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French Pages [317]
Les théâtres de « maures et chrétiens »
Bibliothèque de l’école des hautes études sciences religieuses
Volume
136
Illustration de couverture : Sainte Rosalie de Palerme. Détail d’une icône de la fin du xiie s. provenant de l’église Santa Maria dell’Ammiraglio (la Martorana) (voir fig. 1, en cahier final). Musée Diocésain de Palerme (photo : Luciano Puccio et Costantino Mirulla).
Deborah Puccio-Den
Les théâtres de « Maures et Chrétiens » Conflits politiques et dispositifs de réconciliation (Espagne, Sicile, xviie-xxIe siècles)
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La Bibliothèque de l’École des hautes études, Sciences religieuses La collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses, fondée en 1889 et riche de plus de cent-trente volumes, reflète la diversité des enseignements et des recherches menés au sein de la Section des sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études (Paris, Sorbonne). Dans l’esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pratiquées : philologie, archéologie, histoire, philosophie, anthropologie, sociologie, droit. Avec le haut niveau de spécialisation et d’érudition qui caractérise les études menées à l’EPHE, la collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses aborde aussi bien les religions anciennes disparues que les religions contemporaines, s’intéresse aussi bien à l’originalité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes – judaïsme, christianisme, islam – qu’à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l’Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n’oublie pas non plus l’étude des marges religieuses et des formes de dissidences, ni l’analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine des sciences religieuses (chercheurs enseignant à l’EPHE, anciens élèves de l’École, chercheurs invités…).
Directeur de la collection : Gilbert Dahan Secrétaire de rédaction : Francis Gautier Secrétaire d’édition : Cécile Guivarch Comité de rédaction : Denise Aigle, Mohammad Ali Amir-Moezzi, JeanRobert Armogathe, Jean-Daniel Dubois, Michael Houseman, Alain Le Boulluec, Marie-Joseph Pierre, Jean-Noël Robert © 2009, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2009/0095/84 ISBN 978-2-503-52980-6 Printed in the E.U. on acid-free paper
À Sylvain, à Giulia
Remerciements
Comme toute recherche se prolongeant pendant plusieurs années, celle qui a abouti au présent ouvrage est le fruit d’un parcours riche en rencontres ; échanges instaurés au carrefour entre plusieurs disciplines et au sein de multiples milieux scientifiques. L’observation des célébrations espagnoles de « Maures et Chrétiens » a débuté, en 1993, au sein d’une équipe de recherche du Centre d’Anthropologie de Toulouse dirigée par Jean-Pierre Albert et Marlène Albert-Llorca : qu’ils soient tous les deux remerciés de m’avoir fait découvrir ce merveilleux terrain. L’exploration de ces cycles festifs s’est enrichie à l’IDEMEC (Institut d’Ethnologie Méditerranéenne et Comparatiste) d’Aix-en-Provence de l’apport d’un groupe attentif aux formes de la confrontation entre le christianisme et l’islam et ouvert au débat avec les chercheurs des deux rives de la Méditerranée. Au sein de la MMSH (Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme), j’ai aussi noué une collaboration fructueuse avec Jean-Luc Bonniol et instauré un dialogue fécond avec les historiens du laboratoire TELEMME (Temps Espaces Langages Europe Méridionale Méditerranée). Ce questionnement, au croisement entre anthropologie et histoire, leur est redevable. Le projet comparatiste qui donne corps à cet ouvrage a reçu un financement de la Mission du patrimoine ethnologique. Grâce à la confiance des membres du conseil scientifique, j’ai pu réaliser de nombreuses missions de terrain en Espagne et inscrire mon interrogation au sein d’une réflexion collective sur l’esthétique. Le Programme de recherche « Les mots de la ville », dirigé par Jean-Charles Depaule et Christian Topalov, m’a permis de lancer une nouvelle phase d’enquêtes sur les Arabes en Sicile. Ce réseau international m’a conduite à intégrer le CERIM (Centre d’Études et de Recherches sur l’Italie Méridionale) et à participer au Programme « Italie du Sud » de l’École française de Rome réactivé par Brigitte Marin. Les discussions avec les historiens et les géographes de cette équipe interdisciplinaire ont été très profitables. Giordana Charuty a relu avec soin la première ébauche de ce livre, me suggérant un juste réaménagement de ma problématique. Recentrée autour de la question de l’image, elle a pu bénéficier des conseils avisés de Jean-Claude Schmitt. Pierre Cordoba, Jocelyne Dakhlia, Enric Porqueres i Gené et Bernard Vincent, m’invitant à présenter mes travaux en cours à leurs séminaires à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris, m’ont amenée à consolider mes hypothèses et à mieux comprendre les phénomènes de contact culturel en Méditerranée. Toujours à l’EHESS, Nicolas Dodier, directeur du Groupe de Sociologie Politique et Morale (GSPM-Institut Marcel Mauss), m’a fait profiter, en plus d’une occasion, de l’aide du laboratoire ; Elisabeth Claverie m’a engagée dans des discussions très stimulantes. Les dernières phases, cruciales, d’élaboration de ce livre ont été accompagnées par les historiens du CERL (Centre d’Études des Religions du Livre), laboratoire de l’École Pratique des Hautes Études. Leurs compétences dans les trois monothéismes et leurs perspectives en matière d’épistémologie des sciences religieuses 7
m’ont été essentielles. Hubert Bost a relu, annoté et commenté l’ultime version de ce manuscrit : qu’il trouve ici l’expression de toute ma reconnaissance. Je remercie vivement Gilbert Dahan de son accueil au sein de cette prestigieuse collection et des conditions favorables qu’il a créées pour l’aboutissement de ce projet éditorial ; Francis Gautier, qui a conduit ce texte jusqu’à sa forme définitive, pour ses encouragements, ses suggestions et sa courtoisie, et Cécile Guivarch pour sa mise au point iconographique. Mes remerciements affectueux vont aussi à Luciano Puccio, mon père, pour sa précieuse contribution à l’iconographie de cet ouvrage. Je dédie ce livre à Sylvain Den, mon époux, pour le soutien chaleureux qu’il a su apporter à son écriture. Puisse ce don le récompenser du temps que la préparation de ce travail lui a volé. À la petite Giulia, comme cadeau de bienvenue dans ce monde, j’offre ce livre.
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Introduction Cet ouvrage est le fruit d’un cheminement intellectuel à travers des investissements théoriques qui ont longtemps coexisté avant de s’entrecroiser autour d’un axe problématique : celui de la conversion comme modèle de réconciliation politique, stratégie de reconstruction identitaire et catégorie structurante du social. Le parcours de recherche qui a abouti aux résultats ici présentés a été long, scandé par plusieurs étapes, marqué par des points d’arrêt et des détours inattendus. Il n’est peut-être pas inutile d’en retracer la genèse et de revenir sur la manière dont plusieurs terrains menés en Espagne et en Sicile, entre 1993 et 2006, se sont successivement agencés, au fil des relations de sens que leur observation comparée a permis de construire. I. Espagne : les conversions de l’image Coup d’envoi des recherches qui donnent corps à ce travail : une série de missions entreprises dans le pays valencien par une équipe du Centre d’Anthropologie de Toulouse. Le but de ces voyages était d’assister aux célébrations de « Maures et Chrétiens » 1, des théâtralisations de différents épisodes de la Reconquista articulées à des fêtes religieuses. Ce modèle cérémoniel connaissait une diffusion massive dans le Levant espagnol interpellant des ethnologues soucieux de comprendre les enjeux sociaux sous-jacents à de telles mobilisations festives 2. Quant à moi, les fêtes valenciennes constituaient l’occasion de prolonger la réflexion engagée parallèlement sur quelques carnavals sud européens où j’explorais le croisement entre les âges de la vie, la construction sociale des genres et les personnages interprétés sur la scène festive 3. Mon questionnement a rebondi en Aragon, dans la capitale du Sobrarbe – Aínsa – où une pièce à thème mauresque – la Morisma – était représentée tous les deux ans à l’occasion d’une fête religieuse : l’Exaltation de la Croix. Depuis que la Morisma, au début des années 1970, était devenue un « spectacle » 4, on assistait à la désintrication progressive entre rites religieux et performances théâtrales. Néanmoins, les rôles de ce théâtre « traditionnel » continuaient d’être distribués selon des critères autres que les capacités interprétatives
1. Le choix de la majuscule ou de la minuscule pour les termes « maure » et « chrétien » est difficile à faire une fois pour toutes, car les phénomènes sociaux qui nous occupent tirent leur efficacité du brouillage des catégories ethniques et religieuses. Cependant, j’ai essayé, dans la mesure du possible, de distinguer la désignation du groupe ethnique, les Maures, de la référence religieuse aux maures comme musulmans, tout en conservant, parfois, la graphie indigène « Maures et Chrétiens » (Moros y Cristianos en castillan) qui rétablit une symétrie entre les deux groupes et fait du chrétien, lui aussi, une entité ethnico-religieuse. 2. Jean-Pierre Albert et Marlène Albert-Llorca ont été pionniers dans la découverte de ces terrains de recherche. J’ai intégré leur équipe en mai 1993. 3. L’étude du système rituel de trois vallées situées dans les Alpes orientales italiennes et dans les Pyrénées espagnoles, système gravitant autour de fêtes calendaires (Carnavals, Saint-Jean, célébrations vouées à la Vierge) et de fêtes biographiques (mariage) a nourri la thèse doctorale que j’ai entrepris à l’EHESS de Toulouse, en 1992, et le livre qui en est issu : D. Puccio, Masques et dévoilements. Jeux du féminin dans les rituels carnavalesques et nuptiaux, Paris, CNRS Éditions, 2002. 4. L’usage de guillemets indique des catégories indigènes.
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Introduction des acteurs, offrant ainsi un espace pour la construction ritualisée des âges et des sexes. Cette situation hybride permettait d’aborder la question anthropologique du rapport entre théâtralisation et ritualisation. Cette interrogation s’est poursuivie en Andalousie, à Zújar (ville située à 80 km de Grenade), où une représentation théâtrale jouant le rapt de la statue mariale par les Maures et son rachat par les Chrétiens – le Cautiverio y Rescate de Nuestra Señora de la Cabeza – était articulée à un pèlerinage. Des séquences complexes qui voyaient la Vierge comme unique protagoniste s’enchâssaient dans cette configuration festive déterminant d’autres modes d’articulation entre rite et théâtre, entre individuel et collectif. Au bout de quelques années, ces terrains menés parallèlement dans les trois régions espagnoles où les fêtes de Moros y Cristianos sont le plus fermement implantées 5, ont fait germer en moi l’idée de leur possible comparaison. Le pas suivant a été l’élaboration d’un projet comparatif où je me proposais de suivre les trajectoires des objets mobilisés dans les fêtes de Moros y Cristianos (costumes, parures, statues mariales) et de saisir leurs mutations lorsqu’ils basculaient du temps festif au temps quotidien 6. Dans la catégorisation indigène, le premier était qualifié comme « maure », le second comme « chrétien ». En effet, toutes ces festivités se caractérisaient par le déploiement d’un appareil spectaculaire très imposant, notamment du côté des Maures, parés de tissus précieux, de vêtements somptueux, de toutes sortes d’ornements. Le code esthétique propre à la fête opposait le dépouillement du chrétien à la pompe du musulman et cela était perceptible dans tous les objets mobilisés. Mon attention a été vite captée par un objet bien particulier, la statue de la Vierge. À Zújar, elle traversait plusieurs états et changeait maintes fois de robe selon les mouvements de bascule que ses dévots lui faisaient effectuer entre le camp maure et le camp chrétien. C’est alors que l’image (ainsi appelle-t-on la Vierge, l’Imagen) se définissait tantôt comme une « idole » à adorer, tantôt comme une icône à prier. Ce cas particulier pointait une question plus générale : le statut problématique de la figuration du divin dans les sociétés chrétiennes.
5. Ces célébrations sont attestées en Catalogne, en Murcie, en Castille, à La Manche, aux Baléares, en Galice, en Navarre et en Extremadure, mais elles se concentrent, surtout, dans la région de Valence, en Andalousie et en Aragon. La bibliographie est énorme, je me limiterai ici à citer quelques références. Pour la Catalogne, voir J. Amades, Las danzas de Moros y Cristianos, Valence, Institución Alfonso el Magnanimo – Diputación provincial de Valencia, 1966. Pour le pays valencien, voir J.-P. Albert – M. Albert-Llorca, « Mahomet, la Vierge et la frontière », Annales HSS 1995/4 (juillet-août), p. 855-886. Pour l’Andalousie, voir W. Hoenerbach, Studien zum ‘Maurem und Christen’-Festspiel dans Andalusien(Ortslisten, Texte und Dokumente), Walldorf (Hessen), Verlag für Orientkunde Vorndran (“Beiträge zur Sprach- und Kulturgeschichte des Orients” 24), 1975 et J. A. Gonzáles Alcantud, « Imágenes para el ritual : Moros y cristianos en el complejo festivo y ceremonial granadino », dans J.-P. Duviols – A. Molinié – L. Clare (dir.), Fêtes et divertissements, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1997. Pour l’Aragon, voir D. Puccio, « La Morisma, teatro de la conversion », dans M. Albert-Llorca – J. A. González Alcantud (dir.), Moros y Cristianos. Representaciones del Otro en las fiestas del Mediterráneo occidental, Toulouse – Grenade, Presses Universitaires du Mirail – Diputación de Granada, 2003, p. 135-150. 6. Ce projet est né en réponse à l’Appel d’offres de la Mission du patrimoine ethnologique « Ethnologie de la relation esthétique » (2000-2001) qui a donné lieu au rapport : D. Puccio, L’esthétique des objets festifs et ses mutations au travers des fêtes de « Maures et Chrétiens », Rapport à la Mission du patrimoine ethnologique, 2002, 106 p.
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Introduction Mes recherches sur le carnaval m’avaient appris que la fête est le moment où différents types d’images (masques, rôles, statues religieuses, personnages légendaires…) s’organisent en système, structurant des catégories de pensée et des modes d’action rituelle. Lieu d’énonciation et de mise à l’épreuve d’une théorie chrétienne de l’image, les fêtes religieuses (le carnaval en est une) en sont le « moment critique » 7 : moment où ses propriétés sont mises en cause et se dévoilent. Époque calendaire où le divin se manifeste à travers les objets qui l’incarnent (croix, reliques, statues), temps où les fidèles expérimentent les pouvoirs (de guérison, de conversion, d’intercession) de ces objets, elle est aussi le lieu de légitimation de leur usage dévotionnel par le clergé qui négocie avec la communauté l’écart entre la représentation de la divinité et son prototype, se posant comme le garant de l’existence d’un ordre transcendant et comme le seul intermédiaire permettant d’y accéder. La fête est épiphanie 8. C’est à ce moment que l’icône, souvent cachée durant le reste de l’année, se manifeste à la communauté 9. C’est dans cette circonstance que les statues « s’animent », comme si la divinité les habitait 10. On a souvent assigné l’animation de l’image à des formes de culte « populaire ». Or, nullement reléguée du côté des classes subalternes, cette question a fait couler beaucoup d’encre dans les milieux ecclésiastiques. Le caractère animé, vivant que la statue assume en temps de fête, loin d’être une croyance superstitieuse, survivance d’un paganisme archaïque, est un mode de validation d’un principe de la théologie chrétienne, dans la mesure où il témoigne du fait qu’elle n’est pas un objet inerte, qu’elle est habitée par l’être divin, qu’une source transcendante l’alimente. Les formes dévotionnelles des icônes trouvent leur justification théologique, depuis le concile de Nicée II (787), dans le dogme de l’Incarnation du Christ en tant qu’Imago Dei 11. Néanmoins, la vénération d’un dieu ayant pris forme humaine risque toujours de faire basculer les chrétiens du côté des païens, adorateurs de divinités anthropomorphes, fétichistes ou idolâtres. Les données recueillies sur le terrain des fêtes de Moros y Cristianos, concernant la participation au théâtre, l’usage de masques, le port de parures et de bijoux, la manipulation d’objets cultuels et d’effigies religieuses, tout comme les discours glosant ces pratiques, suggéraient qu’entre la théologie de l’image élaborée par les plus hauts représentants de l’institution ecclésiastique et la manière dont les chrétiens énon-
7. J’emprunte l’expression « moments critiques » de l’image à Olivier Christin. Voir son Introduction à l’ouvrage O. Christin – D. Gamboni (dir.), Crises de l’image religieuse. De Nicée II à Vatican II, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1999. 8. F. Faeta, Il santo e l’aquilone. Per un’antropologia dell’immaginario popolare nel secolo xx, Palerme, Sellerio, 2000, p. 42. 9. M. Albert-Llorca, Les Vierges miraculeuses. Légendes et rituels, Paris, Gallimard, 2002, p. 5062. 10. Sur les pouvoirs d’animation de l’image, voir aussi : D. Freedberg, The Power of Images : Study in the History and Theory of Response, Chicago, The University of Chigago Press, 1989. 11. Se prononçant sur la légitimité des images religieuses et sur les formes de culte qu’il convenait de leur rendre, le concile de Nicée II trancha sur la « crise iconoclaste » ou « querelle des images » qui ébranla l’Empire byzantin et eut des répercussions sur l’Église d’Occident. Le Horos du concile de Nicée II affirme la légitimité de « l’impression, au moyen de l’icône, du modèle représenté en tant qu’elle s’accorde à la lettre de l’Évangile, et qu’elle sert à la confirmation de l’Incarnation, réelle et non fantomatique, du Verbe de Dieu », situant sur un même plan les « icônes », la « Croix », les « saints Évangiles » et « les autres objets sacrés ». Texte traduit et édité dans F. Boespflug – N. Lossky (dir.), Nicée II, 787-1987. Douze siècles d’images religieuses, Paris, Cerf, 1987, p. 32-35.
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Introduction cent, à leur façon, leurs difficultés à situer le régime de la représentation et à se situer par rapport à lui, il n’y avait pas de solution de continuité. Mais quelle était la pertinence de ces « controverses » au sein des théâtralisations du conflit entre les Maures et les chrétiens ? À une nouvelle lecture des matériaux collectés, je m’aperçus que, tantôt qualifié d’idolâtre, tantôt d’iconoclaste, le Maure était partout caractérisé par la relation mauvaise – soit excessive, soit défaillante – qu’il entretenait avec l’image religieuse. La continuité de cette représentation m’a incitée à construire un modèle unitaire. Ce modèle ne se voulait pas structuraliste 12, relevant les homologies et les différences entre des phénomènes figés dans une synchronie fictive. Il comptait se servir du continuum que constitue l’histoire des Maures dans la péninsule ibérique. Quelles avaient été les postures assumées par les conquérants musulmans face à la représentation de la divinité ? La présence, pendant plusieurs siècles, de cette religion aniconique avait-elle modifié, et de quelle manière, les expressions cultuelles des chrétiens ? Comment ces derniers avaient-ils réagi face à cette provocation ? Répondre à ces interrogations signifiait conférer une épaisseur et un fondement historique à l’hypothèse que le Maure ne soit pas une simple représentation de l’Autre, interchangeable avec d’autres figures d’altérité (le juif, le gitan, le noir…) et que la présence réelle des musulmans en pays ibérique ait influencé, selon des modalités qui restaient à déterminer, la forme et le contenus de ces fêtes. Les trois cycles festifs observés (la Morisma, théâtre de la Croix aragonais, le Cautiverio y Rescate de Nuestra Señora de la Cabeza, théâtre de la Vierge andalou, et les fêtes valenciennes de Moros y Cristianos, célébrées à Biar en l’honneur de la Virgen de Gracia), construits en « comparables » 13, devaient, à présent, laisser affleurer leur soubassement historique. Mais si la stratification temporelle de ces phénomènes demandait d’adopter une stratégie d’enquête pluridisciplinaire et d’engager des recherches du côté de l’histoire, quelle histoire était la plus pertinente pour les éclairer ? Les épisodes de la Reconquista mis en scène par ces trois villes de la péninsule ibérique jalonnaient une période longue de huit siècles : à Aínsa, la bataille gagnée, en 724, par le roi chrétien Garci-Gimeno contre les Maures installés au bord de l’Ebre ; à Biar, le siège, en 1244, par le roi chrétien Jaume I el Conqueridor, de cette ville-forteresse qui fut le dernier rempart des almohades ; à Zújar, le rapt de la statue de la Virgen de la Cabeza par les mahométans. De ces trois épisodes, seul le second est documenté d’un point de vue historique. Aucune trace du premier dans les archives, tandis que le troisième, sous forme de « légende », renvoyait aux événements bien réels des incursions corsaires du xvie siècle et des enlèvements (de femmes, de biens, d’objets cultuels) qu’elles avaient occasionnés. Toutes ces représentations de l’histoire étaient, par ailleurs, truffées d’éléments légendaires, interpolations qui demandaient à être expliquées car, là où le fil historique s’égarait,
12. Dans mon précédent ouvrage, Masques et dévoilements, je m’étais attachée à faire apparaître les jeux de similitude, de correspondance et de variation entre des ensembles rituels éloignés dans l’espace et dans le temps (des carnavals alpins disparus après la seconde guerre mondiale, des fêtes pyrénéennes en plein essor), mais rapprochés par un même système de représentations du féminin et par les mêmes modalités de construction sociale de la féminité. 13. Sur la construction de « comparables » et le pouvoir euristique du comparatisme, voir M. Détienne, Comparer l’incomparable, Paris, Seuil, 2000.
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Introduction pouvait se nicher le sens. Autrement dit, la connaissance des faits commémorés ne semblait pas suffire à l’intelligence de ces reconstructions historiques faisant intervenir des saints, des Vierges et des « miracles ». Si l’histoire représentée changeait selon le territoire, au gré du passé local et de ses héros, certains topoi revenaient d’un bout à l’autre de la péninsule, le plus commun étant le prodige de la conversion du Maure produite par l’apparition soudaine de la Vierge ou de la Croix. Peut-être était-ce cette histoire, l’histoire, douloureuse, de la conversion des Maures en Espagne, qu’il fallait alors consulter. Elle s’était achevée de manière dramatique, en 1610, avec l’ordre d’expulsion des moriscos (les Maures convertis) émis par Philippe III (1598-1621), roi d’Espagne, de Naples et de Sicile 14. Or, cette époque, le début du xviie siècle, correspondait précisément avec la période de diffusion des cycles de Moros y Cristianos en Espagne. À Zújar, il était même possible d’établir, documents historiques à la main, un lien direct entre l’expulsion des moriscos, la re-christianisation du territoire et l’implantation du culte de la Virgen de la Cabeza. Au lieu de mener des recherches historiques sur les épisodes de la Reconquista commémorés par ces théâtres, ne valait-il pas mieux replacer ces phénomènes au moment de leur naissance, au xviie siècle, et s’interroger sur le paradoxe d’une floraison du thème de la « conversion du Maure » au moment même où l’on chassait de la péninsule ibérique les dernières populations suspectées de pratiquer en secret la religion musulmane ? Cette opération de recherche s’est montrée bien plus fructueuse que la précédente. C’est ici que la coopération de l’outillage anthropologique et de la démarche historique a déployé son pouvoir euristique. L’étude comparée des célébrations de Moros y Cristianos m’avait déjà révélé, sans que je puisse en tirer toutes les conséquences, que l’acte central de ces affrontements théâtralisés n’était pas tant la guerre que la conversion. Ce constat prenait toute son ampleur dès lors que l’on considérait l’ancrage géographique de ces manifestations. La cartographie de ces festivités affichait qu’elles étaient concentrées dans les territoires où le pourcentage de moriscos dans la population avait été le plus élevé 15. La perspective comparatiste, proprement anthropologique 16, et la perspective historique, loin de s’opposer, se rejoignaient et se confortaient l’une l’autre, me conduisant à reformuler mes questions de la manière suivante : qui étaient les véritables destinataires de ces actes de conversion ? Après l’expulsion des derniers moriscos, fallait-il reconvertir les populations chrétiennes qui avaient vécu au contact avec les musulmans ? On pouvait avancer l’hypothèse que les célébrations de « Maures et Chrétiens » qui, de nos jours encore, fixent les limites entre idolâtrie et iconoclasme dans la confron-
14. Sur l’expulsion des moriscos : B. Vincent, Andalucía en la edad moderna : economía y sociedad, Grenade, Diputación Provincial de Granada, 1985. Tout en étant centré sur l’Andalousie, ce travail donne une vision globale des enjeux et des conséquences de ce choix politique. 15. B. Vincent, 1492, « l’Année admirable », Paris, Aubier, p 196. La bibliographie sur les moriscos est immense. Quelques références : J. Caro Baroja, Los Moriscos del reino de Granada. Ensajo de historia social, Madrid, Instituto de Estudios Politicos, 1957 ; R. E. Baumann, « La invención de la Alpujarra », dans J. A. Alcantud, Pensar la Alpujarra, Grenade, Diputación de Granada, p. 88-104 et, du même auteur : « The Moors and Christians of Valor: Folklore and Conflict in the Alpujarra (Spain) », Tulane University, Nouvelle-Orléans, 1995. Dans cette thèse doctorale, R. E. Baumann établit un lien entre les désordres morisques et les fêtes de Moros y Cristianos de Valor, ville de l’Alpujarra (Andalousie). 16. Ainsi est-elle définie dans l’essai de M. Bloch « Histoire comparée en Europe », dans E. Bloch (textes réunis par), Histoire et historiens, Paris, Armand Colin, 1995.
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Introduction tation violente avec un musulman fictif, aient contribué à redéfinir la forme orthodoxe du culte chrétien des images dans les territoires définitivement libérés de l’emprise musulmane. Réhabiliter l’image équivalait à restaurer l’identité des chrétiens, étant donné que le dogme de l’Incarnation – qui fonde la possibilité de figurer la divinité et légitime l’ordre de la représentation – distingue le christianisme des autres religions du Livre établies dans les pays du bassin méditerranéen 17. Le paradoxe consistant à accuser d’idolâtrie les mahométans qui, par tradition théologique, rejettent la matérialisation des dieux en objets anthropomorphes 18, se clarifiait en considérant le Maure comme une image en miroir du chrétien. On pouvait postuler que le recours à cette figure serve à penser le dogme de l’Incarnation à partir des difficultés qu’entraîne pour les chrétiens l’adhésion à l’ordre de la représentation 19. La périodisation de ces festivités permettait aussi de déchiffrer le code esthétique qui les singularise. Les modules festifs de matrice baroque caractérisant les fêtes contemporaines ont été adoptés en Espagne dès le début du xviie siècle 20. La beauté étincelante du Maure n’exprimait-elle pas les tiraillements du rapport des chrétiens à l’apparence, au luxe et à la magnificence, où se mêlent fascination et culpabilité ? Dans ce pays préservé de la tourmente iconoclaste déclenchée, ailleurs en Europe, par les « hérésies » protestantes, fallait-il réaffirmer le pouvoir de l’image, tout en se prémunissant contre les accusations de « paganisme » des Réformés ? La dimension historique, préalablement explorée, a ancré ces questionnements dans la longue durée, montrant que le problème que les sociétés catholiques se posent, en réactivant, du xviie au xxie siècle, l’histoire du conflit entre les Maures et les chrétiens, est celui de leur propre conversion. Conversion d’une altérité interne à un univers confessionnel qui considère le rapport à l’image comme un critère discriminant. II. Le feuilletage temporel des « traditions » Le renouvellement que ce travail entend apporter à l’étude des formes théâtralisées et ritualisées qui réactualisent le schème du conflit entre « Maures et Chrétiens » procède, nous l’avons dit, de la jonction de deux perspectives inexplorées : l’exercice du comparatisme et la réunion de l’analyse anthropologique et de l’approche historique. D’un côté, les ethnologues ont étudié ces manifestations isolément, les enfermant dans le format monographique, les clôturant dans des cadres régionaux ou les juxtaposant comme les morceaux d’un puzzle dont
17. J.-C. Schmitt, Le corps des images. Essais sur la culture visuelle au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2002, p. 59. 18. Le Coran condamne explicitement toute forme de culte rendu à un objet matériel, se prononçant dans les versets V, 90 contre l’adoration des « pierres dressés » : A. S. Melikian-Chirvani, « L’Islam, le Verbe et l’Image », dans F. Boespflug – N. Lossky (dir.), Nicée II, op. cit., p. 89-117. 19. Cette hypothèse a été élaborée aussi sur la base des acquis théoriques constitués par les travaux de Claudine Fabre-Vassas sur la construction chrétienne de la figure du juif (voir La bête singulière. Les juifs chrétiens et le cochon, Paris, Gallimard, 1994). 20. M. S. Carrasco Urgoiti, « La escenificación del triunfo del cristiano en la comedia », dans M. Albert-Llorca – J. A. Gonzáles Alcantud (dir.), Moros y Cristianos, op. cit., p. 25-44 : p. 28. Voir aussi : J. M. Díez Borque, « Relaciones de teatro y fiesta en el barroco español », dans Id., Teatro y fiesta en el barroco. España y Iberoamérica, Madrid, Ediciones Del Serbal, 1986, p. 11-40.
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Introduction la cohérence se dérobe ; de l’autre, les historiens de l’Espagne moderne, tout en reconnaissant leur épaisseur temporelle, ne leur ont réservé qu’une place marginale dans leurs travaux. Une situation politique a pesé sur la détermination des conditions d’intelligibilité de ce sujet scientifique : l’évolution administrative qui a conduit, après la dictature franquiste, à la constitution des Autonomies, a accentué la sectorisation des études sur les phénomènes culturels, sans cesse renvoyés à leurs contextes locaux et inlassablement analysés en termes d’« identité régionale » 21. D’autre part, le cloisonnement des sciences humaines – et ce aussi bien en Espagne qu’en France –, a empêché d’interroger les éléments de continuité et de discontinuité entre passé et présent en même temps que les motivations contemporaines de la réactualisation de ces ensembles. Pourtant, nous l’avons montré, si l’anthropologie, exercée de manière comparatiste, est susceptible de poser des questions pertinentes à l’histoire, cette dernière peut, en retour, indiquer de nouvelles voies pour l’enquête. Mais les célébrations de Moros y Cristianos invoquent le recours à la démarche historique pour une autre raison encore : parce que l’histoire est mise en jeu, en tant que ressource symbolique et en tant que source identitaire, par ceux-là mêmes qui ont réinventé ces modèles de combat entre Chrétiens et Infidèles au xxe siècle. En effet, nous l’avons vu, là où la connaissance des faits historiques est un préalable indispensable à la compréhension des célébrations contemporaines, l’interprétation historicisante ne se suffit pas à elle-même. Il faut alors recourir à la notion d’usages du passé pour sortir de la vision d’une histoire figée dans une temporalité révolue et pour la considérer comme une ressource apte à produire du sens, mettant l’accent sur ses fonctions sociales, politiques et identitaires 22. Tout comme le mythe, l’histoire est une forme narrative permettant à une société de « se raconter », de dire ses origines et, à travers le récit, toujours violent, de sa genèse, d’établir un rapport à elle-même, à ce qu’elle vit, à ce qui la travaille 23. Quelles conjonctures du présent ont-elles rendu possibles, voire souhaitables, ces modelages du passé où un conflit est résolu par une conversion ? Cette question m’a fait remonter, de proche en proche, aux cadres politiques et sociaux de la réactivation de ces théâtralisations au xxe siècle. L’histoire récente montre qu’en Andalousie, le culte de la Virgen de la Cabeza a eu un regain dans la période qui a suivi la guerre civile espagnole (1936-1939). La statue mariale a été détruite pendant le conflit et c’est autour de sa reconstruction que la communauté s’est ressoudée. En Aragon, le texte de la Morisma a été réécrit collectivement à la fin du régime franquiste (1972). Le feuilletage temporel de ces théâtres de « Maures et Chrétiens » m’a invitée à les prendre comme point d’observation des modes d’élaboration des conflits internes à l’Espagne moderne et contemporaine. Essayons de résumer notre propos. Soit des sociétés qui ont vécu, à des époques différentes, l’expérience d’une guerre civile – ainsi appelle-t-on, en Andalousie, le conflit entre les Maures et les chrétiens, de la prise de Grenade (1492) à l’expulsion des moriscos (1610) ; ainsi nomme-t-on l’affrontement sanglant entre les
21. A. M. Rivas Rivas, « Les déclinaisons du concept d’identité », Ethnologie française XXX/2 (2000), Espagne. Anthropologie et Cultures, p. 251-255. 22. A. Bensa – D. Fabre (dir.), Une histoire à soi, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2001. 23. Sur l’histoire comme « mythe » des sociétés modernes : M. de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 70-73.
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Introduction Républicains et les Nationalistes après le coup d’État de 1936, drame sans résolution pendant la dictature, puisque le général Francisco Franco, dès sa prise de pouvoir, impose un silence qui se prolonge pendant quarante ans. Dans des contextes où il faut, sans tarder, pacifier des groupes antagonistes, les sociétés locales régénèrent des ordres sociaux et des systèmes culturels autour de théâtralisations religieuses permettant, à terme, une reconstitution des équilibres politiques – même si ces ententes sont toujours précaires, toujours fragiles, toujours à refaire. Les théâtres de « Maures et Chrétiens » posent la question de la redistribution des places et des rôles à l’intérieur d’une société qui sort d’une crise et montrent le travail de requalification que ses membres opèrent pour redéfinir leurs catégories cognitives en fonction de leurs besoins de deuil et de pacification. Dans son livre Defining Nations. Immigrants and citizens in Early Modern Spain and Spanish America, Tamar Herzog trace une ligne de démarcation entre les sociétés contemporaines, prisonnières du partage entre autochtones et étrangers établi par les autorités compétentes, et les sociétés modernes, où c’est l’habileté à « jouer » de ses propres droits et de ses propres devoirs qui garantit l’intégration 24. La question est de savoir ce qui définit l’autochtonie et comment on définit cette propriété. Certes, il s’agit de conférer à l’étranger un certain nombre de droits et de lui demander, en échange, de se prêter à un certain nombre de devoirs. Mais, au-delà de cette définition légale, les sociétés ont mis en œuvre un ensemble de pratiques pour distinguer les bons des mauvais étrangers, les ennemis à rejeter des ennemis à intégrer, la « communauté » étant la résultante de ces opérations. Les historiens de l’Espagne moderne incitent à regarder, au-delà de la définition juridique du citoyen, cet univers de practices qui viennent marquer la limite entre l’autochtone et l’étranger. Dans les régions espagnoles habitées par des minorités religieuses, la conversion forcée des Maures d’abord, l’expulsion des moriscos ensuite, ont créé le besoin de mettre en place des procédures de classification, plus ou moins institutionnalisées. Si les instances qui se sont chargées de la définition de la polis ne relèvent pas uniquement de l’ordre politique, peut-on considérer les fêtes de Moros y Cristianos comme des dispositifs classificatoires ? Si tel est le cas, ces derniers ont été activés aussi bien dans l’Espagne moderne que dans l’Espagne contemporaine. Les traits dégagés pour les cycles commémoratifs espagnols – la conversion comme modèle d’intégration sociale, dispositif de pacification et mode de fabrication de l’autochtonie – sont-ils spécifiques à la péninsule ibérique ou peuvent-ils s’élargir à d’autres célébrations mettant en scène la résolution d’un conflit ? Même si c’est dans la péninsule ibérique que ces ensembles festifs se sont développés de la manière la plus massive 25, plusieurs régions méditerranéennes, notamment celles qui ont connu un passé de mixité interethnique et interreligieuse comme l’Italie (spécialement la Sicile) ou la Croatie (île de Kurcola), comptent des théâtralisations de combats entre chrétiens et musulmans 26. En France, on retrouve
24. « Unlike today, early modern categories of belonging were not embodies in legal definitions or in acts of authority…», écrit T. Herzog, dans Defining Nations. Immigrants and citizens in Early Modern Spain and Spanish America, Yale University Press, New Haven (CT) – Londres, 2003, p. 4. 25. M. S. Carrasco Urgoiti, « La fête de Maures et Chrétiens en Espagne : histoire, religion et théâtre », Cultures 3/1 (1976), Les grandes traditions de la fête, p. 29-31. 26. R. Lorenzetti (dir.), La Moresca nell’area mediterranea, Bologne, Arnaldo Forni, 1991.
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Introduction ces manifestations non seulement en Corse, mais aussi dans les villes du Sud-Est et du Sud-Ouest 27. En dehors du continent européen, des phénomènes du même type sont présents dans quelques-unes des contrées asiatiques colonisées par les missionnaires chrétiens – comme les Philippines – et sont attestés dans plusieurs pays d’Amérique Latine. Au Mexique, les cycles de Moros y Cristianos prennent la forme d’affrontements entre Indiens et Chrétiens, la religion chrétienne triomphant, ici, du « paganisme » 28. On voit bien qu’il s’agit là d’un panorama trop vaste pour qu’on puisse y exercer le comparatisme à la bonne échelle. De la manière la plus inattendue, c’est en Sicile que la possibilité de comparer c’est à nouveau profilée. III. Sicile : terre d’Infidèles Peu de temps après le début de mes terrains en Espagne, un nouveau chantier de recherche avait démarré dans le chef-lieu sicilien. L’occasion s’en est présentée le jour où un objet qui m’était, pour ainsi dire, familier, la fête patronale de ma ville natale, s’est métamorphosé sous mes yeux. Le 14 juillet 1995, près de cinq cent mille spectateurs, soit la moitié de la population palermitaine, assistaient à des célébrations qui n’avaient rassemblé jusqu’alors que trente mille habitants. Un tel essor demandait à être expliqué ; or, les chercheurs italiens s’en désintéressaient, d’autant que certains d’entre eux avaient été enrôlés par le maire pour fabriquer, mieux, pour réinventer cet événement, ressuscitant une légende du début du xviie siècle. Ces festivités m’intéressaient à plusieurs égards et d’abord parce qu’il s’agissait, là aussi, d’une représentation du passé faisant intervenir les Maures. L’histoire représentée mettait en scène la libération de la peste qui avait frappé la ville, en 1624, grâce à l’intervention miraculeuse de sainte Rosalie, devenue ainsi sa patronne. L’épidémie, selon ce récit étiologique, était arrivée de Tunisie à bord d’un vaisseau « turc ». Tout en sortant du domaine des célébrations de « Maures et Chrétiens », le Festino di Santa Rosalia laissait affleurer un imaginaire de l’agression épidémique re-sémantisé par association avec les Maures. À bien y regarder, plusieurs récits d’origine des célébrations espagnoles de Moros y Cristianos associaient également l’expulsion musulmane au refoulement d’épidémies de pestes (Biar) ou de choléra (Zújar) grâce à la procession de vierges miraculeuses qui avaient ainsi acquis leurs grades de protectrices. Dans d’autres représentations de Moros y Cristianos, comme celle de Villajoyosa (pays valencien), les Maures arri-
27. Pour la Corse : M. Albert-Llorca – J.-M. Olivesi (dir.), Moresca. Images et mémoire du Maure, Corte, Catalogue d’exposition, Musée d’Anthropologie de la Corse, 1998. Pour le Sud-Est de la France : D. Blanc, « La patum de Berga », dans M. Albert-Llorca – J.-M. Olivesi, Moresca, op. cit. Pour le Sud-Ouest de la France : D. Fabre, « Saint Vidian, entre l’Église et la République », dans J.-C. Schmitt (dir.), Les saints et les stars. Le texte hagiographique dans la culture populaire, Paris, Beauchesne, 1983, p. 175-192. 28. A. Warman, Las danzas de moros y cristianos, Mexico, Secretaría de Educación Pública, 1972. Voir aussi B. Ares Queija, « Une représentation théâtrale dans une Fête-Dieu coloniale. Maures et Chrétiens en Nouvelle-Espagne (1539) », dans A. Molinié (dir.), Le corps de Dieu en fêtes, Paris, Cerf, 1996, p. 159-174.
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Introduction vaient de la mer avec des navires corsaires 29. Quelles conjonctures de l’actualité motivaient la réactivation des Maures à Palerme à la fin du xxe siècle ? Si la micro-histoire des communautés ibériques m’avait révélé que la Morisma aragonaise avait été interdite tout au long de la période franquiste et que les Vierges andalouses avaient été « profanées » par les Républicains, l’histoire récente de la Sicile a fait émerger le lien entre la relance du légendaire maure et la « croisade » que le maire de Palerme avait engagée contre la mafia. La fête de sainte Rosalie avait été relancée grâce à l’impulsion du conseil municipal. Les dispositifs de représentation de l’histoire, cette fois, n’étaient plus actionnés à partir de la société locale, mais grâce aux moyens dont dispose le maire d’une ville de plus d’un million d’habitants. Mon terrain était toujours une fête, mais qu’il fallait envisager selon un angle nouveau, comme représentation du pouvoir, voire lieu de son exercice. Ce qui, de fait, m’obligeait à quitter temporairement le terrain festif pour pénétrer au cœur de la machine politique et des modes d’exercice de la domination symbolique. L’anthropologie du symbolique s’ouvrait à de nouveaux objets, intégrant la fabrique politique du sens. Et ces détours faisaient apparaître, à nouveau, le visage du Maure… Pendant le double mandat de Leoluca Orlando (1993-2000), une production tout aussi riche que variée d’ouvrages édités avec le concours de la mairie avait relaté les vies des saints patrons de Palerme : sainte Rosalie, la vierge normande liée à l’expulsion des musulmans de Sicile au xie siècle, redécouverte au xviie siècle, et saint Benoît le Maure, un moine africain du xviie siècle, converti au christianisme 30. À la même époque, le passé « arabe » de Palerme était dépoussiéré par des initiatives du conseil municipal, impliquant la participation d’une cohorte d’historiens, d’érudits et d’intellectuels. La rhétorique qui justifiait l’élection des monuments « arabo-normands » comme vestiges d’un passé à restaurer était escortée par une production de textes historiques. Ce n’était pas là, il faut le préciser, une littérature « folklorique » destinée à un usage « populaire », mais le fruit d’une activité scientifique qui a réuni dans la capitale de la Sicile la fleur des historiens locaux et internationaux, selon les modalités propres à la fabrication et à la diffusion du savoir 31. Or, ces mêmes universitaires qui déconstruisaient les stratégies politiques en œuvre dans les procès en canonisation des patrons de Palerme semblaient s’interdire de porter un regard tout aussi pénétrant, révélateur de dynamiques sociales et de jeux politiques, sur le présent. Si bien que, dans ces ouvrages où historiens et anthropologues dévoilaient le lien entre les saints et les autorités
29. M. Albert-Llorca, « Maures et Chrétiens à Villajoyosa : une ville, sa fête, son saint », Archives des Sciences sociales des Religions 91 (1995), p. 5-19. 30. G. Fiume – M. Modica (dir.), San Benedetto il Moro. Santità, agiografia e primi processi di canonizzazione, Palerme, Biblioteca Comunale, 1998 et G. Fiume (dir.), Il santo patrono e la città. San Benedetto il Moro. Culti, devozioni, strategie di età moderna, Venise, Marsilio, 2000, ouvrage qui réunit les actes du colloque Il Santo e la città. San Benedetto il Moro, organisé à Palerme, avec le concours de la mairie, le 10-12 décembre 1998. Giovanna Fiume est Professeur d’Histoire Moderne à l’Université de Palerme. 31. Programmes de recherche, organisations de congrès et de tables rondes, publications d’actes de colloques, institution, en 2000, d’une « chaire UNESCO sur saint Benoît le Maure » à l’Université de Palerme !
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Introduction civiques 32, les analyses sur les formes cultuelles vouées, à l’époque contemporaine, aux mêmes patrons faisaient singulièrement défaut. Ma posture d’ethnologue travaillant à l’étranger me permettait de braver cet interdit. La déconstruction de cet appareil de communication montrait que le maire de Palerme avait fait du Festino di Santa Rosalia la toile de fond où projeter le combat qu’il menait contre les mafieux, « peste » de notre siècle associée aux agresseurs d’antan, et que ce même langage traversait toutes les sphères de l’action politique. Cependant, la figure du Maure était ici ambivalente. Tantôt ennemi, tantôt ancêtre, ce dernier engendrait des traitements contradictoires qui allaient de son expulsion – sous la forme métaphorique du refoulement de l’épidémie par la sainte normande de la re-christianisation de la Sicile – à son assimilation – sous la forme rhétorique d’un improbable « métissage méditerranéen », message que le maire faisait reposer, cette fois, sur les épaules d’un saint de la conversion : Saint Benoît le Maure. C’était là un défi supplémentaire pour engager une démarche comparatiste tout aussi soucieuse de signaler les ressemblances que de faire ressortir les différences entre ces deux terrains méditerranéens 33. IV. Les sociétés méditerranéennes à l’épreuve du comparatisme Le dessein comparatif se fonde sur une observation empirique : au pays valencien, plusieurs milliers de citoyens défilent dans les rues de leurs villes et villages costumés en Maures et en Chrétiens ; en Aragon, une communauté d’un millier d’habitants ressuscite une pièce de théâtre mauresque, la Morisma, et ce modèle commence à se répandre dans toute la région ; en Andalousie, maintes collectivités locales représentent les péripéties d’images religieuses « profanées » par les Infidèles ; en Sicile, le maire de Palerme ressuscite la fête patronale mettant en scène l’expulsion de la peste et des Maures : la participation des Palermitains aux réjouissances s’en trouve multipliée par vingt. Comment expliquer, au xxie siècle, l’incongruité de cette adhésion massive à des occupations qui peuvent paraître totalement obsolètes ? Exercée au sein d’un échantillonnage aussi diversifié, la démarche comparatiste questionne la pertinence du partage entre rural et urbain, traditionnel et contemporain, culture populaire et culture d’élite comme principes analytiques, et incite à se déprendre de ces schémas conceptuels qui pèsent sur l’appréhension de phénomènes – les « traditions » –, trop vite rangées du côté du folklore. Force est de constater que ces théâtralisations suscitent une mobilisation sociale hors du com-
32. Le lien complexe entre l’hagiographie et les pouvoirs locaux était au centre de la problématique des historiens mobilisés par le maire, qui travaillaient, précisément, sur la manière dont « l’histoire sacrée a fourni un fort support symbolique » à la « construction politique et culturelle de la ville » (G. Fiume (dir.), Il santo patrono, op. cit., p. 3), sur « l’engagement du roi […] commandant à l’historien de cour la collecte de la légende du saint » (ibid., p. 10), ou encore, sur « la reprise d’anciens cultes […] fortement chargés de valeurs symboliques, dans un enchevêtrement d’exigences religieuses et de fonctions politiques et idéologiques adroitement gérées par les institutions ecclésiastiques et civiques » (cf. l’Introduction de Sofia Boesch Gajano à l’ouvrage de G. Fiume (dir.), Il santo patrono, op. cit., p. 24). 33. Sur l’exercice de la méthode comparatiste en Méditerranée, espace de similarités et de contrastes, voir l’Introduction de l’ouvrage de D. Albera – A. Blok – C. Bromberger (dir.), L’anthropologie de la Méditerranée / Anthropology of the Mediterranean, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001.
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Introduction mun, qu’elles alimentent une nébuleuse d’activités culturelles se prolongeant tout au long de l’année, qu’elles catalysent les pouvoirs locaux, qu’elles investissent tous les secteurs et qu’elles engagent toutes les couches de la société. Comment interpréter l’importance sociale d’une histoire, celle de l’affrontement entre chrétiens et Infidèles, qui, de nos jours, ne concerne plus personne ? Car, il faut le préciser, bien que les domaines de cette enquête se concentrent à l’extrême sud de l’Europe méditerranéenne, dans ces contrées proches des limites avec les pays du Maghreb et avec le monde musulman, de fait, aucun lien n’est envisagé par les acteurs indigènes entre les Maures d’antan et les musulmans d’aujourd’hui. Si l’histoire de la reconquête chrétienne du territoire espagnol, ou celle de la défense du sol sicilien des incursions maures, font partie d’un passé révolu, un passé bien plus proche est présent à l’esprit des acteurs sociaux : en Espagne, la guerre civile de 1936-1939, « un passé qui ne passe pas » 34 pourrait-on dire ; en Sicile, le combat entre la mafia et l’Antimafia – défini lui aussi comme une « guerre civile » par les Siciliens. Une situation actuelle conflictuelle qui plonge ses racines dans une opposition interne, politique et sociale, toujours vivante, explique le recours que font ces communautés à l’histoire d’un conflit anachronique. Cette configuration particulière a autorisé, à mes yeux, le projet de comparer des sociétés qui, d’un bout à l’autre de la Méditerranée, se servent, toutes, de la frontière religieuse pour qualifier une étrangeté intérieure. La recherche présentée dans cet ouvrage oscille entre plusieurs terrains – en Espagne, en Sicile – et elle se focalise sur deux supports – l’image, le texte – saisis dans leurs formes multiples – représentations festives, objets cultuels, écritures théâtrales… – à la fois comme lieux cristallisant un antagonisme et comme moyens permettant d’élaborer des stratégies de réconciliation. Cette réconciliation étant énoncée dans des termes religieux, j’ai repris le mot « conversion », l’un des buts de cette étude étant celui d’identifier les racines et d’explorer les conséquences de cette formulation indigène. Le parti pris de ce travail a été de ne pas appréhender le religieux, le politique, le social, le littéraire, l’artistique ou l’esthétique comme des champs séparés, mais de suivre pas à pas les parcours changeants que les acteurs dessinent de l’un à l’autre, en superposant différents codes. Ce brouillage, qui rend leurs trajectoires obscures, pourrait, d’ailleurs, être l’un des opérateurs de l’efficacité du dispositif. Dans les représentations théâtralisées du combat contre l’Infidèle, les images sont accompagnées de textes (paroles écrites et/ou récitées) qui commentent, actualisent ou orientent leur interprétation. Le caractère hybride de ces dispositifs a demandé d’entreprendre des recherches suivant deux directions. D’un côté, j’ai envisagé les médiations de l’image, qui viennent donner une forme visible au conflit entre « Maures et Chrétiens ». De l’autre, j’ai considéré les médiations de l’écrit, qui viennent expliciter la nature de ce conflit. Si les images cristallisent les tensions sociales, les textes fixent les règles de la guerre et fournissent, en même temps, les modalités discursives de la réconciliation au sein de communautés déchirées. Pour rendre compte du fonctionnement de ces machineries théâtrales, il fallait considérer l’imbrication de ces systèmes expressifs, les saisir aussi bien dans leur spécificité que dans leur complémentarité et associer ces corpus textuels à d’autres genres
34. Nous reprenons ici la célèbre formule de E. Conan et H. Rousso, Vichy. Un passé qui ne passe pas, Paris, Fayard, 1994.
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Introduction littéraires et à d’autres types d’écriture qui créent le contexte cognitif permettant la reconnaissance sociale des messages iconographiques. Utilisés par des groupes antagonistes, tour à tour, comme armes de vengeance, objets de dispute ou machines de pacification, textes et images interviennent dans les processus de négociation des appartenances politiques. L’enjeu que je me suis fixé est la description de ces dispositifs image-texte, de leur mise en place par des acteurs politiques et par des groupes sociaux ; la reconstruction de leur genèse, imbriquée à celle des groupes qui gravitent autour d’eux ; l’examen de leur fonctionnement au sein des réseaux sociaux et politiques qu’ils contribuent à structurer ; le repérage des différentes phases de la mise en place d’un espace de légitimité au sein duquel productions textuelles et iconographiques sont créditées de pouvoirs spécifiques ; l’évaluation de l’efficacité respective ou de la complémentarité nécessaire de ces outils de médiation. En Sicile, l’étude des images a été complétée par les appareils textuels qui confèrent au langage visuel son intelligibilité et son efficacité : les biographies de juges transformés en « martyrs de la mafia », les hagiographies de saints patrons métamorphosés en héros civiques, les textes judiciaires – lieu de construction de la mafia comme maladie sociale – et les confessions des « repentis » – récits de « conversion » assimilant la mafia à une tromperie. En Espagne, l’analyse des théâtralisations où l’adversaire – du Maure idolâtre au Républicain iconoclaste – se définit par la relation « mauvaise » qu’il entretient avec les images, a permis, en retour, de définir le statut problématique de la représentation figurée au sein des sociétés chrétiennes. C’est à partir de ces mises en textes et en images que l’enchevêtrement entre le politique et le religieux, véritable cœur problématique de ce travail, a été questionné. Les traditions qui font l’objet de cette étude sont des ensembles complexes. De la péninsule ibérique à l’île sicilienne, combinant la démarche historique et l’approche anthropologique, ce travail s’est efforcé de décrire ces dispositifs permettant d’agencer différents registres temporels. Le problème qui a été soulevé, d’un terrain à l’autre, est le suivant : comment les sociétés du Sud de l’Europe articulent-elles la mémoire de guerres intestines – guerres civiles espagnoles, guerres mafieuses siciliennes – avec l’histoire de l’affrontement entre les Maures et les chrétiens ? Aussi, les régimes de temporalité de cette réflexion sont-ils multiples, ouverts sur les réseaux de signification qui leur donnent leur sens, l’objet de cet ouvrage étant d’ordonner – ou plutôt de révéler la manière dont les sociétés ordonnent – plusieurs dimensions temporelles, faisant émerger la question de l’erreur religieuse, déclinée dans ses figures paradigmatiques (superstition, idolâtrie, iconoclasme, fétichisme…), comme catégorie apte à désigner l’altérité politique ou la marge sociale. On aura, ainsi, une idée d’ensemble du fonctionnement social de ces modèles de combat contre l’Infidèle qui masquent, sous cette figure de l’ennemi religieux, l’étranger du dedans. La démarche comparatiste a conduit à scruter les modalités de construction de l’ennemi intérieur mises en œuvre dans les deux cas étudiés. Au-delà des apparences festives et des rhétoriques du pouvoir, cet ouvrage s’est attaché à détecter les dispositifs d’intrication entre le politique et le religieux au sein de ces sociétés du Sud de l’Europe qui convoquent l’adversaire historique pour élaborer des
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Introduction conflits actuels. Cette question particulière amène à un questionnement d’ordre plus général : les sociétés démocratiques, les formes modernes de la coexistence et de la cohésion sociale sont-elles vraiment, comme le postulait Claude Lefort, caractérisées par la « désintrication historiquement advenue du religieux et du politique » 35 ? Cette analyse des procédés symboliques élaborés au sein de l’espace européen pour convertir des antagonismes de nature sociopolitique en combats religieux a voulu replacer la tension entre le politique et le religieux, qu’on a tendance à rejeter du côté des mondes musulmans, à l’intérieur des démocraties occidentales. Ce déplacement est, en soi, la contribution que ce travail espère apporter aux débats civiques qui traversent ces dernières. * Une fois les terrains présentés, la démarche clarifiée et les principales articulations mises à jour, décrivons le plan de l’ouvrage. Le premier chapitre nous introduit au cœur de la fabrication d’une « tradition », la Morisma d’Aínsa, révélant les enjeux de la réécriture collective d’un texte de théâtre qui était resté silencieux pendant toute la période de la dictature franquiste. Avec le deuxième chapitre, nous nous déplaçons dans un autre village aragonais, El Grado. Deux frères, athée et anarchiste l’un, conservateur et catholique fervent l’autre, directeur d’une troupe théâtrale le premier, maire de El Grado le second, ont entrepris, au milieu des années 1995, de réinventer une Morisma. Avec ces deux exemples, à l’échelle de petites communautés villageoises qui ne comptent que quelques centaines d’habitants, nous expérimentons le pouvoir de ces théâtres de « Maures et Chrétiens » de convoquer l’histoire d’un conflit révolu pour parvenir (ou tout au moins tenter de parvenir) – via sa résolution jouée théâtralement et rituellement sous la forme d’une « conversion du Maure » – à une réconciliation. Avec le troisième chapitre, nous changeons d’ordre de grandeur et nous pénétrons dans la machinerie politique déployée par le maire de Palerme, Leoluca Orlando, pour fabriquer une histoire qui soit le miroir du présent. La fête, le patrimoine, la culture, le savoir sont autant de lieux du politique faisant émerger le lien tissé entre la guerre contre l’étranger d’hier, le Maure, et la croisade contre l’adversaire d’aujourd’hui, le mafieux. La « conversion du Maure » cède ici le pas à une nouvelle utopie : le « métissage méditerranéen », paradigme de la coexistence pacifique des différences. Le quatrième chapitre nous ramène dans la ville d’Aínsa pour découvrir, dans les coulisses de la Morisma, les dispositifs (associations, fondations, assemblées) mis en œuvre par une société qui cherche à inventer des espaces de parole et d’exercice d’une démocratie encore fragile. Qu’elle ne trouve d’autres mots ni d’autres formes pour refonder le politique que ceux d’un théâtre mettant en scène les origines de la communauté chrétienne d’Aínsa, cela ne nous étonnera guère désormais. Avec le cinquième chapitre, le rideau se lève sur les scènes de la peste que nombre d’artistes, poètes et réalisateurs se sont plu à représenter à Palerme. Mythe du social qui éclate, se délite et se décompose, ébranlé par ses « maux » ; mirage d’un salut confié à un personnage d’exception (maire, juge ou médecin dans La Peste de Camus, modèle des modèles) ; rêve d’une société qui se régénère, une fois la maladie expulsée avec ceux qui en ont diffusé la contagion. Dans le sixième chapitre, nous nous essayons à une analyse comparée des fêtes de Moros y Cristianos. C’est
35. C. Lefort, Essais sur le politique. xixe-xxe siècles, Paris, Seuil, 1986, p. 285.
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Introduction un autre visage du Maure qui est ainsi dévoilé. Ici, il n’est pas celui qui attente au social, mais celui qui porte atteinte à l’image de la Vierge, Iconoclasme et idolâtrie ne sont plus que les deux faces d’une même incompétence stigmatisée : l’inaptitude à reconnaître le vrai Dieu derrière cette figure de l’Incarnation. Avec le septième et dernier chapitre, nous achevons notre parcours par une dernière halte à Palerme qui nous fait découvrir les conséquences ultimes de ces jeux d’identification que les sociétés chrétiennes génèrent avec le Christ là où on les attendrait le moins : au sein des milieux mafieux et des mouvements de gauche. Sauver la cité demande le sacrifice bien réel d’hommes et de femmes dont les vies (racontées, peintes ou photographiées) mettent à l’épreuve et incarnent la métaphore. Avec ces « Passions », le pas entre le symbolique et le réel est franchi, notre voyage terminé.
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Chapitre I L’Écriture de la tradition Deux traditions scientifiques se sont, tour à tour, imposées dans l’étude des fêtes de « Maures et Chrétiens » : d’un côté, la démarche monographique, fondée sur l’ethnographie de la fête, mais négligeant les textes qui y sont manipulés ; de l’autre, l’approche littéraire, basée sur les drames de Moros y Cristianos, mais occultant leurs contextes de production et leurs conditions d’utilisation. L’approche ici proposée vise à articuler le texte et les pratiques qui l’entourent et analyse les procédés d’écriture de la pièce représentée dans la ville aragonaise d’Aínsa – la Morisma – en interrogeant sa fonction identitaire, ses usages sociaux, sa place dans les stratégies personnelles et familiales, son rôle dans les processus politiques. La notion de « tradition » sera, donc, questionnée non pas à partir des discours, mais à partir des répertoires d’action qui ont permis aux habitants d’une ville déchirée par des conflits politiques de fabriquer collectivement une pièce de théâtre, de la créditer d’un rôle fondateur et de la transmettre d’une génération à l’autre, à un moment bien déterminé – la fin de la dictature – qui lui assigne des fonctions précises : réparer le tissu social lacéré par la guerre civile. Délimiter un territoire, fabriquer une communauté qui se régénère et se perpétue, façonner le masculin et le féminin, dans leurs différences et dans leurs spécificités, réinventer des liens familiaux, rétablir l’ordre social, refonder le lien politique : tout cela passe par le texte, par le texte comme corps, dira-t-on pour épouser la vision indigène du texte comme matière vivante 1. La première étape de cette réflexion consistera à remonter aux origines racontées par la Morisma pour montrer la manière dont une communauté locale, par le biais de l’écrit, conférant au texte théâtral le statut et l’autorité d’un texte historique, donne corps à une région à l’existence incertaine. I. L’invention du Sobrarbe En même temps que le triomphe des chrétiens sur les Maures, grâce à l’apparition d’une croix sur un chêne (carrasca), la Morisma célèbre la reconquête chrétienne du Sobrarbe. Le nom de cette contrée dériverait de sobre (sur) Arbe, toponyme de la montagne où le combat décisif aurait été livré. Une autre étymologie se fait jour : non pas Sobre Arbe mais Sobre árbol, sur l’arbre, en évocation de la « mythique » carrasca. Cette dernière exégèse s’est imprimée sur les armoiries du Sobrarbe, qui représentent un arbre surmonté d’une croix, occupant un quart de l’écu armorial aragonais. À travers cette étymologie et sa traduction héraldique, le Sobrarbe trouve sa place à côté des autres royaumes de l’Aragon. Comment la
1. Sous le titre : « La Morisma “en chair et en os”. Pratiques et représentations autour d’un texte théâtral aragonais », une première version de ce chapitre est parue dans B. Baptandier – G. Charuty (dir.), Du corps au texte. Approches comparatives, Nanterre, Société d’ethnologie, 2008, p. 75-110. Cet ouvrage est le fruit du séminaire « Pratiques textuelles » (2003-2006) coordonné par Brigitte Baptandier et giordana charuty au Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparatives de Nanterre.
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Chapitre i « tradition » sur laquelle elle se fonde a-t-elle construit sa légitimité ? Comment a-t-elle défini ses limites avec l’Histoire ? Que dit l’histoire, tout d’abord ? Toute la région est une création de la Reconquista. Jusqu’en 714, date de l’invasion musulmane, le territoire situé dans la haute vallée de l’Ebre (dont l’Aragon est un affluent) fait partie d’une province romaine dite Tarraconaise. Ses habitants n’opposent aux conquérants aucune résistance digne de ce nom. La soumission aux Arabes ne se limite, d’ailleurs, qu’au paiement, plus ou moins régulier, d’un tribut. La reconquête chrétienne est l’œuvre de quelques indigènes épaulés par des Francs. Au début du ixe siècle (806-809), ces derniers installent le comte Aureolus dans la région de Jaca. Il est possible que ce carolingien ait pactisé avec l’indigène Galindo Belascotenes, le premier chef chrétien de la contrée qui correspond au comté du Sobrarbe 2. Une ligne de forteresses est dressée pour défendre les terres gagnées sur les musulmans, et des monastères, comme ceux de San Juan de la Peña et de San Veturian, surgissent sur les ruines d’anciennes mosquées. Un évêché apparaît en 922. Mais il faudra attendre le xie siècle, la période de Sanche le Grand – le roi de Navarre qui conquiert Boltaña, après en avoir massacré les populations musulmanes (1006) – et de son fils Ramire I – responsable de l’annexion de la Ribagorza et du Sobrarbe aux domaines reçus en héritage à la mort de son père (1035) – pour avoir sur ce petit État chrétien des renseignements qui dépassent l’état de conjectures. Si on rassemble les quelques indications que l’on peut glaner, çà et là, dans l’histoire, on est bien obligé de conclure que la Morisma raconte la fondation d’un royaume dont l’unité territoriale est douteuse, surtout si on la compare aux deux régions limitrophes : l’Aragon et la Ribagorza 3 ; qu’elle rapporte un épisode de la Reconquista se déroulant dans une ville qui, à la différence de ses voisines Huesca et Boltaña, ne compte aucune bataille documentée contre les Maures ; que son protagoniste est un roi, Garci-Gimeno, à l’existence historique incertaine, vivant dans une période que le professeur d’histoire du lycée d’Aínsa n’hésite pas à qualifier de « temps du mythe ».
Toute l’époque relatée par la Morisma est une nébuleuse totale, un trou noir dans l’Histoire. […]. La légende de la Morisma est un fait anachronique […]. Il n’y a eu aucun roi du Sobrarbe […]. La bataille qui s’est déroulée dans les alentours de la Cruz Cubierta est une tradition sans aucun fondement historique […]. C’est un événement qui n’a pas eu lieu, qui n’est pas prouvé.
Affaire close pour l’historien. Il revient à l’ethnologue d’expliquer la fonction de cette « tradition », d’éclairer la raison de ces « anachronismes », de restituer le sens social de ce « mythe ». Tout d’abord, l’on ne saurait considérer cette mythologie comme le produit d’une population arriérée des montagnes pyrénéennes : tout un « courant historiographique » 4 s’y rattache. La philologue María Pilar Benitez Marco, auteur d’une remarquable étude sur la Morisma, compte cette dernière au nombre des
2. A. Durán Gudiol, De la Marca Superior de Al-Andalus al reino de Aragón, Sobrarbe y Ribagorza, Huesca, Cazar, 1975, p. 24-25. 3. J. A. Sesma, Aragón en su historia, Saragosse, Caja de Ahorros de la Inmaculada de Aragón, 1980, p. 11. 4. Selon la définition de M. P. Benítez Marco, Contribución al estudio de La Morisma de Aínsa, Huesca, Instituto de Estudios Altoaragoneses, 1988, p. 19.
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L’écriture de la tradition ouvrages qui défendent la thèse de la reconquête « miraculeuse » du Sobrarbe. D’où le rôle des curés dans la conservation de ce texte utilisé comme une pièce à conviction pour affirmer et divulguer ce qui, avant même de devenir une théorie indigène, est une théorie savante 5. Par quelles stratégies discursives et argumentatives le mythe d’origine d’Aínsa a-t-il été érigé en histoire ? Depuis plusieurs siècles, les institutions régionales montrent un intérêt tout particulier à l’égard de la Morisma. Les documents les plus anciens datent du xvie siècle. En 1678, les Cortes d’Aragon, promulguant l’une de ces lois locales qui sont leur privilège 6, concèdent une subvention de dix livres jaquesas à la ville d’Aínsa, afin que « l’origine vénérable de ce très fidèle royaume, renouvelée annuellement dans la fête qui se fait à la Croix, à l’endroit où est apparu ce signe si salutaire sur le chêne 7 […] se vénère avec la solennité qui doit lui convenir » 8. Du côté des rois, dans un décret daté du 29 février 1716, Philippe V stipule que « l’on continue de payer les dix livres annuelles pour la célébration de la fête qui se fait à Aínsa le 14 septembre, en mémoire du miracle de l’apparition au roi Don Garcí-Ximenez de la souveraine Croix du Sobrarbe » 9. La catégorie ambiguë de « commémoration » permet d’inventer un événement qui doit exister par le seul fait qu’on le rejoue. Au début du xixe siècle, le combat « mythique » est devenu un fait « historique » que l’on cite immanquablement lorsque l’on parle d’Aínsa : On y donna une bataille décisive, à la mémoire de laquelle on célèbre, tous les trois ans, une espèce de farce ou morisma avec des costumes et des romances anciens. Le Trésor finance cette fête ou mojiganga qui occasionne toujours un grand concours de peuple 10.
Commémorant un événement dont on ne garde aucune trace comme s’il s’était réellement produit, la représentation fait office de preuve. La présence d’un monument vient, de son côté, combler l’absence flagrante de documents. « À cet endroit est apparue miraculeusement la croix appelée du Sobrarbe, blason de ce royaume et de la ville d’Aínsa. Cette œuvre a été achevée pour le compte du royaume en 1655 », lit-on dans la grille qui entoure le petit temple en pierre dressé autour d’une colonne surplombée d’une croix en fer. Après avoir été détruit par une tempête en 1765, ce petit édifice a été restauré par Charles III 11. Aujourd’hui encore, le jour de l’exaltation de la Croix 12, le 14 septembre, la com-
5. F. Lamberto de Zaragoza est l’un des défenseurs de cette théorie. Cf. son Teatro historico de las iglesias del reino de Aragón, Pampelune, Oficina de don Miguel de Ezquerra, 1782, p. 13. 6. Avant que l’Aragon soit incorporé à la Castille, il jouissait d’un droit particulier : les fueros. Aujourd’hui encore, le droit d’héritage aragonais est différent de celui des autres régions d’Espagne. 7. C’est la première attestation de la célébration de la Morisma, même si son nom n’apparaît pas encore dans ce document, cité par M. P. Benitez Marco, Contribución, op. cit., p. 20. 8. Les institutions régionales prolongent leur lien ancien avec cette « tradition » locale : en septembre 1997, le président des Cortes d’Aragon s’est rendu à Aínsa pour offrir des répliques des monnaies anciennes à la municipalité. 9. Document cité par M. P. Benítez Marco, Contribución, op. cit., p. 21. 10. J. Mor de Fuentes, Bosquejillo de la vida y escritos de Mor de Fuentes, Saragosse, Guara Editorial, 1981, p. 86. 11. Ce même roi fit graver sur l’un des murs du Panthéon Royal de San Juan de la Peña l’exploit du roi Garcí-Ximenez à Aínsa. La même représentation est présente au monastère de San Veturian. 12. Sur « Le culte de la Croix dans la liturgie romaine », P. Jounel, dans LDM (La Maison Dieu) 75 (1963), p. 65-82. Voir, aussi, le chapitre « L’exaltation de la sainte croix » de La Légende dorée de
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Chapitre i munauté chrétienne d’Aínsa se réunit autour de cet édifice circulaire baptisé la Cruz Cubierta. Le curé qui y célèbre la messe ne manque pas de rappeler que le Christ « a aidé les chrétiens à gagner cette bataille, comme tant d’autres batailles de notre vie ». Jusqu’aux années vingt du siècle dernier, cet office faisait partie de la Morisma, dont le premier acte se déroulait « au lieu de la mythique bataille ». La fête ne tire donc pas sa légitimité de l’histoire, bien au contraire, elle fournit une légitimation à l’histoire locale, d’autant plus que celle-ci, comme on l’a vu, est défaillante. L’érudit local ne manque pas de renforcer la logique tautologique de ces discours : « Charles III a non seulement restauré le monument, mais aussi donné de l’argent pour que la fête de la commémoration de la victoire des chrétiens continue : cela veut dire que c’était historique ! » Mais si la pièce et le monument à la Croix sont érigés en témoins d’un passé fantomatique, c’est le texte théâtral qui occupe le vide des documents pour donner corps au royaume hypothétique du Sobrarbe. La qualification d’« historique » apparaît d’emblée, dans le sous-titre de l’œuvre : « La Morisma ou le Triomphe de la Croix à Aínsa. Drame historique commémorant le Triomphe de la Croix du Sobrarbe, qui se représente à Aínsa depuis un temps immémorial, changeant parfois son langage » 13. À travers quels procédés rhétoriques, par quels glissements de sens la Croix qui triomphe « à Aínsa » est-elle devenue : « la Croix du Sobrarbe », son blason ? Dès le début, ce « royaume chrétien » se révèle être le véritable protagoniste de l’œuvre. C’est pour que le Sobrarbe soit libéré du joug maure que Garci-Gimeno a été consacré roi au monastère de San Juan de la Peña 14 (v. 15-17). Cette consécration fait de cet inconnu de l’histoire le premier Roi Chrétien d’Espagne, puisque, reconquise en 724, Aínsa est la « première conquête » (v. 1578). C’est ainsi que l’histoire locale s’inscrit dans l’histoire nationale : « Ce qui s’est passé aujourd’hui / a tellement d’importance / que jamais ne s’effacera / des annales d’Espagne. / Et si l’Espagne célèbre / avec un tel plaisir la conquête, / avec quelle ardeur et enthousiasme / cette ville la célébrera ! » 15 (v. 1468-75). Si bien qu’une bataille ignorée par tous devient « la bataille la plus cruelle / que l’on compte dans les annales / des histoires d’Espagne » 16 (v. 689-91), et l’improbable exploit de Garci-Gimeno : « la victoire la plus plausible que l’on raconte dans les histoires » 17 (v. 1340-41). De quelle source, si ce n’est de l’Histoire, le texte théâtral tire-t-il son autorité ? La Morisma s’ouvre par l’intervention du Pasteur qui annonce la « bonne nouvelle », la venue du roi des chrétiens. Son propos se conclut par une profession de vérité : « ¡ Lo que digo es verdadero ! », « Ce que je dis est vrai ! » (v. 55). Mais ce n’est pas seulement le Berger, figure biblique, messager de vérité, qui confère au texte sa sacralité. C’est la Croix qui donne à la Morisma et à Aínsa leurs lettres de
Jacques de Voragine, Paris, Gallimard, 2004, p. 752-759. 13. Drama historico que se representa desde tiempo inmemorial, cambiando a veces el lenguaje, en Aínsa, conmemorando el triunfo de la Cruz de Sobrarbe. 14. « Los grandes coronaron / por rey a Garci-Gimeno / para tomar esta villa / y espulsar el Sarraceno ». 15. « ¿ Lo acadecido aquí hoy / tiene tan grande importancia, / que nunca se borrará / de los anales de España. / Y si España conmemora / con tal placer la conquista, / con cuánto ardor y entusiasmo / la celebrará esta villa ? » 16. « La más sangrienta batalla / que se cuenta en los anales / de la historias de España ». 17. « Victoria la más plausible / que se cuenta en las historias ».
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L’écriture de la tradition noblesse : « L’apparition de cette Croix / a donné à cette ville une telle réputation / que l’histoire la place / parmi les nobles d’Espagne » 18 (v. 1480-83). Toutes les manifestations de liesse que la célébration de la Morisma occasionne semblent lui être adressées : « Que l’on redouble donc les triomphes, / les discours, les bals et les danses, / avec des éloges répétés / et des louanges perpétuelles » 19 (v. 1368-71). En réalité, en glorifiant la Croix, Aínsa magnifie sa gloire : La ville d’Aínsa qui l’exalte / qu’elle vive des années heureuses / acclamée par tous, / recevant mille félicitations / et mille mercis répétés, / pour le triomphe de la Croix / et pour d’autres gestes héroïques, /qu’elle fit dans le temps passé, / comme sa réputation le publie, / puisqu’elle sera toujours immortelle, / tant que l’Espagne vivra 20 (v. 1372-83).
L’apparition miraculeuse de ce signe chrétien, qui insère Aínsa dans l’histoire universelle, redore donc son blason de petite ville de province : « Rien que pour ce triomphe, / elle mérite une mémoire éternelle. / Tu es le blason d’Aínsa / et les armoiries du Sobrarbe » 21 (v. 1361-1362). Un événement miraculeux que l’on fait remonter à l’aube de la Reconquista confère à la petite cité cette ancienneté qui la place parmi les « grandes d’Espagne » : « Cette place que l’on voit, / avec ses rues et ses châteaux, / disent ce qu’elle a été avant, / et même si moi, je ne sais pas le dire, / ses vestiges le publient » 22 (v. 1508-10). La représentation et le monument « commémoratifs » se relaient pour donner à Aínsa cette histoire dont la croix et le texte théâtral, élevés au rang de livre sacré et de source de vérité grâce à l’intervention du berger, se portent garants. L’éclat de cette ville, qui tire sa gloire de son ancienneté supposée 23 (v. 150304), sert aussi – et peut-être surtout – à l’imposer parmi les autres villes et villages du Sobrarbe. La Croix a attribué à Aínsa son rang, faisant d’elle « l’élue du Ciel » 24 (v. 1454-55). Affirmée dans le texte, cette suprématie de la capitale est construite par le biais de la Morisma comme représentation. Tout son deuxième acte s’y emploie. Lorsque les représentants des villes et villages voisins viennent offrir, à tour de rôle, leur aide au Roi Chrétien, leurs « dits », les dichos, rétablissent la hiérarchie de la comarca. Au sommet, Aínsa est qualifiée de « Cabeza de todo el reino », « Tête de tout le royaume » (v. 672) ou de « Cabeza de Sobrarbe », « Tête du Sobrarbe » (v. 1556). Derrière elle, Boltaña est la deuxième par importance, après la capitale, comme le précise le Segundo dicho de Boltaña 25 (v. 658-
18. « La aparición de esa Cruz / a esta villa dió tal fama / que la historia la coloca / entre las nobles de España ». 19. « Redóblense, pues, los triunfos, / los dichos, bailes y danzas / con repetidos elogios / y continuas alabanzas ». 20. « Y esta villa que la ensalza / que viva felices años / de todo el mundo aclamada, / dándole mil parabienes / y mil repetidas gracias / por los triunfos de la Cruz / y otras heroicas hazañas / que hizo en remotos tiempos / como publica su fama, / que siempre será inmortal / mientras que subsista España ». 21. « Y sólo por este triunfo / merece eterna memoria. / Sois el escudo de Aínsa, / y de Sobrarbe las armas…» 22. « Esta plaza que se ve / con sus calles y castillos / dicen lo que antes fué / y aunque no sé decir qué, / lo publican sus vestigios ». 23. « Es por las antigüedades / la más famosa ciudad ». 24. « Ya que por el cielo / se ve tan favorecida ». 25. « Mira, yo soy de Boltaña, / que siempre, después de Aínsa, / llevó su primer fama ».
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Chapitre i 659). Doubler le temps de parole de son délégué est une marque de respect pour la ville rivale. Labuerda, San Vicente, El Pueyo, La Fueva, Banastón, Cagicosa…, les autres membres de la communauté aragonaise n’ont pas cet honneur. On ne réserve que quelques répliques aux habitants de ces pauvres hameaux qui parlent un patois presque incompréhensible, alors que les paroles ne suffisent pas à la Reine Chrétienne pour énumérer les qualités de la capitale : « Je serais interminable / si je devais détailler / la noblesse de cette ville / et sa grande ancienneté » 26 (v. 1536-39). Le mot de la fin, celui du Pasteur, réaffirme la subordination des patelins à la cité royale : « Adieu, villages du Sobrarbe, / respectez toujours cette ville / comme la cour de ce royaume / élue par le Ciel » 27 (v. 1603-06). Nous avons vu comment le texte structure une représentation territoriale hiérarchisée et centralisée, reliant les différentes villes et villages du Sobrarbe à Aínsa comme les membres le sont à la tête. Cette organisation physiologique de la pièce se poursuit dans le partage entre une partie « fixe », constituée par les papeles, les rôles qui se perpétuent d’une représentation à l’autre, et une partie « mobile », constituée par les dichos, qui varient d’une Morisma à l’autre. S’il est vrai que les dichos sont apparentés à la mojiganga aragonaise – ces performances théâtrales « improvisées » où les « gens du peuple » vont exprimer leur mécontentement auprès du « roi » et de la « reine » –, la division entre texte fixe et texte mobile doit, logiquement, recouper celle qui oppose écrit et oral. Mais les choses ne sont pas aussi simples. Entre écriture et oralité, les chemins de la Morisma deviennent labyrinthiques. Notre fil d’Ariane sera la parole des gens d’Aínsa. Si elle n’élucide pas l’énigme de ses origines, elle nous permettra, tout au moins, d’éclairer la fonction sociale assignée, tour à tour, à l’écrit et à l’oral. II. Le corps du texte Au commencement du théâtre, le rite : « Ils célébraient la fête, parce que c’était la fête locale, la fête de la Croix […] le 14 septembre ». À l’origine du rite, le « mythe » : « Il y avait une légende, qui racontait que la Croix est apparue ici, sur un chêne, dans un moment décisif, et cela a engendré une histoire ». À la source de la Morisma, le Cantico a la Cruz, un chant religieux : « C’est comme si ce chant avait généré tout le sens de la Morisma, concentré ici, dans le phénomène de la Croix ». Point d’ancrage du texte, la croix en est le fil de trame, en même temps que le principe générateur : « De ce noyau, on a fait un drame, dans la lignée de Lope de Vega, qui a composé des drames à partir de petites chansons ou qui a inséré des chansons populaires au milieu de son théâtre ». L’opinion de José Manuel Murillo, ancien metteur en scène de la Morisma, professeur de langue et littérature espagnole au lycée d’Aínsa, rejoint celle de la philologue aragonaise María Pilar Benítez Marco : « Elle sent le baroque, cette création, ce spectacle de la Croix ». Certains de ses personnages (le gracioso, le galán) révèlent leur parenté avec le théâtre du Siècle d’Or et avec sa vaste production d’œuvres théâtrales qui
26. « Interminable me hiciera / si hubiera de detallar / de esta villa la nobleza / y su gran antigüedad ». 27. « Adiós, pueblos del Sobrarbe, / respetad siempre esta villa / como Corte de este Reino / del cielo favorecida ».
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L’écriture de la tradition brodent sur les épisodes de la Reconquista 28. Pourtant, l’auteur de cette œuvre, à laquelle on reconnaît « la structure typique, classique du drame, selon les instructions de Lope de Vega », lui attribuant les caractères du théâtre savant, reste dans l’ombre. Son anonymat ne préserve-t-il pas un autre « mythe », celui de l’oralité comme forme privilégiée de transmission de la « tradition » ? « Il semblerait que, pendant les xvie et xviie siècles, on le transmettait oralement », affirme l’actuel metteur en scène, José Miguel Cheliz, qui ne s’intéresse pas moins que son prédécesseur aux transformations du texte : « Ce qui est intriguant, c’est, en analysant le texte, de distinguer ce qui a été transmis par tradition orale. Il semblerait, par rapport au type de langue qui est employée, que ce texte ait été écrit au xixe siècle ». Le siècle du romantisme est indiqué comme le moment où cette œuvre « populaire » passe à l’écrit. Donnons, à nouveau, la parole à José Manuel Murillo : Il s’appelle Drama Historico en l’honor de la Cruz (Drame historique en l’honneur de la Croix) ou La Morisma. Alors, moi, j’ai pensé que, peut-être, il a son origine dans le Romantisme. Pourquoi le romantisme ? Parce que le drame historique, d’un point de vue littéraire, renaît avec le romantisme.
Bien d’autres pièces de l’époque baroque, centrées sur le thème de la croisade chrétienne contre l’Infidèle, ont, en effet, été réécrites au xixe siècle 29. Mais même après cette réécriture, la Morisma reste anonyme. Lorsque l’on se pose la question de sa paternité, ce n’est pas un auteur que l’on cherche, mais plutôt un transcripteur : « Ce serait intéressant de savoir ce qu’il y a réellement eu jusqu’au xixe siècle, parce qu’il est clair que celui qui a transcrit le texte y a mis beaucoup du sien ». Cette liberté d’interprétation ajoute à la confusion entre le copiste et l’auteur. Très vite, derrière eux, c’est la figure du curé qui se dessine : « Moi, je dis que c’était un prêtre : tous ces discours religieux, tout ce qu’on appelle, en religion, l’histoire du Salut […] qui est dans la Morisma ». Maître de la parole et de l’écriture, gardien des actes de naissance et de baptême, des papiers administratifs et des documents historiques, le curé est désigné, à la fois, comme le scribe et le conservateur de cette pièce théâtrale marquée du signe de la croix 30. Lorsqu’il devient un personnage de la Morisma, le « sacristain » est le chroniqueur des faits locaux, celui qui rapporte la nouvelle des baptêmes, des naissances et des mariages de l’année. Mais ce n’est pas tout : « Je t’ai dit que l’auteur était peut-être un curé […] parce que, selon les instructions, c’était le sacristain qui disait quand les Maures sortaient, quand sortaient les Chrétiens, comment faire ceci, comment faire cela […] c’était un sacristain ! » Le curé est, aussi, metteur en scène. Est-ce pour cela que, lorsque José Manuel Murillo dirige la Morisma, il y joue le rôle de Sacristan de la villa de Aínsa ? José Luis Garzon, celui qui m’avait aidé à taper le texte à la machine, s’est pris le rôle de Roi Maure. Et moi, je me suis un peu curé 31 [sic], j’ai pris une fonction […]
28. M. P. Benitez Marco, Contribución, op. cit., p. 75. 29. M. S. Carrasco Urgoiti, « La escenificación », op. cit., p. 36. 30. Aujourd’hui encore, le prêtre conserve le « grand livre » qui rassemble toutes les pièces concernant la ville d’Aínsa. 31. Par volonté de mon interlocuteur, toutes les interviews avec José Manuel Murillo ont été effectuées en italien, ma langue maternelle. Murillo utilise l’expression : mi sono un po’ curato, ce qui, en italien, se traduirait par « je me suis un peu soigné », avec une ambiguïté car curato signifie aussi prêtre. J’ai
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Chapitre i le rôle du Sacristain, parce que c’était celui qui devait rassembler tout le monde, et moi, j’aimais beaucoup ça, rassembler.
Avec ses « vêtements anachroniques », el Sacristán est le metteur en scène dans la pièce, un personnage qui colle littéralement à la peau de José Manuel Murillo, lui qui, dans sa jeunesse, avait fait des études de séminariste. Trois fonctions sont posées comme analogiques : la fonction artistique – mettre en scène –, la fonction sociale – mettre ensemble – et la fonction religieuse – relier, du latin re-ligere. Face à elles, l’auteur passe au second plan. Peu importe qui a composé l’œuvre, ce qui compte, c’est qui la transmet et qui l’anime, deux figures, bien souvent, superposées. Reprenons le fil ! En 1930, Luis Mur Ventura publie la Morisma dans une revue locale, la Revista Aragón : Je ne sais pas si, avant, il y avait un texte écrit. Je ne crois pas qu’il y avait un texte antérieur. Quelqu’un dit qu’il y a un texte de 1800. Peut-être […] De toute manière, Luis Mur Ventura est venu ici, et un autre enseignant d’ici lui a fait connaître les personnes qui, en 1921, disaient les rôles ou papeles et lui, il les a rassemblés. Et lui, il ne se dit pas auteur, il se dit recopilador, celui qui met ensemble, qui fait la collecte et la publie, qui la rend publique. Je pense qu’il a été le premier, parce que, avant, c’était du bouche à oreille.
En réalité, des textes antérieurs à celui de Mur Ventura, il y en avait au moins deux à Aínsa : un manuscrit de 1968, signé Fidenzio Sese, et un manuscrit de 1923, signé José Sierra Pepelin 32. On pourrait croire que Luis Mur Ventura, professeur à Huesca, ne connaît pas ces écrits. Mais il est impensable que Francisco Peñuelas, l’instituteur d’Aínsa qui l’aide dans sa collecte, les ignore. Lorsque les deux enseignants entreprennent leur quête, ce n’est pas un texte qu’ils cherchent, c’est une « tradition », celle qui s’est interrompue en 1921, année de la dernière Morisma. Avec Luis Mur Ventura et Francisco Peñuelas, l’écrit sort de la sphère religieuse et accède à l’espace de l’école laïque et publique. Dans l’intervalle de la dictature franquiste, c’est au sein des établissements scolaires que le texte se transmet. Au début des années 1940, un instituteur, José Maria Alioz La Sierra, demande à l’un de ses élèves, Luis Lascorz Fes, de recopier un manuscrit de la Morisma : Parce que […] c’était des choses qui étaient gardées par les curés […] Il y avait un frère de mon grand-père qui était curé, de la Casa Buil et, peut-être […] je ne sais pas si la copie qu’il y a maintenant est sortie de leur maison, de la Casa Buil, ou alors, de la Casa Pepelin. Il y a des gens qui disent qu’elle est sortie de la Casa Buil […] moi, je crois qu’elle est sortie de la Casa Pepelin !
Or, le grand-oncle curé de Luis Lascorz, de la Casa Fes, n’est autre que le grandpère de José Manuel Murillo, de la Casa Buil. Est-ce de cet aïeul que le futur metteur en scène hérite sa vocation sacerdotale en même temps que sa familiarité avec le texte de la Morisma ? On peut l’envisager. Toujours est-il que, quelques années
préféré être fidèle à la parole de mon interlocuteur, afin de respecter cette « fidélité au texte » qui, pour l’ancien metteur en scène, est une valeur morale. 32. Pepelin, comme, plus loin, Fes ou Buil est le nom de la maison familiale, de la casa, véritable institution des sociétés pyrénéennes et, plus généralement, des sociétés ibériques. Le nom de la casa est utilisé localement pour identifier un individu comme appartenant à un groupe familial. Cette appartenance est un capital à faire valoir dans les stratégies matrimoniales, sociales ou politiques.
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L’écriture de la tradition plus tard, au début des années 1970, ce sera grâce aux enseignants du lycée d’Aínsa – Pilar Garzon, Angel Conte, Angel Muñoz – que la Morisma reviendra sur scène. La version manuscrite de José Sierra Pepelin sera à nouveau recopiée à l’école par José Manuel Murillo : « Un ami à moi, José Luis Sierra, a apporté un vieux cahier de son père, qui avait écrit la Morisma. C’était à l’âge de sept, huit ans, au moment où j’ai commencé à écrire ». Mais ce n’est ni le texte de José Sierra Pepelin ni celui, encore plus ancien, de Fidenzio Sese que le futur metteur en scène reproduira au début des années 1970. Lorsque José Manuel Murillo, Xavier Galdeano et José Garzon polycopient la Morisma en trente exemplaires, s’octroyant ainsi le droit de la signer 33, les trois copistes reproduisent le texte publié par Luis Mur Ventura en 1930. Pourquoi cette version, et elle seule, est-elle considérée comme l’original ? Qu’est-ce qui fait son authenticité ? Lorsque la Morisma s’arrête, ce n’est pas l’écrit, pour ancien qu’il soit, qui fait autorité, mais l’oralité : « Le texte d’aujourd’hui a été écrit en 1930. Les gens croient que c’est un texte très ancien. Mais Luis Mur Ventura est un auteur récent. Ce qu’il a fait, c’est collecter des choses qu’il y avait déjà […] Les gens savaient des choses… » ; « On a fait une transcription à partir de ce que les gens âgés savaient oralement et on a présenté un original » ; « À partir des années 1920, un groupe de personnes a commencé à écrire cette tradition orale » 34, « Elle s’était transmise de père en fils. Il n’y avait pas de textes écrits. Chacun savait son rôle ». Au moment où la tradition s’arrête, l’essentiel n’est pas de retrouver le texte, c’est de le « refaire » : Avant 1923, je ne crois pas qu’il y avait un seul et unique texte. Je crois qu’il y avait des textes séparés. Jusqu’à cette époque, chacun avait son rôle chez lui. Les familles gardaient les rôles. Le travail de ce Luis Mur a été d’assembler tous ces textes dans un texte unique et de donner à tous ces rôles la forme d’une œuvre.
Le sous-titre de ce « Drame historique qui se représente depuis un temps immémorial, changeant parfois le langage, à Aínsa » mentionne que « les différents rôles ont été collectés, jusqu’à intégrer l’unité de l’œuvre littéraire, par Don Luis Mur Ventura, Professeur à l’Institut de Huesca » 35. Le nom du collecteur est gravé, en lettres majuscules, là où l’on s’attendrait à trouver celui de l’auteur, en bas du titre de l’œuvre. « Toute la tradition de textes qui se représentaient dans l’ancienne Morisma », les parties écartelées d’un rite qui s’étalait sur une entière journée, « les rôles qui se jouaient à la Cruz Cubierta, le matin, et ceux qui se jouaient sur la place, le soir », ne forment, désormais, qu’une seule pièce, qu’un seul corps. La
33. B. Fraenkel, La signature. Genèse d’un signe, Paris, Gallimard, 1992 p. 105, explique que la notion d’auteur est le fruit d’une lente évolution et que, avant la naissance de l’imprimerie, la frontière entre enlumineur, copiste, fabriquant et auteur n’est pas toujours certaine. Il en va de même pour ce texte ancien qu’est la Morisma. 34. Si l’on se base sur cette datation, on remarque que l’écriture de la Morisma est contemporaine de celle d’autres œuvres de Moros y Cristianos. Le texte de Carboneras (Almería) est écrit en 1919, par des érudits locaux. À Zújar, le Cautiverio y Rescate est édité dans les années 1920. Ces transcriptions permettront de « sauver » ces œuvres condamnées au silence pendant un demi-siècle. 35. Dans le texte original : « Drama histórico que se representa desde tiempo inmemorial, cambiando a veces el lenguage, en Aínsa… Recogidos los varios papeles hasta integrar la unidad de la obra literaria por Don Luis Mur Ventura, Profesor del Istituto de Huesca ».
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Chapitre i publication a gardé l’ancienne césure : les deux actes de la Morisma sont publiés « en deux moitiés », dans deux numéros successifs de la même revue. À Aínsa, beaucoup confondent la date de la dernière mise en scène avec celle de la transcription et de la première publication du texte. Si la réécriture réactive une parole devenue silencieuse, l’édition de la Morisma ressuscite une fonction sociale que le texte, n’étant plus mis en scène, ne peut plus remplir : réunir les différentes familles, mettre en commun, mettre ensemble. Si l’oral a réussi à s’imposer, évinçant l’écrit, c’est parce qu’il permet une répartition équitable des droits entre familles. Chacune d’elles transmet les rôles comme un bien familial, de père en fils, mais aucune ne peut réunir la totalité des papeles. Aujourd’hui encore, la Morisma est tiraillée entre le désir de chacun de « garder son rôle » et de le léguer comme un héritage, et la norme sociale qui dicte la circulation des papeles. L’anonymat de l’œuvre et la transmission orale empêchent, donc, dans la mesure du possible, l’appropriation du texte par une seule personne ou par une seule maison. En 1970, lorsque la Morisma reviendra sur les planches, l’écrit ne suffira pas à renouer le fil entre le passé et le présent. Il faudra, à nouveau, recourir à la « tradition », passer par l’oralité : On l’a interrompue 36 durant la guerre civile, on a passé plusieurs années sans la faire, mais les gens la gardaient dans la mémoire et, dans certaines maisons, il y avait des choses écrites. Les gens âgés se rappelaient que, dans le passé, on la faisait. On a recopié toute la tradition orale et toute la tradition écrite, et on a récupéré ce texte.
Au début des années 1970, la Morisma recomposée retisse les liens entre les différentes familles, ressoude une communauté déchirée par la guerre civile. Le pas suivant de cette « mise en commun » du texte sera sa patrimonialisation. En 1984, une fondation – la Fundación Pública la Morisma – est créée aussi bien pour « maintenir cette tradition » que pour lui garantir un statut de « chose publique ». Sa première tâche est la réimpression de la Morisma en cinq cents exemplaires. Distribuée aux spectateurs de la représentation théâtrale, cette publication fait rentrer l’œuvre dans tous les foyers d’Aínsa. Cette « mise en patrimoine » de la Morisma, qui survient soixante ans après sa « mise en écriture », a un autre but : préserver l’authenticité du texte, le protéger de toute dérive. Même écrit, ce dernier reste sujet aux aléas de l’oralité : « La Morisma n’est pas un texte standardisé, fixe, qui se répète ; la Morisma est quelque chose de vivant ». C’est sa mise en scène qui lui donne le mouvement, la mouvance de la vie : « Jamais il n’y a eu deux Morisma pareilles ! » Mais l’écrit lui-même se dérobe à sa fixité pour s’ouvrir au changement : La Morisma n’est pas une œuvre achevée, c’est un texte ouvert, qui n’a pas cessé de se transformer, à travers des variations ou des apports successifs introduits par les acteurs eux-mêmes […]. À la fin, on ajoute tellement de morceaux que la Morisma réunit plusieurs auteurs.
Cette écriture collective se prolonge dans une direction partagée : « Ce n’est pas seulement le directeur qui la dirige, c’est tout le monde. Si quelqu’un oublie le texte, il ne reste pas silencieux, il va dire quelque chose ». Néanmoins, derrière l’apparente multiplicité des acteurs de l’écriture, une figure se singularise, celle de José Miguel Cheliz, compositeur attitré de la plupart des dichos. Depuis 1997,
36. Mon interlocutrice utilise le verbe espagnol cortar, couper, pour indiquer cette césure temporelle.
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L’écriture de la tradition cet écrivain local dirige la Morisma, faisant coïncider, au bout de ce qu’il qualifie comme un « processus naturel », deux rôles attenants : l’auteur (qui n’est jamais qu’un coauteur) et le metteur en scène de l’œuvre théâtrale. On prête à ce dernier une disposition « naturelle » à écrire : « Il y a des gens qui ont cette capacité de générer des choses ». Si l’on assimile l’écriture théâtrale à un engendrement, c’est que ce texte qui « sort » chaque année a toutes les qualités d’un organisme « vivant », d’un corps en croissance : « Certains dichos se maintiennent tels quels, mais, chaque année, on en ajoute d’autres, on les augmente ». Tel un corps qui laisserait tomber ses peaux mortes, ses appendices inutiles, la Morisma se débarrasse des dichos qui « ne marchent pas ». Grâce à ce mécanisme régulateur, son accroissement respecte les limites physiologiques de la pièce, évitant qu’elle devienne « trop longue », « trop lourde » ou « trop lente ». C’est encore le langage corporel qui est employé pour qualifier la tension entre un ensemble de rôles qui doivent se transmettre à l’identique, d’une époque à l’autre – le « squelette » – et une substance qui doit « remplir » cette « structure » : La trame, le squelette, ne peut pas changer ! Le pasteur arrive, il annonce au village que le Roi Chrétien s’approche … les Maures, le Péché, le Diable, on envoie des ambassadeurs … Les rois se défient sur la place : « ¡ A la tarde te convido a pelear en la plaza ! » C’est un défi. Le premier acte se termine. Le deuxième acte : les dichos, l’apparition de la Croix, la bataille, la Reine Maure, la Reine Chrétienne, le Galán, le Moro Gracioso, le village qui se convertit, le baptême du Maure, et après, à nouveau, le Pasteur. Ce squelette est important, il doit se garder 37 !
Si la guerre entre les Maures et les Chrétiens est l’ossature de la Morisma, les dichos, ces « farces » qui, apparentées avec l’ancienne mojiganga, reflètent les conflits sociaux actuels, en forment la « chair » : La ligne conductrice était la lutte entre les Maures et les Chrétiens, mais ce n’était qu’un prétexte. Quand la Morisma était vivante, les gens attendaient ce moment pour raconter leurs affaires. Il y avait des passages dans lesquels on introduisait des choses ponctuelles qui arrivaient dans la commune.
L’histoire charpente la chronique, qui en constitue la « matière vivante ». L’agencement de la Morisma rappelle la forme de l’arbre du Sobrarbe, avec un tronc pérenne et un feuillage qui se renouvelle. Structure textuelle et structure végétale se répondent et s’identifient pour attribuer un corps vivant et perpétuel à la communauté locale. Mais c’est surtout cette capacité d’utiliser le schème d’un conflit passé pour élaborer les oppositions du présent qui permet à la communauté de persister. Le texte théâtral est organisé comme le corps social. Si les papeles sont l’apanage des rois, des reines et des ambassadeurs, les dichos sont interprétés par les
37. L’association de la pièce théâtrale à un corps pourrait ne pas être spécifique à la Morisma. À propos d’un autre texte de « Maures et Chrétiens », El triunfo del Ave María, attribué à Lope de Vega, l’érudit D. Francisco de Paula Valladar affirme : « L’œuvre, de laquelle, chaque année, on supprimait des vers, on coupait des scènes, les remplaçant par des coups de tambours et des bruits de trompette, avait été progressivement réduite à un squelette… ». Texte cité par J. A. Gonzáles Alcantud, « Para sobrevivir a los estereotipos culturales : estructuras paródicas de las fiestas de moros y cristianos. El caso andaluz oriental », dans M. Albert-Llorca – J. A. González Alcantud (dir.), Moros y Cristianos, op. cit., p. 45-60 : p. 48.
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Chapitre i gens du peuple. D’un point de vue formel, la Morisma reproduit une société dont l’ossature est constituée par les représentants de l’ordre politique et religieux, la masse, la « populace » comme on l’appelle 38, s’agglutinant à eux comme la chair au squelette. Ainsi, l’axe structurant de cette œuvre n’est-il pas le partage entre les Maures et les Chrétiens, mais le clivage entre les riches et les pauvres. Maures ou chrétiens, les dichos font valoir les mêmes arguments. Les plus démunis laissent aux puissants les subtilités de l’esprit, les arguties de la religion, et c’est leur ventre qui parle : si le Roi Chrétien gagne, ses soldats pourront mieux se nourrir ; convertis au christianisme, les musulmans pourront manger du porc et boire du vin… Les uns sont l’estomac, les autres, le cerveau. Cette frontière est aussi linguistique. Les dominants emploient un langage précieux, ils « parlent comme un livre », les dominés utilisent un langage trivial, ils « parlent comme ils mangent ». Les uns s’expriment en castillan, langue de l’écriture, les autres s’expliquent en aragonais, langue de l’oralité. Or, cette limite entre l’écrit et l’oral est devenue incertaine à partir du moment où l’aragonais, de langue « vivante », est devenu un dialecte « en train de mourir ». Si, de nos jours, la Morisma ne peut plus lui garantir un espace pour vivre, elle peut, au moins, lui offrir un lieu où se garder. Et ce n’est pas là le moindre paradoxe… « Les dichos ? C’était improvisé. Il n’y avait pas de texte fixe. Le texte des rois et des reines était fixe, mais pas celui des dichos ». De nos jours encore, on dit que : « Les dichos sont le produit des inquiétudes des gens du village, des gens de la comarca par rapport à ce qui s’est passé pendant l’année ». À ce titre, ils « sont à refaire chaque année », à la différence d’autres rôles « qui n’ont pas changé. Par exemple, la Loa a la Cruz, la Louange à la Croix est un rôle qui se dit intégralement. La personne qui le dit, le dit ainsi depuis le début. Et même si ce rôle est long, on ne le coupe pas ». Cependant, la mise en forme du texte de 1930 a fixé certains dichos de manière indélébile : « Certains dichos sont incompréhensibles, ils parlent de villages qui n’existent plus » ; « Prends le dicho de Cagicosa c’est un dicho surréaliste ! Personne ne comprend ce qu’il veut dire, personne ne sait ce qu’il veut dire ! Et pourtant, on continue de le répéter, parce qu’il est ancien : les gens qui le disaient, ils le disaient ainsi ». Paradoxalement, perpétuer ce dicho qui « ne veut plus rien dire », c’est trahir la tradition qui impose que les dichos soient l’écho des préoccupations actuelles d’Aínsa. Un nouveau déséquilibre de la répartition entre parties « fixes » et parties « mobiles » se produit lorsque, vers la fin des années 1980, de nouveaux papeles sont « incorporés » dans la Morisma. Dernière contradiction : en 1993, l’introduction du personnage médiéval de la « Mort », innovation par laquelle José María Lacoma souhaite « revenir au temps des origines ». Le même metteur en scène réunit le Pastor et le Narrador dans un seul personnage. Le texte de Luis Mur Ventura, republié, en 1993, par la Fundación Pública La Morisma, débute et s’achève avec l’intervention du Pasteur. Mais, lorsqu’on consulte les textes dactylographiés utilisés par les metteurs en scène, on s’aperçoit que, à partir de 1989, c’est le Narrateur qui termine l’œuvre. Dès 1991, le Pastor et le Narrador sont interprétés par la même personne, Xavier Bergua, le frère de la Reine Chrétienne. Quels sont les liens entre ces deux rôles « chrétiens » ?
38. Chusma, dans le texte. On dit aussi hacer bulto, « faire masse », et hacer relleno, « remplir », pour les figurants.
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L’écriture de la tradition Commençons au début : « Cristianos nobles de Aínsa ». La première réplique de la Morisma est confiée au Pastor qui s’adresse aux chrétiens d’Aínsa, non seulement aux acteurs qui les représentent sur scène, mais aussi au public des Ainsetanos, autrefois parfaitement intégrés à la représentation. Rien d’étonnant à ce que le Narrateur soit accolé à ce personnage qui introduit les spectateurs dans le sujet de la pièce. Le rôle du Pasteur qui vient annoncer la victoire chrétienne à Jaca et l’arrivée imminente du roi Garci-Gimeno (v. 14-27) colle parfaitement à la fonction sociale des bergers dans ce pays de transhumance : « Parce que les pâtres, qui parcouraient tous les Pyrénées, connaissaient les histoires de toute la vallée. Le pâtre, c’est celui qui porte des nouvelles. C’est celui qui fait le trait d’union entre toutes les informations. Et c’est ça le Pasteur, c’est celui qui informe ». Le Narrateur est le double de ce colporteur de nouvelles, de ce conteur d’histoires. Son avatar naît à la moitié des années 1970, sous le nom de Troubadour. Ce rôle était interprété par José Sierra Pepelin : « Celui qui avait le texte manuscrit : il se promenait avec un parchemin et il récitait ». Narrateur dans la Morisma, Pepelin, le scribe, était messager dans la vie, comme le berger du théâtre : Il était facteur. Il allait d’ici à Santa María de Buil en six heures de marche, quand il n’y avait pas encore de route ; et cet homme faisait aussi les annonces dans le village, on les appelle les pregones. Il annonçait quand il y avait un problème, une nouvelle…
En 1991, Xavier Bergua prend la double charge de Narrateur et de Pasteur, rôle qui était joué par le fils de José Sierra Pepelin, José Luis Sierra 39, copiste de la Morisma lui aussi. C’est par le déguisement que le nouvel acteur interprète la duplicité implicite à son personnage : Je dois changer de costume pour différencier les deux parties du personnage. Je me déguise en berger pour donner la nouvelle que les chrétiens arrivent, pour ne pas être reconnu, et je me déguise en Narrateur […] c’est-à-dire que je ne dois pas paraître un berger, que je dois le cacher.
Ce faisant, il interprète à la lettre le texte théâtral où c’est « disfrazado de pastor », « déguisé en berger », que le Narrateur prend congé du public. Ces deux rôles, qui finissent par coïncider, répondent à une exigence commune. L’intervention du Pasteur satisfait un besoin social : « Il vient de Jaca pour inciter les chrétiens d’Aínsa à se rassembler pour chasser les Maures de la capitale. Suite à son appel, les gens des autres villages descendent à Aínsa ; chaque dicho vient d’un village du Sobrarbe ». C’est lui qui réunit les différents villages et les relie à la capitale, ralliant les membres à la tête. La création du Narrateur obéit à une nécessité théâtrale :
39. José Luis Sierra a dactylographié un texte qui compare les trois versions de la Morisma : celle de 1968, signée par Fidenzio Sese ; celle de 1923, signée par José Sierra Pepelin, et celle de 1930, signée par Luis Mur Ventura. Pour le distinguer de son père, on appelle le fils José Sierra de la Carrasca, nom qu’il a donné à son café, qui se trouve sur la place où l’on représente la Morisma. Le lien entre l’arbre où la croix est apparue et le texte est explicite : « Le bar La Carrasca, qui s’appelle comme ça, justement pour… parce que son père est celui qui a le texte original manuscrit ». Ce nom permet d’identifier José Sierra comme l’héritier du texte « original ». De même que José Manuel Murillo et à la même époque que son « ami », José Sierra a fait des études de séminariste.
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Chapitre i Il manquait un personnage qui donne un peu plus d’unité au tout, qui puisse donner à l’œuvre une unité de style. Dans la Morisma, il y a des parties qui n’ont rien à voir avec d’autres. D’un point de vue textuel, elles n’ont rien à voir. Le Narrateur, c’est pour essayer de lui donner un peu d’unité, pour pouvoir dire que c’est, réellement, une pièce. Une pièce !
Lorsque la Morisma s’étalait sur trois journées de fête : « Le Pastor arrivait et il faisait l’annonce », inaugurant ce cycle théâtral et religieux. Médiateur entre le rite et le théâtre, ce même personnage clôturait l’œuvre, ouvrant sur les séquences rituelles par lui-même annoncées : le bal 40 (v. 1611-1619), les enchères (v. 1656). La déperdition de sens intervenue dans le passage du rite au théâtre demandait à être comblée par un opérateur textuel qui retisse les liens signifiants non seulement entre les différentes actions théâtrales, mais aussi entre la pièce et ceux qui sont désormais relégués au rang des spectateurs : « Le problème est que tu perds le fil. Le rôle du Narrateur est celui de te faire retrouver ce fil, et le replacer dans l’œuvre, là où il le faut ». Si le Pasteur est le « trait d’union », le Narrateur est le « fil conducteur ». Le premier, qui réunit tous les chrétiens de la comarca « fait le corps social », en même temps que, passant de village en village, de ville en ville, il redessine les contours d’un territoire ; le second « fait le texte » 41, dans un allerretour incessant entre acteurs et spectateurs, posant l’équivalence entre ces deux fonctions structurantes. Que le Narrateur soit le « texte dans le texte », en témoigne la dernière transformation de son personnage qui, depuis 2004, porte un bouclier historié par les scènes de la Morisma : « Il y a quelques années, on a fait un très joli livre et une couverture avec des vignettes, des dessins où l’on voyait le déroulement de la représentation. À l’intérieur de cette couverture, il y avait le texte théâtral » 42. Grâce à cette trouvaille de José Miguel Cheliz, l’identification entre le Pasteur-Narrateur et le texte a atteint son point culminant. Et, en même temps, l’assimilation du texte à un corps humain, car c’est la silhouette de Xavier qui, tel un livre parlant, se dessine derrière l’ancienne couverture de la Morisma. Mais « le texte ne suffit pas ». Sans le metteur en scène, il ne serait qu’une carcasse inanimée. Le Narrateur reconnaît sa dette envers son maître, José María Lacoma, celui qui lui a confié ce personnage et qui lui a appris à « le faire vivre », à transformer un papier inerte, papel, en « rôle parlé », papel hablado. C’est le directeur artistique qui, une fois que l’acteur a « métabolisé » le texte 43, lui donne « la voix », « le geste », « l’émotion », en un mot, « la vie ». Si le Narrateur raccorde les différentes pièces de la Morisma, il revient au metteur en scène d’harmoniser cet ensemble : « Imagine-toi un orchestre… un musicien qui fait une variation d’une demie heure, le directeur doit savoir combien de temps ça va durer… C’est lui qui manie le tempo ». Tel un
40. « Adiós tambien, bailarines / y demás que en este día / han venido a honrar las fiestas / de la famosa conquista. / Qué contentos se irán / unos con plata brunida, / otros con un gran sombrero, y zapatos la heroína ». Référence au concours de danse qui se déroule le lendemain de la Morisma, où le gagnant reçoit en cadeau un chapeau (sombrero), la gagnante une paire de chaussures (zapatos). 41. Sur la figure du berger et son lien avec l’univers de la lettre : D. Fabre, « Le berger des signes », dans Id. (dir.) Écritures ordinaires, Paris, Éditions P.O.L. – Centre Georges Pompidou, 1993, p. 269313. 42. Cette couverture avait été réalisée par Pedro Miguel Bernard, le Roi Chrétien. 43. Xavier utilise le verbe machacar, broyer, mâcher.
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L’écriture de la tradition chef d’orchestre, le directeur de la Morisma doit laisser place à l’improvisation, tout en la gardant sous contrôle, pour « garder les temps et le rythme de l’œuvre ». « Et c’est un métier ! Ce n’est pas parce que tu aimes la musique que tu peux diriger un orchestre ! » Le rythme, c’est le battement du cœur de la Morisma, ce qui permet de : « la garder vivante et, en plus, la transmettre » : « Trente-cinq ans après, il y a pas mal de choses qui ont été ajoutées […]. Mes filles écoutent l’ancien et le nouveau texte ensemble. Elles passeront à leurs enfants ce que nous avons incorporé et, à leur tour, elles incorporeront : c’est ça, l’important ! » La succession des dichos met en scène, précisément, cet idéal : C’est toute la panoplie des personnages d’Aínsa qui sort : des vieux, des jeunes. Les dichos sont la beauté de la Morisma. Des acteurs âgés de soixante-dix ans, voire plus, cohabitent avec des enfants. Ils entrent, ils sortent… C’est la partie la plus vivante […] celle avec le plus de rythme.
Le rythme de la Morisma est celui des générations qui se suivent, les unes après les autres, mimées par l’enchaînement des dichos : « Il y a des dichos qui naissent, d’autres qui disparaissent ». On comprend, alors, le sens de l’injonction : « Il ne faut pas casser le rythme ! » On comprend pourquoi il était aussi important de retrouver cette pulsation à la fin de la dictature. Au commencement de la Morisma, la croix. Cette œuvre en deux actes, maure et chrétienne, est organisée selon deux axes, le temps horizontal de la communauté et le temps vertical de l’histoire. Leur croisement donne lieu à cette structure cruciforme qui est le point d’ancrage des destins des hommes et des femmes, des « chrétiens d’Aínsa ». Ce clivage est aussi sexuel. Masculin et féminin marquent deux postures différentes face au texte, face au corps. III. Transmissions textuelles Bien que le cycle rituel-religieux de la Morisma ait été transformé, à partir des années 1970, en pièce théâtrale, bien qu’au cours des années 1990, sous la direction de José María Lacoma, homme de théâtre, elle ait subi des modifications qui vont dans le sens d’une croissante spectacularisation, ses personnages continuent d’être distribués selon des critères d’âge, de sexe et de statut social 44. Or, ces rôles, qu’ils soient écrits sur le papier – papeles – ou soient des dits – dichos – sont, avant tout, des textes. S’interroger sur les règles implicites de leur distribution et sur les modalités coutumières de leur transmission amène à aborder la question du rapport des genres au texte, à l’écrit et à la parole 45. Dans le texte original de la Morisma, celui qui a été récupéré, il y a seulement deux rôles féminins : la Reine Chrétienne et la Reine Maure. On dit que, avant, c’étaient les hommes qui les interprétaient, parce que, dans le théâtre classique, on ne laissait pas les femmes jouer. Mais ils existaient ! Nous les avons trouvés dans le texte.
44. Sur le rapport entre destin biographique et rôle théâtral : C. Fabre-Vassas, « Le jeu de la passion », L’Homme 111-112 (1989), p. 131-160. Sur la distribution des rôles dans un théâtre chrétien, voir aussi « L’écriture de l’écriture », dans D. Fabre (dir.) Écritures ordinaires, Paris, Éditions P.O.L. – Centre Georges-Pompidou, 1993, p. 157-182. 45. Sur ce thème, voir Clio. Histoire, femmes et sociétés 11 (2000), Parler, chanter, lire, écrire.
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Chapitre i Lorsque, après l’interruption franquiste, les personnages sont répartis parmi les habitants d’Aínsa, ils suivent les mêmes règles qui, dans bien d’autres sociétés chrétiennes de l’Europe méditerranéenne, président à la distribution des rôles rituels : les « reines » sont attribuées aux jeunes filles célibataires 46. Néanmoins, ces papeles diffèrent sur un point crucial des personnages habituellement interprétés par les demoiselles sur la scène théâtrale et festive : c’est au moment de la première grossesse, et non pas à la date du mariage, qu’elles doivent les « laisser » ou, plutôt, les « passer ». Que nous dit cette différence de la relation que le féminin entretient avec l’écrit ? Interrogées sur leur personnage, les reines d’Aínsa, présentes et passées, l’inscrivent, immanquablement, dans un récit biographique. Curieusement, c’est pour mieux montrer l’incompatibilité entre ce rôle – le seul qu’elles puissent jouer dans ce théâtre d’hommes – et leur destin de femmes : Ma sœur faisait la Reine Maure […] et quand elle a arrêté de le faire, moi j’ai commencé. Elle s’est mariée, elle est tombée enceinte, elle a eu un enfant : elle ne pouvait pas le faire ! Avant moi, la Reine Chrétienne, une autre fille d’Aínsa le faisait, qui l’a laissé parce qu’elle est tombée enceinte. Alors, elle devait le laisser : ce n’était plus bon pour elle.
Ainsi, chaque reine s’insère-t-elle dans une généalogie de souveraines qui l’ont précédée et qui vont la suivre. Les premières lui ont passé le rôle « parce qu’elles attendaient un bébé », les secondes « attendent » qu’elle leur passe le rôle : Moi j’ai toujours dit que s’il faisait plaisir à quelqu’un, je le lui aurais laissé et, l’année passée, je me suis aperçue qu’une fille attendait… elle attendait que je le quitte […]. C’était lors d’une réunion. J’ai dit que je laisserais mon rôle à une fille qui le désirerait et quelqu’un a dit : « Moi, je connais quelqu’un qui attend… », « Moi, je l’ai laissé l’année dernière à une jeune fille qui en avait vraiment envie… », « La Reine Chrétienne, l’année prochaine, le laissera à une fille qui le désire beaucoup… »
Cette attente est le temps du désir, de l’envie : « Je désirais être Reine Maure… Mais tu ne le dis pas. Personne ne le sait ». Ce désir puissant, qui doit rester inexprimé, n’exprime-t-il pas un désir d’enfant ? Aussi, les reinas jouissent-elles d’un statut particulier au sein de la Morisma. À la différence des autres papeles, qui peuvent être joués par la même personne pendant plusieurs années, ou des dichos, qui peuvent être interprétés par le même homme toute une vie durant, ces personnages « doivent tourner » : On nous disait, au début, que ces rôles, comme ils faisaient plaisir à tout le monde, comme il n’y avait pas d’autres rôles pour les femmes que ceux des reines, on considérait que c’était mieux de les faire tourner, afin que toutes les femmes puissent y accéder. Comme il n’y avait que deux rôles féminins avec texte, j’ai considéré qu’il fallait laisser la place à d’autres filles, pour qu’elles aient cette expérience et, après
46. Ce travail a été précédé par des études comparatives sur la ritualisation des étapes de la vie féminine à travers l’interprétation de rôles festifs. Sur les personnages interprétés au carnaval, aussi bien dans les Alpes italiennes que dans les Pyrénées espagnoles, voir D. Puccio, Masques et dévoilements, op. cit., et, sur les rôles des « reines » dans les fêtes valenciennes de « Maures et Chrétiens » : D. Puccio, « La Vierge, la reine et la mariée : trois figures féminines dans les fêtes de Moros y Cristianos de Biar (pays valencien) », Le Détour 2 (2003), p. 45-64.
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L’écriture de la tradition l’avoir fait deux fois, je l’ai passé. Il y a toujours des filles qui le désirent. Elles le font pendant deux ou trois ans et, après, elles passent le témoin.
À quoi fait « accéder » ce papel ? Que font-elles « passer », que doivent-elles « faire passer », les filles d’Aínsa, une fois leur « rôle » accompli ? Et en quoi consiste, exactement, cette « expérience » ? Arrêtons-nous, tout d’abord, sur les modalités de ce « passage » : Quand Mamen 47 l’a laissé, elle s’est occupée de chercher une remplaçante. Alors, elle l’a offert à ma sœur, qui est sa cousine. Mais elle n’aime pas parler. Elle l’a offert à une autre fille, mais elle avait peur. Et Beatriz a été la troisième. C’est une fille d’Aínsa. C’est la belle-sœur du Roi Maure. Elle travaille à Casa Fes 48. Elle a vingt ans. Elle est jeune. Elle m’a dit qu’elle avait envie. Je lui ai dit qu’elle devait apprendre le texte. La première chose à faire, c’est le texte !
Et le texte se « fait » entre femmes : « Nous avons travaillé ensemble : lui apprendre, lui dire comment je le faisais… nous allions répéter au château et, petit à petit, il est rentré ». La mémorisation est une incorporation textuelle qui fait du cerveau son réceptacle : « On m’a donné le texte, mais dès que tu l’apprends, il rentre dans ta tête. Au début, je le répétais avec le texte. Une semaine après, je devais le jouer sans texte. Si bien que je n’ai plus eu le texte. Je l’ai dans mon cerveau ». Cet organe apte à la rétention de l’écrit, puis, le moment venu, à sa délivrance, fonctionne, précisément, comme un utérus : « À la fin de la Morisma, pendant les deux ans de pause, je ne me rappelle pas du texte. Mais quand tu le répètes, tu t’en rappelles parfaitement. Tu vas aux répétitions et il sort tout seul ! »… grâce, aussi, aux anciennes reines-marraines qui en sont les accoucheuses : « Moi, je lui offrirai mon aide, si elle le souhaite », « Moi, je sais que María Carmen a aidé Beatriz ; María, je pense qu’elle ne me dira pas non », « Nous l’aiderons, nous l’aiderons ! » Aussi, le jour de la mise en scène est-il celui de la mise au monde du texte : « Le jour de la représentation, on lui donne vie ». Chaque édition de la Morisma répète le miracle de cette naissance : « Elle sort ! Elle sort ! » Mais, ce jour-là, l’accoucheur c’est le metteur en scène. Lors des répétitions, il a donné aux acteurs la « voix », ainsi que « toutes les indications sur comment la faire sortir ». Pour lui « donner le jour », le directeur artistique « fait sortir » tous les personnages, tous les rôles de leurs sombres coulisses, leur imprimant, par une simple poussée, le mouvement de la vie. Cette métaphore de la re-présentation comme accouchement vient s’ancrer, de la manière la plus stupéfiante qui soit, dans le corps de la Reine Chrétienne : Maintenant, écoute le hasard. Il y a deux ans, quand on a fait la Morisma, j’ai eu une fille, j’étais à l’hôpital, et je n’ai pas pu la voir […]. Il y a deux ans, cela a coïncidé avec le fait que, ce jour-là, ma fille est née. Ma fille, qui, maintenant, a deux ans, elle est née le même jour de la Morisma ! Mon premier enfant est né en 1989 et, cette année-là, je ne l’ai pas faite. Cette Morisma a coïncidé avec le fait que j’étais enceinte de mon premier enfant. Et alors, il devait naître en novembre et moi, j’étais très grosse. Je ne pouvais pas, j’étais très grosse, je ne pouvais presque pas bouger […] Mais c’était aussi pour qu’une autre fille le fasse, parce qu’il y a des filles qui
47. Diminutif de María Carmen. 48. Nom du restaurant de la famille Fes, du nom de la Casa du père du Roi Maure.
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Chapitre i ont envie de le faire et il faut changer, et donc, rien, une autre fille l’a pris et moi, je lui ai passé le texte et… pareil… je lui ai dit que si elle voulait que je l’aide, je l’aiderais […]. Et il a deux ans, quand on a fait la Morisma, j’accouchais de ma fille. Ça a coïncidé avec le fait que, ce jour-là, ce même jour de la Morisma, ma fille, qui a deux ans maintenant, elle est née. Mon mari, ma mère, mon fils, ils étaient tous là, voir la représentation et moi j’ai dit : « Moi, je ne viens pas, parce que je ne vais pas bien… » Et quand ils sont revenus : ma fille était née !
Est-ce cette homologie fonctionnelle entre assimilation textuelle et grossesse, libération de la parole et délivrance, qui rend les « reines » aptes à enfanter ? L’incroyable aventure de Pepita Baena montre, aussi, autre chose : « faire la Morisma », « faire un enfant », deux actes si étroitement associés qu’ils peuvent coïncider dans le temps, doivent être dissociés dans l’espace et dans le corps des femmes. Lorsqu’on porte un enfant, on l’a dit, on perd le rôle. Lorsqu’on garde le rôle, on risque de perdre son enfant. Même si elle peine à l’avouer, Isabel, qui a relayé Pepita dans son rôle de Reine Chrétienne, a donné forme, tragiquement, à la métaphore de l’écrit comme fœtus 49 : Moi, j’ai eu mes filles : la première, c’était une année paire, et heureusement, parce que, comme elle est née en octobre, j’aurais été très grosse. La seconde, je l’ai eue en 2001, année impaire, comme la Morisma. Mais elle est née au mois de mai, et comme la Morisma est au mois de septembre, j’étais totalement disponible pour le rôle. Mes grossesses ne m’ont pas affectée pour faire la Morisma !
