIIe siècle, liée en grande partie aux événements qui secouent les puissances méditerranéennes. Le fait politique et démographique qui va marquer indirectement la principauté de Morée est la chute de l’Empire latin de Constantinople en 126190. Michel Paléologue devenant le nouveau souverain, les Francs en sont chassés et l’empereur Baudouin II, contraint à la fuite, se réfugie en Morée « avec trois mille autres »91. La version grecque de la Chronique de Morée souligne cet événement, car si le souverain ne fait que transiter, « beaucoup parmi ses hommes restèrent là avec le prince Guillaume dans l’espoir que l’empereur les trouverait là à son retour »92. Ainsi le chroniqueur cite-t-il les principales familles contraintes à la migration et qui s’installent en Morée : « Le premier était messire Ancelin, son nom était de Toucy, il était le propre frère du César de la cité à cette époque, la mère de messire Geoffroy de Tournay il prit comme femme et resta dans le pays. Après lui, il y eut messire Vilain, son nom était d’Anoé, Qui était à ce moment maréchal de Romanie »93.
Narjot de Toucy, natif de Bourgogne94, suit Pierre de Courtenay lorsque celuici est appelé au trône de Constantinople95. L’un de ses fils, Philippe, devient baile* de l’empire puis se retire en Italie après 1261, où il se met au service de Charles d’Anjou. L’autre, Anselin, devient baron de Kalavryta en épousant la veuve d’Othon de Durnay96. Quant à Vilain d’Anoé ou d’Aulnay97 apparenté aux
M. Balard, Les Latins en Orient (XIe-XVe siècle), Paris, 2006, p. 30. Les Dramelay, Foucherolles, du Quartier, Vaux. 89 C’est le cas des Cicon, parents des La Roche. 90 Cf. supra, p. 16. 91 Chr. gr., v. 1304 (codex Havniensis) : « PHWUHjMFLOLGHMOORXM ». 92 Chr. gr., v. 1316-1319 ; Crusaders, p. 105 ; la traduction de René Bouchet est sensiblement différente (Chr. gr. (2005), p. 85-86. 93 Chr. gr., v. 1321-1326 (codex Havniensis) ; Crusaders, p. 105-106 ; Chr. gr. (2005), p. 86. 94 Une localité actuelle porte le nom de Toucy. Elle se situe à une vingtaine de kilomètres à l’ouest d’Auxerre dans l’Yonne (Atlas…, op. cit., p. 112) ; cf. annexes, p. 531. 95 A. Bon, La Morée…, op. cit., p. 128 . La commune de Courtenay se trouve à une quarantaine de kilomètres au nord de celle de Toucy, à la frontière entre les départements de l’Yonne et du Loiret ; cf. annexes, p. 531. 96 Chr. fr., § 87 ; cf. annexes, p. 630. 97 J. Longnon, Chr. fr., Introduction, p. LXXXIII : l’auteur défend l’hypothèse selon laquelle la forme d’Anoé provient d’un intermédiaire italien : Aunoy. Aulnay-sous-Bois se trouve à quelques kilomètres de Paris (Atlas…, op. cit., p. 61) ; cf. annexes, p. 531. 87 88
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chapitre i. des origines diversifiées, reflets d’une principauté composite princes d’après le chroniqueur, dont la terre originelle se trouve à Aulnay-sousBois98, il est investi de la baronnie d’Arkadia en Messénie99. À ces personnages connus, se joignent une foule d’autres chevaliers aux origines non identifiables, car la chronique ne fait que les mentionner et les actes contemporains ne portent pas de traces de leur passage. D’ailleurs, le raccourci littéraire est expliqué par le désagrément que susciterait la liste exhaustive : « qui moult vous seroit grant anui [ennui], se nous les vous nommions cescun par nom »100. Ainsi dans les années 1260 la principauté de Morée, d’un point de vue démographique et militaire, bénéficie à court terme de la chute de l’Empire latin de Constantinople. Les effectifs qui s’y installent, apportent un soutien non négligeable en des temps qui deviennent plus difficiles pour les princes de Morée depuis la reprise par les Grecs de certaines places de la péninsule, au lendemain de la libération du prince Guillaume de Villehardouin101. Mais à long terme, la chute de cet empire nuit à la principauté, qui ne trouve plus de soutien militaire ou politique proche. Les arrivées de nobles en provenance du nord et du nordest du royaume de France ralentissent, bien que le renouvellement soit assuré par d’autres biais, notamment celui des mesnies* qui accompagnent les souverains « étrangers » dans la principauté. En effet, que ce soient les époux d’Isabelle de Villehardouin ou les princes de la maison angevine102, tous se déplacent avec des compagnons qu’ils disposent à la tête de seigneuries en Morée. Lorsque Florent de Hainaut devient prince en 1289, il établit ses neveux, les frères Liedekerque103 à des postes clefs. Engilbert et Gautier sont probablement originaires de Flandre où une localité sise sur la Dendre porte encore ce nom, mais il n’en reste pas moins que ces chevaliers adoptent une attitude de parvenus et la Chronique de Morée relate leur mauvais comportement vis-à-vis de la population autochtone. Cette même source livre un autre fait divers lié à un seigneur latin104, Gérard de Rémy, qui n’apparaît pas
98 Il possède en outre de nombreuses possessions tant dans le domaine royal que dans le comté de Champagne, où une localité porte ce nom (cf. annexes, p. 531). 99 Chr. fr., § 751 : « Monseignor le prince Guillerme […], donna a monseignor Villain d’Anoée, mon pere, qui estoit son cousin, quant il le retint en cest pays, adonc quant il vint avec l’empereur Bauduin de Flandres, le chastel de l’Arcadie […] ». D. Quéruel, « Quand les princes de Morée… », op. cit., p. 76. 100 Chr. fr., § 87 : « Ceaux d’Alni, ceaux de Brice, ceaux de Planchy, ceaux d’Espinas, ceaux d’Agni, ceaux de Nivele, et plusieurs autres gentilz hommes, chevaliers et arcondes grex […] ». Les autres versions de la chronique reprennent ces mêmes noms, mais le principal problème soulevé par ce paragraphe est la mention des « Nivele ». Des Nivelet, originaires du Doubs actuel, sont déjà attestés dans la principauté, ils sont peut-être obligés dès cette époque d’abandonner leur baronnie devant l’avancée grecque pour de nouvelles terres (cf. supra, p. 31 ; A. Bon, La Morée…, op. cit., p. 128, n. 4). Quant aux Planchy, ils semblent en possession de Karytaina, dans l’Escorta, du moins jusqu’à la fin du XIIIe siècle où leur fief revient à Marguerite de Sabran (J.-A. C. Buchon, Recherches et matériaux pour servir à une histoire de la domination française aux XIIIe, XIVe, XVe siècles dans les provinces démembrées de l’empire grec à la suite de la Quatrième croisade, t. I, Paris, 1840, p. 262-263, 385). 101 Cf. supra, p. 16. 102 Les nobles de l’entourage royal angevin seront abordés dans les lignages originaires d’Italie (cf. infra, p. 46 et suiv.). 103 Chr. fr., § 662 : « Li prince Florant avoit .ij. nepveux liquel estoient frere germain ; et les avoit fait venir de la conté de Haynaut en Morée » ; cf. annexes, p. 639. 104 Chr. fr., § 802-815.
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première partie. être fier de ses racines dans les documents du début du XIIIe siècle105. Son origine est difficile à déterminer avec précision car les sources occidentales concernant cette famille sont inexistantes. Deux pistes peuvent néanmoins être avancées : il peut s’agir d’un chevalier venu de l’Artois106, suivant Florent de Hainaut voire le précédant, ou d’un homme issu d’une famille native de Picardie, dont les souches s’enracinent près de la forêt de Compiègne107. Quoi qu’il en soit, il semble être du nord du royaume de France et son exemple révèle les limites de ce genre d’analyse. Le mariage d’Isabelle de Villehardouin est donc intéressant à plus d’un titre, car au-delà des stratégies matrimoniales des lignages de la Morée latine, il permet de mieux appréhender les origines géographiques des nobles qui y sont installés. En effet le promis, Florent de Hainaut, ne se déplace pas seul et les proches qui l’accompagnent, dont trois seulement sont révélés par les sources, s’établissent également dans le Péloponnèse, certains y fondant même des foyers108. Les effectifs provenant du royaume de France s’amenuisent pourtant. En comparant aux vingt-six lignages mentionnés dans la première moitié du XIIIe siècle, il n’en apparaît que neuf nouveaux à la fin de ce siècle. Qu’ils s’installent après la chute de l’Empire latin de Constantinople ou qu’ils accompagnent un futur prince, leur proportion reste faible pour une principauté qui a besoin d’un soutien militaire alors que les Grecs regagnent des places fortes dans le Péloponnèse109. Opportunément, d’autres personnages venant du royaume de France apparaissent au cours du XIVe siècle. 3. Les implantations nobiliaires du XIVe siècle Si les arrivées de nobles d’origine française sont indissociables des événements politiques et matrimoniaux qui concernent la principauté de Morée, ces venues se font de plus en plus rares et les sources qui les évoquent de plus en plus discrètes ; aussi pour certains est-il difficile de distinguer une origine et une date précises. Ce n’est pas le cas du second mariage d’Isabelle de Villehardouin avec Philippe de Savoie110, qui est l’occasion pour certains chevaliers de venir en Morée. Le classement de la maison de Savoie parmi les seigneurs originaires du royaume de France peut être discutable. Le parti-pris est le suivant : si la dynastie de Savoie joue un rôle intermédiaire entre le royaume de France et les principautés du nord de l’Italie, il n’en reste pas moins qu’au début du XIVe siècle, Philippe de Savoie, dont la mère est bourguignonne111, est imprégné de culture
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A. Bon, La Morée…, op. cit., p. 182. Un village portant le nom de Rémy se trouve à une dizaine de kilomètres au sud-est d’Arras (Atlas…, op. cit., p. 8). 107 Une forêt porte même le nom de Rémy, à une dizaine de kilomètres à l’ouest de Compiègne (Ibid., p. 35). 108 Engilbert de Liederkerque épouse la fille du comte de Céphalonie (cf. annexes, p. 639). 109 Cf. supra, p. 16. 110 Cf. annexes, p. 613. 111 Le père de Philippe de Savoie, Thomas III, seigneur de Piémont de 1259 à 1282, a épousé Guye de Bourgogne (B. Galland, Les Papes d’Avignon et la maison de Savoie (1309-1409), Paris, 1998, p. 22). 106
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chapitre i. des origines diversifiées, reflets d’une principauté composite française112. La motivation matrimoniale qui l’incite à épouser une princesse si lointaine repose sur l’émancipation qu’il veut acquérir vis-à-vis du comte de Savoie, mais aussi, certainement, sur le rapprochement opportun qu’il pourrait opérer avec une principauté qui semble si éloignée et qui, pourtant, est entre les mains d’une dame semi-champenoise113. L’inclination politique de la famille de Savoie vers le Piémont italien se renforce par la suite, notamment lorsque Philippe accepte, en échange de sa renonciation à la principauté de Morée, le comté d’Alba en 1307114. La Chronique de Morée, quant à elle, livre l’identité de certains de ses suivants, venus à ses côtés après son mariage avec Isabelle de Villehardouin, en 1301. Certains d’entre eux occupent les postes les plus importants de la principauté : « Si print ou lui .ij. barons, monseignor Guy de Monbel, qui estoit son maistre conseillier, et monseignor Humbers de Miribel et autres pluseurs gentilz hommes de sa gent et de sa maisnie, entour .lxx. hommes de cheval et .iij. hommes a pyé […] si fit .ij. chevaliers noviaux, monseignor Joffroy de la Botiere et monseignor Bauduin d’Ais »115.
Le seigneur de Montbel est l’un des proches du prince Philippe et, à ce titre, il est chargé de nombreuses missions notamment auprès de la papauté d’Avignon116. Cependant, ce fidèle conseiller se prénomme Humbert de Montbel, non Guy ; il semble donc y avoir une erreur du chroniqueur. Dans tous les cas, ce serviteur zélé est issu d’un lignage de moyenne noblesse, entièrement dévoué à son prince117. Quant à Humbert de Miribel, il fait partie lui aussi de l’entourage princier et son rôle diplomatique se poursuit après le retour de Philippe en Piémont118. Son nom est certainement à rapprocher de la localité homonyme de l’Ain actuel, disputée entre les maisons de Savoie et du Dauphiné au XIVe siècle119. En ce qui concerne les deux autres chevaliers mentionnés, celui qui reste le plus mystérieux est Geoffroy de la Botière, pour lequel aucune trace ne persiste dans la zone d’influence des princes de Savoie. La seule localité qui, phonétiquement, se rapproche de l’assertion du chroniqueur, se nomme « Boussières », mais elle est assez éloignée des terres de Philippe car elle se situe au sud de Besançon120. L’origine de Baudouin d’Aix semble moins hypothétique : si plusieurs lieux portent ce nom, peu se trouvent dans la zone d’influence de la maison de Savoie au début du XIVe siècle. Dès lors, c’est Aix-les-Bains qui semble être la seigneurie d’origine de ce chevalier typiquement savoyard121.
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Cf. infra, p. 74. Isabelle est la fille de Guillaume de Villehardouin et de sa seconde épouse la princesse grecque Anne, renommée Agnès (Chr . fr., § 216) ; cf. annexes, p. 613. 114 B. Galland, op. cit., p. 23. 115 Chr. fr., § 848, 889. 116 B. Galland, op. cit., p. 60. 117 Ibid., p. 63. 118 Ibid., p. 232. 119 Ibid., p. 101 ; Atlas…, op. cit., p. 193. 120 Atlas…, op. cit., p. 141. 121 B. Demotz, Le Comté de Savoie du XIe au XVe siècle, Genève, 2000, p. 466, 471 ; Atlas…, op. cit., p. 195. 113
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première partie. être fier de ses racines Ainsi les archives occidentales permettent-elles de sortir de l’ombre nombre de chevaliers accompagnant les prétendants à la principauté. La plupart semblent repartir assez rapidement car aucune trace ne subsiste de leur installation, cependant, certains s’y établissent plus durablement et viennent consolider les lignages latins déjà en place. Leur présence est bénéfique, que ce soit en renforçant les troupes moréotes militairement ou en élargissant les choix matrimoniaux, car ils permettent d’envisager de nouvelles unions pour lesquelles il n’est pas nécessaire d’obtenir une dispense122. Là peut être ajoutée une hypothèse concernant le lignage des Le Maure. Ils constituent une puissante famille de la principauté au XIVe siècle : détenant les baronnies de Saint-Sauveur et d’Arkadia, ils font partie des grands féodaux. Cependant, leur terre d’origine reste incertaine, car devant l’absence de documents, les données historiques laissent place à des suppositions géographiques. Des localités portant l’appellation de Maure existent en France : en Bretagne, dans le sud-ouest (près de Pau), ou encore au nord de Sisteron123 et il est possible que l’un des lignagers ait suivi Philippe de Savoie, mais rien n’est certain. Ces quelques noms sortis de la pénombre des sources ne suffisent pas à caractériser les nobles qui accompagnent Philippe de Savoie en Morée, le chroniqueur restant d’ailleurs très évasif concernant la totalité de l’effectif. Toutefois, la plupart ont dû rentrer dès 1307, comme leur prince, car peu de traces persistent de leur présence ultérieure dans la principauté. Un autre événement est l’occasion pour certains chevaliers de venir dans les Balkans : en effet, à la suite du mariage de Mahaut de Hainaut, petite-fille de Guillaume de Villehardouin124, avec Louis de Bourgogne en 1313, certains nobles occidentaux s’installent en Morée. Le jeune prince représente un choix prometteur car il apporte une aide militaire décisive pour la principauté, mais pour une période trop courte125 : « Et il fut décidé que la princesse irait la première et mènerait en sa compagnie mille Bourguignons, pour aller plus vite, et qu’ensuite son mari, le prince Louis, irait avec plus grand nombre de gens »126.
Cet extrait sans refléter la réalité des troupes mobilisées, laisse entrevoir toutefois une armée importante qui, aux côtés du nouveau prince de Morée, doit intervenir dans les Balkans ; ce qui bouleverserait les effectifs nobiliaires, et modifierait les stratégies matrimoniales engagées au XIVe siècle. La princesse part la première et son époux la rejoint après être passé à Venise, où il fait son testament le 30 novembre 1315. Dans ce document sont cités en tant que témoins Miles de Noyers, Jean de Charny, Eudes et Hugues de Rans, Étienne de Chantenay, Pierre
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Cf. infra, p. 185. Ce lignage viendrait dans ce cas-là d’une province entrant dans la mouvance de la maison de Savoie (Atlas…, op. cit., p. 102, 250, 273). 124 Cette union fait partie d’un plus vaste projet de reconquête des terres latines perdues en Orient et mené par Philippe le Bel, qui encourage ce mariage (J. Longnon, L’Empire latin de Constantinople et la principauté de Morée, Paris, 1949, p. 302-304 ; cf. annexes, p. 613). 125 Il décède en 1316, laissant Mahaut dans une situation difficile (L. fechos, § 625). 126 Ibid., § 583. 123
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chapitre i. des origines diversifiées, reflets d’une principauté composite de Thoraise, Ithier de La Broce, Hugues Pioche, seigneur de Montlahin et maréchal de Morée127. Tous ne sont pas clairement identifiables en raison surtout de la brièveté de leur séjour moréote, cependant, certains d’entre eux placent leur famille parmi les cadres de la principauté, à l’instar du premier personnage. Malgré un court passage outre-mer, Miles de Noyers, comme il convient mieux de le nommer128, laisse tout de même une trace dans l’histoire de la Morée. Son lignage originaire de Bourgogne s’organise en deux rameaux distincts : les seigneurs de Noyers et ceux de Maisey. C’est un personnage issu de cette deuxième branche, Jean de Noyers de Maisey129, qui s’implante dans l’île de Négrepont en devenant seigneur du tiers méridional de l’île130. Jean de Charny, le second personnage mentionné dans le testament, se retrouve également dans le Libro de los fechos. Un épisode démontre que le nouveau prince met à profit l’oliganthropie et le nombre de veuves et d’héritières élevé pour leur attribuer, de façon semble-t-il autoritaire, de nouveaux époux. Cette source rapporte ainsi sa politique matrimoniale : « [il] voulut récompenser ses serviteurs avec les terres qui étaient restées sans héritiers et avec celles de ceux qui l’avaient trahi ; et il donna à messire N. de Charni, frère de messire Geoffroi de Charni, la fille du seigneur de la Vostitza, à laquelle appartenait la seigneurie, et lui donna toute la terre et la baronnie de Richolithi de Nivelet »131.
Le château de Jean de Charny se trouve à l’ouest de Dijon132 et cette famille fait partie des fidèles de Louis de Bourgogne. Jean est suivi de son fils Dreu, dont le prénom n’est pas mentionné dans la chronique mais qui est remercié par le prince en recevant la main d’Agnès de Charpigny, héritière de Vostitsa133. Avec celle-ci il fonde un lignage à la tête de l’une des baronnies moréotes, et ses descendants* sont présents tout au long du siècle134. Certainement est-il accompagné par son jeune frère, Geoffroy, dont le Libro de los fechos a conservé la trace,
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J.-A. C. Buchon, Recherches et matériaux…, op. cit., t. I, p. 249-251. É. Petit, « Les sires de Noyers », dans Bulletin de la Société des Sciences Historiques et Naturelles de l’Yonne, t. 28, 1874, tableaux généalogiques. Le prénom de Miles se transmet héréditairement dans cette famille, ainsi que dans la branche cadette, celle des seigneurs de Maisey. 129 Il est difficile de connaître le lien généalogique qui unit Miles de Noyers, cité dans le testament de Louis de Bourgogne, et Jean de Noyers de Maisey qui devient seigneur tiercier : ils sont soit frères, Miles étant l’aîné ; soit collatéraux si Miles est en fait Miles X de Noyers, mais cela est peu probable étant donné ses fonctions dans la seigneurie bourguignonne (É. Petit, op. cit., p. 158-226) ; cf. annexes, p. 531. 130 Il devient seigneur tiercier après avoir épousé Beatricia da Verona (cf. annexes, p. 628). 131 L. fechos, § 624 : « […] quiso meritar à sus seruidores de aquella terra que auia romanido sin herederos et de la d’aquellos qui eran estados traydores ; et dio à micer Droy de Charni, hermano de micer Jufre de Charni, la filla del senyor de la Bostiça, à la qual pertenescia la senyoria, et diole toda la tierra et baronia de Richolichi de Niueleto, […] ». Ces nouvelles terres constituent une baronnie dispersée (O. J. Schmitt, « Beitrag zur Geschichte der Stadt Vostitza im späten Mittelalter », dans Byzantinoslavica, Revue internationale des études byzantines, LVII, 1996, p. 286). 132 Atlas…, op. cit., p. 138 ; cf. annexes, p. 531. 133 Cf. annexes, p. 533, 623. 134 Un Renaud de Charny est évoqué dans un compte-rendu de 1361 (J. Longnon, P. Topping, op. cit., p. 147, 150 : « Raynaldo de Zarni »). 128
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première partie. être fier de ses racines mais qui ne s’installe pas en Morée, tout comme son père qui repart en Occident135. Autres témoins du testament de Louis de Bourgogne : les Rans. Un village de ce nom est sis dans le Jura136, mais l’indigence des documents rend difficile l’appréhension de ce lignage. En effet, le testament de Louis de Bourgogne évoque « Eudes et Hugues », alors que le Libro de los fechos cite Aymon et son frère Othon137. Enfin, Les Assises de Romanie détaillent un exemple précis de trahison d’un vassal envers son seigneur en évoquant le cas de Nicolas de Trémolay, dont l’héritage revient en partie à « messire Aymon de Rens »138. Il est malaisé de retrouver un ordre lignager dans la confusion des sources, cependant les Rans ne restèrent que peu de temps à la tête de Chalandritsa, et les mentions les concernant disparaissent dans la première moitié du XIVe siècle. Le dernier représentant de cette famille, Othon, ne voulant pas rester en Morée, vendit cette baronnie à Martino Zaccaria139. Le testament permet ainsi de corroborer certains noms de nobles latins mentionnés dans d’autres sources. Quelques-uns vont s’établir dans la principauté et y fonder des lignages durables en s’alliant avec des dames de Morée, mais ce n’est pas le cas de tous, car ce document permet également de connaître d’autres chevaliers, non mentionnés par ailleurs. C’est le cas d’Étienne de Chantenay dont la terre d’origine, sans être clairement identifiée, peut être rapprochée de la localité de Chantenay-Saint-Imbert, à une trentaine de kilomètres au sud de Nevers140. Quant à Pierre de Thoraise, cité dans le même document, peut-être s’agit-il d’un vassal fieffé près de Besançon car un lieu portant ce nom se trouve à une dizaine de kilomètres au sud-ouest du chef-lieu de la Franche-Comté actuelle141. Il n’y a pas de localité correspondant à l’orthographe retenue dans le testament pour « Itier de la Broce », cependant, un village situé dans les environs de Vézelay dans l’Yonne porte le nom de Brosses142. Peut-être faut-il faire un rapprochement entre les deux termes, quoi qu’il en soit la zone d’influence de Louis de Bourgogne coïnciderait avec cette localisation. Enfin, le dernier témoin testamentaire, Hugues Pioche seigneur de Montlahin, en dépit d’une titulature plus complète que ses prédécesseurs, soulève de nombreuses questions. Il présente un système anthroponymique à plusieurs éléments : – Hugues, le prénom ; – Pioche pourrait être apparenté à un nom de famille héréditaire, se reportant soit à un ancêtre soit au père, mais la pratique la plus répandue consiste
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Ph. Contamine, « Geoffroy de Charny (début du XIVe siècle-1356). “ Le plus prudhomme et le plus vaillant de tous les autres “ », dans Histoire et société. Mélanges offerts à Georges Duby, t. II, Le Tenancier, le fidèle et le citoyen, Aix-en-Provence, 1992 ; repris dans Id., Pages d’histoire militaire médiévale (XIVeXVe siècles), Paris, 2005, p. 172. 136 Le village de Rans est sis sur une rive du Doubs, à une vingtaine de kilomètres de Dole (Atlas…, op. cit., p. 159) ; cf. annexes, p. 531. 137 L. fechos, § 627. 138 Assises, art. 18. 139 L. fechos, § 627. 140 Atlas…, op. cit., p. 154. 141 Ibid., p. 141 ; cf. annexes, p. 531. 142 Atlas…, op. cit.., p. 136 ; cf. annexes, p. 531.
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chapitre i. des origines diversifiées, reflets d’une principauté composite en l’emploi d’un surnom en forme de nom qui se transmet de génération en génération143 ; – Montlahin renvoie aux terres de ce seigneur et il a été démontré que dans l’est du royaume de France l’emploi du surnom de lieu est récurrent dans le système anthroponymique144. Or, aucune localité correspondante dans la toponymie actuelle ne permet d’avancer de certitude. Un seul lieu, bourguignon et phonétiquement proche, invite au rapprochement : il s’agit de Montlay-en-Auxois, situé entre Dijon et le massif du Morvan145. Néanmoins, pour ces derniers chevaliers bourguignons mentionnés, rien n’atteste leur implantation durable en Morée. Contrairement aux précédents, ils n’ont pas dû s’y établir et fonder un foyer : la nostalgie du pays a dû être plus forte. Il convient de placer ici quelques remarques sur un autre noble bourguignon appelé Philippe de Jonvelle146. Les conditions de son arrivée sur le sol moréote ne sont pas clairement établies mais la première mention de son existence apparaît dans une lettre du roi de Naples, Robert, datée de décembre 1340, dans laquelle il est nommé baron de Vostitsa et de Nivelet147. Il a épousé l’héritière des Charny148 et cette union laisse deviner les rapprochements inter-régionaux qui s’opèrent encore au début du XIVe siècle dans la principauté. Non seulement un compatriote est préféré à tout autre prétendant, mais en plus, ce mariage représente un beau parti pour le seigneur de Jonvelle, qui hérite ainsi d’une baronnie. Si le testament de Louis de Bourgogne met en lumière plusieurs nobles dont certains s’installent dans la principauté, pour autant ce document reste une exception car peu de sources rendent compte des arrivées de nobles originaires du royaume de France, en corrélation avec la venue de princes étrangers au XIVe siècle. En Occident, chaque départ doit susciter l’intérêt de l’entourage et révéler l’ambition de certains, qui n’hésitent pas à tenter l’aventure dans cette principauté lointaine, tandis que d’autres continuent à servir leur seigneur dans ses terres. Les nouveaux lignages apparus au XIVe siècle sont au nombre de quinze (effectif faible comparé au siècle précédent et à l’élan de la conquête) parmi lesquels ceux originaires du royaume de France sont peu nombreux car les effectifs sont désormais essentiellement italiens. Il faut une fois encore rappeler le caractère partiel de cette étude sur les origines des lignages latins moréotes, car ne peuvent être retenues que les principales familles, celles dont les documents gardent témoignage ; or, pour quelques mentions éparses, combien de familles 143 M. Bourin, « Les formes anthroponymiques et leur évolution d’après les données du cartulaire du chapître cathédral d’Agde (Xe-1250) », dans Id. (éd.), Genèse médiévale de l’anthroponymie moderne. Études d’anthroponymie médiévale, t. I, Tours, 1987, p. 198 ; cf. infra, p. 448. 144 Id., « France du Midi et France du Nord : deux systèmes anthroponymiques ? », dans M. Bourin, J.-M. Martin, F. Menant (éd.), L’Anthroponymie. Document de l’histoire sociale des mondes méditerranéens médiévaux, Paris, 1996, p. 193. La mention de la seigneurie rend compte du caractère déterminant de la terre patrimoniale (cf. infra, p. 452, 531). 145 Atlas…, op. cit., p. 137 ; cf. annexes, p. 531. 146 Une localité de ce nom se trouve aux confins de la Côte d’Or et de la Haute-Saône actuelles (Atlas…, op. cit., p. 117). 147 A. Bon, La Morée…., op. cit., p. 212 ; cf. annexes, p. 533. 148 Cf. annexes, p. 622.
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première partie. être fier de ses racines restent dans le silence des sources ? D’ailleurs, même pour celles qui sortent de l’anonymat, il nous semble avoir démontré la fragilité des hypothèses de localisation. Cela est dû surtout aux lacunes documentaires149 ; ainsi, dans l’attente de nouvelles découvertes archivistiques, il paraît difficile de réaliser une étude plus exhaustive. Est donc livrée à la sagacité du lecteur une analyse que l’on peut qualifier d’échantillonnage, qui est par définition incomplète, mais qui a pour seule ambition de révéler les grands traits de la société noble de la principauté. Les origines des nobles venant du royaume de France sont pourtant, dans l’ensemble, mieux connues que celles des natifs des péninsules italienne ou encore ibérique, car les obstacles semblent se multiplier dès que l’on aborde les autres zones d’origine des lignages nobiliaires de la principauté latine de Morée.
B. LES SEIGNEURS ORIGINAIRES D’ITALIE ET D’ESPAGNE 1. Les Italiens présents au début du XIIIe siècle Si les effectifs les plus importants proviennent du royaume de France, d’autres nobles cependant ont des racines en Italie et dans la péninsule ibérique. Installés, pour certains, dès la conquête, leur nombre va croître surtout à la fin du XIIIe siècle et au siècle suivant, renversant ainsi la prédominance jusque-là réservée aux Français. C’est le cas des Italiens présents dès la naissance de la principauté en petit nombre, mais qui deviennent de plus en plus nombreux au cours du XIIIe siècle. La date charnière correspond au traité de Viterbe en 1267, par lequel Guillaume de Villehardouin cède la principauté aux Angevins150 dont le centre du pouvoir est désormais recentré sur Naples. La proportion entre les Français et les Italiens va donc progressivement s’inverser en faveur de ces derniers, mais il ne faut pas attendre les années 1260 pour appréhender les lignages italiens déjà présents sur le sol moréote. Les mentions les plus anciennes concernent peut-être la famille romaine des Orsini qui détient depuis la fin du XIIe siècle, donc à la veille de la Quatrième croisade, les îles de Céphalonie, Zante et Ithaque aux marges du Péloponnèse151. Maio Orsini est ainsi qualifié de « comte » dans les documents. Pour conserver une influence sur ces îles, depuis quelques années détachées de l’Empire byzan-
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Les difficultés se renforcent pour le XIVe siècle, car la mine de renseignements que représentaient les différentes versions de la Chronique de Morée disparaît. Antoine Bon revient sur les embarras d’identification des personnages (A. Bon, La Morée…, op. cit., p. 239-240). 150 J. Longnon, « Le rattachement de la principauté au royaume de Sicile en 1267 », dans Journal des Savants, 1942, p. 134-143. Cet article a le mérite de recadrer le traité de Viterbe dans un plus vaste contexte et d’expliquer tous les tenants et les aboutissants de cet acte diplomatique ; cf. supra, p. 16. 151 Maio a épousé la fille de l’amiral de Sicile et il s’empare des îles ioniennes pour son propre compte en 1194. La famille des Orsini a des branches à Rome et dans les Pouilles (C. Ugurgieri Della Berardenga, Gli Acciaioli di Firenze nella luce dei loro tempi, Florence, 1962, p. 772 ; D. M. Nicol, Despotate of Epiros, Oxford, 1957, p. 10, 19, 26, 38 ; D. Waley, « La féodalité dans la région romaine dans la deuxième moitié du XIIIe siècle et au début du XIVe siècle », dans Structures féodales et féodalisme dans l’Occident méditerranéen (Xe-XIIIe siècle). Bilan et perspectives de recherches. Colloque International organisé par le centre de la recherche scientifique et l’École française de Rome (Rome 10-13 oct. 1978), Paris, 1980, p. 515).
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chapitre i. des origines diversifiées, reflets d’une principauté composite tin, il se recommande à Venise152 puis se soumet à la puissance sicilienne, avant de rattacher délibérément ses possessions à la Morée en prêtant hommage au prince dans la première moitié du XIIIe siècle. Ses descendants conservent une importance dans cette région des Balkans en contractant des mariages avec de grands lignages, mais également en entretenant des ambitions politiques153. Ainsi, au début du XIVe siècle, Nicolò Orsini cumule les titres de comte de Céphalonie et de despote d’Épire154. Néanmoins l’antériorité de cette dynastie n’apparaît pas dans la Chronique de Morée, car le premier Italien à y être mentionné lors de la conquête est Boniface de Montferrat, élu en 1202 chef de la Quatrième croisade, dont le marquisat se trouve dans le Piémont155. À la suite de la Partitio Romanie de mai 1204, Baudouin est choisi empereur et Boniface devient roi de Salonique tout en dirigeant des interventions militaires afin d’agrandir l’Empire latin de Constantinople. Il investit l’île de Négrepont, autrement appelée Eubée, et y installe des seigneurs véronais : Giberto da Verona, Pecoraro de Mercanuovo et Ravano Dalle Carceri156. Si le second ne reste que quelques années dans l’île, les deux autres gentilshommes donnent naissance à des lignages durables. Quant aux Cyclades, région difficile pour ses caractéristiques climatique, géographique et humaine157, elles sont partagées par des patriciens vénitiens avides de terres. Marco Sanudo mène une expédition victorieuse en 1207 qui lui permet d’obtenir Naxos en toute propriété ainsi que d’autres îles158 pour lesquelles l’empereur latin de Constantinople, Henri de Hainaut, lui demande de prêter hommage159. Ses compagnons vénitiens sont également récompensés : Marino Dandolo obtient Andros160 et Geremia et Andrea Ghisi reçoivent Tinos et Mykonos161. La famille Sanudo conserve ainsi le titre ducal pendant de nombreuses décennies, quant aux Ghisi, leurs possessions vont s’étendre en Égée, parfois au détriment d’autres conquérants comme Marino Dandolo162. Certains Italiens ne sont pas mentionnés par la chronique mais leur existence apparaît dans les sources de l’Empire latin de Constantinople, à l’instar d’Albertino de Canossa, désigné
152 F. Thiriet, « Les interventions vénitiennes dans les îles ioniennes au XIVe siècle », dans Actes du 3e congrès Panionien (1965), Athènes, 1967 ; repris dans Id., Études sur la Romanie gréco-vénitienne (Xe-XVe siècle) (VR), Londres, 1977, p. 375. 153 Cf. infra, p. 220-221. 154 L. fechos, § 628 ; A. Luttrell, « Vonitza in Epirus and its lords : 1306-1377 », dans Rivista di Studi bizantini e neoellenici n.s. 1 (XI), Rome, 1964 ; repris dans Id., Latin Greece, the Hospitallers and the crusades 1291-1440 (VR), Londres, 1982, p. 133 ; S. C. EstopaÑan, Bizancio y España. El legado de la basilissa Maria y de los despotas Thomas y Esaü de Joannina, t. I, Barcelone, 1943, p. 186. 155 J. Longnon, Compagnons…, op. cit., p. 227-228. L’auteur décrit très précisément la situation du marquis avant son départ en croisade et l’implication de sa famille dans l’Orient latin ; cf. supra, p. 13. 156 G. L. F. Tafel, G. M. Thomas, op. cit., t. I, p. 512-515 ; R.-J. Loenertz, « Les seigneurs tierciers…», op. cit., p. 143-144. 157 Il s’y développe une pratique endémique de la piraterie (cf. infra, p. 310-311). 158 W. Heyd, Histoire du commerce du Levant, Amsterdam, 1983 (réimp.), p. 274. 159 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs, Pouvoirs, société et insularités dans les Cyclades à l’époque de la domination latine (XIIIe-XVe siècle), thèse de doctorat Université Paris I, 2003, p. 154. 160 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 137 ; R.-J. Loenertz, « Marino Dandolo, seigneur d’Andros, et son conflit avec l’évêque Jean », dans Byzantina et Franco-Graeca, Rome, 1970, p. 407 et suiv. 161 R.-J. Loenertz, Les Ghisi. Dynastes vénitiens dans l’Archipel, 1209-1390, Venise, 1975, p. 38-42. 162 Ibid., p. 38 ; G. Saint-Guillain, op. cit., p. 137.
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première partie. être fier de ses racines comme l’un des principaux artisans de la révolte des Lombards contre le pouvoir impérial en 1209163. Originaire d’Émilie, il reçoit la seigneurie de Thèbes mais ne tarde pas à conspirer contre Henri de Hainaut164 ; assiégé par ce dernier dans sa citadelle, il est contraint de reconnaître la suzeraineté impériale 165. On le retrouve une dernière fois mentionné parmi les témoins de la convention de Ravenique en mai 1210166, puis il semble avoir laissé ses terres à Othon de La Roche, peut-être en 1211. Albertino ne s’est pas croisé seul, il est parti avec son frère Rolandino, coseigneur de Thèbes167 et cet exemple rejoint la constatation faite plus haut sur la reformation des lignages occidentaux, au moins partiellement, dans la principauté de Morée168. Il ne s’agit pas encore de faire venir femmes et enfants, mais simplement de rejoindre un parent ou de partir avec un père, un frère ou un oncle, et ainsi maintenir des relations sociales et parentales loin de la terre d’origine. Un autre Italien suit Boniface de Montferrat dans sa « conquête de l’Ouest », il s’agit de Guido Pallavicini169. Fils du marquis de Scipione, dont les biens sont localisés dans la plaine du Pô, il participe à la Quatrième croisade170 et lors de la conquête, il reçoit le fief continental de Bodonitsa, près du défilé des Thermopyles171. Jusqu’au XIVe siècle, cette famille conserve le marquisat en ligne masculine, et les héritières contractent des mariages fort avantageux au sein de la baronnie moréote172. Certains Italiens ont donc participé à la Quatrième croisade, puis à la conquête de la Morée aux côtés des chevaliers originaires du royaume de France, d’autres étaient déjà installés dans les Balkans. Ils obtiennent de grandes seigneuries qui leur permettent de jouer un rôle de premier plan au sein de la noblesse moréote, encore en formation en ce début du XIIIe siècle. Dans les territoires où ils sont plus nombreux, comme l’île de Négrepont et l’Archipel, la société est influencée par leur culture et la féodalité qui va s’y développer présente des particularités non connues au cœur de la principauté de Morée173. Néanmoins, ces nobles d’origine italienne sont peu nombreux au regard des effectifs français de la première moitié du XIIIe siècle, respectivement onze lignages connus contre vingt-six. Peut-être cela est-il à mettre sur le compte des sources qui ne peuvent témoigner que d’une vision biaisée, dont il faut pourtant se contenter. Quoi qu’il en soit, le nombre d’Italiens mentionnés dans les documents augmente lorsque la principauté de Morée et le royaume angevin se rapprochent dans les années 1260.
163 G. de Villehardouin, op. cit., § 600 : Albertino est nommé « Aubertin, sire d’Estives ». Cette appellation d’Estives pour qualifier Thèbes est communément reprise dans la Chronique de Morée (J. Longnon, « Les noms de lieu de la Grèce franque », dans Journal des Savants, 1960, p. 98-99). 164 J. Longnon, Compagnons…, op. cit., p. 237. 165 G. de Villehardouin, op. cit., § 671-679. 166 J.-A. C. Buchon, Histoire des conquêtes…, op. cit., I, p. 150-155. 167 J. Longnon, Compagnons…, op. cit., p. 238. 168 Cf. supra, p. 37-38. 169 W. Haberstumpf, Dinasti Latini in Grecia e nell’Egeo (secoli XII-XVII), Turin, 2003, p. 47 et suiv. 170 Les biens du marquis se trouvent près de Parme, Plaisance ou encore Crémone (Ibid., p. 241-242). 171 Cf. annexes, p. 688. 172 Cf. annexes, p. 642. 173 Cf. infra, p. 100-101.
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chapitre i. des origines diversifiées, reflets d’une principauté composite 2. Les arrivées italiennes plus tardives Le traité de Viterbe (1267) conclut entre Charles Ier et le prince de Morée, Guillaume II de Villehardouin, fait de ce dernier un vassal du roi angevin. Dès lors, certains nobles de l’entourage royal n’hésitent pas à s’installer dans la principauté, soit en obtenant des offices, soit en concluant un riche mariage, ou encore en devenant seigneur foncier de part et d’autre de l’Adriatique. Léonard de Véroli, dont la version grecque de la Chronique de Morée précise de façon opportune qu’il est originaire de Pouille174, est le chancelier de Guillaume de Villehardouin175. Le chroniqueur reste confus concernant les événements des années 1260-1270, cependant, il semble que la première mention de ce grand officier remonte au parlement de Nikli en 1261 ; il apparaît ensuite lors des préparatifs militaires des années 1270-1272176 et il est grandement récompensé de ses implications diplomatiques entre les Angevins et la principauté par des terres sises dans le sud de l’Italie. Désormais, il ne revient qu’occasionnellement en Morée, tout en conservant son titre. Un autre seigneur fieffé en Italie est présent sur le territoire moréote dans la deuxième moitié du XIIIe siècle : Hugues de Brienne, comte de Lecce, qui intervient en Morée à la tête d’un contingent envoyé par Charles Ier, mais dont les racines restent françaises177. Il épouse Isabelle de La Roche en 1277 et entre ainsi en possession de la baronnie de Karytaina178. Cette situation n’est que temporaire car dès 1289, ce seigneur l’échange contre les terres italiennes de Jean Chauderon179. Cette famille se retire quelque temps des affaires moréotes pour mieux y revenir au début du XIVe siècle, lorsque Gautier V de Brienne hérite du duché d’Athènes à la mort de son oncle180. Cet héritage perdu en 1311, occupe l’esprit de Gautier VI de Brienne qui n’a de cesse de le reconquérir sur les Catalans, notamment lors de sa vaine expédition militaire de 1331-1332181. 174 Chr. gr., v. 6733-6734 ; Chr. gr. (2005), p. 226 : « […] le prince fit appeler le logothète, messire Léonard, qui était originaire des Pouilles […] ». 175 L’office détenu par Léonard de Véroli et sa présence dans la principauté sont attestés à plusieurs reprises dans la Chronique de Morée (Chr. fr., § 471, 517, 524). 176 A. Bon, La Morée…, op. cit., p. 142. 177 La maison des Brienne est originellement vassale des comtes de Champagne, toutefois des parentés plus ou moins éloignées se retrouvent dans d’autres régions du bassin parisien comme le Laonnois. Ce lignage, qui compte plusieurs grands personnages, participe à la Quatrième croisade aux côtés de Thibaut de Champagne (J. Longnon, « La Champagne », dans F. Lot, R. Fawtier (éd.), Histoire des institutions françaises au Moyen Âge, p. 127 ; M.-A. Nielen, « La succession de Champagne dans les chartes du royaume de Chypre », dans G. Brunel (éd.), La présence latine en Orient au Moyen Âge, Paris, 2000, p. 78-79 ; M. de Sars, op. cit., t. IV, p. 743 et suiv. ; G. de Villehardouin, op. cit., § 5, p. 3 ; M. D. Sturdza, op. cit., p. 507). 178 Cf. annexes, p. 637. 179 Hugues de Brienne devient seigneur de Conversano en Italie (A. Bon, La Morée…, op. cit., p. 161). 180 Son épouse Jeanne, fille du connétable de France Gaucher de Châtillon, est également originaire de Champagne (cf. annexes, p. 620 ; F. de Sassenay, Les Brienne de Lecce et d’Athènes. Histoire d’une des plus grandes familles de la féodalité française (1200-1356), Paris, 1869, p. 166-184). Le Libro de los fechos témoigne de cette alliance mais commet toutefois une confusion puisque le connétable est nommé à tort « Jean » (L. fechos, § 553 ; A. Mazas, Vie des grands capitaines français du Moyen Âge, pour servir de complément à l’histoire générale de la France aux XIIe, XIIIe et XIVe siècles, Paris, 1828, p. 128 et suiv.). 181 Dipl. Orient català, CLI, CLII, p. 191-196 ; F. de Sassenay, op. cit., p. 185-240 ; R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », dans Byzantina et Franco-Graeca. Articles choisis et parus de 1936 à 1969, Rome,
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première partie. être fier de ses racines Un cas similaire se présente avec la famille d’Enghien, dont le lignage initialement originaire de Flandre, est surtout actif en Italie où il détient au XIVe siècle les seigneuries de Lecce et de Conversano182. Gautier d’Enghien épouse la sœur de Gautier VI de Brienne et affirme ainsi ses prétentions en Morée : sur le duché d’Athènes en vain, sur la seigneurie d’Argos et de Nauplie avec succès183. La branche des Enghien conserve ses terres du Péloponnèse, mais entretient surtout une influence à la cour angevine, en réalisant de beaux mariages avec des dames de la noblesse napolitaine et en devenant des officiers de premier plan : à l’instar de Louis d’Enghien qui est baile* angevin de la principauté dans les années 1370184. La dernière héritière de la seigneurie, Marie d’Enghien, revend ses terres à Venise en 1388, fermant ainsi la parenthèse moréote de son histoire familiale185. Impulsé dès la fin du XIIIe siècle, le mouvement d’installation des nobles italiens en Morée se prolonge au XIVe siècle. Dans le sillage des Angevins de Naples, des familles de la noblesse de cour tentent l’aventure en franchissant l’Adriatique. Les Tocco font partie de cette catégorie. Leonardo Ier, à l’image de son père Guglielmo II gouverneur de Corfou, entre au service de Robert de Tarente dans les années 1350186. Il devient même comte de Céphalonie en 1357 et il n’a de cesse dans les années 1360 de faire croître sa seigneurie, s’opposant tour à tour à ses voisins : la République de Venise, les Albanais ou encore les Catalans. Sa descendance s’enracine encore plus profondément dans cette région balkanique, à l’image de son fils Carlo qui ajoute à son titre de duc celui de despote d’Épire187. Une autre grande dynastie gravitant dans l’entourage royal napolitain va s’implanter en Morée. Il s’agit des Acciaiuoli dont certains membres entrent au service des Angevins. La fortune de cette maison florentine est avant tout commerciale : leur compagnie égrène les comptoirs commerciaux en Méditerranée188. Ils vont toutefois connaître une ascension sociale fulgurante au service des rois de Naples et le premier à être récompensé pour ses actes est Nicolò, gratifié par Catherine de Valois de biens féodaux dans la principauté de Morée (1336-1338)189. Si le Grand sénéchal est avant tout embarrassé par ses nouvelles possessions, qui sont bien marginales au regard de ses ambitions politiques, la génération suivante, elle, prend conscience de leur valeur190. Cette famille représente l’une des dernières forces latines à défendre le Péloponnèse contre les
1978, p. 191-197. 182 A. Luttrell, « The Latins ...», op. cit., p. 40 ; M. D. Sturdza, op. cit., p. 521 . 183 Cf. annexes, p. 585. 184 R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 227 ; cf. annexes, p. 631. 185 Mon. Peloponnesiaca, p. 97-98 ; cf. p. 596-597. 186 Ce lignage serait originaire de Bénévent (C. Ugurgieri Della Berardenga, op. cit., p. 362 ; R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 302 ; G. Schiro, « Ducato di Leucade e Venezia fra il XIV e XV secolo », dans Byzantinische Forschungen, V, 1977, p. 353-356). 187 Mon. Peloponnesiaca, p. 313 ; Cron. Tocco, p. 259-269 ; cf. annexes, p.647. 188 Ce lignage, avant de s’installer à Florence pour les affaires, serait originaire de Brescia (D. B. I., t. I, p. 87-88 ; M. D. Sturdza, op. cit., p. 494). 189 J. Longnon, P. Topping, op. cit., p. 19-66 ; cf. infra, p. 484. 190 Notamment Nerio Acciaiuoli qui épouse Agnese de Saraceni, dont le lignage est originaire de Sienne, et qui se constitue une seigneurie autour d’Athènes dans la seconde moitié du XIVe siècle (C. Ugurgieri Della Berardenga, op. cit., p. 353).
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chapitre i. des origines diversifiées, reflets d’une principauté composite attaques turques au tournant du XVe siècle. Alliée aux Acciaiuoli et ayant les mêmes intérêts, une autre maison florentine se trouve bien représentée dans la principauté dès la deuxième moitié du XIVe siècle : il s’agit des Buondelmonti191, dont le membre le plus éminent est Esaü Buondelmonti, despote de Ioaninna de 1385 à 1411192. Ainsi au XIVe siècle, de nouveaux effectifs italiens font souche dans les Balkans, attirés soit par les opportunités commerciales et économiques, soit par les perspectives politiques établies par les Angevins193. Les ressortissants des républiques maritimes italiennes, celles-là même qui occupent une place importante dans l’Orient des croisades, sont particulièrement bien représentés – comme cela vient d’être évoqué – mais certains n’ont pas de lien direct avec les Angevins. Il en est ainsi de la famille des Zaccaria, qui apparaît dès le début du XIVe siècle dans la principauté mais, plus largement, elle occupe une place importante dans les relations politiques en Méditerranée orientale194. En effet, Benedetto Zaccaria détient non seulement les mines d’alun de Phocée depuis 1267, mais conquiert dès 1304 l’île de Chios195. Le lignage semble alors perdre son influence dans sa ville natale alors que son poids politique ne cesse de grandir en Orient196, et c’est le petit-fils de Benedetto, Martino, qui hérite de l’île peu après 1314. Ce puissant seigneur latin, exposé aux forces byzantines proches, va modifier la politique familiale en s’alliant à d’autres seigneurs égéens afin de faire de son île un rempart contre les Turcs197. Sa stratégie repose sur des alliances politiques tout autant que sur des unions matrimoniales : il devient ainsi baron de VéligostiDamala en épousant Jacqueline de La Roche, fille de Renaud de La Roche, et il obtient également par achat la baronnie de Chalandritsa198. La plupart des familles ne sont pas aussi bien connues que le cas précédent à l’instar des Lion, Vénitiens d’origine199, dont l’un des membres assassine son seigneur200, des Rondinelli qui détiennent la baronnie de Chalandritsa au milieu du XIVe siècle201,
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D. B. I., t. XV, p. 190 et suiv. Cron. Tocco, p. 273-275 ; Mon. Peloponnesiaca, p. 33 ; cf. annexes, p. 621. 193 S. Karpov, « Les Occidentaux dans les villes de la périphérie byzantine : la mer Noire « vénitienne » aux XIVe-XVe siècles », dans M. Balard, E. Malamut, J.-M. Spieser (éd.), Byzance et le monde extérieur, Paris, 2005, p. 67-76 ; Id., « The Black Sea region, before and after the Fourth Crusade », dans A. Laiou (dir.), Urbs Capta. La Quatrième croisade et ses conséquences, Paris, 2005, p. 283-292. 194 Ce lignage serait originaire plus précisément de Gavi en Ligurie (M. D. Sturdza, op. cit., p. 561). 195 Une biographie lui est consacrée : R. S. Lopez, Benedetto Zaccaria, Amiraglio e mercante nella Genova del duecento, Gênes, 2004 (1re éd. 1933). 196 J. Heers, « Origines et structures des compagnies coloniales génoises, XIIIe-XVe siècle », dans M. Balard (éd.), État et colonisation au Moyen Âge, Lyon, 1989, p. 18. 197 M. Balard, La Romanie génoise (XIIe-XVe siècle), t. I, Rome, 1978, p. 120-121. 198 G. Saint-Guillain, op. cit., p. 854 ; R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 107-108 ; cf. annexes, p. 637. 199 D. Jacoby, « Les Occidentaux dans les villes de la Romanie jusqu’en 1261 : la région balkanique », dans XXe Congrès International des Études Byzantines, Collège de France-Sorbonne, 19-25 août 2001, Paris, 2001, t. I, p. 290. 200 Chr. fr., § 890 ; cf. infra, p. 276-277. 201 En 1361, il n’a plus ce titre car Centurione Zaccaria s’est emparé de cette baronnie (J. Longnon, P. Topping, Documents sur le régime…, op. cit., p. 133). 192
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première partie. être fier de ses racines ou encore des Marchesano202, Génois d’origine qui, en étant à la tête de l’une des seigneuries moréotes, s’allient avec les Tocco203. À ces effectifs implantés sur le continent, il convient de rajouter tous les Italiens qui deviennent des seigneurs insulaires. Parmi eux une majorité de Vénitiens qui renforcent ainsi les relations entre la métropole et le duché de l’Archipel. Les Barozzi, Bragadin, Cornaro, Foscari, Giorgio, Gozzadini, Giustinian, Gradenigo, Minotto, Morosini, Premarin, Navigajoso, Querini, Schiavo, Sommaripa, Soranzo, Tiepolo et Zeno entre autres résident dans les seigneuries cycladiques ou en conquièrent de nouvelles au XIVe siècle. Certes, leurs territoires sont assez restreints mais grâce aux liens noués entre eux ou avec certains lignages latins du continent, ils appartiennent à la noblesse moréote204. Les Italiens hors de Vénétie sont dès lors peu nombreux à intégrer l’ « élite cycladique »205, mais l’on peut noter toutefois les Gattilusio, seigneurs de Lesbos aux XIVe et XVe siècles206. Cette brève étude sur les origines des seigneurs italiens installés dans la principauté de Morée n’éclaire que les plus grandes familles. En l’état actuel de la documentation, il semble difficile d’en savoir plus sur les effectifs venant de la péninsule. Leurs lignages présents dans la principauté apparaissent dès le XIIIe siècle mais cette minorité se renforce au XIVe siècle, et plus particulièrement au sein du duché de l’Archipel où les Italiens vont progressivement devenir plus nombreux. Certains de ces seigneurs sont déjà familiers de la culture française, comme les Enghien et les Brienne, fieffés en Italie du Sud ; d’autres ont à cœur d’importer leurs connaissances, leur langue et leurs mœurs dans la péninsule balkanique, apportant ainsi quelques nuances à la culture mise en place par les lignages originaires du royaume de France. Ces effectifs doivent être complétés par les nobles provenant de la péninsule ibérique sur lesquels peu de documentation subsiste.
3. Les effectifs ibériques Il convient d’achever ce tableau des origines des lignages latins de Morée par les effectifs venus de Catalogne et de Navarre. En effet, certains nobles hispaniques vont s’établir dans la principauté après avoir côtoyé des mercenaires au sein des grandes compagnies qui ont été recrutées par les protagonistes de la 202 Ce patronyme est attesté dans la Romanie génoise (M. Balard, « Pouvoir et argent à Caffa au XVe siècle », dans ΕΥΨΥΧΙΑ. Mélanges offerts à Hélène Ahrweiler, Paris, 1998, p. 82 ; C. Hopf, Chroniques gréco-romanes inédites ou peu connues, avec notes et tables généalogiques, Tables des fiefs, Berlin, 1873, p. 228. 203 Ils détiennent Lépante en 1386 (Dipl. Orient català, p. 625) ; cf. annexes, p. 647. 204 Il en est ainsi de Pietro Cornaro qui devient, à la fin du XIVe siècle, seigneur d’Argos et de Nauplie, en épousant Marie d’Enghien (cf. annexes, p. 631 ; Dipl. Orient català, p. 625). 205 Les dynasties insulaires ont été évoquées par Guillaume Saint-Guillain dans sa thèse, notamment dans le tome III intitulé « Prosopographie des élites cycladiques » (G. Saint-Guillain, op. cit., p. 819 et suiv.). 206 Doukas, Histoire turco-byzantine. Introduction, traduction et commentaire, J. Dayantis, Reproduction en l’état par l’Atelier National de Reproduction des Thèses de Lille, thèse de doctorat, Université Montpellier III, 2004, p. 265 ; Doukas, Decline and Fall of Byzantium to the Ottoman Turcs, H. J. Magoulias (éd.), Détroit, 1979, p. 250.
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chapitre i. des origines diversifiées, reflets d’une principauté composite guerre de Cent Ans, et sont entrées au service de Gautier de Brienne, le duc d’Athènes, avant de se retourner contre lui207. À la suite de la défaite des troupes de Gautier V de Brienne, duc d’Athènes, face aux mercenaires catalans en 1311, ces derniers s’établissent en Morée et se placent à la tête de seigneuries, depuis peu sans titulaires. L’analyse qui va suivre est encore plus hypothétique que les précédentes, car il n’y pas eu de recherche systématique faite sur tous les participants et leurs origines. La démarche est donc la suivante : retrouver à partir des sources les seigneurs d’origine hispanique et tenter de localiser leur provenance. Il faut de plus savoir reconnaître les nobles des simples hommes d’armes, beaucoup plus nombreux. En effet, Ramon Muntaner précise la diversité qui caractérise les effectifs : « Anfos Frederic [Alfonso Fadrique] emmena avec lui de Catalogne une noble compagnie de chevaliers, de fils de chevaliers et d’autres gens […] »208.
Alfonso Fadrique est le fils naturel de Frédéric III, roi de Sicile. Ce jeune homme, élevé en Catalogne, fait carrière en Méditerranée orientale et il est nommé vicaire général des duchés athéniens en 1317. Il épouse Marulla, fille de Bonifacio da Verona, tiercier de Négrepont209, et sa descendance se fixe en Grèce latine pour de nombreuses décennies. Il arrive en Grèce accompagné de nobles compagnons mais aussi d’écuyers* et de sergents dont les noms ne sont pas précisés210. Sa tâche a été facilitée par les capitaines de compagnies de mercenaires, dont les actes sont mieux documentés que beaucoup d’autres. Ainsi, les premiers dirigeants de la Grande compagnie catalane (1303-1310) sont des nobles, originaires de Catalogne, installés en Sicile : les Entenza, Rocafort, Arenos, Ahones et Corberan de Lahet sont chevaliers et seigneurs fonciers211. Ils constituent l’armature noble qui faisait défaut à cette bande de routiers. On retrouve aussi parmi les premiers dirigeants des États catalans de Grèce des nobles de moins grande origine, tel que Roger Deslaur, chevalier roussillonnais qui épouse la veuve du seigneur latin de Salona212. Son implantation dans le duché d’Athènes semble antérieure à l’installation des grandes compagnies et il est l’un des rares à réchapper du massacre de la chevalerie latine de 1311 :
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Cf. supra, p. 17. R. Muntaner, Les Almogavres, l’expédition des Catalans en Orient, J.-M. Barbera (éd.), Toulouse, 2002, p. 153). 209 Bonifacio da Verona détient le tiers de l’île, d’où le titre de tiercier communément employé pour désigner les seigneurs de Négrepont (R. Muntaner, op. cit., p. 153-154 ; cf. annexes, p. 628). 210 Dans l’organisation militaire, les écuyers et les sergents font partie des catégories inférieures (Ph. Contamine, Guerre, État et société à la fin du Moyen Âge. Études sur les armées des rois de France (13371494), Paris, 2004 (réimp.) (1re éd. 1972). 211 R. Muntaner, op. cit., p. 41. 212 Le seigneur en question est Thomas III d’Autremencourt, mort probablement lors de l’affrontement sanglant qui oppose les forces de la principauté à celles des Catalans en 1311 (Ibid., p. 149 ; D. Jacoby, « La « Compagnie catalane » et l’État catalan de Grèce. Quelques aspects de leur histoire », dans Journal des Savants, 1966, p. 87 ; J. Longnon, « Autremencourt… », op. cit., p. 32-45). 208
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première partie. être fier de ses racines « […] Des sept cents chevaliers, il n’en réchappa que deux […] l’un était ser Bonifaci de Vérone […] l’autre était messire Roger Des-Llaur, chevalier du Roussillon »213.
Connaissant leur langue, il sert de messager entre le duc d’Athènes, Gautier de Brienne, et les mercenaires à sa solde, or n’étant mentionné dans aucune autre source, cela peut signifier que son arrivée est récente. En dépit de son service auprès du duc, il est apprécié par les Catalans qui l’épargnent lors de leur affrontement et l’honorent après leur victoire en faisant de lui le seigneur de Salona, en lieu et place de Thomas III d’Autremencourt214. Kenneth M. Setton s’est penché sur l’origine des familles des États catalans de Grèce et il a réussi à distinguer plusieurs centaines de familles connues par les documents contemporains. La plupart des noms sont communs à Barcelone, mais une douzaine seulement indique la noblesse215. L’historien évoque également d’autres familles telles que les Zarroviras à Salona, les Zavalls à Néopatras, les Puigpardines de Karditza et Atalandi, les Novelles à Kastri216 ; ou encore des familles plus méconnues comme les Bellestar à Kapraina (La Cabrena), les Fuster, les Llurias, les De Pou (Despou)217, les Vitas, les Rodejas ou encore les Joanes à Athènes et à Thèbes. Plusieurs dizaines de nobles originaires de Catalogne font souche en Morée au lendemain de leur victoire de 1311 ; méconnus et peu nombreux, leur installation, définitive pour la plupart, va tout de même modifier grandement l’équilibre politique, social et culturel de la principauté de Morée. L’hétérogénéité des effectifs est renforcée par d’autres contingents provenant du nord de la péninsule ibérique. En ce qui concerne les membres de la compagnie aragonaise, la plupart ont été recrutés durant la guerre entre Charles le Mauvais de Navarre et Charles V218. C’est pour cela que les troupes accompagnant l’infant Ferrand de Majorque venu revendiquer l’héritage de son épouse en 1315-1316219, ne restent pas dans la principauté au lendemain de sa défaite militaire et de son décès. Après la paix de 1366, une nouvelle compagnie est reformée, entrant au service de Louis d’Évreux, frère du roi Charles de Navarre, qui se prépare à récupérer les droits de son épouse en Albanie220. Dès 1372, des lances et des archers montés sont 213
R. Muntaner, op. cit., p. 149. Cf. annexes, p. 618. 215 K. M. Setton, Catalan Domination of Athens, 1311-1388, Cambridge, 1948, p. 241. 216 Les lignages des Puigpardines et des Novelles s’établissent solidement en Grèce en s’alliant à des familles d’origine grecque (cf. infra, p. 216-217). 217 Deux localités homonymes se trouvent dans la région de Barcelone (Atlas de España, Madrid, 1992-1993, p. 140-141). 218 Le roi Jaime II entretient des ambitions en Méditerranée orientale dès la fin du XIIIe siècle (M. Dourou-Eliopoulou, « The presence of the Aragonese in Romania in the fourteenth century, based on unpublished aragonese documents », Proceedings of the 21st International Congress of Byzantine studies (Londres 21-26 août 2006), Londres, 2006, t. III, p. 39). 219 Il est l’époux d’Isabelle de Sabran, petite-fille de Guillaume II de Villehardouin, et il se bat contre Louis de Bourgogne, époux de l’autre descendante des Villehardouin (cf. annexes, p. 613 ; L. fechos, § 621-622). 220 En effet, Jeanne de Sicile, duchesse de Durazzo, est la fille de Charles de Sicile et la petite-fille de Jean de Gravina (Froissart, Chroniques, M. le Baron Kevryn de Lettenhove (éd.), Osnabrück, 1967, t. VII, p. 3-10). 214
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chapitre i. des origines diversifiées, reflets d’une principauté composite recrutés en Gascogne pour servir en Albanie, mais l’essentiel des troupes est recruté en 1375-1376 et passe directement de la Navarre à l’Albanie221. Les hommes d’armes sont engagés dans les provinces du nord et du sud des Pyrénées, spécialement en Gascogne et, parmi eux, les agents de Louis enrôlent aussi des chevaliers. En reprenant les quelques personnages qui ont inscrit leurs noms dans l’histoire de la principauté de Morée, on retrouve des toponymes provenant de la Navarre, de l’Aragon, des Asturies et de Galice. Concernant les deux capitaines de la compagnie qui vont conquérir une partie de la Morée, Jean d’Urtubia et Mahiot de Coquerel, peu d’éléments sont disponibles sur leurs origines, cependant il est possible de les rapprocher de localités de Navarre et Galice222. Parmi les aventuriers qui apparaissent en tant que seigneurs fonciers en Morée, on retrouve Bertrand de Mota de Salahia dont le nom est originaire de Galice223. D’autres personnages prennent ensuite la direction de la compagnie navarraise en Grèce : c’est le cas de Bérard de Varvassa et de Pierre Lebourd de Saint-Supéran, mais les hypothèses les concernant sont fragiles. Pour le premier capitaine, la trace d’une localité à la sonorité proche apparaît dans les Cantabriques224 ; quant à Pierre Lebourd de Saint-Supéran, dont le nom a été francisé et transformé selon les sources, il passe du statut de chef de mercenaires à celui de prince de Morée, titre qu’il détient de 1396 à 1402225. Bien que sa postérité soit assurée, ses racines restent obscures. En effet, certains lui attribuent des origines bordelaises, sans se justifier davantage226, alors que son nom peut être rapproché d’une localité du piémont pyrénéen227. Ces exemples démontrent le peu de documentation disponible sur cet aspect de l’histoire des lignages : il n’est possible de citer dans cette partie que quelques personnages, parmi les plus importants de l’histoire des Navarrais en Grèce, et il faut préciser à nouveau à quel point il est malaisé d’en savoir davantage sur leurs origines. Il faut donc se contenter d’une zone géographique aux contours flous car les sources font défaut dans ce cas précis. L’une des raisons qui rend toute identification difficile est que les ducs siciliens restent prudents quand il s’agit d’élever au baronnage les capitaines, qui jouissent d’une certaine indépendance à Athènes. Les fils des nobles familles siciliennes, aragonaises et catalanes ont rarement eu un futur dans l’Athènes catalane, bien que beaucoup de jeunes
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Froissart, Chroniques, op. cit., t. VII, p. 80-89 ; K. M. Setton, op. cit., p. 125-126. Il n’y a pas de trace d’un lieu appelé « Urtubia », néanmoins, le nom de ce capitaine de compagnie peut être rapproché d’une localité nommée Artavia (ou Artabia), située en Navarre (Atlas de España, op. cit., p. 40). Quant à Mahiot de Coquerel, là encore les recherches s’essoufflent, et le seul rapprochement cohérent est avec « Cequeril » ou « Cequelinos » en Galice (Ibid., p. 21). L’orthographe aurait évolué après une francisation de l’appellation. 223 Atlas de España, op. cit., p. 22. Dans la liste féodale dressée en 1391, Bertrand de Mota est cité comme feudataire d’Estala (A. Bon, La Morée…, op. cit., p. 691-692). Juliana Chrysostomidès le qualifie d’aventurier gascon, mais il est difficile de savoir sur quelles bases reposent ses assertions (Mon. Peloponnesiaca, p. 158). 224 « Barrasa » est un village des Cantabriques (Ibid., p. 54). La remarque sur la francisation dans la note précédente est également valable dans ce cas. 225 Cf. annexes, p. 535. 226 G. Noblemaire, Histoire de la maison des Baux, Marseille, 1976 (rééd.), p. 66. 227 Il existe un « Sopeira » en Aragon (Atlas de España, op. cit., p. 120-121). 222
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première partie. être fier de ses racines gens venus de France et d’Italie aient bâti leur fortune en Grèce ou en Égée228. Une autre cause avancée réside dans le fait que la Gascogne et les pays voisins comportent de nombreuses familles de petite noblesse besogneuse, de cadets et de bâtards condamnés au célibat ou à l’errance. Beaucoup ne sont pas rentrés au pays et une mort précoce leur a souvent interdit de laisser des documents229. Ces explications, associées à une disproportion des sources en leur défaveur, font qu’il n’y pas eu de recherche plus poussée pour déterminer l’origine géographique de ces aventuriers. Ainsi, notre travail ne repose que sur quelques noms, bien insuffisants pour refléter l’origine nobiliaire de toute une compagnie. Les sources sont peu prolixes sur les racines des lignages catalans en Morée, et bien que certains soient étayés par davantage de documents, dans l’ensemble nos résultats restent fragiles. Devant cette indigence, il faut s’en remettre davantage aux chroniqueurs et à leur perception de l’enracinement régional des lignages.
C. LES ORIGINES RENOUVELÉES AU FIL DES SIÈCLES 1. Les origines géographiques à travers la Chronique de Morée Les sources diplomatiques et narratives ont livré les noms de seigneurs latins, précisant leur statut et leur seigneurie parfois. Ces mentions, plus ou moins nombreuses selon les périodes et l’origine géographique des nobles évoqués, ne sont pas exhaustives et ne peuvent donner lieu qu’à un tableau peu précis des cadres de la principauté. Devant ce constat que l’on peut juger décevant, il est intéressant de revenir à la Chronique de Morée et aux termes employés par l’auteur pour désigner l’origine géographique des personnages présentés. À cette fin, plusieurs tableaux anthroponymiques figurent en annexe, composés uniquement d’expressions relevées dans la version française de cette source230. Première constatation, l’origine géographique des protagonistes n’est pas systématiquement précisée ; d’après toutes les occurrences anthroponymiques qui y figurent, il n’y a que quelques cas où la provenance est expressément citée. C’est le cas des premiers princes de Morée, pour lesquels l’origine champenoise est mise en évidence jusqu’à devenir un substantif désignant le personnage : « le Champenois » est ainsi employé pour qualifier à de nombreuses reprises Guillaume de Champlitte231. Quant au duc d’Athènes, son origine bourguignonne est précisée dans la version grecque de la Chronique de Morée232. Parmi les seigneurs latins du XIIIe siècle, il n’y a pas davantage de précision de la part du chroniqueur, si ce
228
K. M. Setton, op. cit., p. 19. H. Bresc, « Les Gascons en Sicile (1392-1460) », dans Corona d’Aragona in Italia (sec. XIII-XVIII), XIV Congresso di storia della corona d’Aragona, t. III, Sassari, 1993, p. 169. 230 Cf. annexes, p. 543. 231 Cf. annexes, p. 546-547 : Guillaume de Champlitte « que on appelloit Champaignoys » § 88 ; l’expression « Champenois » apparaît dans vingt-sept paragraphes de la Chronique de Morée, elle surpasse par ses répétitions les autres désignations. Quant à l’origine champenoise des Villehardouin, elle se retrouve dans la fonction évoquée : « Messire Goffroys de Villarduin, le marescal de Champaigne », § 7, 9. 232 Chr. gr. (2005), p. 91-92. 229
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chapitre i. des origines diversifiées, reflets d’une principauté composite n’est pour Guy de Dramelay dont les racines bourguignonnes sont expressément mentionnées233 ; cependant, une attention toute particulière est portée aux princes étrangers, notamment aux époux successifs d’Isabelle de Villehardouin. Leur prénom est souvent suivi de la province dont ils sont natifs : le « prince Florant de Hainaut », le « prince Philippe de Savoye »234, et ils sont accompagnés de chevaliers dont l’origine géographique a pu être démontrée dans la plupart des cas. Enfin, les mentions les plus explicites de provinces qui viennent de la fin de la chronique, peuvent être mises en rapport avec la mémoire de l’auteur : ce dernier se souvient plus facilement d’événements qui lui sont contemporains et auxquels il a même pu assister. En toute connaissance de cause, il peut ainsi indiquer l’origine picarde, bourguignonne, provençale ou française de certains chevaliers présents dans la principauté au début du XIVe siècle235. C’est le cas de Vincent de Marais, chevalier qui s’attire toutes les faveurs du nouveau prince Philippe de Savoie236, et dont l’origine picarde est mentionnée dans la Chronique de Morée : « Si estoit a l’Escorta .j. chevaliers picars que on appelloit monseignor Vincent de Marays le viellart, qui estoit assés sachans homs et de bon conseil et de la court principal […] »237.
Il n’y a pas de localité de ce nom dans la région actuelle de Picardie, mais l’origine de ce chevalier a dû parcourir les siècles et n’est pas forcément en adéquation avec la réalité topographique du royaume de France. Ce nom ne peut être rapproché que d’un toponyme normand, en attendant des études plus approfondies sur ce sujet238. La Chronique de Morée est également avare de données concernant un chevalier qu’elle nomme simplement « monseignor Anthoine le Flamenc »239, qui fait partie des familiers du duc d’Athènes au début du XIVe siècle. Guy de La Roche le désigne même baile* et lieutenant de la Blaquie240, toutefois, ce sont les seules données concernant ce prud’homme originaire de Flandre. Un autre familier de Guy de La Roche est honoré : le duc « ordina .j. sien chevalier bourguegnon, que on appelloit monseignor Estiene de Corbeille, que il feust vice-mares-
233
L. fechos, § 254. Dans le cas de Florent de Hainaut, le chroniqueur réalise une contraction car, le plus souvent, il le nomme « prince Florant » (cf. annexes, p. 548 : présent dans quarante-sept paragraphes). 235 Cf. annexes, p. 556 ; Chr. fr., § 856 : « .j. chevaliers picars que on appelloit monseignor Vincent de Marays » ; § 901 : « .j. chevalier bourguegnon, que on appelloit monseignor Estienne Corbeille » ; § 979 : « .j. chevalier provenchal que on appelloit monseignor Remondas » ; § 979 : « .j. […] chevalier françois […] qui estoit appellez monseignor Jehan Mauterrier ». 236 Il apparaît pour la première mention dans l’acte de ratification du mariage d’Isabelle et Philippe (C. Hopf, op. cit., I, p. 351 B ; Chr. fr., § 921, 960, 962, 964). 237 Chr. fr., § 856. 238 Le Marais-la-Chapelle est un village situé à une dizaine de kilomètres de Falaise, à l’extrémité est du département du Calvados. Il faut tout de même citer le château de Marais, surplombant la Rémarde, aux confins du département de l’Essonne ; cependant, cet emplacement méridional ne semble pas correspondre avec le qualificatif de « picard » (Atlas…, op. cit., p. 86). 239 Chr. fr., § 879. 240 Ibid., § 880. 234
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première partie. être fier de ses racines chaux »241, dont le nom peut être rapproché d’une localité homonyme, sise à la frontière des départements actuels du Loiret et de l’Yonne242. Ainsi, la Chronique de Morée permet de préciser les origines géographiques de quelques nobles de la principauté et si les mentions sont rares, elles permettent toutefois de compléter des données collectées dans d’autres sources. Somme toute, ces expressions paraissent bien maigres pour réaliser un bilan, il convient toutefois de ne pas les omettre. Elles sont d’autant plus remarquables que l’auteur donne moins de détails pour les seigneurs italiens ou catalans. Tout au plus faut-il souligner la mention de l’origine de Léonard de Véroli243 ou celle des « De Veronne » pour qualifier les seigneurs tierciers de Négrepont244, encore qu’il ne s’agisse pas d’une précision géographique mais de la francisation de leur patronyme : « da Verona »245. Quant aux seigneurs catalans, le chroniqueur n’est pas prolixe à leur égard, ne précisant qu’une seule fois l’origine de l’un d’entre eux246. À l’étude générale et classique sur les sources, succède une recherche plus détaillée et littéraire, qui permet elle aussi de compléter le tableau de l’enracinement des lignages nobiliaires moréotes en Occident. L’ensemble des renseignements, ainsi collectés, permet de réaliser d’autres instruments de travail, comme les cartes et les tableaux anthroponymiques qui se trouvent en annexe, mais aussi des graphiques.
2. Les estimations graphiques Grâce aux mentions relevées dans les sources et présentées dans ce premier chapitre, des graphiques sont envisageables. Il permettent de prendre conscience de la répartition géographique des nobles latins venus dans la principauté. Nous avons choisi de différencier les lignages d’origine française, des italiens et des catalans, conservant ainsi les catégories nationales qui apparaissent dans ce même chapitre.
241
Chr. fr., § 901. Atlas…, op. cit., p. 111 ; cf. annexes, p. 531. 243 Cf. annexes, p. 550. 244 Chr. fr., § 896 ; cf. annexes, p. 554. 245 Chr. gr. (2005), p. 91-92 « Le seigneur d’Athènes venait de Bourgogne. Les trois seigneurs de l’Euripe dont je viens de parler étaient de Vérone en Italie » ; Chr. gr., v. 1561-1563. 246 « .j. chevaliers de Calabre que on appelloit monseignor Rogiers de Lurye » : Roger de Calabre est parent par alliance du roi de Sicile, Jacques d’Aragon (1285-1296) (Chr. fr., § 757). 242
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chapitre i. des origines diversifiées, reflets d’une principauté composite Graphique 1 L’origine française des lignages nobiliaires moréotes au fil des siècles
Les sources ne mentionnent guère plus d’une vingtaine de lignages identifiés provenant du royaume de France dans la première moitié du XIIIe siècle, et ce chiffre est déjà remarquable. Les Champenois et les Bourguignons constituent le plus gros des effectifs connus, car sur les vingt-six lignages d’origine française, seize sont issus du nord-est du royaume. Les nobles suivent leurs principaux seigneurs partis en croisade mais à la fin du siècle plusieurs lignages ont disparu. Quant aux autres lignages, cinq d’entre eux viennent du nord du royaume de France et cinq autres ne sont pas clairement localisés. Cette diversité tend à s’estomper entre les XIIIe et XIVe siècles, car les mariages des princesses, Isabelle de Villehardouin ou sa fille Mahaut de Hainaut, sont des opportunités d’installation pour les mesnies* de leurs prétendants247. Tour à tour, des nobles originaires du nord du royaume de France, puis de Savoie et enfin de Bourgogne, viennent en Morée. En dépit de quoi, entre le XIIIe et le XIVe siècle, les effectifs de nouveaux arrivants décroissent au profit de lignages italiens ou catalans, mais les maisons déjà installées constituent toujours le noyau solide de la noblesse moréote. C’est autour de celui-ci que gravite dès le XIIIe siècle des dynasties italiennes dont l’importance va croître au cours de ce même siècle.
247
Cf. annexes, p. 613.
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première partie. être fier de ses racines Graphique 2 L’origine italienne des lignages nobiliaires moréotes au fil des siècles
Les lignages nobles d’origine italienne sont présents dans la principauté de Morée dès sa formation, mais seuls une dizaine d’entre eux sont connus. Ces branches se maintiennent à la tête des seigneuries qu’elles occupent et les nouveaux arrivants viennent renforcer leurs effectifs dans le courant du XIIIe siècle. Dans ce graphique, sont considérés comme italiens les Brienne ou encore les Enghien qui passent en Morée grâce à leur statut et à la reconnaissance acquise à la cour de Naples. Les Italiens du nord, initialement nombreux et occupant les seigneuries importantes, sont proportionnellement moins représentés à la fin du XIIIe siècle où les effectifs angevins modifient leur influence. La suzeraineté angevine de plus en plus forte en Morée au début du XIVe siècle permet à de puissants Italiens de s’implanter dans la principauté et d’en devenir les maîtres, bien qu’ils doivent lutter contre les Catalans248. Cependant leur importance sur le continent est contrebalancée dans le duché de l’Archipel par un nombre important de Vénitiens qui viennent renforcer la colonisation de la Sérénissime déjà en place. Ces lignages, insulaires ou continentaux, font tout de même partie de la noblesse moréote et les premiers d’entre eux installés au début du XIIIe siècle comptent toujours des descendants* au XIVe siècle, lesquels côtoient des nobles d’origine hispanique.
248
Il s’agit des Acciaiuoli, Buondelmonti ou encore des Tocco.
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chapitre i. des origines diversifiées, reflets d’une principauté composite Graphique 3 L’implantation des lignages ibériques en Morée
Ce schéma, réalisé à titre comparatif à partir des mentions de Catalans dans les sources, démontre leur implantation soudaine dans le duché d’Athènes, à la suite de leur victoire de 1311. Tous les noms de lignages apparaissent en même temps dans la documentation et leur installation brutale va bouleverser la société moréote et entraîner des modifications multiples249. L’extrême discrétion des sources à l’égard de leurs origines rend impossible un travail plus détaillé, car seule persiste leur implantation soudaine et durable qui fait de ces lignages des membres à part entière de la noblesse moréote. Dans la seconde moitié du XIVe siècle, viennent s’ajouter des lignages aragonais et navarrais, moins nombreux, mais qui vont toutefois marquer l’histoire de la principauté puisque l’un de leurs membres devient prince de Morée au début du XVe siècle250. Ces tableaux graphiques rendent compte du déséquilibre temporel et spatial des arrivées et, associés aux recherches déjà mentionnées plus haut, ils facilitent une synthèse plus générale sur l’origine géographique des nobles installés dans la principauté de Morée durant deux siècles.
3. Les disproportions temporelles et spatiales des arrivées Il est intéressant de tirer quelques enseignements des données graphiques fournies précédemment. En raison des renseignements disponibles, le XIII e siècle est volontairement découpé en demi-siècles alors que le XIVe siècle constitue une unité. Il s’agit par ce biais de bien différencier les nobles d’origine française ayant participé à la conquête et à l’organisation de la principauté de ceux 249 250
Il en est de même pour Roger Deslaur, installé depuis peu (cf. supra, p. 17). Il s’agit de Pierre Lebourd de San Superan (cf. annexes, p. 535).
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première partie. être fier de ses racines qui sont venus plus tardivement, lorsque l’État était déjà constitué. Quant aux lignages italiens, cela permet de mettre en lumière les effectifs qui s’installent à la suite du Traité de Viterbe, en 1267. En s’appuyant sur les renseignements relevés dans les sources, vingt-six lignages d’origine française se dégagent pour la première moitié du XIIIe siècle. Parmi eux, neuf proviennent de Champagne251, sept viennent de Bourgogne252, et cinq du nord du royaume de France253. Quant aux cinq autres, la localisation de leur fief est incertaine254. Dans la deuxième moitié du XIIIe siècle, les lignages installés depuis plusieurs décennies ne sont plus comptabilisés, mais se joignent à eux des nobles dont l’origine géographique est plus variée. En effet, les effectifs jusque-là prédominants de Bourguignons et de Champenois cèdent le pas255 à un nombre plus affirmé de Français du Nord256, accompagnant le futur prince Florent de Hainaut. Pour le XIVe siècle, les arrivées remontent le plus souvent à la première moitié de ce siècle, mais la subdivision n’a pas été faite pour pouvoir conserver des unités comparables pour toutes les nations. Les nouveaux arrivants sont en majorité d’origine savoyarde, gravitant autour de Philippe de Savoie, nouveau prince de Morée257, puis natifs de Bourgogne et là encore, ils suivent leur seigneur, Louis, promis à la princesse Mahaut de Hainaut258. En ce qui concerne le début du XVe siècle, cette période ne témoigne pas d’une phase d’installation des lignages nobles, quelle que soit leur origine. Ce sont des décennies marquées par la résistance des seigneurs moréotes encore présents face aux Turcs. Les nobles italiens présents dans la principauté de Morée dans la première moitié du XIIIe siècle sont proportionnellement moins nombreux que ceux d’origine française. Mais l’écrasante majorité provient du nord de la péninsule259 avec en tête les seigneurs originaires de Vérone260 et de Venise261. Ils accompagnent leur seigneur piémontais Boniface de Montferrat. Quant aux seigneurs vénitiens, ils répondent à leurs intérêts et mènent pour leur propre compte la conquête des Cyclades. Dans la seconde moitié du XIIIe siècle, les dynasties présentes sur le sol moréote, dans leur grande majorité, s’installent durablement, et les événements politiques attirent dans la principauté de nouveaux Italiens qui profitent du traité de Viterbe en 1267 pour s’y implanter. Les dénominations d’Italiens du Sud relevées pour cette période correspondent à des lignages de
251 Il s’agit des Briel, Champlitte, Chauderon, Durnay, Germinon, Lagny, Morlay, Nully, Villehardouin. 252 Ce sont les Cicon, Foucherolles, La Roche, Nivelet, Résie, Rosières et Vaux. 253 Les Mons viennent du Hainaut, les Avesnes, Saint-Omer et Tombes de Flandre. Enfin, les Autremencourt sont originaires du Laonnois. 254 C’est le cas des Alemans, Catavas, Charpigny ou de Lille, Cors et Du Quartier. 255 Les Aulnay sont d’origine champenoise, tandis que les Toucy et les Corbeilles sont d’origine bourguignonne. 256 Florent de Hainaut et les Liedekerque, les Rémy, les Flamands ou encore les de Marais. 257 Philippe de Savoie avec les Monbel, Miribel, Botière, Aix. 258 Cf. annexes, p. 613. 259 Dix lignages italiens mentionnés proviennent du Nord : Montferrat, Verona, Mercanuovo, Dalle Carceri, Sanudo, Ghisi, Lion, Canossa, Pallavicini. 260 Dalle Carceri, Mercanuovo, Verona. 261 Ghisi, Sanudo, Dandolo, Lion.
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chapitre i. des origines diversifiées, reflets d’une principauté composite la cour angevine262, tandis que les Vénitiens privilégient une installation insulaire263. Pour le XIVe siècle, des familles nobiliaires264 et de riches marchands265 profitent des relations commerciales et de leurs opportunités pour s’implanter dans la principauté et y recevoir des titres nobiliaires, tandis que les Vénitiens poursuivent leur politique de renforcement de leurs positions en mer Égée, voire de conquête de nouvelles îles266. Quant aux lignages catalans, leur implantation dans les Balkans provient de leur victoire militaire sur les troupes du duc d’Athènes, Gautier de Brienne, en 1311267. Dès lors, ils fondent une nouvelle entité catalane aux portes de la principauté de Morée, que des effectifs navarrais ou aragonais viennent quelques décennies plus tard compléter268. Ces graphiques présentent l’intérêt de mettre immédiatement en relief les données historiques et démographiques majeures : que ce soit l’importance des effectifs français lors de la conquête et leur baisse entre le XIIIe et le XIVe siècle, avec parmi eux, la part notable de seigneurs provenant du nord-est du royaume de France ; ou bien la présence constante d’Italiens, surtout dans les seigneuries périphériques du Péloponnèse, qui vont s’installer durablement au sein même de la principauté à partir de la fin du XIIIe siècle ; enfin l’arrivée brusque des catalans dont la noblesse moréote doit s’accommoder au cours du XIVe siècle. Quelle que soit l’origine géographique des nobles moréotes, il reste un autre témoignage de l’enracinement régional des lignages latins, non abordé par le vocabulaire de la source littéraire que représente la Chronique de Morée. On note, en effet, chez certains un attachement à leurs racines si fort, qu’ils rentrent chez eux pour finir leur vie, comportement qui se retrouve surtout pour la période suivant l’installation dans la principauté de Morée. C’est le cas de Guillaume de Champlitte, rentré en Occident pour recevoir un héritage dès 1209269 ; ou encore d’Othon de La Roche, conquérant initial et premier seigneur d’Athènes qui, après avoir régné vingt ans sur l’Acropole, rentre dans sa Franche-Comté natale, où il a laissé sa famille. Il est déjà mort en 1234270 et en Grèce, c’est son neveu Guy Ier qui lui succède. Autre exemple, autre nationalité : Pecoraro Mercanuovo, tiercier de Négrepont en 1205, s’en retourne en Italie et poursuit une carrière politique. En 1214, il est podestat de sa cité, Vérone271. Comme nombre de croisés, certains nobles associés à la conquête de la Morée conçoivent cette partici-
262
Brienne, Enghien, Véroli. Foscari, Gradenigo, Navigajoso, Tiepolo. 264 Les Marchesano. 265 Les Acciaiuoli, Buondelmonti, Tocco et Zaccaria. 266 Barozzi, Bragadin, Cornaro, Gattilusio, Giorgio, Giustinian, Gozzadini, Minotto, Morosini, Premarin, Querini, Rondinelli, Schiavo, Sommaripa, Soranzo, Zeno. 267 Sont attestés en Morée au XIVe siècle : les Arenos, Ahones, Bellestar, Corberan de Lahet, De Pou, Deslaur, Entenza, Fadrique, Fuster, Joanes, Llurias, Novelles, Puigpardines, Rocafort, Rodejas, Vitas, Zarroviras, Zavalls. 268 Apparaissent dans les sources concernant la Morée : les Coquerel, Lebourd de San Superan, Mota de Salahia, Urtubia, Varvassa. 269 Cf. annexes, p. 568-569. 270 J. Longnon, Compagnons…, op. cit., p. 215-216 ; R. Grousset, L’Empire du Levant, Paris, 1949, p. 497-498. 271 R.-J. Loenertz, « Les seigneurs tierciers… », op. cit., p. 143-148. 263
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première partie. être fier de ses racines pation comme temporaire et ils entendent poursuivre leur vie dans leurs contrées d’origine, une fois leur engagement tenu. Avec un siècle de décalage, il en est de même des Catalans, dont certains repartent en Catalogne ou en Sicile, alors que d’autres meurent violemment dans le Levant. Quelle que soit leur origine, ces exemples ne constituent pas la majorité, mais il est compréhensible que certains désirent reposer sur la terre de leurs ancêtres, auprès des leurs272.
CONCLUSION Il est difficile de conclure ce premier chapitre car les résultats en sont modestes. Comme toutes les réflexions historiques, l’analyse est entièrement tributaire des sources, mais celles-ci sont inégalement réparties sur la période d’étude et sur les aires géographiques traitées. Néanmoins, une tendance peut se dégager de cette recherche : en raison de leurs origines diverses, les Latins venus s’installer en Morée apportent dans leurs bagages leurs références culturelles, historiques et linguistiques qui sont autant de facteurs de diversité constituant l’originalité de la noblesse moréote. Pour autant, cet État est avant tout marqué par une influence française en raison de l’origine de ses premiers conquérants. Cette tendance initiale est contrebalancée dès la fin du XIIIe siècle par la forte affluence des Italiens qui, contrairement aux chevaliers essentiellement bourguignons et champenois, sont originaires de nombreuses provinces de la péninsule. Cela peut être expliqué par les données politiques qui font intervenir en Morée des protagonistes de tous bords, avec des intérêts variés et surtout à des périodes différentes. Suivent au cours du XIVe siècle les nobles d’origine ibérique, proportionnellement moins nombreux, mais dont l’arrivée soudaine déstabilise le groupe nobiliaire moréote, alors même que les flots de nobles originaires des provinces françaises se poursuivent, tout en s’amenuisant, du XIIIe jusqu’au XIVe siècle. Des mutations apparaissent et progressivement l’assiette démographique se modifie en faveur des Italiens et des Catalans. Ce renouvellement aurait pu susciter des affrontements, or si conflits il y a, et ils ne sont pas isolés, ils résultent des oppositions personnelles, des vendettas familiales273, non de l’origine géographique car certains facteurs tels que la religion ou l’ordre politique et social maintiennent la cohésion entre les groupes. Il est regrettable de ne pouvoir approfondir davantage ce thème des origines géographiques des nobles latins présents dans la principauté de Morée du XIIIe au XVe siècle. En effet, au-delà de quelques noms de seigneurs, l’analyse tombe rapidement dans le champ des hypothèses bien qu’un effort ait été tenté en développant certains aspects non traités jusque-là. Néanmoins, les disproportions spatiales et temporelles observées représentent une base de référence non négligeable pour déterminer dans quelle mesure le régime féodal, appliqué dans la 272 Il en est de même pour les chevaliers qui ont suivi Charles d’Anjou dans l’aventure napolitaine. Beaucoup rentrent chez eux après deux ou trois années de service (S. Pollastri, « Les Bursons d’Anjou, barons de Nocera puis comtes de Satriano (1268-1400) », dans N. Coulet, J.-M. Matz (éd.), La Noblesse dans les territoires angevins à la fin du Moyen Âge. Acte du colloque international organisé par l’Université d’Angers. Angers-Saumur (3-6 juin 1998), Paris, 2000, p. 93). 273 Cf. infra, p. 116.
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chapitre i. des origines diversifiées, reflets d’une principauté composite principauté de Morée s’inspire des influences successives rapportées par les Latins : les Français tout d’abord qui constituent la majorité des conquérants puis les Italiens qui vont quelque peu réaménager le système féodal là où ils s’implantent.
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CHAPITRE II. LA FÉODALITÉ, UNE PRATIQUE IMPORTÉE « La féodalité n’est-elle pas avant tout un état d’esprit, ce complexe psychologique formé dans le petit monde des guerriers peu à peu devenus des nobles ? »1.
Les racines des lignages nobiliaires reposent sur les structures mentales que les Latins vont importer d’Occident, et notamment la féodalité qui conditionne l’installation dans leur nouvel État. En effet, ce dernier apparaît aux yeux de beaucoup comme une « nouvelle France »2, empreinte occidentale dans une Méditerranée orientale qui compte peu de relais catholiques, surtout après 1261. Or, si la féodalité est un état d’esprit de la noblesse, comme aimait à le souligner Georges Duby3, elle entre pleinement dans notre sujet. L’angle d’approche choisi dans cette recherche, à savoir l’anthropologie historique, n’aborde pas la féodalité comme les études dites classiques sur ce thème, car la problématique ne repose pas sur la répartition des pouvoirs ou encore sur l’émiettement des droits : il s’agit de s’attacher avant tout aux groupes sociaux qui composent la société moréote, et plus particulièrement à la noblesse qui bénéficie d’une grande masse documentaire. Pour autant, cette étude ne peut faire l’impasse sur les rapports féodo-vassaliques qui régissent la principauté car le droit en dépend. Celui-ci règle les aliénations, les successions, les douaires* et les dots*, déterminant de la sorte les droits et les devoirs de chacun. C’est donc un préalable indispensable pour appréhender la vie quotidienne des lignages nobiliaires de la Morée latine et il convient ainsi de dresser un tableau de l’organisation féodale avant d’étudier la place des nobles en son sein, en s’interrogeant sur la force des pratiques que les nobles latins ont importé dans la principauté de Morée. Il convient de revenir dans un premier temps sur le concept même de féodalité et les difficultés qu’il soulève. Comme cela a été observé dans le précédent chapitre, l’origine occidentale des conquérants incite à étudier la féodalité dans le royaume de France, dans la péninsule italienne avec les nombreuses variantes qu’elle comporte, ainsi que dans certaines principautés ibériques. Puis l’étude
1 G. Duby, « La féodalité ? Une mentalité médiévale », dans Id., La Société chevaleresque. Hommes et structures du Moyen Âge, t. I, Paris, rééd. 1988 (1re éd. 1979), p. 71-72. 2 « Quasi Nova Francia » sont les termes employés par Honorius III en 1224 pour qualifier la principauté de Morée (C. Baronius, O. Raynaldus, Annales ecclesiastici denuo excusi et ad nostra usque tempora perducti, A. Theiner (éd.), Bar-le-Duc, 1844, t. I, p. 536 ; A. Bon, « Recherches sur la principauté d’Achaïe (1205-1430) », dans Études médiévales offertes à M. le doyen Fliche, de l’Institut, Montpellier, 1952, p. 14). 3 Ibid., p. 71-72.
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première partie. être fier de ses racines se concentrera sur la principauté elle-même, en décrivant le contrat féodo-vassalique tel qu’il apparaît dans les sources. Enfin, les tonalités régionales et temporelles de ce tableau féodal en Grèce latine seront évoquées, car les espaces sont différemment touchés par la féodalité « à l’occidentale » selon leur mode de gouvernement ou encore selon le substrat byzantin qui sert de terreau à son implantation.
A. LE SYSTÈME FÉODAL EN QUESTION 1. Le système féodal : essai de définition Évoquer la conception lignagère de la noblesse moréote nécessite de revenir sur de nombreux termes provenant de la féodalité, car si des concepts sont depuis longtemps employés, ils sont pour certains critiqués, pour d’autres surannés. De nombreux débats agitent la communauté des historiens aujourd’hui encore, et bien qu’il ne soit pas question ici d’apporter de nouvelles hypothèses sur ce sujet, il est important néanmoins de réaliser à ce stade une mise au point. En premier lieu, il semble nécessaire d’évoquer la notion de féodalité, qui est le mode d’organisation d’une société dans laquelle les liens d’homme à homme, le fief, la fidélité due pour celui-ci et le service rendu, commandent l’ensemble des relations sociales et des rapports de domination. Pour autant, selon les provinces étudiées, il y a tout autant de nuances que d’historiens les ayant analysées. Au XXe siècle, François-Louis Ganshof a tenté de définir la féodalité dans un cadre rigoureux, ce qui lui a été reproché4. Cependant il évoque une société qui s’appuie sur des liens de dépendance d’homme à homme, créant ainsi une hiérarchie dont le sommet est occupé par une classe de guerriers spécialisés. L’aristocratie repose sur un droit à la propriété extrêmement morcelé, ordonné lui aussi et correspondant à la hiérarchie des liens de dépendance, et elle se fonde sur un éclatement du pouvoir public, dont les compétences sont réparties entre de nombreuses instances autonomes qui exercent de fait des droits régaliens. Ce régime féodal est la vision retenue par les médiévistes de l’après-guerre pour qualifier l’Europe occidentale aux Xe, XIe et XIIe siècles. Le débat théorique porte alors sur les termes de féodalité et de société féodale, les uns et les autres s’évertuant à dépeindre ce fonctionnement atypique5. Selon les diverses acceptions, ce concept repose sur des obligations de service et d’obéissance de la part d’un homme libre, le vassal, vis-à-vis d’un autre homme libre, le seigneur. Ce dernier, en contrepartie, s’engage à assurer la protection et l’entretien du feudataire, le plus souvent en lui fournissant un bien, le fief. Quel que soit le point de vue des spécialistes, les avis s’accordent sur l’élément principal
4 F.-L. Ganshof, Qu’est-ce que la féodalité ?, Paris, rééd. 1982 (1re éd. 1944), p. 11-12 ; A. Guerreau, Le Féodalisme, un horizon théorique, Paris, 1980, p. 78-80. 5 On retrouve ainsi les différents points de vue de M. Bloch, La Société féodale, Paris, rééd. 1994 (1re éd. 1939-1940), de J. Calmette, Le Monde féodal, Paris, rééd. 1951 (1re éd. 1938), ou encore de R. Boutruche, Seigneurie et féodalité, t. II, L’Apogée (XIe-XIIIe siècle), Paris, 1970.
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chapitre ii. la féodalité, une pratique importée sans lequel le système ne fonctionnerait pas : le fief6, étudié ultérieurement en tant que clef de voûte de l’organisation patrimoniale des lignages nobiliaires7. La conception de la féodalité classique telle que la définissait François-Louis Ganshof, c’est-à-dire celle qui s’épanouit au cœur de l’État franc du Xe au XIIe siècle, a été grandement critiquée depuis un demi-siècle. De nombreuses études ont, par la suite, nuancé le tableau trop lisse de cette société idéalisée par le médiéviste, déclinant des tonalités dans la palette monochrome qu’il avait utilisée. C’est ainsi que Philippe Contamine, concluant le colloque de Rome en 1978, affirmait déjà qu’« il ne faut décidément plus parler de féodalité « classique », que le modèle a fait son temps. Qu’il n’existe pas non plus de féodalité « parfaite », ou plutôt que toutes le sont plus ou moins à leur façon »8. Certains vont plus loin dans la critique et n’hésitent pas à porter l’estocade finale contre ce système qui n’en est pas un à leurs yeux. Les critiques les plus acerbes ne proviennent pas des historiens mais des anthropologues, tels que Susan Reynolds qui démontre avec méthode le non-sens des concepts comme la vassalité ou le fief 9, rappelant que le fief archétypal et la vassalité sont des constructions intellectuelles tardives développées depuis le XIXe siècle seulement. Elle s’inscrit ainsi dans la mouvance de la médiévistique contemporaine qui s’insurge contre le principe de la « révolution féodale ». Ce travail trouve un écho auprès de contemporains comme Dominique Barthélemy qui dégage les enseignements et les limites de cette approche10. Il revient, entre autres, sur la complexité des sociétés médiévales que les historiens ont longtemps eu tendance à lisser, ainsi que sur la classe de guerriers représentée par les chevaliers. En critiquant cette assertion, il définit plutôt ce groupe comme « une classe de domination symbolisée par le port d’armes, et renforcée par les discours et représentations qui survalorisaient son rôle militaire effectif »11. La féodalité définie par François-Louis Ganshof est donc dépassée ; cette conception figée de la société ne semble pas refléter tous les systèmes altérés qui composent en fait l’Europe occidentale, et sur lesquels il faut revenir. La notion de noblesse nécessite de la même manière quelques éclaircissements sur sa signification et ses origines. Elle a des racines lointaines et elle apparaît, dès le haut Moyen Âge, comme une noblesse attachée à la puissance
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La portée du fief a été remise en question récemment par Susan Reynolds qui minore son importance avant le XIIIe siècle. Ses réflexions, aussi intéressantes soient-elles, ne modifient pas radicalement notre champ d’étude (S. Reynolds, Fiefs and Vassals. The Medieval Evidence Reinterpreted, Oxford, 1994, p. 2). 7 Cf. infra, p. 426. 8 Structures féodales et féodalisme dans l’Occident méditerranéen (Xe-XIIIe siècle). Bilan et perspectives de recherches. Colloque International organisé par le centre de la recherche scientifique et l’École française de Rome (Rome 10-13 oct. 1978), Paris, 1980, p. 767. De nombreuses déclinaisons existent, comme le système développé en Angleterre par l’aristocratie, qui lui permet de s’assurer de fidélités en échange de la rémunération de ses dépendants (J. G. Bellamy, Bastard Feudalism, Londres, 1989). 9 S. Reynolds, op. cit., p. 1-17. 10 D. Barthélemy, « La théorie féodale à l’épreuve de l’anthropologie (note critique) », dans Annales E. S. C., mars-avr. 1997, p. 321-341. Son analyse peut être complétée par un article critique sur la « féodalité » d’Alain Guerreau (J. Le Goff (dir.), Dictionnaire raisonné du Moyen Âge, Paris, 1999, p. 387-406). 11 D. Barthélemy, op. cit., p. 333.
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première partie. être fier de ses racines publique dans laquelle les représentants sont les ancêtres des barons du XIIIe siècle12. Cette catégorie est à distinguer de l’aristocratie moyenne, qui donnera plus tard la chevalerie13, dont les origines sont analysées depuis longtemps par l’intermédiaire de monographies devenues classiques14. Chronologiquement, Marc Bloch distingue « deux âges féodaux » successifs, de tonalités fort différentes, pour lesquels la charnière est placée vers le milieu du XIe siècle15. La société nobiliaire moréote s’inscrit dans le « deuxième âge féodal » marqué par une plus grande maturité de ce régime, mais également par la multiplicité des systèmes féodaux en Occident16. Nonobstant les rites, sur lesquels toute impasse est inenvisageable, car ils représentent beaucoup au regard des lignages nobiliaires de la principauté, nous envisagerons la féodalité comme un système social et non comme un simple conglomérat d’institutions. Avoir évoqué le système féodal et ses récentes remises en cause ainsi que les origines de la noblesse, permet de mieux développer le contexte social et dégager un tableau de la noblesse occidentale qui participe à la prise de croix. Dès le début du XIIIe siècle, Georges Duby note un rapprochement entre les différents niveaux de l’aristocratie dans le nord du royaume de France17. Une homogénéisation des couches aristocratiques s’est produite dans les principautés territoriales en sapant l’indépendance de certains châtelains et en octroyant le ban inférieur à des chevaliers de modeste extraction. Cette diffusion de l’autorité banale entraîne la réduction des distances entre châtelains et simples chevaliers. Deux indices attestent ce changement : les grands seigneurs désirent faire leur entrée dans la chevalerie, être adoubés, et il n’y a plus de clivage matrimonial entre les deux groupes, car un simple chevalier peut prendre pour épouse la fille d’un seigneur, c’est-à-dire dans un groupe de niveau supérieur qui jusque-là lui était fermé18. C’est le début de la pratique hypergamique*, présente en Occident mais également dans la principauté de Morée19, permettant une certaine homogénéisation de la société aristocratique. En effet dans les sources, les qualificatifs de nobles ou de chevaliers sont employés pour les mêmes personnages et cela dès la fin du Xe siècle. Ce groupe tend à s’affirmer économiquement, à devenir plus étanche en pratiquant l’endogamie* et en resserrant sa structure lignagère ; enfin il se spécialise dans le service d’armes, privilégiant ainsi le côté masculin
12 R. Le Jan, Histoire de France : origines et premier essor, 480-1180, Paris, 1996, p. 43-44. Il y a pourtant des historiens qui rejettent la théorie de l’existence d’une noblesse avant l’an Mil (L. Génicot, « Noblesse » dans J. Le Goff (dir.), Dictionnaire raisonné…, op. cit., 1999, p. 821-833). 13 G. Duby, « Noblesse dans la France médiévale », dans Id., La Société chevaleresque…, op. cit., p. 24-25. 14 Quelques titres dans une bibliographie extrêmement riche : G. Duby, La Société aux XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise, Paris, 1982 ; C. Duhamel-Amado, Genèse des lignages méridionaux, Toulouse, 2001 ; M. Parisse, Noblesse et chevalerie en Lorraine médiévale. Les familles nobles du XIe au XIIIe siècle, Nancy, 1982. 15 M. Bloch, op. cit., p. 98-99. 16 É. Bournazel, J.-P. Poly (éd.), Les Féodalités. Histoire générale des systèmes politiques, Paris, 1998, p. 511 : les auteurs, dont l’analyse est emblématique des dernières recherches sur le sujet, rappellent que les royaumes d’Europe sont féodaux, mais chacun à leur manière. 17 G. Duby, « Noblesse … », op. cit., p. 28. 18 G. Duby, « Situation de la noblesse en France au début du XIIIe siècle », dans Id., La Société chevaleresque…, op. cit., p. 118-119. 19 Cf. infra, p. 206.
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chapitre ii. la féodalité, une pratique importée de cette vocation. Cette catégorie sociale associe donc la prédominance des ascendants*, spécificité de la noblesse, à la notion de service militaire lié quant à lui à la chevalerie. Toutes ces caractéristiques sont celles de la noblesse moréote qui bénéficie de l’évolution féodale depuis longtemps impulsée en Occident. L’importance accordée aux ancêtres, paternels ou maternels20, le fait d’épouser la fille d’un seigneur plus puissant, ou encore l’intérêt accordé au service militaire21 sont des pratiques que l’on retrouve dans les lignages nobiliaires de la principauté de Morée. Ce groupe social, de la sorte, s’inscrit dans la continuité des usages en cours en Occident et assure ainsi une permanence dans les pratiques familiales. C’est au XIIIe siècle que l’aristocratie française invente un titre désignant les hommes qui pourraient devenir chevaliers par leur naissance mais qui ne le sont pas encore faute de moyens. Les titres d’écuyer au nord et de damoiseau au sud du royaume apparaissent alors et sont de véritables attributs nobiliaires car ils témoignent d’une supériorité par la seule naissance22. Le statut est moins net dans les sources de la principauté de Morée où les écuyers sont tantôt des nobles, tantôt des roturiers23. La noblesse est donc un groupe composé de tous ceux qui sont bien nés, même s’ils sont pauvres, et l’une de leurs caractéristiques est la prodigalité. L’obligation de paraître les contraint à dépenser, à vivre dans le luxe, à faire preuve de largesses24 et cette tendance se radicalise au XIIIe siècle en réaction à l’ascension sociale des nouveaux riches. Dans la principauté de Morée, ce phénomène intervient surtout au XIVe siècle avec l’apparition au sein du baronnage de riches marchands parvenus au faîte du pouvoir en prêtant de l’argent aux princes, puis en acquérant en échange des biens et des offices héréditaires25. Cette attitude est certainement l’un des facteurs expliquant le besoin incessant de numéraire des nobles et la multiplication des gentilshommes pauvres. Malgré l’évolution sémantique et les nuances régionales, il convient de ne pas aborder la noblesse comme un corps uniforme, l’homogénéité n’étant que de surface. Cette constatation prévaut pour la principauté de Morée où se retrouve une composition hétérogène de la noblesse : les héritiers de vieille richesse, parfois démunis, côtoient des parvenus enrichis grâce au commerce, des gentilshommes dévoués au service d’État ou encore des aventuriers. Les lignages nobiliaires présents lors de la conquête de la Morée s’éteignent progres20
Cf. infra, p. 111-112. Cf. infra, p. 364. 22 Ces écuyers entrent dans les effectifs militaires, ils sont dénombrés au même titre que les chevaliers ou les sergents. Ils sont désignés comme « bachellier » par le chroniqueur (Chr. fr., § 242, 1009). 23 Cf. infra, p. 370. 24 M. Aurell, La Noblesse en Occident (Ve-XVe siècle), Paris, 1996, p. 171-172. 25 L’homme d’affaires ne fait pas partie initialement du système féodal, pourtant il aspire à intégrer la noblesse via les titres, fiefs et les offices (J. Favier, De l’or et des épices. Naissance de l’homme d’affaire moderne au Moyen Âge, Paris, 1987, p. 91, 396, 399). L’exemple le plus révélateur est celui de Nicolò Acciaiuoli, riche marchand florentin, qui acquiert de nombreuses terres en Italie et en Morée, ainsi que le titre de Grand sénéchal héréditaire de Sicile en remerciements de services rendus à Catherine de Valois (É.-G. Léonard, Histoire de Jeanne Ire. Reine de Naples, comtesse de Provence (1343-1382), ParisMonaco, 1936, p. 50-179 ; J. Longnon, P. Topping, Documents sur le régime des terres dans la principauté de Morée au XIVe siècle, Paris-La Haye, 1969, p. 19-130) ; cf. infra, p. 424. 21
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première partie. être fier de ses racines sivement et des familles italiennes enrichies par le commerce ou le service d’État viennent progressivement renouveler cette noblesse initialement originaire du royaume de France26. La principauté de Morée représente donc une société féodale qui a certes ses caractéristiques propres, mais qui développe également une organisation héritée de certains royaumes occidentaux. Les spécificités de tout régime féodal s’y retrouvent, comme les liens d’homme à homme, l’élément réel ou encore la répartition des pouvoirs, mais des nuances particulières sont développées, notamment l’hétérogénéité du groupe nobiliaire et l’importance accordée au service militaire. La diversité de ce corps social se retrouve dans les sources qui emploient différents substantifs pour qualifier les seigneurs latins de la principauté de Morée.
2. L’étymologie du vocabulaire féodal La définition de la noblesse de la principauté de Morée, en tant que groupe social, nécessite quelques mises au point lexicales, car les sources évoquent, de façon parfois confuse, le vocabulaire féodal. Les dénominations qui permettent d’étudier cet aspect sont multiples, reflétant la diversité de la noblesse moréote ; elles se trouvent dans les sources narratives, les sources diplomatiques mais aussi dans celles de la pratique. Au bas de la pyramide féodo-vassalique se trouve le chevalier qualifié de miles, et qui apparaît selon les études aux environs du Xe siècle27. Bien que l’emploi de ce terme dans les chartes soit irrégulier, le miles n’en reste pas moins le représentant d’un groupe social en formation28. À la fin du XIe siècle, Georges Duby note un emploi fréquent de ce terme dans les actes qu’il consulte pour le Mâconnais. Dès lors, c’est un qualificatif pouvant désigner un groupe familial complet, impliquant une transmission héréditaire de ce titre et permettant de se distinguer du reste de la population29. L’évolution perceptible en Occident à partir du XIe siècle ne caractérise pas la société nobiliaire moréote qui se met en place deux siècles plus tard, car les chevaliers font partie intégrante des conquérants au même titre que les seigneurs plus importants, et ils intègrent la noblesse de la principauté qui, à l’image de la noblesse occidentale, est marquée par l’hétérogénéité. Le terme de chevalier se retrouve à de nombreuses reprises dans la Chronique de Morée30, quant aux Assises de Romanie, elles emploient de préférence les vocables de feudataire ou lige31. Dans le sud du royaume de France, les scribes utilisent sans distinction les formules telles que miles et caballarius, confusion qui met en lumière le rôle militaire de l’homme d’armes monté à cheval32. Cette prépondérance militaire est tout aussi impor26
Cf. supra, p. 28. G. Duby, « Les origines de la chevalerie », dans Id., La Société chevaleresque…, op. cit., p. 36-38. Pour les sources provençales, par exemple, ce terme n’apparaît que dans la première moitié du XIe siècle. 28 J. Flori, Chevaliers et chevalerie au Moyen Âge, Paris, 1998, p. 66 et suiv. 29 G. Duby, « Les origines… », op. cit., p. 37 30 Chr. fr., § 180, 803, 901, 943, 979, entre autres. 31 C’est le cas dans la description de la cérémonie de l’hommage (cf. infra, p. 86). 32 G. Duby, « Les origines … », op. cit., p. 42. 27
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chapitre ii. la féodalité, une pratique importée tante en Morée, notamment dans le récit de la conquête de la principauté par les premiers seigneurs latins qui, certes, ne comporte pas les termes de miles ou de caballarius, mais qui décrit les chevauchées de ces nobles hommes33. L’un des termes les plus employés dans la documentation est celui de seignor, qui peut être polysémique, toutefois ses significations incluent la notion d’autorité, y compris au sein de la famille34. Il est fait également mention de sire ou messire, titres de politesse réservés à des personnes de haute naissance35. Quant au terme de baron, mentionné très souvent dans la Chronique de Morée36, il bénéficie plus que tout autre de plusieurs sens : c’est tout d’abord le mari dans le milieu familial37, il peut qualifier également le grand seigneur38 ; enfin, ce titre est donné à toutes sortes de nobles à la fin du Moyen Âge39. D’après les sources consultées, le terme de baron recouvre en général la seconde acception40 et il est intéressant de souligner ici sa récurrence dans les pays dont sont originaires les nobles de Morée41. En effet, un parallèle saisissant existe entre le royaume de France et la principauté : les Capétiens, reprenant une légende carolingienne, composent leur conseil de douze barons (six laïcs et six ecclésiastiques) qui constituent les pairs du royaume42, et une démarche semblable peut être notée au début du XIIIe siècle de la part des conquérants français en Morée. À une date incertaine, Geoffroy de Villehardouin, entouré d’un conseil éclairé, détermine les baronnies de la principauté en gestation43, et si les versions de la Chronique de Morée livrent des témoignages parfois divergents sur les feudataires choisis ou sur leurs possessions44, leur nombre s’élève pourtant à une douzaine.
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Chr. fr., § 89-117. La Chronique de Morée atteste un emploi récurrent de ce terme (cf. annexes, p. 544 et suiv. ; G. Matoré, Le Vocabulaire et la société médiévale, Paris, 1985, p. 141-142). 35 Ces termes sont employés sans distinction apparente par le chroniqueur pour qualifier les nobles de la principauté de Morée (cf. annexes, p. 543 et suiv. ; G. Matoré, op. cit., p. 142). 36 C’est un terme présent dès la conquête et dont le chroniqueur use régulièrement (Chr. fr., § 104, 109, 118, entre autres). 37 Baron est employé dans le sens d’époux dans la Chronique de Morée (Chr. fr., § 997). 38 C’est dans ce sens qu’il est employé dans les États latins d’Orient et en Arménie (J. Flori, « Lexicologie et société médiévale : les “barons” de la première croisade. Étude des termes “baron”, “barnage”, “barné”, “baronie” dans la “Chanson d’Antioche” », dans Id., Croisade et chevalerie (XIe-XIIe siècles), Paris-Bruxelles, 1998, p. 296-297 ; G. Dédéyan, « “Listes féodales” du pseudo-Smbat », dans Cahiers de civilisation médiévale, n° 1, 1989, p. 27). 39 R. Boutruche, op. cit., p. 265. 40 Chr. fr., § 120, 128, 129, 461, 507, 538, 547, 622, 997, […]. Le chroniqueur utilise ce terme pour désigner les grands feudataires de Morée ou ceux venus du royaume de Naples. Quant aux Assises de Romanie, elles mentionnent également des barons à la tête de la pyramide féodale moréote (art. 1, 2 entre autres). 41 On retrouve également la trace de ce terme dans les provinces angevines (G. Giordanengo, « Qualitas illata per principatum tenentem. Droit nobiliaire en Provence angevine », dans N. Coulet, J.-M. Matz (éd.), La Noblesse dans les territoires angevins à la fin du Moyen Âge. Acte du colloque international organisé par l’Université d’Angers. Angers-Saumur (3-6 juin 1998), Paris, 2000, p. 263). 42 É. Bournazel, J.-P. Poly (éd.), op. cit., p. 441-442. 43 Chr. fr., § 128-129. 44 Une comparaison entre les différentes versions de la Chronique de Morée a déjà été menée (A. Bon, La Morée franque. Recherches historiques, topographiques et archéologiques sur la principauté d’Achaïe (12051430), t. I, Paris, 1969, p. 104-115 ; Th. Shawcross, The Chronicle of Morea. Historiography in Crusader Greece, New-York, 2009, p. 31-42). 34
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première partie. être fier de ses racines Il n’est pas incompréhensible que des seigneurs occidentaux aient cherché à instaurer, dans un État en formation, le modèle qu’ils connaissaient45 : dans le contexte d’une croisade, il apparaît comme une légitimation par rapport au royaume de France ou encore à l’Évangile46. Toutefois, la volonté de se plier au modèle ne rime pas avec la répétition aveugle : le prince de Morée prend garde à ne pas dispenser trop de largesses à ses barons. Le parallèle avec l’Occident ne doit pas simplement s’établir avec le royaume de France : d’autres « expatriés », notamment les Italiens, se retrouvent dans la principauté de Morée et influencent les pratiques féodales. Ainsi, les États de la maison de Savoie offrent un modèle de féodalité « à la française »47 en reprenant les usages du royaume voisin ; quant au royaume de Sicile, il présente des similitudes importantes dans le vocabulaire employé. En effet, l’usage du terme baron est attesté dans la hiérarchie féodale au XIIIe siècle : ces barons s’imposent aux autres vassaux sans toutefois se fermer à toute ascension sociale48. Ce système est, à n’en pas douter, un facteur favorable pour l’intégration de nobles provenant de ce royaume dans la principauté de Morée. Quant à la comparaison avec les féodalités espagnoles, le vocabulaire est tout aussi proche : les barons constituent le sommet de la pyramide féodale aussi bien en Aragon, en Catalogne qu’en Navarre49. Le vocabulaire employé pour décrire le système féodal dans les sources est comparable à celui qui est utilisé dans les régions d’origine des nobles de la principauté de Morée. Ils usent de termes adaptés à la description d’un système inspiré de l’Occident et qui n’a pas d’équivalent dans l’Empire byzantin. Dans ce domaine encore, la permanence est notable mais leur démarche est tout autre lorsqu’il s’agit de désigner des réalités non importées dans la principauté de Morée. En ce qui concerne la population autochtone grecque, les offices ou le droit des archontes, des modifications doivent se faire pour s’adapter à la nouvelle configuration de cette société, aux marges de l’Occident et de l’Orient50. Cet héritage occidental mis en évidence, il semble important d’approfondir l’apport de chaque nation à la construction moréote. Ces contributions respectives permettent de dresser au plus juste un tableau de la féodalité vécue au quotidien par le groupe nobiliaire dans la principauté de Morée, lequel connaît des évolutions au cours des deux siècles et demi de l’existence de cet État.
45 Ce terme est très souvent employé dans les sources de la première croisade (J. Flori, « Lexicologie et société médiévale : les “barons” de la première croisade. Étude des termes “baron”, “barnage”, “barné”, “baronie” dans la “Chanson d’Antioche” », dans Id., Croisade et chevalerie (XIe-XIIe siècles), Paris-Bruxelles, 1998, p. 291-317). 46 « Douze », dans A.-M. Gérard, Dictionnaire de la Bible, Paris, 1989, p. 281-282. 47 É. Bournazel, J.-P. Poly (éd.), op. cit., p. 259-260. 48 Ibid., p. 250, 253. 49 Ibid., p. 333, 359 ; P. Bonnassie, La Catalogne au tournant de l’an Mil, Paris, 1990, p. 292 ; J. J. Larrea, La Navarre du IVe au XIIe siècle. Peuplement et société, Bruxelles, 1998, p. 480. 50 M. Dourou-Eliopoulou, « La colonisation latine en Romanie. Le cas de la principauté de Morée (XIIe-XVe siècle) », Byzantinische Forschungen, 28, 2004, p. 119-120.
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chapitre ii. la féodalité, une pratique importée 3. La féodalité héritée de l’Europe occidentale La féodalité en Morée ne se constitue pas ex nihilo, elle fait partie des bagages avec lesquels les nobles latins arrivent sur le sol grec. De nombreuses influences vont guider la formation de la principauté, mais le plus difficile reste de distinguer leurs origines. Parmi les plus importantes, les provinces du nord du royaume de France et, au sein même de cette aire, la Champagne et la Bourgogne occupent une place prédominante car c’est de cet espace qu’une grande partie des croisés sont natifs51. Il convient donc de décrire plus précisément la conception de la féodalité qui s’y développe puis d’évoquer les autres aires qui ont pu influencer les pratiques féodales moréotes, afin de comprendre les attitudes mentales de la noblesse latine installée en Morée. La formation de la principauté de Morée, au cours du XIIIe siècle, coïncide avec l’affirmation capétienne dans le royaume de France. La royauté devient pleinement féodale en contraignant les barons jusque dans leurs terres et en imposant sa suzeraineté au monde des vassaux, grands et petits. Grâce à cette domination du système féodal, l’obstacle juridique principal qui fait du roi, dans certains cas précis et pour quelques fiefs uniquement, le vassal d’un autre seigneur, est balayé par ses juristes : « Le roi ne tient que de lui et de Dieu ». Il apparaît donc en position de suzeraineté, au-dessus de tous les autres seigneurs52. Une démarche similaire est adoptée en Morée où, dès sa formation le prince est à la tête de la hiérarchie féodale : il ne détient pas de fief d’autres barons moréotes mais il a lui-même un suzerain, hors de la principauté53. Cependant, la force d’un prince de Morée par rapport à un roi de France repose sur la reconnaissance de ses vassaux directs et indirects. Le prince n’a pas de mal à se faire obéir de tous ses sujets, car les barons ne s’interposent pas entre lui et ses arrièrevassaux. La maxime « le vassal de mon vassal n’est pas mon vassal » n’a pas lieu d’être dans la principauté, contrairement au Capétien qui peine à établir son autorité sur tous ses sujets et qui n’y parvient difficilement qu’à la fin du XIIIe siècle54. Un souverain fort, respecté par ses sujets et ses vassaux, voilà l’image dégagée par la dynastie régnante des Capétiens au cours du XIIIe siècle. À une autre échelle, les rapports féodo-vassaliques se retrouvent dans les principautés territoriales françaises, notamment celles dont sont natifs les nobles fondateurs de la principauté de Morée. Ainsi quelques ouvrages permettent-ils de confirmer les points communs entre les pratiques coutumières des régions d’origine et celles mises en œuvre dans la principauté. Comme le note Susan Reynolds, les documents champenois mentionnant le fief sont rares55. Il faut attendre le XIIe siècle pour obtenir des preuves plus tangibles de son rôle dans les relations féodo-vassaliques, et au XIIIe siècle la hiérarchie féodale apparaît très nettement structurée. Le comte de Champagne trône au sommet de la pyramide et ses décisions ne sont pas remises 51
Cf. supra, p. 28 et suiv. É. Bournazel, J.-P. Poly (éd.), op. cit., p. 482. 53 Assises, art. 1. 54 É. Bournazel, J.-P. Poly (éd.), op. cit., p. 482, 487 ; F. Menant, « Féodalité », dans Id. (éd.), Les Capétiens. Histoire et dictionnaire (987-1328), Paris, 1999, p. 854-859. 55 S. Reynolds, op. cit., p. 2. 52
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première partie. être fier de ses racines en question ; alors qu’il n’était à l’origine qu’un comte parmi ses pairs, il est devenu leur suzerain, un suzerain indiscuté56 comme c’est le cas en Morée. Cependant, une fois l’hommage rendu, les grands vassaux champenois jouissent d’une certaine indépendance, car ils obtiennent des droits régaliens tels celui de battre monnaie, lever des armées ou construire des forteresses entre autres57, ce qui n’est pas sans rappeler les pratiques moréotes. En effet dans la principauté de Morée, des deniers émis par les barons ont été retrouvés 58 prouvant que l’émission monétaire n’est pas réservée aux seuls princes ; quant aux levées d’ost seigneuriales, la Chronique de Morée s’en fait largement l’écho59. Enfin, la possibilité de construire des forteresses découle du droit de conquête ; d’ailleurs, d’après la version grecque de la Chronique de Morée, il n’y avait que douze châteaux avant l’arrivée des Francs60. Cette affirmation, bien que non vérifiable, permet de mesurer l’ampleur des constructions réalisées par les nouveaux occupants qui couvrent le Péloponnèse de plusieurs dizaines de forteresses. L’héritage français ne doit pas être le seul à être envisagé car beaucoup de nobles viennent de la botte italienne qui représente ainsi un autre gisement démographique pour l’élite moréote. Il est donc naturel de vouloir évaluer dans quelle mesure les féodalités qui s’y trouvent influent sur les usages de la principauté, puisque certains lignages sont présents dès la conquête de la principauté. Malgré leur implantation dans les seigneuries périphériques61, ils ont pu être associés à l’élaboration des us et coutumes de la principauté, oraux dans un premier temps, avant d’être mis par écrit dans la première moitié du XIVe siècle. L’historiographie italienne a récemment évolué pour constater la multiplicité des formes de féodalité présentes dans la péninsule62. Sans s’attarder sur les différentes déclinaisons du système, l’analyse se concentre sur les principales aires d’origine des lignages passés ensuite en Morée. Les premiers contingents importants viennent du royaume de Naples, surtout après le Traité de Viterbe (1267)63. Les rois angevins héritent au XIIIe siècle d’une suzeraineté bien établie par Roger II, puis Frédéric II, et ils disposent en outre de centres d’études juridiques dont la littérature sert de modèle pour les féodalités locales64. Au XIVe siècle, les Angevins ont toutefois de grandes difficultés à se faire respecter des barons qui s’éman56 M. Bur, La Formation du comté de Champagne (v. 950-v. 1150), Lille, 1977, p. 399-401 ; J. Longnon, « La Champagne », dans F. Lot, R. Fawtier (dir.), Histoire des institutions françaises au Moyen Âge, Paris, 1957, p. 127. 57 J. Longnon, « La Champagne », op. cit., p. 128. 58 G. Schlumberger, Numismatique de l’Orient latin, Paris, 1878-1882, p. 323-326 ; D. M. Metcalf, Coinage of the Crusades and the Latin East in the Ashmolean Museum Oxford, Londres, 1983, p. 67-77. 59 Chr. fr., § 225, 226, 408 entre autres. 60 « […] ne comptait en tout et pour tout qu’une douzaine de châteaux »(Chr. gr., v. 1406 ; Chr. gr. (2005), p. 88). 61 Cf. supra, p. 46. 62 É. Bournazel, J.-P. Poly (éd.), op. cit., p. 211 et suiv. ; R. Bordone (éd.), Le Aristocrazie dai signori rurali al patriziato, Rome-Bari, 2004, p. 197 et suiv. 63 Cf. supra, p. 16. 64 J.-P. Delumeau, I. Heullant-Donat, L’Italie au Moyen Âge, Ve-XVe siècle, Paris, 2000, p. 115-116, 134-135 ; I. Ortega, « L’inventaire de la bibliothèque de Léonard de Véroli. Témoignage des influences occidentales et orientales dans la principauté de Morée à la fin du XIIIe siècle », dans L’autorité de l’écrit au Moyen Âge (Orient-Occident), XXXIXe Congrès de la SHMESP (Le Caire, 30 avril-5 mai 2008), Paris, 2009, p. 200-201.
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chapitre ii. la féodalité, une pratique importée cipent en acquérant des prérogatives régaliennes65. Ces complications vont ralentir leurs interventions en Morée en raison des troubles nobiliaires qui ébranlent le pouvoir établi par la dynastie. Il en est de même dans la Sicile aragonaise où la féodalité se développe au détriment du pouvoir, car les barons s’affranchissent de la tutelle royale66. La haute noblesse exerce des fonctions croissantes dans le royaume aragonais67 et, malgré une reprise en mains apparente du souverain, l’aristocratie foncière et urbaine s’émancipe68. L’évolution est tout autre dans le nord de la péninsule où les villes italiennes représentent des entités à part entière. Plusieurs lignages importants de la principauté de Morée proviennent de ces cités69 et les hommes qui en sont originaires n’ont pas de mal à intégrer le modèle féodal qui y est choisi. En effet, depuis longtemps ces cités entretiennent des liens vassaliques avec de grands seigneurs et les serments de fidélité des citoyens et des dirigeants leur sont familiers70. La féodalité dans le nord de la péninsule accompagne, à la fin du Moyen Âge, le développement de principautés fortement encadrées ; à l’image de la maison de Savoie, qui pratique depuis longtemps une féodalité « à la française », fortement influencée par sa voisine occidentale71. Le constat est celui d’une Italie en prise avec l’évolution féodale qui permet à ses ressortissants en Morée de s’intégrer dans le système mis en place par les conquérants d’origine française. Au nord comme au sud, une hiérarchie féodale existe et les liens vassaliques consolident la société. Ce n’est qu’au XIVe siècle que l’aristocratie s’émancipe du pouvoir et l’affaiblit, mais cette évolution n’est pas encore sensible au début du XIIIe siècle lors de la création de la principauté de Morée. Pour compléter le tableau des influences marquantes pour la société latine moréote, il convient d’aborder l’aire hispanique. L’étude de la féodalité dans la péninsule ibérique pose les mêmes problèmes que pour l’Italie : le fractionnement des États. La conclusion est semblable : mieux vaut évoquer « les féodalités » ibériques qu’employer le singulier. En Catalogne, des formes anciennes de dépendance constituent l’embryon des relations féodo-vassaliques à l’aube du XIe siècle. C’est au cours de ce siècle, et avec des nuances régionales, que les historiens trouvent la trace d’une noblesse héréditaire privilégiant avant tout le service militaire72. Ces conditions particulières découlent du contexte historique de la péninsule où la Reconquista occupe tous les esprits et tous les bras armés. Il faut également mentionner une spécificité hispanique : l’importance de la cavalerie stipendiée qui supporte, aux côtés de la noblesse, le poids de la lutte73, et c’est cette composition hétérogène qui se 65 É. Bournazel, J.-P. Poly (éd.), op. cit., p. 243-250 ; G. Vitale, « Nobiltà napoletana della prima età angioina. Elite burocratica e famiglia », dans L’État angevin. Pouvoir, culture et société entre le XIIIe et le XIVe siècle, Actes du colloque international, Rome-Naples, 7-11 novembre 1995, Rome-Paris, 1998, p. 535553. 66 É. Bournazel, J.-P. Poly (éd.), op. cit., p. 253-256. 67 H. Bresc, Un Monde méditerranéen. Économie et société en Sicile 1300-1450, Rome, 1986, p. 797. 68 Ibid., p. 807. 69 Cf. supra, p. 46. 70 É. Bournazel, J.-P. Poly (éd.), op. cit., p. 250-251. 71 Ibid., p. 256-260. 72 É. Bournazel, J.-P. Poly (éd.), op. cit., p. 321-326 ; P. Bonnassie, op. cit., p. 412-413. 73 É. Bournazel, J.-P. Poly (éd.), op. cit., p. 328-329 ; P. Bonnassie, op. cit., p. 283-284.
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première partie. être fier de ses racines retrouve au sein des grandes compagnies installées sur le sol grec74. La féodalité catalane comporte de nombreuses similitudes avec celle du Midi de la France75 ou encore de l’Italie, en accordant une place plus importante dans les cérémonies à l’investiture du fief qui précède toujours l’hommage et la foi76, néanmoins, le cérémonial se déroule de la façon la plus traditionnelle77. Quant au nord de la péninsule – Aragon, Navarre –, les documents préservés montrent une structure féodale semblable à la Catalogne78, malgré quelques traits caractéristiques. Ce bref tableau des pratiques féodales en Europe invite à se pencher sur les sociétés qui vont s’inspirer de ces modèles occidentaux : la principauté est notre sujet d’étude, mais il n’est pas vain d’évoquer d’autres États de Méditerranée orientale où une semblable adaptation a eu lieu. L’Europe occidentale entre le IXe et le XIIIe siècle constitue un champ d’étude pertinent pour certaines institutions et pratiques sociales, telles que la vassalité. L’historien des élites ne peut ignorer qu’elle eut des axes, des réseaux qui répandent des modes dans les sociétés marquées par un fonds commun de droit ou de religion. C’est ainsi que le modèle se diffuse, avec plus ou moins de variantes, en Méditerranée orientale. La féodalité qui s’implante dans l’Orient latin, qualifiée de « coloniale » ou d’ « importation »79, se retrouve déclinée dans les États latins d’Orient, en Arménie cilicienne80, en Chypre, en Crète, dans l’Empire latin de Constantinople ou bien en Morée81. Le point commun entre ces localisations reste la surimposition des institutions féodales sur une terre nouvellement conquise. L’importation de nouvelles pratiques ne touche que la société dite coloniale car les autochtones n’entrent pas dans le schéma féodal, réalité qui est à nuancer en Morée82. Les byzantinistes, depuis la somme de Georges Ostrogorsky83 dans les années 1950, se demandent dans quelle mesure la féodalité occidentale a pu influer sur la société orientale. Alors que pour l’historien serbe le rapprochement est aisé entre les deux, son opinion a été amplement critiquée depuis, car si processus de féodalisation il y a, il est le symptôme
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Cf. supra, p. 52. La Catalogne en tant que marche carolingienne a subi l’empreinte des institutions franques (M. Bloch, op. cit., p. 264 et suiv.). La différence la plus importante porte toutefois sur le serment de fidélité qui est minoré dans cette région par l’hommage (H. Debax, La Féodalité languedocienne (XIe-XIIe siècles). Serments, hommages et fiefs dans le Languedoc des Trencavels, Toulouse, 2003, p. 12). 76 P. Bonnassie, op. cit., p. 392. 77 Ibid., p. 394. 78 É. Bournazel, J.-P. Poly (éd.), op. cit., p. 329 et suiv. 79 Ce sont des qualificatifs employés par les historiens dès les années 1970 (R. Boutruche, op. cit., p. 342 et suiv. ; Structures féodales…, op. cit., p. 631, 650). 80 G. Dédéyan, Les Arméniens entre Grecs, musulmans et croisés. Étude sur les pouvoirs arméniens dans le Proche-Orient méditerranéen (1068-1150), Lisbonne, 2003, t. II, p. 779 et suiv. 81 Pour ne citer que quelques études dans une bibliographie qui compte plusieurs dizaines de titres : P. Edbury, The Kingdom of Cyprus and the Crusades 1191-1374, Cambridge, 1991 ; J. Prawer, Crusader Institutions, Oxford, 1980 ; B. Hendrickx, « Le contrat féodal et le fief dans l’Empire latin de Constantinople », Byzantiaka, 20, 2000 ; repris dans ΟΙ ΘΕΣΜΟΙ ΤΗΣ ΦΡΑΓΚΟΚΡΑΤΙΑΣ, Thessalonique, 2007, p. 344, 353. J. Longnon, L’Empire latin de Constantinople et la principauté de Morée, Paris, 1949. 82 Comme l’a si bien démontré D. Jacoby, « Les archontes grecs et la féodalité en Morée franque », dans Travaux et mémoires, t. II, Paris, 1965-1967 ; repris dans Id., Société et démographie à Byzance et en Romanie latine (VR), Londres, 1975, p. 421-481 ; cf. infra, p. 299. 83 G. Ostrogorsky, Pour l’Histoire de la féodalité byzantine, Bruxelles, 1951. 75
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chapitre ii. la féodalité, une pratique importée de la décomposition de l’empire au XIVe siècle84. Certes le modèle féodal peut servir à mettre en perspective de nouvelles réflexions sur l’Empire byzantin85, mais il ne faut pas appliquer des généralités occidentales dans un espace marqué par la diversité86. En dépit de ses racines et de ses ressemblances avec le modèle d’origine, la féodalité d’importation présente des caractéristiques qui tiennent avant tout à sa position géographique87. En effet, les États latins d’Orient représentent des confins militaires particulièrement sensibles car exposés à la menace ennemie. La féodalité qui s’y déploie est donc fortement imprégnée des objectifs défensifs et les relations qui se mettent en place atteignent un degré inconnu en Occident. Les États latins d’Orient ne doivent pourtant pas être étudiés sous un angle unique, car les régimes qui s’y sont développés ont chacun des particularités88. Ainsi, dans le royaume de Jérusalem, le suzerain tout en restant à la tête de la pyramide féodale voit son rôle diminuer face à une noblesse de plus en plus puissante89. Ce n’est pas le cas en Morée où, comme en Chypre, le souverain, une fois investi, inféode les terres à ses compagnons et conserve un pouvoir important90. Quant à la Crète, Venise a mis en place dans l’île un régime féodal fondé avant tout sur le fief dont les détenteurs, appelés feudataires, sont l’équivalent des barons moréotes91. La comparaison entre tous ces États croisés est facilitée car ils représentent tous des « féodalités d’exportation » dans lesquelles les terres se concentrent entre les mains des conquérants. La principauté de Morée, comme les autres États latins, doit tenir compte d’une population autochtone peu familiarisée avec les mentalités occidentales92, sur laquelle pourtant elle va apposer un système importé : la féodalité. Or, deux phénomènes vont se conjuguer pour battre en brèche cet équilibre. Le premier facteur est interne, car de nombreux biens tombent en déshérence ou reviennent à des héritières féminines et cela s’ajoute à de nouvelles arrivées proportionnellement insuffisantes93. La représentation la plus marquante en est l’extinction en ligne mascu84 D. A. Zakythinos, « Processus de féodalisation », dans L’Hellénisme contemporain, nov.-déc. 1948 ; repris dans Id., Byzance : État-Société-Économie (VR), Londres, 1973, p. 16. 85 N. Oikonomidès, « Liens de vassalité dans un apanage du XIIe siècle », dans AETOS. Studies in Honour of Cyril Mango presented to him on april 14 1998, Stuttgart-Leipzig, 1998 ; repris dans Id., Social and Economic Life in Byzantium (VR), Aldershot, 2004, p. 257, 263. 86 É. Patlagean, Un Moyen Âge grec. Byzance IXe-XVe siècle, Paris, 2007, p. 59-60. 87 Le régime mis en place en Syrie franque a subi « l’empreinte d’une société en péril » (R. Boutruche, op. cit., p. 347 ; J. Richard, « Le pouvoir franc en Méditerranée orientale », dans La France et la Méditerranée : vingt-sept siècles d’interdépendance, Leiden, 1990 ; repris dans Id., Croisades et États latins d’Orient (VR), Aldershot, 1992, p. 86-87). 88 Les États de Syrie franque présentent des particularités bien qu’ils aient un régime féodal comparable (Ibid., p. 86-87). 89 J. Richard, « La noblesse de Terre sainte (1097-1187) », dans La Noblesse dans l’Europe occidentale au Moyen Age : accès et renouvellement. Actes du colloque, Paris 14-15 janvier 1988, Lisbonne-Paris, 1989 ; repris dans Id., Croisades et États latins d’Orient (VR), Aldershot, 1992, p. 329. 90 Le souverain s’est réservé un vaste domaine avant de pourvoir en fief ses vassaux (Ibid., p. 88). 91 E. Santschi, La Notion de « feudum » en Crète vénitienne (XIIe-XVe siècle), Lausanne, 1976, p. 185, 201 ; S. Mc Kee, Uncommon Dominion. Venetian Crete and the Myth of Ethnic Purity, Philadelphie, 2000, p. 58 et suiv. 92 La coexistence entre les Latins et les Grecs fait l’objet d’une étude approfondie (cf. infra, p. 299). 93 En dépit des efforts pour limiter les héritages féminins, ceux-ci se produisent en l’absence de descendant direct mâle. Les nobles paient un lourd tribut à la guerre et les filles peuvent ainsi hériter (cf. infra, p. 497).
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première partie. être fier de ses racines line de la famille régnante, suppléée par les baux* angevins dès la fin du XIIIe siècle94. Paramètres auxquels il faut ajouter un facteur externe : la pression grecque puis turque aux frontières devient insurmontable, ce qui ne fait que souligner la fragilité du pouvoir désormais lointain des Angevins. Ainsi la complexité des sociétés se retrouve-t-elle dans l’Orient latin et les recherches récentes s’éloignent de la « féodalité modèle » que certains se sont plu à dépeindre. Cette constatation, néanmoins, aiguise les critiques depuis quelques années car ces États évoluant, ils développent des rapports de personne à personne singuliers95 et constituent eux aussi des exemples de féodalité altérée, si tant est que la féodalité pure ait existé ; certains privilégient les liens d’homme à homme, tandis que d’autres reposent sur la concession de fiefs. Après avoir étudié les concepts théoriques du système féodal en Occident et certaines de ses déclinaisons régionales, il est intéressant d’envisager la féodalité telle qu’elle est codifiée dans les sources législatives comme les Assises de Romanie, mais aussi telle qu’elle apparaît dans les sources narratives comme la Chronique de Morée.
B. LE CONTRAT FÉODO-VASSALIQUE EN MORÉE ET SES IMPLICATIONS 1. Une société hiérarchisée Les relations féodo-vassaliques ne déterminent pas une société égalitaire, car elles s’organisent en fonction des liens de dépendance privés. C’est le cas en Occident où les souverains se trouvent à la tête de pyramides féodo-vassaliques ordonnées, mais c’est aussi la caractéristique de la principauté de Morée où le prince occupe le sommet : il a le rôle de premier chef militaire, commandant l’ost, et il dirige en outre l’administration du pays et la haute cour des barons. Guillaume de Champlitte, qui est le premier souverain, investit Geoffroy de Villehardouin, son homme lige, avant son départ pour la France96. Ce dernier devient baile* de la principauté mais il est également le suzerain de tous les feudataires du territoire97, bien que l’importance des barons de conquête soit incon-
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Cf. annexes, p. 535. C’est le cas de Peter Edbury qui nuance la vision statique de Joshua Prawer sur la société féodale du royaume de Jérusalem, à la lumière des travaux récents de Susan Reynolds (P. Edbury, « Fiefs, vassaux et service militaire dans le royaume latin de Jérusalem », dans M. Balard, A. Ducellier (dir.), Le Partage du monde, Paris, 1998, p. 143 ; J. Prawer, « La noblesse et le régime féodal du royaume latin de Jérusalem », dans Le Moyen Âge, n° 1-2, 1959, p. 41-74). 96 Chr. fr., § 125 : « […] Et requier et commande que vous, pour l’amour de moy, soiés en cest païs, en lieu de moy, sires et baux sur toute ma gent et mon pays, lequel j’ay conquesté avec ces autres gentilz hommes que cy sont ». Il profitera de ce statut éminent pour conserver le pouvoir aux dépens de l’héritier de Guillaume de Champlitte venu d’Occident (Chr. gr. (2005), p. 108, n. 134). 97 Le titre de prince fut adopté par les souverains moréotes dès le règne de Geoffroy Ier. Cette qualité lui est reconnue par l’empereur latin de Constantinople dès le traité de Ravenique en mai 1209, et par Venise au traité de Sapientsa en juin 1209. Le chroniqueur commet une erreur en plaçant la reconnaissance de ce titre à Geoffroy II lors de son mariage avec Agnès de Courtenay (Chr. fr., § 185 ; J. Longnon, « Problèmes de l’histoire de la principauté de Morée », dans Journal des Savants, 1946, p. 82-83). 95
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chapitre ii. la féodalité, une pratique importée testable. D’après les Assises de Romanie, dès son entrée en fonction, il doit jurer à ses sujets « qu’il maintiendra et garantira, et fera maintenir et garantir de tout son pouvoir par ses officiers toutes les franchises et usances de l’Empire de Romanie »98. La position prééminente du prince est reconnue mais ses pouvoirs sont limités par la coutume, comme dans les Assises de Romanie qui exposent les droits des sujets de la principauté et par là-même les garantissent. Ainsi, lorsque les barons se sentent floués, ils manifestent leur désapprobation, de plus en plus appuyée à partir de la fin du XIIIe siècle vis-à-vis de la dynastie angevine. Le prince ne peut donc pas faire preuve d’arbitraire et les avertissements des barons retentissent comme un coup de semonce pour la dynastie angevine. En théorie, le pouvoir du prince est limité car il ne se place pas à la tête de la pyramide féodale. Il est lui-même vassal du roi de Thessalonique, Boniface de Montferrat, puis de l’empereur latin de Constantinople, Henri de Hainaut, dès le parlement de Ravenique en 120999 : « Et la devint Joffrois hom a l’empereour Henri, et li emperes li acrut son fief de la seneschaucie de Romenie ; et en baisa l’empereour en foi […] »100.
Geoffroy obtient donc, en plus des terres que Guillaume lui a laissées, le titre de sénéchal de l’empire101, et dès son entrée en fonction, il est tenu de faire l’ « hommage lige et foi au susdit Messire l’Empereur de Constantinople »102. Néanmoins, la tutelle des empereurs ne fut jamais très lourde laissant aux princes une réelle liberté de gouvernement. Après la défaite de Pélagonia en 1259103, Guillaume de Villehardouin, en captivité à Constantinople, doit envisager certains liens de vassalité avec l’empereur byzantin104. Cette relation de dépendance qui unit les deux souverains n’est pas acceptée par le pape Urbain IV qui relève Guillaume de Villehardouin de ses serments, les déclarant nuls et pris sous la contrainte ; d’ailleurs le prince, une fois libéré de ses engagements, reprend les attaques contre les Grecs105. Par la suite, la suzeraineté de la principauté est dévolue au roi de Naples Charles d’Anjou, en 1267106. Ainsi le prince est-il le véritable détenteur du pouvoir sur son territoire, car la suzeraineté qui s’exerce en théorie sur lui, quelle qu’elle soit, est assez limitée au quotidien. Il bénéficie donc d’une autorité importante sur ses vassaux, limitée toutefois par la coutume moréote qui défend les droits de chacun et qui place à ses côtés, pour le conseiller et l’épauler, les barons.
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Assises, art. 1. Cf. supra, p. 33. 100 H. de Valenciennes, Histoire de l’empereur Henri de Constantinople, J. Longnon (éd.), Paris, 1948, § 670, p. 109-110. 101 J. Longnon, L’Empire latin…, op. cit., Paris, 1949, p. 111. 102 Assises, art. 1. 103 Cf. supra, p. 16. 104 D. A. Zakythinos, Le Despotat grec de Morée, Paris, 1932, p. 16-17. 105 Urbain IV aurait demandé l’annulation des engagements princiers à l’évêque de Modon (Andrea Dandolo, Chronicum Venetum, dans L. A. Muratori (éd.), Rerum Italicarum Scriptores, XII, Milan, 1723-1751, p. 306 ; repris dans G. Carducci, V. Fiorini (éd.), Bologne, 1913-1914. 106 L. fechos, § 412 ; Chr. fr., § 455; cf. supra, p. 16. 99
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première partie. être fier de ses racines En effet le souverain, qui possède de nombreux pouvoirs, n’est qu’un primus inter pares, le premier des barons107. Pendant sa captivité à Constantinople, et en échange de sa liberté, il est contraint par le nouvel empereur grec, Michel Paléologue, de céder des châteaux en Morée mais lui avoue son impuissance à satisfaire sa demande : « […] Et, d’autre part, sire, se je le voloie faire pour ma part, laquelle chose je ne feroie pour morir, li autre gentil home qui sont my compaignon et per de moy, en cest cas ne le feroient, ne faire ne le porroient en nulle manière dou monde »108.
D’après le droit féodal, le consentement du souverain ne suffit pas pour céder des forteresses car l’approbation des liges réunis en Haute cour est obligatoire. C’est dans ce but que Geoffroy de Briel revient en Morée en 1262 et que le parlement de Nikli est convoqué. Il est pourtant moins dépendant de la féodalité que les rois de Jérusalem car la désignation du souverain eut lieu avant la conquête de la Morée. De fait, les seigneurs n’interviennent pas dans le choix du prince. Si ce dernier est contraint à quelques restrictions, cela ne l’empêche pas d’avoir parfois des initiatives personnelles, comme l’indique Marino Sanudo : « Geoffroy […] avait pour habitude d’envoyer des conseillers choisis parmi ses familiers, dans les cours de ses vassaux, pour connaître la manière dont ils vivaient et la manière dont ils traitaient leurs sujets »109.
Dans ce passage, l’auteur met en lumière un prince, Geoffroy II, qui est préoccupé de la bonne administration de son pays. Cette dernière est plus centralisée qu’à Jérusalem et permet au souverain d’exercer son autorité en dépit des grands seigneurs qui conservent une place primordiale110. La principauté de Morée compte une douzaine de barons et certains d’entre eux sont considérés comme les pairs du prince par les Assises de Romanie : « […] Aux pairs de Messire le Prince, savoir le duc d’Athènes, le seigneur de Naxos, les terciers de Négrepont, le seigneur de la Bondenice, le comte de Céphalonie, le seigneur de Cariténa, celui de Patras et de Mategrifon et au maréchal […], et au seigneur de Calavryta qui fut de Tournay »111.
Parmi les pairs se trouvent les seigneurs installés à la frontière de la principauté de Morée : au nord, les seigneuries de Salona et Bodonitsa, les duchés de l’Archipel et d’Athènes à l’est, le comté de Céphalonie à l’ouest et enfin, les
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Du latin pare : égaux (P. Topping, « The formation of the Assizes of Romania », dans Byzantion, t. XVII, 1944-1945, p. 308). 108 Chr. fr., § 314. 109 M. Sanudo, Istoria tês Rômanias, E. Papadopoulou (éd.), Athènes, 2000, p. 104-105 : « Zuffredo [...] che mandava de suoi Famigliari, ne quali s’affidava molto, alla Corte delli Baroni, che li erano obbligati in Vassalli, per sopra intender li modi che tenivano nella lor vita, e che Reggimento facevano alli lor sudditi ». 110 J. Richard, « Le pouvoir franc… », op. cit., p. 88. 111 Assises, art. 43.
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chapitre ii. la féodalité, une pratique importée seigneuries qui sont les plus importantes au cœur du Péloponnèse112. Elles forment le faîte de la hiérarchie féodale moréote. Cette liste des pairs est donc restrictive et elle n’inclut pas tous les grands seigneurs, néanmoins, les barons de conquête et leurs descendants occupent une place prééminente en Morée où le droit public accorde une large place au fait de conquête. Lorsqu’ils sont réunis en Haute cour, ils représentent l’instance judiciaire suprême et ne peuvent être jugés que par leurs pairs. Les seigneurs d’Athènes113, vassaux du prince pour les territoires d’Argos et de Nauplie, occupent une place particulière dans l’histoire de la principauté de Morée. En premier lieu Othon de La Roche, personnage important qui accompagne le prince à Ravenique pour rencontrer l’empereur Henri de Hainaut en 1209114. En effet, l’escorte officielle du prince et autres services d’honneur font partie des marques de respect que l’on peut attendre d’un feudataire envers son suzerain. Le seigneur d’Athènes occupe une position tout aussi respectable et reçoit des charges importantes durant la captivité du prince, notamment celle de baile* par la princesse Agnès115. Le baronnage moréote d’origine française et italienne constitue ainsi dès la conquête le relais du pouvoir princier : il le seconde efficacement mais n’hésite pas non plus à lui contester le pouvoir116 et cela d’autant plus facilement que dès la fin du XIIIe siècle et au XIVe siècle, le pouvoir princier est fragilisé par l’absence d’héritier mâle dans la dynastie des Villehardouin, l’éloignement des Angevins ou encore la pression militaire qui redouble aux frontières. Si le groupe des grands seigneurs considère la principauté comme un bien propre aux lignées des barons de conquête, une place est tout de même faite aux autres feudataires du prince. La catégorie la plus importante, et peut-être la plus nombreuse des feudataires, est celle des liges. À l’origine, l’hommage exclusif est prêté sans condition au seigneur auquel ils doivent le service militaire et le service de cour117. Pour remédier aux difficultés résultant de la pluralité des hommages et afin que les liens vassaliques ne deviennent pas totalement inutiles, se met en place le système de ligesse ou d’hommage privilégié. Ce mouvement, ébauché en Europe occidentale au XIe siècle, connaît un grand essor par la suite118, notamment au sein des féodalités coloniales119. Cette pratique est ainsi très répandue en Morée, comme le prouvent les nombreux articles des Assises de Romanie qui s’y rapportent120. Les liges représentent les cadres de la Morée féodale : ils font partie du conseil du seigneur, composent la cour des liges et leur assentiment est une étape 112
Ce sont ces mêmes baronnies qui doivent un service militaire proportionnel (cf. infra, p. 364). J. Longnon, « Problèmes… », op. cit., p. 90-91. 114 Chr. fr., § 184 : « […] Et messire G[offroys] ala par le duchiame d’Atthenes et prist ou lui messire Guillerme de La Roche. Et alerent ensemble a la Blaquie ou tout leur barnage ». Le chroniqueur commet une erreur de prénom, il ne s’agit pas de Guillaume mais d’Othon. 115 L. fechos, § 294 : « El duch de Athenas fueffe bayle et gouernador de todo el principado » ; cf. annexes, p. 637. 116 Cf. supra, p. 96. 117 Cf. infra, p. 364. 118 M. Bloch, op. cit., p. 299-308. 119 Dans le royaume de Jérusalem, Amaury Ier demande à tous ses sujets de prêter l’hommage lige au roi afin de renforcer son autorité (J. Richard, « Le pouvoir franc… », op. cit., p. 89). 120 Assises, art. 2, 13, 15, 17, entre autres. 113
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première partie. être fier de ses racines préalable à de nombreuses prises de décisions, notamment dans les domaines judiciaire121 et financier122. Leur accord est également nécessaire pour la cession des châteaux, comme en témoigne l’exemple de la libération du prince en échange des forteresses remises aux Grecs en 1262. C’est pour débattre de cette possibilité que la princesse Agnès convoque le parlement général à Nikli la même année, appelé également « parlement des dames »123. La catégorie des liges possède et défend des droits qui lui permettent de se protéger de l’arbitraire princier, mais un lige a également des obligations : il peut devenir otage et servir de garant pour son seigneur124. De même que le prince, les feudataires peuvent avoir des liges ; ainsi une hiérarchie se constitue en leur sein. Les hauts barons sont en fait des liges privilégiés occupant une position prééminente tandis que certains chevaliers désargentés se contentent d’une place secondaire. En effet, les baronnies sont constituées de plusieurs fiefs de chevaliers dont le nombre varie selon l’importance du territoire. Ces hommes d’armes, en dehors du service militaire auquel ils sont astreints, peuvent être appelés à remplir des missions de confiance. C’est le cas de deux d’entre eux choisis par Geoffroy II pour être envoyés comme messagers auprès de la princesse Agnès de Courtenay qui fait étape en Morée, pour la convaincre de l’épouser125. De même, lors du conflit entre Geoffroy II et le clergé126, le prince « envoya des frères mineurs et deux chevaliers »127 auprès du pape pour régler cette affaire. Toutefois, les chevaliers ne sont pas les seuls détenteurs de terres, car dans le domaine du prince, certains d’entre eux ont la charge de l’administration locale et de la surveillance des châteaux : les châtelains128. Le Libro de los fechos relate la détermination inébranlable dont fait preuve celui de Corinthe lors de la cession des châteaux aux Grecs en 1262 : « En plus le château de Corinthe, le châtelain qui le tenait ne voulait pas le donner ni par des demandes ni par des menaces, en disant qu’il voulait plutôt mourir que donner le château »129.
Ce châtelain résiste tant et si bien que les tentatives de persuasion sont vouées à l’échec, l’homme préférant la mort à l’occupation des Grecs. Cette charge se
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Assises, art. 6, 169. Ibid., art. 23. 123 Chr. fr., § 323. 124 Assises, art. 15 ; cf. infra, p. 368. 125 Chr. fr., § 180 : « Lors furent eslis deux chevaliers, les plus sages de tous, que il deussent parler et retraire [raconter] a la dame ces choses ». 126 En 1223, le prince tente de ravir aux Grecs les dernières places fortes du Péloponnèse, mais ses forces armées sont insuffisantes. Sur conseil, il décide d’imposer le service militaire aux ecclésiastiques qui refusent de s’y soumettre. Le conflit dégénère et aboutit même à l’excommunication du prince. La paix revient dans la principauté après trois années de tension (Chr. gr., v. 2645-2672 ; Crusaders, p. 149-150 ; Chr. gr. (2005), p. 121 ; cf. infra, p. 401-402). 127 Chr. gr., v. 2659 (codex Havniensis) ; Crusaders, p. 149 ; Chr. gr. (2005), p. 121. 128 Cf. infra, p. 290. 129 L. fechos, § 307 : « Mas el caftiello de Corento, el ceftellan que lo tenia non lo quifo dar ni por pregarias ni por menazas, diziendo que mas queria morir que no dar el caftiello ». 122
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chapitre ii. la féodalité, une pratique importée retrouve en Occident, notamment en Catalogne où les seigneurs préfèrent résider en ville, laissant la garde de leurs forteresses à des châtelains130. Enfin, après la catégorie des liges dotée de nombreux privilèges, se trouve la foule des vassaux de simple hommage, qui entretiennent des liens plus distants avec le seigneur, ne possédant ni les droits ni les obligations des liges. Cette hiérarchie féodale se retrouve dans la prestation de l’hommage, comme au lendemain de la conquête où le Libro de los fechos rend compte de la gradation existante : « Il fut ordonné que tous les barons et les chevaliers et les nobles écuyers feraient hommage lige, et les autres écuyers et nobles Grecs feraient hommage plein, et tous les autres jurèrent qu’ils seraient fidèles à leur seigneur »131.
Des groupes nettement distincts les uns des autres existent dès l’installation des Francs et la version aragonaise de la Chronique de Morée l’assure. Une différence est faite entre les écuyers* d’origine noble, certainement ceux qui attendent d’être adoubés, et les non-nobles dont l’origine sociale est difficile à déterminer. Dans le royaume de France, ils appartiennent à la catégorie militaire la plus basse132, pourtant ces hommes composent également le monde nobiliaire et ont un rôle à jouer dans l’application du droit féodal133. Quant aux Grecs mentionnés dans ce passage, ils constituent une particularité de la féodalité moréote, évoquée plus en détail ultérieurement134. Le Libro de los fechos révèle que des fiefs furent attribués à des sergents, hommes d’armes non chevaliers, et à des écuyers* ; il s’agit pour le prince de s’attacher leurs services en les dotant de terres135. Or, les précisions lexicales se dégradent pour la base de la pyramide féodo-vassalique archétypale étant donné que le chroniqueur ne s’étend pas sur ces catégories de combattants qui ne trouvent pas grâce à ses yeux, il est donc difficile de préciser davantage. Ainsi, la hiérarchie féodale qui se forme dès la conquête de la principauté se compose du prince, des hauts barons, des liges, des hommes de simple hommage dont la composition est difficile à déterminer, des archontes* et des sergents fieffés. La noblesse constitue la classe dominante de cet État mais elle n’est pas homogène : de grandes différences de position, de richesse et de pouvoir existent. D’ailleurs, les Assises de Romanie insistent sur les distinctions qui persistent entre les liges et les hommes de simple hommage, notamment lors des successions136. L’écart qui sépare initialement les rangs les plus élevés des plus bas
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P. Bonnassie, La Catalogne…, op. cit., p. 284. L. fechos, § 137 : « Fue ordenado que todos los varones et los caualleros et los nobles efcuderos fizieffen omenage de ligious, et los otros efcuderos et nobles griegos fizieron omenage de plano, et todos los otros fizieron jurar que fueffen leales a fu fenyor ». 132 Les écuyers perçoivent les soldes les moins élevées au sein de l’armée du roi de Fance (P. Contamine, Guerre, État et société à la fin du Moyen Âge. Études sur les armées des rois de France (1337-1494), Paris, 2004 (1re imp. 1972), p. 15). Les écuyers en Italie septentrionale ne sont pas de jeunes nobles non adoubés mais des paysans détenteurs de fiefs particuliers (F. Menant, « Les écuyers (scutiferi), vassaux paysans d’Italie du Nord au XIIe siècle », dans Structures féodales…, op. cit., p. 286). 133 Les archontes ont un droit spécifique en matière de succession et d’unions (cf. infra, p. 255). 134 D. Jacoby, « Les archontes grecs….», op. cit., p. 421-481 ; cf. infra, p. 299. 135 Chr. fr., § 128. 136 Assises, art. 72 ; cf. infra, p. 480. 131
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première partie. être fier de ses racines semble s’être renforcé après la conquête de la Morée ; cependant, malgré la disparité de leurs conditions, les feudataires sont tenus de respecter des obligations envers leur seigneur, contraintes qui proviennent de l’institutionnalisation de l’hommage.
2. Les cérémonies du contrat Dans la principauté de Morée, les relations féodo-vassaliques sont constituées avant tout par l’hommage et le serment de fidélité. À travers ces deux actes, deux hommes, le seigneur et le vassal, entrent dans une intime relation sociale et politique. Mais le second avant de pouvoir nouer de tels liens doit devenir chevalier et pour cela être adoubé. Peu de sources évoquent cette étape importante dans la vie d’un jeune noble, qui est marquée par des réjouissances et un faste symbolisant la puissance du lignage organisateur, comme dans le cas de l’adoubement de Guyot de La Roche à la fin du XIIIe siècle : « Il avait bien cent torches marquées de ses armes. Et il régla toutes ces dépenses sur la paye à venir. […] La fête commença d’une manière splendide. Et lorsque l’on fut dans la cathédrale où le duc devait recevoir l’ordre de la chevalerie, l’archevêque de Thèbes dit la messe, et sur l’autel étaient déposées les armes du Duc. Tout le monde était dans l’attente du moment où le Duc allait être armé chevalier, et chacun s’émerveillait»137.
L’Église s’est emparée de la cérémonie de l’adoubement qui devient à la fois religieuse et militaire : l’impétrant, après une veillée de prière, reçoit du seigneur la colée, il prête serment puis reçoit ses armes, déposées sur l’autel et bénies138. Ce témoignage rend compte de la puissance de certains seigneurs latins en Morée, mais tous n’ont pas l’aisance financière des ducs d’Athènes. Or, cette description de la cérémonie féodale est singulière car dans les autres cas, subsiste seulement une mention. Ainsi à la suite de la perte de Constantinople par les Latins en 1261, l’empereur Baudouin II resté quelque temps en Morée, procède à des adoubements comme celui de Marco II Sanudo, fils du duc de l’Archipel139. Le fait d’être adoubé par un souverain n’est pas anodin car il rehausse le prestige de la cérémonie et par là même du lignage qui en bénéficie140. Si l’adoubement n’est pas le sujet sur lequel s’attardent les sources, les Assises de Romanie dressent toutefois un tableau détaillé des liens qui régissent la société nobiliaire. Parmi eux, la vassalité représente le facteur personnel : c’est un contrat par lequel un particulier se subordonne personnellement et volontairement à un homme plus puissant ou plus riche, dans un but de protection ou dans l’espoir d’obtenir une aide pour son entretien. Cette vassalité représente la pièce fondamentale des relations féodo-vassaliques, malgré l’intérêt de l’élé137
R. Muntaner, Les Almogavres, l’expédition des Catalans en Orient, J.-M. Barbera (éd.), Toulouse, 2002, p. 158. 138 F. Menant, « Adoubement », dans Id. (éd.), op. cit.,p. 664. 139 M. Sanudo, op. cit., p. 105 ; G. Saint-Guillain, op. cit., p. 180, 835. 140 M. Aurell, La Noblesse en Occident (Ve-XVe siècle), Paris, 1996, p. 101.
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chapitre ii. la féodalité, une pratique importée ment réel qui est le fief, envisagé ultérieurement comme un composant fondamental du patrimoine141. Les actes qui en découlent sont solennels et dès lors le vassal est tenu à toute une série d’obligations et de droits qui marquent la vie nobiliaire moréote. La Chronique de Morée ne présente pas de description de la cérémonie, toutefois les Assises de Romanie, dès les premiers paragraphes, comblent cette lacune en livrant la gestuelle adaptée à ce rituel142, tout en mettant en lumière les différentes étapes à respecter : « L’hommage sera prêté par le lige de la manière suivante : le lige doit tenir les mains jointes et étendues et les mettre entre les mains du seigneur en lui disant qu’il devient son homme lige. Mais si c’est une femme, un autre parlera pour elle, comme il est d’usage. Mais qu’en sera-t-il s’il est lige pour un fief et de simple hommage pour un autre ? Réponds qu’en premier lieu se fera la ligesse et puis qu’ensuite se fera le serment pour la terre de simple hommage, contre tous les hommes qui puissent vivre et mourir, serment de respecter la personne du seigneur et de sa femme et de ses fils et ses châteaux, et son honneur. En ce cas, le seigneur doit répondre qu’il accepte pour son lige et lui promettre de garder et maintenir son droit ; et puis, il le baise […]. Et, l’hommage lige se doit faire sans aucune condition et doit avoir lieu en présence de deux liges au moins, afin qu’ils puissent témoigner de la ligesse, s’il est besoin ; autrement, elle n’a pas de valeur, s’il n’y a aucun lige présent. L’homme de simple hommage fait l’hommage en faisant le serment sur le livre […] ».
La cérémonie se rapproche ainsi des pratiques occidentales143 et elle différencie nettement l’hommage lige du simple hommage, reflétant ainsi une hiérarchie dans les engagements. L’ensemble est codifié en plusieurs rites, aussi bien pour le vassal que pour le seigneur. Si le feudataire est une femme, elle ne peut pas accomplir le rite et doit donc être relayée par un parent proche, car juridiquement, la femme noble reste considérée comme mineure et ce statut ne lui permet pas de remplir ses obligations féodo-vassaliques144. Ce passage évoque également l’autre étape importante dans les liens féodo-vassaliques qui se nouent lors de cette cérémonie : la fidélité ou foi145 engage le vassal à respecter la personne, la famille et les biens de son seigneur. Enfin, la présence de témoins est une condition sine qua non pour prouver que le serment échangé est celui de la ligesse, sans cela le rituel perd toute sa valeur. La cérémonie est marquée tout d’abord par l’immixtio manuum, geste par lequel le vassal joint ses mains dans celles du seigneur qui referme les siennes sur elles : c’est un acte symbolisant la soumission. Ensuite vient le volo, rite verbal par lequel le vassal se déclare l’homme de son seigneur, celui-ci peut le déclarer comme tel : « volo ». La pratique gestuelle est malgré tout plus importante que 141
Cf. infra, p. 426. Assises, art. 68. 143 M. Bloch, op. cit., p. 210-212. 144 Sa vie quotidienne est marquée par toute une série d’autres restrictions (cf. infra, p. 225). 145 La fidélité, qui n’est pas toujours liée à l’hommage, est un lien important d’homme à homme dans l’Empire byzantin (É. Patlagean, op. cit., p. 379). 142
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première partie. être fier de ses racines la déclaration de volonté, et en s’attardant sur sa symbolique, il faut remarquer que le feudataire, à travers ses mains, offre toute sa personne au seigneur. Les Assises de Romanie fixent les paroles qui doivent être échangées lors de la déclaration de volonté du vassal : « Quand le feudataire devient homme lige du seigneur il doit dire : « Sire, je deviens vostre home lige de tel fié » et dire quel fié il est por quei il fait l’homage ; « et vos promet à garder et à sauver comme mon seigneur contre totes riens et toutes gens qui vivre et morir puissent ». Et le seignor li deit respondre : « Et je vos en receis en Dieu fei et en la meie ». Et le deit baisier en fei en la bouche […] »146.
Le vassal, dans ce passage, se reconnaît l’homme du seigneur et le serment de fidélité (fides, « foi » en latin) évoqué dans le passage précédent vient compléter son engagement147. Il se prête debout, prononcé sur un objet sacré comme une relique ou les Évangiles, et il suit immédiatement l’hommage. Une dernière opération clôt la cérémonie, celle de l’osculum ou baiser, donné par le vassal sur la bouche de son seigneur en signe d’amitié et de vassalité qui, tout en effaçant quelque peu l’humiliation du premier rite, car il implique le respect et la reconnaissance, ne revêt pas autant d’importance que l’hommage et la foi. Le cérémonial est donc rigoureusement établi et la présence de témoins donne à cet événement un caractère public impliquant de la part des deux parties des responsabilités et des prérogatives. L’inspiration occidentale de ce cérémonial est indiscutable, c’est même le transfert de pratiques identiques qui s’effectue de l’Occident vers la Morée. Cette similitude notable dans les rites des relations personnelles de la féodalité se retrouve dans les contraintes qui en émanent.
3. Les devoirs des vassaux Au-delà de ces rites initiaux, les liens de dépendance entre hommes sont très poussés. Les obligations d’obéissance et de service du vassal envers le seigneur compensent les devoirs de protection et d’entretien dus par ce dernier à l’égard de son feudataire. Ainsi, la fidélité, fondée sur la confiance, est la clef de ce système et un exemple de dévouement et de loyauté apparaît lors de la captivité de Geoffroy de Briel à Constantinople148. En effet, l’empereur Michel Paléologue, admiratif des exploits du chevalier, est prêt à l’intégrer dans ses troupes mais celui-ci refuse l’honneur et « il lui demanda la grâce d’être mis en prison avec son seigneur ensemble »149. Le seigneur de Karytaina applique dans cet épisode ses obligations et reste fidèle à son seigneur en refusant de passer dans le camp 146
Assises, art. 3. P. Topping, Feudal Institutions as Revealed in the Assizes of Romania. The Law Code of Frankish Greece, Philadelphie, 1949, p. 127. 148 I. Ortega, « Geoffroy de Briel, un chevalier au grand cœur », dans Byzantinistica. Rivista di studi byzantini e slavi, III, 2001, p. 329-333. 149 L. fechos, § 288 : « le demandaua en gracia qu’el fueffe en la prefion con fu fenyor enfemble ». 147
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chapitre ii. la féodalité, une pratique importée adverse, pour échapper à la prison. La fidélité consiste également à soutenir son suzerain lors de guerres, comme le soulignent les Assises de Romanie : « Le feudataire qui a plusieurs seigneurs, s’il naît une guerre entre eux, doit assister celui auquel il dut en premier lieu rendre foi et hommage »150.
Le coutumier fait la différence entre l’hommage lige et le simple hommage car le vassal doit soutenir son seigneur lige en cas de conflit, pourtant c’est le non-respect de cet article qui donne lieu au litige féodal mettant en scène Geoffroy de Briel et son oncle le prince151. Le serment de foi, prêté pendant la cérémonie, engendre une fidélité réciproque : le seigneur a l’obligation de ne commettre aucune action exposant la vie, l’honneur ou les biens du vassal car il lui doit loyauté, protection et entretien ; quant au vassal, il promet de défendre et de servir son seigneur et sa famille. La fidélité ou féauté est un sentiment noble de la société féodale mais cette valorisation ne l’empêche pas d’être bafouée. En effet, il peut y avoir des cas d’homicides mais la félonie est plus commune, aussi bien en Occident qu’en Morée152. La déloyauté du vassal envers le seigneur, c’est-à-dire toute violation du serment de foi et d’hommage, se nomme trahison, forfaiture ou même félonie. La principauté de Morée sous les Villehardouin ne connaît qu’une seule révolte féodale importante : c’est la prise d’armes de Guy de La Roche et des seigneurs de Grèce continentale pour soutenir leurs pairs d’Eubée contre le prince Guillaume de Villehardouin en 1255-1258. À l’origine de ce conflit, l’octroi par Boniface de Montferrat de l’hommage du seigneur d’Athènes à Guillaume de Champlitte : « […] Et li rois qui sages estoit et cortoys [courtois], et qui de bonne amour amoit le Champenoys, si lui donna la ligié [ligesse] et l’ommage dou seignor d’Atthenes, dou marquis de la Bodonnice, et .iij. terciers de Negrepont […] »153.
Ce passage reflète l’amitié liant Guillaume de Champlitte au roi de Thessalonique qui le récompense en lui attribuant la suzeraineté du duché d’Athènes, de la seigneurie de Bodonitsa et de celle des seigneurs tierciers. Guillaume de Villehardouin, quelques années plus tard à la suite de la prise de Monemvasie en 1248, « […] si manda requerant monseignor Guillerme de La Roche, le seignor d’Atthenes, que il deust venir faire hommage »154. Mais Guy de La Roche refuse de prêter hommage155 et devant cette détermination, les seigneurs de Morée n’eurent qu’à choisir leur camp. Guillaume et les siens s’emparent du « pas de la Meguare » et la bataille a lieu au mont Karydi où « […] comme a Dieu
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Assises, art. 99. Cf. annexes, p. 619 . 152 T. Pécout, « Félonie », dans A. Vauchez (éd.), Dictionnaire encyclopédique du Moyen Âge, Paris, 1997, p. 585. 153 Chr. fr., § 221. 154 Ibid., § 222 : le chroniqueur commet une méprise, il s’agit en fait de Guy de La Roche. 155 Ibid., § 223 : « […] Respondant comment il se merveilloit de ce qu’il mandoit ytelz novelles, la ou il savoit qu’il avoit conquesté son pays a l’espée, aussi comme il avoit le sien, et que il fu ançoys [aujourd’hui] a la conqueste que le prince ne fu et en autre compaignie que en la siene, et que il lui estoit de riens entenus senon d’amour et de bonne compaignie […] ». 151
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première partie. être fier de ses racines plot, si donna la victore au prince Guillerme […] »156. Les chevaliers félons se réfugient dans la cité de Thèbes où le prince vient les débusquer, mais une fois la paix rétablie, ils rejoignent le souverain à Nikli et les barons intercèdent en leurs noms auprès du prince157 : « […] Et li princes pour la proiere des prelas et des barons qui la estoient, si lui pardonna et reçut son hommage. Et puis qu’il ot receu sa fiauté [foi], si lui commanda que pour l’amende de la mesprison [tort] qu’il fist vers lui, qu’il deust aler au roy de France qui lors estoit, pour quoy li roy deust dire et deviser [choisir] la paine que l’homme lige doit porter quant deffault vers son seignor lige, et porte armes, et se combat a lui ».
Le litige féodal ainsi soumis au règlement du prince aboutit à une réconciliation scellée par la prestation de l’hommage de Guy et son départ pour le royaume de France, car la Haute cour embarrassée s’en remet à l’arbitrage du souverain capétien158. Si la prise d’armes de Guy de La Roche est rapidement jugée, il en va tout autrement de la félonie de Geoffroy de Briel. Son cas apparaît effectivement plus grave du point de vue personnel et juridique, car l’incident politique auquel il a participé se double d’un problème familial : il est par sa mère neveu de Guillaume de Villehardouin159. Étant lige, Geoffroy doit soutenir son seigneur contre tout autre mais il choisit de défendre le parti de sa femme160. Bien qu’il soit difficile d’évaluer l’influence de celle-ci sur la décision de son mari, ce dernier se range aux côtés de sa famille par alliance. Le chroniqueur laisse entrevoir le combat qui s’est livré dans sa conscience : son devoir féodal l’oblige, en tant que possesseur du fief de Karytaina, à suivre la bannière du prince, mais il viole son serment pour se joindre aux chevaliers alliés de son beau-père161. Le rédacteur juge l’attitude du chevalier méprisable et précise qu’après sa victoire et le jugement des seigneurs rebelles, le souverain apporte une attention toute particulière au cas de son neveu :
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Chr. fr., § 232, § 233. Ibid., § 239 : « […] Et li princes pour la proiere des prelas et des barons qui la estoient, si lui pardonna et reçut son hommage. Et puis qu’il ot receu sa fiauté, si lui commanda que pour l’amende de la mesprison qu’il fist vers lui, qu’il deust aler au roy de France qui lors estoit, pour quoy li roy deust dire et deviser [choisir] la paine que l’homme lige doit porter quant deffault vers son seignor lige, et porte armes, et se combat a lui ». 158 Louis IX apparaît comme un roi justicier aussi bien en France qu’outre-mer, où il séjourne au milieu du XIIIe siècle ( J. Le Goff, Saint Louis, Paris, 1996, p. 644-645). 159 Cf. annexes, p. 613. 160 Chr. fr., § 227 : « […] Et quant li sires de Carantaine sot la semonse et la proiere de son frere le seignor d’Atthenes, si en fu moult dolans et ot grant debat a soi meismes, car il ne savoit a cui aidier premier, ou au prince Guillerme son lige seignor, ou au frere de sa femme, le seignor d’Atthenes » : le chroniqueur commet une méprise en considérant Isabelle de La Roche comme la sœur et non la fille de Guy. 161 Ibid., § 228 : « Mais a la fin, quant il ot bien pourpansé et debatu en son cuer lequel il feroy ançoys, si emprist le pieur par soy, de quoy il desherita tous ses hoirs, car il dist qu’il amoit miex d’aler contre son lige seignor que encontre le frere de sa femme […] ». 157
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chapitre ii. la féodalité, une pratique importée « Et li princes qui plus estoit yrés [irrité] vers le seignor de Caraintaine qu’il n’estoit vers le seignor d’Atthenes, si se tint moult fiers et durs, et dist qu’il ne lui pardonroit a nulle maniere. Mais a la fin, pour la proiere des haulx et nobles barons, lui pardonna […] »162.
Le courroux de Guillaume de Villehardouin s’apaise devant la soumission de Geoffroy de Briel et les prières des barons. Il est vrai qu’une forte conscience de classe unie les grands seigneurs, pourtant cette prise d’armes n’est pas la seule félonie de ce baron. En effet Geoffroy de Briel, quelques années après, est à l’origine d’une nouvelle intrigue car « il ama une dame qui estoit fame d’un sien chevalier que on appelloit messire Jehan de Carevas, laquelle estoit la plus bele dame de tout Romanie »163 et pour vivre librement leur amour « […] si prist celle dame, et tant de compaignie comme a lui plot, et passa en Puille »164. La dame infidèle est celle de Jean de Catavas, chevalier âgé attaché au seigneur de Karytaina, et cette passion subite pour la femme de l’un de ses feudataires se découvre alors que la principauté est engagée dans une lutte sans merci contre les Grecs. Geoffroy de Briel oublie ainsi deux devoirs essentiels : ne pas quitter sans autorisation le territoire moréote lorsque celui-ci connaît une menace étrangère, et ne pas nuire à la personne de son vassal165. Cette escapade en Italie est jugée sévèrement par Guillaume de Villehardouin166 : autant il est envisageable de comprendre la position embarrassée de Geoffroy de Briel lors du conflit de 1255-1258 quand il a dû choisir entre son devoir féodal et la famille de sa femme, autant son neveu est impardonnable lorsqu’il part en Italie pour mieux vivre un amour interdit. Alors que le contrat féodo-vassalique et la fidélité qu’il implique interdisent au seigneur d’engager les biens de son vassal ou son honneur, Geoffroy de Briel passe outre cette obligation et s’expatrie avec la femme de l’un de ses vassaux, quittant la Morée sans autorisation pendant plus de deux ans (1263-1265). Toutefois comme l’incident précédent, l’escapade amoureuse se termine bien : le prince « fit rendre la femme à son mari et la fit pardonner, et il fit faire la paix entre messire Jean de Catavas et le seigneur de Karytaina, et que messire Jean de Catavas lui pardonne »167. Ainsi Geoffroy de Briel bénéficie-t-il du pardon princier par deux fois : il s’agit d’un cas où les usages politiques et militaires influencent les règles strictes de la féodalité, car le seigneur de Karytaina étant
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Chr. fr., § 241. Ibid., § 399. 164 Ibid., § 400. 165 Assises, art. 3, 60. 166 Chr. fr., § 413 : « […] Car a l’autre fois, quant il mesprit [commit une faute], quant il porta armes contre moy et ala a l’ayde du duc d’Atthenes pour ce qu’il lui appartenoit de par sa femme, si lui pardonnay plus voulentiers, car il avoit aucune occasion [motif] ; mais ore [excepté], sans nulle raison, fors que [si ce n’est] pour vain pechié et deshonnerable, me abandonna en la plus chaude guerre que je onques [une fois] eusse et s’en ala en autre pays, par tel maniere comme on set, laquelle chose est moult deshoneste, car elle si est magnifestée entre la gent ». 167 L. fechos, § 381 : « et defpues fizo render la muller à fu marido et fizola perdonar, et fizo fer paz entre micer Johan de Cathava et el fenyor de Quarantana, et que micer Johan de Cathava le perdonafe ». 163
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première partie. être fier de ses racines un guerrier extraordinaire, ses compétences effacent plus facilement ses félonies168. Au-delà du règne de Guillaume de Villehardouin, amplement décrit dans la Chronique de Morée, il existe d’autres exemples de forfaitures. Les Assises de Romanie relatent l’un de ces cas, fait exceptionnel dans un ouvrage de droit général, qui prend place en 1316, lorsque Louis de Bourgogne débarque en Morée et trouve son épouse, Mahaut de Hainaut, en grande difficulté face à un prétendant au trône, Ferrand de Majorque169. La victoire des Bourguignons a lieu en juillet et l’infant aragonais est tué. C’est alors que le prince règle ses comptes avec ses opposants : « […] C’est ce qui arriva à Messire Nicolas de Trémolay qui fut traître, et, par ce qu’il ne fut pas deshérité durant sa vie, succédèrent, après sa mort, Messire Aymon de Rens et Madame Marguerite de Céphalonie à un fief qui se nomme Micopoli »170.
La trahison avérée entraîne des répercussions sur sa succession qui est confisquée et dont les biens sont redistribués171. Le Libro de los fechos complète cet exemple en rappelant que Louis de Bourgogne, au lendemain de sa victoire, récompense ses serviteurs avec les terres disponibles dont celle du baron de Nivelet, accusé d’entente avec les Aragonais et condamné pour cela « à avoir la tête tranchée »172. Les données livrées sont donc en contradiction car le nom du traitre ne correspond pas, mais peut-être sont-ils plusieurs173 à encourir des sanctions pour avoir trahi leur suzerain. Ainsi l’hommage et la foi représentent-ils une double cérémonie qui établit un lien fondamental entre le seigneur et le vassal, déterminant des droits et des devoirs. L’absence de témoignages dont fait preuve la Chronique de Morée, provient peut-être du caractère excessivement codé de ce type de lien qui laisse peu de place à une quelconque fantaisie. Cette source livre tout de même des exemples de transgressions de ces règles féodo-vassaliques, révélatrices du mode de fonctionnement des lignages nobles de la principauté de Morée. Au-delà de la fidélité exigée lors du contrat féodo-vassalique, le feudataire est redevable d’autres devoirs envers son seigneur, dont les deux principaux sont le consilium et l’auxilium ; ce dernier ayant un aspect militaire important, il sera abordé dans un chapitre ultérieur174. Quant au consilium, ou conseil, il implique de répondre à l’appel du seigneur lorsqu’il convoque ses vassaux pour leur demander avis. Cette pratique est utilisée dans des domaines variés et elle est souvent mentionnée dans la Chronique de Morée. Un conseil peut être étendu à toute la principauté, comme pour la répartition des terres lorsque Geoffroy de
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I. Ortega, op. cit., p. 331-333. B. Berg, « The Moreote expedition of Ferrando of Majorca », dans Byzantion, t. LV, 1985, p. 70. 170 Assises, art. 18. 171 Les sanctions pour félonie portent également sur la succession dans le cas de Geoffroy de Briel (cf. infra, p. 487). 172 L. fechos, § 584-585, 624. 173 A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 193. 174 Cf. infra, p. 364. 169
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chapitre ii. la féodalité, une pratique importée Villehardouin « ordina et fist .j. parlement général en Andreville »175. Il se déroule alors dans la ville principale du Péloponnèse et doit rassembler un effectif important de liges, parmi lesquels les femmes peuvent se faire entendre, à l’image du parlement de Nikli qui se tient en 1262 pour la libération de tous les otages détenus par les Grecs176. Aux côtés du souverain, la Haute cour des barons représente le conseil du prince ainsi que la cour supérieure de justice, quant aux affaires qui se rapportent aux liges, elles sont réglées par leur cour. Toutefois, la plupart des conseils désignés comme tels dans la Chronique de Morée, se déroulent en comité plus restreint. Ainsi, c’est le cercle des proches de Marguerite de Passavant qui lui conseille de se remarier : « […] Si se conseilla a ses amis et parens que elle avoit adonc. Lors le conseillierent ses amis que elle se mariast […] »177.
Une décision importante, impliquant des intérêts divers, sollicite souvent l’avis des feudataires, parfois celui des amis, d’où la force du sentiment d’amitié au Moyen Âge178. De l’extrême diversité des conseils découlent les questions variées qu’ils abordent. Le parlement général réuni à Andravida se prononce ordinairement sur les affaires politiques de la principauté, qu’il s’agisse de la répartition des terres après la conquête ou de la politique étrangère entre autres179. Lors des séances, les sujets les plus souvent débattus sont d’ordre militaire ou diplomatique, alors que les conseils privés abordent des thèmes de prédilection comme celui de la félonie, notamment quand Guillaume de Villehardouin apprend la forfaiture de Guy de La Roche, au milieu du XIIIe siècle : « […] Lors manda querre tous ses barons, et leur demanda conseil sur ceste chose. […] Si lui respondirent et conseillerent a une vois que puis que li sires d’Atthenes lui avoit ainxi respondu, et desdaignoit sa seignorie, et estoit rebellans contre lui […] »180.
Alors que l’on pourrait attendre une certaine complaisance de la part des barons pour leur pair Guy de La Roche, ils conseillent au prince la fermeté : ils ont donc une haute idée du pouvoir princier. Dans le cas de Geoffroy de Briel, jugé par ses pairs pour sa félonie et son départ intempestif de Morée avec la femme de l’un de ses chevaliers, l’affaire suscite des débats enflammés, car le chroniqueur explique que « moult fu debatue la chose entre le prince et les barons »181. Dans ce cas de figure, les barons semblent faire contrepoids au prince qui se montre intransigeant à l’égard de son neveu. 175
Chr. fr., § 128. Ibid., § 323-325. 177 Ibid., § 506 ; cf. infra, p. 248. 178 M.-A. Vannier, « Amitié », dans A. Vauchez (éd.), Dictionnaire encyclopédique…, op. cit., p. 56-57. 179 Chr. fr., § 407 : « […] Si lui dist on que il estoit en Andreville ou il faisoit .j. parlement pour unes novelles que on lui avoit aportées, comment l’empereor avoit mandé grant gent a Malevesie pour aide et secors de son pays et pour plus fort guerroier au prince ». 180 Ibid., § 224. 181 Ibid., § 414. 176
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première partie. être fier de ses racines L’honneur, qui représente un thème central de la chevalerie, est aussi l’un des thèmes abordé par les conseils182, et lorsque le prince doit déterminer de quelle façon récompenser un fidèle serviteur, il écoute l’avis de ses proches. Le mariage est également un sujet important de discussion comme en témoigne l’exemple de la princesse Agnès de Courtenay, de passage en Morée, qui est fortement influencée par l’entourage du prince Geoffroy II : « Et quant elle ot bien sejorné .ij. jours, si se vot partir et aler son voiage. Si furent aucun de la gent messire G[offroy] qui lui dirent et conseillerent de pranre celle dame pour espouse, car il ne se pooit marier mieux en cest pays »183.
Le sujet des noces rejoint, dans ce passage, le thème de la politique extérieure. De fait, Geoffroy II, s’il ne parvient pas à épouser la descendante impériale, ne réalisera pas de meilleur mariage dans la principauté : d’après le chroniqueur, l’intérêt de la communauté, reconnu par tous, est l’union avec Agnès de Courtenay. Dès lors, la stratégie matrimoniale de tous les souverains se prête aux conseils : ainsi le prince Guillaume de Villehardouin convoque-t-il « les plus sages hommes qui la se troverent et en qui il plus se fioit »184, pour délibérer de l’opportunité ou non de marier la jeune princesse Isabelle au fils de Charles d’Anjou dans les années 1260185. Les seigneurs sont moins unanimes à ce sujet, mais l’approbation l’emporte malgré tout. Les questions matrimoniales étant au cœur des préoccupations lignagères, c’est donc tout naturellement qu’elles trouvent leur place dans les relations féodales. C’est enfin au nom de l’obligation de consilium que le feudataire siège à la cour de son seigneur, lequel fixe les sujets de concertation. Les questions judiciaires sont prédominantes, mais le prince n’a pas de pouvoirs absolus dans ce domaine186 car l’ensemble des feudataires l’assiste dans son rôle de juge. Les différences qui existent entre les droits, les prérogatives des barons et celles des autres vassaux se retrouvent dans le domaine judiciaire, c’est pour cela que la haute justice, le judicium de sanguine, n’appartient qu’aux pairs du prince187. À ce propos, le procès de Marguerite de Passavant informe de la pratique de la justice dans la classe nobiliaire moréote188 : quand Guillaume II de Villehardouin remet au chancelier Léonard de Véroli la présidence de son procès, il le charge
182 Chr. fr., § 471 : « Et quant li princes fu en la Morée, si appella messire Lienart le chancelier et le seignor de Caraintaine et leur demanda conseil pour monseignor Galerant de Vry : quel grace et quel honeur lui poroit faire pour honnor dou roy qui ainxi l’avoit envoié après lui avec si bele compaignie de gent d’armes pour lui aidier et secore […] ». 183 Ibid., § 179. 184 Ibid., § 443. 185 L’hypergamie* est amplement pratiquée par la famille princière au XIIIe siècle (Ibid., § 444-445 ; cf. supra, p. 152). 186 Assises, art. 4 : « Messire le prince ne peut punir aucun sien baron ou feudataire, tant au civil qu’au criminel, ni le léser, ou lui imposer une peine, sans le conseil et le consentement de ses hommes liges ou de la majorité d’entre eux […] il doit juger par le moyen de ses hommes liges ». 187 Ibid., art. 43. 188 La détermination de Marguerite de Passavant est envisagée dans le chapitre VI ( cf. infra, p. 248).
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chapitre ii. la féodalité, une pratique importée de maintenir la justice189. En effet, à la fin des années 1270, lorsque Marguerite et son nouvel époux réclament l’héritage qui leur revient devant le prince, ils lui demandent : « Qu’i[l] lui deust tenir court et feist clamer tous les barons. […] Lors commanda le princes que tout li baron et chevalier lige venissent au jour nommé »190.
Le chroniqueur livre dans ce court passage la composition du parlement formé de barons et de liges, sans préciser pour autant leur nombre. La Haute cour de la principauté de Morée est plus facilement convocable que celle des États latins de Syrie191 et les Assises de Romanie précisent à ce propos que « selon l’importance de l’affaire la cour doit être fournie et composée »192. En ce qui concerne le procès de Marguerite de Passavant, on peut présager l’importance du parlement, car le débat porte sur l’héritage de l’une des plus grandes baronnies moréotes et il met en cause le prince lui-même et l’application des lois féodales. La composition de cette cour répond à l’article des Assises de Romanie selon lequel « les barons sont jugés par les autres barons comme les liges, leur supérieur, néanmoins, siégeant au dessus d’eux »193, ainsi le vassal siège parmi ses pairs et il ne peut juger qu’eux. Lors de ce procès, les parties prennent successivement la parole : l’accusation commence puis une discussion s’engage entre les deux camps, enfin le prince présente la preuve qui lui permet de l’emporter, à savoir le « livre dez usages »194 qui démontre, de manière irréfutable, le bienfondé de son action. Les Assises de Romanie précisent bien que l’ « on n’accepte pas un avocat qui parle en lisant, ou en alléguant les lois ou les canons »195, pour autant les témoins d’un procès, souvent des liges, ont un rôle capital dans la validation des propos des parties ou des sentences196. Les vassaux moréotes sont donc soumis aux mêmes contraintes que les Occidentaux, et la fidélité est l’une des notions importantes des relations féodo-vassaliques car tout manquement est durement sanctionné. Ce tableau de la féodalité n’est pas tout à fait complet car l’auxilium ou l’aide, qui est l’un des devoirs du vassal, est abordé dans un chapitre ultérieur consacré à la conservation du prestige des lignages dans le domaine militaire197. Un autre constat s’impose toutefois : la description faite est statique, figée dans le temps et dans l’espace, car envisagée sous l’angle juridique. Or, il convient dans un dernier développement d’aborder les subtilités du système féodal qui représente l’essence même des lignages, à travers les quelques seigneuries limitrophes qui en dépendent, à une période ou une autre. 189 Chr. fr., § 517 : « […] Je vous recommans l’office de ma seignorie ; et vous requiers et commans que, par le conseil de ces nobles hommes qui cy sont, doiés maintenir le droit de ceste dame et autretant cellui de la court ». 190 Ibid., § 509. 191 J. Prawer, Crusaders Institutions, Oxford, 1980, p. 20 et suiv. 192 Assises, art. 13. 193 Ibid., art. 48. 194 Chr. fr., § 521. 195 Assises, art. 145. 196 Ibid., art. 158. 197 Cf. infra, p. 364.
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première partie. être fier de ses racines
C. LES NUANCES RÉGIONALES ET TEMPORELLES DE LA FÉODALITÉ MORÉOTE 1. La féodalité après le traité de Viterbe, 1267 Cette étude régionale est déterminante pour envisager ensuite le droit féodal appliqué aux lignages nobiliaires198, car il existe de nombreuses variantes attribuables aux événements politiques marquant la principauté ou encore aux spécificités initiales qu’il convient de prendre en compte. En effet, si la féodalité décrite dans les Assises de Romanie reflète la situation politique de la principauté jusqu’à la mort de Guillaume II de Villehardouin (1278), le traité de Viterbe199 entre en action et modifie grandement l’équilibre féodal jusque-là maintenu, en faisant des souverains angevins les princes de Morée. Tandis que les rois de Naples règlent les affaires italiennes, ils ne se déplacent pas dans le Péloponnèse et gouvernent par l’intermédiaire d’officiers. Or, certains nobles refusent de se soumettre aux bailes* de Charles Ier, prétextant un hommage dû exclusivement à leur suzerain et non pas à l’un de ses représentants200. Les tensions vont s’apaiser avec les époux successifs d’Isabelle de Villehardouin, car l’installation de ces princes au cœur du territoire rend les choses plus aisées et la proximité des souverains avec les barons calme les soupçons201. Pour autant, les réticences se font sentir vis-à-vis de ces étrangers et les exemples de désaccords ne sont pas exceptionnels. C’est ainsi que Thomasio Pallavicini202, marquis de Bodonitsa, et Hélène de La Roche, duchesse d’Athènes, refusent de se soumettre à Guy de Charpigny, représentant non pas les Angevins mais Isabelle de Villehardouin et Florent de Hainaut203, et bien qu’ils soient rappelés à l’ordre par Charles II en avril 1290204, l’affaire se prolonge205. Cependant, la résidence du couple princier au cœur du Péloponnèse ne met pas la noblesse à l’abri des difficultés. Si Florent de Hainaut, premier époux d’Isabelle de Villehardouin, est représenté dans la Chronique de Morée comme un bon prince, proche de ses sujets206 et bénéficiant du soutien des Angevins207, ce n’est pas le cas de Philippe de Savoie, deuxième époux d’Isabelle de Villehar198
Cf. infra, p. 100. Cf. supra, p. 16. 200 Chr. fr., § 540-542 ; A. Parmeggiani, « Le funzioni amministrative del principato di Aciaia », dans Bizantinistica. Rivista di studi bizantina e slavi, I, 1999, p. 96. 201 Chr. fr., § 590, 851, 853. 202 Cf. annexes, p. 642. 203 L’acte date de décembre 1289 (C. Perrat, J. Longnon (éd.), Actes relatifs à la principauté de Morée (1289-1300), Paris, 1967, p. 29-32). 204 En avril 1290, Charles II émet des injonctions à l’adresse des deux barons moréotes afins qu’ils prêtent serment de fidélité (Ibid., p. 36-37). 205 Des actes datés de décembre 1292 et de juillet 1294 attestent la non soumission des deux barons récalcitrants, puis le silence des sources laisse penser que tout est rentré dans l’ordre (Ibid.., p. 61-62, 105). 206 Néanmoins, un acte de 1294 témoigne de pressions subies par un Siennois de la part du prince. Devant la plainte de l’un de ses sujets, le roi angevin intervient et adresse des remontrances à Florent de Hainaut (Ibid., p. 97). 207 Charles II lui octroie l’hommage de Bartolomeo Ghisi pour les îles qu’il tient de la principauté, de même que la garde de l’île de Corfou (C. Perrat, J. Longnon (éd.), op. cit., p. 33-34, 35-36). 199
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chapitre ii. la féodalité, une pratique importée douin, qui gouverne à la façon d’un tyran italien208, n’hésitant pas à répondre au maréchal qui lui fait remarquer ses libertés vis-à-vis des usages moréotes : « Ha ! cousins, […] ou avés [vous] trové ces coustumes ? »209, ne concevant pas son pouvoir limité par celui de ses vassaux210. Comme il ne parvient pas à s’entendre avec les rois de Naples211, il préfère renoncer à la principauté en 1307 et, après son départ, l’absence physique des princes en Achaïe se fait criante et la présence de bailes* n’y change rien : le loyalisme de la noblesse envers son souverain est dès lors remis en cause212. Le XIVe siècle est une période dangereuse pour les seigneurs latins qui se trouvent pris dans un étau formé par les Grecs et les Turcs. Durant cette phase difficile, la suzeraineté angevine s’affaiblit car la plupart des princes ne font pas le déplacement en Achaïe et ainsi les seigneurs laissent libre cours à leur opportunisme et s’en remettent au plus offrant. C’est le cas de Nerio Acciaiuoli qui reçoit des émissaires d’Amédée de Savoie en décembre 1391 dans son palais de l’Acropole. Le Florentin accepte de reconnaître Amédée comme suzerain en échange des titres de seigneur de Corinthe, duc d’Athènes et de Néopatras213. Pourtant si aucune aide concrète n’arrive en Morée, un inventaire des fiefs est dressé à cette occasion, dernière liste féodale conservée pour la Grèce latine214. La fin du XIVe siècle, quant à elle, apparaît comme une période d’anarchie féodale où les seigneuries importantes s’opposent dans une lutte sans merci215. Au XVe siècle, la Morée latine est réduite à la partie occidentale du Péloponnèse et les quelques barons latins encore en place se déchirent les lambeaux de cet État moribond, alors que les Turcs continuent leur marche inexorable. Si la principauté ne cesse de s’affaiblir au cours des siècles, il faut aussi évoquer l’une de ses spécificités qui repose sur le présence grecque au sein de la féodalité franque du XIIIe jusqu’au XVe siècle. L’implantation latine en Morée rencontre le même problème qu’en Chypre ou en Crète : celui de l’élément grec. L’élimination des autochtones n’était pas envisageable, car la colonisation latine s’est rapidement limitée aux cadres nobiliaires et à la classe marchande ; il s’agissait donc de trouver un modus vivendi avec la population locale, qui n’a pas été malmenée et dont les droits ont été défendus au même titre que ceux des Latins216. La dynastie des Villehardouin semble avoir fait preuve de tolérance
208 « Li Thyrant de Lombardie » (Chr. fr., § 855) : il contraint les nobles et d’autres sujets à lui verser des recettes extraordinaires et des exactions sont commises à l’encontre du chancelier de la principauté (A. Bon, La Morée…, op. cit., p. 175 ; Chr. fr., § 856-867). 209 Ibid., § 861. 210 Le nouveau prince doit jurer de respecter les usages de la principauté (cf. supra, p. 81). 211 Les Angevins craignent une implantation territoriale qui remettrait en cause leur puissance en Italie et en Morée (B. Galland, Les Papes et la maison de Savoie (1309-1409), Paris, 1998, p. 23 ; J.-P. Delumeau, I. Heullant-Donat, op. cit., p. 181). 212 A. Parmeggiani, op. cit., p. 97-98. 213 Mon. Peloponnesiaca, p. 211-212. 214 C. Hopf, Chroniques gréco-romanes inédites ou peu connues avec notes et tables généalogiques, Tables des fiefs, Berlin, 1873, p. 227-230 ; A. Bon, La Morée…, op. cit., p. 691-692. 215 Cf. supra, p. 17. 216 En effet, plusieurs articles des Assises de Romanie abordent le problème des archontes grecs (Assises, art. 138, 174, 178, 194, … ; D. Jacoby, « Les archontes…», op. cit., p. 421-481).
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première partie. être fier de ses racines tout autant que celle des Lusignan en Chypre217. Quant à la situation de la Crète vénitienne, les conquérants se sont différenciés de la population autochtone par la possession des terres dans un premier temps, puis l’assimilation des deux groupes progressant, il est devenu difficile de laisser de côté toute une partie de la population218. En fait, le problème des archontes* incite plus largement à évoquer les États grecs limitrophes avec lesquels les nobles latins ont noué des liens. En ce qui concerne l’Épire, il faut rappeler que le despote Michel Ier AngeComnène a reconnu Henri, empereur de Constantinople, comme suzerain. Michel II, son fils, poursuit cette politique de rapprochement avec les Occidentaux ; d’ailleurs, en 1259, il conclut une alliance matrimoniale avec Manfred en lui donnant sa fille en mariage219. Quant à Nicéphore, il jure fidélité à Charles d’Anjou220, marie sa fille à Jean Orsini en 1292221 et sa seconde fille, Thamar, épouse en 1294 Philippe de Tarente. Il y a donc des alliances matrimoniales contractées dans les plus hautes sphères et la religion n’entrave pas les accords politiques qui en découlent. Les rapports entre l’Épire et la principauté ne font que s’accroître car à la mort de Nicéphore, le despotat passe aux mains de la famille Orsini222 ; par la suite, et grâce à des alliances matrimoniales stratégiques, des lignages occidentaux conservent le despotat de Ioaninna, formé sur les restes de celui d’Épire, dont les principaux représentants sont Esaü Buondelmonti et Carlo Tocco223. À l’image des archontes de la principauté, les princes grecs d’Épire s’insèrent dans le schéma de la Romanie latine et les titres de despote* ou de sébastocrator* deviennent l’équivalent des titres féodaux224. Cela est certainement dû à la dévolution progressive du pouvoir impérial aux seigneurs de la frontière occidentale. Un rapprochement semblable s’opère avec les Grecs du despotat de Morée, État qui s’est constitué au cœur du Péloponnèse. Aux XIIIe et XIVe siècles, ce sont les luttes armées qui l’emportent ; cependant, un apaisement des tensions dès la fin du XIVe siècle est notable. La proximité quotidienne révèle des intérêts communs au-delà des différences confessionnelles, et surtout une crainte commune, celle des Turcs. Cette conciliation est symbolisée par le mariage d’une
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Les Lusignan ont conservé un espace de liberté pour les archontes grecs en Chypre (G. Grivaud, « Les Lusignan et leurs archontes chypriotes (1192-1359) », Actes du colloque « Les Lusignans et l’outremer », Poitiers-Lusignan 20-24 octobre 1993, Poitiers, 1995, p. 155). 218 E. Santschi, op. cit., p. 188 ; S. Mc Kee, Uncommon Dominion…, op. cit., p. 168 et suiv. 219 S. C. EstopaÑan, Bisancio y España. El legado de la basilissa Maria y de los despotas Tomas y Esaü de Joannina, Barcelone, 1943, p. 219-222. 220 Chr. fr., § 974. 221 Cf. annexes, p. 641 . 222 Nicéphore II Orsini meurt en 1359, dans une bataille contre les Albanais, mais sa famille conserve le despotat jusqu’au XVe siècle (A. Luttrell, « Vonitza in Epirus and its lords : 1306-1377 », dans Rivista di Studi bizantini e neoellenici n.s. 1 (XI), Rome, 1964 ; repris dans Id., Latin Greece, the Hospitallers and the Crusades 1291-1440 (VR), Londres, 1982, p. 136-137). 223 Cf. infra, p. 178 ; cf. annexes, p. 621, 647. 224 P. Magdalino, « Between Romaniæ : Thessaly and Epirus in the later middle ages », dans Mediterranean Historical Review, n° 1, 1989 ; repris dans Id., Tradition and Transformation in Medieval Byzantium (VR), Cambridge, 1993, p. 90.
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chapitre ii. la féodalité, une pratique importée héritière Acciaiuoli avec Théodore Paléologue, despote grec225. Par la suite, les mariages interconfessionnels entre Grecs et Latins ne seront pas exceptionnels parmi les nobles du Péloponnèse226, les rendant ainsi inextricablement liés. Une autre particularité de la féodalité moréote est la place occupée par Venise. La Sérénissime a défini des territoires extrêmement larges lors de la conquête227, terres qui se sont réduites à Modon et Coron lors du traité de Sapientsa en 1209228. Bien qu’étrangère au régime politique en vigueur à Venise, la féodalité y est connue depuis longtemps, et la République se rend compte de l’avantage qu’elle peut tirer des liens vassaliques et de l’octroi de fiefs. Or, l’annexion de territoires romaniotes, ayant connu une phase féodale, suscite de nouveaux problèmes : en effet, Négrepont (dès le XIIIe siècle), Argos et Nauplie (au XIVe siècle) après avoir dépendu de seigneurs occidentaux, se retrouvent sous domination vénitienne229. Dans l’application du droit, Venise fait la part entre les territoires qui lui sont directement soumis et les régions où elle étend son influence ; cependant, partout où ses intérêts sont en jeu, les calculs politiques prennent le pas sur les considérations juridiques230. La République, qui ne respecte pas à la lettre les Assises de Romanie, personnalise ses pratiques231 en soutenant, par exemple, que les obligations envers sa patrie priment celles envers les suzerains féodaux ; pourtant, elle en fait faire une version officielle en 1453232. Dès le XIVe siècle, elle était assez puissante pour faire valoir son point de vue, même contre les princes angevins non résidents et faibles. Si au XVe siècle, Venise consent à la rédaction de cette Coutume, c’est uniquement par stratégie politique : il lui faut rassembler les populations chrétiennes de Romanie opprimées par l’avance turque. Ainsi la féodalité en Morée se modifie-t-elle selon la région concernée et la période évoquée. De multiples facettes se dégagent, qui la rendent bien différente de celle pratiquée en Occident, car l’adaptation nécessaire à l’élément indigène, ainsi que l’importance accordée à l’élément réel233 la singularise vis-àvis de ses racines occidentales. De plus, elle entretient des relations particulières avec le duché d’Athènes voisin, oscillant entre soumission et confrontation au gré des occupants.
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Bartolomea Acciaiuoli épouse Théodore Paléologue avant le 15. XI. 1384 (R.-J. Loenertz, « Hospitaliers et Navarrais en Grèce (1376-1383). Régestes et documents », dans Byzantina et Franco-graeca, Roma, 1970, p. 354). Théodore a des racines occidentales : sa grand-mère paternelle est Anne de Savoie mariée à Andronic III Paléologue ; cf. annexes, p. 614. 226 Cf. infra, p. 210. 227 Cf. supra, p. 14. 228 A. Bon, La Morée.., op. cit., p. 52-53, 64-66. 229 A. Luttrell, « The Latins of Argos and Nauplia, 1311-1394 », dans Papers of the British School at Rome, XXXIV, Londres, 1966 ; repris dans Id., Latin Greece, the Hospitallers and the Crusades 1291-1440 (VR), Londres, 1982, p. 53-55. 230 D. Jacoby, La Féodalité en Grèce médiévale, les « Assises de Romanie » sources, applications et diffusion, Paris, 1979, p. 295-308. 231 F. Thiriet, op. cit., p. 242. 232 R.-J. Loenertz, Les Ghisi. Dynastes vénitiens de l’Archipel 1209-1390, Venise, 1975, p. 114. 233 Cf. infra, p. 426.
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première partie. être fier de ses racines 2. Le régime du duché athénien La question de la suzeraineté sur le duché d’Athènes se pose dès la naissance de la principauté. Othon de La Roche est vassal du roi de Thessalonique, et lors de la chute de cet État, dans les années 1220, son hommage passe au suzerain immédiat, l’empereur de Constantinople. Si des liens de vassalité existent entre la principauté et le duché, ils découlent de la seigneurie d’Argos et de Nauplie aux mains d’Othon puis de son neveu Guy. En 1258, lorsque Guillaume II de Villehardouin triomphe de Guy de La Roche, il essaie de transformer la vassalité personnelle en dépendance du duché, et en 1267, lors du traité de Viterbe, Guillaume II de Villehardouin cède toute sa terre à Charles d’Anjou y compris le duché234. Ainsi, à un moment indéterminé, le duché intègre la principauté de Morée235. En 1280, Charles Ier de Naples, prince de Morée, dispense Guillaume Ier de La Roche, duc d’Athènes (1280-1287) de l’hommage personnel236. Quant à Charles II, il enjoint à Guy II de La Roche, duc d’Athènes (1287-1308) de prêter hommage à Florent de Hainaut en 1294237 : il s’agit de rétablir dans ses droits le prince de Morée, droits qui étaient dévolus depuis plusieurs années au roi de Naples. Par la suite, la fidélité au prince de Morée provoque toujours quelques réticences : c’est le cas en 1296 lorsque le duc d’Athènes est sommé de prêter cet hommage qui, dans le droit, ne doit plus être remis en question238. La soumission à Philippe de Savoie, en revanche, ne pose pas de problème239. Dès lors, le duché athénien est suffisamment solide pour étendre son influence au-delà de ses frontières : Guy II de La Roche, par le biais des alliances matrimoniales de ses aïeux, se retrouve ainsi tuteur de l’un de ses neveux, Jean II de Néopatras240. Toutefois, l’équilibre trouvé dans le duché est complètement annihilé en 1311 par la victoire des Catalans qui s’installent durablement sur l’Acropole et à Néopatras, déstabilisant ainsi la politique de la Grèce latine. Sous la domination catalane, le système de la vassalité se maintient à travers l’hommage rendu au roi d’Aragon et les fiefs concédés à des feudataires d’ori-
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J. Longnon, « Problèmes… », op. cit., p. 91-92. La version grecque de la Chronique de Morée évoque des liens de vassalité entre les deux seigneurs dès le règne de Geoffroy Ier de Villehardouin : « Messire Geoffroy, le seigneur de Morée, passa par Thèbes, emmena avec lui celui qui était alors seigneur d’Athènes, qu’on appelait le Grand Sire et qui relevait de lui comme vassal pour le pays et la seigneurie qu’il détenait en Romanie […] » (Chr. gr. (2005), p. 119). 236 C. Hopf, Geschichte Griechenlands vom Beginn des Mittelalters bis auf unsere Zeit, Leipzig, 1867-1868, I, p. 320. 237 J.-A. C. Buchon, Nouvelles recherches historiques sur la principauté de Morée et ses hautes baronnies, fondées à la suite de la Quatrième croisade, II, Paris, 1845, p. 336-338 ; J. Longnon, L’Empire latin de Constantinople et la principauté de Morée, Paris, 1949, p. 273-274. Le sujet agite le milieu nobiliaire depuis plusieurs années. En effet, la trace d’un débat apparaît dès le début de l’année 1292 (C. Perrat, J. Longnon (éd.), op. cit., p. 47, 69, 83-85, 106-109). En 1294, Guy II, à peine adoubé, entend ne dépendre que de la couronne alors que depuis plusieurs années Florent de Hainaut tente d’obtenir l’hommage du seigneur d’Athènes. 238 C. Perrat, J. Longnon (éd.), op. cit., p. 163-165. 239 Chr. fr., § 870. 240 Cf. annexes, p. 637 ; Chr. fr., § 877-878. 235
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chapitre ii. la féodalité, une pratique importée gine catalane241, mais ce système est tempéré par la présence des Communes avec lesquelles le suzerain et les vassaux doivent s’accorder242. La « catalanisation » administrative passe par la surveillance d’un gouverneur, représentant local du suzerain qui est soutenu par des nobles, feudataires du duché d’Athènes, lesquels contractent des unions matrimoniales avec les lignages voisins243. Cet État se distingue donc des autres possessions latines et ses relations sont plus ou moins soutenues avec la principauté voisine selon les périodes évoquées ; néanmoins, les considérations politiques n’entravent pas les liens de parenté qui s’établissent entre les groupes nobiliaires de part et d’autre, enrichissant les lignages par leurs apports. Il en est de même des mariages avec des nobles insulaires, dont la zone géographique présente une variation par rapport à la féodalité telle qu’elle est admise sur le continent.
3. La situation insulaire La Grèce latine, au-delà de son territoire continental, comprend une série d’îles dont l’une des plus importantes en terme de superficie est Négrepont (ou Eubée) au large de l’Attique. Après la conquête, Boniface de Montferrat dispose de cette île, alors que la Partitio Terrarum Imperii Romanie assignait à Venise le tiers septentrional et le tiers méridional244. Dès 1205, sous prétexte de conflits juridiques à venir, il inféode Négrepont à trois seigneurs appelés tierciers*, tandis que la capitale, qui porte le même nom que l’île, reste la propriété commune et indivise des trois. Les tierciers* ont les mêmes intérêts, certaines possessions en commun, des obligations collectives et une administration conjointe : ils signent souvent collégialement les actes. Enfin pour sceller leur union, des mariages sont fréquemment conclus entre les trois lignages245. L’un des premiers tierciers*, Ravano Dalle Carceri, prête hommage au doge vénitien246, mais il est vaincu par Henri de Hainaut auquel il s’est opposé et lui donne son hommage-lige247. Néanmoins ce seigneur intrigue et, dès 1211, il renouvelle l’hommage fait au doge248 ; la mainmise vénitienne sur l’île se précise dès 1216, date à laquelle un baile* représentant la République y est installé249. En 1248, l’empereur latin de Constantinople, Baudouin II, cède la suzeraineté de l’île à Guillaume II de Villehardouin250, cependant la situation reste conflictuelle et la crise éclate pour une affaire successorale. En effet, en 1255, Guillaume II de Villehardouin, en tant que suzerain, intervient dans la succession de Carin241 R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », dans Byzantina et Franco-Graeca, Articles choisis parus de 1936 à 1969, Rome, 1978, p. 253-255. 242 Ibid., p. 260 et suiv. 243 Cf. infra, p. 216. 244 R.-J. Loenertz, Ghisi..., op. cit., p. 453. 245 Ibid., p. 114 ; cf. annexes, p. 627, 628, 634. 246 G. L. F. Tafel, G. M. Thomas, Urkunden zur ältesten Handels-und Staatsgeschichte der Republik Venedig, Vienne, 1856, p. 89-93. 247 H. de Valenciennes, op. cit., § 673-679. 248 R.-J. Loenertz, « Les seigneurs tierciers… », op. cit., p. 147. 249 F. Thiriet, op. cit., p. 93. 250 M. Sanudo, op. cit. p. 104-105.
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première partie. être fier de ses racines tana Dalle Carceri, détentrice du tiers septentrional de Négrepont, alors que les autres tierciers* l’avaient réglée de leur seule autorité251. Ces tensions ne tardent pas à s’étendre à toute l’Achaïe puisque Guy de La Roche, duc d’Athènes, va se ranger aux côtés des seigneurs insulaires. En 1262, à Thèbes, ils renoncent à leur hommage aux Vénitiens pour reconnaître à nouveau la suzeraineté de Guillaume252. Cependant, les privilèges de Venise sont reconnus dans l’île253, et tout au long du XIVe siècle, sa tutelle va se renforcer jusqu’en 1390, lorsque l’île est annexée par la République. Désormais, devant les menaces extérieures, c’est le droit vénitien qui prévaut et les tierciers* sont considérés comme de simples feudatarii254. La situation est différente en mer Égée où se trouvent une multitude d’îles et d’îlots. Tous les feudataires, qu’ils soient Francs ou Vénitiens, sont vassaux de l’empereur et le duc de l’Archipel est inséré dans la hiérarchie féodale de l’Empire latin de Constantinople255. Les conditions de la conquête des îles égéennes déterminent leur particularisme juridique : en vertu du droit de conquête, les seigneurs qui s’emparent des îles affirment les tenir en pleine propriété. Ce sont donc des lieux où s’applique le droit féodal en vigueur dans la principauté de Morée, non pas le droit vénitien256, bien que la Sérénissime intervienne souvent. En 1248, Baudouin II, empereur de Constantinople, cède la suzeraineté de l’Archipel à Guillaume II de Villehardouin257. Le droit en vigueur est donc celui des Assises de Romanie complétées sur place par un droit coutumier local. Ainsi le duc se trouve-t-il à la tête d’une pyramide féodale, lui-même étant placé sous la suzeraineté du prince de Morée, laquelle est troublée par les querelles de vassaux qui ne reconnaissent pas le lignage ducal. Parfois, les cas sont complexes : ainsi Giorgio Ghisi (mort en 1311) est vassal de Venise pour les îles de Kéos et Sériphos, il l’est également du prince d’Achaïe pour Tinos et Mykonos, enfin il est également pair du prince car il est tiercier258. Devant des liens vassaliques aussi complexes, il est difficile de s’y retrouver tant pour les insulaires que pour les suzerains invoqués et les pratiques sont progressivement abandonnées. Pour le XVe siècle, Guillaume Saint-Guillain note une déféodalisation du duché : les seigneurs de l’Archipel rompent avec les pratiques féodales de la Grèce franque, se tournant davantage vers les conceptions vénitiennes de la succession259. La Sérénissime se positionne de plus en plus souvent en tant qu’arbitre
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Cf. infra, p. 494 ; annexes, p. 627. G. L. F. Tafel, G. M. Thomas, op. cit., t. III, p. 46-51. 253 Venise conserve son baile* et ses ambassadeurs dans l’île (A. Bon, La Morée …, op. cit., p. 127). 254 À l’image des Vénitiens de Crète (F. Thiriet, op. cit., p. 210 ; E. Santschi, op. cit., p. 201 ; S. Mc Kee, Uncommon Dominion…, op. cit., p. 58 et suiv.). 255 D. Jacoby, La Féodalité…, op. cit., p. 272-273. 256 G. Saint-Guillain, « Seigneuries insulaires : les Cyclades au temps de la domination latine (XIIIeXVe siècle) », dans Médiévales, n° 47, 2004, p. 34 ; Id., « Amorgos au XIVe siècle », dans Byzantinische Zeitschrift, t. 94, 2001, p. 70, 76 ; D. Jacoby, La Féodalité…, op. cit., p. 291-292. 257 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs, Pouvoirs, société et insularités dans les Cyclades à l’époque de la domination latine (XIIIe-XVe siècle), thèse de doctorat Université Paris I, 2003, p. 827. 258 R.-J. Loenertz, Ghisi..., op. cit., p. 113-114. 259 G. Saint-Guillain, op. cit., p. 415. 252
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chapitre ii. la féodalité, une pratique importée des litiges féodaux et modifie progressivement les fondements juridiques en place260. Enfin, il reste à évoquer le dernier archipel : les îles ioniennes. Aux mains des Orsini, qui prêtent hommage à la Sérénissime dès 1209261, ces îles peuvent être considérées comme une dépendance de la principauté de Morée jusqu’en 1396262, date à laquelle Ladislas de Naples décrète leur indépendance263 et promeut par la même occasion Carlo Tocco, duc de Leucade et comte de Céphalonie264. La reconnaissance vient également de l’empereur byzantin, Manuel II, qui honore Carlo et son frère Leonardo en reconnaissant au premier le titre de despote de Ioannina et au second celui de Grand connétable265. Pourtant au XIVe siècle, le gouvernement de Ioannina semble se rapprocher des pratiques occidentales et ressemble à une signoria italienne266 dont les lignages sont liés aux nobles du continent267. Les îles voisines du Péloponnèse entretiennent ainsi des relations étroites avec le continent. Soumises politiquement selon les périodes, ouvertement indépendantes à d’autres, elles offrent par leur situation naturelle un lieu de refuge précieux et sont les dernières à succomber au joug ottoman, mais ce sont aussi des espaces redoutés de par la piraterie endémique qui y sévit. Toutefois, les conquérant occidentaux qui s’en sont emparés ont apporté avec eux les structures et les représentations venues d’Occident, qu’ils implantent dans ces espaces et qu’ils font revivre dans leur groupe nobiliaire. Les insulaires se sentent proches des nobles restés sur la terre ferme et des liens étroits unissent les élites de part et d’autre des mers. Leurs inquiétudes sont les mêmes, leurs priorités le sont aussi, tout simplement parce que la structure de parenté qui les caractérise est la même dans tous les espaces évoqués et quelle que soit la période, elle apparaît comme un trait d’union anthropologique entre ces différents territoires.
260 Notamment en appuyant Andrea Zeno, citoyen vénitien, qui renie sa qualité de vassal du duc de l’Archipel en 1437 (G. Saint-Guillain, op. cit., p. 421 ; D. Jacoby, op. cit., p. 321-322). 261 F. Thiriet, « Les interventions vénitiennes dans les îles ioniennes au XIVe siècle », dans Actes du 3e congrès Panionien (1965), Athènes, 1967 ; repris dans Id., Études sur la Romanie gréco-vénitienne (Xe-XVe siècle) (VR), Londres, 1977, p. 374. 262 Jean fils du comte Richard de Céphalonie est investi du comté par le prince de Morée (Chr. fr., § 954). 263 J. Longnon, L’Empire latin…, op. cit., p. 349. 264 Ibid., p. 349 ; G. Schiro, « Ducato di Leucade e Venezia fra il XIV e XV secolo », dans Byzantinische Forschungen, V, 1977, p. 356. 265 Le titre de despote est dans un premier temps dévolu par une assemblée populaire, quant à la reconnaissance impériale, elle semble être plus tacite qu’officielle (G. Schiro, « Manuele II Paleologo incorona Carlo Tocco despota di Gianina », dans Byzantion, XXIX-XXX, 1960, p. 214-21). 266 É. Patlagean, Un Moyen Âge grec…, op. cit., p. 386. 267 Cf. annexes, p. 647.
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première partie. être fier de ses racines
CONCLUSION Le questionnement sur la féodalité et sa réalité dans la principauté de Morée s’inscrit dans la réflexion menée dès les années 1970 sur l’histoire comparée. En effet, Pierre Toubert dans son discours d’ouverture du colloque de Rome en 1978 abordait la question de l’existence de « féodalités » méditerranéennes268, et une confrontation des pratiques occidentales et moréotes permet d’appréhender le fonctionnement mis en place par les Latins, en relevant les permanences et les mutations vis-à-vis du modèle. En dépit d’une forte influence initiale, la féodalité de la principauté présente des particularités qui évoluent au fil de son histoire. Pour autant il est possible de reprendre la typologie faite lors du colloque de Rome et d’aborder le « féodalisme » qui caractérise la principauté de Morée comme un système économique et social qui se différencie nettement des époques précédente et ultérieure. En fait, évoquer la féodalité de la principauté de Morée revient à dégager les influences dont elle a bénéficié. Il y a tout d’abord les sociétés dont sont originaires les Francs et celles qu’ils côtoient en Grèce qui sont marquées par un état de guerre incessant. À cela, il serait bon d’ajouter le poids de l’Empire latin de Constantinople jusqu’à sa chute en 1261. Enfin, une domination angevine de plus en plus présente après 1278 dans de nombreux domaines269. Ainsi la continuité avec les pratiques féodales occidentales déjà notable ne permet-elle pas, seule, de caractériser les usages moréotes au XIIIe siècle. Ceux-ci sont le reflet d’une société aux multiples facettes, installée dans une zone de contact entre les populations byzantine, slave et latine ; une société qui par le biais des nouveaux conquérants, intègre le système féodal tout en l’adaptant aux nécessités propres à cet État. Au XIVe siècle, la principauté s’ouvre davantage à la diversité. L’importance prise par les Italiens et les Catalans, aussi bien dans les seigneuries périphériques qu’au sein même de la Morée, provoque quelques réajustements des relations d’hommes à hommes. C’est de ces différentes empreintes que va naître une féodalité moréote bien particulière, base de réflexion pour la recherche sur les lignages et le milieu dans lequel ils évoluent. Cependant, si l’institution de la vassalité est l’un des piliers de cette société, elle repose en outre sur l’élément réel, à savoir le fief, abordé ultérieurement270. Enfin au XVe siècle, la principauté latine de Morée est en grand danger face aux attaques conjointes des Turcs et des Grecs. Les principes féodaux édictés deux siècles auparavant ne sont plus vraiment suivis dans les domaines successoraux, matrimoniaux et patrimoniaux. Cependant, la structure sociale de la féodalité influe toujours sur les rapports entre le pouvoir et le territoire mais, en perdant de son influence, elle ne caractérise plus la société nobiliaire qui s’ap-
268 Structures féodales et féodalisme dans l’Occident méditerranéen (X e-XIIIe siècle). Bilan et perspectives de recherches. Colloque International organisé par le centre de la recherche scientifique et l’École française de Rome (Rome 10-13 oct. 1978), Paris, 1980, p. 3. 269 Le gouvernement angevin influence non seulement la politique mais aussi les domaines matrimoniaux et culturels (D. Jacoby, La Féodalité…, op. cit., p. 29 ; cf. supra, p. 264). 270 Cf. infra, p. 426.
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chapitre ii. la féodalité, une pratique importée puie depuis longtemps déjà sur des solidarités châtelaines et lignagères. Dans ce domaine, l’anthropologie peut éclairer, par certains aspects, la parenté au sein de la noblesse de la principauté de Morée, et ainsi compléter une approche qui ne serait que trop théorique.
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CHAPITRE III. LE LIGNAGE, UN SYSTÈME DE PARENTÉ PERSISTANT « Le lignage apparaît bien comme une protection coûteuse, dévoreuse, mais nécessaire »1.
Au Moyen Âge, les groupes familiaux présentent des évolutions multiples selon les périodes ou les régions étudiées, et il est difficile d’en réaliser un tableau clair, car leur cohésion ou leur morcellement dépendent du contexte social, économique et politique. Pour certains historiens2, l’émergence du ménage, qui se démarque de l’ancienne structure lignagère occidentale, date du bas Moyen Âge. Rien de tel en Morée où le lignage, héritage des premiers conquérants, reste l’armature sociale de référence pour la noblesse qui, ainsi, affermit sa domination politique, économique et sociale sur le territoire. Le système féodal s’est inspiré du lignage et tend à le suppléer lorsque les réseaux de parenté s’avèrent insuffisants3. Or, l’influence occidentale dans le domaine de la parenté ne trouve pas un terrain vierge dans les Balkans car les grandes familles du Péloponnèse sont familiarisées avec ces structures, ce qui permet d’intégrer moins difficilement les lignages nobiliaires latins au sein de la principauté4. Il est dès lors intéressant de se pencher sur la part des éléments importés d’Occident et les particularités moréotes. Évoquer les caractéristiques et les contraintes liées à ce support familial permet d’envisager de multiples champs de recherche car le lignage, enjeu principal de cette étude, couvre de vastes domaines tels que les stratégies matrimoniales et patrimoniales, les ambitions politiques ou encore les intérêts économiques et militaires qu’il conviendra d’aborder au fur et à mesure. Parce que l’étude des
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H. Bresc, « L’Europe des villes et des campagnes (XIIIe-XVe siècle) », dans A. Burguière (dir.), Histoire de la famille, t. II, Paris, 1986, p. 210. 2 Cette hypothèse est tout de même remise en cause depuis plusieurs années par les historiens de la famille. La documentation témoigne des vives résistances de la parenté face à l’émergence de l’individu : ce dernier reste vulnérable dans une société marquée par la solidarité. Le passage de la famille large du haut Moyen Âge à la famille nucléaire de l’époque moderne n’a pas livré tous ses mystères (R. Fossier, « L’ère féodale (XIe-XIIIe siècle) », dans A. Burguière (dir.), op. cit., p. 156 ; H. Bresc, « L’Europe des villes… », op. cit., p. 170). 3 A. Burguière, « Les “liens du sang”. Marc Bloch, historien de la parenté », dans H. Atsma, A. Burguière (éd.), Marc Bloch aujourd’hui. Histoire comparée et sciences sociales, Paris, 1990, p. 390. 4 Le vocabulaire de la parenté à Byzance révèle la présence de structures horizontales et verticales comparables à celles de l’Occident. Concernant les lignages plus précisément, l’indifférenciation des lignées est un héritage romain tardif dont la tendance s’accroît au fil des siècles (É. Patlagean, « Familles et parentèles à Byzance », dans A. Burguière (éd.), op. cit., p. 219).
