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French Pages 270 Year 2015
Khadija KHALIFÉ
Les autobiographies de Julien Green et de Michel Leiris Approches thématique et générique
LES AUTOBIOGRAPHIES DE JULIEN GREEN ET DE MICHEL LEIRIS APPROCHES THÉMATIQUE ET GÉNÉRIQUE
Critiques littéraires Collection fondée par Maguy Albet Dernières parutions Isabelle CHOL et Wafa GHORBEL, L’hétérogène dans les littératures de langue française, 2015. Amadou OUEDRAOGO, L’imaginaire dans l’esthétique romanesque de Jean-Marie Adiaffi, Une lecture de La carte d’identité, 2015. Irene IVANTCHEVA-MERJANSKA, Écrire dans la langue de l’autre. Assia Djebar et Julia Kristeva, 2015. Magali RENOUF, Surréalisme africain et surréalisme français, 2015. Hideki YOSHIZAWA, Pierre Drieu la Rochelle. Genèse de sa « voix » littéraire (1918-1927), 2015. Élodie Carine TANG, Le roman féminin francophone de la migration. Émergence et identité, 2015. Mamadou DAHMED, Le héros monstrueux. Une lecture psychanalytique du personnage romanesque de Stendhal, 2015. Aline LE BERRE, Théâtre allemand. Société, mythes et démythification, 2015. Alya CHELLY-ZEMNI, Jean Giono. Du mal-être au salut artistique, 2015. Francis IMBERT, Lire Rosie Carpe de Marie NDiaye, 2015. TONTONGI, La Parole indomptée / Pawòl an mawonnaj, suivi de Memwa Baboukèt / Mémoire de la muselière, 2015. Moussa COULIBALY (dir.), Le roman féminin ivoirien, 2015. Luis NEGRO ACEDO, Ecrivains espagnols exilés à Paris (de 1939 à nos jours), Un chapitre bilingue de la culture française, 2015. Véronique DUFIEF-SANCHEZ, Musset. La Leçon des proverbes, 2014. Daniel S. LARANGÉ, Sciences et mystique dans le romantisme social. Discours mystiques et argumentation scientifique au XIXe siècle, 2014.
Khadija Khalifé
LES AUTOBIOGRAPHIES DE JULIEN GREEN ET DE MICHEL LEIRIS APPROCHES THÉMATIQUE ET GÉNÉRIQUE
L'HARMATTAN
© L’Harmattan, 2015 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.harmattan.fr [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-07689-8 EAN : 9782343076898
« Ce qui embellit le désert, c’est qu’il cache un puits quelque part… », dit le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry. S’il y a quelque « puits » dans le présent ouvrage, je voudrais, très humblement, le dédier à l’amitié… à J.
Introduction
Je suis moi-même et je suis toi… Je me regarde et tu te regardes à travers moi… Je parle de moi et tu me comprends… Je confesse et tu m’écoutes… Je m’affronte et tu m’acceptes… Je suis le centre du monde et je te reflète… Ce sont là quelques-unes des données de l’écrit sur soi qu’est l’autobiographie. L’écrit sur soi est un moyen qui favorise la connaissance de soi, de l’autre et du monde en se penchant directement sur la vie réelle. Dans l’autobiographie, l’auteur se prend pour champ d’expérimentation : il regarde son passé, étudie sa propre psychologie, son évolution, sa personnalité, ses passions, ses crises, son intellect et ses préoccupations. En général, l’autobiographe qui entreprend le récit de sa vie se définit lui-même, avec plus ou moins de force, par une exception ou une rupture quelconque par rapport à une dominante traditionnelle. L’exemple type en est bien sûr Jean-Jacques Rousseau. « Je forme une entreprise qui n’eût jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur », ainsi commence le fameux préambule des Confessions1. Parfois, l’autobiographe exprime tout simplement le désir de raconter une vie personnelle, mais en la présentant comme un modèle pour l’espèce humaine. Rousseau, lui aussi le précurseur de cette tendance, avertit dès la première page des Confessions, que son livre « peut servir de première pièce de comparaison pour l’étude des hommes2 ». La meilleure définition de l’autobiographie faite à ce jour est formulée par Philippe Lejeune : Définition : Récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité3.
La définition que propose Lejeune met en jeu quatre éléments : la forme du langage (récit en prose), la temporalité du récit (la rétrospection), l’identité de l’auteur (personne réelle) ainsi que le 1
Rousseau, Les Confessions, Livre I, Bibliothèque de la Pléiade, nrf, 1964, p. 5. Ibid., p. 3. 3 Lejeune, Le Pacte autobiographique, Seuil, Points Essais, 1996, p. 14. 2
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contenu du récit (« vie individuelle » et « histoire de la personnalité »). Le genre autobiographique est relativement récent. Lejeune souligne que l’autobiographie est « un phénomène historique lié à un certain état de civilisation1 » ; il repère les éléments qui ont contribué à l’élaboration de l’histoire de l’autobiographie en France. Après quelques tâtonnements que Lejeune fait remonter au XIIe siècle avec l’autobiographie religieuse De vita sua de Guibert de Nogent (10531124)2, l’autobiographie prend un tournant décisif et se fait une « image de marque » avec la publication des Confessions de Rousseau (1782). Ces Confessions servent de point de référence dans l’histoire de l’autobiographie parce que, comme l’explique Lejeune, c’est « à cette époque qu’on commence à prendre conscience de la valeur et de la singularité de l’expérience que chacun a de lui-même ». Lejeune poursuit qu’on « s’aperçoit aussi que l’individu a une histoire, qu’il n’est pas né adulte3 ». L’autobiographie connaît d’autres moments particuliers dont les plus connus sont Histoire de ma vie (1789-1798) de Casanova, Le Cahier rouge (1811) de Benjamin Constant, Les Mémoires d’outretombe (1811-1841) de Chateaubriand et Vie de Henry Brulard (18351836) de Stendhal, etc. Ce qui est remarquable dans le « répertoire » que dresse Lejeune, c’est la surabondance des autobiographies au XXe siècle. Dans son ouvrage L’Autobiographie en France, Lejeune relève plus de quatre-vingts autobiographes qui ont publié plus de deux cents ouvrages autobiographiques au cours du XXe siècle4. Il semble donc que l’étude du vingtième siècle devrait passer par l’étude de l’autobiographie parce que celle-ci est un terrain privilégié pour la compréhension de l’homme du vingtième siècle qui a vu le succès de ce genre littéraire en tant que pratique et en tant qu’art théorique (Philippe Lejeune, Georges Gusdorf, Lecarme, etc.). Ma lecture de nombreuses autobiographies en France du XXe siècle m’a fait prendre conscience que deux autobiographes en particulier, Julien Green (1900-1998) et Michel Leiris (1901-1990), illustrent deux cas extrêmes dans l’entreprise autobiographique, d’où l’intérêt 1
Lejeune, L’Autobiographie en France, Armand Colin, Cursus, 2003, p. 72. Ibid. Voir en particulier la deuxième partie intitulée « Répertoire pour servir à l’histoire de l’autobiographie en France », pp.73-110. 3 Ibid., p. 43. 4 Ibid., pp. 91-106. 2
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de joindre ces deux autobiographes dans une étude commune qui puisse mieux mettre en lumière les enjeux de l’autobiographie. Qu’est-ce qui distingue au premier abord Green et Leiris ? Dès la première phrase du premier volet de son autobiographie, Green annonce l’immédiateté du dire à travers le « [n]’importe quoi… Écrire n’importe quoi. » Pour Green, la forme du contenu sera dévolue à la mémoire, même dans son incohérence : « On imitera son désordre. Il n’y aura pas d’itinéraire précis dans l’exploration de notre passé », annonce-t-il. (Partir avant le jour, p. 649) Tranchant avec Green, Leiris évoque une structure extrêmement cohérente du livre où se voient des « rapports réciproques des parties au tout et des parties entre elles » (Journal, p. 291). Leiris exprime sa « répugnance irraisonnée à aller droit au fait » (Biffures, p. 277). Il évoque un « commerce difficile » avec le réel à cause des « écrans » et des « détours » qui caractérisent son texte « tantôt y ajoutant des mots, tantôt y remplaçant des mots par d’autres mots » (ibid., p. 84). On voit bien que Green et Leiris annoncent deux démarches diamétralement opposées. En même temps, les deux auteurs évoquent les mêmes soucis relatifs à l’entreprise autobiographique. En outre, à travers les récits que fait Green, à travers les thèmes que traite Leiris, est exalté ce qui ressort de l’illimité. Les deux autobiographes voudraient, en effet, dépasser leur propre expérience afin d’accéder à l’absolu. L’autre intérêt de l’étude de ces deux auteurs serait de comparer les voies empruntées par chacun dans la quête de l’absolu. La spontanéité de Green me permettra de faire une lecture de la poésie du premier jet, autrement dit des représentations imaginaires, ou rêveries, renvoyant à son univers intime. En revanche, l’imaginaire n’est pas intéressant à étudier dans le cas de Leiris qui, conscient d’une certaine « intervention cérébrale raisonnée » (L’Âge d’homme, p. 53), reconnaît qu’il soumet ses écrits à un examen minutieux afin d’élaborer une esthétique propre à l’autobiographie. Le souci de l’esthétique chez Leiris sera désigné par « dominante esthétique1 ». Mon approche sera d’abord microscopique, ensuite macroscopique. Dans un premier moment, je ferai une analogie entre Green et Leiris au niveau des enjeux de l’autobiographie ainsi qu’au niveau thématique de la quête de l’absolu (les deux premières parties). Dans 1
L’expression « dominante esthétique » s’inspire de l’expression « dominante imaginaire » qu’utilise Jean-Pierre Richard dans Onze études sur la poésie moderne, Seuil, Essais, p. 273.
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un deuxième moment, dans le souci de rattacher Green et Leiris à leur époque, j’étends l’analyse à d’autres autobiographes du XXe siècle et je fais ressortir certains motifs récurrents. Enfin, dans un troisième moment, je compare le genre autobiographique au roman et au journal intime qui sont deux autres pratiques également répandues au XXe siècle (troisième partie). À la lumière de cette étude, ma conclusion aboutira à la remise en question de la définition conventionnelle de l’autobiographie. J’en proposerai une redéfinition. Avant de commencer mon « excursion » dans l’autobiographie, je rappelle que le corpus autobiographique de Green est constitué de son œuvre Jeunes années qui comprend quatre volets1, ainsi que de ses quatre textes autobiographiques2. Le corpus autobiographique de Leiris rassemble L’Âge d’homme3, Le Ruban au cou d’Olympia4, Langage tangage ou ce que les mots me disent5, À cor et à cri6 ainsi que les quatre volets que comprend La Règle du jeu7. Comme je me réfère constamment à ces œuvres de base, ainsi qu’au Journal intime de Leiris8, et afin d’éviter le recours fréquent aux appels de note, je me contenterai de les mentionner entre parenthèses, dans le texte principal, avec la page correspondante.
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Partir avant le jour ; Mille chemins ouverts ; Terre lointaine ; Jeunesse dans Œuvres complètes V/textes établis, présentés et annotés par Jacques Petit, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1977, pp. 647-1468. 2 Quand nous habitions tous ensemble ; Fin de jeunesse ; Préface au « Visionnaire » ; Ce qu’il faut d’amour à l’homme dans Œuvres complètes VI/préface de José Cabanis et de Giovanni Lucera, textes établis, présentés et annotés par Xavier Galmiche, Giovvani Lucera, Gilles Siouffi et Damien Vorreux, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1990, pp. 807- 961. 3 Gallimard, Folio, 2001. 4 Gallimard, L’Imaginaire, 1994. 5 Gallimard, L’Imaginaire, 2002. 6 Gallimard, L’Imaginaire, 2002. 7 Biffures, Gallimard, L’Imaginaire, 1999 Fourbis, Gallimard, L’Imaginaire, 1997. Fibrilles, Gallimard, L’Imaginaire, 1999. Frêle bruit, Gallimard, L’Imaginaire, 2001. 8 Michel Leiris, Journal 1922-1989, Gallimard, NRF, 1992.
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Première partie Les enjeux de l’autobiographie
L’autobiographie met en place deux instances appartenant à deux niveaux différents, la vie (bio) et l’écriture (graphie). En même temps, elle réfléchit sur elle-même, c’est-à-dire sur son propre mécanisme. L’auteur peut y exposer son projet et sa conception de son propre livre, il peut en commenter l’évolution et énoncer des bilans, etc. Philippe Lejeune déclare : « On a beau avoir lu des dizaines de pactes autobiographiques, il faut tout repenser quand il s’agit d’écrire le sien. L’autobiographie s’interroge donc fatalement sur elle-même ; elle invente sa problématique et la propose au lecteur1. » Dans le cas de l’autobiographie, je vais former le terme « métaautobiographie » d’après les termes « métatexte » et « métadiscours » qui sont une réflexion sur un texte déterminé. Gérard Genette définit la méta-textualité comme une relation ou un commentaire « qui unit un texte à un autre texte dont il parle, sans nécessairement le citer (le convoquer), voire, à la limite, sans le nommer2 ». Dans le roman, le « métadiscours » s’appelle aussi « métafiction » qui se réfère à une certaine stratégie littéraire qui fait réfléchir la fiction sur elle-même, à l’instar de Diderot auteur qui expose explicitement, dans Jacques le Fataliste et son maître (1771), les possibilités narratives : « Vous concevez, lecteur, jusqu’où je pourrais pousser cette conversation… », « et il ne tiendrait qu’à moi que tout cela n’arrivât… 3. » Tout comme la métafiction qui se situe à la frontière de la critique, la méta-autobiographie a pour objet d’étude l’autobiographie ellemême. Les commentaires peuvent se trouver à l’intérieur de l’autobiographie (éléments textuels) ou dans des textes séparés, tels que la préface, la postface, le journal, etc. (éléments para-textuels). Dans Jeunes années, les interventions de Julien Green appartiennent à 1
Lejeune, L’Autobiographie en France, op.cit., p. 49. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Seuil, Points essais, 2003, p. 11. 3 Diderot, Jacques le Fataliste et son maître in « Œuvres romanesques », Garnier, 1962, pp. 495, 497 et 505. 2
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ces deux ordres : d’une part, il a écrit deux textes de bilan qui exposent l’enjeu de son autobiographie et le stimulé de sa mémoire ; d’autre part, l’auteur fait des réflexions autour de l’autobiographie au fur et à mesure qu’elle s’élabore pour faire part de son souci de la sincérité, pour évoquer d’autres autobiographes et se comparer à eux par exemple, etc. De même, Michel Leiris a besoin de réfléchir sur l’évolution de son autobiographie à travers des interventions méta-autobiographiques. Toutefois, chez Leiris, les réflexions sur le texte prennent progressivement le pas sur les événements racontés : de L’Âge d’homme à Langage tangage ou ce que les mots me disent en passant par les quatre volumes de La Règle du jeu (Biffures, Fourbis, Fibrilles, Frêle bruit), le souci de l’auteur s’oriente de plus en plus vers le discours qu’il écrit, vers la signifiance de l’écriture qui trace le récit, vers le lien entre le passé et les éléments de l’écriture au présent (mots, phrases, structure, temps, etc.). Sur un autre plan, l’autobiographie, à l’instar de tout texte littéraire, met en jeu l’écriture et la lecture. En plus de ces deux instances, elle fait intervenir la mémoire. L’écriture et la mémoire sont deux exercices qui relèvent de l’auteur-mémorialiste. Cependant, les rôles de ces deux activités ne sont pas toujours dans des proportions égales dans toutes les autobiographies, en l’occurrence celles de Green et de Leiris, ces derniers adoptant deux attitudes opposées vis-à-vis de la gestation de leur autobiographie. Quant à la lecture de l’autobiographie, elle peut être exercée par l’auteur lui-même, le public et la critique littéraire. L’étude minutieuse des récits autobiographiques de Green et de Leiris va me permettre de relever les enjeux de l’autobiographie. Dans le premier chapitre de cette partie, je me pencherai sur le discours méta-autobiographique, c’est-à-dire sur les constantes inévitables de toute autobiographie, telles que l’annonce du projet autobiographique, le but de l’autobiographie, le « contrat » avec le lecteur, le souci de rendre la vérité, les fonctions de l’autobiographie. Dans le deuxième chapitre, j’étudierai les activités de la mémoire, de l’écriture et de la lecture autour desquelles s’articule le récit autobiographique.
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Chapitre premier La méta-autobiographie I- Le pacte autobiographique Pour que l’autobiographie soit lue en tant que telle, il faut que l’autobiographe annonce, sous une forme ou une autre, qu’il s’agit d’un texte sur sa vie réelle. C’est le « pacte » autobiographique dont parle Philippe Lejeune et qui est une constante chez tous les autobiographes. Lejeune démontre que le genre autobiographique est un « genre contractuel » entre l’auteur et le lecteur. Le contrat, explicite (dans le texte) ou implicite (dans le paratexte), établit « identité de l’auteur, du narrateur et du personnage1 ». Et, un peu plus loin, Lejeune ajoute à cette formule de base le modèle, celui-ci étant cette jeune personne à laquelle se réfère la narration. Pour Lejeune, l’équation est la suivante : auteur = narrateur = personnage = modèle. Le pacte est donc un « mode de lecture2 » qui déclare le texte comme autobiographique et qui aide le lecteur à le considérer en tant que tel. L’autobiographie est donc un genre littéraire dont le statut générique est revendiqué dans son propre texte. Pour Lejeune, le pacte reste nécessaire dans l’autobiographie même s’il est mal tenu, et c’est cela qui le différencie « des textes historiques et journalistiques3 ». Avant d’examiner le pacte et son évolution, je voudrais d’abord considérer quelques éléments paratextuels et textuels (tels que le titre, le nom propre et les dates historiques) qui peuvent induire en erreur.
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Lejeune, Le Pacte autobiographique, op.cit., p. 15. Ibid., p. 44. 3 Ibid., p. 37. 2
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La problématique du titre, du nom propre et des dates Tout d’abord, le titre de l’autobiographie est problématique quant à sa valeur référentielle. Si certains titres, tels que Roland Barthes par Roland Barthes et The Autobiography of Mark Rutherford, se réfèrent explicitement à leurs auteurs (Roland Barthes et Mark Rutherford respectivement), la plupart des titres des autres autobiographies n’indiquent pas forcément qu’il s’agit d’un texte référentiel par rapport à la réalité. Rien n’empêche, en effet, que les titres des autobiographies soient aussi bien des titres d’œuvres fictives, même ceux portant le terme de confession1. Je voudrais considérer le titre de La Règle du jeu où l’on voit un côté ludique qui contredit apparemment le principe que l’autobiographie ne doit pas tricher avec son « modèle » qu’est la vie. Le titre de La Règle du jeu contient un intertexte puisqu’il reprend le titre du film de Jean Renoir ; il reprend aussi Un Coup de dés n’abolira jamais le hasard de Stéphane Mallarmé. Leiris enquête sur l’origine du titre, fait mention du « coup de dés » de Mallarmé mais ne fait aucune allusion au film de Jean Renoir2. Leiris se rapproche un peu des auteurs oulipiens (OULIPO = OUvroir de la LIttérature POtentielle) par le fait que tous poursuivent la même utopie qui consiste, comme le dit Leiris dans sa préface aux Contes et propos de Raymond Queneau, à « mener la littérature hors des limites que sa nature lui pose dès le principe3 ». Ensuite, le lecteur de l’autobiographie ne doit pas se méprendre sur les informations textuelles en soi afin d’établir le pacte référentiel, parce qu’un romancier peut s’inspirer des éléments réels pour écrire son roman. En plus, l’identité de noms n’est pas non plus la garantie du récit autobiographique parce qu’un romancier peut donner la voix à un narrateur qui porte le même prénom que lui (Marcel dans À la recherche du temps perdu). 1
Les Confessions de Nat Turner sont, en fait, un roman fictif de William Styron. Est-ce parce que le film fut projeté en 1939 et Leiris fut mobilisé comme « maréchal des logis » et « chimiste » dans le Sud Oranais en 1939-1940 ? Le silence de Leiris quant au film de Renoir ne signifie pas nécessairement qu’il n’en était pas au courant. Leiris a-t-il eu la même idée que Jean Renoir mais ne daigne-t-il pas faire le lien avec le cinéma encore déconsidéré à l’époque par les littéraires ? (Leiris, Journal, p. 640). 3 Queneau, Contes et propos, Gallimard, Folio, p. 12-13. 2
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C’est le pacte autobiographique, c’est-à-dire l’intention claire de l’auteur d’entreprendre le récit sur sa vie, qui permet d’assimiler le protagoniste à un modèle réel. Ce n’est qu’après cette première clarification que le lecteur peut identifier le protagoniste des Jeunes années à Julien Green lui-même dont le nom figure en tête du livre. Même si le narrateur est désigné dans le récit par le diminutif Joujou (quand il est un tout petit enfant), par Julien, Julian et Green, ce n’est que le pacte en question qui confirme que tous ces noms-là se réfèrent à Julien Green qui est en même temps le nom de plume, le nom de naissance et le nom qu’il porte dans la vie quotidienne. De la même façon, dans l’ensemble autobiographique de Michel Leiris, c’est la déclaration du pacte qui est nécessaire afin de valider l’identité de l’auteur, du narrateur, du protagoniste et du modèle. Même si Leiris fait parfois référence claire à son prénom (Biffures, p. 30), et d’autres fois, à son nom de famille (ibid., p. 206), et qu’il se déclare, sans ambages, identique à l’auteur qui est en train d’écrire (il déclare vouloir éviter de « faire [son] numéro de Michel Leiris », Frêle bruit, p. 378), ces références internes n’ont de poids que grâce au pacte énoncé qui puisse permettre au lecteur d’assimiler le personnage à l’auteur dont le nom est imprimé sur la première de couverture. Au pacte autobiographique de l’auteur correspond donc le contrat de lecture. Enfin, les dates sont aussi un autre élément dont le lecteur doit se méfier si elles ne sont pas précédées, ou accompagnées, d’un pacte, étant donné que les dates peuvent figurer aussi bien dans un roman. Green recourt souvent aux dates ; il précise la date du commencement de son autobiographie (« aujourd’hui, 20 novembre 1959 ») et, dans Jeunesse, il rappelle, quelques pages avant la fin, la date correspondante à la fin de son autobiographie (« le 28 novembre 1973 », p. 1377). Leiris, quant à lui, ne mentionne aucune date concernant le commencement de l’autobiographie, mais lance son âge dès la première phrase du premier livre autobiographique : « Je viens d’avoir trente-quatre ans, la moitié de la vie » (L’Âge d’homme, p. 23). Encore une fois, les dates et l’âge se réfèrent à la réalité dans la mesure où il y a un pacte de l’auteur (qui confirme l’identité entre le narrateur et l’auteur). Grâce au pacte dans le cas de Leiris, le lecteur peut associer l’année de naissance de Leiris dans la notice biographique fournie par l’éditeur (1901), à l’âge annoncé par le narrateur (34 ans) et à la 17
publication du livre (1936). En gros, ni le titre (élément paratextuel), ni les dates ni même la ressemblance entre le prénom du personnage et celui de l’auteur (éléments textuels) ne sont une garantie du pacte autobiographique parce que ces éléments-là pourraient aussi bien se trouver dans un livre de fiction. Le lecteur est initié dans sa lecture de l’autobiographie à travers un pacte en dehors du titre, des dates et des noms propres. Les indications peuvent relever de ce qu’on appelle paratexte (la notice biographique précédant le texte, la quatrième de couverture, la publicité ayant accompagné le lancement du livre, les interviews où l’auteur parle de son livre) ou métatexte (les commentaires sur le texte même). Je vais examiner deux catégories de métatexte, celle du projet autobiographique et celle des rapports entre l’écrivain, le mémorialiste, le protagoniste et le narrateur.
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II. L’évolution du projet autobiographique 1 — L’évolution du projet chez Green On apprend dans Jeunesse que, très jeune, Julien Green a essayé sa première autobiographie dans une lettre dans laquelle il se raconte à Ted le marin américain avant de lui déclarer son amour ; mais cette première version ne dépassait pas une trentaine de pages. Voulant justifier le nombre relativement réduit des pages, Green dit à soixante et un ans : « et pour cause, j’avais vingt-trois ans1 ». Ne serait-ce donc qu’à la fin de la jeunesse ou à l’entrée dans la vieillesse que l’auteur pourrait parler de ce qu’on appelle une vie, la sienne ? Dans leur livre intitulé L’Autobiographie, Jacques Lecarme et Éliane Lecarme-Tabone consacrent un chapitre à l’âge. Ils montrent notamment que les autobiographies s’écrivent souvent après la cinquantaine ou, moins souvent, juste après la trentaine, c’est-à-dire à la fin de la jeunesse et à l’entrée dans l’âge adulte (L’Âge d’homme de Michel Leiris). Les auteurs de l’ouvrage qualifient d’« insolence » et de « transgression » les autobiographies qui se font avant la trentaine : Mes parents d’Hervé Guibert et Bleu comme la nuit de François Nourissier2. Il reste vrai qu’écrire son autobiographie exige un regard vers le passé. Souvent, cela commence par le simple désir, ou l’intention, de le faire. À cinquante-neuf ans, Green déclare qu’il est « repris par le désir d’écrire un livre sur [sa] vie, enfance et jeunesse » après trois tentatives infructueuses3. Ce désir est accompagné par une conception nette du projet : « Dans ce livre sur ma jeunesse, il n’y aura pas de plan. Le plan sera celui du caprice de la mémoire à qui il faut lâcher la bride4. » Green reprendra la même idée aux premières lignes de son autobiographie actuelle : « La mémoire nous livre tout en désordre, à tout moment du jour », annonce-t-il. (Partir avant le jour, p. 649) Une fois l’autobiographie entamée, Green ne cesse de faire dans son Journal des remarques sur l’évolution de son livre autobiographique qui « s’écrit tout seul » ; il conçoit la période à couvrir : « J’irai jusqu’à la vingtième année, et même jusqu’à la vingt1
Green, Journal in Œuvres complètes V, p. 288. Lecarme, L’Autobiographie, Armand Colin, 1997, pp. 125-128. 3 Green, Journal in Œuvres complètes V, op.cit., pp. 198-199. 4 Ibid., p. 213. 2
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deuxième année, qui est celle de mon retour d’Amérique1. » Au fur et à mesure qu’il écrit, le projet autobiographique devient de plus en plus clair puisque l’auteur se propose de retracer « le passage de Dieu dans la vie d’un homme » (Partir avant le jour, p. 676). Ainsi l’attitude de l’autobiographe change-t-elle avec le temps. Le passage du « désir d’écrire un livre sur ma vie » en souci de retrouver « Dieu dans la vie d’un homme », autrement dit le passage du possessif ma vie à l’indéfini un homme, confirme la transition du moi particulier à l’universel (ce qui serait le propre de toute autobiographie). Aussi ce changement du « moi » à « l’autre » soulève-t-il la question du moi égocentrique dans l’autobiographie chez Julien Green : celui-ci devient plus modeste et veut paraître commun au fur et à mesure qu’arrive le moment de se valoir dans la narration ! À un certain moment, Green décide donc de mettre la lumière dans sa propre autobiographie sur un agent plus important que lui. Or, comme l’absolu divin ne se laisse pas cerner dans les limites du livre, Green limitera alors sa propre recherche : Dieu sera recherché et retrouvé à travers l’expérience et la vie de l’enfant, c’est-à-dire dans la surface du contexte historique (époque, circonstances, faits quotidiens, expériences diverses, etc.), d’où le retour à la narration traditionnelle. D’ailleurs, malgré son intérêt pour un fil conducteur « plus fin qu’un cheveu » qui passe à travers sa vie, Green est obligé de suivre la mouvance de l’autobiographie traditionnelle en rapportant tous ses souvenirs d’enfance parce que, pour lui, Dieu s’exprime en l’homme, à chaque moment du récit, et à chaque moment de la vie2. Green veut distinguer son projet de « l’autobiographie pure et simple3 » (ibid., p. 710). À propos du sens de cette « autobiographie pure et simple » que dénonce Green, Lejeune interprète que Green « ne se comportera pas comme un historien ou un biographe […] et qu’il ne se comportera pas non plus comme un romancier, introduisant des cohérences factices4 ». Green se réfère souvent à son autobiographie par le « livre sur ma vie », « livre sur ma jeunesse », 1
Ibid., p. 221. Dans son Journal, Green rapporte le message de sœur Elisabeth de La Trinité : « Il me semble que j’ai trouvé le ciel sur la terre, puisque le Ciel c’est Dieu et Dieu est en mon âme. » (Journal, Œuvres complètes V, p. 507) Il semble que c’est le message auquel aboutit Green au terme de son autobiographie. 3 Lejeune, L’Autobiographie en France, op.cit., p. 53. 4 Ibid. 2
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« livre de souvenirs », etc. Ce n’est que plus tard qu’il se résigne à utiliser le terme « autobiographie » comme référence à Jeunes années1. Est-il convaincu alors que sa tâche est pareille à celle des autres autobiographes ? Ou bien, se voyant à court d’arguments, finitil par condescendre à l’usage courant de l’entourage littéraire ? Quoi qu’il en soit, son « livre de souvenirs » répond aux critères du genre autobiographique et est lu en tant que tel. 2 — L’évolution du projet chez Leiris Il faut distinguer, chez Leiris, deux projets autobiographiques nettement différents : d’une part, celui qui a donné naissance à L’Âge d’homme et qui ressemble au projet de Green dans le désir et dans l’intention d’entreprendre l’autobiographie ; et, d’autre part, celui qui a accompagné les autres essais autobiographiques, surtout La Règle du jeu. L’Âge d’homme est la version finale d’un écrit intitulé Lucrèce, Judith et Holopherne que Leiris a entièrement repris, étoffé et largement amplifié. En 1933, en pleine lecture des Confessions de Rousseau, Leiris est pris par le désir de ce genre de « confession » : « Pas d’autre forme littéraire actuellement possible – au moins pour moi – que la littérature de confession », annonce-t-il (Journal, p. 230). À l’instar de Green, Leiris indique la période à couvrir dans son autobiographie qui va du « début de la guerre jusqu’à la perte de [sa] virginité » (Journal, p. 232). C’est en octobre de 1934 que Leiris propose L’Âge d’homme comme titre à son écrit autobiographique (Journal, p. 288). Dans son Journal (p. 277), Leiris rédige les deux premières pages qui seront reprises, avec des modifications minimes, dans L’Âge d’homme : « Je viens d’avoir trente-quatre ans, la moitié de la vie. Il y a peu de choses dans ma vie que je puisse me rappeler avec quelque satisfaction. » Dans La Règle du jeu, dont la rédaction a occupé Leiris pendant trente-cinq ans, le projet autobiographique est un peu particulier parce que Leiris le lie à l’essence même de l’autobiographie. Son projet autobiographique se veut la recherche et l’exploration d’une théorie qui constituerait elle-même la matière autobiographique. En d’autres termes, les anecdotes et les événements déjà vécus sont rapportés en fonction d’une nouvelle théorie sur l’esthétique à découvrir, et non pas 1
Green, Journal in Œuvres complètes V, op.cit., p. 362.
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l’inverse. La Règle du jeu comprend quatre volets qui témoignent de la longue haleine de Leiris dans le processus de la création littéraire, mais aussi d’une évolution progressive. Dans le premier volet intitulé Biffures, Leiris explique la genèse de son œuvre par la perspective de la mort. Soumis à l’angoisse de la mort, Leiris considère son monde comme un jeu. Étant écrivain, son jeu démarre de l’activité littéraire, et la règle qui se dégage doit se rapporter à la littérature, en l’occurrence à l’autobiographie. Commencé en 1941, le livre des « Bifurs » (titre provisoire des Biffures) sera publié en 1948. Dans son Journal, Leiris commente le parcours de ce livre, qu’il s’agisse des ralentissements (Journal, p. 378) ou des suspensions (Journal, p. 434). Parfois, il se plaint du caractère « argumentatif » auquel il pense réduire son autobiographie. Il voudrait qu’une « maïeutique » émerge « du jeu strictement intellectuel » (ibid., p. 340). Le dernier chapitre « Tambour-Trompette » constitue essentiellement le bilan des Biffures. C’est une sorte de métatexte. De réflexion en réflexion, de mise en présence à une mise au point, de la poursuite d’un objectif en cours de changement à l’interrogation quant à la fiabilité de l’écriture, Leiris, constatant l’impasse où tombe le livre qui devient, selon lui, quelque chose comme un « abrégé d’encyclopédie », décrète que le silence est de mise. Toutefois, ce silence sera provisoire et se rompra, plus tard, par des réflexions sur la parole. La Règle du jeu n’est pas le travail automatique de la mémoire, mais plutôt le déclenchement artificiel de celle-ci par des notes dans les documents et manuscrits de l’auteur. Leiris puise la matière de ses livres autobiographiques (Fourbis, Fibrilles et Frêle bruit) dans des faits quotidiens notés ailleurs. Des passages entiers y sont reproduits. On pense, par exemple, au récit du suicide et au thème du « dedans/dehors » dans Fibrilles qui se basent sur des notes datant de 1957 et 1962 respectivement. Intitulé au cours de sa rédaction tantôt Fibules tantôt Fariboles, le dernier volet qui clôt La Règle du jeu s’intitulera finalement Frêle bruit (Néanmoins, tous ces titres partagent l’initiale sourde « F » et les consonnes sonores « L » et « B »). Constitué en « constellation » plutôt qu’en une « suite logique ou chronologique », Frêle bruit se compose, en effet, de pages, de morceaux ou fragments, renvoyant à 22
des images et à des impressions à partir d’incidents, d’anecdotes et de faits divers. Dans Frêle bruit, le récit et le méta-récit se font simultanément, procédé caractéristique de La Règle du jeu en général. En somme, La Règle du jeu ne se réduit pas, comme chez Green, à la simple restitution de quelques événements du passé, mais elle est le lieu de la problématisation de l’autobiographie. Pour Leiris, la vie ne justifie pas l’autobiographie, mais est justifiée par elle. À la différence de Green qui hésite sur l’emploi du terme « autobiographie », Leiris assume pleinement ce mot pour désigner son champ de travail. Il parle aussi de « raccourci de mémoires », de « confessions » (L’Âge d’homme, p. 39 ; Le Ruban au cou d’Olympia, p. 284), d’« essais autobiographiques » (Fibrilles, p. 256), de l’« art de l’autobiographie » (Fibrilles, p. 255), d’« écriture sur soi », ou encore de « récit vécu » (Le Ruban au cou d’Olympia, p. 156). Comme Green, Leiris adopte le terme de confession et se considère comme un « auteur de confessions1 » (Fibrilles, p. 255). Quant aux autobiographes, ils sont désignés par « les faiseurs de confessions et de mémoires » (L’Âge d’homme, p. 49). Le mot « faiseurs », associé aux « autres », contraste avec le mot « auteur » que Leiris applique à lui-même. Il n’est pas étonnant si Leiris, comme d’autres autobiographes avant lui, se croit lui aussi unique dans l’entreprise autobiographique !
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Sans doute faut-il déceler dans cette « confession » à laquelle Green et Leiris assimilent leur autobiographie un hommage à Rousseau qui a prôné l’autobiographie en Occident et en a posé les virtualités. Les Confessions de Rousseau restent donc la référence, la matrice, la souche de l’autobiographie actuelle que même les autobiographes d’aujourd’hui, en entreprenant d’écrire leur vie, en font un écho explicite.
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3 — La distribution des instances Green et Leiris développent au fur et à mesure le pacte avec le lecteur. Après la question « qui est qui ? » vient l’autre question « qui fait quoi ? » Certes, l’auteur, le narrateur, le personnage et le modèle sont quatre instances d’une même entité, mais quel rôle est assigné à chacun ? Je note au passage que, quoique se référant à la même personne, l’auteur (celui qui écrit) et le modèle (celui qui a vécu l’expérience dans la vie réelle) appartiennent à la sphère de la vie tandis que le narrateur (celui qui raconte) et le protagoniste (personnage central du récit et qui se conforme au modèle) appartiennent à la sphère du récit. Green répète à plusieurs reprises que c’est le protagoniste-modèle qui se souvient et qui dicte les événements à l’auteur : « on n’entendrait rien à ce livre si l’on ne se souvenait que c’est l’étudiant de 1922 qui l’écrit, non l’homme de 1965 », annonce-t-il avant de poursuivre : « Le rôle de celui-ci se borne à essayer de comprendre » (Terre Lointaine, p. 1244). Green conclut son autobiographie en rappelant le rôle important du protagoniste-modèle : « le garçon de 1922 assume le rôle de mémorialiste et l’écrivain de 1973 travaille sous sa dictée. » (conclusion à Jeunesse, p. 1466) Green fait lui-même la distinction entre l’instance de la mémoire et celle de l’écriture. Attribuer le rôle de la mémoire au garçon du passé veut dire que Green adulte adoptera la perspective du garçon qu’il a été. Certes, cette distribution de tâches chez Green révèle le souci de l’auteur de rendre les événements dans leur pureté originelle. La mouvance mnémonique est perceptible tout au long du récit. Le « je me souviens », avec ses variantes et ses antonymes (Je me souviendrais toujours… j’ai encore dans la mémoire… le souvenir m’est resté… Comment oublierai-je… Je ne me rappelle plus… j’ai oublié… la mémoire se ferme… etc.), devient un motif qui met en exergue la prédominance de la mémoire. Pour Green, c’est la mémoire pure qui a le rôle primordial dans l’entreprise autobiographique. Le reste, écrire et comprendre, paraît subordonné et est relégué à l’auteur adulte. Voulant accroître l’importance de la mémoire plutôt que celle de l’écriture, Green commence par exclure le rôle de l’auteur en affirmant que « l’auteur n’importe guère, car il n’est rien, ou presque rien » (Partir avant le jour, p. 676). Ce « il n’est rien » est évidemment impossible parce que l’auteur ne peut pas s’effacer complètement. Green est obligé d’en 24
convenir ; alors il se hâte de se corriger : « ou presque rien ». Ce « presque » modalisateur redonne de la force à la présence de l’auteur adulte (65-73 ans) dont le rôle se borne à travailler sous la dictée du jeune garçon et « à essayer de comprendre ». Quoique la tâche de comprendre soit fondamentale dans l’autobiographie, ce qui compte pour Green, c’est avant tout l’expérience elle-même. Par cet engagement, Green auteur se place donc au-dessous de la vérité1. Pour lui, il n’y a pas de vérité a priori. À ce titre, il se positionne au même niveau que le lecteur et ose, avec une assez grande confiance, s’abandonner au pouvoir des souvenirs. Green autobiographe adopte la même technique que Green romancier pour qui l’aventure régit l’écriture. En se donnant comme tâche le repérage d’un certain sens, Green s’assigne la tâche conventionnelle du lecteur : lire et comprendre. Julien Green est donc en même temps le destinateur (puisque c’est lui qui entreprend l’autobiographie) et le destinataire (puisqu’il est le premier lecteur qui voudrait comprendre son propre livre) – et déjà objet – de son projet autobiographique. Pour sa part, Leiris est de loin plus présent que Green quand il écrit. Il ne fait pas seulement la distinction entre le protagoniste et le narrateur qu’il dénomme respectivement « je raconté » et « je raconteur », mais il les met dans un rapport de temps et constate la « folle avance que, sur l’éternel retardataire qu’est le je raconté, prend le je raconteur » (Fibrilles, p. 220). À la différence de Green qui insiste à vouloir rendre son personnage « intact » malgré le passage du temps, Leiris admet que le « je raconté » est affecté par le temps de telle façon qu’il devient « un autre que, déjà, l’on ne connaît que de mémoire quand il se profile sur le papier » (ibid., p. 221). Leiris, cérébral et lucide, fait aussi la distinction entre deux durées, « le moment où l’on décrit et le moment qu’on décrit » ; autrement dit, entre l’écriture (le présent) et l’histoire (le passé) ou encore, d’après les termes de Leiris, entre le « temps du livre » et le « temps de la vie » qu’il n’arrive « presque jamais – serait-ce approximativement – à faire coïncider2 » (ibid., p. 221). 1
Il semble même que le protagoniste et l’auteur sont étrangers l’un à l’autre. Green déclare que « c’est après un fantôme » qu’il court (Partir avant le jour, p. 858). 2 D’après cette distinction, Leiris serait donc un théoricien du genre autobiographique avant Philippe Lejeune, et un théoricien de la narratologie avant Gérard Genette !
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En outre, Leiris subdivise le temps du livre en deux autres temps : celui de l’auteur et celui du lecteur1 (ibid., P. 221). Cette envergure intellectuelle et consciente s’oppose à la narration traditionnelle, et caractérise tous ses livres autobiographiques. Pour Leiris, c’est l’auteur qui se souvient, l’auteur qui écrit et l’auteur qui comprend2. Le personnage étant confiné au second plan, c’est l’auteur qui s’impose au travail ; c’est l’auteur (au présent) et non le personnage (au passé) qui se donne en spectacle : « crevant la page pour saluer, l’auteur apparaît lunettes sur le nez et son Parker à la main » (ibid., p. 268). Leiris utilise l’énallage à propos : tout se passe comme si l’auteur finissait par « avaler » toutes les autres instances. L’auteur se conforme au stéréotype de l’intellectuel écrivant ; il est l’instance dominante, incontournable, dont le reste dépend. Leiris se définit en tant qu’écrivain (écrivant) de sorte que les moyens d’écriture deviennent, par métonymie, une partie de lui : « je me débats ce soir avec ma plume et mon papier (les plus matériels de mes organes d’écrivain, et que réunit à ma tête le moyen terme de ma main) » (Biffures, p. 80). À la différence d’un Green incapable de cogiter et de spéculer, Leiris souligne la prédominance de l’activité mentale grâce à la métonymie de la « tête ». En somme, dans les projets de Green et de Leiris respectivement, se voit la deuxième différence majeure entre les deux autobiographes (la première différence résidant dans la démarche de l’autobiographie : manque de plan chez le premier ; analyse et organisation chez le second). Elle a trait à deux perceptions extrêmes concernant les rapports entre l’histoire, la mémoire et l’écriture. D’une part, Green donne de l’importance à son histoire personnelle et, surtout, à la mémoire qui la ressuscite. D’autre part, Leiris fait prévaloir l’écriture sur les faits du passé de sorte que lui-même finit par ne plus exister « que par écrit » (Fourbis, p. 68). Green veut que le mémorialiste soit la principale instance dans la gestation de l’autobiographie. Le rôle de l’auteur se limite à essayer de comprendre. Il est aussi subordonné à l’instance du modèle. Celui-ci, dont l’image est intacte et l’expérience incontournable, est un objet constant d’investigation. En revanche, 1
Leiris serait aussi le précurseur de la critique de la réception (voir infra la partie sur la lecture). 2 Comme cela s’oppose à la phrase, déjà citée, de Green : « l’auteur n’importe guère, car il n’est rien, ou presque rien » !
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pour Leiris, c’est le rôle de l’auteur qui est primordial. Celui-ci se souvient, écrit, réfléchit et doit comprendre. Il est l’architecte et le maître du texte. Le mémorialiste, dominé par l’écrivain-auteur, n’arrive pas à s’imposer. La mémoire chez Leiris est subordonnée à la volonté de l’auteur. Son modèle, dont l’image a changé avec le passage du temps, est soumis à l’investigation de l’écriture. En d’autres termes, Leiris « l’intellectuel » s’oppose à Green « le mystique ». L’effort chez le premier contredit le plaisir de l’expérience chez le second. Les autres autobiographes doivent se situer entre ces deux extrêmes, tant par la démarche que par le rôle des instances de la mémoire et de l’écriture. S’ils ne mythifient à l’extrême ni la mémoire (à l’instar de Green qui se laisse aller au gré des souvenirs) ni l’écriture (à l’instar de Leiris qui polit et gère ses mots, ses phrases et son texte), les autres autobiographes doivent logiquement se placer entre la désinvolture dans l’écriture d’une part, et l’engagement par rapport à l’écriture d’autre part ; entre l’immédiateté et la naïveté d’une part, et la stratégie d’autre part ; entre le rêve et le premier jet d’une part, et l’analyse d’autre part.
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III- L’engagement du côté de la vérité Il va sans dire que la vérité – du moins l’intention de la respecter – est une condition nécessaire dans toute œuvre autobiographique. C’est elle qui garantit la référence du texte par rapport à la réalité. Presque tous les autobiographes mettent l’accent sur la bonne foi1. L’autobiographe se prononce presque toujours du côté de la vérité. Or, comme Green et Leiris ont deux approches différentes, cela n’est pas sans poser la problématique de la vérité que les deux auteurs cherchent dans leurs autobiographies : la vérité serait-elle mieux rendue dans l’absence de détour dans l’écriture ou bien précisément dans la révision, la reprise et la correction ? Green, qui insiste sur l’absence de l’auteur, semble nous dire : je certifie que ce que je dis est vrai, le seul vrai, parce que je n’interviens pas, en tant qu’auteur, dans le rétablissement des faits ; ceux-ci étant les fruits de la mémoire intacte. Leiris, qui reconnaît son intervention dans la régie de son récit, semble nous dire que la vérité dépend du sens que lui, auteur, a déjà dégagé. Et à plusieurs reprises, il admet que son travail est stérile, justement à cause de ce manque de sens qu’il n’arrive pas à discerner dans son écriture. Leiris a besoin de tirer lui-même la vérité avant de la communiquer au lecteur. Comment Green et Leiris conçoivent-ils chacun la vérité dans l’autobiographie ?
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« C’est ici un livre de bonne foi, lecteur » (Montaigne, Essais, Imprimerie Nationale, 1998, p. 45). « J’ai porté dans cet écrit la bonne foi, la véracité, la franchise aussi loin, plus loin même, au moins je le crois, que ne fit jamais aucun autre homme » (Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, in Œuvres complètes I, Bibliothèque de la Pléiade, 1964, p. 1035). « Je suis résolu à dire toute la vérité. [...]. Au reste si je me fais illusion sur moi, ce sera de bonne foi, et par cela même on verra encore la vérité au fond de mes préventions personnelles » (Chateaubriand, Introduction aux Mémoires d’outre-tombe, t.1, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1951, pp. X-XI).
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1 — L’exactitude et l’incohérence chez Green « Il faut dire toute la vérité », dit Julien Green dans Mille chemins ouverts (p. 1005). Green déclare que son autobiographie est écrite contre « certaines autobiographies » qui ne lui semblent être « autre chose que des mensonges » (ibid., p. 900). Green veut se démarquer des autobiographies traditionnelles, d’abord par le point de vue adopté dans le récit, ensuite par l’attitude à l’égard des lacunes de la mémoire. En effet, Green veut se détacher de tout ce qu’ont ajouté l’âge et le temps à la conscience et à la perception de l’enfant qu’il était : « Le travers le plus commun à ceux qui racontent leur vie est assurément de prêter à des enfants une façon de voir au-dessus de leur âge1. » (Quand nous habitions tous ensemble, p. 812) C’est une attaque directe contre les autobiographies classiques qui mélangent les points de vue du passé et du présent, et qui, par souci de vraisemblance, essaient d’enjoliver leur écrit : « Tout écrivain, même s’il n’est que médiocrement doué, peut écrire une autobiographie charmante » (Journal, p. 312). Pour Green, le charme n’est pas compatible avec la vérité dans l’autobiographie : « mieux vaut la maladresse d’une vérité qui s’exprime comme elle peut », affirme-t-il (Jeunesse, p. 877). Même lorsqu’il y a oubli ou ignorance des événements, Green refuse de tricher. À la différence de Rousseau qui comble les oublis et les blancs dus au « défaut de mémoire » par un « quelque ornement indifférent2 », Green préfère laisser les oublis et les vides tels quels, même au prix de l’incohérence du récit constitué de « fragments isolés3 ». En fait, l’autobiographie de Green reste facile à lire et à 1
Gide exprime la même ambition que Green : « Les faits dont je dois à présent le récit, les mouvements de mon cœur et de ma pensée, je veux les présenter dans cette même lumière qui me les éclairait d’abord, et ne laisser point trop paraître le jugement que je portai sur eux par la suite » (Si le grain ne meurt, Gallimard, Folio, 2001, p. 283). Pour sa part, Jacques Roubaud démarque d’une telle attitude : « J’ai plus de difficultés encore à comprendre ceux qui écrivent : l’enfant pensait que... ou (ce qui me paraît presque pire) l’enfant pense que... (au présent). Loin de consolider l’effet de vérité, indispensable à l’adhésion du lecteur [...], il me semble que de telles expressions le mettent brutalement en présence d’un des procédés les plus éculés de la fiction romanesque : inviter à se glisser dans la peau du personnage. Et plus l’enfant est présenté comme jeune, plus l’impossibilité est manifeste. » (Roubaud, La Boucle, Seuil, Fiction et Cie, 1993). 2 Rousseau, Les Confessions, Livre I, op.cit., p. 5. 3 Green, L’introduction à Fin de jeunesse in Œuvres complètes VI, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1990.
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comprendre même si l’auteur la compare à des tableaux « accrochés assez loin les uns des autres » et qui sont « des moments isolés et séparés par des intervalles » qu’il n’arrive pas à « meubler » (Fin de jeunesse, p. 831). Green cherche une vérité qui dépasse la simple « bonne foi » exprimée par les premiers auteurs de confessions tels que Montaigne, Rousseau et Chateaubriand. Il valorise en premier lieu la qualité d’exactitude : « Il ne s’agit pas de sincérité, écrit-il dans Fin de jeunesse, mais d’exactitude1. » (ibid., p. 864) Dans son Journal, il exprime son admiration pour l’autobiographie de Gosse (Father and Son) et celle de Mark Rutherford (The Autobiography of Mark Rutherford) pour « la rigueur dans le choix de l’expression » et « ce souci perpétuel de dire vrai » (Journal, p. 1102). Ce même souci pousse Green à rapporter « les faits dans toute leur crudité et leurs conséquences » (Partir avant le jour, p. 656). La vérité chez Green est inconditionnelle, autant dire « littérale ». 2 — L’authenticité et la véridicité chez Leiris Leiris rejette, lui aussi, le charme anecdotique et plaide en faveur d’une vérité intacte. Il dit que l’un de ses traits auquel il tient le plus est « un certain souci de dire le maximum, sans déguiser ni tronquer la vérité » (Biffures, p. 270). Proche de Green dans l’approche de la vérité, il parle de sa manie et de sa « rage austère d’exactitude et de sincérité sans faille » à tel point qu’il a peur des « Erynnies », c’est-àdire des erreurs et des contresens. Soit dit au passage, Leiris n’a rien à craindre là-dessus puisque quand il laisse sa plume vagabonder, il semble que son imagination est bloquée (Frêle bruit, p. 218). En bon théoricien de l’autobiographie, Leiris ne cesse d’approfondir et d’affiner cette question de la vérité maximale. Toujours lucide, il est conscient de la disproportion entre, d’une part, la valeur qu’il accorde à ce qui est dit sur le moment et, d’autre part, 1
Gide exprime la même idée : « mais ce n’est pas la vraisemblance que je poursuis, c’est la vérité » (Si le grain ne meurt, op.cit., p. 343). Le rapprochement entre Gide et Green se limite seulement à la visée de l’autobiographie. Gide se rapproche plutôt de Leiris dans les excès de style. À propos de son autobiographie Si le Grain ne meurt, il dit dans son Journal : « Cela est trop conscient, trop surveillé, trop littéraire » ; « tout cela est trop écrit, d’un style précieux, trop conscient » (Gide, Journal, décembre 1918 et décembre 1916. Cité par Lejeune dans Le Pacte autobiographique, op.cit., p. 188).
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son importance réelle dans le récit. Toutefois, il se retient de faire des corrections1 parce qu’à cause « des raccords de pure composition que de tels changements imposeraient, le livre perdrait de son authenticité » (Fibrilles, p. 223). Leiris fait alors la distinction entre les variantes du fait vrai que sont la vérité, la véridicité et l’authenticité. D’abord, l’authenticité, que Leiris nomme aussi véracité anecdotique, signifie exactitude des faits (correspondant aux « faits crus » dont parle Green). Il s’agit de citer un fait vrai qui n’est pas nécessairement utile. Selon Leiris, l’authenticité, bien qu’elle soit un « grand mot d’ordre » (ibid., p. 256), ne suffit pas pour diriger l’écriture autobiographique parce que l’authenticité n’a de sens que dans l’opposition qu’elle fait entre le vrai et le faux. Par conséquent, l’auteur de La Règle du jeu veut approfondir le sens de la vérité qu’il cherche. Dans Fibrilles, il dit ne plus ambitionner la simple tâche « d’atteindre par l’écriture à quelque chose de vrai qui comblerait autant qu’une prestigieuse fiction » (p. 256). Seize ans après la publication de son livre Fibrilles, Leiris trouve la réponse à sa quête : la véridicité. Il s’agit, dans ce cas, de choisir des anecdotes appropriées. En d’autres termes, il faut que le vrai raconté ait sa valeur et sa particularité par rapport à ce qui n’est pas raconté. Alors que Green assimile la vérité à la simple exactitude des faits, Leiris fait la distinction entre authenticité2 et vérité, et affirme que c’est incontestablement la vérité qui doit être le fil conducteur du travail autobiographique. Il finit par rejeter en bloc la notion d’authenticité « (non valable, car cette authenticité peut être celle d’un con) » au profit de véridicité « qui, impliquant l’acte de dire
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Il convient de distinguer entre la correction des faits historiques (à laquelle répugne Leiris) et la correction stylistique et formelle (qui caractérise son écriture). 2 Leiris applique l’authenticité aux faits ou anecdotes, c’est-à-dire à l’énoncé alors que Philippe Lejeune l’applique à l’énonciation, même quand l’énoncé ne se conforme pas à la vérité. Dans l’autobiographie, l’énonciation reste authentique parce que le narrateur et le personnage se réfèrent au même « je » : « Appelons authenticité ce rapport intérieur propre à l’emploi de la première personne dans le récit personnel ; on ne le confondra ni avec l’identité, qui renvoie au nom propre, ni avec la ressemblance qui suppose un jugement de similitude entre deux images différentes, porté par une tierce personne. » (Lejeune, Le Pacte autobiographique, op.cit., pp. 39-40)
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et marquant toute son importance, ne se confond pas avec “véracité” (deux et deux font quatre, par exemple) » (Journal, p. 748). Quels que soient les termes utilisés dans la définition de la vérité, il y a chez Leiris comme chez Green le souci de dire la vérité absolue. Or celle-ci est-elle accessible ? 3 — Les obstacles à la vérité Dans quelle mesure est-il possible de rendre la vérité ? Sans vouloir, comme c’est le cas de Green, que son texte autobiographique soit une « réaction contre certaines autobiographies » qui confondent la vérité du présent avec celle du passé, Michel Leiris cherche les lacunes que comporte sa propre autobiographie. Plusieurs facteurs empêchent la vérité d’éclater au grand jour. D’abord, il y a les mots qui forment un écran entre les idées et l’autobiographe, et qui masquent « la pensée authentique plutôt qu’ils ne l’aident à se traduire avec plus de précision » (Biffures, p. 84). Ensuite, ce qui peut intercepter la vérité, ce sont les failles incontournables de la mémoire : « erreurs possibles dans le jeu de ma mémoire », contre lesquelles l’auteur se trouve impuissant à cause de l’« imperfection inhérente à [sa] nature d’homme » (ibid., p. 273). Green se réfère aux failles de la mémoire par « vides » et « blancs », mais alors qu’il continue à rendre ses souvenirs, Leiris ne rend que ce qu’il peut analyser et comprendre. Ce qui peut aussi estomper la vérité, c’est l’autocensure consciente qu’exerce l’auteur. Ce procédé est dû essentiellement à la déontologie (souci de respecter la vie privée des autres en omettant les noms propres et en s’abstenant de décrire certaines personnes, etc.). Certains passages elliptiques restent obscurs chez Leiris parce qu’il y manque des détails que, pour une raison ou une autre, l’auteur a préféré omettre. Parfois, la lecture du Journal de l’auteur et de sa biographie aide le lecteur à recoller les morceaux manquants. Leiris avoue qu’il a tendance à « garder un silence délibéré ou [s]’expliquer seulement à demi sur certains points » (ibid., p. 273). Leiris, honnête dans l’entreprise de la « mise à nu », mais aussi fidèle à sa propre « déontologie », refuse de faire primer la première sur la seconde. Son exigence morale se traduit à travers un travail constant sur les rapports entre les deux plans de l’art et de la vie, et surtout sur son souci d’une certaine « morale littéraire » (Journal, p. 422). Enfin, le plus grave de tous ces obstacles à la vérité réside dans la perte de vue de l’objectif initial, à savoir la vérité sur soi : 33
« transformer en objet de contemplation pour soi ou bibelot à l’usage d’autrui ce qui, à l’origine, avait surtout valeur de talisman ou de catalyseur » (Biffures, P. 273). En d’autres termes, Leiris craint que la considération de soi ne l’ait amené au narcissisme. Et Leiris de résumer son objectif et sa démarche autobiographique dès le début afin de cerner les causes du glissement du sens de son autobiographie (ibid., pp. 274-287). Il conclut que le foisonnement de détails (peutêtre dû à sa façon, méritoire d’ailleurs dans le travail poétique, de faire des regroupements et des associations) lui avait fait confondre le but de départ qui est la vérité sur soi et le point d’aboutissement qui est la complaisance envers soi. Il décide donc de prendre un sursis en attendant que sa « maladie anecdotière » disparaisse. Le livre Fourbis sera publié sept ans après Biffures. Green, pour sa part, n’analyse pas les obstacles à la vérité, mais il est conscient des limites du souvenir (les innombrables oublis sont évoqués presque à chaque page). En plus, en poète rêveur, il relève la pauvreté des mots : « Quels mots employer pour décrire ce qui échappe au langage1 ? », se demande-t-il (Partir avant le jour, p. 654). Ainsi l’autobiographie se sert-elle d’un langage mince et limité. La vérité serait-elle donc à chercher au-delà des signes visibles ? 4 — L’autobiographie entre vérité et effets de vérité Green parle de l’incapacité du langage à rendre la vérité. Cependant, il n’aborde pas la correspondance entre le réel et sa représentation dans l’autobiographie – et de la biographie – (et qui les oppose au roman). Lejeune souligne que le but des autobiographies « n’est pas la simple vraisemblance, mais la ressemblance au vrai. Non l’effet de réel, mais l’image du réel2 ». Toute autobiographie écrite après les années cinquante du XXe siècle serait plus ou moins consciente de cet enjeu intrinsèque. La prise de conscience quant à la dualité entre la vie et le discours doit beaucoup à l’évolution des disciplines, telles que la linguistique, la stylistique, la poétique et la sémiotique, relatives au langage et au 1
Dans Les Confessions, Rousseau exprime la même idée : « Encore si tout cela consistait en faits, en actions, en paroles, je pourrais le décrire et le rendre en quelque façon ; mais comment dire ce qui n’était ni dit, ni fait, ni pensé même, mais goûté, mais senti, sans que je puisse énoncer d’autre objet de mon bonheur que ce sentiment même. » (Les Confessions, op.cit., Livre VI, p. 225) 2 Lejeune, Le pacte autobiographique, op.cit., p. 36.
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discours. La plupart des écrivains ont pressenti cette impossibilité de « vérité pure1 » et l’ont exprimée. Leiris décrit sa frustration en ces termes : « j’aligne des phrases, j’accumule des mots et des figures de langage, mais dans chacun de ces pièges, ce qui se prend, c’est toujours l’ombre et non la proie » (Biffures, p. 24). Mauriac va dans le même sens : « Mais pour peu que l’art apparaisse dans ces sortes d’ouvrages [souvenirs, mémoires, confessions], ils deviennent mensonges2 ». Gide explique : « Ma plus sincère émotion, dès que je l’exprime, est faussée3 ». Valéry étend l’impossibilité de la vérité à la littérature : « En littérature, le vrai n’est pas concevable4. » Michel Del Castillo voit une distorsion entre vérité et art, quand bien même celui-ci serait autobiographique : « En art, je ne crois pas à la valeur de l’autobiographie parce que la vérité d’un homme lui reste inaccessible5. » Pour leur part, Jacques Lecarme et Éliane Lecarme-Tabone, après avoir évoqué la thèse que la littérature est « coextensive à la fiction », parlent d’« effets de vérité » dans l’autobiographie. Ce qu’on fait en littérature, c’est l’étude des « effets de langage » plus que la vérité des énoncés6. Quant à la recherche de la vérité, on l’attribue aux experts, c’est-à-dire « aux juristes, aux sociologues et aux historiens » alors que les écrivains « ne renonceront pas pour autant aux effets de vérité, mais ils souhaitent des lecteurs qu’ils n’en soient pas dupes7 ». En d’autres termes, une ligne est tracée entre, d’une part, la littérature et l’autobiographie qui donnent un « effet de langage » (bien que dans le Il est admis que la vérité énoncée est discutable. « L’homme passionné de vérité, ou du moins d’exactitude, est le plus souvent capable de s’apercevoir, comme Pilate, que la vérité n’est pas pure », dit Marguerite Yourcenar dans “Carnets de notes de Mémoires d’Hadrien” (p. 341). 2 Mauriac, Commencements d’une vie, in Œuvres autobiographiques, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1990, p. 65. 3 Gide, Les Nouvelles nourritures, Gallimard, Folio, 2003, p. 174. 4 Valéry, Variété I et II, Gallimard, Folio, 2002, p. 211. Pour Valéry, la sincérité est facile dans les rapports avec les autres, mais impossible avec soi-même parce que cela tourne en une « comédie de sincérité » (ibid., pp. 214-215). Pour Nathalie Sarraute aussi, c’est le fait de parler de soi qui contredit la vérité : « Quand on veut parler de soi-même, de ses sentiments, de sa vie, c’est tellement simplifié qu’à peine cela dit, cela paraît faux […] » (rapporté dans Monique Gosselin, Enfance de Nathalie Sarraute, Gallimard, Folio, 2001, p. 195). 5 Michel Del Castillo, Une Femme en soi, Seuil, 1991, p. 100. 6 Lecarme, L’Autobiographie, op.cit., p. 12. 7 Ibid., p. 284. 1
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cas de l’autobiographie « l’effet de vérité » soit requis aussi) et, d’autre part, les autres sciences telles que l’histoire, la géographie, la sociologie, etc. dans lesquelles aucune inexactitude n’est tolérée. En somme, Green et Leiris ont la même exigence de la vérité et de l’exactitude. Le premier voudrait « dire toute la vérité » et le deuxième aurait le « souci de dire le maximum ». Les deux autobiographes annoncent qu’il faudrait aller au-delà de la sincérité (Leiris y ajoute l’authenticité). Les deux avouent que la vérité ne s’obtient pas facilement à cause des limites de la mémoire et du langage (Leiris y ajoute l’autocensure et l’éventuelle complaisance en soi). La grande différence relève du procédé d’accoucher la vérité : Green va droit au fait, sa vérité est littérale et son texte incohérent, tandis que Leiris recourt au détour ; sa vérité est recherchée et son texte structuré. Dans les deux cas, que ce soit par le détour de langage ou par le premier jet, la vérité est donc possible grâce aux « effets de langage ».
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IV- Les fonctions de l’autobiographie 1 — L’autobiographie pour la connaissance de soi À la naissance de Narcisse, on interrogea Tirésias si l’enfant vivrait longtemps et atteindrait une longue vieillesse. « Oui, s’il ne se connaît pas », dit alors le devin interprète infaillible du destin. Par cette réponse, Tirésias voulait évidemment dire : s’il ne se voit pas. On connaît la suite : un jour, le beau Narcisse est séduit par sa propre image réfléchie dans l’onde pure d’une fontaine vierge, s’éprend de lui-même, se contemple et « par ses propres yeux se fait lui-même l’artisan de sa perte1 », dit Ovide. Dans ce récit mythique, la mort est liée à la complaisance envers soi-même. L’autobiographie, qui est un écrit sur soi, révèle-t-elle à un certain moment la complaisance à l’égard de soi ? Lejeune répond que le narcissisme existe dans l’autobiographie et s’oppose à l’optique des « confessions » chrétiennes. Pour Lejeune, l’aspect « égotiste » des textes autobiographiques remonte à la Renaissance, dont le but pour leurs auteurs n’était pas seulement de « se connaître », mais aussi de « se proposer à l’admiration de (leurs) semblables2 ». L’autobiographie présenterait-elle le danger de Narcisse ? Leiris répond qu’il y a un certain danger (sans qu’il y ait « menace réelle de mort ») résultant de la « tendance narcissique » dans l’autobiographie. Dans son texte De la littérature considérée comme une tauromachie (L’Âge d’homme, pp. 9-22), Leiris compare l’activité de l’auteur de confessions publiques à celle du torero ; il conclut que le torero court un danger de mort réelle, alors que le confesseur court le danger de la mise à nu, du scandale, de nouveaux rapports avec autrui, mais aussi du nouveau regard « sans complaisance » envers soi-même. En fait, Leiris expérimente la mort métaphorique à cause du « monstrueux égoïsme » affiché dans L’Âge d’homme. En même temps, cette mort est positive parce qu’elle prélude à une conversion radicale en se débarrassant des habitudes anciennes : « partir sur de nouvelles bases », entretenir « des relations désormais sans tricherie », se voir avec une « plus grande acuité possible » (ibid., p. 13). Dans ses livres autobiographiques suivants, bien qu’il continue de parler de lui-même, Leiris essaie de tirer les bénéfices du narcissisme. 1
Ovide, Les Métamorphoses, Garnier-Flammarion, 1966, pp. 98- 103 (III/342-512 Narcisse. Echo). 2 Lejeune, L’Autobiographie en France, op.cit., p. 38.
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Sur le plan individuel, il éprouve de l’orgueil « d’avoir bon an mal an progressé dans la voie de la lucidité et […] d’être maintenant plus authentiquement » lui-même qu’il ne l’ait jamais été (Le Ruban au cou d’Olympia, p. 167). Leiris a une autre raison de « s’enorgueillir », celle d’avoir contribué à « une vertu lointainement humanitaire » puisque son lecteur peut bénéficier des mêmes avantages que l’auteur. Celui-ci fait « découvrir à autrui des domaines qu’il ignorait, l’aider à saisir les choses en profondeur, à voir plus clair et plus large, se mieux connaître, s’améliorer » (ibid., p. 12). Green veut, lui aussi, se comprendre, ou plutôt comprendre le jeune garçon qu’il était (Jeunesse, p. 1403 et p. 1467). Mais à la différence de Leiris qui, à la fin de la quête, est content de voir plus clair, Green semble avoir la nostalgie de l’enfance valorisée qui fait que l’enfant « juge » la tromperie de l’adulte. Dans son journal du 11 mai 1942, Green s’apostrophe ainsi : Te voilà donc, à près de quarante-deux ans… Que penserait de toi le garçon que tu étais à seize ans, s’il pouvait te juger ? [...]: Tu m’as trompé, tu m’as volé. Où sont tous les rêves que je t’avais confiés ? Qu’as-tu fait de toute cette richesse que j’ai si follement remise entre tes mains ? Je répondais de toi, j’avais promis pour toi. Tu as fait banqueroute. [...] Je ne t’admire pas, au contraire1.
Plus de cinquante ans plus tard, dans le journal de 1996-1997, Green continue de porter sur lui-même un jugement aussi sévère : « Le jugement que je me sens obligé de porter sur moi comme être humain n’est pas des plus favorables2. » En somme, la connaissance de soi n’implique pas la même chose pour Leiris et pour Green. Le premier s’exalte du pouvoir et de l’entendement qui se renforce avec l’âge tandis que le second s’abhorre lui-même à mesure qu’il vieillit ; Green veut recouvrer le paradis de l’innocence, se retrouver dans l’enfance, et s’aimer.
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Green, Journal, in Œuvres complètes IV, 1998, pp. 654-655. Id., En avant par-dessus les tombes, Fayard, 2001, p. 18.
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2 — L’autobiographie comme confession L’autobiographie partage avec la religion catholique le caractère confessionnal (les premières confessions littéraires étaient religieuses : Confessions de Saint Augustin, Vie de Sainte Thérèse d’Avila). Green, qui avait lu et relu les confessions écrites par Saint Augustin et Rousseau, ainsi que les Essais de Montaigne1, se réfère à son autobiographie comme une « véritable confession » (Partir avant le jour, p. 675). La confession implique un mal2, un péché, une honte ; elle implique une accusation de soi qui suppose le repentir3. Green se voudrait même « un peu plus déshonoré à [ses] propres yeux », affirme-t-il (Mille chemins ouverts, p. 900). Pour Leiris, l’autobiographie est également une confession qui présuppose la culpabilité et exclut l’éloge de soi. Leiris insiste qu’il s’est montré si vil dans L’Âge d’homme « pas par complaisance mais avec sévérité » (Journal, p. 298). Leiris avoue que la confession exerce sur lui « un attrait impérieux par son côté humiliant, joint à ce qu’elle comporte simultanément de scandaleux et d’exhibitionnisme » (L’Âge d’homme, p. 201). Alors que l’on croyait que la confession était humiliante, voilà qu’elle a l’avantage de dédramatiser le honteux confessé : « Dès l’instant que je dis je, alors qu’il peut sembler que je fonce tête baissée, ce que j’avance est moins compromettant », avoue Leiris (Biffures, p. 290). En fin de compte, ce péché et ce honteux seraient redéfinis, à travers la sévérité même, comme quelque chose d’enjolivé. L’écriture autobiographique donne plus de confiance à leurs auteurs même en
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« Je relis les Confessions de Saint Augustin » (Green, Journal in Œuvres complètes IV, op.cit., p. 510) ; « Relu Montaigne » (p. 1332) ; « Relu avec délices Les Confessions de Rousseau » (p. 253). 2 Rousseau dit raconter « le bien et le mal avec la même franchise », bien que plus tard il dise n’avoir confessé que le mal : « j’ai souvent dit le mal dans toute sa turpitude, j’ai rarement dit le bien dans tout ce qu’il eut d’aimable, et souvent je l’ai tu tout à fait parce qu’il m’honorait trop, et qu’en faisant mes Confessions, j’aurais l’air d’avoir fait mon éloge » (Les Rêveries du promeneur solitaire, op.cit., Quatrième promenade, p. 1036). 3 Mauriac parle de cette « angoisse de compte à rendre » et du désir de se défendre : « Même sans l’avoir voulu au départ, nous finissons toujours par nous justifier ; nous sommes toujours à la barre, dès que nous parlons de nous, même si nous ne savons plus devant qui nous plaidons ! » (Commencements d’une vie, op.cit., p. 6667).