Ce n’est que lorsque j’éteins mon magnétophone qu’elle commence à me parler d’un troisième enfant, celui qu’elle a perdu lorsque, enceinte de trois mois, elle s’est rendue aux répétitions de la Morisma. Dès lors, Isabel comprend qu’elle ne pourra plus longtemps confisquer ce personnage : Alors, je me suis dit que le moment de le laisser était arrivé. Alors, je l’ai demandé à l’une de mes dames 50. Elle m’a dit de prendre mon temps. Je lui ai dit que, si je prenais mon temps, quand je le quitterais, elle serait déjà à la retraite… Alors nous nous sommes mises d’accord que je le garde une année de plus, pour prendre congé, et que, l’année prochaine, c’est elle qui le ferait. Je ne le laisse pas parce que je suis fatiguée, non ! Mais parce que, quand ça fait plaisir à quelqu’un d’autre, il faut le quitter !
On ne saurait refuser à une autre fille le plaisir de devenir reine, la joie de devenir mère, surtout quand on a déjà deux enfants ! L’expérience de María Carmen, la Reine Maure, explicite autrement le danger de porter, en même temps, son rôle et son enfant. Enceinte, elle cède son personnage à sa sœur, dont elle l’avait, à son tour, reçu. Deux ans après, elle ne résiste pas à la tentation de revenir sur scène. Et c’est son fils qui en paie les frais : Il y a deux ans, ça a été ma dernière année. J’étais la reine et j’allais avec mon fils qui avait deux ans. C’était la première fois qu’il sortait habillé en Maure, parce que, la Morisma d’avant, j’étais enceinte, j’étais très grosse, et je l’avais rendu à ma sœur Lucía. J’étais sur le point d’accoucher. La Morisma est en septembre et mon fils est
49. Sur ce « topos immémorial », D. Fabre, « L’androgyne fécond ou les quatre conversions de l’écrivain », Clio. Histoire, femmes et sociétés 11 (2000), p. 73-118 : p. 74-75. 50. Les dames sont deux jeunes filles qui, sans rôle parlé, « suivent » la reine. Leurs personnages figurent leur possible destin : devenir comme la reine, devenir reines.
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L’écriture de la tradition né en octobre… et donc, cette année, c’est ma sœur qui l’a fait. Et l’année d’après, mon fils avait deux ans, je lui ai préparé un costume de Maure et il est sorti avec moi. Il était avec une cousine à moi. Il a commencé à pleurer, parce qu’il voulait s’asseoir avec moi. Il y avait une échelle et il est monté. Au moment où je l’ai pris dans mes bras, il est tombé de l’échelle et il s’est cassé l’os du bras. Moi, cette année, la Morisma je ne l’ai pas bien vécue. J’étais très nerveuse, je n’étais pas tranquille, je l’ai fait très mal, je me suis trompée… très mal. C’était affreux ! Affreux ! Et donc, pour la Morisma d’après, je n’avais plus envie de sortir. J’avais peur qu’il tombe à nouveau. Nous nous sommes habillés tous les deux en Maures et nous sommes sortis de relleno 51. Alors, mon fils, il pouvait être avec moi.
L’enfant et le texte s’entravent mutuellement. Mais c’est le premier qui s’impose, en expulsant le second du ventre ou du giron maternel. La sanction de la reine qui reprend son rôle, faisant le malheur de son fils, est d’autant plus légitime que Mamen est la cadette de trois sœurs qui, pendant plusieurs années, ont accaparé le rôle de la Reina Mora. María Carmen, Lucía et Beatriz, leur aînée, ont ouvert ce que les habitants d’Aínsa ne manquent pas d’appeler « la saga des Sanchez » : une circulation en vase clos, un cycle fermé qu’une nouvelle Beatriz, la belle-sœur du Roi Maure, rouvrira vers l’extérieur. Seul l’écrivain partage avec les femmes cette capacité à enfanter les textes, sans, pour autant, être soumis aux mêmes restrictions biologiques, aux mêmes contraintes sociales. La conception des dichos, partie « vivante » de la Morisma, à régénérer chaque année, est, pour lui, nous l’avons dit, un processus « naturel » : José Miguel Cheliz : c’est lui qui écrit les rôles et les change chaque année. Moi, je lui dis : « Écris-moi un dicho ! » Et, des fois, il lui sort un dicho de Chrétienne ; des fois, il lui sort un dicho de Maure 52. S’il lui sort un dicho de Maure, je suis Maure ; s’il lui sort un dicho de Chrétienne, je suis Chrétienne.
L’identité religieuse du dicho est comme le sexe du nourrisson : difficile d’en décider avant l’heure, même ceux qui l’ont procréé n’ont aucun pouvoir. Mais si José Miguel est le géniteur des textes, c’est à José Manuel Murillo, le premier metteur en scène de la Morisma, que revient la paternité de l’œuvre. « C’est l’histoire de ma vie ! » Ainsi l’ancien directeur de la Morisma a-t-il débuté une série d’entretiens au cours desquels il a retracé l’évolution de la représentation depuis les années 1970, avec ses phases de croissance, ses impasses et ses faux pas 53. Il évoque le changement de direction intervenu au début des années 1990 dans les termes d’une séparation, aussi douloureuse que nécessaire : « Toutes ces choses étaient des signes qui me disaient que c’était bien d’arrêter 54. Je sentais que je devais arrêter. Mais, pour moi, cela a été une grande souffrance ». Même déchirement pour sa deuxième « créature », la Fundación Pública la Morisma :
51. Pour la signification du mot relleno, voir n. 38. 52. Depuis le début des années 1990, on compose des dichos à l’usage des femmes. Mais ces derniers ne suivent pas les mêmes logiques que les dichos écrits pour les hommes. Nous y reviendrons. 53. Les conditions de ces entretiens ont été exceptionnelles : après avoir gardé le silence pendant quinze ans, José Manuel Murillo décide de « parler ». Me trouvant à Aínsa pour effectuer mon terrain, je suis devenue son interlocutrice privilégiée ainsi que la « passeuse » de son testament spirituel. 54. Là encore, c’est le verbe italien tagliare, couper, qui est utilisé par mon interlocuteur (voir n. 36).
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Chapitre i Je sentais, aussi, que cette institution avait atteint une telle maturité qu’il était nécessaire d’arrêter. J’avais, enfin, trouvé une possibilité pour voir si c’était seulement grâce à moi ou si l’institution que nous avions créée pouvait avancer toute seule. Car, une chose c’est toi, et une autre chose ce sont les choses que tu fais. Et moi, je sentais que l’œuvre et moi, nous n’étions qu’une chose, et qu’il fallait séparer cela, comme un enfant qui se sépare de son père, son père qui lui dit : « Maintenant, continue de marcher toute seule ! Tu peux marcher, parce que ton pain est assuré ! Vas-y tout seul, maintenant ! Fais ta vie ! » 55
Interpellé, enfin, sur le bilan financier de la Morisma, Murillo répond en impliquant sa responsabilité de père : Face à moi-même, je suis sûr de ce que j’ai fait. Je l’ai fait consciencieusement, en répondant aux exigences de mon âme, à mes nécessités vitales. Et si j’ai arrêté, c’est parce qu’un fils doit se séparer de son père, en quelque sorte. Je l’ai fait comme ça et j’en suis heureux. J’en suis d’autant plus heureux que l’institution continue d’exister, de progresser, grâce à ce que je lui ai donné.
Parents du texte, l’écrivain et le metteur en scène s’en sont répartis les principes générateurs, masculin et féminin, jusqu’à ce que José Miguel Cheliz les réunisse dans une seule personne 56. Au-delà de ces figures d’exception, les papeles déclinent, pour tous, deux registres sexuellement polarisés. Les pratiques textuelles, les manières de porter, de transmettre ou de faire circuler les personnages déclinent les deux registres, opposés et complémentaires, de la masculinité et de la féminité. Clivés selon le genre, ces usages participent de leur production et de leur reproduction sociale. Nous les avons, jusqu’ici, examinés du point de vue de l’écriture. Comment les femmes et les hommes d’Aínsa accèdent-ils à l’oralité, à l’espace du dire, aux dichos ? Lorsqu’une femme devient mère, elle s’écarte de son rôle. La croissance de sa progéniture lui permet de mesurer la distance qui la sépare du papel : « La dernière fois que j’étais reine ? Je le sais d’après l’âge de mes enfants ! » « Après, j’ai participé à la Morisma avec mes enfants, mais sans texte ! » Privée de l’écrit, la femme s’approche-t-elle de l’oral ? Gagne-t-elle le droit de proférer une parole en public ? Rien n’est moins sûr : « Le texte est ancien et il a été fait pour les hommes. Avant, il n’y avait pas d’autres rôles que ceux des reines pour les femmes. Les femmes ne parlaient pas ». Jusqu’aux années trente du siècle dernier, « parler » sur la scène théâtrale, prendre la parole sur la place publique était un privilège réservé aux hommes. Dans la Morisma des années 1970, malgré l’ambition républicaine de réévaluer la place des femmes, ces dernières se voient attribuer des papeles on ne peut plus traditionnels : celui de la Reine Maure, la séductrice qui se convertit, et celui de la Reine Chrétienne, la chaste épouse du roi. En 1985, une femme prononce, pour la première fois, un dicho sur le mode des dichos masculins. Mais sa voix s’éteint aussitôt. En 1987, les femmes disparaissent à nouveau de ce lieu d’expression de la critique politique et sociale. Il faudra attendre le début des années 1990 pour que Miguel Cheliz commence à composer des dichos qui leur
55. L’alternance de l’usage du féminin et du masculin exprime bien le flottement d’identité entre la Morisma et l’enfant. 56. Sur la confusion des sexes, créatrice de l’œuvre, dans la figure de l’écrivain : D. Fabre, « L’androgyne fécond », op. cit., spéc. p. 73-118.
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L’écriture de la tradition sont destinés : « Ils ont tenté d’incorporer plus de parties féminines ». Ces interventions font figure d’enclaves dans cette séquence théâtrale où seuls les hommes semblent « avoir leur mot à dire » 57. Quelles sont ces « parties féminines », quelle est la part des femmes au sein de cet espace doublement masculin, du théâtre et de la guerre ? Elles font des pétitions au roi. Puisque le souverain prend tous les hommes avec lui, les femmes doivent rester travailler, et elles ne peuvent pas travailler toutes seules. Donc, le dicho de la Femme Chrétienne dit au roi de ne pas emmener son mari à la guerre et elle lui demande d’arrêter la guerre parce qu’elle ne produit que mort et destruction. Le dicho de la Femme Maure dit que combattre est une bêtise parce que, Maures ou Chrétiens, on est tous d’Aínsa et on doit tous être amis : qu’ils arrêtent donc de combattre !
Lorsque les femmes prennent la parole, elles continuent de respecter le scénario que les hommes ont inventé pour elles ; elles ne cessent de suivre la logique de la conversion et de l’alliance. Dicho ou papel, le rôle qu’on leur demande de représenter sur la scène est toujours le même, celui de la mère : « C’était une chrétienne, une paysanne qui sortait avec un panier de fruits et de légumes, et plein d’enfants derrière elle ». Écrit ou oral, le texte entraîne toujours, pour les femmes, un lien maternel. Jouent-elles un papel ? Elles ne le font que pour l’enfant à venir ! Disentelles un dicho ? Elles emmènent leurs enfants ! Sont-elles figurantes ? Elles ne font qu’accompagner leurs enfants ! Il en va bien différemment pour les hommes : « Tu peux dire un dicho éternellement […]. Une femme, quand elle a cinquante ans, tout ce qu’elle peut faire, c’est être une dame et rester assise. Un homme, même âgé, peut continuer de dire son dicho ; pour toute la vie, s’il le souhaite ! » L’homme peut « parler » toute sa vie durant, alors que la parole féminine, étroitement liée aux fonctions procréatrices, est limitée dans le temps. N’est-ce pas dire que ce qu’elle transmet, lorsqu’elle passe la parole, c’est, précisément, le sang de sa fécondité, ce sang qui la distingue des hommes ? Mais alors, que peut transmettre l’homme par le biais du texte ? Et à travers quelles composantes de son corps ? La parole aux hommes ! « J’ai participé à la première Morisma. C’était dans les années 1970. J’avais 18 ans, à l’époque. Depuis, j’ai toujours joué le même rôle. Et j’espère, quand je ne le ferai plus, j’espère que mon fils pourra continuer à le faire ». Trois dichos sont prononcés par les mêmes acteurs depuis 1970 : le dicho des Infanzones, le Moro Gracioso, interprété par le beau-père de Pepita Baena, et le Soldado Gracioso, immanquablement joué par Angel. Mue par le même souci de continuité, la « première Morisma » avait fait intervenir trois acteurs des années 1920 58. La Reine Chrétienne d’antan, comme bien d’autres Ainsetanos, s’en souvient : Je me rappelle que, la première et la seconde année, beaucoup de gens âgés participaient, des gens qui, maintenant, sont morts. C’étaient des gens comme mon beau-père, des gens qui avaient soixante-dix ans et qui, tout petits, avaient fait la Morisma ; des gens qui avaient joué leur rôle et qui, plusieurs années après, l’ont
57. « Avoir son mot à dire » est l’une des traductions du terme mojiganga. 58. Il s’agissait de Joaquin Cavero, le dicho de Banaston, d’Avel Pyuelo, le dicho del Moro, et de José Buil, le dicho de la Fueva. Tous les trois sont décédés.
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Chapitre i transmis à leurs enfants. Le dicho que le père a dit, son fils veut continuer de le dire et, après lui, son petit-fils : c’est comme ça !
Si la Reine réalise le but ultime de la Morisma en mettant au monde un enfant, c’est à son beau-père de lui léguer son rôle, via son fils, tel un héritage : « Son mari avait un dicho moro, et maintenant, elle participe pour accompagner son fils, qui est habillé en Maure comme son père et comme son grand-père ». Appliquée à tous les rôles « parlés » de l’œuvre, cette règle permet de reproduire à l’identique, personnage par personnage, la communauté chrétienne d’Aínsa. Par le truchement des papeles, les femmes font circuler le sang ; par le biais des dichos les hommes transmettent ce qui reste immuable d’une génération à l’autre : l’« os ». Ce reste, vivifié par un être vivant, peut donner l’illusion, le temps d’une Morisma, de ressusciter un défunt : Le Moro Federico, c’est un rôle qui, avant, n’existait pas. Et moi, j’avais un oncle qui était mon parrain, qui est mort il y a dix ans et qui, quelques années avant de mourir, m’avait donné un rôle : le dicho del Moro Federico. Je ne sais pas d’où il l’avait sorti, mon oncle, mais il l’avait gardé et il me l’a donné. La première strophe : « ¡ Federico me llamo ! », « Je m’appelle Federico ! », c’est moi qui l’ai ajoutée, pour rappeler mon oncle qui s’appelait Federico. Ce rôle, je l’avais donné au directeur et, cette année, le directeur l’a donné à mon frère Pedro. Donc, maintenant, c’est mon frère Pedro qui le fait.
Si Pedro, le frère du Roi Maure, garde en vie la mémoire du Moro Federico, c’est à un autre frère, Federico – le fiancé de la Reine Maure – de porter le nom de l’oncle paternel. Supports de l’« os », vecteurs de l’identité du groupe parental, le dicho et le nom se transmettent par voie patrilinéaire. Patrimoine familial, le dicho se lègue au moment de la mort : « C’est comme les derniers mots d’un géniteur, lorsqu’il te dit ses derniers mots, ce sont ses derniers mots ! » Dernière volonté que l’on s’empresse d’écrire, le dicho s’est fixé depuis que l’alternance entre écrit et oral, entre parties « fixes » et parties « improvisées » a cédé le pas à l’écriture de la tradition, gage de sa transmission : « Le texte, c’est comme un testament, comme un testament que nous avons reçu ». Dans la Morisma des années 1970, qui se veut héritière de la Morisma des années 1920, c’est la préoccupation de ré-enchaîner le cycle générationnel qui l’emporte : Le Roi Maure l’avait pris quelqu’un qui s’appelle José Ramón Lecina, parce que, historiquement, en 1923, son grand-père, qui était un homme très grand, avait déjà été Roi Maure. Donc, il a pris la responsabilité de poursuivre cette tradition familiale.
Lorsque José Ramon quitte Aínsa « pour des raisons de travail », perdant ainsi le droit de jouer son rôle, c’est Luis Lascorz Cortina – descendant, lui aussi, d’une famille « royale » –, qui le remplace : « Mon grand-père et mon arrière-grand-père avaient joué le Roi Chrétien ». Dans la lignée des rois chrétiens, José Luis Savas a été remplacé par Pedro Miguel Bernard. Actuellement, Pedro Escartin attend que Pedro Miguel lui laisse le rôle qui fût à son grand-père et son homonyme : « Mon grand-père, qui s’appelait Pedro comme moi, a été Roi Chrétien en 1910 ! » Aussi, peut-on reconnaître dans cette carrasca qui, le jour de la représentation, se dresse sur la place du village, non seulement, le chêne mythique du Sobrarbe, mais aussi, l’arbre généalogique des acteurs de la Morisma. Éleveur de bovins millénaires – « Moi j’ai des vaches que les Maures ont connu : des vaches qui ont trois mille ans. C’est une race d’ici, qu’on utilisait 46
L’écriture de la tradition pour travailler la terre » –, protecteur d’une race indigène dont il a conjuré la disparition – « Il y a trente ans, dans les années 1960, cette race était sur le point de disparaître. Il ne restait plus que dix-sept vaches. Et maintenant, en Aragon, il y en a 1300 ! » –, le Roi Maure incarne, en rôle et en personne, l’autochtonie : « Moi j’aime tout ce que mes aïeux ont vécu ici, et si je respecte la Morisma, c’est parce que, si elle est là, c’est parce que ceux qui sont passés avant nous l’ont respectée ! » Dans son discours, le respect de la tradition se mêle au culte des morts : « Moi, je suis très fier de jouer ce rôle. Il me semble de ne pas trahir, de prendre le relais des gens qui habitaient ici ». Le cercle restreint des parents fait place au village comme « grande famille » : Et moi, le jour où je vais laisser mon rôle, chose qui me coûte beaucoup 59, je ne le laisserai pas à n’importe qui ; je voudrais le laisser à quelqu’un d’ici, d’en haut, quelqu’un qui vit vraiment le village.
La ville ancienne, le casco, cette citadelle perchée, encerclée par des murs qui offrent le décor immuable de la Morisma, est ce territoire que les Ainsetanos ont reçu de leurs ancêtres pour y jouer, indéfiniment, l’histoire de leurs origines. Les gens du “village en haut”, ils ont vu les répétitions depuis l’enfance. Les traditions, on les vit, on les porte, et ceux qui sont derrière, les enfants, il faut qu’ils te voient. C’est pourquoi les gens d’ici, les habitants du casco, vivent plus la Morisma.
Petit-fils du Roi Chrétien, Luis Lascorz Cortina est le fils de l’un des vétérans de la Morisma, ce Luis Sierra Lascorz que nous avons identifié comme l’un des scribes de ce drame de la Croix : Enfant, à l’âge de deux ou trois ans, j’ai vu mon père faire les répétitions. Mon père est parmi les plus anciens. Il n’y a que trois autres personnes qui font la Morisma avec le même rôle, depuis qu’elle a commencé. Et depuis 25 ans, mon père fait la Loa a la Cruz.
Le Roi Maure est aussi l’aîné d’une fratrie d’acteurs : Mon frère Pedro jouait le Diable, mon frère Xavier joue la Chusma […] après, il y a mon cousin germain qui fait le Morito, un rôle qui est toujours resté dans la famille, qu’il soit joué par mon cousin ou par mon benjamin.
La Reine Maure, Beatriz, est sa belle-sœur, fiancée d’un autre de ses frères – Federico – qui joue un rôle « non parlé », le guerrier : « Et comment peut-on gagner la guerre, quand l’un de tes soldats est amoureux de la reine ? » Les pratiques textuelles dessinent deux mouvements : celui des personnages féminins, qui font circuler les textes en ligne horizontale, entre femmes de la même classe d’âge ; celui des personnages masculins, qui se transmettent les rôles en ligne verticale, d’une génération à l’autre. Le texte, on l’a dit, tresse les genres. Mais quels entrelacs de relations trace-t-il ? Et ces entrelacs peuvent-ils rendre intelligible ce que José-Manuel Murillo appelle la « consanguinité du texte » ?
59. Le Roi Maure utilise, ici, l’expression « me duele », me fait souffrir.
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Chapitre i IV. La « consanguinité du texte » Pour quelqu’un qui est né à Aínsa et qui a toujours vécu à Aínsa, la Morisma est une réalité qu’il porte avec soi. Dès l’enfance… dès l’enfance 60 ! Oui ! Elle est dans ses veines, parce que c’est l’identification, c’est l’A.D.N. de gens d’Aínsa. Pour nous, c’est ça : le code d’un Ainsetano c’est porter la Morisma en soi, dans son âme. Mais quelqu’un qui n’est pas d’Aínsa, ou qui vient d’arriver ici 61, il n’a pas participé de cette consanguinité qui unit la Morisma aux gens d’Aínsa, pour le dire d’une manière forte.
Ce lien qui se transmet entre gens d’ici, écarte ceux qui sont d’ailleurs : « Mon fils ? Il dit qu’un jour, il sera le Roi Maure ! Mon mari ? Il n’aime pas. Il n’est pas d’ici et il n’aime pas ». Support du « sang » et de l’« os », le texte passe d’une génération à l’autre. La polysémie du mot « code » exprime bien le contenu de cette double transmission, à la fois langagière et génétique. L’exploration de son champ sémantique fait surgir encore deux questions : si la Morisma est un « code », dans tous les sens du terme, quel est l’ensemble de règles, préceptes et prescriptions qu’elle définit ? Y a-t-il un rapport entre les relations établies par les pratiques textuelles et le système social local ? En matière de prescriptions matrimoniales, Eva Guerrero, l’une des Reines Maures, aînée d’une famille qui a le privilège d’habiter sur la Plaza Mayor, évoque, avec nostalgie, le temps révolu d’une endogamie de village : Ma grand-mère racontait que les gens d’Aínsa considéraient qu’ils perdaient leur rang en se mariant avec des gens des autres villages, parce qu’Aínsa était la capitale du royaume, la capitale de la région. Alors, nous nous sommes alliés avec toutes les maisons traditionnelles du village : Casa Escartín, Casa Fes, Casa Bielsa, Casa La Fumanala […] Maintenant, ça c’est perdu. Le Roi Maure est marié avec une fille qui n’est pas d’Aínsa ; le Roi Chrétien était marié avec une Française ; la Reine Chrétienne est mariée avec quelqu’un de La Fueva. La Reine Maure était mariée avec quelqu’un de l’extérieur ; sa sœur, Lucía, avec quelqu’un de Saragosse… Enfin, ça c’est perdu !
Pas tout à fait. Car cette mise en scène de la guerre, puis de l’alliance entre deux populations ennemies, via la conversion de la Reine Maure, accueillie à la cour comme l’épouse du Roi Chrétien 62, continue de tisser des liens d’alliance entre les habitants du vieux casco : Mais oui ! C’est vrai ! Tous les acteurs de la Morisma sont issus de bonnes maisons ! Casa Fes, la maison du Roi Maure, c’est une bonne maison ; Casa Bernard, la maison de Pedro Miguel, le Roi Chrétien, c’est une bonne maison ; Casa Cheliz, c’est une bonne maison… Et elles sont toutes d’ici, du casco viejo, de la vieille ville ! C’est vrai ! Les papeles appartiennent aux bonnes maisons d’Aínsa, aux maisons traditionnelles… On maintient le système : nous sommes tous d’accord qu’on ne donne pas un rôle important à quelqu’un de l’extérieur !
60. À ce moment-là, José-Manuel Murillo indique les veines qui traversent ses mains et ses bras. 61. Ici, José Manuel Murillo se réfère à José María Lacoma, l’« étranger » qui l’a relayé dans la direction de la Morisma. 62. L’équivalence entre Reine Maure et Reine Chrétienne, qui représentent deux stades de la vie féminine (la séduction, le mariage), sera reprise et démontrée dans le chapitre vi du présent ouvrage.
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L’écriture de la tradition Face au côté aléatoire des choix matrimoniaux des temps modernes, la Morisma permet de préserver une logique de l’entre soi : « Avant, ici, on était entre nous ». Telle une trame tendue entre présent et passé, le texte unit, dans un même sang, non seulement tous les résidants de l’ancienne cité, mais aussi les jeunes acteurs d’aujourd’hui et les ancêtres dont ils portent le nom et le rôle : Dans la seule photographie qu’on ait de 1923, on voit la Cruz Cubierta et un groupe de gens qui célèbrent la Morisma. Cette identité s’est ravivée avec le travail que nous avons fait. Ici, depuis trente ans, il y a presque deux générations qui ont fait la Morisma comme une chose à eux, et qui la transmettent. Tu as pu voir comment les jeunes couples portent leurs enfants habillés : c’est pour leur transmettre cette identité dès l’enfance. […]. Attendez ! Cette idée de consanguinité signifie, aussi, partager le fil de la Morisma… Parce que c’est un rôle commun.
La Morisma n’est pas la somme de ses personnages, appropriés par des individus comme un bien personnel, mais un papel collectif, circulant de personne en personne : « Pratiquement tout le monde connaît tous les rôles par cœur, pas seulement son personnage, mais tous ceux qui sortent dans la Morisma ». Chaque rôle s’imprime comme une marque indélébile sur le corps de celui qui l’interprète : « Une fois que tu l’as fait, tu t’en rappelles pour toujours ». Les deux sens du mot code sont ici : tantôt langage, faisant l’objet d’un apprentissage, tantôt patrimoine génétique, transmissible, mais nécessitant, pour être mis en commun, pour être posé comme fondement d’une identité de village, d’un relais institutionnel : Tous ceux qui vivent la Morisma savent que c’est quelque chose qui identifie chacun de nous, mais c’est surtout l’identité d’un village tout entier. Et ça, ça a toujours été très important […] et quand nous avons fait l’organisation, la Fundación Pública, nous avons cherché la formule la plus juste pour donner forme à cette idée. Nous nous sommes aperçus que, puisque c’était un patrimoine commun, nous ne pouvions que l’appeler « fondation publique ».
Créée pour perpétuer la tradition, cette institution scelle un pacte de sang entre les habitants d’Aínsa et le texte qui les rassemble, les ancre à un territoire, les enracine à une histoire, en un mot, les identifie. « Même de l’extérieur, les villages voisins, les gens de la comarca identifient ceux d’Aínsa comme Maures, moriscos. Moros, moriscos est notre surnom. Parce que c’est original : tout le monde est chrétien ; ici, il y a les Maures ». Marqueur identitaire, la Morisma fait double emploi : à l’extérieur, elle permet de différencier les Ainsetanos moriscos des autres populations chrétiennes du Sobrarbe ; à l’intérieur, elle permet de distinguer les habitants du « village en haut », derniers avatars des Maures convertis 63, des habitants du « village en bas », appelés, eux, les « juifs ». La différence religieuse subsume une distinction sociale entre des lignages d’ancien renom et des familles qui se sont enrichies en achetant des biens immobiliers sur l’axe routier qui conduit en France. Ces ladrones, ces « voleurs » ont profité de la position favorable de ce carrefour de chemins, el Cruce, transformant « la Croix » en marché. À Aínsa, les « juifs » sont commerçants, hôteliers, entrepreneurs ; les « Maures » sont éleveurs, paysans, propriétaires, accrochés à cette terre qui est la leur depuis plusieurs générations, descendants directs des
63. Nous reviendrons sur la Morisma comme mise en scène légitimant une version de l’histoire qui fait des Maures convertis les ancêtres des Ainsetanos.
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Chapitre i ancêtres qui ont habité cette cité dont les racines s’enfouissent dans une sorte de labyrinthe souterrain – « la ville maure » – qui relie toutes les maisons anciennes, nécropole où l’on risque de s’égarer, gouffre aux exhalations fétides et mortifères, sorte d’enfer qui menace d’engloutir tous ceux qui s’y aventureraient sans un guide autochtone 64. La pièce qui rejoue l’histoire d’Aínsa la Mora 65, en utilisant la « maison du prince maure » comme décor, le « château maure » comme coulisses et la place construite au-dessus de la « ville maure » comme scène, vient concrétiser cette topographie imaginaire. C’est au monologue de la Reine Chrétienne, sorte de déesse tutélaire, de la rappeler aux Ainsetanos : « Cette place que l’on voit / avec ses rues et ses châteaux / disent ce qu’elle fut avant / et même si je ne sais pas le dire, / ses vestiges le rendent publique » 66 (v. 1508-1512). Traces matérielles d’une époque révolue, ces ruines sont les signes pétrifiés d’une continuité entre la citadelle d’aujourd’hui et la cité d’autrefois. Seule la reine possède le code pour les lire et pour reconstruire, à travers elles, la vie qui l’animait : « En elle [Aínsa] ont vécu des rois, / son palais était celui-là » 67 (v. 1523-24). « Il y avait un marché public, / cette place le révèle, / tout entourée d’arcades » 68 (v. 1530-31). « Cette tour et ses cloches / annoncent sa foi et son zèle / publiant sa gloire / qui remonte jusqu’au ciel » 69 (v. 1532-35). En tant que description du vieux casco, le rôle de la reine est lui-même une topographie, renvoyant à la ville comme texte. L’une et l’autre, avec leurs stratifications successives, tendent leur filet entre passé et présent, pour amarrer les chrétiens d’Aínsa sur un espace et dans un temps donnés. Telle une carte topographique, la Morisma permet de repérer les casas d’antan : « Cinquante maisons avait / cette ville à son commencement » 70. Chaque Ainsetano est, ainsi, assigné à une portion de territoire, tout comme chaque personnage occupe une place précise dans le texte. Mais les rôles changent, sont distribués et redistribués comme dans un jeu de cartes, changeant la donne à chaque tour de mains. Nous avons vu comment la Morisma fonde un sentiment d’autochtonie, teinté d’ethnicité, dont la figure extrême, et pour cela emblématique, est cette endogamie de village proclamée comme un idéal. Parfois, les jeux du théâtre annoncent un mariage à venir, l’union de deux casas. Ainsi, Pepita, l’ancienne Reine Chrétienne, était-elle entrée, avant l’heure, dans le lignage de son époux : « Ils étaient venus me demander si je voulais jouer ce rôle, parce qu’ils savaient que toute la famille de mon fiancé participait à la Morisma ». Ainsi, Beatriz, la nouvelle Reine Maure, a-t-elle été accueillie à l’avance dans la maison de son futur mari, le frère du Roi
64. La nuit de la Morisma, j’ai eu le privilège de visiter la « ville maure » accompagnée par deux guides : El Pecado, le « Péché », personnage de la Morisma, et El Melocoton, un vieux célibataire, propriétaire d’un champ de pèches (melocotones) sur le territoire d’Aínsa. Les exhalations « mortifères » émanent des tonneaux de vin qui sont enfermés dans ces caves. 65. C’est le titre de l’introduction publiée par Luis Mur Ventura, en 1930, en accompagnement du texte de la Morisma. 66. « Esta plaza que se ve / con sus calles y castillos, / dicen lo que antes fué / y aunque no sé decir qué, / lo publican sus vestigios. » 67. « En ella habitaron reyes, / aquél era su palacio… » 68. « Hubo público mercado, / esta plaza lo revela / rodeada toda de arcos. » 69. « Esa torre y sus campanas / anuncian su fe y su celo / pregonando su gran fama / que se remonta hasta el cielo. » 70. « Quinientas casas tenía / esta villa en sus principios. »
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L’écriture de la tradition Maure. Dans toutes les fêtes de « Maures et Chrétiens », une mise en scène théâtralisée ou ritualisée du mariage vient parfaire la restauration du pouvoir chrétien sur les Maures. Or, si l’on considère les relations familiales que la représentation mobilise, on s’aperçoit que l’alliance, pivot de l’ordre chrétien restauré dans la fiction théâtrale, vient parfois consacrer des rapports d’affinité réels. Plus encore, des relations de consanguinité se nichent derrière cette mise en scène du mariage chrétien : « Nous, les Rois, nous sommes tous de la même famille ! », affirme Isabel Bergua Sanchez 1, l’actuelle Reine Chrétienne, cousine au second degré du Roi Maure : « Avec Casa Fes, nous sommes cousins. La grandmère de Luis, Pilar Fes, et ma grand-mère, Isabel Fes, étaient sœurs. Le nom Fes s’est perdu parce que c’étaient des femmes. Personne ne le garde, nos pères mis à part ». Contrariant les aléas sexuels et les normes sociales qui mènent à la disparition de certaines maisons, les liaisons textuelles ressuscitent des noms destinés à l’oubli. Du côté des reines maures, cousines au premier degré d’Isabel, la « Saga des Sanchez » – qui s’appellent, en réalité, Perez Sanchez – fera revivre un autre matronyme voué au silence, réactivant, par le biais de leurs filles respectives, la relation entre deux sœurs défuntes, Beatriz et Manuela Sanchez. Ce mécanisme fonctionne aussi du côté des hommes, ralliant, par-delà la mort, les frères aux frères 2. Sert-il à réguler le poids respectif de l’alliance et de la consanguinité ? Le texte lui-même, à ses origines, a été engendré par des rapports de parenté qui resserrent les liens à l’intérieur d’une fratrie. Cousins, José Manuel Murillo et José Luis Sierra, respectivement metteur en scène et scribe de la Morisma, sont les enfants de deux sœurs. Remontant d’un cran générationnel, la pièce de théâtre réunit deux maisons, Lascorz et Buil, la maison du transcripteur et la maison du conservateur du texte, qui descendent de deux frères : l’un était le Roi Chrétien ; l’autre était le curé du village. Démultiplié, voire élargi au village tout entier 3, ce cousinage pousse jusqu’au paroxysme cet « entre soi » de la Morisma. Au niveau supérieur de l’échelle générationnelle, il réalise son utopie, proclamée par l’un de ses dichos : « Nous sommes tous frères ! », « Somos todos hermanos ! » Mais, si les rois de la Morisma sont « tous cousins », enfants de frères et de sœurs du même sexe, deux d’entre eux combinent identité de sang et différence sexuelle : la Reine Chrétienne et le Pasteur. Isabel est la sœur de Xavier Bergua, de même que Pilar est la sœur de Pedro Miguel Bernard. Si ce dernier, avant de devenir le Roi Chrétien, a joué le Pasteur, l’actuel Pastor a été désigné comme le futur Garci-Gimeno. D’ailleurs, comme la Reine Chrétienne me l’a chuchoté, le Pastor n’est autre que le « Roi Chrétien déguisé ». Ne se présente-t-il pas disfrazado de
1. En Espagne, le premier nom est le patronyme, le deuxième nom est le matronyme. 2. Ainsi, Pilar Bergua, cousine au second degré d’Isabel, Reine Maure elle aussi, est la petite fille de Manuel Bergua, frère de Paulino Bergua, grand-père paternel d’Isabel. La liste des reines cousines pourrait encore s’allonger : María Sol Cheliz, était Reine Maure lorsque María Carmen Cheliz était Reine Chrétienne… 3. Luis Lazcors Fes est l’oncle de José-Manuel Murillo, cousin du Roi Maure. Le Moro Abdéhramann est l’oncle du Péché. Le Moro Witaman et José Manuel Murillo sont, eux aussi, cousins, et on pourrait continuer… Sans avoir l’ambition de connaître toutes les relations de parenté mobilisées par la Morisma – ce qui aurait pu être le sujet d’un autre travail – j’ai cherché à saisir certaines logiques qui sont au cœur des principaux nœuds relationnels engendrés par les pratiques textuelles : entre les rois et les reines – ennemis, puis alliés par le biais de la Morisma – et entre les protagonistes de la réécriture et de la mise en scène théâtrale.
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Chapitre ii Pastor, « déguisé en Pasteur » (v. 1583) aux chrétiens d’Aínsa ? Une autre figure de la Morisma dissimule un couple frère/sœur : la paire constituée par la Reine Maure et par le Diable. Dans la réalité, el Diablo est, bien souvent, le frère de la Reina Mora 4. Dans la fiction théâtrale, c’est son époux, puisque, dans la pièce, le Roi Maure est appelé Señor Diablo, Monsieur le Diable. Est-ce à dire que les appariements de la Morisma camouflent derrière l’alliance chrétienne l’amour interdit entre frère et sœur ? Si cela était le cas, on pourrait affirmer que cette « consanguinité du texte » recèle l’un de ses principes générateurs, tel qu’il a été mis à jour par Daniel Fabre à propos des écrivains 5. Revenons, maintenant, à la représentation théâtrale et au lien matrimonial affiché et consacré par la Morisma. Enchevêtré dans la « conversion du Maure », le mariage est l’aboutissement des parcours biographiques masculins et féminins scandés par les personnages du théâtre 6, confirmant la valeur que les sociétés chrétiennes attribuent à ce rite qui parachève, en même temps, l’identité sexuelle et l’identité religieuse 7. Mais son rôle structurant opère aussi au niveau collectif, où l’alliance chrétienne, toujours imbriquée avec la conversion religieuse, fonctionne comme un modèle de re-fondation de l’ordre social. Nous verrons dans le prochain chapitre comment ces jeux de « Maures et Chrétiens », utilisant toutes les propriétés de cette « conversion du Maure », permettent d’élaborer des conflits politiques et sociaux au sein des sociétés chrétiennes.
4. Antonio Pyuelo, le Diable, est le frère de la Reine Maure, Emilia Pyuelo. 5. D. Fabre, « L’androgyne fécond », op. cit., sur la relation frère-sœur comme génératrice de la création littéraire. Dans un autre contexte, c’est le couple formé par Elisabeth de Schönau (11291164) et par son frère, Eckbert de Schönau, qui est à l’origine d’un corpus de textes visionnaires : J.-C. Schmitt, Le corps des images, op. cit., p. 331-334. Sur les relations frère-sœur dissimulées dans la fête, voir D. Puccio, Masques et dévoilements, op. cit. 6. Les parcours masculins et féminins dans la Morisma seront détaillés dans le chapitre vi. 7. G. Charuty, Folie, mariage et mort. Pratiques chrétiennes de la folie en Europe occidentale, Paris, Seuil, 1997.
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Chapitre II Les conversions du maure
L’examen des pratiques sociales engendrées par l’écriture de la Morisma a montré que la reconstitution d’un seul et unique texte à partir de rôles jusque-là éparpillés a réuni les différents membres de la société dans un seul corps. Si cette « tradition » affiche un conflit ancien entre les chrétiens et les musulmans, elle indique aussi la voie de sa résolution. Alors que la méthode historique fait apparaître les temporalités d’un combat mythique, le renvoyant à des contrastes bien réels qui ont opposé différents groupes sur le sol aragonais, l’approche anthropologique rend intelligibles les modalités de réconciliation, ouvrant le champ du rite comme dispositif permettant de manipuler le théâtre. Bien que le thème affiché de la Morisma soit l’affrontement entre les Maures et les chrétiens, le fil rouge qui la traverse en reliant tous ses rôles est celui de la conversion. Explicite pour la Reine Maure, personnage clef de la représentation, cet acte est évoqué, plus ou moins implicitement, dans tous les échanges. Mais qui en sont les véritables destinataires ? Sont-ils toujours les Maures ? Au sein du texte théâtral, les visages de l’ennemi sont multiples. Maures, juifs et moriscos sont mis sur le même plan que les païens. Pourtant, ces figures ne renvoient pas à l’image abstraite de l’Autre, mais sont inscrites dans l’histoire d’un pays, l’Espagne, où la mixité religieuse a été une réalité. Nous verrons comment l’apparente hétérogénéité de l’ennemi subsume une constante : ce dernier est toujours qualifié comme porteur d’une altérité religieuse à convertir. Le thème de la conversion est central aussi bien au sein du texte théâtral qu’au niveau des différents paliers d’historicité auxquels il permet d’accéder. Les fêtes de « Maures et Chrétiens » se sont installées, au xvie et xviie siècles, dans ces régions de la péninsule ibérique troublées par des « guerres civiles », comme on appelle dans l’historiographie espagnole les combats entre les populations chrétiennes et les moriscos. Cristallisation d’époques antérieures, les textes de théâtre gardent-ils la mémoire de ces conflits réels derrière les combats mythiques entre « Maures et Chrétiens » ? Nous verrons comment, séparant les ennemis à refouler, des adversaires à réintégrer, ces théâtres de la conversion redéfinissent, pour les communautés qui les réactivent à des moments de crise ou de sortie de crise, les termes mouvants de l’autochtonie. I. Figures de l’ennemi Dans la Morisma, ce sont les morisques, et non les Maures, qui sont désignés comme les ennemis à éliminer, associés à la vermine comme bien d’autres étrangers de l’intérieur 8. Le Soldat Chrétien déclare : « Je dois tuer plus de moriscos / que cette dame a de poux » 9 (v. 630-631). L’historienne de la littérature María Soledad Carrasco Urgoiti, experte du théâtre du Siècle d’Or et des cycles littéraires faisant
8. Pensons aux juifs, par exemple, dans la propagande antisémite du régime nazi. 9. « Y he de matar mas moriscos / que pulgas tiene esa dama ».
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Chapitre ii intervenir, au xvie et xviie siècles, la figure du Maure, affirme qu’à l’époque où les fêtes de Moros y Cristianos ont vu le jour, le conflit entre les chrétiens et les Infidèles n’avait pas perdu toute sa virulence, mais que, plus encore que la libération des chrétiens de la domination musulmane, ces réjouissances célébraient la soumission du morisco rebelle 10. En Aragon, la spécialiste du dance, Mercedes Pueyo, déclare que ce qui a le plus influencé ces combats théâtralisés qui ont partie liée avec la Morisma n’est pas tant l’histoire de la Reconquista que la mémoire des luttes intestines entre chrétiens et moriscos 11. C’est à l’époque immédiatement postérieure à celle où ces conflits se sont déroulés que, selon la philologue María Pilar Benítez Marco, le texte de la Morisma a été composé 12. L’érudit local Antonio Beltran confirme que ce type de représentation exaltant la foi catholique face aux musulmans remonte à la période de l’expulsion des moriscos 13. La charpente de la Morisma est, en effet, constituée par le thème de l’affrontement entre les Maures et les Chrétiens aboutissant immanquablement au triomphe du christianisme sur la « fausse » religion de l’adversaire. Le récit insiste sur le fait que ce n’est pas la force militaire qui permet aux chrétiens de gagner, mais leur foi dans le Dio verdadero, dans le « vrai Dieu » 14. Cette structure, que la Morisma partage avec bien d’autres œuvres espagnoles du cycle de Moros y Cristianos, est un héritage du théâtre liturgique du Moyen Âge, récupéré dans l’Espagne moderne comme instrument de conversion des moriscos et, après 1611, comme vecteur de justification de leur expulsion. Bien que le caractère moralisateur de la Morisma ait, en partie, été atténué par les coupures des monologues les plus « longs et rébarbatifs » 15, l’apologie du christianisme traverse l’œuvre tout entière. Pour le Roi Chrétien, porte-parole de l’orthodoxie, la conversion elle-même prend la forme d’une catéchèse : « Demain, on t’instruira dans la doctrine évangélique ; tu recevras le baptême avec ceux [des Maures] qui te restent » 16 (v. 1147-1150), dit-il à la Reine Maure qui s’apprête à se convertir « aux rites de l’Église » 17 (v. 1139-1140). À la lumière du cadrage historique de la pièce, une nouvelle hypothèse prend corps : les destinataires de ce sermon ne sont pas les Maures, mais les chrétiens à « reconvertir » 18 après l’expulsion des moriscos.
10. M. S. Carrasco Urgoiti, « La escenificación », op.cit, p. 28. 11. M. Pueyo, El dance en Aragón, Saragosse, Heraldo de Aragón, 1973, p. 86. 12. M. P. Benítez Marco, Contribución, op.cit., p. 75. 13. Cette thèse a été exposée par le folkloriste aragonais lors d’une table ronde sur la Morisma tenue à Aínsa en février 2003. 14. « Poderoso sois, Señor, / pero muy débil mi ejército. / Y en el caso de victoria / será el vencimiento vuestro », « Ô Seigneur, tu es puissant / mais mon armée est très faible / et en cas de victoire / c’est vous qui gagnerez » (v. 470-473). 15. Ces coupures ont été pratiquées par José María Lacoma, l’un des derniers metteurs en scène. Ce qui n’a pas manqué de susciter de vives polémiques entre le nouveau et l’ancien directeur, défenseur acharné du respect littéral du texte. Nous y reviendrons. 16. « Mañana te instruirán / en la doctrina evangélica ; recibirás el bautismo / con la gente que te queda ». 17. « Yo me convertiré / a los ritos de tu Iglesia ». 18. Cette hypothèse tient compte des acquis théoriques constitués par les travaux de C. Fabre-Vassas, La bête singulière. Les juifs, les chrétiens et le cochon, Paris, Gallimard, 1994, sur la construction chrétienne de l’image du juif qui est, à la fois, l’altérité majeure par rapport à l’identité chrétienne et cette « part irréductible de soi » que tout chrétien joue et rejoue à différents moments de sa vie pour devenir tel. Le parallélisme établi entre le Maure et le juif se justifie aussi par le fait que, dans la pièce,
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Les conversions du Maure Si, dans le discours du chrétien, c’est le Maure qui est à convertir, lorsque l’on change de camp, une autre vérité se révèle. Les chrétiens eux aussi ont commis bien des erreurs et les Maures, à la fois incarnation de la faute et du remède, ne sont que l’instrument de leur salut. Le Roi Abderramán déclare : « Enfin, je n’ignore pas que ce sont les fautes / commises par ce royaume / qui l’ont mis entre mes mains / jusqu’à ce qu’il expie son erreur » 19 (v. 766-769). Plus loin, le même Roi Maure se fait l’interprète de la volonté divine, semblable, en cela, au Diable dans la théologie médiévale : « Moi, je dois vous affliger / avec un châtiment inouï / jusqu’à ce que l’aube m’arrête / car mon peuple est contrit » 20 (v. 778-781). Sommes-nous sûrs que ce peuple repentant, « contrit » selon un terme typique des formes de piété chrétienne, soit bien le Maure ? L’Ambassadeur prend le relais de son souverain. Lorsqu’il apostrophe le clergé (« blasphéme »), son langage est le même que celui qu’utilisaient les chrétiens interpellant le Maure profanateur : « Où est votre loi ? / Quelle notion avez-vous du Christ ? / Elle semble perdue / et, seul, il vous reste le baptême » 21 (v. 770-774). Il semble bien que ce texte de théâtre liturgique, que les philologues font remonter au début du xviie siècle et attribuent à un curé, se fasse l’écho des débats de la ContreRéforme sur la Rédemption, la valeur à accorder aux sacrements et la moralisation du clergé. Ce qui expliquerait le sermon du Roi Maure, selon lequel ce sont les chrétiens qui ont trahi le christianisme des origines : « Et si la Loi était conservée / comme elle se conservait au début / nous serions tous égaux / et il n’y aurait pas de mahométisme » 22 (v. 774-777). Remplaçant le mot mahométisme par le mot protestantisme, nous découvrirons aisément le message réformiste de la Morisma. Les liens entre les créations théâtrales et les œuvres littéraires évoquant le combat entre chrétiens et Infidèles et la Contre-Réforme sont historiquement attestés. Pendant le xvie siècle, c’est à l’Espagne que revient la mission de défendre et de propager la foi catholique. Cette « croisade » est aussi une bataille culturelle. L’apogée de la comédie espagnole commence à l’époque de Philippe II et s’étend tout au long du Siècle d’Or. Pendant toute cette période, les pièces qui racontent les aventures mauresques sont parmi les plus en vogue. Les célébrations de Moros y Cristianos relaient cette littérature. Offertes à Philippe II par les pères du concile de Trente à l’occasion de sa visite dans cette ville italienne, elles furent consacrées
Maures et juifs sont mis sur le même plan : « Ya sabéis que los judíos / cuando quisieron prenderlo / en el huerto, con su voz / todos cayeron al suelo. / Esto mismo espero hoy / hacer con el Sarraceno », « Vous savez que les juifs / quand ils allèrent le chercher [le Christ] / dans le jardin, par sa seule voix / tombèrent tous à terre. / C’est cela même qu’aujourd’hui / je souhaite faire avec le Sarrasin », déclare le Roi Chrétien. Ce rapprochement assimile l’islamisme à une religion « vieille ». De même que les juifs sont « vieux » par rapport aux chrétiens, leur religion ayant précédé l’avènement du christianisme (ibid., p. 183-215), le royaume maure précède, dans la Morisma, l’instauration ou la restauration cyclique de l’ordre chrétien - n’oublions pas que, comme les juifs en Palestine, les Maures de Aínsa « étaient là ». 19. « Pues, no ignoro que las culpas / que cometió este reino / lo pusieron en mis manos / hasta que purgue su yerro ». 20. « Yo os he de afligir / con un castigo inaudito / hasta que alba diga basta / que ya es mi pueblo contrito ». 21. « ¿ En donde está vuestra ley ? / ¿ Qué noción teneis de Cristo ? / Parece que se ha perdido / y sólo os queda el bautismo ». 22. « Y si la ley se guardara / como se guardó al principio, / todos fueramos iguales / y no habría mahometismo ».
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Chapitre ii comme « fêtes publiques » pendant son règne 23. Fils de Charles V, le souverain qui unifia la Castille et l’Aragon apparaît dans les archives de Aínsa comme le généreux mécène de la Morisma. À Valladolid et à Séville, ce même « Roi Catholique », vigilant défenseur de l’orthodoxie religieuse, est le commanditaire d’autodafés décimant des groupes suspects de protestantisme. Les combats entre « Maures et Chrétiens » représentés sur la scène publique de plusieurs villes espagnoles transposent-ils les conflits entre catholiques et protestants ? L’expulsion des moriscos et l’affirmation du dogme tridentin contre les protestants sont contemporains. Dans ces régions de l’Espagne reconquises par le christianisme, les théâtres liturgiques sont-ils aussi un instrument de critique et de réaffirmation d’un catholicisme épuré de ses « erreurs » ? Il semble bien que la Morisma, ce « drame de la Croix », réaffirme les principes du Concile de Trente et, en premier lieu, le dogme trinitaire. Alors que les Maures méprisent le « mystère » de la Croix 24, les chrétiens s’adressent à la Trinité comme à la source de leur Rédemption 25. La victoire chrétienne – qui, dans la Morisma, souvenons-nous en, est obtenue grâce à l’apparition miraculeuse de la Croix – marque le triomphe du mystère trinitaire sur tous ceux qui oseraient le remettre en question. L’invitation à recevoir le baptême que le Roi Chrétien adresse aux Maures pourrait s’étendre à bien d’autres ennemis de la religion catholique, notamment aux protestants qui, comme les musulmans de la pièce, ne croient pas à l’efficacité des sacrements. D’où l’insistance de Garci-Gimeno sur leur pouvoir d’absolution : « Sachez que le roi vous convie / à recevoir le baptême / avec lequel on lave les taches / de toutes les fautes / commises contre les chrétiens / et les préceptes divins » 26 (v. 1201-1206). Mais si le Roi Chrétien affirme la valeur du baptême, le Sacristain brouille les frontières entre religion et magie : « Vous perdrez la guerre / si vous ne recevez pas le baptême », dit-il aux musulmans. Puis, s’adressant au public « chrétien » d’Aínsa : « parce qu’ils [les Maures] sont superstitieux / et croient aux sortilèges / qui n’ont aucune force / face aux rites chrétiens » 27 (v. 761-765). Pourtant, ce curé ventru brandissant « une casserole pour asperger l’ennemi » 28 (v. 744-745) incarne l’image d’un clergé repu qui, profitant de l’ignorance du peuple, fait commerce des sacrements. D’autres rôles « comiques » font référence aux biens cumulés par les prêtres, comme le Soldado Gracioso : « Écoutez, Votre Majesté / Je vous donnerai un bon conseil. / Que viennent les curés / ou qu’ils sortent l’argent / pour acheter
23. D. Brisset, Fiestas de moros y cristianos de Granada, Grenade, Diputación Provincial de Granada, 1988, p. 9. Le document de Calvete de Estrella, Juan Chistobal, (El felicissimo viahe del muy alto y muy poderoso principe D. Felipe II, F.C.E., Anvers, 1552) est cité à la p. 116. 24. « En nombre de los cristianos / que han vencido por tu Cruz / a la secta mahometana / que despreció muy ufana / el misterio de tu Cruz », « Au nom des chrétiens / qui ont gagné grâce à ta Croix / la secte mahométane / qui méprisa, très fière / le mystère de ta Croix » (v. 1096-1100). 25. « A ti Sacra Trinidad / fuente de nuestra Salud » (v. 1092-1093). 26. « Mirad que el rey os convida / a recibir el bautismo / con que se lavan las manchas / de todos los desatinos / hechos contra los cristianos / y los preceptos divinos ». 27.« Perdida tenéis la guerra / si nos recibís bautismo / porque son supersticiosos / y creen en los hecizos / que ninguna fuerza tienen / ante los cristianos ritos ». 28. « Caldereta para espergiar al enemigo ». L’effet comique est augmenté par l’usage du dialecte aragonais.
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Les conversions du Maure les victuailles / parce que moi, je meurs de faim » 29 (v. 526-531). L’opposition entre « eux » et « nous » ne passe plus entre les Maures et les chrétiens, mais entre les « riches » et les « pauvres », le clergé et le peuple, deux catégories socio-économiques au sein d’une même religion : « Ils ont une très bonne rente / nous avons très peu d’argent » 30 (v. 540-541). Réitérée par plusieurs personnages « comiques », la critique anticléricale fait écho aux débats ouverts par la Réforme, là où c’est l’Église elle-même qui doit se purifier et se reconvertir à la religion du « vrai Dieu » 31, renonçant à l’argent, au luxe et à la richesse comme aux pires idoles. Ces processus que l’on pourrait qualifier, au risque d’utiliser un terme anachronique, d’« acculturation », étaient destinés, bien plus qu’aux Maures convertis, à des populations rurales toujours suspectes de paganisme et de superstition. Qui sont leurs destinataires actuels ? II. Théâtres de guerre, machines de paix L’instauration de la dictature franquiste introduit des modifications dans le panorama des fêtes de « Maures et Chrétiens ». D’un côté, leurs aspects carnavalesques sont proscrits, de l’autre, la reconquête chrétienne est utilisée idéologiquement. En Andalousie, la commémoration de la prise de Grenade assume une connotation militariste. Les défilés militaires – où les jeunes qui interprètent le rôle des chrétiens revêtent leur uniforme de soldats –, le déploiement d’un arsenal de guerre, le thème de la défense du sol sont exploités dans le contexte de la propagande nationaliste. En revanche, les représentations étiquetées comme « populaires » – comme le Triunfo del Ave María de Grenade – ne survivent pas à l’époque républicaine. Quand ils ne disparaissent pas totalement, ces spectacles où les spectateurs interviennent dans le jeu théâtral pour inciter l’un ou l’autre acteur à la violence guerrière, se transforment en pièces de théâtre professionnel 32. Dans le pays valencien, la prise de pouvoir du Front Républicain marque un point d’arrêt des festivités de Moros y Cristianos, célébrées en l’honneur de la Vierge ou du saint patron. Les habitants de la ville de Bannieres rendent hommage, aujourd’hui encore, aux vaillants citoyens qui ont gardé ces traditions religieuses en dépit de la persécution des Rouges. Les drapeaux et les costumes de fête renfermés dans les placards, la statue de saint Georges cachée, c’est clandestinement qu’ils ont continué d’honorer leur saint, s’agenouillant devant la cachette de son effigie, accomplissant discrètement le parcours de la procession le jour de sa fête. Mais lorsque, dans les années 1970, les célébrations reprennent, la communauté préfère passer sous silence les divisions du passé et mettre en avant l’unité retrouvée autour de ses emblèmes 33. Réactivées après la guerre civile ou à la fin de la dictature franquiste, les fêtes de « Maures et Chrétiens » de la péninsule ibérique sont des dispositifs de pacifi-
29. « Oigame Su majestad : / Le daré un consejo bueno. / Que vengan los sacerdotes / o que saquen el dinero / para comprar las vituallas, / que yo de hambre me muero ». 30. « Ellos tienen buena renta / nosotros muy corto el sueldo ». 31. Ce thème sera développé dans le chapitre vi. 32. J. A. Gonzáles Alcantud, « Para sobrevivir a los estereotipos culturales », op. cit., p. 49-50. 33. D. Blanc, « “Con nombres y appellidos y caras”. Fiesta, historia y escritura en el País Valenciano », dans M. Albert-Llorca – J. A. Gonzáles Alcantud (dir.), Moros y Cristianos, op. cit., p. 115-134 : p. 128.
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Chapitre ii cation sociale qui agissent, en même temps, comme instrument d’expression des conflits et comme moyen de leur résolution. Le mécanisme qui leur permet d’assumer cette double fonction est l’articulation, que nous avons déjà analysée pour la Morisma d’Aínsa, entre une charpente immuable – le combat contre les Infidèles – et des parties variables, improvisées, qui se font l’écho de l’actualité et l’inscrivent dans le schéma de la guerre et de la conversion du Maure. L’évocation d’une histoire qui se termine bien garantit une fin heureuse pour les dissensions du présent. Ce dispositif est l’héritier des formes traditionnelles de critique. Les remontrances sont exprimées tantôt par le diable, dans son rôle de semeur de zizanie 34, tantôt par Mahomet qui, en tant que « faux dieu », en est le doublon. Dans les escaramuzas (« escarmouches ») des Alpujarras, c’est le Mahoma, Mahomet, qui improvise sur des thèmes actuels 35. Toujours en Andalousie, dans les célébrations de Mecina Tedel, le Mahoma est le seul personnage qui improvise, brodant sur la vie de son village 36. Dans les fêtes de Quéntar, village proche de Grenade, la représentation de « Maures et Chrétiens » s’interrompt pour faire place aux espías, les espions, qui dévoilent, en clef satirique, les secrets des villageois. Au cours des fêtes de Biar, dans la province d’Alicante, les espiones, assis sur le char de « la Mahoma », font retentir les controverses de l’année (préalablement composées en vers en dialecte valencien) dans la rue principale qu’ils traversent en procession. Dans les villes du Levant célébrant les fêtes de Moros y Cristianos, les ambassades burlesques sont aux ambassades officielles ce que les dichos sont au texte de la Morisma : des parties réécrites chaque année pour donner forme et contenu à la critique. Ces parties burlesques, ambaixas valenciennes ou dichos aragonais, confiées tour à tour aux mahométans, aux « espions », aux gens du bas peuple ou aux « pouilleux », ne sont pas des rajouts occasionnels, soumis à l’aléatoire et susceptibles de disparaître ; ce sont les éléments structurels d’un mécanisme pacificateur. Leur fonction est de permettre aux désaccords d’être exprimés sur la place publique, le combat verbal conjurant l’acte guerrier 37. Comme l’affirme le représentant des « Chrétiens » à Muro de Alcoy, en conclusion de l’Ambaixá del Tonnell, l’Ambassade du tonneau : « Dónde haya hombres que se hablen, siempre se porán arreglar las cosas », « Où il y a des hommes qui se parlent, on pourra toujours arranger les choses ». Cet arrangement se fait également en partageant, chrétiennement, le pain et le vin : « Je te donnerai ce tonneau de vin si tu prépares un décret qui oblige ces ânes et ces cafards à partager leur nourriture. Et puisque j’officie avec le vin, tu offriras le pain et la charcuterie » 38. C’est ainsi que, après s’être adressés toutes sortes d’insultes, Maures et Chrétiens se réconcilient dans une agape collective. En Aragon, la mojiganga est une forme de théâtralisation qui, sous un mode réglé par la coutume et socialement contrôlé, permet de manifester les luttes
34. Ce rôle critique est en relation avec l’étymologie du mot diable (du grec diabolos, celui qui sépare), voir N. Belmont, « Orphée dans le miroir du conte merveilleux », L’Homme XXV/93 (1985), p. 68. 35. D. Brisset, Fiestas, op. cit., p. 16. 36. J. A. González Alcantud, « Para sobrevivir à los estereotipos », op. cit., p. 53. 37. Sur la fonction des formes verbales de combat dans les sociétés méditerranéennes, voir R. Jamous, « Le théâtre des passions politiques », Terrain 43 (2004), p. 141-156. 38. Textes cités dans l’Introduction de l’ouvrage de M. Albert-Llorca – J. A. Gonzáles Alcantud (dir.), Moros y Cristianos, op. cit., p. 14.
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Les conversions du Maure intestines, les divergences d’opinion, les faits divers qui divisent la collectivité 39. À Aínsa, au début des années 1970, la mise en écriture de la Morisma est, en soi, un serment de paix. Tissant en un seul texte les relations entre les différentes maisonnées, cette pièce resserre les liens de la communauté. Ce théâtre de la guerre, réactivé à la fin de la dictature, soude une collectivité fragmentée par les antagonismes locaux. Faire la Morisma, c’est reprendre un fil cassé, renouer avec les origines pour redémarrer, c’est remettre en mouvement le cycle des générations après l’interruption de la période franquiste, c’est recommencer à parler, à se parler et à parler de la guerre. Refaire la Morisma tous les deux ans, c’est essayer de reproduire, à chaque nouvelle représentation, le miracle de la concorde retrouvée. Le scénario est toujours le même : le directeur menace de partir, on le rappelle, on cherche un compromis possible et on finit par se réconcilier. « Grâce à Dieu », la Morisma, ce théâtre où, aujourd’hui comme hier, les Aínsetanos jouent et élaborent leurs conflits présents et passés, « se fait ». La question se pose de savoir si et comment une pièce représentant la lutte entre deux camps ennemis peut parvenir à réconcilier les habitants d’une ville, qu’ils soient acteurs ou spectateurs. Pour y répondre, déplaçons notre attention du texte et des pratiques sociales qu’il engendre au contenu manifeste de la représentation et aux actes coutumiers qui l’entourent. Ici, les acteurs feront œuvre d’herméneutes, ils deviendront les interprètes de cet espace symbolique produit par eux-mêmes. III. Le théâtre de la conversion L’œuvre débute avec l’entrée en scène du Pasteur. Ce berger introduit l’argument de la Morisma en annonçant que les troupes chrétiennes guidées par GarciGimeno sont arrivées dans le Sobrarbe avec l’intention de combattre l’armée des Maures installée dans la région. La scène initiale présente les Maures comme habitant le territoire de Aínsa. Ils sont, en quelque sorte, les autochtones, alors que les chrétiens sont les étrangers : Les Maures sont ceux qui étaient dans le village avant. Les Chrétiens viennent de la campagne. C’est comme ça. On représente que les Maures étaient ceux qui vivaient ici. Ils avaient pris Aínsa et Aínsa était maure. Et donc, le roi Garci-Gimeno vient en campagne de guerre et il est accompagné par des guerriers, par sa suite, par la reine, les pages et tout ça. Donc, il est évident que les Chrétiens, qui viennent de la campagne, ont un campement plus pauvre, alors que les Maures, qui étaient à Aínsa, ils s’habillent plus… bien sûr… ils étaient là !
Malgré ce partage – d’un côté, les « riches », de l’autre, les « pauvres » – au début du spectacle, il n’est pas aisé de faire la différence entre les défenseurs du christianisme et les Infidèles. Lorsque le Pasteur annonce au public que le roi GarciGimeno vient de reconquérir Jaca et qu’il est en route pour Aínsa, il touche l’un des acteurs et se demande si ce n’est pas un Maure : « Celui-ci le serait-il par hasard ? / Il le semble bien d’après ses cheveux / et son teint olivâtre » 40 (v. 9-11).
39. En tant que telle, la mojiganga continue de se pratiquer dans la ville aragonaise de El Graus. Le Roi et la Reine écoutent les doléances du peuple. Ses représentants écrivent leurs doléances sur un papier qu’ils lisent en présence de leurs souverains. Ces plaintes ne sont pas en rime et sont souvent très critiques envers le maire et les autorités. 40. « ¿ Acaso éste lo sería ? / Bien lo parece en el pelo / y el color aceitunado ».
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Chapitre ii José Manuel Murillo nous renseigne sur la manière dont ce rôle était interprété à l’époque où il dirigeait la Morisma : La place était vide et le Pasteur, qui maintenant est accompagné d’un groupe d’acteurs auquel il s’adresse, parlait directement au public, parce qu’il n’y avait pas de frontières définies entre la scène et le public. Et quand il disait : « ¿ Acaso, sería un moro ? », « Serait-il un Maure, par hasard ? », il indiquait quelqu’un du public et, peut-être, il indiquait l’une des autorités… pour dire que celui du Conseil Régional qui venait nous rendre visite était, peut-être, un envahisseur Maure… Il faisait une blague… De même, quand je faisais le sacristain, le sacristain ne s’adressait pas aux comédiens, il s’adressait au public, en leur disant : « Vous êtes tous Maures, vous êtes tous méchants ! »
Ces remarques donnent un contenu réel à l’abstraction de l’altérité maure. Ce terme peut désigner tantôt un « étranger » plutôt envahissant, tantôt des Ainsetanos « pas très catholiques ». Ces derniers seront-ils les bénéficiaires de l’efficacité d’une conversion se déroulant dans le cadre d’une performance où les limites entre acteurs et spectateurs, entre théâtre et rite sont effacées ? Procédons en suivant le déroulement de l’action scénique. Le premier face à face entre les deux camps ennemis oppose deux garçons – la Chusma mora et la Chusma cristiana – qui entreprennent un duel verbal, mais finissent par se réconcilier : « Arrêtons, enfin, de nous disputer / et entrons en amitié ! » 41 (v. 97-98). Le Roi Chrétien et le Roi Maure entament des négociations à travers leurs ambassadeurs respectifs, mais comme aucun d’eux n’est prêt à se rendre et à embrasser la foi de l’autre, ils décident de se battre en duel. Même si les habitants de Aínsa affirment que « la bataille, c’est le plus important de la Morisma, c’est le noyau, le centre, la justification de tout », de fait, elle ne dure que quelques secondes, alors que la pièce toute entière est consacrée aux échanges verbaux entre les deux parties ennemies. Avant que le corps à corps ne commence, les soldats chrétiens viennent offrir ce qu’ils possèdent à leur souverain : armes, victuailles et, surtout, du bon vin pour restaurer l’armée du Christ et faire fuir les musulmans qui, de leur côté, promettent à leur chef de tuer leurs adversaires como tocinos, comme des cochons. Ce sont là les dichos cristianos et les dichos moros. Quoiqu’on les oppose comme le Bien et le Mal, Maures et Chrétiens semblent faire partie du même monde. Dans les dichos, les arguments « terre à terre » du peuple contrastent avec les idéaux pour lesquels les puissants se battent. Maures et Chrétiens parlent le même langage carnavalesque du pain, du vin et du cochon. De même, Abderramán et Garci-Gimeno, s’ils ont un caractère opposé et des positions différentes, utilisent la même langue, échangent au moins des mots, montrant ainsi qu’ils ne sont pas totalement étrangers l’un à l’autre 42. C’est seulement lorsque la médiation s’achève infructueusement que le combat commence. Le refus réitéré du Roi Maure de se convertir ne laisse au Roi Chrétien d’autre choix que celui de combattre. La bataille s’engage. L’issue de la guerre est remise entre les mains de Dieu. Les Chrétiens s’agenouillent et commencent à réciter un cantique en latin. Cette prière produit l’apparition de la Croix sur la carrasca.
41. « ¡ Dejémonos, pues, de voces / y entremos en amistad ! » 42. Sur la figure de « l’étranger » dans la guerre, je renvoie aux analyses de Dominique Casajus à propos de la poésie touareg : « Art poétique et art de la guerre », L’Homme 146 (1998), p. 162.
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Les conversions du Maure Ce « Signe du Ciel » est là pour convertir. Garci-Gimeno le rappelle, après avoir ordonné au clergé des sacrificios incruentos. Ces « sacrifices non sanglants » ne sont pas accomplis pour marquer la différence entre le christianisme euphémisant l’acte sacrificiel et les autres religions – islamisme, paganisme et judaïsme 43 –, mais « afin que le mahométan se convertisse peu à peu » 44 (v. 522-523). Cependant le Roi Maure refuse obstinément d’abjurer et il ne reste plus au Roi Chrétien qu’à l’affronter en duel : « De le réduire en mon pouvoir / soit converti soit mort » 45 (v. 317-318). La bataille s’engage entre les guerriers maures et les soldats chrétiens qui s’élancent les uns contre les autres exhortés par le public : « ¡ A las armas ! ¡ A las armas ! », « Aux armes ! Aux armes ! » Presque tous les Infidèles succombent. Leurs corps recouvrent le sol de la place de Aínsa. C’est alors que le personnage de la Mort, suivi par deux autres figures du théâtre médiéval, le Diable et le Péché, apparaît sur la scène pour emporter les cadavres. L’acte qui suit la mort des Maures est la conversion de la Reine Maure. Voyant son époux tomber sous les coups de Garci-Gimeno, la Reine Maure prend la parole afin d’exprimer le désir de recevoir le baptême. Elle conjure, par trois fois, les Maures qui n’ont pas péri dans le combat de se convertir, mais c’est sans effet : « Jamais, tout sauf cela / nous ne voulons pas embrasser une autre secte / suivons donc Mahomet / même si la reine est perdue 46 » (v. 1151-1154). Seul le Soldado gracioso réussira à vaincre la réticence des musulmans, en décrivant les bienfaits du christianisme : manger du porc, boire du vin, devenir les convives des chrétiens de la comarca dont il passe en revue les villages et les spécialités gastronomiques. Ce Maure « converti », ce morisco a déjà été invité à l’un de ces festins et il y convie tous les autres : « Demain, nous vous inviterons / car nous serons de baptême. / Que les parrains et les marraines / préparent de bons beignets ! » 47 (v. 1269-1272). Ces mêmes beignets (rosquillas), on les retrouvera, le lendemain de la représentation, sur la place de Aínsa, dans la cérémonie de clôture des festivités : le Bautizo de los Moros, le Baptême des Maures. Le rite parachève le théâtre, en accomplissant collectivement cette conversion que, seule, la Reine Maure avait menée à terme dans la pièce. Cette reine convertie deviendra l’épouse du Roi Chrétien dans la mise en scène de la Morisma 48, faisant coïncider mariage et conversion comme modes de résolution des conflits entre deux camps ennemis et d’intégration de l’étranger à la société chrétienne. Pour saisir la signification globale de la Morisma, il faut considérer la totalité de ses actes. Des séquences rituelles précédaient et suivaient la Morisma d’autrefois. Certaines d’entre elles ont perduré, d’autres ont été récupérées récemment, d’autres encore ont disparu et elles ne restent vivantes que dans la mémoire des indigènes.
43. Sur l’euphémisation du sacrifice comme marqueur de la religion chrétienne par rapport au paganisme et au judaïsme : J. -P. Albert, La mythologie chrétienne des aromates, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990. Sur l’imaginaire chrétien des juifs pratiquant le sacrifice sanglant : C. Fabre-Vassas, La bête singulière, op. cit, p. 361-364. 44. « A fin de que el mahometano / se convierta luego, luego ». 45. « De traerlo en mi poder / convertido o muerto ». 46. « Nani, todo meno eso / no queremos otra secta, / sigamos, pues, a Mahoma / aunque la reina se pierda ». 47. « Mañana les convidamos / que estaremos de bautizo / Prevengan buenas rosquillas / las padrinas y los padrinos ». 48. La progression qui transforme la Reine Maure en Reine Chrétienne est examinée au chapitre vi.
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Chapitre ii Toutes forment un ensemble cohérent. Les acteurs sont les mêmes, la scène est toujours celle de Aínsa. Mais qu’advient-il lorsque, du théâtre, l’on passe au rite ? IV. Rites de réconciliation Dans le passé, les préparatifs du spectacle occasionnaient des batailles ritualisées entre jeunes : Moi, maintenant, je ne le fais plus parce que je suis marié. C’est quelque chose pour les célibataires. Moi, je suis passé « de l’autre côté »… mais tous les jeunes gens du village allaient chercher la carrasca dans les villages voisins et on la traînait jusqu’ici, la nuit, avec des animaux, avec des ânes et des chariots. Et il ne fallait pas qu’on nous voie, parce que, si on nous avait vu chercher un arbre dans un autre village…
Avant d’être transporté sur la place de Aínsa pour composer le décor de l’affrontement théâtral entre les Maures et les Chrétiens, ce chêne formait la toile de fond des combats nocturnes qui se déroulaient entre les Ainsetanos et les jeunes gens des villages voisins venus défendre leur territoire. Remontons encore dans le temps et considérons un passé qui est encore bien présent dans la mémoire des habitants de Aínsa. Dans les années 1920, les Maures et les Chrétiens dépassaient les limites étroites du théâtre pour investir d’autres lieux : On s’habillait en Maure ou en Chrétien et on se déplaçait. On était tous des acteurs. Autrefois, on ne jouait pas toute la pièce dans un seul endroit. La messe de la Morisma se faisait à la Cruz Cubierta et mon grand-père m’a raconté qu’elle faisait partie de la représentation.
Le premier acte de la pièce, qui jadis commençait le 14 septembre – jour de l’exaltation de la Croix dans le calendrier liturgique –, se déroulait sur le lieu de son apparition miraculeuse, où le curé célébrait une messe. Avant que la Croix n’apparaisse sur le chêne pour rassembler les chrétiens, le Diable se montrait du haut de la colline pour diviser les armées. Au début de l’action, l’image de la stasis trône sur Aínsa : « Le village se partageait en deux : Maures et Chrétiens ». C’est le spectre de la guerre civile qui plane sur la cité pour la scinder en deux camps opposés. D’emblée, l’ennemi se qualifie comme impie : Le 14 septembre, le village se rendait en procession à la Cruz Cubierta. Les Chrétiens sortaient du côté de l’église et ils montaient là-haut sur la colline. Les Maures se rassemblaient à l’extérieur des murs de la ville, ils se retrouvaient en bas du château et, là, il y avait un premier affrontement entre les uns et les autres. La première bataille avait lieu lorsque les Maures se moquaient de la procession. Ces moqueries se poursuivaient lors de la messe : lorsque le curé officiait, les Maures rigolaient…
Quelques années après, les Républicains, profanateurs d’églises, viendront incarner ce rôle de Maures sacrilèges. Les combats se dérouleront sur cette même colline et la Croix fera l’objet de la furie iconoclaste des Rouges 49. Depuis que la Morisma a été constituée en pièce théâtrale, au début des années 1970, les actes rituels se concentrent, tous, le 14 septembre. Les habitants de
49. Ce thème sera développé dans le chapitre iv du présent ouvrage.
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Les conversions du Maure Aínsa ont introduit, sur le lieu du conflit mythique entre Maures et chrétiens et des affrontements réels entre Nationalistes et Républicains, une cérémonie qui les rassemble : « À la fin de la messe, tous les gens sont invités à chocolate con torta ». Cette boisson consommée collectivement au petit matin sera relayée par le vino con rosquillas du soir. Tout au long de cette journée de fête, les jeunes (aujourd’hui, les enfants aussi) se sont affrontés dans des compétitions sportives qui renvoient à l’histoire mauresque, comme la carrera de la cuchara, la course à la cuillère, ainsi appelée parce que le gagnant reçoit en cadeau une cuillère en argent : « en souvenir de celle que la reine chrétienne donna au soldat venu en courant lui annoncer la victoire chrétienne ». Le soldat de la carrera est l’équivalent du berger de la Morisma : tous les deux, parcourent le territoire de Aínsa retraçant ses limites, relient les maisons les plus écartées au cœur de la ville. Le matin, les joteros 50 ont fait le tour des casas, suivis par un groupe qui grossit d’une maison à l’autre. Leurs couplets, relatant avec humour les événements qui ont marqué la vie familiale de l’année, ont une fonction analogue à celle des dichos. Loin d’être offusquée par l’indiscrétion des musiciens, la maîtresse de maison offre à tous les présents un plateau de charcuterie, un plateau de pâtisserie et un pichet de vin local. Ces nourritures, ces boissons passent d’une main à l’autre, suivant le même mouvement circulaire que les hommes et les femmes engagées dans cette ronda 51. Ces partages de nourriture et de mots anticipent la cérémonie du soir, où tous les habitants vont boire et manger ensemble les rosquillas, des beignets, et un quemadillo, un mélange de lait, de sucre, d’épices et d’alcool brûlé : manière de « ne pas choquer les Maures qui détestent l’alcool » et de ne pas les écarter de ce dernier acte de conciliation que certains n’hésitent pas à appeler le « Baptême du Maure et du chrétien ». Cette communion collective se déroule sur le mode du rite de passage chrétien : Les baptêmes étaient des goûters auxquels on invitait tous les enfants. Et quand les parents baptisaient leur enfant, à la sortie de l’église, les gens les félicitaient (le père, les grands-parents… parce que la mère était en quarantaine…) en leur disant que leur enfant n’était plus maure, qu’il était, désormais, un chrétien. Ça, moi je l’ai entendu quand j’étais petite…
Tous les habitants de Aínsa subissent une métamorphose rituelle qui les transforme de Maures en chrétiens. Le chocolate con torta, boisson exotique, maure par sa couleur et par son origine 52, est relayée par le vin brûlé qui accompagne les rosquillas, offertes dans ce Bautizo de los Moros auquel tous les Aínsetanos sont
50. Les joueurs de jota, terme qui désigne une musique, une danse et une manière particulière de chanter en improvisant. 51. En Aragon, ce terme désigne les tournées des maisons qui peuvent se dérouler à différents moments de l’année : le jour des Rois, au carnaval ou pour la Sainte-Agathe. À ce propos, voir D. Puccio, Masques et dévoilements, op. cit., p. 129-167. 52. L’origine latino-américaine du cacao fait du chocolat une boisson non-chrétienne. C’est avec la conquête du Mexique (1519-1521) que les Européens firent connaissance de cette plante. La découverte des Amériques ayant eu lieu à la fin de la Reconquête d’Espagne, les Espagnols purent y poursuivre leur lutte contre les Infidèles, identifiés cette fois aux Indiens. Cf. B. Ares Queija : « Une représentation théâtrale dans une fête coloniale. “Maures et Chrétiens” en nouvelle Espagne », dans A. Molinié (dir.), Le corps de Dieu en fêtes, op. cit., p. 159-174. Sur l’histoire du chocolat, voir aussi A. Peeters « Boire le chocolat », Terrain 13 (1989), p. 98.
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Chapitre ii conviés. Cette cérémonie, on s’en souvient, était évoquée à la conclusion de la pièce. Reprenons son fil : « Adieu, aussi, aux danseurs / et aux autres qui ce jour-ci / sont venus honorer ces fêtes / de la célèbre conquête. / Ils rentreront contents / les uns avec de l’argent bruni / les autres avec un chapeau / et l’héroïne avec des chaussures » 53 (v. 1611-1618). Ainsi le Pasteur prend congé du public. Ses mots clôturent le temps du théâtre et font glisser les spectateurs dans le temps du rite. Le bal annoncé dans la Morisma achève, aujourd’hui encore, les réjouissances de Aínsa : Tout le monde doit danser. Quand on finit, on donne à chacun un numéro et on tire au sort : un chapeau pour le jeune homme, des chaussures pour la jeune fille. Et ceux qui ont été élus doivent danser une valse sur la place : c’est le Baile de los zapatos, le Bal des chaussures.
À la fin du cycle festif, la jeune fille obtient, telle Cendrillon, le cadeau signifiant qu’elle peut « sortir » de la maison parentale, qu’elle est devenue « mariable » 54. Le garçon reçoit l’ultime accessoire masculin, celui qui le parfait en tant qu’homme 55, qui le fait passer « de l’autre côté ». Pivot de la société, clef de voûte de l’ordre chrétien, ciment de la paix restaurée, le couple apparaît comme le produit final du théâtre et du rite qui lui fait écho. Mais ce couple réunit encore Isabel et Xavier Bergua. Frère et sœur virevoltent au pas du Baile de los zapatos, entourés de tous les enfants auxquels ils ont appris les danses locales. Le Pasteur et la Reine Chrétienne sont les piliers du groupe folklorique Vieillo Sobrarbe créé par Angel Conte pour récupérer et transmettre les traditions locales étouffées par la dictature franquiste. C’est donc à partir du lien consanguin, travesti en alliance, que le pacte social est refondé. Les fêtes de « Maures et Chrétiens » sont des ensembles complexes associant des formes théâtrales et rituelles, des parties écrites et des parties improvisées qui permettent de manipuler un cadre mythique et de l’assouplir pour le conformer aux exigences changeantes du présent. Ainsi, la tradition se réécrit-elle, d’une année sur l’autre, afin de répondre aux besoins immanents de la communauté. Or, ce travail de réécriture d’un théâtre articulant l’individuel et le collectif, réactivant la métaphore du lien familial pour réconcilier une société déchirée par les séquelles de la guerre civile, assume sa forme exemplaire dans la ville de El Grado. Ici deux ennemis, deux frères, se réconcilient par le biais d’une Morisma réinventée. V. La guerre des frères Frère et sœur, nous l’avons vu, engendrent le texte et sont les garants de la transmission de la tradition. À Aínsa, la Morisma génère des relations de cousinage et la cité sans conflit est pensée comme une grande famille. Là-bas, la réconciliation se dit avec la langue de l’alliance endogamique et l’autochtonie est conçue sur le mode de la parenté consanguine. À El Grado, petite ville aragonaise à une
53. « Adiós tambien bailarines / Y demás que en este día / Han venido a honrar estas fiestas / De la famosa conquista. / Qué contentos se irán / Unos con plata brunida / Otros con un gran sombrero / Y zapatos la heroína. » 54. Sur la dimension initiatique du conte de Cendrillon : Cahiers de littérature orale 25 (1989), Cendrillons. 55. Sur l’utilisation rituelle des chapeaux, marqueurs de l’accomplissement du parcours d’identification masculine, voir l’ouvrage de F. Cappelletto, Il carnevale. Organizzazione sociale e pratiche cerimoniali a Bagolino, Brescia, Grafo, 1995.
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Les conversions du Maure quarantaine de kilomètres de la capitale du Sobrarbe, la prégnance du modèle familial dans la représentation de la cité unie se décline comme un lien de fraternité. Fraternité d’hommes, comme il convient pour les choses de la polis, qui s’oppose aux déchirements de la guerre civile, guerre, parmi toutes, fratricide 56. Ici, c’est la concorde rétablie entre deux frères aux credos politiques opposés qui met fin, une fois pour toutes, à la stasis 57. Dans une société qui émerge de la dictature et aspire à une démocratie consolidée par une idéologie de l’égalité, la fratrie est idéalement instituée comme base de la communauté, lien horizontal essentiel pour le bien vivre commun. L’union des frères est sacrée, tout comme leur division était sacrilège, et c’est sous le signe de la Vierge que la Morisma de El Grado scelle l’accord entre les anciens adversaires. Redevenus amis, ces derniers donnent l’exemple pour que les différends entre tous les citoyens trouvent une solution. À travers eux, la réconciliation est un « affrèrement » 58 qui s’élargit à toute la cité instaurant une parenté civique généralisée. Mais qui sont-ils au juste, ces deux frères ? Joaquin Parisio est le maire de El Grado. C’est un homme de droite, un catholique fervent, membre de l’Opus Dei. Dès 1995, première année de son mandat, il tente de ranimer la vie languissante de ce petit village aragonais par des initiatives religieuses. Suivant sa profonde dévotion à la Vierge, il ressuscite la Romería, le pèlerinage marial, en même temps qu’il entreprend des travaux de restauration de l’ermitage dédié à la patronne du village. Désireux de créer un événement autour de cette entreprise, il demande de l’aide à son frère jumeau. Francisco Parisio est un artiste professionnel. C’est un gauchiste, un anarchiste, un athée. Depuis plusieurs années, il dirige un groupe de théâtre de rue, Los Tiriteros (Les Marionnettistes), mot qui, pour les gens de la région, renvoie immédiatement à la guerre civile : « Le 18 juin 1936, avec la moisson, les Tiriteros sont devenus les chefs de la guérilla. Lorsque les Nationalistes ont gagné, les Tiriteros ont dû partir d’ici, parce que leurs positions politiques de gauche étaient trop affichées… » Paco, comme on l’appelle, reprend à son compte l’héritage républicain de cette troupe de marionnettistes, de même que Joaquim assume le soutien que l’Opus Dei a apporté au nationalisme franquiste. Et pourtant, maintenant que la guerre est finie – non pas avec l’instauration de la dictature, mais après l’avènement de la démocratie –, c’est au maire de El Grado et à son plus proche adversaire de théâtraliser la paix. Et, tout comme dans la ville de Aínsa, c’est encore à la mise en écriture d’une pièce de « Maures et Chrétiens » ancrée à un cycle religieux qu’on confie la tâche de retisser les liens entre les citoyens divisés : Après la guerre civile, il y avait deux Espagne en conflit. Les rites ont été le point de convergence entre la gauche et la droite. Ce sont eux qui nous ont permis de retrouver ce qu’il y avait de commun. Ce texte a été fait pour réconcilier les gens de droite et les gens de gauche.
56. La cité déchirée, en stasis, est celle où les frères s’affrontent et le fratricide est « le meurtre paradigmatique du bellum civile ». Sur ce thème, voir N. Loraux, La cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris, Payot, 1997, p. 199-216. 57. À mon sens, la fin véritable de la guerre civile espagnole coïncide avec la fin de la dictature franquiste qui amorce les processus de réconciliation, tels les phénomènes que nous étudions ici. 58. J’emprunte ce terme à Nicole Loraux, qui l’utilise à propos des politiques de réconciliation après la guerre civile en Athènes, La cité divisée, op. cit., p. 199. Comme on le verra, ce néologisme traduit parfaitement des termes espagnols (hermanados…) autrement intraduisibles.
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Chapitre ii « Invention d’une tradition ! » : les autochtones ont détourné la célèbre formule d’Eric Hobsbawm 59. D’après José Luis Sierra, la Morisma de El Grado est une « invention » en ce que cette « tradition » a été créée de toutes pièces. Son argumentation se fonde sur un a priori logique : il ne peut y avoir deux Morisma et puisque la Morisma de Aínsa est antérieure à celle de El Grado, cette dernière ne peut être qu’une contrefaçon. L’ancien maire socialiste a menacé ses voisins : s’ils ne changent pas le titre de leur théâtre, il se battra au conseil régional pour que les usurpateurs n’obtiennent pas de subventions. Sa rage est accrue par sa conviction que les ficelles des Tiriteros sont, désormais, dans les mains de « El Opus ». La majestueuse cité de Torreciudad, la patrie de l’Opus Dei, dresse ses tours imposantes à qualques kilomètres de la ville plagiaire. Les accointances de Joaquim Parisio avec cette institution sont bien connues dans la région : elles lui ont valu le titre de « Monseigneur ». L’implication de Paco n’est pas suffisante à racheter la Morisma de El Grado de l’accusation d’être une manœuvre politique visant à faire virer le village à droite. Face aux attaques de la capitale du Sobrarbe, la première tâche qui incombe aux deux frères est l’authentification de leur « tradition ». La mémoire ne peut être d’aucune aide. À la moitié des années 1990, la Morisma de El Grado était tombée dans l’oubli : « Elle ne se conservait même plus dans les souvenirs des gens les plus âgés », affirme Paco. La transmission mémorielle cède le pas à la reconstitution historique. Ce sont, alors, les documents écrits qui sont constitués en sources d’autorité. Le maire se fait historien et commence à fréquenter les archives régionales. Il trouve mention de la Morisma dans un livre daté de 1860. L’auteur est Lopez Novoa, clerc de Barbastro, le diocèse dont dépendait El Grado, appelée Gradas à l’époque. La description est brève. Elle fait état d’une pastorada, d’une bataille des Maures et des Chrétiens, de tours humaines pour prendre le château et de l’apparition de la « Vierge de la Vigne ». C’est ici que Paco intervient. Expert en folklore, le directeur des Tiriteros indexe les quatre éléments répertoriés comme « motifs traditionnels » : La pastorada ou Juego de Moro, Jeu du Maure, constitue le thème narratif. La bataille de Moros y Cristianos ou Morisma est le thème guerrier, typique du dance aragonais. Avec l’apparition de la Vierge de la Vigne, nous avons le thème religieux. Quant au thème végétal, il remonte à des rites préchrétiens.
Authentifiée par l’histoire, enracinée dans le territoire, justifiée par la religion, amarrée à la culture locale, la Morisma de El Grado possède tous les attributs requis pour devenir une « tradition ». Mais quelle histoire est-elle brassée par cette machine à temps qui mélange « rites préchrétiens » et combats de « Maures et Chrétiens » ? Le texte de Novoa fait référence à une « escarmouche » s’achevant favorablement pour les chrétiens grâce à l’apparition de la Vierge sur un vignoble. Paco considère cette épiphanie comme l’équivalent de l’apparition de la Croix sur la carrasca 60. Le récit d’origine de El Grado fait appel à un épisode de la Reconquista plus tardif que le mythe fondateur de Aínsa. D’après les recherches de Joaquim, la
59. E. Hobsbawm – T. Ranger (dir.), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1992. 60. C’est Paco lui-même qui suggère ce parallélisme : « Ce qui, à Aínsa, est l’apparition de la Croix sur la carrasca, ici, c’est l’apparition de la Virgen del Viñero, la Vierge de la Vigne ».
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Les conversions du Maure reconquête de « Gradas » daterait de la fin du xie siècle (plus précisément de 1091), et serait l’œuvre de Pedro I 61. La Vierge et la vigne jouent, conjointement, un rôle actif dans la victoire. Si la première anime les forces des chrétiens, la deuxième permet de prendre au piège les Maures, qui restent emprisonnés dans son treillage comme dans un filet. La Vierge apparaît au moment où les Infidèles sont égarés sous les treillis. La remémoration de cette manifestation du divin dévoile un autre pan de l’histoire : Les Maures avaient pris la Vierge et l’avaient cachée sous la vigne. Certains Maures cachaient les Vierges parce que les autres les brûlaient… pendant les guerres civiles, tout a été brûlé, les Vierges aussi et, même, l’orgue de l’église ! Puis, les gens du village l’ont retrouvée…
L’histoire révolue de la reconquête chrétienne de El Grado se superpose à un passé encore vif, la guerre entre Maures et chrétiens renvoyant aux embuscades que les Nationalistes tendaient aux Républicains. À cette époque, les habitants chrétiens des villages d’Espagne, soucieux de préserver leurs saints de l’iconoclasme républicain, cachaient les images religieuses. Une fresque conservée dans l’ermitage restauré figure saint Jean Baptiste en train d’indiquer aux fidèles l’emplacement de leur Vierge, inscrivant dans la mythologie chrétienne la réinvention d’icônes par les communautés locales après les guerres civiles. Lisant le passé au rebours, ne retenant de lui que ce qui est pertinent pour donner sens au présent : « La tradition essaie de faire la paix entre les Maures et les chrétiens », déclare celui qui la mettra en scène. L’histoire de la Reconquista dissimule donc celle de la guerre civile. Mais les deux couches temporelles superposées ne collent pas parfaitement et il est difficile d’assigner aux Nationalistes et aux Républicains une position bien définie de chrétiens ou d’Infidèles 62, d’autochtones ou d’envahisseurs. Les mêmes éléments peuvent être interprétés différemment. Dans le récit de la guerre civile, la présence de la vigne signale que le village est déjà habité par des populations chrétiennes : « Parce que les musulmans abhorrent le vin ». La Vierge n’est pas partisane des chrétiens, mais médiatrice de la pacification entre ces derniers et les Maures. Dans l’histoire de la Reconquista, le vignoble est en même temps l’endroit où la Vierge apparaît et la conséquence de son apparition, la re-christianisation du territoire provoquant, immédiatement, la plantation du végétal qui engendrera la boisson chrétienne par excellence, celle dont la consommation distingue les chrétiens des musulmans. Depuis le Moyen Âge, la référence biblique de la vigne luxuriante est employée en alternance avec celle de l’arbre-ordre dans les récits de fondation de communautés religieuses 63. Dans certaines de ces figurations, les hérétiques sont les « ser-
61. Je n’ai pas effectué des recherches historiques sur El Grado, que j’utilise comme exemple comparatif sur les modes d’utilisation de l’histoire dans la légitimation d’une tradition. 62. Citons une strophe de la Morisma de Lo Grau : « No es fácil a los Cristianos / […] Estos Moros se defienden / Son diestros en guerrear / Tienen un caudillo enorme / Con mucha ferocidad ». « Ce n’est pas facile pour les Chrétiens / […] Ces Maures se défendent. / Ils sont habiles dans l’art de la guerre / Ils ont pour chef un colosse / d’une grande férocité ». On peut se demander si, derrière le chef des Maures, se cache le chef des Nationalistes, le général Franco, connu comme le « caudillo ». 63. D. Donadieu-Rigaut, Penser en images les ordres religieux, xiie-xve siècles, Paris, Éditions Arguments, 2005, p. 258. Sur la symbolique ecclésiale de la vigne : J. Daniélou, Les symboles chrétiens primitifs, Paris, Seuil, 1961, p. 33-48. Pour les occurrences bibliques de ce thème, voir l’article « Église » de Robert Brunet, dans le Dictionnaire de Spiritualité ascétique et mystique, IV/1, 1960, Paris, Beauchesne, col. 384-400.
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Chapitre ii pents » qui envahissent la vigne du Seigneur 64. Le cep de vigne est le principe de la diffusion de l’ordre qui, en s’implantant, éradique la mauvaise herbe de l’hérésie. Si la vigne dominicaine emplit, en croissant, un édifice maçonné, siège du fondateur de la règle 65, le bâti de sarments où la Vierge a choisi d’apparaître se confond avec le château maure, converti en chapelle. Dans l’imaginaire chrétien du Moyen Âge, la vigne dominicaine, en relation à l’arbre de vie, exprime la restauration de l’ordre initial perverti par le péché adamique 66 ; dans l’histoire légendaire de El Grado, la Vierge de la Vigne déploie le temps eschatologique de la Rédemption dont la croisade contre les Maures est l’un des épisodes. Ici, la reconquête chrétienne se caractérise comme une opération de reconversion de l’espace. La prise de pouvoir de Joaquim Parisio, inaugurée par la réhabilitation de lieux profanés par les Républicains, est lue à la lumière de cet épisode légendaire. Dans la perception des habitants de El Grado, l’ermitage, cette construction du xviie siècle, restaurée par le maire de l’Opus Dei, est le vestige du château maure converti en chapelle chrétienne à l’époque de la Reconquista. Depuis 1996, la représentation de la Morisma sur son parvis authentifie – selon un mécanisme que nous avions déjà remarqué à Aínsa – cette légende de fondation, tout en l’actualisant. En 2004, nous étions les spectateurs de cette pièce de théâtre 67. VI. La Vierge de la Vigne 9 septembre 2004, dernier jour des fêtes qui ont commencé le 8 septembre en l’honneur de la Vierge. À l’intérieur de l’ermitage, des femmes scandent la messe par des chants en chœur. Les hommes patientent à l’extérieur, s’abritant à l’ombre des arbres, pendant que les jeunes s’affairent à la préparation de la représentation. Il leur revient de donner corps à la tradition, de l’incarner et de la ranimer. Les jeunes gens s’apprêtent à former les rangs des deux groupes qui vont s’affronter sur le parvis de l’église. Chacun d’entre eux brandira un bâton surmonté d’une tête de Maure ou de Chrétien. Les jeunes filles se préparent à la tâche qui leur a été assignée : accrocher l’étendard de la Madone sur la façade de l’église. Les organisateurs auraient préféré faire apparaître l’image mariale qui trône au-dessus de l’autel, cette Vierge à l’enfant habillée en blanc, du même modèle que les Vierges façonnées en Espagne après la guerre civile, pour consacrer le retour du christianisme comme religion d’État 68. Mais « il y a eu un problème ». Le curé n’a pas cédé la « véritable image » pour la représentation : « Elle est trop fragile… elle risque de se casser… ». L’icône restera enfermée dans sa niche et c’est sa « copie » qui sortira de l’église à la fin de l’office pour être placée sur le côté du parvis qui deviendra,
64. D. Donadieu-Rigaut, Penser en images, op. cit., p. 282. 65. Ibid., p. 291. 66. Ibid., p. 306. 67. J’ai assisté à la Morisma de El Grado avec José María Lacoma, l’ancien directeur artistique de la Morisma de Aínsa. Je saisis cette occasion pour le remercier vivement de m’avoir fait découvrir cette théâtralisation, me permettant ainsi d’élargir le cadre comparatiste de mon terrain. 68. Il s’agit de Vierges de petites dimensions qui n’ont pas de corps sculpté, mais un simple bâti de bois recouvert d’une cape. La Vierge de El Grado a été réalisée à Olot, village de la province de Gerona spécialisé dans la fabrication des statues de saints.
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Les conversions du Maure aussitôt, une scène théâtrale 69. Comment concilier l’athéisme proclamé du metteur en scène avec sa présence dans un acte religieux ? « La Morisma se fait à l’extérieur de l’église et moi je tourne le dos à la Vierge », coupe court Paco. Pour le directeur des Tiriteros, la Vierge n’est qu’une marionnette parmi d’autres : « Puisque le mot romain “marionnette” signifie “petite marie, petite Vierge” et qu’il faut lui donner la vie comme à une marionnette : c’est le pouvoir des images ! » Vierges, Maures et Chrétiens sont autant de personnages des spectacles de rue organisés par sa troupe théâtrale. Pour cette Morisma, Paco a demandé à son frère de commander l’armée maure, arborant une tête enturbannée de Turc. Si Joaquim dirige le conseil municipal de El Grado, c’est son frère jumeau qui tient les ficelles des Tiriteros. Des ménestrels commencent à jouer de la flûte et du tambour afin d’annoncer l’entrée de Paco. Lorsque tous les acteurs sont à leur place, les cloches retentissent et la Morisma démarre. Pour présenter la pièce, le metteur en scène sort un parchemin de sa poche. Jouant le même rôle que le Narrateur de la Morisma de Aínsa, il commence à apostropher les spectateurs 70 : À tous ceux, ici présents, / Qui veulent m’écouter : / Avant de commencer à parler / Je voudrais saluer / Tous les habitants de Lo Grau. / Tous ceux qui sont nés dans cette ville / Ou en n’importe quel endroit, / Parents, descendants / Et tous les étrangers, / Soyez tous les bienvenus / Et tous ensemble commémorez / La fête qui se célèbre / Depuis un temps immémorial 71.
La « commémoration », on l’a déjà constaté à Aínsa, est une catégorie indigène mobilisée pour authentifier la fête du présent à travers un passé préalablement fabriqué. Mais comment une « tradition » inventée au milieu des années 1990 sur la base d’un texte datant de la seconde moitié du xixe siècle devient-elle « immémoriale » ? La référence à la Vierge est le premier gage d’ancestralité : « Nous voulons fêter / La Vierge de la Vigne / Suivant la tradition / Avec toute sa solennité » 72. Le caractère religieux des célébrations est aussi la source de leur irréfutable authenticité : Au milieu de notre fête / Qui est une fête véritable / Avec des fonctions religieuses / Et un orchestre pour danser / Ici nous sommes, une fois de plus / Comme toujours, réunis / Car la Vierge nous réclame / Lorsque le mois de septembre s’approche 73.
69. Bien souvent, en Espagne, les fidèles utilisent une copie de la Vierge pour les processions, le curé ne leur confiant pas la « véritable image » de peur qu’elle s’abîme pendant des rituels qui peuvent être assez violents. Il ne s’agit pas, uniquement, pour le clergé d’affirmer son pouvoir sur les images, mais aussi de faire face aux difficultés théologiques que pose l’utilisation d’images sacrées dans des fictions théâtrales. Nous développerons ce thème dans le chapitre vi. 70. Ce texte, en castillan à quelques exceptions près – comme Lo Grau pour El Grado – m’a été fourni par Francisco Parisio. Les vers n’y sont pas numérotés. 71. « A todos aquí presentes / que me quieran escuchar : / Antes de iniciar relato / Yo quisiera saludar / A los vecinos de Lo Grau. / Nacidos en esta villa / O en cualquier otro lugar, / Familiares, descendientes / Forasteros en general, / Sed [sic] todos muy bienvenidos / Y juntos conmemorad / La fiesta que se celebra / Desde tiempo inmemorial ». 72. « A la Virgen del Viñero / Le queremos festejar / Siguiendo la tradición / Con toda solemnidad ». 73. « En medio de nuestras fiestas / Que son fiestas de verdad / Con funciones religiosas / Y orquestas para bailar / Aquí estamos otra vez / Reunidos como siempre / Que la Virgen nos reclama / Ahora que llega Septiembre ».
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Chapitre ii L’initiative de cette agrégation festive revient à la Vierge. C’est en son nom et autour d’elle que tous les habitants de El Grado se trouvent unis, morts et vivants confondus : « Les autres n’ont pas pu être avec nous / Ils nous ont quittés pour toujours. / Puisse la Vierge dans le Ciel / Les garder toujours à côté d’elle ! » 74 Pense-t-on, aussi, à ceux qui ont péri pendant la guerre de 1936-1939 ? Si les commémorations des morts de la guerre civile assument un caractère polémique, car elles impliquent la désignation d’un bourreau qui fait partie de la même société que la victime, la célébration de la Vierge de la Vigne, tout en revenant sur ce passé traumatique, produit l’« affrèrement » des survivants : Mais, aujourd’hui, le 9 septembre / C’est un jour très important / Parce que tout le monde se réunit / Et vient honorer la Vierge. / Cette vigne du vignoble / Est une vigne très particulière. / Cette année, elle nous donnera du vin / Pour nous convier tous. / Après nous mangerons ensemble / Comme des frères, vraiment 75 !
La pièce représentée a été versifiée par Francisco Parisio selon le modèle de la Morisma de Aínsa et, plus en général, de la mojiganga aragonaise, avec une partie immuable – ici, le début et la fin – et une partie qui change d’une année sur l’autre – ici, le cœur du texte. D’emblée, le présentateur énonce la règle du jeu : on abordera les arguments les plus fâcheux, mais gare à ceux qui se fâcheraient ! Avant d’armer la Morisma / Nous allons raconter des histoires / C’est une chose très amusante / Que personne ne se fâche pour rien. / Et si quelqu’un se fâche / À cause de ce qu’il pourrait entendre / Qu’il ne se presse pas, parce que l’année d’après / Je vais le lui répéter 76.
Cette parole est possible parce qu’impersonnelle et projetée dans le passé : Tous les couplets que vous entendrez / Ne sortent pas de ma tête : / L’un c’est une jeune fille qui me l’a dit, / L’autre c’est une vieille femme qui me l’a raconté. / De cet ermitage aimé, / Contemplons le passé / Les choses qui sont arrivées / Dans les parages de El Grado 77.
Ainsi peut-on parler du présent le déguisant en passé, de même que l’on peut parler du passé récent sous le couvert du mythe. Après cet intermède où l’on célèbre aussi les naissances de l’année 78, mêlant la chronique et l’histoire, l’acte crucial de la Morisma est l’apparition de la Virgen del Viñero. Une jeune fille célibataire, « qui doit être vierge », grimpe sur une tour humaine jusqu’à la rosace de l’église
74. « Otros no han podido estar / Para siempre nos dejaron / En el cielo nuestra Virgen / Los tenga siempre a su lado ». 75. « Pero hoy que es día nueve / Es un día muy especial / Pues todo el pueblo se junta / Y a la Virgen viene a honrar. / Esta viña del Viñero / Es viña muy singular. / Este año dará vino / Para todos convidar. / ¡ Después comeremos unidos, / Hermanados de verdad ! » 76. « Antes de armar la Morisma / Vamos a contar charradas / Es cosa bien divertida / Nadie se enfade por nada / Y si alguno se enfadare / Por lo que pudiera oir / No se apure que otro año / Se lo puedo repetir ». 77. « Todas las coplas que oirán / No salen de mi cabeza : / Unas las dijo una joven, / Otras las charró una vieja. / Desde esta ermita querida / Contemplamos el pasado / Las cosas que han ocurrido / En el paraje de El Grado ». 78. « Ana ha tenido un crío / Ha venido adelantado / Dios se lo críe bien fuerte / Y que se quede en El Grado. » « Ana a eu un enfant. / Il est venu tout de suite. / Que Dieu le fasse grandir bien fort / Et qu’il reste à El Grado. » — Rappelons que El Grado est un village en voie de dépeuplement.
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Les conversions du Maure et, perchée sur les épaules d’un Chrétien, place l’étendard de la Vierge au-dessus de la croix sculptée sur le portail de l’église : « La jeune fille qui est levée là-haut / Remarque que sa main tremble / Parce que du drap qu’elle sort / Elle entend parler la Vierge » 79. La cloche de l’ermitage retentit, puis c’est la « Voix de la Vierge » qui résonne. « Que ceux de El Grado et de l’armée moresque / Cessent tout de suite de combattre / Car moi, je vous bénis tous / Si vous tous vous m’honorez. / Et que ce château maure / Devienne un ermitage pour prier » 80. Voici le message de la Vierge de la Vigne : cesser les hostilités 81 et transformer un fort militaire en lieu de prière et de communion, message aussitôt exaucé : « Et pour accomplir ce vœu / Et fêter ces actes / Ils ont construit un ermitage / Sans se faire attendre » 82. La vigne, transformée en Église de la nouvelle alliance, unira les Maures et les chrétiens, les riches et les pauvres : « Des vignobles qu’elle possède / Tous boiront le vin / Et, aux pauvres, du pain bénit, / En offrande de charité » 83. Pain et vin sont les aliments de l’union restaurée. Entre futur et passé, temps de l’utopie, la concorde emploie le langage de l’eucharistie, et la Vierge-vigne prend la place du Christ : Ainsi cessèrent les batailles / Et chuta la mortalité. / Les paysans sont venus / Ce jour-là, faire les vendanges / Les plus belles grappes / Les donneront à la Vierge. / De ce raisin si beau / Que les jeunes vont presser / Va sortir le premier moût / Pour boire en fraternité 84.
À Aínsa, l’alcool – brûlé pour atténuer les différences entre chrétiens et musulmans – est la boisson du « Baptême du Maure », cérémonie qui intervient à la fin du cycle festif pour parfaire la « conversion » annoncée dans la pièce et dans les gestes de réconciliation amorcés tout au long de la journée. À El Grado, le « sang du Christ » est au centre d’un rituel de pacification : « Que le vin soit la joie ! / Que le vin apporte la paix ! / Que nous unissions nos vies / Dans ce lieu saint ! » 85. Suite à cette invocation, les jeunes filles écrasent le raisin de leurs pieds et les Maures goûtent au nectar interdit.
79. « La moza que está allí alzada / Nota su mano temblar / Pues en un paño que saca / Siente a la Virgen charrar ». 80. « Los de Lo Grau y la morisca / Cesen ya de pelear / Que yo a todos bendigo, / Si todos me han de honrar. /Pues este castillo moro / Será ermita de rezar ». 81. On peut comparer le souhait exprimé par la Vierge de la Vigne au message de paix délivré par la Vierge de Medjougorie, en Bosnie-Herzégovine, dans une zone de guerre entre Serbes, Croates et musulmans : « Elle (la Vierge à Ivanka, l’un des voyants) a ajouté que les gens devaient se réconcilier, que le monde entier devait être réconcilié », cité par É. Claverie, Les guerres de la Vierge. Une anthropologie des apparitions, Paris, Gallimard, 2003, p. 118. 82. « Y por cumplir la promesa / Y estos actos festejar / Una ermita han construido / Sin hacerse de esperar ». 83. « De los viñeros que tiene, / Todos vino beberán / Y a los pobres pan bendito / Usequiais por caridad ». Autrefois, la charité était une pratique intégrée dans les fêtes de Moros y Cristianos. Des distributions de pain et de nourriture aux pauvres, associées aux Maures et aux morts, se déroulaient aussi dans les fêtes de Zujar. Nous y reviendrons dans le chapitre vi. 84. « Ya cesaron las batallas / Acabó la mortaldad. / Labradoras que venían / Ese día a vendimiar / Los carrazos más cumplidos / A la Virgen van a dar. / De esas uvas tan hermosas / Que los mozos pisarán / Saldrá el mosto primero / Para beber en hermandad. » 85. « ¡ Que el vino sea alegría ! / ¡ Que el vino traiga la paz ! / ¡ Que hermanemos nuestras vidas / En este santo lugar ! »
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Chapitre ii Les chroniques racontent, / Celles qui parlent de notre coin, / Que cet acte se faisait / Dans les temps anciens, / Célébrant de cette manière / La victoire singulière / Que les chrétiens ont obtenu / À une époque immémoriale / Avec l’aide de la Vierge / Contre les forces de l’Islam 86.
Le Narrateur récapitule son récit, invitant le spectateur à en repérer le sens : « Prêtez bien attention / Que l’histoire que vous allez voir / Recèle une leçon cachée » 87. La manipulation du passé est une opération bien consciente : « Mais en la représentant / Nous ne saurons oublier / Qu’au lieu des affrontements / Nous voulons de la solidarité » 88. Fini le temps de la guerre, de toutes les guerres, la Morisma doit inaugurer une époque de paix : Les valeurs changent / Et aujourd’hui, nous tenons pour vrai / Que ce que l’histoire raconte / Appartient à une autre époque / Et que le temps des batailles / Des conquêtes et des guerres / Entre les Maures et les chrétiens / N’est rien de plus qu’un souvenir 89.
Une fois délivrée cette « leçon », le Narrateur prend congé du public et, tout comme à Aínsa, l’invite à participer aux actes qui vont prolonger la représentation : « Comme cela déjà s’achève, / Restez ici, moi, je m’en vais / Si quelqu’un m’a reconnu / Qu’il ne dise à personne qui je suis. / Finissez bien la fête / Mangez en fraternité / Et venez chaque année / Honorer ce lieu » 90. Un hourra final est destiné à emporter l’adhésion de tous les spectateurs qui, devenant les acteurs du jeu théâtral, répètent en chœur : « ¡ Viva la Virgen del Viñero ! », « Vive la Vierge de la Vigne ! » Puis, la ronde commence : « Dansez la danse de la fête / Qui est une danse véritable. / Prenez-vous tous par la main / Que la ronde de la vie tourne / Que tourne la liberté / Que cesse toute guerre / Que règne pour toujours la paix ! » 91 Ces mots se poursuivent par des actions : les Maures et les Chrétiens se prennent par la main, avant d’entraîner le public dans leur danse circulaire 92. La Vierge reste à l’extérieur de la ronde qui tourne autour de la cuve remplie de grappes de raisin, tout comme le fondateur de la règle franciscaine, dans la figuration qu’en donne Fra Angelico, se tient en dehors des volutes végétales de la vigne « dans la mesure où il en est le point de départ » 93. Torta y vino, gâteau et vin, préalablement
86. « Cuentan las crónicas / Que hablan de nuestro lugar / Que este acto ya se hacía / En tiempos de antis mas, / Celebrando de esta forma / La victoria singular / Que lograron los cristianos / En época inmemorial / Con la ayuda de la Virgen / Ante fuerzas del Islam. » 87. « Presten pues buena atención / Que la historia que verán, / Lleva escondida lección. » 88. « Pero al representarla / No podemos olvidar / Que en vez de enfrentamiento / Queremos solidaridad. » 89. « Van cambiando los valores / Y hoy tenemos por verdad / Que lo que cuenta la Historia / Pertenece a otra Edad / Y que el tiempo de batallas / De conquista y guerrear / Entre Moros y Cristianos / Es recuerdo y nada más. » 90. « Como esto ya se acaba, / Aquí os quedáis, yo me voy / Si alguno me ha conocido / Que no diga a nadie quien soy / Que rematéis bien la fiesta / Que comáis en Hermandad / Que vengáis todos los años / A honrar este lugar. » 91. « ¡ Bailad el baile de la fiesta / Que es un baile de verdad ! / ¡ Coged os todos las manos / Danzando en buena hermandad ! / ¡ Que gire el corro y la vida ! / ¡ Que gire la libertad ! / ¡ Que cese toda batalla ! / ¡ Que reine siempre la paz ! » 92. Danza circular, ainsi définit-on cette ronde annoncée dans le texte de la Morisma de Lo Grau. 93. D. Donadieu-Rigaut, Penser en images, op. cit, p. 302.
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Les conversions du Maure bénis par le curé, sont distribués à tous les présents qui commentent, sans hésiter : « C’est la communion ! » 94 Un repas clôture cette journée de fête, consommé collectivement sur l’esplanade verte qui borde la place. Tous ceux qui le souhaitent peuvent s’y joindre. Pour le prix « symbolique » de trois euros, ils pourront déguster un guisao de ternera, une daube de bœuf, bien arrosée du vin local. Certains expliquent ce déjeuner par l’histoire : « Nous avons vaincu les Maures loyalement. Nous avons combattu contre eux et, après, nous sommes allés manger tous ensemble ». D’autres par la tradition : « Ce repas reprend la coutume médiévale de distribuer du pain après la messe… » Bien plus qu’allier les Maures et les Chrétiens, bien plus que rapprocher les riches et les pauvres, cette agape réunit, de nos jours, les autorités politiques de la région. Le maire d’Estadilla, le maire d’Azara, tous les deux socialistes, sont assis à côté du maire d’Olvena, du parti populaire. Partager de la nourriture et du vin, c’est être amis, être frères. Cette atmosphère familiale ne fait que s’intensifier lorsque les femmes de El Grado apportent des gâteaux faits maison pour les partager parmi les convives. La référence aux conflits passés n’est pas évitée, bien au contraire, mais c’est pour souligner le nouveau climat de l’Espagne démocratique, où des hommes d’opinions politiques opposées peuvent s’asseoir à la même table. VII. Utopies festives Les usages politiques du passé 95 se poursuivent dans les autres régions espagnoles qui célèbrent les fêtes de « Maures et Chrétiens ». En Andalousie, où la réinvention de Vierges cachées pendant la guerre civile a ressoudé des communautés déchirées. Dans le pays valencien, où les revendications régionalistes, bâillonnées pendant la dictature, s’expriment dans des performances théâtrales – les « ambassades burlesques » – déclamées en valencien. Mais l’histoire est un territoire fréquenté, aussi, en dehors du temps festif. Lorsque les festeros valenciens vont à la rencontre du passé maure hors de leur région, traquant ses vestiges dans l’ancien royaume de El-Andalus, ils y trouvent à nouveau ce qu’ils cherchent : l’image idéalisée du dialogue entre les deux religions. Voici comment les « Maures de Biar » relatent leur voyage à l’Alhambra, où ils se sont promenés revêtus de leurs costumes de fête, comme si ce monument était une machine à remonter le temps : « Pendant que l’Europe était soumise à la barbarie des guerres religieuses et dynastiques, notre terre maure était un paradis de paix… » 96. « Notre terre maure », cette oasis de tolérance qui s’érige en modèle pour l’Europe, s’oppose aussi bien à l’Espagne du passé qu’à celle d’aujourd’hui. Les revues des fêtes publiées dans les villes et villages valenciens 97 amplifient cette vision édulcorée du passé. Appelés à légitimer la tradition, les érudits locaux, chaînons essentiels de ce mécanisme de
94. Rappelons que dans la tradition chrétienne, en tant que principe de la fraternitas des moines, la vigne est aussi la source mystique de l’« affrèrement » des citoyens et que la vigne dominicaine est en relation avec le sacrifice du Christ : D. Donadieu-Rigaut, ibid, p. 306. 95. Je reprends ici le titre de l’ouvrage de F. Hartog et J. Revel (dir.), Les usages politiques du passé, Paris, Éditions de l’EHESS, 2001. Cette problématique sera amplement développée dans le chapitre iii. 96. Revue de Biar 1996, cité par D. Blanc, op. cit., p. 122. Le texte original est en valencien. 97. Elles font l’objet de l’article de D. Blanc, ibid., p. 115-134.
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Chapitre ii production d’une utopie historique qu’est la fête, privilégient une version de l’histoire qui atténue les conflits au profit d’une sorte de « fraternité » de terre, sinon de « sang », entre les Maures et les chrétiens. Pour appuyer cette thèse, l’on pourra alors relever l’attitude conciliante de Jaume I envers les musulmans. De même que les Templiers, argue-t-on, ordre militaire dont il faisait partie, ce Roi Chrétien cherchait la négociation plus que l’affrontement, l’entente plus que le heurt des civilisations. Cette légende du roi templier tolérant et respectueux envers les deux religions occulte le rapport de forces entre les conquérants et les populations soumises, oubliant que le même roi, trois ans après la conquête de ce qui deviendra le « royaume de Valence », promulguera un décret d’expulsion des Maures 98. La même fabrication d’une histoire utopique se poursuit en Sicile, autour de la période arabo-normande, évoquée comme un âge d’or où trois cultures, trois religions – musulmane, juive et chrétienne – se sont côtoyées et mutuellement enrichies sous l’égide de rois normands très éclairés. À Palerme, dans les années 1990, lorsque l’attaque de la mafia contre l’État atteint son acmé, suscitant une confrontation tellement violente qu’on la compare – dans la presse, dans la littérature de divulgation et dans les discours courants – à une « guerre civile », cette époque de cohabitation pacifique a été réactivée par le maire Leoluca Orlando à travers plusieurs initiatives : une production historiographique, des interventions patrimoniales et une politique festive qui revêt un culte religieux d’une signification politique. Sainte Rosalie de Palerme, celle qui libéra la ville de la peste, devient ainsi l’emblème de la volonté d’une cité unie de combattre les mafieux. Puisque ces derniers, par des glissements de sens que nous analyserons dans le chapitre suivant, sont associés aux Maures, notre enquête se poursuivra dans cette nouvelle périphérie de l’Europe chrétienne transfigurant l’ennemi politique en adversaire religieux. La nouvelle impulsion donnée au Festino di Santa Rosalia par le maire de Palerme, Leoluca Orlando, nous montrera comment une forme ancienne peut être revitalisée par des contenus actuels. Mais, en examinant les réjouissances du passé, l’on pourra se demander si ce n’est pas le propre d’une tradition que d’être un système sémantique ouvert, à la fois polysémique et mouvant dans le temps. Loin d’être un phénomène spontané, la reprise d’une coutume suppose une orchestration et des enjeux – politiques dans le cas présent – que j’essaierai de dégager. La manipulation des symboles festifs par les acteurs du rite me conduira non seulement à explorer la symbolique du pouvoir, mais aussi à questionner le pouvoir du symbolique. Ce pouvoir s’exerce parfois de manière inattendue, et l’on verra comment ces symboles peuvent échapper à ceux-là mêmes qui croient s’en servir et prétendent les asservir. Si la force d’une métaphore réside dans la possibilité de l’expérimenter, sa faiblesse peut se manifester lorsqu’elle est soumise à l’épreuve du réel. C’est ainsi que la relance d’une tradition révélera son côté factice et, par là même, l’artifice du pouvoir.
98. Je reprends ici l’analyse de D. Blanc, ibid., p. 120.
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Chapitre III La fabrique de l’histoire
Quelles sont les conditions politiques qui rendent possible un certain type de discours sur le passé ? Comment une société produit-elle un récit historique ? Quels sont les modes d’articulation entre passé, présent et futur ? Nous tâcherons de répondre à ces questions à travers un terrain qui permet d’étudier l’histoire comme pratique. Pendant la période où Leoluca Orlando a été maire de Palerme, entre 1993 et 2000, l’histoire de la ville a été réécrite. Cette réécriture a pris deux formes complémentaires donnant lieu, d’un côté, à la confection d’une historiographie privilégiant l’époque arabo-musulmane comme objet d’intérêt scientifique et patrimonial, de l’autre, à la mise en scène festive d’un passé raccourcissant singulièrement la distance entre mythe et histoire. Quelles conjonctures du présent ontelles rendu possibles, voire nécessaires, ces modelages du passé situant le Maure au commencement ? Et qu’est-ce qui motive la mobilisation de cette figure dans la nouvelle phase de recomposition de l’identité locale, après l’ébranlement provoqué dans la société par l’agression mafieuse ? Pendant le mandat d’Orlando, la vie des saints patrons de la ville a été, elle aussi, réécrite. Quel est le lien précis entre ce renouveau d’intérêt pour l’hagiographie et l’action du maire anti-mafia qui procédait, au même moment, à un transfert de sacralité de la sphère religieuse à la sphère politique ? Si le savoir des historiens a été utilisé pour légitimer le pouvoir, ce pouvoir est-il à même de contrôler entièrement la chaîne du savoir et les façonnages symboliques du passé ? Lorsqu’on suit de près les différentes phases de la fabrique de l’histoire, à partir de la définition des principes d’investigation jusqu’à l’écriture, le rôle légitimant des pratiques historiennes n’est pas aussi évident qu’on le supposerait. Le présent devient une surface opaque à partir du moment où le passé est mis en avant. Si le passé reconstruit par les historiens est autre par rapport à l’histoire, exemplaire et mythique, représentée sur la place publique à l’occasion de la fête, c’est à l’ethnologue, moyennant la notion d’usages du passé, de procéder au démontage de ses techniques de production pour découvrir à quel moment et par quels moyens une reconstruction de ce qui a pu se passer est devenue une indication sur ce qui allait se passer. Manière de poursuivre la réflexion sur la tradition comme dispositif permettant d’articuler différents ordres d’historicité que nous avons entamée dans le précédent chapitre, tout en l’enrichissant d’une dimension plus proprement politique. I. Le métissage méditerranéen 1 La production politique d’un récit signifiant implique un travail de sélection et de recomposition pour ajuster le passé au présent souhaité. Cette opération de requalification est nécessaire lorsqu’on a recours à la notion de « métissage », qui oblige à des allers-retours incessants entre histoire ancienne et destin à venir.
1. Ce thème est au cœur de mon article : « Usages et mésusages du métissage : les Arabes à Palerme », dans J. Dakhlia (dir.), Langues en mélange dans l’histoire du Maghreb, Paris, Maisonneuve et Larose, 2003, p. 113-141.
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Chapitre iii Cette notion, forgée pour rendre compte des mondes créoles en contexte colonial et post-colonial, est-elle opératoire dans l’espace méditerranéen ? Qu’est-ce, au juste, que ce « métissage méditerranéen » dont le maire anti-mafia, lisant dans le passé « métis » de la Sicile « l’avenir déjà advenu à faire advenir » 2, vante tant les mérites ? Et qu’est-ce qui motive sa mobilisation dans la nouvelle phase de recomposition de l’identité locale, après l’ébranlement provoqué dans la société par l’agression mafieuse ? Une myriade de races et de civilisations sont passées par l’île sans jamais trouver d’amalgame, de fusion, de composition possible, mais en laissant, chacune, ses signes, ici et là, différents, distincts les uns des autres et toujours en conflit : d’où, peut-être, tout le malaise, tout le malheur historique de la Sicile et la difficulté d’être originaire de cette île, l’égarement du Sicilien, sa quête perpétuelle d’identité 3.