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première partie. être fier de ses racines structures de parenté fait rarement l’objet d’une analyse spécifique5, c’est un champ de recherche qui se dévoile dans différents types de sources que l’historien doit rassembler par recoupements afin d’obtenir une vision d’ensemble du sujet. En ce qui concerne la Morée, la documentation repose en grande partie sur la Chronique de Morée, les documents officiels publiés ou encore les actes de la pratique. Afin de cerner au mieux ce domaine, qui emploie un vocabulaire spécifique se rapprochant de l’anthropologie historique, un rappel lexical est nécessaire car les liens biologiques ne résument pas à eux seuls la structure lignagère ; viennent ensuite les devoirs lignagers puis les faiblesses de cette structure.
A. L’EXISTENCE DU LIGNAGE 1. La définition anthropologique Si cette forme de parenté existe et représente le niveau élémentaire de la réalité sociale, son acception diffère selon la discipline qui l’étudie. Les conceptions anthropologiques du lignage, certainement plus confuses aux yeux des historiens, doivent être évoquées avant de mettre en lumière les nuances historiques6. Pour qualifier la famille, les sciences humaines emploient des termes qui ne revêtent pas tous le même sens, pourtant les anthropologues et les historiens se rejoignent sur le postulat suivant : une lignée* se transforme en lignage quand elle possède des droits et des devoirs, des symboles et des pratiques qui la distinguent des autres et se transmettent de génération en génération selon des règles strictes. Si dans ce chapitre le lignage est au centre de l’analyse, ses diverses composantes seront évoquées par la suite. D’après les anthropologues, le lignage, qui réunit les parents selon un principe unilinéaire*, constitue l’expression sociale de la filiation*. Cette structure, fondée sur la généalogie, porte le nom de l’ancêtre éponyme, ce qui n’est pas la norme en Morée. En effet, la pratique la plus courante consiste à adopter le nom de la terre patrimoniale, comme pour les premiers arrivants occidentaux dans leur majorité issus de la noblesse française7. Le système anthroponymique est bien différent pour les Italiens qui s’installent en Morée car ils peuvent porter le nom de l’ancêtre éponyme. Le père de Nicolò Acciaiuoli, par exemple, qui est le fondateur de la société familiale, se nomme Acciaiuolo et, malgré des origines obscures, son prénom devient le patronyme de sa descendance8 : dans ce cas précis, les considérations historiques rejoignent les thèses anthropologiques.
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Comme cela est le cas des Lignages d’outre-mer pour les États de l’Orient latin (cf. infra, p. 123). Des débats existent entre historiens et anthropologues, mais aussi entre les anthropologues euxmêmes. Jack Goody préfère, par exemple, la notion de « groupe de descendants » à celle de lignage (D. Rheubottom, Age, marriage, and politics in fifteenth century Ragusa, Oxford, 2000, p. 51 et suiv.) 7 Cf. supra, p. 61 ; M. Bourin, « Les formes anthroponymiques et leur évolution d’après les donnée du cartulaire du chapître cathédral d’Agde (Xe-1250) », dans Id. (éd.), Genèse médiévale de l’anthroponymie moderne. Études d’anthroponymie médiévale, t. I, Tours, 1987, p. 198. 8 L. Tanfani, Niccola Acciaiuoli, Florence, 1863, p. 15. 6
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chapitre iii. le lignage, un système de parenté persistant Les chercheurs ont également étudié la genèse des lignages et plus précisément ce qu’ils nomment leur segmentation. Celle-ci peut résulter d’un conflit, d’une rivalité ou d’une migration, ce qui est le cas pour les nobles fondateurs de la principauté de Morée. Ainsi la partie du lignage qui décide de s’implanter ailleurs, se réfère-t-elle non plus à l’ancêtre commun mais à l’un des ascendants* vivants et, après plusieurs générations, le segment détaché peut devenir un lignage à part entière9. C’est effectivement la mise en pratique de cette théorie que l’on observe lors des successions de la première génération, parmi lesquelles celle d’Othon, l’un des conquérants de la principauté, qui ne transmet pas ses possessions moréotes à ses fils restés en Occident, mais à son neveu passé comme lui outre-mer. Il devient aux yeux de ses successeurs le premier seigneur d’Athènes, fondateur du lignage en Morée10 nettement différencié des seigneurs bourguignons, détenteurs des terres patrimoniales. Ainsi défini par l’anthropologie, le lignage intègre indifféremment les vivants et les morts qui, grâce à la renommée dont ils sont auréolés et à l’importance des sépultures familiales, conservent une place essentielle auprès des vivants11 ; les nécropoles lignagères confirment cet état de fait aussi bien en Occident12 que dans la Morée latine13. Ainsi, l’importance des aïeux va de pair avec la connaissance des liens généalogiques qui différencient les lignagers des membres d’un clan*, ces derniers n’ayant qu’une très vague idée de leurs origines. La définition anthropologique insiste donc sur le caractère unilinéaire* de ce groupe dont tous les membres se considèrent comme les descendants d’un ancêtre commun, connu et nommé : ils sont en principe capables de décrire leurs liens généalogiques réciproques et de remonter à l’ancêtre par une filiation* ininterrompue. Cette particularité ne se confirme pas dans la principauté de Morée où, comme dans de nombreuses autres provinces de la Méditerranée latine14, la parenté prend en considération l’ascendance tant utérine* que paternelle ; il s’agit donc d’une filiation indifférenciée*. De la sorte, les liens de parenté sont connus, au moins pour les proches, car en l’absence de littérature généalogique, la filiation* n’est transmise qu’oralement et se trouve vite limitée à la mémoire des lignagers qui peut s’avérer défaillante. Ce phénomène est plus rare lorsque l’orgueil familial est flatté par un ancêtre prestigieux, comme dans le cas des Toucy, dont l’ascendance* maternelle d’origine royale est soulignée
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C. Ghasarian, Introduction à l’étude de la parenté, Paris, 1996, p. 82. R. Grousset, L’Empire du Levant, Paris, 1949, p. 497-498 ; J. Longnon, Les Compagnons de Villehardouin. Recherche sur les croisés de la Quatrième croisade, Genève, 1978, p. 215-216. 11 Ce phénomène a été étudié dans l’île de Chypre (B. Imhaus, « Le concept de la mort et les rites funéraires en Chypre », dans Id. (éd.), Lacrimæ Cypriæ. Les larmes de Chypre ou Recueil des inscriptions lapidaires pour la plupart funéraires de la période franque et vénitienne de l’île de Chypre, t. II, Nicosie, 2004, t. II, p. 83) 12 L’emploi d’une nécropole familiale pour les membres d’un même lignage noble n’est pas rare en Champagne (G. Bonnafous, « Les stratégies d’un lignage noble de Champagne : les seigneurs d’Arzillières de 1315à 1337 », dans Champagne Généalogie, n° 97, 2002, p. 341). 13 Cf. infra, p. 284. 14 Il ne faut pas généraliser car certaines régions, notamment la Toscane, adoptent pour leurs élites une filiation patrilinéaire (D. Herlihy, C. Klapisch-Zuber, Les Toscans et leurs familles, Paris, 1978, p. 471). 10
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première partie. être fier de ses racines dans les écrits de Joinville qui relate l’arrivée de Narjot de Toucy auprès de Louis IX alors en Syrie franque15 : « Tandis que le roi fortifiait Césarée, vint à lui messire Narjot de Toucy ; et le roi disait qu’il était son cousin, car Narjot descendait de l’une des sœurs du roi Philippe, que l’empereur lui-même avait eue pour femme. Le roi le prit à son service avec neuf autres chevaliers pendant un an ; et alors il s’en alla, et retourna à Constantinople d’où il était venu »16.
Narjot de Toucy appartient à une famille bourguignonne dont plusieurs membres se sont illustrés durant les croisades17. Il fait donc partie de la noblesse de l’Empire latin, conclut un beau mariage avec la fille d’Agnès de France et de Théodore Vranas18, et leurs enfants restent en Morée et dans le royaume de Naples au lendemain de la prise de Constantinople par les Grecs. Philippe, l’aîné, occupe les fonctions de césar puis de régent à la cour impériale, avant de devenir grand amiral aux ordres de Charles Ier19. Son cadet, Anselin, est un feudataire de la principauté20. Quant à leurs sœurs, elles réalisent toutes deux des unions avec de grands personnages : l’une épouse Guillaume de Villehardouin, encore seigneur de Kalamata, et l’autre Léonard de Véroli, chancelier de Morée21. L’ascendance prestigieuse de ce lignage a permis aux fils d’occuper une place de choix dans la vie politique et d’échafauder une stratégie matrimoniale hypergamique* pour les filles. Certes de telles origines sont exceptionnelles mais cette ascendance se monnaye pour qui veut se l’approprier. Les anthropologues rappellent également que dans le domaine juridique, le lignage est opérationnel en matière de statut, d’héritage, de succession et d’organisation locale. C’est une unité d’entraide (au sein de laquelle les lignagers se soutiennent), foncière (centrée sur les biens patrimoniaux), juridique (car les lignagers forment une « personne morale »), religieuse (étant donné que la dévotion est centrée sur le culte des ancêtres) et enfin exogame* (au cœur de laquelle on ne se marie pas). Ces considérations se retrouvent dans les sources car les lignagers ont un ensemble de droits et de devoirs les liant entre eux. Chaque membre représente son groupe à l’extérieur et il est de fait impliqué par les actes des autres22. Les parents plus ou moins éloignés sont rattachés, au moins symboliquement, par des terres tenues par leurs aïeux, et plus concrètement par des liens juridiques forts. Ils entretiennent de la sorte un même intérêt
15 Louis IX reste à Césarée de mars 1251 à mai 1252 (R. Grousset, Histoire des croisades et du royaume franc de Jérusalem, Paris, rééd. 1991, (1re éd. 1934), t. III, p. 505). 16 J. De Joinville, La Vie de saint Louis, J. Monfrin (éd.), Paris, 1995, § 495, p. 244-245. 17 J. Longnon, « Les Toucy en Orient et en Italie au XIIIe siècle », dans Bulletin de la Société des Sciences Historiques et Naturelles de l’Yonne, Auxerre, 1958, p. 33-43. 18 Agnès de France est la fille de Louis VII, roi de France de 1137 à 1180, et la sœur de Philippe Auguste qui règne de 1180 à 1223 (C. Diehl, Figures byzantines, Paris, 1918, p. 191-206 ; F. Menant (éd.), Les Capétiens. Histoire et dictionnaire (987-1328), Paris, 1999, p. 613). 19 Chr. gr., v. 5231-5232, 5415-5418. 20 Chr. fr., § 87, 390-391. 21 Cf. annexes, p. 648. 22 C. Ghasarian, op. cit., p. 79 ; R. Deliège, Anthropologie de la famille et de la parenté, Paris, 1996, p. 12.
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chapitre iii. le lignage, un système de parenté persistant pour les ascendants* dont ils se remémorent les hauts faits, ils observent étroitement leurs filles, porteuses de l’honneur qu’elles ne doivent pas salir, et ils contrôlent leurs unions puisqu’elles sont pourvoyeuses de terres. Ainsi le lignage ne revêt-il pas exactement la même réalité pour un anthropologue et pour un historien : les différences sont assez ténues mais il convient néanmoins de les souligner. De la même façon, la conception lignagère moréote diffère sur certains points de la définition strictement anthropologique du concept. Si la solidarité est une caractéristique importante que l’on retrouve dans la noblesse moréote, le patrimoine l’est tout autant et de nombreuses stratégies sont développées pour conserver ce bien23, enfin le culte voué aux ancêtres lie tous les lignagers et l’Église catholique a pris soin d’interdire toute union entre eux24. Ces conceptions s’appliquent donc aux lignages nobiliaires de la principauté de Morée, mais il n’en est pas de même pour leur caractère unilinéaire*. En effet, ces structures de parenté se reconnaissent dans leurs deux ascendances et n’hésitent pas à les mettre en avant à certaines occasions. Certes, le plus souvent la filiation* paternelle l’emporte sur les parents utérins* et cette prééminence se retrouve lors des unions matrimoniales ou encore au moment des successions, néanmoins ce n’est qu’une considération conjoncturelle et le prestige de la filiation* maternelle peut changer la situation. La conception anthropologique est donc intéressante à plus d’un titre pour mettre en relief cette étude, mais il est néanmoins nécessaire de revenir sur les considérations historiques de la structure lignagère.
2. La mise au point historique Reconnaître un ancêtre commun suppose une conscience de son passé et de l’histoire familiale. L’affiliation lignagère, reposant sur une appartenance familiale forte, consacrée et célébrée, implique la commémoration de la mémoire des morts, à travers des récits narrant les exploits des conquérants, comme la Chronique de Morée, ou à travers des lieux symboliques comme les nécropoles25. La lignée* existe en tant qu’institution sociale dont le symbolisme est reconnu socialement par des normes, des pratiques et des rituels qui entérinent une appartenance familiale. La transmission s’impose dès lors comme un devoir de perpétuation pour ce groupe de parenté26. Ainsi, sentant sa dernière heure approcher, l’individu essaie de réaliser le « modèle lignager » en l’imposant à ses descendants* : l’objectif étant la récupération du nom familial transmissible à la lignée masculine, ou à défaut à la branche féminine à condition de reprendre le nom et les armes27. En Morée, la primogéniture se combine avec la dévolution de prénoms dynastiques qui permettent de la sorte d’appréhender les liens de
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Cf. infra, p. 484. Cf. infra, p. 182. Cf. infra, p. 284. J.-H. Dechaux, Le Souvenir des morts. Essai sur le lien de filiation, Paris, 1997, p. 313. Dans ce cas-là, le choix du gendre est primordial (cf. infra, p. 207-208).
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première partie. être fier de ses racines parenté28. Les historiens ont noté que la connaissance généalogique permet à l’individu d’entretenir la mémoire de ses ancêtres ; en outre ils ont constaté une évolution l’amenant à concevoir sa famille comme un groupement présent, quasiment « horizontal », sans limites précises, composé par les consanguins et par le jeu des alliances matrimoniales : la parentèle* en somme. Ses proches lui permettent de s’enrichir, de s’allier ou d’acquérir une importance que ses aïeux ne peuvent lui transmettre. Mais la prise de conscience proprement généalogique, ou la mémoire de ses ascendants*, ne se fait qu’au XIe siècle : Ego* se sent désormais incorporé dans un groupe familial de structure beaucoup plus figée, d’orientation verticale et de tendance avant tout agnatique*. Il appartient à un lignage où l’héritage se transmet de père en fils et dont l’histoire prend ses racines auprès d’un ancêtre fondateur29. Au sein de cette structure, qui a évolué au fil des siècles, les origines prestigieuses rejaillissent sur les descendants* et sont rappelées par les sources. La Chronique de Morée évoque en ces termes Nicolas II de Saint-Omer, seigneur de Thèbes : « monseignor Nicole estoit moult gentilz homs, estrays de roial lignage »30 ; pour le chroniqueur, la première assertion semble être la conséquence de la seconde. Le lignage des Saint-Omer descend de l’union de Nicolas Ier avec la veuve de Boniface de Montferrat, Marguerite, une princesse hongroise31. Descendre d’une lignée princière est donc un signe de prestige, glorifié par les lignagers et connu de tous ; les contemporains ne peuvent que s’en enorgueillir. En effet, si le mérite d’un chevalier résulte de sa parenté, le prestige de cette dernière dépend de sa propre valeur : il y a interaction. Un épisode relaté dans la Chronique de Morée permet de confirmer cela. Il s’agit de la rencontre en 1292 entre Roger de Lluria32, l’amiral de Jacques d’Aragon qui pille les côtes moréotes avec ses troupes, et le baronnage moréote. Le narrateur dépeint le comportement de Roger comme chevaleresque et il retranscrit sa réponse adressée à Jean de Tournay qui vient de lui révéler son nom : « Ha ! sire, fait il, messire, donc [a]partenés vous a .j. baron que je vis en Calabre, qui estoit de cestui païs, qui avoit nom monseignor Goffroy de Tournay ? » « Certes, fit monseignor Jehans, il fu mes sires et mes peres ». « Par ma foy, fit monseignor Rogier, bien lui ressamblés, car il fu .j. des plus beaux et grans chevaliers que je onques [jamais] veÿsse, et estoit tenus pour prodomme et vaillant chevalier. […] Et le repute [compte] a moult grant honneur
28 Les prénoms dynastiques sont employés par les lignages nobiliaires moréotes (cf. infra, p. 460) et cet usage se retrouve souvent en Occident (H. Bresc, « L’Europe des villes…», op. cit., p. 181). 29 G. Duby, « Structure de parenté et noblesse dans la France du Nord aux XIe et XIIe siècles », dans Id., La Société chevaleresque. Hommes et structures du Moyen Âge, t. I, Paris, 1988 (rééd.), p. 164-165. 30 Chr. fr., § 554. 31 Elle est appelée aussi Marie (A. P. Kazhdan (éd.), The Oxford Dictionnary of Byzantium, « Boniface of Montferrat », New-York-Oxford, 1991, p. 304-305) ; cf. annexes, p. 644. 32 L’expédition de Roger de Lluria s’inscrit dans les relations conflictuelles entre Gênes et la couronne d’Aragon au début des années 1290 (G. Airaldi, « Roger of Lauria’s expedition to the Peloponnese », dans Mediterranean Historical Review, 10, 1995, p. 15).
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chapitre iii. le lignage, un système de parenté persistant quant je assemblay [combattre] de coup de lance avec .j. tel chevalier comme vous estes ».33
Constatant que Jean est bien le fils de Geoffroy, Roger lui confie à quel point il a été honoré de combattre contre un si grand chevalier et dans son discours, le fils tient ses qualités du lignage paternel. Vaillance, bravoure, témérité : autant d’attributs qui se transmettent biologiquement car le sang qualifie34. Le fils d’un preux chevalier ne peut ainsi qu’arborer les mêmes qualités que son ascendant* et l’amiral affiche son plaisir et son honneur à combattre le fils après le père. Le système lignager moréote s’inscrit dans la permanence vis-à-vis du modèle occidental et son organisation verticale fait rejaillir sur les descendants* la gloire des aïeux. Quant aux ressources que peut fournir une telle structure de parenté, elles sont multiples et abordées au fil des chapitres. L’affiliation lignagère est donc à nuancer selon la science humaine qui la conceptualise, mais quoi qu’il en soit, elle se retrouve dans de nombreuses provinces de l’Occident chrétien avec des caractéristiques propres dans chacune d’entre elles. Il est donc important d’évoquer les aires d’où proviennent les contingents qui forment les cadres de la principauté de Morée.
3. Les origines occidentales Dans toute l’Europe médiévale, il existe des groupes de consanguins qui entretiennent entre eux des relations solides. Les liens du sang sont si forts que c’est une véritable solidarité qui en découle. Il est donc assez naturel d’opérer une comparaison avec les rapports féodaux. L’analogie entre parenté et vassalité a été soulignée il y a longtemps maintenant35, mais il faut remarquer qu’elle ouvre des perspectives intéressantes. Si le lien vassalique apparaît complémentaire du lignage, la notion de vassalité comporte un élément hiérarchique incompatible avec le lien parentélaire, sauf dans le cas de mariages hypergamiques*. En Occident, la féodalité est venue au secours du lignage : le serment de fidélité est apparu comme l’instrument le plus adapté pour apaiser les conflits au sein des parentèles* castrales et pour les structurer. La fidélité vassalique tend de la sorte à redoubler les liens du sang, soit en engageant les membres du lignage les uns envers les autres, soit en les subordonnant solidairement à un même seigneur36. Cette pratique, qui entrecroise les forces horizontales et verticales, a pour effet d’inscrire l’aristocratie dans un maillage de dominations-dépendances et de fait, les conquérants qui reçoivent cet héritage « féodo-lignager » l’emportent dans la principauté en gestation37. Cette noblesse occidentale est devenue un domaine de recherche permettant de s’intéresser à la sphère privée et à
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Chr. fr., § 774-775. G. Duby, « Le lignage (Xe-XIIIe siècle) », dans P. Nora (éd.), Les Lieux de mémoire, t. II, La Nation, Paris, 1986, p. 35. 35 M. Bloch, La Société féodale, Paris, rééd. 1994 (1re éd. 1939-1940), p. 316-320. 36 Cf. supra, p. 86. 37 Chr. fr., § 128. 34
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première partie. être fier de ses racines l’analyse de la famille, d’ailleurs quelques études éclairent le milieu des groupes nobiliaires qui vont constituer les cadres de la principauté de Morée. Pour la Bourgogne, Georges Duby a démontré que la cristallisation du lignage commence au niveau le plus haut de l’aristocratie, puisque l’archétype initial en est la famille royale, modèle qui s’est vulgarisé progressivement en descendant les échelons durant la période de féodalisation38. Se concentrant sur l’est du royaume de France, l’historien français note une accentuation des caractéristiques lignagères après le XIe siècle. Les sources dont il dispose permettent de voir évoluer une aristocratie foncière bien établie, détenant des patrimoines transmis par des lignées* de génération en génération. Cet ancrage territorial correspond à une hiérarchisation de cette noblesse bourguignonne39 dont certains membres tentent l’aventure dans les Balkans40. Il en est de même dans d’autres provinces, notamment en Provence, région longtemps disputée, qui passe sous l’influence angevine au XIIIe siècle. Les actes familiaux permettent de déceler la prédominance de la structure lignagère : l’organisation verticale y prime l’individu41. Ce sont certains éléments de cette noblesse régionale qui vont s’établir en Morée42, emportant avec eux cette représentation « féodalisée » du lignage qu’ils vont s’employer à faire revivre dans le Péloponnèse. En changeant d’aire géographique, les pratiques évoluent. Si l’on veut aborder la conception lignagère dans la péninsule ibérique, afin d’appréhender au mieux le fonctionnement familial des nobles qui en sont originaires, il convient de rappeler au préalable la division politique, culturelle et sociale de cet espace. C’est ainsi que l’on peut employer le terme de « noblesses espagnoles » pour qualifier le groupe dominant de la péninsule43 dans lequel la conscience du lignage est un phénomène tardif, comme dans bon nombre d’États occidentaux. Dans le royaume asturo-léonais, Marie-Claude Gerbet note son absence dans le milieu aristocratique jusqu’au IXe siècle ; la mémoire familiale ne remontant pas au-delà des grands-parents. Ce groupe social n’apparaît pas comme une nobilitas, car ce statut juridique n’est pas encore transmissible aux descendants : la structure horizontale de consanguins prédomine donc44 et la verticalité est une notion introduite plus tardivement. Cependant au XIe siècle, le lignage est attesté en Catalogne où il représente une véritable « arme de combat » défendant les intérêts communs45. La plus grande différence, peut-être, entre l’Espagne et les États voisins reste la place dévolue à la femme au sein du lignage. On note dans plusieurs États ibériques une matrilinéarité* surprenante à bien des égards, à l’ins-
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G. Duby, J. Le Goff (éd.), Famille, parenté dans l’Occident médiéval, Rome, 1977, p. 407. G. Duby, « Lignage, noblesse et chevalerie au XIIe siècle dans la région mâconnaise, une révision », dans Id., La Société chevaleresque…, op. cit., t. I, p. 115. 40 Cf. supra, p. 61-62. 41 M. Aurell I Cardona, « Le lignage aristocratique en Provence au XIe siècle », dans Annales du Midi, avr.-juin 1986, p. 151-155. 42 Les Aleman sont probablement originaires du Midi (cf. supra, p. 30 ; cf. annexes, p. 577). 43 M.-C. Gerbet, Les Noblesses espagnoles au Moyen Âge, XI-XV e siècle, Paris, 1994. 44 Ibid., p. 16. C’est le cas encore au tournant du XIIe siècle en Navarre ( J. J. Larrea, La Navarre du IVe au XIIe siècle. Peuplement et société, Bruxelles, 1998, p. 447). 45 P. Bonnassie, La Catalogne au tournant de l’an Mil, Paris, 1990, p. 270. 39
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chapitre iii. le lignage, un système de parenté persistant tar de la Catalogne où, jusqu’au milieu du XIIIe siècle, la coutume est de trouver une épouse dans un lignage supérieur, pratique qui tend à s’effacer afin d’atténuer les différences entre les groupes familiaux46. Par la suite, le sentiment lignager prend de plus en plus de force au sein d’une noblesse qui a une entière conscience de son identité47. Ce sont donc des hommes ayant une structure mentale quelque peu semblable aux nobles issus du royaume de France qui débarquent sur les côtes grecques au début du XIVe siècle. Bien que la plupart de ces Ibériques ne soient pas issus de grandes lignées*, ils vont se confondre avec la noblesse locale en épousant, de gré ou de force, les dames de la principauté, pour la plupart nubiles ou récemment veuves après le désastre militaire de 131148, et reprendre ainsi cette tendance matrilinéaire* notable dans les régions ibériques. Une pluralité politique et culturelle comparable se retrouve en Italie où la conscience lignagère, présente partout dans la péninsule, revêt des nuances selon les différents États. En Toscane, par exemple, cette organisation familiale verticale apparaît à la fin du Xe siècle et au début du XIe siècle. Lorsque les Italiens arrivent en plus grand nombre en Morée, c’est-à-dire au XIVe siècle, cette structure de la parenté est donc bien établie, autant dans le groupe nobiliaire que dans le patriciat. Ses particularités reposent sur la patrilinéarité*, l’exclusion des filles des successions et la longueur de la lignée, signe de « bonne naissance »49, que l’on peut retrouver notamment dans les lignages des Acciaiuoli et des Buondelmonti très attachés à leurs ancêtres50. Quant à la Sicile, l’arrivée des Catalans ne bouleverse pas une société qui a déjà ses codes. En effet dans cette île, l’organisation lignagère perdure à travers le temps mais elle n’apparaît pas comme un carcan du passé : c’est une structure tournée vers l’avenir où les descendants* ont un grand rôle à jouer. La puissance militaire des lignages est difficilement mesurable et pourtant son rôle est essentiel dans la solidarité, car elle sert de ciment à la fois politique et familial. Au XVe siècle, le renforcement de la présence catalane en Sicile ne déstabilise pas le système nobiliaire en place51, et il en est de même en Morée où l’installation des Catalans ne bouleverse pas l’armature familiale verticale préexistante. Cette permanence se retrouve également dans le domaine militaire où cette structure continue à jouer un rôle important, notamment lors des conflits. Ce rapide tour d’horizon des différentes représentations lignagères dans les régions d’origine des nobles latins permet de comprendre à quel point les conquérants de la principauté se sont inscrits dans la permanence vis-à-vis de leurs modèles initiaux. Ils reproduisent dans le nouvel État le système occidental
46 Une telle importance de la matrilinéarité se retrouve dans d’autres régions comme les Asturies ou l’Aragon (M.-C. Gerbet, op. cit., p. 11, 18, 59). 47 A. Rucquoi, « Être noble en Espagne aux XIVe-XVIe siècles », dans O. G. Oexle, W. Paravicini, Nobilitas. Funktion und repräsentation des adels in alteuropa, Gottingen, 1997, p. 283-285. 48 Cf. supra, p. 17 ; cf. infra, p. 199. 49 D. Herlihy, C. Klapisch-Zuber, op. cit., Paris, 1978, p. 532. 50 Cf. annexes, p. 614, 621 ; D. K. Giannakopoulos, ΔΟΥΚΑΤΟ ΤΩΝ ΑΘΗΝΩΝ, Η ΚΥΡΙΑΡΧΙΑ ΤΩΝ ACCIAIUOLI, Thessalonique, 2006, p. 52-62. 51 H. Bresc, Un Monde méditerranéen. Économie et société en Sicile 1300-1450, Rome, 1986, p. 673-674, 805.
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première partie. être fier de ses racines bien ancré dans les mœurs au XIIIe siècle, plaçant celui-ci au cœur de leur société. Le lignage présent en Occident et désormais installé en Morée se reconnaît un ancêtre commun, et accorde une place importante aux ascendants* et à la connaissance des liens généalogiques qui lient les membres entre eux. Cette structure familiale repose également sur l’entraide des lignagers, car l’individu se fond dans un groupe dont l’une des caractéristiques est sa solidarité croissante et sa volonté de conserver son patrimoine. Il se dégage de la sorte un certain nombre d’obligations qu’il convient de respecter.
B. LES DEVOIRS INHÉRENTS AUX LIGNAGERS 1. Assurer la protection de l’individu Plusieurs termes peuvent être avancés pour qualifier les devoirs des lignagers : entraide, conservation du patrimoine, solidarité, fraternité, dépendance. Ils témoignent des liens forts unissant les membres d’un même lignage, qui les soudent mais qui, dans un même temps, sous-entendent des devoirs. Ces conceptions recouvrent plusieurs domaines qui constituent autant de thèmes d’étude. En Occident, le lignage, qui est très puissant aux Xe-XIIe siècles, l’est moins par la suite52. Il conserve toutefois son importance en Morée où il remplit plusieurs fonctions de défense en protégeant l’individu dans un monde de violence, en offrant une protection sociale (aide aux malades, aux endettés) et en préservant le patrimoine (surveillance des successions, tutelle des orphelins, interventions dans les mariages). Le lignage domine ainsi la société de la principauté car les nobles, mieux organisés et coalisés, dirigent et décident pour des familles plus morcelées. Cette cohésion a pour revers d’effacer la personnalité de chacun au profit de l’intérêt du lignage, lequel, en dépit de ses limites, offre des ressources et une protection non négligeable en des temps qui restent confus : troubles militaires sur le territoire, mortalité forte au sein des ménages ou encore aléas économiques incontrôlables53. Cette assistance, qui peut s’apparenter pour certains à une gêne, présente pourtant l’avantage de la stabilité et définit l’organisation familiale comme cadre de vie. Tout membre du lignage est soumis à une pression sociale forte, mettant en jeu l’honneur des siens ou de l’un d’entre eux : la vengeance privée est, dès lors, l’une des marques essentielles de la cohésion lignagère. La vengeance qui se manifeste dans toutes les sociétés peut être étudiée en tant qu’institution : il s’agit de l’obligation faite au groupe d’obtenir une compensation pour le sang versé ou pour toute atteinte à l’intégrité. Elle est surtout employée dans les sociétés où prévalent les lignages et les clans*, et elle est dans ce cas soumise à une codification54. Cette pratique, usuelle en Occident55, apparaît également dans les
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D. Barthélemy, « L’État contre le lignage », dans Médiévales, n° 10, 1986, p. 50. Cf. infra, p. 274. 54 P. Bonte, M. Izard (dir.), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, 2004, p. 737-738. 55 Elle a fait l’objet d’un colloque récent : D. Barthélemy, F. Bougard, R. Le Jan (dir.), La Vengeance 400-1200, Actes du colloque de Rome 18-20 sept. 2003, Paris, 2006. 53
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chapitre iii. le lignage, un système de parenté persistant sources moréotes, car si l’individu lésé ne parvient pas à résister à l’adversaire ou vient à succomber, il revient alors à son groupe familial de réaliser ce devoir sacré. Or une telle prise de position entraîne des débordements, et à la solidarité active répond la solidarité passive du groupe adverse car l’acte d’un individu engage toute sa parenté56. Une affaire à rebondissement est ainsi relatée par la Chronique de Morée : un Grec nommé Photios57 blesse mortellement Guy de Charpigny, baron de Morée, en pensant se venger d’un autre noble, Gautier de Liedekerque, qui s’était mal comporté envers lui. La méprise entraîne la mort de Guy, mais, à la décharge du coupable, le chroniqueur précise que les deux hommes se ressemblent, ayant tous deux « la chiere [chair] blanche et estoit blondes »58. Rongé par les remords, le Grec part hâtivement, craignant de rencontrer « la mesnie de monseignor Gui » qui pourrait lui causer « honte et dommage »59. Le coupable craint donc une riposte de la part des proches de la victime, et si le lignage n’est pas clairement mentionné, le terme mesnie* comprend les parents et les serviteurs. En effet, la vendetta implique généralement le groupe des parents et des fidèles, ce qui permet d’en reconstituer les contours. L’étude de la vengeance n’est certes pas nouvelle, mais elle s’est récemment enrichie de l’apport de l’anthropologie juridique qui permet d’en comprendre les mécanismes et de déterminer à quel point celle-ci est adaptée aux pratiques sociales60. Les représailles sanglantes ne sont pas la seule matérialisation de la vengeance car des considérations sentimentales peuvent en être également l’origine. C’est dans les derniers paragraphes de la Chronique de Morée qu’est rapporté un épisode piquant : Guillerme Orsini, femme de Nicolas III de Saint-Omer61, fait preuve d’une jalousie injustifiée d’après le rédacteur. Les querelles conjugales se multipliant et rendant le baron malheureux, il échafaude alors un plan : lui faire croire qu’il aime une autre dame. Le choix se fait assez rapidement car il ne peut aimer une « dame de bas lignage »62 ; il opte donc pour la dame de Mathegriphon, Marguerite de Villehardouin, qui fut la seconde épouse de Richard de Céphalonie, père de Guillerme63. Il se rend souvent dans ses terres et délaisse progressivement son épouse. Ces péripéties amoureuses étant connues de tous, l’honneur de Guillerme est bafoué au grand jour et son frère, le comte de Céphalonie, décide de l’enlever pour exposer devant tout le baronnage son problème conjugal lors du parlement qui doit se tenir à Corinthe64. Mais la réaction de Nicolas III est à la mesure de l’affront : 56
M. Bloch, op. cit., p. 186-187. Cf. annexes, p. 565. 58 Chr. fr., § 676. 59 Ibid., § 681. 60 B. H. Rosenwein, « Les émotions de la vengeance », dans D. Barthélemy, F. Bougard, R. Le Jan (dir.), La Vengeance…, op. cit., p. 237. 61 Cf. annexes, p. 644. 62 Chr. fr., § 1000. 63 Cf. annexes, p. 641. 64 Cette réaction est tout à fait compréhensible car le frère se sent investi d’une obligation naturelle envers une sœur dont l’honneur est bafoué ( J. Hoareau, « Meu d’amour naturelle…Défendre l’honneur de sa sœur à la fin du Moyen Âge », dans S. Cassagnes-Brouquet, M. Yvernaut (éd.), Frères et sœurs : les liens adelphiques dans l’Occident antique et médiéval, Turnhout, 2007, p. 191-192). 57
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première partie. être fier de ses racines « Et quant li mareschaux sot la novelle, comment sa femme la mareschalesse lui fist cellui trait [enlevée] par ses freres, qui la prinrent ainxi de nuit de la Roviate et l’emporterent en Cephalonie, si en fu moult courciés [vexé] et en ot grant despit ; et dist que, se il vit, que il se vengera de lui et de ses freres »65.
Le lignage a enlevé la femme qu’il considérait comme bafouée, or le coup de force déplait à l’époux, ainsi déconsidéré, qui invoque lui aussi une vengeance prochaine. Très rapidement, ces comportements font entrer les lignages dans un cercle de violence, mais pour le cas présent, le fil des événements se perd lors du parlement de Corinthe à cause des lacunes du manuscrit. Néanmoins, la mésentente entre les deux dynasties semble être résolue au début du XIVe siècle car leurs représentants se côtoient sans recourir à la violence, ce qui sous-entend que le prince, par son entremise, a dû les réconcilier. La protection du lignager se fait donc dans de nombreuses situations, et si elle n’a pu être réalisée de son vivant, il revient alors à ses parents de laver l’honneur du défunt. Pourtant, si la défense d’un lignager, qu’il soit mineur ou adulte, est l’une des tâches de ses parents, il en est d’autres qui ne concernent pas forcément l’intégrité physique.
2. Garantir une entraide L’appui que l’on attend des siens peut prendre des formes matérielles : acquérir ou gérer un bien, obtenir un honneur. Mais au-delà d’un soutien temporaire, le lignage peut devenir un redoutable instrument politique amenant à la création de larges parentés artificielles, unies par un nom commun, des intérêts et des institutions. Il en est ainsi à Byzance où la parenté est un puissant levier permettant d’atteindre le pouvoir pour certains membres de l’aristocratie66. La Chronique de Morée permet d’envisager plusieurs cas confirmant cette thèse et certains se rencontrent au sommet de l’État, comme le démontre l’extraordinaire ascension sociale dont bénéficient les neveux de Florent de Hainaut, prince de Morée de 1289 à 1297. Engilbert, l’aîné, devient connétable tandis que son cadet est honoré du titre de capitaine de Corinthe67. Et ce n’est pas le seul lignage à accaparer les positions clefs des seigneuries. Un exemple parmi d’autres peut être avancé : celui des La Roche, sires d’Athènes, lesquels tiennent non seulement la seigneurie tout au long du XIIIe siècle mais, en prenant en compte les neveux ou parents éloignés, ils apparaissent également dans les actes en tant que seigneur de Livadia, chantre du Parthénon ou encore châtelain de l’Acropole68. Il s’agit donc d’une extension politique et familiale optimale. L’instrumentalisation politique des lignages atteint son paroxysme dans la seconde moitié du XIVe siècle avec les Acciaiuoli puisqu’ils concentrent entre leurs mains, et dans une période relativement courte, la seigneurie de Corinthe, les baronnies de Vostitsa 65
Chr. fr., § 1012. E. Patlagean, Un Moyen Âge grec. Byzance IXe-XVe siècle, Paris, 2007, p. 150 ; A. Kiousopoulou, « O θεσμός της οικογένειας στην Ήπειρο κατά τον 13o αιώνα », dans Forschungen Zur Byzantinischen Rechtsgeschte, Athènes, 1990, p. 177 et suiv. 67 L. fechos, § 470 ; Chr. fr., § 662. 68 K. M. Setton, The Papacy and the Levant (1204-1571), t. I, Philadelphie, 1976, p. 417. 66
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chapitre iii. le lignage, un système de parenté persistant et de Nivelet, l’archevêché de Patras, l’évêché de Céphalonie et le duché d’Athènes pour les charges les plus importantes69. C’est une tradition pour les Italiens de faire venir leurs proches auprès d’eux, de détenir ainsi les rênes du pouvoir70, et il n’y a là rien d’exceptionnel à ce népotisme en Morée, facilité par les honneurs, les mariages avec de riches héritières ou encore l’accaparement des charges ecclésiastiques de haut rang. À des fins politiques toujours, le lignage s’immisce dans les stratégies matrimoniales71. Les lignagers poussent les filles à tisser des liens avec une dynastie alliée, plus influente souvent, ou incitent les garçons à mettre la main sur une dot* importante. Toute cette stratégie a pour finalité d’obtenir davantage de prestige et d’accroître l’honneur du lignage. Étant donné qu’à chaque mariage la parenté est restructurée, il est tentant pour les nobles de se servir de leur lignage comme d’un instrument politique. Le modèle est princier : Guillaume de Villehardouin, puîné de Geoffroy, lorsqu’il est simple seigneur de Kalamata, épouse une descendante Toucy, appartenant à l’une des grandes familles de l’Empire latin de Constantinople72. Veuf, il tarde à se remarier et choisit finalement une Grecque, Anne Comnène Doukas, fille du despote d’Épire73. Chacun de ses mariages dessine un réseau de parenté très différent, tantôt latin, tantôt grec, pouvant offrir une somme de possibilités stratégiques et d’alliances impressionnante. Ses choix reflètent les ouvertures politiques, car dans la seconde moitié du XIIIe siècle la principauté de Morée doit compter avec une pression grecque de plus en plus importante à ses frontières alors même que l’Empire latin a disparu, et l’entraide escomptée – militaire, économique ou politique – est matérialisée par le lignage allié. De la même façon, la vision politique du lignage n’échappe pas au duc d’Athènes, Jean, car il n’hésite pas à jouer les entremetteurs afin de remarier au plus vite sa soeur74. L’union convoitée devant être bénéfique aux La Roche, le choix se porte sur une famille comtale italienne, opérant ainsi un rapprochement avec la noblesse angevine : « […] Monseignor Goffroy de Bruieres, le seignor de Caraintaine, se coucha d’une maladie de laquelle il lui convint morir. […] Pour ce que il ne leissa nul hoir après lui pour heriter sa terre, si fu partie sa baronnie en .ij. pars. Et fu donnée la moitié a sa femme, la suer du duc d’Atthenes, et l’autre moitié parvint au prince Guillerme. Mais ne demora mie longuement que li dux Guis de La Roche, qui freres estoit de celle dame, par la voulenté et consentement dou roy et dou
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Cf. annexes, p. 614. On retrouve de telles pratiques au début du XVe siècle lorsque Antonio fait venir auprès de lui ses neveux de Florence (J.-A. C. Buchon, Nouvelles recherches historiques sur la principauté de Morée et ses hautes baronnies, fondées à la suite de la Quatrième croisade, t. I, Paris, 1843, p. 162). 71 Ce thème fera l’objet d’un traitement plus complet dans le chapitre V. 72 Cf. annexes, p. 648. 73 À la suite de Carl Hopf, de nombreux historiens ont supposé que Guillaume de Villehardouin avait épousé en secondes noces Carintana Dalle Carceri, justifiant à leurs yeux l’intervention militaire du prince en 1255 dans l’île de Négrepont. Or, Raymond-Joseph Loenertz a démontré depuis que le prince intervenait en qualité de suzerain et non pas de veuf lésé (R.-J. Loenertz, « Les seigneurs tierciers de Négrepont de 1205 à 1280. Régestes et documents » dans Byzantina et Franco-Graeca. Article choisis parus de 1936 à 1969, Rome, 1978, p. 154-155) ; Cf. annexes, p. 613. 74 Cf. annexes, p. 637. 70
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première partie. être fier de ses racines prince, si ordina et fist le mariage de celle dame sa suer et du noble homme messire Hugue, le conte de Brene et de Liche […] »75.
À aucun moment il n’est fait mention de la liberté de consentement d’Isabelle, qui se doit de servir ses proches76. Les intérêts lignagers priment d’un côté comme de l’autre : il s’agit pour les La Roche de surveiller le douaire* de l’une de leurs filles et pour le comte de Brienne et de Lecce, de trouver des avantages politiques et économiques importants, car il faut bien le reconnaître, Isabelle n’est plus une jeune fille. On ne peut que noter dans ce cas l’homogamie* des lignages qui accaparent les postes décisionnaires et qui peuvent de la sorte s’entraider. Les stratégies matrimoniales, qui s’orientent le plus souvent vers l’exogamie*77, associées à la filiation indifférenciée*, font que les contours du lignage varient en fonction de chaque individu ou presque, exceptés les frères et sœurs. Si le lignage peut être considéré comme un instrument efficace de puissance et d’entraide militaire, ses faiblesses sont intrinsèques car les rivalités et les jalousies sont attisées par cette prédominance et peuvent causer ainsi de profondes divergences. Savoir tirer parti de ses proches peut être considéré comme un atout dont il faut savoir user, notamment en ce qui concerne la gestion des biens. En effet, la solidarité économique est un autre aspect important de la cohésion des lignages, bien que, dans ce domaine, les sources ne soient pas prolixes. Si la possession individuelle est connue dans tout l’Occident, certains seigneurs préfèrent la mise en indivision de leur patrimoine78. Néanmoins, ce n’est pas la solution la plus communément admise car la filiation étant indifférenciée*, chaque individu appartient à deux lignages et dès lors ce genre de gestion devient problématique. Ce n’est pas non plus le modèle adopté en Morée, où l’attachement à la terre est étroitement surveillé par le suzerain ; toutefois, les Assises de Romanie reconnaissent la possibilité pour tout lige d’octroyer une partie de ses terres à un parent, à charge pour lui d’effectuer le service militaire correspondant79. L’accord seigneurial permet de la sorte d’entériner la concorde qui doit régner entre tous les feudataires, parents ou pas, et cette possibilité de favoriser ses proches dans les donations de fiefs ouvre la voie à ce que certains qualifient de « remembrement lignager »80. La parenté conserve des droits sur le patrimoine lignager qui représente un enjeu économique capital. Ainsi, aux XIe et XIIe siècles, lorsqu’un membre voulait aliéner une partie de ses possessions, il devait obtenir l’accord de ses appa-
75 Chr. fr., § 497-498. Cet épisode est relaté également par le Libro de los fechos (§ 417) qui ne précise pas le prénom du duc. Cependant, il y a une confusion dans la version française car le duc d’Athènes, frère d’Isabelle qui s’occupe de ses noces avec Hugues de Brienne en 1277, est Jean ; cf. annexes, p. 620. 76 Cf. infra, p. 235 . 77 Cf. infra, p. 191. 78 C’est une pratique courante dans le centre du royaume de France et en Toscane (M. Bloch, op. cit., p. 193 ; D. Lett, Famille et parenté dans l’Occident médiéval (Ve-XVe siècle), Paris, 2000, p. 53-54). 79 Assises, art. 30. 80 H. Bresc, « L’Europe des villes et des campagnes (XIIIe-XVe siècle) », dans A. Burguière (dir.), op. cit.,p. 188.
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chapitre iii. le lignage, un système de parenté persistant rentés81 qui pouvaient faire une offre préalable avant toute aliénation, appelée droit de préemption lignager. Cependant, la renaissance du droit romain au XIIe siècle a réduit les attributions lignagères et, au siècle suivant, les parents ne conservent plus que le pouvoir de se substituer à l’acquéreur une fois la vente réalisée : il s’agit du retrait lignager. Il se réalise moyennant le versement de la somme entendue mais certaines conditions sont à respecter dans l’ordre de la parenté ou dans le rayon d’action. Les Assises de Romanie reprennent cette disposition, profitable à ceux qui viennent d’hériter : « Si une donation de chose féodale a été faite à quelqu’un par quelqu’un qui en avait la capacité, mais qui n’a pas, durant sa vie, mis le donataire en possession, après la mort du donateur l’héritier ou le légataire pourront s’ils le veulent, révoquer cette donation »82.
Cette disposition, employée en Occident et fixée dans les coutumes moréotes, permet aux proches de récupérer une partie ou la totalité d’un bien vendu ayant appartenu au lignage. Cette ingérence lignagère dans les affaires de ses membres témoigne des droits que peuvent conserver les parents sur les héritages de leurs proches, ce qui n’est pas sans générer quelques difficultés car la filiation indifférenciée* provoque des tensions au sein des parentés les plus proches, notamment lors des successions83. Le retrait lignager qui reconnaît un droit de préemption aux descendants*, même éloignés, s’inspire d’une conception lignagère de la parenté84. Le lignage s’emploie ainsi à éviter l’aliénation des biens qui ne doivent pas quitter le patrimoine familial mais il implique aussi, de par les liens de filiation* forts qui le caractérisent, une entraide militaire en cas de conflit. Héritant de relations par sa mère et par son père, Ego* peut se trouver dans une situation délicate en cas d’affrontement. En effet, la zone des obligations lignagères varie d’une génération à une autre et le groupe est difficilement cernable bien que les devoirs soient clairement définis. Il en résulte certaines difficultés pour un individu, héritier de deux lignages, à choisir lors d’un conflit ; de fait, les nombreux avantages liés au statut de noble sont gommés par les rivalités constantes entre proches. Dans ce cas de figure, Beaumanoir suggère de se ranger aux côtés du parent le plus proche et en cas de degré égal de parenté, de s’abstenir85. Cette théorie est difficilement applicable dans la réalité, car le lignager doit faire des choix et, parfois, il est soumis à un véritable cas de conscience. L’exemple le plus explicite, livré par la Chronique de Morée, narre l’embarras de Geoffroy de Karytaina qui doit choisir entre sa propre famille et celle de son épouse lorsque Guy de La Roche, seigneur d’Athènes, se révolte contre le prince Guillaume de Villehardouin. Le chroniqueur précise qu’après avoir réfléchi longuement, il prit la décision de se ranger aux côtés de son beau-père, Guy de
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J.-L. Flandrin, Familles, parenté, maison, sexualité dans l’ancienne société, Paris, 1984, p. 22. Assises, art. 77. Cf. infra, p. 493. A. Burguière, « Les “liens du sang”… », op. cit., p. 397. M. Bloch, op. cit., p. 202.
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première partie. être fier de ses racines La Roche, contre son propre oncle, Guillaume de Villehardouin86. Le choix de Geoffroy est surprenant et témoigne des fortes relations affectives entre le baron et sa belle-famille, liens qui semblent s’être effacés avec ses parents biologiques. Les colignagers peuvent également être amenés à s’interposer dans les querelles en se positionnant en tant qu’arbitres car la parenté fournit ainsi autant de moyens de conciliation que de motifs de guerre87, et le lignage sert autant à l’attaque qu’à la défense. Dans les deux cas, les lignagers sont mobilisés aux côtés des leurs. Ainsi, lors de la guerre entre Guy de La Roche et Guillaume de Villehardouin en 1258, les frères du duc d’Athènes subissent la défaite à ses côtés88. Ils n’ont pas hésité à prendre fait et cause pour leur aîné qui n’est pas seulement leur frère, il est vrai, mais aussi leur seigneur89. La motivation d’un objectif commun peut aussi renforcer les liens fraternels, c’est le cas des Orsini pour lesquels on remarque des relations fortes. Jean Ier Orsini n’hésite pas à envoyer son frère Guillaume pour une expédition périlleuse : récupérer leur sœur Guillerme la maréchalesse, délaissée par son époux90. Que ce soit pour des motifs familiaux ou des raisons politiques, les lignagers se trouvent donc mêlés aux affrontements et témoignent ainsi de leur soutien à leurs proches. Dominique Barthélemy note la répartition des domaines d’action et constate que, si la guerre et la gestion du patrimoine reviennent aux parents proches, la paix et le consentement aux aliénations se négocient individuellement. Dans les sources moréotes, des exemples confirment cette hypothèse : certains seigneurs prennent conseil auprès des leurs au sujet de la stratégie à adopter dans le domaine militaire91, ou encore des parents peuvent conseiller les filles sur le choix de leur futurs époux92. Le lignage représente donc un corps soudé, rassemblant ses membres pour lutter contre un autre groupe. En effet, la guerre met fréquemment aux prises des parents plus ou moins proches, chacun devant se répartir dans les camps adverses. Toutefois, leurs intérêts les poussent généralement à préserver leur patrimoine.
3. Renforcer son implantation territoriale Le système de parenté a évolué tout au long du Moyen Âge, en Occident notamment. Au sein de l’aristocratie, une fixation au sol à partir du IXe siècle 86 Chr. fr., § 228 ; I. Ortega, « Geoffroy de Briel, un chevalier au grand cœur », dans Bizantinistica. Rivista di Studi Bizantini e Slavi , III, 2001, p. 333-334 ; cf. annexes, p. 619. 87 D. Barthélemy, « L’État contre le lignage », dans Médiévales, n° 10, 1986, p. 42. 88 Chr. gr., v. 3291 ; Chr. gr. (2005), p. 137. La mention des frères du seigneur d’Athènes n’est pas reprise dans les autres versions. 89 Cela est vérifiable pour Guillaume dont l’existence est attestée dans d’autres sources, et qui jure fidélité à son frère (D. Jacoby, La Féodalité en Grèce médiévale, les « Assises de Romanie » sources, applications et diffusion, Paris, 1979, p. 192). 90 Chr. fr., § 1010-1012. L’existence de Guillaume Orsini pose tout de même un problème de crédibilité car il n’est cité dans aucune autre source. 91 La Chronique de Morée offre de multiples exemples de concertation des parents et des liges. On note ainsi une élaboration collégiale de la stratégie militaire (Chr. fr., § 108-109, 195-196, 317, 464, entre autres). 92 Chr. fr., § 506.
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chapitre iii. le lignage, un système de parenté persistant est notable : ainsi se dégagent des lignages ancrés territorialement, appelés par les historiens « topolignées », qui accordent une place primordiale au patrimoine, se retrouvant de fait introduit dans le fonctionnement de la consanguinité et des alliances93. Au XIe siècle, dans l’aristocratie laïque, les relations de parenté se cristallisent lentement en patrilignées*, tandis que le mouvement de fixation au sol, progressif, est symbolisé par l’adoption d’un toponyme comme nom héréditaire94. Au XIIe siècle, on note une différenciation des familles nobles par le biais des châteaux forts qui offrent un patronyme, permettant de distinguer les lignagers entre eux. Or, le bouleversement principal est représenté par la montée en puissance de la mentalité correspondante : grâce à la transmission héréditaire du château qui donne désormais le nom de famille, la lignée paternelle exerce un ascendant sur les autres formes de parenté95. C’est fort de ces pratiques que les conquérants champenois et bourguignons vont construire la vision patrimoniale des lignages de la principauté de Morée. Cette assimilation de la famille au fief existe aussi bien en Occident qu’en Orient96. Dans les listes féodales de l’Arménie médiévale dans lesquelles les seigneurs sont définis par rapport à leur fief, la dénomination confond souvent le nom de famille et le nom de la terre97. On retrouve également en Terre sainte cette volonté de s’ancrer territorialement, même après la perte de la plus grande partie du royaume de Jérusalem au XIIIe siècle. Ainsi, dans les Lignages d’outremer, Marie-Adélaïde Nielen remarque l’exaltation des anciens lignages fondateurs de la noblesse latine outre-mer qui se parent de titres prestigieux tels que « Comte de Tripoli » ou « Prince d’Antioche », rappelant les anciennes principautés de Syrie latine, disparues depuis plusieurs décennies98. Tandis qu’en Chypre un tel phénomène n’est pas notable et rares sont les familles à prendre le nom de leur terre99. Dans la principauté de Morée, la fixation au sol se fait de différentes façons. De nombreux lignages latins tirent leur nom d’un château familial sis en Occident. Alors que les branches aînées conservent le patrimoine familial, des lignées cadettes tentent l’aventure en Orient100 ; certaines donnant même leur nom à de nouvelles forteresses. On se retrouve ainsi face à des « doublets » onomastiques, rappelant volontairement la culture d’origine, mais modifiant cependant
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A. Guerreau-Jalabert, « Parenté », dans J. LE Goff (dir.), Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Paris, 1999, p. 873. 94 Cf. infra, p. 452. 95 K. F. Werner, « Liens de parenté et noms de personnes. Un problème historique et méthodologique », dans G. Duby, J. Le Goff (éd.), Famille, parenté…, op. cit., p. 27. 96 Il n’est pas question de cela à Byzance où le fief n’existe pas, néanmoins, les grandes familles de l’aristocratie restent attachées à leur province d’origine et cela durant plusieurs générations (J.-C. Cheynet, « Aristocratie et héritage (XIe-XIIIe siècle) », dans J. Beaucamp, G. Dagron (éd.), La Transmission du patrimoine. Byzance et l’aire méditerranéenne, Paris, 1998, p. 57). 97 G. Dédéyan, « “Listes féodales” du pseudo-Smbat », dans Cahiers de Civilisation Médiévale, n° 1, 1989, p. 31. 98 M.-A. Nielen (éd.), Lignages d’outre-mer, Paris, 2003, p. 30. 99 La toponymie insulaire n’a pas été transformée par la présence franque (G. Grivaud, Villages désertés à Chypre (fin XIIe-fin XIXe siècle), Nicosie, 1998, p. 347). 100 C’est la segmentation des lignages étudiée par les anthropologues : on en trouve la trace dans la famille des Villehardouin ou des Brienne (cf. supra, p. 109).
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première partie. être fier de ses racines la toponymie de la principauté qui les accueille en la francisant. Un argument joue en faveur de l’ancrage territorial des lignages dans ce nouvel État : la construction de forteresses sièges de baronnies. Les principaux bâtisseurs ne sont pas les hommes de la première génération mais leurs descendants directs. C’est le cas de Gautier101 de Rosières qui construit Akova, appelée aussi Mathegriphon, Hugues de Briel qui élève Karytaina, Guy de Nivelet, Geraki et Robert de Dramelay, Chalandritsa102. L’édification d’un château apparaît de la sorte comme la marque des plus grands et les barons, pairs du prince, sont les seuls à avoir cette prérogative régalienne : « Aucun baron ou feudataire, quel qu’il soit, ne peut construire de château en la principauté d’Achaïe sans autorisation du Prince, sauf s’il est seigneur ou baron de terre, ou des douze baronnies qui ont droit et juste autorité, lesquels peuvent édifier un ou des châteaux dans leur propre terre » 103.
Le privilège de construction de forteresse est limité aux nobles les plus puissants et le souverain conserve ainsi un droit de regard sur les travaux. La noblesse latine qui bénéficie de ce droit, va progressivement abandonner son nom d’origine au profit d’un nom de fief ou de baronnie : cette naissance des noms de famille est le témoignage de la permanence familiale104. Geoffroy de Briel, qui porte le nom d’une seigneurie de Champagne, le perd très rapidement au profit de sa nouvelle baronnie : Karytaina, et le chroniqueur emploie de préférence l’expression « seignor de Caraintaine »105 plutôt que « Goffroy de Brières »106. Les Autremencourt originaires du Laonnois, seigneurs de Salona, sont désignés le plus souvent dans les textes dès le XIIIe siècle par l’expression « seigneurs de la Sole »107. Il en est de même de nombreux autres barons qui sont dénommés d’après leurs terres, à l’image de Guy de Charpigny désigné à plusieurs reprises « seignor de la Votisce » en référence à sa baronnie de Vostitsa108, ou encore de Richard Orsini qui est appelé tout au long de la Chronique de Morée « comte de Céphalonie ». Son titre et ses terres priment dès lors sur son patronyme et suffisent à l’identifier109. Enfin, si certains barons adoptent le nom de leur forteresse ou de leurs terres, certains, dans une démarche inverse, imposent leur nom de famille à une localité. C’est le cas de Nicolas de Saint-Omer qui construit un château à l’est de 101
Nommé « Geoffroy » dans le Libro de los fechos (§ 385). Chr. fr., § 219 ; P. Lock, « Castles and seigneurial influence in Latin Greece », dans A. V. Murray (éd.), From Clermont to Jerusalem, The Crusades and Crusader Societies 1095-1500, Selected Proceedings of the International Medieval Congress, University of Leeds, 10-13 july 1995, Turnhout, 1998, p. 177-178. 103 Les sources font apparaître les premiers barons comme des bâtisseurs (L. fechos, § 119-133 ; Assises, art. 94). 104 R. Fossier, « L’ère féodale (XIe-XIIIe siècle) », dans A. Burguière (dir.), op. cit., p. 159-160. 105 Chr. fr., § 229, 230, 231, 238, 241 entre autres. 106 Cf. annexes, p. 551. 107 La Chronique de Morée, mais également les monnaies frappées par Thomas II ou Thomas III, attestent cette identification à la seigneurie (Chr. fr., § 238 ; J. Longnon, « Les Autremencourt, seigneurs de Salona en Grèce (1204-1311) », dans Bulletin de la Société Historique de Haute-Picardie, t. 15, Laon, 1937, p. 25 ; cf. annexes, p. 618). 108 Chr. fr., § 676-679. 109 Cf. annexes, p. 554. 102
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chapitre iii. le lignage, un système de parenté persistant l’Élide après 1311 et lui donne le nom de son lignage, nom qui sera par la suite déformé pour apparaître sous les formes : « Santaméri », « Santo Meri », « Sanctus Homeri »110 : « […] pour le demy fié de l’Escuel de la montagne des Aventures111, ou siet ores [maintenant] le chastel de Saint Omer que le noble homme jadis, monseignor Nicole de Saint Omer le jone, le grant marescal de la princée, ferma a son temps et le nomma Saint Omer, pour cellui d’Estives [Thèbes] que la Compaigne des Catellens lui toully [enleva] quant il entrerent a Estives »112.
Le chroniqueur rappelle ainsi les constructions de ce baron qui fortifia la région de Thèbes et dont l’œuvre fut anéantie par l’arrivée des Catalans. Un processus de dénomination similaire se retrouve pour la baronnie des Nivelet sise en Messénie, dont le nom semble provenir du Jura113. Si les premiers conquérants ont la volonté de renforcer leur implantation territoriale, ce même objectif se retrouve également dans les seigneuries de l’Archipel où plusieurs types de lignages s’installent durablement, mais il convient de les différencier, car leur ancrage territorial montre des nuances révélatrices d’un état d’esprit. Il faut ainsi distinguer les Vénéto-Francs établis dès la conquête et qui deviennent de véritables Vénitiens d’outre-mer, à l’instar des Sanudo. La Chronique de Morée évoque très peu ce lignage, cependant, le duc Nicolò Ier (13231341) est qualifié de « noble et vaillant chevalier messire Nicole Sanu, le duc de Nixie »114. Il est l’exemple même de la réussite vénitienne outre-mer, car son ascension est due à une ambition démesurée et à une politique matrimoniale habile115. Viennent ensuite les familles non vénitiennes qui vont couper les liens avec leur patrie d’origine assez rapidement : ce sont des lignages purement coloniaux116. Il y a également les Vénitiens établis dans les colonies et non dans les seigneuries principales de l’Archipel : s’il y a une domination patrimoniale, elle s’exerce sur les îles périphériques. Enfin, les Vénitiens de métropole qui entrent en possession d’une seigneurie en Égée et qui, tout en conservant leurs richesses sur la lagune, leurs palais et leurs réseaux, gardent comme centre d’intérêt Venise117. Il existe ainsi des implantations territoriales fort différentes selon les lignages concernés, relevant davantage de la particularité vénitienne que de la situation insulaire.
110 J. Longnon, P. Topping, Documents sur le régime des terres dans la principauté de Morée au XIVe siècle, Paris-La Haye, 1969, p. 236. 111 À l’est de l’Élide. 112 Chr. fr., § 527. 113 Cf. supra, p. 31 ; J. Longnon, P. Topping, op. cit., p. 248. 114 Chr. fr., § 550 ; cf. annexes, p. 554. 115 Cf. annexes, p. 645. 116 David Jacoby a pu étudier l’importance des stratégies commerciales dans les choix familiaux vénitiens (D. Jacoby, « Migrations familiales et stratégies commerciales vénitiennes aux XIIe et XIIIe siècles », dans M. Balard, A. Ducellier (dir.), Migrations et diasporas méditerranéennes (Xe-XVIe siècle), Paris, 2002, p. 371-373). 117 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs. Pouvoirs, société et insularité dans les Cyclades à l’époque de la domination latine (XIIIe-XVe siècle), thèse de doctorat Université Paris I, 2003, p. 672-679.
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première partie. être fier de ses racines Ainsi donc l’ancrage territorial des lignages nobiliaires latins n’est pas uniforme au sein de la principauté de Morée : certains nobles s’identifient totalement à leur nouveau patrimoine, d’autres préfèrent maintenir des liens étroits avec leur métropole et considérer leurs terres comme des biens temporaires. Les liens familiaux renforcent cet état d’esprit car des relations épistolaires ou des voyages rapprochent les nobles moréotes et leurs parents demeurés en Occident. Sentimentalement, ils restent liés à leurs racines et reproduisent dans les Balkans un mode de vie et des institutions connus. Insensiblement pourtant, ils vont se rapprocher de la population autochtone, et les mariages initialement entre Latins vont se conclure avec des Grecques selon les intérêts politiques, économiques et militaires, ce qui pousse le système lignager à intégrer des populations qui, initialement, en étaient exclues. La perception du patrimoine est dès lors bien différente selon les lignages et selon les unions contractées, témoignant à sa manière des avantages et des insuffisances de cette armature familiale.
C. ATOUTS ET FAIBLESSES DE LA STRUCTURE LIGNAGÈRE MORÉOTE 1. Le rôle de l’oncle maternel Le lignage présente dans sa structure des avantages pour ses membres, tout autant que des inconvénients ; il peut être tour à tour un support nécessaire pour progresser dans la noblesse ou un frein pour des prises de décision rapides. Néanmoins, les lignagers profitent d’une solidarité de sang très importante, au sein de laquelle la place de l’oncle utérin* est primordiale. Depuis longtemps les historiens, à travers leurs études régionales, ont noté l’influence relative de ce familier et ils ont qualifié ce phénomène, lié en grande partie aux mariages hypergamiques*, d’avunculat*. Ce type d’union matrimoniale se traduit le plus souvent par l’apport de femmes étrangères ou de niveau supérieur au lignage, et ses conséquences dans les relations familiales sont de trois ordres118 : tout d’abord le frère de ces femmes semble exercer une influence importante sur le destin de ses neveux et, en tant que soutien naturel et protecteur, il entretient des relations privilégiées avec eux. Ensuite, l’épouse donne à la maison de son mari certains biens de son lignage, constituant l’héritage de ses propres enfants119. Enfin, elle apporte un appoint de renommée, faisant apparaître un côté maternel plus prestigieux que la filiation paternelle*. Il est possible d’ailleurs que l’oncle, avunculus, acquière davantage d’importance que le père, car il peut apparaître comme un recours ou comme le confident d’un adolescent en butte à l’autorité paternelle. L’influence de l’oncle sur le neveu est telle que parfois l’un ressemble à l’autre et les traits de leur caractère
118 G. Duby, « Structures de parenté et noblesse dans la France du Nord aux XIe et XIIe siècles », dans Id., La Société chevaleresque…, op.cit., p. 154-156. 119 Concernant le rôle de la dot et du douaire, se reporter au chapitre VI (cf. infra, p. 251 et suiv.).
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chapitre iii. le lignage, un système de parenté persistant sont comparables120. Cela se retrouve dans la Chronique de Morée où sont décrites les relations entre Geoffroy de Briel et son oncle utérin, le prince Guillaume, car le baron de Karytaina est le fils de Hugues de Briel et d’Alix, sœur de Guillaume de Villehardouin121. À travers tous ses écarts et ses épisodes de vaillance, le tableau qui en est dressé est tout de même laudatif122 et le lecteur conserve finalement un témoignage positif marqué avant tout par la bravoure ; qualité qui ne fait pas défaut non plus à son oncle utérin*. En effet, il est remarquable de noter l’alchimie qui s’opère entre les deux protagonistes, fondée sur un mélange d’hérédité et d’éducation. En fait, un homme de valeur ne peut avoir qu’un disciple de valeur et les chansons de geste ou les romans courtois dépeignent une foison de seigneurs entourés de neveux123. Leurs cours sont des lieux de courtoisie et d’éducation chevaleresque où nombre d’écuyers font leur apprentissage. Or, en dépit du rôle joué par l’oncle dans les structures de parenté féodale, certains historiens ont préféré nuancer leurs propos en précisant que cette relation privilégiée n’était en aucun cas la manifestation d’un matriarcat*, et qu’il s’agissait tout au plus d’une entente entre un homme et son neveu124. La pratique de l’avunculat* se retrouve ainsi dans de nombreuses principautés occidentales et ce phénomène a été étudié par Martin Aurell pour la Catalogne125. L’hypergamie* y est monnaie courante jusqu’au XIIIe siècle et, de fait, un lien privilégié se met en place entre l’oncle maternel et son neveu. L’écuyer* quittant la maison familiale, complète sa formation militaire auprès de son oncle utérin* qui est le plus souvent aussi son seigneur : il devient son nutritus, son nourri. Les préoccupations familiales et militaires rejoignent dans cette optique les considérations économiques puisque le jeune noble grandit ainsi à la cour seigneuriale où, à l’âge requis, il est adoubé126. Dans son étude générale sur les noblesses espagnoles, Marie-Claude Gerbet confirme le lien préférentiel existant entre le neveu et l’oncle utérin, résultant de l’hypergamie* ; or, le fossé entre les lignages donneurs de femmes et les lignages preneurs s’atténue à partir de la fin du XIIIe siècle, permettant une plus grande homogénéité dans ce groupe127.
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La théorie des ressemblances perdure dans l’espace grec jusqu’à l’époque contemporaine où elle a été étudiée dans l’île de Karpathos. L’ethnologue Bernard Vernier note la coïncidence entre les règles de dénomination et les ressemblances physiques au sein du groupe familial (B. Vernier, La Genèse sociale des sentiments. Aînés et cadets dans l’île de Karpathos, Paris, 1991, p. 126-128 ; Id., « Quelques remarques méthodologiques sur l’étude comparative des systèmes de parenté », dans A. Bresson, M.-P. Masson, S. Perentidis, J. Wilgaux (éd.), Parenté et société dans le monde grec de l’Antiquité à l’âge moderne, Colloque international de Volos (Grèce), 19-21 juin 2003, Bordeaux, 2006, p. 28-29). 121 Cf. annexes, p. 619. 122 I. Ortega, op. cit., p. 329-341. 123 Pour s’en tenir à deux exemples tirés de la littérature : La Chanson de Roland, datée de 1100 environ et remaniée par la suite, rappelle les exploits du neveu de Charlemagne (La Chanson de Roland, C. Segre (éd.), Genève, 2003). Tristan, autre héros littéraire célèbre, est élevé auprès de son oncle utérin, Marc (Tristan et Iseut. Les poèmes français. La saga norroise, D. Lacroix, P. Walter (éd.), Paris, 1989, p. 579 et suiv.). 124 J. E. Ruiz Domenec, « Système de parenté et théorie de l’alliance dans la société catalane (env. 1100-env. 1240) », dans Revue Historique, oct.-déc. 1979, p. 316. 125 M. Aurell, Les Noces du comte. Mariage et pouvoir en Catalogne (785-1213), Paris, 1995, p. 73. 126 J. E. Ruiz Domenec, op. cit., p. 311-312, 315-317. 127 M.-C. Gerbet, op. cit., p. 59.
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première partie. être fier de ses racines D’autres exemples se retrouvent dans les sociétés méditerranéennes, comme en Sicile où le rôle de l’oncle maternel est toujours sensible au XIVe siècle. Lors des successions, le fils de la sœur peut être l’héritier universel ; si ce n’est pas le cas, il reçoit au moins de ce parent un legs symbolique et éducatif en ayant passé une partie de sa jeunesse à ses côtés. Il est intéressant de voir que la branche paternelle est le plus souvent défavorisée vis-à-vis des parents maternels car lors des minorités, c’est également au frère de la mère que l’on fait appel128. Enfin, cette pratique est également attestée chez les Serbes par l’historien Doukas, qui livre son témoignage sur la succession des despotes serbes : à Étienne Lazarevitch, mort sans descendance directe en juillet 1427, succède son neveu Georges Vu(l)kovitch Brankovitch, fils de sa sœur Marie129. Il témoigne ainsi de pratiques présentes tout autour du bassin méditerranéen, au sein de communautés souvent unies par des alliances matrimoniales. Les usages de la principauté s’inspirent une fois encore de ceux qui ont cours en Occident, car les conquérants puisent dans leur culture initiale pour bâtir une nouvelle société aux portes de l’Orient. Les exemples moréotes délivrés par les sources décrivent en premier lieu la famille princière, notamment Florent de Hainaut arrivé avec deux de ses neveux, dont les sources ont gardé le souvenir : « […] Li prince Florant avoit .ij. nepveux liquel estoient frere germain ; et les avoit fait venir de la conté de Haynaut en la Morée »130. « Et le prince avait là un neveu, fils de sa sœur, qui se nommait Engilbert de Liedekerke, et voyant que dans le pays il n’y avait aucun connétable, il fit ce neveu grand connétable et le maria avec la fille du comte de Céphalonie […] »131.
Dans ce cas précis, la complémentarité des versions française et aragonaise de la chronique est indispensable car elle apporte davantage de renseignements. Il apparaît ainsi que les frères Liedekerque sont des neveux utérins* du prince et que leurs relations sont si fortes qu’ils vont suivre leur oncle en terre inconnue et profiter de ses prodigalités. Ce départ « collectif » peut paraître surprenant car l’aîné, par sa position, est en mesure d’hériter des terres familiales en Occident132 ; or, cette situation ne l’empêche pas de suivre son frère et son oncle pour courir fortune en Grèce. Engilbert, ayant obtenu la charge de connétable en 1294, épouse une riche héritière, fille de Richard Orsini ; quant au cadet, il est
128 H. Bresc, Un Monde méditerranéen…, op. cit., p. 694-695. L’auteur indique également l’emprise dont bénéficiait l’oncle maternel dans la Sicile arabe. Manifestement, cette influence semble, si ce n’est universelle, du moins présente dans bon nombre de sociétés. 129 Doukas, Histoire turco-byzantine. Introduction, traduction et commentaire, J. Dayantis, Reproduction en l’état par l’Atelier National de Reproduction des Thèses de Lille, thèse de doctorat, Université Montpellier III, 2004, p. 159-160 ; Doukas, Decline and Fall of Byzantium to the Ottoman Turcs, Magoulias H. J. (éd.) , Détroit, 1979, p. 175. 130 Chr. fr., § 662. 131 L. fechos, § 470 : « Et el princep auia alli un su niero, fiio de fu hermana, que se clamaua micer Anguilibert de Lilequerch, et vidiendo que en la tierra, non auia ningun grant conestable fizo grant conestable aquel su niero et casolo con la filla del conte de Chifolonia […] ». 132 Engilbert est qualifié d’aîné, mais peut-être est-ce uniquement pour rappeler sa place par rapport à Gautier (Chr. fr., § 662).
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chapitre iii. le lignage, un système de parenté persistant également promu car il obtient l’office de capitaine de Corinthe133. Cette fratrie bénéficie donc très largement de l’appui lignager puisque les frères se retrouvent rapidement au faîte du pouvoir. Les usages des lignages italiens présents en Morée confirment également l’importance de l’oncle maternel. Dans le quotidien des familles, il occupe une place de choix car il symbolise généralement un modèle que les jeunes désirent suivre, comme Francesco Buondelmonti et son frère Esaü qui, tous deux, accompagnent en Morée Nicolò Acciaiuoli, le frère de leur mère, Lapa134. Mais l’oncle n’est pas qu’un bienfaiteur, il intervient également dans les périodes critiques telles que les successions, comme dans le cas de Maddalena Buondelmonti, veuve de Leonardo Tocco135, qui assure la régence de ses enfants mineurs mais qui souhaite se faire seconder par son frère Esaü136. Ce dernier prend de la sorte une place de choix dans la politique du comté de Céphalonie et dans le cœur de ses neveux, futurs dirigeants. Carlo Tocco, l’un d’entre eux, récupère l’héritage de cet oncle en devenant seigneur de Ioannina au début du XVe siècle137. L’oncle paternel peut être également sollicité pour la tutelle des mineurs, comme dans le cas de la succession de Guillaume de La Roche pour laquelle le Libro de los fechos précise : « Et quelque temps après messire Guillaume de La Roche, duc d’Athènes, qui était baile, mourut et fit son testament et dicta ses volontés, et il ordonna que son fils, nommé messire Gui de La Roche, fût placé sous la tutelle du comte de Brienne, qui était mari de sa sœur, laquelle avait été femme du seigneur de Caryténa »138.
Dans ce cas, l’oncle utérin* est grec car Guillaume de La Roche a épousé Hélène, fille de Jean Ier, sébastocrator* de Thessalie139. C’est probablement pour cela que le tuteur est choisi dans l’autre ascendance, afin d’éviter une mainmise grecque sur le duché d’Athènes140. Il semble toutefois que la règle commune soit de solliciter l’aide de l’oncle maternel, et cette prédominance est telle dans les successions que le chroniqueur en vient à commettre des erreurs. Il donne ainsi la tutelle du jeune Jean II Ange-Comnène et de son territoire, le duché de Néopatras, à Guy de La Roche, son oncle maternel141, alors qu’il n’en est rien car Guy est simplement un cousin, du côté utérin certes, mais les degrés de parenté sont dès lors différents. 133
Chr. fr., § 662. Cf. annexes, p. 621 ; D. B. I., p. 200-202, 205-206. 135 Le décès de Leonardo Ier date de 1375/6 et non pas de 1382 comme l’affirmait Carl Hopf (G. Schiro, « Ducato di Leucade e Venezia fra il XIV e XV secolo », dans Byzantinische Forschungen, V, 1977, p. 353-356). 136 D. B. I., p.201. 137 G. Schiro, « Eudokia Balsic vasilissa di Gianina », dans Zbornik Radova, Mélanges Georges Ostrogorsky, II, Belgrade, 1964, p. 385, 389. 138 L. fechos, § 425 : « Et passado algun tiempo, micer Guillem de la Rocia, duch de Atenas, que era bayle, murio et fizo su testamiento et ordinacion, et ordeno que un su fillo que auia, qui se nombraua micer Gui de la Rocia, fueffe en gouvernacion del conte de Brena, qui era marido de su ermana, la qual era estada muller del senyor de Quarantana ». 139 Cf. annexes, p. 637. 140 Hugues de Brienne est alors comte de Lecce (cf. annexes, p. 583). 141 Chr. fr., § 873-874. 134
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première partie. être fier de ses racines Dans le domaine onomastique également, l’influence de l’oncle utérin* se fait sentir même si cela reste marginal. La règle commune est plutôt la dévolution du prénom du grand-père au petit-fils, mais il arrive que des contre-exemples apparaissent142. Ainsi, dans le lignage des La Roche, Sibylle, sœur d’Othon, premier seigneur d’Athènes, choisit dans le stock familial le prénom de son fils : Othon de Cicon143. Son époux Jacques de Cicon, peut-être en raison de l’hypergamie* qui caractérise ce mariage, n’a, semble-t-il, pas contesté cet état de fait. De plus, le jeune chevalier n’hésite pas à suivre son homonyme en Grèce, où il devient par alliance le seigneur de Karystos dans la première moitié du XIIIe siècle144. Comme dans beaucoup d’autres thématiques, l’étude onomastique se heurte assez rapidement aux lacunes des sources et il est difficile de connaître de façon exhaustive la généalogie des lignages. Lorsque l’oncle est parfois mentionné, il n’est pas toujours précisé s’il s’agit du côté paternel ou maternel. Ainsi, dans le lignage princier des Villehardouin, le neveu de Geoffroy Ier a suivi son parent dans la conquête du Péloponnèse : il apparaît dans un acte en tant qu’évêque de Coron peu avant 1209. Pour autant, en l’état actuel des connaissances, il est difficile de préciser son ascendance145. L’oncle maternel occupe donc une place prédominante au sein du lignage, que ce soit par la référence qu’il peut représenter, le modèle de substitution au père qu’il peut incarner pour un jeune garçon en soif de représentation, ou pour ses valeurs morales qui sont toutes aussi importantes que le sang, car un homme de valeur engendre un homme de valeur, que ce soit biologiquement ou socialement. Outre l’oncle utérin, tout le lignage peut participer plus ou moins indirectement à la formation des jeunes lignagers, notamment grâce à la correspondance échangée.
2. Le réseau épistolaire La solidarité peut être évaluée, même superficiellement, à travers la correspondance entretenue par de nombreux parents. Tandis que les sources sont inexistantes dans ce domaine pour le XIIIe siècle, les exemples se multiplient au siècle suivant, notamment au sein des lignages italiens. Il faut certainement voir dans cette évolution la corrélation entre le développement de l’apprentissage de l’écrit et surtout l’arrivée parmi les familles moréotes de souches marchandes ayant, bien avant la noblesse, développé un intérêt pour la lecture et l’écriture 146. Le patriciat urbain italien, qui s’est grandement inspiré des pratiques nobiliaires, a toutefois conservé sa spécificité dans de nombreux domaines et ainsi tout en s’attachant au système lignager, les Acciaiuoli, par exemple, n’hésitent pas à 142
Cf. infra, p. 454. Son grand-père et son frère portent ce prénom (cf. annexes, p. 625). 144 R.-J. Loenertz, Les Ghisi. Dynastes vénitiens dans l’Archipel (1207-1390), Venise, 1975, p. 33-35 ; K. M. Setton, The Papacy and the Levant (1204-1571), t. I, Philadelphie, 1976, p. 417. 145 Il s’agit de Eudes, neveu de Geoffroy de Villehardouin (J. Longnon, « Le Patriarcat latin de Constantinople », dans Journal des Savants, 1941, p. 182). 146 J. Favier, De l’or et des épices. Naissance de l’homme d’affaire moderne au Moyen Âge, Paris, 1987, p. 428429. 143
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chapitre iii. le lignage, un système de parenté persistant accentuer certains traits portant notamment sur la cohésion du groupe. Les archives familiales livrent une partie de la correspondance de Nicolò Acciaiuoli, qui non seulement évoque dans ses missives ses intérêts politiques et militaires, décrivant ses relations avec toute une série de grands personnages contemporains, mais aborde également des thèmes plus personnels liés à sa famille. Son implication, ou plus exactement sa curiosité pour les affaires politiques toscanes, s’y manifeste malgré son éloignement. Mais l’on retient surtout l’attention qu’il porte à ses parents ou amis auxquels il adresse ses salutations à distance147 ; il s’agit de prendre des nouvelles de chacun, de s’enquérir de ses affaires ou de sa famille. Une lettre rédigée par Nicolò Acciaiuoli, le 6 octobre 1355, révèle à quel point la solidarité au sein du lignage est forte : « Je reconnais volontiers que la mort de Bartolomea t’a causé une grande douleur en soi et je ne doute pas que tu auras souhaité être rapidement des nôtres ; je ne doute pas non plus que tu seras plus consolé d’avoir eu une épouse si louable autant qu’une mère de tes si nombreux enfants –épouse qui a su vivre et mourir avec vertu et esprit catholique– qu’affligé par la douleur que son heure soit venue trop tôt par rapport à tes souhaits alors que tu restes, toi, en vie. Cette douleur, nul homme sur Terre ne la pourrait négliger. […] Tu sais que nous appartenons au groupe des chrétiens, dont la foi établit l’immortalité de l’âme et la grande miséricorde divine, surtout à ceux qui savent bien mourir. C’est pour cela que nous devons accepter sans aucun doute que Bartolomea est bien mieux aujourd’hui qu’elle ne l’a jamais été. Je suis sûr que jamais aucun roi n’a vécu dans un plus grand bonheur. Et s’il y a encore en toi une douleur liée à ton propre devenir à cause de sa mort, qu’elle soit expulsée afin que tu ne te retrouves pas parmi ceux qui pensent avec mépris qu’il n’existe pas d’autre vie ailleurs, afin que ta conscience ne t’accuse pas de ne pas avoir de vraie charité envers cette femme que tu as dû tant aimer pour toutes ces raisons, en souffrant plus de sa passion que de son bonheur. Il faut lui témoigner amour et gratitude par des cérémonies [religieuses] et non pas avec des démonstrations de plaintes. Je voudrais aussi te dire que, n’étaient les considérations religieuses susmentionnées, je serais plus sensible à cette douleur si intense, tant Bartolomea, d’après moi, était digne de louanges. Mais tout est négligeable outre l’amour de Dieu »148. 147
Dans une lettre du 18. XI. 1353 adressée à Jacopo di Donato Acciaiuoli, Nicolò après avoir évoqué les affaires politiques de la cité, revient à des considérations plus personnelles : « Supono que da Napoli lo nostro mastro Zenobio ti scrive sovente e ogni cosa. Saluto messer Andrea e consilliolo que in questa primavera si faccia conduciere a Napoli. Conforto lo Ruchata, ricordandoli lo ditto di Seneca que qui non sape sostenere cose non grate deli amici e conjunti male li saperia sostenere deli malivoli, e dilli que infra pochi di forse saro in partito que isso non vi si voleria trovare meco per lo milliore cavallo que sia in Ytalia. Colle collere di Piero sono contento di passare sicome sempre o fatto e salutolo ». (É.-G. Léonard, Histoire de Jeanne Ire, reine de Naples, comtesse de Provence (1343-1382), t. III, Pièces justificatives, Paris-Monaco, 1936, p. 507). 148 Cette traduction personnelle repose sur la lettre publiée par Émile Léonard (É.-G. Léonard, op. cit., p. 549) : « Io conosco bene que dela morte Bartolonmea ai riceputo danno grande e intrinseco displacere, né dubito que averai considerato piccolo spatio di tempo dovere essere da noi a ipsa e que plu dei prendere di consolatione avere avuto una cosi laudabile mollie e matre di tanti tuoi filiuoli, laquale si virtuosamente e cattolicamente seppe vivere e morire, que aflictione per que, forse avanti la tua opinione sia, te vivente, venuta la sua hora, laquale per nullo homo mundano si pote preterite. Assai vive in questo mondo qui bene more e tutte le laude si prendono nelo fine. Non saria
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première partie. être fier de ses racines La peine provoquée par la perte d’un être cher est évoquée avec beaucoup de pudeur et de compassion dans ce pli adressé à Jacopo di Donato Acciaiuoli, un parent florentin, qui vient de perdre son épouse. On découvre un Nicolò Acciaiuoli proche des siens et partageant leur douleur ; un grand homme politique intéressé par la religion chrétienne, ses doctrines, sa conception du monde et de l’au-delà ; un croyant qui critique ceux qui n’ont pas la foi et qui place l’amour de Dieu au-dessus de tout. On découvre l’individu derrière le personnage politique. Au XIVe siècle, la pratique épistolaire, permettant d’exprimer les sentiments et les tourments de chacun, est attestée dans d’autres lignages149. C’est le cas de Leonardo Tocco, duc de Leucade et comte de Céphalonie qui écrit à la mère de son épouse, Lapa Acciaiuoli, le 28 mai 1374, pour lui expliquer non seulement ses démarches politiques en Italie, mais également son inquiétude d’avoir laissé ses enfants et son épouse dans l’île150 : « Lors de notre départ de Céphalonie, nous laissâmes la duchesse et nos enfants qui se portaient bien, et chaque jour nous attendons des nouvelles : nous vous prions de nous écrire de vos nouvelles, car nous sommes très désireux d’entendre souvent de bonnes nouvelles pour nous consoler »151.
Les lettres apparaissent comme indispensables à la connaissance des mentalités nobles moréotes. Leur quotidien, leurs angoisses, leurs sentiments ou encore leurs humeurs permettent d’éclairer différemment les structures familiales jusqu’alors évoquées en filigrane dans les sources narratives. Les lignages, perfetto amore se homo plangesse plu lo suo proprio danno que non si alletasse dello bene di quella persona que dirittamente ama. Sai que noi semo dela setta deli cristiani, la cui fide aproba la immortalitate dell’anima e la amplia misericordia divina, massime ali bene morenti. Per laquale cosa dovemo indubiamente tenere que senza alcuna comparatione mellio istia la Bartolonmea que non istava ; io per me credo a cierto que qualunque re plu beatamente vivente. E inpero se alcuna reliquia fusse in te restata di molestia per alcuna consideratione della sua morte riguardante alo tuo proprio bene, sia in tutto exulata accio que non ti ritrovi in quello grande numero di quelli que poco extimano que sia altra vita que questa, overo que la tua coscentia non te acusasse di non avere vera caritate verso quella fenmina laquale per tutte rasoni tanto dovevi amare, dolendoti plu della propria passione que aletandoti della sua beatitudine, alla quale si vole dimostrare amore e gratitudini con cerimonie e non con lamentose dimotrationi. Ne pertanto ti vollio tacere que se non fussono le sopraditte considerationi, io sarei multo plu partefice ala displicentia que levemente non si extimeria, inpero que ampliamente era la Bartolonmea dotata di laudabili condicioni gratissime allo moi judicio. Ma omnia pretereunt preter amare Deum ». 149 C’est le cas d’une lettre de Nicolò Acciaiuoli qui, revenant de Sicile très endetté, écrit à sa sœur Lapa pour se plaindre de ses difficultés. Pourtant, il lui confie également sa volonté d’organiser une réception qu’il donnera pour la Cour dans son château de Nocera à l’automne 1357 (É.-G. Léonard, op. cit., p. 295). 150 Il est surprenant de voir une relation épistolaire, autre que protocolaire, se nouer entre une dame et son gendre. Leurs lignages sont originaires d’une même région et leurs intérêts sont semblables, peut-être est-ce l’une des explications (cf. annexes, p. 614, 647). 151 « A la partita nostra di Cifalonia lassammo la duchessa, e le nostre figlie star bene, et ogni giorno ne aspettiamo novelle : Preghemovi, che ne scriviate novelle di vostro stato, che noi semo assai desiderosi d’udirne spesso buone novelle a consolatione di noi ». L’intégralité de la lettre est éditée par A. Luttrell, « Aldobrando Baroncelli in Greece : 1378-1382 », dans Orientalia Christiana Periodica, XXXVI, Rome, 1966 ; repris dans Id., Latin Greece, the Hospitallers and the Crusades 1291-1440 (VR), Londres, 1982, p. 276-277.
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chapitre iii. le lignage, un système de parenté persistant déjà étroitement unis par leurs alliances matrimoniales, voient leur cohésion renforcée par la correspondance qui sert de lien entre les différents groupes : à l’image des relations entre les Tocco et les Acciaiuoli, ou encore les Acciaiuoli et les Buondelmonti152. Malgré la dominante économique ou politique, les thèmes peuvent être parfois plus personnels au détour d’une formule toute faite. Le plus souvent, il s’agit de prendre des nouvelles des proches restés en Occident, dont les lignagers moréotes sont éloignés depuis longtemps. Au centre de ce réseau d’échanges épistolaires, les femmes occupent une place de choix car elles apprécient ce mode de correspondance. Elles servent d’intermédiaire familial pour dispenser ou recevoir des informations de leurs proches, à l’instar de Maddalena Buondelmonti, dame de Céphalonie, qui entretient toujours des relations avec ses proches restés en Italie. À travers une lettre datée du 25 mars 1393 et publiée dans Monumenta Peloponnesiaca153, son rôle de médiatrice auprès de son lignage apparaît : la régente s’emploie à décrire la situation des Acciaiuoli de Corinthe à leur parent, Donato, resté à Florence154. Le réseau épistolaire est également l’occasion de demander conseil aux proches, comme Nerio Acciaiuoli, en 1384, qui se confie à son frère Angelo à propos du mariage de sa fille155. Cette union a un objectif politique avant tout : il s’agit de se rapprocher du despotat grec de Morée en unissant Bartolomea, fille aînée de Nerio, à Théodore Paléologue, mais il est certain que cette alliance, qui se veut fédératrice, sera davantage source de litiges156. Les échanges épistolaires rythment ainsi la vie quotidienne des lignages vraisemblablement dès le XIIIe siècle, plus encore au XIVe siècle. Informer les siens, quels que soient les thèmes développés, est un acte qui apparaît anodin et qui pourtant permet à l’historien de prendre la mesure de la cohésion lignagère et d’enrichir toute une réflexion ayant pour axe l’anthropologie historique. La structure du lignage, au plus près de la réalité quotidienne, y est évoquée et permet de prendre la mesure du cadre de vie des nobles moréotes. La solidarité qui apparaît à travers les échanges de lettres semble être une continuité des pratiques italiennes en territoire moréote, toutefois elle ne suffit pas à effacer tous les contentieux. Loin s’en faut. Malgré une entente qui unit le plus souvent les lignagers, les différends peuvent prendre une tournure critique.
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A. Luttrell, « Aldobrando Baroncelli… », op. cit., p. 275-276. Mon. Peloponnesiaca, p. 231. 154 J. Chrysostomidès, « Italian Women in Greece in the late Fourteenth and early Fifteenth Centuries », dans Rivista di Studi Bizantini e Slavi, II, 1982, p. 122-127. 155 Mon. Peloponnesiaca, p. 51. 156 Le mariage est tout de même célébré au printemps ou à l’été 1384. Mais la confession orthodoxe du nouvel époux provoque les passions dans le lignage Acciaiuoli. Bartolomea est assez rapidement deshéritée par son père pour éviter une progression grecque sur le sol moréote ( J. Chrysostomidès, « Un unpublished letter of Nerio (30 october 1384) », dans Byzantina, t. VII, 1975, p. 120-122). 153
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première partie. être fier de ses racines 3. Les désaccords lignagers La cohésion des lignages se doit d’être nuancée car il existe de multiples exceptions à cette règle. En effet, de nombreuses occasions laissent éclater au grand jour les rivalités qui s’exacerbent au sein du lignage, et si la solidarité se matérialise devant un ennemi commun157, l’apaisement est un moment de réapparition des tensions, une période où refont surface les orgueils démesurés, les rivalités patrimoniales ou les querelles amoureuses entre autres. Les litiges au sein du lignage interviennent le plus communément à la suite d’une succession. En Catalogne, les convenientiæ sont des accords librement négociés sans l’intervention d’une juridiction publique ou privée dans lesquels les parties s’imposent des obligations mutuelles dont elles garantissent l’exécution, notamment lors des règlements successoraux. Ce pacte réalisé entre les lignages permet d’éviter l’intromission de l’autorité comtale dans les affaires lignagères158. Rien de tel en Morée où les Assises de Romanie règlent les problèmes successoraux159. Quant à la Navarre, la résolution des disputes revient à une procédure arbitrale, soumise à de puissants amis ; la formation et le maintien de réseaux de fidélité constituent donc un enjeu important pour défendre les terres160. En Champagne et en Bourgogne, les difficultés sont réglées par une pratique comparable : il s’agit de réaliser un compromis, acte par lequel deux parties choisissent une ou plusieurs personnes appelées arbitres pour mettre un terme à leur litige. Le rôle de l’arbitre est de s’enquérir des liens familiaux existants, des usages locaux, de la valeur des biens disputés, voire de résoudre des problèmes d’ordre testamentaire161. Cet usage n’a pas été importé sans changement en Morée car si l’arbitrage a bien lieu, il se fait dans les cours de justice au bénéfice des liges162. Dans la principauté de Morée, les lignagers n’ont pas toujours les mêmes objectifs, aussi bien militaires que politiques, et les dissensions peuvent s’installer, comme dans le cas de Stefano Zaccaria, archevêque de Patras de 1405 à 1424, frère de Centurione II, prince de Morée163. Dès le début de l’année 1408, il place ses territoires sous la juridiction de Venise contre une rente annuelle de 500 ducats, prenant ainsi au dépourvu son frère qui a besoin de liquidités. Cette entente avec la Sérénissime tranche avec la politique fraternelle qui est plutôt orientée vers une opposition systématique aux Vénitiens164. Les deux frères s’opposent donc sur les mesures à prendre, rompant ainsi avec l’entente lignagère qui, le plus souvent, pousse les parents à s’engager auprès de l’un des leurs lors
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L’efficacité du lignage prend alors toute son ampleur (cf. supra, p. 107). P. Bonnassie, op. cit., p. 281. 159 Cf. infra, p. 482. 160 J. J. Larrea, La Navarre…, op. cit., p. 467. 161 Y. Jeanclos, Arbitrage en Bourgogne et en Champagne du XIIe au XVe siècle, Dijon, 1977, p. 58-59. 162 Assises, art. 143, 144. Pour des considérations plus précises sur le rôle de ces cours, se reporter à A. Parmeggiani, Libro dele uxanze e statuti delo imperio de Romania, Spolète, 1998, p. 220. Les problèmes successoraux seront traités plus en détail ultérieurement (cf. infra, p. 493). 163 Cf. annexes, p. 649. 164 F. Thiriet, La Romanie vénitienne au Moyen Âge. Le développement et l’exploitation du domaine colonial vénitien (XIIe-XVe siècle), Paris, 1959, p. 367-369. 158
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chapitre iii. le lignage, un système de parenté persistant d’un conflit. Cependant, à la mort de l’archevêque d’origine génoise, Venise ne réussit pas à conserver son ascendant sur la cité de Patras et Centurione n’y parvient pas non plus, s’enlisant dans des luttes stériles contre les Grecs. À ce désaccord qui reste mineur, il est possible d’ajouter d’autres exemples, apparaissant dans les chroniques, pouvant aller jusqu’à une violence extrême. Le Libro de los fechos révèle ainsi un épisode peu glorieux de mésentente lignagère : « Et le comte Nicolas de Céphalonie prit congé de la princesse sa cousine et sa dame et s’en vint au despotat de l’Arta auprès de son oncle le despote Thomas ; et il laissa son frère, messire Jean, comme gouverneur du comté de Céphalonie. Et se trouvant à l’Arta avec son oncle, le despote Thomas, il lui vint à l’esprit de tuer son oncle, ce qu’il fit, et prit la seigneurie de l’Arta et prit pour femme la femme de son oncle, qui était la sœur de l’empereur Paléologue de Constantinople »165.
La famille comtale des Orsini incarne une politique familiale dépourvue de tout scrupule. En effet, ce lignage présente les seuls cas d’assassinats intra-lignagers connus en Morée en l’état actuel des sources. Nicolas, fils de Jean Orsini et héritier du comté, décide de joindre à son titre celui de despote d’Arta en assassinant son oncle Thomas166. Alors que certains nobles privilégient leur relation avec leur oncle maternel, celui-ci décide de le tuer et, en épousant sa veuve, il obtient la couronne tant souhaitée. Or ces pratiques vont se perpétuer dans la lignée : Nicolas est tué par son frère Jean II, et ce dernier périt des mains de son épouse, Anne Paléologue167. Ces trahisons successives peuvent être qualifiées par certains d’intrigues byzantines, tant il est vrai que les mariages ont renouvelé le lignage en ce sens168, toutefois cet exemple reste exceptionnel et les mésententes sont le plus souvent de simples désaccords qui ne prennent pas de telles proportions. Il convient de rappeler que la parenté intègre mais qu’elle exclut tout autant, et la plus grande punition pour un lignager déviant est de se voir évincé de cette structure sécurisée : l’individu perd de la sorte sa personnalité sociale 169. Les sources ne confirment pas de telles pratiques dans la principauté de Morée bien que les désaccords puissent sombrer dans la violence comme dans le cas des Orsini. Tuer l’un de ses colignagers s’apparente à un parricide, cependant, malgré des écarts de conduite répréhensibles, le lignage des Orsini conserve sa cohésion, du moins en apparence. Les personnages tels que Nicolas ou encore son frère passent pour être des individus particulièrement violents, mais ils savent
165 L. fechos, § 628 : « Et el comte Nichola de Chifollonia tomo licencia de la princessa su cosina et su senyora et fueffe al dispotado del Arta à su tio el dispot Thomas ; et lexo su hermano micer Johan, su gouernador del condado de Chifollonia. Et feyendo al Arta con su tio el dispot Thomas, hun dia le vino al coraçon et mato a su tio et tomo la senyoria del Arta et tomo la muller de su tio por muller, que era hermana del emperador Paliologo de Constastinoble ». 166 Thomas est le frère de sa mère, Marie Ange-Comnène (Cf. annexes, p. 641). 167 Jean II assassine son frère en 1323 et lui-même succombe en 1335 (A. Luttrell, « Vonitza in Epirus and its Lords : 1306-1377 », dans Rivista di Studi Bizantini e Neoellenici, XI, Rome, 1964 ; repris dans Id., Latin Greece…, op. cit., p. 133-134). 168 Jean Ier Orsini épouse Marie Ange-Comnène en 1292, tandis que ses fils épousent successivement la basilissa Anne Paléologue pour détenir le titre de despote. 169 C. Ghasarian, op. cit., p. 15.
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première partie. être fier de ses racines faire taire les dissidences. Quant au rôle supposé du suzerain dans de tels déchaînements de violence, il est quasi inexistant car la principauté au début du XIVe siècle est l’objet de nombreuses convoitises étrangères170. L’autorité du souverain est toute autre lorsque les Villehardouin sont à la tête de l’État au XIIIe siècle : Guillaume n’hésite pas ainsi à blâmer Geoffroy de Briel, qui a adopté une conduite amorale, toutefois grâce à l’entremise des barons, le neveu obtient rapidement le pardon princier171. Il est cependant intéressant de se demander si lors de cet épisode orageux Geoffroy de Briel est réprimandé par son oncle, répondant de ses actes devant ses colignagers, ou par son suzerain pour avoir enfreint les usages des Assises de Romanie172. Les sources ne permettent malheureusement pas de répondre à cette interrogation. Ainsi les mésententes au sein des lignages sont-elles réglées de façon différente selon la période évoquée mais aussi selon les unités familiales. Si le système féodal est fort, le suzerain se mêle des dissensions et impose son arbitrage. Mais lorsque le système vacille, la loi du plus fort s’installe et les affaires internes ne concernent plus l’État.
CONCLUSION Contrairement à l’ethnologue, la difficulté pour un historien est d’étudier les structures de la parenté avec un recul tel que les nuances s’effacent ; il convient donc de les restaurer autant que possible. Cependant, la rareté des témoignages sur le concept même de lignage incite à croiser les renseignements, à traquer les détails dans les documents de la pratique ou à remarquer les moindres mentions qui semblent intéressantes. Dans le royaume de France, le lignage nobiliaire occupe une place fort importante encore au XIIIe siècle et il en est de même dans de nombreux autres royaumes limitrophes ; ancrant ses racines auprès d’ancêtres communs, il tire sa force de l’assise patrimoniale qu’il détient et qu’il n’aura de cesse de préserver. En effet, si l’homme seul reste vulnérable dans le groupe nobiliaire qui fonde sa dignité sur le sang et l’alliance, cela le pousse à adopter une conscience lignagère qui se fortifie progressivement, ravivée par les menaces extérieures. La conception lignagère, caractérisée par des devoirs vis-à-vis de ses membres, est mise en valeur dans les foyers nobiliaires moréotes, ce qui permet de créer un réseau de parenté qui côtoie des systèmes préexistants. Les lignages sont avant tout des instruments de puissance qui s’appuient sur une solidarité leur permettant de parvenir au sommet du pouvoir, de contracter de grands mariages avec d’autres lignages leur assurant un soutien à venir, ou encore de conserver un patrimoine familial important. Le pouvoir s’identifie à ces armatures familiales verticales car l’individu seul ne peut pas triompher, il doit s’adosser à un héritage. Cette conception répond au souci de perdurer, de survivre face à l’écoulement du temps et aux difficultés du moment. Pourtant, la structure lignagère ne com170 171 172
D’après les usages de la principauté, le meurtrier doit être jugé par ses pairs (Assises, art. 6). Chr. fr., § 400 ; L. fechos, § 381 ; I. Ortega, op. cit., p. 335-336. Cf. annexes, p. 619.
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chapitre iii. le lignage, un système de parenté persistant porte pas que des atouts, elle connaît même un certain nombre de faiblesses, mais elle s’adapte aux mutations de l’environnement économique et politique en renforçant certaines de ses caractéristiques en Morée. Le lignage représente donc un jalon incontournable de la société nobiliaire moréote, lui apportant une organisation structurée, source de puissance, mais aussi parfois cause de difficultés. Son importance s’ancre également dans le temps et il en est toujours ainsi dans la Grèce contemporaine où les ethnologues ont noté l’assimilation du droit de propriété au lignage. Chacun de ses membres doit pouvoir établir sa généalogie avec précision afin d’assurer ses droits sur le patrimoine. L’importance de ce groupe de parenté va plus loin car il s’inscrit dans l’espace et dans la durée. En effet, les chercheurs ont ainsi noté le découpage de l’espace villageois toujours en vigueur au XXe siècle : chaque lignage occupe un quartier qui porte son nom, pratique dans laquelle l’influence des topolignées* est décelable173. Cette structure verticale de la parenté, bien que diachronique, n’est pas figée et devant les difficultés auxquelles ils doivent faire face, les nobles n’hésitent pas à user de différentes filiations* pouvant leur être utiles afin de perpétuer leur lignage.
173 F. Saulnier-Thiercelin, « Principes et pratiques du partage des biens. L’exemple crétois » et M. Couroucli, « Lignage, dot et héritage. Epsikepsi, Corfou », dans C. Piault (éd.), Familles et biens en Grèce et en Chypre, Paris, 1985, p. 52, 75.
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DEUXIÈME PARTIE PERPÉTUER LE LIGNAGE
CHAPITRE IV. LA CONCEPTION MORÉOTE DE LA PARENTÉ « La richesse n’est pas fondée sur la fourrure de vair [tachetée] ou de petit-gris [grise], la richesse consiste à être entouré de parents, et d’amis »1.
Le domaine d’étude de la parenté, occupé par d’autres disciplines, oblige les historiens à affûter leur vocabulaire. En effet, il s’agit d’un ensemble de relations socialement définies qui peuvent prêter à confusion, et c’est dans un souci de rigueur qu’Anita Guerreau-Jalabert délaisse le terme de famille à connotation contemporaine pour employer une terminologie plus scientifique à l’instar de consanguinité* ou alliance, vocables utilisés par les anthropologues2. Une telle justesse, certes louable, paraît difficile à suivre au regard des sources qui constituent le corpus moréote et qui ne font pas toujours preuve d’exactitude dans le vocabulaire choisi. Après avoir évoqué la structuration du lignage, sa définition, ses faiblesses et ses atouts, il convient de le replacer dans le contexte plus large de la parenté et de la filiation* car cet héritage occidental ne s’est pas implanté sans modifications dans les Balkans médiévaux : il lui a fallu s’adapter au plus vite aux nécessités contemporaines, c’est-à-dire développer des moyens permettant aux Latins installés dans la principauté de résister face aux difficultés démographiques et de rester soudés face aux agressions extérieures. Si les solidarités ont été étudiées au sein des lignages, l’organisation des structures familiales n’a pas été suffisamment mise en lumière. Il convient donc de compléter les données précédentes par des considérations plus larges portant sur la parenté ; c’est pourquoi ce chapitre se veut résolument évolutif quand le précédent optait pour le descriptif, en approfondissant l’évolution de la société nobiliaire moréote en prise avec le renouvellement de ses effectifs latins. En dépit des approximations terminologiques, il est tentant de se préoccuper des moyens mis en œuvre par les nobles moréotes au sein des filiations* afin d’immortaliser leur lignage. L’ambition principale étant de préserver un patrimoine, tous les moyens sont envisagés pour y parvenir, notamment en employant différentes filiations* et en intégrant un nombre plus important de lignagers qui renforcent la structure familiale et lui donnent davantage de puissance. Pourtant la parenté, qui est généralement vue comme un atout et un soutien pour les B. Guidot (éd.), Garin le Lorrain. Chanson de geste du XIIe siècle, Nancy, 1986, p. 164. A. Guerreau-Jalabert, « Parenté » dans J. Le Goff (éd.), Dictionnaire raisonné du Moyen Âge, Paris, 1999, p. 861.
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deuxième partie. perpétuer le lignage périodes difficiles, peut également se présenter comme une faiblesse. En effet, durant les minorités ou lors des successions, plusieurs sortes de filiations* peuvent entrer en conflit3. Pour les historiens, beaucoup de problèmes liés à la famille doivent être examinés au contact des ethnologues et de leurs méthodes, amenant ainsi à réfléchir sur des vocables couramment usités. Il convient pour cela de revenir dans un premier temps sur leurs définitions et leurs postulats avant d’évoquer les différents types de filiation* présents en Morée, que ce soit les liens biologiques, juridiques ou spirituels, pour étudier enfin les spécificités moréotes dans le domaine de la parenté.
A. LA PARENTÉ ET LA FILIATION 1. L’amalgame des définitions Il faut bien distinguer des termes tout aussi différents que filiation* et capacité d’hériter, consanguinité* et transmission des biens et des titres, lignée* et lignage. Ces vocables font l’objet de développements tout au long de notre recherche puisqu’ils sont repris dans différentes thématiques. Or, leurs interprétations ne vont pas sans compter des nuances transdisciplinaires, ce qui peut prêter à confusion. C’est donc pour clarifier nos propos que le vocabulaire doit être précisé. Les ethnologues qui étudient la parenté reconnaissent à celle-ci des caractéristiques fondamentales : c’est tout d’abord un phénomène universel, présent dans toutes les sociétés. Or chaque groupe possède sa propre parenté : les formes rencontrées sont ainsi d’une extrême variété ; enfin, la parenté forme à elle seule un système pluridimensionnel dans lequel toutes les perspectives sont étroitement liées4. Ces affirmations justifient cette étude, car les historiens pour le passé et les ethnologues pour les peuplades primitives ont un même centre d’intérêt qui porte sur les relations entretenues au sein d’un groupe. Cependant ces liens sont extrêmement divers et il y a tout autant de parentés que de groupes à étudier ; et cela d’autant plus que dans ce système de relations de nombreux aspects se juxtaposent. Lorsqu’il s’agit de décrire la parenté, les mariages, le patrimoine ou encore les successions sont interdépendants et ils se trouvent de la sorte au centre de la réflexion ; c’est cette corrélation qui permet d’aborder des perspectives très différentes au sein des lignages. Mais c’est avant tout une parenté bien spécifique par certains de ses aspects, qui se démarque de celle étudiée dans les régions d’origine des chevaliers latins. L’anthropologie, quant à elle, s’inscrit dans un type d’approche appelé « structuro-fonctionnaliste », analysant la logique interne des sociétés à travers leurs relations : alliance, résidence, appropriation de terre et transmission des
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Cf. infra, p. 493. G. Duby, J. Le Goff (éd.), Famille, parenté dans l’Occident médiéval, Actes du colloque de Paris (6-8 juin 1974), Rome, 1977, p. 35. 4
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chapitre iv. la conception moréote de la parenté biens entre autres5 . Cette démarche est similaire à celle adoptée ici, car les liens entre les lignages et leurs logiques de fonctionnement sont explicités. Le mot famille peut s’appliquer dès lors à des réalités diverses : dans un sens large, c’est l’ensemble des personnes liées entre elles par le mariage ou la filiation*, mais cela peut être aussi la succession des individus qui descendent les uns des autres – une lignée, une race, une dynastie –. Il y a également un sens restreint et plus habituel que les sociologues prennent généralement en considération. En ce sens, le mot désigne « les personnes apparentées vivant sous le même toit, et spécialement le père, la mère et les enfants »6. Si l’institution familiale est universelle, il n’en existe pourtant pas de définition rigoureuse, une typologie de ses formes à travers le temps et l’espace est donc nécessaire : il s’agit en quelque sorte de reprendre la théorie comparatiste ébauchée par Marc Bloch, tout en évitant les écueils7. Aussi intéressantes soient-elles ces quelques mises au point n’en rendent pas moins difficiles la seule utilisation du vocabulaire retenu par Anita Guerreau-Jalabert8, et en raison des sources étudiées et de l’évolution sémantique, le mot famille dans le sens de parentèle* est retenu9. Le domaine de la parenté est donc très large. Il s’agit de l’ensemble des règles qui caractérisent les unions légitimes, déterminent l’identité des enfants et définissent leurs droits. Ces prescriptions se combinent avec le mode de résidence pour établir des systèmes de parenté donnant forme aux groupes10 et les anthropologues distinguent les filiations patrilinéaires*, dans lesquelles l’individu ne se rattache qu’à la lignée de son père et les droits se transmettent de père en fils en ligne masculine ; les filiations matrilinéaires*, dans lesquelles l’individu ne se rattache qu’à la lignée maternelle, la transmission se fait alors par les femmes, de l’oncle maternel au fils de la sœur et les hommes exercent le pouvoir en tant que frère de la mère ou de la sœur ; les filiations* bilinéaires, où chaque lignée a un rôle spécifique ; enfin, les filiations indifférenciées ou cognatiques*, dans lesquelles l’individu reçoit indifféremment ses qualités et ses droits de son père ou de sa mère. C’est ce dernier système, mis en place au haut Moyen Âge, qui est celui de l’Occident médiéval. Des réflexions et des études ont été menées sur cette période et leurs résultats peuvent laisser perplexe : c’est l’image d’un univers fragmenté de la parenté qui en ressort, « formé de segments qui se hiérarchisent et s’entrecroisent pour s’adapter à la réalité sociale et politique »11. Ce 5
C. Ghasarian, Introduction à l’étude de la parenté, Paris, 1996, p. 9. F. Héritier-Augé, « Famille », dans P. Bonte, M. Izard (dir.), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, 2004, p. 273-275 ; F. Gresle (dir.), Dictionnaire des sciences humaines, Paris, 1990, p. 119. 7 A. Gieysztor, « Le comparatisme en histoire, présentation », dans H. Atsma, A. Burguière (éd.), Marc Bloch. Histoire comparée et sciences sociales, Paris, 1990, p. 257. 8 Cf. supra, p. 141. 9 C’est ainsi que le conçoit Anita Guerreau-Jalabert dans sa définition de « Famille », dans A. Vauchez (éd.), Dictionnaire encyclopédique du Moyen Âge, Paris, 1997, p. 579-580. Or ces notions sont soumises à de multiples débats entre historiens et anthropologues (D. Rheubottom, Age, marriage, and politics in fifteenth century Ragusa, Oxford, 2000, p. 51-68). 10 R. Le Jan, Famille et pouvoir dans le monde franc (VIIe-Xe siècle). Essai d’anthropologie sociale, Paris, 1995, p. 157. 11 Ibid., p. 332. 6
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deuxième partie. perpétuer le lignage résultat en demi-teinte est certainement dû au manque de sources dont souffre cette période. Souvent à tort, on applique le qualificatif de patrilinéaire* à cette société médiévale qui ne l’est pas ; la confusion provient sans doute de la prééminence des hommes sur les femmes dans les représentations familiales ou dans les transmissions patrimoniales12. Mais les travaux sur la parenté en Occident se multiplient et dressent un portrait plus complet de la famille à l’époque médiévale13. S’appuyant notamment sur l’apport anthropologique, l’Histoire enrichit sa réflexion de nouveaux postulats qui permettent d’élargir son champ de recherche ou de repenser un groupe social. C’est cette démarche qui sous-tend notre étude dont l’objectif est d’envisager les usages occidentaux avant d’évoquer les pratiques moréotes.
2. La typologie occidentale Depuis les travaux de Marc Bloch et plus récemment ceux de Georges Duby, Dominique Barthélemy, Martin Aurell ou encore Claudie Amado, la description des formations familiales apparaît comme le relais obligé d’une juste compréhension de l’univers vassalique14. Cependant, le rapprochement vassalité-parenté doit être atténué car entre parents il n’existe pas de dissymétrie comparable, ni de rétribution spécifique ou encore d’automaticité de l’aide, bien que celle-ci soit souhaitable en théorie. Il est donc intéressant de se pencher sur les types occidentaux de familles, établis par les historiens pour les lieux d’origine des conquérants, à commencer par les effectifs les plus importants du XIIIe siècle. En Champagne, la conscience généalogique dans le groupe aristocratique est forte, car il s’agit pour les nobles d’ancrer leurs racines dans le passé carolingien. Une grande famille se caractérise par la possession d’une ou plusieurs forteresses, par la mise en valeur d’origines prestigieuses et d’alliances valorisantes. Ses membres sont ainsi savamment disposés à des fins utiles : les cadets entrent dans les ordres, les aînés sont orientés vers une carrière militaire et les filles étayent des stratégies matrimoniales extensives. Plus la famille est puissante, plus son horizon s’élargit15. La conscience familiale des comtes de Champagne, par exemple, livre un système dans lequel prime une filiation indifférenciée*, à laquelle se superpose une structure patrilinéaire* pour la transmission des biens et des pouvoirs. L’ensemble reste toutefois ouverte aux apports utérins16, ce qui correspond à l’organisation familiale que l’on retrouve en Morée et que l’on va décrire au fil des chapitres. Michel Bur n’hésite pas à qualifier la fascination des nobles pour leurs origines de « pathologique » à bien des égards17, et pourtant 12
A. Guerreau-Jalabert, op. cit., p. 863-864. Notamment depuis l’intérêt de l’École des Annales pour les différents groupes sociaux (A. Burguière, « L’anthropologie et l’histoire », dans J. Le Goff (dir.), La Nouvelle Histoire, Paris, rééd. 2006 (1re éd. 1978), p. 137. 14 Cf. supra, p. 80. 15 M. Bur, La Formation du comté de Champagne (v. 950- v. 1150), Lille, 1977, p. 244, 278. 16 Id., « L’image de la parenté chez les comtes de Champagne », dans Annales E. S. C., n° 4, 1983, p. 1026. 17 Ibid., p. 1037. 13
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chapitre iv. la conception moréote de la parenté la fragilité des recherches menées et les limites de la documentation dont disposent les généalogistes invitent à la prudence. L’adage romain « partus sequitur ventrem »18 qui est le principe de la transmission de la noblesse par les mères appelé également noblesse utérine, existe en Champagne où il est formulé comme une règle de droit coutumier19. C’est cet usage qui est repris dans la principauté de Morée où la filiation* maternelle conserve un poids important, inscrivant les lignages nobles dans le droit fil des pratiques occidentales. Pour l’Italie, il est difficile d’établir un portrait type de la famille. À Venise, des spécialistes ont depuis quelques années étudié les structures qui régissent la République, notant les relations complexes qui existent entre l’État et les groupes domestiques vénitiens. En effet, les familles et les factions agissent sur les institutions : les mécanismes du pouvoir sont par nature privés et les intérêts des lignages les plus influents façonnent le gouvernement20. Cela peut être comparé au duché de l’Archipel où les familles les plus puissantes s’emparent du gouvernement et imposent leurs vues, notamment patrimoniales, en modifiant les normes successorales dans le but d’affirmer la masculinité21. Quant à la Toscane, la patrilinéarité* y est de règle à la fin du Moyen Âge22 et, à l’intérieur du lignage, la filiation* pourtant indifférenciée privilégie le lignage masculin et les hommes s’emploient à éliminer de la succession les filles qui, une fois dotées, ne peuvent plus prétendre à une quelconque part. Cet usage se retrouve dans les Assises de Romanie qui considèrent la dot* comme une partie de l’héritage, excluant ainsi la fille de toute réclamation à venir23. Or des exemples contraires existent, qui attestent certains accommodements vis-à-vis de la législation initiale24Quant aux Catalans, ils quittent leur région avec les parents les plus proches, comme l’écrit Ramon Muntaner qui relate l’expédition de ses compatriotes en Méditerranée orientale au début du XIVe siècle : « Ainsi tous embarquèrent avec leurs femmes et leurs enfants, heureux et satisfaits de messire le roi […]. Ces derniers étaient tous catalans ou aragonais et emmenaient pour la plupart avec eux leurs femmes ou leurs compagnes et leurs enfants »25.
La conception exclusivement masculine des compagnies de mercenaires semble dépassée car assez rapidement ce sont des cellules familiales complètes, légitimes ou non, qui s’embarquent pour l’Orient et constituent dans les Balkans une entité hispanique. Ce témoignage peut être complété par l’analyse d’Henri Bresc concernant les Gascons installés en Sicile à l’extrême fin du XIVe siècle et 18
« Le fruit suit le ventre ». L. Verriest, Noblesse. Chevalerie. Lignages. Condition des biens et des personnes. Seigneurie. Ministérialité. Bourgeoisie. Échevinage, Bruxelles, 1960, p. 66-87. 20 S. Chojnacki, Women and Men in Renaissance Venice. Twelve Essays on Patrician Society, BaltimoreLondres, 2000, p. 28. 21 Cf. infra, p. 246. 22 D. Herlihy, C. Klapisch-Zuber, Les Toscans et leurs familles, Paris, 1978, p. 471. 23 Assises, art. 38. 24 Cf. infra, p. 242-243. 25 R. Muntaner, Les Almogavres. L’expédition des Catalans en Orient, J.-M. Barberà (éd.), Toulouse, 2002, p. 40-41. 19
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deuxième partie. perpétuer le lignage dont certains membres s’illustrent en Morée. Si leur intégration au baronnat sicilien est notable et leurs généalogies montrent leur capacité à s’intégrer à la noblesse siculo-catalane26, ils entretiennent toujours des liens avec leur région d’origine, et concluent des alliances homogamiques*. Ainsi la parenté est-elle conçue différemment selon les provinces occidentales mais aussi selon les groupes sociaux envisagés ; chacun essayant de s’appuyer sur ce réseau de relations et d’en tirer le meilleur parti, quitte à en désavantager certains. Cette armature familiale est si importante que beaucoup d’Occidentaux, quel que soit leur lieu d’origine27, font le choix de la reconstituer en Morée. Pour entretenir une conscience et une histoire familiale, les généalogies se développent et la nouvelle définition canonique de la parenté permet aux patriciens, copiant le style de vie de la noblesse, de s’adonner à cette pratique28. C’est un instrument révélateur de la perception des liens familiaux mais pour lequel nos données font défaut. En effet, en dehors des généralités décrivant cet usage dans les foyers nobles, il n’existe pas de preuves tangibles de ces procédés en Morée ; néanmoins l’intérêt porté à la généalogie doit être notable car l’anthroponymie permet de discerner la logique suivie dans le choix des prénoms, témoignant de la sorte de la connaissance des ancêtres29. Or, la généalogie est loin d’être le reflet d’une réalité car c’est avant tout l’image que les contemporains se font d’une famille avec toutes les réalités et les fictions qu’elle comporte. Ainsi, la société reconnaît tous les liens biologiques créés par la filiation* et les alliances féminines et masculines, néanmoins à chaque génération la configuration de la parenté change pour chaque individu. Cela est particulièrement mis en valeur lors des mariages mixtes qui relèvent de stratégies politiques élaborées, mais qui ont également des répercussions sur les dénominations de la descendance*30. Pourtant quelle que soit l’étendue de la parentèle noble, fictive ou réelle, les anthropologues affirment que pour fonctionner la parenté doit être limitée. Cela revient à dire que seule une petite partie du réseau généalogique forme la parenté reconnue et opératoire pour un individu : l’absence et la distance engendrant l’« amnésie structurale ». Il convient donc de distinguer les liens biologiques des relations sociales, qui l’emportent toujours31 et cela se retrouve dans la principauté de Morée, où les nobles ont tendance à oublier, progressivement, leur parenté occidentale. Cela est vérifiable aussi bien pour les nobles originaires du royaume de France que pour les Italiens, notamment lors des successions où les membres émigrés de la famille l’emportent sur ceux restés en Occident,
26 H. Bresc, « Les Gascons en Sicile (1392-1460) », dans Corona d’Aragona in Italia (sec. XIII-XVIII), XIV Congresso di storia della Corona d’Aragona, Sassari-Alghero 19-24 maggio 1990, Sassari, 1993-1996, t. III, p. 174. 27 Beaucoup, une fois installés, font le choix de faire venir leurs proches (cf. supra, p. 37). 28 C. Klapisch-Zuber, « Les généalogies florentines du XIVe-XVe siècles », dans Le Modèle familial européen. Normes, déviances, contrôle du pouvoir, Actes des séminaires organisés par l’École Française de Rome et l’Università di Roma (1984), Rome, 1986, p. 127-128. Dans un chapitre intitulé « La mémoire généalogique », plusieurs historiens dressent un tableau de la pratique généalogique en Italie. 29 Cf. infra, p. 454. 30 Cf. infra, p. 455. 31 C. Ghasarian, op. cit., p. 16-17.
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chapitre iv. la conception moréote de la parenté même à un degré de parenté plus éloigné. L’organisation familiale s’oriente donc dans deux directions : la voie patrimoniale et la voie biologique, soulignant le fait que pour les historiens, la possession du patrimoine est tout aussi fondamentale que la filiation* pour la conscience familiale32. Une fois évoquées les nuances lexicales et régionales concernant la parenté en Occident, il convient de s’attarder sur les mutations familiales enregistrées dans la principauté de Morée au cours de ses deux siècles et demi d’existence.
3. Une évolution ? Les spécialistes de l’Europe moderne se sont attachés à retracer l’histoire de la famille qui relève globalement du domaine de la sociologie. Les anthropologues, répondant à d’autres problématiques, qualifient plutôt le phénomène avec les termes de parenté et de mariage. Or ce découpage est pénalisant car la division coutumière entre la famille des sociologues et la parenté des anthropologues n’est pas simplement une distinction de domaines académiques, elle révèle des aires d’étude très différentes. Les sociologues spécialistes des sociétés industrielles se penchent sur la famille ; les anthropologues, qui s’intéressent aux autres cultures, sur la parenté. La formule synthétique pourrait être : « La famille c’est nous, la parenté ce sont les autres », car les familles nucléaires caractérisent nos sociétés industrielles, et la parenté élargie les autres communautés33. En fait, le propos n’est pas de trancher un débat aussi complexe, mais il s’agit davantage de s’appuyer sur les différentes disciplines des sciences humaines pour décrire au mieux les structures familiales nobles de la principauté. La question d’une transformation de la famille au bas Moyen Âge est depuis longtemps au centre des discussions. Georges Duby conteste la vision simpliste d’une évolution linéaire des relations familiales, depuis une famille « large » considérée comme primitive vers un groupe où l’individu peu à peu se libère. Cependant un mouvement se dégage, conduisant des structures de parenté relativement lâches à des configurations beaucoup plus rigides : le lignage se constitue, fondé sur les progrès de l’indivision et la primauté des mâles34 au Moyen Âge classique. Au bas Moyen Âge ce genre de parenté ne s’oppose pas à la famille conjugale, il la complète car ce qui est défini, c’est le « champ dans lequel s’établissent surtout des relations bilatérales »35. Quelle que soit l’importance relative de la filiation* et de l’alliance, la famille élémentaire constitue toujours l’atome de parenté autour duquel se structurent les autres noyaux ; toutefois, elle n’exclut pas l’existence de groupements plus étendus, fondés sur un tout autre type de relation comme le lignage. Mais depuis longtemps les historiens ont démenti l’idée générale qui voulait qu’il y ait un passage progressif de la famille-souche du haut Moyen Âge à la famille nucléaire de l’Europe moderne36. 32
G. Duby, J. Le Goff (éd.), op. cit., p. 149 ; ce sujet sera traité ultérieurement (cf. infra, p. 414). J. Goody, L’Orient en Occident, Paris, 1999, p. 208-209. 34 G. Duby, J. Le Goff (éd.), op. cit., p. 10. 35 D. Barthélemy, « L’État contre le lignage », dans Médiévales, n° 10, 1986, p. 40. 36 H. Bresc, « L’Europe des villes et des campagnes (XIIIe-XVe siècle) », dans A. Burguière (éd.), L’Histoire de la famille, Paris, 1986, t. II, p. 170-171. Il en découle deux explications concurrentes : soit 33
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deuxième partie. perpétuer le lignage Néanmoins, certains historiens ont noté dans l’Italie du Nord au XVe siècle, une tendance à l’affirmation de la famille naturelle comprenant les parents et les enfants. En effet, la réforme ecclésiastique commencée au XIe siècle favorise le resserrement de la famille, en élargissant le domaine des degrés de parenté entre lesquels les mariages sont interdits37, et la conscience familiale se reflète dans les chroniques familiales, les ricordi, témoignant de l’évolution des maisonnées italiennes vers une progressive nucléarisation des foyers à la fin du Moyen Âge38. À l’image des lignages évoqués précédemment, la famille peut être également un instrument d’affirmation personnelle calculée, comme la conçoit Nicolò Acciaiuoli qui n’hésite pas à placer à de hauts postes les membres de sa famille, que ce soit à Florence ou en Morée. Dès lors, chaque action est inscrite dans une optique d’extension de pouvoir39, c’est-à-dire qu’à un moment donné, le groupe domestique place ses membres comme les pions dans un jeu d’échecs afin d’étendre son aire d’influence. Cet objectif est sensiblement différent si l’on adopte le point de vue lignager qui s’inscrit dans une perspective de durée, dépassant les limites de vie des personnes, étant donné que la finalité est alors la puissance du lignage, non celle de l’individu. Dans tous les cas, les deux objectifs ne sont pas forcément opposés et ils peuvent même se compléter. Le groupe de parenté peut donc fonctionner objectivement comme un instrument politique avant d’être utilisé avec une conscience claire de ses structures et de ses possessions. Bien que ce constat soit vérifiable pour les nobles venus d’Italie qui l’utilisent depuis fort longtemps40, des traces existent avant leur arrivée sur le sol moréote, notamment avec la famille des La Roche dont plusieurs membres occupent simultanément des fonctions importantes dans le duché d’Athènes41. Les sources narratives ou de la pratique ne permettent pas de discerner le passage d’une famille large à une famille nucléaire dans la principauté de Morée au bas Moyen Âge. En cela, cette analyse rejoint le modèle théorique décrit précédemment. En effet, les testaments, les donations et les récits accordent toujours autant de place à un cercle de parents assez large : les ascendants*, collatéraux* et descendants* conservent une position prépondérante dans les structures de parenté moréotes. Cependant, l’évolution qui est perceptible concerne le renouvellement des unités familiales qui s’opère sur le sol moréote et cela n’est pas anodin car cette dynamique a des répercussions sur les conceptions de la parenté. En effet, pour les siècles qui occupent cette analyse, une évolution des mentalités, des comportements et des usages familiaux peut être notée. Ainsi, au lendemain de la Quatrième croisade, alors que des effectifs relativement importants de Latins,
la progressive émancipation de l’être humain prenant conscience de ses droits et maîtrisant graduellement son destin, soit le contrôle toujours existant de la parenté aux mains du groupe, qui s’en sert pour accroître sa puissance. 37 H. Bresc, op. cit., p. 116-117. 38 D. Herlihy, « Family solidarity in medieval italian history » dans Economy, Society, Government in Medieval Italy, Essays in Memory of Robert L. Reynolds, Kent, 1969, p. 180-181. 39 Au centre de la compagnie toscane se trouve la famille, autour de laquelle tout s’organise (J. Favier, De l’or et des épices. Naissance de l’homme d’affaire moderne au Moyen Âge, Paris, 1987, p. 204). 40 Cf. supra, p. 115. 41 Cf. supra, p. 118.
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chapitre iv. la conception moréote de la parenté aux origines variées42, débarquent sur les côtés grecques, leur répartition en Morée n’est pas homogène. Les Francs, Champenois et Bourguignons majoritairement, s’installent en Morée et en Attique ; les Lombards et les Piémontais, quant à eux, s’implantent en Eubée et en Macédoine. Enfin, les Vénitiens sont surtout représentés en Thrace et dans l’Archipel43. Les barons latins viennent avec leurs mesnies* et forment rapidement un groupe cohérent au fort sentiment d’appartenance, mais cette communauté n’en est pas moins menacée et les malheurs du temps entraînent l’oliganthropie. La noblesse latine moréote se modifie au détriment des conquérants dès le milieu du XIIIe siècle et, dans les années 1280, il ne reste plus que quelques familles de grands feudataires qui ont participé à la conquête : les Dramelay à Chalandritsa, les Durnay à Kalavryta, les Charpigny à Vostitsa et enfin les La Roche à Damala et Athènes, ou encore les Saint-Omer à Akova44. Les autres baronnies ont perdu leurs seigneurs soit par extinction naturelle, soit par transmission de l’héritage à un autre lignage. Mais les Latins ne disparaissent pas pour autant car il y a avant tout un renouvellement, notamment après 1261 grâce à des familles provenant de l’Empire latin déchu, ou grâce aux nobles qui accompagnent les nouveaux princes moréotes : Florent de Hainaut, Philippe de Savoie ou encore Louis de Bourgogne45. Par la suite, tout l’enjeu sera de retenir ces nouveaux arrivants dans une principauté très éloignée de leur région d’origine, que ce soit après le décès de leur seigneur ou son retour en Occident. Néanmoins, une proportion non négligeable est restée, comme en témoigne la Chronique de Morée qui précise l’origine de chevaliers représentant les cadres de la principauté au début du XIVe siècle46. En ce début de siècle, les données géopolitiques changent et les effectifs italiens et hispaniques prennent proportionnellement le dessus47. Cependant, dans la principauté de Morée et malgré le renouvellement des familles, il n’y a pas d’abandon de la structure lignagère au profit de la cellule familiale élémentaire, comme certains historiens ont pu le noter dans la péninsule italienne. Les Italiens s’adaptent aux pratiques en place, accordent autant d’importance à leur cohésion, à leur succession ou à leur patrimoine que les Francs, et s’il y a une modification de la composition ethnique des lignages nobles latins de la principauté, l’évolution n’atteint pas leur fonctionnement ni leurs valeurs, ce qui permet d’évoquer les permanences qui touchent ce milieu. Un renouveau d’effectif similaire est notable dans le duché de l’Archipel. Guillaume Saint-Guillain note une évolution de la gestion familiale et il enre42
Cf. supra, p. 61. F. Thiriet, « Recherches sur le nombre de “Latins” immigrés en Romanie gréco-vénitienne aux XIIIe-XVe siècles », dans Mélanges à Ivan Dujcev, Byzance et les Slaves, étude de civilisations, Paris, 1979, p. 422-423. 44 A. Bon, La Morée franque. Recherches historiques, topographiques et archéologiques sur la principauté d’Achaïe (1205-1430), t. I, Paris, 1969, p. 160. 45 Cf. supra, p. 35. 46 Le chroniqueur note ainsi que Philippe de Savoie s’entoure d’Occidentaux et fait changer tous les châtelains. Il mentionne également la présence d’un chevalier bourguignon à la cour de Guy II à Athènes. Profitant d’une ascension sociale éclair, certains sont donc restés et ont fondé des foyers dans la principauté de Morée (Chr. fr., § 854, 889, 901). 47 A. Luttrell, « The Latins of Argos and Nauplia : 1311-1394 », dans Papers of the British School at Rome, XXXIV, Londres, 1966 ; repris dans Id., Latin Greece, the Hospitallers and the Crusades 1291-1440 (VR), Londres, 1982, p. 34. 43
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deuxième partie. perpétuer le lignage gistre une progression de la conception vénitienne du lignage dès le XIVe siècle. Paradoxalement, on peut noter que les Vénitiens qui représentaient lors de la conquête les forces principales de la colonisation des îles de l’Archipel, cèdent le pas aux XIVe et XVe siècles aux Italiens hors de la Vénétie48 : c’est ainsi que les familles Crispo, Summaripa ou Gozzadini deviennent seigneurs insulaires49. Dès lors, la succession en ligne masculine s’affirme alors que les institutions de la Grèce franque s’affaiblissent50, et la nouvelle organisation familiale des seigneuries insulaires est la marque d’une transformation profonde. Le renouvellement des effectifs dans la principauté de Morée est notable, que ce soit sur le continent ou dans l’Archipel, et bien que les nouveaux effectifs adoptent la conception de la parenté développée en Morée, ce phénomène démographique annonce quelques adaptations des structures familiales. Si cette évolution ne laisse guère de place au doute, il convient d’approfondir certains aspects jusque-là ignorés, à l’instar des anthropologues qui font la distinction entre la parenté et la filiation*, différences qu’il convient de réaffirmer. Si la parenté a été abordée précédemment, la filiation* reste le principe gouvernant la transmission de la parenté, pour autant elle ne correspond pas exactement à la consanguinité*51 car elle est plus large.
B. LA CLASSIFICATION DES DESCENDANCES 1. La filiation naturelle Pour les anthropologues, la filiation* biologique est un concept à manier avec beaucoup de circonspection. Elle peut exister d’une certaine manière dans les lignages où l’idée de consanguinité*, donc d’une transmission par le sang, est présente. Cependant, ce qui compte dans la filiation* c’est avant tout ce qui est
48
Cf. supra, p. 61. B.-J. Slot, Archipelagus Turbatus. Les Cyclades entre colonisation latine et occupation ottomane (15001718), Istanbul, 1982, p. 37. 50 G. Saint-Guillain, Archipel des seigneurs. Pouvoir, société et insularité dans les Cyclades à l’époque de la domination latine (XIIIe- XVe siècle), Thèse de doctorat Université Paris I, 2003, p. 414-415. 51 Les différences entre la filiation et la parenté peuvent être schématiquement reprises dans un tableau : 49
PARENTÉ
FILIATION
Est définie en référence à un individu : Ego.
Est définie en référence à un ancêtre masculin ou féminin. Est universellement importante. Est culturellement reconnue uniquement dans certaines sociétés. Les relations de parenté sont relatives et Le statut de filiation est en un sens absolu : on est ou on n’est pas membre d’un groupe particucontextuelles : on est le fils de, le neveu de... lier. seulement en relation avec une personne particulière. Est normalement bilatérale du point de vue Connecte Ego (à travers une relation à un ancêtre d’Ego. commun) seulement à un ensemble précis d’individus et de parents.
C. Ghasarian, op. cit., p. 72.
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chapitre iv. la conception moréote de la parenté socialement et exclusivement reconnu : de nombreuses sociétés reconnaissent comme membres de leur groupe de parenté des individus qui, biologiquement, ne le sont pas comme les adoptés ; et par ailleurs elles excluent des individus qui ont un lien biologique, comme les enfants illégitimes. Ainsi, la filiation* peut être définie comme un fait social reposant sur un certain nombre de règles et une idéologie qui a pour fonction essentielle de renforcer la cohésion du groupe. Dans ce cas de figure, la filiation* naturelle apparaît comme une éventualité intéressante car elle est plus ou moins bien acceptée. Étant donné que la descendance légitime est abordée dans le chapitre précédent à travers les lignages et dans la rubrique suivante au sujet des minorités, il convient d’évoquer ici les enfants illégitimes qui occupent une place bien particulière au sein de la parenté et dont l’apparition dans les sources coïncide avec le renouvellement des effectifs nobles moréotes. La reconnaissance des bâtards est un sujet débattu depuis l’Antiquité et lorsque la stérilité de l’épouse est présumée, l’une des solutions pour y remédier est de légitimer les enfants naturels52. Cette question intéresse également les théoriciens qui remarquent que la qualité de bâtard n’est pas infamante en soi, à l’instar de saint Augustin qui rappelle que toute semence est la créature de Dieu. Dans le monde occidental médiéval, le mariage tardif des garçons et le célibat de certains expliquent, entre autres, que les relations sentimentales ne vont pas toujours de pair avec des rapports familiaux solides. Si la sexualité prématrimoniale peut évoluer en concubinat durable, il n’est pas rare de trouver la mention d’enfants illégitimes dans les testaments masculins. Partout en Occident cette pratique est attestée53. Dans le royaume de France, les bâtards vont être les victimes de la politique ecclésiastique visant à imposer le mariage à partir du XIe siècle. La noblesse tarde, il est vrai, à sacrifier l’intérêt de ses lignages aux exigences de l’Église, refusant de se priver des forces vives que peuvent représenter les rejetons naturels. Elle parvient d’ailleurs à imposer aux XIVe et XVe siècles ses bâtards à une société française réticente54, certains n’hésitant pas à afficher avec fierté leur bâtardise arrivant même à se faire accepter au foyer de l’épouse légitime. En droit cependant, l’enfant naturel socialement déchu ne peut pas hériter : il est exclu de la famille. Cette condition peut être tempérée par les faveurs royales et, à ce titre, les bâtards des maisons nobles sont à part car leur statut n’est pas remis en question55 : en Bourgogne, par exemple, ils sont exclus de l’héritage sauf en cas de grâce56. 52 M. Nassiet, « Parenté et successions dynastiques aux XIVe et XVe siècles », dans Annales E. S. C., n° 3, mai-juin 1995, p. 621. 53 H. Bresc, « L’Europe des villes… », op. cit., p. 197. 54 F. Autrand, « Naissance illégitime et service de l’État : les enfants naturels dans le milieu de robe parisien XIVe-XVe siècles », dans Revue Historique, n° 542, avr.-juin 1982, p. 303 ; J. Heers, Le Clan familial au Moyen Âge, Paris, rééd. 1993 (1re éd. 1974), p. 82-83. 55 H. Régnault, La Condition juridique du bâtard au Moyen Âge, Caen, 1922, p. 2-3, 33. Dans le royaume de France, les enfants illégitimes semblent progressivement tomber en défaveur, jusqu’au XVe siècle où leur situation se détériore sérieusement. Pourtant, il faut différencier les bâtards de grande noblesse qui sont considérés comme nobles, des autres dont les situations sont plus difficiles à cerner car, selon les pays, ils sont atteints de déchéances diverses. 56 M. Petitjean, M.-L. Marchand, J. Metman, Le Coutumier bourguignon glosé, (fin du XIVe siècle), Paris, 1982, p. 201.
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deuxième partie. perpétuer le lignage En Espagne, il existe une attitude bienveillante envers les enfants naturels. Pour la noblesse foncière, la nécessité est grande de trouver un successeur préservant l’intégrité du patrimoine familial et la stratégie visant à reconnaître un fils illégitime est davantage employée dans la péninsule que l’adoption, car les liens du sang priment sur les autres. De la sorte, la tolérance est plus grande envers un bâtard qu’envers un étranger57. Marie-Claude Gerbet, qui a travaillé sur les noblesses espagnoles, a remarqué que l’illégitimité dans l’entourage du roi de Navarre n’était pas une tare mais plutôt un instrument politique entre les mains du souverain qui marie à sa guise sa descendance illégitime58. L’historienne poursuit son tour d’horizon en notant que les enfants naturels en Aragon ne sont pas exclus de la succession, mais ils touchent néanmoins une part inférieure à celles des enfants légitimes59. Ramon Muntaner cautionne cette théorie sur l’indulgence des pratiques familiales catalanes dans son témoignage : « […] Lorsqu’ils se furent rendus maîtres de ces deux cités, ils jugèrent opportun de s’y transporter tous, avec leurs femmes, leurs enfants et leurs maîtresses […] »60.
Ainsi, les Almogavres se déplacent toujours en famille, illégitime ou pas, et dès la fin des opérations militaires, femmes et progéniture de toute sorte s’installent aux côtés des combattants. L’exemple le plus révélateur de l’intégration des bâtards au sein de la parenté aragonaise est l’ascension politique extraordinaire d’Alfonso Fadrique, bâtard de Frédéric II d’Aragon, roi de Sicile61. Nommé gouverneur du duché d’Athènes au nom de son demi-frère l’infant Manfred, il va par la suite contracter un mariage avec Marulla da Verona et s’assurer de la sorte un territoire important en Eubée62. Il associe à cette possession personnelle le titre de vicaire général du duché d’Athènes dès 1317, et de comte en 1330 en s’emparant de Salona63. Les enfants illégitimes occupent également une place de choix dans les stratégies parentales en Sicile. Henri Bresc note que la puissance militaire d’une famille dépend de ses cadets et de ses bâtards : le concubinage est ainsi pratiqué massivement, produisant de nombreux enfants naturels qui, pour les plus chanceux, sont régularisés par la monarchie ou les légats pontificaux64. « Concubi57 J. V. Garcia Marsilla, « L’adoption dans les textes juridiques espagnols », dans Médiévales, 35, 1998, p. 61. 58 M.-C. Gerbet, Les Noblesses espagnoles au Moyen Âge XIe-XVe siècle, Paris, 1994, p. 161 ; M. Narbona CÁrceles, « Famille, fidélité et loyauté : la configuration de l’Hôtel de Charles III le Noble (13871425) », dans M. Aurell (éd.), Le Médiéviste et la monographie familiale : sources, méthodes et problématiques, Turnhout, 2004, p. 291. 59 M.-C. Gerbet, op. cit., p. 67. 60 R. Muntaner, op. cit., p. 89. 61 Il devient capitaine de la Compagnie catalane (Dipl. Orient catalanà, CIX, p. 132-134) ; R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », dans Byzantina et Franco-Graeca, Rome, 1978, p. 188 ; R. Muntaner, op. cit., p. 153. 62 D. Jacoby, « Catalans, Turcs et Vénitiens en Romanie (1305-1332) : un nouveau témoignage de Marino Sanudo Torsello », dans Studi Medievali, 3e sér., XV, 1974 ; repris dans Id., Recherches sur la Méditerranée orientale du XIIe au XVe siècle. Peuples, sociétés et économie (VR), Londres, 1979, p. 235-244. 63 R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 188-190. 64 H. Bresc, Un Monde méditerranéen. Économie et société en Sicile 1300-1450, Rome, 1986, p. 673, 700.
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chapitre iv. la conception moréote de la parenté nage et bâtardise sont massivement considérés comme une parenté et une parenté également « honnête » et respectée, mais sans honneur »65 ; c’est pour cette raison que l’héritage, qui évince les filles, n’exclut pas les bâtards66. En outre, l’historien note que les lignages gascons installés en Sicile à la fin du XIVe et au début du XVe siècle, sont avant tout constitués de cadets et de bâtards aventureux67, composition que l’on retrouve de l’autre côté de l’Adriatique. Il en est de même dans le royaume de Naples où l’assimilation des enfants naturels se fait même au plus haut niveau de l’État avec la reconnaissance par les nobles du bâtard du roi. C’est ainsi qu’Alphonse V, en échange de la juridiction foncière de la noblesse, impose son fils naturel, Ferrante, comme son successeur en 145868. En ce qui concerne la Toscane, les conclusions de Thomas Kuehn, qui a travaillé sur l’illégitimité à Florence, sont sensiblement différentes. L’historien remarque que les bâtards se tiennent en marge de la famille ; néanmoins au XVe siècle, ces enfants illégitimes peuvent voir leur sort amélioré par la pratique de la légitimation qui est étroitement liée aux stratégies successorales de la noblesse, dans laquelle héritage rime avec pouvoir, honneur et nom. Si certains bâtards de l’élite s’affichent ouvertement comme tels, ils représentent un faible pourcentage de complète assimilation car l’honneur reste au centre des préoccupations des familles nobles, et seul le statut paternel suffit à effacer la honte69. Cela n’est pas forcément le cas dans le milieu des hommes d’affaires italiens, celui des Acciaiuoli et des Buondelmonti, où le concubinage apparaît comme le corollaire des migrations qui y sont pratiquées. L’ambiguïté cependant plane sur le statut des bâtards au sein de ce groupe : ils sont soit considérés comme des parents de second ordre, soit utilisés à des fins matrimoniales70. Marino Sanudo se fait d’ailleurs le porte-parole des gentilshommes vénitiens qui regardent avec méfiance la légitimation en grand nombre de bâtards d’origine noble71. Quant aux enfants naturels génois, ils sont tout aussi nombreux et figurent dans les actes notariés, notamment pour des procédures de légitimation 72. Enfin, ce rapide tour d’horizon méditerranéen s’achève en Méditerranée orientale. Dans le royaume de Chypre tout d’abord où la qualité de bâtard n’est pas réellement infamante puisqu’un enfant illégitime peut recevoir autant qu’un enfant légitime73, et à Byzance où l’emploi d’enfants illégitimes dans les stratégies matri-
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H. Bresc, Un Monde méditerranéen. Économie et société en Sicile 1300-1450, Rome, 1986, p. 701. Ibid., p. 804. 67 H. Bresc, « Les Gascons en Sicile … », op. cit., p. 169. 68 É. Bournazel, op. cit., p. 255. 69 T. Kuehn, Illegitimacy in Renaissance Florence, Michigan, 2002, p. 5-25 ; C. Klapisch-Zuber avait lancé une piste de recherche dès 1986 dans son article « Les généalogies florentines… », op. cit., p. 101-131. Elle y notait la réprobation des généalogistes devant cette pratique courante dans la cité. 70 J. Hayez, « Migrations et stratégies familiales », dans Médiévales, n° 19, 1990, p. 43-44. Les sources n’attribuent pas d’enfants illégitimes à Nicolò Acciaiuoli, mais il est intéressant de noter qu’il choisit l’adoption pour renforcer son lignage. 71 S. Chojnacki, op. cit., p. 65. 72 G. Airaldi, « …Bastardos, spurios, manzares, naturales, incestuosos », dans Id., Studi e documenti su Genova e l’Oltremare, Gênes, 1974, p. 317 et suiv. 73 Il s’agit d’une règle énoncée dans le Livre des Bourgeois (N. Coureas, Assizes of the Lusignan Kingdom of Cyprus, Nicosie, 2002, p. 149-150). 66
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deuxième partie. perpétuer le lignage moniales est également un recours74. Il apparaît ainsi que les enfants illégitimes, inévitables dans les sociétés médiévales méditerranéennes, soient plus ou moins bien considérés selon leurs ascendants*, selon l’importance de leur famille ou encore selon les services qu’ils peuvent rendre. Fort de ces constatations touchant les régions d’origine des nobles composant les cadres de la principauté de Morée, il est aisé de relever également plusieurs cas de bâtardise dans les sources. Mais ces quelques occurrences sont tardives pour la plupart et concernent exclusivement des lignages d’origine italienne, grecque ou hispanique. Pour les premières générations de conquérants venant du royaume de France, les sources gardent le silence sur d’éventuels rejetons illégitimes75 ; en revanche, le renouvellement de la population est tel, avec l’arrivée d’Italiens et de Catalans en grand nombre, qu’une évolution se dessine et laisse apparaître des bâtards nobles intégrés à leurs familles76. Les chroniques permettent d’appréhender ce phénomène pour les Grecs installés dans les régions limitrophes de la Morée, dont le destin est lié à celui des Latins par des alliances matrimoniales. La Chronique de Morée évoque ainsi l’illégitimité de Jean, despote d’Arta, qui lutte contre son demi-frère pour récupérer l’héritage de son père Michel II, mort en 127177. Qualifié de « Quir Thodre le bastart »78, et en dépit de qualités manifestes, il n’emporte pas le titre. Il semble que la place des enfants naturels soit déterminée juridiquement dans le despotat de Morée, car lorsque Théodore Ier Paléologue s’éteint sans enfant légitime, ce ne sont pas ses bâtards qui lui succèdent mais son neveu Théodore, fils de Manuel II79.
A. Laiou, Mariage, amour et parenté à Byzance aux XIe-XIIIe siècles, Paris, 1992, p. 51 ; J. Koder, « Latinoi. The image of the others according the greeks sources », dans C. A. Maltezou, P. Schreiner (éd.), Bisanzio, Venezia e il mondo franco-greco (XIIe-XVe secolo), Atti del colloquio internazionale organizzato nel centenario della nascita di Raymond-Joseph Loenertz o.p., Venezia, 1-2 dicembre 2000, Venise, 2002, p. 82-83. Doukas complète cette affirmation en révélant l’entretien à la cour de Constantinople, auprès de l’empereur, de bâtards valaques au XVe siècle (Doukas, Histoire turco-byzantine. Introduction, traduction et commentaire, J. Dayantis, Reproduction en l’état par l’Atelier National de Reproduction des Thèses de Lille, thèse de doctorat, Université Montpellier III, 2004, p. 157 ; Doukas, Decline and Fall of Byzantium to the Ottoman Turcs, H. J. Magoulias (éd.), Détroit, 1979, p. 172). 75 Il est vrai qu’aux XIIe et XIIIe siècles, l’Église a imposé sa réforme et les bâtards sont désormais exclus des successions ou de la vie familiale. Cela semble correspondre avec la mentalité des premiers conquérants du Péloponnèse (R. Carron, Enfant et parenté dans la France médiévale, Xe-XIIIe siècle, Genève, 1989, p. 139 et suiv.). 76 Comme le suggère Ramon Muntaner en décrivant les Catalans se déplaçant avec leurs femmes et leurs maîtresses (cf. supra, p. 145-146). 77 Cette illégitimité n’est pas la première dans cette famille : Nicétas Choniatès qualifie ainsi de bâtard Michel, le fils du sébastocrator Jean (R.-J. Loenertz, « Aux origines du Despotat d’Épire et de la principauté d’Achaïe », dans Byzantion, 43, 1973, p. 365). Cette illégitimité semble être une marque des despotes d’Arta qui transmettent leur titre à leurs bâtards : leur pouvoir et leur considération viennent de la filiation paternelle (P. Magdalino, « Between Romaniæ : Thessaly and Epirus in the later Middle Ages », dans Mediterranean Historical Review, n° 1, 1989 ; repris dans Id., Tradition and Transformation in Medieval Byzantium (VR), Cambridge, 1993, p. 100). 78 Chr. fr., § 214 ; « Il avait un autre fils, un bâtard » (Chr. gr., v. 3087 ; Chr. gr. (2005), p. 132). 79 L. Chalcocondyle, Historiarum demonstrationes, I. Bekker (éd.), Bonn, 1843, p. 206 ; D. A. Zakythinos, Le Despotat grec de Morée, 2 vol., Paris, 1932, p. 165 ; Mon. Peloponnesiaca, p. 411. 74
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chapitre iv. la conception moréote de la parenté Dans la région de l’Épire, les relations illégitimes ne sont pas rares entre les princes slaves, épirotes et byzantins80 : le concubinage y est considéré comme créant des droits et des devoirs. Ce genre de liaison est commun en raison des lois portant sur le mariage mais également à cause de l’instabilité de la famille conjugale81, d’ailleurs les premiers despotes d’Épire, Michel Ier et Michel II sont des descendants naturels des Anges82 et, par la suite, leurs successeurs d’origine occidentale adoptent le même genre de comportement. En effet Carlo Tocco, comte de Céphalonie, duc de Leucade et despote de Ioannina ne laisse pas de successeur légitime mais de nombreux bâtards. Ses enfants naturels sont étroitement liés au pouvoir paternel qu’ils servent : tandis que les fils représentent son bras militaire, les filles lui assurent de puissantes alliances. Ainsi, la Cronaca Tocco livre quelques précisions sur ces enfants. Le premier né bâtard est Ercole, décrit comme un fidèle soutien de son père, il épouse une fille de Sgouros Spata, despote d’Arta83. Torno est le puîné, il semble bénéficier d’une attention particulière de la part de son père : réalisant une brillante carrière militaire, il est récompensé par de nombreuses terres et il se distingue en dirigeant la flotte du despotat lors d’une bataille maritime contre les Grecs en 142784. Le troisième fils naturel de Carlo Tocco mentionné par le chroniqueur est appelé Menuno, son mariage est également orienté vers une alliance albanaise car il épouse une fille de Muriki Boua85, un chef local. Enfin, le dernier enfant identifiable est Triano qui est envoyé très jeune parmi les Turcs pour y être éduqué86. Il est remarquable que les prénoms choisis pour cette descendance masculine illégitime soient peu communs, et il ne semble pas s’agir d’emprunts ancestraux à la lignée paternelle, toutefois l’ascendance* maternelle étant inconnue, nous ne pouvons qu’énoncer une hypothèse : la lignée maternelle pourrait être latine, voire italienne car les prénoms n’ont pas de consonance grecque. Quant aux filles, elles ne bénéficient pas de la même attention de la part du chroniqueur qui ne précise pas leurs prénoms, l’essentiel étant d’en faire des objets d’alliance : l’une concrétise un accord albanais, l’autre une entente turque87. Ainsi, Carlo Tocco pratique une stratégie patrimoniale et politique, usant de ses enfants naturels comme d’enfants légitimes à des fins éminemment lignagères. Malgré leur dévouement, le seigneur latin d’Épire ne fera d’aucun d’eux son successeur, préférant adopter son neveu Leonardo III qui, en devenant son fils adoptif,
80 S. C. EstopaÑan, Bizancio y España. El legado de la basilissa Maria y de los despotas Thomas y Esaü de Joannina, Barcelone, 1943, p. 141. 81 A. Laiou, « Contribution à l’étude de l’institution familiale en Épire au XIIIe siècle », dans Id., Fontes Minores (Forschungen zur byzantinischen Rechtsgeschichte), VI, 1984, p. 295-299. 82 R.-J. Loenertz, « Aux origines du Despotat d’Épire… », op. cit., p. 363-365 ; P. Magdalino, op. cit., p. 87-88, 97 ; L. Stiernon, « Les origines du despotat d’Épire. À propos d’un livre récent », dans Revue des Études Byzantines, t. XVII, 1959, p. 114-126. 83 Cron. Tocco, v. 2636-2637 ; cf. annexes, p. 647. 84 D. A. Zakythinos, op. cit., p. 201. 85 Cron. Tocco, v. 3137-3138. 86 Ibid., v. 1955-1959. 87 L’une épouse le demi-frère de Muriki Spata, Carlo Marchesano (Cron. Tocco, v. 1123-1124), l’autre rejoint Musa-beg, l’émir turc (Cron. Tocco, v. 1915-1917) ; G. Schiro, « Il ducato di Leucade e Venezia fran il XIV e XV secolo », dans Byzantinische Forschungen, V, 1977, p. 372 ; cf. annexes, p. 647.
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deuxième partie. perpétuer le lignage échange son prénom contre celui de Carlo II88. Cela est révélateur des pratiques anthroponymiques contemporaines attestant la transmission d’un même prénom de père en fils et reflétant de la sorte la conscience dynastique. Si la dynastie des Tocco est particulièrement bien décrite, ce n’est pas le cas de nombreuses autres familles. Le plus souvent, les sources sont avares de détails et les enfants naturels qui y apparaissent ne sont connus que par leurs pères. C’est le cas d’un testament daté de 1440, dans lequel Nicolò Gozzadini confie à son épouse la tâche de marier sa fille naturelle, Mariola, qu’il a désignée comme son exécutrice testamentaire89. La génitrice reste dans l’ombre : qu’elle soit servante, dame de la noblesse ou concubine, il semble que l’enfant soit élevée chez le père. Effectivement, une fois reconnu par son géniteur, l’enfant naturel est le plus souvent entretenu à ses frais dans son foyer. Cette pratique du concubinage perdure dans la principauté de Morée car elle sert les intérêts des familles, et cette situation peut se clore avec le mariage ou bien se prolonger ainsi. C’est de la sorte que Nerio Acciaiuoli conçoit la famille. Il a deux filles de son mariage avec Agnese de Saraceni, mais aussi un fils illégitime, Antonio90. La concubine du duc d’Athènes n’est pas connue avec certitude, néanmoins la mention de la fille du chancelier d’Athènes, Maria Rendi, dans son testament, invite à cette identification91. Or, le fait qu’Antonio soit le seul descendant mâle de la lignée, associé certainement à son fort caractère, lui a permis de prendre part à la succession malgré la réprobation de ses oncles qui se voient ainsi privés du legs92. Ne se contentant pas de son héritage qu’il doit partager avec ses demi-sœurs, Antonio attaque Corinthe et Athènes93. Cet exemple permet de repérer deux comportements d’enfants illégitimes bien différents. Alors que les enfants natu88
Cf. infra, p. 469. G. Saint-Guillain, op. cit., p. 910. Le fait de laisser à son héritier la tâche de marier les filles illégitimes se retrouve dans d’autres sociétés. C’est le cas de Jacques de Baux, dans le royaume de Naples, qui demande à Louis d’Anjou de marier ses deux filles naturelles (G. Noblemaire, Histoire de la Maison des Baux, Marseille, rééd. 1976 (1re éd. 1913), p. 67). 90 Quelques confusions entachent la descendance de Nerio Acciaiuoli. À la suite des travaux et des hypothèses de Carl Hopf, Kenneth M. Setton affirme que Maria et Nerio eurent trois enfants, deux filles et un garçon (Catalan Domination of Athens 1311-1388, Cambridge, 1948, p. 167, 170-172). Il est relayé dans cette théorie par Anthony Luttrell qui exclut toute descendance légitime pour le duc d’Athènes (« Aldobrando Baroncelli in Greece : 1378-1382 », dans Id., Latin Greece…, op. cit., p. 295). Or, des travaux plus récents ont montré que les deux filles, Bartolomea et Francesca, ne sont pas désignées dans les sources comme l’est leur demi-frère. Elles semblent donc être les héritières légitimes de Nerio (Mon. Peloponnesiaca, p. 90 ; J. Chrysostomidès, « Italian women in Greece in the late Fourteenth and early Fifteenth Centuries », dans Rivista di studi bizantini e slavi, II, 1982, p. 127 ; R.-J. Loenertz, « Hospitaliers et Navarrais en Grèce (1376-1383). Régestes et documents » dans Byzantina et Franco-Graeca, Rome, 1970, p. 354). 91 Le testament comporte une mention concernant Maria Rendi : « Item volemo et ordinamo che Maria fia de Dimitri Rendi sia libera et abia tuti li beni soi mobili et stabeli là dove se trovano » (Mon. Peloponnesiaca, p. 313) ; A. Rubio I Lluch, « Une figure athénienne de l’époque de la domination catalane : Dimitri Rendi », dans Byzantion, t. II, 1925, p. 218-224. 92 Mon. Peloponnesiaca, p. 242, 289, 315, 322 ; J. Chrysostomidès, « Un unpublished letter of Nerio Acciaiuoli (30 october 1384) », dans Byzantina, t. VII, 1975, p. 117 . 93 J. Chrysostomidès, « Corinth 1394-1397 : some new facts », dans Byzantina, t. VII, 1975, p. 86 ; W. Heyd, Histoire du commerce du Levant, Amsterdam, réimp. 1983, p. 271-272 ; le contexte particulièrement agité se retrouve dans le témoignage de Nicolas de Martoni, présent dans le Péloponnèse en 1394 et 1395. Il arrive après le décès de Nerio et rend compte des querelles successorales entre 89
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chapitre iv. la conception moréote de la parenté rels de Carlo Tocco par leur dévouement et leur fidélité servent le lignage auquel ils appartiennent pleinement, la conduite d’Antonio Acciaiuoli est tout autre car il n’hésite pas à faire passer ses intérêts personnels et sa soif de reconnaissance avant la cause de ses parents, contre lesquels il entre ouvertement en lutte lors de la succession. Autre lignage, autre pratique : les sources permettent d’analyser la succession de Centurione II Zaccaria, baron d’Arcadia et dernier prince d’Achaïe (14041430). Son choix se porte sur sa fille aînée, Catherine, mariée à Thomas Paléologue, despote de Morée, qui est choisie comme héritière au détriment de son demi-frère, Jean Âsen, son fils illégitime94 qui ne va pas hésiter à bousculer la succession en s’imposant. Dans les deux lignages initialement, ce sont des filles qui ont été choisies comme héritière préférentielles mais, au-delà de la désignation de la fille, c’est avant tout le choix du gendre qui prime. Les seigneurs latins du XVe siècle ne sont donc pas opposés à une alliance orthodoxe : Nerio Acciaiuoli qui marie sa fille Bartolomea à Théodore Paléologue95 et Centurione II Zaccaria qui unit Catherine à Thomas Paléologue96, tous deux despotes de Morée, en sont les exemples. Ce sont donc des alliances hautement stratégiques qui ont toute leur importance lors des successions, excepté lorsqu’elles sont remises en cause par les remuants bâtards97. Un exemple concernant les pratiques catalanes en Morée est livré par la municipalité athénienne qui, en 1380, demande à Pierre IV d’Aragon de lui octroyer des faveurs. Les plus importantes sont d’ordre politique et militaire mais certaines conditions relèvent du domaine privé : c’est le cas de la franchise intégrale accordée à Zoé avec laquelle Roméo de Bellarbre, châtelain d’Athènes, a eu des enfants naturels98. La génitrice semble être d’origine grecque mais dans tous les cas son statut est inférieur, car il faut une faveur royale pour éviter à sa descendance d’être marquée de ce déshonneur. En effet, si les mariages avec des Grecques existent99, certains nobles préfèrent prendre des autochtones pour maîtresses et réserver leur union légitime pour un rapprochement avec un autre lignage latin100. Ceci est surtout valable lorsqu’il s’agit de prendre pour concubine une femme issue d’un milieu peu valorisant ; les considérations sont toutes autres lorsqu’on évoque une princesse grecque101. Malgré l’intérêt affiché par la société nobiliaire moréote pour ses enfants naturels, le déshonneur marque ses rejetons et il est possible de mesurer cette les beaux-frères (H. Duchêne, Le Voyage en Grèce, anthologie du Moyen Âge à l’époque contemporaine, Paris, 2003, p. 22). 94 Cf. annexes, p. 649. 95 R.-J. Loenertz, « Hospitaliers et Navarrais... », op. cit., p. 354 ; J. Chrysostomidès, « Un unpublished letter... », op. cit., p. 120-122. 96 S. Runciman, « The marriages of the sons of the emperor Manuel II », dans Rivista di studi bizantini e slavi, Bologne, t. I, 1981, p. 281. 97 Le fils naturel de Nerio, Antonio, a lui-même deux filles illégitimes (C. Ugurgieri Della Berardenga, Gli Acciaioli di Firenze nella luce dei loro tempi, Florence, 1962, p. 384). 98 R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 236. 99 Cf. infra, p. 210. 100 C’est le cas de Nerio Acciaiuoli, allié des Saraceni dont il a épousé une fille, mais qui a pour maîtresse Maria Rendi (cf. infra, p. 215). 101 Cf. infra, p. 210.
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deuxième partie. perpétuer le lignage opprobre à travers un document atypique qui rend compte de la délicate situation et du peu d’importance accordée aux enfants illégitimes lors des successions. Il s’agit d’une lettre de Nerio Acciaiuoli datée de 1384, dans laquelle le seigneur de Corinthe se défend contre les accusations de sa fratrie portant sur la captation d’héritage de son frère Bindaccio, mort en Grèce peu de temps auparavant : il y regrette que son autre frère, Donato, ait essayé de le déshériter comme s’il était un « bâtard »102. Nerio réaffirme de la sorte sa détermination à obtenir son dû103, et l’on note ici surtout la dépréciation de ce statut d’enfant illégitime dont la qualification peut être perçue comme un outrage. Il est donc évident qu’en Morée, les bâtards en dépit d’une certaine reconnaissance défient tout de même l’ordre social et moral. Leur position est jugée par certains infamante et malgré la réussite de quelques uns, le souvenir de leurs origines reste cuisant et les sources en gardent le témoignage. Cet état de fait a cependant moins d’importance dans la principauté car les préoccupations sont bien différentes de celles d’Occident : il faut lutter pour la survie d’un État latin en Romanie et la filiation* biologique permet d’apporter une solution d’appoint à l’oliganthropie, d’où l’importance particulière accordée à ces enfants illégitimes qui, pour certains, réalisent des parcours exceptionnels. Ainsi, on se rend compte que le sang est avant tout une réalité sociale et non pas seulement une substance biologique, et qu’en fonction des groupes sociaux il est plus ou moins pris en compte. Ces enfants illégitimes intéressent grandement l’anthropologie historique qui voit en eux un sujet de réflexion se rapportant à la conception du lignage et à ses limites. Peu évoqués dans les sources, certains bâtards grâce à leur ténacité et à un sens politique affirmé parviennent à s’imposer auprès des leurs, arrivant même parfois à les priver d’héritage. Il n’y a donc pas de fatalité liée au statut social dans le milieu nobiliaire moréote, car les exemples de réussite personnelle d’enfants illégitimes témoignent du contraire. Cependant, ils ne sont pas le résultat d’une union négociée entre deux familles respectables puisqu’ils représentent le statut paternel, le symbole de sa virilité et non une alliance sociale calculée. Il en va tout autrement de l’adoption, qui apparaît comme une stratégie élaborée et mûrement réfléchie.
2. La filiation juridique Il existe en anthropologie deux types de filiations* : l’engendrement et l’adoption. Ces deux modes se réfèrent à des domaines différents, hiérarchiquement articulés entre eux : la parenté charnelle et la parenté juridique, auxquelles il faut ajouter la parenté spirituelle. Ce thème de l’affiliation juridique est malaisé à étudier car les exemples sont peu nombreux, même à l’échelle du bassin méditerranéen, et les historiens ainsi que les juristes peinent à l’approfondir. Jack Goody présente l’hypothèse selon laquelle l’Église serait à l’origine de l’abandon de l’adoption en Occident104. Dès le Ve siècle, l’anthropologue souligne que Sal102 103 104
Mon. Peloponnesiaca, p. 53 : « Non credeva esser bastardo ma di poi cosi va ». J. Chrysostomidès, « Un unpublished letter... », op. cit., p. 113-114. J. Goody, La Famille en Europe, Paris, 2001, p. 23.
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chapitre iv. la conception moréote de la parenté vien, historien et apologiste chrétien, fulmine contre cette pratique car tous les biens venant de Dieu doivent revenir à l’Église. L’opposition aux pratiques antérieures est clairement affichée et elle a des répercussions dans l’avenir car en dépit de quelques exceptions, l’interdiction de l’adoption est constamment maintenue par l’Église durant les siècles suivants105. Au-delà des anthropologues, la question de l’adoption intéresse les juristes et, replacée dans son cadre chronologique, elle est étudiée par les historiens. Les conclusions qui peuvent se dégager de leurs études sont les suivantes : si cette pratique ne disparaît pas au Moyen Âge, elle devient secondaire et prend de nouvelles formes. Selon la théorie la plus répandue, l’adoption aurait disparu au haut Moyen Âge pour renaître au XVIIIe siècle, pourtant on dispose d’actes d’adoption pour la fin du Moyen Âge dans le royaume de France. En fait, la filiation* juridique se marginalise, prend des formes plus diverses que celles de l’Antiquité, mais ne disparaît pas pour autant, car elle perdure en Occident autour du bassin méditerranéen – Provence, Italie et Espagne – bien que les cas deviennent plus rares. Elle reste également présente dans l’Empire byzantin, réceptacle des pratiques romaines106. Il est hypothétique de définir les motifs de l’adoption et les lacunes des sources sont ici frappantes. Pourtant, cette filiation* est commentée dans le droit savant où elle apparaît comme une fiction de la nature. Cette comparaison provient d’Aristote pour qui « l’art imite la nature »107 : imiter la nature signifie respecter un certain ordre physique ou biologique, mais aussi obéir à des règles fixées par Celui de qui cette nature tire son origine. L’adoption est entendue comme une création du droit civil dont elle doit respecter les exigences, tout en se conformant aux règles du droit naturel déterminant l’ordre de la génération, lequel se plie aux lois du Créateur. Dans l’Empire byzantin où le droit est avant tout romain, ce précepte est respecté : il s’agit de donner des enfants à des couples qui n’en ont pas108. La même démarche est poursuivie dans les États latins d’Orient où les seigneurs sans descendance adoptent soit des étrangers, c’est le cas de Thoros adoptant Baudouin de Boulogne109, soit des filleuls comme Raymond III comte de Tripoli qui choisit pour lui succéder son filleul, le fils aîné
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J. Goody, La Famille en Europe, Paris, 2001, p. 23, 59. C.-G. Pitsakis, « L’adoption dans le droit byzantin », dans Médiévales, 35, 1998, p. 19-32 ; R. Macridès, « Substitute parents and their children in Byzantium », dans M. Corbier (éd.), Adoption et Fosterage, Paris, 1999, p. 307-317. 107 F. Roumy, « Adoptio naturam imitatur : étendue et portée d’une maxime aristotélicienne dans la pensée juridique médiévale (XIIe-XVe siècle) », dans Médiévales, 35, 1998, p. 51-60. 108 C.-G. Pitsakis, op. cit., p. 21. 109 Guibert de Nogent, « Historia », dans Recueil des Historiens des croisades, Paris, 1841-1906, Historiens occidentaux, t. IV, p. 165. Un exemple resté célèbre permet d’appréhender cette pratique de filiation juridique chez les Arméniens : Baudouin de Boulogne, croisé occidental, est ainsi adopté par Thoros, gouverneur d’Édesse à la fin du XIe siècle. L’acte correspond à une passation de pouvoir entre un homme âgé sans descendance et un jeune chevalier pétri d’ambition. L’intérêt de ce passage est de décrire néanmoins un rite byzantin lors duquel Baudouin, dépouillé, se place entre la chair et la chemise de Thoros, qui le serre contre son cœur et lui donne un baiser ; il en est de même avec son épouse. Il s’agit d’une fiction juridique visant à contenter les deux protagonistes (G. Dédéyan, Les Arméniens entre Grecs, musulmans et croisés. Étude sur les pouvoirs arméniens dans le Proche-Orient méditerranéen (1068-1150), Lisbonne, 2003, t. II, p. 1033-1034). 106
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deuxième partie. perpétuer le lignage de Bohémond III d’Antioche110. L’adoption revêt dans les États latins d’Orient, peut-être plus qu’ailleurs, la nécessité de sauvegarde patrimoniale. Face aux pressions extérieures, le choix est déterminé le plus souvent par la proximité géographique et dans la principauté de Morée, ce sont les mêmes motivations qui vont pousser certains nobles à adopter. Mais cette possibilité ne fait que compléter d’autres dispositifs vus précédemment. Si l’appréhension de cette filiation* juridique est évoquée, il faut l’envisager localement car certaines régions sont mieux pourvues en documentation, ce qui permet de décrire de façon plus complète le phénomène. En Espagne, l’existence préalable d’une progéniture n’interdit pas une éventuelle adoption, les enfants biologiques devant partager leurs droits et leurs devoirs avec les enfants adoptés111. Bien que n’étant pas originaire de cette péninsule, c’est la même démarche que l’on retrouve pour la succession de Nicolò Acciaiuoli en Morée112. Les registres des notaires de la Provence angevine présentent eux aussi des cas d’adoption et ils permettent à Roger Aubenas de dresser un état des lieux de cette pratique à l’aube des temps modernes, référence devenue un classique pour les historiens comme pour les juristes113. L’adoption par Jeanne Ire de Louis d’Anjou le 29 juin 1380 sert d’exemple, et peut caractériser une pratique finalement usitée dans tous les États angevins114. L’acte, rédigé au château de l’Œuf, précise que Louis, frère de Charles V roi de France, devient son fils, successeur et héritier. La reine, sans descendance directe, préfère adopter dans un lignage étranger afin de tisser une nouvelle alliance, mais elle prive ainsi ses collatéraux de tout espoir d’héritage et ces derniers ne tardent pas à se manifester en renversant Jeanne115. Récemment l’Italie du Nord et plus particulièrement la cité de Florence ont fait l’objet d’une étude poussée sur cette question. La documentation y est foisonnante et cela permet d’apprécier, certainement plus qu’ailleurs, les droits et
110 J. Richard, Le Comté de Tripoli sous la dynastie toulousaine (1102-1187), Paris, 1945, p. 42 ; R. Grousset, Histoire des croisades et du royaume franc de Jérusalem, 3 vol., Paris, rééd. 1991(1re éd. 1934), t. II, p. 823-824, évoque la succession de Raymond III de Tripoli. Ce vieil homme, sans descendance directe, dicte ses dernières volontés peu après le désastre d’Hâttin, en 1187. Il choisit comme successeur son filleul Raymond, aîné de Bohémond III d’Antioche. Mais ce dernier, en difficulté, préfère garder son fils auprès de lui et il envoie son cadet. L’acte de succession précise que le jeune Bohémond IV doit s’engager à rendre le comté de Tripoli si les comtes de Toulouse, collatéraux de Raymond III, désirent prendre la succession. Il se trouve que Bohémond IV hérite non seulement de Tripoli, que personne ne viendra jamais réclamer, mais aussi d’Antioche après les décès de son père et de son frère (1201). C’est un bel exemple de réussite pour un cadet non destiné à porter de tels titres. Voilà comment un acte provisoire devient définitif et entérine une ascension exceptionnelle. Bohémond IV bénéficie du système des États latins d’Orient qui ne permet pas à une succession de rester sans titulaire. 111 J. V. Garcia Marsilla, « L’adoption dans les textes juridiques espagnols du XIIIe siècle », dans Médiévales, 35, 1998, p. 63. 112 Cf. infra, p. 489. 113 R. Aubenas, Le Testament en Provence dans l’ancien droit, Aix-en-Provence, 1927, p. 700-726. 114 R.-J. Loenertz, « Hospitaliers et Navarrais… », op. cit., p. 345. 115 Charles d’Anjou-Durazzo, soutenu par Urbain VI, prend Naples et fait prisonnière la reine (A. Bon, op. cit., p. 255).
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chapitre iv. la conception moréote de la parenté les usages de l’adoption116. Christiane Klapisch-Zuber y note un abandon très net des pratiques adoptives au Moyen Âge. Les procédures romaines telles que l’adrogatio (l’adopté se place sous la potestas d’un autre) ou l’adoptio (l’adopté est transféré sous l’autorité d’un pater familias, avec l’accord du père naturel) deviennent insolites. Thomas Kuehn, quant à lui, perçoit deux conceptions dans l’adoption117 : d’un côté la stratégie légale et patrimoniale, de l’autre la stratégie affective et charitable (forme de placement auprès de nourriciers et d’éducateurs). Dans le cas moréote, seule l’adoption juridico-patrimoniale peut inciter les nobles d’origine italienne à adopter leurs neveux118 ; en étant choisis dans la parentèle, les adoptés n’ont pas à essuyer les préjugés de ceux qui n’ont aucun lien de parenté (extraneus) ni à remettre en question leur droit d’héritage. Ainsi, le préjugé culturel en faveur du sang ne doit pas être négligé car il pousse à adopter dans la parentèle ou à légitimer les enfants illégitimes. Enfin, plusieurs cas d’adoption ont été révélés en Sicile pour la fin de la période médiévale119. Cette pratique y est présentée comme un acte juridique permettant de pallier légalement l’absence d’hériter : l’enfant adopté est placé de la sorte au rang des enfants naturels et légitimes, il a donc accès à l’héritage et peut recevoir le patronyme familial. Ce panorama succinct des pratiques adoptives autour du bassin méditerranéen permet de mettre en relief les exemples notés en Morée, cependant, les cas moréotes relèvent tous des lignages d’origine italienne. Il en est ainsi du lignage des Tocco, originaire de Naples sous le gouvernement angevin et dont le premier représentant, Leonardo, chambellan de Robert de Tarente, obtient au milieu du XIVe siècle le titre de comte de Céphalonie et de Zante120 ; ou encore de la famille des Acciaiuoli, originaire de la cité de Florence, dont l’ascension sociale se fait également auprès des rois angevins de Naples121. Ces rappels géographiques ne sont pas anodins et témoignent d’une forte influence des usages juridiques de ce royaume auprès des lignages même expatriés. En ce qui concerne cet aspect des stratégies lignagères, il souffre il est vrai de lacunes documentaires car il n’y a pas d’actes juridiques attestant de telles pratiques adoptives en Morée, néanmoins les connaissances reposent sur les chroniques ou les testaments. Le premier exemple d’adoption apparaît dans le testament de Nicolò Acciaiuoli122 et il permet d’étudier un cas très particulier. En effet, l’adoptant a un fils légitime toujours en vie, mais il adopte ses neveux et sa nièce avant même 116 C. Klapisch-Zuber, « L’adoption impossible dans l’Italie de la fin du Moyen Âge », dans M. Corbier (éd.), Adoption et fosterage, Paris, 1999, p. 321-337. 117 T. Kuehn, « L’adoption à Florence à la fin du Moyen Âge », dans Médiévales, 35, 1998, p. 70-71. 118 Cf. infra, p. 488. 119 H. Bresc, B. Pasciuta, « Actes de la pratique, l’adoption en Sicile (XIVe-XVe siècles) », dans Médiévales, 35, 1998, p. 93-100. 120 J.-A. C. Buchon, Nouvelles recherches historiques sur la principauté française de Morée et ses hautes baronnies, Paris, 1845, II, p. 207. 121 S. Pollastri, « L’aristocratie napolitaine au temps des Angevins », dans N.-Y. Tonnerre, E. Verry (éd.), Les Princes angevins du XIIIe au XVe siècle. Un destin européen. Actes des journées d’étude des 15 et 16 juin 2001 organisées par l’Université d’Angers et les Archives départementales de Maine-et-Loire, Rennes 2003, p. 164. 122 Cf. infra, p. 489.
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deuxième partie. perpétuer le lignage le décès de son frère, Donato123. Le document atteste le partage fait entre ses enfants, légitimes et adoptés, et il n’y a pas de différence marquée entre eux, si ce n’est celle qui existe entre un aîné et les puînés. Le partage des terres se fait comme suit : Angelo, le fils aîné, obtient le titre héréditaire de Grand sénéchal et la seigneurie de Corinthe. Angelo le fils adoptif reçoit, quant à lui, les possessions sises en Messénie, mais il doit pour cela l’hommage à son frère. Le fils adoptif étant mort, il semble que ce soit son cadet, Lorenzo, qui hérite des terres messéniennes, mais il les tient toujours en fief d’Angelo, le fils aîné, d’après l’état des lieux dressé par Aldobrando Baroncelli124. Quant à la fille, Sismonda, Nicolò Acciaiuoli a la charge de la marier et pour cela s’engage à la doter. Dans le testament de Donato, le défunt recommande ses filles à leur oncle qui doit bien les marier125 mais il est difficile d’être plus précis à cause des lacunes des sources. Les Acciaiuoli prennent ainsi dans le système adoptif les avantages : préserver le patrimoine dans la lignée, sans l’inconvénient que représenterait l’arrivée d’un étranger. Un autre cas d’adoption est révélé par les sources moréotes. Il s’agit d’un jeune enfant, Leonardo III, qui est adopté par son oncle Carlo Tocco dépourvu de descendance légitime. Ce seigneur a concentré entre ses mains un territoire très important à l’ouest de la principauté : il porte les titres de duc de Leucade, comte de Céphalonie et de Zante, despote d’Épire, et bien qu’il ait engendré de nombreux bâtards, son union avec Francesca Acciaiuoli n’a pas été féconde. Il se prononce en faveur de son lignage en prenant son neveu comme héritier : son choix se porte ainsi vers une parenté volontaire plutôt que vers une parenté biologique qui consisterait à légitimer l’un de ses fils naturels126. Il faut certainement expliquer cette motivation par le lien étroit qui unissait Carlo à son frère Leonardo II : toujours de connivence, ils opèrent militairement ensemble et représentent une fratrie redoutable127. C’est probablement cela qui pousse Carlo à adopter tous les enfants de son frère, pas seulement son fils. Il a donc la charge de marier et de doter les filles : l’une, dont le nom n’est pas révélé, épouse en 1424 Centurione II Zaccaria128 ; et une autre, Maddalena, épouse en 1428 Constantin Paléologue, apportant en dot* Clarence et les terres des Tocco en Morée129. Les filles sont toujours des éléments importants pour les stratégies lignagères, quelle que soit leur filiation*, et dans la période troublée du début
123 É.-G. Léonard, « La nomination de Giovanni Acciaiuoli à l’archevêché de Patras, 1360 », dans Mélanges offerts à Nicolas Iorga par ses amis de France et de langue française, Paris, 1933, p. 514. L’historien construit son raisonnement à partir d’un corpus de lettres retrouvées à la bibliothèque laurentienne de Florence ; cf. annexes, p. 614. 124 J. Longnon, P. Topping, Documents sur le régime des terres dans la principauté de Morée au XIVe siècle, Paris-La Haye, 1969, p. 194-195. 125 « Parmi e chosi comando loro che debiano maritare l’Andrea e la Chaterina loro sirochie quando avrano l’età di XIII anni, e dare par ciascheduna fiorini seciento d’oro il meno, e cosi altretanti a la Sismonda, in chaso che Messer Nicola nolla maritasse egli si come io ispero e credo ch’egli fara, pero che l’a con secho e ammi chosi detto » (L. Tanfani, Nicola Acciaiuoli, Florence, 1863, p. 189). 126 Cf. supra, p. 155 ; annexes, p. 647. 127 Cron. Tocco, p. 221, 259-269. 128 Laonicos Chalcocondyle, Historiarum demonstrationes, I. Bekker (éd.), dans Corpus Scriptorum Historiae Byzantinae, Bonn, 1843, p. 207. 129 G. Sphrantzae, Chronicon, Rome, 1990, chap. XVI, p. 36-37.
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chapitre iv. la conception moréote de la parenté du XVe siècle en Morée, Carlo Tocco met à profit toute sa parentèle*, biologique ou juridique, légitime ou non, pour consolider l’assise foncière et politique de son lignage. Cette étude de l’adoption dans la principauté permet d’aboutir à quelques conclusions. Si l’adoption du neveu n’est pas rare, elle témoigne d’une logique patrimoniale faisant de lui l’héritier naturel de l’oncle sans descendance130. Dans les cas évoqués ci-dessus, elle se fait alors que l’adoptant a des enfants : cela semble permis par de nombreux juristes médiévaux131 et tend à pallier une espérance de vie courte de certains descendants*. En principe, la succession des collatéraux* n’entraîne pas la division du patrimoine, à l’image de celle des descendants* directs ; pourtant, dans la famille des Acciaiuoli, il y a une part pour chacun, bien que l’aîné ait l’ensemble territorial et les titres les plus prestigieux. Le choix se porte traditionnellement sur l’un des neveux, mais là encore on peut voir que des fratries entières peuvent être adoptées. Enfin, la logique patrimoniale nobiliaire semble favoriser l’adoption de garçons, aussi bien en Occident qu’en Morée, privilégiant ainsi la transmission à un mâle afin de « relever le nom ». Cependant, en guise de contre-exemple, il est possible d’avancer le cas de Nicolò Acciaiuoli qui adopte sa nièce Sismonda dont il devra assurer l’union. Ainsi l’imitation du prestigieux modèle romain permet-il d’assurer la stabilité des patrimoines fonciers de la noblesse, cependant dans une période où les familles nombreuses sont la règle, tous les lignages ne ressentent sans doute pas la nécessité d’y avoir recours. Pour les premières générations de nobles issus du royaume de France, les héritages problématiques existent, mais d’autres stratégies davantage conformes à la doctrine ecclésiastique sont employées, telles qu’une plus grande tolérance envers les bâtards, le choix approprié d’un gendre ou encore l’héritage qui tombe entre les mains des collatéraux. En l’absence de documents officiels peut-être faut-il penser, à la suite d’Agnès Fine, que le terme adopter est utilisé par le chroniqueur pour signifier que quelqu’un a donné ses biens à un tiers, tant transmission successorale et filiation* sont liées132. En effet, contrairement à d’autres aires géographiques, la Morée ne bénéficie pas d’actes notariés ou de diplômes nombreux. La connaissance des adoptions y est donc très limitée juridiquement et ne peut être abordée que par des témoignages indirects. Les quelques cas existants symbolisent une pratique destinée avant tout à sauvegarder l’intégrité patrimoniale des lignages et le choix de l’adoptant se porte en priorité sur les branches collatérales, évitant ainsi de confier l’avenir du lignage à un étranger. Pour les juristes de la fin du Moyen Âge, l’adoption crée une filiation* « imaginaire », un fils « fictif » qui ne peut se comparer au fils « véritable ». Sur ces bases, les juristes français des XVe et XVIe siècles n’ont eu aucune peine à construire la théorie qui allait aboutir, en France, à l’exclusion des enfants adoptifs de la succession ab intestat*133. Pourtant en Morée, les usages sont bien éloi-
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A. Fine, op. cit., p. 71. R. Aubenas, op. cit., p. 710. 132 A. Fine, « Le don d’enfant dans l’ancienne France », dans Id. (éd.), Adoptions. Ethnologie des parentés choisies, Paris, 1998, p. 67. 133 F. Roumy, op. cit., p. 59. 131
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deuxième partie. perpétuer le lignage gnés de ces considérations théoriques et il s’établit progressivement une hiérarchie entre filiation* naturelle et filiation* adoptive. À une distinction romaine d’ordre purement pratique entre parenté naturelle et parenté adoptive, se substitue une différenciation renvoyant à la valeur individuelle de chaque lien. Ainsi l’adoption, si elle peut imiter la nature, ne peut s’y substituer, d’ailleurs les cas de parenté volontaire sont tardifs. Mais ce n’est pas le seul espace où cela se produit : ce constat s’impose également en Provence où Andrée Courtemanche met en relief le parallèle entre la pratique de l’adoption et la baisse démographique134. Pourtant, les cas qu’elle a pu enregistrer pour la cité de Manosque témoignent d’une pratique restée marginale. Si l’hypothèse de la reprise de cet usage, liée à des accidents démographiques, peut être vraisemblable dans notre étude, car les exemples moréotes sont tardifs (XIVe et XVe siècles), rien ne permet néanmoins de l’affirmer. De la sorte, la parenté volontaire, plus que la parenté biologique, apporte des renseignements sur les alliances, tandis que la filiation* spirituelle, elle, représente le troisième volet de ce triptyque.
3. La filiation spirituelle Le médiéviste ne peut se contenter des liens précédemment évoqués car il existe une troisième forme de filiation*, classée par les anthropologues dans la catégorie des parentés rituelles135. En effet, le lien spirituel reste un élément de structuration de la société chrétienne à travers la généralisation du baptême et du parrainage. Initialement, cette pratique était réservée aux adultes et le parrainage était du ressort des parents ; puis durant la basse Antiquité et le haut Moyen Âge la désignation du parrain s’est progressivement faite hors des ascendants et le choix d’un homme et d’une femme à l’image du couple charnel s’est imposé au IXe siècle136. Le parrain a une fonction précise à remplir : il doit éduquer religieusement l’enfant137 ; cependant au XIIIe siècle, des considérations politiques viennent influencer ce choix et parallèlement l’Église étoffe les interdits en lien avec les protagonistes du baptême. Il en est ainsi pour Yolande, fille de Guillaume VI de Montferrat, qui a épousé l’empereur Andronic II en 1284, et qui est renommée Irène138 :
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A. Courtemanche, « Lutter contre la solitude : adoption et affiliation à Manosque au XVe siècle », dans Médiévales, n° 19, 1990, p. 37-42. Les familles sans enfant ne sont pas rares et, s’il est difficile de les estimer, il semble qu’en cette période troublée de la fin du Moyen Âge, plusieurs historiens aient noté des accidents démographiques révélateurs de la fragilité des structures parentélaires. Ainsi Michel Nassiet, étudiant la région de Périgueux aux XIVe et XVe siècles, avance la proportion de 40 % des familles sans descendant mâle. Il leur faut donc trouver d’autres solutions pour assurer la transmission de leur patrimoine (M. Nassiet, « Parenté et successions dynastiques aux XIVe et XVe siècles », dans Annales E. S. C., n° 3, Paris, 1995, p. 621-644). 135 Ils qualifient les parentés rituelles de « pseudo-parentés » (P. Bonte, M. Izard (dir.), Dictionnaire de l’ethnologie…, op. cit., p. 550 ; F. Gresle (dir.), Dictionnaire des sciences humaines, op. cit., p. 270). 136 A. Fine, Parrains, marraines. La parenté spirituelle en Europe, Paris, 1994, p. 15-16, 68. 137 Ibid., p. 17. 138 C. Diehl, Figures byzantines, Paris, 1918, p. 237.
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chapitre iv. la conception moréote de la parenté « Et par pechié et mesprison, si avoit baptisié .j. enfant qui bastars estoit de l’empereur son baron. Et quant le patriarche de Constantinople et la autre clergie grecque le sorent, si dirent a l’empereur que, puis que l’empereys sa femme avoit baptisié son enfant, si estoit devenue sa commere ; si que la loy deffendoit et commandoit que il ne deussent plus converser ne gesir ensemble charnelement » 139.
Ce témoignage de la Chronique de Morée permet de relever l’importance accordée aux interdits entre compère* et commère*. Certes, l’exemple est byzantin mais le chroniqueur semble tout à fait familier de cette situation où la tradition canonique a progressivement assimilé la parenté spirituelle à la filiation* adoptive pour justifier les interdits sexuels, alors que l’Église voit dans les parrains des sortes de parents adoptifs, et dans l’inceste spirituel un inceste entre parents140. Pourtant les historiens du droit canon sont catégoriques en affirmant que la parenté spirituelle n’imite pas la nature, car celle-ci ne fournit aucun exemple de liens de ce type141. En Sicile, la compaternité* élargit l’aire d’influence d’une famille, en intervenant dans les actions militaires ou en étant associée dans les affaires142. Il en est de même à Florence où l’on a pu relever l’exemple extrême d’une vingtaine de parrains pour le même enfant. Ainsi, les enjeux politiques et sociaux de la famille qui désire à tout prix étendre son influence143, s’imposent au détriment de la dimension spirituelle, ce qui est le cas dans la principauté de Morée. Comme pour l’adoption et l’illégitimité, les successions peuvent se faire en faveur du filleul, surtout si le parrain est dépourvu d’héritiers directs144. Dans l’Empire byzantin, les parentés volontaires attestées dans les sources prennent les aspects divers du parrainage, de l’adoption en fils ou en frère, mais toutes nécessitent un rituel qui les rapprochent de l’adoption antique145. Dans la principauté de Morée, le manque d’exemples concernant cette thématique pose un problème certain, tenant en partie à la nature des sources : les chroniqueurs passent sous silence ce genre de lien et les documents diplomatiques ne s’en soucient pas davantage. Cependant, même si aucun acte ne rend compte de cette pratique et si presque aucun témoignage ne persiste, il est évident que la filiation* spirituelle est de première importance dans cette principauté chrétienne.
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Chr. fr., § 911. Le décret de Gratien compare le parrainage à un acte d’adoption devant Dieu (J.-P. Gutton, Histoire de l’adoption en France, Paris, 1993, p. 19 ; A. Guerreau-Jalabert, « Qu’est-ce que l’adoptio dans la société chrétienne médiévale ? », dans Médiévales, 35, 1998, p. 42-46). 141 A. Fine, Parrains, marraines... op.cit., p. 35. Il s’agit de la reprise de la maxime aristotélicienne « Adoptio naturam imitatur ». 142 H. Bresc, Un Monde méditerranéen…, op. cit., p. 696. 143 A. Fine, Parrains, marraines…, op. cit., p. 130-132. À Gênes, des lois sont édictées afin d’affaiblir les familles nobles et de supprimer les occasions où s’affirment leurs clientèles. L’une d’entre elles restreint le nombre de personnes présentes lors d’un baptême, huit à douze personnes suffisent (J. Heers, Le Clan familial .., op. cit., p. 88-89). 144 A. Fine, op. cit., p. 55, 234-236. 145 É. Patlagean, « Familles et parentèles à Byzance », dans A. Burguière (éd.), Histoire de la famille, t. II, Paris, 1986, p. 216, 219. 140
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deuxième partie. perpétuer le lignage Évoquant ce sujet dans l’Empire byzantin, Évelyne Patlagean attire l’attention des historiens sur les parentés ne reposant ni sur la consanguinité* ni sur l’alliance. Elle va plus loin en précisant que la filiation* fondée sur le baptême est reconnue car elle détermine depuis le VIIe siècle certains interdits de mariages, tout en concurrençant inévitablement l’adoption. Mais l’élément capital reste son analyse du compérage impérial, pratique qui représente un lien privilégié avec une personnalité jugée importante146. Des exemples de parrainage au plus haut sommet de l’Empire existent depuis fort longtemps147 ; or l’un des seuls témoignages concernant la parenté spirituelle implique l’empereur byzantin et le prince de Morée. En effet, l’emprisonnement du prince au lendemain de la défaite de Pélagonia en 1259 se conclut entre Michel Paléologue et Guillaume de Villehardouin par le traité de Constantinople dont Georges Pachymère rappelle l’importance : « Quant au basileus […] voyant que la rançon était suffisante […] et ayant envisagé la vassalité future du [prince] franc, aussi bien que la gloire et le profit matériel que les Romains pourraient en tirer, il se décida à traiter avec lui. Il lui rend donc toute sa liberté, à lui et à ceux de ses compagnons qui avaient survécu à ce dur emprisonement, à des conditions formelles, et lui accorde tous les honneurs dus. Et leur familiarité fut telle que le basileus vint jusqu’à le faire parrain de son fils […] »148.
Ce compérage* est intéressant à plus d’un titre. Il révèle l’importance politique que peut revêtir une alliance spirituelle même si elle implique deux confessions149. L’empereur byzantin accepte dans sa parenté un prince franc qui, par ses pratiques religieuses et par son titre, ne peut éduquer religieusement son filleul. Mais est-ce vraiment le but recherché ? Au XIIIe siècle les préceptes initiaux de l’Église concernant la compaternité* ont évolué : la parenté rituelle représente ici un choix stratégique, et cela est le cas dans de nombreuses autres provinces occidentales. Cet événement exceptionnel est retracé également dans la Chronique de Morée : « L’empereur avait un jeune fils à baptiser : il demanda au prince d’entrer dans sa parenté à cette occasion […]. C’est ainsi, comme je viens de le raconter, que
146 É. Patlagean, « Les débuts d’une aristocratie byzantine et le témoignage de l’historiographie : système des noms et liens de parenté aux IXe-Xe siècles », dans M. Angold (éd.), The Byzantine Aristocracy IX to XIII Centuries, Oxford, 1984, p. 35 ; É. Patlagean, « Christianisation et parentés rituelles : le domaine de Byzance », dans Annales E. S. C., mai-juin 1978, p. 625-631. 147 L’empereur Michel III, « fils » du pape, a parrainé pour son baptême le tsar de Bulgarie Boris en 864. D’autres souverains sont ses frères (É. Patlagean, « Familles et parentèles à Byzance », op. cit., p. 222). 148 G. Pachymère, Relations historiques, A. Failler (éd.), Paris, 1984-2000, t. I, p. 77-78. 149 Cette démarche est confirmée par Doukas qui décrit la parenté spirituelle liant un prince turc à l’empereur byzantin : l’un des fils de Bayézid, retenu en otage à la cour, fit le souhait d’être converti à la religion chrétienne ; atteint de la peste, le jeune homme fut baptisé in extremis et l’empereur Manuel accepta d’être son parrain (Doukas, Histoire turco-byzantine…, op. cit., p. 77 ; Doukas, Decline and Fall…, op. cit., p. 112).
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chapitre iv. la conception moréote de la parenté commença la guerre qui opposa l’empereur et le prince, alors qu’un baptême avait fait d’eux des parents »150.
Le chroniqueur reprend ce fait et démontre les limites des liens spirituels unissant les deux souverains car malgré le compérage* les unissant, les dynamiques politique et militaire prennent le dessus151. Cela revient à montrer la fragilité de ces liens de parenté qui ne peuvent empêcher un affrontement, et finalement il en est de même de toutes les filiations* qui peuvent être balayées dès que les intérêts privés ou politiques prennent le dessus. Le chroniqueur grec arrive à la même conclusion et fait une critique amère des relations entre les Latins et les Grecs : « Ne faites jamais confiance à un Grec quoi qu’il vous promette par serment. Quand il veut et désire vous trahir, il fait de vous le parrain de son fils ou son frère de sang, il fait de vous un beau parent, mais ce n’est jamais que pour vous perdre »152.
Cette diatribe contre les Grecs, au-delà de l’emportement de l’auteur, met en valeur les limites des relations de parenté : que ce soit les alliances matrimoniales, un parrainage ou une fraternité de sang, aucun de ces liens ne pourra effacer un conflit d’intérêt. Et cela se démontre avec l’épisode du baptême du fils du basileus. Par rapport aux quelques éléments disponibles, il est difficile de définir de façon anthropologique la filiation* spirituelle. En effet, certains chercheurs ont mis en relief deux types de compérages* : intensif ou extensif, selon le choix des parrains au sein ou en dehors de la parenté ; horizontal ou vertical, selon le choix des parrains dans le même groupe social ou dans un groupe supérieur153. Mais le peu d’exemples moréotes rend délicate toute évocation d’une homogénéisation sociale par le biais du compérage*. Cela reste pourtant l’hypothèse la plus viable et cela se retrouve dans certaines sociétés154 dont sont originaires les nobles de la principauté de Morée. Ce qui semble sûr c’est l’aspect stratégique joué par ce lien spirituel, qui crée ou renforce les réseaux de relations des lignages. Le système des parentés volontaires est donc révélateur, au même titre que celui des parentés charnelles, des pratiques familiales d’une société. Cependant, ce tableau de la structure familiale du groupe nobiliaire moréote ne doit pas s’achever sans une analyse plus approfondie des éléments qui en font sa singularité.
150
Chr. gr., v. 4336-4337, 4581-4583 ; Chr. gr (2005), p. 164, 171. D. M. Nicol, Les Derniers siècles de Byzance (1261-1453), Paris, trad. 2002 (1re éd. 1972), p. 66-67. 152 Chr. gr., v. 3934-3937 ; Chr. gr. (2005), p. 154. 153 A. Fine, Parrains, marraines…, op. cit., p. 31-32. 154 C’est un phénomène que l’on retrouve à Florence, où les sources ont permis d’aboutir à ces conclusions (A. Guerreau-Jalabert, « Spiritus et Caritas. Le baptême dans la société médiévale », dans F. Héritier-augé (éd.), La Parenté spirituelle, Paris, 1995, p. 192). 151
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deuxième partie. perpétuer le lignage
C. LES PARTICULARITÉS DE LA PARENTÉ NOBILIAIRE MORÉOTE 1. L’importance des cadets Certes, l’influence occidentale est grande au sein des lignages de la principauté de Morée mais le propre de la parenté est d’être ductile. Il y a donc des spécificités qui marquent les familles nobles en lien étroit avec l’oliganthropie de cette société et les menaces extérieures, car la parenté moréote a développé un fonctionnement qui lui est propre, visant à remédier au manque d’hommes dans un État en proie aux attaques grecques. En Occident, l’historien du droit privé remarque que l’importance des puînés est en régression face à la pratique du préciput de l’aîné155. Cette dernière apparaît comme une parade à la dissolution du patrimoine familial mais le plus souvent les coutumes prévoient un partage inégal, c’est « l’aînesse relative »156. Néanmoins, cette tendance est lourde de conséquences car elle entraîne des désaccords entre les frères ; de plus, elle incite à ne permettre le mariage qu’à l’aîné ce qui peut se traduire par une extinction du lignage157. C’est pour cela que la nuptialité des cadets réapparaît au début du XIIIe siècle, période correspondant à la phase de conquête de la Morée par les chevaliers occidentaux. Cependant, l’importance de ce membre de la fratrie est relative selon les aires géographiques traitées. Dans le royaume de France, la situation des cadets est contrastée, car dans certaines régions où se met en place le parage158, leur condition devient difficile. L’aîné lors de la succession ne devient pas seigneur mais chef de lignage et il est garant de ses puînés, voire gardien des mineurs. Cette sujétion a été mal supportée par certains qui préfèrent tenter l’aventure au loin ou se révolter contre leur aîné, ce qui provoque la rupture des solidarités anciennes. En Champagne, région inspiratrice de nombreuses pratiques moréotes, les cadets occupent une bien meilleure situation car ils obtiennent une part de l’héritage, même si l’aîné est toujours avantagé159. D’ailleurs, une étude récente a permis de mettre à jour une stratégie lignagère reposant sur un cadet ; ainsi entre le XIIe et le XIVe siècle, les seigneurs d’Arzillières, suzerains de Geoffroy de Villehardouin160, n’hésitent pas à recourir aux cadets pour éviter la division de la seigneurie. Toute la fratrie s’accorde pour octroyer à un cadet les biens de l’aîné sans descendance. Rien d’exceptionnel à cela, si ce n’est que 155 Un cas particulier existe en Poitou où le cadet peut récupérer l’héritage et le faire prospérer avant de le restituer à un autre frère (C. Jeanneau, « Liens adelphes et héritage, une solution originale en Poitou aux XIe et XIIe siècles : le droit de viage ou retour », dans S. Cassagnes-Brouquet, M. Yvernaut (éd.), Frères et sœurs : liens adelphiques dans l’Occident médiéval, Turnhout, 2007, p. 95). 156 P. Ourliac, Histoire du droit privé français de l’an Mil au Code civil, Paris, 1985, p. 327. 157 R. Fossier, « L’ère féodale (XIe-XIIIe siècle) », dans A. Burguière (éd.), Histoire de la famille, t. II, Paris, 1986, p. 154-155. 158 F.-O. Touati, Vocabulaire historique du Moyen Âge (Occident, Byzance, Islam), Paris, rééd. 2000, « parage », p. 235 : l’aîné prête l’hommage au seigneur et le fief n’est pas divisé même si les puînés y vivent toujours. 159 Aspect successoral précisé ultérieurement (cf. infra, p. 479) ; P. Ourliac, op. cit., p. 327. 160 B. Hendrickx, « Quelques problèmes liés à la conquête de la Morée par les Francs », dans Byzantina, t. IV, 1972, p. 376.
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chapitre iv. la conception moréote de la parenté cette donation se fait du vivant de l’aîné et, malgré la mort assez rapide du cadet, la succession reste à son fils encore mineur, ses oncles veillant à la bonne administration des biens familiaux. Il s’agit d’un très bon exemple d’entente lignagère, certes exceptionnelle, mais qui privilégie la dévolution en ligne collatérale pour la sauvegarde du patrimoine familial161. Dans d’autres États européens, la solidarité lignagère bâtie sur les cadets est importante. Pour la Catalogne, José Enrique Ruiz Domenec a étudié leur place ; il qualifie ainsi de sous-lignages les branches provenant de cadets et note l’avantage militaire que peut constituer ce système de parenté, apportant toujours plus de guerriers, provenant du même lignage et y restant soumis162. Cet aspect n’est pas négligeable lorsque l’on repense à la solidarité et à l’entraide qu’implique l’appartenance lignagère. Dans le royaume de Naples, la situation des cadets de la famille royale est particulièrement favorable. Ainsi les lignées cadettes sont-elles bien pourvues en titres et en terres à l’instar de Philippe de Tarente ou encore Jean de Gravina. Leur place est très importante dans les domaines militaire, économique et stratégique et leur présence permet d’élargir la parentèle, pouvant servir de force d’appoint non négligeable dans les affrontements avec d’autres lignages. Dans les maisons aristocratiques, les fiefs sont concentrés entre les mains du fils aîné et les cadets entrent dans sa dépendance163, cependant nombre parmi eux ne trouvent pas leur place gratifiante puisqu’ils partent courir l’aventure au loin. Quant aux lignages siciliens au XIVe siècle, leur puissance est en étroite relation avec leur poids démographique. Ce dernier permet d’imposer une supériorité militaire sur d’autres groupes et la solidarité qui unit les cadets, les bâtards et les mercenaires représente l’un des aspects de la vie familiale noble164. L’ordre successoral repose sur la primogéniture mais il peut y avoir des exceptions qui écartent l’aîné de l’héritage. La famille noble présente donc des caractéristiques permettant de s’adapter aux contraintes ; le grand nombre d’enfants notamment est motivé par le souci d’avoir une descendance masculine afin d’exercer une pression militaire intimidante165. Pour autant, la volonté de conservation du patrimoine génère de l’amertume et des conflits, car les exclusions sont nombreuses et la solidarité est souvent un vain mot. Le grand nombre d’enfants illégitimes peut également jouer en défaveur des cadets, les privant d’une grande partie de l’héritage166. En Toscane inversement, les familles patriciennes limitent les risques de division des biens familiaux en maintenant les cadets dans un célibat prolongé167.
161
G. Bonnafous, « Les stratégies d’un lignage noble de Champagne : les seigneurs d’Arzillières de 1315 à 1337 », dans Champagne Généalogie, n° 97, 2002, p. 340-341. 162 J. E. Ruiz Domenec, « Système de parenté et théorie de l’alliance dans la société catalane (env. 1000-env. 1240) », dans Revue Historique, 1979, oct.-déc. 1979, p. 314. 163 S. Pollastri, « L’aristocratie napolitaine… », op. cit., p. 166. 164 H. Bresc, Un Monde méditerranéen…, op. cit., p. 673. 165 Ibid., p. 681. 166 Ibid., p. 697. 167 D. Herlihy, C. Klapisch-Zuber, Les Toscans et leurs familles, Paris, 1978, p. 508-509.
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deuxième partie. perpétuer le lignage Devant ce tableau assez hétérogène du statut des cadets dans les familles nobles, il est intéressant d’approfondir cette même place au sein de la société moréote. Les puînés y semblent particulièrement choyés : ils peuvent se marier, succéder de façon entière ou encore obtenir des fiefs importants comparativement aux régions d’origine. C’est le cas de Jean de La Roche, duc d’Athènes, qui établit son frère Guillaume à la tête de la seigneurie de Livadia en Béotie168. Il vaut mieux s’appuyer sur un membre de la fratrie pendant les périodes troublées, bien que cela ne soit pas un gage d’entente cordiale et l’extension territoriale du duché permet ainsi de ménager les cadets : Guillaume succède ainsi à son frère qui n’a pas d’héritier direct en 1280. David Jacoby, qui a étudié la féodalité de la principauté, relève un exemple attestant la possibilité pour les cadets d’hériter. Il s’agit de Giacomo Tzoya, dont les terres seigneuriales se trouvent dans la région de Nauplie et qui demande au Sénat vénitien l’autorisation de faire hériter l’un de ses cadets. À l’origine de cette situation, il semble y avoir un désaccord entre Giacomo et son fils aîné, Nicolò, au sujet de l’héritage de sa défunte épouse revendiqué par un fils pressé d’en découdre169. Le seigneur excédé par son comportement aurait opté pour un partage de ses biensLe duché de l’Archipel livre plusieurs cas attestant une mise en valeur des cadets au sein des familles régnantes. Guillaume Saint-Guillain met ainsi en lumière les nombreux apanages dévolus aux cadets, mais uniquement ceux qui jouissent d’une place sociale prééminente peuvent envisager d’obtenir la régence du duché170. Le droit d’aînesse se retrouve dans de nombreuses îles de l’Archipel mais, comme il est inconnu à Venise, nombre de domaines insulaires ont des dispositions particulières, avantageant parfois les cadets. La succession de Pietro Zeno est révélatrice car ce seigneur d’Andros lègue sa seigneurie à son aîné, Andrea, tout en ménageant son fils cadet, Marco, qui reçoit des biens féodaux dans la même île171. Les sources témoignent en outre du cas de Giovanni Sanudo, fils de Filippo, issu de la branche cadette de la famille ducale. Ce citoyen vénitien, habitant de Négrepont, bénéficie en 1416 d’une grâce du Grand Conseil lui conférant la charge de châtelain d’Oréos car il est chef de famille et dans le besoin172. La puissance de l’aîné des héritiers prévaut dans les sociétés occidentales et elle se retrouve d’ailleurs au sein de la noblesse moréote, nonobstant la prise en compte de tous les enfants. Certes, le lignage leur accorde la plupart du temps des biens périphériques ou de moindre valeur, mais leur statut est plus enviable que dans nombre d’autres provinces. L’intérêt du groupe réside aussi dans le souci de conserver l’unité du patrimoine familial, ce qui peut conduire à quelques tensions, cependant d’autres difficultés peuvent apparaître lorsque l’armature familiale doit gérer les biens d’un héritier en bas âge.
168 D. Jacoby, La Féodalité en Grèce médiévale. Les “Assises de Romanie” sources, application et diffusion, Paris-La Haye, 1971, p. 192. 169 D. Jacoby, La Féodalité…, op. cit., p. 316-317. L’acte est daté du 31.VIII.1389. 170 G. Saint-Guillain, op. cit., p. 356, 389-390, 410. 171 Ibid., p. 678. 172 Ibid., p. 898.
170
chapitre iv. la conception moréote de la parenté 2. L’enjeu des minorités La parenté dans la vie sociale permet de remettre sa sécurité entre les mains des apparentés*173. Les individus reçoivent leur statut et leur identité sociale de leur famille et il est difficile ou même impossible pour un enfant sans parent d’avoir une position sociale174. Le cas des nobles est néanmoins différent car même orphelins, on peut connaître leurs ascendants*. Dès l’origine, les héritiers mineurs posent des difficultés à la coutume féodale. Le recours qui est trouvé passe par une solution intermédiaire dans laquelle le jeune enfant est reconnu héritier mais le service militaire est rendu par une tierce personne175. Une coutume se fait jour, celle de choisir un membre de la parenté de l’enfant pour le remplacer à la tête du fief et lorsque le père décède précocement, ce qui n’est pas un cas isolé dans la noblesse, la famille est responsable des biens de l’enfant. Le vocabulaire différencie la situation sociale de ce dernier : le bail est la gestion des biens d’un mineur noble alors que la tutelle est la gestion des biens roturiers. Cette alternative est une division théorique car dans la réalité, les coutumiers ou les rédacteurs de chartes font souvent l’amalgame entre les deux. Quant à la source juridique que représentent les Assises de Romanie, le terme employé est avouerie. Dans le royaume de France à partir du XIIIe siècle, cette pratique devient plus une charge qu’une source de profit. Le souci de protéger les enfants l’emporte sur la simple gestion des biens et la contrainte est telle que certains refusent de l’assumer. De nombreuses précautions et garanties sont demandées : comme un inventaire fait devant le seigneur, la promesse de rendre le bail* dans l’état où il était ou encore la constitution de cautions. Dans de nombreuses provinces françaises, la mère bénéficie d’un préjugé favorable pour obtenir la garde de son enfant mineur et la gestion de ses biens176, cependant lorsqu’elle décède, le lignage choisit le membre le plus proche du père ou de la mère ou des deux pour gérer les biens, car il peut y avoir deux responsables, comme en Morée177. En Champagne, par exemple, le frère aîné peut recevoir en parage tous les biens de ses cadets mais ils peuvent demander le partage. Dans ce cas, on passe devant la justice et on convie les « amis communs »178. Dans cette même province, le système de la garde seigneuriale tombe en désuétude au début du XIIIe siècle et les textes se font le reflet de la confusion des esprits à propos de termes juri173 Les anthropologues reviennent sur les assertions des historiens selon lesquelles les parents ne prodigueraient pas une affection trop grande à leurs enfants de peur de les voir mourir dès leur plus jeune âge (J. Goody, L’Orient en Occident, Paris, 1999, p. 224-225, 232). Il est vrai que le fort taux de mortalité est aussi la cause de ce nombre important d’orphelins. Quant à savoir si la peur de l’avenir influence les comportements, cela reste encore à déterminer. 174 Dans le milieu des hommes d’affaire italiens, la place des enfants mineurs n’est pas préservée : autant leur éducation est surveillée et leur vie quotidienne assurée, autant leur capital est accaparé immédiatement par les proches qui le font fructifier, sans envisager de le rendre à la majorité des héritiers (J. Favier, De l’or et des épices…op. cit., p. 388). 175 M. Bloch, op. cit., p. 286-287. 176 R. Carron, op. cit., p. 61-64. 177 Louis Fadrique en 1366 a deux tuteurs (Dipl. Orient català, CCLXXXII, p. 366-377 ; R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 213). 178 R. Carron, op. cit., p.68-75.
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deuxième partie. perpétuer le lignage diques tels que garde, bail, avouerie. L’évolution la plus notable se fait en faveur des familles auxquelles on confie volontiers la surveillance du jeune orphelin ; la garde familiale permet au plus proche parent de jouir des fiefs pendant la minorité, mais il doit assurer en échange le service militaire. Celui qui accepte possède des droits très étendus sur le patrimoine du jeune héritier et l’imprécision du système pousse aux abus. En effet, certains ne se pressent pas pour armer l’héritier chevalier ou pourvoient de façon incomplète à son éducation et à son entretien. Les dérives sont d’autant plus aisées que l’âge de la majorité n’est pas clairement fixé mais dépend des coutumes179. En Bourgogne, par exemple, le tuteur a toute latitude pour gérer les biens du mineur à qui rien ne peut être demandé, puisque un parent se charge de ses affaires180. Quant aux usages de la cour byzantine, Doukas témoigne à plusieurs reprises de la surveillance à laquelle la jeunesse doit se plier. À la cour impériale, il cite la minorité de Jean V placé sous la garde de Jean Cantacuzène, à qui son défunt père l’a confié181. D’après l’historien, la mise sous « tutelle » peut être un gage de survie pour les jeunes enfants : ainsi Mehmed confie ses enfants à l’empereur byzantin Manuel. Il précise également qu’il est habituel, en Hongrie, de confier la gestion à la mère lors d’une minorité182. Le problème des héritiers mineurs est donc commun à toutes les sociétés et finalement des solutions comparables sont adoptées afin d’y remédier. Il s’agit souvent de le confier à ses proches et de la sorte les biens ne quittent pas la structure familiale. La principauté de Morée, comme les autres sociétés, a fait des choix concernant les jeunes nobles, notamment afin de déterminer le meilleur bail* envisageable dont le choix suit les degrés de parenté. Mais ce qui est admissible sur le plan lignager n’est pas forcément conforme à l’intérêt du mineur, car parfois il peut être placé sous l’autorité d’un jeune homme inexpérimenté. Quand le bail* revient à la mère ou au frère, la gestion des biens et la garde personnelle de l’enfant vont de pair, mais il n’en est pas de même quand il s’agit d’un collatéral*. Tout au long de la période, les lignages se méfient de ces gardiens d’héritiers, des griffes desquels il faut les protéger et, afin de régler ce problème primordial et d’éviter l’affaiblissement d’une seigneurie, les Assises de Romanie légifèrent sur le sujet. Plusieurs articles reprennent des dispositions d’ordre général : « Quand meurt le lige ou un autre seigneur, de simple hommage, la mère a l’avouerie du fils ou de la fille. Et si la mère meurt avant, le père a l’avouerie. Mais si le père et la mère meurent ensemble, en ce cas, aura l’avouerie celui qui doit succéder au fief, qu’il soit seigneur de la terre ou cousin. Et il est tenu de pourvoir au vivre et au vêtement du pupille dont il est avoué »183.
P. Portejoie, L’ancien Coutumier de Champagne (XIIIe siècle), Poitiers, 1956, p. 67-71. M. Petitjean, M.-L. Marchand, J. Metman, Le Coutumier bourguignon…, op. cit., p. 147. 181 Doukas, Histoire turco-byzantine..., op. cit., p. 12 ; Doukas, Decline and Fall..., op. cit., p. 63 ; D. M. Nicol, Les Derniers siècles de Byzance…, op. cit., p. 280. 182 Doukas, Histoire turco-byzantine…, op. cit., p. 170-171 ; Doukas, Decline and Fall…, op. cit., p. 182. 183 Assises, art. 39. 179 180
172
chapitre iv. la conception moréote de la parenté Il s’agit donc de choisir le plus proche parent en degré de parenté encore vivant. Si les ascendants* directs sont morts, un collatéral* pourra succéder dans cette charge à la tête du fief. Ce parent doit s’occuper du bien-être du jeune enfant ainsi que de ses biens dans le but de les lui restituer à sa majorité. D’autres articles stipulent que l’avoué d’un pupille doit le service militaire184, que les garçons peuvent être investis à quatorze ans révolus et les filles à douze ans185 et que le mineur a le droit de disposer de ses biens meubles sans pouvoir toucher au fief jusqu’à sa majorité186. L’avoué doit également rendre le service militaire correspondant au fief à la place de l’enfant jusqu’à sa majorité et si le mineur peut disposer de certains biens, le fief, élément patrimonial central, doit rester intact. C’est certainement pour appliquer ce dernier article qu’en 1294, Florent de Hainaut prend des dispositions pour surveiller Guy II d’Athènes, dont le lourd héritage se doit d’être préservé187 : il agit ainsi en suzerain, veillant sur les biens des nobles mineurs ou des jeunes chevaliers. Le prince de Morée doit également songer à empêcher les mariages abusifs contractés lors de la garde. Ainsi en 1299, un acte enjoint à Guy II de La Roche de laisser partir Mahaut de Hainaut, fille d’Isabelle de Villehardouin : leur union est impossible tant qu’elle n’a pas emporté l’approbation du suzerain188. Il revient donc au prince de surveiller ses jeunes vassaux afin d’éviter les abus et, qu’il soit un prince résident ou un prince angevin de Naples, son intérêt se porte avant tout sur les cas les plus importants, ou du moins les sources ne gardent-elles la trace que de ceux-là. La Chronique de Morée mentionne plusieurs cas de minorités non litigieuses, à l’image d’Anne Paléologue qui assure la régence durant la minorité de son fils Thomas, futur despote d’Arta à la fin du XIIIe siècle189. De la même façon au tournant du XIVe siècle, Hugues de Brienne, époux en secondes noces de la veuve de Guillaume de La Roche, devient le tuteur de son beau-fils, Guyot, futur duc d’Athènes : « Et puis que le conte Hugue ot espousée la ducesse, si tint le ducheame et Guy de La Roche son fillastre [beau-fils] en son avoierie tant comme la duchesse vesqui. […] Et puis que Guis de La Roche ot compli son eage, si fu fais chevaliers et dux d’Atthenes appelés […] »190.
Lorsque Guy atteint sa majorité, Hugues de Brienne s’efface et le jeune duc est investi de son bien sans difficulté. Une fois majeur, le même Guy II de La Roche obtient la garde de son cousin, Jean II Ange-Comnène191, parce que « li duc estoit le plus prochain parant que li enfes [l’enfant] eust »192. Là encore, les sources ne soulèvent pas de complications en matière de gestion.
184 185 186 187 188 189 190 191 192
Assises, art. 53. Ibid, art. 85. Ibid., art.103. C. Perrat, J. Longnon, Actes relatifs à la principauté de Morée (1289-1300), Paris, 1967, p. 102. Ibid., p. 181-182. Chr. fr., § 974. Ibid., § 551 ; L. fechos, § 425 ; cf. annexes, p. 637. Chr. fr., § 873. Ibid., § 874.
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deuxième partie. perpétuer le lignage La minorité d’Érard Laskaris, quant à elle, apparaît comme un exemple particulièrement développé car le fils de Jean Laskaris Calophéros, prétendant à la principauté et ambassadeur d’Amédée de Savoie193, est encore jeune lorsqu’il devient orphelin dans la seconde moitié du XIVe siècle ; pourtant son père a veillé à assurer sa succession en accordant la direction de sa maison et l’éducation de son fils à deux de ses proches qui sont en outre ses exécuteurs testamentaires. Il demande également à son chapelain de rester auprès de son fils jusqu’à ce que celui-ci atteigne l’âge de vingt ans. Il ne s’agit nullement d’une référence à la majorité féodale, en revanche, cela témoigne d’une fidélité de Jean Lascaris Calophéros aux conceptions juridiques byzantines malgré sa vie dans la principauté de Morée194. Le jeune héritier conformément aux souhaits de son père est donc particulièrement bien encadré, l’objectif étant de s’en remettre à des gens de confiance afin de gérer de façon collégiale des biens sis dans plusieurs États. Que ce soit la mère, le beau-père ou le cousin, la parentèle* voire la mesnie*, toutes ces structures ont un rôle à jouer auprès du jeune héritier. Ce peut être un homme ou une femme, ou plusieurs personnes, du moment que les qualités jugées nécessaires sont requises. Or, si l’accord se fait sur un parent, la gestion des biens peut être remise en question et d’autres cas moins consensuels retiennent l’attention des historiens. David Jacoby et plus récemment Guillaume SaintGuillain avancent l’exemple du jeune duc Nicolò Dalle Carceri qui, avant sa majorité, fait don de l’île d’Andros à sa sœur utérine* Maria en décembre 1371, prouvant de la sorte que les Assises de Romanie ne sont plus respectées dans l’Archipel à la fin du XIVe siècle195. En effet, le jeune duc n’a pas atteint sa majorité et il ampute ainsi ses propres possessions, cédant probablement aux pressions de son beau-père Nicolò II Sanudo qui assure l’avenir de sa fille et bénéficie de cette seigneurie jusqu’à la majorité de la demoiselle, en 1384 environ196. Un autre exemple de minorité, contestée cette fois, apparaît au début du XVe siècle lors de la succession de Pierre de Saint-Supéran. En 1402, le décès du prince de Morée laisse orphelins les enfants qu’il a eus avec Marie Le Maure. Or, cette dernière est la tante de Centurione II Zaccaria197 et elle demande à son neveu de veiller sur ses enfants. En fait, le seigneur d’origine italienne va se débarrasser de ses jeunes cousins et se faire investir de la principauté par Ladislas de Naples, en 1404198. Centurione ne va pas se contenter de l’avouerie et grâce à la puissance dont il peut disposer, il va bafouer les Assises de Romanie et s’emparer par la force du titre princier. Ainsi, en dépit d’une législation drastique et d’un contrôle princier, les minorités représentent des périodes d’affaiblissement
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R.-J. Loenertz, « Hospitaliers et Navarrais… », op. cit., p. 357 ; D. A. Zakythinos, op. cit., p. 135136, 149. 194 D. Jacoby, « Jean Lascaris Calophéros, Chypre et la Morée », dans Revue des Études Byzantines, 26, 1968 ; repris dans Id., Société et démographie à Byzance et en Romanie latine (VR), Londres, 1975, p. 222223. 195 D. Jacoby, op. cit., p. 281 ; G. Saint-Guillain, op. cit., p. 923-924. 196 G. Saint-Guillain, op. cit., p. 895. 197 Marie Le Maure a une sœur, Catherine, qui a épousé Andronic Asen Zaccaria, donnant le jour à Centurione (cf. annexes, p. 638). 198 R. Grousset, op. cit., p. 529-531 ; A. Parmeggiani, « Le funzioni amninistrative del principato di Aciaia », dans Byzantinistica, Rivista di studi bizantina e slavi, I, 1999, p. 92 ; Mon. Peloponnesiaca, p. 533.
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chapitre iv. la conception moréote de la parenté des seigneuries et des abus peuvent se produire. La gestion des biens revient aux parents les plus proches et si certains se dévouent à la tâche, pour d’autres, il s’agit d’une source de profit qui leur fait perdre de vue l’intérêt du jeune héritier, voire l’intérêt du lignage. Les cas les plus contestés évoqués dans les sources se produisent lors du gouvernement de la principauté par les princes étrangers. Aux XIVe et XVe siècles, la puissance princière n’est plus la même car le territoire s’est bien réduit. De plus, lorsque le prince Zaccaria affiche ouvertement son mépris pour les coutumes moréotes, il bafoue les Assises de Romanie ; c’en est fini d’un quelconque ordre princier. Ainsi les unités familiales tendent-elles systématiquement vers davantage de puissance et de terres, et si le contrôle des héritiers mineurs est l’un des moyens trouvés, l’autre moyen de préserver les biens dans une famille ou d’étendre une influence est d’avoir recours aux collatéraux* ou aux alliés.
3. La place des collatéraux et des alliés La distinction que les ethnologues établissent entre la notion de lignage et celle de parentèle est récente pour les historiens. C’est peut-être parce que ces derniers, comme les démographes et les sociologues, s’intéressent trop exclusivement à la cellule domestique et pas assez aux systèmes de parenté ou d’alliance qui obsèdent les ethnologues199. Les anthropologues, quant à eux, définissent la parentèle comme un réseau d’apparentés orienté et défini par rapport à Ego* : les membres d’une parentèle* ne sont donc pas forcément connectés entre eux mais ils sont tous reliés à cet individu central. Dès lors, la parentèle n’est pas seulement constituée par les consanguins, elle englobe souvent les alliés, représentant ainsi un potentiel de relations comprenant généralement des individus plus ou moins éloignés, et reposant sur un principe instituant pour les cognats* des devoirs et des attentes envers Ego*. Chaque individu établit de la sorte sa propre parentèle*, pouvant changer au gré des événements200. La famille reformée existe et dans l’Europe chrétienne elle a surtout pour origine la mort de l’un des conjoints et le remariage du survivant, entraînant la naissance d’enfants du second lit. Lors de tels événements les parentèles se modifient, pourtant l’extension des familles reste relativement étroite, limitée en fait aux seuls cousins germains, car au-delà les familles élargies tendent à se scinder201. Les réseaux familiaux sont donc assez limités, bien que les regroupements plus larges puissent se réaliser dans différentes situations, notamment dans le domaine de la banque italienne où l’activité financière est d’abord une affaire de famille. De même les firmes, comme celles des Acciaiuoli ou des Buondelmonti, sont avant tout créées sur le modèle familial202. Jack Goody remet en question l’invention de la famille nucléaire par les peuples européens, car chaque société donne un
199 200 201 202
J.-L. Flandrin, Familles, parenté, maison, sexualité dans l’ancienne société, Paris, 1984, p. 10. C. Ghasarian, op. cit., p. 185-187. Cf. supra, p. 109. P. Gilli, Villes et sociétés urbaines en Italie (milieu XIIe-milieu XIVe siècle), Paris, 2005, p. 203-207.