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s’accusant1. Allant dans le même sens d’une autobiographie de confession (avouer ses faiblesses, ses bassesses ou ses défauts), François Nourissier se défend toutefois d’être excessif : « Je ne m’acharne pas contre moi : j’essaie de voir clair2. » L’aveu est fait, qu’y a-t-il après ? Comme dans les confessions prônées par le catholicisme, la confession autobiographique doit avoir pour conséquence l’absolution. Soulagé, Green annonce : « La confession est faite, non sans d’importantes omissions, et l’auteur se donne lui-même une absolution des plus larges. » (Mille chemins ouverts, p. 900) Green ne cherche l’absolution ni auprès de ses lecteurs3 ni auprès de la société4, Green se la donne à lui-même par des mots magiques. Il n’a de compte à rendre à personne. Leiris exprime, lui aussi, le besoin d’absolution : « au fond de toute confession il y a le désir d’être absous5 », dit-il. Il évoque le « vif désir d’obtenir une absolution susceptible de faire taire [sa] mauvaise conscience6 ». Mais alors que Green, dans la mouvance des confessions religieuses, se contente de voir dans l’aveu une garantie d’absolution, Leiris, lui, refuse de souscrire « au dicton qui veut que péché avoué soit à demi pardonné ». Selon lui, l’ultime conséquence de la confession consiste à « réparer ou se corriger7 ». Avec Leiris, la confession est une discipline qui revête une dimension humaine. 1
« Si c’est moi qui me peins, rien ne m’effraie », dit Simone de Beauvoir (La Force des choses I, Gallimard, Folio, 2002, p. 10). 2 Nourissier, Le Musée de l’Homme, Gallimard, Folio, 2002, p. 50. 3 Au départ, dans ses Confessions, Rousseau a voulu être absous par ses contemporains. Plus tard, désabusé, il abandonne ce projet inutile dans Les Rêveries : « Qu’aurais-je encore à confesser quand toutes les confessions terrestres en sont arrachées. Je n’ai pas plus à me louer qu’à me blâmer… ». Ceux qu’il sent plus proches de lui sont les lecteurs de l’avenir : « j’espérais qu’une génération meilleure, examinant mieux et les jugements portés par celle-ci sur mon compte et sa conduite avec moi, démêlerait aisément l’artifice de ceux qui la dirigent et me verrait enfin tel que je suis » (Les Rêveries du promeneur solitaire, op.cit., p. 1000 et 998). 4 C’est le cas de Gide par exemple. Vingt ans avant le commencement des Jeunes années, Green rapporte dans son Journal une conversation avec un visiteur. Celui-ci lui aurait dit qu’il y avait chez Gide, dans son défi à la société, le désir d’être absous. Et Green de noter : « Être absous par la société... Comment peut-on désirer quelque chose d’aussi futile ? » (Journal in Œuvres complètes IV, op.cit., p. 1263). 5 Leiris, De la littérature considérée comme une tauromachie, in L’Âge d’homme, op.cit., p. 13. 6 Id., À cor et à cri, Gallimard, L’Imaginaire, 2000, p. 149. 7 Ibid.
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3 — L’autobiographie comme catharsis L’inspection du « sol intérieur », le « tour d’horizon intérieur » doivent avoir la vertu « de talisman ou de catalyseur », annonce Leiris (Biffures, p. 273). Dans l’autobiographie, ces derniers prennent la forme d’une « catharsis ». La catharsis est surtout connue, dans la tradition littéraire, comme un effet du théâtre tragique. Regarder une pièce de théâtre, s’identifier aux personnages, extérioriser son intérieur… Cela permet la catharsis, terme employé en premier par Aristote qui en fait le pivot de sa conception de la tragédie : C’est une imitation faite par des personnages en action et non par le moyen d’une narration, et qui par l’entremise de la pitié et de la crainte, accomplit la purgation des émotions de ce genre1.
Le sens de la catharsis a évolué depuis Aristote. La psychanalyse y recourt pour expliquer certains phénomènes psychologiques : La fonction tragique consisterait à « purifier » les passions mauvaises (crainte, pitié) par leur mise en jeu à l’occasion de représentations d’actes « vertueux et accomplis ». J. Breuer et S. Freud reprennent ensuite ce terme pour désigner leur première méthode psychanalytique : la reviviscence d’une situation traumatique libérerait l’affect « oublié » et celui-ci restituerait le sujet à la mobilité de ses passions 2.
Cette dernière définition met en jeu deux catégories : l’état dysphorique (passions mauvaises, situation traumatique) et la réaction libératrice (purifier, restituer, libérer). En termes plus simples, il s’agit d’un « intérieur » qui « s’extériorise », d’un dedans qui se projette dehors, d’un refoulé qui se défoule. La catharsis, liée originellement au spectacle, s’applique à l’autobiographie dans laquelle l’auteur pose un regard sur soi, parce que, ce faisant, l’autobiographe « liquiderait » les effets de certains souvenirs en prenant conscience de leur portée. De par leur nature de confession publique, les autobiographies de Green et de Leiris s’apparentent à ces récits de patients devant les 1
Cité par Dominique Combe, Les Genres littéraires, Hachette, Contours littéraires, 2002, p. 36. 2 Jacques Potel, Dictionnaire de psychiatrie et de psychopathologie clinique, Larousse, Bordas, 1998, pp. 86-87.
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psychanalystes. Cela dit, Lejeune note une différence essentielle entre l’autobiographie et la cure psychanalytique. Cette dernière « est fondée sur la relation interpersonnelle du patient et de l’analyste (le transfert) » tandis que, dans l’écriture autobiographique, « le sujet est seul avec lui-même, et se trouve fatalement en situation narcissique, sans moyen (ni désir) de franchir ses propres résistances1 ». Malgré cette analogie antithétique que fait Lejeune, l’autobiographie et la cure psychanalytique se basent toutes les deux sur la compréhension et l’interprétation de la conduite de l’individu. Dans les deux cas, il y a une véritable attitude critique ou autocritique (dans le sens de comprendre et interpréter). En outre, le principe des deux pratiques consiste dans le fait de se raconter pour guérir : « si je dis, je vais mieux », constate Leiris dans son Journal (p. 724). La prise de position de Green est versatile quant au processus psychanalytique. Au départ, il refuse d’associer ses souvenirs à la psychanalyse : « Je suppose que l’homme qui se livre à un psychiatre […] éprouve le besoin de guérir. Guérir n’était pas mon propos. Guérir de quoi ? Je voudrais seulement voir clair. » (Fin de jeunesse, p. 833) Voir clair est le diagnostic ; la guérison est une conséquence heureuse chez Green qui finit, en fait, par admettre que sa cure est une grâce de Dieu, à l’image de ce « dixième lépreux, celui qui étant guéri, est revenu pour remercier le Seigneur2 ». Le rapprochement avec la psychanalyse n’échappe pas aux lecteurs de Green. Un de ses visiteurs compare Jeunes années « à une cure psychanalytique modèle ». Green commente : « Les premiers mots en sont : N’importe quoi… C’est ainsi qu’on procède en psychanalyse. Ai-je besoin de dire que je ne savais rien de tout cela quand j’ai commencé à écrire le récit de ma jeunesse3 ? » L’ignorance en question ne prouve-t-elle pas que l’autobiographie a toujours été une psychanalyse avant-gardiste ? Quant à Leiris qui est conscient du mécanisme de son autobiographie, il avoue ouvertement qu’il s’agit bel et bien d’une catharsis. La thérapie sous-entend la confession publique : Pour qu’il y eût catharsis et que ma délivrance définitive s’opérât, il était nécessaire que cette autobiographie [L’Âge d’homme] prît une certaine forme, capable de m’exalter moi-même et d’être entendue par les autres, 1
Lejeune, L’Autobiographie en France, op.cit., p. 63. Green, Journal in Œuvres complètes V, op.cit., p. 362. 3 Ibid., p. 592. 2
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autant qu’il serait possible1.
Chez Leiris, il y a donc deux conditions préalables au phénomène de la catharsis que Green ne mentionne pas : l’esthétique (« une certaine forme ») qui fait que la confession enivre l’auteur, et la communication avec le lecteur qui entende cette confession et soit satisfait, à son tour, par l’esthétique. Cela dit, même s’il est vrai que parler de soi permet de liquider les « passions mauvaises », il ne faudrait pas passer son temps à ruminer sa situation. Sinon, on tomberait dans le revers de la médaille. Leiris constate que son « autocritique constante » engendre une contrecatharsis : « Au lieu de m’améliorer, mon autocritique constante ne fait qu’aggraver les choses », avoue-t-il (Journal, p. 676). Il faut donc éviter de tourner en rond2 parce que la catharsis n’est qu’une étape passagère. D’ailleurs, Leiris en est conscient puisqu’il révèle que « l’ultime propos » est la « recherche d’une plénitude vitale qui ne saurait s’obtenir avant une catharsis, une liquidation3 ». Leiris franchit, une fois de plus, un nouveau pas dans l’inspection de soi : il ne s’arrête pas à la simple cure mais cherche la « plénitude vitale » qui est exactement le but de la psychothérapie. En somme, ce chapitre dresse une toile de fond pour les constantes génériques de l’autobiographie. Même s’il y a des différences dans la manière de traiter chaque paramètre, les deux autobiographes s’accordent sur la nécessité du projet autobiographique (qui évolue un peu chez Green et constamment chez Leiris) et sur l’incontournable pacte de la vérité. Les deux veulent se connaître, voir clair et 1
De la littérature considérée comme une tauromachie, op.cit., p. 12. L’idée que la connaissance de soi pourrait mener au vide peut prêter à confusion. Je cite André Gide : « Connais-toi toi-même. Maxime aussi pernicieuse que laide. Quiconque s’observe arrête son développement. La chenille qui chercherait à bien se connaître ne deviendrait jamais papillon. » (Les Nouvelles nourritures, op.cit., p. 222). Je ne suis pas d’accord avec Gide parce qu’on ne demande pas à la chenille, sinon au papillon, de bien se connaître. Je suis plutôt d’accord avec Leiris pour qui se connaître est l’occasion de continuer son évolution. Après Leiris, je cite à mon tour Paracelse : « Ne sois pas un autre si tu peux être toi-même. » (Cité par Leiris dans son « Carnet de citations » in Journal, Gallimard, nrf, 1992, p. 824). Appliqué à la chenille (pour revenir à l’exemple donné par Gide), le papillon n’est pas un autre mais le même. Entre la chenille et le papillon, il y a identification, pas aliénation. 3 Leiris, De la littérature considérée comme une tauromachie, op.cit., pp. 9-10. 2
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comprendre (avec cette nuance que Green valorise le personnage et la mémoire tandis que Leiris valorise l’auteur). Les deux considèrent l’autobiographie comme une confession dans laquelle ils s’accusent, s’absolvent et se jugent (Leiris y ajoute la nécessité de se corriger). Enfin, pour les deux auteurs, l’autobiographie joue un rôle thérapeutique, Leiris en est plus conscient que Green. Une fois encore, c’est le procédé qui différencie les deux auteurs dans le traité de leurs autobiographies respectives : Green recourt à la forme simple du langage tandis que Leiris esthétise son texte par le recours à la reprise et à la révision.
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Chapitre deuxième La dynamique de la mémoire, de l’écriture et de la lecture Dans ce chapitre, l’analyse sera focalisée sur trois activités autour desquelles s’articule toute autobiographie : la mémoire, l’écriture et la lecture. Les deux premières, on l’a déjà dit, configurent deux exercices extrêmes chez Green et chez Leiris respectivement. Jusqu’où peut aller Green dans la mythification de la mémoire ? Et à quel palier élèvera Leiris l’esthétisation du récit sur soi ? Il ne suffit pas d’annoncer que l’exercice de la mémoire prédomine chez Green et celui de l’écriture prend le dessus chez Leiris, ou de constater qu’il y a des dissemblances dues à deux attitudes distinctes. Il s’agit, dans ce chapitre, de relever le comment. Il serait intéressant, en effet, de voir comment, sur le plan littéraire, la mémoire et l’écriture peuvent être exaltées, et même exploitées jusqu’à l’épuisement, dans un écrit sur soi. Ensuite sera traitée la question de la lecture ou la réception de l’œuvre littéraire en général.
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I- La mémoire chez Green 1 — Mémoire génésiaque La mémoire est l’agent actif dans l’accouchement du récit autobiographique. Celui-ci naît ex nihilo du « n’importe quoi ». Deux souvenirs déclenchent le récit : le premier est une sensation physique (« il me vient à l’esprit que mon premier souvenir est un souvenir de douleur physique. On me soigne et j’ai mal »), et le deuxième est une scène visuelle animée par une sensation intérieure (« je suis étendu sur les genoux de ma mère, nu et à plat ventre [...]. Je me sens heureux de ce bonheur confus »). Ces deux souvenirs déterminent la nature de la plupart des souvenirs dans Partir avant le jour : ce sont des impressions, des scènes fugitives que le narrateur a de la peine à situer dans un ensemble net parce qu’elles correspondent à la conscience du petit enfant de ce temps-là. Au fur et à mesure que l’enfant grandit, les scènes deviendront, surtout avec Jeunesse, moins décousues et l’ensemble montrera une unité plus solide. Green choisit donc de marquer l’origine de son autobiographie par des souvenirs plutôt que par le récit de naissance. « Il est plus vraisemblable, et assez fréquent, de commencer par ce qui est à l’origine, sinon de la vie, du moins de la conscience : les premiers souvenirs1 », dit Lejeune qui précise : « Sur dix autobiographies, neuf commenceront fatalement au récit de naissance, et suivront ensuite ce qu’on appelle l’ordre chronologique2. » Dans Partir avant le jour, il n’y a pas d’allusion à la naissance physique de Green mais, une trentaine de pages après le début, il y a évocation du baptême « à Christ Church, petite église anglicane qui n’existe plus » (p. 684). C’est dans Quand nous habitions tous ensemble, qui est écrit bien avant Jeunes années et dont le contenu sera repris dans Partir avant le jour, que Green fait allusion à sa naissance physique : « Je suis né dans une petite rue sombre du quartier des Ternes » (Partir avant le jour, p. 810). Commencer par le récit de naissance relève d’une conception stéréotypée du genre autobiographique. Les commentateurs de l’édition de la Pléiade soulignent à propos de cet incipit classique que « Green en a d’ailleurs conscience lorsqu’il déclare que les premières pages de ce texte lui semblent trop écrites3 ». Ils ajoutent que le principe d’aller au gré du 1
Lejeune, Moi aussi, Seuil, Poétique, 1986, p. 312. Id., Le Pacte autobiographique, op.cit., p. 197. 3 Green, in Œuvres complètes IV, op.cit., p. 525. 2
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souvenir « ne s’est donc pas encore épanoui. Il est pourtant en germe dans la structure du texte : pas de chapitres, de courtes unités régulièrement espacées1 ». Green a ensuite pressenti l’avantage de débuter autrement Jeunes années en confiant à la mémoire le rôle d’engendrer le récit. « On est enfin l’auteur de sa vie », commente Lejeune2. Plus subtilement, ce manque de récit de naissance fait écho à l’expérience du petit enfant qui ignorait la scène primitive. Le petit Julien croyait pour longtemps qu’il venait d’un magasin (Maison de blanc) autre que celui où avaient été achetées ses sœurs (Galeries Lafayette). Et, lorsqu’un jour, il pose une question relative à ce qu’il lit dans la Bible sur les rapports entre hommes et femmes, ses parents se sentent gênés, mais enfin sa mère lui dit qu’il comprendra « ces choses plus tard » avant d’ajouter : « du reste, tu n’as pas besoin de savoir » (ibid., p. 706-707). Attitude castratrice sans doute de la part de la mère, mais l’enfant est heureux puisqu’il accorde une foi absolue aux dires de sa mère « sans rien mettre en question » (ibid., p. 687). Et puisque celle-ci dit qu’il n’a pas besoin de le savoir, le petit garçon y souscrit : « Je me refusais à imaginer certaines personnes que j’aimais par-dessus tout se livrant à ces gestes qui me révoltaient. » (Terre lointaine, p. 1195) Il se révolte lorsqu’un camarade le lui apprend : « Ma mère… ce n’est pas possible. Pas elle, pas moi. Il n’y a pas eu cette chose si violemment impure à ma naissance. Être tiré du ventre de sa mère… » (Partir avant le jour, p. 712). La mère est si pure que l’enfant ne peut pas lui attribuer le mal inhérent, dans sa tête, à la sexualité. La mère doit rester un mystère. Plutôt que d’être tiré du ventre de sa mère, il préfère qu’il soit tiré de sa propre mémoire. En conséquence, la mémoire qui engendre le récit structure aussi ce dernier.
1 2
Id., in Œuvres complètes VI, op.cit., p. 1711-1412. Lejeune, Moi aussi, op.cit., p. 315.
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2 — Mémoire polarisante Green confie à sa mémoire le soin d’engendrer le récit : « La mémoire nous livre tout en désordre, à tout moment du jour. On imitera ce désordre. » (ibid., p. 649) Le récit est donc censé suivre tantôt la courbe des hésitations, des incertitudes, des interrogations, tantôt celle de la clarté et de la lucidité qui marquent la mémoire. Quel est l’ordre qui régit et la mémoire de Green et le récit ? Le lecteur des Jeunes années peut facilement passer d’une scène à une autre ou d’un souvenir à un autre, sans buter contre quelque incompréhension de forme ou de contenu. Il adhère à la logique interne du texte. Et pourtant, les souvenirs de Green ne sont pas organisés de la même manière dans les quatre volumes des Jeunes années. Une étude linéaire permettra de voir une évolution d’un volet à un autre. Partir avant le jour Aux souvenirs qui se veulent spontanés correspondent parfois des scènes qui manquent de cohérence. Ainsi le récit est-il ponctué par des phrases telles que : « Trop de souvenirs me reviennent à l’esprit » (p. 700), « Trop de choses me reviennent à l’esprit et comment mettre de l’ordre dans tout cela ? » (p. 722), « mais j’ai trop de choses à en dire pour savoir par quel bout les prendre » (p. 848), « J’aurais dû dire plus tôt que… » (p. 818) Effectivement, Green se sent incapable d’y mettre de l’ordre : « et la chronologie dans tout cela, où la trouver ? » (pp. 658-659). Le narrateur préfère alors « raconter les choses telles qu’elles [lui] passent par la tête » (p. 700). Sans doute le manque d’organisation correspond-il à l’incompréhension de l’enfant au milieu de huit autres membres à la maison, à la confusion due à l’âge de l’enfance ainsi qu’à la nature rêveuse de Green. Malgré l’incohérence annoncée, le lecteur en retient l’impression d’ensemble. Green n’hésite pas à rapporter des scènes qui lui paraissent incohérentes ou étranges, ce qui produit un effet onirique : « Un soir, nous nous trouvâmes (je ne sais comment, je ne sais pourquoi) dans les gorges de Franchard, près de Fontainebleau. » (p. 750) Le mystère est renforcé par des phrases, innombrables dans le texte, telles que « je ne comprenais rien » (p. 661 et p. 663), « quelque chose m’échappe » (p. 689), « le sens m’échappa » (p. 734). Parfois, un personnage ou un objet évoqué permet une digression avant que le narrateur ne s’en rende compte. Par exemple, à la quatrième page, le narrateur décrivant les pièces de l’appartement et arrivant à la cuisine, évoque la bonne 49
Joséphine (associée, par sa fonction, à la cuisine) : il s’attarde sur ce personnage avant de reprendre la description des autres pièces de la maison. C’est le cas aussi des scènes relatives au chapeau du père. À relever aussi les interventions du narrateur adulte qui fournit des explications que l’enfant ne comprenait pas : « Grande fut ma surprise plus tard quand j’appris… » (p. 733), « J’appris des années après sa mort… » (p. 759), « Alors, maintenant tout est beaucoup plus clair » (p. 788). En un mot, le plaisir de la mémoire errante et libre jalonne Partir avant le jour, le premier volet des Jeunes années. Elle correspond à l’insouciance de l’enfance. Mille chemins ouverts Dans le deuxième volet des Jeunes années, Green fait toujours la même confiance à sa mémoire : « Je ne puis que dire les choses comme elles me reviennent à l’esprit. » (p. 974) Parfois, le garçon se trouve dans des situations insaisissables pour lui et pour le narrateur qui ponctue son récit par les mots suivants : « je ne sais plus », « je ne sais pourquoi », « je ne sais comment ». Le narrateur se perd parfois dans le désordre du récit : « Je ne sais si j’ai dit », « Fut-ce à ce moment-là ou plus tard, ou plus tôt ? », « incident que j’aurais dû noter un peu plus tôt ». Le lecteur ne manque pas de constater que le récit est marqué par la carrière du romancier : cet abandon aux tournures de la mémoire et la facilité avec laquelle celle-ci accouche du récit, ces audaces de mêler les réflexions d’adulte aux souvenirs d’enfance sans heurt, ainsi que les redondances de type « je ne sais comment », « je ne sais pourquoi », « je ne sais plus », « j’ai oublié », et les questions relatives aux circonstances oubliées (pourquoi, comment, quand), tout cela serait évité par un écrivain novice. Le garçon a relativement mûri depuis l’époque de Partir avant le jour et comprend maintenant le mal qu’il y a dans la contemplation de la beauté masculine. Lorsqu’il y a des moments embarrassants, l’auteur voudrait les retarder en racontant des « niaiseries » : « Si je parle de ces niaiseries, c’est pour retarder le moment où il sera question des invités de Sara1. » (p. 995) Parmi ces invités-là figure Ted le marin américain dont la présence troublante fait penser aux « porteurs de mauvaises nouvelles ». Il arrive aussi que l’auteur anticipe un événement, moins par caprice personnel que pour 1
Gide, éprouvant le besoin de « gagner du temps », fait la même tournure : « Pourquoi je raconte tout cela ? Oh ! simplement pour retarder ce qui va suivre. Je sais que cela n’a pas d’intérêt. » (Si le grain ne meurt, op.cit., p. 296).
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maintenir une certaine homogénéité : « Je reviendrai sur ce point », « je raconterai la suite dans un autre volume », « je l’expliquerai plus tard ». Dans Mille chemins ouverts, il y a un nouvel élément inexistant dans Partir avant le jour. Certains écrits personnels permettent à Green de fournir des dates précises : « Le matin du 19 septembre 1919 » qui vit l’odyssée de son départ de la France pour l’Amérique (p. 1024). Terre lointaine Malgré les nombreux écrits sur l’époque qu’il retrace dans Terre lointaine (c’est-à-dire entre l’âge de dix-neuf et vingt-deux ans), Green continue de se fier à sa mémoire : « Il y a, je le sens bien, une certaine confusion dans ce récit, mais elle correspond à celle qui régnait alors dans ma tête. », dit-il (p. 1151). Malgré les quelques tentatives de l’auteur d’intervenir par moments pour rétablir une cohérence textuelle, malgré les dates dont il dispose mais qu’il utilise à peine (moins de dix dates sont utilisées), il y a des oublis qui maintiennent le désordre : « Sans doute y a-t-il des contradictions dans ce récit », confesse-t-il (p. 1243). Le manque de logique çà et là correspond, selon l’auteur, à l’exploration psychologique d’un « garçon vierge » qui s’avoue « compliqué » (p. 1243). Green s’intéresse moins à la chronologie qu’à l’évolution de sa personnalité. Cela dit, dans Terre lointaine, Green rapporte un épisode de deux pages qui ne correspond pas à l’époque de l’Amérique mais qui est lié à Mark, son ami américain, lors de sa visite à Paris (p. 1256-1257). Cette parenthèse sera longuement reprise dans le volet suivant. Jeunesse Dans ce volet, les repères chronologiques deviennent relativement rares mais plus précis quand ils y figurent. Les réflexions tous azimuts abondent, et il y a moins d’événements singuliers (« Un soir, après dîner » p. 1318, « Un matin de septembre » p. 1324) que de regroupements d’événements (« Chaque soir, après-dîner » p. 1290, « Tous les matins » p. 1284, « De temps à autre » p. 1300, « Il venait quelquefois » p. 1404). Les réflexions émises correspondent à la maturité de l’adolescent et de l’homme adulte, et s’opposent à la perspective du petit garçon adoptée dans le premier volet. En somme, du premier volet (Partir avant le jour) au dernier (Jeunesse), le texte autobiographique de Green se caractérise par un passage progressif de la prépondérance du passé simple à celle de 51
l’imparfait. Ce glissement est cohérent dans la mesure où le premier livre se propose de rapporter dix-sept ans alors que le dernier rapporte seulement deux ans. Comme le plus important se passe pendant l’enfance, il est normal que l’autobiographe veuille s’attarder sur cette époque délicate dans la vie de l’homme. La lecture du premier volet des Jeunes années est obligatoire afin de comprendre l’évolution de Green. Quant au présent employé en se référant au passé, il a le plus souvent la valeur narrative à l’exception de quelques cas (dont je parlerai plus tard) qui tiennent lieu de vérité générale ou qui exposent l’adulte à de fortes émotions (exprimant un moment presque éternel). Il faudrait signaler cependant que l’autobiographie commence et se termine par le présent. Les deux premiers souvenirs du début rapportés au présent trouveront écho aux deux dernières pages de la fin : « Me voilà donc dans un salon… Des années de bonheur m’attendent… » (p. 1462-1464). Cela n’est pas étonnant parce que l’entrée dans le récit et la sortie du récit équivalent à la mise en place de deux mondes hétérogènes : le passé réel de l’enfant d’une part et le présent réel de l’adulte d’autre part. Commencer le récit par le présent prépare graduellement la plongée dans le passé. De même, mais inversement, terminer par le présent prépare une sortie douce vers le présent de l’adulte. Du début à la fin de l’autobiographie, les souvenirs passent du chaos (à cause des oublis) à un certain ordre (avec la datation disponible). En plus, à côté de cette chronologie progressive, il y a un enchaînement thématique puisque la fin d’un volet anticipe le volet suivant. Qu’en est-il du projet ambitieux de l’auteur de se laisser porter par les souvenirs ? Certains critiques accusent Green de l’enfreindre. Ainsi Green est-il accusé par Hélène Jaccomard d’avoir suivi « servilement l’ordre chronologique1 », et par Bruno Vercier de ne pas avoir respecté son « ambition initiale » de se laisser aller « au gré du souvenir2 ». Or, malgré cette absence de confusion chronologique, Green a été fidèle à sa méthode de ne pas suivre « d’itinéraire précis ». Green n’établit jamais de montage, et il avoue à plusieurs reprises être incapable de mettre de l’ordre dans ses souvenirs, donc il n’y a pas de raison pour l’accuser de ne pas avoir 1
Jaccomard, Lecteur et lecture dans l’autobiographie française contemporaine, Genève, Librairie Droz, Histoire des idées et critique littéraire, 1993, p. 73. 2 Vercier, « Le mythe du premier souvenir : Pierre Loti, Michel Leiris » in Revue d’histoire littéraire de la France, nov. déc. 1975, p. 1035.
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tenu parole. Quant à la chronologie existante, elle vient d’elle-même, sans grand effort de la part du mémorialiste, parce que la mémoire acquiert progressivement de la maturité. Au-delà de leur linéarité, les événements s’organisent autour d’une mémoire puissante et polarisante (« les souvenirs me reviennent en foule », dit-il dans Mille chemins ouverts, p. 1081). Lorsque le narrateur anticipe un événement (la visite de Mark en France pendant les années consacrées à l’Amérique), c’est à cause de la forte émotion qu’éprouve le mémorialiste qui ne peut brider ses souvenirs. Inversement, lorsqu’il dit qu’il évoquera tel ou tel épisode plus tard, c’est justement parce que les souvenirs surabondent et l’auteur voudrait permettre au temps de l’écriture de se rattraper par rapport à ses souvenirs. Pas de dérive, ni artifice, ni tricherie : la mémoire chez Julien Green suit un temps intérieur qui lui est propre et atteint sa maturité lorsque son ordre se conforme tant soit peu à l’ordre chronologique. Dans son autobiographie, Green fait allusion à une machine à écrire (Jeunesse, p. 1443). Le travail avec la désuète machine à écrire est absolument différent de l’ordinateur qui nous permet de déplacer, transférer, restructurer sans peine n’importe quel passage de texte et de l’insérer dans un autre endroit grâce aux deux commandes couper et coller. La machine à écrire permet difficilement de faire des corrections majeures, à moins de reprendre des passages volumineux dès le commencement… ce qui est peu probable dans le cas de Green. Cela implique que, faute de traces ou de manuscrits, la critique génétique n’a aucune chance de trouver un terrain d’étude valable dans Jeunes années. Cela n’est pas surprenant chez celui qui, selon Breton, représente « l’exemple le plus vrai de l’écriture automatique naturelle1 ». C’est ce « naturel » qui fait que toute tentative de la part de l’auteur dans la gestion du récit reste infructueuse. C’est plutôt la mémoire qui triomphe dans le rétablissement des faits. Comment cette mémoire-là fonctionne-t-elle ?
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Cité par J.-L. Douin dans « Green et son autre » in Le Monde des livres, article du 22 mai 1998.
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3 — Mémoire capricieuse Quoique se nourrissant de la réalité concrète, la mémoire est un « espace abstrait » qui garde le secret de son fonctionnement. Pourquoi se rappelle-t-on ceci et pas cela ? Et pourquoi ce qui est oublié maintenant reviendra-t-il à la mémoire plus tard ? Il y a, certes, des théories explicatives d’ordre psychologique, thérapeutique ou autre, mais sont-elles suffisantes ? Green révèle qu’il a une mémoire de peintre et qu’il a l’impression de regarder le passé « à travers un télescope. L’image est petite, mais nette » (Partir avant le jour, p. 712). Effectivement, les portraits et les descriptions topographiques sont perspicaces et frappants. Les dialogues n’abondent pas et lorsqu’ils sont rapportés assez fidèlement, c’est grâce à une scène visuelle dont la mémoire a retenu les détails. À la mémoire visuelle extérieure correspond une mémoire intérieure : les sentiments, les sensations, l’intuition et les réflexions qui traduisent une pensée ou un sentiment de joie, de bonheur, de colère, de tristesse, de honte, etc. La mémoire de Green retient aussi les récits de la famille : « On m’a dit », « Il m’a été dit », « On me rapporta », « On me raconta » scandent Partir avant le jour. L’indéfini ici renvoie à la famille de l’enfant. Green retient surtout les récits de sa mère sur le Sud des États-Unis, en particulier Savannah où elle a passé son enfance. Ces récits s’apparentent à la mémoire historique parce qu’elle est celle des ancêtres. Lors de son premier séjour en Amérique, de 1919 à 1922, il s’exalte à l’idée de voir le pays de sa mère aimée, un pays reconnu avant même d’être touché. Entre la situation de « je vois très distinctement » (Mille chemins ouverts, p. 905) et celle de « aucun souvenir ne m’est resté » (ibid., p. 897), il y a toujours une scène qu’on entrevoit, un interstice, un souvenir vague dont abondent Jeunes années, surtout dans les deux premiers livres. Pourquoi la mémoire de Green, tel un projecteur, éclaire-t-elle telle partie du passé plutôt que telle autre ? Pourquoi des événements à égale importance ne sont-ils pas logés ou délogés de la même façon ? Il arrive parfois à Green de se demander pourquoi un tel souvenir lui est « resté si miraculeusement présent » (Jeunesse, p. 1379). Il finit par admettre que sa mémoire est capricieuse, qu’elle « ne livre que ce qu’elle veut » (ibid. p. 1434), et que c’est en vain qu’il tente de la bousculer : « j’ai beau mettre ma mémoire à la torture, je ne me souviens presque pas… » (Mille chemins ouverts, p. 905). Même 54
l’oubli est glorifié parce qu’il est un « choix qui ne laisse subsister que l’essentiel » (Partir avant le jour, p. 697). Le mnémonique est complété par l’a-mnémonique. L’amnésie se présente comme une nécessité incontournable pour le bien-être de la mémoire même1. En effet, trop se souvenir ou se souvenir de tout enlèvent à la mémoire son aspect humain et la transforment en un logiciel d’informatique qui la réduit à tout ou à rien. Green se fie à sa mémoire telle qu’elle fonctionne et trouve sage de « permettre à l’oubli de faire son travail qui consiste à garder ceci et à enlever cela, tout cela2 » (Mille chemins ouverts, pp. 904-905). Malgré les oublis et le manque d’organisation de la part de Green, le souvenir rend lucide : « Les yeux du souvenir jettent sur le passé un regard plus aigu que les yeux de chair sur le présent » (Terre lointaine, p. 1124). Le mémorialiste fait une confiance absolue à sa mémoire spontanée et involontaire (comment ne pas penser à la mémoire involontaire de Proust ?) Il l’exalte même dans ses défaillances, suit ses élans et entraîne le lecteur dans son sillage. 4 — Mémoire d’hypotypose Qu’il s’agisse de souffrance ou de bonheur, les moments singuliers et forts que vit l’enfant sont revécus par le mémorialiste, et dans ce cas-là, le temps des verbes est au présent. Le verbe « revoir » revient en motif : « ce décor, je le revois » (Partir avant le jour, p. 653), « tout cela, je le revois distinctement » (Mille chemins ouverts, p. 905 et p. 932), « Cette pièce, je la revois, j’y suis », « Je nous revois, tous les trois, » (Jeunesse, p. 1280 et p. 1301), « Cette scène [...] je pense la voir encore » (Terre lointaine, p. 1076), « Ce moment qui fut un des plus marquants de ma vie, comme il m’est facile de le revoir et de le revivre ! » (ibid., p. 1262), etc. Dans cette expérience unique, l’activité mnémonique atteint son apogée quand elle produit un effet d’hypotypose. Le tableau créé est 1
Paul Ricœur note à propos de la mémoire et de l’oubli que « les déficiences relevant de l’oubli […] ne doivent pas être traitées d’emblée comme des formes pathologiques, comme des dysfonctions, mais comme l’envers d’ombre de la région éclairée de la mémoire, qui nous relie à ce qui s’est passé avant que nous en fassions mémoire » (La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, Essais Points, 2000, p. 26). 2 Green trouve donc des vertus à l’oubli, par opposition à Rousseau qui a absolument besoin de justifier ses oublis. Rousseau parle de « défaut de mémoire » qu’il pallie avec « quelque ornement indifférent ».
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animé par la vue bien sûr, mais aussi par l’ouïe (« J’ai encore dans l’oreille », « je crois l’entendre encore », Partir avant le jour, p. 650), et l’odorat (« J’ai encore dans les narines » ibid., p. 749). Se souvenir équivaut à voir, à revoir et à faire exister. Le mémorialiste participe de tous ses sens à une expérience déjà vécue par le protagoniste. On dirait que cette réminiscence n’est pas une simple transposition temporelle charmante ; elle devient encore plus réelle puisque le mémorialiste se trouve réellement dans le cadre idéal de son enfance ; il n’a pas besoin d’exhumer les meubles du passé, ils sont là : Les meubles au milieu desquels j’ai vu aller et venir ma mère sont là autour de moi, elle s’est appuyée à cette table, elle s’est assise dans ce grand fauteuil à bascule. Si elle revenait, elle reconnaîtrait sans doute la maison […]. (Partir avant le jour, p. 693)
5 — Mémoire paradisiaque Plus qu’une hypotypose qui reproduit le passé sous le regard du mémorialiste, la mémoire fait vivre une « sensation très particulière », une émotion unique que le mémorialiste retrouve même à plus de quarante ans de distance (Jeunesse, p. 1283). L’expérience de la mémoire est si vive que les composantes spatio-temporelles s’effondrent et se reforment ; elles permettent l’ubiquité du personnage : « Je revois tout cela si nettement qu’il me semble étrange d’être ici en train d’écrire, alors que je suis en même temps là-bas… » (Terre lointaine, p. 1063). La même émotion se répète : « N’est-il pas étrange qu’à tant d’années de distance, le 28 novembre 1973, ayant achevé cette page, j’en sois si bizarrement ému qu’il me faille m’arrêter ? » (Jeunesse, p. 1377). L’auteur est conscient de cette subdivision spatio-temporelle accompagnée d’une scission ontologique : « D’écrire ces mots si simples me remet dans le temps et l’espace au point où quelque chose en moi se brisa » (ibid., p. 1447). Le temps est aboli, mais cela ne dure qu’un moment, tout comme chez Proust où l’expérience de l’atemporel ne dépasse pas un instant1, mais « quel plaisir d’y 1
On peut reconnaître, chez Green, le « temps à l’état pur » dont parle Proust (À la Recherche du temps perdu, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, vol. 4, 1989, p. 451). Green, dans son autobiographie, et Proust, dans son roman autobiographique, reconnaissent à la mémoire son pouvoir de réminiscence. Toutefois, cette temporalité pure n’atteint pas avec Green toute la dimension créative que lui donne Proust. Celui-ci réussit à figer l’instant et à lui donner de la durée,
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retourner un moment par le souvenir ! », affirme-t-il (Partir avant le jour, p. 679). La mémoire se substitue au réel dans lequel elle puise son contenu. Elle devient un mouvement autonome1, une fin en soi. Green appelle le fait qu’il puisse se souvenir une « grâce » qui lui fut faite2. Green réussit son pari de « revenir à la source, boire de l’eau fraîche » (ibid., p. 720) ; il renoue avec le paradis perdu de l’enfance. Le mémorialiste et l’enfant partagent le même sort, entretiennent des rapports privilégiés puisqu’ils sont unis par une sorte de métempsycose… et unis aussi dans les limites du livre.
d’où l’euphorie dans l’expérience finale des pavés de la cour de Guermantes. Cela lui permet de « jouir de l’essence des choses, c’est-à-dire en dehors du temps » (ibid., p. 450). Proust fait coïncider le physique et le métaphysique dans un instant, dans une sensation. 1 Dans Jean Santeuil, le narrateur vit la même expérience du souvenir qui compte plus que la réalité qui l’a déclenchée : « Il lui fallait le souvenir, non point précisément le souvenir, mais la transmutation du souvenir en une réalité directement sentie » (Marcel Proust, Jean Santeuil, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1996, p. 399). 2 Green, Ce qu’il faut d’amour à l’homme, op.cit., p. 890.
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II- La mémoire (insignifiante) chez Leiris On retrouve, chez Leiris, la même avidité d’une matrice originelle, « retrouver la source première… », dit-il dans son Journal (p. 290). Or, comme l’on peut s’y attendre, Leiris cherchera cette source-là dans l’écriture. Pour lui, c’est l’écriture qui est incontournable dans le décodage du mystère. On ne peut pas parler, chez Leiris, d’envol de souvenirs. L’auteur préfère gérer et contrôler non seulement ses souvenirs puisés dans « les fiches et les cahiers qui sont respectivement les bases de [son] travail et les réceptacles de ses résultats » (Fibrilles, p. 220), mais aussi son écriture, la parole et la formule qui la moule. Dans Fourbis, il remarque que sa mémoire retient « les éléments d’allure théâtrale » ainsi que les choses qui « revêtent une forme telles qu’elles puissent servir de base à une mythologie » (Fourbis, pp. 20, 21 et 22). Comme Green, Leiris évoque les vertus de l’oubli en parlant de « lacunes positives » dans ses souvenirs (ibid., p. 20) mais, rarement, il recourt à une mémoire spontanée. À la différence de Green qui transcrit le souvenir tel quel, Leiris soumet le souvenir à un examen minutieux afin d’en faire une classification assez élaborée. Le texte est toujours agencé suivant les thèmes choisis par l’auteur et puisés le plus souvent dans des feuillets et notes passés. Pour Leiris, ce n’est pas le souvenir qui rend lucide, mais l’écriture : « J’écris ceci et je m’aperçois… » (Biffures, p. 82). La mémoire de Leiris est cérébrale et abstraite à la différence de celle de Green qui est tangible, visuelle et vivante. En outre, alors qu’avec Green, la scène passée s’anime, se ressuscite et permet au narrateur de la revivre, avec Leiris, le souvenir, qui est une « image » (Biffures, p. 20), relève du vestige et du mythe. Leiris applique le verbe gésir à la mémoire pour accentuer l’idée que celle-ci est un espace mort, un cimetière : « Dans ma mémoire gisent […] un certain nombre d’événements », écrit-il (L’Âge d’homme, p. 143). Il n’y a pas, chez Leiris, le plaisir des souvenirs ; sa mémoire n’est pas dynamique et son rôle est presque nul dans l’autobiographie.
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III- L’écriture chez Leiris C’est donc moins la mémoire que l’écriture qui nourrit le travail autobiographique de Leiris. L’auteur ne se contente pas de « soigner » son style ; il réfléchit sur l’essence de l’écriture et interroge celle-ci de sorte qu’elle finit par devenir le contenu même de l’autobiographie. Leiris se réfère à ses écrits par « essais autobiographiques » et « essais poétiques ». Quelles sont les caractéristiques de l’essai autobiographique et de l’essai poétique respectivement ? 1 — L’essai autobiographique L’essai et l’autobiographie se recoupent-ils dans un même genre littéraire ou bien sont-ils deux genres distincts ? Dominique Combe fait ce qu’il appelle une « Petite typologie naïve » d’après laquelle il y a quatre classes de texte : la fiction narrative, la poésie, le théâtre et l’essai. L’essai inclut « le discours philosophique ou théorique, autobiographique, mémoires, journal intime, carnets, correspondance, compte rendu, récit de voyage, etc.1 ». Combe explique ensuite que le genre de l’essai est « le moins clairement perçu » et qu’il comporte « les textes qui ne peuvent ressortir ni à la fiction, ni à la poésie, ni au théâtre2 ». Or cette « typologie » pourrait effectivement paraître « naïve » parce que les nuances ne manquent pas pour séparer les différents éléments (autobiographie, journal, mémoires) que Combe inclut dans l’essai. Philippe Lejeune, par exemple, fait de l’autobiographie et de l’essai deux genres distincts parce qu’ils adoptent deux techniques différentes. Pour lui, l’autobiographie a une structure narrative, alors que l’essai a une structure logique : « L’autobiographie est avant tout un récit, […], alors que l’essai ou l’autoportrait sont avant tout des tentatives de synthèse […]3. » Pour Lejeune, la différence entre les deux genres réside surtout dans la technique : l’autobiographie adopte une « perspective rétrospective » alors que l’essai adopte une technique de « rubriques ». Lejeune reconnaît que parfois certaines œuvres combinent les deux procédés (Un Petit bourgeois de François Nourissier) ou offrent deux modes de lecture différents, dont l’un se place sous le signe de l’essai et l’autre sous le signe du récit (cas de Traître d’André Gorz4). 1
Combe, Les Genres littéraires, op.cit., p. 14. Ibid., p. 16. 3 Lejeune, L’Autobiographie en France, op.cit., p. 23. 4 Ibid., pp. 23-24. 2
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La distinction que fait Lejeune entre l’autobiographie et l’essai pose problème concernant certaines œuvres telles que les Essais de Montaigne qu’on a l’habitude de classer dans la catégorie de l’autobiographie1. Lejeune affirme : Il est impossible de classer dans l’autobiographie les Essais de Montaigne, malgré l’ampleur des éléments autobiographiques rassemblés, la pratique et le goût de l’introspection, et le projet explicitement formulé dans l’avis « Au lecteur » de se peindre lui-même2.
Faisant fi des classifications des critiques, Leiris classe ses livres dans une nouvelle catégorie qu’il appelle « essai autobiographique ». Qu’est-ce qui fait qu’une autobiographie soit un essai autobiographique plutôt qu’un récit autobiographique ? J’examinerai l’essai autobiographique de Leiris afin de répondre à la question. Le Nouveau Petit Robert (1 995) définit « l’essai littéraire » comme un « ouvrage littéraire en prose, de facture très libre, traitant d’un sujet qu’il n’épuise pas ou réunissant des articles divers ». La définition de « l’essai autobiographique » devrait donc combiner les caractéristiques de l’essai littéraire et celles de l’autobiographie. Par conséquent, l’essai autobiographique doit être un ouvrage où le sujet traité est centré sur l’expérience de l’auteur lui-même et où, en même temps, on retrouve une analyse et des réflexions sur cette expérience-là. Les sujets choisis D’après le Nouveau Petit Robert, l’essai traite d’un sujet quelconque. Dans tous ses écrits autobiographiques, Leiris avoue la part de sa volonté dans le choix précis des éléments de sa vie. Il avoue l’attraction qu’exerce sur lui « tout ce qui apparaît sous une couleur tragique » (L’Âge d’homme, p. 133). Pourquoi ce goût de l’auteur pour les sujets tragiques ? Est-ce parce que Leiris est un homme enclin à la spéculation mentale et que son cerveau favorise les scènes « d’allure théâtrale », le théâtre étant, à l’origine, associé aux tragédies ? Le tragique est-il une forme plus élevée et « digne » que le comique ?
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La même problématique s’applique donc à Leiris et je la résoudrai dans la conclusion. 2 Lejeune, L’Autobiographie en France, op.cit., p. 23.
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Lucien Goldmann justifie la nature tragique de l’homme par sa soif de l’absolu laissée insatisfaite : En face de ce monde que nous appellerons le monde du relatif, se dresse l’homme tragique avec son exigence d’absolu, qui juge ce monde avec la catégorie du tout ou rien. Or, comme le monde n’est jamais tout, il ne peut être que rien1.
La soif de l’absolu chez Leiris sera transférée à l’écriture, et c’est à travers certains moments forts que se fait l’analyse. Leiris part d’une ou de plusieurs situations « tragiques » qu’il juge significatives dans l’évolution de sa personnalité et, puis, il cherche les résonances, les réflexions et les variations qu’elles évoquent en lui. Le souci de l’auteur progresse. Dans L’Âge d’homme, des événements épars sont choisis et regroupés sous une thématique commune, comme « Surnature », « L’infini », « L’âme », etc. Dans La Règle du jeu, notamment dans Biffures et Fourbis, ce sont surtout des faits de langage ; dans Fibrilles et Frêle bruit, il s’agit aussi bien d’événements que de langage. Conformément à l’essai littéraire, l’autobiographie de Leiris ne constitue pas une étude complète et détaillée du sujet choisi (« traitant d’un sujet qu’il n’épuise pas »). Elle n’est pas une monographie, mais une tentative d’exploration du thème proposé. La démarche L’essai est aussi défini par sa « facture libre ». Autrement dit, l’auteur de l’essai explique ses thèmes à sa manière sans procédure préétablie. Après avoir choisi le sujet, Leiris essaie d’en révéler le sens et les résonances. Pour cela, son meilleur procédé consiste à se répéter « certains mots, certaines locutions, les combinant, les faisant jouer ensemble » (Biffures, p. 119), à chercher « les causes en les sériant » (ibid., p. 238), à grouper les faits « en raison d’une identité de nature » (ibid., p. 274), à « confronter, grouper, unir entre eux des éléments distincts, comme par un obscur appétit de juxtaposition ou de combinaison » (ibid., p. 277).
1
Goldman, « Structure de la tragédie racinienne » in Le Théâtre tragique, Éditions du CNRS, 1960, p. 95.
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Faisant lui-même l’ordonnancement, la différence, la ressemblance, la hiérarchie à partir des premiers éléments de documentation (confronter, rapprocher, unir, etc.), Leiris adopte clairement la méthode structurale dans une première étape de son travail. L’exemple des vertus communes aux jockeys et aux artistes est une bonne illustration de sa démarche de confrontation. En effet, Leiris relève aux jockeys (que lui et son frère admiraient quand ils étaient enfants) et aux poètes et artistes authentiques (que Leiris adulte admire) des qualités communes qui sont « hardiesse, maîtrise de soi liée à une parfaite simplicité de manières, esprit sportif impliquant la haine de la fraude et la bonne camaraderie » (Fourbis, p. 87). Dans une deuxième étape, Leiris enchaîne les « réflexions » (Fibrilles, p. 223). Continuant l’exemple des vertus communes aux jockeys et aux artistes, Leiris poursuit : « je ne les traite pas comme des vertus morales à proprement parler mais […] une garantie qu’il s’agit bien de l’art le plus achevé […] » (Fourbis, p. 88-89). Leiris procède toujours de cette façon, à savoir qu’il unit d’abord certains éléments à partir desquels il dégage un dénominateur commun et, ensuite, il enrichit le groupement par une réflexion personnelle. L’analogie d’abord et l’analyse ensuite. Ce qui caractérise aussi la démarche de Leiris, c’est la « durée », dans le sens de la longue durée nécessaire aussi bien à l’achèvement du travail qu’à la lecture ou à l’interprétation personnelle : « il me faut de longs délais pour ajuster ces matériaux pêchés aux quatre coins de ma vie et enchaîner des réflexions », dit-il (Fibrilles, p. 223). Le travail de Leiris est donc basé sur une optique panoramique qui lui permet de dominer sa vie « en l’embrassant d’un regard unique » (ibid., p. 223). Leiris oppose sa tâche à celle du mémorialiste qui avance « pas à pas1 ». Donc, à la passivité relative que conditionne le récit narratif, Leiris voudrait avoir un « regard unique », donc à distance égale par rapport à tous les événements du passé. Cela lui permettra de se situer en dehors des événements qu’il raconte mais au cœur même de leur agencement. La vue panoramique lui permettra d’assumer en plein son statut d’« auteur » : la mise en scène et la régie du texte. Il se veut maître volontariste et rationaliste de sa vie. 1
Green, qui n’agence pas les souvenirs qui lui viennent en foule, est obligé quand même de les coucher « pas à pas ». Ce procédé a dû induire en erreur certains critiques qui ont cru que Green n’allait pas au gré de ses souvenirs.
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L’organisation Leiris suit un plan préconçu à partir de fiches, d’idées et de notes qu’il prépare avant de commencer son texte. Dans son Journal, il y a des notes et des remarques qui tiennent lieu de plan général pour un certain thème que l’auteur compte écrire dans l’essai autobiographique. Parfois, sont notés des phrases, des paragraphes et des passages entiers qui sont repris et remaniés dans les écrits ultérieurs1. La « facture libre » des essais autobiographiques de Leiris se voit aussi dans la structure a-chronologique de son texte. Dans la « Table des matières » de L’Âge d’homme, l’auteur lui-même a déjà fait une distribution thématique qui s’oppose au récit linéaire « à la greenienne ». Par ailleurs, c’est le temps qui encadre le texte. En effet, après la phrase liminaire qui énonce l’âge : « Je viens d’avoir trente-quatre ans, la moitié de la vie », les deux thématiques analysées qui se rapportent au temps sont la première et la dernière, intitulées respectivement « Vieillesse et mort » et « L’ombilic saignant ». « L’ombilic saignant » renvoie explicitement à la naissance. Leiris subvertit l’axe temporel linéaire en commençant par la fin de l’âge et en terminant par le commencement de la vie comme s’il voulait marquer sa révolte contre l’absurdité de la vie humaine vouée au néant. C’est peut-être aussi une manière de provoquer le temps – auquel personne n’échappe, d’où le désespoir – qui encercle non seulement la vie mais aussi l’écriture. L’auteur ne peut nier le temps que dans la marge de liberté dont il dispose à l’intérieur de son livre. Ainsi toutes les autres thématiques qu’il traite dans L’Âge d’homme (à part « L’infini » et « Il y a environ un an et demi ») renvoient-elles à des éléments concrets (par opposition au temps abstrait) : « Femmes antiques », « Femmes de preux », « Sacrifices », « Lupanars et musées », « Le génie du foyer », « Mon frère ennemi », « Mon frère ami », etc. En somme, Leiris rejette la temporalité conventionnelle et évite d’utiliser des dates, à quelques exceptions près, parce qu’il ne veut pas réduire ses écrits à une foison d’indications temporelles et anecdotiques dont il ne tire rien d’important. Les dates sont rares chez 1
Cf. les notes par Jean Jamin aux pages 833-925 dans le Journal 1922-1989 de Leiris. Dans ses notes, Jamin relève et situe lui-même les nombreux passages repris tels quels par Leiris dans ses essais.
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lui, et quand une date est rapportée, c’est parce que, dans ce cas (très rare), cette date-là est précisément un élément important dans la compréhension de la réalité que l’auteur est en train d’analyser : « Enfin le 17 décembre 1934, au soir, j’ai revu Salomé à l’Opéra, où il y avait bien longtemps que je n’étais allé » (L’Âge d’homme, p. 94). La phrase et la date citées répondent à une autre phrase et une autre époque déjà évoquées : « Enfant, j’ai vu la Salomé de Strauss deux fois, à l’Opéra » (ibid., p. 93). Ce récit répétitif s’explique par la volonté de l’auteur de comprendre le sens que Salomé prend pour lui (cauchemars, obsessions érotiques). Ainsi en 1934, le narrateur adulte se voit-il toujours envoûté par l’archétype de Salomé grâce à sa tante (quoique le rôle soit joué par une cantatrice différente). Cette date, qui est la seule date dans tout le livre, montre que la datation, lorsqu’elle est présente chez Leiris, n’est pas gratuite et mérite une attention plus particulière que lorsque, abondante chez d’autres, elle ne reflète qu’un souci d’exactitude. L’indication de l’âge du narrateur est plus fréquente mais n’est pas gratuite non plus. Elle contribue à une meilleure compréhension des étapes de sa vie. Cependant, Leiris ne fait pas, comme Green, la somme des événements de sa vie mais analyse l’évolution de sa propre personnalité en adoptant ce qu’il appelle la « technique mentale » qui consiste en « formules, analogies, images » (L’Âge d’homme, p. 53). 2 — L’essai poétique Leiris qualifie également ses essais de « poétique ». Un essai poétique combine les conditions de l’essai et de la poésie. Le Nouveau Petit Robert (1995) définit la poésie comme étant l’« art du langage, visant à exprimer ou à suggérer par le rythme (surtout le vers), l’harmonie et l’image ». Leiris, lui, la définit par un certain « mode d’écriture » qui la situe « loin des utilités communes », c’est-à-dire dans le cadre d’une « rhétorique radicalement neuve » (Fibrilles, p. 250). On retient des deux définitions, celle du dictionnaire et celle de Leiris, les deux expressions « art du langage » et « mode d’écriture » pour étudier l’écriture de Leiris. Leiris aime recourir aux procédés rhétoriques. Les procédés les plus utilisés sont l’antinomie (ou l’antonymie), la métaphore, l’allégorie, la paraphrase, l’antiphrase, l’hyperbole, la synecdoque. Ces figures de style sont innombrables, surtout les métaphores et les antithèses. Vu que l’auteur recourt très 66
fréquemment à la rhétorique et définit la poésie en tant que telle du « point de vue artisanal », il serait bon d’étudier la rhétorique à laquelle recourt Leiris pour décrire ses propres écrits. Le titre fait partie du texte, et par sa place, il semble être aussi une sorte de métatexte discret. Leiris formule toujours son titre par une expression particulièrement intéressante qui reflète son souci du mot exact. Ses titres sont composés à partir de jeux de phonème et de langage, et constituent dès lors par eux-mêmes les éléments d’un poème-blason parce qu’ils représentent ce qui définit le poème même (rythme, image, etc.). La littérature métaphorique En s’examinant, Leiris constate que sa façon d’appréhender le langage et la réalité se fait par métaphores : « cette habitude que j’ai toujours de procéder par allusions, par métaphores » (L’Âge d’homme, p. 42). Dans De la littérature considérée comme une tauromachie, Leiris énonce qu’il désire introduire « ne fût-ce que l’ombre d’une corne de taureau dans une œuvre littéraire ». Cette corne-là est la métaphore du risque que l’auteur entreprend lorsqu’il rend publique sa vie privée. Pour Leiris, la littérature est comme une tauromachie parce qu’elle représente l’affrontement du taureau dans l’arène. Le livre est la métaphore de l’arène où l’auteur s’expose à travers sa plume (métaphore de la corne) au regard et aux jugements des autres. Au moment d’écrire, l’autobiographe se lance dans l’inconnu parce qu’il ne peut prédire la critique des lecteurs concernant son ouvrage ; il risque même « d’en pâtir dans ses rapports avec ses proches et de se déconsidérer socialement si les aveux qu’il fait vont par trop à l’encontre des idées reçues » (ibid., p. 16). La littérature allégorique Leiris parle aussi de son « amour pour les allégories » (L’Âge d’homme, P. 51, 53). Il recourt au ruban noir afin de représenter l’écriture. Ce n’est pas n’importe quel ruban noir, mais précisément le Ruban noir au cou d’Olympia dans le tableau d’Edouard Manet qui a donné le titre au sixième essai autobiographique de Leiris. Leiris assimile le ruban noir au cou nu d’Olympia à ses écrits à cause de la « présence » de l’écriture « noir sur blanc » (Le Ruban au cou d’Olympia, p. 203). Le sens de cette analogie dépasse la simple ressemblance de couleur entre ce ruban et l’encre ; il réside dans le 67
sens antinomique de ce ruban noir qu’est l’écriture qui est, en fait, la liaison entre des bouts opposés. Tout comme le ruban dont le statut oscille entre la vie et la mort, entre le salut et le danger, parce qu’il pourrait tenir lieu de « bouée de sauvetage » aussi bien que de « garrot du supplicié », l’écriture est ambivalente. L’enjeu dépend de la façon de tenir ce ruban-là qu’est l’écriture, de « la combinaison de mots, phrases, séquences, etc., que [Leiris est] seul à pouvoir bricoler ». Pour Leiris, écrire, c’est vivre, du moins survivre provisoirement, cette activité « tenant lieu de tout ce qui permet à Robinson de subsister » (ibid., 195). Ne pas écrire, c’est carrément mourir. La rhétorique de l’hyperbole et de l’antiphrase D’après Leiris, les Biffures se concluent sur l’échec de son écriture. L’auteur est déçu par le bilan nul auquel a abouti l’analyse de soi, il annonce la nécessité du silence. Or, pour le lecteur, ce rien par lequel Leiris se juge est exagéré. Les Biffures constituent un texte littéraire très cohérent et très harmonieux. La déception apparente de Leiris n’est qu’une fausse déception. Elle relève de l’hyperbole qui est un procédé d’exagération. S’il s’agissait vraiment d’un échec écœurant, l’auteur aurait dissimulé son livre au lecteur en choisissant de ne pas le publier. Or, non seulement Leiris mentionne l’échec en question, mais il exagère aussi sa portée et étale l’intrigue même de son livre sans rien dissimuler du mécanisme intellectuel ou littéraire en cours. S’agit-il de l’hyperbole ou de son contraire, l’euphémisme ? En fait, cela dépend du point de vue avec lequel on l’envisage. L’euphémisme consiste à atténuer une idée désagréable par une autre plus tolérable. Cette idée désagréable serait, chez Leiris, une réception critique défavorable. Sans doute Leiris se prémunit-il contre la critique et la perspective de l’échec en prenant les devants. Avouer soi-même que son entreprise a été une calamité est plus adoucissant que de l’entendre par les autres. Le lecteur, quand il entend Leiris conclure par un bilan d’échec, a un air amusé parce qu’il sait que Leiris, en soulignant son échec, semble (semble seulement) croire à l’échec en question. À entendre Leiris se plaindre ainsi, le lecteur, qui a déjà apprécié les trois cents premières pages (sinon, il ne serait pas arrivé jusque-là), sourit sans prendre l’auteur au sérieux. Ce n’est pas qu’il y a euphémisme de l’échec par une écriture quasi parfaite, mais tout simplement l’échec déclaré n’en est pas un. Ailleurs, on a cité Leiris qui exprime son exaltation dans l’écriture : « il était nécessaire que 68
cette autobiographie prît une certaine forme, capable de m’exalter moi-même et d’être entendue par les autres, autant qu’il serait possible1. » Leiris accorde un grand soin à chaque mot tracé et à chaque phrase écrite tout en savourant le son, le rythme et la mélodie qu’ils produisent. Or, après avoir atteint son objectif, Leiris a besoin de se fixer un dernier objectif, cette fois-ci quasi irréalisable : une règle ou un système qui engloberait sa poétique et son éthique. Lejeune exprime son doute que Leiris n’ait pas su dès le début, avant le lecteur, qu’il n’aboutisse à aucune règle digne d’être érigée en système pour tout le monde parce que la règle en question ne peut « avoir d’autre point final que la mort ». Et Lejeune de poursuivre que « Leiris a dû continuer à le croire possible, ne serait-ce que sous la forme d’un leurre, d’un lucide et vertigineux constat d’échec2 ». Le fait de déclarer un objectif, même inaccessible, pour pouvoir écrire s’explique peut-être par la nature et la sensibilité (tragique) de Leiris qui ne peut chercher ni exprimer que le manque et ce qui ne peut être comblé. En un mot, « l’échec » devient nécessaire à l’entreprise scripturale, parce que cet échec finit par être transfiguré par le mouvement qui le déploie, par l’écriture qui le trace. Leiris en prend conscience à la fin de La Règle du jeu lorsqu’il déclare dans Frêle bruit que son écriture atteint « le point où exprimer ce manque vaut autant que la possession de ce qui manque » (p. 223-224). Voilà Leiris qui, satisfait (par l’expression du manque), exprime le contraire de la satisfaction (l’échec). Ce procédé qu’est l’antiphrase finit par contredire l’hyperbole ou l’euphémisme de l’échec. Pour terminer, l’écrit de Leiris appartient à l’essai autobiographique et à l’essai poétique. Il répond à la définition classique de l’essai, à celle de la poésie et aux critères de l’autobiographie. L’essai de Leiris suppose une dimension poétique liée dans un premier temps à la rhétorique (et dans un temps ultérieur, Leiris dépasse cette étape de prosodie et continue de s’interroger sur l’essence de la poésie). Associer la poésie à l’essai bouleverse la définition des genres, et affecte également la pratique de la poésie en perpétuelle rénovation. Ce n’est pas la première fois que les frontières de la poésie sont remises en cause. Au XIXe siècle déjà, Baudelaire et Rimbaud ont 1 2
Leiris, De la littérature considérée comme une tauromachie, op.cit., p. 12. Lejeune, Le Pacte autobiographique, op.cit., p. 286.
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ébranlé la forme interne de la poésie ; ils étaient les premiers à remplacer le vers par la prose (voir Petits poèmes en prose de Baudelaire). À partir du XXe siècle, le genre de la poésie s’écroule et cesse d’être autonome ou « pur » ; il peut être associé à d’autres catégories, comme l’essai (par exemple chez Michel Leiris), l’autobiographie (Chêne et chien de Raymond Queneau), la description subjective (Le Parti pris des choses de Francis Ponge), la philosophie (dans le cas de René Char), etc. Si Leiris fait des essais poétiques – où des réflexions de toutes sortes (littéraires, discursives, etc.) sont insérées dans un texte qualifié de « poétique » –, comment peut-on designer l’auteur ? Leiris le poète ? L’essayiste ? « L’essayiste-poète » ? Leiris se dit et se veut avant tout autobiographe (il dit ne pas savoir faire des romans) et poète (parce que son souci primordial depuis ses débuts littéraires et tout au long de sa carrière reste l’essence de la poésie). Qu’est-ce que c’est qu’être autobiographe et poète en même temps ? Autobiographie et poésie sont liées, chez Leiris, par la dimension de l’écriture. Et, celle-ci, fautil la justifier ? Leiris répond qu’écrire « n’a pas à être justifié rationnellement […] » (Langage tangage, p. 181).
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IV- L’écriture (insignifiante) chez Green Malgré la divergence entre Green et Leiris dans la distribution inversement proportionnelle entre la mémoire et l’écriture, les deux auteurs confèrent la même valeur de lucidité à l’autobiographie. Pour ces deux autobiographes, ce dont il s’agit, c’est de comprendre le monde qu’ils sont en train de créer. La réalité où vivait le protagoniste revêt, grâce à l’écriture, un caractère moins douteux : « Il faut que je l’écrive pour le comprendre », déclare Green à propos de son livre dont il entrevoit peu à peu le sens (Partir avant le jour, p. 676). L’écriture précède la découverte. Elle présuppose donc une certaine attente, un suspens. Green – dont la volonté semble peu compter dans le choix du souvenir – observe qu’« on finit par ne plus se souvenir que des mots qu’on a écrits » (Mille chemins ouverts, p. 1010). Il est vrai que, pour Green, tout commence par la mémoire, mais il ne faut pas négliger, malgré l’auteur, le rôle de l’écriture, parce que ce qui est écrit finit par rester dans la mémoire. En fin de compte, la mémoire reste polarisante puisque l’événement (surgi sous l’effet de la mémoire) est transcrit et transfiguré par les mots pour être de nouveau gardé définitivement dans la mémoire. Or, à cause du pouvoir des mots, la plume finit par tracer une nouvelle réalité. Ce qui revient à dire que ce qui compte – du moins pour la critique littéraire –, c’est moins l’expérience telle que vécue que l’expérience telle que rapportée, c’est-à-dire sa transmutation, sa métamorphose. Et l’enjeu de l’analyse textuelle devient bien évidemment moins la vie que le texte sur la vie. Bien qu’on aboutisse dans l’autobiographie à un autre livre, un autre résultat, une autre réalité1, le pacte autobiographique n’est pas effondré pour autant parce que « l’image du réel2 » requise dans l’autobiographie (et évoquée plus haut dans la partie sur la vérité) est déjà là. Là s’arrête le rôle de l’écriture chez Green : transposer le présent du mémorialiste dans le passé du protagoniste, et permettre au premier de revivre l’expérience du deuxième. L’écriture soutient la mémoire et non pas l’inverse. Dans son Journal, Green confesse à propos de certains détails qu’il voudrait conserver : « Je note tout cela pour le 1
C’est en fait la particularité de l’art en général que d’obtenir du nouveau, comme dans le tableau d’Olympia de Manet, où ce n’est ni le modèle, ni le reflet, ni l’artiste qui sont révélés mais « une figure charmante », déclare Leiris (Le Ruban au cou d’Olympia, p. 279) 2 Lejeune, Le pacte autobiographique, op.cit., p. 36.
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souvenir1 ». À la fin, le but de l’écriture converge vers la plénitude du souvenir.
1
Green, Journal in Œuvres complètes IV, op.cit., p. 82.
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V- La lecture L’écriture est comblée quand elle est complétée par la lecture. François Mauriac dit : « Écrire, c’est se souvenir, mais lire c’est aussi se souvenir1. » Comment la théorie littéraire conçoit-elle le rôle de cette instance qu’est la lecture ? La critique s’intéresse de plus en plus à la réception de l’œuvre littéraire en général. Pour Philippe Lejeune, le processus de l’écriture prévoit celui de la lecture : « La lecture refera à l’envers le travail de l’écriture2 », dit-il. Georges Perec conçoit ces deux activités dans leur échange. Il consacre le « Préambule » de son livre La vie ; mode d’emploi à étudier l’art du puzzle, le rôle du faiseur (fabricant) du puzzle comme celui de l’amateur (joueur) du puzzle. Il en déduit que cet art, qui est en fait la métaphore de la relation entre la lecture et l’écriture, n’est pas un « jeu solitaire » parce que « chaque geste que fait le poseur de puzzle » a été « décidé, calculé, étudié », par « le faiseur de puzzles3 ». Tout travail littéraire reste incomplet sans la conjonction des deux activités de l’auteur et du lecteur respectivement. « La lecture est une relation4 », dit Michel Charles qui ajoute : « La lecture modifie le livre5. » La lecture exige donc une certaine maturité intellectuelle de la part du lecteur. Avant Michel Charles, Wolfgang Iser parle d’un pôle artistique (celui de l’auteur) et d’un pôle esthétique (celui du lecteur) dans toute œuvre littéraire6. Pour Iser, l’œuvre littéraire se situe entre ces deux pôles parce qu’elle ne peut pas être réduite au seul texte ni à sa seule concrétisation par la lecture7. Allant dans le même sens que Wolfgang Iser, Hans Robert Jauss affirme : « La structure virtuelle de l’œuvre a besoin d’être concrétisée, c’est-à-dire assimilée par ceux qui la
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Mauriac, Mémoires intérieurs in Œuvres autobiographiques, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1990, p. 460. 2 Lejeune, Le Pacte autobiographique, op.cit., p. 193. 3 Perec, La Vie, mode d’emploi, Hachette-Littérature, 1989, p. 18. 4 Charles, Rhétorique de la lecture, Seuil, Poétique, 1977, p. 9. 5 Ibid., p. 86. 6 « [T]he literary work has two poles, which we might call the artistic and the aesthetic : the artistic pole is the author’s text and the aesthetic is the realization accomplished by the reader. » (Iser, The Act of Reading. A theory of aesthetic response, Baltimore (Maryland), The Johns Hopkins University Press, 1978, p. 21). 7 Ibid., p. 21.