Écrivains, historiens, géographes et voyageurs ont insisté sur le caractère composite de la Sicile et de son chef-lieu, Palerme. La juxtaposition des cultures qui s’y sont rencontrées – la grecque, la romaine, l’arabe, la normande… – a fait, au cours des siècles, de cette île et de cette ville méditerranéennes une sorte de patchwork de peuples, de langues et de religions, alors que le mélange d’éléments provenant de cultures différentes a donné lieu à des formes artistiques hétéroclites tel « l’art arabo-normand ». Mais c’est seulement à la fin du xxe siècle que la notion de « métissage » fait son apparition, aussi bien dans les publications scientifiques que dans la presse, non seulement pour évoquer la coexistence de plusieurs ethnies pendant la période de l’occupation arabe et normande, mais aussi, dans un va-etvient entre passé et présent, pour décrire les phénomènes de cohabitation ethnique de la Palerme d’aujourd’hui. Ce terme, « qui a fini par désigner tous les phénomènes de mélange et de fusion affectant la réalité sociale » 4, est intervenu à un moment précis de l’histoire récente de Palerme : à la fin du mandat de Leoluca Orlando. Si le métissage, qui apparaît comme un trait constitutif de la laborieuse identité sicilienne, « n’existe que par rapport aux discours tenus sur cette notion même » 5, il importe de définir leurs conditions d’énonciation. Ceci nous conduira à écouter tous les acteurs sociaux – les représentants des institutions qui les émettent, les intellectuels et les médias qui leur font écho, les gens de la rue qui les reçoivent et les élaborent à leur tour – et de repérer les niveaux d’interaction entre ces différents propos. C’est ainsi que, travaillant sur les Arabes à Palerme, notre attention se déportera des populations d’origine arabe habitant actuellement dans le chef-lieu sicilien à la part arabe de Palerme dans l’imaginaire des Palermitains eux-mêmes. Si l’essentiel de l’héritage linguistique arabe a disparu au xve siècle 6, la toponymie arabophone de certains quartiers palermitains rappelle encore la présence des anciens conquérants, suscitant un discours identitaire que je me suis attachée à recueillir. L’étymologie de dérivation arabe de quelques lieux emblématiques de la ville est encore connue, voire revendiquée par ceux qui les habitent comme le signe d’une
2. La formule est de Michelet, reprise par F. Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, 2003, p. 158 3. V. Consolo, Di qua dal faro, Milan, Arnoldo Mondadori, 1999, p. 10. 4. J.-L. Bonniol (dir.), Paradoxes du métissage, Paris, CTHS, 2001, p. 9. 5. F. Laplantine – A. Nouss, Le métissage, Paris, Flammarion, 1997, p. 8. 6. H. Bresc, Politique et société en Sicile. xiie-xve siècles, Aldershot, Variorum, 1990, p. 243.
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La fabrique de l’histoire appartenance à laquelle il faut restituer ses multiples significations. Ce passé arabe, assoupi dans les voûtes, les lignes et les formes rappelant l’islam, a été récemment réveillé par des initiatives patrimoniales du conseil municipal. L’on doit à Orlando d’avoir revalorisé, pendant son mandat (1993-2000), les monuments « arabo-normands » et de les avoir réintégrés dans le patrimoine urbain. Quel sens donner à ce regain d’intérêt du pouvoir local pour les vestiges des Arabes à Palerme, alors même que, parallèlement, la figure du Maure s’imposait au sein des réjouissances vouées à la sainte patronne comme image d’un ennemi ancien préfigurant l’agresseur contemporain, le mafieux ? La fête patronale se célèbre en l’honneur de sainte Rosalie. Cependant, Leoluca Orlando a ressuscité, à partir de 1998, la figure de saint Benoît le Maure, « patron noir de Palerme » 7 : « Afin de revenir, dit-il, à la vocation multiethnique et multiculturelle de la ville » 8. L’émergence de cette image de sainteté « noire », accompagnée par le recours constant à l’idée de « métissage méditerranéen », est à comprendre dans le contexte d’une stratégie politique dont j’essaierai de dégager les enjeux. Associé, tour à tour, au saint ou au mafieux, le Maure, ancêtre et ennemi à la fois, va ainsi nous révéler toute son ambivalence… II. Palerme métisse Cette ville, très belle et défaite, a depuis toujours été un creuset de civilisations et de cultures, de races et de langues, de raisons et de religions, de structures et d’ornements, d’harmonies et de folies. Palerme est la synthèse de l’île dont elle a été et est encore la capitale 9.
C’est pendant la période de l’occupation arabe, commencée en 826, lorsque Palerme, la Panormos grecque, la ville « tout port » 10 fondée autour des viiieviie siècles av. J.‑C. dans l’anse naturelle formée par deux rivières – le Papireto et le Kemonia – devient Balarm, la capitale du nouveau royaume arabe, qu’elle est parfois désignée du nom de Siqilliyyah – « Sicile », dont elle est la métonymie – d’autres fois, tout simplement, nommée al-Madîna, « la ville » par excellence. Selon l’écrivain Vincenzo Consolo, l’identité « métisse » de Palerme remonterait à cette époque. « Première grande ville cosmopolite du haut Moyen Âge », au xe siècle Palerme abrite une dense population d’Arabes, de Berbères, de Persans, de Noirs qui s’unissent aux Grecs, aux Latins, aux Lombards, aux juifs habitant dans l’île 11. L’arabisation de la Sicile se poursuit par une migration massive de l’Afrique : après les musulmans qui, hostiles à la dynastie ismaélienne et fidèles aux Abbassides, s’y réfugient en 909, c’est le tour des Berbères qutama, puis des Scythes. Convertie à l’islam à partir de 966-967, l’île parachève son « acculturation » en 1050 12.
7. Ainsi est défini San Benedetto il Moro dans l’Introduction d’un ouvrage écrit par deux universitaires et édité par la mairie de Palerme : G. Fiume – M. Modica (dir.), San Benedetto il Moro. Santità, agiografia e primi processi di canonizzazione, Palerme, Biblioteca Comunale, 1998. 8. Discours prononcé par le maire lors d’une conférence de presse à la veille de la fête patronale de l’an 2000. 9. V. Consolo, « Palerme très belle et défaite », dans T. Fabre – D. Puccio (dir.), La Pensée de Midi 8 (2002), Retrouver Palerme, p. 106-109 : 107. 10. Du grec Pan-Ormos. 11. V. Consolo, « Palerme », op. cit., p. 108. 12. H. Bresc, Politique, op. cit., p. 244-258 et H. Bresc – G. Bresc-Bautier (dir.), Palerme, 1070-1492. Mosaïque de peuples, nation rebelle : la naissance violente de l’identité sicilienne, Paris 1993, p. 27-40.
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Chapitre iii Consolo insiste sur le « syncrétisme miraculeux des cultures ». Palerme, « porte de l’Orient », étape du pèlerinage à la Mecque, est « la ville aux trois cents mosquées, aux très nombreux bains publics, aux souks bondés de monde » 13. L’État arabe s’effondre en quelques années. Balarm tombe, en 1071, suite à l’assaut des Normands. Bien que les manifestations du culte soient plus discrètes, la religion de Mahomet se maintient au sein de nombreuses mosquées et des écoles coraniques qui émaillent la ville 14. Vincenzo Consolo évoque le climat de « tolérance » qui régnait encore au temps des « très éclairés premiers rois normands » 15. Le mot « métissage » revient sous la plume de l’historien Pierre Aubé, à propos du royaume de Roger II. Le chef-lieu sicilien est, affirme-t-il : Au cœur d’un gigantesque empire commercial où se négocient les produits les plus divers venus de l’Orient extrême ou, par le Maghreb, de l’Afrique subsaharienne […] S’y déploie, dans une harmonie et un faste sans précédent, le mariage de l’Orient et de l’Occident 16.
L’arabisation et l’islamisation de l’île se poursuivent pendant la domination normande. Mais le rapport de forces se renverse avec l’immigration des chrétiens latins, par l’intermédiaire de l’Église grecque, et grâce à l’action des intellectuels convertis de la cour de Roger II. Affaiblie à cause des guerres intestines, la communauté musulmane se disperse, son dernier noyau étant déporté à Lucera (Pouilles), entre 1223 et 1240. À l’époque de Frédéric II, le paysage ethnique de la Sicile et de Palerme est entièrement remodelé et l’unification chrétienne de l’île est atteinte. Ce sera alors aux juifs du Gharb, fortement arabisés, à peine arrivés en Sicile, d’assurer la défense de l’héritage culturel arabe jusqu’à la fin du xve siècle. Une seule petite communauté musulmane se maintient encore quand, dans l’atmosphère eschatologique de la prise de Grenade (1492), les rois chrétiens de Séville décident d’expulser les groupes non-chrétiens de l’île 17. À la lecture de cette historiographie, quelques remarques s’imposent. Tout d’abord, l’histoire de la Sicile a été volontiers associée à « cet âge d’or », à « cette époque véritablement unique d’équilibre athénien, de grande civilisation cosmopolite […] au cours de laquelle se forme la manière d’être des Siciliens » 18, laissant dans l’ombre d’autres périodes comme l’ère gréco-romaine ou l’âge des Phéniciens. Aussi l’apport des Arabes a-t-il été privilégié en dépit d’autres cultures également présentes dans l’île au xie siècle, telle la grecque-byzantine 19. Par conséquent, le terme de « métissage méditerranéen » renvoie à une logique binaire, alors que l’histoire est faite de triades : arabo-normand-byzantin, chrétien-musulman-juif. Ce choix historiographique ne fait que prolonger une longue tradition rattachant la Sicile et son chef-lieu à l’Afrique et à la rive occidentale de la Méditerranée.
13. V. Consolo, « Palerme », op. cit., p. 109. 14. H. Bresc – G. Bresc-Bautier (dir.), Palerme, op. cit., p. 47. 15. V. Consolo, « Palerme », op. cit., p. 109. 16. P. Aubé, « Roger II de Sicile. Un Normand en Méditerranée », dans T. Fabre – D. Puccio (dir.), Retrouver Palerme, op. cit., p. 117. 17. H. Bresc, Politique, op. cit., p. 244-258, et H. Bresc – G. Bresc-Bautier (dir.), Palerme, op. cit., p. 27-40. 18. V. Consolo, « Palerme », op. cit., p. 108-109. 19. A. Nef, « Palerme arabo-normande : de la ville absente à la ville mythique », dans T. Fabre – D. Puccio (dir.), Retrouver Palerme, op. cit., p. 111.
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La fabrique de l’histoire Déjà au xe siècle, le géographe ‘Ibn Hawqal, l’une des rares sources disponibles sur la Palerme islamique, avait écrit : « Je ne sais pas si le papyrus d’Égypte a sur terre d’autres compagnons que celui de Sicile ». Cette plante qui poussait sur les berges de l’une des deux rivières qui traversaient Palerme, lui a donné son nom de Papireto. Certains poètes siciliens des xve et xvie siècles avancèrent l’hypothèse extravagante qu’elle recevait ses eaux directement du Nil, à travers des voies souterraines. L’un d’eux, Antonio Veneziano, le fait dire à la rivière elle-même : « Je tire mes origines du Nil, ainsi que mon nom de papyrus, et moi qui étais vague de la mer, je suis à présent cours d’eau terrestre ». Non seulement les eaux lentes et riches en limon du Papireto étaient tenues pour responsables de la croissance des herbes égyptiennes, mais aussi de l’existence sur ses rivages des amphibies du Nil, ces crocodiles que l’on retrouve immortalisés dans les épiceries de Palerme, à côté des serpents embaumés et empaillés. Dans la « boutique du Crocodile », rue de l’Argenteria Nuova, l’un de ces reptiles était exposé aux yeux des visiteurs. Les érudits ne trouvèrent d’autre explication, pour justifier son embarrassante présence, que celle d’un œuf couvé dans les eaux du Papireto mais provenant du Nil à travers des chemins mystérieux 20. Ainsi, en remontant aux sources de cette rivière, elle-même à l’origine de la ville, on atteint les côtes de l’Afrique du Nord. La littérature du xixe siècle ne cesse d’évoquer cet imaginaire : « La Sicile est pour moi l’annonce de l’Asie ou de l’Afrique, et le fait de se trouver dans ce merveilleux centre, où convergent tant de rayons de l’histoire universelle, n’est pas peu de chose », dit Goethe 21. Les mêmes continents, l’asiatique et l’africain, apparaissent au détour des chemins qui mènent dans les marchés de Palerme, lorsqu’on suit le fil des étymologies, savantes et populaires, des toponymes arabophones des quartiers palermitains. III. Palerme arabe Les voyageurs en visite à Palerme au début du siècle ont souvent remarqué la forte ressemblance entre les marchés du chef-lieu sicilien et ceux des villes d’Afrique du Nord : Tanger, Alger, Tunis… L’Américain William Paton note que les bazars qui s’entassent dans certaines ruelles palermitaines ressemblent à des souks maghrébins par leurs couleurs, leurs odeurs, la manière d’exposer les marchandises à l’intérieur de corbeilles et de les protéger du soleil sous des parasols colorés, les cris des vendeurs, les façons de marchander des commerçants et de leurs clients… 22 On ne peut établir avec certitude une continuité entre les marchés qui surgissent aujourd’hui à Palerme et les anciens souks qui animaient les faubourgs situés hors les murs, entre les deux villes fortifiées : ‘al-Halqa, « l’Enceinte » construite en 830 par les conquérants, et ‘al-Khâlisa, « l’Élue » de la dynastie kalbide qui y installa son siège en 937. Mais si l’historienne Anneliese Nef regrette que, faute d’intérêt « réel » pour la Palerme islamique, la topographie urbaine des ixe, xe et xie siècles reste inconnue 23, l’ethnologue est interpellée par la concordance entre les impres-
20. Ces « curiosités » sont glanées dans l’œuvre de R. La Duca, Alla scoperta della tua città. Palermo ieri e oggi, Palerme, Edizioni e ristampe siciliane, 1979, p. 134-136. 21. Cité par V. Consolo, « Palerme », op. cit., p. 107. 22. R. La Duca, Alla scoperta, op. cit., p. 136-139. 23. A. Nef, « Palerme arabo-normande », op. cit., p. 110.
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Chapitre iii sions des étrangers et le sentiment des autochtones. Les commerçants du Ballarò, l’un des marchés palermitains les plus anciens, entendent dans ce toponyme le brouhaha des marchands arabes que les bonimenteurs d’aujourd’hui continueraient de faire résonner 24. « Ballarò ? C’était le nom d’un négociant arabe qui vendait des peaux », affirme un autre boutiquier, rappelant que, dans cette ancienne foire aux bestiaux, l’on échangeait aussi des cuirs et des fourrures. Les deux vendeurs ontils confondu Ballarò et Vucciria, nom d’un autre marché palermitain que l’une des étymologies fait dériver du français « boucherie » et qui, dans le parler sicilien, indique aussi le vacarme ? Peu importe. Ce qui nous intéresse, c’est le renvoi constant au monde arabe par les habitants de ce quartier populaire. D’autant plus qu’on le retrouve dans les interprétations savantes du mot Ballarò. Dans Palermo araba, publié en 1991, Giuseppe Palermo Patera, érudit arabisant, conteste, dans un chapitre au titre suggestif de « Le souk al Balhara ou l’histoire véritable de Ballarò », la parenté établie entre le nom de ce marché et le terme Balhara qui, pendant la domination musulmane, désignait un hameau situé aux pieds de la colline de Monreale. Cette bourgade est décrite par ‘Ibn Hawqal comme riche en jardins potagers, vignobles, sources et ruisseaux 25. Suivant l’hypothèse soutenue au xvie siècle par Fazello 26, ce hameau aurait été ainsi nommé car fondé par un groupe de familles arabes originaires de Syrie, et, plus précisément d’un village non loin de Damas appelé Balhara. Cependant, le village syrien en question a été implanté dans une époque postérieure à celle de la domination musulmane en Sicile, rétorque Palermo Patera qui construit une argumentation on ne peut plus tortueuse pour démontrer le lien entre le mot Ballarò et les souverains (les Vallayara ou Balhara) d’une région de l’Inde occidentale (le Sind) habitée par des Arabes et produisant des épices vendues sur les étalages du souk palermitain 27. Cette exégèse le fait revenir, à son insu, à ‘Ibn Hawqal, qui indiquait que certains géographes arabes appellent Balhara une très haute chaîne montagneuse du nord de l’Inde 28. On aurait du mal à choisir entre ces deux explications. Ce qu’il faut retenir, du Proche-Orient à l’Asie, de l’étymologie populaire à l’étymologie savante, c’est la référence constante à l’univers arabe lorsqu’il est question des marchés palermitains. Cette référence, nous la rencontrons à nouveau à propos du Capo : « marché qui a gardé l’esprit du souk arabe », peut-on lire dans les guides contemporains sur Palerme 29. À l’époque musulmane, des esclaves ou affranchis chrétiens de peau blanche provenant de l’Orient (Dalmatie), enrôlés au xe siècle par les fatimides comme auxiliaires civils ou militaires, s’installèrent avec leurs propres familles dans un quartier au-delà du Papireto qui prit le nom de al-Hârat-as-Saqâlibah, le « Quartier des Esclavons ». Après la conquête normande, al-Hârat-as-Saqâlibah sâri-al-qâdi, selon sa dénomination complète, devint le refuge des musulmans restés à Palerme, mais il finit par s’appeler Sâri-al-qâdi, « Boulevard du juge », ou
24. Propos recueillis par moi-même au marché de Ballarò. 25. M. Amari, Figure Di Palermo, secondo la descrizione dei geografi musulmani tradotti da Michele Amari nella biblioteca arabo-sicula, Palerme, Sellerio, 1988, p. 24. 26. Frère dominicain, Tommaso Fazello est l’auteur de De Rebus Siculis Decades duae, publié à Palerme en 1558, où il s’intéresse aussi aux palais « sarrasins ». 27. G. Palermo Patera, Palermo araba, Palerme, La bottega di Hefesto, 1991, p. 38-41. 28. M. Amari, Figure Di Palermo, op. cit., p. 8. 29. A. Chirco, Palermo, la città ritrovata. Palerme, Flaccovio, 1997, p. 133.
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La fabrique de l’histoire Seralcaldio 30. Dépeuplé à la suite des désordres anti-islamiques survenus lors du règne de Frédéric II, le Seralcaldio fut englobé à l’intérieur de la ville au xiiie siècle, après la construction d’un nouveau mur d’enceinte. Dans les siècles suivants, ce mot désignera uniquement la partie la plus haute d’un long quartier habité par des artisans et des commerçants, le Caput Seralcaldi, origine de la dénomination actuelle de « Capo » 31. Non loin du Capo, le rione 32 Danisinni nous fait remonter à l’une des sources du Papireto, appelée Ayn-’abi-Saîdin du nom de l’un des préfets de Palerme, note ‘Ibn Hawqal 33. « Un morceau de Palerme qui, pour l’abondance de ses eaux, fut cher aux Arabes », ajoute Francesco Paolo Castiglione, auteur de l’article « Dalla parte di Danisinni », « Du côté de Danisinni » 34. Publié dans Segno – revue des pères rédemptoristes –, ce texte dénonce l’état de misère, d’abandon et d’isolement de ce quartier palermitain. La référence arabe sert ici à souligner le contraste entre un passé illustre et un présent désolant. Les Arabes ne sont plus les conquérants d’autrefois, porteurs d’une civilisation raffinée, vivant dans un faste dont « l’abondance des eaux » – ce qui fait le plus cruellement défaut dans les quartiers pauvres de Palerme – était le signe manifeste. Ce sont les vaincus d’aujourd’hui, les plus démunis, les exclus. Relégués aux marges de la société, ces derniers se sont transformés en étrangers du dedans. « L’Albanie, nous l’avons chez nous, dans les murs de Palerme », assure Castiglione 35. Un fort clivage social sépare les habitants de ce hameau des autres Palermitains. « Les plus chanceux, dès qu’ils pouvaient, déménageaient ailleurs […] Seuls les plus malheureux, les plus misérables sont restés » 36, disent les habitants de ce rione du centro storico, de ce centre historique qui a été progressivement abandonné par les classes les plus favorisées, lorsque les spéculateurs immobiliers, en accord avec une administration profondément corrompue, ont aménagé les banlieues en zones résidentielles. Désertés par les « riches », squattés par les « pauvres », qui constituaient un réservoir de main-d’œuvre pour la mafia, habités par une population résiduelle, les quartiers « arabes » de Palerme sont devenus de véritables ghettos. Partageant le même destin de misère et de discrimination, « les extra-communautaires qui sont venus s’installer dans le quartier Danisinni ont été accueillis comme s’ils étaient “les nôtres” […] Peut-être à cause de nos anciennes origines arabes » 37, avance un habitant du rione. L’identité arabe marque l’altérité sociale au sein d’une même ville. Mais, de stigmate, elle peut se transformer en signe d’appartenance : « Des valeurs qui, ailleurs, ont disparu, ont survécu ici, aux Danisinni. Avant tout, la solidarité parmi les habitants », explique-t-il. On aurait tort de chercher cet idéal, tout méditerranéen, d’entraide et de respect des liens de voisinage dans ces quartiers « sans histoire » qui ont surgi à l’extérieur du centro storico au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. C’est ici, dans le « cœur ancien de la cité, […] d’une Palerme qui n’est plus », que s’exhale « l’âme de la ville
30. R. La Duca, Alla scoperta, op. cit., p. 132-134. 31. A. Chirco, Palermo, op. cit., p. 133. 32. Le rione est une unité territoriale de l’espace urbain plus petite que le quartier. 33. Figure Di Palermo, op. cit. p. 46. 34. F. P. Castiglione, « Dalla parte di Danisinni », Segno 149/XIX (1993), p. 28. 35. Ibid. p. 29. 36. Ibid. 37. Ibid. p. 30.
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Chapitre iii qui, ailleurs, entre les bâtiments anonymes et les ruines abandonnées, s’est égarée », insiste Castiglione 38. Elle serait là, miraculeusement préservée grâce aussi à « l’extraordinaire isolement de cette bourgade » 39. « Aux Danisinni, le temps s’est arrêté », déclare-il 40, et il nous semble entendre Carlo Levi décrire – dans Le Christ s’est arrêté à Eboli – Gagliano, ce village de Lucanie qui, isolé du reste du monde, paraît vivre dans une autre temporalité, hors du temps des « chrétiens » 41. Décalé dans le temps, Danisinni semble aussi être repoussé dans l’espace : « Même la carte topographique insérée dans Tutto Città [supplément de l’annuaire] est fausse pour ce qui concerne Danisinni. À la suivre, on ne s’y retrouverait pas. Un signe précis de ce que ce quartier a été oublié, son existence refoulée de la mémoire commune », commente l’auteur de l’article. Si ce quartier existe, ce n’est que dans la conscience « fière » de ses habitants. Et Castiglione de conclure : Être de Danisinni, c’est différent que d’être de Palerme. Il y a quelque chose d’« ethnique » dans la manière de se percevoir des habitants du quartier. Lorsqu’on parle avec eux, on n’a pas l’impression d’être dans un quelconque quartier de Palerme, mais dans un village 42.
Le même discours « ethnique » est tenu par les habitants d’un autre quartier « arabe » de Palerme : la Kalsa. En 937, le centre administratif et politique de la ville, autrefois situé à la Galca, al-Halqah, « l’Enceinte » (périmètre à l’intérieur duquel se trouvait le château fortifié des émirs aghlabides, al-Qast 43), fut déplacé au bord de la mer. La résidence de l’émir fut bâtie dans cette ville fortifiée, cette khâlisa, munie, à partir de 948, de bureaux, diwans, ou services administratifs qui répondaient à l’exigence de défendre les nouveaux détenteurs du pouvoir de l’hostilité de la population au courant shiite qu’ils représentaient 44. Jusqu’au bas Moyen Âge, la Khâlisa était coupée du reste de la ville par des jardins et de vastes étendues de terrain cultivé. Englobée dans le mur d’enceinte construit par les Arabes au xiie siècle, cette citadelle a été incorporée au tissu urbain durant la deuxième moitié du xvie siècle, une fois ses murailles détruites. Pourtant, aujourd’hui encore, les guides touristiques insistent sur le « rythme particulier » du dialecte palermitain parlé ici 45. Et, en dépit du fait que l’ancien centre à structure typiquement arabe a été entièrement démoli, comme s’ils voulaient reconstituer la disposition d’un village autonome, ses habitants ont recentré leur quartier autour d’une place et d’une rue principale. Des usages langagiers spécifiques d’un côté, une utilisation de l’espace conforme au désir de s’isoler de ses habitants de l’autre, font de la Kalsa une véritable « ville
38. Ibid. p. 28-29. 39. Ibid. p. 29. 40. Ibid. p. 30. 41. Sur les temporalités du roman autobiographique de Carlo Levi, Le Christ s’est arrêté à Eboli, voir D. Fabre, « Carlo Levi au pays du temps », L’Homme XXX/114 (1990), p. 50-74. 42. F. P. Castiglione, « Dalla parte », op. cit., p. 29. 43. Mot qui vient du latin castrum en passant par le grec. C’est dans la Palerme arabo-normande décrite par al-Idrisi dans un passage du Livre du roi Roger, composé pour Roger II, que l’on trouve la première mention de cette « ville-forte » érigée deux siècles auparavant : H. Bresc – G. Bresc-Bautier (dir.), Palerme, 1070-1492, op. cit., p 41. 44. T. Coste-Chareyre, « Palerme sous la domination kalbide. Topographie, économie et société (de 947-948 à 1071-1072) », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques sur la Ville 1 (1994), p. 60. 45. A. Chirco, Palermo, op. cit., p. 211.
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La fabrique de l’histoire dans la ville » : « À la Kalsa, je me sens comme dans un village », affirme Vincenzo Pirrotta, acteur qui travaille dans le Teatrino, un théâtre créé dans ce quartier pauvre et à forte présence mafieuse en vue de ranimer la vie locale. Ce quartier, continue-t-il, est comme un village plongé dans la ville. La place qui se trouve devant l’église Sainte-Thérèse, c’est la place du village. Si tu dois chercher quelqu’un, tu ne vas pas le chercher chez lui, tu vas le chercher sur la place. La via Torremuzza est la rue principale, le Cassaro 46. C’est comme, je m’en rappelle, dans d’autres villages siciliens, à Partinico par exemple, où il y avait le Cassaro, l’allée principale où les gens allaient se promener […]. Dans ce quartier, il y a tout le folklore palermitain : le quarumaro [vendeur d’abats], le panellaro [vendeur de beignets de farine de pois chiches], le mensaro [vendeur de graines de courge grillées et salées].
Ces vendeurs ambulants, personnages-mémoire du vieux Palerme, appartenant à un passé révolu, tendent à disparaître dans la ville moderne. L’ancienne cité « arabe » semble s’être figée à une époque ancestrale. Le temps y est comme suspendu. C’est encore son décalage que son être arabe exprime. Vétustes, pauvres, atteints par la criminalité mafieuse, les « quartiers arabes » de Palerme étaient aussi considérés comme les parties « malades » de la ville. L’assainissement de ces portions de territoire a été la condition même de leur intégration progressive à un centre-ville lui aussi réhabilité. Les travaux de restauration et de nettoyage qui, pendant le mandat de Leoluca Orlando, ont concerné aussi bien les bâtiments délabrés du centre historique que les monuments et les jardins palermitains, ont visé la « guérison » des différents secteurs urbains et la réhabilitation des mafieux ou des détenus, parfois employés dans les chantiers. IV. Ville défigurée, ville restaurée Avec le fascisme et les blessures de la guerre, avec l’instauration dans l’après-guerre d’un pouvoir politique complice de la mafia et l’urbanisation sauvage conséquente, avec le barbare ciment dans lequel la ville historique a été étouffée, ensevelie, il est désormais difficile de retrouver l’ancienne beauté de Palerme. Survivent […] quelques monuments comme la Cathédrale, la Zisa ou la Cuba qui sont, dans l’océan des ruines et des outrageantes architectures modernes, les témoignages solitaires, perdus et incompréhensibles d’une grande civilisation détruite, effacée 47.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, Palerme a été gouvernée par une classe politique sans scrupule qui n’a pas hésité à raser de splendides villas en Stile Liberty, l’art nouveau palermitain, et à les remplacer par des immeubles modernes construits avec l’argent de la mafia. Au lieu de restaurer les merveilleux palais baroques d’un centre-ville fortement endommagé par les bombardements, les administrateurs locaux ont préféré repousser les populations vers les banlieues aménagées en zones résidentielles par les spéculateurs du bâtiment. La coulée de béton qui, dans les années soixante et soixante-dix, envahit Palerme, a été définie comme « une invasion barbare où tout perd sa forme et son individualité et où
46. Ce toponyme vient du mot al-Qasr qui signifie « le Château » en arabe (voir n. 43). Le Cassaro est la représentation métonymique de la ville. 47. V. Consolo, « Palerme », op. cit., p. 109.
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Chapitre iii tout est absorbé dans un magma informe » 48. Dès le début des années 1980, la dégradation des monuments de la ville, témoins de civilisations glorieuses, était le signe tangible du retour au chaos opéré par la mafia. Mais quels étaient, plus précisément, ces monuments ? Il s’agit, notamment, des deux résidences de villégiature, la Zisa et la Cuba, que les rois normands – le fils et le petit-fils de Roger II – avaient fait construire à l’orée de la ville. Pendant la période où Leoluca Orlando a été maire de Palerme, ces palais ont fait l’objet de travaux de restauration suscitant un discours politique et médiatique sur le sens à donner à ces opérations. L’épithète « arabo-normand » qui les qualifie exprime, en lui-même, toute l’ambiguïté d’un style « métis » qui, déjà à son époque, était le fruit d’une subtile construction aussi politique que culturelle. C’est avec ces somptueuses résidences, érigées entre 1165 et 1180, quand les Arabes avaient déjà perdu le contrôle de la Sicile, que l’architecture islamique refleurit et qu’elle produit les œuvres les plus splendides de son histoire 49. Sans doute la présence de techniciens et d’artisans musulmans a-t-elle été exploitée par les nouveaux conquérants qui ont adopté des principes de construction et des formes esthétiques d’origine islamique. Mais si les Hauteville se sont servis des différentes traditions culturelles qu’ils ont trouvées dans l’île « pour construire un pouvoir dont le caractère exact doit encore être défini », l’importance de l’élément islamique au sein de cette construction a été, tour à tour, « grandie » ou « minimisée, en fonction de l’orientation artistique » et, surtout, des « positions politiques » de ceux qui se sont intéressés à l’art arabo-normand 50. Jusqu’au milieu du xixe siècle, savants et érudits considèrent la Cuba et la Zisa comme des œuvres « arabes ». Ils confirment ainsi la tradition populaire qui veut que les deux palais, destinés au divertissement des gouverneurs sarrasins, aient été construits par l’émir en l’honneur de ses deux filles : l’une appelée Zisa, l’autre Cuba 51. Au début du xixe siècle, l’abbé palermitain Gregorio Morso soutient que les souverains normands ont seulement complété des bâtiments précédemment érigés par des émirs 52. En 1841, Girault de Prangey, auteur d’une étude comparée sur l’architecture des Arabes en Sicile et des Maures en Espagne 53, rapproche le « patio » de la Cuba et la tour des Infantes de l’Alhambra. Seule la traduction des épigraphes par l’historien arabisant Michele Amari démontre que les deux châteaux ont été construits par les rois normands Guillaume Ier et Guillaume II 54. Et pourtant, encore au début du xxe siècle, quelques historiens, reprenant à leur compte la thèse soutenue par l’architecte palermitain Giovanni Battista Filippo Basile (1825-1891), considèrent la Zisa et la Cuba comme des constructions arabes restaurées par les Normands. Cent quarante ans après Girault de Prangey, Susanna Bellafiore s’attache à établir une parenté entre l’architecture sicilienne et celle de certaines régions musulmanes du Bassin méditerranéen (Tunisie, Égypte)
48. G. Caronia, La Zisa di Palermo. Storia e restauro, Rome-Bari, Laterza, 1982, p. 267. 49. G. Caronia – V. Noto, La Cuba di Palermo. Arabi e Normanni nel xvi secolo, Palerme, Giada, 1988, p. 5-7. 50. A. Nef, « Palerme arabo-normande », op. cit., p. 114. 51. G. Caronia – V. Noto, La Cuba, op. cit., p. 24. 52. Ibid., p. 29. 53. G. de Prangey, Essai sur l’architecture des Arabes et des Mores en Espagne, en Sicile et en Berberie, Paris, Typographie la Crampe et C., 1841. 54. G. Caronia – V. Noto, La Cuba, op. cit. p. 32.
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La fabrique de l’histoire qui ont participé de la koinè fatimide 55. C’est ainsi, assure-t-elle, que l’on peut retrouver, dans la Cuba et dans la Zisa, le principe d’une salle en forme de croix et d’une cour carrée au centre du bâtiment à l’œuvre un siècle plus tôt dans les palais d’architecture fatimide du Maghreb 56. Mais, plus encore que des éléments architecturaux et décoratifs, souligne l’historienne, en adoptant la distinction entre lieux publics et privés telle qu’elle avait été conçue par les princes arabes, les Normands ont emprunté à la culture islamique une conception de l’espace ainsi qu’une manière de l’habiter 57. Le jeu des étymologies propage le système de relations qui relie les monuments palermitains au monde musulman. Le Mortillaro fait dériver le mot Cuba de l’arabe Kaabat, nom du célèbre sanctuaire de la Mecque 58. Michele Amari le fait provenir, non pas de Kaabat, mais de Kobbah, qu’il traduit par « pavillon » ou « voûte » 59. À la suite de ce philologue arabisant, Susanna Bellafiore rassemble sous le terme de Kobbah les significations de « pavillon de forme géométrique à plan carré ou circulaire », de « coupole » et de « voûte », forme qui, dans l’islam, symbolisait le cosmos 60. De même que le cube (Kaaba) de la Mecque reflète le caractère permanent et immuable de l’islam, l’aplomb de la Cuba symbolise la solidité du royaume normand 61. Les principes artistiques d’ordre, de rationalité et de pureté sur lesquels se base la religion musulmane ont été assumés par les rois normands pour conforter le fondement absolu de leur pouvoir temporaire. En bâtissant et en baptisant la Cuba et la Zisa, les Normands se sont, donc, livrés à un travail de réinterprétation des concepts de l’univers arabe, afin de fonder leur autorité sur des symboles du passé capables de conférer du prestige et de la stabilité à leur dynastie et de l’enraciner dans la pérennité de l’histoire. Ce qui montre que, loin d’être une invention de la modernité, les usages politiques du passé étaient déjà en œuvre au Moyen Âge. La beauté de la Zisa (qui, de l’arabe aziz, signifie « la Splendide ») incarne la magnificence du royaume normand. « Ceci est le paradis terrestre qui s’ouvre aux regards », clame l’inscription 62 placée sur le portail de ce palais que Guillaume Ier fit élever, en 1165, au milieu de l’immense parc du Genoard 63. Dressée en 1180 par Guillaume II, la Cuba surgissait, elle aussi, au sein d’un jardin luxuriant. Le choix des deux rois normands de placer leurs somptueuses demeures au cœur d’une végétation exubérante mais ordonnée renvoie à une double tradition islamique : celle, déjà évoquée, de l’Éden, et celle du « souverain civilisateur capable de dompter la nature » 64. C’est à Leoluca Orlando de reprendre le flambeau. Pendant la période où il dirige le conseil municipal de Palerme, les parcs sont nettoyés et
55. S. Bellafiore, Architettura palaziale fatimita a Palermo e al Cairo, Palerme, Luxograph, 1982. 56. Ibid., p. 11-19. 57. Ibid., p. 58. 58. V. Mortillaro, Guida per Palermo, Palerme, Stamperia Orotea, 1850, p. 65. 59. M. Amari, Le epigrafi arabiche in Sicilia, Palerme, Luigi Pedone Lauriel, 1815, p. 63. 60. S. Bellafiore, La Cuba di Palermo, Palerme, Typografia G. Greco, 1984, p. 14. 61. Ibid., p. 35. 62. L’inscription gravée sur le portail de la Zisa est ainsi traduite par l’historien arabisant Michele Amari au milieu du xixe siècle : G. Caronia – V. Noto, La Cuba, op. cit., p. 32. 63. Le « Paradis sur terre » (de Gennet-el-ardhy) : H. Bresc – G. Bresc-Bautier (dir.), Palerme, 10701492, op. cit., p. 58. 64. A. Nef, « Palerme arabo-normande », op. cit., p. 114.
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Chapitre iii débarrassés des mauvaises herbes, les jardins refleurissent, les parterres reverdissent. Le Genoard, ce « Paradis sur terre » chanté par les poètes de langue arabe que le maire voulait restituer aux Palermitains, a été reconstitué selon les descriptions de l’époque, avec les plantes, les arbustes et les fleurs qui agrémentaient la résidence d’été des deux Guillaumes. Enchâssée, telle une pierre précieuse, dans son milieu naturel, dans ce lieu paradisiaque avec lequel elle vivait « en symbiose », la Zisa peut redevenir, sous le mandat d’Orlando, le soleil rayonnant de la civilisation méditerranéenne 65. Restaurer les monuments « arabo-normands » a signifié le retour de l’ordre dans un corps social atteint par un mal identifié à la mafia. Les lieux emblématiques de la ville sont les signes du temps. Ce palais qui était la fierté de Guillaume Ier d’Hauteville, outragé, dégradé, avili par l’incurie des gouverneurs, était devenu la « honte » de Palerme. D’emblème de la « contamination positive des cultures », ce château s’était mué en symbole de la « contamination négative de la mafia » 66. La restauration de la Zisa a préludé à la renaissance de la ville tout entière. Pièce par pièce, le maire l’a « ressuscitée », en puisant les ferments du renouvellement dans une histoire, celle de la Sicile « arabo-normande », « présentée comme l’origine de l’identité actuelle de la ville, en même temps que comme le reflet passé du mélange des cultures qui caractériserait une île située au cœur de la Méditerranée » 67. Or, cette histoire repose sur une « conception aussi anachronique que fausse » de « l’atmosphère de tolérance » qui régnait à l’époque des rois normands 68, quand au syncrétisme culturel faisait pendant la répression politique et la ségrégation sociale des populations musulmanes. Les insurrections des minorités mahométanes furent étouffées dans le sang en 1161 et en 1190. Ceux qui refusèrent de se convertir furent déportés à l’époque de Frédéric II, dans le contexte d’une politique de réunification religieuse connue sous le nom de Reductio ad Unum 69. Relancée par la mairie dès le début du mandat de Leoluca Orlando, la fête patronale fait partie des lieux de la ville restaurés. Placé sous le signe du « métissage méditerranéen » par le maire de Palerme, le Festino di Santa Rosalia va nous révéler, dans le langage théâtral qui est le sien, toute l’ambivalence de cette notion car, dans un emboîtement d’histoire ancienne et d’actualité, nous y verrons les mafieux jouer le rôle ambivalent des Maures d’antan. V. L’invention de sainte Rosalie Pour comprendre les raisons de la relance du Festino, il est important de connaître l’histoire de cette « tradition » 70. Quel est le mythe d’origine de la fête ainsi que
65. G. Caronia, La Zisa, op. cit. Ces travaux commencent lors du bref, premier mandat de Leoluca Orlando. Mais le discours médiatique produit autour de ces œuvres de restauration se diffuse au cours des années 1990. 66. Cette distinction entre une « contamination négative » et une « contamination positive » a été établie par Leoluca Orlando lors d’une conférence de presse sur le thème du « métissage ». J’y reviendrai plus loin dans ce chapitre. 67. A. Nef, « Palerme arabo-normande », op. cit., p. 114. 68. Ibid., p. 111. 69. H. Bresc – G. Bresc-Bautier (dir.), Palerme, 1070-1492, op. cit., p. 140. 70. A. M. Amitrano Savarese, « Viva Palermo e Santa Rosalia ! O il bisogno del Festino », dans A. Gerbino (dir.), La rosa dell’Ercta, 1196-1991. Rosalia Sinibaldi : sacralità, linguaggi e rappresentazione, Palerme, Edizioni Dorica, 1991, p. 241-258.
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La fabrique de l’histoire l’événement fondant le patronage de la ville par sainte Rosalie ? En 1624, Palerme est ravagée par la peste : « Partout régnaient désolation et terreur », rapporte le folkloriste sicilien Giuseppe Pitré 71. En vain, les citoyens invoquent les quatre protectrices officielles de la ville – sainte Agathe, sainte Christine, sainte Olive et sainte Nymphe – et portent en procession les reliques des saints protecteurs – saint Roch, saint Sébastien, saint Filippo Neri. La maladie sévit. Jusqu’au jour où Rosalia Sinibaldi, noble sicilienne qui a vécu à l’époque de la domination normande, apparaît à un chasseur sur le point de se suicider, Vincenzo Bonelli, pour lui révéler l’emplacement de son squelette : « Ce fut un rayon d’espoir qui illumina les cœurs affligés des souffrants, le radeau du naufrage pour chaque Palermitain », commente Pitré 72. Guidé par ce visionnaire, les frères franciscains découvrent les restes calcinés de la vierge sur le mont Pèlerin, sommet qui surplombe le chef-lieu sicilien et où Rosalie avait trouvé la mort, en 1170, après une vie érémitique. Les reliques sont portées en procession et la ville est guérie de la peste. Suivant la proclamation du Sénat, lors de la première de ces processions, les citoyens quittent leurs vêtements de deuil pour revêtir des habits de fête, éclairent la ville de toutes ses lumières et jonchent ses rues de pétales de fleurs. Peu après, des réjouissances profanes viennent s’ajouter à la cérémonie religieuse. Les célébrations se prolongent pendant cinq jours : c’est le Festino, la « Fête des fêtes », le diminutif valant superlatif 73. Sa principale attraction est le Char Triomphal où trône l’image de sainte Rosalie. Le premier architecte chargé du projet par le Sénat, Paolo Amato (1634-1714), a donné à cette immense « machine » la forme en vaisseau qui s’est conservée jusqu’à nos jours. Ce bateau pénétrait dans la cité par l’une de ses portes, tiré par des chevaux ou par des bœufs, puis parcourait en sens inverse la rue principale, le Cassaro, et revenait au port d’où il était parti, suivi d’un long cortège. Lorsqu’on sait que l’épidémie est arrivée à bord d’un navire, il est aisé de comprendre que le Festino met en scène le mythe d’origine du patronage de sainte Rosalie : de l’irruption du fléau à la procession miraculeuse dont le départ du vaisseau anticipe les effets cathartiques. Voilà l’armature du rituel, restée inaltérée à travers les siècles. Tournois, parades et cavalcades, jeux de feu et de lumière agrémentent les réjouissances du xviiie siècle. En 1783, le vice-roi Domenico Caracciolo, inspiré par d’autres Lumières, propose de réduire les festivités en l’honneur de sainte Rosalie à trois au lieu que cinq jours : « La fête ou ta tête ! » lui répond le peuple palermitain qui, jusque-là, n’avait jamais cessé de célébrer sa patronne. Néanmoins, un siècle plus tard, en 1859, le Festino s’interrompt et la ville n’a plus d’autres moyens pour se représenter comme telle que de défiler derrière l’urne de la sainte lors de la procession religieuse. C’est le folkloriste sicilien Giuseppe Pitré qui, en 1896, ressuscite cette « tradition » en commandant à l’ingénieur Giulio Bonomo un char construit sur le modèle de celui de 1857, manière d’établir une continuité là où il y avait eu rupture. Mais le fil se casse à nouveau. Un seul char brille de tout son éclat en 1924, émaillé de centaines d’ampoules colorées : c’est le Carro addumato, le « char allumé », prodige du xxe siècle. Cinquante ans après, en 1974, pour le trois cent
71. G. Pitré, Feste patronali in Sicilia descritte da Giuseppe Pitré, Turin-Palerme, Carlo Clausen, 1900, p. 4. 72. Ibid., p. 5. 73. U. Santino, I giorni della peste. Il Festino di Santa Rosalia tra mito e spettacolo, Palerme, Edizioni Grifo, 1999, p. 145.
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Chapitre iii cinquantième anniversaire de l’invention des reliques, Rodo Santoro reconstruit la machine toute dorée de l’époque baroque, « animé, comme il le dit, par le désir de faire revivre les fastes d’un passé aussi fortement “palermitain”, afin de vaincre – au moins à l’occasion du Festino – la tristesse du présent » 74. Pourtant, à entendre Leoluca Orlando, « C’était une fête avec peu de gens, très triste, je dois dire, qui traversait un centre-ville abandonné et triste. Elle était donc en accord avec la mélancolie d’un centre-ville abandonné » 75. Dès son installation à la municipalité, le nouveau maire décide d’intervenir sur ces tristes réjouissances : « miroir de Palerme et des Palermitains ». Une question surgit : pourquoi le chef de file du mouvement anti-mafia, un mouvement de gauche, a-t-il réinventé cette « tradition » religieuse ? L’histoire révèle les ressorts et les enjeux de l’invention du culte de sainte Rosalie à l’époque moderne. Dans la première moitié du xviie siècle, la découverte des ossements de Rosalia Sinibaldi, cette ermite ayant vécu au xiie siècle, est orchestrée par les pouvoirs locaux 76. En 1624, la descente des reliques de la montagne à la ville s’inscrit dans un projet politique de redéfinition de l’espace urbain. Mieux encore que les quatre protectrices de la ville, qui n’entretiennent aucun lien particulier avec son territoire, Rosalie, « Vierge palermitaine », peut refonder un sentiment d’autochtonie. Bien plus que d’une patronne, Palerme a besoin d’un patron. Le procès de canonisation de sainte Rosalie se déroule dans une conjoncture de vide politique. Une fois le vice-roi mort de la peste, l’archevêque Giannettino Doria prend les rênes du gouvernement, réunissant en ses mains les pouvoirs spirituel et temporel 77. Ce projet hagiographique, à l’aboutissement duquel Son Éminence est si attaché, ne va-t-il pas devenir la source transcendante du rôle tutélaire que ce Génois entend jouer pour le chef-lieu sicilien ? Érudits, historiens et chroniqueurs participent du programme d’études lancé par Mgr Doria. Rares et incertaines étaient les traces documentaires concernant Rosalia Sinibaldi. Mais, à partir du moment où cette sainte est associée au destin institutionnel de Palerme, il devient indispensable de doter la capitale d’archives. En quelques décennies, la situation est renversée par l’activité fébrile des jésuites. Le Sénat suscite une masse impressionnante d’informations à travers une diffusion capillaire de questionnaires dans les villes et les villages siciliens qui ont gardé la « mémoire » de l’ermite. La codification de ces matériaux hétéroclites est l’œuvre du jésuite Cascini qui, dans la Historia di Santa Rosalia, publiée en 1651, normalise à la fois l’hagiographie et l’iconographie rosalienne. Le pape Urbain VIII avait chargé ce religieux d’attribuer à la sainte normande une ascendance carolingienne, avant de l’inscrire dans le martyrologe romain. Quelques années plus tard, le bollandiste Galeno, dans les Tres digressioni historicae, dresse, dans une gravure, l’arbre généa-
74. R. Santoro, « Il carro come rappresentazione », dans A. Gerbino (dir.), La rosa, op. cit., p. 191-209. 75. J’ai interviewé Leoluca Orlando en juillet 2000. La citation qui suit est, elle aussi, tirée de cette interview. 76. V. Petrarca, Di Santa Rosalia Vergine palermitana, Palerme, Sellerio, 1988. 77. U. Santino, I giorni della peste, op. cit. L’auteur de cet essai m’a fait part des difficultés rencontrées lors de la publication de son ouvrage, jugé « inopportun » par les maisons d’éditions locales. Ce travail est le seul, à ma connaissance, qui révèle les logiques du pouvoir du passé faisant un clin d’œil au présent.
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La fabrique de l’histoire logique de Rosalia Sinibaldi lui attribuant l’Empereur comme ancêtre 78. Trois cent quarante ans après, les jésuites épauleront le maire Leoluca Orlando dans son projet politique, essayant de concilier culture catholique et engagement anti-mafia. VI. La « restauration des symboles » Lorsque Leoluca Orlando relance le Festino di Santa Rosalia, il le fait en utilisant des « signes » déjà existants, déjà rodés : « Il existait un lieu, le Cassaro, et il existait une formule, un cortège qui faisait défiler le char de la sainte et qui, miraculeusement, après trois cent soixante-treize ans, s’était maintenu », affirme la réalisatrice à qui le maire a confié la tâche de faire revivre la « tradition ». En 1994, le conseil municipal confie l’organisation de la fête à deux entrepreneurs milanais, Valerio Festi et Monica Maimone. De concert avec les administrateurs, les deux réalisateurs décident de mettre en scène le mythe fondateur du patronage de sainte Rosalie : « Nous avons fait un choix différent par rapport à celui du défilé du char. Nous avons choisi de parcourir le chemin de la grande représentation, en entendant la fête comme on l’entendait à l’époque baroque ». Monica Maimone qualifie cette re-présentation du passé d’« opération de restauration des symboles » qui vise à rendre ces derniers : « lisibles, reconnaissables, immédiatement évocateurs du présent ». Au milieu des années 1990, l’accent est mis sur un passé – la peste à Palerme – qui, en prise directe avec un présent désolant, peut « parler » aux spectateurs. Méticuleusement reconstruite à travers des documents d’archives dépouillés par les deux réalisateurs, cette « histoire » a fourni la matière de trois « dramaturgies par images » qui, de 1995 à 1997, ont utilisé la ville comme théâtre et ses lieux comme autant de « tableaux ». Voici l’histoire que nous avons essayé de relater, raconte Monica Maimone. Nous sommes en 1624, un bateau chargé de choses infectes est arrêté au large du port de Palerme parce qu’il est suspecté de peste. Le vice-roi Manuele Filiberto, qui devait recevoir avec ce bateau des cadeaux du roi de Tunis, force la main des autorités afin que le bateau puisse pénétrer dans le port. Le bateau entre, les cadeaux sont portés dans le palais et, comme par hasard, du palais royal la peste se diffuse dans toute la ville. C’est donc l’avidité du vice-roi, dans lequel il est facile de reconnaître d’autres figures de vice-rois d’une période plus récente, qui a fait entrer la peste à Palerme. Les citoyens cherchent à arrêter le mal, mais c’est seulement au moment où ils redéfinissent leur identité autour d’un symbole, où ils créent un consensus autour de la figure d’une sainte patronne qui, jusque-là, n’existait pas, où ils redéfinissent leur identité de citoyens autour d’une ville qui redevient telle, que la peste disparaît.
La réalisatrice, déjà historienne dans la phase préparatoire du Festino, se fait aussi sociologue. C’est elle qui livre le sens social du mythe fondateur de la fête et fournit une clef de lecture moderne de la peste. Ce fléau qui s’abat sur Palerme est, on le comprend, une allégorie de la mafia. L’interprétation politique de la fête patronale vient de ceux-là mêmes qui, en collaboration avec la mairie, ont élaboré ce projet triennal.
78. P. Collura, « Attualità di uno studio storico-critico », dans A. Gerbino (dir.), La rosa, op. cit., p. 34.
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Chapitre iii Au terme de cette trilogie – lisons-nous dans le Programme du 376e Festino di Santa Rosalia – la peste est vaincue, le deuil terminé. Nous voulons exprimer la conscience que la guérison est possible, donner une vision et proposer une réflexion sur ce que Palerme peut faire.
Les codes interprétatifs du spectacle sont donc transmis aux Palermitains à travers ces prospectus qui circulent, par milliers, dans la ville en fête. Est-ce ce degré d’explicitation du message politique qui distingue le Festino contemporain du Festino passé ? La relance de la fête de sainte Rosalie par le maire de Palerme s’inscrit dans la plus pure tradition, jusque dans le choix de ces professionnels des réjouissances urbaines qui travaillent pour le compte des administrations locales sur le mode des artistes du Rinascimento : De la Renaissance à l’époque baroque, la fête est une occasion à laquelle le pouvoir constitué, déployant des moyens pharamineux et des mises en scène merveilleuses, offre au peuple un grand événement, un grand spectacle créé par des artistes qui travaillent pour le prince, leur commanditaire,
explique Monica Maimone, qui assume parfaitement ce rôle d’artiste au service du prince du moment. Le baroque n’est pas seulement une manifestation du divin sur terre. Ce « théâtre des merveilles » est aussi déployé pour représenter les fastes du pouvoir terrestre. C’est dans la Florence des Médicis que les chars triomphaux font leur première apparition, à la fin du xve siècle, pour être réinvestis de nouvelles significations et d’une nouvelle fonction politico-religieuse au début du xviie siècle 79. Le Char Triomphal du Festino, cette structure étagée qui raconte l’histoire de sainte Rosalie, de son apparition miraculeuse, au début du xviie siècle, à son expérience ascétique sur le mont Pèlerin, au xiie siècle, est une véritable machine à manipuler le temps. La référence au présent était, déjà, un souci constant pour les architectes du Sénat de Palerme. Dès les premiers Festini, des scènes actuelles font irruption sur les flancs du Carro, le char de sainte Rosalie. Les calamités qui frappent la ville – guerres, tremblements de terre, épidémies, famines, invasions de sauterelles – sont les « maux » sur lesquels la sainte, une année après l’autre, triomphe. Plus encore, le moment culminant de la fête, qui célèbre le « triomphe de sainte Rosalie », « reine de Palerme », offre l’occasion de célébrer le roi du moment. En 1710, c’est la statue de Philippe V dominant le globe terrestre qui trône sur le vaisseau traversant la ville. En 1721, Charles VI est acclamé comme roi de Sicile, et le char sert à représenter la victoire sur les Infidèles de l’empereur qui a chassé les Turcs de Belgrade 80. Le texte vient compléter ce dispositif d’images : les louanges de la patronne, chantées à l’occasion du passage du char, sont composées à nouveau chaque année, avec une référence explicite aux événements traumatiques du royaume et à leur résolution. Leoluca Orlando revitalise donc non seulement une tradition iconographique et festive, mais aussi la fonction politico-religieuse de ce dispositif image-texte. Le message politique du maire va se préciser tout au long de son mandat. En 2000, la dernière année où Orlando est au pouvoir, on peut lire dans la brochure de la fête : « La peste peut se référer aux pestilences qui affligent la réalité palermi-
79. R. Santoro, « Il carro come rappresentazione », op. cit, p. 193. 80. Ibid., p. 196.
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La fabrique de l’histoire taine, sans exclure la mafia, ses tentacules politiques, les crises économiques, la violence dont la société palermitaine ressent le besoin de se libérer cycliquement ». Une tête de Maure traîne le char du Jubilé. Fabrizio Lupo, son créateur, éclaire l’énigme de sa chimère : Et puis, il y a la tête du Sarrasin, qui représente l’arrivée du bateau introduisant la peste à Palerme. Le Sarrasin vient du fait que le bateau infecté par la peste était sarrasin. C’étaient les Maures. Les dominations arabes que nous avons eues, enfin. Cette tête de guerrier sarrasin est tirée de l’Opera dei Pupi 81. Le Sarrasin symbolise aussi nos marionnettes, les Pupi, une tradition sicilienne. La ville archaïque, dans un certain sens, conduit la ville future vers le salut, guidée par la sainte, mais traînée par le Sarrasin, parce que le Sarrasin assujetti, la peste assujettie est la raison de la réunion des Palermitains. Le mal vaincu devient une source d’union parmi les gens. Et la sainte catalyse cette réunion. Donc, le Festino, c’est une manière d’unir la ville autour d’un événement dramatique résolu. Et le parcours que le char accomplit vers la mer est la figuration de ce parcours de salut.
Cette explication fait apparaître une autre couche temporelle, nous incitant à approfondir les relations entre sainte Rosalie, les Maures et les Normands. VII. Sainte Rosalie et les Maures Dans le mythe d’origine du Festino, les Maures sont tenus pour responsables de la peste de 1624. Nous avons vu que le parcours vers la mer du « Char de sainte Rosalie » représente le refoulement de l’épidémie arrivée au bord d’un navire. Ce « vaisseau de la rédemption » 82 transportant des captifs chrétiens rachetés par le royaume de Sicile, venait de Tunisie, appelée « terre de Barbarie » dans les chroniques du xviie siècle. Pourquoi sainte Rosalie est-elle réputée capable de libérer Palerme d’une maladie provenant de la terre des Maures ? Revenons à la première stratification de la tradition, lorsque Rosalie est une vierge de la cour normande. La conquête normande de cette île qui, en 827, était tombée sous la domination des musulmans, est assimilée à une croisade. Rosalie est la sainte de la re-christianisation de la Sicile. La plus ancienne des icônes la figurant (voir fig. 1), datée du xiie siècle, inscrit la vierge palermitaine dans le contexte de cette « reconquête ». Trois saints l’accompagnent. Le premier est saint Élie de Cartomi, qui appartient à l’armée de Roger Ier. Converti de l’islam au catholicisme, il fut martyrisé par les musulmans qui l’accusèrent de trahison. Au milieu de la triade de saints, en position dominante, sainte Vénère est la Parascheva grecque, la préparation au Vendredi Saint. En bas, le personnage principal du tableau est sainte Olive, habillée en basilienne. Cette martyre palermitaine, ermite en Ifriqya (Tunisie), est une autre figure de la conversion illustrant l’expansion du monachisme basilien vers le bassin islamisé de la Méditerranée. En haut à droite, Rosalie est représentée, elle aussi, en basilienne. C’est en s’appuyant sur le clergé grec – le seul qui s’était maintenu sous la domination islamique – que, entre 1061 et 1091, les Hauteville procèdent à la
81. Sur ce théâtre des marionnettes qui, à partir du début du xixe siècle, a repris les épisodes du cycle carolingien, voir A. Pasqualino, I pupi sicialiani, Rome, Edizioni Regionali, 1972, et L’opera dei Pupi, Palerme, Sellerio, 1977. 82. U. Santino, I giorni della peste, op. cit., p. 41.
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Chapitre iii réorganisation politique et religieuse de l’île. La diffusion du monachisme basilien a accompagné l’expansion normande dans la Sicile islamique, d’autant que le seul culte chrétien qui y avait perduré pendant la domination musulmane était le culte grec. L’expérience érémitique de Rosalie Sinibaldi se déroule sous le règne de Guillaume Ier (1154-1166). À cette époque, le monachisme basilien est un instrument de lutte contre les mahométans présents dans l’île en tant qu’oligarchie ethnique 83. Si la conquête normande de la Sicile, opération politique contre une minorité religieuse qui menace le pouvoir central, s’inscrit dans le cadre idéologique des combats contre les Infidèles, en tant que basilienne, Rosalie est, déjà au xiie siècle, associée à ce combat politico-religieux. On peut donc considérer cette première image comme un modèle archétypal, déterminant les principes de la production de l’imagerie politico-religieuse des siècles à venir. Cette sainte est si étroitement associée aux Normands et à leurs guerres de religion que, lorsque ces derniers disparaissent, au xiiie siècle, la légende de sainte Rosalie tombe dans l’oubli. La fonction anti-musulmane de la sainte est réactivée au milieu du xviie siècle, au moment où elle devient la descendante de Charlemagne 84. À ce même titre, elle sera associée à la Chanson de Roland et à la lutte des chrétiens contre les Infidèles dans le théâtre des marionnettes sicilien. Qui sont les Infidèles au xxe siècle ? VIII. Les Maures et les mafieux En dépouillant la presse locale et la riche littérature sur la mafia, on s’aperçoit que les mafieux, naguère considérés par les autochtones comme les détenteurs de valeurs partagées par tous, d’un code commun, voire de la plus authentique culture sicilienne, se sont progressivement transformés en « ennemis de la Sicile », « fauves », « Antéchrists », « Infidèles » 85. L’« homme d’honneur » d’antan a fini par se confondre avec le stéréotype de l’étranger, marqué par une barbarie première, associé à la maladie, à la peste. Cette nouvelle perception de la mafia converge avec une tradition historiographique plus ancienne, datée de la fin du xixe siècle. C’est à cette époque que remontent les premières tentatives de définition du phénomène mafieux. Selon ce courant, le terme « mafia » dériverait de l’arabe mahias, vantard, effronté 86. Une autre exégèse renvoie à l’union entre mu, substantif qui signifie « intégrité, force, prospérité », et afah, verbe signifiant « assurer, protéger ». Selon le policier Renato Candida, l’expression arabe Mu afah signalerait, à une époque où la mafia n’avait pas encore été reconnue comme une société à but criminel 87, l’existence d’une « association qui garantissait la sécurité à ses propres
83. A. Barricelli, « Imago pittorica di santa Rosalia tra Medioevo e civiltà del Quattrocento », dans A. Gerbino (dir.), La rosa, op. cit., p. 49-63. 84. Sur la mythologie foisonnante de Charlemagne, voir l’œuvre magistrale de R. Morrissey, L’empereur à la barbe fleurie. Charlemagne dans la mythologie et l’histoire de France, Paris, Gallimard, 1997. 85. Voir, pour ne prendre qu’un exemple dans cette littérature foisonnante, A. Stille, Nella terra degli Infedeli. Mafia e politica nella prima Repubblica, Milan, Arnoldo Mondadori Editore, 1995. 86. H. Hess, Mafia. Le origini e la struttura, Bari, Laterza, 1973, p. 4. 87. Elle ne le sera qu’en 1982, grâce à une loi, la Loi Rognoni-La Torre, définissant le délit d’association mafieuse. Je reviendrai sur ce texte fondateur dans le chapitre v.
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La fabrique de l’histoire membres » 88. Une autre glose identifie dans Ma fir le nom du lignage sarrasin qui domina Palerme 89. Maha indiquerait aussi une « carrière souterraine ». Selon cette étymologie, les mafie seraient les grottes de tuf qui, dans les alentours de la ville de Marsala, servaient de cachette aux Sarrasins persécutés à l’époque de la reconquête normande 90. Encore au début des années 1970, Henner Hess, l’un des premiers chercheurs à avoir conduit une étude sociologique sur la mafia sicilienne, considérait l’origine arabe de ce terme comme une hypothèse vraisemblable 91. Ces étymologies et ces mythes d’origine sont repris par maintes études sur la mafia, publiées en livres de poche et dévorées par le public palermitain. À travers eux, érudits, académiciens et savants ont accrédité la thèse de l’origine arabe du mot « mafia » et, par un glissement de sens, ils ont introduit l’hypothèse d’une matrice musulmane de cette association : une société clandestine marquée par une altérité religieuse, proche d’une secte ou d’une forme d’hérésie, reliée à ceux qui furent, en même temps, les aïeux et les ennemis historiques des Siciliens. Histoire et sociologie conduisent à repérer, subrepticement, dans les Maures les ascendants des mafieux. Est-ce un simple hasard si la zone à plus haute concentration mafieuse, le triangle entre Palerme, Trapani et Agrigente, est appelée Marca dei Saraceni, « Domaine des Sarrasins » ? L’historien arabisant le plus populaire du xixe siècle, Michele Amari (1806-1889), auteur d’une Storia dei Musulmani in Sicilia plusieurs fois rééditée, évalue à 60 000 les musulmans pratiquant le banditisme sur les montagnes inaccessibles entre Cinisi et Misilmeri 92. Le sociologue Henner Hess souligne que : Leur importance dans la formation du caractère de la région qu’ils habitèrent ne doit pas être sous-évaluée. Ils transmirent certaines normes et valeurs nées d’une existence politique marquée par la fuite […] et, surtout, par une forte aversion anarchique envers tout système autoritaire ou judiciaire de l’État et envers toute structure dominante centralisatrice ou hiérarchique 93.
Faut-il rappeler que l’une des définitions sociologiques les plus courantes de la mafia est celle d’un contre-État, et que l’une des explications historiques les plus répandues est que ce contre-pouvoir est né de la difficulté de la Sicile à s’intégrer dans l’Italie nouvellement unifiée de la seconde moitié du xixe siècle 94 ? Cette immense production qui va, sans solution de continuité, de l’essai scientifique au roman policier, circule à tous les niveaux de la société et fait circuler un langage qui crée les conditions pour l’intelligibilité de l’image de sainte Rosalie, – cette vierge anti-musulmane –, comme héroïne contemporaine de la lutte contre
88. C. Renato, Questa mafia, Caltanissetta, Salvatore Sciascia, 1956, p. 56. 89. H. Hess, Mafia, op. cit., p. 4. 90. G. Lestingi, « L’associazione della fratellanza nella provincia di Girgenti», Archivio di Psichiatria V (1884), p. 452-463. 91. H. Hess, Mafia, op. cit., p. 4. 92. M. Amari, Storia dei musulmani in Sicilia, Vol. 4, Catane, Tirelli, 1939, p. 558-60, 602-604, 626. L’historien rédige cette œuvre monumentale pendant la première moitié du xixe siècle, participant, en même temps, au mouvement séparatiste sicilien et aux secousses révolutionnaires de son siècle. Le premier volume de ce travail, laissé inachevé par son auteur, ne sera publié qu’en 1913, aux éditions Laterza. L’ensemble des volumes sera publié en 1939, à Catane, par l’éditeur Tirelli. 93. H. Hess, Mafia, op. cit., p. 25. 94. Rappelons que l’Italie n’a été unifiée qu’en 1861.
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Chapitre iii les mafieux. Mais Leoluca Orlando a fait, aussi, de cette sainte le porte-parole d’un message d’espoir, de résurrection et de paix. Comment s’y est-il pris ? Les réjouissances de 1999 sont placées sous le signe du changement. Satisfait, du moins en apparence, de son succès dans la lutte anti-mafia, Leoluca Orlando décide de s’adresser à ses concitoyens dans des termes qui inversent son discours précédent. De la « contamination négative » du passé, la ville doit se tourner vers la « contamination positive » du futur. Le prochain défi de Palerme n’est pas le combat contre un ennemi commun, mais l’intégration des différentes ethnies au sein d’une société qui se veut multiculturelle. Le maire conçoit le projet de jumeler la Sicile avec Cuba, « l’île du métissage », et confie la direction artistique de la fête à Jérôme Savary. Le 14 juillet, ce sont des musiciens et des danseurs cubains bariolés qui défilent sur le Cassaro au son de percussions africaines. Les insignes de la religion Yoruba, ces langues coupées et ces yeux entrouverts portés en procession dans les rues de Palerme, semblent narguer les Siciliens, perdus parmi des signes dont ils ignorent le sens. Après maints efforts interprétatifs, exaspérés de ne plus pouvoir se reconnaître dans « leur fête », les citoyens maudissent le maire qui a dépensé tant d’argent pour ce « Carnaval de Rio ». Dans la confusion de la fête, les Palermitains ont bien du mal à distinguer les représentants des minorités à intégrer, les jeunes filles Tamil invitées à s’exhiber dans leurs costumes et danses traditionnels, des danseuses cubaines au ventre nu. La communication s’enraye. Certes, le rejet des mafieux, ces étrangers du dedans, est un thème bien plus fédérateur que l’assimilation des véritables étrangers, mais si le Festino de Savary « n’a pas marché » c’est que le mécanisme identificatoire n’a fonctionné ni entre les Palermitains et « leur histoire », ni entre le maire et la sainte. Un fait divers le révèle, dramatiquement. Alors que, selon la légende, sainte Rosalie est apparue à un homme en passe de se suicider, la veille du Festino, un chômeur se pend devant la mairie. L’apparition espérée, celle du maire, ne s’est pas davantage produite que le miracle du travail plusieurs fois imploré. Orlando n’est pas un saint, comme ses ennemis tout autant que ses amis ne cessent de répéter, mais il l’a fait croire. Est-ce pour cela que certains l’accusent de « trahison » ? Les polémiques fusent, mais le maire ne se laisse pas décourager et, l’année suivante, il sort de son chapeau de prestidigitateur de la politique l’image de saint Benoît le Maure, « patron noir de Palerme ». IX. Le saint maure Vous m’avez entendu, peut-être, citer plusieurs fois saint Benoît le Maure. Parce que, moi, je suis convaincu que cette ville a besoin de mettre à côté de sainte Rosalie […] que le 24 avril 1652, le Sénat palermitain proclama Benoît le Maure protecteur de la ville […]. Benoît le Maure, ainsi appelé parce qu’il était fils d’un esclave éthiopien vendu au port de Palerme […] a été choisi par Palerme comme protecteur de la ville, dans un siècle où l’Éthiopien, le Noir était, par définition, l’esclave. Alors, je crois que récupérer cette dimension est une ressource pour nous, un grand espoir à un moment où la diversité compte peu ; la diversité, c’est-à-dire le Noir par rapport au Blanc, le Sicilien par rapport au Lombard. Le modèle qu’on ne peut pas accepter, c’est que l’autre soit l’ennemi à abattre ou à exclure 95.
95. L. Orlando, « La città della fiducia », Segno 180/XXII (nov.-déc. 1996), p. 30-31.
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La fabrique de l’histoire Cet éloge de la diversité, formulé dans un article publié dans la revue Segno en 1996, trouve son accomplissement dans le discours que le maire prononce, quatre ans plus tard, lors de la conférence de presse donnée à l’hôtel de ville, la veille du Festino. J’en donne ici quelques extraits : Cette année, le Festino di Santa Rosalia a été placé sous le signe de la contamination […]. Le mot contamination est le propre du Festino parce que le Festino rappelle la contamination de la peste, et donc, c’est, par définition, une manière d’évoquer une contamination négative dépassée à travers la foi et à travers l’intervention médiatrice de sainte Rosalie […]. Mais nous croyons possible de vaincre le mal par la contamination positive, et Palerme qui, traditionnellement, était une source de contamination négative, veut devenir une source de contamination positive […]. Sainte Rosalie nous aide à construire cette dimension du métissage […] cette dimension multiculturelle et multiethnique qui est la dimension la plus naturelle pour la ville de Palerme […]. Je crois que cette fête veut rappeler que « métis » c’est beau, que se contaminer c’est beau, et nous voulons montrer notre être métis en utilisant la pauvre sainte Rosalie qui nous aimait tellement, nous les Palermitains, qu’elle était métisse à l’intérieur.
On ne saurait comprendre comment cette sainte, représentée dans toute son iconographie comme une Nordique, puisse être « métisse à l’intérieur », si Orlando ne faisait assister, dans la somptueuse salle de réception de l’hôtel de ville, à un véritable jeu de prestidigitation. Sortant une petite image sacrée, le maire fait une déclaration : « Moi, je me promène toujours avec sainte Rosalie dans ma poche », avant d’avouer : « J’ai aussi saint Benoît le Maure », faisant apparaître son portrait miniature de l’autre main. « C’est comme ça, enfin, nous sommes tous métis ! », conclut Orlando, qui se laisse photographier par les journalistes entre la sainte normande d’un côté, le saint éthiopien de l’autre. Mais qui est, au juste, ce saint ? Des recherches historiques lui ont été consacrées par l’Université de Palerme à la fin des années 1990. Dans les publications qui en résultent, éditées avec le concours de la mairie, saint Benoît le Maure est présenté comme un « personnage crucial pour reconstruire la vocation et l’identité de la ville 96 ». C’est en publiant « la première hagiographie de Benedetto, le patron noir de Palerme », que « les institutions culturelles de Palerme, institutions vives et vitales, participent pleinement de ce parcours de renaissance de la ville », peut-on lire dans la Préface de cette étude, dernière des publications encouragées par le maire : « D’abord, les actes relatifs à l’invention des reliques de sainte Rosalie […] ensuite, le catalogue des monnaies avec légende arabe, un patrimoine intéressant et inconnu […] et maintenant, le volume sur saint Benoît le Maure ». La référence à l’« Autre » ne vaut pas uniquement pour le passé : Les différents groupes ethniques installés sur le territoire palermitain sont conviés à ce processus de naissance et de reconstruction […]. Palerme construit son identité en s’enrichissant de l’apport de tous ceux qui vivent et œuvrent dans cette ville, d’où qu’ils viennent et quelles que soient leurs appartenances culturelles 97.
96. Préface de F. Giambrone, adjoint culturel au maire, et de L. Orlando, dans G. Fiume – M. Modica (dir.), San Benedetto, op. cit., p. x. 97. G. Fiume – M. Modica (dir.), San Benedetto, op. cit., p. xi.
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Chapitre iii Pour bâtir son présent, après l’effondrement provoqué par les guerres mafieuses, le chef-lieu sicilien puise dans son histoire de capitale « métisse » : Palerme retrouve une partie fondamentale de sa propre identité culturelle multiethnique. Au début du xviie siècle, Palerme n’était pas une seule ville mais « beaucoup de villes », où les catholiques, les orthodoxes, les juifs et les musulmans vivaient ensemble ; où les langues, les religions et les coutumes se croisaient et se contaminaient […]. Alors, parmi les saints patrons de la ville, avant même l’explosion du culte de sainte Rosalie […] c’est la figure de Benoît le Maure qui s’affirme 98.
Pour comprendre les raisons de la réinvention contemporaine de San Benedetto il Moro, il est utile de savoir comment et pourquoi ce modèle de sainteté « noire » a émergé au milieu du xviie siècle. Si l’inscription de Rosalia Sinibaldi dans l’arbre généalogique de Charlemagne associe la sainte normande à la lutte contre les Infidèles 99, l’identité « maure » de Benoît fait de ce saint l’image même de la conversion maure. Le procès en canonisation de « Benedetto da San Fratello », commencé en 1591, trois ans à peine après sa mort, conforme l’hagiographie de ce franciscain au modèle de sainteté incarné par Antonio da Caltagirone. Mort en 1549, cet esclave africain converti au christianisme est le « fruit tardif de la prédication de saint François aux Sarrasins » 100. Est-ce parce qu’ils sont eux-mêmes « convertis » que ces deux saints africains dont les vies s’entremêlent ont, à leur tour, le pouvoir de convertir ? « Le Seigneur a voulu se servir de cet humble serviteur de couleur noire pour aider à la conversion des populations noires des Indes », déclare Philippe III le Catholique, lorsque, en 1608, il fait placer la dépouille de Benedetto dans une chapelle de l’église palermitaine de Sainte-Marie du Jésus 101. Grâce au commerce de portraits et de reliques diffusés par des voyageurs, le pouvoir de saint Benoît le Maure dépasse les limites de Palerme et de la Sicile, infestées par la « zizanie » du luthéranisme à l’époque de la Contre-Réforme, pour atteindre la péninsule ibérique et les colonies espagnoles, où l’action des missionnaires franciscains se déploie « in specie in quelle parti dove stanno li mori cristiani » 102. Si, en Espagne, la couronne et l’aristocratie appuient le processus de canonisation du « saint maure », inventé par les franciscains pour conforter la foi des Maures à peine baptisés 103, dans le Nouveau Monde, l’élément racial a été utilisé comme facteur d’identification pour évangéliser les peuples entrés depuis peu dans l’orbite chrétienne : Noirs d’Afrique, Indiens d’Amérique et populations métisses 104. De même qu’en Espagne, la différence religieuse entre « vieux chrétiens » et moriscos était perçue en termes de couleur, plus ou moins sombre, de la peau 105, en Sicile, aujourd’hui
98. Préface de L. Orlando dans G. Fiume (dir.), Il santo patrono, op. cit, p. xii. 99. S. Cabibbo, « Catene d’invenzioni. Cittadine sante a Palermo tra xvi e xvii secolo », dans G. Fiume (dir.), ibid., p. 207. 100. G. Fiume – M. Modica (dir.), San Benedetto, op. cit., p. 44-45. 101. Ibid., p. 45. 102. « Spécialement, dans ces régions où il y a des maures chrétiens », ibid., p. 347. 103. V. Consolo, Di qua dal faro, op. cit., p. 259. 104. M. Modica, « I Processi settecenteschi di San Benedetto il Moro », dans G. Fiume (dir.), Il santo patrono, op. cit., p. 346. 105. En attestent certains témoins de l’époque de cohabitation entre chrétiens et moriscos en territoire espagnol, comme ce bénédictin, Barthélemy Joly, qui à la vue des vassaux morisques du monastère cistercien de Valldigna, dans le royaume de Valence, affirme : « Ilz sont ordinairement plus teincts que
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La fabrique de l’histoire comme hier, comme me l’a avoué le maire de Palerme : « On joue sur une illusion optique, puisque nous disons noir comme si le noir était musulman », faisant ainsi de la dissemblance ethnique le paradigme de l’altérité religieuse et de la conversion le modèle de l’intégration politique et sociale. L’aspect social, caractère intégrateur de la sainteté de Benedetto da San Fratello, est très prononcé dans son hagiographie. Bien avant de convertir, par le biais de son image 106, maures et « idolâtres », lorsqu’il réside dans le monastère palermitain de Santa Maria del Gesù, Benedetto accueille les pauvres, nourrit les nécessiteux, abrite les besogneux 107. De nos jours encore, cet esclave affranchi prête son visage au « Palerme des déshérités qui se rachète avec les petits travaux de tous les jours […] l’âme gentille de Palerme, cette âme travailleuse qui s’épuise, qui souffre et qui sourit » 108. Est-ce à dire que ces « pauvres » à racheter qui, dans les « quartiers arabes » tel Danisinni, se mélangent aux populations nordafricaines, sont identifiés aux « arabes » à convertir ? Si sainte Rosalie libère la cité de la peste et des Maures, saint Benoît délivre de leurs peines « les affligés, les obsédés, les tracassés, les malades » 109. L’une agit sur le corps collectif, l’autre sur les corps individuels pour combattre un mal – l’agression de la maladie associée à une invasion ennemie en tant que « possession diabolique » – placé sous le sceau de l’altérité religieuse. Un réseau de correspondances relie le saint maure à la sainte normande. Le procès en canonisation de Benedetto da San Fratello s’achève le 12 février 1626. Dans le climat apocalyptique de la peste, dont Palerme est atteinte depuis juin 1624, ce qui est en jeu n’est pas seulement la certification des miracles du saint thaumaturge, mais l’urgence de donner un nouveau patron au chef-lieu sicilien 110. On se souvient que, en juillet 1624, un groupe de franciscains « découvre » les reliques de Rosalia Sinibaldi sur le mont Pèlerin. Or, c’est dans cette même montagne où la vierge palermitaine s’était retirée au xiie siècle que le frère franciscain a vécu, vers les années 1558-59, une brève mais intense expérience érémitique, au sein de la petite communauté monastique placée sous la direction spirituelle de Geronimo Lanza 111. Un même mouvement descendant apparente les deux saints protecteurs : tandis que Rosalie descend, à travers ses reliques, du mont sacré à la ville pour la sauver de la peste, Benedetto quitte son ermitage pour venir soigner Palerme de tous ses maux : sociaux, physiques et spirituels. Un même modèle de
les Espagnols, pareils a ces Égiptiens [les Gitans] qui courent le monde » : B. Joly, Voyage faict par M. Barthélemy Joly, conseiller et ausmonier du Roy, en Espagne, avec M. Boucherat, abbé et général de l’ordre de Cisteaux, éd. L. Barrau Dhigo, Revue Hispanique, 1909, p. 254, cité par B. Vincent, Andalucía, op. cit., p. 304. 106. « Con soi ritratti e figure operando il Signore molti miracoli per convertirli alla santa fede » (« Le Seigneur accomplissant beaucoup de miracles avec ses portraits et ses images [de San Benedetto] pour les convertir [les Infidèles] à la sainte foi »), lit-on dans l’hagiographie rédigée par fra Antonino Randazzo au début du xviie siècle : G. Fiume – M. Modica (dir.), San Benedetto, op. cit., p. 140. 107. Ibid., p. 132. 108. Préface de L. Orlando dans G. Fiume (dir.), Il santo patrono, op. cit., p. xii. 109. « Afflitti, tentati, tribolati e infermi », dans G. Fiume – M. Modica (dir.), San Benedetto, op. cit., p. 139. 110. R. Rosolino, « Le reti sociali della santità : notai, giudici e testimoni al processo di canonizzazione di Benedetto il Moro », dans G. Fiume (dir.), Il santo patrono, op. cit., p. 263. 111. F. Rotolo, « Origini e vicende degli eremiti di San Francesco », dans G. Fiume (dir.), Il santo patrono, op. cit., p. 319.
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Chapitre iii sainteté les rapproche : l’hagiographie de sainte Rosalie, la Santuzza, la « petite sainte », habillée en franciscaine dans l’iconographie du xviie siècle, ayant réinterprété le canon de saint François, le fraticello, le « petit frère », suivant la même rhétorique de la petitesse de l’homme qui fait la grandeur de Dieu. Un même attribut les assimile : la rose. Nous retrouvons cette fleur qui caractérise l’iconographie de la sainte au nom fleuri (rose et lys) dans les tableaux représentant Benedetto, sous la forme du rosaire que lui confie la Vierge 112. Dans l’Europe de la ContreRéforme, le rosaire s’affirme à la fois comme un instrument de guérison et comme un moyen de conversion. Au Portugal, au xvie siècle, les vertus des « Roses bénites par le Saint Rosaire » sont utilisées pour soigner les malades 113. À la même époque, le rosaire est présenté comme le rempart de la foi chrétienne, signum victoriae de la bataille de Lépante, de la victoire sur les Infidèles 114. Au Brésil, où le culte de San Benedetto il Moro est attesté depuis le début du xviie siècle, les roses sont employées dans les cultes par les missionnaires franciscains comme signes de l’attention divine pour les Indiens et pour les esclaves déportés 115. Agent d’intégration culturelle et de rachat, le rosaire intervient aussi dans les miracles attribués au santo scavuzzo, au « saint esclave » 116. Les poètes récupèrent ce motif floral. Lope de Vega, qui consacre à ce « Noir prodigieux » une pièce théâtrale, El Santo Negro Rosambuco de la ciutad de Palermo 117, garnit sa tunique de roses. Si le mot Rosambuco associe la rose au sureau (sambuco en italien) – une fleur blanche qui produit des baies noires au pouvoir thérapeutique 118 –, le saint qui s’y identifie par son nom (« un homme noir à l’extérieur et blanc à l’intérieur » 119), ne tire-t-il pas ses facultés curatives de sa blancheur originelle ? La couleur noire de Benedetto est fréquemment évoquée par les hagiographes comme pendant à la candeur de son âme 120. Ainsi le décrit Tognoletto, auteur du premier recueil de biographies des franciscains réformés de Sicile : « Sombre violette, aussi candide dans son cœur qu’obscure dans son visage » 121. Ce contraste entre le teint foncé de la peau de l’esclave éthiopien et la pureté intérieure du saint apparaît dès la première biographie rédigée, en 1623, par Fra Antonino Randazzo.
112. A. Dell’Aira, « Il santo nero e il rosario : devozione e rappresentazione », dans G. Fiume (dir.), Il santo patrono, op. cit., p. 172. Sur la christianisation de la rose en rosaire : M. Albert-Llorca, Les Vierges, op. cit., p. 183-186. Les fleurs come « signes » des stigmates du Christ font également partie de l’iconographie de saint François d’Assise : G. Didi-Huberman, Fra Angelico. Dissemblance et figuration, Paris, Flammarion, 1995, 122. 113. A. Dell’Aira, « Il santo », op. cit., p. 170, citation n. 14. 114. Ibid., p. 171. 115. Ibid. 116. C’est ainsi que saint Benoît le Maure a toujours été appelé à Palerme : G. Fiume, « Il processo de cultu a fra’ Benedetto da San Fratello », dans G. Fiume (dir.), Il santo patrono, op. cit., p. 251. C’est grâce au rosaire que San Benedetto sauve une femme en danger de mort : A. Dell’Aira, « Il santo », op. cit., p. 177. 117. Rééditée par Palumbo, Palerme, 1995, avec une Introduction d’Alessandro dell’Aira. 118. Dell’Aira, op. cit., p. 176. En Aragon, les qualités curatives du sureau sont utilisées comme « remède » pour apaiser l’exubérance sexuelle des filles non mariées, identifiées à une figure féminine de Maure, la Mora : D Puccio, Masques et dévoilements, op. cit., p. 180. 119. A. Dell’Aira, « Il santo », op. cit., p. 176. 120. M. Modica, « I Processi », op. cit., p. 343. 121. Tognoletto, Paradiso Serafico del fertilissimo Regno di Sicilia, Palerme, 1667, cité par G. Fiume – M. Modica (dir.), San Benedetto, op. cit., p. 105.
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La fabrique de l’histoire « Pur et simple comme une colombe », « vierge » et « sans taches », son « âme immaculée » « reluit à l’extérieur » et entoure d’une lumière divine tout son être 122. Cet éclat se concentre sur une partie de sa personne, son visage, facia illuminosa qui soulage ceux qui la contemplent 123. Si ce visage noir possède le double pouvoir de guérir et de convertir, c’est en jouant d’une qualité que le blanc partage avec la rose. La médecine de l’époque joue sur les pouvoirs des couleurs. N’est-ce pas à cause de sa blancheur que la terre de Baida, de l’arabe ‘Al Baydâ, « La Blanche », colline au-dessus de Palerme où surgissait un hameau sarrasin, était très renommée pour ses propriétés curatives ? Au xviie siècle, cette terre claire, riche en magnésium, était utilisée dans la pharmacopée officielle et considérée comme apte à guérir tous les maux. Aussi connue sous les noms de « elixir vitae, poudre magistrale, poudre catholique, panacée », elle était réputée excellente pour soigner toutes sortes de plaies et de pourritures 124. La puissance miraculeuse du saint noir réside, elle aussi, dans une candeur dont on connaît, maintenant, la force mais dont on n’a pas encore saisi l’origine. Son image « toute resplendissante » continue de produire des guérisons même après sa mort 125. D’autant que cette mort exalte le pouvoir miraculeux de Benedetto, révélant son « vrai visage » : un visage clair 126. L’origine de la blancheur de l’esclave noir est-elle, donc, sa blancheur originelle ? Les étapes suivantes de notre parcours dans ces terres de chrétiens et de maures nous feront découvrir un même système de représentations dans la Morisma d’Aínsa. Là-bas, la mort du Maure, enchevêtrée avec sa conversion au christianisme, donne à voir, nous le verrons (chapitre vi), l’acquisition d’un « vrai » visage « à l’image de Dieu ». Ici, de caractère ethnique, le noir devient une catégorie religieuse, signe de l’altération d’un état de pureté primordiale. Dernier des miracles, la mort parachève la conversion de l’esclave africain, révélant sa vraie nature. Elle agit alors sur le mode d’une guérison physique et spirituelle qui rend à l’homme sa pureté originelle. Ce même processus de blanchissement est en œuvre pour saint Diego de Alcalá, saint espagnol de la Contre-Réforme, d’origine maure, mais dont les chroniques rapportent que « le corps qui s’était fait noir pour le jeûne, pour l’abstinence et pour le manque de nourriture, après la mort, blanchit ». Ce défenseur du catholicisme guérit lui aussi les malades, leur restituant leur « beauté originelle » 127. L’iconographie de saint Benoît a voulu garder en mémoire cette face claire, car c’est elle qui exprime, au-delà des apparences, son être profond, sa vérité. Les sculpteurs qui ont représenté le « saint noir » ont eu soin de porter la mention
122. Vita et miracoli del Beato Benedetto di San Fradello […] scrita dal padre fra’ Antonino di Randazzo, manuscrit publié par G. Fiume – M. Modica (dir.), San Benedetto, op. cit., p. 26-27. 123. Ibid., p. 133. 124. R. La Duca, Alla scoperta, op. cit., p. 210-212. Les eaux qui jaillissaient des sources de ‘Al Baydâ étaient elles aussi considérées comme bénéfiques et purgatives. De nos jours, Baida est le nom de la même colline et d’une eau minérale palermitaine. 125. Vita et miracoli del Beato Benedetto di San Fradello […], dans G. Fiume – M. Modica (dir.), San Benedetto, op. cit., p. 180 et 185 : « En ouvrant l’image (figura) qui était pliée, sortirent du Bienheureux Benedetto, de sa figure, des rayons d’une telle splendeur, qu’ils l’éblouirent […] et c’est ainsi qu’il eut la foi que le Bienheureux allait le guérir de son infirmité ». C’est sur cette « Vie » que va s’appuyer le procès de canonisation de 1625-1626. 126. A. Dell’Aira, « Il vero volto di San Benedetto il Moro », Il Mediterraneo, samedi 12 juin 1999, p. 23. 127. T. Dandelet, « “Celestiali eroi” et lo “splendor d’Iberia”. La canonizzazione dei santi spagnoli a Roma in età moderna », dans G. Fiume (dir.), Il santo patrono, op. cit., p. 190.
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Chapitre iii in nigredine candor 128. Les peintres se sont attachés à le blanchir 129. Au Portugal, San Benedito de San Francisco a deux faces : des deux images pieuses qui nous restent, l’une est noire, l’autre est blanche 130. « Rose éclatante », comme elle est appelée dans les chants religieux récités lors de sa fête, sainte Rosalie n’est-elle pas le double de saint Benoît le Maure, elle qui révèle son âme lumineuse ? Symétriques et inverses, le saint noir et la sainte « métisse à l’intérieur » sont interchangeables. En éclipsant le santo scavuzzo, sainte Rosalie s’impose au xviie siècle comme patronne de Palerme. Pourquoi, à la fin du second millénaire, le maire du chef-lieu sicilien ressuscite-t-il l’ancien protecteur de la ville, au risque de « vexer » la Santuzza 131 ? X. Le maire métis Moi, je n’arrête pas de répéter à mes parents : « Pourquoi ne m’avez-vous pas fait métis ? » Et mes parents de me répondre : « Tu es blanc à l’extérieur, mais métis à l’intérieur. » Parce que nous, les Siciliens, nous avons cette dimension extraordinaire : nous sommes métis à l’intérieur… Dans l’âme de chaque Sicilien, il y a un grand mélange, un grand melting-pot, un grand cocktail de cultures, d’histoires, de traditions. C’est pourquoi cette fête, nous la faisons sous le signe du métissage. Nous la faisons pour rappeler le métissage méditerranéen […]. Le Festino di Santa Rosalia est un prétexte que les Palermitains utilisent pour se demander qui ils sont, où ils vont, quelle est leur histoire et quel est leur problème du moment. C’est un miroir qui nous aide à nous retrouver.
Après la conférence de presse du 13 juillet 2000, Leoluca Orlando est interviewé par des journalistes d’une chaîne italienne aux États-Unis. C’est alors que le maire de Palerme livre sa « pensée métisse » : Nous, les Siciliens, nous sommes convaincus que l’avenir du monde est dans le métissage […]. Je crois qu’à la fin nous devrons nous contaminer. À la fin, le sang se mélangera et le monde appartiendra aux métis, et quand le monde appartiendra aux métis, nous, les Siciliens, nous serons déjà prêts, parce que nous sommes métis depuis toujours.
Lorsque le maire à l’âme métisse, copie vivante de sainte Rosalie, se fait prophète, récupérant l’un des dons que l’on attribue à San Benedetto 132, il annonce le métissage comme un destin inéluctable de l’île, destin qui se fonde sur un passé tout aussi certain. En réalité, nous l’avons vu à plusieurs reprises, ce « métissage méditerranéen » qu’Orlando, comme inspiré du Ciel, prédit aux Siciliens, est une construction politique qui s’appuie sur une figure tout aussi réelle qu’imaginaire, celle du Maure. Quels en sont les enjeux véritables dans le contexte contemporain ?
128. G. Fiume (dir.), Il santo patrono, op. cit., p. 247. 129. Parmi ces peintres, Benedetta Nastasi, nièce du frère franciscain : A. Dell’Aira, « Il santo », op. cit., p. 165. 130. Ibid., p. 167-168. 131. « Depuis quelque temps, je cherche à promouvoir la dévotion de San Benedetto, mais je dois faire très attention, car je ne veux pas vexer sainte Rosalie », dit Leoluca Orlando, lors de la conférence de presse donnée à la mairie la veille des célébrations de la fête patronale de l’an 2000. 132. « Ebbi questo beato padre dal Signore il dono della profezia », écrit Fra Antonino Randazzo dans sa Vita et miracoli del Beato Benedetto di San Fradello […], dans G. Fiume – M. Modica (dir.), San Benedetto, op. cit., p. 145.
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La fabrique de l’histoire Pour le comprendre, revenons à la manière dont l’image du Maure, via celle du saint, a fait irruption à la fois dans la ville et dans la fête qui en est le « miroir ». En 1998, un tableau du saint noir commandé à un artiste local par la mairie de Palerme vient rejoindre la peinture de la sainte patronne dans la chapelle de l’hôtel de ville 133, célébration intime d’un « mariage » que le Festino de l’an 1999 va rendre publique. Le Programme de la fête n’annonce-t-il son moment culminant – celui où le maire monte sur le char de la sainte et lui offre un bouquet de fleurs, pendant qu’un ange en montgolfière descend du ciel pour la dévoiler – comme « Les Noces de sainte Rosalie » ? À Aínsa, on l’anticipe, le mariage entre la Reine Maure et le Roi Chrétien vient couronner la Morisma, et le processus de « conversion » par elle amorcée (chapitre vi). À Palerme, Fabrizio Lupo, réalisateur du Festino de 1999, figure une sorte de communion métisse à travers une alliance, faisant défiler dans le Cassaro des jeunes habillés en « mariés » qui transforment la procession funèbre de la ville empestée en cortège nuptial. Preuve que le système de pensée en œuvre dans une représentation de théâtre « traditionnel » d’une petite ville des montagnes aragonaises et dans une manifestation d’une métropole impliquant des artistes contemporains est le même. Dans les deux cas, le mariage est un modèle de refondation de l’ordre social et politique. Goran Bregovic – musicien qui a fait de la réinterprétation de chants traditionnellement entonnés dans les Balkans à l’occasion des noces sa spécialité – a composé la musique pour accompagner « Les Noces de sainte Rosalie ». Mais c’est à Fabrizio Lupo, le metteur en scène, de les investir de sens 134 : « La signification des “Noces” de Bregovic est la propitiation de noces joyeuses […]. Et c’est aussi le mariage des contraires, le blanc et le noir, car l’épouse s’habille en blanc et l’époux en noir ». Tout comme le Roi Chrétien et la Reine Maure sont les aïeux imaginaires du village aragonais célébrant la Morisma, les époux palermitains incarnent le couple mixte constitué, ailleurs, par la sainte normande et le saint maure, ancêtres de la ville. Le réalisateur les évoque, en même temps qu’il propose une nouvelle version du mythe fondateur du Festino : Il s’agit de deux saints diamétralement opposés, parce que sainte Rosalie vient du Nord, elle est d’origine normande, c’est une blonde aux yeux clairs, une beauté du Nord, alors que saint Benoît le Maure vient du Sud, c’est un saint noir. Mais saint Benoît est un co-patron, il ne veut pas remplacer sainte Rosalie, il veut la côtoyer. C’est ainsi que l’on pourra réaliser cette union des contraires que chaque célébration du Festino voudrait être, en unissant les âmes de tous les Palermitains et en traversant la ville de la montagne à la mer pour briser toute division.
Mais, même lorsqu’il est théâtralement converti par le « mariage », le Maure n’en demeure pas moins l’ennemi d’antan. Qu’il soit appelé Turc, Arabe ou Sarrasin, il reste aussi, indélébilement, comme la couleur qu’on lui prête, l’étranger à repousser, telle une maladie. Cette confrontation constante avec l’altérité, qu’elle soit ethnique ou religieuse, est à la base de l’identité sicilienne, depuis ses origines jusqu’à aujourd’hui 135. Au xiiie siècle, après avoir chassé les derniers musulmans, la
133. A. Dell’Aira, « Il santo », op. cit., p. 164. 134. J’ai interviewé Fabrizio Lupo en juillet 1999, lors des préparatifs du Festino. 135. Sur le « recours à un élément tiers pour fonder sa propre identité », voir J.-L. Amselle, Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion, 2001, p. 7-15.
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Chapitre iii Sicile est totalement latinisée, et c’est par un autre massacre, les Vêpres siciliennes, qu’elle célèbre, en 1282, son unité retrouvée 136. Dans les années 1990, alors que Palerme était secouée par l’agression mafieuse, le passé a été convoqué comme ressource pour rebâtir le présent et préparer l’avenir. Sur la demande du maire, l’histoire de la ville a été réécrite, mais c’est une histoire qui se rapproche du mythe, en ce qu’elle remonte aux origines, tout en les produisant. Et c’est une histoire proche de la prophétie. Au tournant du second millénaire, le maire de Palerme prophétise, en repérant dans le passé les traces de ce qui doit se passer : Parler du Festino signifie parler de contamination. Cette année, sainte Rosalie est un prétexte pour parler de la contamination positive des cultures, pour aider Palerme à devenir une ville joyeuse. Nous devons redevenir une « ville très heureuse » 137 et nous pouvons le devenir, à condition d’être métis, de rester métis, de vivre dans la fierté et dans la conscience d’être métis 138.
Certes, pour parler de la « contamination positive des cultures », il fallait que la sainte qui a chassé les musulmans de Sicile soit côtoyée par le saint qui les a convertis. Mais, comme Orlando le suggère, « la contamination change : une fois, c’est la contamination négative de la peste, une fois, c’est la contamination négative de la famine, une autre fois, c’est la contamination négative de la mafia ». Mais si la peste qui a endeuillé la Sicile est bien, comme tout ce qui précède porte à le croire, la mafia, ces Maures à convertir ne sont-ils pas les mafieux ? Parallèlement à la redécouverte des « racines arabes » de Palerme, Leoluca Orlando a éclipsé Santa Rosalia en lui superposant la figure de San Benedetto il Moro. En 2000, ce « patron noir de Palerme » est réinventé pour devenir le champion du « métissage méditerranéen ». En remplaçant la sainte qui a expulsé les musulmans de Sicile par le saint de leur conversion, Orlando exploite un principe qui opère aussi dans les sociétés ibériques : l’ambivalence du Maure. Cette figure fait coexister deux représentations opposées : celle du barbare, ennemi à repousser ; celle du civilisateur ou porteur d’une civilisation glorieuse, ancêtre à réincorporer. Ce puissant déchu permet de renverser la position périphérique des sociétés méditerranéennes. En même temps qu’il se définit comme « métis », le maire déclare sa volonté de renouer des liens de collaboration économique et culturelle avec les pays du Sud de la Méditerranée, en compensant, ainsi, la place marginale de la Sicile au sein de la construction européenne. Sur le plan de la politique intérieure, la référence au Maure fait encore double emploi : elle permet de justifier l’expulsion des mafieux en même temps qu’elle leur laisse une possibilité de réinsertion, moyennant leur « conversion ». Durant la dernière année de son mandat, Leoluca Orlando sait bien, malgré le ton triomphant de son discours de façade, qu’il ne pourra pas se défaire tota-
136. H. Bresc – G. Bresc-Bautier (dir.), Palerme, 1070-1492, op. cit., p. 141. 137. Le maire de Palerme fait ici référence à une expression en vogue au début du xxe siècle : Palermo, città felicissima, tristement démentie par la suite des événements. Cette expression, que les guides de Palerme utilisent encore dans la première moitié des années 1970 (R. La Duca, Palerme, città felicissima, Palerme, Il Punto, 1974), disparaîtra dans les années suivantes, jusqu’à ce que, à la fin des années 1990, elle ne soit remplacée par de nouvelles formules évoquant le « rachat » de la ville (Cf. le titre de l’ouvrage de A. Chirco, Palermo, la città ritrovata, op. cit.). 138. Interview accordée par Leoluca Orlando aux journalistes d’une chaîne italienne aux États-Unis après la conférence de presse du 13 juillet 2000.
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La fabrique de l’histoire lement de Cosa Nostra. « Être sécessionnistes signifierait non pas se séparer des autres mais se séparer d’une partie de nous-mêmes […]. Cela signifierait trancher avec une partie de son histoire ». Ces phrases ne réfèrent pas explicitement à la mafia. Néanmoins, elles sont étonnamment proches de celles que l’intellectuel sicilien Leonardo Sciascia avait formulées, vingt ans auparavant, à propos de son conflit intime avec la culture mafieuse. En 1979, Sciascia écrivait : « Comme en tout Sicilien […] en moi aussi, les restes d’un sentiment mafieux sont encore présents et vivants ». Pour l’écrivain qui, dès le début des années 1960, avait décrit dans ses romans l’univers mafieux avec une précision documentaire que seuls le recours à la fiction et la force prophétique de son écriture lui avaient permis, se battre contre la mafia c’est comme combattre « contre moi-même […] une scission, une déchirure » 139. Or Sciascia, dont l’œuvre a joué un rôle fondateur pour tous les Siciliens, est le penseur de la « Sicile comme métaphore » 140 du conflit insoluble. Suivant les traces de cette histoire paradoxale où les positions respectives, dominants et dominés, envahisseurs et envahis, étrangers et indigènes, ne cessent de se brouiller et de s’inverser, Leoluca Orlando propose comme ultime solution de ce drame irrésolu de l’identité sicilienne la conversion de « l’Autre dont on ne peut se séparer que sous peine d’amputer une partie de soi » 141. Transposée dans la réalité politique et sociale, cette fêlure intime ressentie par l’intellectuel sicilien et par le maire palermitain révèle le combat entre la mafia et l’Antimafia dans sa véritable nature de « guerre civile », à peine dissimulée derrière le langage mythique de la « Croisade ». Avant de voir à quel moment, dans quelles conditions et à travers quels médiations et médiateurs la mafia s’est transformée de caractère endémique à la Sicile en mal épidémique à refouler, exploitant l’imaginaire de la peste comme image de la « cité divisée » 142 (chapitre v), nous reviendrons en Aragon pour saisir l’articulation entre la mémoire d’une guerre civile désignée comme telle – celle qui vit, de 1936 à 1939, les Républicains et les Nationalistes s’affronter et s’entretuer sur le sol espagnol – et l’histoire du conflit entre les chrétiens et les Maures. Ce détour nous donnera l’occasion de suivre, pas à pas, l’élaboration des adversaires politiques en ennemis religieux, en même temps que les formes de résolution du conflit mises en place par une petite communauté aragonaise, mettant à rude épreuve le partage entre des sociétés « modernes » et des sociétés « traditionnelles ».
139. Cité par L. Paoli, « The pledge to secrecy : culture, structure and action of Mafia associations », Ph.D. dissertation, Florence, European University Institute, 1997, p. 66. 140. L. Sciascia, La Sicile comme métaphore. Conversations en italien avec Marcelle Padovani, Paris, Stock, 1979. 141. Conférence de presse, 13 juillet 2000. 142. Cette image est maintes fois évoquée par Nicole Loraux dans son ouvrage La cité divisée, op. cit.
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Chapitre IV Les théâtres du politique Comment les représentations de Moros y Cristianos articulent-ils la mémoire des guerres civiles et l’histoire du conflit entre chrétiens et musulmans ? Quels sont les points de convergence, les lieux de superposition possibles entre ces deux régimes temporels ? Quelles sont les conséquences de cet agencement qui fait coïncider l’adversaire politique avec l’ennemi religieux ? Ce questionnement est à nouveau conduit à travers la Morisma de Aínsa, car cette ville aragonaise, proche de la frontière franco-espagnole, a été le théâtre des derniers sursauts de violence des Républicains, avant leur exil en France. Comment mettre à distance ce passé encore brûlant, sans cesse réactivé par les antagonismes politiques entre la droite et la gauche ? Peut-être, est-ce en le refoulant dans le temps révolu du conflit entre Maures et chrétiens, manière de convertir l’image infamante d’une guerre fratricide en celle, glorieuse, du combat contre l’étranger… L’analyse des récits mémoriels montre que les violences des Rouges contre les églises, les prêtres et les objets cultuels ont été assimilées aux agressions des ennemis religieux d’antan. La « conversion du Maure », acte central de la Morisma et des rituels qui l’entourent, s’adresse-t-elle aux descendants des Maures ou aux enfants des Républicains avec lesquels on veut « faire la paix » ? Pour répondre à ces questions, il faut retracer l’histoire des trente-cinq dernières années de Aínsa, faisant apparaître le lien intime entre théâtre et politique. Au début des années 1970, la relance de la Morisma – interdite pendant la dictature – par un professeur communiste ; dans les années 1980, la création de la « Fondation Publique la Morisma », véritable laboratoire de démocratie qui permet d’expérimenter de nouvelles formes participatives et associatives ; au tournant des années 1990, « le coup d’État » par lequel le nouveau maire, un homme de droite, remet la représentation entre les mains d’un professionnel. Cette reconstruction montre que la prégnance du langage religieux se manifeste non seulement dans la mémoire de la guerre civile, mais aussi dans l’histoire contemporaine de cette ville aragonaise, faisant coïncider la réinvention de la Morisma et la résurrection d’une société qui trouve dans le metteur en scène son chef charismatique. Manière de révéler une autre propriété des « traditions » et des organisations sociales qu’elles génèrent : la capacité à articuler le politique et le religieux. I. Guerres civiles, combats de « Maures et Chrétiens » « Il y avait les Rouges et il y avait les Nationalistes. Les Rouges étaient de gauche, les Nationalistes étaient de droite ». La scène est celle, bipartite, du conflit qui, pendant trois ans, de 1936 à 1939, partagera toute l’Espagne en deux camps. Quoi de plus facile, dans de petites villes comme celles de l’Aragon, que de diviser toute la population en deux groupes ennemis ? « Les gens du même village s’entretuaient. Les gens profitaient de la situation pour transformer un conflit personnel ou familial en conflit politique. Ils dénonçaient leurs ennemis personnels comme ennemis politiques ». Franquistes et Républicains s’opposent frontalement. Ils sont à droite et à gauche de la scène politique comme les Maures et les Chrétiens, face à face sur la scène théâtrale. Les uns étaient « déjà là », les autres sont venus 105
Chapitre iv reprendre possession d’un territoire indûment occupé. Comment ne pas associer la reprise nationaliste de la péninsule ibérique à la Reconquista chrétienne, dont la Morisma met en scène l’un des épisodes ? Seulement voilà, le soulèvement militaire contre le Front Populaire part du pays des Maures : Ici, il y avait une république, et le général Franco était au Maroc, il était comme une sorte de légionnaire, car nous, dans cette zone au Nord du Maroc, nous avions Tétouan, Melilla et Ceuta… Maintenant, Tétouan nous ne l’avons plus. Mais il nous reste Melilla et Ceuta, ces deux places… C’est de là que rentrent les Maures. Les Maures, aujourd’hui, ils rentrent par le Maroc, maintenant, ces émigrants…
Or, Melilla est précisément la ville d’où part la rébellion nationaliste face au gouvernement à peine élu par le Front Populaire. Cette terre, les Espagnols l’avaient fréquentée dans leur jeunesse : « Mon père, lors de la dernière Morisma, entre 1921 et 1923, était soldat au Maroc ». Là, les soldats chrétiens s’étaient frottés aux populations musulmanes : « Quand mon père a fait son service militaire, il a fini en Afrique. Il disait : “Moi qui parlais de Jaime 1 et des Maures…” C’était triste pour lui ! Et il avait peur là-bas ! Il savait que s’il regardait une fille, le Maure lui aurait coupé la tête ». Là-bas, ce n’est plus le chrétien victorieux qui offre à sa dame la « tête coupée » de l’Infidèle, selon le motif du Romancero du xvie siècle 2. Ce genre épique national, appris par tous à l’école, a nourri l’imaginaire des Espagnols, un imaginaire stéréotypé, farci de préjugés ethniques : « Parce que les Maures… les Maures, ils sont traîtres aussi… » Est-ce parce qu’il vient de leurs contrées que le chef des Nationalistes assume le caractère que l’on prête aux Maures ? « Et ce Franco, il a été comme un traître. Je ne sais pas s’il a trahi, mais il a fait une guerre et il l’a gagnée. Et il est arrivé ici. Et il a voulu commander pendant quarante ans ». Arrogant jusqu’à l’esbroufe, le phalangiste endosse le trait distinctif du Roi Maure : dans les chansons des poètes villageois, c’est un « fanfaron » 3. Parti du Maroc, Franco remonte l’Espagne du Sud au Nord. Les troupes nationalistes s’emparent de Tolède le 27 septembre 1936 : Franco est entré par l’Andalousie. Il avait gagné la guerre. Pendant ces années de guerre, partout ici, il y avait des luttes. Franco montait, il attaquait, et les Républicains, eux aussi, ils attaquaient. Franco gagnait du terrain et, partout où il passait, les uns tuaient et les autres aussi.
Sa reconquête du territoire espagnol inverse le trajet de la Reconquista chrétienne 4, suivant, plutôt, les traces de la conquête maure : « Les Maures sont entrés par l’Andalousie et ils sont montés jusqu’ici… » Mais lorsque le général arrive aux portes de Aínsa, cette dernière redevient la citadelle maure assiégée : Et ici, dans ce village, on nous appelle les moriscos, parce que, comme il y a le château, là où vivaient les rois maures… quand les chrétiens sont arrivés de Jaca,
1. Nom de l’un des rois chrétiens de la Reconquête. 2. M. S. Carrasco Urgoiti, « La escenificación », op. cit., p. 32. 3. Ainsi, apparaît-il dans une chanson composée par le père du Roi Maure actuel, qui s’achève ainsi : « À quoi te sert, phalangiste, de tant fanfaronner ? » 4. Aínsa est considérée, localement, comme le point de départ de la Reconquista chrétienne, appelée, dans le texte de présentation de la première Morisma : « La reconquête sanguinaire qui, partie des murs de son château, s’est étendue dans toute l’Espagne ».
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Les théâtres du politique les rois maures vivaient dans le château, dans les tours. Parce qu’ils se mettaient en haut pour surveiller. Ils s’isolaient dans leur forteresse. Parce qu’ici tout était fortifié, tout était enfermé par des murailles. Les arcs, tout était totalement fermé, afin que personne ne puisse rentrer… Et je me rappelle que, enfants, on allait dans ce château et qu’on nous disait : « Regarde, la maison du Maure… », du Maure ! Et mon père disait que, sous ce château, il y avait un autre village, le village maure. C’est mon père qui le disait. Il y avait une cave qui communiquait avec la cave de la maison d’à côté et on disait que les Maures habitaient là-bas. Et cette cave arrivait jusqu’au milieu de la place, c’était quelque chose d’impressionnant. Et on se cachait là-dedans pendant la guerre, c’était notre refuge. Parce que les avions passaient par ici pour dénicher l’armée républicaine et il y avait une énorme cave. Nous avions des matelas et nous vivions là-bas.
La topographie de la ville ancienne fait passer, sans solution de continuité, de l’histoire de la Reconquista chrétienne à la mémoire de la reconquête franquiste, superposées comme deux écritures sur un palimpseste. Puis vint le temps des combats : « C’était le 18 juillet 1936, et ils sont arrivés avec des carabines et des fusils ». Déjà à Séville, les photographies de l’époque le montrent, les garnisons enturbannées provenant du Maroc pour affronter les syndicalistes et les ouvriers en armes font ressembler ces débuts de guerre civile à des combats de « Maures et Chrétiens ». À Aínsa, ces armes à feu, désignées par Pedro Escartin 5 du terme de carabinas et d’escopetas, nous les retrouvons dans le texte théâtral. C’est Pedro, encore, qui me fera remarquer, à un autre moment de notre conversation, le caractère « anachronique de ces expressions par rapport à un texte de 1600… » Au-delà du vocabulaire utilisé, c’est la grammaire de la guerre qui est déclinée dans ces combats de Maures et Chrétiens : La Morisma, c’est la bataille, la dispute : tu es ici, moi je veux te chasser du village et il faut combattre. Voilà la réalité. La Morisma est simplement la dispute, la bataille, la lutte qu’il y a eu ici. Il y avait des gens qui étaient installés ici, d’autres gens sont arrivés… comme la guerre, comme la guerre civile espagnole et comme toutes les guerres : tu es ici et moi je viens te chasser d’ici. Exactement la même chose qu’ont fait les…
Dans la mise en scène théâtrale, les Chrétiens prennent possession physiquement du royaume des Maures, s’installant à leur place. À la fin du combat, le Roi Chrétien est installé sur le trône maure. La brutalité de ce changement de règne rappelle un putsch : « Ici, il y avait une République, et lui [Franco], il n’aimait pas, alors il a dit : “Tu sais ce qu’on va faire ? Un coup d’État !” » La République espagnole avait été proclamée le 14 avril 1931, obligeant le roi Alphonse XIII à abandonner le pouvoir. Le 1er octobre 1936, le général Franco s’était proclamé chef d’État dans la zone nationaliste. Entre ces deux proclamations, le pouvoir avait été instauré par des coups de mains. Écoutons Luis Lazcors Fes : Mon grand-père était maire avant la guerre qui, ici, a commencé le 18 juillet. Les ouvriers, ceux qui construisaient le barrage, ont demandé à mon grand-père le bâton du maire. Comme ils avaient des fusils, il a donné son bâton, et pour ça, pour avoir donné son bâton, quand les Nationaux sont arrivés, on l’a mis en prison. S’il
5. Petit-fils de Pedro Escartin Mendía, maire dans ces années de troubles.
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Chapitre iv ne l’avait pas donné, les Républicains l’auraient fusillé, et puisqu’il l’a donné, les Nationaux ont failli le fusiller.
Vint ensuite, comme pour les Maures, le temps de l’exil : « L’histoire, c’est qu’ils ont perdu la bataille et c’est tout. Les chrétiens ont gagné et les Maures ont perdu la guerre : ils doivent partir ». Les perdants de l’histoire, cette fois-ci, ce sont les Républicains : D’abord, nous avions les Républicains. Les Républicains ont perdu la guerre et Franco l’a gagnée. Tu vois que tu vas mourir, les gens meurent autour de toi. Alors tu dois tout abandonner et ne penser à rien d’autre qu’à vivre ! Et ils ont laissé tout ce qu’ils avaient de valeur, les caves pleines de vin, les armoires pleines de blé, tous les animaux, les vaches, les veaux, tout, tout, tout abandonné !
La même personne, l’un des trois acteurs les plus âgés de la Morisma, interprète du Moro Gracioso, me parlera des « trésors cachés » par les Maures : « Ils espéraient, peut-être, revenir un jour… » C’est là l’une des légendes moresques les plus répandues en Espagne, réactivée lors de l’exode républicain. Pour appuyer son propos, le Moro Gracioso citera des vers de son rôle qui inscrivent ces richesses abandonnées dans le territoire de la ville deux fois reconquise : Nous enverrons chercher les trésors / que nous avons cachés / dans la tour Castellar et dans la Tour du Panillo / dont certains idiots disent / qu’ils sont restés cachés là-bas, / et d’autres nous diront qu’ils sont enchantés / et qu’ils ne peuvent pas les trouver 6 (v. 1241-1249).
L’Aragon a été l’un des derniers théâtres de la guerre civile espagnole. C’est dans cette région, avec la bataille de l’Ebre (24 juillet 1938) que s’est produite la principale offensive républicaine. C’est ici, à la frontière avec la France, que les plus obstinés des Rouges sont venus opposer leur ultime, farouche résistance aux troupes des Nationaux. Certains de ces villages montagnards sont restés imprenables : « Les Maures ne sont pas arrivés jusqu’à la vallée de Chistaín 7. Les gens du coin les ont repoussés à coups de pierre », raconte, avec fierté, un vieux Républicain, brouillant, dans sa mémoire, le nom du conquérant des origines et celui de l’envahisseur de sa jeunesse. Ailleurs, les Républicains, une fois chassés des terres à peine conquises, reconstruiront plus loin leur impénétrable forteresse : Vous connaissez la vallée de Aínsa, jusqu’à Bielsa. On ne pouvait pas dénicher les Républicains de Bielsa, ni avec les avions, ni avec les bombes, ni avec l’artillerie allemande. On ne pouvait pas prendre cette « poche de Bielsa » : on l’appelait la bolsa de Bielsa, « la poche de Bielsa ».
La place d’armes à l’intérieur de laquelle se déroulaient les répétitions des combats de Maures et Chrétiens devient le théâtre d’autres batailles : Et devant le château, il y avait un attroupement et, de là-haut, ils tiraient des coups de canon vers Bielsa. Là-bas, les derniers Républicains, ceux qui attendaient de sortir, restaient derrière leurs tranchées avant de pouvoir passer en France. Là-bas, on
6. « Mandaremos los tesoros / que dejamos escondidos / en la Torre Castellar / y en la Torre de Panillo / que dicen algunos tontos / que han quedado allí escondidos, / y otros dirán que encantados / y no pueden descubrirlos ». 7. Vallée du Sobrarbe, à près de vingt kilomètres de Aínsa.
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Les théâtres du politique ne pouvait pas les attaquer. Même les soldats de Franco avaient peur d’y aller. Et on leur apportait à manger, car les militaires ont toujours faim…
Cette même voracité caractérise les soldats de la Morisma : « Estamos mal comidos ! » « Nous sommes mal nourris ! », s’écrient-ils (v. 1268). « Ils avaient faim, à l’époque, les soldats ! c’est pourquoi, dans la Morisma, on parle beaucoup de nourriture et de vin », explique un Ainsetano. Enfin, c’est tout l’affairement de la guerre qui reviendra sur le plateau au début des années 1970, quand la Morisma sera rejouée, avec quelques anachronismes : « Les dames, les femmes s’habillaient en infirmières pour recueillir les blessés, c’était une manière de participer en jouant leur rôle dans la guerre… » On a presque l’impression que le théâtre est un moyen pour connaître la vérité du passé : « …Parce qu’ils ont dû se dire : “On pourrait faire la Morisma, une représentation pour voir comment était vraiment la bataille et l’existence ici…” » Mais de quelle bataille, de quelle guerre parle-t-on ? Si cet affrontement de blocs politiques a assumé les contours du conflit religieux d’antan, c’est parce que les lieux, les objets et les formes investis par la guerre civile espagnole ont été éminemment religieux : « L’Église était de droite et, donc, ceux de gauche ont brûlé tout ce qui avait à voir avec l’Église. Et donc, ils brûlaient tous les saints qu’ils trouvaient à l’intérieur de l’église 8, du couvent, dans les maisons ». Tout comme le Maure de la Morisma « ha profanado los templos », « a profané les temples » (v. 270), le Républicain a souillé les lieux consacrés. Sa profanation se traduit, littéralement, par une reconversion de l’espace, qui, de sacré, devient profane : « À cette époque, je me rappelle qu’à l’église on faisait du cinéma, on faisait la cuisine pour les militaires et nous allions recueillir les restes pour nos porcs ». Dans ce monde à l’envers qu’instaure la guerre civile, l’église devient une mangeoire pour les plus impures parmi les bêtes, tandis que ses habitants, les saints, sont chassés, humiliés, maltraités. La fureur iconoclaste rapproche les Républicains des musulmans, hostiles, nous le savons, à toute forme de représentation du divin : Je m’en rappelle, oui, d’avoir vu brûler les saints sur la place… Ils les ont sortis de l’église. C’étaient des pièces de bois, mais ils avaient une grande valeur ! Ils ont fait un bûcher sur la place. Ils ont mis les saints tout autour et ils ont fait un bûcher avec l’autel de l’église, qui était en bois, au milieu… Et il y en avait un qui raillait les saints, qui leur disait : « Réchauffez-vous, vous avez eu assez froid ! » Puis, ils les prenaient avec une pique et ils les jetaient dans le feu, les uns après les autres. Je m’en rappelle encore, de ce bûcher. C’était en 1936, j’avais 5 ans.
Messe macabre que celle s’achevant par le sacrifice de ces divinités au nom desquelles les Inquisiteurs, jadis, élevaient leurs bûchers. Étrange épreuve que cette vengeance qui utilise, en les inversant, les mêmes signes de l’oppresseur d’antan. Mais ce n’est pas aux sorcières, dont ils intervertissent le rôle, faisant supporter aux saints le supplice du feu, que les communistes sont associés. Le même verbe, hacer mofas, employé pour rappeler l’attitude irrespectueuse des Républicains envers les images religieuses, revient dans le texte théâtral pour qualifier le comportement de
8. L’église de Aínsa est dédicacée à la Vierge de l’Assomption. Elle recèle aussi bien des images de la Vierge que du Christ.
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Chapitre iv « l’injuste envahisseur se moquant de la Croix » 9. Cet épisode prend tout son sens lorsqu’on sait que celui qui le raconte, Luis Lazcors Fes, détenteur du rôle de la Loa a la Cruz, la « Louange à la Croix », est l’un des plus anciens acteurs de Aínsa. En même temps qu’il en connaît le texte par cœur, il possède une mémoire vive de la guerre civile et de la dernière Morisma. Une autre scène se superpose à la précédente. Elle se déroule à la Cruz Cubierta, lieu de la mythique bataille : « Le village d’origine était à la Cruz Cubierta, là où il y a le cimetière ancien. Moi, j’ai des terres vers cette Cruz Cubierta et, quand je plantais des vignes, je rencontrais des tombeaux de cette guerre de Maures et chrétiens ». Cette présence des morts est ravivée par les jeunes qui les interprètent rituellement : « Ceux qui faisaient les Maures se cachaient aux limites des champs pour insulter ceux qui suivaient la procession. Ils insultaient la procession, ils insultaient l’église, ils insultaient le curé, ils lançaient des mottes de terre… Ils étaient très irrespectueux envers la religion ». Aussi irrespectueux que les Républicains. Ce manque de respect est, lui-même, profanation d’un lieu de culte : « La procession continuait jusqu’à la Cruz Cubierta. Là, il y avait la messe pour les Chrétiens, et les Maures étaient sur cette colline et, pendant la messe, ils faisaient du bruit, ils criaient, ils effrayaient les Chrétiens… » Les Maures du rite sont une traduction littérale des Maures du texte théâtral, définis par le roi Garci-Gimeno comme des « profanateurs de temples ». Lorsque le Roi Chrétien prie Dieu afin que les musulmans se convertissent, il émet ce vœu : « Et qu’ils vivent comme des chrétiens / et qu’ils ne profanent pas tes temples » 10 (v. 206-208). Le terme « chrétien » assume ici la signification de respectueux des rites et des sites religieux. Or, ce terme de « chrétien » a un champ sémantique très étendu dans les sociétés catholiques de l’Europe méditerranéenne, englobant la définition même d’homme. C’est l’irréligiosité des Républicains qui les fait basculer du côté des deux antinomies majeures de l’humanité, la bestialité et la barbarie : C’était un problème de culture. Ils étaient très incultes. À Aínsa, il y avait deux ou trois retables gothiques, dans le cloître, ces tables de bois polychromes… ils les ont déchiquetées pour les jeter au feu. Et l’Assomption d’albâtre, qu’ils n’ont pas pu brûler, ils l’ont mise en pièces. Nous en avons gardé un morceau de cette pierre, ma grand-mère l’a ramassée. Ils l’ont cassée à coup de matraque, parce que ce n’était pas facile de la casser… Ils sont venus jusque chez nous et nous avons dû sortir nos saints pour les mettre dans le bûcher. Nous avons caché cet enfant Jésus qui était ancien. Ce tableau de la Vierge a été toute l’année sous cette table où mangeaient les militaires, c’est ma mère qui l’avait collé en bas de la table. Ils ne s’en sont jamais aperçus. Parce qu’ils étaient bêtes !