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deuxième partie. perpétuer le lignage poids différent aux relations familiales203. Ainsi, la parenté ne se résume pas à la consanguinité, aux ascendants*, aux descendants* en ligne directe et aux collatéraux*, il faut également inclure les alliés, reliés au groupe de parenté par l’institution du mariage notamment. Ils constituent une mouvance difficilement descriptible autour du seigneur à sa cour : fidèles non unis et cadets qui forment les nourris204 du château, mais aussi les gendres et les beaux-frères, entre autres, qui partagent leur vie quotidienne. Il est intéressant de remarquer la place occupée par ces collatéraux* dans les régions occidentales d’où provient la majeure partie des chevaliers installés en Morée. En Champagne, le coutumier précise que la dévolution des biens en ligne collatérale est possible205. Il en est de même en Bourgogne, mais le cercle de parenté semble reposer uniquement sur les collatéraux les plus proches206. Les lignages génois peuvent être emblématiques de cette cohésion collatérale et Michel Balard qui a étudié la famille des Zaccaria, parents de la branche moréote, note une solidarité très poussée entre frères, neveux et cousins207. L’entraide économique tisse entre tous les membres de la parentèle des liens plus étroits que la simple solidarité familiale. En effet, les associations financières renforcent les liens préexistants208, sans compter la foule d’associés pris parmi les alliés qui finalement complètent ce vaste réseau. Quant à la Sicile, Henri Bresc a pu noter l’importance des collatéraux*, comme les beaux-frères, les oncles ou les neveux lors des successions, bien que les testaments privilégient les lignées féminines au détriment des parents paternels209. Sans déflorer le sujet des successions traité ultérieurement, il est intéressant de noter que les collatéraux* occupent une place de choix dans les successions moréotes. Ainsi, il arrive que l’oncle prime sur d’autres parents : il offre la proximité de la parenté, la connaissance de la famille et l’expérience. On veut qu’il prenne soin de ses neveux, qu’il puisse être leur éducateur en cas de minorité et il est dès lors bien placé lors des décès, se positionnant comme le candidat pouvant gérer au mieux le domaine210. C’est le cas dans le duché de l’Archipel, où l’on note une évolution réelle excluant les filles en descendance directe de l’héritage, selon un principe de masculinité : leurs sont préférés l’oncle ou le cousin211. L’intérêt du lignage passe alors par les descendants* masculins, non pas par l’apport de sang neuf provenant du mariage de l’héritière. Les successions sont souvent révélatrices des tensions qui jusque-là couvaient entre les héritiers directs et les collatéraux*. Tel est le cas pour l’héritage de Jacques Fadrique d’Aragon, détenteur de nombreuses seigneuries et qui cède
203
J. Goody, La Famille…, op. cit., p. 15. Les nutritii en latin ; J. Heers, Le Clan familial…, op. cit., p. 82. 205 P. Portejoie, op. cit., p. 47. 206 J. Bart, Recherches sur l’histoire des successions ab intestat dans le droit du duché de Bourgogne du XIIIe siècle à la fin du XVIe siècle (coutume et pratique), Paris, 1966, p. 93-104, 127. 207 M. Balard, La Romanie génoise (XIIe- début du XVe siècle), Rome, 1978, p. 525-528. 208 Ibid., p. 529. 209 H. Bresc, Un Monde méditerranéen…, op. cit., p. 694. 210 R. Carron, op. cit., p. 67. 211 G. Saint-Guillain, op. cit., p. 411-413, 419. 204
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chapitre iv. la conception moréote de la parenté en 1365-1366, devant notaire, ses biens situés en Grèce à son frère Boniface. Par la suite les contestations de son fils Louis redoublent212 et, malgré son statut de mineur, il succède à son père dans la seigneurie de Zitouni et dans la castellanie et capitanie de Sidérocastron213. En dépit du testament en faveur de l’oncle, le fils revendique la part qu’il juge légitime et l’emporte. Le fait de déshériter un fils mineur ne semble donc pas être la norme et les contestations lui permettent de recouvrer son bien. Les collatéraux* sont tout de même bien placés pour les successions dès qu’il n’y a plus de descendant* direct. Pourtant, un exemple d’exclusion des collatéraux dans l’île de Négrepont est livré par les sources narratives. À la mort de Carintana Dalle Carceri en 1255 sans héritier direct, les autres tierciers* excluent les héritiers indirects de la défunte pour capter cet héritage en vertu d’un pacte de succession se faisant au bénéfice des tierciers survivants214. Malgré les droits des collatéraux*, la raison politique l’a emporté et la coalition des seigneurs insulaires est venue à bout des droits successoraux. Qu’ils s’imposent par la force ou qu’ils soient choisis pour hériter, les collatéraux* ne sont pas toujours exclus des successions et ils y occupent même une grande place aux côtés des descendants* directs qui voient ainsi leur primauté chahutée. Leur importance est tout de même entamée lorsque les intérêts de plus puissants se dévoilent, toutefois la parenté est invoquée dans la Chronique de Morée pour justifier une intervention militaire ou encore un soutien économique. Il en est ainsi lors du règne de Florent de Hainaut qui est invité par les seigneurs latins à aider le despote d’Arta ; ils lui rappellent que son épouse Isabelle de Villehardouin est la nièce du seigneur grec : « Si fu moult debatu, pour ce que aucun looient [louent] l’alée [expédition] dou prince pour secourre le despot, et li autre le destourboient [empêchent]. Mais a la fin s’acorderent tout a une voulenté : que l’alée dou prince seroit bonne par pluiseurs raisons, especialement pour ce que le despot estoit oncle de sa femme, et après son prochain voisin [...] »215.
La mère d’Isabelle de Villehardouin est Anne, fille du despote Michel II Comnène Doukas et cette parenté, associée à la proximité géographique, pousse le prince à intervenir militairement. Par la suite, le despote est qualifié à plusieurs reprises d’« oncle » par Florent de Hainaut216 bien que ce soit une parenté par alliance. Le collatéral se doit de soutenir les siens dans les affrontements et cette cohésion militaire assure la puissance de cette parentèle*. L’importance des cousins, toute aussi prédominante au sein du lignage, va de pair avec l’avunculat* qui octroie une place de choix à l’oncle maternel et au-delà au lignage maternel. Le terme de cousin employé dans la Chronique de Morée, est souvent vague et dépasse le simple rang des cousins germains. À plusieurs reprises, Isabelle de Villehardouin qualifie Guy II de La Roche de « cou-
212 213 214 215 216
R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 209. Ibid., p. 271 ; cf. annexes, p. 632. M. Sanudo, Istoria tês Rômanias, E. Papadopoulou (éd.), Athènes, 2000, p. 108-109. Chr. fr., § 612. Ibid., § 625, 650.
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deuxième partie. perpétuer le lignage sin »217 alors que les deux familles sont unies par le mariage de Guy avec la fille d’Isabelle, la princesse Mahaut : il est donc son gendre. Parfois les termes de parenté sont employés sans plus de précision et dans ce cas de figure le vocable de cousin revêt des réalités diverses. Ainsi le maréchal de Morée, Nicolas de SaintOmer, est-il très souvent qualifié de « cousin » du duc d’Athènes218, or le lien de parenté est plus éloigné, remontant à deux générations219. Dans tous les cas, les collatéraux occupent une place importante et le chroniqueur n’hésite pas à avancer parfois des arguments généalogiques pour confirmer la prédominance féodale d’un noble. Il en est ainsi lors de la crise entre Philippe de Savoie et le baronnage moréote durant laquelle Nicolas de Saint-Omer apparaît comme le plus à même de servir d’arbitre et il est décrit en termes élogieux par ses contemporains : « Il est le plus gentil homme de toute vostre princée, pour ce que il est estrays [descendant] de rois et d’empereurs ; et après, si est le plus poissant qui soit de tous, car li dux d’Atthenes est son cousin et de tout li baron dela Pas et dez isles, et le seignor de la Vostice, le seignor de la Calandrice, le seignor de l’Arcadie, si sont tous ses hommes lige et tiennent de lui terre : et messire Regnaux de Veligourt, li sires de Damalet, tient terre de lui et est son homme lige »220.
L’arbre généalogique du maréchal est tout aussi important que son office de maréchal ou sa puissance féodale, cependant sa parenté avec le duc d’Athènes est également primordiale. Le cousinage est placé dans ce passage au même rang que les relations féodo-vassaliques ou l’ascendance* royale. Ces divers réseaux de parenté ou d’hommage en font l’un des plus importants barons moréotes du XIVe siècle. Les termes ne sont guères plus précis pour désigner le lien de parenté entre Jean Ange-Comnène et Guy II de La Roche221. Guy est le fils de Guillaume de La Roche et d’Hélène Comnène qui est la sœur de Constantin, père de Jean II duc de Néopatras222 : le chroniqueur précise que Guy est l’oncle alors qu’ils sont cousins. C’est avec autant d’imprécision que les liens entre les Villehardouin et les Aulnay sont mis en avant : « […] Monseignor le prince Guillerme […] donna a monseignor Villain d’Anoée, mon pere, qui estoit son cousin […] le chastel de l’Arcadie […] »223.
La parenté entre les deux lignages remonte aux ascendants* occidentaux, sans qu’il soit possible d’en dire davantage. Les deux lignages vivent à proximité l’un de l’autre en Champagne et les échanges de terres accompagnant les dotations sont tout à fait envisageables. Enfin, le chroniqueur parvient quelquefois à employer les termes appropriés, comme lorsqu’il qualifie de « suegres » le 217
Chr. fr., § 833, 834. Ibid., § 834, 835, 837, 884, 892, 906, 919, 959. 219 Bonne de La Roche épouse Béla, grand-père de Nicolas III de Saint-Omer (cf. annexes, p. 637). 220 Chr. fr., § 968. Les Saint-Omer comptent dans leurs ascendants* une princesse hongroise (cf. annexes, p. 644). 221 Chr. fr., § 873, 917. 222 Cf. annexes, p. 637. 223 Chr. fr., § 751. 218
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chapitre iv. la conception moréote de la parenté comte Richard de Céphalonie qui est en effet le beau-père du maréchal de Morée, Nicolas III de Saint-Omer, époux de Guillerme Orsini224. Les collatéraux et les alliés occupent donc une place de choix dans la parenté moréote, en représentant une sorte de mouvance au sein de laquelle peut s’exercer une solidarité entre tous ses membres. La position sociale implique des droits et des devoirs tout en s’inscrivant dans un système de relations dans lequel les collatéraux*, du fait de l’éloignement avec la famille occidentale, peuvent avoir un poids important lors des successions en Morée, bien que leur influence dans ce domaine soit tempérée par d’autres pratiques telles que l’adoption. Ils peuvent également venir en aide lors d’une minorité, dans un affrontement ou pour toute autre difficulté. Ils élargissent de la sorte la parentèle* et fournissent des soutiens occasionnels à Ego*, mais ils peuvent tout aussi bien lui porter dommage et ravir les legs initialement dévolus à un héritier direct. Leur importance dans la principauté de Morée transparaît donc dans les sources, néanmoins leur solidarité avec les autres membres du lignage est affaire personnelle. L’impression qui se dégage après avoir étudié cette parenté moréote, c’est une accentuation de certaines pratiques qui ont cours en Occident afin de servir au mieux les intérêts des lignages nobiliaires. En effet, les structures lignagères moréotes développent les aspects qui peuvent leur octroyer un regain d’influence et dans cette optique tous les apparentés*, proches ou distants, sont mis à contribution. Ce système est extrêmement ductile et peut rapprocher à tout moment des parents éloignés qui se retrouvent confrontés à des aléas démographiques ou militaires. En cela, les lignages nobiliaires de la Morée latine s’inscrivent dans la continuité des pratiques occidentales, tout en créant leur spécificité puisqu’ils adaptent le système de la parenté à leur nouvelle société.
CONCLUSION Plus que les individus, toujours difficiles à identifier, il importe d’observer les liens entre groupes dominants et pour nous y aider les sources éclairent les relations entre les dynasties nobiliaires qui apparaissent comme un système ramifié à l’intérieur duquel circulent des noms et des biens, des droits et des prétentions. Ce groupe met au service de son ascension tous les membres de ses lignages quel que soit leur statut ; cependant, la parenté crée des devoirs, un lien moral et juridique ressenti comme naturel, et en réglementant les conduites, elle régule la vie sociale. Cela se retrouve en Morée où l’on note une concentration des usages familiaux provenant des quatre coins de l’Occident. Progressivement en Occident, les lignages sont dépossédés de la maîtrise de leur filiation* car les relations de parenté passent sous la surveillance de l’Église. Le rite du baptême couronne cette évolution en faisant de l’enfant un être social complet. C’est pour cette raison que l’adoption est mal considérée à cause de son évidente fiction, de la préférence donnée à la procréation et à la descendance* biologique, quitte à légitimer un bâtard. Cela est quelque peu différent 224
Chr. fr., § 890 ; cf. annexes, p. 641.
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deuxième partie. perpétuer le lignage en Morée, où les deux pratiques sont présentes mais seulement à partir de la fin du XIVe siècle et pour des lignages italiens uniquement. L’armature familiale doit compter sur ses membres pour accroître sa puissance et, à ce titre, elle repose sur les cadets de famille qui obtiennent une place privilégiée, et sur les collatéraux* quels qu’ils soient. Il est vrai que ces lignages importants numériquement laissent place à davantage de possibilités de tensions, notamment lors des minorités, mais un équilibre est le plus souvent adopté et l’enfant est remis à la garde de ses proches. Les nobles moréotes ont emprunté ainsi les fonctionnements qui pouvaient leur être utiles pour former une parenté atypique dont le principal objectif est d’assurer leur survie. Il convient enfin de préciser que la nature même des sources, peu loquaces sur les détails de la parenté, ne permet pas de dresser un portrait exhaustif des lignages nobiliaires de la principauté de Morée. C’est une esquisse, reposant sur quelques exemples forts, qui est livrée à la perspicacité du lecteur, toutefois, ce qui est notable en Occident comme dans la principauté, c’est le contrôle de l’institution ecclésiastique. Il se fait de plus en plus rigoureux, notamment en surveillant les alliances matrimoniales qui représentent un atout primordial dans la sociabilité nobiliaire.
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CHAPITRE V. DES ALLIANCES MATRIMONIALES STRATÉGIQUES « Mais dès le commencement […], Dieu forma un homme et une femme. C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère, et demeurera avec sa femme […]. Ainsi, ils ne sont plus deux, mais une seule chair. Que l’homme ne sépare point ce que Dieu a joint »1.
En dehors de leur parenté, les lignages disposent d’un atout supplémentaire afin d’accroître leur puissance : il s’agit des unions matrimoniales qui permettent d’élargir le cercle des proches en bénéficiant du soutien des affins*. L’alliance qui résulte du mariage apparaît comme le moyen le plus commode pour accroître ou assurer un patrimoine, conserver des pouvoirs et si elle représente des contraintes, elle permet avant tout d’élaborer des stratégies. Le couple ainsi formé sur des bases chrétiennes solides, notamment celle de l’égale dignité de l’homme et de la femme, bénéficie, si ce n’est de l’amour mutuel, au moins d’un projet parental représentant la survie des lignages concernés. Les anthropologues considèrent qu’il existe deux types de mariages : celui qui dépend d’un choix privé et celui organisé entre groupes de parenté. C’est ce dernier que l’on retrouve dans bon nombre de sociétés traditionnelles à commencer par la société médiévale, car l’union met en jeu une organisation sociale vis-à-vis de laquelle les individus sont secondaires2. En conséquence, le mariage implique également le prestige du lignage, son évolution future et à ce titre on s’allie avec un groupe de parenté avant de s’unir avec un individu particulier, ce qui revient à tenter d’évaluer dans quelle mesure les unions matrimoniales sont intégrées dans les stratégies lignagères et tendent à assurer la pérennité du lignage. Même si les mentions d’union matrimoniale n’apparaissent que de manière incidente dans les sources3, elles permettent néanmoins d’envisager certaines pistes de recherche et de formuler des hypothèses quant à l’alliance, pratique sociale pour laquelle il convient de s’attarder sur la perception chrétienne avant 1
Marc, 10, 6-9 (La Bible, L.-I. Lemaître de sacy (éd.), Paris, rééd. 1990, p. 1323). C. Ghasarian, Introduction à l’étude de la parenté, Paris, 1996, p. 114. 3 Anita Guerreau-Jalabert remarque le même phénomène pour la France du Nord et, avant elle, Robert Fossier regrettait la confusion qui touchait le domaine des alliances matrimoniales (A. Guerreau-Jalabert, « Prohibitions canoniques et stratégies matrimoniales dans l’aristocratie médiévale de la France du Nord », dans P. Bonte (éd.), Épouser au plus proche. Inceste, prohibitions et stratégies matrimoniales autour de la Méditerranée, Paris, 1994, p. 293 ; R. Fossier, L’Enfance de l’Europe, Paris, 1982, t. II, p. 912). 2
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deuxième partie. perpétuer le lignage d’envisager les enjeux politiques sous-tendus et les évolutions qui se dégagent en Morée. Entre les XIIIe et XVe siècles, les lignages contractent des unions qui connaissent une évolution vers la mixité. Ils utilisent les femmes comme des éléments de poids car elles servent à unir deux familles, à additionner des richesses parfois inégales et elles peuvent également sceller une paix : d’où la nécessité d’élaborer de véritables stratégies matrimoniales afin de choisir le meilleur parti, car au-delà de l’épouse c’est tout un lignage qui devient allié.
A. UNE DOCTRINE MATRIMONIALE RIGOUREUSE 1. Vers une emprise ecclésiastique La parenté, le religieux et souvent le politique apparaissent en constante compétition pour définir le cercle des proches. Dans cette rivalité, l’Église a progressivement contrôlé la pratique matrimoniale, déterminante pour toute société et notamment pour la société médiévale. L’anthropologue, quant à lui, est habitué à étudier des sociétés dans lesquelles épouser un proche est une règle de vie et les pratiques de mariage portent sur un conjoint en fonction de sa proximité consanguine, qualifiée par Claude Lévi-Strauss de « mariage dans un degré rapproché »4. Mais cette tendance peut être ductile dans un cadre juridique qui obéit souvent à des considérations religieuses. En effet, l’importance familiale accordée aux mariages qui remonte à l’Antiquité montre que le choix d’un conjoint pris dans la parentèle présente plusieurs avantages, notamment celui de conforter des droits sur les biens familiaux ou encore de s’arranger pour le paiement de la dot5. Seules les familles régnantes présentent des corpus documentaires permettant d’appréhender leurs pratiques, elles ne sont pourtant pas représentatives de la société dans sa globalité. Les textes juridiques et les sources littéraires permettent toutefois de noter que les unions avec des collatéraux* ne sont pas exceptionnelles, même si les mariages externes créent de nouvelles alliances6. Contrairement à la filiation*, l’alliance ne traduit pas un changement de principe par rapport aux règles romaines car le libre choix du conjoint est assuré, pourvu que soient respectées les prohibitions portant sur un certain nombre de parents définis comme trop proches : toutes les difficultés proviennent de la définition de cette proximité. Quant aux liens créés par le mariage, ils sont plus nombreux que pour la période du haut Moyen Âge, car le remariage est rendu possible non seulement par le veuvage, mais aussi par le divorce. Le célibat, en revanche, n’est aucunement envisageable pour les filles, qu’il faut nécessairement marier7. Au cours de 4
P. Bonte (dir.), op. cit., p. 7. Cette théorie trouve son aboutissement avec le mariage entre frère et sœur pratiqué en Égypte ( K. Hopkins, « Le mariage entre frère et sœur dans l’Égypte romaine » et S. C. Humphreys, « Le mariage entre parents dans l’Athènes classique », dans P. Bonte (éd.), op. cit., p. 31). 6 P. Moreau, « Le mariage dans les degrés rapprochés. Le dossier romain », dans P. Bonte (éd.), op. cit., p. 63-72. 7 M. Corbier, « La maison des Césars », dans P. Bonte, op. cit. , p. 275-279. Cette tendance se retrouve d’ailleurs au Moyen Âge (cf. infra, p. 230-231). 5
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chapitre v. des alliances matrimoniales stratégiques la basse Antiquité, l’Église, devenue l’institution dominante, se trouve en situation de définir globalement les normes de comportement social, et ce monopole législatif peut être appréhendé grâce aux canons conciliaires, aux décrétales pontificales ou encore aux statuts synodaux8. Cette exclusivité juridictionnelle sur le mariage est réaffirmée au XIe siècle9, lorsqu’elle acquiert des compétences pour juger des unions incestueuses ou pour statuer sur les fiançailles. Au Moyen Âge classique, les interdits atteignent une extension maximale, proscrivant l’union avec tout consanguin connu, un grand nombre d’alliés et de parents spirituels. Le mariage devient dès lors sacramentel et relève de la juridiction ecclésiastique, néanmoins, les règles canoniques imposent trop d’interdits et le concile de Latran IV, en 1215, ramène la parentèle consanguine et alliée au quatrième degré, supprimant également les interdits latéraux. Cependant, le mariage ne doit pas être considéré exclusivement comme une institution juridique soumise à l’autorité de l’Église, c’est aussi une pratique sociale liée aux conditions de vie et aux mentalités qui a tendance à évoluer. C’est pour cette raison que Martin Aurell a esquissé une évolution des choix matrimoniaux en Occident durant la période médiévale10 : alors que sous les Carolingiens, le mariage est surtout à tendance endogamique* et isogamique* ; autour de l’an Mil, avec le renforcement des lignages et l’émergence des milites, l’hypergamie* est largement pratiquée ; tandis qu’à partir du XIIe siècle, l’hypogamie* commence à remplacer la tendance précédente, facilitant ainsi le triomphe de la dot. Cette étude diachronique permet de souligner la succession des stratégies matrimoniales envisagées sur une longue période en Occident, d’où proviennent nombre de nobles installés en Morée. Toutefois pour la principauté, un tel processus n’est pas détectable car il y a plutôt une juxtaposition de tendances, comme cela sera étudié ultérieurement11. Devant l’importance prise par un tel acte au fil des siècles, les autorités ecclésiastiques et les juristes se sont intéressés à sa réalisation. Les chrétiens ont une conscience nette de la singularité de leurs normes matrimoniales, à savoir l’indissolubilité et la monogamie. L’affirmation de l’unité de chair entre époux comme symbole de l’unité du Christ et de l’Église intègre déjà la notion de sacrement, même si son élaboration théologique et juridique se dessine progressivement. En effet depuis l’Épître aux Éphésiens, le mariage est qualifié de sacramentum et bien que son sens ne se précise que lentement, il lui permet d’intégrer les sept sacrements12. La doctrine classique du lien matrimonial, s’inspirant de la pensée augustinienne, fait de la descendance la fin première du mariage. Les gens mariés composent dès lors la société et sont partie prenante de l’ordre établi aux côtés des clercs qui ont fait vœu de chasteté. Afin 8
J. Gaudemet, Le Mariage en Occident. Les mœurs et le droit, Paris, 1987, p. 141-142. Le Décret de Gratien reprend la définition du mariage chrétien énoncée dans les Institutes de Justinien : le mariage est « l’union de l’homme et de la femme, établissant une communauté de vie entre eux » (J. Gaudemet, op. cit., p. 165). 10 M. Aurell, « Stratégies matrimoniales de l’aristocratie (IXe-XIIIe siècle) », dans M. Rouche (éd.), Mariage et sexualité au Moyen Âge. Accord ou crise ?, Paris, 2000, p. 202. 11 Cf. infra, p. 206. 12 J. Gaudemet, op. cit., p. 188. 9
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deuxième partie. perpétuer le lignage de mieux cerner les unions matrimoniales, les décrétistes ont élaboré la doctrine tripartite devenue classique : matrimonium initiatum pour les fiançailles, ou desponsatio, matrimonium ratum pour les « paroles de présent », créées par l’échange des consentements, et matrimonium consummatum pour l’union sexuelle. Le lien est créé lorsque les trois conditions sont réunies mais il ne devient réellement indissoluble que par la consommation de l’union13. Les fiançailles qui représentent la première étape de l’engagement apparaissent peu dans les sources moréotes mais leur existence est néanmoins suggérée par l’âge précoce de certains époux14. Elles permettent d’établir une promesse pour l’avenir entre deux familles avant la majorité des futurs époux, soit douze ans pour les filles et quatorze ans pour les garçons. Cet acte établit un lien difficile à briser car s’il peut être rompu, il faut toutefois de solides raisons. Il permet ainsi aux familles d’imposer un conjoint de leur convenance15 car l’impubère est grandement influençable et il lui sera malaisé de rompre une relation établie depuis plusieurs années une fois majeur. Quant à la célébration de l’union, elle est rarement décrite dans les sources moréotes qui s’attachent davantage aux faits politiques et militaires qu’aux réjouissances. Enfin le dernier élément de la doctrine, les consentements, se fait normalement entre présents mais rien ne s’oppose à ce que le mariage soit conclu en l’absence de l’un des deux époux voire des deux16. Les lignages nobiliaires moréotes, dans leur dynamique d’encadrement et de contrainte, n’ont que faire du choix personnel du conjoint. Ils restent indifférents au consensualisme, ce libre échange des consentements entre fiancés qui devient en théorie indispensable à la validité du mariage chrétien. La preuve réside dans le mariage par procuration et dans le jeune âge de certains promis17. Au-delà des problèmes de doctrine matrimoniale, la société médiévale se trouve face à une ambiguïté pénalisante : le caractère contractuel du mariage. Jamais les Romains ni la patristique latine n’ont qualifié le mariage de contrat ; cette expression n’apparaît qu’au Moyen Âge et devient fréquente au XIIIe siècle avec le triomphe de la théorie consensualiste18. La notion du « mariage contrat » étudiée par les romanistes a été ainsi reprise par les canonistes et des témoignages subsistent dans la principauté de Morée à travers des exemples de ce type de document19. Les canonistes se trouvent néanmoins devant une difficulté car si le mariage provient de l’antique droit romain, l’institution matrimoniale est
13
A. Esmein, Le Mariage en droit canonique, Paris, 1891, t. II, p. 99 ; Cf. infra, p. 185. Ibid., p. 139-149. 15 Elisa Sanudo, deuxième fille de la duchesse Fiorenza, fut fiancée en 1373 ou 1374 à l’âge de sept ans à Giovanni Querini. Les vœux des fiancés sont prononcés par leurs pères respectifs (M. Koumanoudi, « Contra Deum, jus et justitiam. The trial of Bartolomeo Querini bailo and capitano of Negreponte (14th) », dans C. A. Maltezou, P. Schreiner (éd.), Bisanzio, Venezia e il mondo franco-greco (XIIe-XVe secolo), Atti del colloquio internazionale organizzato nel centenario della nascita di Raymond-Joseph Loenertz o.p., Venezia, 1-2 dicembre 2000, Venise, 2002, p. 241-244 ; G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs, Pouvoirs, société et insularités dans les Cyclades à l’époque de la domination latine (XIIIe-XVe siècle), thèse de doctorat Université Paris I, 2003, p. 906). 16 A. Esmein, op. cit., t. I, p. 169 ; Cf. infra, p. 203. 17 Cf. infra, p. 239. 18 J. Gaudemet, op. cit., p. 191. 19 Cf. infra, p. 203. 14
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chapitre v. des alliances matrimoniales stratégiques désormais d’origine divine et devient, à ce titre, irrévocable20 ; d’où la nécessité de réglementer encore plus fermement cette pratique.
2. Les prohibitions canoniques De nombreux débats ont opposé les canonistes pour savoir ce qui crée le mariage : l’échange de consentements ou la consommation charnelle, la copula carnalis ? La solution vient du législateur pontifical : si le consentement suffit à créer le mariage que les époux ne peuvent plus détruire, seule la consommation rend le mariage indissoluble même par les autorités ecclésiastiques, car l’union charnelle représente l’union du Christ avec son Église, c’est pourquoi le mariage ne peut être dissout21. Le contentieux porte également sur les degrés de parenté et d’affinité* pouvant provoquer une prohibition canonique : les juristes distinguent les parents par le sang, cognati, et les parents par alliance, adfines, très nombreux en raison de la fréquence des remariages. L’étendue des obligations liées à l’affinitas secundi et tertii generis est telle qu’elle imposait une pratique à tendance exogamique* difficilement applicable22 jusqu’à ce que le Quatrième concile de Latran réduise cette contrainte en limitant les restrictions de prohibition portant sur les collatéraux*. Quant à celle qui frappe les ascendants* et les descendants*, elle n’a jamais été remise en cause. Le droit canonique va reprendre le terme d’impedimentum employé par les juristes romains pour qualifier un obstacle au mariage23 : l’empêchement peut s’opposer à la conclusion d’un mariage et si l’on passe outre il peut entraîner la nullité. Sa définition se complexifie progressivement et les canonistes distinguent parmi les empêchements ceux qui provoquent la nullité du mariage (empêchements dirimants) et ceux qui sont simplement sanctionnés en tant que faute sans remettre en cause le mariage (empêchements prohibitifs)24 . Ces conditions valables pour tous les fidèles le sont tout autant pour les nobles moréotes qui se trouvent soumis au même droit canonique. Pourtant à ces empêchements absolus dans les textes normatifs, des adaptations existent qui permettent à la noblesse
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J. Gaudemet, op. cit., p. 192. P. Toxé, « La copula carnalis chez les canonistes médiévaux », dans M. Rouche (éd.), op. cit., p. 124129. 22 Ibid., p. 130. 23 J. Gaudemet, op. cit., p. 196. 24 Jean Gaudemet, juriste et historien du droit relève plusieurs empêchements absolus : - le défaut d’âge car la puberté est requise ; le seuil en est fixé à 12 ans pour les filles et 14 ans pour les garçons au XIVe siècle. De nombreux lignages passent outre cette limite et malgré des hésitations, la doctrine canonique a tendance à valider l’union s’il y a eu consommation (cf. infra, p. 189) ; – l’impuissance de l’époux qui pouvait entraîner la nullité des noces au haut Moyen Âge, devient un cas plus discutable par la suite ; – l’entrée dans les ordres ; – un précédent mariage non dissout car le droit canonique interdit la bigamie. Dans ce cas, non seulement la seconde union est déclarée nulle mais les coupables encourent des peines ; – la différence de religion qui cependant n’entraîne que des pénitences religieuses : le mariage n’est pas remis en question malgré la réprobation des autorités ecclésiastiques (cf. infra, p. 210); – enfin, l’union matrimoniale avec un infidèle ou un hérétique ( J. Gaudemet, op. cit.,p. 199-204). 21
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deuxième partie. perpétuer le lignage moréote de bénéficier de davantage de ductilité en raison de sa position géographique à la frontière entre le monde occidental et oriental. Les stratégies matrimoniales et les dispositions dont les lignages nobiliaires de la principauté bénéficient s’inscrivent dans une démarche visant à sauvegarder cet État latin en Romanie. Il convient en outre de relever la distinction très nette qui apparaît entre les empêchements absolus qui interdisent tout mariage et les empêchements relatifs qui les tolèrent moyennant une dispense. Cette nuance est capitale pour mieux appréhender les stratégies développées par les lignages nobiliaires moréotes qui n’hésitent pas à solliciter des dérogations. Les empêchements relatifs25 sont donc les suivants : 1. La parenté, dont la sanction est la nullité et qui prend effet ab initio, c’està-dire que les enfants nés avant la rupture sont considérés comme adultérins. Cette illégitimité peut être corrigée par le pape lorsqu’il est prouvé que les époux ignoraient l’empêchement et si une dispense est facilement obtenue des autorités ecclésiastiques, elle intervient souvent après la consommation du mariage car sa finalité est de préserver l’union et de la légitimer26 ; 2. La parenté adoptive, reconnue tardivement par le droit canon car cette pratique s’est marginalisée au haut Moyen Âge27. L’opposition disparaît lorsque le lien d’adoption est rompu mais la moralité veut que l’empêchement subsiste28 ; 3. La parenté spirituelle pour laquelle l’opposition est d’abord limitée aux relations entre parrain-marraine et filleul/e et qui fut étendue au haut Moyen Âge tant en Occident qu’en Orient aux conjoints et descendants*29 ; 4. L’empêchement pour affinité* qui concernait la ligne directe fut lui aussi étendu en ligne collatérale. En effet, tout parent d’un conjoint est considéré comme parent de l’autre dès lors que la copula est avérée30 ; 5. L’empêchement d’honnêteté publique, fondé sur l’engagement des fiançailles ; 6. L’affinitas superveniens sous-entend que des relations antérieures au mariage ont existé avec une parente de la fiancée. Dès lors l’union revêt un caractère incestueux et les fiançailles sont brisées, cependant une telle affinité* ne peut rompre un mariage consommé ; 25
J. Gaudemet, op. cit., p. 204-215. Des cas semblables apparaissent dans les dispenses provenant des lignages latins de la principauté de Morée. 27 La parenté adoptive s’oppose au mariage entre le père et sa fille adoptive, entre frères et sœurs par adoption, entre l’adoptant et la femme de l’adopté ou entre l’adopté et la femme de l’adoptant. 28 Notamment entre l’adoptant et la veuve du fils adoptif ou entre celui-ci et la veuve de l’adoptant. 29 Le concile in Trullo (690) frappe les coupables des mêmes peines que les fornicateurs, et déclare que la parenté spirituelle est plus forte que l’union des corps. En Occident, le concile de Rome (720) condamne les coupables d’anathème et, peu de temps après, les enfants nés de telles unions sont frappés d’exhérédation (A. Fine, Parrains, marraines. La parenté spirituelle en Europe, Paris, 1994, p. 18-20). 30 C’est souvent le cas pour les secondes unions, une demande de dispense est dès lors nécessaire pour ôter cette affinité. 26
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chapitre v. des alliances matrimoniales stratégiques 7. L’adultère interdit le mariage entre l’épouse adultère et son amant. Mais le droit canonique sait être accommodant car il finit par autoriser ce genre de mariage, ne maintenant l’interdiction que si le coupable de l’adultère a tué le conjoint trompé31. Quant au rapt, tenu pour empêchement initialement, il ne le fut plus à condition que la jeune fille consente au mariage32. De tels cas se retrouvent dans la principauté de Morée, démontrant ainsi à quel point la noblesse moréote s’inspire de la société occidentale et reproduit, à ce titre, les mêmes interdits. Si ces empêchements relatifs se doivent d’être observés partout dans la Chrétienté, la multiplication des contre-exemples prouve que la norme n’est pas toujours suivie. En temps normal, une enquête prénuptiale est menée afin d’éviter les prohibitions déjà citées, permettant à chacun de révéler l’existence d’un empêchement lors de la publication des bans de mariage, pour autant l’insuffisance de la publicité est souvent invoquée en cas de litige. À cela s’ajoute la méconnaissance des liens généalogiques de la part des lignagers qui s’aperçoivent tardivement d’une affinité* entre eux. Une dispense est alors demandée sans recourir à une annulation de mariage. Malgré la simplification des prohibitions au XIIIe siècle, l’envie est grande pour de nombreux nobles de falsifier les généalogies afin de permettre un mariage ou de l’annuler33. Concernant la Morée, aucune pratique de ce genre n’apparaît, mais il faut remarquer que l’adaptabilité des papes aux problèmes des États de l’Orient latin y est sans doute pour beaucoup. Ainsi n’hésitent-ils pas à accorder les dispenses qui sont demandées.
3. Les dispenses matrimoniales Ces autorisations spéciales, données par l’autorité ecclésiastique, permettent de contourner les interdits et d’interpréter les prescriptions. Selon le droit canonique, une personne déterminée peut être ainsi soustraite dans un cas précis à l’application de la loi sans que celle-ci perde sa force. La réglementation canonique en vigueur à l’aube du XIIIe siècle pénalise de multiples familles nobles en Occident et les dispenses étant longues et coûteuses, nombre de mariages se concluent avec des lignages éloignés géographiquement, provoquant de la sorte un éclatement géographique qui se caractérise par des unions homogamiques*
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Cf. infra, p. 189-190. Les enlèvements de fiancées sont démontrés dans la principauté de Morée. Ils renvoient l’image de femmes considérées comme de simples pions dans un échiquier politique qui les dépasse et qui ne prend en compte que les intérêts de structures plus massives représentées par les lignages (cf. infra, p. 235). 33 Et l’exemple vient des souverains, à l’image de Philippe Auguste qui emploie toutes les ruses possibles afin d’annuler son mariage avec Ingeburg du Danemark (J. W. Baldwin, « La vie sexuelle de Philippe Auguste », dans M. Rouche (éd.), op. cit., p. 217-229). 32
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deuxième partie. perpétuer le lignage ou hypergamiques*34. Une inflexion néanmoins se dessine et les dispenses sont plus aisément accordées au XVe siècle35. Afin de représenter les interdits relevés dans le droit médiéval chrétien, que ce soit la consanguinité*, la parenté par alliance ou la filiation spirituelle*, l’emploi des généalogies est révélateur. Cet outil, certainement connu par les lignages nobiliaires moréotes n’a pas résisté aux siècles et aucun ne nous est parvenu36. Il nous a donc fallu les reconstituer avec les difficultés qui sont celles de toute interprétation historique. Cependant, grâce à la culture orale et aux récits des plus âgés, les lignages nobiliaires connaissent, au moins partiellement, leurs liens de parenté avec leurs familiers et c’est pour cela que les dispenses matrimoniales sont usitées dans la principauté de Morée et dans le monde latin en général. W. H. Rudt de Collenberg a ainsi étudié ce phénomène pour les États latins d’Orient et parvient à des conclusions qui peuvent éclairer une étude sur les lignages moréotes37. La période prise en considération correspond aux XIIIe et XIVe siècles : en effet, Innocent III est le premier pape dont les dispenses ont été conservées et le concile de Latran, réuni en 1215, reconnaît au pontife le droit de dispense qui appartenait jusqu’alors à la hiérarchie locale, tout en réduisant les degrés de consanguinité* et d’affinité*38. Le pape qui peut accorder son autorisation à tous les degrés, excepté le premier, voit se multiplier au XIVe siècle les requêtes de dispenses au IIe degré de parenté, et seule une motivation d’ordre politique peut expliquer son accord. Les raisons invoquées par les membres de la noblesse d’outre-mer peuvent être diplomatiques, résultant d’une situation locale conflictuelle, mais les causes économiques ou familiales reviennent également. Ce corps social fragilisé par les guerres incessantes, les épidémies et 34
M.-C. Gerbet, op. cit., p. 46. La noblesse sicilienne y a recours régulièrement, attestant ainsi d’une tendance endogamique* (H. Bresc, op. cit., p. 706). 36 Les généalogies constituent pourtant dans certaines provinces occidentales des sources de premier ordre pour l’étude des groupes familiaux (cf. supra, p. 146). Il en est de même dans l’Empire byzantin où, dans un souci d’éclaircissement, certains manuscrits comportent des schémas explicatifs des degrés de parenté, dont les formes les plus répandues sont celles de l’arbre, de l’homme ou encore de la croix (É. Patlagean, « Une représentation byzantine de la parenté et ses origines occidentales », dans L’Homme, VI, 4, 1966 ; repris dans Id., Structure sociale, famille, chrétienté à Byzance, IVe-XIe siècle (VR), Londres, 1981, p. 59-81). 37 L’historien s’est livré à un travail de dépouillement de grande envergure puisqu’il estime à 3 ou 4 % seulement les dispenses accordées à l’Orient latin sur l’ensemble des documents examinés. Deux types existent, celui mentionnant le nom du ou des bénéficiaires, mais aussi celui qui confère à un prélat le pouvoir de dispenser sans désigner les personnes nommément (W. H. Rudt De Collenberg, Les Dispenses matrimoniales accordées à l’Orient latin selon les registres du Vatican d’Honorius III à Clément VII (1223-1385), Mélanges de l’École Française de Rome, t. 89, Paris-Rome, 1977, p. 13). 38 L’ancien droit de prononcer la nullité d’un mariage pour cause d’empêchement s’était en même temps transformé en droit de déclarer la validité d’un mariage contracté malgré l’existence d’empêchements. L’Église a progressivement rajouté de nombreuses contraintes au mariage chrétien, notamment l’interdiction d’épouser un consanguin dans la limite du VIIe degré canon, ou un affin spirituel. Au XIIe siècle les empêchements ou impedimenta proscrivent le mariage avec tout consanguin connu, un grand nombre d’alliés et de parents spirituels. Le concile de Latran IV ramène les limites de la parentèle consanguine et alliée au IVe degré et supprime les interdits latéraux (A. Paravicini-Bagliani, « L’Église romaine d’Innocent III à Grégoire X (1198-1274) », dans J.-M. Mayeur (éd.), Histoire du christianisme, t. V, Apogée de la papauté et expansion de la chrétienté (1054-1274), Paris, rééd. 2001 (1re éd. 1990), p. 548-549). 35
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chapitre v. des alliances matrimoniales stratégiques l’oliganthropie n’a d’autre choix que de contracter des alliances à tendance majoritairement endogamique*. Il est dès lors difficile, voire impossible, de choisir un conjoint qui ne soit pas un cousin39. Les dispenses prennent toute leur importance dans ce contexte car elle permettent d’éviter les unions avec un époux lointain ou un non-catholique et de maintenir également des alliances nobiliaires entre des familles qui parfois se déchirent pour une terre. La papauté cautionne cette détermination, afin de renouveler une population latine en partie décimée40. Dans la principauté de Morée, plusieurs cas de figure apparaissent : les dispenses sont nécessaires avant toute union dès lors que les degrés de parenté sont connus par des généalogies ou la mémoire orale. Le roi angevin doit le rappeler à Guy II de La Roche qui envisage sérieusement d’épouser Mahaut de Hainaut, fille d’Isabelle de Villehardouin et de Florent de Hainaut, alors âgée de six ans. Il est vrai que la perspective d’une couronne princière peut susciter quelques convoitises, néanmoins l’âge de la mariée reste un obstacle41. Les dispenses sont également nécessaires pour contracter une union en bonne et due forme et parfois les autorités ecclésiastiques reçoivent l’ordre de ne pas sanctionner les mauvais comportements. C’est le cas de Ravano Dalle Carceri qui a noué des relations avec une femme mariée42 ; devenue veuve, elle envisage d’épouser le seigneur italien : cet accommodement est dénoncé par l’archevêque d’Athènes qui reçoit cependant l’ordre d’Innocent III, le 25 mai 1212, de procéder aux épousailles43. Ce cas révèle la compromission des autorités ecclésiastiques qui soutiennent les seigneurs latins dans leurs stratégies matrimoniales et qui ne veulent pas ruiner la politique menée dans la principauté 39
Les impedimenta retenus pour un mariage sont les suivants : la consanguinité jusqu’au IVe degré de parenté, l’affinité provenant d’un mariage jusqu’au IVe degré de parenté, l’affinité dérivant d’une copulatio illicita, la cognatio spiritualis, la cognatio legalis et la publica honestas (relations entre les familles établies à la suite de fiançailles par exemple). L’historien note que plusieurs empêchements peuvent être levés simultanément (W. H. Rudt De Collenberg, op. cit., p. 17). 40 Ibid., p. 30-33. 41 Le baronnage moréote a poussé la princesse Isabelle, récemment veuve, à assurer sa succession et à unir les Latins entre eux. Cependant, le souverain angevin adresse une injonction au duc d’Athènes en juillet 1299 : « Nunc vero ad nostram pervenit audientiam quod inter te et unicam filiam prefate principisse, ad quam quidem filiam principatus predictus versimiliter devolvetur, tractatum est de matrimonio contrahendo, nobisque inconsultis, per principissam ipsam predicta filia, cum adhuc in annis agat infancie et impubes, tibi assignata est, et in tua nutritur custodia, nec attendis quod, sicut asserunt, consanguinea tua est et in tertio consanguinitatis gradu nec est super hoc inter vos per aliquem Summorum Pontificum dispensamen, super quo nec principissa prefata irreprehensibilis est et tuo honori non convenit quod quicquam attemptes quod divinam majestatem et ecclésiasticam offendat et statutis nostri culminis contradicat » (C. Perrat, J. Longnon, Actes relatifs à la principauté de Morée, 1289-1300, Paris, 1967, p. 181-182). 42 La copulatio hors mariage est prohibée par l’Église. Non seulement elle va à l’encontre de la fidélité due par les époux, mais également de la monogamie exigée par le droit canon. Elle entraîne de plus un lien d’affinité entre les deux familles. Une dispense est dès lors nécessaire pour tout homme désirant épouser une femme dont il a connu (carnaliter cognata) une parente jusqu’au IVe degré. Dans le cas de Ravano Dalle Carceri, le seigneur tiercier de Négrepont souhaite épouser la femme avec laquelle il a eu des relations extra-maritales, non pas l’une de ses parentes ; cependant la situation n’en reste pas moins fautive. 43 Innocent III, PL, XV, 100, 101, p. 612-613.
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deuxième partie. perpétuer le lignage latine. La démarche de Nicolas III est semblable lorsqu’il accorde une dispense à la nièce de Guillaume de Villehardouin qui a épousé en secondes noces Jean de Saint-Omer avant de s’apercevoir, après avoir conçu plusieurs enfants, qu’ils sont parents. Il s’agit d’éviter une séparation et de voir leurs descendants considérés comme des enfants illégitimes44. Dans ses recherches sur les seigneurs de l’Archipel, Guillaume Saint-Guillain a mis en lumière les nombreuses dispenses demandées par la noblesse qui y réside tout au long des XIIIe et XIVe siècles. Quelques unes peuvent être énoncées comme celle qui est accordée en 1296 par Boniface VIII à Alice Sanudo, fille de Marco II, afin d’épouser Renaud de La Roche, seigneur de Véligosti et Damala45. Alice Dalle Carceri devient la deuxième épouse de Giorgio Ier Ghisi, seigneur égéen, et le couple reçoit en 1299 une dispense pour consanguinité au IVe degré46. Quant à Jean XXII, il accorde en 1325, sur requête de Philippe de Tarente, une dispense à Bartolomeo Ghisi afin de s’unir à Hélène de Charpigny. Si leur parenté exacte reste indéterminée, cette union n’en est pas moins politique : solidarisant les seigneurs insulaires et éteignant les rancunes47. Ainsi dans l’Archipel, l’octroi de dispenses atteste clairement le soutien pontifical accordé aux familles latines de l’Égée dans leur lutte contre les Catalans, puis contre les Turcs. Alors qu’au tournant des XIIIe et XIVe siècles les incursions se multiplient et la résistance des lignages latins est de plus en plus déterminée48, les degrés de parenté ne représentent pas un obstacle aux calculs politiques de la papauté et, du moment où il ne s’agit pas du premier degré, les dérogations sont envisageables. Dans le duché de l’Archipel, non seulement les dispenses autorisent deux lignages à s’allier mais il peut être aussi question de reconnaître des unions déjà contractées comme sur le continent : c’est le cas de la dispense obtenue par Francesco Ier Crispo et Fiorenza Sanudo. Le document daté du 30 janvier 1368 précise que cet acte intervient post matrimonium contractum en raison d’une affi-
44 Viterbe, 7 juillet 1278 : « Archiepiscopo Atheniensi, priori Predicatorum, ac ministro Minorum fratrum ordinum provincialibus Grecie committit quantinus super matrimonio inter nobilem virum Johannem de Sancto Ademaro, marescallum principatus Achaie, pronepotem quondam B. regis Ungarie, et nobilem mulierem Catharinam nepotem quondam Guillelmi principis Achaie, relictam quondam Guillelmi dicti de Verona militis tunc viduam, illicite contracto, omnibus circumstantiis attentis, cum eisdem dispensare curent » (Nicolas III, Registres, J. Gay (éd.), n° 91, p. 26). 45 L’acte date du 8.IX.1296 (G. Saint-Guillain, L’Archipel…, op. cit., p. 837-838). 46 La dispense pontificale date du 25.IV.1299 et permet au couple de rester uni en dépit de leur consanguinité (Ibid., p. 184 (note), 952). 47 Hélène de Charpigny, fille du baron de Vostitsa, a été enlevée par Merino Ghisi et elle est retenue prisonnière à Tinos pendant plusieurs années. Ayant atteint l’âge pubère, elle épouse Bartolomeo Ghisi mais cet événement a provoqué des tensions au sein du baronnage moréote (R.-J. Loenertz, Les Ghisi. Dynastes vénitiens dans l’Archipel (1207-1390), Venise, 1975, p. 128-130). 48 En moins de deux ans, la chancellerie pontificale a délivré trois dispenses matrimoniales. En 1341, Nicolò Ier Sanudo peut épouser Balzana Dalle Carceri. En 1342, Merino Ghisi confirme son union avec Béatricia della Gronda et Giorgio II Ghisi se marie avec Simona Sanudo (Benoît XII, Lettres communes, J.-M. Vidal (éd.), t. II, p. 365 ; G. Saint-Guillain, L’Archipel…, op. cit., p. 288, 959-960, 874, 962-963). Les demandes se poursuivent dans la seconde moitié du XIVe siècle : Fiorenza Sanudo, homonyme de la duchesse, épouse Francesco Crispo (avant 1367), et il existe un projet d’union entre Maria Sanudo et Bartolomeo III Ghisi en 1376 (R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., doc. B, p. 307 ; G. Saint-Guillain, L’Archipel…, op. cit., p. 884-885).
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chapitre v. des alliances matrimoniales stratégiques nité au IIIe degré49. Le couple envoie à deux reprises des suppliques au SaintSiège qui donne son autorisation le 30 novembre 1364 ; or, celle-ci n’est plus valable car Maria Sanudo, fruit de cette union, est née entre ces deux dates50. Ainsi, le pape Urbain V (1362-1370) a réagi rapidement afin de remédier au statut de ce couple en proie au péché, tout en légitimant la descendance née de leur faute. L’éloignement géographique peut également expliquer le comportement de certains nobles, à l’instar de Filippo Ghisi dans la deuxième moitié du XIIIe siècle qui ne demande pas de dispense pour épouser la fille de Geremia Ghisi et usurper de la sorte les seigneuries de Skopelos et d’Amorgos51. Ils ont, semble-t-il, le même grand-père, et au regard des autres exemples leur demande aurait été couronnée de succès mais la peine fut jugée inutile. Enfin, les généalogies peuvent induire en erreur les nobles latins. Ainsi, après avoir obtenu une dispense au IVe degré le 19 juillet 1336 pour épouser Béatrice della Gronda, le mariage de Merino Ghisi est célébré mais les époux prennent conscience un peu tard de leur parenté au IIIe degré dans l’autre lignée*. Un document spécifique valide leur union le 23 octobre 134252. Les lignages nobles doivent donc prendre en compte toute une législation canonique avant de bâtir leur tactique matrimoniale, bien que des dérogations existent et les avantagent. Les dispenses matrimoniales ne sont pas rares et visent avant tout à sauvegarder l’existence des lignages nobiliaires dans cet État des Balkans. Il est intéressant de noter toutefois au sein de la noblesse latine de la principauté de Morée, une nette différenciation entre l’espace cycladique dans lequel les alliances entre Latins dominent, et l’espace continental dans lequel un glissement s’opère vers davantage d’unions indigènes. Deux dynamiques se côtoient : l’une de tendance endogamique* et l’autre exogamique*. Cependant quelle que soit l’orientation retenue, l’alliance matrimoniale est un atout primordial ; les lignages en font un outil politique et la codifient de façon rigoureuse.
B. L’IMPORTANCE LIGNAGÈRE DES UNIONS 1. Les pratiques occidentales Les alliances matrimoniales constituent un tel enjeu pour les lignages qu’une fois les prohibitions canoniques levées, le choix du conjoint est stratégique. Souvent liée à une conjoncture ou s’inscrivant dans une tactique familiale plus suivie, l’union, parce qu’elle représente un important transfert de biens, d’influence et parfois de titres, est âprement discutée de part et d’autre. 49
L’un des deux époux a déjà été marié à un cousin germain de l’autre (Ibid., p. 929-930). Son existence est précisée dans le second acte, daté du 16 août 1366 (G. Saint-Guillain, L’Archipel…, op. cit., p. 899). 51 Marino Sanudo Torsello rapporte ce fait qui lui semble primordial : « miser Filippo Gisi Signor che auea tolto per Moglie una sua Congiunta Figlia di Miser Jeremia Gisi senza dispensazione » (R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., doc. C, p. 324). 52 Les degrés de parenté n’étaient pas appréhendés de la même façon dans les lignées maternelle et paternelle (G. Saint-Guillain, L’Archipel…, op. cit., p. 959-962). 50
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deuxième partie. perpétuer le lignage La place accordée au mariage remonte à l’Antiquité, avant même l’expansion du christianisme : dans le Bas-Empire, le mariage ou le remariage prend une telle importance pour les citoyens romains que certains ont pu y voir une « promotion de la conjugalité »53 ; le christianisme va hériter de cette institution humaine qu’il s’efforce de rendre plus rigoureuse. Pourtant dès l’Antiquité, le calcul matrimonial est employé à la seule fin patrimoniale et le mariage entre cousins, permis et pratiqué, évite que la propriété sorte de la famille, car la proche parentèle représente un vivier de conjoints potentiels en dépit des interdictions de l’Église54. Afin de lutter contre cela, l’institution ecclésiastique définit les normes du comportement social à l’aube du haut Moyen Âge, néanmoins la pratique de l’alliance ne subit pas de modifications majeures du moment où les prohibitions portant sur les parents les plus proches sont respectées. Le mariage reste donc une structure essentielle de la famille, car l’hypergamie* qui apparaît dans le milieu aristocratique permet des greffes lignagères décisives à la survie ou à l’ascension du groupe55. Progressivement, toutefois, de nouvelles contraintes s’ajoutent aux précédentes qui proscrivent le mariage avec tout consanguin* connu à partir du XIIe siècle. Cependant, les règles canoniques étant difficiles à respecter, le concile de Latran IV ramène les limites de la consanguinité au IVe degré canon, supprimant par la même les interdits latéraux. Ces pratiques matrimoniales héritées de l’Antiquité et répandues au Moyen Âge ne doivent pas être étudiées sans discernement. Ainsi, l’anthropologue Jack Goody met en garde contre l’usage abusif des vocables endogamie ou exogamie. En effet, ces termes anthropologiques ont des définitions strictes : l’exogamie* est la règle qui impose le mariage hors du groupe, tandis que l’endogamie* est celle qui le prescrit à l’intérieur56. Or le plus souvent, si une pratique est plus usitée qu’une autre, elle n’en est pas pour autant une règle générale. Peut-être vaut-il mieux évoquer une « inflexion exogamique » pour qualifier des procédés certes définis et étroitement contrôlés par l’Église romaine, mais pour lesquels des dispenses existent. L’importance accordée par les lignages médiévaux aux unions matrimoniales n’a pas non plus échappé aux historiens. Georges Duby note pour l’Occident le déséquilibre durable qui marque les échanges matrimoniaux puisque les sources évoquent des constantes : les garçons épousent en général des filles de rang supérieur57, tandis que les filles d’un même lignage sont mariées à des hommes de condition inférieure. Ce paradoxe provient du projet dynastique des lignages : ils tentent d’éviter de la sorte la dispersion du patrimoine car la fille part dans une autre famille ; quant aux fils, une tendance de fond incite les parents à ne pas tous les marier afin de répondre à la même démarche58. Cette orientation, 53
P. Veyne, « La famille et l’amour sous le Haut-Empire romain », dans Annales E. S. C., n° 1, 1978, p. 48. 54 Ibid., p.43-48. 55 P. Toubert, « Le moment carolingien (VIIIe-Xe siècle) », dans A. Burguière (éd.), Histoire de la famille, Paris, 1986, t. II, p. 125. 56 J. Goody, La Famille en Europe, Paris, 2001, p. 42-43. 57 Mariage qui, pour la descendance, sera à l’origine de l’avunculat* déjà évoqué. 58 G. Duby, J. le Goff (éd.), Famille et parenté dans l’Occident médiéval, Actes du colloque de Paris (6-8 juin 1974), Paris, 1977, p. 251. Certains nobles contractent une union non religieuse et vivent ainsi avec
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chapitre v. des alliances matrimoniales stratégiques attestée en France du Nord et en Bourgogne, a été récemment démontrée par Anita Guerreau-Jalabert59. Ces stratégies se retrouvent dans l’étude consacrée aux seigneurs d’Arzillières en Champagne, où au XIIIe siècle, la fratrie de Gautier III est un exemple révélateur de l’hypogamie* féminine et de l’hypergamie* masculine60. Dans les royaumes ibériques, différentes tendances apparaissent à l’instar de l’homogamie*. Ceci n’est pas sans inconvénients car dans un milieu assez fermé des phénomènes de dégénérescence apparaissent et poussent les lignages volontairement à ne marier que l’aîné, ce qui a pour conséquence à moyen terme l’extinction des familles61. C’est le risque lié à cette pratique mais il n’est pas connu en Morée, car les nobles latins n’hésitent pas à échapper à leur milieu pour contracter une union, voire sortir de leur principauté pour s’unir à une dame d’une autre origine que la leur. En Catalogne plus précisément, les historiens notent une pratique de l’hypergamie* bien installée dans la période dite du Moyen Âge classique62, c’est-à-dire que les nobles cherchent des épouses dans des lignages supérieurs afin de nouer des relations profitables. Toutefois, cette tendance s’efface progressivement au cours du XIIIe siècle et laisse place à l’homogamie* qui assure une plus grande homogénéité entre les lignages donneurs et les lignages preneurs de femmes63. Cette nouvelle stratégie matrimoniale pousse les familles à choisir les futures épouses parfois très loin de leurs racines et l’avantage est finalement important puisqu’une plus grande aire d’influence se dessine. Les stratégies matrimoniales à Florence ont été également bien étudiées : les filles de la noblesse, malgré une dot* avantageuse, ont des difficultés à trouver un époux de leur condition, elle doivent souvent se contenter d’un mari de rang inférieur, subissant ainsi une certaine « déchéance sociale »64. Inversement leurs époux envisagent le mariage comme un ascenseur social : ils perçoivent une belle dot et bénéficient des relations de la famille alliée, appelée dans les sources les parentadi. Le mariage apparaît donc comme un ciment social, unissant non seulement deux personnes, mais surtout deux familles. Il peut être employé afin de résorber les tensions politiques, comme dans le cas des Bardi et des Buondel-
une personne du même milieu social, en étant tout de même reconnus par la société laïque. Cet usage appelé « soignantage » est à la limite de l’admis et de l’admissible. Mais ce genre de pratique ne trouve pas d’échos dans les sources moréotes. 59 A. Guerreau-Jalabert, « Prohibitions canoniques et stratégies matrimoniales dans l’aristocratie médiévale de la France du Nord », dans P. Bonte (éd.), op. cit., p. 299. 60 D’après la coutume champenoise, l’aîné contracte un beau mariage et hérite de la principale forteresse, le puîné devient chanoine, l’une des filles est mariée et l’autre entre dans les ordres (G. Bonnafous, « Un noble champenois sous le règne de Philippe le Bel : Gautier III seigneur d’Arzillières (1290-1315) », dans Champagne Généalogie, n° 96, 2002, p. 250). 61 M.-C. Gerbet, op. cit., p. 18, 66, 69, 100. 62 Toute une littérature courtoise se développe, en Castille par exemple, et met en scène des héros justiciers, défenseurs des pauvres et amants de grandes dames. Ces braves ne cachent pas leur amour pour les riches héritières, mais leur union permet avant tout de tirer profit de l’ascension sociale (J. Gautier Dalché, « La chevalerie et le chevalier dans le Victorial », dans G. Fournes (éd.), L’Univers de la chevalerie en Castille, Paris, 2000, p. 150-155). 63 M.-C. Gerbet, op. cit., p. 59. 64 D. Herlihy, C. Klapisch-Zuber, Les Toscans et leurs familles, Paris, 1978, p. 418.
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deuxième partie. perpétuer le lignage monti, dont une branche se retrouve en Morée. Ce sont des ennemis irréconciliables depuis plusieurs siècles, dont les relations s’apaisent après le mariage de leurs descendants : « […] ils devinrent si amis par suite de cette alliance qu’ils semblaient tous du même sang »65. Le mariage apparaît dans ce cas comme un solide atout politique en rapprochant entre elles des familles qui, dès lors, ont des intérêts communs. La société florentine du Quattrocento est marquée par une forte homogamie* sociale, usage si commun que les procès permettent de se libérer des unions considérées comme anormales66. Quant à la noblesse vénitienne, elle représente également un monde clos où la plupart des mariages se font dans le même milieu politique et social67. Cette pratique repose sur des enjeux politiques importants car envisager une alliance revient à collecter de nouvelles voix alliées lors des votes du Grand Conseil68. Sans que ce soit pour les mêmes raisons, la noblesse sicilienne suit une tendance similaire et les mariages y sont conclus très tôt, entre les parents des époux ou entre le mari et ses beauxparents, unions précoces facilitées par la distinction faite entre les sponsalia (fiançailles) et la cérémonie de l’anneau69. C’est un principe d’isogamie* qui domine la haute aristocratie, dans laquelle les dots* tournent en circuit fermé. Cette tendance endogamique* entraîne une demande assez importante de dispenses aux troisième et quatrième degrés au XVe siècle70, car c’est à une lutte acharnée que se livrent la petite noblesse et les Catalans de hauts lignages, rivalisant pour conclure de beaux mariages et épouser des filles épiclères* qui transmettront une baronnie, ou au moins une prestigieuse alliance politique71. Il en est de même en Morée, où les héritières les plus recherchées sont également les plus riches72. Enfin dans le royaume angevin de Naples, les exemples de mariages destinés à sceller une paix politique ne manquent pas, bien que le résultat ne soit pas toujours celui escompté73. Là encore le parallèle avec la principauté de
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L. B. Alberti, Opere volgari, Grayson C. (éd.), Bari, 1960-1966, t. I,. 287. G. Brucker, Giovanni et Lusanna, amour et mariage à Florence pendant la Renaissance, Aix-en-Provence, trad. 1991, p. 15. 67 D. E. Queller, T. F. Madden, « Father on bride : fathers, daughters and dowries in the late medieval and early renaissance Venice », dans Renaissance Quaterly, t. 46, n° 4, 1996, p. 703. Les auteurs qui bénéficient de sources précises, parviennent à produire un pourcentage : selon eux, 91 % des unions nobles se contractent dans le même milieu politique et social. 68 S. Chojnacki, op. cit., p. 92. 69 H. Bresc, op. cit., p. 702. 70 Ibid., p. 706. 71 Il existe des cas d’ascension sociale par le biais des mariages dont l’un des plus célèbres est celui de la famille des Chiaramonte qui se hisse au niveau des dynasties royales en unissant Constance à Ladislas de Duras, roi de Naples, en 1389 (Ibid., p. 829). 72 Cf. infra, p. 251. 73 Ainsi le turbulent Jacques de Baux, prince de Morée de 1381 à 1383, épouse la cousine de Charles III, Agnès de Durazzo, dans le but de sceller une réconciliation entre collatéraux récalcitrants (G. Noblemaire, op. cit., p. 66). L’objectif recherché est similaire lorsque la maison angevine se rapproche des Hongrois et pourtant le résultat est de déclencher les hostilités entre les deux puissances : Charles-Robert d’Anjou est roi de Hongrie de 1310 à 1342 (M. Molnar, Histoire de la Hongrie, Paris, 1996, p. 59-60). 66
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chapitre v. des alliances matrimoniales stratégiques Morée est évident car les alliances matrimoniales peuvent servir à sceller une paix74, et sont dans tous les cas des actes d’échanges stratégiques75. Dans la principauté de Morée, les stratégies matrimoniales employées par les lignages infirment ou confirment la réussite familiale à l’instar des pratiques occidentales. L’exemple incontournable en la matière est celui des Acciaiuoli au milieu du XIVe siècle, et plus particulièrement pour les proches de Nicolò, le Grand sénéchal. Alors que lui-même est issu d’un milieu affairiste, son ascension au service de la république puis des rois angevins de Naples lui permet d’afficher une progression fulgurante. Dès lors, quand il désire marier son aîné Lorenzo en 1351, qui représente un beau parti, son choix se porte sur la fille du comte de Marsico, Tommaso Sanseverino76. Les ambitions matrimoniales de Nicolò concernent également ses sœurs : Lapa épouse Manente Buondelmonti, poursuivant ainsi une politique homogamique* et ce sont avant tout des considérations politiques qui poussent les deux lignages à se rapprocher77, car ils appartiennent au même parti politique et ainsi se soutiennent mutuellement. Lorsque l’autre sœur, Andrea, qui a épousé très jeune Carlo d’Artus, comte de Monte Odorisio, devient veuve, elle est vivement encouragée par son aîné à contracter une nouvelle union et pour parvenir à ses fins, Nicolò est disposé à la doter d’une belle somme. Cette sœur cadette, dont Boccace loue la beauté, est finalement unie à un autre noble, Bartolomeo di Capua, comte d’Altavilla78. Il est donc intéressant de remarquer que les Acciaiuoli, grâce à la réussite de leurs affaires et à leur politique matrimoniale ambitieuse, tant pour les lignagers sis en Italie que pour ceux passés en Grèce79, témoignent d’une réelle ascension sociale. Ils comptent parmi les familles nobles les plus influentes de part et d’autre de l’Adriatique et leurs descendants* se pareront de titres hautement honorifiques80. Ainsi le tableau esquissé des pratiques matrimoniales dans les provinces d’origine des nobles de la principauté est-il nuancé : certes le modèle occidental le plus fréquemment rencontré est celui de l’hypergamie* masculine, cautionné par la littérature courtoise, mais l’on rencontre également des unions isogamiques* et hypogamiques*. Quelle que soit la stratégie adoptée, la noblesse consolide ainsi de vastes réseaux d’affins* sur de plus ou moins grandes distances, tandis qu’à l’échelon local les unions matrimoniales peuvent renforcer
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Cf. infra, p. 196. S. Pollastri, « Les Bursons d’Anjou, barons de Nocera puis comtes de Satriano (1268-1400) », dans N. Coulet, J.-M. Matz (éd.), La Noblesse dans les territoires angevins à la fin du Moyen Âge. Acte du colloque international organisé par l’Université d’Angers. Angers-Saumur (3-6 juin 1998), Paris, 2000, p. 101102. 76 Lorenzo Acciaiuoli décède jeune en 1353 (C. Ugurgieri Della Berardenga, Gli Acciaioli di Firenze nella luce dei loro tempi, Florence, 1962, p. 242). 77 D. B. I., t. XV, « Buondelmonti », p. 200. 78 C. Ugurgieri Della Berardenga, op. cit., p. 246-247. 79 De nombreux lignagers installés en Morée épousent des dames de confession orthodoxe issues des plus grandes familles (cf. infra, p. 210). 80 Cf., annexes, p. 614. 75
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deuxième partie. perpétuer le lignage les relations féodo-vassaliques81. Et cette variété des pratiques se retrouve également en Morée, où lorsque l’on examine plus précisément les stratégies lignagères, différentes tendances apparaissent en fonction de la place dans la fratrie, de la puissance familiale et des ambitions politiques et territoriales des lignagers82. Finalement, quelle que soit la tactique retenue, la finalité politique des unions n’échappe pas aux lignages, qu’ils soient occidentaux ou moréotes.
2. L’alliance matrimoniale, clef de voûte de la vie politique Les généalogies représentent le principal instrument d’étude des pratiques d’alliance, comme cela a déjà été évoqué, mais c’est aussi le premier obstacle car il n’en existe pas pour la noblesse de la principauté de Morée. Cependant, deux types de documents peuvent fournir les informations nécessaires pour cette étude : les textes narratifs et les sources de la pratique, à partir desquels les généalogies peuvent être reconstituées a posteriori. Les matériaux, plus nombreux au bas Moyen Âge, ajoutés à la connaissance plus poussée des patronymes à partir du XIIIe siècle, permettent d’en réaliser plus facilement. Tout au long de notre période d’étude, la Chronique de Morée mentionne les intérêts politiques qui sous-tendent les projets matrimoniaux. Dès le XIII e siècle, il en est ainsi des autochtones qui comprennent rapidement l’utilité d’une union matrimoniale avec les Latins nouvellement installés. De la sorte les querelles entre Grecs servent les Latins car le despote d’Épire, Michel Comnène, alors aux prises avec l’empereur de Nicée, décide de s’allier aux Francs voisins83 : « Et quant le despot vit que Quir Thodre son frere estoit ainxi revelés contre lui et alés avec l’empereor, si se pourpensa que, se il ne faisoit alliance avec aucun grant baron, car il ne se poroit tenir contre l’empereour. Lors s’accorda avec le prince Guillerme en tel maniere que li princes prinst la suer dou despot pour sa femme84. Et prist le prince moult beaux mariages pour la dotte de la dame. Et depuis que le prince ot prise la suer dou despot, si lui donnoit moult grand aide de gent qui guerroioient Quir Thodre ».85
Non seulement la cadette, Anne, épouse Guillaume de Villehardouin qui s’empresse de soutenir son beau-père, mais l’aînée, Hélène, est unie à Manfred roi de Sicile86. Le despote d’Épire s’assure de la sorte du soutien de deux puissants voisins. Ainsi l’union matrimoniale est-elle conçue, à l’image d’autres sociétés, comme un moyen d’obtenir une aide, du moins de l’envisager et c’est 81
A. Guerreau-Jalabert, « Parenté », dans J. Le Goff (éd.), Dictionnaire raisonné du Moyen Âge, Paris, 1999, p. 868. 82 Cf. infra, p. 218. 83 Le despote subit toute une série de revers dans les années 1250, et il est à la recherche de nouveaux alliés contre l’empereur de Nicée (D. M. Nicol, The Despotate of Epiros, Oxford, 1957, p. 148-158). 84 Le chroniqueur commet une maladresse car il s’agit en fait de sa fille, non de sa soeur. 85 Chr. fr., § 216. 86 E. Bertaux, « Les Français d’outre-mer, en Apulie et en Épire au temps des Hohenstaufen d’Italie », dans Revue historique, t. 85, mai-août 1904, p. 240-241 ; B. Berg « Manfred of Sicily and the Greek East », Byzantina, 14, 1988, p. 272-274.
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chapitre v. des alliances matrimoniales stratégiques l’objectif poursuivi par Guillaume de Villehardouin, en difficulté depuis l’établissement des Grecs dans le Péloponnèse en 1261, qui décide de marier sa fille aînée, Isabelle, avec le fils de Charles Ier d’Anjou, Philippe. Cette alliance complète l’acte politique du traité de Viterbe (1267) : « Lors se pourpensa d’une haute chose, car il dit a soy meismes que, puis que la seignorie de l’empereor de Costantinople estoit ainxi enrachinée en son pays de la Morée que il ne le porroit jecter sans aide de aucun grant seignor qui fust plus poissans de lui, donc puis que Dieu ne lui donna la grace de avoir hoir mascle, se non femelles, il ne veoit ainxi bonne voie que de apparenter soy au roy Charle, et aussi que le filz dou roy Charle preist pour femme sa fille, car par ceste maniere porroit il avoir aide de recovrer et reconquester son pays ».87
Les seigneurs latins de Morée ne parviennent pas à éliminer la résistance grecque qui s’est développée dans le Péloponnèse et leurs seules forces militaires sont insuffisantes. Or, le contexte de l’Orient latin a évolué en quelques années, désormais l’Empire latin de Constantinople n’existe plus, les États latins d’Orient semblent très éloignés et le seul recours possible est incarné par Charles Ier d’Anjou, investi récemment de la couronne sicilienne. Ce roi d’origine française ne cachant pas ses ambitions orientales88, il est avantageux pour le prince de Morée de se recommander à lui. Le mariage des héritiers complète opportunément le volet militaire de l’entraide envisagée, mais il est surtout profitable aux Angevins qui récupèrent ainsi la couronne princière de Morée, échue à une fille89. Si un mariage scellant une entente politique peut anticiper un danger, il arrive cependant que les unions interviennent dans un moment critique, comme dans le cas des seigneurs tierciers* qui traditionnellement appliquent une stratégie cohérente en privilégiant les unions entre membres des familles régnantes, ou encore en concluant des pactes de succession. L’une et l’autre des tactiques évitent l’éclatement des baronnies et entretiennent la cohésion de leur groupe90. Cependant, devant l’adversité, le recours des barons reste l’union matrimoniale conclue parfois à la hâte et qui a pour objectif d’apporter un appui militaire. Ainsi, lorsque la menace maritime de Licario se fait plus pressante dans les années 1270 et que les secours vénitiens tardent, les feudataires de Négrepont cherchent un appui auprès des Latins du continent voisin, resserrant ainsi des liens politiques mais aussi matrimoniaux qui s’étaient fragilisés au milieu du XIIIe siècle. C’est dans ce contexte que Guglielmo II da Verona, seigneur qui s’est opposé à Guillaume de Villehardouin pendant la guerre de succession en Eubée, épouse la nièce de son ancien adversaire91. Il en est de même face à la crainte des Cata87
Chr. fr., § 442. J. Dunbabin, Charles Ier of Anjou. Power, Kingship and State-Making in the Thirteenth Century Europe, Londres-New-York, 1998, p. 89 et suiv. 89 Il est précisé dans la version grecque que les fiançailles eurent lieu à Naples, et qu’elles furent suivies du mariage (Chr. gr., v. 6474-6478 ; Crusaders, p. 256 ; Chr. gr. (2005), p. 220). Les Angevins peuvent ainsi intervenir dans les affaires moréotes (W. Haberstumpf, « La nobilta moreatica in un poco noto documento angioino del 1278 », ΘΗΣΑΥΡΙΣΜΑΤΑ, 29, 1999, p. 38). 90 R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 115. 91 D. Jacoby, La Féodalité en Grèce médiévale. Les « Assises de Romanie ». Sources, application et diffusion, Paris-La Haye, 1971, p. 194 ; R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 430. 88
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deuxième partie. perpétuer le lignage lans et en 1371, lorsque Guy d’Enghien, seigneur d’Argos et de Nauplie, conclut une paix avec les Catalans d’Athènes, les clauses politiques et militaires sont assorties du projet de mariage entre Jean de Lluria et la fille de Guy, Marie92. Enfin au XVe siècle, lorsque le danger est incarné par les Turcs et que les lignages latins ont progressivement disparu, tous les chrétiens de la péninsule se marient entre eux afin de créer un front de résistance face à l’invasion musulmane93. Ainsi, l’aide militaire peut être attendue d’un accord matrimonial, lequel se conclut entre deux lignages qui se rapprochent à cette même occasion : ils deviennent alliés et dès lors entretiennent des intérêts communs94. Si certaines stratégies matrimoniales répondent à des soucis militaires, d’autres ont une finalité politique, comme celle de Guillaume de Villehardouin qui utilise judicieusement ses nièces venues de Champagne. Les motivations d’un tel déplacement n’apparaissent pas dans les sources, néanmoins, ces jeunes femmes permettent au prince de conclure des alliances avec quelques grands seigneurs de la principauté. La première épouse Guy de La Roche, la seconde est unie au seigneur « de la Sole » ou de Salona (sans doute Thomas II d’Autremencourt, père de Thomas III95) et donne naissance à un fils et deux filles ; quant à la troisième elle devient l’épouse de Guglielmo II da Verona, seigneur de Négrepont96. Il s’agit pour le prince de Morée de resserrer les liens féodaux qui l’unissent aux seigneurs continentaux et insulaires par des liens parentaux. La date de ces mariages n’est pas mentionnée ni le prénom des dames en question, cependant grâce à d’autres documents, il est possible de dénommer l’épouse de Guglielmo da Verona : il s’agit de Catherine qui, une fois veuve, se remarie avec Jean de Saint-Omer97. Les unions ont dû être échelonnées car lorsque l’on étudie la généalogie des La Roche et la descendance du couple de Guy Ier, le premier mariage a dû se conclure dans les années 1240 ; quant à l’alliance de Catherine
92 Jean est le fils de Roger de Lluria, maréchal de la Compagnie catalane (R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », dans Byzantina et Franco-Graeca. Articles choisis parus 1936 à 1969, Rome, 1978, p. 223, 278-280). Pourtant cette union ne se concrétise pas et Marie d’Enghien épouse Pietro Cornaro en 1377 (Ibid., p. 223 ; cf. annexes, p. 631). 93 Dans la première moitié du XVe siècle, malgré les tensions notables entre les lignages chrétiens qui subsistent dans le Péloponnèse, les alliances se multiplient notamment entre les Tocco, Zaccaria et les Paléologue. Néanmoins cela ne permet pas de marier tous les lignagers et des unions de tendance exogamique* sont envisagées (cf. annexes, p. 647, 649). 94 C’est une démarche similaire qui est adoptée par les Byzantins au bas Moyen Âge lorsqu’ils nouent des alliances politiques afin de lutter contre des ennemis communs, que ce soient les Catalans ou les Turcs (J. Koder, « Latinoi. The image of the others according the greeks sources », dans C. A. Maltezou, P. Schreiner (éd.), Bisanzio, Venezia e il mondo franco-greco (XIIe-XVe secolo), Atti del colloquio internazionale organizzato nel centenario della nascita di Raymond-Joseph Loenertz o.p., Venezia, 1-2 dicembre 2000, Venise, 2002, p. 82-83). 95 J. Longnon, « Les Autremencourt. Seigneurs de Salona en Grèce (1204-1311) », dans Bulletin de la Société de Haute-Picardie, t. 15, Laon, 1937, p. 26. 96 M. Sanudo, Istoria tês Rômanias, E. Papadopoulou (éd.), Athènes, 2000, p. 104-105 : « Questi, per far parentado con diversi signori e grandi fece venir di Campagna e Borgogna tre sue nipoti. La prima diede per moglie al signor della Rozia; del qual matrimonio naquero tre maschi e tre figlie. La seconda diede per moglie al signor d’Insola ; del qual matrimonio naquero un fliglio e due femmine. La terza diede per moglie a miser Guglielmo da Verona, fiol de miser Guglielmo, signor d’un terzero di Negroponte; de quali naquero tre figli e tre figliole » ; cf. annexes, p. 628. 97 Cf. annexes, p. 644.
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chapitre v. des alliances matrimoniales stratégiques et de Guglielmo da Verona, elle a pu intervenir en 126298. Pourtant, la stratégie princière trouve rapidement ses limites et elle ne permet pas d’empêcher dans les années 1250 le conflit avec le duc d’Athènes et les seigneurs insulaires. Dans le meilleur des cas, elle sert donc à consolider l’accord conclu une fois les tractations diplomatiques engagées, mais l’exemple des Villehardouin révèle les limites des ententes matrimoniales, car si les hostilités doivent se déclencher, l’union de deux êtres ne peut en aucun cas les arrêter. Une alliance, outre les ambitions militaires et politiques, peut également dissimuler une volonté d’expansion territoriale : c’est le cas des Catalans qui, peu après leur victoire militaire de 131199, s’orientent vers une politique d’implantation et pour cela envisagent de nouer de multiples liens matrimoniaux avec les dames de la principauté, jeunes veuves des chevaliers latins tombés au lac de Céphise100 : « [Les Almogavres] nommèrent alors chef messire Roger Des-Llaur, et ils lui donnèrent pour femme la veuve du seigneur de La Sola avec son château »101.
La veuve de Thomas III d’Autremencourt, baron de Salona, est l’une de ces veuves latines et elle se marie avec Roger Deslaur récemment promu chef des routiers catalans. Afin de conserver leurs terres, les seigneurs latins voisins pactisent avec ce nouveau pouvoir sis en Attique, à l’image de Guy II de La Roche en 1308 qui négocie le mariage de sa demi-sœur, Jeanne de Brienne102, avec Bernat de Rocafort maréchal de la compagnie. Ce projet est sans lendemain car le maréchal est arrêté et Guy II décède, mais cela témoigne d’une volonté conjointe de sceller par un mariage une alliance militaire tournée vers le seigneur de Néopatras103. Quant à Alfonso Fadrique, gouverneur catalan des duchés d’Athènes et de Néopatras en 1317, il préfère épouser une héritière latine : Marulla, fille de Bonifacio da Verona, seigneur de Karystos et connétable du duché d’Athènes104. La jeune femme apporte un confortable héritage mais elle présente également l’avantage d’être la fille de l’un des seuls alliés des Catalans en Grèce, et elle a côtoyé très jeune ces derniers, notamment Ramon Muntaner qui fut retenu dans la maison familiale105. Le fruit de leur union, Simona, épouse en 1327 Giorgio, fils de Bartolomeo II Ghisi, tiercier* de Négrepont, en dépit de l’opposition de Venise qui tenta de s’interposer mais qui ne put que reconnaître cette union
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R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 446-447. Cf. supra, p. 17. 100 R. Muntaner, Les Almogavres. L’expédition des Catalans en Orient, J.-M. Barbera (éd.), Toulouse, 2002, p. 149-150. 101 Ibid., p. 149 ; Cf. annexes, p. 618. 102 Dipl. Orient català, p. 53-54 ; Cf. annexes, p. 637. 103 R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 119-120, document figurant en annexe (Document A 19, p. 201) ; L. fechos, § 536. 104 Cf. annexes, p. 628. 105 R. Muntaner, op. cit., p. 154-155 : « […] je la vis dans la maison de son père, enfant, lorsqu’elle n’avait pas plus de huit ans, à l’époque où nous étions captifs, messire l’infant de Majorque et moi, et retenus dans la maison de ser Bonifaci ». 99
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deuxième partie. perpétuer le lignage déstabilisant sa coalition anti-catalane106. L’expansion territoriale est également l’objectif poursuivi par Martino Zaccaria, coseigneur de Chio avec son frère Benedetto, qui s’emploie à fonder une dynastie grâce à une union matrimoniale. En épousant Jacqueline de La Roche, héritière de Damala107 au début du XIVe siècle, il relance la dynamique d’implantation latine en Méditerranée orientale108, mais il tente également de se faire respecter en tant que seigneur insulaire par l’empereur byzantin en constituant un rempart contre les Turcs109. Les considérations politiques guident donc tous les choix d’alliance et chaque parti en retire de nombreux avantages, qu’ils soient territoriaux ou politiques. Ainsi, une union matrimoniale est avant tout un acte diplomatique longuement médité et qui, le plus souvent, concerne non seulement les futurs époux et leurs familles, mais également leurs sujets ou même les autorités ecclésiastiques lorsqu’il s’agit de noces princières. Dans la principauté de Morée, les nobles réunis en parlement s’arrogent le droit de débattre des stratégies matrimoniales, dès qu’elles sont liées à la survie de la principauté : « Et puis que li baron et li autre noble homme dou païs furent venu et le parlement fu comenchié, si furent aucuns des plus sages, liquel estoient le plus dou conseil de la princesse, qui lui dirent et conseillerent que elle deüst marier damoiselle Mehaulte sa fille a aucun grant homme, pour quoy elle fist enfans pour heriter son pays. Laquelle chose la princesse consenti et dist qu’elle le vouloit voulentiers, mais que ce fust a homme convenable, selonc ce que appartenoit a sa fille. Lors fu debatu et pourparlé par pluiseurs gentilz hommes »110.
Dans ce passage, Isabelle de Villehardouin, veuve de Florent de Hainaut111 à l’extrême fin du XIIIe siècle, doit s’entendre avec le baronnage afin de choisir un époux pour sa jeune fille Mahaut. Cette décision impliquant l’avenir de la principauté vise avant tout à fournir un descendant* mâle au lignage des Villehardouin. La stratégie familiale rejoint ici l’avenir de l’État et, à ce titre, elle concerne tous les grands seigneurs. Le rôle et le poids décisionnel des sujets se retrouvent dans le despotat d’Épire pour lequel la Cronaca dei Tocco décrit le cas d’Eudokia Balsic qui, à la mort d’Esaü Buondelmonti en 1411, se montre dure voire cruelle envers la population de Ioannina. Ne désirant pas rester seule à la tête du despotat, elle envoie secrètement une ambassade en Serbie afin de trouver un nouvel époux, mais la nouvelle se répand parmi ses sujets et le peuple, prenant prétexte de ce projet, se rebelle112. Le chroniqueur montre ainsi une contestation possible envers une politique 106 R. Cessi, P. Sambin, Le Deliberazioni del consiglio dei rogati (Senato), Serie Mixtum, vol. I, libri I-XIV, Venise, 1960, p. 136-137. 107 Cf. annexes, p. 649. 108 Il change de stratégie matrimoniale par rapport à son grand-père Benedetto qui a épousé le sœur du basileus (M. Balard, La Romanie génoise (XIIe-début du XVe siècle), Rome, 1978, t. 1, p. 166). 109 Ibid., p. 121, 468. 110 Chr. fr., § 831. 111 Florent de Hainaut est le fils de Jean d’Avesnes et d’Alix de Hollande, proche des Angevins (R. Filiangieri, I registri della cancellaria angioina, Naples, 1969, t. XL, p. 22). 112 Cron. Tocco, v. 1276-1280.
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chapitre v. des alliances matrimoniales stratégiques d’alliance orientée vers le nord des Balkans et non conforme aux intérêts de la population. Les mariages sont de tels enjeux diplomatiques pour les plus grands que la papauté n’hésite pas à intervenir elle aussi pour imposer ses choix. La Chronique de Morée note ainsi l’implication du souverain pontife dans la querelle qui oppose les Angevins et les Aragonais en Sicile. À la fin du XIIIe siècle, plusieurs mariages sont organisés afin de renouer des liens entre les deux lignages113, cependant les enjeux matrimoniaux dépassent l’échelle dynastique pour être débattus au sein de la hiérarchie épiscopale. Ainsi l’archevêque de Naples conseille-t-il à l’héritier du lignage d’Enghien, Gautier, désormais duc titulaire d’Athènes, d’épouser Constance d’Aragon-Randazzo114 plutôt que la sœur de Frédéric III d’Aragon115. L’union d’un tel prétendant ne peut se faire sans une mûre réflexion portant sur les atouts et les inconvénients de chaque future épouse et si le choix de Constance, héritière du duc catalan d’Athènes116, permet de rallier deux ambitions envers un même territoire, les négociations achoppent pourtant117. Les unions matrimoniales ne sont donc pas anodines ou inutiles. Elles mettent en cause, au-delà des époux, leurs familles et parfois aussi leurs sujets. Pour les plus importantes, leurs conséquences sont envisagées à une autre échelle, celle de la Chrétienté, et le pouvoir pontifical n’hésite pas à conseiller les lignages sur les choix à réaliser. Pour achever cette description des unions matrimoniales en tant qu’actes diplomatiques, il convient de s’attarder sur les usages matrimoniaux du duché de l’Archipel, bien connus grâce aux recherches de Guillaume Saint-Guillain qui constate, en dressant des tableaux récapitulatifs des unions des Sanudo aux XIIIe et XIVe siècles, que les duchesses et les ducs consorts sont choisis de préférence dans la noblesse franque de Romanie ou de Négrepont, et qu’un constat similaire est valable pour le lignage des Ghisi118. Les seigneurs insulaires, lors de séjours sur le continent, entretiennent des relations féodales et politiques avec la noblesse latine119 et resserrent les liens avec la cour princière de Morée120. Or, la puissance vénitienne entend intervenir de plus en plus souvent dans la politique matrimoniale de ses ressortissants, et sa mainmise sur l’Égée se fait sentir dans la deuxième moitié du XIVe siècle, notamment pour les choix matrimoniaux de Fiorenza Sanudo. Cette fille du duc Giovanni Ier (1341-1362) épouse Giovanni Dalle Carceri, seigneur des deux-tiers de Négrepont, mais il meurt en 113 « […] pour apaisier la guerre et faire plus ferme la pais, si ordina li papes et consenti que monseignor Robert, li dux de Calabre, filz aisnés dou roy Charle, si print pour moullier la fille dou roy Jayme d’Arragon, et don Fredelic, li filz dou roy Jayme, print et espousa la fille dou roy Charle » (Chr. fr., § 756). 114 Constance est la fille du duc Jean d’Aragon-Durazzo, duc catalan d’Athènes (A. Luttrell, « The Latins of Argos and Nauplia : 1311-1394 », dans Papers of the British School at Rome, XXXIV, Londres, 1966 ; repris dans Id., Latin Greece, Hospitallers and the Crusades, 1291-1440, (VR), Londres, 1982, p. 40). 115 R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 207. 116 Cf. annexes, p. 631. 117 K. M. Setton, op. cit., p. 72. 118 G. Saint-Guillain, L’Archipel..., op. cit., p. 182-184. 119 Cf. supra, p. 101. 120 G. Saint-Guillain, L’Archipel..., op. cit., p. 181.
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deuxième partie. perpétuer le lignage 1358121, laissant un fils mineur et une jeune veuve à l’héritage convoité. Des tractations sont engagées pour sceller une union avec Pietro Recanelli, Génois de Chio, mais Venise argue de la sécurité de l’État et place sa ressortissante en résidence surveillée. Cela ne dissuade pas les autres prétendants qui traitent avec Fiorenza, pourtant gardée à Candie122. Parmi la noblesse latine de Morée, les Acciaiuoli vont négocier pour deux des leurs, successivement Angelo et Nerio. Toutefois, Venise va faire achopper les pourparlers malgré les protestations vigoureuses de Nerio en 1362-1363, qui n’hésite pas à en référer à Jeanne Ire123. Cet exemple alimente une lutte que se livrent les Angevins et Venise pour asseoir leur influence en Égée, les uns s’appuyant sur leur suzeraineté dans l’Archipel, les autres défendant l’argument de la citoyenneté vénitienne de l’héritière124. La Sérénissime va néanmoins accepter l’union de Fiorenza avec Nicolò Sanudo Spezzabanda appartenant à la branche cadette du lignage125. Cette stratégie patrilinéaire* tend à perpétuer la lignée par l’identité du nom et des armes et elle présente des avantages trop importants pour que ne soit pas accordée la dispense nécessaire à leur union126. Venise renforce de la sorte son influence dans le monde égéen et exerce une véritable « police matrimoniale » envers les héritières127 dont le mode opératoire coïncide avec le changement de stratégie matrimoniale adoptée par les Crispo, arrivés au pouvoir par usurpation (1383). Afin de venir à bout des revendications du clan Sanudo, Francesco Crispo et ses descendants multiplient les unions avec le patriciat vénitien, assurant de la sorte un solide réseau de relations à l’image de leurs adversaires, mais dont la conséquence directe est de grever très sérieusement leurs finances128. Les unions envisagées par les Vénitiens de la métropole sont hautement stratégiques lorsqu’il s’agit de l’Archipel, comme dans le cas des Venier dont la politique matrimoniale évolue selon les aléas politiques : alors que des négociations sont entamées pour marier Giacomo, fils aîné de Francesco Crispo, et la fille du doge au début des années 1380 avec l’aval du Grand Conseil, le mariage n’a finalement pas lieu, sans que les raisons en soient connues. Les tensions sont néanmoins sensibles entre les deux lignages puisque les Venier concluent ensuite un contrat matrimonial avec les Tocco129 dont les intérêts menacent ceux des 121
G. Saint-Guillain, L’Archipel..., op. cit., p. 922. Ibid., p. 338. 123 K. M. Setton (éd.), A History of the Crusades, t. III, The Fourteenth and the Fifteenth Century, Londres, 1975, p. 139. 124 G. Saint-Guillain, L’Archipel…, op. cit., p. 182, 322, 331-338 ; F. Thiriet, La Romanie vénitienne au Moyen Âge, Le développement et l’exploitation du domaine colonial vénitien (XIIe-XVe siècle), Paris, 1975, p. 173. 125 G. Saint-Guillain, L’Archipel…, op. cit., p. 416 ; Mon. Peloponnesiaca, p. 7. 126 Afin de respecter les interdits canoniques, il faudrait qu’une branche collatérale existât depuis quatre générations au moins, ce qui n’est pas le cas. La dispense est accordée pour une consanguinité au troisième degré en 1366. Quant à leurs relations de parenté, il semblerait que l’hypothèse la plus satisfaisante soit d’envisager la fraternité entre les grands-pères de Fiorenza et de Nicolò Spezzabanda (G. Saint-Guillain, L’Archipel…, op. cit., p. 887). 127 Ibid., p. 342. 128 Les dots doivent être particulièrement généreuses pour attirer des patriciens de renom (G. SaintGuillain, L’Archipel…, op. cit., p. 375, 382-383). 129 Petronilla Tocco épouse Nicolò Venier (A. Luttrell, « Aldobrando Baroncelli in Greece : 13781382 », dans Orientalia Christiana Periodica, XXXVI, Rome, 1966 ; repris dans Id., Latin Greece, the 122
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chapitre v. des alliances matrimoniales stratégiques Crispo. L’habileté de la famille Crispo en matière de politique matrimoniale leur a permis de renforcer leur pouvoir et ils renouent avec les Vénitiens à la fin du XIVe siècle : un contrat de mariage est même conclu entre Rabella Crispo et le neveu du doge Antonio Venier ; quant à son frère il épouse à l’extrême fin du XIVe siècle une descendante du doge130. Ainsi en va-t-il des mariages comme des unions politiques, tout aussi fragiles, mais pourtant indispensables. Elles sont envisagées, puis oubliées au gré des nécessités politiques et des alliances militaires mais sont tout aussi vite décriées. Le mariage n’implique donc pas uniquement deux êtres, c’est avant tout un acte collectif, orienté par les lignages qui veulent en tirer profit. Certains l’utilisent pour accroître leurs possessions, d’autres pour conclure une alliance politique ou encore militaire. Dans tous les cas, les lignagers s’y investissent et lorsqu’il s’agit d’unions princières ou ducales, les enjeux sont tels que toutes les instances s’en mêlent. Ainsi les stratégies matrimoniales, qui entraînent la capitalisation des titres et des domaines au profit de tactiques politiques dont elles sont le fondement, nécessitent-elles l’établissement d’un acte afin de ne léser aucun lignage. 3. Le « mariage contrat »131 Étant donné l’importance accordée par les lignages nobiliaires aux unions matrimoniales, il devient impératif de coucher par écrit l’accord auquel sont parvenues les parties. Deux pratiques sollicitent plus particulièrement cette rationalité : le contrat de mariage, généralisé dans les rangs de la noblesse, et le mariage par procuration qui en représente une spécificité. La rédaction d’un contrat lors de la cérémonie est attestée en Occident, comme en Toscane où les unions matrimoniales qui entraînent d’importantes transactions de biens sont étroitement surveillées et disputées. À l’occasion des noces, plusieurs actes sont conclus devant notaire afin de laisser une preuve écrite des engagements mutuels, et d’un côté comme de l’autre, les époux, quel que soit leur âge, ne signent pas seuls et sont accompagnés par leur père ou leur tuteur132. Les noces ont lieu également très tôt en Sicile et les contrats conservés permettent de préciser le rôle des parents dans les négociations, bien qu’à certaines occasions ce ne soient que les parents de la future épouse qui interviennent et négocient avec leur gendre. Cette pratique symbolise les écarts d’âges importants qui persistent : en effet, l’union des enfants est facilitée par la différence entre sponsalia (fiançailles) et la cérémonie de l’anneau : cet écart crée toute une catégorie d’épouses très jeunes qui vivent encore chez leur père ou leur beau-père le temps d’atteindre l’âge réglementaire133. Enfin, les contrats de mariage sont attestés également dans le royaume de France, notamment en Bourgogne où leur rédaction permet
Hospitallers and the Crusades 1291-1440 (VR), Londres, 1982, p. 287 ; Mon. Peloponnesiaca, p. 483). 130 G. Saint-Guillain, L’Archipel…, op. cit., p. 380-381. 131 Expression empruntée aux juristes (J. Gaudemet, op. cit., p. 191). 132 D. Herlihy, C. Klapisch-Zuber, op. cit., p. 588-589. 133 H. Bresc, op. cit., p. 702.
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deuxième partie. perpétuer le lignage d’anticiper les difficultés à venir en matière de dot*, douaire* et héritage des enfants134. Concernant la principauté de Morée, quelques contrats de mariages subsistent bien qu’ils soient peu nombreux. Les archives, ça et là, conservent des témoignages à l’instar du contrat dressé en 1314 à l’occasion de l’union d’Isabelle de Sabran, petite-fille de Guillaume de Villehardouin, et de Ferdinand de Majorque135. Mais le plus souvent, ce sont uniquement leurs mentions qui permettent d’appréhender la fréquence de cette pratique, notamment dans le duché de l’Archipel qui livre plusieurs exemples conservés dans les archives de Venise. Le cas de Fiorenza Sanudo permet de révéler à quel point les unions matrimoniales sont d’ordre politique car cette duchesse fait rédiger plusieurs actes de mariages, certains n’étant même pas signés, comme celui qui détermine son union avec Nerio Acciaiuoli136. Même si la dame est majeure137, elle laisse aux procurateurs le soin de rédiger voire de signer en son nom l’acte définitif. Cette remise de pouvoir est surtout le fait des filles ou des femmes, considérées toujours comme mineures138, tandis que leurs futurs époux signent plus fréquemment. Quand Fiorenza Sanudo accepte d’épouser Nicolò Spezzabanda, ce sont des mandataires qui approuvent à sa place lors de la rédaction de l’engagement le 19 août 1373 à Venise139. Il en est de même pour le contrat de mariage de Jean Laskaris Calophéros avec Lucie Le Maure qui mentionne l’époux, d’une part, l’épouse et son père Érard, de l’autre. Le document est avant tout l’occasion d’établir un accord, de définir la dot* or, bien qu’il soit solidement établi, il ne met pas à l’abri des difficultés et dès 1372, le père est en position de force puisqu’il retient sa fille auprès de lui et veut imposer de nouvelles conditions à son gendre140. La place faite aux épouses dans ces contrats est réduite, parfois même elles ne signent pas leur propre union et se font représenter, la place prédominante revenant au lignage qui s’entent avec l’autre partie pour conclure au mieux cette alliance. Cependant, les femmes peuvent à certaines occasions être mentionnées et prendre part à la rédaction des contrats de mariage, bien que souvent il ne s’agisse pas du leur. Elles figurent alors comme mères ou en charge de procuration pour mener les négociations avec l’autre lignage141. À l’instar de Fiorenza Sanudo, cousine germaine de son homonyme, qui est mentionnée dans le contrat de mariage de sa fille Agnese en 1398142 et il en est de même pour Maria J. Bart, Recherches sur l’histoire des successions ab intestat dans le droit du duché de Bourgogne du XIIIe siècle à la fin du XVIe siècle (coutume et pratique), Paris, 1966, p. 66. 135 Dipl. Orient català, p. 85-87 ; Cf. annexes, p. 510. 136 G. Saint-Guillain, L’Archipel…, op. cit., p. 882-883. 137 Elle serait née avant 1340 et son contrat daterait des années 1361-1362 (Ibid., p. 882). 138 Cf. infra, p. 235. 139 G. Saint-Guillain, L’Archipel…, op. cit., p. 893. 140 D. Jacoby, « Jean Laskaris Calophéros, Chypre et la Morée », dans Revue des Études Byzantines, 26, 1968 ; repris dans Id., Société et démographie à Byzance et en Romanie latine (VR), Londres, 1975, p. 200201. 141 Le contrat de mariage de Marietta da Corogna et de Niccolo Gozzadini daté de 1456 est mis en place par la mère de la mariée, veuve du seigneur de Siphnos et de Kéos (D. Jacoby, La Féodalité…, op. cit., p. 287). 142 G. Saint-Guillain, L’Archipel…, op. cit., p. 885. 134
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chapitre v. des alliances matrimoniales stratégiques Sanudo qui obtient procuration pour négocier un mariage avec le lignage usurpateur des Crispo143. Mais c’est à peu près tout et cela est bien peu au regard des autres lignagers. En fait, les contrats de mariage sont des actes éminemment importants pour les lignages qui établissent de la sorte des relations entre les deux parties. Les parents s’impliquent dans leur rédaction et surveillent scrupuleusement leurs clauses, quitte à effacer le rôle de la principale intéressée. Au-delà du contrat de mariage, un autre accord atteste la conception contractuelle des unions, il s’agit du mariage par procuration. L’importance diplomatique de nombreuses unions au sein de la noblesse et la multiplication des mariages lointains entraînent naturellement une augmentation de ce type d’alliances. Les vœux de l’absent/e sont confiés soit par lettre soit à un procureur et le mariage est célébré ainsi. C’est une pratique couramment utilisée dans le milieu princier mais son usage est remis en question avec le triomphe de la doctrine consensualiste qui envisage l’assentiment obligatoire des époux144, bien que les faits prouvent son maintien. En 1309, lorsque Philippe de Tarente envisage d’épouser Mahaut de Hainaut, le marié est absent et quelques grands féodaux de la principauté signent en tant que témoins, comme Thomas d’Autremencourt, le baile* angevin de la principauté, ou l’archevêque d’Athènes. L’acte est rédigé au cours d’une cérémonie qui se tient à Thèbes145, cependant et malgré la solennité, il n’a rien de définitif car le mariage n’a pas lieu. Mahaut de Hainaut épouse en 1313 Louis de Bourgogne146. En 1384, lorsque Rabella Crispo établit son contrat de mariage à Naxos avec Benedetto Venier, ce dernier est représenté par son procureur qui s’engage en son nom147. Il en est de même dix ans plus tard pour sa sœur, Agnese Crispo, dernière fille du duc Francesco Ier Crispo, qui se marie en l’absence de son promis, Pietro Bembo, pourtant majeur car il a dûment désigné un procureur pour le représenter dans l’Archipel148. Il est donc commun, pour la grande noblesse, d’envoyer un représentant afin de conclure un mariage qui est avant tout un accord entre deux lignages avant d’être l’union de deux êtres. Cela correspond à la précocité de l’engagement, déterminant de la sorte la part prise par les parents lors des négociations. Les alliances lointaines se concluent fréquemment par mandataires interposés sans qu’il soit nécessaire aux époux, mineurs ou majeurs, de se rencontrer. De toute façon, l’attrait physique ou l’entente commune importent peu face à des considérations politiques149. En cela, les contrats de mariage et les alliances par procuration ne sont pas spécifiques aux nobles de la principauté de Morée, néanmoins leur utilisation témoigne de l’importa-
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G. Saint-Guillain, L’Archipel…, op. cit., p. 902. J. Gaudemet, op. cit., p. 179-183. 145 J. Longnon, op. cit., p. 38. 146 Cf. annexes, p. 613. 147 G. Saint-Guillain, L’Archipel…, op. cit., p. 934. 148 Ibid., p. 941. 149 Il en est ainsi du contrat de mariage conclu entre les Malatesta et le despote de Morée, Théodore Paléologue, en 1419. Cet acte unit une jeune Italienne à un Grec orthodoxe, mais le mariage ne sera célébré que deux ans après lorsque la jeune épouse débarquera sur les rivages du Péloponnèse (D. A. Zakythinos, op. cit., p. 189). 144
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deuxième partie. perpétuer le lignage tion d’une pratique courante dans tout l’Occident car elle représente de nombreux avantages. Il y a donc une permanence notable entre les usages des provinces d’origine des nobles de Morée et ceux dont ils vont user dans leur principauté. Quel que soit le lieu considéré, les lignages nobiliaires envisagent le mariage comme un soutien de leur politique et à ce titre, des orientations se dessinent dans les choix réalisés, évolutions qui, examinées en détail dans le cadre de la principauté de Morée, révèlent des aspects jusque-là ignorés des dynasties seigneuriales.
C. UNE POLITIQUE MATRIMONIALE ÉVOLUTIVE 1. Les principales tendances La principauté de Morée, par sa situation géographique et son devenir historique, présente des caractéristiques propres qui se matérialisent par des choix matrimoniaux particuliers au sein des lignages nobiliaires. En effet, tout en s’inspirant des orientations dominantes dans leur province d’origine, les nobles bâtissent une nouvelle politique matrimoniale reposant avant tout sur leur volonté de subsister face aux difficultés économiques et militaires. Les estimations sont malaisées à réaliser car les femmes sont nettement sousreprésentées dans la documentation, pourtant nous pouvons noter que les alliances, qu’elles soient égalitaires ou inégalitaires, s’articulent dans une dimension spatiale, permettant de tisser des réseaux plus ou moins étendus. Travaillant dans ce domaine, Martin Aurell a déterminé trois axes de réflexions intéressants pour obtenir une approche plus complète des stratégies matrimoniales150. Le premier repose sur la parenté qui permet d’évoquer l’endogamie* ou l’exogamie* d’après les degrés de consanguinité ; le second concerne la société dont la hiérarchie détermine l’hypergamie*, l’homogamie* ou l’hypogamie* ; le troisième enfin est l’espace qui conditionne les alliances virilocales* ou uxorilocales*. Étant donné que les prohibitions canoniques, déjà évoquées, déterminent la tendance exogamique de la noblesse, il est intéressant d’étudier les rapports de subordination qui poussent les lignagers à épouser une personne de leur condition sociale, d’un statut supérieur ou inférieur. Quant à l’espace, une importance particulière est accordée aux unions avec des puissances voisines, dont l’analyse est envisagée dans la rubrique suivante. Les tendances matrimoniales suivies dans la principauté de Morée sont de plusieurs ordres et les reconstitutions de généalogies, associées au témoignage des chroniques, permettent de repérer les pratiques homogamiques*, notamment pour les premiers barons qui sont déjà mariés lorsqu’ils conquièrent le sol moréote et dont les épouses viennent essentiellement des lignages voisins en
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M. Aurell, « Les stratégies matrimoniales de l’aristocratie (IXe-XIIIe siècle) », dans M. Rouche (éd.), op. cit., p. 187.
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chapitre v. des alliances matrimoniales stratégiques Occident151. Quant aux choix matrimoniaux faits dans la première moitié du XIIIe siècle par ces mêmes lignages pour leurs descendants, ils portent sur des dames de leur milieu avec une culture semblable à la leur. Le prince Geoffroy II en personne adopte cette politique et la Chronique de Morée livre sa justification face à l’empereur latin de Constantinople, devenu son beau-père : « Et messire G[offroys], qui tant fu sages, si tost comme il eust la dame espousée, si envoia ses messages a l’empereour, disant et senefiant [signifiant] comment et par que[l] maniere il avoit espousé sa fille, et que ce il avoit fait pour la grant fiance [confiance] qu’il avoit a lui, pour ce qu’il ne pooit trover fame en Romanie qui feust sa pareille, car il ne pooit mie pranre fame d’autre gent [extraction] que de sa nacion [pays] »152.
Au XIIIe siècle, les dames nobles d’origine occidentale sont relativement nombreuses en Morée et le prince, qui est le premier parmi ses pairs, est un très beau parti pour les autres dynasties ; il va pourtant choisir une princesse impériale, considérant que les dames moréotes sont peu dignes de son alliance. En fait, le chroniqueur livre ici les préoccupations des nobles latins du siècle suivant153 qui ont quelque difficulté à trouver une épouse de leur milieu ou de leur origine. La volonté de choisir un conjoint dans un lignage de même importance et proche géographiquement se retrouve parmi les descendants des conquérants comme Sachette, héritière de Guillaume de Morley, qui a épousé Androuin de Villa, d’origine champenoise lui aussi154. L’homogamie* marque les stratégies nobiliaires moréotes car il est réconfortant de marier les enfants d’un même milieu et d’un même lieu qui, de fait, ont les mêmes intérêts. D’autres unions cependant se construisent sur un plus grand déséquilibre. Lorsque Guy II de La Roche accepte de prendre pour épouse Mahaut de Hainaut, par exemple, il est réaliste quant à la supériorité du lignage de sa promise : « Et quant le duc oÿ la novelle, si en fu tropt liés [joyeux]. Et certes, bien le devoit estre quant il devoit prendre et espouser sa dame lige et que par li pooit estre princes de la Morée. […] Et li dux, par le conseill du mareschal son cousin, ou il se fioit plus que en homme du monde, et de ses autres barons et amis, si respondy moult cortoisement et dist coment le mariage lui plaisoit et estoit appareilliés [prêt] de faire tout ainxi comme la princesse et li autre baron le saroyent
151 Geoffroy Ier de Villehardouin est marié à Elisabeth (de Chappes ?), Othon de La Roche a épousé Isabelle de Ray (cf. annexes, p. 613, 637). 152 Chr. fr., § 182. 153 Il s’agit de la période de rédaction de la Chronique de Morée. 154 Cf. supra, p. 31. Les mêmes préoccupations se retrouvent dans l’Empire latin de Constantinople où Philippe de Toucy, qui compte parmi les plus grands seigneurs, épouse une descendante bourguignonne, Portia de Roye, fille d’Othon de Roye. Cette tendance matrimoniale stratégique va de pair avec une inflexion endogamique* (J. Longnon, « Les Toucy en Orient et en Italie au XIIIe siècle », dans Bulletin de la Société des Sciences Historiques et Naturelles de l’Yonne, 1953-1956, Auxerre, 1958, p. 39 ; Cf. annexes, p. 648).
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deuxième partie. perpétuer le lignage deviser [ordonné] […]. Lors ot la princesse son conseil avec sa gent sur le mariage que elle donroit a sa fille »155.
Le duc d’Athènes est conscient d’épouser sa dame-lige, de pouvoir récupérer de la sorte un titre princier et si sa décision ne va pas sans une série de doutes et de questionnements, ils sont vite balayés par son entourage. Il faut remarquer que les nobles latins ont tout intérêt à unir ainsi leurs forces de part et d’autre du golfe Saronique en ce début du XIVe siècle, car la menace grecque se fait de plus en plus pressante. La princesse Isabelle de Villehardouin, elle aussi prend conseil, car le choix d’un prince consort engage l’avenir de son État. L’accession au pouvoir du gendre en l’absence de fils est une pratique ancienne, compatible avec un système patrilinéaire* dans lequel le pouvoir se transmet de mâle en mâle, les femmes ne servant qu’à instrumentaliser la généalogie. Il s’agit dans ce cas d’un moyen de promotion pour le fiancé retenu. Le chroniqueur s’appesantit sur les conseils octroyés à plusieurs reprises à Isabelle de Villehardouin, occultant ceux qui ont été donnés à d’autres princes. Ce déséquilibre peut provenir d’un éloignement dans le temps par rapport au récit portant sur le XIIIe siècle, car inversement, les témoignages concernant le début du XIVe siècle sont plus récents. Ou bien s’agit-il d’un soutien plus appuyé de la part du baronnage moréote lorsqu’une femme est au pouvoir. S’il est difficile de développer davantage ces hypothèses, ce qui est certain c’est l’intérêt de chacune des parties pour ce mariage : les Villehardouin trouvent un soutien militaire de poids en la personne du jeune duc d’Athènes, et ce dernier envisage par là même de récupérer le titre princier. Cette ambition exprimée par le biais de la stratégie matrimoniale n’est pas spécifique aux Latins et la Chronique de Morée dresse un portrait de Nicéphore Ange-Comnène qui souhaite marier ses filles à de grands seigneurs : qu’ils soient latins importe peu, il s’agit avant tout de renforcer les liens politiques. Ce seigneur grec s’emporte lorsqu’il apprend que sa fille, retenue en otage à Céphalonie, a épousé le fils du comte Richard, Jean : « Et quand le despote Nicéphore de l’Arta sut que le comte de Céphalonie avait marié la fille à son fils, il fut courroucé, parce qu’il voulait la marier en plus haut lieu, ayant déjà marié son autre fille avec le prince Philippe de Tarente, fils du roi Charles le deuxième »156.
En fait ce mariage, arrangé ou forcé, date vraisemblablement de 1292, alors que l’union de Thamar avec Philippe de Tarente est célébrée en 1294 mais, quoi qu’il en soit, les projets hypergamiques* du père pour la fille sont contrariés par la stratégie des Orsini. Envisager une alliance avec un lignage plus prestigieux que le sien n’a donc rien d’exceptionnel et cette finalité est certainement celle suivie par bon nombre de groupes de parenté, toutefois elle n’est pas envisageable systématiquement car le lignage preneur doit trouver des compensations à ce déséquilibre. 155
Le mariage, retardé à cause du jeune âge de la fiancée, est célébré en 1305 (Chr. fr., § 836-839). L. fechos, § 468 : « Et quando el dispot Nichiforo del Arta supo qu’el conte de Chifolonia auia casado su filla del dispot con su fiio, fue mucho corruçado, por que la queria casar en mas alto lugar, por que auia casada la otra su filla con el princep Philipo de Taranto, fiio del rey Carles secundo ». 156
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chapitre v. des alliances matrimoniales stratégiques Bien que les pratiques homogamiques* et hypergamiques* soient les plus courantes, quelques exemples attestent l’emploi de l’hypogamie*. Dans une société où les enfants mâles obtiennent une grande part de l’héritage, toute fille ayant un frère est considérée comme une cadette, même si elle est l’aînée, et elle ne perçoit du même legs qu’une dot*. Les historiens notent ainsi que leurs mariages peuvent être contractés avec un lignage d’égal niveau de puissance, mais il arrive également que le choix se porte sur l’aîné d’une famille de moindre dignité157. C’est le système de l’hypogamie* féminine : un modèle d’échange généralisé mais asymétrique158. Le problème se pose lorsque le frère décède sans enfant puisque la cadette devient héritière : il est alors très important de bien choisir l’époux afin de parer à toutes les éventualités et, dans ce contexte, un mari de niveau inférieur représente quelques avantages pour le lignage. Dans le cas d’un décès de l’héritier mâle, la volonté de perpétuation de tous les modes de désignation du lignage, comme le blason, peut s’imposer au gendre ce qui implique de renoncer aux siens, concession qui ne peut être acceptée que d’un époux de niveau inférieur. De la même façon, si le père de la cadette est encore vivant, il peut trouver des avantages à avoir un gendre qui soit son obligé. L’union hypogamique* n’est donc pas uniquement négative, y compris pour la lignée de la promise159. Une autre façon d’envisager l’alliance hypogamique* et d’éviter de la sorte une filiation matrilinéaire* tout en réalisant la perpétuation de cette lignée, est d’unir l’héritière à un agnat*, mais les interdits canoniques sont tels qu’une branche collatérale doit subsister depuis quatre générations au moins. Or, l’existence d’une lignée cadette ne va pas de soi car elle implique le mariage des cadets ; c’est pourtant la tendance poursuivie en Morée160. Ainsi, Fiorenza Sanudo épouse Nicolò Sanudo issu de la branche cadette, mariage pour lequel la dispense est accordée en 1366161. Certains lignages, pour pallier un décès éventuel, ont employé une stratégie à tendance endogamique* par anticipation, en mariant leur cadette à un homme du même milieu162. L’hypogamie* peut se retrouver de la sorte dans des groupes sociaux différents : c’est le cas de la fille cadette de Francesco Crispo, Agnese, qui est unie de façon assez atypique avec Dragonetto Clavelli, bourgeois-banquier de Rhodes, récemment élevé au statut de seigneur insulaire. Ce mariage est conclu après la mort du duc au début du XVe siècle163 et si les motivations ne sont pas clairement établies, il est vrai que l’union de cette fille, appartenant à une fratrie de neuf personnes, ne remet pas en cause la succession au duché. Néanmoins cette alliance déséquilibrée permet de s’associer avec un riche parvenu dont l’aide peut être bénéfique.
157
Pratique attestée en France du nord, Mâconnais ou Catalogne (M. Nassiet, « Parenté et successions dynastiques aux XIVe et XVe siècles », dans Annales E. S. C., n° 3, 1995, p. 629). 158 A. Guerreau-Jalabert, « Sur les structures de la parenté dans l’Europe médiévale », dans Annales E. S. C., n° 6, 1981, p. 1030. 159 M. Nassiet, op. cit., p. 630. 160 Cf. supra, p. 168. 161 G. Saint-Guillain, L’Archipel…, op. cit., p. 880 et suiv. 162 Cf. infra, p. 220. 163 G. Saint-Guillain, L’Archipel…, op. cit., p. 941, 945-946.
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deuxième partie. perpétuer le lignage L’hypogamie* n’est pas nécessairement la caractéristique des femmes, elle peut être utilisée par les hommes ; toutefois, dans ce cas, elle est souvent motivée par des raisons économiques. Lorsque Filippo Ghisi, seigneur d’Amorgos, s’éprend d’une Grecque et décide de l’épouser (1329-1330), il argue de la relative aisance financière des affins* pour justifier son choix164. Mais en dépit de sa volonté d’être une épouse légitime, Anastassou n’en est pas moins gênante pour sa famille par alliance. Cette pratique se poursuit dans la seigneurie insulaire au cours du XIVe siècle et les sources témoignent de l’union de Marino Ghisi, à la tête de la seigneurie d’Amorgos dans les années 1350, avec Chryssi dont le prénom invite à penser à une origine grecque. Dans son testament, cette nouvelle épouse, qui n’est pas la mère des premiers enfants de Marino, est pourtant nommée exécutrice universelle165. Ces cas d’hypogamie* marquent non seulement la distinction de statut social entre le mari et la femme mais également leurs différences ethniques. Finalement toutes les stratégies sont envisageables et les lignages nobiliaires les utilisent différemment selon leurs objectifs et les possibilités qui s’offrent à eux. Si l’hypergamie* paraît la plus souhaitable, l’homogamie* n’est pas négligeable non plus ; quant à l’hypogamie, elle peut offrir des avantages circonstanciels importants. Les tendances suivies pour les unions matrimoniales sont donc affaires d’opportunités et d’ententes lignagères, elles ne révèlent en aucun cas une politique suivie sur plusieurs générations au sein des lignages, et cela d’autant moins que le contexte politique incite à un usage qui se généralise : les mariages interconfessionnels.
2. Vers les mariages indigènes L’évolution générale des alliances matrimoniales dans la noblesse moréote s’oriente vers une plus grande mixité. Les unions qui restent essentiellement latines au XIIIe siècle, sont de plus en plus souvent interconfessionnelles au XIVe siècle, voire interreligieuses au XVe siècle. Étant donné que les mariages entre Latins ont été évoqués à travers les grandes tendances suivies, il est nécessaire d’aborder plus en détail les mariages entre Latins et Grecs qui constituent l’une des caractéristiques des lignages nobiliaires dans la zone de contact que représente la principauté de Morée. Au sein de la grande noblesse, les mariages avec les Grecs sont attestés dès le XIIIe siècle et perdurent tout au long de la période envisagée166. Peu de temps après la conquête, le premier duc de l’Archipel, Marco Sanudo, épouse une dame de Smyrne dont l’origine grecque ne fait aucun doute alors que sa filiation* avec telle ou telle grande famille byzantine fait débat167. Certains barons, 164 G. Saint-Guillain, « Amorgos au XIVe siècle », dans Byzantinische Zeitschrift, t. 94, Leipzig, 2001, p. 102-103. 165 Ibid., p.131. 166 D. M. Nicol, « Symbiosis and integration. Some greco-latin families in Byzantium in the 11th to the 13th centuries », dans Byzantinische Forschungen VII, Amsterdam, 1979 ; repris dans Studies in late Byzantine History and Prosopography, Londres, 1986, p. 120. 167 Carl Hopf la rattache à la dynastie des Anges, tandis que Marco Barbaro, et à sa suite Guillaume Saint-Guillain en font la sœur de Théodore Laskaris (G. Saint-Guillain, L’Archipel…, op. cit., p. 824-
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chapitre v. des alliances matrimoniales stratégiques parmi les premiers conquérants, s’engagent dans cette voie et prennent le parti de s’unir à des princesses byzantines : Mathieu de Mons, par exemple, seigneur de Véligosti et Damala, épouse une fille de Théodore II Laskaris, empereur grec de Nicée168. Maio Orsini, seigneur de Céphalonie et de Zante, se marie avec une sœur du despote de Thessalie169, et Boniface de Montferrat épouse la veuve d’Isaac II, Marguerite de Hongrie, fille de Béla III170, une princesse locale. Au milieu du XIIIe siècle, le prince Guillaume de Villehardouin suit cette tendance en épousant Anne Comnène-Doukas renommée Agnès. La descendance est donc de sang mêlé un demi-siècle après la conquête, signe d’une adaptation des Latins à leur nouvelle contrée. Hélène Comnène-Doukas, fille du despote de Grande Vlachie171, épouse quant à elle Guillaume de La Roche en 1275, puis se remarie avec Hugues de Brienne en 1291. Il s’agit pour ce dernier d’un changement de stratégie matrimoniale car sa première épouse, Isabelle de La Roche, était d’origine française. De plus, ce choix ne doit pas s’opérer sans consentement ecclésiastique car Hugues de Brienne se marie avec sa belle-sœur par alliance172. La descendance* des plus grandes seigneuries a donc assez rapidement des racines grecques et latines173, résultant de choix aussi bien de la part des conquérants que des indigènes à l’instar des despotes d’Épire, Michel II, Nicéphore et Jean, qui marient leurs filles à toute une série de seigneurs latins174. Elles sont généreusement dotées et les Grecs attendent de ces alliances une aide militaire contre l’impérialisme des Paléologues. Aussi bien dans un camp que dans l’autre, les unions matrimoniales sont toujours stratégiques et elles valident une entente politique ou un accord militaire. Dès la fin du XIIIe siècle, cette orientation est telle qu’il existe un projet de mariage entre la jeune princesse Isabelle de Villehardouin et le fils de Michel Paléologue, Andronic, mais devant l’hostilité mani-
825). 168 G. Pachymère, Relations historiques, A. Failler (éd.), t. I, Paris, 1984, p. 242-243 : « il unit l’une à un noble latin, appelé Mahieu de Véligourt, qui était de Morée et résidait à la Ville ». Grâce à d’autres sources des hypothèses ont été formulées quant à l’identité de cette princesse, or elles sont divergentes. Antoine Bon la nomme Théodora, quant à Carl Hopf et Dionysos Zakythinos ils la prénomment Eudocie (A. Bon, La Morée franque. Recherches historiques, topographiques et archéologiques sur la principauté d’Achaïe (1205-1430), t. I, Paris, 1969, p. 111 ; D. A. Zakythinos, op. cit., p. 42). 169 D. M. Nicol, op. cit., p. 107. 170 W. Haberstumpf, Dinastie europee nel Mediterraneo orientale. I Monferrato e i Savoia nei secoli XII-XV, Turin, 1995, p. 234. 171 Hélène est la fille de Jean, le sébastokrator de Thessalie (Chr. fr., § 546 : « […] et prist la fille de Quir Thodre Sevastocratora, le frere bastart du despot de l’Arte »). 172 Le premier époux d’Hélène Comnène-Doukas, Guillaume, est le frère d’Isabelle de La Roche, première épouse de Hugues de Brienne, ils sont donc affins* (cf. annexes, p. 637). 173 Une même tendance auprès des feudataires candiotes : les Venier, qui deviennent maîtres de l’île de Cerigo dès 1207, n’hésitent pas à s’allier à des familles grecques locales, aux XIIIe et XIVe siècles. Ces alliances ont l’avantage d’apaiser les tensions diplomatiques et de bénéficier des héritages apportés par ces dames grecques, mais ils sont assortis de problèmes successoraux. Bartolomeo Venier a épousé une grecque héritière d’un seigneur aux ordres du basileus à la fin du XIIIe siècle (F. Thiriet, « À propos de la seigneurie des Venier sur Cerigo », dans Studi Veneziani, XII, 1970, p. 202-203). 174 Et cette politique de rapprochement ne fera que s’accentuer au siècle suivant (P. Magdalino, Between Romaniæ…, op. cit., p. 88 ; Id., « A neglected authority for the history of the Peloponnese in the early thirteenth century : Demetrios Chomatianos, archbishop of Bulgaria », dans Byzantinische Zeitschrift, t. LXX, 1977, p. 316, 322).
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deuxième partie. perpétuer le lignage feste des barons latins, cette alliance ne se concrétise pas175. Les milieux de cour tant latins qu’orthodoxes se rapprochent malgré ce désaccord et la Chronique de Morée qualifie à plusieurs reprises l’épouse de Geoffroy d’Aulnay de parente du basileus176. Ce seigneur venu s’installer en Morée après la chute de Constantinople a probablement contracté au préalable une union avec une dame byzantine sans qu’il soit possible d’en déterminer l’identité. Les descendants* des conquérants latins proviennent ainsi de lignées* de différentes confessions et cela dès la seconde moitié du XIIIe siècle. C’est le cas des La Roche ou des Villehardouin dont les descendants* ont un héritage biologique grec. Les unions avec des femmes d’origine grecque ont tendance à se multiplier et cette évolution est à mettre en parallèle avec l’histoire politique de la principauté de Morée : l’État se réduisant considérablement, les seigneurs latins n’hésitent pas à nouer des alliances avec leurs voisins afin de maintenir leur pouvoir. En effet, les unions entre Latins devenant difficiles en raison des interdictions canoniques qui restreignent les choix, certains seigneurs se tournent vers les orthodoxes. En 1292, au lendemain d’une alliance militaire entre Florent de Hainaut et le despote d’Arta, Richard de Céphalonie qui garde dans son duché la fille du despote, Marie Ange-Comnène, la convainc d’épouser son fils aîné Jean : « Richart de Cephalonie […] sot tant faire vers la fille dou despot car elle consenti et s’acorda de prendre monseignor Jehan, le fil aisné dou conte, pour son mari et loyal espeux. Si fist venir le presbtre, et les espousa »177.
La chronique précise que Nicéphore Ange-Comnène est courroucé de cette tactique quelque peu expéditive, cependant, mis devant le fait accompli, il est contraint d’accepter. Lors de leur rencontre les deux seigneurs parviennent à un accord et ils vivent en bonne intelligence jusqu’à ce que Jean succède à son père à la tête du comté de Céphalonie, en 1304. Dès le XIIIe siècle, les alliances matrimoniales interconfessionnelles ne sont donc plus rares au sein du groupe nobiliaire moréote et, en s’orientant le plus souvent vers une hypergamie*, elles permettent d’obtenir un allié grec puissant aux marges de la principauté178. Toutefois l’intérêt de telles unions se fait sentir également chez les Grecs à l’image de la cour byzantine où les mariages impériaux sont l’objet d’une stratégie qui s’est renouvelée durant le Moyen Âge179. À partir de la fin du XIe siècle,
175
M. Sanudo, op. cit., p. 155. Chr. fr., § 729, 750 : « ma femme qui est sa parante ». 177 Chr. fr., § 653 ; l’épisode est également présent dans le Libro de los fechos, § 467-468. 178 Ces unions à but politique se retrouvent également dans les États latins d’Orient, où les Latins s’allient très rapidement aux chrétiens orientaux ( B. Z. Kedar, « Latins and Oriental Christians in the Frankish Levant, 1099-1291», dans A. Kofsky and G. G. Stroumsa (éd.), Sharing the Sacred: Religious Contacts and Conflicts in the Holy Land, First-Fifteenth Centuries CE, Jerusalem, 1998 ; repris dans Id., Franks, Muslims and Oriental Christians in the Latin Levant. Studies in Frontier Acculturation (VR), Ashgate, 2006, p. 210-220). 179 Les pratiques matrimoniales de l’aristocratie byzantine sont orientées par la tradition déterminée par les canons de l’Église mais aussi par la législation civile. La sélection du futur conjoint échappe généralement à l’intéressé, au moins pour son premier mariage car les âges de majorité correspondent à ceux en vigueur en Occident. Les choix semblent s’opérer en fonction d’une origine géogra176
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chapitre v. des alliances matrimoniales stratégiques les basileis cherchent presque exclusivement des princesses étrangères pour leurs fils180, et au XIIIe siècle, Yolande de Montferrat 181 qui épouse Andronic II, souhaite que son aîné épouse Isabelle de Villehardouin182 et que son cadet Théodore s’unisse à la fille du duc d’Athènes, Jeanne183. Elle entretient ainsi une préférence marquée pour les unions occidentales, mais son projet échouant, elle unit son fils à une dame lombarde. Au XIVe siècle, cette tendance se renforce et pour le mariage de l’empereur Jean V, la régente Anne de Savoie hésite entre une Byzantine et une princesse occidentale184, mais lorsque Jean se retrouve veuf, le choix se porte sur des dames occidentales185. À la cour byzantine les enjeux diplomatiques se sont renouvelés
phique commune, d’un même type de fonctions ou d’intérêts politiques. Quant au cercle impérial, les unions matrimoniales y sont encore plus tactiques. Les clans aristocratiques concluent ainsi des alliances opportunes qui se font et se défont au gré des retournements politiques (I. Brousselle, « Les stratégies matrimoniales de l’aristocratie byzantine aux IXe et Xe siècles », dans S. Lebecq, A. Dierkens, R. Le Jan, J.-M. Sansterre (éd.), Femmes et pouvoirs des femmes à Byzance et en Occident (VIeXIe siècle), colloque international (28-30 mars 1996), Lille, 1999, p. 52-58). 180 J.-C. Cheynet (éd.), Le Monde byzantin, t.II, L’Empire byzantin (641-1204), Paris, 2006, p. 73. 181 Yolande de Montferrat n’est pas la seule princesse occidentale à venir s’installer à la cour byzantine. Andronic III épouse une princesse germanique, Adélaïde de Brunswick (1317), puis il se remarie avec Anne de Savoie (S. Runciman, « The marriages of the sons of the emperor Manuel II », dans Rivista di studi bizantini e slavi, t. 1, 1981, p. 274-275). 182 C. Diehl, Figures byzantines, Paris, 1918, p. 237. 183 Nicéphore Gregoras, Byzantina Historia, L. Schopen (éd.), Corpus Scriptorum Historiae Byzantinae, Bonn, 1829-1845, p. 237 : « Elle apprit ensuite que le duc d’Athènes avait une fille à marier, et par des envoyés elle lui proposa comme époux pour elle son deuxième fils, Théodôros. Mais elle exigeait un accord en vertu duquel ils se lanceraient, elle de son côté et lui du sien, dans une guerre contre le seigneur des Pélages et de Thessalie, et ils le combattraient à outrance jusqu’à son élimination. […] Mais elle fut trompée dans ses espoirs. C’est pourquoi elle envoya Théodôros avec beaucoup d’argent dans sa patrie, en Lombardie, pour épouser là la fille d’un homme nommé Spinola, un petit aristocrate sans grand prestige ». 184 Doukas, Histoire turco-byzantine. Introduction, traduction et commentaire, J. Dayantis, Reproduction en l’état par l’Atelier National de Reproduction des Thèses de Lille, thèse de doctorat, Université Montpellier III, 2004, p. 12 : « À cette époque donc, alors que l’empereur Jean était encore jeune, Cantacuzène désirait devenir son beau-père en lui faisant épouser sa fille Hélène. Mais les autres membres du Sénat, étant jaloux de cela, dirent à la mère de l’empereur que, conformément à une longue tradition, l’on devait se procurer épouse pour l’empereur chez les Alamans et les Germains, et non parmi les sujets, « de sorte qu’en cas de nécessité, nous puissions obtenir de cette nation aide et assistance ». La reine-mère Anne donna son assentiment à cette proposition et, en raison du fait qu’étant elle-même d’origine alémanique, c’est avec plaisir qu’elle revêtirait du pourpre un enfant et (futur) empereur qui serait du même sang qu’elle » ; Doukas, Decline and Fall of Byzantium to the Ottoman Turcs, H. J. Magoulias (éd.), Détroit, 1979, p. 88-89. Ibid., p. 27 : « Après avoir convaincu l’impératrice-mère par de douces paroles et des actions sensées, il sut convaincre cette dernière de prendre pour bru sa fille Hélène, de façon à ce qu’elle prenne pour époux son fils Jean Paléologue, fils de l’empereur Andronic Paléologue » ; Doukas, Decline and Fall…, op. cit., p. 120-121. 185 Ibid., p. 77 : « Lorsque environ trois ans se furent écoulés [depuis la mort d’Anne], l’Empereur voulut faire venir une nouvelle épouse pour Jean, ainsi qu’une épouse pour son deuxième fils Théodore. Il envoya donc [des ambassadeurs] en Italie, qui en ramenèrent la fille de Théodore, marquis de Monte Ferrara, laquelle était destinée à Jean ; pour Théodore, vint la fille du comte Malatesta […] » ; Doukas, Decline and Fall…, op. cit., p. 224-225.
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deuxième partie. perpétuer le lignage et l’Empire, devant les difficultés orientales, entend se rapprocher des Occidentaux dans l’espoir d’un secours possible de leur part186. Dès le XIVe siècle dans la principauté de Morée, il est difficile de trouver des lignages de sang purement latin car les unions avec des Grecques ont été amplement utilisées dès le XIIIe siècle, à l’instar de la famille princière. Mais le phénomène, qui restait marginal, est plus courant au fil des décennies, devenant inversement proportionnel à l’amenuisement des forces latines dans la principauté. Pour autant les unions entre lignages latins persistent tout en devenant minoritaires187, car la proximité des orthodoxes, tant dans le despotat d’Épire que dans celui de Morée, associée à la redoutable menace des Turcs, entraîne de nombreuses unions qui donnent vie à un métissage de la société y compris nobiliaire, dans laquelle les métis sont appelés Gasmules188. Des rapprochements similaires interviennent dans les îles, entraînant la constitution d’une société gréco-latine dont ne subsistent que les exemples nobiliaires189. Ainsi, Francesco Gattilusio, seigneur génois de Lesbos qui soutient Jean Paléologue dans son accession au pouvoir en 1354, reçoit en récompense la main de sa sœur190. Quant aux Asanès de Byzance, ils ont contribué grandement aux unions avec les seigneurs insulaires latins tout au long du XIVe siècle : Théodora Asanine épouse Bartolomeo III Ghisi en 1359191 ; la fille d’Andronic Asen s’unit à Centurione Zaccaria192 ; enfin, Maria Asanine devient l’épouse de Roger de Flore, l’aventurier catalan193. Les mariages indigènes sont donc courants tant sur le continent que dans les îles de l’Archipel, où ils restent cependant moins nombreux. En
186 S’unir avec une famille qui entretient des prétentions, aux moins nominales en Orient, ne peut que servir les intérêts impériaux. Doukas a peut-être assisté au mariage de Sophie de Montferrat avec le futur empereur Jean VIII, car la description physique qu’il fait de la dame est exceptionnelle pour l’auteur (Doukas, op. cit., p. XLIX). 187 Les occasions de trouver de nouveaux conjoints latins se font rares. Les unions se nouent parfois au détour d’un voyage. Il en est ainsi d’Isabelle de Villehardouin qui rencontre Philippe de Savoie lors d’un pèlerinage à Rome (Chr. fr., § 843 et suiv.), ou de Gautier de Brienne rentré en France en 1303 qui épouse Jeanne de Châtillon. Les nouveaux arrivants occidentaux dans la principauté de Morée trouvent sans difficulté de riches héritières à épouser : c’est le cas de Philippe de Jonvelle, d’origine bourguignonne, qui épouse Guillemette de Charny, peu avant 1340 ; Cf. annexes, p. 613, 620, 622. 188 L’étymologie est la suivante : gars + PRXORM « bâtard » (W. Miller, The Latins in the Levant, Londres, 1908, p. 59, 121 ; J. Chrysostomidès, « Symbiosis in the Peloponnese in the Aftermath of the Fourth Crusade », dans A. Avraméa, A. Laiou, E. Chrysos (éd.), Byzantium. State and Society. In Memory of Nikos Oikonomidès, Athènes, 2003, p. 164). 189 M. Balard, « The Genoese in the Aegean (1204-1566) », dans B. Arbel, B. Hamilton, D. Jacoby (éd.), Latins and Greeks in the Eastern Mediterranean after 1204, Londres, 1989, p. 168. 190 Doukas, op. cit., p. 35 : « Quant à Francesco Gattilusio, dont nous avons dit auparavant que c’était le bon fidèle ami de l’empereur, ce dernier lui donna sa sœur pour épouse et comme dot l’île de Lesbos. Lorsque les noces furent célébrées, ils se rendirent dans cette île et s’installèrent à Mitylène. À ce jour ils sont toujours les maîtres de cette île, la conservant par succession dans la famille » ; Doukas, Decline and Fall…, op. cit., p. 134-135. 191 La famille des Asanès descend d’Ivan III Asên, tsar de Bulgarie à la fin du XIIIe siècle et de son épouse Irène Paléologue. Théodora est probablement la sœur de Jean Asanès (R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 179). 192 Cf. annexes, p. 649. 193 G. Saint-Guillain, L’Archipel…, op. cit., p. 965-966.
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chapitre v. des alliances matrimoniales stratégiques fonction de leurs stratégies et de leurs attentes, les lignages envisagent différents types d’unions, mais au cours d’une vie, plusieurs tendances matrimoniales peuvent néanmoins se succéder. Il en est ainsi de Jean Laskaris Calophéros (mort en 1392), descendant de la maison impériale des Laskaris, qui contracte trois unions avec Marie Cantacuzène, petite-fille de l’empereur Jean VI, Marie de Mimars, noble veuve chypriote et Lucie Mavrine (ou Le Maure), fille du seigneur d’Arkadia194. Il y a en quelque sorte une perte de prestige d’union en union pour cet aventurier grec, cependant le mariage avec Lucie Le Maure, s’il ne revêt pas la gloire du premier, permet à ce seigneur d’intégrer la noblesse moréote195 et de bénéficier du soutien d’un puissant baron. Si les unions interconfessionnelles sont amplement utilisées dans la principauté, il n’en est pas de même en Occident où elles restent hors normes196. À ce titre, elles sont révélatrices de l’état d’esprit des parents éloignés devant une action jugée négativement. Lorsque Nerio Acciaiuoli marie sa fille Bartolomea à Théodore Paléologue en 1388, le mariage mixte semble entré dans les mœurs, du moins en Morée197. En effet, une lettre permet de souligner à quel point cette union soulève des critiques tant dans le camp catholique que dans le camp orthodoxe, en dépit de la volonté du seigneur de Corinthe d’inscrire ce choix dans la lignée des unions consacrant des Latines sur le trône de Byzance198. Bien qu’incomprise en Italie, cette union indigène est tout à fait commune dans la principauté de Morée et d’ailleurs les mariages grecs dans le lignage des Acciaiuoli se perpétuent au-delà du XIVe siècle : certes Nerio se marie avec une Italienne, Agnese de Saraceni, mais Antonio son fils naturel est issu de sa liaison avec une Grecque, Maria Rendi. Antonio contracte, comme sa demi-sœur199, une union grecque avec Maria Melissène et il en est de même pour l’un de ses successeurs, Franco Acciaiuoli, qui épouse une fille de Démétrius Asan200. Ainsi, le choix d’un conjoint grec ne constitue plus une exception dans le milieu nobiliaire moréote. Au XVe siècle, la tendance notée s’accentue mais elle est complétée par d’autres types d’alliances. Il n’y a rien de plus révélateur des ambitions politiques que les projets de mariages nobiliaires et, en l’occurrence, les alliances se concluent avec les voisins immédiats du despotat de Morée. Le basileus Manuel Paléologue montre l’exemple à sa descendance en épousant Isabelle, la fille de Guy de Lusignan, prince de Galilée et de Marie de Bourbon201, donnant un nouveau souffle aux 194
Cf. annexes, p. 638. R.-J. Loenertz, « Pour la biographie de Jean Lascaris Calophéros », dans Revue des Études Byzantines, t. XXVIII, Paris, 1970, p. 131. 196 Si ce n’est à Venise, où se trouve un grande communauté d’orthodoxes (E. Orlando, « Mixed marriages between Greeks and Latins in late medieval Italy », ΘΗΣΑΥΡΙΣΜΑΤΑ, 37, 2007, p.105-108). 197 La fille de l’un des notaires grecs de Nerio, Damianus Philomachus, a été mariée avec Nicolò de’ Medici, rejeton de la branche grecque de la fameuse famille florentine (K. M. Setton, Catalan Domination…, op. cit., p. 168). 198 J. Chrysostomidès, op. cit., p. 52-53. 199 Bartolomea Acciaiuoli épouse Théodore Ier Paléologue (cf. annexes, p. 614). 200 D. B. I., p. 83 ; cf. annexes, p. 614. 201 L. fechos, § 685 ; C. Du Cange, Les Familles d’outre-mer, Paris, 1869, p. 147 ; V. Langlois, « Documents pour servir à l’histoire des Lusignans de la Petite Arménie », dans Revue archéologique, 1859, p. 116. 195
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deuxième partie. perpétuer le lignage mariages politiques interconfessionnels. Son aîné, Jean VIII, veuf de sa première épouse Anne, s’unit à Sophie de Montferrat202, tandis que son cadet, Théodore II, qui a la volonté de rétablir des relations pacifiques avec les Occidentaux afin de lutter conjointement contre les Turcs, obtient l’aval du pape Martin V autorisant les Paléologues à épouser des princesses latines à condition de respecter leur foi catholique203. Théodore choisit donc Cléopé Malatesta204 en 1419, morte assez jeune (1433) et enterrée à Mistra, mais qui laisse une fillette, Hélène, mariée en 1442 au roi de Chypre, Jean II205. Quant à Maddalena Tocco, elle épouse en 1429 Constantin Paléologue, le fils de l’empereur Manuel II206 qui, se retrouvant rapidement veuf, se tourne vers l’Occident car le contexte est celui de la formation d’une ligue pan-chrétienne contre les Turcs. Ses projets le portent successivement vers la fille d’un doge, celle du seigneur de Tarente puis la princesse du Portugal, en vain207, car il épouse en 1440 Catherine Gattilusio, fille du seigneur de Lesbos208. Le contexte politique de rétrécissement de la principauté de Morée pousse les élites à s’unir entre elles quelles que soient leurs confessions. Ainsi, le prince de Morée, Centurione Zaccaria (1404-1430), consent à marier sa fille Catherine à Thomas Paléologue, benjamin de la famille209. Il en est de même dans la famille des Acciaiuoli, où Antonio qui règne à Athènes au XVe siècle, choisit sa première épouse, Hélène, parmi les Grecs de son entourage et plus précisément dans la parenté de Laonikos Chalcocondylès210, alors que sa seconde épouse vient de la grande famille des Mélissènes, archontes de Messénie211. Au XVe siècle, les liens tissés entre les différentes dynasties couronnées sont tels qu’il est impossible de dissocier un lignage grec d’un lignage latin car les descendants* ont des origines diverses et sont imprégnés de différentes cultures. Si le rapprochement entre nobles latins et orthodoxes s’opère entre le XIIIe et le XIVe siècle, les orientations matrimoniales des Catalans dès leur arrivée sont quelque peu différentes. En effet, les statuts qu’ils promulguent interdisent aux femmes catalanes de la compagnie d’épouser un Grec212. Or l’inverse n’est pas vrai. Le ratio entre les hommes et les femmes d’origine catalane étant déséquilibré lors de leur installation, une plus grande tolérance s’est manifestée pour les hommes comme le montrent les sources, car les unions avec des Grecques existent. Nombreux sont les compagnons qui ont dû venir célibataires, bien que Ramon Muntaner insiste sur le déplacement des familles213, et plusieurs exemples 202
C. Diehl, op. cit., t. II, p. 273 et suiv. C. Baronius, O. Raynaldus, Annales ecclesiastici, p. 475. 204 Laonicos Chalcocondyle, Historiarum demonstrationes, I. Bekker (éd.), Corpus Scriptorum Historiae Byzantinae, Bonn, 1843, p. 206. 205 D. A. Zakythinos, op. cit., p. 188-189. 206 G. Shrantzae, Chronicon, R. Maisano (éd.), chap. XVI, 1, p. 36-37. 207 D. A. Zakythinos, op. cit., p. 238-239. 208 Ibid., p. 216. 209 Ibid., p. 209. 210 K. M. Setton, op. cit., p. 219 ; C. Ugurgieri Delle Berardenga, op. cit., p. 384. 211 Marie est la fille de Léon Mélissène (D. A. Zakythinos, op. cit., p. 212 ; N. Nikoloudis, ΛΕΞΙΚΟΝ ΤΗΣ ΒΨΖΑΝΤΙΝΗΣ ΠΕΛΟΠΟΝΝΗΣΟΥ, Athènes, 1998, p. 263-264). 212 K. M. Setton, op. cit., p. 251 ; R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 203. 213 Cf. supra, p. 146-147. 203
216
chapitre v. des alliances matrimoniales stratégiques attestent les mariages interconfessionnels entre Catalans et Grecques. Dès la première génération implantée sur le sol grec, les duchés catalans deviennent le creuset de civilisations qui jusqu’alors s’ignoraient. Ainsi, Pierre de Puigpardines épouse Escarlata et leur descendance* reste à la tête de plusieurs seigneuries catalanes214. Le maréchal catalan Odon de Novelles se marie avec la fille de Gabriel Mélissène, archonte* de Liconia vers 1325 et cette union est surtout porteuse de prestige car la dame est de sang impérial215. Il reste également des traces dans les archives catalanes de l’épouse grecque de Pierre Estanyol de Thèbes qui subit une conversion forcée : elle devient catholique, mais une fois veuve, elle s’empresse de changer de confession et de fuir les autorités catalanes216. Quant à Louis Fadrique, petit-fils d’Alfonso Fadrique, premier personnage des duchés dans les années 1370, il épouse Hélène Asanine, la petite-fille de l’empereur Jean VI Cantacuzène217. Les unions entre les seigneurs catalans et les Grecques existent donc mais pas leur contraire. Ainsi au XIVe siècle, la descendance* catalane est-elle, tout autant que chez les Francs voisins, d’ascendance* mixte, permettant de la sorte une meilleure intégration des Catalans au cœur des Balkans. Aux alliances franques, italiennes et catalanes, il faut ajouter les mariages serbes et albanais, qui apparaissent dans les généalogies des lignages nobiliaires surtout au nord de la principauté. Ainsi, les Orsini ont très tôt utilisé ce type d’unions indigènes : Thomaïs, fille du comte de Céphalonie et despote d’Épire, Jean II, est mariée au frère de l’empereur serbe vers 1349-1350. Sa fille, Maria, épouse Thomas Preljub, despote de Ioannina218. Quant à Esaü Buondelmonti, il conclut un mariage avec la veuve du despote serbe, Maria Angelina, en 1385 avant de contracter un nouveau mariage serbe en 1396 avec Irène Spata219. Il en est de même de l’autre côté des Balkans : en Thessalie, Maria Fadrique, héritière d’une union mixte220, épouse un Serbe, Stéphane Ducas de Thessalie221. Enfin les Tocco poursuivent ce type d’alliances au XVe siècle, notamment les fils naturels de Carlo Tocco qui ont épousé des Albanaises222. Les unions latinoserbes et latino-albanaises constituent donc des recours intéressants pour les nobles moréotes, mais elles semblent avant tout un phénomène circonscrit géographiquement et de la sorte ne concernent pas tout le groupe nobiliaire. En
214
K. M. Setton, op. cit., p. 108, 252. Les Mélissènes sont apparentés aux Comnènes depuis le XIe siècle. Le mariage a eu lieu avant 1325 (R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 189 ; K. M. Setton, op. cit., p. 107 ; D. Jacoby, « Catalans, Turcs et Vénitiens en Romanie (1305-1332) : un nouveau témoignage de Marino Sanudo Torcello », dans Studi Medievali, 3e sér., XV, 1974 ; repris dans Id., Recherches sur la Méditerranée orientale du XIIe au XVe siècle. Peuples, sociétés et économie (VR), Londres, 1979, p. 236). 216 R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 218. 217 R.-J. Loenertz, « Une page de Jérôme Zurita relative aux duchés catalans de Grèce, 1386 », dans Byzantina et Franco-Graeca, Rome, 1970, p. 375 ; R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 246. 218 S. C. EstopaÑan, Bizancio y España. El legado de la basilissa Maria y de los despotas Thomas y Esaü de Joannina, Barcelone, 1943, p. 159 ; Cf. annexes, p. 641. 219 Cf. annexes, p. 621 ; D. B. I., p. 201-202 ; G. Schiro, « Eudokia Balsic vasilissa di Giannina », dans Zbornik Radova, Mélanges Georges Ostrogorsky, t. II, Belgrade, 1964, p. 383-384 ; Cron. Tocco, p. 275. 220 Elle est la fille de Louis Fadrique et de Hélène Asanine, fille de l’empereur Mathieu Asanès Cantacuzène ( R.-J. Loenertz, « Une page de Jérôme Zurita… », op. cit., p. 375) ; Cf. annexes, p. 632. 221 K. M. Setton, op. cit., p. 186. 222 Cf. annexes, p. 647 ; Cron. Tocco, v. 2636-2638, 3137-3138. 215
217
deuxième partie. perpétuer le lignage raison de l’évolution politique de la principauté de Morée, les mariages avec des Turcs apparaissent à l’extrême fin de la période. Ils répondent à un impératif militaire : celui de freiner leur avancée, ou du moins de se concilier cette force infidèle. Ne tenant pas compte des interdits canoniques223, certains lignages donnent ainsi leurs filles aux harems, à l’instar de la fille naturelle de Carlo Tocco qui épouse successivement Musa-beg puis Hamza224, chefs militaires musulmans. Mais la même démarche se retrouve simultanément dans les lignages albanais, serbes ou grecs voisins225, bien qu’ils ne constituent pas la majorité. Si ces unions musulmanes restent marginales, elles entrent tout de même dans une démarche stratégique similaire aux autres en tentant de s’entendre militairement avec une force adverse par l’alliance matrimoniale. Elles n’ont aucune incidence sur l’avancée turque, mais constituent toutefois un exemple d’adaptation intéressant de la part des lignages vis-à-vis des proscriptions canoniques226. Les mariages avec les populations voisines des Latins tout au long des XIIIe et XIVe siècles ont donc existé, et ils ont tendance à s’intensifier. Pour les mariages nobiliaires, des traces subsistent d’unions indigènes mais leur éparpillement dans le temps et dans l’espace ne permet pas d’appréhender une tendance générale. Il est donc intéressant de changer d’échelle et de tenter de préciser ces stratégies selon les lignages nobiliaires latins.
3. Un essai de typologie Comme l’a remarqué M. I. Finley, les typologies ne peuvent être ni correctes ni fausses, mais seulement plus ou moins utiles227. En cela elles permettent d’envisager les usages matrimoniaux sous un angle différent en ébauchant une microhistoire, celle de quelques lignages privilégiés par les sources. En aucun cas ces typologies ne représentent des traits généraux car les données font défaut, et seuls les lignages pour lesquels les renseignements sont les plus nombreux ont été retenus. La conclusion que l’on peut tirer des généalogies situées en annexe est que les lignages nobiliaires ont su adapter leurs projets matrimoniaux aux réalités politiques qu’ils côtoient. Ainsi, pour les familles bénéficiant d’une reconstruction généalogique développée et fiable, la diversité est la règle pour une même fratrie. À l’instar de la descendance de Guy de La Roche qui, dès la deuxième moitié du XIIIe siècle, s’oriente vers des mariages conclus avec des puissances voisines de la principauté :
223
Cf. supra, p. 185. Cron. Tocco, v. 1967-1968. 225 Doukas révèle ainsi que la fille de Cantacuzène est promise à un Turc (Doukas, op. cit., p. 24-25), tandis qu’une princesse serbe épouse Bayazid et une autre se marie avec Mourad au XVe siècle (Ibid., p. 10, 160) ; Doukas, Decline and Fall…, op. cit., p. 113-114. Quant à la Cronaca dei Tocco, elle précise qu’une fille de Muriki Bua, despote albanais, épouse Ya’qub Spata, élevé parmi les Turcs et converti à l’Islam (Cron. Tocco, v. 3000-3001). 226 Le mariage avec un infidèle constitue un empêchement absolu (cf. supra, p. 185). 227 M. I. Finley, « Colonies – An attempt at a typology », dans Transactions of the Royal Historical Society, 5th serie, 26, 1976, p. 168-188. 224
218
chapitre v. des alliances matrimoniales stratégiques Tableau 1 Les unions des enfants de Guy Ier de La Roche Enfants de Guy Ier, seigneur d’Athènes († 1263)228
Conjoints
Jean ( † 1280)
Mort sans contracter d’union
Guillaume († 1287)
Hélène Comnène Doukas, fille du despote de Thessalie
Alice
Jean II d’Ibelin, seigneur de Beyrouth
Catherine
Charles de Lagonese, sénéchal de Sicile
Isabelle († 1279)
1. Geoffroy de Briel, seigneur de Karytaina († 1275) 2. Hugues de Brienne, comte de Lecce († 1296)
Si ce n’est l’aîné, Jean, décédé sans avoir volontairement contracté d’union229, les autres enfants ont tous été mariés. Trois d’entre eux ont conclu des mariages hors de la principauté avec des lignages de grande renommée grecs ou latins ; quant à Isabelle, dont le premier choix matrimonial se porte sur un baron latin de la principauté, elle opte dans un second temps pour un seigneur foncier italien, influencée en cela, d’après la Chronique de Morée, par son aîné Jean230 qui la rapproche ainsi de la stratégie adoptée par ses frères et sœurs. Concernant le lignage des Saint-Omer, la descendance de Béla permet d’envisager une tactique différenciée selon la place dans la fratrie, et cela dès le XIIIe siècle : Tableau 2 Les unions des fils de Béla Saint-Omer Fils de Béla de Saint-Omer231, coseigneur de Thèbes dans la première moitié du XIIIe siècle
Épouses
Nicolas II († 1294), coseigneur de Thèbes 1. Marie d’Antioche232 (1258-1289), baile* de la principauté 2. Anne Comnène-Doukas, fille du despote (1287-1289) d’Arta233 Othon († av. 1299), coseigneur de Thèbes (1294-1296)
Margherita da Verona, fille d’un tiercier* de Négrepont234
Jean, maréchal de Morée
1. Marguerite, fille de Jean de Nully, maréchal de Morée, baron de Passavant 2. Catherine, nièce de Guillaume de Villehardouin
228
Cf. annexes, p. 637. Il se sait gravement malade et refuse de se marier (cf. infra, p. 275). 230 Cf. supra, p. 120. 231 Béla de Saint-Omer a épousé la sœur du duc d’Athènes (Baudouin d’Avesnes, Chronique, I. Heller (éd.) dans Monumenta Germaniæ Historica, Scriptorum, t. 25, Leiden, p. 432 ; cf. annexes, p. 644). 232 Marie est la fille de Bohémond VI, prince d’Antioche (1251-1275) et de Sibylle d’Arménie (Chr. fr., § 553 ; C. Cahen, La Syrie du Nord à l’époque des croisades et la principauté franque d’Antioche, Paris, 1940, p. 546). 233 Veuve de Guillaume de Villehardouin depuis 1278. 234 Margherita est la fille de Narzotto Dalle Carceri et de Felisa da Verona (R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 476). 229
219
deuxième partie. perpétuer le lignage Pour le fils aîné qui est l’héritier de la seigneurie, des mariages prestigieux sont envisagés : avec une princesse latine lointaine ou une riche héritière grecque. Quant aux puînés, leurs unions restent d’inflexion endogamique* : elles sont conclues au sein de la noblesse moréote tant italienne que franque. L’aîné bénéficie de toute l’importance accordée aux mariages lointains alors que les puînés envisagent des unions politiques, certes utiles mais moins prestigieuses. Pour les XIIIe et XIVe siècles, les Orsini présentent également des fratries nombreuses et bien documentées grâce auxquelles la politique matrimoniale familiale peut être étudiée sur plusieurs générations : Tableau 3 Les unions des enfants de Richard Orsini Enfants de Richard († 1304), comte de Céphalonie, baile* de la principauté (1297-1300)235
Conjoints
Jean Ier († 1317), comte palatin (1304-1317)
Marie Ange-Comnène, fille du despote d’Épire
N.
Engilbert de Liedekerque, connétable de Morée
N.
Jean de Durnay, baron de Gritséna
Guillerme
1. Jean Chauderon († 1294), baron d’Estamira et Roviata, grand connétable 2. Nicolas III de Saint-Omer († 1314), maréchal de Morée, coseigneur de Thèbes, baile* de la principauté (1300-1302 ; 1305-1307)
L’aîné réalise une union hypergamique* grecque : en répondant aux enjeux politiques locaux du comté familial, Jean épouse une princesse grecque. Il en va autrement des filles dont les sources ignorent jusqu’au prénom de certaines : elles deviennent épouses de barons latins moréotes fortifiant ainsi les liens politiques, féodaux et familiaux avec le continent. Tous les descendants de Richard réalisent des unions à tendance endogamique* ou hypergamique* qui forment autant de soutiens pour la politique du comté de Céphalonie. Il est intéressant de noter que ce lignage ne cherche pas à se rapprocher d’autres Italiens, car les données culturelles en ce XIVe siècle passent désormais bien après les enjeux politiques. L’intérêt de l’étude du lignage des Orsini repose en outre sur l’examen que l’on peut faire de la génération suivante, tout aussi documentée :
235
Cf. annexes, p. 641
220
chapitre v. des alliances matrimoniales stratégiques Tableau 4 Les unions des enfants de Jean Ier Orsini Enfants de Jean Ier, comte de Céphalonie (1304-1317)
Conjoints
Nicolas († 1323), comte de Céphalonie et despote d’Épire par alliance
Anne Paléologue, veuve du despote d’Épire Thomas
Jean II († 1335), comte de Céphalonie, despote d’Épire (1323-1335)
Anne Paléologue
Guy236 Margherita, dame de la moitié de Zante
Guglielmo Tocco († 1335), chambellan et gouverneur de Philippe de Tarente à Corfou
La stratégie a quelque peu évolué en une génération car les mariages, véritables instruments politiques, sont nettement orientés vers le despotat d’Épire, donc concrétisés par des alliances grecques. Guy est probablement mort assez jeune pour ne pas contracter d’union, quant à sa sœur, son mariage intègre complètement la démarche ambitieuse de la famille en s’alliant avec l’autre grande dynastie italienne présente dans les îles ioniennes, les Tocco, à la tête du despotat d’Épire depuis peu. En ce qui concerne le XVe siècle, le lignage des Tocco et plus particulièrement la descendance de Carlo Ier, permet de mettre en valeur de nouvelles stratégies : Tableau 5 Les unions des enfants de Carlo Ier Tocco Enfants de Carlo Ier († 1429) comte palatin de Céphalonie et de Zante, duc de Leucade (1381-1429), despote de Ioannina (1411-1429), seigneur de Clarence (1421-1428)
Conjoints
N., fille de Sgouros Spata, despote d’Arta237
Ercole Torno
N., fille de Muriki Spata, despote d’Arta238
Menuno Triano239 N.
Carlo Marchesano, fils du baron de Castelnuovo240
N.
Musa-beg
Carlo II, héritier des titres et seigneuries de son père adoptif241
N., fille de Muriki Spata
236
Il est simplement mentionné dans un acte de 1324 (A. Bon, op. cit., p. 204). La généalogie assez complexe des Spata est restituée par l’historien italien spécialiste de l’Épire (G. Schiro, « La genealogia degli Spata tra il XIV e XV sec. E due bua sconoscuiti », dans Rivista di studi bizantini e neoellenici, 8-9 (XVIII-XIX), Rome, 1971-1972, p. 83-85). 238 Ibid., p. 83-85. 239 Le quatrième fils naturel de Carlo Tocco est envoyé encore jeune chez les Turcs pour y être éduqué, sans avoir contracté d’union matrimoniale (Cron. Tocco, v. 1955-1959). 240 Carlo serait le fils de Marchesano, deuxième époux d’Irène Spata (Ibid., p. 83-85). 241 Carlo II est le fils de Leonardo II : Carlo Ier est donc son oncle. Ses sœurs ne sont pas mentionnées dans ce tableau car elles n’ont pas été adoptées par leur oncle. 237
221
deuxième partie. perpétuer le lignage Quelle que soit la descendance, naturelle ou adoptive242, les alliances conclues répondent aux mêmes nécessités ; il s’agit de renforcer des accords politiques avec les principaux pouvoirs voisins : les Albanais, les Turcs et les seigneurs du Péloponnèse. Filles et garçons, illégitimes ou adoptés, leur statut importe finalement peu, tous sont considérés comme des pions politiques et ils soutiennent les ambitions lignagères. Le caractère politique des stratégies matrimoniales baronniales moréotes semble donc s’affirmer, à l’image de la démarche poursuivie en Occident par la noblesse243. Selon la position du lignage au moment de l’union, mais également en tenant compte du contexte, les préférences s’opèrent. S’il doit y avoir un mariage prestigieux il est pour l’aîné et si la condition le permet, d’autres unions suivent une orientation hypergamique*. Quant aux cadets, le plus souvent des unions locales leur sont réservées sans être pour autant hypogamiques* : elle apportent des avantages non négligeables tels que des terres à proximité et des clientèles locales. Les unions indigènes sont présentes dès le XIIIe siècle et tendent à se renforcer aux XIVe et XVe siècles, où elles se concluent avec des Grecs, mais aussi avec des Albanais, des Serbes et des Turcs. Toutefois, cette conclusion ne repose que sur quelques cas, elle n’est en rien exhaustive et ne saurait représenter les tactiques matrimoniales nobiliaires moréotes dans leur intégralité, au mieux est-ce une tendance.
242 243
Cf. supra, p. 150-164. Le mariage lointain est un acte politique (P. Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, 1980, p. 302).
222
chapitre v. des alliances matrimoniales stratégiques
CONCLUSION Les stratégies multiples mises en œuvre dans le registre de l’alliance, du reste complémentaires de celles qu’ouvre la filiation*, matérialisent dans la parenté des contraintes d’une autre nature. Dès l’époque patristique, l’Église a élaboré sa réflexion concernant les unions matrimoniales mais les règles se sont précisées pour aboutir au modèle qu’elle impose : celui d’un mariage monogamique et indissoluble. Il n’est plus à démontrer que l’alliance est un élément primordial de la cohésion des groupes humains et Claude Lévi-Strauss a établi la réciprocité des échanges qui y étaient soumis244. Les fiançailles créent la légitimité de l’union à venir et la concrétisation du mariage entre deux personnes engendre des droits et des devoirs non seulement pour les époux, mais également pour les groupes de parenté. Toutefois, il est difficile de dresser un tableau des unions matrimoniales en Occident et en Morée, car il ne faut pas construire une histoire reposant uniquement sur les demandes de dispenses ou sur les litiges. Les problèmes ne doivent pas concerner la majorité des couples et les fautes ne doivent pas occulter la vie quotidienne paisible car à trop valoriser les problèmes on trahit la vérité. Néanmoins si les défaillances existent et elles ne sont pas rares, la mémoire lignagère a pu se développer plus facilement du moment où l’Église a fixé les limites des prohibitions canoniques en réduisant le nombre de degrés nécessaires lors du IVe concile de Latran (1215) 245. Comme en Occident, ce sont le plus souvent des considérations politiques qui dictent les stratégies à suivre, mais contrairement à leurs provinces d’origine, ces mêmes contingences poussent les nobles latins à s’orienter vers des mariages mixtes, unions qui deviennent de plus en plus nombreuses au fil des siècles, et qui sont plus ou moins marquées au sein des fratries selon la place occupée ou le sexe. En effet, il faut remarquer que si les premières unions se concluent avec des dames du même milieu et de naissance occidentale, il n’en est pas de même par la suite car une mutation s’opère vers des mariages indigènes. Étant donné que toute alliance est un enjeu diplomatique, le hasard ou l’amour n’ont que très peu de place dans ce système : les stratégies ont évolué selon les forces politiques et militaires en présence dans le Péloponnèse et à proximité, bien qu’il faille noter une nette différence entre le continent et le duché de l’Archipel où les mariages entre dynasties latines restent prédominants. Les unions avec les musulmans apparaissent et se multiplient au XVe siècle car, malgré les prohibitions canoniques, les lignages en place tentent de jouer les seuls atouts qui leur restent
244
E. Copet-Rougier, « Alliance », dans P. Bonte, M. Izard (dir.), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, 2004, p. 39 ; C. Levi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Berlin-NewYork, 2002 (1re éd. 1947), p. 80 et suiv. 245 Les empêchements canoniques sont réaffirmés lors du concile de Trente au milieu du XVIe siècle et les interdits sont d’autant plus forts que les degrés de parenté sont rapprochés. La primogéniture employée systématiquement conduit au « suicide » de la noblesse, notamment italienne, pour laquelle il ne subsiste bientôt plus que les mariages d’inflexion exogamique* et la consanguinité*. Celle-ci peut être reconnue sous caution d’une dispense dont le prix est si élevé qu’il devient un privilège nobiliaire (G. Delille, « Consanguinité proche en Italie du XVIe au XIXe siècle » dans P. Bonte (éd.), op. cit., p. 323, 338).
223
deuxième partie. perpétuer le lignage pour se concilier l’envahisseur turc. Cependant l’abandon de quelques jeunes filles ne permet pas de faire basculer la tendance. Ainsi, une partie de la cohésion des lignages repose sur la parenté et plus particulièrement sur les alliances égalitaires et hiérarchiques, s’articulant autour de la domination de la terre et des hommes. Un mariage prestigieux peut venir couronner l’ascension sociale d’un lignage, mais une union de proximité peut également soutenir une politique militaire active. Or, le mariage, outre son aspect canonique, représente plus que la constitution d’un couple : c’est une nouvelle répartition du patrimoine246. À ce titre, il s’accompagne d’une considération toute particulière envers l’épouse, la remise de la dot* et la perspective du douaire*, car ces facteurs jouent un rôle primordial dans les négociations.
246 Il est intéressant de noter également que les interdits matrimoniaux persistent en Grèce contemporaine, où l’Église orthodoxe respecte scrupuleusement la prohibition des unions consanguines et n’accorde aucune dispense (P. Sant Cassia, « Politique matrimoniale. Usages stratégiques de la dot dans un village chypriote grec », dans C. Piault (éd.), Familles et biens en Grèce et en Chypre, Paris, 1985, p. 117-123).
224
CHAPITRE VI. LES DAMES LATINES, MAILLONS FORTS DES LIGNAGES « Quand on choisit sa femme, on considère sa beauté, sa parenté et sa fortune »1.
L’histoire des femmes a fait l’objet d’une somme monumentale couvrant toutes les périodes historiques, dans laquelle il est écrit que la fille issue du milieu aristocratique est considérée comme une proie en raison de la part d’héritage dont elle peut se pourvoir. La concurrence est telle entre les prétendants que la chasse à l’héritière débute de plus en plus tôt dans le cadre des alliances, au service de la puissance et de la richesse de leur lignage2. Les plans matrimoniaux sont dressés par les pères, les mères, les oncles et les parents qui arrangent ainsi l’avenir de leurs filles ; lesquelles, à peine nubiles, ne peuvent pas faire prévaloir leurs intérêts. Une fois choisie, fiancée et épousée, la jeune épouse doit surtout être féconde, car dans la société se développe l’idée que la femme a été créée par Dieu avant tout pour enfanter3, ce qui correspond, dans les objectifs des lignages, à concevoir des héritiers afin d’assurer le maintien du patrimoine lignager. L’histoire des femmes, qui n’est que l’un des aspects de l’histoire familiale, a été renouvelée grâce au modèle américain fondé sur le genre, notion qui prend en compte le rôle des hommes et des femmes dans toute société, les différences qui les caractérisent, leurs espaces, sans oublier les représentations mentales qui leur sont attachées4. C’est en partie la voie suivie dans ce chapitre. Au sein de ce dernier, une étude du statut féminin éclaire le milieu nobiliaire moréote car aux différents âges de la vie, la perception que les proches ont des femmes évolue. De la fillette pour laquelle on élabore des projets, à la veuve dont on convoite les biens, ces femmes représentent autant d’atouts que d’obligations. Si des tensions sont ressenties lors du paiement de leurs dots* ou de leurs douaires*, moments cruciaux dans l’enjeu de la transmission du patrimoine, leur influence sociale n’en reste pas moins variable, dépendant essentiellement du prestige du lignage auquel elles appartiennent. Afin d’étudier cet aspect en
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L. B. Alberti, Opere volgari, Grayson C. (éd.), Bari, 1960-1966, t. I,. 287. Celui qui est à l’origine de cette remarque est peut-être Isidore de Séville (I. de Séville, Etymologiæ, Lindsay (éd.), IX, VII, « Item in eligenda uxore quattuor res impellunt hominem ad amorem : pulchritudo, genus, divitiae, mores »). 2 G. Duby, M. Perrot (dir.), Histoire des femmes en Occident, t. II, Le Moyen Âge, C. Klapisch-Zuber (dir.), Paris, rééd. 2002 (1re éd. 1991), p. 273. 3 Ibid., p. 368. 4 M. Aurell, Les Noces du comte. Mariage et pouvoir en Catalogne (785-1213), Paris, 1995, p. 20.
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deuxième partie. perpétuer le lignage détail, il convient de réfléchir au rôle dévolu aux femmes dans les lignages moréotes par rapport à leur statut en Occident. Dans la principauté, le système de filiation* nobiliaire est fondamentalement indifférencié* : les deux lignes de parenté interviennent dans la transmission de la noblesse comme dans celui du patrimoine, mais les droits de chacune des deux lignées* ne sont jamais complètement identiques. C’est pour cela qu’il est important de replacer la femme noble dans ses droits et ses devoirs afin de préciser son statut dans la principauté. Les Assises de Romanie abordent sa condition dans trente-cinq articles sur un total de deux cent dix-neuf et témoignent ainsi de la considération qu’on lui accorde. Quant à la Chronique de Morée et aux sources de la pratique, elles complètent de façon vivante ce tableau du statut des femmes nobles dans la Morée latine.
A. LE STATUT DES DAMES DE LA NOBLESSE 1. La femme noble surveillée Il est intéressant d’évoquer la considération accordée aux femmes nobles dans les provinces d’origine des principales familles moréotes, avant d’étudier des exemples plus précis. Le point commun entre ces aires d’étude semble être le contrôle exercé sur les femmes. En effet, dès les temps bibliques, la femme était avant tout considérée comme une épouse dont le rôle le plus gratifiant était de donner la vie à une descendance* mâle. Pour éviter la dispersion du patrimoine, on obligeait une fille épiclère* à se marier dans le clan, quant à la veuve, elle devait s’unir dans la famille d’alliance5. L’avènement du christianisme va quelque peu modifier le statut des femmes et l’Église, désormais, interdit un remariage trop rapide ou une union avec le frère du défunt, tout en espérant que les veuves non remariées apportent une contribution plus importante à la communauté chrétienne6. Au haut Moyen Âge, dans la société aristocratique franque, les femmes représentent le pivot autour duquel s’organise le système de l’échange social, car la femme est à la fois gage de paix, créatrice de liens et le creuset où se perpétuent les lignées7. Mais quelle que soit l’évolution notée au cours des siècles, le jugement du comportement féminin reste lié au péché. Il n’est qu’à regarder les exempla colportés au Moyen Âge dans lesquels les femmes incarnent toujours un vice dont les hommes doivent se détourner8. Au XIIe et au XIIIe siècle, le statut des femmes nobles se cristallise partout en Occident et, tout en se démarquant des roturières, elles restent néanmoins étroitement surveillées par leurs lignages. 5 F. Heymann, « L’obligation de mariage dans un degré rapproché. Modèles bibliques et halakhiques », dans P. Bonte (dir.), Épouser au plus proche. Inceste, prohibitions et stratégies matrimoniales autour de la Méditerranée, Paris, 1994, p. 98. 6 J. Goody, La Famille en Europe, Paris, 2001, p. 55. 7 R. Le Jan, Famille et pouvoir dans le monde franc (VIIe-Xe siècle). Essai d’anthropologie sociale, Paris, 1995, p. 287. 8 Les exempla colportent de très nombreux récits édifiants de maternité hors mariage (Y. Bessmerty, A. Gourevitch (éd.), L’Homme et l’histoire, Moscou, 1990, p. 138).
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chapitre vi. les dames latines, maillons forts des lignages En voulant esquisser un tour d’horizon européen des études sur les femmes, il convient de constater que la Catalogne a été particulièrement bien analysée par Martin Aurell. Le mariage, devenu conquérant, se pratique envers de très jeunes filles et dans cette dynamique, l’union au berceau devient une spécialité alors que le libre consentement de l’épouse n’est qu’un vain mot9. Pourtant toute une hiérarchie d’alliances se dessine, déterminant ainsi la place, le rang et le rôle de la femme dans la société, lesquels conditionnent son statut. Pour certaines d’entre elles, l’historien note une relative autonomie dans la gestion des biens et une certaine liberté dans les choix, ce qui tranche avec la théorie selon laquelle la dame aristocratique reste au niveau juridique des mineurs, dépourvus de responsabilité et de droits10. Ces considérations sont également valables pour le Languedoc voisin, où Claudie Amado a pu constater une certaine autonomie des femmes, qui peuvent user de leurs biens comme elles l’entendent et entretenir des droits sur les biens de leurs époux11, ce qui n’est pas le cas dans de nombreuses autres provinces françaises où la vassale ne peut se marier librement étant donné l’impérieuse nécessité du service militaire12. Lorsqu’il s’agit de dépeindre la femme noble en Italie, les études abondent. En Toscane, en dépit d’une nette préférence accordée au lignage agnatique*, la parenté par les femmes n’a pas disparu pour autant. Malgré l’exclusion des filles mariées du lignage, elles ne s’effacent pas pour autant de la mémoire collective, et ne rompent pas non plus les liens émotionnels qui les rapprochent de leurs parents13. Pourtant, la supériorité des hommes sur les femmes, colportée depuis l’Antiquité, invite les jeunes couples à espérer un fils plutôt qu’une fille : grâce au fils, l’intégrité du patrimoine est préservée tandis que la fille, par son mariage, va intégrer un nouveau lignage. Or les femmes ne deviennent pas non plus des membres à part entière du lignage allié. Lorsqu’un décès intervient, surtout si elles sont encore jeunes, elles peuvent retourner auprès des leurs, en abandonnant toutefois leurs enfants aux agnats*, car les descendants*, contrairement à l’épouse, intègrent complètement le lignage agnatique*14. Selon son statut, une femme peut être répudiée très rapidement à Florence et, malgré une procédure judiciaire, les recours sont peu nombreux15. Les filles sont mariées tôt, plus de 70 % d’entre elles le sont avant dix-huit ans, tandis que pour les garçons, l’âge du mariage est plus tardif : il se situe aux alentours de la vingt-septième année16. Quant aux veuves plus âgées, elles semblent être surreprésentées dans les villes de Toscane : en ne se remariant pas, elles obtiennent une liberté 9
M. Aurell, op. cit., p. 546. Ibid., p. 548-553. 11 C. Amado, « Donation maritale et dot parentale : pratiques aristocratiques languedociennes aux Xe-XIe siècles », dans F. Bougard, L. Feller, R. LE Jan (dir.), Dots et douaires dans le Haut Moyen Âge, Rome, 2002, p. 155. 12 P. Ourliac, Histoire du droit privé français de l’an mil au code civil, Paris, 1985, p. 326-327. 13 D. Herlihy, C. Klapisch-Zuber, Les Toscans et leurs familles, Paris, 1978, p. 543-544. 14 Peu d’enfants entretiennent ainsi un lien d’affection durable avec leur mère naturelle (Ibid., p. 557). 15 G. Brucker, Giovanni et Lusanna. Amour et mariage à Florence pendant la Renaissance, Paris, 1991, p. 15-17. 16 C. M. Bourel De La Roncière, « Le mariage chrétien à Florence au XVe siècle », dans M. Rouche (dir.), Mariage et sexualité au Moyen Âge. Accord ou crise ?, Paris, 2000, p. 273. 10
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deuxième partie. perpétuer le lignage enfin réelle, pouvant se mettre au service de Dieu. Elles conservent toutefois les biens de leur mari, la garde des enfants à condition de ne pas reprendre la dot* ni de retourner auprès des leurs. La plupart doivent résister aux pressions des descendants* parfois pressés d’hériter et de nombreux procès témoignent de conflits entre des veuves qui défendent leur capital et leurs fils avides de récupérer intégralement leur dot*. En prenant le parti de rester dans le foyer de leur mari, elles deviennent néanmoins des maillons de la transmission des valeurs familiales et communiquent la mémoire des ancêtres à leurs enfants et petitsenfants17. Le cas est quelque peu différent en Sicile où les filles à peine âgées de douze ans sont mariées, et cette précocité s’accentue au XVe siècle. Il faut être prudent sur le statut de la femme sicilienne qui reste juridiquement mineure et étroitement surveillée. En effet, l’obsession de la chasteté se poursuit jusqu’au lit de mort et des clauses sont même imposées à des veuves les empêchant de convoler en secondes noces au risque de perdre leur part d’hoirie*18. Un seul recours reste possible : se retirer dans un couvent, lieu qui apparaît pour les femmes comme un refuge et un gage de conduite morale. Quant aux comptoirs génois, il peut y avoir des mariages mixtes, mais beaucoup d’hommes se contentent de concubinage et envoient de l’argent en Ligurie. Les femmes dans cet espace italien outre-mer ne jouent pas le même rôle économique et social qu’en métropole19. Dans les États latins d’Orient la dame noble n’a pas de réelle liberté quant au choix de son époux, à l’instar du royaume de Jérusalem, où le souverain peut lui imposer de choisir parmi trois prétendants20. Quant à la place de la femme dans la noblesse byzantine, elle reste étroitement dépendante car les parents arrangent les unions et bien que le consentement soit indispensable en droit, il n’est qu’une formalité en pratique21. Ce sont les intérêts entre les deux familles
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D. Herlihy, C. Klapisch-Zuber, op. cit., p. 610-611. H. Bresc, Un Monde méditerranéen. Économie et société en Sicile 1300-1450, t. II, Rome, 1986, p.705. 19 M. Balard, La Romanie génoise (XIIe-début du XVe siècle), Rome, 1978, p. 256. 20 J. Richard, « La noblesse de Terre sainte (1097-1187) », dans La Noblesse dans l’Europe occidentale au Moyen Âge : accès et renouvellement. Actes du colloque, Paris 14-15 janvier 1988, Lisbonne-Paris, 1989 ; repris dans Id., Croisades et États latins d’Orient (VR), Londres, 1992, p. 330 ; Id., « Le statut de la femme dans l’Orient latin », dans Recueil de la société Jean Bodin, XII, Bruxelles, 1962, p. 377-382 ; repris dans Id., Orient et Occident au Moyen Âge : contacts et relations (XIIe-XVe siècle) (VR), Londres, 1976, p. 379 ; J. Prawer, « La noblesse et le régime féodal du royaume latin de Jérusalem », dans Le Moyen Âge, n° 1-2, 1959, p. 51, 56. 21 Charles Diehl a dressé le portrait de quelques unes des plus célèbres impératrices qui, souvent d’origine occidentale, ont dû s’adapter aux mœurs orthodoxes. Ces épouses ne sont que des pions sur un échiquier politique : souvent mariées très jeunes, elle peuvent être malmenées lors des passations de pouvoir, voire assassinées avec leur descendance. Elle ne contrôlent absolument pas les intérêts qui organisent leur mariage car ils répondent aux vœux de leur lignage, non aux leurs. C’est le cas d’Agnès de France qui a douze ans lorsqu’elle épouse en 1182 l’usurpateur Andronic Comnène, âgé de soixante ans. Constance de Hohenstaufen est également jeune lorsqu’elle épouse dans les années 1240 Jean Doukas Vatatzès, âgé de cinquante deux ans. Ces unions n’apparaissent pas pour autant dans la norme car elles sont dénoncées tant en Occident qu’en Orient (C. Diehl, Figures byzantines, Paris, 1918, p. 196, 210). 18
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chapitre vi. les dames latines, maillons forts des lignages qui priment22 et dans cette dynamique les enfants peuvent être fiancés à sept ans, mariés à douze ans pour les filles ou quatorze ans pour les garçons23. Les fortes structures familiales et l’utilisation des mariages à des fins stratégiques dans les domaines aussi bien politique qu’économique laissent souvent la décision au père, aux parents ou au lignage, et les exemples abondent autour du bassin méditerranéen, dans tous les milieux. Les femmes se soumettent à ces impératifs et intègrent les objectifs familiaux. Elles sont employées dans les stratégies lignagères sans en envisager les ressorts et les implications. Toutefois, certaines d’entre elles, une fois mariées, peuvent avoir une liberté relative dans la gestion de leurs biens et les décisions à prendre, mais elles ne représentent pas la majorité. Ce manque de libre arbitre est réprouvé par l’Église mais ces pratiques, même condamnées, ne parviennent pas à être éliminées. Dans ce tableau sommairement dressé d’une population féminine surveillée dans le groupe nobiliaire, il est intéressant d’établir une comparaison avec les usages institués dans la principauté de Morée, ce qui constitue l’essence même de notre recherche, permettant ainsi d’observer les permanences et les mutations dans les pratiques.
2. L’absence de modèle moréote Les sources ne facilitent guère un travail sur les dames latines de la principauté, car l’anthroponymie féminine ne bénéficie pas du même corpus que les hommes24. En effet, il n’est pas rare de mentionner dans les sources narratives la présence de dames de la noblesse de façon allusive, ce qui rend plus difficile toute étude poussée sur ce groupe. Aux yeux du rédacteur, ce qui importe est de les replacer parmi les lignagers masculins et de citer en référence soit le père, le fils ou encore l’oncle. Cet écueil n’est cependant pas spécifique à la Chronique de Morée et de nombreuses sources occidentales font de même25. D’autres recours permettent malgré tout de cerner le statut de la dame noble en Morée, à l’image
A. Laiou, Mariage, amour et parenté à Byzance aux XIe-XIIIe siècles, Paris, 1992, p. 17. Ibid., p. 16, 36 ; Id., « The role of women in byzantine society », dans XVI. Internationaler Byzantinistenkongress (Wien, 1981), Akten I/1 = Jahrbuch der Österreichischen Byzantinistik 31/1, 1981 ; repris dans Id., Gender, Society and Economic Life in Byzantium (VR), Londres, 1992, p. 233-234. Le rôle de la femme dans l’Empire byzantin semble peu évoluer entre la période protobyzantine et le XIII e siècle (J. Beaucamp, Le Statut de la femme à Byzance IVe-VIIe siècle, Paris, 2 vol., 1990-1992). 24 Cf. annexes, p. 558. 25 Dans les généalogies florentines, le souvenir des femmes s’estompe rapidement dès que l’on remonte les générations ou que l’on évoque les collatéraux, et les sœurs ou les filles sorties du lignage pour se marier sont rapidement négligées. Parfois, dans un souci de concision, le mémorialiste ne mentionne pas leur nom alors qu’il conserve toujours celui des hommes. Une telle discrimination est liée au statut dotal, car si les femmes sont proches du généalogiste ou si les dots* sont encore engagées ou promises, les femmes sont mentionnées (C. Klapisch-Zuber, « Les généalogies florentines du XIVe et XVe siècles », dans Le Modèle familial européen. Normes, déviances, contrôle du pouvoir, Rome, 1986, p. 124-126). La difficulté est similaire dans les sources bourguignonnes qui ne précisent pas toujours régulièrement les dénominations féminines (P. Beck, « Anthroponymie et désignation des femmes en Bourgogne au Moyen-Âge (Xe-XIVe siècle), dans M. Bourin (éd.), Genèse médiévale de l’anthroponymie moderne, t. II, Tours, 1989-1990, p. 95-97). 22 23
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deuxième partie. perpétuer le lignage des Assises de Romanie qui évoquent les femmes de la noblesse avec un certain respect. Ainsi, le chevalier : « Ne doit à la feme de son seignor ne à sa fille requerre [chercher] vilainie de son cors, ne gesir [coucher] o lui charnelement … se se n’est par mariage, ne a sa suer tant come elle est damoiselle en son ostel [demeure] […] »26.
Cette considération qui résulte davantage d’une déférence à l’égard du seigneur que d’une réelle attention au statut de la femme, agrandit le fossé entre les dames de la noblesse et les autres. S’en prendre à une femme noble revient à manquer de respect envers son lignage et dans cette perspective, c’est toute la dynamique de vengeance collective qui peut s’enclencher27. À côté de cette sécurité physique et morale, les dames sont également protégées par des droits dont certaines modalités sont spécifiées dans les coutumes de Morée, telles que l’octroi d’une dot* ou d’un douaire*28, envisagés ultérieurement. Dans la principauté, les femmes sont en quelque sorte contraintes au mariage, que ce soit par leur lignage ou par la société féodale qui les accepte difficilement « célibataires », au pire peut-il être toléré de les voir se retirer du monde mais ce choix reste marginal en Morée29. Il est d’ailleurs avantageux pour une femme de se marier étant donné que l’homme va assurer la défense de ses intérêts. Ce souci apparaît clairement dans une lettre pontificale adressée à l’archevêque de Monemvasie, traitant du cas de Marguerite de Toucy, fille de Narjot de Toucy30, datée de 1252 : « À propos de la noble Marguerite qui, autrefois, pendant qu’elle était encore pubère, entra dans un monastère cistercien […]. Elle nous a fait humblement supplier de nous soucier d’apporter un remède à cette situation, car on redoute que ne naisse sur ses terres la discorde, porteuse de dangers pour beaucoup, du fait que certains s’opposent à ce qu’elle contracte un mariage. Nous te demandons […] de proclamer […] qu’elle doit pouvoir librement contracter un mariage, sans qu’on s’y oppose, tout en respectant son engagement »31.
Dans ce passage, les terres de Marguerite de Toucy sont menacées car elle s’est retirée du siècle et elle a choisi la vie claustrale. La situation avantage certains de ses proches qui abusent de ses biens directement exposés aux convoitises. La jeune dame, souffrant des circonstances, comprend la nécessité d’un 26
Assises, art. 3. Cf. supra, p. 116. 28 Cf. infra, p. 251 et suiv. 29 Il faut préciser que le manque de filles nubiles ne joue pas en faveur de la dévotion (cf. infra, p. 240). 30 Cf. annexes, p. 648. 31 Innocent IV, Actes, Haluscynskyj T. T. (éd.), III, p. 40, n° 5647 : « De Margarita nobili quæ olim, infra annos pubertatis, monasterium Cisterciense intravit […]. Quare nobis ex parte ipsius fuit humiliter supplicatum ut, cum ex eo quod quidam malitiose propter hoc impedimentum opponunt quin ipsa matrimonium contrahat, timeatur ne in partibus illis in multorum periculum discordia oriatur, congruum super hoc adhibere remedium curaremus. Mandamus quatinus, […], et quod premissis nequaquam obstantibus matrimonium possit libere contrahere, ac in contracto licite remanere ». 27
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chapitre vi. les dames latines, maillons forts des lignages mariage afin que son promis assure la défense de ses intérêts et elle adresse une supplique au pape qui lui donne son consentement. Elle obtient donc l’autorisation de sortir du monastère et elle épouse cette même année Léonard de Véroli, chancelier de la principauté de Morée. Marguerite de Toucy incarne l’exemple d’une héritière qui, grâce à son jeune âge, n’a pas de difficultés à trouver un beau parti. Pourtant les veuves sont également très souvent remariées et sont relativement jeunes étant donné l’âge du premier mariage. Ainsi au lendemain de l’affrontement armé du lac Céphise (1311), les veuves des chevaliers de la principauté sont-elles mariées à des aventuriers catalans. Ramon Muntaner témoigne de ces unions hypogamiques* pour les dames de la noblesse moréote : « Ils donnaient à chacun une dame si noble, que celui à qui elle échoyait ne pouvait dédaigner de lui présenter l’aiguière »32. On peut en conclure que les dames n’ont pas de liberté : qu’elles soient comtesse de Salone, marquise de Bodonitsa ou toute autre épouse de noble, la défense de leurs terres implique le remariage33. Cet événement symbolise le destin du duché d’Athènes dans lequel les Catalans se sont substitués aux nobles d’origine française pour la plupart, sans modifier pour autant les cadres de la société. Ils sont devenus seigneurs fonciers mais doivent coexister avec une organisation communale. La hâte affichée par certaines veuves témoigne des difficultés qu’elles peuvent rencontrer pour gérer leurs domaines. Il en est dans les duchés catalans comme ailleurs en Morée : Béatrice, veuve de Bernard Desvillar en 1362, épouse quelques semaines plus tard Bernard Ballester de Thèbes qui se pose en défenseur des droits de son épouse et demande au fisc de Frédéric III de lui restituer des biens confisqués. Les droits de la veuve sont ainsi protégés malgré la compromission de son nouvel époux dans les tumultes politiques contemporains34. Les dames nobles de la principauté sont donc contraintes au mariage pour la défense de leurs terres qu’elles ne sont pas en mesure d’assurer. L’absence de liberté caractérisant la plupart des unions accompagne en outre la désignation du futur époux, et elle pèse peut-être plus lourdement sur les princesses35. Ainsi dès 1267, la jeune Isabelle de Villehardouin se voit imposer un choix en conformité avec la politique étrangère de la principauté et son mariage apparaît comme un devoir de gouvernement. Il s’agit pour elle d’épouser Philippe d’Anjou et permettre ainsi aux deux lignages de se rapprocher. Cette stratégie matrimoniale se retrouve dans toutes les familles régnantes, aussi bien en Occident qu’en Orient. La Chronique de Morée est explicite quand elle donne l’exemple d’Isabelle de La Roche mariée par son propre frère Guy, à un seigneur italien, Hugues de Brienne, plaçant ainsi les intérêts de l’État devant les choix 32
L’aiguière est un vase à ablutions : est-ce à dire qu’ils sont à peine dignes de servir leurs nouvelles épouses ? (R. Muntaner, Les Almogavres. L’expédition des Catalans en Orient, J.-M. Barberà (éd.), Toulouse, 2002, p. 150). 33 Thomas III d’Autremencourt, Alberto Pallavicini ainsi que beaucoup d’autres chevaliers périrent sous le fer des Catalans (cf. annexes, p. 618, 642 ; W. Haberstumpf, Dinasti Latini in Grecia e nell’Egeo (secoli XII-XVII), Turin, 2003, p. 68). 34 Cette dame se remarie entre le printemps et l’été (R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », dans Byzantina et Franco-Graeca. Articles choisis parus de 1936 à 1969, Rome, 1978, p. 288). 35 Chr. fr., § 442.
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deuxième partie. perpétuer le lignage privés36. Avec ce remariage, on peut noter que la suzeraineté de Charles d’Anjou est mise en application : en effet son accord et celui du prince sont requis avant la célébration. L’époux proposé n’est plus moréote, mais feudataire italien ; il y a donc, dans cet événement, l’image d’une alliance réelle entre les deux États. Il faut toutefois soulever un problème : si l’on se réfère aux Assises de Morée, on constate que la femme lige a le choix de son époux, c’est ce qui la différencie de la femme de simple hommage37. Or, dans le cas cité précédemment, le frère de la veuve prend en charge son mariage : le chef de lignage impose par conséquent à sa sœur une union matrimoniale pour accroître son pouvoir et son influence. L’application réelle de ce coutumier peut donc être remise en cause dans le cas où les intérêts de la parentèle l’emportent sur le bien individuel. D’ailleurs, la surveillance des noces ne fait que croître, à l’image du contrôle exercé sur les princesses moréotes par les rois angevins à la fin du XIIIe siècle : « […] si fu mis .j. chapitres yteulx [tel] que se par aventure avenist chose, que la princée venist a hoir [héritier] femele, fust pucelle ou vesve, que elle ne se puet marier sans [le] congié [autorisation] et la voulenté dou roy ; et se par aventure le faisoit sans le congié dou roy, que celle dame feust desheritée perpetuelement, et si hoir, de la princée d’Achaÿe »38.
Que ce soit une femme d’âge avancé ou une jouvencelle, la princesse ne peut se marier sans le consentement de son suzerain. Si elle passe outre, elle sera sévèrement punie en étant déchue de ses droits, comme Mahaut de Hainaut en 1318, dont le cas est envisagé ultérieurement. Les mêmes contraintes pèsent sur les dames catalanes. En 1382, le roi d’Aragon reconnaît Marie comme l’héritière de son père Louis Fadrique et l’investit de Sidérocastron à condition qu’elle épouse Bernaduc de Rocaberti39. Ce projet inabouti cristallise tous les enjeux qui se dessinent autour des héritières. Un constat similaire peut être dressé pour l’Archipel où, lorsque le capital envisagé est très important et le titre prestigieux, il n’est plus question de respecter le libre consentement de l’épouse. L’exemple de Fiorenza Sanudo a été déjà étudié sous l’éclairage des contrats de mariage et il est vrai que le titre de duc consort a suscité l’envie, tant chez les barons latins continentaux qu’auprès des seigneurs insulaires ou d’autres nobles italiens40. Finalement, la pression de la Sérénissime a été suffisamment forte, notamment en plaçant la duchesse en résidence surveillée à Candie, pour que son proche parent l’emporte et que la succession reste aux mains de ressortissants vénitiens41. Au XVe siècle, les ducs du lignage des 36 « Mais ne demora mie longuement que li dux Guis de La Roche, qui freres estoit de cell dame, par la voulenté et consentement dou roy et dou prince, si ordina et fist le mariage de celle dame sa suer et du noble homme messire Hugue, le conte de Brene et de Liche, qui lors conversoit [demeurer] en Puille, a la contrée de Liche que le bon roi Charle lui avoit donnée » (Chr. fr., § 498). 37 Assises, art. 31, art. 72. 38 Chr. fr., § 590. 39 R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 247. 40 Cf. supra, p. 190-191. 41 En mars 1376, Venise donne son assentiment également pour le mariage de sa fille, Maria Sanudo, avec Bartolomeo III Ghisi alors que quelques mois auparavant une union projetée avait été rejetée de la part des mêmes autorités. La Sérénissime, par le biais de son représentant le gouverneur véni-
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chapitre vi. les dames latines, maillons forts des lignages Crispo ne font pas davantage cas des héritières. En 1437, par exemple, ils interviennent dans la succession d’Andrea Zeno qui laisse une fille mineure à la tête de la seigneurie d’Andros. Non seulement l’héritière, Petronilla, est mariée de façon expéditive avec Giacomo II, mais en plus le duc, en tant que suzerain, investit la veuve de son douaire*42. Il est donc très difficile, voire impossible, pour les femmes de ne pas se marier car elles sont dans l’impossibilité de défendre seules leurs possessions ; de plus, la majorité d’entre elles, issues des lignages nobiliaires, n’ont aucune possibilité de choisir leurs époux. La seule alternative reste l’enfermement conventuel, mais peu semblent s’y résoudre. Ainsi dans une société qui promeut l’union matrimoniale pour les femmes, les célibataires ne présentent aucun avantage et apparaissent plutôt comme un poids. En conséquence, elles sont mariées jeunes et remariées le plus vite possible en cas de veuvage. Dans ce type de société, l’écart d’âge entre les époux peut être très accusé, c’est le cas de Jean de Catavas, chevalier podagre43 qui s’est illustré à plusieurs reprises contre les Grecs, dont l’épouse est suffisamment jeune pour séduire Geoffroy de Briel et partir avec lui en Italie44. L’âge du mariage pour les femmes n’est connu que dans très peu de cas en raison de dates de naissance incertaines, mais il est possible toutefois de noter quelques exemples comme celui de Marguerite de Passavant : née avant 1240, elle est mariée à Guibert de Cors qui décède en 1258 ; on peut donc en déduire qu’elle fut mariée à dix-huit ans au plus tard. Le cas d’Isabelle de Villehardouin est également significatif : la princesse est fiancée dès 1268 à Philippe d’Anjou, qu’elle épouse en 127145, elle est alors âgée de douze ans46 et le marié a tout juste quinze ans. Les minima requis pour toute union sont donc respectés puisque les Assises de Romanie précisent ces mêmes âges47, cependant, la question du choix des conjoints ne se pose pas car cette décision, comme dans bon nombre d’autres cas, répond à des critères politiques. Mariées voire remariées jeunes, les filles n’ont guère de latitude dans le choix de leur futur conjoint en dépit de la coutume. Pourtant quelques parcours atypiques existent car, hors des cadres fixés par le groupe nobiliaire ou par le lignage, la dame noble peut choisir de suivre ses inclinations naturelles et de façon surprenante, les unions à forte teneur affective apparaissent au détour tien de Négrepont, surveille étroitement les alliances égéennes et finalement Maria Sanudo épouse un citoyen véronais, Gasparo Sommaripa en 1386, qui s’emploie dès lors à défendre les droits de sa femme (G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs. Pouvoir, société et insularité dans les Cyclades à l’époque de la domination latine (XIIIe- XVe siècle), Thèse de doctorat Université Paris I, 2003, p. 387, 900). 42 La réaction du lignage des Zeno ne tarde pas et Venise confisque cette île en 1439 (Ibid., p. 418). 43 Cf. annexes, p. 586. 44 Chr. fr., § 339 ; I. Ortega, « Geoffroy de Briel, un chevalier au grand cœur », dans Bizantinistica. Rivista di Studi Bizantini e Slavi , III, 2001, p. 335. De la même façon, Roger de Flor épouse la nièce de l’empereur dont Ramon Muntaner loue la beauté et l’intelligence alors qu’elle est âgée d’à peine seize ans (R. Muntaner, op. cit., p. 42). 45 Chr. fr., § 455. 46 A. Bon, La Morée franque. Recherches historiques, topographiques et archéologiques sur la principauté d’Achaïe (1205-1430), t. I, Paris, 1969, p. 137-138. 47 Pour être plus précis les Assises de Romanie mentionnent l’âge de la majorité (Assises, art. 85).
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deuxième partie. perpétuer le lignage d’une allusion ou d’un acte. Certes, elles restent marginales, néanmoins leur existence témoigne de la prise de position de certaines nobles, à l’image de la princesse Isabelle de Villehardouin qui contracte une troisième union sans l’autorisation royale et s’expose de la sorte à une déshérence. Ce ne fut pas le cas puisque, après quelques réserves initiales, Charles II reconnut Philippe de Savoie comme nouveau prince de Morée. Il est difficile de savoir dans quelle mesure l’attirance ou la détermination d’Isabelle sont entrées en jeu dans ce choix, mais il est vrai que ce déplacement à Rome pour un pèlerinage a été propice à leur rencontre. Quant au prétendant, il devait être séduit surtout par le titre que cette union lui apportait48, car la princesse avait déjà conclu deux mariages. Il en est de même de sa fille Mahaut de Hainaut qui a contracté un mariage d’amour alors que cela lui était interdit par la royauté angevine : « […] Parce qu’elle avait secrètement promis mariage à un chevalier qu’elle aimait, nommé Hugues de la Palisse. Laquelle chose déplut fortement à ses chevaliers et barons, et parce qu’elle avait refusé de se marier avec le frère du roi, beaucoup de gens retournèrent en leur terre de Bourgogne »49.
Très jeune, Mahaut de Hainaut est mariée à Guy de La Roche, union qui a fait l’unanimité parmi le baronnage moréote50. Puis en 1313, elle a épousé Louis de Bourgogne, venu de sa province française avec de nombreux compagnons51. Or ce prince meurt dès 1316, elle est alors forcée par Robert d’Anjou d’épouser en 1318 son cadet, Jean de Gravina, mais elle s’y refuse, prétextant une union personnelle déjà consentie avec le chevalier Hugues de la Palisse, ce qui, d’après le passage, déçoit une partie de la noblesse occidentale venue pour tenter l’aventure moréote. Robert d’Anjou se saisit de l’occasion pour s’emparer de la princesse qui meurt quelques années plus tard emprisonnée dans les geôles napolitaines52. La Chronique de Morée révèle également le cas au début du XIVe siècle de Nicolas de Saint-Omer qui épouse Guillerme Orsini, car « la dame estoit bele, si la print pour sa grant beauté et amour que il avoit a li dès le temps de son premier baron »53. Le maréchal, encore jeune bachelier*, est tombé amoureux de cette dame plus âgée, mariée à Jean Chauderon54. La différence d’âge, que l’on ne peut chiffrer par ailleurs, n’est pas un obstacle mais le chroniqueur rajoute de façon tout à fait anodine que le maréchal fait preuve d’une certaine fidélité, car il se passe bien trois ans avant qu’il ne rencontre une autre femme55. Les sources révèlent de la sorte quelques cas d’inclinations naturelles qui se concrétisent, mais ils restent en faible nombre, car les filles puis les femmes qu’elles deviennent sont des enjeux de pouvoir. Elles sont employées très tôt par leur lignage
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Chr. fr., § 847 ; L. fechos, § 504-506. L. fechos, § 626. Cf. supra, p. 207-208. Cf. supra, p. 42. L. fechos, § 631-635. Chr. fr., § 997. Ce dernier meurt durant le règne de Florent de Hainaut (L. fechos, § 470). Chr. fr., § 997.
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chapitre vi. les dames latines, maillons forts des lignages et réutilisées dès que possible à des fins stratégiques. Les filles sont fiancées dès leur petite enfance, mariées peu après la puberté, et remariées aussitôt après le veuvage. Pour la plupart d’entre elles, ces alliances sont imposées afin de s’allier à une dynastie puissante ou pour défendre des terres que la seule présence féminine ne peut protéger. Néanmoins, dans ce cadre rigide, les sources mettent en valeur des exceptions qui confirment la règle à travers quelques figures féminines qui suivent leurs inclinations envers et contre tous. Dans tous les cas, en étant considérées comme des maillons de la chaîne lignagère, elles affichent certainement plus que les hommes, une vulnérabilité certaine.
3. Une position de faiblesse prédominante À tous les âges de la vie, la femme présente des signes de fragilité dont certains abusent. La jeune fille, par exemple, est à la fois surveillée, protégée et finalement enfermée par le cadre lignager. Les prétendants n’ont ainsi que peu de solutions pour l’en sortir et le rapt en fait partie56. En effet, l’enlèvement de la femme, consentante ou non, figure en bonne place parmi les pratiques réprouvées par la société chrétienne, et l’Église met du temps à le réprimer57. Dans la chrétienté occidentale, l’enlèvement de la fiancée est un thème fréquent de la littérature mais il n’est pas sans fondement dans la réalité et la société, y compris moréote, fournit des exemples. Au cœur des années 1320, Hélène de Charpigny âgée d’environ sept ans, héritière de Vostitsa58, et sa tante Guillemette sont enlevées par Merino Ghisi. Elles sont retenues prisonnières dans l’île de Tinos et malgré les procédures engagées, Hélène épouse le frère de son ravisseur, Bartolomeo II Ghisi, connétable de Morée59. Dans ce cas, la liberté de consentement n’est qu’une formalité car, en dépit de mesures punitives lancées par les autorités vénitiennes, la procédure avance lentement60 et le seigneur insulaire n’est pas véritablement inquiété pour son comportement. D’ailleurs, tout laisse à penser qu’Hélène est restée auprès de son époux. Les femmes peuvent être également des objets de rivalité, comme le rapporte Carl Hopf qui définit comme motif d’une guerre déclenchée dans les années 1320 entre Bartolomeo Ghisi et Nicolò Ier Sanudo, le fait que le duc de l’Archipel ait occupé l’île de Mykonos et enlevé la femme du premier61. Que cette cause soit avérée ou non, elle est dans tous les cas admissible. D’ailleurs, pour beaucoup, les femmes semblent être des proies faciles. Ainsi, en 1392, lorsque les Turcs envahissent la Grèce, ils annexent entre autres le comté de Salona, lequel est dirigé par
56 Dans les Établissements de saint Louis, la virginité des jeunes filles est au cœur des préoccupations et toute tentative pour salir l’une d’entre elles est durement punie (R. Carron, Enfant et parenté dans la France médiévale, Xe-XIIIe siècle, Genève, 1989, p. 72). Il en est de même en Hongrie où le grief du viol est un acte dénoncé au plus haut niveau (M. Molnar, Histoire de la Hongrie, Paris, 1996, p. 65). 57 J. Gaudemet, Le Mariage en Occident. Les mœurs et le droit, Paris, 1987, p. 172. 58 Cf. annexes, p. 623. 59 Bartolomeo Ghisi est déjà âgé puisqu’il est majeur en 1315 pour contracter sa première union (R.-J. Loenertz, Les Ghisi. Dynastes vénitiens dans l’Archipel, 1209-1390, Venise, 1975, p. 135). 60 Plusieurs procédures sont encore en cours dans les années 1330 (Ibid., p. 128-130). 61 G. Saint-Guillain, Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 857.
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deuxième partie. perpétuer le lignage la comtesse douairière Hélène et sa fille Marie Fadrique, envoyées toutes deux dans le harem de Bajazet62. Certes, tout seigneur aurait été fait prisonnier de la même façon, mais il aurait fini dans les geôles turques. Finalement seul le lieu de détention change. De la même façon, la Cronaca dei Tocco narre, sans plus de précision, l’épisode au cours duquel la femme de Pietro Spata, neveu de Sgouros Spata despote d’Arta, est emprisonnée par un traître latin aux ordres des Tocco durant l’absence de son mari63. Ainsi, dès qu’elles sont seules, les dames apparaissent comme vulnérables, et leur statut d’héritières attise les envies. Or, même au sein du couple, certains événements laissent à penser que nombre d’épouses nobles sont soumises à de fortes contraintes car le rôle dévolu aux femmes s’accompagne de considérations sur leur liberté religieuse. Dans une période marquée par l’opposition entre l’Église orthodoxe et l’Église catholique, la pression vis-à-vis de la confession religieuse est importante au sein du foyer, à l’instar de ce qui arrive à Anne, veuve de Bernard Ballester, capitaine catalan de Livadia au milieu du XIVe siècle. Cette indigène qui s’était convertie au catholicisme avait adopté le prénom d’Agnès mais une fois veuve elle reprend son prénom, retourne à l’Église grecque et s’enferme dans un couvent64. Certes, il s’agissait sans doute d’une conversion formelle, néanmoins la jeune épouse y a été contrainte lors de l’union et la veuve, tout en changeant de statut, abandonne rapidement cette foi qui n’a jamais été véritablement la sienne. Un autre exemple démontre la conversion forcée des épouses : il s’agit du mariage de Cléopé Malatesta avec Théodore Paléologue, despote de Morée. Une fois le mariage contracté, le despote promulgue une bulle dans laquelle il promet de respecter les croyances religieuses de sa promise65 et dans le cas où Théodore viendrait à mourir le premier, elle pourrait rester auprès des parents de son mari ou choisir de revenir auprès des siens. Mais la promesse du despote est vite bafouée car il exerce une forte pression sur sa jeune épouse afin qu’elle se convertisse à l’orthodoxie. Cléopé meurt assez jeune, épuisée par une « guerre domestique et une lutte intestine »66, probablement après avoir cédé et s’être convertie à l’orthodoxie67. Elle est enterrée à Mistra en 143368. Le peu d’exemples relevés par les sources au sujet de l’émancipation des épouses au sein du couple révèlent une étroite soumission de ces dernières à leur mari. En fait, le problème de la vulnérabilité féminine va de pair avec la vision que les nobles peuvent avoir des femmes. À leurs yeux, il y a les femmes que l’on épouse et celles que l’on aime et cette dissociation pèse d’un poids certain sur bon nombre de consciences masculines au sein de la noblesse moréote. En effet, bien qu’il soit difficile de sonder les âmes à travers des sources qui n’évoquent jamais directement les mentalités, il est néanmoins possible au détour d’un testament ou d’une lettre 62
R.-J. Loenertz, « Pour l’histoire du Péloponnèse au XIVe siècle (1382-1404) », dans Revue des Études Byzantines, t. 1, 1943, p. 177. 63 Cron. Tocco, v. 861-943. 64 Dipl. Orient català, CCXCII, p. 380-381 ; R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 218. 65 Les Paléologues ont le droit d’épouser des princesses latines (cf. supra, p. 213). 66 N. Iorga, Notes et extraits pour servir à l’histoire des croisades au XV e siècle, Bucarest, 1915, t. I, p. 197. 67 S. Runciman, « The Marriages of the sons of the emperor Manuel II », dans Rivista di Studi Bizantini e Slavi, t. I, 1981, p. 279-280. 68 D. A. Zakythinos, Le Despotat grec de Morée, Paris, 1932, p. 189-190.
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chapitre vi. les dames latines, maillons forts des lignages de trouver des indices portant sur la vie privée de ce groupe social. Ainsi, lorsque Nerio narre la succession de son frère Bindaccio, seigneur de Livadia, il précise qu’il a récupéré son testament dans un écrin qui se trouvait chez l’une de ses maîtresses69. Il est difficile d’en savoir davantage mais les unions illégitimes ne sont pas rares comme en témoignent les situations précédemment étudiées de Nerio Acciaiuoli ou encore de Carlo Tocco70. L’embarras repose en fait sur l’identité de ces femmes, dont la plupart ne semblent pas appartenir à la noblesse. Dans tous les cas, les mauvaises intentions et les abus à l’égard de la population féminine sont notables, quel que soit le statut de la dame en question71. Cela se retrouve dans un exemple certes tardif mais révélateur de la mentalité contemporaine : en 1492, la dame de Milos, veuve d’un seigneur de l’île, est leurrée par un prétendant mal intentionné. Faisant bonne impression, il contracte un mariage avec sa fille avant de s’éclipser avec la dot* en laissant sa promise enceinte. Ce n’est que bien plus tard que les dames surent que le gredin était déjà marié72. Ainsi les femmes, quels que soient leur statut et leur âge, peuvent être l’objet d’abus de la part des hommes. Les plus jeunes ne peuvent s’appuyer que sur la solidarité lignagère pour se protéger des agressions extérieures, les femmes mariées bénéficient du soutien de leur époux, cependant la situation devient plus complexe lorsque les pressions viennent de celui-ci. Enfin les veuves ne peuvent compter que sur elles-mêmes, notamment lorsque leurs possessions sont éloignées de leur patrimoine familial. En faisant partie des lignages nobiliaires, les femmes sont inextricablement liées à l’évolution des stratégies matrimoniales qu’elles ne contrôlent pas. Pourtant selon leur âge et leur statut social elles revendiquent une certaine liberté.
B. LES FEMMES DANS LES STRATÉGIES LIGNAGÈRES ET SOCIALES 1. Les exemples occidentaux Bien que leur position témoigne d’une grande fragilité, les sources tant occidentales que moréotes attestent le rôle prééminent de certaines femmes au sein
69 « Sacciate che llo suo testamento s’è trovato in uno scrigno in Stive, in casa d’una sua puttana […] » (Mon. Peloponnesiaca, p. 24). 70 Cf. supra, p. 150. 71 Le cas de Filippo Ghisi est révélateur de l’un des aspects de la société crétoise du XIVe siècle. Veuf et sans descendance, il s’éprend d’une jeune Grecque, Anastassou, qu’il fait enlever par ses hommes mais afin d’éviter la vendetta familiale, il est contraint de l’épouser à la fin des années 1320. Or dans les mentalités, cette union reste gênante aux yeux du lignage de Filippo : il la garde secrète et elle est connue uniquement dans sa communauté rurale. Ce cas atteste clairement que cette femme aimée, bien qu’issue d’une famille aisée, n’est pas de celles que l’on épouse. D’ailleurs les unions avec les Grecques non issues de l’aristocratie sont mal considérées, à l’image de Nerio Acciaiuoli et de Maria Rendi (cf. supra, p. 215) : les nobles latins préfèrent en faire leurs maîtresses plutôt que leurs épouses légitimes. Lorsque en dépit de tout cela l’union est célébrée, l’épouse doit abandonner sa foi pour adopter celle de son époux (G. Saint-Guillain, « Amorgos au XIVe siècle », dans Byzantinische Zeitschrift, t. 94, 2001, p. 102-103). 72 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 690.
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deuxième partie. perpétuer le lignage des lignages nobles. Selon leur caractère et en fonction de leur âge, elles parviennent à affirmer leurs droits et disposent d’une émancipation relative. En Occident, certaines épouses jouissent d’un statut prédominant et le plus souvent ce sont les veuves qui bénéficient d’une assise économique et sociale. Pourtant, la considération qui leur est accordée est ambivalente car si les secondes noces sont licites, le remariage soulève la méfiance73. La seule prohibition, qui devient un empêchement dirimant, repose sur l’interdiction de convoler avec les parents de l’époux décédé74 ; aussi toute autre alliance est envisageable, sans temps de deuil (tempus luctus) obligatoire75. En Catalogne, les comtesses ont été particulièrement étudiées car elles occupent une position prédominante. Elles bénéficient au sein de leur famille d’une indépendance matérielle certaine puisque le consentement du mari n’est pas obligatoire pour la vente par contrat d’une partie de leur patrimoine, ou inversement pour l’achat de biens. Il leur est même possible d’intenter des actions en justice, au besoin contre la famille par alliance, et leur puissance matérielle est complétée par une autorité politique progressive aux Xe et XIe siècles76. Cette indépendance matérielle de la femme dans les sociétés méridionales est un trait original vis-à-vis du reste de l’Europe. Elle est sensible à Venise notamment, où certaines veuves peuvent constituer seules des dots* de montants parfois élevés77, ou encore dans le droit lombard en général car la femme mariée y conserve des biens propres qui ne se fondent pas totalement dans ceux du couple78. Quant à la Sicile, si la tutelle du lignage nobiliaire est forte sur les jeunes filles, l’autorité des femmes nobles y est davantage reconnue et le remariage des veuves est assez fréquent dans les grandes familles79. Elles gèrent leur patrimoine sans l’aval de leur mari ou se lancent dans d’autres activités, et ce sont les testaments qui permettent d’éclairer cet aspect80. En ce qui concerne les veuves sans héritier, elles peuvent tout léguer à leurs neveux : fières de leur lignage, elles peuvent donner leurs biens à leurs parents, mais cette procédure ne va pas sans heurt et se solde assez souvent par un procès81. En fait l’historien ne peut que constater la diversité des situations car, malgré un droit qui les considère comme mineures, certaines accaparent une partie du pouvoir. En effet, les femmes sont exclues de la succession royale mais ce principe est mis à mal lorsque en 1377 Frédéric III, roi de
73 Pour certains, les remariages sont vus comme des « bigamies successives », alors qu’au-delà des secondes noces, les troisièmes et quatrièmes ne sont pas davantage condamnables (J. Gaudemet, op. cit., p. 264). 74 Cf. supra, p. 185 et suiv. 75 A. Rosambert, La Veuve en droit canonique jusqu’au XIVe siècle, Paris, 1923, p. 93, 119-122. 76 M. Aurell, « Le douaire des comtesses catalanes de l’an Mil », dans F. Bougard, L. Feller, R. Le Jan (éd.), Dots et douaires dans le Haut Moyen Âge, Rome, 2002, p. 180. 77 S. Chojnacki, Women and Men in Renaissance Venice. Twelves Esssays on Patrician Society, BaltimoreLondres, 2000, p. 80. 78 J.-M. Martin, « Le droit lombard en Italie méridionale (IXe-XIIIe siècle) : interprétations locales et expansion », dans F. Bougard, L. Feller, R. Le Jan (dir.), op. cit., p. 99. 79 Une veuve sur dix se remarie dans les grandes familles (H. Bresc, op. cit., p. 703). 80 H. Bresc, op. cit., p. 704-705. 81 Ibid., p. 683.
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chapitre vi. les dames latines, maillons forts des lignages Sicile, duc d’Athènes et de Néopatras, institue sur son lit de mort sa fille Marie, mineure, comme son unique héritière82. La situation féminine au cœur de la noblesse occidentale est donc contrastée. Elle oscille entre une soumission sans condition au lignage et une certaine latitude, notamment dans la gestion des biens. Pourtant, cette dernière tendance est loin d’être majoritaire et quelques cas particuliers ne font pas la règle. Les différences de considération sont en grande partie dues à l’âge de la femme qui, jeune n’a guère de liberté et doit attendre la maturité pour acquérir une certaine force de caractère. Une même hétérogénéité se retrouve en Morée, où les sources révèlent des dames nobles qui affichent une certaine vulnérabilité mais qui, dans certains cas, témoignent d’une émancipation surprenante.
2. Les quatre âges de la vie La population féminine ne connaît pas la même considération selon les âges de sa vie définis par Philippe de Novarre : l’enfance, la puberté, la maturité et la vieillesse83. La difficulté majeure repose sur le manque de sources qui ne nous permet pas de différencier avec toujours beaucoup de netteté ces différentes étapes. Néanmoins, il est intéressant de s’y employer. En ce qui concerne l’enfance, les témoignages sont rares mais quelques traits fondamentaux peuvent être soulignés et il convient de différencier tout d’abord les jeunes garçons des jeunes filles. Les premiers sont élevés conformément à l’idéal chevaleresque et sont bercés par les projets chers au lignage. En ce qui concerne les filles, elles restent auprès de leur mère pour apprendre leur futur rôle d’épouse ou bien vont dans un monastère pour compléter leur formation. Les femmes de la noblesse, comme celles d’autres milieux d’ailleurs, sont le plus souvent les gardiennes de la mémoire familiale et dans l’éducation délivrée à leurs enfants, dans les relations épistolaires entretenues avec leurs parents notamment, elles conservent des souvenirs précieux84. De là à penser qu’elles imposent une mémoire à tendance matrilatérale*, il n’y a qu’un pas ; cependant, il faut rappeler que les femmes qui transmettent les souvenirs à Ego* ne sont pas forcément de la lignée maternelle85. Lorsque la fille grandit et atteint l’âge de la puberté elle représente un objet d’échange. Peu de renseignements permettent d’appréhender les occupations nobiliaires liées à cette période de la vie, cependant cet âge nubile est celui des premiers projets matrimoniaux. Comme il importe de préserver la virginité et
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R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 227. Référence au traité moralisant de Philippe de Novare (P. De Novare, Les Quatre âges de l’homme, M. De Freville (éd.), Paris, 1888). 84 L. Miglio, « Lettere dal monastero. Scrittura e cultura scritta nei conventi femminili toscani », dans G. Avarucci, R. M. Borraccini Verducci, G. Borri (éd.), Libro, Scrittura, documento della civiltà monastica e conventuale nel basso medioevo (secoli XIII-XV), Atti del Convegno di Studio Fermo (17-19 settembre 1997), Spolète, 1999, p. 138. 85 J.-H. Dechaux, Le Souvenir des morts. Essai sur le lien de filiation, Paris, 1997, p. 155. 83
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deuxième partie. perpétuer le lignage d’inculquer une moralité irréprochable, certaines entrent au couvent à l’instar de Marguerite de Toucy : « […] Elle-même, jadis, pendant sa puberté, en partie sous l’impulsion de ses parents, mais surtout du fait de la légèreté de son esprit, est entrée au monastère […] »86.
Le retrait du monde séculier, qui peut être un souhait des parents, permet aux jeunes filles de recevoir une éducation stricte qui transforme leur frivolité en constance. Cette pratique, répandue dans le milieu nobiliaire, n’est malheureusement pas quantifiable. Si la jeune fille est déjà orpheline à sa majorité, c’est-à-dire dans sa douzième année, elle entre en possession de son héritage et doit prêter hommage comme tout autre feudataire87. Elle fait dès lors l’objet de toute l’attention du lignage qui veille à la meilleure alliance possible. La plupart des jeunes filles ont un mari dont le choix ne porte pas tant sur les critères esthétiques de l’élue que sur d’autres considérations matérielles. Néanmoins, il ne faut pas pour autant minimiser la portée des références plastiques car dans la mentalité médiévale, la beauté est liée à la noblesse et elle représente en quelque sorte l’équivalent féminin du courage pour les chevaliers88. La jeune fille par son physique et ses atours est un facteur de reconnaissance sociale pour son époux, sans compter que le charme extérieur est le reflet de la beauté de l’âme. Ainsi les demoiselles trop disgracieuses sont-elles vilipendées par les chroniqueurs, ceux-là mêmes qui vont louer celles qui disposent d’une beauté naturelle89. La plupart des jeunes filles, une fois majeures, sont mariées et dans ce rôle certaines se dépassent, les sources gardant le souvenir de quelques femmes déterminées qui n’ont pas hésité à prendre leur destin en mains. Dans la principauté de Morée, s’il y a une responsabilité essentielle pour les femmes, c’est réellement le droit de gouvernement. En effet, la loi salique, qui exclut les femmes du droit de succession à la terre dans le royaume de France, n’est pas établie dans le Péloponnèse90 et les grandes baronnies sont dirigées au hasard des successions par ces dames91. Dès le début du XIIIe siècle, les princesses apposent leur sceau à côté de celui de leur mari, comme dans la donation du prince Geoffroy Ier à
86 Innocent IV, …, op. cit., n° 5647 : « […] petitio continebat quod ipsa olim, infra annos pubertatis existens, non tamen a parentibus tradita, sed animi levitate potius monasterium […] ». 87 Assises, art. 85. 88 R. Le Jan, « L’épouse du comte du IXe au XIe siècle : transformation d’un modèle et idéologie du pouvoir », dans S. Lebecq, A. Dierkens, R. Le Jan, J.-M. Sansterre (dir.), Femmes et pouvoirs des femmes à Byzance et en Occident (VIe-XIe siècle), colloque international (28-30 mars 1996), Lille, 1999, p. 67. 89 Ainsi Ramon Muntaner n’hésite-t-il pas à évoquer l’attrait physique de certaines dames nobles, notamment Marulla da Verona « la dame la plus belle et la plus sage qui ait jamais existé en ce pays » (R. Muntaner, Les Almogavres …, op. cit., p. 154). 90 A. Rigaudière, Pouvoirs et institutions dans la France médiévale. Des Temps féodaux aux Temps de l’État, t. II, Paris, 1994, p. 22 et suiv. 91 D’après William Miller l’intervention des femmes dans le gouvernement de la principauté ne provoqua que des malheurs (W. Miller, The Latins in the Levant, Londres, 1908, p. 55).
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chapitre vi. les dames latines, maillons forts des lignages l’abbaye de Clairvaux Harricourt92. Cet acte s’effectue avec le consentement de sa femme et celui de son fils aîné, le futur Geoffroy II. Le rôle des dames de la noblesse se reflète dans certains épisodes de la Chronique de Morée quelles qu’en soient les versions, et leur place tend à se renforcer après la défaite de Pélagonia (1259), lorsque la plupart des chevaliers ainsi que le prince sont retenus comme otages à Constantinople. Les femmes, et plus particulièrement la princesse Agnès qui exerce la régence, se trouvent seules à gouverner. Un épisode est particulièrement démonstratif : celui du parlement de Nikli qui se tient en 1262, et dont toutes les versions de la Chronique de Morée se font l’écho, parfois en des termes complémentaires. Pour la version aragonaise : « Ceux qui s’étaient échappés de la bataille, contèrent les nouvelles à la princesse et autres nobles dames, femmes des barons et des chevaliers, qui étaient en sa compagnie dans le palais de Lacédémone ; et ayant entendu les nouvelles elles eurent grande douleur. Et aussitôt la princesse envoya des lettres aux prélats, barons et chevaliers de la terre et à ceux qui avaient échappé à la bataille qu’ils devaient venir devant elle pour ordonner comment la terre devait être gardée »93.
Dans ce passage, c’est effectivement la princesse qui décide de convoquer les feudataires de Morée restants pour délibérer en conseil94. La chancellerie fonctionne correctement, même après le départ de Guillaume de Villehardouin, et le siège du pouvoir semble être Lacédémone, l’une des résidences princières95. La princesse Anne, d’origine grecque, fait preuve de suffisamment d’autorité pour être respectée et elle s’appuie sur un système féodal solidement installé ainsi que sur une principauté unie autour de son prince et, à défaut, autour de sa princesse. Cette dernière s’est entourée de dames, les seules forces vives de la Morée qui soient disponibles, et elle peut compter en outre sur les cadres de l’administration dont Léonard de Véroli, le chancelier, et les hommes les plus âgés qui n’ont pas pris les armes96. Dans un second temps, le duc d’Athènes se joint à eux dès son retour de France, ainsi que le seigneur de Karytaina, une fois libéré, afin de débattre de la question des châteaux à céder pour la rançon du prince97. Cet épisode du « parlement des femmes » est plus détaillé dans le Libro de los fechos : la princesse et l’assemblée toute entière auraient désigné, après délibérations, le duc d’Athènes comme « bail et gouverneur de toute la principauté »98. Le débat semble animé entre ceux qui envisagent le danger de la rétrocession des forteresses aux Grecs et les partisans de la libération des prisonniers à n’importe quel prix. D’après la version aragonaise, c’est aux côtés de ces derniers que se rangent les dames de la principauté : 92 J. Longnon, Recherches sur la vie de Geoffroy de Villehardouin, suivies du catalogue des actes des Villehardouin, Paris, 1939, catalogue, n°116 ; Cf. annexes, p. 613. 93 L. fechos, § 291. 94 Inversement à Byzance la femme doit se tenir loin de la vie publique, pour se concentrer sur la sphère qui doit être la sienne : le domaine privé (J. Beaucamp, « Incapacité féminine et rôle public à Byzance », dans S. Lebecq, A. Dierkens, R. Le Jan, J.-M. Sansterre (éd.), op. cit., p. 25). 95 Dans la version française, le parlement se déroule à Nikli (Chr. fr., § 323). 96 Chr. gr., v. 4403-4406 ; Chr. fr., § 323. 97 Chr. fr., § 324. 98 L. fechos, § 294, § 299.
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deuxième partie. perpétuer le lignage « Et entendant cela, la princesse et les femmes des barons, qui avaient leurs maris en prison, commencèrent à crier fortement, disant qu’elles voulaient avoir leurs maris, pour laquelle chose elles étaient contentes que furent rendus lesdits châteaux à l’empereur »99.