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reçoivent, pour accéder à la qualité d’œuvre1. » Maurice Blanchot attribue à ces deux instances unies par l’œuvre d’art la même importance : « Auteur et lecteur sont à égalité devant l’œuvre et en elle. Tous deux uniques : n’ayant d’existence que par cette œuvre et à partir d’elle2. » Umberto Eco, qui consacre son livre Lector in fabula au rôle du lecteur, parle d’un lecteur coopérant ayant pour tâche de « remplir les espaces de non-dit ou de déjà-dit restés en blanc3 ». La complémentarité entre l’auteur et le lecteur sous-entend que l’auteur donne le droit à son lecteur d’interpréter son œuvre. L’auteur aurait déjà prévu, toujours selon Eco, un Lecteur Modèle « capable aussi d’agir interprétativement comme lui a agi générativement4 ». Avec Roland Barthes, la relation entre l’auteur et le lecteur devient intime, voire érotique. En effet, grâce au texte écrit, l’amour que l’auteur éprouve pour son lecteur est transféré au texte même. Pour Barthes, « le texte est un espace séducteur5 » qui favorise le rapprochement, la séduction et le désir entre l’auteur et son lecteur : « Le texte est un objet fétiche et ce fétiche me désire. […] et, perdu au milieu du texte […], il y a toujours l’autre, l’auteur6. » Barthes parle du plaisir du texte7 lié à un moment de lecture où le texte parle au corps qui se libère des contraintes de la raison : « Le plaisir du texte, c’est ce moment où mon corps va suivre ses propres idées – car mon corps n’a pas les mêmes idées que moi8 ». En somme, qu’ils conçoivent la réception de l’œuvre comme 1
Jauss, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, Tel, 2002, p. 233. Blanchot, L’Espace littéraire, Gallimard, Folio Essais, 2003, p. 302. 3 Eco, Lector in fabula, Le livre de poche, biblio essais, 2001. (Voir chapitre 3 « Le lecteur Modèle », p. 62-63). 4 Ce Lecteur Modèle peut ne pas correspondre au lecteur concret ou réel. Eco parle de stratégie textuelle de lecture et fait une comparaison avec la stratégie militaire où le stratège se dessine un modèle d’adversaire (mais bien sûr, dans le cas de la stratégie textuelle, il s’agit d’un destinataire moins belliqueux), et à la fin, ce modèle imaginé peut ou ne peut pas ressembler au modèle concret. (Ibid., pp. 65-68) 5 Barthes, « Cours, entretiens et enquêtes 1974 », op.cit., p. 562. 6 Id., Le Plaisir du texte in Œuvres complètes IV, p. 234. 7 Il convient de préciser le sens de ce « plaisir du texte » pour Roland Barthes : « c’est dans un sens purement psychanalytique : pris dans une dialectique du désir, et, pour être plus précis, de la perversion : il n’est objet que le temps de mettre en cause le sujet. » (Id., « L’adjectif est le dire du désir » in Œuvres complètes IV, pp. 465-466.) 8 Ibid., p. 228. 2
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relevant de la coopération, de la concrétisation, de la modification ou du désir, les théoriciens de la lecture s’accordent sur l’importance du rôle du lecteur dans l’interprétation du livre. Lire, c’est interpréter, c’est-à-dire réécrire. Qu’en est-il de Green et de Leiris ? Comment chacun d’eux conçoit-il le lecteur de sa propre œuvre ? Leur conception s’accorde-telle avec celle des théoriciens de la critique de la réception déjà mentionnés ? 1 — La conception de la lecture chez Leiris Presque tous les autobiographes font part de leur expérience de la lecture. Leiris fait de la lecture qu’il effectue une continuation de l’écriture « proprement littéraire ». Pour lui, celle-ci est un « simple préalable à une lecture » et qui est « relativement plus active que celleci » (Le Ruban au cou d’Olympia, p. 171). Pour Leiris, l’écriture est plus active que la lecture parce qu’elle le tient en éveil. Ici, il convient de faire la distinction entre la lecture « passive » dont parle Leiris et la lecture « critique ». Ce deuxième type de lecture est d’autant plus « actif » qu’il est généralement accompagné d’écriture : on lit, le stylo dans la main1. Pour Leiris, l’écriture est à la fois une affaire personnelle et une affaire publique partagée avec autrui : le lecteur (Journal, pp. 151152). Leiris évite de parler et d’écrire en soliloque, il exprime « le souhait irrépressible d’une communication […] et, mieux encore, d’un partage » (Langage tangage, p. 168). Par conséquent, il faut jeter le pont entre l’auteur et son lecteur dès la première étape de l’écriture, avant même d’en connaître le contenu. Le partage et la communication doivent s’instaurer « alors même que la formule, forme pure, ne contiendrait aucune idée digne d’être retenue » (ibid., p. 174). Communiquer tout court avant même de vouloir communiquer quelque chose, c’est la devise de Leiris. Le lecteur est présent virtuellement avant même que le livre ne s’écrive. Leiris 1
Il n’est pas déplacé d’illustrer les deux types de lecture par l’expérience du narrateur de La Recherche. D’une part, il y a la lecture de Bergotte, un écrivain aux phrases claires et limpides ; d’autre part, il y a cet autre écrivain plus obscur, pour qui « les rapports entre les choses étaient si différents ». Le narrateur dit à propos de ce dernier : « ce n’était pas la phrase qui était mal faite, mais moi pas assez fort et agile pour aller jusqu’au bout » (Le Côté de Guermantes dans À La recherche du temps perdu II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 622).
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rejoint donc la critique de la réception avant que celle-ci ne formule ses théories. Il prouve une fois de plus qu’il est un théoricien avantgardiste. Leiris soutient que l’autobiographie est nécessairement un partage et une communication avec le lecteur. Ainsi celui-ci, à défaut de vivre en même temps l’expérience de l’auteur, est-il appelé du moins à la lire : « je communique à qui le voudra mon expérience », dit Leiris dans Frêle bruit (p. 377). Le groupe des lecteurs virtuels s’étend à l’avenir. Ainsi Leiris espère-t-il que ses écrits auront « au moins quelques lecteurs parmi les générations futures » (Fourbis, p. 67). Comme l’avenir comprend des époques différentes, l’accueil de l’œuvre se modifie selon les nouvelles « expériences esthétiques » et le goût du lecteur. On a déjà vu que Leiris fournit (tout comme Green), dans ce qu’il est convenu d’appeler « le pacte autobiographique » ou « le contrat de lecture », certains codes de son projet afin de lever toute ambiguïté et aberration dans l’interprétation. Ces codes sont donc dirigés à l’attention du lecteur afin de le mener sur la bonne piste. Leiris, à l’occasion de la réédition de L’Âge d’homme, souligne la composition minutieuse et savante de ce livre qui fait de son auteur un objet d’étude : « Un livre comme L’Âge d’homme fait de moi une ville qui livre son plan et ses clés1 » (Journal, p. 437). Il ne reste au lecteur qu’à explorer le texte, c’est-à-dire décoder et passer du texte à la texture : en dégager la composition, les résonances et les motifs. Quand la communication s’établit entre l’auteur et son lecteur (celui-ci devenant réel), l’objectif de l’autobiographie glisse à son tour en faveur du lecteur. Le « j’écris pour mieux me connaître et me comprendre » et le « j’écris pour m’aider à mieux vivre » deviennent, pour Leiris, « j’écris pour que l’autre se connaisse mieux » et « j’écris pour aider l’autre à mieux vivre ». L’autobiographie est donc transitive, qui aide autrui « à saisir des choses en profondeur » (Le Ruban au cou d’Olympia, p. 12). Aidant l’autre, l’auteur s’aide lui-même à accomplir son désir de partage et de « communication entière » (Biffures, p. 292). Pour Leiris, la tâche d’écrivain doit avoir cette envergure de connaissance ; il en fait la définition même de l’écrivain. Ce dernier est, en effet, « celui qui, 1
L’architecture, art plastique basé sur l’ordonnance et la proportion, paraît comme le mode le plus approprié à la composition et à l’interprétation de la littérature.
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écrivant, se connaît mieux lui-même et publiant, apprend aux autres à se mieux connaître, à travers ce qu’il leur communique1 ». L’autobiographie établit ainsi la réciprocité entre l’auteur et son lecteur et favorise la communication complète entre les deux, une communication analogue à celle entre la scène et la salle dans le cadre du théâtre2. Cependant, Leiris, tout en encourageant la participation de son lecteur, essaie lui-même d’avoir la tâche critique du lecteur. Ainsi a-til besoin de se relire : « ce que j’écris me fournit en quelque sorte ma lecture », dit-il (Journal, p. 668). L’auteur voudrait être le premier à interpréter ses écrits, en dégager le sens et mettre au jour la « trame inconsciente3 » (Fourbis, p. 19). La communication est maintenue même après la mort de l’auteur puisque les diverses formes d’étude, d’analyse et de commentaire continuent à établir le dialogue. Plus qu’un dialogue, Leiris veut nouer des rapports privilégiés, une relation d’amour, avec son lecteur. L’auteur compare la nécessité de la « participation active » de la part du lecteur à l’effort de l’amoureux pour se rapprocher de l’objet de son amour. Il affirme que la relation entre l’art et le récepteur (en l’occurrence entre l’auteur et le lecteur) doit reposer sur l’amour4. Il ajoute qu’il prend trop ses lecteurs « en considération. L’aventure amoureuse comme matérialisant le contact avec le lecteur » (Journal, p. 521). Et comme on fait grand cas de son (sa) bien-aimé(e), Leiris fait grand cas de ses lecteurs et attribue le silence assez long après les 1
Cité par Aliette Armel dans Michel Leiris, Fayard, 1997, p. 457. Leiris ne fait pas la comparaison entre la communication théâtrale et la communication littéraire, mais il désire une « communication entière » entre lui et son lecteur (Biffures, p. 292). D’autre part, il est favorable à la suppression, sur scène, de la distance entre les spectateurs et les acteurs (Le Ruban au cou d’Olympia, p. 18). 3 Leiris s’affirme donc comme le précurseur de la « textanalyse » prônée par Jean Bellemin-Noël. Celui-ci parle de « structuration inconsciente d’un ouvrage » et déclare deux décades après Leiris : « tout texte est travaillé par un discours inconscient. » (Bellemin-Noël, Vers l’inconscient du texte, PUF, Écriture, 1979, p. 9 et p. 191) 4 Leiris se rapproche donc de Roland Barthes qui conçoit une « sorte de rapport amoureux » entre le scripteur et le lecteur. Pour Barthes, le corps du scripteur et celui du lecteur « ne correspondent pas à des personnes civiles et morales, mais à des figures, à des sujets défaits, à des sujets civilisés » (Barthes, « Cours, entretiens et enquêtes 1974 », op.cit., p. 562). 2
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louanges que lui a values le livre Fourbis à la « crainte de décevoir [son] public1 » (ibid., p. 490). Par ailleurs, Leiris voudrait être toujours présent et frais auprès de son lecteur ; c’est pourquoi, à l’occasion de la deuxième publication de L’Âge d’homme, il reprend ses vieilles idées (sur Molière, sur la tauromachie, etc.) pour les mettre à jour. Les notes supplémentaires que Leiris considère comme nécessaires relèvent d’une sorte de dette à l’égard de la vérité aussi bien que de l’amour et du respect pour ses lecteurs (L’Âge d’homme, pp. 209-214). 2 — La conception de la lecture chez Green Pour sa part, Green ne s’étend pas comme Leiris sur les rapports entre les deux activités de l’écriture et de la lecture. Cela ne veut pas dire qu’il néglige ses lecteurs mais que, tout simplement, il ne schématise pas le dialogue entre lui et son lecteur sous forme de préceptes et de théories. Alors que Leiris s’efforce d’expliquer la présence du lecteur dans l’œuvre et de quelle façon se fait la communication, Green n’en éprouve pas le besoin (ou tout simplement n’y pense même pas). Pour lui, la communication va de soi, il suffit qu’il se raconte pour communiquer avec l’autre. Il justifie son silence face aux lettres de ses lecteurs en affirmant qu’il ne veut pas « tuer l’œuvre » ; il ajoute que son journal établit et continue le dialogue « depuis plus d’un demi-siècle2 ». Green rapporte dans son Journal recevoir de temps en temps des visites de la part de ses lecteurs3. De même, dans son autobiographie, il se réfère à ses lecteurs par l’indéfini on : « On m’a dit, après la publication de Partir avant le jour, que je devais avoir une mémoire extraordinaire […] », « On m’a demandé aussi […] » (Fin de jeunesse, p. 831), « On me dira », « On se demandera », « on le verra », « On pensera ». Le futur de l’indicatif souligne la prolongation de la communication entre Green et ses lecteurs. 1
De la même manière, Simone de Beauvoir voit dans la sympathie de ses lecteurs un motif pour donner le mieux d’elle-même : « je convertissais les éloges en exigences », affirme-t-elle (La Force des choses II, Gallimard, Folio, 2004, p. 399). 2 Green, Journal in Œuvres complètes VI, op.cit., p. 520. 3 La position de Julien Green par rapport à ses lecteurs (leur place, leur champ d’action et de jugement) se conforme à la mouvance littéraire générale au XXe siècle où la notion de lecture en tant que coopération s’y trouve plus sollicitée et valorisée. Comme cela s’oppose à Rousseau qui réduit ses lecteurs virtuels au silence : « [...] et puis, qu’un seul te dise, s’il l’ose : Je fus meilleur que cet homme-là ».
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Différent de Leiris qui a besoin de dégager un sens avant de le communiquer au lecteur, Green fait de ce dernier un vrai interprète. Il donne à son Lecteur Modèle une large autorité sur le sens de ce qu’il ne comprend pas lui-même : « Ces dialogues imaginaires étaient fréquents. Peut-être n’étaient-ils pas tout à fait imaginaires (On entendra cela comme on voudra) », énonce-t-il avec désinvolture (Terre lointaine, p. 1134). Cette concession au lecteur n’est pas rare dans Jeunes années : « On me prouverait facilement que j’avais tort et j’en conviens volontiers. » (Mille chemins ouverts, p. 948) La confiance que fait Green à son lecteur est illimitée. Green est de ces auteurs qui laissent leur texte ouvert1 en encourageant la réaction du lecteur. Il place le sort interprétatif de son autobiographie entre les mains de son lecteur qui devient ainsi un complice nécessaire dans l’accomplissement de l’œuvre. En somme, Leiris spécule sur l’activité de la lecture et théorise beaucoup alors que Green est un aventurier de l’imaginaire qui se contente d’écrire et de vivre les expériences qu’il écrit. Mais les deux autobiographes sont d’accord, chacun à sa façon, sur l’importance de la relation complémentaire entre auteur et lecteur. Green commence Jeunes années à l’âge de cinquante-neuf ans : il est déjà un écrivain de longue date et s’est habitué aux critiques littéraires. Leiris a trentedeux ans lorsqu’il commence L’Âge d’homme ; il est relativement jeune et révèle, à la troisième page de cet écrit, que le « peu de livres » qu’il a déjà fait ne lui a valu aucune « notoriété ». Qu’un écrivain soit habitué ou étranger à la critique littéraire ne change pas le rôle du lecteur qui a le droit de saisir le sens du texte. Participer ne signifie pas restituer un souvenir oublié ou vérifier la véracité des événements, mais en comprendre le sens, l’interpréter. Le fait que Green se soit laissé aller à la simplicité des souvenirs exige-t-il du lecteur un effort plus simple que dans une autobiographie élaborée ? Il est certain que la version finale du texte de Green, qui est en même temps la première ébauche ou le « brouillon », est plus accessible que le texte mis au « propre » de Leiris parce qu’elle est moins cérébrale. En conséquence, le souvenir « rudimentaire » de Green exige du lecteur moins d’effort intellectuel que le souvenir élaboré de Leiris. 1
Un texte « ouvert » est celui qui est ouvert aux « mille lectures possibles », celui qui « engendre des aventures perverses » (Eco, Lector in fabula, op.cit., p. 69-70.)
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3 — Les motivations de la lecture autobiographique Quel est ce mystère qui nous pousse à la lecture d’un récit que fait l’auteur sur lui-même ? Il y a certes des motivations qui relèvent de la lecture de tout texte littéraire en général. L’une de ces motivations est le désir de connaître l’âme humaine1. Dans son roman Jean Santeuil, Proust considère que la motivation de la lecture d’un roman est due à l’analogie entre l’individu et le collectif. Il fait dire à son narrateur que « le plus singulier » révèle « les goûts et [les] caractères d’un grand nombre d’hommes2 ». André Gide, lui aussi, lie le général de l’art au particulier de l’individu : « Il n’y a de vérité psychologique que particulière, il est vrai ; mais il n’y a d’art que général », et Gide ajoute que le problème consiste à « exprimer le général par le particulier » et à « faire exprimer par le particulier le général3 ». Que dire alors de la lecture d’une autobiographie qui se propose explicitement l’étude d’un individu comme un spécimen du genre humain et qui fait partie de deux existences, celle de l’art et celle de la vie ? Tout comme l’écriture, la lecture est un mode de création parce qu’elle établit un ordre, et devient une présence cohérente, un monde organisé4. Toutefois, les motivations du lecteur pour une œuvre autobiographique ne sont pas forcément les mêmes que celles pour une fiction. Plusieurs raisons nous poussent à lire une autobiographie, dont la curiosité pour une vie réelle (en l’occurrence celle de l’auteur), la fascination devant l’aveu et la confidence qu’implique l’autobiographie, le désir d’identification avec l’auteur et, enfin, la possibilité d’affronter et de résoudre des problèmes de la vie réelle.
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Harold Bloom dit : « We read deeply for variety reasons, most of them familiar : that we cannot know people profoundly enough ; that we need to know ourselves better ; that we require knowledge, not just of self and others, but of the way things are » (How to read and why, Touchstone Books, Simon & Schuster, New York, pp. 28- 29). 2 Proust, Jean Santeuil, op.cit., pp. 289-290. 3 Gide, Les Faux-Monnayeurs, Gallimard, Folio Plus, 1997, p. 215. 4 Jean Rousset déclare que le franchissement du seuil de l’art est un « passage d’un désordre à un ordre […], passage de l’insignifiant à la cohérence des significations, de l’informe à la forme, du vide au plein, de l’absence à la présence » (Rousset, Forme et signification, José Corti, 1964, p. III).
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La curiosité Dans son Journal, Leiris explique l’intérêt du public pour la littérature de confession par le fait « qu’on aime à voir l’écrivain en chair et en os au lieu de s’intéresser seulement à ce qu’il écrit » (Journal, p. 617). Aujourd’hui, grâce aux médias, le nouveau contact entre l’auteur et son public devient conventionnel. Leiris parle de « cérémonial d’une sortie de livre » qui comporte « interviews avec photographies, passage à la télévision (si l’auteur veut bien s’y prêter), signature du livre dans une librairie, etc. » (ibid., p. 617-618). Cela pose, en filigrane, la vieille polémique entre Sainte-Beuve et Proust. Sainte-Beuve liait la valeur de l’œuvre à l’écrivain1. Proust répondait que le visage social ou privé de l’écrivain n’importait pas dans l’appréciation de l’œuvre2. Or, d’après Leiris, le lecteur est attiré par le côté réel de l’auteur, cet « écrivain en chair et en os ». Allant dans le même sens que Proust, Leiris dénonce implicitement ce « culte de la personnalité » en général (littérature, politique, religion, etc.) sans y trouver un remède parce que l’intérêt pour la personnalité est incontournable. L’autobiographie est un genre littéraire où se voient d’une manière éclatante et le quotidien de l’écrivain et son œuvre artistique. La satisfaction de la curiosité du public n’y manquerait pas de démystifier l’autobiographe. Celui-ci est vu à sa juste mesure, embourbé, comme chacun, dans les méandres de la vie quotidienne. La fascination de l’aveu L’intérêt particulier du lecteur pour l’autobiographie se rattache, avant tout, à l’attrait pour la confession. Le lecteur, au même titre que le spectateur du théâtre, est séduit par l’aveu. Ce dernier constitue le point de non-retour par lequel l’individu, à l’instar de Phèdre, d’Oreste et d’autres personnages qui confessent, marque l’ultime saut dans la sphère de la vérité. Face à l’aveu de l’auteur, le lecteur peut avoir deux attitudes différentes qui produisent deux types de plaisir différents. D’une part, le lecteur peut se projeter dans le récit autobiographique et s’approprier les aveux de l’auteur, alors il éprouve là le plaisir de la perversion. D’autre part, le lecteur peut considérer l’auteur comme un 1
Sainte-Beuve dit : « La littérature n’est pas pour moi distincte ou, du moins, séparable du reste de l’homme et de l’organisation […] » (Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Gallimard, Folio Essais, 1994, p. 126). 2 Proust dit : « un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices » (ibid., p. 127).
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objet ; il observe alors les « hontes » de l’auteur et éprouve le plaisir du voyeurisme. L’identification Le phénomène de l’identification du lecteur au personnage se fait grâce à « l’effet de réel », phénomène fameusement expliqué par Roland Barthes. Green et Leiris parlent de leur propre expérience dans l’identification aux personnages des pièces de théâtre ou aux personnages des romans. Dans Jeunes années, le petit Julien s’identifie aux personnages de la pièce de théâtre à laquelle il vient d’assister. Il était « dans un tel état qu’il fallait [le] calmer » et lui « faire comprendre que tout cela était faux ». Le narrateur ajoute que « tout cela était plus vrai que le vrai », les livres transportant l’enfant dans un monde qui efface la réalité où il vit (Partir avant le jour, p. 731). Ainsi l’enfant pleure après la lecture d’Atala ; et le narrateur d’exprimer son incapacité à expliquer ce « chagrin pour une mort inventée » (ibid., p. 800). Michel Leiris, qui a le goût pour le théâtre tragique, confère au tragique une tonalité grave. Les spectacles auxquels il a assisté pendant son enfance (Roméo et Juliette, Faust, Rigoletto, Aïda, Lohengrin, Les maîtres Chanteurs de Nuremberg, Parsifal, Hamlet, Salomé) lui ont permis de vivre des émotions diverses, les pleurs, le tremblement, l’effroi, l’angoisse, etc. (L’Âge d’homme, p. 42). Dans le cas de l’autobiographie, qui se réfère explicitement au monde réel, l’identification est plus évidente quand le lecteur fait des analogies entre sa propre expérience et celle de l’auteur. Les éléments de l’analogie ne sont pas simplement « vraisemblables », ils sont souvent « semblables ». À la lecture de L’autobiographie de Mark Rutherford, Green annonce : « J’ai connu ces débats et ces chutes1. » La suppression de la distance entre l’autobiographe et son lecteur assure l’intimité entre ces deux derniers2. Cependant, ce qui a commencé par être recherche de l’autre (comprendre et connaître 1
Green, Journal in Œuvres complètes IV, op.cit., p. 28. Cette intimité s’oppose donc à la distanciation brechtienne qui met en scène une « image » dont on reconnaît « l’objet » qui, en même temps, prend « une allure étrange ». Pour Brecht, « [c]es effets de distanciation faisaient certainement obstacle à l’identification » (Petit organon pour le théâtre in Écrits sur le théâtre, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2000, p. 368). 2
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l’auteur) devient, grâce à l’identification, recherche de soi. Le lecteur s’approprie l’autobiographie qui devient un terrain pour sortir de l’ombre et se valoriser. Par ailleurs, la lecture d’une autobiographie a un autre atout, celui de susciter chez le lecteur le désir de faire comme l’auteur. Green exprime le désir d’écrire son autobiographie après la lecture de Mark Rutherford1. De la même façon, c’est en lisant Les Confessions de Rousseau que Leiris a eu le désir d’écrire son autobiographie : « Pas d’autre forme littéraire actuellement possible […] que la littérature de confessions », affirme-t-il (Journal, p. 230). S’identifier au personnage peut donc engendrer le désir d’imiter l’écrivain. L’affrontement et l’exaltation Parlant de l’activité de la lecture en général, la plupart des autobiographes considèrent les romans comme le monde des merveilles. François Mauriac considère « la lecture comme une porte ouverte sur un monde enchanté2 ». Marguerite Yourcenar parle de « sentiment d’émerveillement » qui l’envahit pendant la lecture3. JeanPaul Sartre dit que la lecture lui permet de se lancer « dans d’incroyables aventures »4 et d’assister à des événements jugés « invraisemblables » par son grand-père5. Romain Gary affirme qu’il entre, pendant la lecture, dans « l’univers fabuleux » de ses auteurs favoris6. André Gide rapporte comment, à la lecture de Balzac, il était « dans le ravissement, dans l’extase, ivre, perdu7 ». À la différence du roman qui est principalement un terrain d’évasion, l’autobiographie est un lieu où le lecteur (comme, avant lui, l’auteur) a besoin d’affronter le réel parce qu’il sait pleinement qu’il ne s’agit pas de miroir trompeur mais de miroir véridique. À cause du rapprochement entre le lecteur et l’auteur, la lecture permet de reconsidérer les problèmes quotidiens, qu’ils relèvent de la marginalisation, des rapports avec l’entourage, des problèmes sexuels, 1
Green, Journal in Œuvres complètes IV, op.cit., p. 28. Mauriac, Nouveaux mémoires intérieurs in Œuvres autobiographiques, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1990, p. 674. 3 Yourcenar, Quoi ? L’éternité, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1991, p. 1347. 4 Sartre, Les Mots, Gallimard, Folio, 2004, p. 42. 5 Ibid., p. 45. 6 Gary, La Promesse de l’aube, Gallimard, Folio, 2004, p. 113. 7 Gide, Si le grain ne meurt, op.cit., p. 42. 2
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des problèmes conjugaux, des problèmes familiaux, des problèmes sociaux, ou des problèmes propres à l’époque, etc. Leiris parle d’exaltation comme un état lié à l’écriture. Il y a aussi ceci de vrai que la lecture de l’autobiographie fait partie aussi de l’exaltation parce qu’en revivant le passé de cet autre, en se l’appropriant, en essayant de résoudre les problèmes affrontés, le lecteur éprouve le même exorcisme, le même défoulement que l’auteur. Les aveux d’autrui peuvent produire un effet de soulagement chez le lecteur qui commence à dédramatiser ses propres hontes. Par conséquent, la lecture est un moyen de satisfaction personnelle. En outre, à travers la lecture de l’autobiographie, le lecteur retrouve son « individu » tout comme l’autobiographe l’a déjà retrouvé dans la mémoire ou dans l’écriture, d’où l’exaltation. En effet, la lecture autobiographique soumet le lecteur à une réalité intérieure, à une voix profonde, qui participe à sa subjectivité. Se référant à la musique de Vinteuil, Proust affirme que le musicien a su « entendre » et projeter hors de lui l’univers1. De la même manière, l’autobiographe projette hors de lui l’univers, et le lecteur ne se contente pas d’« entendre » passivement la voix du texte lu, mais il l’assimile à son univers intérieur pour, le cas échéant, le projeter dehors sous une forme ou une autre. Voilà que le lecteur a plusieurs raisons pour s’exalter : identification à l’auteur, intérêt à certaines hontes, sublimation de désirs, appréciation de l’art, etc. En un mot, il serait absurde de laisser tomber la lecture d’une autobiographie. En résumé, ce chapitre a montré comment l’autobiographie peut déclencher trois plaisirs : le plaisir de la mémoire comme chez Green, le plaisir de s’adonner à l’écriture comme chez Leiris et, enfin, le plaisir de la lecture. L’acte autobiographique devient un travail de communication interne parce que le lecteur reprend et répète le périple réel de l’auteur. Si la narration par l’écriture est une remémoration, la lecture n’est pas moins qu’une commémoration parce que le lecteur, en réactualisant le souvenir du narrateur, participe à une certaine expérience de l’individu et, par extension, de la condition humaine. Que l’autobiographie soit religieuse ou non, elle revêt le caractère 1
Proust, La Prisonnière, in À la recherche du temps perdu, vol. 3, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 877.
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d’un rite religieux, d’abord parce que les moments de la solitude qu’impose l’écriture sont à rapprocher du secret du confessionnal religieux, ensuite parce que ces moments dépassent le statut du privé pour atteindre le public qui participe à la réminiscence rituelle d’une certaine tranche du passé et, enfin, parce que les instances du mémorialiste et de l’auteur s’impliquent dans la quête sacrée de l’absolu. Or, celle-ci prend deux formes différentes chez Green et chez Leiris : Green incarne l’absolu en Dieu et veut traquer ses manifestations, tandis que Leiris projette l’absolu sur l’écriture et veut découvrir la Règle d’or qui régirait une Écriture absolue. Quelles sont les voies empruntées par chacun pour satisfaire cette soif de l’absolu ? Ce palier d’interprétation thématique va configurer deux tempéraments distincts, deux univers opposés et deux destinées divergentes.
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Deuxième partie La quête de l’absolu
Les exigences communes de Green et de Leiris pour les enjeux de l’autobiographie sous-entendent une intégrité et un souci du perfectionnement qui se manifestent par une recherche incessante de l’absolu. En même temps, les divergences entre ces deux auteurs dans la façon d’appliquer ces principes-là préfigurent un écart entre deux univers littéraires. Quelles sont les voies empruntées par chacun dans la réalisation de leur objectif suprême qui est la quête de l’absolu ? Comment sont configurés leurs univers respectifs ? De la simplicité de Green émerge un univers spontané et rêveur qui renvoie à une lecture de l’imaginaire. Mon approche est inspirée par les études de l’imaginaire d’après Gilbert Durand1 et celles des rêveries d’après Gaston Bachelard2. L’absolu que convoite l’imaginaire de Green va se manifester dans des rêveries qui s’organisent, dans Jeunes années, en trois étapes à structure biblique : d’abord, une première alliance avec la mère ; ensuite, une rupture de cette alliance déclenchée par la mort de la mère et, enfin, l’établissement d’une nouvelle alliance qui s’oriente vers les hommes. En revanche, comme ce qui ressort de l’écriture de Leiris est plutôt délibéré, médité et prémédité, c’est-à-dire artificiel, il serait plus intéressant d’étudier dans ce cas-là ce qui ressort de l’activité cérébrale, consciente et continue de l’auteur. À plusieurs reprises, Leiris exprime le désir de voir unifier tous les fragments de son expérience par une règle d’or qui regrouperait l’esthétique et l’éthique. D’ailleurs, Leiris a médité sur des théories esthétiques différentes. Il a noté certaines phrases d’autres penseurs dans un « Carnet de citations » où figurent plus d’une centaine de citations suivies par le 1
Gilbert Durand regroupe les structures voisines de l’imaginaire humain dans une catégorie qu’il appelle régime ou polarité. Un régime est un groupement de représentations imaginaires qui sont ancrées dans le fond anthropologique (Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Bordas, 1984). 2 Le terme de rêverie est, d’après Bachelard, une image poétique qui exprime une origine psychique chez le sujet. D’une image isolée peut naître un univers. (La Poétique de la rêverie, PUF, Bibliothèque de philosophie contemporaine, 1965)
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nom de leur auteur1. Je relèverai, dans un premier temps, la « bibliothèque » de Leiris, autrement dit, les influences culturelles, intellectuelles et littéraires sur Leiris-lecteur. Je développerai, dans un deuxième temps, les différents modes de « dominante esthétique » que j’appellerai respectivement dérobade, engagement et suspens. Dans un troisième temps, je conclus sur les spécificités littéraires de Leiris.
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Voir Leiris, « Carnet de citations » in Journal 1922-1989, op.cit., pp. 813-829.
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Chapitre premier L’absolu chez Green I- La première alliance Dans son autobiographie, Green voudrait répondre à la question suivante : « Le bon grain jeté à pleine main par Dieu et le mauvais par le démon, comment cela poussait-il ? » (Partir avant le jour, p. 710). Jeunes années établissent avec la Bible certaines correspondances qui, toutefois, ne réduisent pas l’autobiographie de Green à une superposition servile parce que chaque individu a sa propre expérience, ses propres passions et sa propre destinée. Pour Green, « le bon grain » est planté par sa mère. C’est elle qui initie son enfant à la connaissance de l’éternel décrit comme « sans commencement ni fin » (ibid., p. 686-687). C’est elle qui lui enseigne la parole biblique devenue un « testament spirituel » (ibid., p. 792). La mère tente d’établir avec son enfant une alliance1 basée sur la foi : « Il y avait entre nous ce lien de la foi », dit Green (ibid., p. 691). Or, cette mère est fatale. C’est elle qui, par souci de protection, érige les interdits relatifs aux désirs corporels. La scène traumatisante « I’ll cut it off ! » (la mère menaçant avec un grand couteau de pain son enfant qui explore de la main sa partie génitale), à laquelle l’enfant âgé de près de cinq ans ne comprend rien, lui sera inculquée pour toujours et lui transmet inconsciemment l’horreur du corps physique. En même temps, c’est à travers la mère que le mauvais grain, associé aux désirs sexuels, est inconsciemment semé. C’est elle qui mène son fils au musée pour voir la toile Les porteurs de mauvaises nouvelles qui va agiter son corps : « Ma vie n’eût peut-être pas été ce qu’elle fut sans cette toile », commente-t-il (ibid., p. 677). Le monde esthétique lui sera fatal. Toutefois, Green défend sa mère en attribuant les conséquences désastreuses de l’art à la bonne intention de la mère, ainsi qu’à la présence du diable qui prêtait à Green protagoniste « un 1
Le terme alliance, emprunté à la Bible, assimile Green enfant au peuple d’Israël. L’assimilation à Israël est consciemment faite par Green des années plus tard. Lors de la rédaction de Ce qu’il faut d’amour à l’homme en 1977, il dit : « J’étais Israël que Dieu suppliait de revenir. » (In Œuvres complètes VI, op.cit., p. 940)
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regard d’une lucidité terrible » pour voir la toile (ibid., p. 677). Le musée de Savannah que Green visite aux États-Unis est comparé à « un enfer camouflé en paradis fabuleux » (Terre lointaine, p. 1233). À côté de la « subversion » sexuelle que nourrit la mère chez son fils, il y a le renversement de valeurs qui apparaît dans les histoires que la mère raconte sur le pays lointain, le Sud (des États-Unis) dont sont originaires les ancêtres. Cet ailleurs, ce là-bas rappelle fièrement les années de prospérité et de bonheur. Or, en parlant avec nostalgie et amour du Sud, la mère sème sans le vouloir dans le cœur de son enfant la haine pour le Nord. En effet, il arrive que le protagoniste, servant dans les ambulances pendant la Première Guerre mondiale, parle ouvertement de la guerre de Sécession qu’a perdue injustement le Sud et ne cache pas sa déception envers les Yankees qui y avaient la supériorité numérique. Plus tard, c’est un camarade juif qui, apprenant que la mère avait fait la division entre Nord et Sud, lui dit : « Elle n’aurait pas dû », et il lui conseille d’oublier (Mille chemins ouverts, p. 881). Malgré le paradoxe entre les enseignements de la mère et ses quelques effets indésirables, la mère est assimilée au divin. En effet, la figure maternelle symbolise la Vie (« l’absence de ma mère créait un vide effrayant » Partir avant le jour, p. 805), la Voie (« j’étais la brebis suivant le Berger », ibid., p. 729) et la Vérité (« tout me paraissait vrai puisque ma mère le disait », ibid., p. 688). La divinité de la mère est explicitement rendue dans le récit grâce au verbe de passage appliqué aussi bien à la mère qu’à Dieu. Si on rapproche « le passage de Dieu dans la vie d’un homme » (ibid., p. 676) de la phrase suivante : « quelque chose passait de ma mère à moi » (ibid., p. 659), l’analogie donne : ma mère = Dieu1 ; moi = un homme. D’autre part, l’absolu est incarné par la mère qui « ne ressemblait à personne au monde » et qui « était seule au monde » (ibid., p. 732). Seul le divin est unique, le reste est circonstanciel, commun, multiple. Au niveau narratif, rares sont les cas où le passé est rendu par des verbes au présent. Parmi les cas rares figurent deux épisodes qui se rapportent à la mère. L’un préfigure sa mort et l’autre se rapporte à sa mort réelle (mots soulignés par moi) :
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« Dieu est aussi une mère selon le prophète Isaïe. » (Green, Mille chemins ouverts, p. 966)
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Dans un coin du salon, je voyais quelquefois ma mère dans son grand châle gris […] Je me demande quels rêves il y a derrière ce front encore lisse. Elle a l’air de réfléchir. Il ne faut pas la réveiller, elle dort. Elle ne sait pas qu’elle est presque au bout de sa vie et que notre monde va disparaître (ibid., p. 700).
Dans le passage suivant, Green enfant pénètre dans la chambre de sa mère qui vient de mourir. Le narrateur décrit le rituel : Les marches de l’escalier grincent sous mes pas. De nouveau, j’ai le bouton de porte dans mon poing et quelque soin que j’y mette, il y a un grincement qui ressemble à un petit cri. J’entre. Elle est là, elle réfléchit toujours. Ses cheveux sont épars […]. Elle a l’air plus sévère que d’habitude […]. Ses rides ont tout à fait disparu, elle est très belle […] j’ai l’impression qu’elle s’en va au fil d’un fleuve invisible, et pourtant elle ne bouge pas. (ibid., pp. 797-798).
Ainsi Green utilise-t-il le présent de narration pour immortaliser sa mère en la rendant éternellement présente. Ou plutôt… est-ce la mère, l’origine, qui s’insinue dans le souvenir et reproduit l’expérience de son fils ? Le passage du divin maternel dans la vie de l’enfant consacre le régime nocturne. Pour Durand qui distingue deux régimes ou groupements, le geste de l’avalage et le geste copulatif correspondent au régime nocturne1 tandis que le geste postural correspond au régime diurne2. Pendant les premières années de Green, quand celui-ci est protégé par sa mère, le régime diurne est presque exclu. Les quelques éléments du régime diurne qui y apparaissent mettent en valeur le malaise de l’imaginaire. En effet, l’enfant Julien aspire, par moments, au régime diurne (quand il explore le pénis, symbole de puissance érectile par excellence, et quand il joue à sacrifier un holocauste), mais les deux pratiques sont interdites par ses parents. Le régime nocturne apparaît dans son aspect enveloppant. La mère elle-même est une figure du régime nocturne qui place l’imagerie dans l’intimité. Le premier livre des Jeunes années étale une série de portraits dont tous, à part les portraits de camarades de classe, 1
Durand appelle le régime « nocturne » à cause de « la tradition en Occident […] de donner aux plaisirs du ventre une affectation plus ou moins ténébreuse ou du moins nocturne » (Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, op.cit., p. 59). 2 Durand appelle le régime « diurne » à cause de « ses implications manuelles et visuelles, et peut-être aussi ses implications adlériennes d’agressivité » (ibid., p. 59).
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représentant des femmes : la mère, les six sœurs, la bonne Jeanne. Il est significatif que le portrait du père ne soit rendu qu’au dernier livre Jeunesse (au moment où éclot le régime diurne), et que les deux portraits de Jeanne, la première bonne que l’enfant aimait tant, circonscrivent un champ féminin synonyme de protection maternelle (plutôt que de complément conjugal). La maternité est véhiculée par une double rêverie : celle de l’intimité et celle de l’insaisissable. 1 — Rêverie de l’intimité Dans Jeunes années, la présence de la mère, qui couvre son enfant d’intimité, diffuse une rêverie à laquelle s’associent les deux thématiques de l’enveloppement et de la protection. L’enveloppement La mère assure un univers paradisiaque et intime contre l’univers extérieur. Les distances physiques sont supprimées quand elle fait asseoir son fils « avec elle dans un grand fauteuil bas, et [l’] enveloppant du grand châle gris1 dont elle s’enveloppait elle-même, elle [le] serrait contre elle sans rien dire » (Partir avant le jour, p. 663). Cette image rappelle sans doute celle de « Marie tenant contre elle son enfant », une peinture de Murillo dont la famille de Green tenait une copie (ibid., p. 671). Green et sa mère reproduisent le tableau mystérieux où se mêlent et le quotidien (l’amour et la protection maternels) et le merveilleux (la grâce et l’amour divins). La mère aime également les sœurs de Green « de tout son cœur », mais c’est Julien qui est son préféré « car elle n’avait d’élans de tendresse » que pour lui (ibid., p. 689). L’amour de la mère ressemble à « l’amour sauvage et muet de la bête pour son petit » (ibid., p. 813). L’anglais qui apparaît par moments dans la bouche de la mère ne s’introduit pas en intrus, il se réclame de son statut maternel au même titre que le français. Si le français est la langue de la mère patrie, l’anglais est celle de la mère nourricière.
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Quand on lit ce « grand châle gris » enveloppant, comment ne pas penser au « long châle » de Madame Arnoux dans L’Éducation sentimentale de Flaubert ? Frédéric, en « rattrapant » ce châle qui glisse, renoue métaphoriquement le lien ombilical avec la mère. (Edition Pocket, Lire et voir les Classiques, 1989, p. 24).
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L’amour entre la mère et l’enfant est si fort qu’il prend la forme d’une relation œdipienne. L’archétype de la Mère et du Fils exclut le père : « À ma mère, je disais : I love you ! dix fois par jour. Aurais-je pu dire I love you à mon père ? Nous étions l’un devant l’autre à peu près comme deux étrangers. » (Ibid., p. 808) Cette « absence d’intimité » est la cause de la froideur et une certaine tension entre le père de chair1 et l’enfant (ibid., p. 808). En outre, Green ne peut supporter d’avoir des objets appartenant à son père, comme ce « petit carnet des adresses des créanciers » qu’il brûle à la mort du père (Jeunesse, p. 1271). Le protagoniste veut effacer toute trace de son père alors qu’il garde toujours l’agenda calendrier de sa mère où sont notées des banalités : « Lavé les cheveux de Lucy, Lavé les cheveux de Retta, Agnès a pris le thé avec moi » (Partir avant le jour, p. 694). Le père naturel est exclu et remplacé par un autre père. Comme dans le tableau de Murillo où le Père tout-puissant est invisible mais qui partage le nom du Fils, l’enfant Julien porte le même prénom que le grand-père maternel qu’il n’a jamais connu qu’à travers les récits de sa mère. Celle-ci tient énormément à cette identification onomastique. « Elle m’avait donné le nom de son père comme on remet à quelqu’un ce qu’on possède de plus précieux », dit Green (ibid., 689). La mère voudrait établir une trinité en unissant son propre père et son propre fils à travers elle-même. Il est intéressant que la mère de Green porte le prénom de Marie. On dirait un élément dans une fiction ! Or c’est réel. Comme son homonyme, la mère parle de Jésus comme si « elle L’avait connu » (ibid., p. 689). L’intimité avec la mère prend la forme de possession : « You’re my little boy », dit la mère à son enfant (ibid., p. 663). Les sœurs soulignent : « C’est son petit français » (ibid., p. 670), « C’est ton darling » (ibid., p. 749), « Maman et son adoré » (ibid., p. 774). Et l’enfant, comme pour rendre à sa mère son amour possessif, se voit engagé dans un amour acharné, « fanatique », qui se traduit par des 1
Selon Roland Barthes, la figure du Père rejetée par l’enfant, ou le complexe d’Œdipe, est nécessaire dans la littérature qui met en présence la recherche de l’origine. Barthes dit : « La mort du Père enlèvera à la littérature beaucoup de ses plaisirs. S’il n’y a plus de Père, à quoi bon raconter des histoires ? » (Barthes, Le Plaisir du texte, op.cit., p. 248). Je propose la fameuse Lettre au père de Kafka comme prototype de la relation enfant-père dans la littérature, une relation qui combine à la fois le respect et la répulsion, la peur et l’admiration de la part de l’enfant. (Kafka, Lettre au père, Gallimard, Folio, 2004)
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fantasmes de meurtres fictifs qu’il appelle « histoire continuée » ; ces fantasmes prennent naissance dans sa solitude réelle et continuent dans ses rêves : Ainsi j’étais le dernier-né d’une famille énorme et dispersée à la face de la terre. Pour faire disparaître l’une après l’autre toutes les personnes qui m’étaient apparentées de loin ou de près, j’entreprenais de longs et difficiles voyages. Ma mère seule était exceptée de ce carnage minutieux. (Ibid., p. 785)
Cette « histoire continuée » de meurtres dépasse le complexe œdipien qui consiste à se débarrasser du père afin d’accaparer la mère. Pour Green, ce dont il s’agit, c’est d’un homicide collectif. Le protagoniste a le fantasme de vider la terre de tous les humains à l’exception de deux personnes : sa mère et lui-même qui deviennent les nouveaux Ève et Adam grâce à qui continuera l’espèce humaine. Un jour, après être revenu d’un séjour avec les éclaireurs, le protagoniste vit l’un des moments les plus délicieux de sa vie (mots soulignés par moi) : Ma mère, pour je ne sais plus quelle raison, me fit coucher dans son lit qu’on venait de faire. La fraîcheur des draps, je m’en souviens encore, la glissade voluptueuse dans le sommeil (ibid., p. 773).
C’est cette descente, cette glissade voluptueuse, geste de l’avalage par excellence, qui définit les rapports du protagoniste avec sa mère et inscrit l’univers de Green dans l’intimité vaginale de l’enveloppement. Mais l’action d’envelopper sous-entend aussi la protection, d’où la deuxième thématique associée à la rêverie de l’enveloppement. La protection « Au-dessus de moi, pareille à un ange attentif, il y avait ma mère », dit Green (ibid., p. 823). La mère protège son fils contre les dangers qui le guettent, surtout celui de la perte de la foi et celui de la sexualité et des maladies qui en dérivent. Tant que la mère existe, le fils se sent gardé contre le mal extérieur. La protection est notée à travers le champ lexical du « blottissement » : (« Je me réfugiais dans [ses] bras… » ibid., 774, « Je me blottis contre elle » ibid., p. 793). La protection maternelle est aussi bien physique que spirituelle. En effet, aux inquiétudes métaphysiques du protagoniste de six ans « Am I saved ? », la mère lui affirme : « Écoute-moi. Tu crois que Jésus est 94
Dieu. Tu as la foi. Tu es sauvé. » (Ibid., p. 663) Voulant protéger son fils du mal du corps, la mère ne rate pas une seule occasion pour condamner toute manifestation corporelle. Elle prononce le mot body « comme s’il eût désigné une chose honteuse » (ibid., p. 701), et, un jour, alors que son fils se baigne, elle regarde son sexe en disant : « Oh, que c’est donc laid ! » La mère voudrait protéger son fils en le châtrant et gardant l’enfance innocente (valeur méliorative) et immature (valeur péjorative). Lorsque la mère porte le couteau pour menacer son fils (la scène de I’ll cut it off), celui-ci voit dans ce geste moins un geste de castration qu’un indice protecteur. La lutte contre le mal commence par la protection douce et affectueuse, mais quand le « protégé » s’égare, la mère recourt à la menace qui est, au fond, une autre forme de protection : Mon enfance était aussi un paradis gardé par un ange, qui était ma mère, et l’épée flamboyante qu’elle tenait au poing était le long couteau à pain dont elle me menaçait et que la lumière d’une bougie faisait briller d’un éclat dramatique1.
Cette épée flamboyante que tient la mère a un double sens. D’abord, on peut la rapprocher de l’épée menaçante du Pharaon dans Les Porteurs de mauvaises nouvelles de Lecomte du Noüy, le tableau qui a troublé Green enfant. Entre six et onze ans, celui-ci, qui ne comprend pas pourquoi ces esclaves sont tués, rapproche inconsciemment sans doute le geste de la mère qui tient le couteau de celui, phallique, du pharaon qui exécute des esclaves qui viennent de lui annoncer de fâcheuses nouvelles. D’ailleurs, regardant le Pharaon indigné, la mère de Green dit : « Oui, […] je comprends cet homme » (Partir avant le jour, p. 676). Ensuite, cette épée que tient la mère s’apparente à l’épée protectrice des anges et des Saints, comme celle de Saint Michel et celle de Saint Georges. Dans le cas de ces deux saints comme dans celui de la mère, l’épée permet la lutte contre le mal et est, d’après Durand, un symbole diaïrétique parce qu’elle divise pour purifier2. La bivalence de la mère (menace d’une part et protection d’autre part) pourrait-elle expliquer le mystère qui tourne autour du bien et du 1 2
Green, Journal in Œuvres complètes V, op.cit., p. 556. Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, op.cit., p. 192.
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mal, du « bon grain » et du « mauvais grain » ? La graine semée en question pousse et germe de la façon dont le protagoniste l’a soigné et travaillé : « c’est là le mystère de ce qui est semé, de ce qui travaille sous terre et qui finit par germer1 » (Mille chemins ouverts, p. 947). La figure paternelle, malgré sa présence rassurante sur le plan familial (Partir avant le jour, p. 695), va être, métaphoriquement et inconsciemment bien entendu, attaquée et même discréditée par le protagoniste. D’abord, une fonction autoritaire négative est attribuée au père génétique qui inspire la peur à l’enfant désarmé. Ensuite, la fonction de « l’Ogre dans le conte de Perrault » est exercée par le père, prêt à punir et à « avaler » son fils, dit explicitement le texte (ibid., p. 668). Ainsi, au temple de la rue Cortambert, après avoir déformé et écrasé sous son poids le chapeau de son père (le même qu’il se proposait de sacrifier en holocauste !), le fils, pris d’effroi pour avoir compris l’outrage qu’il venait de commettre, court se cacher sous le lit de sa mère (naturellement ! puisque tout ce qui appartient à la mère assume, par métonymie, son rôle protecteur) tandis que le père, en colère, entre dans la chambre et cherche son fils. Green rapporte : « Je voyais ses pieds et le bout de sa canne qui heurtait furieusement le plancher en scandant les phrases : Où est ce garçon ? Où est-il ? Je veux savoir ! » Le narrateur continue : « Entre mon père et ma mère s’engagea alors un dialogue qui ressemblait à celui de l’Ogre et de sa femme dans le conte de Perrault » (ibid., p. 668). Dans un autre exemple, le père est comparé à un ours et la maman à celle qui, par la ruse, l’intelligence ou la gentillesse, arrive à le ramener à l’ordre. En effet, lorsque le père s’emportait et quittait la pièce après une discussion véhémente, « alors Maman courait après lui et le calmait comme on calme un ours […] Papa frappait du pied, mais il revenait toujours […] » (ibid., p. 695). Dans les deux exemples cités, les métonymies sont rendues en gros plan. J’ai souligné (littéralement) la partie du corps qui caractérise le 1
À considérer le titre qu’a donné André Gide à son autobiographie Si le grain ne meurt, allusion à la phrase de l’Évangile : « car si le grain de froment ne meurt après qu’on l’a semé […] ». Dans Le Roman d’un enfant, le narrateur se compare à sa naissance aux « petites plantes à peine germées. » (Loti, Le Roman d’un enfant, Gallimard, Folio Classique, 2003, p. 41). Toute autobiographie contient métaphoriquement l’histoire d’un grain planté qui finit par germer. La tentative de cerner une enfance et une jeunesse, de voir le développement d’une personnalité et de se l’expliquer n’est en fait qu’une tentative de mise au jour des données premières (le grain) qui ont abouti à la maturité de l’auteur (le fruit).
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père : un pied agressif ou son substitut, la canne qui tient lieu de sceptre patriarcal. Le fils a déjà écrasé le huit-reflets de son père ; autrement dit, il a déjà essayé de dérober à son père le signe de sa puissance mentale qu’est la sagesse (le père apparaît en effet comme ayant perdu la raison). Ce portrait du père – qui dans sa meilleure valorisation dans le dernier volet des Jeunes années reste comparé à une bête, « un gros ours » (Jeunesse, p. 1321), ayant « un regard de bon chien perdu » (ibid., p. 1305) – s’oppose à celui de la mère caractérisée par l’immatérialisme et l’insaisissable. Et si quelque chose de matériel est rendu dans son portrait, ce sera tout au plus les yeux… avec la profondeur et le mystère dont ils sont chargés. 2 — Rêverie de l’insaisissable La mère de l’enfant échappe au portrait physique et engage la rêverie de l’insaisissable. Celle-ci renvoie à la thématique du mystère qu’implique toute chose incomprise et à celle de l’initiation comme tentative d’apprentissage et de démystification. Le mystère L’ange qu’est la mère se définit par le fugace et l’insaisissable. D’abord, la mère est associée au ciel. Elle est un ange protecteur et initie son fils au mysticisme de la religion. Aussi dirige-t-elle le regard de son enfant vers ce champ immense et lointain : « Regarde les étoiles », dit-elle à son enfant. Et les deux passent « de longues minutes » à contempler les étoiles (Partir avant le jour, p. 730). Le protagoniste sent et sait que sa mère se trouve dans cet autre monde insaisissable. N’a-t-il pas eu une minute extraordinaire, vers cinq ans, en levant la tête vers le ciel noir dans lequel brillaient les étoiles ? « Cette minute fut peut-être la plus importante de ma vie », dit-il (ibid., p. 654), parce que, explique-t-il, « j’eus le sentiment d’une énorme et affectueuse présence » (ibid., p. 658). La mère se reconnaît par son portrait spirituel. Les détails qui nous renseignent sur son physique échappent au regard extérieur de son enfant – et à celui du mémorialiste qui fait un usage illimité de la focalisation externe chaque fois qu’il parle d’elle. La mère est toujours enveloppée de son « grand châle gris ». Même si Green arrive à relever la couleur des yeux « gris nuancés de bleu pâle », il avoue qu’il est incapable de rendre « avec des mots la tendresse d’un regard » (ibid., p. 670).
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À la différence du père identifiable par des éléments plutôt matériels (mots soulignés par moi) : « les grandes chaussures brillantes, les jambes dans un pantalon gris et la voix calme » (ibid., p. 659), ce qu’on peut retenir de la mère, c’est un effet, un élan : « un regard tendre », une voix « lointaine et douloureuse », un amour, une douceur, une langue, etc. Ce qu’il y a entre l’enfant et sa mère, c’est un amour magique vécu. Le reste est incompris et insaisissable. L’incompréhension est transposée dans la communication verbale. « Que n’ai-je retenu ce qu’elle me disait ! » s’exclame Green (ibid., p. 758). Dans la même mouvance, il faudrait noter, dans cette rêverie de l’insaisissable, la présence des « fantômes » et des « ombres », rue de Passy, auxquels fait écho l’important usage des pronoms indéfinis « quelque chose » et « quelqu’un » dans le premier volume des Jeunes années. La fuite du signifié correspond au mystère environnant, mais aussi à l’âge de l’enfant qui n’a encore ni la faculté de discernement : « Je confondais tout le monde, car nous étions huit dans l’appartement et les allées et venues me déroutaient » (ibid., 659), ni la faculté d’entendement : « j’étais encore trop petit pour comprendre » (ibid., p. 662) ; « Tout m’était obscur… » (ibid., p. 688). En plus, cet enfant n’a pas encore acquis le vocabulaire nécessaire afin de désigner les choses par leurs noms. En fait, tout l’univers extérieur échappe à l’enfant : « Les êtres entraient dans ma vie et en sortaient comme dans un rêve », justifie le narrateur (Terre lointaine, p. 1103). Le passé est insaisissable et devient « une sorte de songe » (Partir avant le jour, p. 694). À cette incompréhension où se trouve Green enfant fait pendant un récit hésitant de la part de Green narrateur qui avoue les nombreuses lacunes qu’il ne peut pallier. Il avoue l’impuissance du langage « à dire des choses qui ne sont peut-être pas explicables » (Mille chemins ouverts, p. 881), et se dit dépourvu parfois de lucidité : « Je me fais quelquefois l’effet d’un aveugle qui veut se ressouvenir de la lumière » (Partir avant le jour, p. 686). L’image de l’aveugle à la recherche de la lumière – qui est la métaphore de la vérité – est récurrente dans la littérature de tradition occidentale. À relever, à titre d’exemple, l’image de l’aveugle qui recouvre littéralement la vue dans l’Évangile, et celle des gens de la caverne de Platon dans son livre VII de la République. Cependant, la différence entre le mémorialiste des 98
Jeunes années et l’homme aveugle de la République est que le premier a déjà connu la lumière et la reconnaît en tant que telle (par conséquent, il ne doit pas y avoir pour lui de méprise quant à la distinction entre le reflet de la chose et la chose elle-même) alors que le deuxième est attaché à la cave (métaphore de l’ombre et de l’illusion) dès son enfance et, une fois dans la lumière, il en est ébloui et insiste à tenir l’ombre pour source de vérité. L’autobiographie serait-elle l’allégorie, ou du moins la métaphore, de l’aveugle cherchant la lumière ? Cette thèse paraît plausible et rejoint le désir de l’individu de se connaître dans l’autobiographie. Dans la même veine, Leiris dira aussi que, dans sa « longue analyse », il est lui-même « aveugle » : « je note que […] moi-même aveugle, je me montre vraiment à découvert » (Fibrilles, p. 281). Plus sceptique que Green, Leiris ne croit pas être arrivé à quelque vérité que ce soit, même au terme de son quatrième essai autobiographique. Ainsi, se comparant au romantique allemand Grabbe qui, à la fin de sa comédie, apparaît dans la chambre où se trouvent ses personnages « avec une lanterne allumée1 », Leiris dit : « Quant à moi je viens d’éteindre plutôt que d’allumer ma lanterne » (ibid., p. 268). Le lecteur, à son tour, est transporté dans cette réalité flottante, dans une sorte de songe qu’est l’enfance de Green, une enfance « pleine de points d’interrogation » (Partir avant le jour, p. 737) et reflétée, sur le plan narratif, par la vitesse relative avec laquelle se déroule le premier volet malgré la densité du contenu (et où sont rapportées dix-sept années de la vie du personnage). L’insaisissable nécessite un processus capable de « saisir » et de comprendre les éléments perdus de vue. D’où la thématique de l’initiation. L’initiation Mircea Eliade affirme que bien que « l’homme moderne » se considère dans un Cosmos radicalement désacralisé, des faits qu’on peut qualifier d’initiatiques ne sont pas absents de son histoire personnelle2. Dans Partir avant le jour, l’initiation revêt un « caractère religieux ». Tous les soirs, vers sept heures, se fait un petit moment de silence qui, par son aspect répétitif, devient rituel et solennel : « la terre entière se taisait » et le cœur du protagoniste « se 1
C’est exactement le scénario où se trouvait Diogène, le philosophe grec anticonformiste qui cherchait, sa lanterne à la main, un homme en plein jour. 2 Eliade, Initiation, rites, sociétés secrètes, Gallimard, Folio essais, 2001, p. 11.
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serrait » (Partir avant le jour, p. 696). C’est la mère qui se charge de lire la Bible1. Chaque jour, à la même heure, on écoute le récit de la Genèse qui est en même temps un poème (parce qu’il chante l’œuvre créatrice de Dieu) et une prière (parce que c’est une méditation sur ce que l’homme peut accomplir) : Quand j’entendais ma mère nous lire le récit de la Création : « et il y eut un soir, et il y eut un matin… » le mot soir résonnait en moi avec une force magique. Je me figurais que Dieu avait créé le monde à sept heures du soir, et maintenant encore, ce moment de la journée garde pour moi un caractère religieux (ibid., p. 696)2.
Pour sa part, l’enfant accomplit des gestes rituels qui lui sont propres : toucher tous les boutons de porte de la maison avant d’aller au lycée, ne jamais poser les pieds sur les lignes de séparation dans la rue, embrasser tout le monde avant de se coucher3, etc. Ces gestes sont, comme la prière quotidienne, indispensables à la « tranquillité d’esprit » de l’enfant qui veut instaurer « un ordre mystérieux » afin de « conjurer je ne sais quels sorts », dit Green (ibid., p. 732-733). Le protagoniste est marqué aussi par l’influence de ses cinq sœurs : Mary avec les airs qu’elle joue au piano est la première à l’initier à la musique ; Eléonore avec son catholicisme récent préfigure sa conversion religieuse future ; Lucy avec sa discrétion et son air triste le marque d’une profonde inquiétude ; Retta avec son air sérieux et modeste ainsi qu’Anne avec son attitude bienveillante l’initient aux bons rapports avec les humains. En gros, grâce à la mère, le protagoniste s’initie à la Bible ainsi qu’à l’histoire des ancêtres sur cette terre lointaine d’Amérique. Les 1
Pour le protagoniste des Jeunes années, « La Bible était sacrée en elle-même […] Toutes ses pages, toutes ses phrases, tous ses mots contenaient la vérité » (Green, Partir avant le jour, p. 704). 2 Chez Leiris aussi, le récit de la Genèse marque l’enfant et contribue à son évolution : « comme si le récit de la création du monde que je lisais n’avait été, déroulé sur un autre plan, que le récit de ce qui en moi s’amorçait […] peut-on rêver lecture plus astucieusement appropriée au tout premier modelage de l’esprit d’un enfant que cet A. B. C. si antique et si fruste de l’enfance du monde ? » (Biffures, p. 56). Le genre de l’autobiographie est, en quelque sorte, une réécriture de la « genèse » de soi. 3 À rapprocher ce baiser vespéral du baiser proustien : l’ennui d’aller se coucher et la nécessité vitale du baiser. La différence est que, dans le cas de Marcel, c’est la maman seule qui entreprend ce baiser (le narrateur en est l’objet).
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sœurs, avec les traits particuliers de chacune d’elles, contribuent à l’évolution manifeste ou latente du jeune Green. Cela dit, la mère reste celle dont le rôle et la présence sont les plus déterminants parce qu’elle est la principale nourrice de l’expérience du jeune enfant. C’est elle qui l’initie à la Bible, c’est elle qui le mène au théâtre et au musée, c’est elle qui lui donne un papier et un crayon pour dessiner, c’est elle qui le garde auprès d’elle… En somme, loin de s’opposer, l’insaisissable et l’intimité s’inscrivent dans la même forme imaginaire du profond et du caché. Cependant, le statut de la mère reste ambigu. Ses rapports avec son fils sont différents de ceux entretenus avec ses filles, mais « la différence était malaisée à définir », confesse Green (ibid., p. 691). D’où vient ce malaise ? Tabou ? Inceste ? L’enfant, de son côté, n’est pas gêné par l’attitude maternelle qui, en fait, facilite l’élimination du surmoi – le père – dans l’intimité ente la mère et l’enfant. Celui-ci en tire profit et confort dans cette descente dans la Coupe1.
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D’après Durand, « La Coupe » est une des situations typiques du régime nocturne. L’image de la Coupe comme toutes les autres images dans la classification durandienne (le Glaive, le Sceptre-Bâton et la Roue-Denier) sont empruntées au jeu de Tarots. Voir la « Classification isotopique des images » que dresse Durand à la fin de son ouvrage Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, op.cit., pp. 506507.
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II- La communion rompue La mort de la mère deux jours après Noël (le 27 décembre 1914) va permettre une mutation dans la rêverie de Green. Le protagoniste va être expulsé hors du monde originel dans le macrocosme qu’est l’univers extérieur, avec les chutes et les succès qui en découlent. L’expérience prend une nouvelle orientation qui se place aussi bien dans une extension linéaire que dans un mouvement de descente verticale. À la rêverie de l’intimité enveloppante succède une rêverie qui va dans le sens du développement. Le dedans fait place au monde extérieur. Le jour se lève ; on a devant soi « mille chemins ouverts ». 1 — La rupture L’événement perturbateur Après avoir reçu la nouvelle de la mort de sa mère, le protagoniste subit un tel choc qu’il se fait des illusions pour rester avec elle. Sur le plan temporel, faute de ramener sa mère dans son monde réel, il essaie de s’unir à elle dans le cadre d’une même réalité artistique : Dehors, tout était immobile, tout était mort. Le ciel, les arbres, les pierres avaient froid. Cela ressemblait à un tableau où rien ne bouge, et moi-même comme un personnage dans un tableau (Partir avant le jour, p. 795). Elle et moi, nous étions comme des personnages dans une peinture – une fois de plus j’avais cette impression étrange (ibid., p. 797).
Très subtil est ce recours à la dimension artistique où les marques du temps sont à jamais les mêmes. Le reste, nature et ciel, est anéanti aussi : « tout était immobile, tout était mort » ; l’indéfini tout et l’imparfait des verbes d’état accentuent l’impression du figé et d’anéantissement total. C’est presque une mort « cosmique », et éternelle. Sur le plan spatial, le protagoniste occupe littéralement le lit de cuivre de sa mère, c’est le lit « où ma mère était morte », révèle-t-il. Cette descente dans le lit de la morte lui procure le confort psychique et moral : « Ce fut pour moi, non une source d’effroi, mais une consolation extraordinaire », affirme-t-il (ibid., p. 798). Le protagoniste veut renouer le cordon ombilical ; il cède complètement à ses illusions et à son fantasme de fusion entre lui et sa mère puisqu’il a l’impression de retrouver sa mère qui lui devient « moins absente » : 103
« Je voyais ce qu’elle avait vu, je devenais un peu elle-même1 », constate-t-il (ibid., p. 798). Le protagoniste occupe avec plaisir le lit de sa mère morte. À noter sa réaction un peu répulsive du fait qu’il occupe la même pièce que son père : Que mon père et moi couchions dans la même chambre, nos lits poussés contre le mur, dans le prolongement l’un de l’autre, cela ne me plaisait littéralement qu’à moitié (Jeunesse, p. 1306).
En outre, Green se réfère à la chambre de ses parents par « la chambre de ma mère », avant d’admettre : « je l’appelais toujours ainsi bien que mon père l’occupât » (Partir avant le jour, p. 798). Green n’explique pas cette contradiction apparente. Le désir de l’enfant de rester dans le giron maternel s’explique en partie par son désir de retarder le plus longtemps possible le moment de la chute, le moment de la rupture, le moment de l’exode… parce qu’il sait qu’au bonheur vont faire place l’errance, la détresse et le désespoir. La réalité de la mort est là ; le protagoniste ne peut y échapper. Alors, faisant écho au Christ, il lance son cri de désespoir : « Mon Dieu, où étais-tu à ce moment-là ? Je ne sentis ni ta présence ni ta douceur, je me trouvai dans une épouvantable solitude. » (Ibid., p. 795) Comme le Christ, Green sait au fond de lui-même que Dieu l’écoute et le sauvera : sa mère ne lui a-t-elle pas affirmé, dès sa plus tendre enfance, qu’il sera sauvé ? Or, à présent, c’est le chaos. Sur le plan individuel, la souffrance causée par la mort de la mère se traduit par une crise intérieure qui mènera à de grandes conversions. Sur le plan social, le chaos se traduit par des guerres entre les peuples ; et le protagoniste va les subir et y participer. C’est pourquoi, parmi les quatre volets des Jeunes années, seul Partir avant le jour se termine sur une note pessimiste, par l’annonce de la guerre : « Demain, nous partons pour le front », entend-on à la dernière phrase2. 1
Cela contraste avec un autre autobiographe qui répugne à occuper la même chambre que l’un de ses parents, la mère cette fois-ci : « On transporta mon lit – où était-il auparavant ? Je l’ai oublié – dans un coin de la chambre maternelle. Sans doute redoutait-on que la mort de Papa ne m’eût ébranlé ? Excellente raison pour me dérégler d’une autre façon en me collant à cette femme à peine quadragénaire que sa solitude détraquait » (Nourissier, Le Musée de l’Homme, op.cit., p. 100). 2 Par contraste, la fin de chacun des trois livres suivants expose une note moins angoissante. Dans Mille chemins ouverts : «… et mon cœur se mit à battre d’espoir »
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Les préfigurations de la rupture La rupture avec le paradis maternel s’accompagne de la conversion religieuse du protagoniste. Certains éléments existant déjà au temps du paradis préfigurent la rupture, en l’occurrence la bivalence de la mère ainsi que les désirs instinctifs violents que les tableaux artistiques suscitent chez le protagoniste. S’y ajoutent d’autres éléments dont il convient de parler : le premier élément est la présence du diable, présence le plus souvent indirecte et dont l’intervention s’effectue par des médiums rusés. Le deuxième est la contre-éducation comme tentation irrésistible. Le diable Le diable (que Green désigne aussi par les noms du démon, de l’ennemi, de l’ange rebelle, de Satan, de l’autre, de quelqu’un, du Malin… et, généralement, du Mal) fait partie de l’ordre de l’existence. Le mauvais grain est déjà jeté dès la naissance de l’individu si bien que le diable n’est pas à inventer ni à nier, il n’a pas besoin d’être appelé ou rejeté puisqu’« il ne nous quitte jamais d’une semelle », affirme Green (Partir avant le jour, p. 656). Le mal est antérieur à la conscience de l’individu. L’existence de l’être humain présuppose l’existence du diable au même titre que l’existence du créateur. La question est de savoir comment il s’infiltre dans l’expérience intime du protagoniste, et quels visages il emprunte pour se manifester. Le démon utilise des outils apparemment innocents, comme cette clochette de fer, une clochette satanique en fait, que les parents euxmêmes, naïvement, ont apportée à la maison : La poignée représentait ni plus ni moins que Satan, debout, les bras croisés, cornes au front et la queue enroulée autour de ses pieds. La clochette ellemême était composée d’une sorte de cloître furieusement gothique entre les colonnes duquel volaient des diables à ailes de chauve-souris. Tout cela fort noir avec des reflets couleur de plomb. (Ibid., p. 742-743) (derniers mots). L’optimisme se justifie par la rencontre prochaine de l’amour et de Mark aux États-Unis. Dans Terre lointaine : « Pourtant le bonheur n’était plus très loin » (l’avant-dernière phrase). L’optimisme est justifié par le retour en France. Dans Jeunesse : « Des années de bonheur m’attendent, les plus belles de ma jeunesse » (la dernière phrase). C’est le moment où le protagoniste sera lié avec un autre amour qu’il évoque sans en parler. C’est à partir de ce moment aussi que Green fait une carrière professionnelle réussie.
