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French Pages 292 [324] Year 2022
Le roi Salomon au Moyen Âge
BIBLIOTHÈQUE D’HISTOIRE CULTURELLE DU MOYEN ÂGE 22 Collection dirigée par Nicole Bériou et Franco Morenzoni
Le roi Salomon au Moyen Âge Savoirs et représentations
Études réunies par Jean-Patrice Boudet, Jean-Charles Coulon, Philippe Faure et Julien Véronèse
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Illustration de la couverture : Salomon dans la nef merveilleuse, d’après le ms. Paris, BnF, fr. 112 (3), fol. 169ra. Enluminure d’Evrard d’Espinques dans La Queste del SaintGraal, datée de 1470. Ouvrage édité avec la contribution de l’Université d’Orléans (EA 4710, POLEN) et de la Fondation André Vauchez / Balzan
© 2022, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2022/0095/56 ISBN 978-2-503-59319-7 e-ISBN 978-2-503-59333-3 DOI 10.1484/M.BHCMA-EB.5.122436 ISSN 1782-3390 e-ISSN 2295-0397 Printed in the EU on acid-free paper.
jean-patrice boudet
Introduction
Partons de l’image que nous avons choisie pour illustrer la couverture de ce volume. Le texte qu’elle illustre est celui de la Queste del Saint-Graal, un roman arthurien du xiiie siècle dont je citerai la traduction en français moderne qui accompagne l’édition électronique de Christiane Marchello-Nizia : Salomon était si savant qu’il était doté de toutes les connaissances qu’un homme puisse avoir. Il connaissait parfaitement les pouvoirs des pierres précieuses, les vertus des herbes, et si bien le cours des étoiles que personne, excepté Dieu, n’aurait pu mieux le connaître. Et pourtant, toute sa grande intelligence ne put empêcher que la grande habileté de sa femme ne permette à celle-ci de l’abuser assez souvent, à chaque fois qu’elle voulait s’en donner la peine. On ne doit pas s’en étonner car, sans aucun doute, dès qu’une femme veut mettre sa volonté, son cœur et son adresse à quelque chose, aucune intelligence masculine ici-bas ne peut lutter. Et ceci ne commença pas à notre époque mais avec notre première mère1. Salomon s’emporte d’abord contre son agaçante épouse, dont l’identité précise n’est pas révélée, puis se ravise après avoir entendu une voix d’origine divine lui parler ainsi : « Salomon, si d’une femme est venue et vient encore la tristesse de l’homme, ne t’en préoccupe pas. Car viendra une femme qui procurera à l’homme une joie cent fois plus grande que n’est cette tristesse. Et cette femme naîtra de ton lignage. » Après avoir entendu ces paroles, Salomon considéra qu’il était fou d’avoir blâmé sa femme. Alors, il commença à réfléchir aux choses qui lui apparaissaient, dans son sommeil comme dans la veille, afin de savoir s’il pourrait connaître la vérité sur la valeur de son lignage. Il chercha tant et si bien à comprendre que le Saint-Esprit lui montra la venue de la Vierge glorieuse et qu’une voix lui révéla une partie de ce qui devait arriver2.
1 Lyon, 2013, p. 734-735, https://diachronie.org/2016/08/01/queste-del-saint-graal-ed-christianemarchello-nizia/. 2 Ibidem, p. 735. Le roi Salomon au Moyen Âge : Savoirs et représentations, éd. par Jean-Patrice Boudet, Jean-Charles Coulon, Philippe Faure et Julien Véronèse, Turnhout, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 22), p. 5-14 © BREPOLS PUBLISHERS DOI 10.1484/M.BHCMA-EB.5.128992
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L’épouse de Salomon lui conseille alors, « à l’aide de la grande sagesse qui est en vous et de la grande subtilité qui est en moi », de faire construire un navire inexpugnable et d’y placer l’épée du père de Salomon, le roi David, conservée dans le temple de Jérusalem, en la garnissant d’un pommeau en pierres précieuses et d’un baudrier conçu par elle. C’est cette épée merveilleuse que porte notre héros de la main gauche sur l’image de couverture de notre livre, représentant « comment le roy Psalmon fit faire la nef où il mist l’espée de David, son père, qui demoura en la mer jusques à temps que le bon chevalier Galaad y vint », d’après le manuscrit Paris, BnF, fr. 112 (3), où le fol. 169ra comprend une enluminure d’Évrard d’Espinques, datable des environs de 1470-1475. Nous avons choisi cette miniature pour sa beauté et sa simplicité apparente, mais on s’aperçoit