L’iconoclasme républicain est aussi radical que se veut leur athéisme. Tous les supports du culte chrétien, public ou privé, sont traqués et détruits, témoignant, a contrario, du pouvoir que les Rouges eux aussi leur accordent. Certains, même Républicains, ne supportent pas ce spectacle, comme cet homme qui, à la vue des « saints qui brûlent », ne peut réprimer le cri : « ¡ Es una barbaridad ! » « C’est une barbarie ! » Après quoi, il ira rejoindre ses « amis » dans les flammes. De part
9. Le Roi Chrétien souhaite bannir le Maure : « que como inicuo invasor hace mofas de tu Cruz », « que comme un injuste envahisseur se moque de ta Croix » (v. 1078-79). 10. « Y vivan como cristianos / y no profanen tus templos ».
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Les théâtres du politique et d’autre, la violence envers « les saints » est mise sur le même plan que celle qui atteint les personnes. C’est sous le même terme d’« actes barbares » que l’on classe les fusillades républicaines de Christs, d’enfants, de femmes et de prêtres. Dans la Morisma, ceux qui sont accusés de blasphème méritent la mort : « Il sera juste que meure / celui qui a méprisé sa loi / et profané ses temples » 11, affirme le Roi Chrétien (v. 268-270). La défaite des Maures est attribuée à leur mépris de Dieu : « Au nom des Chrétiens / qui ont vaincu grâce à ta Croix / la secte mahométane / qui, très fière, a méprisé / le mystère de ta Croix 12 » (v. 1096-1100). « Le miracle le plus sublime / de la Croix qu’on adore ici » 13 (v. 1342-1343) se reproduit, mais, cette fois, ce sont les Républicains qui outragent ce signe de conversion : Cette croix en métal, pendant la guerre de 1936, étant donné qu’il y avait les Rouges ici, les révolutionnaires… un homme est allé là-bas et il l’a coupée. Une fois arrivé à la moitié, quelqu’un lui a demandé de ne pas le faire, mais le signe est resté.
La Croix résiste aux attaques des Républicains et fait preuve, ainsi, de son pouvoir divin, ce qui permet de rétablir la hiérarchie des objets cultuels : Moi je suis très croyant. J’ai eu des preuves qui m’ont rendu plus croyant. Et parmi ces preuves, il y a la Croix. On ne sait pas, mais on a essayé de la couper pendant la guerre. Si tu montes là-haut, tu verras, au pied de la Croix qu’il y a sur le chêne, il y a une mouche de scie de fer, parce qu’ils voulaient la scier pendant la guerre et, par trois fois, la scie s’est cassée. La scie qu’ils utilisaient s’est cassée trois fois de suite, en l’an 1936, quand ils voulaient la sortir de là 14. C’est un signe important parce que l’église… il y avait des peintures gothiques, des retables, des choses de grande valeur et, en 1936, quand la guerre a éclaté, ils ont fait un grand feu, ici, sur la place et ils ont tout brûlé. Ils étaient très révolutionnaires et ils ont tout détruit. Parce que, comme ils voulaient effacer tout ce qui était religieux… Mais la croix est restée là. Il y a eu une guerre où on ne croyait pas… les gens disaient qu’ils ne croyaient pas en Dieu, mais la Cruz Cubierta est restée là.
Signe persistant, cette Croix qui ne se laisse pas effacer est un reste tenace, non seulement du religieux, mais aussi d’une mémoire dont la guerre a fait table rase : Ici, dans ces derniers villages du Sobrarbe, quand les Républicains sont partis, ils ont tout brûlé. Ils se sont enfuis en France et ils ont tout brûlé. En partant de Aínsa, ils ont tout brûlé. Quand ils passaient par ici, comme c’était la route vers la France, les Républicains brûlaient tout, ils brûlaient les églises, ils brûlaient les papiers à la mairie. De même qu’ils brûlaient les églises, ils brûlaient les papiers de la mairie. Ils ont brûlé toutes les archives…
Cet incendie semble rayer d’un seul coup l’histoire individuelle et familiale des Ainsetanos : « Moi, par exemple, je n’ai pas d’acte de naissance. J’ai dû le refaire à partir de l’acte de baptême. Mon père aussi, il avait ses papiers de baptême, mais pas de naissance ». Le curé réussit à sauver les papiers de son ministère : « On en a tué deux ou trois dans la région. Celui de Aínsa a pu s’enfuir. Il avait de la famille
11. « Que justo sera que muera / el que despreció su ley / y a profanado su templos ». 12. « En nombre de los Cristianos / que han vencido por tu Cruz / a la secta mahometana / Que despreció muy ufana / el misterio de tu Cruz ». 13. « El milagro mas sublime / de la Cruz que aquí se adora ». 14. Celui qui parle, José Manuel Murillo, fait référence au grillage en fer qui entoure la croix dans le monument appelé Cruz Cubierta.
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Chapitre iv ici. Il a laissé ses livres à sa famille et il s’est échappé en France, une nuit ». Parmi ses livres, il y avait, aussi, le texte de la Morisma : « Parce qu’on le gardait à l’école, à l’église, à la mairie… là où il y a le curé, on gardait beaucoup de choses ». Une fois les principaux établissements démolis, c’est à la famille en tant qu’institution villageoise de garder la mémoire : « On avait même perdu les rôles. Ça a été brûlé. Ça c’est perdu parce que ça a été brûlé. Quelques rôles ont été sauvés, parce qu’ils étaient dans des maisons particulières. Des familles les ont gardés… » La famille du curé, premièrement : « Casa Cavero. Ici, on connaissait la maison comme Casa Cavero. Le fils de son neveu est celui qui a le bar Abrevadero ». Celle du tenancier de l’autre café de la place, qui tire son nom du chêne séculier, arbre identifié à la Croix 15 : « Il y avait quelqu’un, à La Carrasca, qui avait gardé quelques textes, je ne sais pas s’il les avait cachés ou quoi… et, avec ça, on a pu… » ; et celle de son inséparable ami, séminariste lui aussi, le futur metteur en scène José Manuel Murillo : « Ma mère, raconte-t-il, le gardait dans un tiroir, là où on gardait les papiers importants, comme une chose de grande valeur et, encore petits, elle nous le montrait, des fois : “Regardez, ici, il y a le texte !” » Tout ce que les habitants arrivent à cacher dans leurs maisons, rôles de la Morisma, papiers de famille, images religieuses, est préservé de la furie républicaine : Ils n’ont même pas laissé une chaise. Les gens avaient leurs chaises dans l’église, il y en avait qui voulaient les sauver du feu et ils ne les ont même pas laissés ramener leur chaise chez eux. Ils n’ont pas seulement brûlé les saints, ils ont tout brûlé. Et cela, pour les gens qui l’ont vu, a été très effrayant. C’est pourquoi le fait que la Croix n’a pas été coupée est un signe de continuité très important.
C’est à partir de ces objets de mémoire, de ces traces du passé, de ces textes enfouis dans les maisons que la cité de Aínsa retrouvera son identité, sous le signe de la Croix, marque rassurante d’une divinité qui ne les a pas abandonnés : « Même si elle est montée au Ciel / son effigie est restée à Aínsa » 16 (v. 1478-79). La Croix (que l’on appelle, soulignons-le, effigie) et la Morisma, associées dans l’épreuve du feu, miraculeusement soustraites à la violence iconoclaste, posées comme fondements de la nouvelle société qui naîtra des cendres de la guerre civile, connaissent, à Aínsa, le même destin que la Vierge et la pièce théâtrale de Zújar 17. Mais, ici, le temps de la résurrection n’est pas encore arrivé… La scène est celle de la place de Aínsa, vide, désertée, recouverte de cadavres, après les combats meurtriers entre Maures et Chrétiens : « Beaucoup de gens étaient morts, d’autres s’étaient exilés en France ». Ceux qui sont restés continuent de s’entretuer : Exactement la même chose. Parce qu’il y a eu des représailles. Beaucoup ! Après la guerre, on disait : « Regarde, celui-ci était Républicain », on le mettait en prison, on lui faisait faire les pires travaux. Il y avait beaucoup de prisonniers politiques ici, à cause de leurs idées. Et ils ont tué beaucoup de gens, entre 1939 et 1972, par représailles, pour leurs idées politiques : « Tu es de ce côté ? Alors, je te tue et c’est fini !
15. Dans la Morisma, la Croix est appelée « Madero electo sin par », « Bois élu sans pareils » (v. 1317). 16. « Aunque al Cielo se volvió / su efigie quedó en Aínsa ». 17. J’approfondirai ce thème au chapitre vi.
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Les théâtres du politique Lieu d’expression de la critique politique et sociale, la Morisma est réduite, elle aussi, au silence : « Pendant ces quarante ans, tout était interdit ici. Tout était interdit ! Même la Morisma. Même la Morisma, parce qu’il [Franco] n’aimait pas, alors que c’est une fête historique, mais on ne pouvait pas dire quelque chose contre le régime ». Malgré le contenu religieux de la pièce, sa veine anticléricale la rendait, désormais, suspecte : « Peut-être, elle était trop irrespectueuse envers l’Église. Les curés ne l’aimaient pas… » En tant que manifestation de la culture et de la langue locales, elle contredisait le programme d’uniformisation culturelle que Franco imposait à tout le territoire national : Dans la Morisma, il y a des parties en fabla aragonesa, en dialecte aragonais. La langue aragonaise avait presque disparu pendant la dictature de Franco qui voulait uniformiser tout le pays avec le castillan. Les fonctionnaires envoyés dans les villages se moquaient de ceux qui parlaient en aragonais. La langue aragonaise était considérée comme vulgaire. Il y a une chanson qui s’appelle Bajando a la escuela, chantée par la Ronda de Boltaña 18, qui raconte que, pendant la dictature franquiste, les enfants qui parlaient la fabla aragonesa étaient grondés par les professeurs, qu’ils étaient isolés.
Et, une fois de plus, les franquistes imposant leur langue se confondent, dans le souvenir des aînés, avec les envahisseurs : « Avant l’arrivée des Maures, ici, on parlait la fabla. Les acteurs jouaient la Morisma en fabla aragonesa. Maintenant, seule Chistaín a conservé cette langue », cette fière vallée montagnarde dont les habitants, on s’en souvient, avaient chassé les Nationaux à coups de pierre… Une ligne se dessine, temporelle cette fois, séparant un avant- et un après-guerre civile, césure prolongée par une dictature qui ne fait que creuser les blessures, qui perpétue d’autres effacements : de la langue, de la tradition, de la critique. Au milieu de la place du village, là où les habitants plaçaient la carrasca autour de laquelle Maures et Chrétiens venaient combattre, parler, se réconcilier, se dresse, désormais, le « monument aux morts » 19. Sur ce dernier ne figurent pas tous les morts de la guerre, mais seulement les franquistes tués par les Républicains. À la différence de la Cruz Cubierta, la croix qui surplombe ce monument divise plus qu’elle ne convertit les ennemis. La mémoire de la réconciliation se construit ailleurs, au gré des conversations villageoises qui s’attachent à fournir des contreexemples à la désunion : « Il était communiste, mais les curés mangeaient chez lui » ; « Il y avait des gens, au contraire, ils faisaient jouer la solidarité entre voisins plutôt que les différences politiques ». Il faudra attendre la fin de la dictature, « les dernières années de Franco, lorsque le régime était plus faible », pour que la Morisma puisse faire retentir son message de paix : « Il y a des moments de l’année où l’union est telle que l’on oublie les différences politiques… » Une paix née de la guerre.
18. Groupe de musique traditionnelle du Sobrarbe dont le répertoire est essentiellement composé de de jotas. 19. Des monuments à la Croix ont été érigés, à l’époque de Franco, en l’honneur des morts nationalistes de la guerre civile sur d’autres places espagnoles, théâtres, elles aussi, de combats de « Maures et Chrétiens », à Valor, par exemple ; voir Roland Emerich Baumann, « Jugar a “moros y cristianos” en Valór : ambivalencias de las identidades en conflicto », dans M. Albert-Llorca – J. A. Gonzáles Alcantud (dir.), Moros y Cristianos, op. cit., p. 75-87 : p. 80.
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Chapitre iv II. Refonder Aínsa Pourquoi et comment, au début des années 1970, au crépuscule de la dictature franquiste, réactive-t-on la Morisma ? Qui sont les protagonistes de cette réinvention de la tradition ? Quel rôle assigne-t-on à ce théâtre de « Maures et Chrétiens » qui est l’une des multiples expressions de la culture locale ? Comment le dispositif théâtral est-il manipulé pour répondre aux besoins d’une société qui se reconstruit après une période de stase ? Quels sont les éléments de continuité et de rupture entre la dernière représentation des années vingt et la première, nouvelle mise en scène de 1972 ? Que se passe-t-il, d’un point de vue politique et social, à Aínsa, dans cette période de transition entre la dictature et la démocratie ? Telles sont questions auxquelles nous espérons donner quelques éléments de réponse à partir des récits mémoriaux des protagonistes de cette époque. Tout semble commencer par une découverte : Tout est né de cette revue, quand j’ai découvert que cette revue était chez moi. L’histoire a commencé comme ça. Le texte a été sauvé lorsqu’il a été publié, en 1923. À la bibliothèque de Saragosse, il y avait la revue, dans les archives. Et c’est une copie de cette revue, que moi j’avais à la maison, qui a été rediffusée ici.
Il existe, nous le savons (cf. chapitre i), d’autres manuscrits de la Morisma : celui qui avait été recopié, à l’école, par Luis Lascors Fez ; celui qui avait été transcrit par José Sierra Pepelin ; celui qui portait la signature de Fidenzio Sese, daté de 1868… Mais, malgré ces copies antérieures, c’est encore la version compilée par Luis Mur Ventura qui est considérée comme l’« original ». L’inventeur du texte, José Manuel Murillo, celui-là même qui, dix ans plus tard, deviendra le metteur en scène de la Morisma, n’est à l’époque qu’un étudiant : En 1970, je venais de finir le lycée. Quand j’ai commencé à fréquenter l’Université, j’ai dit à un ami : « Pourquoi ne faisons-nous pas cette représentation ? » Tu as dixhuit ans, tu veux faire des choses pour ta terre… Il n’y avait pas de mouvements culturels ici, c’était encore le franquisme… Nous avons dit : « La première chose à faire, ce sont les textes ! »
Le texte est, donc, la première pierre posée comme fondement de ce nouvel édifice que se veut la société post-franquiste : « Le texte était tout ce que nous avions ». Mais comment « fait-on » les textes ? Il n’y avait pas de photocopieuse. Pendant tout l’été, nous avons tapé à la machine. Nous étions trois : Pepe Garzon, Xavier Galdeano et moi. Nous avons fait une cinquantaine de ces textes. C’était artisanal. Nous avons tapé une copie et nous avons fait les autres avec la machine à polycopier. C’était une empreinte. Sur cette base, on pouvait recommencer.
Le texte des origines, sauvé, retrouvé, reproduit, rediffusé est la matrice de la nouvelle société. Initialement en possession des familles les plus importantes du village, puis réapproprié par les trois scribes – dans l’ordre, le fils du dernier maire de l’époque franquiste, un fonctionnaire de la mairie (dont on a soin de préciser qu’il n’avait qu’un rôle « manuel » 20) et le descendant de l’une des maisons les plus
20. José Manuel Murillo dit que Xavier Galdeano était le « mécanographe ».
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Les théâtres du politique anciennes de Aínsa, Casa Mora 21 –, le manuscrit se démocratise : « Nous avions fait une cinquantaine de copies. Les gens l’achetaient, parce qu’ils ne l’avaient pas à la maison. C’était une occasion unique pour avoir le texte ». Comment expliquer ce nouvel intérêt pour le texte de Luis Mur Ventura ? Est-ce pour avoir été réécrite, dans les années 1920, en rassemblant les rôles éparpillés entre les différentes familles de Aínsa que la version de Luis Mur Ventura est considérée comme l’« authentique » et, à ce titre, utilisée comme la source première de la nouvelle Morisma ? Est-ce en raison de son mode de fabrication qu’on la privilégie, au moment où il faut retisser les liens entre les membres d’une société désunie ? De quelles pratiques et de quelles représentations ce texte devient-il le support au début des années 1970 ? Suivons, pas à pas, cette nouvelle opération textuelle, en même temps que l’entreprise sociale qui se greffe sur elle. Le texte était là, mais il fallait l’autre partie, il fallait reprendre la représentation. Comment faire ? Qui sait quelque chose en matière de théâtre ? Parce que c’était un bien du village, on risquait de l’abîmer. On ne pouvait pas l’interpréter comme n’importe quel texte.
L’autre moitié du texte théâtral, la représentation, exige l’intervention d’un autre personnage, le metteur en scène, double du scribe. L’histoire se répète et c’est encore un enseignant, Angel Conte, qui, suivant les traces de Luis Mur Ventura, professeur à Huesca, se lance dans une nouvelle réécriture de la tradition, accompagné par la sœur de l’un des trois transcripteurs de la Morisma, enseignante dans le même lycée : La Morisma s’était conservée de vive voix, par voix orale. Dans les années 1970, Angel Conte et Pilar Garzon ont fait le tour des maisons pour recopier les rôles suivant la mémoire des gens qui étaient intervenus dans la Morisma primitive. Ceux qui étaient là se rappelaient comment on la faisait avant…
Une fois de plus, le texte écrit fait place à la mémoire, seule source d’authenticité, seule garante de fidélité au passé : « Angel Conte, c’est lui qui a commencé. C’est lui qui a reconstruit tout ça. Je me rappelle qu’il venait demander à mon père et prendre des notes. Mon père gardait tout dans sa tête ». Qu’il soit couché sur le papier ou enfoui dans la mémoire, le rôle théâtral est mort tant qu’il n’a pas été ranimé via son interprétation. Le processus de remémoration ressuscite le texte décomposé : C’était très émouvant, très touchant. Parce que c’étaient des vieux qui avaient joué des rôles avant la guerre, dans les années 1930. Deux ou trois d’entre eux avaient plus de quatre-vingts ans… et grâce à leur mémoire, plus le texte, on a recomposé la Morisma.
À travers cette opération mémorielle, c’est sur une société elle aussi agonisante que l’on essaie d’agir : « …C’était une société ancienne qui commençait à se décomposer ». Refaire la Morisma c’est donc régénérer le tissu social. Le lien consanguin est à nouveau primordial. C’est encore la complémentarité frère-sœur qui engendre la représentation, car c’est la sœur du copiste qui va recueillir les
21. La légende locale dit qu’elle a été la demeure d’un prince maure, témoignage du lien entre imaginaire mauresque et ancestralité.
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Chapitre iv rôles oraux, les dichos, de la bouche des anciens acteurs, avant de faire revivre le texte par sa mise en scène. Angel Conte ne se contente pas de collecter des textes dans les maisons de Aínsa : « Il avait aussi récupéré les danses, les chants et les musiques locales. Il avait fait un groupe folklorique : le Viello Sobrarbe. Il avait restauré la langue et écrit des livres en aragonais… » La sauvegarde de la Morisma fait partie d’un programme de redécouverte culturelle qui naît en réaction à quarante ans de régime dictatorial. Pendant le franquisme, toutes les manifestations régionales sont proscrites au nom du patriotisme nationaliste : « Au début des années 1970, la dictature de Franco n’était pas encore finie. La milice venait de Huesca pour contrôler la Morisma ». Si cette pièce théâtrale attire les soupçons de la police, c’est non seulement qu’elle consacre la naissance du « royaume du Sobrarbe » 22, mais aussi parce qu’elle est un concentré de « traditions » locales. La jota, cette musique et cette danse aragonaises, la fabla, ce dialecte qui survivait dans les vallées du Sobrarbe, les locutions idiomatiques… toutes les expressions de la culture du lieu se condensent en elle. Si bien que, si la Morisma finit pas déranger les autorités, ce n’est pas tant par son contenu – assez conventionnel et plutôt fonctionnel pour un régime conservateur qui s’appuie sur le catholicisme – que pour sa forme : « Il y a beaucoup de tournures qui sont des expressions en fabla. Certains acteurs, les plus âgés, les meilleurs, jouaient encore en aragonais ». Ces parties dialectales sont les restes d’une époque lointaine, plus imaginaire que réelle, où la Morisma était entièrement déclamée en patois : « On peut supposer que, dans le passé, on le faisait sûrement en fabla, parce qu’ici, jusqu’au xixe siècle, on parlait encore en fabla… » Or, nous savons que la Morisma est constituée d’une structure fixe, écrite en castillan, la langue des rois, et de parties mobiles, les dichos, composées en aragonais, la langue du peuple. Ce bilinguisme structurel est donc occulté à la fois par le régime franquiste et par ceux qui s’y opposent, au profit de la vision d’une pièce toute « populaire ». Une revue, Andalán, autre création d’Angel Conte, devient le manifeste du mouvement qui entend revenir aux racines « populaires » de la culture : Le premier numéro a été présenté ici à Ainsa, en 1970, parce que Aínsa représente l’origine de l’Aragon, à cause de la légende. Il y a eu des problèmes, parce que celui qui avait autorisé la présentation d’Andalán était un maire qui s’appelait José María Perez. C’était un homme de droite, mais très libéral, très passionné par le théâtre, un prestidigitateur de la politique… C’est lui qui a fait en sorte qu’Andalán soit présentée ici, à Aínsa. Il y a eu des problèmes avec le gouverneur civil de Huesca… je ne sais pas si on l’a destitué… parce qu’à cette époque, Franco était toujours vivant. Il n’y avait pas de démocratie…
On découvre les revers politiques de la première représentation théâtrale, associée à des personnages qui sortaient des rangs : « Les miliciens n’étaient pas contents. La Morisma était considérée de gauche et ceux qui l’avaient récupérée étaient regardés comme des révolutionnaires ». Premièrement, son metteur en scène : « Angel Conte ? C’était un homme de gauche, un communiste. Il continue d’être à la Izquierda Unida » ; « Angel Conte ? C’était un professeur de lycée qui tirait
22. Cette signification est explicite au début des années 1970. Le texte qui présente la première représentation appelle la Morisma : « Fête qui fait revivre l’origine de la ville de Aínsa comme capitale du royaume du Sobrarbe ».
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Les théâtres du politique vers les Républicains ». La portée politique de ces opérations culturelles est mal dissimulée par leur promoteur : « Il avait aussi récupéré les danses et les musiques locales, cet Angel. L’une d’elles avait la même mélodie que l’hymne républicain ». Ainsi, sous couvert d’une restauration du passé, c’est une véritable révolution culturelle qu’amorce le professeur, en prélude à un changement politique qui ne tardera pas. Toute politique qu’elle soit, cette renaissance culturelle emprunte un langage évangélique, la refondation de la Morisma étant presque une répétition palingénésique de son mythe d’origine : Nous, les premiers Chrétiens, nous étions peu nombreux. Cette première année où l’on a récupéré le texte, après la guerre civile de 1936, nous étions tous très jeunes. Ceux qui avaient retrouvé le texte étaient trois, il y avait quelques maîtres et nous, les acteurs, nous étions les disciples. Nous étions un groupe d’une douzaine de personnes, un noyau très uni, tous très jeunes. Mais, regarde comme nous étions pauvres ! Une corde, une tunique, c’étaient nos premiers vêtements ; rien qu’une tunique et une corde. Nous n’avions rien. Nous avons trouvé une vingtaine de femmes qui, gratuitement, pendant l’été, cousaient les costumes pour nous. Tout était fait bénévolement. Il y avait beaucoup de gens qui nous aidaient, beaucoup d’attente…
Le récit de la résurrection de la Morisma, texte fondateur d’une nouvelle alliance pour le peuple de Aínsa, semble se couler dans le moule de la constitution des premières communautés chrétiennes : « Cette nouvelle réalité fondait tous en un seul. La Croix fait le même effet, d’accueillir tout le monde, de fondre tout le monde. À la fin, la Croix convertit tout le monde : tous deviennent chrétiens ». Le texte et la croix ont donc le même pouvoir, pouvoir éminemment religieux (dans le sens étymologique du terme re-ligere) de retisser un lien primordial entre tous les chrétiens de Aínsa. Le premier avait été éclipsé pendant la dictature franquiste, mais la seconde avait persisté : Chaque année, il y avait un signe. Ce chêne que l’on met au milieu de la place pour la fête, le 14 septembre au soir, une croix rouge y était enflammée tous les ans. C’était un signe vivant. Le symbole que la Morisma était quelque chose de vivant. Depuis l’enfance, nous avions vu que cet arbre avait un sens, celui de rappeler que, le 14 septembre, on célèbre la fête de la Croix, une fête religieuse, vécue par tous. C’était une présence très importante dans le village. L’arbre était là, tous les jours de fête, et la Croix était incendiée une nuit. Puisqu’on ne représentait plus la Morisma, c’était comme une continuation…
En l’absence de la représentation, la seule apparition de la Croix assure une continuité entre passé et futur. Autour d’elle, la communauté se rassemble ; à partir d’elle, tout pourra recommencer. De même, c’est dans une sorte d’attente messianique que les habitants de Aínsa écoutent la voix de la Morisma, une voix venant d’ailleurs : Une fois, Radio Huesca a fait une lecture de ce texte avec des lecteurs officiels. C’était en 1962, 1963, à la fête locale. On a profité d’une pause de la musique pour écouter cette lecture. Tout le monde écoutait le texte, à travers des haut-parleurs cachés dans les arbres. Nous avons grandi dans cet esprit qu’il existait quelque chose qui était très profondément ancré.
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Chapitre iv Ce « quelque chose » auquel on croit, comme en vertu d’une profession de foi, cette conscience collective d’une possible transmission culturelle est fixée au plus profond de l’être individuel : « La Morisma, tu la portes dans le sang. Pour celui qui aime le village, c’est une tradition. Et tu la portes à l’intérieur, cette tradition ». La mémoire devient alors, lorsque la Morisma n’a plus droit de cité à Aínsa, lorsque la place a été évacuée, un lieu de résistance : « Les gens âgés se rappelaient qu’on la faisait. On l’a interrompue durant la guerre civile. On a passé plusieurs années sans la faire, mais les gens âgés la gardaient dans leur mémoire ». C’est à partir d’eux, de ceux qui s’en souviennent, que l’on peut reprendre le fil cassé, renouer la chaîne des générations : La première Morisma a été interprétée par les jeunes. Mais aussi par les gens âgés. Les anciens, qui ont aujourd’hui disparu, avaient beaucoup de plaisir à transmettre la Morisma, parce qu’ils se voyaient vieillir, ils savaient qu’ils étaient les derniers à détenir cette tradition. Ce sont eux qui ont donné sa valeur à la première Morisma.
Les témoignages des survivants cautionnent l’authenticité de l’œuvre. On demande aux nouveaux interprètes d’être « fidèles » non pas au texte, mais aux souvenirs, racontés oralement par les vieux acteurs, de ce qu’elle avait été avant son interruption : « Il y avait des gens qui nous parlaient de la dernière fois où on l’avait faite. Ils nous racontaient comment on faisait dans les années 1920 ». La présentation de la première édition de la nouvelle Morisma, confiée à Luis Lascors Fez – celui qui avait recopié sur les bancs d’école une de ses versions – explicite le contexte politique de cette reprise : On m’a donné une feuille de papier et j’ai lu sur cette feuille : que, après une période de cinquante ans où on ne l’avait pas faite, on allait la refaire ; que, après cette époque, on en commençait une autre et qu’on allait essayer de continuer de la faire…
Mais la brochure où la Morisma est appelée « testo antiquisimo trasmitido de generación en generación », « texte très ancien, transmis de génération en génération », impose la fiction de la transmission intergénérationnelle. La mise en scène prolonge cette illusion de continuité : Au début des années 1970, les vieux qui avaient joué des rôles en 1936 23 étaient encore vivants. Au moins trois d’entre eux étaient vivants. Et donc, eux, ils sont revenus avec le même rôle qu’ils avaient interprété avant : Joaquin Cavero avec le Dicho de Banaston, Avel Pyuelo avec le Dicho del Moro, et José Buil, de Casa Aguedica, avec le Dicho de la Fueva. Ils s’en rappelaient encore. Ils le connaissaient par cœur ! Ils se mettaient là, sur scène, et ils disaient leur dicho.
Refaire la Morisma, non seulement avec les mêmes personnages, mais aussi avec les mêmes personnes, revient à effacer la coupure, la brèche ouverte dans le temps par la guerre civile puis par la dictature, à exorciser leurs effets de rupture, à ne leur donner d’autre réalité que celle d’une parenthèse de violence qui ne saurait empêcher que les fils puissent hériter de la tradition de leurs pères. La présence des trois rescapés âgés parmi les jeunes acteurs est, à elle seule, la garantie que le cycle a été réenclenché : « Ils étaient un pont entre les deux époques ». Si ces trois vétérans ont disparu, de nos jours encore, trois rôles – le Moro
23. On remarque à nouveau, à travers les deux derniers témoignages, la confusion entre la date de la dernière Morisma, 1920, et le début de la guerre civile, 1936.
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Les théâtres du politique Gracioso, le Cristiano Gracioso et la Loa a la Cruz – sont interprétés, sans solution de continuité depuis 1970, par les mêmes personnes. Aujourd’hui comme hier, ces acteurs qui font le pont entre présent et passé sont le témoignage vivant que cette opération culturelle a atteint son but : perpétuer une société menacée de disparaître, par la guerre, par les dissensions, par le dépeuplement. Grâce à la Morisma, la vie sociale de Aínsa se ranime. La ville retrouve ses racines et l’arbre qui en est l’emblème semble reverdir : Dans la seule photographie qui reste de 1923, on voit la Cruz Cubierta et un groupe de gens qui célèbre la Morisma. Cette identité s’est ravivée avec le travail que nous avons fait. Cette idée a été renforcée. Nous avons mis un élan de sang nouveau, de sang frais. Dans un moment où l’Espagne cherchait son identité après le franquisme, alors que les autres s’interrogeaient sur l’identité de leur village, nous l’avions déjà trouvée.
Or, cette identité a un caractère, pour ainsi dire, biologique. C’est sur le mode de la filiation que les jeunes de Aínsa ont perpétué la tradition de leurs ancêtres. Seulement voilà, ce lien vertical, même s’il s’élargit au village tout entier, ne suffit pas à le refonder. Car il faut que ce fil de chaîne de la paternité soit tissé avec le fil de trame de la fraternité. Mais comment faire pour que les Ainsetanos redeviennent « tous frères » ? La guerre les a divisés. Les familles se sont dressées les unes contre les autres, quand la division n’a pas couvé en leur sein. Dans le climat de délation instauré par la dictature, les voisins ont dénoncé leurs voisins. Les soupçons, les défiances, les craintes ont fait le reste, murant chacun dans son chez soi. Les organisateurs de la première Morisma sont confrontés à cette réalité. Quels dispositifs mettent-ils en œuvre pour générer du lien ? « Pilar Garzon a commencé à chercher des gens, et nous avons trouvé une trentaine de personnes disposées à faire les répétitions pendant tout l’été… » La Morisma est un bon moyen pour faire sortir les gens de chez eux, pour tester leur disponibilité à collaborer, pour recréer une collectivité : Mais surtout, ce qui est plus important, nous avons mis tout le monde ensemble dans le sens d’une fête collective, nous avons développé chez les gens, nous avons fait germer cette graine de la Morisma qui était en eux, dans une expression collective qui était reconnue, visible. Parce que c’est une vertu qu’a la Morisma que de mettre les personnes ensemble.
À quoi doit-elle cette vertu ? À un premier niveau d’analyse, on ne saurait négliger le contenu manifeste de l’histoire représentée : un conflit entre deux armées ennemies se conclut par le refoulement de ceux qui refusent de se convertir et par la conversion de la Reine Maure, acte dont la valeur pacificatrice est réitérée par le « Baptême des Maures et des chrétiens » du lendemain, véritable rite de réconciliation (cf. chapitre ii). La même place devient, tour à tour, la scène des conflits réels et le lieu de leur résolution symbolique. L’image à retenir est celle de la victoire de tous les « Chrétiens de Aínsa », à savoir Maures et Chrétiens désormais confondus, main dans la main dans le défilé final, tous vainqueurs par la restauration de la paix. Employer la conversion religieuse comme paradigme de la réconciliation civique signifie conjuguer le futur au passé, revenir aux origines pour s’offrir un avenir, troquer le drame de la guerre civile avec les exploits d’une histoire mythique. Si la guerre, et particulièrement la stasis, est pensée comme une rupture de liens,
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Chapitre iv comme une « déliaison » 24, quel meilleur moyen de sceller la paix qu’une alliance ? Quelle meilleure manière de conclure ce conflit que celle d’allier la Reine Maure et le Roi Chrétien 25 ? Quelle est l’efficacité symbolique de cet étrange mariage mis en scène par la Morisma ? Quelle valeur attribuer, sur le plan social et politique, à cette union entre deux ennemis ? Ne nous arrêtons pas au symbolique et pénétrons, à nouveau, au cœur du social. Au deuxième niveau d’analyse, examinons dans le détail les pratiques occasionnées par ce théâtre. Nous avons vu que la tâche de Pilar Garzon est de faire sortir les gens de leurs maisons, de leur donner une raison valable de se rendre à nouveau sur l’agora, désertée à l’époque où tout rassemblement était interdit comme potentiellement révolutionnaire : Aínsa était un vrai village. Son centre était la place. Donc, je me rappelle qu’un mois et demi avant la représentation, à la tombée de la nuit, on allait tous répéter sur la place, et c’était une fête !
Le simple besoin de retrouvailles entre citoyens, unis par le souhait commun d’oublier leurs désaccords passés, les pousse tous les soirs vers ce lieu de rencontre : « Cette première année, les répétitions ont engendré une très forte intensité de sentiments : des gens qui se retrouvaient… » Mais les sentiments, si intenses soient-ils, ne suffisent pas à retisser du lien social. Encore faut-il réapprendre à communiquer et, pour cela, trouver une langue commune. La Morisma n’est pas seulement une machine à produire des images, elle est aussi, et peut-être surtout, un dispositif textuel : Nous répétions beaucoup et nous répétions tous, tous, tous ! Nous répétions plus qu’aujourd’hui, parce que nous avions besoin de répéter plus… de passer plus de temps ensemble, tous ensemble. Cette première année, tous les acteurs connaissaient toute la Morisma par cœur, et tous les spectateurs aussi, parce qu’on l’avait répétée tous les soirs, pendant tout le mois d’août. Tout le monde connaissait tout le texte.
Voilà comment les Ainsetanos réapprennent à parler, à se parler. Lorsqu’on regarde à la composition de la première Morisma, on est, là encore, face à une association de forces antagonistes. Tout d’abord, les trois jeunes qui réécrivent ensemble le texte : José Garzon est le fils de l’un des maires de l’époque franquiste ; José Luis Sierra deviendra, treize ans après, le maire socialiste de Aínsa ; José Manuel Murillo a fait des études de séminariste. « C’est-à-dire que, après la guerre, nous étions tous chrétiens ! » Sur scène, les trois scribes qui jouent, respectivement, le Roi Maure, le Diable et le Sacristain, incarnent cette tension entre division et réunion. Leur collaboration montre que des personnes de sensibilités politiques ou de « fois » différentes peuvent travailler ensemble pour le bien du village, en tant que Cristianos de Aínsa. Leur coopération n’est pas le simple fruit du hasard et doit servir d’exemple 26. La famille, telle qu’elle est instituée
24. N. Loraux dans son ouvrage La cité divisée, op. cit., p. 95. 25. Sur le mariage entre Reine Maure et Roi Chrétien comme moment culminant de la Morisma, cf. chapitre vi. 26. Quand je demande à Luis Lascors Fez : – « Comment ont pu collaborer à la Morisma des gens de droite, comme José Garzon, et des gens de gauche, comme José Luis Sierra ? » – « C’est bien pour ça ! » me répond-il. – « Donc, tous ces gens-là pouvaient collaborer ? » – « Oui… C’est-à-dire que, après la guerre, nous étions tous chrétiens ».
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Les théâtres du politique par ce théâtre, devient un autre lieu exemplaire où des credos opposés peuvent coexister : Si c’est pour ça, moi, mon père était de droite et mon grand-père était de gauche. Mon père était le Roi Chrétien et mon fils est le Roi Maure, ce qui ne veut pas dire que celui qui joue le Roi Chrétien soit plus catholique que lui ! Peut-être l’est-il moins. Je veux dire par là que le fait qu’ils organisent la Morisma ensemble n’a rien à voir avec le fait qu’ils soient de droite ou de gauche, catholiques ou protestants… La Morisma c’est le village. Le village !
Le pueblo est l’idéal au nom duquel toutes les raisons de mésentente doivent être mises de côté. La Morisma est son instrument de cohésion, en ce qu’elle crée les conditions pour que catholiques, socialistes et conservateurs œuvrent ensemble, instituant un espace d’écriture, de parole et de travail où les mots s’échangent, les gestes se croisent, les rôles circulent. Ainsi, la Morisma est-elle une machine à gommer les différences, à convertir, à assimiler : La Morisma est ouverte. La Morisma n’est pas seulement pour les gens de Aínsa. Depuis le début, elle a été ouverte à toute personne qui veut participer. Il y a un dicho qui s’appelle Dicho de Montpellier, et les premières années que nous avons représenté la Morisma, ce dicho a été dit par un étranger. C’était un jeune Hollandais qui venait ici pour faire une thèse en géologie. Il avait un accent…
Mais qu’on ne s’y trompe pas, les étrangers d’aujourd’hui y occupent la place des étrangers d’hier. Et il suffit d’aller écouter ce qui se dit en coulisses pour voir réapparaître le spectre de la désunion. On y apprendra que le metteur en scène, celui qui met ensemble, avions-nous dit, a divisé la société locale en deux factions : Les gens ne veulent pas raconter cette histoire, car ils ne supportent pas que des personnes venues de l’extérieur aient pu jouer un rôle dans la récupération de la Morisma. Or, Angel Conte était professeur au lycée et il était très aimé par ses étudiants. Mais il avait deux énormes défauts aux yeux de la très catholique population de Aínsa : il militait au parti communiste et il était homosexuel. Il a été accusé d’avoir eu une relation avec l’un de ses étudiants. On n’a jamais su si c’était vrai ou pas. Les enfants peuvent être très cruels, ils peuvent raconter des histoires qui ne sont pas vraies, qui sont inventées… Mais la société de Aínsa était très puritaine, dominée par quatre, cinq personnes qui étaient d’extrême-droite : l’un est mort, c’était un médecin ; l’autre était Garzon, le père de Pilar et de Pepe Garzon, un avocat qui avait un certain pouvoir ; il y avait Escartín, le père de Pedro Escartín, qui était de droite, lui aussi… C’était il y a trente ans. Toujours est-il qu’à cause de cela, Angel Conte a eu un sérieux problème. Et c’est lui qui a payé. Il a dû partir, plus ou moins expulsé, chassé du lycée et du village. Voici l’histoire de Angel Conte.
Étonnamment proche de celle des Maures, eux aussi associés aux Rouges, chassés de Aínsa par les chrétiens : « On l’a mis dehors parce qu’on disait qu’il enseignait des idées un peu républicaines ». On est revenu au point de départ : la ville divisée. Qui va la réunifier, par la vertu d’une nouvelle Morisma ?
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Chapitre iv III. Un laboratoire de démocratie Le groupe qui se constitue autour du texte redécouvert de ce théâtre de la Croix qualifie la première Morisma comme « pauvre », « spontanée », portée par l’élan des bénévoles qui agissent en dehors de tout intérêt individuel, au nom d’un idéal collectif : le bien du village. D’abord peu nombreux, les « Chrétiens de Aínsa » augmentent rapidement jusqu’à compter dans leurs rangs la quasi-totalité des habitants. Ce changement quantitatif impose une redéfinition des formes de collaboration et de coopération orienté vers l’institutionnalisation d’un lien initialement conçu comme « naturel ». Cette transition sera opérée par José Manuel Murillo qui s’imposera comme le nouveau metteur en scène, avant de devenir le fondateur de la Fundación Pública la Morisma. Avec cette fondation, la pièce entre dans une nouvelle phase de son existence, confiée à une structure enchevêtrée au pouvoir local qui se donne un mode de fonctionnement « démocratique ». Dans les années 1980, le groupe gravitant autour de Murillo procède ainsi à la patrimonialisation de la Morisma. Jusqu’à ce que la fiction démocratique du « patrimoine » comme « bien de tous » cède le pas à sa réappropriation par des partis politiques ou par des factions locales qui conduisent au naufrage de la direction. Je te dis ce que je n’ai jamais dit à personne. Je me suis tu pendant plus que dix ans. J’ai préféré me taire pendant dix ans, jusqu’au jour où tu es arrivée et je me suis dit que c’était peut-être le moment de parler, parce que tu es quelqu’un de l’extérieur, qui peut regarder les choses de l’extérieur…
Depuis qu’il a été dépossédé de la Morisma, son « bien » le plus précieux, dans des circonstances que nous ne tarderons pas à découvrir, José Manuel Murillo s’est muré dans son silence. Les deux premières fois que j’avais été à Aínsa, en 1995 et en 1997, l’ancien directeur artistique m’avait évitée. J’avais alors deviné, derrière les visages fermés, les non-dits et les sourires gênés de ses concitoyens, l’un de ces conflits locaux que l’on préfère garder pour soi, gérer dans l’entre soi du village. Lors de ma dernière visite, en septembre 2004, la situation s’est renversée. Le Professeur m’a convoquée tous les jours pour me livrer « la véritable histoire de la Morisma ». Il m’a fixé une série de rendez-vous avec ses anciens collaborateurs, eux aussi soucieux de me révéler « la pure et simple vérité ». Il m’a fourni toutes les pièces à conviction (textes, brochures, documents) pour étayer ses argumentations, m’élisant comme porte-parole « neutre et objective » d’une version des faits qui apparaissait, tout au moins, problématique. Même si elle a été mise à l’épreuve d’autres témoignages, elle reste la principale source de ma reconstruction. Si cette dernière ne prétend pas à l’objectivité dont son émetteur la crédite, elle aspire à restituer la manière dont les habitants de Aínsa ont transposé sur le plan de la polémique verbale et de l’affrontement politique l’ancienne guerre des Maures et des Chrétiens. La passation des rôles, déjà, est incertaine. José Manuel Murillo ne reconnaît pas son prédécesseur comme le metteur en scène de la Morisma. S’il lui reconnaît le mérite d’avoir collecté les rôles, en même temps que les chansons et les danses locales, il préfère attribuer la direction de l’œuvre à Pilar Garzon. Ce manque de reconnaissance envers Angel Conte s’explique, au dire de certains, par la difficulté des gens du village à créditer un « étranger » d’un tel exploit. Toujours est-il que José Manuel Murillo commence à occuper le devant de la scène après le départ de celui que la plupart des habitants considèrent comme le premier directeur artistique. L’étudiant est, entre-temps, lui aussi, devenu un enseignant et peut se targuer, 122
Les théâtres du politique non seulement de la réécriture du texte théâtral, mais aussi d’une collaboration avec Pilar Garzon, l’organisatrice des répétitions : Dans ces années, j’ai senti le besoin de faire évoluer la Morisma, pas spécialement parce que je le voulais pour moi, mais parce que j’étais devenu un point de repère pour tous. Avant, je n’en avais pas eu le courage, mais j’avais grandi, j’avais mûri et je m’étais dit que, peut-être, je devais prendre la relève, entouré de personnes qui m’aident.
Murillo recrute deux collaboratrices qui lui resteront « fidèles » jusqu’au bout 27 : Trini Grasa : « Moi, j’ai été incorporée quand José Manuel a commencé à diriger la Morisma » et María Carmen Cheliz : « J’ai été enrôlée par Trini et José Manuel, et comme j’aime beaucoup organiser, aider… » Le groupe qui se constitue autour de cette triade professe un idéal de volontariat, de dévouement bénévole et désintéressé : « Nous formions une équipe, mais d’une manière spontanée et volontaire. Nous avions peu de moyens. Nous le faisions d’une manière moins ambitieuse, plus simple qu’aujourd’hui ». L’équipe des volontaires de Murillo grossit d’année en année : « En l’espace de trois ou quatre ans, de quarante personnes qui avaient commencé à travailler dans les années 1970, nous étions devenus quatre-vingts, puis deux cents, puis… » Comment s’adapter à ce changement d’échelle ? Le metteur en scène peut compter sur une formation qui déterminera, à l’insu de tous ou de presque tous, le devenir de ce groupement : À cette époque, j’avais connu des gens qui avaient une grande expérience de théâtre, de manifestations de milliers de personnes. Ici aussi, le nombre de participants grandissait, mais moi – peu de gens le savaient ici – depuis plusieurs années, j’allais à des rencontres de deux mille, trois mille personnes. C’était des rassemblements autour de Chiara Lubich, une femme qui a organisé un mouvement mondial auquel j’appartiens.
On pourrait reprendre sans peine l’un des aphorismes de la fondatrice des Focolari, tant il s’adapte à la manière dont l’ancien séminariste interprète l’esprit de la nouvelle Morisma : Personne ne savait lequel aurait été le développement de cette œuvre ; les événements qui, au fur et à mesure, se sont produits l’ont révélé. Même la structure du mouvement, plus que suggérée par des idées humaines, a été inspirée par un charisme, c’est-à-dire par un don de Dieu 28.
C’est donc bien le modèle du groupe charismatique qui inspire le nouveau directeur du théâtre et fait fondre dans le moule chrétien les potentialités rénovatrices du ferment révolutionnaire qui l’avait ressuscité. Ce n’est pas l’unique fusion entre un projet de matrice communiste et un programme de renouveau catholique qui a été alimentée au cours des années 1980 29. Mais comment et pourquoi le levain des Focolari, introduit « en cachette » par José Manuel Murillo, fait lever la pâte de la Morisma ?
27. C’est auprès d’elles que José Manuel Murrillo m’enverra recueillir « la vérité ». 28. Manifeste des Focolari. On le trouve encadré sur la première page Internet de présentation de ce mouvement : www2.focolare.org/fr/focolari.org, site dont la visite m’a été conseillée par José Manuel Murillo. 29. Nous analyserons, dans le prochain chapitre, le mouvement palermitain appelé « Le printemps de Palerme », qui réunit catholiques et communistes sous la cause commune de la lutte contre la mafia.
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Chapitre iv C’est en 1944, « dans le climat de haine et de violence de la Seconde Guerre mondiale, alors que tout s’écroule » 30, que Chiara Lubich – enseignante elle aussi – découvre la force unifiante du divin. Réaliser les paroles du Nouveau Testament : « que tous soient un », deviendra dès lors son unique but : À une époque où les différences ethniques et religieuses conduisent trop souvent à de violents conflits, le développement du Mouvement des Focolari établit des ponts entre les personnes, les générations, les catégories sociales et les peuples 31.
Le premier point qui apparente la « divine aventure » de Chiara Lubich à l’entreprise de Murillo est la nécessité commune de « faire l’unité de la famille humaine » 32 déchirée par un conflit. « Mettre ensemble les gens » n’était-elle pas l’une des vertus que Murillo assignait au théâtre de la Croix ? De même que les Focolari essaient de promouvoir un dialogue interreligieux, les promoteurs de cette représentation de « Maures et Chrétiens » instaurent, nous l’avons vu, un lieu de parole, d’échange, d’élaboration des antagonismes présents et passés. Pour celui qui le dirige, ce théâtre de la conversion est un laboratoire d’expérimentation locale, à taille réduite, de ce que son maître spirituel accomplit au niveau d’un « mouvement de renouvellement spirituel et social à dimension mondiale » 33 : Moi, j’avais en moi la formation que ce mouvement m’a donnée. Les autres ne le savaient pas, mais ils ont dû le percevoir… Cette formation était que, premièrement, ce que je faisais n’était pas important, c’était ma part. Chacun devait faire sa part et, tous ensemble, nous faisions quelque chose de grand. Cette technique, je l’ai appliquée à la Morisma.
Technique qui, pour le metteur en scène, est aussi un art de vivre et de vivre socialement, d’être et de « mettre ensemble » : « J’avais vu des spectacles, des groupes de théâtre… Je sentais que la scénographie était une science… J’ai surtout appris, et je continue d’apprendre, comment on travaille ensemble. Qu’est-ce que l’œuvre que nous faisons tous ensemble ». Précisons cette posture pour comprendre en quoi elle a pu séduire – et donc, pour un temps, réunir – les catholiques et les communistes de Aínsa : Moi, j’avais vécu et je vis dans ce mouvement une relation très égalitaire : en travaillant avec d’autres gens, mon travail vaut autant que ton travail et, ensemble, nous faisons un travail qui n’est ni le mien ni le tien, mais qui est le travail de tous les deux, qui est autre chose. Cela génère aussi une nouvelle philosophie, une nouvelle manière de faire.
Cette nouvelle doctrine renvoyant à l’esprit égalitariste des premiers chrétiens est la base idéologique qui jette une passerelle entre le christianisme des origines et un communisme tout aussi pur.
30. Ces citations sont tirées du site Internet de Chiara Lubich. Ce récit constitue le « mythe d’origine » de ce mouvement. José Manuel Murillo puise largement dans ce langage. 31. C’est avec cette motivation que le prix de l’Unesco pour l’éducation à la paix a été remis à Chiara Lubich en 1996. 32. Ce sont, là, les mots de Chiara Lubich. Mais les formulations de José-Manuel Murillo reprennent souvent, point par point, le langage de son maître. 33. Définition qui apparaît sur la page Internet de Chiara Lubich.
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Les théâtres du politique Revenons à la source de la pensée et de l’action de José Manuel Murillo. L’expérience de l’Évangile, cette « spiritualité de l’unité » que Chiara Lubich vit au quotidien, est le lien des jeunes gens qui, de plus en plus nombreux, se joignent à elle : « Notre premier groupe s’agrandit, devient mouvement et, d’année en année, il se répand, explose ». Face à la rapidité de cette expansion, la prophétesse ressent le besoin de créer « l’unité très forte qui rend Jésus présent ». Elle dote alors son mouvement d’une organisation, d’une structure ramifiée qui lui assure, à travers des relais associatifs, la diffusion de son message dans la société 34 ; manière de présentifier le Christ, de permettre à l’Esprit de pénétrer dans le monde et de l’imprégner. Le renouveau charismatique des Focolari ne va pas sans un engagement dans des associations dont les membres, « profondément unis », diffusent leurs idées à travers un réseau d’édition appelé Città nuova, « nouvelle cité », donnant une assise à leurs projets utopiques. La nouvelle société née à Aínsa des cendres de la dictature franquiste a été restructurée sous l’impulsion du directeur, artistique et spirituel, de la Morisma. Voyons comment José Manuel Murillo bâtit ce qu’on appelle, localement, « l’infrastructure » et comment cette dernière est articulée, pourrait-on dire, à la « superstructure », à la Morisma en tant que représentation idéologique. Donc, je te racontais que nous avions réussi à faire un groupe assez bien organisé, grâce à la formation que j’avais eue au sein du mouvement des Focolari… Je te disais que c’était une concrétisation de cette chose-là, même si les autres n’étaient pas au courant de mon implication dans ce mouvement. Or, pour que la Morisma soit quelque chose de grand, il fallait être attentifs à tous les aspects : à l’économie, à la publicité, à la gestion du public, à l’âme qui soutient cet esprit, à la décoration, au son… Donc, une personne s’occupait de l’économie, une autre de la publicité, une autre – c’était moi – s’occupait de l’Esprit, pour qu’il soit profond, pour qu’il soit ce que nous avions reçu dès l’enfance… une autre s’occupait de chercher des chaises pour le public, une autre s’occupait de la décoration… des vêtements… d’autres encore s’occupaient du texte – ça, c’était moi –, des moyens techniques – c’était un peu moi aussi… Enfin, nous avons formé un groupe de sept, huit personnes autour desquelles tournaient d’autres personnes, dans un sens pyramidal. Chacun d’entre nous avait sa propre équipe.
Cette charpente pyramidale confère au groupement généré par la Morisma l’aspect d’une méta-société, d’une cité dans la cité, dans la double acception de ce terme : politique et idéologique 35. Cette cité idéale fonde sa cohérence et son unité sur le texte théâtral, de même que les ordres monastiques sont structurés par la règle donnée par leur père fondateur. Aussi bien la première que les seconds sont figurés par l’arbre : chêne du Sobrarbe pour la communauté ainsetana, arbresordo pour les communautés monastiques 36. Rappelons que Murillo a fréquenté le séminaire et ajoutons que, bien qu’il ne soit pas rentré dans les ordres, il a choisi
34. Ce mouvement œcuménique laïque sera reconnu par l’Église catholique en 1966. 35. À la même époque, à Palerme, le jésuite Ennio Pintacuda fonde le mouvement Città per l’Uomo, Cité pour l’homme, structure pénétrant dans la ville à travers des « conseils de quartier » qui œuvrent pour renouveler la politique locale. 36. Nous montrerons (chapitre vii) la prégnance de cette figuration typique de la constitution des ordres monastiques, étudiée par D. Donadieu-Rigaut (Penser en images, op. cit.), dans la fabrication d’une autre communauté idéale : celle de l’Antimafia.
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Chapitre iv le célibat. Tous ces éléments ne font-ils pas de Aínsa, au moins dans le rêve de son nouveau fondateur, une « cité de Dieu » ? Cette polis est pourvue de tous les instruments nécessaires au bon gouvernement. Murillo invente une administration apte à recenser ses « citoyens » et à leur assigner une fonction bien déterminée : Après, il y a eu un besoin très important : à un moment donné, il a fallu que les gens se comptent : « Combien sommes-nous ? » La seule manière, c’était de faire une fiche. Parce que nous devions tout faire tous seuls… Alors, nous avons fait des listes d’inscription, chaque année, parce qu’il fallait nous compter, savoir combien nous sommes et où nous en sommes et, à partir des années 1980, on a donné à chacun une fiche d’inscription. Nous prenions son nom et nous marquions la tâche dont il s’occupait. Sur la même fiche, nous écrivions s’il avait un costume, s’il avait des chaussures, s’il avait un bouclier, s’il avait des armoiries, s’il avait une épée… toutes ces choses-là. María Carmen Cheliz s’est occupée de chercher les gens, de contrôler les personnes, de faire des fiches pour chacun d’eux.
Cette inspection tatillonne est prolongée par un « service d’ordre » confié non pas aux gardes municipales, mais à un corps choisi au sein des affiliés. C’est sur la scène de la Morisma que cette société parallèle se donne à voir, dans sa forme la plus idéalisée : Et les gens voyaient que l’on faisait quelque chose de grand, parce qu’on faisait les défilés et on répétait les défilés. On avait passé une soirée entière à établir l’ordre. Nous avions écrit où chacun devait aller. Nous avions écrit quel était l’ordre parfait.
Dans ce nouvel ordre, qui doit être fixé par écrit avant d’être représenté, le metteur en scène règne d’un pouvoir absolu, réunissant dans ses mains les charges du Roi Chrétien et du Roi Maure : Je nommais un chargé du défilé maure et un responsable du défilé chrétien : ils étaient mes délégués, mes ambassadeurs 37 : l’un chez les Maures, l’autre chez les Chrétiens. Et moi, je dirigeais avec un micro : « Tout est au point ? » C’était comme dans un film.
Le directeur ne s’était-il pas adjointe, comme première collaboratrice, la Reine Chrétienne ? Il y avait cette María Carmen Cheliz qui écrivait tout. Elle a laissé le rôle de Reine Chrétienne pour se consacrer à l’organisation. Elle était une secrétaire vraiment efficace… Cette femme prenait ces deux cents fiches et plaçait les gens en décidant qui devait combattre contre qui. Alors, on voyait qu’il y avait l’idée d’une organisation, que les gens qui dirigeaient le faisaient avec un sens de coordination. Tant qu’on engendrait cette nouvelle structure, les gens venaient répéter. Se rassembler sur la place pour la Morisma, c’était comme un rite. Maintenant, je vois qu’on répète seulement la veille, pour essayer les micros, et cela donne l’idée de s’arranger comme on peut, d’improviser. Et je pense que cela peut mener à l’écroulement de toute l’organisation.
L’efficacité attendue de ces interminables répétitions que le metteur en scène qualifie de rituelles repose dans le fait d’affranchir l’ordre social du chaos qui risque
37. Rappelons que, dans la Morisma, chaque roi dispose d’un ambassadeur.
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Les théâtres du politique toujours de l’engloutir. Avant d’utiliser le pouvoir de l’image pour rendre visible un dessein que nous savons inspiré, Murillo convoque, à nouveau, la force contraignante de l’écrit, pour fixer les règles d’un combat qui menace de devenir une mêlée : La bataille, nous l’avions répétée plusieurs fois. On ne la faisait pas la veille, rapidement, chacun luttant avec qui il peut. Nous avions déjà fait la bataille sur le cahier, en fixant, pour chacun, son partenaire de combat. J’avais tout écrit dans mon cahier. Il fallait se mettre d’accord sur comment se battre : deux coups en haut, un coup au milieu… et on comptait, on comptait… et les gens apprenaient avec cet entraînement.
Cet apprentissage devait produire ses effets bénéfiques au-delà du temps éphémère du spectacle, dans le temps long de l’année : Nous pensions même organiser un club d’escrime, un atelier de combat pour que les gens puissent… parce que nous sentions que les choses de la Morisma devaient se répercuter dans des activités d’hiver, en la perfectionnant. Nous pensions qu’elle devait s’incarner.
Cet entraînement militaire sur fond religieux, cette pédagogie de l’ordre qui établit, presque rétrospectivement, les codes de la bonne guerre, se charge, aussi, en manipulant le social, de recréer le politique : Le groupe fonctionnait bien. Tout le monde était satisfait parce qu’on essayait d’avoir des relations assez étroites entre nous, nous essayions de nous retrouver pour discuter des différents aspects, pour attribuer à chacun sa responsabilité : c’est très important de partager la responsabilité.
Être dans le directoire de la Morisma, c’est engager sa responsabilité, se répartir les charges, prendre des décisions pour soi et pour les autres ; ce qui, dans l’Espagne post-franquiste, implique de sortir du paternalisme et de l’infantilisation de la dictature. Après plusieurs années d’absence de la scène politique, les habitants de Aínsa doivent réapprendre à « remplir leur rôle ». Jouer un personnage, c’est, déjà, mettre en jeu le principe de représentativité. Plus encore, le niveau organisationnel de la Morisma – le plus valorisé à Aínsa – avec ses réunions, ses assemblées, ses délégations, est un formidable atelier pour tester tout l’outillage démocratique. Un système de charges tournantes entre les acteurs et les organisateurs garantit, à travers leur interchangeabilité potentielle, l’équivalence de tous les Ainsetanos : « Pratiquement tout le monde connaissait tous les rôles par cœur, pas seulement son propre personnage, mais tous ceux qui jouaient dans la Morisma ». Nous savons que, dans la réalité, les « bonnes familles » du « village d’en-haut » se sont appropriés les rôles parlés et qu’elles les transmettent à l’intérieur de leur lignage. C’est, pourtant, l’« égalité des chances » qui est mise en avant dans le discours, en vertu de laquelle le dernier des citoyens peut aspirer au rôle du roi. « Le mien, assure le Roi Maure, c’est un personnage comme il y en a tant ». À croire que cette monarchie détournée n’est là que pour étayer les valeurs d’une utopie démocratique ! À partir de 1970 jusqu’au moins en 1990, j’ai vu que la Morisma était un signe d’intégration qui rapprochait l’homme le plus cultivé du plus simple agriculteur, le plus jeune du plus vieux, celui qui habitait à Aínsa depuis dix générations de celui qui était arrivé dix mois avant.
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Chapitre iv À entendre le professeur Murillo, ce théâtre est l’un des plus puissants opérateurs de la république. Il semblerait presque qu’à Aínsa, la citoyenneté gagnée à travers la Morisma ait plus de force que celle établie par le mariage : Je me rappelle de ce premier Hollandais qui avait joué le dicho de Montpellier, après deux mois que l’on travaillait ensemble, il n’était plus un étranger. D’autres personnes qui passaient deux ou trois ans ici pour travailler, ils se mettaient dans la Morisma et, à la fin, ils n’étaient plus des étrangers. Il y avait des gens de passage qui jouaient un rôle… Comme celui qui a, ensuite, épousé une femme de Guaso 38 : le Pasteur. Il vient souvent ici. Le rapport avec lui, c’est parce qu’il a travaillé dans la Morisma.
Telle qu’elle a été conçue et vécue par l’élève de Chiara Lubich, la Morisma est un lieu d’apprentissage de la différence et de la tolérance : Moi, j’ai dû accueillir des gens que j’aurais voulu refuser, aussi bien de droite que de gauche… Parfois au prix d’un véritable et authentique sacrifice de ma part, j’ai dû accepter les propositions de travail de certaines personnes que j’aurais voulu refuser parce qu’ils ne pensaient pas comme moi. Mais j’ai fait un effort parce que je savais que la Morisma était un prétexte et parce que je pensais – et que je continue de penser dans ma vie aussi – que je dois ouvrir mes frontières pour accueillir tout le monde, qu’il ne faut pas avoir de barrières, qu’il faut être ouvert à tous, qu’il faut accueillir tout le monde et essayer d’établir un contact avec tout le monde […] parce que tout le monde est pareil, qu’il soit sympathique ou antipathique, qu’il soit riche ou pauvre, qu’il soit homme ou femme. Et moi qui avais été éduqué comme ça, moi qui apprenais tout cela dans ma formation, je devais l’appliquer ici […] pour transformer les autres, pour les mettre ensemble, pour faire en sorte que tout le monde instaure une nouvelle forme de relation.
Voici le génie de la Morisma, un esprit religieux qui, projeté sur le plan politique, devait faire de ce théâtre de la conversion un « espace de négociation permanente » 39, une machine à produire de l’harmonie à partir des différences : Une fois tu perdais, une autre fois, c’était l’autre qui perdait. Une fois tu gagnais, une autre fois, c’était l’autre qui gagnait : c’était un équilibre à trouver. Tout ceci devait s’équilibrer pour trouver une forme d’être de laquelle devait ressortir un certain sens d’unité.
Une fois la dictature enterrée, la démocratie restaurée dans les villes et les villages espagnols non seulement imprime un changement dans le mode de gouvernement politique, mais aussi amorce le début des procès de réconciliation. Il s’agit de renoncer collectivement à la vengeance au profit d’une paix acceptable pour tous. Le modèle le plus parfait pour rétablir la concorde serait celui qui associe toutes les familles de la cité à la gestion du pouvoir. Si cette forme de gouvernance, la seule capable de soigner les blessures provoquées par la guerre civile et envenimées par le régime, n’est guère possible à travers le vote démocratique qui avantage toujours une majorité aux dépens d’une minorité, elle le deviendra grâce à la Morisma, après une nouvelle mutation institutionnelle.
38. Bourg de Aínsa, située dans la partie basse du village. 39. Selon la définition de l’actuel metteur en scène de la Morisma, José Miguel Cheliz.
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Les théâtres du politique En 1982, j’entame une grande réflexion sur ce que la Morisma allait devenir, sur ce qu’elle devait être. Personne ne voulait prendre la responsabilité de la Morisma, et moi, je ne voulais pas qu’elle devienne mon œuvre. Je sentais que c’était l’œuvre de tout le monde, une œuvre du village, qui ne pouvait pas finir dans les mains d’un particulier. Ce qui m’a fait comprendre qu’il fallait faire quelque chose de commun, qu’il ne fallait pas la remettre dans les mains d’une association privée, d’une association culturelle, par exemple. José Luis Savas [le Roi Chrétien], Pedro Miguel Bernard [le Pasteur] et, surtout, Trini Grasa, María Pilar Cheliz et d’autres encore, nous avons formé, pendant un an, un groupe de réflexion très soudé et très organisé pour décider ce que la Morisma allait devenir.
Les questions posées par ce comité sont les suivantes : comment traduire cette utopie collective qu’est la Morisma dans une réalité administrative, et quelles sont les possibilités qu’un pays démocratique met à disposition pour gérer collectivement un bien commun ? Je suis allé à Huesca, j’ai parlé avec le secrétaire des organisations civiques. Un avocat de l’État, à qui j’ai demandé conseil après lui avoir expliqué ce que la Morisma était pour moi, m’a dit que la loi prévoyait, pour les choses publiques, une fondation publique. Et c’est à partir de ce moment qu’est née une organisation qui s’appelle Fundación Pública la Morisma.
Cette fondation marque une nouvelle étape de la vie de la Morisma, initiant un processus de patrimonialisation de la tradition. Comment d’un sentiment collectif naît une fondation culturelle ? À partir d’un sentiment que nous avions dans le cœur depuis l’enfance, nous sommes arrivés à une fondation publique, avec une administration, pour immortaliser cette réalité pour toujours. Nous avons fait quelque chose de grand. Pour moi, c’est quelque chose de grand.
Mais le nouveau statut de la Morisma ne fait pas l’unanimité dans le village. Certains, comme Pedro Miguel Bernard – qui deviendra le Roi Chrétien –, y voient tous les dangers qui menacent les mouvements lorsqu’ils entrent dans une phase d’institutionnalisation : Dans ces années-là, vers 1982, on a commencé à mieux organiser la préparation de la Morisma… et alors, on a mis en place la Fundación Pública la Morisma, une structure permanente avec des responsabilités partagées. Moi, je n’étais pas partant, parce que je croyais qu’il fallait garder la spontanéité de la représentation. Mais il y en avait qui avaient une nature plus organisatrice et ils ont défendu leur idée. C’est dommage ! Parce qu’avant, pour les gens d’ici, c’était quelque chose de plus rituel, alors que, petit à petit, tout est devenu plus formel, immobile.
Il est vrai que l’objectif déclaré de la Fundación Pública est de « consolider la Morisma », la dotant d’un système politique, d’une « représentation » qui lui permette de faire valoir ses droits. Mais si la « demande de subventions » est légitime lorsqu’elle s’adresse à l’extérieur, l’intérêt et l’avantage matériel doivent être écartés à l’intérieur du groupe : « C’est une association sans but lucratif. On ne paie même pas de cotisation ! » « La Fondation est formée par des bénévoles », « les femmes qui cousent les costumes ne reçoivent aucune rétribution. On ne paie pas pour ça, ni pour rien ! » Malgré le changement de cadre institutionnel, ses membres continuent d’agir de manière désintéressée et le fruit de leur travail est collectif : 129
Chapitre iv Il y en a qui se font, eux-mêmes, les costumes, mais la plupart des costumes appartiennent à la Fundación. Ils ne sont pas privés, ils sont à la Fundación Pública. Il faut donner à ces deux mots toute leur importance : Fundación, parce qu’elle est une institution officielle, Pública parce qu’elle est à tout le monde, elle n’est pas privée.
Cette fondation que l’on veut, à tout prix, publique, cette res-publica est la forme la plus accomplie de la démocratie localement expérimentée : « Presque tout le village est associé à cette Fundación » ; « Il y avait douze responsables d’équipe, chacune avec son rôle. Chaque délégué devait constituer son équipe de travail ». Ces unités sont actives pendant toute l’année, canalisant la vie culturelle et sociale de Aínsa, en plein essor après la léthargie de la période franquiste : Des festivals de musique, des conférences, des congrès, des concerts… Je me rappelle que nous avions contacté des spécialistes de cornemuse. Nous avons fait deux festivals de cornemuse, cet instrument qui était en train de renaître… C’était la première impulsion donnée aux festivals que l’on fait maintenant.
Cependant, il suffit d’examiner le règlement de la Fundación pour s’apercevoir que ce qui fait la force de cette association, son ancrage politique, constitue aussi sa principale faiblesse : Il fallait des statuts. En 1982, c’est une nièce de Trini Grasa qui les a faits, une Andalouse. Les statuts ont été écrits à Priego, près de Cordoue. Une fois que nous avions les statuts, il était nécessaire d’obtenir une adhésion populaire. Une année sans Morisma, nous avons présenté ces statuts. Cette fondation publique gardait un patrimoine de la ville, c’est pourquoi elle devait être publique. Elle devait avoir une base populaire. C’était une valeur de la ville et personne ne pouvait se l’approprier. C’était donc évident que le président devait être le maire. À ce moment-là, le maire était José Luis Sierra. Il jouait le rôle du Pasteur et il nous avait aidés à rédiger les statuts. Le rapport avec la mairie était très facile, parce que le maire était José Luis Sierra et qu’il nous facilitait les choses, il nous laissait faire, il était ouvert. Mais la politique change et elle renverse tout…
Les premières années, c’est une communauté consensuelle et bien ordonnée qui siège dans l’assemblée de la Fundación. Mais dès le changement de composition de la municipalité, les conflits y sont à nouveau installés, avec ces combats de mots, ces jeux de force qui obligent les moins forts, ceux qui ont perdu les élections, à quitter les lieux. Ainsi, malgré les armoiries de la Fundación Publica la Morisma représentant une croix et une demi-lune sous une même arcade, on continue de réserver aux perdants d’aujourd’hui le même traitement destiné aux Maures d’hier : l’expulsion. IV. Coup d’État « C’est une histoire très longue et ça ne vaut pas la peine de la raconter… » Voilà le genre d’assertion qui stimule l’enquête ethnographique. Au risque de paraître indiscrète, j’ai orienté mon questionnement du côté du tabou de parole qui entoura l’abandon de la direction artistique par José Manuel Murillo, au début des années 1990, afin d’essayer de reconstruire la trame complexe de ce qui apparaît comme une crise, la plus grave ayant secoué Aínsa depuis les temps de la guerre civile. Exercice périlleux, tant les positions des uns et des autres diffèrent, contrastent, s’opposent ; tâche nécessaire pour qui souhaite saisir les modes de 130
Les théâtres du politique requalification de la guerre : polemos, dans cette ville de l’Espagne républicaine, prenant, tour à tour, l’aspect du duel électoral ou de l’affrontement verbal au sein de l’assemblée de la Morisma. En 1991, Joaquin Solanilla remporte les élections de Aínsa, succédant à José Luis Sierra à la direction du Conseil municipal. Jusqu’alors, l’entente entre les administrateurs de la ville et les responsables de la Morisma avait été parfaite. Le metteur en scène pouvait compter sur l’appui inconditionnel de son inséparable ami qui, avant de devenir maire, avait été son camarade au séminaire et son associé dans la récupération du texte théâtral. La relève de la garde rompt cet équilibre et c’est comme un tremblement de terre qui ébranle l’assise fragile de la nouvelle cité. Ce moment de crise suscite des jugements critiques, publiquement énoncés et personnellement assumés au cours de réunions tumultueuses où la démocratie, sa tenue, sa force et ses faiblesses sont mises à l’épreuve. Questionnée en profondeur, retournée dans tous les sens, menée au bout de ses extrêmes conséquences, cette dernière sort victorieuse et réaffirme deux de ses principes essentiels : la nécessité, pour la minorité, de reconnaître sa défaite ; la paix et la concorde du village comme valeurs absolues, super partes, à défendre d’un commun accord après l’issue de la compétition électorale. On comprend pourquoi la Morisma, ce théâtre de la guerre et de la conversion, a été une arène idéale non seulement pour s’affronter, mais aussi pour débattre des sujets les plus actuels, des questions les plus brûlantes. Pas tant sur la scène, dans les dichos – ces espaces consacrés à l’expression de la voix populaire –, qu’en coulisses ; dans les salles – bibliothèque, lycée ou maison du curé – où les acteurs et les membres de la Fondation se réunissent pour organiser le spectacle à venir, dans les cafés de Aínsa où ils se retrouvent pour commenter la pièce après sa représentation, au coin d’une rue ou dans l’entrebâillement d’une porte. Ayant fini par être introduite dans le secret de ces conversations, d’abord par José Manuel Murillo, qui a fait de moi sa confidente, ensuite par ceux de ses ennemis qui m’ont prise à témoin de leur version des faits, je tâcherai de rendre compte du conflit qui, il y a vingt-cinq ans déjà, a enflammé Aínsa : ses derniers feux ne sont pas encore éteints. Depuis 20 ans, je n’avais jamais parlé aussi longtemps de la Morisma comme je le fais avec toi… ton arrivée a été le signe que je devais parler, le point d’arrivée, le moment où il faut parler de tout. Depuis longtemps, j’avais envie de mener une réflexion, mais c’était difficile de le faire tout seul, cela pouvait être tendancieux. Tu as été un bon instrument pour faire sortir les choses…
Après plusieurs jours d’entretiens, le metteur en scène arrive au cœur de son histoire. Nous sommes en 1991. José Manuel Murillo dirige la pièce depuis dix ans, avec un bilan unanimement reconnu comme positif. La Morisma est devenue un spectacle de plus en plus attractif, capable non seulement de mobiliser la société locale tout entière, mais aussi d’attirer des foules de touristes, faisant le bonheur des commerçants et des restaurateurs. La renommée de la pièce dépasse désormais les frontières de la comarca, suscitant l’intérêt des représentants du Conseil régional qui voient dans cette « tradition » une ressource pour le développement du département. C’est ainsi que, lorsque le directeur s’adresse aux conseillers régionaux pour obtenir des subventions, leur générosité dépasse ses attentes :
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Chapitre iv Nous avions demandé quatre millions et demi de pesetas 40. C’était beaucoup d’argent pour une activité culturelle, mais je pensais qu’on ne nous en donnerait que la moitié. Le conseiller régional chargé de la culture m’a reconnu et il m’a dit : « J’ai vu ce que tu as fait pour la Morisma. J’ai vu la Morisma grandir jour par jour, depuis que tu la diriges. Je t’accorde donc tout ce que tu demandes ici. » Je n’arrivais pas à le croire, je me demandais comment c’était possible… on était face à quatre millions et demi de pesetas que nous devions utiliser… nous avions fait un bilan comme ça… mais comment faire pour le dépenser ? À la mairie aussi c’était un peu… parce que les changements politiques sont toujours un peu inquiétants… je pense que c’était un succès très important, mais aussi le début d’un changement de situation. Il y avait des problèmes, parce que quatre millions et demi pour une activité culturelle génèrent toujours des tensions…
D’autant que cette nouvelle phase de la Morisma – qui, de « pauvre », devient « riche » – coïncide avec un renouvellement de la classe politique de Aínsa, d’où les tiraillements entre celui qui, en reconnaissance de ses mérites, a gagné le gros lot et celui qui, en vertu de la place qu’il occupe, va dépenser cet argent : En mars, j’avais obtenu quatre millions et demi de pesetas pour faire la représentation. Au mois de mai, il y a eu les élections municipales. José Luis est sorti de son rôle 41 et le maire actuel, Joaquin Soranilla Rivera, est arrivé. Les élections ont changé la ligne politique de Aínsa, et moi, j’ai dû aller à Saragosse avec le nouveau délégué culturel, qui était d’un autre parti que celui de José Luis. Il était du PAR, le Partido Aragonés, Parti Aragonais, un parti en plein essor en Aragon. Ce n’est pas que je sois socialiste, mais je n’étais pas non plus pour le parti de… Bref, nous sommes allés au gouvernement régional et on nous a donné quatre millions et demi de pesetas pour ce que j’avais fait… Quand j’avais demandé l’argent, le Conseil municipal n’avait pas encore changé, mais quand je suis allé chercher l’argent, le Conseil municipal avait déjà changé. Là, un moment de crise a commencé. J’ai vu apparaître certaines tensions au moment de distribuer l’argent et un certain désir de prendre en main la Morisma ; un désir de dire : « Maintenant, c’est nous ! »
À partir du moment où l’argent fait son irruption dans cette cité idéale qu’est la Morisma, l’utopie se brise, fissurée par l’avidité, la cupidité, la convoitise. Sa pureté initiale perdue, la communauté chrétienne des origines commence à se gâter. Et c’est à nouveau le spectre du coup d’État qui plane sur Aínsa. Un autre vice encore, propre, cette fois, à la démocratie, ronge la Morisma de l’intérieur. Voter, c’est « accepter de se départager » 42 et admettre, du même coup, qu’une partie de la cité puisse vaincre l’autre. La victoire d’autrui, même s’il est majoritaire, est insupportable pour le perdant. Tout triomphe électoral est délétère dans la mesure où l’unanimité, idéal de la vie citoyenne, n’a pas droit de cité en régime démocratique. Cette contradiction, consubstantielle aux régimes démocratiques, avait été dissimulée derrière une conjoncture favorable à l’harmonie entre l’ordre réel et l’ordre idéal : l’amitié entre le directeur du théâtre et le maire. Dans les années 1970, souvenons-en, José Luis Sierra avait côtoyé José Manuel Murillo
40. Somme qui correspond à environ vingt-quatre mille euros. 41. On remarquera que, pour dire que l’ancien maire a quitté son poste, José Manuel utilise un langage théâtral, parlant de « rôle », papel. 42. N. Loraux, La cité divisée, op. cit., p. 101.
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Les théâtres du politique dans la réécriture du texte de Luis Mur Ventura. Dans les années 1980, le fils du Narrador, José Sierra Pepelin, était devenu le Pasteur de la Morisma, jouant le rôle de celui qui rassemble les troupes en même temps qu’il dirigeait le Conseil municipal. Pendant toutes ces années, le maire avait été, en quelque sorte, le double du metteur en scène – « metteur ensemble » 43 lui aussi. Dans la Fundación Pública la Morisma, il était, pour ainsi dire, son ombre : « José Luis Sierra ne m’avait jamais dit quoi faire, il me laissait faire. Moi, par gentillesse, je le renseignais sur ce que nous faisions, sur ce que nous ne faisions pas… Avec le nouveau maire, je sentais qu’il y avait un contrôle plus fort ». Voici le premier coup de main de Solanilla : transformer un pouvoir symbolique en pouvoir réel : « La mairie avait changé de chef et le nouveau maire savait bien que, selon les statuts de la Fundación Pública, il était le président de la Morisma… Alors, il a chassé José Manuel Murillo et il a mis José María Lacoma à sa place ». Coup de main qui, dans l’intrication politicothéâtrale générée par la Morisma, est perçu comme un véritable coup d’État. « En 1991, il y a eu un putsch à Aínsa : tous ceux qui organisaient la Morisma ont été éjectés ». C’est l’ancien maire socialiste qui parle. La brutalité du remplacement du comité de gestion de la Fundación Pública est à la mesure de la brusquerie avec laquelle l’administration de la ville est renversée. En 1983, José Luis Sierra avait pu former un gouvernement local grâce au soutien des représentants du Parti Populaire, soucieux de barrer la route au chef du Partido Aragonés, ancien sympathisant du régime de Franco. Aux élections de 1987, le Parti Socialiste obtient la majorité absolue des votes et domine le jeu politique au sein du conseil municipal. Les élections de 1991 changent la donne : les deux partis minoritaires s’associent, évincent le maire socialiste et installent à sa place Joaquin Solanilla, du Partido Popular 44. C’est le « putsch ». Comme si, à Aínsa, la toute jeune démocratie ne pouvait pas se défaire de la violence de la prise du pouvoir, de la brutalité avec laquelle les gagnants chassent les perdants, cette même brutalité avec laquelle les Nationalistes avaient délogé les Républicains, les chrétiens avaient expulsé les Maures… Au fond, les Ainsetanos voient indéfiniment se répéter sur la scène politique le même spectacle auquel ils assistent sur la scène théâtrale : les uns arrivent, chassent les autres et se mettent à leur place sur le trône des vainqueurs 45. La parole aux vaincus : « Il y a eu des affrontements et, en même temps que José Manuel Murillo, toute l’équipe s’est effacée, effondrée dans la brèche ouverte par ce conflit ». C’était une décision unilatérale de la mairie : on ne nous a pas prévenus. On a enlevé la direction à José Manuel et à ceux qui étaient avec lui. Ils n’aimaient pas José Manuel parce qu’ils croyaient qu’il était du côté de José Luis Sierra, qui s’était affronté très violemment à Rivera sur le plan politique. La direction de la mairie a changé et le nouveau conseil municipal a décidé que ceux qui avaient organisé la Morisma jusque-là ne devaient plus rien faire… pour une raison politique qui n’avait aucun sens, parce que ni José Manuel ni Trini Grasa, ni moi n’étions enga-
43. Sur le metteur en scène comme celui qui assume la fonction de « mettre ensemble », voir le chapitre i. 44. Plus en détail, la répartition des sièges est la suivante : 1983 : 4 PAR, 3 PP, 2 PS ; 1987 : 5 PS, 3 PAR, 1 PP ; 1991 : 4 PS, 3 PP, 2 PAR. 45. Le « trône », une estrade recouverte d’un tissu coloré, d’abord occupée par les acteurs maures, ensuite par les acteurs chrétiens, constitue le seul décor de la Morisma.
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Chapitre iv gés politiquement ! Mais on nous associait avec José Luis Sierra et avec son groupe politique. Voici la faute !
La faute consiste à confondre la hiérarchie de la Morisma avec la hiérarchie de la cité. Mais comment ne pas être dupe, alors que ce théâtre, pivot de toute la vie sociale de la ville, assure une visibilité bien supérieure à n’importe quelle tribune électorale ? « Joaquin Solanilla Rivera, même s’il était de Aínsa, il n’était pas très connu et, de fait, beaucoup de gens ont été surpris quand il a été élu ». Homme réservé, Solanilla est dans une position d’extranéité par rapport à la Morisma : « Peut-être ne l’avait-il même pas vue avant de devenir maire ». À entendre l’actuel metteur en scène, il maintiendra cette posture d’extériorité jusqu’à aujourd’hui : La mairie – ça, garde-le pour toi –, la mairie devrait collaborer un peu plus qu’elle ne le fait. Oui, parce que la sensibilité des politiciens n’est pas toujours la même. Dans le cas présent, la sensibilité des politiciens envers cette manifestation, disons, n’est pas très développée. Au point que, cette année, trois semaines avant la représentation, ils ignoraient qu’elle allait se faire. C’est étrange !
Bien qu’il appartienne à l’une des familles les plus anciennes et les plus réputées du village 46, le futur maire n’a pas acquis ce prestige accordé à ceux qui interprètent un rôle parlé dans la Morisma. À l’époque où il est élu, son effacement est confirmé par Elena Lacoma, l’épouse du successeur du directeur artistique : « Nous connaissions le Roi Maure, nous connaissions le Roi Chrétien, nous connaissions José Manuel Murillo, mais nous ne connaissions pas le nouveau maire, nous ne savions pas qui il était ! » Elena, comme son mari, n’est pas née à Aínsa. Elle venait de s’y installer lorsque l’on a proposé à son conjoint, ancien acteur de théâtre, de prendre en charge la direction de la pièce : « C’est ainsi que des gens qui n’avaient jamais vu la Morisma ont commencé à l’organiser ! » Ce sont donc bien des étrangers qui bannissent les anciens occupants. Arrachée des mains des autochtones, la tradition s’altère, devenant étrangère à elle-même : « La Morisma est devenue méconnaissable : moi, je ne la reconnais pas ». Comme au théâtre, les rôles des Maures et des Chrétiens sont renversés : les envahisseurs occupent le sol, « ceux qui étaient là avant » 47 sont chassés. « Depuis lors, il vit le spectacle de l’extérieur. Il n’a plus voulu s’insérer », dit-on à propos du metteur en scène. Le verbe utilisé est, toujours, envolucrarse, qui signifie s’incorporer, renvoyant à ce corps social et à ce texte comme corps (cf. chapitre i) dont José Manuel Murillo s’est senti expulsé 48. Ce dernier s’écarte de la Morisma lorsque le nouveau maire veut exclure des étrangers, trahissant la vocation de ce théâtre de la conversion à intégrer l’altérité : Avec cet état d’esprit 49, je suis allé rencontrer le nouveau maire. Et vraiment, pour la première fois, le maire m’a mis des barrières pour travailler et ces barrières étaient, aussi, des barrières idéologiques, de mentalité, de manière d’être. Ici, il y avait deux
46. Casa Labayo, l’une des maisons qui donnent sur la place de Aínsa. 47. Cette définition convient aux Maures qui occupent le trône avant l’arrivée des Chrétiens. Ces derniers sont décrits comme des « gens venant de l’extérieur ». Cf. chapitre ii. 48. C’est le registre affectif, le langage de la souffrance qui est utilisé par José Manuel Murillo et par les habitants de Aínsa pour décrire cette mise à l’écart. 49. Cette citation est la suite de celle que j’ai donnée page 130 : « […] que je dois ouvrir mes frontières pour accueillir tout le monde, qu’il ne faut pas avoir de barrières, qu’il faut être ouvert à tous, qu’il faut accueillir tout le monde et essayer d’établir un contact avec tout le monde […] ».
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Les théâtres du politique types de personnes : les gens du lieu et les hippies, des personnes qui étaient différentes dans leur manière d’être, dans leur manière de s’habiller : ils portaient des cheveux longs… C’était une réalité qui se démarquait de la population locale. Dans le Sobrarbe, certains les appelaient les neorurales. À Aínsa, c’était donc comme s’il y avait deux groupes : les gens du coin et les néo-ruraux. Et moi, j’avais essayé d’intégrer tout le monde, même ces gens-là. L’un des rôles les plus importants de la Morisma revenait à l’une de ces personnes-là. C’était le Péché. Il avait des cheveux tout bouclés, crépus, le visage noir, ce vêtement noir avec des rubans colorés… La dernière fois, il l’a tellement bien joué qu’il m’a vraiment bouleversé. Il est apparu sur scène avec une voix, avec un timbre de voix que je n’avais jamais entendu de ma vie. C’était beau ! Il produisait un rire de malveillance qui était très contagieux… Moi, j’en ai été émerveillé et je me suis dit que n’importe où il y a de la valeur. Alors, lorsque le maire m’a dit : « Celui-ci, celui-ci, celui-ci et celui-là : dehors ! » Moi j’ai dit : « Écoutez, Monsieur le maire, pour moi la Morisma c’est travailler ensemble. Si ces personnes ne peuvent pas travailler, moi non plus je ne peux pas travailler. Si vous dites cela, qui va à l’encontre de mon principe vital de ne pas avoir des frontières avec les gens, je serai obligé d’abandonner la Morisma ». C’est ainsi que j’ai abandonné.
V. Frontières Comme les autres théâtres ou théâtralisations du conflit entre « Maures et Chrétiens », la Morisma est un dispositif qui permet de redéfinir les frontières d’une communauté. À l’intérieur, nous l’avons vu, elle peut intégrer des étrangers, assimiler des groupes en marge – comme les neorurales – ou mettre au ban des individus – comme Angel Conte. À l’extérieur, elle doit protéger ses limites de toute tentative d’ingérence et d’appropriation. Au début des années 1980, sous le mandat de José Luis Sierra, la patrimonialisation de la Morisma, son enracinement dans le territoire et la définition de son statut comme bien de tous, propriété du village, répondent à cette exigence : La première année où j’étais maire, des représentants du Conseil général étaient venus voir la pièce et ils avaient proposé beaucoup d’argent. Mais l’adjoint à la culture souhaitait que la Morisma soit une institution démocratique. Voila la raison pour laquelle la Fundación Pública a été créée.
Manière aussi d’incarner le dessein ultime de la Morisma : Je crois, affirme le Roi Chrétien, que c’est un spectacle qui… avant tout, sa mission essentielle, sa signification essentielle, c’est la commémoration de l’indépendance et de l’autonomie. La liberté, la lutte pour la liberté, la bataille pour obtenir la liberté d’un territoire, d’un village, d’un groupe, d’une région…
Cette potentialité idéologique avait été exploitée, dès le début des années 1970, comme ferment de renaissance des traditions locales en réaction au nationalisme franquiste. Au début des années 1990, le régionalisme a changé de sens. La région ne s’oppose plus à la nation ; elle menace la cité. La Morisma est organisée par la Fundación, mais elle reçoit des aides économiques de la mairie, du département de Huesca et du gouvernement de Aragon. Les autorités politiques de ces institutions sont toujours présentes. Le jour du spectacle, il y
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Chapitre iv a toujours quelqu’un qui représente la ville de Saragosse, quelqu’un de Huesca et quelqu’un de Aínsa.
Cette présence « étrangère », tolérée tant qu’elle reste discrète, devient envahissante lorsqu’elle prétend s’afficher comme tutelle : « La Diputación, un organisme politique départemental, était intervenue dans la publicité. Il est vrai que la Morisma recevait des aides, mais on avait écrit sur l’affiche : “…organisé par le gouvernement d’Aragon.” » Certains, plus conciliants, proposent de passer l’éponge. Mais ce qui est écrit est écrit : « Même si on a demandé pardon, les affiches étaient déjà dans les rues. Alors, le directeur a dit : “Très bien, si c’est le gouvernement d’Aragon qui organise, alors, je n’ai plus rien à faire ici.” » Murillo prend au pied de la lettre l’inscription publicitaire obligeant ceux qui l’ont imprimée à assumer les conséquences de leurs actes. Mais qui sont les responsables de cet « acte d’écriture » 50 ? Ces affiches ont été fabriquées à Aínsa, avec le plein accord de Miguel Cheliz, El Moro Witamán : Pour avoir de l’argent, le nouveau conseiller culturel a introduit la Morisma dans le circuit aragonais, comme si elle était une activité de la région Aragon, et ça c’est ce qui a lésé la Fondation qui était autonome. Ce n’était plus quelque chose à nous. C’était comme si cette fête, parce qu’elle était subventionnée par le Conseil général, nous venait de l’extérieur.
Le nouvel attaché au maire est le député du Partido Aragonès, et c’est à ce même parti autonomiste qu’appartiennent les députés du Conseil général. La connivence de Miguel Cheliz et de ses alliés politiques au sein de l’administration provinciale est une véritable trahison pour la ville de Aínsa : le Moro Witamán a vendu la Morisma a des étrangers 51 ! Plus encore, le Parti Aragonais, qui est un mouvement de droite, s’est associé au Parti Populaire pour détrôner le Parti Socialiste. Comme tous les Maures, Cheliz est un « traître » : ses manœuvres introduisent des gens de l’extérieur et délogent « ceux qui étaient là avant », les socialistes qui, eux, ayant refondé la Morisma de Aínsa, s’identifient aux autochtones. Les affrontements se manifestent pour des choses qui n’ont rien à voir avec leur cause première… Et derrière les partis, derrière les luttes de parti, il y avait des histoires familiales, des disputes entre maisons pour un morceau de terre, pour un mur, pour des choses comme ça : ce sont les rivalités politiques entre familles dans un petit village…
Un autre pan de l’histoire se déploie. À Aínsa, conflits politiques et conflits familiaux s’entremêlent. Ici, la guerre civile se manifeste dans sa forme paroxystique, archétypale, épurée : elle est discorde entre casas, lutte entre frères, dispute entre cousins. Elena nous révèle ce que José Manuel Murillo nous a soigneusement
50. Il nous est difficile de restituer toute l’étendue de cette notion à la frontière entre plusieurs disciplines (linguistique, droit, sociologie). Précisons que les actes d’écriture renvoient à la valeur performative de l’écrit (J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970). 51. Dans d’autres théâtres de Moros y Cristianos, les Maures, assoiffés d’argent, vendent ce qu’il y a de plus précieux pour la communauté chrétienne : « Pour elle on nous donnera beaucoup d’argent », dit Zelin au Capitán maure à propos de la statue de la Vierge, dans le Cautiverio y Rescate de Zújar. Nous essaierons de montrer (chapitre vi) comment ces postures sont interprétées localement par des groupes antagonistes que le rapport à l’argent définit, tour à tour, comme « chrétiens » ou comme « Infidèles ».
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Les théâtres du politique caché : Miguel Cheliz, dont il parle comme d’un étranger, toujours à la troisième personne, en faisant précéder son nom par son titre, « le conseiller culturel…, l’adjoint au maire… », n’est autre que son cousin germain. On est au cœur de la stasis, on accède au niveau le plus profond du récit, là où le non-dit se révèle : C’était un mal antérieur, une chose très compliquée dans laquelle est intervenue la dispute entre les Murillo et les Cheliz. Entre eux, il y a une guerre atavique. Ces deux maisons ont le malheur d’avoir des frontières communes partout. Et, toujours, il y a eu des affrontements pour les bornes, affrontements qui persistent : ils ont encore un problème de terre, de mur, des choses comme ça… Et je crois que, au fond de tout ça, il y avait ce problème-là.
Les barrières idéologiques que la Morisma magnifie en frontières religieuses laissent apparaître leur bâti quotidien : le parapet qui sépare deux familles voisines et ennemies. Ici bute le pouvoir de la représentation qui, censée convertir les Maures au christianisme, n’arrive pas à réconcilier deux groupes apparentés du même village. VI. Nouvelle déchirure Le directeur pensait que c’était une ingérence. Tout le monde c’était aperçu que c’était une ingérence. Il y avait des tensions internes entre des gens d’idéologies différentes au sein de l’organisation de la Morisma. Certains pensaient que, pour punir la mairie de cette ingérence, on ne devait pas faire la Morisma cette année, d’autres disaient que non. Ces derniers reconnaissaient que la mairie avait commis une faute, mais cela ne signifiait pas qu’il ne fallait pas faire la Morisma. Il y a eu une dispute et José Manuel Murillo est parti. Ça a été un moment très dur, parce que beaucoup d’acteurs sont partis avec lui : la Reine Maure, le Diable, celui qui était le Narrador, le maire socialiste, lui aussi, il a laissé…
L’épreuve de force entre le directeur du théâtre et le chef du Conseil municipal s’achève, nous le savons, avec la défaite du premier. Murillo s’efface devant les arguments de Joaquin Solanilla Rivera, succombe sous les coups d’une arme qu’il lui fournit lui-même : On a convoqué une nouvelle réunion car il y avait des problèmes et, pour la première fois, nous avons dû présenter les statuts au nouveau maire. Lui, il a lu les statuts et il a vu que le président de la Fundación Pública était le maire. C’est moi qui l’avais écrit ! Et il a dit qu’il pouvait faire ce qu’il voulait, parce que les statuts l’y autorisaient : « C’est écrit ici, a-t-il dit. Le maire est le responsable. Donc, c’est moi qui décide ! »
Maintenant, l’interprétation littérale du texte, la force performative de l’écriture se retournent contre celui qui a conçu les statuts. C’est le principe de la responsabilité, pilier de la démocratie, qui est mis en avant, décliné dans toutes ses implications. Selon les statuts, le maire est le « responsable », celui qui prend les décisions. Selon le droit constitutionnel, la responsabilité implique l’obligation pour les ministres de quitter le pouvoir lorsque le corps législatif leur retire sa confiance. Responsable de ce qu’il a écrit, José Manuel Murillo dépend désormais de celui qui a été démocratiquement élu comme son supérieur : Je suis allé rencontrer le maire avant que le spectacle ne démarre, même si mon frère m’avait déconseillé de le faire, pour présenter ma démission. Mais le maire avait
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Chapitre iv changé et tous ceux qui dépendaient du maire étaient à sa disposition. C’est logique que, si c’est le maire qui te nomme dans une charge, lorsque le maire change, tout le monde est destitué. Tu dois aller le voir et lui dire que tu es à sa disposition. C’est une réaction normale lors d’un changement politique : quand le directeur change, tous ceux qui sont sous sa responsabilité remettent leur charge à la disposition du directeur, qui peut les renommer ou non. C’est comme ça dans tous les systèmes démocratiques.
C’est donc bien pour honorer la démocratie que le metteur en scène démissionne. L’institutionnalisation du théâtre montre son revers. La Fundación Pública l’a piégé dans les rets du politique : « La Morisma est une institution, et celui qui en a la responsabilité doit la diriger comme on dirige une mairie, comme on dirige d’autres institutions ». Mais l’acte hautement responsable et démocratique de José Manuel Murillo n’est pas compris comme tel. Au contraire, on reproche au directeur de la Morisma de ne pas avoir su accepter les règles du jeu. Écoutons, maintenant, la partie adverse, en appelant à témoigner le nouveau metteur en scène, José María Lacoma : Chacun peut penser ce qu’il veut, mais ce sont eux qui ont essayé de chasser les autres, de rester à leurs places en limogeant les autres ! Ils parlaient de démocratie, mais ils n’ont pas supporté le changement politique au sein de la mairie. Ça, ils ne l’ont jamais accepté. Les socialistes ont très mal joué, ici. La mairie était socialiste, le maire était José Luis Sierra. Il a perdu les élections et c’est le Parti Populaire, la droite qui est entrée, avec Joaquin Solanilla. Tu sais que le maire est le président de la Fundación, et donc, les socialistes, qui n’ont pas pu supporter de perdre brusquement la mairie, ont essayé de boycotter la Morisma. José Luis était le présentateur, le Pasteur, il est parti et il y a eu un groupe de personnes qui ont abandonné leur rôle : Lucía, la Reine Maure, José Manuel, qui a arrêté de la diriger… Moi, j’ai été boycotté. Les socialistes ont arrêté de me parler. Ils m’ont rangé à droite, alors que je ne suis pas du tout de droite, alors que je suis anarchiste ! En revanche, le maire Joaquin Solanilla Rivera m’a beaucoup remercié pour ce que j’avais fait pour la Morisma et, depuis lors, je m’entends bien avec lui, même s’il sait très bien que je ne suis pas de droite… Ici, la politique, c’est quelque chose de très bizarre.
La bizarrerie tient au fait que, à Aínsa, les conflits locaux ne se jouent pas, ou pas uniquement, sur la scène politique. Ils se jouent sur d’autres scènes : l’agora où se déroule la représentation du combat de « Maures et Chrétiens » est relayée par l’assemblée de la Fundación, où droite et gauche s’opposent. Dans ce contexte, l’objet qui représente le pouvoir n’est pas le bâton du maire, c’est le cahier de direction de la Morisma : Comme le changement de directeur n’a pas été serein, il y a eu des disputes au moment de passer les textes. Ces derniers n’étaient pas entre les mains de la mairie, mais de la Fundación Pública, donc de Murillo, qui était à la tête de la Fondation. C’est lui qui gardait toute la documentation de la transcription. Et moi, je sais que José Maria Lacoma, quand il a pris la direction de la Morisma, il a eu des problèmes pour récupérer les rôles, pour les recopier.
Le nouveau metteur en scène, naïvement, essaie d’obtenir le calepin de l’ancien directeur : Je me rappelle de José María Lacoma qui, comme si de rien n’était, est venu me demander mon carnet. Et je lui ai dit que non, je lui ai dit que je ne pouvais rien lui
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Les théâtres du politique donner : « Et pourquoi ? » m’a-t-il demandé. Lui, il ne savait pas, il ne sait toujours pas…
Lacoma, étranger, ne comprend pas l’attitude de son prédécesseur qu’il juge selon le sens commun et, donc, sévèrement : « José Manuel ? Il ne m’a rien donné. Il n’a rien voulu me donner. Il s’est très mal comporté, José Manuel… » : C’est comme José Luis Sierra, qui détient le texte ancien et qui ne veut le montrer à personne… Il dit qu’il l’a à Barcelone, chez la sœur de son père. Mais personne ne l’a jamais vu. Finalement, c’est comme posséder les clefs d’un arcane. C’est de l’ésotérisme tout ça, et surtout, c’est du pouvoir !
Ceux qui critiquent l’ancien directeur de la Morisma ne le font pas seulement au nom de la démocratie, dont il a rejeté la première règle, l’obligation de passer la main aux nouveaux élus : « José Manuel ne voulait pas céder son pouvoir, il ne voulait pas céder son rôle, ni son texte ! » Ils le font aussi au nom de la république, de la res publica : « C’est comme si la Morisma était à lui. Il voulait qu’elle ne se fasse pas. Parce qu’il ne la faisait plus, elle ne devait plus se faire ! » Contrairement à ses déclarations, Murillo traite une « chose publique » comme si c’était un bien privé. VII. Sortie de crise Les critiques envers la direction de la Morisma basculent de l’espace du théâtre à l’espace de la politique. C’est le nouveau metteur en scène qui en est le porteparole : « Je crois que c’était une mauvaise stratégie de la part du Parti Socialiste que celle d’avoir produit une déchirure à partir d’un changement politique… » La non-acceptation des règles démocratiques a ramené la stasis : « Le village s’est divisé en deux : ceux qui voulaient faire la Morisma et ceux qui ne voulaient pas la faire ». Finalement, c’est la pratique de la démocratie qui permet de trouver l’issue à cette situation de crise : Certains voulaient partir, d’autres voulaient rester. Alors, on a fait une assemblée et soixante-dix pour cent… quatre-vingt pour cent des gens voulaient faire la Morisma. Ceux qui voulaient rester étaient majoritaires, mais José Manuel Murillo faisait partie de ceux qui sont partis. Et comme lui, il ne voulait plus la diriger, et qu’un ensemble de personnes avaient voté contre, ils avaient besoin de quelqu’un pour la diriger. C’est ainsi qu’on m’a appelé.
Les souvenirs de José María Lacoma sur les circonstances de sa nomination sont complétés par les remarques de son épouse : « C’était, précisément, le Roi Maure, qui t’a demandé… », ajoute-t-elle et son mari de rajouter : « Le Roi Maure et le Roi Chrétien. Ce sont les deux rois qui m’ont demandé, après l’assemblée : Pedro Luis et Pedro Miguel. Je crois que Pedro Luis Fez a été le premier ». Le vote a délégitimé l’ancien directeur artistique. Dans ce vide de pouvoir, la hiérarchie de la Morisma s’est substituée à celle de la ville. Dans ce cadre conflictuel, le choix tombe sur un technicien : « Je savais que José María Lacoma avait fait du théâtre. C’est moi qui lui ai demandé ». Mais bien que la demande soit formulée par le Roi Maure, la première source de légitimité reste « l’assemblée ». C’est Elena Lacoma qui nous donne les détails de la procédure d’élection : Quand on a voté, pour voir si la Morisma se faisait ou si elle ne se faisait pas, la majorité avait dit oui. La majorité absolue avait décidé que oui. La commission, à
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Chapitre iv travers les membres de Casa Fez, a alors demandé à José María Lacoma de prendre la direction. José María Lacoma se renseigne sur les résultats de l’élection, et lorsqu’il apprend qua la grande majorité a voté pour la continuation de la Morisma, il accepte de la diriger. José María est allé parler avec José Manuel, lui disant qu’on lui avait offert de diriger la Morisma, qu’il n’avait aucun intérêt personnel à prendre sa place, mais que, puisque c’était la volonté de l’assemblée, il voulait bien le faire. Mais José Manuel était très fâché parce qu’il pensait… C’est comme ça les élections dans un village : tu penses que ton village ne t’aime pas.
Si le nouveau metteur en scène, remettant son pouvoir à la volonté du peuple, est présenté comme un modèle de comportement démocratique, l’ancien directeur semble lié à un mode archaïque de gestion politique, mettant à mal le principe d’impersonnalité du vote et des charges. Tout en reconnaissant le bien fondé des sentiments éprouvés par José Manuel Murillo (déception, indignation, colère, chagrin, ressentiment), la plupart des habitants de Ainsa lui reprochent d’avoir sacrifié l’intérêt général à son vécu personnel. Pour entraver la perpétuation de la Morisma, souvenons-nous-en, l’ancien metteur en scène n’avait pas transmis ses notes : « Lacoma s’est rendu chez José Manuel Murillo pour lui demander le texte, et ce dernier a refusé de le lui donner. Il a dû se débrouiller tout seul ». Ne permettant pas à son successeur de le « recopier », Murillo avait failli casser à nouveau le fil de la transmission, ce fil qu’on avait si patiemment renoué. Son plus proche collaborateur, José Luis Sierra, avait, de son côté, fait régresser la Morisma : retirée de la circulation, cachée comme les images religieuses au temps des invasions, cette dernière était redevenue un patrimoine familial. Il en va bien différemment pour le nouveau metteur en scène qui reçoit le lourd héritage d’une pièce tout à refaire : « Moi, j’ai fait comme j’ai pu. J’ai pris une vidéo et j’ai commencé à travailler. J’ai dû chercher d’autres personnes pour interpréter les personnages… Finalement, tous les rôles se sont maintenus ». Cela n’allait pas de soi : Lorsque José Manuel a laissé la Morisma, José María Lacoma a accepté de la reprendre, alors qu’il restait moins d’un mois avant la représentation. On a pensé à lui parce qu’on savait qu’il avait fait du théâtre. Mais il y avait si peu de temps avant le spectacle… Certains acteurs ont dû apprendre les rôles hâtivement. Lacoma répétait avec eux tous les soirs…
Si la faute de Murillo est d’avoir « lâché » la pièce sans se soucier de son avenir, le mérite de Lacoma est celui d’avoir, au prix d’un sacrifice personnel, « sauvé la Morisma » : « Si on ne l’avait pas faite cette année-là, on l’aurait perdue pour toujours ». Se reproduisant à l’identique, cette dernière peut à nouveau donner l’illusion de la continuité entre passé et présent. Les attitudes socialement valorisées sont celles des protagonistes qui ont mis de côté jusqu’à leurs convictions politiques pour le bien du village : Moi, j’étais le second élu dans la liste socialiste. J’avais 24 ans, j’étais le plus jeune conseiller de Aínsa. Il y a eu une réunion et l’opinion de la majorité, et la mienne aussi, a été de continuer à faire la Morisma ; qu’au-delà de ces conflits avec des gens de l’extérieur, il nous fallait poursuivre.
C’est ainsi que le frère de la Reine Chrétienne devient le Pasteur, personnage laissé vacant par José Luis Sierra. Ce rôle de rassembleur convenait mal à l’ex-maire. La décision de Xavier Bergua n’est certes pas facile à prendre, dans la mesure où elle crée des dissensions à l’intérieur de son propre camp politique. Dans d’autres cas, 140
Les théâtres du politique ce choix divise les membres d’une même famille : « Par exemple, le frère de José Manuel Murillo, l’Ambassadeur Chrétien, il ne l’a pas quitté. C’est son frère, mais il ne l’a pas quitté ! » Ce rôle de diplomate, il ne le quittera plus. En effet, après cette période de crise, la tendance est à la pérennisation des personnages, en guise de récompense pour les acteurs qui ont publiquement défendu la représentation. Le dicho des Infantones en fait partie : « Et moi j’ai dit qu’avant tout il y avait les traditions du village, qui n’appartiennent à personne ! » Même prise de position pour la Reine Chrétienne : « Moi, on m’a demandé de quitter mon rôle, mais je dit que non, qu’on ne pouvait pas boycotter la Morisma qui était une chose qu’on avait toujours faite, une chose ancienne ! » Le Roi Maure est du même avis : « Moi je suis resté et j’ai dit que je l’aurais toujours fait. Parce qu’après tout, c’est quelque chose du village ! » Un principe se dégage de l’économie morale déployée par les différents jugements émis dans un moment critique : au-delà du parti, de la famille, de l’ego, il y a le pueblo. VIII. Réconcilier Aínsa Ce principe, affirmé dans la pratique sociale et dans le discours qu’elle génère, est explicité dans le théâtre comme lieu de parole. En 1993, année de la Morisma 52, année de la réconciliation, l’espace théâtral devient une caisse de résonance où les conflits viennent s’exposer : « Les gens ont improvisé sur ce thème, que la Morisma dépasse les questions politiques… » Ce message de paix est confié à la « Femme Maure », un dicho que l’on vient de créer : « Que nous sommes tous de Aínsa, nous vivons tous à Aínsa et nous devons tous être frères, amis ! Qu’ils arrêtent donc de combattre ». Or, pour arrêter de combattre, il faut commencer à se parler. Toutes les oppositions au sein du village sont rapportées à des problèmes de communication. Les Ainsetanos ne se sont pas compris : « Les gens ont mal interprété… » Ils sont devenus étrangers les uns aux autres : « Parce que les gens ont dit qu’on avait mal interprété les rôles, qu’ils n’étaient pas contre la Morisma, mais contre la Députation Générale ». Le travail interprétatif est au cœur de l’activité sociale. Lorsque les dispositifs de traduction du réel, de symbolisation, pourrait-on dire – et le théâtre en est un – ne fonctionnent plus, la cité se trouve désemparée. Puisque le langage est une compétence essentielle du vivre en société, la place qu’on occupe dans la société y est attachée 53. Ceux qui refusent l’usage du langage finissent par être stigmatisés : « José Manuel ne me parle presque pas. Je suis allé parler deux fois avec lui, mais il n’y a rien à faire. On se salue à peine. C’est quelqu’un d’un peu spécial… » Mais le langage n’est pas acquis une fois pour toutes, il se développe, fait l’objet d’un apprentissage que le théâtre facilite. Ainsi, Lacoma passe-t-il de l’incommunicabilité au dialogue :
52. Rappelons que la Morisma se déroulait les années impaires, jusqu’à ce que, en 2003, une menace d’orage conduise les organisateurs à annuler la représentation. Ce changement a été vécu comme un véritable traumatisme par la population qui ne cesse de l’évoquer, preuve de l’attachement d’une société à ses rythmes. 53. Ce thème a été exploré par Giordana Charuty, Folie, mariage et mort, op. cit., qui montre à travers une étude des déviances, comment, dans les sociétés européennes, la place qu’on vient occuper dans la société est étroitement liée à la maîtrise du langage.
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Chapitre iv Moi, j’ai eu des problèmes. Au début, beaucoup de gens d’ici ont arrêté de me parler. Les gens de gauche pensaient que j’étais naïf, que les gens de droite, qui sont très méchants, m’avaient manipulé… Mais tout ça n’est pas sûr. Des fois, les gens de droite me semblent plus accommodants que les gens de gauche. Il y a quatrevingt ans, c’était autre chose… Tu l’as vu toi-même, à El Grado : quelles personnes extraordinaires ! Le maire m’apprécie beaucoup et moi je ne sais pas pourquoi : il est catholique, il est de droite, il est de l’Opus Dei et moi je ne suis rien de tout ça. Nous avons eu des problèmes, de très gros problèmes. Nous avions pris des positions politiques opposées… et pourtant, il m’aime beaucoup. Son frère jumeau, Paco, des Tiriteros… quand Joaquin Parisio a des vacances, il va travailler au théâtre avec lui.
Le bon exemple est le village d’à côté où les conflits entre gauche et droite, entre catholiques et anarchistes, se règlent à travers le théâtre ; le mauvais exemple est José Manuel Murillo, qui transpose ses conflits personnels dans l’espace théâtral. Dans le psychodrame de Aínsa, José Manuel Murillo est l’incompris, le malaimé : « Ma position n’a pas été comprise, non seulement elle n’a pas été comprise, mais, en plus, elle a été très mal interprétée par tous ceux de l’organisation ». Mais si on ne le comprend pas, c’est qu’il ne parle pas, alors que, dans le village, on ne parle que de lui : « Ceci m’a beaucoup fait souffrir, les commentaires qu’il y a eu dans le village. Je n’avais jamais parlé de ma conversation avec le maire, mais on savait tout… » Murillo n’a de commerce qu’avec des étrangers : Une seule fois, quelqu’un est venu, c’était l’un d’eux, des neorurales, et il m’a dit : « Je t’apprécie parce que tu as été capable de laisser une chose comme la Morisma lorsque le maire t’a suggéré de ne pas nous laisser participer, et moi je te suis très reconnaissant pour cela, parce que tu ne nous as pas exclus. Tu as renoncé à ton bien propre, mais tu n’as pas joué le jeu que le maire te proposait. J’ai vu que tu es vraiment quelqu’un d’ouvert. » C’était intéressant de voir que tout le monde ne pensait pas comme les autres, qui avaient trop mal parlé de moi… – « Et comment le sais-tu ? Qui te l’a dit ? » – « Tout le monde, parmi nous, sait que c’est la vérité. » – « Si tu le dis, alors c’est vrai ! »
Accusé de traîtrise, à savoir de ne dire le vrai qu’aux ennemis, Murillo renonce à sa défense, n’essaie même pas de démontrer son innocence et laisse le soupçon s’installer dans la cité : Les gens venaient me voir dans la rue et ils me disaient : « Pourquoi tu nous fais ça ? Tu es un traître ! Qu’est-ce qu’on va faire ? Dis-nous ce qui s’est passé : nous pouvons parler avec le maire, pour arranger les choses… » – « Je ne peux rien dire ! » – « Pourquoi tu ne peux rien dire ? Y a-t-il un secret ? »
José Manuel confisque la parole à l’intérieur de sa maison : « Seule, ma famille le savait mais, au village, je ne pouvais pas parler mal d’un maire qui a été élu par une très grande majorité. Alors que ceux qui étaient du côté du maire ont très durement parlé de moi. Très durement… » On remarquera que les deux parties utilisent les mêmes arguments ; qu’il y a consensus sur les valeurs à défendre, en l’occurrence, la démocratie, royaume de la parole. Mais comme la communication est enrayée, on reste dans le domaine du malentendu : Ils ont dit que j’avais tout jeté à l’eau… que j’étais fâché parce que mon ami n’était pas sorti gagnant aux élections et que, donc, je voulais la ruine de la Morisma. Et
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Les théâtres du politique toutes ces réflexions que je fais avec toi, je ne pouvais pas les dire, parce qu’elles étaient considérées comme des prétextes. Alors, quand les autres interprètent tout ce que tu dis comme une explication fausse, irrecevable, alors là, il n’y a plus rien à expliquer. Donc, quand quelqu’un m’en parlait, j’écoutais en silence et je disais : « Peut-être tu as raison… » Et je ne disais plus rien. Les gens, alors, parlaient encore plus…
Enfin, ce silence obstiné finit par isoler l’ancien directeur artistique. Il est clair que, en se plaçant hors du champ de l’échange verbal, il est désormais inapte à « mettre ensemble » : Il y a encore des gens comme le Roi Maure qui me disent qu’il faut parler, qui me raconte les tensions internes, les conflits dans l’organisation. Il vient me les raconter parce que c’est mon cousin, il me raconte des choses. Moi, je reste silencieux : ce sont des choses qui ne m’intéressent pas.
C’est ainsi que le pouvoir passe dans les mains de ceux qui maîtrisent l’art, indispensable au gouvernement, de la parole. Gouverner, en démocratie, dans un régime politique où la guerre entre la majorité et la minorité est toujours prête à éclater et à détruire la cité, c’est savoir concilier, réunir les contraires. C’est bien ce que la Morisma donne à voir, avec ses interminables négociations entre l’Ambassadeur Chrétien et le Roi Maure, l’Ambassadeur Maure et le Roi Chrétien, avec ses dichos pacificateurs, avec sa conversion de la Reine Maure et son Baptême des Maures et des Chrétiens. Nous savons que ces actes se « jouent » ailleurs, sur la scène politique, mais aussi sur une autre scène où les partis s’affrontent, se déchirent, se réconcilient : à l’assemblée de la Fundación Pública. C’est dans cet espace d’échange verbal, dans ce lieu de confrontation euphémisée, que le Roi Maure énonce une véritable théorie du politique, de ce politique comme théâtre d’un conflit à résoudre que la Morisma vient incarner : « Tu peux forcer, décider de ne pas la faire, mais qu’est-ce qui est mieux : l’abandonner ou continuer à la faire, se battre pour trouver une solution au problème ? Moi, j’ai décidé d’essayer ! » Luis Fez appartient à l’une des Casas les plus anciennes de Aínsa. Il est le fils de Luis Lazcors Fez, l’un des scribes de la Morisma au début des années 1940. Son grand-père était Roi Chrétien et maire de Aínsa. À plusieurs titres, il est une source d’autorité dans le village, l’une de ces personnes qui peuvent parler, l’une de celles que l’on écoute. « Parler », « ne pas parler », « ne plus parler », « ne plus se parler » définissent les termes du vivre social et de l’agir politique. On demande les mêmes qualités dialogiques au maire, au roi et au metteur en scène. La mise en scène est coordination, orchestration, harmonisation, recherche d’accords, d’arrangements, d’accommodements. Le texte, on l’a déjà vu (chapitre i), est un organisme intégrateur, une machine à assimiler les différences et à les fondre dans un seul corps. Dans les années 1980, José Manuel Murillo avait réussi à insuffler dans la Morisma l’esprit unificateur du catholicisme charismatique de Chiara Lubich. Mais ce liant n’avait pas résisté au choc de la conflagration entre une droite agressive et une gauche peu accommodante. Au début des années 1990, tout est à refaire pour le directeur de la Morisma : « Il y a eu des années très conflictuelles quand il y avait Lacoma à la direction. Il n’avait pas un groupe autour de lui… » Il nous est difficile d’envisager comment cet étranger au caractère farouche, brusque dans ses manières, têtu, intransigeant, parfois intraitable aurait pu venir au bout de sa tâche de direction
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Chapitre iv s’il n’avait pas été épaulé par un individu ouvert, expansif, communicatif, affable, indulgent, conciliant : De fait, José Miguel Cheliz, un socialiste militant, a toujours été là, dès le premier jour. C’est lui qui composait les dichos. Il était, disons, le directeur-adjoint. Il est resté avec moi jusqu’au bout et, maintenant, il dirige la Morisma.
Entre 1991 et 1997, Cheliz gère les relations sociales entre le directeur et les habitants de Aínsa. C’est lui qui fixe les rendez-vous pour les répétitions et calme le metteur en scène quand les acteurs convoqués ne se présentent pas. Ce rôle de médiateur le prépare à assumer la difficile charge de diriger la représentation, ce qu’il fera à partir de 1997. Transposée sur la scène politique, cette attitude conciliante le conduit à composer, à l’acmé de la guerre entre le Parti Socialiste et la Morisma, sa militance politique et son engagement théâtral. Comme Xavier Bergua, le Pasteur, Miguel Cheliz incarne le projet réunificateur de la pièce qui finit par allier vainqueurs et perdants. En 2003, les nouvelles élections donnent la majorité absolue au Parti Populaire 54. Mais un représentant politique de chaque parti joue un « rôle parlé » dans la Morisma 55. Si le jeu politique exclut l’opposition de la gestion de la chose publique, le théâtre la réintègre, agissant comme un correctif de la démocratie, pour pacifier la cité divisée par le vote. Les failles ouvertes par la crise de 1991 se referment au fur et à mesure que les acteurs reviennent remplir leur rôle : La crise a duré un an. Ensuite, les choses se sont normalisées. Tous ceux qui avaient quitté leur rôle l’ont regretté. Beaucoup d’entre eux sont revenus, ils ont souhaité revenir. Ils sont revenus dès qu’ils ont pu. Avec le temps, on s’est rendu compte que beaucoup de ceux qui avaient laissé leur rôle ont fait leur possible pour le reprendre. Ils attendaient que des rôles soient libres, même si ce n’étaient pas les mêmes rôles qu’avant, pour les faire à nouveau.
Les déserteurs sont de retour, mais d’autres ont pris leur place et ils doivent attendre, dans cet entre-deux qui les tourmente, avant d’en reprendre possession : Guerrero, celui qui fait le Diable, il l’avait laissé, il l’a regretté, il est revenu et, quand il est revenu, on avait déjà donné son rôle à quelqu’un d’autre qui l’a joué pendant plusieurs années, pendant au moins trois Morisma [six ans]. Et lui, il voulait le faire, il n’a pas arrêté, il a beaucoup souffert… jusqu’à ce qu’il le reprenne.
À partir du moment où le frondeur manifeste son désir de revenir en arrière, n’envisageant plus sa défection que comme une parenthèse, le directeur du théâtre, conscient de la valeur sociale et politique de son geste, considère sa réhabilitation comme prioritaire : « Lorsque Pedro a eu un problème au genou et qu’il ne pouvait plus sauter, j’ai appelé Guerrero pour lui dire que le personnage du Diable était à nouveau libre ». Cet acte de pacification bilatéral, qui « réincorpore » le dissident repenti, retranche à jamais les rebelles obstinés de la société locale :
54. 5 sièges au Parti Populaire, 2 au Parti Socialiste, 1 au Partido Aragonés, 1 à la Chunta Aragonesa. 55. Le Conseil communal comprend quatre acteurs : Lucía Perez, élue du Parti Populaire, est la Reine Maure ; Xavier Bergua, élu du Parti Socialiste, est le Pasteur ; Angel Cheliz, élu du Partido Aragonés, est le Moro Witamán ; Ignacio Pardinilla, élu de la Chunta Aragonesa, est le Dicho de Montpellier.
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Les théâtres du politique Beaucoup de gens ont été réincorporés dans la Morisma. Et ça, c’est ce qui a été le plus gênant. Beaucoup de gens ont changé d’opinion quand ils ont vu que la Morisma était ouverte… Même les gens de ce groupe sont revenus. Beaucoup de ceux qui étaient contre, des proches de José Manuel… C’est ça qui lui fait le plus mal.
Le père fondateur de la nouvelle Morisma, l’inventeur du texte est désavoué par ses propres disciples. Mais si Murillo est condamné à une mort sociale, à un exil dans son propre pays, son âme vit encore, dans « l’esprit de la Morisma ». Aujourd’hui encore, à travers la Fundación Pública, la société de Aínsa se dote des principes d’une communauté idéale – bénévolat, mise en avant du collectif sur l’individuel, priorité du village sur la famille, sacrifice de soi au profit des autres : « Les femmes de Aínsa travaillent bénévolement. Elles fabriquent les costumes pour tous, avant même de coudre les leurs ou ceux des membres de leur famille ». « D’abord, elle fait les costumes pour les autres et, après, quand elle a fini, en courant, elle en fait un pour elle ». Chacun met ses talents à contribution, rappelant la nécessité de l’entraide sans laquelle nulle œuvre n’est possible : « C’est une peintre d’ici, c’est elle qui nous a aidés. C’est grâce à elle que nous l’avons fait : sans elle, on n’y serait jamais arrivé ». Mais, en énonçant les règles implicites de ce théâtre, les habitants de Aínsa ne se contentent pas d’affirmer un idéal social : ils le mettent en pratique, ils l’expérimentent. Les moindres tâches sont accomplies « en équipe », de deux ou trois personnes s’il le faut, car l’important c’est de « se réunir ». Les répétitions sont une mise à l’épreuve de la capacité de chacun à s’engager pour la réussite de la représentation : « Il y en a qui le font sérieusement. S’ils doivent répéter leur rôle vingt fois, il le font, sans aucun problème ». Interpréter un personnage n’est qu’une manière parmi d’autres de coopérer : « Nous sommes tous unis dans la volonté de travailler pour la Morisma : les enfants, les maris de nos filles… » « Avec un rôle précis, il n’y a que mon fils, Antonio Pyuelo, qui joue le rôle du Diable. Les filles s’habillent, elles sortent, elles collaborent. Enfin, s’il faut aider, nous sommes tous là ! » C’est le partage qui est valorisé, plus encore que les facultés personnelles du metteur en scène dont l’unique talent, et ce n’est pas le moindre, est celui de réussir à « mettre ensemble ». La bonne ou la mauvaise issue de la pièce n’est pas entre ses mains, elle dépend de l’accord ou du désaccord des volontés de tous. Le déroulement du spectacle est un thermomètre qui donne la température de la cité. Voila pourquoi les citoyens ne manquent pas, à son terme, de passer en revue les moindres détails, de critiquer ceux qui ont contribué à son échec, de réaffirmer l’esprit communautaire sur l’égoïsme individuel. Si ce théâtre est défini localement comme « populaire », il l’est en tant que création du peuple, du pueblo qui efface toutes les individualités – l’auteur, le metteur en scène, le premier acteur – au profit de la communauté qu’il contribue à créer. Les crises, les guerres, les épidémies sont une épreuve pour l’individu et pour la cité en ce qu’elles obligent les citoyens à sortir de la sphère privée et à assumer une position publique, quelle qu’elle soit, face au collectif dès lors constitué. Ce drame du singulier devenu pluriel par nécessité est développé par Albert Camus dans des œuvres littéraires et théâtrales qui, tout en représentant la peste – à Oran, à Cadix – sont une représentation de la guerre comme paradigme de toutes les formes d’oppression et de mal. Pestes et guerres à travers lesquelles l’homme peut aussi, paradoxalement, dépasser sa solitude, exalter la fraternité, retrouver sa dignité dans la révolte et dans la solidarité… Mais si La Peste est une fresque des attitudes humaines face à la souffrance, ce « roman allégorique » de la fin des années 1940 145
Chapitre iv incarne une réalité historique : l’horreur de l’occupation nazie. De même, L’État de siège (1948) se déroule à Cadix pour signifier que l’Espagne de Franco n’est pas un pays libre, et pour devenir, en même temps qu’un témoignage de la révolte de l’homme et de sa lutte contre la terreur, un hommage à ceux qui s’élèvent contre cette dictature. Dans le chapitre suivant, nous mettrons en parallèle l’œuvre de Camus et les créations théâtrales et littéraires produites à Palerme dans les années 1990, parce qu’elles exploitent la force évocatrice de ce même « mythe politique » pour décrire le sursaut de la cité assiégée sous la conduite d’un personnage qui ne se résigne pas à l’injustice et à la violence de la mort. Par son amour du théâtre et de la fête collective, par son soutien militant à la « culture populaire », par son engagement dans les débats de son temps, l’écrivain français d’Algérie a joué le même rôle que les intellectuels et les écrivains siciliens s’inspirant de la peste pour décrire les horreurs de la mafia.