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D’abord, le père l’achète chez un antiquaire et, avec une naïveté d’enfant, en admire le style et les détails… Ensuite la mère l’utilise pour appeler la bonne. Malgré l’apparence hideuse et l’expression diabolique de cette cloche, les parents ne se doutent pas qu’il s’agit en fait « d’une clochette pour messes noires » ! Il a fallu qu’une amie le leur expliquât pour que cette clochette soit remplacée par « un honnête grelot de bronze ». Le diable s’est bien moqué des Green. À chaque sonnerie, il lançait probablement ses railleries. Les parents, qui essaient de protéger leurs enfants du diable, les y exposent et en sont eux-mêmes pris au piège. Dans Jeunes années, il semble que le démon s’infiltre dans la conscience de l’enfant d’abord par intuition, ensuite par une sorte de conviction irréfutable. En effet, le protagoniste, pressentant sa présence, se figure que le diable habite la penderie dans la chambre de ses parents. Or, ses parents sont précisément ses géniteurs, comme si le diable ne pouvait exister que dans le lieu des détenteurs de la création. Alors l’enfant essaie de l’appeler : Il fallait appeler encore. Cela au moins, je le savais, et je savais aussi que deux fois ne suffisaient pas. Appeler trois fois était nécessaire, était exigé. (Partir avant le jour, p. 655)
Pourquoi appeler le diable ? L’enfant pressent que le diable n’est pas étranger aux images de nudité corporelle qu’il aime contempler dans les œuvres d’art. Le diable est associé également à la colère de la mère qui brandit le couteau à la vue du sexe de son fils. Aussi l’enfant veut-il faire venir le diable par curiosité, le « mal » paraissant mystérieux, donc intéressant d’autant plus qu’il est interdit et condamné par l’autorité parentale. Et c’est justement là, dans la penderie des parents, où il s’abrite. Autrement dit, le diable se trouve au-delà des apparences (derrière les vêtements), et cela provoque la curiosité du petit garçon pour connaître et démystifier la face du mal qui est à la source de ses désirs violents. Pourquoi choisir le chiffre trois ? Sans doute parce que l’enfant âgé de cinq ans sait que ce chiffre renvoyant en premier lieu à la trinité divine est sacré. L’enfant sait que le diable appartient à l’invisible, qu’il est un esprit et que, par conséquent, pour le faire venir, il faudrait une répétition rituelle : « j’appelais donc une troisième fois et alors avait lieu la chose inoubliable. Les vêtements bougeaient. Ils se 106
séparaient doucement pour livrer passage à quelqu’un » (ibid., p. 655). La personnification des vêtements nous donne l’impression de lire un livre fantastique. L’élément vestimentaire se présente comme l’allié du démon. Celui-ci apparaît victorieux devant celui qui vient de l’appeler. Au fait, par quel nom l’enfant l’a-t-il appelé ? Le narrateur ne le mentionne pas, comme pour éviter de communiquer la recette complète de la magie noire dont l’enfant a fait l’expérience. Néanmoins, cela laisse l’imagination du lecteur travailler. La scène de l’apparition du démon initiée par l’appel nominal, cet « abracadabra » verbal, s’achève par un autre « abracadabra » vocal, par le cri (l’enfant se sauve « en hurlant ») à cause de « l’inexprimable horreur que [lui] causait la noire présence à peine devinée1 » (ibid., p. 656). Toutefois, il ne s’agit pas de fantastique, mais bel et bien d’une autobiographie réelle ! Ce fantastique explique d’ailleurs que le lecteur aime lire Julien Green en général parce que même l’autobiographie de cet auteur prête aux rêveries. Cela dit, le fantastique ne peut qu’embarrasser le lecteur trop « raisonnable » avide de faits tangibles. Quoi qu’il en soit, l’indéfini « quelqu’un » à peine entrevu se précise avec l’âge, et l’enfant apprend à le reconnaître aisément, et à le nommer. Le démon s’insinue dans l’art, tel que ce livre qui se trouve à la maison, L’Enfer de Dante illustré par Doré, et tel que ce tableau des Porteurs de mauvaises nouvelles qui se trouve au musée. Cela fait que le petit garçon associe instinctivement l’art, représenté dans la nudité défendue, au mal. Le démon devient dès lors un contact quotidien que l’enfant craint et appelle à la fois. Il le craint parce que le démon est rattaché à l’impur que la mère voulait « déraciner » mais, 1
La situation de Green n’est-elle pas proche de celle de Faust ? « FAUST. – Parais ! parais ! m’en coûtât-il la vie ! […] L’Esprit apparaît dans la flamme. L’ESPRIT. – Qui m’appelle ? FAUST. – Effroyable vision ! L’ESPRIT. – Tu m’as évoqué. Ton souffle agissait sur ma sphère et m’en tirait avec violence. Et maintenant… FAUST. – Ah ! je ne puis soutenir ta vue ! » (Goethe, Faust, Gallimard, 2002, p. 35). Plus tard, Green avoue son désir de jeunesse d’être Faust : « Que n’étais-je Faust ! C’était un de mes rêves les plus fréquents ». Green ajoute : « Il y a toujours en nous de quoi faire un adorateur de Satan et si nous ne le sommes pas en théorie, nous le sommes dans la pratique de chaque jour. » (Jeunesse, p. 1332)
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inconsciemment, le provoquait. Et il l’appelle secrètement pour que celui-ci l’aide dans les dessins « interdits ». Ce dilemme ravage le garçon tout au long de sa jeunesse. On le voit se jeter dans des dessins « impurs » pour ensuite les déchirer et effacer leurs souvenirs. Le diable peut renverser la valeur positive de l’art en maléfice. Ainsi l’enfant se voit-il parfois aidé dans ses dessins par le Malin (« Il y avait quelqu’un avec moi, j’en suis sûr. […] Il secondait mes efforts »). Voire, les dessins impurs ne sont pas seulement en partie attribués au diable, mais ils lui sont inconsciemment destinés. Il y a les dessins destinés à sa sœur, et il y a ceux, à « caractère particulier », que le garçon faisait tout seul, qu’il faisait pour lui-même et, sans s’en douter, « pour l’autre » (ibid., p. 682). Il est donc difficile de distinguer a priori le bien du mal parce qu’à l’instar du bien, le mal peut se cacher dans un dessin, dans un objet quelconque, derrière un vêtement, etc. Comme le bien, le mal est invisible et mystérieux. À la présence du diable qui rompt l’état édénique de l’enfance s’ajoute une sorte de contre-éducation dans le monde qui aide le mal à s’infiltrer dans la vie de l’individu, en l’occurrence celle du jeune Green : « le monde est diabolique », affirme Green dans son Journal1. La contre-éducation Pour Green, il y a eu d’abord le bonheur dû à une relation forte entre Dieu et les enfants. Green associe toujours l’enfance à une certaine expérience divine : « Dieu parle avec une extrême douceur aux enfants et ce qu’il a à leur dire, il le leur dit souvent sans paroles » (Partir avant le jour, p. 674). La communication n’a pas besoin de langage verbal. L’enfance ressemble à un animal ou à un peuple primitif qui « sent » les choses, comme cet amour de « bête » qu’éprouve la mère pour son enfant. Mais, ensuite, vient un certain apprentissage qui détruit la plénitude. Green accuse la civilisation et l’éducation de faire oublier à l’homme la connaissance intuitive, le bonheur originel : On peut comparer les enfants à un vaste peuple qui aurait reçu un secret incommunicable et qui peu à peu l’oublie, sa destinée ayant été prise en main par des nations prétendues civilisées. (Ibid., p. 674)
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Green, Journal in Œuvres complètes IV, op.cit., p. 1332.
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J’ai toujours pensé, en effet, que les enfants, comme les animaux, voient probablement tout un monde d’êtres inoffensifs qui échappent à l’observation des grandes personnes. De là les elfes, les trolls et les fées dont l’humanité primitive a peuplé ses contes alors qu’elle était elle-même tout près de l’enfance. (Ibid., p. 655) Ces rapports entre Dieu et l’enfant, je suis persuadé que chacun de nous en a eu l’expérience sous une forme ou sous une autre ; l’éducation efface tout cela de la mémoire1.
Green insiste sur la connivence particulière entre l’enfance et la divinité. Le mémorialiste qui revit l’expérience du protagoniste éprouve la nostalgie du paradis2 (mots soulignés par moi) : […] mais qu’on me les rende ces jours de bonheur (Partir avant le jour, p. 726-727) Qu’on me la rende, ma petite âme niaise d’autrefois ! (Ibid., p. 858) Rappelle-toi, Seigneur, cette minute où tu t’es penché vers moi. Tu vois bien ce que je suis. Alors, rends-la-moi, cette minute et fais-en mon éternité. (Ibid., p. 810) Qu’on me les rende, ces jours dorés où je me croyais si malheureux ! (Mille chemins ouverts, p. 1019)
Le mémorialiste veut se dissoudre dans l’enfance insouciante. L’anaphore transforme le texte en poème. Le verbe « rendre » revient en leitmotiv pour revendiquer un dû, un trésor passé auquel on a toujours droit… moins par la force de l’homme que par la grâce du divin : « j’essayais d’ignorer son existence, je ne pouvais faire qu’il oubliât la mienne », nous rappelle Green (Mille chemins ouverts, p. 978). Pour l’auteur, la contre-éducation (les choses apprises dans le monde en dehors de l’espace pur de la famille) a fait oublier à l’enfant le sentiment du divin déjà reçu et l’a remplacé par un « savoir futile » : les dates, les guerres, les occupations quotidiennes… Paradoxalement, 1
Id., Ce qu’il faut d’amour à l’homme, op.cit., p. 890. Cette approche thématique rejoint et confirme l’analyse précédente sur les enjeux de l’autobiographie. Le lien divin avec l’enfance explique maintenant pourquoi Green juge sévèrement l’adulte qu’il est devenu et ne veut plus quitter le paradis de l’enfance ne serait-ce que par le souvenir. 2
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c’est quand l’enfance recourt au langage des adultes que l’incompréhension et la mésentente s’installent entre les gens et les peuples1. Le symbolisme de la Tour de Babel prend avec Green tout son sens. L’enfant entretient avec Dieu le langage du cœur, le seul qui soit possible entre eux, et conserve ainsi la grâce et l’innocence. En revanche, le fait de grandir – qui coïncide avec l’apprentissage de la langue des adultes – équivaut à sortir pour ainsi dire du royaume divin. Pour Green, le savoir « excessif » est à la fois fascination et source de malheur2. Il est ce « serpent trompeur » de la Bible, l’orgueil, l’aspiration à devenir comme les dieux ou, du moins, l’illusion de l’être3. Ci-dessous est transcrit un rêve que fait le jeune Green pendant son séjour aux États-Unis, et plus précisément pendant ses années d’étude à l’Université de Virginie, donc dans un territoire de savoir académique (mots-clés soulignés par moi) : Une nuit d’automne, je rêvai qu’il y avait dans mon lit un serpent d’une grosseur prodigieuse, tel qu’on en voit en Amérique. En se tordant sur la blancheur des draps, il faisait luire ses écailles de bronze ocellées de noir, et j’admirai malgré moi sa grâce et la fulgurante rapidité de ses mouvements, mais l’effroi me jeta debout hors du sommeil et hors de mon lit. (Terre lointaine, p. 1228)
L’image du serpent qui combine l’effroi et l’admiration est explicite, la métaphore du savoir implicite (prodigieuse, luire,
1
Cette mésentente attribuée et associée au langage se répète souvent dans la littérature occidentale. À titre d’exemple, voir Le Petit Prince de Saint-Exupéry, où le renard déclare que le langage parlé provoque les malentendus. Voir aussi Narcisse et Goldmund d’Hermann Hesse qui fait dire à son personnage que la parole provoque les malentendus et les folies. 2 L’exemple de Faust non seulement illustre le désir du personnage de pénétrer le secret de l’éternité (« voir ce que la nature contient de secrète énergie et de semences éternelles ») mais aussi lie admirablement la thématique du savoir illimité à celle du diable, que Green associe à la chute : le refus de se limiter au savoir encyclopédique acquis (philosophie, jurisprudence, médecine et théologie) et la volonté de pénétrer à ce qui a trait à « l’énergie de l’âme » touchent en effet au diable puisque cela provoque l’apparition de Méphistophélès qui mènera Faust à sa perte (Goethe, Faust, op.cit., pp. 32-33). 3 Il s’agit bien sûr de la magie qui donne l’illusion d’être le divin. C’est le personnage Faust qui déclare : « Il ne me reste plus qu’à me jeter dans la magie » (ibid.).
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fulgurante… sont des attributs de l’intelligence1). Le serpent se manifeste dans le lit de l’enfant, c’est-à-dire, dans le lieu de sommeil où se révèlent l’inconscient et l’intimité de l’être. Le narrateur enchaîne : Sans doute n’ai-je jamais fait de cauchemar où toutes les apparences du réel se soient trouvées réunies avec une aussi hallucinante précision. Et qu’estce que cela voulait dire ? Fallait-il voir dans cette bête à la fois si terrifiante et si belle une représentation du mal ? (Ibid., p. 1228)
Le lycée a d’ailleurs été le premier lieu où le protagoniste a pressenti la présence du mal : c’est là qu’un camarade de classe s’est déshabillé avec une jubilation diabolique (Partir avant le jour, p. 711), c’est là que se formait une bande de garçons qui se touchaient les uns les autres (ibid., pp. 781-782), c’est là que la bande en question poussait le protagoniste à commettre le geste interdit, un péché dont il restait inconscient (ibid., p. 802 et pp. 803-804), etc. En d’autres termes, l’éducation « perverse » (corruption et mal) est introduite hors du monde familial. Mais, une fois que le mauvais grain est semé, peut-on y résister ? Le « mal » séduit comme le fruit de l’arbre d’Eden, comme un autre fruit de l’arbre qui nous paraît savoureux, prometteur… combien agréable et tentant ! Parce que, justement, il nous promet de démystifier Dieu. L’imaginaire de Green, placé à ce point-là sous le régime diurne, s’oriente vers le schème de la distinction entre le mal et le bien, entre le bon et le mauvais, entre la souillure et le baptême. Le changement se traduit par la conversion religieuse de l’enfant. Ici aussi, le rôle de la mère, même après sa mort, est important ; c’est elle qui sera à l’origine de la conversion réelle de son fils.
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Green s’inscrit nettement non seulement dans la tradition biblique mais aussi dans la tradition littéraire occidentale qui lie la connaissance débordée à la chute. On a cité Faust. On peut aussi bien rappeler, pour n’en donner que quelques exemples, Dr Jeckyll et M. Hyde ainsi que Frankenstein où l’excès de science (cette science qui veut défier Dieu, qui se veut re-création de l’homme) est explicitement lié au diabolique ou à la corruption morale.
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La conversion religieuse Le bonheur, c’est quand l’histoire n’a pas encore commencé : « Il y avait eu un temps où la mort n’existait pas, dans l’enfance1 », affirme Green (Terre lointaine, p. 1236). Cette mort, tout en ayant un sens initiatique, n’en demeure pas moins pour Green adolescent un événement négatif. Analysant les rites et les initiations des sociétés primitives, Eliade trouve que « la mort initiatique signifie à la fois la fin de l’enfance, de l’ignorance et de la condition profane2 ». Pour Green, la mort marque effectivement la fin de l’enfance et l’accès au savoir. Mais d’abord, c’est une épreuve qui marque le début des malheurs de l’enfant. La mort, synonyme de la perte du paradis, intervient avec la mort physique de la mère et déclenche donc la sortie du paradis de l’innocence. L’adolescent va choisir maintenant sa propre voie et sa religion. La conversion au catholicisme ne contredit pas l’esprit protestant de la mère. En effet, la mère elle-même passait par une crise intérieure : n’est-ce pas elle qui confiait son fils à une amie pour le mener à la messe catholique ? N’est-ce pas elle qui, en limitant l’éducation de son fils à la lecture de la Bible, préparait sa conversion ultérieure ? À la différence des sœurs qui ont appris par cœur le catéchisme anglican et ont été confirmées à l’Église protestante, le petit Julien, pour sa part, a été dispensé du catéchisme, la mère se refusant à lui inculquer des pratiques et des idées religieuses courantes afin de ne le disposer qu’à l’état pur et originel de la vraie religion, le texte de la Bible : « elle me faisait lire des passages de la Bible et, verset par verset, me logeait dans le cœur des phrases qui n’en sont jamais sorties », déclare-t-il (Partir avant le jour, p. 729). La conversion de l’adolescent est elle-même préfigurée par la conversion de l’une de ses sœurs, Éléonore, à l’Église catholique. « Que pensait ma mère de cette conversion ? Je n’ai jamais pu le savoir », se dit Green, mais elle disait à Eléonore : « Puisque tu es 1
L’enfance est une île isolée de bonheur. Une fois hors de cette île, on commence à connaître la déception, le malheur et, enfin, la mort. Beaucoup de livres illustrent le thème du bonheur associé à l’enfance. Peter Pan est peut-être le livre le mieux connu où le désir de rester au Pays Imaginaire sous-tend le fantasme de rester dans une enfance éternelle et le refus de devenir adulte. Dans la littérature française, Le Petit Prince de Saint-Exupéry, par la critique du monde absurde des adultes, trace une ligne de partage entre l’enfance d’une part et le monde des « grandes personnes » d’autre part. 2 Eliade, Initiation, rites, sociétés secrètes, op.cit., p. 16.
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catholique, je veux que tu sois bonne catholique » (ibid., p. 680). Il est normal qu’à la mère insaisissable corresponde un mystère spirituel1. Le narrateur soupçonne que sa mère elle-même passait par « une crise intérieure dont personne n’a jamais rien su » (ibid., p. 726). Plus tard, Green confirme qu’il doit sa conversion « à l’action invisible de [sa] mère2 ». Sans renier le protestantisme, Green reconnaît l’influence de ce courant religieux sur sa formation. Et, lors de la rédaction de son autobiographie, il s’avoue épris de la « vérité littérale » qui est une des marques de son éducation protestante. On sait que l’une des différences entre le catholicisme et le protestantisme est la vénération de la Vierge Marie. La Vierge, c’est la mère du Fils, la Mère. Il est normal qu’après la mort de sa propre mère, le protagoniste se tourne vers cette Mère qui représente pour lui sa propre mère. Et inconsciemment, rétablissant l’image du tableau de Murillo (cette image s’avère récurrente et obsédante), il s’identifie au Fils en face de la Mère. Mais comme sa mère n’est plus là physiquement, il doit aller à sa recherche. Ou, plus curieusement, c’est elle qui le cherche, puisque c’est elle qui l’inspire et le guide dans sa conversion. Les circonstances de cette inspiration sont bien retenues. C’était un jour où le garçon travaillait dans sa chambre : […] l’idée me vint tout à coup de me lever et d’aller dans la salle de bains. Je me mis à penser à ma mère […] J’attendis un moment devant le meuble où mon père rangeait ses chemises, puis par une inspiration subite j’écartai un des rideaux rouge et vert. Sous une des chemises, à moitié dissimulé, glissé là comme un objet qu’on veut garder pour soi, un livre attira mon attention. C’était un abrégé de toute la doctrine catholique à l’usage des nouveaux convertis […]. (Partir avant le jour, p. 809)
De nouveau, le contraste entre le père et la mère se révèle dans leurs rapports respectifs avec le fils. Le père, vivant et déjà converti, ne parle pas à son fils de sa conversion ni du livre dissimulé égoïstement « comme un objet qu’on veut garder pour soi ». La mère, morte physiquement, inspire le fils, le dirige par une sorte de 1
Dans Ce qu’il faut d’amour à l’homme (op.cit., p. 913), Green parle de sa passion pour l’invisible et affirme sa croyance dans les grands mystères auxquels croit le catholicisme. 2 Interview avec Franz-Olivier Giesbert in Œuvres complètes VIII, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998, pp. 1327-1328.
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télépathie vers le meuble où son père range clandestinement ses chemises. Le père range le livre de conversion parmi ses chemises, c’est-à-dire parmi l’habit extérieur, le symbole du masque apparent qu’il porte tous les jours. Il n’est pas inutile de rapprocher la cachette du livre religieux parmi les « chemises » du père de l’autre cachette, celle du diable derrière les « vêtements » (encore une fois, le bien et le mal recourent aux mêmes moyens). Pour Green, le père est toujours défini par des éléments matériels, même quand il s’agit d’une question religieuse ou spirituelle1. Chaque mouvement et chaque geste du fils restent nettement sous la surveillance de la mère. Celle-ci reste sa mère dans toutes les acceptions du terme (mère de chair et mère spirituelle, l’alpha et l’oméga) tout au long de sa vie, à la différence du père de chair qui a peu de poids dans la formation religieuse de l’enfant. Très bientôt, l’adolescent aura un père religieux, le père Crété, qui lui tiendra lieu de père spirituel. La conversion religieuse de l’adolescent dans Jeunes années s’accompagne d’un nouveau baptême qui équivaut à une nouvelle naissance. La date est retenue : c’est le 30 avril 1916 (ibid., pp. 831836). Sur le plan scolaire, le garçon subit un changement : il ne porte plus la culotte demi-longue, mais le pantalon. Sur le plan physique, le changement se situe au niveau de la coiffure : pour la première fois, les cheveux sont appliqués au crâne, sans raie… (ibid., p. 807). Dans ces nouvelles dispositions, la rêverie aspire à l’expansion vers le monde extérieur.
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Toutefois, cela n’implique pas que le père aborde la religion du côté des apparences. Il ne faut pas confondre la véritable piété du père dans la vie réelle avec la perspective de l’enfant relative à ses rapports avec chacun de ses parents.
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2 — Rêverie de l’expansion L’exploration expansive se traduit d’une part par la double « postulation1 » (le mal et le bien) et d’autre part, par le dédoublement sur les plans physique et psychique. La double « postulation » Green adolescent se considère l’élu d’une démonstration et d’une destinée bibliques, puisque c’est à travers lui que le combat se joue entre le bien et le mal. Dieu et le démon le choisissent comme exemple de la condition humaine2. Les deux essaient de le tenter de telle sorte qu’il devient leur « victime ». Ainsi, parlant de la relation entre Dieu et l’enfant, le narrateur dit : « Le petit lycéen distrait et superficiel était devenu Sa proie. » (Partir avant le jour, p. 835) Il en va de même de la force du démon : « je devenais la proie et comme le jouet du démon » (ibid., p. 855). Green adulte prend ses distances par rapport à Green adolescent, « le petit lycéen », dit-il quand il s’agit de la relation avec Dieu alors qu’il se réfère au même adolescent par le « je » quand il parle des actions du diable. Green se distance par rapport à l’adolescent parce qu’il a perdu l’innocence et la grâce, et ne peut plus prétendre qu’il est « l’élu » de Dieu. Alors qu’en s’identifiant à l’adolescent convoité par le diable, le narrateur assume sa responsabilité dans l’œuvre du démon. Ce qui est remarquable aussi, c’est la similitude dans la façon dont les deux esprits du bien et du mal « s’infiltrent » dans l’esprit du garçon. On a déjà vu comment la mère instruit son fils, l’inspire et le guide. De la même façon, le démon use de ce procédé d’inspiration et de guide envers l’adolescent (mots soulignés par moi) : C’était lui [le démon] qui m’instruisait de ce qu’il jugeait bon de m’apprendre. (Partir avant le jour, p. 855) Ce fut alors que le démon m’inspira […]. (Mille chemins ouverts, p. 887)
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Le terme « postulation » est emprunté à Baudelaire : « Il y a en tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan » (« Mon cœur mis à nu » in Journal intime in Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1964, p. 1277). 2 Cela rappelle sans doute Job (de la Bible) et Faust (de Goethe), tous deux objets d’un débat et d’un pari entre Dieu et le diable.
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Je les traversai [les salles interdites du Musée de Naples qui expose les statues de la nudité masculine] comme si l’on m’eût guidé. (Ibid., p. 1027)
Instruire, inspirer, guider sont donc les moyens auxquels recourent aussi bien le Mal que le Bien dans la lutte pour conquérir l’adolescent. Cela explique le désir du protagoniste d’aller aussi loin dans un sens que dans l’autre : « Je voulais tout à la fois le monde et le ciel » (Mille chemins ouverts, p. 931). Cette double « postulation » est constante : « Il s’agissait de tout posséder et de tout connaître tant par la chair que par l’esprit », déclare le narrateur (Jeunesse, p. 1328). Elle répond à la rêverie de l’expansion et à la soif d’absolu. La correspondance entre les deux aventures, érotique et spirituelle, mérite d’être notée : « C’était au cœur du plaisir que je goûtais la nostalgie de la vie parfaite », dit Green (ibid., p. 1411)1. Le dédoublement L’exploration du monde extérieur se traduit par le dédoublement ou le désir de l’amplification. Le « moi » va se voir « dédoublé » sur le plan physique à travers la complaisance dans le miroir, et « amplifié » sur le plan psychique par la mégalomanie et le refus du contact d’autrui. D’abord, les rapports entre le jeune Green et les autres s’inscrivent sous le signe de la différence et de l’exclusion. Green s’est toujours vu sous cet angle : au Lycée en France, lui est le seul protestant et le seul Américain ; dans le service d’ambulances américain, il devient le seul Américain catholique, le seul à n’avoir pas d’expérience avec les femmes. Aux États-Unis, il est le seul catholique en terre protestante, et le seul qui soit né à Paris. Être Américain comme les autres étudiants en Virginie ne fait qu’accentuer la différence puisqu’il est le seul qui appartienne au Sud alors que les autres viennent du nord et de l’ouest du pays. Il ne conçoit pas encore de contact possible avec l’autre2 : « Le prochain restait pour moi quelqu’un d’inimaginable », 1
On ne s’attarde pas sur la dialectique entre la chair et l’esprit, thème central dans presque toutes les études sur Julien Green. 2 Dans Jeunes années, l’autre est un substantif polyvalent. Auparavant, l’autre était identifié au diable : l’enfant dessinait la nudité « pour l’autre » (Partir avant le jour, p. 682). Bientôt il prend le sens du reflet de soi-même (« Je devenais quelqu’un d’autre [en face du miroir] », Terre lointaine, p. 1093) pour ensuite désigner le prochain (« cet autre moi-même qui était le prochain », Partir avant le jour, p. 810). Quoique polyvalent, ce terme n’est jamais équivoque dans le texte.
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dit-il (Partir avant le jour, p. 807). Depuis l’enfance déjà, il se croit intouchable et éprouve du malaise au contact des autres : « Si la main d’un aîné s’approchait de mon visage pour me caresser la joue, je m’écartais aussitôt », explique-t-il avant d’ajouter que, pour lui, « le corps était quelque chose de saint et ne souffrait aucun attouchement » (ibid., p. 733). Il tient cette justification de sa mère pour qui le corps « est le temple du Saint-Esprit » (Mille chemins ouverts, p. 960). Isolé, l’adolescent s’explore et se permet de se regarder dans le miroir ; ainsi voit-il la région interdite défendue et menacée par la mère : « Pour la première fois de ma vie, je regardai la nudité d’un être humain et cet être était moi », dit-il (ibid., p. 916). Ce qui fascine le plus, c’est le visage : il s’admire dans le miroir et, mieux que Narcisse qui n’arrive pas à se toucher, l’adolescent réussit à embrasser (au sens littéral) son reflet : « j’avais posé mes lèvres sur mes lèvres » (ibid., p. 916). Le reflet du visage devient un autre visage, un autre. Le sujet s’est donc créé un objet de désir qui n’est autre que lui-même. Il fantasme d’abord : « il me semblait que s’il eût pu sortir de son cadre et me parler comme un autre à un autre, j’en eusse expiré de bonheur » (Partir avant le jour, p. 789). Il hallucine ensuite : « Était-ce moi qui parlais ? » se demande-t-il (ibid., p. 785). Ou un autre ? C’est un autre captivant, fascinant, fétichisé. Le rapport de soi à cet autre, c’est-àdire de soi à soi est érotisé de sorte que l’adolescent observe « avec attention le mouvement des lèvres » et adore « ce visage qui [lui] souriait » (ibid., p. 785). C’est exactement la situation de Narcisse décrite par Ovide. Le jeune Green finit par se faire prendre au jeu de l’illusion et voit réellement quelqu’un non pas face à lui, dans l’élément virtuel du miroir, mais « quelque part au fond de la chambre » (ibid., p. 786). Alors, il est vite conscient du danger de ce jeu maléfique : « Ne risquais-je pas d’attirer le diable ? », se demande-t-il (ibid., p. 786). En fait, ce que le jeune protagoniste crée, c’est un monstre qui est en rapport avec le diable de la penderie où les vêtements bougent. D’où le même hurlement : « je me retournais avec un cri » (ibid., p. 786). L’autre créé dans le dédoublement du moi égocentrique tient donc une correspondance avec l’autre, le diable. L’adolescent sera-t-il sauvé ? Cela dit, derrière le narcissisme se cache « la crainte de n’être pas aimé », explique le narrateur qui commence à voir clair. Il y a sûrement l’angoisse de ne pas être très beau (aux yeux des autres) et, 117
par conséquent, de ne pas être aimé selon sa logique qui, à cette période de sa vie, assimile la beauté physique à l’amour. L’intensité de l’angoisse le pousse à aller jusqu’à personnifier le miroir et à le prendre en témoin de sa beauté ; ainsi lui adresse-t-il des « interrogations anxieuses », mais le miroir n’y répond pas1. (Terre lointaine, p. 1093) Les interrogations au miroir ne sont pas sans rappeler le cas de la belle-mère de Blanche-Neige. Le fameux « Miroir, qui est la plus belle ? » se transforme, chez le jeune Green, en « Miroir, suis-je beau ? ». Loin de chercher le superlatif comme chez la marâtre de Blanche-Neige, l’adolescent convoite tout simplement, dans la catégorie de la beauté, une place analogue à celle qu’occupent ceux qu’il trouve beaux. Dans le conte, la marâtre cherche la beauté comme atout personnel quand bien même cela lui ouvrirait la voie de la haine, du crime et de sa propre destruction2 ; en revanche le protagoniste dans Jeunes années cherche la beauté pour gagner l’amour des autres3. Ainsi, dans le mouvement d’éclosion au monde extérieur, se développent le narcissisme et la fermeture à l’autre. Or, le protagoniste a besoin de cet autre : besoin d’une reconnaissance, d’un regard, d’une vie affective, de l’amour surtout. Mais il ne sait pas comment trouver l’autre et s’entendre avec lui. Vient alors la ruse : je serai et moi-même et cet autre. En d’autres termes, la ruse consiste à se dédoubler. Le protagoniste opte pour l’autarcie sexuelle, l’onanisme. Il est significatif à ce propos d’évoquer l’épisode du bordel : un ami lui conseille d’essayer l’acte sexuel avec une prostituée quelconque et lui en donne l’adresse. Mais comme il faudrait de l’argent, le protagoniste, au prix de tant de privations, 1
Le miroir se présente souvent en témoin de la désolation de l’être : «… calme plat, grand miroir/ De mon désespoir » (Baudelaire, « La Musique » dans Les Fleurs du Mal, Gallimard, 1999, p. 137) ; « Je suis le sinistre miroir/ où la mégère se regarde ! » (« L’héautontimorouménos » dans Les Fleurs du Mal, op.cit., p. 148) 2 Bruno Bettelheim, interprétant le motif du miroir dans le conte de Blanche-Neige, remarque que « l’attitude de la reine devant son miroir rappelle le vieux thème de Narcisse, qui finit par se laisser engloutir par l’amour qu’il avait de lui-même » (Psychanalyse des contes de fées, Robert Laffont, Pluriel, 1976, p. 340). 3 Bettelheim ajoute que le narcissisme en question n’est pas dangereux pour l’enfant tant que c’est une étape transitoire : « [l]e narcissisme fait partie intrinsèque du développement de l’enfant ; peu à peu, il doit apprendre à sublimer cette forme dangereuse d’autosatisfaction » (ibid., p. 340).
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accumule la somme nécessaire en ne pensant qu’à son aventure. Le jour convenu, il va vers cette aventure tant espérée. Sur son chemin, il s’arrête devant la vitrine d’un magasin et voit des gants qu’il admire. Il y entre, renonce à son projet initial et les achète. La marginalisation de la femme est sans doute un symptôme qui dévoile l’identité homosexuelle de Green. Ne désirant pas la femme, l’adolescent va s’ériger à la fois en sujet et en objet : les gants sont faits pour protéger les mains, et celles-ci lui permettent de se masturber, autrement dit de se compléter sexuellement en lui-même : […] je rentrai chez moi les mains cachées dans ces gants qui me parurent si beaux que je ne me lassais pas de les considérer, écartant les doigts, allongeant les bras, prenant toutes sortes d’attitudes dans ma chambre et flairant ce cuir dont l’odeur animale me grisait. (Partir avant le jour, p. 863)
Les gants sont érotisés et fétichisés. On retient le jeu des mains et l’odeur des gants qui aboutissent à la griserie du protagoniste, à une sorte de jouissance qui s’inscrit dans l’ordre de l’instinct et du bestial. Le plaisir libidinal fantasmagorique perdure dans le déploiement spectaculaire de l’objet sexuel (écartant, allongeant, toutes sortes d’attitudes). Les procédés du fétichisme (le soi reflété dans le miroir, les gants) ainsi que la lutte « morale » entre le bien et le mal vont pousser le jeune Green dans des chutes successives… Et la rêverie appelle les profondeurs.
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3 — Rêverie de la profondeur La déchéance de l’être oriente la rêverie vers le bas et la descente touche le gouffre. Avec l’expérience de la mort, le protagoniste expérimente la chute et le retour du refoulé (dans l’exploration de l’inconscient). La chute La déchéance de l’âme s’exprime par le narcissisme, l’égocentrisme, l’orgueil, l’impureté, etc. Le narcissisme dépasse le stade du besoin psychologique d’être rassuré (« mon miroir me rassurait », Partir avant le jour, p. 789) et débouche sur la vénération égocentrique, ou ce « culte inepte » que l’individu se rend à lui-même (ibid., p. 789). Le protagoniste adolescent dépouille le monde de tout ce qui n’est pas lui-même : « Le monde était vide. Je ne me rendais pas compte que c’était mon égoïsme qui le vidait », explique Green (ibid., p. 807). La déchéance est due aussi à l’arrogance : « l’orgueil me crevait les yeux », « j’étais ivre d’orgueil », avoue Green à propos de l’adolescent qui plonge « dans des songes de mégalomanies mystiques » (ibid., pp. 821, 822, 823), et qui convoite l’absolu sans l’avoir mérité : « La croix était pour les autres », pensait l’adolescent (ibid., p. 827). L’impureté ou le plaisir physique est une autre forme de déchéance. Cette étape commence d’une façon intellectuelle, à travers la bibliothèque interdite de M. Kreyer à Gênes (ce savoir livresque correspond au mal attribué à l’éducation). Le protagoniste passe d’un livre à un autre et voit se dérouler devant lui des reproductions de peintures et de statues diverses qui célèbrent l’amour physique avec des détails étonnants (ibid., pp. 853-856). Cette instruction mentale et théorique (« tout se passait dans ma tête. Extérieurement je demeurais calme ») alimente un excès de désir et d’hallucination plus dangereux que l’acte même. Mais l’acte va bientôt venir et la chute sera inévitable. Ce croisement de la connaissance théorique du mal (à travers les livres érotiques) et du corps-à-corps avec le mal marque le passage du protagoniste de son statut d’ange à celui d’être déchu ; le narrateur avoue qu’il cesse d’être « un ange » (ibid., p. 839). Prend fin alors une image sacrée à laquelle tient le protagoniste : l’image de la Mère et du Fils (ce paradigme récurrent) que le comportement du fils ne peut plus 120
sauvegarder. C’est pourquoi, avant qu’il ne s’adonne la première fois à « la chose interdite1 », il décroche le crucifix au-dessus de son lit, pour que le Fils ne soit pas témoin de son impureté. Non seulement l’acte commis a quelque chose d’incestueux2 étant donné que l’image de la Vierge – celle de la Mère – est restée accrochée au mur, témoignant et participant ainsi de sa faute, mais c’est aussi un sacrilège puisque le jeune garçon trace à la main une croix (le substitut du crucifix décroché) accompagnée de la date du « grand péché » comme il le qualifie. Dans Jeunes années, il y a la figure animale du centaure qui incarne le plaisir physique parce qu’il dévoile un fantasme chez l’enfant troublé par la nudité et les désirs que celle-ci fait naître. Green rapporte qu’à l’époque située vers la fin de la Première Guerre mondiale, le jeune Green rejoint les soldats américains en France et, là, il apprend à monter à cheval (Mille chemins ouverts, p. 963-964). Dès le premier regard au manège de chevaux, il ressent l’émergence de désirs refoulés, « de désirs confus et violents », précise-t-il (ibid., p. 963). Ces désirs se rattachent de toute évidence au mal attribué aux illustrations de L’Enfer de Dante et au tableau Les Porteurs de mauvaises nouvelles. Une fois encore, le mal séducteur s’incarne dans la bestialité. Au serpent déjà mentionné en tant que « bête à la fois si terrifiante et si belle » (ibid., 964) s’ajoute ce cheval inquiétant avec qui le jeune Green entreprend une aventure sexuelle, « une volupté 1
À rapprocher de la menace maternelle de « I’ll cut if off ! », quand le garçon âgé près de cinq ans mettait la main sur son sexe. Dans la scène de la masturbation, le garçon transgresse explicitement l’interdit de la mère. Cette main « honteuse » qui se livre à la masturbation n’est-elle pas la même main qui fait des « dessins impurs » (exposant la nudité humaine), et la même main qui aide l’autobiographe à « se mettre à nu » ? C’est comme si Green adulte voulait sublimer ses « péchés » clandestins de la jeunesse (où il était obligé de se dissimuler aux regards des autres) par le recours au dévoilement public total que permet la révélation autobiographique. L’écriture autobiographique sublime les actes « honteux » en leur donnant un sens « avouable », qui est celui de l’exploration de soi : l’enfant ne faisait qu’explorer son corps, tout comme l’adulte explore sa vie intérieure. 2 Chez Michel Leiris, il y a rarement ce côté incestueux à l’égard de sa mère. Une seule fois, dans son autobiographie, il rapporte un fantasme qu’il a eu sur sa propre mère : « je me rappelle qu’un soir je me suis ainsi hypocritement débauché, en observant sa poitrine découverte » (L’Âge d’homme, p. 63). La différence radicale entre Green et Leiris à l’égard de la mère est que le premier refuse la sexualité maternelle et la place dans la catégorie de la profanation, alors que le deuxième considère avec des yeux ouverts la sexualité de la mère.
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singulière » causée par « la nudité splendide » de la bête (ibid., 964). D’ailleurs, sont explicitement désignés et le lieu d’origine du cheval qui « venait droit de l’Enfer » (ibid., p. 994) et le maître de cette bête « sellée et bridée par Satan » (ibid., p. 995)1. Bref, en succombant à la fascination de l’interdit et du tabou, Green contribue, dans un sens, à tuer son âme. Il plonge dans le gouffre de la mort symbolique. Là, il entend un message de mort « Toi aussi, tu mourras » (Terre lointaine, p. 1135) et aura la chance de se réveiller de son insensibilité envers ses semblables, leur souffrance et leur douleur. Le jeune Green fait des rêves récurrents et familiers dans lesquels revient le motif de la cavité : descente d’un escalier en pas de vis et refuge dans une cave pour être à l’abri des poursuivants imaginaires (ibid., p. 1135). Pour le protagoniste, la cave est un refuge contre un monde dangereux2. C’est un intérieur où on retrouve intimité et sécurité. Ce n’est que dans un tel lieu qu’on peut avoir un regard dirigé vers soi-même. La cave ici prélude à l’introspection3. Quoique les péchés du protagoniste ne soient pas capitaux, la mort symbolique est nécessaire afin de se purifier complètement. La traversée de l’Atlantique, qui est la métaphore du retour à la mère, mène le sujet parmi les « mille chemins ouverts » vers le chemin le plus loin, le plus profond, vers cette Terre lointaine qu’est l’Amérique. Sa chute n’était donc pas une chute totale et définitive de l’âme : « Si je tombais, il est remarquable que je ne sois pas tombé plus bas pour me perdre à jamais », avoue Green (Jeunesse, p. 1402).
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L’étude que fait Durand sur le « cheval chtonien » valide la spontanéité de l’imaginaire « greenien » envers cet animal puisque, pour Durand aussi, « l’étalon infernal » a « une signification sexuelle et terrifiante à la fois ». La source de l’effroi est la fuite du temps, dit-il. (Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, op.cit., p. 79). Il y a aussi chez Green ce sentiment de la fuite du temps à travers le concours que fait le cheval avec le temps et l’espace : « À toute vitesse… » (Mille chemins ouverts, p. 964), « dévora l’espace » (ibid., p. 963). 2 Pour Bachelard, au contraire, la cave est le lieu des ténèbres et des bruits sourds ; elle a une tonalité d’angoisse du fait qu’elle rend imperceptible la réalité environnante. (La Terre et les rêveries du repos, José Corti, 1963, p. 106) 3 Parce qu’entrer dans les ténèbres est la métaphore de l’entrée dans sa propre ombre qui devrait favoriser la réflexion sur soi qu’implique l’intériorisation.
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Le retour du refoulé L’éveil du fond du précipice se fait d’abord par l’exploration de l’inconscient. Le sursaut est possible grâce à la vigilance et à l’action de la mère qui lui a affirmé qu’il serait sauvé. C’est elle qui le guide, en effet, vers cette terre lointaine qui est en premier lieu la sienne et où resurgissent deux fantasmes depuis longtemps refoulés : le Sud, une patrie intériorisée que le jeune étudiant voit maintenant défiler devant ses yeux ; et la beauté masculine qui se présente avec force dans un Olympe vivant (l’Université de Virginie) qui rappelle l’Olympe de plâtre qu’a été le musée du Luxembourg où le menait sa mère. L’espace Le déplacement dans l’espace est représenté par le long voyage de la France vers l’Amérique que fait le jeune étudiant universitaire. Le protagoniste descend du niveau surréel (l’Amérique dans les récits de la mère) au niveau réel puisque devant ses yeux s’étend « la patrie de [sa] mère, le Sud » et tous les récits qu’elle lui racontait lui reviennent à la mémoire. (Terre lointaine p. 1047) Cette terre nouvelle est en fait l’origine dont il fait partie1. Le contact avec ces lieux ne diminue pas leur beauté, au contraire, il la renforce. Il y a un cliché selon lequel les choses sont plus belles par l’imagination que dans la réalité décevante. Or, ce n’est pas le cas chez l’étudiant à la vue de cette terre lointaine. L’émotion qu’il éprouve ne peut être rendue par le langage courant. Les récits de sa mère sont restitués par la réalité : l’histoire du Sud, mais aussi la géographie et le décor, les jardins, les pelouses, les avenues, les petites maisons et les bâtiments dans le style néo-grec, jusqu’à la maison de son oncle à Savannah où habitait sa mère. La ville entière, déjà dans le cœur, est maintenant vécue au quotidien. Les rues et les places vont désormais lui être familières. Lorsque sa tante les lui nomme à son arrivée, le jeune protagoniste en reçoit un léger choc car, dit-il, « tous ces noms, je ne les avais pas entendus prononcer depuis la mort de ma mère, et il me sembla qu’ici ma mère était partout » (ibid., 1109). Ce 1
Cela rappelle la nouvelle de Borges intitulée « Le Sud ». Pour Dahlmann, qui prend le train vers le sud de Buenos Aires, le voyage est aussi un voyage vers le passé : « Dahlmann pudo sospechar que viajaba al pasado y no sólo al Sur », dit le narrateur. Le Sud représente aussi, chez Borges, le territoire du ça, de la primitivité, des origines, du refoulé (« El Sur » in Ficciones, London, Bristol Classical Press, Spanish texts Series, 1999, p. 107).
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qui est l’occasion pour lui de revoir ce que sa mère avait vu, et mieux encore, d’emprunter son regard et voir le nouveau continent « par les yeux1 » de sa mère (ibid., p. 1047). Le déplacement spatial vers le Sud transporte le protagoniste dans un autre temps refoulé, celui de l’antiquité. Le temps Le deuxième élément qui surgit des lieux des ancêtres est l’Olympe grec que Green porte en lui depuis l’enfance (Jeunesse, p. 1349). L’Université de Virginie rappelle l’Antiquité tant par son architecture (décor néo-grec) que par le peuple qui l’habite (les étudiants ressemblent aux dieux du Panthéon de Rome2). Se fait alors un déplacement vers le passé lointain de l’humanité, mais cela ne va pas sans une souffrance indescriptible parce que les figures masculines que l’étudiant convoite alimentent en lui le désir en même temps que le désespoir3. En effet, cette beauté qu’il côtoie tous les jours lui reste inaccessible soit à cause de son orgueil, soit à cause du manque d’audace pour faire un pas vers l’autre, soit, pris d’un brusque retour à son époque, à cause de la honte qu’il ressent à se voir si païen et si profane dans un monde chrétien4. Vivre parmi les dieux n’atténue pas le trouble déjà semé par les dieux de l’art mais, au contraire, le vivifie : il n’est pas question de paix intérieure quand le regard extérieur se pose sur eux. À quoi sert d’avoir à sa disposition oculaire
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C’est la deuxième fois que le protagoniste éprouve du plaisir à voir le monde à travers le regard de sa mère. La première fois, on l’a déjà noté, est quand il s’est laissé glisser dans le lit maternel. Il est constamment à la recherche de la source première qu’est sa mère. 2 Dans Moïra, Green reproduit le même espace néo-classique de l’Université de Virginie ; Joseph, le protagoniste, évite de regarder les statues nues qui ornent les vestibules. Dans Terre lointaine, Green dit : « Cela me gênait de voir ces statues, surtout en présence d’étudiants » (p. 1059). 3 Gide subit lui aussi la tyrannie de la beauté des dieux grecs. Ainsi lisant les traductions sur les Grecs : « À travers elles je contemplais l’Olympe, et la douleur de l’homme et la sévérité souriante des dieux ; j’apprenais la mythologie ; j’embrassais, j’empressais sur mon cœur ardent la Beauté » (Si le grain ne meurt, op.cit., p. 211212.). 4 Jung parle du chrétien et du païen dans leurs proportions par rapport au conscient et à l’inconscient : « Dans l’inconscient est présent tout ce qu’a répudié le conscient. Plus le conscient est chrétien, plus l’inconscient se donne des allures païennes. » (Jung, Réponse à Job, Buchet-Chastel, 1994, chap. XII)
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une multitude de beautés quand on est dans l’incapacité de les aborder ? Une nouvelle divinité Pour Green, il y a deux sortes de « beauté masculine » qui l’attirent et l’émeuvent : une beauté masculine qui suscite le désir, donc synonyme de péché, et une beauté masculine synonyme de pureté parce qu’elle inspire l’amour et est dénuée de tout plaisir charnel. Ce deuxième genre de beauté est incarné par Mark, un étudiant américain dont le protagoniste s’éprend dès le premier regard, lors d’un bref passage, de « trois ou quatre secondes » devant lui. Il faut souligner qu’il n’y avait « [r]ien de charnel dans cet amour » (Terre Lointaine, p. 1098). Vu leur importance, les circonstances de la première rencontre sont reproduites ci-dessous : L’hiver n’avait pas pris fin que se produisit dans ma vie un événement dont je ne devais jamais perdre le souvenir. Un matin que je remontais de Cabell Hall vers la Rotonde et que j’allais gravir quelques marches qui corrigeaient une différence de niveau dans le terrain, je vis courir de mon côté un jeune étudiant dont le visage me parut tel que je pensai n’avoir jamais rien vu de pareil au monde. (Terre lointaine, pp. 1097-1098).
Après avoir décrit les joues roses, les yeux d’un noir d’encre, le nez court et la bouche très rouge, ainsi que la santé et le bonheur dans les traits de Mark, Green avoue son amour : « je fus immédiatement épris », précise-t-il avant de relever la stupeur où il est réduit : « Je demeurai quelques minutes immobile dans la galerie à peu près déserte ». Green ne s’appartient plus, il perd tout contrôle sur lui-même : « tout à coup, la liberté m’était enlevée. […] je devenais un esclave ». Il ne se comprend pas : Désormais, j’avais quelque chose à cacher comme on cache une action honteuse. Cela m’était d’autant plus pénible que je ne me jugeais aucunement coupable. Rien de charnel dans cet amour (ibid.).
Alors que Green est ravagé par les effets de cet amour, Mark semble imperturbable : [Il] sauta les quatre marches presque d’un coup. Fait comme un athlète, il courait si vite que ses pieds semblaient à peine toucher terre, mais ce qui me frappa le plus, à la réflexion, fut la pureté du regard. Un ange, pensaije, le cœur ravagé, j’ai vu un ange. (ibid.).
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Mark s’impose immédiatement en tant que figure divine parce que : - cette figure reste insaisissable et supérieure dans sa beauté et dans le bonheur qu’expriment ses traits : « tout parlait de santé et de bonheur » en lui, et il avait la « pureté du regard ». Ce qui explique l’immobilité de Green face au dynamisme de Mark qui court et qui saute. - Mark est unique, le narrateur n’a « jamais rien vu de pareil au monde ». - la première pensée du jeune Green à la vue de cet être singulier est de l’associer à un ange : « j’ai vu un ange », se dit-il. Mark est muni du pouvoir de la lévitation puisque « ses pieds semblaient à peine toucher terre ». - le motif de l’autobiographie glisse de Dieu à Mark. Au début, c’était : « Je voudrais retrouver le passage de Dieu dans la vie d’un homme ». Parlant de Mark, Green dira un peu plus loin : « Quand je n’aurais écrit ce livre que pour parler de lui » (ibid., p. 1256). Cette nouvelle figure divine dans la vie de Green n’est pas sans avoir des analogies avec la figure divine maternelle : d’abord par l’angélisme ; ensuite par le profil d’un amour pur et insaisissable ; enfin par l’ascendance effectuée sur Green. Celui-ci va améliorer son expérience relationnelle : la mère l’a aidé à s’élever religieusement tandis que Mark va l’inspirer à corriger ses rapports avec les hommes. Les trois éléments les plus importants sont donc réunis pour faire 1 de cette première rencontre un véritable « coup de foudre ». D’abord l’immédiateté : le jeune Green a vu Mark « trois ou quatre secondes » seulement ; Mark lui jeta « un coup d’œil rapide ». En plus, la « passion » présente, dévorante et « foudroyante », est différente de « l’amour » synonyme d’attachement et de tranquillité pour Fréderic, le camarade au lycée évoqué dans Partir avant le jour (p. 868). Avec Mark, l’amour est un « malheur ». Ensuite, un des éléments du « coup du foudre » est représenté par le franchissement de seuil : le jeune Green se trouve au seuil de deux espaces liés par « quelques 1
Voir Jean Rousset, Leurs Yeux se rencontrèrent, José Corti, 1989. L’auteur étudie le thème de la première rencontre amoureuse dans la littérature romanesque.
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marches ». Enfin, il y a l’élément de la mutation rendue clairement par les deux verbes « corriger » et « gravir » quand Green allait « gravir quelques marches qui corrigeaient une différence de niveau dans le terrain ». J’ai déjà souligné plus haut que, sur le plan des temps verbaux, le passé est presque toujours rendu par des verbes au passé, à l’exception de quelques cas significatifs dont les premiers et les derniers souvenirs, ainsi que quelques scènes se rapportant à la mort de la mère. Dans le cas de Mark, il y a aussi une phrase où le présent n’est pas celui du temps de l’écriture, ni celui de la vérité générale, ni un présent narratif. Cela se passe plus tard alors que Green et Mark se sont liés d’amitié et qu’ils se rencontrent lors du passage de ce dernier en France. Green, Mark et un autre ami devraient répartir deux chambres d’hôtel entre eux trois. Pour savoir qui partagera la chambre avec lui, Green joue à pile ou face en lançant un sou en l’air. Ensuite : « La seconde qui suivit dura des années, dure encore », dit l’auteur (ibid., p. 1257). Ce jeu va bouleverser deux fois la logique du temps : une première fois, au niveau de l’histoire, lorsqu’une seconde dure des années, et une deuxième fois lorsqu’une seconde (cette portion temporelle minime justement) accède à l’infini (« dure encore ») en se dissolvant dans un présent déconcertant. Le présent dans le verbe « dure » reflète, certes, un temps psychologique. Ce qui semblait être un effet de lenteur (la seconde qui parut des années) s’avère relever d’un présent exceptionnel : on s’attend toujours à l’issue ultime de l’action « dure encore ». Par ailleurs, Mark sort du cadre de la vie quotidienne et même de l’autobiographie pour rejoindre l’échelle de l’œuvre fictive écrite par Green. En effet, Green confesse que Mark apparaît dans son œuvre « sous une forme ou sous une autre ». Il avoue que Mark est ce « mystérieux beau garçon à qui l’on n’ose pas déclarer son amour » (ibid., p. 1257). Il y a en même temps obsession et possession. À l’instar de la mère mise à l’abri du temps à travers l’art, Mark devient aussi un personnage d’art détenu dans l’œuvre littéraire.
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Une nouvelle perception de l’humanité La connaissance de Mark ouvre un nouvel horizon de rapports entre le jeune Green et les autres. C’est à l’université précisément que Green se rapproche des autres et se fait des amis, quelques-uns qui le sont restés jusqu’à la fin, comme Jim pour qui le Journal de Green témoigne d’une amitié forte, ou bien comme ce Malcolm qui garde toutes les lettres de Green et les lui renvoie juste avant sa mort, ou bien comme Mark lui-même qui garde son amitié avec Green. À l’université s’effectue un changement dans la perception de Green : il y a un passage d’un dédoublement de soi-même à un double à soi. L’autre, ce prochain, est maintenant compris et pleinement accepté. Le protagoniste sait maintenant qu’il ressemble aux autres et qu’il lui faut mériter l’amour des autres. Il se rend compte que ses péchés sont du même ordre que ceux commis par les autres : « Ce fut par le péché que je retrouvai l’humanité », déclare-t-il (Partir avant le jour, p. 733). C’est ainsi que sa « mégalomanie » prend fin (Terre lointaine, p. 1094). En conclusion, ce sont la souffrance et le contact avec les fruits terrestres qui réduisent l’écart entre le jeune Green et le prochain. Il y a un chemin intermédiaire que Green a dû emprunter afin de retrouver sa propre harmonie : connaître, comprendre et aimer les autres1. C’est de cette façon-là que, faute d’un retour réel à la source fraîche, à ce paradis d’ignorance bénie qu’est le monde maternel, le protagoniste accède à une certaine sagesse qui fait le compromis entre l’éthique chrétienne (l’amour du prochain) et l’esthétique hellénique (l’amour de la beauté). Les deux peuvent entretenir un dialogue qui enrichit l’être et contribue à le sortir de sa réclusion.
1
Dans le livre des Proverbes, le grand sage Salomon dit que le contact du prochain affine l’homme.
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III- La nouvelle alliance L’Amérique a permis au protagoniste la découverte du pays maternel et la rencontre avec une nouvelle figure divine. La traversée de l’Atlantique dans l’autre sens symbolise une nouvelle sortie de la mère, une renaissance. D’après Mircea Eliade, « [l]a majorité des épreuves initiatiques impliquent […] une mort rituelle suivie d’une résurrection ou d’une nouvelle naissance1 ». Les eaux d’ailleurs sont un facteur de choix pour la conjonction des valeurs opposées2. Avec cette deuxième sortie de la mère, la mort symbolique acquiert une valeur initiatique parce qu’elle introduit le protagoniste à la connaissance de l’autre, à la « communauté humaine » comme dirait Eliade : « L’initiation introduit le novice à la fois dans la communauté humaine et dans le monde des valeurs spirituelles3 ». Cette nouvelle traversée de l’Atlantique équivaut à un nouveau baptême. Quelque chose va renaître dans son retour même aux 4 sources : le jeune Green recouvre le bonheur grâce à la connaissance de l’autre et à l’accès au monde des Lettres. Le bonheur qui lui fut naturellement fourni par la mère et ôté par la civilisation est maintenant récupéré après une longue quête jalonnée de périls et d’aventures. Deux nouvelles rêveries naissent et se conjuguent : la rêverie de l’amour à laquelle correspondent les deux thématiques de l’altérité et de l’universel ; et la rêverie du Verbe qui renvoie à la loi et à la puissance.
1
Eliade, Initiation, rites, sociétés secrètes, op.cit., p. 16. Voir Eliade aussi : « le symbolisme des Eaux implique aussi bien la mort que la renaissance » (Le Sacré et le profane, Gallimard, Folio, essais, 2001, p. 113). 3 Ibid., p. 12. 4 La mort et la naissance s’orchestrent dans une rêverie d’unification. Green dit, après avoir reçu le choc de la mort de sa maman : « Quelqu’un naissait en moi […] » (Partir avant le jour, p. 795). 2
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1 — Rêverie de l’amour L’altérité L’immersion dans le monde viril universitaire en Virginie permet le déplacement de la rêverie : à la mère se substitue le prochain ; à l’intimité-enveloppement succède l’intimité-promiscuité. Cependant, le prochain, cet autre, cet inconnu, Green avoue avoir appris à l’accepter plus tard. La face de l’autre remplace le reflet du jeune garçon en face du miroir. Ce n’est plus le dédoublement du moi (moi réel + moi virtuel), mais la juxtaposition du moi avec le visage inconnu. L’équation devient : moi + l’étranger (à travers moi) + l’humanité (à travers cet étranger). Le moi égocentrique qui se cherchait comme un reflet égaré disparaît au profit d’une identité à l’humanité. Dorénavant, le reflet de Green dans le miroir reflète « l’humanité entière1 ». À partir de ce moment-là, le bonheur devient de nouveau possible2. L’inclusion du prochain dans la vie et la conscience du protagoniste prend une telle force qu’elle permet une réinterprétation de la religion ; ce n’est plus le fanatisme du prosélyte catholique ou l’orgueil du seul sauvé ; ce n’est plus une conception religieuse qui consiste dans les « fanfares spirituelles » et le « luxe d’humilité » qui l’éloignent et du ciel et de l’humanité comme c’était le cas auparavant (« Ce qui aurait dû me mener à Dieu me séparait simplement de l’humanité », dit-il dans Mille chemins ouverts, p. 954). C’est désormais une essence divine qui est une « vertu » accessible à tout le monde (Terre lointaine, p. 1142). Par voie de conséquence, le fils favori de la divinité maternelle devient un enfant parmi tous les enfants de Dieu. Green fait donc l’expérience du prochain pour se rapprocher de Dieu et énonce que sans autrui Dieu est introuvable. Dans son Journal, il cite le Père Petitot : « Celui qui n’est pas capable d’aimer un être humain n’est pas capable non plus d’aimer Dieu3. » Et c’est dans ce sens-là qu’il cherchera sa destinée.
1
Green, Fin de jeunesse in Œuvres complètes VI, op.cit., pp. 843-844. À rapprocher de Gide qui dit : « Il semblait, après avoir donné le coup de pioche à l’égoïsme, que j’avais fait jaillir aussitôt de mon cœur une telle abondance de joie que j’en pusse abreuver tous les autres » (Les Nouvelles nourritures, op.cit., p. 177). 3 Green in Journal in Œuvres complètes V, op.cit., p. 363. 2
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Quand bien même Jeunes années seraient écrites sans plan, la rêverie de Green établit sa propre loi interne qui s’étale sur trois étapes : - L’intimité symbolisée par la mère. - L’expansion dans le sens de l’entourage, le lycée et le pays natal (la France) ainsi que dans le sens du pays lointain, celui des ancêtres (les États-Unis). - Le retour à l’intimité symbolisée cette fois-ci par le prochain. L’universel Il y a, chez Green, une sorte d’harmonie cosmique parce que, pour lui, le centre de l’univers n’est ni tout à fait l’homme ni tout à fait le divin. D’une part, il y a la nécessité d’assumer complètement sa mission humaine (puisque l’amour de Dieu passe inéluctablement par l’amour des autres) et, d’autre part, il y a le besoin impératif de la grâce divine. La jonction de l’humain et du divin s’incarne dans le langage universel qu’est la musique. Celle-ci tient un rôle important dans la vie du jeune Green puisqu’elle constitue une expérience divine et humaine intense. Écoutant la Neuvième Symphonie de Beethoven, Green remarque que « Dieu était encore là, dans cette musique où l’on croyait entendre la voix même de l’humanité » (Mille chemins ouverts, p. 1004). Green retient trois grands musiciens (Mozart, Beethoven et Bach) qui subliment le quotidien et l’élèvent à une grandeur atemporelle. Mozart. Ce grand musicien introduit le petit Julien au mysticisme indépendant de la religion. À l’âge de six ans, sa sœur aînée Mary joue des sonates de Mozart. L’enfant veut entourer, par l’ouïe, la musique de tous les côtés, il écoute les airs de musique tantôt son oreille collée au piano tantôt à distance du piano afin de les savourer. Il va « au fond des choses » et accède au bonheur indescriptible. Ce qui est particulier à cette musique surhumaine, c’est le pouvoir de générer des oxymores émotifs : « tristesse » et « bonheur » ; « exaltation » et « agréable frayeur ». C’est l’état du sublime que vit l’enfant : « état extraordinaire », « ravissement » (Partir avant le jour, p. 672). Le reste, même la religion, paraît dérisoire. Beethoven. S’agissant de la Neuvième Symphonie de Beethoven, le narrateur décrit l’effet ineffaçable de cette musique particulière. Non seulement la joie et l’exaltation, mais aussi le bouleversement, le choc, le déséquilibre qu’apporte cette musique qui lui fait voir que 131
« l’univers était plus grand » qu’il ne l’avait cru (Mille chemins ouverts, p. 1003). Après le concert, le jeune Green sort de la salle « comme un prisonnier qui sortirait de prison et qui ne saurait que faire de sa liberté » (ibid., p. 1004). La musique fait éclater les dimensions du monde connu et ouvre des « régions nouvelles à [son] imagination » (ibid., p. 1004). Bach. Bach est découvert à l’université grâce à un cours sur l’histoire de la musique. Là aussi un univers, et pas n’importe lequel, s’ouvre devant l’étudiant quand le professeur joue le thème du Kyrie : « il me sembla que le ciel s’ouvrait », dit Green (Terre lointaine, p. 1157). Religieuse, la musique l’est à sa façon. Elle reflète un mysticisme solennel et une « beauté surhumaine du royaume invisible » qui détachent le protagoniste de la morne réalité environnante pour le réconcilier, grâce au ciel qui vient de s’ouvrir, avec l’humanité entière : « Pour la première fois, je me sentais uni au monde, sauvé peut-être avec tout le monde » (ibid.). En résumé, c’est le schème ascensionnel (soulever) et l’archétype du haut (le ciel) qui accompagnent la musique. Celle-ci est en ellemême une perfection ; elle émane du foyer divin ; elle est mystique et implique un triomphe sur le temps précaire des soucis et du désespoir, sur le temps évanescent de la mort et du quotidien banal.
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2 — Rêverie du Verbe Le Verbe – ou la Parole – est un autre signe de la puissance divine. Le Verbe exprime le désir de l’ordre, d’où les deux thématiques associées à cette rêverie : la loi et la puissance. Dans cette nouvelle alliance avec le divin, certains éléments sont repris de la première alliance maternelle : l’amour, la Bible, le bonheur, etc. C’est que l’essence du divin est la même, mais son expression prend ici une nouvelle forme. La loi L’introduction du protagoniste au « Verbe » divin a commencé très tôt, grâce à sa mère qui lui lisait la Bible tous les jours. La Bible représente l’idéal de la loi suprême. Pour Green, la Bible est aussi considérée comme Le Livre : « Un seul livre tenait, évidemment : la Bible, le reste était frivole et inutile1. » Dans le règne de la loi du Verbe, après la Bible vient la poésie. Pour Green, Baudelaire est la figure incontestable qui transcende les mots vers un univers qui combine l’esthétique et le mysticisme. La Bible. Enfant, le protagoniste apprend par cœur certains mots et certaines phrases de la Bible sans en comprendre le sens. Près de dixhuit ans plus tard, il profite de la première occasion (un camarade juif) pour apprendre l’hébreu considéré comme la langue de la Bible. Les premiers mots appris (Bara = créer ; haschammaïm = les cieux) retentissent en lui « d’une façon prodigieuse ». Ces signes mystérieux ouvrent la voie de la vérité : « j’eus l’impression que le plus important des secrets venait de m’être livré », dit-il à propos des mots hébreux qu’il vient d’apprendre. (Terre lointaine, p. 1104) Green commence sa carrière d’écrivain par un récit « à la manière » de la Bible. C’est le récit des vierges folles, histoire empruntée à l’Évangile2 qu’il essaie de continuer à sa façon tout en imitant le style châtié de l’original (Jeunesse, p. 1297). Après ce « palimpseste », le protagoniste s’attaque à des écrits divers (récits mythologiques, religieux, philosophiques, littéraires, merveilleux…) où le style devient plus personnel. Or, la Bible n’est pas le seul détenteur du
1
Green, Journal in Œuvres complètes V, op.cit., p. 611. Green écrit : « L’Évangile me fournit la parabole des vierges folles que j’entrepris de raconter à ma façon, non point en répétant ce que disait l’auteur, mais en prenant la parabole là où il l’avait laissée […] » (Jeunesse, p. 1297).
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secret de la création. À l’instar de la Bible, Baudelaire apparaît comme l’initiateur à la vraie religion du Verbe. Baudelaire. Parmi toutes les lectures, nombreuses, que fait Green, c’est de Baudelaire dont il est le plus épris. Il parle de vénération1 pour Baudelaire qu’il avait toujours dans sa poche (Mille chemins ouverts, p. 964). Pour Green, Baudelaire « est plus chrétien que bien des prédicateurs » (ibid., p. 965). Il transporte Green dans des régions insondables, et le poète est opposé au dogme chrétien : « Il ravissait mon cœur et mon esprit comme aucun livre de piété n’avait su le faire. » (Ibid., p. 965) Les livres de ce poète sont donc sacrés comme la Bible qui est le livre de chevet de Green. Et tout comme le Livre sacré et la musique, Baudelaire l’enivre, et lui ouvre la porte du ciel. « Rien chez lui ne contredit la foi », affirme Green (ibid., p. 965). La particularité de ce poète vient de ce que sa lecture transfigure le quotidien : « il me sembla que le monde changeait à mes yeux » (Partir avant le jour, p. 846) ; et aussi, du fait qu’il montre la réalité de la chair « dans toute sa gloire » pour en révéler « la mélancolie insondable » (Mille chemins ouverts, p. 965). La puissance La puissance fait sans doute penser en premier lieu à l’archétype du Père tout-puissant, à sa Parole toute-puissante : « Tout passe, ma Parole demeure » (cité par Green dans Terre lointaine, p. 1120). Les attributs de Dieu sont habituellement transférés, dans l’imaginaire de l’enfant en général, au père immédiat, le père de la famille, le père de chair. Le père géniteur de Green, bien qu’il n’occupe pas une place éminente dans le cœur et la vie de son fils, incarne les valeurs de l’autorité et joue le rôle de gardien de la sécurité et de la loi. Le fils témoigne du respect au père comme à « un étranger de marque » (Jeunesse, p. 1306). Dans Fin de jeunesse, Green reconnaît qu’à cause de la disparité d’âge entre les deux (quarante-sept ans), les confidences manquaient entre le père et le fils. Celui-ci voit 1
Il faudrait signaler que, dans son Journal, Green cite Baudelaire et Keats comme ses poètes de prédilection : « J’aurai eu pour ces deux hommes un sentiment proche de la vénération » (Journal in Œuvres complètes V, op.cit., p. 617). Dans Jeunes années, il n’évoque Keats qu’une seule fois : « [je] m’amusais à peindre […]. Ou bien je lisais Keats et j’écrivais des poèmes », dit-il sans commentaire (Terre lointaine, p. 1129).
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dans son père « moins l’aspect d’un père que d’un grand-père1 ». Les traits de la figure paternelle sont donc les suivants : un vieillard, toujours bon et bienveillant, qui impose le respect, la sécurité et la loi. C’est la figure solennelle de Dieu sans âge qu’on trouve dans les tableaux d’art partout en Europe. Green ajoute avec une grande joie : « Je lui obéissais toujours et scrupuleusement » (ibid., p. 1306). Cependant il manque ce « quelque chose » de spirituel et de réciproque qui devrait exister entre les deux pour pouvoir parler d’intimité et d’harmonie. Vient alors une autre figure paternelle, celle du Père Crété chargé de l’éducation religieuse du jeune garçon après la première éducation fournie par la mère. Le Père Crété mérite son nouveau statut de père spirituel grâce à son amour pour le jeune Green et grâce, aussi, à la relation d’intimité qu’il réussit à établir avec lui. Il appelle son nouveau fils mon Julien (Partir avant le jour, p. 816), une appellation qui n’est pas sans rappeler les possessifs de la mère envers son fils : « my little boy », « mon petit français », etc. Green adopte pleinement le Père Crété qui fait pendant à la mère. Les rapports entre le protagoniste et sa mère sont reproduits entre le prêtre et l’enfant tant par l’amour et l’intimité que par une nouvelle langue que le Père Crété tente d’enseigner au garçon : le latin dont Green tombe amoureux (ibid., p. 816). Alors que l’anglais est la langue du pays de la mère, le latin est la langue de l’Église, le pays spirituel auquel appartient Green. Sur un autre plan, la puissance peut être exercée à travers l’écriture littéraire. Étant basée sur le langage, celle-ci a cette force de créer non pas des formes et des couleurs (comme dans la peinture), mais des images qui ont cette qualité de « transcender la forme », comme le dit Bachelard dans L’Eau et les rêves : « L’image littéraire est plus vive que tout dessin parce qu’elle transcende la forme et qu’elle est mouvement sans matière2. » À l’opposé donc des dessins qui avivent les désirs sexuels, l’écriture aide à atténuer, et même parfois à supprimer les fantasmes. À ce stade de l’écriture, le protagoniste a pu vaincre son ennemi, le Malin. En même temps, il a pu récupérer sa liberté et son jugement (Jeunesse, p. 1351). Seule l’intervention de Dieu est retenue ; et, grâce 1 2
Fin de jeunesse, op.cit., p. 853. Bachelard, L’Eau et les rêves, José Corti, 1991, p. 161.