vite, à la lecture du texte de la Queste del Saint-Graal, à quel point elle nous plonge en fait dans un univers complexe, celui d’une culture courtoise et chevaleresque dûment christianisée mais où le merveilleux se doit de garder une part de mystère : qui est cette reine subtile, épouse de Salomon ? Une transfiguration de la reine de Saba ? Une sorte de reine Sybille, annonciatrice de l’avènement du Christ ? La nef merveilleuse est-elle une préfiguration de la nef de saint Pierre, à savoir l’Église chrétienne, comme on serait tenté de le supposer ? L’épée de David, portée par Salomon, est-elle la même que celle que donna Celle-qui-jamais-ne-mentit à Galaad ? En tout cas, on voit à l’œuvre dans ce roman arthurien un Salomon à la fois savant et prophète, mais pas si sage que cela, fragile et manipulé par une femme, un Salomon caractéristique de « l’ambiguïté du Livre », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Philippe Buc sur le sens politique des commentaires de la Bible au Moyen Âge central3, voire de la « culture de l’équivoque » chère à Bruno Roy4. Bref, un Salomon ambivalent, susceptible d’intéresser au premier chef les membres d’une équipe d’historiens, de littéraires et d’historiens du droit comme la nôtre, un personnage sur lesquels plusieurs d’entre nous, parmi les médiévistes orléanais, ont déjà travaillé d’une manière synthétique – on peut renvoyer ici à un article de Bernard Ribémont, publié en 20125 –, ou d’une façon plus spécialisée et systématique : on pense en l’occurrence à « Salomon latinus », série de publications des textes de magie attribués au fameux roi d’Israël au Moyen Âge et à l’époque moderne, dont trois volumes sont parus à Florence, au sein de la Micrologus’ Library6 et plusieurs autres sont à paraître. Et on peut penser aussi au séminaire sur « Salomon, roi et magicien » qu’Anna Caiozzo et moi-même avons organisé à l’Université Paris Diderot
3 Ph. Buc, L’ambiguïté du Livre : Prince, pouvoir, et peuple dans les commentaires de la Bible au Moyen Âge, Paris, 1994. 4 B. Roy, Une culture de l’équivoque, Montréal, 1992. 5 B. Ribémont, « Le sage et juste roi Salomon dans la littérature médiévale », dans Le roi, fontaine de justice. Pouvoir justicier et pouvoir royal au Moyen Âge et à la Renaissance, éd. S. Menegaldo et B. Ribémont, Paris, 2012, p. 29-54. 6 J. Véronèse, L’Ars notoria au Moyen Âge. Introduction et édition critique, Florence, 2007 ; Id., L’Almandal et l’Almadel latins au Moyen Âge. Introduction et éditions critiques, Florence, 2012 ; F. Chave-Mahir et J. Véronèse, Rituel d’exorcisme ou manuel de magie ? Le manuscrit Clm 10085 de la Bayerische Staatsbibliothek de Munich (début du xve siècle), Florence, 2015.
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et à Orléans en 2011-2012, séminaire au cours duquel nous avions notamment invité Rachel Milstein – l’éditrice du catalogue de l’exposition sur le sceau de Salomon qui eut lieu à Jérusalem en 1995-1996 –, qui nous avait parlé de « Salomon, roi et magicien dans l’iconographie médiévale orientale ». C’est donc à la fois dans la veine des travaux que certains d’entre nous mènent depuis un bon nombre d’années et dans le cadre de l’axe de recherches du laboratoire POLEN (EA 4710) sur les rapports entre secret et publicité que le Centre d’Études Supérieures sur la Fin du Moyen Âge (CESFiMA) et le pôle « Sciences du Quadrivium » de l’IRHT ont décidé d’organiser en octobre 2018 un colloque international sur « le roi Salomon au Moyen Âge : savoirs et représentations », un sujet qui n’a jamais été traité en tant que tel lors d’une rencontre de ce niveau pour la période qui nous concerne. Ce n’est pas faire injure, en effet, aux rencontres scientifiques consacrées à Salomon dans les années 2000 que de remarquer qu’elles n’ont traité de la période médiévale que d’une façon périphérique7, alors que d’autres travaux se sont concentrés sur les aspects politiques du modèle salomonien dans la longue durée8. Quant à l’essai de synthèse récent de Yaacov Shavit sur la fortune croisée de Salomon, Jésus et Aristote dans les cultures juives et chrétiennes depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque moderne, il s’avère assez décevant9. Au Moyen Âge, en Orient et