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Chapitre V Les scènes de la peste 1
Pourquoi, pendant la période où Leoluca Orlando a été le maire de Palerme (1993-2000), la peste a-t-elle été choisie comme le sujet de tant de créations théâtrales et littéraires ? Qu’est-ce qui motive l’engouement des artistes et de leur public pour ce thème ? Telles sont les questions que se pose l’ethnologue face à des dramaturgies qui ont réactivé, à la fin du xxe siècle, la mémoire du fléau frappant le chef-lieu sicilien au début du xviie. Ces figurations du passé ne sont pas toutes à la même échelle, mais un langage commun, un seul et unique codage relie les pièces jouées dans les théâtres citadins au grand spectacle collectif mis en scène sur la place publique lors de la fête patronale. Une même politique de l’histoire aussi, car l’appropriation de ce thème légendaire à tous les niveaux sociaux est indissociable d’une orchestration des pouvoirs locaux que nous tâcherons de mettre à jour. Si ces fictions ont participé à la refondation de la société autochtone ébranlée par l’agression mafieuse, reste à comprendre pourquoi le récit de la peste a été choisi, parmi d’autres, pour représenter le conflit entre la mafia et l’Antimafia. Ce questionnement nous amènera à reprendre l’un des modèles littéraires de ce « mythe politique », La Peste de Camus, et à comprendre l’enjeu de cette œuvre composée pour penser la métamorphose d’une cité traversée par une crise qui empêche toute neutralité et impose des choix éthiques. Sous cet éclairage, les protagonistes, réels ou fictifs, du drame de la peste et de sa résolution nous apparaîtront comme autant de figures de la lutte que la civilisation livre à la « barbarie », à la violence et à la mort. Si la peste, à Palerme, est associée au fléau mafieux, l’image des mafieux comme porteurs d’une épidémie qui, venant de l’extérieur, se diffuse dans la ville, sert-elle à cacher la conception de la mafia comme maladie interne à la cité qui en est toute décomposée ? Comme cette maladie, dans le récit représenté, est introduite par les Maures, j’amorcerai, à la fin de ce chapitre, une réflexion sur l’assimilation de la dissidence politique à des formes d’altérité religieuse ou de « superstition » qui finissent par produire une remise en cause des présupposés mêmes de la rationalité occidentale et suscitent une interrogation profonde sur la modernité.
1. Ce chapitre réaménage plusieurs textes publiés et inédits : D. Puccio, « Représenter la peste à Palerme. Créations théâtrales et littéraires sous la municipalité d’Orlando », dans J.-L Bonniol – M. Crivello (dir.), Façonner le passé. Représentations et cultures de l’histoire. xvie-xxie siècle, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2004, p. 107-129 ; « Jeux du politique, jeux du symbolique » dans C. Bromberger – D. Chevalier – D. Dossetto (dir.), De la châtaigne au Carnaval. Relances de traditions dans l’Europe contemporaine, Die, A Die, 2004, p. 106-112 ; « La “renaissance” de Palerme sous la municipalité d’Orlando (années 1990) : fête et monuments », Rives nord-méditerranéennes 16 (2003), p. 45-60 ; « L’ethnologue et le juge. L’enquête de Giovanni Falcone sur la mafia en Sicile », Ethnologie française XXXI/1 (2001), p. 15-27 et le texte inédit « Le juge, le médecin et l’ethnologue : trois regards sur les superstitions », Journée de l’École Doctorale « Approches épistémologiques de la superstition », sous la direction de Renée Koch-Piettre, EPHE, 13 novembre 2005.
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Chapitre v I. La Peste de Camus : un « mythe politique » Oran, 194. Par un matin d’avril, le docteur Rieux trébuche sur un rat, premier signe d’une « invasion répugnante » 2 annonçant l’arrivée d’un fléau bien plus inquiétant. Ces bêtes, nous le savons, transportent le virus pesteux de pays lointains, après avoir traversé la mer à bord de bateaux. Débarqués en même temps que les marchandises transportées, ce sont eux les véritables semeurs de peste. Et pourtant, à la manière dont Camus caractérise « ce malheur qui nous venait de l’extérieur » 3, nous devinons que c’est d’une maladie interne qu’il s’agit : On eût dit que la terre même […] se purgeait de son chargement d’humeurs, qu’elle laissait monter à la surface des furoncles et des sanies qui, jusqu’ici, la travaillaient intérieurement […] comme un homme bien-portant dont le sang épais se mettrait tout d’un coup en révolution 4.
Atteinte dans son corps, telle une personne, « toute la ville avait la fièvre » 5. Plus loin, Rieux évoquera les autres cités pestiférées de l’histoire : Athènes, Constantinople, Marseille, Milan, Londres 6… Mais quelle est, précisément, la nature de ce mal qui frappe êtres humains et métropoles, qui infecte l’individuel pour atteindre le collectif ? C’est à Tarrou, le chroniqueur, double du médecin qu’il côtoiera dans sa lutte inlassable contre l’infection, et alter ego de l’auteur, de nous le révéler. Un soir, il se livre au docteur : « Je souffrais déjà de la peste bien avant de connaître cette ville et cette épidémie » 7, lui avoue-t-il avant de lui expliquer les raisons qui l’ont conduit à s’écarter de son père, juge, après avoir assisté à une condamnation à mort proférée par ce dernier : « J’avais le cœur malade […] je ne voulais pas être un pestiféré, voilà tout » 8. Passé du côté des rebelles, le jeune homme est à nouveau « révolté » par le spectacle d’une exécution sommaire : « J’ai appris cela, que nous étions tous dans la peste » 9. Le combat contre l’épidémie, « ce monde insensé où le meurtre d’un homme était aussi quotidien que celui des mouches, cette sauvagerie bien définie » 10, est, on le voit bien, un combat politique. La peste de Tarrou, et celle de Camus, n’est donc pas un événement historique, ponctuel et limité dans le temps, mais un mal consubstantiel à l’homme, à l’homme en société. La nature épidémiologique de la peste fait d’elle la représentation d’une maladie qui « nous concerne tous » 11. L’épidémie force les hommes à sortir de leur niche : « Il n’y avait plus alors de destins individuels, mais une histoire collective qui était la peste et des sentiments partagés par tous » 12. Au début, « l’égoïsme de
2. A. Camus, La Peste, Paris, Gallimard (“Bibliothèque de la Pléiade”), 1962a, p. 1229. 3. Ibid., p. 1279. On parle encore d’« invasion brutale de la maladie » à la p. 1273. 4. Ibid., p. 1229-30. 5. Ibid., p. 1242. 6. Ibid., p. 1249. 7. Ibid., p. 1420. 8. Ibid., p. 1423. 9. Ibid., p. 1425. 10. Ibid., p. 1465 11. Ibid., p. 1289. Voir, aussi, p. 1327. 12. Ibid., p. 1355. À propos du basculement progressif de l’individuel au collectif, voir aussi p. 1273-4.
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Les scènes de la peste l’amour les préservait » 13, « le résultat est que nous continuions à mettre au premier plan nos sentiments personnels » 14. Mais au fur et à mesure que l’infection se répand, « Les séparés […] avaient perdu le privilège de l’égoïsme, et le bénéfice qu’ils en tiraient. Du moins, maintenant, la situation était claire, le fléau concernait tout le monde » 15. Cette transition de l’individuel au collectif requiert une prise en charge politique du mal, ce qui implique, d’abord, sa reconnaissance : « J’ai besoin que vous reconnaissiez officiellement qu’il s’agit d’une épidémie de peste » 16, dit le préfet d’Oran. Cet aveu qui condamne la ville toute entière à l’enfermement (« Déclarez l’état de peste ! Fermez la ville ! » 17) suscite, en retour, une mise en accusation du pouvoir de la part du peuple : « Leur première réaction fut d’incriminer l’administration » 18. Pillages, troubles de l’ordre, contestations de la quarantaine, autant de poussées individualistes : « Ce furent ces accidents qui forcèrent les autorités à assimiler l’état de peste à l’état de siège et à appliquer les lois qui en découlent » 19. Lois qui autorisent les « interventions de la police et, plus tard, de la force armée » pour « enlever » le pestiféré 20 et le placer en isolement ; qui transforment tous les citoyens en « prisonniers de la peste » 21, tous les malades, « condamnés, pour un crime inconnu, à un emprisonnement inimaginable » 22, en coupables. Changeons de décor. À Cadix en « état de siège », selon le titre de la pièce de théâtre que Camus consacre au même « mythe » 23, « le temps est venu où il faut que les bubons crèvent. Nous ne sommes pas les seuls. Toute la ville a la même fièvre » 24. Mais s’agit-il vraiment de la même « fièvre » qu’à Oran ? Cette peste espagnole loge tous les citoyens à la même enseigne : « Juge, accusé et témoins, nous voilà tous frères ! » 25 ; elle jette un soupçon sur tout le monde : « Les autres, ceux qui sont persuadés que ça ne les concerne pas […] s’écarteront de vous qui serez suspects. Mais n’ayez aucune amertume : ça les concerne » 26 ; elle transforme « des innocents en coupables » 27. Mais alors qu’à Oran la gestion politique de l’épidémie est un mal nécessaire, à Cadix le véritable malade est le pouvoir. Atteinte de paralysie – « Les bons gouvernements sont ceux où rien ne se passe. Or, telle est la volonté du gouverneur, qu’il ne se passe rien en son gouvernement afin qu’il demeure aussi bon qu’il l’a toujours été » 28 – l’autorité perd le contrôle : « L’État,
13. Ibid., p. 1280. 14. Ibid., p. 1284. 15. Ibid., p. 1368-69. 16. Ibid., p. 1258. 17. Ibid., p. 1269. 18. Ibid. p. 1282. 19. Ibid., p. 1358. 20. Ibid., p. 1292. 21. Ibid., p. 1280. 22. Ibid., p. 1301. 23. C’est Camus lui-même qui emploie ce terme : « Il s’agissait, en somme, d’imaginer un mythe qui puisse être intelligible pour tous les spectateurs de 1948 », explique-t-il dans son Avertissement à L’État de siège, Paris, Gallimard (“Bibliothèque de la Pléiade”), 1962, p. 187. 24. Ibid., p. 257. 25. Ibid., p. 253. 26. Ce sont les mots du personnage nommé la Peste : ibid., p. 229. 27. « Activez la transformation des innocents en coupables », dit la Peste, p. 240. 28. Ibid., p. 194.
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Chapitre v c’était lui, et maintenant, il n’est plus rien. Puisqu’il s’en va, c’est la peste qui est l’État » 29 et laisse s’installer à sa place un contre-pouvoir dans lequel il faut reconnaître le pouvoir franquiste, imposé au bout d’une guerre civile dont la peste est la métaphore. Assiégés par une bureaucratie despotique, les habitants cherchent une échappatoire : « On va fermer les portes ». Mais s’isoler, comme le fit l’Espagne franquiste, n’est qu’une manière de s’asphyxier dans la maladie : Ah ! Courons vers celles qui s’ouvrent encore. Nous sommes les fils de la mer. C’est là-bas, c’est là-bas qu’il nous faut arriver, au pays sans murailles et sans portes […]. À la mer ! La mer enfin, la mer libre, l’eau qui lave, le vent qui affranchit ! […] À la mer ! À la mer ! La mer nous sauvera,
clame le chœur 30. Cette même mer d’où la contagion arrive peut aussi guérir, à condition d’en écouter le message libérateur : « Être seul devant la mer, dans le vent, face au soleil, enfin libéré de ces villes scellées comme des tombeaux et de ces faces humaines que la peur a verrouillées » 31. C’est à Diego, héros révolutionnaire de la pièce, de recueillir cette parole qui vient du large et de s’en faire le messager : « Quittez les files de la peur, criez la liberté aux quatre coins du ciel 32 […]. N’ayez plus peur, c’est la condition […]. Jetez votre bâillon et criez avec moi que vous n’avez plus peur » 33. Voici la recette pour vaincre le mal de la dictature. Par la grâce des armes de Diego : « la rose sauvage, les signes dans le ciel, les visages d’été, la grande voix de la mer, les instants du déchirement et la colère des hommes » 34, « l’été s’achève en victoire. Il arrive donc que l’homme triomphe » 35. Dans les créations littéraires examinées jusqu’à présent, l’apparition d’une figure d’exception s’avère indispensable pour conjurer un fléau dont la nature politique nous apparaît, maintenant, clairement. Dans l’histoire récente de la Sicile, le mythe de la peste, nous l’avons vu précédemment (chapitre iii), a ressurgi pour donner forme au mal mafieux qu’il revenait à l’ordre politique restauré par le maire de soigner. Pour purifier la politique et accomplir ainsi le projet ou le « rêve d’Orlando », il fallait passer tout le système au crible de la justice. Voila pourquoi le maire soutint ardemment l’action des magistrats anti-mafia, en harmonie avec les attentes messianiques du peuple palermitain. « Palerme avait remis à Falcone une silencieuse délégation en blanc : “Libère-nous de la mafia” » 36. Ce ne fut donc pas à un médecin, mais à un juge, Giovanni Falcone, de guérir cette « plaie » sociale 37. Mais, de même que pour le docteur Rieux, il lui fallut d’abord appeler la « maladie » par son nom.
29. Ibid., p. 222. 30. Ibid., p. 224. Voir aussi p. 250 : « Le seul refuge est la mer dont ces murs nous séparent », dit le chœur. 31. Ibid. 32. Ibid., p. 277. 33. Ibid., p. 275. 34. Ibid., p. 271. 35. Ibid., p. 284. 36. F. La Licata, Storia di Giovanni Falcone, Milan, Feltrinelli, 2005 (1re édition 2002), p. 15. 37. J’utilise le langage nosologique des acteurs.
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Les scènes de la peste II. Le médecin et le juge « Dans l’atmosphère de ce temps, je respirais une culture “institutionnelle” qui niait l’existence de la mafia et repoussait tout ce qui s’y référait » 38. Lorsque Giovanni Falcone reçoit son premier mandat dans la ville de Trapani, à l’extrême pointe ouest de la Sicile, il est au cœur d’une mafia invétérée – celle de Castellammare, de Alcamo, de Castelvetrano ou de Salemi – et au carrefour du pouvoir criminel et du pouvoir politique. Toutefois, « c’était encore la période où le phénomène de la mafia était systématiquement ignoré, réduit à une guerre entre bandes rivales, offert à l’opinion publique comme une “mauvaise plante”, corps étranger dans une société qui se faisait passer pour “saine” » 39, affirme le biographe du magistrat assassiné, Francesco La Licata. L’identification de la mafia à un « mal extérieur » ne devait être, pour Falcone, que la première étape de l’affirmation d’une vérité plus difficile à admettre socialement : qu’elle était bien une partie de la société. Pour l’instant, il est essentiel que le phénomène mafieux soit considéré par la société civile comme un simple phénomène criminel, de manière à pouvoir ainsi l’isoler. Il faut d’abord couper en profondeur les liens factices qui ont permis à la mafia de s’infiltrer, de polluer, de corrompre. C’est seulement lorsque tout le monde la percevra comme un corps étranger qu’elle pourra être déracinée,
écrit-il en 1985 40. Quelques années plus tard, peu de temps avant d’être assassiné, le juge sera plus sceptique sur la possibilité même d’extirper la mafia : « C’est loin d’être un bubon dans un tissu social sain ! Le tissu n’est pas sain du tout ! Nous pouvons extirper Michele Greco, il y en aura un autre, puis un autre, puis un autre… » Un cheminement intellectuel et humain a été accompli par Giovanni Falcone, paradigmatique du dévoilement progressif d’une entité qui, à la fin des années 1960, était encore indéfinie, échappant ainsi à toute possibilité de contrôle, d’enrayement et de répression. Essayons de retracer ce cheminement. Au cours des interviews que Giovanni Falcone a accordées à Marcelle Padovani, il revient sur les premières années de sa carrière et aux limites « historiques » auxquelles son travail se heurtait à cette époque. Jusqu’au début des années soixantedix, ceux qui parlent de la mafia comme d’une association criminelle sont réduits au silence. Le 16 septembre 1970, le journaliste palermitain Mauro de Mauro, qui publie régulièrement dans le quotidien communiste L’Ora les résultats de ses enquêtes anti-mafia, disparaît mystérieusement. En 1971, le procureur de la république, Pietro Scaglione est assassiné. Bien que les attentats et les homicides se multiplient, au sujet de la mafia, c’est encore la thèse du folkloriste Giuseppe Pitré (1841-1916) qui triomphe, définition en négatif qui peut se résumer en quelques axiomes : la mafia n’est ni une secte ni une association ; elle n’a ni règlements ni statuts ; le mafieux n’est ni un voleur ni un criminel ; la mafia criminelle n’est pas mafia mais criminalité et il ne faut pas confondre la criminalité avec la mafia, cette dernière n’étant qu’une manière d’être, de sentir ou de se comporter, une attitude psychologique ou un tempérament liés à la « sicilianité » 41.
38. G. Falcone, Cose di cosa nostra. Milan, Biblioteca Universale Rizzoli, 1997 (1re éd. 1993), p. 39. 39. Cité dans F. La Licata, Storia, op. cit., p. 40. 40. Cité dans F. La Licata, Storia, op. cit., 185-186. 41. G. Pitré, La mafia e l’omertà, Milano, Brancato Editore, 2002 (réédition), p. 12.
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Chapitre v Pour comprendre l’enjeu réel de cette position théorique, il faut replacer cette thèse dans le cadre historique de sa production et revenir au débat politique qui, de 1893 à 1904, accompagne l’affaire Notarbartolo 42. La condamnation du politicien palermitain Salvatore Palizzolo, à trente ans de prison pour l’assassinat du directeur du Banco di Sicilia, Leopoldo Notarbartolo, soulève une vague de protestation. Ce qui est mis en accusation, comme le montre la presse de l’époque, ce n’est pas seulement la mafia palermitaine, mais aussi la politique sicilienne de Crispi et de Di Rudini. L’affaire Notarbartolo se transforme en « procès de la Sicile et des Siciliens » 43. Défendre Palizzolo équivaut donc, pour Pitré, à préserver la culture sicilienne des attaques des « gens du Nord » qui, en identifiant mafia et société, criminalisaient l’île tout entière. Le fonctionnaire d’Italie du Nord, affirme Salvatore Romano, auteur de l’Histoire de la question méridionale, arrivait dans l’île avec le préjugé de sa propre supériorité et considérait les Siciliens comme des barbares ou des semi-barbares qui n’avaient pas encore atteint un niveau de civilisation tel qu’ils pussent exiger un traitement correct, conforme aux règlements administratifs et aux procédures 44.
Mais si le « racisme » 45 nordiste a contribué à envenimer la polémique, fournissant des arguments à la propagande sicilianiste, l’absolution de Palizzolo, dans un nouveau procès intenté à Florence en 1904, a pour effet de banaliser la portée réelle du phénomène mafieux, le réduisant à un fait culturel ou, même, folklorique. Vingt ans plus tard, en 1925, le président du conseil Vittorio Emanuele Orlando, le plus important des hommes politiques siciliens, affirme dans un discours public : Si par mafia, on entend le sens de l’honneur poussé jusqu’au paroxysme, la générosité qui affronte le fort et est indulgente envers le faible, la fidélité aux amis plus forte que tout, même que la mort ; si par mafia, on entend ces sentiments et ces attitudes, même avec leurs excès, alors, il s’agit de signes distinctifs de l’âme sicilienne. Mafieux je me proclame et je suis fier de l’être 46 !
Certes, cette déclaration de fierté sicilianiste est aussi à resituer dans son contexte politique, celui d’une classe dirigeante tiraillée entre les problèmes de sécurité publique et la volonté de ne pas céder aux tentations policières du fascisme. Reste que cette classe dirigeante est à tel point impliquée avec le système local qu’elle paraît inapte à en apercevoir les distorsions. Ainsi Vittorio Emanuele Orlando, qui réitère la vieille distinction entre une « mauvaise mafia », criminelle, et une « bonne mafia », expression des sentiments d’honneur et de fidélité des
42. Sur la forme affaire : É. Claverie, « la naissance d’une forme politique : l’affaire du Chevalier de la Barre », dans Ph. Roussin (dir.), Critique et affaires de blasphème à l’époque des Lumières, Honoré Champion, 1998, p. 185-265. 43. F. Renda, Storia della mafia, Palerme, Sigma Edizioni, 1997, p. 159. 44. F. Romano Salvatore, Storia della questione meridionale, Palerme, Edizioni Pantea, 1945, p. 148. 45. Des études statistiques menées dans les années 1970 sur la perception des gens du Sud auprès d’un échantillon d’élèves des écoles du Nord ont montré comment ces derniers mobilisent tous les stéréotypes du racisme (couleur sombre et odeur forte de la peau, propension naturelle à la violence, paresse, saleté…) pour caractériser les terroni, les « gens de la terre » comme on appelle les habitants des régions au sud de Rome. Le succès politique de la Ligue du Nord a très largement puisé dans cet imaginaire raciste. 46. F. Renda, Storia, op. cit., p. 26.
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Les scènes de la peste Siciliens, se contente de ramener le phénomène mafieux à une culture régionale déviée centrée sur l’individualisme 47. Bien que les attentats et les homicides se multiplient, jusqu’au début des années 1980, l’attitude invétérée du pouvoir sicilien face à Cosa Nostra 48 pourrait se résumer dans les mots prononcés par le Premier Alcalde dans L’État de siège : « Il faut dissimuler la situation et ne dire la vérité au peuple à aucun prix. Du reste, et pour le moment, la maladie s’attaque surtout aux quartiers extérieurs qui sont pauvres et surpeuplés » 49. Cette assertion repose sur une double équivoque : la mafia est un phénomène circonscrit à certaines parties « malades » de la société ; la mafia n’existe pas en tant qu’entité sociale, elle n’est qu’une manière d’être, une attitude psychologique ou un tempérament liés à la « sicilianité ». Le second énoncé est partagé par certains intellectuels siciliens qui favorisent la diffusion de ce sentiment dans l’opinion publique. Ainsi Leonardo Sciascia, pour s’en tenir à l’exemple le plus connu, se déclare-t-il sceptique sur la possibilité d’extraire la mafia de la société sicilienne, de l’identifier, de l’examiner et de la juger. D’où la polémique qui l’oppose au front de l’Antimafia au moment du plus grand procès intenté à la Cosa Nostra, le Maxiprocesso (1986-1987) 50, l’attitude de l’écrivain s’expliquant par son souci de sauvegarder, même au prix d’un affaiblissement de la lutte antimafia, des valeurs telles que la liberté et la dignité humaines : Moi qui, le premier dans l’histoire de la littérature italienne, avais donné une représentation non apologétique de la mafia, j’avais toujours peur que l’on finisse par la combattre avec les mêmes méthodes employées par le fascisme : une mafia contre une autre 51.
En 1986, le tribunal de Palerme, dans une instruction qui compte 8 607 pages – fruit de trois ans d’enquêtes menées par le juge Falcone –, met en accusation 707 personnes. C’est le Maxi-procès, entreprise judiciaire sans précédent, s’appuyant sur la loi du 29 septembre 1982. Promulguée en réponse à l’homicide du général Carlo Alberto Dalla Chiesa 52, la loi Rognoni-La Torre formalise l’existence d’une « association de malfaiteurs de type mafieux » dont les membres sont punissables en tant que tels. Cette définition juridique, qui ressort des enquêtes menées par
47. S. Lupo, Histoire de la mafia des origines à nos jours, Paris, Flammarion, 1999, p. 212 et 228. 48. Cosa Nostra est le nom indigène de la mafia : « Le mot “mafia”, comme l’a précisé le repenti Tommaso Buscetta, est une création littéraire. Les “vrais” mafieux sont tout simplement appelés “hommes d’honneur”. Leur association secrète s’appelle “Cosa Nostra” » : P. Arlacchi, Gli uomini del disonore. La mafia siciliana nella vita del grande pentito Antonino Calderone, Milan, Arnoldo Mondadori, 1992, p. 15. 49. A. Camus, L’État de siège, op. cit., p. 209. 50. Sur cette polémique : J. Schneider – P. Schneider, Reversible Destiny. Mafia, antimafia and the struggle for Palermo, Los Angeles, Londres, University of California Press, 2003, p. 108-109 et 197-199. 51. L. Sciascia, A futura memoria, se la memoria ha un futuro, Milano, Bompiani, 2002 (1re édition 1989), p. 10. 52. À peine quatre mois avant, Carlo Alberto Dalla Chiesa, connu pour son succès dans la lutte contre le terrorisme, avait été envoyé en Sicile afin de combattre la mafia. Le 3 septembre 1982, le général est assassiné à Palerme avec son épouse.
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Chapitre v les juges du « pool anti-mafia » 53, coûte la vie à son prescripteur 54. Pour sa part, le magistrat Giovanni Falcone, définissant la mafia comme une société secrète, masculine, initiatique, caractérisée par une structure rigide et pyramidale – ce qui équivaut à diagnostiquer la nature de ce mal – rencontre les mêmes résistances que le médecin déclarant la peste. L’aveu selon lequel la ville d’Oran est atteinte par l’épidémie est tardif par rapport à la manifestation de ses symptômes, car les médecins savent bien qu’ils doivent s’attendre à la réticence de leurs confrères : « Vous savez ce qu’on nous répondra, dit le vieux docteur : “Elle a disparu des pays tempérés depuis des années” » 55. Manière d’écarter le fléau en le projetant au plus loin, dans le temps et dans l’espace, qui apparente la peste à la mafia. Camus parle de « la pieuvre de la peste » 56 et prête au docteur Rieux ses réflexions sur le caractère démesuré de tous les fléaux : Le mot « peste » venait d’être prononcé pour la première fois […]. Il y a eu, dans le monde, autant de pestes que de guerres. Et pourtant, pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus […]. Le fléau n’est pas à la mesure de l’homme 57.
Il arrive, cependant, aux hommes de se mesurer avec lui. Jurisprudence et médecine ne sont-elles pas deux pratiques fondées sur la mesure ? Pour enrayer l’épidémie, le docteur Rieux applique le droit : « Il y avait des arrêtés et des lois, il y avait la peste, son rôle à lui c’était de faire ce qu’il fallait » 58. « Découvrir, voir, décrire, enregistrer puis condamner, c’était sa tâche » 59, tâche étonnement proche à celle que doit accomplir le juge d’instruction. De son côté, Giovanni Falcone qui, adolescent, hésitait entre la profession de magistrat et celle de médecin 60, ne se sert-il pas du langage médical pour caractériser son métier lorsqu’il parle de « diagnostic » des faits criminels soumis à son « examen » 61 ? De même que le médecin de la peste, le juge anti-mafia s’attache à guérir le corps social d’un « mal ». Il importe, maintenant, de cerner le processus culturel et social qui a produit le changement de l’image de Cosa Nostra. Comment, de caractère intrinsèque à l’île, est-elle devenue une « maladie qui afflige la Sicile » ? Dans la seconde moitié du xixe siècle, c’est la nation italienne à peine constituée qui, avec sa bureaucratie et ses organes administratifs voulant atteindre les régions les plus reculées du pays, était perçue comme un monstre tentaculaire, une pieu-
53. Rocco Chinnici, Giovanni Falcone, Paolo Borsellino et Antonino Caponnetto. Seul ce dernier mourra de mort naturelle. Le « pool anti-mafia » est une équipe de magistrats se consacrant exclusivement à instruire les procès de mafia. Ce dispositif naît de la nouvelle perception de la mafia comme organisation unitaire. 54. Pio La Torre, le dirigeant du Parti Communiste qui avait proposé cette loi au Parlement, est assassiné le 30 avril 1982. 55. A. Camus, La Peste, éd. cit., p. 1245. 56. A. Camus., L’État de siège, éd. cit., p. 210. L’image de la pieuvre est la plus courante pour représenter la mafia. 57. A. Camus., La Peste, éd. cit., p. 1247. L’association entre la peste et la guerre est réitérée à la p. 1293. 58. Ibid., p. 1289. 59. Ibid., p. 1375. 60. G. Falcone, Cose, op. cit., p. 14. 61. Ibid., p. 119.
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Les scènes de la peste vre 62. Pour beaucoup de Siciliens, l’annexion au royaume italien était considérée comme « l’invasion d’une puissance étrangère » 63. À quel moment peut-on dater ce renversement de rôles entre l’État et la mafia ? À partir de quand les mafieux deviennent des « étrangers », porteurs de peste ? Bien avant de s’élargir à toute la société, cette transformation a été un processus interne à l’univers mafieux, commencé au début des années 1970. Depuis que les Corleonesi 64, connus pour leur brutalité et appelés « les Fauves », se sont emparés de Cosa Nostra, cette association semble avoir basculé – comme il résulte des dépositions des « hommes d’honneur » de la faction adverse, devenus collaborateurs de justice – du côté du monde sauvage. Ce qui justifie, selon eux, le désaveu de la vieille garde et l’éclosion du pentitismo 65. La loi du silence, le code d’honneur appelé omerta qui se fonde sur le sentiment d’une commune humanité et dignité des mafieux par rapport aux autres hommes 66, n’a plus lieu d’être pour Buscetta, dans cette situation de stasis que les Corleonesi ont introduit. La position du plus célèbre des « repentis » peut paraître paradoxale, mais elle devient logique si l’on admet – et c’est loin d’être évident pour tous – la mutation radicale intervenue au sein de la mafia : « Il soutenait être, lui, le véritable homme d’honneur, alors que les Corleonesi et leurs alliés étaient la lie de Cosa Nostra, puisqu’ils n’en avaient pas respecté les règles » 67. Elle rejoint l’opinion du juge de Cadix, lorsqu’il déclare dans L’État de siège : « L’honneur est une affaire d’hommes. Et il n’y a plus d’hommes dans cette ville » 68. Pestes et mafias font retourner à un état de nature d’où l’honneur est banni en même temps que la valeur attribuée à l’homme. Mais encore faut-il se mettre d’accord – ce qui fut le fruit d’un long processus qui reste inachevé – sur le caractère pathogène de la mafia. Un cap a été franchi dans les années 1980. Si, à l’intérieur du monde mafieux, la pratique de la contrebande et le commerce de la drogue entraînent des guerres, à l’extérieur, au sein de celle qui se constituera progressivement comme la société civile, les méthodes « terroristes » adoptées par la mafia ne suscitent plus de consensus, mais alarme et protestation. Comment se définissent les limites entre une mafia qui cohabite, tant bien que mal, avec la société et une mafia qui la terrorise ? Tant que des « innocents » n’avaient pas été impliqués dans les attentats, « le nombre de morts, ne parlait pas à l’imagination » 69, pourrait-on dire avec les mots de Camus, qui a lui-même consacré une large part de sa réflexion au terrorisme 70. Lorsque tous les citoyens furent exposés aux violences mafieuses, les choses changèrent : « À partir de ce moment, il est possible de dire que la peste fut
62. Actes d’une enquête menée, en 1885, dans les campagnes siciliennes, citée par H. Hess, Mafia, op. cit., p. 43. 63. Ibid., p. 41. 64. Représentants de la famille mafieuse de Corleone. 65. Ainsi appelle-t-on en Italie le phénomène du repentir politique. Les termes pentiti et pentitismo ont été déployés pour la première fois dans le cadre de la lutte anti-terroriste. 66. Il faut rappeler que l’une des étymologies du mot omertà fait dériver ce terme du sicilien omu, « homme » : M. Padovani, Les dernières années de la Mafia, Paris, Gallimard 1987, p. 261. 67. G. Falcone, Cose, op. cit., p. 60. 68. A. Camus, L’État de siège, éd. cit., p. 253. 69. A. Camus, La Peste, éd. cit., p. 1283. 70. A. Camus, Réflexions sur le terrorisme (avec la contribution de J. Lévi-Valensi, A. Garapon et D. Salas), Paris, Nicolas Philippe, 2002.
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Chapitre v notre affaire à tous » 71, dit Camus, et nous pourrions appliquer cette formule à la nouvelle perception du phénomène mafieux. Le médecin Rieux rappelle l’impossibilité de continuer à mener une vie normale au moment où l’épidémie gagne le moindre recoin de la ville. Tenaillée par la mafia, Palerme ne vit-elle pas le même drame quotidien ? Ses habitants ont longtemps adopté l’attitude du personnage du Juge dans L’État de siège : « C’est ici la maison tranquille au milieu du fléau […]. Barricadés pour le temps de peste, nous attendrons la fin » 72. Mais cette posture est désormais intenable car, comme Camus le rappelle, « il n’est pas d’île dans la peste » 73. Si, dans l’œuvre de Camus, les pestiférés sont définis par « l’exil » 74 et par « l’isolement » 75, tout le peuple sicilien est placé par son appartenance insulaire sous le sceau de la peste dans la vision que le Nord a du Sud de l’Italie. L’association entre la peste et la mafia fait son apparition au lendemain de la proclamation de l’Unité italienne (1861). Lorsque l’État unifié se penche vers le Mezzogiorno, un tableau social affligeant se dessine. En Sicile, la misère des classes populaires, l’analphabétisme, le monopole de la terre dominée par quelques latifundistes sont perpétués à travers la violence imposée par les gabelloti, qui servent d’intermédiaires entre les propriétaires terriens et les paysans. L’enquête de Franchetti-Sonnino (1876) 76 est un exemple du paternalisme à travers lequel l’État italien nouveau-né affronte la « question méridionale ». Les Siciliens, sans distinction aucune, y sont identifiés avec la « maladie à soigner ». « Émaciés, affamés, couverts de plaies », ils portent les stigmates d’un mal physique et social qu’il revient à la « classe cultivée de l’Italie du Centre et du Nord […] à l’exclusion de tous les Siciliens ou, mieux, de presque tous les Siciliens » de guérir avec empressement : « parce que les plaies se sont gangrenées et menacent d’infecter l’Italie » 77. En 1910, le procureur Salvatore Pagliano dénonce « l’infirmité sociale endémique de la région » 78. Dans un article paru le 8 janvier 1900, signé par Alfredo Oriani, la Sicile tout entière est peinte comme « un cancer au pied de l’Italie, comme une province dans laquelle ni la coutume ni les lois civiles ne sont possibles » 79. Sa structure socio-économique est une « survivance » de l’époque médiévale et le mafioso, point d’équilibre entre un État absent, un propriétaire absentéiste et une masse paysanne inapte aux changements, est le résidu tenace d’un système partout ailleurs dépassé. À partir du début des années 1980, la mafia devient une affaire nationale et il revient à des magistrats de la stature du juge Falcone de soigner cette « infirmité sociale endémique de la région » 80. Si, maintenant, nous examinons l’épidémie de peste, telle qu’elle s’est manifestée à Palerme au début du xviie siècle, nous nous
71. A. Camus, La Peste, éd. cit., p. 1273. 72. A. Camus, L’État de siège, éd. cit., p. 211. 73. A. Camus, La Peste, éd. cit., p. 1405. 74. « Nous tous […] nous nous nourrissions du même pain de l’exil » : Camus, La Peste, éd. cit., p. 1369. 75. Ibid., p. 1273 et 1274. 76. Menée par deux jeunes intellectuels toscans, Leopoldo Franchetti et Sidney Sonnino. 77. Cité par F. Renda, Storia, op. cit., p. 105. 78. Ibid., p. 175. 79. Ibid., p. 156. 80. Ce sont les mots employés, en 1910, par le procureur Salvatore Pagliano : F. Renda, Storia, op. cit., p. 175.
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Les scènes de la peste apercevons que c’est un personnage surnaturel qui joue le rôle du sauveur. Les chroniques palermitaines de la peste, mêlées à l’hagiographie de sainte Rosalie, identifient en cette dernière la libératrice de la ville, et l’on emploie le langage juridique ou médical pour désigner ses pouvoirs. Sainte Rosalie n’est-elle pas, tour à tour, appelée « avocate spécialisée contre la peste » ou « antidote spécial contre ce mal féroce » 81 ? Fabriquée par les hagiographes du xviie siècle, l’histoire de la peste à Palerme a été réinterprétée en clef politique par les intellectuels du xxe siècle, avant d’être investie d’un nouveau sens civique par les artistes travaillant, dans les années 1990, sous la municipalité de Leoluca Orlando. III. La sainte, le maire et le poète 1988. Palerme est assiégée par la mafia. Leoluca Orlando, à la tête du conseil municipal, demande au poète italien Mario Luzi de composer une pièce de théâtre sur l’histoire de sainte Rosalie. Le dramaturge est sur le point de refuser cette proposition lorsqu’il découvre « accidentellement » une chronique du xviie siècle : « C’était la redécouverte du divin occulté dans l’oubli, perdu dans l’obscurité de la conscience comme la dépouille de Rosalie dans la roche de la montagne : et ceci arrivait au moment du grand danger, d’un état de souffrance aigu et généralisé », raconte l’écrivain 82. Le manuscrit ressuscité, telles les reliques de sainte Rosalie sur le Mont Pèlerin 83, produit à nouveau le miracle : À un moment donné, cette histoire eut raison de toute hésitation. Soudainement, je fus pris par l’envie (et le plaisir) de la raconter et de la revivre à l’intérieur d’un sentiment endémique et partagé, ainsi que le livre du Cascini 84 la déroulait. Et le texte fut rapidement rédigé.
L’année d’après, en 1989, la Corale della città di Palermo per Santa Rosalia (Chorale de la ville de Palerme pour sainte Rosalie), cette fiction où l’artiste se fait l’interprète de la vox populi, était représentée au Théâtre Stabile-Biondo. Alors que le maire, évincé par la Démocratie Chrétienne pour avoir coopté dans son gouvernement des représentants du Parti Communiste, s’apprêtait à sortir de la scène politique, la sainte faisait son entrée dans le principal théâtre d’art dramatique de la ville, invoquée, une fois de plus, par les Palermitains : « dans un moment de grande nécessité pour sa ville natale » 85. C’est ainsi que la patronne de Palerme est apostrophée par le chœur : Sainte Rosalie est à nous Elle vient de nos peines Et de nos prières
81. R. Rovira y Oliver, Di Santa Rosalia, virgen palermitana, Tarragona, imprenta suc. de Torres y Virgili, 1931, p. 48-49. Ce notable raconte l’histoire de sainte Rosalie pour justifier son invocation à Torredembana en temps de peste et son élection comme patronne de cette ville espagnole. Ce même langage est présent dans les chroniques palermitaines. 82. Voire la Postface de la pièce : M. Luzi, Corale della città di Palermo per Santa Rosalia, Milan, Garzanti, 1993. 83. Pour l’histoire de cette invention, je renvoie au chapitre iii. 84. Il s’agit de l’œuvre du jésuite Cascini, Di Santa Rosalia, vergine palermitana, libri tres, mentionnée au chapitre iii. 85. Ce sont les mots de R. Rovira y Oliver, Di Santa, op. cit., p. 45.
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Chapitre v Sa mère est la ville, Son père, notre besoin 86.
L’Ange (Angelos) prend, ensuite, la parole pour méditer sur le « sens de l’histoire » : Je connais l’histoire C’est vrai, mais seulement en partie Le reste, ce n’est que des conjectures Mais le sens de l’histoire C’est notre amour qui l’invente Notre conscience qui le résume 87.
C’est au médecin, appelé Proto-médecin, de brosser un tableau désolant de la ville : Messieurs, ici réunis une fois de plus Nous prenons acte que les conditions sanitaires De notre territoire restent graves Et très dangereuses. La peste ne s’apaise pas La force de la contagion ne donne pas de trêve […] Les mesures qui ont été prises n’ont pas produit l’effet espéré. Le nombre des morts et celui des malades Ne diminuent pas : leur rapport reste constant. […] Les signes du cours De la maladie se font de plus en plus éclatants. Les décès de plus en plus nombreux, Les souffrances de plus en plus atroces 88.
À l’homme de l’État, l’Inspecteur, de relier le mal épidémique au désordre politique : Cela étant dit, il faut encore remarquer Que la ville est désarmée. Toutes les activités de la mer, tous les travaux Ont été interrompus. Partout c’est l’abandon Et la paralysie : et les services publics Minés par les morts et par les déserteurs, Accablés par le désespoir Ne résistent pas aux moindres Nécessités d’ordre et d’hygiène 89.
Au représentant des forces de l’ordre, le Capitaine, aux prises avec des voleurs, d’assimiler peste et rapacité, mal physique et mal social : Emmenons-les aux prisons […] Non, à mieux les regarder dans leurs visages
86. M. Luzi, Corale della città, op. cit., p. 317. La traduction du texte italien a été effectuée par moi. 87. Ibid., p. 318. 88. Ibid., p. 321-322 89. Ibid., p. 322.
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Les scènes de la peste C’est le lazaret qui est nécessaire 90.
À l’homme de Dieu, le Vieux Curé, de déployer cette métaphore pour faire de la peste un symbole universel de la corruption : Ce n’est pas la première fois, Monsieur le Proviseur, que j’écoute ces mots. Toujours, les pestes portent avec elles ce désordre Dans les corps, dans la volonté, dans les âmes, Toujours, elles altèrent les règles et les usages. Parfois, elles peuvent détruire les sentiments les plus élémentaires D’affection et de pitié, aussi bien paternelles que filiales. Les pestes recommencent toujours ou très souvent, Les pestes sont toujours présentes, Menace obscure ou maladie déclarée De l’âme et du corps, et de l’esprit plus encore. Nombre de bouleversements de l’humain Ne s’appellent pas pestes, et pourtant elles le sont. Regardez les perversions, les lois occultes qui rendent vaines Les lois de la morale et celles de l’État Et auxquelles il faut se soumettre. Tout en est corrompu, empoisonné. Mais je ne veux pas m’écarter du sujet 91.
Le Médecin généralise la portée de ce mal : Des pestes, il y en a toujours eues À toutes les époques, et toujours il y en aura De cette espèce, ou d’une autre 92.
Et sainte Rosalie devient la sainte de toutes les pestes et de toutes les fêtes qui marquent leur guérison : À chacune de vos pestes À chacune de vos fêtes Je serai à vous, je serai avec vous 93.
La voix d’un Pénitent donne à cette épidémie une signification résolument moderne : Nous le demandons sincèrement Pour nos péchés Individuels et domestiques. Nous le demandons pour les meurtres, Les vols, les enlèvements, Les mauvaises sociétés, La corruption publique Qui dévastent Palerme 94.
90. Ibid., p. 341. De même, la ladrerie est, à la fois, une maladie physique, assimilée à la lèpre, et une maladie morale, renvoyant à la cupidité : C. Fabre-Vassas, La bête, op. cit., 126-130. 91. M. Luzi, Corale della città, op. cit., p. 322-323. 92. Ibid., p. 363. 93. Ibid., p. 328. 94. Ibid., p. 372.
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Chapitre v Pour finir, le Cardinal incite les spectateurs à réfléchir sur le sens actuel des « choses qui se sont produites » dans le passé : Mes frères, mes fils aimés, Vous avez assisté à de grandes choses, Et même, vous avez fait de grandes choses. […] Beaucoup de souffrances, Beaucoup de deuils ont été le prix De cette gloire, de ce privilège. Réfléchissez avec moi, cherchons ensemble Le sens des choses qui se sont produites. Sainte Rosalie était le triomphe De la réconciliation, De la guérison De la peste d’aujourd’hui Et de toute autre maladie 95.
La pièce s’achève par une « Conversation des saints », où sainte Rosalie ellemême explicite la nature de cette opération de présentification du passé : Ils me restituent un passé Qui était effacé et perdu Perdu comme passé Ce n’était plus du passé Mais du présent dans l’éternité 96.
Grâce à ces manipulations, à ces courts-circuits temporels, à ces allers-retours entre présent et passé, l’histoire devient un mythe : Le propre des mythes […] n’est-il pas d’évoquer un passé aboli, et de l’appliquer comme une grille sur la dimension du présent, afin d’y déchiffrer un sens où coïncident les deux faces – l’historique et la structurelle – qu’oppose à l’homme sa propre réalité 97 ?
Plus encore que permettre de « déchiffrer » le présent, cette mise en scène du passé expose un scénario à réaliser dans l’avenir. À travers le récit fondateur du patronage de sainte Rosalie, Orlando n’annonce-t-il pas sa propre réélection comme maire de Palerme, libérateur de la ville de tous les maux qui l’affligent ? Au début des années 1990, Palerme est dévastée par la mafia. Le Festino n’est plus que l’ombre des fastes d’antan. Les palais délabrés, les maisons écroulées, les ruelles insalubres, les monuments « malades » sont les signes tangibles d’une mauvaise gestion du territoire de la part d’une administration locale qui, depuis l’après-guerre, a été la complice de la mafia dans ce qu’on a appelé le « sac de Palerme ». Les secteurs du bâtiment et des travaux publics sont contrôlés par les groupes mafieux, la vie économique, étouffée par le racket, est paralysée, la vie sociale de la ville est atrophiée ou parasitée par les réseaux criminels. La sociabilité paroissiale n’échappe pas à l’emprise des « parrains ». Dans les processions, il n’est pas rare de voire les chefs mafieux à côté des statues des saints patrons des
95. Ibid., p. 378-379. 96. Ibid., p. 380-381. 97. C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1973, p. 11.
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Les scènes de la peste quartiers dont ils sont les maîtres incontestés. Les célébrations en l’honneur de sainte Rosalie ne font pas exception. Leur « reprise » par la mairie anti-mafia de Leoluca Orlando est une véritable expropriation qui montre la ferme volonté du nouveau maire de reprendre possession de l’espace urbain pour le débarrasser de la présence polluante de la mafia. Valerio Festi et Monica Maimone, les deux réalisateurs milanais chargés d’organiser le Festino par un conseil municipal à nouveau dirigé par Leoluca Orlando en 1994, sont spécialisés dans la réalisation de fêtes dans des villes qui ont subi le traumatisme d’une guerre, d’un massacre, d’un tremblement de terre. En Italie, ils ont déjà opéré à Bologne, choisissant comme décor de leur spectacle la gare de l’attentat terroriste le plus meurtrier de l’histoire italienne 98. Alors que la criminalité mafieuse répand la terreur dans le chef-lieu sicilien, les artistes milanais effectuent des recherches sur l’épidémie du xviie siècle. Une même pulsion historique s’empare des autorités d’Oran, dans le roman de Camus : Ils firent entreprendre des recherches dans les bibliothèques municipales […]. Lorsque l’histoire elle même fut à court de prophéties, on en commanda […]. D’autres établissaient des comparaisons avec les grandes pestes de l’histoire, en dégageaient les similitudes (que les prophéties appelaient constantes) et […] prétendaient en tirer des renseignements relatifs à l’épreuve présente 99.
De la fiction à la réalité, l’histoire est une ressource pour rebâtir le présent. Entre 1994 et 1996, l’histoire de la peste à Palerme, mythe d’origine des festivités célébrées en l’honneur de sainte Rosalie 100, devient la prophétie de la libération de la ville du fléau de la mafia par le maire Leoluca Orlando. Ce spectacle prodigieux qui – « dilectando educa » – associe le pouvoir évocateur des images à la fonction didactique de la parole. L’histoire, reconstruite grâce aux documents d’archives, doit montrer, à travers les affres de la peste, les horreurs de la mafia, mais aussi indiquer un parcours de « Rédemption » se déployant à travers trois représentations itinérantes ; trois « dramaturgies par images » qui, de 1994 à 1996, utilisent la ville comme théâtre et ses sites comme décors d’autant de « tableaux ». L’esthétique du Festino est redéfinie selon des formes qui combinent l’ancien et le moderne, la tradition et l’innovation ; qui utilisent des dragons gonflables, des acrobates, des effets spéciaux, tout en gardant la structure de la procession le long du Cassaro et des modules propres au spectacle baroque : goût du grandiose, prédilection pour les jeux d’ombre et de lumière, déploiement d’imposantes machines théâtrales, recherche de l’émerveillement. En 1996, les « tableaux » étaient introduits par une voix qui racontait, « telle une légende », l’histoire de la peste à Palerme, de l’arrivée de l’épidémie au miracle de la guérison. La leçon à tirer de la peste était suggérée par la mise en scène théâtrale, mais aussi par le cortège d’écrits, de brochures, d’opuscules et de tracts distribués à tous les coins de rue. Parmi les multiples figurations de la patronne de Palerme, c’est l’image de la jeune fille couronnée de roses qui a été retenue et propagée. Diffusée dans les brochures qui circulaient lors du Festino, exposée sur les affiches qui tapissaient les
98. Le 2 août 1980, une bombe explosait dans la salle d’attente de seconde classe de la gare de Bologne, provoquant 87 morts et 177 blessés. Les NAR, un groupe terroriste d’extrême-droite, ont revendiqué la responsabilité de ce massacre qui a touché la ville la plus « rouge » d’Italie. 99. A. Camus, La Peste, éd. cit., p. 1400. 100. Cf. chapitre iii.
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Chapitre v murs de la ville, présentée en couverture des revues de l’Antimafia 101, à l’époque du « Printemps palermitain » – période de changement où la Démocratie Chrétienne de Leoluca Orlando avait gouverné la ville avec les communistes –, la sainte fleurie annonçait le maire qui voulait renouveler la politique sicilienne. Mais bien avant que le visage de sainte Rosalie n’orne les brochures célébrant les progrès du maire dans le combat anti-mafia, son message de rénovation avait été diffusé à travers des textes. Les prémices de cette symbolique florale se retrouvent dans les tracts et dans les opuscules circulant pendant le « Printemps de Palerme ». Le programme de la Rete, le parti qui, en 1993, portera au pouvoir Leoluca Orlando avec 75 % des voix, utilise le même langage printanier pour parler de la régénération du système politique. Les administrateurs locaux, engagés dans la « Renaissance palermitaine », côtoient les deux artistes dans la production des supports textuels qui circulent en temps de fête. La description qui suit emprunte au langage utilisé par ses deux réalisateurs 102. IV. La peste à Palerme 14 juillet 1996, 21 heures. Le ciel s’obscurcit, le Palais des Normands s’éclaire. C’est la scène où va se dérouler le premier acte de cette « dramaturgie en plein air » 103. L’esplanade qui lui fait face fourmille de gens. Dès que la représentation commence, les yeux des spectateurs sont rivés au ciel par des jeux scéniques qui, conformément aux modules artistiques hérités de l’époque baroque, visent à susciter l’étonnement. Il est prévu que la représentation se déplace du somptueux Palais Royal à la majestueuse cathédrale, recouverte d’un voile blanc pour l’occasion, de celle-ci à la place baroque des Quattro Canti, véritable cœur de la ville, pour s’achever à la Porta Felice, devant la mer, où d’éblouissants feux d’artifice vont clore les réjouissances. Pendant quatre heures, la ville tout entière se mettra en branle pour suivre ce « théâtre en mouvement », dans un parcours de trois kilomètres. Au premier lever du rideau, une nuit sombre, étoilée mais privée du visage rassurant de la lune, est projetée sur la façade du Palais Royal des Normands. Premier tableau : un ange noir traverse l’air, c’est l’Ange de la Peste, immense marionnette pendue à des fils invisibles. Le fléau est arrivé. Tout est blanc et noir, couleurs du deuil. Seul le feu déchire la blancheur de la fumée qui enveloppe le bâtiment, pour y marquer sa blessure. L’armée des ténèbres fait son entrée dans la ville, des vaisseaux volants flottent au-dessus du Palais des Normands, puis ils descendent sur terre pour se mêler au public, le contaminant. Une myriade de petits bateaux surgissent des fenêtres, portes et failles du château. Des figures de la mort se dessinent sur sa surface. Deuxième tableau : les premières victimes de la peste se manifestent. Blancs, enduits de chaux, les danseurs de la « danse verticale » se déplacent sur les murs du Palais comme sur les planches d’un théâtre. De temps à autre, les mouvements
101. L’une d’entre elles, Grandevue, présente, en première page, la photographie d’une jeune fille couronnée de roses. La légende de cette image est la suivante : « Rosalia pensaci tu ! » « Rosalie occupet’en ! » Suivent des articles sur la corruption, la violence mafieuse ou le « sac de Palerme ». 102. Je me suis inspirée de leur brochure pour décrire ce Festino. 103. Cette citation, comme celles qui suivent dans ce paragraphe, ont été tirées du Programme du 373e Festino di Santa Rosalia (1997), livret du spectacle, écrit par Valerio Festi et Monica Maimone.
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Les scènes de la peste saccadés des acrobates s’interrompent d’un coup, les laissant suspendus en l’air. Certains tombent, inertes. Un char, blanc lui aussi, traîné par des bœufs, recueille ces corps chaulés, sans vie, pendant qu’un voile piteux, immense suaire, se lève de terre pour envelopper le palais infecté, imprégné de maladie et de mort. Troisième tableau : une explosion propage le mal. Un fragment se détache du « Palais malade » et envahit le Cassaro, la rue principale. Le terrible char de la peste arrive, noir de lave, rouge de feu, lançant ses étincelles. Quatre chars, à peine moins majestueux, entrent en scène, entièrement recouverts de bougies. Tout brûle maintenant : les petits bateaux, les vaisseaux volants… De ces chandeliers démesurés, implorant déjà la Miséricorde, quatre chevaux rouges sortent, montés par des chevaliers noirs et blancs. Avec ces guerriers de la mort, la peste entre dans la ville, pour détruire, exterminer, tuer. Quatrième tableau. le char de sainte Rosalie amorce sa marche. Mais la sainte est voilée. Le cortège s’achemine le long du Cassaro : « Palerme est une ville de lazarets ! », crie le chœur. La première station du spectacle itinérant se déroule à la cathédrale, captive elle aussi d’un voile qui l’opprime comme l’épidémie accable la ville, capturée également par des sons et des lueurs qui se diffusent dans son jardin, se réfractent contre les bâtiments donnant sur la place, s’insinuent dans les ruelles qui mènent vers les quartiers pauvres de Palerme. À ce stade, la lumière et la musique jouent le rôle des protagonistes. Elles annoncent déjà le triomphe final de sainte Rosalie sur le silence de la mort. Les spectateurs deviennent acteurs du rite et, brandissant des bougies, ils éclairent le chemin de la sainte vers le salut. Rosalie est encore voilée et les pénitents qui l’accompagnent sont endeuillés, mais elle trône sur un char débordant de fleurs, garni de toutes les plantes qui poussent sur le mont Pèlerin, source de vie prête à jaillir et à inonder la ville. La place des Quattro Canti a été choisie comme lieu de l’apothéose, du triomphe de sainte Rosalie. Un ange descend du ciel en montgolfière et dévoile le visage de Rosalie, puis sa chevelure, puis son corps de roses, roses qui annoncent déjà la guérison de la pourriture pesteuse 104. Le Cassaro est maintenant envahi par une musique joyeuse. Une pluie de pétales tombe sur la ville et sur ses habitants. Ces ferments de renouvellement sont jetés par les anges, en carton cette fois, qui précèdent le char et lui frayent le chemin vers la mer. Le Mal est chassé, la ville libérée. Une étoile rayonnante surmonte la Porta Felice, « grand signe de la nouvelle Palerme et de son chemin de vie ». Lumières et couleurs accueillent la patronne et son cortège sur la promenade. Le spectacle pyrotechnique qui illumine la nuit palermitaine est l’ultime merveille du Festino. Le langage scénographique est explicité par le discours que le maire et ses collaborateurs ont construit autour de cet événement qui a trouvé un répondant dans un public désormais sensible à la « peste mafieuse ». C’est pourquoi sa mise en scène a attiré cinq cent mille spectateurs sur le Cassaro, alors que jusqu’à la fin des années 1970, il y en avait à peine trente mille. Ce succès considérable a été savamment orchestré. Le projet triennal a été élaboré en collaboration étroite avec la mairie.
104. Le pouvoir thérapeutique attribué aux roses contre toutes les formes de pourriture est largement exploité dans la pharmacopée ancienne. Il est du même ordre que le pouvoir guérisseur attribué aux parfums : J.‑P. Albert, Odeur de sainteté. La mythologie chrétienne des aromates, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990.
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Chapitre v Valerio Festi et Monica Manimone sont devenus les exégèses de ce « mythe politique » ou de cette métaphore des maux du politique qu’Albert Camus a déployée dans deux de ses œuvres. Le récit étiologique reconstruit par Monica Maimone (chapitre iii), identifie la cause du mal avec l’avidité du vice-roi Manuele Filiberto préfigurant la soif d’argent des politiciens modernes. « Si je vous cède la place, moi, les miens et les alcaldes aurons-nous la vie sauve ? » demande le Gouverneur de Cadix. « Mais naturellement, voyons, c’est l’usage ! » répond la Peste 105. Dans L’État de siège, le pouvoir pactise avec le fléau et lui permet de pénétrer dans la ville. Dans la mise en scène du Festino, l’épidémie se propage à partir du Palais Royal des Normands, siège du parlement de la Région sicilienne 106. À l’image de cette pourriture qui suinte des fissures du bâtiment infecté, la corruption mafieuse s’est progressivement infiltrée dans cette institution. Le mal réclame un sauveur. Au moment culminant de la fête, nous l’avons dit, la statue en carton-pâte représentant la patronne, entièrement recouverte de roses, est dévoilée par un ange blanc suspendu à une montgolfière. À voir ces bourgeons, il nous semble d’entendre le chœur de femmes dans la ville empestée de Cadix : « Quand les amandiers nus se couvriront des fleurs du givre, alors, nous nous soulèverons un peu, sensibles au premier vent d’espoir, bientôt redressées dans ce second printemps » 107. Pendant la seconde moitié des années 1980, Leoluca Orlando a été le promoteur d’un mouvement qui se proposait de « régénérer » la vie politique et sociale par une intense et multiforme activité anti-mafia. En 1989, élu maire de Palerme, Orlando avait tenté une expérience inédite en Italie : une coalition entre la Démocratie Chrétienne et le Parti Communiste. La chute du mur de Berlin ouvrait de nouvelles perspectives de rapprochement entre catholiques et communistes, qui pouvaient désormais fédérer leurs forces au nom d’une cause commune : le combat pour la légalité, la libération de la Sicile du joug de la mafia. Cette saison politique, baptisée la « Primavera di Palermo », le Printemps de Palerme, n’est pas sans rappeler le mouvement réunissant les chrétiens et les communistes d’Aínsa autour d’un projet commun de pacification sociale. De même que dans la capitale du Sobrarbe, une idéologie y avait été mise en place, un projet global de transformation de la société, placés sous le signe du renouveau printanier, confié aux jeunes et aux femmes. Mais, si l’expérience tentée par José Manuel Murillo s’achève, au début des années 1990, avec le retour de la droite au pouvoir, dix ans après la Primavera, le maire palermitain se présente à nouveau comme le seul personnage politique capable de faire germer la fleur de l’espérance 108 : « On peut dire d’ailleurs, toujours avec Camus, qu’à partir du moment où le plus infime espoir devint possible pour la population, le règne effectif de la peste fut terminé » 109 : « Il arrive donc que l’homme triomphe ! » 110 De même, sur ce carrefour baroque où se rencontrent les façades des quatre églises dédiées à sainte Agathe, sainte Christine, sainte Nymphe et sainte Olive, la Santuzza triomphe non seulement sur la maladie et sur la mort, mais aussi sur les quatre saintes qu’elle a dépossédées de leur
105. A. Camus, L’État de siège, op. cit., p. 220. 106. La Sicile est l’une des cinq régions italiennes qui ont un gouvernement autonome. 107. A. Camus, L’État de siège, op. cit., p. 265. 108. Ce thème sera développé dans le chapitre vii. 109. A. Camus, La Peste, éd. cit., p. 1441. 110. A. Camus, L’État de siège, éd. cit., p. 284.
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Les scènes de la peste fonction de protectrices de la ville. Le lendemain, lors de la procession de l’urne, le décor a changé, mais le protagoniste est encore le maire : Je me rappelle la première procession : émotion, bandeau tricolore… J’étais à côté du cardinal. Nous descendions le Cassaro et il y avait des gens qui applaudissaient. Et moi, très content, parce qu’ils applaudissaient la sainte, le cardinal et moi. L’année d’après, nous traversons la même rue, nous descendons le Cassaro, et il me semble que les gens applaudissent la sainte et moi, beaucoup moins le cardinal. Dans ce crescendo de délire de toute puissance, j’arrive l’année d’après et j’ai l’impression que les gens n’applaudissent plus que moi, sans applaudir ni le cardinal ni la sainte !
Pendant la décennie où Leoluca Orlando dirige le conseil municipal, l’histoire de la ville est réécrite selon une perspective que l’on pourrait qualifier de messianique : les souffrances endurées par Palerme et par ses habitants annoncent l’avènement du maire sauveur. Beaucoup de Siciliens ont reconnu dans Leoluca Orlando le Messie que la Sicile attendait depuis longtemps pour s’affranchir du joug de la mafia. En s’identifiant à la sainte printanière, Orlando s’est présenté comme l’homme nouveau apte à faire renaître Palerme de son long hiver. Quelques mois après le Festino, Leoluca Orlando est réélu maire, s’imposant comme le héros incontesté de son temps. Encore une fois, la fête aura été prophétique. V. Les Triunfi de sainte Rosalie L’analyse de quelques spectacles de création contemporaine reprenant des manières traditionnelles de chanter et de raconter la légende hagiographique de sainte Rosalie vont nous permettre de cerner un nouveau façonnage de l’histoire où « tout se passe comme si le passé devait se plier aux exigences du présent » 111. Pendant la période où Leoluca Orlando a été maire de Palerme, le temps du Festino 112 a offert aux artistes locaux l’occasion de présenter des spectacles qui s’inspiraient de la figure et du légendaire de sainte Rosalie. En 1997, la compagnie Ditirammu interprétait I Triunfi di Santa Rosalia (Les Triomphes de sainte Rosalie), un assemblage de traditions ayant comme dénominateur commun la glorification de la sainte. À côté des triunfi proprement dits – chants votifs qui, en remerciement d’une grâce reçue, célébraient la victoire de la patronne sur la peste –, y figuraient des chansons populaires, des déclamations et des poèmes. Au beau milieu de la représentation, une jeune fille faisait irruption sur scène, récitant un poème de Vincenzo Consolo. Flaques de sang sur les trottoirs, cadavres incaprettati 113 dans les coffres de voiture, bâtiments éventrés par les bombes rendaient on ne peut plus actuelle la vision apocalyptique de la ville pestiférée. La poésie contemporaine de Consolo s’élevait comme une voix de l’intérieur de la pièce pour suggérer une lec-
111. A. Bensa, « Fièvres d’histoire dans la France contemporaine », dans A. Bensa – D. Fabre (éd.), Une histoire à soi. Figurations du passé et localités, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2001, p. 1-12 : p. 11. 112. Ce temps festif s’étale sur cinq jours durant lesquels se succèdent les célébrations profanes et religieuses en l’honneur de la sainte. 113. L’incaprettamento est une technique mafieuse de mise à mort qui consiste à lier les poignets et les chevilles derrière le dos, faisant passer la même corde autour du cou de la victime, de sorte que, en essayant de se libérer, elle s’étrangle toute seule.
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Chapitre v ture de ce légendaire ancien, joué par des troupes de jeunes acteurs non seulement sur les planches, mais aussi dans les cafés et dans les restaurants palermitains. Si le présent permet de porter un regard rétrospectif sur le passé, il conduit parfois à le manipuler. Ainsi, l’acteur Vincenzo Pirrotta a-t-il adapté la technique narrative et la cadence particulière propres au cunto – forme de narration conventionnelle de l’histoire des paladins de France – à la légende de la Santuzza. Après avoir changé le sujet du cunto, Vincenzo Pirrotta 114 remanie l’histoire de la peste rapportée par les chroniqueurs. C’est une petite licence que je me suis permise. Parce que l’histoire véritable est que le vice-roi va voir les Turcs sans les avoir mis en quarantaine et qu’il est contaminé. Mais moi, je voulais donner aux spectateurs l’image de la peste qui rentre à Palerme avec les Turcs. Alors je dis : « Les Turcs avec leurs choses infectes entrent dans la ville et ce serpent commence à marcher ».
Cette modification, qui assimile la peste à une invasion ennemie, renvoie à la figure historique de sainte Rosalie – nièce de Roger Ier de Hauteville, le roi normand qui chassa les Musulmans de Sicile – et rétablit l’équilibre entre le contenu et la forme du cunto, qui narre la lutte entre les chevaliers chrétiens et les Maures. Sainte Rosalie, la vierge palermitaine, reprend un attribut iconographique et des compétences de la Vierge terrassant le serpent ou le dragon, symboles de l’hérésie et, plus spécifiquement dans certains cas, de la religion musulmane. Or, nous avons dit (chapitre iii) que les Infidèles du xxe siècle sont les mafieux, selon le rapprochement maintes fois proposé par la littérature et la production journalistique. Pour ne prendre qu’un exemple, dans un ouvrage consacré au combat mené par le juge Dans la terre des Infidèles 115, on peut lire : « Falcone semblait animé […] par le désir de libérer la Sicile de la peste de la mafia ». Dans les années 1990, grâce entre autres à la nouvelle prise de position de l’Église qui condamne Cosa Nostra et demande aux mafieux de « se convertir » 116, le conflit entre la mafia et l’Antimafia est devenu une lutte entre le Bien et le Mal, assumant l’aspect d’une véritable croisade. Ce qui est suggéré par les discours, tant écrits qu’oraux, est légitimé du fait que l’institution judiciaire qualifie ceux qui choisissent de renier la mafia de « repentis ». Cette catégorie, profondément empreinte de religieux, forgée pendant la lutte contre le terrorisme pour désigner ceux qui ont commis un crime contre l’État, est mobilisée pour les mafieux à partir de la moitié des années 1980. Au début des années 1990, les « confessions » des « repentis » sont publiées par milliers d’exemplaires. Nombre d’entre eux, dont Antonino Canderone, justifient leur décision de collaborer comme un acte de foi. En effet, le terme « repenti » est très proche de celui de « renégat » duquel l’Inquisition de Palerme désignait les anciens musulmans convertis au christianisme 117. Néanmoins, l’Église refuse de confier cette fonction de conversion aux magistrats et une polémique sur la « sincérité du
114. J’ai interviewé Vincenzo Pirrotta en juillet 1997. 115. Titre de l’ouvrage de A. Stille, Nella terra, op. cit. La citation qui suit est à la p. 36. 116. Notamment après le discours du pape à Agrigente, en 1993. Je développerai ce thème au chapitre vii. 117. B. Bennassar – L. Bennassar, Les Chrétiens d’Allah. L’histoire extraordinaire des renégats. xvie et xviie siècles, Paris, Perrin, 1989.
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Les scènes de la peste repentir mafieux » 118 conduit l’institution judiciaire à adopterl’expression « collaborateur de justice ». Ce travail de réhabilitation se poursuit dans les prisons de Palerme où les conseillers de Leoluca Orlando, parmi lesquels la photographe Letizia Battaglia, sont engagés dans une intense activité de rééducation à la légalité. Or, représenter Les Triomphes de sainte Rosalie à Lo Spasimo, une église désaffectée restaurée par une coopérative d’anciens détenus, n’est-ce pas rappeler, une fois de plus, les exploits d’Orlando ? Il convient de revenir brièvement sur les travaux d’assainissement, de restauration et de réhabilitation entrepris sous la municipalité d’Orlando, car c’est à travers ce type d’initiatives que les symboles s’incarnent, les mots deviennent des pierres. La détérioration du centre-ville, conséquence du pacte passé après-guerre entre les spéculateurs du bâtiment et l’administration locale, était le symptôme d’une dégradation plus profonde, sociale et morale, de la ville. Désertés par leurs anciens habitants, occupés ou « squattés » par les plus pauvres, qui constituaient un réservoir de main-d’œuvre pour la mafia, hantés par la micro- et la macro-criminalité, les quartiers du centro storico étaient progressivement devenus des ghettos, ou des lazarets, si l’on préfère… La nuit, une sorte de couvre-feu tacite dissuadait les Palermitains de pénétrer dans ce centre historique : Un lieu abandonné, sans nom, sans histoire et sans mémoire… Il a fallu des années pour comprendre à qui appartenait ce monde, des années pour que les gens recommencent à fréquenter ce centre que l’on évitait, que l’on contournait, que l’on ignorait 119.
Dans les années 1990, cafés et restaurants ont été ouverts dans ces zones périlleuses. Ces places immenses et vides, ces lieux déshérités, occupés à nouveau par les Palermitains, et surtout par les jeunes Palermitains, ont recommencé à vivre. Assainir ces quartiers pauvres signifiait se réapproprier le territoire urbain en l’arrachant à l’emprise de la mafia. Les vers de Mario Luzi dans la Chorale de la ville de Palerme pour sainte Rosalie rappellent cette « renaissance » palermitaine : Une fois la sécheresse finie, la peste arrêtée, La ville reprend la vie. On ferme les Lazarets, On descelle les maisons, tout le monde en sort Librement, sans craindre la contagion 120.
Ce même discours pathologique a touché d’autres sphères que celles du théâtre ou de la littérature. Dès le début des années 1980, le langage de la maladie commence à être employé par les ingénieurs du bâtiment, les techniciens ou les architectes pour décrire les effets dévastateurs de la mafia sur le tissu urbain. On parle de « monuments malades », on envisage les « remèdes » pour les « soigner », alors que le terme risanamento (assainissement) suggère, avant tout, la nécessité de
118. La revue Segno a accueilli ce débat. Padre Fasullo, père rédemptoriste et rédacteur en chef de la revue, y pose à maintes reprises la différence entre « pardon de Dieu » et « pardon de la cité », considérant ce dernier comme indispensable au salut. 119. M. Lombardo, « Giovanni Sollima. Portrait », dans T. Fabre – D. Puccio (dir.), Retrouver Palerme, op. cit., p. 89. 120. M. Luzi, Corale della città, op. cit., p. 373.
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Chapitre v purifier la ville de la corruption mafieuse 121. Ces travaux qui suscitaient la faveur et l’émerveillement de la population locale et des touristes ne reconnaissant plus la ville-ruine ou la ville-poubelle d’antan, ont été, eux aussi, accompagnés par un discours très médiatisé sur la nécessité de « purger » Palerme. Après sa restauration, l’église de Santa-Maria dello Spasimo est devenue le « symbole du changement toujours possible » 122. Au cœur du quartier de la Kalsa, l’un des fiefs de la mafia, cette église-ruine était une plaie béante dans Palerme. Elle est, aujourd’hui, l’emblème de sa guérison. En raison de son histoire suggestive, ce lieu se prêtait à devenir un signe des temps. Un destin singulier a marqué ce chef-d’œuvre du gothique d’origine espagnole depuis sa construction, au tout début du xvie siècle, le faisant changer plusieurs fois de destination. Théâtre au xvie siècle, il devient un lazaret au xviie. Compté au nombre des « églises détruites » au xviiie siècle, il est transformé en hôpital au xixe. Au xxe siècle, il n’est plus qu’une gigantesque poubelle, jusqu’à ce que, en 1995, une coopérative patronnée par la mairie le nettoie et le rende à son ancienne vocation de théâtre. Et théâtre, Lo Spasimo l’est devenu de la politique de Leoluca Orlando, où le sauvetage d’un monument et la réinsertion d’anciens prisonniers vont de pair. Les mafieux chassés, les criminels reconvertis, cet espace peut être réincorporé à un centre-ville qui, lui aussi, retrouve sa santé. De nos jours, les Palermitains y accompagnent en visite les touristes, tout comme les survivants d’Oran chez Camus : « La plupart effectuaient des pèlerinages délicats aux lieux où ils avaient souffert. Il s’agissait de montrer aux nouveaux venus les signes éclatants ou cachés de la peste, les vestiges de son histoire » 123. VI. Le triomphe de la mort Lo Spasimo di Palermo est aussi le décor du roman, autobiographique par bien des aspects, de Vincenzo Consolo 124. Dans la vision de l’écrivain, passé et présent se superposent. Au milieu du xxe siècle, l’épidémie semble encore habiter les rues de l’enfance de son protagoniste, qui vit dans le même quartier « arabe », malfamé et hanté par la mafia, où surgit l’église restaurée par Leoluca Orlando. Chino décrit ainsi sa désolation : Au tournant du Cassaro Morto, dans la rue du Porto Salvo, un cortège déboucha des ruelles de la Kalsa, bloqua la rue, le trafic, fit fuir tout le monde. Le bruit des boîtes de conserve et des gamelles qu’on tapait prévenait du passage des aveugles varioleux, des estropiés, des pestiférés de toute sorte qui venaient tous les jours du Spasimo pour aller manger à la Dogana 125.
121. Sur les travaux de restauration du palais normand de la Zisa, voir la Préface du livre de G. Caronia, La Zisa, op. cit, édité avec le concours de la mairie. 122. L. Battaglia, Passion, Justice, Liberté. Photographies de Sicile, Arles, Actes Sud, 1999, p. 17. 123. A. Camus, La Peste, éd. cit., p. 1464. 124. Le roman Lo Spasimo di Palermo, publié en 1998 à Milan aux éditions Arnoldo Mondadori, a été traduit en français sous le titre de Le Palmier de Palerme, V. Consolo, Paris, Seuil, 2000. C’est cette traduction que je cite ici. Le titre français évoque le palmier de l’enfance de Chino, son protagoniste, vivant dans un quartier « misérablement abattu par la spéculation mafieuse » (4e page de couverture). 125. V. Consolo, Le palmier, op. cit., p. 37.
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Les scènes de la peste De retour dans sa terre natale, après un long exil à Milan, le poète est assailli par les miasmes de la ville portuaire dans la chaleur estivale et par le souvenir de fièvres jamais éteintes : C’était le troisième jour de sirocco, l’air était lourd, le ciel laiteux, la mer d’un verdâtre trouble […] ce feu puant tombé sur la terre à la fin de ce printemps […] posa sur sa tête un cercle de douleur sourde, alors qu’il allait vers le Spasimo par la porte des Grecs, au-delà des murs, et de Sainte-Thérèse à la Kalsa. C’était le temps fébrile des pestes, du choléra de Palerme. À ce môle arrivait la petite pinasse ou le brigantin avec l’infection que le sirocco répandait à Castellammare, à Borgo, à l’Oreto, à Sant’Erasmo, aux tribunaux […]. Sur ce trajet passaient les croque-morts en ciré noir, avec leurs charrettes grinçantes : « Qui a des morts ? » criaient-ils. Les fossés de Saint-Esprit et de la Vierge Marie étaient pleins, des fumées grasses s’élevaient des plages 126.
D’une peste à l’autre, de Palerme à Milan, du xxe au xviie siècle, dans une sorte de parcours labyrinthique, le poète rencontre la souffrance dans tous ses états : C’était le centre du grand lazaret, du carré de la peste. Le temple, les noms des rues, Tadino, Settala, Casati, parlaient d’elle. Le centre de l’espace entre les porches, le fossé, le cimetière, était le lieu de la souffrance et de la mort, la concentration de toutes les douleurs, offenses, violences, de la fureur individuelle et publique, et de la pitié humaine, de l’aide fraternelle. Il se souvint des pages terribles du roman sur le fléau historique 127 […]. Il pensa à la métaphore éternelle de cette œuvre, au marasme du xviie siècle qui revenait, à l’ignorance et à la violence du pouvoir, à la folie qui couve et se propage, aux contagions, aux pestes de toutes les époques de Milan 128.
Cette souffrance humaine, traduite picturalement dans une Passion, est le thème du tableau de Raphaël qui donne son nom à l’église palermitaine 129. Vincenzo Consolo nous rapporte l’histoire de ce chef-d’œuvre : Raphaël avait peint la Chute du Christ sur le chemin du Calvaire, appelé ici Lo Spasimo di Sicilia, cédé au roi Philippe pour sa chapelle de l’Alcazar de Madrid. Il [Chino] chercha dans ses livres des images l’histoire de ce tableau. En plus des pages du Vasari, il trouva le récit d’un anonyme espagnol : « Sur un des côtés de l’autel, était accrochée une très belle toile, amenée de la ville de Palerme sur requête du roi notre seigneur (peinte par le nouvel Apelle de notre époque, Raphaël d’Urbino), dans laquelle est représenté le Christ, Notre Seigneur, tombé à terre en portant la Croix dans la montée, et la Vierge venue à sa rencontre (accompagnée de saint Jean et des trois Maries), frappée de stupeur en voyant le fils très précieux ; et cette scène est si parfaite et vivante, que son Auteur l’appela Effroi de la Vierge et “Spasimo”. Douleur du Monde » 130.
126. Ibid., Le palmier, op. cit., p. 134. 127. Consolo fait ici référence aux Promessi Sposi (Les Fiancés), de Alessandro Manzoni. 128. V. Consolo, Le palmier, op. cit., p. 99. 129. Selon une autre interprétation, l’église de Santa-Maria-dello-Spasimo doit son nom aux convulsions, aux « spasmes » de la maladie, soulagés par la Vierge à qui était dédié son autel : A. Chirco, Palermo, op. cit., p. 218. Cette exégèse ne s’oppose pas à celle que suggère Consolo, puisque le tableau de Raphaël était la toile de fond des spasmes bien réels des pestiférés. 130. V. Consolo, Le palmier, op. cit., p. 134.
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Chapitre v Image d’un mal intemporel, prototype de tous les supplices, cette Passion semble néanmoins assumer une signification politique dans la ville de Palerme : Sa bien-aimée, celle qu’il haïssait. Intrigue de toute histoire, théâtre de distorsions, d’iniquité, divan des puissants, « Cassaro » ou promenade des serviteurs complices, « Villena » 131 ou place des apparats, auberge de fanatisme, tribunal sans pitié, chambre de la corde, « Ucciardone » ou prison de l’injustice, « Kalsa » de la dégradation, cour de la rébellion, spasmes de la gangrène, loge de la secte, « Casaprofessa » 132 des ténèbres, « Monreale » 133 au manteau blanc. Conjuration, contagion et peste en tout temps 134.
La topographie de la ville, minutieusement détaillée, est tout entière marquée au sceau de la pestilence. Vincenzo Consolo n’est pas le seul à considérer Palerme comme une ville pestiférée. L’écrivain, en exil à Milan comme le protagoniste de son roman, partage la même opinion que le poète Mario Luzi. La ville tout entière, dans sa Chorale, se fait l’interprète de ses noires pensées : Ma Palerme, Pleine de pestilence […] Dame de Saleté Et de toute pourriture Tu es devenue Et de corps agonisants Et de squelettes, et de cadavres 135.
Si la guerre, « cette brusque irruption du meurtre dans un univers qui se voulait pacifique » 136, est l’arrière-fond de La Peste, l’arrière-plan de Lo Spasimo di Palermo, tout comme celui de la Chorale, est, encore, la mafia. La lettre que Chino écrit à son fils en conclusion du livre dévoile la métaphore recélée dans son titre : Cette ville, tu le sais, est devenue un champ de bataille, un abattoir quotidien. On tire, on fait exploser du plastic, on déchire des vies humaines, on carbonise des corps, on écrase des membres sur les arbres et l’asphalte – ah, le cratère infernal sur la route de l’aéroport 137 ! C’est une fureur bestiale, une extermination. Les mafieux s’entre-tuent, mais leur objectif principal, ce sont les juges, ces hommes différents de ceux d’un passé proche ou encore en activité, des juges d’une culture nouvelle, à l’éthique ferme et à l’engagement total, obligés de lutter sur deux fronts, l’un intérieur, des institutions, de leur corps judiciaire asservi au pouvoir ou nostalgique des bourreaux, des gouvernants complices et qui soutiennent les mafieux, qui à leur tour les soutiennent, et l’autre
131. Place Villena est le nom donné par les Espagnols à la place des Quattro Canti. 132. Nom de la plus importante église jésuite à Palerme. 133. Village de la province de Palerme où se dresse une majestueuse cathédrale arabo-normande. 134. V. Consolo, Le palmier, op. cit., p. 145. 135. M. Luzi, Corale della città, op. cit., p. 353. 136. A. Camus, La Peste, éd. cit., p. 1935. 137. Référence à l’attentat perpétré contre le juge Falcone. Le 23 mai 1992, plusieurs quintaux d’explosif firent sauter un morceau de l’autoroute reliant Palerme à l’aéroport de Punta Raisi. Le 19 juillet de la même année, le juge Borsellino était assassiné devant la maison de sa mère par l’explosion d’une voiture piégée.
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Les scènes de la peste extérieur, celui des bandes qui ont ici leur première ligne, mais dont la guerre se fait contre l’État, contre les États pour la maîtrise de l’illégalité, la maîtrise des trafics les plus immondes 138.
Le juge comme figure d’exception, héros en temps de peste, « remède » à cette maladie du politique, revient plusieurs fois dans la fiction littéraire de Consolo : Ce sont des gens qui veulent rétablir les pouvoirs de l’État, le respect de ses lois, contre l’ordre criminel. Ils semblent être, eux, les fils d’un père défait, miné par un mal mystérieux, qu’ils s’obstinent à faire vivre en lui rendant l’autorité et le commandement 139.
La défaite de l’État de droit, avec l’assassinat de Giovanni Falcone, marque le regain de la « fièvre » : Après l’assassinat du juge au mois de mai, de sa femme et des gardes, après les funérailles tumultueuses, la rage, les hurlements, la fureur des gens, après les cortèges, les défilés nocturnes aux flambeaux, les symboles agités du deuil et du regret, dans ce juillet de fièvre au-dessus de la conque de ciment, de lumière incandescente qui efface le monde, lourde de parfums et de miasmes, tout semble assoupi, lointain. On a l’impression de vivre, à présent, dans une étrange suspension, dans une attente 140.
En conclusion de Lo Spasimo di Palermo, l’attentat contre Paolo Borsellino, le magistrat qui avait pris la relève de Falcone et qui fut assassiné cinquante-sept jours après son collègue et ami, replonge la ville dans son apocalypse : « Et ce fut alors l’immense grondement, le fer et le feu, l’éventrement de toute chose, le désastre, le déchirement, la dérision de la chair, la mort qui galope triomphante » 141. Au-delà du triomphalisme de façade, Le triomphe de la mort était aussi la conclusion de la pièce de Luzi : Voici ce que votre évêque vous dit Afin que vous vous en rappeliez. Parce que le mal N’est pas vaincu, il est juste Temporairement battu, donc, Le mal reviendra 142.
Si le mythe mis en scène par le rite festif propose une résolution heureuse du drame, ce dernier ne peut que mal se terminer dans le réel : Je me rappelle qu’il y a quelques années, quand il semblait que la culture de la légalité allait s’enraciner, un vieux mafieux devenu collaborateur de l’État, m’avait dit : « Monsieur le juge, ne vous faites pas d’illusions, ils vont revenir. Peut-être sous des formes différentes, mais ils vont revenir. Ceux-là, ils sont comme l’herbe qui pousse et qui perce même le ciment. Il n’y a que Dieu qui puisse les vaincre, s’il le veut bien » 143.
138. V. Consolo, Le palmier, op. cit., p. 151-152. 139. Ibid., p. 153. 140. Ibid., p. 152. 141. Ibid., p. 156. 142. M. Luzi, Corale della città, op. cit., p. 378-379. 143. R. Scarpinato, « Palerme, l’un des rares lieux éthiques qui nous restent », dans D. Fabre – D. Puccio (dir.), Retrouver Palerme, op. cit., p. 15.
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Chapitre v On croit presque entendre, dans les mots désenchantés de ce repenti, rapportés par le juge instructeur du Procès Andreotti, Roberto Scarpinato, les considérations du médecin à la fin de La Peste : Écoutant, en effet, les cris d’allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et les linges, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse 144.
« Palerme, ville heureuse », « Palerme, ville normale », voici « le rêve d’Orlando » 145. Mais cela n’aura été qu’un rêve. Après son double mandat (1993-2000), le maire est remplacé par un représentant de l’aile berlusconienne qui ramène dans le conseil municipal palermitain nombre de ces politiciens « corrompus » qui y siégeaient avant. L’analyse de ceux qui ont partagé ce rêve est sévère : « Tout ce qui a été créé, l’a été dans une sorte de rituel festif, certes bénéfique et important, parce qu’il a permis de tourner la page d’un passé angoissant, mais une fois la fête finie, il n’en est resté que les papiers sales par terre », commente Roberto Andò, l’un des principaux idéologues de la « Renaissance palermitaine ». Malgré la volonté du maire d’inscrire sa politique dans la pérennité des monuments : « Les édifices n’étaient pas en pierre, c’étaient des campements que l’on a trop facilement pu démonter », poursuit Andò 146. Illusions d’optique, jeux de prestidigitation, coups de théâtre : aussi bien la droite que la gauche ont reproché à la politique orlandienne de n’être qu’une tromperie, un artifice, un bluff. Mais n’est-ce pas le propre du politique que de manipuler le symbolique ? Ces symboles ont exercé leur pouvoir sur tous les Palermitains, qu’ils soient acteurs ou spectateurs. Certes, le Festino di Santa Rosalia était une chimère. Mais on aurait tort d’attribuer à Leoluca Orlando la responsabilité de l’effondrement d’une utopie. Au-delà des figurations joyeuses que la fête peut faire miroiter, la réalité politique, à Palerme et ailleurs, la réalité du politique pourrait-on dire, enseigne que le propre de la cité n’est pas l’harmonie, mais bien le conflit 147. « L’herbe qui pousse et perce le ciment », la zizanie, menace à tout moment la polis. Est-ce parce que l’une des vocations du religieux est cette capacité – que nous lui avons reconnue aussi bien en Sicile qu’en Espagne – à relier les citoyens, à cimenter la paix, que les ennemis de la concorde se définissent, ou sont définis pas les instances classificatoires, comme des « dissidents », des « hérétiques » empêtrés dans l’erreur, professant une fausse religion qui penche vers la superstition ?
144. A. Camus, La Peste, éd. cit., p. 1474. 145. Palermo, città felice, titrait l’une des animations de la ville de Paleme pendant le Festino, reprenant une formule utilisée par les architectes palermitains au début du xxe siècle. Leoluca Orlando disait souvent que son « rêve » était que Palerme devienne « una città normale ». Cette phrase eut un énorme retentissement. 146. R. Andò, « Portrait par Maria Lombardo », dans D. Fabre – D. Puccio (dir.), Retrouver Palerme, op. cit., p. 85-86. 147. Je reprends ici le cœur de l’analyse de N. Loraux, La cité divisée, op. cit.
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Les scènes de la peste VII. De la superstition Les considérations qu’Albert Camus met dans la bouche du docteur Rieux, prolongées par les réflexions du juge Scarpinato, nous incitent, maintenant, à ouvrir une parenthèse et à entamer une interrogation sur la manière dont le savoir judiciaire sur la mafia s’est initialement constitué dans une opposition frontale par rapport à une culture ou « subculture » définie comme expression d’un stade « archaïque » du politique, d’une forme « primitive » du social, monstre qui menace la raison occidentale et qu’il revient aux esprits éclairés par le progrès de civiliser. Ce face à face, je l’analyserai par le biais du déroulement de l’enquête de Giovanni Falcone en Sicile qui montrera comment, dès lors que la parole des « repentis » vient éclairer les dynamiques internes à l’univers mafieux, elle produit une transformation progressive des cadres conceptuels du juge. Tel le médecin face aux « superstitions », tel l’ethnologue face aux « survivances », Falcone est amené à reconnaître la cohérence interne du système étudié et à porter, en retour, un regard critique sur la rationalité prétendue de son monde. Si la rencontre entre le magistrat et le repenti suscite une « conversion », cette dernière est à double sens. Le 30 mai 1973, le mafieux Leonardo Vitale se présente spontanément à la brigade mobile et il se confesse : Moi, j’ai été berné par la vie, par le mal qui m’est tombé dessus, dès l’enfance. Après, il y a eu la mafia, avec ses fausses lois et avec ses faux idéaux : combattre les voleurs, aider les démunis, et pourtant, tuer […]. On m’a ouvert les yeux sur un monde fait de délits et de tout ce qu’il y a de pire […] parce qu’on vit loin de Dieu et des lois divines quand on est mafieux 148.
Après avoir raconté son initiation et révélé les noms des membres de dizaines et de dizaines de « familles » palermitaines, il établit les équations suivantes : Infirmité mentale = mal psychique ; mafia = mal social ; mafia politique = mal social ; autorités corrompues = mal social ; prostitution = mal social ; syphilis, crête de coq = mal physique qui se répercute dans mon esprit, malade depuis mon enfance ; crises religieuses = mal psychique qui provient de ces maux. Voilà les maux dont j’ai été victime, moi, Leonardo Vitale, ressuscité dans la vraie foi de Dieu 149.
Considéré par la police comme un « fou qui dit des choses dignes de foi » 150, celui qui souhaitait devenir le premier collaborateur de la justice italienne est enfermé dans un hôpital psychiatrique judiciaire, alors que ceux qu’il avait accusés sont remis en liberté. Dix ans après, à sa sortie, il sera assassiné par ses anciens acolytes. Encore à la fin des années 1970, les magistrats qui commencent à entrevoir l’intrigue entre politique, mafia et économie sont eux aussi considérés comme « fous ». Nombre d’entre eux ont confié à leur journal intime le climat d’ostracisme dans lequel ils ont travaillé, avant d’être assassinés. Une note du carnet de Gaetano Costa, le procureur tué en juin 1980 pour avoir poussé plus loin encore l’action répressive déclenchée par la première enquête confiée à Giovanni Falcone 151, achève ainsi le tableau de son supérieur qui, exerçant un strict contrôle
148. A. Dino, Mutazioni. Etnografia del mondo di Cosa Nostra, Palerme, La Zisa, 2002, p. 127. 149. S. Lupo, Histoire de la mafia, op. cit., p. 312. 150. Ce « diagnostic » est cité dans l’ouvrage de F. La Licata, Storia, op. cit., p. 63. 151. Sur cette enquête, connue comme « inchiesta Spatola », voir D. Puccio, « L’ethnologue et le juge », op. cit., p. 19.
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Chapitre v sur son travail, le met dans la position du suspect plutôt que dans celle de l’enquêteur : « Je crois qu’il serait heureux s’il pouvait me faire interner » 152. L’échec de celle qui, bien avant la saison du pentitismo, du repentir des mafieux, aurait pu être la première collaboration entre membres dissidents de la mafia et représentants de l’État dénote l’incompréhension et l’incommunicabilité entre deux mondes distincts et séparés. Pourtant, à bien y regarder, l’institution policière et le prisonnier partagent le même cadre conceptuel lorsqu’il s’agit de définir la mafia. Vitale la définit selon un double registre : médical (la mafia comme maladie, physique, psychique et sociale à la fois) et religieux (la mafia comme fausse loi, fausse religion, idolâtrie aveugle). Les policiers accusent Leonardo Vitale de « fétichisme », « coprophagie » et « délire mystique ». C’est que, au début des années 1970, la catégorie de « repenti » n’est pas encore disponible, ni même celle, qui sera formulée, en 1982, avec la Loi Rognoni La Torre, de « délit d’association mafieuse ». Mais la mafia, dans son propre discours interne, se définit, déjà, comme une forme de dissidence religieuse. Cette conception de la mafia comme secte est reprise par le discours policier dès la première moitié du xixe siècle. En 1838, le procureur général de Trapani, Pietro Ulloa, dans son rapport au ministère de la justice de Naples, avant que le mot « mafia » ne soit en usage, désigne des groupes ayant tous les caractères de ce type de criminalité comme « unions ou confréries, sorte de sectes qui s’appellent partis » 153. Cette qualification renvoie aux prétendues origines du mot « mafia ». Sa première occurrence se retrouverait « dans un document de 1658, un acte officiel comportant une liste des hérétiques réconciliés par l’Acte de Foi ». Il s’agirait du « surnom d’une sorcière : Catarina La Licatisa nommée Mafia ». Nous savons que les discours sur les origines, même lorsqu’ils prennent les apparences de « l’histoire », sont de nature mythique, visant à justifier des traits du présent par le passé. L’étymologie revêt un grand pouvoir de légitimation, elle en constitue l’une des formes les plus courantes dans les mythologies historisantes. Son usage dans la construction policière ou scientifique de la mafia montre qu’une qualité maléfique et sectaire lui est, depuis longue date, attribuée. Les catégories mobilisées pour définir la mafia (folie, sorcellerie, superstition…) ont elles-mêmes une histoire. Elles ont été forgées dans la confrontation entre des institutions du savoir et du pouvoir – judiciaire et médical – et des pratiques, des usages ou des formes de croyances catalogués comme « populaires », en tant qu’expressions d’une « subculture ». Auteur d’un ouvrage qui analyse les conséquences sociales et épistémologiques de l’internement, l’ethnologue Giordana Charuty 154 se demande quels types de conduite ont été stigmatisés par la diffusion des pratiques psychiatriques en France. Dans les dossiers médicaux produits par les médecins languedociens, elle relève que des formules qui caractérisent un désordre mental en termes religieux (« délire de mysticisme », « délire des
152. F. La Licata, Storia, op. cit., p. 61. 153. Lettre de Pietro Ulloa (3 août 1838), citée par H. Hess, Mafia, op. cit., p. 5. Le débat est ouvert entre les « mafiologues » qui, comme Salvatore Lupo, considèrent que la mafia existe à partir du moment où son nom se diffuse, et ceux qui, comme Umberto Santino, défendent la thèse que la « chose » peut très bien anticiper le « mot ». Sur les phénomènes mafieux avant la lettre : U. Santino. La cosa e il nome. Materiali per lo studio dei fenomeni premafiosi, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2000. 154. G. Charuty, Le couvent des fous. L’internement et ses usages en Languedoc aux xixe et xxe siècles, Paris, Flammarion, 1985.
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Les scènes de la peste sortilèges »…) sont élaborées pour rendre compte de comportements du monde paysan : les « superstitions » 155. Ces dernières suscitent, bientôt, une interrogation réelle face à leur complexité et à leur caractère collectif qui s’accorde mal avec la définition médicale de la folie. Publiée en 1868, L’étude médico-psychologique sur la croyance aux sortilèges à l’époque actuelle témoigne de cet élargissement de perspectives. Elle est l’œuvre d’un médecin montpelliérain, qui, au début de l’enquête, établit une nette distinction entre la tradition savante et la sorcellerie. Néanmoins, Cavalier – c’est son nom – s’attache à comprendre les mécanismes psychologiques qui fondent cette « croyance superstitieuse », persuadé qu’une logique est à découvrir même chez ceux qu’il qualifie « d’ignorants » ou de « vulgaires superstitieux ». L’« enquête Cavalier » s’achève par un appel à poursuivre le travail, à dresser l’état des « croyances superstitieuses » en France, à rassembler les matériaux épars et à « replacer ces croyances dans un ensemble plus vaste qui comprendrait “locutions, manières, usages, fêtes, cérémonies”. C’est un véritable programme d’enquête ethnographique globale qui se trouve ainsi proposé par l’aliéniste » 156. Des élaborations catégorielles de ce type ont déjà été tentées dans le cadre de vastes enquêtes entreprises en contexte colonial. Là encore, la constitution d’un savoir est intimement liée à l’exercice d’un pouvoir. L’observation des mœurs et coutumes de la Nouvelle-Espagne est motivée par l’objectif de dominer les peuples à peine conquis. Même si la volonté de repérer des « idolâtries » est indissociable de la soif de connaître, l’effort de connaissance des extirpateurs vise à mettre en place et à légitimer une répression massive des populations indigènes 157. De la même manière que les colonisateurs espagnols ont emprisonné les cultures rencontrées dans les Amériques à l’intérieur d’un ensemble de catégories religieuses centrées sur la notion d’idolâtrie, héritage à la fois du paganisme antique et de la scolastique médiévale 158, les juges des procès étudiés par Carlo Ginzburg en Frioul pour la période qui va de la fin du xvie siècle au milieu du xviie 159, ont inlassablement plaqué le schéma interprétatif de la sorcellerie (pacte avec le diable, sabbat, profanation des sacrements, etc.), élaboré, durant une période allant de la seconde moitié du xiie siècle à la première moitié du xiiie, par des théologiens et des inquisiteurs, sur les croyances et les « superstitions » que les interrogatoires laissaient affleurer. Lorsque Ginzburg se tourne vers l’époque contemporaine, ce sont les procès contre le terrorisme qui l’intéressent, puisqu’il y décèle les mêmes mécanismes rencontrés lors des procès de l’Inquisition 160 : la criminalisation et la diabolisation d’un crime politique pour lequel on élaborera la catégorie de « repenti », avant qu’elle ne soit adoptée par les mafieux. Ces derniers ont-ils été victimes d’un semblable façonnage intellectuel, imposé d’en haut et auquel ils sont restés totalement étrangers ?
155. Ibid., 280. 156. Ibid., 285. 157. J. Clifford, Malaise dans la culture. L’ethnographie, la littérature et l’art au xxe siècle, Paris, École Nationale supérieure des beaux arts, 1996. 158. C. Bernand – S. Gruzinski, De l’idolâtrie. Une archéologie des sciences religieuses, Paris, Seuil, 1988, p. 6. 159. C. Ginzburg, I benandanti. Stregoneria e culti agrari tra Cinquecento e Seicento, Turin, Einaudi, 1966. 160. C. Ginzburg, Il giudice e lo storico. Considerazioni in margine al processo Sofri, Turin, Einaudi, 1991, p. 36.
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Chapitre v Assurément, le regard porté par la « classe cultivée de l’Italie du Centre et du Nord » sur la Sicile tout entière est un regard colonial. Mais ce point de vue exotisant est adopté par les Siciliens eux-mêmes, surtout s’ils viennent de la capitale. Voici, pour ne prendre qu’un exemple, comment un petit village de la province d’Agrigente, Santo Stefano de Quisquina, est décrit par le journaliste du quotidien palermitain L’Ora, venu, en mai 1911, y faire un reportage sur un énième meurtre : « pays réglé par des coutumes barbares et primitives ». L’enterrement auquel il assiste lui paraît « un cérémonial de rites archaïques et incompréhensibles d’une tribu sauvage » 161. Au début de son parcours professionnel, Giovanni Falcone partage cette même vision archaïsante de la mafia. Au départ, cet univers de la violence auquel la raison semblait faire défaut avait suscité chez le jeune étudiant en Droit un sentiment de répulsion et d’étrangeté : « Je voyais Cosa Nostra comme l’Hydre à sept têtes : quelque chose de magmatique, d’omniprésent et d’invincible, responsable de tous les maux du monde […]. Face à la brutalité, aux attentats, aux agressions, j’étais saisi d’horreur ». Au fur et à mesure que sa connaissance du phénomène avance, une meilleure compréhension des règles internes à ce monde opère des renversements de valeurs : Ce qui nous fait horreur dans les cas de mort violente, en tant que magistrats ou simples citoyens – l’élimination d’un homme par la main de son meilleur ami, l’étranglement d’un frère par la main de son frère – ne produit pas les mêmes réactions auprès des hommes d’honneur […]. Étrange interprétation du concept d’honneur que celle qui impose de ne pas déléguer la tâche de tuer qui appartient à son propre sang !
Que s’est-il passé entre ces deux moments d’appréhension du phénomène mafieux ? En juillet 1984, Tommaso Buscetta commence à collaborer : Quand Buscetta, pour justifier son repentir, m’a dit que ses copains avaient violé les règles les plus élémentaires de Cosa Nostra et que, avec leur comportement, ils allaient ruiner l’organisation, j’ai eu la sensation de vivre un grand moment, un moment historique 162,
rappelle Giovanni Falcone. « Témoin d’un monde en train de disparaître […] général d’une armée fantôme » 163, ce « survivant » 164 dont les Corleonesi ont exterminé les parents, les proches et les amis, s’apprête à transmettre l’agonie de l’univers entier dans lequel il avait cru. Le juge est là, la plume à la main, chroniqueur fébrile d’un monde qui s’effrite et qu’il faut vite saisir par l’écrit afin de le préserver des dangers d’évanescence auxquels sont exposées les sociétés « sans écriture ». Le mérite des juges d’instruction du Maxi-procès est d’avoir suscité une parole qu’ils étaient les seuls à pouvoir recueillir. Ces magistrats nous rappellent
161. Ibid., p. 189. 162. G. Falcone, Cose, op. cit., p. 39. 163. P. Arlacchi, Addio Cosa Nostra. I segreti della mafia nella confessione di Tommaso Buscetta, Milan, Biblioteca Universale Rizzoli, 1994, p. 222. 164. Lors de la journée doctorale sur la « superstition », Renée Koch-Piette, maître de conférences en épistémologie des sciences religieuses à l’EPHE, a rattaché l’étymologie du mot « superstitieux », qui vient du latin superstitio, « superstition » « survivance », au mot super-testis, « survivant-témoin ». On pourrait dire que Tommaso Buscetta est « superstitieux » dans tous les sens du terme : en tant que témoin, teste en italien, en tant que survivant (superstite en italien) et en tant que mafieux.
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Les scènes de la peste les conquistadors espagnols qui s’empressent de fixer par l’écriture les rites et les costumes des Indiens 165. En décrivant minutieusement les rituels d’initiation, les pratiques festives, les activités ludiques, le système de nomination, la structure des familles, les techniques de mise à mort, le code éthique des mafieux, les juges ont contribué à nous faire découvrir un monde au moment même où ils essayaient de le détruire. Mais il y a plus qu’une ethnographie de la mafia dans les 8 607 pages de l’instruction du Maxiprocesso. Premièrement parce que, permettant de percer les secrets d’une société protégée par la règle de l’omertà, la collaboration de Tommaso Buscetta offre l’occasion de renouveler totalement la perspective de l’enquête ; deuxièmement, l’enquêteur reconnaissant implicitement l’autorité des mafieux comme « informateurs » et non plus comme « confidents » 166, elle marque un changement de sa base épistémologique. Ainsi, l’instruction de Giovanni Falcone sur la mafia en Sicile se divise en deux phases, avant et après Buscetta : « Avant lui, je n’avais, nous n’avions qu’une idée superficielle du phénomène mafieux. Avec lui, nous avons commencé à regarder de l’intérieur ». De même, l’intervention du Dogon Ogotemmêli est un tournant capital dans le déroulement de l’enquête de terrain de Marcel Griaule, la mission Dakar-Djibouti 167. En octobre 1946, cet ancien chasseur aveugle fait appeler l’ethnologue pour lui révéler la pensée des Dogons, immense construction philosophique dont l’accès est rigoureusement limité. Dans un premier temps, l’enquête ethnographique était conçue par Griaule comme un interrogatoire judiciaire, l’indigène étant dans la position du « malade », du « coupable » ou du « candidat » qui répond patiemment aux questions du « médecin », du « juge », de l’« examinateur » 168. Au fur et à mesure que l’ethnologue approfondit sa connaissance des Dogons, l’informateur assume un rôle de plus en plus actif, non seulement dans la transmission, mais aussi dans l’interprétation de sa propre culture 169. En quoi consiste, plus précisément, l’apport de Tommaso Buscetta à l’instruction du Maxiprocès ? Il nous a donné une clef de lecture essentielle, un langage, un code. Il a été, pour nous, comme un professeur de langues qui te permet d’aller chez les Turcs sans avoir besoin de parler avec les gestes […]. D’autres repentis ont, peut-être, eu une importance plus grande que Buscetta, quant au contenu de leurs révélations. Mais il a été le seul qui nous ait appris une méthode […]. Cette méthode se résume en quelques concepts : nous devons nous résigner à conduire des enquêtes très vastes, à recueillir
165. C. Bernand – S. Gruzinski, De l’idolâtrie, op. cit., p. 27. 166. La nouveauté du Maxi-procès réside en ce que les mafieux parlent devant un tribunal et que, par conséquent, on assiste à l’institutionnalisation et à la légalisation d’un phénomène qui, jusqu’alors, se déroulait sous la forme nécessairement ambiguë du rapport personnel entre « confidents » et policiers : S. Lupo, Histoire de la mafia, op. cit., p. 307. 167. J. Clifford., op. cit., p. 87. 168. M. Griaule, « L’enquête orale en ethnologie », Revue philosophique, 1952, n° 142, p. 542. Voir aussi sa Méthode de l’ethnographie, Paris, PUF, 1957. Ces écrits déconcertants et provocateurs présentent l’avantage de démasquer, quand bien même ils ne la dénoncent pas, la violence inhérente à la pratique ethnographique, violence irréductible au sein d’une relation de pouvoir : J. Clifford, Malaise, op. cit., p. 81. 169. L. Rodeghiero, « L’ethnologo e la sua ombra. Il ruolo dell’informatore nella costruzione della rappresentazione etnografica », dans U. Fabietti (dir.), Etnografia e culture. Antropologi, informatori e politiche dell’identità, Rome, Carocci, 1998, p. 32.
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Chapitre v le plus possible d’informations plus ou moins utiles […] pour pouvoir ensuite, quand tous les morceaux du puzzle sont là, mettre en place une stratégie 170.
Cette compréhension d’une culture « par le dedans » à laquelle tout ethnologue aspire, permet au juge d’organiser les données déjà recueillies dans un système cohérent. Les dossiers judiciaires, jusque-là fractionnés par province, nécessitaient, pour déployer tout leur pouvoir révélateur, d’être rassemblés dans une seule et unique enquête sur la mafia en Sicile. Des liens imperceptibles unissaient les faits criminels de l’île, tous contrôlés, quand ils n’étaient pas exécutés, par Cosa Nostra. Le sens d’un événement pouvait s’éclairer à l’aide des données recueillies pour un autre. Au fur et à mesure que l’enquête s’approfondit, un réseau se dessine, une structure prend forme et, de proche en proche, émerge « le caractère unitaire de Cosa Nostra ». C’est le « théorème Buscetta ». Grâce au repenti, l’enquêteur peut accomplir un saut qualitatif, franchir le même cap qui sépare l’ethnographe de l’ethnologue, le collecteur patient de matériaux du chercheur qui élabore des théories et construit des méthodes aptes à penser, classer, interpréter 171. La contribution d’Ogotemmêli à l’enquête de Griaule n’était pas moins importante : La clef de voûte du système apparaissait […]. Des mythes cohérents donnaient la clef des institutions et des coutumes, et à maints indices, on pouvait penser que sous les apparences variées de leurs rites et de leur comportement, les divers Noirs de ces régions cachaient les grandes lignes d’une même religion, d’une même pensée concernant l’organisation du monde et des personnes 172.
Les deux phases de la carrière de Griaule s’articulent autour de la notion de secret, car le paradigme documentaire et le modèle initiatique se rattachent à l’idée que la culture est structurée comme quelque chose qui doit être révélé. James Clifford propose de remplacer cette vision de l’apparition de la vérité comme une « révélation » par une conception de l’ethnographie comme « entreprise dialogique » 173. Pareillement, on peut suggérer que dans l’enquête de Giovanni Falcone, c’est le dialogue productif instauré entre le juge et son informateur, et non pas la simple transmission des secrets de l’ex-homme d’honneur au représentant de l’État, qui a été efficace. L’impuissance de Leonardo Vitale à transmettre son savoir le confirme. Recomposées et réorganisées par l’écriture judiciaire, les déclarations des repentis ont produit de nouvelles connaissances, ouvert des perspectives inattendues, permis des avancées théoriques considérables aux chercheurs s’intéressant au phénomène mafieux. Devenus des « experts » en mafia, certains juges publient des articles dans des revues spécialisées. Dans l’un de ses articles, Roberto Scarpinato suggère que Cosa Nostra, avec ses rangs et ses rôles, offre un parcours identificatoire à des individus qui ne veulent pas rester « nuddu miscatu a nenti », « personne mélangée avec rien », selon une formule qui revient souvent dans la bouche des
170. G. Falcone, Cose, op. cit., p. 41-42. 171. « Un peu comme si, archéologues du présent, nous exhumions, disjointes, les perles d’un collier ; et qu’il nous soit donné soudain de les apercevoir, enfilées selon leur disposition primitive, et souplement agencées autour du jeune cou qu’elles furent d’abord destinées à orner » : Préface de C. Lévi-Strauss à Don C. Talayesva – L. W. Simmon, Soleil Hopi. L’autobiographie d’un indien hopi, Paris, Plon, 1959, p. x. 172. M. Griaule, Dieu d’eau. Entretien avec Ogotemmeli, Paris, Fayard, 1966, p. 219. 173. J. Clifford, Malaise, op. cit., p. 88.
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Les scènes de la peste repentis 174. Nous pouvons comparer les tentatives de ces magistrats pour élucider les mobiles profonds des hommes d’honneur à celles des sociologues qui cherchent des raisons à la violence de certaines bandes criminelles. Ehrenberg, pour ne prendre qu’un exemple, s’attache à démontrer, sur la base d’entretiens et du dépouillement de dossiers judiciaires, que les hooligans « ne sont pas des bandes de fous, de dégénérés ou d’animaux […] une des formes de la déraison ou de l’inhumanité ; une pure monstruosité sociale parce que dépourvue, croit-on, de sens » 175. Cette quête du sens, d’un sens qui vienne de l’intérieur du groupe étudié, est le moteur même de l’enquête ethnographique. L’enquête d’Ernesto de Martino en Lucanie (1958), terre appelée Las Indias de por acá, « les Indes d’ici », par les jésuites engagés dans l’évangélisation du Sud de l’Italie 176, réévalue les objets les plus classiques des sciences religieuses : les croyances superstitieuses, les mythes, les pratiques magiques, le primitif, l’archaïque, le folklorique. Parti – sur les traces du médecin Carlo Levi qui y avait été confiné pendant le fascisme – avec l’intention d’enregistrer les chants funéraires des pleureuses de ce pays mystérieux, l’historien des religions est embarrassé face à ces pratiques « sans âme », à ces gestes réitérés et automatiques, à ces expressions religieuses structurées comme des « superstitions », comportements irrationnels, formalistes et conventionnels vis-àvis du sacré. Ce n’est qu’à la fin de cette expérience initiatique qu’est son enquête de terrain en Lucanie qu’Ernesto de Martino repensera les pratiques archaïques des sociétés et des classes dominées comme des constructions signifiantes destinées à résoudre les états de crise individuelle et collective liés à une condition de précarité existentielle. Par-delà les catégories de religion et de superstition, l’ethnologue interroge la genèse de nos propres cadres conceptuels afin de rendre compte des limites de la raison occidentale 177. Ce qui le portera à assumer la position théorique, épistémologique et politique de l’« ethnocentrisme critique » 178. Pour comprendre le phénomène mafieux, le juge se fait ethnologue dans sa méthode et recourt au comparatisme. Mais même si les hommes d’honneur sont comparés aux peuples les plus lointains – aux Sioux, par exemple, avec lesquels ils partagent le sentiment d’être, eux seuls, des « Hommes » 179 –, Falcone ne cède jamais à l’exotisme. Qu’il s’agisse d’expliquer l’élimination des individus les plus faibles comme une stratégie de survie du groupe en faisant appel aux Esquimaux ou de comprendre les bénéfices symboliques du meurtre d’un chef prestigieux en rappelant l’existence d’un même code chez les Indiens, le déplacement du regard sert à mieux saisir la logique interne des comportements mafieux : « Plus l’exécution apparaît à nos yeux de simples citoyens comme sanglante, impitoyable,
174. R. Scarpinato, « Cosa Nostra e il male oscuro della dispersione del Sé », dans G. Lo Versi (dir.), La mafia dentro. Psicologia e psicopatologia di un fondamentalismo, Milan, Franco Angeli, 1998. 175. A. Ehrenberg, Le culte de la performance, Paris, Calmann-Lévi, 1991, p. 46. 176. F. Faeta, Nelle Indie di quaggiú, Milan, Jaca Book, 1996. 177. Je reprends ici les analyses que Giordana Charuty a développées dans son article « L’ethnologue et le citoyen », Gradhiva 26 (1999), p. 83-98. 178. À ce propos, voir Ch. Saunders, « “Critical Ethnocentrism” and the Ethnology of Ernesto De Martino », American Anthropologist 95 (4) (1993), p. 875-893, cité par C. Severi, « Une pensée inachevée. L’utopie anthropologique de Ernesto De Martino », Gradhiva 26 (1999), p. 99. 179. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler dans ce nouveau contexte que l’une des étymologies du mot omertà fait dériver ce terme du sicilien omu, « homme » : M. Padovani, Les dernières années, op. cit., p. 261.
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Chapitre v cruelle, plus l’homme d’honneur pourra en être fier » 180. Ou : « Les représailles les plus répugnantes, […] celles qui apparaissent au citoyen honnête comme inutilement cruelles, ne sont jamais exécutées d’un cœur léger, mais seulement par sens du devoir » 181. Une fois découverte la « rationalité des règles sur lesquelles se fonde la mafia », ce « Sicilien du Siècle des Lumières », comme on a pu le désigner 182, se plaît à balayer tous les mythes qui l’entourent : Je voudrais abolir un autre lieu commun, très répandu et même exalté par un certain type de littérature : celui des prétendus rituels de meurtre […]. On a raconté plein d’histoires à propos de l’incaprettamento […]. Toutes les techniques de mise à mort sont valables, à condition qu’elles soient fonctionnelles et qu’elles ne provoquent pas trop de problèmes 183.
À l’image véhiculée par les médias d’une mafia « traditionnelle », « survivance » d’une époque lointaine, Falcone superpose celle d’une association criminelle qui s’adapte à la modernité 184. La mafia débarrassée de son folklore, il n’y a plus de place pour l’imaginaire du Sicilien sanguinaire appartenant à un monde archaïque : Journaux, livres, films, s’attardent sur la cruauté de la mafia. Certes, elle existe, mais elle n’est jamais une fin en soi […]. Dans l’organisation, violence et cruauté ne sont jamais gratuites. Elles représentent toujours la dernière issue, quand toutes les autres formes d’intimidation se sont avérées inefficaces ou quand la faute commise est si grave qu’elle ne peut mériter que la mort 185.
L’instruction du Maxiprocesso est le lieu où le juge procède à un renversement de la vision de la mafia comme sub-culture politique et à une remise en question de ses propres valeurs éthico-politiques. Cette organisation « sérieuse et parfaitement organisée » lui semble d’autant plus redoutable qu’elle fonctionne à la manière de l’État moderne, avec ses systèmes de contrôle et ses mécanismes de répression : Cosa Nostra est une société, une organisation, à sa façon, juridique, dont le règlement, pour être respecté et appliqué, nécessite des mécanismes effectifs de sanction. Du moment que, à l’intérieur de l’État-mafia, il n’existe ni tribunaux, ni forces de l’ordre, il est indispensable que chacun de ses « citoyens » sache que le châtiment est inévitable et que la sentence sera immédiatement exécutée. Ceux qui violent les règles savent qu’ils paieront de leur vie 186.
C’est à l’intérieur de la mafia, de « cette mafia qui, essentiellement, à bien y regarder, n’est d’autre qu’un besoin d’ordre et donc d’État », que Falcone retrouve, paradoxalement, son idéal étatique : « Cette aventure a rendu encore plus authentique mon sens de l’État. En me confrontant avec l’État-mafia, je me suis rendu compte à quel point il est plus fonctionnel et plus efficace que notre État » 187. Cette « aventure », comme il désigne son expérience de dépaysement, l’induit à porter un
180. G. Falcone, Cose, op. cit., p. 31. 181. Ibid., p. 32. 182. Ibid., p. 61. 183. Ibid,, p. 27. 184. Ibid, p. 78. 185. Ibid., p. 28-31. 186. Ibid., p. 37. 187. Ibid., p. 71.
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Les scènes de la peste regard nouveau sur sa propre société, regard critique, chargé d’un questionnement profond : Par moments, ces mafieux me paraissent les seuls êtres rationnels dans un monde peuplé de fous […]. Les hommes d’honneur ne sont ni diaboliques ni schizophrènes. Ils ne tueraient pas père et mère pour quelques grammes d’héroïne. Ce sont des hommes comme nous. La tendance du monde occidental, en particulier européen, a été d’exorciser le mal en le projetant sur des ethnies et des comportements qui nous paraissent différents des nôtres. Mais si nous voulons combattre efficacement la mafia, nous ne devons pas la transformer en un monstre, ni penser qu’il s’agit d’une pieuvre ou d’un cancer. Nous devons reconnaître qu’elle nous ressemble 188.
À la fin de son parcours de découverte, qui devient une exploration de soi, le magistrat ne voit plus Cosa Nostra comme « l’Hydre à sept têtes ». À « l’horreur » première succède un sentiment de familiarité et la reconnaissance d’une commune humanité : Connaître les mafieux a eu une influence profonde sur ma relation à l’autre, et même sur mes convictions. J’ai appris à reconnaître l’humanité même dans le pire des êtres 189 ; à avoir un respect réel, et non seulement formel, pour les opinions des autres […]. Bien que cela puisse paraître étrange, la mafia m’a donné une grande leçon de moralité 190.
Enquêter sur la mafia a signifié pour Falcone apprendre à connaître l’homme et à le reconnaître par-delà sa différence. Cet apprentissage de l’altérité, cette reconnaissance du même dans l’autre, cette leçon de tolérance confèrent une portée anthropologique à son enquête. Les mafieux ne sont ni des sorciers, ni des fous, ni des sauvages, catégories dans lesquelles on enferme habituellement « l’autre » : « Ce sont des hommes comme nous ». Dans le miroir tendu par une culture différente, Falcone se reconnaît lui-même, tout comme Ernesto de Martino conclut : « Avant même de nous faire face comme chercheurs et comme objets de recherche, nous nous sommes tous reconnus » 191. Le testament du juge mort a été recueilli et prolongé par l’expérience du juge vivant, celui qui a poursuivi l’enquête sur Cosa Nostra au point où celle de Giovanni Falcone s’était enlisée : les liens entre mafia et politique. Avec une parabole, Roberto Scarpinato raconte ce qu’être juge lui a appris : Je suis parti d’une idée : que la mafia, Cosa Nostra, c’était eux, que c’était une chose à eux et, je suis arrivé à la conclusion que la mafia c’est nous, que c’est une chose à nous, Cosa Nostra. Un jour, je suis allé dans le zoo d’une petite ville américaine où je menais une enquête sur un réseau international de drogue et, près de la sortie du jardin zoologique, il y avait une cage. Sur la plaque, on pouvait lire : « L’animal le plus dangereux du monde », mais la cage était vide. J’ai cru que cet animal était malade […]. Le soir, au dîner, j’ai eu une illumination : sur la plaque, il y avait
188. Ibid., p. 72 et 82-83. 189. Une autre phrase est restée célèbre : « Même dans le pire des assassins, je retrouve des miettes de dignité ». Cité dans S. Amurri (dir.), L’Albero Falcone, Palerme, Fondazione Giovanni e Francesca Falcone, 1992, p. 113. 190. G. Falcone, Cose, op. cit., p. 71. 191. E. De Martino, « Notes de voyage », dans « Un intellectuel de transition », Dossier établi et présenté par Giordana Charuty et Carlo Severi, Gradhiva 26 (1999), p. 62.
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Chapitre v un miroir où chacun se regardait dans les yeux : « L’animal le plus dangereux du monde », c’était toi ! Voilà ce que m’a appris mon expérience de juge de la mafia.
Il est temps de revenir sur nos pas et de retrouver notre terrain espagnol pour montrer comment la fête, grâce aux dispositifs classificatoires qu’elle mobilise, permet d’attribuer à des ennemis qui ne sont plus, de nos jours, les Républicains mais les membres de groupes sociaux définis par leur marginalité, les caractères de l’altérité religieuse. Que cette dissidence ne se qualifie pas en termes de superstition mais d’idolâtrie, peu importe, tant ces deux catégories sont contiguës et interdépendantes. L’idolâtre n’était-il pas, lui aussi, présenté sous les traits d’un pestiféré, l’idolâtrie étant assimilée à une « maladie » dont il fallait craindre la « contagion » 192 ? L’exemple qui constituera le cœur du chapitre suivant relatera les modes d’expression et d’élaboration des conflits dans une ville andalouse, Zújar, tout en s’inscrivant dans un cadre plus large : celui des sociétés chrétiennes d’Espagne qui ont sans cesse redéfini leurs limites par rapport aux autres groupes religieux et politiques présents sur son sol, utilisant l’image comme marqueur de leur différence.