Ce passage est très imagé car les dames hurlent dans l’assemblée pour faire entendre leur avis, donnant ainsi une impression négative car le chroniqueur insiste sur le contraste femmes/hommes. S’il décrit les interventions masculines comme posées et intelligibles100, les participations féminines semblent plus confuses101. Ce tableau met en évidence l’emportement des dames dû essentiellement à leur inexpérience dans ce domaine : facilement débordées par leurs émotions, elles perdent leur sang-froid contrairement aux hommes qui restent calmes. Il est également possible de tirer une autre conclusion de cet épisode : alors que le duc d’Athènes est un farouche défenseur de la Morée franque, Agnès n’éprouve pas les mêmes sentiments à l’égard de l’établissement des Grecs dans la péninsule102. La décision princière de rendre les forteresses aux Grecs n’est pourtant pas isolée ; elle est soutenue par des chevaliers tels que Geoffroy de Briel, mais si la princesse a agi pour le bien de son époux, les conséquences de son geste ne sont pas toujours justement évaluées. Le « parlement des femmes » n’est pas un exemple isolé dans l’histoire de la principauté de Morée et la princesse Agnès conserve une certaine autorité, même après le retour de son époux. C’est ainsi qu’elle ratifie officiellement les conventions de 1267 passées entre son mari et Charles d’Anjou103, à savoir le traité conclu à Viterbe reconnaissant au roi de Sicile la suzeraineté sur la Morée. Les exemples d’épouses prenant part aux affaires politiques et militaires ne disparaissent pas au fil des siècles et, malgré le renouvellement lignager104, les dames nobles semblent tout aussi impliquées que leurs époux. Ainsi, au début du XIVe siècle, Marulla da Verona apparaît comme une autre femme de caractère car envers et contre tous, elle épouse Alfonso Fadrique et le soutient contre tous les adversaires des Catalans105. Si son choix s’inscrit dans la continuité de la politique paternelle106, il la place néanmoins dans une situation délicate et dès lors tous les tierciers forment une opposition contre elle et son époux. Les sources mettent également en valeur une autre femme forte du XIVe siècle : Francesca Acciaiuoli, duchesse ionienne et épouse de Carlo Ier Tocco, sur laquelle la Cronaca Tocco ne tarit pas d’éloges. Elle fait preuve de beaucoup de sagesse et d’un grand sens du gouvernement, n’hésitant pas à prendre la tête
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L. fechos, § 301. Chr. fr., § 325-327. 101 Ce passage n’est pas sans rappeler le poète comique grec Aristophane et sa conception des femmes (Aristophane, L’Assemblée des femmes, V. Coulon (éd.), Paris, 1997). 102 Il s’agit d’Anne, la fille du despote d’Épire (cf. annexes, p. 613). 103 J. Longnon, « Le rattachement de la principauté de Morée au royaume de Sicile en 1267 », dans Journal des Savants, Paris, 1942, p. 139. 104 Cf. supra, p. 61. 105 Dipl. Orient català, p. 161-163. 106 R. Muntaner, Les Almogavres…, op. cit., p. 154. 100
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chapitre vi. les dames latines, maillons forts des lignages des troupes en cas d’attaque107. Sa mère Agnese de Saraceni est également une femme influente qui intervient lors des négociations pour la libération de son époux Nerio en 1389108. Le chroniqueur décrit Francesca comme une femme de tête, mais il précise tout de même qu’elle ne donne pas d’héritier légitime à Carlo Tocco, et que celui-ci a de nombreux enfants naturels109. Cela aurait pu être un motif sérieux de répudiation mais ce n’est pas le cas car les deux époux affrontent ensemble les difficultés et trouvent des solutions profitables au lignage110. En 1394, à la mort de son père Nerio, elle est nommée exécutrice testamentaire et, à ce titre, elle détient les clefs de ses coffres et défend Corinthe assiégée. Il est vrai qu’elle n’est pas la fille aînée de Nerio, cette dernière, Bartolomea, est mariée au despote de Morée, Théodore, qui profite du décès de son beau-père pour venir occuper le pays autour de Corinthe. Dans son entreprise, il s’est allié à son beau-frère, le bâtard de Nerio, Antonio, insatisfait également des dispositions paternelles. Dans un premier temps, face à l’adversité et devant la rapidité des opérations militaires, Francesca prend en charge la défense de la cité111 : les soldats lui jurent allégeance et la reconnaissent comme dame lige, puis son époux, Carlo Tocco, vient la rejoindre et supervise les opérations militaires112. Francesca Acciaiuoli a donc été pendant quelques jours à la tête des troupes chargées de défendre la cité. Menant les opérations, dirigeant les négociations, elle est certes entourée de ses proches, mais cela témoigne tout de même d’une force de caractère indéniable. Une autre source permet de souligner le rôle joué par Francesca, il s’agit de la Chronique de Froissart, narrant le retour de Jean Sans Peur de Nicopolis en 1397 : « Et de Coufot vindrent cheoir en l’isle de Chifolignie, et là ancrèrent et yssirent lors des gallées, et trouvèrent grant foison de dames et de demoiselles qui demeurent ou dit ysle et ont la seignourie, lesquelles receuprent les seigneurs de France à grant joye, et les menèrent esbatre tout parmy l’isle qui est moult belle et plaisante […]. Moult grandement se contemplèrent le conte de Nevers et les seigneurs de France des dames de Chifolignie, car joieusement elles les recueillièrent et leur dirent que leur venue leur avoit fait grant bien pour la cause que ils estoient tous hommes venus de hault lieu ; car on n’a pas accoustumé, se ce ne sont marchans, de là aller, ne converse entre elles »113. 107
Cron. Tocco, v. 1846-1857 . J.-A. C. Buchon, Nouvelles recherches historiques sur la principauté de Morée et ses hautes baronnies, fondées à la suite de la Quatrième croisade, t. I, Investigation des archives et bibliothèques de Toscane, Naples, Sicile, Malte, Corfou, Paris, 1843, p. 144. 109 Cron. Tocco, v. 1935-1936 ; Cf. supra, p. 155-156. 110 Au XIIIe siècle, il n’est pas rare que les femmes soient répudiées si elles sont jugées comme infécondes (G. Duby, M. Perrot (dir.), op. cit, p. 368). Ce n’est pas le cas de Francesca Acciaiuoli qui appartient, faut-il le préciser, à un très puissant lignage. 111 À d’autres occasions, mais toujours de façon ocasionnelle, les femmes peuvent prendre la tête d’opérations militaires et faire preuve d’un comportement exemplaire. C’est ce qui est confirmé par Ramon Muntaner, en charge de défendre Gallipoli contre les attaques byzantines, qui n’hésite pas à armer les femmes qui composent en partie la Compagnie afin de conserver la place. Il ne peut que se féliciter de leur bravoure car « elles défendaient la place avec une telle énergie que c’en était incroyable » (R. Muntaner, op. cit., p. 105). 112 J. Chrysostomidès, « Corinth 1394-1397 : some new facts », dans Byzantina, t. VII, 1975, p. 85-86. 113 Jean Froissart, Chroniques, M. Kevryn de Lettenhove (éd.), t. XVI, Osnabrück, 1967, p. 53-54. 108
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deuxième partie. perpétuer le lignage Les seigneurs occidentaux qui sont captifs de Bayézid durant plusieurs mois, séjournent à Mytilène auprès des Gattilusio, avant de s’embarquer et visiter Modon, Clarence puis Céphalonie114. Ils sont particulièrement bien reçus dans cette île gouvernée semble-t-il par des dames uniquement. Elles accueillent avec d’autant plus de plaisir ces nobles occidentaux qu’ils sont français, ce qui les enchantent car elles sont habituées à la fréquentation des marchands italiens. La Chronique de Froissart n’évoque à aucun moment Carlo Tocco qui paraît absent lors du séjour de Jean Sans Peur. Il est vrai que les expéditions militaires contre les autres lignages latins ou les Albanais sont nombreuses, et que la comtesse est amenée à assurer la régence en l’absence de son époux115. Les femmes mariées font ainsi preuve d’un grand sens politique et, grâce à leurs qualités, peuvent être reconnues par les leurs en se voyant distinguées par quelques tâches. Ces épouses sont loin de constituer une majorité au sein du groupe nobiliaire, pourtant les sources aiment à narrer leurs péripéties. L’une des façons d’évaluer le degré d’autonomie des femmes est de mesurer la liberté avec laquelle elles disposent de leurs biens propres acquis par héritage, achat, échange, et d’estimer leurs droits sur les biens maritaux. C’est pour cela que les veuves sont le plus souvent présentes dans les sources et elles sont d’autant plus nombreuses qu’elles ont été mariées jeunes, car le déséquilibre de l’âge entre époux accentue cette tendance. Si la question du mariage est intéressante, celle du remariage l’est également et une première constatation peut être formulée : les dames de la noblesse ne restent pas longtemps veuves. Les exemples sont nombreux notamment dans la famille régnante des Villehardouin et cela dès le XIIIe siècle, à l’image d’Élisabeth qui, à la mort de son mari Geoffroy Ier, se remarie avec Jacques de Saint-Omer116. Lorsque Geoffroy II meurt, Agnès de Courtenay préfère rentrer en France117 et il est difficile de savoir si elle se remarie. Quant à Agnès qui épouse en 1258 Guillaume de Villehardouin118, elle se remarie vingt ans plus tard avec Nicolas II de Saint-Omer. Cette pratique des secondes noces est fortement ancrée dans les esprits car les filles de Guillaume et d’Agnès se remarient plusieurs fois. Pour les femmes, cet usage découle de l’impossibilité apparente de gouverner ou de gérer une propriété119. En dépit de nombreux obstacles, les femmes une fois remariées doivent remplir les mêmes devoirs que les hommes : à savoir payer le relief et s’acquitter du service militaire. À l’image des lignages princiers, les exemples de remariages ne sont pas isolés au sein de la noblesse, comme en témoignent les généalogies. Le cas d’Isabelle de La Roche est assez éloquent : après le décès de son premier mari, Geoffroy de Karytaina en 1275, elle épouse moins de deux ans plus tard Hugues de Brienne, poussée par les intérêts lignagers qui sont devenus les siens. On peut même noter la situation extraordinaire rapportée par le chroniqueur vénitien 114
B. Schnerb, Jean Sans Peur, Paris, 2005, p. 95-97. Cron. Tocco, v. 1846-1857. 116 Cf. annexes, p. 644. 117 Sir R. Rodd, The Princes of Achaia and the Chronicles of Morea, a Study of Greece in the Middle Age, t. I, Londres, 1907, p. 141. 118 Cf. annexes, p. 613. 119 Cf. supra, p. 235. 115
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chapitre vi. les dames latines, maillons forts des lignages Marino Sanudo : celle d’une dame dont les sept maris successifs auraient disparu au combat120, reflétant ainsi l’intensité des combats menés dans la principauté qui occasionnent des décès et laissent de nombreuses veuves. Les remariages dans la principauté répondent à un manque constant de femmes121. Le nombre d’hommes célibataires étant assez élevé, une femme veuve est sollicitée pour refonder rapidement une famille et ne s’y oppose pas, car cette nouvelle union lui procure des avantages122. Les secondes noces qui semblent si courantes ne sont possibles qu’à la condition d’un mariage précoce. En effet, si l’on reprend l’exemple d’Isabelle de Villehardouin, mariée à douze ans, la jeune princesse est veuve à dix-huit ans. Elle est remariée une première fois à l’âge de vingt-neuf ans, pour se retrouver veuve à trente-huit ans. Enfin, on célèbre sa nouvelle union à quarante-deux ans et elle s’éteint à l’âge de cinquante-deux ans. L’espérance de vie étant peu élevée aux XIIIe et XIVe siècles, la succession des unions de la princesse est d’autant plus remarquable. Parmi ces veuves qui peuvent être relativement jeunes, nombre d’entre elles peuvent se retrouver régentes pour leurs enfants en cas de décès de leur époux, à l’instar de la veuve d’Othon de Cicon, Agnese Ghisi, qui apparaît comme dame de Karystos dès la fin des années 1260. Elle est régente pour son fils mineur Guidotto et apparaît même comme exécutrice testamentaire de son frère Marino. Elle se rend à Venise pour plaider sa cause et obtient du Grand Conseil la délégation d’un juriste afin de tenir ses plaids en 1269123. Il en est de même pour une fille du duc de l’Archipel qui épouse le seigneur de Lemnos du lignage des Navigaioso nommé Mégaduc de l’Empire latin. Ils doivent faire face dès 1277 à la défense de leur île contre Michel VIII, et une fois son époux définitivement emprisonné, la veuve assure seule la défense des forces latines. Elle est contrainte à la reddition en 1279 et quitte l’île, non sans prendre de nombreuses richesses qui s’y trouvent afin de doter ses filles124. Courageusement, cette veuve a lutté pour préserver ses possessions et a tenu à honorer son engagement auprès de ses filles en les dotant convenablement. Ainsi elle n’agit pas autrement qu’un chef de famille en veillant sur sa descendance et sur son patrimoine. Plusieurs facteurs peuvent expliquer la fréquence du veuvage, et les nombreuses guerres menées par les époux en font partie. Tout autant que les autres dames de la noblesse moréote, les veuves catalanes font preuve d’émancipation une fois leur mari décédé, à l’instar de Novella, épouse du Catalan Jacques Sanchez de Lérida125, qui souscrit en 1371 un affranchissement. Comme elle est seule mentionnée, il est probable qu’elle soit veuve et qu’elle gère ses domaines en
120 M. Sanudo, Istoria tês Rômanias, E. Papadopoulou (éd.), Athènes, 2000, p. 128-129 ; D. A. Zakythinos, op. cit., p. 44. 121 Les remariages restent en « esprit de défaveur » (A. Rosambert, La Veuve en droit canonique jusqu’au XIVe siècle, Paris, 1923, p. 93). 122 Quant aux remariages masculins, ils répondent aux mêmes critères que ceux suscités par le mariage : pratiqués dans un but lucratif, ils peuvent également avoir pour objectif de perpétuer le lignage quand il n’y a pas d’enfants d’un premier lit. 123 R.-J. Loenertz, « Les seigneurs tierciers de Négrepont de 1205 à 1280 », dans Byzantina et FrancoGraeca, Articles choisis parus de 1936 à 1969, Rome, 1978, p. 163. 124 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 843. 125 R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 223.
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deuxième partie. perpétuer le lignage dépit de l’absence maritale. Le roi d’Aragon dans sa législation se fait un devoir de protéger les veuves y compris les épouses de traîtres, à l’image de la législation moréote : c’est le cas de Francula, veuve de Guillaume d’Almenara, tutrice de ses trois enfants mineurs126. Le vicaire général, en 1381, doit veiller à ce qu’elle entre en possession des biens maritaux, mais aussi des biens paternels, ceux de feu Pierre de Puigpardines127. Les autorités veillent de la sorte à la bonne gestion des successions et au respect des droits de chacun. Quant à Hélène Asanine Cantacuzène, veuve de Louis Fadrique et comtesse-douairière de Salone dans les années 1380, elle défend ses terres contre les Acciaiuoli et, au risque d’être critiquée, elle choisit d’unir sa fille à un prince serbe128. Ainsi parmi les dames catalanes, certaines veuves déterminées en viennent à gérer leur seigneurie seules. Femmes de caractère, elles prennent leurs responsabilités et comme tout chef de famille, veillent sur leurs biens et leurs héritiers*. Pourtant, la mort du mari perturbe inévitablement les relations entre les deux lignages et plusieurs solutions se présentent dès lors pour la veuve : rester auprès des affins* ou retourner sous le contrôle de la parentèle, cependant les contraintes sont plus ou moins fortes. Dans les cas moréotes examinés, les veuves font toujours le choix de rester. Maddalena Buondelmonti, veuve de Leonardo Tocco, exerce la régence pour ses jeunes enfants à la mort de son mari en 1375/6129. Elle refuse de se remarier malgré les propositions faites mais accepte la présence de son frère Esaü auprès d’elle, car elle doit défendre sa seigneurie contre les attaques albanaises et lègue un comté de Céphalonie indemne à son fils Carlo dans la décennie 1390130. Celui-ci épouse Francesca Acciaiuoli131 en 1393 qui, à l’instar de sa belle-mère intervient au même titre que son époux dans les affaires, impose le respect par sa loyauté et le sang-froid dont elle fait preuve en 1394 lors de la succession de son père. Le groupe nobiliaire moréote témoigne donc de la présence en son sein de femmes déterminées munies d’un sens politique certain et qui défendent les intérêts lignagers seules ou aux côtés de leurs époux132. De tels cas ne constituent pas la majorité, car la dame noble est le plus souvent en position de faiblesse, bien que les sources révèlent certaines personnalités. En ce qui concerne le statut des dames de la noblesse, le duché de l’Archipel présente là encore des spécificités qu’il convient de noter. La différence essentielle semble résulter de l’isolement car les patriciennes, souvent vénitiennes, 126 Le chevalier catalan Guillaume d’Almenara est l’un des complices du coup d’état oligarchique de Roger de Lluria en 1362. Il conserve la cité de Livadia pendant une quinzaine d’années en dépit de la volonté royale (R.- J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 243, 284-285). 127 Cf. annexes, p. 643. 128 Sa fille, Marie, promise dans un premier temps à un Catalan, est en pourparlers pour s’unir au fils de Simeon Urosh, empereur de Valachie. Ce n’est qu’un simple projet (R.-J. Loenertz, « Une page de Jérôme Zurita relative aux duchés catalans de Grèce. 1386 », dans Byzantina et Franco-Graeca, Rome, 1970, p. 371-373) ; Cf. annexes, p. 632. 129 Cron. Tocco, v. 13-15 ; Cf. annexes, p. 647. 130 J. Chrysostomidès, « Italian women in Greece in the late Fourteenth and early Fifteenth centuries », dans Rivista di studi bizantini e slavi, t. II, Bologne, 1982, p. 124-125. 131 Fille de Nerio et de Annesa de’Saraceni (cf. annexes, p. 614). 132 S. Mc Kee, « Households in Fourteenth-century Venetian Crete », dans Speculum, 70, n° 1, 1995, p. 52.
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chapitre vi. les dames latines, maillons forts des lignages nouvellement épousées par les nobles insulaires, ont du mal à s’adapter à la vie paisible des îles133 et certaines peuvent le vivre comme un exil, même s’il doit être possible de réaliser des séjours en Crète ou en métropole. Il existe des exemples de femmes récalcitrantes, à l’image d’Isabelle de Sainte-Ménéhoulde issue de la noblesse latine de l’Empire134 qui épouse Angelo Sanudo et le suit dans des contrées qu’elle juge très retardées. Revenue à Constantinople, elle sollicite une annulation pontificale mais le pape reconnaît la validité de l’union135 et elle est contrainte de suivre à nouveau son ducal époux malgré son aversion pour ses possessions136. Son opposition est dès lors minée par l’isolement insulaire et par le fait qu’elle réside désormais dans la zone d’influence de son époux, non celui de son lignage paternel. Ce phénomène de patrilocalité* sape la résistance des épouses les plus récalcitrantes, néanmoins, quel que soit leur statut initial, les femmes du groupe nobiliaire ont des droits successoraux édictés par la coutume des Assises de Romanie. Or, les femmes sont moins considérées tant qu’elles ne sont pas mariées, à l’image d’Agnese de Castri, fille de Guillaume de Castri et d’Élena da Verona, qui revendique des terres sur l’île de Négrepont, mais sa sœur la dépossède. En épousant Angelo Sanudo elle transmet ses droits à son époux qui se charge dès lors de ses affaires137. C’est le même raisonnement qui est suivi par Petronilla Tocco, veuve de Nicolò III Dalle Carceri, qui se marie en quelques mois avec le fils du doge, Nicolò Venier, sans que cela ne lui assure pour autant le douaire* escompté car le reste de sa vie est parsemé d’incidents financiers138. Les femmes essaient de se remarier le plus rapidement possible pour s’assurer de leurs droits : obtenir un héritage disputé, être investie d’un douaire*. Cependant pour les dames insulaires qui restent seules, l’alliance décisive peut être représentée par Venise. Ainsi en 1361, Maria Sanudo qui doit s’occuper de sa fille, ne veut pas la donner en mariage avant d’être sûre de l’approbation vénitienne concernant le futur marié139. La Sérénissime, en assurant la justice matrimoniale, surveille indirectement les lignages insulaires, et notamment les dames de la noblesse. À la tête même de l’Archipel, le statut des femmes est contesté. Francesca Morosini qui a épousé Giovanni Crispo avant 1422 se retrouve veuve en 1433, elle devient avouée pour son fils mineur Giacomo II. Elle joue un rôle important en tant qu’éducatrice du futur duc mais la gestion du duché revient à son beaufrère, Nicolò140. Le duché est un bien patrilinéaire*, transmissible en ligne masculine uniquement, et à défaut d’héritier direct, les collatéraux le récupèrent. À la génération suivante, se pose le même problème : Giacomo II s’éteint en laissant enceinte sa veuve, une Génoise, Ginevra Gattilusio. Celle-ci conserve la tutelle féodale sur l’enfant posthume tandis que les oncles du défunt, Nicolò et 133
G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 688. Isabelle est la fille de Macaire de Sainte-Ménéhoulde, d’origine champenoise (J. Longnon, Les Compagnons de Villehardouin. Recherches sur les croisés de la Quatrième croisade, Genève, 1978, p. 45-48). 135 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 833. 136 Ibid., p. 829-834. 137 Ibid., p. 918. 138 Ibid., p. 925-6. 139 Mon. Peloponnesiaca, p. 4. 140 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 407, 938. 134
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deuxième partie. perpétuer le lignage Guglielmo, assurent une cogouvernance. Cette succession ne va pas sans heurts car les nouveaux régents entendent balayer toute contestation à venir et pour cela s’emparent par la force de la duchesse douairière, Francesca Morosini, et de ses filles qu’ils souhaitent marier selon leurs intérêts. Or, le lignage Morosini est parmi les plus puissants de Venise et ce coup de force a des répercussions jusque dans la métropole. Les dames retrouvent leur liberté après une forte pression vénitienne141 ; cependant Francesca choisit de rester dans l’Archipel jusqu’à sa mort, craignant de subir l’irrégularité des versements de son douaire* si elle décide de vivre à Venise142. Elle fait donc le choix de la résidence virilocale* afin de conserver ses intérêts. Les dames de la noblesse présentent ainsi différentes attitudes selon les âges de la vie. Plus facilement manipulables dans leur jeunesse, elles ne contrôlent pas leurs unions matrimoniales qui se conjuguent parfois au pluriel selon les vœux du lignage. Néanmoins avec la maturité, elles occupent un rôle décisionnel au sein du lignage, et plus seulement celui de pion dans des stratégies qui les dépassent. En charge de tâches administratives, politiques ou plus rarement militaires, certaines personnalités s’affirment, occupant de la sorte au sein de la structure lignagère, mais aussi plus largement de la société, une place de premier plan. Pourtant les pressions ne disparaissent pas et les enjeux que représentent le pouvoir et le patrimoine peuvent balayer les seules volontés féminines. Si peu de sources permettent de cerner les personnalités féminines dans toute leur complexité, une exception doit être relevée, celle de Marguerite de Nully, dont le destin est éclairé par la Chronique de Morée.
3. Marguerite de Passavant ou la détermination au féminin La Chronique de Morée fait apparaître à plusieurs reprises cette dame au fil du récit car sa vie, pour le moins mouvementée, est un véritable roman. Pour la présenter, le chroniqueur mentionne sa parenté, mais il ne connaît que son père « Jehan de Passavant, le marescal de la princée de Achaye »143, sa mère restant dans l’anonymat. Le patronyme est passé sous silence, il s’agit en fait de Jean de Nully, d’origine champenoise144 qui reçut, en tant que baron de conquête, la seigneurie de Passavant. Ce qui semble primordial, au-delà des ascendants*, ce sont les descendants* et à ce titre le rôle de mère de Marguerite, mis en avant dans la version française, paraît essentiel145. Elle appartient donc à l’un des grands lignages de la Morée, si tel n’avait pas été le cas, il est probable que le chroniqueur ne se serait pas intéressé à son sort, et comme nombre de femmes d’extraction noble, elle occupe une position importante dans la principauté. 141
G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 408. Ibid., p. 690. 143 Chr. fr., § 501 ; Marguerite pourrait être la nièce de Jean de Nully, la fille de son frère Jean II (A. Parmeggiani, « Le funzioni amninistrative del principato di Acaia », dans Byzantinistica, I, 1999, p. 105 ; Cf. annexes, p. 640). 144 Cf. annexes, p. 606. 145 « Et mère de tres noble homme monseignor Nicole de Saint Omer, le grant marescal de la dicte princée et seignor de la moitié d’Estives » (Chr. fr., § 501). 142
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chapitre vi. les dames latines, maillons forts des lignages Cette place déterminante n’est pas démentie par la source narrative qui se fait l’écho des événements qui se produisent après le désastre de Pélagonia (1259), notamment l’envoi d’otages francs en compensation de la libération du prince : « Et prinst la fille du marescal, messire Jehan de Nulli, seignor de Passavant, et la suer dou grant connestable, monseignor Jean Chauderon, et les mena a Constantinople et delivra le prince de prison »146.
Les otages cités font partie des grandes familles d’officiers de la principauté. Ainsi, les dames de la noblesse cumulent certains avantages aux yeux des Moréotes : ce sont des otages qui ne portent pas atteinte à la sécurité de cet État car dans tous les cas elles ne combattent pas ; de plus, Marguerite est veuve depuis la mort de Guibert de Cors en 1258 à la bataille de Karydi147. Quant à savoir si elle a eu des enfants, il est difficile d’affirmer ou d’infirmer cette idée. En effet, Carl Hopf soutient que ce couple eut deux enfants148, mais des recherches plus récentes, devant un manque de preuves évident, tendent à mettre en doute cette opinion. Il est donc difficile de faire la part des choses ; une mère de famille aurait-elle pu être envoyée comme otage à Constantinople ? Ne serait-il pas plus facile d’y envoyer une femme sans enfants à charge ? La sœur de Jean Chauderon est dans cette situation : elle n’est pas mariée lors de son départ. En somme, les deux dames servent de gage pour la libération de Guillaume de Villehardouin, la version aragonaise étant la seule à affirmer que « d’autres fils et filles de barons et de chevaliers »149 furent pris en otages dans la capitale byzantine. La Chronique de Morée évoque la libération de la prisonnière qui aurait demandé à l’empereur de la laisser partir afin de recueillir son héritage « et l’empereur lui accorda la grâce parce qu’elle était orpheline de père et de mère »150. Marguerite de Nully, à son retour de Constantinople, réclame l’héritage de son oncle décédé, Gautier de Rosière151, mais cela lui est refusé et elle engage une série de démarches qui la conduisent au procès152. La procédure qu’elle déclenche la met sur le devant de la scène moréote. De retour de Constantinople, Marguerite de Passavant vient réclamer l’héritage de son oncle, le seigneur de Mathegriphon, dont elle est la descendante la plus proche153. Les femmes sont soumises aux mêmes contraintes que les hommes : si la réclamation de l’héritage est tardive, cela entraîne une confiscation princière qui est effective lorsqu’elle rentre154 car « le terme ordiné de l’an et du jour » est dépassé155. L’article des Assises de Romanie qui fait référence à ce type
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Chr. fr., § 328. Ibid., § 233. 148 C. Hopf, Chroniques gréco-romanes, Paris, 1873, p. 472. 149 L. fechos, § 305. 150 Chr. fr., § 385. 151 Cf. annexes, p. 643. 152 B. Hendrickx, « Le procès de Marguerite de Passavant : une révision », dans ΕΚΚΛΗΣΙΑΣΤΙΚΟΣ ΦΑΡΟΣ, 76, 1994 ; repris dans OΙ ΘΕΣΜΟΙ ΤΗΣ ΦΡΑΓΚΟKΡΑΤΙΑΣ, Thessalonique, 2007, p. 370. 153 Chr. fr., § 501. 154 Ibid., § 503. 155 Ibid., § 504. Il est important de souligner que les Assises de Romanie mentionnent « deux ans et deux jours de délai » accordés au successeur du fief pour faire hommage au prince. S’il n’est pas 147
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deuxième partie. perpétuer le lignage de succession donne l’exemple de Marguerite de Passavant ; son cas est ainsi devenu une référence en Morée, où il est connu de tous et même cité quelques décennies plus tard156. Pourtant les nobles sont partagés car cette dame était retenue à Constantinople pour le bien du prince, elle ne pouvait donc pas se présenter devant lui avant le délai requis. Voyant le peu de considération qu’on lui accorde et sur le conseil de ses amis, elle décide de se remarier. À travers cet épisode, c’est la limite des droits de la femme noble en Morée qui est perceptible, surtout si cette dernière est seule157, d’où l’importance d’un remariage rapide afin que l’époux défende ses droits. Cette même source met en évidence le choix du futur mari : « a tel homme qui eust le sens et le pooir de demander son droit »158, et la préférence se porte sur Jean de Saint-Omer159. Cette union est une preuve supplémentaire témoignant des accords politiques accompagnant les alliances matrimoniales. Le contenu affectif importe peu, c’est tout juste si Marguerite choisit son futur époux car elle est conseillée dans sa démarche par ses amis, mais cette alliance est bénéfique pour les deux parties contractantes, de fait, Jean de Saint-Omer reçoit le titre de maréchal d’Achaïe transmis par l’alliance et peut réclamer l’héritage de son épouse160. Il s’ensuit la convocation de la cour par le prince afin de répondre aux demandes des Saint-Omer, des « joutes oratoires » ont lieu entre le souverain et Nicolas de Saint-Omer, le frère de Jean, mais désormais le contrôle de la situation échappe à Marguerite dont les intérêts sont défendus par ses affins*. Le procès se déroule à Clarence, pour permettre au prince de renforcer sa cour des hommes les plus sages, notamment en y incluant le chancelier Léonard de Véroli qui est investi de son droit de jugement161. En définitive, Guillaume de Villehardouin obtient gain de cause en produisant devant les membres de la cour le « livre dez usages »162 dans lequel sont consignées les coutumes de la principauté, et il apporte ainsi la démonstration que Marguerite était tenue d’aller en prison pour son seigneur. Elle perd donc son procès et se trouve dépossédée de son héritage. Toutefois son histoire entraîne la compassion du souverain qui éprouve « grant pitié de madame Margerite la mareschallesse [femme du maréchal], pour ce que elle perdy son heritaige pour l’ocasion de moy »163, et par une grâce exceptionnelle, il lui concède le tiers de la baronnie de Mathegriphon. Ce procès comporte une morale : Marguerite de Passavant, bien que dépossédée de son bien, en recouvre une partie grâce à l’esprit d’équité du prince. Cette dame de dans la principauté et alors seulement « la terre doit lui être assignée » (Assises, art. 36). Il y a donc une divergence entre les deux sources sur ce point précis. 156 Benjamin Hendrickx reprend les conclusions de Georges Recoura quant à la possibilité qu’il y ait du temps du prince Guillaume un recueil des Assises, différent de celui connu aujourd’hui, et un registre de cas individuels, permettant par la suite de connaître des cas particuliers (B. Hendrickx, « Le procès… », op. cit., p. 372-374). 157 « Car tant comme elle seroit vesve, elle ne porroit esploitier nulle chose ne venir a son entendement » (Chr. fr., § 506). 158 Ibid., § 506. 159 Ibid., § 507. 160 Chr. fr., § 508 ; Cf. infra, p. 335. 161 Ibid., § 516-517. 162 Ibid., § 521. 163 Ibid., § 524.
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chapitre vi. les dames latines, maillons forts des lignages Morée a su défendre ses intérêts face à Guillaume de Villehardouin, en lui réclamant son dû dans un premier temps, puis en épousant un homme capable de les défendre à sa place. En faisant les choix qui s’imposaient, Marguerite incarne de la sorte l’archétype de la dame noble de la principauté de Morée. Dans son jeune âge, les nécessités politiques et lignagères la dépassent et elle se retrouve otage pour son suzerain. Célibataire, elle ne peut espérer rentrer dans ses droits et elle est poussée au mariage par ses proches et par la nécessité de trouver un allié puissant. Lorsque l’union est conclue, le nouvel époux assure la défense de ses droits qui, au terme d’une procédure judiciaire, sont réexaminés. Le portrait de Marguerite de Nully est à la fois celui d’une femme déterminée qui ne renonce pas à son héritage mais qui pour autant n’a pas la force nécessaire pour lutter seule dans un conflit féodal. Ainsi, l’idée générale qui se dégage est celle de femmes nobles instrumentalisées à tous les âges de leur vie mais qui, cependant, parviennent en de rares occasions à reprendre en mains leurs destinées. L’exemple de Marguerite de Nully est particulier car il montre une dame volontaire, apparaissant dans différentes sources. Il permet de mettre en valeur un autre aspect du statut féminin, celui qui prévaut au moment de l’alliance : le transfert de certains droits qui se retrouvent en Morée, comme dans d’autres sociétés méditerranéennes.
C. LA FEMME AU CENTRE DES TRANSACTIONS MATRIMONIALES 1. L’usage de la dot Les sociologues, quelle que soit la période considérée, n’envisagent pas la dot* ou le douaire* comme des critères émancipateurs de la femme, car la dot* est le plus souvent à l’usage du mari, quant au douaire* il semble avant tout affaiblir les grandes familles164. Pourtant l’un comme l’autre sont employés dans la principauté et les biens qu’ils représentent sont souvent l’occasion de tensions. Les historiens, à la suite des anthropologues, qualifient ainsi de dot* directe, l’apport constitué par la famille de l’épouse au moment des noces, sorte d’anticipation sur l’héritage, et la dot* indirecte, l’apport constitué par la famille de l’époux et versée à titre de compensation à l’autre lignage. Dans la plupart des sociétés, les alliances matrimoniales sont accompagnées de transactions marquant les relations entre groupes de parenté et ces échanges peuvent prendre la forme d’une dot* ou d’une compensation matrimoniale165, mais cette pratique n’est en rien une caractéristique européenne166.
164 Diane Owens Hugues a démontré comment s’est mis en place en Occident le système dotal (D. Owens Hugues, « From brideprice to dowry in Mediterranean Europe », Journal of Family History, 1978, III, p. 262-296 ; T. Barthélemy, « Dots et prestations matrimoniales dans le champ de l’ethnologie : notes sur quelques orientations de recherche », dans F. Bougard, L. Feller, R. Le Jan (dir.), op. cit., p. 41. 165 C. Ghasarian, Introduction à l’étude de la parenté, Paris, 1996, p. 117. 166 J. Goody, La Famille en Europe, Paris, 2001, p. 14.
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deuxième partie. perpétuer le lignage Dans la Grèce classique ou à l’époque romaine, la pratique dotale existait déjà167 mais ce système n’est pas encore clairement appréhendé pour le haut Moyen Âge ; son installation et son évolution entraînant les hauts médiévistes dans de longs débats168. Cependant dans le droit franc, le capital des deux lignages reste nettement séparé malgré une gestion commune169. Les interdits matrimoniaux martelés à partir du XIe siècle remettent en question la politique de mariage à tendance endogamique* permettant de maintenir les biens dans une même famille, et si le mariage hors de la parenté est ressenti comme une rupture, il faut tout de même assurer la subsistance à cette fille qui quitte la domus paternelle. Au XIIIe siècle, les clauses de retour de la dot* dans les contrats de mariage se font plus rares, impliquant le développement de l’idée d’irréversibilité : en effet étant donné que la dot* ampute le patrimoine paternel, la fille établie ne peut prétendre à la succession à venir170. Le raisonnement adopté privilégie une dot* qui est moins la cause de l’exclusion que la conséquence, puisqu’il s’agit de donner une contrepartie équitable à la fille, permettant d’atténuer la rigueur d’une règle privilégiant les héritiers masculins171. Toutefois, les ethnologues n’envisagent pas de réduire l’étude de la dot* à une simple analyse financière. En effet, cette orientation supposerait une autonomie de chaque partie et la reconnaissance des époux en tant qu’individus, alors qu’en fait ils n’existent que comme partie d’un ensemble plus vaste, le lignage172. Il faut donc prendre en compte la difficile définition de ce terme car la diversité des situations rend problématique toute application des concepts à la réalité173. Forts de ces quelques considérations, envisageons la pratique dotale en Occident tout d’abord. Dans toute l’Espagne du Nord, y compris la Navarre, le système dotal est tardif. Le mari doit remettre à sa promise des arras hérités du droit wisigothique dont la veuve pourra jouir librement après sa mort à condition de ne pas se remarier174. Dès le XIIe siècle, une évolution se dessine qui invite à baisser la somme versée à la promise ; cela s’explique par la montée en puissance de la dot*, symbole d’une entente entre les familles et considérée comme une avance d’hoirie*. Composée souvent de biens immobiliers, elle demeure la pro-
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J. Goody, La Famille en Europe, Paris, 2001, p. 33. L. Feller, « « Morgengabe », dot, tertia : rapport introductif », dans F. Bougard, L. Feller, R. Le Jan (dir.), Dots et douaires dans le Haut Moyen Âge, Rome, 2002, p. 3-5, 18-19. 169 E. Santinelli, « Ni « morgengabe » ni tertia mais dos et dispositions en faveur du dernier des vivants : les échanges patrimoniaux entre époux dans la Loire moyenne (VII e-XIe siècle) », dans F. Bougard, L. Feller, R. Le Jan (dir.), op. cit., p. 253-254. 170 L. Mayali, Droit savant et coutumes. L’exclusion des filles dotées (XIIe-XVe siècle), Francfort, 1987, p. 58-59. 171 Id., L’Exclusion des enfants dotés en droit savant et droit coutumier au Moyen Âge, Thèse dactylographiée, Montpellier I, 1984, p. 35. 172 T. Barthélemy, « Dots et prestations…», op. cit., p. 28. 173 Ibid., p. 40. 174 Ibid., p. 67. 168
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chapitre vi. les dames latines, maillons forts des lignages priété de la femme175 et lorsque les enfants sont orphelins, il revient à la fratrie de doter la benjamine176. En Champagne, les filles de la noblesse sont largement dotées par leur père sur les biens du lignage, mais elles n’ont jamais eu de rôle direct dans la dévolution des honneurs comtaux177. Quant à la Bourgogne et à d’autres provinces méridionales178, il n’y a pas d’égalité entre les héritiers ; les coutumiers précisent que les filles mariées et dotées sont exclues des successions quand elles sont en compétition avec un frère. La dot* représente le lot de l’enfant qui part, le prix de sa renonciation au patrimoine familial afin d’éviter son démembrement179. En Italie du Nord, au XIIe siècle, afin d’exclure les filles de la succession, les lignages nobiliaires développent l’institution de la dot*, dans le but d’empêcher la dispersion du patrimoine lignager par les femmes hors de la descendance mâle180. Lors de la conclusion de l’alliance matrimoniale, un acte notarié est rédigé afin de préciser le montant de la dot*, la confessio dotis. Mais l’inflation est si importante qu’elle pousse les lignages à échelonner parfois le règlement de la dot*181 ; certains attendent même de percevoir la totalité de la somme avant de passer l’anneau à la promise. La dot* ne représente pourtant pas la totalité des transferts de biens qui s’opèrent lors de l’alliance car le mari octroie à l’épouse une contredot, ou donation maritale, qui tend à s’amenuiser à la fin du Moyen Âge. L’ensemble des biens est géré par le mari le temps que dure l’union, cependant la dot* et la donation maritale reviennent à la veuve et à ses héritiers s’il meurt en premier182. De nombreux régimes dénoncent les dérives qui touchent le système dotal et en essayant de les réguler, ils s’opposent aux intérêts oligarchiques de la noblesse : en effet, les dots* semblent être le symbole de la puissance des lignages, or elles ne font que les appauvrir183. À Venise, des études quantitatives ont pu être menées, ce qui n’est pas envisageable pour la principauté de Morée, et elles sont révélatrices de tout un aspect de la sociologie de la
M.-C. Gerbet, Les Noblesses espagnoles au Moyen Âge, XIe-XVe siècle, Paris, 1994, p. 45. C’est le cas d’Éléonore d’Aragon et de son frère Frédéric III de Sicile, qui ont doté leur sœur Blanche, comtesse d’Empurias (R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 221). 177 M. Bur, La Formation du comté de Champagne (vers 950-vers 1150), Lille, 1977, p. 471. 178 A. Fine, « Le prix de l’exclusion. Dot et héritage dans le Sud-Ouest occitan », dans La dot. La valeur des femmes, Groupe de recherches interdisciplinaires d’étude des femmes (éd.), Toulouse, 1982, p. 33 ; J. Maillet, « De l’exclusion coutumière des filles dotées à la renonciation à la succession future dans les coutumes de Toulouse et de Bordeaux », dans Revue Historique de Droit Français et Étranger, t. XXIX, 1952, p. 514-515. 179 Des cas de fils dotés et exclus de la succession apparaissent mais ils sont beaucoup plus rares (J. Bart, Recherches sur l’histoire des successions ab intestat dans le droit du duché de Bourgogne du XIIIe à la fin du XVIe siècle (coutume et pratique), Paris, 1966, p. 54, 73 ; M. Petitjean, M.-L., Marchand, J. Metman, Le Coutumier bourguignon glosé (fin du XIVe siècle), Paris, 1982, p. 275). 180 C. Violante, « Quelques caractéristiques des structures familiales en Lombardie, Émilie, Toscane aux XIe et XIIe siècles », dans G. Duby, J. Le Goff (éd.), Famille et parenté dans l’Occident médiéval, Actes du colloque de Paris (6-8 juin 1974), Paris, 1977, p. 114. 181 À Florence, les biens dotaux ne sont généralement pas constitués de biens fonciers (C. KlapischZuber, « Les généalogies florentines du XIVe et du XVe siècle », dans Le Modèle familial européen. Normes, déviances, contrôle du pouvoir, Actes des séminaires organisés par l’École française de Rome et l’Universitá di Roma (1984), Rome, 1986, p. 122-123). 182 D. Herlihy, C. Klapisch-Zuber, Les Toscans et leurs familles, Paris, 1978, p. 589-590. 183 S. Chojnacki, op. cit., p. 44-49. 175 176
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deuxième partie. perpétuer le lignage noblesse vénitienne184. Les jeunes Vénitiennes, à travers leur dotation, reçoivent une part de l’héritage contrairement aux frères qui attendent le décès du père. Mais une dot* apporte plus qu’un mari, elle symbolise le prestige et l’honneur du lignage, elle capte la fortune des mâles dans l’économie féminine où elle reste en grande partie. À la fin du XIVe siècle, la dot* de référence semble être de mille ducats environ, mais elle est complétée par des contributions et si les pères réussissent à stopper l’inflation des dots* pour leurs filles185, ils ne peuvent freiner l’évolution à la hausse du trousseau, appelé également corredo. Bien que la dot* et le corredo soient distincts au moment du mariage, c’est sur ce deuxième élément que se construit la disparité entre les unions. Il représente une contribution économique pour le nouveau ménage étant composé de robes, de bijoux et d’effets personnels de toutes sortes186 et, malgré le contrôle de son utilisation, le corredo reste l’héritage de l’épouse, sa propriété. Pour les pères, la difficulté est de rester dans la course au gendre et de proposer un mariage attractif en faisant valoir des moyens financiers en dehors de la norme. On remarque qu’en Crète vénitienne, les montants des dots* de l’élite sont comparables à ceux de la République187. Au XVe siècle dans le royaume de Naples, les dots* des filles de grande noblesse peuvent comporter, outre de fortes sommes d’argent, des fiefs octroyés sur autorisation royale, mais progressivement leur statut évolue vers une plus grande dépendance vis-à-vis du mari au détriment de l’autorité paternelle, bien que de nombreux aspects de cette orientation restent obscurs188. La constitution d’une « dot de parage », qui est un supplément en monnaie, symbolise le renoncement de la fille à la succession paternelle ou fraternelle189. En Sicile, les femmes fières de leur lignage restent tournées vers leur famille, laquelle guette une éventuelle restitution de dot* et les procès sont fréquents car les parents surveillent attentivement une gestion qui entamerait le capital dotal. Si elles n’ont pas d’héritiers directs, elles peuvent faire le choix de privilégier leur neveu, non sans entraîner quelques conflits190. En effet, lors de la conclusion du mariage, la constitution de la dot* est le moment crucial, rendu solennel par l’estimation du trousseau réalisée par des arbitres théoriquement
184 Si le père et la mère représentent à eux deux la moitié des donneurs de dots, le reste est pourvu selon les cas par le frère, la sœur, l’oncle ou encore les grands-parents (D. E. Queller, T. F. Madden, « Father on bride : fathers, daughters and dowries in late medieval and early Renaissance Venice », dans Renaissance Quaterly, vol. 46, n° 4, 1993, p. 689). 185 Une loi du Sénat datée de 1420 fixe à 1600 ducats le montant dotal (S. Chojnacki, « From trousseau to groomgift in the late medieval Venice », dans E. E. Kittell, T. F. Madden (éd.), Medieval and Renaissance Venice, Chicago, 1999, p. 142-146). 186 Ibid., p. 148. 187 S. Mc Kee, « Households... », op. cit., p. 40. 188 G. Delille, Famille et propriété dans le royaume de Naples (XVe-XIXe siècle), Rome-Paris, 1985, p. 78-79. 189 S. Pollastri, « L’aristocratie napolitaine au temps des Angevins », dans N.-Y. Tonnerre, E. Verry (éd.), Les Princes angevins du XIIIe au XVe siècle. Un destin européen. Actes des journées d’étude des 15 et 16 juin 2001 organisées par l’Université d’Angers et les Archives départementales de Maine-et-Loire, Rennes 2003, p. 66. 190 H. Bresc, op. cit., p. 683.
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chapitre vi. les dames latines, maillons forts des lignages impartiaux et la coutume protège la femme des abus du mari, en obligeant ce dernier à demander une licence à la cour s’il veut vendre un bien dotal191. Le transfert de biens matrimoniaux est du même ordre dans la société byzantine192 où la dot* et le douaire* sont connus, et leur pratique se retrouve dans les lignages d’archontes de la principauté193. Dans la période protobyzantine, la dot* systématique n’empêchait pas une fille de prétendre à la succession parentale, à condition de ramener cet apport initial afin de réaliser un partage à égalité avec les autres enfants194. Cependant à Byzance au XIe siècle, la position de la famille de la promise devient inconfortable car un mariage reconnu nécessite de fournir une dot* dont le montant peut aller jusqu’à la totalité de la part successorale. Si les versements ne s’effectuent pas, les fiançailles peuvent être rompues195. Enfin, la micro-histoire peut, de façon tout à fait opportune, mettre en lumière des pratiques qui se perpétuent de part et d’autre du bassin méditerranéen. En effet, Chryssa Maltezou en étudiant une restitution de dot* demandée par une veuve grecque de la haute bourgeoisie durazzaine au milieu du XVe siècle, chiffre le montant à 1 200 ducats, ce qui semble correspondre aux sommes vénitiennes de métropole196. Elle prouve ainsi que les pratiques dotales sont comparables, que l’on se trouve en Occident ou en Romanie. Quant à la principauté de Morée, qui se trouve au cœur du bassin méditerranéen, l’usage de la dot* y est également attesté. Bien que ce soit un sujet peu abordé, tant dans les Assises de Romanie que dans la Chronique de Morée, il est intéressant de confronter ces deux sources. Le système de la dot* semble tout autant répandu dans la principauté qu’en Occident197, et liges ou de simple hommage, toutes les femmes en bénéficient. Elles voient ainsi leurs droits protégés des éventuels méfaits de leurs époux, comme cela est décrit dans les Assises de Romanie : « La femme du traître ne perd pas sa dot* […], après la mort de son mari, elle demandera à juste titre sa dot*, sauf si elle a été complice de la trahison »198.
La femme ne subit donc pas de contraintes juridiques et il est aisé de rapprocher cet article d’un fait pour lequel il s’applique. C’est le cas d’Isabelle de La Roche, qui ne fut pas lésée de son bien à la mort de son époux Geoffroy de Briel, 191
H. Bresc, op. cit., p. 703. A. E. Laiou, op. cit., p. 17 ; M. Kaplan, « L’aristocratie byzantine et sa fortune », dans S. Lebecq, A. dierkens, R. Le Jan, J.-M. Sansterre (dir.), op. cit., p. 208-209. 193 D. Jacoby, « Les archontes grecs et la féodalité en Morée franque », dans Travaux et Mémoires, t. II, Paris, 1965-1967, p. 455. 194 J. Beaucamp, « Les filles et la transmission du patrimoine à Byzance : dot et part successorale », dans Id., G. Dagron (éd.), La Transmission du patrimoine. Byzance et l’aire méditerranéenne, Paris, 1998, p. 34. 195 J. Beaucamp, « Au XIe siècle, à Byzance : le jeu des normes et des comportements », dans C. Piault (éd.), Familles et biens en Grèce et à Chypre, Paris, 1985, p. 205. 196 C. Maltezou, « Encore sur l’histoire des femmes : la dot d’une veuve grecque mariée à Durazzo », dans B. Doumerc, C. Picard (éd.), Byzance et ses périphéries. Hommage à Alain Ducellier, Toulouse, 2004, p. 256. 197 Assises, art. 35. 198 Ibid., art. 97. 192
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deuxième partie. perpétuer le lignage qui avait porté les armes contre son oncle, le prince Guillaume II de Villehardouin199. Elle n’est pas considérée comme complice des agissements de son défunt mari, et elle est investie de la moitié de la seigneurie de Karytaina200. Si la dot lui est assurée, la femme ne s’engage pas sans argument dans l’alliance, le tout étant de déterminer la valeur de cet apport, ce qui ne va pas sans quelques difficultés. La Chronique de Morée ne révèle pas souvent le montant des dots* mais dépeint les pratiques de la classe dirigeante, notamment le mariage de Geoffroy II de Villehardouin avec la fille de l’empereur Pierre de Courtenay, alliance pour laquelle la dot* de la princesse impériale est importante : « Li empereor si donna a m[onseignor] G[offroy], pour dote de sa fille, l’Archepellague, -ce sont les ysles de Romanie- de tenir, les a sa vie, c’est a entendre les homages de ceulx qui les yles tenoient »201.
Le chroniqueur s’égare car la suzeraineté de l’Archipel et de Négrepont n’intervient qu’en 1236 en récompense de services rendus, néanmoins la dot* d’une héritière impériale doit être importante, bien qu’il soit difficile de préciser davantage. À l’image des mariages qui appuient les stratégies politiques, les dots* intègrent les préoccupations politiques des lignages. C’est le cas dans la deuxième moitié du XIIIe siècle des Grecs sis aux marges septentrionales de la principauté de Morée qui souffrent de la pression de Michel Paléologue. Ils se rapprochent des Latins mais monnaient cette tactique avec des forteresses : Nicéphore d’Épire cède Angelokastro, Vonitsa, Eulochos et Naupacte à son gendre Philippe de Tarente202 ; quant au sébastokrator de Thessalie, Jean Ier, il cède en guise de dot* pour sa fille, Hélène, Siderokastron, Gravia, Zeitouni et Gardiki à Guillaune de La Roche203, constituant ainsi un glacis septentrional pour le marquisat de Bodonitsa. Les dots* sont dans tous les cas uniquement composées de terres et de forteresses et ne sont qu’un prétexte pour une aide militaire. Il en est de même lorsque la version grecque de la Chronique de Morée retrace les accords conclus pour le mariage de Guillaume II de Villehardouin avec la fille du despote d’Épire. Cette source mentionne le montant de la dot* : « soixante mille hyperperpres »204 à laquelle sont également jointes des terres en Thessalie205. La somme est considérable mais elle répond, dans ce cas également, à une alliance politique souhaitée par le despote Michel II Ange Doukas qui compte sur le soutien des Latins contre Michel Paléologue. Les dots échangées lors des
199
Cf. supra, p. 90-91. Chr. fr., § 497. 201 Ibid., § 185. 202 Thamar épouse Philippe de Tarente (Ibid., § 658). 203 P. Magdalino, « Between Romaniæ : Thessaly and Epirus in the later Middle Ages », dans Mediterranean Historical Review, n° 1, 1989 ; dans Id., Tradition and Transformation in Medieval Byzantium (VR), Cambridge, 1993, p. 93 ; D. Jacoby, « Catalans, Turcs et Vénitiens en Romanie (1305-1332) : un nouveau témoignage de Marino Sanudo Torsello », dans Studi Medievali, 3a serie, 1974 ; repris dans Id., Recherches sur la Méditerranée orientale du XIIe au XVe siècle. Peuples, sociétés, économies (VR), Londres, 1979, p. 226-227. 204 Chr. gr., v. 3127 ; Crusaders, p. 164. 205 J. Longnon, « Le Rattachement… », op. cit., p. 142 ; J. Longnon, L’Empire latin de Constantinople et la principauté de Morée, Paris, 1949, p. 223. 200
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chapitre vi. les dames latines, maillons forts des lignages alliances entre seigneurs de la principauté ne sont pas moins révélatrices d’un même état d’esprit. Seule l’échelle change. Ainsi, la version française de la chronique précise la dot* que Guillaume II de Villehardouin laisse à sa fille Marguerite : elle se compose du « chastel de Mathegriphon et lez .ij. pars de la baronnie »206. Dans de nombreux cas, la dot* est constituée de forteresses, de fiefs, mais, quoi qu’il en soit, elle représente un apport personnel non négligeable : « Et parmi les paiements qui doivent se faire aux créanciers, la femme doit être remboursée avant tous de ses apports et de son augment de dot »207.
Il incombe ainsi aux héritiers de rendre à la veuve ses biens meubles ou fonciers. Si les Assises de Romanie prennent la peine de mentionner cette action, c’est que la réalité devait être tout autre, peut-être n’y avait-il de remboursement que s’il restait de l’argent. Néanmoins, le coutumier précise que la femme ne peut en disposer librement car c’est le mari qui « gagne la dot »208. Celle-ci est donc un élément déterminant des mariages nobles et des stratégies nobiliaires : lorsque le père succombe avant d’avoir pu la constituer, il revient aux autres lignagers survivants de s’en occuper. Ainsi, le duc d’Athènes Gautier VI de Brienne, doit verser en 1320 la dot* de sa sœur, Isabelle, qui épouse Gautier d’Enghien209. Mentionnons encore Nicolò Acciaiuoli qui adopte sa nièce, Sismonda, et qui est chargé de la marier210, ce qui signifie la doter convenablement pour qu’elle trouve un bon mari. Les lignagers sont donc concernés par les dotations : le père en premier lieu, mais à défaut, la veuve et les parents les plus proches. Constituées avant tout de terres au XIIIe siècle, elles permettent aux lignages d’élaborer une véritable stratégie patrimoniale et d’augmenter leurs possessions. Leur nature n’est pas profondément modifiée aux siècles suivants et les exemples de dots* qui apparaissent aux XIVe et XVe siècles semblent avant tout composés de biens fonciers. Ainsi, Mahaut de Hainaut lorsqu’elle épouse Guy II de La Roche, est dotée de la seigneurie de Kalamata, un bien familial211. Et lorsque Marulla da Verona épouse Alfonso Fadrique après 1317 elle est dotée de Karystos, place forte de Négrepont212. Des sommes élevées peuvent néanmoins apparaître, remplaçant des biens fonciers, comme dans les négociations menées en 1369, visant à unir Gautier III d’Enghien, duc d’Athènes, et Constanza, fille du duc catalan d’Athènes. La dot* promise est particulièrement élevée : 50 000 florins213, mais cette somme est certainement liée à l’enjeu politique entre un prétendant légitime et une héritière catalane du même bien. Le mariage pourtant achoppe. 206
Chr. fr., § 531. Assises, art. 124. 208 Ibid., art. 156. 209 F. de Sassenay, Les Brienne de Lecce et d’Athènes. Histoire d’une des plus grandes familles de la féodalité française (1200-1356), Paris, 1869, p. 187 ; Cf. annexes, p. 620. 210 Dans son testament, Jacopo demande à son frère Nicolò de marier Sismonda (N. Tanfani, Niccola Acciciuoli, Florence, 1863, p. 189). 211 Chr. fr., § 839 ; Cf. annexes, p. 533. 212 R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 188-189 ; Cf. annexes, p. 533. 213 K. M. Setton, Catalan Domination of Athens 1311-1388, Cambridge, 1948, p. 72. 207
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deuxième partie. perpétuer le lignage Lorsque Bartolomea Acciaiuoli épouse Théodore Paléologue en 1384, des réticences sont émises dans les deux lignages214. Les tensions ne portent pas seulement sur la différence de confession entre les deux époux, certaines allusions dénoncent également la générosité de la dot*. En effet, les frères de Nerio accusent ce dernier d’avoir doté Bartolomea de la cité de Corinthe alors que Nerio affirme qu’il ne s’agit que d’échanges pécuniaires215. Dans tous les cas, la détérioration des rapports entre Nerio et son gendre réduit à néant toute volonté d’instituer celui-ci comme son digne héritier. Au XVe siècle, l’évolution se poursuit et les dots mentionnées sont composées tantôt de terres et de forteresses, tantôt de numéraire. Sphrantzès décrit la dot* accordée à Maddalena Tocco lorsqu’elle épouse Constantin Paléologue en mai 1429 : il s’agit de la cité de Clarence216. Le despote, Carlo Tocco, oncle de la promise, renonce à ses possessions continentales pour la constituer, ce qui représente un sérieux engagement et un gage de paix évident envers les Grecs, bien que cela ne soit pas suivi dans les faits. Enfin, en guise de perspective, il faut évoquer le mariage de la fille de Thomas Paléologue et de Catherine Zaccaria, qui incarne de nombreux espoirs politiques de la part de la papauté notamment. Zoé, plus connue sous le nom de Sophie, descendante du prince217 et des despotes de Morée, est la benjamine d’une fratrie de quatre enfants, et elle épouse en 1472 le tsar russe Ivan III au Vatican. Afin de préparer une prochaine croisade pan-chrétienne contre les Turcs, le pape Sixte IV dote la jeune orpheline de 6 000 ducats, sans compter les présents, et la laisse rejoindre le Kremlin dès l’été218. Dans la grande majorité des cas, et bien que les exemples mentionnés n’établissent pas une vision exhaustive de la pratique dotale en Morée, la dot* est donc composée de biens fonciers et son usage repose sur le coutumier moréote. Ses terres peuvent être occasionnellement complétées par du numéraire qui a tendance à être plus fréquent au fil des siècles. Or, les dots* ne sont pas exactement de la même nature dans le duché de l’Archipel. À la fin du XIVe siècle, lorsque le duc de l’Archipel Francesco Crispo se sent menacé par les Sanudo qui revendiquent Andros, il marie sa fille aînée, Petro214
Cf. supra, p. 215. J. Chrysostomidès, « Un unpublished letter of Nerio Acciaiuoli (30 october 1384) », dans Byzantina, t. VII, 1975, p. 121. 216 S. Runciman, « The marriages of the sons of the emperor Manuel II », dans Rivista di studi bizantini e slavi, t. 1, 1981, p. 280. 217 Son grand-père est Centurione II Zaccaria (cf. annexes, p. 649). 218 La dotation se retrouve sur les fresques et les inscriptions de l’hôpital Santo Spirito restauré aux frais de Sixte IV. Extrait : « Paleologo Peloponesi et Leonardo Tocco Epiri Dynastis a Turcarum tyranno e Dominiis eiectis vitæ necessaria regali Splendore suppeditari iubet Sixtus, Sophiæ item Thomæ Paleologi filiæ Quæ Ruthenorum duci nupserat præter Amplisssima alia munera sex millia Aureorum in dotam largitur ». (P. Pierling, La Russie et l’Orient. Mariage d’un tsar au Vatican. Ivan III et Sophie Paléologue, Paris, 1891, p. 57-62, 193). 215
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chapitre vi. les dames latines, maillons forts des lignages nilla, à Pietro Zeno, le fils du baile* vénitien de Négrepont. La dot* est composée des îles d’Andros et de Syra, accordées à titre de fiefs mais il y a également une clause de sécurité, dans le cas où il serait impossible de l’en investir : il s’agirait de lui remettre Naxos et la jouissance d’autres îles de l’Archipel. Cette clause s’explique par la menace des Sanudo à Andros : soit le duc parvient à les soumettre car ils y sont installés ; soit il ne juge pas leur retour impossible219. On trouve là la mention d’une dot comparable à celles pratiquées sur le continent : composée de fiefs, la dot* sert les intérêts lignagers. Cependant, on retrouve plus communément dans l’Archipel des pratiques qui ont cours à Venise, république d’où proviennent un grand nombre de lignages du duché220. Ainsi, lorsque Francesco Crispo conclut le mariage de son autre fille, Rabella, avec le neveu du doge, Benedetto Venier, la dot* envisagée est en numéraire, comprenant une partie de don (ou trousseau)221. Il ne s’agit pas pour le patricien de s’installer dans les îles, il s’agit juste de nouer une alliance profitable aux deux parties. La transaction financière totale est de 4 500 ducats, répartis en deux catégories : 3 000 ducats (1 500 ducats de dot* ; 1 500 ducats de don) et 1 500 ducats (500 ducats de dot* indirecte (douaire*) ; 1 000 ducats de don). Sont bien dissociés la dot* et le douaire* afin de permettre à chaque partie de s’y retrouver et de pouvoir ainsi anticiper les contestations à venir. Dans cette dynamique des mariages vénitiens, les Crispo concluent un autre mariage, celui de la fille cadette, Agnese, avec Pietro Bembo à l’extrême fin du XIVe siècle. Ce mariage est conclu par le frère de la promise, Giacomo Ier, devenu duc de l’Archipel à la mort de son père Francesco. Il se défend d’ailleurs de pouvoir augmenter cette somme car Agnese n’est pas la seule sœur à doter222. Sa dot* s’élève à 3 000 ducats auxquels il faut ajouter 1 000 ducats de don payé en nature (400 ducats en objets précieux, 600 ducats en monnaie)223. Les exemples chiffrés donnent ainsi une idée plus précise des pratiques dotales dans l’Archipel et cela permet de comprendre les ressorts de la politique matrimoniale des seigneurs de l’Archipel224. Ils ne se conforment pas la législation vénitienne qui fixe en 1420 les dots* à 1 600 ducats225, cependant leur volonté de séduire des gendres prestigieux les poussent à doter très généreusement leurs filles, ou plutôt à user voire abuser du trousseau. Mais le
219
G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 376 ; D. Jacoby, La Féodalité en Grèce médiévale. Les « Assises de Romanie ». Sources, application et diffusion, Paris-La Haye, 1971, p. 281. 220 Cf. supra, p. 47-48. 221 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 381. 222 Ibid., p. 951. 223 Le montant en espèces s’élève donc à 3 600 ducats : dont 2 000 payables immédiatement, 1 100 devaient l’être après le mariage et les 500 restants par le seigneur d’Andros en cinq annuités (Ibid., p. 383). 224 Maria Sanudo, en recevant en fief la seigneurie d’Andros en 1371 de la part de son frère utérin Nicolò III Dalle Carceri, est en charge de marier sa sœur Lisia. Cette part d’héritage doit donc servir à la subsistance des deux sœurs orphelines. Les fiançailles ont bien lieu en 1374 avec Giannino Querini et le montant de la dot est fixé à 4 000 ducats (Ibid., p. 699, 906). 225 Plusieurs unions dans le lignage des Crispo permettent de connaître le montant des dots : - En 1384, Rabella est dotée de 4 500 ducats ; - En 1385, la dot de Petronilla s’élève à 3 000 ducats ainsi que l’île d’Andros ; - En 1398, Agnese est pourvue de 4 500 ducats ; - En 1429, le contrat de mariage de Caterina est conclu avec 8 500 ducats (Ibid., p. 695).
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deuxième partie. perpétuer le lignage lignage ducal n’est pas le seul à profiter de ce système, les autres seigneurs insulaires proposent également des dots* attractives226. La contrepartie d’une telle inflation est que, malgré la rédaction de contrats de mariage, les lignages insulaires s’engagent parfois trop rapidement et il n’est pas rare qu’ils ne paient pas la somme promise initialement. Ceux qui sont pénalisés par ce type de comportement sont les patriciens vénitiens qui servent souvent de garants lors des tractations, contraints de payer à la place du lignage pourvoyeur d’épouse227. Il arrive que les dots*, dont le montant est fixé dès les fiançailles, ne soient pas acquittées : c’est le cas d’Alice Prémarin qui, dans son testament rédigé en avril 1439 à Naxos, stipule que sa fille Filippa devra recevoir le montant intégral de sa dot*, ce qui permet de savoir que celle-ci n’a pas été réglée complètement228. C’est le cas également de Frangoula, l’épouse de Zannaki Ghisi, seigneur d’un quart d’Amorgos : une fois veuve, en 1364, elle s’efforce de recouvrer sa dot* et fait appel à la justice afin de récupérer son dû, pourtant la décision de 1368 ne lui permet pas d’obtenir ce qu’elle espérait229. Enfin, un acte vénitien de 1440 casse une décision judiciaire qui avait attribué à la veuve d’Andrea Zeno sa dot*, alors que les usages de Romanie invoqués lui restituent son douaire*230. L’Archipel présente ainsi la particularité de relever du droit féodal moréote, tout en s’en dégageant progressivement et en s’inspirant davantage des coutumes vénitiennes. Qu’elle soit en numéraire ou formée de biens fonciers, la composition d’une dot pèse sur les lignages nobiliaires et grève leurs revenus. Si elle est constituée de biens fonciers ou de forteresses, elle ampute le patrimoine familial et si elle est en monnaie, elle grève les ressources parentales. Indispensable pour conclure une grande alliance, elle modifie les ressources familiales parfois sur plusieurs générations ce qui génère assez souvent des tensions, non seulement entre les lignages, mais aussi entre les parents et les enfants. D’autant plus que pour le duché de l’Archipel, qui seul permet de mettre en valeur une évolution des pratiques, les montants dotaux ne cessent d’augmenter pour les filles issues de la noblesse. Néanmoins, bien que critiquée, elle est toujours attestée au XVe siècle et son recours est protégé par le coutumier moréote. Pourtant elle ne constitue pas à elle seule la totalité des transactions passées lors du mariage, car il faut également tenir compte de l’apport dévolu à l’épouse pour son veuvage.
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Il semblerait que les dots augmentent tout au long du XIVe siècle : la première épouse du seigneur d’Amorgos, Filippo Ghisi, fille de Francesco Foscari, est dotée de 1 050 hyperpères (équivalent de 340 ducats environ) (G. Saint-Guillain, « Amorgos au XIVe siècle », op. cit., p. 129). En 1397, Tomasina Gozzadini, fille du seigneur de Thermia, est dotée de 1 600 ducats ; quant à Fiorenza Zeno, fille du seigneur d’Andros, elle est dotée en 1418 de 3 000 ducats (G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 695). 227 Ibid., p. 699. 228 Ibid., p. 908, 910. 229 G. Saint-Guillain, « Amorgos au XIVe siècle », op. cit., p. 135. 230 Acte reproduit par David Jacoby (D. Jacoby, La Féodalité…, op. cit., p. 322 et suiv.).
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chapitre vi. les dames latines, maillons forts des lignages 2. Le douaire, un droit sur le patrimoine marital Cet apport répond à la nécessité d’assurer la subsistance du jeune couple, en lui attribuant des biens, d’envisager les problèmes posés lors de sa dissolution, car il faut assurer une sécurité matérielle à la veuve, et de considérer les problèmes liés au passage des biens concernés à la génération suivante. Au haut Moyen Âge, les veuves sont soumises à un certain nombre d’interdits et la législation carolingienne a déterminé un délai de trente jours pour un remariage231. Par la suite, le droit canon ne tient pas compte des prescriptions romaines et il n’y a plus de temps de deuil à respecter, cependant le veuvage a pour conséquence de multiplier les interdits, il faut donc tenir compte des affins* du premier et du second mariage. Il est vrai que les veuves peuvent présenter des qualités et les prétendants sont particulièrement sensibles à ce que Michel Parisse nomme leur « valeur marchande »232. Au premier rang de ses richesses, ce que d’aucuns nomment la dot* indirecte, ou douaire*, est décrite voire codifiée dans les sources catalanes. Le plus souvent son montant équivaut au dixième du patrimoine de l’époux lors des noces et si les biens du couple s’étendent durant leur mariage, la femme n’en obtiendra pas davantage233. Les testaments complètent ces dispositions en octroyant aux veuves d’autres droits sur le capital marital : en obtenant, par exemple, un usufruit viager sur l’ensemble du patrimoine du défunt, elles jouissent d’un véritable douaire*, qui plus est si elles ont la garde d’enfants mineurs234. Martin Aurell avance l’hypothèse que l’évolution de l’hypergamie* à l’hypogamie* assure le triomphe de la dot* au détriment du douaire*235. En effet, la veuve gère les biens du défunt et ses ressources matérielles peuvent servir à doter ses filles, assurer un douaire* à ses brus ou encore installer les cadets, néanmoins, la pression familiale n’est pas négligeable236. La femme semble jouir de son douaire* avec assez de liberté du vivant même du mari, mais elle n’en est pas la propriétaire à part entière, simplement la dépositaire. Le terme douaire n’apparaît pas dans les sources du royaume de France avant le XIe siècle. L’objectif premier est de sauvegarder la femme et ses moyens d’existence, du vivant du mari comme après son décès. L’adage coutumier « au coucher la femme gagne son douaire » résulte de l’importance accordée à la consommation du mariage y compris dans les effets pécuniaires de l’union237. On note ici un nouveau déséquilibre entre le statut du veuf et celui de la veuve : 231 Le douaire au haut Moyen Âge a été particulièrement bien étudié (E. Foltz Santinelli, Veuves et Veuvage, de la Flandre au Poitou de la fin du VIe à la fin du XIe siècle, Thèse Université Lille, 2000 ; R. Le Jan, « Aux origines du douaire médiéval (VIe-Xe siècle) », dans M. Parisse (éd.), Veuves et Veuvage dans le haut Moyen Âge, Table ronde organisée à Göttingen par la mission historique française en Allemagne, Paris, 1993, p. 107-121. 232 M. Parisse, « Des veuves au monastère », dans Id. (éd.), op. cit., p. 255. 233 L. To Figueras, « Les fonctions de la dot et du douaire dans la société rurale de Catalogne (XeXIe siècles) », dans F. Bougard, L. Feller, R. Le Jan (dir.), op. cit., p. 191, 196, 200. 234 L. To Figueras, « Les fonctions de la dot…», op. cit., p. 205. 235 M. Aurell, « Le douaire des comtesses catalanes de l’an Mil », dans F. Bougard, L. Feller, R. Le Jan (éd.), op. cit., p. 179. 236 Ibid., p. 182. 237 J. Gaudemet, op. cit., p. 187.
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deuxième partie. perpétuer le lignage le premier n’est en aucun cas lésé par son nouveau statut, il conserve ses droits et son emprise sur sa descendance*, tandis que pour la femme, le veuvage est une période difficile durant laquelle elle peut être soumise à de nombreuses pressions. Les provinces du nord du royaume de France sont des pays où le douaire* est attesté, mais la dot* n’en est pas pour autant absente. Ces usages renforcent les liens féodaux ébauchés entre les nobles, bien que les liens de parenté restent secondaires comparés aux relations féodo-vassaliques238. Le coutumier de Champagne institue la possibilité pour les veuves de percevoir un douaire*, droit personnel et viager, qui représente la jouissance d’une partie des biens propres du mari. N’étant pas transmissible aux héritiers, il est fixé à la moitié des biens maritaux au jour du mariage et dans le cas où le douaire* porte sur un fief, la douairière n’est pas obligée d’en porter l’hommage au seigneur, son fils peut le rendre. Enfin, s’il y a un remariage, elle ne perd pas le douaire* qui ne cesse qu’à sa mort239. En Italie du Nord au XIIe siècle, une surveillance des veuves est établie par le patrilignage* dès les fiançailles. En effet, il arrive que le fiancé demande à sa promise de concéder aux héritiers du mari un droit de préemption sur les biens qu’elle a reçus de lui afin de conserver le patrimoine dans le lignage masculin240. En Lombardie, les veuves semblent bénéficier d’une autonomie relative, car disposant de biens assez importants, elles peuvent se tourner vers les affaires241. Enfin, pour achever ce tour d’horizon méditerranéen : à Byzance, l’aristocratie a recours également à l’apport nuptial du mari. Cela provient de la conception sociale qui voit dans le couple un ensemble de biens gérés par le mari, ou par la veuve si la situation le permet242. Les femmes de la principauté, au même titre que celles d’Occident, disposent de cette ressource supplémentaire et les Assises de Romanie évoquent à plusieurs reprises ce droit d’usufruit que la veuve peut réclamer sur une partie, en général la moitié, des biens propres de son époux qui, à la mort de la bénéficiaire, revient au lignage du mari243. Le coutumier se fait l’écho d’une pratique généralisée et manifeste de l’intérêt pour les conditions du veuvage244 ce qui contraste avec le peu d’articles concernant les dots*. Ainsi la veuve d’un traître est protégée des agissements de son mari « sauf si elle a été complice de la trahison »245 et la juste appropriation du douaire* est confirmée à plusieurs reprises246, bien que la femme ne puisse en jouir librement247. Son importance varie en fonction des possessions de l’époux lors de son mariage248, toutefois, pour recevoir sa part la 238 D. Barthélemy, « Note sur le « maritagium » dans le Grand Anjou des XIe et XIIe siècles », dans Femmes. Mariages. Lignages. Mélanges offerts à Georges Duby, Bruxelles, 1992, p. 9, 21. 239 P. Portejoie, L’Ancien coutumier de Champagne (XIIIe siècle), Poitiers, 1956, p. 60-66. 240 C. Violante, op. cit., p. 113. 241 Ibid., p. 114. 242 J. Beaucamp, « Au XIe siècle, à Byzance : le jeu des normes… », op. cit., p. 207-208. 243 Assises, art. 121. 244 Ibid., art. 97, art. 98, art. 105, art.112, art. 134. 245 Ibid., art. 97. 246 Ibid., art. 112, art. 141. 247 Ibid., art.76. 248 Ibid., art. 35, art. 45, art. 98, art. 134.
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chapitre vi. les dames latines, maillons forts des lignages veuve est astreinte à certaines conditions telles que la justification de la propriété des terres au moment du mariage249, le paiement du relief250 et le service militaire au seigneur251. Cette dernière prestation représente une contrainte importante pour les veuves qui, dans l’impossibilité de s’en acquitter, sont obligées de se remarier. En dépit de la coutume retranscrite dans les Assises de Romanie, les mentions de douaire* dans les sources sont moins nombreuses que les dots. Cependant, au fil des siècles étudiés quelques cas apparaissent et la succession de Geoffroy de Briel offre un exemple caractéristique. Le fief de ce chevalier étant détenu comme un domaine de nouveau don et non plus de conquête, il est partagé en deux à sa mort car le détenteur n’a pas d’héritiers directs252. La version grecque de la Chronique de Morée est la plus explicite : « Et l’autre, sa femme le prit comme douaire, lequel était son dû »253. Isabelle de La Roche, veuve de Geoffroy de Briel, obtient ainsi la moitié du fief de Karytaina pour sa vie254, sans être inquiétée des agissements de son mari, conformément aux Assises de Romanie255. Peu de détails concernent la composition exacte du douaire* de la princesse Agnès, à la mort de Guillaume de Villehardouin en 1278 ; la Chronique de Morée précise simplement qu’elle eut « certeines terres en la Morée et en la chastellanie de Calamate »256, ce sont en fait les châtellenies de Kalamata et de Clermont257. Les exemples relatés dans la source narrative confirment donc l’emploi du douaire* et le respect de celui-ci. Son usage, bien que reconnu, n’en est pas moins difficilement admis par les coutumes féodales car il représente le contrôle des terres par les femmes, auxquelles les obligations féodales sont étrangères258 ; pourtant l’acceptation du douaire* permet de maintenir en place les successions féminines tout au long des XIIIe, XIVe et XVe siècles. Ainsi, selon la coutume moréote, la moitié des biens de Léonard de Véroli revient à sa seconde épouse, Alix, en 1282. Le roi angevin donne son assentiment et les terres, prises au fisc, sont sises en Messénie259. Enfin, Théodora Asanine, qui a épousé Bartolomeo III Ghisi, tiercier de Négrepont, reçoit la moitié des biens de ce dernier à sa mort à la fin du XIVe siècle, devenant ainsi douairière d’un tiers de Négrepont260. En raison de la composition plurinationale de la principauté de Morée261, et bien qu’il y ait le recueil des Assises de Romanie, la juxtaposition des coutumes invite à mettre en concurrence les traditions juridiques. Cela est tout à fait sen-
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Assises, art. 137. Ibid., art. 31. 251 Ibid., art. 126. 252 « Et fu donnée la moitié a sa femme, la suer du duc d’Atthenes et l’autre moitié parvint au prince Guillerme » (Chr. fr., § 497). 253 Chr. gr., v. 7239 ; Crusaders…, op. cit., p. 275. 254 Cf. annexes, p. 533, 601. 255 P. Topping, « Feudal institutions as revealed in the Assizes of Romania », dans Byzantion, vol. XVII, 1944-1945, p. 151. 256 Chr. fr., § 553. 257 J. Longnon, L’Empire latin …, op. cit., p. 249. 258 P. Topping, op. cit., p. 151-152. 259 Chr. gr., v. 7739. 260 R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 179. 261 Cf. supra, p. 61. 250
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deuxième partie. perpétuer le lignage sible dans le testament de Nicolò Acciaiuoli rédigé en 1359 : tous ses parents apparaissent, cependant son épouse Margherita n’est pas particulièrement avantagée. En dehors des 100 onces qui lui sont accordées pour le salut de son âme, elle récupère sa dot* mais ne perçoit à titre viager qu’un fief, celui de Maiori262. La modicité de ce legs incite à penser que les époux ne s’entendaient plus vraiment et que Nicolò Acciaiuoli ne relève pas de la coutume moréote, si ce n’est pour ses fiefs situés dans la principauté. Si la confusion des termes dot et douaire dans les sources rend toute étude délicate, leur application est tout de même constatée dans l’Archipel, conformément aux Assises de Romanie263. Plusieurs exemples pris dans les successions des lignages insulaires démontrent le respect des coutumes moréotes en Égée, à commencer par Cassandre, la fille de Geoffroy de Durnay, baron de Gritsena, veuve de Francesco Sanudo, seigneur de Milos, qui semble être à la tête de la seigneurie car elle est mentionnée seule dans un document daté de 1300, disposant à titre de douaire* de la moitié des terres de son époux264. Simona, veuve de Pietro Sanudo, feudataire d’Andros, conserve au début du XVe siècle les douaires* constitués lors de ses deux mariages265. Le cumul est possible puisqu’il s’agit d’un système viager non transmissible. Enfin en 1437, les Crispo interviennent à la mort du seigneur d’Andros, Andrea Zeno, et investissent sa veuve de son douaire* conformément au droit moréote, ils se positionnent ainsi en tant que suzerains266. Il est intéressant de noter que les lignages insulaires respectent les usages codifiés dans les Assises de Romanie en ce qui concerne le douaire alors qu’ils n’hésitent pas à adopter des pratiques vénitiennes pour les dotations. Décidément l’Archipel reste un espace aux influences variées. La situation du veuvage ne doit pas se réduire à des considérations matérielles, car la femme n’entre pas dépouillée dans le lignage de son mari, elle apporte un capital symbolique267, déterminé par le prestige de ses ancêtres, dont l’importance établit sa situation politique vis-à-vis de sa famille par alliance. Elle vient également avec ce que son père lui donne et le passage du système de douaire* à la dot*, correspondant à un affaiblissement du statut de la femme, n’est pas manifeste en Morée. Les deux sont reconnus par le coutumier et les femmes nobles préservent leur autonomie, néanmoins, leur octroi ne va pas sans heurts notamment auprès de leur parentèle.
3. Une mise en pratique difficile La Chronique de Morée et d’autres sources diplomatiques permettent de relever plusieurs cas litigieux au sujet des transactions financières ou foncières qui se concluent lors de l’alliance matrimoniale. La formation d’une cellule familiale É.-G. Léonard, Histoire de Jeanne Ire, reine de Naples, comtesse de Provence (1343-1382), t. III, Le Règne de Louis de Tarente, Monaco-Paris, 1936, p. 374. 263 D. Jacoby, La Féodalité…, op. cit., p. 287, 291. 264 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 852. 265 Ibid., p. 879. 266 Ibid., p. 418. 267 Elle peut également transmettre des titres (cf. infra, p. 335). 262
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chapitre vi. les dames latines, maillons forts des lignages est l’occasion pour les lignages d’établir de nouvelles relations tant politiques qu’économiques au sein desquelles les questions d’ordre matériel prennent toute leur importance et, afin de clarifier le sujet, le contrat de mariage détermine les apports et le statut de chacun. Pourtant, les écueils ne manquent pas et cela dès le XIIIe siècle. Felisa Dandolo, par exemple, est lésée de son douaire* par Geremia Ghisi qui s’est emparé d’Andros. Un procès est intenté auprès des autorités vénitiennes en 1243 mais les Ghisi, cités à comparaître, ne lui restituèrent jamais son dû268. Les douaires* sont des sujets d’autant plus sensibles lorsqu’il n’y a pas de succession directe et c’est ainsi que Geoffroy Chauderon demande au prince Florent de Hainaut, en 1293, les terres de son frère décédé et le douaire* de sa bellesœur, sans descendance directe : le prince accède à sa demande et l’investit de la totalité de la baronnie d’Arkadia269. En 1295, le souverain doit statuer en outre sur le comportement de Richard de Céphalonie qui détient illégalement une partie de la dot* de sa belle-fille270 et quelques années plus tard, la veuve de ce même comte, Marguerite de Villehardouin, a du mal à retrouver sa dot* face à son beau-fils, Jean. Ce dernier ne veut pas lui rendre un fief en Épire et l’affaire portée en jugement n’est pas favorable à la descendante* des Villehardouin car Jean Orsini a corrompu le prince, Philippe de Savoie271. Devant une telle duplicité, les proches de la veuve la poussent à aller en justice272 et l’affrontement entre lignagers est violent car le comte n’hésite pas à parler outrageusement à sa belle-mère273. Finalement, pour éviter une amputation foncière, le compromis porte sur une somme de 20 000 hyperpères octroyés à la jeune veuve 274. Les dots* et les douaires* sont de tels enjeux financiers et fonciers qu’ils sont l’objet de convoitises ; notamment parmi les plus proches, les attaques redoublent et peuvent semer le trouble dans le cercle familial. Les procès, qui ne sont pas rares, poussent les plaignants à faire appel au prince pour les départager ou pour trouver un compromis. Les cas litigieux ponctuent également les XIVe et XVe siècles comme dans l’affaire qui oppose Guy II de La Roche à sa mère la duchesse Hélène, laquelle est soutenue à plusieurs reprises par le roi angevin et la princesse Isabelle qui interviennent afin de la rétablir dans ses biens. En effet, son fils la prive de biens meubles dont le détail n’est pas fourni, mais surtout de l’abbaye de Stiri qui constitue l’essentiel de son douaire*275. Cependant, en dépit des interventions princières, Hélène Comnène-Ange ne retrouve pas ses droits.
268 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 137 ; D. Jacoby, La Féodalité …, op. cit., p. 274. 269 Chr. fr., § 751. 270 Il détient des places fortes qu’il refuse de rendre aux époux (J. Longnon, C. Perrat, Actes relatifs à la principauté de Morée (1289-1300), Paris, 1967, p. 126-127). 271 A. Bon, op. cit., p. 177 . 272 Chr. fr., § 955-956. 273 Ibid., § 958. 274 Ibid., § 972. 275 L’abbaye de Stiri est près de Livadia. L’affaire prend un tour protocolaire dès 1299 (J. Longnon, C. Perrat, op. cit., p. 190, 192, 198).
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deuxième partie. perpétuer le lignage Dans le duché de l’Archipel, Petronilla Tocco, après l’assassinat de son premier époux Nicolò II Dalle Carceri en 1383, revendique son douaire*. Malgré la puissance de son lignage276, ses revendications tardent à aboutir et finalement son second époux, Nicolò Venier, plaide sa cause auprès du Grand Conseil vénitien. Ses prétentions ne menacent pas la succession à la tête de l’Archipel mais elle réclame la moitié des fiefs du duc décédé conformément aux Assises de Romanie277. Or, malgré le soutien prestigieux de la famille du doge, Petronilla a toutes les difficultés pour entrer dans son droit. Le duc Francesco Crispo lui accorde à partir de 1386 une rente annuelle qui ne sera jamais versée régulièrement et entraînera des tensions entre la Commune et le duché pendant plusieurs décennies278. Cet épisode se mêle aux revendications là aussi contestées de Maria Sanudo, qui devient l’héritière légitime de son demi-frère, Nicolò III Dalle Carceri, mais dont les droits sont contestés par les Crispo. Une entente est tout de même trouvée et elle reçoit à titre de dédommagement Paros et Antiparos en 1389. Or, cette possession l’expose aux revendications de sa belle-sœur Petronilla qui estime, à juste raison, ne pas être entrée en possession de son douaire*. Il s’ensuit toute une série de tractations, de pressions diverses et de nombreux procès entre ces protagonistes. La procédure, dont la décision finale intervient en 1423, lui permet d’entrer en possession de son héritage279, cependant la longueur de l’instruction reflète les enjeux de la couronne ducale et du patrimoine qui lui est attaché. Pourvoir au douaire* légitime de la veuve amputerait réellement la seigneurie insulaire, et de nombreux biais sont trouvés pour éviter de s’en acquitter. Il en est de même pour Francesca Morosini, veuve du duc de l’Archipel Giovanni Crispo dès 1433, qui se retrouve avouée pour son fils mineur Giacomo II. Elle joue de façon certaine un rôle politique en Égée ; pourtant ses beaux-frères la font arrêter avec ses filles et il faudra l’intervention de Venise pour que les événements s’apaisent. Son douaire* n’est pas pour autant régularisé car, en 1452 encore, les archives vénitiennes gardent la trace de non-paiement280. Néanmoins, les difficultés autour des douaires* ne sont pas une caractéristique ducale et d’autres lignages insulaires fournissent des exemples. Les archives vénitiennes conservent ainsi la trace d’une réclamation datée de l’année 1390, provenant de Gerardo della Gronda, désirant que le douaire* de sa mère décédée revienne au legs paternel qui se trouve dans la région d’Argos et de Nauplie, afin qu’il puisse en hériter légalement et conformément au droit moréote. Venise, en lui reconnaissant le droit d’en hériter, applique des prérogatives seigneuriales281. Enfin, il faut préciser que les difficultés pour les femmes persistent tant que subsistent des seigneuries latines en Égée : ainsi, Isabetta da Pesaro, veuve de Guglielmo II Crispo en 1460, seigneur d’Anaphée et Emporion, transmet à sa fille les revenus de son douaire*, si peu réguliers qu’un procès peut
276 277 278 279 280 281
Cf. annexes, p. 647. D. Jacoby, La Féodalité…, op. cit., p. 156. G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 379-380, 925-926. Ibid., p. 904-905 . Ibid., p. 938. D. Jacoby, La Féodalité …, op. cit., p. 217.
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chapitre vi. les dames latines, maillons forts des lignages être intenté contre le duc282. Les irrégularités, les tensions ou encore les procès marquent donc cette pratique du douaire*, pourtant institué par la coutume. Les transactions qui interviennent au moment de l’alliance matrimoniale, comme celles qui caractérisent toute succession, représentent de tels enjeux que des heurts sont inévitables. Toutefois, il faut se garder de surestimer les différends car de nombreuses unions peuvent se conclure dans la concorde, en respectant la coutume moréote qui octroie aux femmes une dot* et un douaire* et qui en théorie s’assure du respect de leurs règles. Les sources conservent néanmoins un certain nombre de cas prouvant que les coutumes ne sont pas toujours observées car dots* et douaires*, constitués en premier lieu par des biens fonciers, suscitent la convoitise des plus proches parents qui n’hésitent pas, pour certains, à s’en emparer. Malgré des procédures intentées, les femmes rentrent rarement dans leur droit, car elles ne luttent pas à armes égales. Leur seul recours peut être représenté par un nouveau mariage, à charge pour l’époux de faire valoir les droits de sa dame. L’analyse des cas et de la législation permet de mettre en valeur le fossé entre la théorie et la pratique : si les femmes de la noblesse semblent tout particulièrement bien pourvues grâce à la dot* et au douaire*, ce n’est pas exactement le cas dans la réalité comme le montrent les multiples procédures. Ce qui semble se dégager de l’analyse des transactions financières liées à l’union, c’est l’absence de modèle moréote. En effet, les lignages latins ont importé un système utilisé dans leur province d’origine et l’ont appliqué dans la principauté en formation. La seule particularité repose sur la juxtaposition des usages du coutumier moréote et des pratiques vénitiennes, surtout représentées dans l’Archipel, qui donne une singularité à la principauté de Morée, semblant ainsi marquée par la personnalité de lois.
CONCLUSION L’idéal romain d’une seule épouse féconde au pouvoir du mari reste une constante séculaire dans la mémoire collective. Cependant, les conclusions avancées par les historiens étudiant les sociétés méditerranéennes au Moyen Âge sont plus contrastées. Il semble que les filles devenues femmes restent des enjeux politiques considérables : soit maillons d’un jeu politique plus vaste, soit porteuses d’un capital à travers la dot* qu’elles représentent, soit enfin convoitées pour l’héritage qu’elles peuvent transmettre. Une fois veuves, elles ne sont pas pour autant mises à l’écart de la société nobiliaire car elles maintiennent ou créent des liens sociaux. Cette constatation convient au groupe nobiliaire moréote dans lequel les femmes constituent l’un des éléments essentiels. Tantôt soumises et surveillées, tantôt émancipées de la tutelle masculine, les dames moréotes offrent de nombreux cas de figure. Étant donné l’importance accordée au mariage, les dames de la noblesse apparaissent comme des instruments visant à immortaliser le lignage. Les enfants et plus particulièrement les filles sont au service de la puissance lignagère et leur union est envisagée avec grand soin car elle permet de se concilier un lignage 282
G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 950.
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deuxième partie. perpétuer le lignage allié. Leur statut est décrit dans les Assises de Romanie qui accordent néanmoins davantage d’importance à leur douaire* qu’à leur dot*, assurant ainsi une aisance matérielle aux veuves et tentant également de régler les difficultés à venir pour la gestion de leurs biens, très souvent convoités par leur lignage, leurs alliés ou leur descendance*. Quant aux dots*, ne sont précisées que les conditions de paiement sans plus de détails283... Les législateurs médiévaux ont tenu à conserver, en matière de droit de propriété et d’héritage, des handicaps juridiques s’appliquant aux femmes en tant qu’actuelles, anciennes ou futures épouses. C’est d’ailleurs un portrait contrasté des dames nobles de la principauté qui ressort de cette analyse car même les plus fortes ne peuvent se passer de l’appui d’un homme, que ce soit un père, un mari, un oncle, un neveu ou encore un fils. Certaines sont rompues aux arcanes du pouvoir, mais leur position est fragile car à tout moment un prétendant mâle peut contester cet état de fait. Enjeux des transactions financières tout au long de leur vie, les dames cristallisent sur leurs personnes les préoccupations de tous les nobles soucieux de préserver voire d’accroître leur patrimoine. Ainsi la parenté, utilisée au mieux par les lignages nobiliaires moréotes, représente-t-elle une force et un atout qui, au quotidien, leur permet d’assurer leur supériorité sur le reste de la population de la principauté de Morée et conserver leur prestige.
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Le système dotal va perdurer jusqu’au XXe siècle, notamment dans les sociétés crétoise ou corfiote dans lesquelles la dotation est fixée selon les qualités des futures épouses. Elle est le plus souvent composée du trousseau et s’il y a des terres, il s’agit d’une avance sur héritage ; mais dans tous les cas, elle est constituée d’une part moindre que celle de leurs frères. La dot est ainsi devenue un artifice permettant de redistribuer des fortunes individuellement (F. Saulnier-Thiercelin, « Principes et pratiques du partage des biens. L’exemple crétois » et M. Couroucli, « Lignage, dot et héritage. Epsikepsi, Corfou », dans C. Piault (éd.), Familles et biens en Grèce et en Chypre, Paris, 1985, p. 58-59, 76-81).
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TROISIÈME PARTIE CONSERVER SON PRESTIGE
CHAPITRE VII. LA VIE QUOTIDIENNE « Le château nous rappelle donc ce point fortifié que jamais nous ne voudrions livrer car il est le dernier refuge de la conscience, de la dignité et du courage. […] Karitène, Nikli, Mistra, Méthoni, Koroni, Monembase, se tiennent encore debout et, comme des sentinelles, scrutent l’air vide de grandeur »1.
Affirmer la puissance d’un lignage nobiliaire, en Occident comme en Morée, est une tâche perpétuelle. Il faut s’imposer auprès des sujets, se faire respecter par ses semblables et enfin maintenir un train de vie honorable pour les siens. Or, une fois la phase offensive achevée, il est malaisé pour les conquérants francs de conserver leurs acquis militaires et d’imposer le respect à une population grecque qui vient de changer de domination. C’est un labeur de chaque jour. L’influence des lignages nobiliaires latins sur la population n’est pas uniquement matérialisée par une domination militaire et un joug politique, elle se traduit également au quotidien par une coexistence hiérarchisée. Dans ce contexte, il est donc intéressant d’envisager les moyens employés par les nobles afin de conserver leur prestige auprès des Grecs mais aussi vis-à-vis des leurs. Cela n’est pas toujours aisé dans une période où les difficultés s’accumulent que ce soient les épidémies qui se propagent ou les affrontements qui se multiplient, et le groupe nobiliaire est exposé aux mêmes difficultés que le restant de la population. Dans un paysage marqué par l’empreinte castrale des occupants, par leur organisation sociale différente ou encore par leur mode de vie et leur culture, les Latins vont modifier, relativement, le quotidien des Moréotes. Ces derniers vont côtoyer des lignages nobiliaires installés pour la plupart dans les campagnes dont l’assise économique repose sur le travail des indigènes. Comme en Occident, leur emprise sur le sol est marqué par leur résidence fortifiée qui finalement, au même titre que la filiation* ou l’alliance, est un élément du système de parenté2. Toutefois, certains d’entre eux ont du mal à faire face à tous les obstacles et ont recours à des expédients. Ainsi, la proximité du lignage nobiliaire avec ses sujets le met au plus près des préoccupations économiques et sociales de ces derniers et l’influence.
1
Citation de Nikos Kazantzaki (1958), extraite de H. Duchêne, Le Voyage en Grèce. Anthologie du Moyen Âge à l’époque contemporaine, Paris, 2003, p. 1004. 2 E. Copet-Rougier, « Résidence », dans P. Bonte, M. Izard (dir.), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, 2004, p. 627.
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troisième partie. conserver son prestige
A. LA REPRÉSENTATION FAMILIALE AU QUOTIDIEN 1. Le cycle de la vie Si la structure familiale s’impose comme un moyen de tisser des alliances, un cadre de gestion patrimoniale ou encore une cellule dans laquelle on vit, quelques réflexions démographiques sont toutefois utiles afin de cerner au mieux les nobles de la Morée latine. Bien que les données chiffrées soient rares et parfois imprécises, elles permettent d’appréhender un milieu dépeint jusqu’alors uniquement dans les domaines de la parenté et des relations féodovassaliques. À commencer par le cycle de la vie qui permet ainsi d’étudier les lignages nobles suivant plusieurs étapes immuables. La naissance qui symbolise le premier jalon est à la fois le reflet de la puissance des familles nobles, mais également une condition indispensable pour assurer leur survie3. Cependant, tenter d’obtenir une vision quantifiée met le médiéviste face à de nombreux obstacles au premier chef desquels le peu de sources chiffrées. Néanmoins, certaines monographies ont bénéficié de la richesse documentaire, par exemple la population toscane pour laquelle le rapport entre le niveau de fortune et une natalité élevée a été établi4. La période de fertilité des femmes florentines s’étend de 20 à 34 ans, alors que les hommes accèdent à la paternité plus tardivement, entre 30 et 50 ans5. Cet écart d’âge provient directement des variations lors des mariages6 et ce malthusianisme agit directement sur la restriction des naissances. La taille du foyer est inférieure à quatre personnes en milieu urbain et supérieure dans les campagnes7, ce qui signifie que le nombre d’enfants par couple est peu élevé : environ deux enfants par foyer8. Inversement en Sicile, l’importance accordée à la descendance masculine entraîne un fort taux de natalité dans la noblesse, qui est conforté par la nécessité d’avoir une solide puissance militaire9. Venise, quant à elle, est peu intéressée par les problèmes démographiques si ce n’est pour surveiller les mouvements de la population agricole. Néanmoins, un recensement trentenaire, réalisé en grande partie par les châtelains, permet
3
Cf. supra, p. 150 et suiv. D. Herlihy, C. Klapisch-Zuber, Les Toscans et leurs familles, Paris, 1978, p. 430-431. 5 Ibid., p. 436. 6 Cf., supra, p. 188 et suiv. 7 Un chiffre comparable se retrouve en Lombardie (D. Herlihy, C. Klapisch-Zuber, op. cit., p. 472 ; D. Herlihy, « Family solidarity in medieval italian history », dans Economy, Society, Government in Medieval Italy, Essays in Memory of Robert L. Reynolds, Kent, 1969, p. 180). 8 Ch. De la Roncière, « La vie privée des notables toscans au seuil de la Renaissance », dans G. Duby, Ph. Ariès (dir.), Histoire de la vie privée, t. II, De l’Europe féodale à la Renaissance, Paris, 1999 (1re éd. 1985), p. 162. Cette natalité est plus élevée en Picardie où Robert Fossier remarque qu’à la fin du XIIe siècle il y a plus de quatre enfants par femme et ce chiffre s’élève au-dessus des cinq enfants dans la première moitié du XIIIe siècle ; il note ensuite une baisse (R. Fossier, « La noblesse picarde au temps de Philippe le Bel », dans Ph. Contamine (éd.), La Noblesse au Moyen Âge, XIe-XV e siècle. Essais à la mémoire de Robert Boutruche, Paris, 1976, p. 122). 9 H. Bresc, Un Monde méditerranéen. Économie et société en Sicile 1300-1450, t. II, Rome, 1986, p. 681. 4
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chapitre vii. la vie quotidienne d’en savoir davantage10. Le nombre approximatif de Vénitiens en Romanie s’élève à quelques milliers et pour obtenir des chiffres plus précis, Freddy Thiriet adopte le coefficient de quatre qu’il applique à tous les noms à consonance latine afin d’obtenir le chiffre de 20 000 Latins catholiques romains environ11 en Romanie en 1350-1450, dont plus de la moitié résident en Crète12. L’historien fonde ainsi son hypothèse de travail sur des foyers composés de deux enfants en moyenne. En cela, il rejoint les thèses avancées par Angeliki Laiou qui a étudié la structure démographique de l’Épire au XIIIe siècle pour toutes les couches sociales, en précisant les réserves qu’il convenait de garder à propos de ses conclusions13. En raison de la précocité de l’âge du mariage, notamment pour les filles (de 13 à 15 ans), le décès d’un conjoint intervient souvent avant la fin de la vie reproductive du couple et le nombre d’enfants pour chaque première union est assez bas : en moyenne 1,614. Sans compter que parmi ces jeunes enfants, nombreux sont ceux qui vont décéder avant d’atteindre l’âge adulte. Ainsi, l’instabilité démographique ne peut être conjurée que par des unions multiples. En ce qui concerne la principauté de Morée, le problème réside dans l’impossibilité d’estimer la descendance noble. Les sources ne mentionnent pas tous les enfants d’un couple, elles occultent le plus souvent les cadets, ceux qui ne concluent pas un grand mariage ou encore ceux qui meurent en bas âge. D’ailleurs, les généalogies reproduites en annexes, qui ne sont pas exhaustives, permettent simplement de dégager les liens de filiation* et d’alliance entre certains lignages nobles, parmi les mieux connus. La micro-histoire ne parvient pas à combler ces lacunes car aucune famille n’est mieux connue qu’une autre et il serait vain de penser pouvoir déterminer l’âge de la première grossesse pour une parturiente, ou de vouloir estimer le rythme des naissances pour les mêmes raisons. Le faible taux de natalité, à cause de la mortalité des nouveaux nés ou du décès des parents, est quelque peu compensé par les remariages, pourtant les épouses les plus jeunes ont une vie féconde précoce à condition de sortir de la puberté15. Sur les quelques données démographiques disponibles, la fragilité semble être la caractéristique car le nombre d’enfants par femme est de deux en moyenne et cela rend les familles vulnérables à la moindre perturbation16.
10 F. Thiriet, « Recherches sur le nombre de “Latins” immigrés en Romanie gréco-vénitienne aux XIIIe-XIVe siècles », dans Mélanges à Ivan Dujcev, Byzance et les Slaves, étude de civilisation, Paris, 1979, p. 421. 11 Ibid., p. 428. 12 Ibid., p. 436. 13 A. Laiou, « Contribution à l’étude de l’institution familiale en Épire au XIIIe siècle », dans Fontes Minores (Forschungen zur byzantinischen Rechtsgeschichte), VI, 1984, p. 278-279. 14 A. Laiou, « Contribution à l’étude… », op. cit., p. 281. 15 Doukas évoque le cas d’Hélène épouse de Jean V Paléologue, qui donne naissance à son premier fils à l’âge de quatorze ou quinze ans (Doukas, Histoire turco-byzantine. Introduction, traduction et commentaire, J. Dayantis, Reproduction en l’état par l’Atelier National de Reproduction des Thèses de Lille, thèse de doctorat, Université Montpellier III, 2004, p. 28 ; Doukas, Decline and Fall of Byzantium to the Ottoman Turcs, H. J. Magoulias (éd.), Détroit, 1979, p. 122-123. 16 E. Sakellariou, « Latin Morea in the late Middle age : observations on its demography and economy », dans Porphyrogenita. Essays on the History and Literature of Byzantium and the Latin East in Honour of Julian Chrysostomidès, Londres, 2003, p. 313.
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troisième partie. conserver son prestige En envisageant les généalogies reproduites en annexes, tous les cas de figure apparaissent : des fratries nombreuses jusqu’aux couples stériles. Une fécondité élevée peut être la caractéristique de certains lignages, à l’instar d’Alfonso Fadrique et Marulla da Verona qui ont six fils parvenus à l’âge adulte et dont les sources ont gardé le témoignage17. Andrea Ghisi, seigneur de Tinos, eut sept fils et une fille, or seuls cinq fils lui survécurent dans les années 127018. L’un de ses frères, resté à Venise, eut neuf fils et quatre filles19. Quant à Carlo Tocco, dont la descendance illégitime est un précieux soutien pour étayer sa politique ambitieuse20, la Cronaca dei Tocco précise qu’il a perdu de nombreux enfants avant l’âge adulte21. En effet, soit le couple légitime du seigneur ionien est resté stérile, soit il a connu une forte mortalité infantile, pour autant sa situation est loin d’être un cas particulier car environ un cinquième des ménages n’a pas d’enfant, et si différents recours existent afin de conjurer ce problème22, cet empêchement est toujours vécu comme un châtiment divin, comme l’évoque le chroniqueur à propos de l’union de Nicolò Sanudo, duc de l’Archipel (1323-1341), et de Jeanne de Brienne : « […] et vesquirent grant temps, mais, par pechié, ou a Dieu ne plot, si ne firent nul hoir mascle [ héritier mâle], ne ne furent onques ensemble au pays »23.
Il est vrai que le couple ne semble pas uni et après le décès de Jeanne, Nicolò envisage de se remarier en 1341, mais il meurt sans héritier direct24. Dans tous les cas, l’absence d’héritiers est vécue négativement par ces lignages nobiliaires dont l’objectif principal est de transmettre leur patrimoine. Nous nous retrouvons donc devant des situations très diverses, allant de la stérilité à une abondante progéniture, mais si les fratries de deux en moyenne sont communes, elles sont certainement plus que les autres gravement affaiblies par la mort infantile, d’où le recours nécessaire pour certains à d’autres filiations*. À l’autre bout du cycle de la vie, la mortalité est proportionnellement mieux connue : les causes de mortalité les plus importantes pour les lignages nobiliaires restent dissociées selon le sexe. Les hommes ont plus de chance de mourir sur un champ de bataille, des suites de blessures ou bien d’épidémies, alors que pour
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Il y en a peut-être davantage qui meurent en bas âge (cf. annexes, p. 632). Sur ses sept fils : Bartolomeo, Giovanni, Roberto, Geremia, Filippo, Simonino et Marino, seuls l’aîné et le benjamin ont survécu à leur père. Quant à la fille, Anfelise, elle épouse un noble vénitien de Crète (R.-J. Loenertz, Les Ghisi. Dynastes vénitiens dans l’Archipel, 1209-1390, Venise, 1975, p. 43). 19 Ibid., p. 83. 20 Six de ses enfants illégitimes sont connus (cf. supra, p. 155-157 ; annexes, p. 647). 21 Cron. Tocco, v. 1935-1936. 22 M. Nassiet, « Parenté et successions dynastiques aux XIVe et XVe siècles », dans Annales E. S. C., n° 3, 1995, p. 621. D’autres historiens envisagent un chiffre plus élevé : un tiers des couples serait stérile ou n’aurait pas d’enfants leur survivant (R. Fossier, « L’ère féodale (XIe-XIIIe siècle) », dans A. Burguière (éd.), Histoire de la famille, t. II, Paris, 1986, p. 144). 23 Chr. fr., § 550. 24 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs. Pouvoirs, société et insularité dans les Cyclades à l’époque de la domination latine (XIIIe-XVe siècle), thèse de doctorat Université Paris I, 2003, p. 862-863. 18
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chapitre vii. la vie quotidienne les femmes si ce dernier facteur est également funeste, il ne vient qu’après la mortalité élevée en couches. Quant aux affections puerpérales, elles concernent de nombreuses femmes mariées mais là encore les sources font défaut25. La Toscane permet d’en savoir davantage sur la démographie nobiliaire, en élaborant même des catégories. Ainsi, les enfants semblent plus sensibles aux désordres gastro-intestinaux qui sévissent aux plus chaudes saisons26, tandis que les adultes ne souffrent pas des mêmes maux. Si les hommes sont touchés par l’épilepsie, la goutte et la fièvre entre autres, sans compter les morts violentes ou par accident, les femmes, elles, sont davantage sujettes à la consomption et aux affections pulmonaires27. Parvenir à un tel degré de précision n’est pas concevable pour une étude des lignages nobles de la principauté de Morée car les sources sont muettes sur les causes de mortalité, à de rares exceptions près comme pour les maladies, connues ou inconnues, qui sont à plusieurs reprises mises en valeur. Jean de Catavas, par exemple, souffre de la goutte28, une inflammation douloureuse des articulations non mortelle qui handicape également Jean de La Roche, qui refuse de se marier29. En 1435, Antonio Acciaiuoli meurt d’apoplexie30, une attaque qui touche les organes cérébraux, mais le plus souvent, il s’agit d’un terme générique pour désigner toute mort foudroyante liée à une hémorragie cérébrale. En dépit de peu de cas, la maladie préoccupe les nobles et la Chronique de Morée se fait l’écho de leurs craintes : « […] Et la [Geoffroy de Briel] s’acoucha malades par semblant ; et dit que il avoit la corante [courante] ; si ques il mandoit cescun jour au chastel de Buchelet et se faisoit porter de l’aigue [eau] des cisternes qui la estoient, ainxi comme pour restraindre [retenir] son ventre »31.
Bien que la pathologie soit simulée dans ce passage afin de mieux tromper l’ennemi et s’emparer de la forteresse, le prétexte semble tout à fait accepté : la dysenterie est l’une des maladies les plus mortelles des temps médiévaux, tout autant redoutée par les combattants que par leur entourage.
25
Dans les tableaux suivants, il y a tout de même un taux élevé de femmes qui meurent entre 15 et 30 ans, c’est-à-dire dans leur période de fécondité (10 femmes sur les 22 cas féminins, soit plus de 40 %). La plupart des décès féminins sont passés sous silence dans la Chronique de Morée, il faut que la conjoncture soit surprenante pour qu’ils soient mentionnés. C’est le cas de la fille de Richard Orsini, décédée en même temps que lui (Chr. fr., § 869). En Occident, une surmortalité féminine a pu être notée là où les calculs sont possibles (R. Fossier, op. cit., p. 163). 26 D. Herlihy, C. Klapisch-Zuber, op. cit., p. 466. 27 Ibid., p. 465. 28 L. fechos, § 348 et suiv. 29 K. M. Setton, The Papacy and the Levant (1204-1571), t. I, Philadelphie, 1976, p. 423. Jean VIII Paléologue souffre du même mal, il s’éteint en 1448 (Doukas, op. cit., p. 177 ; Doukas, Decline and Fall…, op. cit., p. 432-433. 30 D. B. I., p. 78 ; J.-A. C. Buchon, Nouvelles recherches historiques sur la principauté de Morée et ses hautes baronnies, fondées à la suite de la Quatrième croisade, t. I, Investigation des archives et bibliothèques de Toscane, Naples, Sicile, Malte, Corfou, Paris, 1843, p. 174 ; Manuel Paléologue meurt également d’apoplexie en 1425 (Doukas, op. cit., p. 146 ; Doukas, Decline and Fall…, op. cit., p. 368-369). 31 Chr. fr., § 563.
275
troisième partie. conserver son prestige D’autres exemples épars démontrent que les infections sont des causes récurrentes de décès pour les nobles. Leonardo II Tocco meurt de maladie et laisse des enfants en bas âge dont s’occupera son frère 32. Quant à l’affection qui touche les deux princes de Morée, bien que non spécifiée, ses effets sont les mêmes : Guillaume de Villehardouin et Florent de Hainaut, très affaiblis, se couchent et meurent33. Le second était tout de même plus jeune que son beau-père mais le chroniqueur n’en disant pas davantage, il est difficile de bâtir des hypothèses sans connaître les symptômes. Ainsi, les adultes quel que soit leur âge peuvent être atteints par des maladies qui ne sont pas décrites par les sources et dont le nom finalement importe peu car l’issue fatale est très souvent la même : la mort. Les enfants ne sont pas davantage épargnés par les maladies et nombre d’entre eux, y compris dans le milieu nobiliaire, en meurent34. Une remarque de la part du chroniqueur permet de rappeler à quel point ils sont vulnérables : Étienne Le Maure et son épouse Agnès d’Aulnay au début du XIVe siècle ont plusieurs garçons et filles, mais seul Érard III parvient à l’âge adulte35. Bien que l’importance de la fratrie ne soit pas précisée, la régularité des décès a dû marquer l’esprit du chroniqueur pour qu’il souligne cet exemple, faisant d’Érard le seul descendant masculin vivant. Enfin en 1332, le jeune Gautier de Brienne, venu rejoindre son père Gautier VI, tombe malade et meurt en arrivant en Morée à peine âgé de trois ans36. Les maladies sont donc très souvent cause de mort, mais elles sont difficilement cernables car les sources sont peu prolixes sur ce sujet alors qu’elles évoquent plus souvent la mortalité liée aux faits d’armes. Les décès sur les champs de bataille, en effet, distinguent les nobles moréotes du reste de la population et sont considérés comme des marques de bravoure qui cautionnent les hauts faits d’armes du lignage. Les affrontements très nombreux et réguliers avec les Grecs sont autant d’occasions de succomber pour les chevaliers, et l’archéologie confirme la dureté des combats, notamment par la découverte d’un charnier lié à une bataille dans la région de Karytaina37. Mais il faut ajouter à ces heurts les saignées importantes qu’ont pu constituer la bataille de Pélagonia (1259) et surtout celle du lac Céphise (1311) qui ont causé la perte d’une grande partie de la chevalerie franque. La première, en effet, bien que brutale, conduit à l’emprisonnement de nombreux barons francs38 tandis que la seconde cause la mort d’une grande partie du baronnage latin : « La bataille fut terrible. Mais Dieu, qui en tout temps soutient la justice, soutint si bien la Compagnie que des sept cents chevaliers il n’en réchappa que deux.
32
Cron. Tocco, v. 3367. Sans compter que lorsque l’on ne connaît pas l’origine du mal, les chroniqueurs deviennent énigmatiques : la « maladie sacrée » est synonyme d’épilepsie, mais bien d’autres laissent perplexes (Chr. fr., § 532, 827 ; Doukas, op. cit., p. 153 ; Doukas, Decline and Fall…, op. cit., p. 384-385). 34 Robert Fossier avance le chiffre de 20 à 35 % des enfants mourant avant leur un an (R. Fossier, op. cit., p. 144). 35 Chr. gr., v. 8467-8469 ; Chr. gr. (2005), p. 269 ; Crusaders, p. 307 ; cf. annexes, p. 638. 36 K. M. Setton, Catalan Domination of Athens, 1311-1388, Cambridge, 1948, p. 39-40. 37 BCH, 1961, p. 682. 38 Chr. fr., § 304. 33
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chapitre vii. la vie quotidienne Tous les autres périrent, ainsi que le comte et tous les barons de la principauté de Morée, qui avaient accouru pour anéantir la Compagnie »39.
L’une des conséquences de l’installation des Catalans à Athènes est de priver les nobles de Négrepont d’une partie de leurs revenus car beaucoup détenaient des biens et des fiefs sur le continent proche. L’autre conséquence est le fort taux de mortalité masculine lié à l’issue de l’affrontement qui voit périr la quasitotalité des chevaliers latins, et qui entraîne des combats endémiques40 dont les archives du Mont Athos conservent le témoignage pour les villages de Chalcidique41. Les heurts contre les Catalans ne sont pas les seuls en cause au XIVe siècle car les affrontements se multiplient dans toute la Morée, opposant des seigneurs toujours prêts à en découdre avec le baron voisin. Dans ce contexte, les expéditions punitives ne sont pas rares, provoquant des ravages et causant de nombreux morts, comme à Leucade qui est attaquée par les Albanais au tournant des années 1380 et dont l’assaut entraîne le massacre de tous les nobles qui appartiennent aux plus illustres familles42. Les seigneurs latins à la tête de leurs troupes sont directement exposés au choc des combats et il n’est pas rare qu’ils succombent à l’instar du despote d’Épire, Nicéphore II Orsini, qui trouve la mort en se battant contre les Albanais en 134943. Mourir au combat est donc une belle fin en soi pour tout lignager car il meurt en faisant preuve de bravoure ; ses qualités ne peuvent qu’être louées par les siens et sa mémoire honorée. Cela n’est pas le cas d’une autre cause de mortalité masculine au sein de la noblesse : l’assassinat qui est rare mais néanmoins présent. À l’instar de Richard Orsini, comte de Céphalonie, qui est tué loin de ses terres, à Clarence, par l’un de ses chevaliers en 1304 : « Et lors lui vint la novelle que le conte Richart de Cephalonie avoit esté ocis par .j. sien chevalier c’om appelloit monseignor Lion, seant sus le banc a Clarence, pour ce que le conte feri [frappait] le chevalier d’un baston sus la teste […] »44.
39
R. Muntaner, Les Almogavres. L’expédition des Catalans en Orient, J.-M. Barberà (éd.), Toulouse, 2002, p. 149. 40 D. Jacoby, « Les archontes grecs et la féodalité en Morée franque », dans Travaux et mémoires, t. II, Paris, 1965-1967, p. 254-255. 41 Une fois installés dans le duché d’Athènes, les Catalans causent de lourds dégâts et sont réputés pour organiser des expéditions rédoutées dans tout le pays. Il en est ainsi à l’occasion de leur raid vers le Mont Athos au cours duquel ils pillent plusieurs villages. Les documents athonites permettent une étude quantitative révélant qu’une crise subite a touché certains d’entre eux mais, très rapidement, une réaction démographique intervient et de nombreuses naissances rattrapent le phénomène de classes creuses enregistrées (P. Karlin- Hayter, « Les Catalans et les villages de Chalcidique », dans Byzantion, LII, 1982, p. 250-263). 42 Cron. Tocco, v. 73-74. 43 A. Luttrell, «Vonitza in Epirus and its lords : 1306-1377 », dans Rivista di Studi bizantini e neoellenici n.s. 1 (XI), Rome, 1964 ; repris dans Id., Latin Greece, the Hospitallers and the Crusades 1291-1440 (VR), Londres, 1982, p. 138. 44 Chr. fr., § 890. Le chroniqueur mentionne à plusieurs reprises cet acte comme pour en souligner le caractère humiliant (Ibid., § 869, 619).
277
troisième partie. conserver son prestige La vengeance semble être le mobile du chevalier nommé Lion45, mais dans tous les cas cet acte se détache du comportement vassalique, quelle que soit l’offense faite, étant donné qu’il est inconcevable pour un vassal de s’en prendre physiquement à son seigneur. D’autres faits divers violents marquent le quotidien des lignages nobles de la principauté : Guy de Charpigny est assassiné46 et c’est également le cas de Nicolò Dalle Carceri III47 ou de Nicolas Orsini48. Ce sont des épisodes atypiques de l’histoire de la principauté mais ils témoignent de la présence de faits divers dramatiques perpétrés jusque dans le groupe nobiliaire. Ainsi les causes de mortalité des nobles moréotes sont diverses, parfois comparables à celles qui touchent les catégories plus modestes, elles s’en dissocient toutefois lorsqu’il s’agit d’une mort liée au combat, bien que tous les combattants ne soient pas des chevaliers. Quant aux récits de vengeance narrés dans la Chronique de Morée, ils restent des cas particuliers. Au-delà de ces causes de mortalité qui sont celles de la noblesse, tant en Occident que dans la Romanie latine, le fléau qui cause le plus de morts à la fin du Moyen Âge, aussi bien dans la population que dans les rangs de la noblesse, reste la peste. La Toscane, aux sources si nombreuses, permet d’en savoir davantage sur la démographie des lignages nobles : les variations saisonnières enregistrées pour les décès lors des années de peste ont des pics qui culminent l’été49 et cette épidémie endémique à partir du milieu du XIVe siècle a des répercussions sur les pratiques sociales, notamment sur la fécondité50. Ces constatations sont bien évidemment valables pour les autres régions concernées par ce fléau. RaymondJoseph Loenertz en publiant la Chronique brève moréote de 1423 rappelle les nombreuses apparitions de la peste en Méditerranée orientale : 1348 bien sûr, mais ensuite 1362, 1374, 1381-1382, 1391-1392, 1398-1399, 1409-1410, 1417-1418, 1422-142351. Chypre n’est pas épargnée et elle subit plusieurs vagues de peste après 134852, frappant en premier lieu les centres urbains, mais plongeant surtout l’île dans une profonde dépression53. Ces retours incessants choquent les
45
D’origine vénitienne semble-t-il (cf. supra, p. 62) ; cf. supra, p. 116. Chr. fr., § 680. 47 Sa mort qui intervient en 1383, est connue des voyageurs tels que Nicolas de Martoni, une dizaine d’années après (H. Duchêne, op. cit., p. 10). 48 Il est assassiné par son frère en 1323 (A. Luttrell, « Vonitza… », op. cit., p. 133). 49 D. Herlihy, C. Klapisch-Zuber, op. cit., p. 195. 50 Ibid., p. 198. 51 R.-J. Loenertz, « La chronique brève moréote de 1423. Texte, traduction et commentaire », dans Mélanges Eugène Tisserant, t. II, Rome, 1964, p. 415-435. Dans une lettre datée de 1423, Antonio Acciaiuoli rassure ses parents sur l’épidémie du peste qui ravage alors la Grèce (J.-A. C. Buchon, Nouvelles recherches…, op. cit., p. 164). 52 B. Arbel, « Régime colonial, colonisation et peuplement : le cas de Chypre sous la domination vénitienne », dans Sources. Travaux historiques, 43-44, 1995 ; repris dans Id., Cyprus, the Franks and Venice, 13th-16th centuries (VR), Londres, 2000, p. 96. 53 G. Grivaud, Pour une Histoire des villages désertés à Chypre de la fin du XIIe à la fin du XIXe siècle, Thèse soutenue à l’EHESS, Paris, 1994, p. 375-377, 394 ; B. Imhaus, « Quelques remarques sur la démographie chypriote », dans Id. (éd.), Lacrimæ Cypriæ. Les larmes de Chypre ou Recueil des inscriptions lapidaires pour la plupart funéraires de la période franque et vénitienne de l’île de Chypre, Nicosie, 2004, t. II, p. 192-193. 46
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chapitre vii. la vie quotidienne contemporains et certains rendent compte de leurs ravages54, pourtant les mentions recueillies dans les sources restent éparses et ne permettent pas d’obtenir une vue d’ensemble des conséquences de cette épidémie qui déséquilibre le rapport mortalité/natalité. En ce qui concerne la principauté de Morée, si toute précision démographique est impossible, certaines sources, néanmoins, recoupent des données à une échelle réduite. Ainsi, la gestion des possessions de Nicolò Acciaiuoli permet d’obtenir quelques proportions et il semblerait qu’au milieu du XIVe siècle, la Peste Noire ait causé la mort de 25 à 30 % de la population villageoise d’Élis en Messénie55. La masse rurale n’est pas la seule touchée et les lignages nobiliaires paient également un lourd tribut à cette épidémie car la peste touche non seulement tous les milieux mais aussi de façon indifférenciée les jeunes et les vieux, les femmes et les hommes56 comme Jean d’Aragon-Randazzo, duc catalan d’Athènes à partir de 1338 qui meurt dix années plus tard victime de la Peste Noire57. Au milieu du XIVe siècle, elle décime les trois-cinquièmes de la population vénitienne de Crète, nobles comme roturiers58. En fait, à partir de 1348, elle revient de façon régulière toucher les populations de l’Empire byzantin et de la Romanie latine59, ainsi que les îles de l’Archipel où la situation démographique devient réellement catastrophique au XIVe siècle et pousse les seigneurs à encourager l’immigration60. Aucun témoignage des rituels liés à la mort d’un lignager ne persiste, ce qui est regrettable car le deuil permet au lignage de rester soudé, d’assurer la cohésion du groupe. En épaulant le conjoint survivant, les lignagers maintiennent un équilibre et supportent ensemble cette épreuve61. Or, il en est tout autrement lorsque le défunt meurt d’une épidémie considérée comme un fléau, il est dès lors traité comme un « pestiféré » et son corps n’est pas réclamé par les lignagers62. La situation démographique au début du XVe siècle est donc extrêmement préoccupante car les nombreuses épidémies, les guerres contre les Grecs, les
54 Le conseiller de Jean VI Cantacuzène, Démétrius Cydonès, observe que la peste a cessé dans la capitale byzantine mais perdure dans les provinces occidentales. L’impératrice Anne Paléologue, qui s’est réfugiée à Thessalonique, est terrassée par ce mal en 1364/1365. Doukas ne manque pas de mentionner la mort de la jeune princesse russe promise à Jean Paléologue, fauchée par la peste à peine âgée de quatorze ans en 1418 (R.-J. Loenertz, « Démétrius Cydonès. De la naissance à l’année 1373 », dans Orientalia Christiana Periodica, XXXVI, 1970, p. 62 ; Doukas, op. cit., p. 76 ; Doukas, Decline and Fall…, op. cit., p. 220-221). 55 E. Sakellariou, op. cit., p. 306 ; La forte mortalité entraîne une pénurie de main d’oeuvre dans la deuxième moitié du XIVe siècle (E. Petrescu, Pour une histoire agraire de la Morée franque (XIIIepremière moitié du XVe siècle), thèse de doctorat Université Paris IV, 2008, p. 176-177). 56 W. Naphy, A. Spicer, La Peste Noire. Grande peur et épidémies 1345-1730, Paris, 2003, p. 66. 57 R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », dans Byzantina et Franco-Graeca, Articles choisis parus de 1936 à 1969, Rome, 1978, p. 193. 58 F. Thiriet, La Romanie vénitienne au Moyen Âge, le développement et l’exploitation du domaine colonial vénitien (XIIe-XVe siècle), Paris, 1975, p. 168. 59 Marie-Hélène Congourdeau dresse un catalogue de la propagation de cette pestilence en Méditerranée orientale (M.-H. Congourdeau, « Pour une étude de la Peste Noire à Byzance », dans ΕΥΨΥΧΙΑ. Mélanges offerts à Hélène Ahrweiler, Paris, 1998, p. 149-163). 60 G. D. R. Sanders, « Two kastra on Melos and their relations in the Archipelago », dans P. Lock, G. D. R. Sanders (éd.), op. cit., p. 158-159. 61 G. Duby, « Convivialité », dans G. Duby, Ph. Ariès (dir.), Histoire de la vie privée…, op. cit., p. 92-93. 62 W. Naphy, A. Spicer, op. cit., p. 66.
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troisième partie. conserver son prestige affrontements entre Latins et la pression turque entraînent une mortalité galopante en Morée latine. Nonobstant ce contexte, les nobles de la principauté de Morée qui parviennent à l’âge adulte vivent relativement âgés.
2. Une longévité symptomatique L’espérance de vie, qui se calcule à un âge donné, est la durée moyenne de vie restant à cet âge63. Elle est peu élevée durant la période médiévale, tant en Occident qu’en Orient, mais une fois la mortalité infantile64 ôtée des calculs, les chances de vivre âgé sont plus importantes. En Toscane aux XIVe et XVe siècles, l’espérance de vie moyenne à la naissance est de 37 ans pour les hommes et de 33 ans pour les femmes65. Mais ces chiffres ne tiennent pas compte du statut social : la masse populaire, par le lourd labeur qu’elle doit fournir est plus exposée aux difficultés du temps. Là où les données démographiques ne font pas défaut, les historiens ont pu noter une augmentation de l’espérance de vie au XIIIe siècle66, avant la baisse enregistrée entre le début du XIVe siècle et le début du XVe siècle, directement liée aux pandémies qui sévissent en Méditerranée et dans tout l’Occident. Dans la principauté de Morée, les sources donnent peu de renseignements concernant les dates de vie et de mort des nobles, toutefois les plus grandes familles fournissent quelques chiffres, à commencer par le lignage princier qui bénéficie de l’éclairage que peuvent fournir les archives angevines. Seule la descendance* des premiers princes sort de l’ombre, mais les données sont plus nombreuses à partir de la fin du XIIIe siècle : Tableau 6 Durée de vie de quelques membres du lignage des Villehardouin Isabelle de Villehardouin67 Marguerite d’Akova Mahaut de Hainaut Isabelle de Sabran Marguerite de Savoie
Naissance 1259
Mort 1311
Durée de vie 52 ans
1266 1293 1297 1302
1315 1331 1315 Après 1371
49 ans 38 ans 18 ans 69 ans ou plus
67
63
A.-M. Gérin-Grataloup, Précis de géographie, Paris, 1995, p. 107. Nombre moyen de décès d’enfants de moins de un an rapporté au nombre de naissances (Ibid., p. 107). 65 D. Herlihy, C. Klapisch-Zuber, op. cit., p. 200. 66 B. Imhaus, « Le concept de la mort et les rites funéraires en Chypre », dans Id., (éd.), Lacrimæ Cypriæ. Les larmes de Chypre ou Recueil des inscriptions lapidaires pour la plupart funéraires de la période franque et vénitienne de l’île de Chypre, Nicosie, 2004, t. II, p. 81. 67 En 1271 lorsqu’elle épouse Philippe d’Anjou, elle est âgée de 12 ans (A. Bon, La Morée franque. Recherches historiques, topographiques et archéologiques sur la principauté d’Achaïe (1205-1430), Paris, 1969, p. 137-138). 64
280
chapitre vii. la vie quotidienne D’autres informations, plus rares et éparses, apparaissent pour d’autres lignages : Tableau 7 Durée de vie de quelques nobles moréotes Gautier VII de Brienne Marie d’Enghien Guy II de La Roche68
1329
1332
3 ans
1364 1280 environ
Après 1393 1308
29 ans ou plus 28 ans environ
68
Le duché de l’Archipel livre, fort heureusement, des renseignements plus précis que le continent concernant les données démographiques des nobles latins. Cela est dû en partie aux archives vénitiennes qui ont un rôle déterminant dans la sauvegarde de nombreux détails et aux recherches prosopographiques qui permettent de dégager une durée de vie pour certains membres des lignages nobles insulaires. Si les familles ducales composées de descendants* directs et de leurs conjoints livrent des exemple choisis pour leur caractère détaillé, les tableaux qui suivent ne sont en rien exhaustifs. Le lignage des Sanudo permet ainsi de relever quelques espérances de vie : 69 70 71 72 73 74 75 76
Tableau 8 Durée de vie de quelques membres du lignage Sanudo Isabelle de SainteMénéhoulde69 Marco II Sanudo70 Marino Sanudo71 Guglielmo Ier Sanudo72 Marie Aleman73 Renaud de La Roche74 Nicolò Ier Sanudo75 Jeanne de Brienne76
Naissance Entre 1209 et 1213 environ Vers 1240-1245 Après 1241 Vers 1265
Mort Après 1261
Durée de vie 48-52 ans
Entre 1296-1303 Après 1291 Entre 1323-1324
51-63 ans 50 ans 58-59 ans
Avant 1255-1260 Vers 1275-1282
Avant 1320 Avant mars 1311
60-65 ans 29-36 ans
Vers 1285-1290 Vers 1292
Juillet 1341 Avant 1341
51-56 ans 49 ans
68 Il est adoubé en 1294, il doit avoir environ 14 ans (M. Sanudo, Istoria tês Rômanias, E. Papadopoulou (éd.), Athènes, 2000, p. 130 ; R. Muntaner, op. cit., p. 158-159). 69 Épouse d’Angelo Sanudo, duc de l’Archipel en 1227 (G. Saint-Guillain, op. cit., p. 829). 70 Duc de l’Archipel de 1274 à 1296 environ (Ibid., p. 835). 71 Seigneur de Paros et de la moitié de Naxos (Ibid., p. 841). 72 Seigneur de Naxos puis duc de l’Archipel en 1302-1303 (Ibid., p. 845). 73 Épouse de Guglielmo Ier Sanudo (Ibid., p. 847). 74 Fiancé et peut-être époux d’Alice Sanudo à la fin du XIIIe siècle (Ibid., p. 853). 75 Duc de l’Archipel de 1323 à 1341 (Ibid., p. 855). 76 Épouse de Nicolò Ier Sanudo (Ibid., p. 862).
281
troisième partie. conserver son prestige
Simona Sanudo77 Marino Sanudo78 Pietro Sanudo79 Fiorenza Sanudo80 Fiorenza Sanudo81 N. Sanudo82 Guglielmo Sanudo83 Maria Sanudo84 Elisa Sanudo85 Angeletto Sanudo86 Alice Prémarin87 Filippa Sanudo88 Agnese Castri89
Naissance Vers 1320 Vers 1320 Avant 1330 Avant 1340 Avant 1355 Avant 1340 Avant 1320 Vers 1365-1366 1366 Avant 1363 ou après 1367 Avant 1370 Avant 1388 Vers 1313
Mort Après 1358 Entre 1356 et 1375 Après 1390 1367 Après 1389 Avant 1375 Après 1362 1426 Après 1374 Avant 1429
Durée de vie 38 ans 36-55 ans 60 ans 27 ans et plus 34 ans 35 ans environ 42 ans 60-61 ans 8 ans 62-66 ans environ
1439 Après 1441 Avant 1342
69 ans environ 53 ans environ 29 ans environ
77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89
Il en est de même pour les Dalle Carceri et les Crispo : 90 91 92 93 94
Tableau 9 Durée de vie de quelques membres du lignage des Dalle Carceri Nicolò Dalle Carceri90 Francesco Ier Crispo91 Giacomo Ier Crispo92 Petronilla Crispo93 Rabella Crispo94
77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94
Entre 1357-1358
1383
24-25 ans
Avant 1350
1397
47 ans environ
Entre 1368 et 1373 Entre 1368 et 1372 Entre 1368 et 1375
1418 1431 Après 1387
45-50 ans 59-63 ans 12-19 ans environ
Fille de Guglielmo Ier Sanudo (G. Saint-Guillain, op. cit., p. 874). Seigneur d’Ios (Ibid., p. 875). Confrère de l’Hôpital et seigneur de Gridia et de Castel d’Alto (Ibid., p. 877). Duchesse de l’Archipel et dame régente des deux-tiers de Négrepont (Ibid., p. 880). Dame de Milos, épouse de Francesco Ier Crispo, duc de l’Archipel en 1383 (Ibid., p. 884). Fille de Marino Sanudo, seigneur d’Ios (Ibid., p. 885). Petit-fils de Marco II Sanudo (Ibid., p. 889). Dame d’Andros et de Paros (Ibid., p. 899). Fille de Nicolò II Sanudo et de Fiorenza Sanudo (Ibid., p. 906). Fils de Nicolò Sanudo Spezzabanda (Ibid., p. 907). Épouse d’Angelo Sanudo (Ibid., p. 908). Fille d’Angeletto Sanudo (Ibid., p. 909). Épouse d’Angeletto Sanudo (Ibid., p. 921). Duc de l’Archipel (1367) et des deux-tiers de Négrepont (Ibid., p. 923). Duc de l’Archipel en 1383 (Ibid., p. 929). Duc de l’Archipel en 1397 (Ibid., p. 931). Fille de Francesco Ier (Ibid., p. 933). Fille de Francesco Ier (Ibid., p. 934).
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chapitre vii. la vie quotidienne
Giovanni II Crispo95 Après 1373 Agnese Crispo96 Entre 1370 et 1380 Pietro Bembo97 Avant 1380 Dragonetto Clavelli98 Avant 1360
1433 1432 1404-1405 1414-1415
60 ans environ 52-62 ans environ 24-25 ans environ 55-56 ans environ
95 96 97 98
Enfin, les Ghisi livrent quelques données supplémentaires : Tableau 10 Durée de vie de quelques membres du lignage des Ghisi Bartolomeo II Ghisi99 N. de Liedekerque100 Merino Ghisi101 Giorgio II Ghisi102 Bartolomeo III Ghisi103 Théodora Asanine104 Giorgio III Ghisi105
Entre 1298-1301
1341-1342
40-44 ans
Entre 1295-1300 Vers 1300-1305 Vers 1316-1320 1344-1345
Avant 1326 Après 1350 Vers 1343-1353 Vers 1383-1387
26-31 ans 45-50 ans 23-37 ans 39-43 ans
Vers 1345 Avant 1373
1398 1389-1390
53 ans environ 16-17 ans environ
99 100 101 102 103 104 105
Bien que les tableaux ci-dessus n’aient retenu que les personnages dont l’état civil est mieux connu que d’autres, quelques éléments sont notables. Tout d’abord, l’espérance de vie à la naissance est assez élevée dans le milieu nobiliaire, il n’est pas rare de dépasser les 45 ans, ainsi plus de la moitié des cas mentionnés atteignent, voire dépassent cet âge. Les différences hommes/femmes ne sont pas marquées car sur les 45 personnages (dont 22 sont des hommes et 23 des femmes), l’espérance de vie moyenne tourne autour des 42 ans106, et cela est assez élevé comparé aux chiffres fournis par le Catasto de Florence107. À croire que les causes de décès, qui diffèrent néanmoins selon le sexe, s’équilibrent108.
95
Fils de Francesco Ier et duc de l’Archipel en 1418 (G. Saint-Guillain, op. cit., p. 935). Fille de Francesco Ier (Ibid., p. 941). 97 Époux d’Agnese Crispo (Ibid., p. 945). 98 Second époux d’Agnese Crispo (Ibid., p. 945). 99 Seigneur de Tinos, Mykonos et du tiers de Négrepont (Ibid., p. 953). 100 Épouse de Bartolomeo II Ghisi (Ibid., p. 955). 101 Seigneur de Koupa et de la moitié de Kéa (Ibid., p. 958). 102 Fils de Bartolomeo II Ghisi, seigneur de Tinos, Mykonos et tiercier de Négrepont (Ibid., p. 962). 103 Fils de Giorgio II Ghisi, seigneur de Tinos, Mykonos et tiercier de Négrepont (Ibid., p. 964). 104 Épouse de Bartolomeo III Ghisi (Ibid., p. 965). 105 Fils de Bartolomeo III, seigneur de Tinos, Mykonos et tiercier de Négrepont (Ibid., p. 969). 106 Lorsqu’une espérance de vie approximative est présentée, nous avons choisi de prendre l’âge médian. 107 Cf., supra, p. 272. 108 Cf., infra, p. 274 et suiv. 96
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troisième partie. conserver son prestige Cette espérance de vie est révélatrice d’une certaine qualité de vie car les occupations nobles qui ne comportent pas de durs labeurs, préservent d’une mortalité précoce. Deux exemples de mort en bas âge apparaissent dans ces tableaux, mais il ne sont en rien révélateurs, car ils ne permettent pas de quantifier le phénomène, étant donné que la plupart des sources conservent le silence sur la mort des enfants. L’anthroponymie, néanmoins, par le biais des règles de dévolution des prénoms, peut apporter des compléments d’information sur la vulnérabilité de cette classe d’âge109. Les données relevées restent donc approximatives et contrastent en cela avec certaines études médiévales plus détaillées car le problème principal pour déterminer un âge de décès, si ce n’est le silence des sources, vient du faible nombre de dates de naissance connues. Cependant, les sources doivent être exploitées au mieux et il semble difficile de faire davantage en l’état actuel de la documentation. Si les lignagers moréotes vivent relativement vieux, et quels que soient les motifs de leur mort exception faite de la peste, il faut tout de même apporter quelques précisions quant à la place qu’ils réservent à leurs morts, car l’inhumation des leurs répond à des codes.
3. Les lieux de mémoire Même morts, les nobles continuent de faire partie du groupe familial et, afin de maintenir le lien spirituel qui les unit aux vivants, des lieux spécifiques sont choisis pour les accueillir. La volonté de garder les défunts, non pas chez soi mais tout près, pousse à choisir un lieu familial proche. Ainsi, de nombreuses maisons nobles en Occident entretiennent un lien privilégié avec un monastère qu’elles ont fondé grâce à leur puissance et qui devient leur nécropole familiale 110. D’ailleurs, la coutume dans certaines provinces occidentales ne permet pas au père de famille de placer le corps de ses enfants mineurs autre part que dans la tombe de ses ancêtres111. Or la dispersion géographique et le système de parenté cognatique* rendent ces dispositions difficilement applicables. En effet, quelle lignée* faut-il privilégier : les ascendants* maternels ou paternels ? En Champagne, les seigneurs d’Arzillières sont tous inhumés dans un monastère proche, certes de petite taille, mais permettant à ce lignage d’entretenir sa spécificité112. Dans le royaume angevin, il n’y a pas de nécropole royale comparable à SaintDenis pour les Capétiens, toutefois les choix se portent en priorité vers les églises mendiantes de la capitale113. Dans le royaume de Chypre, les Lusignan choisissent
109
Cf., infra, p. 468. M. Aurell, « Introduction. Modernité de la monographie familiale », dans M. Aurell (éd.), Le Médiéviste et la monographie familiale : sources, méthodes et problématiques, Turnhout, 2004, p. 18. 111 R. Carron, Enfant et parenté dans la France médiévale Xe-XIIIe siècle, Genève, 1989, p. 18. 112 Ils reposaient auparavant dans l’abbaye de Cheminon, puis se démarquent en choisissant le monastère de Moncetz, près de leurs terres (G. Bonnafous, « Les stratégies d’un lignage noble de Champagne : les seigneurs d’Arzillières de 1315 à 1337 », dans Champagne généalogie, n° 97, 2002, p. 341-342). 113 F. Mazel, « Piété nobiliaire et piété princière en Provence sous la première maison d’Anjou (vers 1260-vers 1340) », dans N. Coulet, J.-M. Matz (éd.), La Noblesse dans les territoires angevins à la fin du 110
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chapitre vii. la vie quotidienne une église dominicaine pour leur servir de Panthéon114, alors qu’en Sicile, les lignages nobles, durant le bas Moyen Âge, se replient sur eux-mêmes et construisent, parfois même de façon précoce, des monuments funéraires collectifs réservés uniquement aux lignagers115. Lorsque les nobles latins conquièrent la Morée, certains font le choix de s’y établir, tandis que d’autres préfèrent rentrer dans leurs terres patrimoniales116. C’est le cas d’Othon de La Roche, seigneur d’Athènes, qui rentre chez lui auprès de son épouse Isabelle de Ray et de son fils Othon117. Ses successeurs, quant à eux, font le choix de rester et choisissent le monastère de Daphni comme nécropole lignagère118. Dans ce monastère dévolu à des moines cisterciens dès la conquête et qui est l’objet de nombreux remaniements architecturaux119, la symbolique funéraire est si forte qu’un siècle plus tard, dans son testament rédigé en 1311, Gautier de Brienne précise qu’il souhaite y reposer auprès de sa famille maternelle120. Quant à son fils, duc titulaire d’Athènes, il préfère être inhumé dans les terres ancestrales des Brienne, au cœur de la Champagne121. Leurs successeurs, les ducs catalans d’Athènes, ne le sont que de façon théorique, sans parfois même s’y déplacer et ne sont donc pas enterrés à la manière des ducs francs en Attique, mais inhumés en Sicile où ils résident. En 1317, Manfred d’Aragon, premier duc catalan d’Athènes est enseveli dans l’église des dominicains à Trapani122, et en 1338 son frère Guillaume est enseveli dans la cathédrale de Palerme123. Tandis que les seigneurs latins se font enterrer dans leurs terres, le lignage princier choisit la capitale. Les Villehardouin reposent ainsi dans un monastère d’Andravida dont l’identification soulève quelques problèmes124 : « Et après que il morut, si avoit commandé que on portast son corps, dedens cellui an, au moustier [monastère] glorieux de monseignor Saint Jaque en Andreville, […]. La gisent tous trois en une tombe : monseignor Goffroy son pere, ou mylieu ; et le prince Goffroy, son aisné frere, a la destre [droite] partie du pere, et il a la senestre [gauche] »125.
Moyen Âge. Acte du colloque international organisé par l’Université d’Angers. Angers-Saumur (3-6 juin 1998), Paris, 2000, p. 536-537. 114 B. Imhaus, « Le concept de la mort… », op. cit., p. 83. 115 H. Bresc, op. cit., p. 683. 116 Cf., supra, p. 63. 117 Cf. annexes, p. 637. 118 A. Kiesewetter, « Ricerche costituzionali e documenti per la signoria ed il ducato di Atene sotto i de La Roche e Gualtieri V di Brienne », dans C. A. Maltezou, P. Schreiner (éd.), Bisanzio, Venezia e il mondo franco-greco (XIIe-XVe secolo), Atti del colloquio internazionale organizzato nel centenario della nascita di Raymond-Joseph Loenertz o.p., Venezia, 1-2 dicembre 2000, Venise, 2002, p. 292. 119 BCH, 1961, p. 618. 120 Cf., infra, p. 510. 121 Il faut préciser que Gautier VI de Brienne n’a été que le duc d’Athènes en titre puisque ses terres sont occupées par les Catalans depuis 1311 (K. M. Setton, Catalan Domination …, op. cit., p. 44). 122 R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras .. .», op. cit., p. 188. 123 Ibid., p. 192. 124 Saint-Jacques d’Andravida est le lieu retenu par les chroniques grecque (v. 7790), aragonaise (§ 419), alors que l’italienne évoque Saint-Laurent (Chr. ital., p. 459). 125 Chr. fr., § 535.
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troisième partie. conserver son prestige L’emplacement choisi pour les corps est codifié, répondant à la volonté de reconstituer la filiation* par ordre d’ancienneté et d’accession au trône. Le père se trouve au centre tandis que son fils aîné gît à la droite, et son cadet à la gauche126. Le choix des Villehardouin se porte sur la capitale de la principauté de Morée, centre du pouvoir politique, non pas sur leur terre patrimoniale de Kalamata127, et il en est de même pour d’autres souverains des Balkans, quelles que soient leurs confessions. Ainsi, les sources évoquent l’inhumation des despotes d’Épire dans leur capitale de Ioannina128, tandis que les despotes grecs sont enterrés à Mistra. Le peu de renseignements concernant les lieux de mémoire pour les seigneurs moréotes est frappant, pourtant cet aspect est déjà mieux connu que pour leurs dames qui restent majoritairement dans l’ombre des sources. Le problème de l’inhumation des dames de la noblesse est symbolique et témoigne du degré d’intégration de l’épouse dans sa famille alliée*. Ainsi, la princesse Agnès, d’origine grecque, fait le choix de reposer auprès de son premier époux, Guillaume de Villehardouin à Andravida129. C’est également le cas de Cléopé Malatesta, épouse de Théodore II Paléologue, despote de Morée de 1407 à 1443, et qui est enterrée à Mistra en 1433, près du Palais des despotes130. Elle semble s’être convertie à la religion orthodoxe après son mariage et son lieu d’inhumation est intéressant car elle préfère reposer auprès de ses alliés* et de sa descendance* plutôt que d’être avec ses consanguins*, bien qu’il soit difficile d’évaluer dans quelle mesure le choix est personnel ou imposé par son époux et sa fille, Hélène. Quant à Maddalena Tocco, qui a épousé Constantin Paléologue et meurt en 1429 au château de Saint-Omer, elle est provisoirement enterrée dans une église de Clarence et ses restes sont plus tard transportés à Mistra131, auprès de la famille de son époux. Il est évident que le peu d’exemples fournis ne permet pas d’obtenir une vision complète du sujet, néanmoins le choix des épouses correspond à une tendance générale poussant les couples à rester unis même dans la mort ; évolution qui sape quelque peu les bases des lignages en poussant les femmes à oublier leur identité et à perdre leur sentiment d’appartenance132. Si les barons et les princes peuvent entretenir une nécropole familiale, ce n’est pas le cas de tous les chevaliers. Les sources écrites, déjà laconiques pour les plus grands, ne soufflent mot sur l’inhumation des plus désargentés. Dans cette situation, l’archéologie peut servir de recours et les campagnes de fouilles mettent en évidence les particularités de chaque groupe social. À Corinthe, 126 L’emplacement à droite du père a davantage d’importance que l’autre côté (J.-C. Schmitt, La Raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, 1990, p. 277). 127 Chr. fr., § 174. 128 S. C. EstopaÑan, Bizancio y España. El legado de la basilissa Maria y de los despotas Thomas y Esaü de Joannina, Barcelone, 1943, p. 171. 129 Elle n’est pas enterrée auprès de son second époux, Nicolas II de Saint-Omer (cf., infra, p. 360). 130 D. A. Zakythinos, Le Despotat grec de Morée, Paris, 1932, p. 190. 131 La translation du corps reste un mystère : morte à Thèbes, dans le château de Saint-Omer, elle est ensuite enterrée à l’autre bout de la principauté avant de rejoindre la capitale du despotat. Cela semble répondre à des choix complexes ou souligne les tensions politiques du moment (Ibid., p. 210). 132 H. Bresc, « L’Europe des villes et des campagnes (XIIIe-XVe siècle) », dans A. Burguière (éd.), Histoire de la famille, t. II, Paris, 1986, p. 178.
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chapitre vii. la vie quotidienne soixante-dix tombes ont permis de découvrir une utilisation sur plusieurs siècles, réemployant à plusieurs reprises les mêmes sépultures et livrant quelques offrandes qui témoignent du niveau de vie de leurs occupants133. Certaines ont été employées par des hommes ou des femmes d’une certaine aisance, que ce soient des marchands ou des nobles citadins134. Un exemple lignager permet de mettre en relief les permanences et les mutations dans le choix des lieux de mémoire. Nicolò Acciaiuoli, dont la réussite marchande et politique est fulgurante, entend choisir pour son lignage une nécropole digne de son nouveau statut social et il choisit la Certosa del Galluzo, près de Florence, comme sépulture familiale. Comme nombre d’hommes d’affaires contemporains, il élève un tombeau pour lui et ses descendants* afin d’assurer une demeure de choix pour leurs corps135. Au XIVe siècle, les tombes monumentales sont encore rares, seuls les fondateurs de communautés religieuses comme Nicolò Acciaiuoli peuvent en construire. En tant que commanditaire, il a droit à la plus belle sépulture avec son effigie sculptée, alors que ses descendants* n’ont qu’une dalle avec un portrait réalisé en relief136. À plusieurs reprises, Nicolò Acciaiuoli, dans sa correspondance, fait part de sa volonté d’être inhumé dans cette nécropole dont il suit de très près l’avancement des travaux137. Cependant, pour la lignée des Acciaiuoli qui s’installe en Morée dans la seconde moitié du XIVe siècle, le choix d’un lieu de repos moréote apparaît. Ainsi, le fils adoptif de Nicolò, Nerio, qui fait son testament à Corinthe en 1394, demande à être enterré à Athènes dans l’église Sainte-Marie138. Quant à ses successeurs, rien n’apparaît dans les sources, mais l’emplacement athénien semble s’imposer comme le symbole du patrimoine familial. Les pratiques funéraires concernent donc essentiellement deux domaines d’études : la société et l’art. Si l’importance sociale de l’inhumation est étudiée dans ce chapitre, l’aspect artistique et la forte influence byzantine sur les réalisations moréotes sont étudiés dans le chapitre suivant. Ce qui apparaît à travers cette étude c’est le lien existant entre les lignagers, car au-delà même de la mort, cette structure familiale reste unie à l’instar des pratiques occidentales. Les conquérants ont importé ainsi leurs pratiques funéraires occidentales et l’utilisation d’une nécropole familiale témoigne d’une certaine puissance. Si ce n’est
133 Ce sont essentiellement des bijoux qui ont été retrouvés : boucles de ceinture en bronze, croix d’argent, paires de boucles en or (BCH, 1973, p. 290). 134 Quant aux excavations archéologiques plus récentes réalisées à Panakton, elles témoignent d’un mode de vie rural dépourvu d’artifice qui ne semble pas être celui de nobles même modestes. Les corps sont lavés, habillés et ne portent pas de bijoux (S. E. J. Gerstel, M. Munn et alii, « A late medieval settlement at Panakton », dans Hesperia, 72. 2, 2003, p. 217). 135 Il s’y fait enterrer de même qu’Angelo, son fils aîné (C. Ugurgieri Della Berardenga, Gli Acciaioli di Firenze nella luce dei loro tempi, Firenze, 1962, p. 213). 136 G. Ciapelli, P. Lee Rubin, Art, Memory, and Family in Renaissance Florence, Cambridge, 2000, p. 145147. 137 Plusieurs lettres attestent son intérêt pour la réalisation des travaux (É.-G. Léonard, Histoire de Jeanne Ire, reine de Naples, comtesse de Provence (1343-1382), t. III, Pièces justificatives, p. 587-588, 597-598, 610-611). 138 « […] Lo chorpo nostro inditamo che sia sepelito a la ecclesia de Santa Maria de Setines » (Mon. Peloponnesiaca, p. 312). Sétines est la forme vulgaire du nom d’Athènes (J. Longnon, « Les noms de lieux de la Grèce franque », dans Journal des Savants, 1960, p. 99).
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troisième partie. conserver son prestige par la représentation de ses parents, vivants ou morts, le noble latin de la principauté de Morée peut assurer le prestige de son lignage par son habitation.
B. L’EMPREINTE TOPOGRAPHIQUE NOBILIAIRE : LA RÉSIDENCE LIGNAGÈRE 1. Du château éperon…. Au lendemain de la conquête, les nobles latins s’installent en Morée. Leur implantation revêt différentes formes et si certains réexploitent les fortifications byzantines, d’autres construisent leur propre château ou adoptent des habitations plus modestes. Quel que soit leur choix, l’habitation devient le reflet de la puissance et pour cela les nobles lui accordent une grande importance. Il est difficile en l’état actuel de la documentation, et malgré les découvertes archéologiques, d’établir une juste proportion entre les fortifications bâties par les conquérants et celles réemployées à partir de l’héritage byzantin, sans compter la datation problématique des matériaux de réemploi139. Pourtant plusieurs historiens et archéologues ont défini le type des citadelles franques140. Celles qui sont construites au XIIIe siècle sont des forteresses sises sur les hauteurs escarpées dont le donjon se trouve au point culminant et de nombreux sommets du Péloponnèse sont occupés par des établissements de cette période. Leurs enceintes, qui sont de taille modeste, sont parfois ouvertes là où la falaise surplombe la vallée et elles abritent plusieurs dizaines de maisons ainsi qu’un château de taille plus réduite comprenant une citerne141, indispensable dans une région méditerranéenne telle que le Péloponnèse. Quant au schéma qui représente un réduit intérieur occupé par les conquérants latins, dominant un plus vaste espace luimême fortifié peuplé de sujets grecs, il semble être corroboré par les prospections archéologiques142 qui ont pour objet de restaurer et d’entretenir ces constructions143. La Chronique de Morée, rédigée au XIVe siècle, ne renseigne pas précisément sur le rôle des châteaux au moment de la conquête, et s’il semble ne pas y avoir de programme de construction lors de la phase initiale, les réali-
139 P. Lock, « Castles and seigneurial influence in Latin Greece », dans A. V. Murray, From Clermont to Jerusalem. The Crusades and Crusaders Societies (1095-1500). Selected Proceedings of the International Medieval Congress, University of Leeds, 10-13 july 1995, Turnhout, 1998, p. 173. 140 Elles sont bien différentes des maisons fortes que l’on retrouve dans les régions d’origine des conquérants (S. Guilbert, « Les maisons fortes dans le diocèse de Châlons-sur-Marne », dans M. Bur (dir.), La Maison forte au Moyen Âge, Actes de la Table ronde de Nancy-Pont-à-Mousson (31 mai-3 juin 1984), Paris, 1986, p. 179 et suiv. ; J. Mesqui, « Maisons, maison-fortes ou châteaux ? Les implantations nobles dans le comté de Valois et les franges occidentales du comté de Champagne aux XIIIe et XIVe siècles », dans M. Bur (dir.), La Maison forte…, op. cit., p. 188 et suiv. ; E. Pegeot, « Les destinées des maisons fortes à la fin du Moyen Âge : l’exemple franc-comtois », dans M. Bur (dir.), La Maison forte…, op. cit., p. 243 et suiv.). 141 Le village peut être intégré dans les murailles ou être accolé à la forteresse (A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 680 ; BCH, 1999, p. 700). 142 T. E. Gregory, « The medieval site on Mt Tsalika near Sophiko », dans P. Lock, G. D. R. Sanders (éd.), The Archeology of Medieval Greece, Oxford, 1996, p. 65. 143 BCH, 1995, p. 884, 889.
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chapitre vii. la vie quotidienne sations plus tardives sont soumises à de nombreuses interrogations quant aux instigateurs. Les constructions latines présentent des similitudes dans le style, mais également dans la facture car les matériaux utilisés sont identiques, comme à Corinthe où le donjon, réalisé sous Guillaume de Villehardouin, ressemble à celui de Mistra144. Ces nids d’aigles correspondent à des châteaux-éperons, tels qu’on les conçoit en Occident145. C’est le cas de Vardounia, qui se trouve sur le flanc est du Taygète146. Située sur une saillie rocheuse, la forteresse construite autour d’un donjon domine la vallée ainsi qu’un village147. Elle tire avantageusement parti de sa situation puisqu’elle peut se passer de murs là où les falaises les rendent inutiles, mais possède en son centre une nouvelle muraille, la chemise, qui protège la tour principale148. C’est donc l’exemple typique des forteresses franques de montagne149. Karytaina, qui a fait l’objet de fouilles récentes, répond aussi aux critères des forteresses de montagne150. C’est une citadelle élevée au XIIIe siècle dont les plans ont été ajustés au relief, représentant une sorte de triangle s’étendant sur plus de 110 mètres le long de l’Alphée avec une base orientée vers le sud. Dans l’ensemble, les enceintes suivent le modelé du terrain et ont un tracé sinueux. Le système défensif naturel est renforcé par une entrée surveillée : barbacane, herse et passage voûté se succèdent pour contrôler au mieux les va-et-vient. À l’intérieur du château, les bâtiments aux fonctions plus ou moins déterminées s’adossent au mur d’enceinte et, dans la moitié sud, ils sont desservis par une cour dont le sol a été aplani. Cet ensemble est complété au sud-ouest par une citerne maintenue par une série de piliers, composante indispensable à toute fortification dans ce pays méditerranéen au climat sec. Quant à la partie nord, il est difficile d’en restituer tous les éléments, bien que des hypothèses aient été formulées à propos des bâtiments : la construction carrée centrale serait un donjon surplombant l’ensemble de la fortification, peut-être même antérieur à l’élévation du château. Pour les bâtiments du côté est qui se trouvent en contrebas de la cour centrale, l’éventualité d’une prison a été évoquée151. L’ensemble représente donc une forteresse de montagne classique dont les plans et fonctions se sont adaptés au site choisi. Le contexte stratégique de la seconde moitié du XIIIe siècle pousse les Francs à adopter une nouvelle vision défensive du territoire : le repositionnement des Grecs dans le Péloponnèse les oblige à accentuer leur présence militaire dans le sud, comme en témoigne la Chronique de Morée :
144
K. Andrews, Castles of Morea, Princeton, 1953, p. 140. P. Rocolle, Le Temps des châteaux forts, Xe-XV e siècle, Paris, 1994, p. 93. 146 Cf. annexes, p. 536 147 P. Burridge, « The castle of Vardounia and defence in the southern of Taygetos », dans P. Lock, G. D. R. Sanders (éd.), op. cit., p. 19. 148 Les enceintes plus récentes n’ont ni chemise ni donjon. 149 P. Burridge, op. cit., p. 20. 150 Il s’agit plus précisément de travaux de restauration destinés au château-fort et au pont sur Alphée (BCH, 1995, p. 875). 151 A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 630-632. 145
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troisième partie. conserver son prestige « De puis le temps que le prince Guillerme de Villarduin ot gaaigné le chastel de Malevesie […] et quant la guerre failli [finie] dou pays de la Morée et de la princée d’Achaye, ainxi comme nous vous conteons, li baron dou pays et li autre gentil homme si comencerent a faire fortresses et habitacions, quy chastel, qui maisons sur sa terre, et changier leurs sournoms et prendre les noms des fortresses qu’il faisoient »152.
Au lendemain de la prise de Monemvasie en 1248, lorsque la paix s’installe dans la principauté, les châteaux fleurissent en Morée. Cette attente d’un demisiècle pour bâtir des forteresses est intéressante, car si les conquérants occupaient dans un premier temps les châteaux déjà construits, dans une seconde période ils bâtissent les leurs. Leur installation semble définitive et une nouvelle tendance se dessine lorsque les chevaliers adoptent le nom de leur fief moréote153. Martine Breuillot a noté cela lors de son recensement des châteaux de Messénie médiévale, dans lequel elle remarque le nombre élevé de châteaux de très petites dimensions. Ils ne sont pas destinés à accueillir la population en cas de difficultés, mais servent le plus souvent de relais et abritent de petites garnisons154. Les mêmes préoccupations et les mêmes contingences matérielles se retrouvent dans l’espace insulaire et notamment dans l’île de Mélos où deux fortifications de conception différente ont été érigées. Si l’une a été édifiée au point culminant, probablement par le conquérant Marco Sanudo pour répondre à des préoccupations militaires, l’autre, non visible de l’espace maritime, organise davantage l’intérieur des terres. Néanmoins les deux châteaux se complètent et polarisent l’espace insulaire155. Les citadelles de cette île sont composées le plus souvent par des blocs fermés de maisons dont les murs extérieurs sont aveugles, formant ainsi les fortifications156. Où que l’on se trouve dans l’espace moréote, les édifices les mieux conservés sont ceux de défense, capables de résister à un long siège. Ils comportent des citernes, des créneaux et des tours flanquées entre autres. La Chronique de Morée précise que si certaines tombent aux mains des Grecs à la fin du XIIIe ou au XIVe siècle, c’est par l’emploi de ruses ou de négociations, non d’assauts157. Mais leur utilité, probablement essentielle, celle qui occupe les nobles latins au quotidien, est une fonction plus économique que militaire. Grâce à ces postes de surveillance, les châtelains peuvent encadrer les plaines, défendre les vallées, ou encore veiller à la distribution des eaux. Cependant, le château engage de tels frais au quotidien qu’il ne peut pas être la résidence de tous les nobles latins ; une majorité de vassaux trouve alors d’autres modes d’hébergement, dont l’aspect et l’importance sont très variés et qui représentent les différences de statuts au sein du groupe nobiliaire. 152
Chr. fr., § 218. Cf. infra, p. 452. 154 M. Breuillot, Châteaux oubliés de la Messénie médiévale, Paris, 2005, p. 269-271. 155 G. D. R. Sanders, « Two kastra on Melos and their relations in the Archipelago », dans P. Lock, G. D. R. Sanders (éd.), op. cit., p. 149-150, 159. 156 B. J. Slot, Archipelagus Turbatus. Les Cyclades entre colonisation latine et occupation ottomane (15001718), Istanbul, 1982, p. 16. 157 P. Lock, « Castles and seigneurial influence… », op. cit., p. 180. 153
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chapitre vii. la vie quotidienne 2. … aux tours rurales et cités fortifiées Les recherches archéologiques des vingt dernières années ont mis en valeur l’emprise nobiliaire sur le paysage grec et les archéologues ont ainsi daté nombre de tours de l’époque de la domination franque158. Peter Lock les a étudiées et malgré les changements politiques, il ne note pas de différence stylistique dans leur réalisation. À titre d’exemple, les tours qui se trouvent en Attique ont une maçonnerie uniforme et sans ornementation, qu’elles datent du gouvernement bourguignon, de celui des Catalans ou encore des Florentins159. Les commanditaires en sont les seigneurs latins mais les maçons sont grecs et travaillent à la façon égéenne ou byzantine160. Dans le duché d’Athènes, Peter Lock recense quatre-vingts tours pour cinq châteaux et dans l’île de Négrepont, il en répertorie cinquante-cinq pour six châteaux161, parmi elles certaines étaient construites avant 1204 et appartenaient à des familles archontales. Toutes les fortifications semblent regrouper plusieurs fonctions : garantir la sécurité et assurer un refuge entre leurs murs, contrôler les plaines fertiles ou encore surveiller les communications. Un château isolé peut être contourné, il convient donc de mettre en place tout un maillage de places fortes et cette démarche est la même en Syrie franque, où les grandes forteresses sont complétées par des châteaux de taille plus modeste qui défendent les grandes citadelles et qui hébergent des seigneurs châtelains non issus de la noblesse baronniale162. En ce qui concerne les tours qui jalonnent l’espace eubéen, elles ne remplissent pas uniquement des fonctions stratégiques, car ce sont des propriétés privées qui jouent un rôle dans l’organisation de l’espace rural. Leur manque d’homogénéité, dans la réalisation ou les matériaux choisis, provient des contraintes qui reposent sur les différents seigneurs et leur manque de ressources parfois163. Si leurs emplacements, souvent au cœur de vallées fertiles, confirment leurs fonctions économiques comme en Béotie164, étant des constructions féodales et personnelles, le rôle défensif n’est pas leur principal emploi165. Ces ouvrages remplissent de la sorte plusieurs rôles selon leur emplacement : que ce soit pour assurer la surveillance militaire ou pour l’encadrement agricole, la plupart 158
À Aspropyrgos, les archéologues ont dégagé une partie de la tour médiévale provenant d’un édifice funéraire, et bâtie avec des blocs de marbre et de poros réemployés. Les dimensions sont de moins de dix mètres sur dix (BCH, 1999, p. 666, 706). 159 P. Lock, « The medieval towers of Greece : a problem in chronology and function », dans B. Arbel, B. Hamilton, D. Jacoby, Latins and Greeks in the Eastern Mediterranean after 1204, Londres, 1989, p. 130-131. 160 On retrouve de telles constructions en Macédoine (J. Lefort, « Habitats fortifiés en Macédoine orientale au Moyen Âge », dans A. Bazzana, P. Guichard, J.-M. Poisson (éd.), Habitats fortifiés et organisation de l’espace en Méditerranée occidentale, Table Ronde tenue à Lyon (4-5 mai 1982), Lyon, 1983, p. 101). 161 P. Lock, « Castles and seigneurial influence…», op. cit., p. 183. 162 J. Richard, « La noblesse de Terre sainte (1097-1187) », dans La Noblesse dans l’Europe occidentale au Moyen Âge : accès et renouvellement, Actes du colloque de Paris, 14-15 janvier 1988, Lisbonne-Paris, 1989, p. 329 ; K. Molin, Unknown Crusader Castles, New-York-Londres, 2001, p. 109. 163 P. Lock, « The towers of Euboea : Lombard or Venetian, agrarian or strategic », dans P. Lock, G. D. R. Sanders, op. cit., p. 108. 164 Ibid., p. 110-111. 165 Ibid., p. 118.
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troisième partie. conserver son prestige d’entre elles ne semblent pas faites pour y loger car l’installation domestique y est sommaire, la clarté est sacrifiée pour la sécurité et l’accès aux étages est difficile166. Pourtant, toutes ne se ressemblent pas : certaines s’apparentent à de modestes fortifications tandis que d’autres sont plus sommaires167. La petite noblesse peut résider dans certaines d’entre elles, car de facture simple, elles sont composées de plusieurs pièces. Elles dominent ainsi un espace rural tout en jouant un rôle défensif, et peuvent également servir de relais de communication168 : elles symbolisent donc l’assise seigneuriale sur le pays alentour. Pour les nobles les plus modestes, une variante de la tour appelée par les archéologues « maison-tour » a fait l’objet de prospections récentes169. Ce sont des constructions de quatre mètres sur cinq, s’élevant parfois sur quatre étages pour lesquelles des problèmes de typologie demeurent. En effet, sur quels critères ce bâtiment peut-il être intégré dans la catégorie des maisons plutôt que dans celui des tours ? Plusieurs facteurs sont retenus tels que la hauteur de l’édifice ou encore son aspect170. Alors que l’espace inférieur sert d’étable et d’entrepôt, l’étage principal se situe au troisième niveau, et si l’accès se trouve sur la façade accolée à la pente, les autres étages sont accessibles par des trappes et des échelles171. Ces maisons-tours se rapprochent des maisons que l’on retrouve dans les enceintes fortifiées car certaines caractéristiques sont semblables comme les façades orientées vers le bas de la pente172. La tour-maison est le plus souvent une maison à laquelle le commanditaire a voulu conférer une dynamique féodale de suprématie et la tour symbolise l’assise de son pouvoir173. Ce type de réalisation est donc bien adapté à la topographie escarpée du Péloponnèse174 et sa finalité semble être orientée vers la domination de la campagne plutôt que vers des fins militaires. Pourtant, tous les nobles n’ont pas une vocation rurale affirmée et certains préfèrent des résidences urbaines. Au début du XIIIe siècle, les conquérants trouvent un territoire essentiellement rural, déjà marqué par quelques centres urbains importants175. Enserrés derrière des remparts, les Latins dominent l’espace et l’organisent176. Cependant, 166
P. Lock, « The medieval towers... », op. cit., p. 137-139. Id., « Castles and seigneurial influence... », op. cit., p. 183. 168 J. Bintliff, « The frankish countryside in central Greece : the evidence from archeological field survey », dans P. Lock, G. D. R. Sanders (éd.), op. cit., p. 5-6. 169 Cf. annexes, p. 537. 170 J. Mesqui, Châteaux et enceintes de la France médiévale. De la défense à la résidence, t. II, La Résidence et les éléments d’architecture, Paris, 1993, p. 60. 171 BCH, 1996, p. 866. 172 Ibid., 1993, p. 802-804. 173 J. Mesqui, op. cit., p. 61. 174 Ce type de constructions se retrouve à Mistra (A. C. Orlandos, « Quelques notes complémentaires sur les maisons paléologuiennes de Mistra », dans Art et Société à Byzance sous les Paléologues, Actes du colloque organisé par l’association internationale des études byzantines à Venise en 1968, Venise, 1971, p. 75). 175 A. Ilieva, « Images of towns in frankish Morea : the evidence of the “chronicles” of the Morea and of the Tocco », dans Byzantine and Modern Greek Studies, vol. 19, 1995, p. 104-107; KΟΡΔΩΣΗ Μ. Σ., ΤΑ ΒΥΖΑΝΤΙΝΑ ΓΙΑΝΝΕΝΑ, Athènes, 2003, p. 39 et suiv. 176 Ils doivent également pourvoir aux réparations, comme dans le cas de la cité de Négrepont, dans l’île homonyme, dans la seconde moitié du XIIIe siècle (D. Jacoby, « La consolidation de la domi167
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chapitre vii. la vie quotidienne les indices propres à déterminer l’importance des cités sont rares et tardifs ; et si une cité telle que Vostitza, sur la côte nord du Péloponnèse, compte environ deux cents foyers à la fin du XIVe siècle, la question débattue reste le coefficient à appliquer à ce chiffre, bien que selon toute vraisemblance elle doit compter entre sept cents et mille habitants177. Concernant Patras, les sources distinguent trois parties : le donjon, la forteresse et la ville qui devait être entourée de fortifications puisqu’il est question de portes, mais l’absence de vestiges témoigne de l’utilisation de matériaux peu durables comme les briques crues178. Quant à la population, les registres turcs du XVe siècle l’estiment à plus de huit mille habitants179. Dans les îles de l’Archipel, la noblesse se regroupe dans de petites villes fortifiées, dont les plus imposantes concentrent entre mille et trois mille habitants ou dans des citadelles édifiées sur un modèle identique, à savoir un bloc fermé de maisons, dont les murs extérieurs sont aveugles, à l’image du kastro de Naxos cité dès le XVe siècle180. Nicolas de Martoni, un notaire italien revenant de pèlerinage, se trouve en Morée au début de l’année 1395 et il remarque que la cité de Négrepont a nettement réduit sa superficie à cause des guerres alors que l’occupation y reste dense181. Quant à Mégare : la forteresse compte vingtquatre foyers seulement mais elle se trouve dans une plaine fertile182. Enfin, Corinthe n’est plus que l’ombre d’elle-même depuis qu’elle est affaiblie par les luttes qui déchirent les descendants de Nerio à la fin du XIVe et au XVe siècle : « Or, maintenant, la cité s’étend sur une montagne élevée et cette montagne est entourée de murailles en ruine […] elle mesure environ deux milles de pourtour. À l’intérieur des murailles, il y a des maisons en ruine et en beaucoup d’endroits il y a des espaces libres. […] Dans la cité, il y a cinquante maisons environ. Sur un rocher à l’intérieur s’élève un fort ruiné, mais encore difficile d’accès »183.
Corinthe a perdu son statut de cité importante depuis l’Antiquité, tout au plus est-ce un gros bourg rural, à l’abandon, menacé et enfermé sur lui-même. Au début du XIIIe siècle, les conquérants se partagent l’espace et certains utilisent des sites urbains préexistants comme résidence seigneuriale. Ainsi, les Autremencourt s’installent sur l’acropole d’Amphissa184, ancienne forteresse nation de Venise dans la ville de Négrepont (1205-1390). Un aspect de sa politique coloniale », dans C. A. Maltezou, P. Schreiner (éd.), Bisanzio, Venezia e il mondo franco-greco (XIIe-XVe secolo), Atti del colloquio internazionale organizzato nel centenario della nascita di Raymond-Joseph Loenertz o.p., Venezia, 1-2 dicembre 2000, Venise, 2002, p. 167). 177 O. J. Schmitt, « Beitrag zur Geschichte der Stadt Vostitza (Aigion) im späten Mittelalter », dans Byzantinoslavica, Revue Internationale des Études Byzantines, LVII, 1996, p. 290 ; D. J. Wallace, T.S.R. Boase, « The Arts in Frankish Greece and Rhodes », dans K. M. Setton (éd.), A History of the Crusades, t. IV, Madison, 1977, p. 217. 178 H. Saranti-Mendelovici, « À propos de la ville de Patras aux XIIIe-XVe siècle », dans Revue des Études Byzantines, t. 38, 1980, p. 228-229. 179 Ibid., p. 231-232. 180 B. J. Slot, op. cit., p. 16. 181 H. Duchêne, op. cit., p. 22. 182 Ibid., p. 24. 183 Ibid., p. 26. 184 J. Longnon, « Les Autremencourt, seigneurs de Salona en Grèce (1204-1311) », dans Bulletin de la Société Historique de Haute-Picardie, t. 15, Laon, 1937, p. 22.
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troisième partie. conserver son prestige byzantine dont les matériaux sont réemployés. Il en est de même pour les sires puis ducs d’Athènes qui entretiennent plusieurs châteaux. Le palais ducal d’Athènes, qui est la capitale nominale, devait, selon toute vraisemblance, se trouver dans les Propylées et la chapelle devait être dans le temple d’Athéna185. La cité subit les affres de la guerre mais connaît une nouvelle période de prospérité au début du XVe siècle avec Antonio Acciaiuoli qui établit sa cour brillante dans les Propylées et qui embellit la cité186. Cependant, Thèbes est le véritable centre politique et militaire car sa position est plus centrale – elle se trouve à un carrefour de routes – et de nombreux actes de chancellerie émanent de ce lieu187. Son château, construit par Nicolas II de Saint-Omer en 1278 au centre de la cité, a été financé par l’argent de son épouse Marie d’Antioche188. Mais ce n’est pas le seul, car le chroniqueur précise qu’afin de se défendre contre les Catalans, Nicolas de Saint-Omer « fist fermer » ses autres châteaux, ceux de Port de Jonc et Mantiacori189, qualifiés indifféremment de manoir, maison, chastel. Quant à Thèbes, elle reste un point stratégique pour les Catalans car lorsque la compagnie, à la recherche d’un nouveau chef en 1314, propose au baron de Montauban de prendre sa tête, elle lui octroie le château de Saint-Omer-lès-Thèbes190. Le site conserve de la sorte une place prépondérante dans l’organisation catalane car Thèbes est la capitale des duchés, résidence ordinaire du vicaire général191. Sa destruction est néanmoins ordonnée par celui-ci pour éviter la déloyauté des seigneurs Ghisi qui en sont châtelains depuis 1327192 et qui peuvent rallier le parti du prétendant Gautier de Brienne, en 1331193. Mais ces sites privilégiés, chargés symboliquement et reflétant la puissance des principaux barons moréotes, ne doivent pas faire oublier tous les nobles qui vivent également en ville mais dans des conditions plus incertaines et dont les sources ne soufflent mot ; sans compter les gentilshommes qui peuvent cumuler deux types de résidences : une urbaine et une rurale, siège de leur seigneurie foncière. En Sicile, la tendance à la résidence urbaine, déjà perceptible, se renforce, et de nombreuses maisons nobles ont leur siège dans les grandes villes comme Palerme, Catane, Messine ou Syracuse, là où se trouvent le pouvoir et la culture194. Il en est de même dans d’autres régions de l’Italie, où le mode de vie urbain séduit de plus en plus de nobles195. Quant à Chypre, la noblesse construit
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R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras... », op. cit., p. 240. C. Ugurgieri Della Berardenga, op. cit., p. 387-388. 187 R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras… », op. cit., p. 155-156. 188 P. Lock, « Castles and seigneurial influence... », op. cit., p. 181 ; C. Cahen, La Syrie du Nord à l’époque des croisades et la principauté franque d’Antioche, Paris, 1940, p. 546. 189 Chr. fr., § 554. 190 Dipl. Orient català, p. 88. 191 R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras… », op. cit., p. 262. 192 Giorgio II Ghisi a épousé Simona, la fille d’Alfonso Fadrique (K. M. Setton, Catalan domination…, op. cit., p. 49). 193 K. M. Setton, Catalan domination…, op. cit., p. 13. 194 H. Bresc, Un Monde méditerranéen…, op. cit., p. 672. 195 Ils résident dans des palais urbains (Ch. De la Roncière, « La vie privée des notables… », op. cit., p. 177 ; R. Bordone (éd.), Le Aristocrazie dai signori rurali al patriziato, Rome-Bari, 2004, p. 203 et suiv. 186
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chapitre vii. la vie quotidienne peu sur ses terres et privilégie l’habitat urbain, notamment la capitale où se concentrent toutes les activités196. Il en est de même dans la principauté de Morée, car si Andravida est la capitale politique de la principauté, le port de Clarence en est le centre économique. Certaines habitations, connues par les inventaires ou l’archéologie, témoignent d’une richesse mobilière197, et il est intéressant d’y avoir un pied à terre pour gérer les affaires. Ainsi, Lorenzo Acciaiuoli, fils de Nicolò, est informé par son vicaire du mauvais état de son logis dans la cité portuaire. Non seulement celuici est trop petit mais en plus il est insalubre et cela n’est pas du meilleur effet devant les autres membres du lignage198. Les Acciaiuoli, en tant que marchands florentins, assurent depuis longtemps leur présence dans ce grand comptoir de Romanie et entendent conserver ces possessions. Les villes sont des lieux de pouvoir, notamment Andravida, la capitale des Villehardouin, qu’il convient de fortifier rapidement afin d’assurer la protection de la population qui s’y trouve, bourgeoise essentiellement199. À l’image des nobles de la principauté qui, pour les plus riches d’entre eux, ont souvent une résidence dans la capitale, les gentilshommes de l’Archipel font de même. De nombreux lignages insulaires possèdent une maison à Naxos où se déroule une vie politique, diplomatique et culturelle plus intense que dans toutes les autres îles200. D’ailleurs, les plus petites d’entre elles ont des conditions de vie misérables et n’offrent aux insulaires que des fortifications qui servent de refuge en cas d’attaque de pirates201. Les nobles latins de la principauté de Morée vivent donc, en fonction de leurs possibilités, dans des résidences plus ou moins vastes. Que ce soit le château pour les plus aisés, la simple tour et la tour-maison pour les plus modestes, ou enfin une habitation urbaine : la demeure reste l’un des attributs lignagers. L’importance que les plus puissants peuvent accorder aux résidences, témoigne de la place occupée par celles-ci dans les structures de parenté. Lieu de vie au quotidien, c’est également un lieu de réception, un lieu de représentation qui doit être à l’image de son détenteur.
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G. Grivaud, Pour une histoire des villages désertés…, op. cit., p. 473. A. Tzavara, Clarentza. Une ville de la Morée latine (XIIIe-XVe siècle), thèse Université Paris I, 2004, p. 113. 198 La lettre d’Aldobrando Baroncelli est datée de décembre 1379 : « [ …] Dell’ostiere vostro di Chiarenza, perche chom’io vi dissi, ello e picciolo per voi e bisognierebeci fare grande ispesa. Sono in trattato, se fatto mi vera, di changiarllo chon uno piu bello e di piu abituro, che per cierto, se fatta mi viene, sara tropo megllio ch’a fare la grande ispesa in questo, cioe per la vostra signioria che avrete famiglli e chavalli assai » (J. Longnon, P. Topping, Documents sur le régime des terres dans la principauté de Morée au XIVe siècle, Paris-La Haye, 1969, p. 196 ; Mon. Peloponnesiaca, p. 33-35). 199 A. Ilieva, op. cit., p. 110-111. 200 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 691. 201 A. Luttrell, « The Latins and life on the smaller aegean islands, 1204-1453 », dans B. Arbel, B. Hamilton, D. Jacoby, Latins and Greeks in the Eastern Mediterranean after 1204, Londres, 1989, p. 147, 151. 197
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troisième partie. conserver son prestige 3. Le « chastel » comme lieu de vie La résidence nobiliaire, quelle que soit sa taille, est organisée pour être en adéquation avec le style de vie du seigneur qui s’y trouve. Au XIIIe siècle en Occident, s’opère un rapprochement entre le château et le palais car l’édifice palatial tend à faire partie de la forteresse202, au siècle suivant cette tendance s’accentue car les fonctions se concentrent dans de vastes bâtiments203 et cela se retrouve dans la principauté de Morée. L’archéologie a permis de mettre en relief le château de Karytaina et plus particulièrement son organisation interne204. Au sud-est s’élevait, semble-t-il, un entrepôt de forme longitudinale, séparé par un couloir voûté d’un ensemble relativement bien conservé au sud, composé de chambres et d’une grande salle dont les fenêtres géminées s’inspirent largement de l’art en vigueur en Occident205. Cette grande salle qui répond à plusieurs fonctionnalités comme la justice, les grandes cérémonies officielles ou les banquets du seigneur, est donc ouverte au public occasionnellement, tout en conservant un usage privatif le reste du temps206. Cet espace est le cadre de toutes les cérémonies et réceptions données gracieusement par le détenteur du château, accueillant ses hôtes, c’est également le centre administratif du fief car le seigneur y reçoit les doléances de ses protégés, les rapports de ses officiers et peut également y rendre la justice. C’est donc le cœur de la vie châtelaine et les chambres, le plus souvent situées à côté de la grande salle, abritent la vie privée du seigneur207. Ce sont donc aux mêmes attentes qu’en Occident que répondent les conceptions des pièces du château. La résidence seigneuriale, avant d’être un édifice d’apparat est avant tout un logis pour le lignage qui se différencie d’une maison non noble par un espace commun multifonctionnel208. Quant aux maisons situées dans la basse-cour, elles peuvent être affectées à des familles de chevaliers ou à des branches du lignage seigneurial209. Les prospections archéologiques témoignent du confort présent dans certaines pièces, à l’image des établissements de bains datant du XIIIe siècle, découverts à Athènes210. Il y a donc une utilisation de locaux spécifiques conservant la chaleur, appelées aussi « salles d’étuves », délaissés en Occident au profit de simples cuves remplies d’eau chaude211. Peutêtre que cette pratique n’est pas uniquement réservée aux nobles mais la coexistence avec les Grecs a pu inciter les gentilshommes latins à adopter certaines coutumes orientales. La plupart du temps, les renseignements sont insuffisants pour décrire les résidences nobles, étant donné que les sources narratives ne font que des men202
J. Mesqui, op. cit., p. 28. Ibid., p. 45. 204 Le château de Karytaina a inspiré les voyageurs tels que Maurice Barrès : « Le château de Caritena, trophée de notre race, attend, comme une rose de Jéricho, qu’une imagination passante l’aide à refleurir » (M. Barrès, Le Voyage de Sparte, Paris, 1922, p. 218). 205 A. Bon, La Morée franque, p. 631-632. 206 J. Mesqui, op. cit., p. 48. 207 Ibid., p. 48. 208 Ibid., p. 52. 209 Ibid., p. 53. 210 BCH, 2003, p. 704. 211 J. Mesqui, op. cit., p. 182-183. 203
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chapitre vii. la vie quotidienne tions allusives à la richesse des logis seigneuriaux. Pourtant, de nombreuses céramiques datées de l’époque franque sont régulièrement découvertes lors de fouilles archéologiques en Grèce, témoignant de la persistance de l’artisanat local et du goût des commanditaires212, bien qu’il soit difficile de trouver un lieu affecté à la fonction culinaire, le plus souvent intégré aux autres pièces de réception213. La Chronique de Morée complète ces sources archéologiques en soulignant la richesse du manoir de Thèbes : « Il [Nicolas de Saint-Omer] y fit construire à l’intérieur des appartements dignes d’un roi. Après les avoir édifiés, il fit peindre sur leurs murs l’histoire de la conquête de la Syrie par les Francs »214. La chronique précise de la même façon le luxe apprécié par Gautier de Liedekerque dans sa vie quotidienne215, alors qu’au XVe siècle, lorsque les Tocco s’emparent de Clarence, ils sont subjugués par la richesse de la cité et par sa forteresse qui est la plus belle de Morée216. Ces témoignages ne sont guère précis car ils ne constituent pas le centre d’intérêt du chroniqueur, plus à même de décrire les combats ou les comportements nobles. Ils gardent simplement le souvenir de résidences nobiliaires richement décorées et confortables, suivant les modes ornementales en vigueur en Occident et en Orient. Parmi les résidences princières, Andravida occupe une place prédominante, car il s’agit de la capitale de la principauté de Morée, pourtant le prince peut afficher ses préférences. Ainsi, Isabelle de Villehardouin se plaît à résider dans le château qui est un bien familial, certainement celui dans lequel elle a été élevée : « […] Et après ce .j. poy de temps, si parti la princesse de la Morée et vint demorer en la chastellanie de Calamate, ou chastel de l’Ille, ou elle demouroit plus voulentiers que en nul autre lieu »217.
Il faut dire que le site de Kalamata est plaisant car il se trouve entre une plaine fertile et la mer, dans la partie méridionale de la principauté218. Quant à Philippe de Savoie, le chroniqueur précise qu’il préfère séjourner à Andravida plutôt qu’à Clarence : « […] li princes revint en la Morée a Andreville, ou il sejournoit plus voulentiers, pour l’aise des gentilz hommes dou pays et pour les deduys [plaisirs] et les choses que il et sa gent avoient a foison, plus que a Clarence »219.
Le prince apprécie les divertissements qu’offre la capitale, notamment son arrière-pays qui lui permet de se livrer à l’une de ses occupations favorites : la
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BCH, 2000, p. 841 ; 1999, p. 691 ; 1995, p. 876 ; 1995, p. 878 ; 1990, p. 727. J. Mesqui, op. cit., p. 135. 214 Chr. gr., v. 8083-8085 ; Chr. gr. (2005), p. 259. La décoration murale est l’un des signes de l’ostentation (cf. infra, p. 355 et suiv.). 215 Chr. fr., § 663. 216 Cron. Tocco, v. 651-654. 217 Chr. fr., § 828. 218 A. Bon, La Morée franque…, op.cit., p. 409. 219 Chr. fr., § 871. 213
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troisième partie. conserver son prestige chasse220. Ainsi les plus puissants ont le choix selon leurs distractions préférentielles ou leurs tâches entre plusieurs résidences, et en aucun cas cela ne peut être considéré comme anodin. En effet, les anthropologues depuis longtemps s’intéressent à l’importance de la résidence, car celle-ci fait l’objet d’un choix significatif. Ainsi, les jeunes écuyers* qui partent faire leur éducation chevaleresque auprès de leur seigneur, souvent leur oncle maternel221, font le choix de l’avunculocalité*. Une autre étape implique un choix : lorsqu’un jeune couple envisage une résidence pour son futur ménage, cela entraîne des conséquences sur les relations de parenté utérines* et agnatiques*. À l’image de Richard de Céphalonie qui, en forçant la fille du despote d’Épire à épouser son fils Jean à la fin du XIIIe siècle, a suscité la colère du seigneur grec, curieux néanmoins de le rencontrer : « Si lui envoia monseignor Jehan, son filz, et sa femme, la fille dou despot. Et quant le despot vit monseigneur Jehan de Cephalonie, son gendre, ad ce meisme que il estoit .j. des beaux chevaliers de Romanie, de corsage et de visage, bien parlans et bien sachans, si le rechupt cortoisement, et le tint depuis avec soy jusques a la mort dou conte Richart »222.
Bien que le mariage ait été l’œuvre du comte de Céphalonie, le jeune couple fait le choix d’une résidence uxorilocale*. Le lieu fait l’objet d’un accord : Jean Orsini reste auprès de son beau-père quelque temps, jusqu’à ce que lui-même devienne le comte de Céphalonie. Cet exemple atypique est peut-être lié au statut des deux hommes : le Grec considérant l’hypogamie* qui marque l’union de sa fille, garde auprès de lui son gendre en espérant l’influencer quelque peu, à défaut d’avoir pu conclure un mariage plus prestigieux pour sa descendance. Le plus souvent, cependant, la démarche inverse est réalisée, par exemple lorsque Guy II de La Roche épouse Mahaut de Hainaut, le jeune couple s’installe dans la contrée de l’époux : « […] Et puis que li dux ot espousée madame Mahaulte sa femme, […] et print sa femme la duchesse, et s’en ala en son pays a la cité d’Estives [Thèbes] »223.
La résidence choisie dans ce cas-là répond à un choix virilocal*, bien que l’épouse soit l’héritière de la principauté de Morée. Elle est encore jeune et sa mère, la princesse Isabelle de Villehardouin, exerce le pouvoir, elle peut donc envoyer sa fille auprès de son époux, dans une seigneurie proche. Quel que soit le choix fait, il correspond à l’éclatement du groupe domestique : certains individus vont chercher un autre toit par le biais des alliances et les foyers changent. Le lignage n’est dès lors plus resserré dans l’espace mais devient ductile, sans pour autant rompre ; preuve qu’il s’agit bien d’une structure de parenté éminemment résistante. Dans les résidences ainsi habitées où l’on retrouve comme en Occident une distinction notable entre la société domestique et les maîtres,
220 221 222 223
Cf. infra, p. 353-355. Cf. supra, p. 126 et suiv. Chr. fr., § 656. Ibid., § 840.
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chapitre vii. la vie quotidienne la hiérarchie se fait de bas en haut, de la terre exploitée jusqu’au logis du seigneur, souvent à l’étage224. Dans leurs nouvelles demeures, qu’ils ont à cœur d’embellir, les nobles mènent une vie confortable. Pourtant, afficher une telle qualité de vie accompagne une ambition autre que militaire ou politique.
C. DOMINER LA SOCIÉTÉ ET L’ÉCONOMIE 1. Les nobles latins s’imposent à la population grecque La conquête a mis les Francs en présence d’une population grecque possédant une organisation économique et sociale, des institutions propres ainsi qu’une tradition juridique et une mentalité différentes des leurs. L’occupation du Péloponnèse s’est faite progressivement, ne provoquant ni massacre ni fuite massive car les négociations furent préférées aux combats en raison de l’infériorité numérique des chevaliers225 ; néanmoins les ressources économiques sont accaparées par les nouveaux conquérants. Lors de la conquête et tout au long de l’existence de la principauté de Morée, les Latins ne représentent que les cadres de la société et ne font que se joindre à la communauté grecque déjà en place226. L’aristocratie locale est représentée par les archontes*, détenteurs de pronoiai* que certains rapprochent des fiefs bien que les deux termes, en dépit de similitudes, ne désignent pas la même réalité227. Néanmoins, les ressemblances entre les deux institutions peuvent justifier l’adaptation des conquérants à la population locale et la Chronique de Morée, qui emploie souvent plusieurs termes pour désigner une seule et même chose, commet d’ailleurs cette confusion. Le Péloponnèse, à l’aube de la conquête franque, est caractérisé par une certaine quiétude liée, semble-t-il, à sa structure sociale : l’aristocratie européenne n’est pas aussi développée que celle d’Asie et n’entretient pas le même esprit d’opposition vis-à-vis de la capitale ; d’ailleurs,
224
G. Duby, « Convivialité », op. cit., p. 73. Le manque d’hommes et les problèmes statistiques sont communs à de nombreux États de l’Orient latin tels que l’Empire latin de Constantinople. Mais lorsque celui-ci est perdu pour les Latins, nombre de ses ressortissants restent en Morée et comblent quelque peu l’oliganthropie (A. Carile, « Movimenti di popolazione e colonizzazione occidentale in Romania nel XIII secolo alla luce della composizione dell’esercito crociato nel 1204. Note per una demografia dell’impero latino di Costantinopoli », dans Byzantinische Forschungen, Internationale Zeitschrift für Byzantinistik, t. VII, 1979, p. 5-8). 226 La coexistence est pacifique, aboutissant même à une symbiose pour certains historiens (J. Chrysostomidès, « Symbiosis in the Peloponnese in the aftermath of the Fourth Crusade », dans A. Avraméa, A. Laiou, E. Chrysos (éd.), ΒΥΖΑΝΤΙΟ. ΚΡΑΤΟΣ ΚΑΙ ΚΟΙΝΩΝΙΑ. ΜΝΗΜΗ ΝΙΚΟΣ ΟΙΚΟΝΟΜΙΔΕΣ, Athènes, 2003, p. 155-167). 227 D. Jacoby, « Les archontes… », op. cit., p. 436 et suiv ; J.-C. Cheynet (éd.), Le Monde byzantin, t. II, L’Empire byzantin (641-1204), Paris, 2006, p. 170-171. Le groupe des archontes a fait l’objet d’études dans d’autres provinces byzantines (N. NecipoĞlu, « The Aristocracy in late Byzantine Thessalonike : a case study of the city’s Archontes (late 14th and early 15th Centuries) », dans DOP, n° 57, 2004, p. 133151). 225
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troisième partie. conserver son prestige les sources font défaut pour cerner ce groupe social et il semble que les grands lignages soient rares228. Il est possible de discerner plusieurs phases dans les relations entre les conquérants et les aristocrates grecs, notamment lors de la conquête car ils adoptent différentes attitudes. La plupart des grands propriétaires locaux deviennent les porte-parole de la population, négocient leur soumission et l’entente se réalise grâce aux concessions accordées par les conquérants. En effet, ne pouvant obtenir d’aide de l’étranger à la suite de la prise de Constantinople par les Latins en 1204, les archontes* préfèrent négocier une sujétion honorable. D’autres entrent en résistance229, comme Léon Sgouros, seigneur héréditaire de Nauplie, qui détient également Argos et Corinthe230. Et si lors de la conquête, il terrorise la région des Thermopyles et s’allie provisoirement avec l’empereur Alexis III, usurpateur en fuite devant les croisés231, il finit par se replier dans ses terres et les Francs le bloquent dans l’Acrocorinthe232, forteresse qui résiste jusqu’en 1209. C’est l’un des rares archontes* à ne pas négocier sa reddition et il meurt en 12071208233. Cependant cette opposition reste exceptionnelle car la majorité de la population collabore avec les conquérants. Guillaume de Champlitte la traite sans brutalité, agissant même avec une certaine sagesse : « Si se acorderent avec le Champenois en tel maniere que li gentil homme grec qui tenoient fiez et terres et les casaux [villages] dou pays eust cescun et tenist selonc sa qualité ; et le surplus fust departi a nostre gent ; et que le peuple payaissent et servicent ainxi comme il estoient usé a la seignorie de l’empereor de Costantinople »234.
La Chronique de Morée se fait ainsi l’écho d’un partage entre Francs et Grecs, et les contributions requises ne représentent rien de plus que ce qui était auparavant versé. La version grecque de cette même source témoigne de la coopération qui semble s’opérer entre les deux groupes235. Alors que Guillaume de Champlitte demande des renseignements aux archontes* sur la péninsule qu’il ne connaît pas, certaines faveurs lui sont demandées :
228
E. Limousin, « L’administration byzantine du Péloponnèse (Xe-XIIe siècle) », dans J. Renard (éd.), Le Péloponnèse. Archéologie et Histoire, Rennes, 1999, p. 306-307. 229 C’est le cas également de la Crète, dans laquelle l’affirmation du système colonial vénitien ne va pas sans heurts avec la population (M. Gallina, « L’affermarsi di un modello coloniale : Venezia e il Levante tra Due et Trevento », dans ΘΗΣΑΥΡΙΣΜΑΤΑ, 23 (1993) ; repris dans Id., Conflitti e coesistenza nel Mediterraneo medievale : mondo bizantino e occidente latino, Spolète, 2003, p. 294 et suiv.). 230 J.-C. Cheynet, op. cit., p. 199. 231 M. Angold, A Byzantine Government in Exile. Government and Society under the Laskarids of Nicaea (1204-1261), Oxford, 1975, p. 12. 232 Chr. fr., § 96-105 ; I. Ortega, « Permanences et mutations d’une seigneurie dans la principauté de Morée : l’exemple de Corinthe sous l’occupation latine », Byzantion, t. LXXX, 2010, p. 310-311. 233 A. Ilieva, The Frankish Morea (1205-1262). Socio-Cultural Interaction between the Franks and the Local Population, Athènes, 1991, p. 107 et suiv. 234 Chr. fr., § 106. 235 Chr. gr., v. 2080-2082 ; Chr. gr. (2005), p. 106 ; Crusaders, p. 132.
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chapitre vii. la vie quotidienne « Qu’à partir de maintenant, les Francs ne nous forceront pas à changer notre foi pour la foi des Francs, ni nos coutumes et la loi des Romains »236.
Les Grecs réclament une tolérance religieuse et juridique pour leur communauté, accordée par les conquérants et en dépit des clivages existants, une coexistence se met en place et perdure tout au long de l’occupation latine. Pour les gentilshommes grecs, l’association aux nobles latins permet la confirmation de leurs biens, l’obtention de fiefs et la conservation de leur statut au sein de la population autochtone, tandis que la chevalerie franque s’assure ainsi de leur fidélité et de leur coopération237. Les Assises de Romanie complètent la Chronique de Morée en définissant sommairement les prérogatives des archontes* grecs jouissant de privilèges juridiques et d’un statut particulier au sein de la féodalité moréote, mais sur ses deux cent dix-neuf articles, seulement quatre abordent le thème de leur condition. Ils conservent certains aspects de leur droit surtout dans le domaine privé238 et ils doivent le service militaire comme les autres vassaux, mais selon leur condition d’archonte*, non pas d’après leurs terres qui sont souvent restreintes. De ce fait, le rapport biens-service définissant les obligations des chevaliers francs ne s’applique pas aux archontes*239. Les Francs les intègrent dans leur hiérarchie au rang de simple hommage, alors qu’ils bénéficient de certains droits particuliers à leur condition240. Certes, il serait erroné de soutenir qu’une égalité existe entre les Francs et les archontes car c’est au plus bas échelon, celui des hommes de simple hommage, que les Grecs sont reconnus : ces derniers sont réduits au statut de sergents d’origine non noble et contrairement aux liges, ils n’ont pas de vassaux et n’entretiennent donc pas de cour. Leur pouvoir judiciaire s’en trouve affecté puisqu’il ne s’étend qu’aux vilains* du fief. Pour les archontes*, une deuxième étape se dessine au milieu du XIIIe siècle car l’assimilation s’intensifie : ils obtiennent des fiefs soumis au droit féodal en plus de leurs biens héréditaires. À plusieurs reprises, les sources témoignent des franchises et des exemptions reçues, notamment lors de la soumission des villes. Cette politique de conciliation est poursuivie par Guillaume de Villehardouin et l’épisode de la reddition de Monemvasie en 1248 est tout à fait révélateur de l’état d’esprit des occupants. Comme le siège de la cité a duré trois ans, les conditions de capitulation auraient pu être drastiques, or il n’en fut rien. Lorsque la ville capitule, les habitants demandent grâce au prince qui confirme les biens des archontes*, membres des familles influentes de Monemvasie, à qui il promet
236
Chr. gr., v. 2093-2095. Certaines familles grecques comptent parmi les feudataires moréotes, comme les Misito à la tête de plusieurs châteaux au XIVe siècle et dont l’un des membres, Jean, est maréchal (J. Longnon, P. Topping, Documents sur le régime des terres…, op. cit., p. 149 ; D. Jacoby, « Les archontes… », op. cit., p. 473-474. 238 Lors des successions, les héritiers masculins sont privilégiés : le douaire n’est pas utilisé alors que la dot l’est (Assises, art. 194). 239 D. Jacoby, « Les archontes… », op. cit., p. 456-458. 240 Ibid., p. 469, E. Petrescu, op. cit., p. 73. 237
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troisième partie. conserver son prestige le respect des franchises fiscales et des prérogatives militaires241. Guillaume de Villehardouin leur attribue aussi des terres pouvant être assimilées à de véritables fiefs242 situées dans la presqu’île de Vatika. Cette initiative est tout à fait nouvelle et elle tend réellement à associer les archontes* à la féodalité moréote en leur accordant des terres comme aux autres chevaliers francs. Ainsi les Grecs* passent-ils des accords précisant les clauses de leur soumission, dans deux domaines principalement : leur condition personnelle et l’administration des terres leur revenant. En Morée, l’assimilation commence dès la conquête, lorsque les archontes se soumettent et font hommage au prince : ils sont assimilés aux feudataires de simple hommage, mais certains peuvent obtenir bien plus et l’épisode de Monemvasie est annonciateur des évolutions prochaines. Un autre exemple est révélateur de ce changement de pratique. Lors du passage de l’empereur déchu Baudouin II, quelques personnages de son entourage demeurent en Morée où le prince Guillaume de Villehardouin leur inféode des terres ; parmi eux des « chevaliers et escuiers et arcondes grex »243 entrent dans la hiérarchie féodale. Enfin, au cours du XIVe siècle, le processus de rapprochement s’amplifie244 grâce en partie aux mariages mixtes245. Le statut des archontes* s’améliore car en obtenant certains offices246, ils conservent une place importante au sein des instances seigneuriales et leur connaissance du grec en fait des partenaires précieux. Un modèle de coopération et d’entente entre Grecs et Francs est livré par le Libro de los fechos qui dépeint un épisode de la vie mouvementée de Geoffroy de Briel dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Le seigneur de Karytaina soupçonne ses sujets grecs de trahison, en raison d’une ruse de l’empereur byzantin. Cette révélation l’accable car il est dit « qu’il en eut grande douleur »247, il tient d’ailleurs des propos amers lorsqu’il s’adresse à ses sujets indigènes : « Seigneurs, vous futes miens et vous m’avez fait hommage et je vous ai nourri et fait beaucoup de bien et vous m’avez bien servi et loyalement »248.
Les relations que Geoffroy de Briel entretient avec les Grecs de sa cour dépassent les rapports féodaux. L’amitié, qui semble émaner de ce passage, fait partie des sentiments médiévaux les plus exaltés, car rompre cette valeur qui repose
241 « Le prince, par un écrit qui portait son sceau, leur accorda un traité aux conditions qu’ils demandaient […] Ils prêtèrent hommage au prince, qui leur fit bon acueil, en homme avisé et délicat à l’égard de tous. Ils les reçut avec bienveillance, en leur faisant grand honneur et en leur offrant des chevaux de voyage et de bataille, des vêtements d’or et d’écarlate, et il leur accorda, en outre, des terres dans la contrée de Vatica » (Chr. gr. (2005), p. 128-129 ; Chr. gr., v. 2941-2955 ; Crusaders, p. 157158). 242 D. Jacoby, « Les archontes… », op. cit., p. 470. 243 Chr. fr., § 87. 244 D. Jacoby, « Les archontes… », op. cit., p. 471. 245 Cf. supra, p. 210 et suiv. 246 Cf. supra, p. 299. 247 L. fechos, § 316. 248 Ibid., § 319.
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chapitre vii. la vie quotidienne sur la fidélité est une trahison249. Ces propos témoignent d’une coexistence entre les deux communautés dans les cours des barons latins où la culture importée côtoie la culture indigène, s’influençant mutuellement250. Défendant leur seigneur, les Grecs peuvent être récompensés après une victoire : « […] Le seigneur de Karytaina eut grande joie et fit grande fête à ses Grecs et leur donna beaucoup de beaux dons de terres et d’autres choses, et les plus nobles il les fit chevaliers »251.
Ce passage de la Libro de los fechos atteste une réelle entente entre Geoffroy de Briel et un groupe de Grecs en armes à son service. Leurs rapports semblent fondés sur la confiance mutuelle et le serment de fidélité, puisque les plus nobles sont adoubés et possèdent une terre pour laquelle ils doivent le service militaire. Ainsi, les archontes sont absorbés par la noblesse car leur statut devient héréditaire252 et en obtenant des fiefs soumis au droit féodal, ils sont assujettis aux obligations militaires qui sont conservées afin de ne pas porter atteinte aux ressources militaires de la principauté. En répondant à des impératifs militaires, le phénomène d’assimilation est donc à rapprocher d’un besoin de forces armées et dès lors, les nobles occidentaux et les archontes* grecs tendent à ne former qu’un seul et même groupe253. Pourtant, si pour les rangs supérieurs de la population grecque, la noblesse latine constitue un modèle, il est difficile d’évoquer une fusion. D’ailleurs, l’intégration des élites grecques* est un processus qui se limite aux rangs élevés et qui revêt plutôt un caractère personnel, dont l’une des conséquences est de priver la population indigène de ses chefs et de laisser l’Église grecque sans appui. Par leur fortune, leur condition sociale et les exemptions dont ils bénéficient, les archontes* se singularisent par rapport au reste de la population indigène. La classe archontale se limite à ceux qui en faisaient partie lors de la conquête ; d’ailleurs elle se ferme aux autres Grecs. En acceptant des habitants de la péninsule au sein de leur féodalité, les nobles latins adaptent leurs institutions au milieu dans lequel ils s’implantent et les relations nouées entre les deux groupes sont suffisamment fortes pour que la principauté de Morée connaisse une paix intérieure. Pourtant l’esprit de supériorité dont font preuve les Francs rappelle que l’assimilation des archontes* grecs dans la pyramide féodale demeure limitée. En Morée comme en Chypre, la colonisation latine reste celle des cadres nobiliaires, mais les deux assimilations se font différemment : alors que dans la première une certaine assimilation s’opère dès la conquête, dans la seconde la situation est plus nuancée. En effet, dans cette île les deux groupes se côtoient, mais les archontes* continuent de vivre dans les campagnes, ils y conservent des
249 M.-A. Vannier, « Amitié », dans A. Vauchez (éd.), Dictionnaire encyclopédique du Moyen Âge, Paris, 1997, p. 56-57. 250 Cf. infra, p. 325. 251 Ibid., § 331. 252 D. Jacoby, « Les États latins en Romanie : phénomènes sociaux et économiques (1204-1350 environ), dans XVe Congrès International d’Études Byzantines, Athènes, 1976 ; repris dans Id., Recherches sur la Méditerranée orientale du XIIe au XVe siècle. Peuples, sociétés et économies (VR), Londres, 1979, p. 24. 253 Chr. fr., § 849, 853.
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troisième partie. conserver son prestige libertés, bien que leur statut ne soit pas aussi clairement défini que celui des seigneurs grecs de Morée254. En Crète, les archontes* sont totalement exclus du gouvernement par les autorités vénitiennes qui procèdent à une spoliation générale des grands propriétaires fonciers et à l’interdiction des mariages mixtes maintenant cette population dans un statut inférieur vis-à-vis des Vénitiens255. Ainsi la relative facilité avec laquelle les conquérants implantent un régime de type vassalique dans la province byzantine d’Achaïe, contrairement à d’autres provinces de la Romanie latine, laisse supposer la préexistence d’un support économique et social favorable256.
2. La seigneurie moréote et le cas particulier des casaux de parçon Des travaux ont déjà été menés dans ce domaine, mais il convient simplement de rappeler sur quels fondements repose la puissance financière des seigneurs latins de Morée car toutes les taxes perçues les enrichissent, leur assurent un train de vie confortable et leur permettent de remplir leur devoir militaire. Lorsque les Francs arrivent dans le Péloponnèse, ils se trouvent face à de grandes propriétés foncières archontales ou ecclésiastiques. Les nobles latins qui souhaitent s’installer dans la principauté de Morée ont obtenu des fiefs sur tout le territoire du Péloponnèse et leur dispersion les a mis en contact plus étroit avec la population locale. Étant donné que la Grèce, comme l’Occident médiéval, est une contrée rurale et agraire qui tire ses richesses essentiellement du sol, les villes y étant peu nombreuses et leur population réduite257, les Francs, qui occupent la quasi-totalité du territoire, ont donc détourné la première source de revenus à l’échelon local. L’économie rurale repose en effet sur la masse de main d’œuvre des vilains* des casaux, demeurant là où ils se trouvaient et dans l’état dans lequel ils étaient à l’arrivée des Francs258. Au lendemain de la conquête, l’organisation féodale se fonde sur un revenu de mille hyperpères* par fief de chevalerie et les seigneuries les plus importantes en comptent plusieurs259 : c’est le cas des baronnies de Karytaina, Patras ou Mathegriphon qui sont composées de vingt-deux à vingt-quatre fiefs. Dans chaque seigneurie, quelle que soit sa taille, une part des terres est réservée au domaine du seigneur, le reste est inféodé à des chevaliers260. Ainsi, les nobles latins s’appuient sur la population grecque pour affirmer leur supériorité éco254
G. Grivaud, « Les Lusignan et leurs archontes chypriotes (1192-1359), dans Les Lusignan et l’outremer, Actes du colloque, Poitiers-Lusignan, 20-24 octobre 1993, Poitiers, 1995, p. 154-156. 255 Les dépendants des familles latines en Crète sont toujours des Grecs et, au sein des maisons, les vies des deux communautés se mêlent et s’influencent progressivement (S. Mc Kee, « Households in Fourteenth-century Venetian Crete », dans Speculum, 70, n° 1, 1995, p. 66 ; F. Thiriet, La Romanie…, op. cit., p. 128 ; E. Santschi, La Notion de « feudum » en Crète vénitienne (XIIe-XVe siècle), Lausanne, 1976, p. 27-28). 256 A. Carile, « La signoria rurale », dans Per una storia dell’Impero latino di Constantinopoli (1204-1261), Bologne, rééd. 1978 (1re éd. 1972), p. 383. 257 Cf. supra, p. 291. 258 Chr. gr., v. 1648. 259 J. Longnon, « La vie rurale dans la Grèce franque », dans Journal des Savants, 1965, p. 346. 260 Ibid., p. 347.
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chapitre vii. la vie quotidienne nomique261 et à l’empereur byzantin lointain, se sont substitués les seigneurs latins installés dans leurs châteaux au milieu de leurs vassaux et paysans grecs, drainant les finances de chaque territoire à l’échelle locale. Dans de nombreux domaines, la communauté grecque est un soutien pour les chevaliers francs récemment arrivés ; en effet, le seigneur latin vit des revenus fournis par les paysans qui cultivent sa terre, mais il ne connait pas le grec à son arrivée et l’aide que peut lui fournir la population locale est capitale pour comprendre le système fiscal préexistant et les documents byzantins. Les Assises de Romanie décrivent de façon sommaire les seigneuries rurales, car lorsque le coutumier évoque les vilains*, il s’agit en fait de la paysannerie moréote262. Au sein de celle-ci, il faut différencier le paysan libre du vilain appelé aussi parèque : le premier possède quelques privilèges, tandis que le second est plus étroitement soumis au joug du seigneur auquel il est attaché, constituant ainsi la dernière catégorie sociale de la principauté. Cette population des campagnes conserve sa condition et ses terres après l’installation des Francs263. Le patrimoine de la noblesse latine, du moins au XIIIe siècle, est exclusivement féodal, provenant des concessions faites à la suite de la conquête et non du développement d’un patrimoine privé de type allodial, c’est-à-dire libre de toute taxe ou service264. Les conquérants préservent en outre certaines taxes et services byzantins en changeant leur aspect, comme pour les banalités. Quant à l’administration angevine, elle va introduire sur les meilleures terres moréotes des fermes appelées massariae, en s’inspirant des pratiques de l’Italie du Sud265. Jean Longnon et Peter Topping ont publié une série de documents sur le régime des terres de la principauté au XIVe siècle, concernant avant tout la gestion des biens féodaux possédés en Morée par les Acciaiuoli. Dans les actes de donation qui y figurent, l’ordre est invariable : il y a tout d’abord l’énumération des terres concédées, puis la liste des vilains qui y sont attachés, avec des considérations sur leurs familles, leurs biens et les taxes qui pèsent sur eux266. Ces dernières peuvent être regroupées en deux catégories : les redevances personnelles et les taxes indirectes. Afin de gérer au mieux ses biens et en raison de son absence en Morée, Nicolò Acciaiuoli délègue son pouvoir à un vicaire qui le représente et détient toutes les prérogatives d’un seigneur féodal : il doit le service au prince, peut investir un feudataire, doit rendre la justice à la cour seigneuriale et s’occupe des officiers tout en gérant les biens. Il se trouve au-dessus des châtelains qui commandent un château et la garnison qui y stationne, ainsi que des officiers dont les compétences s’exercent dans certains domaines : trésorier veillant aux finances, baile pour les récoltes ou encore gemoratori chargé de percevoir l’impôt sur les récoltes267.
261 262 263 264 265 266 267
D. Jacoby, « Les États latins… », op. cit., p. 43. Assises, art. 176, art. 182. E. Petrescu, op. cit., p. 197. A. Carile, La Rendita feudale nella Morea latina del XIV secolo, Bologne, 1974, p. 3. E. Petrescu, op. cit., p. 206, 279. J. Longnon, P. Topping, op. cit., p. 20-29. Ibid.,p. 144-148.
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troisième partie. conserver son prestige Le terme de rente est, semble-t-il, le mieux adapté pour refléter la complexité des ressources provenant de la production agraire destinées à la noblesse 268. Cette rente féodale, qui intéresse les domaines économique, social et politique, malgré son hétérogénéité et la masse des sujets grecs, peut être comparée à celle des seigneuries occidentales269. L’implantation des gentilshommes latins se fait sur une base fiscale byzantine dont l’unité est la stase : exploitation familiale et subdivision du village définissant la base de calcul de l’impôt270. Les Assises de Romanie mentionnent ces stases dans les quelques articles qui abordent la condition des vilains271, mais le seigneur perçoit en plus de l’imposition directe, nombre de revenus parmi lesquels les impôts directs qui représentent la part la plus importante272. La population autochtone fournit donc aux chevaliers les revenus qui leur permettent de vivre, toutefois elle a également été sollicitée pour la construction ou l’aménagement nécessaire des châteaux destinés aux Francs. Les prospections archéologiques ont permis de mettre à jour plusieurs exploitations rurales et des établissements relevant de fiefs appartenant aux Acciaiuoli notamment ont livré des céramiques datées de la période franque au nord-est de Patras273. Quant aux recherches menées en Attique, elles ont révélé les vestiges d’un fouloir et d’une ferme274, attestant ainsi une implantation rurale forte des occupants. Dans leur vie quotidienne, les villageois et les châtelains sont donc étroitement liés, car le plus souvent le village est dominé par un ouvrage fortifié que ce soit un château ou une tour comme en Béotie. Le noble et ses seconds, qui surveillent les domaines agricoles et les populations rurales, peuvent de plus s’assurer de la sécurité du pays275. Ces pratiques ont été reprises par les Catalans qui vivent également dans des cités fortifiées ou châteaux desquels ils peuvent contrôler l’espace alentour276 mais dès le XIVe siècle, dans des régions fortement soumises à la pression turque, la population rurale décroît et c’est la venue massive d’Albanais qui permet aux campagnes de ne pas être dépeuplées277. À ce système traditionnel d’exploitation du sol et de subsistance du
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J. Longnon, P. Topping, op. cit., p. 11. A. Carile, La Rendita…, op. cit., p. 81. 270 M. Kaplan, Les Hommes et la terre à Byzance du VIe au XIe siècle. Propriété et exploitation du sol, Paris, 1992, p. 217. 271 Assises, art. 183, art. 190, art. 197. 272 L’acrosticum est la charge fondamentale, touchant les stases productives qui peut être payé en argent ou en nature. Le gimorium est la redevance perçue sur les récoltes par le seigneur, tandis que l’ycomodium touche plus particulièrement les céréales. Le servicium personale est l’équivalent de la corvée en Occident, c’est-à-dire le travail gratuit exigé par le seigneur de la part du vilain (la condition du vilain grec ressemble étrangement à celle de ses homologues occidentaux). Le seigneur détenteur de la terre, perçoit encore la cabelle représentant tous les impôts perçus dans son fief autres que les revenus des stases, et le commerchium, qui peut être levé sur la circulation des marchandises avec l’accord du prince. (Assises, art. 183, art. 190 ; J. Longnon, L’Empire latin…, op. cit., p. 210-211; E. Petrescu, op. cit., p. 477-478). 273 BCH, 2000, p. 843. 274 BCH,1999, p. 670. 275 J. Bintliff, « The frankish countryside in central Greece : the evidence from archeological field survey », dans P. Lock, G. D. R. Sanders (éd.), The Archeology of Medieval Greece, Oxford, 1996, p. 6. 276 K. M. Setton, Catalan Domination..., op. cit., p. 90. 277 J. Bintliff, « The frankish countryside », op. cit., p. 5; A. Ducellier, « Les Albanais dans les colonies vénitiennes au XVe siècle », dans Studi Veneziani, X, 1968 ; repris dans Id., L’Albanie entre 269
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chapitre vii. la vie quotidienne chevalier dont la vie quotidienne repose sur les taxes perçues, se substitue en Morée un nouveau type de faire-valoir. En ce qui concerne le régime des terres, les casaux de parçon représentent une particularité moréote qu’il est intéressant d’observer. Le casal désigne dans son sens large l’agglomération villageoise et l’ensemble de son terroir ; quant au terme parçon, il signifie une division, un partage en ancien français278. L’appellation casaux de parçon implique donc une certaine répartition du territoire, dont il faut définir la finalité 279 : « Si que li gentilz homme grec de l’empereur, pour la bonne pays qu’il avoient avec le prince Florant, si se fioient moult, et aloient habiter aux casaux de parçon que il avoient et partoient [partageait] avec les gentilz hommes frans, les fievés dou prince »280.
Dans cet extrait il n’est pas question d’une division de la terre entre plusieurs vilains*, mais d’un partage des revenus fonciers entre seigneurs, il s’agit d’une coseigneurie gréco-franque dont la mise en place remonte à l’installation des Byzantins dans la péninsule dès 1262. Durant la décennie qui suit, les régions proches des trois forteresses rétrocédées (Monemvasie, Mistra et le Grand Magne281) se retrouvent en danger potentiel à la merci des attaques grecques. Dès lors, la solution de compromis que représentent les casaux de parçon est envisagée, car mieux vaut partager les revenus d’une terre que d’en subir l’occupation : « […] Si estoit .j. gentil homme grec que on appelloit Foty, […]. Cellui Foty estoit alés vers la contrée de Corinte ou il avoit casaux que il partissoit avec les gentilz hommes de Corinte ; et ordinoit ses besoingnes avec ses hommes ; et menoit bonne vie sur sa terre »282.
Les casaux de la région de Corinthe ne sont pas fragmentés, ils sont détenus en commun par des nobles latins et des archontes* grecs283. Ce type d’accord, qui concerne les fiefs octroyés aux feudataires et les revenus qu’ils peuvent en tirer, requiert l’assentiment du prince et il ne peut qu’être profitable au feudataire puisque les Assises de Romanie permettent au vassal de limiter son service « s’il advient que le feudataire perde partie de son fief ou qu’il lui soit pris par les ennemis »284.
Byzance et Venise (Ve-XVe siècle) (VR), Londres, 1987, p. 62-63. 278 A. J. Greimas, Dictionnaire de l’Ancien Français, Paris, 1997 (1re éd. 1979), p. 440. 279 D. Jacoby, « Un régime de coseigneurie gréco-franque en Morée : les casaux de parçon », dans Mélanges d’archéologie et d’histoire, publiés par l’École Française de Rome, t. LXXV, 1963 ; repris dans Id., Société et démographie à Byzance et en Romanie latine (VR), Londres, 1975, p.111-125. 280 Chr. fr., § 663. 281 Ibid., § 317. 282 Ibid., § 664. 283 E. Petrescu, op. cit., p. 167-169. 284 Assises, art. 65.
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troisième partie. conserver son prestige Ainsi, les seigneurs grecs et francs veillent à ce que les domaines exploités produisent des revenus conséquents. Les casaux de parçon, qui demeurent indivis, apportent des avantages économiques non négligeables et cette pratique démontre que la lutte armée ne fut pas toujours la solution adoptée dans le conflit franco-grec de Morée. La coexistence est quotidienne également dans les seigneuries latines où les nobles vivent parmi la population autochtone. Les chevaliers qui luttent contre les Grecs lors des batailles rangées, peuvent ainsi gérer avec leurs ennemis militaires une seule et même terre. Néanmoins, devant le besoin incessant de numéraire, les seigneuries et les redevances qu’elles rapportent sont rapidement insuffisantes et les nobles latins essaient de trouver d’autres sources de revenus.
3. Exploiter les ressources locales Des historiens de renom ont déjà livré leurs conclusions sur l’économie dans la principauté de Morée, ses caractéristiques, ses produits et ses échanges285, mais il s’agit ici de préciser les sources principales de revenus des lignages latins et de déterminer comment est exploitée au mieux la diversité locale. En effet, la Grèce est morcelée en de nombreuses petites plaines ou massifs montagneux dont les cultures sont de type méditerranéen, à savoir le blé, les olives et le vignoble286. À l’époque médiévale, l’économie dans l’ensemble ne paraît pas vraiment prospère : les céréales manquent souvent287 et les ressources spécifiques telles que l’élevage de chevaux ne suffisent pas à combler la demande puisque des autorisations d’importation de chevaux existent288. Pourtant des taxes sont prélevées sur les échanges menés au quotidien par les nobles : « […] par devant .j. casal que on appelle la Varvaine […] si se faisoient les foires que on claime Panejours, lesquelles se font au jour de huy au demie juyn ; auxquelz foires venoient la gent de toutes pars pour acheter et pour vendre, tant dou pays de l’empereor comme de cellui dou prince »289.
285 Jean Longnon, Peter Topping ou plus récemment Antonio Carile ont approfondi la question. D’ailleurs une thèse récente sur cette question a été soutenue (F. Pessotto, La Morea franca. Economia e istituzioni tra Oriente e Occidente nei secoli XIII e XIV, Thèse de doctorat soutenue à Turin, 2003). Les dépenses militaires des nobles et leur dérive vers l’ostentation ne peuvent être possible sans l’intervention des banquiers et leur pratique du crédit (D. Jacoby, « Les Occidentaux dans les villes de Romanie latine jusqu’en 1261 : la région balkanique », dans XXe Congrès International des Études Byzantines, Collège de France-Sorbonne, 19-25 août 2001, Paris, t. 1, p. 289). 286 Cette trilogie se retrouve en Chypre (G. Grivaud, Pour une histoire des villages désertés…, op. cit., p. 492-493) et en Crète (M. Gallina, « Progetti veneziani di economia coloniale a Creta », dans M. Del Trepo (dir.), Sistema di rapporti ed elites economiche in Europa (secoli XII-XVII), Naples, 1994 ; repris dans Conflitti e coesistenza nel Mediterraneo medievale : mondo bizantino e occidente latino, Spolète, 2003, p. 315). 287 En période de paix, les demandes sont pourtant récurrentes : 1292, 1294, 1296 (C. Perrat, J. Longnon, op. cit., p. 56-57, 112, 166-167). 288 Ibid., p. 55, 77, 126 ; E. Petrescu, op. cit., p. 367. 289 Chr. fr., § 802.
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chapitre vii. la vie quotidienne Ce passage démontre l’entente cordiale qui règne entre les populations de la principauté qui se côtoient lors des foires régulièrement organisées. Les échanges économiques, notamment grâce aux taxes qu’ils génèrent, renforcent la prospérité des lignages nobiliaires290 et ils portent sur les mêmes produits qu’en Occident : denrées alimentaires diverses mais aussi produits textiles comme la soie291 ou le coton292. À travers les chroniques, la richesse des contrées apparaît en filigrane, comme la Cronaca dei Tocco qui évoque les moissons, les vignes et les riches pâtures. En effet, le bassin que représente géographiquement l’Épire, à cause des richesses qu’il recèle, est surveillé par une série de châteaux ou de villes fortes293 qui ne parviennent pas à endiguer les fréquentes razzias albanaises294. Les Tocco tirent profit de leurs échanges avec d’autres grands centres économiques de l’Adriatique tels que Venise ou Raguse et les principaux produits exportés sont des denrées alimentaires comme le sel, la viande séchée ou encore les châtaignes, mais il y a aussi de la cire et des fibres textiles dont les principaux bénéficiaires sont les intermédiaires italiens295. Cependant, le commerce certainement le plus rentable est celui des esclaves qui est très rapidement accaparé par les Catalans296 ; ils ne sont pas seulement exportés297, car ils peuvent également être échangés entre lignages en signe d’entente cordiale. Ainsi, nous retrouvons la trace d’une esclave envoyée par Francesca Tocco, comtesse de Céphalonie, à Antonio Acciaiuoli son demi-frère298, afin qu’il en fasse ce que bon lui semble299. 290 Le droit de foire prend des appellations diverses dans les documents (J. Longnon, P. Topping, op. cit., p. 9). 291 Chr. fr., § 803 ; Dipl. Orient català, p. 559 ; D. Jacoby, « Silk production in the frankish Peloponnese : the evidence of fourteenth century surveys and reports », dans H. A. Kalligas (éd.), Travellers and Officials in the Peloponnese. Descriptions-Reports-Statistics, in Honour of sir Steven Runciman, Monemvasie, 1994, p. 41-61 ; repris dans Id., Trade, Commodities and Shiping in the Medieval Mediterranean (VR), Aldershot, 1997. Id., « The production of silk textiles in latin Greece », dans ΤΕΓΝΟΓΝΟΣΙΑ ΣΤΗ ΛΑΤΙΝΟΚΡΑΤΟΥΜΕΝΗ ἙΛΛΑΔΑ, ἩΜΕΡΙΔΑ, ἏΘΗΝΑ (8 ΦΕΒΡΟΥΑΡΙΟΥ 1997), Athènes, 2000, p. 22-35 ; repris dans Id., Commercial Exchange accross the Mediterranean (VR), Aldershot, 2005. 292 G. Saint-Guillain, « Les ducs de l’Archipel et le coton de Santorin (fin XIVe-début XVe siècle) », dans C. A. Maltezou, P. Schreiner (éd.), Bisanzio, Venezia e il mondo franco-greco (XIIe-XVe secolo), Atti del colloquio internazionale organizzato nel centenario della nascita di Raymond-Joseph Loenertz o.p., Venezia, 1-2 dicembre 2000, Venise, 2002, p. 368-369. 293 A. Ducellier, « Aux frontières de la Romanie : Arta et Sainte-Maure à la fin du Moyen-Âge », dans Travaux et Mémoires, 8, Hommage à M. Paul Lemerle, 1981, p. 114. 294 Carlo Tocco répond à ces menaces en prenant le bétail des Albanais (Cron. Tocco, v. 685-690). 295 Ibid., p. 120-121 ; D. Jacoby, « Italian migration and settlement in latin Greece : the impact on the economy », dans Schriften des Historischen Kollegs, Kolloquien 37 = Die Kreuzfahrerstaaten als multikulturelle Gesellschaft. Einwanderer und Minderheiten im 12. und 13. Jahrhundert, Munich, 1997, p. 97-127 ; repris dans Id., Byzantium, latin Romania and the Mediterranean (VR), Aldershot, 2001. 296 Cron. Tocco, p. 121. 297 On en retrouve la trace dans de nombreux foyers italiens (Ch. De la Roncière, « La vie privée des notables toscans… », op. cit., p. 231-233 ; H. Bresc, « Esclaves auliques et main d’œuvre servile agricole dans la Sicile des XIIe et XIIIe siècles », dans Id. (éd.), Figures de l’esclavage au Moyen Âge et dans le monde moderne. Actes de la Table Ronde organisée les 27 et 28 octobre 1992 par le Centre d’Histoire sociale et culturelle de l’Occident de l’Université Paris X-Nanterre, Paris, 1996, p. 99-101), mais aussi catalans (Dipl. Orient català, p. 392, 589). 298 Cf. annexes, p. 614. 299 J.-A. C. Buchon, Nouvelles recherches…, op. cit., t. II, Diplômes relatifs aux hautes baronnies franques extraits des archives et bibliothèques de Toscane, Naples, Sicile, Malte, Corfou, Paris, 1845, p. 166.