en Occident, se conjuguent sur cette figure mythique de l’Antiquité qu’est le roi Salomon des aspects variés et parfois contradictoires, touchant aussi bien au secret (magie, mystique nuptiale, connaissance sapientiale, symbolique cosmologique du Temple, etc.) qu’à une diffusion d’idées et de représentations visant à un consensus social et politique, concernant notamment l’idéologie du pouvoir royal et l’exercice de la justice. Dans la lignée de nos travaux préparatoires et des ouvrages d’Allegra Iafrate, publiés en 2015 et 201910, ce volume s’inscrit dans une optique comparative dans la mesure où la place qu’occupe Salomon dans les trois religions du Livre (judaïsme, christianisme, islam) n’a fait, semble-t-il, que croître et embellir durant la période médiévale, dans le cadre d’une symbolique du pouvoir en partie commune et cela malgré bien des traits spécifiques que nous aurons l’occasion d’évoquer. Rappelons d’ailleurs que d’après les savants juifs et chrétiens, Salomon
7 Voir L’image de Salomon. Sources et postérités. Actes du colloque organisé par le Collège de France et la Société Asiatique (Paris, 18-19 mars 2004), éd. J.-L. Bacqué-Grammont et J.-M. Durand, Paris-Louvain-Dudley, 2007 ; The Figure of Solomon in Jewish, Christian and Islamic Tradition. King, Sage, Architect, actes d’un colloque qui s’est tenu à la Faculté de théologie et d’études religieuses de l’université de Leuven en 2009, publiés sous la dir. de J. Verheyden, Leyde-Boston, 2013. Voir aussi Le Roi Salomon, un héritage en question. Hommage à Jacques Vermeylen, éd. J. Lichtert et D. Nocquet, Bruxelles, 2008, qui constitue un point de vue à la fois historique et exégétique de spécialistes de l’Ancien Testament. 8 Voir notamment Y. Le Gall, « Salomon, miroir des princes ? », dans Miroirs. XVe Entretiens de la Garenne Lemot, éd. J. Pigeaud, Rennes, 2011, p. 147-191. Accessible sur https://books.openedition. org/pur/38077?lang=fr. 9 Y. Shavit, An Imaginary Trio : King Solomon, Jesus, and Aristotle, Berlin-Boston, 2020. 10 A. Iafrate, The Wandering Throne of Solomon. Objects and Tales of Kingship in the Medieval Mediterranean, Leyde-Boston, 2015 ; Ead., The Long Life of Magical Objects. A Study in the Solomonic Tradition, University Park (Penns.), 2019.
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est l’auteur de trois livres de la Bible (les Proverbes, l’Ecclésiaste et le Cantique des cantiques), mais que l’attribution au roi d’Israël des livres deutérocanoniques, l’Ecclésiastique et le Livre de la Sagesse, n’est pas retenue dans la Bible hébraïque (et donc par le protestantisme), l’islam, pour sa part (comme le montre la sourate XXVII du Coran), le considérant à la fois comme un prophète et comme un roi omniscient régnant sur les hommes, les animaux et les djinns. Paradigme du roi sage et juste d’après le texte biblique dans le Livre des rois (III Reg. 3, 10-28 et 4, 29-34) et le Livre des proverbes (Prov. 8, 12-21), sans parler du Livre de la sagesse (Sap. 6, 24-26 et 8, 9-15), Salomon représente un modèle à la fois omniprésent et ambivalent pour les souverains de l’Occident médiéval, comme l’a bien montré Gabor Klaniczay11 : la liste des rois européens considérés comme des « nouveaux Salomon » est longue (Charles le Chauve, Alfred le Grand, les empereurs Othon II et Frédéric II, Saint Louis et Alphonse X de Castille au xiiie siècle, le roi Robert de Naples, l’empereur Charles IV12, le roi de France Charles V et le roi d’Angleterre Richard II au xive siècle) mais il y a des contre-exemples, comme le roi Salomon de Hongrie au xie siècle (qui était tout sauf sage…) et il s’avère qu’il n’est pas toujours facile de succéder à un nouveau Salomon sans être pris pour un nouveau Roboam (comme le montre l’exemple de Charles VI, fils de Charles V, ou encore celui de Richard II)13, certains de ces souverains salomoniens s’étant de surcroît montrés plus savants que politiquement habiles et ayant connu, à l’instar de leur modèle antique, une fin de règne difficile : on pense en premier lieu à Alphonse X de Castille. En Orient et dans le monde musulman, l’inventaire des maîtres du pouvoir inspirés par le modèle salomonien risque d’être aussi long à établir que dans l’Occident latin si l’on songe à la place de l’ancien roi d’Israël dans l’imaginaire politique à Byzance, en Perse antéislamique et en terre d’Islam14 : on se contentera ici de mentionner le