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à Dieu, l’écrivain peut maîtriser sa destinée qui est en fait une quête de l’axe sémantique (chercher et comprendre la vérité sur soi) et de l’axe esthétique (faire un récit, un texte). À signaler aussi que les mots indéterminés du début de l’autobiographie quelque chose, quelqu’un… disparaissent à la fin au profit de déterminants plus clairs. Green peut enfin désigner les choses par leur nom. L’aboutissement de la quête En somme, dans l’imaginaire de Green, on retrouve présents les deux régimes de l’imaginaire tels qu’établis par Gilbert Durand. La première partie (centrée sur la divinité maternelle) a mis l’accent sur la prédominance du régime nocturne ayant comme schème l’action de CONFONDRE : le fils pénètre métaphoriquement dans le giron maternel. Transposé sur le plan de la classification du jeu de tarot, cela correspond à l’archétype de la Coupe. Le régime diurne est introduit dans la deuxième partie (sur la rupture avec le divin) grâce à l’action de DISTINGUER : distinguer entre le pur et l’impur, l’ascension et la chute, etc. Cette entreprise assez agressive correspond à l’archétype du Glaive dans le jeu de tarot. Le régime diurne est détrôné enfin par le régime nocturne qui, dans la troisième partie (orientée vers une nouvelle divinité), souligne la suprématie du schème verbal RELIER entre le « moi » et le prochain, le païen et le chrétien, le passé et le présent. Ce schème-là est associé dans le jeu de tarot à l’archétype du denier (relier les deux bouts). La musique est une autre liaison verticale qui relie le divin et l’humain ; ce geste correspond à l’image du bâton dans le tarot. Le régime nocturne prédomine donc deux des trois étapes dans l’évolution de l’imaginaire de Green. Ce qui change à l’intérieur du régime nocturne, ce sont les gestes ou les schèmes : d’abord, c’est le schème de l’enveloppement pendant la présence de la mère ; ensuite, c’est le schème de la jonction, celui-ci allant dans deux sens : l’un horizontal humain-humain et l’autre vertical humain-divin. Cette dernière union, homme-Dieu, assure la transcendance de l’homme et renverse l’union homme-bête obtenue par l’image du centaure. Puissance, sagesse et amour sont les trois acquisitions de la quête de soi, une longue quête dont le protagoniste ne se doutait pas lorsque, enfant, il avait appelé le diable. La lutte entre le « bon grain » et le « mauvais grain » débouche donc sur le triomphe du premier. Si l’on fait le rapprochement avec Faust qui a, lui aussi, appelé le diable, on 136
remarque que le Malin offre à Faust la jeunesse, la beauté et la puissance, certes, mais que cela se rattache au terrestre, à l’illusion, et conduit le personnage à l’abîme alors que, chez Green, le rendement s’inscrit dans un ordre intérieur et spirituel. Le jeune protagoniste est sauvé parce qu’il n’a pas fait de « pacte » avec le diable. Il a pu sortir de son narcissisme et a su rejoindre les autres. Quant à l’écriture autobiographique, elle a permis à Green d’aller vers l’absolu divin. Dans le chapitre suivant, la quête de Michel Leiris est tout à fait distincte de celle de Green. Leiris, se disant athée, ne cherche évidemment pas Dieu dans son autobiographie ; il a néanmoins le désir d’accéder à une écriture qu’il appelle Écriture absolue qui est en quelque sorte le pendant du Livre absolu de Mallarmé. L’auteur choisit un terrain de travail qui est appelé tantôt poésie, tantôt écriture, tantôt littérature, tantôt autobiographie, et c’est à travers cet espace-là qu’il essaie de se définir lui-même. Leiris va persister à chercher son identité non à travers le prochain, comme a fini par faire Green – encore moins à travers Dieu –, mais à travers les Lettres dont il se dit amoureux. Il va essayer d’étudier l’essence et le sens des mots, du langage, de la parole, du livre. Il va tenter d’en faire des classements, d’en déduire des théories… et il finit par s’enfermer dans sa tour intellectuelle qui est loin de ressembler au monde sensible de Green. C’est pourquoi, chez Leiris, il ne peut y avoir de « rêveries » mais de « concepts » qu’on a choisi de rendre par « dominantes esthétiques ».
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Chapitre deuxième L’absolu chez Leiris À plusieurs reprises, Leiris exprime le désir de voir unifier tous les fragments de son expérience par une règle d’or qui regrouperait l’esthétique et l’éthique. D’ailleurs, Leiris a médité sur des théories esthétiques différentes. Il a cité d’autres écrivains et penseurs dans un « Carnet de citations » où figurent plus d’une centaine de citations suivies par le nom de leur auteur1. Les lectures qui ont eu une influence sur l’horizon culturel, intellectuel et littéraire de Leiris en tant que lecteur seront désignées par la « bibliothèque » de Leiris. Le mot « bibliothèque » est à prendre dans le sens que lui donne Goulemot, à savoir « la mémoire des lectures antérieures et des données culturelles2 ». Pour Goulemot, la « bibliothèque vécue » n’est pas figée mais est en continuelle construction ; elle travaille le texte autant que le texte la travaille3. Goulemot rapproche sa « bibliothèque » du concept d’« horizon d’attente » chez Jauss. Celuici, situant l’œuvre littéraire dans le domaine de la réception, définit l’« horizon d’attente » en tant que système de correspondances, de « tout un jeu d’annonces, de signaux – manifestes ou latents –, de références implicites, de caractéristiques déjà familières4 », qu’entretient une œuvre littéraire avec les œuvres qui l’ont précédée. Une fois cette bibliothèque-là identifiée, je rendrai les différents modes de « dominante esthétique » qui sont respectivement la dérobade, l’engagement et le suspens. Enfin, je conclurai sur les spécificités « littéraires » de Leiris.
1
Leiris, « Carnet de citations » in Journal 1922-1989, op.cit., pp. 813-829. Goulemot, De la lecture comme production de sens in Pratiques de la lecture, Payot-Rivages, 2003, p. 127. 3 Ibid., p. 131. 4 Jauss, Pour une esthétique de la réception, op.cit., p. 55. 2
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I- La « bibliothèque » de Leiris Au cours de sa carrière, Leiris s’est essayé à plusieurs formes littéraires. Il a adopté le surréalisme pour, ensuite, le rejeter. De même, sa conception de l’autobiographie n’est pas constante depuis son premier essai jusqu’au dernier. Reconstituer la « bibliothèque » de Leiris revient à relever l’intertextualité définie comme « une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes1 ». Les influences dominantes chez Leiris se placent au croisement du « baroque » de Proust (le terme « baroque » est de Leiris même), de la théorie du Livre à venir de Mallarmé, de la recherche purement esthétique des Parnassiens, de la conception d’une littérature ludique, notamment celle de l’Oulipo, et de la philosophie d’Emmanuel Kant, ainsi que d’autres soucis dominants de son époque. Leiris ne cache pas son admiration pour Proust et Mallarmé. Quant à Kant, il ne le mentionne pas dans ses essais autobiographiques, mais l’évoque deux fois, au passage, dans son Journal, et le cite une fois dans son « Carnet de citations ». On ne sait pas si cette citation vient directement de sa lecture de Kant. Aliette Armel, dans la biographie consacrée à Leiris n’y fait aucune allusion. Quoi qu’il en soit, la quête esthétique et morale de l’auteur de La Règle du jeu converge avec quelques données kantiennes2. 1 — Mallarmé (1842-1898) L’héritage de Stéphane Mallarmé est considérable dans l’œuvre de Leiris. Dans Biffures, Leiris dit que Mallarmé est son livre de chevet. De même, le Journal de Leiris abonde dans les références à Mallarmé. Les principaux éléments de comparaison entre les deux auteurs sont les suivants : Premièrement, Leiris lui-même justifie le choix de son titre La Règle du jeu en le renvoyant explicitement à la phrase titre de Mallarmé Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard. Du point de vue sémantique, le jeu de Leiris fait écho au dé et au hasard de Mallarmé. Cependant, Leiris associe son « jeu » à une « règle », ce qui crée un oxymore3. 1
Genette, Palimpsestes, op.cit., p. 8. Aucun livre critique consulté sur Leiris ne fait le lien avec Kant, ce qui rend l’analogie entre les deux penseurs intéressante à explorer. 3 Dans Frêle bruit (expression oxymorique aussi), Leiris déclare éprouver « un désir impérieux de justifier objectivement ce système subjectif » (p. 310). 2
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Deuxièmement, Leiris emprunte au Livre absolu de Mallarmé le principe de l’inachèvement dans l’art. L’absolu énoncé par Mallarmé est un absolu chimérique que le grand Mage poursuit à chercher bien qu’il sache « ne pas exister1 ». Mallarmé intitule son œuvre inachevée Notes en vue du « Livre2 ». Leiris, quant à lui, emploie l’expression « Work in progress » pour désigner son écriture3 ; son travail est un perpétuel chantier de travail, une éternelle rédaction en gestation. Leiris emprunte aussi à Mallarmé l’idée de l’œuvre comme un travail expérimental. Ses titres Biffures, Fibrilles, etc. correspondent aux « Notes » de Mallarmé qui évoquent l’idée d’une ébauche, d’un projet. Troisièmement, dans son Journal, Leiris attribue à Mallarmé une « morale littéraire » qui consiste dans les qualités « honnêteté, rigueur, limpidité, etc.4 » à travers sa poésie. Leiris veut, lui aussi, une littérature qui l’engage dans les valeurs morales : « Beaucoup plus qu’à une “littérature engagée” je crois à une littérature qui m’engage5 », déclare-t-il. Quatrièmement, le jeu littéraire de Leiris et le hasard poétique de Mallarmé doivent être bien travaillés. Pour Leiris comme pour Mallarmé, l’œuvre littéraire est un travail bien réfléchi et structuré. Mallarmé écrit qu’il veut que son Livre soit « architectural et prémédité, et non un recueil des inspirations de hasard, fussent-elles merveilleuses6 ». De son côté, Leiris écrit que son livre présente des « rapports réciproques des parties au tout et des parties entre elles » (Journal, p. 291). 2 — Proust (1871-1922) Leiris professe aussi de l’admiration pour Marcel Proust. D’ailleurs, il rapproche Mallarmé et Proust dans le fait de tirer à partir de l’anodin (objet ou événement) une surprise ou une découverte. Il se dit admirer chez Mallarmé « qu’une métaphysique jaillisse d’un bibelot ou de quelques bouffées de tabac » et, chez Proust, son habileté à montrer « quel monde de révélations peuvent contenir des 1
Mallarmé, « Lettre à Odilon Redon » in Œuvres complètes I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998, p. 783. 2 Id., Notes en vue du “Livre” in Œuvres complètes I, op.cit., pp. 549-626. 3 Leiris, Journal, op.cit., p. 614. 4 Ibid., pp. 421- 422. 5 Ibid. 6 Mallarmé, « Lettre à Paul Verlaine » in Œuvres complètes I, op.cit., p. 788.
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riens » (Fibrilles, p. 233). Ce que Leiris voudrait retenir de Proust, ce sont aussi bien la qualité du contenu que l’aspect ornemental de la forme. Plusieurs éléments rapprochent Leiris de Proust. Premièrement, il y a, chez les deux auteurs, le souci analytique et minutieux d’une expérience qui n’a duré qu’un instant. En effet, comme Proust, Leiris se penche sur un détail isolé et l’entoure de la profusion de toute la sensibilité et de toutes les idées qu’il suscite : […] loin de considérer globalement une action à quoi je suis mêlé, en retenir un élément isolé, une scène pathétique ou simplement pittoresque et accorder, en somme, moins d’importance au développement d’ensemble qu’à ce motif spectaculaire. (Fibrilles, p. 232)
Deuxièmement, le « réalisme » littéraire de Leiris ne se conforme pas au réalisme objectif du roman français dominant du XIXe siècle. Leiris est réaliste et subjectif : « Je tiens à être réaliste et subjectif au maximum », annonce-t-il (Journal, p. 727). Parallèlement, Proust rejoint le réalisme subjectif de Leiris. Il dit expressément que le sens artistique est la « soumission à la réalité intérieure1 ». Proust mésestime, dans Le Temps retrouvé, le réalisme objectif : [L]a littérature qui se contente de « décrire les choses », d’en donner seulement un misérable relevé de lignes et de surfaces, est celle qui, tout en s’appelant réaliste, est la plus éloignée de la réalité […]2. [L]a connaissance est non dans les choses extérieures qu’on veut observer, mais dans les sensations involontaires3.
Troisièmement, Leiris qualifie Proust d’écrivain baroque, en face de Valéry classique et de Claudel romantique (Journal, p. 586). Leiris lui-même a ce goût du baroque qui consiste dans les « fioritures et les digressions au lieu de marcher droit au but » (Fibrilles, pp. 230-231). L’auteur exprime son « antipathie pour la régularité de la ligne » (ibid., p. 231). Ce qu’il aime, ce sont les sinuosités, les courbes, l’exubérance, la profusion, la prolifération ornementale, l’excès du style. L’art est un surplus « puisqu’il montre à la fois la règle et ce qui
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Proust, Le Temps retrouvé in Œuvres complètes IV, op.cit., p. 461. Ibid., pp. 463-464. 3 Id., La Prisonnière in Œuvres complètes III, op.cit., p. 672. 2
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la viole, la ligne droite et les lignes courbes ou brisées qui tendent à s’y substituer » (ibid., p. 233). Or, l’ornementation artistique ne ferait-elle pas oublier la vérité ? N’y a-t-il pas antinomie entre l’art et la sincérité ? Aucunement, dit Lejeune dans son étude consacrée à l’autobiographie de Gide. Lejeune précise que le style est moins un fard, un artifice, que la face authentique de l’écriture, donc de l’écrivain. Lejeune conclut que l’essentiel devient alors dans l’énonciation, « dans la manière de dire », c’est-à-dire dans « le style, la belle écriture, le sonnant faux, les fioritures, les effets de voix1 ». La particularité de l’autobiographie est d’être un art qui témoigne aussi bien de l’œuvre que de l’auteur. Ainsi les essais autobiographiques de Leiris témoignent-ils de son goût artistique aussi bien que de ses soucis, son tempérament, sa vie, etc. 3 — « L’art pour l’art » Le parnassien Théophile Gautier, que cite Leiris, déclare expressément : « L’art doit être à lui-même sa propre fin, cherchant à réaliser la beauté pure, sans se préoccuper de morale ou d’utilité2. » Leiris est d’accord avec Gautier sur le but de l’art : « exiger de l’art et de la littérature qu’ils aient une utilité sociale, fût-elle révolutionnaire, cela revient à les nier dans ce qu’ils ont de spécifiques3. » Pour Leiris, comme pour Gautier avant lui, la poésie pure, suprême, est la poésie inutile : « inutile comme la beauté », dit-il dans Langage tangage (pp. 159-160). Le baroque accentue l’idée de la gratuité de l’art et de l’écriture en tant que pure ostentation. Cela n’est pas sans rappeler la devise parnassienne « l’art pour l’art » à laquelle Leiris revient très souvent dans son Journal. On sait que « l’art pour l’art » a été très commenté et, parfois, mal interprété. Lorsque Gautier déclare que l’art ne doit pas « se préoccuper de morale ou d’utilité », il a sans aucun doute voulu valoriser l’art en tant que jeu en lui-même, qui ne doit avoir aucun message moral ou social, etc. Certains ont extrapolé la formule de son contexte sémantique originel, et y ont vu un encouragement à ce qui va à l’encontre de la morale et de l’utilité ; comme ce poète fasciste italien Marinetti, qui est allé jusqu’à admirer la guerre et les crimes réels au nom de « l’art pour l’art » qui devrait 1
Lejeune, Le Pacte autobiographique, op.cit., pp. 189-190. Cité par Leiris, « Carnet de citations », op.cit., p. 823. 3 Leiris, Journal, op.cit., p. 746. 2
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être selon lui l’emblème des futuristes1. Pour Leiris, le jeu ne doit pas s’appliquer à la vie quotidienne, mais se pratiquer dans le cadre de la littérature seulement. La finalité de l’art devrait être, selon lui, l’art même : Traiter l’art comme un jeu, c’est nier la transcendance de l’art, le laïciser – alors que « l’art pour l’art » est une sacralisation de l’art comme tel. (Journal, p. 737)
4 — L’Oulipo L’Ouvroir de Littérature Potentielle2, ou l’Oulipo, regroupe des membres, les Oulipiens, qui se proposent l’exploration des potentialités de la littérature. Le magazine littéraire du mai 2001 (n° 398) définit sur sa page couverture l’Oulipo par « la littérature comme jeu ». Cette définition fait écho à La Règle du jeu de Michel Leiris. Bien que Leiris n’ait jamais adhéré à l’Oulipo, il a de la sympathie intellectuelle pour quelques Oulipiens, dont notamment Raymond Queneau pour qui il a rédigé la préface de Contes et propos. Pour Leiris, comme pour l’Oulipo, la littérature est un apprentissage ; c’est un atelier où il s’agit d’apprendre l’écriture dans le cadre de la création littéraire. Si le montage technique est ce qui importe, et si toute la panoplie d’objectifs que Leiris s’est assignés n’a été qu’un « prétexte », que devient alors la problématique de la vérité qui a été le promoteur de l’autobiographie ? Encore une fois, la vérité est toujours présente dans l’autobiographie dans la mesure où celle-ci tire toujours sa matière de la vie. À la différence de Green dont l’objectif est de transposer la vie dans le texte avec la simplicité et la plénitude des souvenirs, Leiris attache plus d’importance au moyen qui y mène, à « ce bricolage (la combinaison de mots, phrases, séquences, etc.) », qu’au résultat ou au
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Sur la guerre coloniale italienne en Ethiopie, Marinetti dit : « War is beautiful because it establishes man’s dominion over the subjugated machinery by means of gas masks, terrifying megaphones, flame throwers, and small tanks. […] War is beautiful because it combines the gunfire, the cannonades, the cease-fire, the scents, and the stench of putrefaction into a symphony. » Cité par Walter Benjamin. “The Work of Art in the Age of Mechanical Reproduction” in Illuminations, Hartcourt, 1968, p. 243. 2 OULIPO, La Littérature potentielle, Gallimard, Folio, 1988.
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but qui n’est qu’un « prétexte1 » (Le Ruban au cou d’Olympia, p. 195). 5 — Kant Avant Gautier (1811-1872) et bien avant Leiris (1901-1990), Emmanuel Kant (1724-1804) a lié la beauté à la gratuité : « Une fleur est tenue pour belle parce qu’en la percevant on rencontre une finalité qui ne se rapporte à aucune fin2 ». On peut trouver, chez Leiris, un exemple pratique de cette beauté substantielle : la cheville qui lui apparaît, en rêve, dans toute sa densité, en elle-même, dans sa beauté, sans être « allusion, ni symbole, ni substitut » (Frêle bruit, p. 222). À côté de la question esthétique, Leiris s’est penché aussi sur la question de la morale. L’enjeu de La Règle du jeu, dit l’auteur, c’est de trouver une règle qui englobe l’esthétique et l’éthique. Kant, lui aussi, a abordé les deux plans de l’esthétique et de la morale. Pour Kant, il ne s’agit pas de réduire la morale à l’esthétique (la poétique) ni l’esthétique à la morale. L’esthétique et l’éthique sont donc deux plans séparés3. Sans compter faire un travail comparatif exhaustif entre Kant et Leiris, je fais seulement remarquer que malgré deux codes d’élaboration différents, le philosophe et l’écrivain concourent à une même vue concernant l’éthique et l’esthétique.
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Cela fait écho à la phrase de Nietzsche que Leiris cite dans son « Carnet de citations » : « Un homme labyrinthique ne cherche jamais la vérité mais seulement son Ariane. » (cité par Leiris dans son Journal, op.cit., p. 827) Leiris est dans ce sens-là un homme labyrinthique. 2 Ibid. 3 En fait, Kant distingue trois plans : l’agréable (ce qui fait plaisir), le beau (ce qui plaît) et le bon (ce qui est estimé), (Critique de la faculté de juger in Œuvres philosophiques II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1985, p. 965). Leiris n’aborde pas le plan de l’agréable. C’est Proust qui rejoint Kant dans cette distinction. Il n’est pas tout à fait hors de propos d’invoquer Proust ici, notamment le passage où Swann justifie son désir pour Odette par ses goûts esthétiques (il trouvait en effet certains des traits d’Odette dans le personnage d’un certain tableau de Botticelli) : « Il oubliait qu’Odette n’était pas plus pour cela une femme selon son désir, puisque précisément son désir avait toujours été orienté dans un sens opposé à ses goûts esthétiques. » (Du côté de chez Swann II dans À la recherche du temps perdu, Œuvres complètes I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 221) L’erreur de Swann, c’est d’avoir confondu le plan de l’agréable et celui du beau (l’image).
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Côté esthétique, Kant trouve qu’il n’y a pas de critère universel, qu’il n’y a « aucune règle objective du goût qui déterminerait par concepts ce qui est beau ». En effet, le principe de l’esthétique est subjectif et dépend du « sentiment du sujet et non pas [du] concept d’un objet1 ». Pour sa part, Leiris dit exactement ceci : « Certes les jeux de la beauté ne sauraient se plier à des injonctions extérieures sans manquer à leur rôle primordial de dépassement. » (Fibrilles, p. 238) Côté éthique, par contre, Kant énonce une loi moins subjective, plus universelle. C’est son fameux « impératif catégorique », c’est-àdire valant pour tous les hommes de tous les temps et de tous les lieux : « Agis de sorte que la maxime de ta volonté puisse en même temps toujours valoir comme principe d’une législation universelle 2. » Pour Kant, la loi morale universelle ne doit jamais dépendre de l’actualité ni des circonstances. De son côté, Leiris opte pour une certaine morale intérieure, un impératif intérieur qui oriente ses actes bien qu’il ait « renoncé à l’ériger en système » (ibid., p. 290). Certes, Leiris ne formule pas son impératif éthique en matière de loi universelle comme le fait Kant. Mais le fait qu’il ait pensé à « l’ériger en système » (quoiqu’il ait renoncé par la suite) laisse sous-entendre que sa loi « informulée » tendrait vers l’universalisme et, par là, le rapprocherait de Kant. Une des conséquences nécessaires de « l’impératif catégorique » de Kant est l’énoncé de la vérité quelles que soient les circonstances. Kant préconise la limpidité du discours qui exclut le double langage et les mésententes. Kant fait de la vérité une loi générale inconditionnelle, ce qui a suscité la polémique chez d’autres penseurs comme Benjamin Constant (1767-1830). Ce dernier répond à Kant que « tout le monde n’a pas droit à la vérité3 ». Kant, prenant connaissance de la critique de Constant, réitère sa position de vérité 1
Kant, Critique de la faculté de juger, op.cit., p. 993 Id., Critique de la raison pratique in Œuvres philosophiques II, Gallimard, 1985, p. 643. 3 La controverse entre Benjamin Constant et Emmanuel Kant sur le devoir de la vérité est rassemblée par Cyril Morana dans un petit recueil intitulé Le Droit de mentir (Fayard, Mille et une nuits, 2003). Cyril Morana, citant Jankélévitch, donne un exemple de la vérité problématique : « Mentir aux policiers allemands qui nous demandent si nous cachons un patriote. » (Ibid., p. 83) 2
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comme un devoir absolu et inconditionné. La vérité inconditionnelle de Kant dans les rapports humains peut être facilement associée à l’entreprise autobiographique basée sur l’énoncé de la vérité absolue. L’autobiographie adopte déjà l’emblème kantien sur la vérité. Celle-ci doit être énoncée de bonne foi et en toute conscience. La vérité devient une responsabilité. La quête de Leiris commence donc à partir de la bibliothèque qui est l’univers absolu des livres. Quête et bibliothèque se confondent pour Leiris (d’ailleurs le mot « quête » est l’anagramme de la troisième syllabe dans « biblio-thèque »). La bibliothèque va permettre à l’auteur d’avoir des éléments de base afin d’élaborer sa propre esthétique. La quête de l’esthétique oscillera entre trois dominantes esthétiques antagonistes : dérobade, engagement et suspens.
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II- Les dominantes esthétiques 1 — La dominante esthétique de la dérobade Le premier pôle qui attire la quête de l’absolu pose un paradoxe puisqu’il est représenté par la dérobade : comment concilier la « dérobade » (c’est-à-dire l’évasion) avec la « quête de l’absolu » (c’est-à-dire la totalité) ? L’intelligence de Leiris est-elle intimidée par le gigantesque univers – bibliothèque. Quoi qu’il en soit, la dérobade se manifeste sous différentes formes, allant de la simple discrétion jusqu’au nihilisme. La dérobade peut se manifester par la discrétion (forme légère de dérobade), la marginalité, le déguisement, l’hésitation, l’ambiguïté, l’abandon, le manque et, enfin, la suppression ou le nihilisme (négation absolue). La dérobade du sujet Leiris parle de son « péché originel » qui consiste dans sa tendance à se dérober aux efforts, aux risques, aux responsabilités, etc. : […] Péché qui ne consista pas à manger indûment les fruits de l’Arbre de Science mais plutôt à me dérober à tout ce qui fait de la vie autre chose qu’un Éden ; péché qui fut lui aussi une désobéissance mais plus encore une fuite et est grave en ce sens que, péché de laisser-aller, il est diminution de soi, perte sèche, faillite, — ce que n’est pas la rébellion. (Fourbis, p. 118)
Le mal pour Leiris ne prend donc pas forme dans la science (Green, pour sa part, considère le mal dans la science excessive) mais dans sa propre passivité. Et si Leiris cherche à introduire « fût-ce l’ombre ou l’équivalent d’une corne de taureau1 », n’est-ce pas afin de contourner sa passivité ? Faute de vivre réellement la grandeur du danger, l’auteur recourt à l’autobiographie comme moyen d’action. En se mettant à nu, il veut que ses écrits contiennent ne serait-ce qu’une parcelle de la « corne du taureau », métaphore du risque et du danger. L’identité psychique de Leiris porte toujours les symptômes de l’insatisfaction. Très rarement Leiris se dit heureux. Il s’identifie à Holopherne : comme lui, il est le blessé, la victime, le martyr. Devant la femme (représentée soit par Lucrèce soit par Judith), Leiris éprouve de la « terreur ». Ainsi le sujet se distingue-t-il par des qualités en
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Leiris, De La littérature considérée comme une tauromachie, op.cit., p. 10.
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creux (faiblesse, crainte, sous-estimation, etc.) et est pris dans un processus de dégradation graduelle. Dans la même mouvance, la dérobade de la jeunesse se manifeste par les signes de la vieillesse (rides, calvitie, conjonctivite, vue défectueuse, arthrose, inertie, etc.). Plus grave que le fléchissement physique est le fléchissement psychique : la mauvaise humeur, le dégoût, l’amertume, le manque de courage, le manque de confiance, etc. que Leiris évoque dans ses écrits (exemples dans Fourbis, p. 9 et p. 235 et dans Frêle bruit, p. 321). Le plus grand de ses défauts réside dans la lâcheté qu’il appelle une « sérieuse carence » (Fourbis, p. 178) et même une « tare presque congénitale » (Fibrilles, p. 105). S’ajoutent à cette palette thématique la paresse, le manque d’effort dont il se plaint à plusieurs reprises, le pessimisme et le sentiment de « défaitisme » qu’il éprouve : « À quoi bon se donner tant de mal pour une entreprise qui ne peut qu’avorter ? » (Fourbis, p. 112). Ce sentiment d’échec lui fait diriger le regard vers lui-même pour localiser la racine du problème : « C’est de moi, finalement, que je désespère beaucoup plus que des choses… », dit-il (ibid.). Un autre aspect de la dérobade chez Leiris se note dans la conception de l’amour physique en tant que propédeutique à l’enfantement. L’auteur déclare à plusieurs reprises qu’il a horreur de la procréation et qu’il réfute la « fin naturelle » de l’acte d’amour physique (ibid., p. 66). Le dernier thème abordé dans L’Âge d’homme s’intitule « L’ombilic saignant » (p. 205). La naissance est déjà tachée de sang, et préfigure l’horreur de la mort. Pour Leiris, l’acte d’amour consiste dans la stérilité qui n’a « rien de commun avec l’instinct humain de féconder ». (L’Âge d’homme, p. 26-27) L’auteur se dérobet-il à la « procréation » parce que c’est une entrave à la « création » littéraire ? En tout cas, il préfère la sexualité sans engagements, ni moral ni familial, qu’il incarne dans la prostitution. Enfin, la dérobade glisse, métaphoriquement, dans l’entreprise autobiographique : « j’hésite, je louvoie, je titube, j’oscille et par moments je me sens près de perdre pied », dit l’auteur qui confond les limites entre la vie et l’écriture (Fourbis, p. 126). Le glissement de l’objet La pensée de Leiris glisse dans le flou et l’incertitude. Il est étonnant que, chez cet auteur très méticuleux dans la recherche des mots et si appliqué et savant dans l’organisation du texte, il y ait 150
« quelque chose » qui lui échappe dans l’écriture. D’abord, le but originel peut se dérober : « En vérité, tout était clair au début mais, à mesure que j’ai avancé, le but initial s’est éclipsé » (Frêle bruit, p. 311). Ensuite, le plan peut aussi se faire perdre de vue : « À mesure que j’écris, le plan que je m’étais tracé m’échappe » (L’Âge d’homme, p. 127). Enfin, l’ouvrage rédigé et publié ne procure pas à son auteur le sentiment d’exaltation qui accompagne généralement tout travail mené à bout. Pour Leiris, l’ouvrage publié est perçu comme le fruit d’un acte inutile, « un vrai geste dans le vide » (Fourbis, p. 8). Le sort du livre est douteux : soit il va disparaître de l’existence soit il va avoir une existence accessoire, subordonnée par rapport à la multitude de livres qui se font (ibid., p. 9). L’objet de la recherche finit par s’esquiver lui aussi : « Si je savais (ce que je veux dire) je n’aurais pas besoin de le dire », dit-il dans Le Ruban au cou d’Olympia (p. 8). Remarquons qu’à ce stade-là, Leiris ne nie pas la recherche. Ce qui manque, c’est l’objet de la recherche. Or, qu’est-ce que l’objet pour Leiris ? L’auteur l’ignore et son souci se déplace vers l’identification de l’objet de la recherche elle-même, d’où la reprise obsessionnelle du verbe « chercher » : L’espoir de trouver ce que je cherche s’est, pour moi, réduit peu à peu à celui de trouver, non pas la chose que je cherche, mais quelle est exactement cette chose que je voudrais trouver. Bref, ce qu’aujourd’hui je cherche c’est ce qu’est ce que je cherche. (Frêle bruit, p. 311 et Journal, pp. 640-641)
Peut-être l’objet et la recherche se confondent-ils ? Plus tard, Leiris identifie l’objet de sa recherche : c’est la poésie, la littérature, l’écriture. Mais la poésie elle-même s’affirme dans sa négation (voir la liste des tabous qui lui sont associés, Fibrilles, pp. 238-242) parce que la poésie « vise à rompre – soit à nier – des limites » (ibid., p. 254). Et puisqu’elle est un « écart » ou une « prise de distance, évasion hors des normes » (Biffures, p. 236), la poésie aide mieux le sujet à se dérober de la vie : « Se retrancher. S’abstraire. S’isoler de l’ordre des choses1 » (ibid.).
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Ce désir de se dérober est ancré, en partie, dans la peur de la mort : échapper à l’ordre des choses, c’est échapper aux lois naturelles. (Biffures, p. 239)
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En dernière instance, Leiris attribue la dérobade de l’objet dans la quête, sous quelque aspect que ce soit, à « un manque dans notre vie elle-même » (Fourbis, p. 9). L’objet se présente donc dans son manque. Le processus inquiétant serait la dérobade ou le manque de l’objet de notre vie, mais Leiris n’aborde pas ce tournant-là. Toutefois, pire que le manque de l’objet de la vie, le chaos atteint son point culminant lorsqu’il touche au sens de la recherche. La fragilité et la destruction du sens Même si on a l’impression de tenir une chose, on ne la tient pas vraiment, parce qu’on n’en tient pas l’essence. Leiris exprime l’illusion par le contraste entre l’être et le paraître : « Innombrables sont les choses qui ne ressemblent pas à ce qu’elles sont » (Le Ruban au cou d’Olympia, p. 121). La méprise vient donc le plus souvent d’une erreur optique, alimentée par le fantasme du sujet. L’exemple le plus illustratif est sans doute la scène que reproduit Leiris dans L’Âge d’homme d’après Faust de Goethe, sous la thématique « Tragiques » : c’est la dernière scène entre Faust et Méphistophélès dans laquelle on voit une belle fille, pâle et languissante, la gorge coupée… Faust y reconnaît son amante Marguerite, mais Méphistophélès lui répond que c’est une Méduse, une idole, une figure magique : « chacun y croit retrouver celle qu’il aime », explique Méphistophélès (L’Âge d’homme, p. 41). Or, il arrive qu’il n’y ait même pas de méprise (ni de révélation non plus) ; c’est quand on ne prétend plus trouver aucune signification du tout. Après la destruction des apparences vient la destruction sémantique ; et dans ce cas-là, la vérité se trouve en creux. Lorsqu’au bout de trois cents pages, Leiris déclare dans Biffures que son livre est au « bord extrême du vide » (p. 287) et qu’il le clôt « sans avoir abouti à un réel point d’arrivée » (pp. 301-302), le lecteur ordinaire peut se demander quelle est cette « chose » que l’auteur cherche et qu’il n’a pas trouvée dans les huit chapitres précédents. En revanche, le lecteur avisé a compris que le souci de Leiris s’articule autour d’un certain projet qui ressemble au Livre absolu de Mallarmé. Mais ni le lecteur ni Leiris ne savent encore ce à quoi aboutira le projet. Celui-ci, d’après Leiris, s’achève sur une impasse. L’auteur dénie tout succès à son œuvre, et décrète qu’il est « incapable » de créer, et qu’il est temps de se taire. Or, se taire, c’est-à-dire arrêter la parole ou 152
l’écriture est synonyme de mort, tout comme Schéhérazade qui, inquiète, « ne peut pas rester à court d’histoires sous peine d’être mise à mort par le sultan » (Fibrilles, p. 88). Parler ou écrire problématique. La parole reste une incertitude, voire une vraie inquiétude, parce que l’auteur est constamment en butte à la possibilité de cesser d’écrire. Cet arrêt, lui-même problématique, peut être dû à deux facteurs. Le premier facteur est inhérent au manque de volonté chez l’auteur, à savoir la perte de l’envie de poursuivre, soit à cause de l’effort mental et physique requis pour cela, soit parce que l’auteur se croit incapable de produire autre chose que des banalités. Vient le jour où la parole défaillit, où elle devient une « voix cassée, voix blanche, voix morte » (Frêle bruit, p. 396), alors elle ne peut plus rendre la vérité. Dans ce cas-là, il ne reste plus à Leiris que se taire afin de prendre du répit. Et c’est ce qu’il fait en mettant le point final à Frêle bruit, le dernier volet de la règle du jeu. Mais l’autobiographie n’est pas pour autant finie. Ailleurs, Leiris refuse de se résigner quand bien même la parole manquerait de sens ; alors il décide d’opter pour une parole dénuée de sens, c’est-à-dire de « parler à tort et à travers », annonce-til (Biffures, p. 294). Arrêter d’écrire est, en effet, impossible parce qu’il est absurde d’arrêter quand on a déjà commencé. Je ferai l’analogie avec un « rêve non rêvé » où l’auteur doit parcourir, audessus d’un gouffre, une ligne constituée des lettres de l’alphabet. Il passe d’une lettre à une autre jusqu’à ce que, pris par le vertige au milieu de sa traversée, il éprouve l’envie de renoncer : [M]ais comment faire ? Si j’en décidais ainsi, il me faudrait en effet ou revenir à mon point de départ, entreprise aussi périlleuse que l’autre, ou rester suspendu jusqu’à épuisement à la consonne ou à la voyelle au-delà de laquelle je n’aurais pas pu poursuivre ma progression incertaine. (Le Ruban au cou d’Olympia, p. 282)
Le deuxième facteur est indépendant de sa volonté : mourir avant d’en finir. Le fait de laisser la page inachevée est source d’angoisse et de désarroi pour Leiris. Mais, comme dans le cas du facteur précédent, cela ne va pas sans contradiction parce que le profond souhait de l’auteur n’est-il pas, en fait, de mourir en écrivant ? Il dit : « j’espère travailler (m’affirmer là) jusqu’à mon dernier souffle1. » (Le Ruban au 1
D’autres écrivains déclarent aussi vouloir écrire jusqu’à leur mort. Mauriac dit : « Et certes je continue d’écrire comme je continue de respirer ; et tant que mon cœur battra et que mon cerveau sera irrigué, les mots habituels […], les mots viendront au
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cou d’Olympia, p. 263) Autrement dit, ne souhaite-t-il pas avoir toujours quelque chose à chercher ? Et l’écriture n’est-elle pas sa seule façon de s’affirmer ? Leiris dit que rédiger Frêle bruit « est devenu [sa] grande, presque [sa] seule occupation » (Frêle bruit, p. 284). Avant de sombrer dans le néant du silence, avant de « se taire », de « se terrer » ou de « s’enterrer » (rapprochement phonétique et sémantique fait par Leiris dans À cor et à cri, p. 98), Leiris arrive donc au bout de sa quête vers ce « parler à tort et à travers ». N’est-il pas ironique que Leiris arrive là où commence Green ? Parce que ce « parler à tort et à travers » n’est pas sans rappeler le « n’importe quoi » de Green ! Cela semble même le « n’importe quoi » mais caricaturé. En effet, Green commence Partir avant le jour à l’improviste avec ce fameux « n’importe quoi », mais il est sûr d’aboutir, malgré les tâtonnements, à la vérité. Parler, dire, énoncer, commencer, c’est déjà un grand pas dans l’œuvre de Green en tant que forme et en tant que sens qui « se construisent » et « s’augmentent ». En revanche, Leiris qui choisit dès le départ les thèmes de son livre, n’a pas cet air à la fois léger et confiant de Green : remplissant des pages, Leiris semble avancer, du point de vue sémantique, à rebours. En plus, Green est optimiste. Leiris ne cesse d’exprimer son désespoir et son désarroi. Il est à remarquer que ni Green ni Leiris ne possèdent la vérité a priori (avant l’écriture), mais Green est sûr d’y accéder alors que Leiris l’est de moins en moins. Il y a, chez Green, de l’« espérance » par opposition au sentiment de la « perdition » chez Leiris. C’est en partie en rapport avec le catholicisme de l’un et l’agnosticisme de l’autre. Ce parallélisme confirme deux soucis différents et deux tempéraments qui restent malgré tout singuliers. Poussons encore plus loin le sens du « parler à tort et à travers » de Leiris. Le bilan tel qu’annoncé (pas la valeur du texte en soi) n’est-il pas à rapprocher avec le non-sens des conversations des clochards de bout de mon stylo avant que je les aie appelés » (Nouveaux mémoires intérieurs op.cit., p. 659). François Nourissier affirme qu’il n’arrêtera pas l’écriture : « ce dont je suis sûr c’est de ne plus m’arrêter [dans la voie de la littérature] » (Le Musée de l’Homme, op.cit., p. 287). Pascal Quignard affirme qu’il continue à écrire son autobiographie Dernier royaume jusqu’à sa mort : « Ce qui est certain, c’est que je mourrai dans ce Dernier royaume » (« Entretien avec Catherine Argand » in Lire, septembre 2002, p. 100).
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Beckett dans En attendant Godot : VLADIMIR. – Dis quelque chose ! ESTRAGON. – Je cherche. (Long silence). VLADIMIR (angoissé). – Dis n’importe quoi ! ESTRAGON. – Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? VLADIMIR. – On attend Godot. ESTRAGON. – C’est vrai. (Silence)1.
La ressemblance entre Leiris et les clochards porte sur l’angoisse du silence, les divagations du parler pour parler, vouloir vivre par l’accumulation de la parole (ils sont tous incapables d’arrêter2). Or, il faudrait noter que dans le cas des personnages beckettiens, il s’agit d’un certain chaos sémantique (les clochards existant dans la régression et le dépouillement total), même si le lecteur en tire toujours un « sens ». Par opposition, la parole de Leiris n’est pas complètement disjointe de la mémoire et du réel, et ne frise jamais la cacophonie. Elle respecte la logique du réel et la rationalité du discours. Même lorsque Leiris, désemparé, dit qu’il arrive au point de départ (exactement comme c’est le cas dans la pièce beckettienne), son discours ne s’inscrit pas dans un axe circulaire. Leiris, indépendamment du fait qu’il donne ou ne donne pas de sens à son discours, se fixe un objectif et travaille à le réaliser. Et pourtant, Leiris continue d’éprouver, dans les essais suivants de La Règle du jeu, le sentiment d’insatisfaction dans sa recherche. Leiris se contraste avec Grabbe, le romantique allemand, qui entre dans la scène de sa comédie avec une lanterne allumée. Leiris annonce qu’il a l’impression d’éteindre plutôt que d’allumer sa lanterne (Fibrilles, p. 168), la lanterne étant la métaphore de la connaissance, donc de la plénitude du sens. Toutefois, c’est dans le premier volet que la défiance, la réserve et le scepticisme sont à leur comble. Leiris parle de « capacité spécieuse de parler » ainsi que d’« artifice littéraire », cette dernière étant même pire que la « logorrhée » (Biffures, p. 126). On a l’impression que chaque fois que l’auteur est sur le point de toucher au but ou au « sens », il voudrait du même coup que s’écroule l’édifice du sens accumulé jusqu’alors en avançant le prétexte de l’insatisfaction. D’ailleurs, la décomposition du sens se déplace à la 1
Beckett, En attendant Godot, Les éditions de minuit, 2002, p. 82. Estragon dit : « En attendant, essayons de converser sans nous exalter, puisque nous sommes incapables de nous taire. » (Ibid., p. 80)
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forme du texte même. Voulant découper son texte comme il entrecoupe ses expériences, Leiris adopte une forme textuelle qui bascule de l’unité quand le récit suit un ordre logique ou chronologique (L’Âge d’homme, Biffures, Fourbis, Fibrilles) à la fragmentation quand le livre est constitué de textes éparpillés à structure de mosaïque (Frêle bruit, Le Ruban au cou d’Olympia), ce qui reflète sans doute l’insatisfaction psychique et l’embarras existentiel. La fuite du temps Pour Leiris, le temps se réfère à l’histoire personnelle ainsi qu’à l’histoire collective, cette dernière étant désignée par Histoire et est constitué d’événements historiques « fugaces ». Leiris voudrait « intégrer, si possible, [sa] propre fugacité » à celle de l’Histoire (Le Ruban au cou d’Olympia, p. 141). Le déséquilibre qui atteint l’individu traduit le plus souvent l’inconfort psychique de l’auteur dans la vie parce que ce malaise psychique est rattaché au refus de sa condition mortelle exprimée principalement par la fugacité du temps. Ainsi Leiris se voit-il lutter contre son ennemi, le temps, non seulement à travers l’art, mais surtout dans la vie quotidienne. Refuser la paternité, c’est aussi refuser de s’adhérer à la logique de la chronologie, qui implique avoir une ascendance et une descendance. Ne pas exister pour soi et par soi mais à travers un biais accentue encore plus la fragilité de l’individu parce qu’une progéniture, « nous signifiant progressivement notre congé, nous repousse vers la mort » (Fourbis, p. 66). Donc, plutôt que de subir le temps dans l’adhésion au système des générations, Leiris préfère demeurer « extérieur à la coulée du temps » (ibid., p. 68) en demeurant le dernier de sa filiation. Toutefois, l’angoisse et la frustration de Leiris sont trahies par sa tentative de s’accrocher à quelque chose qui lui donne l’illusion de rattraper le temps. Ainsi conçoit-il des plans quotidiens – des vacances, un rendez-vous avec un ami, un spectacle à voir, un costume à faire tailler – afin que le temps « soit obligé de poursuivre sa course » et que Leiris ait ainsi « la promesse de [sa] propre durée » (Biffures, p. 246-247). Or, ces projets infimes s’avèrent illusoires et naïfs parce qu’inefficaces. Le résultat en est la dérobade du temps présent. L’auteur n’arrive plus à vivre le présent tellement il est obsédé par 156
l’anachronisme que supposent les projets en question. En effet, vouloir se soustraire au temps présent mène l’auteur à regarder la mort en face comme si c’était « au temps lui-même [qu’il se donnait] rendezvous » (ibid., p. 246). L’auteur finit par perdre « toute aptitude à diriger [ses] actes de façon rationnelle » (ibid., p. 247). Pour recouvrer le bon sens, l’autobiographie est là ; elle est censée restaurer la cohérence et l’orientation ; or cette activité alimente, elle aussi, un anachronisme d’un autre ordre : non pas se tourner vers l’avenir, mais vers les souvenirs, c’est-à-dire le passé (Journal, p. 370). L’autobiographie, à laquelle l’auteur se voue pleinement, devient donc une manière de vivre à rebours. La crise et la mort Leiris ne peut pas esquiver la mort parce qu’il s’y projette malgré lui. Alors il entre dans une crise identitaire exprimée par le recours à la troisième personne. Lorsque l’auteur recourt à l’énallage en se désignant par « il » ; c’est-à-dire lorsqu’il y a un « je » et un « il » qui renvoient au même individu, cela veut dire qu’il y a une distance par rapport à soi et c’est le signe d’une scission intérieure. Cet emploi du prénom « il » en tant que masque du « je » est très fréquent dans Frêle bruit et a pour but de dénoncer l’échec, la déception, la désillusion et peut-être la lâcheté qui caractérise l’auteur. Celui-ci ne peut sans gêne parler de lui-même qu’en prenant ses distances par rapport à lui-même afin de mieux s’envisager1. L’emploi de la troisième personne du singulier n’est pas un simulacre ; c’est plutôt le reflet d’une réalité psychique abattue. Le cas de Leiris est différent de celui de Barthes qui préfère recourir au simulacre de la troisième personne du singulier afin d’exprimer la dualité suivante : il veut la transparence mais reste gêné de la montrer. Barthes évite alors la gêne d’écrire à la première personne par le recours à la troisième personne du singulier mais il reste, en même temps, gêné d’être lu pour ce qu’il est : « Tout ceci 1
En revanche, l’emploi de la troisième personne dans le petit récit intitulé De la Littérature considérée comme une tauromachie met l’accent sur la distance temporelle entre le moment de l’écriture de L’Âge d’homme et celui du récit sur la tauromachie : « c’est en 1922 que l’auteur de l’Âge d’homme a atteint ce tournant de la vie […]. En 1935, quand il mit le point final à son livre, sans doute s’imagina-t-il que son existence avait déjà passé par des détours suffisants pour qu’il pût se targuer, enfin d’être dans l’âge viril » (L’Âge d’homme, p. 9).
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doit être considéré comme dit par un personnage de roman1 », avertitil avant le commencement du récit sur soi. Par ailleurs, pour Leiris, la crise s’intensifie par la dichotomie dans la vie quotidienne, comme ce dilemme que pose l’infidélité conjugale : vouloir être fidèle à son épouse et, en même temps, ne pas pouvoir éviter les trahisons. Sans doute l’aspect le plus intenable du problème réside-t-il dans le fait d’être passé du néant de l’inexistence à l’existence 2 et, ensuite, de l’illimité des rêves et des ambitions aux limites de la condition humaine3. Cela plonge l’être dans une « sorte d’asphyxie » (Fibrilles, p. 288), d’où la tension parce que les contraires et les contrariétés s’excluent le plus souvent plutôt qu’ils ne se réconcilient, divorcent plutôt qu’ils ne s’épousent, se refoulent plutôt qu’ils ne se résolvent dans une neutralité convergente. Gémir ou hurler, au lieu de chanter… voilà l’état dans lequel se trouve Leiris. Exaspéré et désespéré, le sujet se jette de plain-pied au cœur de la mort. Leiris se suicide, littéralement, en absorbant une dose toxique de somnifère (six grammes de barbiturique). Après ce coup, le sujet plonge dans le néant : « je m’enfonçais décidément dans le noir » (ibid., p. 107) ; l’auteur décrit l’étape suivante qui est une « immersion de trois jours et demi dans l’absolue ténèbre » (ibid., p. 109). Il est dans le coma, résultat de l’acte manqué du suicide. L’exigence d’absolu aurait amené l’auteur à la mort pour avoir refusé les concessions dans un monde relatif4. 1
Roland Barthes par Roland Barthes in Œuvres complètes IV, Seuil, 2002. Dans son « Carnet de citations », Leiris rapporte une citation attribuée à Chateaubriand : « Après le malheur de naître, je n’en connais pas de plus grand que celui de donner le jour à un homme » (Leiris, Journal, op.cit., p. 825). Vision pessimiste schopenhauerienne qui explique le refus de Leiris de procréer. 3 Leiris se conforme à l’essence de « l’homme tragique » qu’étudie Lucien Goldmann. Pour Goldmann, l’homme tragique naît de la tension irréconciliable entre son « exigence d’absolu » et la réalité : « l’homme aborde le monde avec une exigence irréalisable : l’exigence d’absolu […]. Or, dans la réalité, dans le monde qui est un des éléments de cette structure, il n’y a évidemment que du plus et du moins » (« Structure de la tragédie racinienne » in Le Théâtre tragique, op.cit., p. 95). 4 Pour Baudelaire, la mort est l’aboutissement de la quête : « Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre ! » (Les Fleurs du Mal, op.cit., p. 258). Pour Don Juan, la mort devient aussi un absolu. Don Juan attend et accepte pleinement sa mort : « Don Juan. – Où faut-il aller ? 2
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Leiris reconnaît que son suicide est un « aveu de défaite » (ibid., p. 291). Il dit qu’il envisageait depuis longtemps le suicide au cas où les choses iraient mal, et qu’il disposait de cette possibilité comme « une dernière carte » à sa portée (ibid., p. 105). Plus tard, non sans un certain orgueil, il dit que c’est le seul risque réel qu’il ait vraiment encouru, le risque majeur de sa vie, parce que se supprimer n’est pas peu de chose. Mais ce suicide-là ne paraît-il pas contradictoire avec l’angoisse de Leiris devant la perspective de la finitude de l’homme ? N’est-il pas étrange de craindre l’arme de l’ennemi et, en même temps, de l’user contre soi-même ? En fait, cela se passe comme si Leiris avait choisi d’attaquer la mort par la mort. En usant de la mort comme un objet à sa portée, comme un choix, y a-t-il là le désir de marquer un point contre la mort ? En voulant dissoudre dans le néant les paramètres physiques et psychiques de sa personne, Leiris accomplit le paroxysme de la dérobade et de la négation. Et s’il y a retour à la vie, ce sera avec une peau neuve. 2 — La dominante esthétique de l’engagement La résurrection de Leiris aura lieu ; elle correspond, littéralement, à son éveil du coma et, littérairement, à certaines révélations esthétiques et, dans les deux cas, cela s’accompagne du désir de dissiper l’instabilité, la confusion, l’hésitation et la fugacité qui ont marqué la première dominante esthétique. Face à l’axe paradigmatique de l’instabilité et de la dérobade (retrait, absence, évanescence, destruction, vague, refus, impuissance, indifférence, lâcheté, etc.), répond donc l’axe paradigmatique de la présence et de l’affirmation (construction, précision, affrontement, engagement, réalisme, etc.). Dans cette deuxième dominante esthétique, Leiris voudrait « rendre présent » les choses, c’est-à-dire lever l’ambiguïté, établir des contours, fixer des limites, poser des règles, assigner des lois, rattraper ce qui lui échappe, etc. Ce qu’il faudrait avant tout, c’est opérer l’assemblage, le ramassage, la construction ou reconstruction de la recherche. Au niveau du texte, Leiris est animé par le désir d’assemblage ; il éprouve la nécessité de La Statue. – Donnez-moi la main. Don Juan. – La voilà. La Statue. – Don Juan, l’endurcissement au péché traîne une mort funeste […] » (Molière, Don Juan in Œuvres complètes I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 829.)
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« relier, cimenter, nouer, faire converger » (Biffures, p. 285). Il a toujours un plan avant de commencer sa tâche. Il consigne des directives pour l’usage du langage. Quelques-unes de ses directives sont les suivantes : « ne pas parler à la légère », « ne pas parler à tort et à travers » et « tenir sa langue… » (Fibrilles, p. 238 et ss.), par opposition à ce « parler à tort et à travers » auquel ont abouti ses Biffures. Il faudrait commencer par construire l’objet afin de s’affirmer et d’établir la vérité. À souligner au passage que l’entreprise autobiographique est ellemême une mise en présence (des souvenirs de la vie passée) et une mise en forme (avec les mots, les phrases, ligne après ligne). Le désir de l’affirmation se manifeste à travers l’engagement de Leiris dans la vie réelle (ce que l’auteur appelle réalisme), ainsi qu’à travers son engagement dans l’art qui prend la forme de la méta-textualité puisque Leiris s’efforce de théoriser et de définir la littérature avant d’aborder la question de la création artistique. L’engagement dans l’art et dans la vie Dans ses essais autobiographiques, Leiris appelle son travail œuvre artistique, poésie, littérature, écriture, écrit… Il appose l’épithète poétique à son écriture. Il se désigne par poète parce que, ce qu’il cherche à faire, c’est aboutir à l’écrit artistique le plus pur, à savoir la poésie. Dans cette étape de dominante esthétique de l’engagement, Leiris tente d’insuffler à la recherche quelque présence ou substance en ouvrant son travail – la poésie – à la vie réelle. Dorénavant, pour lui, « la poésie doit être tout le contraire d’une évasion […]. Elle doit s’affronter avec les choses » (Frêle bruit, p. 304). Pratiquement, cela se traduit par une série d’actes dans le quotidien : […] appliquer les principales consignes du syndicat auquel j’appartiens ; de temps à autre participer, sans grande énergie, à une manifestation de rue ; signer des déclarations, des pétitions et des protestations visant à défendre tantôt les droits des individus, tantôt la liberté des peuples ; souscrire pour le soutien de quelques organisations progressistes ou antiracistes ; accorder mon témoignage judiciaire à des gens aux prises avec la répression […] (Fibrilles, p. 291).
Pour Leiris, le poète ne se détourne pas de la vie sous prétexte de faire de la poésie. On ne renie pas la vie, mais on la vit, on la comprend. S’engager dans la vie fait partie des attributs du poète. 160
D’ailleurs, l’auteur dit que l’artiste en général ne peut pas passer « de l’autre côté du miroir » ; il reste « embourbé dans notre marais congénital » (Fibrilles, p. 289). Être poète, affronter le réel, ce n’est pas seulement se mêler à la mêlée ; c’est aussi puiser les thèmes de ses écrits dans la vie réelle. Leiris recourt donc à « l’art réaliste » qui prouve « que certaines réalités peuvent être belles (ou le devenir) », et cela aboutit à le guérir de sa « peur de la réalité » (Journal, p. 726). Et, dans une note de bas de page, il poursuit : C’est pourquoi je suis aujourd’hui porté à faire si grand cas des œuvres d’art « réalistes », les seules qui tendent à véritablement me réconcilier. Mais, bien entendu, il ne s’agit pas d’enjoliver ! (Ibid.)
Seule la conjugaison de l’art et du réel peut aboutir à leur réconciliation. L’art ne doit pas mater le réel pour être ce qu’il est convenu d’appeler art idéaliste ; il doit reproduire le réel, le représenter, s’y référer, l’accepter, le réhabiliter, le prendre en charge. L’art ne se sert pas contre le réel, mais le sert, l’apprivoise et choisit parmi les thèmes que le quotidien lui offre1. C’est pourquoi l’art et la vie sont vus dans leur aptitude d’échange ; les frontières entre les deux plans sont abolies : « Il ne saurait y avoir pour moi un plan de l’art et un plan de la vie », déclare-t-il (ibid., p. 512). Pour Leiris, l’artiste est celui qui « [s]’affirme fortement présent à son propre temps » (Le Ruban au cou d’Olympia, p. 205). Il ne doit pas y avoir de décalage entre l’artiste et son époque. Celui-là doit être « moderne » et faire en sorte que son œuvre s’accorde avec son époque, qu’elle soit appropriée à son époque, c’est-à-dire « pertinente ». En même temps, la vraie modernité n’exclut pas l’éternité. L’art véritable fait la coïncidence entre ce qui est moderne (propre à l’époque en même temps qu’original), et ce qui est éternel (ce qui dépasse l’actualité de l’époque2). C’est précisément la 1
À noter que ce choix pour le réalisme n’a pas été fait dès le départ dans la carrière de l’écrivain. Leiris a déjà expérimenté, avant l’écriture réaliste, l’écriture surréaliste (Journal, p. 159). À la lumière de son réalisme, se comprend maintenant sa critique pour le nominalisme qui consiste à faire jaillir des idées par le choc ou le rapprochement des mots (Ibid., p. 100). 2 Le mot « moderne » peut être équivoque. Ce qui paraît moderne à une époque peut devenir démodé à une autre. André Gide fait dire à Edouard, son personnage de romancier : « Ce qui paraîtra bientôt le plus vieux, c’est ce qui d’abord aura paru le
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conception de Baudelaire concernant « la double nature du beau » qu’il identifie à la modernité : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable1. » Le passage à la méta-textualité S’engager dans l’art prend, chez Leiris, l’aspect de la métatextualité. En effet, de l’objectif initial et commun de L’Âge d’homme qui est de « se comprendre » à l’objectif final du Ruban au cou d’Olympia qui est de « savoir et [de] saisir comment l’écriture devient poésie », le souci de Leiris évolue de l’ontologie vers l’esthétique ; il devient une réflexion sur l’art. Autrement dit, avec L’Âge d’homme, Leiris commence par écrire son autobiographie, mais finit, avec Langage tangage, par écrire sur l’autobiographie. Par conséquent, la recherche dans l’autobiographie glisse de l’identité du sujet vers le questionnement de l’instance poétique (interroger et pénétrer l’essence de la poésie et de l’écriture) ; ce qui aboutit à la conjonction des deux recherches sous la forme suivante : les rapports entre le sujet et la parole poétique. La méta-textualité aborde le texte poétique, son essence, ses paramètres, son épanouissement, et tout ce qui est en rapport avec le langage.
plus moderne. Chaque complaisance, chaque affectation est la promesse d’une ride. » Comment appelle-t-on ce qui est (ou qui paraît) moderne mais qui perd sa fraîcheur un peu plus tard ? Gide emploie le mot d’« opportunité » qui répond à la dictée immédiate de l’époque et qui utilise principalement l’art comme un moyen. Pour Gide, l’œuvre durable, éternelle, est mal comprise sur le moment et se défendra elle-même avec le temps (Les Faux-Monnayeurs, op.cit., pp. 88-89). Dans le même ordre d’idées, François Nourissier dit : « C’est presque une loi, avec les livres, que leur intérêt véritable soit en fonction inverse de l’approbation qu’ils suscitent. » (Le Musée de l’Homme, op.cit., p. 193) Nourissier reconnaît la tentation de célébrité pour l’écrivain ; il décrète que le bon écrivain « dont l’œuvre ne s’envole pas dès que le vent souffle » est celui qui refuse « le pacte social ou mondain » ; c’est un « isolé » et un « exilé intérieur » (Un Petit bourgeois, Gallimard, Folio, 2002, pp. 329-330). 1 Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne » in Critique d’art, Gallimard, Folio essais, 1992, p. 355. Jauss consacre un chapitre rigoureux à « La modernité dans la tradition littéraire » (Pour une esthétique de la réception, op.cit., pp.173-229).
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Le livre-vêtement Leiris transpose l’art sur l’apparence vestimentaire. Voulant donner de l’épaisseur à son « moi » mortel, il accorde une extrême importance à l’habit extérieur et dit aimer se « vêtir avec le maximum d’élégance » (L’Âge d’homme, p. 24). Leiris cultive en quelque sorte le personnage qu’il veut être à travers l’élément vestimentaire qui « vise au goût et à la distinction, sans rien de trop bourgeois ni rien non plus de débraillé » (Fourbis, p. 121). L’habit extérieur constitue une seconde peau. Leiris parle de son « attachement jaloux » à son corps auquel il se réfère par « l’affectation fétichiste1 » (Frêle bruit, p. 299). Tout comme la tenue vestimentaire, le texte est une seconde peau, un autre « constituant » de la personne que Leiris soigne (ibid.). L’auteur s’engage donc en plein dans la dimension artistique de sa vie. Il recourt à l’image du vêtement pour parler de son œuvre. L’habit extérieur que porte le corps transfère sa caractéristique première (qui est couvrir) à l’art. En effet, l’écriture est désignée à plusieurs reprises par vêtement, carapace, vêture et enveloppe2. L’écriture est un habit ou un habitat non pas physique mais plutôt métaphysique parce que, comme le dit Proust, elle protège la tombe. Pour Leiris aussi, l’écriture est un « vêtement plus durable que celui dont on se vêt » (Journal, p. 684). Or, à la différence du vêtement qui couvre la nudité corporelle, l’écriture autobiographique a pour fonction de mettre à nu. Dans la dominante esthétique de la présence, Leiris ne cherche donc pas l’opacité, mais la transparence : « Ce qui compte, c’est seulement que cette chose [l’écriture], dont peu importe le caractère, me ressemble » (Le Ruban au cou d’Olympia, p. 157). Le « ruban » sur le corps d’Olympia est le seul vêtement sur la jeune femme dans la toile de Manet. Le livre-vêtement de Leiris se lit à partir de ce ruban-là. Il ne 1
Cela rappelle sans doute Baudelaire qui définit le dandysme comme « une distinction » ajoutant que « la perfection de la toilette consiste dans la simplicité absolue, qui est, en effet, la meilleure manière de se distinguer ». (“Le peintre de la vie moderne”, op.cit., p. 370). 2 « je regarde mes écrits comme la fragile carapace que je me bâtis avec les mots… » ; « je fabrique ce simulacre qui, mon angoisse s’y fixant, me tiendrait lieu de carapace protectrice : […] vêture à la fois conforme à moi et douée de sa forme à elle » ; L’écriture, c’est « l’enveloppe qui, m’extériorisant et devenant ma façon d’exister dans des cervelles étrangères, me permet de forcer un peu les limites de mon moi mortel » (Le Ruban au cou d’Olympia, pp. 156-157).
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serait pas inutile de rapprocher ce ruban-livre de la comparaison que fait Proust entre le livre et la « robe1 » (le contenant) où Proust compare la construction du livre à une « robe » parce que, d’une part, les différentes parties du livre et celles de la robe doivent être unies et « consolidées » et, d’autre part, parce que la substance du livre, les « idées », est comparée à la matière du vêtement, les « étoffes ». Le livre-architecture Leiris conçoit aussi son œuvre comme une construction spatiale à trois dimensions qui est l’architecture. Il se rapproche en cela de Sartre et de Proust qui, tous deux, conçoivent la parole comme une construction architecturale qu’est une « cathédrale2 ». Chaque fois qu’il y a méta-textualité sur la littérature chez un écrivain, c’est la métaphore architecturale qui lui vient à l’esprit. Leiris ne fait pas exception : « pareille architecture dont nous avons été l’ouvrier et le matériau devant symétriquement aider à notre propre construction » (Fourbis, p. 9). À la construction architecturale, Leiris ajoute la métaphore de la sculpture : « sculptant ma statue » dit-il, afin d’accentuer l’importance du détail. (Biffures, p. 242) Être sujet et objet est une des constantes du travail autobiographique. Leiris trouve son identité dans l’objet esthétique qu’il est en train de forger. L’intérêt excessif pour l’esthétique est la raison pour laquelle Leiris refuse toute filière humaine. Vouloir s’ériger en autonomie et se pencher sur lui-même révèlent certes un certain degré d’égocentrisme. Mais la portée de l’entreprise de Leiris ne va-t-elle pas plus loin que cet égocentrisme-là ? Si l’auteur s’enferme sur lui-même, n’est-ce pas parce qu’il voudrait sacrifier le fruit de la passion humaine et avantager, par conséquent, la passion artistique, en l’occurrence la création littéraire ?
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Proust, Le Temps retrouvé in Œuvres complètes IV, op.cit., pp. 610-611. Sartre dit : « rhétoricien, je n’aimais que les mots : je dresserais des cathédrales de paroles sous l’œil bleu du mot ciel. Je bâtirais pour des millénaires. » (Les Mots, op.cit., p. 150). De son côté, Proust dit : « Et dans ces grands livres-là, il y a des parties qui n’ont eu le temps que d’être esquissées, et qui ne seront sans doute jamais finies, à cause de l’ampleur même du plan de l’architecte. Combien de grandes cathédrales restent inachevées ! On le nourrit, on fortifie ses parties faibles, on le préserve, mais ensuite c’est lui qui grandit, qui désigne notre tombe, la protège contre les rumeurs et quelque temps contre l’oubli » (Le Temps retrouvé, op.cit., p. 610). 2
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Soigner son autobiographie implique en soigner l’instrument : la plume ou le stylographe ; et, de fait, Leiris n’accepte d’écrire qu’avec des plumes de marque, ce qui est une autre façon de soigner l’apparence. Pour Leiris, la plume ou le stylographe, plus qu’un outil, devient, par métonymie, un « appendice des doigts », c’est-à-dire leur prolongement (Le Ruban au cou d’Olympia, p. 201). L’écriture manuscrite a cet avantage sur l’écriture mécanique qu’elle relève d’un geste « musculaire » et, en même temps, intime. L’écriture-seconde vie Comme le livre est un habitat, Leiris s’efforce d’y vivre ; il parle de seconde vie1 qu’assure l’écriture : [Pour moi, écrire est] un moyen de vivre sur un autre mode, d’accéder aussitôt à quelque chose que je baptiserai seconde vie en reprenant sans vergogne l’expression que Nerval appliquait au rêve pour faire entendre que lui aussi il est réalité. (Le Ruban au cou d’Olympia, p. 169)
Au début, cette seconde vie « n’est pas une victoire sur la mort mais, tel un élan amoureux, une façon de vivre plus intensément en croyant mourir un peu » (Le Ruban au cou d’Olympia, pp. 169-171). Au moment où le lecteur subit le pessimisme de Leiris pour qui la poésie donne « l’impression de la vérité » (Frêle bruit), au moment où le lecteur regrette que tout soit et demeure simulacre pour l’auteur de La Règle du jeu, la conception de Leiris quant à l’écriture évolue. Celle-ci devient, en effet, le seul recours efficace qui fasse oublier l’angoisse de la mort. Dans L’Âge d’homme, Leiris avoue que son angoisse vient de « l’appréhension du néant et relève donc de la métaphysique » (p. 152). Dans le tout dernier essai, Langage tangage ou ce que les mots me disent, Leiris transfère l’angoisse du plan métaphysique au plan esthétique : L’idée du futur passage à zéro ne me tourmentant plus (je le constate) quand je suis en train d’écrire et que l’angoisse mineure de l’artisan inquiet de bien faire se substitue à mon angoisse majeure, je suis tout près de croire 1
Rappelons la fameuse expression de Gérard de Nerval « Le rêve est une seconde vie » dans l’incipit d’Aurélia (Aurélia, Le livre de poche, 1972, p. 3). Ailleurs, dans son « Carnet de citations », Leiris rapporte la phrase suivante de Saint-John Perse : « Mais, plus que mode de connaissance, la poésie est d’abord mode de vie – et de vie intégrale » (Leiris, Journal, p. 815).
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que la plupart de mes ouvrages littéraires tendaient à une délivrance de ce genre […]. (175)
Et parce que l’art est un biais de sortir de l’angoisse existentielle, Leiris va en faire son seul mode de vie : « exister par et dans les mots, faute d’existence réelle » (Journal, 8 mai 1982). Leiris s’y engage inconditionnellement. Se substituant à tout le reste, l’écriture s’affirme comme un vrai besoin substantiel, voire la seule vie possible. Quel bonheur de voir, enfin, Leiris le sceptique se laisser sauver par l’art ! L’écriture-communication Leiris découvre la relation avec autrui – ce pôle esthétique de l’œuvre littéraire – à travers sa méditation sur le langage. En examinant le langage, l’auteur se rend compte que les mots qu’il utilise sont à la portée de tout le monde et qu’ils appartiennent à tout le monde : « [les mots] ne sont pas les miens », dit-il (Fibrilles, p. 265). L’amour de la poésie et des mots implique le respect du caractère communautaire de la parole. Cela oblige indubitablement Leiris à « tenir compte d’autrui » (ibid., p. 264) et à se lier avec lui. Même quand il s’agit d’un récit sur soi où l’auteur fait son propre examen, il ne faut pas négliger les autres qui devraient reconnaître la logique de la vérité énoncée ainsi que « la valeur de ses fondements » (ibid., p. 235). Avec Green, on se le rappelle toujours, autrui – le prochain – se découvre à partir des contacts personnels dans la vie. Avec Leiris, ce même autrui se découvre dans l’expérience du langage. La base, chez Leiris, est toujours la parole. Sa logique est la suivante : comme la parole est une pratique humaine, elle est nécessairement un moyen de communication, elle est une conjonction parce qu’elle lie l’individu « à l’échelle de l’espèce » (ibid., p. 265). En d’autres termes, la littérature engage Leiris dans une forme d’éthique. S’établit alors un renversement dans le sens de l’emploi du pronom « il » qui devient, avec la découverte de l’autre, une identité. Le « il », cette fois-ci, n’est plus un signe d’insatisfaction ou de dislocation de la personnalité ; ce n’est plus un moyen de sortir du quotidien banal pour se réfugier dans le fictif. La troisième personne s’impose comme une recherche de soi en même temps qu’un moyen de permettre à autrui de se comprendre : « parlant de moi comme de quelqu’un qui pourrait être un autre, aider les moins sûrs d’eux-mêmes à se connaître un peu 166
mieux1 » (ibid., p, 266). L’autre le plus cher à Leiris, c’est donc l’instance qui le lit et le lie. Plus qu’un autre quelconque, le lecteur ou la lectrice est un proche que l’auteur se permet de tutoyer : « car à me lire tu deviendras de mes proches » (Le Ruban au cou d’Olympia, p. 8). L’écriture-événement Dans le texte poétique, il ne s’agit plus d’événements personnels ni d’événements historiques courants. La parole de Leiris doit se faire dans son propre événement. Autrement dit, l’écriture s’interroge sur son propre contenu. Leiris voudrait que la trame, lors de l’écriture, soit l’écriture elle-même, la parole elle-même : « Mon double vœu : que l’événement devienne écrit. Et que l’écrit soit événement2 » (Journal, p. 723). Or, ne faut-il pas d’abord comprendre les composantes du langage avant que celui-ci ne « fasse jaillir » son sens ? Le souci de comprendre le langage trouve son germe et sa genèse dans les pages tâtonnantes du premier essai autobiographique de La Règle du jeu. Les Biffures sont constituées de pages parfois absurdes, d’autres fois lourdes, et qui ne seront pleinement appréciées que quand on aura lu l’ensemble de La Règle. Avec Biffures, Leiris commence en effet par le commencement, à savoir l’expérience de l’enfant qui accueille le langage humain. Ce qu’il reçoit et comprend, c’est un mot mutilé (« reusement ! » pour « heureusement ! »), ou un mot mal compris (« Habillé-en-cours » pour « Billancourt » ; « paranroizeuses » pour « paroles oiseuses »), et d’autres détails dans certains vers ou certaines chansons qui suscitent la réflexion sur le langage. Leiris commence par vouloir traquer les signes élémentaires et constitutifs des mots, c’est-à-dire l’alphabet. Chaque lettre devient autonome ; elle s’anime, dénote et connote le sens et l’image que lui devine l’enfant : […] je trouvais dans le maniement du langage un certain plaisir sensuel – goûtant le poids et la saveur des mots, les faisant fondre dans ma bouche comme des fruits – et ce plaisir prenait le pas, dans l’ordre de mes 1
Cela rappelle la fameuse phrase de Hugo : « quand je vous parle de moi, je vous parle de vous » (« Préface des Contemplations » in Œuvres poétiques I, Gallimard, 1967). 2 Ce double vœu est paraphrasé dans Le Ruban au cou d’Olympia : « Que l’événement devienne écriture et que l’écriture, en revanche, ait quelle que soit la forme qu’elle revêt une valeur d’événement. » (p. 170)
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préoccupations, sur les jouissances proprement érotiques (L’Âge d’homme, p. 184).