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troisième partie. conserver son prestige Le territoire moréote apparaît avant tout rural, mais les ressources halieutiques ne sont pas négligées pour autant car la présence de pêcheries est attestée300. Certaines activités plus rentables que d’autres, telles que l’industrie de la soie, s’ouvrent au marché et profitent à quelques grands ports comme Clarence301, Modon ou Coron302. Ce dernier port est protégé des attaques par des murailles dont la date de construction reste débattue303, mais il est ouvert à de nombreuses influences notamment vénitienne et s’y effectue un commerce de type colonial304. Quant aux duchés catalans, les rouages de l’économie y sont similaires et des plaintes adressées au roi de Sicile révèlent que les tensions apparaissent entre le châtelain et le vicaire général à propos de récoltes de légumineuses ou de barques de pêche servant pour l’espionnage albanais305. Les disputes commerciales opposent fréquemment les puissances voisines, parmi lesquelles les Catalans et les Siciliens apparaissent souvent comme des agresseurs306. Les intérêts de la couronne d’Aragon en Grèce reposent sur les cités maritimes et le contrôle, du moins en partie, du trafic Orient-Occident ; or, ni Thèbes ni Athènes ne présentent d’intérêt commercial pour le commerce à grande distance, alors que ces villes sont utilisées comme base pour la piraterie catalane et servent de marché aux esclaves307. La piraterie offre ainsi une autre source de revenus, plus rapide mais moins conventionnelle, qui s’est institutionnalisée dans les îles au sein même de la noblesse. Les exemples de seigneurs se livrant à cette activité sont nombreux et on les retrouve au fil des siècles. Le noble insulaire peut donc pratiquer de multiples activités, à l’image d’Andrea Ghisi, seigneur de Tinos au XIIIe siècle qui est commerçant, banquier mais aussi pirate308. Cet exemple n’est pas isolé309, car de nombreux contrats sont conclus entre seigneurs et capitaines de navires afin 300
J. O. Schmitt, op. cit., p. 290. E. Sakellariou, op. cit., p. 313 ; A. Tzavara, Clarentza…, op. cit., p. 283 et suiv. ; S. Karpov, « Ports of Peloponnese in the system of venetian trade navigation to the Black Sea, XIVth-XVth centuries », dans Χ. ΚΑΛΛΙΓΑ, Α. ΜΑΛΛΙΑΡΗΣ (éd.), ΠΕΛΟΠΟΝΝΗΣΟΣ ΠΟΛΕΙΣ ΚΑΙ ΕΠΙΚΟΙΝΩΝΙΕΣ ΣΤΗ ΜΕΣΟΓΕΙΟ ΚΑΙ ΤΗ ΜΑΥΡΗ ΘΑΛΑΣΣΑ, ΜΟΝΕΜΒΑΣΙΩΤΙΚΟΣ ΟΜΙΛΟΣ ΣΥΜΠΟΣΙΑ Ε’, ΣΤ’, Ζ’, Η’, Athènes, 2006, p. 183. 302 A. Major, Les Colonies continentales de Venise en Grèce méridionale, Thèse de doctorat, Toulouse-Le Mirail, 1989, p. 72-82, 364 et suiv. 303 M. Balard, « Clarence, escale génoise aux XIIIe-XIVe siècles », dans Byzance et ses périphéries. Hommage à Alain Ducellier, Toulouse, 2004, p. 187. 304 Ibid., p. 194. 305 La Grèce byzantine s’ouvre au commerce vénitien (R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras… », op. cit., p. 201 ; M. Angold, « The shaping of the medieval byzantine city », dans Byzantinische Forschungen, 1985, p. 24-27). Des échanges qui, en dépit d’une proximité géographique, s’effectuent de préférence à la belle saison (T. Gregory, « Interaction between Italy and the Peloponnese : The geographical basis », dans Χ. ΚΑΛΛΙΓΑ, Α. ΜΑΛΛΙΑΡΗΣ (éd.), op. cit., p. 175). 306 A. Luttrell, « La Corona de Aragon y la Grecia catalana (1379-1394), dans Latin Greece, the Hospitallers and the Crusades 1291-1440 (VR), Londres, 1982, p. 225-226. 307 Bien que celui-ci commence à décliner à la fin du XIVe siècle ( A. Luttrell, « La Corona de Aragon … », op. cit., p. 222 ; Dipl. Orient català, p. 99, 215). 308 R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 42. 309 La piraterie est une activité étendue à toute la Méditerranée, et elle cause des dommages également en Adriatique (A. Ducellier, La Façade maritime de l’Albanie au Moyen Âge. Durazzo et Valona du XIe au XVe siècle, Thessalonique, 1981, p. 249). 301
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chapitre vii. la vie quotidienne de déterminer les intérêts de chacun comme les Navigaioso de Lemnos qui, dès le milieu du XIIIe siècle, entretiennent neuf galées de pirates310. Il en est de même pour Guglielmo Sanudo en 1301, futur duc de l’Archipel, qui s’entend avec un capitaine anconitain afin de s’emparer de Santorin : accord dans lequel les pirates ont le droit de piller l’île pendant cinq jours pour leur propre compte avant de la remettre au seigneur311. Les cas se multiplient au XIVe siècle, à l’instar des Venier de Cérigo qui ont transformé leur seigneurie en centre très actif de piraterie, attaquant de préférence les convois catalans et génois312. Quant aux Gattilusio de Lesbos, ils sont réputés pour être des seigneurs pirates313. Les Catalans ne négligent pas non plus cette source de profit considérable comme Pierre Fadrique, seigneur de Salona, une terre pourtant continentale, qui commet des actes de piraterie et provoque des réactions de la part des autorités méditerranéennes telles que Venise. Le Sénat vénitien en 1350 entame des négociations afin de relâcher un prisonnier vénitien314 et ordonne à ses officiers de livrer la chasse aux pirates qui pénalisent son commerce. L’archéologie vient compléter ces sources législatives notamment par le biais de la découverte au sud de Salamine, dans une grotte qui servait de refuge ou de cachette aux trésors durant l’époque franque, d’un trésor monétaire et de divers petits objets de bronze315, confirmant l’importance de cette activité en mer Égée. Pourtant les autorités, quelles qu’elles soient et à toutes les époques, tentent d’en venir à bout par de multiples biais316. En 1299, par exemple, Isabelle de Villehardouin doit faire comparaître, mais aussi contraindre aux réparations, un marchand qui a fait acte de piraterie317. Or, il est déjà très difficile de maintenir un semblant d’ordre dans les eaux de la principauté, il est quasiment impossible de lutter contre les actes de brigandage encouragés, voire menés par les nobles latins eux-mêmes. Venise apparaît dès lors comme la seule puissance méditerranéenne capable de lutter contre la piraterie catalane mais son isolement, malgré les déclarations de bonne volonté de la papauté ou du roi de Naples, la pousse à s’entendre avec les duchés catalans dès 1319318. La piraterie reste donc un mal endémique de la mer Méditerranée et plus particulièrement de l’Égée qui doit subir les attaques des pirates catalans, grecs de Morée et celles des Turcs à l’Est. Or si l’économie en souffre, les voyageurs et les pèlerins également. Nicolas Martoni livre à ce propos un témoignage rempli d’effroi à la simple vue de pirates catalans qui ont failli se saisir de sa personne
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A. Luttrell, « The Latins and life... », op. cit., p. 151. R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 104. 312 F. Thiriet, La Romanie…, op. cit., p. 275. 313 G. Pistarino, Genovesi d’Oriente, Gênes, 1990, p. 386 et suiv. 314 R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras…», op. cit., p. 193-194. 315 BCH, 1995, p. 864-865. 316 De telles plaintes apparaissent également au XVe siècle de la part d’émissaires byzantins se plaignant de la piraterie catalane (M. Constantin, « Contribution à l’histoire des relations économiques entre l’Empire byzantin, la Sicile et le royaume de Naples, de 1419 à 1453 », Atti del V Congresso Internazionale di studi bizantini (Rome 20-26 septembre 1936), t. I, Rome, 1939, p. 212). 317 C. Perrat, J. Longnon, op. cit., p. 193. 318 F. Thiriet, La Romanie…, op. cit., p. 161-162. 311
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troisième partie. conserver son prestige tandis que son navire est contraint d’amarrer à Thermia en raison d’un vent contraire319. Sur terre aussi des expédients sont utilisés et certains nobles se comportent comme de véritables seigneurs-brigands. Le premier d’entre eux, le prince de Morée Philippe de Savoie, n’hésite pas à s’en prendre à la personne même de son chancelier, Benjamin, dénoncé par certains nobles comme un homme très riche, afin de trouver de l’argent rapidement320. Centurione Zaccaria, baron de Chalandritsa, usurpe les possessions d’autres seigneurs, retient illégalement bon nombre de vilains qui ne dépendent pas de ses terres, et agresse ses liges321. Or, seul le prince peut statuer sur son cas, car Nicolò Acciaiuoli, qui a saisi certains de ses biens pour se prémunir d’autres offenses, se trouve contraint de les rendre322. Une autre façon d’obtenir rapidement du numéraire existe néanmoins, et de façon moins brutale, il s’agit d’emprunter soit à d’autres seigneurs323 soit à des prêteurs sur gage324. Ainsi, l’attitude des seigneurs latins est loin d’être toujours irréprochable et même si la coexistence pacifique est la caractéristique du plus grand nombre, il existe malgré tout des exemples témoignant de mésententes entre les seigneurs et leurs sujets. Une plainte est adressée en 1359 au gouvernement vénitien dénonçant les mauvais traitements infligés par Graziano Giorgio, seigneur de Santa-Maura et de Leucade, aux sujets de la seigneurie voisine de Vonitsa325. La plainte de Jean de Lecce qui, depuis la mort de Gautier de Brienne en 1356 lors de la bataille de Poitiers, est devenu seigneur de Vonitsa, renseigne sur les ressources économiques de cette région car le seigneur-brigand non seulement moleste les sujets, en retient certains prisonniers, mais ravage également les cultures et les pêcheries326. Les nobles catalans ne sont pas non plus à l’abri d’excès de colère et leurs lignages s’opposent en luttes stériles et surtout dévastatrices comme en 1369, où Frédéric III de Sicile accorde son pardon à Roger de Lluria et ses complices pour avoir massacré en 1362 Pierre de Pou, sa famille et plusieurs membres de son parti, justifiant sa mansuétude par les méfaits commis par la victime327. Au quotidien, les seigneurs n’hésitent pas à organiser de véritables razzias contre leurs voisins328, à l’image des Tocco qui, en 1395, mènent des expéditions
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H. Duchêne, op. cit., p. 16-17. Chr. fr., § 858-867. 321 D’autres cas sont connus comme celui du chancelier de Coron qui spolie les villageois de leurs biens et s’en prend à leurs personnes ( J. Chrysostomidès, « Merchant versus nobles : a sensationnal court case in the Peloponnese (1391-1404) », ΠΡΑΚΤΙΚΑ ΤΟΥ Δ’ ΔΙΕΘΝΟΥΣ ΣΨΝΕΔΡΙΟΥ ΠΕΛΟΠΟΝΝΗΣΙΑΚΩΝ ΣΠΟΥΔΩΝ, (Cοrinthe, 9-16 septembre 1990), p. 116-117). 322 Le rapport de Nicolas de Boiano daté de janvier 1361 éclaire les agissements du baron de Chalandritsa (J. Longnon, P. Topping, op. cit., p. 152-153). 323 Chr. fr., § 868. 324 R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras… », op. cit., p. 212. 325 Ibid., p. 197 ; cf. annexes, p. 533. 326 A. Luttrell, « Vonitza … », op. cit., p. 135. 327 R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras…», op. cit., p. 217. 328 La guerre représente également une industrie lucrative pour la noblesse napolitaine (G. Vitale, « Nobilta napoletana dell’eta durazzesca », dans N. Coulet, J.-M. Matz (éd.), La Noblesse dans les 320
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chapitre vii. la vie quotidienne dévastatrices contre les possessions vénitiennes de la plaine d’Argos329. Les hommes des Tocco n’hésitent pas non plus à s’en prendre aux troupeaux de Muriki Spata, despote d’Arta, à les capturer et à les transporter par voie maritime330, entraînant la multiplication des plaintes à leur encontre. Les moyens d’enrichissement rapide dépassent ainsi le cadre de la seigneurie. Les nobles de la principauté tirent profit de la topographie locale en exploitant ses ressources mais aussi en s’appuyant sur la position stratégique de la Morée pour s’enrichir grâce à des moyens plus ou moins légaux. La mer Égée, parsemée de plusieurs centaines d’îles, le Péloponnèse et l’Attique aux côtes découpées, favorisent les attaques de pirates et cette activité complète le tableau des nobles latins qui peuvent s’afficher le plus souvent comme des vassaux loyaux, mais aussi parfois comme des brigands. Certes la noblesse occidentale n’a pas toujours été respectable, mais en Morée ce qui change ce sont les moyens employés pour s’enrichir, liés directement à la situation maritime de leur principauté. Les affrontements endémiques ne revêtent pas seulement une forme militaire, étant donné que la guerre économique est un subterfuge également très souvent employé.
CONCLUSION La politique de conciliation menée par les conquérants et le partage des terres permettent d’obtenir le ralliement des vaincus, excepté les tribus montagnardes qui sont plus difficilement conciliables331. Un rapprochement pacifique se met en place, fondé avant tout sur des intérêts communs à tous les niveaux de la société : pour les nobles il y a des accords politiques, des mariages, une influence dans l’administration et la gestion des biens, tandis que pour le restant de la population la coexistence se généralise. Alors que les nobles latins étaient parvenus à établir une coexistence pacifique avec leurs sujets grecs, trois facteurs apparaissent aux XIVe et XVe siècles qui précipitent le déclin de la Grèce centrale latine : les épidémies de peste, la guerre de destruction réciproque entre les forces latines332 et les attaques répétées des Turcs333 dont la pression provoque l’agitation de toutes les populations de l’Est méditerranéen et la désolation de nombreuses régions334. Les difficultés territoires angevins à la fin du Moyen Âge. Acte du colloque international organisé par l’Université d’Angers. Angers-Saumur (3-6 juin 1998), Paris, 2000, p. 374). 329 Durant les années 1395 et 1396, plusieurs discussions du Sénat ont pour thème les dommages causés par Carlo Tocco et les mesures qu’il convient de prendre pour y remédier (Mon. Peloponnesiaca, p. 339, 344-345, 348-349, 369-372). 330 Cron. Tocco, p. 271. 331 A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 71-72. 332 Ce n’est pas une lutte ethnique (A. Carile, La Rendita …, op. cit., p. 36, 41). 333 La démographie de la Morée stagne jusqu’au milieu du XVe siècle puis repart lorsque les luttes internes entre Ottomans s’arrêtent (N. et I. Beldiceanu, « Recherches sur la Morée (1461-1512) », dans Sudost-Forschungen, XXXIX, 1980, p. 45 ; A. Carile, « Una lista toponomastica di Morea del 1469 », dans Studi Veneziani, XII, 1970, p. 386). 334 Venise a planifié une véritable politique démographique dans l’île de Crète, réinstallant de façon massive les Ténédiotes expulsés de leur île à la fin du XIVe siècle et au début du XVe siècle. Devant
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troisième partie. conserver son prestige de la vie rurale et de l’économie en sont les symptômes et les lignages nobiliaires de Morée souffrent des problèmes qui s’accumulent au bas Moyen Âge. Les divisions politiques et les ravages de la peste nuisent à l’économie, et par là même à l’assise économique des nobles, tandis que les difficultés aggravent également la mortalité de ces familles qui entretiennent malgré tout des liens spirituels avec leurs défunts335. Alors qu’en Occident la reprise s’échelonne sur les premières décennies du XVe siècle, dans le Péloponnèse il faut attendre l’annexion des Ottomans pour que les facteurs de renouveau soient réunis336 et les recensements réalisés par les autorités turques sont de précieux repères337. Quant au château, il représente la résidence nobiliaire tant en Occident qu’en Morée, et conjugue deux symboles : le pouvoir public et le pouvoir privé338. L’élément fortifié est avant tout représentatif de la puissance qui permet de protéger et d’exploiter ; quant à la tour, rarement habitée, elle a surtout un usage fonctionnel, qu’il soit militaire ou économique. L’archéologie est une précieuse aide afin de cerner au mieux la vie quotidienne, mais elle ne livre que des espaces vides que l’historien doit réaménager notamment grâce aux inventaires ou descriptions narratives. Le noble n’est pas fait pour vivre seul, il lui faut vivre entouré des siens ou de ses sujets ; or si la parenté rapproche, elle ne crée pas nécessairement de l’intimité car il y a des collatéraux* que l’on ne voit jamais. Dès lors, la proximité physique se fait avec des amis, des fidèles ou des serviteurs qui se côtoient à la cour quotidiennement et dont les cultures se mêlent. Ainsi, les conquérants latins découvrent la douceur de vivre méditerranéenne et jouissent de tous les plaisirs qu’elle peut leur procurer, quitte à se livrer à des actes répréhensibles. La proximité avec les vestiges antiques permet à certains d’entre eux d’occuper d’anciens palais tandis que d’autres optent pour une construction ex-nihilo, mais il est vrai que les différents niveaux de richesse sont visibles dans les résidences seigneuriales, malgré une continuité assurée par l’em-
l’oliganthropie qui caractérise Argos et Nauplie, des mesures incitatives sont adoptées afin de séduire des étrangers qui désireraient s’y installer (E. Zachariadou, « Holy war in the Aegean during the fourteenth century », dans B. Arbel, B. Hamilton, D. Jacoby, op. cit.,p. 214-217 ; F. Thiriet, La Romanie..., op. cit., p. 414). 335 L’importance des liens spirituels subsiste à travers les siècles et il est intéressant de noter que pour les ethnologues du XXe siècle, la dimension spirituelle n’est pas absente de l’identité lignagère en Grèce. Ce groupe agnatique*, en construisant des chapelles lignagères, sacralise l’espace, l’occupation est alors matérielle et spirituelle (F. Saulnier-Thiercelin, « Principes et pratiques du partage des biens. L’exemple crétois », dans C. Piault (éd.), Familles et biens en Grèce et à Chypre, p. 51-55). 336 E. Sakellariou, op. cit., p. 316. 337 C’est ainsi que Corinthe, dans la seconde moitié du XVe siècle, n’est plus qu’un bourg agricole composé de près de neuf cents feux et dont la majorité de la population est d’origine grecque. Cependant, l’appauvrissement de la Grèce durant la période pré-ottomane est sujet à débat (Mon. Peloponnesiaca, p. 388 ; N. et I. Beldiceanu, « Corinthe et sa région en 1461 d’après le registre TT 10 », dans Sudost-Forschungen, XLV, 1986, p. 41). Quant aux Vénitiens, conservant leurs possessions, ils les fortifient pour résister soit aux Grecs soit aux Turcs et afin de surveiller l’intérieur des terres, ils construisent des points de surveillance. C’est le cas du Mont Oneion, qui est fortifié afin de surveiller les Grecs de l’Acrocorinthe et l’avancée des Turcs dans le Péloponnèse (W. R. Caraher, T. E. Gregory, « Fortifications of mount Oneion », dans Hesperia, The Journal of American School of Classical Studies at Athens, 75. 3, 2006, p. 347). 338 G. Duby, « Pouvoir privé, pouvoir public », dans G. Duby, Ph. Ariès (dir.), Histoire de la vie privée…, op. cit., p. 36.
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chapitre vii. la vie quotidienne ploi d’artisans locaux qui travaillent avec le même savoir-faire, que ce soit pour les Grecs ou pour les Latins. En vivant ainsi au quotidien au plus près les uns des autres, la culture originelle des conquérants en vient à être sensiblement influencée par la population autochtone.
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CHAPITRE VIII. UNE SYMBOLIQUE ENTRETENUE « C’était comme une nouvelle race de Centaures qui venait, après bien des siècles, dominer encore une fois ces belles vallées de Thessalie, où on raconte encore dans les cabanes les merveilles des Centaures antiques »1.
La vie quotidienne des nobles latins se déroule en grande partie dans les cours où gravite l’entourage du seigneur, composé en tout premier lieu par le cercle des parents et des feudataires mais également par les auxiliaires du pouvoir seigneurial. Des manières s’y développent, permettant aux nobles d’adopter une conversation et une attitude différentes du reste de la population, de même qu’un mode de vie plus prestigieux. Ainsi, dans le domaine de la symbolique et de la culture, il est tentant de dégager des éléments de continuité et de rupture notés par rapport aux pratiques occidentales de ce même groupe social. Afin de renforcer leur prépondérance, les Latins n’hésitent pas à développer toute une symbolique les mettant en valeur, permettant de les reconnaître et de les situer face à d’autres lignages ou encore vis-à-vis du pouvoir en place. Pour cela, ils engagent de lourdes dépenses et développent tout un apparat qui renforce leur prestige. Certains d’entre eux entretiennent également un goût personnel pour les lettres les démarquant de la population autochtone. En effet, lors des festivités et réjouissances accordées pour célébrer des événements importants, une profusion de moyens peut être déployée afin de refléter la puissance du lignage organisateur. Il s’agit pour ce dernier d’afficher son enrichissement aux yeux des autres, tout en raffermissant son influence sur la population autochtone. Certains attributs font de la noblesse latine une catégorie à part comme la culture exhibée pour se démarquer du restant de la population, les codes sociaux tels que la courtoisie qui la rendent difficilement accessible, ou encore les insignes du pouvoir qui maintiennent le prestige des lignages au sein de la principauté de Morée et vis-à-vis des États voisins. Complétant leur domination politique, militaire et économique, il faut donc tenir compte de l’influence culturelle des lignages nobiliaires latins qui est tout aussi importante. Ils considèrent comme nécessaire leur présence dans les instances de pouvoir, d’où ils régissent l’organisation de la principauté, et certains mènent ainsi un train de vie dispendieux qui leur permet de tenir leur rang et d’impressionner leur entourage.
1 J.-A. C. Buchon, « Établissement féodal de la principauté de Morée », dans Revue indépendante, 1843, p. 7.
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troisième partie. conserver son prestige
A. UNE NOBLESSE CULTIVÉE 1. Le goût pour les lettres Peut-être plus durement que pour d’autres thèmes, la documentation fait défaut dans le domaine culturel. Pourtant, certains chevaliers sont attirés par l’érudition et s’intéressent aux livres et à leur langage autant qu’aux combats, et cette vie culturelle revêt différentes formes dont quelques aspects peuvent être mis en avant. Lorsqu’on évoque une certaine culture nobiliaire, le problème de l’instruction apparaît en première ligne. S’il ne persiste pas de trace d’un enseignement en Morée latine, contrairement au cas chypriote2, on suppose pourtant, à l’instar du modèle français, que les enfants de la noblesse sont initialement éduqués dans les familles jusqu’à l’âge de sept ans, années au cours desquelles ils reçoivent les rudiments de lecture et d’écriture3. Mais pour que certains nobles développent un goût pour la culture ou les arts, cela sous-entend que l’enseignement est poursuivi au-delà de cet âge tendre. Dans les groupes sociaux marchands dont sont originaires plusieurs nobles italiens, l’éducation est poussée et ils développent une culture spécifique4 dans laquelle la comptabilité et l’enseignement des langues ont une grande place : leur nombreuse correspondance en témoigne5. Ainsi les dispositions à lire et à écrire des nobles représentent-elles un sujet de réflexion fort intéressant mais peu documenté. Il ne faut pas espérer avoir plus de renseignements concernant le plus jeune âge, cependant quelques indices d’une pratique courante de l’écrit apparaissent, notamment dans la Chronique de Morée où il est fait mention d’un registre des fiefs établi par Guillaume de Champlitte dès la conquête : « Tous ceux que vous m’avez entendu mentionner par le nom étaient les seuls qui, du temps du Champenois, étaient catalogués dans un registre et qui étaient inféodés »6.
L’usage de l’écrit dans la pratique quotidienne n’est donc pas exceptionnel, car la coutume orale montre des faiblesses que n’ont pas les écrits. Certes, la cour princière fait usage de documents mais d’après David Jacoby des registres
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G. Grivaud, « Literature », dans A. Nicolaou-Konnari, C. Schabel (éd.), Cyprus. Society and Culture 1191-1374, Leiden-Boston, 2005, p. 224-225. 3 M. Sot (éd.), Histoire culturelle de la France, t. I, Le Moyen Âge, Paris, 1997, p. 226-227. 4 J. Day, « Marchands et banquiers au Moyen Âge », dans Monnaies et marchés au Moyen Âge, Paris, 1994, p. 194 ; R. Mordenti, « Les livres de famille en Italie », dans Annales E. S. C., n° 4, juill.-août 2004, p. 793-795. 5 Cf. supra, p. 130 et suiv. ; L. Miglio, « Lettere dal monastero. Scrittura e cultura scritta nei conventi feminili toscani del 1400 », dans G. Avarucci, M. Borracini Verducci e G. Borri, Libro, scrittura, documento della civilta monastica e conventuale nel basso medioevo (secoli XIII-XV). Atti del Convegno di Studio Fermo (17-19 settembre 1997), Spolète, 1999, p. 138. 6 Chr. gr., v. 1962-1964 ; Crusaders, p. 128.
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chapitre viii. une symbolique entretenue similaires devaient exister dans les cours des barons7. En effet, Marino Sanudo qui rend visite à son cousin, duc de l’Archipel dans les années 1280, consulte les archives de Naxos mises à la disposition du visiteur, futur historien8. L’écriture est donc d’un usage courant, mais probablement réservée à des professionnels tels que les chanceliers9 et les Assises de Romanie permettent de mieux juger de son expansion : « Quand certains plaident entre eux, s’ils veulent avoir copie des témoignages produits en justice, la copie ne doit pas leur être refusée »10. « La partie peut demander la sentence ou le jugement si elle veut qu’il lui soit donné par écrit »11.
Au cours des procès, les jugements ne sont pas automatiquement mis par écrit mais une copie peut être demandée. Ainsi, les documents manuscrits sont limités aux seuls actes nécessitant une garantie et ils sont produits par la chancellerie qui leur donne une validité. L’écriture n’est certainement pas maîtrisée par tous, mais les instances dirigeantes en usent couramment. Concernant la lecture, le seul témoignage développé qui persiste à ce sujet est l’inventaire de la bibliothèque de Léonard de Véroli après son décès en 128112. Le chancelier de la principauté de Morée possède plusieurs manuscrits : « […] Neuf livres de romans, un livre intitulé Genesis, la Constitution du Royaume. Un volume dans lequel se trouve le petit traité de Roffredo sur le droit civil ainsi que son petit traité sur le droit canonique, le livre de Goffredo de Trani, un livre de médecine composé de quatre cahiers, un livre grec, un livre de modo medendi […], la somme d’Azon, un Décret, un livre de décrétales. Cinq romans, un bréviaire, une chronique, une Bible, une paire de livres en deux langues »13. 7 D. Jacoby, « From Byzantium to latin Romania : continuity and change », dans Mediterranean Historical Review, vol. IV, n° 1, 1989 ; repris dans Id., Byzantium, Latin Romania and the mediterranean (VR), Aldershot, 2001, p. 11. 8 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs. Pouvoirs, société et insularités dans les Cyclades à l’époque de la domination latine (XIIIe-XVe siècle), thèse de doctorat Université Paris I, 2003, p. 836. 9 J. Richard, « La culture juridique de la noblesse aux XIe, XIIe et XIIIe siècles », dans Nobilitas. Funktion und Repräsentation des Adels in Alteuropa (Veröffentlichungen des max-Planck Institut für Geschichte, 133), Göttingen, 1997 ; repris dans Id., Francs et Orientaux dans le monde des croisades (VR), Aldershot, 2003, p. 56 ; R.-H. Bautier, « Chancellerie et culture au Moyen-Âge », dans G. Gualdo (dir.), Cancellaria e cultura nel Medio Evo. Comunicazioni presentate nelle giornate di studio della commissione (Stoccarda, 29-30 agosto 1985). XVI Congresso Internazionale di Scienze Storiche, Vatican, 1990, p. 69. 10 Assises, art. 191. 11 Ibid., art. 168. 12 I. Ortega, « L’inventaire de la bibliothèque de Léonard de Véroli. Témoignage des influences occidentales et orientales dans la principauté de Morée à la fin du XIIIe siècle », dans L’autorité de l’écrit au Moyen Âge (Orient-Occident), XXXIXe Congrès de la SHMESP (Le Caire, 30 avril-5 mai 2008), Paris, 2009, p. 196-201. 13 A. de Boüard, Documents en français des Archives angevines de Naples, t. I, Mandements aux trésoriers, n° 127, n° 130, p. 138-140. R. Filangieri, I Registri della Cancelleria Angioina, XXIV, 1280-1281, Naples, 1976, p. 176-178, n° 188 : « […] Romanzis IX, liber unus qui in principio intitulatur genes, constitutiones Regni. Volumen unum in quo est libellus Rofredi, super iure civili et libellus eius super iure canonico, et liber Goffredi de Trano, tacuinum unum liber medicinalis unus, qui est quaterni (sic) IV, liber grecus unus, libellus unus de modo mendendi […] summa Aczonis una, decretum unum,
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troisième partie. conserver son prestige Si des manuscrits restent non identifés, les quelques ouvrages connus livrent des renseignements importants. À l’instar d’autres amateurs de livres, sa bibliothèque est composée d’un fonds religieux14, mais cet inventaire laisse également entrevoir les goûts personnels du propriétaire, lequel par sa fonction de chancelier et de conseiller privilégié de Guillaume de Villehardouin, apprécie les œuvres juridiques : le droit canon et le droit civil représentent une part importante de sa bibliothèque avec six livres. Il apprécie en outre la littérature profane et l’histoire car sa collection est composée de quatorze romans et de deux livres d’histoire, mais aussi la médecine. Enfin, la présence du livre grec, dont le sujet n’est pas précisé, doit être mise en relief car cela permet de supposer qu’il lit cette langue15. D’après le relevé, cette bibliothèque serait composée de vingt-sept ouvrages ce qui est un chiffre modeste pour l’époque16. Ainsi le service de l’État se manifeste-t-il dans une ouverture vers la littérature vernaculaire, la diffusion qui en est faite dans la Romanie latine, et la prédominance des ouvrages de droit. Pour autant, l’exemple de Léonard de Véroli ne doit pas être généralisé car beaucoup de nobles devaient être moins érudits que lui. En l’absence d’autres inventaires, cet exemple peut être complété par des références beaucoup moins détaillées. Ainsi, le château dit de Saint-Omer à Thèbes est doté d’une bibliothèque dont le chroniqueur s’est servi pour rédiger la Chronique de Morée17. Cette forteresse est la possession du lignage des Ghisi peu avant sa destruction par les Catalans en 133118, mais la bibliothèque a dû se constituer en plusieurs années, voire plusieurs décennies : les Ghisi ont peut-être récupéré le fond documentaire amassé par les Saint-Omer dont le dernier représentant, Nicolas III, est mort sans héritier19. Enfin, persiste dans un échange épistolaire du XVe siècle la mention d’une lecture publique auprès d’Antonio Acciaiuoli ou de Carlo Tocco, voulue par un Italien et concernant la législation, la logique, la philosophie naturelle ou morale ou la médecine20. Il est donc manifeste que les nobles latins de Morée s’inspirent des pratiques des régions occidentales dont ils sont originaires et ils apprécient particulièrement la littérature de cour qui exalte la chevalerie. Les livres venus d’Occident ou d’Orient au
liber decretalium unus. Romanzi V, breviarum unum, cronica una, Biblia una, par de bilanguis unum […] ». Comme me le faisait remarquer Monsieur Aurell, le Décret doit être celui de Gratien, ouvrage très répandu aux XIIe et XIIIe siècles. 14 G. Hasenhor, « L’essor des bibliothèques privées aux XIVe-XVe siècles », dans A. Vernet (éd.), Histoire des bibliothèques françaises, Paris, 1989, p. 242. 15 Ce qui n’est certainement pas le cas du personnel administratif de Charles Ier d’Anjou qui, ne pouvant déchiffrer le titre, relève simplement sa présence. 16 Au XVe siècle, la moyenne des livres dans les bibliothèques des hommes de loi est d’une soixantaine de livres (G. Hasenhor, op. cit., p. 239). 17 R.-J. Loenertz, Les Ghisi. Dynastes vénitiens dans l’Archipel, 1209-1390, Venise, 1975, p. 151. 18 Ibid., p. 151. 19 Cf. annexes, p. 644. Il en est de même pour Guillaume d’Aragon, duc d’Athènes de 1317 à 1338, qui meurt en laissant sa bibliothèque aux dominicains de Palerme (R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », dans Byzantina et Franco-Graeca. Articles choisis parus de 1936 à 1969, Rome, 1978, p. 192). 20 J.-A. C. Buchon, Nouvelles recherches historiques sur la principauté de Morée et ses hautes baronnies, fondées à la suite de la Quatrième croisade, t. II, Diplômes relatifs aux hautes baronnies franques extraits des archives et bibliothèques de Toscane, Naples, Sicile, Malte, Corfou, Paris, 1845, p. 276-277.
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chapitre viii. une symbolique entretenue retour des croisades sont diffusés dans la principauté par le biais d’achats, de copies ou de lecture à haute voix21. Une documentation trop clairsemée ne permet pas de donner une appréciation chiffrée mais la noblesse moréote est loin d’être un groupe social d’illettrés car la présence d’une bibliothèque n’est pas le seul témoignage reflétant l’intérêt pour la culture. Guillaume de Moerbeke, archevêque latin de Corinthe de 1277 à 1286, traduit Hippocrate, Galien et Aristote entre autres22. Ses travaux, connus dans tout l’Occident où ils répandent la pensée grecque, sont certainement appréciés dans la principauté, néanmoins en l’absence de sources, il est difficile de développer davantage. Quant à l’œuvre principale mais plus tardive produite dans la principauté, la Chronique de Morée, elle est rédigée au début du XIVe siècle certainement dans l’entourage d’un seigneur latin et prend pour modèle le prince Guillaume de Villehardouin23. De la même source est extrait le long poème qui constitue sa version grecque, largement influencé par la littérature franque et notamment les romans dont les traces se retrouvent dans les hauts faits chevaleresques24. Enfin les Assises de Romanie, véritable coutumier de la principauté, ont également été rédigées au début du XIVe siècle. Il y a donc
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Le goût des livres se retrouve auprès des plus grands seigneurs occidentaux, notamment un intérêt prononcé pour les croisades et la Quatrième en particulier. Il en est ainsi dans la maison des ducs de Bourgogne qui, certainement touchés par les exploits de leurs compatriotes, conservent dans leur bibliothèques des ouvrages retraçant son déroulement (D. Jacoby, « Knightly values and class consciousness in the crusaders states of eastern mediterranean », dans Mediterranean Historical Review, vol. 1, n° 2, 1986 ; repris dans Id., Studies on Crusaders States and on the Venetian Expansion (VR), Northampton, 1989, p. 165 ; J. Paviot, Les Ducs de Bourgogne. La croisade et l’Orient, Paris, 2003, p. 205 ; Th. Shawcross, The Chronicle of Morea. Historiography in Crusader Greece, New-York, 2009, p. 115-116). 22 Ses traductions sont connues notamment à l’Université de Paris et elles sont professées par saint Thomas d’Aquin. Elle alimentent les condamnations de 1277 prononcées par l’évêque de Paris envers la fille aînée de l’Église (M. Sot (éd.), Histoire culturelle de la France, t. I, Le Moyen Âge, Paris, 1997, p. 173 ; J. Longnon, « Domination franque et civilisation grecque », dans Mélanges d’archéologie et d’histoire offerts à l’occasion de son 65e anniversaire, Paris, 1949, p. 663-664). L’un des manuscrits du roman de Troie vient peut-être de son entourage de lettrés (Th. Shawcross, « Re-invented the homeland in the historiography of Frankish Greece : The Fourth crusade and the legend of the trojan war », Byzantine and Modern Greek Studies, 27, 2003, p. 136). 23 Th. Shawcross, The Chronicle…, op. cit., p. 47-49. 24 M. J. Jeffreys, « The chronicle of Morea : a greek oral poem ? », Actes du XIVe Congrès international des études byzantines (Bucarest, 6-12 septembre 1971), Bucarest, 1975, p. 156 ; id., « The chronicle of the Morea : priority of the greek version », Byzantinische Zeitschrift, 68, 1975, p. 350. Des études ont été menées pour relever l’impact et l’influence du vocabulaire franc dans cette version : les Grecs ont adopté des mots d’origine franque pour définir des réalités méconnues jusqu’alors et cette influence touche différents domaines comme l’armée et les armes, la chevalerie et les titres portés par les Francs. David Jacoby défend la thèse d’un chroniqueur appartenant à la cour d’Érard III Le Maure ; Teresa Shawcross reprend ses conclusions (S. P. Lambros, Collection de romans grecs en langue vulgaire et en vers, Paris, 1880, p. XXX-XXXI ; H. F. Tozer, « The Franks in the Peloponnese », dans The Journal of Hellenic Studies, vol. IV, 1883, p. 165-236 ; D. Jacoby, « Quelques considérations sur la « Chronique de Morée » », dans Journal des Savants, 1968 ; repris dans Id., Société et démographie à Byzance et en Romanie latine (VR), Londres, 1975, p. 157 ; Th. Shawcross, The Chronicle…, op. cit., p. 48). Les influences de la terminologie occidentale se retrouvent jusque dans le Caucase, car dans les listes féodales dressées par les Arméniens, se trouvent des sires (sir), barons (paron) et autre maréchal (marajaxt) (G. Dédéyan, « ”Listes féodales” du pseudo-Smbat », dans Cahiers de civilisation médiévale, n° 1, 1989, p. 25-42).
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troisième partie. conserver son prestige une émulation nobiliaire pour la culture et sa diffusion au sein des cours seigneuriales, qu’elle soit orale ou écrite. Quelques personnages témoignent d’un intérêt culturel réel, à l’instar de Nicolò Acciaiuoli qui est un homme érudit entretenant des relations épistolaires non seulement avec les siens25 ou avec les princes de son temps, mais aussi avec les plus grands lettrés italiens tels que Pétrarque26 ou Boccace27. Une autre catégorie de sources, les relations épistolaires, met également en relief l’intérêt pour la culture juridique qui se développe surtout à partir du XIVe siècle. Des échanges assez vifs attestent cette curiosité, notamment pour le recueil coutumier moréote. Ainsi le doge vénitien, correspondant avec des seigneurs insulaires, leur demande des éclaircissements quant au contenu des Assises de Romanie concernant le droit des fiefs28. Cette requête témoigne de l’intérêt des nobles pour la culture juridique qui se développe tout autant que la nécessité de préserver leurs droits face à la Sérénissime. Les autorités vénitiennes, elles, ont du mal à appréhender les pratiques romaniotes, différentes des leurs en de nombreux points. D’ailleurs, Venise ne s’embarrasse pas longtemps de ce qu’elle juge être un frein pour développer un système propre à l’Archipel29. En fait, depuis la phase initiale de conquête, la culture latine est influencée par la culture grecque et vice-versa. Cet état de fait résulte des politiques matrimoniales menées ainsi que de la descendance* engendrée qui, rapidement, est d’origine à la fois grecque et latine30. Les despotes grecs de Morée développent un foyer où se côtoient des lettrés de renom au XVe siècle. Georges Phrantzès, originaire de Monemvasie, le rejoint en accompagnant le prince Thomas Paléologue en 142831 et il en est de même pour Laonikos Chalcocondyles ; tous deux fréquentent la cour de Mistra32. L’Épire et la Thessalie semblent avoir joué un rôle d’intermédiaire primordial également33, et entre Grecs et Latins les alliances matrimoniales de ces régions sont nouées depuis le XIIIe siècle34. Constantin
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Cf. supra, p. 130. Le poète déplore dans une de ses lettres adressée au grand sénéchal de ne pas avoir suffisamment de temps pour lui consacrer son travail : « […] Ainsi, tes hauts faits suffisent amplement pour composer une histoire ou un poème, sans parler de la douceur de tes mœurs, de ton existence si sereine, de la tranquillité et de la bienveillance de ton esprit si élevé, qui pourraient constituer le thème d’un poème lyrique […] » ( Pétrarque, Lettres familières, VIII-XI, A. Longpré (éd.), Paris, 2003, p. 392393). 27 L. Tanfani, Niccola Acciaiuoli, Florence, 1863, p. 90-93 ; É.-G. Léonard, Histoire de Jeanne Ière. Reine de Naples, comtesse de Provence (1343-1382), Paris-Monaco, 1936, p. 470 ; J. Schmitt, « La Théséide de Boccace et la Théséide grecque », Études de philologie néo-grecque, Paris, 1892, p. 298. 28 Bartolomeo Ghisi répond en citant les Assises de Romanie (R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 112). 29 Cf. supra, p. 101-102. 30 Cf. supra, p. 210. 31 D. A. Zakythinos, Le Despotat grec de Morée, 2 vol., Paris, 1932, p. 184. 32 Ibid., p. 120. 33 P. Magdalino, « Between Romaniæ : Thessaly and Epirus in the later middle ages », dans Mediterranean Historical Review, n° 1, 1989 ; repris dans Id., Tradition and Transformation in Medieval Byzantium (VR), Cambridge, 1993, p. 88. 34 Cf. supra, p. 210. 26
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chapitre viii. une symbolique entretenue Hermoniacus35 compose une œuvre de fiction, un poème dédié à Jean Orsini36 auquel il faut ajouter la Chronique de Ioannina qui évoque les années 1341 à 1399, et la Cronaca dei Tocco qui retrace l’ascension de Carlo Tocco au XVe siècle37. Si ces témoignages ne permettent pas de tirer des conclusions générales sur le développement de la lecture et de l’écriture dans la principauté de Morée, ils nous autorisent tout au plus à appréhender des cas particuliers. Il est certain que l’intérêt pour les lettres n’est pas nul au sein des lignages nobles et la diffusion de certaines œuvres peut être à l’origine d’élans artistiques variés. Le milieu nobiliaire est le réceptacle d’influences venues du pourtour méditerranéen, que ce soit la Romanie latine, l’Empire byzantin ou encore les royaumes de France ou de Naples, et il constitue dès la seconde moitié du XIIIe siècle un jalon culturel mêlant les empreintes latines et grecques38. Grâce à l’expansion territoriale, le français est parlé tout autour du bassin méditerranéen mais sa prépondérance ne doit pas effacer les progrès obtenus dans les relations avec la population locale, qui ont des répercussions dans le domaine langagier.
2. L’évolution linguistique La francisation est généralisée dans le milieu nobiliaire et elle est attestée par plusieurs sources ; cependant, si le français est la langue de cour et de l’administration, une comparaison peut être faite avec les États croisés où l’emploi du grec connaît également un essor dans le milieu latin, alors que le français reste la langue de la noblesse39. Quant au royaume de Chypre une tendance similaire se fait jour, et si au XIIIe siècle peu de nobles savent parler le grec et ont recours à des interprètes grecs, au XIVe siècle, une évolution sensible se produit et l’italianisation de la société aristocratique s’accompagne d’une progressive hellénisation40. Dans la principauté de Morée, la place du français est maintenue par l’arrivée continue de chevaliers occidentaux et par les mariages avec des femmes ayant la même origine. À ce propos la citation de Ramon Muntaner est devenue classique :
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Poète du début du XIVe siècle, dont la vie est obscure (A. P. Kazhdan (éd.), The Oxford Dictionnary of Byzantium, « Constantin Hermaniacus », New-York-Oxford, 1991, p. 921). 36 P. Magdalino, op. cit., p. 89. 37 Il s’agit d’une chronique anonyme en prose (A. P. Kazhdan (éd.), « Chronicle of Ioannina », op. cit., p. 444), en l’honneur du commanditaire (Th. Sansaridou-Hendrickx, « The world view of the anonymous author of the chronicle of the Tocco : social aspects of his ideational system of thought », Byzantiaka, 22, 2002, p. 215). 38 R. Hiestand, « Nova Francia-nova Graecia. Morea zwischen Franken, Venezianern und Griechen », dans R. Lauer, P. Schreiner (éd.), Die Kultur Griechenlands in Mittelalter und Neuzeit. Bericht über das Kolloquium der Südosteuropa-Kommission (28-31 Oktober 1992), Göttingen, 1996, p. 55-72 ; J. Horowitz, « Quand les Champenois parlaient le grec : la Morée franque au début du XIIIe siècle, un bouillon de culture », dans M. Goodich, S. Menache, S. Schein, Cross Cultural Convergences in the Crusader Period, Essays presented to Arieh Grabois on his Sixty-Fifth Birthday, New-York, 1995, p. 111-150. 39 Les États latins d’Orient servent de relais entre les cultures occidentales et les cultures orientales (M. Balard, Les Latins en Orient, XIe-XVe siècle, Paris, 2006, p. 156-157). 40 G. Grivaud, op. cit., p. 221-223.
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troisième partie. conserver son prestige « C’est de ces seigneurs que sont descendus les princes de Morée. Et toujours depuis ils ont pris leurs femmes dans les meilleures maisons de France ; et il en a été de même des autres riches-hommes et des chevaliers de France. Aussi disait-on que la plus noble chevalerie du monde était la chevalerie de la Morée, et on y parlait aussi bon français qu’à Paris. Et cette pureté de noblesse de la chevalerie de Morée dura jusqu’au moment où les Catalans les exterminèrent tous en un jour […] »41.
Ce passage s’inspire de la continuité qui s’est instaurée dans la principauté de Morée. La permanence linguistique résulte de la politique matrimoniale mise en place par les chevaliers francs d’après le chroniqueur catalan qui, au début du XIVe siècle, omet de signaler les mariages entre conquérants et princesses grecques ou italiennes. Il témoigne ainsi de la réputation entretenue par les lignages nobiliaires latins. Quant aux Italiens, qui arrivent de plus en plus nombreux à partir de la fin du XIIIe siècle, beaucoup fréquentent la cour angevine, et y pratiquent le français couramment au moins jusqu’au début du XIVe siècle42. Ainsi, l’assimilation se fait sans difficultés linguistiques et le français s’enrichit d’influences amenées par les nouveaux arrivants. Les Assises de Romanie confirment cette francisation de la principauté en réglementant la participation aux procès : « Dans la Cour principale et dans les autres, les cours inférieures […] on doit présenter et défendre la cause de sa partie en langue vulgaire. Et ceci est une juste chose, étant donné que les liges, pour la majeure partie, sont des hommes peu savants »43.
L’emploi de cette langue se généralise donc dans les organes administratifs moréotes dans la première moitié du XIVe siècle. Le latin restant le langage de l’élite cultivée, le français lui est préféré et devient en quelque sorte la langue vernaculaire de la noblesse, nonobstant le fait que la plupart des liges manquent de culture, défaillance qui est déplorée par l’auteur. Pourtant, la Chronique de Morée insiste sur les dispositions des seigneurs à parler un français pur, en attribuant à plusieurs reprises de beaux discours aux nobles latins. C’est le cas de Geoffroy de Karytaina et de Guy de La Roche qui s’affrontent dans une joute oratoire lors du parlement de Nikli en 126144. Ainsi, il est évident que le niveau de connaissance n’est pas uniforme au sein de la noblesse mais il est difficile d’en savoir davantage en l’absence d’autres sources. Néanmoins, l’emploi répandu de la langue française ne doit pas occulter le contraste qui existe entre l’usage oral, la lecture et l’écriture qui ne nécessitent pas le même savoir-faire. 41
Nous empruntons la citation à Jean-Alexandre Buchon car la traduction plus récente de Jean-Marie Barbera s’arrête au chapitre 244 (J.-A. C. Buchon, Chroniques étrangères relatives aux expéditions françaises pendant le XIIIe siècle, Paris, 1860, p. 502). 42 La monarchie angevine cherche tout à la fois à se concilier les élites locales, en particulier intellectuelles, et à maintenir ses liens avec les Capétiens (P. Gilli, Au Miroir de l’humanisme. Les représentations de la France dans la culture savante italienne à la fin du Moyen Âge, Rome-Paris, 1997, p. 532 ; D. Jacoby, « Knightly values… », op. cit., p. 162). 43 Assises, art. 145. 44 Chr. fr., § 325-327.
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chapitre viii. une symbolique entretenue Au fil du temps, les ressorts lignagers évoluent et au gré des renouvellements familiaux, le français tend à décliner. En effet, il est important de distinguer la première génération de croisés de ses descendants*. Lors de la conquête de 1204, les Francs ne connaissent pas le grec et les interprètes jouent un rôle capital en accompagnant les armées. Ces mêmes intermédiaires sont nécessaires aux chevaliers qui reçoivent des informations de la part des Grecs et permettent aux nouveaux conquérants de comprendre les documents fiscaux byzantins. Pendant la conquête, l’attitude libérale du Champenois45 à l’égard de la population grecque augure d’une bonne entente entre les deux peuples et après quelques années d’occupation, le grec est suffisamment maîtrisé par les Francs pour se faire comprendre et accomplir les échanges quotidiens. La deuxième génération de Latins nés en Grèce parle le grec couramment, et le meilleur représentant en est Guillaume de Villehardouin qui est venu au monde à Kalamata et dont la connaissance de la langue n’a pu que s’améliorer avec son mariage avec Anne d’Épire46. La Chronique de Morée mentionne son aisance lorsqu’il s’adresse à Michel Paléologue47, remarquant par là-même que le prince dès 1259 peut ainsi discourir en grec avec l’empereur byzantin : son apprentissage linguistique n’est donc pas simplement superficiel et comme beaucoup de Français nés et élevés en Grèce, il parle aisément la langue de cette région. Dès le milieu du XIIIe siècle, les Francs se mêlent aux Grecs dans les cours et l’apprentissage du langage de l’autre est désormais simplifié. Ainsi, Marino Sanudo rapporte les paroles tenues par Jean de La Roche à ses troupes grecques : « Πολὺς λαὸς, ὀλίγοι ἄνθρωποι »48. Le seigneur d’Athènes utilise consciemment ou non une maxime d’Hérodote et tente de rallier les Grecs dans un objectif commun, au-delà de la différence entre les deux peuples49, afin de combattre les troupes de Michel Paléologue. Les chevaliers venus de Constantinople après sa chute en 1261, connaissent également le grec, à l’instar d’Anselin de Toucy « pour ce qu’il fu nés et norris en Romanie et savoit la langue et les manieres des Grex »50. Pourtant, la qualité plus rare de ce seigneur est de comprendre le turc et la version grecque de la chronique prête à Mélic, le chef des combattants turcs, les propos suivants lorsqu’il s’adresse à ce seigneur latin : « J’avais, messire, mon frère, grand désir de vous voir, car vous êtes l’homme le plus cultivé de Romanie et vous savez vous entretenir en turc avec nous »51.
45 Désignation communément employée par le chroniqueur pour qualifier Guillaume de Champlitte (cf. annexes, p. 547). 46 Cf. annexes, p. 613. 47 Chr. fr., § 308 ; Chr. gr. (2005), p. 159. 48 « […] disse in greco : « Poli laos oligo atropi » (M. Sanudo, Istoria tês Rômanias, E. Papadopoulou (éd.), Athènes, 2000, p. 133), c’est-à-dire « beaucoup de peuple, peu d’hommes ». 49 J. Longnon, Les Français d’outre-mer au Moyen Âge. Essai sur l’expansion française dans le bassin de la Méditerranée, Paris, 1929, p. 214. 50 Chr. fr., § 357. 51 Chr. gr., v. 5240-5242 ; Chr. gr. (2005), p. 188 ; Crusaders, p. 224. Les différentes versions de la Chronique de Morée sont confuses quant aux compétences d’Anselin de Toucy car la version française ne souligne que ses acquis grecs, tandis que le Libro de los fechos évoque également sa connaissance du turc : « Et l’un des capitaines des Turcs, qui s’appelait Mélic, envoya une lettre à un chevalier, qui
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troisième partie. conserver son prestige Anselin de Toucy est donc un chevalier polyglotte, rompu aux pratiques orientales qu’il a pu découvrir à Constantinople. La connaissance du turc est relativement rare bien que très utile pour organiser les combats52 ; elle est attestée également pour Pietro Zeno, seigneur d’Andros de 1385 à 1425, qui parle le grec et le turc dont il se sert en sa qualité de diplomate53. La plupart des autres barons se contentent d’utiliser le langage de leurs sujets, à l’instar de Geoffroy de Briel dont la cour est composée de Grecs54. Pourtant tous les nobles ne sont pas bilingues car Richard Orsini, à la fin du XIIIe siècle, envoie auprès du despote de Ioannina deux frères mineurs pour lui servir d’ambassadeurs car ils connaissent la langue grecque55. Lorsque son fils, Jean Orsini, rejoint son beau-père le despote, il reste à ses côtés plusieurs années56 durant lesquelles il n’est pas concevable qu’il n’ait pas appris le grec, car sa femme et les gens qui l’entourent le parlent au quotidien. Le facteur qui accélère l’emploi du grec au sein de la noblesse est la multiplication des unions matrimoniales mixtes et, de ce fait, la place des femmes dans l’apprentissage de la langue est à souligner. En tant que mères ou nourrices, les femmes apportent aux enfants les rudiments linguistiques et font du grec la langue maternelle de nombreux nobles issus de ces unions. D’ailleurs, si les Latins parlent et comprennent mieux le langage grec, il devait en être de même des feudataires grecs, qui deviennent bilingues en apprenant le latin. Guillaume de Villehardouin a épousé une princesse grecque, Anne devenue Agnès, qui inculque sa langue et sa culture à ses filles, héritières de la principauté57, et cela dès le XIIIe siècle. Les exemples de mariages mixtes se multiplient et dès le milieu du XIIIe siècle, la noblesse latine a du sang mêlé et parle le grec couramment, non seulement parce que la vie quotidienne met les Latins au contact des Grecs, dans les seigneuries notamment, mais aussi parce qu’au cœur des foyers, le grec est véhiculé tout autant que le français. Guy II de La Roche a une mère grecque et il épouse Mahaut de Hainaut qui a une grand-mère maternelle grecque58. Il intervient en Thessalie, auprès de son neveu et de ses courtisans grecs et il semble y être apprécié. La connaissance des langues est un instrument politique reconnu et certains nobles, parlant le grec, sont envoyés de préférence en ambassade : « Mais a la fin s’acorderent tout a ce que monseignor Jehan Chauderon le grant connestable, et monseignor Goffroy d’Anoée, le seignor de l’Arcadie, deus-
était avec le prince, lequel s’appelait messire Anselin de Toucy, qui était né à Constantinople, et ce Turc Mélic le connaissait et c’est pour cela qu’il lui écrivit […] » (L. fechos, § 360). 52 Cf. infra, p. 380-381. 53 F. Thiriet, La Romanie vénitienne au Moyen Âge, le développement et l’exploitation du domaine colonial vénitien (XIIe-XVe siècle), Paris, 1969, p. 368. 54 I. Ortega, « Geoffroy de Briel, un chevalier au grand cœur », dans Bizantinistica. Rivista di Studi Bizantini e Slavi , III, 2001, p. 3337-338. 55 Les liges sont contraints d’accepter les ambassades demandées par le prince en échange de rétribution. Cependant, s’ils ne parlent le grec, le seigneur peut choisir d’autres ambassadeurs (Chr. fr., § 654 ; Assises, art. 17). 56 Chr. fr., § 656. 57 Cf. annexes, p. 613. 58 Cf. annexes, p. 637.
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chapitre viii. une symbolique entretenue sent aller messages a l’empereur de par le prince, pour ce que il avoient esté en la prison de Constantinople avec le prince G[uillerme] et avoient apris le langage et la maniere des Grex »59.
Parmi les plus grands barons, sont retenus les polyglottes, en raison de leur détention forcée de plusieurs années dans la capitale byzantine. D’autres sont familiers de la langue grecque de par leurs origines, à l’instar de Philippe de Toucy qui, par les charges qu’il a pu exercer dans l’Empire latin de Constantinople et en raison de son ascendance*, parle le grec couramment60. Il en est de même pour son frère qui s’installe dans la principauté et se marie avec la veuve du seigneur de Kalavryta61. Cette culture philhellène continue à se développer notamment dans le lignage des Acciaiuoli à partir de la seconde moitié du XIVe siècle, avec Nerio et son fils naturel Antonio. Nerio, certes pour des raisons politiques avant tout, va choisir pour sa fille le despote grec de Morée, Théodore, et devra se justifier auprès des siens d’un tel choix62. Or, à la génération suivante, une telle union ne pose plus de réel problème et Antonio choisit ses épouses parmi les lignages grecs, lui-même est certainement de mère grecque63, et à sa cour se côtoient des feudataires latins et des lettrés grecs tels que Laonikos Chalcocondyles64. Quant aux Catalans installés en Grèce, ils maintiennent en grande majorité leur culture originelle. Roger de Flor représente un cas particulier car il incarne le type même des capitaines de grandes compagnies militaires, déraciné et adaptable. Il parle couramment au moins trois langues, l’italien, le catalan et le grec65, tandis que ses compagnons conservent leur langue dans de nombreux documents officiels66. Dès lors, le latin et le catalan supplantent le français et le grec jusque-là utilisés par les ducs bourguignons d’Athènes. À la fin du XIVe siècle, bien que deux générations aient passé, les petits-fils des conquérants initiaux maintiennent leur nom, conservent leur langage, leur catholicisme romain et les coutumes importées67. Nonobstant un sentiment d’attachement très fort à la Couronne d’Aragon, ils se sont progressivement hellénisés par le biais des mariages mixtes et il semble probable que les grands seigneurs catalans du XIVe siècle tels que les Fadrique, Puigpardines et autres, entourés de Grecs sur leurs terres et obligés de négocier avec eux dans bon nombre de domaines, parlent
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Chr. fr., § 702. Cf. annexes, p. 648 ; J. Longnon, « Les Toucy en Orient et en Italie au XIIIe siècle », dans Bulletin de la Société des Sciences Historiques et Naturelles de l’Yonne, Auxerre, 1958, p. 38. 61 Cf. annexes, p. 609. 62 Cf. supra, p. 215. 63 Cf. annexes, p. 614. 64 C. Ugurgieri Della Berardenga, Gli Acciaioli di Firenze nella luce dei loro tempi, Florence, 1962, p. 387. 65 A. Carrère, « Aux origines des grandes compagnies : la compagnie catalane de 1302 », dans Actes du Colloque International d’Histoire Militaire, Montpellier, 1975, p. 5. 66 Les nations de la péninsule ibérique sont parmi les premières à user régulièrement de langues vernaculaires dans les documents publics (K. M. Setton, Catalan Domination of Athens, 1311-1388, Cambridge, 1948, p. 216). 67 Ibid., p. 99. 60
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troisième partie. conserver son prestige le grec aussi bien que Guillaume de Villehardouin ou encore Guy II de La Roche68. Bien que le bilinguisme soit la caractéristique de nombre de lignages nobiliaires, le fossé entre les deux cultures, française et grecque, persiste néanmoins. La langue française est un facteur de différenciation sociale. Elle véhicule des œuvres qui peuvent être reçues ou écrites en Morée, elle reste la langue de l’administration mais une évolution se dessine sur la fin de la période d’étude car l’italien et le grec prennent une place de plus en plus importante. Cependant, la noblesse latine de Morée, tout comme celle d’Occident, est régie par une conduite et une morale spécifiques, qui la différencient du reste de la société, entretenant de la sorte un esprit de classe et développant des activités qui lui sont propres.
3. Un intérêt exacerbé pour la courtoisie et l’Antiquité Au milieu de leurs vilains* grecs et de leurs officiers français, la vie des seigneurs moréotes est comparable à celle de leurs pairs en Occident, mais les cours ne sont pas uniquement intéressantes par la composition qu’elles offrent : ce sont avant tout des hauts lieux de diffusion de la courtoisie. Entendons courtoisie dans le sens des aptitudes et vertus propres aux gens de cour69, sentiment qui enrichit de la sorte l’idéal chevaleresque tourné vers la défense des opprimés. Il y a donc, dans les maisons seigneuriales, une culture particulière avec des valeurs communes aux gens qui les fréquentent. Au même titre que d’autres qualités, telles que le courage ou la largesse, la courtoisie fait partie du mode de vie noble70. Nettement orienté vers le sentiment amoureux, ce savoir-vivre est entretenu par les cours occidentales dès le XIIe siècle et il s’exporte sans difficulté en Morée. L’esprit courtois qui exalte l’idéal de l’état amoureux qui transpose au domaine des sentiments les règles féodo-vassaliques, apparaît dans le comportement de certains seigneurs71. Lors de la conquête, les croisés ont pillé la cathédrale d’Athènes et saccagé la bibliothèque de Michel Choniates, le métropolite* de la ville72, qui les considère comme des barbares. Pourtant parmi eux se trouvent des hommes cultivés, comme des troubadours ou des poètes73, et certains barons conquérants sont inspirés de l’esprit courtois et érudit. À cet
68 En Chypre, le plurilinguisme de la population a fait l’objet d’étude (D. Baglioni, « « καὶ γράφομεν φράγκικα καὶ ρωμαῖκα » : plurilinguisme et interférence dans les documents chypriotes au XVe siècle », dans S. Fourrier, G. Grivaud (dir.), Identités croisées en milieu méditerranéen : le cas de Chypre (AntiquitéMoyen-Âge), Rouen-Le Havre, 2006, p. 317-328). 69 B. Merdrignac, « Courtoisie », dans F. Menant (éd.), Les Capétiens. Histoire et dictionnaire (9871328), Paris, 1999, p. 808. 70 M. Zink, « “Mis por meurir au feurre de prison”. Le poète, leurre du prince », dans J. Paviot, J. Verger (éd.), Guerre, pouvoir et noblesse au Moyen Âge, Mélanges en l’honneur de Ph. Contamine, Paris, 2000, p. 677. 71 I . Ortega, « Geoffroy de Briel, … », op. cit., p. 333-337. 72 A. Ilieva, The Frankish Morea (1205-1262). Socio-Cultural Interaction between the Franks and the Local Population, Athènes, 1991, p. 195. 73 J. Longnon, Les Français…, op. cit., p. 245-246.
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chapitre viii. une symbolique entretenue égard, la famille des Villehardouin donne l’exemple74, en s’intéressant à la poésie lyrique qui fait partie des passe-temps et des jeux de cour, comme dans un manuscrit sur lequel sont composées deux chansons courtoises : « Loiaus amours qui m’alume…. ……………………………. ………………………….. Et m’esmerveille où pris le hardiment [audace] Comment m’osai de chanter enhardir. Ce fait ma dame à cui sunt mes desir Se n’a de moi merci prochainement, Morir m’esteut, por aimer loiaument ». « Au novel tans, quant je voi la muance [changement], Qu’yvers remaint, nois [nuits] et glace et gelée, Cist [cette] oiseillon [chasse à l’oiseau] sunt en grant revelance [joie]; Retenir fait lor [alors] chans bois et ramée. De douçor est la terre enluminée [éclairée]; Partot trueve-on flors de mainte semblance [apparences]. Et por ce vueilh chanter, en espérance Qu’autrement ne ……………vrée »75.
Il ne reste que les deux premiers couplets des deux chansons du prince et les lacunes internes sont dues à des déchirures du manuscrit. Ces compositions, qui furent initialement attribuées à Geoffroy Ier, sont désormais accordées à Guillaume II de Villehardouin dont la courtoisie s’associe aux talents de poète76. La poésie reste un art du pouvoir car la simplicité apparente cache les véritables pensées du prince77 : l’amour et la poésie se confondent dans ce lyrisme courtois qui exalte l’amant et accorde une large place à la beauté de la nature78. Rares sont les poèmes où transparaissent les considérations politiques du prince car le souverain préfère se retrancher derrière le masque du poète en développant les thèmes de l’amour et la douceur de la saison nouvelle, comme dans le passage ci-dessus, qui sont des sujets courtois. Il est possible que ce type de chansons soit répandu dans la principauté et que leur récitation se fasse lors des banquets ou des soirées animées. La courtoisie encourage également une autre forme d’expression littéraire : les romans destinés à être lus à haute voix qui accordent une grande place au récit79. Leur diffusion est attestée grâce à la bibliothèque de Léonard de Véroli 74
L’oncle et homonyme du conquérant, le maréchal de Champagne, se tourne vers le récit historique (cf. supra, p. 13). 75 J.-A. C. Buchon, Chroniques étrangères relatives aux expéditions françaises pendant le XIIIe siècle, Paris, 1875, p. XIV. 76 J. Longnon, « Le prince de Morée chansonnier », dans Romania, n° 257, t. LXV, 1939, p. 95-100. 77 M. Zink, op. cit., p. 685 ; D. Poirion, Le Poète et le prince. L’évolution du lyrisme courtois de Guillaume de Machaut à Charles d’Orléans, Genève, 1978, p. 103 et suiv. 78 D. Poirion, op. cit., p. 513-514. 79 M. Sot (éd.), Histoire culturelle…, op. cit., p. 192.
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troisième partie. conserver son prestige sans qu’il soit possible de connaître leurs titres80. Ils accordent une place primordiale aux rapports amoureux, dont les codes rehaussent les qualités chevaleresques en mettant en valeur les jeunes chevaliers81. Les dames, aux côtés ou en l’absence de leur mari, animent la vie de cour et cristallisent autour de leur personne les manières courtoises82. Ces mêmes nobles, qui entretiennent un esprit courtois dans leurs cours, apprécient les références à l’Antiquité, période qui reste un modèle pour les chevaliers. Jean Longnon s’interroge, à juste titre, sur les sentiments qu’ont pu ressentir les conquérants qui foulent le sol décrit par les romans courtois tels que ceux d’Alexandre, de Thèbes ou de Troie83. Comment perçoivent-ils la légendaire origine troyenne des Francs ? Autant de questions sans réponse. Pourtant à l’évidence, cette Morée est profondément marquée par la culture antique. Le morcellement du territoire en seigneuries, l’importance des barons auprès du prince et la place de la femme au sein de cette société, rapprochent la Grèce franque de l’Achaïe homérique84. À ce propos, les titres de duc d’Athènes85, de prince d’Achaïe ou de seigneur de Thèbes sont des survivances chargées de sens. La conception que les nobles peuvent avoir de l’Antiquité et de ses héros est proche des modèles de leur société86 et certains se plaisent à imaginer la révolte de Guy de La Roche comme une seconde « guerre du Péloponnèse » dont l’issue est à nouveau favorable aux Péloponnésiens87. Il ne s’agit pas de se perdre en conjectures car les références à l’Antiquité sont nombreuses et témoignent d’une culture classique solide de même qu’une connaissance de la mythologie grecque. Ainsi, le trajet maritime qui longe le golfe de Corinthe est appelé « voyage vers l’Achéron »88. Ce dernier est un cours d’eau d’Épire, considéré comme le fleuve des Enfers dans l’Antiquité car il devait être franchi par les âmes des morts avant qu’elles n’atteignent leur résidence définitive. Cette mention du fleuve funeste réadaptée, prend également en compte l’intense activité de piraterie qui s’est développée le long des côtes de l’Attique et qui rend tout voyage maritime dangereux89. Cette préoccupation de continuité envers une Antiquité révolue se retrouve dans une lettre d’Innocent III adressée à l’archevêque d’Athènes en 1208 : « L’antique gloire de la cité d’Athènes ne peut être supprimée par le renouveau qu’apporte la Grâce. Si l’on peut dire que, dans les premiers temps de la
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Cf. supra, p. 319-320 ; I. Ortega, « L’inventaire de la bibliothèque… », op. cit., p. 197-198. G. Duby, « À propos de l’amour que l’on dit courtois », dans Mâle Moyen Âge. De l’amour et autres essais, Paris, 1990, p. 74-82. 82 Il n’est de fête réussie sans présence féminine (cf. infra, p. 346). 83 J. Longnon, « La Domination franque… », op. cit., p. 659-660. 84 Ibid., p. 661-662. 85 Boccace dans sa Théséide pare son héros, Thésée, du titre de duc d’Athènes. L’auteur est largement influencé par son séjour napolitain, lors duquel il côtoie Nicolo Acciaiuoli (J. Schmitt, « La Théséide… », op. cit., p. 297-298). 86 J. Longnon, Les Français…, op. cit., p. 252. 87 R. Grousset, L’Empire du Levant, Paris, 1949, p. 487. 88 W. Miller, The Latins in the Levant. A History of Frankish Greece (1204-1566), Londres, 1908, p. 67. 89 Cf. supra, p. 310-311. 81
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chapitre viii. une symbolique entretenue fondation de cette cité, elle avait préfiguré une image de la religion moderne, cette Grâce a changé le culte que dans ses trois quartiers, elle consacrait à trois faux dieux, en culte des trois personnes de la Trinité vraie et indivisible. L’étude de la science du monde a été changée en un désir de connaissance des choses divines, la citadelle de la très fameuse Pallas a été renversée et transformée en siège de la très glorieuse Mère du vrai Dieu, car cette cité a maintenant atteint la connaissance de ce qui naguère lui avait fait élever un autel au dieu inconnu. On appelle mère des arts et cité des lettres cette cité au nom très célèbre, à la réputation parfaite. D’abord école de philosophie, puis instruite dans la foi apostolique, elle a pétri de lettres les poètes et, enfin, a compris les prophètes »90.
Le pape dans cet éloge insiste sur la permanence historique qui s’opère entre l’Antiquité et le XIIIe siècle. En évoquant cette gloire passée, Innocent III a le sentiment de la perpétuer et les La Roche apparaissent de la sorte comme de lointains successeurs de Thésée91. Le Parthénon devient la cathédrale NotreDame et l’Érechthéion, temple consacré aux cultes traditionnels d’Athéna, de Poséidon et d’autres héros, devient l’église du Sauveur92. L’intérêt pour l’Antiquité se poursuit au fil des siècles et se retrouve dans différentes sources. Ainsi Ramon Muntaner, dans son récit historique sur les hauts faits de ses compagnons catalans, est capable de mentionner les événements de la mythique guerre de Troie ou de rappeler des faits bibliques et de les situer géographiquement93. Pour les hommes qui s’intéressent à l’histoire, la Grèce offre un terrain d’exploration extraordinaire. Les voyageurs qui y font escale découvrent des ruines antiques reflétant les splendeurs passées. Pour autant, les témoignages connus ne sont pas ceux des nobles, mais ceux de marchands ou de notaires pionniers de la culture touristique dont la présence date de la fin du XIVe et du XVe siècle, durant une période d’instabilité militaire et économique de la région péloponnésienne. Néanmoins, ils sont reçus et guidés par les serviteurs des seigneurs qui y résident94 et la conscience d’habiter des lieux aussi marqués par l’histoire ne leur a pas échappé bien qu’il soit difficile d’en dire davantage. Les lignages nobi90
Innocent III, PL, XI, 256, II, 1559-1560 : « Berardo Atheniensi […]. Antiquam Atheniensis gloriam civitatis innovatio gratiæ non patitur antiquari, quæ, quasi modernæ religionis figura in prima ejus fundatione præluserit, cultum quem tribus distincta partibus tribus falsis numinibus inpendebat, sub tribus demum personis erga veam et individuam Trinitatem convertit, studioque mundanæ scientiæ in divinæ sapientiæ desiderium immutato, arcem famosissimæ Palladis in sedem humiliavit gloriosissimæ genitricis veri Dei nunc assecuta notitiam quæ dudum ignoto exstruxerat Deo aram. Civitas quidem ipsa praeclari nominis ac perfecti decoris philosophicam prius artem erudiens, et in apostolica fide postmodum erudita, dum et poetas litteris imbuit et prophetas demum ex litteris intellexit, dicta est mater artium et vocata civitas litterarum ». 91 J. Longnon, L’Empire latin de Constantinople et la principauté de Morée, Paris, 1949, p. 75-76. 92 Dans la correspondance d’Innocent III, cette référence à l’Antiquité n’est pas isolée. En effet, dans une autre lettre, il déclare Geoffroy Ier « plus inhumain que Pharaon » (W. Miller, Essays on the Latin Orient, Cambridge, 1921, p. 65 ; W. Miller, The Latins…, op. cit., p. 87). 93 R. Muntaner, Les Almogavres, l’expédition des Catalans en Orient, J.-M. Barbera (éd.), Toulouse, 2002, p. 70-71, 75. 94 En 1395, Nicolas de Martoni est guidé dans Athènes par les habitants, tandis qu’à Corinthe il bénéficie de la bienveillance de Carlo Tocco et de l’archevêque (H. Duchêne, Le Voyage en Grèce. Anthologie du Moyen Âge à l’époque contemporaine, Paris, 2003, p. 19, 25). Quant à Cyriaque d’Ancône, il est guidé dans Mistra par les serviteurs du despote en 1447 (Ibid., p. 48).
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troisième partie. conserver son prestige liaires moréotes importent des références culturelles propres à l’Occident, qu’ils entretiennent dans leurs cours, mais ils n’en oublient pas pour autant les lieux chargés d’histoire dans lesquels ils se déplacent et qu’ils aiment se remémorer. Les nobles de la principauté de Morée sont donc valorisés par ces références prestigieuses, mais ils disposent en outre de différents moyens pour mettre en avant leur autorité.
B. LES ATTRIBUTS DE LA PUISSANCE 1. La titulature et les offices Dans une réflexion sur la symbolique nobiliaire, les titres dont se parent les seigneurs sont révélateurs car ils témoignent d’une évolution dans la conception du pouvoir et dans la représentation que les nobles ont de leur groupe. Les dénominations adoptées sont mûrement réfléchies et il convient de s’y attarder quelque peu, certains titres évoluant au fil des siècles. Le cas des seigneurs d’Athènes est significatif puisque les La Roche ne sont pas reconnus ducs dès la formation du duché et ils ne le deviennent vraisemblablement qu’au cours du XIIIe siècle95. La situation est identique pour les Sanudo : ni Marco, ni ses descendants ne prennent le titre de duc pendant un siècle environ, préférant celui de « seigneur du duché de Naxos et Andros ». Il y a dès lors une ambiguïté car il y a un duché mais pas de duc96. Il faut attendre le début du XIVe siècle pour déceler une évolution de la dénomination avec Guglielmo (1302-1303) qui se fait appeler dux, ce qui scelle une promotion car les doges de Venise sont ainsi qualifiés97. Puis une nouvelle modification est perceptible dans les années 1330 : Nicolò Ier se fait appeler « duc de l’Archipel », reflétant peut-être ainsi la volonté de s’imposer territorialement face aux Turcs98. Pour certains Vénitiens, l’éventualité de devenir maître d’une île aussi petite soit-elle et d’y exercer un pouvoir, associée à la possibilité d’adopter des qualificatifs illustres, peut représenter un projet ambitieux99 sans comparaison possible avec les carrières administratives ou commerciales envisageables en métropole. Ainsi, les seigneurs insulaires d’origine italienne fournissent quelques exemples. La qualification adoptée par les Navigaioso de Lemnos semble témoigner d’une certaine ambition car Filocalo Ier est créé Mégaduc100 de l’Empire, c’est-à-dire chef de la flotte centrale par Henri de Hainaut peu avant 1210 ; quant à son petit-fils, il reprend le titre de Mégaduc de l’Empire de Romanie. Ainsi la charge initialement dévolue à une personne est devenue héréditaire101. Les autres sei95
Cf. supra, p. 100. G. Saint-Guillain, op. cit., p. 154-155 ; C. A. Maltezou, « De la mer Égée à l’Archipel : quelques remarques sur l’histoire insulaire égéenne », dans ΕΥΨΥΧΙΑ. Mélanges offerts à H. Ahrweiler, Paris, 1998, p. 461-463. 97 G. Saint-Guillain, op. cit., p. 164. 98 Ibid., p. 166. 99 Ibid., p. 689. 100 A. P. Kazhdan (éd.), « Megas Dous », op. cit., p. 1330. 101 Ibid., p. 169. 96
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chapitre viii. une symbolique entretenue gneurs insulaires ne dédaignent pas non plus les honneurs : les Gattilusio se nomment dominus dans leurs chartes, tandis que les Zaccaria de Phocée se qualifient ambitieusement « roi et despote d’Asie Mineure »102. Quant au chef de la compagnie catalane, Roger de Flor, il affiche une ambition démesurée en Méditerranée orientale au début du XIVe siècle, où il revendique le titre de Mégaduc. Marié avec une princesse byzantine103, il est fait césar104 : « Aussi l’honneur en fut-il plus grand »105. La recherche de dignités est tout aussi grande en Épire et lorsqu’en 1415, l’empereur byzantin investit Carlo Tocco et son frère Leonardo du titre de grand connétable et de despote106, il les gratifie d’un insigne honneur107 ; pourtant dans la Cronaca dei Tocco, ils sont le plus souvent désignés par leurs titres de duc et de comte. Enfin, en ce qui concerne la titulature du prince de Morée du XIIIe au XVe siècle, il n’y a pas d’évolution notable, mais le titre est recherché par les Angevins ou les descendants de la maison de Savoie qui le revendiquent comme leur, même après la perte de ce territoire108. Ainsi les titres adoptés par les nobles rendent bien compte de l’importance des qualifications accordées par ce groupe. Signes de prestige, symbole de pouvoir, ils complètent facilement les offices que certains peuvent également exercer. Dans le royaume de France, les titres de grands officiers sont prisés par la noblesse qui seconde le roi et qui a un rôle de plus en plus important sous les Capétiens : le sénéchal à la tête de l’armée, secondé par le maréchal et le connétable ; le chancelier responsable de l’administration ; le bouteiller qui administre le domaine royal et enfin le chambrier, en charge du Trésor109. À partir du XIIe et au XIIIe siècle, les organes de la cour capétienne se diversifient et une hiérarchie des offices se crée : d’abord les grands officiers au rôle plus ou moins honorifique puis les officiers subalternes chargés du quotidien110. La cour de Champagne est ainsi organisée à l’image de celle du roi de France et, à ce titre, elle comprend des grands officiers dont les attributions bien qu’imprécises, perdent leur caractère précaire pour devenir héréditaires à la fin du XIIe siècle111. Les grands offices se transmettent au sein d’une même famille ou 102
Il en est de même du capital financier florentin qui, profitant de la domination angevine, pénètre dans la principauté de Morée et trouve sa consécration avec la réussite de Nicolò Acciaiuoli qui devient l’un des seigneurs les plus importants de la principauté, cumulant les titres de part et d’autre de l’Adriatique (G. Pistarino, Genovesi d’Oriente, Gênes, 1990, p. 400 ; A. Carile, La Rendita feudale nella Morea latina del XIV secolo, Bologne, 1974, p. 20). 103 R. Muntaner, op. cit., p. 37, 39. 104 A. P. Kazhdan (éd.), The Oxford Dictionnary..., op. cit., « Caesar », p. 363. 105 R. Muntaner, op. cit., p. 67. 106 A. P. Kazhdan (éd.), The Oxford Dictionnary..., op. cit., « Despote », p. 614. 107 Cron. Tocco, v. 2140-2142, 2169-2175. 108 W. Haberstumpf, « Giacomo di Savoia-Acaia e le rivendicazioni sabaude in Morea nel secolo XIV », dans Dinastie europee nel mediterraneo orientale. I Monferrato e i Savoia nei secoli XII-XV, Turin, 1995, p. 213-223. 109 H. Martin, « Chambrier », dans F. Menant (éd.), op. cit., p. 756 ; A. Rigaudière, Pouvoirs et institutions dans la France médiévale. Des temps féodaux aux temps de l’État, t. II, Paris, 1994, p. 146-149. 110 É. Bournazel, J.-P. Poly (éd.), Les Féodalités. Histoire générale des systèmes politiques, Paris, 1998, p. 485. 111 J. Longnon, « La Champagne », dans F. Lot, R. Fawtier, Histoire des institutions françaises au Moyen Âge, t. I, Paris, 1957, p. 129.
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troisième partie. conserver son prestige par le biais d’une alliance matrimoniale : le plus important est celui de sénéchal, qui appartient aux Joinville, quant à celui de maréchal il est détenu par les Aulnay et par alliance il revient à Geoffroy de Villehardouin, historien de la Quatrième croisade112. Chacun de ces offices est constitué d’un fief dont le titulaire perçoit des revenus et dont les fonctions sont les mêmes qu’à la cour de Paris. Dans le royaume angevin, les offices les plus remarquables peuvent revenir à des nobles de la principauté de Morée, devenue une dépendance depuis le traité de Viterbe de 1267. Ainsi à la fin du XIIIe siècle, Jean Chauderon, déjà grand connétable, est récompensé par Charles Ier d’Anjou qui le nomme amiral de Sicile113. Quant à la Sicile justement, une hiérarchie s’établit selon l’office assumé : les capitaines et les châtelains sont recrutés parmi les chevaliers, tandis que les offices les plus remarquables reviennent aux membres d’une aristocratie proche du pouvoir royal114. Dans l’Empire latin de Constantinople, enfin, les titres d’origine occidentale côtoient ceux qui proviennent de l’héritage byzantin115. Au sein de la principauté, le premier parmi les officiers est le baile* qui assure la gestion administrative en l’absence du souverain116 : il n’y en a donc pas durant le gouvernement direct des Villehardouin. Alors que la princesse, Isabelle de Villehardouin, part pour Rome à l’occasion du jubilé de 1300, ses proches lui conseillent de ne pas laisser la principauté entre les mains du comte Richard de Céphalonie car c’est un vieil homme, et lui recommandent de choisir Nicolas de Saint-Omer : « Monseignor Nicole de Saint-Omer, le grant mareschal, le seignor de la moitié d’Estives [Thèbes], estoit le plis poissant homme de sa princée et vaillant homme en guerre et le plus amé et redouté de son pays ; si porroit mieulx faire l’office dou bailliage et gouverner la guerre de son pays que nul autre »117.
Que le motif de la vieillesse soit fondé ou non, il s’agit de remarquer que la puissance du seigneur est une raison déterminante pour faire office de baile*, de même que la reconnaissance des siens et l’expérience dont il peut faire preuve. Le baile* est choisi de préférence parmi la noblesse de la cour angevine, néanmoins, il peut faire partie de l’aristocratie moréote à la fin du XIIIe siècle : à l’instar de Guy de Dramelay 118, Nicolas II ( 1287-1289)119 puis Nicolas III de Saint-Omer (1300-1302 ; 1305-1307) seigneurs de Thèbes, ou encore Guy II de La Roche, duc d’Athènes (1307 à 1308)120. Cette préférence pour les bailes* étrangers entraîne parfois des contestations lorsque certains seigneurs refusent
112 J. Longnon, « La Champagne », dans F. Lot, R. Fawtier, Histoire des institutions françaises au Moyen Âge, t. I, Paris, 1957, p. 130. 113 Chr. fr., § 588 ; Cf. annexes, p. 589. 114 H. Bresc, Un Monde méditerranéen. Économie et société en Sicile 1300-1450, t. II, Rome, 1986, p. 800. 115 B. Hendrickx, « Les institutions de l’Empire latin de Constantinople (1204-1261), Byzantina, IX, 1977, repris dans ΟΙ ΘΕΣΜΟΙ ΤΗΣ ΦΡΑΓΚΟΚΡΑΤΙΑΣ, Thessalonique, 2007, p. 280-294. 116 Assises, art. 136. 117 Chr. fr., § 842. 118 Ibid., § 555. 119 Ibid., § 556. 120 A. Parmeggiani, « Le funzioni amministrative del principato di Acaia », dans Byzantinistica, 1999, p. 99.
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chapitre viii. une symbolique entretenue de leur prêter hommage121. Enfin, une variante existe dans l’Archipel : le baile* de Venise présent à Négrepont, confirme de la sorte la mainmise de la République sur les îles au fil des siècles122. Le baile*, où qu’il se trouve, a un mandat limité dans le temps, néanmoins, il nomme les principaux officiers de la principauté : « […] si clama les officiaux, le prothoficiaires, le thesaurier, le pourveur [administrateur] des chastiaux, chastellains et connestables, sergans et toute autre gent qui office avoit »123.
Cet extrait permet de connaître quelques uns des principaux offices de la principauté pourvus par le souverain, et à défaut par le baile*. Les charges les plus importantes sont celles de grand connétable (chargé de missions de confiance, peut-être le plus proche conseiller du prince), de maréchal (commandant des troupes après le prince) et de chancelier (chef de l’administration et président de la Haute Cour en l’absence du prince)124 ; ce ne sont pas de simples titres honorifiques, elles comportent des tâches administratives125 ou militaires126. La particularité des deux premières est de se transmettre au sein d’une même famille : les Chauderon puis les Ghisi détiennent la connétablie127, quant à la charge de maréchal, elle est détenue d’après la version grecque de la Chronique de Morée par Geoffroy de Villehardouin128, puis semble revenir à Jean de Nully. Après le mariage de sa fille, Marguerite de Nully, avec Jean de SaintOmer, le titre se transmet au sein de ce nouveau lignage129. Quant au chancelier, peu sont identifiés : Léonard de Véroli dans la deuxième moitié du XIIIe siècle, puis un Grec, Benjamin de Kalamata qui devient chancelier sous le règne d’Isabelle de Villehardouin, occupent cette fonction de façon certaine130. Parmi les grands officiers, il y a également le protovestiaire, nommé en outre prothofficier131, dérivé du titre byzantin132, que l’on retrouve également dans l’Empire 121
Cf. supra, p. 96. Cf. supra, p. 101. 123 Chr. fr., § 543. 124 J. Longnon, Les Français …, op. cit., p. 234. 125 Le maréchal a surtout des responsabilités militaires (A. Parmeggiani, op. cit., p. 106 ; Assises, art. 43). 126 A. Parmeggiani, op. cit., p. 107. 127 Les sources se contredisent au sujet d’un possible passage de la connétablie entre les mains d’Engilbert de Liedekerque, le neveu de Florent de Hainaut à la fin du XIIIe siècle. Le Libro de los fechos affirme qu’il est devenu connétable alors que son frère est promu capitaine de Corinthe (L. fechos, § 470). Cependant, cette même source précise que Jean Chauderon devient connétable à la mort de son père (L. fechos, § 418). D’après la version française de la Chronique de Morée, Engilbert n’obtient cet office que plus tard, après la mort de Florent de Hainaut, une fois que Jean Chauderon, précédent connétable, décède (Chr. fr., § 829). Dans tous les cas, par mariage, la connétablie revient au début du XIVe siècle au lignage insulaire des Ghisi (cf. annexes, p. 624, 639). 128 Chr. gr., v. 1652 ; Chr. gr. (2005), p. 98 ; Crusaders, 117. 129 Cf. annexes, p. 644. 130 Chr. fr., § 829. 131 Les termes varient entre les versions grecque (Chr. gr., v. 7936 : « Πρωτοβιστιάρην ») et française (Chr. fr., § 526, 752). 132 Un protovestiaire est un officier domestique, proche du basileus et responsable du vestiaire impérial (J.-C. Cheynet, Le Monde byzantin, II, L’Empire byzantin (641-1204), Paris, 2006, p. 503). 122
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troisième partie. conserver son prestige latin de Constantinople, et qui correspond au chambellan latin. En Morée au XIIIe siècle, la charge semble revenir à des nobles latins de rang modeste, tandis qu’elle est exercée par des archontes grecs au XIVe siècle133. Quel que soit le statut de celui qui détient cette charge, il doit à la fois comprendre le grec, le latin et avoir des rudiments de gestion administrative. Ces offices sont donc un signe d’ascension sociale pour les lignagers tout autant que l’adoubement qui est accordé à certains d’entre eux134. Le trésorier est un officier tout aussi important, présent à la cour princière et dans les châtellenies135, sa charge connaît une évolution similaire : les quelques noms connus sont de consonance latine au XIIIe siècle, alors qu’au XIVe siècle apparaissent des noms grecs. Le pourvoyeur de châteaux, quant à lui, est chargé de leur inspection, renforçant ainsi la centralisation du pouvoir princier136. Ainsi, les charges sont de nature variée, mais les officiers, quels qu’ils soient, doivent rendre des comptes au prince137. Leurs équivalents se retrouvent à l’échelle locale autour des seigneurs : « […] si ordina de garnir et furnir le chastel de Calamate de tout ce que il lui besoingnoit. Et puis le chastel fut furnis de chastellain, de connestable, de bonne serganterie, et d’autres vitailles [victuailles] qui lui appartenoient […] »138.
Le châtelain est le représentant du prince sur le territoire et il est assisté par un connétable ; quant aux sergents, ils constituent la garnison de la forteresse. Le duché d’Athènes a repris les mêmes offices puisque Guy II de La Roche, chargé de la régence de son neveu en Thessalie, désigne comme maréchal un Grec appelé «Vucomiti » au début du XIVe siècle139. Enfin, dans le duché catalan, les offices retrouvés sont comparables à ceux des États voisins à quelques nuances près cependant. À la tête des instances, le vicaire général, dont la charge peut être cumulée avec celle de maréchal : Roger de Lluria, dans les années 1360, remplit ainsi les deux fonctions140. Les représentants du duc sur place sont les viguiers appelés aussi capitaines, dont l’inspiration est carolingienne car ils descendent du vicaire de la marche de Barcelone141. En s’installant dans l’Attique, la compagnie initialement composée de combattants, perd son caractère uniquement militaire mais elle conserve une armée dirigée par un maréchal142. Quant aux castellans, ce sont les gardiens de châteaux
133 Benjamin de Kalamata a été protovestiaire avant de devenir chancelier et il a laissé sa place à un Grec, Vasylopoulos (Chr. fr., § 829 ; A. Parmeggiani, op. cit., p. 102-103). 134 David Jacoby remarque l’ascension du lignage Koutrulis dont Stephanus est protovestiaire en 1366, Nicolas son fils apparaît en tant que chevalier en 1387, et Jean son petit-fils est dit écuyer en 1405 (D. Jacoby, « Les archontes… », op. cit., p. 474). 135 Le trésorier du prince est mentionné dans la Chronique de Morée (Chr. fr., § 742). 136 A. Boüard (de), op. cit., t. II, Les Comptes des Trésoriers, n° 84, p. 126 ; t. II, n° 20, p. 61-64, n° 141, p. 150-151 ; J. Longnon, Les Français…, op. cit., p. 235. 137 Chr. fr., § 866-867. 138 Ibid., § 753. 139 Ibid., § 880. 140 R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 219. 141 K. M. Setton, Catalan Domination…, op. cit., p. 79. 142 R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 259.
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chapitre viii. une symbolique entretenue d’autres seigneurs143, auxquels il faut ajouter des syndics, représentants des communes catalanes qui ne sont pas nobles144, des officiers de police et des juges145. L’organisation administrative et militaire des Catalans est donc singulière si on la compare à celle des États voisins ; toutefois, elle reprend les grands traits de la hiérarchie présente dans la province d’origine. Quant à la gestion administrative des biens de la principauté, elle est hiérarchisée à l’image des pratiques françaises, et les baronnies reprennent cette organisation à une autre échelle, présentant ainsi une profusion de titres convoités par les lignages nobiliaires. Signe de pouvoir, être grand officier représente des avantages non négligeables : il est donc intéressant de récupérer un office ou de ne pas le perdre. Certains, quelle que soit leur importance, se transmettent de façon héréditaire : cela est vérifiable pour les officiers du prince mais aussi pour ceux des châteaux de plus modeste origine. Ainsi, les Catello occupent l’office de trésorier de Nauplie sous les Enghien et, à plusieurs reprises, ils sont envoyés en ambassade auprès du gouvernement vénitien146. De nombreux officiers connaissent le grec tels Nicolas de Boiano qui dresse un rapport à Marie de Bourbon sur l’état de ses terres moréotes en grec147. Ce plurilinguisme de l’élite administrative n’est pas rare dans d’autres États de la Romanie latine où les Occidentaux se superposent à une population autochtone148, et il permet de tisser des liens étroits entre les deux communautés. Que ce soit dans la principauté de Morée ou dans le duché de l’Archipel, les mariages contribuent à réunir les lignages nobiliaires et il en est de même pour les offices. Ainsi, les Ghisi au XIVe siècle détiennent le titre de connétable tandis que le lignage des Sanudo conserve celui de capitaine de la flotte de Négrepont149. Pour les nobles, obtenir ou transmettre un tel titre est un signe de prestige qui influence les stratégies matrimoniales, car les femmes peuvent les transmettre. Il en est ainsi lorsque Marguerite de Nully épouse Jean de Saint-Omer en 1276150 : Nicolas III de Saint-Omer, leur fils, cumule les charges de maréchal et de baile*. Les officiers peuvent donc représenter de beaux partis pour les lignages, comme lorsque la fille de Guillaume II d’Autremencourt, seigneur de Salona, épouse Dreux de Beaumont en 1275, maréchal de Sicile et seigneur de Policeno151 ; ou lorsque Simona Sanudo, fille du duc de l’Archipel, est promise au baile* angevin Adam Le Vicomte de Tremblay dans les années 1350152. Finalement cette union ne se concrétise pas, néanmoins elle témoigne 143
R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 253-254. Ibid., p. 260-261. 145 Ibid., p. 219. 146 D. Jacoby, La Féodalité en Grèce médiévale, « les Assises de Romanie » sources, application et diffusion, Paris, 1971, p. 218. 147 J. Longnon, P. Topping, Documents sur le régime des terres dans la principauté de Morée au XIVe siècle, Paris-La Haye, 1969, p. 147. 148 Les Grecs sont également présents dans l’administration du royaume de Chypre (A. NicolaouKonnari, « Greeks », dans A. Nicolaou-Konnari, C. Schabel (éd.), op. cit., p. 13). 149 G. Saint-Guillain, op. cit., p. 912-913. 150 Cf. annexes, p. 644. 151 J. Longnon, « Les Autremencourt, seigneurs de Salona en Grèce (1204-1311) », dans Bulletin de la Société Historique de Haute-Picardie, t. 15, Laon, 1937, p. 30. 152 G. Saint-Guillain, op. cit., p. 874-875. 144
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troisième partie. conserver son prestige des stratégies matrimoniales qui s’orientent vers un rapprochement entre les différentes noblesses de part et d’autre de l’Adriatique. L’office détenu par le mari, connu de tous et éminemment respectable, peut être décliné au féminin pour qualifier les épouses. C’est ainsi que Guillerme Orsini est dite « mareschalesse » en tant qu’épouse de Nicolas III de Saint-Omer. Quant à la « connestablesse », il s’agit de la femme d’Engilbert de Liedekerque, fille de Richard Orsini153. Dans ces cas-là, il n’est pas nécessaire de préciser le nom de l’époux, encore moins celui de l’épouse puisque la dénomination de l’office suffit à la compréhension de tous. Ainsi, l’accaparement des offices par certains lignages rejoint les stratégies matrimoniales déjà évoquées, puisque les femmes peuvent transmettre les charges154 et procurent des gages qui complètent les revenus patrimoniaux. Ils entrent pleinement dans la rivalité qui anime les lignages nobiliaires voulant obtenir toujours davantage de puissance. Cependant, la titulature et les offices ne sont pas les seuls symboles de la puissance seigneuriale car le droit régalien de battre monnaie est également très prisé. La noblesse, qui se plaît à entretenir sa culture, se réserve les postes de commandement grâce auxquels son pouvoir est rehaussé et dans sa quête d’identification, elle emploie des instruments de reconnaissance qui la valorisent tels que la frappe monétaire.
2. La frappe monétaire Le droit régalien de battre monnaie est un héritage occidental et la vie économique quotidienne de la principauté de Morée est marquée par les émissions monétaires du souverain. Toutefois, si les pièces de monnaies sont utilisées par tous, les émetteurs quant à eux sont des privilégiés issus des rangs seigneuriaux155. En ce qui concerne la frappe monétaire de la principauté de Morée, elle s’inspire de prototypes français. C’est d’ailleurs au XIIIe siècle que se produisent les plus importantes transformations du système monétaire médiéval occidental. L’annexion de l’Anjou et de la Touraine par Philippe Auguste a apporté un changement profond : les pièces royales sont émises dès lors au type de l’abbaye de Saint-Martin de Tours : le « chastel tournois », un château avec trois montants à l’intérieur156. Les modèles de monnaies les plus utilisés en Morée au XIIIe siècle
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Chr. fr., § 1014 ; cf. annexes, p. 641. Cf. supra, p. 335. 155 Il n’existe pas à ce jour de monnaie découverte des empereurs latins de Constantinople car ces derniers n’ont pas réussi à stabiliser leur pouvoir et à conserver un essor économique leur permettant de battre monnaie. Ils se sont servis de monnaies byzantines en circulation, de monnaies de leurs vassaux comme les princes de Morée ou encore de monnaies vénitiennes ( C. Morrisson, « L’éclatement du monnayage dans le monde byzantin après 1204 : apparence ou réalité ? », dans I. VillelaPetit (dir.), 1204. La Quatrième croisade : de Blois à Constantinople. Éclats d’empires, Revue française d’héraldique et de sigillographie, t. 73-75, 2003-2005, p. 137 ; A. M. Stahl, « Coinage and money in the latin empire of Constantinople », dans DOP, n° 55, 2002, p. 204-205 ; C. Morrisson, « L’économie monétaire byzantine à l’époque des croisades », dans M. Rey-Delqué (éd.), Les Croisades. L’Orient et l’Occident d’Urbain II à saint Louis 1096-1270, Milan, 1997, p. 317 ; M. Dhénin, « Monnaie et monnayages au temps des croisades », dans M. Rey-Delqué (éd.), op. cit., p. 321). 156 P. Grierson, Monnaies du Moyen Âge, Paris, 1976, p. 168 ; M. Chauvin, « Monnaie », dans F. Menant (éd.), op. cit., p. 982-984. 154
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chapitre viii. une symbolique entretenue sont le château de Tours, version dévalorisée de la matrice française, le « portail génois » dont l’abondante représentation date de la deuxième moitié du XIIIe siècle, et enfin la forteresse de l’Acrocorinthe qui apparaît au droit de certaines pièces157. Ainsi, ces trois exemples attestent les diverses influences présentes dans la principauté. Le « chastel tournois » fournit une fois encore la preuve que les chevaliers ont conservé des liens étroits avec leur pays158 , quant aux monnaies de style italien, elles sont très répandues et sortent des ateliers athéniens159 ; enfin, les exemplaires représentant l’Acrocorinthe, citadelle de la ville de Corinthe, sont si stéréotypés qu’il est difficile d’en tirer des renseignements d’ordre architectural, toutefois ils attestent une volonté d’identification à la terre nouvellement conquise de la part des nobles. Retracer l’histoire de la frappe monétaire n’est pas chose aisée. Ainsi, la Chronique de Morée octroie le droit de battre monnaie à Geoffroy Ier, tandis que Marino Sanudo précise que l’autorisation d’émettre des tournois aurait été accordée au prince Guillaume de Villehardouin par saint Louis lors de la croisade en 1249 160 : « Et le roi lui fit une grâce, de pouvoir frapper des tournois du modèle du roi, en mettant dans une livre trois onces et demie d’argent »161.
Si la production monétaire au cours du XIIIe siècle est indiscutable, il convient toutefois de mettre en doute l’affirmation du chroniqueur vénitien162. En effet, la permission du roi de France n’est pas un préalable obligatoire pour l’obtention de la frappe et les numismates contemporains placent généralement ces émissions monétaires après la chute de l’Empire latin de Constantinople163. Le denier tournois est frappé par l’hôtel des monnaies de Clarence au XIIIe siècle et jusqu’aux années 1330, mais sa circulation se poursuit au-delà de cette période164. En ce qui concerne les lieux de production monétaire, certains historiens ont considéré la forteresse de Clermont comme l’hôtel des monnaies sous le règne de Guillaume de Villehardouin165. Or, d’après les recherches d’Antoine Bon, cette hypothèse reste fragile car le four découvert dans l’un des bâtiments du château semble trop réduit et mal équipé pour réaliser cette
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Cf. annexes, p. 542 . La Champagne compte au XIIIe siècle pas moins de trois ateliers monétaires qui se répartissent la frappe et dont les émissions sont l’équivalent des diffusions parisiennes (J. Longnon, « La Champagne », op. cit., p. 129). 159 D. M. Metcalf, « The currency of deniers tournois in Frankish Greece », dans The Annual of British School at Athens, n° LV, Londres, 1960, p. 46 ; Id., Coinage of the Crusades and the Latin East in the Ashmolean Museum Oxford, Londres, 1983, p. 67 et suiv. 160 A. Parmeggiani, op. cit., p. 101. 161 M. Sanudo, op. cit., p. 102. 162 D. M. Metcalf, « The currency… », op. cit., p. 45-47. 163 A. M. Stahl, op. cit., p. 203. 164 Les archives de Charles Ier d’Anjou précisent que dès 1279 le roi fait changer la légende au revers des monnaies émises à Clarence (A. Boüard (de), op. cit., t. II, 1933, n° 26, p. 33). Un contrat de change génois daté de 1345 mentionne des deniers tournois émis à Clarence (M. Balard, « Clarence, escale génoise aux XIIIe-XVe siècles », dans Byzance et ses périphéries. Hommage à Alain Ducellier, Toulouse, 2004, p. 201). 165 W. Miller, Essays…, op. cit, p. 83. 158
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troisième partie. conserver son prestige opération166. Il n’est donc pas certain que les demeures féodales soient le siège de la frappe des monnaies car il est plus vraisemblable que des ateliers spécialisés effectuent ce travail. En fait, l’émission monétaire n’est pas réservée aux seuls princes, et des deniers émis par les barons ont été retrouvés167. Dès lors, comment ne pas imaginer que tous les barons moréotes pouvaient frapper monnaie ? La production monétaire entre ainsi dans le cadre de la mise en valeur nobiliaire par la frappe et non par les représentations. Au début du XIVe siècle, les deniers tournois de Clarence et de Thèbes fournissent l’essentiel du numéraire et si l’atelier de Thèbes s’arrête probablement dès 1311 avec l’arrivée des Catalans, celui de Clarence poursuit son activité jusqu’au milieu du siècle environ168. À cela s’ajoutent d’autres lignages seigneuriaux qui frappent monnaie en quantité substantielle : comme certains ducs de l’Archipel et les seigneurs de Tinos au XIVe siècle169. Puis un essoufflement semble intervenir : il profite aux Vénitiens dont les pièces se substituent au monnayage des seigneurs moréotes et insulaires170. Pour parer à la demande de la Romanie latine, les Vénitiens produisent en masse des pièces de différents types comme le ducat qui est celle qui circule le plus, néanmoins il existe de nombreuses contrefaçons locales, lesquelles affectent la valeur des monnaies tout autant que les événements politiques. Ainsi le Despotat grec de Morée n’hésite pas à l’imiter frauduleusement171 et en 1435, la monnaie locale de Négrepont s’effondre car des États voisins comme le duché d’Athènes émettent de faux ducats vénitiens172. Quelles que soient les causes d’affaiblissement, politiques ou frauduleuses, le monnayage des États latins nés de la Quatrième croisade disparaît au XVe siècle. La frappe monétaire en Morée latine se poursuit donc aux XIIIe et XIVe siècles et elle renseigne, outre les pouvoirs nobiliaires, sur la titulature comme lorsque le prince Guillaume II de Villehardouin est qualifié de prince et de tier-
166 A. Bon, La Morée franque. Recherches historiques, topographiques et archéologiques sur la principauté d’Achaïe (1205-1430), Paris, 1969, p. 612. 167 G. Schlumberger, Numismatique de l’Orient latin, supplément index alphabétique, Paris, 1878-1882, p. 323-326. 168 Cet atelier est peut-être secondé par une production corinthienne (D. M. Metcalf, « ᾿Ενας σχολιασμὸς της κυκλοφορίας των τορνέζιων του Καρόλου Ανζοὺ και της χρονολογήσεως », dans Nomismatika Chronika 11, 1992, p. 33-37 ; A. P. Tzamalis, « Η πρώτη περίοδος του τορνεζίου. Νεα στοίχεια απὸ ενα παλαίο ευρίμα », dans Nomismatika Chronika, 9, 1990, p. 101-131 ; Ibid., dans Nomismatika Chronika, 10, 1991, p. 43-69 ; A. Tzavara, Clarentza. Une ville de la Morée latine (XIIIe-XVe siècle), thèse Université Paris I, 2004, p. 117. 169 Les Gattilusio de Lesbos frappent leurs propres monnaies, qui sont des imitations, soit des Vénitiens, soit des Byzantins (B.-J. Slot, Archipelagus Turbatus. Les Cyclades entre colonisation latine et occupation ottomane (1500-1718), Istanbul, 1982, p. 54 ; P. Grierson, op. cit., p. 256). 170 I. Touratsoglou, J. Baker, « Byzantium of the Venetians, Greece of the “Grossi” », dans C. A. Maltezou, P. Schreiner (éd.), Bisanzio, Venezia e il mondo franco-greco (XIIe-XVe secolo), Atti del colloquio internazionale organizzato nel centenario della nascita di Raymond-Joseph Loenertz o.p., Venezia, 1-2 dicembre 2000, Venise, 2002, p. 207, 219 ; P. Grierson, op. cit., p. 256. 171 Une clause du traité conclu entre Venise et Théodore Ier en 1394 engage le despote à ne pas imiter le monnayage vénitien, mais en vain car de nouvelles plaintes apparaissent à la fin du XIVe siècle (Mon. Peloponnesiaca, p. 273 ; D. A. Zakythinos, Le Despotat…, op. cit. p. 141-142). 172 F. Thiriet, La Romanie…, op. cit., p. 412.
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chapitre viii. une symbolique entretenue cier de Négrepont sur une pièce émise en 1258/9, confirmant ainsi sa suzeraineté sur l’île, réaffirmée avec l’occupation militaire de celle-ci173. Des informations du même genre permettent de situer les possessions des Autremencourt, car les pièces émises par Thomas II ou Thomas III portent l’inscription « Thomas della Sola »174, confirmant de la sorte la possession de la seigneurie de Salona. Cette activité monétaire est extrêmement importante pour les lignages nobiliaires et des conflits peuvent se produire lorsque les intérêts divergent. Un épisode témoigne de tensions dans ce domaine entre le duc d’Athènes et le seigneur de Salona. Au tout début du XIVe siècle, Thomas III demande à Charles II l’autorisation de battre monnaie dans l’atelier royal de Lépante. Il possède déjà dans ses terres une structure monétaire mais le duc d’Athènes lui en interdit l’usage. Le roi lui donne vraisemblablement l’autorisation et les deniers tournois conservent la marque de remerciements envers les Angevins : sur le revers figure le clocher de Saint-Martin de Tours175. Cette thématique monétaire est assez peu connue faute de données, mais il est certain que la principauté de Morée voit ses frappes monétaires se raréfier au fil du temps. Malgré un type occidental maintenu au cours du XIIIe siècle, les événements politiques entraînent la disparition des monnaies d’or latines alors que les ducats vénitiens et leurs copies se répandent dans la principauté176. Cependant, si les monnaies renseignent sur le pouvoir de certains lignages nobles, d’autres attributs figuratifs peuvent également permettre l’étude de ce domaine.
3. L’héraldique et la sigillographie Les armes ou armoiries sont des signes individuels et familiaux composés de « symboles » choisis selon les qualités, les vertus ou l’origine du détenteur. Ces manifestations de la reconnaissance individuelle répondent à un besoin d’identification, contemporain de la diffusion du nom de famille. L’héraldique et la sigillographie sont les instruments d’une sémiologie de l’indice177, permettant une approche de l’évolution des mentalités en matière de représentation. Elles témoignent, par exemple, des variations du sentiment lignager par le biais de l’introduction d’un nouveau motif ou d’une scission lignagère car le blason en évoluant peut intégrer la marque d’une ascension sociale, ou au contraire peut
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R. J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 433-434. Il reste un denier vraisemblablement de Thomas II sur lequel figure une croix (J. Longnon, « Les Autremencourt… », op. cit., p. 25, 29). 175 Ibid., p. 35-36. Les monnaies renseignent également sur les desseins des souverains, notamment Charles Ier d’Anjou qui en convoitant Jérusalem crée une pièce, le carlino, sur lequel figure au revers l’écu de Naples et de Jérusalem (P. Grierson, op. cit., p. 167). 176 A. M. Stahl, « European coinage in Greece after the Fourth Crusade », dans Mediterranean Historical Review, vol. 4, n° 2, 1989, p. 356. 177 Cette théorie assimile l’homme contemporain à son ancêtre chasseur, qui reconstitue l’histoire tout comme le chasseur reconstituait les mouvements de proies à partir d’empreintes et de traces visibles (C. Ginzburg, « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire », dans Mythes, Emblèmes, Traces. Morphologie et histoire, Paris, trad. 1989, p. 148). 174
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troisième partie. conserver son prestige porter un signe de déshonneur178. Les armoiries permettent au lignage menacé de lutter contre son extinction, car au moment de la rédaction d’un testament, des instructions peuvent être laissées afin de transmettre les armes, et c’est en quelque sorte la survie identitaire du lignage qui s’opère alors. La codification de l’héraldique est un phénomène récent lorsque la principauté de Morée est conquise, elle date de la fin du XIIe siècle et correspond à l’éclatement du lignage en plusieurs lignées* collatérales179. Les règles de l’héraldique comportent une part de flou mais elles constituent dans la réalité un discours plus ou moins élaboré sur le lignage180, permettant par exemple de connaître la parenté entre groupes familiaux ou du moins d’élaborer des hypothèses. Ainsi, les Nully et les Villehardouin, tous deux originaires de Champagne, doivent être alliés car une croix recercelée ou ancrée181 identique symbolise leurs deux blasons182. Si l’héraldique est un signe d’appartenance à un lignage, elle peut être davantage et les recherches visant à mettre en évidence un système héraldique commun à plusieurs lignages entretenant des relations féodo-vassaliques, n’en sont qu’à leurs débuts183. Les armoiries des lignages peuvent figurer sur de multiples supports comme lors des batailles sur les écus184, les bannières185, les fanions186, les pavillons – logements portatifs employés sur les champs de bataille –187, mais également au cœur des seigneuries afin d’apposer l’empreinte du lignage sur les biens patrimoniaux. Le pouvoir seigneurial s’affirme grâce à des signes visuels, d’où l’importance des bannières qui sont placées sur les forteresses possédées ou qui sont brandies sur les champs de bataille. Ainsi la Sérénissime n’agit pas autrement et aussitôt en possession d’une île, dresse ses couleurs188 et lorsque le danger turc est trop pressant, certains seigneurs se mettent sous sa protection en se plaçant sous son R. Carron, Enfant et parenté dans la France médiévale Xe-XVe siècle, Genève, 1989, p. 26 ; M. Pastoureau, Les armoiries, Turnhout, 1976, p. 33 et suiv. 179 M. Aurell, « Autour de l’identité héraldique de la noblesse provençale », dans Liens de familles. Vivre et choisir sa parenté, Médiévales, 1990, n° 19, p. 19. 180 M. Nassiet, « La monographie familiale à la fin du Moyen Âge : quelques problématiques d’histoire de la parenté », dans M. Aurell (éd.), Le Médiéviste et la monographie familiale : sources, méthodes et problématiques, Turnhout, 2004, p. 74. 181 Dont les extrémités sont en forme d’ancre. 182 J. Longnon, « Problèmes de l’histoire de la principauté de Morée », dans Journal des Savants, Paris, 1946, p. 86. 183 Plusieurs chevaliers champenois ont adopté des armes comparables dans une région assez limitée, celle de la Champagne méridionale (A. Baudin, « De la Champagne à la Morée : l’héraldique de la maison de Villehardouin », dans I. Villela-Petit (dir.), op. cit., p. 105). Sans être constituée par les membres d’un même lignage, la compagnie catalane choisit comme emblème saint Georges, patron de la Catalogne et pourfendeur de dragon. Il est ainsi représenté sur les bannières et les sceaux (D. Jacoby, « La « Compagnie catalane » et l’État catalan de Grèce. Quelques aspects de leur histoire », dans Journal des Savants, 1966 ; repris dans Id., Société et démographie à Byzance et en Romanie latine (VR), Londres, 1975, p. 82-83). 184 Chr. fr., § 767. 185 Ibid., § 895. 186 Ibid., § 940. 187 Ibid., § 932. 188 L’une des particularités de l’Archipel est la remise des clefs lors de l’investiture. C’est un geste symbolique fort dont on ne retrouve pas de trace dans la Chronique de Morée. À Santorin, à la fin du XVe siècle, en signe de soumission, les clefs des forteresses sont apportées à Domenico Pisani au 178
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chapitre viii. une symbolique entretenue étendard189. Les armoiries qui représentent le pouvoir et dont la signification est connue de tous, sont utilisées durant les combats comme l’atteste la Chronique de Morée : « Et quant messire Ancelin les vit ainxi barguignier [marchander], si leur va escrier plus haut qu’il pot […]. Et quant li Turc oyrent la vois de monseignor Ancelin, si le congnurent a ses armes […] »190.
Les armoiries se trouvent essentiellement sur les bannières, ce qui permet de reconnaître les chevaliers lors des affrontements, car c’est un mode d’identification précis. Dans la vie quotidienne de la chevalerie, cette reconnaissance par les armes est systématisée et elle permet de différencier les combattants lors des affrontements et des tournois191. Il en va de même en plaçant au-dessus des portes les armoiries seigneuriales ou les initiales et ceci est une pratique commune, que l’on peut retrouver également sur les églises192. Les représentations de blasons nobiliaires latins sont rares dans la principauté de Morée mais à Géraki, subsiste le blason des Nivelet sculpté dans une église du château193. L’intérêt d’apposer ce signe d’identification sur les lieux ou les monuments appartenant à chaque seigneur est capital. Cette pratique, permettant de marquer la propriété, devait être utilisée par de nombreux chevaliers, mais les exemples font ici défaut. Complétant ce témoignage héraldique, quelques lettres ou quelques mots peuvent être apposés : le plus souvent il s’agit des initiales du seigneur, d’une date de construction, de restauration ou encore de prise du château194. En ce qui concerne le lignage des Villehardouin, les armoiries répondent à des codes et à une logique familiale bien analysées. La famille princière portait l’écu à la bannière d’or à la croix recercelée de sable. En comparant le blason du prince Geoffroy Ier avec celui de son oncle maréchal de Romanie, il apparaît que le premier appartenait à la branche aînée de la famille195. En effet, Geoffroy Ier portait des armoiries sans brisure ni différence, contrairement à ses fils qui, de son vivant, devaient distinguer leurs armes des siennes et de celles de leur oncle196. L’héraldique permet ainsi une identification précise des branches cadettes par rapport aux aînées, et des enfants vis-à-vis des parents car il n’est pas
moment de l’investiture. Un autre rituel est le fait de faire sonner les cloches lorsque le seigneur entre ou sort du château (G. Saint-Guillain, op. cit., p. 683-687). 189 Ibid., p. 684. 190 Chr. fr., § 376. 191 R. Barber, J. Barker, Les Tournois, Paris, 1989, p. 160-161. 192 Les traces subsistent dans plusieurs îles de l’Archipel (Andros, Antiparos, Astypalée, Sériphos ou encore Siphnos (G. Saint-Guillain, op. cit., p. 684-685). 193 A. Van De Put, « Note on the armorial insignia in the church of st. Georges, Geraki », dans The Annual of the British School at Athens, Londres, 1906-1907, p. 281-283 ; A. Bon, « Pierres inscrites ou armoiriées de la Morée franque », dans ΔΕΛΤΙΟΝ ΤΗΣ ΧΡΙΣΤΙΑΝΙΚΗΣ ΑΡΧΑΙΟΛΟΓΙΚΗΣ ΠΕΡΙΟΔΟΣ Δ'-ΤΟΜΟΣ Δ’, Athènes, 1964-1965, p. 92-95; cf. annexes, p. 540. 194 G. Saint-Guillain, op. cit., p. 686. 195 Geoffroy est le fils de Jean, seigneur de Villehardouin, frère aîné de Geoffroy, maréchal de Champagne (A. Baudin, op. cit., p. 98 ; cf. annexes, p. 538, 613). 196 N. De Wailly, La Conquête de Constantinople par Geoffroy de Ville-hardouin avec la continuation d’Henri de Valenciennes, Paris, 1872, p. iij.
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troisième partie. conserver son prestige question d’user des armes du père encore vivant197. Si l’exemple princier est le seul qui atteste un tel usage, il ne doit pas être un cas isolé au XIIIe siècle car les nobles connaissent les règles de l’héraldique et les appliquent. Pourtant les sources narratives et archéologiques sont peu prolixes dans ce domaine et laissent souvent l’historien face à des hypothèses198. Quelques blasons seigneuriaux sont néanmoins connus, notamment grâce aux origines occidentales des lignages nobiliaires moréotes, qui en se segmentant n’en oublient pas pour autant tout leur héritage symbolique199. Ainsi le blason d’Othon de La Roche est connu, composé d’azur équipollé à quatre points d’échiquier d’or, et il se retrouve sur les sceaux de ce même lignage. En effet, la sigillographie permet de compléter opportunément des données parfois très insuffisantes dans le domaine des représentations. Le sceau qui est une empreinte d’image ou de caractères gravés sur une matière, dont la plus courante est la cire, sert à authentifier les documents et le plus souvent, il porte les armes des lignages nobiliaires. Son utilisation est très répandue pour légaliser les actes et les Assises de Romanie rendent compte de cet usage, notamment pour l’exécution des testaments : « Quand doit se faire un testament, point n’est besoin que soit présent un notaire public, mais il suffit que deux ou trois témoins soient avec le testateur, liges ou non, pourvu qu’ils soient dignes de foi et mettent leurs sceaux de cire sur le testament »200.
Les sceaux sont donc d’une utilisation habituelle et ils complètent l’action des témoins pour les actes de la pratique tels que les testaments. Ces cachets sont également un signe d’identification du propriétaire et des témoins qui corroborent très souvent les actes officiels : « L’acte qui se fait dans la principauté, s’il n’est pas corroboré par les sceaux des témoins, n’est d’aucune valeur »201.
L’administration de la principauté les utilise donc de manière constante car ils authentifient le document. Toutefois la validité n’est reconnue qu’avec l’apposition des sceaux des témoins, usage également répandu dans le domaine judiciaire : « La partie peut demander la sentence ou le jugement si elle veut qu’il lui soit donné par écrit. Et la cour est tenue de le lui donner sous les sceaux de ceux qui jugent »202. 197
Un sceau de Geoffroy Ier apposé sur un acte de 1216, montre une croix ancrée et brisée. Il s’agit de se différencier de son père qui appose son sceau sur le même acte (A. Baudin, op. cit., p. 99-100). 198 Certains ont toutefois été reconstitués (M. D. Sturdza, Dictionnaire historique et généalogique des grandes familles de Grèce, d’Albanie et de Constantinople, Paris, rééd. 1999 (1re éd. 1983), p. 477 et suiv.). 199 Cf. supra, p. 107. 200 Assises, art. 149. 201 Les plus grands vassaux du prince ont des sceaux reconnaissables et connus des autres nobles qui, une fois apposés, font foi en justice (Ibid., art. 150 ; 202). 202 Assises, art. 168.
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chapitre viii. une symbolique entretenue Véritable instrument d’identification portant le plus souvent le nom du propriétaire et l’effigie de ses armes, le sceau permet également de confondre les témoins lors de procès et de dépôts de plaintes. Si l’usage sigillaire est largement diffusé dans la principauté au regard des extraits des Assises de Romanie, seule une infime partie des sceaux des seigneurs et des princes de Morée a été conservée203. La représentation sigillaire est surtout établie à partir des armoiries du chevalier, comme pour le sceau de Geoffroy Ier, qui reproduit « un écu portant la croix recercelée, brisée d’une burelle en chef »204 accompagné du nom du prince : † SIGILL’ GOSFRIDI DE VILARDVIN Celui de son fils cadet présente davantage d’intérêt. En effet, un acte du 19 avril 1251, émis par les seigneurs d’Athènes, contient le seul exemplaire du sceau de Guillaume de Villehardouin. C’est une représentation équestre sur laquelle le prince lève son épée du bras droit et tient dans sa main gauche l’écu portant les armes de la famille : une croix recercelée. L’image étant en partie effacée, il est difficile d’affirmer que sa cotte est décorée des mêmes armes205. De plus, la légende est également détériorée : … MI DE VILLAHARD…PRINCIPIS… Le contre-sceau représente des armes identiques à celles du grand-père de Guillaume, Jean de Villehardouin, à savoir une croix recercelée et une légende : † S. W. DE. VILLEHARDVI. PRINCIPIS. ACHAYE206 Ce type équestre du chevalier est très répandu dans la noblesse occidentale dès le XIe siècle, et il ne peut que mettre en valeur le seigneur qui y figure. Le cachet circulaire de Guillaume de Villehardouin mesure sept centimètres de diamètre, une taille importante, qui reflète généralement le rang social. Quant aux filles de Guillaume, elles figurent en pied sur leurs sceaux mais elles mentionnent leurs époux successifs par le biais des armes présentes dans les écussons207.
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Certains sont reproduits dès le XIXe siècle par Jean-Alexandre Buchon (J.-A. C. Buchon, Recherches et matériaux pour servir à une histoire de la domination française aux XIIIe, XIVe, XVe siècles dans les provinces démembrées de l’empire grec à la suite de la Quatrième croisade, Paris, 1840, Deuxième partie). 204 G. Schlumberger, F. Chalandon, A. Blanchet, Sigillographie de l’Orient latin, t. XXXVII, Paris, 1943, p. 183-184. 205 Le chevalier porte un équipement classique pour le XIIIe siècle : son casque est un heaume fermé à timbre plat, son écu est de taille moyenne et le port de son épée semble préparer un coup sans craindre de toucher la monture (Nous remercions Gilles Martinez, doctorant en histoire de l’armement, pour ces quelques précisions). 206 J. Longnon, « Les premiers duc d’Athènes et leur famille », dans Journal des Savants, 1973, p. 70-71 ; cf. annexes, p. 448. 207 A. Baudin, op. cit., p. 100-101; cf. annexes, p. 541.
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troisième partie. conserver son prestige Celui d’Othon de La Roche, bien qu’en mauvais état, atteste une représentation surprenante. Il porte traditionnellement l’écu de la famille de La Rochesur-Ognon208 et la légende suivante : † S. O ……… VM (Sigillum Othonis de Roca, domini Athenarum) Mais le contre-sceau, quant à lui, représente un chien assis inquiété par trois enfants et la devise comporte des lacunes : * S. OT …….E ROCA (Secretum Othonis de Roca)209 Ce dernier motif est difficilement interprétable, mais les armes de la famille et la légende restent traditionnelles. Conformément aux pratiques sigillaires communes en Occident, les sceaux nobiliaires affichent les titres détenus, symboles de prestige, et les armes du seigneur émetteur. Reflétant l’appartenance à une structure lignagère, certains sceaux se différencient toutefois par leur taille ou leurs thèmes iconographiques. En ce qui concerne les sceaux féminins, ils confirment le statut des femmes au sein de la principauté, livré par les sources narratives, qui leur permet d’accéder au faîte du pouvoir mais qui les soumet étroitement à leurs époux. À partir de ces exemples, il est difficile de tirer des conclusions générales, toutefois, l’effigie des armes sur les sceaux semble être couramment représentée et le type équestre employé dans le milieu occidental est connu dans la principauté. La recherche de puissance et de prestige qui pousse les lignages à courir les titres et à imposer leurs armes et leurs monnaies se retrouve au quotidien lorsqu’ils peuvent afficher un mode de vie dispendieux.
C. UN FASTE NOBILIAIRE AFFICHÉ 1. Les festivités, échos des grands moments lignagers La noblesse qui apprécie la culture et la symbolique du pouvoir ne dédaigne pas non plus les réjouissances données à de multiples occasions et dont le faste honore le lignage qui les réalise. Pour se reposer de leurs combats et occuper les loisirs d’une vie guerrière, les seigneurs aiment les divertissements. La Chronique de Morée mentionne fréquemment des distractions qui sont données, mais le plus souvent elles ne sont pas décrites dans le détail. Les victoires et les rencontres diplomatiques qui ponctuent l’histoire de la principauté de Morée se concrétisent par des réjouissances comme lors de l’entrevue du prince Geoffroy Ier avec l’empereur latin de Constantinople, Robert de Courtenay en 1209, au cours de laquelle le chroniqueur précise qu’ils « festoyerent ensemble entour une sepmaine, et puis firent .j. parlement general […] »210. Ainsi, les banquets 208 209 210
Écu d’azur, équipollé à quatre points d’échiquier, papelonnés. G. Schlumberger, F. Chalandon, A. Blanchet, Sigillographie..., op. cit., p. 195-196. Chr. fr., § 185.
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chapitre viii. une symbolique entretenue et les distractions sont un préalable à la réunion, comme un signe de bienvenue, et les sept jours évoqués ne doivent pas surprendre car les festivités durent souvent plusieurs jours. Il est fréquent de se distraire une fois les difficultés réglées, comme lors de l’éviction du prétendant Robert, héritier de Guillaume de Champlitte, débouté du trône moréote par Geoffroy de Villehardouin : « Alors, messire Geoffroy donna une grande réception, il invita tout le monde, petits et grands, et les convia à un chamotsoukin, comme disent les Grecs pour désigner un repas de plein air. On banqueta, on fit bonne chère, on organisa une joute. On dansa et on joua sans fin »211.
Le nouveau prince, sûr de son pouvoir, convie donc ses sujets et ses vassaux à un banquet en plein air à la façon grecque. Les faits ont dû se produire en 1209/1210 et révèlent qu’en quelques années les conquérants ont adopté les coutumes grecques adaptées, il faut le reconnaître, au climat méditerranéen. Néanmoins les joutes et les danses proviennent des distractions occidentales et le nouveau prince fait preuve de largesse en conviant ainsi ses fidèles autour de la table et en organisant des festivités. Il en est de même en 1255 lorsque, cette fois-ci, Guillaume II de Villehardouin scelle la réconciliation avec les barons révoltés : « En celle maniere comme vou avés oÿ, si fu fait l’acort et la pays dou seignor de La Roche au prince Guillerme. Et puis que la pais fu faicte et complie li jone bachellier [écuyers] mennerent grant feste de joustes, de rompre lances a la quintaine, et de caroles. Et quant il orrent festoyé tant comme il leur plot, li sires de La Roche ou tout ses barons et les autres gentilz hommes qui estoient en sa compaignie, si prist congié dou prince […] »212.
Dans cet extrait, les festivités sont énumérées, probablement en raison de l’importance de l’événement, et différentes activités aux genres variés sont exposées : danses, combats, banquets. Les joutes font partie intégrante des distractions213 et elles complètent d’autres occupations comme la carole qui est un divertissement unissant le chant et la danse214. Toutefois, les réjouissances ne seraient pas parfaites sans les banquets qui permettent aux convives de se rassasier : on y sert du gibier accompagné de vin et le Péloponnèse est une région viticole dont certains vignobles sont réputés, comme celui de Monemvasie215. Des réjouissances sont également préparées lorsque le despote et les chevaliers francs se retrouvent en 1259 : « Et quant li princes et li baron furent a Patras, le despot vint d’autre part moult noblement acompaignié des gentilz hommes de son pays […]. Et quant il furent ensemble avec le prince, si furent moult grant joye l’un a l’autre, et menerent
211 212 213 214 215
Chr. gr., 2406-2410 ; Chr. gr. (2005), p. 114 ; Crusaders, p. 141. Chr. fr., § 242-243. Cf. infra, p. 351. G. Matoré, Le Vocabulaire et la société médiévale, Paris, 1985, p. 249. J. Longnon, L’Empire latin…, op. cit., p. 211 ; A. Ilieva, op. cit., p. 213 et suiv. ; cf. supra, p. 308.
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troisième partie. conserver son prestige grants feste. Et puis qu’ils orrent festoyé a leur voulenté, si firent lors parlement avec leurs barons »216.
Les deux souverains sont accompagnés d’une suite de chevaliers dont la valeur est louée par le chroniqueur. Les deux hommes sont heureux de se retrouver car ils sont parents depuis que Guillaume de Villehardouin a épousé la fille du despote217. Dans cet extrait, la durée des divertissements n’est pas précisée mais elle doit être de plusieurs jours, car elle sert de prélude à l’évocation de problèmes politiques. En fait, toutes les grandes occasions sont également soumises aux réjouissances, il en est ainsi lors de l’arrivée d’Agnès de Courtenay en Morée, pour laquelle le prince organise des distractions218 : « Et ledit messire Geoffroy les reçut avec grande honneur, et avec beaucoup de joie […] et après envoya chercher toutes les gentilles dames qui se trouvaient là pour faire la fête à cette gentille dame, et tous les jours ils firent des danses et des réjouissances ; et avec le mauvais temps qu’il faisait, les galies ne pouvaient pas partir et pendant ce temps beaucoup de barons et de chevaliers vinrent sur la terre pour lui faire compagnie »219.
Le caractère courtois des divertissements donnés en l’honneur de la princesse impériale est mis en valeur. En effet, il n’est pas fait mention de distractions martiales mais seulement de danses et autres réjouissances courtoises dont la nature n’est pas spécifiée. Aucun jongleur ou ménestrel n’est cité, il est pourtant envisageable de les mentionner, étant présents pour animer les banquets et composer la musique nécessaire aux danses220. Si la cour s’illumine lorsque Geoffroy II convoque les dames de la principauté afin de tenir compagnie à Agnès, la Chronique de Morée signale également la présence des seigneurs car l’arrivée de la princesse est un événement suffisamment important dans cette province pour attirer de nombreux gentilshommes221. Le retour d’Italie de Guillaume de Villehardouin, après la victoire sur Conradin en 1268, est également un moment de grandes fêtes pour les Moréotes, car une rumeur avait colporté la mort du prince :
216
Chr. fr., § 258. Cf. annexes, p. 613. 218 Dans l’Empire latin de Constantinople, le couronnement impérial de Baudouin de Flandre est l’occasion de festivités exceptionnelles (G. De Villehardouin, Histoire de la conquête de Constantinople, Paris, 1909, § 263). 219 L. fechos, § 194. 220 Ils apparaissent d’ailleurs dans un passage de Ramon Muntaner concernant les festivités données à l’occasion de l’adoubement de Guy II de La Roche (cf. infra, p. 349). 221 Des réjouissances sont également mentionnées par le chroniqueur pour l’arrivée des Turcs au service du prince, ensemble « […] ils firent grandes fêtes pendant quelques jours » (L. fechos, § 362). Le terme reste vague car les festivités ne sont pas décrites, pourtant elles durent plusieurs jours dans la liesse commune. Ce passage met en relief des fêtes qui sont également accessibles à des individus de condition plus modeste et il est vrai que les seigneurs latins acceptent et apprécient les cavaliers turcs qui leur apportent une aide considérable. En outre, l’arrivée de seigneurs de haut rang est toujours marquée par une réception organisée par l’hôte comme lorsque Guy II de La Roche se rend à Néopatras en 1303 pour recevoir l’avouerie de son neveu (Chr. fr., § 878). 217
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chapitre viii. une symbolique entretenue « Tous les Moréotes firent de grandes fêtes et ils montrèrent leur dévouement au prince et aux bannerets [chevaliers ayant le droit de lever bannière] ; quiconque avait un ami ou un parent se réjouissait avec lui et tous louèrent Dieu quand ils virent qu’ils étaient arrivés »222.
Les festivités semblent s’étendre dans les milieux les plus populaires, c’est ainsi que le peuple moréote communie dans la joie avec la chevalerie pour fêter le retour de son prince et de ses chefs militaires. Il n’en est pas dit davantage sur la composition de ces fêtes, mais la liesse a dû perdurer plusieurs jours. Les festivités marquent donc les réconciliations, les arrivées d’hôtes politiques, le règlement des affaires diplomatiques. En fait, la vie politique est ponctuée par des distractions visant à démontrer les largesses de l’organisateur aux yeux des puissances étrangères, ainsi qu’auprès de ses sujets223. Dans la sphère familiale ou féodo-vassalique, les festivités marquent également les événements lignagers tels que les adoubements ou les mariages. Ainsi en est-il de la somptueuse fête donnée à l’occasion de l’adoubement de Guy II de La Roche par Bonifacio da Verona en 1294, décrite par Ramon Muntaner : « Alors que la date prévue pour la cour plénière convoquée par le Duc approchait, chacun s’employa activement à se procurer de beaux habits pour lui-même et pour sa suite, et aussi pour en distribuer aux ménestrels, afin de faire honneur à la cour. […] Le jour tant attendu arriva, et dans toute la cour personne ne fut mieux vêtu et plus noblement que ser Bonifaci et sa compagnie »224.
Le passage met en valeur Bonifacio da Verona qui adopte toutes les caractéristiques d’un très grand seigneur. Il est tout d’abord richement habillé, ce qui le différencie du reste des convives, et il fait preuve de générosité envers les compagnons de sa suite et les ménestrels. Ses armes, symbole de son lignage, sont représentées à de multiples endroits et les frais sont si considérables qu’il s’endette pour cet événement. Les mariages occupent également une place spécifique au sein des festivités. Peu décrits dans la Chronique de Morée, leur célébration est tout de même un prétexte pour festoyer225. Cependant, le Libro de los fechos mentionne seulement « de 222
Chr. gr., v. 7173-7176 ; Chr. gr. (2005), p. 237 ; Crusaders, p. 273. Les réjouissances peuvent également accompagner les actes politiques. C’est le cas de l’hommage rendu par le duc d’Athènes au prince Philippe de Savoie : « Et puis que li dux d’Atthenes ot fait l’ommage que il devoit au prince, si sejournerent a la Vostice li princes et li dux .viij. jours, festoiant et menant bonne vie avec leurs barons et la chevalerie qui estoit avec le » (Chr. fr., § 871). La durée des réjouissances d’une semaine environ semble commune, ce qui témoigne d’un train de vie dispendieux des barons, car tous les chevaliers festoient et profitent des distractions données lors des tractations diplomatiques ou des victoires. Ainsi, les festivités sont-elles accordées à de multiples occasions : l’accueil de souverains étrangers, pour sceller une paix, pour entériner l’arrivée de nouvelles troupes ou pour un retour victorieux, sont autant de motifs de réjouissance. Ces événements politiques et militaires d’importance ponctuent l’histoire de la principauté de Morée et permettent aux lignages nobiliaires de se distraire quelque peu. 224 R. Muntaner, op. cit., p. 158. 225 Pour le mariage de Henri de Hainaut, empereur latin de Constantinople, avec Agnese de Montferrat en 1207, la célébration se tient à Sainte-Sophie puis au Boucoléon où se déroulent les festivités 223
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troisième partie. conserver son prestige grandes fêtes et de grandes noces »226 à l’occasion du mariage de Guillaume de Villehardouin avec la fille du despote. Quant au mariage de sa fille, Isabelle de Villehardouin, avec Philippe d’Anjou en mai 1271, il revêt un caractère exceptionnel du fait de sa célébration napolitaine en grande pompe : « […] il ot .ij. gallies [grands bateaux]. Et puis s’appareilla [se prépara] le plus bel et le plus richement que il pot. Et entra en ses .ij. gallies entre lui et sa fille et la gent que il avoit avec lui »227.
Les préparatifs, organisés dans l’attente de l’événement célébré à la belle saison dans la cathédrale de Trani, témoignent de son importance228. Après son mariage, la jeune princesse reste aux côtés de son époux à Naples229. Si certaines noces sont à peine évoquées, d’autres unions sont davantage décrites, à l’image des tractations prénuptiales entre la princesse Isabelle et Guy II de La Roche, au début du XIVe siècle, afin de réfléchir sur l’éventualité d’un mariage entre ce dernier et la princesse Mahaut, de nombreuses festivités sont organisées : « Et quand li dux ot esté . ij. jours ou plus en la compaignie des barons et des gentilz hommes dou pays, festoiant et menant grant joye, comme joynes que il estoit […] »230.
Lorsque les festivités qui, semble-t-il, sont affaire de jeunesse s’achèvent, des négociations sont entamées afin de déterminer les clauses du mariage, puis un accord est trouvé : « Lors firent venir l’evesque de l’Oline ; et fit les espousailles a grant solempnité. Et puis que li dux ot espousée madame Mahaulte sa femme, si demora avec la princesse Ysabeau sa souegresse [belle-mère], entour .xx. jours, festoiant avec la baronnie et les gentilz hommes de la Morée […] »231.
Pour de telles fiançailles, l’évêque d’Oléna est mandé et les festivités qui découlent de cet accord, matrimonial et politique, durent vingt jours au cours desquels tout le baronnage moréote se rassemble et communie dans la liesse232. Le faste affiché pour les alliances est le plus souvent celui du lignage de la promise, or quand le mariage est hautement symbolique, les grandes puissances (G. de Villehardouin, op. cit., § 458). 226 L. fechos, § 235. 227 Chr. fr., § 451. 228 J. Longnon, L’Empire…, op. cit., p. 240 ; A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 137. 229 Le choix de la résidence du mari pour déterminer celle du jeune couple est assez commune, elle est dite virilocale*. 230 Chr. fr., § 838. 231 Ibid., § 840. 232 Dans toutes les cours, les mariages sont des occasions de fêtes. Doukas livre ainsi un témoignage intéressant sur les mariages byzantins, notamment celui de Jean Paléologue avec Hélène Cantacuzène qui, malgré les difficultés financières du moment et la guerre civile, se fait en noble compagnie en respectant l’apparat byzantin (Doukas, Histoire turco-byzantine. Introduction, traduction et commentaire, J. Dayantis, Reproduction en l’état par l’Atelier National de Reproduction des Thèses de Lille, thèse de doctorat, Université Montpellier III, 2004, p. 28 ; Doukas, Decline and Fall of Byzantium to the Ottoman Turcs, H. J. Magoulias (éd.) , Détroit, 1979, p. 76).
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chapitre viii. une symbolique entretenue temporelles et spirituelles n’hésitent pas à s’entremettre pour le célébrer. C’est le cas du mariage de Zoé Paléologue, fille de Catherine Zaccaria233, avec le tsar Ivan III de Russie, célébré par le pape au Vatican en 1472 avec un faste tout romain que le lignage de la mariée ne pouvait en aucun cas supporter234. Inversement, les noces peuvent être réduites à leur plus simple expression en raison de la conjoncture. Il en est ainsi à la fin du XIVe siècle, lorsque Jean Orsini épouse la fille du despote : le comte de Céphalonie, son père Richard, fit juste « venir le presbtre et les espousa »235. Le lieu le plus approprié pour les noces est le plus souvent le château principal du seigneur mais parfois d’autres contingences influent, comme lors de l’union matrimoniale de Hugues de Brienne avec Isabelle de La Roche à Andreville. La promise, veuve de Geoffroy de Briel236, est à Karytaina ; quant à Hugues de Brienne, il vient d’Italie et repart avec sa nouvelle épouse juste après237. Les La Roche n’ont pas célébré la noce à Athènes : mais faut-il pour autant considérer que la femme est sortie du lignage ? Le Libro de los fechos nous en dissuade car il précise que Guy II a choisi le futur mari et lorsque celui-ci débarque à Clarence, il le rejoint. Les négociations sont vite conclues, et le mariage est immédiatement célébré238 dans la capitale moréote qui, par sa position occidentale, permet à Hugues de Brienne de rentrer rapidement sur ses terres patrimoniales de Lecce et de Conversano, après des festivités sommaires semble-t-il. Les éléments marquant la vie familiale sont donc prétexte à l’organisation de grandes festivités, bien que la documentation reste discrète à ce propos. Il s’agit avant tout de festoyer ensemble, de danser, d’écouter de la musique mais pas seulement, car les tractations diplomatiques, patrimoniales ou matrimoniales ne sont jamais absentes et marquent les discussions menées alors. Or, de telles réjouissances ne constituent pas l’ensemble des activités nobiliaires marquées avant tout par des jeux d’armes.
2. Les divertissements martiaux Les compétitions représentent l’une des attractions de la vie chevaleresque de la Grèce médiévale, au premier rang desquelles les joutes239. Pendant les grandes fêtes, elles font partie des réjouissances bien qu’elles ne soient pas systématiquement mentionnées. La première apparaît lors des réjouissances organisées par Geoffroy de Villehardouin pour le départ de son rival, héritier présomptif de la principauté et parent de Guillaume de Champlitte. Désormais
233
Cf. annexes, p. 649. P. Pierling, La Russie et l’Orient. Mariage d’un tsar au Vatican : Ivan III et Sophie Paléologue, Paris, 1891, p. 52-57. 235 Chr. fr., § 653. 236 Cf. annexes, p. 637. 237 Chr. fr., § 498. 238 L. fechos, § 417. 239 L’intérêt pour ce type de divertissement se retrouve chez les Byzantins, notamment Manuel Comnène qui en a organisé en Syrie au siècle précédent (L. Jones, H. Maguire, « A description of a jousts of Manuel I Komnenos », Byzantine and Modern Greek Studies 26 (2002), p. 105-109). 234
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troisième partie. conserver son prestige seul maître de la Morée en 1209, Geoffroy Ier lance les festivités notamment des joutes240, lesquelles semblent être au goût des dames qui peuvent exprimer leur préférence pour un champion. Les deux combattants possédant comme seule arme une lance, se font face dans un espace limité par des lices et dans ce combat singulier à cheval, l’élément ludique prend le pas sur l’aspect martial241. Il en est de même en 1255, lors de la paix conclue entre Guillaume de Villehardouin et Guy de La Roche après la rébellion de celui-ci : « Et puis que la pais fu faicte et complie li jone bachellier [écuyers] mennerent grant feste de joustes, de rompre lances a la quintaine […] »242.
La quintaine est un mannequin cible muni d’un écu contre lequel les chevaliers peuvent s’entraîner243. Cet exercice, destiné dans un premier temps à éprouver les novices, se généralise et permet d’exercer l’adresse de chacun et son art de l’équitation. Les bacheliers qui sont mentionnés par le chroniqueur sont de jeunes gentilshommes aspirant à devenir chevaliers. Enfin, d’après la version grecque de la Chronique de Morée, le fameux « parlement des dames » qui eût lieu à Nikli en 1261 s’achève par des réjouissances : « Après que ces accords aient eu lieu, les jeunes chevaliers s’occupèrent de la fête ; ils firent des joutes, cassèrent des lances, et prirent du bon temps »244.
Les débats ayant été difficiles, les distractions constituent une sorte d’exutoire salvateur. Ceux qui participent à ces compétitions martiales doivent être jeunes car bon nombre de chevaliers qui étaient en âge de combattre en 1259 à Pélagonia ont été faits prisonniers et sont détenus encore en 1262 à Constantinople. Pour clore les grands parlements, les réconciliations et les victoires, des distractions sont donc organisées, attestant l’importance des réjouissances, à l’instar des pratiques occidentales et la volonté de se mesurer à d’autres combattants. Ce goût pour les combats singuliers ne faiblit pas et au printemps 1304 un événement d’importance se présente. En effet, un parlement général est convoqué par le prince, Philippe de Savoie245, rassemblant toute la haute baronnie moréote246, au cours duquel le duc d’Athènes organise des joutes. La concentration en un seul lieu de l’élite de la chevalerie franque est le prétexte à l’organisation d’un grand tournoi, épisode sur lequel s’achève la Chronique de Morée : « Si envoia par toute la Romanie et par toutes les ysles de mer ses messages ; et leur commanda de crier comment .vij.[sept] pelerins, qui estoient venus d’outre mer, appelloient de jouste tous chevaliers qui voudroient venir jouster a cheval perdre et cheval gaaignier ; et que les joustes devoient durer .xx.[vingt] jours et
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Chr. gr., v. 2409. R. Barber, J. Barker, op. cit., p. 135. 242 Chr. fr., § 87-88. 243 J.-M. Mehl, Les Jeux du royaume de France du XIIIe au début du XVIe siècle, Paris, 1990, p. 203, 207. 244 Chr. gr., v 3367-3369 ; Chr. gr. (2005), p. 139 ; Crusaders, p. 139. 245 Chr. fr., § 1008-1009. 246 L’assentiment des hommes liges est nécessaire lorsque sont évoqués des domaines touchant à l’intégrité de la principauté (Assises, art. 9, 19). 241
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chapitre viii. une symbolique entretenue estres faictes a la cité de Corinte. Et puis fit faire le harnois [armure] qu’il convenoit pour .vij.[sept] chevaliers, d’unes armes de chendal [ tissage léger] vert a coquilles d’or semées. Et puis fit faire les liches [ lices] moult nobles. Et quant les joustes furent commenchies, si joustoient cil dedens, cescun en son ranc, a ceaux dehors »247.
L’événement débute par un appel au combat, sept chevaliers viennent défier cette chevalerie du Levant si renommée. Beaucoup de contemporains considèrent la principauté comme une excellente école de chevalerie et les joutes font partie intégrante des réjouissances chevaleresques. Le chroniqueur, dans cet extrait, décrit avec nombre de détails les boucliers ornés des armes de leur maison, permettant une meilleure reconnaissance, la préparation des combattants, précisant l’organisation des joutes avec une gradation des représentations selon le statut des combattants qui incarnent l’élite de la chevalerie. Les réjouissances durent vingt jours, au cours desquels les habitants de Corinthe doivent faire face à des déploiements massifs de victuailles, d’équipements et d’hébergement nécessaires, pourtant cette rencontre chevaleresque reste malgré tout exceptionnelle par son importance et sa durée. Au cours du XIVe siècle, l’intérêt pour les tournois ne faiblit pas car Nicolò Acciaiuoli en 1360 demande à ce qu’on lui fasse un cimier248 en forme de tête de mort : symbolique forte et atypique pour représenter la crainte et être immédiatement identifiable sur les champs de bataille et plus probablement dans les tournois 249. Enfin, une autre compétition apparaît comme un divertissement nobiliaire très prisé au Moyen Âge : le duel250. Il existe un projet de duel à Bordeaux, au printemps 1283, entre Charles Ier d’Anjou, prince de Morée et roi de Naples, et Pierre III, roi d’Aragon et de Sicile depuis 1282. Pour cet affrontement, le souverain angevin doit être accompagné de cent chevaliers parmi lesquels se trouvent des chevaliers de Morée 251. Ainsi les jeux d’armes en tout genre stimulent l’ardeur et la détermination des nobles qui aiment se donner en spectacle et se confronter afin d’affirmer leur valeur, toutefois, ils apprécient également de se mesurer avec la nature. En effet, loin des décors spectaculaires des lices, la chasse est le divertissement martial par excellence. Sa pratique remonte à la nuit des temps et elle apparaît
247
Chr. fr., § 1016. Le cimier est une pièce présente sur les casques, placée juste au-dessus de l’écu. Cette demande ne permet pas toutefois de savoir si la destination en est moréote ou angevine. 249 É. G. Léonard, Histoire de Jeanne Ière…, op. cit., p. 652. 250 Le droit au duel existe dans le royaume de Naples, d’inspiration lombarde et de coutume sicilienne il est dénoncé par les juristes comme enfreignant le droit divin (P. Gilli, « Culture politique et culture juridique chez les Angevins de Naples (jusqu’au XVe siècle) », dans N.-Y. Tonnerre, E. Verry (éd.), Les Princes angevins du XIIIe au XVe siècle. Un destin européen. Actes des journées d’étude des 15 et 16 juin 2001 organisées par l’Université d’Angers et les Archives départementales de Maine-et-Loire, Rennes 2003, p. 140 ; R. Barber, J. Barker, op. cit., p. 117 et suiv.). 251 Chr. fr., § 588, 775 ; cet affrontement est une source d’inspiration pour Boccace qui s’en servira dans son œuvre (J. Schmitt, « La Théséide… », op. cit., p. 306-307). 248
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troisième partie. conserver son prestige chez les Francs comme un trait de culture réservé à l’aristocratie252, d’ailleurs l’acte cynégétique est un véritable acte politique253. La chasse fait ainsi partie du portrait royal, au même titre que les fonctions politiques ou encore militaires254. Dans la principauté de Morée, les plaisirs de la chasse sont connus et appréciés par le groupe nobiliaire. Les périodes de paix sont l’occasion de mener une vie de distraction et de loisirs, comme pour Florent de Hainaut qui a conclu une paix avec les Grecs en 1291255. Les chevauchées mentionnées dans les sources narratives peuvent être rapprochées de la chasse car il est certain que les plaisirs qu’elle procure n’en sont pas exclus, la chasse étant devenue à l’époque féodale le seul grand rituel laïque permettant aux puissants de dominer l’espace par leurs déplacements256. C’est un moyen de distraction très prisé en outre par le baronnage et la Chronique de Morée décrit Nicolas III de Saint-Omer se livrant à ce divertissement257. L’art de la cynégétique s’est développé en Morée et des constantes se dégagent vis-à-vis de l’Occident. La chasse se pratique tout d’abord en « bonne compaignie de gent »258 ainsi qu’avec une meute de « chiens de chasse »259, parfois des lévriers260, ou avec des faucons dont l’art du dressage est particulièrement prisé comme en Chypre261. Plusieurs échanges épistolaires permettent de mesurer l’attrait de certains seigneurs pour cette distraction : c’est le cas d’Antonio Acciaiuoli ou de Carlo Tocco au début du XVe siècle262. C’est également le cas des Catalans qui, en dehors des thèmes politiques, évoquent le sujet cynégétique. Ainsi en 1382 des faucons et des lévriers de Turquie font-ils partie des cadeaux diplomatiques échangés entre l’infant Jean et le vicomte Rocaberti263, mais la missive est surtout intéressante car elle décrit de façon relativement précise les races de faucons. Sont donc transmis des faucons sacres, pèlerins et « munterins »264. La première catégorie regroupe des rapaces très appréciés par les Arabes, et au contraire peu connus des Occidentaux, car il faut les importer ce qui limite leur diffusion265. Les pèlerins, quant à eux, sont les faucons de chasse
252 F. Guizard-Duchamp, L’Homme et les espaces du sauvage dans le monde franc (Ve-IXe siècle), Thèse de doctorat Paris I, Lille, 2004, p. 441-444. 253 La démonstration de bravoure confirme le souverain dans son rôle (Ibid., p. 447). 254 P. Galloni, Il Cervo e il lupo. Caccia e cultura nobiliare nel medioevo, Bari, 1993, p. 65. 255 « Et le prince, voyant que sa terre était en paix et en bon état et que ses barons et chevaliers étaient riches et bien fournis, allait par sa terre, faisant fêtes et réjouissances et se donnant du plaisir » (L. fechos, § 471). 256 A. Guerreau, « Chasse », dans J. LE Goff (éd.), Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Paris, 1999, p. 172. 257 Chr. fr., § 1002. 258 En Bourgogne, seuls les nobles avaient le droit de chasser (M. Petitjean, M.-L., Marchand, J. Metman, Le Coutumier bourguignon glosé (fin du XIVe siècle), Paris, 1982, p. 31, 295 ; Chr. fr., § 675). 259 Chr. fr., § 676. 260 Dipl. Orient Català, p. 564. 261 P. Edbury, « Franks », dans A. Nicolaou-Konnari, C. Schabel (éd.), op. cit., p. 83. 262 J.-A. C. Buchon, Nouvelles recherches historiques…, op. cit., t. II, p. 271-273, 276-277, 284. 263 Dipl. Orient català, p. 564 : « Carta de l’infant Joan al vescomte de Rocaberti demanant-il noves sobre la seva estada a Grecia i que li trameti falcons i llebrers de Turquia ». 264 Ibid. : « […] que ns trametats falcons sacres palegrins e munterins ». 265 B. Van Den Abeele, La Fauconnerie au Moyen Âge. Connaissance, affaitage et médecine des oiseaux de chasse d’après les traités latins, Paris, 1994, p. 70-71. Ousama ibn Munkidh, Ousâma : un prince syrien
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chapitre viii. une symbolique entretenue par excellence et ils sont plus familiers des Occidentaux266. Enfin le faucon désigné par le terme montanarius dans les sources, et décliné en de nombreuses variantes dans les langues romanes, est un rapace indigène d’Europe centrale, nichant dans les rochers, d’où son appellation267. Sont donc utilisés des oiseaux connus en Occident, d’autres qui sont indigènes et enfin des rapaces venus d’Orient. À travers ce cas il est donc possible de remarquer que la Morée est une zone de contact entre différentes cultures, et la fauconnerie incarne à sa manière le réceptacle où se mêlent différentes influences. Quelle que soit la technique choisie, la chasse reste un moment de détente pour les seigneurs qui oublient leurs obligations : « Après que le prince Philippes de Savoie ot faictes et ordinées ces besoingnes que nous vous contons en brief, si commença a chevauchier par son pays en chasses et rivieres, et en autres deduys [divertissements] et en fait de guerre, comme cis qui estoit vaillans homs et bons guerriers »268.
La chasse est donc une distraction prisée, occupant le temps libre en dehors des activités politiques d’un prince. Elle témoigne de la valeur physique du souverain qui accompagne son aptitude à gouverner. Elle est pratiquée par les nobles certes, mais aussi par tous les hommes de guerre, notamment les Turcs qui chassent en attendant une activité militaire plus soutenue269. Cette occupation noble est reconnue par les Assises de Romanie qui s’attardent sur les zones giboyeuses : « De même que les pâturages et les terrains de chasse des sujets de Messire le Prince sont communs, d’après les Usages de l’Empire de Romanie, de même fut-il ordonné que les pâturages et les terrains de chasse de Messire le Prince seraient communs entre lui et ses liges »270.
La réglementation des terrains de chasse doit être une source de litige pour que les Assises de Romanie approfondissent cet aspect, qui est ainsi remis au premier plan des occupations nobiliaires. Il faut penser que cette activité est indispensable aux yeux des lignages nobiliaires qui s’y adonnent régulièrement. Occasion de faire montre de son expérience, de déployer le faste de sa cour, ou encore de dévoiler ses plus beaux rapaces : pour tous, il s’agit d’une distraction réservée à l’élite, qu’il convient de préserver. Ainsi, les activités et le train de vie de certains lignages ne peuvent qu’inciter les nobles à exposer leurs richesses.
3. La tentation de l’ostentation La vanité nobiliaire revêt différentes formes mais sa mise en valeur excessive tend à s’accroître. Les premiers conquérants qui étaient des cadets de familles face aux croisés, Paris, 1986, A. Miquel (éd.), p. 115. 266 B. Van Den Abeele, op. cit., p. 66-67. 267 Ibid., p. 65. 268 Chr. fr., § 870. 269 Ibid., § 814. 270 Assises, art. 159.
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troisième partie. conserver son prestige nobles mais de rang modeste vont au fil des décennies accroître leur pouvoir, disposer de châteaux qu’ils n’auraient pu avoir en Occident, asseoir leurs possessions et mener un train de vie dispendieux pour beaucoup d’entre eux. Dans ce contexte, les signes extérieurs de richesse sont affichés par les nobles de la principauté et cela semble être une pratique du temps car à partir du XIVe siècle, l’ostentation est en vogue dans les cours occidentales. Cette nouvelle sensibilité, que certains ont pu qualifier de « Moyen Âge flamboyant », trouve l’un de ses meilleurs représentants en la personne de Nicolò Acciaiuoli qui fait étalage de sa richesse auprès des Florentins en 1355. La détermination qu’il met à éblouir ses concitoyens par ses costumes luxueux, ses banquets généreusement accordés et les dames dont il s’entoure, ne font que susciter de la jalousie271. En ce qui concerne la principauté de Morée, à plusieurs reprises dans les sources apparaissent des joyaux, des bijoux qui sont autant de symboles de la fortune nobiliaire. Ainsi est-il précisé qu’au XIIIe siècle, Nicolas de Saint-Omer est riche grâce à la dot de sa première épouse, Marie d’Antioche, « de laquelle il avoit eu moult grant richesse de vaisselemente, joyaux et grant monnoie »272. Cette richesse mobilière compte non seulement les espèces sonnantes et trébuchantes, mais aussi la vaisselle de prix et des bijoux. Elle apparaît également en 1366, lorsque le roi de Sicile Frédéric III précise que les joyaux et autres objets de feu Séréna, épouse du gouverneur catalan doivent revenir à son héritier273. En effet, les successions sont des périodes critiques pour les biens personnels : à la mort de Nerio Acciaiuoli, ses coffres renferment de l’or, des perles ainsi que de nombreuses pierres précieuses274, qui ne sont pas estimées, car l’attaque de Théodore Paléologue est imminente. Francesca conserve néanmoins les clefs275 et lorsque Carlo Tocco la rejoint à Corinthe, il puise dans cette réserve afin de payer les soldats et met en gage les plus belles pièces 276. Outre les joyaux et les pièces d’orfèvrerie, les vêtements d’apparat sont également considérés comme des signes de richesse, bien qu’ils soient peu mentionnés. Il est prouvé que la soie et les étoffes orientales sont travaillées à Thèbes277 et bien que la majorité de cette production soit destinée à l’Occident, une partie de ces riches tissus devait être employée sur place pour confectionner les vêtements des seigneurs latins278 ou bien pour couvrir de tapisseries les murs de leurs grandes salles. À ce sujet, Ramon Muntaner évoque Bonifacio da Verona, seigneur de Karystos et Eubée, dont la prestance l’éblouit : « […] jamais il n’y eut homme à la cour qui se vêtit plus élégamment que lui et sa compagnie, et nul qui se montrât en meilleur équipage ; si bien qu’il donnait
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Les Florentins lui reprochent avant tout de faire preuve de vanité (J.-A. C. Buchon, Nouvelles recherches historiques…, op. cit., t. I, p. 86-87 ; É.-G. Léonard, op. cit., p. 156-7). 272 Chr. fr., § 553. 273 Séréna est la veuve de Gonsalve Ximenez de Arenos, gouverneur catalan du duché d’Athènes en 1359 et peut-être en 1362 (R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras …», op. cit., p. 212, 252). 274 Mon. Peloponnesiaca, p. 312-316. 275 J. Chrysostomidès, « Corinth 1394-1397 : some new facts », dans Byzantina, t. 7, 1975, p. 86. 276 Ibid., p. 91. 277 J. Longnon, L’Empire latin…, op. cit., p. 209. 278 Les vêtements d’apparat de Bonifacio da Verona sont mis en valeur par Ramon Muntaner (cf. supra, p. 349).
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chapitre viii. une symbolique entretenue de l’éclat à toute cette cour. Et le bon duc d’Athènes remarquait son bon sens et ses belles manières, même s’il ne le montrait pas ; d’autre part il trouvait ses conseils fort bons et judicieux »279.
Il s’agit d’un des plus grands feudataires du duc d’Athènes, dont la puissance se reflète dans son apparat, et son élégance, d’après le chroniqueur, complète de manière remarquable son sens politique. Un autre exemple témoigne de l’importance octroyée aux étoffes : au début du XIVe siècle, à l’occasion de tractations diplomatiques, la princesse Isabelle délibère avec Roger de Lluria à l’ombre d’une tour « sur les biaux tapiz tourcois [turcs] qui la estoient estendus »280. Le climat de la principauté, qui invite à de telles négociations loin des salles sombres des châteaux, pousse tout autant à s’inspirer des mœurs orientales. Il ne s’agit pas de tapisseries affichées sur les murs comme dans le royaume de France281, mais de tapis turcs à même le sol. Cette mention permet d’évoquer les échanges de cadeaux qui font partie du faste déployé par les nobles moréotes afin d’impressionner leur entourage et leurs invités, pratique se retrouvant de part et d’autre de la Méditerranée. Si parader sur une belle monture est un signe de prestige social, la mention de palefroi n’est pas rare pour les chevauchées, c’est un signe d’apparat pour les nobles de haut rang282 en ambassade auprès de forces étrangères283 ou en déplacements diplomatiques284. Les chevaux sont des présents fréquemment échangés entre adversaires, comme Florent de Hainaut qui en offre un au représentant du basileus afin de sceller la paix de 1291285, quant à Roger de Lluria, gouverneur catalan, il donne un somptueux présent à Jean de Durnay : « […] et puis fit venir .j. beau cheval bay [roux] que il avoit pour son corps, le plus chier que il eust, et .j. harnois entier de ses armes et les fit presenter a monseignor Jehan ; et le requist moult cortoisement que il le deust porter pour l’amor et la ramenbrance [souvenir] de lui »286.
Non seulement le don comprend un cheval de prix, mais il est en outre apprêté, en souvenir d’une rencontre inoubliable entre deux adversaires s’appréciant287. Une monture reste un cadeau utile, or il en est qui sont uniquement décoratifs tels que les joyaux, qui font également partie des présents faits entre grands personnages comme Roger de Lluria qui, d’après la Chronique de Morée, fait parvenir des bijoux à Isabelle de Villehardouin288.
279
R. Muntaner, op. cit., p. 158. Chr. fr., § 791. 281 G. Duby, « Convivialité », dans G. Duby, Ph. Ariès (dir.), Histoire de la vie privée, t. II, De l’Europe féodale à la Renaissance, Paris 1999 (1re éd. 1985), p. 71. 282 Chr. fr., § 679, 963. 283 Ibid., § 704, 715. 284 Ibid., § 791. 285 Ibid., § 742. 286 Ibid., § 796. 287 Cf. supra, p. 112-113. 288 Chr.fr., § 798. 280
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troisième partie. conserver son prestige Faire preuve de générosité est ainsi une caractéristique nobiliaire, mais elle prend le plus souvent la forme de l’ostentation289. Les archives de Naples permettent de déterminer l’investissement de Charles Ier d’Anjou dans l’apparat de la cour moréote. À plusieurs reprises au cours des années 1270, il envoie de l’argent à Marie d’Antioche, épouse de Nicolas de Saint-Omer : il s’agit d’une rente due en échange de ses droits dans les États latins d’Orient290. Mais son attention est surtout retenue par sa belle-fille, désormais veuve, Isabelle de Villehardouin, qui à la fin des années 1270 se trouve à la cour de Naples. À plusieurs reprises il la vêt avec faste291, n’hésitant pas à la parer des plus beaux atours : « […] Derechief, nous vous mandons que vous achetez cendaus tant comme mestier sera pour garnir […], la sambue [selle] de la dame de la Mourée, et tele taine vert et perse, pour gar[nir…] damoiseles de nostre Hostel »292.
Il s’agit d’apprêter la selle de la fille de Guillaume de Villehardouin en drap de soie293. C’est un élément qui apparaît pour beaucoup comme une dépense superficielle mais qui, à la cour angevine de Naples a son importance. Ainsi, les signes ostentatoires ne manquent pas et la richesse s’affiche sur les nobles, sur les murs de leurs résidences ou encore sur leurs montures. Ce luxe qui représente aux yeux des autres la puissance du lignage, se doit d’être visible. Un lieu en particulier permet au seigneur de faire preuve d’orgueil : sa cour. Plusieurs sources décrivent celle du prince comme la plus somptueuse, ainsi l’historien vénitien Marino Sanudo apporte un témoignage irremplaçable sur l’entourage de Geoffroy II de Villehardouin, dans la première moitié du XIIIe siècle : « À sa propre cour, il entretient constamment quatre-vingts chevaliers avec des éperons d’or et leur donne tout ce qu’ils demandent à côté de leurs paies ; les chevaliers sont venus de France, de Bourgogne et surtout de Champagne pour le suivre. Certains sont venus pour s’amuser, d’autres pour payer leurs dettes, d’autres à cause de crimes qu’ils ont commis chez eux »294.
Le prince déploie sa munificence en accordant aux chevaliers tout ce qu’ils désirent et il entretient de la sorte une réputation d’homme généreux, attirant les gentilshommes venus de France. Entièrement prise en charge par le seigneur, la suite du prince est composée de quatre-vingts chevaliers richement vêtus et, lors du service de cour, tout est mis en œuvre pour plaire car l’obligation de paraître est très importante. Si certains ont la conscience trouble, finalement cela importe peu puisqu’au service du prince ils retrouvent leur honneur. La version grecque de la Chronique de Morée met plus particulièrement en valeur la personne de Geoffroy II, qui est « dévoué et philanthrope à l’égard de tous », 289 290 291 292 293 294
G. Matoré, op. cit., p. 111. A. Boüard (de), op. cit., t. I, n° 13, p. 55, n° 23, p. 66, n° 27, p. 68 ; t. II, n° 94, p. 140. Il lui offre des fourrures (Ibid., t. I, n° 7, p. 47-48 ; t. II, n° 46, p. 69). A. Boüard (de), op. cit., t. I, n° 147, p. 156. Le cendal est une étoffe de soie ou de demi-soie. M. Sanudo, op. cit., p. 104-105.
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chapitre viii. une symbolique entretenue s’efforçant « d’augmenter fortement son honneur »295. Le prince apparaît dès lors comme un souverain compréhensif mais aussi avide de pouvoir, mettant tout en œuvre pour rehausser sa dignité. Quant à l’attente des feudataires, elle n’est pas déçue car la prodigalité est effectivement une qualité attendue en échange du service de cour. Ainsi, d’un côté comme de l’autre des relations personnelles, mener une vie chevaleresque entraîne des dépenses importantes. La cour de Morée, considérée comme l’une des plus grandes écoles de chevalerie, brille d’un éclat sans pareil sous le règne de Guillaume de Villehardouin, car « sa cour paraissait plus grande que la cour d’un grand roi. Entre sept cents et mille chevaliers suivaient toujours sa cour »296. L’importance de la suite est digne de celle d’un grand souverain : les jeunes gens y reçoivent leur instruction, notamment celle des armes et de la courtoisie. Marino Sanudo déclare tenir ce témoignage du duc de Naxos, qui aurait fait son apprentissage à la cour de Guillaume de Villehardouin. La cour princière est également fréquentée par les chevaliers se rendant à Constantinople ou en croisade. C’est le cas du duc de Bourgogne Hugues IV qui réside en Morée quelques mois avant de participer avec le prince Guillaume II à l’expédition de saint Louis en 1249297. Pour autant, la suite princière ne doit pas faire oublier les cours des autres seigneurs moréotes, moins connues mais pour lesquelles il y a peu de renseignements ; mais leur existence est attestée par Marino Sanudo qui précise qu’elles sont surveillées par des émissaires du prince, contrôlant étroitement leur liberté298. Ces cours témoignent de l’intérêt des lignages nobiliaires pour le domaine artistique, perceptible en grande partie grâce à l’archéologie. Ainsi, le château de Saint-Omer comporte des fresques murales, de même que le manoir de l’archevêque de Patras299. En effet, Nicolas III de Saint-Omer choisit l’arrivée des croisés en Syrie comme décor pour son palais de Thèbes : « Avec sa grande richesse et la souveraineté qu’il détenait, il construisit le château de Saint-Omer qui était à Thèbes […] et à l’intérieur il couvrit ses murs avec des peintures murales représentant la conquête de la Syrie par les Francs »300.
L’inspiration de ce seigneur, qui a pour épouse une princesse d’Antioche301, vient peut-être d’un palais syrien302. Les peintures se retrouvent en grand nombre 295
Chr. gr., v. 2470-2471 ; Chr. gr. (2005), p. 116 ; Crusaders, p. 143. M. Sanudo, op. cit., p. 106-107. 297 Cf. infra, p. 400. 298 M. Sanudo, op. cit., p. 104-105. 299 Chr. gr., v. 8071-8092 ; Chr. gr. (2005), p. 259-260 ; Crusaders., p. 298 ; Chr. fr., § 553-554 ; D. Jacoby, « The encounter of two societes : western conquerors and byzantines in the Peloponnesus after the fourth crusade », dans The American Historical Review, 78, 1973 ; repris dans Id., Recherches sur la Méditerranée orientale du XIIe au XIVe siècle. Peuples, sociétés et économies (VR), Londres, 1979, p. 889 ; Id., « La littérature dans les États latins de Méditerranée orientale à l’époque des croisades : diffusion et création », dans Essor et fortune de la chanson de geste dans l’Europe et l’Orient latin. Actes du IXe Congrès international de la Société Recesvals pour l’étude des Épopées Romanes, (Padoue-Venise, 1982), Modène, 1984 ; repris dans Id., Studies on the Crusaders States and on the Venetian Expansion (VR), Northampton, 1989, p. 635. 300 Chr. gr., v. 8080-8085 ; Chr. gr. (2005), p. 259-260 ; Crusaders, p. 298. 301 Cf. annexes, p. 644. 302 J. Longnon, Les Français…, op. cit., p. 244. 296
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troisième partie. conserver son prestige dans les palais toscans à la même période, ayant l’avantage de décorer les pièces de façon moins onéreuse que les tapisseries303 et de façon durable. Or, avec l’arrivée des Catalans en 1311, cette fresque fut détruite. Étant donné que le faste passe par le luxe dont s’entourent les plus riches dans leurs demeures, les seigneurs les plus importants possèdent parfois dans leur résidence une grande salle, dallée de marbre avec un plafond en bois, et au-dessus des portes le blason ducal304. Il faut reconnaître que le marbre est une production locale et que la soie qui peut vêtir les plus grands, s’affiche également sur les murs dans des tentures ou des tapis richement ornés305. Ainsi les grandes salles de châteaux et les nobles eux-mêmes se couvrent de tissus recherchés, de pierres précieuses et de richesses en tout genre. Or, l’ostentation trouve également une place de choix dans les sépultures des défunts. Dans l’ensemble, peu d’édifices ou de sculptures attestent l’occupation latine ; l’absence d’artistes de renom est peut-être à l’origine de cette rareté. Certaines sculptures peuvent toutefois apporter des informations sur lesquelles les sources littéraires restent muettes, mais curieusement c’est dans le domaine funéraire que l’on obtient des renseignements. Ainsi, une partie de la dalle funéraire de la princesse Agnès, seconde épouse de Guillaume de Villehardouin, a été retrouvée à Andravida, sur laquelle l’inscription gravée est française : III | JOURS | JANVIER | ICI | GIST | MADAME | AGNES | …| FILLE | DU | DESPOTE | MICHEL306
Cette pierre datée de 1286 permet d’approcher les pratiques funéraires employées dans la principauté de Morée au cours du XIIIe siècle. Le corps de la princesse n’est pas rapatrié en Épire mais sa dépouille repose aux côtés de son premier époux dans l’église Saint-Jacques à Andravida307. Cette plaque associe une inscription française avec une décoration byzantine que l’on retrouve sur des monuments en cette fin de siècle ; l’origine de la princesse en est peut-être la cause. En Chypre, le français est également employé comme langue épigraphique, ornant ainsi des tombes décorées par des tailleurs de pierre chevronnés308. Sur fonds de croix en passementerie, quatre paons symboles d’éternité 303
Ch. De la Roncière, « La vie privée des notables toscans au seuil de la Renaissance », dans G. Duby, Ph. Ariès (dir.), Histoire de la vie privée, t. II, De l’Europe féodale à la Renaissance, Paris 1999 (1re éd. 1985), p. 196. 304 B. J. Slot, op. cit., p. 17. 305 Il en est de même en Chypre, où les recherches archéologiques ont mis en valeur l’habitat rural : les manoirs y étaient richement décorés (N. Lécuyer, « Marqueurs identitaires médiévaux et modernes sur le territoire de Potamia-Agios Sozomenos », dans S. Fourrier, G. Grivaud (dir.), Identités croisées en un milieu méditerranéen : le cas de Chypre (Antiquité-Moyen Âge), Rouen-Le-Havre, 2006, p. 244). 306 D. Feissel, A. Philippidis-Braat, « Inventaires en vue d’un recueil des inscriptions historiques de Byzance », 2e partie, Inscriptions du IXe au XVe siècle, dans Travaux et Mémoires, 9, 1985, p. 317-318. 307 L’inscription rappelle toutefois son ascendance ; cf. annexes, p. 542. 308 J.-C. Bessac, « Techniques de taille et d’ornementation des dalles funéraires », dans B. Imhaus, (éd.), Lacrimæ Cypriæ. Les larmes de Chypre ou Recueil des inscriptions lapidaires pour la plupart funéraires de la période franque et vénitienne de l’île de Chypre, t. II, Nicosie, 2004, p. 76 ; L. Minervini, « La langue française en Chypre », dans B. Imhaus (éd), Lacrimæ Cypriæ…, op. cit., t. II, p. 170.
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chapitre viii. une symbolique entretenue sont placés aux extrémités et dominent quatre petits reptiles représentant l’enfer309. Un autre bas-relief funéraire démontre l’emploi de la décoration byzantine par les Francs. Ce motif, trouvé sur un sarcophage du monastère de Daphni par Jean-Alexandre Buchon, représente « une croix haussée sur une sorte de base cantonnée au sommet de deux fleurs de lys et au pied de laquelle parlent deux guivres dressées »310. Il fut comparé par le célèbre voyageur aux armes des La Roche. Or cette sculpture ornant le cercueil de pierre n’a aucun lien avec les seigneurs d’Athènes car leurs armoiries sont bien différentes, mais il atteste une attirance des Francs pour la décoration byzantine311. Quant au bas-relief conservé au musée byzantin d’Athènes, il apporte des informations supplémentaires sur les coutumes funéraires. C’est un arceau en ogive provenant du tombeau d’un chevalier et de sa femme. Il est orné d’un motif représentant les défunts dans l’attitude de la prière et d’une inscription latine altérée : Hic jace(t)… G ( ?) ET. Q : op(timi ?) A. nob(ilissimi) : D(omi)ni Hue… 312
Si la date de réalisation reste incertaine, le tombeau remonte à la période d’occupation latine et il permet de confirmer l’inhumation des époux défunts dans la même sépulture. Dans ce cas précis, la décoration inspirée par leur pays d’origine a été préférée à celle des Byzantins. Ainsi les sépultures renseignent-elles sur le faste en vogue dans la principauté de Morée. Les influences latines y sont mêlées aux emprunts grecs, que ce soit dans les cours seigneuriales, dans la vie quotidienne nobiliaire ou dans les nécropoles. En fait, les conclusions concernant les décorations funéraires se rapprochent de celles formulées par Peter Lock au sujet des tours : certes, le commanditaire n’est pas grec mais les artisans le sont, et ils travaillent toujours avec le même savoir-faire, les mêmes techniques qui se mêlent progressivement à l’influence occidentale. Ces quelques exemples de sculptures conservées apportent un complément d’information sur la vie des nobles, dont le goût pour l’apparat les suit jusque dans leurs sépultures313. Les bas-reliefs sont rares mais ils précisent certains aspects funéraires des lignages moréotes, qui peuvent être vus comme des « médiateurs culturels » entre l’Orient Grec et l’Occident latin314. 309
A. Bon, « Art oriental et art occidental en Grèce au Moyen Âge », dans Mélanges offerts à K. Michalowski, Varsovie, 1966, p. 300. 310 G. Millet, Le Monastère de Daphni, histoire, architecture, mosaïques, Paris, 1899, p. 39. 311 Les Grecs s’inspirent également du style occidental. L’archéologie livre ainsi une tête de jeune fille en marbre de style gothique, certainement exécutée par un artiste local, qu’ont influencés les objets d’art mineur des envahisseurs francs (BCH, 1966, p. 751). 312 G. Sotiriou, Guide du musée byzantin d’Athènes, avec avant-propos sur la sculpture et sur la peinture byzantine en Grèce, Paris, 1932, p. 53. 313 Pour sa nécropole funéraire, Nicolò Acciaiuoli fait appel aux artistes les plus réputés comme Andrea Orcagna, afin de sculpter les gisants de sa chapelle. Il conçoit ainsi la culture au service de son image de marque et le mécénat qui en résulte est clairement orienté (G. Ciapelli, P. Lee Rubin, Art, Memory, and Family in Renaissance Florence, Cambridge, 2002, p. 145-147 ; J. Favier, De l’or et des épices. Naissance de l’homme d’affaire moderne au Moyen Âge, Paris, 1987, p. 435). 314 Michel Balard se pose la question de la pertinence de cette appellation pour l’Orient latin (M. Balard, Les Latins…, op. cit., p.163-165).
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troisième partie. conserver son prestige
CONCLUSION Il est donc manifeste que la noblesse de la principauté de Morée ne délaisse pas l’aspect culturel, même si les domaines féodo-vassaliques et guerriers sont privilégiés. De plus, elle bénéficie d’un cadre de vie favorable lui permettant de s’adonner à différentes distractions dont certaines peuvent être érudites, les références à l’Antiquité autorisant certains à penser que « les centaures antiques et leurs successeurs avaient leurs remplaçants dans nos chevaliers »315. Dans le domaine culturel et symbolique, peut-être davantage que dans d’autres registres, l’influence occidentale est forte en Morée. Les nobles se plaisent à entretenir une culture importée d’Occident qui les différencie des autres groupes. Leurs lignages se démarquent ainsi par le pouvoir et le style de vie entretenus qui, pour les plus aisés d’entre eux, s’orientent vers l’ostentation. Au-delà de la filiation* biologique déjà abordée, c’est la conscience généalogique qui pousse l’individu à se vouloir membre d’un lignage, et afin d’appréhender cette réalité au sein de la noblesse médiévale, l’héraldique et la sigillographie sont des instruments de première importance, tout autant que l’anthroponymie envisagée ultérieurement. Elles font partie des signes d’appartenance d’un lignage au même titre que l’onomastique, envisagée ultérieurement. Ainsi, progressivement, tous les signes extérieurs de l’appartenance lignagère, tels que le nom, la maison et les armes, se retrouvent. À certaines occasions les lignages nobiliaires moréotes, comme en Occident, ouvrent leur sphère privée au public : que ce soit pour les noces, pour les adoubements ou encore pour les enterrements. Ce sont de grands moments familiaux où de nombreux participants doivent être éblouis : il en va ainsi de l’honneur lignager qui est mis en jeu. Tout un décorum met la famille en valeur et de telles préoccupations ont des coûts importants car bien recevoir, c’est d’abord bien nourrir et distraire convenablement. Quant au faste et au coût des toilettes, ils représentent à eux seuls de lourdes dépenses. Les qualités telles que la vaillance, la loyauté ou la largesse sont exaltées par ce groupe social et elles déterminent ce qui va devenir l’idéal courtois véhiculé par la littérature. Dans de nombreux aspects de la symbolique, des permanences se dégagent vis-à-vis de l’héritage occidental : c’est le cas du monnayage que les nobles développent ou des offices qu’ils détiennent. Pourtant au fil des décennies leur mode de vie s’imprègne des influences orientales, et s’il n’y a pas d’acculturation dans les domaines observés, on note des emprunts réciproques, notamment en ce qui concerne la chasse. Ces influences inscrivent les lignages nobiliaires dans une continuité culturelle qui place les cours moréotes comme autant de jalons entre l’Occident et l’Empire byzantin, bien que des évolutions propres soient perceptibles dans les domaines culturels et religieux, et cela dès le XIIIe siècle. Cela se retrouve également dans les pratiques religieuses et militaires qui se modifient pour s’adapter à cet espace de transition.
315
J.-A. C. Buchon, « Établissement … », op. cit., p. 10.
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CHAPITRE IX. GUERRE, ÉGLISE ET NOBLESSE « Et messire Guillaume, seigneur de Patras, après qu’il eût marié sa fille, voulut aller en Allemagne et engagea sa seigneurie de Patras à l’archevêque de Patras […] pour seize mille perpres de Morée »1.
Au quotidien, les lignages nobles tentent de s’affirmer aux yeux de l’Église et interviennent dans le domaine militaire afin de conserver leur prestige. En contrepartie, les autorités religieuses ont très vite trouvé leur intérêt dans le développement de la féodalité, surtout dans le royaume de France où, à travers les mouvements de la Trêve et de la Paix de Dieu, Cluny a encouragé la christianisation de la féodalité2. L’Église a ensuite poussé les chevaliers, qualifiés de milites Christi3, à combattre les infidèles en Espagne ou en Terre sainte, et si tous les chevaliers ne deviennent pas croisés, ceux qui franchissent le pas le vivent comme une sorte de pénitence afin de racheter les péchés liés à leur condition. Pourtant les entités que représentent l’Église et la chevalerie n’ont pas les mêmes idéaux, puisque pour l’un il est interdit de verser le sang et que l’autre en fait son devoir. Il est dès lors difficile pour les deux de s’entendre et des tensions caractérisent leurs relations. La Grèce, qui a fait partie des premier foyers chrétiens4, est un héritage que l’Église tient à conserver. Alors que cette dernière a fait les frais de l’affirmation des barons surtout dans les premiers temps de la principauté, elle a également bénéficié de leur puissance et tout au long des siècles, les relations entre les deux entités ont été ambiguës : tantôt conflictuelles, tantôt apaisées. Le poids des lignages nobles se ressent dans les relations qu’ils établissent avec les deux pouvoirs que sont l’armée et l’Église. Le premier, intrinsèquement lié au système féodo-vassalique, permet aux combattants de se révéler au cours d’affrontements, tandis que l’autre offre des perspectives de promotion pour certains lignagers et permet de maintenir de bonnes relations avec l’autorité ecclésiastique, bien que cela ne soit pas sans difficultés dans la première moitié du XIIIe siècle. Or, si les liens tissés avec ces instances se retrouvent tant en Occident qu’en Morée, on peut réfléchir sur la distance prise par la seconde vis-à-vis du modèle.
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L. fechos, § 398. J. Longnon, Les Français d’outre-mer au Moyen Âge. Essai sur l’expansion française dans le bassin de la Méditerranée, Paris, 1929, p. 4. 3 J. Flori, « Chevalerie », dans J. Le Goff (dir.), Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Paris, 1999, p. 206. 4 A. Frantz, « From paganism to christianity in Athens », dans DOP, 19, 1965, p. 187-205. 2
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troisième partie. conserver son prestige Cela peut être envisagé à travers les caractéristiques militaires de la vie nobiliaire grandement imprégnée par l’aspect martial, les collusions d’intérêts qui animent les relations entre la noblesse et l’Église et les heurts qui néanmoins se produisent.
A. LES CONDITIONS MILITAIRES DE LA VIE NOBILIAIRE 1. Le service militaire Les lignages latins adaptent les pratiques militaires occidentales à la principauté de Morée. Parmi ces usages figure l’auxilium – secours ou assistance – qui se matérialise par le service armé, car le chevalier est avant tout un combattant au service d’un seigneur. Dès qu’il reçoit une terre, il doit lui prêter hommage de fidélité puis notifier au prince la nature des biens reçus et les obligations martiales dues à ce titre5. Cette obligation provient d’un vieil héritage germanique qui fixe sa durée à quarante jours6. Le recrutement de l’armée féodale n’a jamais été constitué exclusivement par la noblesse : initialement, les seigneurs levaient la piétaille parmi leurs manants, progressivement remplacés par les mercenaires7. En effet, les nobles ne sont pas les seuls à constituer l’ost car des troupes d’appoint les secondent, comme les sergents par exemple qui jouent un rôle très important8. Le service militaire se retrouve dans nombre d’États occidentaux d’où sont originaires les conquérants, comme le royaume angevin où il dure environ trois mois, mais avec des modalités différentes au-delà desquelles le souverain doit fournir des gages9. Dans le royaume de France, il est limité à quarante jours durant lesquels les frais sont à la charge du vassal10 ; alors qu’en Catalogne, il est illimité pour les vassaux les plus importants et les modalités sont plus variées pour les simples fidèles11. Quant à l’Orient latin, une même préoccupation se rencontre envers ce système, en raison de la situation politique qui est comparable à celle de la Morée12 : la guerre prélève un lourd tribut sur la noblesse, entraînant un renouvellement assez rapide des nobles à la tête des
J. Longnon, P. Topping, Documents sur le régime des terres dans la principauté de Morée au XIVe siècle, Paris-La Haye, 1969, p. 34, 134. 6 M. Bloch, La Société féodale, Paris, rééd. 1994 (1re éd. 1939-1940), p. 311-312 ; É. Bournazel, J.-P. Poly, Les Féodalités. Histoire générale des systèmes politiques, Paris, 1998, p. 322-323. 7 La hiérarchie militaire recoupe l’ordre de la société (M. Bloch, op. cit., p. 404-405 ; M. Aurell, La Noblesse en Occident (Ve-XVe siècle), Paris, 1996, p. 111). 8 Les sergents sont également présents dans les catégories les plus modestes des armées françaises. Leur importance est toutefois capitale car il suffit de vingt-cinq sergents pour assurer la garde du château de Karystos (Ph. Contamine, Guerre, État et société à la fin du Moyen Âge. Études sur les armées des rois de France (1337-1494), Paris, réimp. 2004 (1re éd. 1974), p. 15, 21 ; R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », dans Byzantina et Franco-Graeca, articles choisis parus de 1936 à 1969, Rome, 1978, p. 264). 9 J. Longnon, Les Français…, op. cit., p. 294. 10 P. Topping, Feudal Institutions as Revealed in the Assizes of Romania. The Law Code of Frankish Greece, Philadelphie, 1949, p. 116. 11 P. Bonnassie, La Catalogne au tournant de l’an Mil, Paris, 1990, p. 412. 12 P. Edbury, « Feudal obligations in the latin East », dans Byzantion,t. XLVII, 1977, p. 331, 337. 5
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chapitre ix. guerre, église et noblesse seigneuries13. Le service militaire semble d’ailleurs avoir évolué au XIIe siècle passant d’une obligation sociale, celle des chevaliers, à un engagement contractuel dû en échange de fiefs14. Dans la principauté de Morée, le service militaire reprend les principes en vigueur en Occident. Au sens large, l’auxilium constitue avec le consilium les obligations d’un vassal envers son seigneur, au sens strict c’est le service militaire comportant ost et chevauchée, mais également garde des châteaux. Les Assises de Romanie différencient ces deux types de services que sont l’ost, campagne qui mobilise les troupes pour la défense de la principauté, et la chevauchée, expédition plus brève organisée en vue d’une punition ou d’un pillage15. L’ost, assimilé à une expédition générale, devient plus fréquent pour les chevaliers moréotes, surtout après 1262 et l’installation des Grecs dans la péninsule. Le service militaire qui découle du contrat vassalique présente une réelle importance pour le seigneur, qui dispose ainsi de corps de chevaliers. C’est l’un des services attendus du feudataire en échange de la protection seigneuriale, et il émane du serment d’hommage prêté lors de la cérémonie : « Et chascun qui fait homage à autre est tenus par sa fei, ce il treuve son seignor en besoin d’armes, à pié, entre ces ennemis ou en leuc [lieu] que il soit en perill de mort… de faire son leau [légitime] poeir de remonter le et geter le de ce peril ; et c’il autrement ne peut le faire, il li doit doner son cheval ou sa beste sur quei il chevauche, c’il la requiert, et aider le à metre sur […] »16.
La fidélité implique donc l’aide apportée au seigneur lors d’un combat en échange de sa protection. Le service revêt un caractère personnel et réel, car le vassal doit le faire en personne et mettre à la disposition du seigneur un nombre de chevaliers proportionnel à l’importance de son fief. S’il ne le peut pas, il doit au moins lui fournir son destrier. C’est un aspect très important des relations féodo-vassaliques, défini dans de nombreux articles des Assises de Romanie. Ce service est obligatoire17 et dû personnellement jusqu’à l’âge de soixante ans18, si le vassal s’y soustrait, il encourt des sanctions qui touchent principalement le fief19. Comme en Occident, il est parfois remplacé par une redevance pécuniaire, c’est le cas dans l’Archipel, par exemple au XIVe siècle20, mais cela reste une exception. Quant aux forces armées levées pendant le service militaire, elles sont
13 J. Richard, « La noblesse de Terre sainte, 1097-1187 », dans La Noblesse en Europe occidentale au Moyen Âge : accès et renouvellement. Actes du colloque, Paris 14-15 janv. 1988, Lisbonne-Paris, 1989 ; repris dans Id., Croisades et États latins d’Orient (VR), Aldershot, 1992, p. 327-328. 14 P. Edbury, « Fiefs, vassaux et service militaire dans le royaume latin de Jérusalem », dans M. Balard (dir.), Le Partage du monde : échanges et colonisation dans la Méditerranée médiévale, Paris, 1998, p. 147. 15 Assises, art. 26. 16 Ibid., art. 3. 17 Ibid., art. 53, 55, 59, 65. 18 Ibid., art. 89. 19 Ibid., art. 24, 51. 20 D. Jacoby, « Catalans, Turcs et Vénitiens en Romanie (1305-1332) : un nouveau témoignage de Marino Sanudo Torsello », dans Studi Medievali, 3e sér., XV, 1974 ; repris dans Id., Recherches sur la Méditerranée orientale du XIIe au XVe siècle. Peuples, sociétés et économie (VR), Londres, 1979, p. 255 ; Id., La Féodalité en Grèce médiévale. Les « Assises de Romanie » sources, application et diffusion, Paris, 1971, p. 272.
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troisième partie. conserver son prestige composées des parents, de la « mesnie »* mais aussi des vassaux de simple hommage21. Il y a donc des individus de conditions très différentes qui se côtoient au sein de l’ost, étant donné que l’auxilium répond à des règles définies auxquelles tous doivent s’astreindre. En effet, dans la principauté de Morée, le service militaire est ajusté à la nature du fief possédé par le feudataire ; il est donc institué sur une base non égalitaire et il représente l’une des premières règles à être mises en place dès l’installation des Francs : « Et puis ordina et devisa que li baron qui tenoient cité et grant baronnies portast cescun .ij. banieres et le service de son corps, et, pour cescun fié, .j. chevalier et .ij. sergans a cheval ; et li autres baron de . iiij. fiez portast cescun une baniere et eust .j. chevalier et .xij. Sergans a cheval avec sa baniere ; et cescun chevalier qui tenoit fié entier servist de son corps proprement ; et li sergans qui tienent serganteries, [de] lors corps »22.
La Chronique de Morée reflète les distinctions qui apparaissent au sein des troupes montées de l’armée féodale. L’extrait différencie les hauts barons possédant plus de quatre fiefs, qui servent personnellement, accompagnés d’un chevalier et de deux sergents par fief ; les seigneurs de quatre fiefs qui doivent fournir un chevalier et douze sergents ; enfin, les chevaliers et les sergents de moindre importance, détenant une terre et devant servir par eux-mêmes. La bannière, évoquée dans le passage, est un emblème du droit féodal servant de ralliement pour ceux qui doivent le service de l’ost23. Dans la principauté de Morée, le service militaire est donc strictement codifié et il devient un devoir très pesant pour le feudataire, car la mobilisation est fixée à huit mois par an24. Le seigneur semble avoir l’entière liberté de la répartition du service dans l’année selon les affrontements, puisque le chroniqueur ne donne pas davantage de précisions25. Les Assises de Romanie qui confirment cette organisation26, précisent également que le service est proportionnel à l’importance du fief27 et prévoient une modération en cas de dommages causés par l’ennemi28. Cette rigueur qui transparaît dans tous les témoignages concernant la prestation militaire résulte de la situation de guerre permanente dans laquelle se trouve la principauté de Morée. C’est pour cette même raison que les sous-inféodations sont réglemen21
Chr. fr., § 459 ; G. Matoré, Le Vocabulaire et la société médiévale, Paris, 1985, p. 208. Chr. fr., § 129. 23 La bannière dans le royaume de France permet d’articuler les troupes sur un champ de bataille en différentes unités. Elle est octroyée à certains seigneurs qui peuvent y représenter leurs armes (Ph. Contamine, Guerre, État et société…, op. cit., p. 14). 24 Chr. gr. (2005), p. 103 : « Le service des armes était prévu sur l’année entière, de la manière que je vais exposer. Sur les douze mois que comporte une année, chacun accomplirait un service de quatre mois en garnison pour l’intérêt général, là où le souhaiterait le seigneur ; pendant quatre autres mois, on partirait en campagne, là où le seigneur le voudrait en fonction de ses besoins ; et pour le tiers restant de l’année, quatre mois encore, le feudataire pouvait rester là où il le voulait » (Chr. gr. , v. 1990-2001 ; Crusaders, p. 129). 25 Chr. fr., § 130. 26 Assises, art. 70, 71. 27 « Le feudataire doit prester le service principal là où il tient la terre la plus importante […], mais ce sera un service proportionné aux revenus qu’il retirera de cette terre » (Ibid., art. 135). 28 Assises, art. 16, 65. 22
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chapitre ix. guerre, église et noblesse tées, afin d’empêcher le démembrement des fiefs et la diminution du service militaire. Toutefois des exceptions à la règle peuvent être notées étant donné que le service n’est pas identique pour tous. Le corps ecclésiastique est exempté de la garde des châteaux, c’est-à-dire du service de garnison, mais conserve celui de l’ost. Certains Grecs sont de même privilégiés, comme les archontes de Monemvasie auxquels Guillaume II promet en 1248 le respect des prérogatives concernant l’armée : ils ne doivent que le service militaire sur mer29. Pourtant, ceux qui vivent aux côtés de Geoffroy de Briel et qui sont dotés de terre « à la manière des Francs » sont astreints à un service militaire au même titre que les autres chevaliers30. Enfin, la population slave du Taygète bénéficie elle aussi d’un traitement spécial, car elle constitue un corps militaire particulier au sein de l’armée moréote31. Ainsi, le service militaire est déterminé en fonction des revenus du fief et il est étroitement lié à ce dernier puisque des clauses juridiques prévoient des aménagements en cas de perte de terre ; son usage se fait au profit du seigneur qui a reçu la foi et l’hommage, et qui réunit ses troupes. Le ban exprime le pouvoir que détient le seigneur de convoquer ses vassaux et la Chronique de Morée offre de nombreux témoignages concernant les levées de ban, qui détaillent les prémices de l’affrontement. Ainsi, lors de la conquête de la péninsule, cette opération permet de rallier des troupes à la cause de Guillaume de Champlitte, après le siège de Corinthe : « Et quant li Champenois ot ainxi prise la cité, si fist crier son bant : que tout cil dou païs qui voudroient venir a lui, qu’il seroient bien reçeu […] »32.
Les Francs appliquent une politique de conciliation envers la population locale en intégrant ceux qui le désirent dans l’ost. C’est un geste exceptionnel car inclure des vaincus parmi les troupes des vainqueurs est rare, mais il s’agit surtout de se rapprocher des Grecs familiarisés avec la contrée du Péloponnèse. Tout au long de la conquête, la Chronique de Morée relate des levées de ban33 qui mettent en valeur les pairs du prince dans les rangs de l’ost. La même source souligne également la période choisie pour cette opération et notamment concernant l’attaque de Monemvasie qui a lieu au retour du printemps34. Le climat du Péloponnèse étant plus doux que dans certaines régions d’Europe du Nord, des luttes incessantes pourraient être attendues sans trêve hivernale, or il n’en est rien. Lors des opérations militaires organisées dans le camp latin, le fait d’attendre le printemps pour les déclencher est un facteur positif pour leur 29
Chr. gr., v. 2937-2940 ; Chr. gr. (2005), p. 128 ; Crusaders, p. 157. I. Ortega, « Geoffroy de Briel, un chevalier au grand cœur », dans Bizantinistica. Rivista di Studi Bizantini e Slavi , III, 2001, p. 338. 31 D. Jacoby, « Les archontes grecs et la féodalité en Morée franque », dans Travaux et Mémoires, t. II, Paris, 1965-1967, p. 107. 32 Chr. fr., § 98. 33 « Et manda requerant monseignor Guillerme de La Roche, le seignor d’Atthenes et le seignor de Negrepont ; et prist la gent de la Morée et ala droit assieger le noble chastel de Corinte » (Ibid., § 191). 34 Ibid., § 202. 30
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troisième partie. conserver son prestige réussite, car les intempéries hivernales sont évitées. Toutefois en cas d’attaque adverse ou de danger généralisé, il n’est pas question d’attendre un climat propice : les mesures se font plus pressantes, plus systématiques35 et le ban de l’ost est, dans ce cas-là, étendu à tout le pays puisqu’il s’agit de la défense de la principauté contre un envahisseur étranger. Tous les feudataires se retrouvent dès lors unis derrière leur prince pour défendre la Morée36, et le phénomène occidental qui consiste à limiter la durée du service ne semble pas avoir de prise dans la principauté. De plus, pour la période d’étude, il n’y a pas de protestations aussi vives que dans le royaume de Jérusalem à propos des exigences militaires37. Si cette levée de ban est difficilement chiffrable, étant donné que le chroniqueur se contente, le plus souvent, d’utiliser les termes « toute sa gent », « tant de gent a cheval et a pié comme il porroient plus »38 pour mentionner les effectifs militaires, il est nécessaire d’apprécier à leur juste valeur les quelques estimations éparses qui subsistent dans les sources narratives.
2. L’impact de l’ost et la mise en otage Il est extrêmement difficile de produire des chiffres concernant les effectifs militaires et les chroniqueurs n’ayant pas les moyens de comptabiliser, certains historiens se sont appuyés sur ce fait pour faire table rase de leur témoignage, que ce soit dans l’Orient latin ou bien en Romanie39. Pourtant, la volonté de chiffrer existe et cela dès la conquête, comme le montre l’une des seules batailles mettant aux prises Grecs et Francs pendant l’occupation du Péloponnèse : celle de Kountoura qui eut lieu avant la prise de Kalamata, en 1205. D’après la version grecque de la Chronique de Morée, les Francs au nombre de sept cents écrasèrent des troupes grecques estimées à plus de quatre mille40 ; tout en gardant une certaine distance avec ces chiffres, il faut sans doute y voir une supériorité numérique qui ne fut pas décisive face à des hommes mieux entraînés et équipés. Toujours est-il que les effectifs latins restent modestes tout au long du XIIIe siècle puisque Anselin de Toucy, à la fin du siècle, rejoignit les Turcs avec trois cents hommes seulement41. Les troupes, peu nombreuses initialement, sont amoindries par les campagnes hors de la principauté qui mobilisent également les chevaliers, comme le précise Henri de Valenciennes qui relate l’arrivée de la délégation moréote au parlement de Ravenique :
35 « Et manda requerant monseignor Guillerme de La Roche, le seignor d’Atthenes et le seignor de Negrepont ; et prist la gent de la Morée et ala droit assieger le noble chastel de Corinte » (Chr. fr., § 334). 36 Mais la levée de ban n’est pas le seul atout du prince, elle est pratiquée par tous les seigneurs moréotes (Ibid., § 228). 37 J. Prawer, « La noblesse et le régime féodal du royaume latin de Jérusalem », dans Le Moyen Âge, n° 1-2, 1959, p. 55-59. 38 Chr. fr., § 90, 110. 39 J. Flori, Croisade et chevalerie, XIe et XIIe siècles, Paris-Bruxelles, 1998, p. 330-331. 40 Chr. gr., v. 1725-1738 ; Chr. gr. (2005), p. 96 ; Crusaders, p. 120. Le lieu de cet affrontement reste toutefois hypothétique : lorsque Jean Longnon le situe en Arcadie, Jean-Alexandre Buchon le localise en Messénie (Chr. fr., n. 1, p. 38 ; R. Grousset, L’Empire du Levant, Paris, 1949, p. 475). 41 Chr. gr., v. 5236-5237 ; Chr. gr. (2005), p. 188 ; Crusaders, p. 224.
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chapitre ix. guerre, église et noblesse « L’endemain apriés vint Joffrois de Ville Harduin et Othes de La Roche et Gautiers de Thombes, bien a .LX. chevaliers molt bien armés et molt bien montés, comme chil qui grant piece [longtemps] avoient sis devant Chorinthe »42.
Dans ce passage, le prince Geoffroy de Villehardouin possède une escorte de soixante chevaliers dont le chroniqueur met en valeur l’allure et la qualité, à défaut du nombre. Les différentes sources donnent ainsi des chiffres très variables avec lesquels il est difficile de faire la part des choses ou de dégager une proportion. Il en est de même pour les grandes batailles, comme en 1252 lorsque la seigneurie de Bodonitza est menacée par l’empereur de Nicée : Guillaume de Villehardouin apporte un soutien militaire de « huit mille chevaliers »43, chiffre qui peut être comparé finalement au témoignage du Libro de los fechos, qui précise la force armée dont disposaient le prince Guillaume II et le despote d’Épire lors de la bataille de Pélagonia sept ans plus tard : « […] Le prince se trouva avec sa compagnie composée de ducs, comtes et vingt barons et quelques prélats et beaucoup de chevaliers et d’autres gens ; et ils se trouvèrent tous au nombre de huit mille hommes d’armes de bonne naissance et douze mille hommes de pied. Et le despote se trouva avec sa compagnie de huit mille hommes d’armes et dix-huit mille hommes de pied »44.
Dans ce passage, les chiffres avancés sont impressionnants par leur ampleur, et s’ils sont véridiques, l’hémorragie dont souffre la principauté au lendemain de cette défaite ne fait pas de doute45. Les données chiffrées témoignent au moins d’un rapport de force entre les adversaires et d’un grand rassemblement militaire. Par la suite, les données concernent des affrontements de moindre importance, à l’instar du Libro de los fechos qui donne d’autres renseignements d’ordre quantitatif, notamment lorsque le prince Guillaume se rend en Italie pour soutenir son suzerain en 1268 avec « des barons et cent chevaliers et quatre cents bons écuyers »46. Les autres versions de cette même source évaluent différemment les troupes armées présentes, comme la chronique grecque qui estime les chevaliers en partance pour l’Italie à quatre cents au total, en occultant les autres forces47. Ainsi, l’importance des hommes participant à l’expédition en Italie ne peut être chiffrée exactement, alors qu’elle semble mobiliser plusieurs centaines de combattants. Ce qu’il faut retenir de ces quelques témoignages c’est l’oliganthropie latine sur les champs de bataille. En cas de levée de ban générale, le prince ne semble disposer en tout et pour tout que de quelques centaines de chevaliers, ce qui est bien peu au regard des milliers de Grecs du camp adverse.
42 H. de Valenciennes, Histoire de l’empereur Henri de Constantinople, J. Longnon (éd.), Paris, 1948, § 669. 43 M. Sanudo, Istoria tês Rômanias, E. Papadopoulou (éd.), Athènes, 2000, p. 108-109. 44 L. fechos, § 256. 45 Pour la même bataille, la version française estime les éclaireurs à « mille hommes à cheval et huit mille à pied » (Chr. fr., § 276). 46 L. fechos, § 401. 47 Chr. gr., v. 6890 ; Chr. gr. (2005), p. 230 ; Crusaders, p. 266.
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troisième partie. conserver son prestige Ce manque d’hommes se retrouve d’ailleurs lors d’affrontements plus localisés entre seigneuries latines. À l’échelle d’une baronnie, les données sont moins courantes, pourtant la Chronique de Morée relate la rencontre de Guillaume de Villehardouin avec deux de ses barons, Geoffroy de Briel et Gautier de Rosières : « […] Liquelx avoient, entre lui et le seignor de Caraintaine, bien .cl. hommes a cheval et .ij. de pié »48. La version grecque évoque ces chiffres49, confirmant de la sorte que les troupes des deux barons sont importantes au regard de celles de la principauté entière, mais il faut se rappeler que les seigneurs de Karytaina et de Mathegriphon sont à la tête des deux plus importantes baronnies50. Pour autant, tous les hommes montés, cent cinquante environ, sont-ils des chevaliers ? N’y a-t-il pas des écuyers* ou d’autres jeunes bacheliers* parmi eux51? Les sources ne permettent pas de le savoir. Un autre épisode met en valeur les effectifs des seigneuries : le Libro de los fechos mentionne la résistance organisée par le chevalier Jean de Catavas dans la Skorta contre les Grecs. Lorsque Geoffroy de Briel, son seigneur, part avec sa femme pour l’Italie de 1263 à 1265, le pays n’a plus de résistance structurée et en son absence, le prince a chargé Jean de Catavas du commandement de l’armée. Le chroniqueur précise qu’il n’a pu réunir que trois cent douze hommes pour défendre la région montagneuse de la Skorta52. Cette exactitude numérique remarquable témoigne du véritable exploit de Jean de Catavas qui, malgré l’infériorité numérique de ses troupes et les difficultés physiques dues à son âge accomplit, quelques années après Pélagonia, un véritable exploit en mettant en déroute les Grecs et en dégageant la province de l’Élide. Quant au duché d’Athènes, il est capable de réunir sept cents chevaliers auxquels s’ajoutent les fantassins pour combattre les mercenaires catalans en 131153. C’est un chiffre important qui est avancé par le chroniqueur catalan, peut-être exagéré, étant donné qu’il semble surpasser les autres estimations. Quoi qu’il en soit, seuls deux chevaliers en sortent vivants, tandis que les autres périssent dans l’affrontement54. Dans toutes les périodes, les renseignements dispensés par les sources narratives donnent un aperçu de l’écrasante supériorité numérique des Grecs sur les Latins, qui ne constituent que les cadres de la société moréote. Certains historiens ont tenté d’avancer des hypothèses pour combler les lacunes des sources dans ce domaine, comme David Jacoby qui, pour l’année 1225, dénombre cent soixante-dix fiefs de chevaliers et quatre cent cinquante hommes à cheval, en se
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Chr. fr., § 463. Chr. gr., v. 6627-6628 ; Chr. gr. (2005), p. 223-224 ; Crusaders, p. 260. 50 Cf. annexes, p. 533. 51 L’acception du terme écuyer est problématique en Italie du Nord, car il s’agit de jeunes hommes issus de la paysannerie aisée, non pas de jeunes nobles non adoubés (F. Menant, « Les écuyers (scutiferi), vassaux paysans d’Italie du Nord au XIIe siècle », dans Structures féodales et féodalisme dans l’Occident méditerranéen (Xe-XIIIe siècle). Bilan et perspectives de recherches. Colloque International organisé par le centre de la recherche scientifique et l’École française de Rome (Rome 10-13 oct. 1978), Paris, 1980, p. 286290). 52 L. fechos, § 350. 53 R. Muntaner, Les Almogavres. L’expédition des Catalans en Orient, Toulouse, 2002, p. 148. 54 Ibid., p. 149. 49
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chapitre ix. guerre, église et noblesse référant aux chiffres les plus importants de la Chronique de Morée55. Quant aux analyses quantitatives d’Aneta Ilieva, elles sont supérieures56 : pour le premier quart du XIIIe siècle, elle avance l’hypothèse de cinq cents conquérants à cheval ou plus. D’après l’historienne, le nombre total de fiefs dans la péninsule serait d’environ deux cents, compris dans le domaine princier, auxquels s’ajoutent cent trente autres dispersés dans la péninsule. Enfin, pour reprendre les déductions de Jean Longnon, l’armée de tout l’État est estimée à environ mille chevaliers et deux mille hommes à pied57. Ces conclusions sont discordantes, pourtant elles témoignent toutes de l’infériorité numérique des Latins58. Il n’est pas de notre propos de confirmer ou d’infirmer cela mais ces travaux sont autant d’hypothèses à retenir pour notre recherche sur les lignages nobiliaires de la principauté latine de Morée. Ainsi, les princes de la famille des Villehardouin tiennent le pays avec des chevaliers issus de la noblesse de Bourgogne et de Champagne pour la plupart, dont les effectifs sont faibles, mais dont la supériorité militaire face aux Grecs du Péloponnèse tient en partie aux forteresses qu’ils occupent et qui leur permettent de maintenir une assise territoriale. Au XIVe siècle, la Morée latine se voit enlever toute une série de forteresses qui étaient jusque-là ses remparts contre les Byzantins, et d’après Ramon Muntaner, beaucoup de chevaliers tombent en 131159. Ainsi, les troupes régulières latines s’effacent au profit d’un recours plus fréquent aux mercenaires, notamment albanais ou turcs60. C’est progressivement une nouvelle façon de combattre qui se dessine, accompagnant le renouvellement des effectifs, et si les batailles rangées deviennent plus rares, les affrontements localisés sont très fréquents. Pourtant, tout au long de la période, les forteresses constituent les verrous de la principauté de Morée61 et leur garde mobilise des combattants qui, bien qu’en nombre plus limité, n’en grèvent pas moins les effectifs. Pour la conquête du Péloponnèse au début du XIIIe siècle, il n’existe pas de données précises concernant les forces armées disposées dans les châteaux. En effet, la Chronique de Morée fait encore une large place aux témoignages imprécis :
55 D. Jacoby, « Les États latins en Romanie : phénomènes sociaux et économiques (1204-1350) », dans XVe Congrès des Études Byzantines, Athènes, 1976 ; repris dans Id., Recherches sur la Méditerranée orientale XIIe-XVe siècle. Peuples, sociétés et économie (VR), Londres, 1979, p. 20. 56 A. Ilieva, The Frankish Morea (1205-1262). Socio-Cultural Interaction between the Franks and the Local Population, Athènes, 1991, p. 164-171. 57 J. Longnon, Les Français…, op. cit., p. 236. 58 Conclusion à laquelle arrivent les historiens actuels (K. Molin, Unknown Crusader Castles, NewYork-Londres, 2001, p. 198). 59 R. Muntaner, Les Almogavres…, op. cit., p. 149. 60 Chr. gr. (2005), p. 144 : « Le prince de Morée et le despote d’Arta engageaient des mercenaires […] » ; Chr. gr. (2005), v. 3549-3550 ; Crusaders, p. 177. 61 Il en est de même dans le Caucase, où les adversaires se livrent à une guerre de montagne dont les épisodes les plus marquants sont des sièges de forteresses (G. Dédéyan, Les Arméniens entre Grecs, musulmans et croisés. Étude sur les pouvoirs arméniens dans le Proche-Orient méditerranéen (1068-1150), Lisbonne, 2003, p. 539-540).
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troisième partie. conserver son prestige « […] Et leissa en Andreville et a Patras et a l’Achaÿe tant de gent comme a lui plot pour garder le païs et les fortresses, et le remenant de sa gent si prist, et ala par terre a Corinte […] »62.
Le chroniqueur fait allusion à une division au sein de l’armée entre les troupes qui gardent les châteaux pris et celles qui poursuivent la conquête, sans qu’il soit possible de tirer des proportions de ce passage pour la garde et la chevauchée. Les troupes dont la tâche est de garder sont secondées efficacement par les fortifications militaires qui ne jouent pas un simple rôle d’habitation63 : leur rôle en plus d’être défensif, est aussi actif pour la surveillance64 et complété par les tours érigées en grande partie par les Latins65. Dans les années 1260, le prince Guillaume, après le ralliement de la population aux Byzantins de Mistra, trouve certaines cités désertées66 ; il est alors difficile d’organiser leur défense. Le chroniqueur, dans la version grecque, se fait plus précis lorsqu’il révèle qu’après la prise de Nikli par les Francs, le prince « laissa messire Jean de Nivelet comme capitaine avec cent hommes montés pour rester avec lui, et cent arbalétriers, cent porteurs de boucliers, et trois cents archers »67. Le même épisode ne revêt pas une forme identique dans la version française : « Et pour ce fist garnir [pourvoir] le prince la cité de Nicles de vitaille et de tout ce que mestier [besoin] lui faisoit et leissa miser Jan de Nivelet a tout .c. hommes a cheval et .ij. c de pié, desquelz devoient estre .l. a Veligourt pour venir plus aisement »68.
Quelle que soit la chronique, la garnison est relativement importante, cent hommes montés et deux cents à pieds, et de nature variée ; elle dispose en outre d’un ravitaillement qui est indispensable en cas de siège. Les chevaliers mentionnés sont secondés par de nombreux piétons et tandis que la défense est assurée par les porteurs de boucliers, l’attaque se répartit entre les archers, les arbalétriers et les chevaliers. Le poids de cette garnison est sans doute déterminé par le rôle de sentinelle de la forteresse de Nikli face aux ennemis, qui fait partie d’un réseau de forteresses « frontières » et peut être aidée par Véligosti69. Un front militaire s’est donc mis en place après 1262, séparant la principauté latine des troupes grecques réintroduites dans le sud-est de la péninsule. Or, le rapport de force entre les adversaires n’a pas évolué et les Latins sont en infériorité numérique. Certes, les forteresses et les garnisons permettent de défendre le
62
Chr. fr., § 95. Cf. supra, p. 289. 64 L’archéologie permet d’éclairer cet aspect militaire, car des points de surveillance fortifiés de facture latine ont été retrouvés (W. R. Caraher, T. E. Gregory, « Fortifications of mount Oneion », Hesperia, The Journal of American School of Classical Studies at Athens, 75. 3, 2006, p. 347). 65 P. Lock, « The medieval towers of Greece : a problem in chronology and function », dans B. Arbel, B. Hamilton, D. Jacoby, Latins and Greeks in the Eastern Mediterranean after 1204, Londres, 1989, p. 130-131; cf. supra, p. 290. 66 Chr. fr., § 387. 67 Chr. gr., v. 6713-6716 ; Chr. gr. (2005), p. 226 ; Crusaders, p. 262. 68 Chr. fr., § 469. 69 Cf. annexes, p. 533. 63
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chapitre ix. guerre, église et noblesse pays mais l’ensemble est tout de même insuffisant. Occasionnellement et de façon opportune, la protection de la Morée, qui repose sur des forces de combat mobiles et des bastions armés, reçoit également des renforts de l’étranger. Le soutien armé que peut apporter l’étranger à la principauté de Morée est irrégulier et ponctuel, pourtant, il influe sur la vie nobiliaire moréote car certains arrivants restent en Grèce, s’intègrent aux lignages et l’aide militaire se renouvelle ainsi tout au long de la période. Initialement, les Francs bénéficient lors de la conquête du Péloponnèse de l’appui de Venise70 qui, en échange du soutien de sa flotte, obtient au traité de Sapientsa (1209) les forteresses de Modon et de Coron dans le sud-ouest de la péninsule. Les nobles francs ne dominent donc pas entièrement le Péloponnèse, et des privilèges commerciaux sont octroyés aux Vénitiens qui resteront présents dans le Péloponnèse et dans les îles proches complétant les effectifs latins de la principauté71. Après la reprise de Constantinople par les Grecs en 1261, une aide non négligeable arrive de l’Empire latin de Romanie, car certains seigneurs venus avec Baudouin II, ne suivent pas leur souverain en Occident et s’installent en Morée 72. Cet apport numérique dont l’importance est difficilement chiffrable, renforce l’effectif franc de la principauté et permet de remédier, pour un temps, au déficit causé par la bataille de Pélagonia en 1259. Après cette défaite, le prince adresse des suppliques en Occident pour maintenir l’effort de guerre contre Michel VIII Paléologue, mais ses requêtes ne semblent pas trouver l’écho nécessaire, seules quelques aides éparses lui parviennent73. En 1262-1264, des éléments turcs se joignent aux forces du prince de Morée dans la lutte contre les Grecs. Ces mercenaires étaient à la solde des Byzantins mais n’ayant pas été payés convenablement, ils quittent l’armée et offrent leurs services à Guillaume de Villehardouin. D’après la Chronique de Morée ce sont « .m. homes de cheval »74 qui arrivent en Morée et se placent sous les ordres de Guillaume de Villehardouin. Le Libro de los fechos, quant à lui, précise que leur chef Mélic « voulait servir avec mille cinq cents Turcs »75. Quelle que soit la version, les milliers de Turcs présents en Morée sont loués par les chroniqueurs pour leur courage et leur force, responsables en grande partie de la victoire contre les Byzantins. En effet, leur présence numérique importante a permis aux Villehardouin de conserver leurs positions malgré un affaiblissement notable de la principauté. Après la victoire, certains Turcs demandent leur congé, mais d’autres restent et se font baptiser et adouber76 ; ils reçoivent en outre des fiefs 70
Chr. fr., § 190. Cf. supra, p. 101. 72 Cf. supra, p. 38-39. 73 J. Longnon, L’Empire latin de Constantinople et la principauté de Morée, Paris, 1949, p. 231. 74 Chr. fr., § 346. 75 L. fechos, § 360. 76 « Et li princes […], quand il vint premierement a lui, si ne le pot retenir outre son gré ; ains l’onora et lui fist a plaisir de tout ce que il pot ; et puis lui donna congié et conduit ; et s’en ala a sa voulenté. Voirs [la vérité] est que pluszeurs Turs de celle compaignie si demourerent au pays de la Morée avecques le prince ; et les fist batysier [baptiser] ; aucuns en fist chevaliers et les fieva en la Morée. Et prirent fames et firent enfans ; et sont ancores de leurs hoirs au pays de la Morée » (Chr. fr., § 396-397). 71
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troisième partie. conserver son prestige et se marient dans le pays, à l’image de Mélic77, le chef des troupes turques qui, d’après le Libro de los Fechos, reste et épouse une dame franque78. Une coexistence s’opère ainsi avec les Turcs qui le désirent, car les chevaliers francs reconnaissent leur vaillance : ils comblent d’honneur ceux qui désirent se retirer et offrent des terres et de beaux mariages à ceux qui préfèrent rester. La force armée de la principauté se diversifie : comprenant déjà des Francs, des Grecs et des effectifs slaves, elle compte désormais des éléments turcs. Cet apport extérieur déjà divers est complété après le traité de Viterbe de 1267 par l’aide occasionnelle de Charles d’Anjou. Son soutien débute en 1269, s’interrompt pendant la croisade de saint Louis à Tunis en 1271, puis reprend sous le commandement d’un capitaine général79. Un exemple précis figure dans la version grecque de la Chronique de Morée qui dépeint l’importance des troupes menées par Galéran d’Ivry, au début des années 1270 : « […] cent mercenaires sur leur destrier et de deux cents soldats à pied, tous les hommes choisis, cent d’entre eux sont des arbalétriers et les autres des porteurs de boucliers […] payés pour six mois »80.
Le passage précise bien le caractère temporaire de cet envoi, mais les combattants sont pleinement intégrés à l’armée moréote. Il ne s’agit pas dans ce cas de nobles angevins mais uniquement de mercenaires venus servir de troupes d’appoint dans les combats contre les Grecs. Quant à Galéran d’Ivry, il reçoit des honneurs et il est désigné comme baile* de la principauté par le prince Guillaume de Villehardouin81. Concernant toute estimation chiffrée, les différentes versions de la Chronique de Morée n’avancent pas les mêmes données. De fait, les grands événements sont justement cités, alors qu’un manque d’exactitude caractérise les détails. Cela se retrouve également pour les chevaliers en transit, appelés pour la défense de Constantinople ou la croisade, qui restent quelque temps en Morée ; bien qu’il soit impossible de les dénombrer, il ne faut pas les ignorer. Les données se font plus rares par la suite, reflétant peut-être l’amenuisement des renforts extérieurs, dans tous les cas leur changement de nature. En effet, les mercenaires constituent le plus gros des troupes, notamment les Albanais de plus en plus nombreux à partir du XIVe siècle. Reconnus comme des guerriers redoutables, ils sont à ce titre utilisés dans les multiples affrontements qui marquent le territoire moréote82. Les forces latines de Morée qui ont toujours souffert d’un manque d’hommes,
77 Ce prénom vient du terme Malik, qui en vient à désigner toute forme temporelle de gouvernement (E. I., « malik », t. VI, p. 245 ; cf. annexes, p. 567). 78 « Et après le prince lui donna pour femme la dame de Poliça et de Simico, laquelle avait un fils d’un premier mariage, qui s’appelait Aymo de Simico » (L. fechos, § 363). 79 A. Bon, La Morée franque. Recherches historiques, topographiques et archéologiques sur la principauté d’Achaïe (1205-1430), Paris, 1969, p. 141-143. 80 Chr. gr., v. 6540-6543 ; Chr. gr. (2005), p. 121 ; Crusaders, p. 258. 81 Chr. fr., § 472. 82 Les Albanais qui s’installent progressivement dans le Péloponnèse ne font pas de différence entre les biens vénitiens et ceux des despotes grecs, ils les ravagent tout autant (A. Ducellier, « Les Albanais dans les colonies vénitiennes au XVe siècle », dans Studi Veneziani, X, 1968 ; repris dans Id., L’Albanie entre Byzance et Venise (Ve-XVe siècle) (VR), Londres, 1987, p. 47-51).
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chapitre ix. guerre, église et noblesse comblé en partie par les forteresses, trouvent un soutien supplémentaire avec les aides militaires extérieures, de nature très variée. Or, au fil des décennies, des modifications apparaissent dans la composition des troupes dont l’essentiel n’est plus constitué par des contingents réguliers mais bien par des mercenaires. Ce renouvellement n’affaiblit pas pour autant la fréquence des affrontements et les services liés aux relations féodo-vassaliques comme l’adoubement du premier-né, le mariage de la fille aînée, le départ du seigneur pour la croisade ou sa rançon qui se maintiennent83. Quant à l’emprisonnement et l’une de ses variantes, la mise en otages, ce sont des difficultés auxquelles tous les lignages nobiliaires doivent faire face, en rachetant d’une forte somme leur liberté. Effectivement, lors des batailles, toute personne tombée aux mains de l’ennemi est considérée comme prisonnière et les captifs des deux camps peuvent servir de monnaie d’échange quand les hostilités cessent84. Beaucoup de nobles latins sont retenus en captivité par des ennemis, qu’ils soient grecs 85, pour la plus grande partie de la période étudiée, albanais86 ou turcs. L’objectif des chevaliers et de leurs alliés lors des affrontements est de capturer des Grecs, voire de les éliminer : « Et quant il [les Turcs] orrent ataint nostre gent qui chassoient les Grex, et tuoient et prenoient […]. Si prirent moult de gentils hommes grex ; mais leur chivitains [capitaines] ne porrent il mie prandre. De laquelle chose messire Ancelin fu moult dolans [triste], pour ce que son aisné frere, messire Philippes de Tucy, le bail de l’empire de Constantinople, estoit adonc en prison en Costantinople ; de quoi il avoit esperance que, se il pooit prandre aucun des riches hommes de Costantinople, que il porroit eschangier et getter son frere de prison »87.
Les troupes tentent de s’emparer du plus grand nombre de combattants et le chroniqueur souligne les différences de valeur entre les prisonniers, car les échanges sont effectués entre individus de même statut social. C’est pour cela qu’Anselin de Toucy, seigneur de Kalavryta, déplore le manque de captifs qui lui permettraient de revoir son frère, Philippe, retenu par les Grecs88. D’après la
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P. Topping, Feudal Institutions..., op. cit., p. 128. Comme dans l’Orient latin, où les prisonniers de haut rang retrouvent la liberté en échange d’une rançon et d’une convention d’alliance (J. Richard, « Les prisonniers et leur rachat au cours des croisades », dans Fondations et œuvres charitables au Moyen Âge. 121e congrès national des sociétés savantes, Nice, 1996 ; repris dans Id., Francs et orientaux dans le monde des croisades (VR), Aldershot, 2003, p. 67). 85 Guidotto de Cicon, seigneur de Karystos, est prisonnier des Grecs dès 1275/1276, et il ne retrouvera jamais la liberté (R. J. Loenertz, Les Ghisi. Dynastes vénitiens dans l’Archipel, 1209-1390, Venise, 1975, p. 35-36) ; Bartolomeo II Ghisi est retenu quelques mois par les Grecs en 1320 (Ibid., p. 143). Quant à Francesco da Verona, vassal du duc d’Athènes emprisonné à la suite de la bataille de Démétriade (1271), il ne donne plus signe de vie par la suite (Ibid., p. 449). 86 Les Latins qui se trouvent au nord-ouest de la principauté sont au contact des Albanais : Esaü Buondelmonti, despote de Ioannina, est retenu prisonnier en 1399 et il est libéré en échange du paiement de la rançon par sa famille (D. B. I., p. 202 ; S. C. EstopaÑan, Bizancio y España. El legado de la basilissa Maria y de los despotas Thomas y Esaü de Joannina, Barcelone, 1943, p. 174). 87 Chr. fr., § 372-373. 88 Cf. annexes, p. 648. 84
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troisième partie. conserver son prestige Chronique de Morée, les prisonniers servant de gages sont relativement bien traités89 mais rien n’est précisé pour les roturiers, lesquels ne présentant aucun intérêt financier, ne peuvent être échangés contre une rançon. La situation des détenus nobles de la principauté est réglée par le souverain qui peut décider d’une dispersion des prisonniers afin d’éviter une évasion en cas d’attaque90. Or, les milites peuvent être incarcérés par les leurs lorsqu’ils ne prêtent pas hommage à leur seigneur comme Othon de Saint-Omer, coseigneur de Thèbes (1294-1296)91, emprisonné par Florent de Hainaut, et qui est relâché par l’entremise de Philippe de Tarente en 1295. Le phénomène le plus courant reste toutefois la captivité provenant des combats. En effet lors des affrontements, les chevaliers latins peuvent être également pris en otages. L’épisode le plus dramatique de l’histoire de la principauté de Morée au XIIIe siècle se joue à Pélagonia, en Macédoine, en 1259. Au dernier moment, le despote abandonne ses alliés latins, face au danger grec, et la plupart des chevaliers francs participant au combat sont emmenés en captivité à Constantinople pendant plus de trois ans92. La principauté est privée de ses protecteurs et elle reste sans défense, échappant à la conquête grecque grâce à l’approche de l’hiver et à la prise de Constantinople. La Chronique de Morée ne précise pas quel fut le traitement des prisonniers, mais leur condition ne dut pas être épouvantable étant donné que le prince et ses barons sont des otages précieux pour un échange futur. Il est difficile de connaître dans le détail la pratique militaire de l’emprisonnement car les sources se contredisent parfois comme pour la détention des seigneurs tierciers de Négrepont, Guglielmo da Verona et Narzotto Dalle Carceri, par Guillaume de Villehardouin en 1255. Marino Sanudo précise qu’ils restent incarcérés jusqu’à la bataille de Pélagonia en 1259, alors que les chartes les montrent en liberté93. Dans tous les cas, détenir des chevaliers capturés est un signe de force, les rendre témoigne d’une volonté d’ouverture ; c’est ainsi que quelques mois après la défaite de Démétriade, Michel VIII rend la liberté à cinq cents Vénitiens qui avaient été faits prisonniers en 127194. Il en est de même lorsque la paix est conclue en 1277 entre les Grecs et les Vénitiens : tous les prisonniers de guerre sont relâchés95. Bien que les prisonniers soient faits le plus souvent sur les champs de bataille, il arrive qu’ils résultent de la prise d’un château ; dans ce cas-là, la dame peut également être réduite à la captivité. C’est le cas lorsque Licario s’empare du château de Skopelos, et envoie Filippo Ghisi et son épouse à Constantinople96. Ainsi, les dames peuvent être retenues prisonnières tout autant que les hommes : c’est le cas de l’épouse de Bartolomeo II Ghisi, détenue par les Grecs en 132097, qui semble avoir été bien traitée car les relations se poursuivent avec les Catalans
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Chr. fr., § 380. Ibid., § 369. 91 C. Perrat, J. Longnon (éd.), Actes relatifs à la principauté de Morée, 1289-1300, Paris, 1967, p. 128. 92 Chr. fr., § 316. 93 R.-J. Loenertz, « Les seigneurs tierciers de Négrepont de 1205 à 1280 », dans Byzantina et FrancoGraeca. Articles choisis parus de 1936 à 1969, Rome, 1978, p. 155. 94 Ibid., p. 165. 95 Ibid., p. 168. 96 Ibid., p. 168. 97 R. J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 152-153. 90
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chapitre ix. guerre, église et noblesse dans un respect mutuel. Les exemples de dames de la noblesse emprisonnées en Épire durant les expéditions militaires ne sont pas rares non plus dans la Cronaca dei Tocco, et en tant que femmes du lignage – épouses, filles, belles-sœurs, belles-filles –, elles sont particulièrement exposées aux prises militaires. Carlo Tocco qui est dépeint comme un baron impitoyable lors des épisodes militaires, apparaît comme un seigneur respectueux lorsqu’il s’empare d’une place forte albanaise en 1404-1406 : il aurait mis la femme de l’archonte dans une galée à destination de Sainte-Maure puis l’aurait accueillie dans le palais où la duchesse, Francesca Acciaiuoli, l’aurait reçue comme une sœur98. Certes, le point de vue est celui d’un chroniqueur acquis au lignage des Tocco99, mais il est vrai que certaines détentions sont douces. Dans la plupart des cas, les conditions de réclusion sont difficilement descriptibles et, bien qu’en règle générale le chevalier capturé par un autre chevalier soit respecté et traité avec honneur100, elles semblent grandement varier selon les situations. Ainsi, après le passage de la flotte byzantine dirigée par Licario à Négrepont et la cuisante défaite des chevaliers moréotes, le duc d’Athènes Jean de La Roche, et Giberto, seigneur tiercier, sont emprisonnés en 1279-1280101 : Giberto meurt rapidement, peut-être victime d’une blessure, mais le duc d’Athènes est relâché quelques mois plus tard et meurt peu après à Thèbes de maladie102. Certains connaissent donc des conditions d’enfermement difficiles, tandis que pour d’autres, elles paraissent assez douces, à l’instar de Ramon Muntaner qui est détenu « en résidence surveillée » par Bonifacio da Verona, captivité durant laquelle il côtoie sa famille et vit auprès du lignage d’origine italienne103. De fait, le problème des captifs semble directement lié au montant de la rançon demandée. Une aide généreuse est souhaitable dans certains cas, comme lorsque les Catalans d’Athènes demandent à Pierre IV d’Aragon de racheter Galceran de Peralta, viguier et capitaine d’Athènes, prisonnier de guerre en 1380104. Le même souverain s’engage en 1381 à faire libérer Jean de Lluria, détenu depuis plus de trois ans105. Parfois, les négociations financières aboutissent donc à une libération, or cela est beaucoup plus difficile lorsque la motivation est uniquement pécuniaire comme dans le cas d’Oliverio Franco, aventurier passé au service du prince de Morée Centurione II Zaccaria, qui profite de l’absence du noble pour s’emparer de Clarence en 1418 et capturer la famille du prince106. S’installant dans la province, il pratique des razzias et envoie les prisonniers en Catalogne pour être vendus comme esclaves107, mais la Cronaca dei 98 Il faut toutefois conserver un certain recul vis-à-vis de cette source qui fait avant tout l’apologie du lignage des Tocco (Cron. Tocco, v. 320-321). 99 A. P. Kazhdan (éd.), The Oxford Dictionnary of Byzantium, « Chronicle of Ioannina », New-YorkOxford, 1991, p. 444. 100 Chr. fr., § 769-773. 101 R.-J. Loenertz, « Les seigneurs tierciers… », op. cit., p. 171-172. 102 Il est vrai qu’il se sait déjà malade puisqu’il souffre de la goutte (cf. infra, p. 223 ; cf. annexes, p. 500). 103 R. Muntaner, op. cit., p. 154-155. 104 R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 136. 105 Ibid., p. 242. 106 Cron. Tocco, v. 3558-3565. 107 Ibid., v. 3588-3589.