11 G. Klaniczay, « The Ambivalent Model of Solomon for Royal Sainthood and Royal Wisdom », dans The Biblical Models of Power and Law (Papers of the International Conference, Bucharest, New Europe College, 2005), éd. I. Biliarsky et R. Paun, Francfort-sur-le-Main et al., 2008, p. 75-92. Voir aussi J.-P. Boudet, « Le modèle du roi sage aux xiiie et xive siècles : Salomon, Alphonse X et Charles V », Revue historique, 310 (2008), p. 545-566, et la synthèse récente de L. Fábián, « The Biblical King Solomon in Representations of Western European Medieval Royalty », dans The Routledge History of Monarchy, éd. E. Woodacre, L. H. S. Dean, C. Jones, R. E. Martin, Z. E. Rohr, Abingdon et al., 2019, p. 54-69. 12 Charles IV de Luxembourg a la particularité, semble-t-il, de passer pour un roi exorciste, un thème salomonien peu exploité par ailleurs en tant que modèle politique. Voir F. Chave-Mahir et J. Véronèse, Rituel d’exorcisme ou manuel de magie ?, p. 74-84 et 165-170 (édition de l’exorcisme qui lui est attribué dans le ms. Munich, BSB, Clm 10085, ca 1400, fol. 10v-14r). 13 Voir J.-P. Boudet, « La chronique attribuée à Jean Juvénal des Ursins, la folie de Charles VI et la légende noire du roi Salomon », dans Une histoire pour un royaume (xiie-xve siècle), Actes du colloque « Corpus regni : politique et histoire à la fin du Moyen Âge », en l’honneur de Colette Beaune, Paris, 2010, p. 299-309 et 543-544, et L. Fábián, « The Biblical King Solomon », p. 65 et 69, n. 102. 14 En l’absence de synthèse commode, voir notamment Z. Khenchelaoui, Le mythe et le culte de Salomon dans l’espace musulman, thèse de doctorat soutenue à l’EHESS sous la dir. de J.-P. Albert, Lille, 1999, et A. Iafrate, The Wandering Throne of Solomon, p. 55-105 (sur Byzance) et 160-214 (sur le monde islamique).
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cérémonial de cour dans le palais impérial de Constantinople et l’adoption explicite du modèle salomonien de la part du souverain sassanide Chosroès II, des enlumineurs du Shāh Nāma de Firdawsī, de l’entourage du premier calife omeyyade de Cordoue ‘Abd al-Raḥmān III, du grand conquérant Saladin, sans parler, au xvie siècle, du sultan Soliman le Magnifique15. Cependant, comme nous le rappelle à sa manière la Queste del Saint-Graal, tout homme a ses faiblesses lorsqu’il est aux prises avec la gent féminine, a fortiori lorsqu’il se croit autorisé par son pouvoir à ne pas mettre de frein à ses désirs. La Bible nous rappelle, en effet, que Salomon fut aussi un souverain dépravé, pourvu de sept cents épouses et de trois cents concubines, femmes qui, au temps de sa vieillesse, détournèrent son cœur pour l’inciter à suivre d’autres dieux et à sombrer dans l’idolâtrie (III Reg. 11, 1-13). D’après le Targoum Qohélet, version araméenne de l’Ecclésiaste qui semble dater des environs de 500 de l’ère commune, nous citons la traduction de Charles Mopsik16, « quand le roi Salomon était assis sur le trône de sa royauté, son cœur s’enorgueillit tandis qu’il se réjouissait de sa richesse, il transgressa le commandement de la Parole du Seigneur et rassembla des chevaux, des chars et de nombreux cavaliers, il accumula argent et or pour se réjouir, il prit femmes parmi des peuples étrangers. La colère du Seigneur se déchaîna donc contre lui, il envoya à son encontre Asmodée, le roi des démons17, qui le chassa de son trône royal. Il lui ôta l’anneau de son doigt en sorte qu’il aille vagabonder et errer dans le monde afin de lui donner une leçon. Il hantait les cités fortifiées de la terre d’Israël, pleurant et suppliant, il disait : ‘Je suis Qohélet [i. e. l’Ecclésiaste] – car son nom avait été Salomon auparavant –, j’étais roi sur Israël à Jérusalem’ ». Dans une version midrashique tardive de ce texte, cette errance dura trois ans et Salomon finit par recouvrer sa royauté, happy end que l’on attend vainement dans ce Targoum. Dans la chrétienté médiévale, le sort de Salomon dans l’au-delà a même fait l’objet d’assez nombreuses spéculations : la glose ordinaire de la Bible, élaborée à Paris au xiie siècle, ne dit nulle part que Salomon a fait pénitence et que Dieu lui a pardonné ses errements, ce qui laisse entendre qu’il pourrait être damné18; le franciscain Nicolas de Lyre, dans ses postilles sur la Bible (vers 1322-1331), garde un silence prudent à ce sujet et brouille les pistes en discutant assez longuement du fait que le chiffre de