Chaque lettre a sa particularité sensuelle : elle est visuelle, sonore et immanente, ou bien même gustative. Il est normal que l’investigateur de la parole, lui-même amoureux du langage, commence par la lettre, ensuite le mot, ensuite la phrase et qu’il veuille que la lettre, le mot et la phrase s’expriment eux-mêmes dans un vers poétique, en musique1. Langage tangage ou ce que les mots me disent, qui est l’un des derniers essais de Leiris, illustre la maturité du langage ainsi que la puissance à laquelle sont arrivées la poésie et l’écriture. En effet, dans les deux parties constituant ce livre et intitulées respectivement « Souple mantique et simples tics de glotte » et « Musique en texte et musique antitexte », l’écriture et la poésie finissent par parler, non pas des choses du monde extérieur, mais d’elles-mêmes. D’abord, dans « Souple mantique et simples tics de glotte » qui ressemble à un glossaire, l’auteur est presque absent ; les mots, s’exprimant directement, font jaillir leur propre sens qui se fait par association phonétique : fureur – feu rare. (Langage tangage, p. 29) futile – (fait fi de l’utile !) (ibid., p. 29) hagard – le hasard vous égare (ibid., p. 31) mémoire – mes moires… (ibid., p. 41) norme – morne (ibid., p. 45) Œdipe au pied hideux, adipeux (ibid., p. 46) syntaxe – saint axe (ibid., p. 57). guérir – gai rire (ibid., p. 104).
1
À Rapprocher des images qu’inspirent, chez Proust, les noms propres très souvent teintés de sonorité et de couleur : « Mais les noms présentent des personnes – et des villes qu’ils nous habituent à croire individuelles, uniques comme des personnes – une image confuse qui tire d’eux, de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément… » (Du côté de chez Swann in Œuvres complètes I, op.cit., p. 380). Leiris évoque aussi le poème de Rimbaud « Alchimie du verbe » : J’inventai la couleur des voyelles ! — A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. — Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. (« Délires II » in Une saison en enfer, Les Éditions Variétés, Montréal, 1946, p. 54).
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Leiris pratique le jeu des anagrammes et des homonymies. Il arrive aussi à établir entre le mot et la chose un rapport intime, naturel. La signification est quasi inhérente au mot lui-même. Par la suite, dans « Musique en texte et musique antitexte », Leiris devenant moins « ésotérique », le texte coule presque de lui-même ; la poésie s’exprime par elle-même. La lettre devient musique1. Leiris redéfinit l’écriture poétique. Celle-ci est un pur signe ne renvoyant à rien sinon à lui-même. Désavoue-t-elle l’objet ou le thème qu’elle traite ? En fait, elle commence par se distinguer de son objet ou de son thème pour ensuite se l’approprier et se confondre avec lui. La poésie est alors poésie pure parce que, enfin, elle contient son propre sens 2, elle est le signe et le référent, le signifiant et le signifié. Les mots, se cherchant eux-mêmes, parlant d’eux-mêmes et pensant par euxmêmes, s’affirment dans leur pure musicalité. Pour Leiris, l’événement est moins dans les choses extérieures que dans l’écrit même ; il n’est pas dans ce que dit l’écrit (anecdotes diverses) mais dans ce qu’« est » l’écrit. Il n’est pas dans l’énoncé (le discours) mais dans l’énonciation (le langage). Donc, pour Leiris, il ne s’agit pas de créer à partir du néant par le seul pouvoir de la parole, mais de faire en sorte que ce qui est écrit « soit » présent ; « elle est là », dit Leiris de la poésie ; elle existe par elle-même : « c’est à part entière qu’elle prend place dans la vie », affirme-t-il (Le Ruban au cou d’Olympia, p. 204). L’art est présent, il se place au premier plan de la scène. Pour comprendre ce que Leiris veut dire par présence, rapportons une expérience qu’il a ressentie plus d’une fois. Devenue métaphore, cette expérience a offert à l’auteur la lecture d’une vérité nouvelle qui tient lieu d’illumination. Elle lui a inspiré certaines réflexions sur la poésie : Sous un ciel très nuageux, le narrateur voit un paysage troué par la clarté du soleil. Dans ce paysage, le sujet voit moins la chose éclairée 1
Maurice Blanchot cite Hölderlin : « Quand le rythme est devenu le seul et unique mode d’expression de la pensée, c’est alors seulement qu’il y a poésie. » (L’Espace littéraire, op.cit., p. 299). Léopold Ségar Senghor déclare que la poésie mérite son nom quand elle combine le rythme et la parole : « [Je pense] que le poème n’est accompli que s’il se fait chant, parole et musique en même temps. » (Ethiopiques, Seuil, Points, 1990, p. 168) 2 À rapprocher cela de ce que vise Mallarmé quand il parle de « donner un sens plus pur aux mots de la tribu ». (Leiris, Journal, p. 723).
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(arbres et maisons) que la chose qui éclaire (le soleil ou la lumière) de sorte que cette lumière inespérée à tel moment, cette éclaircie, se révèle dans sa matérialité, sa substantialité, sa présence1. L’autre incident analogue est la vue d’une photographie représentant un site forestier (clairière, rivière) sans attrait. Ce qui a frappé le narrateur, ce sont les barres lumineuses dérivées du soleil. Ce dernier est représenté dans le tableau en tant que rayons posés sur l’eau de la rivière. Là aussi, c’est la même émotion à cause d’une présence indépendante des éléments environnants. L’émotion et le charme suscités par ces deux expériences et où se conjuguent plusieurs éléments antinomiques (lumière/ombre, réel/irréel, transparence/opacité) ne rappellent-ils pas « le plaisir exceptionnel » et « la félicité de la minute présente » dont parle Proust2 ? Tout comme la lumière qui se révèle dans sa substantialité, indépendamment de ce qu’elle éclaire et indépendamment de la source d’où elle vient, la poésie s’affirme par sa présence indépendamment des thèmes qu’elle traite et indépendamment de l’auteur (Le Ruban au cou d’Olympia, pp. 128-133). L’écriture peut se manifester sous diverses formes. Mais celle que cherche Leiris est celle qui a le plus d’ardeur et qui contient le plus de lumière ; c’est celle qui donne l’impression de « présence absolue », c’est l’écriture-poésie parce que son activité se fait à l’instant présent :
1
L’expérience de la lumière chez Leiris rappelle de très près l’expérience du train chez Proust. En effet, la lumière du soleil aide le narrateur non seulement à saisir la beauté du paysage extérieur mais aussi à éprouver le bonheur de l’existence. À son réveil le matin, le narrateur voit, par la fenêtre « des réserves de lumière ». Grâce à la lumière, et à travers la fenêtre aussi, le narrateur perçoit ensuite à la gare une grande fille « qu’illuminait obliquement le soleil levant » : « Je ressentais devant elle ce désir de vivre qui renaît en nous chaque fois que nous prenons de nouveau conscience de la beauté et du bonheur » (À l’Ombre des jeunes filles en fleurs in Œuvres complètes I, op.cit., pp.15-16). 2 Proust dit que la sensation présente, intérieure, est tellement puissante que passé et avenir sont abolis : « j’étais enfermé dans le présent, comme les héros, comme les ivrognes, momentanément éclipsé, mon passé ne projetait plus devant moi cette ombre de lui-même que nous appelons notre avenir » (ibid., pp. 172-173). Malgré ce rapprochement, Leiris n’expérimente pas l’extra-temporalité qui consiste, chez Proust, dans la superposition imprévisible de deux éléments hétérogènes (en l’occurrence, deux endroits différents) dans une même sensation : « Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous pour la sentir l’homme affranchi de l’ordre du temps. » (Le Temps retrouvé in Œuvres complètes IV, op.cit., p. 461)
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Même si le contenu de ce que j’écris est rétrospectif, j’écris toujours au présent. Écrire, c’est être présent : être là et vivre pleinement cet instant qui fait exister le mouvement de ma plume (Journal, p. 686).
Cette expérience de la « présence » pendant l’écriture remet l’auteur à sa juste place. Dorénavant, celui-ci surmonte l’anachronisme de l’avenir et celui du passé. Être présent pendant le travail d’écriture s’oppose donc radicalement à l’attitude prospective (vivre à travers des projets futurs) comme à l’attitude rétrospective (l’autobiographie comme un regard et un repli sur le passé). L’écriture-avènement Dans la quête de l’écriture, Leiris examine les modalités pour qu’il y ait création littéraire ou artistique. L’écrit idéal existe-t-il ? L’individu est-il capable de produire un écrit créatif ? Leiris voudrait revenir à la source première et, d’abord, l’identifier1. Quel est le seuil à partir duquel on peut dire que telle œuvre relève de la création et qu’elle est absolue ? Comme on l’a vu, Leiris n’hésite pas à qualifier d’échec ou d’insuffisance des essais qui ont eu du succès auprès du public. Sans céder au critère de la réception de l’œuvre, quoique favorable, il ne voudrait surtout pas tomber dans les lieux communs si souvent rabâchés, ou se contenter d’une sorte de création ou de création dans une certaine mesure. Il veut appréhender le secret de la création qui s’exprime dans ce qu’il nomme tantôt écriture suprême, tantôt poésie pure, tantôt écriture poétique ou autobiographique et tantôt littérature. Leiris s’interroge, au moins deux fois, sur le rapport entre l’écriture et l’inspiration poétique : Laisser se faire, ou faire en sorte que quelque chose se fasse, telle serait l’alternative et, pas plus maintenant qu’hier, je ne sais laquelle des deux voies choisir […] (Le Ruban au cou d’Olympia, p. 109). « attendre d’être inspiré pour écrire » ou bien « écrire pour être inspiré » (Journal, 11 octobre 1942).
1
Dans son Journal, Leiris inaugure l’année 1935 par la réflexion suivante : « Retrouver la source première… » {phrase qui me poursuit longtemps, conçue comme un début de poème} (Journal, p. 290).
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Y a-t-il un moment particulier à partir duquel « jaillit » l’écriture ? Où réside au juste le secret de la création littéraire ? Dans sa quête, Leiris voudrait intervertir les rapports entre l’individu et les mots. Il effectue une vraie révolution en mettant en question le mode de représenter le monde : il souhaite explicitement que l’individu soit objet et le langage sujet agent ! Que les mots me cherchent au lieu que je cherche mes mots ! […] Qu’ils tombent d’eux-mêmes sur le papier et y pèsent de toute leur substance ! (À cor et à cri, p. 180) Demander aux mots de bien vouloir penser pour moi 1 (Langage tangage, p. 98)
Leiris déplace le centre de sa recherche de l’homme vers les mots, le langage, l’écriture. La réponse qu’apporte Leiris à la question de la création artistique est la suivante : laisser l’écriture commencer le processus de la création et faire de l’homme son objet ! L’homme ne créant plus le texte, mais étant créé par le texte ! Or, comment ce qui est fait par les mains de l’auteur ne dépendra-t-il plus de lui ? C’est comme s’il préconisait le passage à une nouvelle ère (« l’écriturisme ? », le terme est de moi). On voit bien que Leiris cherche la plénitude du texte à la différence de Green qui cherche à réaliser la plénitude de l’individu. Il va sans dire que ce type de création artistique reste, chez Leiris, de l’ordre du souhait et de l’abstraction pure. Mais Leiris n’arrête pas ses spéculations. Il voudrait accéder, comme Proust, à l’universel par la voie de l’individuel. Ne pas cantonner son propre monde à son œuvre ni son œuvre à son propre monde, mais faire éclater les limites du microcosme afin que celui-ci configure le macrocosme : « pour que la chose insigne qui m’arrive ait force d’événement qui arrive », affirme-t-il. (Frêle bruit, p. 377) Cette chose insigne qui lui arrive est, bien entendu, l’écriture. Comme les illuminés qui subissent la grande Vérité, Leiris subit la vérité de l’écriture. Ainsi, l’autobiographie avec Leiris relève d’une problématique plus vaste que le simple fait d’écrire sa propre vie. Leiris finit par vouloir faire parler l’écriture. De quoi celle-ci doit-elle 1
Se lit en filigrane, dans les phrases citées, l’influence de Mallarmé : « L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots » (Œuvres complètes I, op.cit., Introduction, pp. XV-XVI).
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parler ? D’elle-même : la poésie « ne parle de nul événement autre que son propre avènement » exactement comme cette Olympia qui, dans le tableau de Manet, « a l’air d’être là exclusivement pour être là, dans l’absolu de sa présence » (Le Ruban au cou d’Olympia, pp. 208-209). 3 — La dominante esthétique du suspens Pour Leiris, l’écriture est un travail permanent parce qu’elle cherche moins à réaliser un but qu’à identifier le but à réaliser. Les événements du passé qui s’entremêlent à l’écriture sont des prétextes ou, du moins, des données accessoires. Leiris compare son travail à la chimie d’après sa façon de « triturer, filtrer, doser, manipuler » (Biffures, p. 293). Il nuance : il ne se compare pas à un « alchimiste illuminé » mais à un « praticien de laboratoire » (ibid.) parce que l’écriture reste inachevée. D’où la conception de la gratuité du travail qui nourrit le principe du Livre inachevé. Le principe de l’inachèvement Leiris souhaite écrire un livre similaire au « Livre absolu » de Mallarmé, un travail qui n’a été « finalement jamais écrit », mais qui a été « conçu comme l’œuvre totale en laquelle l’univers se résume et se justifie1 » (Fibrilles, p. 165). Or, comme Leiris craint le fini, l’achevé, il dépouille sa recherche de sens en déclarant au terme des Biffures que son livre est « au bord extrême du vide » et non pas une construction en voie de se terminer. À ce moment-là, il affirme que, grâce à cet aboutissement creux, il ressent une « réelle euphorie » tant physique que psychique « comme si, jamais, je ne devais mourir », explique-t-il (Biffures, pp. 287-288). Au point final qui implique la mort, il préfère le « point mort » dans le sens de l’incertitude, le possible. Sa conception est la suivante : arrêter d’écrire non pas parce qu’on a tout écrit ou qu’on n’a rien à écrire mais parce qu’on n’a pas tout écrit, ce qui sous-entend qu’il y a un avenir, que le travail viendra, qu’on le reprendra. L’attente de l’avenir est vue comme une renaissance : « mettre tout en sommeil jusqu’à ce que […], le cerveau nettoyé par ce temps de repos, je puisse faire peau neuve » (ibid.). Par conséquent, malgré le plan de départ établi par Leiris, l’ouvrage 1
De la même façon, dans une nouvelle intitulée La Bibliothèque Totale, Borges dit que le « caprice ou l’imagination ou l’utopie d’une Bibliothèque totale » a hanté les hommes depuis longtemps ; il fait remonter cela à la Métaphysique d’Aristote (La Biblioteca Total in El Sur, Emecé, Barcelona, 1999, pp. 24-27).
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autobiographique n’offre toujours pas le principe qui le régit : « cet ouvrage dont j’attendais qu’une règle en émerge », rappelle Leiris (Frêle bruit, p. 284). L’autobiographie s’inscrit dans la nécessité de l’attente. La conception de Leiris d’une écriture inachevée correspond à sa « répugnance envers ce qui est achevé, parfait » dans la vie quotidienne (Fourbis, p. 90). Par exemple, l’auteur justifie son angoisse et sa timidité dans les « hôtels de luxe » par leur imperfection : « qui dit parfait dit achevé, ce qui signifie sans espoir » (ibid., p. 93). Aux « hôtels de luxe », il préfère les bons hôtels qui le font disposer d’une certaine « marge d’imperfection », grâce à quoi les choses sont mieux goûtées et vécues : « [p]référer, à celui qui est, celui qui n’est pas encore ou n’est pas tout à fait » (ibid., p. 91) parce que l’achevé annonce le désenchantement alors que l’inachevé stimule et fait désirer. Le confort dans la marge inachevée, Leiris le transpose dans cette écriture en cours, cette expression continue qu’il poursuit sans se lasser. Rejetant l’idée de la perfection1 pour son œuvre, il opte pour le tâtonnement et la fragmentation malgré la cohérence et l’ordonnance des séquences ; d’où la discordance entre l’ambition du projet de l’auteur (trouver une règle d’or qui préside son jeu d’écrivain) et la modestie apparente de son jugement qui considère sa Règle du jeu comme une ébauche. Il est légitime de se demander si le jugement de Leiris relève de la modestie ou bien de l’orgueil. N’est-ce pas prévenir la critique en jouant la carte de « l’imperfection » ? Sa position n’estelle pas plutôt défensive par rapport au pôle esthétique ? Que devient dans ce cas-là l’absolu ? Serait-il problématique, voire impossible ? Comment Leiris concilierait-il le statut d’inachèvement de l’œuvre avec la quête de l’absolu ?
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Gide exprime la même conception de la littérature à travers un personnage de romancier, Edouard : « X… soutient que le bon romancier doit, avant de commencer son livre, savoir comment ce livre finira. Pour moi, qui laisse aller le mien à l’aventure, je considère que la vie ne nous propose jamais rien qui tout autant qu’un aboutissement ne puisse être considéré comme un nouveau point de départ. « Pourrait être continué… » c’est sur ces mots que je voudrais terminer mes FauxMonnayeurs » (Les Faux-Monnayeurs, op.cit., p. 379).
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Le principe de la gratuité L’écriture pour Leiris est une activité en œuvre. Qu’elle rappelle la finitude de l’être ou qu’elle serve à faire disparaître l’angoisse de la mort, l’écriture reste l’activité essentielle que Leiris pratique par « pur plaisir » ; elle est « plus proche de la gratuité que de la nécessité », répète-t-il (Langage tangage, p. 149). Elle existe pour elle-même. C’est le même principe de gratuité qui régit le goût de Leiris pour le bordel (ce lieu où l’amour est pur plaisir) et qui, sur le plan esthétique, le pousse à chercher la poésie pure. L’auteur se rend compte qu’il ambitionne la gratuité de l’écriture en dépit des mille prétextes qu’il a évoqués : Force m’a donc été de reconnaître que mes buts successifs (changer la vie […] guérir ma vie […] dégager la règle […]) n’avaient été que des essais de justifier à tout prix ma prédilection impénitente pour cette activité à laquelle on peut aimer follement s’adonner sans y chercher autre chose que le plaisir immédiat de s’y consacrer et d’en affronter les aléas, bref pour ce jeu à quoi je joue en une interminable partie : écrire (Langage tangage, p. 139).
Lejeune constate : « L’échec, pour Leiris, aurait été de trouver une règle du jeu, sa réussite est de mener à lire son absence dans le langage1 ». Ainsi s’esquisse une écriture qui est sa propre cause et sa propre fin, qui est immédiate, qui procure le plaisir et que la mort n’atteindra pas. Leiris semble trouver une solution au conflit entre l’inachèvement de l’écriture d’une part et l’achèvement de l’auteur écrivant d’autre part. La solution consiste dans le travail continu d’un livre qui soit « un tout autonome à quelque moment que (par la mort, s’entend) il soit interrompu ». Autrement dit, l’œuvre doit être déjà une œuvre d’outre-tombe (Journal, p. 614). En dernière instance, le sens et la fin de la recherche résident dans la recherche elle-même, indépendamment de l’accès à un objet déterminé. Si on tient ce que l’on cherche, on n’aura plus besoin de continuer la recherche. Leiris comprend enfin qu’il n’a pas besoin de chercher le sens, qu’il vaut mieux au contraire ne pas y penser. En effet, alors que Biffures et Fourbis se terminent sur une touche de malaise dû à l’évanescence du sens, Le Ruban au cou d’Olympia, l’avant-dernier essai autobiographique de Leiris, s’oriente vers 1
Lejeune, Le Pacte autobiographique, op.cit., p. 287.
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l’euphorie à cause justement de l’absence de sens1. Il convient de préciser que le sens y est absent, pas décomposé. Cet ouvrage s’ouvre sur un dialogue, fictif bien entendu, entre un « lecteur » ou une « lectrice » et l’auteur. Il en sort un effet plaisant dû au contraste entre cette volonté de transparence d’une part et l’absence de sens d’autre part : – Dites-vous bien, lecteur ou lectrice, ou dis-toi bien (car à me lire tu deviendras de mes proches) que si je dis ici, c’est plus pour dire que pour dire quelque chose. – Comment, tu parles pour ne rien dire ? – […] – Si je savais (ce que je veux dire), je n’aurais pas besoin de le dire. (Le Ruban au cou d’Olympia, pp. 8-9)
Leiris affirme le plus paisiblement possible son ignorance quant à l’objet et au sens de sa quête. Et cela ne le détourne pas de l’écriture, bien au contraire. Ce tournant montre que la quête de Leiris trouve sa pleine maturité dans Le Ruban au cou d’Olympia. Ce n’est qu’en écrivain sûr de sa virtuosité qu’on peut énoncer non pas la désintégration ou la dissolution du sens, mais tout bonnement son absence. Dire sans savoir au juste que dire montre la confiance que Leiris place dans la parole qu’il veut dépouiller de tout message utile afin de lui rendre son attribut « ontologique » indépendamment des données extérieures. Comment réconcilier le sincère désir de s’engager dans les problèmes du monde avec le désir effréné pour une activité de pur plaisir ? Leiris n’en parle pas. Mais le paradoxe ne se limite pas à Leiris. Il semble que ce soit un problème sur lequel butent la plupart des écrivains contemporains. Roland Barthes apporte une réponse par une prise de position philosophique qui admet une conduite « plurielle ». Barthes s’explique : C’est-à-dire, d’une part, j’admets très bien qu’on coïncide aussi profondément qu’on le peut avec les problèmes militants de son époque, mais qu’en même temps on ne se croie pas obligé, pour cela, de censurer
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Toutefois, rien que par le simple ordre syntagmatique des mots, ne surgit-il pas un certain « sens » ? Roland Barthes parle des « effets de sens » que produit l’ordre de l’alphabet « malin » (Roland Barthes par Roland Barthes, op.cit., p. 720).
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l’activité érotique d’écriture. C’est une option : cela dépend si l’on a une philosophie moniste ou une philosophie pluraliste1.
Négation ou plénitude ? Leiris commence la deuxième partie du Langage tangage par citer la phrase que lance Faust à Méphistophélès « Je brûlerai mes livres2 ! » Et Leiris de se demander si, dans son cas aussi, il ne vaut pas mieux brûler ses propres essais autobiographiques : « [b]rûler mes livres : me punir par où j’aurai péché et détruire le corps du délit » (Langage tangage, p. 85). Pourquoi, après l’aveu (et la narration) dans les six premiers essais autobiographiques, le désir du rejet, le désaveu, dans le dernier ? Leiris avance le prétexte qu’il se voit confiné, après tant de livres, dans les limites de la littérature. Leiris se reproche d’avoir circonscrit la poésie, de l’avoir coupée du monde et de s’être laissé emporter dans son sillon : « au lieu d’être une ouverture la littérature s’est pour moi refermée sur elle-même » (ibid., p. 87). Le péché de Leiris serait d’avoir adoré ses livres jusqu’à oublier le reste3, c’est-à-dire la vie, 1
Dialogue avec Maurice Nadeau, 1974, dans « Où/ ou va la littérature ? » in Œuvres complètes IV, op.cit., pp. 556-557. 2 Certains écrivains, sous-estimant leurs propres travaux, osent les détruire ou demander qu’on les détruise. Kafka demande cette faveur à son ami Max Brod. Mallarmé, pressentant la mort, envoie à Marie et Geneviève Mallarmé une « Recommandation quant à mes Papiers » dans laquelle il leur demande de détruire les feuillets inédits qu’il qualifie de « grand embarras » : « Brûlez, par conséquent : il n’y a pas là d’héritage littéraire, mes pauvres enfants. » (Mallarmé, Œuvres complètes I, op.cit., p. 821). Les écrivains soucieux de donner le meilleur d’euxmêmes sont hantés par le « meilleur livre » et ils se demandent que faire avec le « moins bon ». Lorsqu’on a dit à Simone de Beauvoir que son livre La Force de l’âge dépassait en qualité les livres précédents, elle s’est demandé : « devais-je, comme certains le suggéraient, brûler tout ce que j’avais fait avant ? » (Beauvoir, La Force des choses II, op.cit., pp. 398-399). Un phénomène inverse se passe avec François Nourissier qui, lors du vol de son manuscrit dont il n’a pas de copie, s’est mis à imaginer, entre autres, que c’est justement celui-ci (le perdu, le brûlé) qui est le meilleur parce que ce n’est pas « seulement le fruit de dix-neuf mois de travail mais la fine fleur de quarante années de tâtonnements, une réussite de forme en quelque sorte exigée par le propos » (Nourissier, Roman volé, Gallimard, Folio, 2002, p. 21). 3 Il convient aussi de s’interroger sur l’instance du lecteur qui absorbe les livres des autres et s’y enferme. Serait-il pareil à l’auteur ? La réponse tend vers l’affirmative et pour cela il faudrait qu’à son tour il s’en émancipe en brûlant les livres. Gide incite le lecteur à se dégager de tous les livres lus, pour revenir à soi-même et puis aux autres : « Que mon livre t’enseigne à t’intéresser plus à toi qu’à lui-même, –
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même si sa propre vie se trouve dedans. Le livre de Leiris, serait le « corps du délit » à cause de l’impossibilité de l’absolu. Brûler ses propres livres ne répète-t-il pas le geste du suicide manqué ? Leiris s’affirme donc en tant qu’« homme tragique » par excellence, tel que défini par Lucien Goldmann. Par conséquent, d’après la propre explication de Leiris, les livres constitueraient le corps du délit parce qu’ils n’ont pas pu réaliser l’objectif (l’un des objectifs) de leur auteur de « s’ouvrir » et de se comprendre ou de trouver la vérité absolue qu’il cherche. Mais le Livre absolu de Mallarmé auquel Leiris souscrit aveuglément ne sousentend-il pas un univers total, complet ? Alors que Mallarmé a laissé son Livre inédit, Leiris a bien publié et mis en vente ses écrits 1. L’auteur de La Règle du jeu se plaint-il de ne pas avoir été aussi intransigeant que son auteur de prédilection et d’avoir publié ses livres ? Leiris dit que publier un livre équivaut à lui faire subir son « avatar définitif » et le marquer par le « figé » (Fourbis, p. 8). En jouant sur le sens et le contresens du mot avatar, on peut signaler l’ambivalence que suscite un livre écrit : d’un côté, c’est la phase d’un processus ou d’une métamorphose ; de l’autre, c’est un malheur. Leiris se sent-il faillir à son engagement ? Son projet a-t-il été déformé en cours, son intention trahie, ses espoirs trompés ? De sorte qu’au lieu de dire la vérité, il n’a fait que commettre une contre-vérité et donc un délit, un péché par rapport à son projet initial de se comprendre et d’aider les autres à se comprendre eux-mêmes. Si ce qui est dit n’est pas la vérité malgré l’effort de l’auteur, celui-ci a-t-il raison de se dénoncer ainsi, de se détracter et de vouloir se châtier par la destruction de toute son œuvre ? A-t-on le droit de parler de « mensonge » là où il y a recherche, donc mutation et même maturation ? Ne peut-on pas avancer, au contraire, une hypothèse moins littérale, une hypothèse plus mystique en quelque sorte ? Opposer à la tiédeur de l’ignorance l’ardeur de l’illumination. Au lieu d’aboutir aux deux contre-résultats (la fermeture et la contre-vérité), les livres auraient, au puis à tout le reste plus qu’à toi » (Les Nourritures terrestres, op.cit., p. 15) « Il faut, Nathanaël, que tu brûles en toi tous les livres » (ibid., p. 30). 1 Dans la mouvance de la critique de la réception, Philippe Lejeune associe l’achèvement d’un livre à sa réception : « Un texte n’est pas achevé tant qu’il n’est pas publié et lu, à la fois par la masse du public, et par ses destinataires plus proches que sont les gens avec lesquels on vit. » (Le Pacte autobiographique, op.cit., p. 276)
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contraire, aidé leur auteur à accéder au vertige de la révélation, à la vérité. Cette hypothèse confirme l’une des « ambitions » imaginaires de Leiris qui est justement de faire fusionner les contraires, à savoir la vie et la mort. Déjà dans Fibrilles, l’auteur envie ce « papillon grisé par le foyer lumineux et qui vient s’y consumer ». À ce stade-là, la fusion des contraires dans une même pulsion resplendissante tient lieu d’une grande découverte. Leiris recourt à cette image du papillon pour démontrer une racine commune à la « fureur de vivre » et à celle de « se détruire » (Fibrilles, p. 202). C’est le vertige de l’illumination1. Leiris pressent qu’il n’y a de « grande poésie que totale (conjuguant vie et mort) » (ibid., p. 291). Mais quand et comment traduire et appliquer cette découverte intuitive et théorique sur le plan personnel ? Sacrifier au feu l’essentiel sorti de nous, tuer ce qui a constitué notre passion, est-ce le couronnement de notre destin, le sens de la beauté ? L’art atteindra-t-il son comble dans son immolation2 ? Ce serait une forme de synthèse réconciliatrice où régnerait moins une tension qu’un éclatement de la tension, c’est-à-dire une détente éternelle. D’après cette hypothèse, le nouveau souci, substitué à l’angoisse de notre propre destruction, se rapporterait-il au perfectionnement, puis à l’anéantissement, de l’art ? Les livres de Leiris l’auraient-ils aidé dans la voie de la connaissance de soi et de la connaissance des lettres ? de la connaissance tout court ? Par conséquent, l’auteur aurait pénétré le mystère du savoir, détenu la clé de la vérité, en même temps que celui de l’art. Il se connaît bien, il est prêt à s’améliorer et, en même temps, il maîtrise dorénavant le verbe, il sait distinguer, en ce qui concerne le langage, entre le mauvais et le bon (éviter les mauvais tours et les mauvaises tournures de phrases, choisir la musique et l’harmonie dans les mots). Autrement dit, il serait arrivé à chanter au lieu de crier, à psalmodier au lieu de dire des platitudes. L’auteur devient donc, sur le plan de la manipulation du langage, omnipotent et illuminé comme les dieux ; donc « parfait » 1
Consulter les pages 203-206 dans Fibrilles où Leiris exploite en détail la combinaison du vertige de l’amour (avec une femme), du vertige de la mort (horreur du gouffre) et du vertige de l’art (harmonie). Dans Frêle bruit, Leiris emploie l’expression « orgasme destructeur » qui consiste dans une « exaltation charnelle brisant positivement les limites de l’être » (p. 376). 2 Cela rappelle sans doute les sacrifices antiques et mythiques qui sont moins des victimes que des offrandes aux divinités, c’est-à-dire qu’elles sont élues pour leur perfection (beauté, pureté, chasteté, jeunesse, etc.) plutôt que pour leur avilissement ou leur immoralité.
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(état dont il a horreur), donc fautif, coupable, condamnable, pécheur, etc. Aurait-il été mieux pour lui, comme dans le cas d’Adam et Ève aux premiers temps du paradis, de rester ignorant et innocent ? Dans Fibrilles, Leiris rapporte un récit qu’on lui a fait à propos du sculpteur d’un temple admirable qu’il a visité lors de son séjour en Chine. L’homme en question, désespéré par la mort de sa bien-aimée, se retire du monde et se consacre à l’art : il sculpte, au sommet de la montagne, le temple taoïste et ses ornements dont un personnage doré qui le représente (autoportrait). Une fois ce travail achevé, l’artiste n’en tirant aucune consolation, se jette du haut de la montagne. Et, malgré l’incompréhension du récit à cause de l’incertitude du guide et de la traduction imparfaite de l’interprète, Leiris donne sa propre interprétation au geste du moine artiste : Quand il s’est jeté au bas de la montagne, était-ce vraiment en homme désabusé qui constate que l’art ne guérit pas le chagrin ou en mystique qui pousse au comble son ascèse et fuit la vie après avoir renoncé à son train ordinaire, comme s’il n’était possible d’accéder à une plénitude que par le geste extrême dans lequel, à jamais, l’individu se nie ? (Fibrilles, p. 201)
Peut-être, plus simplement, Leiris voudrait-il brûler ses livres parce que cela correspond à la mort comme ultime absolu et à la conception qu’il se fait de la poésie (gratuité et pur plaisir). Comme elle est à la fois nécessaire et gratuite, la poésie est digne – elle qui contient sa propre finalité – de destruction à la fin des jours de son auteur1. Toutes ces hypothèses, séparées, peuvent être plausibles. Les combiner est plus difficile à admettre. En effet, s’il est théoriquement possible de prouver qu’on atteint le foyer de la lumière au point de s’aveugler, il est absurde de l’appliquer à la vérité et de dire, par exemple, qu’on tient l’essence de la vérité au point de la perdre. La sagesse serait peut-être de maintenir le suspens. En effet, c’est cette incertitude (alimentée par les dilemmes, les paradoxes et les contradictions) qui est la pierre de touche de la quête de Leiris, et c’est par là que l’auteur s’écarte de l’expérience esthétique qui lui est antérieure.
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Cela rappelle, chez les bouddhistes tibétains, le mandala de sable qui, après avoir été religieusement dessiné, est rituellement dissous puis rassemblé et sacrifié.
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III- L’écart esthétique Dans quelle mesure Leiris s’émancipe-t-il des influences qu’il reconnaît lui-même ? Car si l’auteur emprunte à l’art parnassien, à l’Oulipo, à Proust, à Kant et à Mallarmé certaines de leurs pratiques ou de leurs idées, il s’en écarte par plus d’un aspect. Déterminer le degré de l’originalité chez cet auteur revient à relever l’écart esthétique de la Bibliothèque déjà évoquée. Jauss définit l’« écart esthétique » par « la distance entre l’horizon d’attente préexistant et l’œuvre nouvelle », ajoutant qu’un « changement d’horizon » se produit et qui va « à l’encontre d’expériences familières » ou qui atteste de nouvelles expériences1. D’abord, même si Leiris adopte la « rigueur technique » que prône l’emblème parnassien, il finit par écarter « son » art et « sa » poésie de « l’art pour l’art » parce que « l’art et la poésie ne peuvent se faire, comme [son] tourment l’exige, porteurs d’illimité » à cause surtout de la « terrible pression des contingences physiologiques » (Fibrilles, pp. 288-289). En d’autres termes, pour Leiris, même l’art n’est pas absolu. Le problème central reste la victoire inexorable du temps2. L’art, pour sa part, joue son rôle de « besoin immédiat ». L’art est un remède contre l’angoisse de la mort mais pas une victoire tangible sur le temps. En outre, à la différence de Gautier qui adopte une vision purement artistique sans se soucier du comportement moral de l’individu dans la vie, Leiris, quoique faisant de la beauté son impératif, vise dans sa recherche une saisie globale qui englobe aussi bien l’esthétique que l’éthique. Leiris cherche les liens possibles entre les deux sphères en question. L’une des différences entre Leiris et l’Oulipo, c’est que l’Ouvroir pratique la « littérature sous contrainte » et l’associe à un jeu en soi, alors que Leiris voudrait attribuer à l’art une utilité d’ordre humain : Je souhaite que la littérature que je pratique comme lecteur, comme écrivain, ne soit pas sans exercer quelque influence sur les façons d’être et de penser de bon nombre de gens (les incite à tout le moins au rêve ou à 1
Jauss, Pour une esthétique de la réception, op.cit., p. 58. Pour Baudelaire, l’art n’est pas absolu non plus. Le poète émet certaines réflexions sur le Temps victorieux : « Noir assassin de la Vie et de l’Art » (« Le Portrait ») ; « Et le Temps m’engloutit minute par minute » (« Le goût du Néant ») ; «… le Temps est un joueur avide/ Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi. » (« L’horloge » in Les Fleurs du Mal, op.cit., pages 79, 146 et 151 respectivement).
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une plus grande activité de leur imagination, si ce n’est à changer positivement leurs façons de vivre) (Journal, p. 742).
Ensuite, comme Mallarmé, Leiris veut retrouver la pureté des mots. Or, Mallarmé condamne le superfétatoire ; Leiris y recourt. Leiris se trouverait dans le dilemme entre le pur et la fioriture. D’autre part, Leiris qui veut communiquer son expérience comme le fait Proust s’écarte de ce dernier par le fait qu’il sombre dans des spéculations intellectuelles qui tantôt s’imbriquent tantôt se désaccordent tandis que, pour Proust, la vérité réside nettement dans l’essence qualitative des sensations. Quant à l’analogie entre Kant et Leiris, elle réside dans l’inachèvement de l’entreprise que chacun s’est proposée. Leiris, par principe, prône l’inachèvement de l’œuvre d’art ; Kant, lui, reconnaît que son propre système philosophique reste « inachevé » tout en postulant que la philosophie en général peut atteindre l’achèvement. Il écrit à un ami que la philosophie est capable d’achèvement1. La nouveauté de Leiris, c’est qu’il est le premier à vouloir transférer les soucis esthétiques et moraux au terrain de l’autobiographie et à vouloir en faire une « poétique de l’autobiographie » ou « un art de l’autobiographie » ou encore un « art poétique » selon ses propres termes. Or Leiris ne réalise jamais son souhait de tirer la règle du jeu (un système combinant la littérature et la morale) ; ce qui équivaut à dire que la quête d’absolu de Leiris n’aboutit pas. Que la poésie soit fuite du réel ou présence dans le réel n’apporte pas l’aphorisme absolu et continu. Certes, Leiris goûte, par moments, une félicité passagère, mais il reste, à d’autres moments, indécis et insatisfait. Ainsi, alors qu’il espère que la poésie affronte la réalité, une fois qu’il se trouve dans cette étape-là, il se dit « déçu de n’y pouvoir trouver un opium ou un moyen de se fuir » (Frêle bruit, p. 304). Si l’on veut repasser les différents éléments qui caractérisent l’autobiographie (poétique) de Leiris, on ne peut s’empêcher de se demander s’il y a harmonie ou exclusion entre les différents concepts 1
« I see before me the unpaid bill of my uncompleted philosophy, even while I am aware that philosophy, both as regards its means and its ends, is capable of completion. It is a pain like that of Tantalus though not a hopeless pain » (Kant, “Letter to Christian Garve, September 21, 1798” in Philosophical Correspondence 1759- 99, U of Chicago, Chicago, 1967, p. 251).
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et principes que prône l’auteur. Par exemple, comment concilier le désir d’absolu (arriver à un système qui engloberait l’esthétique et l’éthique) avec le confort dans l’inachèvement, ce « work in progress » ? La réponse est que l’écriture absolue serait dans le travail continu. La finalité de la quête résiderait dans son inachèvement, son impossibilité, son utopie, son « irréalisation » comme le dit Leiris. En même temps, l’absolu, s’il existe, s’obtient par la mort. Or, ce n’est pas dans la recherche de la mort volontaire que réside la gloire parce que se suicider « ne serait qu’un aveu de défaite » (Fibrilles, p. 291). Leiris est tiraillé entre « engagement dans la vie » et le « non engagement dans la vie ». Il commence par s’engager dans la réalité vivante. Quinze ans plus tard, il écrit qu’il ne veut pas que son réalisme soit engagement dans les problèmes de la vie ; il écarte la « littérature engagée » qui nierait à l’art sa propre fin (Journal, p. 742). À une « littérature engagée » qui dépend de l’actualité, Leiris oppose donc une littérature qui engage l’individu dans la recherche de sa personne aussi bien esthétique que sociale et politique ; donc, une littérature qui, le cas échéant, pourrait aborder l’actualité mais sans prendre position. Pour Leiris qui change souvent de position, l’art conjure l’actualité non pas dans le sens qu’il expose l’actualité à la censure, mais dans le sens qu’il ne s’y soumet pas. L’expression « littérature engagée » lui paraît un oxymore parce que la littérature, qui est un art, est libre par définition. Son essence est sacrée. Aux antipodes de l’art, inutile, gratuit, et où « c’est le style qui prime », se placent la politique et la religion qui cherchent l’efficacité « parce que dans l’une comme dans l’autre c’est la fin qui est prise au sérieux et non les moyens par lesquels on y accède » (ibid., p. 590). Enfin, peut-on demander à la littérature une vérité absolue ? La littérature peut-elle dépasser les conjonctures ? L’amour absolu pour l’écriture en soi (à travers l’écriture sur soi) amène Leiris à se demander si celle-ci peut atteindre à une vérité absolue ou à un code universel qui seraient indépendants des circonstances. Or, le résultat est négatif pour Leiris qui explique qu’un portrait écrit fixe l’image du modèle qui a pourtant changé parce qu’il est en proie à l’action du temps. Cette conclusion correspond à la vision dynamique qu’a Leiris de la littérature : il n’y a pas de point d’arrivée définitif parce que la littérature ne peut être réduite à un dogme, puisque finalement ses règles sont relatives, pas apodictiques. En conséquence, Leiris énonce 183
en pleine déception qu’il serait absurde de « demander à la littérature ce qu’elle n’est pas en mesure d’apporter, une vérité indépendante des époques et des milieux » (Fibrilles, p. 229). N’y a-t-il pas un paradoxe entre, d’un côté, le fait de constater que la littérature est contingente, donc ayant des règles relatives et, de l’autre côté, le fait de travailler pour que la littérature se dégage de l’actualité et s’érige en absolu ? Leiris se contredit-il en déclarant que, d’une part, l’art n’est pas transcendant mais que, d’autre part, l’art doit atteindre la finalité des finalités qui est la transcendance ? Pas du tout, parce que c’est le propre du penseur et du philosophe que de s’interroger sur les problèmes qui les préoccupent sans nécessairement y apporter de solution définitive. Cela dit, on admet que le paradoxe caractérise l’esprit de Leiris. Peut-être Leiris a-t-il voulu sciemment que la conjonction des opposés soit la caractéristique de son œuvre. Blanchot dit que l’œuvre est « cette exaltante alliance des contraires1 ». L’œuvre de Leiris est sans doute née de toutes sortes de conjonctions des contraires. Par voie de conséquence, il n’est pas difficile au lecteur néophyte de prendre Leiris en flagrant délit de contradiction. Par exemple, tantôt Leiris arrive, dans sa réflexion sur le langage, à la conclusion que les mots appartiennent au public et s’adresse au lecteur comme à un de ses « proches » (Le Ruban au cou d’Olympia, p. 8), tantôt il considère sa femme comme le seul « témoin ou spectateur » de sa vie, son seul « public » (Journal, p. 329). Pour le lecteur néophyte, Leiris jongle avec les mots ou bien commet une maladresse en retirant au lecteur public et au lecteur critique leur rôle dans le langage « communautaire ». Pour le lecteur attentif, il y a évolution (plutôt que contradiction) due à l’esprit critique de Leiris qui réfléchit constamment sur le langage. Si l’on regarde les dates correspondantes aux deux déclarations contradictoires, on constate qu’au début de sa carrière (en 1940), Leiris considérait sa femme comme son seul « public » ; mais qu’à force de méditer sur le langage, il arrive quarante ans plus tard, dans Le Ruban au cou d’Olympia publié en 1981, à la conviction que ses lecteurs constituent son vrai « public ». De même, pour le lecteur néophyte, Leiris se contredit quand il se dit préférer « l’art réaliste » à « l’art idéaliste », puisqu’il s’enferme pratiquement dans le monde des abstractions. Pour le lecteur averti, le 1
Blanchot, L’Espace littéraire, op.cit., p. 300.
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réalisme de Leiris réside, à l’instar de Proust, dans sa subjectivité ; Leiris emprunte à la réalité ses thèmes et traite ces derniers en fonction de son souci qui est l’essence de la parole poétique. Enfin, pour le lecteur néophyte, Leiris est un auteur relativement difficile qui complique plutôt qu’il n’arrive à résoudre la problématique qu’il pose. Pour le lecteur avisé, Leiris est, tout simplement, un auteur sceptique, un vrai philosophe, qui réfléchit en profondeur et en toute fraîcheur – depuis la source – à la problématique qu’il pose. Chez lui, l’écriture est tout simplement un moyen de chercher la vérité.
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Chapitre troisième Synthèse comparative entre deux univers littéraires On se rend mieux compte de la divergence entre Green et Leiris, une divergence qui se traduit aussi par des approches critiques différentes en abordant leurs univers respectifs. En effet, on illustrait Green par des allusions à Gaston Bachelard et à Gilbert Durand qui sont des critiques qui ont étudié principalement l’imaginaire impulsif, irraisonné, primitif… alors que Leiris était associé aux auteurs critiques, tels que les théoriciens de la réception ou de la psychanalyse ainsi que Roland Barthes et Maurice Blanchot dont la préoccupation majeure consistait à étudier en profondeur l’écriture, la poésie, la littérature… L’opposition majeure entre l’autobiographie de Green et celle de Leiris est le règne de la rêverie et de l’imaginaire, de l’invisible et du fantasme chez le premier en face du règne de l’idéal, de la réflexion, de l’intellectualisme et de la méta-textualité chez le deuxième. Je fais une dernière analogie qui rappelle quelques aspects dans le processus de la création littéraire. L’analogie porte sur : la conception et la valeur du Verbe, le contenu thématique et le genre autobiographique (conception et production). 1 — La conception et la valeur du Verbe Green et Leiris investissent chacun la parole d’un rôle différent. Pour le premier, le Verbe marque l’origine ; pour le deuxième, le Verbe exprime une originalité. Green, qui se laisse entraîner par la coulée des phrases, croit au Verbe créateur de la première ligne de la Sainte Écriture. Écrivant son premier texte, il imite de son mieux « la phrase dépouillée » de la Bible (Jeunesse, p. 1297). Pour Green, l’autobiographie retrace, symboliquement, la création de l’univers. Dieu l’a fait par le Verbe dit, l’homme le fait, à ses dimensions, par le Verbe écrit. C’est toujours la parole qui jaillit, qui éclaire, qui sépare, qui crée. On y reconnaît facilement la parolelumière « Que la lumière soit ». Après tout, il n’est pas étonnant que la mémoire de Green (et peut-être toute mémoire, à l’exception de celle des aveugles) soit essentiellement visuelle, donc une mémoire qui valorise l’organe qui « voit » en le faisant régner sur l’univers qui
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se crée1. Pour Green, la poésie a le pouvoir magique de recréer le monde. En revanche, Leiris se moque de sa tendance naïve passée qui lui faisait croire que le poète, « vraiment magicien du langage, avait le don de régénérer les choses » (Langage tangage, p. 136). Déjà à l’époque de L’Âge d’homme, l’auteur croyait que le poète était un « démiurge » (L’Âge d’homme, p. 182). Leiris, qui pourtant sacralise la parole2 et est tenté même de la diviniser3, finit par ne plus croire « au Verbe créateur » (Langage tangage, p. 127). L’auteur se propose de réaménager le discours déjà en cours : « dire autre », précise-t-il (ibid., p. 96). Il se propose une perspective nouvelle4 : « Dur ou doux, ce qui se doit avant tout, c’est dire différent : décalé, décanté, distant » (ibid., p. 89). Pour Leiris, ce qui doit définir la parole littéraire, c’est l’excentricité, la nuance, le pouvoir de faire sentir la présence des choses (ne pas les créer à partir du néant). Leiris ne cherche pas seulement à prescrire des théories et des lois. L’énonciation de l’énoncé doit être elle-même poétique. Relisons la phrase déjà citée à voix haute. « Dur ou doux, ce qui se doit avant tout, c’est dire différent : décalé, décanté, distant. » N’est-elle pas musicale ? Et les dentales ne soulignent-elles pas le décalage, le décantage, la distance dont il est question ? C’est dans ce sens-là que la poésie qui parle d’elle-même est présente par elle-même. Les acquis de l’analyse sur le plan de la manifestation de la parole littéraire sont les suivants : Green se présente comme un auteur-créateur ou un auteurmagicien qui considère la Bible comme le Livre achevé. De son côté, Leiris s’affirme comme un auteur-acteur qui joue avec les mots et 1
Gilbert Durand associe l’œil à la lumière et au symbolisme de la transcendance : « car il est normal que l’œil, organe de la vue, soit associé à l’objet de la vision, c’est-à-dire à la lumière » ; « Quoi qu’il en soit, œil ou regard sont toujours liés à la transcendance » (Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, op.cit., p. 170). 2 Leiris dit : « Traiter le langage comme une chose sacrée, de manière à lui conserver toute sa force… » (Journal, p. 301) ; « La poésie n’est-elle pas pour moi sacrée, dans la mesure où elle est d’un autre ordre que le reste et où sa valeur n’a pas à être démontrée ? » (Journal, p. 688). 3 L’auteur exprime en fait son dilemme entre l’envie d’écrire « nature quasi divine » du langage et l’autre envie de ne pas déifier le Verbe (Fibrilles, p. 243). 4 Voici le conseil que donne Gide à Nathanaël : « Que l’importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée » (Les Nourritures terrestres, op.cit., p. 20).
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qui inscrit ses écrits dans un « livre à venir ». Leiris est un acteur qui joue à se distinguer par le texte en rejouant les cartes déjà en cours. La « formulation » est nécessaire pour que soit atteint l’un des buts de l’autobiographie, à savoir la catharsis. Alors que, pour Green, il suffit de parler, dire, écrire pour éprouver le sentiment de la libération, pour Leiris, la vraie satisfaction et la libération dérivent du comment s’exprimer, parler, dire, écrire : « il ne suffit pas de formuler, il faut que la formulation devienne chant », explique-t-il dans son Journal (p. 299). Dans À cor et à cri, Leiris classifie le verbe humain entre cri, parole et chant : Crier : trouer le calme plat Parler : tresser un lien Chanter : proférant, phrasant, psalmodiant, balbutiant, faire taire ce qui journellement vous fait mal et qui, sur le moment, sera tantôt écarté, tantôt creusé et mué en source d’enivrement (À cor et à cri, p. 106).
Pour Leiris, le cri est une déchirure apte à exprimer l’angoisse, l’horreur, la rupture du normal. La parole sert à échanger. À un niveau élevé se trouve le chant ou la poésie dont émane le bien-être. À relever aussi l’opposition entre le spontané de Green et l’artifice de Leiris. D’un côté, avec Green, c’est la nature et la simplicité ; de l’autre côté, avec Leiris, c’est la culture et l’ingéniosité. Néanmoins, les deux verbes, celui de Green exprimé immédiatement et celui de Leiris énoncé indirectement, convergent vers l’harmonie et la beauté. Si Leiris accède à la poésie par une composition savante, une écriture ingénieuse, des phrases taillées, un vocabulaire bien choisi et précis, l’écriture de Green, par contre, ne cache aucun secret entre ses lignes ; son texte coule de source. En effet, Green, qui ne planifie rien, arrive aisément, sans détour, à faire coïncider son « cri » (le premier souffle) avec le chant. Le chant de Green est incantatoire alors que celui de Leiris est virtuosité. Il convient de rappeler la coïncidence entre l’aventure de Green qui commence son livre par le « n’importe quoi » et l’aventure de Leiris dont le livre aboutit à ce « n’importe quoi ». Dans les deux cas, se décèlent le goût pour l’aventure et le souci d’explorer l’inconnu1. 1
Dans le même ordre d’idées, Gide dit qu’« en art, et en littérature en particulier, ceux-là seuls comptent qui se lancent vers l’inconnu. On ne découvre pas de terre nouvelle sans consentir à perdre de vue, d’abord et longtemps, tout rivage » (Les Faux-Monnayeurs, op.cit., p. 399).
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2 — Le contenu thématique Dans le parallélisme thématique entre les deux auteurs, ce qui saute aux yeux, en matière de quête d’absolu, c’est l’aboutissement de la quête chez Green en face de la conception d’inachèvement de toute entreprise artistique chez Leiris. Cependant, les deux auteurs se rapprochent par certains détails, comme la mort en tant que propédeutique à la conversion (mort physique de la mère de Green et mort métaphorique de ce dernier ; mort physique et métaphorique de Leiris). Chacun conçoit une variation de l’absolu : pour Green, l’absolu s’incarne en Dieu tandis que, pour Leiris, l’absolu s’incarne dans la poésie. Pour Green, accéder à l’absolu passe par un processus d’expansion ou d’extension homme/Dieu. Pour Leiris, l’absolu réside dans le suspens et la tension. La différence de nature de l’absolu est due en grande partie à ce que le premier est pratiquant, le second laïque, voire athée. Green se propose de retrouver Dieu dans sa vie parce que la grandeur de l’homme réside dans sa tendance vers cet amour absolu : « On ne sort pas du piège qui est soi-même, sauf par en haut. La seule issue, c’est Dieu1 », dit-il. En revanche, Leiris admet que Dieu n’a pas de place dans ses écrits et exprime le désir d’un « centre purement humain » et la « reconnaissance d’une humanité plus générale qui dépasse celle du moi particulier » (Journal, p. 297). En conséquence, il y a chez Green une adhésion aux lois naturelles dont la mort est une conséquence normale parce qu’il y a espérance, tandis que Leiris consent difficilement à sa propre condition mortelle, d’où la désespérance. Il projette sa métaphysique dans l’esthétique. Il est très intéressant de constater comment la quête introspective qu’est l’autobiographie recourt à un objet extérieur (l’essence de la poésie chez Leiris, Dieu chez Green) qui met en marche le processus de la connaissance de soi. Quoique la nature de l’absolu se distingue chez les deux auteurs, tous deux arrivent au bout de leur quête à l’amour de l’autre : Green grâce à Dieu, Leiris grâce à l’écriture. C’est dire que l’autobiographie est un pont avec soi-même comme un pont avec les autres ; elle est la recherche d’une identité comme la recherche d’une identification. 1
Green, En avant par-dessus les tombes, op.cit., p. 93. D’ailleurs, lorsque Green déclare vouloir « donner la parole à l’enfant », cela tient dans la logique des choses parce qu’il faut avoir un cœur d’enfant pour s’adresser à Dieu.
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3 — Le genre autobiographique Nos deux auteurs convergent dans la conception du genre autobiographique : intransigeance par rapport à la vérité, étude de la personnalité particulière de l’auteur, recherche de la réalisation d’un objectif principal qui est de mieux se connaître. En plus, les deux élaborent un projet autobiographique, et avouent faire une confession cathartique. Toutefois, il y a une différence radicale entre Green et Leiris dans la production de l’autobiographie. Premièrement, Green cherche une vérité littérale et narre les souvenirs dans leur enchaînement linéaire tandis que Leiris cherche la vérité par le détour de la raison, ce qui crée un écart qualitatif entre l’événement tel qu’il est vécu (simplicité) et le récit qui le rapporte (sophistication ; souvenirs et style travaillés). Deuxièmement, s’inscrivant dans la mouvance de la narration autobiographique traditionnelle, Green a le souci de rapporter les événements en les remettant à l’âge approprié. Il fait un récit autobiographique linéaire sans réfléchir aux classifications de ses désirs, ce que fait notamment Leiris qui élabore des essais autobiographiques. Les différences majeures entre Julien Green et Michel Leiris sont résumées dans le tableau à la page suivante. Nos deux auteurs représentent les deux extrêmes entre lesquels devraient se placer les autres autobiographes.
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Julien Green
Michel Leiris
Récit autobiographique (organisation narrative chronologique) Autobiographie conventionnelle ; narration linéaire ; discours qui se veut une monographie de la vie Simplicité esthétique ; intérêt à l’énoncé Perception et mémoire visuelles Mémoire spontanée = matrice originelle Écriture spontanée Écriture (pas importante) soutient la mémoire Phénomène de métempsycose : enfant se substitue au mémorialiste Pas de souci de théoriser sa propre démarche autobiographique
Accès facile au lecteur Lecteur libre d’interpréter le texte L’absolu s’obtient par la connaissance de Dieu et la reconnaissance du prochain. Recherche de la plénitude de l’individu Plaisir de la mémoire Ambiance détendue Achèvement de la quête dans le bonheur ; espérance ; accès à la vérité
Essai autobiographique (organisation logique) Autobiographie non conventionnelle ; contenu consciemment sélectif ; narration thématique ; discours elliptique Élaboration esthétique ; intérêt à l’énonciation, aux jeux du langage Tableaux aussi bien visuels qu’abstraits Mémoire cérébrale, contrôlée, organisée Écriture élaborée = matrice Mémoire (pas importante) sert l’écriture Phénomène de distanciation entre auteur et protagoniste Méta-textualité : énoncer des valeurs artistiques et vouloir s’y conformer Intertextualité : développer une étude autobiographique et littéraire imprégnée par des influences diverses Exige un « lecteur Modèle » (cf. Eco) avec des dispositions intellectuelles particulières Auteur dégage d’abord le sens de son œuvre L’absolu reste problématique. Peutêtre s’obtient-il par la mort ? Recherche de la plénitude du texte Plaisir de l’écriture Ambiance tendue Inachèvement de la quête ; scepticisme et interrogations
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Troisième partie Profil de l’autobiographie en France du XXe siècle
Dans les parties précédentes, on a pu voir comment deux autobiographes, tout en respectant les constantes génériques de l’autobiographie, entreprennent deux parcours extrêmes dans la création littéraire. Certes, l’autobiographie de Green et celle de Leiris ne sont pas des textes accidents du siècle dernier. Elles s’inscrivent dans le cadre du XXe siècle au même titre que d’autres autobiographies appartenant à la même époque. Toutes ces autobiographies représentent une sorte de testament qui n’a pas pour seule fonction le repérage de la singularité de l’autobiographe ni la confession de ses faiblesses, de ses égarements ou de ses préoccupations majeures. Toutes les autobiographies sont également des récits qui renseignent sur leur propre époque. À la lumière de mes nombreuses lectures des autobiographies du XXe siècle, j’ai pu repérer certains motifs thématiques (à ne pas confondre avec constantes génériques) qui méritent d’être passés en revue. Dans le chapitre premier de cette partie, le montage nécessaire de ces motifs, ou moments forts récurrents, aboutira à une lecture analytique, voire poétique, du profil thématique déjà relevé. Je choisis un spécimen d’autobiographes dont la plupart, tout comme Green et Leiris, ont écrit plus d’un ouvrage autobiographique. Un bon nombre d’autobiographes femmes figurent dans la sélection. Les autobiographies choisies ont été publiées en France pour la première fois au cours du vingtième siècle. J’ai évité celles publiées originellement avant 1900 ou après 2000 ainsi que les autobiographies étrangères ou traduites parce que j’ai voulu relever le témoignage que porte l’autobiographie sur l’époque et sur le pays1. L’étude porte sur une étendue géographique et temporelle homogène. Green et Leiris, dont les œuvres sont déjà citées dans l’introduction, y seront systématiquement présents. Les autres 1
Se référant à son autobiographie, François Nourissier dit : « Je voudrais montrer, sur une toute petite surface de vie française, comment fonctionnait une société il y a quarante ans. » (À défaut de génie, pp. 719-720)
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autobiographes et leurs œuvres respectives sont rendus dans le tableau ci-dessous. Auteur BEAUVOIR Simone
ERNAUX Annie
GARY Romain GIDE André MAURIAC François
NOTHOMB Amélie NOURISSIER François
PEREC Georges QUENEAU Raymond SARRAUTE Nathalie SARTRE Jean-Paul YOURCENAR Marguerite
Œuvre La Force des choses I La Force de l’âge La Force des choses II Mémoires d’une jeune fille rangée Une Femme La Place La Honte Passion simple « Je ne suis pas sortie de ma nuit » La Promesse de l’aube Pseudo Vie et mort d’Émile Ajar Si le grain ne meurt Commencements d’une vie La Pierre d’achoppement Mémoires intérieurs Ce que je crois Nouveaux mémoires intérieurs 1 Métaphysique des tubes Un Petit bourgeois Le Musée de l’Homme Roman volé À défaut de génie W ou le souvenir d’enfance Chêne et chien Enfance Les Mots Le Labyrinthe du monde (Souvenirs pieux, Archives du nord, Quoi ? L’éternité)
1
Dates de l’édition consultée (et première édition) 2002 (1963) 2003 (1960) 2004 (1963) 2004 (1958) 2002 (1987) 2003 (1983) 2003 (1997) 2003 (1991) 2004 (1997) 2004 (1960) 2004 (1976) 2004 (1981) 2001 (1926) 1990 (1953) 1990 (1951) 1990 (1959) 1990 (1962) 1990 (1965) 2004 (2000) 2002 (1963) 2002 (1978) 2002 (1996) 2002 (2000) 2004 (1975) 2001 (1952) 2003 (1983) 2004 (1964) 1991 (1974, 1977, 1988)
L’éditeur du livre de Nothomb le qualifie clairement comme une « autobiographie de zéro à trois ans » (voir l’édition citée, Michel Albin, 4e de couverture).
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Chapitre premier De quelques motifs thématiques 1 — Les premiers souvenirs Le « premier souvenir » peut prendre deux significations : soit il se réfère au « premier souvenir » dont se souvient l’auteur (sur le plan du récit), soit il se réfère au « premier souvenir » en tant que premier épisode dans l’enchaînement chronologique de la vie de l’autobiographe (sur le plan de l’histoire). Essayer d’accoucher du premier souvenir ou des premiers souvenirs se rapportant à l’enfance constitue une des constantes chez presque tous les autobiographes. Le premier souvenir, quand il est évoqué, porte toujours sur des moments particuliers de l’enfance. Certains autobiographes se plaignent du défaut de la mémoire en repérant le premier souvenir qui se situe en général entre l’âge de deux ans et l’âge de douze ans. Mais il y a toujours des scènes plus ou moins nettes qui surgissent au sein de ce « trou » de la mémoire. Julien Green et Michel Leiris abordent leurs premiers souvenirs de deux façons différentes. Green les place en tête de Partir avant le jour et les présente tels qu’ils se manifestent, alors que Leiris les évoque, au passage, au cours de L’Âge d’homme, pour mettre en valeur les faits qu’il raconte. En effet, Green rapporte son premier souvenir « de douleur physique » parce qu’il est le fruit de la mémoire. Et puis, sans s’attarder sur l’état de l’enfant souffrant, il passe immédiatement au souvenir où il est « étendu sur les genoux de ma mère ». En revanche, Leiris qui inaugure L’Âge d’homme par l’annonce de son âge n’accorde à la mémoire qu’un rôle secondaire. Lorsqu’il remonte très loin dans ses souvenirs, il se rappelle « la conception d’une trinité comparable à celle de Baïr » (p. 58), ainsi qu’« une gravure d’un goût détestable » chez ses parents (p. 88). Ces deux souvenirs ne sont pas évoqués gratuitement : le premier renseigne sur les préoccupations « théologiques » de Leiris et le deuxième sur le goût artistique de son père. Pour Green, le premier souvenir est celui du récit parce qu’il vient en premier à la tête de l’adulte qui prend la plume pour narrer sa vie. Pour Leiris, le premier souvenir est celui de l’histoire parce qu’il porte sur l’épisode le plus reculé de l’enfance. Presque tous les 195
autobiographes du XXe siècle abordent le « premier souvenir ». Ce qui est curieux, c’est que celui-ci intervient chez certains d’entre eux comme la combinaison des deux tendances, celle de Green et celle de Leiris. En effet, certains autobiographes abordent le souvenir qui remonte très loin dans l’histoire personnelle de l’enfant mais, soucieux de commencer par le commencement, ils présentent ce souvenir-là comme s’il était le premier dont ils se souviennent et l’insèrent, par conséquent, à la première page du récit. C’est le cas, par exemple, d’André Gide dont le « premier souvenir » devient doublement premier par la place qu’il occupe dans le texte et par le contenu qui rapporte un épisode de la première enfance dont se souvient l’auteur. Comme Gide, Beauvoir a le souci de repérer son premier souvenir dès la première page de son texte autobiographique : « De mes premières années, je ne retrouve guère qu’une impression confuse : quelque chose de rouge, et de noir, et de chaud », avant d’ajouter : « Aussi loin que je me souvienne, j’étais fière d’être l’aînée : la première » (Mémoires d’une jeune fille rangée, p. 9). Pour sa part, Nathalie Sarraute évoque, dans Enfance, une suite de souvenirs qui tantôt viennent d’eux-mêmes tantôt sont provoqués. Le premier souvenir est celui qui vient « d’une forme que le temps a presque effacée » (p. 10). Cette réminiscence porte sur une objurgation « Nein, das tust du nicht » : cette phrase dite par l’instance qui la met en garde d’évoquer ses souvenirs se trouve être la même qu’on a dite à l’enfant quand elle a voulu déchirer le dossier du canapé. Venant après un incipit singulier où l’autobiographe dialogue avec son double, ce « premier souvenir » de Sarraute est le premier qui jaillit des profondeurs de sa mémoire et qui embrasse une scène de son enfance, mais il n’est pas nécessairement le souvenir le plus « lointain » de l’enfance. Il y a un cas rare où l’auteur, pour une raison ou une autre, préfère rompre tout court avec son enfance. Jean-Paul Sartre, par exemple, n’évoque pas ses premiers souvenirs d’enfance dans son autobiographie parce qu’il préfère tenir son passé « à distance respectueuse » : « Mes premières années, surtout, je les ai biffées », déclare-t-il (Les Mots, p. 193). Sartre voudrait que son autobiographie soit le récit de son expérience avec les mots, à travers la lecture et l’écriture ; et il le fait parfaitement en adoptant la perspective de l’adulte philosophe.
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François Nourissier s’est longtemps détourné de son enfance qu’il détestait. Plus tard, quand il a ouvert les yeux sur ce passé lointain, il s’est heurté au vide, ou presque : « Je possède peu de souvenirs d’enfance », dit-il (Un Petit bourgeois, p. 40) ; et l’autobiographe de continuer : « je ne trouve à peu près rien au-delà (ou en deçà ?) de ma septième année » (ibid., p. 49). Nourissier arrive toutefois à dresser une liste des « plus anciennes images » racontée en trois pages (ibid., pp. 49-53). L’autobiographie de Marguerite Yourcenar se base essentiellement sur la documentation (archives, publications, traditions et récits oraux) puisqu’elle raconte en grande partie des événements qui ont eu lieu soit avant sa naissance soit hors de sa présence. On dirait que l’auteur ne peut se fier aux souvenirs qu’à travers les autres de sorte que cela a l’air d’étouffer les siens. Dans le troisième volet de son Labyrinthe du monde, elle intitule le chapitre consacré à son enfance « Les miettes de l’enfance » (par opposition à l’éclat des deux grands titres Souvenirs pieux et Archives du Nord). S’opère alors la résurrection de ses propres souvenirs : « J’ai cru longtemps avoir peu de souvenirs d’enfance, j’entends par là ceux d’avant la septième année, mais je me trompais […] » (Quoi ? L’éternité, p. 1327). L’auteur peut donc avoir un souvenir qui lui est propre et qui remonte à l’époque quand elle n’avait « que deux ans et demi, ou trois ans et demi au plus » (ibid., p. 1291). Georges Perec, une figure originale dans l’autobiographie du XXe siècle, fait table rase de ses « souvenirs d’enfance » : « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance. Jusqu’à ma douzième année à peu près, mon histoire tient en quelques lignes […] » (W ou le souvenir d’enfance, p. 17). Perec se rappelle ensuite qu’à treize ans il inventait une histoire qui s’intitulait W et qui portait sur « la vie d’une société exclusivement préoccupée de sport, sur un îlot de la Terre de Feu » (p. 18). Il déclare que cette fiction infantile est l’histoire de son enfance, et décide de la raconter dans son autobiographie. Pour lui, l’imaginaire devient la matrice de l’autobiographie. Traquer un souvenir est un acte qui devient une quête chez Perec. L’auteur repère un souvenir pour, ensuite, le mettre en doute et le détruire. L’incertitude qui caractérise le souvenir est rendue de différentes manières. Parfois, Perec avance plusieurs variantes pour un même souvenir :
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[…] mon père rentre de son travail ; il me donne une clé. Dans une variante, la clé est en or ; dans une autre, ce n’est pas une clé d’or, mais une pièce d’or ; dans une autre encore, je suis sur le pot quand mon père rentre de son travail ; dans une autre enfin, mon père me donne une pièce […] (p. 27).