192. C. Bernand – S. Gruzinski, De l’idolâtrie, op. cit., p. 163-164.
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Chapitre VI Le drame de la Vierge Tout comme la superstition, l’idolâtrie est un cadre que la raison occidentale mobilise pour penser les adversaires politiques en termes religieux. Dans les théâtres de « Maures et Chrétiens », le Maure, tantôt idolâtre, tantôt iconoclaste, est caractérisé par le rapport mauvais qu’il entretient à l’égard des images religieuses. Le paradoxe consistant à accuser d’idolâtrie les musulmans qui, par tradition religieuse, rejettent la figuration anthropomorphe des dieux, s’éclaire lorsque nous considérons le Maure comme une image du chrétien, miroir qui sert à penser le dogme de l’Incarnation à partir des difficultés qu’entraîne, pour les chrétiens, l’adhésion à la représentation figurée. En Espagne, l’image par antonomase est celle de la Vierge 1, au point que, pour désigner cette dernière, on utilise, tout simplement, le mot Imagen. C’est elle, indubitablement, qui cristallise les controverses autour de toutes les formes de figuration du divin chrétien. Son culte marque le pas de la re-christianisation du territoire espagnol à l’époque de la Reconquista et polarise les tensions amorcées par la Contre-Réforme. Au xviie siècle, au moment de l’expulsion des moriscos et alors que naissent les fêtes de Moros y Cristianos en Espagne, fallait-il réaffirmer les pouvoirs de l’image au sein des communautés catholiques et, en particulier, de celles qui avaient été « contaminées » par une longue cohabitation avec les Maures, puis avec les morisques ? Si les statues religieuses ont fait l’objet de rapts et de violences aux temps des incursions barbaresques, plus récemment, elles ont été détruites, brûlées et profanés par les Républicains. Fallait-il, à nouveau, rechristianiser le territoire, après leur passage dévastateur ? Les théâtres religieux qui resurgissent après la guerre civile autour de Vierges « réinventées » visent-ils à convertir les anciens Maures ou, plutôt, à réhabiliter les Rouges qui ont outragé les images mariales ? I. La controverse des images Dès le haut Moyen Âge, le monde chrétien est le théâtre d’affrontements violents qui se cristallisent autour de la question du statut de l’image et de sa relation avec son prototype 2. À l’époque carolingienne, l’Église franque rejette les pratiques cultuelles des images. Ainsi, les Libri Carolini (791-794) dénoncent-ils les canons favorables au culte des icônes du deuxième concile de Nicée (787), s’opposant au pape et à l’Église d’Orient. Cependant, au tournant de l’an Mil, les représentations du divin continuent de susciter l’adoration des laïcs aussi bien que des clercs, défiant
1. Je reprendrai, à ce propos, l’article : D. Puccio, « La beauté de la Vierge », dans V. NahoumGrappe (dir.), Le goût des belles choses, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2004, p. 271-295. Sur la Vierge, je reprendrai aussi l’article D. Puccio, 2003, « La Vierge, la reine et la mariée : trois figures féminines dans les fêtes de Moros y Cristianos de Biar (pays valencien) », Le Détour 2 (2003), p. 4564. Sur le statut du théâtre chrétien, je reprendrai, en le développant sensiblement : D. Puccio, « La Morisma , teatro de la conversion », dans M. Albert-Llorca – J. A. González Alcantud (dir.), Moros y Cristianos, op. cit., p. 135-150. 2. J.-C. Schmitt, Le corps des images, Paris, Gallimard, 2002.
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Chapitre vi les accusations d’idolâtrie que les juifs non moins que les hérétiques ne cessent de proférer à leur égard. Vers l’an Mil, la vénération des statues reliquaires tridimensionnelles – dont la plus célèbre est celle de Sainte-Foy de Conques – entraîne une mutation des attitudes de l’Église d’Occident. Si, entre le xie et le xiie siècle, les polémiques qui opposent les chrétiens aux juifs et aux hérétiques poussent les évêques à élaborer une théorie chrétienne des images religieuses apte à légitimer leur usage, au xiie siècle, le néoplatonisme de l’abbé Suger réhabilite entièrement l’image comme instrument de contemplation divine 3. Le rapport entre représentation et écriture s’en trouve modifié. À partir du xiiie siècle, les images ne sont plus une simple illustration d’un thème hagiographique. Elles prennent l’initiative, pouvant même susciter de nouveaux thèmes iconographiques ; elles s’insinuent dans les textes, elles modifient les légendes 4. Cette autonomisation de l’image, dont la légitimité ne dépend plus du texte, entraîne la nécessité de la démarquer de l’idole. C’est dans ce but que le pape Grégoire le Grand, le premier théoricien de l’image (600), repris dans la légende du xiiie siècle, devient le pourfendeur des idoles païennes, en même temps que le fondateur de la statuaire chrétienne 5. La « normalisation » impliquée par ses innovations autorise désormais à attaquer les ennemis de l’image chrétienne réhabilitée. D’un côté, dès le xiie siècle, les traités polémiques juifs accusent les chrétiens d’idolâtrie, citant l’interdiction biblique prononcée dans l’Exode 6 ; de l’autre, douze traités contra judeos s’attachent à démonter les arguments des juifs, en les accusant de toute sorte de blasphèmes contre la divinité représentée. Les victimes désignées à leur fureur sacrilège sont les figures de l’Incarnation : le Christ, sous la forme d’hostie 7, mais aussi la Vierge, réceptacle du mystère. La polémique anti-juive permet de préciser la valeur des images dans l’Église d’Occident 8, qui trouvent leur justification théologique dans le dogme de l’Incarnation. Au début du xiie siècle, le néoplatonisme du théologien syrien Pseudo-Denys l’Aréopagite (ve siècle), réaménagé par l’abbé Suger, produit un rapprochement entre l’Église byzantine et l’Église romaine. Ce qui achève de creuser l’écart, non seulement entre juifs et chrétiens, mais aussi, entre chrétiens et musulmans 9. À la fin du xiie siècle, on assiste à un retournement des attitudes de l’Église d’Occident par rapport à la figuration du divin 10. Preuve en est la controverse contre les hérétiques, où Alain de Lille réfute les opinions hostiles aux icônes proférées par les juifs et par les « Sarrasins » 11. Au tournant des xiie et le xiiie siècles, les pratiques cultuelles sont déjà fixées pour la chrétienté latine. Les formes de
3. Ibid., p. 99-100. 4. Ibid., p. 121-122 5. Ibid., p. 130. 6. « Tu ne feras aucune image sculptée, rien qui ressemble à ce qui est dans les cieux là-haut, ou sur la terre ici-bas, ou dans les eaux au-dessous de la terre », Ex. 20, 4, cité par G. Sed-Rajna, « L’argument de l’iconophobie juive », dans F. Boespflug – N. Lossky (dir.), Nicée, op. cit., p. 81. 7. Sur « la violence sacrilège du juif contre l’icône du Christ », voir G. de Tours, De gloria martyirum, XXI, PL 71, coll. 724, cité par J.-C. Schmitt, Le corps des images, op. cit., p. 382, n. 5. Ce thème traverse l’histoire. Gervais de Tilbury (1155-1234) mentionne, par exemple, une image du Christ qui continue de saigner depuis qu’un juif l’a blessée, cf. ibid., p. 219-220. 8. Ibid., p. 290. 9. Ibid., p. 86. 10. Ibid., p. 90. 11. Contra haereticos libri IV, IV, 11, PL, 210, 428, ibid., p. 373, n. 60.
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Le drame de la Vierge vénération publique comprennent des processions, l’adoration des saintes images qui protègent, tour à tour, une confrérie, une paroisse ou une ville, et leur usage dans le théâtre religieux 12. Là, encore, il s’agit de rejeter les accusations de paganisme et de se défendre des critiques que juifs et musulmans, tour à tour, adressent aux chrétiens 13. En dehors de ces polémiques réelles, l’iconoclasme musulman constitue un lieu commun ancien dans l’imaginaire chrétien. Le rejet musulman de la figuration est un « mythe » qui a influencé non seulement la production populaire de légendes et de récits, mais aussi la production savante et scientifique d’ouvrages occidentaux traitant de la religion ou de l’art islamique. Déjà dans les années 1930, Thomas Arnold l’avait mis en question dans son ouvrage sur la place de la peinture dans la culture musulmane 14. L’auteur y cite la plus ancienne des chroniques consacrées à l’histoire de La Mecque, faisant état de l’entrée triomphale des troupes musulmanes au sanctuaire : lorsque Mahomet pénètre dans l’édifice cubique de la Ka’aba, entièrement couvert de peintures, le prophète donne l’ordre de les effacer, toutes, à l’exception d’une figuration de Marie et de Jésus sur un pilier 15. L’historien explique cette attention par le respect qui, dans la religion islamique, entoure la Vierge, à laquelle une sourate entière du Coran est consacrée. Néanmoins, la perception du musulman comme destructeur d’icônes apparaît dès la fin du viie siècle, dans le cadre des controverses sur la représentation du divin qui ont animé cette époque 16. La littérature chrétienne d’Orient les évoque, comme ce « recueil d’histoires miraculeuses » où le moine Anastase décrit les agressions musulmanes envers les images, leur saignement et la mort des agresseurs 17. Loin de se limiter à faire connaître les miracles des images, cette littérature polémique sert à attester leurs pouvoirs, l’écoulement de sang étant la preuve tangible du principe surnaturel qui les habite. Un autre exemple est la Passion d’Antoine Ruwah, un texte syrien, rédigé en langue arabe dans la première moitié du ixe siècle, qui narre la conversion d’un noble appartenant à la tribu du prophète Mahomet, martyr du christianisme, dénoncé pour apostasie par sa propre famille, mis à mort à Damas le 25 décembre 799 18. Du côté de la chrétienté occidentale, la confrontation, à partir du viiie siècle, entre les populations chrétiennes d’Espagne et les envahisseurs musulmans s’est aussi cristallisée autour des images religieuses. En font état les Cantigas de Nuestra Señora composées, quatre siècles plus tard, par le roi Alphonse X le Sage (1221-1284) dans
12. Ibid., p. 91. 13. G. Durand, Rationale Divinorum officiorum, 1-3, Naples, 1859, p. 22-27, cité par J.-C. Schmitt, Le corps des images, op. cit., p. 374, n. 68. 14. T. Arnold, Painting in Islam. A Study of the Place of Pictorial Art in Muslim Culture, Piscataway (N. J.), Gorgias press, 1965. 15. Ibid., p. 6. 16. À propos de l’assimilation de l’iconoclaste au Sarrasin, voir la lettre du patriarche Germain à Thomas, l’évêque iconoclaste de Claudiopolis, citée par le concile de Nicée II (Mansi XIII, 109 DE), cité par P. A. Michaud, Le peuple des images : Essai d’anthropologie figurative, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, p. 57. 17. Cités par M. Wilk, « Les attentats musulmans contre les images et les édifices religieux dans les Cantigas de Santa María », dans D. Donadieu-Rigaut (dir.), Images Re-vues. Histoire, anthropologie et théorie de l’art 2 (mars 2006), L’image abîmée, revue en ligne consultable sur Internet à l’adresse www. imagesrevues.org/archives.php (mars 2008). 18. Ibid.
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Chapitre vi le contexte de la reconquête chrétienne de la péninsule ibérique 19. Lieu commun de l’hagiographie chrétienne orientale 20, le schéma de la conversion musulmane au christianisme y est le même qu’en Occident : atteinte à l’image, traitée comme si elle était un objet inanimé, réaction de l’image, qui prouve ainsi qu’elle n’est pas un objet inerte, conversion comme validation du dogme chrétien de l’Incarnation (on ne saurait négliger le fait qu’Antoine Ruwah meurt le jour de Noël, le jour où Dieu s’incarne dans l’Enfant Jésus). Les récits chrétiens d’Orient et d’Occident adoptent des formes symétriques de réfutation de l’iconoclasme. Que se passe-il lorsque nous passons du côté des « iconoclastes » ? Il n’y a pas, dans le Coran, l’équivalent de l’interdiction biblique de représenter le divin, mais seulement celle de le figurer de manière anthropomorphe 21. Les musulmans considèrent comme « impies » ceux qui confondent la divinité et sa représentation sensible, comme en témoigne la remarque d’un prince mahométan critiquant, au xiie siècle, les croisés qui prennent l’image du Christ dans les bras de Marie pour le « Dieu enfant » 22. Ce que l’islam interdit, ce qu’il qualifie comme « idolâtrie » – shirk en arabe –, c’est le culte voué à un objet matériel 23, fût-il une image ; c’est, plus précisément, l’association entre Dieu et la matière, fût-elle une personne. Christologie et rachat de l’image étant étroitement liés, considérer le Christ comme un homme et non comme un Dieu équivaut à faire déchoir l’image au rang de la matière. Des documents attestent cette théorie et cette pratique musulmanes anti-image pour le passé lointain, comme l’édit par lequel le calife Yazid II, entre 720 et 724, supprima les représentations dans les églises chrétiennes d’Égypte, et le texte de son prédécesseur, Omar II, qui signale expressément la prohibition et la destruction de toutes les croix sur le territoire sous sa domination 24. Ces agressions d’images ont eu un rôle certain dans l’élaboration d’un ensemble de dispositifs susceptibles de les défendre. Si au Moyen Âge, l’interdiction de figurer Dieu distingue le christianisme à la fois du judaïsme et de l’islam, à l’époque moderne, la vénération de statues tridimensionnelles divise les chrétiens entre eux. Catholiques et protestants ont été impliqués dans une nouvelle définition du rôle de la figuration de la divinité dans le culte, définition qui tracera la frontière entre les différentes confessions chrétiennes 25. En France, les guerres de religion – guerres civiles s’il en est – se sont cristal-
19. Ibid. 20. J. Tolan, Les Sarrasins : l’islam dans l’imagination européenne au Moyen Âge, Paris, Flammarion, 2003, p. 98. 21. A. S. Melikian-Chirvani, « L’Islam, le Verbe et l’Image », dans F. Boespflung – N. Lossky (dir.), Nicée, op. cit., p. 90. L’auteur éclaire la nature du rapport entre Verbe et image dans l’islam p. 89-117. 22. « La majesté du Très-Haut se moque de tout ce que peuvent dire les impies », conclut le prince syrien, cité par A. Miquel, Ousâma. Un prince syrien face aux croisés, Paris, Fayard, 1986, p. 89, cité par J.-C. Schmitt, Le corps des images, op. cit., p. 373, n. 51. 23. A. S. Melikian-Chirvani, « L’Islam, le Verbe et l’Image », op. cit., p. 91. 24. Ces deux documents sont cités par A. Grabar, L’iconoclasme byzantin, Paris, Flammarion, 1998 (1re édition 1984), p. 155. L’auteur pose la question de l’influence de l’aniconisme musulman sur l’iconoclasme byzantin. 25. Sur les rééditions et les réinterprétations des textes du concile de Nicée II dans le cadre de la contestation protestante du culte chrétien des images, voir O. Christin, « Édition et citation du concile de Nicée dans la polémique contre les Protestants en France », dans F. Boespflug – N. Lossky (dir.), Nicée, op. cit., p. 339-343. Sur les positions de Luther et de Calvin à propos du culte des images :
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Le drame de la Vierge lisées autour des objets cultuels. Parmi eux, les images mariales et les croix ont été les cibles privilégiées de l’iconoclasme des Réformés 26. Étrangement, les violences iconoclastes des protestants ont ressuscité le spectre des Maures. Un témoignage de la ville de Nîmes, daté de la seconde moitié du xvie siècle (1561), rapporte les tortures que les Réformés font subir aux marchands catholiques : « par tourmens autant et plus que cruels que jamais firent Turcs ni barbares à chrestiens pour leur faire déclarer où estoient les croix, calices et richesses des églises qu’ils ne trouvoient pas » 27. Si l’Espagne ne connut pas de crises iconoclastes de la même ampleur que celles qui se sont produites sur le territoire français lors de la « reconquête catholique » 28, le culte des icônes n’y suscita pas moins d’appréhensions. La présence des Maures et des morisques sur le sol espagnol a-t-elle poussé les clercs à développer un appareil argumentatif pour défendre et justifier le culte des images ? À l’époque de l’expulsion des moriscos, les fêtes de Moros y Cristianos ont-elles constitué un lieu polémique à partir duquel la place des images a été renégociée, entre la communauté chrétienne et le clergé local, entre ce dernier et les représentants de l’Église romaine ? Ont-elles été le lieu ou l’un des lieux à partir desquels l’image a été « réformée », mise aux normes, conformée aux nouvelles exigences catholiques ? Cette hypothèse se fonde sur un corpus de textes de théâtre liturgique récités à l’occasion des fêtes de Moros y Cristianos et sur les pratiques festives observées entre 1993 et 2003. Les uns et les autres délivrent, avec des langages différents et complémentaires, une véritable théologie de l’image. Implicite dans les gestes, parfois explicitée dans les discours que les autochtones produisent sur leurs propres pratiques, cette théorisation indigène est relayée par le message pédagogique livré par les pièces de théâtre. Pouvons-nous considérer ces théâtres religieux, développés à partir du xviie siècle, comme des dispositifs idéologiques aptes à produire les arguments pour justifier le culte des images dans un pays où les musulmans ont laissé des traces profondes, même après l’expulsion des moriscos (1610) ? Voila une piste de recherche que l’ethnologue suggère à l’historien de l’époque moderne. Pour l’époque contemporaine, les enquêtes de terrain que j’ai menées dans les trois régions espagnoles où les festivités de « Maures et Chrétiens » sont attestées aujourd’hui – l’Aragon, le pays valencien et l’Andalousie – m’amènent à affirmer que la fête est le moment où l’image est mise à l’épreuve rituellement. Elle est ce « moment critique » au cours duquel les sociétés interrogent sa légitimité, testent les conditions auxquelles elle peut, de plein droit, être reçue comme « image reli-
D. Menozzi (dir.), Les images. L’Église et les arts visuels, Paris, Cerf, 1991, p. 163-179 ; A. Besançon, L’image interdite : une histoire intellectuelle de l’iconoclasme, Paris, Fayard, 1994, p. 253-259. Sur la Contre-Réforme, ibid., p. 189-207. Sur le badigeonnage de mosaïques et de figurations de saints, en particulier de la Vierge, dans les communes réformées des Grisons, voir S. Boscani Leoni, « Les images abîmées, entre iconoclasme, pratiques religieuses et rituels magiques », dans D. Donadieu-Rigaut (dir.), L’image abîmée, op. cit. 26. À propos des affrontements entre catholiques et protestants français, au xvie siècle, autour des images saintes : O. Christin, Une révolution symbolique. L’iconoclasme huguenot et la reconstruction catholique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991. 27. Témoignage cité par O. Christin, ibid., p. 72-73. 28. Le terme est utilisé par O. Christin pour écarter celui de Contre-Réforme gommant la complexité et l’inventivité d’un phénomène qui ne se réduit pas à une simple réaction (ibid., p. 14).
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Chapitre vi gieuse » 29. Réhabiliter l’image et son usage orthodoxe équivaut à restaurer l’identité religieuse de ces sociétés qui ont été en contact avec les Maures, étant donné que le dogme de l’Incarnation – fondement de la possibilité de figurer la divinité et de la représentation tout court – distingue la religion catholique des autres religions du Livre. Nous verrons comment les Maures sont caractérisés tantôt comme iconoclastes – agresseurs potentiels des représentations anthropomorphes de la divinité –, tantôt comme idolâtres – amants des Vierges sur le mode de l’excès, de la passion effrénée ou du désir aveugle. Je tâcherai de montrer à travers quelles procédures leur exemple, ou leur contre-exemple, permet aux chrétiens d’établir la « bonne distance » par rapport à l’Imagen. En Espagne, la Vierge, cette figure de l’Incarnation, incarne plusieurs paradoxes du catholicisme que j’explorerai à partir d’une anthropologie comparative des fêtes de « Maures et Chrétiens » et des réponses rituelles ou argumentatives qu’elles apportent à ces controverses. À la fin de ce parcours, qui nous conduira à considérer la figure du Républicain comme iconoclaste, nous reviendrons en Sicile pour voir comment les mafieux, dès lors qu’ils sont devenus les « ennemis des chrétiens », ont été « contaminés » 30, dans la perception de la société sicilienne et italienne, par le « mal de l’idolâtrie », autre face de l’iconoclasme. Mais avant d’entamer ce chemin, il convient de décrire la nature de l’objet étudié, ces phénomènes dits Moros y Cristianos hybridant des formes théâtralisées et ritualisées. En effet, cette hybridation constitue elle-même l’occasion d’une glose locale sur l’authenticité de ces usages festifs, qui dépend de leur degré de spectacularisation. Ce discours sur les ordres de la représentation, produit par les chrétiens et les chrétiennes qui célèbrent ces fêtes, est partie intégrante de la réflexion. II. Entre rite et théâtre C’est autour du xviie siècle que les « fêtes de Maures et Chrétiens » acquièrent leur forme actuelle, le thème du conflit interreligieux s’articulant aux célébrations vouées au saint patron ou à la vierge locale. Les spécialistes du théâtre espagnol qualifient les représentations de Moros y Cristianos comme une « para-liturgie » 31, à cause de leur étroite imbrication avec des cérémonies religieuses (messes, pèlerinages, processions) se déroulant au sein des mêmes ensembles festifs. Au point culminant du spectacle, l’apparition de la croix, de la Vierge ou du saint vient brouiller les frontières entre la pièce de théâtre et le rite religieux présentifiant le divin. À propos du théâtre baroque, José María Díez Borque parle d’un « espace d’indécision, c’est-à-dire, d’une perméabilité de frontières entre les espaces de la fête et les espaces du théâtre » 32. Dans les réjouissances actuelles, les limites sont encore fluctuantes entre la pièce de théâtre et les affrontements ritualisés entre
29. S’attacher aux « moments critiques » de l’image, c’est l’approche proposée dans l’Introduction de l’ouvrage d’O. Christin et D. Gamboni (dir.), Crises, op.cit. 30. Je reprends l’expression utilisée par Leoluca Orlando (chapitre iii) pour décrire les phénomènes de contact culturel en Sicile. 31. D. Brisset, Fiestas, op. cit., p. 14. 32. J. M. Díez Borque, « Relaciones », op. cit., p. 20.
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Le drame de la Vierge Maures et Chrétiens 33. Ces manifestations ont ceci de particulier qu’elles ne se déroulent pas à l’intérieur d’un théâtre stricto sensu, mais sur une scène aménagée en plein air, sur le parvis de l’église ou sur la place de l’ancienne cité, près d’un monument ou dans un décor naturel que l’on veut immuable, dans un paysage inchangé implicitement désigné comme témoin de l’événement fondateur représenté. À Zújar aussi bien qu’à Aínsa, l’espace théâtral est délimité par une corde, équipé de chaises pour les spectateurs, muni d’une scène et pourvu de coulisses pour les acteurs : mais en a-t-il toujours été ainsi ? Et, quand bien même, ces dispositifs scéniques sont-ils suffisants pour que l’on puisse ranger ces performances dans le cadre restreint du théâtre ? Tout se passe comme si ce théâtre se déniait comme tel, comme s’il n’était qu’une machine à remonter le temps pour faire revivre aux habitants d’une ville chrétienne le mystère de son origine. Les récits d’origine changent chaque fois, convoquant des personnages historiques, légendaires ou religieux fort différents. Mais quel est le tissu symbolique de ces fêtes ? Pouvons-nous dégager les fils qui les relient, au-delà des distances qui les séparent, aussi bien dans l’espace que dans le temps ? — La redéfinition du statut de l’image, dans ses multiples acceptions, est l’enjeu principal de toutes ces figurations catholiques de la confrontation à l’islam. Représentations théâtrales, masques, beauté féminine, statues religieuses, parures festives… : ces « apparences trompeuses » sont renvoyées du côté des Infidèles, jusqu’à ce que les rites festifs en rétablissent le bon usage chrétien. — La question de l’image vient croiser celle de la conversion, système sous-jacent à toutes les célébrations de Moros y Cristianos. À la fin des réjouissances, le Maure est converti par un « signe » chrétien (croix, statue mariale…) dont il reconnaît dès lors le pouvoir. En retour, le néophyte convertit l’idole en icône chrétienne, en restaurant son orthodoxie. — Étroitement imbriqué à la « conversion du Maure », le mariage est désigné comme l’issue du conflit interconfessionnel. Le produit final de ces célébrations est le couple formé par le Chrétien et la Chrétienne, qui ne sont que le Maure et la Maure convertis. Ces derniers affichent leur renoncement au masque et au fard, aux attraits de l’apparence et aux séductions de la beauté, se rapprochant ainsi de l’imago Christi. — Corollaire de la conversion et du mariage, la « mort du Maure », théâtralement ou rituellement jouée, coïncide avec la destruction des idoles mobilisées dans le temps festif. Si la démarche comparatiste nous a permis de dégager la charpente symbolique qui organise ces phénomènes festifs, le recours à l’histoire constituera un support méthodologique en même temps qu’une source de connaissances indispensables pour faire la part du réel, saisir les fondements du symbolisme, révéler sa texture, en laissant apparaître les différentes sédimentations sémantiques qui structurent et traversent les fêtes contemporaines de « Maures et Chrétiens ». Mon propos sera de dégager la structure formelle des fêtes de Moros y Cristianos afin de montrer leur parenté, de l’Andalousie au pays valencien et à l’Aragon, et leur souci commun d’introduire un questionnement sur l’idolâtrie, tout en la situant
33. M. S. Carrasco Urgoiti, « La escenificación », op. cit., p. 28-29, identifie dans les « ambassades » du Maure et du Chrétien – ces défis verbaux présents dans nombre de fêtes de Moros y Cristianos du pays valencien – la matrice des comédies en trois actes qui célèbrent le triomphe de la foi chrétienne.
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Chapitre vi du côté des Maures. Nous verrons comment, dans leur effort pour définir l’orthodoxie de l’image, les sociétés tâchent de la situer par rapport au texte, dont il faut qu’elle s’approche, et par rapport à l’idole, dont il faut qu’elle s’éloigne. Quelle est la succession d’épreuves au cours desquelles se joue la transformation du statut des images ? Quels sont les temps et les lieux préposés à ces épreuves ? III. Entre maures et chrétiens Un des aspects caractéristiques des fêtes de Moros y Cristianos est leur dimension composite, mêlant des pratiques dévotionnelles à des pratiques rituelles. À Zújar, la représentation théâtrale s’articule avec un pèlerinage, manifestation qui, aussi bien dans le passé que dans le présent, a attiré la suspicion des clercs. Les déplacements de la Vierge – de l’église à l’ermitage, du pèlerinage au théâtre, de la scène à l’église – coïncident avec le mouvement de bascule que la statue mariale accomplit entre l’univers chrétien et l’univers maure. Chacun de ces deux univers possède son code esthétique, dont la Vierge se fait l’interprète, changeant, d’un jour à l’autre, la couleur de sa robe. Dans la pièce en deux actes appelée le Cautiverio y Rescate de Nuestra Señora de la Cabeza, l’Image (Imagen dans le texte), est capturée par les Maures (Cautiverio) avant d’être rachetée par les Chrétiens (Rescate). Lors du pèlerinage, la statue mariale accompagne une communauté qui, mimant rituellement le rapt de la Vierge, devient temporairement maure avant de retrouver son identité chrétienne. Nous allons décrire les séquences où la Vierge passe du camp chrétien au camp maure, ainsi que les attitudes des habitants de Zújar lorsqu’ils retiennent la Vierge en captivité. Mais avant, il nous faut découvrir l’histoire de la Imagen de una misteriosa mujer que dice llamarse Santa María de la Cabeza 34, « l’Image d’une femme mystérieuse qui dit s’appeler Sainte Marie de la Tête ». Nous devons reconnaître, dans cette « mystérieuse femme » dont parle le texte théâtral Nuestra Señora de Atocha, l’épouse de San Isidro selon la tradition hagiographique. « Mariée » au patron de Madrid, cette Vierge est restée à jamais associée à la reconquête du territoire espagnol par les chrétiens 35. Si au xiie siècle, comme nous l’avons vu précédemment (chapitre iii), sainte Rosalie est associée à la rechristianisation de la Sicile arabe par les Normands, en Espagne, tout au long de la Reconquista (ixe-xve siècle), les Vierges redessinent les frontières de la chrétienté, frontières qu’il faudra consolider après l’expulsion des derniers moriscos (1611). La dévotion à la Virgen de la Cabeza de Zújar remonte à l’époque où, entre 1572 et 1579, les morisques furent expulsés de la région. Cette ville maure que l’archevêque de Tolède n’avait pas réussi à christianiser en 1231, et qui avait opposé une résistance héroïque aux Rois Catholiques de Grenade en 1489, était habitée presque exclusivement par des Maures convertis lorsqu’elle fut repeuplée par des chrétiens provenant de Jaén. Dès lors, elle se voua à cette Vierge dont le culte marque les étapes de l’évangélisation. Au fur et à mesure que les villages andalous
34. Ainsi est-elle appelée dans la pièce de théâtre : C. Muñoz Renedo, La representación de « Moros y Cristianos » de Zújar. Cautiverio y Rescate de N.a S.a de la Cabeza de Zújar, Madrid, Consejo Superior de Investigaciones Cientificas, 1972, p. 98. 35. M. J. Del Río Barredo, « Agiografia e cronaca di una capitale incerta (Madrid e Isidoro Labrador, 1590-1620) », dans G. Fiume (dir.), Il santo patrono, op. cit., p. 45-67.
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Le drame de la Vierge désertés par les populations morisques étaient repeuplés, les « vieux chrétiens » 36 faisaient construire en l’honneur de la Virgen de la Cabeza un ermitage sur le point culminant des environs, reproduisant ainsi le modèle d’Andújar. Son territoire avait été arraché aux Maures depuis à peine huit ans quand, en 1227, cette Vierge apparut à un berger au sommet de la montagne du Cabezo de Sierra. C’est de là-haut, dit la légende, que l’image mariale fut transférée dans la ville dont elle devint la patronne 37. Le procès en canonisation de María de la Cabeza signale que ses reliques avaient été enterrées par crainte des Maures 38. Cette légende est reprise dans le texte théâtral interprété à Zújar. Composé entre 1713 et 1725 par un auteur de l’école de Calderón de la Barca, le drame du Cautiverio y Rescate de Nuestra Señora de la Cabeza de Zújar est l’une de ces représentations à thème mauresque qui furent en vogue de la fin du xvie siècle au premier tiers du xviiie 39. Les farces de « Maures et Chrétiens » représentaient, là où le passé mauresque était encore vivant, la légende de l’icône cachée par les chrétiens de peur qu’elle ne soit outragée ou détruite par les Maures, et retrouvée par un berger grâce à l’intervention divine 40. Dans la tradition littéraire de Lope de Vega (Los hechos de Garcilaso de la Vega y Moro Tarfe, El cerco de Santa Fe…), modèle du théâtre du Siècle d’Or, la provocation du Maure se manifeste à travers une agression contre l’image de la Vierge 41. Ce thème apparaît dès l’époque de la Reconquista. Parmi les Cantigas de Nuestra Señora d’Alphonse le Sage, les n° 99 et n° 215 racontent des attentats musulmans contre les images religieuses. Dans la première, Marie détruit une armée de Maures qui porte atteinte à son icône. Dans la seconde, la Vierge se plaint des « nombreux tourments que lui faisaient subir les Maures » (muitos tormento que lle fazian os mauros) qui, lors de la seconde incursion du sultan Abû Yûsûf Ya’cûb (entre 1275 et 1277-8) pénètrent dans une église et enlèvent l’image mariale, avec l’intention de la détruire. Blessée, lapidée, brûlée, noyée, l’image résiste à toutes les attaques et convainc les Maures de ses pouvoirs. Il ne reste au roi maure de Grenade qu’à envoyer la statue miraculeuse à Alphonse X qui lui fait consacrer une chapelle. Dans cette littérature chrétienne, les images mariales sont des objets dont la valeur finit par être aussi reconnue par les musulmans, qui les enlèvent plus souvent qu’ils ne les détruisent. L’une des variantes de la légende chrétienne concernant la Virgen de la Cabeza raconte l’histoire de l’image volée par les pirates et le rachat chrétien de la statue rançonnée 42. Or, si la légende d’origine de la Virgen de la Cabeza narre l’ensevelissement de sa statue au temps des Maures, la mémoire locale rappelle son enterrement à l’époque des violences, bien plus réelles, des Républicains contre les images 43. La encore, Zújar suit les traces d’Andujar où la
36. On désigne par ce terme les populations dont l’ascendance chrétienne peut remonter au-delà d’un certain nombre de générations. 37. C. Muñoz Renedo, La representación, op. cit., p. 169. 38. M. J. Del Río Barredo, « Agiografia », op. cit., p. 60. 39. El Triunfo del Ave María ou La Toma de Granada, considérés comme ses modèles directs, ont été écrits au milieu du xviie siècle : D. Brisset, op. cit., p. 98. 40. Bien d’autres images chrétiennes sont censées avoir été ensevelies sous terre pour échapper à la fureur iconoclaste des juifs ou des païens : J.-C. Schmitt, Le corps des images, op. cit., p. 202. 41. M. S. Carrasco Urgoiti, « La escenificación », op. cit., p. 31. 42. C. Muñoz Renedo, La representación, op. cit., p. 13. 43. Ibid, p. 181.
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Chapitre vi Virgen de la Cabeza, une vierge noire refaite, en 1944, sur le modèle de celle qui avait été détruite par les Républicains en 1936, attire chaque année des milliers de pèlerins. L’histoire suit le parcours du mythe et les Républicains viennent occuper la place des Maures profanateurs d’images. La résurrection du culte de la « Vierge de la Tête » a pris une signification politique non seulement dans des villes et villages périphériques, mais aussi dans la capitale de l’Espagne. Le 20 mai 1940, sur ordre du général Franco, la Vierge d’Atocha préside les « fêtes de la victoire » de Madrid, accompagnée par le Christ Noir de Lépante, venu expressément de Barcelone 44. Cette dernière image, aujourd’hui conservée dans une chapelle de la cathédrale barcelonaise, est, elle aussi, liée à l’histoire du conflit entre les Maures et les chrétiens. La légende d’origine de cette statue accolée à un crucifix en bois, que l’on dit avoir été assombrie par le toucher des fidèles, raconte que, dressée sur la proue d’une galère chrétienne lors de la bataille de Lépante (1571), elle aurait évité l’impact avec une balle turque, assurant la victoire des chrétiens malgré leur infériorité numérique. Quelques années à peine avant les exploits du Christ Noir, en 1564, Barcelone avait été attaquée par les pirates barbaresques, ce qui avait incité beaucoup de Catalans à participer à la répression de la rébellion des moriscos de Grenade (1568-1570). Le culte que les habitants de la capitale de la Catalogne vouent au Christ Noir s’explique par leur engagement dans la lutte contre les Infidèles 45. Mais comment comprendre l’intensification de la dévotion au Christ de Lépante pendant la dictature franquiste ? Pendant la guerre civile, le Christ Noir est déplacé à Darnius, près de la frontière avec la France, pour être mis à l’abri des Républicains. À la fin de 1939, un mois après l’entrée des troupes franquistes à Barcelone, la presse annonce le désir de la ville de rendre un hommage solennel au Christ de Lépante, vœu qui se réalise le 5 mars de l’année d’après, sur la Plaza de Catalunya, avec la participation des autorités civiques et militaires, du clergé de la cathédrale et de la curie romaine. Deux mois après cette cérémonie, la « Fête de la victoire », célébrée à Madrid, est présidée par le couple formé par la Vierge de la rechristianisation et le Christ qui arrêta l’avancée des Turcs en Méditerranée. Assimilant les Républicains aux Infidèles, ces célébrations religieuses légitiment le régime du général qui a conjuré le « danger rouge » comme une mission divine 46. Les violences subies par les images religieuses ne sont pourtant pas le seul fait des musulmans ou des Républicains. Le drame de « Moros y Cristianos » représenté à Zújar, le Cautiverio y Rescate de Nuestra Señora de la Cabeza, a comme thème l’enlèvement de la Vierge par les Maures et son rachat par les chrétiens.
44. A. Fedele, « La figura del Santo Cristo de Lepanto en la Catedral de Barcelona, puerta hacia el mundo de arriba para la comunicación y la negociación con lo Divino », Actas del IX Congreso de Antropología de la FAAEE, Barcelona, 2002. Je remercie Anna Fedele, docteur en anthropologie de l’Université Autonome de Barcelone, de m’avoir fait connaître ce dossier et de m’avoir aussi communiqué le texte inédit : « La figura del santo Cristo de Lepanto de la catedral de Barcelona : entre la cruz y la luna, de la batalla al símbolo », de Anna M. Pardo Miquela, Universitat Autónoma de Barcelona, 1999. Sur le Christ de Lépante, voir aussi F. Solá, El Sant Crist de Lepant (monografia histórica), Estel, Barcelone, 1950. 45. Nous pouvons rapprocher le Christ Noir de Lépante de San Benedetto il Moro, canonisé à Palerme la même époque (cf. chapitre iii). Notons que cet esclave converti a la même couleur que le Christ de la victoire chrétienne sur les Maures. 46. 300 000 fidèles participèrent aux rites de Carême voués au Christ de Lépante en 1941.
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Le drame de la Vierge Mais, lorsque de ce théâtre qui présente les mahométans comme des profanateurs d’icônes, l’on se tourne vers les rituels qui entourent et ont entouré l’image, une autre vérité apparaît. Une polémique ancienne est, chaque année, ravivée par le pèlerinage accompli, depuis le début du xviie siècle, au Jabalcón, lieu où surgit la chapelle édifiée en l’honneur de la Virgen de la Cabeza. Si ce pèlerinage a toujours été regardé avec méfiance par les autorités ecclésiastiques, c’est qu’il alimente un débat très vif sur le « bon » et le « mauvais » usage de l’image mariale. La controverse implique les habitants de Zújar, le curé local, les membres de la Confrérie des Romeros, les « Pèlerins » qui, à l’occasion de la fête patronale, se chargent de monter la Vierge à l’ermitage, et les Hermanos, les « Confrères » de la Virgen de la Cabeza, qui s’occupent de la statue le reste du temps. Aujourd’hui encore, lorsque les Romeros reviennent du Jabalcón, les Hermanos les suspectent d’avoir maltraité la Vierge. Il est vrai que les « Pèlerins », les jeunes gens qui courent sur le sentier escarpé du Jabalcón, bousculent la châsse, malmènent leur patronne et, parfois même, l’insultent. Leur comportement outrageant peut être considéré comme iconoclaste en ce qu’il reproduit des gestes dont Olivier Christin a mis à jour la logique sémantique pour les huguenots 47. Il s’agit de traiter, ou plutôt de maltraiter l’image comme une personne vivante afin de vérifier qu’elle n’est pas animée comme on voudrait le laisser croire, qu’elle n’est donc qu’un objet inanimé. Plusieurs fois, les pèlerins demandent à la Virgen de la Cabeza : « As-tu soif ? », puis lui tendant une gourde : « Bois ! C’est du vinaigre ! » lui disent-ils 48, et puisqu’elle ne répond pas, ils maculent sa robe de vin. Cette attitude méprisante assimile aussi les Romeros aux juifs, narguant le Christ qu’ils ne reconnaissent pas comme une image de Dieu pour éprouver sa prétendue majesté. Tout comme les juifs et les maures, les Romeros sont des blasphémateurs. Le pèlerinage aboutit au point le plus haut de la montagne, à l’endroit où se dresse le sanctuaire dédié à la Virgen de la Cabeza, habité par une statuette de couleur brunâtre, copie de la Chiquitilla, « la Toute Petite », comme on appelle la Vierge de Zújar. Il s’agit de la petite statue en bois qui garde le sanctuaire au sommet du mont Jabalcón. De couleur sombre, de facture grossière, au sourire grimaçant, presque diabolique, « laide et mal faite » au dire de ceux-là mêmes qui la vénèrent, cette Vierge de montagne inverse diamétralement les caractères de celle qui reste pendant toute l’année dans l’église du village. Néanmoins, un fil subtil relie la patronne de Zújar à son double grotesque. Comment expliquer autrement le fait qu’on appelle l’éclatante Señora de Zújar « Virgen Morenita » ? Malgré le teint clair de son visage, qui reprend certains canons de beauté éthérée de l’iconographie mariale, le terme morena, « brune », est parmi ceux qui reviennent le plus souvent dans les poèmes écrits pour la Virgen de la Cabeza 49. Cette dualité de la « Vierge maure et chrétienne », comme on l’appelle ici, dissimule, derrière l’ambiguïté ethnique, une ambivalence religieuse. Des statues « laides » ont été confectionnées, dans la chrétienté occidentale, par les hérétiques, fétichistes ou sorciers détournant, de façon diabolique, le sens des rites chrétiens par inversion
47. O. Christin, Une révolution symbolique, op. cit., p. 131. 48. J’ai participé à la Romería, le pèlerinage au mont Jabalcón, en 1997 et en 2003, et remarqué les mêmes gestes et attitudes des jeunes Romeros envers la Vierge. 49. Ces poèmes sont régulièrement publiés dans la revue locale des fêtes. J’ai consulté la revue Fiestas patronales en honor de Ntra. Sra. de la Cabeza de l’année 1996.
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Chapitre vi de ses signes. L’usage de « peindre les images des saints de manière difforme » est, proprement, hérétique. Ainsi, au milieu du xiie siècle, les hérétiques du Midi de la France auraient façonné une Vierge en « femme très vilaine », hideuse, avec un seul œil 50. Telles ces images fabriquées par les hérétiques pour devenir l’objet de leur mépris, la disgracieuse vierge qui partage la vedette avec la Chiquitilla est-elle la Vierge des Maures, assimilés aux hérétiques en vertu de l’iconoclasme qu’on leur attribue ? La couleur brune de l’étonnante sculpture qui habite les pentes escarpées du Jabalcón, ces espaces solitaires hantés par des esprits, est donc une catégorie religieuse, comme le teint mat attribué au Maure, qui n’est pourtant en rien plus brun que le chrétien 51, ou la noirceur de San Benedetto il Moro, dernière marque de son statut d’esclave converti (cf. chapitre iii). Les érudits attribuent un aspect « grossier » à la Vierge des origines : « Ceux qui repeuplèrent Zújar emportèrent avec eux une image très frustre (tosca) de la Virgen de la Cabeza qui, par la suite, fut remplacée par une autre image de meilleure facture, même si elle garda le même nom » 52. Revenons aux origines, à cette image tosca, « frustre », qui était en possession des premiers habitants de Zújar lorsqu’ils s’installèrent sur son territoire (entre 1572 et 1579). Lorsque Carmen Muñoz Renedo en parle, elle ajoute en note : Il résulte que, souvent, les prélats et les curés firent disparaître quelques images très frustres (toscas) et les remplacèrent par d’autres de meilleure facture dans les xiiie et xvie siècles, au fur et à mesure que le goût esthétique s’affinait […]. Il est très possible, et même crédible, après tout, qu’à l’époque des Wisigoths et pendant les premiers siècles de la Reconquista, quelques images vinrent de Constantinople ; que jusqu’au xe siècle, on façonna des images de facture grossière pour les Espagnols, en utilisant comme modèle celles d’Orient ; que pendant les xie et xiie siècles, la taille des images de Marie augmenta ; que durant les époques de risque d’incursions maures […] beaucoup d’entre elles furent cachées par les fidèles ; que certaines reparurent ou furent retrouvées après ; que d’autres étaient tenues pour être apparues […] et que nombre d’entre elles furent refaites ou remplacées pendant les xiie, xvie et xviie siècles 53.
La copie de la Virgen de la Cabeza s’apparente à ces images façonnées sur le modèle des icônes qui, après la prise de Constantinople par les Croisés (1204), arrivèrent de Terre Sainte 54, tirant leur légitimité de leur origine du berceau du christianisme 55. Ce double gardé au Jabalcón, lieu de la première apparition de la Vierge, ressemble, en effet, à ces sculptures « frustres » auxquelles on prête une origine orientale, primitives dans leur style archaïque. Cachées à l’époque de l’occupation maure, elles ont été retrouvées par les chrétiens redessinant, ainsi, le
50. J.-C. Schmitt, Le corps des images, op. cit., p. 149. 51. Une étude de B. Vincent a permis d’éclairer ce point, essentiel pour montrer la part imaginaire des catégorisations ethniques : B. Vincent, Andalucía, op. cit., p. 304. 52. C. Muñoz Renedo, La representación, op. cit., p. 184. 53. Citation du Tratado compendiado de Arqueología y Bellas Artes de Naval Ayerve, Francisco, Madrid, Arqueología y Bellas Artes, 1922, t. II, p. 50. 54. Sur l’arrivée de ces icônes de Constantinople au moment où les positions théologiques de l’Église d’Occident face à l’image se rapprochaient de celles de l’Église orientale, voir J.-C. Schmitt, Le corps des images, op. cit., p. 91. 55. Ibid., p. 232.
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Le drame de la Vierge périmètre d’un espace qui reconstruit sa cohérence avec l’Église d’Orient. Cette géographie chrétienne, enfouie pendant l’occupation maure, peut, désormais, réapparaître des tréfonds de la terre. La Virgen morena et la Vierge noire partagent l’identité ambiguë de ce village qui fut maure avant de redevenir chrétien. Voilà pourquoi les habitants de Zújar appellent la Virgen de la Cabeza « la Vierge maure et chrétienne », en inscrivant cette dualité dans ses capes, où sont brodés, côte à côte, une croix et un croissant de lune. Envers de la lumineuse Madone, La Vierge noire est une idole à convertir. N’incarne-t-elle pas la face obscure de l’image chrétienne ? Ces deux Vierges, placées à côté dans le sanctuaire marial, affichent la duplicité implicite au rituel, lui aussi disputé entre deux groupes : les Romeros, ceux qui ont gravi le Jabalcón en outrageant l’image comme des Maures ; les Hermanos, arrivés à l’ermitage en voiture, qui, à l’intérieur de l’église, silencieux, respectueux, assistent à la messe en se comportant en « bons chrétiens ». À l’extérieur, les « Pèlerins » se soûlent, mais c’est au nom de la Virgen de la Cabeza qu’ils font leur promesa de vino, leur vœu de vin, quand ils se mettent à genoux, lèvent les bras au ciel et ouvrent la bouche pour recevoir la giclée d’alcool que leurs compagnons font jaillir de la gourde. Cette montée au ciel où les jeunes gens ont exploré l’autre côté d’eux-mêmes est, en réalité, une descente aux enfers. Dans un dépôt en béton, symétrique à la chapelle consacrée à la Vierge, ils atteignent le paroxysme de l’ivresse et de leur ensauvagement rituel 56. Lorsqu’on pénètre à l’intérieur de cette pièce sans fenêtres, on a l’impression d’entrer dans un lieu de peine : on est saisi par une odeur âcre de vin, de sueur et de vomi. Les tambours ne cessent de jouer une musique infernale. Dans ce bruit assourdissant, les jeunes gens se jettent par terre, se roulent dans la boue, se frappent et se blessent, déchirent leurs vêtements et leur peau, et boivent sans répit. Mais dans cet enfer dantesque, c’est encore la Vierge qu’ils invoquent. « ¡ Guapa ! ¡ Guapa ! ¡ Guapa ! ¡ Guapa y guapa ! », « Belle ! Belle ! Belle ! Belle et belle ! », crient-ils dans leur délire. Dans cette fête de Moros y Cristianos, le partage en deux camps est, de fait, réversible. Le chemin du retour est celui du rachat. Silencieux, le regard bas, se soutenant les uns les autres de peur de « tomber », les pèlerins ressemblent à des pénitents. Ceux qui ne tiennent plus debout sont traînés par les autres comme des poids morts. Les plus ivres se laissent glisser, dévalent la montagne en dégringolant. Épuisés, les porteurs de la Vierge fléchissent leurs genoux, trébuchent sur leurs pieds. Mais il faut revenir chez soi, redevenir soi-même. Les Romeros boivent maintenant de l’eau. Les plus saouls sont trempés dans les flaques et les rigoles rencontrées sur la route, manière de les purifier, de les « baptiser » m’explique-t-on en plaisantant. C’est ainsi que ceux qui ont fait les Maures deviennent à nouveau chrétiens. L’eau opère le miracle : celle que l’on boit pour se purger, celle dont on frotte les plus sales afin de faire réapparaître les traits de leur visage noirci par la fange, celle où sont plongés les impénitents, celle que les Romeros se jettent avec des seaux tout au long de la « Descente », ou celle que la Vierge fait « miraculeusement » tomber du ciel à la fin de cette journée. Rouge comme la cape que la Virgen de la Cabeza porte lors de la Romería, jour du pèlerinage qui est aussi celui du Cautiverio, du rapt de l’image par les Maures interprété au théâtre, le vin trans-
56. Sur l’ivresse rituelle des jeunes, C. Amiel, « Traverses d’un pèlerinage. Les jeunes, le vin et les morts », Terrain 13 (1989), p. 15-28.
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Chapitre vi formé en eau par la grâce du rituel permet de se perdre et de se racheter, d’éprouver son altérité et de retrouver son identité restaurée. Lorsque, le lendemain, on joue la Rescate, le rachat chrétien de l’Imagen, le seul objet sur scène est la cruche d’eau qui sert à baptiser le Maure. Mais Zelín demande à Minardo, le criado chrétien, de le baptiser avec du bon vin 57. Et du vin attend les spectateurs et les acteurs qui, après ce dernier acte théâtral, avant de ramener la Vierge à l’église, vont se restaurer ensemble, Maures et Chrétiens, Hermanos et Romeros confondus. Si à El Grado, en Aragon, la légende transforme la vigne en chapelle mariale et le rituel fait du vin la boisson de la réconciliation entre Maures et Chrétiens (cf. chapitre ii), à Zújar, les fêtes s’achèvent sur une image de communion sous le signe de la « Vierge maure et chrétienne ». Depuis le Moyen Âge, cette dimension ecclésiale de la Vierge n’a cessé d’être mise en avant 58. Tout comme les « Vierges au manteau », la Virgen de la Cabeza a cette particularité : son mantón présente une forme qui s’élargit au fur et mesure que l’on descend 59. Dans la tradition catholique, ces manteaux en forme d’entonnoir, très souvent repris dans les façades des églises, représentent le bâtiment ecclésial réunissant les chrétiens 60. Cette sorte d’entonnoir mystique produit l’alchimie de la réduction à l’unité de ce qui est, au début, à la base de la pyramide, encore très disparate. En cela, la Vierge accomplit la même fonction unificatrice que la croix qui rassemble tous les hommes dans un seul et même corps mystique. Paul rappelle : « Oh vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous qui avez revêtu Christ, il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme, car vous tous n’êtes qu’un en Jésus Christ » 61. C’est dans le mystère de l’Incarnation auquel l’humanité participe à travers le baptême, donc, dans le sein de Marie, que se produit le miracle de l’unification de la société. C’est pourquoi la Vierge, cette figure de l’unité et de la médiation, peut abriter en son sein des groupes différents 62 – à Zújar, deux confréries « ennemies » : les Romeros et les Hermanos – qui finissent par se reconnaître comme membres de la même communauté chrétienne. Mère de tous les hommes par le Christ, elle les rend « tous frères » 63. Il nous semble entendre ce dicho de la Morisma incitant les Ainsetanos à dépasser les conflits et à se réconcilier (cf. chapitre iv). Ce qui ne manque pas de se réaliser rituellement dans le Bautizo de los Moros, que certains d’entre eux appellent le « Baptême des Maures et des Chrétiens ». Cet acte élargit à tous, acteurs et spectateurs confondus, cette conversion que seule la Reine Maure avait accomplie sur scène, conversion parachevée par son « mariage » avec le Roi Chrétien. On peut comparer le couple Roi Chrétien/Reine Maure avec le couple formé par le danois Knut le Grand et son épouse anglo-saxonne Aegilfu, représentés ensemble en train de poser une croix d’or sur l’autel de New Minster dans une image de la
57. « Bautizame con buen vino » (Acte II, v. 1619). 58. Voir l’iconographie mariale : D. Iogna-Prat – E. Palazzo (dir.), Le culte de la Vierge dans la société médiévale, Paris, Beauchesnes, 1996. 59. L’iconographie de ces vierges a été étudiée par D. Donadieu-Rigaut, Penser en images, op. cit. 60. Ibid., p. 65. 61. Gal. 3, 27-28. Cité par D. Donadieu-Rigaut, ibid., p. 63-64. 62. Sur l’image archétypale de la Vierge comme protectrice d’un ordre monastique et sur son extension à toute la société chrétienne, voir aussi D. Donadieu-Rigaut, « Les ordres religieux et le manteau de Marie », Cahiers de recherches Médiévales 8 (2001), p. 107-134. 63. Donadieu-Rigaut, Penser en images, op. cit., p. 64.
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Le drame de la Vierge fin du xie siècle 64 figurant l’union des conquérants et des autochtones. Témoins et garants de l’alliance des peuples, ces rois placés sous le signe de la croix rappellent, aussi, les « Noces » scellées par la fête palermitaine entre saint Benoît le Maure et sainte Rosalie, auxquels on accordait le pouvoir d’allier les contraires (cf. chapitre iii). Là encore, le mariage est utilisé comme modèle de refondation du social. À Aínsa, on s’en souvient, le rôle unifiant de la croix avait été joué, concrètement, par le texte fondateur de la Morisma, réunifiant, via les différentes phases de son écriture, à une société déchirée par les séquelles de la guerre civile (cf. chapitre i). Est-ce à dire qu’on prête à l’image, une fois convertie, le même pouvoir de réunifier que l’on attribue au texte ? IV. Entre image et texte La méfiance des religions du Livre pour les images est le contrepoint du privilège de vérité octroyé à l’Écriture. Jack Goody, dans La peur des représentations 65, fait remarquer à ce propos que c’est dans l’aire des grandes religions de l’écrit que la représentation visuelle, dans ses multiples formes, affiche sa nature « fallacieuse ». L’ambiguïté du théâtre s’en trouve renforcée. Ce Janus bifrons hybride le texte et la représentation, posant la question de la relation entre l’image et l’écrit au sein des sociétés chrétiennes. Dans les villes espagnoles où les célébrations de « Maures et Chrétiens » sont organisées autour d’un théâtre religieux, les exégèses indigènes enchevêtrent l’origine du culte chrétien, centré autour de la Vierge ou de la Croix, avec celle des textes interprétés, ce qui amène à s’interroger sur le statut sacré du texte théâtral. Leur examen révèle le rôle fondateur que ces pièces de théâtre jouent pour les communautés locales, mêlant leurs origines mythiques à celles du texte représenté. Si, à Aínsa, la fabrication d’une pièce unique qui réunit les rôles autrefois transmis oralement et détenus par les différentes familles locales correspond, comme on l’a vu (chapitre i), à la renaissance d’une société déchirée par la dictature, à Zújar, la réinvention du drame, caché au temps des guerres civiles comme les statues sacrées, est l’acte de refondation de la communauté chrétienne. La Morisma d’Aínsa commémore la victoire des chrétiens sur les Maures grâce à l’apparition miraculeuse d’une croix sur un chêne. Sa répétition, tous les deux ans, le 14 septembre – Fête de la Croix dans le calendrier liturgique –, assimile cette représentation théâtrale à une célébration religieuse. Comment laisser des acteurs célébrer le triomphe de la Croix sur les idoles des adversaires, sachant que le théâtre lui-même, en tant qu’apparence trompeuse, fait partie de ces idoles ? Autrement dit, à quelles conditions peut-on faire du théâtre dans un contexte chrétien ? Quelles précautions faut-il prendre pour que des chrétiens interprètent des rôles, revêtent des masques 66 ? Observant les pratiques chrétiennes du théâtre d’Aínsa, on remarque, en premier lieu, que seuls les acteurs jouant des rôles maures ont des coulisses. Les Chrétiens, eux, s’habillent chez eux « comme tous les jours », minimisant ainsi
64. J.-C. Schmitt, Le corps des images, op. cit., p. 209, l’image est à la p. 210. 65. J. Goody, La peur des représentations. L’ambivalence à l’égard des images, du théâtre, de la fiction, des reliques et de la sexualité, Paris, La Découverte, 2003. 66. Cette réflexion a été amorcée dans un travail précédent sur le statut du masque et du carnaval dans les sociétés chrétiennes : D. Puccio, Masques et dévoilements, op. cit.
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Chapitre vi l’écart entre le temps festif et le temps quotidien. Devenir Maure, c’est dissimuler son identité habituelle, en cachant ses cheveux sous un turban, en recouvrant son visage d’un voile de poudre brune. Ces opérations sont accomplies à l’Abadía, la « maison du curé », dans la salle de catéchisme, entre affiches du Christ et crucifix en bois, comme s’il fallait préserver une identité chrétienne en danger. Seuls les Maures se maquillent : « Ils peignent leur visage d’une couleur sombre. Les Chrétiens, rien, avec le visage normal ». Ces pratiques ne visent-elles pas à placer les Chrétiens du côté du « vrai » et, en retour, à assimiler l’espace de la fiction théâtrale à la « fausse » religion musulmane ? Le Diable et le Péché, deux personnages de la Morisma, parachèvent eux aussi leur déguisement à l’Abadía, certifiant ainsi leur appartenance au camp maure. Dans la pièce, le Pecado, équivalent local d’Arlequin, « diable du théâtre médiéval » 67, et le Diablo, son double, combattent à côté du roi Abderrahamán, auquel, dans l’un des dichos moros, Belcebú (Belzébuth) vient offrir ses hommes. D’ailleurs, Abderrahamán lui-même est appelé Señor Diablo 68. Sur la peau des démons, le grimage qui caractérise l’être maure atteint son comble : le brun devient noir et le visage se transforme en masque. Or, dans la tradition chrétienne, le diable, « idole parmi les idoles », capable de prendre toutes les apparences possibles pour tromper les hommes et les empêcher de voir le Dieu véritable, est la métaphore du masque. Puisque, comme il est dit dans la Genèse, la seule ressemblance légitime est celle en vertu de laquelle l’homme a été fait « à l’image de Dieu », tous les masques sont des faux-semblants diaboliques 69. Tous les Maures fardés et masqués sont, donc, au même titre que le Diable, dont ils ne sont qu’une copie à peine estompée, des illusions mensongères. Si dans les rituels exorcistes, le crucifix est censé pouvoir chasser l’image trompeuse du Malin, dans la Morisma, l’apparition de la Croix sur un chêne, signe glorieux de la victoire chrétienne, refoule le Diable et affole les Maures. Cet épisode, selon l’explication du metteur en scène José María Lacoma, renvoie à la victoire de Constantin sur les païens : « Constantin a gagné à Maxence, sur le pont Milvius, à Rome. Un signe est apparu sur le pont, qui disait : “In hoc signum vinces !” À partir de ce moment, la croix commence à être le signe des chrétiens ». Comme le précise Jean-Claude Schmitt, ce « moment fondateur de l’imagerie chrétienne se caractérise, paradoxalement, par un déficit d’images voire par une réticence implicite à l’égard des images matérielles » 70. Avant de signifier la naissance de Jésus comme imago Dei, ce signe chrétien annonce l’effacement du Fils de Dieu de la scène du monde. Est-ce pour cela que sa mort provoque, dans les sociétés chrétiennes, un deuil d’images (que l’on pense au rite catholique consistant à voiler, le Vendredi Saint, jour de la crucifixion, toutes les statues et les tableaux conservés dans les églises) ? Le dimanche de Pâques, jour de la Résurrection, toutes les effigies sont à nouveau dévoilées. Est-ce à dire que seule
67. D. Fabre, La fête en Languedoc. Regards sur le Carnaval aujourd’hui, Toulouse, Privat, 1977, p. 187. 68. L’association entre diables et Maures s’enracine dans la longue durée. À propos d’une « Danse de la Reconquête d’Espagne » mise en scène en 1592, J. Deleito y Piñuelas précise qu’« on interprétait aussi des danses qui étaient de véritables pantomimes simulant un combat entre anges et diables, ces derniers déguisés en maures », cité par B. Ares Queija, « Une représentation », op. cit., p. 160. 69. J.-C. Schmitt, « Les masques, le diable, les morts dans l’occident médiéval », Cahiers du Centre d’Études Médiévales de Nice 6 (1986), p. 88-91. 70. J.-C. Schmitt, Le corps des images, op. cit., p. 170.
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Le drame de la Vierge l’image peut combler le vide laissé par l’absence du Christ ? L’action théâtrale de la Morisma, ce théâtre de la Croix, déroule ce même fil qui relie le mystère de l’Incarnation et la justification théologique à la représentation figurée. Reprenons-le. Les Chrétiens anéantissent les Infidèles dont les dépouilles recouvrent le sol. Le Roi Maure tombe sous les coups du Roi Chrétien. Si le diable est du côté des Maures, ces derniers, et leur roi le premier, sont du côté du masque. Seul le Roi Chrétien montre son identité, celle d’Abderrahamán étant dissimulée sous son grimage. La mort du Roi Maure symbolise, donc, l’abolition du masque, le renoncement à toutes les idoles et l’acquisition d’un « vrai » visage 71. Les mots que la Mort prononce après le combat, les gestes qu’elle accomplit le confirment. S’intercalant entre deux personnages, le premier maquillé, le second sans fard, ce personnage du théâtre baroque jette son masque et montre « le bout du chemin » : une tête de mort. « Au début, je porte un masque. Après, à la moitié de mon rôle, je l’enlève et je dis : “¡ Es careta que muestra el final del camino !” je jette le masque et, ce qui reste, c’est le visage peint, le cadavre de la Mort ». Peine et douleur ! Que la lamentation commence ! Ce masque que tu vois Est la tête de mort qui montre Le bout du chemin 72!
Le « bout du chemin » affiché par la Morisma est donc la révélation d’un être nouveau, nu, sans fards et sans artifices, « à l’image de Dieu ». Mais cela implique, d’abord, la mort du Maure, autrement dit, le deuil des idoles. Ce théâtre dispense une véritable théologie de l’image et, à mieux y regarder, du rapport entre celle-ci et l’Écriture. Nous avons vu comment à Aínsa, la Morisma, ancienne mascarade frappée, au même titre que le carnaval, d’interdiction pendant la période franquiste, a fait l’objet d’une transcription. Reconstruisant les différentes phases traversées par ce théâtre depuis le début du xixe siècle, nous avons essayé de pénétrer les enjeux individuels, sociaux et politiques de cette « mise en écriture » d’une tradition (chapitre i). La problématique abordée dans le présent chapitre ouvre une nouvelle interrogation. Si la foi dans les Écritures est directement proportionnelle à la défiance par rapport aux images, le passage de l’oral à l’écrit peut-il convertir un spectacle « maure » en texte chrétien ? Pour y répondre, nous décrirons les usages des rôles théâtraux, car ils semblent redéfinir la norme éthique et religieuse face au texte. À Aínsa, la seule distinction pertinente pour les acteurs et les spectateurs de la Morisma passe entre des rôles sin texto, « sans texte », et des rôles con texto, « avec texte ». Tous les Chrétiens disposent d’un rôle écrit, à la différence des Maures, très nombreux à jouer des rôles de figurantes, « figurants », pures images. Tous les personnages con texto apprennent par cœur leur rôle écrit, alors que le Diable et le Péché doivent improviser leur rôle qui se transmet oralement :
71. Sur la fabrication rituelle d’un visage, partie culturelle de la personne, comme aboutissement des jeux de masques prenant place au carnaval : D. Puccio, Masques et dévoilements, op. cit. 72. « ¡ Pena y quebranto ! / ¡ Comience el llanto ! / ¡ Este rostro que véis / Es careta que muestra / El final del camino ! »
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Chapitre vi Celui du Péché, c’est un rôle pour quelqu’un qui a dix-huit, vingt ans, pour la Jeunesse […]. C’est un très beau rôle parce qu’il te donne la possibilité de faire ce que tu veux, d’improviser. Tous les autres rôles ont un mouvement défini. Pas celui-ci. Moi, je ne sais pas, maintenant, ce que je vais faire demain, je le saurai demain. Jamais, je ne l’ai su avant. Ce rôle te donne beaucoup de liberté, il n’y a rien qui te soit interdit.
De la répétition fidèle, mot à mot, à l’improvisation la plus débridée, la performance théâtrale fait franchir aux acteurs la même distance qu’il y a entre le ciel et l’enfer. Ces personnages éminemment carnavalesques sont intimement liés à l’ancienne Morisma comme « mascarade » 73. Le Péché accompagne le Diable aussi bien dans l’action théâtrale que dans les performances plus informelles qui suivent la représentation, débordant le cadre du théâtre. Asombro de los Cristianos, « Terreur des Chrétiens », sur la scène, il effarouche les spectateurs avec des jets de cendres, il pique les acteurs de sa fourche pendant qu’ils prient. De même, au cours de la messe à la Cruz Cubierta, lorsqu’il apparaissait sur la colline surplombant le cimetière, il troublait l’office. Le Diable qui, coiffé de cornes de chamois, saute comme un fauve et pousse des cris bestiaux, est la figure paroxystique de cette « animalité » du Maure rituellement expérimentée par les jeunes gens. Lors de la Cena de la Joventud, Dîner de la Jeunesse qui ouvre le temps festif, ces derniers en profitent pour faire « el animal », s’enivrant et mettant leur corps et leurs limites à l’épreuve de l’altérité. Le Roi Chrétien se situe à l’opposé du Diable et du Péché, ces personnages dépourvus de parole, sin texto. Faisant preuve de discernement, de modestie et de piété, Garci-Gimeno incarne toutes les valeurs chrétiennes. Figure antithétique du Roi Maure qui symbolise, par sa fougue, l’impétuosité de la jeunesse, le Roi Chrétien représente l’âge mûr, celui de l’écrit par opposition à l’oral. Certes, Abderrahamán parle, et cet usage de la parole le distingue du Diable qui émet des sons indistincts, qui pousse des hurlements ne pouvant communiquer autre chose qu’un état de terreur. Cependant, dans son argumentation, la violence l’emporte sur la raison. Ses mots criards grincent à côté de l’éloquence mesurée du Roi Chrétien 74. Du vagissement diabolique au Verbe, c’est l’accès au texte qui fait, d’un même mouvement, l’homme et le chrétien. Nous avons vu que la parole est un instrument social de communication et d’élaboration des conflits (chapitre iv). Or, la Morisma est une représentation paradoxale dans la mesure où, au lieu d’exalter la force de l’image, elle célèbre le pouvoir du Verbe qui y fait l’objet d’un apprentissage. Si le Roi Chrétien, modèle de ce théâtre, incarne l’idéal d’un usage modéré et mesuré du langage, le Roi Maure qui en est le contre-modèle, se montre brusque, grossier ; incapable de retenir ses mots, il est contraint d’envoyer son ambassadeur pour qu’il parle à sa place. Le Roi Chrétien est l’homme de la négociation, il n’économise pas ses mots pour la faire aboutir. Son rôle est le plus long de la Morisma, ce qui exige de son interprète
73. Le Diable, avec ses cornes de bouc, rappelle le personnage de la tranga du carnaval de Bielsa, village à quelques kilomètres de Aínsa. Le Pecado, avec sa tunique bariolée, rappelle le personnage d’Arlequin, tel qu’il apparaît dans les carnavals languedociens décrits par D. Fabre, La fête en Languedoc, op. cit. 74. Sur la maîtrise du langage comme mode d’accès au social et à l’âge adulte, voir D. Fabre, « Le garçon enceint », Cahiers de littérature orale 26 (1986), p. 25-29.
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Le drame de la Vierge des qualités rhétoriques qui sont, elles-mêmes, un trait distinctif du chrétien 75. Inversement, le rôle du Roi Maure, selon l’expression de son interprète : « No es de mucho texto », n’a pas beaucoup de texte 76. Ce rôle « très court » ne requiert pas de capacités expressives particulières : « C’est très facile, parce que tu ne fais que répondre, au Roi, à l’Ambassadeur Maure, à l’Ambassadeur Chrétien ». Dialoguer, cela s’apprend : « Au début, je me trompais », affirme le Roi Chrétien. C’est le metteur en scène, le Sacristain 77, maître du texte et de la parole, qui l’a entraîné : Avec José Manuel, on vocalisait beaucoup. Lui, il nous faisait répéter, c’était surtout ça apprendre un rôle. C’était, parmi les metteurs en scène de la Morisma, celui qui nous a le plus incités à parler clair, à faire en sorte que chaque mot s’entende bien quand on le prononce.
Apprentissage jamais fini, comme si la parole n’était pas un don acquis une fois pour toutes : « Cette année [la dernière où Luis a joué le rôle de Roi Maure], je me suis trompé pour la première fois, et j’en ai mal ! » Dans la pièce, Abderrahamán tourne court, il passe à l’acte sans réfléchir, ce qu’il regrette après coup : « Maintenant, je reconnais ma faute / parce que, toujours, l’imprudence / occasionne les excès » 78 (v. 411-413). Sa maladresse semble découler directement de sa posture religieuse, la religion du « faux Mahomet » (v. 302) étant, elle-même, une somme d’erreurs, comme l’affirme le Roi Garci-Gimeno : « Quoi, donc, si ses dogmes / ne contiennent que des fautes ? » 79 (v. 305-306). Nouveau Christ, le Roi Chrétien incarne le Verbe. Tout est prière en lui : « Il a un lien direct avec Dieu. Il parle avec Dieu. Ce roi est une sorte de roi prophète », explique le metteur en scène. Roi malgré lui 80, son art est celui du langage, non pas celui de la guerre, alors que le Roi Maure, lui, personnifie le blasphème. Sa parole est un outrage à la divinité non seulement par son contenu, qui ne peut qu’être faux, mais aussi par la forme injurieuse et outrecuidante de son expression. Pour définir le chrétien par son rapport privilégié au Verbe, on utilise le contre-exemple du maure, au prix d’une torsion considérable de l’autre religion du Livre sacralisant la parole prophétique et le Verbe. Les enjeux religieux du rapport au texte se précisent dans le théâtre de Zújar. Ici, les rôles théâtraux, appelés papeles, « papiers », sont interprétés « par vœu ». Les acteurs qui en assument la charge, nous l’avons dit, demandent une grâce à la Vierge pour eux-mêmes ou pour ceux qui, n’ayant plus l’âge de jouer, leur ont confié cette tâche. Un lien de parenté spirituelle se tisse, ainsi, entre les plus âgés, les « parrains », et les plus jeunes, les « filleuls » 81. Les précautions prises pour
75. Ce que l’on peut constater, a contrario, par la stigmatisation religieuse ou la « diabolisation » qui, en dehors du théâtre, au sein des sociétés chrétiennes, frappe ceux qui en sont dépourvus. Sur les « dangers métaphysiques du silence », voir G. Charuty, Folie, mariage et mort, op. cit., p. 132-160. 76. La traduction littérale de cette affirmation serait : « n’est pas de beaucoup de texte ». 77. Sur le lien entre le metteur en scène et le curé, deux rôles que José Manuel Murillo a réunis dans sa personne, cf. chapitre i. 78. « Ahora conosco mi yerro, / porque siempre la imprudencia / ocasionó los excesos ». 79. « ¿ Más qué mucho sus dogmas / no contienen sino yerros ? » 80. « Rey, lo soy a mi despecho », dit-il pour justifier sa mission : expulser les Maures, restaurer le christianisme. 81. Sur la parenté spirituelle et ses bienfaits pour l’âme du parrain : A. Fine, Parrains, marraines, La parenté spirituelle en Europe, Paris, Fayard, 1994.
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Chapitre vi hacer los papeles, « faire les papiers », signalent le degré de sacralisation de la parole écrite dont la transmission orale est strictement codifiée, comme pour en contourner les dangers. Seul le metteur en scène, nommé el Maestro, le Maître, est habilité à transmettre les rôles. Le soin avec lequel il les « souffle », syllabe par syllabe, aux acteurs, lors d’interminables répétitions et jusque dans la scène, les prononçant d’un bout à l’autre sans jamais s’arrêter, de peur qu’un seul mot ne soit perdu, assimile le texte théâtral qui les réunit à un texte sacré. Son interprétation impose les mêmes règles qui, ailleurs dans l’Europe chrétienne, sont exigées pour jouer le mystère de la Passion, règles qui s’expliquent par une assimilation de l’écrit théâtral aux Écritures 82. À l’opposé du Maestro, garant de l’exactitude du texte comme le Christ l’est de la vérité du Verbe, le Diable est représenté, dans la pièce, comme celui qui contrefait « l’écriture », en même temps que le prix de la Vierge. Toute la pièce est traversée par un débat sur la véracité de l’écrit. C’est par le rétablissement de la « véritable écriture » que les Chrétiens rachèteront l’image de la Vierge, « vendue » aux Maures par la tricherie de Luzbel. Est-ce à dire que c’est à l’écriture de racheter l’image ? Mais n’est-ce pas également à la Vierge – que rite et théâtre conjointement, selon des modalités que nous n’allons pas tarder à découvrir, requalifient comme icône chrétienne –, de racheter la représentation de Moros y Cristianos ? Les procédés à travers lesquels la société catholique de Zújar s’attache à réhabiliter le théâtre jouent sur un double pouvoir : celui de l’écrit, grâce à l’association établie entre le texte théâtral et les Écritures ; celui de l’image, rachetée par la Vierge en tant que figure et réceptacle de l’Incarnation. Écrit et image sont encore associés dans le mythe d’origine de la Virgen de la Cabeza. Si c’est à l’image de la Vierge d’authentifier le drame, c’est à un texte écrit, une légende, de « penser » 83 l’image, justifiant sa présence sur terre. Ce récit qui, édité aussi dans la revue des fêtes, est connu de tous les habitants, narre que la statue de Nuestra Señora de la Cabeza, « une petite et exquise image sculptée qui représentait la sainte Vierge avec l’enfant divin dans ses bras » 84, avait été emmenée à Zújar par « un vieux vénérable à l’aspect et à l’habit d’ermite ». Fatigué par un long trajet, le voyageur avait trouvé l’hospitalité chez une famille habitant sur la place du village, à côté de l’église. La maîtresse de maison plaça la statue « sur un petit autel dans la pièce qu’elle avait attribuée à l’étranger pour la nuit ». Tous prièrent la Vierge avant d’aller dormir, « émus […] par la beauté de la sculpture […] et par l’aspect vénérable du mystérieux inconnu ». Le lendemain, « l’homme de passage » avait disparu, sans que la porte ait été ouverte. Seule « l’image bénite de la Reine des Cieux » restait dans la pièce, « offerte par ce mystérieux personnage que tout le monde identifia à un ange envoyé par Dieu ». C’est entre les mains de cette petite statue venue d’ailleurs que les hôtes trouvèrent le texte de théâtre interprété aujourd’hui. « Qui était ce mystérieux personnage ?, se demande le chroniqueur. D’où tenait-il sa sculpture ? Ce sont là des questions auxquelles il est impossible de donner une
82. C. Fabre-Vassas, « L’écriture de l’écriture », dans D. Fabre (dir.), Écritures, op.cit., p. 157-182. 83. J’emprunte cette expression à Jean-Claude Schmitt, qui l’utilise à propos du rapport entre l’image et le rêve : « l’image pense le rêve ». J.-C. Schmitt, Le corps des images, op. cit., p. 316. 84. C. Muñoz Renedo, La representación, op. cit., p. 170-171.
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Le drame de la Vierge réponse satisfaisante », conclut la philologue qui rapporte la légende en complément de la publication du texte théâtral 85. Essayons, tout de même, de répondre aux questions soulevées par le « chroniqueur ». Il suffit de juxtaposer ce récit avec la légende d’origine de la Virgen de la Cabeza, celle qui veut qu’elle soit apparue à un « berger » sur le plus haut sommet d’Andujar, pour identifier dans ce personnage errant le même « pèlerin » qui introduit la statue à Zújar. Une variante de cette légende existe à Zújar : la Virgen de la Cabeza de ce village avait, elle aussi, demandé qu’on lui construise un ermitage au sommet de la montagne appelée Jabalcón, et puisque ses dévots faisaient la sourde oreille, elle s’était vengée en faisant s’écrouler, les unes après les autres, les chapelles qu’on avait essayé de lui bâtir sur les pentes les moins élevées 86. Si la légende place la « Vierge de la Tête » en haut, au plus près du ciel – tout comme la tête qui lui donne son nom est placée en haut du corps – le récit d’origine raconte comment elle est arrivée en bas, dans la ville de Zújar, portant avec elle le drame. Par un jeu de transferts, le texte qui atteste la nature sacrée de la Vierge disputée entre Maures et Chrétiens authentifie l’image, et c’est le Pasteur, figure biblique assimilé à un ange dans ce récit d’origine, qui confère au texte et à l’image leur sacralité. Il revient aux rites festifs de faire la jonction entre les deux mythes d’origine de la Virgen de la Cabeza : le récit d’Andujar, qui sert de modèle à toute la région, et la légende de Zújar, où c’est un « pèlerin » qui amène la statue. À partir de 1611, les habitants de Zújar célèbrent leur patronne en faisant un pèlerinage au Jabalcón. À chaque nouvelle fête, la Virgen de la Cabeza revient à l’endroit présumé de sa première apparition, au sommet du Jabalcón. Et c’est de là-haut que les Romeros, les « Pèlerins » la ramènent au village. La réitération du mythe d’origine cautionne l’authenticité de l’image, car tout se passe comme si, chaque année, l’image mariale revenait à Zújar du lieu de son épiphanie, amenée par d’autres pèlerins 87. Dans la légende locale, le pèlerin qui introduit la Vierge à Zújar est assimilé à « un ange envoyé par Dieu 88 ». À partir de 1767, une représentation théâtrale prolonge la fête religieuse. Théâtralisant le récit d’origine de la statue mariale, éclipsant le sculpteur de l’œuvre au profit de l’apparition céleste de la divinité ou de l’invention miraculeuse de la sculpture, le théâtre et le rite constituent de puissants dispositifs de production de la sacralité de l’image. Leurs réseaux sémantiques s’enchevêtrent. Lorsque les Romeros reviennent du mont Jabalcón, l’Ange, personnage clef de la pièce, vient accueillir la Vierge à la limite de l’espace habité. C’est lui qui la fait pénétrer au cœur du village et qui l’accompagne jusqu’à la place où va se dérouler, à côté de l’église, non loin du lieu de l’invention de la « précieuse relique », le premier acte de la pièce : le Cautiverio. Le rite nous fournit la pièce manquante pour identifier le « mystérieux personnage » de la légende, assimilé à un « ange ». En recomposant le tableau écartelé entre rite, théâtre et légende, on peut conclure que la statue que le pèlerin confie à la pieuse famille habitant près de l’église, cette même statue que l’Ange rend aux Chrétiens après l’avoir « rachetée », est assimilée
85. Ibid., p. 171. 86. Ibid., p. 171-172. 87. M. Albert-Llorca, Les Vierges, op. cit., p. 50-52, a démontré que les récits d’invention racontent, en réalité, l’apparition de la Vierge, ce qui confère à la statue « miraculeusement » retrouvée un statut sacré. 88. C. Muñoz Renedo, La representación, op. cit., p. 171.
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Chapitre vi à l’une de ces Vierges volées par les pirates ou enterrées du temps des incursions maures et « réapparues » miraculeusement à l’époque de la rechristianisation du territoire espagnol sur les montagnes andalouses. La construction légendaire d’une image achéiropoiète, « non faite de main d’homme », sacralise, d’un même geste, la statue vénérée lors des fêtes et le texte théâtral que la Vierge tient entre ses mains. Ce qui explique l’expression, à première vue énigmatique, du Maestro : « La Virgen es el drama mismo », « la Vierge, c’est le drame lui-même ». C’est en 1926, à l’occasion du couronnement de l’image de Nuestra Señora la Virgen de la Cabeza 89 qu’on édite pour la première fois le Cautiverio y Rescate 90. Les savants qui se sont penchés sur ce texte, tout autant que les légendes « populaires » racontant ses origines, ont contribué à l’envelopper d’une aura mythique : « On ne connaît ni le manuscrit original de cette œuvre, ni son auteur, ni la date de sa composition », affirme la philologue Carmen Muñoz Renedo 91. L’ignorance affichée des origines ouvre la porte à toute spéculation. Tout comme les images acheiropoiètes, le texte théâtral semble être, littéralement, tombé du ciel. Le drame et la Vierge passent, ensemble, par l’épreuve de la guerre. La statue qui, lors des réjouissances actuelles, sort de l’enceinte de l’église où elle est recluse toute l’année afin de participer au pèlerinage et au théâtre mis en scène en son honneur, n’a en commun que son nom avec l’image « originelle ». Comme bien d’autres Vierges de la même région, celle-ci a disparu pendant la guerre civile, cachée par les habitants afin d’échapper à la violence iconoclaste des Républicains. Le même traitement a été réservé au texte théâtral, « enterré » afin d’éviter les représailles des révolutionnaires contre une œuvre à contenu religieux 92. Ailleurs en Andalousie, l’écriture, parfois secrète, du drame sauve ce dernier de l’oubli. Ainsi, la pièce de Moros y Cristianos de Bubión a-t-elle été transcrite par un auteur anonyme pendant la guerre civile qui, dans cette ville de l’Alpujarra aussi, marque un temps d’arrêt dans sa représentation 93. Avec la reconquête catholique du territoire espagnol menée par Franco, les images religieuses sont re-fabriquées, en même temps que les textes de théâtre religieux qui parlent d’elles sont redécouverts et re-présentés. Nous avons déjà décrit, à Aínsa, les stratégies discursives et les pratiques textuelles visant à effacer l’auteur au profit d’une « tradition » qui se veut collective (chapitre i). Là-bas aussi, la guerre civile avait créé une fracture : « Toutes les archives ont été détruites pendant la guerre civile. Non seulement, les archives paroissiales, mais aussi les archives municipales. Il n’y a plus de documents à la mairie. Tout a été brûlé pendant la guerre ! » Cette déchirure temporelle, que le texte théâtral essaie, grâce à ses propriétés structurantes, de recoudre, est comparable à celle qu’ont provoquée les incursions Maures. À entendre les historiens de l’Aragon lorsqu’ils essayent de justifier le manque de documents concernant le
89. Le couronnement de la Virgen de la Cabeza eut lieu en septembre 1926 : Conmemoración del setenta y cinco aniversario de la coronación de la Virgen de la Cabeza, de Zújar, Brochure éditée en 2001, citation p. 8. 90. C. Muñoz Renedo, La representación, op. cit., p. 47. 91. Ibid. 92. À l’époque du concile de Nicée II, les violences iconoclastes ont aussi frappé des ouvrages liturgiques ou de piété : P. A. Michaud, Le peuple, op. cit., p. 71. 93. J. A. González Alcantud, « Para sobrevivir a los estereotipos culturales », op. cit., p. 50-52.
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Le drame de la Vierge Sobrarbe : « il faut attribuer à l’explosion de la violence musulmane la destruction de sa documentation » 94. Cette pénurie documentaire, rappelons-le, avait conduit à fabriquer la Morisma comme source « historique » de l’origine du Sobrarbe et texte fondateur de la communauté chrétienne qui y habite. C’est ce « document » que les habitants de Aínsa gardent dans leurs archives privées, relais des archives municipales détruites par la guerre : « Mes archives sont, en partie, dans un appartement souterrain. Là, il y a le premier texte, que personne ne t’a montré, je crois. Il est un peu abîmé, tout enroulé, en partie détruit, mais moi, je le garde comme une relique », comme la Virgen de la Cabeza de Zújar qu’on appelle « précieuse relique » dans la légende qui raconte son origine… Ensevelie dans les profondeurs de la terre, comme bien d’autres pièces de « Maures et Chrétiens » 95, la Morisma est assimilée à un trésor par le metteur en scène de la Morisma, José Manuel Murillo. Nous savons que la propriété de ce bien a joué un rôle non négligeable dans sa prise de fonctions. Lorsqu’on s’enquiert des conditions de cette appropriation privée d’un « patrimoine » public, le régime de l’objectivité fait place à une justification d’ordre religieux : Non, parce qu’elle est arrivée chez moi par hasard. Une personne l’avait donnée à ma mère et ma mère la gardait à la maison comme une grande valeur, avec une grande dévotion. Elle avait un soin particulier pour cette revue qui parlait de Aínsa et, donc, de la Morisma. Eh… trouver un tel document à cette époque… Elle l’a toujours gardée.
94. J. M. Lacarra, Aragón en el pasado, Madrid, Espasa-Calpe S.A., 1982, p. 31. 95. À Aínsa, on le sait, il n’y a pas de Vierge, il y a une croix. Croix et Écritures s’entremêlent dans le « trésor de Mantacute » (Mons acutus, Mont Aigu), au sud de l’Angleterre. Son récit d’origine montre comment l’association de l’image – car la croix, aussi appelée imago crucifixi, en est une – à un texte sacré est un procédé d’authentification en œuvre depuis au moins le Moyen Âge. L’histoire de ce crucifix ressemble, par bien des aspects, à celle de la Virgen de la Cabeza, posant aussi la question de l’analogie entre la Vierge et la Croix. Les documents qui la relatent ont été écrits entre le dernier quart du xiie siècle et le tout début du xiiie. Ils permettent de retracer le destin de cet objet cultuel probablement détruit à l’époque de la Réforme. Son « invention » est contemporaine de l’essor des images tridimensionnelles en Occident, diffusion qui provoque la nécessité d’échafauder un système de textes justifiant leur usage. Le territoire qui recèle l’image porte le nom du premier saint évêque, Ludgersburry, évangélisateur de cette région que les chrétiens disputent aux « païens » La conversion du territoire se poursuit, aussi, à travers la transformation d’un domaine de chasse en église, puis en abbaye (J.-C. Schmitt, Le corps des images, op. cit., p. 214). L’un des documents analysés par l’historien suggère que la Croix vient du ciel. A-t-elle été cachée sous la terre suite aux incursions des Vikings, comme ce fut le cas d’autres « reliques » dans ce même pays ? À Montacute, c’est une apparition de l’effigie du Christ qui conduit un « forgeron » à découvrir un « trésor » où une croix de pierre noire côtoie un « vieux livre noir contenant les Évangiles ». La sacralité du livre, sa contiguïté tant sémantique que spatiale avec la croix est accrue par le fait qu’il est décoré avec « une image de la majesté du Seigneur » (ibid., p. 212). Insérés dans un autre cadre interprétatif, les documents concernant le crucifix de pierre de Waltham sont rapportés et commentés par J.-C. Schmitt, ibid., p. 204-208. Dans la suite du récit, Tovi couvre la croix de pierres précieuses. Le Christ commence à « saigner », manifestant aussi sa souffrance face à ce noble qui traite l’image chrétienne comme une idole scandinave (ibid., p. 214). C’est l’image elle-même qui apprend au néophyte « les gestes qui conviennent et ceux qu’il faut bannir » (ibid., p. 215). Sorti de terre pour sacraliser les droits au sol des conquérants, le texte, garant de l’image, départage les anciens des nouveaux occupants, les préservant de l’accusation de paganisme que leur culte pourrait leur valoir. C’est ainsi que, du Moyen Âge à l’époque moderne ou contemporaine, traversant l’épreuve de l’écrit et des Écritures qui se posent comme garants, l’image rachetée rachète ceux qui la manipulent.
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Chapitre vi Ce texte semble être aussi « animé » qu’une image mariale : « Une fois, quand on pensait qu’elle était perdue, un jour, en cherchant d’autres choses, elle est réapparue ». C’est, plus précisément, avec les statues des vierges et des saints « noirs » qu’il a de fortes d’affinités : « C’est un texte noirci par le temps et par les mains qui l’ont touché » 96. Nous avons vu comment le texte authentifie l’image. Mais cette dernière peut aussi se définir par rapport à elle-même, sécrétant son propre double, dans un jeu de proximités et de distances entre icône et idole. V. Entre icône et idole La distance géographique et l’apparente diversité des fêtes de Moros y Cristianos de l’Andalousie, de l’Aragon et du pays valencien ont déterminé leur assignation à des modèles festifs qui n’ont jamais été construits, ni par les anthropologues ni par les historiens, comme des « comparables » 97. Ainsi, tout comme le cycle festif de Zújar est immédiatement inscrit dans une « mini-famille » de festivités propres du haut-plateau de Baza-Guadix 98, les réjouissances de Biar sont, d’emblée, apparentées aux célébrations d’Alcoy, « madre y maestra de las fiestas », « mère et maîtresse des fêtes », selon la formulation indigène 99. Postulant que, à travers la figure du Maure, ces « traditions » – autrement dit ces dispositifs aptes à agencer plusieurs registres temporels – permettent aux sociétés andalouses, valenciennes ou aragonaises de redéfinir le statut de l’image et, par là-même, du xviie siècle à nos jours, de réaffirmer leur orthodoxie chrétienne, on parvient à réunifier des phénomènes de nature à première vue hétéroclite. Mon propos est de briser ces schémas repris par les chercheurs en sciences sociales et volontiers adoptés par les indigènes, toujours friands de spécificités régionales à mettre en avant. Pour montrer l’étroite parenté entre ces manifestations, il suffira de décrire les actes ouvrant et clôturant les célébrations de Biar et de Zújar, toutes deux consacrées à la Vierge. Les fêtes débutent par une cérémonie appelée la Bajada de la Virgen, la Descente de la Vierge, au cours de laquelle la statue mariale quitte le camarín – la pièce surélevée de l’église paroissiale où elle est conservée pendant toute l’année – et fait irruption dans l’église, qui devient ainsi le théâtre de son apparition. La scénographie du rituel semble faire communiquer la terre avec le ciel. Au-dessus de l’autel, la fenêtre du camarín de la Vierge, où son image est habituellement exposée au regard des fidèles, laisse filtrer, en son absence, une lumière blanche. C’est comme si, avec cette Bajada de la Virgen, une porte s’ouvrait sur l’au-delà. L’attitude des dévots, extasiés face à la statue, leur mode de participation à cette séquence, qui induit des comportements assimilables à ceux qui se produisent, ailleurs, lors des apparitions mariales (larmes, applaudissements, prières pronon-
96. Cette argumentation est mobilisée de manière récurrente pour expliquer la noirceur de certaines statues chrétiennes, qu’il s’agisse de la Vierge Noire de Rocamadour, de la Virgen de la Cabeza de Andujar, du Christ Noir de Lépante ou de saint Benoît Le Maure. 97. Sur la construction de « comparables » : M. Detienne, Comparer, op. cit. 98. D. Brisset, Fiestas, op. cit., p. 56. 99. J. -P. Albert, « Moros y Cristianos en el País valenciano : la “ilusión de la fiesta” », dans M. Albert-Llorca – J. A. González Alcantud (dir.), Moros y Cristianos, op. cit., p. 89-102 : p. 89.
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Le drame de la Vierge cées à voix haute, exclamations, regard fixé sur l’objet cultuel, comme s’il pouvait s’évanouir d’un moment à l’autre…), suggèrent que la Vierge, à savoir son image, descend du royaume céleste. La petite loge ne touchant pas le sol, décorée d’anges et d’autres créatures divines où les Camareras, les « femmes de chambre » de la Madone 100, l’ont habillée, est d’ailleurs décrite comme un Paradis par celles quisont les seules à pouvoir y accéder 101. Tout se passe comme si ce rite inaugurant les festivités de Moros y Cristianos troublait la distinction entre l’objet cultuel et la divinité qu’il est chargé de représenter. Or, le temps festif évoque l’époque où les Maures étaient présents dans ces villes et villages espagnols. C’est donc dans ce laps temporel défini comme « maure » que l’écart entre l’icône à prier et l’être surnaturel est comme annulé. L’acte qui clôture les célébrations, la Despedida de la Virgen, l’Adieu à la Vierge par lequel l’objet cultuel retourne dans son camarín et, désormais uniquement visible derrière la vitre de cette pièce ouverte sur la nef centrale de l’église, elle redevient une image bidimensionnelle à prier, rétablit la distance entre la communauté chrétienne et la statue tridimensionnelle manipulée dans les rites festifs « comme une idole païenne ». La fête s’achève au moment où la Vierge franchit la porte qui donne accès à son camarín, reprenant sa place d’icône. Si la Bajada avait animé la Vierge, la Despedida la « désanime ». Creuser l’écart entre idole et icône opère, à la fin des réjouissances, la distinction entre les chrétiens et ceux qui ne le sont pas, les « Maures », qu’il faut désormais repousser, tout comme il faut rejeter le rapport « mauvais » qu’ils entretiennent avec l’image. C’est par un acte de séparation qui coïncide avec la « conversion du Maure » que les communautés chrétiennes de Zújar et de Biar retrouvent, temporairement, leur paix en même temps que leur orthodoxie face à l’image. Ce schéma général se précise lorsque nous pénétrons au cœur des actes propres à chacune de ces deux festivités. À Biar, le jour où les Maures s’emparent de la cité, ils font triompher leur « déesse », un mannequin appelé la Mahoma, sur le château en carton-pâte dressé face à l’église consacrée à leur patronne. De manière surprenante, les habitants de cette ville valencienne mettent sur le même plan la Vierge et la Mahoma, la Madre de Deu de Gracia et la « Mère de Mahomet » : Moi, je ne suis ni catholique ni apostolique, mais qu’on ne touche pas à la Vierge ! Je suis très dévote à la Vierge, comme à la Mahoma. Il y a la Vierge et il y a la Mahoma, et les vœux se font aussi bien à la Vierge qu’à la Mahoma. Les fêtes de « Maures et Chrétiens » se célèbrent en l’honneur de la Vierge. Mais la Vierge, ce n’est pas une idée religieuse. Elle est comme un mythe. Elle est comme la Mahoma. La Mahoma, ce n’est rien, c’est un mannequin. Et pourtant nous avons beaucoup de dévotion pour la Mahoma. On ne sait pas trop comment l’expliquer, parce que nous sommes catholiques et que la Mahoma est musulmane […]. Les gens qui ne savent pas doivent penser que nous sommes fous d’être dévots d’une Maure !
100. Dans l’Espagne de l’Ancien Régime, le terme camareras désignait les « femmes de chambre » d’une princesse. M. Albert-Llorca, « La Vierge mise à nu par ses chambrières », CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés 2 (1995), p. 207. 101. « Nous étions comme au Paradis », m’ont confié, après avoir accompli leur tâche, les habilleuses de la Vierge, aussi bien à Biar qu’à Zújar. Dans cette ville, j’ai pu assister à ce façonnage secret du corps de Marie. Ajoutons aussi que les murs et le plafond du camarín sont souvent peints de scènes célestes.
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Chapitre vi De fait, la statue mariale et le mannequin féminisé de Mahomet sont engagés dans les mêmes épreuves : Bajada, procession, Despedida. Face à la Vierge chrétienne, la Mahoma est « l’idole des Maures ». Dans les pastorales basques, la porte par où apparaissent les personnages des Turcs est couronnée par un mannequin nommé « l’idole Mahomet ». La définition de ce mannequin comme une idole vient aussi de l’intérieur de ces ensembles festifs 102. Mais on aurait tort de croire que cette étrange vénération puisse dire quelque chose de l’idolâtrie musulmane. Ne dit-elle pas plutôt, sous le mode détourné de la parodie, quelque chose du rapport de cette communauté catholique vis-à-vis de la Vierge et, plus généralement, vis-à-vis de l’image ? La Mahoma ne serait-elle pas, alors, « l’idole des chrétiens » et, donc, la Vierge elle-même ? La présence de ce mannequin féminisé, animé, vénéré comme une déesse pendant le temps festif, ne signale-t-elle pas que les chrétiens traitent la Vierge de manière idolâtre ? La démarche comparative confère à cette hypothèse une épaisseur historique. Des documents datés de 1778 relatent un conflit entre les habitants de Zújar et un clerc de Baza – ville dont ils dépendent administrativement – qui somme le clergé de ne pas assister avec l’image sacrée aux célébrations religieuses se déroulant au sommet du Jabalcón ni à la représentation du Cautiverio y Rescate 103. Depuis le Moyen Âge, le théâtre, comme forme de représentation ou d’imitation du réel, a engendré de fortes réticences de la part de l’Église. Un autre document, daté de 1554, la Constitution VI du synode du diocèse de Guadix-Baza, stipule rigoureusement « qu’on ne fasse aucune représentation, dans aucune église, ni d’intermèdes, ni de chansons […] sous peine que, si ceux qui représentent sont des clercs, ils passent un jour en prison » 104. Ce qui signifie que les conflits sur la limite orthodoxe des performances théâtrales s’inscrivent dans la longue durée. Les documents de la fin du xviiie siècle ont l’avantage de nous faire entendre le point de vue des accusés. Pour défendre la légitimité de ses « coutumes » 105, « afin de pouvoir continuer de célébrer les fonctions de maures et chrétiens comme on les a célébrées jusqu’à présent, en l’honneur de la Sainte Vierge », la population de Zújar assure traiter cette dernière « avec la vénération et le respect qui lui sont dus et sans aucune irrévérence qui puisse s’opposer à notre sainte foi », laissant entendre ce qu’on lui reproche… À ses yeux, ces manifestations se justifient « en considération des prodiges et miracles faits par cette santa Imagen », ce qui revient, justement, à confondre les pouvoirs de la Vierge et ceux de son image. Le clerc de Baza consent au pèlerinage, à la condition expresse que la statue mariale ne soit pas livrée aux pèlerins le samedi soir, pour la veillée coutumière au sanctuaire, mais, seulement, le dimanche matin 106. Toutefois, la présence de la Virgen de la Cabeza au théâtre reste interdite.
102. D. Brisset, Fiestas, op. cit., p. 11. 103. Les documents qui témoignent de cette polémique sont rapportés par C. Muñoz Renedo, La representación, op. cit., p. 178-179. 104. « Mandamos estrechamente […] no se haga rapresentación alguna en ninguna de nuestras iglesias, ni se hagan entremeses, ni se canten canciones […] con pena que si les representantes fueses cleriogos, esten en la carcel un día ». Document cité par D. Brisset, Fiestas, op. cit., p. 134. 105. C. Muñoz Renedo, La representación, op. cit., p. 178. 106. Aujourd’hui, c’est sa copie en bois que l’on veille au sanctuaire durant la nuit du samedi au dimanche.
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Le drame de la Vierge Ce qui s’exprime sur le mode d’un antagonisme social entre clergé et population aux pratiques hétérodoxes se retrouve au cœur du texte théâtral, sous la forme, cette fois, d’une dispute théologique à propos du statut de l’image. L’analyse textuelle du Cautiverio y Rescate de Nuestra Señora de la Cabeza suscite une question : cette œuvre a-t-elle apporté les arguments théoriques nécessaires à la légitimation des pratiques cultuelles adressées à la Vierge et à la réfutation des inculpations portées par les autorités ecclésiastiques contre la communauté catholique de Zújar ? A-t-elle aussi permis de définir le cadre de l’orthodoxie chrétienne face à l’image, utilisant le Maure comme terme de comparaison et moyen d’une prise de distance par rapport à des usages hétérodoxes ? Dans la pièce, le Diable, appelé Luzbel, accuse d’idolâtrie les chrétiens de Zújar qui, de retour du pèlerinage, adorent la Vierge « applaudissant leur Diane » (Acte I, v. 282), comme une déesse païenne : Combien souffre mon orgueil non seulement parce que l’adore [la Vierge] le christianisme en son origine, mais aussi parce qu’il lui rend hommage et qu’il l’adore dans son Image ! […] Faut-il honorer un marbre ou un tronc inutile, pour la seule ressemblance qu’il a avec Marie : chose bizarre ! Car même s’ils n’adorent pas le tronc, c’est une raison suffisante 107. (Acte I, v. 191-204).
L’accusation du Diable est relayée par celle du Maure qui, au début de la pièce, qualifie la statue d’« espèce de simulacre » (Acte I, v. 364), alors que, pour le chrétien, le même « simulacre » est « divin » (Acte I, v. 805), contradictio in terminis qui nous révèle les apories de la représentation dans le monde chrétien. Se rangeant du côté du Diable, le Maure assimile l’amour pour la Virgen de la Cabeza à de l’idolâtrie. D’où l’appréhension du Chrétien, lorsqu’il est contraint de lui confier la statue qu’il a perdue au jeu : « Viens et prends l’Image… / et fais attention à ce qu’on ne lui porte pas outrage / en tombant en ton pouvoir » 108 (Acte I, v. 1158-1160). Se convertir, pour le Maure, équivaut à requalifier l’image : « En te voyant, je me console, belle copie / fugace étincelle du rayon originel / car même si tu n’es pas animée par l’esprit / l’art et la beauté te rendent divine » 109 (Acte II, v. 1399-1402). Pour le Maure baptisé, le faux-semblant d’antan est devenu, un « merveilleux simulacre où je regarde / le doux enchantement pour lequel, aujourd’hui, je soupire. / Ta délectable ressemblance étant / l’aliment vital de mon espérance » 110 (Acte II,
107. « ¡ Cómo sufre mi altivez / no solamente adorarla / el cristianismo en su origen / sino también tributarla / obsequios y adoraciones / En su Imagen ! […] / ¿ Qué a un marbol o inútil tronco / por tener la semejanza / de María se ha de dar / rendimiento ? ¡ Cosa rara ! / Pues aunque al tronco no adoran / sirve de móvil que basta ». Ma traduction n’est pas littérale. 108. « Ven y recibe la Imagen… / y mira no me la ultrajen… / en llegando a tu poder ». 109. « Con verte me consuelo, copia bella / del rayo original breve centella / que aunque no lo animado te ilumina / el arte y el primor te hacen divina ». 110. « Simulacro pasmoso, donde miro / el dulce encanto por quien hoy sospiro. / Siendo Tu deleitable semejanza / alimento vital de mi esperanza ».
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Chapitre vi v. 1409-1412). C’est sur cette « ressemblance » comme vérité et non comme tromperie que se fondent en même temps le dogme de l’Incarnation et la possibilité de représenter Dieu, qui ont tour à tour départagé la religion catholique du judaïsme et de l’islam 111. Et il appartient au nouveau converti d’expliciter la conception chrétienne de l’art et de la beauté comme moyens légitimes pour accéder au divin 112. Après sa conversion, le Maure assume la même posture que l’Ange, qui définit la Vierge comme « miroir clair où Dieu se reflète » 113 (Acte I, v. 1472) et « porte du ciel » 114 (Acte II, v. 1477), assumant la position théologique qui s’affirme depuis la seconde moitié du xiie siècle dans l’Église chrétienne d’Occident : celle de l’image comme moyen visible pour la contemplation de l’invisible 115. Cette position s’est établie graduellement, à travers des textes qui ont, tour à tour, fixé les règles du jeu de proximités et distances entre l’image et les dévots 116. Si les dialogues du Cautiverio y Rescate administrent aux spectateurs d’hier et d’aujourd’hui une véritable théologie de l’image, les séquences de la Morisma organisent des fragments théologiques dans un discours qui exploite le langage visuel du théâtre. Dans la pièce aragonaise, les « louanges à la Croix » constituent un personnage à part entière : la Loa a la Cruz. « ¡ Oh sacro madero santo ! » « Ô pièce de bois sacrée et sainte ! » 117 (v. 1034), s’exclame le roi Garci-Gimeno, implorant l’aide de la Croix face à l’opiniâtreté du Roi Maure à refuser la conversion. L’« idolâtrie » d’Abderrahamán (v. 285) réside dans son attachement obstiné à un faux-dieu, Mahomet, qui l’empêche de reconnaître le « Dieu véritable » (v. 284), le Dieu crucifié, celui qui triomphe sur la mort et sanctifie l’instrument de
111. J.-C. Schmitt, Le corps des images., op. cit., p. 23-24 et 86. 112. On peut retrouver le même revirement d’attitudes, du soupçon à la foi à l’image tridimensionnelle, dans le témoignage de Bernard d’Angers, attiré à Conques par la réputation de la Majesté de SainteFoy (xe siècle). Initialement, le moine assimile la statue « aux idoles de Vénus et de Diane », puis, converti par ses miracles, il finit par reconnaître la légitimité de cette « antique coutume » et devient le chantre de l’image (J.-C. Schmitt, ibid., p. 142-144). Jean-Claude Schmitt attribue au récit de Bernard d’Angers une fonction de légitimation de pratiques dévotionnelles des images tridimensionnelles et, en même temps, d’endiguement de ces pratiques dans le cadre d’une orthodoxie qu’ils contribuent à définir (ibid., p. 195). 113. « Espejo claro donde Dios de mira ». 114. « Puerta del cielo ». 115. Cette conception fonde ses racines dans l’esthétique formulée par l’abbé Suger au début du xiie siècle. Selon cette formulation, l’éclat de l’or et l’étincellement des pierres précieuses qui ornent l’abbaye de Saint-Denis ne sont que la forme visible de l’« émanation » divine et la contemplation de l’œuvre d’art est conçue comme une voie d’accès au divin (J.-C. Schmitt, Le corps des images., op. cit., p. 87-88). 116. L’un d’entre eux, que l’on peut dater entre 853 et 861, écrit par Prudence de Troyes, concerne les pratiques dévotionnelles d’une jeune fille laïque, appelée « sainte Maure ». Sa piété la porte à consacrer tout son temps à la contemplation de l’image du Saint Sauveur, jusqu’à en entendre la voix. Interpellée par Prudence, sainte Maure en appelle au « miracle » par lequel « le bois sec a émis un gémissement et un vagissement ». P. de Troyes, « Sermo de vita e morte gloriosae virginis Maurae », PL 115, col. 1367-1375 (col. 1372 AD), cité par J.‑C. Schmitt, ibid., p. 178-180. Jean-Claude Schmitt interprète certains flottements lexicaux comme le « signe d’une réticence […] à l’égard d’une dévotion qui tendrait à faire oublier que ces images ne sont que du bois sec, non la divinité même ». La même réserve envers les usages excessifs des images religieuses n’est-elle pas aussi suggérée par le nom de cette jeune fille, « virginis Maurae », vierge Maure ? 117. Sur le bois de la Croix : M. Olphe-Galliard, « Croix (mystère de la) », Dictionnaire de Spiritualité ascétique et mystique, t. II, Paris, Beauchesne,1953, col. 2607-2623.
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Le drame de la Vierge son supplice, comme le précise la Loa a la Cruz, donnant sur scène une véritable leçon théologique : « Que Dieu triomphant règna / du bois de sa souffrance / arbre fécond et sacré » 118 (v. 1311-1313). Dans la Morisma, la conversion de la Reine Maure est le fruit de l’apparition miraculeuse de la Croix sur un chêne, entraînant la victoire des chrétiens malgré l’infériorité de leurs forces militaires. « Selon la tradition, l’apparition d’une croix en haut d’un chêne, a été ce qui a donné courage à la troupe chrétienne et lui a assuré un triomphe total sur les Arabes », affirme la brochure distribuée aux spectateurs 119. Par ce miracle, que la Croix partage avec la Vierge de Zújar, l’image s’authentifie elle-même, ayant raison de tous les incrédules. On peut comparer les mythes d’origine communs à toutes les fêtes de « Maures et Chrétiens » espagnoles au récit de Théophane narrant la résistance de Nicée face aux Arabes lors du siège de 726 : « À ce moment là, un certain Constantin, voyant une image de la Vierge exposée, ramassa une pierre et la lança sur elle, puis il la brisa, la jeta à terre et se mit à la piétiner. C’est alors qu’il eut la vision de la Vierge » 120. Ainsi peut-on lire les gestes iconoclastes comme des mises à l’épreuve du pouvoir des images. En Languedoc, au début du xviiie siècle, pendant les guerres camisardes, c’est la croix dans tous ses états, « croix processionnelles, croix de mission, croix de cimetière, croix de fer au-dessus de la porte de l’église, crucifix, calvaires à la croisée des chemins » 121, l’objet par excellence qui cristallise les actes de violence des protestants. Défiant la force qui est supposée l’habiter, ces derniers la rendent à sa pure matérialité. Souvenons-nous des tentatives répétées et échouées des Républicains de trancher la croix surplombant le monument de la Cruz Cubierta (cf. chapitre iv) – cette croix posée sur une dalle ronde au sommet d’une colonne de marbre, « à la manière d’une idole », comme les Majestats réalisées autour de l’an Mil 122 –, reste tangible du premier miracle, réitéré par cette résistance aux agressions sacrilèges qui, ne pouvant être attribuée qu’à une force divine, départage la « vraie » image, puissante, de la « fausse » image, inerte. Validation d’un dogme, ces miracles par lesquels l’image s’anime font preuve qu’elle est habitée par un principe surnaturel, ce qui est précisément refusé par les musulmans. Dans le Cautiverio y Rescate de Nuestra Señora de la Cabeza, avant sa conversion, le Maure demeure prisonnier de l’alternative : « Image vivante ou dessin / de cette femme insigne » 123 (Acte I, v. 365-366), que Zelin, son criado 124, formule à sa façon : « Si elle était vivante, elle devrait désormais être morte, / et si c’est une image, elle devrait avoir été usée / par l’écoulement du temps » 125 (Acte I, v. 411-413). Dans la conception musulmane, l’image et la femme sont toutes deux soumises aux aléas du temps ; dans la conception chrétienne, l’image est éternelle
118. « Que Dios triunfante reinó / desde el madero de pena / árbol fecundo y sagrado ». 119. Il s’agit du frontispice de la première Morisma représentée après la dictature, en 1972. 120. P. A. Michaud, Le peuple, op. cit., p. 109-110, n. 176. 121. C. Bernat, « Les anges et l’autel : prophétisme, iconoclasme et identités confessionnelles, Languedoc, xviiie siècle », dans J.-D. Dubois (dir.), Visions, images et communautés religieuses, Turnhout, Brepols (“Bibliothèque de l’Ecole des Hautes Etudes, Sciences religieuses”, à paraître). 122. J.-C. Schmitt, Le corps des images, op. cit, p. 185. 123. « Imagen viva o diseño / de aquella insigne mujer ». 124. Le criado, domestique, est un personnage du Théâtre du Siècle d’Or. 125. « Si era viva se habrá muerto / y si imagen, consumida / por mediar ya tanto tiempo ».
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Chapitre vi parce qu’elle est habitée par une source divine, par une « âme » pourrait-on dire, féminisée 126 même si l’origine en est une divinité masculine. Est-ce parce qu’il est incapable de disjoindre le signifiant du signifié, l’âme du corps, la femme de l’image que, lorsque le Maure vénère la seconde, il ne peut s’empêcher de l’aimer sur le mode charnel de la première ? VI. Entre vierge et femme Lorsque les légendes hispaniques racontent l’histoire de l’icône volée par les pirates barbaresques et rachetée par les chrétiens 127, le thème des Infidèles profanateurs d’images s’enchevêtre avec celui des Maures violeurs de femmes. Le premier miracle attribué par les hagiographes à la Virgen de la Cabeza fait intervenir la figure d’un capitaine chrétien, Gracián Ramírez, qui découvre une statue de la Vierge cachée entre des arbustes et décide d’édifier une chapelle sur le lieu de l’invention. Ce bâtiment attire l’attention des Maures qui lancent une attaque contre le capitaine. Avant de commencer le combat, ce dernier décide d’égorger sa femme et ses filles pour éviter qu’elles ne finissent entre les mains des Infidèles. Ayant eu raison de ses ennemis malgré le nombre inférieur de ses soldats, Gracián Ramírez retrouve son épouse et ses filles à l’intérieur de la chapelle « juste à côté de la statue de la Vierge » 128. Si le capitaine chrétien de la légende cache sa femme et ses filles dans la chapelle de la Vierge, c’est pour les préserver de la convoitise des Maures. D’ailleurs, lorsque les Maures, et les Romeros qui les interprètent rituellement, s’emparent de la statue mariale, n’est-ce pas un amour « aveugle » qui les amène à mélanger l’être surnaturel avec l’objet de leur passion : une jeune fille, la Chiquitilla 129 ? Aveuglement qui les renvoie, à nouveau, du côté de l’idolâtrie et qui articule la question du statut de l’image avec celle de la place du féminin dans l’univers catholique. Mais la confusion dont on accuse volontiers les Maures n’est-elle pas celle que le clergé reproche aux chrétiens ? Car ce qui paraît poser problème au clergé lorsque l’icône sort de l’enceinte de l’église, c’est précisément l’animation de la statue, qu’elle soit manipulée rituellement par les Pèlerins, comme une fillette, ou qu’elle intervienne dans la représentation théâtrale, comme une marionnette. Animée par les rites, la Vierge occupe la place de la mariée, la Despedida de la Virgen reprenant une séquence du rituel nuptial (la Despedida de la novia). La désanimation de l’image produite par ce rite qui clôture le temps maure correspond avec la mutation du statut féminin qui transforme la jeune fille en femme mariée. La théologie catholique du mariage est, en elle-même, une théorie de l’image 130. Et c’est dans sa fonction anti-idolâtrique que ce « rite de passage » est mobilisé collectivement dans les fêtes de Moros y Cristianos. L’étude des textes théologiques montre que la
126. G. Sissa, L’âme est un corps de femme, Paris, Odile Jacob, 2000. 127. Les incursions des corsaires mettant à sac les villages andalous et réduisant les habitants chrétiens en esclavage sont une réalité historique : B. Vincent, 1492, op. cit., p. 119. 128. M. J. Del Río Barredo, « Agiografia », op. cit., p. 62. 129. Le terme Chiquitilla utilisé pour appeler la Vierge pendant la fête signifie, à la fois, « la Toute Petite », avec référence à la taille de la statue (90 cm), la « petite fille », la « fillette ». Ce diminutif exprime aussi le registre affectif qui caractérise les relations entre les habitants de Zújar et leur patronne. 130. Ce thème a été développé dans D. Puccio, Masques et dévoilements, op. cit.
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Le drame de la Vierge théorie catholique du mariage porte en elle une pensée de l’image, ce qui explique a contrario la raison en vertu de laquelle, dans les fêtes de « Maures et Chrétiens », les musulmans idolâtres sont associés à toutes formes d’anomie sexuelle (adultère, inceste, viol). Si l’alliance entre un homme et une femme reproduit les noces du Christ et de l’Église, l’institution d’un modèle christique du lien matrimonial (sacramentum) conduit, en toute logique, à considérer l’infidélité conjugale comme une forme d’idolâtrie 131. Dire que le croyant trahit Dieu en trompant son épouse signifie assimiler l’être aimé à une idole, détournant le regard du chrétien de son Seigneur. Copie d’une copie (Ève étant une copie d’Adam, qui est, à son tour, une copie du Dieu), la femme fourvoie l’homme 132. « Belle copie », dans le texte théâtral de Zújar, la Vierge est, donc, doublement, un « simulacre » : en tant qu’image et en tant que femme. Dans le Cautiverio y Rescate de Nuestra Señora de la Cabeza, le Capitaine Maure emploie le vocabulaire amoureux pour caractériser son désir de posséder l’image. La Vierge est d’abord « la belle, merveilleuse femme » qui trouble le Capitaine Chrétien : « C’est une passion si forte / me mettant dans un tel état / que si elle me regarde, elle me terrasse / et elle met tout mon savoir en déroute ! » 133 (Acte II, v. 599-603), avant de convertir, par son amour, le Capitaine Maure qui veut désormais lui sacrifier sa vie : « Avec quel désir amoureux pourrais-je voir tes yeux / et te rendre mon âme et ma vie comme butin de guerre ? » 134 (Acte II, v. 1393-1394). Le thème de l’amour pour l’image a nourri des textes fondateurs de la théologie chrétienne soucieux de définir les formes légitimes de vénération de l’icône. Ce même langage de la passion amoureuse apparaît dans une interpolation à la Lettre à l’ermite Secundinus (599). Tel l’amant qui s’empresse de voir sa bien-aimée, l’ermite se hâte de contempler l’image, pris par une ardeur qui pourrait prêter à confusion si le soupirant ne précisait pas que la cible de son amour est Dieu, fournissant ainsi aux utilisateurs de ce texte apocryphe des arguments permettant de défendre les images en tant qu’instruments « pour atteindre des choses invisibles au moyen des choses visibles » 135. Or, cette faculté de transitus, la Vierge de Zújar peut la déployer dans les deux sens : vers le haut et vers le bas. Mère miséricordieuse de Dieu, la Madone assure la médiation entre le Ciel et la Terre, le divin et l’humain. Mais, comme toute autre femme, Marie est aussi susceptible d’envoyer les hommes en Enfer lorsqu’elle détourne le regard du croyant et le retient, figé, sur sa beauté terrienne. La femme idole, offerte au regard, ce motif récurrent de l’anthropologie chrétienne 136, est interprétée dans les fêtes de
131. E. Porqueres i Gené, « Cognatisme et voies du sang. La créativité du mariage canonique », L’Homme 154-155 (2000), p. 335-356. 132. Ibid. 133. « ¡ Hay pasión más rigurosa / pues de tal suerte me trata / que si me mira me aflige / y mi cienca desbarata ! » 134. « Con que amante deseo ver tus ojos / y rendirte alma y vida por despojos ». 135. Cette lettre, attribuée au pape Grégoire le Grand, est l’une des pièces à conviction utilisées en 791 par le pape Adrien Ier pour contester la position exprimée par les Francs dans les Libri Carolini : J.-C. Schmitt, Le corps des images, op. cit., p. 69-70. 136. Sur ce thème, voir le chapitre « Une crise des siècles sombres : aspects de la controverse iconoclaste », dans P. Brown, La société et le sacré dans l’Antiquité tardive, Paris, Seuil, 1985.
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Chapitre vi Moros y Cristianos – qui offrent si peu de rôles à interpréter aux femmes 137 – par la Vierge elle-même. Comment, dès lors, la sainte patronne de Zújar peut-elle passer du camp maure au camp chrétien et, changeant la couleur de ses capes pour annoncer la couleur du jour, incarner tous les registres du féminin chrétien 138 ? Si, dans le texte théâtral, le Capitaine Maure a recours au lexique de l’amour lorsqu’il s’adresse à María de la Cabeza, dans les poèmes que les habitants de Zújar écrivent pour leur patronne, celle-ci est décrite comme « la plus belle d’entre toutes les femmes » 139 ; les rituels qui se déroulent lors de la fête permettent, quant à eux, aux jeunes hommes de déployer tout le spectre des sentiments amoureux : de la passion la plus violente à la plus pure vénération. L’humanisation de la statue se produit, déjà, lors de son habillage ou, plutôt, lors des multiples habillages auxquels la Vierge est soumise pendant le temps festif pour adapter sa tenue aux circonstances. Bajada, pèlerinage, Cautiverio, procession, Rescate, Despedida : chaque rite a sa robe, chaque acte a sa couleur. Habillée en rouge, la Vierge enlevée par les Romeros, puis captive des Moros, est « ¡ Guapa ! ¡ Guapa ! ¡ Guapa ! ¡ Guapa y guapa ! », comme les dévots ne cessent de le crier à la statue. « Belle », oui, mais de la beauté du Diable – à savoir d’une beauté d’idole –, lui aussi vêtu de rouge de la tête aux pieds, tout comme le sont les Maures. Vêtir la Vierge d’une robe couleur du sang, symbolisant les dangers métaphysiques qui menacent la jeune fille sexuée 140, c’est lui faire endosser le poids d’une féminité ambiguë : souillée par une sexualité infamante jusqu’à ce qu’elle soit régulée par le mariage. Celui-ci apparaît, en filigrane et même en clair, comme le modèle de toutes les fêtes de Moros y Cristianos, qui recèlent plusieurs séquences des rituels nuptiaux du passé, faisant jouer à la Vierge le rôle de la mariée 141. Toujours enchevêtrés à des rites funéraires, ces rites nuptiaux 142 accomplissent, à la fin du temps festif, la mort de l’idole. Dans le texte, ce sont les Moros qui enlèvent la Virgen de la Cabeza, faisant revivre le souvenir des rapts corsaires ; dans le rite, ce sont les Romeros qui emportent la Chiquitilla au Jabalcón, évoquant l’une des séquences topiques des noces anciennes : l’enlèvement de la jeune fille. Point de distinction entre les personnages théâtraux et les acteurs rituels pour l’observateur de 1930 : « Un groupe de Maures
137. Très peu de rôles sont réservés aux femmes dans les théâtres de « Maures et Chrétiens » de Aínsa et de Zújar. Dans la Morisma, les seuls personnages féminins sont ceux de la Reine Maure et de la Reine Chrétienne (voir chapitre i). Ils ont commencé à être interprétés par deux jeunes filles dans les années 1970, après la vague féministe qui a investi le pays après la dictature. Avant, dans les années 1920, ils étaient joués par des hommes : « La Reine Chrétienne par le plus beau garçon du village, la Reine Maure par le plus laid ». Dans le Cautiverio y Rescate, il n’y a pas de rôles féminins, hormis celui de la Vierge. Pour ce qui concerne les fêtes de Biar, nombre de rôles interprétés par des jeunes filles sont des figures en miroir de la Vierge. 138. Dans un autre cadre – la peinture du Quattrocento – la Vierge est l’image d’une beauté sensuelle qui confond ses traits avec Vénus : J. -M. Pontevia, La peinture, masque et miroir, Bordeaux, William Blake & Co., 1993, p. 47-53. 139. Toutes les citations de poèmes dédiés à la Vierge sont tirées de deux revues des fêtes de Zújar : Fiestas patronales en honor de Ntra. Sra. de la Cabeza, année 1996, et Fiestas marianas de Moros y Cristianos, année 2001. 140. G. Charuty, Folie, mariage et mort, op. cit., p. 330-339. 141. La démonstration de ce parallélisme a été menée dans D. Puccio, « La Vierge », op. cit. 142. L’imbrication des rites nuptiaux et des rites funéraires est un trait constant des sociétés méditerranéennes. Des pistes interprétatives de cette imbrication sont proposées dans D. Puccio, Masques et dévoilements, op. cit., passim.