15 Sur ce dernier, voir R. Milstein, « King Solomon or Sultan Süleyman ? », dans The Ottoman Middle East. Studies in Honor of Amnon Cohen, éd. E. Ginio et E. Podeh, Leyde-Boston, 2013, p. 15-24. 16 L’Ecclésiaste et son double araméen. Qohélet et son Targoum, trad. Ch. Mopsik, Paris, 1990, p. 37. 17 Asmodée, le « double obscur » de Salomon, qui apparaît pour la première fois dans le Livre de Tobit, 3, 8, et se trouve promu roi des démons dans la littérature rabbinique et en terre d’Islam : voir M. Tardieu, « L’anneau perdu du roi Salomon : conte syriaque de la plaine de Mossoul », dans L’image de Salomon. Sources et postérités, p. 199-208 ; S. Shalev-Eyni, « Solomon, his Demons and Jongleurs : the Meeting of Islamic, Judaic and Christian Culture », Al-Masāq : Islam and the Medieval Mediterranean, 18/2 (2006), p. 145-160. 18 Voir la glose de III Reg., 11, 1, attribuée à Raban Maur : « Salomonem arguit vehementer Scriptura. Nihilque de penitentia eius, vel indulgentia Dei commemorat, forte dicat quis mulieres alienigenas significare Ecclesias de gentibus. Posset hoc fortasse intelligi, si ille propter Salomonem desererent deos suos, cum vero ipse propter eas coluerit deos earum non est quod quid veri boni coniectari queat ».
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sept cents épouses semble peu plausible et que Salomon aurait pu se contenter de soixante-dix, comme l’indique Flavius Josèphe dans ses Antiquités judaïques19. Tout cela laisse le champ ouvert aux légendes, attestées à partir du xiiie siècle et étudiées par Marc Bloch dans un article pionnier publié en 1925, qui évoquent la « vie d’outretombe du roi Salomon », condamné à une sorte de purgatoire personnel jusqu’au Jugement dernier20. À l’inverse, le Coran ne met pas en cause le fait que Salomon a été sauvé par Dieu, alors que le Mi‘rāj Nāma (Le livre de l’Ascension) du xve siècle, développant le thème du « voyage nocturne » de Muḥammad dans les cieux jusqu’au trône divin, le fait figurer, aux côtés de son père David, parmi les prophètes visités par le fondateur de l’islam au cours de la phase céleste de son voyage nocturne21. En outre, plusieurs traités pseudépigraphiques grecs des premiers siècles de notre ère, dont le plus célèbre est le Testament de Salomon (daté le plus souvent du ive siècle par les spécialistes mais conservé surtout dans des manuscrits très tardifs, du xve au xviiie siècle)22, ainsi que la tradition juive rapportée par Flavius Josèphe et abondamment exploitée dans l’Occident médiéval – notamment à partir du xiie siècle, par le biais de l’Historia scholastica de Pierre le Mangeur –, ont fait du grand souverain d’Israël un roi exorciste et magicien, capable de contraindre les démons à lui obéir23. Salomon joue également un rôle fondamental dans la littérature magique byzantine, copte et arabo-musulmane, certains spécimens grecs, comme l’Hygromanteia Salomonis, ou arabes, tel l’Almandal, ayant été au moins partiellement traduits ou adaptés en latin à partir du xiie siècle24. À l’instar d’Hermès et d’Aristote, Salomon est donc l’un des grands héros emblématiques du vaste mouvement de transfert culturel entre l’Orient et l’Occident qu’a connu la seconde moitié du Moyen Âge. L’un des objectifs de notre livre est donc de tenter de retracer, à nouveaux frais, certains des principaux aspects de ce transfert culturel, en tenant compte des acquis