Fidèle à la lignée de l’Oulipo, Perec fait donc de son autobiographie un champ d’exercice et d’expérience sur les possibilités narratives. L’auteur veut que l’autobiographie, basée sur des faits réels, mette en relation des faits potentiels relatifs à l’individu et à ses fantasmes. Ainsi parle-t-il de « pseudo-souvenir » quand il évoque un souvenir relatif à un certain tableau dont l’existence même est douteuse mais qui, « s’il existe, est beaucoup plus vraisemblablement une Présentation au Temple » (p. 28). Raymond Queneau, un autre oulipien, rend d’une façon ludique le « trou » de la mémoire qui caractérise ses premières années d’enfance : J’ai maintenant treize ans – mais que fut mon enfance ? […] Treize moins huit font cinq – de cinq à la naissance la nuit couvre cet avant-hier, caverne et souterrains, angoisse et pénitence, ignorance et mystère. (Chêne et chien, p. 57-58)
La Métaphysique des tubes d’Amélie Nothomb constitue un autre cas intéressant dans le rétablissement des premiers souvenirs parce que la petite enfant naît deux fois et rapporte les premiers souvenirs relatifs à chaque naissance : une première fois, quand elle arrive au monde inerte et passe deux ans et demi dans le coma ; et une deuxième fois quand elle sort du coma et commence à vivre comme tout le monde. Mais comment la narratrice est-elle capable de raconter la période du coma ? Sa mémoire se remplissait-elle quand il n’y avait que le néant (« Au commencement, il n’y avait rien », dit-elle) ? Ce premier souvenir (lui-même souvenir curieux parce que l’enfant s’assimile à Dieu), est-il réel ou imaginaire ? Lui appartient-il ou appartient-il aux autres ? L’enfant parle de « souvenir vague d’avoir été Dieu » (p. 40) qui caractérise la période du coma et, en même temps, elle affirme que l’éveil du coma (par la dégustation voluptueuse du chocolat blanc) lui a fourni une « identité » et une « mémoire » (p. 35). En fait, l’enfant acquiert sa mémoire après 198
l’événement du chocolat quand elle dit : « je me souviens de tout », ajoutant : « Avant le chocolat blanc, je ne me souviens de rien : je dois me fier au témoignage de mes proches, réinterprété par mes soins » (p. 35). Comment se fait-il alors qu’elle se souvienne vaguement d’avoir été Dieu ? Confond-elle la période de torpeur avec l’omniscience de la narratrice ? François Mauriac commence le premier paragraphe de son autobiographie par un épisode survenu lorsqu’il avait vingt mois (la mort de son père) et dont il ne se souvient pas. (Commencements d’une vie, p. 69). Dans son Journal, il évoque sa grand-mère qui est en fait son « plus lointain souvenir » (Journal d’un homme de trente ans, pp. 225-226). Par la suite, dans Nouveaux mémoires intérieurs, Mauriac remet en question ce premier souvenir et affirme ne pas avoir des souvenirs de sa petite enfance à l’état pur : Je m’interroge et je vois d’abord que mes souvenirs les plus lointains m’ont fui. Nous croyons avoir des souvenirs de notre troisième année. En fait, nous nous souvenons de nous être souvenus. À peine avais-je atteint cet âge quand mourut ma grand-mère paternelle, et j’ai toujours imaginé que je la revoyais, dans le vestibule de Langon […] Est-ce une image que je retrouve directement en moi ? Non, je la recompose selon un cliché effacé. (Nouveaux mémoires intérieurs, p. 676)
La problématique que pose Mauriac est intéressante : et si tous nos premiers souvenirs ne venaient, en fait, que de seconde main ? Et s’ils n’étaient, en fin de compte, qu’une répétition, un ressouvenir ? En résumé, tous les autobiographes choisis, à l’exception de Sartre, abordent le premier souvenir d’enfance. Même Sartre qui a voulu refouler son enfance avoue, en fait, l’avoir déchiffrée « sous les ratures » quand il a commencé Les Mots (p. 193). Mauriac, lui, sait que l’enfance « nous accompagne jusqu’à la fin, jusqu’au jour, jusqu’au soir où nous lui disons : Adieu, mon enfance, je vais mourir » (Mémoires intérieurs, p. 374). Qu’elle soit un paradis ou un enfer, l’enfance est le point de départ, l’origine, le moment clé de la vie que chacun a besoin d’explorer. Pour presque tous les autobiographes, la vérité est située dans cette période de la vie qu’il faudrait comprendre afin de pouvoir comprendre l’homme. C’est le sens de la citation empruntée à Taherne que Queneau place en exergue à la deuxième partie : 199
To Infancy, o Lord, again I come That I my manhood may improve.
L’âge adulte ne se substitue pas à l’enfance. La sagesse et, le cas échéant, le bonheur, on les puise dans l’enfance. Nourissier dit : « Aucune vie ne peut se détourner de ses origines » (Un Petit bourgeois, p. 53). Julien Green cite Wordsworth en exergue à sa première autobiographie Partir avant le jour : « L’enfant est le père de l’homme ». Au XXe siècle, les autobiographes français ne se contentent pas de rapporter les événements de leur enfance ; ils les mettent en relation avec leur propre mémoire en précisant si les souvenirs se présentent sous une forme confuse ou nette, s’il s’agit d’un souvenir qui émane du sujet autobiographe ou bien si c’est un souvenir raconté par les autres et qu’on s’est approprié par la suite. Ce souci dans l’autobiographie moderne renverse la tradition classique rousseauiste qui consiste à négliger les références qui ont donné naissance aux souvenirs. La plupart des autobiographes du XXe siècle se distinguent des autobiographes traditionnels dans la facture « intellectualiste » étant donné qu’ils réfléchissent au souvenir, à son émergence ou à sa résurgence. En ce sens, l’autobiographie de Green, qui pose ses souvenirs à l’état brut, s’inscrit plutôt dans l’autobiographie traditionnelle qui dit le souvenir plus qu’elle ne réfléchit au processus mnémonique qui l’accompagne. En termes généraux, ce qui définit l’autobiographie moderne, c’est la propension à l’explication, à l’interrogation et à la mise en place réfléchie du premier souvenir.
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2 — La naissance Le premier souvenir ne coïncide jamais avec le premier instant de la vie, celui de notre naissance. Les autobiographes peuvent très bien évoquer leur naissance physique mais sans que ce soit un souvenir personnel. La naissance peut être présentée d’une façon assez traditionnelle « je suis né1 », avec mention de certaines circonstances, comme le fait Green dans son premier texte autobiographique écrit vingt-six ans avant Jeunes années : « Je suis né dans une petite rue sombre du quartier des Ternes » (Quand nous habitions tous ensemble, p. 810). Plus tard, dans Partir avant le jour, Green délaisse l’incipit traditionnel et confie à sa mémoire le soin d’engendrer et le texte et l’enfant. Beaucoup d’autobiographes français du XXe siècle adoptent la forme traditionnelle quand ils se réfèrent à leur naissance physique, littérale : Je suis née à quatre heures du matin, le 9 janvier 1908, dans une chambre aux meubles laqués de blanc, qui donnait sur le boulevard Raspail. (Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, p. 9) L’être que j’appelle moi vint au monde un certain lundi 8 juin 1903, vers les huit heures du matin, à Bruxelles, et naissait d’un Français […] et d’une Belge […]. (Yourcenar, Souvenirs pieux, p. 707) Je suis né le samedi 7 mars 1936, vers neuf heures du soir, dans une maternité sise 19, rue de l’Atlas, à Paris, 19 e arrondissement. (Perec, W ou le souvenir d’enfance, p. 35) Je naquis le 22 novembre 1869 […] (Gide, Si le grain ne meurt, p. 9) Je naquis au Havre un vingt et un février 1
La tradition autobiographique depuis Rousseau consiste à énoncer la date et le lieu de naissance de l’enfant ainsi que les noms de ses parents. Rousseau dit : « Je suis né à Genève en 1712 d’Isaac Rousseau Citoyen et de Susanne Bernard Citoyenne » (Les Confessions, op.cit., p. 6). Benjamin Constant dit : « Je suis né le 25 octobre 1767, à Lausanne, en Suisse, d’Henriette de Chandieu, d’une ancienne famille française réfugiée dans le pays de Vaud pour cause de religion, et de Juste Constant de Rebecques, colonel dans un régiment suisse au service de Hollande » (Le Cahier rouge, Gallimard, Folio, 1989, p. 125). Chateaubriand reproduit son extrait de baptême : « François-René de Chateaubriand, fils de René de Chateaubriand et de Pauline-Jeanne-Suzanne de Bedée, son épouse, né le 4 septembre 1768, baptisé le jour suivant […] » (Les Mémoires d’outre-tombe, op.cit., p. 17).
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en mil neuf cent et trois. Ma mère était mercière et mon père mercier : ils trépignaient de joie. (Queneau, Chêne et chien, p. 31)
En général, pour ces autobiographes cités, l’engendrement physique et l’engendrement textuel se superposent puisque la naissance physique trouve sa place dans l’incipit du texte autobiographique. Parfois, on rapporte le baptême, comme le fait Yourcenar lorsqu’elle en parle en évoquant les circonstances, église, parrains, curé, etc. (Souvenirs pieux, p. 728), et comme le fait aussi Perec lorsqu’il en évoque la cérémonie. Souvent, on s’interroge sur ce mystère qu’est la naissance physique. Beauvoir parle de ce commencement troublant et rapporte les images que la petite fille se faisait pour comprendre ce phénomène : une âme flottante entre ciel et terre à laquelle Dieu donne une enveloppe pour exister (Mémoires d’une jeune fille rangée, p. 68). On a fait croire à l’enfant qu’était Sarraute qu’on accouche « en avalant de la poussière ». Elle prie sa maman de recommencer : « faisle pour moi, je voudrais tant avoir une sœur ou un frère » (Enfance, p. 29). Pour sa part, Leiris n’évoque jamais sa propre naissance physique. Cela correspond à son sentiment d’horreur à l’égard de toute naissance physique ; il est dégoûté aussi bien des femmes enceintes que des nouveau-nés, déclare-t-il (L’Âge d’homme, p. 26). Faisant sien l’acte propre à la femme, il déclare ne pas supporter l’idée « de mettre au monde un être ». Leiris ne parle pas de « naissance » mais de « seconde vie » et d’existence que permet l’écriture. Rares sont les autobiographes qui, comme Leiris, font silence total sur leur naissance. Amélie Nothomb associe sa véritable naissance à son réveil de l’inertie du coma, « à l’âge de deux ans et demi, en février 1970, dans les montagnes de Kansai, au village de Shukugawa » (Métaphysique des tubes, pp. 30-31). Et c’est après cette naissance que la narratrice se désigne par « je » et « moi », deux pronoms qui se substituent à « lui » et « elle ». Pour Nothomb, la véritable naissance correspond à la naissance de sa conscience. Le début des Mots de Sartre n’échappe pas à la forme traditionnelle puisque l’auteur y dresse sa généalogie familiale qui est des plus conventionnelles. Toutefois, Sartre se veut le fruit original de la littérature en éludant sa propre naissance physique. Plus intéressante 202
que la naissance littérale, la naissance métaphorique matérialise le souci de l’auteur de se sentir exister par l’acte d’écriture. Sartre veut se créer lui-même par les mots : « Je suis né de l’écriture : avant elle, il n’y avait qu’un jeu de miroirs », affirme-t-il (Les Mots, p. 126). Sartre tourne le cogito cartésien en faveur de l’écriture. À l’instar de Leiris, Sartre ne veut exister que par l’écriture : « écrivant, j’existais, […] mais je n’existais que pour écrire et je disais : moi, cela signifiait : moi qui écris » (ibid.). Tout comme Sartre, l’auteur des Commencements d’une vie n’aborde pas sa propre naissance physique mais consacre la première page de son autobiographie à son géniteur, le père physique qu’il a connu à travers les récits des autres. Pour Mauriac, la quête consiste à faire exister, ou faire naître, celui qui est absent. Annie Ernaux ne commence pas sa première autobiographie, consacrée d’ailleurs au père, par son enfance mais par l’obtention d’une profession : elle est née quand elle a acquis son indépendance économique et commencé sa carrière. Ernaux n’évoque pas sa propre naissance physique. Tout comme Sartre et Leiris, elle valorise l’écriture qui peut déclencher un accouchement posthume. Triste d’avoir perdu sa mère, l’auteur déclare sa volonté de la ressusciter par l’écriture : « j’écris sur ma mère pour, à mon tour, la mettre au monde », déclare-t-elle (Une Femme, p. 52). François Nourissier, lui non plus, n’aborde pas sa propre naissance, mais indique la naissance de son propre père dans Le Musée de l’Homme : « À la mémoire de mon père, […] né à Avocourt, Meuse, le 1er décembre 1891, et mort le dimanche 17 novembre 1935 […] ». La thématique de la naissance prend chez Romain Gary un intérêt particulier parce qu’elle est révélatrice de sa crise d’identité. D’abord, dans La Promesse de l’aube, l’auteur passe sous silence tout ce qui peut nous renseigner de près ou de loin sur sa propre naissance. Dans Pseudo, l’auteur révèle ses « efforts pour fuir [son] identité » (p. 97) et les attribue à son origine juive : « Je suis juif, docteur, d’où haine de soi-même et racisme à son propre égard » (ibid.). Son psychiatre lui conseille de se faire une nouvelle identité ; alors Romain Gary, déjà pseudonyme de Romain Kacew, invente un nouveau pseudonyme : Émile Ajar. Cette série de pseudonymes est préfigurée par le conseil maternel : « Il faut trouver un pseudonyme, dit-elle avec fermeté » lorsque l’enfant avait treize ans (La Promesse de l’aube, p. 24). 203
L’auteur croit alors que Romain Gary n’existe plus et que le nouveau nom lui procure une peau neuve : « C’était une nouvelle naissance. Je recommençais. » (Vie et mort d’Émile Ajar, p. 30) Kacew, Gary, Ajar… ces identités constituent-elles une histoire de naissances successives, et par conséquent, une histoire de morts successives ? Pseudo commence par la phrase catégorique et négative : « Il n’y a pas de commencement » (p. 11). Au lieu de commencement, l’auteur préfère les mises à mort : – d’abord, le pseudonyme Gary est une tentative de tuer le vrai nom Kacew. De la même façon, Émile Ajar tue Romain Gary : « Ajar avait mis fin à mon existence mythologique » (Vie et mort d’Émile Ajar, p. 33). – Ensuite, « les plumes les plus compétentes » que sont les critiques littéraires ont affirmé « qu’Émile Ajar n’existait pas » (Pseudo, p. 45). – Enfin, pour couronner la série, l’écrivain se supprime carrément de l’existence en se suicidant. C’est l’annonce de l’adieu définitif qui termine son dernier ouvrage posthume (publié un an après la mort de l’auteur) : « je me suis bien amusé. Au revoir et merci » (Vie et mort d’Émile Ajar, p. 43). En résumé, tout comme le « premier souvenir », la « naissance » est une constante chez tous les autobiographes français du XXe siècle. Repérer un commencement est toujours confortant parce que chacun a besoin d’une histoire qui certifie son existence. Il arrive que l’autobiographe du XXe aborde sa naissance physique sous forme de commencement traditionnel « je suis né » ou « je naquis ». Certains évitent leur propre naissance physique et la déplacent vers l’un de leurs proches, comme le font Nourissier (père né le 1er septembre 1891) et Leiris (« ma sœur accoucha d’une fille »). À la différence de la naissance physique dont personne ne se souvient, la naissance métaphorique veut marquer un commencement particulier dont l’autobiographe est conscient. Cette naissance métaphorique se rattache le plus souvent à l’écriture génésiaque, ou au début littéraire. La substitution, dans certains cas, de la naissance de l’homme écrivain à la naissance au sens propre, et la combinaison, dans d’autres cas, des deux naissances physique et figurative, marquent l’autobiographie du XXe siècle. Celle-ci s’intéresse en effet aussi bien à la naissance de l’homme qu’à l’écriture génésiaque, aussi bien à la procréation qu’à la vocation. 204
3 — Les rapports avec les parents Il est normal que l’autobiographe, parlant de lui-même, parle en même temps des rapports qu’il entretient avec son entourage, en particulier sa famille (le microcosme), la société, l’école et ses lectures (le macrocosme). Cet univers-là est esquissé dans toute autobiographie qui envisage les rapports de l’enfant avec l’entourage adulte vu, par Beauvoir, comme le « dépositaire de l’absolu » (Mémoires d’une jeune fille rangée, p. 26). Certes, les détails relatifs à la famille abondent ; mais ce qui intéresse ici, ce sont les rapports que l’enfant entretient avec ceux qui sont à l’origine de son existence. L’autobiographe parle de ses parents avec qui il a vécu ou il n’a pas vécu. En général, l’enfant tient des rapports privilégiés avec l’un de ses parents, comme c’est le cas de Green qui « adore » sa mère et « respecte », sans amour, son père. Leiris, lui aussi, estime sa mère à qui il doit « congénitalement respect » (Le Ruban au cou d’Olympia, p. 280). Il déclare son « hostilité » à l’égard de son père à cause « surtout de son aspect physique inélégant, de sa vulgarité bonasse et de l’absence totale de goût qu’il avait en matière artistique » (L’Âge d’homme, p. 88). Green et Leiris sont parmi une minorité d’autobiographes qui ont vécu relativement « longtemps » avec leurs parents respectifs (Green a perdu sa mère à l’âge de dix-sept ans, son père meurt longtemps après. Leiris ne parle pas de la mort de ses parents. Mais une photo1 montre sa mère avec une note disant qu’elle est morte en 1956, donc quand Leiris avait cinquante-cinq ans). En effet, ce qui frappe en cherchant le motif des rapports entre l’enfant et ses parents dans l’ensemble des autobiographies sélectionnées, c’est que la plupart des enfants se trouvent vivre avec un seul parent, l’autre étant mort ou « absent ». C’est le cas de Nourissier, de Sartre, de Perec, de Mauriac, de Gide et de Yourcenar dont l’un des deux parents est mort quand l’enfant était très jeune ; c’est le cas aussi de Romain Gary et de Sarraute dont le père ou la mère est « absent(e) » de leur vie. Seuls Queneau, Ernaux, Beauvoir et Nothomb (mais celle-ci raconte sa vie depuis sa naissance jusqu’à trois ans seulement) parlent de la présence des deux parents avec l’enfant. Quoi qu’il en soit, il paraît que « l’absence » parentale 1
Aliette Armel, Michel Leiris, op.cit., pp. 352-353.
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est un motif récurrent dans l’autobiographie en France du XXe siècle. Toutefois, il faut se garder d’y voir une constante générique1. Quoique ne connaissant pas son père, François Mauriac regrette son absence de sa vie ; il parle du « malheur de n’avoir pas connu [son] père » (Commencements d’une vie, p. 69). Il a pour sa mère une affection particulière : « Sauf pour ma mère, je ne me souviens d’aucun amour » (ibid.). Quand Mauriac parle des habitudes de sa propre mère et comment celle-ci l’a initié au monde extérieur, on a l’impression que c’est Green qui parle : L’enfant que je fus… J’étais le dernier fils d’une mère […] qui se considérait comme chargée à la lettre de mon destin éternel. En ce temps-là, la pureté du cœur et du corps n’était pas une des vertus chrétiennes. C’était la Vertu. (Ce que je crois, p. 586)
Romain Gary n’a jamais vu ni connu son père. Dans La Promesse de l’aube, l’auteur commence par évoquer son père en tant que mari « absent » pour sa mère : « Depuis treize ans, déjà, seule, sans mari, sans amant, elle luttait… » (p. 20). Ensuite vient l’information supplémentaire sur cette « rupture » : « mon père avait quitté ma mère peu après ma naissance » (p. 106). La mère n’encourage pas le fils à en parler ; chaque fois qu’il le mentionne, « le sujet de conversation était immédiatement changé » (p. 106). On a l’impression que l’auteur de La Promesse de l’aube a fait sien l’interdit informulé de la mère puisqu’il ne consacre à son père que deux pages à partir des « bribes de conversation » sur un total de près de quatre cents pages. Cependant, Gary note la connaissance tardive de son père après une lettre que l’auteur reçoit d’un « réceptionniste » des camps de concentration. La lettre renseigne sur les détails de la mort du père ; et l’auteur de conclure que l’homme « qui est mort ainsi était pour moi un étranger, mais ce jour-là, il devint mon père, à tout jamais » (p. 107). C’est le seul moment où Romain Gary parle de son père. Les autres autobiographes en parlent plus longuement, même s’ils n’ont pas connu leur père ou ne l’ont pas aimé. Quant à la mère, Gary parle de « tendresse maternelle » qui l’entourait (p. 35). En fait, il s’agit de plus que de tendresse. La mère entoure son fils de surprotection et de « passion ». Conscient des commentaires de la psychanalyse, l’auteur 1
Ce qui serait le cas dans un autre genre : le conte de fées.
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se hâte de préciser : « je n’ai jamais eu pour ma mère de penchant incestueux » (p. 78). Les écrits de Gary sont une promesse, une « dette » de ce que le fils doit à sa mère. Jean-Paul Sartre émet les réflexions de l’adulte sur les rapports inexistants entre l’enfant et un père déjà disparu. Sartre se lance dans les spéculations : « Si mon père vivait, je connaîtrais mes droits et mes devoirs ; il est mort et je les ignore » (Les Mots, p. 29). L’adulte commente : « je n’ai pas de Sur-moi » (p. 19). Mais Sartre ne se trompe-t-il pas ? Cette autorité paternelle que tout le monde redoute n’est-elle pas incarnée dans son grand-père maternel, ce « patriarche » qui « ressemblait tant à Dieu le Père qu’on le prenait souvent pour lui » (p. 21). André Gide évoque des sentiments de « vénération un peu craintive » envers son père qui l’appelait pourtant « son petit ami » (Si le grain ne meurt, p. 15-17). Au début, avant de perdre son père à l’âge de onze ans, l’attitude de Gide envers sa mère était plutôt « d’insubordination fréquente et de continuelle discussion » (p. 16), pour ensuite changer en affection et respect. François Nourissier a perdu son père quand il avait huit ans. Afin de fixer l’image du père dans la conscience du fils, la mère a pris l’habitude de prendre l’enfant au cimetière ; elle a, en outre, instauré un rituel bizarre qui consiste pendant quelques semaines ou quelques mois de 1936 à enfermer son enfant « chaque soir au salon, […] les yeux fixés sur une photographie de [son] père vêtu en officier » (Un Petit bourgeois, p. 30). À la différence de Romain Gary et de François Mauriac qui, orphelins de père, entretiennent des rapports privilégiés avec la mère – le seul pilier parental qui leur reste –, Nourissier n’aime pas sa mère. Il parle d’« histoire de non-amour » éternel entre les deux (Le Musée de l’Homme, p. 96). Nourissier avoue que sa mère l’a aimé d’une « tendresse ombrageuse et niaise » mais que lui, le fils, n’éprouve pour elle que des sentiments « obligés » en jouant le rôle du fils. Ne pouvant avoir de l’affection filiale pour sa mère, Nourissier cherche son père mort, mais ne découvre que « le vide » (Un Petit bourgeois, p. 28). Ni « l’ostentatoire » encouragé par la mère ni la mémoire du fils n’arrivent à rendre présent le père. Mais comment récupérer le père ? En fait, à l’instar de Sartre, Nourissier se félicite de l’absence de son père qui lui a permis de faire « l’économie des oppositions, des 207
révoltes, de l’absurde et irremplaçable bataille sur quoi se fonde chaque vie d’homme » (ibid.). Dans Chêne et chien, Raymond Queneau évoque, sur un ton humoristique, ses rapports avec ses deux parents. Confié dès sa naissance à une nourrice, l’enfant fait le retour de l’enfant prodige chez ses parents : Et lorsque j’eus atteint cet âge respectable vingt-cinq ou vingt-six mois, repris par mes parents, je m’assis à leur table héritier, fils et roi d’un domaine excessif […]. (p. 31)
Lorsque le garçon grandit, le poète, ironique vis-à-vis de la psychanalyse, rapporte une scène où les rôles se conforment tout à fait au complexe d’Œdipe : Elle [ma mère] m’appelle son pinson. Elle raconte qu’elle m’aime. Mon lit se trouve près du sien. J’entends gémir cette infidèle. Et puis mon père m’a battu : J’avais craché sur sa personne. (p. 46)
Dans W ou le souvenir d’enfance, il est difficile à Georges Perec de parler de ses rapports avec ses parents, et pour cause : « j’ai perdu mon père à quatre ans, ma mère à six », dit-il (p. 17). Mais cela ne l’empêche pas de rapporter les renseignements recueillis par les récits des autres, surtout ceux de sa tante paternelle qui tient lieu de figure parentale. Avec Perec aussi, revient cet Œdipe « raté » que d’autres autobiographes orphelins ont évoqué. Perec parle de l’absence de « résonances mignonnes de l’Œdipe ou de la castration » (p. 63). Pourquoi alors écrire sur ses parents si ceux-ci sont absents ? Perec explique que c’est parce que « l’écriture est le souvenir de leur mort » (pp. 63-64). L’écriture devient, pour Perec, le lieu où tous les souvenirs se ramènent à un seul souvenir, celui des parents. C’est la raison pour laquelle, dans le titre, le souvenir est au singulier : W ou le souvenir. Annie Ernaux parle de ses parents dans tous ses ouvrages autobiographiques. D’ailleurs, elle a consacré un ouvrage à chacun d’eux : La Place pour le père et Une Femme pour la mère. Ernaux 208
témoigne d’une grande affection pour sa mère « qui a le plus marqué [sa] vie » (Une Femme, p. 64). Elle aime aussi son père qu’elle trouve d’ailleurs « ordinaire ». L’auteur résume ainsi ses rapports avec son père et sa mère : « Avec lui je m’amusais, avec elle j’avais des connivences. Des deux, elle était la figure dominante, la loi » (ibid., pp. 61-62). Or, l’entente parfaite entre l’enfant et la mère disparaît avec l’adolescence de la jeune fille qui a commencé à se détacher de sa mère : « Elle n’a pas aimé me voir grandir », explique Ernaux (ibid., pp. 63). Simone de Beauvoir est l’une des rares autobiographes qui semblent au début tenir des rapports privilégiés avec les deux parents. Dans Mémoires d’une jeune fille rangée, l’auteur explique que son père lui semblait être « d’une espèce plus rare que le reste des hommes » (p. 36) et que l’ascendant de la mère sur elle « tenait en grande partie à [leur] intimité » (p. 55). Cependant les rapports évoluent, l’adolescente découvre vite un attachement particulier pour son père et une tendance à exclure la mère du couple qu’elle forme avec le père : « Ma véritable rivale, c’était ma mère. Je rêvais d’avoir avec mon père des rapports personnels » (p. 149). Marguerite Yourcenar n’a pas connu sa mère à qui elle consacre le premier ouvrage autobiographique Souvenirs pieux. L’auteur du Labyrinthe du monde parle de son père qu’elle appelle Michel avec un mélange de familiarité, de respect, d’admiration et d’intimité. Dans Archives du Nord, Yourcenar considère son père comme son initiateur à la culture, au savoir et au voyage (p. 1179). Dans Enfance, Nathalie Sarraute raconte ses rapports avec un père qui a été son compagnon pendant une certaine période d’enfance. L’amour qu’elle a pour son père prend la forme de petits gestes intimes ; elle lui touche les joues et la nuque et lui, « il [la] repousse gentiment ». (p. 44) L’auteur parle d’un père « présent partout » par opposition à une mère « absente » (pp. 43 et 45). C’est dès le départ que se forme le couple père/fille. Les deux se promènent ensemble, font certaines lectures ensemble et passent des vacances ensemble. Sarraute, ne cachant pas ses sentiments envers sa mère, se déclare une « enfant qui n’aime pas sa mère » (p. 98). Et Natacha de substituer à sa mère la seconde femme de son père, Vera, à qui elle propose de « dire maman » (p. 218). Amélie Nothomb exprime son premier attachement filial à ses deux parents en prononçant leurs noms : maman et papa. La toute 209
petite enfant, dont l’auteur adopte le regard, n’a pas encore l’habileté de penser ses rapports avec ses parents ; mais il est suggéré que ses parents ne prennent pas assez soin d’elle. Tout comme Sarraute confiée à une jeune femme pour s’occuper d’elle, Nothomb est confiée à une gouvernante japonaise. En résumé, parler des parents est une étape inéluctable dans le récit sur soi. Nous remarquons que le complexe d’Œdipe marque les rapports entre l’enfant et l’instance parentale du sexe opposé dans les autobiographies mentionnées, avec deux exceptions. Leiris, Green, Gide, Sartre, Mauriac, Romain Gary entretiennent des rapports privilégiés avec la mère. Le père dominant est soit d’office exclu parce qu’il est mort ou absent (Mauriac, Sartre, Gary), soit rejeté consciemment par l’enfant (Leiris, Green, Gide). François Nourissier est l’exception à la règle dans ses rapports avec sa mère qu’il n’aime pas quoique se conformant d’ailleurs au complexe d’Œdipe par le rejet du père. D’autre part, les autobiographes femmes ont, pour la plupart, des rapports privilégiés avec le père tandis que la mère est exclue (Yourcenar, Sarraute, Simone de Beauvoir). Nothomb n’indique pas les rapports avec son père mais se lit sûrement un rapport conflictuel avec la mère qui la confie à une gouvernante japonaise au lieu de se charger d’elle. Ernaux est l’exception, dans cette série d’autobiographes femmes, qui se dit préférer sa mère (qui est la loi) à son père. L’évolution des sentiments d’Annie adolescente à l’égard de sa mère se conforme à l’apprentissage de l’autonomie. Il semble donc que l’autobiographie est, depuis Rousseau, une réécriture ou une correction de l’Œdipe. Par voie de conséquence, l’autobiographie superpose la quête de soi et la quête de l’origine. La quête parentale matérialise un autre souci qui est celui de retrouver la matrice par les lettres et l’écriture.
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4 — L’éducation religieuse Presque tous les autobiographes prennent contact avec la religion, évoquent ses mystères ou son absurdité et formulent leur propre croyance ou leur incroyance. On a déjà vu avec Green et Leiris deux attitudes opposées à l’égard de la religion. Il faut signaler toutefois que Leiris choisit l’athéisme à l’âge adulte. L’enfant, lui, apprend la religion ; l’histoire sainte était « le premier livre » où il s’exerçait à lire. (Biffures, p. 55). L’enfant s’interroge sur certains phénomènes de la religion pratiquée, tel le mystère de « la descente des jouets de Noël à travers la cheminée » (L’Âge d’homme, p. 33). L’auteur compare la foi de l’enfant d’une part et le rejet de la religion par l’adulte d’autre part : « en ce temps-là, il est certain que Dieu était le Verbe […] Mais tout se passe, aujourd’hui, comme si Dieu se vengeait de n’être plus qu’une affaire de langage, un mot entre les autres mots […] » (Biffures, pp. 57-58). En revanche, Green reste marqué par l’emprise de la religion tout au long de sa vie ; Dieu est même le but de sa quête. Dans son enfance, dans sa jeunesse et dans sa vieillesse, Green se réfère à la religion chrétienne comme le seul moyen de salut pour l’homme. Dans Chien et chêne, Queneau n’aborde pas directement sa propre éducation religieuse. Peut-être n’en a-t-il reçu aucune, étant donné que ses « chers parents [étaient] bien peu chrétiens » (p. 49). Mais il y a dans son récit des passages où se lisent des résonances de la Bible : Pour tromper les âmes, Satan s’habille en ange de lumière. (p. 70) Dans le Paradis y avait un arbre de la connaissance. Le serpent au pied se lovait et voici perdue Innocence. (p. 82)
À côté de Green, Mauriac est l’un des écrivains à qui convient le mieux l’attribut « catholique ». Comme la mère de Green a été l’initiatrice aux enseignements religieux de son enfant, la mère de Mauriac est la première à fournir à son enfant une éducation religieuse rigoureuse. Mauriac exprime sa foi permanente dans « l’éternel amour » (Commencements d’une vie, p. 88). La religion, ce n’est pas simplement du catéchisme ; c’est la foi, c’est Dieu : « Je ne me suis 211
jamais dissimulé à moi-même ce désir de Dieu, ce besoin de Dieu, cet amour de Dieu » (Ce que je crois, p. 573). Comme Green, Mauriac reste hanté par le problème du mal concomitant avec la foi en Dieu : « C’est au mystère du mal que cette lumière nous affronte, dès les premiers pas dans la foi » (ibid., p. 581). Mauriac se dit un « fils respectueux » face à la Mère qu’est la « sainte Église » (ibid., p. 624). Tout comme pour Green, la religion est pour Mauriac la seule voie du salut et du bonheur. Elle est le moyen d’atteindre l’absolu : « j’atteins Dieu en moi et dans les autres… », dit-il (La Pierre d’achoppement, p. 355). C’est exactement ce que dit Green. Être Dieu est l’un des fantasmes qui hantent l’imagination d’Amélie Nothomb. Dans Métaphysique des tubes, l’auteur n’évoque aucun enseignement religieux puisqu’elle raconte la vie d’une enfant de moins de trois ans. Toutefois, l’enfant qu’elle était imaginait avoir un statut divin depuis sa naissance : « même si j’habitais la Terre, j’étais pour les nuages » (p. 100). L’enfant de deux ans et demi reçoit aussi les hommages de sa gouvernante. L’énallage qu’utilise Nothomb lorsqu’elle parle d’elle-même comme étant Dieu se justifie par les soins surprotecteurs de l’entourage, notamment sa gouvernante japonaise : « Nishio-san fut parfaite : elle s’agenouilla devant l’enfantdieu que j’étais et me félicita pour mon exploit » (p. 129). L’enfant rapproche sa vie de celle du Christ. Comme ce dernier, elle allait mourir et personne n’est intervenu (pp. 72-73). Sa condition mortelle ne contredit pas sa divinité : « Pourquoi les dieux seraient-ils immortels ? », s’interroge-t-elle (p. 71). Sartre critique la manière dont on lui a inculqué la religion : « On m’enseignait l’Histoire sainte, l’Évangile, le catéchisme sans me donner les moyens de croire » (Les Mots, p. 201). L’auteur des Mots appelle sa croyance d’enfance en Dieu un « aveuglement lucide dont [il a] souffert trente années » (p. 203). Dieu loge dans le cœur de Sartre sans y demeurer : « il est mort », explique-t-il (p. 86). L’auteur explique son athéisme par une illumination un matin en 1917, quand il décide de penser au « Tout-Puissant », mais celui-ci « dégringola dans l’azur et disparut sans donner d’explication » (p. 203). Sartre ne ressuscite plus jamais Dieu mais l’ombre de l’invisible et du mysticisme hante sa vie. Il pense toujours à la manière d’arracher sa vie au hasard et de se sauver par l’écriture. Simone de Beauvoir explique simplement son athéisme à cause de certaines certitudes préalables qui se sont révélées « fausses » par la 212
suite, comme le miracle de Noël et la descente dans les cheminées (Mémoires d’une jeune fille rangée, pp. 29 et 190). Ernaux, dans son récit sur ses parents, aborde la question de la religion. Elle évoque sa mère qui l’emmenait, à l’âge de cinq ans, « prier à la chapelle installée dans une salle de spectacle, en remplacement de l’église, brûlée » par les bombardements (Une Femme, p. 55). À la maison, sont instaurées d’ailleurs certaines habitudes religieuses comme le « signe de croix sur le pain, la messe, les pâques » (La Place, p. 28). À l’école aussi, l’éducation religieuse de la petite fille prend une dimension envahissante car « tout, sauf la cour de récréation et les cabinets, est lieu de prière » (La Honte, p. 80). C’est à l’adolescence que la jeune fille abandonne les coutumes familiales et religieuses ; elle s’est mise « à mépriser les conventions sociales, les pratiques religieuses, l’argent » (Une Femme, p. 65). L’enfance d’André Gide a été marquée par une formation protestante. On retrouve, chez Gide, la même image que chez Green qui compare l’homme au peuple d’Israël face à Dieu. Dans Si le grain ne meurt, c’est sa mère qui le compare « au peuple hébreu » et lui enseigne comment mériter la « grâce » (p. 16). Dès sa tendre enfance, son père lui lit le Livre de Job, et cette lecture fait sur lui « l’impression la plus vive » (p. 17). Gide déclare que, pour longtemps, il suivait scrupuleusement la religion avant d’abandonner, ultérieurement, la contrainte morale en cours qu’il trouve irréconciliable avec ses désirs et contraire à la volonté de Dieu : « j’en vins alors à douter si Dieu même exigeait de telles contraintes […] » (p. 285). Yourcenar, malgré le libéralisme de son père et la mort d’une mère pieuse et « chaste », n’a pas échappé à la religion. Dans Quoi ? L’éternité, elle rapporte que sa mère l’avait « pour sept ans vouée à la Sainte Vierge » (p. 1332). C’est sa grand-mère qui la menait à la grand-messe ; et la petite fille se conformait aux usages rituels, mais non sans se distraire (p. 1331). L’enfant note, non sans ironie, le contraste entre ce qu’on lui apprend et ce qu’elle voit : « De très bonne heure, le Bon Dieu dont on me parlait tant ne me semblait rien moins qu’un Bon Dieu » (p. 1333). Quoique rejetant la religion, son moi croyant « disparu » (p. 1330), Yourcenar croit au « divin » que certains peuvent reconnaître ; c’est « quelque chose qu’on peut aussi bien nommer divin en tout et en eux-mêmes » (p. 1333). Autrement
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dit, Yourcenar se crée une religion personnelle basée sur le panthéisme. Perec, quoique juif, a reçu une éducation religieuse catholique et observe qu’il s’appliquait à son catéchisme « avec une ferveur et une dévotion exagérées » (W ou le souvenir d’enfance, p. 130). L’auteur n’évoque pas ses dispositions religieuses d’adulte. Quoique de père juif elle aussi, Nathalie Sarraute a connu la religion chrétienne à travers l’église et les prières. Son père, un « libre penseur », pensait que cela pouvait « laisser à un enfant de beaux souvenirs » (Enfance, p. 236). C’est donc moins par conviction que par « goût » que Sarraute a été invitée à connaître le Christ, la Sainte Vierge et les Saints. François Nourissier et Romain Gary sont peut-être les seuls à ne pas évoquer l’éducation religieuse, s’ils en ont reçu une. Dans À défaut de génie, Nourissier se dit « agnostique » (p. 60) et, plus tard, lorsqu’il devient père, il laisse sa fille « libre de son choix, élevée sans nulle contrainte religieuse » (p. 130). En résumé, qu’ils se déclarent croyants et pratiquants comme dans le cas de Green et de Mauriac, ou incroyants comme dans le cas de Leiris, de Sartre, de Beauvoir et de Gide, qu’ils se montrent indifférents ou agnostiques comme dans le cas de Nourissier, les autobiographes du XXe siècle abordent de différentes manières la question religieuse. Certains se contentent de l’évoquer, comme c’est le cas de Queneau ; d’autres en font le noyau du récit comme c’est le cas de Mauriac. Très souvent, il y a, à côté de la narration de l’éducation religieuse reçue par l’enfant, les réflexions de l’auteur adulte sur cette question. La Bible est parmi les premiers livres qui ont nourri l’imagination de l’enfant. Tous les autobiographes ont été soumis à une certaine éducation religieuse et en ont éprouvé un certain type d’émotion. À part Green et Mauriac qui sont les seuls dont l’autobiographie est un hommage au divin, les autres autobiographes du XXe siècle soulignent plutôt la religion comme une éducation forcée ou inutile avant d’affirmer leur rupture avec la religion. Même si, plus tard, l’adulte se libère du joug de la religion, il y a ceci de vrai que la religion reste présente sous une forme ou une autre dans sa
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conscience d’autobiographe1, d’abord parce que l’autobiographie cherche à travers l’écriture la vérité ultime que l’auteur n’a pas pu tirer de la religion ; ensuite, parce que l’autobiographie exprime le désir, ou plutôt le « vœu », de retracer l’origine de la vie de l’enfant, tout comme la religion tente d’expliquer l’origine de nos rapports avec Dieu2. 5 — L’éveil de la sexualité Dans l’exploration de sa vie, l’autobiographe aborde l’exploration corporelle et, surtout, l’éveil de ses sens sexuels. Le plus souvent, l’autobiographe se dit ne pas avoir compris ce qui se passait en lui. Green annonce que, pour longtemps, son « ignorance était totale » en matière de vie sexuelle (Partir avant le jour, p. 706) mais, en même temps, il avoue que, vers l’âge de onze ans, devant la nudité dans les tableaux d’art, il était dans « une sorte d’ébriété sexuelle » qui le faisait souffrir (ibid., p. 708). Chez Leiris, l’éveil de la sexualité commence à l’âge de onze ans sous forme d’« érection » à la vue des enfants « grimpant pieds nus à des arbres » ; Leiris appelle cet état « l’irruption de la nature dans [son] corps » (L’Âge d’homme, p. 38). Nourissier raconte qu’il ignorait tout de la sexualité jusqu’à quatorze ans quand il a noté des « mystères physiologiques » dans son corps. Il exprime la « terreur » que lui causent « les premiers soubresauts de [sa] mécanique sexuelle en train de démarrer » ; mais les assurances de son ami Étienne ont tourné cette terreur en un « premier orgueil » masculin (Un Petit bourgeois, p. 138). Yourcenar, quoique « pudique » dans son autobiographie, rapporte un épisode où un cousin l’a touchée sensuellement quand elle a été pubère. Après une description minutieuse des gestes du cousin, elle continue que ses « sens engourdis n’avaient pas réagi » et qu’elle sentait « vaguement qu’en [son cousin] quelque chose avait eu lieu ». Toutefois, Yourcenar inscrit cette scène dans le cadre d’une 1
Mircea Eliade dit ceci qui s’applique à la religion : « L’homme moderne est libre de mépriser les mythologies et les théologies, cela ne l’empêchera pas de continuer à se nourrir de mythes déchus et d’images dégradées » (Images et symboles, Gallimard, Tel, 2002, p. 22). 2 La religion, dont l’apprentissage à traves les siècles (jusqu’au début du XXe siècle) était incontournable et même forcé, aurait été ancrée dans les habitudes humaines, pas seulement dans la culture occidentale.
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« initiation à certains aspects du jeu sensuel » plutôt bénéfique que néfaste (Quoi ? L’éternité, p. 1377). Gide parle du fils du concierge, un « bambi de [son] âge » avec qui il pratiquait la masturbation qu’il a appris à nommer plus tard « de mauvaises habitudes » (Si le grain ne meurt, pp. 9-10). Romain Gary raconte son premier amour pour Mariette, une petite fille qui est dans la même classe que lui et qui vient parfois nettoyer le plancher chez sa mère. Un jour, l’enfant de treize ans et demi fait l’acte sexuel avec Mariette et se trouve dans un « état de béatitude et d’insensibilité à peu près totale » (La Promesse de l’aube, p. 40). C’est avec humour et sur un ton ludique que Queneau rapporte l’éveil de ses sens sexuels : […] devenu pubère, on m’apprit la morale et les bonnes façons ; je respectai toujours cette loi familiale et connu les boxons. (Chêne et chien, p. 33)
Ernaux décrit l’entourage conservateur de sa mère qui perçoit la sexualité comme un tabou. La mère n’a initié sa fille à aucune pratique sexuelle, et l’enfant n’osait pas lui demander « quoi que ce soit, la curiosité étant déjà considérée comme le début du vice » (Une Femme, p. 63). Ernaux n’évoque pas son souvenir de première sensualité. Estce parce que sa mère, la « loi », veut imposer la sensualité en tabou ? La fille compare d’ailleurs sa maman à « ces mères africaines serrant les bras de leur petite fille derrière son dos, pendant que la matrone exciseuse coupe le clitoris » (ibid., p. 64). En résumé, l’éveil de la sexualité est une constante dans l’autobiographie française du XXe siècle. L’autobiographie, qui est une entreprise de mise à nu, trouve dans la sexualité un thème approprié afin de dévoiler les secrets intimes de l’auteur. L’écrit autobiographique est la sublimation des désirs refoulés en même temps qu’une revanche contre les tabous, les répressions et les pudeurs. Cela a toujours été le cas depuis Rousseau. Une autobiographie censurée perdra sa raison d’être.
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6 — L’épreuve de la mort On peut rencontrer dans les autobiographies toutes sortes d’épreuves qui vont de la déception et des problèmes de toutes sortes à la souffrance, mais la plus grande épreuve pour l’enfant est la mort de ses bien-aimés ou de ses proches. On a déjà vu que la grande épreuve de Green a été la mort de sa mère tandis que, pour Leiris, c’est moins la mort de ses proches que sa propre mort future qui constitue l’épreuve et la pulsion justifiant son écriture. Nourissier, Sartre et Perec ont à peine connu leur père. Yourcenar a perdu sa mère peu après sa naissance et ne l’a connue qu’à travers les récits des autres. Chez Sarraute, la mort est métaphorique, liée à l’absence physique de la mère dans la vie quotidienne de l’enfant. Le « malheur » de Mauriac d’avoir perdu son père se prolonge d’autant plus que sa « mère ne quittait guère le deuil » (Nouveaux mémoires intérieurs, p. 687). La mort du père est l’occasion pour Romain Gary de connaître son géniteur, cet « étranger » jusque-là, qui « n’est vraiment entré dans [sa] vie qu’après sa mort » (La Promesse de l’aube, p. 106). Gide annonce la mort de son grand-père « depuis assez longtemps » quand il vint au monde (Si le grain ne meurt, p. 40). Un peu plus loin, l’auteur annonce la mort de son père qui « s’éteignit assez doucement » (ibid., p. 91) ; et la fin du livre est marquée par le deuil de la mort de sa mère (ibid., p. 367). Annie Ernaux, quant à elle, ne perd ses deux parents que lorsqu’elle atteint elle-même l’âge adulte. La mort du père d’abord est le prélude à sa première autobiographie, La Place ; celle de sa mère ensuite déclenche sa deuxième autobiographie, Une Femme. La genèse de ces premiers ouvrages autobiographiques d’Ernaux illustre à merveille comment l’écriture est une tentative de ranimer et de ressusciter l’éphémère, l’absent, le fugitif, le mort. Alors que certains autobiographes, comme Mauriac et Green, évoquent la mort de leur bien-aimé comme un « malheur », Perec, lui, admet tranquillement ce fait naturel : « C’est rentré dans l’ordre des choses » constate-t-il (W ou le souvenir d’enfance, p. 49). Il arrive que l’écrivain se projette dans la mort. Marguerite Yourcenar, quoiqu’elle ne prête pas foi aux enseignements de la religion, accepte avec sérénité sa propre mort. Elle dit dans une
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interview avec Matthieu Galey qu’elle aimerait mourir « les yeux ouverts1 ». Beauvoir, quant à elle, passe pendant sa jeunesse par des « crises » dues à l’angoisse de la mort et en garde un « souvenir terrifié » (Mémoires d’une jeune fille rangée, p. 287). Mais, avec le temps et l’âge, Beauvoir semble se résigner en considérant la mort comme l’ultime sort inévitable : « La mort conteste notre existence mais c’est elle qui lui donne son sens », explique-t-elle (La Force de l’âge, p. 692). Queneau, comme Perec et Beauvoir, considère objectivement la mort ; il l’annonce comme quelque chose de très ordinaire : Symboles œuvres individuelles, vous ne méritez que cela : vous êtes comme moi mortels et celui qui vivra verra. (Chien et chêne, p. 83)
Parfois, au contraire, on est terrifié par la fatalité de la mort, comme c’est le cas de Nourissier l’« agnostique » (À Défaut de génie, p. 60). L’auteur exprime son « angoisse » à l’idée de sa propre condition vouée à la mort (Un Petit bourgeois, p. 21). On y reconnaît des résonances avec l’angoisse de Leiris. Mauriac, lui aussi, affirme son épouvante devant la mort. La distance est, en effet, grande entre penser à la mort des autres et penser à la sienne. Il déclare que « la mort ne peut pas se regarder en face » et que sa pensée « n’aura jamais été à la mesure de la mort » (Nouveaux mémoires intérieurs, p. 685 et p. 687). Sartre, quant à lui, ne peut même pas imaginer sa propre mort. Il peut très bien se représenter la vieillesse, la décrépitude et la mort des autres, mais la sienne ? Il affirme : « ma mort, jamais » (Les Mots, p. 159). En résumé, on remarque que, pour l’autobiographe, la foi religieuse n’est pas nécessairement un facteur de résignation et de confort à la perspective de la mort. Au contraire, les écrivains catholiques 1
Les Yeux ouverts : Entretiens avec Matthieu Galey, Bayard, Essais, 1997. C’est ainsi que se terminent aussi les Mémoires d’Hadrien : « Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts » (Mémoires d’Hadrien, Gallimard, Folio, 1997, p. 316).
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(Mauriac, Green) refusent la mort là où les autres veulent l’apprivoiser. En effet, face à la mort, Yourcenar, l’athée, est plus sereine que Mauriac, le catholique. Mais, en général, ceux qui rejettent l’espérance d’une vie de l’au-delà, se consolent par l’espoir de la pérennité de leur œuvre littéraire : Nourissier, Leiris, Yourcenar, Beauvoir, Sartre, etc. Pour leur part, les « croyants » aussi espèrent une gloire posthume à travers leur œuvre. Mauriac parle de lien entre l’écrivain et « l’image de lui-même que par l’écriture il a donnée à son époque », exprimant « cette folle espérance de survie dans la mémoire des hommes » (Nouveaux mémoires intérieurs, p. 686). D’autre part, Mauriac et Green s’affirment une fois de plus comme des autobiographes traditionnels parce qu’ils dramatisent la mort. Ils sont les seuls à parler de « malheur » pour ce qui est de la mort de leur mère. Les autres autobiographes modernes réfléchissent plutôt sur la mort, la leur surtout, ce qui établit une « distanciation » parce qu’ils se placent au niveau de la spéculation. Dans tous les cas, la mort est cet horizon infini et cette épreuve mystérieuse que l’autobiographe tente de pénétrer et surmonter sur le terrain de l’écriture autobiographique. 7 — La vocation littéraire Enfants, tous les autobiographes sans exception ont connu la littérature et ont goûté le plaisir de la lecture. Plus tard, le choix d’une carrière littéraire, autrement dit la décision de produire des livres n’est pas aussi évidente. En effet, Green exprime son désir initial d’entrer dans la religion (Mille chemins ouverts, p. 969), ensuite de « faire de la peinture » (Jeunesse, p. 1303). En dépit du succès de ses « rédactions » à l’école et de quelques récits écrits à l’université de Virginie, Green ne berce pas l’idée de devenir écrivain. Ce n’est qu’à son retour des États-Unis qu’il décide de « travailler » afin de « justifier sa présence sur terre » (ibid., p. 1282). La littérature est venue d’elle-même : « Je ne me disais pas que je serais écrivain, mais j’écrivais » (ibid., p. 1299). Sa profession proprement littéraire commence quand la N.R.F. publie Le Voyageur et quand Jacques Maritain saisit son Pamphlet contre les catholiques de la France : « s’il existe des destinées littéraires, la mienne se joua dans ce double départ », admet-il (Jeunesse, p. 1461). De même, Leiris avoue qu’il n’a pas pensé à une vocation littéraire dans sa jeunesse parce qu’il n’a « jamais eu de facilité pour écrire » 219
(L’Âge d’homme, p. 185). D’après Leiris, sa profession littéraire s’est affirmée tardivement à l’occasion d’un voyage en Afrique en tant qu’ethnologue quand il a tenu un journal de route. Alors qu’il était convaincu qu’il ne reviendrait plus à la poésie qu’il avait pratiquée pendant un certain temps, ce journal, publié dès son retour en France, lui a assuré une première renommée littéraire qui « aura seulement doté d’un second métier – l’ethnographie – l’homme de lettres que je serai resté », explique-t-il (Fibrilles, p. 86). Leiris considère que le choix de la littérature s’est fait « par éliminations successives d’autres activités possibles » (il a fait des études de chimie), et que l’attirance entre lui et la littérature a été possible grâce à son amour du langage (ibid., p. 232). Leiris représente un cas extrême dans le choix de la carrière littéraire parce qu’il n’a décelé sa vocation que très tard, après avoir publié quelques livres. L’autre cas extrême, à l’autre bout de la comparaison, est représenté par Sartre qui, dès sa plus tendre enfance, exprime sa foi dans les livres et affirme savoir que les livres et la littérature seront son destin : « Lorsqu’on me demandait : Qu’est-ce que tu feras quand tu seras grand ? je répondais aimablement, modestement que j’écrirais » (Les Mots, p. 176). Sartre affirme sa mission et sa vocation : « j’étais écrivain comme Charles Schweitzer était grand-père : de naissance et pour toujours » (ibid., p. 140). D’ailleurs, les sous-titres de son autobiographie (Lire/Écrire) confirment la destinée de Sartre dans l’univers des livres. L’auteur réaffirme : « J’ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres1 » (Les Mots, p. 35). Les autres autobiographes se situent entre ces deux extrêmes : d’une part, ne pas détecter les signes d’une vocation naissante (Leiris et Green) et, d’autre part, affirmer que la vocation littéraire s’impose d’elle-même dès le début, qu’elle a été le premier choix (Sartre). L’ambition littéraire effleure Mauriac depuis sa petite enfance, vers sa septième année, quand il a découvert la lecture considérée comme « une porte ouverte sur un monde enchanté ». Mais jamais l’idée ne lui est venue d’« appartenir à cette race quasi divine des écrivains et des poètes » (Nouveaux mémoires intérieurs, p. 674). Pour
1
Simone de Beauvoir confirme la destinée d’écrivain de Sartre : « Sartre vivait pour écrire » (La Force de l’âge, p. 21).
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Mauriac, sa vocation tenait entre un rêve inconscient et la pensée consciente. Bien qu’il commence André Walter à dix-neuf ou vingt ans, Gide ne considère pas ce livre comme « le premier de [sa] carrière » (Si le grain ne meurt, p. 223). Plus tard, la fréquentation des milieux littéraires l’encourage et confirme une vocation qui sommeille. Plongée dans le monde des lectures qui lui ouvre l’horizon du rêve, de l’imaginaire et du nouveau, Beauvoir, tout comme Sartre, en fait sa religion : « Je m’abîmai dans la lecture comme autrefois dans la prière. […] Pendant des mois je me nourris de littérature » (Mémoires d’une jeune fille rangée, p. 259). Attirée par la magie de la littérature qui peut faire « surgir dans le monde quelque chose de réel et de neuf » (ibid., p. 96), Beauvoir croit à sa vocation littéraire depuis son adolescence quand elle s’est rendu compte qu’elle devait « communiquer la solitaire expérience » qu’elle traversait (ibid., p. 265). Nourissier remarque que l’intention littéraire est un besoin que chacun éprouve (Un Petit bourgeois, pp. 216-217), et que la sienne s’est manifestée à l’âge de onze ans dans la cour du Collège NotreDame de R., en 1938 (ibid.). Or, malgré cette « intention », Nourissier peut à peine avouer dans sa jeunesse que son ambition se réalisera dans un métier, autrement dit qu’il devient « un écrivain » (Le Musée de l’Homme, p. 229 et p. 290). Le rêve de Nourissier, comme celui de Mauriac avant lui, se communique au lecteur qui « se rêve » écrivain lui aussi. Chez Queneau, la vocation pour la littérature est implicite. L’enfant écrit mais ses écrits sont mal jugés par les parents : Sur des dizaines de cahiers tu écris de longues histoires, des romans, dis-tu, d’aventures ; mon fils, te voilà bon-à-lier. (Chêne et chien, p. 60)
Avec Sarraute, la vocation est pressentie dès l’âge de onze ou douze ans à l’occasion d’une rédaction scolaire dont le sujet consiste à raconter le « premier chagrin ». Là l’enfant a pressenti « que c’était un “sujet en or” » et elle a entrevu tout de suite « les promesses de trésors… » (Enfance, p. 207). Les « promesses de trésors » rappellent la « promesse de l’aube » de Roman Gary, et correspondent à la parole littéraire. 221
Romain Gary retrace avec humour, dans La Promesse de l’aube, tous les talents et toutes les vocations que la mère trouvait à son fils. La littérature n’a été qu’une vocation prédite parmi d’autres. Fièrement, la mère dit à son enfant âgé de treize ans : « Tu seras d’Annunzio ! Tu seras Victor Hugo, Prix Nobel ! » (La Promesse de l’aube, p. 23). Yourcenar et Perec rapportent leur première entrée dans le monde de la littérature à travers les lectures : la première grâce à son père, le deuxième grâce à son cousin. Perec dit que c’est à l’âge de dix ans qu’il a fait les premières lectures parascolaires : « Couché à plat ventre sur mon lit, je dévorais les livres que mon cousin Henri me donnait à lire » (W ou le souvenir d’enfance, p. 193). Yourcenar qualifie sa première expérience de lectrice « d’un miracle banal, progressif, dont on ne se rend compte qu’après qu’il a eu lieu » (Quoi ? L’éternité, p. 1345-1346). Yourcenar reprend la métaphore du seuil déjà employée par Mauriac. Elle parle de « porte d’entrée1 ». L’écriture est l’aboutissement des tâtonnements de l’enfance ; elle résulte presque toujours de la lecture et de l’amour qu’a l’enfant pour le langage qui nourrit l’imaginaire. Pour l’autobiographe adulte qui la pratique en professionnel, l’écriture est un moyen qui adoucit les amertumes de la vie. Annie Ernaux dit qu’écrire lui permet de « supporter le chagrin » (Passion simple, pp. 62-63). À un moment donné, la parole devient réalité puisqu’elle supprime le détour qu’elle représente : « Ce n’est pas de la littérature ce que j’écris », finit-elle par admettre. Romain Gary soutient que la création littéraire l’aide à « échapper à l’intolérable » et que c’est une « façon de rendre l’âme pour demeurer vivant » (La Promesse de l’aube, p. 175). François Nourissier affirme que l’écriture est un moyen de « guérir », de « survivre » et de « continuer son parcours sans avoir perdu l’estime de soi » (Le Musée de l’Homme, p. 31). On a dit à Simone de Beauvoir qu’en écrivant sur elle-même elle s’est donné de « l’épaisseur » (La Force des choses II, p. 215). Beauvoir conçoit l’écriture comme un moyen du savoir : « mon projet de connaître le monde reste étroitement lié à celui de l’exprimer » (La Force des choses I, p. 374) et comme une tentative infructueuse de 1
Pour la lecture comme l’entrée dans un monde merveilleux, cf. supra le chapitre intitulé L’affrontement et l’exaltation (dans le chapitre sur la lecture).
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« capter la réalité innombrable qui l’investit ». Autrement dit, la réalité reste insaisissable (La Force de l’âge, p. 694). Comme Green, Mauriac attribue à l’écriture le rôle de la transfiguration de la réalité banale ; elle sert donc « à recréer ce monde enchanté, pourtant si médiocre », affirme-t-il (Nouveaux mémoires intérieurs, p. 674). En résumé, la vocation littéraire est une constante thématique de l’autobiographie du XXe siècle. On observe que l’autobiographie passe nécessairement par trois étapes : — La lecture comme propédeutique de l’écriture. — Les tâtonnements littéraires encouragés (Sartre) ou raillés (Queneau). — L’écriture comme couronnement de la persévérance. Au terme de l’initiation, l’auteur doit avoir connu sa vocation dans le monde. C’est peu de dire que la littérature, une fois connue, devient quelque chose dont on ne peut plus se passer. Qu’elle soit un gagnepain (chez la plupart des autobiographes) ou un luxe (chez Gide), la littérature nourrit l’esprit et l’âme. Certains, comme Romain Gary, Yourcenar et Nathalie Sarraute, prennent un pseudonyme afin de marquer un nouveau point de départ avec la littérature. Le caractère sacré de la littérature1 devient un leitmotiv : La bibliothèque, j’y voyais un temple. (Sartre, Les Mots, p. 51). [La bibliothèque est un] sanctuaire. (Ibid., p. 61). J’avais trouvé ma religion : rien ne me parut plus important qu’un livre. (Ibid., p. 51) J’y entrais comme dans un temple ; dans la pénombre se dressait le tabernacle de la bibliothèque. (Gide, Si le grain ne meurt, p. 15) Les livres que j’aimais devinrent une Bible où je puisais des conseils et des secours. (Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, p. 259) Je vouais aux écrivains une passion religieuse. (Nourissier, Le Musée de l’Homme, p. 232)
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Jorge Luis Borges dit que la bibliothèque ne peut être que l’œuvre d’un dieu : « sólo puede ser obra de un dios » (La Biblioteca de Babel, op.cit., p. 47).
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Il est significatif, à ce propos, que deux des autobiographes étudiés (Green et Mauriac) aient voulu, dans leur jeunesse, « entrer en religion ». Le choix de la littérature ne contredit pas leur disposition intérieure : comme la religion, le travail littéraire suppose un « renoncement » et une certaine solitude. Comme la religion, la littérature comporte cet élément mystique qui tente l’âme humaine. 8 — Les deux grandes guerres du siècle Une place de choix devrait être accordée aux deux grands événements historiques qui ont marqué, d’une façon ou d’une autre, la vie des autobiographes français du XXe siècle : ce sont malheureusement les deux guerres mondiales. Sous quelle forme apparaissent-elles dans les autobiographies sélectionnées ? Il faut garder à l’esprit que l’étude porte sur des autobiographies appartenant au même siècle mais que leurs auteurs respectifs ne sont pas nécessairement de la même génération, ce qui fait que tous n’abordent pas forcément les mêmes événements. On peut répartir les différentes générations en trois catégories : – Celle qui groupe les auteurs nés avant la Première Guerre mondiale ; en général ils sont nés au début du siècle : Green (19001998), Leiris (1901-1989), Queneau (1903-1976), Yourcenar (19031987), Sarraute (1900-1999), Sartre (1905-1980) et Beauvoir (19081986). Sont inclus dans cette catégorie deux auteurs nés avant le siècle : Gide (1869-1951) et Mauriac (1885-1970). – Celle qui rassemble les auteurs nés au commencement de la Première Guerre, ou entre les deux guerres ou durant la Deuxième Guerre : Romain Gary (1914-1980), Nourissier (1927), Perec (19361982) et Ernaux (1940). – Celle qui contient Amélie Nothomb (1967) dont la naissance a eu lieu après la Deuxième Guerre mondiale. La Guerre 14-18 Green précise que pendant la Première Guerre mondiale il rendait visite à ses sœurs Anne et Retta qui s’étaient engagées comme « infirmières » auprès des alliés (Partir avant le jour, p. 845). Green est directement impliqué dans les événements quand les États-Unis déclarent la guerre à l’Allemagne : « Quel homme de ma génération oubliera jamais ce printemps de 1917 ? », s’interroge Green (ibid., p. 866). Né de parents américains, Green s’engage dans le service 224
d’ambulances américain, pour la « cause des alliés », explique-t-il. Partir avant le jour s’achève par l’annonce de la guerre : « Demain, nous partons pour le front, disaient mes camarades » (ibid., p. 876). Dans Mille chemins ouverts, Green raconte les péripéties de son expérience personnelle : les horreurs de la guerre, la vue des morts, les déplacements d’une ville à une autre, sa démobilisation fin 1918, etc. Green exprime sa révolte et qualifie la guerre de « chef-d’œuvre de la bêtise humaine » (ibid., p. 845). Mauriac, l’aîné de Green et de Leiris, parle de sa mobilisation lors du conflit mondial 14-18 : « La mobilisation nous surprit à Malagar. […] Je m’engageai (comme Jean Cocteau et quelques autres) dans les formations du Front de la Croix-Rouge dirigées par Étienne de Beaumont » (Nouveaux mémoires intérieurs, p. 814). Mauriac utilise le pronom « nous » pour se référer à un groupe d’intellectuels et d’écrivains que la guerre a directement affectés. Queneau évoque la petite anecdote qui a déclenché la Première Guerre : – Mon père alla chercher ses gros sous à la Banque parce qu’un Serbe avait tué là-bas l’archiduc. (Chêne et chien, p. 48)
Queneau rapporte sous une forme ludique quelques épisodes de la guerre, en présentant le soldat belge qui « avait pour arme une tartine » ainsi que les Russes qui « accouraient à Berlin en Berline ». Le poète rapporte aussi la situation de sa famille : la fuite « en bateau » et le retour à Paris en « train » (ibid., pp. 48-49). Il fait allusion aux Français qui « résistent à Verdun » et à d’autres détails historiques. La libération est désignée par un « miracle attendu » (ibid., p. 55). Un parallélisme s’établit d’ailleurs entre le poète et le pays : Le monde était changé, j’avais donc une histoire comme la France ou l’Angleterre et comme ces pays je perdais la mémoire des premiers jours de cette guerre. (Chêne et chien, p. 58)
Yourcenar, elle aussi, apporte son témoignage sur cette époque de guerres. Parlant d’elle-même à la 3e personne, elle énonce les conflits et les guerres qu’elle vit : « Les temps qu’elle vivra seront les pires de l’histoire. Elle verra au moins deux guerres dites mondiales et leur 225
séquelle, d’autres conflits se rallumant çà et là, guerres nationales et guerres civiles […] » (Archives du Nord, p. 1180). Dans un chapitre intitulé « La terre qui tremble », Yourcenar parle de la Première Guerre mondiale, mais à la différence de la plupart des autobiographes de sa génération qui ont été directement marqués par la guerre, Yourcenar déclare ne pas être personnellement touchée : « Certes, nous n’avions ni proches parents ni amis chers aux armées », révèle-telle (Quoi ? L’éternité, p. 1385). Le père de la petite fille âgée de quinze ans lui épargne les détails de la guerre ; Yourcenar explique : « soit pour m’éviter d’y trop penser, soit parce qu’il arrive un moment où, anxieux et fatigué, on ne parle plus » (ibid., pp. 1387-1388). Yourcenar connaît la guerre indirectement, à travers les journaux et les communiqués. L’autobiographe évoque les tranchées de guerre, les morts, les soldats en permission et la désolation de la terre. Yourcenar vivra la Deuxième Guerre mondiale mais n’en parle pas en détail, en partie parce qu’elle meurt avant d’avoir fini Le Labyrinthe du monde. Âgé de neuf ans lorsqu’éclate la guerre de 1914, Sartre évoque le drame qui détermine l’entrée en guerre de la France, à savoir l’annexion de l’Alsace-Lorraine par la Prusse. Sartre se qualifie de « petit fils de la défaite » à cause de « la perte de deux provinces qui sont revenues [aux Français] depuis longtemps » (Les Mots, p. 98). Le petit « Poulou » observe par la fenêtre le défilé des Prussiens et rapporte la réaction de l’enfant : « je cours à la fenêtre ; l’armée ! Je suis tout heureux de voir défiler la Prusse au son de cette musique puérile, je bats des mains » (ibid., p. 33). Sartre souligne avec ironie la relativité des concepts, en l’occurrence cette distinction que fait « la guerre » entre l’ennemi méchant et la France patriotique : « au mois de juillet 2014, on comptait encore quelques méchants ; mais le 2 août, brusquement, la vertu prit le pouvoir et régna : tous les Français devinrent bons » (ibid., p. 170). Ernaux, qui n’est pas encore née en 1914, évoque la mobilisation de son père dans cette guerre : « Par le régiment mon père est entré dans le monde. Paris, le métro, une ville de Lorraine, un uniforme qui les faisait tous égaux, des compagnons venus de partout, la caserne plus grande qu’un château » (La Place, p. 34). Elle aborde aussi un travail qu’il a eu après la guerre : « Au sortir de la guerre, Y… commençait à s’industrialiser. Mon père est entré dans une corderie qui embauchait garçons et filles dès l’âge de treize ans » (ibid., p. 35).
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En résumé, reconstruire le monde de l’individu du XXe siècle revient à parler inévitablement de la guerre. L’autobiographie porte les marques de ce triste événement dans l’histoire. Mais cette guerre-là est l’œuvre des hommes et traduit certaines de ses pulsions intimes (de domination, de lutte…). Autrement dit, l’individu projette ses désirs dans un mouvement de défoulement collectif qui se traduit par des tueries entre les hommes. Il est intéressant de relever le contraste entre, d’une part, l’activité littéraire qui suppose la grâce de l’écriture et, d’autre part, la barbarie de la guerre. Mais, en général, ceux qui s’engagent dans la guerre sont fiers de leur sens du patriotisme (défendre la France) et d’humanisme (combattre le nazisme, le fascisme, etc. pour obtenir les droits de l’homme). La Guerre 39-45 Trois étapes marquent cette Grande Guerre : l’occupation, la résistance et la libération. Quand éclate la Première Guerre mondiale, Leiris est trop jeune pour y participer ; c’est un adolescent, mais qui prend un plaisir d’enfant « aux faits et gestes des aviateurs » et ne mesure pas l’étendue du conflit mondial (Fourbis, p. 134). C’est, plus tard, durant la Deuxième Guerre mondiale, que Leiris se trouve impliqué dans les événements puisqu’il est « soldat » avec « des états de service bien courts », dit-il (Fourbis, p. 139). Leiris évoque « les quatre années d’occupation » de la France par les Allemands, la résistance des « maquis » (ibid., p. 230-31) ainsi que la libération : « je me trouvais à Dakar, sur le point de rentrer d’une mission effectuée en Afrique, lorsque j’appris la chute de Berlin et la cessation des hostilités en Europe » (ibid., p. 161). Or, en tant que militaire, l’auteur ne participe pas à la libération de son pays mais à l’occupation d’un autre pays, l’Algérie. Il décrit son expérience dans le Sahara, au sud d’Oran, les moments fraternels avec d’autres compagnons militaires, l’exercice de tir dans le désert, etc. Après la libération, Leiris prend parti pour les peuples colonisés et dénonce la duplicité qui consiste à s’élever contre le racisme du nazisme mais à l’exercer sur d’autres (ibid., pp. 139160). Mauriac, s’engageant dans les deux guerres mondiales, considère les rapports de la guerre avec sa foi religieuse : « L’occupation ne m’avait pas plus que la maladie rapproché de Dieu. Elle était allée dans le même sens que la maladie pour me relivrer au monde, sans 227
pourtant me rendre indifférent à Dieu » (Nouveaux mémoires intérieurs, p. 755). Les notices biographiques consacrées à Sarraute font allusion à sa vie clandestine pendant la guerre à cause de son origine « juive1 ». Mais Sarraute n’en parle pas dans Enfance parce que cet épisode fait partie de sa vie d’adulte (elle a quarante ans lors du deuxième conflit mondial). Deux autres juifs, Romain Gary et Georges Perec, évoquent l’oppression nazie contre les juifs. Romain Gary signale que son père, destiné à mourir dans la chambre à gaz, meurt en fait avant d’y arriver, « à quelques pas de l’entrée » (La Promesse de l’aube, p. 107). Perec décrit la barbarie nazie en ces termes : Plus tard, je suis allé avec ma tante voir une exposition sur les camps de concentration. […] Je me souviens des photos montrant les murs des fours lacérés par les ongles des gazés et d’un jeu d’échecs fabriqué avec des boulettes de pain. (W ou le souvenir d’enfance, p. 215)
Avec la simplicité du regard d’enfant, Perec évoque un autre souvenir de la guerre se rapportant à l’occupation : « Une fois, les Allemands vinrent au collège. C’était un matin. De très loin, on en vit deux – des officiers – qui traversaient la cour en compagnie d’une des directrices » (ibid., p. 139). Perec parle enfin de la libération moins en tant que souvenir personnel que comme un événement historique : Il y eut la Libération ; je n’en ai gardé aucune image, ni de ses péripéties, ni même des déferlements d’enthousiasme qui l’accompagnèrent et la suivirent et auxquels il est plus que probable que je participai. (Ibid., p. 183)
Nourissier fait allusion, lui aussi, à quelques signes de l’antisémitisme nazi : Il y avait bien eu des étoiles jaunes cousues au revers de mes deux condisciples du lycée (puis la disparition de ceux-ci dans quelque campagne), l’embarquement des familles juives de La Baule dont j’entendis parler en 1942… (Un Petit bourgeois, pp. 114-115).