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troisième partie. conserver son prestige Tocco ne précise pas ce qu’il advint des Zaccaria capturés. Ainsi l’emprisonnement peut toucher tout lignager étant donné que la guerre a changé de nature et que les affrontements n’ont pas seulement lieu sur les champs de batailles. Il faut compléter cette étude par les mises en otages qui ne sont pas forcément différenciées des emprisonnements. L’otage n’est pas nécessairement pris sur un champ de bataille ou lors d’un siège, il peut être retenu à la suite de tractations diplomatiques ; dans tous les cas, il sert de garant. Ainsi l’individu, qu’il le veuille ou non, est soumis à la pression du lignage, sa personne passe après l’intérêt du groupe : les enfants et les femmes sont les victimes de ce système car lors des traités, il est habituel de placer les plus jeunes en otage chez l’adversaire. Ce sont le plus souvent des puînés, mais ce peut être les neveux ou bien les fils aînés108, d’ailleurs le problème des captifs est si sensible qu’il est sujet à législation : « […] Le seignor est tenus par sa fei de delivrer à son leau poeir celui et ciaus de ces homes… que il a mis en ostage por sa delivrance. […] Et… l’homme est tenus à son seignor d’entrer por lui… en hostage por dette ou en plegerie [garantie] [ …] »109.
C’est un devoir du vassal d’être otage en échange de la libération de son seigneur. Ce dernier doit ensuite tout mettre en œuvre pour le délivrer. Les Assises de Romanie déterminent cette condition par un autre article, dans lequel l’emprisonnement du prince est évoqué. Il peut placer des feudataires afin de recouvrer sa liberté mais il a les mêmes devoirs que les autres seigneurs, à savoir sortir le vassal de prison en échange d’une somme, et obtenir le consentement de celui-ci avant toute opération. Marguerite de Passavant constitue à cet égard un exemple significatif, car elle a dû donner son accord avant de partir à Constantinople en tant qu’otage au début des années 1260110. En Occident comme en Morée, la mise en otage sert de garantie pour le versement régulier d’une rançon. Que ce soient des femmes ou des enfants, leur importance est déterminée par leur naissance et leur appartenance à un lignage noble qui, pour le bien commun, n’hésite pas à verser une rançon afin de les libérer : Nicolò Acciaiuoli donne de la sorte son fils comme garant en attendant le paiement d’une forte somme en 1356111 et le Grand sénéchal n’hésite pas à se constituer lui-même otage en 1361 auprès des Hongrois afin de servir de garantie, le temps que la cour de Naples puisse payer une somme importante112. Un gage humain semble donc en valoir un autre et lorsque Nerio, après un an d’enfermement aux mains des Navarrais dans le château de Listrina près de Patras, est relâché à la fin de l’année 1390, le traité établi à cette occasion spécifie que sa fille Francesca le remplace113 ; peut-être son demi-frère, Antonio, lui succède-
R. Carron, Enfant et parenté dans la France médiévale Xe-XIIIe siècle, Genève, 1989, p. 22. Assises, art. 3. 110 Cf. supra, p. 248. 111 É.-G. Léonard, Histoire de Jeanne Ière. Reine de Naples, comtesse de Provence (1343-1382), Paris-Monaco, 1936, p. 198, 294. 112 Ibid., p. 424. 113 K. M. Setton, Catalan Domination of Athens, 1311-1388, Cambridge, 1948, p. 191-192. 108
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chapitre ix. guerre, église et noblesse t-il114. Détenir un lignager quel qu’il soit semble primordial, et l’on retrouve ce constat à la fin du XIVe siècle quand les nobles se livrent une lutte telle que les épisodes d’emprisonnement se multiplient. Le Sénat de Venise intervient en 1395 en tant que médiateur afin d’obtenir la libération de Pierre de San Superan, détenu par Théodore Ier, le despote de Morée. Le prince a été capturé avec les fils d’Andronic Asen Zaccaria, seigneur de Chalandritsa et d’Arcadia115. Pierre de San Superan est relâché quelques mois après le paiement de sa rançon116, alors que sa fille est encore détenue comme otage en 1396117 et les enfants d’Andronic Asen Zaccaria restent aux mains du despote quelque temps encore118. Ainsi est-il capital de retenir un membre du lignage, interchangeable avec un autre, car ce qui compte c’est d’obtenir gain de cause. La solidarité intra-lignagère joue ici son rôle et implique tous les proches afin d’obtenir la libération de l’un des leurs119. La guerre qui change de nature au fil des siècles implique davantage les lignages car tout noble, non seulement les hommes, peut se retrouver en position difficile nécessitant l’aide de ses familiers. Une constante toutefois se dégage : il s’agit du manque de combattants latins qui est compensé, d’après les sources, par une vaillance remarquable et surtout par une préparation et une coordination des forces sur le terrain.
3. Une force organisée pour les combats Malgré les risques encourus et les qualités déployées sur les champs de batailles, les nobles mettent toutes les chances de leur côté en s’équipant de façon efficace. Au XIIIe siècle, la guerre constitue l’activité principale des chevaliers qui occupent une place de choix aux côtés des piétons dans l’armée de la principauté de Morée. Cette dernière possède une structure rigoureuse pour en faciliter la direction : elle est composée d’une hiérarchie définie, de conseils militaires et chaque combattant a un équipement complet adapté. La structure de l’armée féodale apparaît dans les différentes campagnes militaires menées au cours du XIIIe siècle et en premier lieu, elle met en valeur le commandement qui dirige les opérations : c’est le souverain qui détient effectivement cette place, dont la Chronique de Morée se fait l’écho à plusieurs reprises. Ainsi à Pélagonia, lors de la désertion de son allié le despote, Guillaume de Villehardouin prend la parole pour réconforter ses troupes : « Pourtant, pour les bonnes paroles et par l’amonnestement [conseil] dou bon prince, li gentil homme se conforterent et respondirent au prince que vraiement 114
Mon. Peloponnesiaca, p. 159, 161, 193. Peut-être étaient-ils à ses côtés pour perfectionner leur éducation chevaleresque (Mon. Peloponnesiaca, p. 332-334). 116 La rançon est complétée par une participation financière dans une entreprise commune de défense contre les Turcs (Ibid., p. 374). 117 Ibid., p. 373. 118 Ibid., p. 337. 119 Dans l’Orient latin, l’idée d’un rachat relevant de la sphère privée a perduré longtemps, et ce n’est qu’au tournant des XIIe et XIIIe siècles que la prise de conscience s’effectue et que le rachat devient un devoir chrétien (J. Richard, « Les prisonniers et leur rachat… », op. cit., p. 71-73). 115
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troisième partie. conserver son prestige fust certains [sincère], il se lairoient detrenchier [couper en morceau] en sa compaignie, en deffendant son honnor et le leur »120.
Le prince redonne confiance à ses hommes qui font preuve de fidélité envers lui en jurant de le défendre et, malgré leur infériorité numérique face aux Grecs, ils restent aux côtés de Guillaume de Villehardouin dans la bataille. Le souverain est le premier des chevaliers ; à ce titre il ne se confine pas dans l’une de ses résidences, mais participe à tous les combats, car il se trouve sur le front « revisitant les batailles [corps de troupes] et confortant sa gent »121, donnant également les ordres et organisant ses hommes122. Si le prince est sans conteste le commandant en chef de l’armée, il est secondé par ses barons à des niveaux inférieurs, car l’ost est le reflet de la société latine hiérarchisée qui trouve à son sommet les grands barons de conquête, dirigeant chacun leurs troupes. Ainsi, quand le prince prépare un combat, il convoque ses grands feudataires et non pas l’ensemble de ses sous-vassaux : « Si manda aussi au ducheame d’Athenes, a messire Otthe de La Roche qui estoit freres et baux dou duc d’Atthenes, car li dux estoit encores en France. Si s’appareilla auxi a tout son pooir, et manda aux seignors de Negrepont et au duc de Nicxie, et au marquis de la Bondonice, et aux autres barons et gentilz homme dela le Pas, que tout fussent appareillés a la prime vere pour chevauchier contre ses anemis avec lui »123.
Les hauts barons tels que le duc d’Athènes, les seigneurs insulaires et ceux de Grèce centrale, sont le plus souvent cités par le chroniqueur. N’étant pas des feudataires directs du prince au même titre que les barons du Péloponnèse, leur présence doit être soulignée. Inversement, les seigneurs moréotes ont l’obligation d’être à ses côtés, il n’est donc pas besoin de les mentionner. Parmi les plus grands barons, la fonction administrative occupée par certains leur confère une position prééminente au sein de l’ost : « Adonc commanda li princes a monseignor Ancelin, lequel estoit guieres [guide] de leurs tous, et a monseignor Jehan de Saint Omer le marescal, que l’ost deust partir de Veligourt et aler a la Cremonie »124.
Le maréchal Jean de Saint-Omer étant le commandant en chef des troupes après le prince125, il occupe en toute légitimité une place importante dans l’armée. Quant à Anselin de Toucy, il s’installe en Morée au lendemain de la chute de Constantinople en 1261 et, assez rapidement, le prince lui reconnaît des qualités militaires et lui cède des responsabilités126, notamment auprès des Turcs
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Chr. fr., § 295. Ibid., § 300. Ibid., § 343. Ibid., § 262. Ibid., § 386. Cf. supra, p. 333. Chr. fr., § 391.
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chapitre ix. guerre, église et noblesse dont il connaît la langue127. Le commandement des troupes est donc organisé hiérarchiquement et l’ordre de bataille place les meilleurs combattants devant : « Et a l’endemain, a l’aube du jour, si ordina li princes que li Turc chevauçaissent adès devant, et après eaux messire Ancelins ou tout sa bataille [corps de troupes], et puis li princes, et après les autres batailles ordinéement »128.
La disposition des troupes s’adapte au combat à livrer : l’armée se répartit en batailles, à la tête desquelles se trouvent les capitaines puis les seigneurs. Ce passage décrit la succession des corps d’armée et souligne la présence du prince à leur tête, peut-être pour une meilleure coordination lors du combat. Quant aux Turcs sur les premières lignes, ils sont considérés comme des guerriers redoutables dont l’exemple doit être suivi129. Or, l’organisation et les effectifs militaires ne sont pas les seuls éléments pour remporter une victoire, des conseils judicieux et une tactique efficace peuvent être déterminants. Ainsi, les membres de la noblesse latine ont souvent recours aux conseils qui peuvent aborder des sujets variés, néanmoins les concertations se rapportant aux opérations militaires sont les plus prisées. Le conseil peut être celui d’un seul individu, c’est le cas de Geoffroy de Villehardouin guidant Guillaume de Champlitte lors de la conquête du Péloponnèse 130, ou bien être collégial131. Il est requis très souvent pour des problèmes militaires car tous les chevaliers sont des hommes de guerre et leurs recommandations peuvent être précieuses. Cependant, la majorité des conseils cités dans la Chronique de Morée ne sont pas explicités, le chroniqueur se contentant de mentionner qu’ils ont bien lieu et quelle décision en résulte. Rares sont les mentions plus détaillées, mais elles semblent intervenir lors de débats houleux : que ce soit pour délibérer de la prise de Nauplie et de Monemvasie132 ou de l’aide apportée par Guillaume de Villehardouin au despote d’Épire en 1259133, l’avis du conseil n’est pas unanime quant à la stratégie à adopter. L’élaboration de celle-ci peut être difficile et mettre longtemps à s’établir puisque les opinions sont partagées. De nombreux conseils sont divisés de la sorte entre plusieurs camps mais l’élaboration d’une tactique résulte de leur accord. Dans tous les cas, le but de ces consultations est de dresser un plan militaire et la Chronique de Morée témoigne d’une préférence franque pour les compromis. Ainsi, lors de la conquête du Péloponnèse, des accords sont envisagés avec la
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L. fechos, § 364 ; cf. supra, p. 326. Chr. fr., § 361. 129 L’importance dévolue aux premiers rangs, se retrouve dans la version grecque (Chr. gr. (2005), p. 156 : « […] Je vous demande de renforcer au mieux notre première ligne, de n’y placer que des hommes d’élite, qui sachent combattre et qui aient le souci de leur renommée, et de mettre à leur tête le seigneur de Carytaina, mon neveu » ; Chr. gr., v. 4007-4011 ; Crusaders, p. 189. 130 Chr. fr., §108-109. 131 Ibid. § 464. 132 Ibid., § 195-196. 133 Ibid., § 275. 128
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troisième partie. conserver son prestige population locale, régulièrement consultée134, car les Francs doivent adapter leur tactique aux particularités géographiques des forteresses qu’ils attaquent, soit en utilisant des forces navales, soit en faisant appel à la population locale et les assauts sont toujours menés de jour, par opposition à ceux de Léon Sgouros par exemple135. De même lorsque Guillaume de Villehardouin est en captivité à Constantinople, il décide de céder aux suppliques de l’empereur sur le conseil de son baronnage136. En acceptant la cession de trois forteresses aux Byzantins, il opte donc pour une solution pacifique et si l’approche militaire est impossible, elle conserve une importance remarquable à côté des solutions d’accommodement. Toutefois les stratégies sont peu à peu imprégnées d’influences orientales car les attaques ouvertes laissent la place à des ruses plus subtiles. Des éclaireurs et des espions peuvent être envoyés en reconnaissance : « Messire Ancelin si sot par une espie qui lui estoit venue dire comment le grant domestico, […], estoit venus a Veligourt et avoit pris le pas de Macri Plagui »137.
Anselin de Toucy, pour avoir vécu parmi les Grecs à Constantinople, est reconnu comme quelqu’un de très rusé et l’envoi d’espions permet de connaître approximativement les forces adverses sans se découvrir. Certes, la surveillance est employée en Occident mais les stratégies militaires de l’Empire byzantin sont depuis longtemps influencées par celles de leurs ennemis : une cavalerie légère et mobile maniant des armes de jet à longue distance et une infanterie solide sont favorisées138. Les traités qui ont pour thème les tactiques militaires privilégient les embuscades, les espions et les éclaireurs139, et les nobles latins au contact des Grecs sont sensibilisés à leurs subterfuges140. Ainsi Geoffroy de Briel suit le plan proposé par les Grecs de son entourage qui veulent se disculper de l’acte de trahison dont ils sont accusés : « C’est pourquoi nous demandons à ta seigneurie de nous laisser prendre vengeance de lui et la vengeance se fera de cette manière : […] nous lui ferons savoir […] que nous voulons lui donner le château de Karytaina, et qu’il doit venir tel jour avec toute son armée et nous serons embusqués dans un bocage qui est près de Karytaina »141.
134 À plusieurs reprises, les conquérants prennent conseil auprès des Grecs quant à la stratégie à adopter (Chr. fr., § 92, 95). 135 Ibid., § 101. 136 Ibid., § 317. 137 Ibid., § 364. 138 G. Chaliand, Anthologie mondiale de la stratégie des origines au nucléaire, Paris, 1990, p. XXXV. 139 L. Bréhier, Les Institutions de l’Empire byzantin, Paris, 1949, p. 343-345, 372-374 ; J.-C. Cheynet, Le Monde byzantin, t. II, L’Empire byzantin (641-1204), Paris, 2006, p. 166. 140 La réputation des Grecs est faite depuis le siècle précédent et notamment la Deuxième croisade, qui a révélé aux Occidentaux l’hostilité des Grecs, prêts à s’entendre avec les Turcs contre les croisés (R. Grousset, Histoire des croisades et du royaume franc de Jérusalem, t. II, Monarchie franque et monarchie musulmane. L’équilibre, Paris, rééd. 1991 (1re éd. 1934), p. 326-245). 141 L. fechos, § 323.
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chapitre ix. guerre, église et noblesse Les Grecs proposent à leur seigneur un artifice pour se jouer des troupes ennemies de Michel Paléologue : un faux courrier est destiné à les attirer dans une embuscade. Les forces du seigneur de Karytaina, bien qu’importantes, sont numériquement trop faibles pour remporter une victoire lors d’une bataille rangée, mais l’emploi d’une telle ruse peut renverser le cours des choses. Ainsi, les confrontations réfléchies laissent peu à peu la place à d’autres types d’affrontements plus perfides, comme lorsque Guillaume de Villehardouin demande aux Turcs de punir les Grecs de l’Escorta qui sont entrés en rébellion142. La volonté du prince de donner une leçon aux révoltés déclenche la mise à feu et à sang de cette région montagneuse du Péloponnèse et aucune pitié n’est accordée aux rebelles, qui encourent la mort à moins de se soumettre. La Chronique de Morée rapporte également le plan proposé par Guillaume de Villehardouin à Charles d’Anjou pour lutter contre son rival Conradin : c’est pour seconder son suzerain que Guillaume passe en Italie en 1266 et qu’il recommande une ruse de guerre inspirée des peuples du Levant143. Il propose un plan consistant à leurrer l’adversaire avec des troupes légères, chargées de les attirer vers le campement franc où les hommes de Conradin, attisés par leur convoitise et distraits, seraient encerclés avec des forces plus nombreuses restées dissimulées144. Cette tactique peut effectivement être rapprochée de celle des Turcs qui emploient des cavaliers légers dont la technique équestre s’inspire de traditions iranienne, turque et grecque : prompts à la fuite, pratiquant des embuscades et des fuites simulées145. La victoire est ainsi remportée par les forces angevines et moréotes à Tagliacozzo le 23 août 1268146. Les techniques de combat semblent donc se modifier peu à peu et la place des lignages nobiliaires auprès du prince est importante, aussi bien dans les combats, que dans l’encadrement militaire ; pourtant l’armée latine dispose de quelques avantages supplémentaires pour obtenir la victoire. Lors d’un combat, l’importance numérique et les tactiques adoptées ne suffisent pas à dominer l’adversaire car l’équipement des chevaliers et des fantassins peut également établir la supériorité de l’un des deux camps. Dès lors, la victoire ou la survie d’un chevalier lors d’un combat dépend de sa vaillance, de son matériel offensif et défensif, sans oublier la part jouée par le destrier. Ces trois éléments, bien que dissemblables, se complètent, et la défaillance de l’un d’entre eux peut coûter la vie au combattant. La Chronique de Morée évoque rarement les armes utilisées par les chevaliers de la principauté lors des combats, mais le peu de matériel évoqué est composé
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Chr. fr., § 393. Ibid., § 477-479 ; Chr. gr. (2005), p. 231: « Sire, je vous engage donc, si votre Majesté y consent, à ne pas les combattre à la manière des Francs, car dans ce cas nous perdrions la bataille, parce qu’ils sont plus nombreux que nous, mais à les affronter avec ruse et prudence, comme le font les Grecs et les Turcs en Romanie » ; Chr. gr., v. 6939-6943 ; Crusaders, p. 268. 144 Chr. fr., § 480-483. 145 E. I., t. II, art. « Furusiyya », p. 974-977 ; t. III, art. « Harb », p. 184-208. 146 La Chronique de Morée attribue le succès à Guillaume II, tandis que Dante l’impute à Érard de Valéry (W. Miller, Essays on the Latin Orient, Cambridge, 1921, p. 73 ; J. Longnon, L’Empire latin…, op. cit., p. 238). 143
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troisième partie. conserver son prestige avant tout d’armes offensives. Lors de la bataille de Pélagonia, cette même source relate les combats qui font rage en accordant une place toute particulière à la lance qui permet de déstabiliser le chevalier adverse pour en venir plus facilement à bout147, et qui par son poids et sa longueur, représente l’élément fondamental du combat chevaleresque148. Calée par le coude sous l’aisselle, elle peut désarçonner l’adversaire lors d’une charge frontale, néanmoins durant les combats, les forces franques utilisent d’autres armes pour compléter l’action des lances : « Le premier choc fut dur pour les Français, qui les reçurent la lance à la main. Mais reprenant courage, ils tirèrent leurs épées longues et une mêlée se produisit »149.
L’épée prend place à côté de la lance dans l’équipement militaire, elle représente l’arme noble par excellence. Or, si les témoignages écrits sont peu nombreux, cette lacune est comblée en partie par l’archéologie qui a permis de retrouver une coupe en céramique qui représente un combattant unique en son genre150. Il porte un modèle de haubert dépourvu de manches, un bouclier rectangulaire et une longue lance. Cette réalisation, qui semble être l’œuvre d’un Grec de la première moitié du XIIIe siècle, témoigne de l’impression que firent les chevaliers francs sur la population autochtone151. Ce témoignage iconographique peut être complété par un relief de guerrier dessiné dans un marbre qui se trouve dans le hameau de Parori, au sud de Mistra152. Il s’agit d’un combattant apparaissant de face, vêtu d’un manteau attaché au cou, portant dans la main droite un petit bouclier ovale et dans la main gauche une petite épée : l’exécution extrêmement simplifiée laisse penser qu’il s’agit d’un artiste non spécialiste153. Il s’agit des seules mentions ou représentations abordant le matériel du chevalier ; une place importante est néanmoins réservée à la monture car aussi bien en Occident que dans la principauté de Morée le cheval apparaît comme un animal prestigieux dans la littérature courtoise. Exprimant la symbiose entre le noble et le guerrier, l’attachement affectif qui le lie à son cavalier est si grand qu’il est souvent affublé d’un nom154. Représentant une grande force lors des combats, il demande des soins particuliers et le repos est indispensable :
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Chr. fr., § 297. J. Flori, « De l’usage de la lance… la technique du combat chevaleresque vers l’an 1100 », dans Id., Croisade et chevalerie (XIe-XIIe siècles), Paris-Bruxelles, 1998, p. 346-348. 149 Chr. fr., § 301. 150 Cf. annexes, p. 539. 151 I. Villela-Petit (dir.), 1204. La Quatrième croisade : de Blois à Constantinople, éclats d’empires, Catalogue d’exposition, Paris, 2005, n° 59, p. 246. Cette interprétation peut être critiquée car ce genre de bouclier et d’armure ne semble pas être un héritage occidental. Peut-être est-ce en fait un piéton de l’armée byzantine (Suggestion faite par Gilles Martinez, doctorant en histoire de l’armement). 152 Cf. annexes, p. 540. 153 Ce genre de bouclier, qui est appelé « bocle », se répand en Occident à partir des années 1270. Il a peut-être des origines orientales et dans ce cas-là on pourrait penser que son usage en Morée commence plus tôt (Nous remercions à nouveau Gilles Martinez pour ces éclaircissements). 154 M. Aurell, La Noblesse.., op. cit., p. 112-113. 148
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chapitre ix. guerre, église et noblesse « Et quant ils orrent pris [Coron], si ne voudrent plus sejourner pour ce que la contrée n’estoit mie aaisié pour leurs chevaux »155 ; « Si lui fut conseillié d’aler vers la cité de la Cremonie, pour ce que la Cremonie est une bonne marche pour gens et pour chevaux »156 ; « Comme ils traversaient le pays de Kalamata et qu’il [Guillaume de Champlitte] se reposait avec ses chevaux et ses troupes, il prit conseil […] »157.
Le bien-être des étalons est à prendre en compte car il faut ménager les montures : ils ont donc leur place dans les tactiques militaires. Leur repos et leur nourriture sont inclus dans la logistique des troupes car l’un des soucis du combattant monté est de trouver le fourrage nécessaire à son cheval. Ces extraits soulignent la diversité des régions du Péloponnèse dont les qualités d’accueil déterminent l’installation des Latins158. Outre son importance capitale dans les affrontements, le rôle de la monture est essentiel dans la vie quotidienne car elle transporte combattants et marchandises. Ainsi, lorsque l’aide promise par le roi de Sicile arrive en Morée, une typologie est faite : « Le prince ordonna que des chevaux soient trouvés, que l’on appelle de somme, pour les donner aux mercenaires, un à chacun, afin de les délivrer du poids de leurs vêtements et de leurs armures »159.
Il y a donc une distinction entre le destrier qui est un cheval de bataille et le cheval de somme dont la résistance permet le transport de lourdes charges. Le cheval de bataille se monnaye à un tarif élevé et seuls les chevaliers aisés en possèdent un car son prix dépend de sa valeur au combat et de sa capacité à désarçonner l’adversaire suite à un choc frontal : tout un commerce est ainsi développé autour des meilleurs étalons. En 1224, il y a la trace d’une délibération vénitienne mettant en cause un marchand opposé à la commune d’Ancône. Si le règlement de cette affaire, portée devant les assemblées de Venise ne concerne pas notre propos, le chargement du navire atteste un transport d’étalons entre l’Italie et la Grèce latine160. En effet, les chevaux sont des biens de grande valeur, pouvant faire partie du butin lors d’une victoire, comme après celle de Tagliacozzo où Charles d’Anjou récompense le prince de Morée de son aide en lui octroyant des bijoux et cent chevaux de prix161 : en plaçant sur un même plan les joyaux et les étalons du butin, le chroniqueur démontre qu’un destrier fameux peut être hors de prix et qu’il est considéré comme un bien précieux162. Bien que le
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Chr. fr., § 112. Ibid., § 385. 157 Chr. gr., v. 1748-1750 ; Crusaders, p. 121. 158 Les Albanais installés dans le Péloponnèse sont connus pour être des éleveurs de chevaux (A. Ducellier, op. cit., p. 62). 159 Chr. gr., v. 6587-6590 ; Crusaders, p. 259. 160 « P. Abramo transportait en Morée deux chevaux français, du fer et des draperies » (F. Thiriet, Délibérations des assemblées vénitiennes concernant la Romanie, t. I, 1160-1363, Paris, 1966, p. 26). 161 Chr. fr., § 492. 162 Les dignitaires byzantins, quant à eux, pouvaient avoir des chevaux venus d’Orient (Chr. gr. (2005), p. 177 : « mon cheval de race turque » ; « )yUH>@W´bSSULPRXD¸W´QW´QWRXUNRPQRQ » (Chr. gr., v. 4819 ; Crusaders, p. 212). 156
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troisième partie. conserver son prestige cadeau concédé à Guillaume de Villehardouin soit remarquable par son importance et sa qualité, les chevaux nécessaires aux expéditions militaires sont en nombre insuffisant dès la fin du XIIIe siècle et plusieurs autorisations d’importer des chevaux d’armes sont souscrites163. Pourtant, en dépit des liens qui unissent un chevalier à son destrier, ce dernier représente souvent le point faible dans un combat, les animaux étant une cible privilégiée pour les archers ennemis164. Les adversaires connaissent la fragilité des combattants et exploitent au mieux leur état d’infériorité et de vulnérabilité lorsque leur monture est à terre165. L’entourage du prince est conscient de la faiblesse du cheval, qui représente la cible privilégiée des archers, et de fait, un cavalier sans monture a perdu son arme la plus redoutable166. Ainsi, bien qu’en nombre insuffisant, les nobles latins bénéficient d’un encadrement militaire de qualité et d’un équipement qui a fait ses preuves. Si cela leur permet de l’emporter sur les champs de bataille au début du XIIIe siècle, cela est discutable par la suite. Si leur conception des combats a évolué du XIIIe au XIVe siècle afin de s’adapter à leur adversaire, l’activité militaire n’est pas leur seule tâche et les chevaliers s’engagent auprès de l’Église et de ses représentants afin de défendre la principauté de Morée. Prenant acte de leur foi, le souverain pontife les soutient activement et développe l’idée d’une guerre sacralisée au service de l’Église.
B. LE RAPPROCHEMENT ENTRE LA NOBLESSE ET L’ÉGLISE 1. La piété nobiliaire Dans la principauté de Morée, les ecclésiastiques occupent une place importante aux côtés des chevaliers. Ces derniers font preuve d’une dévotion qui parfois n’est pas désintéressée, car à plus d’un titre il est avantageux de se rapprocher de l’Église, soutien de poids dans les situations difficiles. Dans les actes de la vie quotidienne, les nobles latins font preuve de dévotion et cela se retrouve dans les témoignages livrés par les sources167. Ainsi avant les combats, les chevaliers s’en remettent à un saint patron, chargé de les protéger :
163 C. Perrat, J. Longnon, Actes relatifs…, op. cit., p. 18. Il y a pourtant une tradition de pastoralisme, notamment chez les Albanais installés en Morée, qui sont des éleveurs de chevaux (A. Ducellier, « Les Albanais… », op. cit., p. 62. 164 Chr. fr., § 302. 165 La Chronique de Morée rapporte les propos de l’entourage princier : « Le prince voulut poursuivre les Grecs, mais tout le monde le retint et l’en dissuada. On lui dit que s’ils faisaient volte face et encerclaient leur cavalerie avec leurs archers, ils abattraient aisément leurs chevaux, qu’une fois les chevaux morts et les cavaliers à terre, ils les vaincraient comme s’il s’agissait de femmes et d’enfants […] » (Chr. gr. (2005), p. 184) ; Chr. gr., v. 5084-5092 ; Crusaders, p. 219). 166 Les Byzantins lors des batailles recommandent d’ailleurs de tirer sur les chevaux (Chr. gr. (2005), p. 157 : « Et si vous ne tirez que sur les Francs, vous ne réussirez pas à les arrêter. Tirez plutôt dans la mélée pour tuer leurs montures, pour faire tomber les chevaliers. Ainsi nous les écraserons avant qu’ils ne nous tuent » ; Chr. gr., v. 4042-4047; Crusaders, p. 190). 167 Dans une autre mesure, les Angevins de Naples ont su utiliser au profit de leur lignage le culte de leurs saints ancêtres (G. Klaniczay, « La noblesse et le culte des saints dynastiques sous les rois
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chapitre ix. guerre, église et noblesse « Lors se recommanderent a Dieu et prierent le benoit [béni] baron saint G[eorges] qu’il leur vosist aidier et acompaignier a desconfire ses anemis »168.
Saint Georges est un martyr de Palestine considéré comme le chevalier modèle, il est reconnu comme une référence dans de nombreux États tant en Occident qu’en Orient169 et ses qualités en font un patron particulièrement prisé avant les affrontements. Or les combattants accordent également une place importante aux offices religieux qui rythment les journées. C’est le cas lorsque Ravano Dalle Carceri, seigneur tiercier, prête serment de fidélité à Venise en 1209 : il s’engage à respecter les églises mises en place par le doge dans l’île de Négrepont, et à faire chanter dans la cathédrale, trois fois par an, des litanies en l’honneur du doge170 ; promesses qui sont réitérées en 1256 par Narzotto Dalle Carceri171 et qui assurent à la Sérénissime une certaine tranquillité vis-à-vis des seigneurs laïques. Le rapport entre le noble et la piété peut se retrouver tout au long de sa vie et notamment au seuil de la mort, car il est difficile pour un noble latin de mourir sans confession, donc avant les combats des mesures préventives peuvent être prises. Mais si le mourant en est privé, il lui est conseillé de faire rapidement son testament oral, de se confesser pour ne pas avoir de dette envers Dieu172 et, si cela est possible, de recevoir l’eucharistie. Quant au lien avec les morts, il est entretenu par le biais des offices célébrées quotidiennement, ou lors des anniversaires. Les commémorations qui ont lieu près des sépultures lignagères173, célébrées à certaines dates, réunissent des parents et des religieux, formant à l’occasion une famille plus unie que les familles charnelles174. Pourtant, un tableau de la piété nobiliaire ne serait pas complet sans un aperçu des contacts avec le clergé grec étant donné que les chevaliers, qui estiment les membres du corps ecclésiastique latin, respectent en général les éléments grecs. Au lendemain de la conquête et dans leurs pratiques cultuelles, les nobles latins se trouvent confrontés au manque de structures d’encadrement du clergé latin. Dès lors, ils s’engagent à respecter la foi orthodoxe175 et se rapproangevins », dans N. Coulet, J.-M. Matz (éd.), La Noblesse dans les territoires angevins à la fin du Moyen Âge. Acte du colloque international organisé par l’Université d’Angers. Angers-Saumur (3-6 juin 1998), Paris, 2000, p. 516). 168 Chr. fr., § 368. 169 Saint Georges fait partie des saints militaires auquel est voué un culte tant en Occident que dans l’Empire byzantin ou encore en Arménie (Les Bénédictins De Ramsgate (éd.), Dix mille saints. Dictionnaire hagiographique, Brépols, 1991, p. 218 ; G. Dédéyan, Les Arméniens…, op. cit., p. 451-453 ; J.-C. Cheynet, Le Monde byzantin…, op. cit., p. 174 ; Id., « Le culte de saint Théodore chez les officiers de l’armée d’Orient », dans A. Avraméa, A. Laiou, E. Chrysos (éd.), ΒΥΖΑΝΤΙΟ, ΚΡΑΤΟΣ ΚΑΙ ΚΟΙΝΟΝΙΑ, ΜΝΗΜΗ ΝΙΚΟΥ ΟΙΚΟΝΟΜΙΔΗ, Athènes, 2003, p. 147). 170 R.-J. Loenertz, « Les seigneurs tierciers… », op. cit., p. 145. 171 Ibid., p. 156. 172 Chr. fr., § 682-683. 173 Cf. supra, p. 284. 174 G. Duby, « Le lignage, Xe-XIIIe siècle », dans P. Nora (éd.), Les Lieux de mémoire, t. II, La Nation, Paris, 1986, p. 36. 175 D. Jacoby, « The encounter of two societies : western conquerors and byzantines in the Peloponnesus after the fourth crusade », dans The American Historical Review, 1973 ; repris dans Id., Recherches sur la Méditerranée orientale du XIIe au XVe siècle. Peuples, sociétés et économie (VR), Londres, 1979, p. 890.
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troisième partie. conserver son prestige chent progressivement des gentilshommes grecs176. Innocent III a la sagesse de ne pas insister sur les problèmes religieux qui opposent les deux communautés et afin de préserver un semblant d’unité, ne réclame que le serment d’obédience. De fait, le clergé grec reste en place mais après 1223 le nombre de prêtres ruraux est limité pour éviter les abus en matière d’exemption177. Les archontes se rapprochent des nobles latins mais l’inverse est également vérifiable puisque les archives pontificales révèlent la fréquentation des offices de rite grec par les communautés de foi romaine178 : dès lors la nécessité de participer au culte prime sur la crainte de la sanction pontificale. Alors que la plupart des Grecs conservent leur foi179, les sources livrent des exemples de Grecs convertis à la foi catholique180, mais aussi de Latins devenus orthodoxes181. Afin de contrôler le clergé, les autorités se sont employées à surveiller les nominations, particulièrement celles des prélats182, et elles tentent d’assurer la paix sociale en évitant les heurts entre communautés183. Outre les marques de dévotion notées au quotidien, une autre pratique, certainement plus symbolique, caractérise la foi de certains lignages latins : le don, en effet, est l’un des aspects de la piété. Il représente un acte essentiel pour le noble qui doit, en quelque sorte, faire repentance de sa richesse184, et il lui permet d’obtenir des bienfaits spirituels, tout en justifiant leur possession de la terre ou encore leur position prédominante. En Occident, les lignages nobiliaires font preuve de dévotion notamment par le biais des donations pieuses qui, tout en étant étroitement surveillées, doivent assurer le salut de l’âme185. Il en est de même en Chypre186. 176
Cf. supra, p. 299. J. Longnon, L’Empire latin…, op. cit., p. 207. 178 En 1322, Jean XXII intervient auprès de l’archevêque de Patras afin d’interdire aux Latins de communier comme les Grecs schismatiques (C. Delacroix-Besnier, Les Dominicains et la chrétienté grecque aux XIVe et XVe siècles, Rome-Paris, 1997, p. 63). 179 Les Grecs conservent leurs lieux de pèlerinage (Chr. fr., § 924). 180 D. Jacoby, « Encounter… », op. cit., p. 898. 181 Le cas de Cléopé Malatesta a été envisagé précédemment (cf. supra, p. 216). On retrouve ce phénomène de rapprochements interconfessionnels dans le royaume de Chypre (C. Schabel, « Religion », dans A. Nicolaou-Konnari, C. Schabel (éd.), Cyprus. Society and Culture 1191-1374, Leiden-Boston, 2005, p. 182). 182 C. Delacroix-Besnier, op. cit., p. 77. 183 Il en est de même en Chypre où les Lusignan apparaissent comme les protecteurs des églises grecques (C. Schabel, « Religion », op. cit., p. 179-181 ; G. Grivaud, « Les Lusignans patrons d’églises grecques », Byzantinische Forschungen, 29, 2007, p. 259-264). 184 La comtesse catalane joue un rôle essentiel dans la vie de l’Église car elle seconde son mari et exerce un droit de patronage sur les établissements religieux de sa région. Elle peut choisir de soutenir une communauté monastique sur ses terres et certaines reliques, à son initiative, peuvent venir l’enrichir (M. Aurell, Les Noces du comte. Mariage et pouvoir en Catalogne (785-1213), Paris, 1995, p. 163). 185 En Provence, par exemple, les nobles cherchent à s’intégrer au lignage ecclésiastique, ainsi la solidarité lignagère rejoint-elle le sacré et perdure-t-elle dans l’au-delà avec le souvenir des morts (M. Aurell I Cardona, « Le lignage aristocratique en Provence au XIe siècle », dans Annales du Midi, avr.-juin 1986, p. 160-163 ; M. Aurell, La Noblesse…, op. cit., p. 126). 186 B. Imhaus, « Le concept de la mort et les rites funéraires en Chypre », dans Id. (éd.), Lacrimæ Cypriæ. Les larmes de Chypre ou Recueil des inscriptions lapidaires pour la plupart funéraires de la période franque et vénitienne de l’île de Chypre, Nicosie, 2004, p. 82-83. 177
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chapitre ix. guerre, église et noblesse Dans les Assises de Romanie, un article limite les aliénations en faveur de l’Église séculière ou des ordres religieux : « Selon l’usage de l’Empire de Romanie, aucun feudataire, quel qu’il soit, ou baron, ne peut donner sans permission de Messire le Prince aucune terre à l’Église, ou à aucune communauté […] »187.
Les mesures qui restreignent ou interdisent les aliénations pieuses ne sont pas particulières à la principauté de Morée188. Bien que les autorités religieuses doivent remplir des charges militaires en contrepartie des fiefs qu’elles reçoivent, le droit limite ce type de donation : faites sans autorisation princière, elles sont limitées à la vie du donateur. Dans la pratique, néanmoins, des témoignages de donations pieuses existent, comme lors du départ en croisade, quand le noble craignant de ne jamais revenir recense ses dernières volontés. C’est souvent l’occasion de faire preuve de largesse, à l’instar de Milon de Bréban, principal conseiller de l’empereur Baudouin Ier, qui cède des biens aux établissements monastiques de Provins189. Geoffroy de Villehardouin fait de même avant son départ pour la Morée en 1200, ainsi que Vilain d’Aulnay en 1201 à l’adresse de l’ordre du Temple190. Ce lien particulier entretenu par les lignages nobles avec un couvent ou une abbaye proche de leur terre n’est pas sensible uniquement sur leur lit de mort et pour le choix de leur sépulture191, car il peut y avoir des donations tout au long de la vie du chevalier ou de la dame. Ainsi, Geoffroy de Villehardouin, maréchal de Romanie, songe aux siens en 1207 lorsqu’un répit militaire le lui permet : il effectue des donations aux abbayes champenoises dans lesquelles se trouvent ses sœurs et ses filles192. Les sources archivistiques privées renseignent de la sorte sur la générosité des lignages nobiliaires envers l’Église occidentale. Or, la correspondance d’Innocent III permet également de souligner quelques gestes d’une rare munificence après l’installation de la principauté des nobles bourguignons et champenois : « Au chapelain de l’église Saint Nicolas de Coron, hors la porte. Conformément aux justes demandes des requérants, selon l’accord passé, nous confirmons, par l’autorité apostolique, que tu possèdes à juste titre, en toute quiétude, à ta libre disposition, comme ton bien, le don de quarante hyperpères que t’as miséricordieusement accordé notre fils bien-aimé, le noble Champenois, prince d’Achaïe, en l’anniversaire du noble Henri de Rondeth, homme de bonne mémoire […] »193.
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Assises, art. 96. É. Bournazel, J.-P. Poly, op. cit., p. 482-484. 189 Diverses donations pieuses sont réalisées à l’adresse des établissements monastiques (J. Longnon, Les Compagnons de Villehardouin. Recherches sur les croisés de la Quatrième croisade, Genève, 1978, p. 51). 190 Ibid., p. 33. 191 Cf. supra, p. 284. 192 J. Longnon, Les Compagnons…, op. cit., p. 31. 193 Innocent III, PL, IX, 247, II, 1079-1080 : « Capellano ecclesiæ sancti Nicolai Mothonensis extra portum. Justis petentium desideriis, etc., usque assensu, redditum quadraginta perperorum, quod tibi dilectus filius, nobilis vir, Ur. Campanen. princeps Achaiæ, in obitu bonæ memoriæ nobilis viri, Henrici 188
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troisième partie. conserver son prestige Le chevalier Henri de Rondeth194 dont il n’est fait mention que dans cette lettre, fait preuve de largesse à l’égard de l’église de Coron. Cette missive datée de 1206 permet de remarquer les relations cordiales qu’entretient Guillaume de Champlitte avec ses feudataires dont il appuie les donations195, d’ailleurs cet exemple n’est pas isolé, et d’autres mentions apparaissent dans la correspondance d’Innocent III : « Aux frères de l’ordre du Temple : Attentif à vos justes prières, nous confirmons, par l’autorité apostolique, que vous possédez à bon droit et dans la paix, pour vous et pour votre demeure, le domaine nommé Pasalan ainsi que ses dépendances, à vous donnés par pieuse dévotion par le noble Guillaume de Résie, don confirmé par la suite par Geoffroy de Villehardouin […] »196.
La générosité peut aussi concerner les ordres militaires installés dans la principauté, à condition que les legs de terres soient confirmés par l’autorité pontificale, et cela présente l’intérêt d’attacher à la défense de la principauté des combattants professionnels. Guillaume de Résie n’est mentionné que dans ce passage197 mais il n’est pas le seul à faire preuve de munificence envers un ordre militaire : « [Aux frères de l’ordre des Templiers] Pour cela, bien aimés fils dans le Christ, attentifs à vos justes demandes, nous certifions que vous possédez de façon juste et pacifique le domaine de Paliopolin qui vous a été donné avec ses dépendances par pieuse dévotion par Hugues de Besançon, ce qui a été confirmé par un écrit de Geoffroy de Villehardouin […] »198.
Hugues de Besançon199, autre chevalier dont il n’y a de trace que dans cette lettre, fait acte de donation au même ordre, cependant d’après ces deux pas-
Rondeth, misericorditer assignauit, sicut ipsum juste possides et quiete, devotioni tuæ auctoritate apostolica confirmamus et præsentis scripti patrocinio communimus […] ». 194 Pas de trace de toponymes semblables ou approchants en France. 195 Guillaume de Champlitte est nommé le Champenois, comme dans la Chronique de Morée (cf. annexes, p. 547). 196 Innocent III, PL, XIII, 148, III, 329 : « Fratribus militiæ templi in Romania. Justis petetium se sideriis, etc., ut in alia, usque vestris justis precibus inclinati, casale quod dicitur Pasalan cum suis pertinentiis a nobili viro Guillelmo de Resi vobis pia devotione concessum, et a Goffrido de Villa-Arduini postea confirmatum, sicut illud juste ac pacifice possedetis, vobis et per vos domui vestræ auctoritate apostolica confirmamus et præsentis scripti patronicio communimus […] ». 197 Un affluent de la Saône et un village portent actuellement le nom de « Résie », ils se trouvent à l’ouest de Besançon (Atlas de España, Madrid, 1992-1993, p. 140). Ce serait donc un autre chevalier franc-comtois. 198 Innocent III, PL, XIII, 149, III, 329 : « Eisdem. Justis petentium desideriis, etc. Eapropter, dilecti in Domino filii, vestris justis postulationibus inclinati, casale quod Paliopolin dicitur cum suis pertinentiis a nobili viro Hugone de Bezenson vobis pia devotione concessum, et a Goffrido de Villa-Arduini post modum scripto authentico confirmatum sicut illud juste ac pacifice possedetis, vobis et per vos domui vestræ auctoritate apostolica confirmamus et præsentis scripti patrocinio communimus […] ». 199 Comme son nom l’indique, ce noble vient de Franche-Comté mais ne semble pas rester dans la principauté.
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chapitre ix. guerre, église et noblesse sages, un contrôle rigoureux est exercé par le prince et cela dès les premières années. Cette générosité existe certes, mais reste mesurée, car tout don doit être confirmé par une autorité supérieure et cette surveillance reflète les mesures drastiques à l’encontre des donations pieuses. Cependant, les legs adressés aux ordres militaires permettent d’assurer la défense de terres récemment acquises et procurent l’avantage de lier piété et obligation militaire. Il faut toutefois remarquer que les ordres militaires sont particulièrement bien installés en Bourgogne et en Champagne au début du XIIIe siècle, occupant de la sorte une place non négligeable dans la structure de piété des nobles200. Les pratiques moréotes s’inscriraient donc dans une sorte de continuité vis-à-vis des régions d’origine tout au long du siècle car les sources livrent d’autres cas de donations pieuses. Ainsi, Giberto Ier da Verona et Jacques d’Avesnes, seigneurs tierciers, ont octroyé des terres aux frères templiers dans l’île de Négrepont, donations confirmées en 1210 par Innocent III201, et qui rejoint les considérations précédentes. Certains barons installés dans la principauté n’envisagent plus de revenir sur leurs terres occidentales et font le choix de s’attacher les faveurs célestes en s’alliant à un établissement monastique moréote. C’est le cas de Marco Ier Sanudo, duc de l’Archipel, qui fait don en 1227 d’un monastère de Naxos à un établissement monastique de Venise, pour le salut de ses parents et de son épouse202. Le prince lui-même, Guillaume II de Villehardouin, a de la sorte construit plusieurs églises en privilégiant les ordres mendiants, dont la présence ne se dément pas jusqu’à la chute de la Morée latine au XVe siècle203. Pourtant, la mission des Dominicains est difficile car la communauté latine de Morée est minoritaire, dispersée dans un milieu autochtone grec, et les autorités civiles lui sont généralement peu favorables, en voulant maintenir la paix civile et ne pas la compromettre par l’apostolat204. Malgré tout, les liens avec les provinces d’origine ne sont pas rompus, tant d’un point de vue parental, culturel que religieux, à l’instar d’Othon de Cicon, seigneur de Karystos, qui verse une rente sur ses biens bourguignons à l’abbaye cistercienne de Bellevaux dans le diocèse de Besançon en 1250205. En dépit d’une segmentation des lignages, ceux qui partent n’en
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J. Richard, « Les Templiers et les Hospitaliers en Bourgogne et en Champagne méridionale (XIIe-XIIIe siècles) », dans Die geistlichen Ritterorden Europas, hggb. J. Fleckenstein & M. Hellmann. Vorträge und Forschungen XXVI. Sigmaringen, 1980 ; repris dans Id., Croisés, missionnaires et voyageurs. Les perspectives orientales du monde latin médiéval (VR), Londres, 1983, p. 241. 201 R.-J. Loenertz, « Les seigneurs tierciers… », op. cit., p. 146. 202 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs. Pouvoirs, société et insularités dans les Cyclades à l’époque de la domination latine (XIIIe-XVe siècle), thèse de doctorat Université Paris I, 2003, p. 824-825. 203 Les fondations pieuses ne sont pas les seules œuvres des nobles latins car les Grecs en entretiennent également. C’est le cas notamment des Comnène-Doukas de Thessalie qui, dans les années 1280, fondent des monastères dans le massif du Pinde (C. Delacroix-Besnier, op. cit., p. 6 ; P. Magdalino, « Between Romaniæ : Thessaly and Epirus in the later middle ages », dans Mediterranean Historical Review, n° 1, 1989 ; repris dans Id., Tradition and Transformation in Medieval Byzantium (VR), Cambridge, 1993, p. 100). 204 C. Delacroix-Besnier, op. cit., p. 61. Il semblerait que la mission initiale des Mendiants, la conversion des orthodoxes, ait échoué devant la tolérance affichée par les Villehardouin (L. Frey Ranner, « Mendicant orders in the principality of Achaia and the latin communal identity (1204-1453) », Byzantine and Modern Greek Studies, 31, n° 2, 2007, p. 157). 205 R.-J. Loenertz, « Les seigneurs tierciers… », op. cit.,p. 154.
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troisième partie. conserver son prestige oublient pas pour autant leurs racines et des relations sont entretenues au moins dans la première génération206. Il est intéressant de noter que les actes de dévotion de la part des nobles sont plus nombreux au seuil de la mort. En effet, à l’approche du Jugement Dernier, la foi se ravive dans certains cœurs : preuve en est les dispositions que prennent les princes au crépuscule de leur vie. Les différentes versions de la Chronique de Morée, se font l’écho du décès de Guillaume II et de ses dernières volontés : « […] Et que toutes choses qu’il auroit donné, tant a ecglises comme a autre gent, pour Dieu, que il feussent tenus perpetuelement »207. Toutes les donations déjà réalisées sont considérées comme perpétuelles et le Libro de los fechos ainsi que la version grecque précisent que cet acte concerne aussi bien les églises grecques que latines208. Beaucoup de nobles, quelles que soient leurs origines, privilégient les donations pieuses, à l’image de Nicolò Acciaiuoli dans son testament de 1359, qui finance sa chartreuse près de Florence209, tout en demandant à ses héritiers de fonder des chapelles et des autels210. Il en est de même pour Nerio Acciaiuoli qui fait don de la cité d’Athènes à l’église du Parthénon dans son testament211 : la cité passe ainsi sous protection vénitienne, ce qui n’empêchera pas son fils illégitime, Antonio, de s’en emparer212. Dans le même document, il affiche sa charité envers les plus démunis et il fait part de sa volonté de créer un hôpital à Nauplie213. Quant aux Catalans, il est intéressant de souligner leur comportement vis-à-vis de l’Église car dans une supplique adressée à Pierre IV d’Aragon en 1380, ils lui demandent, entre autres choses, d’abroger le statut qui interdit de léguer des biens à l’Église214. Ceci témoigne de l’importance accordée aux donations pieuses par les seigneurs d’Athènes, comparable en tout point à celle de leurs voisins. En outre, il convient de remarquer que selon la tradition familiale ou au gré des conjonctures, les lignages nobles se tournent vers un ordre en particulier ou vers un lieu déterminé. Ainsi, les marques de dévotion envers les Dominicains sont attestées à de nombreuses reprises ; notamment lorsque Petronilla Tocco, veuve de Nicolò III Dalle Carceri, duc de l’Archipel, fait son testament à Venise en 1392, et se montre généreuse envers cet ordre mendiant215. Au tout début du XVe siècle, un changement notable est perceptible : les sources mentionnent le rapprochement déjà noté entre la foi catholique et la croyance orthodoxe, à
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Cf. supra, p. 109. Chr. fr., § 533. 208 L. fechos, § 418. 209 É.-G. Léonard, op. cit., p. 374 et 471. 210 L. Tanfani, Niccola Acciaiuoli, Florence, 1863, p. 124-125. 211 Mon. Peloponnesiaca, p. 313. 212 Ibid., p. 396. 213 Mon. Peloponnesiaca, p. 314 ; K. M. Setton, Catalan Domination…, op. cit., p. 197. 214 Pourtant en Catalogne, le fief est avant tout une tenure militaire, complétant une relation de fidélité. La recherche d’une main-d’œuvre guerrière ne permet pas au clergé d’en obtenir (É. Bournazel, J.-P. Poly (éd.), op. cit., p. 333 ; R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras …», op. cit., p. 234). 215 G. Saint-Guillain, op. cit., p. 926. 207
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chapitre ix. guerre, église et noblesse l’instar des donations faites à un certain moine David216. La disposition initiale provient de Nerio Acciaiuoli, puis elle est confirmée en 1401 par le grand maître des Hospitaliers et le despote de Morée, Théodore Ier217. Ainsi les rapprochements transcendent-ils les clivages religieux et les donations peuvent se faire envers le clergé orthodoxe. Il apparaît en outre que les donations pieuses sont d’autant plus généreuses que le noble est redevable envers un ordre, un couvent ou un prélat : à l’image d’Agnese Crispo, la fille du duc de l’Archipel Francesco Ier, résidant dans un couvent de Venise où elle finit ses jours, et qui y fait ériger un autel dédié à Marie-Madeleine ainsi que divers ornements pour l’église à la fin des années 1420 218. Les lignages nobiliaires semblent donc entretenir des relations particulièrement étroites avec l’Église et ses serviteurs, par le biais des donations, mais si les dons de terres aux ecclésiastiques sont autant surveillés, on peut penser que les donations mobilières, qui ne font l’objet d’aucune réglementation stricte, se multiplient. Or, les témoignages sur cette générosité envers l’Église, laissée à la bonne grâce de chacun, ne sont pas abondants pour le bas Moyen Âge. Les échanges se font donc à quelques moments clés de la vie du donateur et le plus souvent ne sont pas désintéressés, car il apparaît que les nobles ont parfois des consciences troubles ou sont redevables envers l’Église. Dans tous les cas, la piété dont peuvent faire preuve les lignages nobiliaires ne doit pas occulter les intérêts de chacune des deux parties. Certains n’hésitent pas ainsi à abuser de leur influence afin de procurer des avantages, des situations à leurs parents ou à leurs proches.
2. La collusion d’intérêts et le népotisme Au lendemain de la conquête, les barons laïques ne sont pas les seuls à recevoir des terres, les prélats et les ordres militaires en sont dotés également, obtenant ainsi une assise foncière notable219. Une hiérarchie se forme, à la tête de laquelle prennent place les archevêques de Patras et de Corinthe, le premier devenant le primat de Morée, c’est-à-dire le premier des archevêques. Les ordres monastiques ne sont pas laissés de côté et par deux fois en 1210 et 1225, les princes de Morée réclament l’envoi d’une communauté cistercienne220. L’une d’entre elles s’installe à Daphni221, soutenant le lignage bourguignon des La Roche à la tête du duché d’Athènes ; mais ce choix n’est pas anodin car il témoigne d’un rapprochement entre un lignage bourguignon et son abbaye voisine.
216 David, un religieux orthodoxe, est désigné comme « iéromonacho », c’est-à-dire qu’il est à la fois moine et prêtre, mais aussi « archimandriti » : il est donc supérieur d’un monastère byzantin. 217 Mon. Peloponnesiaca, p. 442, 470, 487. 218 G. Saint-Guillain, op. cit., p. 942-3. 219 Chr. fr., § 128 ; Chr. gr., v. 1951 et suiv. ; L. fechos, § 128. 220 G. Millet, Le Monastère de Daphni, histoire, architecture, mosaïques, Paris, 1899, p. 25. 221 A. P. Kazhdan (éd.), « Daphni », op. cit., 1991, p. 587.
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troisième partie. conserver son prestige Dans la principauté de Morée, les vassaux ecclésiastiques prennent part à l’administration du pays et à la justice, sauf pour les affaires de sang222. Ils participent de même aux parlements qui peuvent avoir lieu : l’archevêque de Patras est d’ailleurs mentionné dans la commission chargée de la répartition des terres au lendemain de la conquête223. De même lors de la révolte de certains seigneurs de Morée contre leur prince en 1255-1258, les hostilités cessent grâce à l’intercession de l’archevêque de Thèbes et d’autres barons224. En effet, le corps ecclésiastique, qui possède des biens importants, est amené à aider les laïcs en diverses occasions. Ainsi, lorsque l’Empire latin de Constantinople est menacé en 1236, le clergé se joint aux seigneurs pour l’aider financièrement contre l’empereur grec de Nicée225. La position dans laquelle se retrouve la principauté de Morée, encerclée par les forces grecques ennemies, contraint le pape à intervenir pour la sauvegarder en incitant les archevêchés de Patras et de Corinthe à participer à l’effort de guerre par leur concours financier en 1252, 1253 puis en 1255226. Si les possessions ecclésiastiques sont étendues, la géographie des propriétés n’est pas pour autant stable : certains territoires peuvent être perdus et d’autres acquis comme la seigneurie de Guillaume Aleman qui est engagée à l’archevêque de Patras227. Cette cession, qui a lieu en 1276, met le prélat à la tête de vastes domaines qui font de lui un seigneur de tout premier ordre. En effet, il avait obtenu huit fiefs lors de la répartition des terres, auxquels s’ajoutent les vingtquatre autres de la baronnie de Patras228 : il devient sans conteste le premier feudataire de la principauté et cette assise territoriale de la communauté religieuse excite la convoitise de certains esprits laïques229. Or cet exemple est tout de même atypique et si dans la principauté le clergé est largement doté de terres, l’intégration de la structure ecclésiastique en Romanie latine est quelque peu différente selon le lieu. En Crète vénitienne par exemple, peu de clercs orthodoxes sont chassés de leur église ou de leur monastère, si ce n’est pour les sièges épiscopaux230, car les besoins d’édifices de culte catholique sont limités par le caractère minoritaire de la population latine. Quant à la mainmise des clercs vénitiens sur l’Église d’Orient, affirmée au lendemain de la prise de Constantinople, elle ne se relâche pas et en 1261, chassés par les Byzantins, ils se réfugient à Négrepont, dans une ville placée sous domination vénitienne231. Tout au long de la période d’étude, Venise s’inquiète du plus grave défaut du clergé latin : l’absentéisme, contre lequel elle adopte plusieurs mesures afin d’inciter les détenteurs à rallier leur poste232. Enfin, dans l’Archipel comme partout dans le 222
Chr. gr., v. 2013-2016 ; Chr. gr. (2005), p. 104 ; Crusaders, p. 130. Chr. fr., § 126 et suiv. 224 Chr. gr., v. 3309-3311 ; Chr. gr. (2005), p. 138 ; Crusaders, p. 169. 225 W. Miller, The Latins in the Levant, Londres, 1908, p. 89. 226 Innocent IV, Registres, E. Berger (éd.), III, n° 5923, p. 100. 227 L. fechos, § 398. 228 Chr. fr., §117. 229 Cf. infra, p. 407. 230 C. Bonnélie, « Les églises orthodoxes en Crète vénitienne aux XIIIe et XIVe siècles. Étude des modalités de leur occupation par le clergé orthodoxe », dans I. Villela-Petit (dir.), op. cit., p. 146. 231 F. Thiriet, La Romanie vénitienne au Moyen Âge, le développement et l’exploitation du domaine colonial vénitien (XIIe-XVe siècle), Paris, 1969, p. 284. 232 Ibid., p. 405. 223
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chapitre ix. guerre, église et noblesse Péloponnèse, seuls les évêchés et les églises principales ont changé de maître car la latinisation est incomplète. Les ducs ont réalisé une sorte de mécénat à l’encontre de l’église de Naxos233 et, dans l’ensemble, les seigneurs latins tiennent compte des sentiments de la population autochtone234. Pourtant, en dépit d’intérêts communs, la structure ecclésiastique locale est assez fragile, et cela est sensible dans les récits des voyageurs, qui décrivent Athènes et son église : « Nous nous rendîmes à la grande église située à l’intérieur du château, l’église Sainte-Marie. L’église est faite de gros blocs de marbre, joints ensemble par du plomb, et l’église est aussi grande que celle de Capoue […] L’église a deux nefs, l’une à la suite de l’autre […]. Le dimanche des Rameaux, le 4 avril, nous assistâmes à la messe dans la petite et pauvre église Saint-Dominique, où seulement deux prêtres officiaient »235.
Nicolas de Martoni, notaire de Campanie, est présent dans la cité athénienne au début de l’année 1395. Il remarque la beauté et la grandeur de la cathédrale fondée sur le Parthénon, c’est-à-dire dans le château seigneurial qui a conservé les contours de l’Acropole. Mais cet ouvrage majestueux ne parvient pas à cacher la détresse du clergé latin qui, même dans une ville aussi importante qu’Athènes, a du mal à desservir l’office dans chaque lieu de culte. Cette constatation ne peut qu’être amplifiée pour le milieu rural. Si des faiblesses sont notables dans la structure ecclésiastique, les possessions foncières des séculiers et des réguliers attisent tout de même la convoitise des nobles qui s’emploient à trouver des stratagèmes pour s’en emparer. Le rapprochement notable entre les lignages nobiliaires et l’Église commence avec l’entrée dans les ordres. Les décrétales légifèrent sur l’entrée en religion qui est un choix de vie considéré comme supérieur à tout autre, pouvant se parer des faveurs de l’Église. L’oblation est un phénomène courant dans la noblesse et de nombreux cadets entrent dans les ordres236. Pour autant, elle doit être étroitement contrôlée car si certaines épouses veulent faire leurs vœux 237, la doctrine précise que l’entrée en religion n’est possible que lorsque le mariage n’a pas été consommé : c’est d’ailleurs l’un des deux motifs de rupture du mariage238. Dans tous les cas, la volonté de sortir des ordres est respectée, comme le montre l’exemple de Marguerite de Toucy qui épouse en 1252 Léonard de Véroli239.
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B.-J. Slot, Archipelagus Turbatus. Les Cyclades entre colonisation latine et occupation ottomane (15001718), Istanbul, 1982, p. 57-60. 234 Il en est de même dans l’île de Chypre (C. Schabel, op. cit., p. 177, 181-182). 235 H. Duchêne, Le Voyage en Grèce. Anthologie du Moyen Âge à l’époque contemporaine, Paris, 2003, p. 20, 24. 236 M. Aurell, La Noblesse …, op. cit., p. 89. 237 Au plus beau des mariages, les jeunes filles de la noblesse peuvent préférer le milieu claustral : c’est le cas de la princesse Marguerite de Hongrie, fille de Béla IV, qui refuse d’épouser Charles Ier d’Anjou, veuf de Béatrice de Provence, pour se consacrer à sa vocation religieuse (É. G. Léonard, Les Angevins de Naples, Paris, 1954, p. 105). 238 J. Gaudemet, Le Mariage en Occident. Les mœurs et le droit, Paris, 1987, p. 257-259. 239 Cf. annexes, p. 610, 648.
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troisième partie. conserver son prestige L’entrée des femmes en religion est couramment pratiquée dans les provinces d’origine des lignages nobiliaires, comme à Florence où le niveau des dots* est tel que le couvent offre un débouché, pourtant il faut constituer là aussi une dot* souvent moindre à celle exigée pour un mariage240. Il en est de même à Venise où devant l’inflation des dots*, certains pères issus de la noblesse n’ont d’autre choix que de mettre leurs filles au couvent241. Quant à la Sicile, les filles de la noblesse en surnombre sont placées dans les monastères242 et pour celles qui ont été mariées contre leur volonté, la juridiction ecclésiastique les autorise à se retirer du monde243. Enfin, à Byzance, l’entrée dans un monastère est également un moyen pour mettre un terme à un mariage bien que cette retraite, qui concerne l’épouse, doit s’opérer librement pour rendre la dissolution du mariage valide244. L’entrée dans les ordres n’est pourtant pas un phénomène exclusivement féminin, certains lignagers choisissent d’intégrer les confréries militaires qui procurent la possibilité de vivre dans le siècle et de pouvoir se battre afin de défendre les territoires latins. Les idéaux de piété et de prouesse s’y retrouvent et sont la clé de la réussite de leur recrutement au sein de la noblesse : c’est le cas des Sanudo dont plusieurs fils cadets deviennent des hospitaliers au XIVe siècle245. C’est ainsi que le clergé recrute en grande partie dans les rangs de la noblesse, car ces deux ordres se trouvant liés, ils peuvent adopter des démarches communes. Les relations entre les nobles et les prélats ne sont pas toujours difficiles, étant donné que ces derniers faisant partie eux aussi le plus souvent des lignages nobles, ils ont des intérêts communs avec les grandes familles laïques. L’Église accroît également son implication dans les cérémonies féodales, et l’adoubement revêt progressivement un caractère religieux sensible dans la principauté de Morée comme en Occident246. Les prélats peuvent en outre intercéder auprès du souverain pontife afin d’obtenir ses faveurs : c’est ainsi qu’en 1376, Grégoire XI accorde la dispense demandée par l’archevêque d’Athènes, Antonio Ballester, afin de pouvoir célébrer le mariage de Giorgio Ghisi, seigneur des îles, et de Maria Sanudo247. Les lignages italiens, qui occupent une place de plus en plus importante au sein de la noblesse moréote248, augmentent de façon parallèle leur influence au
240 En 1412, à Florence, Giovanni Corsini fait entrer sa fille de neuf ans au couvent, il paie pour cela 230 florins, somme inférieure à la moyenne des dots du siècle (600 florins) (D. Herlihy, C. Klapisch-Zuber, Les Toscans et leurs familles, Paris, 1978, p. 414). 241 S. Chojnacki, « From trousseau to groomgift in the late medieval Venice », dans E. Kittell, T. Madden (éd.), Medieval and Renaissance Venice, Chicago, 1999, p. 146. 242 H. Bresc, Un Monde méditerranéen. Économie et société en Sicile 1300-1450, Rome, 1986, p. 683. 243 Ibid., p. 702. 244 I. Brousselle, « Les stratégies matrimoniales de l’aristocratie byzantine aux IXe et Xe siècles », dans S. Lebecq, A. Dirkens, R. LE Jan, J.-M. Sansterre (éd.), Femmes et pouvoirs des femmes à Byzance et en Occident (VIe-XIe siècle), Colloque international (28-30 mars 1996), Lille, 1999, p. 53. 245 Marino Sanudo est un confrère de l’ordre hospitalier, de même que Pietro Sanudo au milieu du XIVe siècle (G. Saint-Guillain, op. cit., p. 849, 875-876). 246 Au début du XIVe siècle, Guy II de La Roche reçoit ses armes de chevalier lors d’un office celébré par l’archevêque de Thèbes (cf. infra, p. 286 ; M. Aurell, La Noblesse…, op. cit., p. 102-103). 247 R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 307. 248 Cf. supra, p. 61.
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chapitre ix. guerre, église et noblesse sein de la prélature. Les Acciaiuoli pratiquent le népotisme et Nicolò n’hésite pas à placer ses lignagers au sommet de la hiérarchie ecclésiastique : l’un de ses neveux, Angelo, est évêque de Florence, tandis qu’un autre, Giovanni, devient archevêque de Patras. Le siège archiépiscopal, vacant depuis longtemps, Nicolò, qui fréquente assidument la Curie romaine, se fait promettre par le pape et bon nombre de cardinaux de consacrer son neveu. Ce dernier reçoit à la hâte les ordres mineurs puis les ordres majeurs en 1360, mais ne se presse pas pour se rendre en Morée. Il accomplit plusieurs missions diplomatiques avant de partir dans la principauté où il occupe le siège archiépiscopal jusqu’à sa mort en 1363249. Au XVe siècle, l’occupation des sièges épiscopaux par les membres du lignage Acciaiuoli se poursuit : Antonio est évêque de Céphalonie en 1407, et Giovanni, évêque de Thèbes en 1424250. Cette concentration du pouvoir temporel et spirituel entre les mains d’un seul lignage témoigne de la force qu’a pu entretenir cette structure de la parenté. Ainsi en est-il de Pandolphe Malatesta, qui est archevêque de Patras à la fin des années 1420251, et qui appartient au même lignage que Cléopé, épouse de Théodore II Paléologue, despote de Morée. Ainsi les prélats sont proches des lignages nobiliaires auxquels ils appartiennent, et défendent le plus souvent les mêmes intérêts. Les prélatures sont en majorité occupées par des lignagers issus de la noblesse latine et en cas de difficulté, l’un des deux groupes peut intervenir pour seconder l’autre. C’est également une façon d’avoir davantage de poids face au pouvoir du Saint-Siège.
3. Le soutien pontifical Le comportement affiché par nombre de chevaliers latins ne peut qu’être cautionné par le souverain pontife qui, à plusieurs reprises, les défend. Afin de préserver les gains territoriaux de la Quatrième croisade, le pape encourage les entreprises nobiliaires sur le sol moréote et cela dans plusieurs domaines. Les autorités ecclésiastiques sur place, représentantes de l’autorité pontificale, peuvent être chargées de diffuser la parole du souverain pontife ou d’enquêter sur les agissements des nobles. En Chypre, où la volonté des papes fut de se fonder sur le modèle romain, il n’y a pas de suppression du culte grec mais l’ordination de clercs grecs doit se faire avec le consentement des autorités latines. Les Grecs peuvent conserver quatre des quatorze diocèses qu’ils possédaient jusqu’alors252 et, malgré les accords politiques, des tensions et des épisodes violents apparaissent dans l’histoire chypriote, au gré de la volonté des autorités latines de conver-
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É. G. Léonard, « La nomination de Giovanni Acciaiuoli à l’archevêché de Patras, 1360 », dans Mélanges offerts à Nicolas Iorga par ses amis de France et de langue française, Paris, 1933, p. 517-531. 250 C. Ugurgieri Della Berardenga, Gli Acciaioli di Firenze nella luce dei loro tempi, Florence, 1962, p. 385 ; cf. annexes, p. 614. 251 En tant qu’administreur de la ville de Patras de 1424 à 1429, il a laissé ses armes et des dédicaces sur les murs des églises rénovées par ses soins (A. D. Rizakis, Achaïe II. La cité de Patras : épigraphie et histoire, Athènes, 1998, p. 274-275). 252 P. Bádenas, « Le choc des mentalités pendant l’occupation franque de Chypre », dans M. Balard (dir.), Le Partage du monde…, op. cit.,p. 340.
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troisième partie. conserver son prestige tir les Grecs253. Contrairement à la Morée, une détermination pontificale aboutit à la promulgation en 1260 de la Bulla Cypria, déterminant la future organisation de l’Église grecque dans l’île. Étant donné que les mesures qui en découlent sont vécues comme une soumission extrêmement forte et le fossé entre Grecs et Latins ne fait que se renforcer254 et les Grecs ne s’intégrèrent jamais dans la foi de Rome, ce qui a eu pour conséquence d’affaiblir le pouvoir romain en Chypre. Dans la principauté de Morée, les considérations sont quelque peu différentes. Innocent III, par exemple, réprimande l’archevêque d’Athènes sur une plainte du seigneur d’Eubée, Ravano Dalle Carceri, qui se considère comme illégitimement anathématisé en 1212 : « Sans doute, le nerf de la discipline ecclésiastique est nécessaire pour triompher de l’insolence des méchants : mais il faut se garder d’en user pour opprimer l’innocence. Les peines de l’Église servent à corriger les pécheurs, nullement à accabler ceux dont la conscience est sans reproche. Nous défendons à ta Fraternité d’anathématiser le seigneur de Nègrepont ou d’interdire sa terre, sans une raison évidente et légitime »255.
Le souverain pontife ne veut donc pas défendre à tout prix son clergé face aux seigneurs latins de Morée qui forment un rempart contre les Grecs, bien que certains d’entre eux ne se comportent pas comme des champions du catholicisme. L’excommunication, et à plus forte raison l’anathème, sont des mesures dont peuvent user les autorités ecclésiastiques, mais elles ne doivent pas être employées sans une solide raison. Cependant, un autre domaine est sévèrement surveillé par l’Église, il s’agit des unions matrimoniales. Ainsi, Nicolas III demande aux prélats, à l’archevêque d’Athènes et aux représentants des ordres mineurs dans la principauté d’examiner le mariage de Jean de Saint-Omer, seigneur de Thèbes, et de la nièce de Guillaume de Villehardouin qui, une fois l’union consommée et une descendance assurée256, se sont aperçus de leur affinité au quatrième degré257. Il s’agit non pas de les dénoncer puisque la démarche a été impulsée par le couple mais de prouver en quelque sorte leur bonne foi afin d’accorder la dispense nécessaire et d’éviter un scandale. Le soutien pontifical se retrouve également pour certains nobles qui n’ont pas toujours un comportement chrétien.
253 P. Bádenas, « Le choc des mentalités pendant l’occupation franque de Chypre », dans M. Balard (dir.), Le Partage du monde…, op. cit., p. 341-342. 254 P. Bádenas, « Le choc des mentalités… », op. cit., p. 342-343. 255 A. Luchaire, Innocent III, la question d’Orient, Paris, 1907, p. 198-199 ; Innocent III, PL, XV, 100101, III, 612-613 : « Archiepiscopo atheniensi. De non temere excommunicando. Sir nervo ecclesiasticæ disciplinæ coerceri debet insolentia perversorum ut eo non opprimantur insontes, cum censura ecclesiastica non debeat esse innocentum oppressio, sed correctio potius delinquentum. Inde est quod fraternitati tuæ auctoritate præsentium inhibemus ne in nobilem virum R. dominum insulæ Nigripontis vel terram ipsius sine manifesta et rationabili causa excommunicationis vel interdicti sententias proferre præsumas ». 256 Cf. supra, p. 190. 257 R.-J. Loenertz, « Les seigneurs tierciers… », op. cit., p. 170.
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chapitre ix. guerre, église et noblesse En 1223, Honorius III se préoccupe de la défense de la seigneurie de Salona au nord après la chute du royaume de Salonique. Afin de mobiliser tous les nobles dans un effort commun, relève de l’excommunication le seigneur d’Athènes qui avait empiété sur les droits de l’Église, à condition qu’il consacre la somme qu’il aurait dépensé en allant à Rome pour se faire absoudre à la fortification du château de Salona258. La papauté se range donc du côté des seigneurs latins lésés qu’ils soient en difficulté ou qu’ils se repentent, et elle intervient à de nombreuses reprises contre les Catalans installés depuis 1311 dans le duché d’Athènes, n’hésitant pas à réclamer l’aide des ordres militaires, à excommunier les chefs de la Compagnie ou encore à mobiliser les forces occidentales et orientales au sein de ligues259. Les prélats moréotes se mobilisent dans la première moitié du XIVe siècle afin de s’opposer à la mainmise catalane sur le duché d’Athènes et de préserver les droits du lignage des Brienne. La multiplicité de leurs excommunications démontre l’inefficacité de leurs mesures, comme en 1335 quand l’archevêque de Patras excommunie les chefs de la compagnie catalane260. Au milieu du XIVe siècle, Clément VI mène une politique interventionniste dans l’Orient méditerranéen261 en tentant de soutenir la maison d’Anjou-Tarente qui n’a plus que ses titres pour seule richesse262 ; d’ailleurs, les barons de Morée se tournent vers d’autres suzerains à la même époque263. Ce même pontife est le premier à reconnaître les Catalans installés dans le duché d’Athènes car ils acceptent de participer à une campagne contre les Turcs : l’amnistie est dès lors décrétée264. Pourtant ils oppriment parfois les prélats voisins, comme en 1364 quand le pape Urbain V est obligé de rappeler aux Lluria de laisser l’archevêque de Thèbes jouir de ses revenus265. Alors que les lignages nobiliaires n’adoptent pas toujours un comportement modèle, dénoncé par les autorités ecclésiastiques, les intérêts géostratégiques de la papauté à l’échelle méditerranéenne peuvent effacer cela. Effectivement, en compensation, les nobles moréotes apprécient les grandes entreprises pieuses et y participent, comme pour le pèlerinage, par exemple, qui représente l’un des devoirs du croyant, même si sa réalisation est laissée à l’appréciation de chacun. La principauté de Morée, en état de guerre constant, permet à ses chevaliers de quitter le territoire sous un motif religieux, toutefois les Assises de Romanie déterminent quelles sont les conditions à remplir :
258 J. Longnon, « Les Autremencourt, seigneurs de Salona en Grèce (1204-1311) », dans Bulletin de la Société Historique de Haute-Picardie, t. 15, Laon, 1937, p. 25. 259 Clément V apparaît comme un souverain pontife particulièrement concerné au lendemain de la bataille de Céphise (Dipl. Orient català, p. 78-83). 260 R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras… », op. cit., p. 191. 261 D. Wood, Clement VI. The Pontificate and Ideas of an Avignon Pope, Cambridge, 1989, p. 178. 262 J. Gay, Le Pape Clément VI et les affaires d’Orient (1342-1352), Paris, 1904, p. 152. 263 Cf. supra, p. 16. 264 J. Gay, Le pape Clément VI…, op. cit., p. 156-157. 265 Ibid., p. 210.
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troisième partie. conserver son prestige « […] Si une succession vaque pour lui hors de la Principauté ; s’il veut aller contracter mariage ; et s’il veut aller au Saint-Sépulcre, ou à Rome, au tombeau des Apôtres Saint Pierre et Saint Paul, ou à Saint-Jacques de Compostelle. Et il a comme délai deux ans et deux jours, sans quoi il perd son fief »266.
Le pèlerinage est donc un motif pour lequel un chevalier peut quitter la principauté. Les sites de dévotion sont clairement définis et limitent ainsi les destinations aux grands lieux saints de la Chrétienté, à savoir Jérusalem en Terre sainte, la ville pontificale et Saint-Jacques-de-Compostelle dans la péninsule ibérique. La période accordée pour ce périple dévot est relativement importante en raison du manque de sûreté des transports et de leur lenteur. On sait toutefois que cet article des Assises de Romanie est appliqué car une réminiscence apparaît dans le Libro de los fechos267 narrant le pèlerinage d’Isabelle de Villehardouin à Rome pour le jubilé de 1300268. Outre cet aspect, la chevalerie de la principauté de Morée peut également participer à de nobles causes telles que les croisades. Au printemps 1249, Guillaume de Villehardouin s’embarque avec vingtquatre vaisseaux et quatre cents hommes pour participer à la croisade de Louis IX269 et en mai, il rejoint la flotte du roi de France en Chypre. Le témoignage précis du biographe du roi capétien est capital : « Le lendemain de la Pentecôte, le vent était tombé. Le roi et nous qui étions demeurés avec lui, par la volonté de Dieu, fîmes voile de nouveau et recontrâmes le prince de Morée et le duc de Bourgogne, qui avait séjourné en Morée »270.
Joinville souligne le rôle de terre d’accueil joué par la principauté de Morée pour les chevaliers d’Occident. Guillaume de Villehardouin part en croisade avec Hugues IV de Bourgogne qui a fait escale durant l’hiver 1248-1249, et il reste aux côtés du roi de France, de mai 1249 à mai 1250, dans l’île de Chypre. Le célèbre biographe royal tient d’autres propos révélateurs quant à la participation de chevaliers de Morée à la croisade : « Que le roi fasse emploi de son argent et que le roi envoie chercher des chevaliers en Morée et de l’autre côté de la mer. Et quant se répandra la nouvelle que le roi donne bien et largement, des chevaliers viendront à lui de toutes parts, qui lui permettront de tenir la campagne pendant plus d’un an, s’il plaît à Dieu »271.
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Assises, art. 111. L. fechos, § 140. 268 Il s’agit du premier jubilé, lors duquel le pape accorde la rémission des péchés aux pèlerins venus dans la cité de saint Pierre (Chr. fr., § 841, 844-846 ; M. Sot, « Pèlerinage », dans J. LE Goff (éd.), op. cit., p. 899). 269 M. Sanudo, op. cit., p. 106-107; J. Richard, « Saint Louis dans l’histoire des croisades », dans Bulletin de la Société d’Émulation du Bourbonnais, LV, Moulins, 1970 ; repris dans Id., Orient et Occident au Moyen Age : contacts et relations (XIIe-XVe siècle) (VR), Londres, 1976, p. 229-231. 270 Joinville, La Vie de saint Louis, J. Monfrin (éd.), Paris, 1995, § 148 : « L’andemain de la Penthecouste, le vent fu cheu. Le roy et nous qui estions avec li demourez, si comme Dieu voult, feismes voille de rechief et encontrames le prince de la Moree et le duc de Bourgoingne, qui avoit séjourné en la Moree ». 271 Joinville, op. cit., § 427 : « Si mette le roy ses deniers en despense, et envoit le roy querre chevaliers en la Moree et outre mer. Et quand l’en orra nouvelles li venront de toutes pars, par quoy il 267
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chapitre ix. guerre, église et noblesse La principauté réunit ainsi plusieurs avantages : elle est réputée pour être une terre de chevalerie et se trouve à peu de distance des États latins d’Orient. Si Joinville formule ce conseil c’est en raison de la réputation des chevaliers de Morée et du souvenir laissé par Guillaume II lors de la croisade. En participant à celle-ci, les chevaliers remplissent l’idéal du miles christi et s’éloignent de leurs pratiques parfois peu chrétiennes. Ils réalisent une prouesse militaire en allant combattre les infidèles pour la défense de leur religion ; permettant de la sorte de renouer avec les idéaux chrétiens. À différentes occasions il y a donc un soutien réciproque entre le souverain pontife et les nobles moréotes qui peut être remarqué. Chacun attend de l’autre une aide occasionnelle et les deux ont des intérêts communs. Bien que, dans l’ensemble, les lignages nobiliaires de la principauté de Morée se comportent de manière respectable envers l’Église, il y a quelques attitudes à déplorer. En effet, les nobles ne sont pas toujours des modèles de piété et il est intéressant de se concentrer sur quelques passages démontrant les abus les plus fréquents.
C. DES NOBLES AU COMPORTEMENT PEU CHRÉTIEN 1. Le mépris du sacré Tout au long de l’existence de la principauté latine de Morée, les nobles maintiennent des relations plus qu’ambiguës avec les membres grecs ou latins du corps ecclésiastique. La correspondance pontificale est une mine de renseignements sur ce sujet car le pape ne passe pas sous silence les faits et gestes des lignages à l’égard de la communauté religieuse. Dès le début du XIIIe siècle, dans le désordre de la conquête, les seigneurs n’hésitent pas à s’emparer des biens de l’Église : la première tâche d’Innocent III est de les leur reprendre car les principaux sujets de plainte concernent les abus et les usurpations dont est victime l’Église. Souvent le prélat se déclare spolié de biens légués, d’anciennes propriétés que l’Église possédait avant 1205, de revenus dus par les prêtres grecs ou de dons des fidèles272. Les confiscations touchent aussi bien l’Église grecque que l’Église latine273 et les plus grands seigneurs de la principauté montrent l’exemple en refusant de payer la dîme et en incitant leurs sujets à en faire autant, employant même la menace pour les y forcer274. Geoffroy Ier et Othon de La Roche, les deux plus grands seigneurs de Morée latine, sont les premiers à afficher un refus de la dîme et à piller les trésors des églises275. Quant à Geoffroy II, sur le conseil de ses proches, il va s’emparer des terres ecclésiastiques afin de financer la construction de la forteresse de Cler-
pourra tenir heberges un an, se Dieu plet […] ». 272 Innocent III, PL, XIII, 173-174, III, 343-344. 273 Ibid., XIII, 99, III, 296. 274 Ibid., XIII, 102, III, 298. 275 A. Luchaire, op. cit., p. 201-202 ; K. M. Setton, Papacy and the Levant (1204-1571), Philadelphie, 1976, p. 412.
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troisième partie. conserver son prestige mont276. En outre, les seigneurs laïques ont une grande influence voire exercent une mainmise sur la désignation de certaines charges ecclésiastiques. Ainsi, Geoffroy de Villehardouin arrive en Morée avec son chapelain, maître Jean de Bourbon, auquel il attribue l’archidiaconé d’Andravida après en avoir fait la demande expresse au pape277. La même politique est adoptée par Othon de La Roche qui établit l’un de ses compagnons, nommé Bérard, à l’archevêché d’Athènes278. Quant au clergé grec, il n’est pas ménagé par les actions de quelques chevaliers qui ne respectent ni les droits ni les privilèges des autochtones : certains seigneurs latins considèrent même les prêtres grecs comme des esclaves279. En ce qui concerne les dons faits au clergé par les chevaliers, ils sont étroitement surveillés puisque les Assises de Romanie et le prince de Morée règlent strictement les donations280. La principauté n’étant pas un territoire très étendu, les terres doivent être concédées avec parcimonie car elles fournissent le service militaire, et il faut éviter qu’à terme l’expansion du patrimoine ecclésiastique se fasse au détriment des ressources militaires de la principauté. Pourtant, des plus grands seigneurs aux plus petits, les mêmes actions malveillantes semblent être menées à l’encontre des biens de l’Église. Les sentences d’excommunication visant le prince de Morée et le seigneur d’Athènes s’enchaînent à un rythme soutenu entre 1213 et 1223. Quant à Ravano Dalle Carceri, soutenu dans un premier temps par la papauté, il n’hésite pas à s’en prendre aux biens des Templiers dans l’île de Négrepont, qui avaient été octroyés par Jacques d’Avesnes. En 1210, Innocent III mande à plusieurs évêques de le contraindre à les rendre, au besoin en usant de censures ecclésiastiques281 et lorsque la guerre ouverte est déclenchée, elle se prolonge plusieurs mois durant lesquels de part et d’autre les menaces et les pressions sont fortes, jusqu’à ce qu’Innocent III intervienne en 1212, interdisant à l’archevêque d’Athènes d’excommunier ou de jeter l’interdit sur Ravano Dalle Carceri sans raison justifiée282. Il en est de même pour Marino Sanudo, seigneur d’Andros, qui harcèle le clergé de l’île dont les griefs sont adressés au pape dans les années 1220283. En 1223, les rapports tendus qu’entretiennent les chevaliers avec les ecclésiastiques dégénèrent. Le prince tente de ravir aux Grecs les dernières places fortes du Péloponnèse mais ses troupes sont insuffisantes. Il réunit alors un conseil pour déterminer le moyen de prendre ces châteaux :
276 « Il demanda à tous de l’aider et de s’allier à lui, avec leurs armes et leurs troupes […]. Mais ceux-ci lui répondirent qu’ils ne lui devaient rien d’autre que l’honneur et la révérence dus au prince qu’il était, puisqu’ils tenaient du pape ce qu’ils possédaient. Le prince en fut courroucé et fit saisir toutes les terres et tous les fiefs qu’ils détenaient. Il ne voulut rien prélever pour lui-même sur les revenus des fiefs de toutes les églises, mais fit engager la construction du château de Chloumoutsi. Les évêques prononcèrent alors contre lui une excommunication éternelle » (Chr. gr. (2005), p. 120121) ; Chr. gr., v. 2642-2653 ; Crusaders, p. 149. 277 J. Longnon, Les Compagnons…, op. cit., p. 73. 278 Il semble avoir été son chapelain ou son aumônier durant la croisade ( J. Longnon, L’Empire latin…, op. cit., p. 118 ; K. M. Setton, Papacy and the Levant…, op. cit., p. 407). 279 Ibid., p. 48. 280 Cf. infra, p. 421. 281 R.-J. Loenertz, « Les seigneurs tierciers… », op. cit., p. 147. 282 Ibid., p. 148. 283 K. M. Setton, Papacy and the Levant..., op. cit., p. 428-429.
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chapitre ix. guerre, église et noblesse « Tu sais, mon seigneur que les églises détiennent un tiers de la Morée, de la principauté entière ; ils siègent et ils prennent leur aise et ne donnent pas un avis sur la guerre que nous continuons avec les Romains. Donc, seigneur, nous déclarons et te donnons ce conseil, que tu leur ordonnes de venir avec des armes pour nous aider […] ; et s’ils ne le font pas, alors saisis leurs fiefs »284.
Les nobles, qui sont astreints au service militaire, proposent de l’imposer aux ecclésiastiques pour répartir équitablement l’effort de guerre. Ils arguent du fait que l’Église détient déjà le tiers de la principauté et que si elle veut conserver son patrimoine il lui faut participer à sa défense. La solution en cas de refus est suggérée et la réaction du clergé ne se fait pas attendre, elle est virulente à l’égard de cette agression faite à ses prérogatives : « Et ils lui répondirent qu’ils lui devaient seulement honneur et hommage, comme à un prince qu’il était, et ils déclarèrent que ce qu’ils avaient et détenaient, ils l’avaient du pape. Le prince devint enragé et il ordonna que toutes les terres et fiefs qu’ils détenaient soient saisies. Et il ne voulut rien prendre du tout pour lui des revenus des fiefs de toutes les églises, mais il ordonna que la construction de Chloumoutsi [Clermont] commence ; les évêques excommunièrent le prince pour toujours »285.
Non seulement le clergé latin refuse de fournir au prince les contingents voulus pour la levée féodale, mais ils déclarent ne relever que du pape, allant même jusqu’à excommunier le souverain à nouveau lequel, ne cédant pas, procède aux saisies qui serviront à faire bâtir sur le littoral occidental le château de Clermont. Finalement, la paix est conclue trois ans après comme en témoigne la version grecque : le souverain rend les terres contre le service militaire sous certaines conditions, tandis qu’une ambassade auprès d’Honorius III permet de lever l’excommunication qui pèse sur le prince286. La Chronique de Morée précise à ce sujet les conditions exigées auxquelles doivent se plier les ecclésiastiques : « Et encores fu dit et devisé et mis ou registre dou seignor que tout li prelat et les autres ecglises qui tenoient baronnies portassent banieres cescun, comme li autre baron, a la deffence dou pays et a ostoier [faire la guerre] contre les anemis et guerroier contre les anemis a la requeste dou seignor, non mie en estance [qui se tient debout] ne en garnison comme li autre fievé »287.
Les prélats sont tenus, comme les autres barons, de fournir le service de chevauchée requis pour leurs fiefs, mais non celui de garnison288, et cette clause leur permet de conserver une position prééminente aux côtés des chevaliers de la principauté. Si la Chronique de Morée place ces décisions au lendemain de la conquête, il est probable que la répartition des fiefs soit postérieure à cette
284 285 286 287 288
Chr. gr., v. 2632-2639 ; Chr. gr. (2005), p. 120 ; Crusaders, p. 148-149. Chr. gr., v. 2645-2653 ; Chr. gr. (2005), p. 121 ; Crusaders, p. 149. Chr. gr., v. 2654-2672 ; Chr. gr. (2005), p. 122 ; Crusaders, p.150. Chr. fr., § 131. Cf. supra, p. 364.
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troisième partie. conserver son prestige période car le service militaire y est défini par rapport aux fiefs des prélats qui n’ont été mis en place qu’après le conflit de 1223. Le règlement de l’affrontement semble donc faire l’unanimité dans la principauté de Morée, pourtant les exactions des nobles se poursuivent au-delà du XIIIe siècle car Nerio Acciaiuoli, par exemple, qui lutte contre les Navarrais et les autres nobles en Morée, n’hésite pas à exploiter les revenus ecclésiastiques289. Or, sur son lit de mort, il commande la restitution de tous les biens confisqués dans les églises290. Les terres, les revenus ne sont donc pas obligatoirement respectées. Il en est de même du pèlerinage, symbole de piété, qui permet aux chevaliers de partir de la principauté s’ils le désirent pour se recueillir dans un lieu saint, mais qui peut être également utilisé à des fins peu scrupuleuses. Pour illustrer cette affirmation, l’exemple de Geoffroy de Briel est révélateur car dans les années 12631265, tandis que les Grecs mènent une offensive en Élide, le seigneur de Karytaina s’expatrie en Italie avec la femme de l’un de ses chevaliers sous le prétexte d’un pèlerinage : « Et pour faire plus aisement son delit avec la dame, si fist entendant que il avoit voé d’aller en pelerinage a Rome, a Saint Nicolas du Bar [Saint-Nicolas de Bari en Pouille] et au mont de Saint Angle en Puille [Saint-Michel du mont Gargan]. Si prist celle dame, et tant de compaignie comme a lui plot, et passa en Puille »291.
Ce subterfuge ne trompe personne en Morée, pourtant à son retour le prince lui pardonne. Le Monte Gargano est un lieu de pèlerinage très prisé, surtout par les Italiens pour lesquels il représente un sanctuaire national ; en outre, d’après les Assises de Romanie, il figure au rang des motifs valables pour sortir du territoire292. Pour autant le chroniqueur dénonce ce comportement amoral du neveu princier qui, par ses incartades, ternit l’honneur lignager. Ainsi, les relations entre les nobles et l’Église sont conflictuelles car les premiers n’hésitent pas à empiéter sur les droits, les biens et les codes institués par la seconde. Ces nobles latins, dont certains n’ont pas de scrupules à s’en prendre aux biens de l’Église, n’en ont pas davantage lorsqu’il s’agit d’objets de dévotion.
2. Le trafic de reliques Constantinople, lorsqu’elle est mise à sac en 1204, révèle aux croisés des richesses que ceux-ci soupçonnaient à peine. Afin de limiter les exactions individuelles, il est décidé de rassembler les objets sacrés : les Vénitiens reçoivent la plus grosse part des dépouilles religieuses, le reste est divisé entre l’empereur Baudouin Ier et le clergé latin293, mais il est certain que beaucoup de reliques ont 289
Mon. Peloponnesiaca, p. 313. Ibid., p. 313. 291 Chr. fr., § 400. 292 M. Sot, « Pèlerinage », op. cit., p. 903. 293 J. Durand, « La Quatrième croisade, les reliques et les reliquaires de Constantinople », dans I. Villela-Petit (dir.), op. cit., p. 56. 290
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chapitre ix. guerre, église et noblesse échappé à cette mise en commun. Malgré les menaces de sanctions, des translations secrètes ont lieu, suffisamment actives pour être dénoncées en 1215 au IVe concile de Latran294. Le partage des trésors des églises et des reliques est l’un des pires crimes commis, exposant le fautif à l’excommunication295, néanmoins afin d’excuser l’inexcusable, les narrateurs précisent qu’il fallait que l’Église latine se parât des reliques que les Byzantins n’étaient plus dignes de porter296. L’origine géographique des croisés explique en partie l’aire de diffusion des reliques constantinopolitaines qui se retrouvent souvent en Bourgogne et Champagne297. À ce titre, Othon de La Roche fait partie des croisés casernés aux Blachernes en 1204 qui auraient pu faire main basse sur le Linceul298. Or, quand l’ordre de rendre les reliques est donné aux croisés, les grands seigneurs n’en tiennent pas compte et une lettre de Théodore Ange Comnène, frère de Michel Ier despote d’Épire, adressée à Innocent III en 1205, révèle que le seigneur d’Athènes serait en possession du Linceul : « […] L’armée des croisés est venue dévaster la ville de Constantin […]. Ils ont pris des trésors d’or, d’argent et d’ivoire et se les sont partagés : aux Vénitiens, les reliques des saints ; aux Français, ce qu’il y avait de plus sacré parmi ces dernières : le linceul où fut enveloppé après sa mort et avant sa résurrection Notre Seigneur Jésus-Christ. Nous savons que ces choses sacrées sont conservées à Venise, en France et autres pays des pillards, le Sacré Linceul étant à Athènes […] »299.
Le noble franc-comtois n’a donc pas hésité à subtiliser la sainte relique, à la conserver à Athènes avant de l’acheminer dans le royaume de France où, selon une tradition, Pons de La Roche son père la reçut en 1208. Ce détournement est loin de l’esprit chrétien mais d’autres pratiques sont également répréhensibles. En effet, après le sac de Constantinople, le trafic de reliques reste actif en Méditerranée et certains nobles y jouent un rôle de premier plan. Les archives conservent la trace de la donation faite par Othon de Cicon à l’abbaye de Cîteaux en 1263, d’un bras de saint Jean Baptiste dans un reliquaire d’or et d’argent estimé à trois cents hyperpères300 : le seigneur de Karystos l’aurait obtenu en
294 J. Durand, « La Quatrième croisade, les reliques et les reliquaires de Constantinople », dans I. Villela-Petit (dir.), op. cit., p. 56. 295 A. Frolow, « La déviation de la Quatrième croisade vers Constantinople. Problème d’histoire et de doctrine », dans Revue de l’histoire des religions, 146, 1955, p. 202. 296 A. Frolow, op. cit., p. 203; A. Benvenuti, « Reliques et surnaturel au temps des croisades », dans M. Rey-Delqué (éd.), Les croisades. L’Orient et l’Occident d’Urbain II à saint Louis (1096-1278), Milan, 1997, p. 358 ; J. Durand, « Reliques et reliquaires arrachés à l’Orient et à Byzance au temps des croisades », dans M. Rey-Delqué (dir.), op. cit., p. 380. 297 C’est ainsi que la collégiale de Lirey, relevant de l’évêché de Troyes, se trouve en possession du Linceul cédé par Geoffroy de Charny, parent du seigneur de Charpigny (Ph. Contamine, « Geoffroy de Charny (début du XIVe-1356). Le plus prudhomme et le plus vaillant de tous les autres » », dans Histoire et Société. Mélanges offerts à Georges Duby, t. II, Le Tenancier, le fidèle et le citoyen, Aix-en-Provence, 1992 ; repris dans Id., Pages d’histoire militaire médiévale (XIVe-XVe siècles), Paris, 2005, p. 183-184 ; J. Durand, op. cit., p. 57). 298 M. Bergeret, « Le linceul de Turin. Le trou historique : 1204-1357 », dans A. A. Upinsky (éd.), L’Homme du Linceul, Jésus de Nazareth. Actes du symposium scientifique international, Rome, 1993, p. 347. 299 M. Bergeret, « Le linceul de Turin … », op. cit., p. 345. 300 R.-J. Loenertz, « Les seigneurs tierciers… », op. cit., p. 162.
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troisième partie. conserver son prestige pleine propriété de Baudouin II, à la chute de Constantinople. Cela atteste la situation délicate dans laquelle se trouve l’empereur latin après 1261, et la multiplication des cadeaux auxquels il procède afin de s’attacher des soutiens. Il est également intéressant de noter le goût du lignage des La Roche301 pour le trafic des reliques encouragés en cela par les abbayes bourguignonnes qui rivalisent pour en obtenir le plus grand nombre ; à l’instar de Cluny qui profite de la générosité d’un chevalier présent lors de la chute de Constantinople pour monopoliser le chef de saint Clément dès 1206302. Les membres du clergé ne sont pas en reste en ce qui concerne la possession des reliques : en 1379, l’archevêque d’Athènes en détient plusieurs dans l’église Sainte-Marie du Parthénon, convoitées par de nombreux souverains occidentaux303. Quant aux seigneurs insulaires, pirates pour certains d’entre eux304, ils se distinguent par leur attirance pour toutes sortes de biens. Tel est le cas de Marco Minotto, capitaine du duc de l’Archipel, qui en 1307 pille l’île de Lemnos et s’empare des reliques d’un saint difficilement identifiable. Elles sont expédiées à Venise qui, malgré le geste, lui adresse une réprimande pour ses excès en mer305. Ramon Muntaner évoque en outre un épisode d’attaque de la cité de Phocée en 1307 au cours duquel Ticino Zaccaria, parent éloigné des Zaccaria de Morée306, récupère un impressionnant butin composé entre autres de reliques307. Il y a donc tout un trafic de reliques qui est dynamique en Méditerranée, auquel les seigneurs latins ne sont pas étrangers et qui attire les voyageurs accordant de l’importance aux objets de dévotion. Nicolas de Martoni par exemple, de retour de pèlerinage308, fait escale à Athènes en 1395 où il remarque l’abondance des reliques conservées dans l’église Sainte-Marie d’Athènes : « Dans l’église nous avons vu ce jour-là nombre de saintes reliques, que les gardiens de l’église nous montrèrent. Ce sont : une relique de la tête de saint Maccharius, de l’os du bras de saint Denis de France, un bras de saint Cyprianonus, un bras de saint Justin, des os des saints Macchabées, un évangéliaire copié en grec de la main de sainte Hélène, sur un parchemin doré ; on considère là ce livre comme un trésor de prix »309.
La principauté de Morée semble être un lieu particulièrement actif dans le trafic de reliques animé entre autres par les nobles latins et les trésors, conservés
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Othon de Cicon est le neveu d’Othon de La Roche (cf. annexes, p. 625). J. Durand, op. cit., p. 56. 303 La reine d’Aragon, Sibylle, lui demande de lui en faire parvenir quelques unes par porteur (R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 234). 304 Cf. supra, p. 310-311. 305 R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 118. 306 Ticino Zaccaria est un parent de Bartolomeo Zaccaria, marquis de Bodonitza (1327-1334) ; cf. annexes, p. 649. 307 Il s’agit de reliques de saint Jean l’Évangéliste (R. Muntaner, Les Almogavres, l’expédition des Catalans en Orient, J.-M. Barbera (éd.), Toulouse, 2002, p. 129). 308 La Morée est l’une des étapes pour les pèlerins en route vers Jérusalem (J. P. A. Van der Vin, Travellers to Greece and Constantinople. Ancients Monuments and old Traditions in Medieval Travellers’s Tales, Istanbul, 1980, p. 13 et suiv.). 309 H. Duchêne, op. cit., p. 21. 302
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chapitre ix. guerre, église et noblesse en partie dans les lieux de culte, suscitent la curiosité des voyageurs. Or, les objets de piété ne doivent pas faire l’objet d’un commerce et ces pratiques répréhensibles ternissent l’image de seigneurs chrétiens défendue par beaucoup. Néanmoins, les autorités ecclésiastiques semblent dénoncer certainement davantage ceux qui s’en prennent physiquement aux membres du clergé. En effet, la majorité des lettres qu’Innocent III adresse aux vassaux laïques de Morée reflète l’irritation du pontife, qui éclate au grand jour dès qu’une atteinte est portée à un religieux.
3. L’archevêché de Patras : exemple de rapports conflictuels La correspondance d’Innocent III s’attarde sur les problèmes que rencontre l’Église de Patras à la tête de laquelle se trouve Antelme, un archevêque choisi par le pape310. Le pape reçoit une multitude de plaintes que lui adresse le primat de Morée, témoignant d’un conflit où se heurtent les esprits laïques et religieux, donnant lieu à des épisodes de violence notamment en 1210 : « […] Le seigneur d’Achaïe et certains autres Latins qui ont en ce moment autorité sur cette terre, disposent de possessions qui étaient la propriété coutumière des Églises au temps des Grecs […], et les gèrent selon les règles de leur cour, forçant les prélats des Églises à revendiquer pour les possessions litigieuses devant le tribunal séculier et à se soumettre aux coutumes et institutions qu’euxmêmes viennent de créer dans ces lieux, ne faisant aucune différence entre les laïcs et les clercs ou les Églises »311.
Les seigneurs installés à Patras s’emparent dans un premier temps des possessions de l’Église et s’en prennent également à ses prérogatives. Ainsi, Geoffroy de Villehardouin contraint le clergé à plaider les cas de disputes devant les tribunaux séculiers, considérant qu’il n’y a pas de différence entre laïc et religieux, décision extraordinaire s’il en est312. La juridiction des seigneurs laïques s’exerce de fait sur les terres de l’Église, comme en témoigne la correspondance d’Innocent III en 1210 : « Notre vénérable frère l’archevêque de Patras a porté à notre connaissance le fait suivant : dès la création de l’Église de Patras, la coutume a voulu que le siège archiépiscopal fût dans l’église de saint Théodore, où l’on intronisait au début les nouveaux pontifes qui y trouvaient un abri sûr, ainsi que leur sépulture. Mais, en élevant une fortification autour de cette église, on a non seulement déterré les
310
R.-J. Loenertz, « Aux origines du despotat d’Épire et de la principauté d’Achaïe », dans Byzantion, 43, 1976, p. 378. 311 Innocent III, PL, XIII, 161, III, 338 : « […] dominus Achaiæ et quidam alii Latini habentes in illa terra dominium corporale, possessiones quas Ecclesiæ sub annua certa pensione consueverant Græcorum temporibus retinere, per violentiam auferentes, secumdum curiæ suæ judicium ipsas ordinant et disponunt, cogentes ecclesiarum prælatos de litigiosis possessionibus in foro contendere sæculari et consuetudinibus ac institutionibus quas illic ipsi noviter creavere subesse, nullam inter laicos et clericos aut ecclesias differentiam faciendo ». 312 A. Luchaire, op. cit., p. 204.
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troisième partie. conserver son prestige ossements des pontifes enterrés à cet endroit, mais encore on a enlevé son siège à l’archevêque. Voilà pourquoi il nous supplie humblement d’exiger que ceux qui détiennent le susdit siège le lui rendent et laissent à cette Église un espace suffisant tout autour […] »313.
Sous prétexte de remédier aux problèmes de piraterie, le seigneur de Patras, Guillaume Aleman, s’est emparé de l’église Saint-Théodore ainsi que de la résidence de l’archevêque afin d’édifier son château sur leur emplacement. Ce baron, qui n’hésite pas à construire une forteresse sur un sol consacré, n’a pas davantage de scrupules à déterrer les ossements des archevêques qui y sont ensevelis. Les spoliations touchent ainsi le premier archevêché de la principauté et les chevaliers ne redoutent plus le courroux pontifical : « Nous avons reçu une requête de notre vénérable frère l’archevêque de Patras qui nous fait connaître que le chevalier C. et certains de ses amis, faisant irruption de mauvaise foi dans son palais du diocèse de Patras, ont porté avec témérité la main sur lui et se sont emparés de son bail qu’il protégeait de ses bras contre leur cruauté, au motif qu’il défendait fidèlement les droits de l’Église et lui ont sauvagement coupé le nez. Le même archevêque a été fait prisonnier par les serviteurs de ce chevalier, retenu durement en prison pendant cinq jours, et beaucoup d’autres dommages et offenses lui ont été infligés par ce même chevalier et par ses complices […] »314.
Cette plainte surpasse toutes les autres par la cruauté qu’elle relate. Les chevaliers s’en prennent directement aux personnes et le primat n’est plus en sécurité dans son palais. Les tourments qu’il subit de la part des chevaliers chrétiens montrent le peu de scrupules qu’avaient ces derniers à l’égard de la religion, de ses serviteurs, et le pape demande aux prélats de contraindre ces seigneurs cruels à réparer les torts causés. Les exactions laïques dépassent donc le simple stade des usurpations et la violence est employée pour atteindre leur objectif : « Notre vénérable frère, l’archevêque de Patras, porte à notre connaissance le fait que les seigneurs de cette terre, qui tracassent les prêtres et les moines grecs,
313 Innocent III, PL, XIII, 164, III, 340 : « Archiepiscopo Larisseno, et episcopo cithonensi. Exposuit nobis venerabilis frater noster archiepiscopus Patracensis quod cum a prima institutione Patracensis Ecclesiæ in Ecclesia beati Theodori archiepiscopalis consueverit sedes esse, in qua novi pontifices primo inthronizari solebant, ac certam ibi mansionem nec non etiam sepulturam habere, ædificato castro circa ipsam, non solum ossa tumulatorum ibi pontificum sunt effossa, verum etiam sedes eadem ipsi archiepiscopo est ablata. Unde nobis humiliter supplicavit ut detentores prædictae sedis ad ejus restitutionem compelli et Ecclesiæ ipsi competens spatium in circuitu dimitti libere mandaremus ». 314 Innocent III, PL, XIII, 171, III, 343 : « Larisseno archiepiscopo, et episcopo cithoniensi. Conquestionem venerabilis fratris nostri Patracensis archiepiscopi recepimus continentem quod C. miles et quidam socii sui Patracensis diœcesis in domum suam nequiter irruentes, manus in ipsum temerarias injecerunt, ac ballivum suum, quem inter brachia contra eorum, sævitiam tuebatur, per violentiam capientes, pro eo quod jura Ecclesiæ fideliter defensabat, nasum ei crudeliter amputarunt. Per ipsius quoque militis servientes idem archieepiscopus captus fuit, et per quinque dies in carcere diro retentus, multis alias eidem, ab eodem milite ac suis complicibus damnis et injuriis irrogatis ».
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chapitre ix. guerre, église et noblesse les empêchent de manifester la révérence et l’obéissance qu’ils lui doivent ainsi qu’aux autres prélats latins, ce qui cause le tort et la perte de leurs âmes […] »315.
Dans cette nouvelle missive, le pape dénonce le harcèlement permanent auquel les seigneurs de Patras soumettent les ecclésiastiques latins ou grecs. Toutes sortes de malveillances sont dirigées contre le siège de Patras au cours de la seule année 1210 et les archives pontificales permettent de suivre leur évolution. Si les sources témoignent d’un apaisement de la situation par la suite, les tensions réapparaissent au XIVe siècle avec Nerio Acciaiuoli qui s’empare de la cité en 1363 et refuse de la rendre au chapitre à moins de percevoir six mille florins en échange316. S’en prendre aux biens de l’Église est tentant car cet archevêché perçoit des revenus estimés à seize mille florins dans les années 1360317 et, dans une période aussi difficile que le XIVe siècle durant laquelle tous les nobles mènent les uns contre les autres des guerres incessantes, il est difficile de ne pas convoiter des terres aussi fertiles318. L’épisode, qui est obscur, s’achève par la restitution de la cité au chapitre qui se trouve parallèlement délié de ses engagements financiers vis-à-vis du seigneur latin par le souverain pontife319. Ces extraits de la correspondance pontificale d’Innocent III sont extrêmement importants : en permettant d’appréhender les rapports quotidiens entretenus par certains chevaliers avec les membres du corps ecclésiastique, ils dénoncent leurs agissements et leurs dérives. Les nobles latins qui n’hésitent pas à s’en prendre à toute personne, bien ou terre leur permettant d’accroître leur puissance, se rapprochent de la sorte des postures de certains chevaliers-brigands occidentaux et le pape, résidant à Rome, voit son autorité contestée en Morée où les lignages nobiliaires ne craignent pas cette puissance lointaine.
CONCLUSION Si l’on prend en compte les trois devoirs que se doit de respecter tout chevalier, ceux du miles christi (la vaillance, la loyauté et la soumission à l’Église320), on s’aperçoit que les chevaliers de la principauté de Morée ne remplissent pas toutes leurs obligations. S’ils peuvent faire preuve d’une grande témérité sur les champs
315 Innocent III, PL, XIII, 172, III, 343 : « Larisseno arciepiscopo, et episcopo cithonensi. Venerabilis frater Patracensis archiepiscopus proposuit coram nobis, quod domini terræ illius, pro eo quod sacerdotes et monachos Græcos angariare nituntur, eosdem non permittunt sibi et aliis Latinis prælatis debitam obedientiam et reverentiam exhibere in animaruum suarum dispendium et gravamen ». 316 J. Chrysostomidès, « Was Neri Acciaiuoli ever lord of Vostitsa and Nivelet ? », dans ΚΑΘΗΓΗΤΡΙΑ, Essays Presented to Joan Hussey for her 80th Birthday, Camberley-Athènes, 1988, p. 503. 317 Mon. Peloponnesiaca, p. 330 ; É.-G. Léonard, « La nomination de Giovanni Acciaiuoli à l’archevêché de Patras, 1360 », dans Mélanges offerts à Nicolas Iorga par ses amis de France et de langue française, Paris, 1933, p. 523. 318 Le commerce est également développé dans cette région (E. Saranti-Mendelovici, « À propos de la ville de Patras aux XIIIe-XVe siècles », dans Revue des Études Byzantines, t. 38, Paris, 1980, p. 226227). 319 J. Chrysostomidès, « Was Neri Acciaiuoli... », op. cit., p. 503. 320 G. Duby, « Situation de la noblesse en France au début du XIIIe siècle », dans La Société chevaleresque. Hommes et structures du Moyen Âge, I, Paris, rééd. 1988, (1re éd. 1979), p. 343-352.
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troisième partie. conserver son prestige de bataille, combats au cours desquels ils ne déméritent pas d’après les sources, certains n’hésitent pas à supplicier des ecclésiastiques et à les spolier de leurs biens. Reprenant à leur compte l’héritage occidental dans l’organisation militaire, une évolution se dessine néanmoins dans les stratégies qu’ils adoptent, due en grande partie au rapprochement avec les peuples orientaux. Le lieu commun qui veut que les chevaliers latins soient loués car ce « sont des guerriers, parce qu’ils préfèrent l’honneur et la gloire au pillage, à l’argent et à la solde »321, ne semble plus adapté à la réalité dès la fin du XIIIe siècle. En effet, les façons de combattre s’inspirent de plus en plus des pratiques adverses, grecques ou turques, et la place des mercenaires au sein des troupes ne cesse de croître. L’Église s’est pourtant employée à canaliser l’énergie des féodaux, à leur insuffler une morale chrétienne mais, si elle est parvenue à institutionnaliser la croisade, elle n’a pas réussi à faire de même avec la chevalerie. Une évolution apparaît au XIIIe siècle dans les rapports établis entre les lignages nobles et les ecclésiastiques : les plaintes et les sujets de discorde, si fréquents au début du siècle, s’apaisent sous le règne de Guillaume de Villehardouin mais ils ne disparaissent pas pour autant aux XIVe et XVe siècles. Les relations entre les nobles et l’Église ne sont donc pas pacifiées et certains seigneurs affichent une attitude clairement hostile, les mêmes qui, parfois, s’engagent à respecter l’institution ecclésiastique. En effet, les nobles qui n’ignorent pas la puissance territoriale de l’Église accomplissent parfois des actes de générosité et de piété. Les donations mettent en évidence l’importance du lien établi entre les lignages et les communautés religieuses, porteuses d’un modèle de vie différent selon les ordres. Cependant, les seigneurs moréotes ne font pas toujours preuve de docilité envers leur prince ou envers les ecclésiastiques, tout comme en Occident à la même période, s’inscrivant ainsi dans une sorte de permanence vis-à-vis de leur province d’origine 322. Mais la mutation qui s’opère est celle d’un soutien pontifical indéfectible lié en grande partie à la situation stratégique de la principauté, au cœur des enjeux politiques méditerranéens du bas Moyen Âge. Malgré des oppositions armées de plus en plus fréquentes, le point commun entre ces nobles latins est donc de veiller sur leurs biens patrimoniaux, tenter de les accroître et surtout les transmettre à leur descendance*.
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Chr. gr., v. 8955-8957 ; Chr. gr. (2005), p. 281 ; Crusaders, p. 319. A. Luchaire, op. cit., p. 198.
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QUATRIÈME PARTIE TRANSMETTRE LES BIENS PATRIMONIAUX
CHAPITRE X. LE PATRIMOINE, ENJEU FONCIER « Parce que la féodalité n’est pas tout, faut-il la réduire à rien ? »1.
Si le patrimoine lignager repose en grande partie sur la terre, il convient néanmoins de le définir précisément : le patrimoine est un bien que l’on tient par héritage de ses ascendants* et d’un point de vue plus économique, c’est l’ensemble des éléments aliénables et transmissibles qui sont détenus à un moment donné par une personne ou une famille. Les biens fonciers constituent l’une des marques de richesse2, donc de puissance, et ils ne sont pas réservés aux seuls nobles car aux yeux de toutes les catégories sociales, ils représentent une empreinte visible. Dans cette thématique, il est également important de dissocier les termes de fief et de patrimoine car tous les biens ne font pas partie du système féodal et des réinterprétations à la fois historiques et anthropologiques remettent en cause ces vocables3. Pourtant, l’expression « féodalité d’importation » que l’on emploie pour désigner les structures féodales adaptées par les Occidentaux dans les provinces occupées à la suite des croisades, repose éminemment sur la vassalité et le fief, servant de cadre politique et militaire aux lignages nobiliaires nouvellement implantés4. Étant donné que certains aspects des dévolutions patrimoniales ont déjà été abordés à l’instar des unions matrimoniales, des dots* ou encore des douaires*, il s’agit dans ce chapitre d’avoir une vision d’ensemble des patrimoines lignagers et de dégager ainsi les pratiques qui s’inscrivent dans la permanence vis-à-vis des
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Le fief est l’élément réel sur lequel repose la féodalité. Les débats actuels, qui opposent les détracteurs et les partisans de ce système théorique, en viennent à remettre en question la valeur même du fief (D. Barthélemy, « La théorie féodale à l’épreuve de l’anthropologie (note critique) », dans Annales E. S. C., mars-avril 1997, p. 327). 2 L’axe foncier suit l’axe du sang (I. Ortega, « Quelques réflexions sur le patrimoine des lignages latins dans la principauté de Morée », dans Byzantinistica. Rivista di Studi Bizantini e Slavi, VII, Spolète, 2005, p. 162-163). 3 Aaron Gurevic insiste sur les différences entre le fief et l’alleu. Pourtant l’appareil conceptuel de l’homme au Moyen Âge rend difficile toute conclusion sur la propriété foncière durant cette même période (A. Gurevic, Le Origini del feudalesimo, Bari, 1990 ; Id. « Représentations et attitudes à l’égard de la propriété pendant le Haut Moyen Age », dans Annales E. S. C., mai-juin 1972, p. 525-528). Plus récemment, Dominique Barthélemy a repris à son compte cette remise en question et il dresse une historiographie sommaire de cet épineux problème (D. Barthélemy,« La théorie féodale… », op. cit., p. 321-341). 4 J. Richard, « La féodalité de l’Orient latin et le mouvement communal : un état de la question », dans Structures féodales et féodalisme dans l’Occident méditerranéen (Xe-XIIIe siècle). Bilan et perspectives de recherches. Colloque International organisé par le Centre National de la Recherche Scientifique et l’École française de Rome (Rome 10-13 oct. 1978), Paris, 1980, p. 651.
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux provinces d’origine des nobles moréotes et la part de spécificité relevant de la principauté de Morée. Si le patrimoine comprend les biens d’une famille, donc tout ce qui provient des ascendants*, on comprend pourquoi il cristallise les espoirs et les frustrations des lignages. Il s’agit à la fois d’un support matériel à leur puissance et d’un signe extérieur de richesse qu’il convient de défendre comme il se doit. Il est dès lors intéressant d’étudier les axes de développement des patrimoines fonciers qui permettent de manifester le souci d’étendre la propriété autour de la résidence principale, d’accroître les regroupements existants ou encore d’en acquérir de nouveaux pour obtenir un ensemble homogène, car au sein du lignage, ceux qui détiennent le patrimoine ont tendance à raffermir la structure lignagère pour en protéger la cohésion5. Ainsi, l’histoire de la parenté se construit non seulement à partir de la filiation*, mais également en tenant compte de l’héritage car la possession du patrimoine est fondamentale dans la conscience familiale dont l’un des devoirs est de le protéger et de le conserver6. Pour cela, plusieurs stratégies peuvent être élaborées reposant sur les dévolutions de fiefs ou sur d’autres biens, dont les différences initiales finissent par s’estomper.
A. LES STRATÉGIES PATRIMONIALES 1. L’attachement lignager Famille, pouvoir et territoire sont trois éléments autour desquels s’organisent les lignages nobiliaires. Les liens de parenté et la force qu’ils représentent ont déjà été évoqués, tout comme l’ambition que certains lignages déploient afin de parvenir au faite du pouvoir par le biais des offices et du népotisme7. Il convient donc de s’attarder sur la dernière composante et d’analyser la place dévolue au patrimoine dans les structures lignagères. Dès l’Antiquité, le terme patrimoine pose un certain nombre de problèmes et le droit romain a tenté de définir les rapports patrimoniaux en utilisant les termes de possessio et de dominium. Or, l’inexistence de notions strictes incite les juristes romains à approfondir l’analyse des situations concrètes en les comparant8 : dans la pratique, le but du pater familias est d’augmenter son patrimoine et de le laisser à ses héritiers, tandis que l’usage contraire consistant à dilapider cet acquis est réprouvé par la morale et la société9.
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G. Duby, J. Le Goff (éd.), Famille, parenté dans l’Occident médiéval, Actes du colloque de Paris (6-8 juin 1974), Rome, 1977, p. 149. 6 La notion de patrimoine est également primordiale dans l’Empire byzantin et elle inspire de nombreuses recherches (J.-C. Cheynet, « L’aristocratie byzantine (VIIIe-XIIIe siècle) », dans Journal des Savants, juil.-déc. 2000, p. 281-321 ; E. Patlagean, « ΓΟΝΙΚΟΝ. Note sur la propriété allodiale à Byzance », dans A. Avraméa, A. Laiou, E. Chrysos (éd.), ΒΥΖΑΝΤΙΟ. ΚΡΑΤΟΣ ΚΑΙ ΚΟΙΝΩΝΙΑ. ΜΝΗΜΗ ΝΙΚΟΣ ΟΙΚΟΝΟΜΙΔΕΣ, Athènes, 2003, p. 423-434). 7 Cf. supra, p. 118. 8 V. Smirine, « La “familia” romaine et les représentations des Romains concernant la propriété », dans Y. Bessmerty, A. Gourevitch (éd.), L’Homme et l’histoire, Moscou-Paris, 1990, p. 63, 66. 9 Ibid., p. 69.
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chapitre x. le patrimoine, enjeu foncier Dans le royaume de France, une tendance générale se dessine accordant une place de plus en plus importante aux aînés mâles, par crainte d’une dispersion du patrimoine foncier10. La noblesse adopte ce système plus rapidement que le reste de la société et l’on voit se former des lignées d’héritiers, appelées a posteriori des topolignées*. En Italie du Nord, la même préoccupation vis-à-vis du patrimoine est notable à partir du XIe siècle : les transferts de droits sur les biens se multiplient dans le but de satisfaire les besoins en liquidités de plus en plus importants d’une économie de type monétaire. Pour que le patrimoine continue à représenter un élément fondamental de la solidarité familiale, il faut éviter de le disperser. Ainsi, l’exclusion des filles de la succession se généralise et afin d’éviter les trop grandes inégalités, l’institution de la dot* se développe11. Pour empêcher que la descendance* ne se disperse à la suite de la division du patrimoine, sont créées des consortia entre parents, c’est-à-dire des associations de secours mutuel12 qui sont des instruments familiaux servant de lien entre les différentes lignées*, mais de telles structures n’existent pas en Morée, où les lignages tiennent lieu de structure d’entraide13. En Sicile, malgré le renouvellement des familles nobiliaires en faveur des Catalans, des constantes se maintiennent, notamment celle du partage du patrimoine féodal créant ainsi de nombreux rameaux autonomes animés pourtant par un souci de solidarité familiale14. Dans le patrimoine de ces lignages nobles, il faut compter des entreprises que certains qualifient de « bourgeoisies », c’est-à-dire non soumises au droit féodal, comme les massariæ qui sont des fermes dont le produit est exporté15. Les nobles apparaissent comme des entrepreneurs habiles autant qu’ils peuvent l’être dans la principauté de Morée16, et ils participent aux échanges internationaux tout en étant d’adroits gestionnaires, non seulement des rentiers. Quant à la terre qui définit la spécificité de l’aristocratie, elle impose des stratégies originales car dans une période où la rente ne fait que s’affaiblir, c’est quasiment une stratégie de survie que de défendre l’unité du patrimoine lignager17. En effet, lorsque les Gascons s’intègrent à cette noblesse siculo-catalane, ils adoptent les mêmes pratiques de défense du patrimoine18. À Byzance, l’un des plus grands écueils provient sans doute du terme même de patrimoine qui est un concept flou s’appliquant à des biens de nature distincte et de statut différent même s’ils se transmettent au sein d’un même lignage19. Le
D. Lett, Famille et parenté dans l’Occident médiéval (Ve-XVe siècle), Paris, 2000, p. 29. C. Violante, « Quelques caractéristiques des structures familiales en Lombardie, Émilie, Toscane aux XIe et XIIe siècles », dans G. Duby, J. Le Goff (éd.), Famille et parenté dans l’Occident médiéval, Actes du colloque de Paris (6-8 juin 1974), Paris, 1977, p. 114. 12 C. Violante, « Quelques caractéristiques des structures familiales … », op. cit., p. 120-121. 13 Cf. supra, p. 118. 14 H. Bresc, Un Monde méditerranéen. Économie et société en Sicile 1300-1450, Rome, 1986, p. 674. 15 Petrescu E., Pour une histoire agraire de la Morée franque (XIIIe-première moitié du XVe siècle), thèse de doctorat Université Paris IV, 2008, p. 205-206. 16 À l’image de Nicolò Acciaiuoli (cf. infra, p. 424). 17 Cf. infra, p. 525. 18 H. Bresc, « Les Gascons en Sicile (1392-1460) », dans Corona d’Aragona in Italia (sec. XIII-XVIII), XIV Congresso di storia della corona d’Aragona, Sassari-Alghero 19-24 maggio 1990, t. 3, Sassari, 1996, p. 174-177. 19 Les sources byzantines accordent une importance toute particulière à l’origine des biens qui composent le patrimoine et qui déterminent leur statut et leur usage (G. Dagron, « Hériter de soi10
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux patrimoine dépasse le simple enjeu économique : il représente l’honneur de la famille et conditionne son statut social20, d’ailleurs les patrimoines se donnent rarement d’une façon simple dans l’aristocratie21. Les parents ne transmettent pas uniquement des biens à leurs enfants car au-delà du concret, ils leurs lèguent un élément immatériel primordial : un réseau de relations22, tout aussi important dans la principauté de Morée. Les mariages constituent des moments privilégiés au cours desquels les lignages s’échangent des parts de patrimoine, étant donné que la constitution d’un vaste ensemble foncier et l’union de deux puissances représentent l’un des objectifs de l’union matrimoniale dans le milieu aristocratique byzantin23. La constitution d’une dot* permet aux parents de se départir des biens meubles* mais elle peut aussi comporter des biens fonciers24. Dans tous les cas les apports nuptiaux forment un patrimoine commun sur lequel chaque conjoint a des droits25. De nombreuses dispositions juridiques favorisent de la sorte le passage des biens entre les familles, rendant possible le mouvement d’un patrimoine, l’influence sur sa transmission, son maintien dans une famille ou son passage dans une autre26. Les plus proches parents sont consultés quant à sa gestion, et il semble que l’assentiment de ceux qui ont des droits de succession sur le bien soit demandé. Il ne s’agit pas dans la réalité d’une vaste parentèle*, mais des parents jusqu’au quatrième degré de consanguinité en ligne collatérale27. Ainsi, les biens matériels représentent la puissance des lignages aussi bien en Occident que dans l’Empire byzantin et chaque dynastie se doit de les défendre, voire de les accroître. Dans l’histoire de la principauté de Morée, il convient de remarquer, comme dans d’autres provinces, l’attachement des lignages à leur patrimoine : leur intérêt est toujours de l’agrandir, soit lors des successions, soit lors de grands mariages. La version grecque de la Chronique de Morée rapporte en des termes simples les motivations de Geoffroy II de Villehardouin lorsqu’il épouse Agnès de Courtenay dans la première moitié du XIIIe siècle : « Il n’avait pas pensé mal faire, il n’avait pas agi par forfanterie, mais il avait suivi l’inclination et les nobles intentions que lui avait inspirées sa situation, celle
même », dans J. Beaucamp, G. Dagron (éd.), La Transmission du patrimoine. Byzance et l'aire méditerranéenne, Paris, 1998, p. 81, 98). Ainsi, il est intéressant de noter que le terme de *RQLNRQ« patrimoine » se retrouve à plusieurs reprises dans la version grecque de la Chronique de Morée (v. 7200, 7367, 7378, 7402). 20 J.-C. Cheynet, « Aristocratie et héritage », dans J. Beaucamp, G. Dagron (éd.), op. cit., p. 53. 21 Ibid., p. 56. 22 Ibid., p. 71. 23 I. Brousselle, « Les stratégies matrimoniales de l’aristocratie byzantine aux IXe et Xe siècles », dans S. Lebecq, A. Dierkens, R. Le Jan, J.-M. Sansterre (éd.), Femmes et pouvoirs des femmes à Byzance et en Occident (VIe-XIe siècle), Lille, 1999, p. 56. 24 J.-C. Cheynet, « Aristocratie et héritage », op. cit., p. 59-60. 25 J. Beaucamp, « Au XIe siècle, à Byzance : le jeu des normes et des comportements », dans C. Piault (éd.), Familles et biens en Grèce et en Chypre, Paris, 1985, p. 199-200. 26 Ibid., p. 202. 27 A. Laiou, Mariage, amour et parenté à Byzance aux XIe-XIIIe siècles, Paris, 1992, p. 168-170.
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chapitre x. le patrimoine, enjeu foncier d’un homme éloigné de sa famille et de son domaine patrimonial, ne trouvant pas le moins du monde une épouse qui convînt à son rang »28.
L’éloignement des biens patrimoniaux lignagers, une sorte de nostalgie du pays d’origine sont avancés afin d’expliquer sa volonté d’épouser une princesse impériale originaire de l’est du royaume de France, tout comme lui. Au-delà de la portée politique d’une telle union, le chroniqueur choisit d’orienter son éloge vers la nostalgie des terres, d’une culture et d’une mentalité dont il est coupé depuis plusieurs années et qui lui manquent. La version grecque de la Chronique de Morée rapporte comment les lignages nobiliaires latins envisagent leur patrimoine et de quelle façon ils se heurtent à la conception byzantine des mêmes biens. À l’image du dialogue reconstitué qui intervient durant l’emprisonnement de Guillaume II de Villehardouin à Constantinople au début des années 1260. L’auteur fait dire à Michel Paléologue : « […] Puisque vos aïeux se sont donnés beaucoup de peine et ont dépensé beaucoup d’argent pour conquérir la Morée, de même que vous après eux, plutôt que de perdre ce que vous possédez et de vous retrouver déshérité, prenez donc sur mon trésor – je vous en offre une bonne partie – vous et les chevaliers qui sont avec vous. Et, une fois que je vous aurai libérés, allez en France acheter des terres, que vous et vos enfants possederez à tout jamais, et laissez moi la Morée, qui m’appartient par droit d’héritage »29.
La compensation pécuniaire proposée au prince Guillaume II de Villehardouin en échange de terres injustement acquises aux yeux de l’orateur n’est pas acceptée. Les biens patrimoniaux des conquérants se trouvent en Champagne et en Bourgogne pour la plupart, mais depuis plusieurs décennies maintenant, ils sont gérés par une autre lignée* et les descendants* des conquérants, qui sont des Latins de Morée, ne se sentent plus vraiment liés à cette terre patrimoniale sur laquelle la plupart ne sont jamais allés. L’attachement sentimental à une terre ancestrale ne peut en aucun cas être compensé par un simple apport financier. Les nobles qui ont perdu leur patrimoine familial sont de plus en plus nombreux et, bien qu’il y ait des compensations possibles, certains restent profondément attachés à des biens qui, parfois, ont été perdus depuis longtemps. Ainsi Jean d’Enghien, neveu de Gautier de Brienne, duc titulaire d’Athènes30, conclut-il en 1371 un accord avec Venise afin de recouvrer l’héritage abandonné depuis 131131. Il s’engage à ne pas attaquer Négrepont mais il entend pouvoir s’y ravitailler, y recruter de nouvelles troupes et pouvoir y disposer d’une galère 32 ; pour autant sa tentative restera infructueuse.
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Chr. gr., v. 2548-2552 ; Chr. gr. (2005), p. 118 ; Crusaders, p. 146. Chr. gr., v. 4239-4247 ; Chr. gr. (2005), p. 162 ; Crusaders, p. 195. 30 Cf. annexes, p. 620, 631. 31 Peu de temps après la perte du duché d’Athènes, les héritiers se mobilisent pour obtenir des soutiens de la part de puissances méditerranéennes comme Venise (Dipl. Orient català, p. 112-113), la papauté (Ibid., p. 159, 189) ou les Angevins (Ibid., p. 191). 32 R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », dans Byzantina et Franco-Graeca, Articles choisis parus de 1936 à 1969, Rome, 1978, p. 202. 29
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux À une autre échelle, la constitution du patrimoine du futur couple est prévue lors des fiançailles et la tendance endogamique* qui marque la plupart des unions matrimoniales nobiliaires atteste la volonté d’associer la dot* de l’épouse aux biens du futur mari. Cet apport, quelle que soit sa nature, peut être géré par l’époux : il y a, dès lors, formation d’un patrimoine commun. Le mariage représente donc davantage que la constitution d’un couple, c’est une nouvelle répartition du patrimoine et il devient même une affaire sociale : on se marie dans son milieu et dans une zone géographique d’autant plus étendue que la famille est puissante33. Avoir un époux ou une épouse venant d’un pays étranger est un signe d’ascension sociale, car l’hypergamie* est le privilège des princes34. Pour la plupart des feudataires moréotes, les mariages des héritières sont déterminés par la nécessité de maintenir les éléments matériels de domination et de renforcer ou d’étendre les réseaux de relations sociales. C’est exactement l’objectif poursuivi par les Orsini et les Tocco vis-à-vis des Albanais ou des Serbes voisins35. Ces deux lignages d’origine italienne usent de tous les stratagèmes afin de maintenir leur puissance en Épire : les unions matrimoniales et les épreuves de force alternent pour servir leurs intérêts36. Il faut noter que l’alliance matrimoniale apparaît comme le moyen le plus commode pour assurer ou accroître un patrimoine ou des pouvoirs, car dans une société où l’individu se rattache autant à la filiation* maternelle que paternelle, les choix matrimoniaux contribuent à l’union de topolignées*. Il en est ainsi des Saint-Omer, dont le lignage est à la tête d’un patrimoine impressionnant au tournant des XIIIe et XIVe siècles. Initialement seigneurs de la moitié de Thèbes, ils obtiennent par alliances matrimoniales la baronnie de Passavant, le tiers de celle d’Akova et les châtellenies de Clermont et de Kalamata37. Nicolas III de Saint-Omer hérite de tout cela et également des seigneuries moréotes de Vostitsa, Chalandritsa, Veligosti, Arcadia et Damala38. Son patrimoine ne se limite pas toutefois aux biens fonciers, qui sont déjà importants, car il exerce également les fonctions de baile* et de maréchal39, lesquelles sont complétées par une fortune en argent. Le patrimoine de ce lignage témoigne donc d’une composition diversifiée, source de profits en tout genre, qui font de cette dynastie l’une des plus puissantes de la principauté de Morée au début du XIVe siècle. D’autres patrimoines ne sont pas autant dispersés car l’histoire les a façonnés comme un ensemble cohérent. Il en est ainsi de la seigneurie de Salona, idéalement située, et qui fait partie des plus grandes : avec comme capitale l’antique Amphissa, elle se situe au débouché d’un défilé montagneux qui donne accès au golfe de Corinthe. Elle domine ainsi une vaste plaine fertile et le seigneur
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De nombreuses similitudes sont vérifiables avec l’Empire byzantin (I. Brousselle, « Les stratégies matrimoniales… », op. cit., p. 51-64). 34 Cf. supra, p. 191. 35 G. C. Soulis, The Serbs and Byzantium during the Reign of Tsar Stephen Dusan (1331-1355) and his Successors, Athènes, 1995, p. 250-254. 36 Cf. annexes, p. 641, 647. 37 L. fechos, § 424 ; cf. annexes, p. 644. 38 P. Feuchère, « Une lignée coloniale au XIIIe siècle. Les Saint-Omer de Grèce », dans Bulletin de la Société des Antiquaires de la Morinie, fasc. 313, t. XVII, 1950, p. 361-362. 39 Chr. fr., § 858 et suiv.
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chapitre x. le patrimoine, enjeu foncier régit les hommes qui y résident jusqu’au littoral plus au sud. Au nord, elle ne semble pas s’étendre jusqu’à Gravia qui appartient au XIIIe siècle au despote de Thessalie. À l’est, le territoire latin s’étend jusqu’aux environs de Delphes sur les contreforts du Parnasse40, et touche celui de Bodonitsa41 qui surveille les Thermopyles. Le danger se trouve à l’ouest, car la seigneurie est voisine des despotes d’Épire et de Thessalie ; heureusement, le relief leur sert de barrière naturelle. Cette seigneurie s’est adaptée aux contraintes naturelles qui délimitent son espace, elle conserve une cohérence, une unité, mais il n’en est pas de même partout. Les biens fonciers sont donc défendus avec acharnement par les lignages qui tiennent à préserver leur influence, pourtant le patrimoine, qui est le bien attaché à cette structure de parenté, n’est pas forcément donné à une personne. Ainsi, Marino et son frère Geremia Ghisi possèdent des biens indivis à Négrepont au début du XIIIe siècle42. Dans l’Archipel, par exemple, les possessions sont bien limitées et parfois même ne comportent pas la totalité d’une île. À l’instar du lignage des Venier qui détient Cérigo en possession collective, comme un bien familial43. Ces patrimoines sont tenus de façon non personnelle, ce n’est pas l’individu qui les gère mais bien le lignage qui doit les organiser et les préserver. Or, cela est peut-être le plus difficile dans une période où les frontières de la principauté ne cessent de reculer. Si le patrimoine diminue en raison de bouleversements politiques, le lignage nobiliaire peut être dédommagé44 ou engager le mariage de l’un de ses membres, dont la dot* du lignage allié vient augmenter les possessions familiales. L’importance du lignage se renforce aux XIVe et XVe siècles dans la préservation des biens familiaux, quitte à accepter les fils naturels ou à recourir à la pratique de l’adoption, dont les traces sont tardives et uniquement attestées dans les familles italiennes45. Du moment où le patrimoine est considéré comme un bien lignager, il se partage et se transmet par une filiation* juridique ou par le sang aux enfants illégitimes, comme Carlo Tocco qui octroie à ses bâtards une part d’héritage46. C’est l’un des moyens trouvés par les lignagers afin de conserver leur puissance foncière. Le maintien de certaines grandes dynasties au premier plan de l’histoire de la principauté de Morée pendant plusieurs générations prouve en effet que des mécanismes compensateurs existent alors même que les frontières reculent. Le lien tissé entre les nobles et leur patrimoine est si fort qu’il se retrouve dans la détermination affichée pour le défendre, l’agrandir ou le récupérer. Pourtant au quotidien, il est malaisé de conserver un bien foncier et les obstacles sont très nombreux.
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J. Longnon, « Les Autremencourt, seigneurs de Salona en Grèce (1204-1331) », dans Bulletin de la Société Historique de Haute-Picardie, t. 15, Laon, 1937, p. 23-24. 41 Cf. annexes, p. 533. 42 R.-J. Loenertz, Les Ghisi. Dynastes vénitiens dans l’Archipel, 1209-1390, Venise, 1975, p. 276. 43 F. Thiriet, « À propos de la seigneurie des Venier sur Cerigo », dans Studi Veneziani, XII, 1970, p. 204. 44 Assises, art. 16, 29. 45 Cf. supra, p. 160-161. 46 Il faut rappeller que Carlo Tocco n’a pas d’enfants légitimes (cf. supra, p. 155 ; annexes, p. 647).
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux 2. La mobilité des biens Les médiévistes, à l’image des anthropologues, définissent la société aristocratique féodale comme un système de redistribution continue de la propriété, ou plutôt comme un droit temporaire au contrôle et à l’exploitation d’une terre dont le souverain est le pivot47. En Morée, le pouvoir princier incarne le système de répartition de la propriété qui repose sur des usages et des coutumes codifiés dans les Assises de Romanie48. Au XIIIe siècle, dans le nord du royaume de France, la noblesse connaît deux sources de difficultés : son patrimoine se divise, entraînant la ruine des lignages qui n’ont pas d’assise foncière suffisamment ample, et ses revenus diminuent à cause des exigences d’une économie monétaire49. Ces constatations sont peu adaptées à la réalité moréote qui certes voit les difficultés se multiplier à la fin du XIIIe siècle50, mais qui conserve toutefois une attention particulière vis-à-vis des biens fonciers non morcelés. Dans la péninsule ibérique, de nombreuses transactions patrimoniales s’effectuent dans le cercle familial et tendent à se multiplier comme les douaires* et les successions, entre autres, qui illustrent la transmission de la propriété au sein de la famille51. Cependant, la tendance qui est notée est celle d’une intégration rapide au patrimoine, élément de la puissance des lignages nobiliaires qui peut prendre la forme soit d’une grande possession exploitée en faire-valoir direct, soit d’une multitude de petites propriétés concédées à des tenanciers libres52. La préservation de ces biens matériels est une idée constante chez les nobles espagnols dont les successions, égalitaires, engendrent nécessairement un fractionnement53. Dès lors des solutions diverses sont trouvées par les lignages qui peuvent s’entendre avec un monastère voisin et entrer en dépendance en échange du paiement d’un cens annuel, conservant ainsi la jouissance de leur terre ; d’autres s’emparent des droits banaux, que le roi refuse de leur donner ; enfin certains passent au service du roi et se hissent au sommet de la hiérarchie54. Si ce n’est l’attachement notable au patrimoine, il est difficile d’effectuer un rapprochement entre les moyens mis en œuvre par les nobles espagnols et les logiques nobiliaires moréotes. Dans l’Italie du Nord, la descendance illégitime assume une fonction de substitution pour la transmission du patrimoine : en compétition avec une progéniture légitime, le statut des enfants naturels est ambigu et les stratégies patriG. Delille, Famille et propriété dans le royaume de Naples (XVe-XIXe siècle), Rome-Paris, 1985, p. 30. D. Jacoby, La Féodalité en Grèce médiévale, “Les Assises de Romanie”, sources, application et diffusion, Paris-La Haye, 1971, p. 20 et suiv. ; Libro dela uxanze e statuti delo imperio de Romania, A. Parmeggiani (éd.), Spolète, 1998, p. 22. 49 R. Fossier, « La noblesse picarde au temps de Philippe le Bel », dans Ph. Contamine (éd.), La Noblesse au Moyen Âge (XIe-XVe siècle). Essais à la mémoire de Robert Boutruche, Paris, 1976, p. 126-127. 50 Cf. supra, p. 16. 51 M. Calleja Puerta, « Les sources documentaires pour l’histoire des familles aristocratiques du royaume de León (Xe-XIIe siècle) : production, usage et conservation », dans M. Aurell (éd.), Le Médiéviste et la monographie familiale : sources, méthodes et problématiques, Turnhout, 2004, p. 110-111. 52 M.-C. Gerbet, Les Noblesses espagnoles au Moyen Âge, XI-XVe siècle, Paris, 1994, p. 49. 53 L. To Figueras, « Droit et succession dans la noblesse féodale à propos des Usages de Barcelone (XIe-XIIe siècles) », dans J. Beaucamp, G. Dagron (éd.), op. cit., p. 248-249. 54 M.-C. Gerbet, Les Noblesses…, op. cit., p. 156. 47 48
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chapitre x. le patrimoine, enjeu foncier moniales, selon les lignages, assurent leur exclusion ou leur assimilation, au même titre que les enfants légitimes55. Ce système vraisemblablement importé par les lignages nobiliaires originaires de l’Italie se retrouve en Morée au XIVe siècle56. Cet esprit lignager est tout autant présent dans le royaume de Naples, néanmoins les cas d’excès existent : le temps d’une minorité, il n’est pas rare de voir un avoué qui exploite de façon abusive les ressources, ou même un jeune enfant disparaître, ce qui permet de récupérer ses biens57. Cette convoitise du patrimoine, qui est parfois plus forte que l’intérêt lignager, se retrouve également dans la principauté de Morée58. La division notée lors des successions entraîne la parcellisation des patrimoines mais ce problème ne doit pas être surestimé, car les stratégies matrimoniales et les faveurs royales jouent un rôle important dans la constitution d’ensembles fonciers dont certains atteignent une taille considérable aux XIVe-XVe siècles59, à l’image de ce que l’on peut remarquer en Morée. Ainsi, une grande instabilité des biens se retrouve dans les provinces d’origine des nobles moréotes, en grande partie due aux unions matrimoniales, aux minorités, aux adoptions et aux successions : autant d’étapes lors desquelles les tensions apparaissent. De la même façon dans la principauté de Morée, une mobilité des biens peut être constatée et cela dès le XIIIe siècle. De façon générale, les changements de propriété ou les transferts de droits sur les biens deviennent plus fréquents à la fin du Moyen Âge afin de satisfaire les besoins de liquidités. Or, pour que le patrimoine puisse encore constituer un élément fondamental de cohésion familiale, il devient indispensable d’empêcher qu’il soit dispersé par les femmes hors de la descendance* mâle et le fait d’exclure les filles de l’héritage paternel se généralise tandis que pour consolider cet usage, l’institution de la dot* se développe60. Si les femmes sont partiellement exclues de la succession, ce n’est pas en vertu des règles de la filiation*, mais en raison de la contrainte patrimoniale qui aboutit en fait à la constitution de lignées d’héritiers formées de ceux qui ont successivement tenu le fief, chacun visant à reproduire à l’identique ou à accroître les éléments matériels et symboliques de leur position sociale. C’est donc une forme de structuration linéaire, nommée topolignée*. Lors de leurs mariages, les filles touchent une dot* qui correspond à une partie d’héritage, laquelle comporte peut-être une part croissante d’argent mais aussi, pour les plus riches, des biens immeubles qu’elles transmettent à leurs enfants. Dans les Assises de Romanie, la réglementation concernant ce point du droit est précisée : une fille dotée ne peut prétendre à une part d’héritage sauf
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J. Hayez, « Migration et stratégies familiales. Autour de la condamnation de Lorenzo di messer Tommaso Soderini, bâtard et faussaire malchanceux », dans Liens de famille. Vivre et choisir sa parenté, Médiévales, 1990, n° 19, p. 44. 56 Cf. supra, p. 154. 57 É. Bournazel, J.-P. Poly (éd.), Les Féodalités. Histoire générale des systèmes politiques, Paris, 1998, p. 254. 58 Cf. supra, p. 414. 59 G. Delille, Famille et propriété…, op. cit., p. 40-41. 60 Cf. supra, p. 251.
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux si elle veut rendre la dot* et partager le tout avec les autres héritiers61. C’est certainement l’une des causes expliquant la largesse avec laquelle les dots* sont généralement pourvues62. Il existe pourtant des exemples contraires, comme celui de Francesca Acciaiuoli, fille de Nerio, nommée héritière générale dans le testament de son père en 139463, qui obtient Mégare et Vasilika de même que Corinthe, à moins que le Grand sénéchal Robert, qui en est toujours le seigneur palatin, ne la rachète. Cela prouve que les règles ne sont pas toujours suivies : une fille peut hériter au même titre qu’un descendant mâle, malgré la relative rareté des faits. Cependant, le rôle important du gendre dans cette affaire successorale ne doit pas être occulté : Francesca est l’épouse de Carlo Tocco, puissant seigneur des îles Ioniennes. Nerio pense ainsi à la conservation de son patrimoine et le remet entre les mains de celui qu’il juge le plus apte à le défendre. En écartant Théodore Paléologue, despote de Morée et époux de sa fille aînée, Bartolomea64, il récompense le gendre qui lui a été le plus fidèle sa vie durant65. La codification reste donc théorique : une fille peut obtenir une part de patrimoine et être l’héritière principale, elle peut aussi n’obtenir que des biens meubles ou une avance financière. Ainsi peut-on noter une grande mobilité des biens tant en Morée que dans les provinces d’origine des nobles moréotes lors des mariages. Il faut également mentionner le devoir du promis lors de l’alliance qui doit pourvoir au douaire* de son épouse et se départir ainsi d’une partie de ses biens66. Or, le couple n’est pas le seul facteur de maintien ou de désagrégation du patrimoine : les adoptions et les légitimations peuvent l’affaiblir tout autant. Les lignages s’emploient donc à limiter ces pratiques, ainsi que les donations pieuses, pourtant fréquemment employées67. Si ce sont des biens mobiliers, elles n’amputent pas le patrimoine foncier du lignage, mais lorsqu’il s’agit de biens fonciers, des mesures limitatives peuvent être prises. Autrefois, il était nécessaire de demander l’avis de chacun des membres de la parenté pour la gestion du patrimoine car il pouvait y avoir opposition : l’exclusion des cadets et des filles lors des successions, complétée le plus souvent par des mesures évitant le transfert des biens vers d’autres familles68 ainsi que l’invention du retrait lignager, simplifia les données69. Toutefois, en Morée, cette pratique est complétée par l’action du prince qui peut décider de confisquer une terre sous certaines conditions70. Les lignages nobiliaires moréotes sont donc marqués par la redistribution du patrimoine à certains moments comme lors des 61
Assises, art. 38. Une conclusion similaire peut être donnée pour l’Empire byzantin, où les dots sont constituées parfois même au détriment des autres enfants mâles : M. Kaplan, « L’aristocratie byzantine et sa fortune », dans S. Lebecq, A. Dierkens, R. Le Jan, J.-M. Sansterre (éd.), op. cit., p. 208-209. 63 Elle a pourtant un frère naturel et une sœur, mais son mariage avec Carlo Ier Tocco en fait la digne représentante de la famille (Mon. Peloponnesiaca, p. 315 ; cf. annexes, p. 647). 64 Cf. annexes, p. 614. 65 A. Bon, La Morée franque. Recherches historiques, topographiques et archéologiques sur la principauté d’Achaïe (1205-1430), Paris, 1969, p. 268. 66 Cf. supra, p. 261. 67 Cf. supra, p. 420. 68 D. Lett, Famille et parenté…, op. cit., p. 31. 69 Cf. supra, p. 121. 70 Assises, art. 10 ; Chr. fr., § 187. 62
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chapitre x. le patrimoine, enjeu foncier successions ou encore des mariages, et cette mobilité est redoutée par les nobles qui s’emploient à la limiter par le biais de la coutume ou des règles juridiques. Pourtant au-delà des aléas qui atteignent leurs biens, les lignages nobiliaires entretiennent l’ambition d’obtenir davantage.
3. Les pratiques d’accumulation Avoir un patrimoine important est un signe de prestige. Par conséquent, tous les lignages nobles tiennent à conserver celui qui a été acquis difficilement, et si possible à l’agrandir, et cela quel que soit leur bien initial. Les princes peuvent faire preuve de largesses et octroyer à titre gracieux des châteaux ou des fiefs à des vassaux afin de compléter leurs possessions71. Cependant la tendance générale est marquée par les partages successoraux qui, dans une principauté qui rétrécit progressivement entre le XIIIe et le XVe siècle devant les assauts ennemis, génère des territoires dispersés, au mieux réduits72. À travers quelques exemples, il est possible de reconstituer des logiques et une politique lignagère à commencer par la descendance* Villehardouin, et plus particulièrement Marguerite de Villehardouin, fille cadette de Guillaume, qui reçoit après le procès de Marguerite de Passavant les deux tiers de la baronnie d’Akova73. En 1297, sa sœur aînée Isabelle lui fait don de plusieurs fiefs sis dans la région de la Skorta : celui de Blobocan et le château de Gligorian dans la seigneurie de Karytaina, ainsi que ceux de Nodimo et de Merdenay qui appartiennent à Nikli74. Elle est donc fieffée dans le centre de la péninsule mais cela ne l’empêche pas d’épouser un seigneur insulaire, Richard Orsini, comte de Céphalonie75, qui apparaît comme l’un des principaux barons au tournant des XIIIe et XIVe siècles. Ils détiennent ainsi des territoires centraux et périphériques qui constituent une puissante assise territoriale au sein de la principauté de Morée. Il est tentant pour certains hommes libres ambitieux de faire de même : les marchands n’hésitent pas à investir dans des maisons de ville pour y faire des affaires, ou dans des terres pour les plus prospères. En effet, dès que l’homme d’affaires touche au succès, il regarde vers la noblesse, c’est-à-dire vers le patrimoine foncier76. Tandis qu’au XIVe siècle l’ancienne noblesse fait front pour freiner l’ascension sociale des roturiers, il en est autrement en Romanie latine. Ainsi le commerce romaniote est une source d’ascension sociale pour les marchands génois qui aspirent à y investir77. La même constatation peut s’appliquer 71
Cf. supra, p. 420. Il en est de même en Navarre par exemple où les patrimoines fonciers sont morcelés et instables (J. J. Larrea, La Navarre du IVe au XIIe siècle. Peuplement et société, Bruxelles, 1998, p. 454). 73 Le tiers restant est octroyé par le prince à Marguerite de Nully (cf. supra, p. 248). 74 A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 172. Certains emplacements de châteaux posent des problèmes de localisation, mais les plus grandes seigneuries sont repérables sur la carte (cf. annexes, p. 533). 75 Cf. annexes, p. 641. 76 La consécration d’une vie noble reste la possession d’un domaine rural (J. Favier, De l’or et des épices. Naissance de l’homme d’affaire moderne au Moyen Âge, Paris, 1987, p. 399). 77 Le lignage des Zaccaria étudié par Michel Balard fournit l’exemple d’une famille issue du négoce mais qui a su diversifier ses sources de revenus en prenant notamment en charge le gisement d’alun 72
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux au lignage florentin des Acciaiuoli qui, après avoir réussi dans les affaires que ce soit le commerce ou les activités bancaires, aspire à détenir des seigneuries. Nicolò Acciaiuoli est le symbole d’une ascension sociale fulgurante car à peine âgé d’une vingtaine d’années, il est fait chevalier en 1335 par le roi Robert de Naples qui le remercie ainsi de son sens politique et de son implication dans les querelles lignagères angevines. S’il est aisé de suivre ses acquisitions en Morée grâce aux archives conservées, on se rend compte qu’il développe assez rapidement l’ambition de se créer un vaste territoire dans le Péloponnèse, rassemblant le comptoir que sa compagnie familiale possède déjà à Clarence et des fiefs en Élide obtenus en remerciements de sommes avancées en 1325 aux Angevins78. Il amasse progressivement différentes terres comme celle de Sperone qu’il rachète à proximité des précédentes, et le tout est confirmé par Catherine de Valois en 133679. Dans les deux années qui suivent, il obtient pour service rendu les terres d’Armiro et de Calivia, puis les biens revenus au domaine après le décès sans descendant* de Lise du Quartier : ce sont des localités d’Élide, certaines de Céphalonie, dont il est difficile d’établir une localisation précise80. Il récupère également en 1338 certains biens féodaux situés en Messénie et dans la Glisière81. Il demeure alors en Morée auprès des souverains angevins qui possèdent le titre de prince de Morée82, et en profite pour organiser la gestion de ses terres. Lors de ce séjour, il reçoit de nouvelles donations comme la seigneurie de Val de Calamy et Andromonastiri en Messénie, ainsi que Piada dans la châtellenie de Corinthe ; l’ensemble est confirmé en 1342 par le roi Robert83, auquel s’ajoute, en 1354, Saint-Archange. Enfin en 1358, la châtellenie de Corinthe lui est concédée à titre de baronnie, à charge pour lui d’en assurer la défense contre les incursions ennemies84. À la fin des années 1350, Nicolò Acciaiuoli est donc à la tête de terres dispersées en Élide, en Argolide ou même en Messénie, et il décide dans son testament de regrouper ses fiefs par secteurs entre ses hoirs*. Dans un autre registre, certains lignages particulièrement prestigieux concentrent entre leurs mains des biens divers sis parfois sur plusieurs continents, à l’instar du seigneur tiercier* Bonifacio da Verona qui est à la tête de possessions à la fois insulaires et continentales au tournant des XIIIe et XIVe siècles. Ainsi, par son mariage, il est seigneur d’Armena et de Karystos en Eubée, il détient en outre, dans le duché d’Athènes, les seigneuries de Gardiki, Égine et Salamine, l’ensemble faisant de lui l’un des plus puissants vassaux du lignage des La Roche85. Le cas des Brienne est également révélateur de la puissance territoriale de l’île de Phocée (M. Balard, La Romanie génoise (XIIe-XV e siècle), Rome, 1978, p. 881). 78 J.-A. C. Buchon, Nouvelles recherches historiques sur la principauté de Morée et ses hautes baronnies, fondées à la suite de la Quatrième croisade, t. II, Diplômes relatifs aux hautes baronnies franques extraits des archives et bibliothèques de Toscane, Naples, Sicile, Malte, Corfou, Paris, 1845, p. 44-64. 79 J. Longnon, P . Topping, Documents sur le régime des terres dans la principauté de Morée au XIV e siècle, Paris-La Haye, 1969, p. 8. 80 Ibid., p. 32 ; J.-A. C. Buchon, Nouvelles recherches historiques…, op. cit., p. 106-107 ; E. Petrescu, op. cit., p. 299. 81 J. Longnon, P . Topping, Documents sur le régime des terres…, op. cit., p. 56. 82 Cf. annexes, p. 535. 83 J.-A. C. Buchon, Nouvelles recherches historiques…, op. cit., p. 109-114. 84 Ibid., p. 143-153. 85 R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 449-450.
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chapitre x. le patrimoine, enjeu foncier de certains nobles de la principauté, car dans les années 1320, le jeune Gautier détient les seigneuries d’Argos et de Nauplie en Morée, mais aussi des biens en Champagne, fief d’origine du lignage ; en Italie, il possède les comtés de Lecce et de Conversano ainsi que les seigneuries de Turi, Casamassima, Castellucio de Sauro et Castellucio de Silaris ; enfin en Chypre il détient d’autres terres dont l’emplacement n’est pas précisé86. Malgré la dot* qu’il a dû constituer pour le mariage de sa sœur avec Gautier d’Enghien en 132087, et le titre simplement nominal de seigneur d’Athènes, le duc reste l’un des hommes les plus puissants de son temps. Au gré des sources, d’autres biens sont particulièrement détaillés comme par exemple ceux de Jean Laskaris Calophéros, gendre du seigneur d’Arkadia. De Jacques de Baux, il reçoit en 1381 le comté de Céphalonie et les îles de Zante et d’Ithaque, bien que ce titre reste purement théorique puisque Maddalena Buondelmonti continue d’assurer la régence pour son fils Carlo88. Il complète son patrimoine en recevant en 1387, de la part d’Amédée de Savoie, plusieurs localités situées en Messénie occidentale, comme Port-Jonc ou Navarin89, dont l’emplacement n’est pas anodin car ces terres sont situées entre Modon, où le seigneur réside, et Arkadia, possession de son beau-père, Érard III90. Or, ces concessions sont là encore théoriques car elles ne sont pas réellement en sa possession en raison des tensions politiques et militaires du moment. Ainsi, en dépit des difficultés, la volonté affichée par nombre de lignages est donc d’accumuler autant que faire se peut toutes sortes de biens, alors que se pose rapidement le problème de la gestion de ce patrimoine le plus souvent dispersé, étant donné que les nobles ne peuvent pas faire acte de présence sur toutes leurs terres. C’est pour cela que dans un deuxième temps, malgré l’émiettement des biens dû à des successions, des mariages ou des événements politiques, la volonté animant la plupart des lignages est de rassembler le patrimoine, parfois en échangeant des terres, parfois en s’employant à les obtenir. Les biens fonciers ne doivent pas forcément être de même superficie pour être échangés ; cependant, les raisons politiques et la volonté de certains seigneurs les poussent à faire des choix et l’histoire de la principauté de Morée présente des cas de compensation de fiefs. Ainsi à la fin du XIIIe siècle, lorsque la principauté passe sous l’étroite dépendance des Angevins, les nobles du royaume de Naples interviennent de plus en plus souvent dans l’administration91. Des mariages consolident les liens entre les deux noblesses de part et d’autre de l’Adriatique, notamment celui qui unit Hugues de Brienne et Isabelle de La Roche, veuve de Geoffroy de Briel92.
86 F. Sassenay (de), Les Brienne de Lecce et d’Athènes. Histoire d'une des plus grandes familles de la féodalité française (1200-1356), Paris, 1869, p. 187. 87 Cf. annexes, p. 631. 88 J. Chrysostomidès, « Italian women in Greece in the late Fourteenth and early Fifteenth Centuries », dans Rivista di studi bizantini e slavi, II, 1982, p. 125-126 ; D. Jacoby, « Jean Lascaris Calophéros, Chypre et la Morée » dans Revue des Études Byzantines, 26, 1968 ; repris dans Id., Société et démographie à Byzance et en Romanie latine (VR), Londres, 1975, p. 212. 89 Ibid., p. 217-218. 90 Il a épousé Lucie Le Maure, en 1372-1373 (cf. annexes, p. 638). 91 Cf. supra, p. 16. 92 Cf. annexes, p. 620, 637.
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux Jean Chauderon échange des terres en Italie contre le château de Beauvoir, permettant de la sorte à Hugues de Brienne de regrouper ses possessions en Italie et avec son épouse, Isabelle de La Roche, ils regagnent leurs terres outre Adriatique, tandis que Jean Chauderon augmente ses possessions moréotes puisqu’il détient déjà Estamira et Roviata93. La même détermination est affichée par Alfonso Fadrique lorsqu’il devient vicaire général du roi de Sicile dans le duché d’Athènes et qu’il épouse Marulla da Verona : il obtient successivement six châteaux de la part du souverain entre 1317 et 1327. Puissamment soutenu, il n’hésite pas à réclamer davantage notamment en 1328 lorsqu’il demande à être investi de Néopatras, proche de ses possessions continentales de Salona, mais en vain car ce fief reste dans le domaine royal94. À défaut d’obtenir satisfaction, il parvient tout de même à obtenir l’élévation de Salona qui constitue l’essentiel de ses possessions en Grèce, au rang de comté en 133095. Ses fiefs, regroupés en Grèce centrale, sont conservés par ses descendants directs, et ils représentent un puissant appui pour ce lignage catalan96. Un noble hérite donc d’un patrimoine familial qui évolue au fil de sa vie car les guerres, les unions matrimoniales et les successions qu’elles entraînent peuvent l’étendre ou au contraire le réduire. Néanmoins, qu’importe les difficultés car l’objectif toujours attesté des lignages est de l’agrandir quelle que soit la taille initiale. Or, parmi les richesses des dynasties nobiliaires latines de Morée, il faut bien différencier les biens féodaux qui, tout en faisant partie du patrimoine foncier, n’en représentent pas la totalité.
B. LE CAS PARTICULIER DU FIEF 1. Son investiture Le fief est l’élément clef définissant la hiérarchie des droits sur la terre. Son octroi répond à l’obligation du seigneur d’entretenir son vassal : en fournissant un fief au feudataire, ce dernier est en mesure d’offrir le service militaire97. Il ne se compose pas uniquement de terres car il peut comporter des vilains* attachés au service du château, et des droits de toutes sortes. Malgré une définition posant quelques problèmes, le fief fut longtemps au centre des grandes synthèses classiques sur la féodalité98. Récemment, des travaux ont remis en cause sa place au sein de la société féodale, voire lui ont dénié
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L. fechos, § 417 ; A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 161. R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 190. 95 Ibid., p. 190. 96 Les actes notariés gardent le témoignage de leur étendue, notamment lorsque Jacques cède ses biens à son frère Boniface. Sont répertoriés les fiefs de Zeitoun, Sidérocastron, Salone, Lidoriki, Vitrinitsa, et d’Égine, mais les deux premiers ne font pas partie de la donation (Ibid., p. 209). 97 Cf. supra, p. 364. 98 Le terme est employé tantôt pour qualifier des principautés territoriales ou pour désigner des seigneuries (M. Bloch, La Société féodale, Paris, rééd. 1994 (1re éd. 1939-1940), p. 13). 94
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chapitre x. le patrimoine, enjeu foncier tout rôle99, tandis que les recherches les plus radicales ont proposé de supprimer toute référence à la féodalité et toute validité au fief100. Il semble toutefois que les débats qui portent sur la « mutation féodale », s’animent sur le premier terme plus que sur le second, bien que celui-ci soit difficile à définir tant il est multiple101. Certains historiens et anthropologues102 reprennent les idées développées par Aaron Gurevic il y a une trentaine d’années103, mais leur tâche est ardue car l’assimilation de toute propriété noble à un fief ne rend pas la critique facile. Il est toutefois certain que le fief archétypal n’a pas existé, et qu’il s’agit d’une construction intellectuelle tardive104. Pour autant le débat n’est pas clos entre les tenants de la seigneurie et ceux du fief. Georges Duby pense que la seigneurie est l’élément le plus important et il minore le rôle du fief dans l’histoire du royaume de France, le plaçant principalement dans la petite et moyenne aristocratie105, suivi en cela par Robert Boutruche106. Plus récemment, Éric Bournazel privilégie l’unité féodale, en justifiant le poids à l’échelle locale des fiefs qui permettent au seigneur de gérer un espace étendu, de surveiller les masses serviles, de défendre son territoire107. Le fief de référence est de petite taille, correspondant en cela à la faiblesse des échanges, mais il est étroitement lié à la seigneurie108. L’imprécision des sources de la période médiévale rend le travail d’autant plus difficile que les différences ne sont pas toujours évidentes entre bénéfice, fief et alleu109. Ainsi les grands du royaume de France devaient disposer d’un patrimoine qui n’était pas à l’abri de représailles en cas de mauvaise action, et qu’un bien féodal pouvait venir compléter. Le fief, qui n’est pas nécessairement un bien foncier puisqu’il peut s’agir de redevances provenant de droits ou d’impôts110, ne semble pas être une simple tenure militaire, car il ne sert pas uniquement à lever l’ost, mais bien à maintenir l’idéologie chevaleresque111. Il est donc présent dans de nombreuses provinces occidentales, avec des nuances toutefois qui assurent autant de spécificités. Dans le Midi, alleu et fief s’opposent dans les textes : en résumé, il est possible de considérer l’alleu comme le fonds, tandis que le fief
99 G. Duby, Les trois Ordres, ou l’imaginaire du féodalisme, Paris, 1978, p. 191 ; R. Fossier, L’Enfance de l’Europe, t. 2, Paris, 1982, p. 961. 100 S. Reynolds, Fiefs and Vassals. The Medieval Evidence Reinterpreted, Oxford, 1994, p. 393 et suiv. 101 Cf. supra, p. 68. 102 Suzane Reynolds réfute le terme de fief car il ne correspond pas à une définition précise dans les sources (S. Reynolds, op. cit., p. 48-74). 103 A. Gurevic, « Représentations et attitudes… », op. cit., p. 525. 104 D. Barthélemy, « La théorie féodale », op. cit., p. 323-324. 105 Ibid., p. 326. 106 L’un des ouvrages principaux de Robert Boutruche témoigne de son point de vue (R. Boutruche, Seigneurie et Féodalité, Paris, 1970). 107 É. Bournazel, J.-P. Poly (éd.), Les Féodalités…, op. cit., p. 387. 108 Ibid., p. 325 ; G. Duby, Les trois Ordres…, op. cit., p. 614-615. 109 C’est le cas dans les documents navarrais qui ne font pas toujours une nette distinction ( J. J. Larrea, La Navarre…, op. cit., p. 480) ; T. Pécout, « fief », dans A. Vauchez (éd.), Dictionnaire encyclopédique du Moyen Âge, Paris, 1997, p. 592. 110 É. Bournazel, J.-P. Poly (éd.), Les Féodalités…, op. cit., p. 387. 111 Ibid., p. 333.
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux est la rente constituée sur le fonds, c’est-à-dire le profit112. En Catalogne, comme ailleurs en Occident et en Morée, il y a une hiérarchie des fiefs. La haute noblesse est constituée de barons et de grands magnats, feudataires du comte, viennent ensuite les fiefs des vavasseurs comme les châtelains, puis ceux des cavaliers qui en forment la garnison113. La hiérarchie se comprend assez aisément puisque le baron a des possessions trop étendues pour les gérer seul, il les inféode donc à des vassaux qui ont besoin d’une main-d’œuvre guerrière, laquelle représente une vassalité de troisième niveau114. Il y a en outre de la part de l’aristocratie des usurpations de biens et de droits qui sont à l’origine du fief privé115. En ce qui concerne les feudataires siciliens, l’octroi de fief devient la forme type de concession aristocratique et toute la noblesse, même la plus modeste, est à la recherche d’inféodation et par là même de reconnaissance sociale116. Quant aux feuda crétois, ils ont une vocation essentiellement militaire et afin d’éviter tout désir d’indépendance, Venise impose aux feudataires de résider dans la capitale d’où ils sont étroitement surveillés117. Dans la principauté de Morée, la féodalité importée s’est mise en place sur un substrat grec. Le fonctionnement byzantin, fondé sur la pronoia*, comporte des similitudes avec la féodalité en vigueur en Occident à la même période, mais il n’est pas correct de le qualifier de système féodal car la propriété foncière byzantine n’est pas complétée par le lien d’homme à homme118. Il y a de plus des biens patrimoniaux qui ne sont pas régis de la même façon, comparables d’une certaine façon aux alleux occidentaux119. Au lendemain de la conquête, les terres sont partagées entre les conquérants et la base de l’organisation féodale repose sur un fief de mille hyperpères* dont plusieurs sont nécessaires pour former une seigneurie. Les plus importantes, comme celles de Karytaina, de Patras ou de Mathegriphon comportent vingt-deux à vingt-quatre fiefs, tandis que les plus réduites sont composées de quatre fiefs. Dans chacune d’entre elles,
H. Debax, La Féodalité languedocienne (XIe-XIIe siècles). Serments, hommages et fiefs dans le Languedoc des Trencavels, Toulouse, 2003, p. 150. 113 Ibid., p. 333. 114 É. Bournazel, J.-P. Poly (éd.), Les Féodalités…, op. cit., p. 333 115 Le terme fevum représente tout bien, public ou privé, qui est remis par un homme à un autre en échange d’obligations et de services (P. Bonnassie, La Catalogne au tournant de l’an Mil, Paris, 1990, p. 275-277). 116 É. Bournazel, J.-P. Poly (éd.), Les Féodalités…, op. cit., p. 254. 117 E. Santschi, La Notion de “feudum” en Crète vénitienne (XIIe-XVe siècle), Lausanne, 1976, p. 50, 64 ; S. Mc Kee, Uncommon Dominion. Venetian Crete and the Myth of Ethnic Purity, Philadelphie, 2000, p. 57 et suiv. 118 Le terme de pronoia est très large, ce qui entraîne des confusions (Ibid., p. 19 ; H. Ahrweiler, « La pronoia à Byzance », dans Structures féodales et féodalisme dans l’Occident méditerranéen (Xe-XIIIe siècle). Bilan et perspectives de recherches. Colloque International organisé par le Centre National de la Recherche Scientifique et l’École française de Rome (Rome 10-13 oct. 1978), Paris, 1980, p. 681-683 ; D. Jacoby, « The encounter of two societes : western conquerors and byzantines in the Peloponnesus after the fourth crusade », dans The American Historical Review, 78, 1973 ; repris dans Id., Recherches sur la Méditerranée orientale du XIIe au XIVe siècle. Peuples, sociétés et économies (VR), Londres, 1979, p. 877 ; A. Kazhdan, « Pronoia : the history of a scholarly discussion », dans Mediterranean Historical Review, 10, 1995, p. 133 et suiv. 119 E. Patlagean, « ΓΟΝΙΚΟΝ… », op. cit., p. 423, 433. 112
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chapitre x. le patrimoine, enjeu foncier il y a un domaine et des fiefs inféodés aux chevaliers inspirés du modèle occidental. Il en existe aussi qui sont dévolus aux sergents ou écuyers* mais ceux-là sont de moindre valeur120. Ainsi, proportionnellement au fief, la hiérarchie des vassaux se dessine : barons, liges et feudataires de simple hommage, mais dans tous les cas des formalités identiques sont suivies. En effet, la remise du fief donne lieu à une cérémonie, communément appelée l’investiture, lors de laquelle le seigneur remet au vassal un objet symbolisant le bien121. Cette cérémonie vient juste après l’hommage et la foi122 et la concession qu’elle symbolise a pour durée la pérennité même du lien entre les deux hommes. Que l’un d’eux meure et l’investiture est remise en question. La relation vassalique ne peut être conservée qu’avec une nouvelle investiture123 qui est un acte matériel symbolisant le transfert du droit sur la terre. Les témoignages de la Chronique de Morée et des Assises de Romanie se complètent sur ce sujet, comme lors de l’investiture de Geoffroy de Villehardouin par Guillaume de Champlitte peu après la conquête, qui est rapportée en ces termes : « “Et en guerredon [cadeau] de vostre bon et loial service, si vous donne en heritage le noble chastel de Calamate, de vous et de vos hoirs, avec toutes ses appartenances”. Et lors le revesti de son anel d’or, et il devint son homme lige »124.
Un autre passage permet de compléter celui-ci : lorsque le prince remet à Marguerite de Passavant le tiers de la baronnie de Mathegriphon, il investit ensuite sa fille des deux tiers restants, dans la seconde moitié du XIIIe siècle : « Et quant le previliege fu fait, si fist le prince appeler sa fille, demoiselle Margerite, et la revesti de son gant dou chastel de Mathegriphon ; et puis la fist mettre en possession »125.
L’investiture est ainsi symbolisée par un objet représentant la cession de la terre ou du fief : que ce soient l’anneau d’or ou le gant, ils représentent le transfert du fief au vassal, qui le conserve après la cérémonie. Le vassal peut ensuite prendre possession de son fief qui dans le cas des Villehardouin est un fief de conquête, transmissible à tous les héritiers, tandis que celui dévolu à Marguerite de Villehardouin provient des biens de Marguerite de Passavant qui en a perdu les droits suite à son procès126. Les Assises de Romanie complètent ces témoignages en précisant que l’investiture peut se faire également par le capuchon127. Elle complète dans tous les cas la cérémonie de l’hommage en symbolisant plus
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J. Longnon, « La vie rurale dans la Grèce franque », dans Journal des Savants, 1965, p. 345. Elle revêt davantage d’importance que l’hommage en Espagne et en Italie, où une place capitale est accordée à la détention du fief (P. Bonnassie, La Catalogne…, op. cit., p. 392). 122 M. Bloch, La Société féodale…, op. cit., p. 246 ; R. Boutruche, Seigneurie…, op. cit., p. 158-160 ; cf. supra, p. 86. 123 M. Bloch, La Société féodale…, op. cit., p. 248-249. 124 Chr. fr., § 124-125. 125 Chr. fr., § 531. 126 Cf. supra, p. 248. 127 Assises, art. 68. 121
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux particulièrement l’aliénation de la terre : le seigneur y détient de fait le rôle essentiel. D’autres exemples d’investitures pratiquées dans l’Archipel apparaissent dans les sources et elles reprennent ce qui est mentionné dans les Assises de Romanie. À Thermia en 1456, Angelo Ier, seigneur de l’île, procède à l’investiture par l’anneau du fief promis à son fils, en présence du duc de l’Archipel128. Une autre cérémonie est décrite devant les portes du château de Santorin en 1480 : le duc fait prêter hommage aux Pisani, ses vassaux, agenouillés devant lui, avant de demander le serment de fidélité de tous les habitants129, et de faire le tour de l’île pour recevoir les hommages individuels. Cet acte, à la symbolique très forte, est un fait marquant pour les insulaires. Néanmoins ce sont les seuls témoignages dont nous disposons sur cette cérémonie qui marque les relations féodo-vassaliques et qui est reconnue par tous. La théorie définie dans les Assises de Romanie qui veut qu’un fief soit octroyé par le prince est parfois contredite dans la pratique par des actes nobiliaires quelque peu contestables. Le fief représentant un enjeu important, certains nobles n’hésitent pas à employer la force pour en obtenir un. C’est le cas de Geoffroy de Briel le jeune, cousin et homonyne du baron de Karytaina qui, arrivé dans la principauté, se retrouve dépourvu de bien, alors qu’il reste très attaché aux terres détenues par ses ascendants* et qu’il tient à les récupérer : « Chers compagnons, mes amis, mes frères, vous qui êtes venus avec moi sur ces terres de Romanie, vous connaissez la raison pour laquelle je me suis empressé de mettre mes terres en gage : je voulais, pour mon honneur, venir, avec confiance et espoir, prendre possession de Carytaina et de ses environs, une citadelle que mes parents ont édifiée, un pays qu’ils ont conquis à la pointe de l’épée »130.
Ce noble venu de Champagne avec des compagnons d’armes a laissé ses terres en gage pour récupérer ce qu’il juge être son patrimoine. Il s’agit de la seigneurie de Karytaina tenue par son homonyme jusqu’à mort en 1275131. Dépité de ne pas être investi de ce bien, il décide de s’emparer par la ruse de Bucelet à la fin des années 1280. Nicolas de Saint-Omer, baile* de la principauté, et tout le baronnage, interviennent afin de lui expliquer pourquoi son oncle fut déshérité par deux fois et en quoi cela est indigne de la part d’un chevalier d’occuper un château par la force132. Le prétendant a d’ailleurs des mots assez durs pour qualifier une situation qu’il ne comprend pas et il accuse les barons moréotes de détenir « son patrimoine sous de mauvais prétextes »133. Afin toutefois de conserver auprès d’eux un guerrier valeureux, ils lui proposent le fief de Moraines qu’il
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D. Jacoby, Féodalité…, op. cit., p. 287. G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs. Pouvoirs, société et insularités dans les Cyclades à l’époque de la domination latine (XIIIe-XVe siècle), thèse de doctorat Université Paris I, 2003, p. 679-682. 130 Chr. gr., v. 8259-8265 ; Chr. gr. (2005), p. 264 ; Crusaders, p. 302. 131 Cf. annexes, p. 533. 132 Chr. fr., § 581-583. 133 Chr. gr., v. 8434-8435 ; Chr. gr. (2005), p. 268 ; Crusaders, p. 306. 129
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chapitre x. le patrimoine, enjeu foncier peut obtenir en épousant son héritière, Marguerite134. Les fiefs sont donc en théorie tous détenus de la même façon car l’investiture est du ressort princier. Il y a pourtant des exceptions, plus ou moins détaillées dans les sources, notamment dans la Chronique de Morée où un épisode narre la prise de Kalamata au début des années 1290 par les Slaves, peut-être aux ordres des Grecs voisins. Envoyés à Constantinople, Jean Chauderon et Geoffroy d’Aulnay intercèdent auprès du basileus qui accepte de restituer le château, non pas au prince mais à Geoffroy d’Aulnay personnellement135. Cet acte ne sera pas suivi d’effet car le prince Florent de Hainaut récupère le château à son propre compte malgré les protestations de son vassal136, qu’il investit toutefois du gant137. Enfin, les fiefs peuvent être octroyés à l’occasion de remerciements. Il s’agit de s’attacher de la sorte de nouvelles fidélités et cela est tentant pour un souverain en difficultés comme Baudouin II, empereur latin de Constantinople, qui investit en 1240 le seigneur tiercier de Négrepont, Guglielmo Ier da Verona, des droits sur le royaume de Thessalonique appartenant à son épouse Elena de Montferrat, nièce de Démétrius138. L’empereur qui n’a pas la puissance suffisante pour reconquérir ses terres depuis longtemps perdues, préfère déléguer cette charge à un lignage latin qui a su s’installer et perdurer en Romanie ; en retour, le seigneur d’origine italienne prête l’hommage à l’empereur139. Ainsi, l’investiture est comparable en Morée et en Occident, les mêmes intérêts sont en jeu pour les deux parties contractantes et les même attentes peuvent être notées. Cependant, de nombreuses contraintes pèsent sur le détenteur d’un fief, et même si l’évolution tend à les alléger car les biens féodaux sont progressivement accaparés par les lignages nobiliaires, il faut les étudier plus en détail.
2. Son évolution Tout au long du Moyen Âge, ce que certains ont appelé la « mutation féodale » s’opère et le fief connaît des modifications révélatrices des changements de la société nobiliaire, tant en Occident qu’en Morée. Au bas Moyen Âge, la noblesse subit une crise qu’il est toutefois difficile de généraliser, tant l’écart est grand entre les détenteurs de fiefs réduits qui sont les plus nombreux, et ceux qui sont à la tête de vastes ensembles territoriaux140. Leurs problèmes reposent sur la baisse enregistrée des revenus tirés de leurs fiefs et dans un contexte de
134 Marguerite, dame de Lisarea (Chr. fr., § 585 ; A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 160-161) ; cf. annexes, p. 582. 135 L’empereur justifie cet acte exceptionnel par le lien de parenté qui l’unit à ce noble latin (Chr. fr., § 729 ; cf. annexes, p. 617). 136 Chr. fr., § 747. 137 Ibid., § 751-752. 138 R.-J. Loenertz, « Les seigneurs tierciers… », dans Byzantina et Franco-Graeca. Articles choisis parus de 1936 à 1969, Rome, 1978, p. 151. 139 Ibid., p. 153. 140 G. Bois, « Noblesse et crise des revenus seigneuriaux aux XIVe et XVe siècles : essai d’interprétation », dans Ph. Contamine (éd.), La Noblesse au Moyen Âge…, op. cit., p. 220.
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux dépression, commun à tous les États occidentaux aux XIVe et XVe siècle141, plusieurs facteurs se conjuguent pour augmenter les difficultés : que ce soit la réduction du nombre des censitaires, la baisse de valeur de l’argent ou encore la perte d’influence que le seigneur exerce sur les hommes. En théorie, un fief ne se transmet pas automatiquement à l’héritier, pourtant, le seigneur perd le droit de refuser la ré-investiture. Alors que l’aliénation est toujours opposée à l’hommage conclu entre deux hommes, la progression se fait au détriment du pouvoir seigneurial et la taxe de mutation initialement perçue sur les aliénations perd son sens, depuis qu’au XIIe siècle environ, le fief se vend ou se cède assez librement142. L’hérédité entraîne de fait le relâchement des liens d’homme à homme car le successeur ne prête hommage qu’afin de conserver le fief. De telles modifications sont sensibles en Champagne au XIIIe siècle où il existe une hiérarchie des fiefs dont les plus prestigieux reviennent aux pairs du comte143, lequel perçoit sur les feudataires nobles les droits habituels de mutation et d’aliénation 144. La féodalité champenoise n’a pas réussi à freiner la tendance au morcellement des fiefs, néanmoins la règle de l’inaliénabilité s’est conservée. Les fiefs sont depuis longtemps héréditaires, toutefois, l’autorisation du seigneur est nécessaire pour toute transaction145. La coutume, depuis longtemps oubliée, rend certains vassaux confus quant aux devoirs et aux services qu’ils doivent rendre et la complexité des redevances liées au fief atteint des sommets à la fin du Moyen Âge dans le royaume de France : la nature et la valeur du fief ne correspondent plus depuis longtemps. « Tenir en fief » n’a plus le sens qu’on lui attribue à la belle époque de la féodalité, étant donné que les liens marquant la dépendance se sont transformés au profit de la centralisation étatique146. En Sicile, la noblesse tend à considérer le sol comme un capital mobile qui peut être aisément aliéné. La terre change fréquemment de mains, et l’attachement au sol ne se fait que dans certains lignages qui exercent un pouvoir depuis longtemps dans une province147. L’évolution des pratiques pousse à vendre les fiefs, les donner en gage, parfois les maintenir dans l’indivision, ainsi se retrouvent-ils au centre d’un marché auquel peut accéder la bourgeoisie qui se réjouit d’appartenir au petit nombre des détenteurs du sol148. Progressivement, les vassaux parviennent à faire reconnaître l’hérédité dans la succession aux fiefs, intégrés à leur patrimoine, et ils peuvent les transmettre sous réserve de l’approbation du seigneur et du paiement du relief. Si la patrimonialisation du fief commence ainsi et s’accompagne d’un relâchement des obligations vassaliques149, l’évolution et le développement des institutions féodales se retrouvent dans l’intérêt 141
R. Fossier, Le Moyen Âge, t. III, Le Temps des crises 1250-1520, Paris, rééd. 1990 (1re éd. 1983), p. 84-89. 142 M. Bloch, La Société féodale…, op. cit., p. 297. 143 J. Longnon, « La Champagne », dans F. Lot, R. Fawtier, Histoire des institutions françaises au Moyen Âge, t. I, Paris, 1957, p. 131. 144 Ibid., p. 133. 145 P. Portejoie, L’Ancien coutumier de Champagne (XIIIe siècle), Poitiers, 1956, p. 31-33. 146 M. Le Mené, « Tenir en fief à la fin du Moyen Âge », dans J. Paviot, J. Verger (éd.), Guerre, pouvoir et noblesse au Moyen Âge. Mélanges en l’honneur de Philippe Contamine, Paris, 2000, p. 442-451. 147 H. Bresc, Un Monde méditerranéen…, op. cit., p. 680. 148 Ibid., p. 871. 149 É. Bournazel, J.-P. Poly (éd.), Les Féodalités…, op. cit., p. 337.
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chapitre x. le patrimoine, enjeu foncier des juristes, notamment italiens, pour le droit des fiefs150. En effet, le droit féodal y tient une place importante et malgré un héritage centralisateur, les Angevins n’ont pas réussi à maintenir leur emprise sur les vassaux qui sont désormais jugés par leurs pairs, peuvent disposer librement de leurs fiefs et se marier comme ils le souhaitent151. Au XVe siècle, le marché du fief en Sicile est particulièrement actif, l’administration centrale n’intervenant que pour accorder des autorisations de vendre152. Enfin, dans le royaume latin de Jérusalem, la rareté des sources rend difficilement compréhensible la démarche initiale qui a conduit à différencier le simple fief de la baronnie153. L’investiture octroie au chevalier et à tout son lignage, descendants* directs et collatéraux, la possession du fief154. Les lignagers même éloignés peuvent être séduits par cette possibilité qui leur est offerte d’hériter d’un fief en Syrie latine et progressivement s’établit une patrimonialité des fiefs, assurant l’installation du groupe des chevaliers. Au cours du XIIe siècle, la concentration des fiefs aux mains de certains grands lignages se confirme et il est désormais plus difficile de s’établir outre-mer pour un simple chevalier155. La parade trouvée consiste cependant à le pourvoir d’un fief en besant, sorte de rente assignée sur les revenus royaux, les marchés ou les douanes156. L’évolution du fief est donc sensible partout autour du bassin méditerranéen, chaque espace ayant ses propres caractéristiques ; on note toutefois des points communs qui font évoluer le fief vers l’hérédité et l’aliénabilité. La constitution de la principauté de Morée au début du XIIIe siècle correspond à une phase évolutive du fief en Occident et des remarques similaires peuvent être formulées. L’aliénation, par exemple, est un acte courant dans cet État où les effectifs humains sont en constant changement, mais le prince est le seul à pouvoir l’utiliser sans restriction. Les Assises de Romanie sont explicites à ce sujet : « Messire le Prince peut donner de sa propre terre féodale et même de son domaine sans obligation de service, pour une redevance recognitive »157.
C’est grâce aux largesses princières que les familles des Chauderon ou des Aulnay, par exemple, peuvent s’installer en Morée au cours du XIIIe siècle et, excepté le souverain, les seuls seigneurs pouvant aliéner des terres sont les liges, mais leur liberté est réduite :
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On retrouve cet intérêt chez Léonard de Véroli, chancelier de la principauté (É. Bournazel, J.-P. Poly (éd.), Les Féodalités…, op. cit., p. 243 ; cf. supra, p. 319-320). 151 Les événements politiques, comme les Vêpres siciliennes, poussent les Angevins à accorder des libertés à leurs feudataires dès 1283 (Ibid., p. 249). 152 Ibid., p. 254. 153 J. Prawer, « La noblesse et le régime féodal du royaume latin de Jérusalem », dans Le Moyen Âge, n° 1-2, 1959, p. 44. 154 Ibid., p. 48. 155 Ibid., p. 55. 156 Ibid., p. 59. 157 Assises, art. 11.
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux « Il est aussi contenu dans les Usages de l’Empire que l’homme (ou la femme) lige peut librement donner la tierce partie de son ou de ses fiefs à celui ou à ceux qu’il voudra en échange du service dû pour cette terre. Mais il ne peut le vendre sans le consentement du seigneur »158.
Cette restriction est apportée pour s’assurer un minimum constant de forces armées, d’ailleurs si la règle est bafouée, le vassal s’expose à des sanctions159. Pourtant les sous-inféodations sont nécessaires afin d’éviter le démembrement du fief et la réduction du service militaire. Les hautes baronnies de la principauté sont ainsi constituées de plusieurs éléments distincts : le domaine du baron, sa terre féodale, et les fiefs d’hommage attribués à des arrière-vassaux en échange de la prestation du serment de fidélité. De telles aliénations se font à des châtelains ou à des sergents, mais elles sont limitées par le prince et les barons pour maintenir leur pouvoir. C’est pour cette raison que certains chevaliers n’ont qu’un fief160. Tandis que le château du seigneur se trouve sur sa terre féodale, qu’il prend soin d’entretenir grâce au travail de ses vilains*, l’exploitation du domaine dépend de tenanciers sous l’autorité du seigneur161. Dans l’Archipel également les possibilités d’aliénation sont limitées, il existe néanmoins des dérogations octroyées dans des cas particuliers qui lèvent toute restriction162. Le fief y représente un bien parfois donné à titre viager, mais qui a tendance à devenir héréditaire. C’est une évolution que l’on retrouve notamment dans le cas de Maria Sanudo, lésée après l’assassinat de son frère Nicolò III Sanudo, qui obtient en compensation le fief de Paros et d’Antiparos à titre viager dans les années 1380, puis à titre héréditaire au début du XVe siècle163. En effet, l’hérédité des fiefs est davantage marquée au XVe siècle et lorsque le seigneur change, le vassal reste en possession de ses biens. Ainsi, un certain Aegidius reçoit en 1420 du prince Centurione II Zaccaria un fief de la seigneurie de Patras : Cavallarianico. Cela est confirmé en 1425 par Carlo Ier Tocco qui précise que la concession a lieu selon les conditions d’usage. À la mort du bénéficiaire, à la fin des années 1420, son fils lui succède et le statut de ce fief se maintient même au-delà de la conquête byzantine de la région164. Possédant le droit d’aliéner, le prince peut également saisir les terres dans le cas d’une rupture de contrat féodo-vassalique et décider de sanctions. Ainsi en 1223, il n’hésite pas à suivre l’avis de son conseil qui lui suggère de saisir les terres du clergé latin dans la péninsule, quand celui-ci lui refuse une aide militaire165. Le souverain a donc un pouvoir très vaste, mais sa décision requiert, avant toute action, l’approbation de son conseil et il arrive que la fidélité, qui est une notion clef de la féodalité166, soit outragée. Dans ce cas, puisqu’il y a rupture du contrat
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Assises, art. 30. Ibid., art. 46. Chr. gr., v. 1965-1967 ; Crusaders, p. 128. J. Longnon, L’Empire latin de Constantinople et la principauté de Morée, Paris, 1949, p. 204. D. Jacoby, La Féodalité…, op. cit., p. 285-286. G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 902. D. Jacoby, La Féodalité…, op. cit., p. 180. Chr. gr., v. 2648-2649 ; Crusaders, p. 149 ; cf. supra, p. 364. Cf. supra, p. 88.
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chapitre x. le patrimoine, enjeu foncier féodo-vassalique, les sanctions les plus répandues portent sur le fief : il peut s’agir d’une saisie temporaire ou d’une confiscation définitive de la terre, comme dans l’épisode de la félonie de Geoffroy de Briel, narrée par la Chronique de Morée, et plus particulièrement sur le pardon du souverain : « Mais a la fin, pour la proiere des haulx et nobles barons, lui pardonna et lui rendi sa terre par tel maniere que, de lors en avant, ne la deust tenir de conqueste ne a tous hoirs, ançoys lui randi de novel don, et aux hoirs de son cors, comme a cellui qui avoit esté desherités par son fait meisme »167.
Ce passage, où le prince accorde son pardon, permet de différencier nettement la condition des fiefs en Morée, dont le régime de succession dépend du statut. Il existe d’une part les fiefs de conquête, dits également de l’acquêt de la principauté qui sont transmissibles à tous les héritiers, directs ou indirects, d’autre part les fiefs de nouveau don, accordés après la conquête et qui ne se transmettent qu’aux successeurs directs. Dans cet extrait, le fief de Geoffroy de Briel subit une dépréciation humiliante dans la hiérarchie des tenures. Alors que le seigneur de Karytaina est baron de conquête, le statut de son fief régresse et il devient de nouveau don168. La sanction du prince est à la mesure des agissements de son neveu, d’ailleurs la confiscation de ses terres aurait pu être définitive s’il n’y avait pas eu l’intercession des barons. Les fiefs, représentant l’élément réel du contrat féodo-vassalique, relèvent expressément de la volonté du suzerain. Ainsi, les Angevins affirment leur suprématie au début du XIVe siècle en interdisant aux seigneurs tierciers* de Négrepont de céder à d’autres leurs fiefs, qui dépendent du prince de Morée donc de la suzeraineté angevine169. La même importance dévolue à la terre se retrouve dans les duchés catalans, où le coup de force réalisé par les Catalans qui suivent Roger de Lluria en 1362170 a pour conséquence une nouvelle répartition autoritaire des fiefs entre Catalans. Ils n’ont pas la vision patrimoniale des fiefs, héritage d’un lignage sur plusieurs générations ; il s’agit davantage pour eux d’un instrument de pouvoir, interchangeable, révocable et éminemment instable. Un fief est donc une compensation comme une autre ; ainsi Pierre d’Aragon dédommage en 1380 Bernard Ballester, procureur de Louis Fadrique à Thèbes en lui attribuant un autre fief qui doit être de revenu sensiblement équivalent171, car les Navarrais, sans doute à la solde de Nerio Acciaiuoli, viennent de s’emparer de la cité. Les fiefs sont pour eux des enjeux territoriaux très importants et soumis à négociations. Ainsi, Louis Fadrique, extrêmement influent dans le duché d’Athènes dans les années 1370, négocie avec Pierre d’Aragon afin d’obtenir davantage de fiefs, en échange d’actes politiques forts172. Avant de lui prêter 167
Chr. fr., § 241. Chr. gr. (2005), p. 139, 214 ; Crusaders, p. 171, 250. 169 Charles II, au nom de Philippe de Tarente, s’adresse en 1303 à Giorgio Ghisi, Maria et Béatrice da Verona (R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 110). 170 Le maréchal Roger de Lluria et ses compagnons massacrent Pierre de Pou, ancien vicaire général, ainsi que des membres de son lignage (R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 202203). 171 R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 240-241. 172 Pierre Fadrique vient ainsi à bout d’une révolte, il est désigné comme vicaire général. 168
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux hommage, il lui demande de lui céder comme fief héréditaire le comté de Malte et de Gozzo, le fief de Sidérocastron, Égine, de même que les places qu’il parvient à enlever aux rebelles173. Il y a donc dans la principauté de Morée, comme dans les autres États d’où proviennent les nobles moréotes, une évolution marquant la féodalité vers l’hérédité et l’aliénabilité évoquée plus longuement ultérieurement. Or, quels que soient les changements, la gestion de ces biens féodaux n’est pas facile dans un espace dont les frontières ne cessent de reculer.
3. Sa gestion L’élément réel des relations féodo-vassaliques présente des spécificités dans son organisation, car ce n’est pas un bien comme un autre. Au titre des liens d’homme à homme, le vassal bénéficie de la protection, car l’hommage et la fidélité empêchent le seigneur de s’en prendre arbitrairement à sa personne, sa famille ou encore ses biens. Par conséquent, le fait de détenir un fief interdit que l’on emprisonne injustement son détenteur174, comme cela est établi lors du procès pour Kéos et Sériphos en 1302-1304, lors duquel les plaintes portent sur Giorgio Ghisi qui s’est octroyé des biens sans respecter un pacte initial établi avec des sujets vénitiens. Les plaignants considèrent relever de la justice vénitienne dont ils déclarent tenir leur terre, et la cour condamne Giorgio Ghisi à restituer la part illégitime qu’il détient ; mais comme il ne s’exécute pas, Venise demande des renseignements sur la séquestration des fiefs dans les Assises de Romanie175. Quant au dénouement judiciaire, il est difficile d’en savoir plus en raison des lacunes des sources. Le fief détermine donc la puissance d’un lignage, et c’est sur ce symbole que portent les représailles en cas de mauvais comportement d’un noble. Ainsi, lorsque Pierre d’Aragon, en 1350, commet des actes de piraterie, Venise lui fixe un terme pour qu’il rende les captifs vénitiens dont il s’est emparé, au-delà duquel elle révoquera ses fiefs176 ; il s’agit d’un moyen de pression. Ayant de plus en plus de poids au sein des relations féodo-vassaliques, les mesures peuvent être pénalisantes. Les luttes internes à la principauté ne sont pourtant pas la cause principale des pertes de fiefs de certains chevaliers, puisque les conflits avec les Byzantins occasionnent bien plus de dommages, comme pour le cas des Nivelet qui perdent leur fief de Géraki lors de l’avancée des Grecs dans le sud-est de la Morée. Les Assises de Romanie règlent les litiges qui pourraient subvenir à cette occasion177, car c’est un risque suffisamment courant pour qu’il soit codifié. La gestion des fiefs est d’autant plus difficile que nombre de seigneurs latins sont également implantés en Italie et ne viennent en Morée qu’occasionnellement dès la fin du XIIIe siècle ; il est dès lors difficile de se faire respecter 173
Ces biens étaient déjà dans le lignage, mais suite aux successions ou à des rebellions, ils n’en faisaient plus partie depuis plusieurs années (R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 238-239). 174 Chr. fr., § 861. 175 R.-J. Loenertz, Les Ghisi ..., op. cit., p. 112 ; Assises, art. 69. 176 R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 193-194. 177 Assises, art. 16.
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chapitre x. le patrimoine, enjeu foncier lorsqu’on ne réside pas dans sa seigneurie. C’est ainsi que certains vassaux refusent de se soumettre sans craindre réellement une justice lointaine et peu suivie. Nicolas Koutroulis, par exemple, qui appartient à une grande famille archontale de la principauté, refuse de payer des redevances au vicaire de Marie Bourbon, Nicolas de Boiano, en 1361, et commet l’affront de préciser qu’il ne craint pas un procès178. Donc les tensions au sein des seigneuries existent ; elles portent parfois sur les personnes, mais le plus souvent elles concernent les biens, perturbant par là même la gestion des fiefs. Les documents publiés par Jean Longnon et Peter Topping relatifs à l’exploitation de la terre dans la principauté de Morée éclairent de façon plus systématique la gestion des patrimoines lignagers, et plus particulièrement celui des Acciaiuoli179. Les biens féodaux qui y sont donnés à voir sont composites, ils varient peu dans la description qui en est faite et qui se veut exhaustive180. L’élément récurrent dans les documents concerne les vilains* qui paient des redevances diverses181 et ainsi enrichissent le seigneur. Ils doivent personnellement la corvée ou le service du corps, et ils représentent la majorité des effectifs. Mais les inventaires décrivent des tenanciers au statut plus modeste, tandis que d’autres sont davantage privilégiés comme les francs hommes qui sont exemptés du service ou les archers ; il existe en outre des vassaux qui doivent le service militaire. Quant aux biens recensés, ils sont également composés de biens immobiliers et de différents droits, comparables aux banalités occidentales182 : les revenus perçus par le seigneur proviennent donc des redevances personnelles et des taxes indirectes. Il n’est pas de notre propos d’évoquer en détail la seigneurie moréote et son fonctionnement qui sont l’objet de la thèse d’Ecaterina Petrescu183, cependant la gestion des fiefs met simplement en lumière l’importance accordée au patrimoine par les lignages. Afin de gérer au mieux ses biens en son absence, Nicolò Acciaiuoli envoie sur place un représentant, appelé vicaire général, chargé de le représenter et d’exercer à sa place toutes les fonctions seigneuriales184. Dans chaque château, il installe un châtelain185 et le patrimoine est partagé entre le domaine, constitué en exploitations agricoles appelées comme en Italie méridionale masseries186, et les vassaux, qui se trouvent sur ces biens féodaux, et qui prêtent hommage au nouveau seigneur et lui doivent le service187. Les comptes financiers des fiefs permettent de connaître les recettes
178
J. Longnon, P. Topping, Documents sur le régime des terres…, op. cit., p. 150. Ecaterina Petrescu a également travaillé sur ces données (E. Petrescu, op. cit., p. 136-138) 180 Ibid., p. 20-29. 181 Cf. supra, p. 300. 182 J. Longnon, P. Topping, Documents sur le régime des terres…, op. cit., p. 66 ; M. Arnaux, « Ban, banalités », dans A. Vauchez (éd.), Dictionnaire encyclopédique du Moyen Âge, Paris, 1997, p. 167-169. 183 La thèse d’Ecaterina Petrescu, sous la direction de Monsieur Jean-Claude Cheynet, a déjà été citée. 184 Ibid., p. 144-154. 185 Cf. supra, p. 290. 186 J. Longnon, P. Topping, Documents sur le régime des terres…, op. cit., p. 55. 187 Ibid., p. 35. 179
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux obtenues et les détails des réemplois188. L’ensemble est donc bien organisé et réparti selon les besoins. Cela est comparable aux fiefs et à leur exploitation dans l’Archipel, bien qu’ils présentent des spécificités pouvant prêter à confusion. En effet, certains ont vu dans le topos l’exemple du domaine féodal des Cyclades189 : il s’agit d’un ensemble de droits et de revenus venant en grande partie d’un terrain de montagne. Le seigneur peut en détenir un en tant que fief mais ce n’est pas toujours le cas ; ces topi ne sont pas d’usage exclusif dans l’Archipel, ils se retrouvent également dans le Péloponnèse latin190. Ainsi, pendant l’occupation latine de la mer Égée, on peut noter une gradation dans la propriété des terres : certaines possèdent une rente annuelle (télos) perçue en échange d’un bien ; d’autres ont acquis des droits seigneuriaux portant sur des vilains*, mais pour les plus vastes donations enregistrées à Naxos au XVe siècle, il n’y a qu’une ou deux familles de vilains*191. L’exploitation de la terre dans l’Archipel se fait donc de plusieurs manières et le noble peut diviser ses possessions en trois ensembles : une partie est entretenue grâce aux corvées des serfs ou d’autres paysans et, si ce sont des pâturages, les troupeaux peuvent y paître ; une autre zone est exploitée par des paysans qui reversent une partie de leur récolte au seigneur (ce système se rapproche de ce qui est désigné par le terme de métayage en Occident, mais se pratique également dans l’Empire byzantin) ; enfin, pour certains types de cultures, les terres sont labourées en colonat partiel (endritia) sur lesquelles le paysan acquiert un droit indivis en versant une somme initiale, il reverse ensuite une partie de la récolte, généralement le tiers192. Dès lors, il est évident que l’exploitation moréote des fiefs n’est pas simplement une adaptation occidentale, il s’agit davantage de la somme d’influence entre Orient et Occident. Il est possible de retrouver l’équivalent de l’endritia sur le continent, nommée la gemora dont l’origine est encore sujette à débat193, mais qui trouve une partie de ses racines dans les redevances byzantines. L’importation de la féodalité dans l’Archipel semble alors limitée aux relations intérieures de la haute société194. Ainsi, la gestion des fiefs par les lignages nobiliaires moréotes revêt des ressemblances où que l’on se trouve dans la principauté, notamment lorsqu’il s’agit de faire face à l’absence du seigneur. Pourtant des spécificités apparaissent selon les espaces concernés et les deux types de biens fonciers, fief et patrimoine lignager initialement bien différenciés dans les sources, notamment dans le corpus juridique des Assises de Romanie, ne le sont pas vraiment en pratique.
188
J. Longnon, P. Topping, Documents sur le régime des terres…, op. cit., p. 159-192. B. J. Slot, Archipelagus Turbatus. Les Cyclades entre colonisation latine et occupation ottomane (15001718), Istanbul, 1982, p. 43. 190 Ibid., p. 44. 191 B. J. Slot, Archipelagus Turbatus ..., op. cit., p. 45. 192 Ibid., p. 47. 193 E. Petrescu, op. cit., p. 280. 194 Ibid., p. 48. 189
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chapitre x. le patrimoine, enjeu foncier
C. VERS UNE ATTÉNUATION DES DIFFÉRENCES 1. Les biens féodaux et les biens patrimoniaux Les modifications perceptibles dans la conception féodale font que le fossé entre les biens patrimoniaux et les fiefs se comble progressivement. Les lignages nobiliaires agissent avec les uns comme avec les autres, et sont toujours à la recherche de l’accumulation qui peut se faire par différents moyens. La différence entre les biens féodaux et patrimoniaux est sensible en Occident. Les médiévistes se sont penchés sur cette problématique pour le royaume de France, mais cet aspect se retrouve également en Sicile195. Les Assises de Romanie soulignent de même la différence entre un bien non féodal, appelé bourgeoisie, et un fief 196 : alors que le premier peut se transmettre dans une famille, pour le second le détenteur doit être investi. Le fief peut être en fait appréhendé selon différentes acceptions : par exemple, à Amorgos, deux conceptions opposées coexistent au XIVe siècle. Les Ghisi, qui détiennent l’île jusqu’en 1364, prétendent que le droit féodal en vigueur dans les Cyclades n’a pas lieu d’être à Amorgos, bien que les ducs ne soient pas du même avis. Ils considèrent donc que la seigneurie peut être partagée et faire l’objet de transactions sans en référer à un suzerain. Cet état d’esprit aboutit à une situation complexe de partage au sein du lignage, non seulement avec les descendants directs mais aussi avec les collatéraux*197. Ainsi, à la mort du dernier seigneur issu du lignage des Ghisi, Venise et ses représentants sur place défendent l’idée selon laquelle l’île n’est pas un bien féodal, mais un bien privé qui doit revenir à celui qui s’en empare, en l’occurrence un Vénitien, Domenico Michiel ; alors que Nicolas Sanudo Spezzabanda, tuteur du jeune duc de l’Archipel Nicolò III Dalle Carceri, expulse les représentants de Venise en considérant l’île comme un fief vacant198. La conception patrimoniale s’oppose dans ce cas-là à la vision féodale des fiefs, représentations radicalement différentes qui mènent les deux parties au procès. La distinction entre le domaine et les terres données en fiefs se retrouve dans le duché catalan d’Athènes où les inféodations apparaissent, de même que les sousinféodations, mais la dynamique qui se dessine est celle de seigneurs qui cherchent à arrondir leurs possessions au détriment du domaine ducal ou royal199. De la même façon, la différence relevée entre les biens féodaux et les biens patrimoniaux se retrouve dans les aliénations qui ont lieu au sein du lignage des Acciaiuoli. Nerio Acciaiuoli octroie Livadia, qu’il a obtenu comme récompense pour ses opérations contre les Catalans, à son frère Bindaccio après 1382, qui tient la cité jusqu’à sa mort. Celle-ci intervient en 1384 et une partie du lignage resté à Florence demande le partage de ce fief entre ses frères, à l’instar de tous les autres biens du défunt puisqu’il n’a pas d’héritier direct. Nerio, quant à lui, 195 A. Romano, « Successioni mortis causa e patrimoni familiari nel regno di Sicilia (secoli XIIIXVI) », dans J. Beaucamp, G. Dagron (éd.), op. cit., p. 211-245. 196 Assises, art. 142. 197 G. Saint-Guillain, « Amorgos au XIVe siècle », dans Byzantinische Zeitschrift, Leipzig, t. 94, 2001, p. 76. 198 R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 74. 199 R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 253-255.
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux refuse une telle division, invoquant le fait que Livadia doit lui revenir puisqu’il en est le seigneur et que c’est un bien féodal200. Livadia revient effectivement à Nerio et, dans son testament établi en 1394, il l’octroie à son fils illégitime, Antonio201. La distinction est donc bien faite par Nerio Acciaiuoli, mais ce n’est pas le cas de tous les lignagers car les Florentins sont peu coutumiers de ce type de bien et de son système de dévolution. Il en est de même en 1446 dans l’argumentaire de Lorenzo Ghisi où il prétend récupérer l’héritage de son lignage à Tinos et Mykonos, et dans lequel l’opposition entre terres patrimoniales et terres féodales représente l’élément majeur. Ces deux îles étant des terres féodales, Giorgio III Ghisi, mort en 1390, n’a aucun droit d’en disposer dans son testament comme il l’a fait, et la Sérénissime n’a pas la faculté d’accepter ce legs. En effet, d’après le droit en vigueur dans l’ancien Empire latin de Constantinople, les fiefs reviennent au plus proche parent du défunt, mais si cet argumentaire est valable, la généalogie fournie par ce prétendant l’est moins et sa demande est rejetée : Lorenzo n’obtient pas l’inféodation202. Le droit moréote et la pratique font donc la différence entre les deux sortes de biens, cependant, les intérêts lignagers ne s’entendent pas forcément sur l’une ou l’autre des définitions et les tensions aboutissent le plus souvent au procès. Parfois, afin de contenter tous les hoirs*, d’autres solutions sont néanmoins envisagées.
2. Le cas des apanages Au XIIIe siècle, en Occident, le patrimoine prend de plus en plus d’importance au détriment des héritiers. Dès lors, il est beaucoup plus difficile pour un enfant naturel d’hériter car la poussée démographique rend les survivants plus nombreux, et il faut tenir compte des autres descendants*. Les puînés légitimes peuvent alors recevoir un apanage203 constitué de biens donnés en compensation de la primogéniture. En Sicile, tout comme dans le royaume de France, le système des apanages est attesté pour les héritiers royaux204, mais il en est de même à Byzance où l’apparition du système apanagiste ne fait pourtant pas l’unanimité parmi les chercheurs. D’après Dionysios Zakythinos les apanages constitués afin de ménager les susceptibilités locales n’apparaissent qu’au XIVe siècle, et ils sont contraires à la théorie de l’Empire universel205. Alain Ducellier, quant à lui, évoque avec beaucoup de prudence les « principautés » byzantines mises en place sous les Paléologues, soit à partir de la fin du XIIIe siècle, ne trouvant pas pertinente toute comparaison avec le système occidental, pour lequel se confrontent 200
J. Chrysostomidès, « Un unpublished letter of Nerio (30 october 1384) », dans Byzantina, t. VII, 1975, p. 119. 201 Mon. Peloponnesiaca, p. 314 ; cf. annexes, p. 614 202 R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 182-183. 203 R. Carron, Enfant et parenté dans la France médiévale Xe-XIIIe siècle, Genève, 1989, p. 134. 204 H. Bresc, Un Monde méditerranéen…, op. cit., p. 799 ; A. Rigaudière, Pouvoirs et institutions dans la France médiévale. Des temps féodaux aux temps de l’État, t. II, Paris, 1994, p. 113-117. 205 D. A. Zakythinos, « Processus de féodalisation », dans L’Hellénisme contemporain, nov.-déc. 1948 ; repris dans Id., Byzance : État-Société-Économie (VR), Londres, 1973, p. 12.
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chapitre x. le patrimoine, enjeu foncier les différentes conceptions du pouvoir suprême206. Nicolas Oikonomidès, enfin, avance l’hypothèse que l’apanage existe dès le XIIe siècle : bien que faiblement utilisé, il peut être constitué soit de biens soit de droits, et celui qui en bénéficie peut réaliser des donations, agir en pleine souveraineté207. Dans la principauté de Morée, les Assises de Romanie ne conservent pas de trace de telles pratiques, en revanche le duché de l’Archipel présente ce cas particulier dans la gestion du patrimoine lignager. Le système semble remonter à la deuxième moitié du XIIIe siècle, et il s’agit le plus souvent d’îles ou d’îlots dévolus aux cadets du lignage ducal afin de leur permettre de maintenir leur rang seigneurial. Cependant, le lignage veille à ne pas octroyer plus de deux apanages en même temps afin de préserver son intégrité territoriale et comme aucun des bénéficiaires n’a fondé de lignée* durable, il semble que toutes les îles aient réintégré le domaine ducal. Or, au cours des XIVe et XVe siècles, cette pratique se généralise et certains constituent des entités pérennes208, à l’instar de la succession de Francesco Crispo qui laisse cinq fils survivants auxquels il faut assurer un statut209. Le duc, après avoir reconnu Giacomo comme son successeur, divise son domaine en apanages tenus en fiefs, constituant de nouvelles seigneuries pour son second fils, Giovanni, qui obtient Milos et Kimolos ; son troisième fils, Nicolò, investi de Syra et de Santorin ; Guglielmo, quant à lui, entre en possession d’Anaphée ; Marco enfin reçoit Ios, Theresia et Sikinos. La répartition géographique est aléatoire car le partage n’est pas fait en une seule fois laissant une recomposition territoriale envisageable, et les parts ne sont pas égales non plus puisque les îles distribuées n’ont pas toutes la même superficie. L’ordre de naissance entre les détenteurs peut expliquer en partie cela, mais il y a aussi la conjoncture politique et le remodelage des territoires, sans compter que les apanages peuvent inclure des biens situés ailleurs, comme dans l’île principale de Naxos par exemple210. Cette situation amène rapidement à l’éclatement du territoire ducal et les héritiers s’emploient diplomatiquement ou militairement à les réincorporer au cours du XVe siècle211. Il s’agit donc d’une gestion familiale du duché dont une partie échappe au duc en titre qui préfère ménager pour certains membres de son lignage des biens particuliers ; néanmoins, la nécessité de contrôler ces biens se fait sentir pour l’autorité ducale qui s’emploie à les récupérer. Ce système des apanages est particulier à l’Archipel, car sur le continent l’évolution dans la transmission des biens passe par la multiplication des ventes de biens fonciers, théoriquement soumises au contrôle princier.
206 A. Ducellier, « Les principautés byzantines sous les Paléologues : autonomismes réels ou nouveau système impérial ? », dans Les Principautés au Moyen Âge, Actes des congrès de la société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, Bordeaux, 1979, p. 164. 207 N. Oikonomidès, « Liens de vassalité dans un apanage du XIIe siècle », dans AETOS. Studies in Honour of Cyril Mango Presented to him on april 14 1998, Stuttgart-Leipzig, 1998 ; repris dans Id., Social and Economic Life in Byzantium (VR), Aldershot, 2004, p. 261-263. 208 Il est intéressant de noter que Guillaume Saint-Guillain, dans sa thèse, emploie systématiquement le terme apanage entre guillements (G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 398). 209 Cf. annexes, p. 626. 210 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 399-400. 211 Ibid., p. 419.
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux 3. Les ventes de fiefs La vente de fief est prescrite dans l’Occident médiéval du bas Moyen Âge par le droit féodal, elle l’est tout autant dans le royaume de Naples, car le fief, de par sa nature, doit rester en dehors d’un système permettant le cumul de capital ; il n’est pas commercialisable. Cette réticence se retrouve dans la pratique de la vente avec pacte de retrovendendo (droit de retour), qui précise que le feudataire qui vend son fief se réserve le pouvoir de le racheter quand il le voudra, lorsqu’il aura l’argent nécessaire212. En Sicile, ce genre de vente est caractéristique des grandes familles, celles chez qui le sentiment lignager est fort. Elles n’hésitent donc pas à se défaire des fiefs mineurs en faveur des cadets ou des filles, à pratiquer des ventes à réméré, c’est-à-dire soumise à une clause de rachat dans un délai déterminé, tout en conservant leur droit de ban. Ces aliénations se multiplient dans la deuxième moitié du XIVe siècle, car elles ont les faveurs du roi qui y trouve son avantage en percevant sur les transactions un lourd impôt213. Quant à la Crète, l’autorité vénitienne contrôle très étroitement les transferts entre vifs et l’autorisation ducale, précédée par un examen attentif du choix de l’acquéreur, est nécessaire214. D’après les Assises de Romanie, la vente de fief peut avoir lieu dans la principauté de Morée mais elle requiert l’approbation du seigneur. Dans ce système, se pose rapidement le problème de la vente libre et incontrôlée des fiefs, c’està-dire le passage des biens d’une lignée* à une autre en dépit des lois de succession, ceci étant l’un des interdits fondamentaux du système féodal. Le recueil juridique n’évoque pourtant pas les ventes mais emploie le terme de « donations »215 à plusieurs reprises. Par sa nature, le fief se trouve donc en dehors d’un système commercial qui aurait permis une accumulation de capital, il n’est pas un bien commercialisable216. Même l’endettement du détenteur n’est pas un motif suffisant pour permettre une vente, le créditeur pouvant tout au plus exiger une saisie des rentes féodales. Cependant, l’histoire témoigne d’entorses à la règle. Pourtant, des ventes de fiefs se retrouvent dès le XIIIe siècle dans la principauté où l’oliganthropie pousse certains lignages à vendre les biens féodaux dont ils ne peuvent plus remplir les obligations. Ainsi, Payen de Stenay qui hérite d’une partie des terres de Guibert de Cors, les vend à Guy de Dramelay en 1280217 ; quant à Guillaume Aleman, il engage sa seigneurie de Patras à l’Église dès la seconde moitié du XIIIe siècle218. Cette pratique en usage dès les premiers temps de la principauté semble se multiplier aux XIVe et XVe siècles, en lien probablement avec les difficultés politiques et militaires du Péloponnèse, mais aussi en raison du nombre important de lignages n’ayant pas de descendant* 212
G. Dellile, Famille et propriété…, op. cit., p. 55-56. H. Bresc, Un Monde méditerranéen…, op. cit., p. 873. 214 E. Santschi, La Notion de “ feudum” …, op. cit., p. 94-98. 215 Assises, art. 90, art.127. 216 Ce qui n’est pas le cas des profits et rentes librement échangés (Ibid., art. 152). 217 Il est impossible d’établir le lien de parenté qui unit les deux hommes (A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 162). 218 Le cas a été envisagé précédemment (L. fechos, § 398 ; cf. supra, p. 407). 213
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chapitre x. le patrimoine, enjeu foncier direct219. À l’instar d’Aymon de Rans, compagnon de Louis de Bourgogne, qui ne désire pas rester dans la principauté et qui vend sa seigneurie de Chalandritsa à Martino Zaccaria, seigneur de Chios, dans la première moitié du XIVe siècle220. D’origine génoise, le lignage des Zaccaria va par la suite accroître ses possessions et devenir l’une des plus puissantes familles de Morée, jusqu’à s’emparer du titre princier221. Les tractations qui ont lieu, aussi bien sur le continent que dans les îles, font intervenir toutes les puissances présentes : les lignages d’origine française, italienne, catalane ou encore la Sérénissime. Tous ont intérêt à vendre sous certaines conditions. Or, il est parfois difficile de connaître en détail les raisons pour lesquelles une vente a lieu. Certaines archives gardent la trace des négociations les plus détaillées, comme celles engagées en 1349 pour le château de Karystos : le baile* de Venise dans l’île de Négrepont traite avec le représentant de Boniface Fadrique et tous deux s’entendent sur la somme de 12 000 hyperpères*. Dans le cas où la République ne poursuivrait pas l’accord, deux autres acheteurs s’engagent pour la même somme222 ; pourtant malgré cette clause, et sans plus de précision, il semble que les Fadrique soient toujours à la tête de Karystos en 1359, sans connaître les causes qui ont mené à l’abandon du marché223. Venise qui n’hésite pas à bousculer les stratégies matrimoniales élaborées dans l’Archipel224, intervient tout autant lors des transactions. Ainsi, la vente en 1349 de la seigneurie de Kéa, qui est tenue en fief de la Commune, doit obtenir l’approbation de celle-ci225. Le cas particulier des seigneuries collectives n’empêche pas les échanges comme dans l’île d’Amorgos aux mains des Ghisi dans laquelle des lignagers louent leur part, tandis que d’autres la vendent, à l’instar de Giovanni Ghisi qui octroie son bien en 1334/1335 à un cordonnier en se gardant un droit de rachat. En fait, l’artisan la revend à l’oncle, Filippo Ghisi226. Les îles étant le plus souvent divisées en plusieurs seigneuries, il faut beaucoup de patience, user d’une diplomatie remarquable, ou attendre que le hasard démographique fasse son œuvre pour qu’un seul et même noble soit à la tête d’une île entière. C’est le cas en 1432 d’Alvise Michiel, seigneur d’un quart de Sériphos, qui rachète l’ensemble du territoire insulaire. Sériphos est enfin unifiée227. Les échanges sont également courants dans les duchés catalans car, d’après les usages de Barcelone qui influencent directement les possessions catalanes en Grèce, des ventes publiques tenues par des officiers légaux peuvent avoir lieu et permettent d’échanger des biens fonciers. L’acheteur ne peut en aucun cas s’en trouver lésé car le paiement intégral de la somme versée est assuré. C’est pourquoi en 1362 Béatrice, veuve de
219 220 221 222 223 224 225 226 227
Cf. supra, p. 150. L. fechos, § 627 ; cf. supra, p. 51. Cf. annexes, p. 535. R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 193, 198. Dipl. Orient català, p. 316. Cf. supra, p. 247-248. G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 330. Ibid., p. 349. Ibid., p. 359.
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux Bernard Desvillar, ne parvient pas à récupérer une ferme qui était un bien de son défunt époux, en dépit du soutien royal228. Les dames sont souvent sollicitées pour les ventes. Ainsi, l’héritière de la seigneurie des Brienne, Marie, fille de Guy d’Enghien, vend ses terres de Nauplie et d’Argos à Venise en 1388229. Elle vient de perdre son époux, Pietro Cornaro230, un Vénitien à qui elle était mariée depuis 1377 et qui avait personnellement gouverné ses terres, mais sa mort expose la jeune veuve à des difficultés : dans les mois qui suivent elle est sollicitée par la Sérénissime afin de lui céder ses terres. Il s’agit pour la République de se prémunir contre les agissements de Nerio Acciaiuoli qui menace directement les possessions vénitiennes dans le Péloponnèse, et les deux places d’Argolide permettent en outre d’envisager la conquête à venir de toute la péninsule231. Pourtant, avant que ses officiers n’y prennent place, Théodore Ier Paléologue, soutenu par Nerio Acciaiuoli, s’empare d’Argos et met le siège devant Nauplie232. Les négociations aboutissent pour Nauplie, mais Argos reste aux mains des Grecs233. Sur le continent, les échanges ne sont donc pas rares et parfois s’enchaînent assez rapidement. Ainsi, Marie de Bourbon, princesse d’Achaïe, qui a acheté la baronnie de Nivelet en 1358/1359 à Guillemette de Charpigny234, la revend à Nerio Acciaiuoli en 1363. Les implantations territoriales se modifient à grande vitesse en cette fin du XIVe siècle. Un cas de ventes à répétition est représenté par la seigneurie de Corinthe dont la position stratégique suscite bien des convoitises. Carlo Tocco, peu de temps après le décès de son beau-père, Nerio Acciaiuoli235, vend l’Acrocorinthe en 1395-1396 à Théodore Ier Paléologue en échange d’une rente annuelle de 600 ducats236. Cependant, le despote de Morée, en difficulté face aux incursions turques, ne parvient pas à protéger le territoire de Corinthe, il en vient ainsi à négocier la vente de la châtellenie à Venise en 1397237 : celle-ci décline l’offre, mais les Hospitaliers acceptent238. Leur mission est de lutter contre les infidèles en établissant dans le Péloponnèse une résistance chrétienne plus solide face aux attaques. Ainsi, les frères récupèrent plusieurs forteresses de la région mais devant le reflux turc, Théodore négocie à nouveau
228
R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 203. Cf. annexes, p. 533. 230 Cf. annexes, p. 631. 231 « Et si dicta loca Argos et Neapolis pervenirent ad eorum manus, hoc esset in manifestum periculum dictorum locorum nostrorum, nam sunt situata et potentia ad acquirendum totum residuum Amoree » (Mon. Peloponnesiaca, p. 97). 232 Ibid., p.101. 233 Ibid., p. 101 et suiv. 234 Mon. Peloponnesiaca, p. 10-11 ; cf. annexes, p. 587. 235 Cf. annexes, p. 614. 236 Mon. Peloponnesiaca, p. 402, 414 ; I. Ortega, « Permanences et mutations d’une seigneurie dans la principauté de Morée : l’exemple de Corinthe sous l’occupation latine », Byzantion, t. LXXX, 2010, p. 315. 237 Ibid., p. 382-383. 238 La présence de l’Ordre précède de trois ans les négociations de 1400 pour la cession d’autres places du despotat (R.-J. Loenertz, op. cit., p. 186-189 ; J. Delaville Le Roulx, Les Hospitaliers à Rhodes (1310-1421) (VR), Londres, 1974, p. 277 ; A. Luttrell, « Venice and the Knights Hospitallers of Rhodes in the Fourteenth century », dans Papers of the British School at Rome, 26, 1958, p. 210). 229
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chapitre x. le patrimoine, enjeu foncier et le temps de rassembler la somme, les Hospitaliers ne se retirent de la citadelle contre 43 000 ducats qu’en 1404, date à laquelle elle redevient grecque239. Au XVe siècle, l’évolution se poursuit, et c’est en partie grâce à l’achat de la cité de Clarence que Carlo Tocco, seigneur de Zante et de Céphalonie, fait valoir ses droits seigneuriaux sur ce qui reste de la principauté latine de Morée. Venise essaie d’acheter Clarence, Patras et Vostitsa au lendemain de la mort de Pierre de San Superan à la fin de l’année 1403, mais en vain. Parce que les événements politiques et militaires se précipitent, la principauté de Morée connaît un désordre politique quasi constant240, et les transactions en tout genre s’accélèrent, témoignant de la force des lignages. L’organisation hiérarchique des dévolutions de fiefs n’est plus qu’un lointain souvenir, car désormais les plus forts l’emportent et les épisodes militaires prennent le dessus sur les incitations politiques.