19 Biblia, cum postillis Nicolai de Lyra, éd. Nuremberg, A. Koberger, 1485, vol. I, fol. l5rb. Sur Salomon chez Nicolas de Lyre, voir notamment Ph. Buc, « The Book of Kings : Nicholas of Lyra’s Mirror of Princes », dans Nicholas of Lyra. The Senses of Scripture, éd. Ph. D. W. Krey et L. Smith, Leyde-Boston-Cologne, 2000, p. 83-109 (notamment p. 94-97). 20 M. Bloch, « La vie d’outre-tombe du roi Salomon », article de 1925 réimpr. dans Id., Mélanges historiques, Paris, 1963, t. II, p. 920-938. 21 Mirâj Nâmeh. Le voyage merveilleux du Prophète, Paris, Bibliothèque Nationale, manuscrit Supplément turc 190, présenté et commenté par M.-R. Séguy, Paris, 1977, planche 17, fol. 19r. 22 Voir notamment P. A. Torijano, Solomon The Esoteric King : From King to Magus, Development of a Tradition, Leyde-Boston-Cologne, 2002 ; T. E. Klutz, Rewriting the Testament of Solomon. Tradition, Conflict and Identity in a Late Antique Pseudepigraphon, Londres-New York, 2005 ; P. Busch, Das Testament Salomos : die älteste christliche Dämonologie, kommentiert und in Deutscher Erstübersetzung, Berlin-New York, 2006. 23 Asmodée, le roi des démons dont il est question dans le Talmud de Babylone et dans le Targoum Qohélet cité plus haut, apparaît ainsi dans le Testament et dans les catalogues de démons latins du Moyen Âge tardif et de la Renaissance, attribués à Salomon et à saint Cyprien d’Antioche. 24 Voir les mises au point de J. Véronèse, « La transmission groupée des textes de magie ‘salomonienne’ de l’Antiquité au Moyen Âge. Bilan historiographique, inconnues et pistes de recherche », dans L’Antiquité tardive dans les collections médiévales : textes et représentations, vie-xive siècle, éd. S. Gioanni et B. Grévin, Rome, 2008, p. 193-223, et « Solomonic Magic », dans The Routledge History of Medieval Magic, éd. S. Page et C. Rider, Londres-New York, 2019, p. 187-200.
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les plus récents de la recherche dans les domaines de l’histoire de la spiritualité et de la magie, de l’art, ainsi que de l’histoire littéraire. Mais il ne s’agit pas de parler uniquement de diffusion, de transmission, d’influences éventuellement réciproques entre les savoirs et les pouvoirs au sein d’un Moyen Âge méditerranéen élargi, mais aussi de goûter au plaisir de certains textes en eux-mêmes25. Aussi l’on achèvera ce propos liminaire par un exemplum, par une sorte de version orientale du fameux jugement de Salomon, telle qu’elle est rapportée dans le Ghāzān Nāma, récit du règne du souverain mongol ilkhanide Ghāzān (r. 1295-1304), qui prétend citer ce qu’aurait dit pour sa défense son illustre prisonnier, Bāydū, cousin et rival de Ghāzān, au général en chef de ce dernier, Nowrūz, après la prise de Tabrīz en 1295 : Un moustique s’enfuit un jour chercher justice Auprès de Soleymān en se plaignant du vent. Il se lamenta en poussant de hauts cris contre le vent, Disant que celui-ci avait commis plus d’une exaction à son endroit. Soleymān, le roi des génies [i. e. des djinns], des humains et des anges, Entendant le moustique réclamer ainsi son arbitrage, Édicta un ordre en manière de jugement. Il fit signe de mander le vent pour le traduire en justice. Lorsque le vent pénétra brusquement de l’extérieur, Le moustique disparut avec son armée ; Tous furent immédiatement dispersés par le vent. Que personne ne se voie dispenser ainsi la justice ! Ils partirent de tous côtés, [chassés] par ce vent violent, Les uns [jusqu’]en Russie, les autres [jusqu’]en Inde ; De tous ceux qui étaient ainsi dispersés parvint la complainte du soir Jusqu’aux oreilles de Soleymān, la paix soit sur lui. Le roi des démons et des anges dit alors : « Nul n’a jamais vu un arbitrage de la sorte26 ». Un beau texte, certes, mais dont la leçon semble bien énigmatique et tout à fait opposée à la leçon du texte biblique. Mais il faut savoir, d’une part, que selon la sourate XXXIV (v. 12) du Coran, Dieu a « soumis le vent à Salomon : celui du matin soufflait durant un mois ; celui du soir soufflait durant un mois », et d’autre part que l’épisode se situe quelques mois seulement après la conversion à l’islam de Ghāzān, conversion qui allait changer l’équilibre géopolitique du monde. Là, on commence à deviner l’enjeu potentiel de cette affaire. À court terme, cependant, l’exemplum ne fit qu’accélérer l’exécution de son auteur putatif, l’infortuné Bāydū…
25 Le livre récent de Cl. Lecouteux, Histoire légendaire du roi Salomon, Paris, 2020, constitue à cet égard un beau florilège de textes de toute provenance. 26 Traduction française de ce texte par A. S. Melikian-Chirvani, « Salomon roi du monde en sa demeure iranienne », dans L’image de Salomon. Sources et postérités, p. 97-120 (p. 101).