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Le drame de la Vierge qui représentent des pirates d’Argel, enlève la Vierge et l’amène à l’ermitage de Jabalcón. Le lendemain, le village monte pour la racheter » 143. Pèlerins et Maures, tous « étrangers », sont les « preneurs de femmes ». Arrivés à un endroit appelé la Erilla empedrada, où une pierre plate semble marquer la ligne de démarcation entre l’espace habité et l’espace sauvage, les Hermanos, les Confrères de la Vierge, qui ne participent pas au pèlerinage, prennent congé de leur « consœur » en tirant des coups de fusil, élément constant du mariage traditionnel 144. C’est à contrecœur que les Hermanos, les « donneurs de femmes », confient l’image aux jeunes gens qui enveloppent la châsse dans un voile plastifié avant de fuir. La statue est montée au Cerro, au sommet du Jabalcón, au son des tambours qui marquent le rythme soutenu des pas des pèlerins. La montagne résonne des piropos, des galanteries qui sont adressées à la belle Chiquitilla : « ¡ Guapa ! ¡ Guapa ! ¡ Guapa ! ¡ Guapa y guapa ! » La Vierge en rouge – rouge passion – est la beauté aguichante dont parle le criado maure dans le Cautiverio, avec son « corps provoquant », son attitude « effrontée » 145 (Acte I, v. 376-377). Si, dans la pièce, elle a été « vendue » aux Maures par le Diable 146 (Acte II, v. 59-60), dans les poèmes qui lui sont dédiés, elle est la « captive » des habitants de Zújar (« Nuestra cautiva »), en même temps que l’ensorceleuse qui vole le cœur de tous les villageois (« Nos ha robado el corazón »). Dans le rite, elle est tout simplement la Chiquitilla, la petite fille qu’il faut rendre heureuse. « Il faut qu’elle s’amuse ! » disent les jeunes gens lorsqu’ils la font « monter au ciel ». Le seul contact avec sa châsse les fait, à leur tour, monter au septième ciel. Les propos échangés par les porteurs de la Vierge sont graveleux, sans qu’ils craignent d’offusquer leur patronne par ces grivoiseries. La Vierge du pèlerinage, celle-là même du Cautiverio, la femme « vendue aux Maures », est traitée comme une prostituée. À Biar, l’ambivalence de la Vierge de Zújar, qui est un caractère propre aux vierges en général, se réfracte dans deux personnages : la Mahoma et la Madre de Deu de Gracia. Certes, parée d’une longue chevelure fabriquée avec les cheveux que les jeunes filles du village lui ont offert « par vœu » 147, la Virgen de Gracia ressemble aux personnages mythologiques des Moras chevelues 148, dans ce pays où les maures et les morisques, pourvues de tous les attraits de la séduction, ont de tout temps charmé les chrétiens. Mais, dans l’action rituelle, ce n’est pas la Madre de Deu qui attire les hommes. C’est la Madre de la Mahoma. Ce rôle est joué par
143. En 1931, le voyageur Fidel Fernández mentionne cette information dans son livre Sierra Nevada, cité par D. Brisset, Fiestas, op. cit., p. 25. 144. Voir, à ce propos, N. Belmont, « Fonction de la dérision et symbolisme du bruit dans le charivari », dans J. Le Goff – J. -C. Schmitt (dir.), Le Charivari. Table ronde organisée à Paris, 1977, Paris – La Haye – New York, EHESS – Mouton (“Civilisation et sociétés” 67), 1981, p. 15-21. Des enquêtes de terrain conduites à Zújar et à Biar m’ont permis de vérifier que toutes ces phases des noces anciennes étaient bien présentes à la mémoire des acteurs contemporains des fêtes. C’est, d’ailleurs, la référence constante des acteurs au mariage, lorsqu’ils décrivaient leur fête (« c’est comme au mariage »), qui m’a mise sur cette piste de recherche. 145. « Vieja es ya, pero arogante / y de muy gallardo cuerpo ». 146. « Que si el mundo la aclama siempre pura / por vendida la tengo en la escritura ». 147. Sur les « don » de cheveux à la Vierge de Biar, mais aussi sur les circulation de cheveux entre femmes de différentes classes d’âge marquant les étapes de la vie féminine, voir D. Puccio, « la Vierge », op. cit., p. 50-54. 148. Sur ces personnages, voir D. Puccio, Masques et dévoilements, op. cit., p. 174-182.
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Chapitre vi un travesti qui est le double vivant du mannequin féminisé du prophète 149. Lorsque son sexe était encore incertain, cet adolescent imberbe 150, habillé en femme, qui traversait la rue principale de Biar suivi par une procession masquée – suivant le même trajet que la procession en l’honneur de la Vierge – était soumis(e) à un traitement assez désobligeant : Les deux personnes qui marchaient à côté de moi, les Acompañantes, disaient : « Regardez ! » et ils me tripotaient les seins. Et les gens disaient : « Ce n’est pas possible que l’on fasse des choses pareilles à une jeune fille ! Si jeune, et déjà dans la rue avec toutes les mains dessus ! » Les gens se pressaient. Ils allaient tripoter toutes les filles de la rue, qui était bondée de monde. Ils s’entrechoquaient de tous les côtés quand la Madre de la Mahoma passait au milieu de la Calle Mayor. Moi, à quatorze ans, j’étais encore un gamin. Je détestais ça ! Alors, les Acompañantes ne me laissaient pas toucher par les autres, mais c’étaient eux qui me le faisaient, qui me soulevaient les jupes et tout. Et les gens autour disaient : « Regarde, une fille si jeune et, déjà, on lui met les mains dessus ! »
La Madre de la Mahoma, cette « jeune fille » dont la pudeur est mise à rude épreuve, ne sert-elle pas à tester la pureté de la Vierge ? Dans d’autres fêtes de Moros y Cristianos du pays valencien – comme celles de la ville voisine de Villena, pour ne prendre qu’un exemple – c’est sa virginité que l’on teste dans des performances théâtrales qui prennent la forme de controverses théologiques. Grâce à cette propriété transitive qu’ont les rites d’établir des jeux de substitution entre objets, personnages et personnes, les épreuves subies par la Madre de la Mahoma s’étendent, on l’a vu, à toutes les filles présentes à la procession. Il en va de même à Zújar. Un homme, à qui une jeune fille annonçait son intention de participer au pèlerinage, lui disait avec un air de défi : « Demain, on va voir si tu es une fille sage (buena) ou mauvaise (mala) ! » Mais l’inverse est aussi vrai. À Biar, les épreuves que l’on fait subir aux jeunes filles sont aussi destinées à la Madre de la Mahoma, c’est-à-dire à la Mahoma, la Vierge des Maures et, à travers elle, à la Madre de Deu, l’idole des chrétiens. L’une de ces épreuves est la Medida, la mensuration. Armés d’une gigantesque corde, el cordel, d’un énorme compas, el compás, d’une immense équerre, la esquadra, munis d’une interminable longuevue, el catalejo, les Espiones, un groupe d’hommes déguisés chargés de surveiller les accès au château, palpent les murs, tâtent le sol, explorent tous les recoins de la ville chrétienne, déplacent progressivement les limites de l’espace arpenté, puis reviennent subitement en arrière, comme s’ils s’étaient trop avancés. Lorsque la troupe de la Madre de la Mahoma croise une fille, une fois examinée sous toutes les coutures et dévisagée de la tête aux pieds, cette dernière sera, elle aussi, méticuleusement mesurée, avec toutes les plaisanteries que ce geste impose… El scribán, le scribe, n’oubliera pas d’écrire, avec sa plume démesurée, les tailles de la demoiselle sur un cahier géant, à côté des dimensions de Biar. Cette forteresse assiégée par les Maures n’est-elle pas la « chrétienne » à conquérir ?
149. Tout comme la « reine de la fête » est la réplique de la Vierge sur terre. Sur ces dispositifs d’identification féminine : D. Puccio, « la Vierge », op. cit. 150. Aujourd’hui, Pedro a 45 ans et continue de jouer le même personnage. Père de deux enfants, personne ne doute plus qu’il est un homme habillé en femme.
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Le drame de la Vierge Les anthropologues distinguent, d’un côté les fêtes andalouses où les Maures et les Chrétiens se disputent pour la possession de la Vierge, de l’autre les fêtes valenciennes où les deux armées ennemies se battent pour conquérir un château. Cette distinction perd sa pertinence lorsqu’on considère d’un œil comparatiste l’ensemble des célébrations de Moros y Cristianos de l’arc méditerranéen. En Corse, l’ancienne « Mauresque » mettait en scène la lutte pour une « reine » « déguisée » en Villa Regina, Ville Reine 151. En Croatie, dans l’île de Kurcola, deux armées, celle des Turcs et celle des Chrétiens, se défiaient dans une danse guerrière pour la libération d’une femme. Une fois gagnée par les Chrétiens, la reine se convertissait, abandonnant l’idolâtrie maure, « vaine déité » (deidades vanas), et embrassant la loi chrétienne 152. À Biar, la théâtralisation de la prise du château par les Maures est la métaphore de la conquête amoureuse qui prélude déjà au mariage. Dans les sociétés chrétiennes, la mensuration, pratique thérapeutique, fait partie du rite nuptial auquel on accorde un pouvoir régulateur. Pratiqués sur la jeune fille, les actes qui mesurent le corps en règlent, d’un même mouvement, l’ordre physiologique, psychologique et métaphysique 153. Quels sont les effets attendus de ces gestes lorsqu’ils s’appliquent à l’image ? Le mot latin norma, terme équivalent de « loi », « règle », « canon », « mesure », signifie précisément « équerre » 154. Le jour où la ville est sous l’empire des Maures, jour où la coutume veut que tous les jeunes se travestissent en espías, passer à l’équerre la demoiselle fardée, déguisée et masquée « comme une idole » n’est-ce pas, aussi, « normaliser » l’image ? À Biar, la Mahoma, cet énorme mannequin en bois, est, à proprement parler, démesurée. À Zújar, où la Chiquitilla incarne toutes les jeunes filles, c’est sa statue qui, sur la scène du Rescate, fait l’objet d’une pesée, acte relevant du même registre sémantique que la Medida. L’histoire que les fêtes de Moros y Cristianos racontent el Día des Epías, le Jour des Espions en valencien, est polyvalente : c’est histoire du masculin et du féminin, de leurs revirements possibles, de leurs conflits dévastateurs et de leur rencontre toujours périlleuse. C’est l’histoire du féminin dévoyé, où la femme est impudique, dévergondée : une vraie garce ! C’est l’histoire de l’icône détournée en idole. Et c’est aussi l’histoire de l’ordre de la cité subverti en stasis, en guerre civile, dont l’image la plus prégnante est, à nouveau, celle de la peste : Alors, quand les Espions ont vu par où entrer au château, ils s’approchent. Mais il y a un moment où on les voit. Seules les femmes peuvent pénétrer au château, parce que personne ne fermerait la porte à des femmes ! Quand les Chrétiens voient les Maures, ils tirent un coup de fusil comme signe qu’ils les ont vus. Alors moi [la Madre de la Mahoma], je lâche les rats qui sont dans ma cruche. Je jette la cruche avec les rats à l’intérieur du château et je la casse. Je porte des rats qui sont contaminés par la peste. Alors, les rats disséminent la peste et les forces chrétiennes diminuent. Les Chrétiens meurent et, une fois qu’ils sont morts, on fait un feu de peste. Maintenant, nous pouvons entrer. Maintenant, on les a vaincus. C’est pourquoi
151. M. Albert-Llorca, « La Moresca en Corsega », dans M. Albert-Llorca – J. A. González Alcantud (dir.), Moros y Cristianos, op. cit., p. 155. 152. R. Lorenzetti (dir.), La Moresca, op. cit., p. 118. 153. G. Charuty, Folie, mariage et mort, op. cit., p. 331-339. 154. J.-C. Schmitt, Le corps des images, op. cit., p. 136. L’auteur cite cette étymologie à propos de la « normalisation » de l’image.
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Chapitre vi nous hissons la Mahoma dans le château. C’est à ce moment-là que la Mahoma rentre, parce que nous avons gagné le château.
Tout ici serait à commenter, mais limitons-nous à prolonger les réseaux sémantiques utiles à notre propos. Les coups de feu signalent que la conquête a bien eu lieu 155, mais du pot cassé, image de la virginité brisée 156, s’échappent des rats semeurs de peste, signes d’une union infertile et mortifère qui est un fléau pour le pays tout entier 157. Ici, comme à Palerme, l’épidémie arrive avec les Maures. Or, si le scénario de la fête palermitaine faisait correspondre le moment de la guérison de la ville et du rétablissement de l’ordre politique avec les « Noces » de sainte Rosalie et de saint Benoît le Maure (cf. chapitre iii), les célébrations valenciennes font coïncider le retour de la paix et la « conversion du Maure » avec la Despedida de la Virgen. Cette cérémonie d’Adieu à la Vierge, qui reproduit point par point l’Adieu à la mariée des noces anciennes, est commune à Zújar et à Biar. Revenons dans la ville andalouse. Le dimanche matin, toute de blanc vêtue, la Virgen de la Cabeza attend sur le parvis de l’église. Dans la lumière matinale, l’image de la Vierge, éclairée par des lampes allumées en plein jour, brille de tout son éclat. Des bouquets de roses et d’œillets entourent sa statue recouverte d’une cape à la blancheur rutilante. Si, la veille, la Vierge en rouge avait révélé son côté obscur, aujourd’hui, elle montre sa face lumineuse. Éblouissante sous l’éclairage argenté et pur du matin, la Vierge en blanc ressemble à une mariée attendant son époux sur le pas de la porte. Élégants, cravatés, en costume bleu, les Costaleros, ses porteurs, viennent la chercher pour l’emmener en procession. Le Capataz, le chef du groupe, habillé avec « un costume de mariage », mène la danse de la châsse mariale durant les processions qui sillonnent la ville en long et en large. Tous les habitants ont revêtu leurs vêtements les plus pompeux. Si bien que, à suivre cette dame blanche, on a l’impression d’accompagner un cortège nuptial. Mais le mariage va lentement tourner aux funérailles quand, pour la dernière fois, on accompagne la Vierge à l’église pour despedirla, prendre congé d’elle, comme d’une jeune fille suivant son époux au loin ou comme d’un mort qu’il faut laisser partir. Dans le mariage ancien, le départ de la mariée vers le village de son futur mari, ressenti comme une mort, était accompagné par un cortège funèbre. À Biar, « toute la ville pleure », quand, au pas d’une marche maure, la Madre de Deu traverse la Calle Mayor et prend le chemin de l’ermitage où elle sera barricadée pour le restant de l’année. La veille, c’est la Mahoma qui avait fondu en larmes car elle refusait – disaient les habitants de Biar, interprétant les mouvements de ce mannequin animé hochant la tête – de suivre les jeunes de Villena l’emmenant en camion jusqu’au village voisin 158. « Là-bas, elle va être mal-
155. Voir C. Klapisch-Zubert, « La “mattinata” médiévale d’Italie », dans J. Le Goff – J. -C. Schmitt (dir.), Le Charivari, op. cit., p. 149-163. 156. Les récipients sont les symboles du sexe féminin : G. Calame-Griaule, Des cauris au marché. Essais sur des contes africains, Paris, Société des africanistes (“Mémoires de la société d’africanistes”), 1987, p. 198. Sur le rituels des « pots cassés », se déroulant aux noces dans le Châtillonais : Y. Verdier, Façons de dire, façons de faire, Paris, Gallimard, 1979, p. 306-314. 157. Sur les conséquences cosmiques de la stérilité féminine, voir F. Héritier, Masculin, Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 124-132. 158. Sur les échangés ritualisés de la Mahoma entre Biar et Villena : J.-P. Albert – M. AlbertLlorca, « Mahomet », op. cit., p. 855-886. Les deux ethnologues lisent cet échange en termes de constructions en miroir des identités locales.
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Le drame de la Vierge traitée, mal logée et mal nourrie », disent les « versets de la Mahoma », reprenant les manières traditionnelles de prendre congé de la fiancée qui quitte son pays natal pour un lieu inhospitalier 159. Ailleurs, dans le pays valencien, la Mahoma est brûlée, mise en pièces ou noyée, reprenant les formes de mise à mort rituelles de mannequins et poupées qui précèdent le rite nuptial 160. Ces gestes, faisant partie du répertoire iconoclaste, qui aboutissent à la destruction de la Mahoma montrent que, à la différence de la sainte Vierge, ce pantin inanimé n’est qu’une idole. De fait, deux codes, l’un matrimonial, l’autre mortuaire, ne cessent de s’entrelacer. La Despedida de la Virgen, cérémonie religieuse qui achève aussi d’autres fêtes de Moros y Cristianos placées sous le patronage de la Vierge, est calquée sur un rituel à la double signification, nuptiale et mortuaire. À Zújar, l’Adieu à la Virgen de la Cabeza est le moment où la communauté « dit adieu » (se despide) à ses propres défunts. Pour ce qui concerne la « Vierge de la Tête », la signification mortuaire est déjà présente dans son nom, car la cabeza, dans le texte théâtral, est la « tête de mort ». Mais elle est également attestée dans les actes conclusifs de la fête de Biar, comme celui d’« encerrar la bandera », « enfermer le drapeau » qui porte l’inscription de l’image de la Vierge. Le temps festif avait « ranimé les morts » 161, en leur donnant l’identité des Maures, des ancêtres de ces mêmes communautés. Morts et Maures sont assimilés dans toutes les célébrations de Moros y Cristianos. La liste des gestes qui les évoquent est longue. Visites au cimetière, rafraîchissements des sépultures, prières aux âmes des trépassés, messes de requiem, rôles qui se transmettent de père en fils, de grand-père en petit-fils ou d’oncle en neveu, sans compter cet usage, très attesté dans le pays valencien, de se faire enterrer avec son costume de festero 162… Et que dire de la coutume propre à Biar de revêtir les habits des aïeux le jour où les Maures s’emparent du château ? C’est avec les vêtements de leurs grands-pères et de leurs grands-mères que jeunes et moins jeunes vont danser « par vœu » la danse des espías. Et qui sont ces « Espions », sinon les morts qui espionnent tout ? Ce sont eux, ou leurs porte-parole, les Espiones, qui vont dévoiler les secrets de Biar, versifiés en valencien, au passage de la Mahoma. Ce sont là autant de pratiques qui convoquent les défunts pour leur faire partager, en tant qu’êtres sociaux, ce moment fort de la vie communautaire. Comme bien d’autres célébrations des sociétés européennes ou non, la fête réactive les liens entre les vivants et les défunts. Ranimés par les rituels festifs, identifiés aux ancêtres et aux revenants de ces villes qui, jadis, furent maures, ces âmes en peine sont renvoyées dans leur monde par des cérémonies de deuil qui marquent partout la nécessité de séparer les trépassés des vivants. Or ce deuil, dans les sociétés méditerranéennes, est précisément un deuil d’images. Que l’on pense aux gestes immédiatement accomplis, une fois la mort survenue, dans la maison du défunt : cacher les
159. Ces refrains sont traditionnels en Espagne : D. Puccio, Masques et dévoilements. op. cit., p. 211. 160. Sur « l’enterrement de la jeune fille », pouvant prendre la forme du bûcher carnavalesque d’un mannequin : D. Puccio, ibid, p. 107-112. 161. Je renvoie au chapitre « Ranimer les morts » de mon ouvrage (ibid, p. 191-197). Y sont décrits les rituels d’un village aragonais, San Juan de Plan, où les jeunes gens sont chargés d’allumer le bûcher de la Saint-Jean (la hoguera) et de ramener ses flammes, au moyen de tisons incendiés, dans le cimetière. Une séquence cérémonielle très semblable est présente dans les fêtes de Moros y Cristianos de Biar, où les jeunes gens vont allumer des bûchers (incendiar las hogueras) qui se transmettent de père en fils. 162. J. -P. Albert, « Moros y Cristianos », op. cit., p. 97.
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Chapitre vi images, voiler les miroirs, vêtir les femmes en noir. Se séparer des Maures/morts, c’est encore se séparer, au moins temporairement, de l’image. Les couleurs criardes de la fête s’estompent progressivement. Au fur et à mesure que les derniers fêtards rentrent chez eux, les décorations sont retirées et la ville retrouve sa grisaille quotidienne. Mais comment effacer la Vierge ? À Zújar, passant du rouge au blanc, elle a déjà commencé à disparaître. Une marche funèbre ramène la Chiquitilla à l’église, dans une procession finale dense d’émotion. « Tout le monde pleure » lorsque les Costaleros font danser la « Fillette » une dernière fois, avant de la faire disparaître derrière le portail de l’église. Ces champions accomplissent alors une performance très appréciée : ils lèvent la châsse en l’air, les bras écartées en signe de victoire. La Vierge s’élève, légère, emportant avec elle toutes les âmes retenues ici-bas : « Elle les gardera avec elle dans le Ciel, avec tous les autres », écrit l’un de ses dévots dans la Revue des fêtes 163. Comme les morts, la Virgen de la Cabeza part à reculons. Les larmes baignent les visages de tous les présents, lorsque les Costaleros rentrent sa châsse à pas lents et solennels : « Deux en avant et un en arrière ». C’est leur manière à eux de prolonger l’instant du congé, afin que les habitants de Zújar puissent la garder encore un peu avec eux, comme on le ferait avec un être cher dont on a du mal à se départir. « Tu te rends compte ? », me dit l’un des jeunes, « je ne pourrai plus la sentir contre mon épaule ! » Mais ce départ est inéluctable : « ¡ Hay que encerrar la Virgen ! », « Il faut enfermer la Vierge ! » Cette ouverture qui, lors de la Bajada de la Virgen, laissait passer une lumière céleste, est devenue un trou noir, un gouffre attirant la Chiquitilla dans la terre des morts. Sombre et vide, cette fenêtre au cœur de l’église ressemble à ces tombes béantes que l’on peut voir, au même moment, dans le cimetière de Zújar, très visité durant toute la période des célébrations. La fête se termine lorsque la Vierge franchit, toujours en reculant, la porte qui donne accès à son camarín. Avant de partir, les présents se serrent la main, s’embrassent et se disent, en pleurant : « Nos ha dejado », « Elle nous a quittés ». Dans un ravissement extasié, les habitants de Zújar rendent un dernier hommage à leur patronne, quittent la scène festive et vont enfermer leurs costumes bariolés dans les placards. « Enfermée » (encerrada) dans cette pièce, surélevée tel un défunt dans son cercueil, la Virgen de la Cabeza n’a plus que la beauté du mort. La diva de la fête sort de la scène, revient dans sa loge et le rideau tombe sur les réjouissances. Le personnage théâtral, l’objet rituel aux multiples facettes, reprend sa place d’icône. La statue que les Camareras ont habillée et déshabillée, que les jeunes gens ont fait danser, à laquelle, tour à tour, le rite et le théâtre ont fait jouer plusieurs rôles, figée derrière la vitre du camarín, redevient une image chrétienne à vénérer. Si la Bajada avait animé la Vierge, la Despedida la « désanime ». C’est ainsi que le deuil du Maure correspond à la mort de l’idole. Ce lacis de sens que nous avons recomposé en entrelaçant passé et présent, rite et théâtre, célébrations andalouses et réjouissances valenciennes tisse, pareillement, la trame de la Morisma de Aínsa. L’opposition entre la Vierge de Biar, « reine de la fête », et la Mahoma, dans la représentation aragonaise, se réfracte en deux rôles féminins antinomiques : celui de la Reine Maure, ornée de tous les artifices de la séduction (couleurs vives, bijoux voyants, maquillage prononcé), et
163. Revue des fêtes de Zújar, année 1996.
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Le drame de la Vierge celui de la Reine Chrétienne, cachant son corps sous une tunique informe et incolore « comme une nonne ». Moi, assure Isabel, la Reine Chrétienne, la seule chose que je porte comme bijou, c’est le crucifix. Je ne porte rien d’autre. Ma robe a une bordure argentée, avec de petites perles, des sortes de petites larmes d’argent. Mais, pour le reste, c’est un costume très simple. Le décolleté est carré, très peu décolleté parce que les chrétiennes ne portent pas de décolleté ! Et autour de la tête, je mets une simple coiffe avec un tout petit voile qui tombe. Les Dames Maures, et surtout la Reine, explique María-Carmen qui a longtemps interprété ce rôle, nous portons beaucoup de bijoux : bracelets, grosses boucles d’oreilles, chaînes […] et les Chrétiennes, rien ! Les Chrétiennes, seulement un cordon et une croix en bois ou en vieil argent, de petites boucles d’oreilles, peu de bracelets ou des bracelets en bois. Les Chrétiennes sont comme un peu pauvres, les Maures sont comme plus de fête, plus riches. Pour les Maures, tout type de bijoux convient : fil de perles ou chaîne d’or ou dorée, beaucoup de bracelets, de grosses boucles d’oreilles longues […]. Il faut surtout qu’on les voie, qu’ils [les bijoux] brillent beaucoup. Par exemple, nous les Maures, nous sortons très maquillées, les lèvres, les yeux… les Chrétiennes, très peu ! Les Maures sont comme très gaies, une vie plus gaie. Les Chrétiennes sont un peu comme tous les jours, un peu comme des bonnes sœurs.
Le personnage théâtral de la Reina Mora rejoint un thème topique de la littérature espagnole : celui de la belle maure, de la morisque ensorceleuse séduisant les chrétiens par sa beauté. Les sources historiques insistent sur l’engouement des musulmans et, surtout, des musulmanes pour les bijoux, les parfums et les parures 164. Or, depuis l’Antiquité, les atours féminins, objet d’un véritable culte, sont rangés du même côté que l’ornementation, donc de l’image. L’un des premiers grands moralistes et théologiens d’Occident, Tertullien, dont l’œuvre s’attache à définir les frontières entre hérésie et orthodoxie 165, a consacré un sermon à la Toilette des femmes (De cultu feminarum) 166. Le Père de l’Église y invite les chrétiennes à s’habiller sobrement, à renoncer aux bijoux, considérant la coquetterie comme un blasphème. Voila le discours que ce païen converti au christianisme tient aux femmes : « La toilette féminine présente un double aspect : la parure (cultum) et les soins de beauté (ornatum) […]. La première consiste dans l’or, l’argent, les pierreries, le vêtement ; les seconds dans le soin de la chevelure, de la peau et des parties du corps qui attirent les regard ». Si « le propre de l’idole est une capture du regard, un s’exposer à lui pour l’attirer, l’abolition de tout dépassement dans le visible éprouvé comme absolu point de chute du voir » 167, la Reine Maure est elle-même une idole. La fascination que cette créature éblouissante exerce sur les hommes entrave leur chemin vers le Créateur. Pour se convertir au christianisme,
164. B. Vincent, Andalucía, op. cit., p. 307. 165. Il s’agit, pour ce polémiste qui vécut entre la fin du iie siècle et le début du iiie siècle, d’une part de se démarquer des doctrines religieuses ou philosophiques issues du paganisme, d’autre part de prendre ses distances à l’égard des positions des hérétiques, et surtout des gnostiques. 166. Tertullien, La Toilette des femmes, I, 4, 1 ; trad. Marie Turcan, Paris, Cerf, 1971, p. 159, cité dans P. A. Michaud, Le peuple, op. cit., p. 223. 167. Définition de M. Faessler, « L’image entre l’idole et l’icône. Essai de réinterprétation de la critique calvinienne des images », dans F. Boespflug, N. Lossky (dir.), Nicée, op. cit., p. 428.
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Chapitre vi elle doit donc faire le deuil de tous les biens que les maures idolâtrent. Comment y parvenir ? Quels moyens lui propose le dispositif théâtral pour immoler toutes ses « vanités » sur l’autel du « vrai Dieu », telles des divinités païennes à abolir 168 ? L’enchaînement des séquences théâtrales de la Morisma représente – et il faudrait s’interroger sur les pouvoirs de cette représentation dans un théâtre où personnage et personne sont étroitement liés 169 – la mort de l’idole. La scintillante Maure entre en scène. Dépouillée de tout ornement, la Reine Chrétienne se manifeste après la conversion de la souveraine musulmane. La succession de ces deux personnages, la nouvelle place que la Maure, une fois convertie, occupe auprès du Roi Chrétien – du côté opposé de son épouse chrétienne –, suggèrent que les deux reines ne sont que les deux faces d’une seule et même femme, avant et après sa conversion et son mariage. Le contraste entre la Reina Cristiana, affichant la croix comme seule parure, et la Reina Mora, parée de tous les artifices du plaire et du paraître, atteste la « fonction anti-idole du signe christique » 170 et affirme le double pouvoir du mariage : convertir la femme maure en chrétienne et, par là-même, convertir l’image. Mais cette conversion implique une mort de l’ancien état, qui tombe comme une vieille peau. Le troisième personnage féminin de la Morisma, la Mort, s’interpose entre la Reine Maure et la Reine Chrétienne. Son rôle est de déblayer le terrain des cadavres des Maures, de porter en coulisses leurs costumes tapageurs. Tertullien avait du reste moqué les soins pathétiques des femmes retirant leurs fards et leurs parures à la tombée de la nuit et redécouvrant leur nudité primordiale, après avoir enfermé leurs ornements dans des boîtes qui préfigurent déjà leurs tombeaux 171. Dans la Morisma, c’est au terme d’un monologue sur les vanités de ce monde que la Mort, personnage du théâtre baroque, jette son masque : Tous arrivent au rivage Où Caron t’attend Tous se verront nus Comme ils vinrent au monde Sans les biens qu’ils adorèrent Tout aveugles ! Tout nus 172!
168. Nous pouvons citer, à ce propos, le sacrifice que le prêtre de Mezodovesc demande aux jeunes filles de ce village hongrois : brûler les « brillantes » – les ornements dorés et colorés que les jeunes Hongroises cousaient au bas de leurs vêtements – sur un bûcher dressé devant l’église. Voici le souvenir d’une paysanne qui participa à cette sinistre cérémonie : « Ce fut pire qu’un enterrement quand le samedi, après le salut, nous dûmes porter des corbeilles emplies de toutes ces merveilles sur le parvis de l’église, dans la poussière grise de la cour. Une centaine de filles dépourvues de toute parure partirent en procession avec ces corbeilles. Seule la croix oscillait en tête de ce cortège… » : M. Gari, Le vinaigre et le fiel. La vie d’une paysanne hongroise, Paris, Plon, 1983, p. 228. Tertullien considère encore les parures comme le fatras « dont s’embarrasse une femme condamnée et déjà morte, la pompe de son convoi funèbre », L’Ornement des femmes, 27, 5. Texte cité par P. A. Michaud, Le peuple, op. cit., p. 237. 169. Comme nous l’avons déjà mentionné (chapitre i), les rôles des reines sont interprétés par des jeunes filles célibataires qui interrompent leur participation au moment de leur première grossesse. 170. J.-C. Schmitt, Le corps des images, op. cit., p. 170 171. « Quoi de si indigne de Dieu que ce qui est digne d’une idole ? Quoi de si digne d’une idole que ce qui est digne d’un mort ? » demande Tertullien à propos des « couronnes », ornement féminin et parure funéraire à la fois. Cf. La Couronne du Soldat, 10, cité par P. A. Michaud, Le peuple, op. cit., p. 238. 172. « Todos llegan à la orilla / Donde Caronte te espera. / Todos se verán desnudos / Tal como al mundo llegaron / Sin los bienes que adoraron / ¡ Todos ciegos ! ¡ Todos nudos ! »
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Le drame de la Vierge L’esthétique baroque des fêtes de Moros y Cristianos situe les Maures du côté de la vanitas, face cachée du luxe effréné qu’ils affichent dans leurs costumes clinquants et leurs parures flamboyantes, qui dévoile sa vacuité. Dans le mythe d’origine de la fête de sainte Rosalie, c’était la peste qui faisait toucher du doigt l’inutilité de toutes les richesses face à la mort. Emmanuele Filiberto, le gouverneur de Palerme, la rencontrait ouvrant un coffre de tissus précieux, déjà rongés par les vers, entre turbans et joyaux, dans le ventre infect de ce bateau provenant de la terre des Maures, qu’il avait, par une aveugle concupiscence, fait rentrer dans le port (cf. chapitre v). L’idolâtrie est cet aveuglement qui assimile les chrétiens à des maures, confond le vrai Dieu avec des dieux de pacotille. La valeur, cette question qui articule religion, morale et économie, est un souci central des fêtes de Moros y Cristianos, qui proposent non seulement une théorie, mais aussi une pragmatique du rapport chrétien à l’argent. VII. Le prix de la Vierge Objet de convoitise, la Virgen de la Cabeza coûte cher : « Pour elle / on nous donnera beaucoup de millions » 173 (Acte I, v. 619-620), dit le criado du Capitaine Maure dans le Cautiverio, acte consacré à la « captivité » de Vierge. Tant que l’image est la « captive » des Maures, elle est habillée en rouge comme ses ravisseurs. Ce sera au Capitaine Chrétien de racheter María de la Cabeza dans le second acte : le Rescate. La Madone sera alors habillée en blanc, signe de sa pureté retrouvée. Voici le schème théâtral. En dehors du théâtre, un ensemble de gestes et de pratiques, occasionnées par les fêtes de Moros y Cristiano, prolongent le thème du « Rachat », mettant en jeu des groupes sociaux et des transactions qui ont des conséquences non seulement sur l’objet échangé, mais aussi sur ceux qui pratiquent ces échanges. J’ai déjà rapporté les tensions qui entourent, lors du démarrage de la Romería, le passage de la statue des Hermanos, qui la gardent toute l’année, aux Romeros qui ne la gardent qu’un jour. Des disputes, parfois violentes, peuvent éclater. Mais les Pèlerins parviennent toujours à s’emparer de l’image, car c’est à eux que revient la charge de la monter au Cerro. Une fois sur le parvis de l’ermitage qui lui est dédié, la Virgen de la Cabeza est acclamée par les Hermanos qui sont montés en voiture. Ses Confrères se jettent littéralement sur elle et épinglent de l’argent sur sa cape ou sur le ruban qui ceint sa châsse, prévu à cet effet. Ce geste se répète tout au long de la procession qui se déroule sur l’esplanade de la chapelle votive, puis à l’intérieur du sanctuaire, où la Morenita est déposée à côté de sa « copie ». Si bien que, lorsque les Romeros reviennent à Zújar, la Chiquitilla est entièrement couverte de billets. Autrefois, c’est sur la robe de la fille à marier que les soupirants accrochaient des billets. « Prisonnière » de ses prétendants, elle était « mise aux enchères », et c’est en payant une somme équivalente à celle qu’elle portait sur elle que son fiancé pouvait la « racheter ». Aujourd’hui, lorsque la Vierge revient du pèlerinage, elle est attendue à la Erilla empedrada par les membres de l’Hermandád qui, descendus du Jabalcón en voiture, ont eu le temps de se laver et de revêtir leurs plus beaux habits. Élégants, parfumés et cravatés, les Hermanos sont en net contraste avec ceux qui ont dévalé la montagne à pied, les
173. « Por ella / nos darán muchos millones ».
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Chapitre vi Romeros, ivres, sales et déchiquetés. Est-ce pour montrer qu’ils peuvent payer le prix de la Vierge que ses Confrères sont habillés comme des « riches » ? La Hermandád de la Virgen de la Cabeza s’enrichit, chaque année, des donations faites par les dévots à l’occasion des célébrations. En contrepartie, c’est à elle qu’incombent les charges de la fête. À tour de rôle, des membres de la Confrérie alimentent la caisse de la Vierge en payant de leur poche la nourriture distribuée aux Romeros sur le Cerro – reste de l’aumône prodiguée aux « pauvres » dans le passé. Les Officiales – comme on appelle ceux qui ont cet honneur une fois dans leur vie – doivent aussi inviter tous les Hermanos et leurs familles au restaurant avant la représentation du second acte et offrir des rafraîchissements à toute la communauté de Zújar après le Rescate, le « Rachat ». Ce dernier se déroule sur une placette appelée la Era de San Marco où se dresse une chapelle consacrée à saint Marc, qui abrite la statue mariale tout au long de la représentation. Si la Erilla empedrada était une aire dominée par une pierre plate sur laquelle, autrefois, on battait le blé, la Era de San Marco était le lieu où on le conservait. C’est à cet endroit que toutes les transactions avaient lieu au moyen de balances, de poids et d’argent, entre vendeurs et acheteurs de céréales. De nos jours, c’est l’Image qui est pesée à la Era de San Marco. Si, dans les récits de tradition chrétienne, un danger de damnation menace les meuniers qui contrefont le poids et le prix du froment ou de la farine 174, dans le théâtre de Zújar, c’est le Diable qui triche sur le poids, faisant monter le prix de la Vierge que le Capitaine Chrétien veut racheter, et c’est à l’Ange de rétablir l’équilibre entre les deux plateaux de la balance. Le Chrétien, qui l’avait perdue aux dés 175, peut ainsi recouvrer sa Vierge et sauver son âme. Rappelons que cette « pesée » – pratique thérapeutique que nous retrouvons dans de nombreux pèlerinages de l’Europe du Sud 176 – est effectuée sur scène par les filleuls des Officiales, et que les acteurs jouent leur papel « par vœu », demandant une grâce non seulement pour eux, mais aussi pour leurs « parrains ». Les dépenses des Officiales ne servent-elles pas à équilibrer les « deux plateaux de la balance » 177, à dédommager les « pauvres » avec l’argent des « riches » qui, par ce geste de réparation, espèrent sauver leur âme et guérir leur corps ? L’opération qualifiée de rachat dans le théâtre de Zújar produit deux effets concomitants : elle restaure l’identité du Capitaine Chrétien et purifie la Vierge, qui passe du rouge au blanc. Socialement, convertir la richesse en aumône, le gain personnel en bien collectif, rachète les chrétiens – les Officiales – et, en même temps, blanchit leur argent. Ouvrons une nouvelle piste comparatiste. Les fêtes de Moros y Cristianos du pays valencien sont réputées comme très onéreuses. Les Capitanes doivent payer la musique et les repas collectifs pour tous les membres de leurs compagnies costumées. Cette charge honorifique ne peut être assumée que par familles les plus riches des villes fleurissantes du Levant espagnol. Ne font-ils
174. G. Charuty, Folie, mariage et mort, op. cit., p. 223-230. 175. Plusieurs Cantigas de Alphonse X le Sage traitent des outrages commis envers les images mariales par des joueurs de dés. La 234e contient un exemplum qui raconte comment le Diable s’empara de l’âme d’un joueur de dés qui blasphéma contre la Vierge Marie : M. Wilk, « Les attentats », op. cit. 176. G. Charuty, Folie, mariage et mort, op. cit., p. 198-204. 177. Voire l’analyse de « Cendrillon crucifiée, à propos du Volto Santo de Lucques » : J.-C. Schmitt, Le corps des images, op. cit., p. 243.
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Le drame de la Vierge pas profiter toute la communauté de leur prospérité ? Le « sacrifice » 178 auquel ils consentent pour participer à la fête dans un rôle de prestige associant les autres à leur bonheur n’est-il pas une manière de se dédouaner de la faute implicitement associée à toute réussite qui, privilégiant certains, ne peut qu’en priver d’autres ? Les prix de chaque achat sont notés avec une précision maniaque aussi bien dans les « revues des fêtes » valenciennes contemporaines 179 que dans les registres que les habitants de Zújar ont scrupuleusement remplis depuis le xviie siècle 180. Cette compulsion dit tout le malaise que les chrétiens éprouvent et ont éprouvé face à cet immatériel tout-puissant qu’est l’argent, qui risque à tout moment de prendre la place de Dieu. N’est-ce pas ce qu’ils reprochent aux Maures : confondre la « vraie » et la « fausse » valeur, et n’est-ce pas là une autre forme d’idolâtrie ? Ce thème traverse aussi la littérature du Siècle d’Or. Le motif du Maure idolâtre, incapable de distinguer le dieu véritable de l’idole, est un topos des productions littéraires et théâtrales qui, du xvie au xviiie siècle, ont généré les drames aujourd’hui représentés lors des fêtes de « Maures et Chrétiens ». Considérons, par exemple, une œuvre de Calderón de la Barca, Origen, perdida y restauración de la Virgen del Sagrario, qui, comme bien d’autres comédies du même auteur et de la même époque, raconte la conversion du Maure au christianisme. Nous sommes à Tolède, au moment de la reconquête chrétienne par le roi Alphonse VI de Castille. Ce dernier s’est engagé auprès du représentant de la religion musulmane, l’alfaqui Selín, à épargner la mosquée et à la respecter comme un lieu de prière pour les mozarabes. D’ailleurs, cette mosquée enferme un puits recelant un « trésor », objet d’une étrange vénération de la part de l’archevêque et, même, de la part de la reine Constance. Afin d’éclairer ce mystère qui intrigue aussi les Maures, le Roi Chrétien envoie Selín explorer le fond du puits. Ce dernier décrit la « merveille » sans se rendre compte qu’il parle de la Vierge Marie. Le charme irrésistible que cette « image » produit sur le musulman conduit ce dernier à demander le baptême 181. Ce personnage du théâtre du Siècle d’Or est apparenté à Zelín, le criado maure baptisé à la fin du Cautiverio y Rescate de Nuestra Señora de la Cabeza. Dans un cas comme dans l’autre, à la différence du Maure, le chrétien ou le converti est celui qui reconnaît que le véritable « trésor » est l’image de la Vierge. Dans la Morisma, le Maure est celui qui ne sait pas faire la différence entre un bien matériel et un bien spirituel, et c’est au Chrétien, le Galán, de lui rappeler que la croix est « plus brillante que l’or, / plus resplendissante que l’argent » 182 (v. 14321433). Si les Chrétiens, lors des guerres, ensevelissent leurs images religieuses, ce qu’ils ont de plus précieux, les Maures cachent l’argent sous terre, et la Morisma parle de ces « trésors arabes cachés » 183 (v. 1241-1242). À l’époque des guerres civiles, ce sont les Républicains qui enterrent leurs richesses avant de s’enfuir en France, ces mêmes Républicains qui, à leur passage, brûlent les œuvres d’art et
178. Le terme est de J. -P. Albert, « Moros y Cristianos », op. cit., p. 93. L’auteur explique ce sacrifice consenti par le prestige social qu’assure cette charge honorifique. 179. D. Blanc, « Con nombres », op. cit, p. 129-130. L’auteur interprète cette précision comme un souci de vérité. 180. Voir les documents historiques publiés en appendice par C. Muñoz Renedo, La representación, op. cit., p. 169-182. 181. M. S. Carrasco Urgoiti, « La escenificación », op. cit., p. 37. 182. « Más brillante que el oro, / más luciente que la plata ». 183. « Mandaremos los tesoros / que dejamos escondidos ».
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Chapitre vi les objets cultuels dans les églises, faisant preuve ainsi de leur barbarie (cf. chapitre iv). Plus généralement, dans l’Europe catholique, ce sont les juifs qui ont été accusés, via des scandales financiers réactivant d’anciens stéréotypes, d’avoir un rapport immoral avec l’argent 184. Cette immoralité, dévoiement de la « vraie » valeur à la faveur de la matérialité de la richesse, montre comment l’idolâtrie, pendant inversé de l’iconoclasme, est l’une des catégories politiques les plus puissantes pour désigner ses adversaires. VIII. De l’idolâtrie Dans la représentation des iconophiles, idolâtres et iconoclastes ne font qu’un, car ceux qui adorent des faux-dieux (Mahomet, Luther, le Diable…) ne peuvent qu’abhorrer les manifestations visibles du Dieu véritable. Depuis son origine, l’iconoclasme a été une catégorie politique dévalorisant l’adversaire comme « inculte », incapable de vouer un culte en bonne et due forme, d’aller au-delà des apparences, de reconnaître l’invisible derrière le visible : une catégorie remplie des fantasmes de ceux qui l’ont tour à tour déployée, plus que des attributs réellement assignables à ceux qui en sont accusés 185. Ainsi, les sources catholiques exploitées par Olivier Christin, qui relatent les destructions d’images perpétrées, à partir de 1560, par les huguenots dans le Sud de la France, font état des violences contre des personnes, « meurtres » et « brutalités » étant mis sur le même plan que les manifestations d’iconoclasme 186. Barbares, fous, ignorants, « vandales », « égarés », « déments », mus par « l’appât du lucre et l’instinct brutal de destruction » 187…, voila les qualifications qui reviennent le plus souvent dans les documents analysés par l’historien, qui doit se déprendre de cette grille interprétative avant de s’attacher à décrypter le « langage de la destruction » et à déceler, derrière la violence nullement « aveugle » et instinctive des Réformés iconoclastes, la logique d’une pragmatique qui est une mise en pratique de postures théoriques et de positions théologiques formulées par ailleurs. De ce renversement épistémologique, l’iconoclasme gagne une définition en positif, n’étant plus envisagé, uniquement, comme modalité d’anéantissement de la représentativité de la religion de l’autre, mais d’abord, et surtout, comme lieu de construction d’une communauté qui accorde à ces actes destructeurs un triple pouvoir : « une rhétorique de démonstration efficace propre à susciter l’ardeur des réformés, un geste pieux et édifiant de renversement des idoles effectué en toute conscience et à valeur de propédeutique, et la mise en acte des paroles iconopho-
184. Sur l’histoire de la cupidité comme vice : C. Casagrande et S. Vecchio, Histoire des péchés, op. cit. Ce thème est abordé dans la thèse de doctorat de Damien De Blic (EHESS, sous la dir. de Luc Boltanski, 2003) sur les scandales financiers en France depuis la fin du xixe siècle, et repris dans l’article : D. De Blic « Moraliser l’argent. Ce que Panama a changé dans la société française (18891897) », Politix 18/71 (3e trimestre 2005), p. 61-72. Dans le scandale de Panama, l’argent est associé aux juifs. L’auteur montre comment les scandales permettent de réinterpréter un thème ancien à la lumière de l’actualité et de le reformuler en termes antisémites. 185. À propos des controverses entre iconoclastes et iconophiles entre le viiie et le ixe siècle, PhilippeAlain Michaud (Le peuple, op. cit, p. 47) écrit : « Ils (les iconophiles) inventent et font circuler une image fantasmatique de celui qui refuse les images et lui prêtent les caractères de toutes les hérésies, fussent-elles contradictoires entre elles. Ils voient dans l’iconoclaste l’adversaire ». 186. O. Christin, Une révolution symbolique, op. cit., p. 72. 187. Ibid., p. 81-82.
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Le drame de la Vierge bes des pasteurs participant de l’application concrète d’un programme théologique développé et justifié par les ministres » 188. Poursuivant sur la voie frayée par les travaux de Christin, qui indique dans le geste iconoclaste la manifestation pratique et pragmatique d’un dogme religieux 189, l’historienne Chrystel Bernat établit une grammaire des violences iconoclastes des camisards français, violences « éloquentes » dans la mesure où elles donnent accès à des façons de vivre, de nourrir et de manifester sa foi, que le caractère méthodique et « symbolique » écarte de toute forme de dévastation instinctuelle et déraisonnée 190. Dans un article sur le rôle de la dissension religieuse dans l’Europe moderne, Linda Frey et Marcha Frey tissent un parallèle entre les révoltes des camisards au sud de la France et les soulèvements des moriscos au sud de l’Espagne 191. Dans les montagnes de l’Alpujarra (Andalousie), des tensions entre le gouvernement central et les maures convertis, accusés par le clergé espagnol de pratiquer clandestinement leur religion et de s’adonner à des « pratiques païennes », éclatent au cours de la nuit de Noël 1568. Dans ces insurrections, tout comme dans les rébellions camisardes, « les prêtres furent massacrés rituellement, les églises détruites » 192. Mais ces réactions iconoclastes ne sont pas considérées dans leur spécificité et ne sont analysées par les deux historiennes que du point de vue du pouvoir central qu’elles ébranlent : « The periphery rose against the center » 193. La focale est, à nouveau, déplacée, laissant indiscutée la pertinence de ce « centre » qui, au lieu d’être objectivé comme une construction politique, est adopté comme une posture intellectuelle. Vues sous cet angle, les régions périphériques des deux pays catholiques, « remote areas such as Languedoc or the Alpujarras mountains », ne peuvent qu’abriter des manifestations du croire tout aussi marginales, « alternative forms of belief » 194. Expressions d’une « subculture protestante » de nature « insulaire » – terme justifié par la tendance des communautés huguenotes à adopter des formes d’organisation et des systèmes de valeurs cloisonnés, donnant corps à un « contre-État calviniste » 195 –, ces « formes de croyances alternatives » ne se définissent, en réalité, que dans l’écart par rapport à un point fixe – l’État, la religion, la culture – que les chercheurs en sciences sociales devraient déconstruire plutôt que présupposer. Principe hiérarchisant, cette polarité centre / périphérie finit par absorber la singularité du fait religieux dans le schéma englobant du politique. Dès lors, la matrice de ces conflits religieux qualifiés de « guerres civiles »
188. C. Bernat, « Les anges et l’autel », op. cit. 189. Sur la notion de théologie pratique, développée par O. Christin pour rendre intelligibles les actes de violence perpétrés par les huguenots au sud de la France : O. Christin, Une révolution symbolique, op. cit., p. 139-174. 190. Je renvoie à la thèse de Chrystel Bernat : « Une guerre sans épithète : les troubles des Cévennes au prisme catholique. Déchirures civiles et violences de religion (vers 1685 - vers 1710) », École Pratique des Hautes Études, Paris 2008, axée sur les modèles insurrectionnels, les formes de coexistences confessionnelles et les violences entre catholiques et protestants (1685-1715). 191. L. Frey et M. Frey, « I have become a stranger to my brethren : the role of religious dissent in Early Modern European revolts », History of European Ideas 15 (1992), p. 437-441. 192. Ibid., p. 440. 193. Ibid., p. 437. 194. Ibid. 195. Ibid., p. 437-8. Le terme contre-État calviniste est en français dans le texte renvoyant en note à l’ouvrage de J. Garrison-Estèbe, L’Homme Protestant, Paris, Hachette, 1980, p. 7.
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Chapitre vi est imputée à une « identification avec une communauté religieuse plutôt qu’avec l’État dynastique » 196. Les approches du phénomène mafieux procèdent de la même perspective, la mafia étant interprétée comme la « subculture » de cette périphérie qu’est déjà la Sicile par rapport à la péninsule italienne. Est-ce pour cela que, depuis le siècle dernier, on a étudié l’association mafieuse comme une « secte » (cf. chapitre iii) ? Si, de la littérature scientifique, on se tourne vers les ouvrages de divulgation ou vers les discours véhiculés par les médias, on remarque que les « hommes d’honneur » sont affectés des mêmes attributs qui caractérisent les figures de l’altérité religieuse dans les sociétés catholiques d’Europe : une barbarie première, une bestialité qui se manifeste par une violence inconcevable, un manque de culture qui s’exprime par un refus de l’écriture… L’iconoclasme est-il le corollaire de cette nouvelle représentation de l’adversaire politique en ennemi religieux ? Tout porte à le penser, du moment que le rite d’initiation à Cosa Nostra prévoit un acte qui est, lui, proprement iconoclaste : après avoir piqué son doigt et uni son sang avec celui de son « parrain », le néophyte doit brûler une petite image de la Vierge Marie. Par ce rituel satanique qui rappelle le pacte avec le Diable scellé de son sang, les mafieux renoncent-ils à la ressemblance avec le Christ, dont ils brûlent le principe, se plaçant du côté de l’Antéchrist ? C’est en ces termes qu’ils sont décrits dans les sermons des prêtres, rejoignant à nouveau l’image des musulmans dans l’imaginaire catholique 197. Or, si les gestes accomplis lors du rite d’initiation à Cosa Nostra, détaillés dans les confessions des ex-hommes d’honneur, empruntent au répertoire du satanisme et de l’iconoclasme, les comportements mafieux décrits dans les rapports de police – « fétichisme », « attirance pour la matière », « coprophagie » – renvoient au registre de l’idolâtrie. Les repentis le confirment : l’erreur des mafieux est celle-là même des Maures : leur Dieu est l’argent. Est-ce la raison implicite pour laquelle une sainte ermite, habillée en bénédictine, dont l’iconographie et l’hagiographie reprennent la mystique de l’ascèse et du dépouillement de saint Bernard, a été choisie pour s’y opposer ? Même lorsqu’ils font preuve de religiosité, allant à la messe, emportant la Bible dans leurs cavales, faisant construire une chapelle à la Vierge dans leurs cachettes 198, leur dévotion est étiquetée comme « superstition » par les évêques – ou par certains d’entre eux 199 – les accusant d’être formalistes et superficiels, d’accorder une valeur « magique » aux sacrements, de pervertir les objets cultuels au lieu de se convertir à travers eux. Plus largement, la question qui ébranle le monde catholique est la suivante : les mafieux, rendus chrétiens par le baptême, sontils à l’image du Christ ? Ecce Homo : « Ce que tu fais à l’homme, c’est à moi
196. L. Frey et M. Frey, « I have become », op. cit., p. 438. 197. Sur le musulmans comme Antéchrists : J. Tolan, Les Sarrasins, op. cit., p. 86-90. 198. Le dernier cas mentionné est celui du boss mafieux Pietro Aglieri, dont la dévotion a fait l’objet d’un scandale au moment de son arrestation, et de la mise en accusation du curé qui le confessait en contumace et l’absolvait de ses péchés. 199. Un clivage très fort sépare une partie de l’Église qui reste complaisante envers le phénomène mafieux, autrefois utilisé comme rempart contre le communisme, et une autre partie qui dénonce la mafia et ses dégâts, assumant tous les risques que cette dénonciation comporte. Padre Puglisi, le curé assassiné par les chefs mafieux du quartier palerlitain de Brancaccio en septembre 1992 (son procès en béatification est en cours), a été érigé en exemple par cette seconde partie de l’Église, qui reste minoritaire.
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Le drame de la Vierge que tu le fais ! » a dit le Christ. Plus encore qu’avoir perdu pour eux-mêmes cette ressemblance qui est principe d’humanité, les mafieux tuent le Christ à chaque fois qu’ils tuent un homme 200. Leurs meurtres sont des actes iconoclastes dans la mesure où ils anéantissent l’image de Dieu dans l’homme, et, dans ce sens, ils répètent indéfiniment la Passion. Est-ce pour cela que les ouvrages des photographes de l’Antimafia intercalent les meurtres mafieux avec des scènes de la Semaine Sainte 201 ? Dans ces photographies, les visages défigurés des victimes, « arrachées à l’ordre des ressemblances », assimilent leurs bourreaux à la cohorte des iconoclastes de toutes époques. Corps criblés, têtes explosées, membres coupés, meurtrissures : les mises à mort mafieuses s’apparentent aux modalités de destruction iconoclastes 202. À propos de l’iconoclasme huguenot, Olivier Christin s’interroge : « Comment les briseurs d’images justifient-ils leurs interventions ? » 203 Critiquant les chercheurs qui négligent « les justifications et les pratiques des agents qu’elles prétendent étudier » 204, l’historien rejoint les présupposés théoriques adoptés par Giovanni Falcone s’attachant à comprendre l’univers de Cosa Nostra « de l’intérieur » (cf. chapitre v). L’ethnologue qui, suivant les traces du juge 205, entreprend de s’intéresser à l’ordre des « justifications » 206 pour décrypter la logique de Cosa Nostra sans l’assigner aux catégories de sens commun forgées par la religion, rencontre des sources très riches : qu’il s’agisse des aveux que les collaborateurs de justice ont livré aux policiers et aux magistrats, ou bien des « mémoires » ou « confessions » que les repentis ont dictées aux journalistes et aux sociologues 207. Bien que biaisées et nécessitant la mise ne place d’un appareil critique avant d’être utilisées, ces sources laissent affleurer l’existence d’un code régissant le meurtre comme un langage interne, chaque mutilation étant signifiante à l’intérieur du groupe et y faisant l’objet d’une lecture 208, chaque mise à mort recelant la signature du meurtrier 209.
200. Propos de Francesco Stabile, théologien, historien chargé d’instruire le procès en béatification pour Padre Puglisi. J’ai interviewé Francesco Stabile en octobre 2005. 201. Voir les ouvrages de L. Battaglia et F. Zecchin et, en particulier, L. Battaglia, Passion, op. cit. Nous aborderons ces ouvrages dans le chapitre suivant. 202. Voir les descriptions de P. A. Michaud, Le peuple, op. cit., p. 107-108. 203. O. Christin, Une révolution symbolique, op. cit., p. 83. 204. Ibid., p. 85. 205. Le parallélisme entre le métier du juge et celui de l’ethnologue a été posé dans D. Puccio, « L’ethnologue et le juge », op. cit. 206. Sur le régime de la justification, voir L. Boltanski – L. Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991. 207. P. Arlacchi, Gli uomini, op. cit. et Addio Cosa Nostra, op. cit. 208. « Le chanteur Pino Marchese est retrouvé avec ses organes génitaux dans sa bouche : il avait eu une aventure avec la femme d’un homme d’honneur. Pietro Inzerrillo est découvert, à New York, dans le coffre d’une voiture avec des dollars enfoncés dans sa bouche et entre ses organes génitaux. Message : “Tu as raflé trop d’argent et voila comment tu te retrouves !” » : G. Falcone, Cose, op. cit., p. 27-28. « Rafler », en italien se dit pappare, mot qui signifie « manger » dans son sens premier. 209. Quand l’arme est laissée sur le lieu du délit, elle tient lieu de signature. C’est pourquoi les mafieux lui préfèrent la lupara bianca – la disparition de la victime, étranglée puis dissoute dans l’acide, de manière à ne pas laisser de traces – à moins qu’ils ne veuillent, justement, signer un homicide et, dans un jeu de signes internes au monde mafieux, s’approprier la renommée qui découle d’un acte de violence qui a été perpétré envers un personnage de poids : D. Puccio, « L’ethnologue et le juge », op. cit., p. 19.
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Chapitre vi Certes, il n’est pas facile de se placer du côté des pratiques quand on a affaire à une association secrète, mais les récentes découvertes de la Division Antimafia (DIA) de Palerme remettent en question la vision d’une mafia inculte, révélant le système de communication écrit choisi par Bernardo Provenzano pour échapper aux interceptions téléphoniques. Le corpus de lettres trouvées dans la cachette du chef de la mafia lors de son arrestation, le 11 avril 2006, dévoile, derrière les apparences du « parrain » ignorant, la maîtrise subtile d’un langage codé qui se dissimule derrière un analphabétisme feint 210. De même, l’ethnologue évitera de considérer comme relevant de la « superstition » la présence de plusieurs Bibles dans la même cachette. Les gestes de pitié des « hommes d’honneur » demandent des analyses bien plus complexes. Comment interpréter, pour ne prendre qu’un exemple, l’image de ce jeune mafieux (voir fig. 2) qui porte le visage du Christ tatoué sur son dos, côté gauche, à la place de ce cœur qui s’est arrêté de battre lorsqu’une balle lui a perforé le crâne ? Pouvons-nous considérer comme « superstitieux » l’usage, très répandu en prison, de tatouer des images sacrées, ou devonsnous admettre la prégnance du langage chrétien et la force du visage du Christ là où on les attendrait le moins ?
210. Maurizio De Lucia, l’un des procureurs qui ont participé à la capture de Bernardo Provenzano, interviewé en juin 2006.
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Chapitre VII Le miroir du Christ Pendant la période où Leoluca Orlando a été maire de Palerme (1993-2000), une idéologie anti-mafia s’est mise en place. Alors même que les communistes entraient dans l’administration locale, cette pensée du renouvellement politique et social s’appuyait sur une iconographie de la Passion et sur des mises en forme hagiographiques des vies des juges et des militants assassinés par la mafia. Comment et pourquoi le mouvement Antimafia, qui réunit des individus marqués par une culture de gauche, emprunte-t-il ses formes et ses modèles au christianisme ? Il ne s’agit pas uniquement d’élaborations symboliques mais aussi des processus politiques et institutionnels : certaines « victimes de la mafia », nous verrons lesquelles, commencent à être reconnues comme « martyrs de la Justice » par le Vatican qui en instruit actuellement les procès en béatification. Puisque la patronne de l’Antimafia est sainte Rosalie, libératrice de la peste en 1625 et rédemptrice de Palerme, nous reviendrons à la genèse de ce modèle hagiographique pour comprendre la pertinence politique de sa réinvention à la fin du xxe siècle. L’analyse tentera, cette fois, de reconstituer la cohérence d’un dispositif cultuel axé sur deux dates : le 15 juillet, jour de la fête urbaine, aux fortes connotations politiques et civiques ; le 4 septembre, jour du pèlerinage, à caractère plus proprement religieux. À travers cette bipolarité, la patronne de Palerme conjugue deux modèles hagiographiques qui correspondent à deux couches temporelles superposées : la sainteté érémitique, renvoyant à la vie solitaire que vécut la jeune fille sur les montagnes siciliennes à l’époque normande, et la sainteté civique, liée à la réinvention de ses reliques qui, en 1625, guérirent Palerme de l’épidémie. Quelles médiations ont permis d’articuler ces deux dimensions dans la fabrication de cette « Vierge palermitaine » qui, du xiie siècle à nos jours, ne cesse d’entremêler le politique et le religieux ? L’expérience du pèlerinage sera analysée en termes de « témoignage », mise à l’épreuve personnelle qui permet d’incarner l’image du Christ, justifiant ainsi non seulement la sainteté de Rosalie, la « vierge pèlerine », mais aussi l’odeur de sainteté qui émane des juges anti-mafia dont les vies solitaires et mortifères touchent de près l’expérience fondatrice de la Passion. I. Rosalie : de la pèlerine à la libératrice de la peste 1 Remontons à la première assise de la tradition : qui est Rosalie ? Qu’avait-elle fait dans sa vie avant de devenir une sainte ? Quels traits de son parcours biographique la rendent apte à intervenir en faveur de la ville pestiférée ? Dans son hagiographie, Rosalia Sinibaldi est une noble de la suite des souverains normands qui, à l’âge de se marier, refuse les avances du chevalier Baldovino pour suivre son époux mystique : le Christ. Ce dernier lui apparaît de l’autre côté du miroir où, adolescente, elle se reflète, pour l’inciter à abandonner les plaisirs terrestres et à
1. Le présent chapitre reprend et développe l’article de D. Puccio-Den, « De la sainte pèlerine au juge martyr. Les parcours de l’Antimafia en Sicile », Politix 77 (2007), p. 105-128.
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Chapitre vii vouer son existence à la pénitence. Dès lors, Rosalie, fuyant les joies de la vie de cour, n’habite plus que dans des grottes, sur les sommets des montagnes siciliennes, d’abord à Santo Stefano de Quisquina, près d’Agrigente, ensuite sur le mont Pèlerin, sa dernière demeure, où elle trouve la mort à trente ans, épuisée par les privations qu’elle s’est volontairement infligées. Au xiie siècle, époque à laquelle se déroule l’expérience érémitique de Rosalie, cette vierge sicilienne répond à un modèle de sainteté orientale, anti-institutionnelle et anti-urbaine 2. Adopté par les rois normands, ce modèle vient-il légitimer leurs prétentions à incarner un idéal chrétien et à poser le christianisme comme fondement de leur royaume terrestre ? En 1098, le pape Urbain II, l’instigateur des Croisades, concède au comte normand Roger II, avec l’apostolica legatia, le privilège de réunir le pouvoir monarchique et le pouvoir religieux 3. Pourquoi exhumer cette sainte au xviie siècle ? Et quelles sont les étapes qui conduisent du déterrement d’un tas d’ossements à leur authentification comme les reliques de celle qui deviendra, ainsi, la patronne de Palerme ? Reprenons le fil de notre histoire. En 1624, alors que la peste ravage le chef-lieu sicilien, Rosalia Sinibaldi apparaît à une femme sur le point de mourir, Geronima Lo Gatto, et lui demande de l’accompagner en pèlerinage sur le mont Pèlerin afin de lui montrer l’emplacement de son squelette. Le 15 juillet, les frères franciscains, alertés par la visionnaire, découvrent des os calcinés qu’ils identifient aux restes de la « vierge palermitaine » morte en 1170. Mais il faudra une nouvelle apparition de Rosalie, cette fois au savonnier Vincenzo Bonelli, qu’elle conduit à la caverne abritant ses ossements, pour que le clergé consente à les authentifier comme « reliques ». Nous sommes le 18 février 1625. Il est décidé que la dépouille sera gardée dans une urne en argent déposée à l’intérieur de la cathédrale et que, le 15 juillet, jour de l’invention, la châsse sera portée en procession avec la participation des autorités ecclésiastiques et civiques. En réalité, la peste ne disparaîtra que le 10 juin 1626, presque deux ans après l’invention des reliques de sainte Rosalie et seize mois après leur authentification 4. La connexion entre la procession de l’urne et la guérison de la peste a été fabriquée de toutes pièces 5. Les autorités locales et les ordres religieux – franciscains, dominicains et, surtout, jésuites – sont les bâtisseurs méticuleux de ce culte, ce qui explique pourquoi, à cette époque, sainte Rosalie n’est plus figurée en basilienne, comme elle l’était au xiie siècle (voir fig. 1) 6, mais en franciscaine ou en bénédictine. Le processus de promotion de Palerme comme capitale de la vice-royauté sicilienne, désireuse d’acquérir ses lettres de noblesse au sein du royaume de Naples, motive le recours au transcendant et à l’institution d’une « religion civique » qui trouve dans les fêtes des saints patrons un lieu d’expression privilégié 7. L’authentification des reliques de sainte Rosalie au début du xviie siècle sert à légitimer l’autorité dans un moment de crise. Le vice-roi Emmanuel Philibert a été
2. U. Santino, I giorni della peste, op. cit., p. 106. 3. Ibid., p. 17. 4. E. Calandra, Il Seicento e il primo Festino di Santa Rosalia, Palerme, Editrice La Palma, 1996, p. 84. 5. V. Petrarca, Di Santa Rosalia, op. cit. 6. La plus ancienne icône qui représente sainte Rosalie en basilienne date du xiie siècle (voir fig. 1). 7. S. Cabibbo, « Catene d’invenzioni », op. cit., p. 199-216.
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Le miroir du Christ parmi les premières victimes de la contagion. La population vit dans une attente messianique. L’archevêque Giannettino Doria prend le gouvernail de ce bateau à la dérive, réunissant dans ses mains les fonctions spirituelles et les charges temporelles. L’élection de cette sainte prête à négliger ses méditations et ses prières pour venir en aide à la ville de Palerme justifie-t-elle le choix du ministre de Dieu qui se détourne de la vie contemplative pour s’engager dans la vie active ? Au milieu du xviie siècle, sainte Rosalie est inscrite dans le martyrologe romain. Voici la note qui la mentionne à la date du 4 septembre : À Palerme, le jour de la naissance de sainte Rosalie, Vierge Palermitaine, née du sang royal de Charlemagne, qui, par amour du Christ, fuit l’autorité paternelle et la cour et, solitaire entre montagnes et grottes, conduisit sa vie céleste 8.
Cette descendance a deux avantages : elle renvoie à un modèle de royauté sacrée qui concilie l’exercice des deux pouvoirs ; elle renforce le lien entre cette sainte et le combat chrétien qu’elle-même a mené, depuis le temps des Normands, contre les Infidèles. Les poètes eux aussi sont impliqués dans cette fabrication hagiographique. Comme ce Pietro Fullone – Fudduni en sicilien – dont les vers ont été repris dans les formes traditionnelles de célébration de la sainte, les Triunfi di Santa Rosalia, assurant la circulation du récit hagiographique dans les couches populaires. Le poème La Rosalia, commandé à Fullone par le Sénat palermitain et dédié à ses membres, est daté de 1651 9. Il décrit la vie de la noble sicilienne, de la riche cour normande à la caverne où elle vivra ses dernières années. Un chemin sans retour vers le sacrifice de sa personne, immolée au nom de Dieu. Sur le mont Pèlerin, la tentation vient par trois fois lui rendre visite : les souvenirs de la maison paternelle, des affects qu’elle a abandonnés hantent ses nuits. Mais Rosalie persiste dans son choix. Attirés par sa réputation de sainteté, plusieurs Palermitains souhaitent la rencontrer. Mais Rosalie se soustrait aux regards de tous. Elle se nourrit de racines, s’épuise en prières et meurt comme elle a vécu : dans le dépouillement et la pauvreté. Pourquoi diffuser, au lendemain de la peste, ce modèle d’austérité ? L’étiologie de l’épidémie fait dépendre son intromission à Palerme non seulement des Maures, mais aussi de l’incurie du vice-roi Emmanuel Philibert qui, attendant des cadeaux du roi de Tunis, concède au bateau infecté la permission de pénétrer dans le port 10. Les chroniques de l’époque relatent la scène macabre de l’ouverture des coffres. Ils devaient enfermer des trésors, ils recèlent des cadavres de Turcs enveloppés dans des tissus précieux, à moitié rongés par le mal. Cette image – qui renvoie à l’imaginaire du luxe associé aux Maures déjà rencontré en Espagne – imbrique deux thèmes : la vacuité des richesses mondaines et la critique de la corruption du pouvoir. Au xviie siècle, la pauvreté monastique de sainte Rosalie permet donc de réinterpréter le thème baroque du contemptus mundi en clef politique. Par ses apparitions réitérées en temps de peste, Rosalie affirme son désir d’établir un dialogue avec les citoyens en danger, ce même dialogue qu’elle avait obs-
8. Cité par U. Santino, I giorni della peste, op. cit., p. 9. 9. Ibid., p. 119. 10. Dans l’exégèse d’Umberto Santino : « [Manuele Filiberto] dont la faiblesse étaient les cadeaux des Infidèles » préfigure « tous ces puissants qui s’achètent avec quelques présents » (U. Santino, I giorni della peste, op. cit., p. 58), et les Infidèles sont les mafieux.
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Chapitre vii tinément refusé pendant sa vie érémitique. Ce faisant, elle permute un modèle de sainteté ascétique en sainteté civique. L’un ne va pas sans l’autre, car son parcours de souffrance et de rédemption lui sert de caution pour demander à Dieu de sauver la cité 11. Dans le rite commémoratif, le jour de la libération de la peste coïncide avec le jour de l’authentification de sa dépouille. Les expertises de la commission de théologiens et de médecins ont été, par deux fois, sollicitées pour attester, avec toute l’autorité de la science et de la religion réunies, que c’est bien à elle, la sainte pèlerine, qu’appartiennent les ossements. Le pouvoir de médiation qu’on lui attribue, et dont ses restes sont les derniers dépositaires, découle de son existence solitaire sur cette montagne sacrée, entre terre et ciel, de la mortification de sa chair et de sa mort précoce. Cette procédure de certification est, d’ailleurs, en elle-même, un acte dévotionnel. Scandée par le calendrier liturgique 12, elle est aussi le prototype du pèlerinage comme mise à l’épreuve personnelle du parcours de la sainte. L’homme suicidaire, la femme malade sont les premiers pèlerins qu’elle amène à l’endroit de sa mort, lieu irradiant ses pouvoirs thaumaturgiques. Dûment identifiées, réinterprétées par un dispositif religieux qui construit une grille interprétative assimilée à un diagnostic médical 13, les reliques de sainte Rosalie deviennent les signes efficaces de son pouvoir d’intercession et, à ce titre, elles sont ramenées à Palerme comme remède. À partir du milieu du xviie siècle, l’image de sainte Rosalie s’inscrit dans l’espace urbain par le truchement de l’art statuaire, confié par les institutions civiques à des artistes attitrés. Les autorités religieuses et administratives investissent des sommes faramineuses pour la promotion de ce culte. Si la peinture a eu un rôle prépondérant dans la diffusion de cette dévotion, c’est à la sculpture de représenter les images officielles de la « Vierge palermitaine ». Placées devant la cathédrale, ornant les façades des palais des gouvernants ou les devantures des sièges épiscopaux, ces statues officialisent le lien entre la patronne de Palerme, la ville et les pouvoirs locaux. Les mêmes sculpteurs sont sollicités pour réaliser les effigies de la sainte et les bustes des rois du moment. La statue réalisée par Gaspare Guercio, sculpteur et architecte du Sénat palermitain, est datée de 1656 (voir fig. 3). Sur le parvis de la cathédrale, la jeune fille tient un crucifix qui deviendra un élément constant de son iconographie. C’est la capacité d’incarner la souffrance qui assimile la sainte normande et le Christ, et c’est cette faculté qui est mise à l’épreuve du pèlerinage que, aujourd’hui encore, les Palermitains dédient à leur patronne.
11. Lors de son séminaire « Anthropologie morale et politique » (EHESS, 7 avril), dans le cadre d’une discussion sur le mouvement pacifiste en Italie, suite à l’exposé du sociologue italien Tommaso Vitale, Luc Boltanski a lancé une réflexion sur l’articulation entre « salut pour soi et salut pour le monde » qui a stimulé ce questionnement. 12. U. Santino, I giorni della peste, op. cit., p. 38. 13. Sur la « mise à l’épreuve » d’une apparition à travers un dispositif judiciaire et médical (psychiatrique dans ce cas) géré par les franciscains, dans un des hauts-lieux du pèlerinage marial, Medjugorje, cf. É. Claverie, Les guerres, op. cit.
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Le miroir du Christ II. À l’épreuve du pèlerinage Le 14 juillet, lors du Festino, les Palermitains suivent le char de la sainte tout au long d’un « parcours de rédemption » 14 allant de la cathédrale jusqu’à la mer. Le 4 septembre, il leur revient de prendre l’initiative et de refaire cet « itinéraire de salut » qui va de la ville à la montagne. Le sanctuaire qui s’élève sur le mont Pèlerin n’a pas été bâti sur l’antre où la sainte a vécu au xiie siècle, mais sur le lieu où, au xviie siècle, ses ossements ont été authentifiés. Le pèlerinage « commémore », selon la doctrine chrétienne, le jour de la mort de Rosalie, le dies natalis, jour de la « vraie naissance » de la sainte, de sa renaissance ou de sa résurrection, en même temps qu’il rappelle l’épisode de la réinvention de ses reliques, mythe fondateur de son patronage, car l’authentification de son expérience érémitique et ascétique est la condition même de son pouvoir d’intercession en faveur de la ville « malade ». Le pèlerinage, cette visite nocturne suivie, le lendemain, de l’arrivée des autorités ecclésiastiques venant célébrer la messe au sanctuaire et reconnaissant ainsi les vertus salvatrices de la patronne de Palerme, est un rite de certification de l’épreuve traversée par la sainte, certes, mais aussi de l’épreuve vécue par les pèlerins qui, l’espace d’une nuit, ont expérimenté eux-mêmes ce parcours d’ascèse. L’Acchianata, la « montée » nocturne au sommet du mont Pèlerin, est un itinéraire d’élévation vers le ciel. Par groupes, les Palermitains entament en silence 15 leur marche suivant une route pavée qui, droite et illuminée au début, devient de plus en plus sombre et tortueuse au fur et à mesure qu’ils gravissent les pentes raides de la montagne. C’est alors que les groupes de pénitents se dissolvent et que chacun cherche sa voie dans l’obscurité dense de la nuit, marchant à son rythme, avec ou sans chaussures, s’arrêtant pour réciter une prière ou pour reprendre haleine. La procession du 14 juillet, où la ville défilait compacte et d’un même pas, s’est effilochée en autant de parcours singuliers, accomplis par des individus venus chercher leur guérison ou celle de leurs proches. Les marcheurs rencontrent sur leur chemin de petites chapelles qui recèlent des statues éclairées de sainte Rosalie, points de lumière rayonnant dans la nuit. Perdus dans les chemins obscurs de leur détresse, ils s’approchent de ces lueurs d’espoir pour déposer leurs plaintes : phrases marquées sur un bout de papier, prières enfermées dans des rosaires, demandes d’aide formulées à travers de l’argent ou des bijoux, souvent accompagnés des mots : « pour une grâce reçue », « pour une grâce à recevoir », « pour une grâce que je n’ai toujours pas reçue ! » 16. C’est sur les bras écartés ou sur le buste de leur
14. J’utilise les formules des brochures circulant à Palerme à l’occasion du Festino, car elles contribuent à fixer un code linguistique et à le faire circuler dans la ville. 15. Lorsque, en 2000, j’ai effectué le pèlerinage nocturne de sainte Rosalie, il m’a été très difficile, pour ne pas dire presque impossible, d’échanger des mots avec les pèlerins. Cette absence de communication m’a permis de comprendre que la nature du phénomène auquel j’étais confrontée était radicalement différente de celle des célébrations de la sainte antérieurement étudiées, le Festino di Santa Rosalia occasionnant un flux de discours et une profusion de gloses explicatives et interprétatives. Il n’empêche que cette parole manque comme support à cette analyse, fondée essentiellement sur mon observation et sur une auto-ethnographie du pèlerinage comme expérience sensorielle et émotionnelle. 16. Des formes écrites de communication avec les saints sont attestées ailleurs dans l’Europe catholique. Sur l’écriture votive adressée à la Vierge noire de la Daurade (Toulouse) et dans la chapelle consacrée à sainte Rita dans le quartier parisien de Pigalle : M. Albert-Llorca, « Le courrier du ciel », dans D. Fabre (dir.), Écritures, op. cit., p. 183-221.
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Chapitre vii patronne que les quémandeurs accrochent ces objets dévotionnels, ces dons qui enclenchent le cycle de la dette, avant de reprendre leur escalade. Lorsque, essoufflés, ils arrivent sur l’esplanade du sanctuaire, une dernière épreuve les attend : monter, souvent pieds nus ou à genoux, l’interminable rampe d’escaliers qui mène à l’antre de sainte Rosalie. Cette dernière souffrance volontaire identifie chaque pèlerin à l’ermite. Cette nuit, ils en ont éprouvé le destin en raccourci. De la ville à la montagne : après avoir dépassé tous les écueils de cet espace sauvage, inhospitalier, ils ont fini par atteindre le lieu où la destinée de la vierge palermitaine s’est pleinement accomplie. C’est là que se joue aussi le sort de chaque promeneur, venu demander une grâce par écrit, glissant un petit papier griffonné – un pizzino – dans l’urne transparente qui recèle la statue de la Santuzza, comme s’il fallait y laisser une trace, une preuve visible et tangible de sa venue. C’est sur le même mode que, lors de la fête patronale, les Palermitains demandent au maire d’intercéder. Leoluca Orlando se souvient encore de ces retours de procession où il retrouvait ses poches pleines de petits bouts de papier – les pizzini 17 – sur lesquels sur les habitants de Palerme avaient marqué leurs « prières » pour un poste de travail, pour une allocation, pour un appartement à loyer modéré. À lire les lettres accrochées sur les murs du sanctuaire, à côté des ex-votos, des photographies, des cadeaux déposés par les dévots, on s’aperçoit qu’elles sont de la même nature que les mots collectés par Orlando. Il semble bien que l’on attribue à la sainte et au maire les mêmes pouvoirs : débloquer un crédit, réparer un dégât des eaux, résoudre un différend… Si nous pouvions mettre bout à bout ces morceaux de vies malheureuses, ces bribes d’existences brisées, nous obtiendrions un puzzle d’espoirs et d’attentes tissant la trame d’un drame social dont le leitmotiv est la demande de justice. Depuis le xiie siècle, des dispositifs de textes et d’images axés sur la figure de sainte Rosalie suggèrent que la solution de situations de crise du collectif réside dans l’intervention d’un personnage garant du salut des autres grâce au sacrifice de soi. Mais encore faut-il qu’une personne en chair et en os vienne l’incarner sur terre : Roger II, à l’époque normande, Giannettino Doria, au xviie siècle. Qui sont les « sauveurs » de la fin du xxe siècle ? À travers quelles stratégies discursives et visuelles se présentent-ils comme tels ? Et qu’est-ce qui leur permet de le devenir ? III. Les paladins de l’Antimafia Nous avons analysé (chapitre v) les multiples représentations de la légende de sainte Rosalie comme des transpositions, sur d’autres scènes, de la lutte antimafia. Nous avons aussi vu comment, au milieu des années 1990, la tradition de l’Opera dei Pupi, le théâtre de marionnettes sicilien qui représente les prouesses de Charlemagne contre les Infidèles, a été revitalisée par des artistes locaux. En 1996, la compagnie Ditirammu réinterprétait I Triunfi di Santa Rosalia, de Pietro Fullone, dans l’église de Lo Spasimo, « miracle » de restauration du maire. À la même époque, des productions littéraires créaient les conditions d’intelligibilité des
17. Ce mode de communication entre des demandeurs de faveurs et un personnage se posant comme intercesseur a, aussi, été adopté par Bernardo Provenzano. Le chef de la mafia, jusqu’au jour de son arrestation (11 avril 2006), administrait Cosa Nostra à travers un système de circulation de messages, les pizzini, objet de mes recherches en cours.
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Le miroir du Christ images théâtrales, entremêlant passé légendaire et actualité, assimilant la bataille contre Cosa Nostra à une Croisade, associant dans un même combat contre les Infidèles sainte Rosalie et Leoluca Orlando. Ces œuvres ont contribué à diffuser un langage mythique dans la vie politique et à le faire circuler dans toutes les couches sociales. Dix ans après, un nouveau cap est franchi : les protagonistes de l’Antimafia ne sont plus simplement associés aux chevaliers de la Chanson de geste : eux-mêmes sont devenus des personnages légendaires. La tradition sicilienne relatant le combat des chrétiens contre les Infidèles a déjà incorporé le plus populaire des juges anti-mafia. En 2005, Mimmo Cuticchio, le plus grand compositeur de cunti, a adapté cette forme narrative de l’épopée des chevaliers de France au récit de la « vie héroïque » de Giovanni Falcone. Le 23 mai 2005, pour l’anniversaire de sa mort, le Cunto di Giovannuzzo a été joué dans la salle du « bunker » où le magistrat avait mené le Maxiprocesso, la plus courageuse bataille de sa vie. Sainte Rosalie, Giovanni Falcone et la Justice défilaient, tour à tour, sur des « tableaux », pendant qu’un « Narrateur » racontait La Storia di Giovannuzzo Beddicchio 18, le texte que Josué Calaciura, une des « découvertes » du Printemps de Palerme 19, avait composé pour la représentation. Arrêtons-nous sur cette nouvelle pièce et sur les conditions de sa mise en scène. Chaque année, la Fondazione Giovanni e Francesca Falcone 20 organise une journée commémorative à l’anniversaire de la mort des deux époux magistrats. Toutes les écoles d’Italie qui ont développé, sous l’impulsion de cette fondation à visée pédagogique, des programmes d’« éducation à la légalité » sont invitées à y présenter leurs travaux. Il s’agit, dans la plupart des cas, d’affiches associant des textes et des images qui contribuent à fixer les codes expressifs d’un nouveau langage de l’engagement politique. En mai 2005, les tableaux qui accompagnaient la narration du Cunto di Giovannuzzu avaient été réalisés par les élèves d’un collège palermitain. Les « narrateurs » et les chœurs féminins étaient interprétés par les enseignants de différents lycées de la ville. La salle d’audience du Maxi-procès était la scène d’un spectacle composite où la prose de Calaciura était scandée par des chants traditionnels siciliens et des poèmes composés par les élèves. Cet ensemble, fondu dans le moule épique du cunto par le dernier puparo de Palerme, était raconté sous la forme d’une « oraison » 21. Ce mélange des genres, par un jeu d’associations dont l’efficacité tient à leur opacité, faisait éclater le sens de l’œuvre. Le texte de Calaciura 22 nous ramène, à nouveau, dans un scénario apocalyptique. La scène est celle de la fin de la seconde guerre mondiale, une guerre jamais finie à Palerme. Le grondement des bombes américaines se confond avec le hur-
18. Giovannuzzu Beddicchio est l’épithète affectueuse qu’utilisait le père de Giovanni Falcone pour appeler son fils. Giovannuzzu est le diminutif de Giovanni, Beddicchio est le diminutif de « beau », beddu, en sicilien. 19. L’œuvre la plus connue de Giosué Calaciura est le roman Malacarne, Milan, Baldini & Castoldi, 1998, la longue, glaçante confession d’un mafieux (une malacarne, « mauvaise chair », comme on dit à Palerme), à un juge. 20. Plusieurs fondations ou « maisons de la mémoire » ont surgi à Palerme après le meurtre d’un protagoniste de l’Antimafia : juge, prêtre ou militant. Les formes de mémorialisation auxquelles elles donnent lieu font l’objet d’une recherche en cours. 21. Ainsi que le précise Mimmo Cuticchio dans les indications qui précèdent l’œuvre. 22. J’utilise la version dactylographiée utilisée pour la représentation, texte gardé à la Fondazione Giovanni e Francesca Falcone, traduit par moi-même.
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Chapitre vii lement d’un tremblement de terre. Est-ce celui qui frappa la Sicile occidentale en 1968 ou celui qui secoua l’univers à la mort du Christ ? Dans tous les cas, dans le monde saisi par le regard visionnaire du poète sicilien, le Christ est mort. Cette privation se manifeste par l’absence de l’histoire : « Malgré les bombardements, la ville n’avait pas changé : désespoir avant, désespoir après. Rien, même les bombes n’avaient pas réussi à effacer le sens profond de notre misère ». Les ruines n’ont pas encore été déblayées, et déjà un « cratère de dévastation » déchire la terre, préannonce de celui qui engloutira les voitures de Falcone et de son escorte, lorsque cinq cents kilos d’explosif feront sauter un tronçon de l’autoroute reliant Palerme à l’aéroport de Puntaraisi. Mais nous ne sommes qu’à l’aube de la catastrophe, dont on ne perçoit, au début du récit, que les signes précurseurs. La narration procède de l’enfance à la mort du juge, selon le modèle des Évangiles où l’Enfant Jésus préfigure, déjà, le Christ de la Passion. Le premier « tableau » présente le juge enfant perdu parmi les décombres de « Piazza Magione ». Le spectateur palermitain sait que l’enfance de Giovanni Falcone s’est déroulée dans ce quartier qui deviendra parmi les plus dégradés de la ville, l’un de ces quartiers du centre historique laissés à l’abandon par une municipalité complice de la mafia 23. Le second « tableau » figure la famille du juge sur le fond du Festino. Comme tous les habitants de la ville pestiférée, le petit Giovanni attend « que sainte Rosalie répète le miracle de la rédemption de la peste ». Ce soir-là, « tous les destins des Palermitains se croisent le long du parcours de la Santuzza […]. Tel demande une grâce, tel autre invoque une vengeance… » Le passage du tableau du Festino est accompagné par la biographie chantée de sainte Rosalie, l’épouse du Christ. Le père, « papuzzo », confie à la sainte brandissant une tête de mort la destinée de Giovannuzzo : « Sauve-le de cette ville sans rachat ! Protège-le des lâches ! Mets-le à l’abri des trahisons ! » Mais sainte Rosalie, affirme un Narrateur, « a quitté le sanctuaire du mont Pèlerin. Elle est partie, nous laissant définitivement seuls ». « Nous étions donc abandonnés par Dieu dans ces années de malheur », conclut un second Narrateur, avant qu’un troisième ne se demande : « Comment ferons-nous pour expier nos péchés et nous racheter de cet enfer de l’injustice ? » Cet enfer est « l’univers de décombres et de misère de nos maisons », ces maisons délabrées, à moitié écroulées des vieux quartiers de Palerme d’où les « Narrateurs » sont issus. C’est ainsi qu’ils décrivent les déplacements des populations pauvres dans les nouveaux bâtiments construits avec l’argent de la mafia : Les vieux immeubles des patrons tombaient pour faire place aux immeubles des nouveaux patrons qui construisaient des ghettos dans les banlieues […] et ils nous interdirent de fréquenter les quartiers où nous étions nés, en rendant nos retours impossibles 24.
Le récit de ces « enfants de la diaspora » qui s’épuisent à la recherche de leurs ruelles, dans une ville qui a perdu toute identité, fait place à un intermède chanté par les enfants d’une école primaire 25 : le Lamentu pi Turriddu Carnavali, une ballade sicilienne qui raconte l’histoire de Salvatore Carnevale. Ce syndicaliste,
23. Sur le lien entre mafia et dégradation du territoire, voir le chapitre v. 24. J’ai abordé, au chapitre iii, le thème de la construction, avec les capitaux de la mafia, de banlieues où étaient expatriées les populations pauvres. 25. Scuola Elementare F. Paolo Tesauro, Palerme.
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Le miroir du Christ meneur de la lutte des paysans pour la terre, assassiné par la mafia agraire 26 à Sciara, village de la province de Palerme, le 16 mai 1955, est devenu, lui aussi, un personnage de la tradition orale 27. Quelques strophes du Lamentu pi Turriddu Carnavali suffiront à faire apparaître que le prototype de tous les héros sacrifiés sur l’autel d’une justice qui n’est pas de ce monde est bien le Christ en croix : Il était un ange et il n’avait pas d’ailes Il n’était pas saint et il faisait des miracles Il montait au ciel sans cordes ni échelles […] Son capital était l’amour Et cette richesse, il la partageait avec tout le monde Turiddu Carnavali on l’appelait Et, comme le Christ, il mourut assassiné 28.
Palerme, comme Sciara, comme tous les pays où règne l’injustice, est une terre abandonnée par Dieu et désertée par les hommes : On partait… pour l’Europe, pour les Amériques ou pour l’Océanie, ou pour n’importe quel continent où poussaient le pain et la rédemption, où il était sûr que le Christ soit descendu. C’est sûr que, ici, on ne l’a pas vu. Si jamais le bon Dieu est passé par ici, il y est mort.
La référence implicite est, toujours, l’ouvrage de Carlo Levi, Le Christ s’est arrêté à Eboli, où le médecin en exil décrit la misère inhumaine et déshumanisante des zones rurales de la Lucanie. Mais, en Sicile, à la misère s’ajoute la violence perpétrée par cette « espèce cannibale » 29 que sont les mafieux : [Le Christ est mort] dans un attentat, dans un carnage de mattanza, à coups de lupara 30, à décharges de kalachnikov ou dans une lueur surréelle d’explosif, après une nuit de trahisons et de baisers de Judas. Et chaque année, nous en célébrons encore le deuil dans les fêtes somptueuses de nos pâques printanières.
Le bain de sang déclenché par Cosa Nostra à Palerme est comparé à une mattanza, une battue de pêche au thon. Ce rapprochement fait partie du langage commun. On retrouve ce terme dans les titres des articles de presse, dans les ouvrages journalistiques sur la mafia, dans la biographie du juge 31. Les mafieux eux-mêmes empruntent ce langage, en appelant le lieu où ils torturent leurs adversaires « la
26. La « mafia agraire » est cette forme de médiation que des « entrepreneurs de la violence » offraient aux propriétaires terriers pour garder l’ordre dans les campagnes : A. Blok, The mafia of a Sicilian village, 1860-1960. A Study of Violent Peasant Entrepreneurs, New York, Harper and Row, 1974. 27. Le texte de cette chanson populaire a été remanié par le poète sicilien Ignazio Buttitta. Cette histoire poignante a, aussi, été racontée par Carlo Levi dans Le parole sono pietre, Turin, Einaudi, 1955. 28. « Ancilu era e non avia ali / Non era santu e miraculi facìa / Ncelu acchianava senza cordi e scali / [….] Era l’amuri lu so capitali / E sta ricchezza a tutti la partìa / Turiddu Carnavali numminatu / E come Cristu murìu ammazzatu ». 29. Ainsi, Calaciura la définira-t-il plus loin dans le même texte. 30. La lupara est l’arme typiquement mafieuse, progressivement remplacée par la kalachnikov, au fur et à mesure que Cosa nostra a étendu sa stratégie de la violence, se transformant, aux yeux des citoyens, en « terrorisme ». 31. La mattanza est l’épilogue de la biographie de Francesco La Licata (Storia, op. cit., p. 169-171). Par une ironie du destin, le juge devait se rendre à une mattanza, dans l’île de Favignana, au large de la ville de Trapani, le jour où il fut assassiné.
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Chapitre vii chambre de la mort », nom de l’endroit où les thons capturés agonisent, s’étouffant dans leur propre sang. Dans le texte de Calaciura, cette métaphore revient à plusieurs reprises, jusqu’à la fin de l’œuvre, où le chant Mattanza, la prière que les pécheurs adressent au Christ au moment de remonter leurs filets, montre la prégnance de la Passion face à tout spectacle de la mort. La chambre de la mort est un piège. Les thons y finissent sans s’en rendre compte et ne peuvent plus en sortir. Comme bien d’autres magistrats de l’Antimafia, Giovanni Falcone pressentait le piège qui l’attendait : « On meurt généralement parce qu’on est seul ou parce qu’on est rentré dans un jeu trop gros ». Mais il ne savait pas exactement où l’embuscade se produirait. Les mafieux n’étaient pas les plus redoutables de ses adversaires. L’auteur de sa biographie officielle 32, celle que les membres de sa famille ont cautionnée en acceptant d’être « témoins », dénonce l’hostilité de certains de ses collègues et de ses supérieurs. Cet acte d’accusation traverse aussi l’ouvrage, déjà cité, d’Alexander Stille, Nella terra degli Infideli 33. Le terme Infidèle, synonyme de Maure, montre à nouveau toute sa polysémie. Évoquant le célèbre roman de Leonardo Sciascia, Dalle parti degli Infedeli – qui raconte la persécution dont le curé d’un village sicilien a été victime par les plus hautes sphères du Vatican, pour avoir « laissé » le Parti Communiste gagner aux élections municipales –, le journaliste américain suggère que les « Infidèles » contre qui Falcone et Borsellino se battaient n’étaient pas seulement les mafieux, mais aussi ceux que les deux magistrats considéraient comme leurs alliés naturels – des représentants des institutions –, ceux qui les ont « trahis ». Aux victimes héroïques de la lutte anti-mafia, à ces perdants de l’histoire fustigés par leurs ennemis, trahis et bafoués par ceux-là mêmes qu’ils croyaient leurs amis, la religion chrétienne offre l’image impérissable et pathétique d’un Dieu qui meurt sur sa croix. Comme le précise l’auteur du cunto, « l’histoire de Giovannuzzu Beddicchiu n’est pas un conte, c’est une tragédie » 34. Le genre épique y est détourné. Sur le « tableau » de la « Justice », Falcone est le chevalier fantôme d’une armée qui se délite : Je me rappelle, Giovannuzzu Beddicchio, lorsqu’il bougeait, anéanti, au milieu du carnage […]. Les soldats et les généraux de Cosa Nostra mouraient. Par contagion, les policiers, les magistrats, les politiciens commencèrent à mourir, eux aussi […]. Ses amis tombaient, ses collègues aussi […] Mouraient les étrangers au conflit et nous-mêmes, nous mourions. Ceux qui étaient prédestinés mouraient et ceux qui passaient par hasard aussi […]. Ils tombaient comme les marionnettes du théâtre, quand on coupe leurs ficelles.
L’héroïsme de Giovanni Falcone réside dans son opiniâtreté à « faire son devoir » au milieu du désastre : « Giovannuzzu notait les noms de tous les morts dans le carnet des massacres pour recomposer la mosaïque de l’apocalypse ». Mais la sienne aussi fait partie de ces morts écrites : « Giovannuzzo Beddicchio tournait autour des cadavres à la recherche d’un signe, d’une trace, d’une clef. Et dans les flaques de sang du dernier massacre, il découvrait le reflet de son propre visage ».
32. F. La Licata, Storia, op. cit. 33. A. Stille, Nella terra, op. cit. Sur l’association entre les Infidèles et les mafieux, voir le chapitre iii. 34. Mimmo Cuticcho, dans la postface du Cuntu di Giovannuzzu.
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Le miroir du Christ La fiction rejoint la réalité cauchemardesque vécue par le juge, ou tout au moins reconstruite par son biographe : « Tu ne comprends pas, Maria ? Je ne suis plus qu’un cadavre qui marche », disait-il à sa sœur, après avoir échappé au premier attentat 35… Le drame de Giovannuzzu est celui de Palerme, « ville irrachetable », selon les mots de Leonardo Sciascia 36 : « On le fit comprendre tout de suite, à Giovannuzzu, qu’il n’y avait pas de Rédemption ni de Salut ». L’histoire de la peste est encore là, mais son sens est dévié : Une infection, une maladie qui laissait les cadavres agonisants le long des rues, leurs corps criblés de balles abandonnés, le matin, dans les marchés […], des morts qu’il fallait contourner sur les places, des cadavres qu’il fallait franchir dans les petites ruelles, des corps en morceaux […] et comme à l’époque de la peste, il n’y avait pas de Salut. Seuls les saints auraient pu nous sauver. Mais, eux aussi, ils étaient morts…
Ni les saints ni les juges ne peuvent redresser « la balance sans équilibre de la Justice » 37 : « L’histoire était déjà écrite » ; « Tout comme les thons, dans la chambre de la mort, ils [les magistrats] n’avaient aucune issue. » Le grondement du tonnerre pour Giovannuzzu Beddicchio ne s’était pas encore apaisé que, déjà, une autre détonation, scellée comme une pierre tombale, nous annonçait la mort de Paolo Borsellino. Tout est fini […]. Et il n’y a rien à ajouter.
« Tout est fini », avait dit Antonino Caponnetto, le chef du bureau d’instruction de Palerme à l’époque du pool anti-mafia, aux journalistes venus recueillir ses déclarations sur le lieu de l’attentat au magistrat qui avait pris la relève de Falcone. Courte relève, qui ne dura que cinquante-sept jours, avant qu’une voiture piégée n’explose devant la maison de la mère de Borsellino. Il n’y a pas d’autre fin que celle de la chronique dans ce mythe dévoyé. On est loin de la rhétorique du « Printemps palermitain ». Pourquoi ce brusque changement de décor ? Que s’est-il passé entre le milieu des années 1990 et le début du second millénaire ? IV. La fin du « Printemps palermitain » L’an 2000 est celui des élections à Palerme. Selon la législation électorale en vigueur sur le territoire italien, Leoluca Orlando ne peut pas obtenir un troisième mandat consécutif. C’est donc la fin du « Printemps palermitain ». Dès le milieu des années 1990, le Parti de Silvio Berlusconi, Forza Italia, a gagné les élections nationales, et c’est un représentant de l’aile berlusconienne qui est élu maire du chef-lieu sicilien au tournant du second millénaire, marquant la fin de la « renaissance palermitaine » 38, le retour au gouvernement local d’une large portion de l’ancienne classe dirigeante et le début d’une violente campagne de dénigrement de la magistrature. Le pool anti-mafia est démantelé, les procureurs sont accusés, aussi bien par la droite que par la gauche, de vouloir « déstabiliser le système poli-
35. Témoignage de Maria Falcone recueilli par F. La Licata, Storia, op. cit, p. 113. 36. Cité par F. La Licata, ibid., p. 91. 37. Formule qui se trouve dans le roman de G. Calaciura, Malacarne, op. cit. 38. Pour un bilan sur la « renaissance palermitaine » par ceux qui en ont été les protagonistes, voir T. Fabre – D. Puccio (dir.), Retrouver Palerme, op. cit.
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Chapitre vii tique ». La tension morale de la société civile retombe. Cosa Nostra revient à une stratégie de la « submersion » : elle tisse la trame secrète de ses relations avec le monde politique et économique sans donner des preuves de force éclatantes. Elle n’en a, d’ailleurs, pas besoin, du moment que les anciens équilibres ont été rétablis. C’est dans ce nouveau climat que Leoluca Orlando perd les élections régionales face à Salvatore Cuffaro, candidat de l’UDC, l’Unione Democratici Cristiani, le parti né des cendres de l’ancienne Démocratie Chrétienne 39. Comment expliquer cet échec de l’Antimafia ? Les politiciens, aussi bien de gauche que de droite, ont reproché à la politique orlandienne d’être « vide ». Peut-être l’accent mis sur le langage, le théâtre et l’image y est-il pour quelque chose. Mais ce n’est pas suffisant. Le chercheur qui analyse l’action politique de Leoluca Orlando rencontre d’emblée la notion d’instrumentalisation. Les analyses conduites dans les précédents chapitres n’en ont pas été indemnes. Même si je me suis attachée à éviter de l’utiliser comme catégorie explicative, le démontage des mécanismes de fabrication de la « tradition » a, sans doute, fait revenir par la fenêtre ce que j’ai essayé de chasser par la porte. Il est vrai que le terme « Renaissance palermitaine » était lié à la participation active des élites intellectuelles, artistiques et scientifiques au projet rénovateur du maire de Palerme, leur contribution étant de concevoir un appareil rhétorique apte à transmettre des messages et à les faire circuler socialement. À ce niveau de l’analyse, m’inscrivant dans la rupture épistémologique pratiquée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot, je proposerais de « prendre au sérieux » les tensions éthiques des acteurs sociaux, d’appréhender les opérations de construction des causes morales, d’analyser la logique de leurs argumentations et de décrire les supports de leurs « justifications » 40. L’exploit d’Orlando n’a pas été d’avoir réussi, à travers un jeu de miroirs, à s’identifier à sainte Rosalie, se présentant ainsi comme le rédempteur de la ville pestiférée. La même performance théâtrale, répétée en 2001 par le nouveau maire, Diego Cammarata, le candidat de Forza Italia qui l’a remplacé à la direction du conseil municipal, a été un fiasco : au moment du « Triomphe de sainte Rosalie », Cammarata a reçu un seau d’eau sur la tête ! Il est clair que les « traditions » ne se laissent pas toujours instrumentaliser et que la prégnance du religieux dans l’exercice du politique ne tient pas uniquement à des stratégies d’autolégitimation, qui se révèlent inefficaces dès lors qu’elles ne sont plus alimentées par une « foi » dans la politique 41. Il faut alors essayer de comprendre pourquoi les Palermitains ont cru, de 1994 à 2000, à ces mises en scène. Pourquoi des citoyens non nécessairement croyants ont applaudi la sainte et le maire dans un même élan. Que faisaient-ils là, tout d’abord, eux qui avaient délaissé jusqu’alors cette fête religieuse et « populaire » ?
39. Accusé par les procureurs du Parquet de Palerme, Antonino di Matteo et Maurizio De Lucia, d’avoir favorisé l’association mafieuse, Salvatore Cuffaro ne sera pas moins confirmé Président de la Région de Sicile en mai 2006, contre la candidate de la gauche, Rita Borsellino, sœur du magistrat assassiné le 7 juillet 1992. 40. Pour un cadrage théorique de ces questions : L. Boltanski, L’amour et la justice comme compétences, Paris, Métailiés, 1990, et L. Boltanski – L. Thévenot, De la justification, op. cit. 41. Fede e politica (« Foi et politique ») est le titre de l’ouvrage que Leoluca Orlando avait publié en 1992 (Gênes, Marietti).
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Le miroir du Christ Assurément, ils venaient voir autre chose qu’un spectacle ou, peut-être, venaient-ils contempler le spectacle de leur ville « assainie », pièce par pièce, par la municipalité d’Orlando. Ils venaient découvrir les ruelles illuminées et propres, où des cafés et des restaurants poussaient comme des champignons, les monuments restaurés, les façades des palais fraîchement repeintes, mais, surtout, ils venaient, en force, reprendre possession, physiquement possession, de ce centre-ville trop longtemps abandonné à la mafia. Voici le « miracle » dont Orlando pouvait se targuer : « avoir rendu Palerme aux Palermitains ». Mais il y a plus encore. Certainement, beaucoup de citoyens étaient aussi venus apercevoir le maire dont les apparitions en public n’étaient pas plus fréquentes que celles de la sainte. Lorsqu’il s’y produisait, il était protégé par un bouclier de gardes du corps qui le soustrayaient à tout regard. Ainsi, lorsque la foule criait au maire : « Tu es un saint ! Un saint ! », en essayant de le toucher, de lui arracher un sourire, un mot, une poignée de main, c’était en vertu des conditions dans lesquelles il soutenait son combat contre la mafia : isolé, menant une existence de privations et de solitude, côtoyant quotidiennement la mort. Finalement, n’étaient-ce pas cette expérience et ce vécu qui le faisaient ressembler, le plus intimement, à la sainte ermite ? C’est là, dans la vie de tous les jours du maire et des autres « héros » de l’Antimafia que sainte Rosalie, loin d’être un masque à porter le jour de fête, véritablement, s’incarne. V. Vies sacrifiées La vie privée des protagonistes de l’Antimafia suscite une curiosité d’autant plus aiguë qu’elle se dérobe. Le magistrat, le syndicaliste, le politicien qui prend position et agit contre la mafia doit quitter l’espace public, potentiellement dangereux, dans lequel il ne sera plus présent que par sa parole, orale ou écrite, parfois posthume, lorsqu’il paie de sa vie le prix de son combat. Ainsi, un véritable genre littéraire a-t-il fleuri tout au long des années 1990 et continue de produire ses fruits : la biographie des hommes de l’Antimafia. Cette littérature insiste sur la nécessité de sacrifier sa vie privée au nom du bien public. Dans les chapitres antérieurs, je me suis attachée à montrer le déploiement, par le maire de Palerme, d’un dispositif d’images susceptibles de transfigurer son combat contre la mafia en affrontement religieux, une lutte faisant intervenir des figures transcendantes de saints et de saintes auxquelles le maire rédempteur s’identifiait. J’ai avancé que ces processus d’identification ne peuvent fonctionner que lorsque les symboles manipulés sont socialement reconnaissables. Dans cette dernière phase de mon étude, j’évaluerai l’apparat textuel qui a construit le contexte cognitif à l’intérieur duquel l’image de la lutte anti-mafieuse comme combat contre le Mal a été lisible. Une première lecture de la biographie officielle du maire révèle d’étonnantes ressemblances avec les récits hagiographiques des deux saints patrons de Palerme. On y apprend, par exemple, que le même trait de naissance singularise Leoluca Orlando et saint Benoît le Maure : ils ont tous les deux le cœur à droite 42. Ce saint thaumaturge du xviie siècle devient, à son tour, un héros de vertus civiques dans les hagiographies publiées par la mairie 43. Mais encore, le parcours politique du
42. H. Oschwald, Orlando, un uomo contro. Il sindaco antimafia, Gênes, De Ferrari, 1999, p. 17 et G. Fiume – M. Modica (dir.), San Benedetto il Moro, op. cit., p. 44. 43. G. Fiume – M. Modica (dir.), ibid.
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Chapitre vii maire de Palerme qui, au faîte de son pouvoir, quitte la Démocratie Chrétienne – le parti qui gouverne l’Italie à l’époque – pour se vouer à la lutte contre la mafia, par « amour » 44 du peuple palermitain, semble reproduire un modèle franciscain de sainteté, ce même modèle qui a informé l’écriture, au milieu du xviie siècle, et la réécriture, à la fin du xxe, de la vie de saint Benoît le Maure et de sainte Rosalie. Les hagiographies et les biographies produites tout au long des années 1990 sont, donc, à penser ensemble, comme deux formes parallèles d’écriture politique. Si l’on considère le parcours biographique de Leoluca Orlando et l’hagiographie de sainte Rosalie, on s’aperçoit qu’ils se correspondent point par point. La première, on s’en souvient, lorsqu’elle avait à peine quinze ans, quitte la cour et se retire sur le mont Pèlerin. Le second, en 1990, renonce au poste de prestige qu’il occupait au sein de la Démocratie Chrétienne, parti au pouvoir depuis l’aprèsguerre, et c’est dans une cabane de bergers à 2 000 m d’altitude qu’il élabore le programme de la Rete, le parti politique fondé le 24 janvier 1991 mais reconnu légalement comme tel seulement le 21 mars de la même année 45. Heureuse coïncidence avec le premier jour de printemps, puisque ce mouvement qui se proposait de « régénérer le système politique » veut poursuivre et « faire fructifier » la « Primavera di Palermo », le Printemps de Palerme, la brève expérience de coalition avec les communistes que Leoluca Orlando avait tentée à la fin des années 1980. Or Rosalia est une sainte printanière. Depuis au moins le xve siècle, les fleurs sont un élément constant dans son iconographie 46. L’attribut de cette vierge, qui permet de l’individualiser et que l’on retrouve dans son nom, est la couronne de roses posée sur sa chevelure (voir fig. 4) 47. La rhétorique du renouvellement et de la jeunesse, commune à bien d’autres idéologies politiques, a conduit à mettre l’accent sur l’un des traits iconographiques de sainte Rosalie. En s’identifiant à elle, Orlando se présente comme l’homme nouveau capable de faire renaître Palerme de son long hiver. Néanmoins, ces jeux croisés de textes et d’images n’auraient pas été efficaces si l’expérience vécue par Orlando ne les avait pas rendus crédibles. Cette expérience, on ne la voyait pas, mais on l’imaginait, brodant sur les articles de presse. Voici, résumée, leur teneur : « condamné à mort » par la mafia, l’homme politique ne peut plus revenir sur ses pas. Son existence blindée se déroule entre les murs de sa maison et les cloisons de son bureau comme dans une cellule d’isolement. Les joies les plus simples, une promenade en ville, un bain de soleil, un match de football, lui sont refusées : c’est le « sacrifice » auquel on doit consentir, si on veut combattre Cosa Nostra ! La Croix est un autre motif qui traverse toutes les formes iconographiques liées à la patronne de Palerme. Dans certaines représentations, sainte Rosalie se reflète dans le crucifix comme dans un miroir. Lorsqu’elle tient un miroir, c’est le
44. Le langage amoureux est très présent dans les biographies des hommes de l’Antimafia. Comme Orlando, Falcone et Borsellino étaient « amoureux des autres », ou « amoureux du destin des autres », expression qui revient dans plusieurs ouvrages consacrés à la lutte contre la mafia. 45. H. Oschwald, Orlando, op. cit., p. 105. 46. T. Pugliatti, « Rosalia vergine palermitana nelle immagini pittoriche del secolo xvi », dans A. Gerbino (dir.), La rosa dell’Ercta, op. cit., p. 65-90. 47. Sur la symbolique florale dans l’iconographie de sainte Rosalie, voir D. Malignacci, « Dentro l’immagine », op. cit., p. 189 et voir aussi V. Abbate, « Il ‘600 : Santa Rosalia nella rappresentazione pittorica », dans A. Gerbino (dir.), La rosa dell’Ercta, op. cit., p. 104-105 et M. C. Di Natale, « Santa Rosalia : simboli e immagini », ibid., p. 163.
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Le miroir du Christ Christ qui y apparaît pour l’inviter à le suivre comme époux et comme modèle 48. J’illustrerai ce thème à travers une peinture sur verre du xixe siècle 49, parce qu’elle agence trois ordres temporels. Au premier plan, la sainte gisant à même le sol, selon l’archétype de l’illustration du livre du jésuite Cascini de 1651. Rosalie, le regard extatique, la tête renversée, est entourée par tous les objets qui permettent de l’identifier : le bâton, la tête de mort, le livre, le crucifix. Ici, sainte Rosalie est, littéralement, une imago Christi. Le Christ Rédempteur émerge de son miroir et la couronne de roses qui ceint sa tête n’est qu’une variante de la couronne d’épines qui entoure celle du Christ. Au milieu du tableau, enchâssée dans une nuée, une sorte de vision synoptique présente quatre anges en train de célébrer l’eucharistie et d’adorer le Saint Sacrement. On y distingue aussi le pélican et les instruments de la Passion. L’oiseau qui nourrit ses petits de son propre sang, métaphore du sacrifice christique, est dédoublé par la croix que sainte Rosalie tient de sa main. Sur le côté gauche, on reconnaît la sainte à son bâton d’ermite et à sa chevelure fleurie. Elle se dresse face à un homme agenouillé qui brandit un fusil : le chasseur Bonelli à qui elle est apparue en 1624. Trois temps sont ici condensés : le sacrifice du Christ, le martyre de Rosalia Sinibaldi et l’apparition de la libératrice de la peste à Palerme. Ce type de dispositif figuratif, commenté par un appareil textuel, inscrit l’histoire de sainte Rosalie, et de ceux qui s’identifient à elle, dans une dimension sacrificielle et providentielle. Beaucoup de Siciliens ont reconnu dans Leoluca Orlando le « Messie » que la Sicile attendait depuis longtemps pour s’affranchir du joug de la mafia. Cet individu hors du commun, capable de se vouer tout entier à un idéal, prêt à risquer sa vie, disposé à immoler sa personne pour le bien public, est une figure sacrificielle. Le maire est rentré dans ce jeu de miroirs entre la vierge palermitaine et le Christ lorsqu’il s’est placé face à la sainte, dans la séquence du Festino appelée « les Noces de sainte Rosalie » (cf. chapitre iii). Mais la jeune fille qui affronte les souffrances de la vie ascétique par amour de Dieu est un exemple à suivre pour tous ceux qui veulent se dépasser au nom d’une cause supérieure. « La capacité de souffrir, de supporter beaucoup plus que les autres, sans jamais se rendre » 50 est aussi l’une des principales qualités reconnues à Giovanni Falcone, qui affirmait : « il faut accomplir son devoir jusqu’au bout : quel que soit le sacrifice à supporter » 51. Ce sacrifice, nous le savons, fut extrême. Un autre motif iconographique découle du précédent : celui de l’acceptation de la mort comme destin inéluctable. « J’ai toujours vécu avec l’angoisse de la mort », avoue Leoluca Orlando 52. « La pensée de la mort m’accompagne partout », affirmait Giovanni Falcone 53. Ce memento mori est la devise de l’Antimafia. L’icône du Christ décline des modèles de sainteté fondés sur le thème du contemptus mundi. Dans certaines images de sainte Rosalie, la croix se transforme en tête de mort
48. V. Petrarca, « Immagini per il popolo tra scrittura e oralità : la figura di S. Rosalia », dans A. Gerbino (dir.), La rosa dell’Ercta, op. cit., p. 217-238. 49. Sur cette technique picturale, typiquement sicilienne : A. Buttitta, La pittura su vetro in Sicilia, Palerme, Sellerio, 1972. La peinture que je commente ici, appartenant à une collection privée, est reproduite dans A. Gerbino (dir.), La rosa dell’Ercta, op. cit., p. 222. 50. F. La Licata, Storia, op. cit., p. 19. 51. Ibid, p. 20. 52. Cité par H. Oschwald, Orlando, op. cit., p. 17. 53. G. Falcone, Cose, op. cit., p. 15.
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Chapitre vii dans laquelle la jeune fille se regarde. La courageuse vierge morte à trente ans, souriante dans les peintures et les sculptures où elle est toujours accompagnée d’une tête de mort, prête son visage aux jeunes victimes de l’Antimafia. Son sacrifice, lorsqu’elle était à la fleur de son âge, fait d’elle l’icône de la jeunesse sacrifiée. Giuseppe Impastato, victime à trente ans d’un attentat mafieux, Rita Atria, la collaboratrice de justice morte à seize ans, sont autant de « fleurs brisées » du « Printemps de Palerme » 54. Ces rapprochements, parfois cautionnés par l’Église, ces parallèles entre histoire sainte et actualité, tissés même dans les homélies des prêtres chargés du culte de la patronne 55, ne plaisent pas à tout le monde. D’aucuns déplorent que des existences qui n’avaient rien à voir avec la religion soient captées dans les rets du religieux. Lorsqu’il constate la construction rétrospective de Giuseppe Impastato en « martyr » ou en « ange rebelle », Umberto Santino, intellectuel sicilien et spécialiste de la mafia, déplore la transformation de la mémoire collective en « rhétorique hagiographique » et souhaite rappeler ce personnage « de la seule manière possible pour qui ne cultive pas de mythes et ne pratique pas de liturgies » 56 : en poursuivant son parcours, en se faisant l’héritier de son expérience de lutte politique et en faisant connaître la vie de ce militant d’extrêmegauche à travers des ouvrages qui la retracent de la manière la plus objective possible 57. Un même souci d’objectivité anime le projet biographique de Francesco Licata : « Nous croyons utile une reconstruction de la vie de notre frère qui soit la plus proche possible de la réalité, afin, aussi, de décourager d’autres éventuelles initiatives moins désintéressées » déclarent, dans l’Avertissement, les deux sœurs du magistrat assassiné 58, partie prenante de cette entreprise mémorielle. Pourtant, le religieux fait irruption de manière subreptice dans La storia di Giovanni Falcone (L’histoire de Giovanni Falcone). Son biographe ne peut pas s’empêcher de mentionner que, le jour de la naissance du juge, « le calendrier annonçait la fête de saint Venanzio martyr » 59, tout comme sa sœur Maria ne peut pas se retenir d’évoquer un détail de la naissance de Giovanni. Les précautions qu’elle prend pour le raconter ne font que renforcer sa lecture en termes de présage : Je sais bien que je cours le risque de céder à certaines suggestions, de m’exposer à des ironies faciles, mais je le raconte quand même, tout simplement parce que c’est vrai, sans pour autant valider aucunement l’hypothèse d’une prémonition ou d’un signe du destin. Au moment de la naissance de Giovanni, une colombe blanche entra dans la maison. Elle entra par la fenêtre et elle ne voulait plus en sortir. Elle
54. Fils d’un mafieux, militant d’extrême-gauche, promoteur de l’une des première campagnes antimafia de l’histoire sicilienne, Giuseppe Impastato fut assassiné le 9 mai 1978, mais il ne sera reconnu comme « victime de la mafia » que vingt ans plus tard. De famille mafieuse, Rita Atria commence à collaborer avec Paolo Borsellino. Répudiée par sa famille, elle se suicidera peu après la mort du juge. 55. Le curé qui a célébré les messes dans la cathédrale de Palerme pendant la période du Festino et le cardinal Salvatore di Giorgi, lors de la messe solennelle après la procession des reliques de sainte Rosalie, n’ont cessé de tisser ces parallèles pendant la période où Leoluca Orlando était maire. 56. G. Impastato, Lunga è la notte. Poesie, scritti, documenti, Palerme, Centro Siciliano di documentazione, 2003, p. 9. 57. Parmi ces ouvrages : S. Vitale, Nel cuore dei coralli. Peppino Impastato, una vita contro la mafia, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2002 (1re éd. 1995). 58. F. La Licata, Storia, op. cit., p. 7. 59. Ibid., p. 24.
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Le miroir du Christ n’était pas blessée. Elle est restée dans cette chambre et nous l’avons nourrie : elle ne s’est jamais échappée, même si la fenêtre était toujours ouverte 60.
Or, dans la tradition chrétienne, bien présente au sein de cette famille pieuse, la colombe représente le Saint-Esprit. Son apparition au moment de la naissance du petit Giovanni, moment où, dans les sociétés méditerranéennes, on lit les signes prémonitoires, annonce-t-elle son destin de Christ sacrifié ? Le destin présagé par la sœur, ou lu rétrospectivement comme tel, répond à celui façonné par la mère : Je me rappelle maman, lorsqu’elle parlait de son frère défunt […]. À dix-huit ans, il était mort sur le Carso 61, où il était allé se battre comme volontaire. Il était un modèle pour ma mère, ce frère héros dont elle célébrait sans cesse la mémoire […]. Le souvenir et l’exemple de son frère ne la quittèrent jamais. Si bien que, lorsque son fils Giovanni naquit, elle en fut heureuse et elle lui donna, comme second prénom, Salvatore [Sauveur] 62.
Avec ce prénom, qui rappelle à nouveau le Christ, Giovanni reçoit en don et en héritage le destin d’une mort volontaire sur le champ d’une bataille malheureuse. Mais plus encore que la mort, c’est la vie du juge qui, dans son austérité ascétique, rappelle celle d’un saint : « La nuit, il se couchait à même le sol, pour éviter de s’endormir et baisser son niveau de vigilance » 63. Plus précisément, c’est aux nuits agitées de la sainte ermite dans sa grotte, restant en alerte face à tous les dangers (les bêtes féroces, les tentations du diable qui viennent l’assaillir…) que l’on songe immédiatement. Plus il s’approche de sa fin, plus le parcours du juge se rapproche de celui du Christ. La trahison se manifeste lors d’un « pot d’adieu ». Le magistrat rappelle la dureté de son combat, sa solitude professionnelle, l’écart creusé entre lui et les autres. Personne ne réagit. Mais, au moment de prendre congé de ses collègues, l’un d’eux se détache des autres : « Et lui, Giammanco, imperturbable, lui donna une tape sur l’épaule et l’embrassa deux fois sur les joues : comme Judas » 64. En effet, au fur et à mesure que la renommée du magistrat se répand, conquiert les foules, dépasse les frontières, le nombre de ses ennemis augmente. « Falcone encaissa sans répliquer » 65 leurs attaques répétées, mu par un dessin supérieur et par la certitude de la justesse de ses actions. Mais ses qualités exceptionnelles, il le sait, le vouent à sa perte : « Tout le monde dit que je suis le meilleur, mais, malheureusement, je dois expier le péché original » 66. Ce n’est pas la perspective de
60. F. La Licata, Storia, op. cit., p. 26. Ce détail est, aussi, présent dans la transfiguration hagiographique de la mort de Salvatore Carnevale. Dans le Lamentu pi la morti di Turiddu Carnavali, la mère de Salvatore implore : « Laisse-moi libérer la colombe blanche / qu’il a dans sa poitrine, du côté gauche », lorsqu’elle tient son enfant mort dans ses bras, tel le Christ de la Piété. 61. En 1917, les montagnes du Carso furent le théâtre d’une bataille qui provoqua des pertes énormes pour l’armée italienne. 62. F. La Licata, Storia, op. cit., p. 29. 63. Ibid., p. 113. 64. Ibid., p. 126. À l’époque du départ de Giovanni Falcone pour Rome, où il allait recouvrer la charge de coordinateur national des enquêtes anti-mafia, Petro Gianmanco était le chef du bureau d’instruction du Parquet de Palerme. Dans la postface à sa biographie, F. La Licata rappelle aussi le ministre de l’intérieur, Claudio Martelli, évoquant les “Judas” qui, par jalousie, entravaient les projets du juge Falcone : ibid., p. 179. 65. Ibid., p. 151. 66. Ibid., p. 157.
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Chapitre vii la mort qui affecte le juge. C’est cette condition d’exilé, presque de pestiféré, dans son propre « Palais » 67 : « Ce qui affligeait le plus Falcone était l’hostilité de personnes qu’il avait crues idéologiquement et politiquement proches » 68. Ce sont ses compagnons d’armes qui le livreront à la mafia, l’accablant de toutes les responsabilités de l’action répressive du gouvernement : « Ne se rendent-ils pas compte que, comme ça, ils m’exposent ? » Comme bien d’autres « ennemis des chrétiens » que nous avons pu repérer derrière la figure ambivalente du Maure, les « ennemis de Falcone » 69 sont des « ennemis de l’intérieur » de ce palais de justice qu’on appelle, à Palerme, « le palais des poisons ». Ce tableau ne serait pas complet si l’on ne mentionnait pas que, bien avant la publication et la diffusion de ces écrits, une iconographie moderne de l’Antimafia avait vu le jour, prenant la Passion comme modèle du sacrifice politique. Les producteurs de cette imagerie sont deux photographes – Letizia Battaglia et Franco Zecchin, engagés, dès son origine, dans le « Printemps de Palerme » – qui ont choisi la photographie comme arme d’un combat contre un mal, la mafia, qu’il s’agissait avant tout de montrer dans toute sa crudité à la société. Avant d’être rassemblées, à la fin des années 1990, dans des ouvrages d’art, tout au long des années 1980, leurs photographies ont été exposées sur les places des villes et des villages siciliens, elles ont orné les affiches des manifestations contre la mafia, illustré les articles du quotidien palermitain L’Ora et les revues de l’Antimafia telle Grandevue. Ce qui nous frappe, c’est la présence de l’imagerie religieuse au sein de toutes ces formes de figuration issues d’un militantisme politique de gauche, et ce bien avant que Leoluca Orlando ne fasse entrer les communistes dans son gouvernement. L’analyse des supports iconographiques qui ont circulé et circulent encore à Palerme conduit à s’interroger sur les critères qui ont conduit les producteurs de ces images à établir des constructions sérielles. Que dire du rythme de certains ouvrages, comme Chroniques Siciliennes ou Passion, Justice et Liberté 70, qui intercalent des photographies de juges morts sous les coups des mafieux et des scènes de la Passion ? Que dire d’autres livres comme La conta 71, cette liste noire des victimes de la mafia qui s’ouvre par l’image d’un magistrat assassiné qui reprend le modèle visuel de la déposition du Christ mort ? Le même scénario se déploie lorsque l’attention se déplace des victimes de la mafia à leurs bourreaux. Quand un mafieux est assassiné, les femmes accourent par groupes de deux ou de trois, la tête couverte d’un voile, et retrouvent les gestes coutumiers de leur douleur : joindre les mains, s’agenouiller, pleurer leur enfant mort, couvert par un linceul. Le photographe est là pour fixer ces images de la piété. Et c’est encore la mise en séquence de Semaines Saintes et de règlements de compte entre « hommes d’honneur » qui fait surgir un sens inattendu. Les mafieux eux-mêmes n’échappent pas à cette logique sacrificielle. Les corps suppliciés des juges et des mafieux empruntent au même univers symbolique, sont pris dans le
67. Le « Palais », il « Palazzo » en italien, c’est ici le tribunal. 68. F. La Licata, Storia, op. cit., p. 155. 69. Dans la biographie de Francesco La Licata, ce terme revient souvent pour désigner les collègues du juge, devenus ses adversaires politiques. 70. Les deux ouvrages présentent les photographies de Franco Zecchin et Letizia Battaglia. 71. Le titre de ce livre, que Franco Zecchin a écrit à l’occasion de la mort du juge Gaetano Costa, se réfère à un jeu d’enfants qui prend, ici, la tournure d’un jeu macabre : à qui le tour ?