CONCLUSION Au sein des lignages, l’individu est inséré dans une chaîne qui le lie aux vivants et le rattache aux morts. L’appartenance à cette filiation* dont l’idéal est d’être ininterrompue lui dicte des obligations vis-à-vis du patrimoine, cet ensemble de biens reçu des ascendants* qu’il faut transmettre et dont la dimension symbolique non négligeable le fait sortir de la sphère marchande. Or, il est intéressant de dresser le constat suivant : la transmission du patrimoine met en jeu un certain nombre d’exigences difficilement conciliables telles que le maintien de la cohésion des biens légués prioritairement à un descendant* mâle ; ou encore la nécessité d’assurer durablement la survie de la famille. Lorsque le terme de fief apparaît dans les sources il n’est pas un simple synonyme de bien foncier car la réalité est plus complexe. Il comprend en fait des personnes, vilains* ou hommes libres et des vassaux astreints au service militaire. À travers les sources, la gestion du patrimoine dans la principauté de Morée semble reposer en grande partie sur les coutumes provenant d’Occident qui se superposent les unes aux autres voire se complètent, pour finalement s’adapter aux réalités géopolitiques du Péloponnèse qui connaît avant la conquête latine de grandes propriétés foncières. La conservation du patrimoine est d’autant plus ardue que la tâche est rendue difficile par la pression exercée aux frontières, la gestion de moins en moins intéressée des princes et les guerres incessantes. Mais l’intention des lignages reste inchangée : transmettre un patrimoine n’est pas suffisant, il faut sans cesse le reconstituer. S’il est difficile d’étudier la transmission des biens, il est néanmoins intéressant de noter que les comportements patrimoniaux sont multiples et les stratégies qui y sont liées s’observent mieux sur plusieurs générations, en examinant quels sont les apports successifs. Bien que le maintien du patrimoine soit primordial pour les lignages, il ne sert pas toujours de support matériel aux souvenirs, ce qui semble réservé davantage au château qui incarne la mémoire familiale, 239 240
D. A. Zakythinos, Le Despotat grec de Morée, Paris, 1932, p. 160 ; Mon. Peloponnesiaca, p. 416, 504. Ibid., p. 508.
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux comme nous l’avons vu précédemment, et qui est célébré entre parents en tant que porteur d’une symbolique fédérative241. Ce patrimoine matériel ne doit toutefois pas occulter les biens symboliques transmis de génération en génération au sein des lignages nobiliaires, tels que les dénominations sur lesquelles il est important de s’attarder.
241
J.-H. Dechaux, Le Souvenir des morts. Essai sur le lien de filiation, Paris, 1997, p. 178-181. À l’époque contemporaine, les droits sur le patrimoine sont toujours aussi importants en Grèce et la possibilité pour un individu de se situer dans la généalogie de son lignage lui permet d’obtenir des biens (F. Saulnier-Thiercelin, « Principes et pratiques du partage des biens. L’exemple crétois », dans C. Piault (éd.), Familles et biens en Grèce et en Chypre, Paris, 1985, p. 51).
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CHAPITRE XI. L’ONOMASTIQUE, OUTIL DES LIGNAGES « N’ayez longuement compagnon, en chemin ou en logis, que vous ne demandiez son nom car par le nom on connaît l’homme »1.
Déjà en 1974, lors du colloque de Rome, Karl Ferdinand Werner précisait l’importance que devait revêtir l’étude approfondie des noms propres pour comprendre la politique dynastique des grandes maisons aristocratiques2. Depuis, un ensemble d’historiens dénommé le Groupe d’Azay-le-Ferron3 a répondu à son appel en étudiant les sources dans de nombreuses régions françaises et en regroupant leurs résultats anthroponymiques. Leurs conclusions sont intéressantes et servent de fondement à d’autres réflexions, notamment la nôtre. Les historiens spécialisés dans ce domaine s’entendent pour reconnaître que l’action même de nommer les individus est une affaire de famille car la désignation sert aussi bien à marquer l’appartenance d’un individu à un groupe qu’à l’individualiser. Ainsi, pour apprécier la part de l’individualisme et celle de la tradition lignagère dans l’ensemble de la désignation anthropologique, faut-il étudier le mode de dévolution qui passe d’une structure élémentaire (un nom de baptême), à une formule binaire (nom + surnom), avant de devenir ternaire (prénom + nom + surnom). Il est vrai que dès qu’un nom est attribué, il fournit des précisions sur les conceptions de la parenté de ceux qui l’accordent, mais aussi sur les structures sous-jacentes de la famille. Il faut par conséquent, quand la documentation le permet, reconstituer les généalogies nobiliaires, qui servent de guide pour toute réflexion, et malgré leurs défauts puisqu’elles sont établies à partir de données parfois imprécises, elles permettent néanmoins d’obtenir une idée des pratiques onomastiques de la noblesse moréote car le fait de nommer sert à identifier et à classer4. On peut dès lors tenter d’estimer dans quelle mesure les lignages nobiliaires moréotes sont influencés par les usages onomastiques occidentaux. L’onomastique représente un héritage immatériel ; c’est également une voie de recherche assez récente qui permet d’étudier les logiques lignagères par le prisme des dénominations, que ce soit les prénoms qui ne sont pas dévolus de
1 Chrétien de Troyes et ses continuateurs (Manuscrit de Mons), Perceval ou le roman du Graal, J.-P. Foucher et A. Ortais (éd.), Paris, 1974, p. 261. 2 K. F. Werner, « Liens de parenté et noms de personnes », dans G. Duby, J. Le Goff (éd.), Famille et parenté dans l’Occident médiéval, Actes du colloque de Paris (6-8 juin 1974), Paris, 1977, p. 31. 3 En référence aux rencontres annuelles qui se sont tenues à Azay-le-Ferron en 1986 et 1987, et qui ont donné lieu à la publication des trois volumes sur la Genèse médiévale de l’anthroponymie moderne. 4 F. Zonabend, « Prénom et identité », dans J. Dupâquier, A. Bideau, M.-E. Ducreux (éd.), Le Prénom Mode et Histoire. Entretiens de Malher 1980, Paris, 1984, p. 23-24.
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux la même manière selon la place dans la lignée ou dans la fratrie ; les noms qui reflètent l’appartenance lignagère ou la préférence patrimoniale ou les surnoms qui peuvent être révélateurs d’une volonté d’individualisation au sein de l’armature lignagère.
A. LES NOMS, VÉRITABLES MARQUEURS SOCIAUX 1. L’imposition d’un système binominal Le système de nomination a évolué au fil des siècles et au nomen proprium donné à la naissance ou au baptême, se sont ajoutés d’autres éléments complémentaires appelés surnoms, dont les plus fréquents se rapportent au père de famille ou à un toponyme. Pour les anthropologues comme pour les historiens, le nom a une importance capitale car tous les membres d’une famille ont une identité commune qui est symbolisée par le patronyme ; néanmoins la fonction distinctive du nom varie selon les sociétés5. Au haut Moyen Âge, la force du nom est déjà sensible car il incarne l’appartenance au groupe et il est choisi par la parenté ; de tendance agnatique*, il prédispose certains à exercer le pouvoir, tandis qu’il en éloigne d’autres6. Une évolution onomastique se dessine alors jusqu’au XIII e siècle, reflétant les transformations de la conception familiale. Dans la première période, il s’agit d’un groupe de parenté peu structuré dans lequel les individus sont liés par les unions matrimoniales, et où les noms sont choisis parmi les ancêtres les plus illustres des deux côtés. La répétition de la dénomination qui s’inscrit progressivement dans ces structures familiales marque une seconde étape et dénote au contraire une conception familiale plus étroite, certains en faisant même l’expression de l’apparition du lignage7. Le choix des surnoms, ou appellations complémentaires, est toujours instructif, mais il n’est pas évident de le déterminer car l’individu peut être désigné par référence à sa fonction dans la société, par une mention topographique ou par un second nom complétant le premier. Plusieurs solutions sont envisageables, mais la plus commune est un surnom hérité, notamment du père, c’est le cas du nomen paternum qui sert de cognomen (surnom) au fils, renvoyant à une segmentation de la famille par paire de générations. Il peut être aussi donné sur plusieurs générations et il correspond ainsi à une perception lignagère de la parenté. Le système anthroponymique à deux noms date du XIe siècle approximativement où il remplace le nom unique dans le royaume de France, en Espagne et en Italie8. Les mécanismes qui le sous-tendent ne sont pas connus car les sources 5
C. Ghasarian, Introduction à l’étude de la parenté, Paris, 1996, p. 48-49. R. Le Jan, Famille et pouvoir dans le monde franc (VIIe-Xe siècle). Essai d’anthropologie sociale, Paris, 1995, p. 223. 7 G. T. Beech, « La dévolution des noms et la structure de la famille : l’exemple poitevin », dans M. Bourin, J.-M. Martin, F. Menant (éd.), L’Anthroponymie. Document de l’histoire sociale des mondes méditerranéens médiévaux, Paris, 1996, p. 409. 8 Cette révolution est notable aussi bien dans le milieu noble que non-noble (P. Martinez Sopena, « L’anthroponymie de l’Espagne chrétienne entre le IXe-XIIe siècle », dans M. Bourin, J.-M. Martin, 6
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chapitre xi. l’onomastique, outil des lignages font défaut, et le rôle moteur du milieu urbain dans cette révolution anthroponymique n’est pas clairement démontré9. Pourtant, au XIIe siècle, l’anthroponymie semble s’être stabilisée dans de nombreuses provinces du royaume de France et le nom a tendance à s’hériter en tant que patronyme10. Enfin au XIIIe siècle, les noms de baptême sont complétés par d’autres qui précisent la filiation*, surtout pour les filles, et plus fréquemment, ce sont les noms de famille qui apparaissent, dont certains résultent de la transformation du nom d’origine en patronyme11. Le nom double permet ainsi d’éviter les homonymies du nomen proprium et dissocie les individus, mais la baisse enregistrée de son usage au profit de l’adoption du nom de lieu modifie les pratiques. En effet, le succès de l’onomastique géographique traduit peut-être l’avènement de la seigneurie et cette référence est certainement beaucoup plus prestigieuse que le rappel d’une parenté12. La classe nobiliaire se différencie de la sorte des roturiers en adoptant largement le surnom de lieu qui est en constante progression du XIe au XIIIe siècle dans le royaume de France13, pratique que l’on retrouve dans la principauté de Morée. Cette évolution s’explique par la prise de conscience de l’importance des biens patrimoniaux comme éléments de détermination14 et tout au long du XIIe siècle, dans le milieu nobiliaire, le nom de lieu se fait plus fréquent et il remplace presque complètement le nom de famille chez les nobles au tournant du XIIIe siècle, attestant d’une conception lignagère de la dénomination15. La parenté s’affirme donc sur un espace et se l’approprie : alors qu’il est parfois difficile d’établir la mainmise d’un lignage sur un espace, l’onomastique apporte des renseignements complémentaires puisqu’à partir du XIe siècle les nobles ajoutent à leur nomen proprium le nom d’une terre. Cette évolution onomastique traduit une transformation dans la nature du pouvoir16, comme en Bourgogne par exemple où au XIIIe siècle le surnom est majoritaire17. Mais il
F. Menant (éd.), op. cit., p. 68). Le surnom semble héréditaire à la fin du XIIe siècle en Catalogne mais il ne l’est pas encore en Toscane ( P. Beck, M. Bourin, P. Chareille, « Nommer au Moyen Âge : du surnom au patronyme », dans G. Brunet, P. Darlu, G. Zei (dir.), Le Patronyme. Histoire, Anthropologie, Société, Paris, 2001, p. 13). 9 Genèse médiévale de l’anthroponymie moderne, Études d’anthroponymie médiévale, Ire et IIe rencontres Azay-le Ferron, 1986-1987, t. 1, Tours, 1990-2002, p. 8-9. 10 M. Bourin, « Bilan de l’enquête : de la Picardie au Portugal, l’apparition du système anthroponymique à deux éléments et ses nuances régionales », dans Genèse médiévale…, op. cit., t. I, p. 237. 11 M. Balard, La Romanie génoise (XIIe-XVe siècle), Rome, 1978, p. 232-233. 12 M. Bourin, « Bilan de l’enquête… », op. cit., p. 243. 13 B. Cursente, « Étude sur l’évolution des formes anthroponymiques dans les cartulaires du chapitre métropolitain de Sainte-Marie d’Auch (XIe-XIIIe siècle) », dans Genèse médiévale…, op. cit., t. I, p. 162. 14 F. Neveux, « Le système anthroponymique en Normandie d’après le cartulaire du chapitre de Bayeux (XIe-XIIIe siècle) », dans Genèse médiévale…, op. cit., t. I, p. 129. 15 M. Bourin, « Les formes anthroponymiques et leur évolution d’après les données du cartulaire du chapitre cathédral d’Agde », dans Genèse médiévale…, op. cit., t. I, p. 204. 16 C. Jeanneau, « Émergence et affirmation des familles seigneuriales à la frontière des grandes principautés territoriales : les seigneurs de la Garnache et les vicomtes de Thouars », dans M. Aurell (éd.), Le Médiéviste et la monographie familiale : sources, méthodes et problématiques, Turnhout, 2004, p. 164. 17 P. Beck, « Évolution des formes anthroponymiques en Bourgogne (900-1280) », dans Genèse médiévale…, op. cit., p. 78.
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux reste rare pour les femmes, n’apparaissant qu’à la fin du XIIIe siècle18. Dans le milieu nobiliaire, pour les hommes comme pour les femmes, sont privilégiés des référents de lieu, précédés de la préposition de, qui désigne ainsi le fief éponyme, permettant au lignage de se reconnaître. Cependant, pour la plupart des femmes, dans les actes étudiés, c’est leur position familiale qui est énoncée, bien que cette tendance s’amenuise au XIVe siècle19 ; une constatation similaire peut être formulée d’après l’étude de la Chronique de Morée20. En Italie, l’évolution anthroponymique est parallèle à celle enregistrée pour le royaume de France ou celle de la péninsule ibérique. Au XIe siècle, le nom unique est remplacé par une forme complexe, souvent composée de deux éléments dont le second fait référence à la famille ou au lieu d’origine. Quant aux surnoms familiers ou moqueurs, appelés sobriquets, s’ils existent, ils occupent la troisième place. Les noms collectifs tirés de celui de l’ancêtre se multiplient au XIIIe siècle21, bien que la Toscane dont sont originaires certains lignages installés en Morée, se différencie du reste de l’Italie par sa lenteur à adopter un cognomen (surnom) stable et héréditaire, préférant la référence aux ancêtres et la richesse des formes22. En Italie, le phénomène onomastique apparaissant dès la fin du XIe siècle est marqué par des chaînes de noms dont le rôle est de situer l’individu dans une lignée masculine23. C’est de la sorte qu’est présenté le beaupère de Nerio Acciaiuoli : Saraceno de’ Saraceni24. Les lignages n’hésitent pas dans cette Italie des communes à se fragmenter, changer de nom ou en cumuler plusieurs, en lien avec leur place dans la société urbaine, et la référence à un ancêtre illustre peut peser sur les choix anthroponymiques25. À Florence, le nom de famille collectif qu’une génération transmet à une autre est longtemps resté un indicateur de rang social et de poids politique26 et dès le XIIe siècle, à l’image des nobles, les grands marchands et banquiers adoptent un nom de famille transmissible en ligne masculine27. Et s’il faut tout de même faire la différence entre un surnom en forme de nom, comme un nomen paternum, et un second nom accolé au premier28, les exemples de lignages italiens essentiellement marchands s’identifiant à un ancêtre ne manquent pas : un ancêtre des Buondel-
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P. Beck, « Anthroponymie et désignation des femmes en Bourgogne au Moyen Âge (Xe-XIVe siècle) », dans Genèse médiévale…, op. cit., t. II, p. 92-94. 19 Ibid., p. 95. 20 Cf. annexes, p. 558. 21 F. Menant, « L’Italie centro-septentrionale », dans M. Bourin, J.-M. Martin, F. Menant (éd.), op. cit., p. 21. 22 Ibid., p. 22. 23 R. Durand, « Surnoms… », op. cit., p. 418. 24 Mon. Peloponnesiaca, p. 41. 25 Il s’agit du père d’Agnese (F. Menant, « L’Italie… », op. cit., p. 29 ; cf. annexes, p. 614). 26 C. Klapisch-Zuber, La Maison et le nom. Stratégies et rituels dans l’Italie de la Renaissance, Paris, 1990, p. 83. 27 Ibid., p.84. 28 Cette distinction s’établit dans les actes grâce aux cas employés pour l’un et l’autre des éléments. Mais dans les sources moréotes, qui sont en latin, en italien ou en moyen français, il est difficile d’établir avec pertinence un choix (M. Bourin, « Les formes anthroponymiques…», dans Genèse médiévale…, op. cit., t. I, p. 199).
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chapitre xi. l’onomastique, outil des lignages monti est attesté au début du XIIIe siècle, il se nomme Buondelmonte29. C’est le cas également des Acciaiuoli dont le nom provient d’un ancêtre appelé Acciaiuolo30. Concernant les lignages d’origine génoise présents dans la principauté de Morée, des variations se retrouvent entre les dénominations : le système étant assez perméable, certains prénoms peuvent être utilisés comme patronymes, l’inverse étant également vérifiable. Ainsi, l’un des aïeux des Zaccaria se nomme Paleologo31 tandis que dans d’autres familles génoises, Zaccaria peut être employé comme un prénom32 et Centurione comme un nom de famille33. En Italie centrale ou du Nord, l’emploi des noms de famille au pluriel est très courant en utilisant les formes della, degli, ou encore da. Cette marque indique l’idée d’un groupe familial nombreux34, comme pour les lignages des Da Verona ou des Dalle Carceri qui détiennent des seigneuries insulaires35. À Naples le cognomen, qui est héréditaire, est soit un patronyme introduit par de, soit un sobriquet ; l’aristocratie employant largement le premier usage. Pourtant le cumul des deux est possible pour distinguer les diverses branches d’une dynastie36. En Catalogne, le patronyme adopté par l’aristocratie permet d’établir un lien égalitaire entre tous les fils et leur père puisqu’ils ont tous le même37, mais la référence au lignage se fait par le biais de surnoms toponymiques38. En Syrie latine, l’origine des chevaliers se perçoit à travers leurs noms de famille transmis héréditairement, mais ce ne sont pas des toponymes pour beaucoup d’entre eux ; en effet, il s’agit le plus souvent de familles issues de la petite noblesse, qui ne sont pas attachées à un bien foncier39. Quant à la Crète, les cognomina d’origine vénitienne sont largement représentés parmi les premiers conquérants40. Enfin, à Byzance, l’usage des noms de famille se généralise dans la haute aristocratie et 29
D. B. I., « Buondelmonti », t. XV, 1972, p. 197. Cf. annexes, p. 614. 31 Cf. annexes, p. 649. 32 Zaccaria apparaît comme un prénom donné par les familles nobles vénitiennes au bas Moyen Âge (Philippe de Commynes, Lettres, J. Blanchard (éd.), Genève, 2001, p. 240 ; S. Chojnacki, Women and Men in Renaissance Venice, Baltimore, 2000, p. 53 ; Doukas, Histoire turco-byzantine. Introduction, traduction et commentaire, J. Dayantis, Reproduction en l’état par l’Atelier National de Reproduction des Thèses de Lille, thèse de doctorat, Université Montpellier III, 2004, p. XCIX ; F. Thiriet, La Romanie vénitienne au Moyen Âge, le développement et l’exploitation du domaine colonial vénitien (XIIe-XVe siècle), Paris, 1975, p. 288 ). 33 En 1430, un noble génois du nom de Pietro Centurione teste en faveur des siens (D. Lett, Famille et parenté dans l’Occident médiéval (Ve-XVe siècle), Paris, 2000, p. 67). 34 J. Heers, Le Clan familial au Moyen Âge, Paris, rééd. 1993 (1re éd. 1974), p. 60. 35 Cf. supra, p. 47. 36 J.-M. Martin, « L’Italie méridionale », dans M. Bourin, J.-M. Martin, F. Menant (éd.), op. cit., p. 36. 37 L. To Figueras, « Anthroponymie et pratiques successorales (à propos de la Catalogne, XIIe-XVe siècle) », dans M. Bourin, J.-M. Martin, F. Menant (éd.), op. cit., p. 427. 38 R. Durand, « Surnoms et structures de la famille », dans M. Bourin, J.-M. Martin, F. Menant (éd.), op. cit., p. 419. 39 J. Richard, « La noblesse de Terre sainte (1097-1187) », dans La Noblesse dans l’Europe occidentale au Moyen Âge : accès et renouvellement. Actes du colloque, Paris 14-15 janvier 1988, Lisbonne-Paris, 1989 ; repris dans Id., Croisades et États latins d’Orient (VR), Aldershot, 1992, p. 324. 40 S. Mc Kee, Uncommon Dominion. Venetian Crete and the Myth of Ethnic Purity, Philadelphie, 2000, p. 179 et suiv. 30
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux partir du XIe siècle, les lignages n’hésitant pas à employer dans les documents officiels leur second nom si ce dernier est plus prestigieux41 : « Messire Théodore, dont je vous entretiens, avait en effet trois fils remarquables dans le domaine des armes. Le premier s’appelait Comnène, le second Doucas et le troisième Ange »42.
Dans ce passage de la version grecque de la Chronique de Morée, sont mentionnés les fils du despote d’Arta au XIIIe siècle. En fait, il s’agit d’une énumération des patronymes utilisés par cette dynastie, non pas leurs prénoms ; ne sont retenus que les noms les plus renommés en lien avec le pouvoir impérial. En ce qui concerne l’emploi du surnom grec qui est avéré43, les noms ajoutés proviennent soit des toponymes, soit de noms propres44. Quant aux étrangers en terre d’empire, il n’est pas rare que leur prénom devienne le patronyme de toute une famille45. Une évolution s’est donc opérée tout autour du bassin méditerranéen, imposant progressivement un système binominal tout à fait établi au début du XIIIe siècle mais dont le second élément n’est pas encore fixé. Dans la principauté de Morée, les premiers conquérants d’origine française portent dans leur grande majorité, et conformément aux pratiques onomastiques du royaume de France au XIIIe siècle, un surnom géographique, grâce auquel il est plus aisé de connaître leurs terres patrimoniales46. Certains cependant, de plus modeste extraction, n’ont pas de terres de référence et utilisent un patronyme. C’est le cas de Gautier de Stombe pour lequel le patronyme dans les actes latins conservés est au génitif ; ce ne doit donc pas être un nom de terre, mais bien un nom de famille47. Il en est de même pour les Chauderon dont le patronyme n’est pas précédé de la particule de, contrairement à beaucoup d’autres48. Le système binominal a donc cours en Morée où les nobles latins importent le système de dénomination utilisé dans leurs provinces d’origine. Il comporte deux éléments nettement distincts : le prénom qui se rapporte à Ego, tandis que le second est soit un nom de famille qui incarne le lignage, soit un toponyme qui représente son patrimoine. Chacun joue donc un rôle et renvoie à des références étudiées ultérieurement. Dans tous les cas aucun n’est jamais choisi au hasard.
41 J.-C. Cheynet, « L’anthroponymie aristocratique à Byzance », dans M. Bourin, J.-M. Martin, F. Menant (éd.), op. cit., p. 275. 42 Chr. gr., v. 3537-3540 ; Chr. gr. (2005), p. 143 ; Crusaders, p. 176-177. 43 É. Patlagean, « Les débuts d’une aristocratie byzantine et le témoignage de l’historiographie : système des noms et liens de parenté aux IXe-Xe siècles », dans M. Angold (éd.), The Byzantine Aristocracy (IX to XIII century), Oxford, 1984, p. 29. 44 É. Patlagean, « Les débuts d’une aristocratie byzantine … », op. cit., p. 30. 45 J.-C. Cheynet, « Du prénom au patronyme : les étrangers à Byzance (Xe-XIIIe siècle) », dans N. Oikonomidès, Studies in Byzantine Sigillography, Washington, 1987, p. 64-65. 46 Cf. supra, p. 122. 47 J. Longnon, Les Compagnons de Villehardouin. Recherches sur les croisés de la Quatrième croisade, Genève, 1978, p. 162. 48 Cf. annexes, p. 552.
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chapitre xi. l’onomastique, outil des lignages 2. Les réservoirs familiaux Il est intéressant de déterminer quelle est la latitude dont disposent les parents pour le choix des prénoms de leurs enfants. Leur liberté individuelle est étroitement surveillée par la parenté car la dévolution d’un prénom répond à des contraintes lignagères et sociales, à l’instar du répertoire chrétien fréquemment utilisé. Les choix anthroponymiques associent de la sorte l’individu, sa parenté et la société, mais il est parfois difficile de faire la part entre les stocks maternel et paternel49. Devant le silence des sources, il est risqué de déterminer le rôle joué par le lignage maternel dans le choix d’un nom pour les enfants, pourtant il est intéressant d’évaluer la provenance du prénom. Un autre risque est de faire d’un exemple une généralité, ou inversement de sous-estimer un phénomène, pour cela il faut donc relativiser certaines conclusions. Malgré tout, le prénom étant un marqueur de la parenté50, il est inenvisageable de ne pas l’étudier. Cela étant précisé et bien qu’il y ait un décalage entre toutes les provinces occidentales étudiées, les historiens retrouvent des similitudes dans les modalités de changement. C’est presque toujours la filiation* paternelle qui assure le passage d’un système anthroponymique à un autre, du nom simple au nom composé. Dans la noblesse, la mémoire généalogique permet de connaître les aïeux et de réutiliser leurs noms, quant au nom d’origine il est conservé et devient le second nom51. En Italie septentrionale par exemple, les femmes ne transmettent plus l’identité lignagère car tout matronyme est dévalorisant et aucune référence n’est faite à un ancêtre maternel52. Ce n’est pas le cas dans la principauté où la Chronique de Morée n’hésite pas à rappeler la filiation* maternelle s’il s’y trouve un ancêtre prestigieux53 : la transmission per ventrem n’est donc pas occultée. À Florence, l’apparition de trois voire quatre prénoms n’est pas rare au bas Moyen Âge et chacun répond à un vœu familial : rappeler les ancêtres, symboliser une dévotion personnelle, incarner un vœu propitiatoire envers l’enfant, ou encore afficher son identité civique. La dénomination est investie de la sorte de plusieurs missions, dans lesquelles le souci d’éviter les confusions occupe une place mineure54. En Toscane, les premières mentions d’un cognomen collectif et permanent pour
49 En Champagne, en même temps que le prénom se transmet la situation sociale, ainsi une tante religieuse ou abbesse, tout en transmettant son prénom à une cadette, l’intègre dans les ordres, et se met alors en place un népotisme au féminin. Pour la principauté de Morée, il est difficile d’en dire autant car beaucoup moins de jeunes filles sont consacrées en raison des nécessités politiques. Mais cette pratique témoigne d’une dévolution d’un statut et d’un prénom au sein de la parenté (G. Bonnafous, « Les stratégies d’un lignage noble de Champagne : les seigneurs d’Arzillières de 1315 à 1337 », dans Champagne Généalogie, n° 97, 2002, p. 343). 50 A. Burguière, « Prénom et parenté », dans J. Dupâquier, A. Bideau, M.-E. Ducreux (éd.), op. cit., p. 29. 51 E. Hubert, « Structures urbaines et système anthroponymique (à propos de l’Italie centro-septentrionale, Xe-XIIIe siècle) », dans M. Bourin, J.-M. Martin, F. Menant (éd.), op. cit., p. 346. 52 D. Herlihy, C. Klapisch-Zuber, Les Toscans et leurs familles, Paris, 1978, p. 480. 53 Cf. supra, p. 112. 54 D. Herlihy, C. Klapisch-Zuber, Les Toscans..., op. cit., p. 477.
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux désigner un groupe de parents sont associées à l’apparition du lignage55, mais beaucoup se contentent de se référer aux ascendants* immédiats en étant appelés par leur prénom, celui de leur père et parfois celui du grand-père jusqu’au XVe siècle. La surnomination est rapidement appropriée par la famille qui en fait un moyen d’affirmation, de cohésion et de reconnaissance de la parenté56. On retrouve cela dans le testament de Jacopo Acciaiuoli où il signe « Jacobi Donati de Acciaiolis », c’est-à-dire Jacopo fils de Donato Acciaiuoli57. Un phénomène comparable se produit en Italie du Sud, où la continuité lignagère est brandie voire affichée comme le principe et l’outil de l’identification, donc de la vie sociale58. Enfin, à Byzance, le prestige de la belle-famille peut également jouer et le prénom de certains enfants repose sur une dévolution matrilinéaire59. Pour les despotes d’Épire, les noms de familles sont choisis en fonction du prestige : ainsi le nom des Ange, dont ils descendent directement, est négligé au profit de celui des Doukas et des Comnènes60 ; il y a là une égalité de choix dans les stocks familiaux. L’exemple en est Jean Laskaris Calophéros, gendre du seigneur d’Arkadia au XIVe siècle, qui présente un cas particulier au sein de la noblesse moréote, car il profite de l’usage onomastique grec permettant à tous les membres d’une famille alliée de prendre le nom de l’autre, surtout si cette dernière est plus prestigieuse61. Tant en Occident que dans l’Empire byzantin, l’ascendance* compte donc dans le domaine onomastique et les parents choisissent dans les stocks familiaux afin de dénommer leur progéniture. L’idée générale qui ressort des généalogies reconstituées en annexes62 est le fait que les règles de dévolution des prénoms dans la principauté de Morée sont moins strictes qu’en Occident. Les prénoms d’aïeux paternels sont amplement utilisés mais ceux des lignages maternels ne le sont pas moins. Il ne semble pas y avoir de règles trop astreignantes, chaque couple, en fonction de la puissance de l’un ou de l’autre des lignages, fait des choix. Plusieurs mariages hypergamiques* livrent des exemples de dévolution de prénoms pour lesquels les choix se font dans les stocks maternel tout autant que paternel. Il en est ainsi d’Othon, fils de Jacques de Cicon et de Sibylle de La Roche qui porte un prénom attesté parmi les ascendants* maternels. C’est le cas également des Le Maure et des Aulnay, dont un prénom caractéristique, Érard, est emporté par Agnès, dame d’Arkadia, avec son héritage dans le lignage allié*. C’est une façon de perpétuer la mémoire des ancêtres et celui qui hérite de la baronnie revêt aussi un prénom considéré comme un symbole63. Le prénom Érard, étroitement lié à la baronnie 55 P. Beck, « Anthroponymie et parenté », dans M. Bourin, J.-M. Martin, F. Menant (éd.), op. cit., p. 373. 56 Ibid., p. 375. 57 Cf. annexes, p. 614. 58 P. Beck, « Anthroponymie et parenté », op. cit., p. 378. 59 J.-C. Cheynet, « L’anthroponymie aristocratique… », op. cit., p. 282. 60 R.-J. Loenertz, « Aux origines du Despotat d’Épire et de la principauté d’Achaïe », dans Byzantion, 43, 1973, p. 362-363. 61 R.-J. Loenertz, « Pour la biographie de Jean Lascaris Calophéros », dans Revue des Études Byzantines, t. XXVIII, Paris, 1970, p. 130. 62 Cf. annexes, p. 612. 63 Cf. annexes, p. 638.
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chapitre xi. l’onomastique, outil des lignages d’Arkadia, se transmet ainsi sur plus d’un siècle en passant par trois lignages (les Aulnay, Le Maure et Laskaris), grâce aux femmes64. Parfois, lorsque l’épouse parvient à imposer un prénom de son choix, elle le fait pour un cadet comme dans le cas de Marulla da Verona et d’Alfonso Fadrique, dont le puîné, Boniface, a le prénom de son grand-père maternel, tandis que l’aîné Pierre revêt un prénom commun dans la dynastie d’Aragon65. Toutefois, les prénoms de la lignée maternelle ne suscitent pas le même engouement, à l’image des Saint-Omer, lignage dans lequel le prénom Béla, en dépit d’une origine hongroise prestigieuse issu de la lignée maternelle66, ne se perpétue pas. Sous l’effet des alliances matrimoniales, de nouveaux prénoms peuvent être utilisés, comme dans le lignage des Sanudo où toute innovation peut mettre sur la piste d’un emprunt au stock maternel. C’est le cas de Giberto, dénomination inconnue chez les Sanudo, mais courante chez les Da Verona, empruntée peutêtre à une aïeule de ce lignage67. Quant à Francesco Sanudo, seigneur de Milos à la fin du XIIIe siècle et cadet du lignage ducal, il porte un prénom inusité dans sa parenté : peut-être vient-il du stock maternel des Dalle Carceri68 ou est-il inspiré par saint François d’Assise. Enfin Agnese Crispo, en épousant Pietro Bembo, fait des emprunts aux deux ascendances* pour dénommer ses enfants : du lignage des Bembo vient le prénom de Benatino, quant à ceux des puînés ils sont inspirés des grands-parents maternels69. Ainsi, les exemples de prénoms choisis dans le stock maternel ne manquent pas tout au long de la période étudiée, et quelle que soit l’origine du lignage. Esaü Buondelmonti, remarié avec Eudokia Balsic, nomme son fils aîné Giorgio, du nom de son grand-père maternel70. Quant à Narzotto Dalle Carceri qui a un prénom atypique, il témoigne peut-être de l’ascendance* maternelle, car une hypothèse peut être bâtie à partir des pratiques coutumières : sa mère serait une Toucy, lignage dans lequel le prénom Narjot se transmet en ligne masculine71, et Narzotto serait un diminutif italianisé de cette dénomination. Le poids du lignage maternel se fait sentir aussi dans la dynastie des Orsini qui a contracté des alliances avec des princesses byzantines, lesquelles sont parvenues à introduire une influence orientale dans les dénominations puisque l’un des descendants* se nomme Nicéphore. Quant aux enfants de Philippe de Toucy, ils reçoivent des prénoms inspirés des deux lignages d’ascendants* : l’aîné s’appelle Narjot comme son grand-père paternel et le puîné Othon comme Othon de Roye, le père de sa mère72. Les stratégies matrimo64
Cf. annexes, p. 617. Cf. annexes, p. 632. 66 Cf. annexes, p. 644. 67 Il s’agit d’une arrière grand-mère (G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs. Pouvoirs, société et insularités dans les Cyclades à l’époque de la domination latine (XIIIe-XVe siècle), thèse de doctorat Université Paris I, 2003, p. 867). 68 Ibid., p. 849. 69 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 944. 70 G. Schiro, « Eudokia Balsic vasilissa di Gianina », dans Zbornik Radova, Mélanges Georges Ostrogorsky, II, Belgrade, 1964, p. 383-391, p. 383 ; G. Schiro, « Manuele II Paleologo incorona Carlo Tocco despota di Gianina », dans Byzantion, XXIX-XXX, 1960, p. 213. 71 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 851 ; cf. annexes, p. 627, 648. 72 J. Longnon, « Les Toucy en Orient et en Italie au XIIIe siècle », dans Bulletin de la Société des Sciences Historiques et Naturelles de l’Yonne, Auxerre, 1958, p. 38-39. 65
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux niales ont donc des répercussions secondaires qui ne s’affichent pas immédiatement et qui concernent des répertoires onomastiques familiaux qui, loin de rester étanches, se mêlent les uns aux autres, bien que certains tentent de conserver un équilibre dans leurs choix, notamment au sein de la fratrie. Lorsqu’il s’agit de faire le choix du prénom, le rôle de la parenté spirituelle73 reste encore à déterminer avec plus d’exactitude. Dans le royaume de France, la décision est endogame*, car les parrains et marraines choisis dans le cercle familial peuvent donner leur nom ; c’est leur privilège le jour du baptême74. Ce n’est pas le cas en Italie où le recrutement est exogame*, et le baptisé ne reçoit pas le prénom des parents spirituels75. Pour la principauté de Morée, il est difficile de préciser puisque les témoignages concernant la parenté spirituelle sont, pour ainsi dire, inexistants76. Or, quel que soit le stock dans lequel les parents puisent pour nommer leurs enfants, il est facile de noter une réduction des choix, tant pour les garçons que pour les filles tout au long de la période étudiée.
3. La condensation des stocks de prénoms L’apparition des surnoms, patronymiques ou noms de lieu, ne semble pas bouleverser les pratiques lignagères qui continuent d’attacher une grande importance au nom, en employant la répétition. En effet, quelques noms par générations concentrent la majorité des individus, tandis qu’à côté persistent quelques prénoms peu portés. En étudiant la marge de choix dans le stock des prénoms, la ductilité de l’anthroponymie peut être gênante car certains proviennent de l’incertitude orthographique, et l’historien ne sait si la différence d’orthographe correspond à deux appellations différentes, ou à un ou plusieurs individus. Dans le royaume de France, certaines recherches anthroponymiques soulignent un processus caractéristique de la noblesse. Deux tendances distinctes ont interféré : celle, proprement sociologique qui fait se répandre les prénoms prestigieux et ancestraux et celle, liée à l’histoire religieuse, qui a promu les saints apostoliques77. Dans ce cas, c’est le développement du répertoire des noms à caractère religieux qui renouvelle l’équilibre de la dénomination. En Bourgogne après l’an Mil, le stock des prénoms se réduit ainsi fortement au profit d’une concentration78 et l’on note, dès la fin du XIIe siècle, un effacement des prénoms d’origine germanique et romaine, au profit d’une inspiration chrétienne79. En Italie, la tendance est à la christianisation de l’onomastique. Les noms apostoliques d’emploi universel s’y retrouvent mais côtoient aussi des noms 73
Cf. supra, p. 164. A. Fine, Parrains, marraines. La parenté spirituelle en Europe, Paris, 1994, p. 264. 75 P. Beck, « Anthroponymie et parenté », op. cit., p. 370. 76 Cf. supra, p. 164. 77 D. Barthélemy, « Le système anthroponymique en Vendômois (Xe-milieu XIIIe siècle) », dans Genèse médiévale…, op. cit., t. I, p. 47. 78 P. Beck, « Évolution des formes anthroponymiques en Bourgogne (900-1280) », dans Genèse médiévale…, op. cit., t. I, p. 65-66. 79 Ibid., p. 83. 74
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chapitre xi. l’onomastique, outil des lignages orientaux en raison de la présence grecque80, tandis que le développement du culte de saint Nicolas de Bari popularise son nom dans de nombreuses régions du royaume de Naples. Au XIIIe siècle, se manifestent des noms de type auguratif ou d’origine romane et des similitudes apparaissent dans l’aristocratie de la péninsule italienne, que ce soit au nord ou au sud ; le nom ne faisant qu’exagérer certaines tendances onomastiques. Dans l’Orient latin, les récentes études ont démontré la permanence des noms. Pour les hommes, les modes traversent la Méditerranée et on trouve de nombreux Jean, Hugues, Guillaume, Guy ou Philippe ; quant aux femmes, les Isabelle, Marguerite, Marie, Alix ou Agnès sont particulièrement cotées. À l’instar de l’évolution occidentale, chaque grand lignage possède un nom dynastique pour les garçons, tandis que pour les filles, il est plus facile de se livrer à des fantaisies onomastiques81. Il y a donc une concentration des prénoms qui s’opère progressivement en Occident et dans l’Orient latin, déjà bien établie au début du XIIIe siècle. En ce qui concerne la principauté de Morée, des tableaux reflétant la concentration des noms ont pu être réalisés à partir des généalogies constituées en annexes. Cet essai de quantification fournit une approche statistique qui sert à révéler un système ou à établir une comparaison. Il est important de préciser que ces tableaux ne sont en rien exhaustifs, néanmoins leur intérêt réside dans le classement des prénoms les plus attribués qu’ils comptabilisent, et les résultats tendent à démontrer la permanence qui s’établit entre l’Occident et la principauté de Morée. Sont inscrites ensemble les formes multiples que peuvent revêtir un seul et même prénom selon les lignages, par exemple : Isabelle, Isabella, Isabetta. Tableau 11 La condensation du stock des prénoms féminins du groupe nobiliaire moréote Prénoms féminins Marie Isabelle ex aequo Agnès Marguerite Alice
Occurrences dans les généalogies… 11
… d’origine française 2
… d’origine italienne 9
10
7
3
10 8 6
4 4 3
6 4 3
80
J.-M. Martin, « L’Italie méridionale », op. cit., p. 37. Telles que Bienvenue, Orgueilleuse, Tourtelle (M.-A. Nielen (éd.), Lignages d’outremer, Paris, 2006, p. 28-29).
81
457
quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux Tableau 12 La condensation du stock des prénoms masculins du groupe nobiliaire moréote Prénoms masculins Jean Nicolas Guillaume François Geoffroy ex aequo Jacques
Occurrences dans les généalogies… 20 18 17 15
… d’origine française
… d’origine italienne
… d’origine catalane
6 5 7 1
13 13 8 13
1 0 2 1
9
9
0
0
9
3
5
1
L’influence onomastique occidentale se fait sentir en Morée car les prénoms dominants sont comparables à ceux qui sont les plus dévolus durant la même période dans le royaume de France, en Italie ou encore dans la péninsule ibérique. Comme en Occident, il est remarquable de noter que la concentration des prénoms masculins est plus grande que pour les femmes, c’est-à-dire que beaucoup plus d’hommes portent un même prénom que les prénoms féminins. En effet, l’importance attribuée au nomem proprium en fait un élément stratégique pour les héritiers, mais en ce qui concerne les filles, qui dans tous les cas vont sortir du lignage, il n’y a pas la même détermination. Les prédispositions par origine sont intéressantes car les lignages n’affectionnent pas les mêmes prénoms. Dans la principauté de Morée, ils reproduisent les tendances qui se dessinaient dans leurs régions d’origine au XIIIe siècle. Ainsi, les Italiens affectionnent particulièrement les noms religieux comme Nicolas, Jacques ou François, le nouveau saint mendiant. Il faut reconnaître que l’Église a poussé les fidèles à choisir les noms de grands saints évangéliques ou fondateurs d’ordres religieux et le baptisé établit de la sorte un lien avec le divin qui lui assure en contrepartie une protection. Quant aux lignagers d’origine française, s’ils apprécient les noms de tradition religieuse tels que Jean, l’inclination est moins marquée que pour les Italiens, car ils entretiennent leur penchant pour les prénoms germaniques. Ces derniers sont également ceux dévolus aux princes comme Geoffroy, Guillaume ; leur présence, de même que celle d’Isabelle, parmi les désignations les plus attribuées n’est pas un hasard car ces souverains ont été estimés, d’ailleurs leurs prénoms correspondent à une vogue dans les régions du nord-est français. Il n’est pas rare de donner le nom du prince à un cadet dans un désir de protection spirituelle en vue du salut ou dans une volonté d’afficher sa vassalité : la cause réelle reste toutefois difficile à déterminer82. Au XIIIe siècle, le duc de l’Archipel, Marco II Sanudo, prénomme son fils aîné Guglielmo, prénom non utilisé jusqu’alors dans le lignage et qui n’est pas à l’honneur à
82 M. Bourin, « France du Midi et France du Nord : deux systèmes anthroponymiques ? », dans M. Bourin, J.-M. Martin, F. Menant (éd.), op. cit., p. 190.
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chapitre xi. l’onomastique, outil des lignages Venise. Deux hypothèses peuvent expliquer ce choix : soit la déférence du seigneur vis-à-vis de son suzerain, le prince Guillaume de Villehardouin, auprès duquel il reçut son éducation chevaleresque, soit le choix du stock maternel, celui des Dalle Carceri, lignage dans lequel le prénom est courant83, mais il est impossible de se déterminer. La concentration des choix sur les prénoms princiers est expliquée en partie par l’attente de protection de la part du prince tutélaire84 et l’on retrouve cette volonté auprès des vilains qui affectionnent particulièrement le prénom Guillelmus85. À l’image des pratiques onomastiques en cours dans les provinces d’origine des nobles latins, les usages anthroponymiques moréotes privilégient une condensation des stocks de prénoms et aussi bien pour les hommes que pour les femmes, un petit nombre est utilisé le plus souvent. Les prénoms, une fois choisis, marquent l’individu qui, grâce à sa désignation, est connu de tous et se place au sein de la société nobiliaire. L’importance accordée à l’attribution des prénoms reflète donc la dynamique lignagère et éclaire a posteriori l’histoire de la filiation* familiale. Étant donné le peu de données anthroponymiques à disposition pour les lignages originaires de la péninsule ibérique, il n’est pas possible de réaliser un tableau synthétique. Toutefois, Raymond-Joseph Loenertz qui a étudié les duchés catalans au XIVe siècle, a relevé des récurrences dans les dénominations choisies dans le lignage des Lluria. Les prénoms les plus fréquents sont Roger et Jean, le premier est porté par quatre personnes, tandis que le second est attesté pour cinq hommes différents86. Il est impossible d’étudier de plus près le rythme des dévolutions car les indices sur la filiation* des différents membres sont trop minces pour pouvoir établir la généalogie de ce lignage. Il semble y avoir toutefois dans ces lignages catalans, tout comme dans d’autres lignages, une concentration des prénoms. Ainsi, le choix du prénom n’est pas dû au hasard : il est lié soit au système de parenté, soit aux règles de transmission des biens réels et symboliques, soit à l’action de l’Église ou encore aux normes du groupe nobiliaire87.
B. LA DÉVOLUTION DES NOMS ET LA STRUCTURE LIGNAGÈRE 1. Le nom, composante du patrimoine La dévolution des prénoms au sein des lignages nobiliaires n’est pas anodine car elle relève d’une véritable stratégie tout autant que le patrimoine foncier ou symbolique auquel elle peut être liée. C’est le cas dans nombre de provinces dont
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G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 180. M. Bourin, « France du Midi et France du Nord… », op. cit., p. 195. 85 Une étude des noms de personnes figure en annexe du recueil de sources de Jean Longnon et Peter Topping. Elle concerne les dénominations des plus modestes (J. Longnon, P. Topping, Documents sur le régime des terres dans la principauté de Morée au XIVe siècle, Paris-La Haye, 1969, p. 221). 86 R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », dans Byzantina et Franco-Graeca, Articles choisis parus de 1936 à 1969, Rome, 1978, p. 279-280. 87 D. Schnapper, « Essai de lecture sociologique », dans J. Dupâquier, A. Bideau, M.-E. Ducreux (éd.), op. cit., p. 14. 84
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux sont originaires les nobles moréotes, et c’est également le cas dans la principauté de Morée. Ainsi, le rapport semble évident entre l’anthroponymie et les pratiques successorales : par le choix de la dénomination, le lien de filiation* est explicité et des droits peuvent être revendiqués. Mais au-delà des biens matériels, l’anthroponymie intègre la transmission dans un sens plus large pouvant comprendre un rôle politique, une situation de puissance ou encore une réputation sociale. Au XIIIe siècle en Occident, le nom s’affirme comme un bien familial et il représente une partie du patrimoine. À ce titre, il suit des règles strictes de dévolution, assouplies quelque peu pour les cadets et les filles qui participent aussi à la reconnaissance lignagère horizontale, alors que l’aîné incarne la continuité verticale88. C’est ainsi qu’en Bourgogne, c’est la position face à l’héritage qui détermine l’adoption du surnom patronymique au XIe siècle89, il peut même exister des « chaînes homonymiques » entre père et fils. Dans les comtés catalans au cours du XIIe siècle, le système anthroponymique le plus utilisé associe le prénom et le nom de famille, à valeur toponymique essentiellement. Ce dernier correspond au centre des possessions ou au château principal, et le lignage cherche à se confondre de la sorte avec son patrimoine90. À Florence, où le choix du cognomen exprimant la solidarité patrimoniale est important, il est porté à partir du XIIIe siècle par tous les hommes du lignage qui se reconnaissent dans cette appellation collective ; s’en défaire, c’est renoncer à l’appartenance au groupe91. Enfin en Italie du Sud, les lignages nobiliaires privilégient les prénoms dynastiques qui, pour l’aîné, se transmettent de pair avec le patrimoine foncier, renforçant ainsi l’agnatisme* de ce groupe social92. Le patronyme, revendiqué fièrement par tous les lignagers mâles, renforce quant à lui la solidarité de ce groupe93 qui entretient une sorte d’orgueil patronymique94. Que ce soit la première partie de la dénomination, la seconde ou la troisième, chacune peut donc refléter l’importance du patrimoine lignager et être liée à ce dernier. Dans la principauté de Morée, les mêmes préoccupations se retrouvent dans les stratégies lignagères. Le seigneur transmet à son fils ses domaines patrimoniaux, ses offices, son titre et son nom : le tout permet à l’héritier d’accéder aux pouvoirs du père. C’est pour cela que les dénominations ne sont jamais le fruit du hasard et révèlent les stratégies des lignages. Ainsi, le fils de Filippo Ghisi, seigneur d’Amorgos et d’Anastassou se nomme aussi Marco, comme son oncle et son arrière grand-père. C’est un prénom dynastique censé lui donner une
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P. Beck, « Anthroponymie et parenté », op. cit., p. 366. Id., « De la transmission du nom et du surnom en Bourgogne à la fin du Moyen Âge (Xe-XVe siècle), dans Genèse médiévale…, op. cit., t. III, p. 130, 141. 90 L. To Figueras, « Anthroponymie... », op. cit., p. 432-433. 91 D. Herlihy, C. Klapisch-Zuber, Les Toscans…, op. cit., p. 537. 92 H. Bresc, Un Monde méditerranéen. Économie et société en Sicile 1300-1450, Rome, 1986, p. 680-681. 93 Ibid., p. 804. 94 G. Vitale, « Nobiltà napoletana della prima età angioina. Elite burocratica e famiglia », dans L’État angevin. Pouvoir, culture et société entre le XIIIe et le XIVe siècle, Actes du colloque international, RomeNaples, 7-11 nov. 1995, Rome-Paris, 1998, p. 545. 89
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chapitre xi. l’onomastique, outil des lignages légitimité que d’autres lignagers lui refusent95. Les lignages accordent donc une grande place à la stratégie de dévolution des prénoms qui ne laisse qu’un pâle reflet dans les généalogies, néanmoins il est possible de l’apprécier dans ses grandes lignes. À l’image des Autremencourt qui utilisent un prénom récurrent, Thomas, directement lié au patrimoine96. C’est un prénom peu répandu au XIIIe siècle qui permet de reconnaître les seigneurs de Salona, les Autremencourt dans les actes97, car ceux-ci se le transmettent en ligne directe. Une même récurrence se retrouve chez les Brienne dont les aînés revêtent systématiquement le prénom Gauthier98. Il en est de même pour les Chauderon qui affectionnent particulièrement le prénom Geoffroy, lié à la fonction de Grand connétable et au fief d’Estamira. Ainsi les prénoms sont-ils consciemment ou non associés à des savoirs symboliques qui se transmettent au nouveau-né. Ils ne sont pas systématiquement liés à un patrimoine foncier, car ils peuvent l’être à une charge ou une fonction honorifique transmise. Mais il s’agit toujours d’un pouvoir dont le prénom est dépositaire et qu’il identifie. La volonté du lignage est de retrouver dans l’enfant les qualités de l’éponyme, et donner le prénom d’un ancêtre prédispose le jeune enfant à perpétuer la lignée*99. Il y a toutefois une nette différence entre les héritiers, c’est-à-dire les aînés, et les autres descendants*. Les Ghisi caractérisent la différence faite entre les prénoms au sein d’une même fratrie : sur six générations, ils parviennent à conserver une alternance parfaite entre les Bartolomeo et Giorgio qui, à tour de rôle, sont les seigneurs de Tinos et de Mykonos et qui deviennent tierciers*100. Ils expriment par là même une logique terrienne de l’anthroponymie nobiliaire car certains prénoms, plus identifiants que d’autres, sont directement liés à la terre et ils sont considérés comme faisant partie du patrimoine. Il est malaisé de préciser davantage car les hasards démographiques viennent perturber parfois cette logique, et il est difficile de les rendre dans les généalogies qui sont reconstituées et qui manquent de clarté sur ce point. Cependant, les filiations* ainsi représentées permettent d’étudier plus précisément les stratégies onomastiques appliquées par les lignages nobiliaires moréotes car certaines pratiques sont plus employées que d’autres.
2. Les systèmes de dévolution privilégiés Selon les provinces étudiées, la transmission des prénoms ne s’effectue pas suivant les mêmes modalités. En Bourgogne, se dessine grâce au nom une transmission lignagère alternée du grand-père au petit-fils pour les aînés et un échange
95 Sa mère est grecque et cette union est contestée par les lignagers (G. Saint-Guillain, « Amorgos au XIVe siècle », dans Byzantinische Zeitschrift, Leipzig, t. 94, 2001, p. 104 ; cf. annexes, p. 530). 96 Cf. annexes, p. 618. 97 J. Longnon, « Les Autremencourt, seigneurs de Salona en Grèce (1204-1311) », dans Bulletin de la Société Historique de Haute-Picardie, t. 15, Laon, 1937, p. 19-20. 98 Cf. annexes, p. 620. 99 F. Zonabend, « Prénom et identité », op. cit., p. 24. 100 Cf. annexes, p. 634.
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux collatéral d’oncle à neveu pour les autres enfants101. En Catalogne, la répétition du prénom entre père et fils est très rare, tandis que les femmes conservent le nom à forme unique102. Dans le royaume de Naples, à la fin du Moyen Âge, les ancêtres se perpétuent à travers leurs prénoms, mais si certains ont mauvaise réputation, leur dénomination n’est pas réemployée. La règle habituelle consiste dès lors à privilégier le prénom des grands-parents paternels pour les enfants premiers nés103. Un « nom » toscan, quant à lui, est composé de plusieurs éléments : un prénom personnel, le plus souvent suivi par le prénom du père et très souvent aussi celui du grand-père104. Enfin à Byzance, la tradition onomastique est celle du nom unique accompagné de celui du père, et la transmission est le plus souvent de grand-père à petit-fils, d’oncle à neveu105. Cependant, plusieurs systèmes onomastiques se côtoient dans l’empire : un fils peut porter le nom de son père, bien que la pratique la plus usitée soit celle qui consiste à donner à l’aîné des garçons le prénom du grand-père paternel, et au puîné le prénom du grand-père maternel. Quant aux autres garçons, s’il y en a, ils reçoivent les prénoms de leurs oncles. Cette coutume peut être interrompue par la mort d’enfants en bas âge et dans de rares cas, le prénom du défunt est repris par un puîné106. Ainsi, divers systèmes de dévolution des prénoms existent autour de la Méditerranée, mais partout la même importance est accordée par la parenté à la dénomination. C’est une constante qui reflète la portée des structures familiales au-delà des domaines d’intervention comme l’entraide ou l’emprise foncière. Cet intérêt des lignages pour le domaine onomastique se retrouve dans la principauté de Morée, où les transmissions les plus usitées par les lignages nobiliaires sont celles qui concernent les grands-parents/petits-enfants et les dévolutions collatérales impliquant les oncles/tantes et neveux/nièces pour les noms masculins comme pour les noms féminins. À l’image de Geoffroy d’Aulnay qui nomme son fils comme son grand-père paternel, Vilain : c’est la façon lignagère la plus fréquente de faire survivre les ancêtres107. Toutefois il est possible de noter des règles de dévolution spécifiques aux lignages d’origine française qui, à côté de cette transmission lignagère alternée, développent un autre système de père à fils. Cette pratique semble directement liée à l’importance accordée au patrimoine et comme le prénom paternel fait partie de l’héritage il convient de le transmettre. Le lignage des Autremencourt adopte ce système mais la transmission collatérale continue également à être utilisée108. Il en est de même des Toucy 101
P. Beck, « De la transmission du nom et du surnom en Bourgogne à la fin du Moyen Âge (Xe-XVe siècle) », dans Genèse médiévale…, op. cit., t. III, p. 134, 141. 102 L. To Figueras, « Anthroponymie... », op. cit., p. 427-428. 103 G. Delille, Famille et propriété dans le royaume de Naples (XVe-XIXe siècle), Rome-Paris, 1985, p. 309323. 104 C. Klapisch-Zuber, « Le « nom » refait. La transmission des prénoms à Florence XIVe-XVe siècles », dans L’Homme. Revue Française d’Anthropologie, t. XX, n° 4, 1980, p. 79. 105 E. Patlagean, « Les débuts d’une aristocratie… », op. cit., p. 25. 106 J.-C. Cheynet, « L’anthroponymie aristocratique à Byzance », dans M. Bourin, J.-M. Martin, F. Menant (éd.), op. cit., p. 282. 107 Cf. annexes, p. 617. 108 Cf. annexes, p. 618.
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chapitre xi. l’onomastique, outil des lignages qui transmettent le prénom de Narjot de père en fils, puis de grand-père à petitfils109. Quant à la dynastie des La Roche, le prénom paternel, Pons, est dévolu à un puîné : peut-être l’enfant est-il posthume110 car il est commun de renommer un jeune enfant en cas de décès prématuré du père111. Dans la famille princière, le prénom Geoffroy est porté par deux membres de la famille car c’est un symbole dynastique fort représentant le fondateur du lignage des Villehardouin en Morée. Geoffroy Ier est à l’origine de la segmentation du lignage champenois et il apparaît comme le représentant des conquérants francs de cette principauté. Peut-être ce prénom aurait-il eu une belle postérité dans la dynastie princière, mais il n’y a ensuite qu’une descendance* féminine. Les pratiques onomastiques vénitiennes, quant à elles, n’utilisent pas la transmission directe du prénom de père en fils, ce qui permet d’élaborer des hypothèses de filiation* puisque la dévolution privilégiée saute une génération : le prénom de la grand-mère passe à la petite-fille et celui du grand-père à son petitfils112. Ainsi dans la dynastie des Sanudo, le prénom masculin se transmet du grand-père à l’aîné des petits-fils113. La même logique de prénomination se retrouve dans les familles de chevaliers, qui s’inspirent des pratiques en cours dans les lignages seigneuriaux. Les Catello par exemple, résidant à Nauplie, obtiennent des fiefs de la part de leur seigneur, Guy d’Enghien, à la fin du XIVe siècle et, à travers les actes, il est intéressant de remarquer que le prénom Nicolò se transmet de grand-père à petit-fils114. Il en est de même des Médicis115 dont une branche est installée en Grèce : Pietro de Medicis est capitaine de Guy d’Enghien en 1357 et l’un de ses petits-fils porte le même prénom que lui116. Pourtant, des évolutions se dessinent qui poussent les lignages italiens à adopter les pratiques françaises. Ainsi les da Verona donnent-ils le prénom Guglielmo au fils aîné de Guglielmo Ier, pourtant ce n’est pas en raison d’un décès, car Guglielmo II n’est pas un fils posthume117. Quant aux Tocco, la transmission se déroule du père au cadet : Leonardo, puis Leonardo II baptisent ainsi leurs fils118. Il semble donc qu’il y ait un rapprochement entre un système de prénomination initialement différent au sein des lignages français et italiens. Cette évolution est à comparer avec les stratégies matrimoniales qui tendent à rapprocher pareillement ces deux groupes latins119. Bien qu’ils choisissent des prénoms dominants et des systèmes de dévolution privilégiés, une progression pousse les lignages nobiliaires à sélectionner de nouveaux prénoms.
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Cf. annexes, p. 648. Cf. annexes, p. 637. 111 Cf. infra, p. 468. 112 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs..., op. cit., p. 838, 849. 113 Ibid., p. 898. 114 D. Jacoby, La Féodalité en Grèce médiévale, « les Assises de Romanie » sources, application et diffusion, Paris, 1971, p. 217-219. 115 Dont le nom provient du terme grec « iatros » (M. D. Sturdza, Dictionnaire historique et généalogique des grands familles de Grèce, d’Albanie et de Constantinople, Paris, rééd. 1999 (1re éd. 1983), p. 302). 116 Ibid., p. 219. 117 Cf. annexes, p. 628. 118 Cf. annexes, p. 647. 119 Cf. supra, p. 214. 110
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux 3. L’évolution onomastique La famille choisit le nom de l’enfant, soit à la naissance, soit pour le baptême et plusieurs possibilités s’offrent à elle. L’usage de certains prénoms a été déjà sanctionné par les ancêtres et génération après génération, ils symbolisent l’affirmation de la dynastie ; toutefois, l’attrait de la nouveauté peut charmer certaines familles, notamment en ce qui concerne les dévolutions féminines. Il faut noter cependant la difficulté qui entoure une étude de la désignation féminine car les femmes sont beaucoup moins présentes dans les actes et leurs dénominations sont moins nombreuses également dans les sources narratives120 : toute réflexion les concernant se construit donc sur des effectifs très faibles. Au XIIIe siècle, la forme la plus courante de désignation féminine pour les scribes médiévaux est un prénom suivi d’une place familiale121. Cela permet de noter la situation des femmes au sein des lignages d’origine et par alliance ; en outre c’est un moyen d’éviter l’homonymie. Les études menées semblent converger sur un point : le stock onomastique féminin paraît plus riche que le stock masculin, cependant il suit la même réduction observable aux XIe et XIIe siècles. Les règles de dévolution sont moins contraignantes pour les filles et l’évolution se fait en faveur des noms tirés de noms masculins et des noms de saintes122. Dans le royaume de France au XIIIe siècle, se distingue une aire septentrionale avec des prénoms dominants comme Marguerite, Isabelle et ses dérivés (Alix, Elisabeth), Agnès et Jeanne123 ; et pour les hommes les prénoms les plus répandus sont Jean, Guillaume, Pierre et Robert124. Les études historiques tendent à montrer que la modernité de la ville est sans doute incarnée par la mise au féminin des prénoms masculins125 ; orientation que l’on note également dans la principauté de Morée. En Bourgogne, certains prénoms germaniques sont moins donnés comme Hugues ou Robert, mais Guillaume est toujours autant prisé126. Tandis que pour les prénoms féminins trois tendances se dessinent avec les noms féminisés du répertoire masculin, des noms traditionnels chrétiens ou encore des noms romans comportant une appréciation, tels que Bonne qui est dévolu dans la dynastie des La Roche127. Le stock féminin d’origine germanique décroît et laisse place à des prénoms de tradition antique, comme Anne, Marie, ou
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Cf. annexes, p. 558. M. Bourin, « Les difficultés d’une étude de la désignation des femmes », dans Genèse médiévale…, op. cit., t. II, p. 2. 122 O. Guyotjeannin, « Les filles, les femmes, le lignage », dans M. Bourin, J.-M. Martin, F. Menant (éd.), op. cit., p. 386. 123 M. Bourin, P. Chareigne, « Insignis femina, virilis femina », dans Genèse médiévale…, op. cit., t. II, p. 227. 124 C. Bourlet, « L’anthroponymie à Paris à la fin du XIIIe siècle d’après les rôles de la taille du règne de Philippe le Bel », dans Genèse médiévale…, op. cit., t. II, p. 13-14 ; J.-P. Sauvage, « Formes anthroponymiques féminines à Blois à travers une liste d’habitants de 1334 », dans Genèse médiévale…, op. cit., t. II, p. 55. 125 J.-P. Sauvage, « Formes anthroponymiques… », op. cit., t. II, p. 63 126 H. Dubois, « Offensive « chrétienne » et résistance « germanique » ? Les prénoms en Bourgogne à la fin du Moyen Âge », dans Media in Francia. Recueil de mélanges offerts à Karl Ferdinand Werner, à l’occasion de son 65e anniversaire par ses amis et collègues français, Paris, 1989, p. 105. 127 Ibid., p. 107 ; cf. annexes, p. 637. 121
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chapitre xi. l’onomastique, outil des lignages encore Jeanne et l’usage des hypocoristiques (diminutifs affectueux) féminins y est très répandu128. Enfin en Italie, la situation est quelque peu différente car au XIIe siècle encore, les actes génois mentionnent les personnes par leur nom de baptême et rarement par des noms de famille ou de lieu. Les noms de saints l’emportent, mais une tendance de fond témoigne d’une volonté d’exotisme. En effet, il est possible de retrouver des noms d’origine mongole, arménienne ou sarrasine et, semble-t-il, les relations commerciales avec l’Orient et l’installation de comptoirs lointains sont à l’origine de cette évolution. Des noms d’origine grecque sont également présents, bien que plus rares, comme celui du fils de Benedetto Zaccaria, appelé Paléologue129. Enfin à Florence, une suite de trois prénoms permet d’éviter toute confusion entre les personnes à l’intérieur d’un lignage130. L’évolution est donc différente entre les aires d’origine des nobles latins ; il semble toutefois qu’une plus grande liberté caractérise les dévolutions féminines par rapport aux masculines. En Morée, il est intéressant de déterminer les noms dominants et la condensation du stock comparables aux pratiques occidentales, mais il faut tenter d’évaluer la part des prénoms peu portés et celle des nouveautés. Les choix les plus communs dans la principauté correspondent aux pratiques occidentales, aussi bien pour les filles que pour les garçons, tant pour les lignages d’origine française que pour les italiens. Le fait de choisir pour son fils un nom de prince ou de comte coïncide avec la volonté de donner à cet enfant la puissance ou le charisme de l’éponyme131. Il en est de même pour les filles et l’on note des occurrences de Fiorenza dans les lignages d’origine italienne, comme celui des Sanudo dans lequel ce prénom passe de grand-mère à petite-fille132. Toutefois, toutes les nominations féminines n’ont pas le même destin. C’est le cas du prénom Simona, plusieurs fois attesté mais dont les occurrences sont plus rares, et qui permet de bâtir une hypothèse sur l’ascendance* de l’épouse de Pietro Sanudo. Cette dernière descend probablement de Guglielmo Ier et de son épouse homonyme qui est la nièce de Guillaume de Villehardouin133. C’est donc l’intérêt de l’historien a posteriori de recomposer des généalogies et de relever la fréquence des prénoms : la rareté de certains permet de la sorte d’échafauder des hypothèses de filiation*. Le prénom féminin, à l’image du prénom masculin, est l’occasion de se raccrocher à un héritage ou encore à un lignage allié prestigieux. Ainsi Elena da Verona, fille de Guglielmo II, porte le prénom de sa grand-mère paternelle issue du lignage des Montferrat134. Les Catalans, quant à eux, peuvent tenir compte de l’ascendance* grecque lorsqu’il y a un mariage mixte. C’est le cas de 128
P. Beck, « Anthroponymie et désignation des femmes en Bourgogne au Moyen Âge (Xe-XIVe siècle) », dans Genèse médiévale..., op. cit., t. II, p. 98. 129 M. Balard, La Romanie…, op. cit., p. 230-231, 883-884 ; S. Epstein, Genoa and the Genoese (9581528), Chapel Hill (N . C.), 1996, p. 144. 130 C. Klapisch-Zuber, La Maison et le nom…, op. cit., p. 85. 131 M. Bourin, « Bilan de l’enquête …», dans Genèse médiévale…, op. cit., t. I, p. 246. 132 Cf. annexes, p. 645. 133 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 879. 134 Cf. annexes, p. 628.
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux Missili de Novelles135, qui doit être un descendant* d’Odon, maréchal du duché d’Athènes, ayant épousé un princesse grecque, car la sonorité de ce prénom témoigne de son origine136. On retrouve donc en dehors des prénoms récurrents, des dénominations plus rares mais qui restent « classiques », or il est possible de noter quelques tendances. Pour commencer, on peut noter la féminisation des prénoms masculins, que l’on retrouve aussi bien dans les lignages d’origine française que dans ceux d’origine italienne. Ainsi, les Jeanne et Guillerme sont représentées, tout comme les Francesca, Guglierma, Gillia ou Lapa (qui est un diminutif de Jacopo137), notamment dans la dynastie des Acciaiuoli. Quant aux Orsini, ils présentent un cas singulier d’une Thomaïs, inspirée de Thomas138. La christianisation des prénoms féminins passe, il est vrai, par la féminisation des grands noms de saints étant donné qu’il est difficile de choisir un prénom qui ne soit pas dans le calendrier chrétien, car il est blâmable de donner à un nouveau baptisé un prénom païen139. Pourtant, certains osent les nouveautés et il y a notamment un certain goût pour l’Antiquité qui se développe dans les pratiques onomastiques, rejoignant de la sorte le domaine plus large de la culture140. Ainsi, Cassandre de Durnay est un cas surprenant et atypique qui témoigne pleinement de la vogue des prénoms antiques parmi les Latins de Romanie, lesquels affectionnent les œuvres concernant le cycle troyen. Cette tendance est partagée par la noblesse d’origine italienne puisqu’un châtelain de Nauplie, au début du XVe siècle, se nomme Priam Contarini141, tandis qu’un descendant* de la famille de Lagny, nommé Aegidius de Lagny, est attesté à la même période. Cette dynastie est présente depuis la conquête mais les données la concernant sont si infimes qu’il est impossible d’établir une généalogie. Une autre tendance privilégie l’inspiration vétérotestamentaire comme celle qui a guidé le choix de Manente Buondelmonti et Lapa Acciaiuoli lorsqu’ils ont nommé leur cadet Esaü. Ce prénom, rappelant le fils d’Isaac, n’est pourtant pas dévolu à l’aîné qui conserve un référent plus classique : Francesco. Enfin, plusieurs Pétronilles apparaissent dans les lignages tant d’origine française qu’italienne, et ce nom assure le syncrétisme entre les noms chrétiens antiques (noms de martyrs) et la nouvelle génération. Or, il est intéressant de noter que les parents s’accordent davantage de liberté lorsqu’il s’agit de nommer un enfant illégitime ou une fille. Ainsi, les fils de Carlo Tocco sont appelés : Ercole, Torno, Menuno et Triano142, formant de la sorte un quatuor pour le moins atypique. L’une des filles illégitimes d’Antonio Acciaiuoli a un prénom auguratif, formulant une sorte de présage : Benvenuta143, comme il en
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Cf. supra, p. 216-217. R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 281-282. 137 C. Klapisch-Zuber, « Quel Moyen Âge pour le nom ? », op. cit., p. 474. 138 Cf. annexes, p. 641. 139 J. Dupâquier, « Introduction », dans J. Dupâquier, A. Bideau, M.-E. Ducreux (éd.), op. cit., p. 5. 140 Cf. supra, p. 328. 141 C. Ugurgieri Della Berardenga, Gli Acciaioli di Firenze nella luce dei loro tempi, Florence, 1962, p. 400. 142 Cf. annexes, p. 647. 143 Cf. annexes, p. 614. 136
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chapitre xi. l’onomastique, outil des lignages existe en Italie144 ; tandis que la fille de Nicolò Acciaiuoli est nommée Messina, en hommage sans doute à l’œuvre politique de son père. Ces fantaisies peuvent être des moyens indirects de dissocier les enfants naturels des enfants légitimes puisqu’elles apparaissent le plus souvent pour les dénominations féminines ou illégitimes. À la suite de Christiane Klapisch-Zuber, nous ne pensons pas qu’il faille chercher à ramener à une forme originelle toutes ces formes dérivées, car elles sont représentatives d’une situation historique145. Cette évolution dans la dévolution des prénoms renseigne sur la représentation que le lignage veut donner de luimême. Certains n’hésitent pas à faire preuve de singularité en s’orientant vers des prénoms nouveaux ou peu usités jusqu’alors, ils suivent ainsi la tendance de fond qui se dessine dans d’autres régions occidentales. Mais il arrive qu’un nom ne soit pas donné perpétuellement à un lignager, car certaines appellations varient au cours d’une vie et s’adaptent au vécu.
C. DES DÉNOMINATIONS FLUCTUANTES 1. Les variations au fil de la vie En effet, les dénominations ne sont pas toujours immuables, les événements intrafamiliaux et extra-familiaux ou les sources peuvent les modifier. Les ethnologues le savent, le prénom donné à la naissance n’est pas un attribut immuable : il peut se transformer ou se déformer146. La nomination d’un individu peut donc évoluer pour plusieurs raisons qui n’ont aucun rapport entre elles. En ce qui concerne le nom, les choix onomastiques peuvent être dictés par les considérations politiques147. En effet, dans certains cartulaires, les historiens notent que les nobles changeant de province peuvent conserver leur ancien nom, quel que soit leur nouveau fief ; dans d’autres cas, le nom d’origine peut disparaître au profit du nom des nouvelles terres148. Il en est ainsi des barons de la principauté dont certains adoptent une dénomination conforme aux biens nouvellement acquis, et en changeant de nom ils s’attachent bien plus fortement au sol149 : « Quand ces forteresses furent achevées, ils renoncèrent aux noms de famille qu’ils avaient en France et prirent le nom de l’endroit où ils s’étaient installés »150.
Au lendemain de la conquête, le toponyme initial est abandonné au profit de celui du fief moréote dans lequel le seigneur latin s’est installé. Cette modi144
C. Klapisch-Zuber, « Constitution et variations temporelles des stocks de prénoms », dans J. Dupâquier, A. Bideau, M.-E. Ducreux (éd.), op. cit., p. 38. 145 Ibid., p. 38. 146 C. Klapisch-Zuber, « Constitution et variations temporelles… », op. cit., p. 37. 147 F. Michaud, « Le système anthroponymique en Berry et Nivernais d’après les cartulaires de Vierzon et de Saint-Cyr de Nevers (Xe-XIIIe siècle) », dans Genèse médiévale…, op. cit., p. 89. 148 Y. Trottignon, « Les données anthroponymiques… », op. cit., p. 113. 149 Cf. supra, p. 122. 150 Chr. gr., v. 3148-3150 ; Chr. gr. (2005), p. 134 ; Crusaders, p. 165.
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux fication des nominations accompagne toute segmentation des lignages, lesquels se différencient nettement de ceux restés en Occident151. Jean de Nully par exemple devient Jean de Passavant. La pratique qui semble toutefois plus répandue est la modification de la prénomination d’un lignager, laquelle se retrouve tant en Occident que dans la principauté de Morée. En Occident, les règles les plus usitées reposent sur une transmission père/fils ou grand-père/petit-fils pour les aînés, quant aux cadets ils portent souvent le nom d’un oncle152. Un tel rythme laisse toutefois place à des cassures généalogiques lorsque la mortalité, élevée, vient bousculer les lignagers. Ainsi, pour éviter la rupture de la mémoire généalogique, il est important que le nom survive malgré les difficultés démographiques. Le parrain dans ce cas-là ne fait qu’entériner un prénom choisi par les parents qui sélectionnent le plus souvent le nom d’un aïeul ou d’un proche récemment décédé, comme pour continuer à faire vivre les nom à travers ceux qui le portent. Il s’agit symboliquement de ne pas « vexer » le mort, et ainsi s’explique l’empressement de certains lignages à « refaire les défunts » 153. À Florence, le lignage choisit d’attribuer le prénom de la première épouse décédée à la première fille de la nouvelle union, avant toute attribution de noms d’aïeules. La communauté des vivants et des morts se perçoit également lorsqu’un aîné meurt et que son prénom est attribué à un puîné à venir154 : il peut ainsi y avoir des répétitions à l’intérieur d’une fratrie. Christiane Klapisch-Zuber, évoquant les structures familiales toscanes, décrit la maison comme étant l’ensemble des prénoms portés par les vivants à chaque génération. Le prénom est considéré comme un maillon qui relie l’individu à la chaîne de ses ancêtres, y compris pour certains enfants illégitimes155 : les prénoms peuvent être de la sorte reportés d’un aïeul sur un aîné, puis sur un puîné au gré des décès, et sans ordre préférentiel immuable156. Dans la noblesse vénitienne, il est commun de redonner au sein de la fratrie le prénom d’un frère décédé. Ainsi, Pietro Bembo, qui épouse Agnese Crispo, fille du duc Francesco Ier, est dénommé en hommage à son homonyme décédé157. Dans le royaume de Naples, la solution adoptée à ces malheurs est de donner le plus rapidement possible le prénom de l’enfant décédé à l’enfant à naître, quitte à le masculiniser ou à le féminiser158. Quant à l’enfant posthume, il prend le prénom du père défunt. Enfin, les femmes de la noblesse sicilienne, lorsqu’elles testent, peuvent choisir de privilégier particulièrement une pauvre jeune fille qui se verra ainsi assurer sa dot*, mais sera par la même occasion renommée du nom de la testatrice159. Les changements de prénoms peuvent donc intervenir à plusieurs occasions, comme en Provence où, en l’absence de descendant* masculin, le droit permet au testateur de léguer son nom comme ses biens matériels. L’héritier, 151 152 153 154 155 156 157 158 159
Cf. supra, p. 109. P. Beck, « Anthroponymie et parenté », op. cit., p. 368. A. Fine, Parrains, marraines..., op. cit., p. 266-270. C. Klapisch-Zuber, La Maison et le nom…, op. cit., p. 98-99. Ibid., p. 105. Ibid., p. 106 ; Id., « Le « nom » refait… », op. cit., p. 99. G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 945. G. Delille, Famille et propriété…, op.cit., p. 309-323. H. Bresc, Un Monde méditerranéen…, op. cit., p. 696.
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chapitre xi. l’onomastique, outil des lignages s’il recueille le patrimoine, accepte aussi de changer de nom160. Ainsi, les pratiques anthroponymiques sont bouleversées par les événements démographiques et il importe aux yeux des lignagers de perpétuer le souvenir du défunt ou du testateur par le nom. Dans la principauté de Morée, de tels usages se retrouvent et marquent une continuité avec les provinces d’origine des lignages nobiliaires. Leonardo III Tocco, par exemple, change de nom en étant adopté par son oncle : il délaisse le prénom de Leonardo pour celui de Carlo. Cela témoigne d’une réelle adéquation entre le prénom octroyé et l’héritage dévolu161, car même au sein d’un lignage, il n’y a qu’un seul prénom patrimonial et il convient de le perpétuer. Un autre cas est attesté dans le lignage Crispo, au milieu du XVe siècle, où un jeune enfant est nommé Giovangiacomo162. Ce prénom atypique provient de la fusion entre les désignations du grand-père et du père, Giovanni et Giacomo, disparus prématurément, et témoigne d’une affirmation lignagère étant donné que l’enfant est né posthume163. Bien que peu nombreux, les cas de transformation de prénoms sont donc attestés en Morée. Si certains s’adaptent de la sorte à la perte de l’un des leurs, d’autres reprennent une pratique courante dans l’anthroponymie féminine. En effet les femmes, certainement plus que les hommes, peuvent voir les dénominations se modifier. Cette pratique se retrouve à Byzance où elles changent de nom au baptême ou lors de leur mariage164. À l’image des princesses latines qui épousent des membres de la famille impériale byzantine et qui sont renommées de la sorte : Yolande de Montferrat, épouse d’Andronic II, devient Irène. Quant à Andronic III, il épouse Adélaïde de Brunswick, renommée Irène ; puis veuf, il se remarie avec Jeanne de Savoie renommée Anna165. Mais de tels usages se vérifient également dans la principauté de Morée où Maddalena Tocco, qui épouse Constantin Paléologue en 1428, ne déroge pas à la règle et adopte le nom de Theodora166. Il en est de même des Grecques qui épousent des Latins : c’est le cas de la princesse Anne Comnène Doukas qui, en épousant Guillaume de Villehardouin, adopte le prénom très en vogue d’Agnès, et figure ainsi dans les sources, les actes et jusque dans son lieu d’inhumation167. Cela est également valable pour les Grecques qui épousent des Catalans et qui, en se convertissant,
160 C. Maurel, « Un artifice contre l’extinction des familles ? La substitution de nom et d’armes à Marseille (XIVe-XVe siècles) », dans Liens de famille. Vivre et choisir sa parenté, Médiévales, n° 19, 1990, p. 30-35. 161 Cf. annexes, p. 647 162 Cf. annexes, p. 626. 163 Une pratique similaire, consistant en la contraction de deux éléments, chacun tirés des noms de deux ancêtres, se retrouve au haut Moyen Âge. La nouvelle dénomination permet grâce à cette variante la répétition de noms déjà portés, tout en évitant la répétition (G. T. Beech, « La dévolution des noms et la structure de la famille : l’exemple poitevin », dans M. Bourin, J.-M. Martin, F. Menant (éd.), op. cit., p. 409 ; G. Duby, « Le lignage (Xe-XIIIe siècle) », dans P. Nora (éd.), Les Lieux de mémoire, t. II, La Nation, Paris, 1986, p. 41). 164 E. Patlagean, « Les débuts d’une aristocratie... », op. cit., p. 27. 165 S. Runciman, « The marriages of the sons of the emperor Manuel II », dans Rivista di studi bizantini e slavi, Bologne, t.1, 1981, p. 274-275. 166 D. A. Zakythinos, Le Despotat grec de Morée, Paris, 1932, p. 205. 167 Cf. supra, p. 360.
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux changent de prénom, comme Anne qui, après un baptême imposé, devient Agnès en épousant Pierre Estañol168. Ainsi, les pratiques en cours en Occident et dans l’Empire byzantin sont utilisées dans la principauté de Morée de la même façon et cet espace intermédiaire est perméable aux influences venues des provinces d’origine des nobles. Pourtant, si certaines personnes changent de prénom, lors d’un décès ou d’une modification de nomem proprium, d’autres le conservent mais l’agrémentent et se différencient de la sorte d’éventuels homonymes.
2. Les désignations complémentaires Il est intéressant d’étudier les surnoms pour tenter de cerner d’éventuelles règles, comme c’est le cas pour le prénom ou le nom de famille. Certains historiens ont cherché à étudier le cognomen, second ou troisième élément de la dénomination, pour savoir quelle fonction il occupe dans la représentation de la famille169. Alors que dans une large aire ibérique et dans la péninsule italienne, les cognomina sont de véritables nomina paterna reprenant le nom du géniteur170, les désignations relevées pour les nobles latins de la principauté de Morée ne sont que des désignations individuelles, sans lien avec un parent identifiable. Quant au royaume de France, le sobriquet, aux différentes interprétations, y constitue une forme très minoritaire de surnomination171. Les femmes qui portent un surnom sont très rares, cela correspond à une exclusion de l’héritage le plus souvent172 ; en revanche, elles portent plus facilement des hypocoristiques (diminutifs affectueux) dans les familles de notables : Marion, Jehanette, Gilète, Guillemette sont autant de déformations de prénoms classiques173. Les désignations complémentaires des femmes sont plus instables et les surnoms plus rares car leur but n’est pas de parer l’homonymie mais d’indiquer la position lignagère174 ; les sobriquets masculins inversement sont davantage des jugements extra-familiaux ou des épisodes de la vie sociale175. Ainsi, le sobriquet est utilisé plus ou moins selon les régions, mais il est présent dans le milieu nobiliaire, comme en Bourgogne, où il côtoie les hypocoristiques et les diminutifs176.
168
R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 218. R. Durand, « Surnoms et structures de la famille », dans M. Bourin, J.-M. Martin, F. Menant (éd.), op. cit., p. 413. 170 Ibid., p. 414. 171 En Languedoc, dans les familles seigneuriales, la fille n’a un surnom que si elle exerce ou transmet un pouvoir, mais ce surnom féminin est en net déclin dès le XIVe siècle (M. Bourin, « France du Midi... », op. cit., p. 193 ; O. Guyotjeannin, « Les filles, les femmes… », op. cit., p. 389, 393). 172 M. Bourin, « Les difficultés d’une étude de la désignation des femmes », dans Genèse médiévale…, op. cit., t. II, p. 3. 173 J.-P. Sauvage, « Formes anthroponymiques… », op. cit., p. 61. 174 O. Guyotjeannin, « Les filles, les femmes… », op. cit., p. 397. 175 Ibid., p. 387. 176 L’intérêt d’une analyse approfondie serait de savoir si les diminutifs ou hypocoristiques peuvent être donnés au baptême ou encore si ces formes sont usitées à tous les âges de la vie. Mais il est difficile d’y répondre (H. Dubois, « Offensive… », op. cit., p. 101). 169
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chapitre xi. l’onomastique, outil des lignages Aux marges d’un système anthroponymique défini en Toscane, les sobriquets reflètent l’aléatoire car ils sont déterminés par une liberté d’action non codifiable, en dehors de la norme sociale. Ils semblent être dévolus aux exclus du patrimoine, aux lignées cadettes, aux filles et aux puînés, et leur originalité, parfois exotique, est toujours personnalisée177. À Florence à la fin du Moyen Âge, on note de la sorte une profusion de diminutifs qui, d’après l’Église, dégradent la personnalité du saint éponyme178. Aux XIe-XIIe siècles, l’usage du sobriquet se répand aussi dans les noms féminins en Italie centro-septentrionale179, permettant d’individualiser la personne tout en conservant l’usage d’un prénom plus classique. La veuve peut alors prendre comme sobriquet le nom de son lignage d’origine, suivant jusque dans le nom, la possibilité d’accompagner son époux dans la domus où le patrimoine est confondu. Cela doit être tempéré néanmoins par la possibilité d’adopter comme surnom le nom de son lignage d’origine180. Quant à la Vénétie, l’usage de diminutif y est assez rare, néanmoins les généalogistes surnomment Marco Sanudo, père et homonyme du conquérant des îles, le « Constantinopolitain », justifiant cela par une ambassade jadis faite dans la capitale orientale181. Enfin, dans le royaume de Naples, les hypocoristiques se multiplient au XIIIe siècle pour éviter la saturation homonymique182. Dans la principauté de Morée, de tels usages se retrouvent, atténués toutefois car dans l’ensemble il y a peu de surnoms ou d’hypocoristiques, comparés à tous les prénoms figurant dans les généalogies. Le tableau suivant reprend quelques unes de ces surnominations utilisées dans les lignages nobiliaires. Tableau 13 Cognomina et hypocoristiques dans le groupe nobiliaire moréote Nomen proprium + patronyme Andrea Acciaiuoli Jeanne de Brienne Guy de Cicon Giacomo Crispo Francesco Crispo Merino II Dalle Carceri Tommaso da Verona Merino Ghisi Giorgio II Ghisi Nicolò Ghisi et son frère Giovanni Giovanni III Ghisi
177 178 179 180 181 182
Cognomen ou hypocoristique Andreola Jeannette Guyot/Guidottto Zacomo Franguli Merinetto Tomasaccio Marinaccio Giorgino « lo Visiga », « Scopelo » Zannaki
H. Dubois, « Offensive… », op. cit., p. 378. C. Klapisch-Zuber, « Quel Moyen Âge pour le nom ? », op. cit., p. 475. O. Guyotjeannin, « Les filles, les femmes… », op. cit., p. 386. Ibid., p. 392. G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 821. P. Beck, « Anthroponymie et parenté », op. cit., p. 369.
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux
Nomen proprium + patronyme Pietro Ghisi Guy II de La Roche Pietro Sanudo Nicolò Sanudo Ange Sanudo Giovanni Sanudo
Cognomen ou hypocoristique Picardo Guyot « Péroulakès », « Péroulès » Spezzabanda Angeletto Januli
Les Italiens sont surreprésentés dans ce tableau, ils semblent porter plus facilement les cognomina et les hypocoristiques que les lignages français dont peuvent bénéficier, les hommes comme les femmes. Les suffixes italiens en etto, otto (Angeletto, Guidotto) correspondent en français à ette, ot (Jeannette , Guyot) : ils marquent l’affection. Quant à Giovanni II Ghisi, dit Zannaki, son surnom en aki, provient d’un suffixe de grec moderne, qui renvoie lui-aussi à l’attachement et permet de le distinguer du grand-père paternel183. Ces hypocoristiques sont employés au bout de plusieurs générations, la plupart du temps afin de singulariser les descendants*. En effet, lorsque les stocks de prénoms lignagers se resserrent, l’emploi d’un diminutif peut permettre de différencier des homonymes ; mais au-delà du jeune âge, l’appellation reste. C’est le cas de Merinetto Dalle Carceri, initialement nommé de la sorte pour marquer une distinction avec son grand-père et des collatéraux184, et qui conserve cette prénomination toute sa vie. Si certaines surnominations ne sont qu’affectueuses et utiles, d’autres sont liées à des événements. C’est le cas des seigneurs de l’île de Skopelos, nommés « Scopelo »185, et dont l’appellation se transmet, ou de Nicolò II Sanudo dit « Spezzabanda », celui qui disperse les troupes, dont le surnom n’est attesté qu’au XVe siècle186. Or, le surnom peut changer au cours d’une vie, ainsi dans le lignage des Ghisi, Nicolò a le même surnom que son frère Giovanni dans les sources vénitiennes des années 1260 : « lo Visiga », mais il prend en revanche dans les années 1270 celui de « Scopelo », témoignant de la prise de l’île187. L’un de leurs frères, Pietro, est quant à lui appelé « Picardo ». Progressivement les lignages insulaires enregistrent l’influence de la culture grecque jusque dans les dénominations. Ainsi, dès le XIVe siècle, les familles nobles adoptent des sobriquets grecs. Les diminutifs d’inspiration indigène apparaissent dans les sources : Giovanni Ier Sanudo apparaît comme Januli, ou Francesco Crispo nommé Franguli188. Ce tableau présente quelques uns des surnoms et hypocoristiques des lignages nobiliaires latins de la principauté de Morée. S’y retrouvent les mêmes tendances
183
Cf. annexes, p. 634. Cf. annexes, p. 627. 185 M. Sanudo, Istoria tês Rômanias, E. Papadopoulou (éd.), Athènes, 2000, p. 150-151. 186 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 892. 187 R.-J. Loenertz, Les Ghisi. Dynastes vénitiens dans l’Archipel, 1209-1390, Venise, 1975, p. 83. 188 B. J. Slot, Archipelagus Turbatus. Les Cyclades entre colonisation latine et occupation ottomane (15001718), Istanbul, 1982, p. 64. 184
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chapitre xi. l’onomastique, outil des lignages qu’en Occident, c’est-à-dire des diminutifs affectueux pour les cadets et les filles, des marques distinctives pour distinguer les différents homonymes d’un même lignage, des surnoms pour les hommes marquant un épisode de leur vie. Dans tous les cas, ils ne se transmettent pas et ils restent des marqueurs individuels. Leur présence révèle un aspect peu connu de la parenté nobiliaire et elle permet d’appréhender davantage l’anthroponymie de ce groupe social qui souffre d’un relatif désintérêt des sources.
3. Des difficultés à étudier l’anthroponymie : l’exemple de la Chronique de Morée L’anthroponymie est une piste intéressante pour la connaissance des lignages nobiliaires mais elle recèle des difficultés importantes pour comprendre les désignations. Si la dénomination masculine est déjà peu précise, il est encore plus difficile de cerner l’onomastique féminine, souvent omise par les sources. Dans le royaume de France, les femmes sont le plus souvent désignées comme épouses, mères, filles, sœurs d’un tel : autant d’expressions qui font écran à la connaissance de l’usage d’un éventuel surnom189. Pour celles qui en bénéficient, il est courant pour les épouses et les veuves d’adopter celui du mari; quant aux célibataires, elles conservent celui du père. Il en est de même en Italie du Sud comme dans la péninsule ibérique où le système anthroponymique évolue lentement, et les femmes, dans les sources, restent majoritairement nommées par leur nom suivi de celui de leur père, leur mari ou d’un autre parent mâle190. En Italie centro-septentrionale, les femmes, dans les documents, sont désignées comme les hommes : « femme de », « fille de »191, se tenant toujours dans l’ombre anthroponymique du père puis du mari. Il convient de rappeler que toute étude onomastique à partir de la Chronique de Morée doit être nuancée, beaucoup de confusions marquent les lignes de ce récit, des incertitudes orthographiques le jalonnent, parfois même les prénoms sont confondus ou omis. Néanmoins, l’intérêt est de dégager des tendances ou une évolution dans les pratiques. C’est un témoignage onomastique du XIVe siècle avec des défauts et des qualités comme bon nombre d’autres sources, qui permet de compléter les connaissances envisagées précédemment. L’étude suivante se fait à partir des tableaux anthroponymiques présentés en annexe, repris un à un192. En ce qui concerne les princes de Morée, il est intéressant de noter que l’appellation qui restera a posteriori de l’existence de Guillaume de Champlitte est son surnom « le Champenois ». Mis à part cette occurrence très souvent notée, il n’y a aucune trace du patronyme initial. Cela reste un phénomène unique par son ampleur. Pour le prince Geoffroy de Villehardouin, premier représentant 189 D. Barthélemy, « Éléments d’anthroponymie féminine d’après le cartulaire du Ronceray d’Angers (1028-1184) », dans Genèse médiévale…, op. cit., t. II, p. 73. 190 J.-M. Martin, « L’Italie méridionale », op. cit., p. 35 ; O. Guyotjeannin, « Les filles, les femmes… », op. cit., p. 394. 191 O. Guyotjeannin, « Les filles, les femmes… », op. cit., p. 391. 192 Cf. annexes, p. 543.
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux de la dynastie, le lignage est rappelé ainsi que les qualités humaines de l’homme. Étant donné le parcours constitué au fur et à mesure, le chroniqueur a à cœur de rappeler les différentes fonctions qu’il a pu occuper. L’homme étant connu de tous, la plupart des mentions se passent du patronyme car le prénom suffit : « messire Goffroys » ou « monseignor Goffroy » représentent les mentions les plus nombreuses. Quant à son fils aîné et homonyme, le chroniqueur prend garde dès les premières mentions de le différencier de son géniteur en précisant leur filiation*. Il reconnaît en lui les dignes qualités de son père : sagesse, vaillance, et noblesse et si le prénom suffit dans la plupart des mentions, à aucun moment il n’est qualifié de prince. Ce qui le différencie de son puîné, Guillaume, qui apparaît comme « le prince Guillerme » dans la plupart des mentions193 et qui, pour la postérité, représente le mieux cette fonction. Le patronyme n’est presque plus utilisé, à deux expressions près, car tous les lecteurs savent à quelle dynastie il appartient. Ce n’est pas le cas des princes suivants, gendres de Guillaume de Villehardouin194, pour lesquels le chroniqueur doit faire preuve de davantage de précision quant à leurs origines. Ainsi, il développe l’ascendance* de Florent de Hainaut et ses fonctions avant de devenir le « prince Florent » ; peut-être ce prénom, unique dans la principauté de Morée, ne nécessite-t-il pas davantage de précision. Quant à Philippe de Savoie, ses mentions connaissent la même démarche avec une filiation* rappelée, ainsi que ses terres patrimoniales ; il n’est ensuite appelé que « Philippe de Savoie » ou « Prince Philippe » tout simplement. En ce qui concerne le tableau des La Roche, le chroniqueur tient compte de leur titulature qui évolue. Ils sont d’abord qualifiés de « seignor d’Atthenes », puis leur statut se modifie et ils deviennent « duc d’Atthenes ». Plus rarement que pour les princes, le prénom suffit, mais il est souvent accompagné du patronyme et lorsque la tournure de la phrase s’y prête, le patronyme et le titre sont éludés, laissant s’opérer une contraction : le baron devient « Guis d’Atthenes ». Aux yeux du chroniqueur, le lignage des La Roche est le seul détenteur de l’antique cité et le prétendant Gautier de Brienne qui en hérite pourtant après le décès de Guy II de La Roche, n’est qu’un « vaillant chevalier ». Malgré la valeur de son lignage, il en est vite dépossédé par les Catalans en 1311, et le titre nominatif ne suffit pas à mentionner son patrimoine lignager. Pour tous les nobles évoqués au fil de la Chronique de Morée, la mention d’un surnom géographique est fréquente, parfois complétée d’une fonction. Les toponymes utilisés par le chroniqueur évoluent et s’ils désignent au début de l’œuvre le lieu d’origine du noble, il ne s’agit que du fief moréote par la suite. Les lignages s’adaptent ainsi à l’espace moréote et ils s’ancrent territorialement en topolignées*195. Le patronyme est parfois omis et il ne reste dès lors qu’un prénom unique en Morée et un office : « Lyenars li chanceliers » , qui permet à tous d’identifier Léonard de Véroli, chancelier de la principauté au XIIIe siècle. Pour les Toucy, l’auteur renvoie systématiquement à leurs origines prestigieuses, et lorsqu’il s’agit d’Anselin, dont le prénom est si caractéristique, il n’est plus néces193 194 195
Cf. annexes, p. 548. Cf. annexes, p. 548-549. Cf. supra, p. 123.
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chapitre xi. l’onomastique, outil des lignages saire d’y accoler un patronyme, son identité est connue sans davantage de précision. Geoffroy de Briel conserve quant à lui son patronyme, tout en devenant seigneur de Karytaina. Il n’est pas nécessaire de différencier l’oncle et le neveu homonymes puisque lorsque le plus jeune apparaît sur la scène moréote, son parent est déjà décédé196. Le patronyme est aussi évoqué pour Guy de Charpigny, mais une fois ce rappel évoqué, il suffit d’énoncer son prénom, complété parfois de son fief. Pour Jean Chauderon, comme pour Nicolas Le Maure, il est intéressant de noter qu’à plusieurs reprises le nom de famille est isolé pour qualifier le personnage, ce qui est particulier à ces deux Latins, peut-être parce que la spécificité même de ces noms suffit. Ce n’est pas le cas des frères Liedekerque, au nom pourtant unique, dont la filiation* avec le prince Florent de Hainaut est très souvent rappelée. Pour Gautier de Rosières, sa terre est également fréquemment mentionnée, peut-être là encore parce que c’est l’une des plus importantes baronnies de la principauté et que son héritage est disputé au cours du procès de Marguerite de Passavant197. En ce qui concerne le lignage des Saint-Omer, de nombreuses occurrences attestent leur implication dans les affaires de la principauté et leur ascendance* prestigieuse a traversé les siècles puisqu’au XIVe siècle, elle est connue du chroniqueur. Les conditions démographiques sont telles que les générations se succèdent relativement vite198, cependant il arrive qu’il y ait des homonymes au sein du lignage. Ils nécessitent alors l’emploi d’épithètes comme « le veillart », « le marescal », et les dénominations sont parfois très longues, incluant le prénom, le nom, la fonction, et l’âge ou la filiation*199. Ce système est finalement inévitable lorsque l’on note une condensation du stock des prénoms et une préférence lignagère pour tel ou tel prénom. Enfin, pour les Tournay, le chroniqueur fait toujours suivre le prénom du toponyme. Concernant les seigneurs insulaires, les mentions reprennent les différentes pratiques déjà notées par les lignages continentaux : les prénoms sont connus et employés systématiquement, quant aux noms de famille italiens, ils sont francisés, voire déformés200. Enfin, certains patronymes sont omis et remplacés par le nom de la nouvelle seigneurie : à l’instar de « Richard de Céphalonie », dont la renommée est telle que la seule prénomination et le titre suffisent. C’est la présence ou l’absence de toponyme qui différencient les barons des simples chevaliers, lesquels ne voient mentionnés que leurs prénoms et leur patronyme ou leur fonction. Il y a toutefois des seigneurs fieffés qui séjournent occasionnellement en Morée et dont le toponyme est mentionné. Les formes de dénomination privilégiés dans la Chronique de Morée sont donc prénom + nom + fonction, ou prénom + toponyme, comme en Occident. Il s’agit d’une permanence vis-à-vis des provinces d’origine des nobles moréotes, où l’on retrouve les mêmes modalités de dévolution. Au début du XIVe siècle, date de rédaction de cette source narrative, les nobles se dénomment majoritairement
196
Cf. annexes, 581-582, 619. Cf. supra, p. 248. 198 Cf. supra, p. 274 et suiv. 199 « Monseignor Nicole de Saint Omer, le veillart, li sires de la moitié d’Estives » par exemple (cf. annexes, p. 554). 200 Nicolas Sanudo devient ainsi « Nicole Sanu » (cf. annexes, p. 645). 197
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux à l’occidentale, tandis que l’influence grecque se fait sentir dans les surnominations. Les tableaux anthroponymiques figurant en annexes ont révélé une nette différence entre les dénominations féminines et masculines, les premières étant nettement plus nombreuses que les secondes. Majoritairement, les prénoms féminins sont suivis d’une référence à leur père, à leur frère, à leur époux ou à leur fils comme en Occident. Quelques rares exceptions existent toutefois, comme pour la princesse Isabelle dont la parenté, après avoir été rappelée une fois, est éludée au profit du prénom seul, qui se suffit à lui-même. Ce cas est unique car appartenant à la dynastie régnante, son règne a marqué les esprits. Marguerite de Nully se dégage également des autres mentions, certainement grâce à l’importance accordée à son procès dans la Chronique de Morée et il est d’ailleurs intéressant de noter l’évolution de son statut à travers les paragraphes. Dans les premières mentions, un rappel des biens patrimoniaux est fait, suivi par sa filiation* ; le chroniqueur la gratifie même de la charge héréditaire de maréchal mise au féminin puis, lorsqu’elle épouse Jean de Saint-Omer, elle adopte le nom marital, seul témoignage dans toute la chronique d’une telle pratique. Hormis la descendance* féminine des Villehardouin, il est vrai que les exemples de prénoms féminins mentionnés dans cette source narrative sont peu nombreux. En effet, proportionnellement, la plupart des femmes ne sont même pas dénommées. Le chroniqueur connaît leur existence, elles apparaissent comme les maillons de la chaîne généalogique, comme l’enjeu des tractations politiques ou matrimoniales, mais leur identification précise importe peu. Ce qui compte avant tout c’est de pouvoir les situer dans leur lignage ou vis-à-vis de leurs alliés. Doit-on lier la fréquence de la désignation de la femme mariée comme épouse de son mari à la sacralisation du mariage chrétien ? Il est difficile de trancher, mais ce qui est certain c’est que l’épouse reste dans l’ombre du père, de l’époux ou du fils héritier. Le surnom peut apparaître alors de façon indirecte par le truchement d’une indication de parenté ; mais dans ce cas seul le référant masculin porte le surnom201, qui reste purement individuel. Quant aux enfants évoqués dans la Chronique de Morée, seuls les plus importants sont prénommés, c’est-à-dire les futurs ducs, despotes, princesses et autres filles de grand lignage : ne sont identifiés que ceux dont le destin touche les affaires de la principauté, les autres importent peu et leur vie est passée sous silence. C’est le même sort qui est réservé aux hommes d’Église qui n’appartiennent plus à leur lignage d’origine. Pour très peu d’entre eux, seul leur prénom est précisé, suivi de leur sacerdoce, car en endossant les ordres, ils quittent leur famille terrestre pour rejoindre la famille de Dieu. D’autres sources permettent par ailleurs de compléter ces lacunes. Le système de dénomination des Latins mentionnés dans la Chronique de Morée est donc conforme à celui développé en Occident aux mêmes siècles. Les dénominations masculines sont mieux connues que celles des femmes, et surtout plus complètes, associant le nom de famille, le toponyme et la fonction voire le cogno201
M. Bourin, P. Chareille, « Insignis femina, virilis femina », op. cit., p. 209.
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chapitre xi. l’onomastique, outil des lignages men. Les prénominations féminines, quant à elles, sont le plus souvent passées sous silence mais certaines parviennent toutefois à se glisser dans la rédaction grâce aux références faites à leurs parents ou à leurs alliés*. Elles ne sont donc pas tout à fait oubliées, surtout si elles représentent un important héritage ou une union matrimoniale profitable. La même sélection est faite vis-à-vis des mineurs ou des prélats qui n’importent que par leur rôle dans l’histoire de la principauté ou au sein de leur lignage.
CONCLUSION La naissance, les armes et le nom font partie d’une conscience lignagère. Ainsi ces structures de parenté voient circuler entre elles des biens matériels ou symboliques (prénoms et honneur), des richesses et des individus lors des unions matrimoniales. C’est pour cela que les dénominations, au même titre que les biens fonciers, sont un atout dans le jeu social car des règles de transmission assez strictes interviennent dans le choix des prénoms, analogues aux règles qui président à la circulation des patrimoines. Le nom se prête d’ailleurs à une approche pluridisciplinaire et, si le simple relevé de prénom est insuffisant en lui-même, il importe de l’analyser à la lueur du rang de naissance, de la puissance de la parentèle* ou du destin des aînés : tous ces éléments éclairent des choix qui ne doivent rien au hasard. En effet, étant donné que les prénoms dynastiques donnent une impression d’immortalité au lignage, il est indispensable de bien les choisir. Au même titre que la parenté suggérée par le patrimoine, l’usage d’un nom d’ancêtre explicite lui aussi les liens familiaux. Quant aux surnoms, les études démontrent qu’ils revêtent une grande variété en Occident et qu’ils ne sont pas le propre de la classe nobiliaire. La plupart du temps, il s’agit du prénom accompagné d’un rappel de parenté mais dans l’aristocratie l’attachement à une terre l’emporte, d’ailleurs la dévolution du surnom suit celui de l’aînesse202. Pour la Romanie latine, les études onomastiques sont peu nombreuses, elles portent cependant la promesse de renseignements supplémentaires concernant les nobles latins. En effet, l’intérêt de reconstituer autant que faire se peut les généalogies des principaux lignages nobiliaires de la Morée latine est, entre autres, d’appréhender les règles de dévolution des prénoms. Le resserrement des stocks semble y être général comme en Occident mais à des rythmes différents, ainsi les conclusions résultant de l’étude onomastique sont conformes aux remarques faites par le groupe d’Azay-le-Ferron. Néanmoins au sein des lignages, la descendance* n’est pas tracée en ligne masculine exclusivement puisque les femmes ont un rôle à jouer dans la transmission des titres et du patrimoine aussi bien foncier que symbolique, surtout dans le cadre d’un mariage hypergamique*. Quant au nom, il identifie une filiation*, il signifie donc une appartenance à une certaine lignée* généalogique, révélant une continuité temporelle. On aboutit ainsi à une vaste Europe chrétienne des noms, incorporant la Morée 202
R. Fossier, « Les données anthroponymiques dans le cartulaire d’Hesdin », dans Genèse médiévale…, op. cit., t. I, p. 17-18.
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux lointaine qui use de prénoms comparables à ceux employés dans les provinces d’origine des nobles moréotes. Toutefois l’influence grecque se fait sentir progressivement dans les surnominations qui prennent des tonalités indigènes. En Grèce à l’époque contemporaine, l’importance de l’anthroponymie persiste puisqu’il ne faut pas moins de trois composantes pour afficher son identité lignagère : – le nom de baptême qui provient des grands-parents selon la place dans la fratrie ; – le patronyme ; – et le sobriquet qui s’est généralisé203 voire étendu204. Les stratégies de dénomination matérialisent de la sorte la continuité des lignées*, et l’aîné, par le prénom qu’il porte, affirme ses droits sur l’héritage205. Chaque lignée*, en attribuant aux enfants d’une même fratrie des prénoms caractéristiques, se perpétue et contribue de la sorte aux rapports intrafamiliaux206. Ainsi, l’anthroponyme, quelle que soit la forme qu’il prenne, simple ou complété, à deux éléments ou plus, est un patrimoine qui se gère en famille, s’hérite et se transmet, à l’instar d’autres biens matériels ou symboliques.
203
M. Couroucli, « Lignage, dot et héritage. Epsikepsi, Corfou », dans C. Piault, Familles et biens en Grèce et en Chypre, Paris, 1985, p. 68. 204 B. Vernier, La Genèse sociale des sentiments. Aînés et cadets dans l’île de Karpathos, Paris, 1991, p. 108109. 205 Ibid., p. 83 ; Id., « Quelques remarques méthodologiques sur l’étude comparative des systèmes de parenté », dans A. Bresson, M.-P. Masson, S. Perentidis, J. Wilgaux (éd.), Parenté et société dans le monde grec de l’Antiquité à l’âge moderne, Colloque international de Volos, 19-21 juin 2003, p. 28-37. 206 B. Vernier, La Genèse sociale…, op. cit., p. 112.
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CHAPITRE XII. LES SUCCESSIONS, PÉRIL POUR LA PARENTÉ « Où sont les limites d’une famille telles qu’elles sont vécues par les membres de cette famille ? C’est l’héritage qui nous permet de les saisir »1.
Un moment crucial est représenté par les successions qui symbolisent toute la difficulté des stratégies lignagères. En effet, il faut trouver un juste équilibre entre tous les héritiers, le plus souvent en s’inscrivant dans une coutume afin de ne léser personne ; mais il faut aussi prendre garde à ne pas diviser irrémédiablement le capital foncier bien que les contestations soient vives. Or, la dévolution des biens est un processus de longue durée qui ne doit pas être limité uniquement à la phase testamentaire, car les pratiques matrimoniales sont intimement liées aux héritages et par là-même à la conservation du patrimoine, et les stratégies matrimoniales élaborées visent à maintenir ou reconstituer une propriété2. La tâche qui consiste à transmettre les biens patrimoniaux de quelque nature qu’ils soient ne s’avère donc pas aisée, notamment lorsque des intérêts divergents apparaissent ; pourtant, c’est en surmontant ces difficultés que le lignage peut survivre. Là encore, il est intéressant d’estimer la spécificité moréote vis-à-vis des pratiques occidentales. La volonté de transmettre un patrimoine est indissociable du sentiment d’appartenance à une lignée*, structure parentale que la sociologie oppose au fonctionnement de la famille moderne, où prime l’individualité. L’objectif du lignage est d’assurer sa perpétuation, que ce soit du point de vue physique, en procréant, en adoptant ou en légitimant ; symbolique, en transmettant certains noms et les armes familiales, ou foncier, en assurant la dévolution du patrimoine 3. La logique successorale est pourtant difficile à appréhender car elle pose des problèmes similaires à l’anthroponymie : il n’y a pas de règle absolue, mais des tendances qu’il faut souligner et juger avec prudence. Les successions représentent néanmoins des moments cruciaux pour les lignages, car s’aiguisent alors les ambitions et se dessinent les rivalités entre les héritiers. À l’instar des unions 1 Propos tenus par Karl Ferdinand Werner lors d’un débat intégré dans les actes du colloque sur la famille de 1977 (G. Duby, J. Le Goff (éd.), Famille et parenté dans l’Occident médiéval, Actes du colloque de Paris (6-8 juin 1974), Paris, 1977, p. 149-150). Cet historien fait figure de pionnier dans l’histoire de la parenté et des successions avec ses recherches sur les grandes familles de Francie occidentale (K. F. Werner, Enquêtes sur les premiers temps du principat français (IXe-Xe siècles), Stuttgart, rééd. 2004 (1re éd. 1976)). 2 Cf. supra, p. 196. 3 J.-H. Dechaux, Le Souvenir des morts. Essai sur le lien de filiation, Paris, 1997, p. 237.
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux matrimoniales, les décès sont l’occasion pour la parenté d’engager ses biens : il est donc très important de surveiller leur répartition et de contrôler leur destination afin d’éviter tout litige. Pour autant, des incidents peuvent être source de conflit car la pratique testamentaire, qui ne cesse de se développer au cours de la période étudiée, n’entraîne pas nécessairement l’adhésion de toute la parentèle*.
A. LES EFFETS DU DROIT SUR L’HÉRITAGE 1. Un droit successoral moréote peu novateur L’anthropologie distingue les deux notions de succession et d’héritage. La première renvoie à la transmission du statut (des droits et des devoirs), de la position sociale et des fonctions, tandis que la seconde concerne les biens, les propriétés et les richesses matérielles4. La définition n’est pas aussi précise en histoire et en droit, disciplines qui considèrent les deux termes comme des synonymes se rapportant à l’ensemble des biens patrimoniaux, lesquels sont de nature très variée, comme cela a déjà été souligné5. Dans le royaume de France, il n’y a pas de règle successorale générale, mais des tendances différentes entre pays de droit coutumier et pays de droit écrit. Dans les premiers, d’où proviennent la plupart des conquérants de la Morée, les biens paternels et maternels sont séparés et suivent des règles de dévolution distinctes. L’origine des biens est déterminante lors des successions : les propres*, le patrimoine foncier ou encore les acquêts* ne connaissent pas les mêmes logiques de transmission6. En Champagne, la coutume ne s’est pas attachée à établir des règles strictes : le droit à succéder des ascendants* s’est maintenu à défaut de descendants*. Les fiefs sont transmis aux enfants du de cujus*, mais ils ne sont pas partagés également entre eux car l’aîné conserve la part la plus importante. Néanmoins, la spécificité champenoise est certainement incarnée par la volonté d’assurer la survie des cohéritiers plutôt que de maintenir l’indivisibilité des fiefs7. Dans le sud du royaume de France, comme en Catalogne, la pratique successorale est égalitaire, du moins en théorie, car les relations féodo-vassaliques sont utilisées afin de limiter la fragmentation des fiefs8. L’usage provient du droit wisigothique mais une éventuelle melioratio peut être octroyée à l’un des héritiers pour le privilégier, allant jusqu’au tiers des biens du testateur9. Dans la majeure partie des cas, il s’agit de maintenir le patrimoine
4
C. Ghasarian, Introduction à l’étude de la parenté, Paris, 1996, p. 93. Cf. supra, p. 416. 6 R. Boutruche, Seigneurie et féodalité, t. II, L’apogée (XIe-XIIIe siècle), Paris, 1970, p. 230-231 ; A. Castaldo, Introduction historique au droit, Paris, 2006 (3e éd.), p. 233 et suiv. Il en est de même en Morée avec la dot et le douaire (cf. supra, p. 251). 7 P. Portejoie, L’Ancien coutumier de Champagne (XIIIe siècle), Poitiers, 1956, p. 42-43. 8 H. Debax, La Féodalité languedocienne (XIe-XIIe siècles). Serments, hommages et fiefs dans le Languedoc des Trencavels, Toulouse, 2003, p. 12. 9 Ibid., p. 221 ; L. To Figueras, « Anthroponymie et pratiques successorales (à propos de la Catalogne, Xe-XIIe siècle) », dans M. Bourin, J.-M. Martin, F. Menant (éd.), L’Anthroponymie. Document 5
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chapitre xii. les successions, péril pour la parenté familial menacé par les divisions à parts égales : l’aîné est progressivement favorisé10. En Navarre, le régime général est celui de la succession forcée des enfants qui reçoivent des legs égaux même s’il est possible de majorer l’un d’entre eux. Les enfants naturels ne sont pas systématiquement exclus mais leur part est minorée11. Quel que soit le nom donné à cette pratique préférentielle, l’objectif est le même : il s’agit d’exclure les femmes et les lignées* cadettes12 ; pour cela différentes stratégies sont mises en place selon la taille du patrimoine et le nombre d’enfants. À Venise au XIIIe siècle, le système de succession repose sur deux principes essentiels qui sont l’exclusion des filles dotées et le partage équivalent entre les descendants* masculins13. L’adoption de cette pratique découle du contexte économique et social qui rend inapplicable tout partage strictement égalitaire entre les hoirs* quel que soit le sexe, et qui refuse son contraire, c’est-à-dire qu’un seul reçoive l’essentiel de l’héritage14. Afin d’éviter pléthore d’héritiers, plusieurs mécanismes sont employés pour réduire leur nombre, le mariage tardif et l’entrée en religion étant les plus usités15. Un cadet célibataire hérite comme ses frères mais s’il n’a pas fondé sa propre lignée*, ses biens reviennent à ses neveux après sa mort. Ce système n’est pas sans risque car si la descendance masculine, déjà réduite, est touchée par la mortalité, le lignage risque l’extinction ou la dévolution des biens aux filles, ce qui signifie à terme le transfert des biens à une autre famille. Un système spécifique de dévolution a été adopté par les Génois, notamment les Zaccaria de Chio, parents de ceux implantés dans la principauté16 : ainsi à la mort de Benedetto en 1307, ils ne choisissent pas entre différents types d’héritiers, mais les descendants* directs et collatéraux* se partagent l’héritage. Néanmoins les héritiers directs captent progressivement la totalité des legs et s’imposent dans l’île17. Aux règles de transmission codifiées se superposent donc la détermination et la puissance de certains hoirs* qui peuvent avoir raison des coutumes et les modifier en leur faveur. En Sicile, les traditions lombardes se retrouvent à travers la pratique successorale qui veut que les fiefs soient partagés entre les fils : ainsi la propriété n’est pas concentrée sur l’aîné18. Une évolution vers la primogéniture est sensible au bas Moyen Âge et de l’histoire sociale des mondes méditerranéens médiévaux, Paris, 1996, p. 424 ; M.-C. Gerbet, Les Noblesses espagnoles au Moyen Âge, XI-XVe siècle, Paris, 1994, p. 45, 100. 10 Ibid., p. 60. 11 Ibid., p. 67. 12 M.-C. Gerbet, Les Noblesses espagnoles…, op. cit., p. 117. 13 C’est également le cas de la Crète vénitienne (S. Mc Kee, « Households in Fourteenth-century Venetian Crete », dans Speculum, 70, n° 1, 1995, p. 33). Angeliki Tzavara, quant à elle, a étudié le cas d’un hommes d’affaire dont les biens sont situés à Venise et autour de Clarence (A. Tzavara, « Un homme d’affaire du XIVe siècle en Morée franque : Filippo Dalle Mazze », ΘΗΣΑΥΡΙΣΜΑΤΑ, 29, 1999, p. 96-101) et celui de quatre Vénitiens morts dans des régions où s’étendait le commerce vénitien (A. Tzavara, « Morts en Terre étrangère. Les Vénitiens en Orient (seconde moitié du XIVe - première moitié du XVe siècle) », ΘΗΣΑΥΡΙΣΜΑΤΑ, 30, 2000, p. 189-239). 14 J.-F. Chauvard, La Circulation des biens à Venise. Stratégies patrimoniales et marché immobilier (16001750), Rome, 2005, p. 324. 15 Ibid., p. 331. 16 Cf. annexes, p. 649. 17 M. Balard, La Romanie génoise (XIIe-XVe siècle), Rome, 1978, p. 120, 168. 18 H. Bresc, Un Monde méditerranéen. Économie et société en Sicile 1300-1450, Rome, 1986, p. 680.
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux le grand nombre d’enfants des lignages aristocratiques, nécessaire à l’assurance d’une descendance* masculine, entraîne de nombreuses mises à l’écart. Les cadets doivent ainsi chercher fortune de leur côté et tentent de conclure de beaux mariages19. Enfin à Byzance, les biens du défunt reviennent, en l’absence de descendant* direct, aux ascendants* ou aux collatéraux* et c’est seulement à leur suite que le conjoint survivant peut leur succéder20. Les biens propres* des époux retournent à leur famille d’origine, alors que les apports nuptiaux, en l’absence d’héritier direct, reviennent à l’autre conjoint21. Dans le cas d’une succession ab intestat*, la règle est l’égalité complète des droits entre les hommes et les femmes de même degré de parenté vis-à-vis du défunt. La femme, si elle veut recueillir l’héritage de son père, doit ramener la dot qu’il lui a constituée, que ce soit dans le cadre d’une succession ab intestat ou testamentaire22. Le droit latin, qui est consigné dans les Assises de Romanie, a assimilé quelques éléments de son équivalent byzantin concernant surtout les biens familiaux et les domaines agricoles ; toutefois, les Latins ont apporté des modifications dès que les privilèges seigneuriaux ont été touchés23. Ainsi, le droit successoral est-il très différent d’un côté à l’autre de la Méditerranée et la Morée, qui constitue une zone de contact intermédiaire, se trouve aux prises avec des modalités successorales très diverses. Les règles successorales occidentales appliquées dans les pays de droit coutumier français ont influencé en grande partie les conquérants de la Morée, toutefois le système successoral appliqué dans la principauté est adapté à chaque population, et lorsque les péripéties militaires font évoluer les frontières, les Assises de Romanie continuent d’être appliquées pour les biens de faibles dimensions détenus par les héritiers directs sans interruption. Il en est ainsi des biens qui font partie du despotat de Morée au bas Moyen Âge, tandis que les autres sont réglementés par le droit byzantin24 : le droit successoral des archontes évoqué par les Assises de Romanie est différent de celui des Latins. La préférence envers les héritiers mâles y est davantage marquée, tandis que le douaire* n’existe pas puisque le patrimoine est partagé entre les enfants. Les biens tenus « à la manière des Grecs » sont donc soumis au droit byzantin et ils ne connaissent ni la primogéniture, ni l’indivisibilité25. Dans la société moréote, la valeur portée à la terre entraîne une sérieuse réglementation des affaires successorales. Le principe de l’hérédité est reconnu dans les Assises de Romanie et de nombreux articles ont pour thème central l’hé19
H. Bresc, Un Monde méditerranéen. Économie et société en Sicile 1300-1450, Rome, 1986, p. 681. J. Beaucamp, « Au XIe siècle, à Byzance : le jeu des normes et des comportements » dans C. Piault (éd.), Familles et biens en Grèce et à Chypre, Paris, 1985, p. 201. 21 Ibid., p. 202. 22 Ibid., p. 200. 23 D. Jacoby, « Les États latins en Romanie : phénomènes sociaux et économiques (1204-1350 environ), dans XVe Congrès International d’Études Byzantines, Athènes, 1976, repris dans Id., Recherches sur la Méditerranée orientale du XIIe au XVe siècle. Peuples, sociétés et économies (VR), Londres, 1979, p. 15. 24 D. Jacoby, La Féodalité en Grèce médiévale, « les Assises de Romanie » sources, application et diffusion, Paris, 1971, p. 183. 25 Id., « Les archontes grecs et la féodalité en Morée franque », dans Travaux et mémoires, t. II, Paris, 1965-1967, p. 454-456. 20
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chapitre xii. les successions, péril pour la parenté ritage qui reste la cause de fréquents litiges féodaux. Des règles élémentaires sont ainsi énoncées : « Si deux parents égaux en degré se présentent pour avoir la succession, le mâle sera préféré à la femme et l’aîné au puîné »26.
Dans ce cas fréquent, c’est le garçon qui l’emporte sur la fille à un même degré de parenté, et l’aîné sur le cadet. C’est en référence à cet article qu’Échive Ibelin est déboutée de la succession au duché d’Athènes27. La primogéniture devient la règle d’or car elle permet une indivisibilité du fief, assure un service continu au seigneur et si les femmes ne sont pas exclues des héritages, les hommes leur sont pourtant préférés. Néanmoins, quels que soient les droits de l’héritier, un délai est fixé pour recueillir l’hoirie : « Si un homme ou une femme part du pays avec l’autorisation de son seigneur, et si un fief devient vacant après son départ, fief auquel lui ou elle devrait succéder, s’il ne vient pas pendant deux ans et deux jours succède le plus proche qui doit succéder à ce fief. Entends sainement : si celui qui doit succéder est hors de la Principauté. Mais, vraiment, s’il se trouve dans la Principauté, il n’a pour délai qu’un an et un jour et aucun empêchement n’excuse l’absent. Mais si le seigneur doit succéder, il peut prolonger le délai tant qu’il le voudra »28.
Le législateur tient compte d’une éventuelle absence de l’héritier pour doubler le terme imparti, sinon la durée communément admise est d’un an et d’un jour. C’est ce délai qui causa la perte du procès de Marguerite de Passavant qui, malgré un empêchement majeur, ne put recouvrer son héritage, récupéré dès lors par le prince29. Dans l’Archipel, la situation juridique est particulière à plus d’un titre30 et une partie des seigneuries est régie par le droit d’aînesse, conformément aux coutumes moréotes, alors qu’il est inconnu à Venise31. À Négrepont, les pratiques sont également complexes et les seigneurs tierciers* n’hésitent pas à intervenir dans les successions de leurs voisins, en dépit des héritiers. C’est le cas de Pietro Dalle Carceri qui occupe le bien de Maria Dalle Carceri à sa mort en 1322, malgré les droits de son époux, Andrea Cornaro, car il se considère comme l’héritier de sa cousine, décédée avant son second époux32. Ainsi, toutes les nuances existent et de multiples adaptations successorales sont trouvées pour préserver les biens. Il semble que l’héritage, à l’instar du domaine politique, soit affaire de caractère, et les plus forts l’emportent en parvenant à s’imposer, parfois en dépit des coutumes juridiques. Mais lorsque le seigneur ou la veuve noble meurent 26
Assises, art. 64. Cf. infra, p. 499. 28 Assises, art. 100. 29 Cf. supra, p. 248. 30 Le duché de l’Archipel entretient une spécificité influencée tantôt par le droit en vigueur dans la principauté de Morée, tantôt par Venise (cf. supra, p. 101). 31 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs. Pouvoirs, société et insularités dans les Cyclades à l’époque de la domination latine (XIIIe-XVe siècle), thèse de doctorat Université Paris I, 2003, p. 678. 32 R.-J. Loenertz, Les Ghisi. Dynastes vénitiens dans l’Archipel, 1209-1390, Venise, 1975, p. 145. 27
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux sans héritier direct et collatéraux*, le fief revient au prince de Morée qui est libre d’en disposer comme il l’entend. C’est le cas des biens de Nicolas Ghisi, mort à la fin des années 1270, qui reviennent au prince de Morée et au duc d’Athènes33 ; ou de ceux de Lise du Quartier morte sans descendance : en 1337, Catherine de Valois donne à Nicolò Acciaiuoli ses terres sises en Morée en remerciement de services rendus34. Quelles que soient les pratiques successorales en vigueur en Morée et dans les régions d’où sont originaires les nobles de la principauté, la place des lignagers dans les legs est primordiale. Si l’héritage fait souvent l’objet d’une règle de primogéniture, il laisse une place à la parentèle*, tout en faisant décroître le statut entre les germains en fonction de leur ordre de naissance. L’influence juridique occidentale et orientale est sensible dans la principauté qui apparaît comme un carrefour en matière de droit comme dans d’autres domaines.
2. Une plus grande place faite au lignage Pour les nobles, l’extraordinaire diversité du droit successoral témoigne des résistances plus ou moins fermes du lignage face à l’affirmation des droits de l’individu et de l’égalité entre les héritiers. Quelle que soit l’étendue de la parentèle noble, fictive ou réelle, les anthropologues affirment que pour fonctionner, la parenté doit être limitée. Cela revient à dire que seule une petite partie du réseau généalogique forme la parenté reconnue pour un individu, car l’absence et la distance engendrent l’« amnésie structurale »35. Concernant les nobles de la principauté de Morée, il est vrai que lorsqu’ils forment ce nouvel État ou s’y agrègent, ils ont tendance à oublier leur parenté occidentale. Cela est vérifiable aussi bien pour les nobles originaires du royaume de France que pour les Italiens, notamment lors des successions où les membres émigrés de la famille l’emportent sur ceux restés en Occident, même à un degré de parenté plus éloigné. Les successions ne sont pas fermées pour les membres d’un même lignage cependant le plus souvent les collatéraux* ne sont pas privilégiés. En Bourgogne par exemple, ils peuvent hériter en l’absence de descendants* directs36 et la coutume tolère la succession des ascendants*, remportant37 l’hoirie* à l’exclusion de tout autre parent38, en l’absence de descendant* direct. Lorsqu’il y a 33
R.-J. Loenertz, Les Ghisi. Dynastes vénitiens dans l’Archipel, 1209-1390, Venise, 1975, p. 88. « Propter grata, fructuosa satis et accepta servicia Nicolai de Aczarolis de Florencia, regii cambellani, dilecti consiliarii et familiaris nostri domestici, eidem Nicolao et suis utriusque sexus heredibus ex suo corpore legitime descendentibus, jam natis et in antea nascituris terram seu bona omnia stabilia que fuerunt quondam domine Alizie de Quateriis, sita in dicto principatu Achaye, per ipsius quondam domine Lisie absque legitimis liberis decedentis obitum, ad manus principalis curie per excadentiam devoluta […] » (J. Longnon, P. Topping, Documents sur le régime des terres dans la principauté de Morée au XIVe siècle, Paris-La Haye, 1969, p. 33). 35 C. Ghasarian, Introduction…, op. cit., p. 16-17 ; cf. infra, p. 84. 36 M. Petitjean, M.-L. Marchand, J. Metman, Le Coutumier bourguignon glosé (fin du XIVe siècle), Paris, 1982, p. 269. 37 J. Bart, Recherches sur l’histoire des successions ab intestat dans le droit du duché de Bourgogne du XIIIe siècle à la fin du XVIe siècle (coutume et pratique), Paris, 1966, p. 54. 38 Ibid., p. 93. 34
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chapitre xii. les successions, péril pour la parenté des héritiers de plusieurs lits, le problème ne se pose pas en ligne directe, cependant dans les échoites* de côté, la diversité des sangs modifie l’ordre de la succession39. En Champagne, la ligne directe n’est pas toujours retenue. Cela dépend plutôt des circonstances car l’essentiel est de conserver le bien patrimonial dans le lignage40. Ainsi, la place faite au lignage est plus ou moins importante selon les régions concernées, ce qui semble être une règle commune néanmoins c’est de préférer les degrés de parenté proches. Dans la principauté de Morée, bien qu’il existe des tendances similaires, les différences apparaissent au-delà des héritiers directs : « Dans les fiefs, en vérité, ou les baronnies, ou la principauté, l’aîné succède au père ou à la mère. S’il n’y a ni fils ni fille, succède le plus proche parent qui apparaît dans la Principauté, s’il appartient à la souche d’où provient le fief paternel ou maternel. S’il s’agit d’un fief d’acquêt de la principauté, succède le plus proche, à l’infini, pourvu qu’il soit de la famille paternelle ou maternelle […]. Que se passera-t-il si un parent est du troisième degré et descendant de la ligne féminine, et un autre du quatrième degré et descend de la ligne masculine ? Réponds que doit succéder celui du troisième degré, parce qu’il est le plus proche »41.
La primogéniture est de règle dans la principauté aussi bien pour la couronne que pour la succession des fiefs et des baronnies, mais en l’absence de descendant* direct, le plus proche parent l’emporte. Le degré de parenté est respecté et la filiation* est de type cognatique* : les parents maternels et paternels ont les mêmes droits, car prime avant tout le degré de parenté avec le défunt. Les Assises de Romanie statuent en effet sur l’ordre à respecter lors des successions, ainsi : « Quand un fief est vacant par la mort d’un feudataire et que plusieurs se présentent, chacun d’eux affirmant être le plus proche parent pour la succession à ce fief, le seigneur de qui est le fief peut et doit les investir de ce fief en réservant son droit et celui de tout autre […] »42.
Le plus proche recueille l’hoirie* mais tout parent a droit d’hériter et le seigneur ne peut refuser de l’investir. Le patrimoine reste de la sorte dans le lignage. Le cas de succession des cadets est intéressant. L’objectif étant de ne pas diviser le patrimoine, ils reçoivent le plus souvent des biens périphériques ou de moindre valeur43 : « Le feudataire lige ou de simple hommage qui a une mère ou une marâtre, laquelle possède la moitié du fief de son père, pour cause de son douaire, après la mort de la mère ou de la marâtre n’est pas tenu de demander l’investiture de
39 J. Bart, Recherches sur l’histoire des successions ab intestat dans le droit du duché de Bourgogne du XIIIe siècle à la fin du XVIe siècle (coutume et pratique), Paris, 1966, p. 113. 40 J. Longnon, « La Champagne », dans F. Lot, R. Fawtier (éd.), Histoire des institutions françaises au Moyen Âge, Paris, 1957, p. 124. 41 Assises, art. 32. 42 Ibid., art. 116. 43 Cf. supra, p. 168.
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux cet héritage à son seigneur, mais il est bien tenu de demander licence d’entrer en possession et le seigneur est bien tenu de lui concéder la licence »44.
Le douaire*, par la nature des biens qui le composent, représente un atout lors des successions45 et il est généralement constitué de biens qui ne remettent pas en cause l’unité du patrimoine lignager. Il est donc souvent envisagé de le céder au cadet. C’est le cas de Guillaume de Villehardouin qui est seigneur de Kalamata, avant d’hériter du titre de prince à la mort de son frère46. Il en est de même pour la dot*, qui peut revenir au cadet : c’est le cas dans le lignage des Toucy où le fils aîné de Philippe, Narjot, obtient les fiefs paternels et les titres honorifiques, tandis qu’Othon devient seigneur de Roye, bien qui constituait la dot* de sa mère, Portia47. Les exemples d’héritages dévolus aux puînés ne sont pas rares et ils interviennent généralement en l’absence de descendant direct du de cujus*. C’est le cas de Bartolomeo Ghisi qui récupère les biens de son frère Marco mort en 1281 à Andravida48. Les frères et sœurs d’un autre lit peuvent également être légataires, à l’instar de Maria Sanudo qui est la demi-sœur de Nicolas III Dalle Carceri qui n’a pas d’héritier direct49. Sa position d’héritière éventuelle suscite des convoitises et de nombreux prétendants entendent l’épouser50. Les lignées* cadettes ne sont pas oubliées dans la principauté ni dans l’Archipel, où certaines bénéficient du système des « apanages »51, et pour le titre ducal le système de frère à frère est appliqué par le lignage des Crispo. Ainsi, les cadets bénéficient d’une place de choix dans les successions des lignages nobiliaires de Morée mais ils ne sont pas les seuls. En l’absence d’héritier en ligne directe, les collatéraux* peuvent prétendre à la succession. C’est le cas des biens de Geremia et Filippo Ghisi, fils d’Andrea, revendiqués en 1284 par leurs cousins Geremia et Pietro52. Le système de gouvernement collégial de Négrepont laisse également une grande place aux collatéraux* et, à plusieurs reprises, les seigneuries sont concédées à deux frères (comme Guglielmo et Alberto da Verona, ou encore Merino et Rizzardo Dalle Carceri) ou à une mère et une fille (comme la veuve et la fille de Ravano Dalle Carceri, Isabella et Berta)53. Une partie de l’héritage de Geremia Ghisi, fils de Marino, qui fait son testament en 1282, va à son cousin Guidotto Cicon, emprisonné par les Grecs. S’il n’est pas en mesure d’en bénéficier, la somme est des-
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Assises, art. 62. Cf. supra, p. 251. 46 Chr. fr., § 174. 47 Cf. annexes, p. 648 ; J. Longnon, « Les Toucy en Orient et en Italie au XIIIe siècle », dans Bulletin de la Société des Sciences Historiques et Naturelles de l’Yonne, Auxerre, 1958, p. 42. 48 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 181. 49 Cf. annexes, p. 646. 50 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 339-340. 51 Cf. supra, p. 440. 52 R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 283. 53 Id., « Les seigneurs tierciers de Négrepont de 1205 à 1280 », dans Byzantina et Franco-Graeca. Articles choisis parus de 1936 à 1969, Rome, 1978, p. 149. La situation dans l’île d’Amorgos est compliquée par des partages entre oncles, neveux et nièces (G. Saint-Guillain, « Amorgos au XIVe siècle », dans Byzantinische Zeitschrift, Leipzig, t. 94, 2001, p. 76). 45
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chapitre xii. les successions, péril pour la parenté tinée au repos de l’âme de sa tante Agnese ou à sa fille54. Ce legs* témoigne d’un lien affectif fort entre deux lignées collatérales et une somme destinée à un personnage en particulier peut être réaffectée à un autre, du moment où l’on reste dans la limite de la structure lignagère. La succession de Geoffroy de Briel est révélatrice de la détermination de certains collatéraux*, résolus à en découdre pour récupérer en outre une part d’héritage : « Il avint chose que, après la mort dou seignor de Caraintaine, que .j. sien cousin de la conté de Champaigne, quand il sot la novelle de sa mort, esperant que la seignorie de la baronnie lui estoit escheüe pour droit, comme a son plus prochain parant, lequel avoit a nom messire Goffroy de Bruieres, aussi comme le seignor de Caraintaine, si s’appareilla […] et porta au roy Charle le Boiteux les tesmoingnances de tous les prelas et barons de Champaigne, comment il estoit le plus prochain hoir [héritier] [et] parant que le seignor de Caraintaine eust adonc »55.
Geoffroy n’est pas un descendant* direct, certes les collatéraux* peuvent hériter, mais il leur faut se présenter dans les délais. Cet homonyme part avec ses justificatifs dans les années 1280 et il demande à être mis en possession des biens de son plus proche parent. Sa requête est adressée au prince angevin, qui le renvoie au baile* de la principauté, Nicolas de Saint-Omer. Or, depuis la félonie de Geoffroy de Briel56, ce baron ne tient ses terres que de simple don ; sa demande est donc rejetée. Pourtant sa volonté ne faiblit pas et ce qu’il n’a pu obtenir légalement, il s’en empare par la force57. C’est certainement cette exception qui suscite l’intérêt du chroniqueur qui décrit avec force détails cet épisode haut en couleur. Enfin, dans les duchés catalans, les collatéraux* peuvent également hériter, c’est le cas de Jacques, frère de Jean Sacco de Thèbes, venu de Messine pour recueillir la succession en 136058. La succession semble être dévolue au plus proche parent en vie malgré les difficultés politiques du moment59. Que ce soit dans les dynasties d’origine française, italienne ou catalane, les échoites* de côté se produisent ; réglementées par les Assises de Romanie, elles sont acceptées. Pourtant, à la coutume codifiée s’ajoutent nombre de nuances et de situations particulières à chaque lignage et l’absence d’héritiers directs rend la succession plus problématique, ce qui pousse certains nobles à trouver d’autres recours, juridique ou biologique.
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R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 36. Chr. fr., § 557. 56 Cf. supra, p. 90. 57 Cf. supra, p. 430. 58 R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », dans Byzantina et Franco-Graeca, Articles choisis parus de 1936 à 1969, Rome, 1978, p. 198. 59 Ibid., p. 204. 55
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux 3. L’importance des enfants illégitimes et adoptés La crainte de beaucoup de nobles est de ne pas avoir d’héritiers mâles. En effet, cette absence met en danger l’unité du patrimoine et elle est clairement dénoncée par le chroniqueur : « Si ne demoura gaires de temps que le prince Florant s’acouça d’une maladie, de laquelle lui convint morir, de quoy fu grans dommages, pour ce que il estoit prodoms et sages et savoit bien gouverner son païs et sa gent et maintenir, et pour ce meisme que il ne leissa nul hoir mascle, se non une fille qui ot a nom Mehaulte »60.
Le décès du prince, qui s’éteint en 1297, est déploré, mais il est certainement plus grave qu’il n’ait pas de descendant mâle, handicap qui complique la succession, comme le sait le chroniqueur qui écrit au XIVe siècle et qui connaît les difficultés engendrées par cette absence de prince légitime. Un souverain ayant autant de qualités aurait pu les transmettre à un descendant* légitime61. Pourtant, cette situation n’est pas isolée et dans nombre d’autres lignages, la succession est similaire. Pour l’éviter, diverses solutions sont envisagées, notamment la filiation* juridique en adoptant un héritier mâle, ou la légitimation d’un descendant* biologique illégitime. Dans le royaume de France, les bâtards sont exclus des successions ab intestat*. Les juristes leur refusent le droit d’hériter mais leurs géniteurs peuvent procéder à des donations moindres62. Quant à l’adopté, la préoccupation des textes juridiques réside dans les droits qu’il acquiert sur l’héritage de son nouveau père. Cette pratique, peu usitée dans le royaume de France63, répond à la nécessité de trouver un successeur qui préserve l’intégrité du patrimoine lignager. Dans le droit bourguignon, le coutumier aborde les successions et il précise qu’il faut une licence spéciale pour qu’un bâtard hérite, en revanche il peut léguer ses biens normalement64, bien qu’un délai soit requis afin de recueillir l’héritage65. La reconnaissance des enfants illégitimes est plus poussée en Franche-Comté, où ils sont identifiés dans les testaments des nobles et ils ne sont pas rejetés par les lignages qui les prennent en charge66. Enfin dans l’Empire byzantin, la législation justinienne octroie des droits de succession à la concubine et aux enfants naturels, bien qu’ils soient moins importants que ceux de la descendance* légitime67. La place accordée aux enfants illégitimes ou adoptés lors des successions
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Chr. fr., § 827. G. Duby, « Le lignage (Xe-XIIIe siècle) », dans P. Nora (éd.), Les Lieux de mémoire, t. II, La Nation, Paris, 1986, p. 35 ; cf. infra, p. 87. 62 H. Régnault, La Condition juridique du bâtard, Caen, 1922, p. 3-5. 63 Cf. supra, p. 158. 64 M. Petitjean et alii, Le Coutumier bourguignon…, op. cit., p. 92, 201. 65 Ibid., p. 166, 206. 66 J. Heers, Le Clan familial au Moyen Âge, Paris, rééd. 1993 (1re éd. 1974), p. 82. 67 Des procès peuvent même être intentés par les enfants illégitimes à l’encontre de l’héritier dans le but de percevoir une part du legs (A. Laiou, « Contribution à l’étude de l’institution familiale en Épire au XIIIe siècle », dans Fontes Minores (Forschungen zur byzantinischen Rechtsgeschichte), VI, 1984, p. 284, 296). 61
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chapitre xii. les successions, péril pour la parenté est variable selon les États concernés, dans tous les cas s’ils reçoivent une part d’héritage cela constitue toujours une exception. Les Assises de Romanie reviennent sur ces cas particuliers et statuent sur la place accordée aux enfants illégitimes lors des héritages. Cependant, le législateur fait la différence entre le fief et les meubles* : « Si un feudataire célibataire a eu des rapports avec une feudataire non mariée et en a eu des enfants, puis a contracté mariage avec elle sur l’ordre de l’Eglise, leurs fils doivent succéder au fief paternel ou maternel. Mais s’il s’est marié étant dans la maladie dont il est mort, les fils ne seront pas tenus pour légitimes quant à la succession au fief. Il n’en sera pas ainsi pour les meubles […] »68.
Les enfants nés hors mariage peuvent être légitimés après l’alliance de leurs parents et succéder ainsi à leurs fiefs, à condition que le père et la mère aient contracté l’union sains de corps et d’esprit69. En revanche, la dévolution des biens meubles*, qui n’ont pas la même importance sur le système féodal de la principauté, n’est pas sujette à la même réglementation. L’héritage de Nicolò Acciaiuoli renseigne sur la position qu’il octroie à ses enfants adoptés : dans son testament du 30 septembre 1358, il lègue à son fils aîné, Angelo, Corinthe et sa châtellenie, ainsi que toutes les terres de la principauté exceptées celles qu’il remet à Angelo, son fils adoptif, en Messénie, qui s’engage à les tenir en fief de son aîné. Ce fils étant mort, c’est son puîné Lorenzo qui semble avoir hérité70. Dans ce cas précis l’enfant adopté n’hérite pas de la plus grande part du legs mais il n’est pas pour autant exclu de la succession. La situation est quelque peu différente avec les enfants illégitimes dont la position est ambiguë, comme le laisse penser la correspondance de Nerio Acciaiuoli qui, en 1384, tient rancœur à son frère Donato d’avoir voulu le priver de sa part légitime, comme s’il avait été un bâtard71. Quelques années plus tard, il n’oubliera pas son fils illégitime, Antonio, lors de sa succession, et en fait un seigneur moréote : « Nous léguons à notre fils Antoine le château de Livadia avec toutes ses appartenances et dépendances, et tout ce qui nous appartient au-delà en Livadie. Nous voulons, de plus, qu’il ait le retrait lignager et l’administration de la ville de Thèbes »72.
68
Assises, art. 105. Cf. supra, p. 150. 70 J. Longnon, P. Topping, Documents sur le régime des terres..., op. cit., p. 194-195. 71 J. Chrysostomidès, « Un unpublished letter of Nerio (30 october 1384) », dans Byzantina, t. VII, 1975, p. 113-114 ; Mon. Peloponnesiaca, p. 53. 72 « Item lassamo a nostro fio Anthonio lo castello de la Livadia con tute soe apartinentie e raxone e tuto quello che apartien a nui de la Livadia in là, e che abia retrato e lo reçimento de la cità de Stives » (J.-A. C. Buchon, Nouvelles recherches historiques sur la principauté de Morée et ses hautes baronnies, fondées à la suite de la Quatrième croisade, t. I, Investigation des archives et bibliothèque de Toscane, Naples, Sicile, Malte, Corfou, Paris, 1843, p. 150 ; Mon. Peloponnesiaca, p. 315). 69
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux Certes il n’est pas l’héritier principal, néanmoins il n’est pas oublié et la seigneurie de Livadia n’est pas négligeable. Elle sera pour lui la base à partir de laquelle il s’étendra et reconstituera le duché d’Athènes. La réussite personnelle d’Antonio est avant tout une question de tempérament, non pas de légitimité. Quant à la succession de Jacques de Baux, prince de Morée de 1381 à 1383, elle présente l’intérêt de révéler la transmission de son titre à Louis d’Anjou, cousin au troisième degré en ligne maternelle, et la recommandation qu’il lui fait de ses filles naturelles afin de les marier convenablement73. Les filles illégitimes n’héritent généralement pas, cependant l’enjeu qu’elles représentent réside dans les unions matrimoniales qu’elles peuvent contracter et ainsi elles peuvent cautionner la politique relationnelle lignagère74. Enfin dans les duchés catalans, les enfants nés de Grecs n’ont pas le droit d’hériter ni de transmettre des biens. Leur situation se rapproche donc de celle des enfants illégitimes, et ces enfants nés d’unions mixtes sont fragilisés lors des successions. Le seul moyen pour pouvoir déroger à la règle est d’être affranchi, cette pratique est rare, mais elle est tout de même attestée75. Les successions sont ainsi codifiées par la coutume, dans la principauté comme dans les provinces du pourtour méditerranéen, et une place de choix est dévolue à la parentèle*, qu’il s’agisse de descendants* directs, de collatéraux*, d’affins* ou encore d’enfants naturels ou adoptés. Pourtant, les règles ne sont pas toujours suivies par le groupe nobiliaire, en témoigne les nombreuses entorses à la coutume relevées dans les archives ou dans la Chronique de Morée.
B. LES CONTRADICTIONS DU SYSTÈME SUCCESSORAL 1. Les sources de conflits Malgré une législation claire et reconnue dans la principauté de Morée, la mort d’un lignager est très souvent source de litiges entre proches, parmi lesquels les plus puissants tirent avantage et les plus faibles ne reçoivent pas la part escomptée. Plusieurs cas peuvent être prétextes à des tensions lors des successions : il peut s’agir du jeune âge de l’héritier principal qui constitue un signe d’affaiblissement du lignage76, mais il peut aussi être question de problèmes financiers ou d’interventions intempestives d’autorités extérieures. Dans le royaume de France, la règle de succession est celle de la dévolution au plus proche héritier en ligne directe ou collatérale. Le roi peut néanmoins intervenir, en tant que suzerain, lorsque le fief échoit à un mineur ou à une jeune fille non
73
G. Noblemaire, Histoire de la maison des Baux, Marseille, rééd. 1976 (1re éd. 1913), p. 67 ; R.-J. Loenertz, « Hospitaliers et Navarrais en Grèce (1376-1383). Régestes et documents », dans Byzantina et franco-graeca, Rome, 1970, p. 358. 74 Cf. supra, p. 196. 75 K. M. Setton, Catalan Domination of Athens, 1311-1388, Cambridge, 1948, p. 252 ; A. Rubio I Lluch, « Une figure athénienne de l’époque de la domination catalane. Dimitri Rendi », dans Byzantion, t. II, 1925, p. 201. 76 Cf. supra, p. 171.
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chapitre xii. les successions, péril pour la parenté mariée77, et il n’hésite pas à en user. Toute minorité représentant une période de fragilité pour le lignage, il convient d’anticiper les problèmes aussi bien dans le royaume de France que dans la principauté de Morée. C’est ainsi que Guillaume de La Roche, duc d’Athènes, prépare dans son testament la minorité de son fils Guyot en 1287 : « Et quelque temps après messire Guillaume de La Roche, duc d’Athènes, qui était bail, mourut et fit son testament et dicta ses volontés, et il ordonna que son fils, nommé messire Gui de La Roche, fût placé sous la tutelle du comte de Brienne, qui était mari de sa sœur, laquelle avait été femme du seigneur de Caryténa »78.
Il s’agit de remettre l’héritier entre les mains des lignagers dignes de confiance, et si possible puissants, afin de gérer au mieux les intérêts patrimoniaux. Dans ce cas précis, le duc d’Athènes choisit son beau-frère Hugues de Brienne, époux d’Isabelle de La Roche et comte de Lecce79, un grand seigneur dont les origines sont proches des siennes mais dont la puissance est avant tout italienne. De par sa position outre Adriatique, il espère que l’avoué disposera des moyens nécessaire pour seconder efficacement son fils. Pour toute succession, il faut acquitter le droit de relief, c’est-à-dire une somme due par l’héritier au seigneur pour obtenir le fief. Il en est ainsi en Morée lorsque Hugues de Brienne et sa femme, la duchesse Hélène, sont mis en demeure d’acquitter le droit de relief dû pour le duché d’Athènes et de prêter hommage à Florent de Hainaut et Isabelle de Villehardouin, s’ils entendent conserver l’avouerie de Guyot de La Roche, encore mineur80. Pour certains, le problème de la minorité est aggravé par la mixité des mariages dont ils sont le fruit, et c’est le cas des héritiers gasmules* qui ont parfois du mal à faire reconnaître leur droit à l’héritage. Ainsi Marco Venier, dont la mère est la fille d’un seigneur grec de l’île de Cerigo, fait valoir ses droits devant les autorités vénitiennes dans la première moitié du XIVe siècle81, car ils lui sont disputés par sa parentèle*. Les minorités sont donc fréquemment l’occasion de tensions au sein des lignages. Et les successions dévolues à des mineurs ne sont pas rares compte tenu du taux de mortalité assez élevé de cette période82. C’est ainsi qu’une solution a été adoptée par les Crispo à partir de la fin du XIVe siècle : il s’agit de la gestion collective du duché. La tendance au fractionnement du patrimoine ducal par le biais des apanages83 n’est pas devenue irrémédiable car les crises successorales à
77 É. Bournazel, J.-P. Poly (éd.), Les Féodalités. Histoire générale des systèmes politiques, Paris, 1998, p. 476-477. 78 L. fechos, § 425 : « Et passado algun tiempo, micer Guillem de la Rocia, duch de Atenas, que era bayle, murio et fizo su testamiento et ordinacion, et ordeno que un su fillo que auia, qui se nombraua micer Gui de la Rocia, fueffe en gouvernacion del conte de Brena, qui era marido de su ermana, la qual era estada muller del senyor de Quarantana ». 79 Cf. annexes, p. 637. 80 C. Perrat, J. Longnon, Actes relatifs à la principauté de Morée, 1289-1300, Paris, 1967, p. 105. 81 F. Thiriet, « À propos de la seigneurie des Venier sur Cerigo », dans Studi Veneziani, XII, 1970, p. 202-203. 82 Cf. supra, p. 274. 83 Cf. supra, p. 440.
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux répétition ont poussé les lignagers à s’entendre ou au contraire à s’affronter lors des minorités. Les ducs, durant un demi-siècle, font partie de la même génération : tous les frères se sont succédés car ils sont morts sans héritier direct ou bien ils ont laissé un enfant en bas âge84. Dans le système mis en place, les héritiers mineurs sont éloignés pour permettre au frère cadet du défunt duc de régner et, progressivement, le principe de masculinité s’impose au détriment des descendants* directs. Les duchesses n’ont qu’un rôle de préséance et sont écartées au profit des membres forts du lignage85, tandis que Venise se mêle des successions dans le duché de l’Archipel et qu’elle intervient de plus en plus souvent en soumettant toujours plus étroitement la famille ducale86. La succession de Giovangiacomo, décédé en 1453, est emblématique d’une telle évolution : il laisse comme plus proche héritière une sœur, Elisabetta. Or, son grand-oncle Guglielmo II, dernier des fils du duc Francesco, se saisit du pouvoir. Venise tarde à le reconnaître car cette succession sort du cadre réglementaire, pourtant il s’agit d’un moyen établi par les Crispo afin de légitimer leur dynastie. D’ailleurs, la fille de Guglielmo II ne lui succède pas en 1460, c’est son neveu Francesco. Venise se mêle en outre de la succession de l’île d’Andros qui jusque-là était la possession des Zeno, dont le dernier héritier, Andrea, meurt en 1437. Le duc de l’Archipel, Giovanni Crispo, en l’absence de descendants directs, occupe l’île, mais Venise prend des mesures et une enquête rapide sur les droits de tous les prétendants distingue Crusino Summaripa en 144087. Pour éviter toute intervention extérieure et calmer les ambitions, le testateur* tente de régler les difficultés et d’organiser la minorité à venir. C’est ainsi que dans les années 1440, le duc Giacomo II Crispo différencie dans son testament la tutelle de son fils qui revient à sa veuve Ginevra Gattilusio, et le gouvernement du duché qui est dévolu conjointement à ses oncles, Nicolò et Guglielmo88. Mais parfois les dernières volontés du de cujus* ne sont pas respectées, d’ailleurs les minorités ne sont pas les seules épreuves dont le lignage doit venir à bout. Les difficultés financières peuvent également causer des tensions au sein des lignages, pourtant les testaments permettent de régler les dettes du testateur, étant donné que celui qui accepte l’héritage prend également le passif du testateur*. C’est le cas de Nicolò Ghisi qui possède des biens et des vilains en Crète, et qui institue comme héritier, à la fin du XIIIe siècle, son frère Geremia à condition que celui-ci paye une partie de ses dettes89. Filippo Ghisi, de la même manière, institue son neveu, Leonardo, exécuteur testamentaire en 129790. Il finit ruiné mais il prend soin de demander de vive voix à son exécuteur de vendre des tapis en dépôts chez lui et de régler ses dettes. Il souhaite que soient payées des messes pour le repos des âmes des victimes de ses fraudes, le tout est fait devant témoins, des dominicains, et rédigé définitivement par un notaire en 1299 84
G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 401; cf. annexes, p. 626. Ibid., p. 411-412. 86 F. Thiriet, La Romanie vénitienne au Moyen Âge, le développement et l’exploitation du domaine colonial vénitien (XIIe-XVe siècle), Paris, 1975, p. 368. 87 Ibid., p. 374. 88 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 408. 89 R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 84 ; cf. annexes, p. 634. 90 Ibid., p. 46. 85
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chapitre xii. les successions, péril pour la parenté 91 . Dans le testament de son homonyme, seigneur d’Amorgos, formulé en 1339, il n’y a aucune trace de son fils, Marco, issu de son union avec Anastassou : aucune mesure n’est prise concernant sa tutelle, il est oublié de la succession et la parentèle* le considère comme illégitime92. Il reçoit pourtant divers legs* provenant des lignagers, et même une part d’héritage de son cousin homonyme, Marco II à la fin du XIVe siècle, où il figure juste après la mère du testateur. Malgré ces gains, il reste lourdement endetté, notamment à cause des droits de succession, et ses petits-enfants continuent de payer son dû93. En effet, les dettes se transmettent aux héritiers, aussi un mandement royal sicilien daté de 1381 demande aux officiers de mettre Bernard Ballester, héritier de Béatrice, veuve de Bernard Desvillar, en possession des biens de feu Roger de Lluria, débiteur de Béatrice94. La situation politique complexe oblige le roi, dans ce cas, à intervenir lors d’une succession compliquée par des remariages. Enfin, c’est aussi le fait de Nerio Acciaiuoli qui rembourse les sommes prêtées à Giovanni Cremolisi pour une affaire qui dure depuis 1388, car ce dernier demande des intérêts que l’emprunteur refuse de verser. Finalement dans son testament, Nerio lui rembourse la somme sans les montants additionnels95. Ainsi les motifs de tensions ne manquent-elles pas lors des successions. Que ce soit pour gérer les biens patrimoniaux durant une minorité ou que ce soit à cause des sommes à rembourser, les lignagers s’en mêlent sans pour autant apaiser la situation. Les enjeux concernant les biens matériels et symboliques sont tels qu’afin de mieux comprendre la logique des transmissions il convient de développer quelques cas particuliers.
2. Quelques cas litigieux Les tensions dues à un héritage ne manquent pas dans les structures lignagères et différentes solutions sont envisagées afin de les apaiser. En Bourgogne, pour tout litige se reportant à l’héritage, des arbitres peuvent intercéder. En effet, les différends interviennent le plus souvent après les décès, et certains parents se sentent lésés par le partage effectué ou bien interprètent différemment les dernières volontés du de cujus*. Les arbitres réquisitionnés doivent dès lors s’enquérir des relations de parenté entre les intéressés et le défunt, consulter la coutume locale et évaluer la valeur des biens afin d’établir un compromis96. En Morée, le baile* occupe un rôle comparable puisqu’il est chargé d’examiner les documents officiels des prétendants et d’émettre un jugement, comme pour la
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R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 84 ; cf. annexes, p. 50, 288. G. Saint-Guillain, « Amorgos… », op. cit., p. 104. 93 Ibid., p. 106. 94 R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 244. 95 « Item volemo et ordinamo che Jani Crimolisi debia esser pagato de tuto quello che deve recever da nui de chavedale, non metando dano né interesse né pene, si chomo elle mete » (Mon. Peloponnesiaca, p. 314). 96 Y. Jeanclos, Arbitrage en Bourgogne et en Champagne du XIIe au XV e siècle, Dijon, 1977, p. 58-59. 92
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux succession ouverte de Geoffroy de Briel97. Mais qu’importe la période ou l’origine des lignages, les héritages conflictuels se multiplient en Morée. C’est le cas dans l’île de Négrepont où le droit successoral en vigueur est particulier et ne cesse d’alimenter des conflits. Les accords initiaux stipulent que chaque tiers de l’île est dévolu conjointement à deux coseigneurs, l’un succédant à l’autre en cas de décès, sans tenir compte des héritiers directs et collatéraux*. Or, cette clause est contraire aux Assises de Romanie qui précisent que lorsque un fief est concédé à deux frères, l’un succède à l’autre uniquement si ce dernier n’a pas de fils98. L’héritage de Carintana Dalle Carceri, fille de Rizzardo, en 1255, laisse un témoignage sur le déroulement des successions dans l’île de Négrepont99. Morte sans enfant, ce sont les autres tierciers* qui s’emparent de sa seigneurie au détriment des héritiers collatéraux* ou naturels, prétextant un pacte de succession qu’ils auraient signés100. Le prince Guillaume, qui intervient en tant que suzerain, a alimenté la thèse selon laquelle il aurait été l’époux de la dame ; mais ce mariage n’est attesté nulle part ailleurs101. L’affrontement est désormais ouvert et les collatéraux* se déchirent afin de récupérer la seigneurie dévolue en fin de compte à Leone, peut-être un oncle paternel de la défunte102. Il la transmet à son fils, Grapella, qui n’a pas de descendant* direct et c’est une succession latérale à nouveau qui s’organise, afin de conserver le bien dans le lignage des Dalle Carceri103. Sur le continent également les affrontements successoraux ne sont pas rares et quelles que soient les origines des lignages. En ce qui concerne les Fadrique par exemple, le partage de Jacques, deuxième fils d’Alfonso, est surprenant104. Ce seigneur de Salona, Lidoriki, Vitrinitsa, Zeitoun105 et capitaine de Sidérokastron, cède ses biens à son frère Boniface, déjà seigneur de Karystos et d’Égine, à sa mort en 1366. Il a pourtant un fils, Louis, qui succède à la seigneurie de Zeitoun dès 1366. Au début des années 1370, l’entente règne entre les deux hommes, tout deux étant les personnages les plus éminents des duchés. Pourtant, la distinction accordée à Louis, qui est nommé vicaire général par le roi de Sicile, pousse Boniface à se révolter, ce qui entraîne pour lui la perte de ses possessions. Boniface meurt à la fin des années 1370 et, en 1381, sa veuve Douce obtient le pardon royal posthume, mesure qui stoppe toute action du fisc contre cet héritage106. Il s’agit en fait de préserver les possessions catalanes en Grèce puisque Louis n’a qu’une fille et que la descendance masculine est représentée par les fils de Boniface, Pierre et Jean. Cet exemple représente le cas d’un conflit successoral entre lignées directes et collatérales* : la puissance de Boniface y appa97
Cf. supra, p. 430. Assises, art. 93 ; D. Jacoby, La Féodalité..., op. cit., p. 190. 99 Cf. annexes, p. 532. 100 M. Sanudo, Istoria tês Rômanias, E. Papadopoulou (éd.), Athènes, 2000, p. 108-109 ; R.-J. Loenertz, « Les seigneurs tierciers de Négrepont de 1205 à 1280 », dans Byzantina et Franco-Graeca. Articles choisis parus de 1936 à 1969, Rome, 1978, p. 154. 101 R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 430-432. 102 Ibid., p. 435. 103 Ibid., p. 435. 104 Cf. annexes, p. 632. 105 Cf. annexes, p. 533. 106 R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 209, 271. 98
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chapitre xii. les successions, péril pour la parenté raît par sa volonté de tenir tête à un héritier direct. Quant à la veuve de Louis, Elena Asanine, comtesse-douairière et sa fille Marie, elles ont encore de la seigneurie de Salona et d’autres possessions en 1394 lorsque Bayazet envahit la Grèce, lequel épouse la fille et envoie les parentes dans un harem107. Ces deux dames nobles sont restées en possession de leurs terres malgré les difficultés, sans avoir besoin de contracter une union matrimoniale pendant une quinzaine d’années, cependant la poussée turque a raison de leur résistance, tout comme celle d’autres nobles. Les successions donnent lieu également à des heurts dans les lignages d’origine italienne dont les terres sont de plus en plus menacées à la fin du XIVe siècle par l’avancée turque et la reconquête grecque. L’un des exemples les plus connus se produit à la suite de la succession de Nerio Acciaiuoli, et grâce au travail remarquable de Juliana Chrysostomidès, il a été particulièrement bien mis en lumière108. Le seigneur d’origine florentine fait son testament en septembre 1394 et s’éteint quelques jours plus tard. La situation de Corinthe dès lors n’est pas simple : elle est octroyée à Francesca, sa cadette, sauf dans le cas où Robert, le fils d’Angelo, le Grand sénéchal, rachète la dette de son père : « Et au cas où, d’ici à trois ans, ladite duchesse Francesca, notre fille, n’aurait pas d’enfants, nous voulons qu’elle ait la seigneurie de tous les pays qu’elle doit posséder si elle eût eu des enfants. Si ladite duchesse s’accorde avec le grand-sénéchal, c’est bien ; s’ils ne s’accordent pas, et que le grand-sénéchal veuille rendre l’argent qu’il a à lui donner, nous voulons que ladite duchesse lui restitue Corinthe »109.
En raison d’un prêt contracté quelques années auparavant, Roberto, le petitfils de Nicolò Acciaiuoli, ne peut reprendre la seigneurie de Corinthe, dévolue depuis à Nerio et qui constitue la majeure partie de l’héritage de Francesca. Quant à Bartolomea, pourtant son aînée, elle n’obtient rien, si ce n’est le remboursement de la dette contractée auprès de son époux, le despote Théodore110. Or, ce dernier se considère floué et, prétextant de ce qu’il considère comme l’exhérédation de son épouse, il envahit les terres de son beau-père, défendues tant bien que mal par ses exécuteurs testamentaires111. Les attaques s’intensifient avec le ralliement à sa cause du fils illégitime de Nerio, Antonio, et la défense de la cité revient à Francesca secondée dès le mois de novembre par son époux
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R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 191. L’historienne a rédigé plusieurs articles sur la situation politique du Péloponnèse à la fin du XIVe siècle (J. Crysostomidès, « Un unpublished letter of Nerio (30 october 1384) », dans Byzantina, t. II, 1975, p. 111-123 ; Id., « Corinth 1394-1397 : some new facts », dans Byzantina, t. VII, 1975, p. 81-110). 109 « E acasione che infra tre anni la dita duchessa nostra filia Francescha non facesse herede, volemo che ella abia la signoria de tuti queli paise, de le qual avemo ordenato che ella abia façando herede. Se la dita duchessa se achorderà con lo Gran Seneschalcho, ben è ; e se non, se lo gran seneschalcho vole render la moneta la qual ne deve dar, volemo che la dita duchessa li rende Choranto » (J.-A. C. Buchon, Nouvelles recherches…, op. cit., p. 300 ; Mon. Peloponnesiaca, p. 315). 110 Cf. annexes, p. 614 ; Mon. Peloponnesiaca, p. 315 ; J.-A. C. Buchon, Nouvelles recherches…, op. cit., p. 300. 111 J. Chrysostomidès, « Corinth… », op. cit., p. 85-86. 108
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux accouru à la curée, Carlo Tocco, comte de Céphalonie, que certains refusent de faire entrer dans la cité assiégée. Ce dernier, afin de desserrer l’étau autour de Corinthe, demande l’aide des Navarrais112, et une fois rendu maître de la cité, il engage des négociations avec les pouvoirs voisins afin de s’en débarrasser, notamment avec Théodore113. Ce cas révèle un héritage où les hoirs* de degré égal n’ont pas les mêmes parts car les considérations politiques empêchent de tels raisonnements mathématiques. Ici, le choix du testateur s’est porté de préférence sur sa cadette, lésant par voie de conséquence son aînée114. Parfois la situation ne dégénère pas jusqu’au conflit armé mais certains mettent en place de véritables subterfuges pour arriver à leurs fins. C’est ainsi que Marie Le Maure, épouse du prince Pierre de San Superan, revendique l’héritage de son neveu, Érard Laskaris115. Ce dernier, fils de Lucie Le Maure et de Jean Laskaris Calophéros, s’éteint en 1392, à peine majeur et sans héritier direct. Au chevet de son neveu décédé en septembre, le couple a commandité très rapidement un faux testament les désignant comme héritiers, qui est examiné par les autorités vénitiennes en raison de la citoyenneté vénitienne acquise par Jean Laskaris Calophéros et son fils, et dont la validité est reconnue. Il faut une enquête plus poussée en 1409 pour démontrer la falsification et décider de l’annulation du testament. Les tensions se poursuivent néanmoins car Venise et Byzance sont intéressées toutes deux par cet héritage, chacune arguant de l’appartenance du testateur à leur nation116. Un autre exemple provient des archives qui conservent le témoignage d’une succession à rebondissements portant sur le village de Lipso situé dans le nord de Négrepont, revendiqué par Crusino de Summaripa au début du XVe siècle et qui appartient aux Sanudo depuis le siècle précédent. Il doit revenir à la demisœur de Nicolò III, Maria, puisque le duc s’éteint en 1383 sans héritier légitime ; dans ce cas-là, le douaire* de son épouse, dont Lipso faisait partie, fait retour au domaine117. Cependant, Maria, qui est la plus proche héritière collatérale118, ne se présente pas dans les délais requis pour toute prétention à l’héritage et le fief est confisqué par les autorités de Négrepont. L’affaire est portée devant la justice et s’éternise avant que l’héritier de Maria Sanudo, son fils aîné, Crusino, ne revendique les droits maternels. Après la consultation des sages du Conseil, le verdict est en faveur du plaignant qui récupère le village, sans toutefois la juridiction criminelle et civile ni les forteresses119. La procédure rebondit quelques années plus tard, car Crusino est accusé d’avoir produit de faux documents : dès lors le Sénat casse la décision prononcée en 1431 et Lipso rentre en possession
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J. Chrysostomidès, « Corinth… », op. cit., p. 88. Ibid., p. 94-96. 114 Cf. supra, p. 242-243. 115 Cf. annexes, p. 638. 116 D. Jacoby, « Jean Lascaris Calophéros, Chypre et la Morée », dans Revue des Études Byzantines, 26, 1968 ; repris dans Id., Société et démographie à Byzance et en Romanie latine (VR), Londres, 1975, p. 224228. 117 Id., La Féodalité…, op. cit., p. 205. 118 Cf. annexes, p. 646. 119 D. Jacoby, La Féodalité…, op. cit., p. 206. 113
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chapitre xii. les successions, péril pour la parenté de la République120. La constitution du douaire* peut aussi poser de sérieux problèmes entre les héritiers agnatiques* et utérins*, chacun réclamant son dû ; à l’instar de Bartolomeo III Ghisi, seigneur de Tinos, Mykonos et tiercier*, qui épouse Theodora Asanine. Cette dernière, à la mort de son époux, et conformément au droit codifié dans les Assises de Romanie, reçoit la moitié des biens de son défunt époux121. Mais son héritage donne lieu à un conflit entre Manuel II Paléologue, un collatéral de la princesse grecque, et Venise, héritière par testament du fils de Theodora, Giorgio III, à l’extrême fin du XIVe siècle122. Les tensions nées lors des successions reposent en grande partie sur les différends entre héritiers directs et collatéraux*, et impliquent parfois même ceux qui se sentent lésés comme les enfants illégitimes. Or dans certains cas, les enjeux portent également sur les biens composant les dots* et les douaires*, opposant de la sorte les héritiers utérins* et agnatiques*. Dans des contextes qui peuvent être dès lors très agités, la position d’une héritière féminine peut être fragilisée et certaines doivent trouver des moyens pour s’imposer.
3. L’héritage au féminin D’après les anthropologues, dans toutes les sociétés la perpétuation du patrimoine est au centre des préoccupations familiales. Dans la majorité des cas, c’est un héritier mâle qui reçoit la succession, mais en son absence, la solution de dépit consiste à confier la charge d’en assurer la transmission à une femme123. En fait, selon le mode de dévolution, les chances matrimoniales de chaque membre d’une même famille sont évaluées, en fonction du sexe et du rang de naissance de chacun124. Les historiens, quant à eux, se sont penchés sur les pratiques en cours en Occident. Dans le royaume de France, l’exclusion des filles de l’héritage n’a pas partout la même portée. Un fief peut « tomber en quenouille », c’est-àdire être dévolu à une femme, mais des mesures sont rapidement prises pour éviter la perte du service militaire : soit la femme fait « le pont et la planche » formule imagée qui signifie qu’elle transmet ainsi les droits à son fils ; soit elle est contrainte de se marier afin que son époux remplisse l’obligation militaire. En ligne collatérale, dans une succession uniquement féminine, la plupart des coutumes au XIVe siècle rejettent l’aînesse et le partage est alors réalisé125. Cependant, en ce qui concerne les descendantes* directes, les historiens ont constaté dans de nombreuses provinces françaises une exclusion des filles dotées de l’hé-
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Il aurait été tenu par Fiorenza Sanudo, mère de Maria, qui tenait le fief de son premier mariage avec Giovanni Dalle Carceri. Provenant de la voie paternelle, il n’appartient aucunement à Maria (D. Jacoby, La Féodalité…, op. cit., p. 207). 121 Cf. supra, p. 261. 122 Cf. annexes, p. 634 ; R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 179. 123 Les filles conservent le statut de cadettes quel que soit leur rang de naissance (P. Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, 1980, p. 249). 124 Ibid., p. 250. 125 P. Ourliac, Histoire du droit privé français de l’An Mil au Code civil, Paris, 1985, p. 326-327.
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux ritage126. Il en est ainsi en Bourgogne où, si les filles veulent hériter, elles doivent rendre leur dot*127 : elles sont de la sorte écartées de l’héritage pour éviter le démembrement du domaine familial128. Une tendance similaire est développée en Champagne où les descendants des deux sexes ne sont pas égaux devant un legs : à un même degré, les filles sont écartées de l’hoirie* face aux garçons129. Dans le sud du royaume de France comme en Catalogne, les femmes qui ne semblent pas officiellement exclues des successions le sont le plus souvent en pratique. Fréquemment en effet elles en sont désintéressées lors de la constitution de leur dot*130, bien que celle-ci leur assure une part du patrimoine familial131. En Sicile et à Naples, l’éviction des filles se fait progressivement. À la descendance directe féminine sont préférés les frères, neveux ou oncles ayant le même patronyme, indice d’un agnatisme volontaire132. Parfois, en cas d’absence de descendant* direct, les parents utérins* peuvent être valorisés, que ce soit le frère de l’épouse ou le fils de la sœur133, mais cela n’est pas une généralité. Un chantage peut même s’exercer sur la veuve qui peut récupérer son apport nuptial, à condition de renoncer à ses droits à l’héritage du défunt134. Ainsi, la succession de Frédéric III, roi de Sicile et duc d’Athènes, en 1377, pose un problème de droit. Conformément à son testament, sa fille mineure, Marie, lui succède, mais cette clause va à l’encontre du testament de Frédéric II qui exclut les femmes de la succession à la couronne. Son titre n’est pas contesté en Grèce catalane jusqu’à ce que les Navarrais s’emparent de Thèbes en 1379. Alors, la nécessité d’avoir un souverain plus combattif se fait sentir135. En Crète, le droit vénitien qui y est appliqué prévoit la constitution d’une réserve qui s’élève environ au tiers de la part ab intestat* en immeubles* pour les héritiers mâles car les filles ne peuvent pas en bénéficier136. Il est parfois précisé que les immeubles* ne peuvent pas être dévolus à des femmes, ce qui correspond au droit commun en matière de succession ab intestat*, mais elles peuvent toutefois hériter à condition de garantir l’exécution du service militaire137. Enfin, dans le royaume latin de Jérusalem, les filles peuvent également prendre part à la succession lorsqu’il n’y a pas de descendant* mâle. Mais le roi fait pression pour qu’elles trouvent rapidement un mari auquel est assuré l’investiture. Progressivement, les successions tombent entre les mains de chevaliers
126 J. Maillet, « De l’exclusion coutumière des filles dotées à la renonciation à la succession future dans les coutumes de Toulouse et de Bordeaux », dans Revue Historique de Droit Français et Étranger, t. XXIX, 1952, p. 514-515. 127 M. Petitjean et alii, Le Coutumier bourguignon…, op. cit., p. 275. 128 J. Bart, Recherches…, op. cit., p. 57-60. 129 P. Portejoie, L’Ancien coutumier..., op. cit., p. 46-47. 130 H. Debax, La Féodalité..., op. cit., p. 171. 131 L. To Figueras, « Anthroponymie…», op. cit., p. 429. 132 H. Bresc, Un Monde méditerranéen..., op. cit., p. 683. 133 Ibid., p. 694. 134 Ibid., p. 703. 135 R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 227. 136 E. Santschi, La Notion de « feudum » en Crète vénitienne (XIIe-XVe siècle), Lausanne, 1976, p. 125. 137 Ibid., p. 126, 129.
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chapitre xii. les successions, péril pour la parenté déjà pourvus et de grands domaines fonciers se constituent ainsi138, car l’investiture assure le fief au chevalier et à tous ses descendants* directs ou collatéraux*139. Ainsi différentes solutions sont-elles envisagées sur le pourtour méditerranéen afin de distinguer les filles parmi les héritiers des lignages nobiliaires et leur attribuer, soit une part d’héritage moindre, soit leur dot* uniquement. Dans la principauté de Morée, les difficultés liées aux héritages féminins se retrouvent et elles ne sont pas rares. En effet, les combats causant la disparition de nombreux chevaliers dans la force de l’âge, leurs filles mineures ou leurs sœurs peuvent se retrouver héritières potentielles, ce qui intensifie les rivalités d’ordre matrimonial140. Certains épisodes narrés dans la Chronique de Morée, relatent telle ou telle succession mettant en cause des héritières féminines, toutefois Marguerite de Passavant représente le seul exemple développé de succession féminine : « Et vous dirons du seignor de Mathegriffon comment il morut sans hoirs [héritiers] de son corps et escheÿ sa baronnie et son heritaige a la noble dame, madame Margerite […] »141.
Gautier de Rosières, en l’absence d’héritier mâle direct, octroie à sa nièce, qui est la plus proche parente en ligne collatérale*, la seigneurie de Mathegriphon, mais les problèmes politiques contemporains ont raison de cette transmission qui revient au prince142. Un autre exemple est relevé au début du XIVe siècle à la suite du décès sans enfant du duc d’Athènes, Guy II de La Roche, et dont les collatéraux convoitent l’héritage. Sa cousine Échive d’Ibelin et son cousin Gautier de Brienne143 se disputent le duché d’Athènes et en viennent à exposer leurs arguments devant le baile* de la principauté. Le seigneur de Brienne « disait aussi qu’en sa qualité de mâle, l’héritage dudit duché lui revenait à plus juste titre qu’à sa cousine germaine, qui était femme »144. Tandis qu’Échive d’Ibelin « disait que sa mère était plus aînée que la mère du comte de Brienne, et que par conséquent le susdit héritage lui revenait plus justement qu’au comte de Brienne, son cousin germain »145. Tous deux exposent des arguments en leur faveur mais la décision
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J. Prawer, « La noblesse et le régime féodal du royaume latin de Jérusalem », dans Le Moyen Âge, n° 1-2, 1959, p. 55. 139 Ibid., p. 48 ; J. Richard, « La noblesse de Terre sainte (1097-1187) », dans La Noblesse dans l’Europe occidentale au Moyen Âge : accès et renouvellement. Actes du colloque, Paris 14-15 janv. 1988, Lisbonne-Paris, 1989 ; repris dans Id., Croisades et États latins d’Orient (VR), Aldershot, 1992, p. 329. 140 Cf. supra, p. 196. 141 Chr. fr., § 501. 142 Cf. annexes, p. 643. 143 Cf. annexes, p. 637. 144 L. fechos, § 540 : « […] et affimifmo (assimismo ?), por que era masclo, dizia que a ell pertenescia mellor la heredat del dicho ducame que no faria (saria ? ) a su cosina ermana qui era fembra ». 145 L. fechos, § 541 : « […] dizia que su madre era mas primogenita que la madre del dicho comte de Brena, por la qual cosa pertenescia mas a ella la heredat sobredicha que non al comte de Brena, su cosino hermano ».
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux prise par le baile* et le baronnage moréote est révélatrice de l’état d’esprit des seigneurs de l’époque : « […] considérant moins la justice que la volonté, [ils] aimèrent mieux, parce que le comte de Brienne était chevalier et homme puissant, et que l’autre était femme et veuve, donner le droit de l’héritage au comte de Brienne qu’à la veuve. […] »146.
Le choix se porte donc sur Gautier de Brienne conformément au droit moréote et nonobstant l’aînesse de l’ascendance* d’Échive. Celle-ci présente deux caractéristiques qui sont autant de faiblesses pour la société moréote, en danger vis-à-vis des attaques extérieures : c’est une femme et surtout elle est veuve, elle n’a donc plus de lignage allié* la soutenant et pouvant rendre le service militaire à sa place. L’épisode de la Chronique de Morée s’arrête ainsi sur la déception de cette dame partie prier la Vierge Marie à Clarence147. La succession de Bonifacio da Verona, quant à elle, témoigne d’un partage qui ne fait pas toujours la part belle aux descendants* mâles. Lorsque le seigneur de Karystos meurt en 1318, deux de ses enfants se disputent l’héritage : son fils Tommaso et sa fille Marulla, épouse d’Alfonso Fadrique148. Les ambitions s’opposent et devant la pression exercée par le Catalan, ils parviennent finalement à un compromis : Marulla conserve Karystos et Tommaso détient Armena. L’héritage dévolu à Marulla semble surtout être le fait de son époux Alfonso Fadrique qui s’empare des possessions de Tommaso, lequel, devant le déploiement de force de son beau-frère, est contraint de reconnaître les droits de sa sœur à l’héritage149. Ce n’est pas tant la place ou le sexe de l’héritière qui joue en sa faveur mais plutôt le choix du mari150. Lorsque Tommaso meurt sans enfant en 1326, sa sœur réclame l’autre partie de l’héritage paternel, mais l’ambition démesurée du couple fait peur aux autres tierciers qui, appuyés par Venise, préfèrent adjuger la seigneurie à la descendance* d’une autre sœur, Agnese151. L’affaire successorale est envenimée par l’intervention des puissances extérieures attirées par des enjeux qui dépassent le simple cadre moréote. Ainsi, Venise soutient les tierciers*, tandis que Jean de Gravina, le prince de Morée, soutient le catalan. Finalement, les tierciers* tranchent et les biens de Bonifacio da Verona sont attribués pour partie à Bartolomeo Zaccaria, marquis de Bodonitsa, et le reste à
146 L. fechos, § 542 : « Mas el bayle et los senyores del consello, no guardando tanto a la razon como a la voluntat, por que el comte de Brena era cauallero he hombre poderoso et aquella era muller et vidua, quisieron mas dar la razon de la heredat al comte de Brena que no a ella ». 147 Elle meurt en 1312 et repose en Chypre (B. Imhaus (éd.), Lacrimæ Cypriæ. Les larmes de Chypre ou Recueil des inscriptions lapidaires pour la plupart funéraires de la période franque et vénitienne de l’île de Chypre, Nicosie, 2004, p. 156 ; L. fechos, § 543). 148 Cf. annexes, p. 628. 149 D. Jacoby, « Catalans, Turcs et Vénitiens en Romanie (1305-1332) : un nouveau témoignage de Marino Sanudo Torsello », dans Studi Medievali, 3e sér., XV, 1974 ; repris dans Id., Recherches sur la Méditerranée orientale du XIIe au XVe siècle. Peuples, sociétés et économie (VR), Londres, 1979, p. 242. 150 La remarque vaut également pour Francesca Acciaiuoli, épouse de Carlo Tocco ; cf. supra, p. 242243. 151 R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 451 ; cf. annexes, p. 530 ; D. Jacoby, « Catalans, Turcs… », op. cit., p. 249.
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chapitre xii. les successions, péril pour la parenté Agnese152. Le lien est dès lors extrêmement étroit entre les affaires politiques et familiales, les deux sphères ayant une influence l’une sur l’autre. Les filles peuvent donc hériter, mais cette considération est surtout valable en l’absence de prétendant mâle ou grâce à l’appui d’un époux puissant. C’est le cas de Guglielma Pallavicini, qui hérite de la seigneurie de Bodonitsa153, très convoitée au XIVe siècle : le choix de ses époux est donc stratégique et il se porte sur Bartolomeo Zaccaria, puis rapidement veuve, elle épouse Nicolò Giorgio154. L’intérêt qui l’a poussé à opter pour les réseaux génois semble peu judicieux puisqu’elle se décide en faveur d’un lignage vénitien par la suite. Il en est de même dans les duchés catalans où les femmes peuvent hériter, bien que cela soit le plus souvent évité. Ainsi à la fin du XIVe siècle, Francesca, sœur de Jean de Lluria, est l’héritière de son frère et devient administratrice de ses possessions155. En l’absence d’héritier mâle, les filles succèdent, ou du moins transmettent le patrimoine. Ainsi, Catherine Le Maure, épouse d’Andronic Asen Zaccaria et fille d’Érard III, seigneur d’Arkadia, remet le bien familial à son fils, Érard IV. La succession est donc directement transmise par l’aînée des filles au petit-fils156. C’est la même logique qui anime les lignages dans le royaume de France puisque l’héritière fait alors tout simplement « le pont et la planche ». Et ce raisonnement se retrouve à plusieurs reprises, comme lors de la succession de Gautier de Brienne, mort à Poitiers en 1356, et dont l’héritage revient à sa sœur Isabelle, car son fils homonyme est mort en bas-âge157. Par son entremise, il s’agit de transmettre ses biens à ses neveux et notamment à Guy d’Enghien qui est le successeur de Gautier à la tête des seigneuries d’Argos et de Nauplie158. Par la suite, lorsque Guy décède, son patrimoine revient à sa jeune fille Marie que la parentèle* s’empresse de marier. Les filles peuvent donc hériter mais cela semble être faute de mieux. Le plus souvent c’est en raison de l’absence d’héritiers mâles de même degré de parenté, parfois il s’agit de transmettre les biens patrimoniaux au gendre, voire au petit-fils. Pourtant les enjeux sont tels lors des successions que dans un certains nombre d’autres cas, le droit à hériter des filles n’est pas respecté. Ainsi, en 1251/2 à la mort de Geremia Ghisi, seigneur de Tenos, Mykonos et Andros, son gendre Filippo Ghisi accapare l’héritage de sa belle-sœur, Marchesina159. Celle-ci est mariée à un citoyen vénitien dont la justice est saisie, mais malgré son rôle d’intermédiaire et la séquestration de certains biens du coupable, celui-ci ne rend
152
R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 451 ; cf. annexes, p. 530 ; D. Jacoby, « Catalans, Turcs… », op. cit., p. 250 ; cf. annexes, p. 649. 153 Cf. annexes, p. 533, 642. 154 K. M. Setton, Catalan Domination…, op. cit., p. 42. 155 Ibid., p. 115. 156 R.-J. Loenertz, « Pour la biographie de Jean Lascaris Calophéros », dans Revue des Études Byzantines, t. XXVIII, 1970, p. 135-138. 157 Cf. annexes, p. 620. 158 K. M. Setton, Catalan Domination…, op. cit., p. 44 ; A. Luttrell, « The Latins of Argos and Nauplia, 1311-1394 », dans Papers of the British School at Rome, XXXIV, Londres, 1966 ; repris dans Id., Latin Greece, the Hospitallers and the Crusades 1291-1440 (VR), Londres, 1982, p. 38. 159 Cf. annexes, p. 634.
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux pas les armes160. La succession que certains qualifient « en gendre » s’est opérée dans ce cas mais ce dernier s’est avéré plus ambitieux que prévu et il n’a pas hésité à s’emparer des biens de sa parente. Dans les duchés catalans, la part des femmes lors des héritages n’est guère plus enviable car, en 1381, le roi de Sicile mande à ses agents de mettre Françoise, sœur de Jean de Lluria, en possession de ses biens161 qui sont détenus depuis plus de trois ans par Louis d’Enghien. La situation d’une héritière isolée ne semble pas plus enviable dans les duchés catalans que dans la principauté de Morée voisine car la convoitise de certains mettent son héritage en danger. En dépit des droits successoraux assurés dans les Assises de Romanie, de la surveillance des lignages et de la mise par écrit des volontés du défunt, de nombreuses tensions apparaissent lors des successions, dues en grande partie aux enjeux représentés par les biens patrimoniaux. Et si les successions ab intestat* existent, assurées par la rapidité avec laquelle les lignages nobiliaires s’éteignent parfois, la pratique testamentaire se développe et présente de sérieux avantages lorsqu’il s’agit de régler l’avenir des descendants* du défunt et de ses biens, au moins en théorie.
C. TESTER DANS LA PRINCIPAUTÉ DE MORÉE 1. Une pratique testamentaire développée Rédiger ses dernières volontés est un acte majeur, à la fois politique et familial, relevant de la sphère privée mais aussi publique selon l’importance du testateur. Cet acte permet de régler le sort des biens fonciers, meubles* ou symboliques, mais aussi d’assurer le salut de son âme. En Occident, tout au long du XIIIe siècle, faire son testament devient une pratique courante notamment en milieu urbain. L’acte idéal est celui d’une personne en pleine possession de ses moyens, voilà pourquoi certains chrétiens actualisent leur testament tout au long de leur vie et n’attendent pas l’article de la mort. Les préoccupations du testateur sont la sauvegarde du patrimoine familial, mais aussi son salut dans l’au-delà et pour cela il doit s’acquitter de ses dettes et réaliser des legs pieux162. Avec la multiplication des actes au bas Moyen Âge, la place des enfants illégitimes dans les héritages a évolué car la place qui leur est accordée dans les testaments croît163. Le bâtard peut également tester mais, dans ce domaine, les coutumes du royaume de France sont diverses : tantôt il peut disposer librement de ses biens meubles* et acquêts*, tantôt son droit est limité par le pouvoir seigneurial164.
160 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 140 ; R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 43, 48. 161 R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 244. 162 D. Alexandre-Bidon, La Mort au Moyen Âge XIIIe-XVIe siècle, Paris, 1998, p. 70-72. 163 H. Régnault, La Condition juridique..., op. cit., p. 52. 164 Ibid., p. 75.
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chapitre xii. les successions, péril pour la parenté En Aragon jusqu’au début du XIVe siècle, la liberté de tester n’existe pas car le régime repose sur la succession forcée des enfants, cependant les lots en théorie égaux peuvent être majorés et les enfants naturels ne sont pas écartés bien que leur part soit inférieure. Avec le bas Moyen Âge, se met en place une plus grande liberté de tester qui entraîne les progrès de la primogéniture165. Pour les Toscans des XIVe et XVe siècles, les testaments indiquent avant tout les dernières volontés des défunts en ce qui concerne leur sépulture et leurs funérailles166. En Sicile, les testaments de l’aristocratie témoignent de la volonté d’assurer la succession agnatique* et la pérennité du nom : le seigneur associe donc étroitement sa descendance au fidéicommis* qu’il établit sur ses biens dès le XIVe siècle167. Il s’agit d’un tiers chargé de gérer les biens remis à un légataire, en attendant le terme déterminé par le testateur*. En Crète, les feudataires jouissent dans l’ensemble d’une liberté assez grande dans leurs testaments pour disposer de leurs biens168. Enfin, à Byzance, l’établissement de cet acte est le fait aussi bien des hommes que des femmes, et une liberté assez grande leur ait accordée, néanmoins, la condition principale est de maintenir un tiers des biens en faveur des enfants (ou la moitié s’ils sont plus de quatre) à partager également : c’est la légitime169. Pour un noble byzantin, rédiger ses dernières volontés est un acte majeur initialement rédigé en latin, l’usage du grec se répand dans la partie orientale de l’ancien Empire Romain170. La pratique testamentaire se développe donc progressivement au bas Moyen Âge dans les provinces d’origine des nobles moréotes et elle apporte de nombreux renseignements qui permettent de mieux appréhender la société étudiée. Ainsi, les testaments des marchands génois ont pu éclairer ce groupe d’hommes, la plupart jeunes, célibataires ou n’ayant la responsabilité que d’un enfant171. Or, le problème qui se pose pour l’étude de la noblesse de la Morée latine est avant tout le peu de témoignages testamentaires qui subsiste ainsi que l’éclatement géographique de ces mêmes documents. Certaines sources notariales ont permis cependant à des historiens de mener des travaux intéressants sur les pratiques testamentaires en Romanie latine : c’est le cas pour la Crète ou encore pour les possessions vénitiennes de Coron et Modon172. Plusieurs types de testaments existent, les uns, olographes*, sont entièrement rédigés par le testateur, tandis que les autres, nuncupatifs*, comportent une déclaration devant témoins. En l’état actuel de la documentation, il est difficile de recenser les testaments connus et d’établir des statistiques pour la noblesse moréote. Néanmoins, il est possible d’après les quelques recensions faites de
165
M.-C. Gerbet, Les Noblesses..., op. cit., p. 67. D. Herlihy, C. Klapisch-Zuber, Les Toscans et leurs familles, Paris, 1978, p. 611-612. 167 H. Bresc, Un Monde méditerranéen..., op. cit., p. 682. 168 E. Santschi, La Notion de “feudum”, op. cit., p. 125. 169 J. Beaucamp, « Au XIe siècle… », op. cit., p. 200. 170 Id., «Tester en grec », dans ΕΥΨΥΧΙΑ. Mélanges offerts à Hélène Ahrweiler, Paris, 1998, p. 107. 171 M. Balard, La Romanie génoise…, op. cit., p. 255. 172 S. Mc Kee, Wills from Late Medieval Venetian Crete, Washington, 1998 ; A. Nanetti, Documenta veneta Coroni et Methoni rogata. Euristica e critica documentaria per gli oculi capitales Communis Veneciarum (secoli XIV e XV), t. I, Documenta a presbiteris et notariis castellanorum cappellanis rogata, Athènes, 1999. 166
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux noter que les deux formes sont employées, parfois même par un même testateur. Nicolò Acciaiuoli a établi ses deux testaments selon chacun des procédés173. En effet, craignant pour sa vie, un noble peut rédiger plusieurs testaments dont le dernier en date annule le précédent. Ainsi, Nicolò Acciaiuoli en rédige un en 1338 avant de partir pour la Grèce où il reste plusieurs années en compagnie de Catherine de Valois et de son fils, le prince Robert, puis un autre en 1359, au seuil de la mort, définitif celui-là174. Cependant, les testaments ne sont pas tous écrits et beaucoup adoptent la forme orale. Or, elle peut être sujette à contestation car elle ne laisse pas de trace durable et il est plus facile de la modifier. Ainsi lorsque Giorgio III Ghisi, tiercier* de Négrepont, teste oralement en faveur de Venise en 1389/1390, certains doutes sont formulés quant à sa fiabilité. En effet ce seigneur, âgé d’une vingtaine d’années, meurt sans descendance directe et il lègue tous ses biens à la Sérénissime, non pas à des parents collatéraux. Peut-être est-ce une mesure prise a posteriori, car il semble que ce soit la population qui ait souhaité passer sous domination vénitienne175. Quelle que soit la forme, la pratique testamentaire s’accompagne de la croissance d’une charge qui lui est en partie liée : le notaire qui est l’élément clef du développement du testament en Italie et progressivement en Occident. Toutefois, son emploi n’est pas obligatoire en Morée d’après les Assises de Romanie : « Quand doit se faire un testament, point n’est besoin que soit présent un notaire public, mais il suffit que deux ou trois témoins soient avec le testateur, liges ou non, pourvu qu’ils soient digne de foi et mettent leurs sceaux de cire sur le testament […] »176.
D’après le coutumier, l’essentiel est de faire son testament, quelle que soit sa forme, devant des témoins. Ces derniers, grâce à leurs sceaux, corroborent les volontés du défunt. Pourtant l’usage notarial se répand, en témoigne le testament d’Alice Prémarin, femme d’Angelo Sanudo, qui est notifié en 1439 devant un notaire de Naxos. Ses dernières volontés rejoignent les pratiques contemporaines, c’est-à-dire qu’elle donne la ligne de conduite à suivre pour son inhumation, elle fait preuve de générosité en affranchissant ses domestiques, elle divise ses biens entre ses enfants et elle laisse à l’une de ses filles le reste de sa dot*. Quant à l’exécuteur testamentaire qui est chargé de veiller au respect de ses dernières volontés, il s’agit de son gendre177. Il en est de même pour le testament
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L. Tanfani, Niccola Acciaiuoli, Florence, 1863, p. 28. Ibid., p. 28 ; C. Ugurgieri Della Berardenga, Gli Acciaioli di Firenze nella luce dei loro tempi, Florence, 1962, p. 252-253. 175 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 371 ; R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 181. 176 Assises, art. 149. 177 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 908 ; R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 310. Les testaments sont tout autant l’œuvre des hommes que celle des femmes. Isabelle de Sabran, descendante des Villehardouin, dont la mère a renoncé à toute prétention au titre princier, teste en 1315 devant des notaires et ses dispositions concernent avant tout son inhumation et le salut de son âme (Dipl. Orient català, p. 93-97 ; cf. annexes, p. 613.) 174
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chapitre xii. les successions, péril pour la parenté de Jacques Fadrique, établit devant un notaire à Salone, probablement en 13651366178. Finalement, si différentes formes existent et que l’on ait recours ou pas à un notaire, ce qui compte davantage c’est d’exprimer ses dernières volontés. Même dans les cas les plus critiques, mieux vaut faire le testament. C’est ce qui ressort du cas de Guy de Charpigny, injustement agressé dans la première moitié du XIIIe siècle179 et auquel ses proches ne préfèrent pas mentir sur la gravité de sa blessure : « […] Et quant il orrent bien cerchié celle plaie mortele que il avoit en la teste, si dirent entre eaux, car il n’estoit mie homme de losengier [flatter] de paroles et que il valoit mieulx de lui dire la verité, pour quoy il feist ses avis [intentions], que ce que il morust sans confession et sans faire son testament. Si le dirent aux chevaliers et aux autres prodommes qui la estoient. Si s’acorderent de palifier lui la chose »180. « […] Lors firent venir .j. frere meneur, qui prodoms estoit et bien lettrés ; et se confessa a lui ; et puis rechut Corpus Domini moult devotement ; et puis si fist son testament moult a point et a grant repentance. Et apres ce que il ot fait tout son devoir, si ne vesqui que .j. jour »181.
Guy de Charpigny, blessé mortellement, doit avant de s’éteindre recevoir les sacrements religieux et rédiger, ou du moins énoncer, ses dernières volontés. Le franciscain dépêché auprès de lui, est chargé des deux missions, religieuse et juridique, car il est suffisamment instruit pour les remplir. Il n’est pas précisé si le testament est oral ou écrit mais l’important est qu’il soit dressé selon les normes. La Chronique de Morée complète ce témoignage en livrant ceux des princes et il est rappelé qu’il vaut mieux mourir en ayant fait son testament, comme Geoffroy Ier Villehardouin : « Si vesqui tant comme a Dieu plot. Et quant il vint a son terme, si lui convint trespasser de cest siecle en l’autre ; mais ançoys [aujourd’hui] fist son devis [partage] si ordonéement comme il devoit et comme il appartenoit a si sage seignor comme il estoit ; car il avoit .ij. fis, Goffroy et Guillerme »182.
Le prince doit faire un testament dans lequel il respecte la règle de primogéniture et Geoffroy, l’aîné, hérite du titre princier tandis que le second enfant, Guillaume, reçoit le bien familial, Kalamata. Si la succession du prince est mûrement réfléchie, le testament ne se divulgue que sur le lit de mort. Le prince Guillaume II, en 1278, fait de même : « Et quant il senty que il ne pooit eschaper de celle maladie, si manda querre [chercher] tous les meillors et les plus sages de son pays et ordina et fist son tes-
178 179 180 181 182
R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 209. Cf. supra, p. 117. Chr. fr., § 682. Ibid., § 684. Ibid., § 173.
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux tament, si a point comme tout sage et prodomme le font quant Dieu leur donne la grace de faire bonne fin »183.
Entouré du baronnage moréote servant de témoins, il divulgue ses dernières volontés comme doit le faire tout noble. Il n’en est pas dit davantage sur les mesures prises, cependant l’accord conclu en 1267 avec les Angevins lui ôte la liberté de disposer de ses biens184. Le testament est l’occasion de se repentir de ses mauvaises actions et assurer de la sorte son salut. Ainsi Nerio, dans le sien, demande à ce que les biens injustement pris à l’Église soient replacés, pensant de la sorte à son salut. Il se montre généreux envers ses serviteurs, en affranchit certains, et leur donne divers objets185. Si l’intérêt du lignage porte sur la réalisation des testaments, il faut par la suite et uniquement s’ils sont rédigés, conserver ces précieux documents. Ils ne sont pas toujours conservés par les notaires, ils peuvent être détenus par les particuliers, les exécuteurs testamentaires ou encore les proches. Ainsi, les sources permettent d’appréhender cette pratique, notamment dans la correspondance de Nerio Acciaiuoli où il est précisé que le testament de son frère Bindaccio se trouve dans la maison de sa maîtresse186. L’importance de laisser une trace de ses dernières volontés à sa parentèle* est commune à tous les nobles de la principauté de Morée, et cela dès le XIIIe siècle. Grâce à l’essor de la pratique testamentaire, le contrôle des proches sur les biens du de cujus* se renforce et afin de surveiller efficacement la dévolution des biens patrimoniaux, les lignagers* et les affins* sont étroitement associés au dernier acte.
2. Le rôle de la parentèle L’association des proches à la divulgation du testament est une action qui trouve des avantages dans les deux camps : pour le de cujus* c’est une affaire de confiance vis-à-vis des siens, qu’il va solliciter pour être témoins ou exécuteurs testamentaires187. Quant aux proches, ils conservent dans ces rôles de confiance le contrôle des biens patrimoniaux. Ainsi, dès le début du XIIIe siècle, Guillaume de Champlitte nomme son neveu exécuteur testamentaire188, tandis qu’en 1281, Marino Ghisi, qui teste oralement, institue plusieurs exécuteurs qui, semble-t-il, 183
Chr. fr., § 532 ; cet épisode est relaté en des termes proches dans le Libro de los fechos, § 418. Les traités de Viterbe font de son gendre, Philippe d’Anjou, le futur prince de Morée (cf. supra, p. 96). 185 « Item volemo che tuti çoielli, paramenti, oro, arçento, e piere precioxe, le qual forono levati da glexia de Choranto siano restituiti a la dita eglexia, cusi per lo simele a tute le altre glexie del nostre paese » (Mon. Peloponnesiaca, p. 312-313). 186 Cf. supra, p. 237 ; J. Chrysostomidès, « Un unpublished letter… », op. cit., p. 119. 187 Communément à Venise, dans leur testament, les veuves semblent privilégier une autre femme de leur famille, c’est une constante anthropologique (D. E. Queller, T. F. Madden, « Father on bride : fathers, daughters and dowries in the late medieval and early renaissance Venice », dans Renaissance Quaterly, t. 46, n° 4, 1996, p. 696). 188 A. Parmeggiani, « Le funzioni amninistrative del principato di Aciaia », dans Byzantinistica, Rivista di studi bizantina e slavi, I, 1999, p. 95. 184
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chapitre xii. les successions, péril pour la parenté trouvent leur tâche trop lourde. Ils s’en déchargent sur un tiers qui meurt avant d’avoir accompli sa mission, et c’est ainsi que son frère Bartolomeo Ghisi, seigneur de Tinos et Mykonos, devient son exécuteur. Il fait reconnaître ses droits à cette charge en se présentant devant le baile* vénitien de Négrepont qui le reconnaît en 1284189. Les proches sont d’autant plus intéressés par les testaments qu’ils y figurent en l’absence de descendants* directs par exemple. Jean Laskaris Calophéros, lorsqu’il teste en 1388, institue son beau-père, Érard III Le Maure, comme exécuteur testamentaire, malgré les différends qui les ont animés dans le passé190 ; mais il choisit en outre son fils Érard et des amis191. Parmi les proches, une cousine peut devenir exécuteur testamentaire : c’est le cas de Felice Gradenigo, épouse de Toma Ghisi d’Amorgos, qui teste en 1390 et qui désigne Cecilia Vitturi192. Nerio Acciaiuoli, quant à lui, tient à réduire le rôle de sa parentèle et il choisit des témoins de modeste extraction, dont un médecin et des liges193, chargés d’authentifier ses volontés ; en revanche, il accorde davantage d’importance aux exécuteurs testamentaires qui doivent veiller au respect de ses dernières volontés et le choix se fait alors parmi les proches et les parents, des gens de confiance avant tout. De façon générale, les exécuteurs testamentaires sont plus ou moins nombreux selon l’importance de l’héritage. Pour la succession de Nerio Acciaiuoli en 1394 par exemple, ils ne sont pas moins de sept, chargés de faire l’inventaire et de respecter les dernières volontés du défunt : « Nous voulons que les exécuteurs de notre présent testament soient : Ladite duchesse notre fille ; Gismonda Acciaiuoli, notre sœur, aussi longtemps qu’elle restera dans le pays ; Messire l’évêque d’Argos ; Sire Donato Acciaiuoli, aussi longtemps qu’il restera dans le pays ; Monte Acciaiuoli ; Matthieu châtelain d’Athènes ; Girard de Divizzo, aussi longtemps qu’il restera dans le pays »194.
Sont nommés des parents proches, comme une fille et une sœur, des collatéraux* de passage qui œuvrent pour la succession tant qu’ils sont sur le territoire, mais aussi un prélat et un châtelain. Le nombre d’exécutants permet peut-être d’avoir une plus grande fiabilité car se pose rapidement la problème de la partialité des désignés. En effet Francesca, qui est exécutrice, est aussi légataire universelle, sans compter qu’elle détient les clefs du coffre de son défunt père195. Conscient des problèmes qui peuvent intervenir dans la gestion de ses biens, Nerio tente de les anticiper et il précise le rôle des exécuteurs :
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R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 95, 284 ; G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 181 ; cf. annexes, p. 634. 190 D. Jacoby, « Jean Lascaris Calophéros…», op. cit., p. 218 ; cf. annexes, p. 638. 191 Ibid., p. 223. 192 G. Saint-Guillain, « Amorgos… », op. cit., p. 133. 193 Tous les noms ne sont pas suivis d’une fonction ou d’un statut : « […] in testimoniança de maestro Egido honorabile medicho fixicho e da Jann de Broera ligio, e de Antonio de Reis ligio, e de Jachomo… e de miser Anthonio Chantore » (Mon. Peloponnesiaca, p. 316). 194 J.-A. C. Buchon, Nouvelles recherches…, op. cit., p. 153 ; Mon. Peloponnesiaca, p. 315. 195 « E volemo che tuti deneri e çoielli nostri siano in guarda de la dita duchessa nostra filia » (Mon. Peloponnesiaca, p. 315).
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux « Et si de Florence, où réside notre famille, il arrivait quelqu’un qui voulût être avec les autres un de nos exécuteurs testamentaires, nous voulons qu’ils reçoivent chacun 200 ducats d’or et qu’ils soient exécuteurs au même droit que les autres. Et nous voulons que nosdits exécuteurs soient gouverneurs de tout notre pays et administrateurs de tous nos biens, et qu’ils puissent placer et déplacer officiers et châtelains, et faire tout autre acte appartenant au gouvernement de notre pays. Et s’il arrive que lesdits exécuteurs testamentaires différent d’avis, la majorité décidera »196.
Les exécuteurs, bien qu’ils soient parents du de cujus*, sont rémunérés, et ils doivent gouverner collégialement ses biens ; en cas de désaccord, la majorité l’emporte, ce qui permet de ne pas bloquer le processus. Pour d’autres raisons197, la succession de Nerio Acciaiuoli est disputée et ses exécuteurs se plaignent auprès des autorités à plusieurs reprises. Ludovico, archevêque d’Athènes, Sismonda Acciaiuoli, Donato Acciaiuoli entre autres, déposent contre Carlo Tocco à Florence en 1395198 ; il en est de même en 1400199. Ainsi, les biens patrimoniaux au-delà de la mort du testateur sont gérés par les lignages, ce qui ne met pas à l’abri d’éventuelles tensions. Giacomo Crispo, duc de l’Archipel, décédé en Italie en 1418, désigne, quant à lui, son frère qui récupère également la succession de l’Archipel200. Il en est de même lorsque Giovanni II Crispo, duc de l’Archipel, fait son testament en 1433 : il institue comme exécuteur testamentaire ses frères, Nicolò, Marco et Guglielmo et demande à ce que soient réparés les torts causés à ses sujets201. Enfin, lorsqu’en 1440, Nicolò Gozzadini fait son testament, il désigne sa veuve Filippa, fille d’Angelo Sanudo et d’Alice Prémarin, comme exécutrice testamentaire. Il affranchit en outre certains serviteurs sous réserve de continuer à servir sa veuve, et il lui laisse les biens meubles à Naxos et Santorin ainsi que son moulin de Naxos, tout en lui confiant la tâche de marier sa fille illégitime202. Ainsi le choix testamentaire apparaît-il comme la sanction du rapport entre parents durant toute une vie : il sélectionne et récompense les proches restés fidèles ou désavoue ceux qui se sont mal comportés. C’est une tendance générale et il est donc intéressant pour achever cette étude des successions d’analyser plus en détail quelques testaments.
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« E se di Florença vigneseno do de nostro linaço e voleseno esser esechutori inseme gli altri, volemo che abiano ducati d’oro duçento, çascauno, e siano esechutori insieme con li altri, li qual volemo che siano gobernatori de tuti li nostri paese. E de li beni nostri, che possano meter e levar offiçiali e chastelani, e fare tute altre cose le qual apartegnano a li governamenti de li nostri paese. E là dove se troverano li diti esechutori esser plu che inver uno altro loro, quello che la maor parte farà, sia fermo […] » (J.-A. C. Buchon, Nouvelles recherches…, op. cit., p. 153 ; Mon. Peloponnesiaca, p. 315). 197 Les gendres de Nerio Carlo Tocco et Théodore se déchirent (cf. supra, p. 243). 198 Mon. Peloponnesiaca, p. 352-353. 199 Ibid., p. 447-448. 200 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 402. 201 Ibid., p. 1065. 202 Ibid., p. 910, 1093-1094.
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chapitre xii. les successions, péril pour la parenté 3. À travers quelques exemples Les testaments, qu’ils soient oraux ou écrits, sont des passages obligés par lesquels doivent passer les lignages. Ce sont également des épreuves car les dernières volontés du testateur peuvent déstabiliser la parenté en attisant les rancœurs et en servant de prétexte à des affrontements à venir. La version grecque de la Chronique de Morée livre le testament oral qu’aurait divulgué Geoffroy II à son frère Guillaume dans la première moitié du XIIIe siècle. Le passage doit donc être pris avec beaucoup de précaution car il provient d’un récit rédigé environ un siècle après les faits. Cependant, il permet de souligner les éléments très importants de la mentalité lignagère du moment, à défaut de reconstituer exactement un discours. Ainsi, Geoffroy II très affaibli fait venir son frère Guillaume auprès de lui, et lui tient ce discours : « Mon très cher frère, mon frère bien aimé, le moment approche où j’aurai accompli les années de ma vie, et je vais vous laisser en héritage tout ce qu’a conquis notre seigneur et père, non sans peine et sans efforts, comme chacun le sait. J’ai conçu, mon cher frère, le projet de bâtir une église, de fonder un monastère, pour y déposer les saintes reliques de notre seigneur et père, mais, à cause de mes péchés, je n’ai pas eu le temps de le réaliser. Accomplissez donc ce vœu, que je n’ai pu accomplir, je vous en prie, vous mon jeune frère, et vous aurez la bénédiction de notre seigneur et père qui a connu tant d’épreuves. Que l’on dépose ses restes dans ce sépulcre et que l’on place ensuite les miens auprès de lui. Veillez, mon beau frère, à ce que ce monastère ait des chantres et des desservants, à ce qu’ils mènent une bonne existence, afin qu’ils commémorent notre souvenir pour les siècles des siècles. Après cela, je vous conseille, mon frère, de prendre une femme pour qu’elle soit votre digne épouse, et que vous fassiez avec elle des enfants, vos héritiers, qui, à leur tour, hériteront du fruit du labeur de notre père »203.
Comme dans nombre d’autres testaments, oraux ou écrits, la préoccupation première est d’assurer la transmission du patrimoine, symbolique avant tout, car d’après les Assises de Romanie, les Villehardouin ne sont pas les détenteurs de la Morée et ils ne peuvent pas y agir arbitrairement204. Modestement, Geoffroy II précise qu’il n’a pas contribué à sa formation, il faudrait rajouter qu’il a eu au moins le mérite de la conserver. Viennent ensuite des considérations sur le salut de son âme, matérialisé par des donations pieuses diverses comme la construction de lieux sacrés et la commémoration du décès grâce à des prières. L’inhumation au côté du père est le souhait formulé par le prince, à charge pour son successeur de l’accomplir. Ainsi, les Villehardouin entretiennent une nécropole familiale à Andravida où les lignagers reposent205. Enfin, il se préoccupe de la perpétuation de son lignage : en l’absence de descendant* de son corps, il revient à son cadet, Guillaume, de se charger de cette lourde tâche. Il lui convient donc de bien choisir son épouse et de conclure une alliance stratégiquement 203 204 205
Chr. gr., v. 2730-2752 ; Chr. gr. (2005), p. 123 ; Crusaders, p. 151-152. Cf. supra, p. 80-81. Cf. supra, p. 286.
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux porteuse pour la principauté, qui lui permettra de subsister face aux attaques extérieures. Il est révélateur de trouver dans ce discours, bien que reconstitué, les thèmes chers aux lignages et traités tout au long de cette étude : le souci de la préservation du patrimoine, l’importance accordée à la descendance*, l’enjeu représenté par les alliances matrimoniales, ou encore le soin apporté à l’inhumation et à la préservation de l’entente lignagère dans l’au-delà. Le testament du duc d’Athènes Gautier V de Brienne, établi en 1312 à Zeitoun, présente des similitudes, et il peut servir d’exemple à une étude plus générale sur les testaments. Il n’est pas reproduit ici dans son intégralité mais les points principaux sont donnés tels qu’ils apparaissent dans les archives de l’Aube206. Après avoir précisé la date de rédaction et effectué l’invocation, le testateur revient sur le mauvais comportement qu’il a pu avoir : « Et volons et requérons, que toutes les choses que nous havons prises de Jehanette, nostre suer, en quelque menière que ce soit, espéciaulement de sa terre dou Quaume qu’éles li soient rendues ».
Assurer le salut de l’âme est la préoccupation première au seuil de la mort à l’image de ce qui a pu être noté précédemment. Quant aux dettes et au mauvais comportement passé, le seigneur affiche son repentir. Certes, il a privé sa demisœur, Jeanne, fille de Hugues de Brienne et d’Hélène Comnène, de son patrimoine207, mais il s’en est également pris aux biens de sa marâtre dont il a confisqué le douaire*. Il demande à ce qu’il lui soit rendu et il annule les précédents testaments, avant d’en venir à son épouse : « Après nous volons que nostre aimée compaigne Jehanne de Chasteilon, duchesse d’Atheinnes, comtesse de Brienne et de Liche, hait lou bail [tutelle] de nouz anfanz en la duché d’Atheinnes, en toute nostre terre de Puile, et d’autre part qu’elle qu’éle soit ».
Jeanne de Châtillon devient donc bail* de leur enfant, pour lequel elle doit maintenir leur patrimoine en Morée, mais aussi en Pouilles et en Champagne. Ce choix s’inscrit dans la coutume qui privilégie souvent la mère pour l’avouerie de son fils. Il précise ensuite divers remboursements de dettes, avant d’évoquer son inhumation : « Après nous élisons nostre sepulture aux Daufenins, et volons que lour assitoit cent parprées de terre pour nostre anniversaire […] ».
Il affiche la volonté d’être inhumé au monastère de Daphni, près d’Athènes, comme les précédents ducs208, et il accorde de la sorte une importance symbolique au fait de reposer auprès de ses ascendants utérins*. Une donation pieuse envers la communauté religieuse qui va le recevoir est réalisée, ainsi que d’autres 206
H. D’Arbois De Jubainville, Voyage paléographique dans le département de l’Aube, Troyes, 1855, p. 332-340. 207 Cf. annexes, p. 584, 620. 208 Cf. supra, p. 285.
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chapitre xii. les successions, péril pour la parenté actes généreux envers diverses églises de la principauté, puis il évoque le salut de son âme : « Et volons que, quanque nous avons de moble [meuble], en cest paiis, ne en autre, que tout soit vandu et donnez pour l’arme [âme] de Monsseigneur mon père, et pour l’arme [âme] de Madame ma mère, et pour la nostre ».
Il demande en outre à ce que ses biens meubles* soient vendus pour assurer des prières pour le repos de ses parents et de son âme. Le lien entre les vivants et les morts au sein du lignage est ainsi conforté par le souvenir annuellement rappelé de leur décès. Cette mesure est confortée par la fondation d’une église dans les terres de Lecce où les chapelains prieront pour les âmes des lignagers. Il s’inquiète ensuite du vœu de pèlerinage qu’il a pu contracter par le passé : « Et li prions encore, sur la foy qu’elle nous doit [sa femme] et sus l’arme de li, que pour lou viaige que nous devons à Monsseigneur Seint Jaques de Galice, qu’elle hi anvioit deux chevaliers pour nous, à nous popres couz et à nous popres despans ».
Le seigneur fait preuve de dévotion et demande à ce que soit réalisé un pèlerinage qu’il avait fait vœu de concrétiser : par procuration, deux chevaliers le feront à sa place mais à ses frais. Cet acte de dévotion complète les différentes mesures pieuses énoncées précédemment, et il répartit ensuite diverses sommes entre les pauvres et les orphelins avant de mentionner les moyens mis en œuvre pour l’exécution de ses volontés : « Et volons encore et commandons à nous diz exécutours que bons contes et loiaux soit fait de ce que nous havons receu de nostre amé coisin Monsseigneur Guy de la Roiche, jadis duc d’Atheinnes, entre sa gent et le nostre, soit de ce que nous en havons en France ou de ce que nous en havons par deça […] ».
Dix exécuteurs testamentaires sont chargés de gérer au mieux les comptes du duché mais aussi des terres qui se trouvent en Italie et dans le royaume de France. La tâche est ardue car les biens sont dispersés et étendus, ce qui justifie le nombre élevé de fidèles choisis. Suit la désignation des exécuteurs parmi lesquels figure son épouse, et enfin le protocole final clôt le document avec la liste des souscripteurs : « Et pour plus grant ségurté, nous havons mis nostre grant séaul pendant en cel présent testament, et havons prié nobles hommes et saiges Monsseigneur Gilles de la Plainche, bail de la princé d’Achaye, Monsseigneur Jeahan de Maisy et Monsseigneur Boniface de Varonne, nous amez coisins, que il maissieint lour séaux en ce présent testemant avec lou nostre. Et nous Gilles de la Plainche dessusdiz, Jehanz de Maisy et Bonifaces de Varonne dessus dit avons mis nous séauls pandanz en ce présent testemant avec lou sien et à sa requeste ».
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quatrième partie. transmettre les biens patrimoniaux Ce testament, fait à Zeitoun en 1311209, a pour témoins de grands seigneurs moréotes, contrairement à celui de Nerio Acciaiuoli. Jean de Maisey, baile* de la principauté et tiercier* de Négrepont, ainsi que Boniface de Vérone, apposent leurs sceaux respectifs et scellent ce document, confirmant sa validité par leur position de grands féodaux. Ce testament a donc été réalisé conformément à la coutume avec un protocole et des dispositions qui reflètent les préoccupations d’un grand seigneur du XIVe siècle. C’est un lignager avant tout qui désire s’inscrire dans la continuité vis-à-vis de ses ancêtres, tout en préservant son patrimoine pour sa descendance*. En fait, ces deux documents, l’un oral, l’autre écrit, rendent compte chacun à leur manière de l’esprit qui anime un noble au seuil de la mort. Les thèmes qui y sont développés sont semblables et, finalement, sont les mêmes que ceux qui caractérisent les lignages nobiliaires tout au long de leur existence : à savoir la transmission du patrimoine, le soutien des siens, les stratégies matrimoniales et certainement plus qu’au quotidien, une dévotion exacerbée qui leur fait craindre le pire dans l’au-delà.
CONCLUSION Cette étude, qui prend pour objet les principes de filiation*, les modalités de l’alliance et les règles d’héritage, tente de comprendre les mécanismes des lignages nobles de la principauté de Morée. Une telle ambition ne peut être qu’atténuée par les matériaux à notre disposition ; cependant, l’idée de saisir le fonctionnement de telles structures de parenté est tentante car la dévolution des biens et les pratiques matrimoniales sont déterminées non seulement par les contraintes politiques, économiques et juridiques, mais aussi par un système de pensée qui modèle l’attitude des nobles vis-à-vis de la société. Les règles successorales des lignages nobiliaires sont amplement influencées par les pratiques occidentales, elles restent pourtant multiples et, en dépit du droit codifié dans les Assises de Romanie, des accommodements sont réalisés en fonction des intérêts lignagers. Subsiste toutefois un système de dévolution marqué par des point forts comme la primogéniture ou parfois des partages plus équitables entre héritiers. Or, les successions restent des périodes difficiles pour les lignagers qui mettent en jeu leur survie et celle de leur patrimoine. Dès lors, toutes les ambitions s’aiguisent et peuvent très facilement entrer en lutte ouverte, notamment lorsque l’héritage ouvre la voie à une période d’affaiblissement comme une minorité ou une succession féminine. Afin d’éclairer les successions, les testaments représentent des sources particulièrement bien détaillées pour appréhender la vie matérielle du groupe nobiliaire. Plusieurs cas permettent de la sorte d’évaluer la place des proches dans la pratique testamentaire, quelle que soit l’origine des lignages et quel que soit le siècle considéré. Pourtant, le testament ne laisse rien présager des conflits qui peuvent éclater par la suite, c’est une projection dont on ignore si elle se réalisera. Finalement, les nobles de la principauté se sont inscrits dans la continuité 209
Cf. annexes, p. 533.
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chapitre xii. les successions, péril pour la parenté vis-à-vis des pratiques successorales occidentales, mais leurs usages se sont révélés perméables à d’autres influences qui donnent à la société moréote toute sa spécificité. Il est intéressant de remarquer que l’influence occidentale persiste dans les îles de l’Égée après la période médiévale, notamment dans le système successoral coutumier en vigueur jusqu’au début du XXe siècle. Les anthropologues y voient une autonomie plus grande des femmes d’un point de vue économique et domestique, car elles apparaissent sur les contrats et n’hésitent pas à négocier les dots*210. La transmission coutumière repose sur des négociations menées dès le mariage des enfants afin de déterminer le partage du patrimoine à venir, faire la distinction entre les biens de la famille et les biens acquis, ou encore affirmer la prépondérance des descendants* sur les ascendants* lors des successions211. Ailleurs, le déséquilibre de l’héritage se fait en faveur de l’aîné car l’intérêt de la lignée entraîne l’exclusion des cadets212. Les règles successorales les plus profitables à la parenté se conservent donc et traversent les siècles.
210 I. Toudassaki, « Pratiques coutumières de succession et structures parentales dans la mer Égée (Cyclades et Dodécanèse) », dans A. Bresson, M.-P. Masson, S. Perentidis, J. Wilgaux (éd.), Parenté et société dans le monde grec de l’Antiquité à l’âge moderne, Colloque international Volos (19-21 juin 2003), Bordeaux, 2006, p. 355, 362. 211 Ibid., p. 355. 212 B. Vernier, La Genèse sociale des sentiments. Aînés et cadets dans l’île de Karpathos, Paris, 1991, p. 54.
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CONCLUSION GÉNÉRALE « Peu de sujets sont, autant que la noblesse, en voie de renouvellement et soumis à des recherches dont les conclusions se heurtent plus qu’elles ne s’accordent »1.
Il est frappant de remarquer à quel point cette considération est d’actualité ; or, elle provient de l’introduction de Philippe Contamine dans l’ouvrage à la mémoire de Robert Boutruche en 1976. Il rendait compte de la diversité de la noblesse en tant que groupe social pour lequel les études historiques dévoilaient une complexité et une hétérogénéité peu étudiées avant les années 1970. À travers notre recherche historique, nous espérons avoir apporté des données supplémentaires à la compréhension d’une noblesse aux facettes si diverses, car notre objectif était d’étudier les lignages nobiliaires dans la principauté de Morée, zone de contact entre Grecs et Latins. Il s’agissait de comprendre les liens qui les rapprochent des provinces occidentales dont sont originaires leurs membres, mais aussi les relations qu’ils entretiennent avec la population indigène auprès de laquelle ils vivent au quotidien. Cette étude ne repose pourtant pas sur la publication de sources mais sur un nouveau regard porté sur un groupe social qui a été abordé jusque-là uniquement vis-à-vis des événements politiques, militaires ou par rapport aux paramètres économiques. Cependant, cet apport supplémentaire, qui repose en partie sur l’anthropologie permettant d’éclairer les données historiques et culturelles, est à nuancer car « l’historien ne peut pas faire comme l’anthropologue, il ne peut pas être l’anthropologue du XVe, du XVIe ou du XVIIe siècle »2. Nous ajouterions qu’il ne peut pas l’être davantage pour les XIIIe et XIVe siècles, car tout simplement les témoins directs ont disparu et les sources sur lesquelles on voudrait construire une réflexion se sont réduites. Reste toutefois une conception des sociétés et des mécanismes qui les animent, ainsi que des méthodes qui peuvent être réemployées. Nous pouvons de la sorte reconstituer l’écheveau des alliances et les réseaux d’intérêts noués par les lignages comme autant de filets tissés par la noblesse moréote. En effet, l’anthropologie historique permet d’étudier les phénomènes à travers lesquels se désigne un groupe, les lignages nobiliaires dans notre cas, et ainsi entrevoir de nouvelles perspectives, notamment le champ ouvert des mentalités. Ce domaine-là est révélé car la parenté, qui ne
1 Ph. Contamine, « Introduction », dans Id. (éd.), La Noblesse au Moyen Âge, XIe-XVe siècle. Essais à la mémoire de Robert Boutruche, Paris, 1976, p. 19. 2 Nous citons ici Michel Nassiet qui loue le travail de Gérard Delille (G. Delille, Famille et propriété dans le royaume de Naples (XVe-XIXe siècle), Rome-Paris, 1985, p. 15 ; M. Nassiet, « Parenté et pouvoir local en Méditerranée occidentale », dans Annales E. S. C., n° 3, mai-juin 2006, p. 643).