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Notre livre s’articule en deux parties. La première est consacrée à la sagesse de Salomon et aux savoirs exceptionnels qu’on lui a attribués au Moyen Âge. Pierre Lory remarque que d’après le Coran, un surplus de sagesse semble avoir été accordé par Dieu à Salomon par rapport à son père David. Dans la sourate XXVII, « Les fourmis », Salomon se voit même attribuer la compréhension du langage des oiseaux (v. 16) et des armées composées de djinns, d’humains et d’oiseaux (v. 17). Plusieurs commentateurs médiévaux du texte coranique tentent d’expliquer ces versets et les suivants en observant que les animaux occupent une certaine place dans la transmission du message divin. La sourate XXXVIII, v. 30-36, malgré sa complexité, va dans un sens analogue, insistant sur la soumission des animaux au pouvoir discrétionnaire de Salomon, qui « exerce sur le monde animal le même rapport que Dieu à l’égard des hommes ». Avec les deux études de Danielle Buschinger et de Roy Rosenstein, Salomon garde son statut de roi sage, auteur du livre des Proverbes, mais descend de son piédestal. Danielle Buschinger évoque les différents aspects de sa légende dans la littérature médiévale allemande. Entre le poème Das Lob Salomons des environs de l’an mil et le Prosa-Lancelot, traduction du Lancelot en prose française du xiiie siècle, Salomon reste un parangon de sagesse mais aussi un personnage assez équivoque, à la fois inspirateur du temple du Graal (dans le Nouveau Titurel) et vaincu par l’amour (dans le Parzifal), alors que le texte allemand du poème épique Salman et Morolf, daté d’une manière incertaine du xiie siècle, semble remonter à une légende hébraïque de Salomon qui serait passée en Occident par l’intermédiaire de Byzance. Il existait par ailleurs en latin, peut-être dès le ixe siècle, un dialogue attribué à Salomon et à un rustre malicieux du nom de Marcolfus, dialogue qui semble avoir été accolé dans le courant du xiie siècle à une mise en forme dialoguée d’énoncés proverbiaux parodiant le texte biblique. Dans la principale version latine conservée, Marcolfus se présente comme un follus qui commence par opposer à la généalogie du roi d’Israël, composée de douze patriarches, celle de douze rustici, et la sagesse de Salomon est très vite tournée en ridicule par le bon sens paysan et la verve grossière de Marcolfus. Les valeurs médiévales d’honneur, de prouesse, de courtoisie et de largesse, évoquées par le roi, sont mises à mal par un contre-texte parodique, qui a sans doute séduit un public de clercs, puis de laïcs, notamment en terre d’Empire, Roy Rosenstein étudiant l’adaptation française du début du xiiie siècle. La version latine de Salomon et Marcolfus est conservée dans au moins 23 manuscrits d’origine germanique27, mais le succès du dialogue a été brusquement décuplé avec l’avènement de l’imprimerie puisque l’on en conserve une quarantaine d’éditions incunables, dont une trentaine en latin, onze en allemand et une en anglais28.
27 Voir https://www.arlima.net/qt/salomon_et_marcolfus.html. 28 Voir l’Incunabula Short Title Catalogue, consultable sur le site internet de la British Library, no is00094000 et suiv. L’édition de référence du texte latin est celle de J. M. Ziolkowski, Solomon and Marcolf, Cambridge (Mass.)-Londres, 2008. Une édition électronique de ce texte et de la version en moyen anglais, effectuée par N. M. Bradbury et S. Bradbury en 2012, est disponible sur https://d.lib.rochester.edu/teams/text/bradbury-solomon-and-marcolf.