1
Gosselin, Enfance de Nathalie Sarraute, op.cit., p. 187.
228
Pendant la Deuxième Guerre mondiale, Nourissier est un « garçon entre ses treize et ses dix-sept ans ». Cette guerre n’a pas tellement affecté l’adolescent : « La France était occupée par les Allemands, et moi j’étais occupé par l’amitié », justifie-t-il (Un Petit bourgeois, p. 104). Nourissier déclare que, chez lui, « le niveau de conscience politique était bas » mais que cela n’empêchait pas sa mère de se dire « gaulliste » et lui « vichyste » (ibid., p. 107). Alors que d’autres autobiographes insistent sur la résistance des Français, Nourissier propose l’autre visage : Quant à la fable d’une France occupée unanime, tout entière dressée contre l’Allemand, elle est fausse. J’étais dans la rue en avril 1944 quand Paris acclama Pétain : c’était un spectacle édifiant. Fausse aussi l’hypothèse d’une France boche, vichyste et antisémite. La couleur de la France alors, c’était le gris. (Ibid., p. 110)
Âgée d’un an lorsque la guerre de 39 éclate, Ernaux évoque quelques épisodes qui y sont liés : « Sous l’Occupation, la Vallée s’est resserrée autour de leur épicerie [celle des parents d’Ernaux], dans l’espérance du ravitaillement » (Une Femme, p. 53). Beauvoir est celle dont l’autobiographie peut être qualifiée de « témoignage direct » sur son époque tellement elle s’engage dans l’actualité et abonde en événements tant politiques que sociaux et culturels. Pour ce qui est de la Deuxième Guerre mondiale, Beauvoir rapporte les faits qui l’ont déclenchée : le triomphe d’Hitler aux élections, la montée du nazisme, l’antisémitisme, l’exil des « savants allemands, surtout parmi les Israélites » (La Force de l’âge, pp. 169). Mais l’auteur exprime son espoir d’alors dans la paix : « Hitler n’oserait pas attaquer la Pologne, le pacte tripartite finirait par se conclure et l’intimiderait » (ibid., p. 425). Or, « nous apprîmes par les journaux la conclusion du pacte germano-soviétique. Quel coup ! Staline laissait Hitler libre d’attaquer l’Europe » (ibid., p. 428). En fait, Hitler occupera la France. Beauvoir fait allusion à une lettre de Sartre dans laquelle il parle des « résistants de la Charbonnière, près de Lyon, [qui] ont kidnappé Sacha Guitry… » (La Force des choses I, p. 225). Nothomb, bien que née en 1967, c’est-à-dire deux décennies après la période de la Grande Guerre, évoque le débarquement des Américains dans les îles nippones, la défaite du Japon et le suicide collectif des habitants d’Okinawa, une des îles du sud (Métaphysique 229
des tubes, pp. 150 et ss.). Nothomb a vécu au Japon, donc il est normal qu’elle se penche sur l’histoire entre ce pays et les Alliés. En résumé, tous les autobiographes français du XXe siècle évoquent les grands événements politiques de l’époque. Presque chacun a connu au moins une des deux grandes guerres et, le plus souvent, l’entredeux-guerres. Seul Gide, ayant vécu pendant la période des deux guerres, n’en parle pas dans Si le grain ne meurt parce que la période qu’il raconte dans son autobiographie se situe avant celle des guerres en question (et, probablement, parce qu’il a été en Afrique du Nord pendant la guerre). Pour tout le monde, c’est la même histoire envisagée sur des modes différents : Simone de Beauvoir adopte le mode chronique, Perec le mode personnel et subjectif, Nourissier le mode anecdotique, Queneau le mode humoristique, etc. Certains se sont engagés effectivement (bon gré mal gré), d’autres ont reproduit les souvenirs des parents (Ernaux), d’autres ont rapporté les leçons de l’histoire (Nothomb) c’est le même siècle, la même histoire et la même mémoire. Presque tout le monde exprime, directement ou indirectement, sa révolte et son indignation. Or les guerres collectives présentent une image agrandie des conflits personnels, de la « guerre intérieure » (pulsions et soucis) à laquelle se voit exposé l’autobiographe. En effet, Green est tiraillé entre les deux pôles, irréconciliables pour lui, que sont le monde spirituel et le monde terrestre. Mauriac exprime son désarroi devant l’infinitude de l’homme. Leiris oscille entre les deux tendances vie et art qu’il est incapable de combiner ou de séparer complètement. Beauvoir tente de superposer l’actualité à sa vie intime ; Ernaux tente de surmonter la loi dominante de la mère par la loi de l’écriture. Romain Gary n’arrive pas à résoudre le conflit de son identité. Sartre se préoccupe de montrer seulement le visage « génial » du garçon qu’il était ; il « étouffe » l’autre visage commun qui ressemble à celui de tous les garçons de son âge, ce qui montre un conflit qui reste irrésolu. L’écriture autobiographique est une tentative de surmonter et de résoudre les conflits et les tensions en question. Au cœur de l’histoire personnelle de chacun, on a pu dégager un panorama commun à un bon nombre d’autobiographes du XXe siècle. Julien Green et Michel Leiris partagent avec la plupart des autobiographes de leur siècle certains « motifs » (à ne pas confondre 230
avec « caractéristiques » ou « constantes » du genre) qui montrent que l’autobiographie devient un territoire de confluence des parcours intérieurs des individus. Georges Perec montre avec humour la ressemblance de ces parcours intérieurs : Comme tout le monde, ou presque, j’ai eu un père et une mère, un pot, un lit-cage, un hochet, et plus tard une bicyclette […] Comme tout le monde, j’ai tout oublié de mes premières années d’existence. (W ou le souvenir d’enfance, p. 25)
Peut-on avancer que l’autobiographie devient la métaphore d’une nouvelle vision textuelle qui est l’inter-expérience humaine ? (le mot est de moi). En effet, malgré le caractère subjectif de la mémoire, c’est dans le réel de tout le monde que les souvenirs puisent leur matière. Les vies humaines semblent se recouper, les mémoires individuelles se correspondre et les thèmes s’enchevêtrer de sorte que tout cela semble prévoir une autobiographie virtuelle qui préexiste à l’autobiographie effective. Alors… écrirait-on la même confession, la même autobiographie ? En fait, la ressemblance se limite à ces quelques moments forts qu’on peut appeler motifs. L’originalité de chaque autobiographe réside dans l’enchevêtrement de ces motifs avec d’autres données de la vie particulière de l’individu. En fin de compte, chaque autobiographie reste unique. Toutes les autobiographies lues sont intéressantes et tentantes parce que chacune d’elles ouvre un nouvel horizon dans la compréhension de l’individu et du monde. Jusqu’à présent, l’étude des autobiographies diverses m’a permis d'analyser les constantes génériques (la première partie), de faire une approche thématique (la deuxième partie) et de dégager quelques motifs thématiques de l’autobiographie en France du XXe siècle (le premier chapitre de la troisième partie). Pour terminer, je voudrais affiner la spécificité de ce genre littéraire en le comparant à deux autres genres également répandus au XXe siècle : le roman et le journal intime. Dans le chapitre suivant, Quelles sont les frontières qui se posent entre l’autobiographie d’une part et ces deux autres genres d’autre part.
231
Chapitre deuxième En marge du genre autobiographique I. Le roman et l’autobiographie Le roman est-il un genre nettement distinct de l’autobiographie ou bien n’est-il qu’une forme oblique d’expression du moi ? Prenant en considération la genèse de l’autobiographie, Philippe Lejeune remarque qu’« en fait l’autobiographie est un cas particulier du roman, et non pas quelque chose d’extérieur à lui1 ». Quelle est la différence pratique dans l’exercice des deux genres, et qu’est-ce qui pousserait les écrivains à entreprendre l’un plutôt que l’autre ? 1 — Le roman versus l’autobiographie Écrire sa vie ne signifie pas écrire une vie, une autre vie qu’on imagine ; d’où la différence entre l’autobiographie et le roman. Leiris et Green ont pratiqué aussi bien l’autobiographie que le roman, mais avec une prédilection pour l’un ou l’autre des deux genres. En effet, pour Julien Green, le roman est le terrain favori pour la production littéraire. L’auteur s’abandonne sans gêne aux rêveries auxquelles le prédispose la fiction. Son imagination est tellement fertile que, même au sein d’une autobiographie, l’auteur laisse son imagination travailler2. En revanche, le roman tient une place mineure dans l’œuvre de Michel Leiris qui n’a écrit qu’un seul roman, Aurora, au début de sa carrière, entre 1927 et 1928. Leiris se dit incapable d’inventer ou d’écrire des romans qui, par principe, fuient, masquent ou déforment le réel parce qu’il ne peut supporter l’idée qu’ils puissent « se détacher de [lui], vivre de leur vie propre et substituer en quelque sorte leur présence à la sienne », explique-t-il (Le Ruban au cou d’Olympia, pp. 48-51). Pour Leiris, qui n’excelle que dans les essais sur lui-même, l’autobiographie est davantage une finalité. Pour Green, au contraire, on dirait que l’autobiographie est de l’ordre de la digression et de l’accessoire. 1
Lejeune, L’Autobiographie en France, op.cit., p. 16. Ainsi en est-il quand Green évoque la scène où Mark passe une nuit dans le grand salon chez lui à Paris et quand, au milieu de la nuit, Green vient se poser contre la porte du salon sans pouvoir l’ouvrir. Green ajoute : « Dans un roman, on l’eût ouverte… » (Jeunesse, p. 1372). L’auteur continue donc la scène réelle en imaginant ce qui aurait pu se passer si elle avait été une fiction.
2
233
Annie Ernaux affirme l’embarras de déclarer un texte comme autobiographique et la solution qu’apporte le roman : Il est possible que l’obligation de répondre à des questions du genre « estce autobiographique ? », d’avoir à se justifier de ceci et de cela, empêche toutes sortes de livres de voir le jour, sinon sous la forme romanesque où les apparences sont sauves1.
Romain Gary avoue qu’il s’est attiré des ennuis quand il a commencé à raconter sa vie. Alors l’auteur se fait un pseudonyme, un « pseudo-pseudo2 » pour ne pas se faire remarquer. Mauriac, sous-entendant le malaise que provoque une œuvre autobiographique à proprement dit, affirme que seule « la fiction ne ment pas3 ». Gide va dans le même sens en disant que dans le roman, peut-être « même approche-t-on de plus près la vérité4 » que dans les mémoires. Cependant, pour Leiris, l’autobiographe se trouve parfois embarrassé de nommer les choses par leurs noms dans une œuvre référentielle, moins par peur de s’accuser que pour ne pas accuser autrui et violer son intimité ; alors il recourt à l’autocensure. Leiris déclare : Contraint de me censurer (comme chaque fois qu’une totale mise à nu risquerait de trop ressembler à une délation), je ne puis que survoler la fin de cet épisode au lieu d’entrer dans le vif, ainsi que j’en aurais licence si j’avais choisi de m’exprimer sous le voile du roman. (Fibrilles, p. 184)
Les romanciers profitent de cette liberté et de cette absence de scrupule que permet la fiction. Mais quand bien même ils se dissimuleraient sous le couvert du roman, cela ne veut pas dire qu’ils en sont totalement absents. En général, chaque personnage présente de son auteur un visage que l’écrivain ignore le plus souvent. Et si l’on apprend à l’écrivain la vérité quant à ce jeu de déguisement et de reflet, c’est-à-dire ce jeu entre le moi apparent et le moi inconscient, il est souvent consterné et parfois même protestataire. C’est notamment le cas de Green qui rejette l’analyse de la critique concernant le 1
Ernaux, Passion simple, op.cit., p. 70. Gary, Pseudo, op.cit., p. 23. 3 Mauriac, Commencements d’une vie, op.cit., p. 67. 4 Cité par Lejeune, L’Autobiographie en France, op.cit., p. 153. 2
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personnage du père Mesurat dans le roman Adrienne Mesurat. En effet, la critique a vu dans le père Mesurat un substitut au père réel de Green quand Adrienne finit par tuer son père. Green refuse cette idée qui est, selon lui, « une invention de la psychanalyse » (Jeunesse, p. 1306). Green répète dans son Journal sa protestation contre la critique freudienne et affirme « une fois de plus qu’il n’y avait chez [lui] aucune animosité contre [son] père » surtout au moment où il écrivait son roman1. Par ailleurs, Green admet que, dans ce livre en particulier, « la psychanalyse joue son rôle malgré l’auteur » et que « la part de l’inconscient dans l’œuvre du romancier » est énorme et que « tout [lui] échappait dans ce roman écrit sans le moindre plan » tout en refusant, encore une fois, d’associer son propre père à « l’infâme Mesurat2 ». Par contre, dans un texte admis par son auteur comme explicitement autobiographique, on ne trouve pas des polémiques comme celles suscitées par le roman Adrienne Mesurat parce que l’autobiographe est conscient du rapport qui le lie à son personnage. Le romancier peut trouver dans la fiction un lieu d’exotisme ou un lieu de refuge par rapport à la réalité. L’autobiographe, en revanche, n’a pas besoin de se camoufler en instances étrangères ; il n’a pas besoin de projeter ses fantasmes à travers des personnages fictifs pour se dérober à un surmoi réel. L’autobiographe se propose la compréhension de ces fantasmes-là si possible. Par conséquent, les deux pratiques de l’autobiographie et du roman sont un moyen de défoulement, de catharsis ou de sublimation. Or, bien que les deux pratiques exposent incontestablement la condition humaine, l’autobiographie diffère du roman dans ce sens qu’elle se penche directement sur la vie et la personnalité de son auteur et présuppose la suppression de détour ou d’artifice pour arriver à la connaissance de soi. Alors que le romancier peut nier que le visage projeté dans sa fiction soit son double, l’autobiographe se lance dans sa quête sachant que le miroir est un miroir et que l’autre est le même. Nourissier a une attitude opposée à celle de Mauriac et de Gide. Il opte pour l’autobiographie à cause justement du risque qu’implique la « corne du taureau ». Comme Leiris, Nourissier veut affronter la vérité au risque de s’exposer au jugement des autres. Il déclare que tout 1 2
Green, Journal, in Œuvres complètes V, op.cit., pp. 642-643. Ibid., p. 642.
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écrivain, « une fois dans sa vie, doit prendre le taureau par les cornes1 ». Nourissier convient que tout livre écrit est autobiographique ; alors, pourquoi ne pas enlever les masques une fois pour toutes ? Il prône une transparence totale dans l’écriture : « chacun n’écrit jamais que sur soi. Autant s’avancer à visage découvert2. » En somme, il y a deux classes d’auteurs. Ceux qui préfèrent le chemin oblique, le roman, pour approcher la vérité et ceux qui entreprennent le chemin le plus direct, l’autobiographie, comme moyen d’atteindre la vérité. Même si le roman s’apparente à l’autobiographie en y glissant un masque quelconque de l’auteur, deux critères majeurs font la distinction entre les deux genres. Le premier est que le roman est défini comme un genre privilégiant le domaine de la fiction alors que l’autobiographie comporte un rituel particulier dans l’exploration de soi. Comme le dit Lejeune, l’œuvre romanesque, même quand elle est décrétée plus vraie que l’autobiographie, reste un espace de « fictions et de fantasmes révélateurs d’un individu3 ». Si certains écrivains se tournent vers l’autobiographie, c’est essentiellement parce qu’ils pressentent l’apport particulier de ce genre-là par rapport au roman. Pour sa part, Nourissier soutient que le roman est « moins fécond que l’exploration autobiographique » parce que l’autobiographie, du fait qu’elle traite du « particulier », « devient ainsi tout à fait utilisable pour le commun des lecteurs4 ». D’après Nourissier donc, le roman n’assume pas explicitement et complètement cette articulation entre le général et le particulier. Le deuxième critère est qu’à la différence du roman, l’autobiographie fait intervenir la mémoire comme un processus nécessaire qui aide à retracer le plus « fidèlement » possible une expérience réellement vécue.
1
Nourissier, Un Petit bourgeois, op.cit., p. 39. Ibid. 3 Lejeune, Le Pacte autobiographique, op.cit., p. 42. 4 Nourissier, Un Petit bourgeois, op.cit., p. 39. 2
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2 — Le roman autobiographique La superposition de la fiction et du réel est désignée par des appellations diverses. Le tableau comparatif suivant rend le nom de l’auteur et le terme qu’il utilise afin de désigner la même référence. Auteur Philippe Lejeune Jacques Roubaud Serge Doubrovsky Laurence de Looze « Certains » spécialistes américains
Appellation
Roman autobiographique1 Autoportrait 2 Autofiction3 Pseudo-autobiography4 « surfiction » ou « fiction of facts »5
Comme il y a des autobiographies écrites à la troisième personne du singulier (exemple : Roland Barthes par Roland Barthes), il y a des fictions écrites à la première personne du singulier. L’autofiction est un cas très répandu de la fiction. L’emploi de la première personne du singulier dans les romans n’est qu’un simulacre pour « donner l’illusion » que le narrateur est l’auteur. Or, même si l’auteur du roman prête quelque chose de lui à son narrateur, il se distingue nettement de lui. Lejeune remarque que les frontières entre la fiction et l’autobiographie peuvent être parfois floues et que les auteurs en profitent dans les jeux de la création : Il faut bien l’avouer, si l’on reste sur le plan de l’analyse interne du texte, il n’y a aucune différence. Tous les procédés que l’autobiographie emploie pour nous convaincre de l’authenticité de son récit, le roman peut les imiter, et les a souvent imités6.
« Comment distinguer l’autobiographie du roman autobiographique ? » Cette question, Lejeune se l’est posée à juste titre. Il y répond en réitérant qu’une autobiographie doit être accompagnée d’une « déclaration d’intention autobiographique » :
1
Lejeune, L’Autobiographie en France, op.cit., p. 17. Lecarme, L’Autobiographie, op.cit., p. 18. 3 Ibid., p. 273. 4 Pseudo-Autobiography in the Fourteenth Century, Gainesville, University Press of Florida, 1997. 5 Ibid., p. 275. 6 Lejeune, L’Autobiographie en France, p. 17. 2
237
[Celle-ci] s’exprimant de différentes manières, dans le titre, dans le « prière d’insérer », dans la dédicace, le plus souvent dans le préambule rituel, mais parfois dans une note conclusive (Gide), ou même dans des interviews accordées au moment de la publication (Sartre) : mais de toute façon cette déclaration est obligatoire1.
La « déclaration d’intention autobiographique » est, bien entendu, le « pacte autobiographique ». L’autobiographie, on le répète, n’est pas étiquetée en tant que telle simplement parce que le narrateur utilise la première personne du singulier ni parce que certains faits rapportés concordent avec la réalité, mais parce qu’elle contient d’autres normes qui font d’elle un genre à part. Ces normes-là sont longuement étudiées dans la première partie de ce livre, à savoir : le pacte que fait l’auteur avec son lecteur, l’exploration de sa propre personnalité, la bonne foi, un objectif clair qui est le plus souvent de se comprendre et de se faire comprendre, etc. Tant que ce pacte n’est pas explicite de la part de l’auteur, l’écrit en question est présenté en tant que fiction à visage autobiographique comme c’est le cas d’À la Recherche du temps perdu. Or, la clause de Lejeune n’est pas toujours suivie dans le classement des textes littéraires. En effet, ce qui se passe pratiquement, c’est qu’on attribue les appellations de fiction et d’autobiographie au même texte comme dans le cas du livre De père français de Michel Del Castillo ou du livre Portrait de l’artiste en jeune homme de James Joyce. Sur la couverture du livre de Joyce, l’éditeur identifie clairement l’auteur au narrateur puisqu’il décrète ce livre en tant que « roman autobiographique » dans lequel « l’auteur raconte son enfance et sa jeunesse2 ». On peut penser aussi au très fameux cas de la Recherche du temps perdu, où Proust tantôt s’identifie au narrateur et tantôt se distingue de lui, ce qui rend la facture autobiographique inconstante. À ce propos, Proust dit : […] des pages où quelques miettes de « Madeleine », trempées dans une infusion, me rappellent (ou du moins rappellent au narrateur qui dit je et qui n’est pas toujours moi) tout un temps de ma vie, oublié dans la première partie de l’ouvrage3. 1
Ibid., p. 17. James Joyce, Portrait de l’artiste en jeune homme, Gallimard, Folio classique, 1998. 3 Cité par Gérard Genette, Palimpsestes, op.cit., p. 358 2
238
W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec offre un autre exemple de mélange entre vérité et fiction mais, cette fois-ci, le cas est totalement différent de l’œuvre de Proust, parce que le livre est une alternance de chapitres de fiction (en caractères italiques) renvoyant à W et de chapitres d’autobiographie (en caractères romains) renvoyant au souvenir d’enfance. La part fictive (un roman d’aventures sur une certaine île, W, où se pratiquent des jeux olympiques) et la part autobiographique (l’enfance de l’auteur), quoique pouvant avoir des correspondances thématiques, se démarquent par des signes typographiques (l’italique et le romain) et topographiques (ordonnance spatiale clairement délimitée en chapitres). On peut tout aussi bien mentionner Le Roman d’un enfant de Pierre Loti. Le titre indique que c’est un roman mais le contenu en révèle le caractère autobiographique ; et Loti déclare que cet écrit est « le plus intime » qu’il ait jamais écrit1. Dans la même veine, Métaphysique des tubes d’Amélie Nothomb est présentée par l’éditeur en tant qu’une « autobiographie de zéro à trois ans2 » mais le livre est classé dans le genre romanesque. À noter également Une Femme d’Annie Ernaux. Ce livre, quoique réclamé par son auteur comme ressortissant du genre autobiographique3, est classé par l’éditeur comme un roman du XXe siècle. Tout cela pour dire que les frontières entre le roman et l’autobiographie s’effondrent. Faudrait-il donc distinguer entre trois tendances dans la manière de lire un texte ambigu ? Dans la tendance la plus ancienne, lorsque le genre n’était pas encore né « officiellement », le jugement était livré au hasard des appréciations des lecteurs. La deuxième tendance, relativement moderne, est celle que préconise Philippe Lejeune, à savoir que l’auteur doit proposer un pacte pour son texte autobiographique. Dans la troisième tendance, postmoderne, le jugement serait relégué de nouveau à l’éditeur et au lecteur.
1
Loti, Le Roman d’un enfant, op.cit., p. 59. Nothomb, Métaphysique des tubes, op.cit., 4e de couverture. 3 Dans un entretien, Ernaux dit : « Une femme relève évidemment du genre autobiographique, dans la mesure où le je, c’est bien moi, Annie Ernaux, qui écris, qui ai perdu ma mère, le 7 avril 1986, et qu’il n’y aura aucun élément fictif. Tout est référentiel, tout renvoie à la réalité, telle que je l’ai perçue. » (« Entretien avec Annie Ernaux » in Une Femme, op.cit., p. 9). 2
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Ici, je voudrais attirer l’attention sur un cas particulier de l’autobiographie, rare mais logiquement faisable et déjà existant. C’est quand le récit suit le processus et le rituel d’une autobiographie conventionnelle (le narrateur déclare un pacte avec le lecteur, annonce la problématique de la vérité et de la confession, etc.), alors que le contenu ne correspond pas à la réalité1. Dans ce cas-là, il y a un problème lorsque le lecteur repère les éléments d’une autobiographie en bonne et due forme alors qu’au fond l’auteur raconte une fiction. Lorsqu’un pacte d’identification entre le lecteur et l’auteur est annoncé, le lecteur le prend à la lettre. S’il n’est pas averti, le lecteur ne vérifie pas si l’auteur est ou n’est pas identique au narrateur, alors il lui est facile de tomber dans le piège de cette autobiographie apocryphe et travestie. Si cela arrive, le lecteur aura besoin d’autres repères d’orientation, par exemple des sources extérieures au texte – un minimum d’éléments référentiels relatifs surtout au contexte réel –, s’il tient à savoir si le texte entre ses mains relève de la pseudoautobiographie ou de l’autobiographie tout court qu’on sera alors obligée de baptiser comme « authentique ». Si l’autobiographie apocryphe se répand, les bases de l’autobiographie telle que connue aujourd’hui seront minées, et il sera nécessaire d’en ajuster et d’en affiner la définition.
1
C’est le cas notamment des livres suivants : Mille morceaux de James Frey (2004), Survivre avec les loups de Misha Defonseca (1997), Angel at the Fence d’Herman Rosenblat. Une fois découverte la supercherie, on criait au scandale et la publication de ce dernier livre a été annulée aux États-Unis en 2008.
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II. Le journal intime et l’autobiographie Green et Leiris se sont investis eux-mêmes dans le journal intime et l’envisagent de deux façons différentes. Leiris le conçoit comme un témoignage infaillible de la réalité ; il recourt à son Journal afin de trouver les matériaux pour ses essais autobiographiques. Tandis que pour Green, la seule raison d’être d’un journal (qui reflète le réel) est la poésie, la transmutation du présent : Cette journée qui me paraît sans intérêt maintenant me paraîtra tout autre, dans un an ou deux, quand je relirai cette page. C’est peut-être la seule raison pour laquelle je veux essayer de tenir un journal1.
Le journal intime et l’autobiographie sont un lieu d’expression du moi. Cependant, il y a des nuances dans leurs démarches respectives. La première est que le journal est plus « spontané » et plus « immédiat » que l’autobiographie. Lejeune, Green et Leiris apportent leur réflexion relative aux deux pratiques. D’abord, Lejeune situe la différence majeure en ces termes : [L]’autobiographie est avant tout un récit rétrospectif et global, qui tend à la synthèse, alors que le journal intime est une écriture quasi contemporaine et morcelée, qui n’a aucune forme fixe. Ce sont deux formes diamétralement opposées de l’écriture intime, mais elles peuvent être complémentaires 2.
Dans le journal, le travail est structuré par une chronologie linéaire : La pratique du journal intime représente une sorte de degré zéro dans les recherches formelles de construction du texte. Le narrateur s’en remet au temps, son ennemi, pour structurer le texte 3.
Leiris exprime sa gêne à cause justement de cette classification selon le calendrier, de cette transition par la datation : Absurdité fondamentale du « journal intime », qui constitue presque une contradiction dans les termes : non seulement je formule pour moi et je ne parle qu’à moi-même […], mais je m’échelonne le long des dates, choses 1
Green, Journal in Œuvres complètes IV, op.cit., p. 5. Lejeune, L’Autobiographie en France, op.cit., p. 24. 3 Id., Le Pacte autobiographique, op.cit., p. 266. 2
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extérieures à moi qui constituent mes repères essentiels ; je me pense par jours, par mois, par années ; je désagrège donc mon intimité […]1.
Pour Leiris, il y a donc un divorce entre l’intimité de la personne et l’impersonnalité du temps. Mais Leiris ajoute aussitôt que l’intérêt du journal intime réside dans cette dualité. Il oppose le journal intime, presque un brouillon de notations, à un « vrai travail littéraire ». Leiris recourt au journal quand il se sent « incapable d’activité créatrice ». Le journal, dans ce cas-là, tient lieu de consolation mineure et passagère, un défoulement transitoire : Mais à me débarrasser ainsi en vrac de ce qui me pèse sur le cœur, le jetant sans apprêt sur le papier, il n’est pas niable que je trouve un certain réconfort, au moins de façon fugace, tant que ma gorge reste humide de sa confidence, c’est-à-dire pas beaucoup plus longtemps, tout compte fait, que l’encre ne met à sécher sur le blanc de la page. (Biffures, p. 184)
Par contre, le « vrai travail littéraire », en l’occurrence l’essai autobiographique, procure une vraie satisfaction alimentée par le soin de la formule (par opposition à la négligence et à la passivité dont l’auteur fait preuve dans la pratique du journal) : Je n’ignore pas, c’est bien certain, qu’il n’est de chance d’atteindre un commencement de délivrance qu’à partir du moment où la chose dont on veut se défaire a pu être sertie dans une formule fascinante pour autrui et, partant, susceptible de nous exalter nous-mêmes, orateur qui se grise du son de sa propre voix. (Ibid.)
Pour sa part, Green, comparant le journal intime à l’autobiographie, se plaint du premier qui, « prenant la place de la mémoire, prive de sa fraîcheur ce à quoi il se substitue » (Mille chemins ouverts, p. 1010). Il oppose le journal qui est immédiat à l’autobiographie qui recourt au truchement de la mémoire. Remarquons que si Green se lamente de quelque chose dans la pratique du journal, c’est précisément du rôle presque absent de la mémoire. L’autobiographie se caractérise par le dynamisme de la mémoire dans le cas de Green, comme cela a été démontré dans la première partie de cet ouvrage. En réalité, Green se plaint en même temps de la valeur discutable des faits non passés à la mémoire, parce que celle-ci a le privilège de les transfigurer, les 1
Leiris, Journal, op.cit., p. 306.
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poétiser. Green ne veut faire confiance qu’à la mémoire qui sélectionne les faits importants et les présente sous un autre jour. En revanche, Simone de Beauvoir a une tout autre perception du rôle de la mémoire dans l’autobiographie. Pour elle, la mémoire, parce qu’elle est justement sélective, est condamnée à faillir. C’est pourquoi elle recopie des pages entières du journal et se justifie par son souci du détail et de la véracité des faits et anecdotes ; ainsi, dit-elle, les extraits du journal « livrent ce que ma mémoire échoue à ressusciter : la poussière quotidienne de ma vie1 ». À la différence de Leiris qui note dans le journal les thèmes de son autobiographie et à la différence d’Ernaux qui puise dans son journal les éléments de son roman autobiographique Passion simple2, Beauvoir, elle, intègre dans son autobiographie un grand nombre de pages de son journal, d’une façon littérale, sans rien changer au contenu3. Même si l’auteur du journal ne se relit pas, l’essentiel, c’est qu’il se décharge, au fil des jours, des questions existentielles qui le préoccupent. Un dernier mot sur le journal intime : l’essence du journal intime est son « intimité », donc il est destiné à soi-même à l’exclusion des autres. Parlant de son journal d’enfance, Loti note : Mais, en ce temps-là, l’idée que quelqu’un pourrait un jour y jeter les yeux m’était insupportable ; à tel point que, si je partais pour quelque petit voyage dans l’île ou ailleurs, j’avais soin de le cacheter et d’écrire solennellement sur l’enveloppe : « c’est ma dernière volonté que l’on brûle ce cahier sans le lire »4.
Le journal intime n’est donc pas destiné à la publication. C’est pourquoi d’ailleurs il est spontané et informel ; c’est un aveu privé 1
Beauvoir, La Force des choses I, op.cit., p. 102. Ernaux tient son journal intime depuis l’âge de seize ans et le publie en 2001. L’éditeur note, sur la couverture, que Se perdre est « un journal intime où Passion simple prit sa source » (Se perdre, Gallimard, Blanche, 2001). Si l’auteur publie Se perdre une dizaine d’années après Passion simple, c’est parce que Passion simple avait eu beaucoup de succès auprès du public. 3 Beauvoir reproduit dans La Force des choses I une trentaine de pages (pp. 102133) et dans La Force des choses II, un peu moins de cent pages copiées directement de son journal (pp. 153-237). 4 Loti, Le Roman d’un enfant, op.cit., p. 207. Remarquons que Loti voudrait brûler son livre afin de sauvegarder son intimité, alors que Leiris dans sa quête de l’absolu voudrait brûler son livre à cause de son insatisfaction. 2
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alors que l’autobiographie est un aveu public. Or, il faut considérer la supercherie qui consiste à publier son journal intime. Pourquoi le publie-t-on ? Est-ce parce qu’on se rend compte que ce journal pourrait présenter un intérêt quelconque aux autres ? Ou bien, est-ce parce que, tout simplement, on a été reconnu comme grand écrivain et que tout écrit d’un grand écrivain est censé être publié et vendu ? Dans les deux cas, le journal présente donc la dualité entre le caractère « intime » et l’intérêt « public ». En voici les différences retenues entre l’autobiographie et le journal. Critères Rapport à la réalité Rapport à l’auteur Rapport au temps Structure et forme Nature du texte
Autobiographie Témoignage de la réalité Expression du moi Défoulement et satisfaction « littéraire » Rétrospection Truchement de la mémoire Travail structuré en général Récit plutôt « littéraire »
Journal intime Témoignage de la réalité Expression du moi Défoulement Écrit « frais », au jour le jour. Spontanéité et immédiateté Pas d’effort d’organisation Texte plus « informel »
En somme, le roman et le journal intime, qui sont des pratiques voisines de l’autobiographie, ont la valeur d’exprimer un ou plusieurs aspects de la personnalité de l’auteur. Toutefois, ni le roman ni le journal intime ne peuvent se réduire à l’autobiographie qui a, d’une part, la particularité d’être le témoignage global et synthétique qu’elle offre de l’individu et, d’autre part, celle d’être un travail littéraire qui se propose ouvertement de transposer la vie dans l’art.
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Conclusion
Après ma longue « excursion » dans le terrain de l’autobiographie à un moment de son apogée, je peux résumer l’aboutissement de cet ouvrage en ceci : le paysage de l’autobiographie en France du XXe siècle montre que tous les autobiographes s’accordent au moins sur quelques thèmes récurrents. Julien Green et Michel Leiris s’accordent sur les constantes génériques, mais divergent dans la manière de les aborder. Ils présentent les deux bouts extrêmes (imaginaire d’un côté, intellect de l’autre) dans la démarche autobiographique. L’autobiographie en France du XXe siècle se démarque nettement de l’autobiographie classique (Rousseau, Chateaubriand) par la volonté de voir clair et de comprendre. Dans son livre L’Autobiographie en France, Lejeune reconnaît que La Règle du jeu de Michel Leiris se plie mal à la définition de l’autobiographie qu’il a proposée. Lejeune en fait un cas particulier qu’il appelle « autobiographie permanente » plus proche du journal intime que du récit autobiographique traditionnel1. Or, d’après la comparaison que je viens de faire dans le chapitre précédent entre l’autobiographie et le journal intime, rien n’est plus loin du journal que les essais autobiographiques de Leiris ! En effet, les écrits de Leiris sont rétrospectifs, structurés, bien travaillés et relativement « littéraires » par opposition au journal qui est « frais », immédiat, spontané, informel et qui est tenu sans effort ni souci d’organisation2. L’« autobiographie permanente » dont parle Lejeune doit sans doute être prise dans un sens très restreint, à savoir que la persévérance de Leiris au fil des années à produire des essais autobiographiques ressemble à celle dont fait montre une personne, au fil des jours, dans le journal intime. Catherine Maubon note que, dans son livre Miroirs d’encre. Rhétorique de l’autoportrait, Michel Beaujour classifie les
1
Maubon, L’Âge d’homme de Michel Leiris, Gallimard, Foliothèque, 1997, p. 55. L’autobiographie de Green, quoique sans plan ni organisation, s’oppose complètement au journal parce qu’elle reste un récit rétrospectif (écrit longtemps après les événements racontés) et qui fait valoir la mémoire transfiguratrice. J’ai déjà cité Green qui affirme que le seul intérêt du journal est d’être au service de la mémoire (voir supra le chapitre intitulé Le journal intime et l’autobiographie).
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essais autobiographiques de Leiris dans l’autoportrait1 parce que, pour lui aussi, les essais de Leiris ne se conforment pas à la définition de Lejeune. Effectivement, les écrits de Leiris ne se conforment pas à la définition de Lejeune. En même temps, ces écrits-là sont autobiographiques dans la mesure où Leiris annonce qu’il s’agit d’autobiographie, en affine le projet et travaille dans ce sens-là, etc. Sans qu’elle préconise un genre nouveau, l’autobiographie de Leiris accorde tout simplement la priorité à l’écriture dans la recherche de soi. Ce n’était peut-être pas courant. Mais il faut toujours un regard nouveau dans toute entreprise créative. Plutôt que de trancher que l’autobiographie de Leiris n’appartient pas au genre de l’autobiographie parce qu’elle ne se plie pas à la définition de Lejeune, pourquoi ne pas tenter de redéfinir celle-ci ? Reformulation de la définition de l’autobiographie La définition de Philippe Lejeune est reproduite ci-dessous : Récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité.
Je vais considérer les mots que j’ai soulignés dans la définition de Lejeune. En premier lieu, je remets en question la forme du langage « en prose » parce qu’on vient de voir que Raymond Queneau a indéniablement produit une autobiographie en vers. En deuxième lieu, sur le plan du contenu du récit, je me demande si la redondance des expressions « sa propre existence », « sa vie individuelle », « sa personnalité » est vraiment nécessaire étant donné qu’elles forment une mise en abyme : l’existence du sujet englobe sa vie, et celle-ci inclut sa personnalité. Les trois expressions en question rendent bien le contenu de toute autobiographie ; toutefois, sans être synonymes, elles forment une redondance qu’il est souhaitable d’éviter dans une définition. 1
Maubon dit que pour Beaujour, l’autoportrait est une « catégorie générique qui permettait de regrouper un ensemble d’œuvres – essai, méditation, promenade, antimémoires… – qui, tout en appartenant à l’espace autobiographique, n’entraient pas dans la définition de Lejeune » (Maubon, L’Âge d’homme de Michel Leiris, op.cit., p. 55).
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Je considère le mot « récit » et trouve que ce mot-là pose problème parce qu’il exclut du champ de l’autobiographie tant de livres « autobiographiques ». Il faudrait le remplacer par un autre mot et, aussi, permettre à l’autobiographie d’inclure d’autres formes littéraires. Il est légitime de se demander si l’on pouvait envisager un travail autobiographique axé sur l’avenir de son auteur. Nourissier y a déjà pensé puisqu’il dit que l’autobiographie prospective « reste à inventer ». Or, Nourissier s’en méfie parce que la « seule idée en donne le frisson ». Pour lui, « s’imaginer un avenir terrorise ». Et l’auteur d’avouer l’impossibilité de l’entreprise parce qu’il n’est pas facile « de s’offrir des oracles raisonnables1. » À ce jour, l’autobiographie prospective n’existe pas. Mais ne peut-on pas imaginer au moins deux cas d’autobiographie prospective (quand l’auteur voudrait orienter sa vie ou « se corriger » alors il consacre son livre à une suite de préceptes pour sa vie future ; ou bien quand il veut imaginer une tranche de sa vie future2) ? Théoriquement, c’est donc faisable, mais il y aura, je crois, un problème qualitatif : le récit prospectif sera-t-il aussi captivant qu’un récit rétrospectif ? Dans l’usage, le futur dans une série d’actions s’associe communément aux récits prophétiques, aux genres apocalyptiques ou aux récits de science-fiction. La prophétie est-elle compatible avec l’autobiographie ? À mon sens, il vaudrait mieux garder le mot « rétrospectif » quand il s’agit d’autobiographie et inventer une autre dénomination pour le récit prospectif (potentiel) centré sur soi. L’autobiographie est une réalité qui se fait spontanément tant que l’homme se cherche, se définit et veut se connaître. Au-delà des constantes récurrentes dans les diverses autobiographies, le XXe siècle est l’époque où l’autobiographie a trouvé, sous diverses formes, son essor parce que les voies se sont multipliées pour l’élaboration, et aussi pour la déstructuration, de ce genre. L’autobiographie était marginale il y a seulement deux siècles. À notre époque, elle devient de plus en plus indispensable. La définition de l’autobiographie telle qu’énoncée par Philippe Lejeune n’a pas limité mon analyse ; au contraire, c’est ma lecture qui m’a permis de redéfinir 1
Nourissier, Le Musée de l’Homme, op.cit., p. 280. En fait, il y a un long passage chez Leiris où l’auteur utilise le futur simple en considérant ce qu’il fera « Demain dimanche ». Voir Biffures, p. 248. Pourrait-on entreprendre la même démarche pour un livre complet ?
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l’autobiographie. En voici ma reformulation de la définition de Lejeune : Autobiographie : écrit sur soi, le plus souvent en prose, rendant les préoccupations d’une personne réelle qui essaie d’embrasser rétrospectivement sa vie ou une tranche de sa vie. La considération de soi peut prendre diverses formes allant de la narration chronologique à l’essai.
Commentaire et justification de la nouvelle définition : - « écrit sur soi » : au lieu de garder dans la définition de Lejeune le mot récit qui exclut certaines formes littéraires, je propose le mot écrit qui est moins exclusif et qui peut englober aussi bien la narration linéaire que l’essai, le dialogue, la poésie, etc. L’expression « écrit sur soi » n’exclut ni l’emploi de la première personne (cas le plus répandu) ni celui de la deuxième personne (le cas d’Enfance de Nathalie Sarraute) ou de la troisième personne du singulier (le cas de Roland Barthes par Roland Barthes de Barthes). - « le plus souvent en prose » : l’écrit sur soi, quoique souvent en prose, peut être en vers (le cas de Chêne et chien de Raymond Queneau). - « rendant les préoccupations d’une personne réelle » : les préoccupations peuvent être relatives au développement de la vie et de la personnalité de l’auteur (Julien Green) ou à d’autres aspects (Michel Leiris traite de sa personnalité mais aussi de l’esthétique et son rapport avec le quotidien). - « d’embrasser rétrospectivement sa vie ou une tranche de sa vie » : cette formule a la particularité de souligner la temporalité de l’écriture par rapport à celle de l’histoire. Les mots « embrasser rétrospectivement » excluent donc les écrits immédiats (tels que le journal) et les écrits futurs (tels que les récits prophétiques et de science-fiction) du champ de l’autobiographie. On peut embrasser toute sa vie (comme le fait Green) ou des tranches de sa vie (comme le fait Leiris). - « La considération de soi » : l’auteur se considère à travers l’analyse de sa propre personnalité ou de ses soucis. - « allant de la narration chronologique à l’essai » : les formes que peut revêtir l’écrit autobiographique sont les suivantes : La simple narration linéaire (Jeunes années de Green et la majorité des autobiographies). 248
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L’essai (L’Âge d’homme et La Règle du jeu de Leiris). Le dialogue (Enfance de Nathalie Sarraute). La poésie (Chêne et chien de Raymond Queneau). L’essai poétique pratiqué par Leiris et qui combine deux des formes déjà citées sous la forme de ce que Leiris désigne par essai poétique.
D’après ce qui précède, il faudrait convenir qu’un autre genre littéraire est déstabilisé : la poésie. Mais n’est-ce pas la particularité de la littérature et de l’art en général que d’être déstabilisés, à leur base, par des ruptures et des nouveautés ? Je pense que nous assistons à un phénomène important dans l’histoire de la littérature, qui découle de cette résorption progressive des frontières entre les genres (poésie, autobiographie, roman, essai). Après des siècles de diversification, d’enrichissement et de souci de nuances, les classifications génériques deviennent stériles en littérature parce que le même livre appartient en même temps à plusieurs genres et est jugé différemment selon la position du lecteur. À ce moment-là, une seule mention restera : littérature… ou le retour à la matrice. Dans le même ordre d’idées, il est intéressant de rappeler la genèse de la littérature et son évolution au cours de l’histoire. Autrefois, la littérature ne pouvait naître que sous forme de fable, d’épopée, de fiction et de mensonge… De nos jours, il semble qu’elle ne peut se mettre sur pied qu’en s’accoudant aux deux versants de la réalité et de la vérité. Mais pourquoi cet intérêt croissant pour l’autobiographie ? Pourquoi celle-ci est-elle de plus en plus pratiquée ? Est-ce parce que l’écrit autobiographique est un témoignage sur l’homme ? Mais le témoignage est le propre de toute activité artistique en général. Est-ce à cause de la fascination que représente le langage comme un biais pour transposer les images et les impressions produites dans la conscience ? Cela n’est pas, non plus, exclusif à l’activité autobiographique. Est-ce parce que, étant le reflet du réel, l’autobiographie résorbe la distance entre le texte et la vie ? Ou bien est-ce parce qu’on voudrait appréhender le motif secret et la signification de nos actes les plus intimes ? Ou bien, est-ce parce que, poussé par le narcissisme, on aime écrire sur soi et on se figure ce lecteur curieux par l’aventure d’une autre vie humaine, dévorant le
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récit qu’on écrit ? Ou bien, est-ce parce que l’exploration de soi rapproche l’individu du moment de la vérité ? « La métaphore de la lorgnette » Tout cela dit, il est plausible d’affirmer que tant que l’homme a besoin de se connaître, lui qui a de plus en plus besoin de mieux se connaître, et de mieux (ou plutôt pour mieux) connaître les autres et le monde, il va recourir à l’autobiographie sous une forme ou sous une autre. Or, la question logique qui se pose est la suivante : ne peut-on pas se considérer directement dans la vie, regarder la vie elle-même, sans recourir au truchement de l’écrit autobiographique ? En guise de réponse, je recours à une scène empruntée à Proust. Il s’agit du récit qui rapporte la première fois où le narrateur d’À la recherche assiste à une pièce de théâtre jouée par la Berma. Le narrateur, qui se sert pour un moment de la lorgnette de sa grand-mère afin de mieux voir la scène, se rend compte que l’image grossissante n’est plus la même Berma que dans la réalité nue ; alors il pose à côté la lorgnette et regarde. Or, le narrateur observe : « mais peut-être l’image que recevait mon œil, diminuée par l’éloignement, n’était pas plus exacte : laquelle des deux Berma était la vraie1 ? » Le narrateur de Proust ne fait que s’interroger, mais sa question peut très bien représenter ce que je désigne par « la métaphore de la lorgnette » que représente l’autobiographie qui observe les rapports entre la vie et la vérité. Dans le spectacle, c’est la lorgnette, un médium, qui rapproche le réel et permet de l’embrasser avec une acuité que l’œil nu ne pourrait atteindre. De la même façon, c’est l’autobiographie qui diminue la distance entre la vie et nous parce que, grâce à l’écrit sur soi, notre regard devient plus intense et plus sensible à la vérité. Ainsi l’autobiographie nous permet-elle la découverte d’une nouvelle facette, insoupçonnée, de notre personnalité, des autres et de l’univers.
1
À l’Ombre des jeunes filles en fleurs dans Œuvres complètes I, op.cit., p. 441.
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254
YOURCENAR Marguerite, Mémoires d’Hadrien suivi de Carnets de notes de Mémoires d’Hadrien, Gallimard, Folio, Paris, 1997.
IV. Ouvrages critiques cités 1. Sur Green et Leiris ARMEL Aliette, Michel Leiris, Fayard, Paris, 1997. DOUIN Jean-Luc, « Green et son autre » in Le Monde des livres, article du 22 mai 1998. MAUBON Catherine, L’Âge d’homme de Michel Leiris, Gallimard, Foliothèque, Paris, 1997.
2. Sur l’autobiographie GOSSELIN Monique, Enfance de Nathalie Sarraute, Gallimard, Folio, Paris, 2001. JACCOMARD Hélène, Lecteur et lecture dans l’autobiographie française contemporaine, Librairie Droz, Histoire des idées et critique littéraire, Genève, 1993. LECARME Jacques et LECARME Éliane-Tabone, L’Autobiographie, Armand Colin, Paris, 1997. LEJEUNE Philippe, Moi aussi, Seuil, Poétique, Paris, 1986. ---, Le Pacte autobiographique, Seuil, Points Essais, Paris, 1996. ---, L’Autobiographie en France, A. Colin, Cursus, Paris, 2003. LOOZE DE Laurence, Pseudo-Autobiography in the Fourteenth Century, University Press of Florida, Gainsville, 1997. VERCIER, « Le mythe du premier souvenir : Pierre Loti, Michel Leiris » in Revue d’histoire littéraire de la France, nov. déc., 1975.
3. Critique de la réception BARTHES Roland, Le Plaisir du texte in Œuvres complètes IV, Seuil, Paris, 2002 (pp. 217-261). ---, « Cours, entretiens et enquêtes 1974 » in Œuvres complètes IV, Seuil, Paris, 2002 (pp. 563-573). ---, Où/ou va la littérature ? in Œuvres complètes IV, Seuil, Paris, 2002 (pp. 547-563). BLANCHOT Maurice, L’Espace littéraire, Gallimard, Folio essais, Paris, 2003. BLOOM Harold, How to read and why, Simon & Schuster, Touchstone Books, New York, 2001. BRECHT, Petit organon pour le théâtre in Écrits sur le théâtre, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2000 (pp. 351-390). CHARLES Michel, Rhétorique de la lecture, Seuil, Poétique, Paris, 1977. ECO Umberto, Lector in fabula, éd. LGF, Biblio Essais, Paris, 2001.
255
GOULEMOT Jean Marie, « De la lecture comme production de sens » in Pratiques de la lecture, Éditions Payot-Rivages, Paris, 2003 (pp. 119131). ISER Wolfgang, The Act of Reading (A theory of aesthetic response), The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1978. JAUSS Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, Tel, Paris, 2002.
4. Critique de l’imaginaire BACHELARD Gaston, La Terre et les rêveries du repos, José Corti, Paris, 1963. ---, La Poétique de la rêverie, PUF, Bibliothèque de philosophie contemporaine, Paris, 1965. ---, L’Eau et les rêves, José Corti, Paris, 1991. DURAND Gilbert, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire – Introduction à l’archétypologie générale, Bordas, Paris, 1984. ELIADE Mircea, Le Sacré et le profane, Gallimard, Folio, Paris, 2001. ---, Initiation, rites, sociétés secrètes, Gallimard, Folio essais, Paris, 2001. ---, Images et symboles, Gallimard, Tel, Paris, 2002. RICHARD Jean-Pierre, Onze études sur la poésie moderne, Seuil, Essais, Paris, 1981. ROUSSET Jean, Forme et signification, José Corti, Paris, 1964. ---, Leurs Yeux se rencontrèrent, José Corti, Paris, 1989. 5. Structuralisme et narratologie COMBE Dominique, Les Genres littéraires, Hachette, Contours littéraires, Paris, 2002. GENETTE Gérard, Palimpsestes. La littérature au second degré, Seuil, Points essais, Paris, 2003.
6. Philosophie GOLDMANN Lucien, « Structure de la tragédie racinienne », in Le Théâtre tragique, Éditions du CNRS, Paris, 1960. KANT Immanuel, Philosophical Correspondence 1759-99, (Edited and translated by Arnulf Zweig), University of Chicago, Chicago, 1967. ---, Critique de la faculté de juger in Œuvres philosophiques II, Gallimard, La Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1985 (pp. 845-1299). ---, Critique de la raison pratique in Œuvres philosophiques II, Gallimard, La Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1985 (pp. 595-804). MORANA Cyril, Le Droit de mentir, Fayard, Mille et une nuits, Paris, 2003. RICŒUR Paul, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, Essais Points, Paris, 2000.
256
WALTER Benjamin, “The Work of Art in the Age of Mechanical Reproduction” in Illuminations, Hartcourt, 1968 (pp. 219-253).
7. Psychanalyse BELLEMIN-NOËL Jean, Vers l’inconscient du texte, PUF, Écriture, Paris, 1979. BETTELHEIM Bruno, (Traduction par Théo Carlier), Psychanalyse des contes de fées. Éditions Robert Laffont, Pluriel, Paris, 1976. POTEL Jacques, Dictionnaire de psychiatrie et de psychopathologie clinique, Larousse, Bordas, Paris, 1998. JUNG Carl-Gustave, Réponse à Job, Buchet-Chastel, Paris, 1994.
257
Table des matières 9
Introduction Première partie Les enjeux de l’autobiographie Chapitre premier La méta-autobiographie I- Le pacte autobiographique La problématique du titre, du nom propre et des dates
II- L’évolution du projet autobiographique L’évolution du projet chez Green L’évolution du projet chez Leiris La distribution des instances
III- L’engagement du côté de la vérité L’exactitude et l’incohérence chez Green L’authenticité et la véridicité chez Leiris Les obstacles à la vérité L’autobiographie entre vérité et effets de vérité
IV- Les fonctions de l’autobiographie L’autobiographie pour la connaissance de soi L’autobiographie comme confession L’autobiographie comme catharsis
Chapitre deuxième La dynamique de la mémoire, de l’écriture et de la lecture I- La mémoire chez Green
13
15 16 19 19 21 24 29 30
31 33 34 37 37 39 41
Mémoire génésiaque Mémoire polarisante Mémoire capricieuse Mémoire d’hypotypose Mémoire paradisiaque
47 47 49 54 55 56
II- La mémoire (insignifiante) chez Leiris
59
III- L’écriture chez Leiris L’essai autobiographique L’essai poétique
61 61 66
IV- L’écriture (insignifiante) chez Green
71
V- La lecture
73 75 78 80
La conception de la lecture chez Leiris La conception de la lecture chez Green Les motivations de la lecture autobiographique
Deuxième partie La quête de l’absolu Chapitre premier L’absolu chez Green I- La première alliance Rêverie de l’intimité Rêverie de l’insaisissable
II- La communion rompue La rupture Rêverie de l’expansion Rêverie de la profondeur
III- La nouvelle alliance Rêverie de l’amour Rêverie du Verbe
Chapitre deuxième L’absolu chez Leiris I- « La bibliothèque » de Leiris Mallarmé Proust
« L’art pour l’art » L’Oulipo Kant
87
89 92 97 103 103 115 120 129 130 133
141 141 142 144 145 146
II- Les dominantes esthétiques La dominante esthétique de la dérobade La dominante esthétique de l’engagement La dominante esthétique du suspens
149 149 159 173
III- « L’écart esthétique »
181
Chapitre troisième Synthèse comparative entre deux univers littéraires La conception et la valeur du Verbe Le contenu thématique Le genre autobiographique
Troisième partie Profil de l’autobiographie en France du XXe siècle Chapitre premier De quelques motifs thématiques Les premiers souvenirs La naissance Les rapports avec les parents L’éducation religieuse L’éveil de la sexualité L’épreuve de la mort La vocation littéraire Les deux grandes guerres du siècle
Chapitre deuxième En marge du genre autobiographique I. Le roman et l’autobiographie
187 190 191
193
195 201 205 211 215 217 219 224
Le roman versus l’autobiographie Le roman autobiographique
233 233 237
II. Le journal intime et l’autobiographie
241
Conclusion
245
Bibliographie
251
Critique et études littéraires aux éditions L’Harmattan
Dernières parutions
George Sand - Marie Dorval - Jules Sandeau Histoire intime
Rastoueix-Guinot Brigitte
Le 4 janvier 1831, Aurore Dudevant quitte son époux, ses enfants et son domaine de Nohant pour rejoindre son amant Jules Sandeau à Paris. C’est le début d’une longue carrière littéraire, sous le pseudo de George Sand. Au cours de cette liaison, elle rencontre la comédienne Marie Dorval et lui voue une admiration sans borne. Les liens entre les deux femmes deviennent de plus en plus étroits. George Sand décide de rompre avec son jeune amant, qui devient ensuite celui de Marie. Se crée alors une sorte de triangle amoureux un peu trouble... (17.00 euros, 176 p.) ISBN : 978-2-343-05708-8, ISBN EBOOK : 978-2-336-37275-4 Jules Verne, de la fable à la fiction Une anamorphose du réel
Pezeu-Massabuau Jacques
Au cours des quarante années (1863-1905) et soixante-deux romans, Jules Verne s’est appliqué à déconstruire la forme classique du roman d’aventures, «détournant» chacun des éléments dont il se constitue, il compose une figure nouvelle, la sienne, où le réel s’associera au rêve selon une autre logique. Mais cette «subversion» tous azimuts, où il transforme ainsi la fable en une fiction où il entend nous conduire, est faite aussi d’omissions : l’anticipation, le fantastique, l’amour, en sont désormais absents et le happy end n’y arrive pas toujours. (25.00 euros, 250 p.) ISBN : 978-2-343-04978-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-37200-6 Le journal de Mireille Havet Entre écriture de soi et Grand Œuvre
Compain-Benguigui Marthe
Proche de Cocteau et Apollinaire, Mireille Havet, née en 1898, rencontre très tôt le succès grâce à ses poèmes. Parallèlement à sa poésie, et à son roman publié en 1923, elle écrit un journal intime. Forte de ses succès de jeunesse, la jeune femme se laisse peu à peu rattraper par la vie : les femmes et les drogues l’entraînent dans un tourbillon dont elle peine à s’extraire pour produire la grande œuvre dont elle rêve. Elle se concentre alors sur la rédaction de son journal où elle tente de transcrire son âme. Ce journal peut-il alors remplacer la grande œuvre avortée dont elle rêvait ? (Coll. Critiques Littéraires, 44.00 euros, 442 p.) ISBN : 978-2-343-05344-8, ISBN EBOOK : 978-2-336-37162-7 L’univers d’intimité d’Hervé Guibert
Naito Mana
Cet essai propose une lecture attentive de l’ensemble de l’œuvre d’Hervé Guibert (romans, critiques, photographies, films), au travers des thèmes majeurs directement liés à son projet d’écriture que sont la mort, la maladie et les personnages. Il met au jour les voies cachées de l’écriture guibertienne dont la force émane du dévoilement de soi, mêlant le mensonge aux
témoignages autobiographiques, et conduisant vers un espace où peut avoir lieu une rencontre atemporelle et privilégiée entre l’auteur et le lecteur. (Coll. Critiques Littéraires, 30.00 euros, 288 p.) ISBN : 978-2-343-05685-2, ISBN EBOOK : 978-2-336-37169-6 Écrivains espagnols exilés à Paris (de 1939 à nos jours) Un chapitre bilingue de la culture française
Negró Acedo Luis
Les études sur les intellectuels espagnols exilés en France après la Guerre civile sont nombreuses comme nombreux furent les intellectuels de tous ordres qui s’établirent dans le pays à partir de 1939, majoritairement à Paris. Centre culturel de la France et lieu de référence de la culture internationale, ils ont considéré que la capitale du pays serait le lieu privilégié pour donner de la résonance à leur travaux sur la situation politique et culturelle de l’Espagne. Une attention particulière est portée aux œuvres de J. Semprun, F. Arrabal et A. Gómez-Arcos. (Coll. Critiques Littéraires, 22.50 euros, 218 p., Broché) ISBN : 978-2-343-05039-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-37298-3 Les sonnets de Shakespeare (Édition bilingue français-anglais)
Traduction et commentaire de Joël Hillion
Les Sonnets comptent parmi les œuvres de Shakespeare les moins souvent étudiées dans le monde francophone. Pourtant, ils contiennent des trésors de poésie. Pour parvenir à une compréhension fine des Sonnets, la théorie mimétique est précieuse. Joël Hillion a tenté de reprendre et d’appliquer aux sonnets l’analyse que René Girard a faite des grandes pièces de théâtre de Shakespeare. (54.00 euros, 774 p.) ISBN : 978-2-343-05491-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-37198-6 Lídia Jorge et le sol du monde Une écriture de l’éthique au féminin
Besse Maria Graciete
La romancière portugaise Lídia Jorge prend appui sur une éthique de la responsabilité pour interroger la matière humaine des traditions, les détours du questionnement identitaire, le trouble des sentiments, la perte des illusions et la violence du monde. Ce livre se propose de montrer le regard éthique de Lídia Jorge qui configure les enjeux des transformations politiques et sociales en cours dans l’espace portugais et qui évalue les héritages du passé et repense le sens de notre monde contemporain. (Coll. Créations au féminin, 27.00 euros, 274 p., Broché) ISBN : 978-2-343-05873-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-37314-0 Euripide et l’imagination aérienne
Sous la direction de Jacqueline Assaël
Comment un dramaturge du Ve siècle avant J.-C., à la fois poète et philosophe, imagine-t-il l’espace aérien et ses substances ? Des spécialistes européens et latino-américains conjuguent leurs méthodes philologiques et comparatistes pour parvenir à cerner la spécificité de ces représentations du domaine supraterrestre et leur originalité à l’intérieur même de la littérature grecque. (Coll. Thyrse (Université Nice-Sophia-Antipolis), 21.00 euros, 204 p.) ISBN : 978-2-343-05746-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-37122-1 Les écritures migrantes De l’exil à la migrance littéraire dans le roman francophone
Sous la direction d’Adama Coulibaly et Yao Louis Konan
Probablement dernier avatar du questionnement de la migration en littérature, les écritures migrantes se présentent comme une figuration de l’entre-deux. Analysées à partir du trauma du départ, de la mobilité et de l’intégration dans le pays d’accueil, elles engendrent des configurations thématiques, narratives et discursives fécondes et problématiques. Les analyses de ce collectif
migrent de la question de l’exil vers une mise en texte et en discours des conditions et circonstances de l’émigration/immigration dans la production littéraire. (Coll. Espaces Littéraires, 25.50 euros, 256 p.) ISBN : 978-2-343-05567-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-37115-3 Éléments d’axiocritique Prolégomènes à l’étude du texte et de l’image
Morel Michel
L’ouvrage vise à prendre en compte les récentes investigations et découvertes neurologiques concernant le jugement préconscient immédiat. L’idée d’une «axiocritique» - fondée sur l’observation et l’étude de ce qui déclenche nos jugements de valeur dans le texte écrit aussi bien que dans notre environnement et donc dans le «texte» socioculturel - paraît répondre à cette situation nouvelle qui conduit à redéfinir la notion de distance critique. L’enquête est menée sur la base d’écrits français et anglais. (Coll. L’Aire anglophone, 29.00 euros, 284 p.) ISBN : 978-2-343-03853-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-37160-3 Hispanoamérica y el posmodernismo Teoría literaria, feminismo, textos coloniales y novela histórica
Galster Ingrid
En este volumen se reunen estudios relativos al debate sobre el posmodernismo y el postestructuralismo en Hispanoamérica. Se refieren a la teoría literaria, el feminismo, textos coloniales, la novela histórica y otros asuntos que se discutieron con mucha intensidad al final del siglo XX. La invasión del nuevo paradigma en el ámbito universitario del subcontinente obligó a tomar partido a los intelectuales empeñados en independizarse de lo que consideraron como colonialismo cultural. (15.50 euros, 154 p.) ISBN : 978-2-343-05804-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-37158-0 Le roman féminin ivoirien
Coulibaly Moussa
La littérature féminine dont fait partie le roman féminin ivoirien a longtemps été présentée sous un cliché, celui qui fait d’elle une littérature consacrée au monde féminin. Dans cette optique, le style, le conditionnement social du personnage féminin principal et la thématique sont passés en revue. Alors, le roman féminin ivoirien ne se présente plus simplement comme roman «au féminin», mais comme un roman qui s’inscrit dans la perspective des nouvelles écritures révélant le talent des romancières. (Coll. Critiques Littéraires, 18.00 euros, 184 p.) ISBN : 978-2-343-05715-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-37276-1 Le vécu de la femme dans les récits de Buchi Emecheta et de Flora Nwapa Endurance, résistance et lutte pour la survie
Diouf Kandji Fatou
L’œuvre romanesque de Buchi Emecheta et de Flora Nwapa, deux femmes écrivains nigérianes, est dominée par le thème de l’oppression de la femme. L’auteure identifie les diverses formes de cette oppression, ses agents et les différentes stratégies mises en œuvre par les femmes pour en venir à bout, d’où la pertinence du thème de l’endurance, de la résistance et de la lutte pour la survie. (Coll. Études africaines, 53.00 euros, 596 p.) ISBN : 978-2-343-05501-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-37236-5 Méditations senghoriennes Vers une ontologie des régimes esthétiques afro-diasporiques
Mvé Bekale Marc
Cette étude fait découvrir la pensée esthétique de Senghor, pour en dégager les principaux paradigmes et montrer leurs ramifications à travers les Amériques, où ils ont favorisé la naissance
d’un «monde créolisé», fait d’ancestralité complexes, de «généalogies kafkaïennes», qui s’applique à briser les mythes et à instaurer un nouveau dialogue universel. (Coll. Études afro-diaspaoriques, 26.00 euros, 308 p.) ISBN : 978-2-343-02820-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-37285-3 Littérature et société au Cap-Vert
Kébé Amet
Sous la colonisation et l’influence de l’école réaliste brésilienne des auteurs du Nord-Est, les poètes et auteurs cap-verdiens des différents courants et mouvements littéraires, tels que Jorge Barbosa, Baltazar Lope da Silva ou Manuel Lopes ont traité la sécheresse et la famine sous différentes visions. Ces thèmes omniprésents reflètent l’histoire d’un peuple et deviennent symboles de ses souffrances, des épreuves traversées, mais également sources d’évasion et d’espoir. (36.00 euros, 354 p.) ISBN : 978-2-343-02678-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-37270-9 Le vin compose pour eux des chants et des poèmes De quelques écrivains, de livres et d’alcool...
Antoni Michel
Si la liaison entre le vin, l’ivresse et la création littéraire s’impose comme un fait intemporel et universel, les mécanismes en œuvre dans cette relation sont mal connus et rarement étudiés. Depuis Dionysos et Rabelais, avec Baudelaire et Rimbaud, avec enfin les romanciers du vingtième siècle qui ont illustré, aux quatre coins du monde et parfois jusqu’à la caricature, cette relation, l’auteur propose ici une synthèse de sa recherche. (16.50 euros, 160 p.) ISBN : 978-2-343-05356-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-36978-5 La scène mondiale aujourd’hui Des formes en mouvement
Sous la direction de Françoise Quillet
Ce volume offre une présentation parcellaire de ce qu’on pourrait appeler des formes, des catégories ou des genres théâtraux existant aujourd’hui dans différentes aires culturelles. Il en examine le développement historique et esthétique. Selon les aires culturelles, les approches sont certes différentes, mais des préoccupations, sinon similaires, du moins proches, se font écho. Diversité et multiplicité établissent des passerelles au-dessus des lignes de partage. (Coll. Univers théâtral, 53.00 euros, 600 p.) ISBN : 978-2-343-05239-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-36998-3 François Delsarte, une recherche sans fin
Sous la direction de Franck Waille et Christophe Damour
La recherche sur François Delsarte (1811-1871), artiste français à la renommée internationale, a connu ces trente dernières années de nombreuses avancées permettant de mieux apprécier ses différents héritages. Ceux-ci ont fortement marqué la modernité des arts du spectacle, dans le domaine du théâtre, de la danse et du cinéma. 2011, l’année du bicentenaire de sa naissance a été l’occasion, par le biais de festivals et de colloques internationaux, d’approfondir certains aspects concernant Delsarte lui-même, ses enseignements et sa postérité artistique. (Coll. Univers théâtral, 33.00 euros, 326 p.) ISBN : 978-2-343-05257-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-36966-2 Love’s labour lost de Shakespeare, ou l’art de séduire
Sous la direction de Christian Gutleben
Destiné aux agrégatifs, ce volume d’études critiques tente de faire le point sur une pièce de Shakespeare : une comédie qui n’en est pas une, une fête langagière brutalement interrompue, modifiée et dénaturée par une funeste annonce, véritable pivot structurel. En perspective des procédés rhétoriques et de la théâtralité de cette comédie paradoxale, la première partie est dédiée aux mots et au langage, la deuxième à la poésie, la troisième à la remise en question de diverses formes de pouvoir, sociales ou sexuelles. (Coll. Cycnos, 28.00 euros, 270 p.) ISBN : 978-2-343-05432-2, ISBN EBOOK : 978-2-336-36912-9
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Les autobiographies de Julien Green et de Michel Leiris Approches thématique et générique Partant d’une analyse rigoureuse des autobiographies de deux écrivains qui font autorité – Julien Green et Michel Leiris –, cet ouvrage se veut une analyse thématique en même temps qu’une réflexion sur l’autobiographie, sa dynamique, sa problématique, ses constantes, ses fonctions, etc. L’auteur met en exergue deux univers littéraires opposés et pourtant unis par une même matrice qui est le désir de l’absolu. À travers la spontanéité de l’écriture chez Green en face de l’intellectualisme chez Leiris, sont décelés les éléments de la narration traditionnelle et de la narration innovatrice. Et pour donner plus d’envergure à l’étude de l’horizon autobiographique en France du XXe siècle, l’auteur examine des « motifs thématiques » chez plus d’une dizaine d’autobiographes et les met en relation avec Green et Leiris. La conclusion aboutit à une remise en question de la définition conventionnelle de l’autobiographie telle qu’énoncée par Philippe Lejeune, et à une tentative de redéfinition que l’auteur argumente méthodiquement.
Née au Liban, Khadija KHALIFÉ réside actuellement aux Etats-Unis où elle enseigne la langue et la littérature françaises à l’Université de Portland dans l’Oregon. Passionnée de littérature et de l’histoire des civilisations, elle adopte une approche interdisciplinaire, et se dit adepte de l’humanisme.
ISBN : 978-2-343-07689-8
28 €