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conclusion générale repose pas seulement sur les données biologiques, entre nécessairement dans le système des représentations et c’est ainsi que la conçoivent les anthropologues. La modestie est bien évidemment de mise devant cette recherche car lorsqu’on aborde l’histoire de la parenté, il y a des arrangements familiaux et des événements lignagers qui restent confinés au cercle familial et qui échappent à l’enquête de l’historien. Pourtant, si réaliser une étude dans le champ de la parenté au Moyen Âge relève parfois de la gageure, il est intéressant pour le médiéviste de s’interroger sur les lacunes et les richesses des sources, d’exploiter des pistes de travail, ou encore de traiter des problèmes de la parenté comme cela est le cas pour d’autres sociétés. Le groupe étudié a été décrit grâce à la confrontation de différentes sources et à l’utilisation d’autres disciplines, aboutissant à un renouvellement de la problématique. Étant donné que les sources narratives peuvent être critiquées, la plupart des informations qui y figurent sont corroborées par d’autres écrits. Puisqu’il s’agissait de faire de l’histoire sur de nombreux supports, ont été étudiées les armes, l’onomastique, la sigillographie, la numismatique et l’archéologie, mais la démarche pourrait encore de poursuivre. En effet, un tel travail malgré sa durée et son ampleur pourrait ne pas satisfaire pleinement l’historien. Certains thèmes ont été mis de côté ou ont été moins approfondis que d’autres. Par exemple, il serait intéressant de développer davantage les origines géographiques des nobles latins présents dans la principauté car notre analyse s’est limitée aux lignages les plus importants, ceux pour lesquels apparaissent plusieurs mentions dans les sources, mais il y a parfois des références isolées, disparates, qu’il conviendrait d’examiner plus en détail. Le domaine de la filiation*, il faut le reconnaître, est passionnant, notamment par la complexité qui le caractérise car outre les liens biologiques, apparaissent des traces de filiation* juridique ou spirituelle, qui sont autant de pistes à étudier. Les adoptions, par exemple, ouvrent un vaste de champ de recherche, mêlant considérations juridiques et historiques, dont les contraintes sont très différentes tout autour du bassin méditerranéen. Quant à l’onomastique, il s’agit certainement du plus vaste champ à couvrir et notre analyse dans ce domaine est sommaire car le temps nous a manqué devant un thème si riche et sur lequel rien n’avait été fait. Nous aimerions, à l’occasion de recherches plus poussées, dépouiller les actes pour examiner les dénominations de façon systématique, et non plus partielle comme c’est le cas dans cette thèse où nous n’avons pris en compte que les sources narratives. Finalement ce travail, aussi long soit-il, n’a pas la prétention de décrire de façon exhaustive les lignages nobiliaires de la principauté latine de Morée car les sources ne le permettent pas : la découverte de nouveaux documents pourra toujours l’enrichir, confirmer ou infirmer des hypothèses. Cependant, cette étude alimentera, nous l’espérons, une meilleure connaissance de ce groupe social à l’échelle méditerranéenne, dont les multiples déclinaisons invitent à employer le pluriel pour le qualifier. Étudier les lignages nobiliaires n’est pas le fruit du hasard car cela revient à examiner un groupe en connexion avec de nombreux domaines, étant donné 516
conclusion générale la force des structures de parenté et leur poids politique, économique ou encore culturel. Étant donné que la qualité nobiliaire se lit dans l’ancienneté du lignage et dans la profusion de parents à des degrés lointains, la parenté est au cœur des préoccupations nobiliaires. Quels que soient les domaines, elle joue un rôle central dans les sociétés médiévales parce qu’elle y est le support de relations qui s’expriment, aujourd’hui, dans des institutions autonomes comme l’économie, la politique ou le droit ; son étude devrait donc bien apparaître comme un objet majeur pour les médiévistes. La fin du Moyen Âge étant marquée en Occident par le développement des liens indépendants de la consanguinité* et de l’alliance, on assiste à une réduction relative du rôle structurant des lignages dans le fonctionnement des relations sociales, entraînant le glissement progressif vers un système dans lequel les liens de parenté n’occupent plus en tant que tels une place dominante. Cela n’est pourtant pas le cas dans le groupe nobiliaire moréote où le lignage conserve sa force et ses nombreux devoirs envers ses membres, lesquels assurent la pérennité de leur organisation familiale comme nous avons pu le souligner au fil de notre analyse. En étant fiers de leurs racines, ils entretiennent le devoir de souvenir vis-à-vis des morts, ces ascendants* qui constituent le prestige des lignages nobiliaires, mais aussi vis-à-vis des lignagers restés en Occident dans leurs fiefs d’origine. En perpétuant leur armature familiale, les lignagers sont également tournés vers l’avenir car la descendance* se doit d’assurer la survie de la lignée*, par quelque biais que ce soit, notamment en pourvoyant à une filiation* dense et en choisissant des alliances opportunes. En conservant leur prestige, ils n’oublient pas de préserver l’image que les autres leur renvoient d’eux-mêmes, que ce soit dans les domaines politique, militaire, religieux ou au quotidien, car les nobles se doivent d’afficher un certain style de vie auquel ils sont attachés. Enfin en transmettant leur patrimoine, ils révèlent l’importance accordée aux biens lignagers, qu’ils soient fonciers, onomastiques ou symboliques, et qui constituent l’essence même du lignage qui se doit de les préserver en tant qu’emblèmes de la structure familiale. À travers les principes que respectent les lignages il est intéressant de remarquer leurs principaux centres d’intérêt, à commencer par la raison économique, car l’importance accordée au patrimoine est nette mais ce dernier ne détermine pas tous les mécanismes. Si un élément du patrimoine sert de médiation entre les vivants et les morts, consacre l’enracinement de la famille dans l’espace et lui confère au même titre que le nom une identité, c’est sans conteste la résidence familiale. Afin de la défendre, le facteur militaire rend également compte des comportements sociaux des maisons nobiliaires car lorsqu’une période est troublée, le langage est avant tout celui des armes, chacun essayant d’augmenter le nombre de chevaliers issus de ses rangs. Cependant, en dehors des affrontements, toutes les familles nobles entrent dans une sorte de concurrence par le biais des mariages ou des successions, en cherchant à maintenir ou même augmenter leurs revenus et rehausser leur rang au fil des générations. Les dynasties s’associent pour cela aux femmes, en situation générale de faiblesse en dépit de quelques exceptions, mais qui apparaissent comme des instruments déterminants pour les logiques patrimoniales. Dans la mesure du possible, en alternant les cas concrets et des réflexions plus générales, ont été envisagées les politiques matrimoniales des lignages nobi517
conclusion générale liaires. Pour cela et lorsqu’il était possible de le faire, ont été représentés des choix menant à une typologie des alliances mise en perspective par la reconstitution de généalogies. L’étude des systèmes d’alliance a montré que la pratique permet des cycles d’échanges réguliers, conservant à la fonction-alliance toute son importance pour la cohésion d’ensemble d’un groupe social. Ces unions nécessitent l’octroi d’une dot* dont le montant élevé, souvent en nature parfois en numéraire, ampute les ressources du lignage pourvoyeur de femmes alors qu’il peut venir enrichir la famille de l’époux, laquelle doit toutefois réserver un douaire* à la veuve. Les intérêts en jeu sont tels que chacune des parties entend surveiller les transactions opérées lors des noces, et malgré cette attention, il est intéressant de souligner le nombre relativement important de cas litigieux et les remous que ces transactions peuvent causer au sein des lignages car les biens, souvent fonciers, représentent un capital non négligeable. Pourquoi dès lors avoir étudié les lignages nobiliaires par rapport à leurs origines occidentales et ne pas s’être limité au seul espace moréote ? Il s’agit en fait d’inscrire ce sujet dans une plus vaste réflexion sur les réseaux de parenté nobiliaire et tenter de discerner ce qui relève des pratiques occidentales et ce qui provient des emprunts autochtones. Le champ de recherche sur les permanences et les mutations est porteur, il est d’ailleurs utilisé dans d’autres disciplines car il permet de mettre un sujet en perspective. Dans notre cas, le groupe nobiliaire se retrouve au centre d’une évolution : il est bénéficiaire d’un héritage, et il était de notre ressort d’étudier ce qu’il en fait, de quelle manière il est acteur des changements, et finalement quels éléments sont transmis aux générations suivantes. Il importe donc de dégager en conclusion la synthèse de cette dynamique à travers le récapitulatif des éléments de continuité et de rupture se rapportant aux structures lignagères.
Des lignages nobiliaires inscrits dans la continuité occidentale ? Il est intéressant de dresser un bilan des permanences enregistrées au fil de cette étude vis-à-vis des pratiques et des mentalités des provinces d’origine des nobles moréotes, en regroupant toutes les constatations faites selon les domaines abordés. Il faut remarquer tout d’abord la continuité qui caractérise les arrivées de nobles venant du royaume de France entre les XIIIe et XIVe siècles, Champenois et Bourguignons en tête, bien que les effectifs s’amenuisent. Les Italiens sont également présents dès la conquête, car un certain nombre y a participé, mais ils s’installent initialement dans les seigneuries limitrophes de la principauté alors qu’à partir de la deuxième moitié du XIIIe siècle, ils sont représentés au cœur même de cet État. En ce qui concerne l’organisation sociale du groupe nobiliaire, la féodalité qualifiée « d’importation » présente en Morée les mêmes caractéristiques que dans les autres États où elle a été décrite, à savoir une surimposition du système féodal à une population autochtone nouvellement soumise. En dehors de cela, les termes féodaux employés pour qualifier les nobles sont empruntés à l’Occident car on note les vocables de baron, seigneur, chevalier, écuyer dont la définition 518
conclusion générale est toujours aussi floue, lige ou feudataire, reflétant des réalités comparables. La hiérarchie féodale se retrouve également en Morée, à la tête de laquelle se place le prince avec un suzerain lointain et des pairs qui le secondent. Les mêmes cérémonies scandent les relations féodo-vassaliques, car une place importante est accordée à l’adoubement, l’hommage et l’investiture. De ces cérémonies découle une série de devoirs, comparables à ceux demandés en Occident, aussi bien pour le seigneur que pour le vassal. C’est le cas notamment de l’auxilium et du consilium, dont la portée est en grande partie militaire et comprend les services d’ost et de chevauchée. Lors des combats la hiérarchie de commandement est d’ailleurs calquée sur les pratiques occidentales et les risques encourus sont les mêmes : il s’agit de la mort bien sûr, de l’emprisonnement ou de la mise en otage. Ce sont des situations dans lesquelles les vassaux sont fragilisés et lors desquelles le prince se doit d’œuvrer à leur libération. Dans le domaine de la parenté, au sein même du lignage, une place de choix est accordée aux ancêtres qui constituent un référent comme en Occident, puisque cette structure de parenté est importée sans modification. La lignée maternelle, tout aussi importante en Morée qu’en Bourgogne, compose un système appelé filiation indifférenciée*, dans lequel une place privilégiée est faite à l’avunculat* en s’inspirant de la littérature et des usages occidentaux. Le lignage moréote accorde le même poids que les nobles occidentaux à l’honneur, donc à la vengeance qui peut découler de toute entorse à ces codes, tout autant qu’à l’entraide, souvent notée, qu’elle soit politique, économique ou militaire. Quant à l’ingérence familiale dans les affaires de ses membres, elle se retrouve à travers le retrait lignager, disposition occidentale reprise dans les coutumes moréotes. La solidarité passe également par les liens épistolaires qui constituent de véritables réseaux notés à partir du XIVe siècle uniquement, et soutenus en partie par les dames nobles, à l’instar de la pratique écrite répandue en Italie à la même période. En de nombreux points semblables aux lignages occidentaux, ces structures dynastiques s’implantent localement sous forme de topolignées*, comme cela est le cas dans le royaume de France. Quant à la parenté spirituelle, elle est également employée et reconnue pour étayer des dispositifs politiques, à l’instar des collatéraux et des alliés dont la place est comparable à l’usage italien lors des minorités. De la sorte, le lignage dans tous ses aspects est un instrument politique avant tout, mais il peut connaître des épisodes de faiblesse, notamment lors des minorités des hoirs* dont la garde revient comme en Occident dans la plupart des cas aux mères. Comme ailleurs, les phases d’affaiblissement sont prétextes à l’emploi de la violence et les coups de force ne sont pas rares. En ce qui concerne l’alliance, les prohibitions canoniques sont les mêmes que dans toute la Chrétienté, entraînant des unions à tendance exogamique*. Les exemples envisagés attestent une nette préférence pour l’hypergamie* et l’isogamie* : dans tous les cas ce sont des choix qui relèvent de considérations politiques et militaires pour le milieu nobiliaire. Pour autant ces armatures familiales ne sont pas les seules à décider car on note également une mainmise du 519
conclusion générale pouvoir qui se mêle des stratégies : que ce soit les Villehardouin, les Angevins ou les Vénitiens dans l’Archipel, tous usent de la parenté pour arriver à leurs fins. C’est ainsi que l’on note une instrumentalisation des alliances avec le mariage par procuration qui a cours dans la principauté et qui ne relève pas du choix des époux mais de celui du lignage, ou encore le mariage contrat qui se pratique afin de ne léser aucun des deux partis. L’alliance échappe en partie voire complètement aux individus et, comme dans les provinces d’origine des nobles de la principauté, il y a des choix différents selon la place dans la fratrie. En effet, les considérations matrimoniales sont étroitement liées au patrimoine et de là proviennent les différences de traitement notées. Pour les femmes du groupe nobiliaire, le manque de liberté est notable, ce qui n’est pas la théorie décrite dans les Assises de Romanie. Elles subissent les contraintes pratiques et familiales, s’y plient et leur vie, apparaissant en filigrane dans les sources, est marquée par une fragilité évidente vis-à-vis des pressions extérieures. Selon leur âge, leur confession ou leur fortune, elles peuvent être enlevées, subir une conversion forcée ; quant aux maîtresses, elles sont le plus souvent mal considérées. S’il arrive qu’une dame soit en position de force lors d’une succession ou d’un événement politique, cela résulte toujours de l’absence d’un représentant mâle (père, frère, époux ou fils). Les femmes du milieu nobiliaire disposent en fait de peu de latitude dans la gestion de leurs biens, toutefois les veuves semblent davantage privilégiées. Dans cette position, elles peuvent bénéficier de leur dot*, dont l’usage se retrouve aussi bien en Morée qu’en Occident, constituée avant tout de terres ou de forteresses comme dans le royaume de France, parfois aussi en numéraire mais cela n’est pas systématique, sauf dans le duché de l’Archipel où les usages rejoignent ceux de l’Italie. Les veuves, quant à elles, ne sont pas à l’abri des revendications concernant leurs biens car l’entourage, à commencer par les descendants* et les alliés, n’hésite pas à faire pression afin de ne pas les laisser partir avec leur douaire*, représentant tout de même la moitié des biens de l’époux. Dans la vie quotidienne, les groupes nobiliaires semblent se rapprocher également de leur modèle occidental. En ce qui concerne les données démographiques, et bien qu’il soit difficile de faire preuve de précision, la fécondité ne semble pas afficher de particularité, les causes de mortalité sont également similaires : mortalité infantile, combats fréquents, maladies au premier rang desquelles la peste, déciment les effectifs nobiliaires. Pourtant, par le biais des nécropoles familiales, les nobles maintiennent des liens avec leurs défunts. Des similitudes sont également notables dans les résidences nobiliaires : les forteresses de montagnes sont de type éperon, comme on peut les voir sur les escarpements occidentaux ; tandis qu’une autre partie de la noblesse va privilégier l’habitat urbain, comme en Italie. Dans tous les cas, la résidence nobiliaire est le lieu de vie pour le noble entouré de ses proches, ses sujets et ses agents. La symbolisation de son pouvoir et son ouverture sur l’extérieur se font dans la grande salle qui, tout comme d’autres châteaux occidentaux, est munie d’une grande cheminée et peut être décorée de tentures ou de tapis pour les plus riches. Cette richesse nobiliaire provient en premier lieu de l’exploitation de la seigneurie calquée sur le modèle occidental. Mais pour certains nobles moréotes 520
conclusion générale cela n’est pas suffisant et il peut arriver qu’ils adoptent une attitude répréhensible, apparaissant comme les reflets des seigneurs-brigands occidentaux. Parmi ces nobles cependant, quelques-uns cultivent un goût littéraire, maîtrisent l’écriture et la lecture en entretenant des bibliothèques par exemple. Dans les documents écrits une continuité du latin et du français est notable, et les références à l’Antiquité ou encore les thèmes courtois se retrouvent à l’instar des modèles occidentaux. Ils accordent tout autant d’importance qu’eux aux titres et aux charges, d’ailleurs l’organisation moréote reprend le système des grands officiers à la tête de l’administration de la principauté. Les monnaies frappées s’inspirent du type français mais aussi du style italien, et il en est de même pour l’héraldique et la sigillographie largement influencées par les pratiques occidentales. Quant aux festivités, elles sont composées des mêmes distractions qu’en Occident : la musique permet de danser et anime les banquets et il en est de même des divertissements martiaux dans lesquels peu d’initiatives viennent modifier les pratiques importées. Si les réjouissances s’inspirent en grande partie des usages qui ont cours dans le royaume de France et en Italie, des gestes de piété comparables à ceux des nobles occidentaux sont également notables, des liens similaires lient la noblesse à l’Église qui accueille ses cadets et ses filles. Quant aux nobles les plus téméraires, ils participent à la croisade, ce qui n’empêche pas certains de s’en prendre aux biens ecclésiastiques et de spolier les clercs en risquant l’excommunication. Ce groupe social, qu’il soit occidental ou moréote, accorde un grand intérêt à son patrimoine qui est pourtant marqué par la mobilité des biens, la détermination d’en vouloir toujours davantage, et de tendre vers une concentration des possessions. En ce qui concerne les fiefs, on note les mêmes évolutions qu’en Occident à savoir l’hérédité et l’aliénation ; quant à l’Archipel, il présente le cas particulier des apanages comparables aux usages en cours dans certains royaumes occidentaux. Le patrimoine est composé de biens fonciers tout autant que d’éléments symboliques tels que les armes, les fonctions ou encore les dénominations, et tandis que la connaissance de la valeur du patrimoine foncier se fait à certains moments privilégiés de la vie des lignages, il est moins facile d’appréhender les biens symboliques. Dans le domaine onomastique l’influence occidentale est grande vis-à-vis des nobles moréotes : le système binominal est employé et, au sein des lignages, des préférences s’opèrent pour une prénomination familiale. La même condensation des choix semble se produire et se porte sur un petit nombre de prénoms, si ce n’est pour les filles ou les enfants illégitimes pour lesquels une plus grande liberté semble exister. Les systèmes de dévolution des prénoms privilégiés en Italie et en France se retrouvent dans les lignages originaires de ces espaces, et il est tout à fait commun de « refaire les morts » ou de renommer une femme d’une autre confession. Quant aux usages successoraux, ils privilégient la primogéniture et, en l’absence de descendant* direct, à degré égal de parenté, le garçon est choisi de préférence à la fille. Celle-ci, dans le cas où elle hérite, transmet les biens à sa progéniture. Enfin, au seuil de la mort et afin de noter ses dernières volontés, le
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conclusion générale de cujus* dresse un testament dont l’usage est déjà répandu en Occident au XIIIe siècle, qu’il soit oral ou écrit. Pour conclure, nous pouvons préciser que chaque nouvel arrivant sur le sol grec porte en lui un héritage, une culture et des pratiques qui vont fortement influencer la construction de la société moréote. Les premiers conquérants, avant tout originaires du nord-est du royaume de France, marquent profondément l’organisation sociale de la principauté de Morée en gestation en y imposant leurs références culturelles, sociales, militaires et en reproduisant les structures de parenté alors en cours en Occident. C’est une source de fierté de leur part de composer une société moréote à l’image de celles d’Occident. Dans tous les domaines, ils s’emploient à bâtir des repères qui leur semblent familiers dans un lieu qui l’est moins, la péninsule balkanique. La permanence est donc de mise dans la société nobiliaire moréote que les Latins désirent à l’image de celle de leurs contrées d’origine. Pourtant rapidement des adaptations doivent être trouvées car les conditions de vie ne sont pas les mêmes qu’en Occident.
Des lignages nobiliaires en rupture avec l’héritage occidental ? Les mutations sont nombreuses dans la principauté de Morée vis-à-vis des usages occidentaux institués comme référents. Si les grandes tendances, le système social nobiliaire, les codes, les mentalités et la culture se retrouvent en grande partie dans cet État formé au début du XIIIe siècle, des nuances vis-à-vis du modèle initial apparaissent, résultant d’une adaptation à une population autochtone. Dans le système féodal, l’assimilation d’archontes* par exemple est une spécificité moréote. Certes ils restent aux marges, mais leurs possessions ou leur droit successoral par exemple est particulier et ils peuvent exploiter des terres conjointement avec les Latins : ce sont les casaux de parçon. En cela, on retrouve les caractéristiques d’une féodalité d’importation par rapport à la féodalité occidentale : il s’agit de la prise en compte du substrat préexistant. La pyramide féodo-vassalique est quelque peu modifiée également car le prince n’est que le premier des barons, il ne dispose pas d’un pouvoir illimité car il est tempéré par la coutume. Des nuances sont également notables aux marges de la principauté car d’autres pressions s’y font sentir comme l’influence des princes grecs ou celle de Venise dans l’Archipel. Très rapidement des adaptations vis-à-vis du modèle féodal occidental se produisent donc. Certes l’importance de la structure de parenté représentée par le lignage se poursuit sur notre période d’étude, nous l’avons déjà précisé, mais cela n’est déjà plus le cas en Occident où l’on note l’émergence du ménage. Quelle que soit la forme de parenté adoptée par les nobles, une rupture se produit avec les parents restés en Occident, nommée par les anthropologues une segmentation des lignages. Au Moyen Âge, le statut des bâtards au sein des lignages est très différent selon les espaces occidentaux étudiés, toutefois en Morée ils bénéficient d’une 522
conclusion générale large place au sein de la parenté et, de fait, lors des successions ; ils sont utilisés à des fins patrimoniales comme le reste de la parentèle*. Certains acquièrent par leur détermination une stature politique d’envergure, qui est peut être le corollaire à l’oliganthropie : dans tous les cas ils fournissent la filiation*. Il en est de même de l’adoption qui peut concerner les neveux et les nièces et qui reste un recours supplémentaire afin d’assurer la transmission patrimoniale. Enfin, dans le but de consolider le lignage, l’importance dévolue aux cadets dans la parentèle ou les successions est notable, elle est accentuée par rapport au royaume de France mais comparable à certains espaces italiens ; ce qui ne met pas à l’abri de conflits qui, en Morée, ne relèvent pas de la pratique d’un arbitrage comme en Bourgogne, mais d’un jugement de la Haute-Cour. Quant au domaine de l’alliance, l’attitude pontificale s’adoucit envers les nobles moréotes et les dispenses matrimoniales sont plus facilement octroyées que pour les nobles occidentaux. Ce n’est toutefois pas le choix de tous les Latins d’épouser des femmes de même origine qu’eux : beaucoup font le choix d’un mariage mixte, résultant de la composition et de la position géographique de cet État. C’est peut-être dans la vie quotidienne que l’adaptation se fait davantage sentir. En ce qui concerne l’architecture, si le type des forteresses de montagnes ne semble pas caractéristique, leur taille très réduite, elle, fait la différence. En dépit de la superficie, certains lignages exercent cependant une influence si forte sur l’espace qu’ils occupent, qu’ils y imposent leur nom, alors que la tendance générale est plutôt inverse, c’est-à-dire que les dynasties adoptent le nom de leur seigneurie moréote. Mais la spécificité moréote se place dans la multiplication des tours dont le rôle militaire mais aussi économique s’adapte à moindres frais à la surveillance des zones sensibles. L’éloignement vis-à-vis des constructions fortifiées occidentales se retrouve dans le savoir-faire inspiré du style grec, car finalement les maîtres d’œuvre et les artisans dont ils disposent relèvent toujours d’un recrutement local. Le style architectural n’est donc pas latin, mais plus nettement grec. Quant à la maison-tour, sa réalisation est en parfaite adéquation avec la topographique péloponnésienne. L’habitat urbain, quant à lui, n’est pas spécifique à la Morée, néanmoins le fait de résider dans d’anciens palais antiques, dans des cités à la gloire renommée, change la dimension de la résidence. L’organisation de ces espaces n’est pas novatrice et l’on retrouve notamment la grande salle si caractéristique, cependant, alors qu’en Occident les soins dévolus au corps sont négligés au sein de l’habitation, dans les fortifications moréotes on retrouve la présence de salles spécifiques, similaires à des étuves, qui s’inspirent du mode de vie oriental. Ces demeures sont implantées au sein de seigneuries dans lesquelles la population exploitant la terre n’est pas latine mais grecque, nécessitant le recours initial à des interprètes ou à des officiers subalternes d’origine grecque ; d’ailleurs certains titres ont des consonances grecques et certaines charges sont occupées par des indigènes. Les seigneurs brigands dont les agissement répréhensibles se retrouvent de part et d’autre de la Méditerranée, ne se satisfont pas des revenus de la terre et ils ont recours à des expédients dont l’essence même provient de 523
conclusion générale la position de la principauté : ils interviennent dans le trafic d’esclaves ou ont recours à la piraterie. Dans l’ensemble, le souverain pontife se montre relativement tolérant vis-à-vis des nobles de la principauté, alors même que certains participent au trafic de reliques organisé après le sac de Constantinople, acheminant des reliques en Grèce avant de les expédier en Occident. Dans le domaine linguistique, la culture latine est rapidement imprégnée par la marque grecque, que ce soient pour les Francs, les Italiens ou les Catalans et pour certains même on peut noter l’usage du turc. Quant à la frappe monétaire, elle n’est pas du seul ressort princier, car on note un éclatement. En ce qui concerne les divertissements, ils sont grandement inspirés des pratiques occidentales si ce n’est les banquets à ciel ouvert inspirés des Grecs et l’emploi de certains faucons lors de la chasse, qui restent toutefois des nuances restreintes. Les cadeaux de prix échangés, bien qu’étant de même nature que ceux offerts par le reste du groupe nobiliaire, sont souvent des biens provenant d’Orient tels que les tapis ou les chevaux turcs. Dans le domaine militaire, le service demandé est particulièrement long au regard des pratiques occidentales le limitant à quelques jours par an ; de plus, le clergé est contraint d’y participer. Tout ceci résulte de la position particulièrement exposée de la principauté aux attaques extérieures, nécessitant des adaptations locales. L’aide militaire des Turcs est également spécifique bien que les armées occidentales utilisent également des troupes d’appoint, et leur mode de combat influence jusqu’aux stratégies militaires employées par les Latins. Cette adaptation se retrouve dans l’exploitation des terres qui, sous certains aspects, semble résulter de la somme d’influences autochtone et latine. En conclusion, il faut noter qu’en important dans la principauté de Morée les structures occidentales, les chevaliers francs les ont rapidement adaptées à leurs nécessités. Le champ de la parenté apparaît ainsi ductile et certaines pratiques sociales, telles que l’adoption ou encore la parenté spirituelle, le modifient et le réorganisent. De plus, les conditions politiques et la fragilité militaire de la principauté latine poussent les nobles à utiliser toutes les filiations* possibles ainsi que l’atout que peuvent représenter les cadets et les collatéraux* afin de perpétuer leurs lignages. Certainement plus qu’en Occident, se fait sentir le besoin de pérenniser cette structure lignagère et, pour cela, la filiation* biologique n’est pas le seul recours, car des liens juridiques ou spirituels peuvent aussi être tissés entre les nobles pour étayer leur pouvoir et leur patrimoine. Ces mutations ne doivent pas être occultées car elles constituent le cœur et la raison d’être de l’État en devenir. En effet, elles sont inévitables car les Latins doivent tenir compte du substrat grec déjà en place et de l’isolement politique de la principauté. Les nobles latins empruntent de la sorte les fonctionnements qui peuvent leur être utiles et ils usent de nombreuses stratégies afin de perpétuer leur lignage et de conserver leur puissance. Ce qu’il faut retenir sans doute, ce sont les adaptations progressives résultant de multiples influences. Dans tous les cas, il n’y a certainement pas d’acculturation pour le groupe étudié, ni de rupture dans les usages et les mentalités. Les modifications se font selon la nécessité et pour beaucoup au fil du temps, car en effet le facteur évolutif ne doit pas être négligé. 524
conclusion générale La Morée au rythme du changement Évoquer les permanences et les mutations concernant les lignages nobiliaires moréotes, c’est-à-dire suivre une réflexion thématique, ne doit pas occulter les aspects chronologiques car sur deux siècles et demi d’étude, les lignages nobiliaires n’ont pas toujours les mêmes caractéristiques, n’entretiennent pas forcément les mêmes points forts du fait des influences diverses. L’évolution sur la période d’étude repose tout d’abord sur la modification des aires géographiques des nobles latins arrivant dans la principauté. Les implantations de nobles occidentaux évoluent à partir de la seconde moitié du XIIIe siècle, laissant place à une plus grande diversité : Français, Italiens, Hispaniques se côtoient désormais dans les Balkans. Mais des changements sociaux s’opèrent également car les familles de vieille noblesse laissent place à de riches parvenus ou à des gentilshommes dévoués au service de l’État, Italiens pour la plupart, lesquels n’ont pas le même rapport avec le système féodal. Ils deviennent pourtant des seigneurs fonciers et à ce titre intègrent la noblesse moréote. Ces mêmes nobles, une fois adaptés, multiplient les unions mixtes qui deviennent de plus en plus fréquentes, associant des Latins aux Grecs dès le XIIIe siècle mais aussi aux musulmans à partir de la fin du XIVe siècle. Ces alliances provoquent un renouvellement social et culturel très important pour la noblesse moréote qui conserve, malgré tout, le droit coutumier mis en place par les conquérants. Cependant, la féodalité importée d’Occident se transforme, se modèle différemment au fil des siècles et aux barons soumis à leur prince au XIIIe siècle, succèdent au XIVe siècle des vassaux de moins en moins disciplinés qui n’hésitent pas à contester l’hommage dû à des souverains lointains. Concernant les aspects militaires, une place de plus en plus importante est accordée aux mercenaires dans les effectifs, et les stratégies évoluent en laissant une part plus importante à l’influence turque. Les fiefs évoluent eux aussi et ils sont davantage marqués par l’aliénabilité et l’hérédité. Les quelques tensions initiales laissent la place à une véritable anarchie féodale à la fin du XIVe siècle et au XVe siècle, période au cours de laquelle le pouvoir est âprement disputé et les lignages nobiliaires restants sont en lutte ouverte. Pour autant, ils n’hésitent pas à faire preuve de largesses et la tendance à l’ostentation se retrouve plus fortement marquée au fil des siècles. Enfin, dans le domaine de la parenté, les données évoluent grandement sous l’influence des lignages d’origine italienne qui introduisent la filiation* juridique au XIVe siècle, alors qu’elle n’est pas attestée pour le siècle précédent. L’évolution linguistique est sensible et doit être mise en parallèle avec les mariages mixtes : elle pousse les Latins à utiliser le grec et l’italien, lequel est notamment utilisé dans la correspondance entre lignagers. Quant aux systèmes de dénomination, bien différenciés entre les Italiens et les Français au XIIIe siècle, ils ont tendance à s’influencer mutuellement au siècle suivant. En conclusion, il semble donc y avoir plusieurs phases de changements concernant la dynamique lignagère. Les premières décennies après la conquête représentent une certaine adéquation avec le modèle français, les nobles venant majoritairement de cet État. Puis, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, les pre525
conclusion générale mières évolutions se font sentir, résultant des nouvelles arrivées, italiennes surtout, et des événements politiques qui font de la principauté une dépendance du royaume angevin voisin. Enfin au cours du XIVe siècle, l’éloignement du pouvoir et les pressions militaires diverses amènent le groupe nobiliaire à repenser son fonctionnement et de nouvelles logiques familiales interviennent pour consolider la puissance lignagère. Dès lors, qu’en est-il de cette « Nouvelle France » évoquée dans une lettre d’Honorius III adressée à la reine Blanche, épouse de Louis VIII3 ? N’a-t-elle jamais été qu’une utopie ? En effet, il y a des adaptations successives qui se mettent en place dans la principauté de Morée et cela dès le XIIIe siècle. La Chronique de Morée et les Assises de Romanie rendent compte de ces transformations qui poussent les lignages nobiliaires à s’adapter au pays, en intégrant des spécificités moréotes à leur mentalités importées. En fait, employer l’épithète Latins est quelque peu trompeur pour qualifier les lignages nobiliaires car ils ne le sont plus vraiment et pour certains assez rapidement dès le milieu du XIIIe siècle en raison des mariages mixtes qui se multiplient. Les conquérants installés en Morée vivent pourtant dans un cadre proche de celui qu’ils ont quitté en Occident, et ils instaurent sur place une sorte de modus vivendi avec la population locale. Les conquérants ont amené avec eux leur structure sociale et une organisation politique communes à la société de leurs provinces d’origine ; le régime qu’ils instituent dans la principauté de Morée garde cette empreinte. Néanmoins, les Latins ont adapté leurs institutions au milieu dans lequel ils se sont implantés et si la continuité est l’un des facteurs principaux de leur expansion au début du XIIIe siècle, la défaite de Pélagonia en 1259 marque un coup d’arrêt à cette progression et inverse même la tendance. Dès lors, l’avancée des Grecs est régulière et se retrouve dans la géographie des baronnies, lorsque les seigneurs dépossédés se déploient sur les terres conservées. Le Péloponnèse, comme l’a précisé Paul Lemerle il y a un demi-siècle, n’a jamais cessé d’être grec4. Il n’y a pas eu d’enracinement profond des Latins en Morée, seule la noblesse qui constitue les cadres de la société et qui est influencée par les pratiques occidentales dans une large mesure, a pérennisé l’héritage importé. Pourtant, il convient de nuancer les propos de Monsieur le Professeur Paul Lemerle car si les témoignages de l’ancrage latin en Morée ne bouleversent pas la vie des autochtones ou ne persistent pas de façon très affirmée dans la toponymie, il n’en est pas de même dans le domaine de la parenté et les études récentes démontrent que les traditions orales populaires ou encore les pratiques coutumières perpétuent cet héritage venu du Moyen Âge5. C’est le cas notam-
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La lettre est datée du 20 mai 1224 (C. Baronius, O. Raynaldus, Annales ecclesiastici denuo excusi et ad nostra usque tempora perducti, A. Theiner (éd.), Bar-le-Duc, 1844, t. I, p. 536). 4 P. Lemerle, « Une province byzantine : le Péloponnèse », dans Byzantion, t. XXI, 1951, p. 348. La prépondérance du Péloponnèse dans l’histoire grecque plus récente est un point de vue partagé au XXe siècle (J. Boyatzides, « Le Despotat de la Morée, première cause de la prépondérance des Moréotes de nos jours », Deuxième Congrès international des Etudes byzantines, Belgrad, 1927, Compterendu par D. Anastasijevic et Ph. Granic, Belgrad, 1929, p. 58. 5 Nous avons fait référence à ces travaux dans nos conclusions intermédiaires (A. Bresson, M.-P. Masson, S. Perentidis, J. Wilgaux (éd.), Parenté et société dans le monde grec de l’Antiquité à l’âge moderne, Colloque international Volos (19-21 juin 2003), Bordeaux, 2006 ; B. Vernier, La Genèse sociale
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conclusion générale ment dans les Cyclades de l’époque moderne, où de multiples influences se combinent pour donner vie à un droit atypique, se fondant sur un héritage vénitien, coutumier, canonique et latin6. De nos jours encore, certaines chansons populaires grecques témoignent de cette période et évoquent tour à tour les caractéristiques des Francs, louent la beauté des femmes et parlent de trahison7. Si dans les mentalités ou les pratiques coutumières, persiste l’influence latine, cela n’est plus le cas dans le domaine politique, car après la chute de la principauté de Morée en 1429, ne subsistent que quelques bastions latins, insulaires et continentaux8, qui s’effondrent progressivement devant la puissance turque. Un intérêt pour la Chronique de Morée et plus largement pour les documents orientaux s’affirme néanmoins en Occident à l’extrême fin du Moyen Âge, particulièrement à la cour de Bourgogne, où cette curiosité alliée à l’ambition de conquête mènera à de nouveaux projets de croisades9. Mais au-delà de la période médiévale, l’existence de la principauté latine se perd dans le souvenir, et il faut attendre le XIXe siècle pour voir une sorte de redécouverte, notamment à travers l’expédition menée en 1828-1829 par Bory Saint Vincent, dans laquelle les scientifiques qui l’accompagnent croient en un déterminisme se faisant sentir sur les faits et sur les hommes. Ainsi les botanistes de l’expédition décrivent-ils le Péloponnèse comme un milieu caractérisé par de multiples influences, à l’instar des zoologues10. Finalement leur constat est comparable à celui ébauché dans cette étude et nos domaines de recherche se rejoignent sur l’épilogue suivant : la Morée est une zone de transition, réceptacle d’influences diverses ; cela est le cas pour les végétaux et les animaux, et cela semble avoir été le cas également pour le groupe nobiliaire entre les XIIIe et XIVe siècles.
des sentiments. Aînés et cadets dans l’île de Karpathos, Paris, 1991 ; C. Piault (éd.), Familles et biens en Grèce et à Chypre, Paris, 1985). Sans compter les recherches de madame Sansaridou-Hendrickx qui mettent en valeur l’interaction des Latins et des Grecs au sein de cette principauté pour expliquer le nationalisme grec (T. Sansaridou-Hendrickx, Το Χρονικόν του Μορέως και η έννοα του εθνικισμού κατά τον Μεσαίωνα· Σχέσεις των Ελλήνων με Φράγκους, Τούρκους και άλλους λαούς, Athènes, 1999, p. 197-198). 6 À travers notamment les Assises de Romanie (A. kasdagli, « Sexe et parenté dans les îles de l’Égée (1500-1800) : le témoignage des actes notariés », dans A. Bresson, M.-P. Masson, S. Perentidis, J. Wilgaux (éd.), Parenté et société dans le monde grec de l’Antiquité à l’âge moderne, Colloque international Volos (19-21 juin 2003), Bordeaux, 2006, p. 327). 7 D. Petropoulos, La Comparaison dans la chanson grecque, Athènes, 1954, p. 94-96 ; Id., « ”Ακριτα τραγουδία στην Πελοπόννησο », dans ΠΕΛΟΠΟΝΝΗΣΙΑΚΑ, t. B’, Athènes, 1957, p. 364-365. 8 L’implantation catalane en Méditerranée se maintient dans les îles au XVe siècle, comme le duché de l’Archipel qui reste aux mains des Vénitiens (D. Duran Duelt, Kastellórizo, una isla griega bajo dominio de Alfonso el Magnánimo (1450-1458), Barcelone, 2003 ; B.-J. Slot, Archipelagus Turbatus. Les Cyclades entre colonisation latine et occupation ottomane (1500-1718), Istanbul, 1982). 9 J. Paviot, Les Ducs de Bourgogne. La croisade et l’Orient, Paris, 2003, p. 205 ; C. Marinescu « Philippe le Bon, duc de Bourgogne, et la croisade », Actes du VIe Congrès international des études byzantines (Paris 22 juillet-2 août 1948), 1950, t. I, p. 152-155 ; Th. Shawcross, The Chronicle of Morea. Historiography in Crusader Greece, New-York, 2009, p. 94-95. 10 S. Briffaud, « L’expédition scientifique de Morée et le paysage méditerranéen », dans M.-N. Bourguet, B. Lepetit (dir.), L’Invention scientifique de la Méditerranée : Égypte, Morée, Algérie, Paris, 1998, p. 293-295.
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ANNEXES
TABLE DES ANNEXES I. L’origine champenoise et bourguignonne des conquérants de la principauté de Morée II. Les régions de la Morée latine III. Les places fortes de la Morée latine IV. Chronologie V. Liste des princes et princesses de Morée VI. Plan du château de Vardounia VII. Reconstitution d’une maison-tour VIII. Sceau de Guillaume II de Villehardouin IX. Coupe au croisé X. Relief de Parori XI. Blasons de Geraki et de Patras XII. Sceau de la princesse Isabelle de Villehardouin XIII. Sceau d’Othon de La Roche XIV. Pierre tombale de la princesse Agnès XV. Denier de la principauté de Morée XVI. Tableaux anthroponymiques XVII. Prosopographie XVIII. Généalogies
I. L’origine bourguignonne et champenoise des conquérants de la principauté de Morée
Légende : 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11.
Aulnay Brandovillers Briel-sur-Barse Brienne Brosses Champlitte Charny Chauderon Cicon Courcelles Durnay
12. 13. 14. 15. 16. 17. 18. 19. 20. 21. 22.
Dramelay Foucherolles Germinon Jonvelle Maisey Montlay-en-Auxois Morley Nivelet Noyers Nully La Roche
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23. 24. 25. 26. 27. 28. 29. 30. 31. 32.
Rans Résie Rosières Sailly Stenay Thoraise Toucy Vaux Villa Villehardouin
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II. Les régions de la Morée latine
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III. Les places fortes de la Morée latine
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IV. Chronologie Répondant à une analyse thématique, le sujet traité minimise le déroulement chronologique. Or, il est important de bien replacer un fait dans son cadre temporel, c’est pourquoi il convient de dresser une chronologie rassemblant les principaux événements de la Morée, et au-delà de la Méditerranée. Les dates retenues mettent en place quelques repères : 1202-1204 : Quatrième croisade Juillet 1203 et avril 1204 : prises de Constantinople par les croisés Mai 1209 : parlement de Ravenique Juin 1209 : traité de Sapientsa 1212 : prise de Corinthe 1248 : prise de Monemvasie 1255-1258 : conflit entre le prince et les barons révoltés de l’Eubée, qui s’achève avec la bataille de Karydi 1259 : départ de Guy de La Roche pour la France défaite de Pélagonia 1259-1262 : détention du prince et des barons francs de Morée Juillet 1261 : prise de Constantinople par les Byzantins 1266 : Charles Ier d’Anjou devient roi de Sicile 1267 : traité de Viterbe 1268 : bataille de Tagliacozzo lors de laquelle Charles Ier d’Anjou l’emporte sur Conradin de Hohenstaufen 1278 : mort de Guillaume de Villehardouin 1282 : Vêpres siciliennes 1311 : duché d’Athènes conquis par les Catalans 1346-1353 : ravages de la Peste Noire en Méditerranée 1442 : Alphonse V le Magnanime, roi d’Aragon et de Sicile, achève la conquête du royaume de Naples et fonde le royaume des Deux-Siciles 1453 : Constantinople est prise par les Turcs 1456 : Athènes tombe aux mains des Turcs 1460 : mort de Franco Accciaiuoli, dernier seigneur latin de Thèbes
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V. Liste des princes et princesses de Morée 1205-1209 : Guillaume de Champlitte. 1209-1210 : Geoffroy de Villehardouin, bail* de la principauté. 1210-1228/30 : Geoffroy Ier de Villehardouin. 1228/1230-1246 : Geoffroy II de Villehardouin. 1246-1278 : Guillaume II de Villehardouin. 1278-1285 : Charles Ier d’Anjou, roi de Naples. 1285-1289 : Charles II d’Anjou, roi de Naples. 1289-1307 : Isabelle de Villehardouin mariée : - en 1289 à Florent de Hainaut († 1297) - en 1301 à Philippe de Savoie 1307-1313 : Philippe de Tarente. 1313-1318 : Mahaut de Hainaut, fille d’Isabelle de Villehardouin, mariée en 1313 à Louis de Bourgogne († 1316). 1318-1333 : Jean de Gravina, frère de Philippe de Tarente. 1333-1364 : Catherine de Valois, veuve de Philippe de Tarente, et son fils Robert marié à Marie de Bourbon. 1364-1370 : Marie de Bourbon, veuve, et son fils Hugues. 1370-1373 : Philippe II de Tarente. 1373-1381 : Jeanne Ire, reine de Naples. 1381-1383 : Jacques des Baux. 1383 : Charles III, roi de Naples († 1386) affronte Louis Ier d’Anjou († 1384). 1387 : Louis II de Clermont, duc de Bourbon, Amédée de Savoie (1387-1391) 1396-1402 : Pierre de San Superan. 1402-1404 : Maria Zaccaria, sa veuve, régente pour ses enfants. 1404-1430 : Centurione II Zaccaria dispute le titre à Ladislas de Naples. Le gendre de Centurione , le despote de Morée, lui succède et s’en est fini de la principauté.
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VI. Plan du château de Vardounia Il se situe entre Mistra et Passavant ( P. Burridge, « The castle of Vardounia and the defence in the southern Mani », dans P. Lock (éd.), The Archeology of Medieval Greece, Oxford, 1996, p. 19-28.
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VII. Reconstitution d’une maison-tour Bulletin de Correspondance Hellénique, 1995, p. 863-866.
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VIII. Sceau de Guillaume II de Villehardouin. Archives départementales de l’Aude, Collection de moulages (I. VillelaPetit (dir.), 1204. La Quatrième croisade : de Blois à Constantinople. Éclats d’empires. Catalogue d’exposition, Paris, 2005).
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IX. Coupe au croisé. Grèce, première moitié du XIIIe siècle, Paris, Musée du Louvre (I. VillelaPetit (dir.), op. cit.).
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X. Relief de Parori Marbre local, dans le hameau de Parori, au sud de Mistra (A. Wace, « Frankish sculptures at Parori and Geraki », dans The Annual of the British School at Athens, n° XI, 1904-1905, p. 139-145).
XI. Blasons de Geraki et de Patras A. Bon, « Pierres inscrites ou armoriées de la Morée franque », dans ΔΕΛΤΙΟΝ ΤΗΣ ΧΡΙΣΤΙΑΝΙΚΗΣ ΑΡΧΑΙΟΛΟΓΙΚΗΣ ΠΕΡΙΟΔΟΣ Δ΄-ΤΟΜΟΣ Δ΄, Athènes, 19641965, p. 93.
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XII. Sceau de la princesse Isabelle de Villehardouin G. Schlumberger, F. Chalandon, A. Blanchet, Sigillographie de l’Orient latin, t. XXXVII, Paris, 1943, pl. XXII.
XIII. Sceau d’Othon de La Roche Ibid., pl. XXII.
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XIV. Pierre tombale de la princesse Agnès A. Bon « Pierres inscrites… », op. cit., p. 95-96.
XV. Denier de la principauté de Morée G. Schlumberger, Numismatique de l’Orient latin, supplément index alphabétique, Paris, 1878-1882, pl. XII.
Denier représentant le château franc de l’Acrocorinthe.
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XVI. TABLEAUX ANTHROPONYMIQUES La Chronique de Morée multiplie les détails anthroponymiques, utiles à une étude des lignages de la principauté. Il est donc intéressant de constituer un tel travail, certes fastidieux pour une lecture linéaire, mais enrichissant pour une analyse transversale. Quant aux autres variantes de cette source, il n’était pas nécessaire de leur réserver un tel traitement, car les versions italienne, aragonaise, grecque et française présentent, la plupart du temps, des textes similaires. Les données ainsi collectées éclairent plusieurs aspects du sujet : – la connaissance des seigneurs moréotes et de leurs lignages ; – les figures littéraires retenues par le chroniqueur ; – ses raccourcis linguistiques fréquents concernant les dénominations. Quant au traitement des données, c’est un classement thématique des occurrences qui a été choisi afin d’en faciliter l’approche, toutefois, au sein des tableaux, l’ordre chronologique est conservé. Le travail est malaisé car l’auteur multiplie parfois les tournures semblables. Dans ce cas-là, elles sont regroupées pour éviter les redites.1 Les expressions contenant les formules de « messire » et de « monseignor » ont été séparées, même si le rédacteur ne semble pas suivre une logique rigoureuse pour leur emploi2. Les tableaux ne restituent que les désignations comprenant un prénom, mais ce dernier est le plus souvent accompagné d’un titre, d’un qualificatif ou d’une filiation. En revanche, les simples titres ne sont pas retenus3, exception faite des expressions reflétant l’origine géographique qui sont conservées pour leur enseignement, mais elles restent rares4. Quant aux liens généalogiques, lorsqu’ils sont explicités, ils figurent dans cette annexe ; loin d’alourdir les dénominations, ils peuvent enrichir cette recherche par leur précision. Ainsi les tableaux apparaissent très fournis5 et pour une consultation plus aisée, il a été fait plusieurs fois référence à cette annexe au cours du développement.
1 Parfois, il peut être fait usage de plusieurs expressions pour désigner un personnage dans un même paragraphe. Apparemment cela révèle le souci du chroniqueur de ne pas être trop redondant, mais le texte reste alourdi par des formules stéréotypées, comme en témoigne le paragraphe 285, dans lequel apparaissent successivement : « le prince Guillerme », « li bons princes Guillerme » (Chr. fr., § 285). 2 Dans certains paragraphes, le chroniqueur emploie les deux expressions pour le même personnage (Chr. fr., § 126). Le deux termes ont pourtant des sens différents (G. Matoré, Le Vocabulaire et la société médiévale, Paris, 1985, p. 141-142). 3 Les expressions telles que « le prince », « sire de Carintaine » ou « le seignor d’Athènes » ne sont pas retenues. 4 C’est le cas de la dénomination « le Champenois », présente dans de nombreux paragraphes pour qualifier Guillaume de Champlitte. 5 Pour faciliter les renvois à des paragraphes précis, le tableau chronologique qui figure dans la version française de la Chronique de Morée (p. 400-405) n’a pas été pris en compte. Il semble que les données anthroponymiques déjà traitées soient suffisamment nombreuses pour donner un aperçu des pratiques en cours.
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annexes I. LES LATINS A. LES PRINCES LES CROISÉS Le bon duc Godeffroy de Buillon
§4
Le conte Bauduyn de Flandres6 Li empereor Bauduin
§ 5, 8, 21, 64, 66, 77, 123 § 211, 709, 751
Le conte de Champaigne7 Le conte de Tholouse8 Messire Goffroys de Villarduin, le marescal de Champaigne
§ 5,6, 123 § 5, 8, 20, 67, 123 § 7, 9, 10, 15, 568
Marquis de Monferra qui on appelloit messire Boniface Li roys Bonifaces9
§ 9, 18, 21, 42, 67, 123, 221 § 70, 71, 90, 99, 100, 103, 221, 249 § 479
Le roy Boniface de Salonique
Le bon duc que on appeloit messire Henry Dadule10, moult sage et § 15, 63 vaillant homme Le bon preudomme, le duc de Venise § 64, 67, 142-144, 146 Monseignor Robert de Flandres, le frere de l’empereour Bauduin11 § 73, 78, 79 § 75 Monseignor Robert avoit .j. filz qui Bauduin avoit nom12 L’empereor Bauduin le Joine, le fis de l’empereor Robert13
§ 82
L’empereor Bauduin14
§ 84, 87, 88, 479
LES SOUVERAINS ÉTRANGERS Li empereour Robert de Constantinople15 § 177, 181, 444 Le roy Maffroy d’Alemaigne, qui lors estoit rois de Cecille et de Puille § 401
6
Baudouin IX, comte de Flandre et de Hainaut (1196-1205). Thibaud III ( 1197-1201). 8 Les différentes versions de la Chronique de Morée font une confusion : ce n’est pas le comte de Toulouse mais Louis, comte de Blois, qui prend la croix. 9 Boniface de Montferrat est couronné roi de Thessalonique (1204). 10 Henri Dandolo, doge de Venise (1192-1205). 11 L’empereur Robert de Courtenay (1219-1228) est confondu avec Henri de Flandre, empereur latin de Constantinople (1206-1216). 12 Baudouin II de Courtenay, empereur latin de Constantinople (1240-1261), est en fait le fils de Pierre de Courtenay. Robert est donc son frère. 13 Dans les années 1250, ce n’est déjà plus un enfant. La jeunesse n’a pas la même définition qu’à l’heure actuelle, elle peut être définie comme la période comprise entre l’adoubement et la paternité (G. Duby, « Les « jeunes » dans la société aristocratique dans la France du Nord-Ouest au XIIe siècle », dans Id., La Société chevaleresque. Hommes et structures du Moyen Âge, Paris, rééd. 1988 (1re éd. 1979), p. 130). L’épithète « jeune » sert parfois tout simplement à différencier le grand-père et le petit-fils. 14 Il n’est plus désigné par un qualificatif. Les lecteurs savent désormais qui il est. 15 Empereur latin de Constantinople de 1221 à 1228. 7
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Li rois Mafroys
§ 404, 419, 426, 427, 437, 438, 441, 475, 561 Le bon roi Charles le veillart, le frere dou roy de France § 415 Messire Louys, le filz dou roy espousa Ysabeau, la fille plus aisnée § 415 dou prince Guillerme Monseignor Charle de France qui sa premiere fille avoit a femme et § 417 fu sires de Provence Messire Charle de France, le conte d’Anjo, estoit adonc le plus § 419, 423, 431 vaillant prince dou monde et le plus entreprenant Le bon roy Charles § 434, 437, 439, 460, 558, 587 § 435, 437, 438, 441, 444, Li rois Charles16 455, 461, 473, 474, 475476, 486-488, 533, 537, 539, 551, 552, 558, 567, 587, 589, 592, 598, 657, 706, 707, 709, 710, 718, 723, 754, 755, 756, 757, 763, 775, 787, 792, 799, 800, 973-975, 977, 981, 1004 § 557 Roy Charle le Boiteux17 Li empereor Fedric d’Alemaigne si seignorioit le reame de Cecille et § 418 tout le reigne de Puille, Romaigne et Champaigne de Rome et toute Ytalie Li rois [Charles] revesti monseignor Lauys son fils comme son droit § 455 hoir18 Messire Lauys § 455 Monseignor Loys § 544, 545 Cellui monseignor Loys estoit freres dou roy Charle le Boiteux § 544, 587 Coradins § 474, 475 a, 475 c, 475 d, 476, 486, 488, 489 Coradins d’Alemaigne § 475, 487 Monseignor Robert, li dux de Calabre, filz aisnés dou roy Charles § 756 § 709, 710 Monseignor Charles de France son cousin19 Messire Philippes son filz, le prince de Tharante § 658 Prince Philippe § 658 Le prince de Tharante, le filz dou roy Charle § 973 Second filz dou roy Charle, monseignor Philippes de Tharante § 974 Prince Philippe § 992
16 17 18 19
Le chroniqueur ne différencie pas Charles Ier (1266-1285) et Charles II (1285-1309). Surnom de Charles II d’Anjou (1285-1309). Philippe d’Anjou. Charles de Valois.
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annexes LES BAUX ANGEVINS .j. grant baron gentil homme que on appelloit messire Galerant de Vry20 Monseignor Galerant Monseignor Galeran de Vry Messire Galerans Messire Galerans de Vry baux de la princée d’Achaye Le Rous de Sulli, .j. baron de grant bonté21 Li Rous Rous de Sully, le bail de la Morée
§ 461, 461 a, 461 b § 468, 469, 472 § 471 § 472 § 473 § 538, 547 § 538-540, 542, 543, 547 § 545
LES ARAGONAIS ET LES CATALANS Le roy Jayme d’Aragon22 § 756 § 756 Don Fedrelic, li filz dou roy Jayme23 Le roy Fredelic de Cecille § 757, 763 .j. chevaliers de Calabre que on appelloit monseignor Rogiers de § 757, 766, 787, 799, 800 Lurye24 Messire Rogier § 762, 771, 800 Messires Rogiers de Lurye § 762 Monseignor Rogier § 764, 772, 775, 777, 780792, 794, 796, 797, 800 § 775, 787, 792 Le roy Pierre d’Arragon25
B. LA NOBLESSE MORÉOTE Pour une consultation plus aisée, la noblesse de la principauté a été divisée en catégories. Le classement débute par les figures régnantes puis viennent les principaux feudataires.
LES PRINCES DE MORÉE Afin de simplifier l’utilisation des tableaux ci-dessous, l’ordre chronologique des règnes a été retenu. Monseignor Guillerme de Saluce, le frere dou comte de Champaigne, § 88, 90 que on appelloit Champaignoys26 20
Galéran d’Ivry, sénéchal du royaume de Sicile, bail de la principauté (1278-1280). Rousseau de Sully, fut bail du roi de Naples en Épire, non en Morée. 22 Jacques II le Juste, roi d’Aragon (1291-1327) et de Sicile (1285-1295). 23 Frédéric II est le frère et non le fils de Jacques d’Aragon, il règne sur la Sicile de 1296 à 1337. 24 Roger de Lluria. 25 Pierre III, roi d’Aragon (1276-1285). 26 Guillaume de Champlitte, et non de Saluces, n’est qu’un parent éloigné du comte de Champagne Thibaud III. 21
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Le Champenois27
§ 93, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 104, 106, 107, 108, 110, 113, 116, 117, 121, 127, 128, 129, 132, 134, 174, 221, 249, 839 Li gentilz Champenois § 109 [Le Champenois] ordina .j. sien cousin que on appelloit Robert28 § 140-172 Robert de Champaigne, cousin dou conte § 568 § 99, 103, 107, 137, 142 Messire Goffroy de Villeharduin29 Monseignor G[offroy] de Villarduin § 104, 122, 139, 141, 144 Messsire Goffroy § 108, 125, 126, 127, 147, 150, 151, 153, 155, 158, 159, 162, 165, 166, 169, 171, 172 Noble et sage homme messire Goffroy de Villarduin § 109 Monseignor G[offroy] de Villarduin, le marescal de Champaigne30 § 120, 176 Monseignor Goffroy § 126, 132, 133, 146, 156, 160, 161, 165, 167, 168, 170 Monseignor G[offroy] li baux § 129, 141, 164, 165 Messire G[offroy] le bail § 154, 157 Le noble et vaillant seignor, monseignor G[offroys] de Villarduin31 § 176 Monseignor Goffroy de Villarduin le viellart § 839 § 173, 174 [Messire Goffroy] avoit .ij. fis, Goffroy et Guillerme32 Demoura son hoir et seignor de la Morée messire G[offroys]33, son § 176 aisné filz, liquelx fu si vaillans et traveillans d’avancier son estat et acroistre son honnour comme son père, et plus encores Monseignor G[offroys] de Villarduin § 178, 180 § 179, 181, 182, 184 Messire G[offroy]34 Messire G[offroys] de Villarduin § 183, 187 Noble homme monseignor G[offroys] § 184 M[onseignor] G[offroy] § 185, 535 § 186, 187, 189, 535 Li princes Goffroys35
27
Dans de nombreux paragraphes, l’origine géographique suffit pour désigner Guillaume de Champlitte sous la plume du chroniqueur, c’est d’ailleurs son expression privilégiée. 28 Cet épisode de succession à la tête de la principauté reste mystérieux et tous les protagonistes ne sont pas identifiables (A. Bon, La Morée franque. Recherches historiques, topographiques et archéologiques sur la principauté d’Achaïe (1205-1430), Paris, 1969, p. 64-65). Le Libro de los fechos rend également compte de ces événements (L. fechos, § 157-187). 29 Neveu du maréchal de Champagne, son homonyme. 30 Confusion du chroniqueur entre les deux homonymes. 31 Termes laudatifs employés pour caractériser la perte que son décès va provoquer. 32 Le chroniqueur n’emploie que les prénoms des fils de Geoffroy pour évoquer sa succession. Il s’agit de « jeunes », sans titre pour l’instant. 33 Geoffroy II de Villehardouin, prince de Morée (avant 1231-1246). 34 L’orthographe du prénom varie. 35 Appellation tardive par rapport aux autres dénominations.
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Li bons princes 36, qui fut entreprenans plus que ne fu messire § 190, 194 G[offroys] ses freres Vostre frere, le prince Goffroy § 444 § 195, 198, 200, 211, 216, Le prince Guillerme37 220, 226, 227, 230, 233, 236, 240, 242, 245, 247, 250, 254, 263, 264, 266, 267, 272, 273, 284, 293, 298, 299, 306, 308, 315, 319, 329, 330, 334, 338, 347, 356, 359, 378, 398, 405, 415, 440, 445, 446, 449, 460, 461, 474, 476, 497, 502, 503, 528, 536, 537, 546, 547, 547, 553, 581, 587, 702, 722, 751, 829 Li bon prince Guillerme § 208, 217, 254, 285, 300, 439, 595 Le prince Guillerme de Villarduin § 218, 333 Monseignor Guillerme § 221, 222 § 256, 285 Prince Guillerme, le mari de sa suer [référence à Nicéphore] 38 Messire Florant de Haynaut, le frere dou conte de Haynaut, qui § 589 adonc estoit grant connestable du realme de Cecille39 Messire Florans de Haynaut fust princes d’Achaye § 590 Princes Florant § 592, 593, 595, 601, 602, 606, 609, 614-616, 620, 621, 629, 650, 662, 685, 686, 691, 697, 708, 709, 713, 714, 716, 717, 718, 729, 734, 735, 739, 740, 744, 746, 747, 748, 755, 756, 785, 792, 793, 799, 801, 810, 816, 823, 827, 828 Noble homme monseignor Florant de Haynaut § 595 Prince Florant de Haynaut § 661 Très vaillant prince, monseignor Philippes de Savoye, qui princes § 619 estoit de la Morée […]40
36
Il s’agit de Guillaume de Villehardouin. Occurrences très nombreuses du prince, auquel le chroniqueur fait référence même après sa mort, l’élevant ainsi au rang de modèle. 38 Il est important pour le chroniqueur, semble-t-il, de replacer Nicéphore non pas en tant que despote mais en tant que beau-frère du prince, marié à Anne Comnène. 39 Florent de Hainaut, prince de Morée (1289-1297). 40 Philippe de Savoie, prince de Morée (1301-1307). 37
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Monseignor Philippe de Savoye, fils jadis dou conte Thomas de Savoye […]et estoit cousins germains dou conte de Savoye qui lors estoit, liquelz estoit sires de Pinerol et de Thurin et de celle contrée de Piémont41 Monseignor Philippes de Savoyes Monseignor Philippes Prince Philippe Princes Philippes de Savoye
§ 846
§ 847, 850 § 847 § 848, 853, 856, 933, 1004 § 854, 870, 872, 886, 918920, 935, 980, 1003, 1017
LES SEIGNEURS D’ATHÈNES 42 La famille latine qui se trouve à la tête de la prestigieuse cité grecque compte parmi les plus importants feudataires de la principauté. Le chroniqueur emploie des qualificatifs différents pour désigner les représentants de ce lignage, d’où la difficulté de datation du titre ducal43. Messire Guillerme de la Roche44 Messire Guillerme45, ses freres, reçut la seignorie de la Morée Monseignor Guillerme de la Roche, le seignor d’Atthenes Messire Guillerme de la Roche, le seignor d’Atthenes Messire Otthe de la Roche qui estoit freres et baux dou duc d’Atthenes46 Monseignor Guillerme de la Roche, qui estoit revenus dou roy de France et s’appelloit adonc dux d’Atthenes Dou duc d’Atthenes, monseignor Guillerme de la Roche Dux Guillerme Li dux Guis de la Roche47 Guis de la Roche Monseignor Guy de la Roche, le duc d’Atthenes Le duc Guy de la Roche
§ 184, 192, 201, 220 § 189 § 191, 198, 222, 223 § 200 § 262 § 320 § 545 § 547, 548, 549, 555 § 500, 507 § 551 § 832 § 834, 870, 879
41 Le chroniqueur ressent le besoin de préciser la généalogie de Philippe de Savoie afin de démontrer son illustre ascendance, ou pour le faire connaître aux Moréotes qui ne connaissent pas ce prince étranger. 42 Ne sont pas retenues les expressions, pourtant majoritaires, désignant les ducs d’Athènes, mais qui ne précisent aucun prénom : « Sires de la Roche » (§ 224, 226, 232, 234, 236, 238, 240, 243, 245, 248, 250-253), « Seignor de la Roche » (§ 235, 236, 240, 242, 245, 250, 252). 43 Le titre de dux est tardif, le premier à le porter est Guy Ier (cf. supra, p. 332). 44 Le chroniqueur note, à tort, Guillaume duc d’Athènes : c’est en fait Guy (1225-1263). 45 Guillaume de Villehardouin, prince de Morée (1246-1278). 46 Il n’y a pas d’autre trace de cet Othon de La Roche. Guy Ier n’a qu’un frère, Guillaume. Peut-être est-ce une allusion à son cousin : Othon de Cicon, fils de Sibylle de La Roche, tante de Guy Ier, mais cela reste une supposition. 47 Guy II de La Roche, duc d’Athènes (1287-1308).
549
annexes
Guis d’Atthenes Duc Guillerme, le pere dou duc Guy de la Roche Le vaillant chevalier le conte Gautier de Brene48
§ 873 § 879 § 548
LES BARONS Certains seigneurs, peu mentionnés dans la Chronique de Morée, sont rassemblés, par ordre d’apparition, en un seul tableau. Toutefois, les mêmes personnages ou les membres d’un seul lignage ont été groupés. Messire de Toucy49, frere de monseignor Philippe le baill de Costantinoble, liquelx prist a femme la mere de messire Goffroy de Tornay le seignor de la Grite50 Ceaux d’Alni, ceaux de Brice, ceaux de Planchy, ceaux d’Espinas, ceaux d’Agni, ceaux de Nivele51 Messire Guill[er]me le Alemant Messire Mahieu de Mons Messire Otthe de Tournay Messire Ougues de [Lille] Messire Jehan le marescal de Nulli Messire Jehan de Nulli le marescal Monseignor Jehan de Passavant, le marescal 52 Messire Gui de Nivelet Messire Jehan de Nivelete Miser Jan de Nivelet Messire Guisbers de Cors Frere [du sire de la Roche], monseignor Thomas, le seignor de la Sole53 Messire Lyenars li chanceliers54 Lienart le chancelier Messire Ancelin de Tucy, le frere de messire Philippe de Tucy qui baux estoit de Costantinople Monseignor Ancelin de Tucy
§ 87
§ 87 § 128 § 128 § 128 § 128 § 128 § 219 § 233, 501 § 128 § 219 § 469 § 233 § 238 § 323, 471, 829 § 517, 524 § 357, 363, 373 § 358, 390
48 Gautier de Brienne est le fils d’Isabelle de La Roche et de Hugues de Brienne. À la mort de Guy II de La Roche en 1308, c’est ce neveu qui hérite du duché d’Athènes. 49 Ancelin de Toucy. 50 La famille de Toucy est si illustre en Romanie latine qu’il est de bon ton pour le chroniqueur de rappeler sa présence dès qu’il en a l’occasion. 51 Vilain d’Aulnay, Brice, Planchy, d’Espinas, d’Agny, Nivelet : la liste de ces chevaliers est quasiment identique dans les autres versions de la chronique (Chr. gr., v. 1301-1336, Chr. ital., p. 422). 52 L’identification au fief s’est déjà opérée. Le nom de Nully est abandonné au profit de la terre de Passavant. 53 Thomas d’Autremencourt et Guy de La Roche sont en fait beaux-frères, car ils ont épousé tout deux des nièces de Guillaume Villehardouin (Marino Sanudo, Istoria tês Rômanias, E. Papadopoulou (éd.), Athènes, 2000, p. 104-105). 54 Léonard de Véroli occupe la fonction de chancelier sous Guillaume de Villehardouin. La chronique grecque précise qu’il est originaire de Pouilles (Chr. gr., v. 6734).
550
annexes
Messire Ancelin
Monseignor Ancelin Messire Hugue, le conte de Brene et de Liche55 Conte Hugue de Brene et de Liche qui est en Puille Le conte Hugues Monseignor Jaque de Veligourt Messire Guis de Trimolay Monseignor Guy Monseignor Goffroy d’Anoée, le seigneur de l’Arcadie56 Monseignor Jofroys Monseignor Villain d’Anoé Messire Regnaux de Veligourt, li sires de Damalet
§ 359, 361, 362, 363-366, 370, 372, 373, 374, 376, 392 § 362, 377, 386, 391 § 498 § 545, 549 § 548, 551 § 527 § 555 § 556 § 702, 730, 740, 747 § 719, 729, 747, 748-750 § 751 § 968
Pour certaines grandes familles, les appellations sont plus nombreuses et éclairent les différents membres du lignage. Il est dès lors possible de réaliser des tableaux lignagers, classés par ordre alphabétique. Messire Goffroy de Bruieres Monseignor Goffroy de Bruieres qui sires estoit de l’Escorta57 Tres noble et vaillant homme messire Goffroy de Bruieres, le seignor de Carintaine58 Monseignor Goffroy de Bruieres, le seignor de Caraintaine59 Monseignor Goffroy de Bruieres60 Monseignor Goffroy Messire G[offroy]
§ 128 § 219 § 226 § 240, 398, 497 § 557, 559, 561, 562, 586 § 559, 560, 574, 579, 580, 584, 585 § 564, 565, 575, 576, 578, 581, 584
Noble baron, monseignor Guis de Cherpeigny, le seigneur de la § 674, 801 Votisce61 Messire Gui § 675 Monseignor Guy § 676-682
55
Hugues de Brienne, comte de Lecce (Calabre). Geoffroy d’Aulnay, fils de Vilain d’Aulnay, venu de Constantinople après la chute de l’Empire latin en 1261. 57 Geoffroy de Briel, baron de Karytaina (mort en 1275). 58 L’expression privilégiée par le chroniqueur est celle de « seigneur de Caraintaine », sans préciser davantage la seigneurie d’origine ou le prénom (§ 229, 230, 231, 238, 241, entre autres). Le prestige de Geoffroy de Briel permet de combler cet oubli et le lecteur fait immédiatement le rapprochement. 59 Après de nombreux paragraphes où il n’apparaît que sous le titre de « seigneur de Caraintaine », le chroniqueur remploie son prénom et son nom d’origine pour évoquer son décès. 60 Il s’agit du cousin et homonyme de Geoffroy de Briel, dont le nom complet n’est mentionné qu’au début et à la fin de l’aventure narrée dans la Chronique de Morée (Chr. fr., § 557-586). 61 Contrairement à la dénomination de Geoffroy de Karytaina (qui perd très rapidement son nom initial de Briel), Guy conserve son nom de famille auquel s’ajoute celui de sa baronnie. 56
551
annexes
Monseignor Hugue de Charpeigny, le seignor de la Vostice
§ 972
Le grand connétable Jean Chauderon 62 Messire Jehan de Cauderon63 Monseignor Jehan Chauderon, le grant connestable Chauderon64
§ 475 c § 502, 527, 537 § 533, 536, 587, 699, 702 § 588, 716, 717, 719, 730, 747-750, 797 § 740 § 789, 797, 829 § 997
Monseignor Jehan Chauderon Monseignor Jehan Chauderon le grant connestable Son premier baron Jehan Chauderon
Monseignor Nicole le Maure, […] chapitaine de l’Ecorta et de la § 933, 949 chastellanie de Calamate Messire Nicole le Maure § 939 § 940, 951 Le Maure65 Monseignor Guilebert de Lindequere § 662 Monseignor Anglibert de Lindequerc, qui estoit niés dou prince § 830 Florant, et le fist grant connestable de la princée Messire Gautiers [de Lindequere] § 662, 663, 667, 671 Monseignor Gautier § 662, 667- 670, 673, 676678, 680, 688, 689, 692 Monseignor Gautier de Lindequerque § 666, 675, 691 Messire Gautier, ses niés § 671, 688, 691 Monseignor Gautier son nepveu § 689, 692 Messire Gautier son nepveu § 691 Messire Gautiers de Rosieres Messire Gautiers de Rosieres, le seignor de Mathegriphon Monseignor Gautier de Rosieres Le noble baron messire Gautier Gautier de Rosieres, qui sires estoit de Mathegriphon Monseignor Gautier Monseignor Gautier de Rosieres, le seignor de Mathegriphon
§ 128, 219 § 463 § 503, 511 § 503 § 504 § 584
Monseignor Jehan de Saint Omer § 233 Le vaillant messire Jehans et messire Otte de Saint Omer ses freres66 § 234, 508 Monseignor Jehan de Saint Omer le marescal § 386
62 Il s’agit d’un ajout de la part de Jean Longnon, ce paragraphe ne fait pas partie du manuscrit original. 63 Jean de Chauderon, grand connétable. 64 Le nom de famille est la seule référence à ce personnage dans de nombreux paragraphes. Ce système anthroponymique est rare, car uniquement attesté pour le lignage des Le Maure. 65 Une telle simplicité dans la dénomination est surprenante pour un seigneur latin. 66 Jean de Saint-Omer, maréchal d’Achaïe, a un frère, Othon, co-seigneur de Thèbes.
552
annexes
Messire Jehan de Saint Omer Monseignor Jehan de Saint-Omer Le tres noble homme monseignor Nicole de Saint Omer, le grant marescal de la princée de Achaye67 Messire Nicole de Saint Omer le veillart Messire Nicole de Saint Omer Messire Nicole Monseignor Nicole de Saint Omer, le marescal de la dite princée et seignor de la moitié d’Estives Margerite [de Passavant] prist pour mari le noble baron monseignor [Jehan] de Saint Omer, le frere de monseignor Nicole de Saint Omer, le seignor de la moitié de Estives et de messire Otthe aussi. Ces trois freres de Saint Omer si furent moult gentilz hommes, car messire Belas leur pere de Saint Omer si ot pour moullier la suer du roy d’Ongrie68, et li dux Guis de la Roche si estoit leurs cousins germains. Et li dux si avoit trois freres germains qui tous estoient chevaliers de grant affaire Monseignor Nicole Monseignor Nicole de Saint Omer le jone, le grant marescal de la princée Monseignor Nicole de Saint Omer, le veillart, li sires de la moitié d’Estives Monseignor Nicole de Saint Omer le bail de la Morée Monseignor Nicole le bail Messire Nicole de Saint Omer li baux Le noble baron monseignor Nicole de Saint Omer, le grant marescal de la princée Messire Nicole de Saint Omer, le grant mareschal de la princée69
§ 509, 530 § 522 § 233
Geoffroy de Tournay 70 Messire Goffroy de Thornay, le seignor de la Grite Monseignor Goffroy de Tournay Monseignor Jehan de Tournay, le seignor de la Grite
§ 475 c § 587 § 774 § 742, 743, 764, 766, 771, 773, 780, 794 § 767-770, 772, 774, 776, 777, 779, 782, 796 § 764, 771, 781, 796
Monseignor Jehans Et Otthe[de Tournay] son frere71
§ 444 § 445, 510, 523, 524, 552 § 445, 523, 560 § 501, 513, 515, 516, 517, 842, 996 § 507
§ 516, 518, 529, 554 § 527 § 553, 556, 584, 596 § 559 § 560 § 578, 593 § 622 § 832
67 Le chroniqueur emploie, comme pour le duc d’Athènes ou le prince de Morée, des dénominations très générales telles que « Seignor de Saint Omer » (§ 238) ou « Li sires de Sainct Omer » (§ 514, 519), qui témoignent de la renommée de cette famille au-delà des générations. 68 Béla de Saint-Omer est le fils, non le mari, de Marguerite de Hongrie. Il a épousé Bonne de La Roche, sœur du duc Guy de La Roche (Chr. fr., § 507, 554 ; K. M. Setton, The Papacy and the Levant (1204-1571), t. I, Philadelphie, 1976, p. 417-418 ). 69 La mention du maréchal est récurrente dans la suite de la Chronique de Morée, mais il est le plus souvent désigné uniquement par son office : « le maréchal ». 70 Geoffroy de Tournay (ou de Durnay), baron de La Grite. 71 Othe (ou Othon) de Durnay, frère de Jean.
553
annexes LES SEIGNEURS DES ÎLES Une étude des lignages de la principauté ne serait pas complète sans la mention des Latins installés dans les nombreuses îles grecques. Qu’ils soient établis dans les îles Ioniennes ou dans les Cyclades, ils participent à la vie sociale et politique de la principauté de Morée. Conte Richard de Cephalonye
§ 616, 617, 640, 646, 653, 775, 828, 831, 842, 856, 890, 997, 1000 Conte Richard § 619, 857, 868, 869, 955, 957, 970, 971 Messire Jehan de Cephalonye, ses ainsnés filz, qui puis fu conte de § 618, 619 Cephalonye apres la mort de son pere Conte Jean § 619, 955, 957, 971, 980, 990, 1001 Monseignor Jehan, le fil aisné dou conte § 653, 656, 954 Conte Jehan de Cephalonie § 981, 1008, 1014 Monseignor [Guillerme] de Cephalonie § 1010, 1012 Noble baron messire Bartholomée Guys, le grant connestable72 Monseignor George Guis […] tenoit la baronnie et la seignorie de la Calandrice, si estoit chapitaines de la chastellanie de Calamate 73 Monseignor Guis Monseignor Bartholomé le veillart74
Préambule § 764, 771, 783, 794
Noble et vaillant chevalier messire Nicole Sanu, le duc de Nixie75
§ 550
Monseignor Boniface de Veronne76 Monseignor Boniface Monseignor Bonifaces de Veronne, .j. des nobles chevaliers de l’ille de Negripont, qui tenoit du duc .ij. chastiaux Mesire Franchois de Veronne, le viellart77
§ 876, 879 § 879 § 896
72
§ 781 § 781
§ 896
Bartolomeo II Ghisi, Grand connétable de Morée, seigneur de Tinos et de Mykonos et tiercier* de Négrepont, mort en 1342. 73 Giorgio II Ghisi, fils de Bartolomeo. Le chroniqueur précise qu’il est à la fois baron et châtelain. 74 Bartolomeo Ghisi. 75 Nicolò Ier Sanudo, duc de l’Archipel (1323-1341). 76 Bonifacio da Verona, tiercier de Négrepont. 77 Il s’agit peut-être de Francesco Dalle Carceri, tiercier de Négrepont, dont la famille est originaire de Vérone. Les documents de confirmation font malheureusement défaut (R.-J. Loenertz, Les Ghisi, Dynastes vénitiens dans l’Archipel, 1209-1390, Venise, 1975, p. 453).
554
annexes LES SIMPLES CHEVALIERS, CHÂTELAINS OU AUTRES OFFICIERS PEU CONNUS Pour les occurrences simples, il est assez difficile de connaître les personnages mentionnés dans la Chronique de Morée. Les dénominations qui sont approximatives voire inexistantes au début du récit, excepté pour quelques grands personnages, sont plus nombreuses à la fin. Ceci ne rend pas forcément la tâche aisée car la plupart des personnages mentionnés ne sont pas connus par ailleurs. On sera gré au chroniqueur de préciser que beaucoup parmi ces chevaliers sont « noviaux », mais le manque de corrélation avec d’autres sources contemporaines incite à penser que la majorité d’entre eux ne restent pas dans la principauté. Messire Pierre de Vaux le veillart Messire Pierre de Vaus .ij. chevaliers noviaux : l’un fu appellé monseignor Pierre de Vaux78 Messire Pierre de Vaux Prince laisse comme bail Jean de Catavas, homme sage et expérimenté79 Messire Jean de Catavas80 Messire Jehan de Carevas Prothoficier Colinet Chevalier que on appelloit messire Lion Monseignor Lion son chevalier Messire Simon de Vidoigne, qui lors estoit chapitaine de l’Escorta Monseignor Jehan de Vidoigne81 Monseignor Pierre de Surie, sage et prodomme82
§ 323, 445 § 449 § 943 § 945 § 338 b
§ 338 c, 338 d § 399 § 526 § 619 § 869, 890 § 576, 577 § 945 § 706, 707, 709, 712, 715, 716, 718, 719, 726, 732 Monseignor Pierre § 712, 713, 716, 726, 727, 728 Messire Pierre § 727 .j. chevalier que on appelloit monseignor Girart de Remy § 803, 804 Sire monseignor Girars § 803, 805 .j. sergent que on appelloit Boniface […] si estoit moult son amy83 § 806, 807 Boniface § 813 Benjamyn de Calamate, qui estoit adonc prothoficiers de la princée, § 829, 842 fu fais chanceliers 78
Il ne peut s’agir en aucun cas du même Pierre de Vaux connu dans la principauté au XIIIe siècle sous le qualificatif de « vieillard » (Chr. fr., § 323). Le chroniqueur rappelle l’arrivée récente de cet homonyme, un parent certainement. 79 Il ne s’agit pas d’un passage tiré du manuscrit mais d’une allusion rajoutée par Jean Longnon. 80 Ibid. 81 Une hypothèse de parenté entre Jean et Simon de Vidoigne peut être formulée, sans être confirmée pour autant. Cependant, avec un tel nom de famille, le rapprochement semble aisé. 82 Pierre de Syrie (B. Hendrickx, « Allagion, Tzaousios et prôtallagator dans le contexte moréote », dans Revue des Études Byzantines, 50, 1992, p. 212). 83 L’épisode narré dans ces paragraphes témoigne d’une entente entre les Grecs et les Latins. Si les mariages sont attestés dans la haute noblesse, une certaine collusion apparaît à la base de la pyramide féodale.
555
annexes
Monseignor Guy de Monbel, qui estoit son maistre conseillier Monseignor Guillerme de Monbel, son maistre chambellan Monseignor Guillerme Monseignor Humbers de Miribel .j. chevalier picars que on appelloit monseignor Vincent de Marays le viellart Monseignor Vincent Monseignor Vincent de Marays Monseignor Anthoine le Flamenc Monseignor Jehan le Flamenc Monseignor Joffroy de la Botiere Monseignor Bauduin d’Ais .j. […] chevalier bourguegnon, que on appelloit monseignor Estiene Corbeille, que il feust vice-mareschaux Prodomme chastellain, que on appelloit monseignor Gracien de Boucere Monseignor Gracien le chastellain .ij. chevaliers noviaux : […] li autre monseignor Jehan de Monpas Guillerme dou Flun .j. […] chevalier provenchal que on appelloit monseignor Remondas, bon guerreur et vaillant homme Monseignor Remondas, le chapitaine dou roy Charle .j. chevalier françois a compaignon, qui estoit appellez monseignor Jehan Mauterrier, et le fist mareschal de l’ost Monseignor Guillerme Bouchart Monseignor Guillerme Monseignor Jehan de Navela Monseignor Jehan
§ 848 § 855, 859, 865 § 866 § 848, 859 § 856 § 858, 965, 967 § 921, 960, 962, 964 § 879 § 880 § 889 § 889 § 901 § 930 § 945 § 943 § 957 § 979, 980, 982, 986, 990, 992, 995, 996, 1004 § 981 § 979 § 1017, 1018, 1023 § 1019, 1020 § 1024 § 1023
C. LES FAMILLES NOBLES LES FEMMES DÉNOMMÉES Le chroniqueur insiste beaucoup sur les relations généalogiques dans son œuvre : la femme est toujours définie par rapport à son père, son frère ou son époux ; en fait il y a toujours un mâle référent. Cette rubrique tient compte des dames mentionnées par leur prénom, ce qui n’est pas systématique, puisque les tableaux suivants recensent celles qui ne sont pas désignées précisément. D’ailleurs, les Latines, tout autant que les Grecques, souffrent de ce désintéressement. L’ordre d’apparition sert de typologie, cependant un rapprochement est fait lorsqu’une même personne est évoquée, y compris en des termes différents.
556
annexes
Messire Louys, le filz dou roy, espousa Ysabeau, la fille plus aisnée dou prince Guillerme84 Vous acorder avec le roy Charle et de faire son filx vostre hoir, et qu’il prengne la demoiselle Ysabeau pour sa leale espouse Madame Ysabeau, la fille dou bon prince Guillerme, laquelle ot a mari monseignor Loys Madame Ysabeau, la dame de la Morée Princesse Ysabeau
§ 415 § 444 § 552,595
§ 586, 589, 593 § 785, 828, 830, 835, 836, 841, 845, 847, 857, 868 Princesse Ysabeau sa souegresse [belle-mère] § 840 Seignor de Mathegriffon comment il morut sans hoirs de son corps § 501 et eschey sa baronnie et son heritaige a la noble dam, madame Marguerite85, la fille jadis de monseignor Jehan de Passavant, le marescal de la princée de Achaye, et mere du tres noble homme monseignor Nicole de Saint Omer, le grant marescal de la dicte princée et seignor de la moitié d’Estives [Prince Guillerme] lui convint mettre ostages ; de quoy il mist […] § 502 Madame Margerite, la fille de monseignor Jehan de Passavant, le grant marescal de la princée Madame Margerite, pour ce que sa mere fu suer charnel de cellui § 503 monseignor Gautier de Rosieres et madame Margerite estoit sa niece86 Madame Margerite, la femme de mon frere qui ci est, si est niece de § 510 monseignor Gautier de Rosieres, fille de sa suer Si morut le sire de Mathegriphon, le frere de la mere de madame § 518 Margerite87 Madame Margerite la mareschallesse § 524 Madame Margerite § 525, 527, 528, 529 § 531 Madame Margerite de Saint Omer88 § 524 Madame Margerite ma fille89 Demoiselle Margerite § 531 Madame Margerite, la dame de Mathegriphon, qui estoit suer char- § 955 nele de la princesse Ysabeau La dame de Mathegriphon, la suer de la princesse Ysabeaux § 1000 Jehan Chauderon tenoit, et après lui madame Barthomée sa fille90 § 527 Gui [de la Roche] […] prist pour fame madame Mehaulte, la fille § 546 du prince Florant et de madame Ysabeau, la princesse d’Achaye91 84
Il s’agit en fait de Philippe d’Anjou, fils de Charles Ier, qui épouse Isabelle de Villehardouin. Marguerite de Nully, fille du baron de Passavant et maréchal d’Achaïe, épouse en secondes noces Jean de Saint-Omer et donne naissance à Nicolas III de Saint-Omer. 86 Gautier de Rosières a une sœur qui épouse Jean de Nully. Marguerite de Nully, née de cette union, est donc la nièce de Gautier. 87 Mathegriphon est le nom francisé pour désigner Akova. 88 Jusqu’alors, le chroniqueur nommait Marguerite en référence à son père ou son oncle. Désormais, le nom marital est acquis. 89 Marguerite de Villehardouin. 90 Bartholomée Chauderon hérite des biens de son père à la fin du XIIIe siècle. 91 En 1305, Guy II de La Roche épouse Mahaut de Hainaut, fille de Florent et d’Isabelle de Villehardouin. 85
557
annexes
Madame Mahaulte sa femme Une fille dou conte [Hugues de Brienne], que on appella madame Jehane, qui puis fu femme du noble et vaillant chevalier messire Nicole Sanu, le duc de Nixie92 Nicole de Saint Omer promist [à Geoffroy] de prendre a femme et a espeuse madame Margerite, la dame de Lisarée, qui estoit cousine de monseignor Gautier de Rosieres93 [Goffroy] ot celle dame sa femme une fille qui ot a nom Elaine, laquelle ot a baron [mari] messire Villain d’Anoé et Agnès sa suer, qui [fu] depuis fame espousée du noble chevalier monseignor Estienne le Maure, le seignor dou chastel de Saint Sauveur94 Pour ce que il [le despote] avoit une autre fille, moult belle demoiselle, que on appeloit Quira Thamari, si lui fu donné de conseil de marier la a .j. des filz dou roy Charle95 Quant Quir Nicrifore, le despot de l’Arte, ot fait le mariage de Quira Thamari, sa secunde fille, au second filz dou roy Charle96 Demoiselle qui ot a non Aelison97
§ 840, 933 § 550
§ 584
§ 585
§ 657
§ 974 § 869
LES FEMMES SANS DÉNOMINATION Les dames non identifiées sont les plus nombreuses. À travers les mentions qui suivent, l’imprécision qui caractérise les lignages les plus honorables de la Romanie latine est perceptible. Les femmes sont considérées comme mineures car il est toujours fait référence à un membre masculin de leur lignage : ascendant*, descendant* ou collatéral. En cela, leur condition se rapproche de celle des enfants, dont le tableau figure dans la prochaine rubrique. Monseignor Robert […] ot une fille que on envoyait à femme au § 75 roy d’Arragon […] ; et la prist a la femme et a espeuse messire Goffroy de Villarduin 98 Cellui Lascari avoit a femme la fille de Quir Saquy, l’empereour de § 77 eaux tous99
92
Jeanne est la fille de Hugues de Brienne et de sa seconde épouse Hélène Comnène. Elle est mariée à Nicolò Ier Sanudo, duc de Naxos de 1323 à 1341 (G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs. Pouvoirs, société et insularités dans les Cyclades à l’époque de la domination latine (XIIIe-XVe siècle), Thèse de doctorat Université Paris I, 2003, p. 855-866). 93 Geoffroy de Briel, homonyme du baron de Karytaina, épouse Marguerite de Lisaréa dont l’identification exacte soulève de nombreux problèmes (A. Bon, La Morée…, op. cit., p. 161-162). 94 Geoffroy de Briel et Marguerite eurent une fille Hélène qui épouse Vilain II d’Aulnay. Cette union donne naissance à Érard II et Agnès, qui épouse Étienne le Maure. 95 L. fechos, § 569-570. 96 Concernant la stratégie matrimoniale de Nicéphore et les rebondissements de sa succession, consulter É.-G. Léonard, Les Angevins de Naples, Paris, 1954, p. 201-297. 97 Les biens de cette feudataire, non mariée et sans descendant, reviennent à Richard de Céphalonie. 98 Confusion du chroniqueur concernant les empereurs Pierre (1216) et Robert (1221-1228). Geoffroy II de Villehardouin, prince de Morée (avant 1231-1246), épouse Agnès, fille de Pierre de Courtenay. 99 Théodore Ier Lascaris épouse Anne Ange, fille d’Alexis III et non d’Isaac Ange.
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annexes
[Bauduin] laissa une [fille] qui fu et devoit estre son hoir100 ; laquelle prinst a femme et a espeuse le frere dou roy de France, messire Charles de Valois, de laquelle yssi la très excerlente dame qui ores s’appelle empereys et fu femme dou très excerlent et noble homme messire Philippe de Tharente101 Li empereour Robert de Constantinople si fu en acort avec le roy d’Arragon de donner lui sa fille a femme et a espeuse, si ques li empereor mandoit sa fille avec .ij. galies en Cataloigne, bien acompaignie de dames et de chevaliers102 G[offroys] de Villarduin […] revint en la Morée et la très noble princesse sa femme, la fille de l’empereor Robert […] si fust moult lie et joyeuse103 Li princes [Guillerme] prinst la suer dou despot [Nicrifore] pour sa femme105 Quir Nicrifore, le despot de l’Arte, s’accorda avec le prince Guillerme et lui donna sa suer a femme Goffroy de Bruieres […] qui lors avoit a femme le suer dou seignor d’Atthenes106 Messire Guisbers de Cors qui lors avoit a femme la fille de monseignor Jehan de Passavant, le marescal, laquelle dame prist et espousa depuis monseignor Jehan de Saint-Omer, douquel yssi le tres noble homme monseignor Nicole de Saint Omer, le grant marescal de la princée d’Achaye107 Ils troverent la princesse ou toutes les dames dou pays qui faisoient .j. parlement108 Li sires de Caraintaine […] prinst la fille du marescal, messire Jehan de Nulli, seignor de Passavant, et la suer dou grant conestable, monseignor Jean Chauderon
100
§ 86
§ 177
§ 187, 444104
§ 216 § 255 § 226 § 233
§ 323 § 328
Il s’agit en fait de sa petite-fille, Catherine, fille de Philippe (Chr. fr., p. 27-28). Catherine de Valois épouse Philippe de Tarente. Son nom n’est pas mentionné, mais son titre ainsi que son mariage semblent plus importants pour la situer généalogiquement. 102 Il s’agit d’Agnès de Courtenay, sœur et non fille de l’empereur Robert (1221-1228). Destinée à Jaime Ier roi d’Aragon (1213-1276), elle tombe sous le charme de Geoffroy II lors d’une étape en Morée. Les récits concernant cet épisode galant divergent sur le déroulement (Chr. fr., § 177-185 ; L. fechos, § 193 ; Chr. gr., v. 2472 et suiv.). Malgré une prestigieuse filiation, à aucun moment de cet épisode, narré sur plusieurs paragraphes, le nom de cette dame n’est cité. 103 Le prénom d’Agnès de Courtenay n’est toujours pas mentionné, malgré son mariage avec le prince Geoffroy II. Pourtant la haute naissance de celle-ci n’est pas négligée par le chroniqueur, malgré une erreur de paternité. Peut-être cet oubli est-il imputable à la date de rédaction tardive de cette source. 104 Passage similaire où le nom de la princesse Courtenay est passé sous silence. 105 Guillaume de Villehardouin épouse en troisièmes noces Anne, renommée Agnès (1259). 106 Isabelle de La Roche, fille et non sœur de Guy de La Roche, seigneur d’Athènes. 107 Il s’agit de Marguerite, fille de Jean de Nully, baron de Passavant. Elle épouse en premières noces Guibert de Cors, puis Jean de Saint-Omer, avec lequelle elle eut Nicolas III de Saint-Omer. Il est tout de même instructif de noter que le chroniqueur ne désigne cette dame que par rapport à son père, ses époux successifs et sa descendance. Elle apparaît également désignée par son patronyme. 108 Le prénom de la princesse est une fois de plus occulté. L’événement est pourtant considérable et unique dans l’histoire de cet État. Dans le même paragraphe, le chroniqueur n’hésite pas à nommer certains vieillards qui s’y trouvent. 101
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annexes
Si s’accorda le conte d’Anjo avec lui [Charles] et lui donna sa aisnée fille pour moullier et le fist son hoir. Après yce .j. temps, si prist le roy de France meisme la seconde fille ; après ce, si prinst le bon roy Edouard de Engleterre la tierce suer, qui estoit adonc .j. des plus vaillans et prodommes rois du monde109 [Goffroy de Bruieres] ne leissa nul hoir après lui pour hériter sa terre, si fu partie sa baronnie en .ij. pars. Et fut donnée la moitié a sa femme, la suer du duc d’Atthenes110, et l’autre moitié parvint au prince Guillerme Guis de la Roche, qui freres estoit de celle dame, par la voulenté et consentement dou roy et dou prince, si ordina et fist le mariage de celle dame sa suer et du noble homme messire Hugue, le conte de Brene et de Liche 111[…] La dame conchut dou conte .j. fil qui ot a nom Gautier, lequel parvint a grant honnour et a grant estat, et fu .j. des bons chevaliers dou monde et de bonne renommée112 [Prince Guillerme] lui convint mettre ostages ; de quoy il mist la suer de messire Jehan Cauderon […] Messire Belas leur pere de Saint Omer si ot pour moullier la suer du roy d’Ongrie113 [Guillaume de la Roche] s’acorda et prist la fille de Quir Thodre Sevastocratora […] de laquelle dame li dux si ot .j. fis qui Guis fu appellez114 Si fu morte la contesse de Brene, la sueur du duc Guillerme, celle qui fu femme du très noble baron le seignor de Carintaine. De laquelle dame le conte Hugues ot le vaillant chevalier le conte Gautier de Brene 115 Le conte Hugue, par bon acort de lui et de la duchesse, si l’espousa pour sa femme116. Si ne demoura gaires de temps que la dame conchut une fille dou conte, que on appella madame Jehanne Après la mort dou prince Guillerme, la princesse sa femme, qui suer estoit de Quir Nicrifore le despot de l’Arte, demoura vesve .j. temps. […] Si avint chose que le noble baron monseignor Nicole de Saint Omer, le veillart, li sires de la moitié d’Estives, lequel avoit eu a femme la princesse d’Anthioce117, estoit auxi vesve de celle dame, de laquelle il avoit eu moult grant richesse de vaisselemente, joyaux et grant monnoie ; si ques par son grant sens si s’accorda et espousa la princesse d’Achaye118
§ 416
§ 497
§ 498
§ 499
§ 502 § 507 § 546 § 548
§ 550
§ 553
109 L’auteur commet plusieurs méprises dans ce passage, cependant Jean Longnon a rectifié les plus grossières dans son édition. Le comte de Provence et non d’Anjou a quatre filles : l’aînée épouse Louis IX ; la seconde se marie avec Henri III d’Angleterre ; la troisième avec Richard de Cornouailles et enfin la dernière épouse Charles d’Anjou (Chr. fr., p. 160-161). 110 Il s’agit d’Isabelle de La Roche. 111 Hugues de Brienne, comte de Lecce (Calabre). 112 Gautier de Brienne, duc d’Athènes (1308-1311). 113 Marguerite de Hongrie. 114 Guillaume de La Roche épouse Hélène Comnène-Doukas, qui donne naissance à Guy II. 115 Il s’agit d’Isabelle de La Roche, qualifiée dans ce paragraphe de comtesse de Brienne, du nom de son second époux et mère de Gautier V de Brienne, futur duc d’Athènes. La sœur du duc d’Athènes, Guillaume de La Roche, a épousé en premières noces Geoffroy de Briel. 116 Hugues de Brienne épouse Hélène Ange-Comnène, duchesse douairière d’Athènes. 117 C. Cahen, La Syrie du Nord à l’époque des croisades et la principauté franque d’Antioche, Paris, 1940, p. 546.
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annexes
Li contes […] si sot tant faire que la fille du despot, que il tenoit en ostage, si la prist pour moullier messire Jehan de Cephalonye, ses ainsnés filz, qui puis fu conte de Cephalonye après la mort de son pere Monseignor Charles de France son cousin, qui est frere dou roy de France et a espousée la fille de l’empereur Bauduin119 Le prince Guillerme […] donna a monseignor Villain d’Anoée […] le chastel de l’Arcadie, et ores tient vostre court la moitié pour occasion dou doaire de ma suer qui est morte […]120 Monseignor Robert, li dux de Calabre, filz aisnés dou roy Charle, su print pour moullier la fille dou roy Jayme d’Arragon, et don Fedrelic, li filz dou roy Jayme, print et espousa la fille dou roy Charle121 Monseignor George Guis, liquelx avoit a moullier la fille de monseignor Guy de Trimolay122 Monseignor Jehans [de Tournay] ly respondy car il estoit mariés a la fille dou conte Richart de Cephalonie123 Si vous ne fussiés mariés, je [vous] donnasse ma fille a femme La contesse sa femme, la dame de Mathegriphon, la suer de la princesse Ysabeau La suer dou dit Guis d’Atthenes avoit esté femme espousée a cellui Angle et mere de cellui anfant et nyés dou duc La despine de l’Arte, la femme de Quir Nicriforo le despot qui estoit mors124 La despine de d’Arte La suer dou marquis de Monferra estoit empereys de Constantinople, femme de l’empereur125 La dame de Mathagriphon126 Li mareschaux espousa madame Guillerma, la fille dou conte Richart de Cephalonie, après la mort de son premier baron Jehan Chauderon le grant connestable d’Acchaye 127
118
§ 618, 653
§ 709 § 751
§ 756
§ 764 § 776 § 776 § 868, 869 § 873 § 881 § 973 § 911 § 971, 1000-1001 § 997
Nicolas II de Saint-Omer épouse Agnès, princesse douairière de Morée, veuve de Guillaume II de Villehardouin. 119 Charles de Valois épouse Catherine de Courtenay en 1301. 120 C’est en fait sa belle-sœur, veuve d’Érard d’Aulnay, seigneur de la moitié d’Arkadia , mort en 1279. 121 Robert de Calabre épouse en 1297 Yolande, la sœur du roi Jacques d’Aragon. Ce dernier, et non son frère Frédéric, a épousé en 1291 Blanche, fille de Charles II. 122 Giorgio Ghisi, seigneur de Tinos et Mykonos, avait épousé la fille de Guy de Tremolay, seigneur de Chalandritsa. 123 Le Libro de los fechos affirme qu’il était marié à la fille d’Hugues de Charpigny, seigneur de Vostitsa (L. fechos, § 494). 124 Anna Paleologina, veuve du despote Nicéphore. 125 Yolande de Montferrat, fille de Guillaume VI, marquis de Montferrat, épouse Andronic. Elle est renommée Irène. 126 Il s’agit de Marguerite de Villehardouin, seconde fille de Guillaume. Veuve de Richard de Céphalonie, elle détient en propre la baronnie de Mathegrifon. 127 Le terme de « baron » désigne ici l’époux.
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annexes LES ENFANTS Évoquer des personnes mineures pose toujours des difficultés, en raison notamment de la définition adoptée. Il n’est pas évident de savoir si l’auteur décrit des enfants en bas âge ou des enfants par la filiation : « le fils de… » qui peut être déjà passé dans le cercle des adultes. Il faut dès lors resituer le contexte, pour déterminer une date et donc un âge approximatif, ce qui n’est pas toujours réalisable. En ce qui concerne les plus jeunes, ils bénéficient du même traitement littéraire que les femmes. Leur prénom est souvent omis, en revanche leur filiation paternelle est le plus souvent rappelée. De laquelle done128 il ot .j. fis qui Alecxi avoit nom pour le nom de son oncle129 L’enfant Alexi130 Alecxi, l’empereor joyne .j. fil qui ot a nom Gautier131, lequel parvint a grant honnour et a grant estat, et fu .j. des bons chevaliers dou monde et de bonne renommée De laquelle dame li dux si ot .j. fis qui Guis fu appellez132 La dame conchut une fille dou conte, que on appella madame Jehane, qui puis fu femme du noble et vaillant chevalier messire Nicole Sanu, le duc de Nixie133 Le conte Hugue […] tint le ducheame et Guy de la Roche son fillastre134 en son avoierie tant comme la duchesse vesqui Le despot lui envoiast son fiz Thomas, pour lui tenir en ostage135 Li despos […] s’acorda il au conte Richart de Cephalonie ; et lui donna sa fille aisnée en ostage136 [Florant] ne leissa nul hoir mascle, se non une fille qui ot a nom Mehaulte 137 Elle deust marier damoiselle Mehaulte sa fille Demoiselle Mehaute sa femme138
128
§ 27, 31-33, 41-42 § 40 § 45, 49, 61 § 499
§ 546 § 550
§ 551 § 613, 615, 621, 652 § 617 § 827 § 831, 835, 838 § 839
En ancien français : « dame ». Alexis IV Ange le jeune, empereur (1203-1204). 130 Ibid. 131 Gautier de Brienne, duc d’Athènes de 1308 à 1311. Le chroniqueur, qui rédige son œuvre courant XIVe siècle, n’a pas de difficultés à recomposer rétrospectivement la carrière de Gautier. 132 Guillaume de La Roche épouse Hélène Comnène, union qui donne naissance à Guy II. 133 Jeanne de Brienne est l’une des rares filles à être citée par son prénom. Cela est certainement dû à ses origines : fille de Hugues de Brienne et de la duchesse d’Athènes, elle contracte une union valorisante avec le duc de l’Archipel, Nicolò Sanudo (G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 863-866 ; cf. annexes, p. 620). 134 En ancien français : « beau-fils ». Hugues de Brienne épouse en secondes noces Hélène Comnène, douairière d’Athènes, mère de Guy II de La Roche. 135 Thomas Ange-Comnène, fils de Nicéphore, despote d’Épire. 136 Marie Ange-Comnène. 137 Mahaut est une enfant en bas âge à la mort de son père Florent de Hainaut. 138 La même princesse, une fois la dot évoquée, change de statut et devient pleinement la femme de Guy II de La Roche. 129
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annexes
Morut auxi une fille que il [Richard] avoit eue avec la contesse sa femme139 L’Angle de la Patre […] laisa .j. sien fils en vie, qui estoit enfes et mendres de eage140 Thomas, son fil, estoit encore manre de eage Thomas son fil estoit enfes Thomas […] li despos, qui ja estoit de .xv. ans passés Li despos Thomas La despine et a Thomas son fis
§ 869 § 873 § 974-976 § 978 § 983 § 991 § 1004
D. LES HOMMES D’ÉGLISE Les prélats retiennent peu l’attention du chroniqueur. Les occurrences les plus nombreuses restent évasives concernant leurs dénominatifs et ne comportent, le plus souvent, que leurs dignités religieuses 141. L’evesque Jaque de l’Oline Li archevesque de Patras, qui Benoit avoit a nom L’archevesque de Patras qui Benoit avoit a nom Le reverend pere en Dieu monseignor Benoit, l’archevesque de Patras Frere Jean de Nuefchastel, le grant commandeur dou Temple
§ 445 § 540 § 594 § 852 § 972
II. LES GRECS Les personnages grecs apparaissant dans la chronique sont nombreux. Le rédacteur semble familier de ce milieu car les liens généalogiques sont parfois mentionnés, de même que certains titres et honneurs. Pour autant, les confusions s’ajoutent à la subjectivité du rédacteur. L’exemple le plus révélateur est celui de Michel Paléologue. Qualifié de « plus vaillant et plus prudhomme de l’empire de Romanie » (§ 80), il devient simplement « Paleologo » (§ 81, 272) après avoir destitué l’héritier Lascaris : les termes employés progressent, s’adaptant à la perception que le chroniqueur a de lui. Afin de faciliter l’utilisation du tableau ci-dessous, un classement par ordre d’apparition a été adopté, excepté en cas de redites.
139
Il n’est pas certain que la fille évoquée soit une enfant lors de l’affaire. La précision de la survie du jeune fils est intéressante et exceptionnelle. Elle permet de démontrer que cet héritier n’était pas enfant unique, mais qu’il est le seul survivant de cette famille nucléaire. Cette donnée ne peut qu’enrichir des données éparses et rares sur la mortalité infantile dans la principauté. 141 Chr. fr., § 128 (« Le evesque de Modon », « le evesque de Coron », « le evesque de Veligurt et de Nicles », « l’evesque de la Cremonie »), § 967 (« l’evesque d’Oline »), § 1006 (« .j. gentil homme qui estoit abbé d’une abbeye que on dit la Starne »). 140
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annexes
L’empereor grec Alecxi Vaitachi142 L’empereor grec de Constantinople […] Quir Saqy143 Quir Saqui, le viel empereor Alexci, le frere de Quir Saquy l’empereor144 .j. riche homme grec […] Morchufle145 […], et couronerent cellui Morchufle pour empereor .j. roy […] qui on appelloit Jehan Vataqui146 Quir Nicrifore, le despot de l’Art147
§3 § 26, 39, 40 § 49 § 39 § 53
§ 69 § 69, 255, 607, 660, 872, 974, 975 Si eslirent .j. noble homme que on appelloit Quir Thodre Lascari et § 77, 80 le firent seignor148 Quir Thodre Lascari, l’empereor de Constantinople § 209 § 80, 88, 209, 210, 331 Quir Michailli Paleologo149 Paleologo § 81 L’empereor Quir Michailli § 83, 211, 267, 312 L’empereor Quir Michailly Paleologo § 215, 266, 333 L’empereor Paleologo § 272 Vaillant homs grex […] Sguro et estoit seignor de Corinte, d’Argues § 96, 97, 99, 101, 102 et de Naples150 Le roy Jehan, le grant despot, si estoit sire de la Blaquie et dou § 209 despotée151 Le roy Jehan, le despot de l’Arte § 211 Quant il [Jehan] vost morir, si appella .j. filz qu’il avoit qui s’ap- § 212, 213 pelloit Quir Nicrifore152 [Jehan] avoit aussi .j. sien bastart qui avoit a nom Quir Thodre153 § 212, 214 moult vaillant homme Quir Thodre § 215, 216, 256, 259, 269, 291, 292, 299, 311, 312 Quir Thodre, le grans despos et frere de l’empereur § 713
142
Alexis Ier Comnène (1081-1118). Isaac Ange (1185-1195 ; 1203). 144 Alexis III Ange (1195-1203). 145 Alexis V Doukas Murzuphle, empereur (1204). 146 Jean Vatace. Le chroniqueur confond ce personnage avec Jean Asan. 147 Nicéphore, despote d’Épire (1271-1296). 148 Assimilation de Théodore Ier, empereur byzantin (1204-1222) à son petit-fils Théodore II Lascaris (1254-1258). 149 Michel VIII Paléologue, empereur de Nicée dès 1259. 150 Léon Sgouros entre en dissidence dès 1200, les troupes franques s’opposent à lui en 1204 (J.-C. Cheynet, Pouvoir et contestations à Byzance (963-1210), Paris, 1990, p. 138-139). 151 Méprise du chroniqueur : le despote d’Arta est en fait Michel II (1236 ?-1271), fils de Michel Ier Ange Comnène. 152 Nicéphore I, despote de 1271 à 1296, succède à son père. Mais il faut aussi tenir compte de ses sœurs qui contractèrent de prestigieux mariages avec de grands princes (Anne épouse Guillaume de Villehardouin et Hélène devient l’épouse de Manfred), ainsi que d’un frère bâtard. 153 Cet enfant naturel se nomme en fait Jean, non pas Théodore comme le nomme cette source. Il est intéressant de noter que sa condition de « bâtard » est connue de tous, même des Latins. Cependant, cette tare est acceptée car ce Grec présente aux yeux du chroniqueur d’autres qualités valorisantes. 143
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annexes
Quir Thodre sevastocratora154
§ 217, 255, 259, 264, 268, 271, 272, 278, 279, 294, 546 [Quir Thodre] avoit .iij. filz de grant noblesce et de grant valour, § 265 liquelx s’appelloit, li aisnés et li plus vaillans Conninos, li secons Dux et li tiers Angeleus155 Quir Michailli Paleologo […]ordina .j. sien cousin, grant gentil § 331 homme et grant guerroieur, que on appeloit Macrino156 Macrino § 332 § 338 j Macrynos157 § 336, 343, 344 Cantacusino158 § 338 j Cantacuzène159 .j. grant riche homme de Costantinople que on appelloit Catacu- § 341 zino, liquelx estoit chapitaine de l’ost et compaignon dou frere a l’empereor Chastellain de Bucelet, que on appeloit Fylocalo § 564 Lors ordina l’empereur .j. gentil homme que on appelloit Fyleato- § 602 pyno Fyloatopino § 603, 605 .j. gentil homme grec que on appelloit Foty, cousin germain de § 664 Jacque le Chasy de la Colovrate160, li plus vaillant homme d’armes que li empereur eust en tout le pays de la Morée [Foty] estoit freres de Jaque Chasy de la Colovrate § 669, 671 § 664-670, 672-673, 675Foty161 678, 680, 685, 688, 690, 691 .j. bon homme grec de la Grant Arracove qui en sournom estoit § 803 appelés Corcondille162 Corcondille § 803, 804, 807, 808, 809, 810, 813, 814, 816
154
Ce bâtard reçut de Michel Paléologue la dignité de sébastocrator*. Il ne peut s’agir des prénoms car ce sont les surnoms de la famille du despote : Comnène, Doukas et Ange. 156 Grand dignitaire de l’empire qui dirige les troupes envoyé dans le Péloponnèse en 1262/1263 (A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 129-132 ; N. Nikoloudis, LEXIKON THΣ BΥZANTINHΣ PEΛOΠONNHΣOU, Athènes, 1998, p. 238-240 ; B. Hendrickx, « Allagion… », op. cit., p. 211). 157 Il ne s’agit pas d’un passage du manuscrit mais d’un rajout de Jean Longnon. 158 Michel Cantacuzène. 159 Ibid. 160 Nommé aussi Jacques Zassi (C. Hopf, Geschichte Griechenlands vom Beginn des Mittelalters bis auf unsere Zeit, Leipzig, 1867-1868, t. I, p. 334 b), il est difficile d’en savoir davantage sur ce personnage et ses origines grecque ou latine. Il est cependant intéressant de noter l’éclairage de cette relation de parenté, primordiale pour le chroniqueur qui la mentionne deux fois. 161 Les noms tirés des jours de fêtes ne sont pas rares : il s’agit ici de Photios provenant de Φωτεινός, la fête de l’Épiphanie (J. Longnon, P. Topping, Documents sur le régime des terres dans la principauté de Morée au XIVe siècle, Paris-La Haye, 1969, p. 223). 162 Il s’agit de la famille moréote des Corcondille (D. Feissel, A. Philippidis-Braat, « Inventaires en vue d’un recueil des inscriptions historiques de Byzance », 2e partie, Inscriptions du IXe au XVe siècle, dans Travaux et mémoires, 9, 1985, p. 354). 155
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annexes
Un sien genre qui avoit sa fille a femme, que on appelloit Anino, qui celariers163 estoit au chastel de Saint Georges164 Anino .j. gentil homme Grec, que on appelloit Quir Lion Mavropapa165, qui estoit chapitaines sur .c. Turs qui estoient aux gaiges de l’empereur […] estoit son acointtié et son parant Quir Lions Mavropapa Riche homme, Lianort et Fanari George de la Vulge et Fanari Quir Andronico Paleologo l’empereur166 Quir George Sgoromaly167, qui estoit marechiaux dou païs a l’empereur, que on dit prothoalogatora Sguromaly
§ 804 § 806, 807, 813, 814 § 808, 814
§ 809 § 815 § 693 § 737 § 703 § 720, 735
§ 721, 723, 725, 726, 727, 732, 733, 734, 736, 741, 742, 744 Quir George Sguromailly, vostre protealogatora § 731 § 829 La prothoficerie, si la donna a celui Quir Vasylopule168 L’Angle de la Patre169 § 873, 874 .j. noble homme que on appelloit Vucomity pour mareschal de la § 879 Blaquie Les Micronades, liquel estoient .ij.freres, George et Jehanny § 922 Georges Mycronas et Jehan ses freres § 950 Deux de leurs compaignons, Guillerme Macri et Nicole Zilliamary § 924 Les Macriane et les Zillianitades § 950 Li Papa Nicolopulli § 950 .j. gentil homme grec de la terre, que on appelloit Cocomatiano § 982
III. LES PEUPLES DES BALKANS Les mentions onomastiques concernant ces peuples sont rares : deux seulement pour l’ensemble de la version française de cette chronique. Le prénom du personnage cité est accompagné d’une référence à son appartenance.
163
Cellerier : religieux préposé aux provisions. Dans cet extrait, l’identification du personnage repose sur le prénom, mais aussi sur sa situation généalogique et sa fonction. Autant de détails rarement associés. 165 Prénom tiré de PDXU±M (teint basané) (J. Longnon, P. Topping, Documents sur le régime des terres…, op. cit., p. 230). 166 Andronic II Paléologue, empereur (1282-1328). 167 La fonction de Sgouromallis n’est pas clairement définie (B. Hendrickx, « Allagion… », op. cit., p. 217). Son prénom provient de σγουρός (frisé) (J. Longnon, P. Topping, Documents sur le régime des terres…, op. cit., p. 226) 168 Isabelle de Villehardouin accorde un office à un Grec. 169 Famille Ange-Comnène, à la tête du duché de Néopatras (La Patre). 164
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annexes
Le roy Jehan de la Blaquie170 § 79 Spany, un puissant homme des Esclavons171, qui estoit sires de la § 823 Gisterne et des autres chastiaux entour
IV. LES TURCS L’alliance militaire conclue entre Guillaume de Villehardouin et les Turcs (1263-1264) met en valeur le chef de ces mercenaires dont le chroniqueur a retenu le nom. Melic172 qui estoit le chief et le soverain de tous les Turcs Melic [Melic] et Salic, liquelz estoient soverain Melic le Turc
170
§ 351 § 352, 353, 358, 359 § 359 § 392, 393, 395-396
Jean II Asen, tsar de Bulgarie (1197-1207), autrement appelé Kalojan. Les Esclavons sont les Slaves. 172 Prénom qui signifie roi (C. E. Bosworth (éd.), Encyclopédie de l’Islam, « Malik », t. I, Leiden-Paris, p. 245). Une famille du nom de Mélek fait souche en Morée (D. Feissel, A. Philippidis-Braat, « Inventaires… », op. cit., p. 352). 171
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annexes
XVII. PROSOPOGRAPHIE Les fiches prosopographiques constituent un instrument de travail indispensable afin de mieux comprendre les lignages nobiliaires de la principauté de Morée. Pour autant la tâche est malaisée car les informations sont dispersées, parfois lacunaires, au mieux allusives. Elles permettent néanmoins de cerner les personnages individuellement alors que le développement accorde une grande place à la réflexion thématique. Des choix ont été faits car tous les nobles mentionnés dans le développement ne figurent pas dans ces annexes. En effet, Raymond-Joseph Loenertz, Giuseppe Schiro, et plus récemment Guillaume Saint-Guillain ont déjà réalisé un travail de référence pour les Ghisi, les tierciers* de Négrepont, les principaux lignages catalans, les Orsini, les Tocco ainsi que les élites de l’Archipel 1. Nous nous sommes donc orientés vers les lignages d’origine française, pour lesquels il y a suffisamment de renseignements. Cette annexe prosopographique se présente selon le schéma suivant : chaque lignage est présenté par ordre alphabétique si ce n’est le lignage princier, et dans chacun le classement adopté n’est pas alphabétique mais plutôt chronologique, par génération et par alliance. Chaque fiche numérotée précise en premier lieu les titres du personnage, les dates attestées si nous en disposons, puis la filiation* et la descendance*, permettant de faire la distinction entre deux homonymes au sein d’un même lignage ; vient ensuite le récit des informations recueillies2. 1. GUILLAUME DE CHAMPLITTE Fils cadet de Eudes, seigneur de Champlitte. Mort en 1208/1209. C’est un descendant* du comte Hugues de Troyes3 et son père, Eudes de Champlitte, est le petit-fils de Hugues Ier de Champagne et d’Élisabeth de Bourgogne4, nommé d’ailleurs le « Champenois » dans la Chronique de Morée5. À l’origine de la conquête du Péloponnèse par les Latins aux côtés de Boniface de
1
R.-J. Loenertz, Les Ghisi. Dynastes vénitiens dans l’Archipel, 1209-1390, Venise, 1975 ; Id., « Les seigneurs tierciers de Négrepont de 1205 à 1280 », dans Byzantina et Franco-Graeca. Articles choisis parus de 1936 à 1969, Rome, 1978, p. 141-182 ; Id., « Athènes et Néopatras », dans Byzantina et Franco-Graeca, Articles choisis parus de 1936 à 1969, Rome, 1978, p. 183-394 ; Giuseppe Schiro a réalisé un lexique prosopographique élaboré à partir de la Cronaca dei Tocco (ΤΟ ΧΡΟΝΙΚΟΝ ΤΩΝ ΤΟΚΚΟΝ ΤΗΣ ΚΕΦΑΛΛΗΝΙΑΣ, Cronaca dei Tocco di Cefalonia di anonimo, G. Schiro (éd.), Rome, 1975, p. 577-597). Quant à Guillaume Saint-Guillain, il a consacré la troisième partie de sa thèse à la prosopographie de l’élite cycladienne (G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs. Pouvoirs, société et insularités dans les Cyclades à l’époque de la domination latine (XIIIe-XVe siècle), thèse de doctorat Université Paris I, 2003, p. 819 et suiv.). 2 Nous nous sommes inspirés en cela de la thèse de Ph. Depreux, Prosopographie de l’entourage de Louis le Pieux (781-840), Sigmaringen, 1997. 3 M. Crubellier (éd.), Histoire de la Champagne, Toulouse, 1975, p. 127. 4 D. Quéruel, « Quand les princes de Morée étaient Champenois » dans Y. Bellenger (dir.), Les Champenois et la croisade. Actes des quatrièmes journées rémoises (27-28 nov. 1987), Paris, 1989, p. 74. 5 Cf. annexes, p. 547.
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annexes Montferrat6, il continue la chevauchée dans la péninsule avec Geoffroy de Villehardouin7. Il est le premier à se faire appeler prince8 dès 1205 et dirige dès lors la partie du nord-ouest du Péloponnèse. Pourtant en dépit de la Partitio Romaniæ, il se trouve en conflit ouvert avec Venise9. Il fut marié plusieurs fois : avec Alix, mentionnée en 1196, peut-être la même qu’Élisabeth de Mont-Saint-Jean, puis en 1199 avec Eustachie de Courtenay. Rentré dans le royaume de France pour recueillir la succession de son frère aîné (1208), il meurt lors du trajet retour, en ayant auparavant nommé son neveu, Hugues10, bail* et procureur général en Morée, mais ce dernier ne réussit pas à s’imposer face à Geoffroy de Villehardouin. 2. GEOFFROY Ier DE VILLEHARDOUIN Bail* de la principauté en 1209, puis prince de 1210 à 1231. Fils de Jean, seigneur de Villehardouin et de Brandonvilliers11. Neveu de Geoffroy, maréchal de Romanie. Père de Geoffroy II, Guillaume et de filles dont les prénoms ne sont pas connus. Mort avant 1231. Son père est le vassal d’Henri Ier d’Arzillières12, mais ce cadet prend la croix en 1200 et sa trace se retrouve en Syrie en 120413. À l’annonce de la prise de Constantinople, il décide de rejoindre nombre de ses compatriotes dans la capitale impériale mais les intempéries le font débarquer à Modon14. Il y apprend la fondation de l’Empire latin de Constantinople et, associé un temps à des Grecs, il décide de rejoindre les Latins assiégeant Nauplie15. Il reste ensuite aux côtés de Guillaume de Champlitte avec lequel il va conquérir une grande partie du Péloponnèse. Il profite du départ du Champenois pour s’imposer auprès des barons de conquête et il est présent à Ravenique en 1209 où il prête hommage lige à Henri
6 G. de Villehardouin, La Conquête de Constantinople, J. Dufournet (éd.), Paris, 2004, § 279, 284 ; Chr. fr., § 99-102. 7 Chr. fr., § 104-116. 8 A. Parmeggiani, « Le funzioni amninistrative del principato di Aciaia », dans Byzantinistica, Rivista di studi bizantina e slavi, I, 1999, p. 91-108, p. 92 ; A. P. Kazhdan (éd.), The Oxford Dictionnary of Byzantium, New-York-Oxford, 1991, p. 2196. 9 R.-J. Loenertz, « Aux origines du Despotat d’Épire et de la principauté d’Achaïe », dans Byzantion, 43, 1973, p. 382, n. 1. 10 Hugues est le fils homonyme du frère de Guillaume (J. Longnon, Les Compagnons de Villehardouin. Recherches sur les croisés de la Quatrième croisade, Genève, 1978, p. 212). 11 J. Longnon, Les Compagnons…, op. cit., p. 32. 12 B. Hendrickx, « Quelques problèmes liés à la conquête de la Morée par les Francs », dans Byzantina, t. IV, 1972, p. 376. 13 J. Longnon, Les Compagnons…, op. cit., p. 33. 14 G. de Villehardouin, La Conquête…, op. cit., § 325. 15 Ibid., § 325-326.
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annexes de Hainaut16. La même année, il figure dans le traité de Sapientsa conclu avec Venise17 et il est qualifié de prince dès 1210 par les autorités pontificales18 ; il poursuit dès lors la conquête malgré la résistance de Corinthe19. Il est déjà mort en 1231 lorsque Jean de Brienne arrive en Morée20. Il est marié à une Elisabeth qui apparaît dans les actes champenois, peut-être Élisabeth de Chappes21. 3. ÉLISABETH DE CHAPPES S’il s’agit bien d’elle, elle est la fille de Clarembaud IV de Chappes22. Mère de Geoffroy II et de Guillaume de Villehardouin. Les hypothèses concernant l’identification de cette dame sont fragiles ; certaines en font l’épouse de Geoffroy Ier de Villehardouin qui portait le même prénom23. Son lignage d’origine champenoise participe pleinement à l’élan des croisades24 et des parents se trouvent implantés outre-mer25. 4. GEOFFROY II DE VILLEHARDOUIN Prince de Morée (1231 env.-1246). Fils de Geoffroy Ier. Frère de Guillaume et d’autres sœurs. Sans héritier direct. Fils aîné de Geoffroy Ier, il lui succède sur le trône de Morée. Marié depuis 1217 avec Agnès de Courtenay, princesse impériale26, il oblige les autorités ecclésiastiques de Morée à participer à l’effort militaire au début des années 122027. Il intervient en 1236 et en 1238 à Constantinople afin d’aider son suzerain28.
16
Henri de Valenciennes, Histoire de l’empereur Henri de Constantinople, J. Longnon (éd.), Paris, 1948, § 669. 17 G. L. F. Tafel, G. M. Thomas, Urkunden zur ältesten Handels-und Staatsgeschichte der Republik Venedig, Vienne, 1856-1857, t. II, p. 96-100. 18 A. Bon, La Morée franque. Recherches historiques, topographiques et archéologiques sur la principauté d’Achaïe (1205-1430), Paris, 1969, p. 66-67. 19 Ibid., p. 67-68. 20 Ibid., p. 75-76. 21 Certains en font l’épouse d’Othon de Roye (W. K. Prinz Zu Izenburg, Europaïsche Stammtafeln, Band. XIII, Les Familles féodales de France, I, Marburg, 1990, tabl. 65). 22 J. Longnon, Les Compagnons…, op. cit., p. 58-59. 23 Ibid., p. 36. 24 Le seigneur de Chappes a participé à la Troisième croisade (D. Quéruel, « Quand les princes… », op. cit., p. 60). 25 Ch. Du cange, Les Familles d’outre-mer, Paris, 1869, p. 604. 26 Chr. fr., § 178-185. 27 Cf. supra, p. 401-402. 28 A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 79-80.
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annexes 5. GUILLAUME II DE VILLEHARDOUIN Seigneur de Kalamata29, puis prince de Morée (1246-1278). Fils puîné de Geoffroy Ier, frère de Geoffroy II et de deux sœurs. Père d’Isabelle et de Marguerite. Mort en 1278. Il épouse la fille de Narjot de Toucy lorsqu’il n’est que seigneur de Kalamata. Frère cadet de Geoffroy II mort sans héritier direct, il lui succède à la tête de la principauté de Morée à partir de 1246. Dès 1248, il vient à bout de la dernière place-forte grecque de la principauté, Monemvasie30. Il rejoint Louis IX en Chypre et participe à sa croisade en 1249-125031. Il doit faire face à la révolte du seigneur d’Athènes, Guy de La Roche, de 1255 à 1258, mais parvient à mater les barons révoltés32. Il s’allie avec le despote d’Épire dont il a épousé la fille, Anne Comnène-Doukas33, mais tous deux subissent la cuisante défaite de Pélagonia en 125934. Il est dès lors emmené en captivité par Michel Paléologue qui le relâche contre trois places fortes du Péloponnèse35. La suite de son règne est consacrée à lutter contre les Grecs nouvellement installés dans la principauté. En acceptant le traité de Viterbe en 1267, il se rapproche de la puissance angevine voisine36. Il fait son testament en 127837. 6. ANNE/AGNÈS DE VILLEHARDOUIN Fille du despote Michel II d’Arta. Mère d’Isabelle de Villehardouin et de Marguerite. Morte en 1286. Le mariage d’Anne avec Guillaume de Villehardouin semble prendre place dans les négociations menées par le despote d’Arta en 1258 avec les Latins. Elle apporte en dot* des terres de Thessalie et obtient comme douaire* la seigneurie de Kalamata38. Elle est appelée Agnès par les Latins. Veuve en 1278, elle retourne un temps auprès de son frère, le despote39, puis se remarie avec Nicolas II de Saint-Omer, dont elle n’aura pas d’enfants40. Elle est enterrée auprès de Guillaume de Villehardouin à Saint-Jacques d’Andravida.
29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40
Chr. fr., § 174. Chr. gr., v. 2841-2855. Cf. supra, p. 400. Chr. fr., § 220-250. Ibid., § 216. Ibid., § 272-301. Ibid., § 304-317. Ibid., § 415 ; 458-474. Cf. supra, p. 509. A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 156. L. fechos, § 424. Cf. annexes, p. 644.
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annexes 7. N. DE VILLEHARDOUIN er
Fille de Geoffroy I , sœur de Geoffroy II, de Guillaume et d’une autre fille. Mère de Geoffroy de Briel. XIIIe siècle. Elle épouse Hugues de Briel, avec lequel elle a Geoffroy de Briel41. 8. N. DE VILLEHARDOUIN Fille de Geoffroy Ier, sœur de Geoffroy II, Guillaume et d’une fille. XIIIe siècle. Restée en Occident, elle donne naissance à plusieurs filles venues rejoindre leur oncle Guillaume dans la principauté de Morée, et qui sont mariées par ses soins avec des nobles moréotes au milieu du XIIIe siècle42. 9. ISABELLE DE VILLEHARDOUIN Princesse de Morée (1289-1307). Fille de Guillaume de Villehardouin, sœur de Marguerite. Mère de Mahaut de Hainaut et de Marguerite de Savoie. Morte en 131143. Cette héritière des Villehardouin est née dans la principauté de Morée. Elle représente un argument de poids dans les stratégies politiques de son père qui engage des négociations dans les années 1260 pour la marier à Andronic, fils de Michel VIII Paléologue44. Elle est finalement fiancée à Philippe d’Anjou, fils de Charles Ier d’Anjou45. Veuve en 1277, elle reste plusieurs années à Naples auprès de ses affins*46 et elle fait la connaissance du Grand connétable de Sicile, Florent de Hainaut, avec lequel elle se remarie en 128947. C’est à ses côtés qu’elle va gouverner la principauté jusqu’à la mort de ce prince en 1297. Elle dirige seule la principauté de 1297 à 1301, secondée par les baux* envoyés par les Angevins de Naples, et elle arrange le mariage de sa fille Mahaut avec Guyot de La Roche48. Elle se remarie une troisième fois en 1301 avec Philippe de Savoie rencontré lors d’un pèlerinage à Rome49 et règne à ses côtés jusqu’en 1307, date à laquelle il renonce à la principauté. Dès lors, elle se retire en Occident sur les terres de Florent de Hainaut, son second époux.
41
Chr. fr., § 230 ; J. Longnon, Les Compagnons…, op. cit., p. 69-71. M. Sanudo, Istoria tês Rômanias, E. Papadopoulou (éd.), Athènes, 2000, p. 105-107. 43 Philippe de Savoie se remarie en 1312 (B. Demotz, Le comté de Savoie du XIe au XVe siècle, Genève, 2000, p. 481). 44 M. Sanudo, op. cit., p. 155 ; D. A. Zakythinos, Le Despotat grec de Morée, Paris, 1932, p. 44. 45 L. fechos, § 424 ; Chr. fr., § 415, 442-444. 46 Charles Ier lui octroie de nombreux cadeaux (cf. supra, p. 358). 47 Chr. fr., § 589-590. 48 Ibid., § 831-841. 49 L. fechos, § 504. 42
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annexes 10. FLORENT DE HAINAUT Grand connétable de Sicile (1289)50, puis prince de Morée (1289-1297). Fils cadet du comte de Hainaut. Apparenté à Jacques d’Avesnes, premier seigneur de Négrepont. Mort en 1297. Venu chercher fortune en 1287 dans le royaume angevin51, il est marié à Isabelle de Villehardouin et devient le nouveau prince de Morée à partir de 128952. Il s’entoure de proches53 et conclut une paix avec les Grecs54. Son règne est décrit dans la Chronique de Morée comme sage car il a su s’allier avec les Grecs, tout en affirmant son pouvoir55. Il meurt subitement en 1297. 11. PHILIPPE DE SAVOIE 56
Seigneur de Savoie , puis prince de Morée (1301-1307). Fils de Thomas III de Savoie, seigneur de Piémont57. Père de Marguerite. Mort en 1334. Il épouse Isabelle de Villehardouin en 1301, malgré l’opposition de Charles II d’Anjou qui sent ses intérêts menacés dans le Piémont. Devenu prince de Morée, il ne tient pas compte des coutumes moréotes58 et il suscite l’opposition d’une grande partie de la noblesse, notamment l’hostilité de Nicolas III de SaintOmer, le maréchal59. En 1307, il renonce à la Morée contre le comté d’Alba, tout en continuant à porter le titre de prince60. Veuf d’Isabelle, il se remarie avec Catherine de Viennois en 131261. 12. MARGUERITE DE VILLEHARDOUIN Dame d’Akova. Fille de Guillaume de Villehardouin, sœur d’Isabelle. Mère d’Isabelle de Sabran. Morte en 1315. Le château d’Akova et les terres alentours sont récupérés lors du procès de Marguerite de Passavant et constituent la dot* de cette sœur cadette d’Isabelle62.
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R. Filangieri, I registri della Cancellaria Angioina, XLVII, 1268-1294, p. 196-197. A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 164. 52 L’idée de l’union semble venir de tiers qui interviennent auprès de Charles II (L. fechos, § 447). 53 L. fechos, § 470. 54 Chr. fr., § 597-606. 55 Ibid., § 592-827. 56 Il est fieffé dans cette province, mais a renoncé au titre de Comte de Savoie (B. Galland, Les Papes d’Avignon et la maison de Savoie (1309-1409), Paris, 1998, p. 22). 57 B. Demotz, Le Comté…, op. cit., p. 481. 58 Chr. fr., § 856-867. 59 Ibid., § 886-889. 60 B. Galland, Les Papes…, op. cit., p. 23. 61 Ibid., p. 92. 62 Chr. fr., § 524, 531. 51
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annexes Elle épouse en 1294 Isnard de Sabran63, avec lequel elle exploite ses terres moréotes et bénéficie du soutien angevin64 ; lorsqu’elle est veuve dès 1297, sa sœur Isabelle lui fait don d’autres terres dans la même région65. En 1299, elle épouse en secondes noces Richard de Céphalonie66, mais une fois veuve en 1304, elle se trouve en difficultés face à son beau-fils, Jean Orsini67, qui la prive d’une partie de son douaire*. L’affaire est portée en jugement devant le prince Philippe de Savoie et se règle par un compromis68. Après le décès de sa sœur, Isabelle, Marguerite revendique la principauté de Morée pour sa fille Isabelle de Sabran69, mais déboutée elle recherche un puissant allié afin d’affirmer ses droits et, pour cela, marie sa fille à l’infant Ferrand de Majorque70. Le roi angevin, devant ce qu’il juge être une trahison, s’empare de Marguerite et la jette en prison, où elle meurt71. 13. N. DE VILLEHARDOUIN Nièce de Guillaume de Villehardouin. Mère de Guillaume d’Autremencourt et de deux filles. Venue d’Occident, son oncle le prince de Morée la marie à Thomas d’Autremencourt, seigneur de Salona72. 14. N. DE VILLEHARDOUIN Nièce de Guillaume de Villehardouin. Mère de Jean, Guillaume, Alice, Catherine et Isabelle de La Roche. Venue d’Occident, elle épouse Guy Ier de La Roche, seigneur d’Athènes73. 15. CATHERINE DE VILLEHARDOUIN Nièce de Guillaume de Villehardouin. Mère de plusieurs enfants attestés de son second mariage. XIIIe siècle. 63 Les Sabran sont des parents des comtes de Provence depuis le début du XIIIe siècle et certains d’entre eux suivent Charles d’Anjou dans l’aventure napolitaine (F. Mazel, « Piété nobiliaire et piété princière en Provence sous la première maison d’Anjou (vers 1260-vers 1340) », dans N. Coulet, J.-M. Matz (éd.), La Noblesse dans les territoires angevins à la fin du Moyen Âge. Acte du colloque international organisé par l’Université d’Angers. Angers-Saumur (3-6 juin 1998), Paris, 2000, p. 544). 64 C. Perrat, J. Longnon (éd.), Actes relatifs à la principauté de Morée, 1289-1300, Paris, 1967, p. 163, 166-167 ; R. Filangieri, I registri…, op. cit., p. 215-216. 65 Ibid., p. 169-170. 66 L. fechos, § 424 ; Chr. fr., § 868. 67 Cf. annexes, p. 641. 68 Chr. fr., § 954-972. 69 L. fechos, § 555. 70 Ibid., § 556. 71 Ibid., § 558, 567. 72 M. Sanudo, op. cit., p. 106-107. 73 Ibid., p. 106.
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annexes Nièce de Guillaume de Villehardouin, elle épouse Guglielmo II da Verona, peut-être en 1262. D’après Marino Sanudo, elle lui donna trois fils et trois filles74, mais peut-être une confusion s’est produite avec la nombreuse descendance de Guglielmo Ier75. Veuve en 1271, elle se remarie à une date inconnue avec Jean de Saint-Omer, mais obtient en 1278, après un examen des autorités ecclésiastiques, une dispense afin de légitimer les enfants nés d’une union entre parents du quatrième degré76. 16. MAHAUT DE HAINAUT Princesse de Morée (1313-1318). Fille de Florent de Hainaut. Demi-sœur de Marguerite de Savoie. Sans descendant*. Fiancée à Guyot de La Roche dès son plus jeune âge, elle est mariée en 1305, à sa majorité77. Appuyée par son époux elle réclame la principauté de Morée après la renonciation de Philippe de Savoie mais en vain78. Veuve dès 1308, les Angevins envisagent de lui faire épouser l’un des leurs, mais l’union n’a pas lieu79. Rentrée sur ses terres paternelles afin de faire valoir ses droits80, elle est mariée en 1313 à Louis de Bourgogne et dotée de la principauté de Morée81. Elle repart alors à la tête d’un contingent de chevaliers et dirige les opérations militaires contre les Catalans en attendant l’arrivée de son époux82. Celui-ci meurt en Morée en 1316 à l’issue des combats victorieux contre les Catalans83 ; dès lors, les Angevins se mêlent encore plus étroitement des affaires moréotes et entendent surveiller Mahaut, la contraignant à un mariage avec Jean de Gravina, frère du roi Robert. Les dispenses nécessaires sont octroyées par la papauté, mais il n’est pas certain que le mariage eut lieu. En effet, le Libro de los Fechos narre les péripéties de la princesse qui refuse de s’unir à Jean de Gravina car elle a épousé en secret le chevalier Hugues de la Palisse. Le roi Robert la saisit alors et l’enferme84. Que ce soit parce qu’elle a épousé un homme sans en référer à son suzerain, ou que soit parce qu’elle a refusé l’union avec Jean de Gravina, elle est déchue de ses droits en 1322 et meurt en prison en 133185.
74
M. Sanudo, op. cit., p. 104-105. R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 447. 76 Nicolas III, Registres, J. Gay (éd.), p. 170. 77 Chr. fr., 831-840 ; L. fechos, § 506. 78 L. fechos, § 516, 517. 79 A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 186. 80 L. fechos, § 537. 81 Ce mariage fait partie d’un ensemble d’unions voulues par Philippe le Bel afin d’assurer le renouvellement des forces dans les Balkans (Ibid., § 570-581). 82 Ibid., § 574, 588. 83 Ibid., § 625 ; Chr. fr., p. 403. 84 L. fechos, § 626, 631-635. 85 A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 197. 75
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annexes 17. LOUIS DE BOURGOGNE Prince de Morée (1313-1316). Frère cadet du duc Hugues V de Bourgogne. Sans descendant*. Mort en 1316. En 1316, il épouse Mahaut de Hainaut et devient ainsi prince de Morée, titre qu’il reçoit de Philippe de Tarente86. Occupé à préparer son départ, il tarde à partir : alors même que Mahaut de Hainaut rentre dans ses terres au début de l’année 131587, lui ne s’embarque qu’à la fin de l’année et parvient en Morée au printemps 131688. Entre-temps, les troupes de Mahaut subissent une lourde défaite face au prétendant Ferrand de Majorque, l’époux d’Isabelle de Sabran89. La victoire définitive est toutefois remportée en juillet et l’infant de Majorque est tué90. Le prince punit alors les barons qui ont trahi et récompense ses compagnons91, mais il meurt très rapidement en août 1316. 18. MARGUERITE DE SAVOIE Fille de Philippe de Savoie. Demi-sœur de Mahaut de Hainaut. XIVe siècle. Née au tout début du XIVe siècle, son père le prince de Morée lui accorde les châteaux de Karytaina et de Bucelet/Araklovon92. Après la renonciation de Philippe de Savoie à la principauté, Marguerite se voit confirmer par sa mère, Isabelle de Villehardouin, les terres de Karytaina, Beauvoir et Beauregard en guise de dot*. Elle renonce pourtant à ses droits maternels en épousant en 1324 Renaud de Forez et en s’installant sur ses terres93. 19. ISABELLE DE SABRAN Fille d’Isnard de Sabran et de Marguerite de Villehardouin. Mère de Jacques de Majorque. Morte en 1315. Sa mère, Marguerite de Villehardouin, organisa son mariage avec l’infant Ferrand de Majorque. Le contrat de mariage, signé en 1314, comporte une clause dans laquelle Marguerite cède à son gendre la baronnie d’Akova et les terres sur lesquelles elle prétend avoir des droits, c’est-à-dire une partie de la
86
Chr. fr., p. 403. L. fechos, § 583-584. 88 Il est à Venise en novembre 1315 (J.-A. C. Buchon, Recherches et matériaux pour servir à une histoire de la domination française aux XIIIe, XIVe, XVe siècles dans les provinces démembrées de l’empire grec à la suite de la Quatrième croisade, t. I, Paris, 1840, p. 249-251). 89 L. fechos, § 560-567. 90 Dipl. Orient català, p. 105. 91 Assises, art. 18 ; L. fechos, § 624-625. 92 A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 189. 93 Ibid., p. 213. 87
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annexes principauté94. Peu après le mariage, Isabelle donne naissance à Jacques, avant de faire son testament et de s’éteindre en mai 131595. 20. GUILLAUME II ALEMAN Seigneur de Patras au XIIIe siècle96. Père de Marie et d’Alix. Les ascendants* de Guillaume ne sont pas établis avec certitude97, cependant, lui-même est le père de Marie et d’Alix, qui contractent toutes deux des unions avec les nobles de la principauté de Morée. Il hérite de la seigneurie paternelle98 qu’il engage à l’Église en 1276. Les origines de cette famille ne sont pas véritablement déterminées car des Aleman apparaissent dans le Laonnois99, en Provence100, mais aussi dans le Dauphiné101, sans compter les lignées homonymes de Syrie franque, et l’origine germanique déterminée par le chroniqueur102. 21. MARIE ALEMAN Fin XIIIe-début XIVe siècle. Fille de Guillaume Aleman et sœur d’Alix. Mère de Renaud de La Roche et de Nicolò Ier Sanudo. Elle épouse le baron de Véligosti et de Damala, Jacques de La Roche, dont elle a un fils, Renaud de La Roche103. Veuve assez jeune, vraisemblablement à la fin des années 1280104, elle se remarie avec Guglielmo Ier Sanudo, futur duc de l’Archipel. Leur union donne naissance à Nicolò Ier Sanudo, duc de l’Archipel (1323-1341)105.
94
Dipl. Orient català, p. 85-87. Ibid., p. 93-97. 96 Chr. fr., § 128 ; Chr. gr., v. 1925 ; Chr. ital., p. 428. 97 Le traité de Sapientsa livre le nom d’Arnoul Aleman (Tafel G. L. F., Thomas G. M., Urkunden zur ältesten Handels-und Staatsgeschichte der Republik Venedig, Vienne, 1856-1857, II, p. 98), tandis que le Libro de los fechos évoque un Gautier qui eut pour fils Conrad, lui-même père de Guillaume (L. fechos, § 191, 397-398). 98 L. fechos, § 397. 99 M. Sars (de), Le Laonnois féodal, Paris, 1924-1934, t. III, p. 501 et suiv. 100 Ch. Du cange, Les Familles…, op. cit., 503-508. 101 A. Lemonde, « Les Allemand et le dauphin (XIIIe-XVe siècle). Du lignage médiéval au lignage moderne, réflexions sur les recompositions de la noblesse à la fin du Moyen Âge », dans J. Favier (éd.), Archives familiales et noblesse provinciale, Hommage à Yves Soulingeas, Grenoble, 2006, p. 127-148. 102 L. fechos, § 398. 103 Ibid., § 397. 104 G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs. Pouvoirs, société et insularités dans les Cyclades à l’époque de la domination latine (XIIIe-XVe siècle), thèse de doctorat Université Paris I, 2003, p. 848. 105 L. fechos, § 398. 95
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annexes 22. VILAIN Ier D’AULNAY Mort avant 1269. Baron d’Arkadia dont l’ascendance* n’est pas certaine106. Père d’Érard et de Geoffroy. En 1201 il fait une donation à l’ordre du Temple107 et devient maréchal de Romanie108. Il fuit Constantinople au début des années 1260 ; il est le premier baron d’Arkadia109 et le titre revient à son fils aîné à son décès. Les Aulnay sont apparentés aux Villehardouin110, c’est donc certainement lui qui est désigné comme cousin de Guillaume de Villehardouin dans une lettre adressée au comte de Champagne, dans laquelle le prince de Morée confie ses terres de Villehardouin et de Brandovillers à son cousin Vilain d’Aulnay111. 23. ÉRARD D’AULNAY Baron d’Arkadia en 1269. Fils de Vilain Ier d’Aulnay. Frère aîné de Geofffroy. Pas de descendance* connue. Il hérite de la baronnie d’Arkadia et participe à des missions diplomatiques comme lorsqu’il est envoyé à Venise en 1269 ou plus fréquemment à la cour de Naples afin de maintenir de bonnes relations entre Guillaume II et Charles Ier d’Anjou112. Prisonnier des Grecs à la fin des années 1270, le bail* de la principauté, Galéran d’Ivry, place la moitié de sa baronnie sous séquestre. Ce n’est qu’en 1293 que son frère Geoffroy entre en possession de toute la baronnie. 24. GEOFFROY D’AULNAY Connétable de la principauté de Morée de 1290 à 1294. Baron d’Arkadia en 1293. Fils de Vilain Ier d’Aulnay. Frère puîné d’Érard. Père de Vilain II. À la mort de son frère, Érard d’Aulnay, il n’a que la moitié de la baronnie d’Arkadia car l’autre moitié est placée sous séquestre. Il est chargé d’ambassade
106 Un Guillaume d’Aulnay participe à la Quatrième croisade (J. Longnon, Les Compagnons…, op. cit., p. 120-121), sans que l’on puisse établir des liens de parenté entre Vilain et ce personnage. Cependant, dans des recherches plus récentes, Vilain est le fils d’Oudard d’Aulnay, maréchal de Champagne, lui-même fils d’Érard qui occupait cette même charge à la fin du XIIe siècle (W. K. Prinz Zu Izenburg, Europaïsche…, op. cit., tabl. 25 ; A. Baudin, « De la Champagne à la Morée : l’héraldique de la maison de Villehardouin », dans I. Villela-Petit (dir.), 1204. La Quatrième croisade : de Blois à Constantinople. Éclats d’empires, Paris, 2005, p. 103). 107 J. Longnon, Les Compagnons…, op. cit., p. 33. 108 W. K. Prinz Zu Izenburg, Europaïsche Stammtafeln..., op. cit., tabl. 25. 109 Chr. fr., § 751. 110 Outre les actes, l’héraldique l’atteste (A. Baudin, « De la Champagne à la Morée… », op. cit., p. 103). De plus des Aulnay sont présents dans l’entourage du roi angevin (R. Filangieri, I registri…, op. cit., p. 288). 111 D. Quéruel, « Quand les princes de Morée… », op. cit., p. 76. 112 A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 149.
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annexes par Florent de Hainaut à Constantinople113 et récupère la totalité de ses biens en 1293114. C’est peut-être lors de ses ambassades qu’il rencontre sa future épouse, parente du basileus115. De cette union naît au moins un fils, nommé du même prénom que son grand-père : Vilain. 25. VILAIN II D’AULNAY Baron d’Arkadia, fin XIIIe-début du XIVe siècle. Fils de Geoffroy d’Aulnay et d’une dame de l’aristocratie byzantine. Père d’Érard et d’Agnès. Il épouse Hélène, la fille de Geoffroy II de Briel116. Il est le père d’Agnès qui épouse Étienne le Maure, seigneur de Saint-Sauveur et d’Aétos. 26. ÉRARD D’AULNAY Fils de Vilain II d’Aulnay, frère d’Agnès. Mort en 1338117. 27. AGNÈS D’AULNAY Fille de Vilain II d’Aulnay et d’Hélène de Briel. Mère d’Érard III, Lucie, Catherine et Marie le Maure. XIVe siècle. Elle épouse Étienne le Maure, seigneur de Saint-Sauveur et d’Aétos. Son fils, Érard, cumule les biens des filiations utérine* et agnatique*, devenant ainsi baron d’Arkadia, seigneur de Saint-Sauveur et d’Aétos. 28. THOMAS Ier D’AUTREMENCOURT Mort en 1211 au plus tard. Fils de Dreux d’Autremencourt. Premier seigneur de Salona. Père de Thomas II. Thomas, dont le père est un noble du Laonnois, participe à la Quatrième croisade118. Fidèle de Boniface de Montferrat, il le suit dans sa conquête de la Grèce et il en est récompensé en obtenant la seigneurie de Salona. Il est ensuite connu pour avoir spolié les biens de l’Église. Il est tué lors d’une bataille contre le despote d’Épire Michel, au plus tard en 1211119.
113
Chr. fr., § 706-721. Ibid., § 751. 115 Le chroniqueur place cette parenté à plusieurs reprises dans le discours de Michel VIII Paléologue sans que cela apparaisse dans une autre source (Chr. fr., § 729, 750). 116 Chr. fr., § 585 ; L. fechos, § 446 ; Chr. gr., v. 8461-8462. 117 Chr. fr., § 585 ; W. K. Prinz Zu Izenburg, Europaïsche Stammtafeln..., op. cit., tabl. 25. 118 M. Sars (de), Le Laonnois féodal, op. cit., p. 488-501 ; J. Longnon, Les Compagnons…, op. cit., p. 132133. 119 J. Longnon, « Les Autremencourt, seigneurs de Salona en Grèce (1204-1311) », dans Bulletin de la Société Historique de Haute-Picardie, t. 15, Laon, 1937, p. 17-22. 114
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annexes 29. THOMAS II D’AUTREMENCOURT Seigneur de Salona. Fils de Thomas Ier. Père probable de Guillaume120 et de deux filles. XIIIe siècle. Il épouse une nièce de Guillaume de Villehardouin, dont il eut un fils et deux filles121, pourtant il se range auprès du duc d’Athènes en 1255 dans sa révolte contre le prince de Morée122. La Chronique de Morée qualifie Thomas II de « frère » de Guy de La Roche123 : sans être attesté, peut-être sont-ils beaux-frères si leurs épouses sont sœurs, ce qui expliquerait leur collusion en 1255124. Le prince Guillaume de Villehardouin, en remportant la victoire, soumet le seigneur de Salona et obtient son hommage. Thomas accompagne ainsi le prince en 1259 contre l’empereur grec et il n’y a plus de mention de lui vivant après cette date125. 30. GUILLAUME D’AUTREMENCOURT Seigneur de Salona. Probablement fils de Thomas II. Père de Thomas III et d’Agnès. XIIIe siècle. Il est vraisemblablement le fils de Thomas II d’Autremencourt, seigneur de Salona, et le devient lui-même dans la seconde moitié du XIIIe siècle126. Le système anthroponymique qui reporte le prénom d’un parent prestigieux au sein du lignage irait dans ce sens puisqu’il est le fils de la nièce de Guillaume de Villehardouin. 31. THOMAS III D’AUTREMENCOURT Seigneur de Salona. Régent du duché d’Athènes (1303), maréchal d’Achaïe. Frère d’Agnès. Mort en 1311. Comme son aïeul, il se range aux côtés du duc d’Athènes contre le prince de Morée, Florent de Hainaut, cependant une nouvelle guerre est évitée grâce à l’intervention du suzerain angevin (1294)127. Il semble être un personnage influent dans la politique moréote car son nom apparaît dans plusieurs actes de l’époque128. Il intervient également dans les affaires religieuses en protégeant des franciscains dissidents (1301-1302), obtient le droit de battre monnaie à la même période, et il est désigné par le suzerain angevin comme régent du duché
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J. Longnon, « Les Autremencourt… », op. cit., p. 31. Ibid., p. 26. Chr. fr., § 234. Ibid., § 238. M. Sanudo, op. cit., p. 107. R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 446. J. Longnon, « Les Autremencourt… », op. cit., p. 30-32. Ibid., p. 33. R. Filangieri, I registri della Cancellaria Angioina, XLVII, 1268-1294, p.197-198.
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annexes en 1303 alors qu’une fausse rumeur colporte la prétendue mort du duc d’Athènes lors d’une expédition militaire129. Il est témoin pour des actes conclus au cours de l’année 1305 par le duc d’Athènes ou le prince de Morée et, en 1309, il assiste aux fiançailles de Mahaut de Hainaut et de Guy de La Roche, célébrées à Thèbes. Il est désigné dans certains documents comme maréchal d’Achaïe, titre qu’il a dû porter quelque temps en remplacement de Nicolas de Saint-Omer130. Secondant le duc d’Athènes lorsque celui-ci affronte les Catalans au lac Copaïs en 131, il y laisse la vie131 ; dès lors, sa seigneurie est envahie et sa veuve se remarie avec Roger Deslaur, chevalier roussillonnais132. 32. AGNÈS D’AUTREMENCOURT XIIIe siècle. Fille de Guillaume, sœur de Thomas III. Pas de descendance* connue. La fille de Guillaume, seigneur de Salona, épouse en 1275 Dreux de Beaumont qui est maréchal de Sicile et seigneur de Policeno, dont la famille est également originaire du Laonnois133. Veuve en 1277134. 33. JACQUES D’AVESNES Seigneur d’Eubée. Mort en 1206. Chevalier originaire du nord du royaume de France, il se croise avec les comtes de Flandres et du Hainaut135. Il reçoit l’Eubée en fief de Boniface de Montferrat au printemps 1205, mais il meurt l’année suivante, en participant au siège de Corinthe136. Il a fait des donations aux Templiers avant de mourir137. 34. GEOFFROY DE BRIEL Baron de Karytaina. Fils de Hugues de Briel138 et de N. de Villehardouin, fille de Geoffroy Ier de Villehardouin. Mort en 1275.
129
J. Longnon, « Les Autremencourt… », op. cit., p. 36. Ibid., 39. 131 Ibid., p. 44. 132 Ramon Muntaner, Les Almogavres, l’expédition des Catalans en Orient, J.-M. Barbera (éd.), Toulouse, 2002, p. 149. 133 J. Longnon, « Les Autremencourt… », op. cit., p. 30. 134 P. Durrieu, Les Archives angevines de Naples, étude sur les registres du roi Charles Ier (1265-1285), Paris, 1886, t. II, p. 198. 135 J. Longnon, Les Compagnons…, op. cit., p. 153. 136 D. Jacoby, La Féodalité en Grèce médiévale, « les Assises de Romanie » sources, application et diffusion, Paris, 1971, p. 185 ; G. de Villehardouin, La Conquête…, op. cit., § 332. 137 R.-J. Loenertz, « Les seigneurs tierciers… », op. cit., p. 146. 138 Les Briel sont également attestés dans le royaume de Naples : un Guillaume de Bruières est valet de l’Hôtel en 1278 (P. Durrieu, A. Boüard (de), Documents en français des archives angevines de Naples (règne de Charles Ier), t. II, Les Comptes des Trésoriers, Paris, 1933, p. 22. 130
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annexes Il apparaît comme l’un des barons les plus puissants de la principauté au XIIIe siècle car il est à la tête de l’une des seigneuries les plus étendues139, il est également l’un des combattants les plus redoutés par les Grecs, mais aussi le plus admiré sur les champs de bataille. Il épouse Isabelle de La Roche140 et il prend le parti du seigneur d’Athènes lors de la révolte de 1255 contre son propre oncle et prince, Guillaume II de Villehardouin141. Pardonné, il noue cependant une nouvelle intrigue en partant en Italie avec la femme de l’un de ses chevaliers dans les années 1260142 ; sa baronnie perd alors son statut de fief de conquête pour devenir de nouveau don. Il n’a pas de descendant direct et à sa mort sa veuve, Isabelle de La Roche, reçoit la moitié de la seigneurie de Karytaina à titre de douaire143. 35. GEOFFROY DE BRIEL Seigneur de Moraines. Fin du XIIIe siècle. Père d’Hélène. Parent et homonyme du baron de Karytaina, il met en gage ses terres françaises, emprunte de l’argent et, accompagné de huit sergents, vient revendiquer son héritage en Morée144. Il est cependant débouté car la baronnie, depuis la félonie de son parent, est de nouveau don et ne se transmet plus qu’en ligne directe. Par dépit, il s’empare du château d’Araklovon133 que le bail* Nicolas de Saint-Omer le force à rendre145, mais comme le chevalier semble déterminé, en compensation, les barons lui offrent le fief de Moraines et le château de Lisaréa dont il épouse la dame, Marguerite146. 36. HÉLÈNE DE BRIEL Fille de Geoffroy de Briel, seigneur de Moraines et de Marguerite de Lisaréa. Mère d’Érard et d’Agnès. Héritière des fiefs de Moraines et de Lisaréa, elle épouse Vilain II d’Aulnay avec lequel elle a une fille, Agnès, qui épouse Étienne le Maure, et un fils mort rapidement. 139 I. Ortega, « Geoffroy de Briel, un chevalier au grand cœur », dans Bizantinistica. Rivista di Studi Bizantini e Slavi , III, 2001, p. 330-331. 140 J. Longnon, « Les seigneurs de Karytaina et leur origine champenoise », dans Mélanges Antoine Bon, Lyon, 1975, p. 33 ; J. Longnon, « Problèmes de l’histoire de la principauté de Morée », dans Journal des savants, Paris, 1946, p. 85, 87. 141 Chr. fr., § 228-240. 142 Ibid., § 399-414. 143 Ibid., § 497 ; L. fechos, § 415 ; Chr. gr., v. 7237-7239 ; Chr. ital., p. 462. 144 Jean Longnon en fait le neveu de son homonyme (J. Longnon, Les Français d’outre-mer au Moyen Âge. Essai sur l’expansion française dans le bassin de la Méditerranée, Paris, 1929, p. 20) tandis que la Chronique de Morée en fait un cousin (Chr. fr., § 557 ; Chr. gr., v. 8115 ; Crusaders, p. 299). 145 Peut-être est-ce davantage sous Galéran d’Ivry, c’est-à-dire au début des années 1280 (Chr. fr., § 578 ; A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 148). 146 Il ne s’agit pas de Jeanne de Rosières comme le prétend le chroniqueur aragonais (L. fechos, § 445 ; Chr. fr., § 584).
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annexes 37. HUGUES DE BRIENNE Comte de Lecce. Fils de Gautier IV et de Marie de Lusignan. Père de Gautier V et de Jeannette. Mort en 1296. Il est issue d’une famille de Champagne, suzeraine des sires de Villehardouin et fieffée en Italie du Sud après avoir participée à la Quatrième croisade147. Hugues entre au service de Charles Ier d’Anjou148 et fait partie des nobles de la cour angevine qui interviennent dans la principauté de Morée après le traité de Viterbe de 1267. En 1277, il épouse Isabelle de La Roche149 et devient ainsi seigneur de la moitié de la baronnie de Karytaina qu’elle détient à titre de douaire*150, mais il préfère résider en Italie151 et échange ses terres moréotes avec Jean Chauderon152. De son union avec Isabelle de La Roche naît Gautier de Brienne. Hugues, veuf en 1279153, se remarie en 1291 avec Hélène ComnèneDoukas154 qui n’est autre que la veuve de son beau-frère, Guillaume de La Roche. De cette union est née Jeannette, demi-sœur de Gautier. Il apparaît dès lors dans de nombreux actes de la chancellerie angevine comme bail* de son beau-fils, Guyot de La Roche, futur duc d’Athènes155 et il s’éteint en 1296. 38. GAUTIER V DE BRIENNE Comte de Lecce et de Conversano. Duc d’Athènes (1308-1311). Fils de Hugues de Brienne et d’Isabelle de La Roche. Demi-frère de Jeannette de Brienne. Père de Gautier VI et d’Isabelle. Mort en 1311. Seigneur de Champagne, il est également fieffé en Italie du Sud et à ce titre sert Charles Ier d’Anjou et Charles II en Sicile. Il rentre dans le royaume de France en 1303 et épouse Jeanne de Châtillon, avec laquelle il revient en Italie en 1308156. La même année il revendique l’héritage de son cousin Guy II de La Roche, duc d’Athènes, et il est préféré à un degré égal de parenté à sa cousine Échive d’Ibelin157. 147
G. de Villehardouin, La Conquête…, op. cit., § 5 ; M.-A. Nielen, « Les réseaux familiaux dans les seigneuries de Grèce franque au XIIIe siècle », dans I. Villela-Petit (dir.), op.cit., p. 93 ; S. Pollastri, « L’aristocratie napolitaine au temps des Angevins », dans N.-Y. Tonnerre, E. Verry (éd.), Les Princes angevins du XIIIe au XVe siècle. Un destin européen. Actes des journées d’étude des 15 et 16 juin 2001 organisées par l’Université d’Angers et les Archives départementales de Maine-et-Loire, Rennes 2003, p. 162. 148 M. D. Sturdza, Dictionnaire historique et généalogique des grands familles de Grèce, d’Albanie et de Constantinople, Paris, rééd. 1999 (1re éd. 1983), p. 507. 149 R. Filangieri, I registri…, op. cit., p. 198. 150 L. fechos, § 417. 151 Chr. fr., § 499. 152 C. Perrat, J. Longnon (éd.), Actes relatifs…, op. cit., p. 23-26. 153 Chr. fr., § 548 ; C. Perrat, J. Longnon (éd.), Actes relatifs…, op. cit., p. 41-43. 154 L. fechos, § 452 ; Chr. fr., § 549-550. 155 C. Perrat, J. Longnon (éd.), Actes relatifs…, op. cit., p. 105-106, 118-119. 156 F. de Sassenay, Les Brienne de Lecce et d’Athènes. Histoire d’une des plus grandes familles de la féodalité française (1200-1356), Paris, 1869, p. 166-176. 157 L. fechos, § 538-544 ; Chr. fr., § 500.
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annexes Déterminé à récupérer des terres sur les Grecs, il engage la compagnie des Catalans grâce à laquelle il récupère des places, mais souhaite s’en débarrasser sans payer leur solde aux hommes d’armes qui se soulèvent. L’affrontement entre la chevalerie du duc d’Athènes et les mercenaires catalans, qui a lieu en 1311 près du lac Céphise, aboutit à la lourde défaite des troupes ducales et à la plaie mortelle de Gautier158. Il fait son testament le 3 octobre 1311 à Zeitoun et s’éteint peu après. 39. JEANNE DE CHÂTILLON Fille de Gaucher de Châtillon, connétable de France159. XIIIe-XIVe siècle. Mère de Gautier VI et d’Isabelle. Elle épouse Gautier de Brienne, fils de Hugues de Brienne et d’Isabelle de La Roche. Veuve en 1311, elle trouve refuge avec ses enfants auprès des souverains angevins160 et tente de reprendre le duché d’Athènes aux mains des Catalans pour le compte de son fils, Gautier. Pour cela, elle s’endette lourdement et son action lui est finalement reprochée par son fils161. 40. JEANNE DE BRIENNE Fille de Hugues de Brienne et Hélène Comnène-Doukas, appelée aussi « Jehanette ». Demi-sœur de Gautier V. Morte avant 1341. Du côté paternel elle a un demi-frère, Gautier, et du côté maternel elle a comme demi-frère Guy II, issus des deux unions précédentes de ses parents. Elle est privée de son héritage par son demi-frère Gautier162, mais elle représente toutefois un enjeu matrimonial pour son lignage qui projette de la marier avec un prince byzantin. En effet d’après Nicéphore Gregoras, l’impératrice Irène cherche en 1303 une épouse pour son fils Théodore et la main de la fille du duc d’Athènes est évoquée163. Pour des raisons inconnues, l’union n’a pas lieu mais elle épouse Bernat de Rocafort maréchal de la compagnie catalane, poussée en cela par les ambitions politiques de son demi-frère Guy II164. Veuve, elle épouse
158
Ramon Muntaner, Les Almogavres…, op. cit., p. 146-150. A. Mazas, Vie des grands capitaines français du Moyen Âge, pour servir de complément à l’histoire générale de la France aux XIIe, XIIIe et XIVe siècles, Paris, 1828, p. 128. 160 L. fechos, § 553 ; K. M. Setton, Catalan Domination of Athens, 1311-1388, Cambridge, 1948, p. 24. 161 Dipl. Orient català, p. 112-113 ; F. de Sassenay, Les Brienne…, op. cit., p. 184-186. 162 Il s’en repent dans son testament (cf. supra, p. 510). 163 Nicéphore Gregoras, Byzantina Historia, L. Schopen (éd.), Corpus Scriptorum Historiae Byzantinae, Bonn, 1829-1845, p. 237. 164 Initialement, Raymond-Joseph Loenertz évoquait simplement un projet de mariage, tandis que Guillaume Saint-Guillain dans sa thèse précise que les noces ont été célébrées (R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 119-120 ; G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 865 ; Dipl. Orient català, p. 54). 159
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annexes Nicolò Sanudo, futur duc de l’Archipel165, mais elle meurt vers 1341, date à laquelle celui-ci envisage de se remarier166. 41. GAUTIER VI DE BRIENNE Comte de Brienne, Comte de Lecce et de Conversano. Duc titulaire d’Athènes. Connétable de France (1355). Seigneur d’Argos et de Nauplie, Vonitsa et Leucade. Fils de Gautier V de Brienne et de Jeanne de Châtillon. Frère d’Isabelle. Père de Gautier. Mort en 1356. Jeune enfant à la mort de son père en 1311, il suit dès lors sa mère à la cour de Naples après la perte du duché d’Athènes tombé aux mains des Catalans. Il est sous la tutelle de son grand-père maternel, connétable de France167, et sa mère s’endette afin de reconquérir le duché sur la Compagnie catalane, sans succès. Gautier, devenu majeur au début des années 1320, le lui reproche et lui intente un procès qu’il perd : il doit donc rembourser ses créances168. En outre il doit verser une lourde dot* à sa sœur, Isabelle, qui épouse Gautier d’Enghien. Malgré tout, il reste un grand seigneur foncier, fieffé en Champagne, ses terres patrimoniales, en Italie du Sud et en Morée où il ne conserve plus que les seigneuries d’Argos et de Nauplie ainsi que son titre nominal de duc d’Athènes. Il épouse en 1322 Béatrice d’Anjou-Tarente et en 1329 naît son fils Gautier169. Il mène en 1331-1332 une expédition militaire de reconquête en Grèce, pour laquelle il bénéficie des soutiens pontifical170 et angevin171 mais en vain. En 1342, il est appelé au gouvernement de Florence et laisse auprès des habitants une réputation de tyran172. Veuf, il épouse une parente éloignée, Jeanne de Brienne, comtesse d’Eu173 et Jean II le Bon lui offre l’épée de connétable, or Gautier meurt
165
Chr. fr., § 550 ; L. fechos, § 452. G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 866. 167 Il s’agit de Gautier de Châtillon (Dipl. Orient català, p. 78-82). 168 F. de Sassenay, Les Brienne…, op. cit., p. 184-186 ; K. M. Setton, The Papacy and the Levant (12041571), t. I, Philadelphie, 1976, p. 452-453, 456. 169 L. fechos, § 569 ; K. M. Setton, Catalan Domination…, op. cit., p. 39-40. 170 Dipl. Orient català, p. 189-191 ; A. Demurger, « Le pape Clément VI et l’Orient : ligue ou croisade ? », dans J. Paviot, J. Verger (éd.), Guerre, pouvoir et noblesse au Moyen Âge. Mélanges en l’honneur de Philippe Contamine, Paris, 2000, p. 211. 171 Il ne parviendra qu’à reprendre Vonitsa et Leucade qui resteront aux mains des Angevins (R.-J. Loenertz, « Athènes et Néopatras », op. cit., p. 197 ; Dipl. Orient català, p. 191-192 ; A. Luttrell, « Vonitza in Epirus and its lords : 1306-1377 », dans Rivista di Studi bizantini e neoellenici n.s. 1 (XI), Rome, 1964, p. 131-141; repris dans Id., Latin Greece, the Hospitallers and the Crusades 1291-1440 (VR), Londres, 1982, p. 134-135, 137). Durant son expédition, il ne bénéficie pas de l’aide vénitienne car la Sérenissime préfère conserver sa neutralité face aux Catalans (D. Jacoby, « Catalans, Turcs et Vénitiens en Romanie (1305-1332) : un nouveau témoignage de Marino Sanudo Torsello », dans Studi Medievali, 3e sér., XV, 1974, p. 217-261 ; repris dans Id., Recherches sur la Méditerranée orientale du XIIe au XVe siècle. Peuples, sociétés et économie (VR), Londres, 1979, p. 260). 172 P. Gilli, Au Miroir de l’Humanisme. Les représentations de la France dans la culture savante italienne à la fin du Moyen Âge, Rome-Paris, 1997, p. 516-520. 173 F. de Sassenay, Les Brienne…, op. cit., p. 240. 166
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annexes quelques mois plus tard à Poitiers en 1356. Son fils étant mort en bas âge, son héritage revient à ses neveux, fils d’Isabelle et de Gautier d’Enghien174. 42. ISABELLE DE BRIENNE Fille de Gautier V de Brienne et de Jeanne de Châtillon, sœur de Gautier VI. Mère de Gautier, Solier, Jean, Engilbert, Guy et Louis d’Enghien. Dotée par son frère Gautier VI, elle épouse Gautier d’Enghien en 1320175 avec lequel elle a une nombreuses descendance*. 43. JEAN DE CATAVAS Chevalier latin, XIIIe siècle. Chevalier de la principauté de Morée dont l’origine n’est pas certaine. Malgré son handicap physique, il organise la résistance face aux troupes grecques, au début des années 1260176, durant l’absence du prince Guillaume II de Villehardouin177. Marié à une dame dont la beauté suscite les convoitises, il connaît la mésaventure de la voir partir plusieurs mois pour l’Italie avec Geoffroy de Karytaina, dans les années 1260178. Il n’y a plus de trace de lui vivant par la suite. 44. JEAN DE CHARNY Seigneur de Charny en Bourgogne. Fils de Hugues de Charny et de Mabile de Savoisy. Père de Dreu et de Geoffroy. Mort en 1318-1323179. Il accompagne Louis de Bourgogne venu prendre possession de la principauté de Morée en 1315180. De ses différents mariages, il eut une Isabeau morte sans postérité, comme son frère Jean, puis Dreu et Geoffroy qui ont vraisemblablement fait tous deux le voyage en Morée181. Il semble être rentré dans ses terres patrimoniales après la mort de Louis de Bourgogne.
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K. M. Setton, Catalan Domination…, op. cit., p. 44 ; F. de Sassenay, Les Brienne…, op. cit., p. 244. F. de Sassenay, Les Brienne…, op. cit., p. 187. 176 Chr. gr., v. 4690, 4713. 177 L. fechos, § 348-351. 178 Chr. fr., § 399. 179 Ph. Contamine, « Geoffroy de Charny (début du XIVe-1356). “Le plus prudhomme et le plus vaillant de tous les autres” », dans Histoire et Société. Mélanges offerts à Georges Duby, t. II, Le Tenancier, le fidèle et le citoyen, Aix-en-Provence, 1992, p. 107-121 ; repris dans Id., Pages d’histoire militaire médiévale (XIVe-XVe siècles), Paris, 2005, p. 172. 180 J.-A. C. Buchon, Recherches et matériaux pour servir à une histoire de la domination française aux XIIIe, XIVe, XVe siècles dans les provinces démembrées de l’empire grec à la suite de la Quatrième croisade, Paris, 1840, t. I, p. 249-251. 181 Ph. Contamine, « Geoffroy de Charny… », op. cit., p. 173. 175
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annexes 45. DREU DE CHARNY Fils de Jean de Charny, il hérite de la seigneurie de Charny en Bourgogne. Frère de Geoffroy. Il est le père d’Isabelle et de Guillemette. Mort avant 1325182. Fidèle de Louis de Bourgogne, comme son père, il accompagne son suzerain en Morée après son mariage avec Mahaut de Hainaut en 1315. Installé dans la principauté, il épouse Agnès de Charpigny, héritière de la baronnie de Vostitsa, et il obtient les terres des Nivelet183. Il meurt cependant assez rapidement et sa veuve est mise en possession de ses biens184. 46. AGNÈS DE CHARPIGNY Fille héritière de Hugues II de Charpigny, baron de Vostitsa, et d’Isabelle, dont le nom de famille n’est pas connu. Elle a une sœur Hélène. Mère d’Isabelle et de Guillemette. Elle est mariée après 1316 à Dreu de Charny qui meurt avant 1325. Elle a alors deux filles en bas âge : Guillemette et Isabelle, laquelle n’apparaissant pas dans les documents au-delà de 1327, dut mourir jeune185. 47. GUILLEMETTE DE CHARPIGNY Fille de Dreu de Charny et d’Agnès de Charpigny, elle a une sœur Isabelle. Elle hérite de Vostitsa et du fief paternel de Charny en Bourgogne. Elle a deux filles : Agnès et Isabelle. Son prénom semble provenir d’une grand-tante maternelle, elle est mineure lors de la mort de son père et reste sous tutelle de sa grand-mère maternelle186. Elle épouse avant décembre 1340 Philippe de Jonvelle187, mais leurs droits sur Vostitsa sont cédés avant 1361 à Marie de Bourbon188. 48. RENAUD DE CHARNY Vassal fieffé près de Kalamata. Mort av 1361.
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L. fechos, § 627 ; R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 129. L. fechos, § 624. 184 A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 233-234. 185 R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 128-129. 186 L. fechos, § 627. 187 R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 128-130. 188 À cette date, Nicolas de Boiano dresse un rapport des terres appartenant à Marie de Bourbon dans lequel figure celle de Nivelet (J. Longnon J., Topping P., Documents sur le régime des terres dans la principauté de Morée au XIVe siècle, Paris-La Haye, 1969, p. 148 ; K. M. Setton, A History of the Crusades, t. III, The Fourteenth and the Fifteenth Century, Madison, 1975, t. IV, p. 119). 183
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annexes Sa famille a suivi Louis de Bourgogne en Morée, mais il est difficile d’établir un lien de parenté entre Renaud et les autres Charny connus. Il meurt avant 1361, date à laquelle sa veuve, Philippa, fille de Nicolas de Vallena, n’est pas encore entrée en possession de son douaire*189 qui se situe sur la baronnie des Nivelet. 49. HUGUES Ier DE CHARPIGNY Premier baron de Vostitsa190. Père de Guy. Début XIIIe siècle. Ses origines géographiques ainsi que les possessions initiales posent des problèmes aux historiens191. Dans tous les cas, il est le premier des Charpigny attestés en Morée. 50. GUY DE CHARPIGNY Baron de Vostitsa. Bail* de la principauté (1289). Fils de Hugues. Père de Hugues II. Mort en 1295. D’après le Libro de los fechos, il est le constructeur du château de Lello dans sa baronnie192. Il est bail* de la principauté de Morée en 1289193 et sa mort, due à une vengeance194 et narrée par la Chronique de Morée, semble prendre place en 1295 sous le principat de Florent de Hainaut195. Il laisse la baronnie à son fils Hugues II. 51. HUGUES II DE CHARPIGNY Baron de Vostitsa, fils de Guy de Charpigny, père d’Agnès et d’Hélène. Mort avant 1316. Il hérite de la baronnie de Vostitsa196 et, d’après le Libro de los fechos, il est le constructeur du château de Vostitsa197. Il épouse Isabelle, dont le lignage d’origine n’est pas connu198, avec laquelle il eut deux filles, Agnès et Hélène. Il est mort avant 1316, car Vostitsa est à ce moment là en possession de sa fille héritière Agnès qui épouse Dreu de Charny, récompensé de la sorte par Louis de Bourgogne pour sa fidélité199. 189 190 191 192 193 194 195 196 197 198 199
J. Longnon, P. Topping, Documents sur le régime des terres…, op. cit., p. 147, 150. Chr. gr., v. 1941-1943 ; Chr. fr., § 128 ; L. fechos, § 119-120 ; Chr. ital., p. 428. Cf. supra, p. 32. L. fechos, § 119. C. Perrat, J. Longnon (éd.), Actes relatifs…, op. cit., p. 29-34. Cf. supra, p. 117. Chr. fr., § 662-692. Ibid., § 972. L. fechos, § 120. R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 128. L. fechos, § 624.
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annexes 52. HÉLÈNE DE CHARPIGNY Fille de Hugues II de Charpigny et d’Isabelle. Elle a une sœur aînée Agnès. XIVe siècle. En 1325, à peine âgée de 7 ou 8 ans, elle est enlevée par Marino Ghisi, seigneur de Koupa et de Kéa, alors qu’elle résidait chez sa tante Guillemette à Négrepont200. Elles sont toutes deux retenues prisonnières à Tinos plusieurs années201 et Hélène est mariée à Bartolomeo II Ghisi, tiercier de Négrepont et frère de Marino, car une dispense matrimoniale est sollicitée par les princes de Morée en 1325202. Elle n’a pas de descendance* connue. 53. GEOFFROY CHAUDERON XIIIe siècle. Il obtient une baronnie en Élide avec le château d’Estamira203. Grand connétable et bail* de la principauté en 1278. Père de Jean Chauderon et d’une fille mariée dans l’entourage du basileus. Le fait que ce baron champenois soit fieffé en Élide, initialement domaine princier, invite à penser qu’il ne fait pas partie des barons de conquête, mais qu’il a dû s’installer plus tard, peut-être dans les années 1230204. Il effectue plusieurs ambassades auprès du basileus205, et il est même nommé bail* de la principauté à la mort de Guillaume de Villehardouin en 1278206, cependant il meurt peu après207. 54. JEAN CHAUDERON Grand connétable comme son père et son frère avant lui208. Fils de Geoffroy Chauderon, frère d’une fille dont le prénom nous échappe. Père de Bartolomée. XIIIe siècle. Il fait partie des grands seigneurs de la principauté et participe à ce titre à la bataille de Tagliacozzo (1268)209. Il a des terres en Morée comme Estamira, son bien patrimonial, ou Roviata, mais aussi d’autres biens en Italie210. En 1289, il échange ses terres italiennes avec Hugues de Brienne contre Beauvoir en
200 201 202 203 204 205 206 207 208 209 210
G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 956-958. R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 128-130. G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 956-958. L. fechos, § 119. A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 127. L. fechos, § 202. Chr. fr., § 418. Ibid., § 421. Ibid., § 421. Chr. gr., v. 6888. A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 161.
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annexes Morée211. Il est chargé d’ambassade auprès de Michel Paléologue212, ainsi que dans le royaume angevin, notamment lors du mariage d’Isabelle de Villehardouin avec Florent de Hainaut213. Époux de Guillerme Orsini214, il meurt durant le règne de Florent de Hainaut dans les années 1290215. 55. N. CHAUDERON Fille de Geoffroy Chauderon, sœur de Jean. XIIIe siècle. Après le désastre militaire de 1259 à Pélagonia, elle est envoyée comme otage à Constantinople, y reste et se marie dans l’entourage impérial216. 57. BARTOLOMÉE CHAUDERON Fille et héritière de Jean Chauderon217. Pas de descendance* connue. XIIIeXIVe siècles. Carl Hopf affirme que Nicolò Ghisi a épousé Bartolomée et a pu percevoir ainsi plusieurs fiefs et le titre de Grand connétable de Morée218, or Nicolò Ghisi meurt une dizaine d’années avant Jean Chauderon219, détenteur du titre. 58. OTHON DE CICON 220
Seigneur de Karystos . Fils de Sibylle de La Roche et de Jacques de Cicon. Neveu d’Othon de La Roche, seigneur d’Athènes au début du XIIIe siècle. Père de Guidotto et d’Anfelise. Il devient seigneur de Karystos et vassal du tiercier* Guglielmo da Verona221. En 1250, il octroie une rente sur ses biens bourguignons à l’abbaye de Bellevaux voisine222. Il soutient également financièrement Baudouin II, empereur déchu de Constantinople, lequel lui cède finalement des gages en 1261223. En 1265 il donne à l’abbaye de Cîteaux un bras de saint Jean Baptiste dans un reliquaire d’or et d’argent, qu’il eut en gage de Baudouin II224.
211 212 213 214 215 216 217 218 219 220 221 222 223 224
C. Perrat, J. Longnon, Actes…, op. cit., p. 25-26. Chr. fr., § 706-721. Ibid., § 587-589. Ibid., § 997. L. fechos, § 470. Ibid., § 384 ; Chr. fr., § 328. Chr. fr., § 527. R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 85-86 ; C. Hopf, Chroniques gréco-romanes, Paris, 1873, p. 486. A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 182. M. Sanudo, op. cit., p. 113. R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op.cit., p. 33-35. Id., « Les seigneurs tierciers... », op. cit., p. 154. Id., Les Ghisi…, op.cit., p. 160. Ibid., p. 162.
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annexes Il meurt en laissant un fils mineur dont l’avouerie est dévolue à sa mère, Agnese Ghisi, dès 1269 peut-être même dès 1266225. 59. GUIDOT /GUIDOTTO DE CICON Seigneur de Karystos. Fils d’Othon de Cicon et d’Agnese Ghisi, frère d’Anfelise. XIIIe siècle. Mineur à la mort de son père à la fin des années 1260, il est sous la garde de sa mère, en attendant d’hériter de son fief. Or, il est fait prisonnier par Licario aux ordres de Michel Paléologue en 1275-1276, qui s’empare de Karystos226. Il fut peut-être marié et père d’une petite fille, devenue plus tard pupille de Guy II de La Roche. Cette héritière du fief paternel serait mariée à Bonifacio da Verona227. 60. ANFELISE DE CICON Fille d’Othon de Cicon et d’Agnese Ghisi. Sœur de Guidotto. XIIIe siècle. Elle est mentionnée en 1282 dans le testament de son cousin, Geremia Ghisi, d’après lequel elle doit recueillir une part de l’héritage228. 61. GUIBERT DE CORS Seigneur fieffé en Achaïe. Mort en 1258 à la bataille de Karydi229. Sa baronnie, composée de fiefs dispersés, invite à penser que Guibert ne fait pas partie des barons de conquête230. Il a épousé Marguerite de Passavant, fille de Jean de Nully. 62. ROBERT DE DRAMELAY Seigneur de Chalandritsa, XIIIe siècle. Originaire de Bourgogne, ce personnage n’est attesté que dans les versions grecque et italienne de la Chronique de Morée231 ; il peut être appelé de la Trémouille232. Ce n’est pourtant pas son initiale qui est mentionnée dans un acte de 225
Agnese est nommée exécutrice testamentaire en 1266 par son frère Marino Ghisi qui précise qu’elle se trouve à Venise, et en 1269 elle reçoit l’aide d’un juriste pour l’aider à tenir ses plaids (R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 34 ; Id., « Les seigneurs tierciers… », op. cit., p. 163). 226 M. Sanudo, op. cit., p. 135. 227 R. Muntaner, Les Almogavres…, op. cit., p. 154. 228 R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 36. 229 Chr. fr., § 233. 230 L. fechos, § 123 ; A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 106. 231 Chr. gr., v. 1949 ; Chr. ital., p. 429. 232 J. Longnon, Les Compagnons…, op. cit., p. 221-222.
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annexes Geoffroy de Villehardouin daté de 1209, mais celle d’un certain « G »233. Il reçoit toutefois quatre fiefs sur lesquels il fait construire le château de Chalandritsa234, mais sa descendance* laisse place à de nombreuses hypothèses. 63. GUY DE DRAMELAY Baron de Chalandritsa. Bail* de la principauté de 1282 à 1285235. Peut-être fils de Robert. Père d’une fille héritière de la baronnie. Mort en 1285-1286236. Il reçoit d’autres terres de la part du prince, car il n’a pas participé à la conquête237. Il laisse une fille héritière de la baronnie. 64. N. DE DRAMELAY Fille de Guy de Dramelay. Pas de descendance* connue. Héritière de Chalandritsa, elle épouse Giorgio Ghisi, tiercier* de Négrepont et seigneur de Mykonos et Tinos238. 65. NICOLAS DE DRAMELAY Baron de Chalandritsa. Mort en 1316. Pas de descendance* connue. Afin de recouvrer son héritage, il se range aux côtés de Ferrand de Majorque lors de son expédition de 1315, contre Mahaut de Hainaut239, avant de rallier le camp de l’héritière Villehardouin. Louis de Bourgogne après sa victoire contre Ferrand de Majorque, confisque les biens de Nicolas, peut-être déjà mort240. 66. OTHON DE DURNAY Baron de Kalavryta, XIIIe siècle. Père de Geoffroy de Durnay. Baron de conquête241 originaire de Champagne242, il devient seigneur de
233 J. Longnong, « Problèmes de l’histoire de la principauté de Morée », dans Journal des savants, Paris, 1946, p. 86. 234 Chr. gr., v. 1949-1950. 235 Chr. fr., § 555 ; Chr. gr., v. 8102-8103 ; L. fechos, § 427 ; A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 153. 236 A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 160. 237 L. fechos, § 254. 238 Chr. fr., § 764 ; R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 107. 239 B. Berg, « The Moreote expedition of Ferrando of Majorca », dans Byzantion, t. IV, 1985, p. 69-90 ; L. fechos, § 560-568. 240 Dipl. Orient català, p. 105 ; Assises, art. 18. 241 Chr. gr., § 128 ; Chr. gr., v. 1939 ; Chr. ital., p. 428 ; Chr. fr., § 128. 242 Les Durnay sont attestés en Champagne (G. Bonnafous, « Les stratégies d’un lignage noble de Champagne : les seigneurs d’Arzillières de 1315 à 1337 », dans Champagne Généalogie, n° 97, 2002, p. 344).
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annexes Kalavryta. Il participe à des ambassades à Constantinople243, mais ses terres semblent être aux mains des Grecs dans les années 1260244. Sa veuve se remarie avec Anselin de Toucy245. 67. GEOFFROY DE DURNAY Fils d’Othon de Durnay. Seigneur de Gritsena246. Mort après 1283247. Père de Jean, Othon et Cassandre. La baronnie de conquête dévolue à son père est prise par les Grecs dans les années 1260, elle semble compensée par celle de Gritsena248. D’après la Chronique de Morée, il semble accompagner Baudouin II, mais fait le choix de rester en Morée249. Il participe avec d’autres barons moréotes à la bataille de Tagliacozzo en 1268250, et il est de ceux choisis pour participer au duel opposant Charles d’Anjou au roi d’Aragon en 1283251. 68. JEAN DE DURNAY Seigneur de Gritsena à la fin du XIIIe siècle. Fils de Geoffroy de Durnay et frère d’Othon II et de Cassandre. Pas de descendant* connu. Il participe aux côtés du prince Florent de Hainaut à la pacification du territoire moréote252, mais en 1292, il est capturé par Roger de Lluria, amiral de Jacques d’Aragon, lorsqu’il débarque dans le Péloponnèse, mais il est traité avec égard car sa valeur au combat est reconnue253. Il est marié à la fille du comte de Céphalonie254. 69. OTHON II DE DURNAY Fils de Geoffroy de Durnay, frère puîné de Jean de Durnay et de Cassandre. XIIIe siècle. 243 Ce n’est certainement pas son fils, Geoffroy, qui y participe : il y a là une erreur de la chronique aragonaise (L. fechos, § 202 ; A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 146, n. 1). 244 A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 145-146. 245 Chr. fr., § 87. 246 L. fechos, § 587. 247 Dernière date pour laquelle son nom est mentionné. 248 Chr. fr., § 587 ; A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 146 ; D.A. Zakythinos, Le Despotat grec…, op. cit.,p. 35. 249 Chr. fr., § 87. 250 Ibid., § 475 c. 251 Ibid., 588 ; M. Sanudo, op. cit., p. 183. 252 Chr. fr., § 742-743. 253 Ibid., § 764-784 ; G. Airaldi, « Roger of Lauria’s expedition to the Peloponnese », dans Mediterranean Historical Review, 10, 1995, p. 17. 254 Chr. fr., § 776. Le Libro de los fechos précise qu’il a épousé la fille de Hugues de Charpigny (L. fechos, § 494).
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annexes Il est emprisonné comme son frère par Roger de Lluria255. Il est libéré en même temps que son frère256. 70. CASSANDRE DE DURNAY Fille de Geoffroy de Durnay, sœur de Jean et d’Othon II. Elle épouse Francesco Sanudo, seigneur de Milos257. Veuve, elle conserve comme douaire* la moitié de l’île258. 71. GAUTIER D’ENGHIEN Seigneur d’Enghien, XIVe siècle. Père de Solier, Jean, Louis et Guy. Il épouse en 1320 Isabelle de Brienne259, sœur de Gautier VI de Brienne. Celleci, à la mort de son frère en 1356, hérite des droits sur le duché d’Athènes et sur les seigneuries d’Argos et de Nauplie, qu’elle transmet ensuite à Solier et Guy. 72. SOLIER D’ENGHIEN Comte de Brienne et duc titulaire d’Athènes. Fils de Gautier d’Enghien et d’Isabelle de Brienne, XIVe siècle. Frère de Jean, Louis et Guy. Mort en 1364260. En 1356, à la mort de son oncle maternel, Gautier VI de Brienne, il devient duc d’Athènes et comte de Brienne. À sa mort en 1364, ses titres reviennent à son fils Gautier. 73. JEAN D’ENGHIEN Comte de Lecce, seigneur de Vonitsa et de Leucade. Fils de Gautier d’Enghien, frère de Solier, Louis et Guy. Père de Pierre, Marie et Françoise. Mort en 1373. En 1359, il se plaint auprès des autorités vénitiennes à propos de l’un de ses vassaux Graziano Giorgio261. En 1364, il est chargé de conseiller son neveu, Gautier le fils de Solier, pour son mariage262. Il se lance dans une lutte contre les 255
Chr. fr., § 771, 781. Ibid., § 796. 257 M. Sanudo, op. cit., p. 121. 258 Un acte de 1300 évoque la « dame de Milo », qui est donc veuve, puisqu’elle y figure seule (G. Saint-Guillain, L’Archipel des seigneurs…, op. cit., p. 850). 259 F. de Sassenay, Les Brienne…, op. cit., p. 187. 260 A. Luttrell, « The Latins of Argos and Nauplia, 1311-1394 », dans Papers of the British School at Rome, XXXIV, Londres, 1966 ; repris dans Id., Latin Greece, the Hospitallers and the Crusades 1291-1440 (VR), Londres, 1982, p. 40. 261 Dipl. Orient català, p. 313. 262 Ibid., p. 401. 256
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annexes Catalans d’Athènes avec l’aide de ses frères Guy et Louis263 et pour cela demande de l’aide à Venise qui refuse car elle est en paix avec les Catalans264. Il se marie dans la noblesse napolitaine, avec Sancia de Baux265. À sa mort en 1373, son fils Pierre hérite. 74. GUY D’ENGHIEN Seigneur d’Argos et de Nauplie. Fils de Gautier d’Enghien, frère de Solier, Jean et Louis. Père de Marie d’Enghien. Mort en 1377. Guy devient seigneur d’Argos et de Nauplie en échange de sa part d’héritage occidental avec son autre frère Engelbert266. Il se serait marié dans la noblesse locale, mais l’identité de son épouse n’est pas certaine267. Il devient citoyen vénitien en 1362268 et en 1370, il participe aux côtés de ses frères à une expédition militaire contre les Catalans269, qui se conclut par une paix en 1371270. C’est l’occasion de conclure l’alliance matrimoniale de sa fille Marie avec Jean de Lluria, qui est finalement révoqué271. À sa mort, Marie hérite de ses biens. 75. LOUIS D’ENGHIEN Comte de Conversano, bail* de la principauté de Morée. Fils de Gautier d’Enghien, frère de Solier, Jean et Guy. Père de Margherita. Mort en 1390 environ. Le comté de Conversano provient de son oncle maternel , Gautier de Brienne. Il est nommé bail* de la principauté en 1370 et organise des expéditions contre les Catalans avec ses frères272. Il occupe Athènes pendant un temps, mais doit se retirer273. Il capture Jean de Lluria en 1377, ancien promis de sa nièce Marie, et des négociations sont engagées par Pierre d’Aragon pour le libérer en 1381 274. Il se marie dans la noblesse napolitaine avec Giovanna di San Severino. Il laisse ses titres à son gendre, Jean de Luxembourg.
263
Dipl. Orient català, p. 407-408. Ibid., p. 419. 265 A. Luttrell, « The Latins …», op. cit., p. 42. 266 Ibid., p. 38. 267 Une chronique française du XVe siècle lui donne pour épouse une fille d’Érard le Maure, seigneur d’Arkadia (Ibid., p. 38). 268 Ibid., p. 40. 269 Dipl. Orient català, p. 407-408. 270 Ibid., p. 418-419. 271 Ibid., p. 418-419. 272 Ibid., p. 407-408. 273 L. fechos, § 703. 274 Dipl. Orient català, p. 744-745. 264
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annexes 76. GAUTIER D’ENGHIEN Fils et héritier de Solier d’Enghien. Mort en 1381. À la mort de son père, Solier, il hérite du titre de duc d’Athènes et en 1369 des tractations sont menées pour un mariage avec Constanza di Randazzo, la fille de Jean, duc catalan d’Athènes275. Or, les négociations achoppent pour une raison inconnue276. Gautier s’éteint jeune et célibataire en 1381. 77. PIERRE D’ENGHIEN Comte de Lecce. Fils de Jean d’Enghien, frère de Marie et de Françoise. Mort en 1384 sans descendance* connue. À la mort de son père, il hérite de ses titres. Il a épousé Marguerite de Luxembourg277. Comme il n’a pas de descendance*, les titres passent à sa sœur Marie et à son époux. 78. MARIE D’ENGHIEN Fille de Jean d’Enghien, sœur de Pierre et de Françoise, XIVe siècle. Marie épouse en premières noces Raymond de Baux-Orsini, puis au plus tard en 1407, Ladislas d’Anjou, roi de Naples278. Elle hérite des biens patrimoniaux après la mort de son frère Pierre. 79. FRANÇOISE D’ENGHIEN Fille de Jean d’Enghien, sœur de Pierre et de Marie. XIVe siècle. 80. MARIE D’ENGHIEN Héritière d’Argos et de Nauplie. Fille de Guy d’Enghien. Morte en 1393 environ. En 1371, Marie est promise à Jean de Lluria, fils de Roger de Lluria, viguier de Thèbes, mais le projet est finalement abandonné. À la mort de son père Guy d’Enghien en 1377, elle passe sous tutelle de son oncle Louis279, lequel conclut très rapidement pour sa nièce un mariage vénitien avec Pietro Cornaro dans l’attente d’une aide militaire visant à protéger les terres familiales280. Veuve en
275 276 277 278 279 280
Dipl. Orient català, p. 398-402. K. M. Setton, Catalan Domination…, op. cit., p. 72. A. Luttrell, « The Latins… », op. cit., p. 46. Ibid., p. 46. Ibid., p. 42. Ibid., p. 42-43.
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annexes 1388, elle vend ses droits à Venise281. Peu après sa mort qui intervient en 1393 ou peu avant, les lignagers interviennent auprès de Venise afin de récupérer ses biens282. 81. MARGHERITA D’ENGHIEN Fille de Louis d’Enghien. Elle épouse Jean de Luxembourg, à qui elle transmet le titre de comte de Conversano, d’Enghien et de Brienne. Quand il meurt en 1395, les titres reviennent à leur fils Pierre de Luxembourg283. 82. JEAN DE FOUCHEROLLES Seigneur établi en Argolide au cours du XIIIe siècle284. Père de François et de Gautier. Il épouse la fille de Renaud de La Roche, sire de Véligosti285. 83. FRANÇOIS DE FOUCHEROLLES Fils de Jean de Foucherolles. Frère de Gautier. XIVe siècle. Père de Nicolas. 1309, les biens de son grand-père, Renaud, sis en Argolide, lui sont confirmés à lui ainsi qu’à son fils, Nicolas, par son suzerain Gautier de Brienne286. 84. GAUTIER DE FOUCHEROLLES Fils de Jean, frère de François. XIVe siècle. Il est capitane d’Argos et défend les possessions des Brienne en Argolide au début du XIVe siècle287. 85. NICOLAS DE FOUCHEROLLES Fils de François. Père de Lise, Bonne et Antoinette. Mort avant 1364.
281
Mon. Peloponnesiaca, p. 97-98. A. Luttrell, « The Latins… », op. cit., p. 46. 283 Ibid., p. 46. 284 Leur présence n’est attestée que dans la version aragonaise (L. fechos, § 133). 285 Il semble bien que ce soit un La Roche, mais peut-être y-a-t-il deux Renaud de La Roche (D. Jacoby, La Féodalité…, op. cit., p. 214 ; D. Jacoby, « Quelques considérations sur la “Chronique de Morée” », dans Journal des Savants, 1968 ; repris dans Id., Société et démographie à Byzance et en Romanie latine (VR), Londres, 1975, p. 167 ; G. Saint-Guillain, L’Archipel…, op. cit., p. 854). 286 A. Luttrell, « The Latins … », op. cit., p. 38. 287 Dipl. Orient català, p. 81 ; A. Luttrell, « The Latins… », op. cit., p. 39. 282
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annexes Il hérite de fiefs en Argolide et il apparaît dans le testament de Gautier de Brienne en 1347288. À sa mort, les biens reviennent à sa fille Lise et à son époux Jacques de Tsogia. 86. LISE DE FOUCHEROLLES Fille de Nicolas. Mère de Nicolas de Tsogia. XIVe siècle. Elle succède à son père, mort au début des années 1360, avec son époux Jacques de Tsogia, feudataire dans l’ouest moréote289. 87. PHILIPPE DE JONVELLE Seigneur de Vostitsa290. Père d’Isabelle et d’Agnès. Bail* de la principauté. Mort avant 1373291. Seigneur originaire de Bourgogne, il devient baron de Vostitsa et de Nivelet par son union avec Guillemette de Charny qu’il épouse en 1340 environ. Il est nommé bail* de la principauté par Marie de Bourbon en 1348-1349 environ292 et le couple cède ses droits à cette même reine une vingtaine d’années plus tard293. 88. OTHON DE LA ROCHE Seigneur d’Athènes, d’Argos et de Nauplie294. Fils de Pons de La Roche. Frère de Sibylle et de Pons. Pas de descendance* connue. Mort avant 1234. Il s’agit d’un baron de conquête dont le prénom est fréquemment confondu dans les sources avec celui de Guillaume, l’un de ses successeurs295. Ce noble bourguignon participe à la Quatrième croisade et figure parmi les fidèles de Boniface de Montferrat296, participant même au parlement de Ravenique en
288
A. Luttrell, « The Latins… », op. cit., p. 53. D. Jacoby, La Féodalité…, op. cit., p. 214. 290 J. Longnon, P. Topping, Documents…, op. cit., p. 148. 291 R.-J. Loenertz, Les Ghisi…, op. cit., p. 460. 292 L. fechos, § 680-681. 293 A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 460. 294 Quelques incertitudes pèsent sur la détention des seigneuries d’Argos et de Nauplie par la dynastie des La Roche (A. Kiesewetter, « Ricerche costituzionali e documenti per la signoria ed il ducato di Atene sotto i de La Roche e Gualtieri V di Brienne », dans C. A. Maltezou, P. Schreiner (éd.), Bisanzio, Venezia e il mondo franco-greco (XIIe-XVe secolo), Atti del colloquio internazionale organizzato nel centenario della nascita di Raymond-Joseph Loenertz o.p., Venezia, 1-2 dicembre 2000, Venise, 2002, p. 304305, 308). 295 Cf. supra, p. 33. 296 J. Longnon, Les Compagnons…, op. cit., p. 215-216. 289
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annexes 1209297. Il a épousé Isabelle de Ray et fait le choix de rentrer dans ses terres bourguignonnes à la fin des années 1220298, laissant ses biens de conquête à son neveu Guy299. 89. SIBYLLE DE LA ROCHE Fille de Pons de La Roche, sœur d’Othon et de Pons. Mère d’Othon de Cicon. Elle épouse Jacques de Cicon, seigneur bourguignon. Rien ne permet de penser qu’elle ait pu accompagner son fils, Othon de Cicon, en Morée. 90. GUY Ier DE LA ROCHE Coseigneur de Thèbes (1211), seigneur puis duc d’Athènes. Fils de Pons de La Roche, neveu d’Othon. Père de Jean, Guillaume, Alice, Catherine, Isabelle. Mort en 1263. Vers 1208, il rejoint son oncle, Othon, en Morée et Geoffroy de Villehardouin lui inféode la coseigneurie de Thèbes en 1211300. Il reprend également la seigneurie d’Athènes que son oncle délaisse pour rentrer en France à la fin des années 1220 et épouse l’une des nièces de Guillaume de Villehardouin301. Pourtant il refuse de prêter hommage à ce même prince, lui déclarant ainsi une guerre ouverte de 1255 à 1258302. Or Guy de La Roche, malgré de nombreux soutiens, perd la guerre, est contraint de se soumettre et de prêter hommage303. Embarrassée par la situation, la Haute Cour lui demande d’aller en France afin que son cas soit jugé par Louis IX, épisode en partie légendaire de la Chronique de Morée304. Ce voyage lui permet toutefois d’échapper à la défaite de Pélagonia en 1259, mais lors de son retour, il participe aux tractations305. 91. BONNE DE LA ROCHE Héritière de la moitié de la seigneurie de Thèbes. Fille de Pons de La Roche, sœur de Guy Ier de La Roche. Mère de Nicolas II, Othon et Jean de Saint-Omer.
297 H. de Valenciennes, Histoire de l’empereur Henri de Constantinople, J. Longnon (éd.), Paris, 1948, § 668. 298 Plusieurs actes attestent sa présence en Occident (A. Kiesewetter, « Ricerche… », op. cit., p. 294295. 299 A. Bon, La Morée…, op. cit., p. 110. 300 J. Longnon, « Problèmes… », op. cit., p. 89. 301 M. Sanudo, op. cit., p. 106-107. 302 Chr. fr., § 220-237. 303 Ibid., § 238-243. 304 En effet, si Guy de La Roche a bien effectué un voyage en France en 1259-1260, le roi capétien ne l’a nullement distingué du titre ducal (Chr. fr., § 253 ; J. Longnon, « Problèmes… », op. cit., p. 91-92). 305 Chr. fr., § 320-328.
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annexes Elle se marie avec Béla de Saint-Omer probablement avant 1240 et lui apporte en dot la moitié de la seigneurie de Thèbes306. 92. GUILLAUME DE LA ROCHE Baron de Damala et de Véligosti. Fils de Pons de La Roche. Frère de Guy Ier et de Bonne. Père de Jacques. Les terres de Damala ont pu être octroyées à Guillaume par son frère aîné Guy dans la première moitié du XIIIe siècle307 et il se place aux côtés de son frère dans la lutte qui l’oppose au prince Guillaume de Villehardouin à partir de 1255308. En 1256, il reçoit un fief dévolu par Venise à Négrepont309, qu’il envisage d’abandonner si Théodore II Laskaris lui en donne un plus avantageux310. Dans tous les cas, la donation est remise en question en 1259311. Peut-être a-t-il épousé une fille de Mathieu de Mons, alliance qui permettrait d’expliquer pourquoi il devient sire de Véligosti312. 93. JEAN DE LA ROCHE Duc d’Athènes (1263-1280). Fils de Guy Ier de La Roche. Frère de Guillaume, Alice, Catherine et Isabelle. Mort en 1280. Sans descendance*. En 1263, il hérite de la seigneurie d’Athènes à la mort de son père Guy Ier, mais souffrant de la goutte il ne se marie pas. En 1275, à la mort de Geoffroy de Briel, il s’occupe du remariage de sa sœur, Isabelle, avec Hugues de Brienne313. Nommé par Charles Ier d’Anjou gouverneur à la mort de Guillaume de Villehardouin314, il se retrouve prisonnier à Constantinople lors de la lutte contre les Byzantins, mais il en est libéré315. 94. GUILLAUME DE LA ROCHE Seigneur de Livadia puis duc d’Athènes (1280-1287). Bail* de la principauté (1285-1287). Fils de Guy Ier de La Roche. Frère de Jean, Alice, Catherine et Isabelle. Père de Guyot/Guy II de La Roche. Mort en 1287.
306 P. Feuchère, « Une lignée coloniale au XIIIe siècle. Les Saint-Omer de Grèce », dans Bulletin de la Société des Antiquaires de la Morinie, fasc. 313, t. XVII, 1950, p. 356. 307 L. fechos, § 125 ; A. Bon, La Morée…., op. cit., p. 110. 308 M. Sanudo, op. cit., p. 109. 309 D. Jacoby, La Féodalité…, op. cit., p. 192 ; R.-J. Loenertz, « Les seigneurs tierciers… », op. cit., p. 157. 310 G. Saint-Guillain, L’Archipel…, op. cit., p. 189. 311 D. Jacoby, La Féodalité…, op. cit., p. 193. 312 C. Hopf, Chroniques…, op. cit., p. 473. 313 L. fechos, § 417 ; Chr. fr., § 497-498. 314 Ibid., § 423. 315 G. Pachymère, p. 229-230.
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annexes Il épouse Hélène Comnène-Doukas, sœur du seigneur de Néopatras et de Thessalie, qui lui apporte en dot Gravia, Zeitoun, Siderokastron, Gardiki316. Il est le premier de la dynastie à apparaître dans les actes en qualité de duc d’Athènes317, et il est nommé bail* de la principauté de 1285 à 1287318. Dans son testament, il place son fils et héritier, Guyot, encore mineur, sous la tutelle de son beau-frère Hugues de Brienne319. 95. ALICE DE LA ROCHE Fille de Guy Ier de La Roche. Sœur de Jean, Guillaume, Catherine et Isabelle. Mère d’Échive d’Ibelin. Elle est mariée à Jean II d’Ibelin, seigneur de Beyrouth320, et transmet ses droits à sa fille héritière Échive, venue prétendre à la succession du duché d’Athènes à la mort de son cousin Guyot, en 1308321. 96. CATHERINE DE LA ROCHE er
Fille de Guy I de La Roche. Sœur de Jean, Guillaume, Alice et Isabelle. Elle épouse Charles de Lagonesse, sénéchal de Sicile322. 97. ISABELLE DE LA ROCHE Fille de Guy Ier de La Roche. Sœur de Jean, Guillaume, Alice et Catherine. Mère de Gautier de Brienne. Morte en 1287323. Elle épouse le seigneur de Karytaina, Geoffroy de Briel dont elle est veuve en 1275, et reçoit en douaire* la moitié de sa seigneurie. Elle est remariée par son frère deux ans plus tard à Hugues de Brienne qu’elle suit en Italie324. 98. JACQUES DE LA ROCHE Baron de Véligosti et de Damala325, gouverneur d’Argos et de Nauplie. Fils de Guillaume de La Roche. Père de Renaud. Mort après 1283.
316
D. Jacoby, « Catalans, Turcs… », op. cit., p. 226-227. A. Kiesewetter, « Ricerche… », op. cit., p. 316-319. 318 L. fechos, § 420-423 ; Chr. fr., § 547 ; Chr. ital., p. 461. 319 L. fechos, § 425. 320 R. Grousset, Histoire des croisades et du royaume franc de Jérusalem, Paris, rééd. 1991, (1re éd. 1934), t. III, p. 597. 321 L. fechos, § 540-541. 322 C. Hopf, Chroniques…, op. cit., p. 473. 323 A. Kiesewetter, « Ricerche… », op. cit., p. 326-327. 324 L. fechos, § 417 ; M. Sanudo, op. cit., p. 117. 325 Chr. fr., § 527. 317
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annexes Baron de Morée, il épouse Marie, la fille de Guillaume Aleman326. Il a dû mourir après le duel opposant à Bordeaux Charles Ier d’Anjou et le roi d’Aragon, auquel il participe327 et laisse son fils, Renaud, hériter de ses biens. 99. GUY II ou GUYOT DE LA ROCHE Duc d’Athènes (1287-1308). Fils de Guillaume de La Roche. Mort en 1308. Mineur à la mort de son père, il est placé sous tutelle de son oncle Hugues de Brienne328. Majeur, il est adoubé en 1294 par Bonifacio da Verona329. La volonté de s’affirmer le pousse à refuser l’hommage dû au nouveau prince de Morée, Florent de Hainaut, geste dénoncé par les autorités angevines qui le poussent à se soumettre330. En 1299, il détient Mahaut de Hainaut, fille de la princesse Isabelle de Villehardouin qu’il compte épouser malgré son jeune âge. Contraint de la relâcher331, il se fiance avec elle une fois l’accord du roi angevin acquis332 et d’après le contrat, la jeune héritière et future épouse apporte en dot* la châtellenie familiale de Kalamata333. Il se mêle en outre de la gestion des terres de ses collatéraux utérins* et il devient ainsi tuteur de Jean II Ange-Comnène, seigneur de Néopatras et Thessalie334, allant jusqu’à organiser une expédition militaire en 1304 afin de le défendre335. Guyot s’empare également d’une partie du douaire* de sa mère, Hélène Comnène-Doukas et, en dépit des injonctions, il n’est pas certain que la veuve ait été rétablie dans ses biens336. Après le départ d’Isabelle de Villehardouin et de Philippe de Savoie pour l’Occident, Mahaut de Hainaut, encouragée par son époux, revendique la principauté337, cependant le bail* Nicolas III de Saint-Omer refuse de donner suite à cette réclamation et Guyot pour protester s’empare de la moitié de Thèbes, seigneurie des Saint-Omer338. C’est pourtant lui qui est choisi par Philipe de Tarente comme bail* de la principauté (1307-1308)339, mais
326
L. fechos, § 397. M. Sanudo, op. cit., p. 183. 328 L. fechos, § 425. 329 R. Muntaner, Les Almogavres…, op. cit., p. 158 ; Ch. Perrat, J. Longnon, Actes…, op. cit., p. 101 ; Chr. fr., § 551. 330 L’affaire dure de 1294 à 1296 (Ch. Perrat, J. Longnon, Actes…, op. cit., p. 108-110 ; 134-135 ; 164-165). 331 Ibid., p. 181. 332 L’autorisation date de 1300 (Ibid., p. 201 ; L. fechos, § 506 ; Chr. fr., § 546 ; 832-840). 333 A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 171. 334 Chr. fr., § 873-885. 335 Ibid., § 892-893 ; 897-902. 336 Les tensions entre le fils et la mère durent plusieurs mois entre 1299 et 1300 (Ibid., p. 190-192 ; 198-199). 337 Il y a une confusion dans la version aragonaise qui place ses revendications après la mort d’Isabelle. Or celle-ci étant morte en 1311 et Guyot en 1308, cela n’est pas possible (L. fechos, § 516-517). 338 L. fechos, § 518. 339 A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 185. 327
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annexes sa mort prématurée donne lieu à des querelles successorales entre ses collatéraux*, Échive d’Ibelin et Gautier de Brienne, lequel l’emporte finalement340. 100. RENAUD DE LA ROCHE Baron de Véligosti et de Damala. Fils de Jacques de La Roche341, frère d’Alice. Père de deux filles, dont Jacqueline342. Mort en 1311. Dans les années 1290, il succède à son père dans les terres patrimoniales343 et il épouse Alice Sanudo en 1296, mariage nécessitant une dispense matrimoniale344. 101. ALICE DE LA ROCHE Fille de Jacques de La Roche, sœur de Renaud. XIVe siècle. Elle épouse Francesco Dalle Carceri345, tiercier de Négrepont. 102. JACQUELINE DE LA ROCHE Fille de Renaud de La Roche. Dame de Damala, XIVe siècle. Elle épouse avant 1324 Martino Zaccaria, seigneur de Chio346. 103. NICOLAS LE MAURE Seigneur de Saint-Sauveur. Bail* de la principauté (1315). Fin XIIIe-début XIV siècle. Père d’Étienne le Maure. e
La présence de Nicolas le Maure est attestée dès 1297, date à laquelle il apparaît en tant que témoin dans une donation des Villehardouin347. Il est en outre capitaine de l’Escorta et de la châtellenie de Kalamata en 1304-1309 et mène la résistance face aux Grecs348.
340
Cf. supra, p. 499. L. fechos, § 397. 342 Il n’est pas clairement établi qu’il soit le beau-père de Jean de Foucherolles (G. Saint-Guillain, L’Archipel…, op. cit.,p. 854). 343 Chr. fr., § 968. 344 Peut-être a-t-il déjà contracté une union matrimoniale (G. Saint-Guillain, L’Archipel…, op. cit., p. 54). 345 L. fechos, § 397. 346 Ce dernier est mentionné dans une lettre de Philippe de Tarente datée de juin 1324 en tant que seigneur de Chios, Damala et de Chalandritsa (A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 205 ; C. Hopf, Chroniques…, op. cit., p. 473). 347 A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 172. 348 Chr. fr., § 933-951. 341
603
annexes Bail* de la principauté en 1315349, il fait partie des barons qui résistent à la tentative de Ferrand de Majorque350. 104. ÉTIENNE LE MAURE Seigneur de Saint-Sauveur351. Fils de Nicolas. Père d’Érard, Catherine, Lucie et Marie. XIVe siècle. Il épouse la fille de Vilain II d’Aulnay, Agnès, dame de la moitié d’Arkadia et détient en outre Saint-Sauveur dont il est le seigneur en 1324352. Ils eurent de nombreux enfants, mais un seul descendant mâle survivant, Érard353. 105. ÉRARD LE MAURE Baron d’Arkadia, seigneur d’Aétos. Maréchal de Morée. Fils d’Étienne le Maure, père de Catherine, Lucie et Marie. Mort après 1387. Il succède à son père avant 1338 à la tête de Saint-Sauveur, d’Arkadia et d’Aétos354. En 1344, il fait partie des feudataires qui soutiennent les prétentions de Jacques de Majorque à accéder au titre princier de Morée355 et il obtient même le titre de maréchal de la principauté en 1346356. Peu après, il doit faire face à la prise de son château d’Arkadia par la ruse, le contraignant à verser une rançon afin de libérer sa femme et sa fille357. Il participe encore à des ambassades dans les années 1370358, et il est encore vivant en 1387, date à laquelle il figure comme témoin dans un acte de Pierre de San Superan359. 106. CATHERINE LE MAURE Fille aînée d’Érard III le Maure, sœur de Lucie et de Marie. Mère d’Érard IV, Centurione II, Benedetto et Stefano. XIVe siècle.
349
L. fechos, § 187. A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 192. 351 Chr. fr., § 585. 352 Dans une lettre de Philippe de Tarente daté de juin 1324, il figure au rang des feudataires moréotes avec ce titre (A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 205). 353 Chr. gr., v. 8476-8469 ; Chr. gr. (2005), p. 269. 354 Mon. Peloponnesiaca, p. 74 ; L. fechos, § 446 ; Chr. gr., v. 8467-8469 ; Chr. gr. (2005), p. 269. 355 A. Bon , La Morée franque…, op. cit., p. 214. 356 Ibid.., p 236. 357 L. fechos, § 682. 358 A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 252. 359 Ibid., p. 266. 350
604
annexes Fille aînée du baron d’Arkadia, elle est promise en 1368 à Léon de Lusignan, mais épouse finalement Andronic Asên Zaccaria360. Sa dot* est composée de la baronnie d’Arkadia361. 107. LUCIE LE MAURE Fille d’Érard III le Maure, mère d’Érard Laskaris362. Sœur de Catherine et Marie le Maure. XIVe siècle. Elle épouse Jean Laskaris Calophéros au début des années 1370, mais demeure aux côtés de son père durant plusieurs années, ce qui ne manque pas de créer quelques tensions entre le gendre et le beau-père363. Sa dot* n’est nullement constituée de terres364. 108. MARIE LE MAURE Fille d’Érard III le Maure, sœur de Catherine et Lucie. Mère de plusieurs enfants. XIVe-XVe siècles. Elle épouse Pierre de San Superan et revendique à ses côtés l’héritage de son neveu, Érard Laskaris365. Veuve, c’est son neveu, Centurione II Zaccaria, qui devient tuteur de ses enfants mineurs, mais il usurpe le pouvoir qui devait leur revenir et se fait reconnaître prince de Morée par le roi de Naples Ladislas en 1404366. 109. ENGILBERT DE LIEDEKERQUE Connétable de Morée (1294-1305)367. Neveu du prince Florent de Hainaut. Frère de Gautier. Père de deux filles. Fin XIIIe- début XIVe siècles. Il est le fils de la sœur de Florent de Hainaut et rejoint son oncle en Morée à la fin du XIIIe siècle368. Il y obtient la connétablie, épouse la fille du comte de
360
D. Jacoby, « Jean Lascaris Calophéros, Chypre et la Morée », dans Revue des Études Byzantines, 26, 1968 ; repris dans Id., Société et démographie à Byzance et en Romanie latine (VR), Londres, 1975, p. 200, 219. 361 Mon. Peloponnesiaca, p. 74. 362 R.-J. Loenertz, « Pour la biographie de Jean Lascaris Calophéros », dans Revue des Études Byzantines, t. XXVIII, Paris, 1970, p. 131. 363 Les échanges virulents de part et d’autre se poursuivent de 1373 à 1376 (D. Jacoby, « Jean Lascaris Calophéros, op. cit., p. 199 et suiv.). 364 Ibid., p. 200. 365 R.-J. Loenertz, « Pour la biographie… », op. cit., p. 135-138. 366 Mon. Peloponnesiaca, , p. 533. 367 Il signe en tant que connétable pour des actes datés de 1303-1304 (Chr. fr., § 828-829 ; A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 173, 177, 183, 184). 368 Chr. fr., § 661.
605
annexes Céphalonie, et ensemble ils ont deux filles dont l’une épouse Bartolomeo II Ghisi, seigneur tiercier*, et l’autre se marie avec Nicolas III de Saint-Omer369. 110. GAUTIER DE LIEDEKERQUE Capitaine de Corinthe. Frère d’Engilbert et neveu de Florent de Hainaut. Fin XIIIe-début XIVe siècle. Frère cadet d’Engilbert, il suit son aîné dans la principauté de Morée pour rejoindre leur oncle devenu prince370. En charge de la châtellenie de Corinthe, il s’y montre arbitraire et abuse de sa position dominante afin d’oppresser les plus riches sujets grecs371. 111. JEAN DE NULLY Baron de Passavant. Maréchal de Morée. Père de Marguerite. XIIIe siècle. L’ascendance du lignage n’est pas connue avec certitude, néanmoins les racines sont champenoises et des parents ont participé à la Quatrième croisade372. Il est lui-même l’un des conquérants de la principauté et il en devient le premier maréchal373. Il est, semble-t-il, le constructeur de Passavant374 et il épouse la sœur de Gautier de Rosières, seigneur de Mathegriphon375. 112. MARGUERITE DE NULLY Fille de Jean, maréchal de la principauté. Mère de Nicolas III de Saint-Omer. Fin XIIIe-début XIVe siècle. Elle a épousé Guibert de Cors dont elle est veuve après la bataille de Karydi en 1258376. Au lendemain de la remise en liberté du prince Guillaume de Villehardouin détenu à Constantinople, Marguerite est envoyée comme otage dans la capitale byzantine377. Revenue, elle ne peut entrer en possession de l’héritage de son oncle Gautier de Rosières, mort sans descendant* direct378. Remariée à
369
L. fechos, § 470. Ibid., § 662. 371 Chr. fr., § 663 et suiv. 372 D. Quéruel, « Quand les princes… », op. cit.,p. 60 ; J. Longnon, Les Compagnons…, op. cit., p. 25 ; A. Parmeggiani, « Le funzioni amninistrative del principato di Aciaia », dans Byzantinistica, Rivista di studi bizantina e slavi, I, 1999, p. 106 ; W. K. Prinz Zu Izenburg, Europaïsche…, op. cit., tabl. 92. 373 Chr. fr., §128 374 Ibid., § 219. 375 L. fechos, § 385. 376 Chr. fr., § 233. 377 Ibid., § 502. 378 Ibid., § 503; B. Hendrickx, « Le procès de Marguerite de Passavant : une révision », dans ΕΚΚΛΗΣΙΑΣΤΙΚΟΣ ΦΑΡΟΣ, 1994, 76, p. 367-368. 370
606
annexes Jean de Saint-Omer, devenu maréchal, un procès est intenté afin de recouvrer l’héritage accaparé entre temps par le prince de Morée. Finalement, Marguerite perd son procès mais reçoit en compensation le tiers de la baronnie de Mathegriphon379. Elle dut mourir peu après car Jean se remarie. 113. NICOLAS Ier DE SAINT-OMER Seigneur de Béotie (1204-1212). Père de Béla. Mort vers 1212. Originaire de Flandre et de Hainaut, Nicolas est le fondateur de la lignée* grecque des Saint-Omer380. Baudouin d’Avesnes le confond avec son fils et lui donne à tort comme épouse la sœur du seigneur d’Athènes381. En fait, il épouse une princesse hongroise, Marguerite382. 114. BÉLA DE SAINT-OMER Coseigneur de Thèbes. Fils de Nicolas Ier. Père de Nicolas II, Othon et Jean. Mort avant 1258. Prénommé de la même façon que son grand-père maternel, Béla III de Hongrie383, il épouse Bonne de La Roche, sœur de Guy de La Roche et détient dès lors la moitié de Thèbes384. 115. NICOLAS II DE SAINT-OMER Coseigneur de Thèbes (1258-1289), bail* de la principauté (1287-1289). Fils de Béla. Frère d’Othon et de Jean. Mort en 1294. Il succède à son père, Béla, à la tête de la coseigneurie de Thèbes et participe aux côtés de Guy de La Roche, son oncle, à la révolte contre Guillaume de Villehardouin385. Il soutient sa belle-sœur, Marguerite de Nully, dans le procès qui l’oppose au prince386, et il représente dans les années 1270 le parti angevin
379
Chr. fr., § 525 ; cf. annexes, p. 533. Un Guillaume de Saint-Omer est bail* de l’empereur latin de Constantinople, Baudouin Ier, sur ses terres flamandes (B. Hendrickx, « Regestes des empereurs latins de Constantinople (12041261/1272) », dans Byzantina, 14, 1988, p. 28-29, 31 ; P. Feuchère, « Une lignée coloniale… », op. cit., p. 354-355). 381 Baudouin d’Avesnes, Chronique, I. Heller (éd.) dans Monumenta Germaniæ Historica, Scriptorum, t. 25, Leiden, p. 432. 382 Chr. fr., § 507. 383 Ibid., § 554. 384 Ibid., §507. 385 Ibid., § 234, 238. 386 Ibid., § 507-529. 380
607
annexes auprès du prince de Morée387. Veuf de Marie d’Antioche, il épouse en 1280 la veuve du prince Guillaume, Anne Comnène-Doukas388. 116. OTHON DE SAINT-OMER Coseigneur de Thèbes (1294-1296). Fils de Béla. Frère de Nicolas II et de Jean. Pas de descendance* connue. Il participe aux côtés de ses frères à la révolte de Guy de La Roche contre le prince Guillaume de Villehardouin389. Il épouse Margherita da Verona390. 117. JEAN DE SAINT-OMER Maréchal de Morée. Fils de Béla. Frère de Nicolas II et Othon. Père de Nicolas III. XIIIe siècle. Il participe aux côtés de ses frères à la révolte de Guy de La Roche contre Guillaume de Villehardouin391. Grâce à son mariage avec Marguerite de Nully, il obtient le titre héréditaire de maréchal qu’il transmet à leur fils Nicolas III. Veuf, il épouse la nièce de Guillaume de Villehardouin, veuve elle-même de Guglielmo da Verona, avec laquelle il a des enfants ; cependant une dispense matrimoniale est demandée car les époux sont en fait des parents éloignés392. 118. NICOLAS III DE SAINT-OMER Maréchal de Morée393, coseigneur de Thèbes394. Seigneur d’un tiers d’Akova (ou Mathegriphon), bail* de la principauté (1300-1302 ; 1305-1307). Fils de Jean. Mort en 1314. Époux de la fille de Richard Orsini, Guillerme395, il est maréchal et bail* de la principauté au début du XIVe siècle396. Il négocie le mariage entre Guy II de La Roche et Mahaut de Hainaut397, mais s’oppose surtout à Philippe de Savoie au cours de son règne, que ce soit lors des démêlés avec le chancelier Benjamin de Kalamata398 ou lors du procès de Marguerite d’Akova contre Jean de Cépha-
387 388 389 390 391 392 393 394 395 396 397 398
Chr. fr., § 444-445. L. fechos, § 424 ; Chr. fr., § 553 ; P. Feuchère, « Une lignée coloniale… », op. cit., p. 360. Chr. fr., § 234. C. Hopf, Chroniques…, op. cit., p. 477. Chr. fr., § 234. Nicolas III, Registres, J. Gay (éd.), n° 91, p. 26. Chr. fr., § 233. Chr. fr., § 501. L. fechos, § 470. Chr. fr., § 842-843 ; A. Parmeggiani, « Le funzioni amninistrative… », op. cit., p. 107. Ibid., § 832-838. Ibid., § 858-868.
608
annexes lonie, au cours duquel il prend le parti opposé à celui du prince399. C’est lui qui conseille à Philippe de Savoie de convoquer le parlement de Corinthe en 1304400. Militaire, il participe à des expéditions visant notamment à soutenir son parent Guyot de La Roche401, cependant il ne participe pas à la bataille contre les Catalans menée en 1311 par Gautier de Brienne, signe d’une mésentente d’après certains402. Peu après, il fait construire le château qui porte le nom de Santaméri403 et s’éteint en 1314. 119. PHILIPPE DE TOUCY César, puis régent de l’Empire latin de Constantinople (1245-1247)404. Grand amiral de Sicile (1271). Fils de Narjot, frère d’Anselin, de Marguerite et d’une autre sœur. Père de Narjot II et d’Othon. Mort en 1277. Fils aîné de Narjot de Toucy, seigneur de Bazarnes, dont la famille s’est illustrée au cours des croisades405, il rejoint Louis IX au début des années 1250 en Syrie406. Prisonnier lors de la chute de Constantinople en 1261, il est échangé contre des captifs grecs407 et comme beaucoup d’autres nobles de l’Empire latin déchu, il trouve refuge auprès de Charles d’Anjou. Il est promu Grand amiral en 1271 et obtient des terres. Il a épousé Portia de Roye. 120. ANSELIN DE TOUCY Fils de Narjot. Frère de Philippe, de Marguerite et d’une autre sœur. Sans descendance* directe. Mort en 1273. Fils cadet de Narjot, il participe à la bataille de Pélagonia en 1259 et il est emmené en captivité à Constantinople. À sa libération, il reste dans la principauté de Morée et épouse la veuve d’Othon de Durnay. Il apparaît dans la Chronique de Morée comme un intermédiaire entre les Latins et les Turcs408, mais également entre les nobles moréotes et les Angevins qui lui octroient des terres409. Il est au service de Charles d’Anjou lorsqu’il tombe malade et meurt au début de l’année 1273410.
399
Chr. fr., § 958-972. Ibid., 1003-1023. 401 Ibid., § 884-906 ; 912-919. 402 P. Feuchère, « Une lignée coloniale… », op. cit., p. 361. 403 Chr. gr., v. 8081 ; L. fechos, § 666 ; A. Bon, La Morée franque…, op. cit., p. 342. 404 Chr. fr., § 357, 373. 405 J. Longnon, « Les Toucy en Orient et en Italie au XIIIe siècle », dans Bulletin de la Société des Sciences Historiques et Naturelles de l’Yonne, Auxerre, 1958, p. 33-34. 406 J. de Joinville, La vie de Saint Louis, J. Monfrin (éd.), Paris, 1995, § 495, p. 244-245. 407 Chr. fr., § 373-378, 380-385. 408 Ibid., § 389-395. 409 J. Longnon, « Les Toucy… », op. cit., p. 40. 410 Ibid., p. 40. 400
609
annexes 121. N. DE TOUCY Fille de Narjot. Sœur de Philippe, Anselin et de Marguerite. Sans descendance*. Elle épouse Guillaume, fils de Geoffroy Ier de Villehardouin alors que celui-ci n’est encore que seigneur de Kalamata. Elle meurt sans lui donner de descendance* et celui-ci se remarie avec Anne Comnène-Doukas. 122. MARGUERITE DE TOUCY Fille de Narjot. Sœur de Philippe, d’Anselin et d’une autre fille. Morte vers 1279. Entrée au couvent dans sa jeunesse, elle en sort sur autorisation pontificale afin d’épouser Léonard de Véroli en 1252. Elle ne lui donne pas de descendance*411. 123. NARJOT II DE TOUCY Seigneur de Bloboka en Morée, fieffé en Italie. Grand amiral de Sicile (1277). Bail* de la principauté de Morée (1282). Fils de Philippe, frère d’Othon. Père de Philippe. Mort en 1293. Le neveu d’Anselin est seigneur foncier en Morée, mais il réside en Italie, où il reçoit les fonctions les plus illustres. Adjoint auprès de son père dès 1273, il lui succède à l’office d’amiral dès 1277, mais les responsabilités sont telles qu’il ne peut exercer celles de bail* et il est remplacé. Il a épousé Lucie d’Antioche avec laquelle il vient réclamer, en vain, l’héritage de son frère, Bohémond VII, mort en 1287 sans descendance*. À sa mort il laisse un fils, fieffé en Italie. 124. OTHON DE TOUCY Seigneur de Roye. Maître justicier de Sicile. Fils de Philippe, frère de Narjot II. Fils cadet de Philippe, il hérite de la seigneurie maternelle bourguignonne. Honoré du titre de maître justicier du royaume de Sicile, il hérite en outre des biens de son neveu, Philippe, lorsque celui-ci décède412. 125. PHILIPPE II DE TOUCY Seigneur de Laterza. Fils de Narjot II et de Lucie d’Antioche. Mort vers 1300.
411 412
J. Longnon, « Les Toucy… », op. cit., p. 41. Ibid., p. 42-43.
610
annexes Il devient seigneur de Laterza et hérite de sa mère, Lucie d’Antioche, du titre de prince d’Antioche. En 1299, des tractations sont menées afin de le marier à la fille de Charles II d’Anjou, Léonore, mais elles sont annulées en raison du jeune âge de la promise. Il meurt peu après413.
413
J. Longnon, « Les Toucy… », op. cit., p. 43.
611
annexes
XVIII. GÉNÉALOGIES Il s’est avéré indispensable de recréer des généalogies afin d’étudier au mieux les nobles de la principauté de Morée. Elles permettent d’approcher les stratégies d’unions, les dispenses matrimoniales nécessaires, ou encore la dévolution des prénoms au sein des lignages. Pour autant, il faut garder à l’esprit leur fragilité : elles sont sujettes à caution car il ne peut s’agir que de reconstitutions ne dépendant que des renseignements délivrés par les sources. Elles sont donc en rien exhaustives, d’ailleurs, le plus souvent, l’ordre au sein des fratries est inconnu. Afin de les simplifier, il convient d’utiliser un certain nombre d’abréviations : C496G2C496GSBF6
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612
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