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Le miroir du Christ même moule anthropologique du christianisme, renvoient, toujours et encore, au destin du Christ, prototype de toutes les douleurs. Parce qu’ils souffrent tous les deux, victimes et bourreaux, leur souffrance ne peut que se dire dans les codes de l’iconographie chrétienne de la Passion. « Lui aussi, il souffre » : ainsi Letizia Battaglia m’a expliqué le Christ tatoué sur le dos d’un mafieux assassiné (voir fig. 2). Lorsque les phares de la voiture de la police avaient éclairé ce corps sans vie sur la chaussée, la photographe, dit-elle, avait vu apparaître « deux Christs ». L’image du Christ décline un modèle de sainteté qui sacralise le courage héroïque de ceux qui osent affronter la mafia et, à travers elle, se confronter à leur mort. Quand le juge est vivant, la mort le guette, elle est à son côté. Un seul magistrat survivant, Roberto Scarpinato, se trouve dans l’ouvrage Passion, Justice et Liberté 72. Les motifs iconographiques du monachisme érémitique – l’éloge de la vie ascétique, l’apologie de la solitude et le renoncement aux biens terrestres – y sont tous, transposés dans un langage contemporain. La tête de mort se démultiplie : les quatre pistolets tenus en main par ses gardes du corps sont les armes létales qui le protègent et l’isolent en même temps. La solitude est un autre trait qui le rapproche de Rosalie, l’ermite. Le livre n’est pas là, mais l’on sait que ce magistrat vit entouré de livres, en essayant de compenser l’absence de relations humaines auxquelles il est contraint pour des raisons de sécurité par la lecture, l’étude, la méditation. Ermite, savant, Scarpinato est lui aussi une imago Christi. Sainte Rosalie, dans son ascèse au mont Pèlerin reproduit la montée du Christ au calvaire. Le sacrifice du juge est cette vie érémitique, cette prison qu’il a choisie volontairement comme demeure. Au nom de quoi, s’interroge-t-il ? Bien des fois, au cours de ces dernières années, je me demandais quelle pulsion secrète m’avait poussé à m’installer à Palerme. Et je me reposais cette question chaque fois que je me voyais reflété dans quelqu’un qui, comme moi, à un certain moment de sa vie, avait décidé librement de quitter les lieux qui lui étaient familiers pour se jeter dans les bras de cette ville, comme obéissant à une sombre inspiration.
La solution est dans un poème d’Edgar Lee Masters qu’il cite avant de conclure : « […] partir à la recherche d’un sens de la vie et, disons-le, de Dieu » 73. Le magistrat qui, par ailleurs, revendique la laïcité comme posture existentielle et professionnelle, se réfère-t-il à cette religion du droit et de la justice à laquelle il s’est tout entier immolé ? Nous avons considéré ces photographies dans leurs supports originels, afin de reconstruire leur sens à partir de la dialectique établie entre image et texte. Composées en fonction d’un ordre précis, élaborées selon un code visuel qui guide leur lecture, ces images photographiques ont véhiculé un système de représentations largement partagé au sein de l’Antimafia. Mais une fois de plus, cette imagerie posant une transcendance de l’ordre politique et juridique n’aurait pas eu d’impact sur la société si elle n’avait pas été accompagnée par une transformation parallèle, au sein de la société, de l’éthique anti-mafieuse en nouvelle « religion », dont je vais donner ici quelques éléments.
72. Le magistrat qui a pris la relève de Giovanni Falcone et Paolo Borsellino au Parquet de Palerme, juge instructeur du procès Andreotti. Cette photographie est publiée à la p. 124-125. 73. R. Scarpinato, « Une réalité extrême », dans L. Battaglia, Passion, op. cit., p. 136-137.
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Chapitre vii VI. Les « Martyrs de la Justice » Appelés à réformer la société, à la redresser, à amender ses mœurs, les juges sont devenus les représentants d’un credo humaniste qui détourne les hommes de leur égoïsme et les incite à se dévouer aux autres, à se sacrifier au nom d’un idéal de justice posé comme un principe supérieur. Les biographies des juges de l’Antimafia soulignent la fermeté exceptionnelle de ces derniers face aux dangers mortels auxquels ils s’exposent quotidiennement. Leur extraordinaire courage les distingue du commun des mortels. Leurs vies sont solitaires, pour ne pas dire érémitiques. Leur conduite, dépassant les limites de l’humain, est qualifiée d’héroïque. Cet oubli de soi, cette aptitude à supporter des rythmes de travail intolérables pour quiconque, parfois sans manger, souvent sans dormir, cette capacité de vaincre les contraintes de son être matériel et corporel, cette faculté de se retrancher du monde font des juges de nouvelles figures de héros. Lorsque leur « sacrifice » est scellé par la mort, ces « victimes » de la mafia se transforment en « martyrs ». À ces héros qui ont poussé les vertus civiques à l’extrême, il faut ajouter les « martyrs » reconnus par l’Église. En 1997, après la procession de l’urne de sainte Rosalie, le cardinal Salvatore di Giorgi a annoncé l’ouverture du procès en béatification de Padre Puglisi, le curé assassiné par la mafia le 15 septembre 1993 : Premier pas pour que soit reconnu par la suprême autorité de l’Église le martyre de ce serviteur de Dieu tué par la mafia ; geste important surtout à un moment où ce bubon pesteux pousse à nouveau ses tentacules monstrueux et sanguinaires vers d’honnêtes et très intègres serviteurs de l’État.
Ce retournement de la position de l’Église face à la mafia qui, jusqu’à la chute du mur de Berlin, était le pilier du pouvoir de la Démocratie Chrétienne en Sicile, et donc le rempart de la religion catholique contre les communistes, peut être daté. Toujours en 1993, lors de sa visite à Agrigente, Jean-Paul II a défini Rosario Livatino – le juge de Canicatti « sauvagement assassiné » dans une embuscade mafieuse en 1990 – comme « un martyr du droit et, indirectement, aussi de la foi », le comptant parmi ceux qui « pour affirmer les idéaux de la justice et de la légalité, ont payé avec le sacrifice de leur vie la lutte qu’ils ont engagée contre les forces violentes du Mal » 74. Depuis que l’évêque d’Agrigente, Mgr Carmelo Ferraro, a ouvert la phase informative du procès en béatification du magistrat, de nombreuses biographies ont été consacrées à ce « missionaire du droit » qui croyait dans la « religion du devoir » 75. Dans son ouvrage Il giudice ragazzino 76 (« Le juge adolescent »), Nando Dalla Chiesa décrit la génération de jeunes diplômés en droit, envoyés en Sicile pour combattre la mafia sans recevoir aucun support logistique et aucun soutien de la part de l’État. Si le livre du fils du général Carlo Alberto Dalla Chiesa 77 est un réquisitoire, celui de Maria Di Lorenzo, Rosario Livatino. Martire della giustizia 78,
74. M. Di Lorenzo, Rosario Livatino. Martire della giustizia, Rome, Edizioni Paoline, 2000, p. 87. 75. Ibid., p. 46 et 103. 76. N. Dalla Chiesa, Il giudice ragazzino, Turin, Einaudi, 1992. 77. Le général Carlo Alberto Dalla Chiesa a été assassiné, avec sa jeune épouse, le 3 septembre 1982, trois mois après avoir été envoyé à Palerme pour combattre la mafia, sans que lui soient conférés, de la part de l’État, les pouvoirs et les moyens nécessaires pour pouvoir mener à bien cette mission. 78. M. Di Lorenzo, Rosario Livatino, op. cit.
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Le miroir du Christ est en revanche l’exemple même de l’œuvre apologétique, voire de l’hagiographie politique. À travers elle, il est possible d’analyser l’institution de ce nouveau statut de « martyr de la justice ». Les groupes sociaux qui instruisent ces procès manipulent des images et des textes qui articulent des temporalités complexes, renvoyant au modèle fondateur de la biographie chrétienne : le Christ. Sur la couverture du livre, déjà, Rosario sourit, serein comme Rosalie, évoquée par son prénom. La citation mise en exergue sur la première page annonce la couleur de l’ouvrage : « La justice est une passion qui consume et décharne ». Le sens de cette phrase s’explicitera plus loin, lorsque l’on découvrira que cette « flamme intérieure » qui dévorait le magistrat dès sa jeunesse était Dieu, « garant de liberté et de justice ». Dans les pages qui précèdent cette affirmation, le juge est présenté comme « le témoin », soit « celui qui vit l’idéal sur sa propre peau ». Cette Présentation introduit le récit d’une vie « animée par une inébranlable foi dans la justice ». Dès les premières lignes, l’auteur campe le décor de l’enfance de Livatino, dans la maison parentale d’une « simplicité austère ». La biographe esquisse les traits d’un caractère « humble, modeste, réservé ». Un rêve revient souvent : Rosario « voudrait voler », s’élever dans le ciel, se livrer dans l’air. Sa mère, Rosalia, y lit un présage pour l’avenir de son fils unique. Le prêtre, l’enseignante de l’école de Canicatti se rappellent de l’intensité du regard de cet élève modèle, regard dans lequel, à bien y voir, on pouvait lire « presque la conscience de son terrible destin ». C’est avec « courage », « abnégation » et « sérénité » que Rosario Livatino ira à la rencontre de sa mort, suivant un parcours d’élévation qualifié d’« ascèse » : « l’homme de la loi, l’homme du Christ » 79 ne fuira-t-il pas les honneurs et les plaisirs mondains pour vivre sa vocation dans la solitude et l’isolement 80 ? Le modèle auquel Maria Di Lorenzo se réfère explicitement est celui qu’a suivi sainte Rosalie. L’hagiographe n’hésite pas à insérer dans sa narration des citations des Évangiles qui viennent inscrire la biographie du juge dans l’histoire universelle. C’est « illuminé par le Nouveau Testament », toujours posé sur son bureau, inspiré par la prière qu’il pratique chaque jour avant de se rendre à son travail, que Rosario exerce sa profession. Le magistrat a lui-même théorisé le rapport entre « foi et droit » dans une conférence considérée comme le manifeste de son engagement étique et professionnel : « La tâche du magistrat, dit-il, est de choisir… et choisir est l’une des choses les plus difficiles que l’homme soit appelé à faire » 81. Pour le « magistrat croyant », juger est « la voie à travers laquelle on parvient à
79. Ainsi Rosario Livatino a-t-il été défini par Mgr Ferraro dans l’homélie qu’il a prononcée lors de ses obsèques. 80. La solitude de Livatino a trois gloses possibles. Pour Nando Dalla Chiesa, elle est indifférence des institutions, défiance des proches, isolement. Pour Maria Di Lorenzo, elle est une condition existentielle propice à la rencontre du divin. Pour d’autres juges que j’ai interviewés à Palerme, la solitude est une forme de protection et une stratégie de survie : menant une vie réservée, les magistrats se protègent de la rencontre, toujours possible en Sicile, de mafieux au sein des cercles mondains. Dans sa lettre de réponse au Rotary Club, Rosario Livatino se justifie ainsi de sa décision de décliner l’invitation à faire partie de ses membres : « la multiplication des relations sociales […] augmenterait les occasions de contact entre connaissances privées et cas judiciaires… » Nous reviendrons sur ce rapport entre privé et public tel qu’il est théorisé par le magistrat. 81. Cette conférence, prononcée en 1986, est citée par M. Di Lorenzo, Rosario Livatino, op. cit., p. 43.
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Chapitre vii instaurer un rapport avec Dieu » 82. « Un rapport direct, poursuit-il, parce que rendre justice est réalisation de soi, prière et dévouement à Dieu » 83. Ces mots sont dans la droite ligne d’un débat lancé par l’Église, débat que le magistrat, catholique fervent, suit de très près. Jean-Paul II, dans le Discours à l’Union des Juristes Catholiques, n’avait-il pas valorisé « la mise en pratique de l’éthique chrétienne dans la science juridique, dans l’activité législative, judiciaire, administrative, dans toute la vie publique » 84 ? Dans l’exercice quotidien de sa « vocation », Livatino, ce « missionnaire du Droit » qui « voulait que dans la salle des audiences il y ait toujours un crucifix, comme rappel de charité et de rectitude » 85, réalise le souhait papal. La théologie de la justice est une théologie de la croix, une pensée de l’Incarnation. La justice est « la sainteté de Dieu à laquelle les hommes sont appelés à participer, [qui] permet de relier le thème plus étroitement spirituel de la charité à celui de l’engagement civique » 86. C’est elle qui fait la transition entre « le divin qui réside dans l’homme […] et la foi inconditionnelle dans le Dieu de la révélation chrétienne, immanente à l’homme et à l’histoire » 87. Elle encore qui permet d’« incarner » l’expérience du Christ crucifié. Se sacrifiant pour la justice, Livatino peut accomplir le même parcours que sainte Rosalie et devenir, lui aussi, une imago Christi. Sa vie tout entière est une imitatio Christi : la vocation, la fuite du monde, le désert, la tentation, le sentiment d’avoir été abandonné par Dieu, puis sa foi retrouvée et la progression fatale « dans une ardeur jusque-là inconnue », vers le martyre 88. Le juge renonce à son escorte « pour sauver des innocents » ; il se fait confier les dossiers les plus dangereux, ceux qui l’exposent à un risque mortel, « parce qu’il est le seul, parmi les substituts procureurs d’Agrigente, qui n’a pas de famille ». Lorsqu’il sent la mort s’approcher, Rosario se remet dans les mains de Dieu et note sur son journal intime trois seules lettres : STD, Sub Tutela Dei. Mais son testament, loin d’être limité à cette formule restée longtemps indéchiffrable, est dans « sa vie vécue » 89, car c’est elle qui lui a permis « d’expérimenter la croix, dans toute sa désolante nudité », d’en être le « témoin ». Ce témoignage incarné qui « porte la marque du Christ Seigneur de l’histoire » 90 est, dans le sens premier du terme, son « martyre ». La parole du Giudice ragazzino serait tombée dans l’oubli si elle n’avait pas été publiée après sa mort. Son témoignage peut contribuer à la « sanctification du
82. Phrase que Livatino avait échangé avec le Professeur de Procédure Pénale Giovanni Tranchina, citée par M. Di Lorenzo, Rosario Livatino, op. cit., p. 102. 83. Ibid., p. 44. 84. Livatino avait probablement assisté, en 1982, à la conférence du pape, puisqu’il la cite dans ses écrits : ibid., p. 96. 85. En Italie, le crucifix est toujours présent dans les salles d’audience, accroché au mur, à l’aplomb de la tête du juge. 86. G. Savagnone, « La mafia battuta dal sacrificio », Avvenire, 15 août 1995. 87. I. Abate, Il piccolo giudice. Profilo di Rosario Livatino, Messine, Armando Siciliano, 1997, p. 32-33. 88. Le langage religieux a pénétré aussi le milieu juridique. Le même terme est utilisé par le président de la cour d’assises d’Agrigente, Luigi d’Angelo, qui se rappelle Livatino « serein, les jours précédant immédiatement son martyre ». Cité par M. Di Lorenzo, Rosario Livatino, op. cit., p. 78. 89. Selon les paroles de Mgr Restivo, citées ibid., p. 73. 90. Mgr Carmelo Ferraro, cité ibid, p. 103.
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Le miroir du Christ monde » 91, à condition qu’un tiers soit là pour le recevoir et le propager. « L’Italie tout entière découvre dans le sacrifice de Rosario Livatino l’héroïsme anonyme vécu dans la quotidienneté d’un jeune chrétien serviteur de l’État », affirme la biographe du magistrat assassiné 92. Mais c’est seulement grâce à des « témoins » qui le certifient, sur le mode des apôtres du Christ, que le sacrifice du juge pour la cité peut devenir un exemple édifiant. Maria Di Lorenzo n’est pas la seule à perpétuer ce message de justice : « Ida Abbate s’est consacrée âme et corps à la cause de Rosario Livatino. Elle en a reçu, pour ainsi dire, le témoin » 93. Avec elle, la mémoire est entrée dans une phase d’institutionnalisation, puisque cette enseignante a été chargée par Mgr Carmelo Ferraro de collecter les « témoignages » qui permettront d’instruire le procès en béatification de Rosario Livatino. Celui pour qui elle « témoigne » est, aussi, son modèle de vie, car cette « missionnaire de la mémoire », auteur de plusieurs ouvrages sur le magistrat de Canicatti, est dépeinte comme « réservée… allergique aux feux de la rampe » 94, tout comme « son petit juge ». Est-ce en vertu de l’identification produite par cet itinéraire que le voyage qu’elle effectue en Italie pour faire connaître l’expérience vécue par le magistrat est qualifié d’« extraordinaire, émouvant pèlerinage » ? Nous avons défini ce dernier comme un témoignage qui authentifie, au moyen d’une épreuve personnelle, un parcours de sainteté. Que se passe-t-il lorsque, du domaine des fabrications littéraires et hagiographiques, cautionnées par les institutions et les cautionnant, l’on se tourne du côté des pratiques ? À Canicatti, le « pèlerinage » des amis, des parents et des connaissances de Rosario Livatino a commencé dès sa mort 95. D’abord réunis dans sa maison, les « pèlerins », de plus en plus nombreux, se sont rassemblés autour de sa sépulture : « De ce tombeau, [Livatino] est encore capable de parler à la conscience et aux cœurs des hommes et des femmes du Troisième Millénaire » 96. À Palerme, le plus célèbre des juges assassinés par la mafia, Giovanni Falcone, est au centre d’un réseau de constructions mémorielles qui empruntent leurs formes et leurs contenus au registre religieux. Le travail d’élaboration collective d’un statut de « martyr » se dégage encore mieux pour ce magistrat laïque qui reste en dehors de tout procès de béatification mené par l’Église. C’est pourquoi j’ai choisi cette figure comme cas paradigmatique d’un façonnage hagiographique qui se met en marche lorsqu’un magistrat perd la vie dans la lutte contre la mafia. Cet exemple présente un autre avantage encore : les textes y sont les supports, sinon les agents, d’une pratique. VII. Le juge saint aussitôt après le « massacre de Capaci » qui, le 23 mai 1992, coûta la vie à Giovanni Falcone, à son épouse Francesca Morvillo, elle aussi magistrat, et à trois
91. Maria Di Lorenzo cite ici la constitution dogmatique Lumen gentium, destinée à éclairer le rôle des laïcs dans l’Église catholique. 92. M. Di Lorenzo, Rosario Livatino, op. cit., p. 91. 93. Ibid., p. 85. 94. Ibid. 95. Ibid., p. 81. 96. Ibid., p. 91.
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Chapitre vii agents de leur escorte, l’arbre planté devant l’appartement du juge est devenu le lieu d’un culte civique : « Les citoyens ont appris à considérer ce magnolia avec la même dévotion que l’on réserve au sanctuaire du mont Pèlerin » 97, affirme son biographe. En effet, les gestes accomplis sous ce ficus immédiatement baptisé comme l’Albero Falcone, l’Arbre Falcone, s’inscrivent en plein dans le répertoire dévotionnel catholique : « J’ai vu une mariée descendre de sa voiture et offrir son bouquet […]. J’ai vu deux jeunes filles agenouillées : elles priaient en silence et, avant de partir, elles se sont dépouillées de leurs bijoux : une chaîne en or et une bague avec une pierre précieuse », affirme Sandra Amurri, une militante de l’Antimafia 98. Ces actes spontanés rappellent de près les pratiques coutumières propres au culte de la patronne de Palerme dont l’urne vitrée regorge de bijoux. Tout comme les pèlerins accrochent leurs « petits mots » sur les parois de la grotte de sainte Rosalie, les citoyens suspendent leurs lettres sur l’écorce de l’Arbre Falcone. Diluées et émiettées tout au long de l’année, ces écritures s’intensifient le 23 mai, lors de la cérémonie organisée par la « Fondation Giovanni e Francesca Falcone » pour rendre hommage aux victimes de l’attentat. À cette occasion, des foules provenant non seulement de tous les quartiers de Palerme, mais aussi de toutes les villes d’Italie, viennent en « pèlerinage » placer un « petit mot » au pied de l’Albero Falcone 99. Depuis plus de quatorze ans, noir sur blanc ou en couleur, à travers des lettres, des poèmes ou des dessins, utilisant les matériaux les plus divers et les supports les plus variés, les citoyens de Palerme et d’ailleurs disent leur rage, leur amertume, leur espoir ou leur chagrin… ou, tout simplement, ils manifestent par ces graphismes hétéroclites leur engagement dans une cause qu’ils contribuent à constituer comme telle 100. Les parents des victimes – les sœurs de l’un, le frère et la sœur de l’autre –, se percevant comme les « héritiers » de la « mission » 101 de Giovanni et Francesca, ont récolté ces témoignages éphémères, déjà en partie délavées par le temps, et c’est grâce à leur souci de mémoire que nous pouvons, aujourd’hui, les consulter. Sur l’axe constitué par l’Albero Falcone se croisent le fil de chaîne de l’élaboration mémorielle et le fil de trame de la construction, toujours en œuvre, d’une figure héroïque. Mettant bout à bout les lettres de l’année 1992, je souhaite montrer comment cette fabrication collective a, d’emblée, repris certains modèles hagiographiques propres au christianisme. Ces feuilles volantes qui, dans les
97. F. La Licata, Storia, op. cit., p. 67. 98. Préface de l’ouvrage L’Albero Falcone, S. Amurri (dir.), Palerme, Fondazione Giovanni e Francesca Falcone, 1992, p. 16. Sandra Amurri est journaliste de l’Unità, quotidien fondé par Antonio Gramsci en 1922 et journal du Parti Communiste Italien jusqu’en 1991, date de da dissolution. 99. Nous pouvons comparer ce phénomène avec la pulsion d’écrire qui s’est emparée des citoyens new-yorkais après la catastrophe du 11 septembre, que B. Fraenkel qualifie comme un « événement d’écriture » : B. Fraenkel, Les écrits de septembre. New-York 2001, Paris, Les Éditions Textuel, 2002. 100. Sur la constitution d’une cause : É. Claverie, « Procès, affaire, cause : Voltaire et l’innovation critique », Politix 7/26 (2e trim. 1994), p. 76-85. 101. Je cite la Préface (p. 13) de l’ouvrage de S. Amurri (dir.), L’Albero Falcone, signée par Maria et Anna Falcone – les sœurs de Giovanni Falcone – et par Alfredo et Lina Morvillo, le frère et la sœur de Francesca Morvillo. Cet ouvrage, publié par la Fondazione Giovanni e Francesca Falcone, rassemble une partie des lettres et des dessins qui furent accrochés sur l’Arbre Falcone en 1992, l’année de l’attentat. Des dessins, des peintures ou autres objets graphiques continuent d’être produits, au sein des écoles ou des maisons particulières, en même temps que des lettres continuent d’être écrites. Adressées directement au juge, comme s’il vivait encore, envoyées à l’adresse « L’Arbre Falcone », ces dernières sont précieusement gardées par la secrétaire de la Fondation.
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Le miroir du Christ figurations que les enfants donnent de l’Arbre Falcone 102, se confondent avec son feuillage, constituent les liens sémantiques entre les adeptes de l’Antimafia et celui qu’on peut considérer comme son fondateur. Avant d’examiner les pièces qui charpentent la construction symbolique qui s’est greffée sur le « massacre de Capaci », arrêtons-nous sur son pivot : l’arbre. Pourquoi le magnolia situé devant la maison de Giovanni Falcone s’est-il imposé, immédiatement après sa mort, comme le point de ralliement des militants de l’Antimafia, et quelles sont les conséquences de l’adoption de ce végétal comme symbole de la cause anti-mafia ? À première vue, rien de plus que la reprise de la rhétorique du « Printemps », qui trouve dans l’Arbre Falcone, arrosé par le sang du juge assassiné, le lieu de son enracinement durable, le point focal de sa perpétuation. Dans la préface de l’ouvrage L’Albero Falcone, les parents des victimes délèguent aux feuilles semper virens de ce ficus la tâche de pérenniser les « rêves » dans lesquels les deux magistrats avaient cru de leur vivant : « Justice, sens de l’État, devoir jusqu’au sacrifice » 103. Les jeunes gens ont relevé ce défi : « Nous réaliserons tes rêves ! » 104, écrit Loredana, jeune fille de 18 ans. Avec l’Arbre Falcone, le « Printemps », cette saison de l’éphémère, se trouve consolidé, institutionnalisé, enraciné au cœur de la ville : « On peut briser une fleur, mais on ne peut pas empêcher le Printemps » 105, griffonne Simone sur un petit bout de papier attaché sur le tronc du magnolia au moyen d’un ruban adhésif. Régénéré par le « sacrifice » du juge, l’arbre engendrera un nouveau « Printemps de Palerme ». Manifestations, rassemblements, création de comités, d’associations, de fondations, exploration de nouvelles formes de protestation (comme celle, lancée par les ménagères, qui consiste à pendre un drap blanc à sa fenêtre) seront ses premiers fruits. La ratification du parti « transversal » créé par Leoluca Orlando, la Rete, le 21 avril de l’année suivante, sera son aboutissement 106. Ce « filet » (selon la traduction du mot italien rete) prolonge à l’infini les branches touffues de ce que nous pouvons appeler l’« arbre de l’Antimafia ». Mais la mort sacrificielle des deux magistrats ouvre à la Primavera palermitana non seulement une perspective politique – contribuant à tisser la toile de l’Antimafia et à développer ses réseaux –, mais aussi une perspective eschatologique, comme en témoigne le message d’Anna : « Avec vous 107, maintenant, nous parlons plus qu’avant / et il n’y aura pas de soir où / à travers
102. L’arbre est la source d’inspiration d’objets graphiques préparés dans les écoles et présentés à l’occasion de la commémoration. Ces œuvres sont conservées par la « Fondation Giovanni e Francesca Falcone ». 103. S. Amurri (dir.), L’Albero, op. cit., p. 13. 104. Ibid., p. 71. L’ouvrage L’Albero Falcone réunit des textes dactylographiés et des reproductions des dessins, collages ou photographies trouvés sur le tronc du magnolia ou à ses pieds en 1992. Je décrirai le support de l’écrit à chaque fois qu’il est présenté dans cet ouvrage qui, tout en ne satisfaisant pas pleinement les exigences méthodologiques des chercheurs travaillant sur l’écriture et s’intéressant tout autant aux supports qu’aux messages, constitue une source précieuse pour une première approche de ces pratiques. 105. S. Amurri (dir.), L’Albero, op. cit., p. 46. 106. La transversalité de la « Rete » réside dans sa capacité d’attirer des membres de tous les partis, réunis autour de la cause commune de la lutte pour la justice. 107. On ne peut pas déterminer avec certitude si les deux magistrats évoqués par le « vous » du message qui suit sont Giovanni Falcone et Francesca Morvillo ou Giovanni Falcone et Paolo Borsellino.
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Chapitre vii vous, ne monte à Dieu / une prière, afin que l’on réalise dans notre terre, l’attendu Printemps » 108. Force est de constater que ceux qui participèrent aux premiers rassemblements, les premiers « témoins » du meurtre des deux juges et de leurs gardes du corps – un grand nombre d’entre eux étant de gauche ou d’extrême-gauche, se déclaraient athées – ont mobilisé une grammaire religieuse, et pas n’importe laquelle. Dans la religion chrétienne, la mort, à l’instar de celle du Christ, est le moment fondateur de la naissance d’une communauté dont la ramification à travers le monde, dans le but de perpétuer le message du Maître, trouve dans l’arbre une expression privilégiée 109. Le groupement rassemblé au pied de l’Arbre Falcone renvoie à d’autres familles spirituelles bien attestées dans le christianisme. Au Moyen Âge, l’arbre-ordre qui jaillit des entrailles du donateur de la règle monastique figure les communautés religieuses, leur rattachement à la source ainsi que leur capacité de rayonnement 110. Associant la mémoire du juge à ce symbole végétal, les partisans de l’Antimafia situent ce mouvement dans le registre ouvert par la Passion du Christ et repris par les fondateurs des ordres monastiques, par les saints aussi bien que par les martyrs 111. La souffrance de Giovanni Falcone sur une terre injuste – largement relatée par son biographe –, sa mort sacrificielle après la trahison de ses amis, sont en parfait accord avec le thème christique inauguré par l’Albero Falcone. Constitué sur le mode des premiers groupes chrétiens, le mouvement Antimafia semble promis, grâce à l’arbre et au filet, à une expansion spatiale sans limites : « Ici [auprès de l’Arbre Falcone], tu as laissé ton miracle, tu veux savoir lequel ? Le désir de vaincre la mafia a explosé », écrit Rino dans un poème où il demande « pardon à Giovanni » 112. La mort n’a pas véritablement atteint le magistrat. Bien au contraire, elle semble lui avoir conféré une nouvelle vie : « Falcone vit » 113, affirment les étudiants qui se réunissent au pied du magnolia, ses disciples, sans hésiter à le représenter enchâssé dans le tronc de l’arbre 114. Mais dans la dernière demeure que ses prosélytes lui ont assignée, faute de pouvoir lui rendre hommage à l’endroit où se trouve son corps, témoignant ainsi d’une volonté de le soustraire aux procédures communes du deuil, Falcone n’est pas tout seul : Dans ce tronc fort et prospère qui se dresse vers le ciel, tous continuent de voir Giovanni et Francesca, comme dans la légende de Philémon et Baucis où Ovide raconte que les dieux accordèrent aux deux époux liés par un amour profond de mourir ensemble se métamorphosant dans un seul et unique arbre : unis dans la mort comme dans la vie 115.
108. S. Amurri (dir.), L’Albero, op. cit., p. 51. 109. Cf. la préface de J.-C. Schmitt à l’ouvrage de D. Donadieu-Rigaut, Penser en images, op. cit. 110. Un riche corpus d’images de l’arbre-ordre est présenté dans D. Donadieu-Rigaut, Penser en images, op. cit. J’emprunte ici ses analyses. 111. Ibid., p. 205. 112. S. Amurri (dir.), L’Albero, op. cit., p. 76. 113. Ibid., p. 43. 114. C’est le cas d’un tableau qui est gardé au siège de la « Fondation Giovanni e Francesca Falcone ». 115. S. Amurri, Préface à L’Arbre-Falcone, p. 16.
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Le miroir du Christ Tels des religieux ne pouvant concevoir leur descendance comme le reste de l’humanité et refusant la reproduction charnelle, les deux magistrats s’étaient volontairement abstenus d’avoir des enfants : « Nous ne voulons pas faire des orphelins », s’excusait le juge. Après leur assassinat, Giovanni et Francesca deviennent les ancêtres imaginaires d’une communauté élective : « Tu ne voulais pas d’enfants. Moi, je te voudrais comme papa », écrit Luisa de Naples au crayon, sur une feuille quadrillée arrachée à un block-notes. Dans les posters préparés au sein des écoles, l’Arbre Falcone est devenu, en quelque sorte, l’arbre généalogique de l’Antimafia. Giovanni Falcone y est dessiné comme l’ancêtre d’une généalogie qui englobe tous les morts pour la justice : du syndicaliste Salvatore Carnevale au militant d’extrême-gauche Giuseppe Impastato, du général Carlo Alberto Dalla Chiesa au commandant des carabiniers Emanuele Basile. Sa mort est le point de départ d’une lignée idéale qui procède de lui comme les familles monastiques s’enracinent directement dans les viscères de leur fondateur décédé 116. Les meurtres de Falcone et de Borsellino ont inauguré une ère nouvelle. Avec eux, le sacrifice pour la cité a revêtu une valeur absolue. Loin d’affaiblir l’aura des magistrats, de témoigner de leur nature mortelle, de leur échec, l’atteinte à leur corps a fait d’eux des martyrs. « Martyrs », d’abord, dans le sens étymologique du terme grec martus, « témoin (de Dieu) », celui qui expérimente dans sa peau l’épreuve du sacrifice christique. Témoigner, c’est « attester par son comportement ». Nous savons que les juges, croyants ou non, ne se sont pas dérobés, bien au contraire, à l’épreuve du feu d’une vie sacrifiée dirigée vers une mort annoncée. Témoigner, c’est aussi « faire connaître une vérité », charge qui, dans la cité, incombe aux magistrats. Témoigner, c’est encore « affirmer la valeur de quelque chose par ses actes et par ses paroles » 117. Giovanni Falcone avait fait une déclaration devenue son testament moral : « À cette ville [Palerme], je voudrais dire : les hommes passent, les idées restent, restent leurs tensions morales qui continueront de marcher sur les jambes d’autres hommes » 118. Cette phrase a été écrite en long et en large dans les pancartes des manifestations occasionnées par la disparition des deux juges instructeurs. Les manifestants marchaient en brandissant les photographies des bustes de Falcone et Borsellino, sous lesquelles on pouvait lire : « Nous serons les jambes qui porteront tes idées de justice ». Plus de quinze mille personnes vinrent assister aux obsèques de Falcone, interprétant, ainsi, une autre acception du verbe témoigner : « manifester ». Leur afflux, uni à leurs attitudes pieuses ou à leurs gestes exaspérés, à leur envie de voir sa dépouille, de toucher son cercueil ou de recevoir une inspiration de ce moment de grande émotion, évoquait les immenses foules se pressant à la mort d’un saint (voir fig. 5). Est-ce la même proximité sémantique que nous avons dégagée à propos de sainte Rosalie entre « pèlerinage » et « témoignage » 119 qui conduit à définir les interminables
116. D. Donadieu-Rigaut, Penser en images, op. cit., p. 239. L’historienne revient au prototype de ces figurations : l’arbre de Jessé, représentation de la généalogie du Christ présenté comme un nouveau David (ibid., p. 245). 117. Définitions courantes du verbe « témoigner », tirées du dictionnaire Grand Robert. 118. Cette déclaration de Falcone, maintes fois reprise, est citée dans S. Amurri (dir.), L’Albero, op. cit., p. 30. 119. Cette proximité pourrait être un trait constitutif du pèlerinage et pourrait expliquer certains usages très anciens : comme comprendre autrement les marques de mains et de pieds que les pèlerins du Moyen Âge dessinaient sur les murs des églises ? E. Spera, « Ex-voto fotografici e oggettuali », dans
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Chapitre vii marches à Palerme ou les « parcours de la légalité » 120, en Italie et Sicile, par lesquels les jeunes gens « témoignent », depuis le 23 mai 1992, de leur engagement politique et moral, comme des « pèlerinages » ? « Merci, les juges FALCONE 121 et / BORSELLINO de nous avoir / appris que des hommes simples / et honnêtes peuvent vaincre la / mafia et de nous avoir poussés à / un pèlerinage de vie, d’espoir et d’ACTION », écrit Vincenza, venue à Palerme de la ville de Cosenza, en Calabre, pour accrocher son petit papier à L’Arbre Falcone 122. Falcone : / Aujourd’hui, à presque un mois de distance / du massacre de Capaci, je me trouve à / Palerme, tu sais, j’ai ressenti le besoin d’écrire ces quelques lignes / et de les accrocher à l’arbre en bas de / ta maison, pour témoigner que / ton souvenir, celui de ta femme / et de ton escorte sont toujours vivants en moi,
écrit Giuseppe 123 pour qui l’Arbre devient le vecteur d’une mémoire incarnée. L’œuvre du juge s’avère, désormais, indestructible. L’ancien ordre ne pourra plus être restauré. Rupture instituante que cette absence soudaine 124 qui instaure un nouveau régime : le régime mémoriel, garanti par les « témoins ». Dressé comme une stèle, décoré par les photographies des agents de l’escorte et par la photographie des deux magistrats souriants 125, le magnolia affiche les formules classiques du monument mortuaire : « En souvenir éternel de tous les morts dans la lutte contre la mafia » 126. Pour Angelo, l’Arbre s’identifie au tombeau du juge : « Je vous ai écrit ce poème de tout mon cœur et j’espère que, quand vous apporterez des fleurs à votre frère, vous la lui lirez », écrit cet élève de la sœur du magistrat, enseignante du secondaire 127. Les adeptes de l’Antimafia, les héritiers du message de Falcone, accompagnés par ceux qu’ils ont convertis à la même cause, se retrouvent, chaque année, le 23 mai, jour de la commémoration, pour renouveler leur serment de mémoire, pour « ne pas oublier », disent-ils ou font-ils dire par les parents des victimes qui sont les gardiens de ce serment 128. Car le témoignage a comme qualité intrinsèque de se transmettre, d’où l’expression « passer le témoin ». Il s’agit, alors, pour ces pèlerins, pour ces témoins, pour ces martyrs en puissance, de poursuivre le chemin indiqué. La mort des deux magistrats a instauré un pacte d’alliance avec le peuple, suscitant de nou-
E. Angiuli (dir.), Puglia ex-voto, Bari, Congedo Editore, 1977, p. 238, article cité par M. AlbertLlorca, « Le courrier du ciel », dans D. Fabre (dir.) Écritures, op. cit., p. 220, n. 17. 120. C’est ainsi que s’appellent les voyages organisés par les écoles à Palerme et en Sicile, sur les traces des « martyrs de la mafia ». 121. J’ai respecté les choix typographiques des scripteurs. 122. S. Amurri (dir.), L’Albero, op. cit., p. 117. 123. Ibid., p. 120. 124. Sur la place du « corps absent » dans l’institution du christianisme : M. de Certeau, « Corps mysticus ou le corps manquant », La fable mystique, 1 : xvie et xviie siècles, Paris, Gallimard (“Bibliothèque des Histoires”), 1982. 125. Une photographie est devenue l’image archétypale de l’Antimafia : Giovanni Falcone et Paolo Borsellino y figurent dans une attitude de souriante complicité. Mais on trouve aussi sur l’arbre une image, toujours la même, du juge et de sa femme, Francesca Morvillo, qui sourit, elle aussi. 126. S. Amurri (dir.), L’Albero, op. cit., p. 28. 127. Ibid., p. 33. 128. Les parents des victimes sont à l’origine des fondations ou « maisons de la mémoire » qui gardent les écrits, les livres et les objets des morts, en même temps que les lettres que ces derniers continuent de recevoir et les dessins ou tableaux qu’ils continuent d’inspirer.
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Le miroir du Christ velles vocations à la justice. Gaetano Paci, actuellement substitut du procureur 129 de la république à la Division du District Antimafia 130 de Palerme, a choisi cette occasion pour revêtir sa toge la première fois 131. Bon nombre d’étudiants en droit provenant de toutes les villes d’Italie et de Sicile se sont rendus à Palerme pour l’enterrement de Giovanni Falcone, manière de montrer par leur présence qu’ils étaient prêts à prendre la place des juges morts. Les écrits qu’ils ont déposés auprès de l’Albero Falcone attestent le motif de leur déplacement : « J’étudie le droit à Florence avec l’intention d’accomplir mon futur métier de magistrat ou d’avocat comme tu l’as fait… », déclare L. 132. Mais le sentiment d’émulation suscité par la mort de Falcone et de Borsellino s’est étendu bien au-delà de leur catégorie professionnelle : « Je veux combattre, GIOVANNI, pour toi et pour PAOLO […]. Votre exemple m’a rendu meilleure. Vous n’êtes pas morts inutilement, parce que vous avez gagné, vous avez vaincu la lâcheté qui caractérise l’homme, la peur d’être seuls face à la mort », écrit Cristiana 133, qui affirme sans ambages : « Désormais, vous êtes des héros pour moi ». Essayons, maintenant, d’établir à quel modèle d’héroïsme nous avons affaire. Anticipant la métamorphose littéraire de Giovanni Falcone dans le Cunto di Giovannuzzu Beddicchiu, certains dessins d’enfants accrochés sur l’Arbre Falcone en 1992 peignaient déjà le juge anti-mafia comme un chevalier de la suite de Charlemagne, l’appelant « Notre Paladin », ou « le dernier des paladins » 134 (voir fig. 6). La « Chanson pour Giovanni », un autre texte pendu à l’Arbre Falcone, contient en elle tous les traits de cette nouvelle épopée qui réactive la tradition du théâtre des marionnettes sicilien : On dit que le temps des héros Est fini, qu’on ne voit plus De casques emplumés, de cuirasses luisantes De destriers fougueux et d’épées dégainées. Non, le héros d’aujourd’hui Porte une veste et une cravate insignifiantes Et, à la place de l’épée, Il brandit son stylo Et sa pugnacité tenace Dans les valeurs de justice et de liberté. Il n’affiche plus De voyants appareils de combat Mais son renoncement quotidien et douloureux Aux doux affects
129. Une réforme du système judiciaire italien, intervenue peu avant la mort de Falcone, a éliminé la figure du « juge d’instruction » et assigné des fonctions de coordination investigatrice aux procureurs de la république et à leurs substituts. 130. La Divisione Nationale Antimafia, ou DNA, est une invention de Falcone, qui a vu le jour après sa mort. Elle est divisée en vingt-deux Districts correspondant aux villes italiennes qui accueillent une cour d’appel et elle a une structure centralisée dont le siège central est à Rome. 131. J’ai interviewé le substitut du procureur G. Paci en février 2006. 132. S. Amurri (dir.), L’Albero, op. cit., p. 24. 133. Ibid., p. 126. 134. Le dessin et la formule sont à la p. 38 de S. Amurri (dir.), L’Albero, op. cit. L’image des juges avec la mention : « Falcone était notre paladin » est à la p. 127.
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Chapitre vii À une vie normale. Néanmoins, aujourd’hui comme hier, Il prétend donner sa vie pour le peuple Et faire de son corps La cible de ses ennemis et le bouclier de ses frères.
Dans la chanson écrite par Gabriella 135, le juge est à nouveau un chevalier chrétien qui guerroie contre les Infidèles. S’il porte un stylo à la place de l’épée, c’est pour combattre des ennemis dont la barbarie se manifeste par l’absence d’écriture. On comprend, alors, pourquoi la bataille que les partisans de l’Antimafia livrent à la mafia utilise l’écriture, dans ses multiples déclinaisons, comme une arme. Entremêlant combat politique et guerre religieuse, la même chanson reprend le thème d’une grandeur civique fondée sur les valeurs chrétiennes de l’ascèse et du sacrifice. Ce chant épique, daté de 1992, nous permet de constater que ces motifs ont émergé immédiatement après la mort du juge et qu’ils sont apparus spontanément, avant d’être redéployés dans des formes littéraires et théâtrales et mis en forme dans des créations artistiques patronnées par les pouvoirs locaux. Preuve supplémentaire que la notion d’instrumentalisation est inappropriée pour expliquer la nature des liens entre politique et religieux. Poursuivant le dépouillement de ce corpus, nous discernons un ensemble de croyances, propres aux sociétés méditerranéennes, sur le destin posthume des âmes des morts de mort violente qui, prisonnières sur terre, réclament que l’on achève ce qu’ils n’ont pu finir de leur vivant 136. L’arbre devient alors la prison qui retient l’âme du juge et dont il faut la délivrer : « Je sais que ton esprit / restera ici jusqu’à ce que / ton vœu, ta mission soit accomplie et que / la paix et la justice règnent / sur cette terre de Sicile », écrit Humbertus 137. L’apaisement du mort soulagera le vivant, selon les formes de solidarité établies dans la chrétienté occidentale dès le Moyen Âge 138 : « Je n’aurai pas de paix / jusqu’à ce que le travail que tu as commencé / et que nous tous avons le devoir de poursuivre / soit accompli » 139, affirme Giuseppe, qui fait précéder sa signature de la mention « AVEC DEVOIR ». Dans ces deux témoignages, le « devoir de mémoire » semble une déclinaison moderne des obligations traditionnelles que les vivants ont à l’égard des morts. Le pèlerinage fait partie de ces obligations car, au bout d’une série d’épreuves traversées par le pèlerin, le mauvais mort, l’âme en peine qui l’accompagne et qui le tracasse, peut changer de statut, devenir un ange gardien ou un saint protecteur 140. Est-ce en vertu de cette croyance que les pèlerins, au bout de leur voyage, accrochent à l’Arbre Falcone, tels des ex-votos, des dessins qui représentent le juge avec des ailes blanches, comme un ange, ou des lettres où ils l’appellent « notre protecteur » 141 ?
135. Ibid., p. 109. 136. L. Lombardi Satriani – M. Meligrana, Il ponte di San Giacomo. L’ideologia della morte nella società contadina del Sud, Milan, Rizzoli, 1982. 137. S. Amurri (dir.), L’Albero, op. cit., p. 84. 138. J. Le Goff, La naissance du Purgatoire, Paris, Gallimard, 1981. 139. S. Amurri (dir.), L’Albero, op. cit., p. 120 140. Charuty, Folie, mariage et mort, op. cit, p. 267-280. 141. S. Amurri (dir.), L’Albero, op. cit., p. 126.
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Le miroir du Christ Les matériaux sur lesquels se fonde cette partie de notre étude ne permettent pas de répondre avec certitude à cette question 142. En revanche, le corpus de textes et d’images dont nous disposons montre clairement le modèle hagiographique et iconographique qui informe le façonnage du juge en saint. Jouant sur la parfaite homonymie entre le nom de famille du magistrat et le nom commun d’un oiseau qui fréquente les hauteurs, on prête au juge la même vue plongeante que possède sainte Rosalie pour avoir établi sa demeure sur les sommets du mont Pèlerin 143 : « Tel un grand faucon [falcone en italien], Falcone scrute du haut » 144. Dans certaines gravures et tableaux, Rosalie fait corps avec le « mont sacré » 145 abritant sa dépouille, qui doit sa dénomination de « Pèlerin » à la position d’isolement qu’il occupe parmi les autres montagnes du golfe de Palerme. « Giovanni Falcone, isolé de tout le reste » 146, se trouve dans la même posture solitaire que la patronne. Dans l’un des dessins accrochés à l’Arbre Falcone, la tête du juge est à la place qu’occupe, dans l’iconographie rosalienne, la « vierge palermitaine » : entre la montagne et la ville (voir fig. 7 et 8). Arbitre de justice lorsqu’il était en vie, le magistrat est devenu, après sa mort, une figure de la médiation entre la terre et le ciel, tout comme l’« avocate de Palerme » 147 : « Votre frère [Giovanni, frère de Maria Falcone à qui cette lettre est adressée] nous regarde de là-haut, il nous exhorte, il nous sourit et nous encourage » 148. L’arbre qui tend ses branches au ciel est le canal de cette communication. Dans la lettre de Mariangela, Giovanni Falcone, déjà élevé à la gloire des saints, est la chaîne de transmission entre le haut et le bas : « Maintenant, je pense à toi en paix et très proche de ce trône céleste, d’où descendait le sourire de Dieu qui, grâce à toi, nous effleurait nous aussi, les pauvres mortels. Tu es mon saint. Prie pour nous ! » 149 Les lettres que les citoyens, aujourd’hui encore 150, adressent au magistrat comme s’il pouvait les entendre « du haut des cieux », où il a, déjà, été proclamé « martyr », montrent la persistance de cette élaboration symbolique qui renvoie au prototype de tous les martyres chrétiens : la Passion du Christ. Déjà, le tronc de l’arbre institue l’axe de la ressemblance entre Falcone et JésusChrist. Le corps du juge est pris dans le magnolia 151 comme celui du fils de Dieu est
142. À ce stade de notre enquête, nous proposons une série de pistes qui nous semblent cohérentes avec la construction générale de notre objet, mais qui ne pourront être réellement confirmées que par un terrain sur le « pèlerinage » à l’Arbre Falcone. Pour l’instant, nos analyses reposent uniquement sur un corpus textuel. L’observation des pèlerins et l’attention aux discours qu’ils tiennent sur leur pratique nous permettront d’aller au-delà des hypothèses ici avancées. 143. Ailleurs en Sicile, « Falcone » est le toponyme des sommets qui dominent une chaîne montagneuse. Le Monte Falcone, pour ne prendre qu’un exemple, est la plus haute montagne de Marettimo, île appartenant à l’archipel des Egadi, au large de Trapani. 144. S. Amurri (dir.), L’Albero, op. cit., p. 128. 145. Sur le caractère sacré du mont Pèlerin : F. La Giunta, « Santità ed eremitismo nella Sicilia normanna », dans A. Gerbino (dir.), La rosa dell’Ercta, op. cit., p. 21. 146. S. Amurri (dir.), L’Albero, op. cit., p. 128. 147. C’est l’un des épithètes que sainte Rosalie acquiert au xviie siècle. 148. S. Amurri (dir.), L’Albero, op. cit., p. 33. 149. Ibid., p. 65. 150. J’ai aussi consulté le fond de lettres gardées par la Fondazione Giovanni e Francesca Falcone, où le langage du martyre, du sacrifice et de la sainteté est omniprésent. 151. C’est ainsi qu’il est représenté sur un tableau offert à la Fondazione Giovanni e Francesca Falcone.
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Chapitre vii inséparable de la croix ; croix qui, comme tous les chrétiens le savent, est en bois 152. Écrites, chuchotées ou pensées, les « prières » adressées au magistrat se déclenchent en présence de l’Arbre Falcone (voir fig. 5), comme les invocations au Christ sont inspirées par la vue du crucifix : « Je suis ici, devant ton arbre qui me fait de plus en plus penser à ton honnêteté et à ton courage », écrit Roberta 153. Des versets de l’Évangile sont souvent cités dans les lettres déposées au pied de l’Albero Falcone : « Bienheureux sont les persécutés pour la cause de la justice : car le royaume des cieux leur appartient ! » 154 Dieu a abandonné Giovanni à son sort, tout comme il a livré son fils à son destin : « Et toi, Dieu miséricordieux, où étais-tu ? », demande Germana 155. Un dessin d’enfants, parmi les plus frappants de notre dossier, représente trois croix sur une sorte de Golgotha : celle du Christ au cœur saignant est en position dominante par rapport aux deux autres qui se trouvent à ses pieds, celle de Giovanni Falcone et celle d’Emmanuele Basile. La prière écrite sur l’autre côté de la même page d’un cahier d’écolier, est adressée aux mafieux. Ezia, en Ve classe de l’école primaire, leur demande de réfléchir à leurs fautes 156. Le thème de la faute et du pardon revient dans d’autres textes. Dans l’un d’entre eux, un anonyme parie que Falcone va disculper ses meurtriers comme le Christ blanchit ses bourreaux : « Rendez-vous dans le Ciel ! / Peut-être tes assassins repentis / par le sang divin purificateur de notre / sauveur jesus christ y seront eux aussi ! / Je suis sûre qu’avec une / poignée de main, tu leur pardonneras » 157. Dans la prière que Alba adresse à Falcone, la Justice est le Verbe que le juge doit propager du haut des cieux : J’espère que, de là où tu es / du ciel, tu feras comprendre à ces gens / qu’ils sont des hommes et qu’ils ne sont pas / des bêtes, essaie de leur faire comprendre / que la justice que tu voulais, soit / dorénavant, leur parole / de vie aussi. / Je crois dans ta parole « JUSTICE » 158.
L’ouvrage s’achève par une sorte d’appel qui, destiné à être accroché sur l’Arbre et à être lu par ses visiteurs, est une invocation à l’homme ; l’homme dont la définition reste intimement liée à celle du chrétien : Homme Pourquoi sèmes-tu la discorde ? Pourquoi aimes-tu la violence ? Pourquoi ne vois-tu pas dans les autres Ton frère L’Homme-Dieu Qui pardonne de la Croix ? « Père pardonne-leur Parce qu’ils ne savent pas ce qu’il font »
152. Sur les connotations cultuelles du bois au Moyen Âge : M. Pastoureau, « Introduction à la symbolique médiévale du bois », dans L’arbre, histoire naturelle et symbolique de l’arbre, du bois et du fruit au Moyen Âge, (“Cahiers du Léopard d’Or” 2), Paris, Le Léopard d’Or, 1993, p. 25-40. 153. S. Amurri (dir.), L’Albero, op. cit., p. 33. 154. Ibid., p. 33. 155. Ibid., p. 110. 156. Ibid., p. 138-139. 157. Ibid., p. 113. 158. Ibid., p. 115.
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Le miroir du Christ Descendant du ciel, jaillissant du tombeau de Rosario Livatino ou émanant de l’Arbre Falcone, la voix de la justice survit à la mort des juges pour réunir leurs émules et convertir leurs assassins. Cela se traduira dans le déferlement de la vague de « repentis », les mafieux qui accepteront de collaborer avec l’État alléguant comme justification une conversion religieuse, un désir de retrouver leur humanité perdue ou de se réconcilier avec la société. Au-delà de ces écritures biographiques composées post-mortem, au-delà de ces écrits que les militants de l’Antimafia ont élaborés pour eux, comment les juges, de leur vivant, ont-ils interprét leur expérience ? Dans un discours prononcé le 7 avril 1984, intitulé « Le rôle du juge dans la société qui change », Rosario Livatino avait énoncé les termes du rapport entre engagement dans la sphère publique et vie privée : Il faut rejeter, disait-il, l’affirmation selon laquelle […] le juge peut faire ce qu’il veut de sa vie privée, comme tout autre citoyen […]. L’indépendance du juge réside aussi dans sa moralité, dans la transparence de sa conduite morale même hors les murs de son bureau […]. Ce n’est que si le juge réalise en lui-même ces conditions que la société peut accepter qu’il ait un si grand pouvoir sur ses membres 159.
Autrement dit, pour juger les hommes, il faut être au-dessus de la société, et pour être au-dessus de la société, il faut être en dehors d’elle. Rappelons-nous la posture de la « Vierge palermitaine » surplombant la ville du haut du mont Pèlerin (voir fig. 8). Son expérience érémitique était la condition même de sa capacité d’intervenir dans la vie civique, de cette intercession bénéfique qui la transforme en « avocate de Palerme ». Rosario Livatino, Giovanni Falcone et Rosalia Sinibaldi sont des figures du sacrifice pour la cité. Pour pouvoir mettre en œuvre leur projet de salut, la sainte et le juge doivent mener une existence d’ascètes. Leur engagement dans le monde requiert leur détachement du monde, leur renoncement aux biens de ce monde. La dimension ascétique et la dimension civique coexistent dans la pratique judiciaire, révélant la dimension intrinsèquement religieuse de l’administration de la justice. Parce que le « juge pèlerin » et le « juge martyr » sont les figures paradigmatiques des liens complexes que le politique et le juridique entretiennent avec le religieux, nous souhaitons terminer ici notre parcours et ouvrir un nouveau questionnement sur les rapports entre mémoire, justice et religion 160.
159. Ce discours a été publié dans I. Abate, Il piccolo giudice, op. cit., p. 61-74. 160. Ces questions sont approfondies dans des travaux postérieurs à l’écriture de ce livre, et notamment dans D. Puccio-Den, « Victimes, héros ou martyrs ? Les juges antimafia », Terrain 51 (2008), p. 8299 ; « Remembrance in stone, remembrance on paper ? Memorializing the “Mafia Victims” », dans P. J. Margry – C. Sanchez-Carretero, Grassroots Memorials : The Politics of Memorializing Traumatic Death, New York, Berghahn (à paraître, 2010).
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Conclusion
Les recherches qui donnent corps à cet ouvrage se sont étalées sur plusieurs années : les premières enquêtes que j’ai menées sur les fêtes espagnoles de Moros y Cristianos remontent au printemps 1993, alors que la réflexion amorcée dans le dernier chapitre sur le sacrifice personnel comme expérience légitimant l’exercice de la justice en Sicile n’a véritablement démarré qu’à l’automne 2005. Dans ce laps de temps, non seulement mes objets ont évolué, tant ces représentations de l’histoire sont travaillées par l’actualité, mais aussi mon cadre conceptuel s’est modifié. La notion de « tradition » en a été redéfinie et le principe d’instrumentalisation, entraîné subrepticement par le concept d’usages politiques du passé, mobilisé pour rendre compte de ces théâtralisations d’un conflit révolu, a été profondément remis en cause. De nouvelles questions ont été ouvertes par les pratiques mémorielles tout récemment engagées par les acteurs sociaux aussi bien en Espagne qu’en Sicile. La relation problématique que ces mémoires plurielles entretiennent avec l’État déplace sur un autre terrain notre questionnement sur les lieux et les formes du conflit dans nos sociétés, terrain en friche que je sillonnerai dans mes recherches à venir. I. Repenser les « traditions » Cet ouvrage, né de la volonté d’expliquer l’urgence éprouvée par maintes sociétés méditerranéennes de théâtraliser le conflit entre « Maures et Chrétiens », combine deux démarches inédites. Une approche comparée de manifestations qui avaient toujours été étudiées séparément ; une méthode interdisciplinaire d’ensembles socio-culturels jusqu’ici négligés par les historiens, parce que relevant du monde contemporain, et écartés par les anthropologues, les assignant au domaine folklorique. Si la perspective diachronique a permis de déterminer comment ce modèle festif s’est mis en place et quel a été le contexte de son émergence au xviie siècle, grâce à l’étude synchronique, il a été possible de saisir les contenus spécifiques et les fonctions que les sociétés contemporaines lui confèrent. L’histoire a été employée aussi bien pour repérer les moments forts de la confrontation entre l’islam et le christianisme sur le territoire ibérique et sicilien, du xie au xviie siècle, que pour appréhender les événements les plus traumatiques du xxe siècle – ces « guerres civiles » qui ont ébranlé les fondements politiques, sociaux et moraux de ces deux pays de l’Europe méditerranéenne. Les sources employées ont été multiples, écrites et orales, l’un des objectifs étant de comprendre comment deux récits, l’un historique, l’autre mémoriel, s’agencent entre eux. L’ethnographie a, de son côté, été utile pour mettre au jour les logiques sociales et symboliques qui président aux représentations contemporaines du passé. La démarche comparatiste a fourni, de plus, les moyens d’accroître l’intelligibilité de ces mêmes pratiques au moment de leur apparition. Une telle approche a permis simultanément d’engager une relecture des sources iconographiques et des documents d’archives, et d’avancer des hypothèses sur les conditions de production de ces modèles de combat contre l’Infidèle au xviie siècle, époque où ils commencent à se diffuser aussi bien en Espagne qu’en Italie. 265
Conclusion La question que nous nous sommes posée d’un terrain à l’autre est la suivante : comment des sociétés déchirées par un conflit intérieur articulent-elles plusieurs registres de temporalité pour manipuler l’histoire, façonner la mémoire ou éclipser le passé récent à l’aide d’un passé révolu et bien moins traumatique ? Avec leur fin heureuse, avec leur « conversion du Maure », ces mises en scène de l’histoire permettent-elles de transformer une guerre civile, toujours infamante, en guerre extérieure, toujours glorieuse ? De quelle manière les fêtes de Moros y Cristianos ont-elles contribué aux processus de recomposition sociale en œuvre dans ces sociétés en crise ? L’exercice du comparatisme et la variété de cas considérés rendent désormais possible de proposer un modèle susceptible de s’élargir à d’autres sociétés méditerranéennes comparables en ce que, dans une situation de conflictualité politique, elles ont choisi le Maure comme figure de l’altérité. Cette altérité, loin d’être d’emblée postulée comme telle, a été l’un des objets problématiques de mon ouvrage. Explorant, aussi bien en Espagne qu’en Italie, l’expérience de la guerre civile, je ne pouvais considérer l’Autre que comme le produit d’une construction sociale dont l’analyse s’est efforcée de révéler les lieux et les modalités. Ainsi, cette recherche a-t-elle exploré un double espace : d’une part, celui des communautés et des pouvoirs locaux, de leurs enjeux et des moyens qu’ils se donnent pour atteindre leurs objectifs ; de l’autre, celui des catégories de pensée et de mémoire, des techniques de fabrication de l’Autre et des procédures engagées pour décliner ses multiples facettes. Le but était d’élucider, à la fois, le fonctionnement social d’un système symbolique et le fonctionnement symbolique d’un système social. De la mise en perspective de ces différents éléments devrait résulter une vision plus systémique et, donc, une meilleure compréhension de l’économie morale de ces sociétés méditerranéennes, périphériques dans leurs propres pays, marginales au sein du continent européen. Ce livre espère éclairer les voies spécifiques qu’elles empruntent pour redéfinir leur place, ouvrir des registres d’existence politique, se réapproprier le prestige des conquérants face à des constructions nationales et supranationales qui risquent de les laisser à l’écart. L’identification paradoxale aux Maures, ces puissants déchus, ne permet-elle pas, aussi, de renverser leur situation d’excentricité ? Soucieuse d’articuler des temporalités multiples, l’analyse a tâché de décrire les dispositifs utilisés par les sociétés elles-mêmes pour agencer différents registres temporels. La notion de « tradition », dépourvue de pertinence heuristique lorsqu’elle est employée de manière acritique, définit un type de rapport au temps spécifique au sein des sociétés européennes. Souhaitant comprendre les dynamiques culturelles propres à ces dernières, j’ai pu difficilement éluder la première. Mais le sens indigène de ce terme n’a pas occulté, bien au contraire, les opérations sociales, matérielles et cognitives qui permettent de fabriquer « des traditions », redéfinies analytiquement comme des équipements aptes à ordonner plusieurs registres ou régimes d’historicité. C’est à travers leur démontage que j’ai essayé de révéler les ressorts de leur fonctionnement opaque. Mais si ces ressorts sont à rechercher dans le politique, il faut alors disposer d’une théorie de l’action plus complexe que celle identifiant dans les politiciens les seuls détenteurs du pouvoir de manipuler ces dispositifs.
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Conclusion II. Se débarrasser du concept d’instrumentalisation Reprenons l’un des fils de notre argumentation ou, plutôt, le fil de trame qui tisse le lien entre politique et religieux. Nous l’avons fait apparaître, principalement, dans deux terrains : Aínsa et Palerme. Les recherches menées en Aragon avaient abouti à l’analyse de la Morisma dans les termes d’une mise en scène de la conversion, apte à symboliser le processus de réconciliation en œuvre dans la capitale du Sobrarbe depuis la fin de la dictature. L’étude de la machinerie théâtrale était indissociable de l’exploration des pratiques focalisées autour de ce « drame » qui, réécrit collectivement au début des années 1970, est devenu le texte fondateur de la communauté chrétienne d’Aínsa. Il fallait, donc, déplacer le regard de la représentation au texte, afin de questionner sa fonction identitaire, ses usages sociaux, sa place dans les stratégies personnelles et familiales, son rôle dans les processus politiques (chapitres i et ii). Si la pièce représentée donnait la vision idéalisée et immuable d’une guerre résolue par la conversion de l’ennemi, les usages textuels rendaient perceptibles les logiques sociales, les dynamiques politiques, les mutations des régimes et des formes de gouvernance. Celles-ci étaient perceptibles également dans les structures générées par la Morisma : une association, une fondation, des assemblées… des lieux de parole, de dispute et de pacification où la société locale, traumatisée par la violence républicaine et par la revanche nationaliste, expérimentait le conflit en même temps que ses issues. Ces structures, articulées entre elles, créées par un directeur artistique engagé dans un mouvement charismatique, ont vite donné forme à une communauté utopique, inspirée aux idéaux chrétiens d’amour et de solidarité, animée par un esprit religieux d’entraide et de mise en avant du bien commun. Jusqu’à ce que la critique interne ne révèle les enjeux de pouvoir sous-jacents à ce système et ne provoque, ainsi, son effondrement (chapitre iv). L’étude du cas de Palerme nous a permis de poursuivre cette réflexion sur la mise en place d’un dispositif qui, en agençant des textes et des images, définit des espaces politiques réinterprétés selon un code religieux. Historiens et anthropologues, coauteurs de la notion d’usages politiques du passé 1, se sont intéressés à la manière dont une société localisée construit son passé en fonction de son présent. Le régime de la modernité se définit par ce rapport particulier au temps et à l’histoire que François Hartog a défini comme présentisme 2. Toutefois, replacé dans son historicité, le Festino di Santa Rosalia montrait que les usages du passé ne sont point une invention contemporaine. Dès le xviie siècle, la fête est un instrument entre les mains du prince pour sacraliser son autorité sur la toile de fond du « triomphe de sainte Rosalie ». Était-ce, alors, dans les modes de communication et de réception des messages qu’il fallait situer la rupture de la modernité avec le passé ? Pour répondre à cette question, j’ai procédé au démontage des dispositifs festifs, des stratégies du regard 3 qu’ils ménagent et des connexions qu’ils génèrent avec d’autres formes, iconographiques et textuelles, présentes sur la scène publique. Sainte Rosalie ne trônait pas seulement sur le char qui traverse la ville le
1. F. Hartog – J. Revel (dir.), Les usages politiques, op. cit. 2. F. Hartog, Régimes d’historicité, op. cit. 3. Sur ce thème, cf. F. Faeta, Il santo e l’aquilone, op. cit.
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Conclusion jour de son triomphe. Elle se réfractait dans une multitude de personnages peints, sculptés ou gravés sur des affiches qui envahissaient l’espace urbain, reproduits sur des brochures distribuées à tous les citoyens, modelés dans des objets cultuels et rituels qui pénétraient dans les maisons des Palermitains. Étudier le culte de cette vierge sicilienne a, donc, impliqué de considérer le système constitué par l’association de toutes ses images 4. Le terme d’imagerie répondait mieux à cette exigence méthodologique, mettant l’accent sur l’aspect multiforme de cette iconographie. Ces processus, conscients et délibérés, de création d’images, commanditées par les instances politiques mais reprises à leur propre compte par leurs producteurs et par leurs destinataires, ont conduit à porter un nouveau regard sur l’imaginaire qu’elles contribuent à définir, libérant ce mot de toute acception en termes d’« inconscient collectif ». Cependant, il ne fallait pas tomber dans l’excès inverse et considérer toute production de sens venant du politique comme étant de l’ordre de la manipulation ou de l’instrumentalisation. La tentation était grande, du moment que la trame cognitive construite autour de la fête, clef de voûte de son succès, associait l’expulsion de la peste par sainte Rosalie à la libération du joug mafieux, combat du maire de Palerme. Ne disposant pas, d’emblée, d’un cadre théorique qui me permette de sortir de cette impasse, je me suis initialement attachée à décrire les procédés adoptés par Leoluca Orlando dans différents secteurs de la vie politique (culture, patrimoine, urbanisme) ainsi que leurs interrelations. L’identification du maire anti-mafia et de la sainte libératrice de la peste, la transformation de la lutte contre les mafieux en « Croisade », une action patrimoniale placée sous le signe de la « Rédemption », une politique culturelle et scientifique productrice de slogans et de devises – comme ce « métissage méditerranéen » impliquant la substitution de la sainte de l’expulsion musulmane par le saint de la conversion du Maure – ont amorcé l’étude de ces dispositifs aptes à transformer des adversaires politiques en ennemis religieux (chapitre iii). Les symboles mobilisés dans l’action politique n’étaient ni un impensé culturel ni une imposture, mais des constructions sociales complexes que je me donnais pour tâche de déconstruire dans leurs mécanismes infimes. Manière d’ouvrir l’anthropologie du symbolique que j’avais entreprise au sein de sociétés dites « traditionnelles » aux régimes de symbolicité propres aux sociétés « modernes » 5. L’exercice du pouvoir symbolique allait bien au-delà de la parade festive. Le processus d’incorporation des représentations religieuses se poursuivait dans la politique patrimoniale du maire. La métaphore de la société comme « corps pestiféré », à guérir et à « sauver », s’est incarnée dans la restauration de monuments porteurs des « stigmates » de la corruption politique, dans l’assainissement de quartiers socialement dégradés, dans le « rachat » d’une ville « barbarisée ». L’articulation entre régénération de l’espace urbain et résurrection de la fête s’est
4. Ce faisant, j’ai appliqué une méthode dont le pouvoir euristique avait déjà été mis à l’épreuve dans mon précédent ouvrage : Masques et dévoilements, op. cit. 5. Le « grand partage », entre sociétés dites « traditionnelles » et sociétés « modernes », périphériques et liées à des contextes ruraux les premières, relevant de contextes urbains les secondes, est largement dépassé par l’anthropologie contemporaine. Néanmoins, il continue de fonctionner, de manière subreptice, pour définir les domaines légitimes de la recherche scientifique et pour tracer des frontières entre les objets d’étude.
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Conclusion révélée pertinente pour deux raisons : d’une part, les mêmes stratégies rhétoriques ont été appliquées à ces deux pans de la politique orlandienne ; de l’autre, le centre historique restauré était le théâtre du Festino ressuscité, la preuve tangible des « miracles » du maire. La guérison miraculeuse des « monuments malades » assimilait le maire au Rédempteur de Palerme, produisant très concrètement les effets thérapeutiques que la fête attribue à sainte Rosalie. Et pourtant, le concept d’instrumentalisation était inadéquat pour décrire ce processus, dans la mesure où il mettait l’accent sur un seul acteur, dans notre cas le maire, susceptible de manœuvrer tous les autres. Considérer la tension religieuse de la lutte anti-mafia comme une pure stratégie de pouvoir revenait à occulter le fait que cette production de sens émanant du politique avait investi toutes les sphères et circulé à tous les niveaux de la société. En effet, un ensemble d’œuvres littéraires et de créations théâtrales produites par des écrivains et des artistes de la « Primavera di Palermo » avaient emprunté le même langage de la maladie et de la guérison miraculeuse et l’avaient fait circuler (chapitre v). Si, pour reprendre Claude Lefort, la « mise en forme de la coexistence humaine » qu’est le politique se compose d’une « mise en scène » et d’une « mise en sens » 6, c’est cette dernière qui crée les conditions d’intelligibilité des représentations à travers lesquelles le pouvoir se donne à voir et à éprouver. Néanmoins, les messages du maire auraient été lettre morte si les Palermitains n’avaient pas été préalablement préparés à les déchiffrer. Pour appréhender l’efficacité de ce langage politicoreligieux, il a donc fallu dégager, en amont, les transformations survenues dans la société sicilienne pour qu’elle puisse reconnaître la mafia comme une maladie de l’État, « cancer au pied de l’Italie », mal d’une région périphérique qui met en péril la Nation dans ses fondements ; mesurer l’étendue de ce réseau symbolique à travers sa capacité à pénétrer, tour à tour, le monde des artistes, les élites intellectuelles, l’univers des écrivains et, à partir de là, évaluer sa mise en acte dans une politique qui a investi toutes les sphères sociales. Aller au cœur de l’expérience religieuse proposée par le pèlerinage de sainte Rosalie, autre moment fort de son culte, permettait, par ailleurs, de comprendre pourquoi et comment l’exemple de cette sainte pèlerine avait modelé les parcours politiques du maire et des « martyrs de la Justice » (chapitre vii). Grâce à ces opérations, mon cadre conceptuel s’est considérablement modifié. Partie d’une anthropologie du symbolique, soucieuse de faire émerger les codes sémantiques qui traversent les faits humains et sociaux, j’ai été confrontée, avec le terrain palermitain, à d’autres régimes de symbolicité, où les acteurs étaient non seulement engagés dans la négociation du sens à donner à leurs actes (ce qui est le cas de tout terrain anthropologique), mais aussi producteurs conscients de symboles. L’approche structurale s’est révélée insuffisante face à des constructions symboliques qui n’étaient pas de l’ordre de l’inconscient, mais que l’on ne pouvait pas, pour autant, renvoyer à la notion d’instrumentalisation qui, sous couvert d’opérer un dévoilement du social, renvoie le savoir des anthropologues aux catégories du sens commun. Cela signifiait, aussi, ne pas prendre en compte, ou considérer comme « naïve », la cause morale invoquée par les citoyens. Ces obstacles ont en partie été dépassés grâce au rapprochement d’un nouvel outillage théorique :
6. C. Lefort, Essais sur le politique. xixe-xxe siècles, Paris, Seuil, 1986, p. 182.
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Conclusion l’anthropologie pragmatique 7. Par son attention aux argumentations des acteurs et aux multiples manières dont ils justifient leurs actes, cette approche m’a sortie d’un double embarras : une vision stratégiste du politique et une conception instrumentale du religieux. Cette démarche a montré sa pertinence méthodologique non seulement dans la description d’une période de crise et de transformation du système de valeurs, qui ont fait l’objet du présent ouvrage, mais aussi dans l’examen des dispositifs judiciaires et mémoriels de construction de la vérité, qui font l’objet de mes recherches en cours. III. Conflits de mémoire Notre parcours s’achève. Nous croyions avoir fait le tour des questions que nous nous étions posées au départ, et voila que notre objet se dérobe à nouveau, car les situations que nous étions en train d’observer, en Espagne, en Sicile, changent sensiblement, de jour en jour, et déplacent les lieux d’observation du conflit. C’est par ce déplacement que nous terminerons. Quand j’ai commencé mes recherches sur les fêtes de « Maures et Chrétiens », au début des années 1990, le terrorisme islamiste, la réponse américaine en termes de « guerre sainte », l’envoi d’armements et de soldats en Irak de la part de plusieurs pays d’Europe ne faisaient pas encore partie du quotidien des démocraties occidentales. Cette nouvelle configuration mondiale n’a manqué de se répercuter sur nos terrains. En Espagne, la disjonction entre le maure fictionnel et le musulman réel n’était plus tenable face à la crispation des rapports entre l’Occident chrétien et l’islam. Soumise à la critique potentielle d’encourager la violence interconfessionnelle, la fête a dû produire ses justifications et réaffirmer sa vocation pacificatrice. Le prix à payer a été, en septembre 2006, la suppression de la séquence finale des célébrations de la ville de Benejama, au pays valencien, séquence qui prévoit l’explosion de la tête du mannequin représentant Mahomet, la Mahoma. Mesure de précaution adoptée pour ne pas blesser la sensibilité musulmane, ont commenté les journaux 8 ; certes, mais mesure qui s’inscrit dans la fonction coutumière de ces cérémonies visant à atténuer les conflits, à les recomposer, en privilégiant l’intégration de l’étranger plutôt que son refoulement. Nous savons, désormais, que ces dispositifs ne sont pas tant destinés à assimiler les autres communautés religieuses qu’à réconcilier les adversaires politiques au sein d’une même société, en instituant un espace de parole ainsi qu’un relais d’élaboration mémorielle. S’agissant de tensions internes, l’actualité espagnole nous met face à un changement sans précédent quant à la place à accorder à des mémoires conflictuelles dans un État démocratique au passé tourmenté. La récente volonté de réhabiliter la mémoire des vaincus de la guerre civile, mémoire précédemment refoulée ou occultée 9 par un pouvoir politique du côté des vainqueurs, ouvre un débat, à la
7. Je renvoie le lecteur à l’un de ses textes fondateurs : L. Boltanski – L. Thévenot, De la justification, op. cit. 8. Plusieurs articles de quotidiens espagnols et français, dont Le Monde, ont relaté et commenté cet épisode tronqué des fêtes de Benejama (15 septembre 2006). 9. P. Aguilar Fernández, « Presencia y ausencia de la guerra civil y del franquismo en la democracia espagnola. Reflexiones en torno à la articulación y ruptura del “pacto de silencio” », dans J. Aróstegui
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Conclusion fois civique et scientifique, sur le rapport entre mémoire et histoire. L’année 2006 a été déclarée « Année de la mémoire historique » : la « célébration d’actes commémoratifs », la création d’une commission interministérielle pour l’étude de la situation des « victimes de la guerre civile et du franquisme » font partie des résolutions stipulées par une loi, la “Ley de Memoria Histórica” (juin 2006), visant à la réhabilitation de la « mémoire historique de la seconde république », à l’occasion du 75e anniversaire de sa proclamation. Destinés aux « victimas de los dos bandos de la guerra civil », aux « victimes des deux camps de la guerre civile », cette loi vise à rétablir une symétrie mémorielle pour réécrire l’histoire d’un pays qui n’a, jusqu’ici, célébré que les héros de la victoire 10. Or, l’une des fonctions des fêtes de Moros y Cristianos est précisément de mettre en présence deux troupes ennemies et de produire leur rencontre sur un même terrain, terrain d’affrontement mais aussi de confrontation sur un plan symétrique. La « Loi de Mémoire Historique » entend produire le miracle du rééquilibrage de deux mémoires en tension conflictuelle, tout comme la Vierge ou la Croix dont l’apparition, selon les légendes d’origine des fêtes de Moros y Cristianos, restaure l’équilibre numérique entre les Maures et les Chrétiens mettant les deux armées sur un pied d’égalité. Cette correspondance posée entre l’utopie que la fête fait miroiter et le mirage de la réparation que l’État espère apporter s’appuie sur une coïncidence frappante : les théâtres de « Maures et Chrétiens » sont ressuscités en même temps que les restes des Républicains sont exhumés : au lendemain de la fin de la dictature 11. L’ “Asociación para la recuperación de la memoria histórica” (ARMH) a déterré, en cinq ans de fouilles, plus de cinq cents cadavres de Républicains assassinés et estime à trente mille le nombre des personnes disparues pendant la guerre civile. Ces opérations qui, partout en Espagne, retournent la terre pour en extraire les corps amassés dans des fosses communes par les Franquistes, font affleurer une réalité que la dictature avait enfouie 12. Or, si les terrains d’exhumation sont « des lieux propices pour le rappel des souvenirs » 13, les cafés et les restaurants, les maisons où les familles élargies se réunissent en temps de fête sont des espaces de parole et d’interaction où le passé traumatique de la guerre civile ne cesse d’être
– F. Godicheau (dir.), Guerra Civil, Mito y Memoria, Madrid, Marcial Pons, Ediciones de Historia, 2006, p. 245-294 ; F. Ferrándiz, « La memoria de los vencidos de la guerra civil. El impacto de las exhumaciones de fosas comunes en la España contemporanea », dans J. M. Valcuende del Río – S. Narotzky y Molleda (dir.), La política de la memoria en los sistemas democraticos : poder, cultura y mercado, Séville, FAAEE – Fundación el Monte – Asana, 2005, p. 109-132. Ces textes sont cités par A. Leizaiola, « La mémoire de la guerre civile espagnole : le poids du silence », Ethnologie française XXXVII/3 (2007), p. 483-491. Plusieurs contributions du numéro spécial d’Ethnologie française (2007/3), intitulé « Mémoires plurielles, mémoires en conflit », abordent le thème de la tension entre des mémoires conflictuelles dans différents contextes (Rwanda, Brésil, Serbie…). 10. M.-D. Demélas-Bohy, « L’héroïsation d’une seule Espagne. Les héros du franquisme (19361975) », dans P. Centlivres – D. Fabre – F. Zonabend (dir.), La fabrique des héros, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1999, p. 49-65. 11. Une ethnographie précise de ces pratiques d’exhumation se trouve dans l’article de A. Leizaiola, « La mémoire », op. cit. 12. F. Ferrándiz, « The return of Civil War ghosts. The ethnography of exhumations in contemporary Spain », Anthropology Today 22/3 (2006), p. 7-12 13. A. Leizaiola, « La mémoire », op. cit., p. 484.
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Conclusion évoqué 14. Tout un ensemble de pratiques festives, rappelons-le – comme celle attestée à Biar de sortir les vêtements des morts des coffres où ils sont enfermés – renvoie au champ sémantique de l’exhumation. Qu’on se souvienne aussi, dans le même village, de l’usage de faire parler les défunts par la bouche des « Espions », manière de dire l’indicible faisant intervenir la voix des morts. Les similitudes se poursuivent si l’on prend en cosidération la classe d’âge des acteurs. Ce sont les petits-enfants des Républicains qui ouvrent les charniers, des jeunes gens de la même génération que ceux qui, à Aínsa, ont décidé de prêter leur voix et leur corps pour ressusciter la Morisma d’antan, ce théâtre que le régime franquiste avait reléguée au silence (chapitre i). Les célébrations de Moros y Cristianos de Zújar et de Biar s’achèvent par des cérémonies – reconduire la Vierge dans sa demeure, encerrar la Virgen ; renfermer le drapeau de sa compagnie, encerrar la bandera – qui affichent le besoin impérieux qu’une société a d’enterrer ses défunts. Mais encore faut-il les exhumer rituellement pour pouvoir les enterrer vraiment, utilisant cette propriété du rite de confirmer et d’instituer socialement, par dédoublement symbolique du réel 15. Les descendants des Républicains qui réclament « un enterrement honorable pour leurs aïeux » 16 ne répondent-ils pas à la même nécessité lorsqu’ils déterrent leurs morts ? Mais lorsque les uns ouvrent la terre pour refermer leurs blessures, les autres les accusent de remuer le couteau dans la plaie, condamnant le pays à ne pas tourner la page de la guerre civile 17. Faire le deuil et faire la paix sont deux actes assimilés dans les fêtes de Moros y Cristianos. Le mort est apaisé lorsque le Maure, une fois reconnue son erreur, se convertit (chapitre vi). Dans les sociétés méditerranéennes, le deuil est une opération dialogique, une entreprise collective de création de sens d’autant plus nécessaire lorsque la mort, n’étant pas naturelle, demande à être expliquée, justifiée et, le cas échéant, réparée 18. Jusqu’à présent, ce travail était pris en charge par les membres des sociétés locales désireux de se réconcilier. Nous avons vu comment, dès la fin de la dictature franquiste, à Aínsa, la théâtralisation du conflit entre « Maures et Chrétiens », réactivant la mémoire de la guerre civile, a été utilisée comme un dispositif de pacification (chapitre ii). Ce qui change avec la « Loi de Mémoire Historique », c’est que les opérations de construction et de reconstruction mémorielle ne sont plus déléguées à des associations, telle la “Asociación para la Recuperación de la Memoria Histórica” ou la “Fundación Pública la Morisma” ; désormais, elles sont prises en charge par l’État qui se présente comme le principal
14. C’est la raison pour laquelle j’ai pu recueillir, à mon grand étonnement, des mémoires de la guerre en temps de fête. 15. P. Bourdieu, « Les rites comme actes d’institution », dans P. Centlivres – J. Hainard (dir.), Les rites de passage aujourd’hui, Actes du colloque de Neuchâtel, octobre 1981, Lausanne, L’Âge d’homme, 1981, p. 206-215. 16. Citation extraite du site de l’AMRH : www.memoriahistorica.org. 17. Voir le débat, toujours en cours, entre le Parti Socialiste et le Parti Populaire qui considère que cette loi va rouvrir les blessures de la guerre et attiser à nouveau le conflit, débat largement relaté par les quotidiens espagnols, notamment El País. Semble ici se reproduire la situation admirablement décrite par N. Loraux, La cité divisée, op. cit., lorsque les Athéniens menacent de punir par la mort les concitoyens qui ne se plient pas à l’impératif de ne pas remémorer les crimes de la guerre civile. 18. Sur ce thème, je me permets de mentionner mon article : D. Puccio, « Les rêves de Teresa », Terrain 26 (1996), p. 19-36.
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Conclusion médiateur du processus de réconciliation nationale et comme l’instance légitime pour ouvrir et refermer les territoires de l’histoire et de la mémoire. Pour conclure ce parcours comparatiste, il n’est pas inutile de revenir en Italie, où l’on pourrait s’interroger sur le rôle de l’institution judiciaire chargée des procès de mafia dans la médiation des conflits. Si, dans nos sociétés, il revient au Droit de s’interposer entre deux adversaires, en Sicile, il faut au moins lui reconnaître la capacité d’avoir constitué ces deux parties, de les avoir identifiées (ce qui était d’autant plus difficile dans le cas d’une société secrète comme Cosa Nostra) et d’avoir créé une scène pour qu’elles puissent s’affronter. Mais ce qui s’est joué au tribunal lors du Maxi-procès (1985-1986) n’aurait eu aucun impact sur la société si l’écart entre la mafia d’un côté, l’Antimafia de l’autre, ne s’était pas creusé ailleurs. Cet ailleurs a été l’espace sillonné par mon travail sur la fête de sainte Rosalie comme lieu de cristallisation d’un conflit jusqu’alors latent. Me plaçant du côté de l’Antimafia, j’ai étudié les modes de fabrication de ce collectif et examiné la place dévolue tour à tour aux historiens et aux artistes dans l’élaboration d’une mythologie situant le combat livré à Cosa Nostra dans un registre religieux. Cette intrication politico-religieuse a été renforcée, sur le plan juridique, par la création de la catégorie de « repenti » comme figure de transition d’un monde à l’autre, de la mafia à l’État. En même temps que le Maxiprocesso révélait l’existence d’une organisation structurant une part occulte de la société sicilienne, d’une association perçue de l’extérieur comme une secte, mais vécue de l’intérieur comme une religion, l’Antimafia s’organisait en se dotant des énoncés qui lui étaient nécessaires pour justifier son combat. Les mécanismes complexes de cette énonciation d’une « guerre juste » ou d’une « guerre sainte » utilisant textes et images, fêtes et théâtres, œuvres littéraires et ouvrages scientifiques, ont été au cœur des sections consacrées à Palerme, où l’analyse oscille entre l’espace politique et l’espace social. Notre dernier chapitre raconte la fin du « Printemps palermitain ». Cette saison, qui a fait éclore une véritable « culture anti-mafia » s’est enracinée dans un symbole : l’Arbre Falcone. Mais, dans ce monument éphémère, les lettres s’accumulent, les messages se superposent sans arriver à se fixer dans une formule définitive. Il en va de même pour l’étrange monument dressé devant la maison de Padre Puglisi, le curé assassiné par des membres de Cosa Nostra en septembre 1993 : une feuille de verre transparente, sorte de page blanche où les citoyens peuvent écrire leurs pensées sur ce candidat à la sainteté. Les écritures s’y chevauchent, y sont estompées par le temps ou s’effacent les unes les autres, presque à souligner l’embarras d’établir, noir sur blanc, une mémoire pour les morts de l’Antimafia. Les plaques commémoratives qui ont été gravées au nom de ceux que l’État a reconnus comme « victimes de la mafia » 19 – tel Giuseppe Impastato, au bout d’une aventure judiciaire longue de vingt ans et qualifiée d’opération de « réhabilitation de la mémoire » 20 – ont fait l’objet, elles, d’actes de vandalisme 21 qui
19. Sur la lente élaboration de ce statut, qui marque le changement de la perception de la mafia et sa requalification en termes de « terrorisme », je me permets de renvoyer à mon étude : « Mafia : stato di violenza o violenza di stato ? », dans T. Vitale (dir.), Alla prova della violenza. Introduzione alla sociologia pragmatica dello stato, Rome, Editori Riuniti, 2009, p. 147-179. 20. Voir l’Introduction de U. Santino « Peppino Impastato : la memoria difficile », dans G. Impastato, Lunga è la notte, op.cit., p. 7-9. 21. U. Santino, L’assassinio e il depistaggio. Atti relativi all’omicidio di Giuseppe Impastato, Palerme, Centro siciliano di documentazione Giuseppe Impastato, 1998, p. 24.
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Conclusion révèlent le caractère conflictuel de toute entreprise mémorielle dans des contextes d’après-guerre civile. Le parallélisme que nous avons établi entre les sociétés espagnole et sicilienne – qui articulent la mémoire des guerres civiles avec l’histoire du conflit entre « Maures et Chrétiens » – converge dans leur commune difficulté à circonscrire la mémoire d’un conflit encore ouvert dans une histoire fermée. Les livres d’histoire biaisent sur les tenants et les aboutissants de la crise mafieuse comme sur la guerre civile en Espagne. Est-ce au tribunal que va se jouer la partie ? Tout comme les familles des « victimes de la mafia », les descendants des Républicains jugés et exécutés sommairement réclament une révision des jugements et des formes de réparation. Les associations des « victimes de la guerre civile et du franquisme » exigent que les monuments à Franco et aux héros nationalistes soient détruits et que les noms des rues et des places dédiées à des représentants du régime franquiste disparaissent des villes et des villages démocratiques. Mais ce n’est pas chose faite. La transformation de la Valle de los Caídos en « Mémorial de la répression franquiste » n’arrive pas à démarrer. La proposition d’accueillir une exposition permanente qui rappelle les « victimes de la guerre civile » dans ce gigantesque monument espagnol situé dans la commune d’Escorial, commandé par le général Franco pour rendre hommage aux « héros et martyrs de la croisade », s’est embourbée dans les polémiques. De même, le projet d’utiliser un bien confisqué à Cosa Nostra comme siège d’un « Mémorial-laboratoire de la lutte contre la mafia », un « lieu de mémoire » qui, selon l’intention des ses promoteurs, pourrait permettre d’amorcer des initiatives unitaires de réflexion sur le passé et de planification de l’avenir 22, s’est enlisé. Comment demander aux pouvoirs locaux d’accueillir un espace qui les met formellement en cause comme complices de la mafia ? Quelle place y donner à des hommes politiques acquittés par les procès mais déjà condamnés par l’histoire 23 ? La création d’une Comisión de la Verdad, une « Commission de la Vérité » dotée d’archives accessibles, fait elle aussi partie des revendications des descendants des victimes républicaines. Sauf que justice, vérité et mémoire, même hypostasiées par la majuscule, ne sont jamais univoques, parties prenantes qu’elles sont dans des controverses qui en font des êtres pluriels. L’un des objectifs de cette réflexion sur les conflits était de décrire les dispositifs à travers lesquels les membres d’une société diversifiée – alors même que le terme « communauté » semblerait subsumer sa nature consensuelle – confrontent leurs positions, se disputent, engagent leurs critiques, avant de trouver la voie d’un compromis toujours précaire – auquel le terme de « conversion » semblerait pourtant conférer un fondement sacré et immuable –, d’un pacte social instable à rétablir et à mettre à l’épreuve à
22. Le principal moteur de ce projet est le « Centre de documentation sicilien Giuseppe Impastato », qui s’est aussi constitué partie civile dans le procès pour la réhabilitation de la mémoire de Giuseppe Impastato, accusé de terrorisme avant d’être reconnu comme une « victime de la mafia ». Les citations sont tirées des documents écrits et diffusés par ce même centre anti-mafia. 23. Sur le rapport entre histoire, droit et politique en Italie, voir J.-L. Briquet, « La storia in tribunale : la doppia assoluzione di Andreotti », dans G. Pasquino – M. Gilbert (dir.), Politica in Italia, Bologne, Il Mulino, 2000, p. 165-182, et J.-L. Briquet – P. Garreud (dir.), Juger le politique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002. Pour un regard italien, voir S. Montanaro – S. Ruotolo, La vera storia d’Italia : interrogatori, testimonianze, riscontri, analisi : Giancarlo Caselli e i suoi sostituti ricostruiscono gli ultimi anni di storia italiana, Naples, Tullio Pironti, 1995.
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Conclusion tout moment : c’est l’une des raisons qui l’arriment, à mon sens, à des célébrations cycliques. À la fiction d’une vérité unique, affirmée comme un dogme, postulée par l’impératif de « convertir le Maure », font pendant des vérités et des mémoires aussi nombreuses que les êtres ou les groupes sociaux qui les supportent ou qui en portent le poids. Le droit à la justice des victimes, le devoir de mémoire de l’État doivent composer avec ces vérités qui, même lorsqu’elles ne sont pas validées par l’institution judiciaire ou légitimées par l’appareil étatique, ont droit de cité, tout simplement parce qu’elles se donnent les moyens d’exister socialement. De telles vérités, les phénomènes analysés dans cet ouvrage sont le lieu d’expression et le moyen de recomposition. Ce parcours à travers les dispositifs que les sociétés méditerranéennes mobilisent pour éprouver leurs vérités questionne aussi les vérités de l’ethnologue. Ces analyses sur les formes de jugement seraient incomplètes si elles ne prenaient pas en compte le jugement du chercheur. Le lecteur sait que ce jugement est, à la fois, externe et interne. Le croisement entre les catégories des sciences sociales et les cadres de la pensée indigène est inévitable dès lors que l’on aborde des sociétés complexes, confrontées à leur passé, sur des thèmes en prise directe avec leur présent, qui convoquent des compétences historiennes et des systèmes d’expertise ne se laissant pas réduire aux « savoirs autochtones ». La position d’extériorité consiste à mettre sur un même plan tous les discours – y compris celui du chercheur – s’attachant à la valeur performative des écrits et des énoncés qui circulent dans l’espace public. L’histoire, l’ethnologie, le droit, les mémoires croisées des victimes et des agresseurs sont abordés de manière équivalente et ne sont considérés que dans leurs conséquences sociales, sans préjuger de la justice ou de la justesse de leurs contenus. Cette posture méthodologique, jamais acquise, sans cesse renégociée, se heurte à la subjectivité de l’enquêteur, d’autant plus que l’enquête le concerne en tant que citoyen. L’anthropologue travaillant sur les conflits doit à tout prix éviter de prendre parti et, en même temps, peut difficilement oublier sa posture éthique. Car il ne s’agit plus, là, de dissocier ses cadres analytiques des catégories de jugement mobilisées par les acteurs, mais de se déprendre de ses propres instances morales. Pour la Palermitaine que je suis, pour l’être démocratique que je crois être, il n’a pas été facile de mettre sur un pied d’égalité le magistrat et l’« homme d’honneur », le Républicain et le Franquiste. Si le traitement symétrique des deux parties, travail du juge, a été la tâche la plus ardue pour l’ethnologue 24, il a été aussi l’expérience humaine la plus riche de cette anthropologie du conflit.
24. Je reprends ici le parallèlisme entre juge et ethnologue établi dans D. Puccio, « L’ethnologue et le juge », op. cit., p. 15-27.
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Fig. 1 : Sainte Olive (en bas), saint Élie, sainte Vénère et sainte Rosalie (en haut, de gauche à droite) . Icône de la fin du xiie s. provenant de l’église Santa Maria dell’Ammiraglio (la Martorana). Musée Diocésain de Palerme (photo : Luciano Puccio et Costantino Mirulla).
Fig. 2 : Le médecin légiste dévoile le tatouage du Christ sur le dos d’un jeune mafieux assassiné par la mafia. Franco Zecchin, Le Christ, 1982.
Fig. 3 : Sainte Rosalie, statue de Gaspare Guercio, 1656. Palerme, parvis de la cathédrale (photo : Luciano Puccio et Costantino Mirulla).
Fig. 4 : Sainte Rosalie, de G. Velasco (xviiie siècle, cathédrale de Palerme). Photo : Luciano Puccio et Costantino Mirulla.
Fig. 5 : Citoyens manifestant sous l’Arbre Falcone, dans une attitude de prière. Franco Zecchin, L’Arbre Falcone, Palerme 1992.
Fig. 6 : Dessin d’écolier déposé sous l’Arbre Falcone : « Le plus grand nombre refuse la défaîte et acclame en cœur le dernier Paladin ». Copyright Fondazione Giovanni e Francesca Falcone.
Fig. 7 : Dessin d’écolier déposé sous l’Arbre Falcone. Copyright Fondazione Giovanni e Francesca Falcone.
Fig. 8 : Santa Rosalia intercede per Palermo (Sainte Rosalie intercède pour Palerme). Vincenzo La Barbera, 1624. Musée Diocésain de Palerme (Photo : Luciano Puccio et Costantino Mirulla).
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Glossaire Acchianata (sicilien) : « montée » au Mont Pèlerin (Palerme) effectuée par les dévots de Sainte Rosalie le jour anniversaire de sa mort (4 septembre). Acompañantes (castillan) : personnages de la fête de « Maures et Chrétiens » de Biar (pays valencien) qui « accompagnent » la Madre de la Mahoma. Ambaixá (valencien) : l’« Ambassade » est un acte théâtralisé des fêtes de « Maures et Chrétiens » du pays valencien. Les ambassadeurs des deux armées ennemies dictent leurs conditions avant d’engager la bataille. Baile de los zapatos (castillan) : bal par lequel le cycle théâtral d’Aínsa (Aragon) s’achève. Des chaussures (zapatos) sont offertes à la danseuse, un chapeau (sombrero) est offert au danseur de cette danse de couple. Bajada (castillan) : « descente » de la statue de la Vierge du lieu où elle est enfermée pendant toute l’année (le camarín) à l’église où ses fidèles lui rendront hommage à l’occasion des fêtes. Bandera (castillan) : le « drapeau » est un objet rituel des fêtes de « Maures et Chrétiens ». Sorti au début des célébrations, enfermé par un acte cérémoniel (Encerrar la bandera) à leur achèvement, il cristallise la présence des morts. Bautizo de los Moros (castillan) : le « Baptême des Maures » est une cérémonie qui parachève la Morisma d’Aínsa (Aragon). Les mets typiques du baptême y sont distribués : vino con rosquillas, « vin cuit et beignets sucrés ». Camareras (castillan) : les « chambrières » ce sont des femmes, souvent âgées, en charge des habillages et des déshabillages rituels de la Vierge à l’occasion des fêtes de « Maures et Chrétiens ». Camarín (castillan) : « loge » où la statue de la Vierge, ses habits et ses bijoux sont recelés. Capataz (castillan) : littéralement « contremaître », rôle cérémoniel attribué chaque année à un jeune homme qui dirige les porteurs de la châsse de la Vierge lors des processions des fêtes de « Maures et Chrétiens » de Zújar (Andalousie). Capitán (castillan) : dans les fêtes de Moros y Cristianos du pays valencien, le rôle de « Capitaine », c’est-à-dire « chef » de l’armée maure ou chrétienne, est très prestigieux. Cette charge (Capitanía) peut être très onéreuse du fait du coût des costumes somptueux que les capitanes doivent porter et des repas dont ils se doivent d’honorer leur compagnie (comparsa). Carrasca (castillan) : « chêne » mythique du Sobrarbe sur lequel, en 714, est censée être apparue la croix assurant la victoire des Chrétiens sur les Maures. Carrera de la cuchara (castillan) : la « Course de la cuillère » est une compétition athlétique se déroulant le lendemain de la représentation de la Morisma d’Aínsa (Aragon). Son lien avec le cycle mauresque est assuré par la légende qui identifie l’athlète d’aujourd’hui au soldat qui annonça à la reine d’antan la victoire des chrétiens sur les Maures (714). Pour le récompenser de son effort, la souveraine aurait offert au soldat une cuillère (cuchara) en argent, prix que reçoit aujourd’hui le gagnant de la course.
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Glossaire Carro (italien) : « char » traversant la ville de Palerme le jour du Festino. En forme de bateau, se dirigeant vers la mer surmonté par l’image de sainte Rosalie, il représente le refoulement de la peste par la patronne. Casas (castillan) : les « Maisonnées » sont une véritable institution en Espagne. Souvent à l’origine du nom d’usage des individus, elles sont au centre de la vie sociale locale, comme le montre aussi leur mobilisation en temps de fête. Casco (castillan) : à Aínsa (Aragon), ce terme désigne la « ville ancienne », encerclée de murs qui sont considérés par les habitants comme les vestiges du passé maure. Cassaro (sicilien) : terme dérivant de l’arabe Al-Qasr (« le Château »). Il désigne aujourd’hui la rue principale qui coupe perpendiculairement la ville de Palerme, de la montagne à la mer. Cautiverio (castillan) : premier acte de la pièce Cautiverio y Rescate de Nuestra Señora de la Cabeza, jouée dans la ville de Zújar (Andalousie). On y représente le « rapt » (cautiverio) de la statue mariale par les Maures. Cena de la Joventud (castillan) : « dîner » que la « jeunesse » de la ville d’Aínsa organise la veille de la représentation de la Morisma pour inaugurer ce cycle théâtral. Cerro : « colline » (« tertre ») au sommet de laquelle s’élève une chapelle consacrée à la Virgen de la Cabeza de Zújar (Andalousie). Les pèlerins y amènent la statue mariale le jour de sa fête. Chiquitilla (castillan) : c’est par ce terme affectueux, qui signifie la « Fillette », que les habitants de Zújar (Andalousie) appellent leur Vierge. Chocolate con torta (castillan) : une messe ouvre le cycle théâtral d’Aínsa (Aragon). À la fin de cette célébration, un chocolat chaud, accompagné d’un gâteau typique de la région (torta) est offert à tous les présents. Chusma (castillan) : dans la Morisma d’Aínsa (Aragon), ce terme (littéralement « racaille ») désigne deux jeunes personnages, l’un maure, l’autre chrétien, qui se chamaillent au début de la représentation. Comarca (castillan) : « contrée », unité territoriale et administrative. Cosa Nostra (sicilien) : terme que les mafieux utilisent lorsqu’ils parlent de leur association secrète. Costaleros (castillan) : nom des jeunes gens qui portent la châsse de la Vierge, s’appuyant sur la région « costale » de leur corps, dans la ville de Zújar (Andalousie). Criado (castillan) : personnage du théâtre du Siècle d’Or (Espagne), « valet » que l’on retrouve aussi dans plusieurs représentations de « Maures et Chrétiens ». Cunto (sicilien) : forme de récitation rimée et rythmée typique de la narration de la Chanson de geste en Sicile. Dance (aragonais) : en Aragon, les performances théâtrales et/ou dansées, bien souvent à thème mauresque, qui accompagnent la célébration des fêtes religieuses. Despedida (castillan) : acte cérémoniel par lequel la communauté « prend congé » de la Vierge, avant que cette dernière ne soit ramenée à son ermitage où enfermée dans le camarín où elle est recelée toute l’année. 300
Glossaire Dicho (castillan) : parties mobiles de la Morisma, composées chaque année selon les exigences du moment, afin que cette représentation historique englobe aussi les préoccupations actuelles de la comarca. Escaramuzas (castillan) : les « Escarmouches » sont des formes théâtralisées et/ou dansées de combat entre « Maures et Chrétiens » attestées dans la péninsule ibérique. Espías (castillan) : les « Espions » sont des personnages des fêtes de Biar (aussi attestés dans d’autres célébrations de Moros y Cristianos du pays valencien) dont le rôle consiste à aider les Maures à pénétrer dans le château chrétien, ce qu’ils font à travers une danse. Espiones (valencien) : à l’intérieur du groupe des espías, les « espions » sont un sousgroupe d’une dizaine de personnes déguisées en clowns. Leur charge cérémonielle les conduit, d’abord, à « prendre les mesures » de la ville (la Medida), puis à divulguer ses secrets à tous les présents, lors d’une procession où la Mahoma est portée en triomphe. Fabla aragonesa (aragonais) : on désigne ainsi la « langue aragonaise », un dialecte en voie de disparition. Festero (valencien) : au pays valencien, on appelle ainsi tout participant costumé aux fêtes de « Maures et Chrétiens ». Festino (sicilien) : le 14 juillet, la veille des célébrations religieuses en l’honneur de sainte Rosalie, pour commémorer le refoulement de la peste de 1624, les Palermitains suivent un char triomphal (Carro) se dirigeant vers la mer. C’est cette procession, plus ou moins théâtralisée selon les époques, qui porte le nom de Festino. Fueros (castillan) : ensemble de lois coutumières autonomes qui furent le privilège de l’État aragonais. Gabelloti (italien) : en Sicile, « métayers » louant à leur tour des lopins de terre à des paysans. On peut reconnaître dans ces médiateurs, caractérisés par les méthodes violentes avec lesquelles ils faisaient respecter les intérêts des propriétaires terriens, les premières figures de mafieux. Gracioso (castillan) : personnage du théâtre du Siècle d’Or que l’on retrouve aussi dans la Morisma. Incaprettamento (sicilien) : forme de mise à mort typique de Cosa Nostra. La victime est liée aux mains, aux pieds et à la tête avec une corde et abandonnée dans le coffre d’une voiture ou dans un lieu isolé. Elle s’étranglera d’elle-même lorsque les muscles des articulations se tendront. Jota (aragonais) : danse et musique aragonaise. Souvent accompagnée de chants régionaux, elle intervient dans plusieurs manifestations festives (comme la ronda) en Aragon. Joteros : Joueurs de jota.
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Glossaire Lupara (italien) : fusil de chasse à canons sciés utilisé par la mafia sicilienne pour exécuter ses meurtres. Lupara bianca (italien) : forme de mise à mort mafieuse qui consiste à ne laisser aucune trace du cadavre, par exemple en le dissolvant dans l’acide. Madre de la Mahoma (valencien) : personnage de la fête de « Moros y Cristianos » de Biar (pays valencien) qui accompagne la Mahoma dans la procession effectuée en son honneur le jour de la prise du château chrétien par les Maures (El Dia des espías). Travesti en femme, il représente la « Mère de Mahomet », tout comme la Vierge est la Mère de Dieu (Madre de Deu). Mafioso (italien) : ce terme a un champ sémantique très large, pouvant indiquer un individu affichant une attitude d’arrogance qui peut déboucher dans la violence, en même temps que le membre de l’association secrète nommée Cosa Nostra. Cette qualification est rejetée à l’intérieur de cette organisation : les membres de Cosa Nostra s’appellent entre eux uomini d’onore, « hommes d’honneur ». Mahoma (valencien) : à Biar (pays valencien), mannequin représentant « Mahomet » au nom féminisé. Ce personnage intervient dans d’autres fêtes valenciennes de Moros y Cristianos. Mantón (castillan) : châle brodé et richement décoré dont on revêt la statue de la Vierge. En temps de fête, la Vierge peut être habillée et déshabillée plusieurs fois par ses Camareras, affichant ainsi les plus belles pièces de sa garde-robe. Mattanza (sicilien) : en Sicile, ce terme désigne la mise à mort sanglante du thon lors de sa pêche. Par extension, en italien, il peut indiquer un massacre. Maxiprocesso (italien) : le plus grand procès jamais intenté en Italie (707 accusés). Pour la première fois dans l’histoire du rapport entre mafia et État, l’association criminelle nommée Cosa Nostra était mise en accusation en tant que telle. Ce « maxi-procès » se déroula à Palerme en 1986, dans un bunker érigé à cet effet. Mojiganga (castillan) : en Aragon, performances théâtrales improvisées où les habitants, déguisés en gens du peuple, vont exprimer leur mécontentement auprès du roi et de la reine. Moriscos (castillan) : en Espagne sont ainsi désignés les maures convertis lors de la Reconquista. Objet de nombreuses persécutions, ils furent expulsés du territoire espagnol en 1611. Morisma (aragonais) : dans la ville aragonaise d’Aínsa, pièce théâtrale qui représente la victoire des chrétiens sur les Maures grâce à l’apparition miraculeuse d’une croix sur le lieu d’une bataille mythique. Cette forme a été adoptée par d’autres villes d’Aragon, comme le témoigne la Morisma de El Grado. Officiales (castillan) : à Zújar (Andalousie), on appelle ainsi ceux qui assument, par vœu (promesa) et une seule fois dans leur vie, la charge de payer les frais de la fête en l’honneur de la Vierge. Ils jouissent d’un immense prestige et ont le privilège d’élire ceux qui interprèteront les rôles (Papeles) du Cautiverio y Rescate de Nuestra Señora de la Cabeza. Omertà (italien) : ce code, qui pourrait se traduire par « loi du silence », se justifie par le principe qu’il est déshonorable de recourir à la justice pour régler des contentieux, principe adopté par des sociétés, comme celles du Sud de l’Italie, où la présence de l’État est faible ou défaillante. 302
Glossaire Opera dei Pupi (sicilien) : théâtre des marionnettes sicilien qui représente différents épisodes de la Chanson de geste. Papel hablado : rôle de la Morisma, écrit et immuable d’une année sur l’autre, qui se distingue du dicho. Papeles (castillan) : à Zújar (Andalousie), ensemble de rôles qui constituent le Cautiverio y Rescate de Nuestra Señora de la Cabeza. Au pluriel, il peut remplacer le titre de la pièce : on dira alors Hacer los papeles comme synonyme d’interpréter le Cautiverio y Rescate. Pentitismo (italien) : cette expression est née en Italie à l’époque de la lutte antiterroriste (années 1970) pour désigner le passage à l’État de nombre de militants d’extrême gauche engagés dans la lutte armée. Il a, ensuite, été mobilisé au moment culminant de la lutte anti-mafia (à la moitié des années 1980) pour qualifier le mouvement des « hommes d’honneur » qui ont entrepris un parcours de collaboration avec la justice (les pentiti, les « repentis »). L’usage de ces mots, qui tournent autour de la notion de « repentir », assume parfois des valences religieuses. Piropos (castillan) : compliments ou galanteries, parfois rimés ou chantés, que les hommes – particulièrement en Andalousie – adressent aux femmes ou à la Vierge. Pizzini (sicilien) : littéralement, « petits bouts de papier écrits ». Par ce terme, les « hommes d’honneur » indiquaient les lettres qu’ils échangeaient avec leur chef, Bernardo Provenzano. À travers ces pizzini, pour une période de treize ans (1993-2006), Provenzano, tout en étant en contumace, a administré l’association secrète Cosa Nostra ainsi qu’un nombre très consistant d’affaires illicites et licites en Sicile. Promesa : littéralement « vœu ». La plupart des charges rituelles des fêtes de « Maures et Chrétiens » de Biar (pays valencien) et de Zújar sont assumées suite à un vœu adressé à la Vierge. Promesa de vino : « vœu de vin » propre aux célébrations de Zújar, où les jeunes s’enivrent jusqu’à perdre la conscience de soi le jour du pèlerinage à la Vierge. Puparo (sicilien) : dans l’Opera dei Pupi, on appelle ainsi celui qui anime, au moyen de cordes et de ficelles, les marionnettes (pupi) au théâtre et leur donne sa voix. Souvent, la même personne confectionne artisanalement ces marionnettes représentant les personnages de la Chanson de geste. Reconquista (castillan) : reconquête chrétienne du territoire ibérique occupé par les Maures entre le viiie et le xve siècle. Relleno (castillan) : l’expression hacer relleno, synonyme de hacer bulto (faire masse), indique le remplissage du décor de la Morisma d’Aínsa (Aragon) par des figurants (figurantes). Rescate : deuxième acte de la pièce Cautiverio y Rescate de Nuestra Señora de la Cabeza de Zújar (Andalousie). On y joue le « Rachat » chrétien de la statue de la Vierge capturée par les Maures. Risanamento (italien) : « assainissement » urbanistique des quartiers dégradés. À Palerme, ce terme a assumé une dimension sociale : puisque les quartiers
303
Glossaire les plus dégradés étaient sous l’emprise de la mafia, il fallait agir sur les deux fronts. Romeros (castillan) : à Zújar (Andalousie), les Romeros sont les « Pèlerins » qui, lors du pèlerinage (Romería) se déroulant à l’occasion des fêtes mariales, accompagnent la Vierge au Cerro. Appartenant à une confrérie (Hermandad), ils doivent disputer la statue aux autres confrères de la Vierge (Hermanos), qui en ont la garde pendant toute l’année. Ronda (castillan) : en Espagne, ce terme désigne les « tournées » de maison en maison que les jeunes accomplissent à certains moments de l’année (carnaval, fêtes du saint patron…) et à l’occasion desquels ils mangent, boivent, chantent et dansent avec les maîtres des lieux. Cette charge qui, traditionnellement, était l’apanage de la jeunesse, peut s’étendre aujourd’hui à d’autres classes d’âge ou rassembler tous les habitants de la même ville qui souhaitent y participer : c’est le cas à Aínsa (Aragon). Santuzza (sicilien) : titre affectueux (« petite sainte ») attribué par les Palermitains à la patronne de Palerme, sainte Rosalie. Terroni (italien) : terme dépréciatif par lequel les habitants du Nord de l’Italie appellent les émigrants et les habitants des régions méridionales. Il renvoie à la terre et, par là, évoque un stade archaïque de la civilisation. Triunfi (sicilien) : chants votifs qui, en remerciement d’une grâce reçue, célèbrent la victoire de sainte Rosalie de Palerme sur la peste, articulant un rite thérapeutique au mythe fondateur du patronage de la sainte dans le chef-lieu sicilien.
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Index Les nos de pages indiqués en gras renvoient au cahier d’illustrations, p. 277 à 284 Abbate Aglieri Alphonse VI Alphonse X Alphonse XIII Amari Amato Amurri Andò Andreotti Atria Aureolus Basile Battaglia Belascotenes Berlusconi Bonomo Borsellino Bregovic Buscetta Calaciura Calderone Caltagirone Calvin Cammarata Camus Caponnetto Caracciolo Carnevale Cascini Caselli Charlemagne Charles III Charles V
244, 253 228 225 185, 191, 224 107 80, 84-85, 93 87 181, 254-262 172 172, 249, 274 246 26 84, 257, 262 167-168, 229, 248-249 26 241 87 154, 170-171, 240-242, 244, 246, 249, 255, 257-259 101 153, 155, 176-178 237, 239-241 153 96 186 242 22, 145-149, 153-156, 161, 164, 168, 170, 172-173 154, 241 87 238, 247, 257 88, 157, 245 274 92, 96, 233, 236, 259 27-28 56 305
Index des noms Charles VI Consolo Constantin Costa Crispi Cuffaro Cuticchio Dalla Chiesa (Carlo Alberto -) Dalla Chiesa (Nando -) de Cartomi de Lille De Lucia de Mauro de Prangey de Zaragoza di Giorgi Di Lorenzo Di Rudini Doria Falcone Fazello Ferraro Festi Filiberto Franchetti Franco Frédéric II Fullone Garci-Gimeno Giambrone Greco Grégoire le Grand Guercio Guillaume Ier Guillaume II Hawqal Impastato 306
90 76-79, 83, 96, 165, 168-171 198, 211 173, 248 152 242 237 153, 250-251, 257 250-251 91 184 230, 242 151 84 27 246, 250 250-253 152 88, 233, 236 147, 150-151, 153-156, 166, 170-171, 173, 176-181, 229, 237-238, 240-241, 244-249, 253-263, 273, 281-283 80 250-253 89, 161-162, 164 89, 164, 223, 233 156 106-109, 113, 116, 133, 146, 192, 204, 274 78, 81, 86 233 12, 26, 28, 37, 51, 56, 59-61, 110, 200-201, 210 95 85, 151 184, 213 234, 279 84-86, 92 84-85 79-81 246, 257, 273-274
Index des noms Jaume Jean-Paul II Knut La Licata Levi Livatino Lubich Lupo Luzi Maimone Marchese Martelli Michelet Mortillaro Morvillo Notarbartolo Novoa Nuestra Señora de Atocha Omar II Orlando (Leoluca -) Orlando (Vittorio Emanuele -) Paci Padovani Padre Puglisi Patera Philippe II Philippe III Philippe V Pirrotta Pitré Provenzano Pseudo-Denys Ramire Randazzo Raphaël Roger Ier Roger II
12, 74 250 196 150-151, 173-174, 239, 241, 245-248, 254 82, 179, 239 250-253, 263 123-125, 128, 143 91, 101, 153, 173-174, 177 157-159, 167, 170-171 89-90, 161-162, 164 229 247 76 85 253-255, 258 152 66 190 186 18, 22, 74-77, 83-86, 88-90, 94-97, 100, 102-103, 147, 150, 157, 160-162, 164-165, 167-168, 172, 188, 231, 236-237, 241-246, 248, 255, 268 152 259 103, 151, 155, 179 228-229, 250, 273 80 55 13, 96 27, 90 83, 166 87, 151-152 230, 236 184 26 97-100 169 91, 166 78, 82, 84, 232, 236 307
Index des noms Romano saint Benoît San Benedetto San Benedito saint Georges sainte Rosalie Santa Rosalia Rosalia Sinibaldi San Isidro Sanche le Grand Savary Scaglione Scarpinato Sciascia Sonnino Suger Tertullien Théophane Tognoletto Ulloa Urbain II Urbain VIII Vasari Vega Veneziano Ventura (Mur -) Vierge de la Vigne Virgen del Viñero Virgen de Gracia Madre de Deu (de Gracia) Virgen de la Cabeza María de la Cabeza Señora de la Cabeza Vitale Yazid II Zecchin 308
152 18, 77, 94-101, 197, 206, 218, 243-244 18, 77, 95-100, 102, 192, 194, 243 100 57 17-18, 77, 86-98, 100-102, 157, 159-163, 165-167, 190, 197, 218, 223, 231-238, 242-246, 250-252, 254, 257, 261, 267-269, 273, 277 17, 19, 74, 86-90, 95, 100, 102, 157, 162, 165, 172, 232-233, 235-236, 244, 267, 284 86-89, 92, 96-97, 231-232, 245, 263 190 26 94 151 171-173, 178-179, 181, 249 93, 103, 153, 240-241 156 184, 210 221-222 211 98 174 232 88 169 30-31, 35, 98, 191 79 32-33, 36-37, 50, 114-115, 133 66, 68-72 66, 69-70, 72 12, 215 207, 215-216, 218 12-13, 15, 190-196, 202-206, 208-209, 212, 214, 218-220, 223-224 190-191, 214, 223 10, 12, 190-192, 202, 209, 211, 213, 225 173-174, 178, 234, 246, 273 186 229, 248, 278, 281
Table des matières
Remerciements
7
Introduction
9
I. Espagne : les conversions de l’image II. Le feuilletage temporel des « traditions » III. Sicile : terre d’Infidèles IV. Les sociétés méditerranéennes à l’épreuve du comparatisme
L’Écriture de la tradition I. L’invention du Sobrarbe II. Le corps du texte III. Transmissions textuelles IV. La « consanguinité du texte »
Les conversions du maure I. Figures de l’ennemi II. Théâtres de guerre, machines de paix III. Le théâtre de la conversion IV. Rites de réconciliation V. La guerre des frères VI. La Vierge de la Vigne VII. Utopies festives
La fabrique de l’histoire I. Le métissage méditerranéen II. Palerme métisse III. Palerme arabe IV. Ville défigurée, ville restaurée V. L’invention de sainte Rosalie VI. La « restauration des symboles » VII. Sainte Rosalie et les Maures VIII. Les Maures et les mafieux IX. Le saint maure X. Le maire métis
9 14 17 19
25 25 30 39 48
53 53 57 59 62 64 68 73
75 75 77 79 83 86 89 91 92 94 100
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Les théâtres du politique I. Guerres civiles, combats de « Maures et Chrétiens » II. Refonder Aínsa III. Un laboratoire de démocratie IV. Coup d’État V. Frontières VI. Nouvelle déchirure VII. Sortie de crise VIII. Réconcilier Aínsa
Les scènes de la peste I. La Peste de Camus : un « mythe politique » II. Le médecin et le juge III. La sainte, le maire et le poète IV. La peste à Palerme V. Les Triunfi de sainte Rosalie VI. Le triomphe de la mort VII. De la superstition
Le drame de la Vierge I. La controverse des images II. Entre rite et théâtre III. Entre maures et chrétiens IV. Entre image et texte V. Entre icône et idole VI. Entre vierge et femme VII. Le prix de la Vierge VIII. De l’idolâtrie
Le miroir du Christ I. Rosalie : de la pèlerine à la libératrice de la peste II. À l’épreuve du pèlerinage III. Les paladins de l’Antimafia IV. La fin du « Printemps palermitain » V. Vies sacrifiées VI. Les « Martyrs de la Justice » VII. Le juge saint
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105 105 114 122 130 135 137 139 141
147 148 151 157 162 165 168 173
183 183 188 190 197 206 212 223 226
231 231 235 236 241 243 250 253
Conclusion I. Repenser les « traditions » II. Se débarrasser du concept d’instrumentalisation III. Conflits de mémoire
265 265 267 270
Bibliographie
285
Glossaire
299
Index
305
311
Bibliothèque de l’école des hautes études, Sciences religieuses
vol. 105 J. Bronkhorst Langage et réalité : sur un épisode de la pensée indienne 133 p., 155 x 240, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50865-8 vol. 106 Ph. Gignoux (dir.) Ressembler au monde. Nouveaux documents sur la théorie du macro-microcosme dans l’Antiquité orientale 194 p., 155 x 240, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50898-6 vol. 107 J.-L. Achard L’essence perlée du secret. Recherches philologiques et historiques sur l’origine de la Grande Perfection dans la tradition “rNying ma pa’ 333 p., 155 x 240, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50964-8 vol. 108 J. Scheid, V. Huet (dir.) Autour de la colonne Aurélienne. Geste et image sur la colonne de Marc Aurèle à Rome 446 p., 176 ill. n&b, 155 x 240, 2000, PB, ISBN 978-2-503-50965-5 vol. 109 D. Aigle (dir.) Miracle et Karâma. Hagiographies médiévales comparées 690 p., 11 ill. n&b, 155 x 240, 2000, PB, ISBN 978-2-503-50899-3 vol. 110 M. A. Amir-Moezzi, J. Scheid (dir.) L’Orient dans l’histoire religieuse de l’Europe. L’invention des origines. Préface de Jacques Le Brun 246 p., 155 x 240, 2000, PB, ISBN 978-2-503-51102-3 vol. 111 D.-O. Hurel (dir.) Guide pour l’histoire des ordres et congrégations religieuses (France, xvie-xixe siècles) 467 p., 155 x 240, 2001, PB, ISBN 978-2-503-51193-1 vol. 112 D.-M. Dauzet Marie Odiot de la Paillonne, fondatrice des Norbertines de Bonlieu (Drôme, 1840-1905) xviii + 386 p., 155 x 240, 2001, PB, ISBN 978-2-503-51194-8 vol. 113 S. Mimouni (dir.) Apocryphité. Histoire d’un concept transversal aux religions du Livre 333 p., 155 x 240, 2002, PB, ISBN 978-2-503-51349-2
313
vol. 114 F. Gautier La retraite et le sacerdoce chez Grégoire de Nazianze iv + 460 p., 155 x 240, 2002, PB, ISBN 978-2-503-51354-6 vol. 115 M. Milot Laïcité dans le Nouveau Monde. Le cas du Québec 181 p., 155 x 240, 2002, PB, ISBN 978-2-503-52205-0 vol. 116 F. Randaxhe, V. Zuber (éd.) Laïcité-démocratie : des relations ambiguës x + 170 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-52176-3 vol. 117 N. Belayche, S. Mimouni (dir.) Les communautés religieuses dans le monde gréco-romain. Essais de définition 351 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-52204-3 vol. 118 S. Lévi La doctrine du sacrifice dans les Brahmanas xvi + 208 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-51534-2 vol. 119 J. R. Armogathe, J.-P. Willaime (éd.) Les mutations contemporaines du religieux viii + 128 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-51428-4 vol. 120 F. Randaxhe L’être amish, entre tradition et modernité 256 p., 155 x 240, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51588-5 vol. 121 S. Fath (dir.) Le protestantisme évangélique. Un christianisme de conversion xii + 379 p., 155 x 240, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51587-8 vol. 122 Alain Le Boulluec (dir.) À la recherche des villes saintes viii + 184 p., 155 x 240, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51589-2 vol. 123 I. Guermeur Les cultes d’Amon hors de Thèbes. Recherches de géographie religieuse xii + 664 p., 38 ill. n&b, 155x240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51427-7 vol. 124 S. Georgoudi, R. Piettre-Koch, F . Schmidt (dir.) La cuisine et l’autel. Les sacrifices en questions dans les sociétés de la Méditérrannée ancienne xviii + 460 p., 23 ill. n&b, 155 x 240. 2005, PB, ISBN 978-2-503-51739-1
314
vol. 125
L. Châtellier, Ph. Martin (dir.) L’écriture du croyant viii + 216 p., 155 x 240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51829-9
vol. 126 (Série “Histoire et prosopographie” n° 1)
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