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Les contributions de Jean-Charles Coulon, Julien Véronèse et Emma Abate portent sur les savoirs secrets de Salomon en tant que magicien et exorciste dans les trois religions du Livre. En terre d’islam et dans le prolongement du texte coranique, Salomon est une autorité majeure qui cautionne la « voie louable » de la magie car il est réputé avoir asservi les djinns et les démons à de bonnes fins et constituer le modèle indépassable des rituels d’exorcisme ou de conjuration. Dans les traités de sciences occultes du monde arabo-musulman, examinés par Jean-Charles Coulon, le sceau et le tapis de Salomon sont les attributs les plus célèbres qui « mettent en scène les enjeux du pouvoir, magique comme politique ». L’attribution à Salomon de textes de magie et de médecine se prolonge d’ailleurs en Espagne aux xve et xvie siècles, au sein des populations mudéjares et morisques29, et jusqu’à nos jours dans le monde arabe, à l’instar de ce que l’on peut observer en Occident. Julien Véronèse fait le point sur la figure de Salomon exorciste et magicien dans l’Europe médiévale. En partant d’un examen de la littérature exégétique, théologique et liturgique latine sur l’exorcisme, il montre la nette inflexion du discours qui s’opère à partir de la fin du xiie et surtout au xiiie siècle, sous l’influence probable des traditions magiques attribuées au roi hébreu, dont il dresse un portrait très complet, avant d’examiner à nouveaux frais la question des rapports entretenus entre les formulaires ecclésiastiques d’exorcisme et la littérature magique salomonienne à la fin du Moyen Âge. Emma Abate publie, traduit et étudie un texte conservé dans le manuscrit hébreu 765 de la Bibliothèque nationale de France (xve siècle), où chaque heure nocturne de la semaine (en dehors du jour du shabbat) est gouvernée par un démon à qui est attribuée une ou plusieurs fonction(s) spécifique(s) et qu’il s’agit de conjurer. Elle montre qu’un opuscule analogue a été édité au xviie siècle par l’érudit jésuite Athanasius Kircher et compare cette sorte de catalogue de démons avec les traités tardo-antiques que sont les Sifre ha-Razim (« Livres des mystères »), le Testament et l’Hygromanteia attribués à Salomon. D’autres comparaisons pourraient sans doute être faites mais dans le contexte d’élaboration de ce manuscrit hébreu, c’est un kabbaliste qui est susceptible d’être seul capable d’utiliser un tel texte, un « héritier de techniques ésotériques anciennes, au carrefour des cultures, héros des mondes de l’invisible ». La seconde partie de notre livre est consacrée au souverain bâtisseur que fut Salomon, à la symbolique du Temple et à l’évolution de la figure salomonienne dans l’iconographie médiévale. Kristina Mitalaité étudie le traité De templo Salomonis de Bède le Vénérable, composé vers 731, et son influence sur les auteurs carolingiens Théodulf d’Orléans, Claude de Turin, Agobard de Lyon et Raban Maur. Aucun de ces auteurs ne s’intéresse en fait à la personne de Salomon, qui disparaît derrière
29 Voir notamment J. Albarracín Navarro et J. Martínez Ruiz, Medicina, farmacopea y magia en el « Misceláneo de Salomón » (Texto árabe, traducción, glosas aljamiadas, estudio y glosario), Grenade, 1987 ; B. Ruiz-Bejarano, « La figura de Suleyman (Salomón) entre los moriscos : de profeta a conjurator de demonios », dans Las minorías : Ciencia y religión, magia y superstición en España y América (siglos XV al XVII), éd. R. Amrán, Santa Barbara, 2015, p. 147-156.
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son œuvre fondatrice, partie essentielle de la Maison de Dieu. L’interprétation iconographique de Guylène Hidrio montre comment, entre le haut Moyen Âge et le xiie siècle, le Temple est devenu le symbole de l’Église et Salomon une préfiguration du Christ, Sagesse véritable. Celle de Philippe Faure pousse l’enquête jusqu’au xive siècle et analyse comment le roi hébreu s’affirme encore davantage « comme figure du Christ, à la fois sage, bâtisseur, époux et juge, dans une perspective eschatologique qui s’accomplit avec le jugement dernier et l’élévation de l’Église auprès de Dieu ». L’étude d’Allegra Iafrate prend comme point de départ un texte dont Philippe Faure commente également l’iconographie, le Speculum humanae salvationis (début du xive siècle), qui, en se fondant sur l’Historia scholastica de Pierre le Mangeur, montre Salomon en compagnie d’un oiseau qui libère son poussin emprisonné dans un vase étroit en vertu du sang d’un mystérieux animal (représenté à la fois comme un serpent, un ver ou un dragon) qu’il tient dans son bec. Cet animal, appelé shamir dans les textes, n’a jamais été identifié d’une façon précise par l’historiographie positiviste, mais, selon les sources, il a emprunté des caractéristiques spécifiques appartenant à la fois au monde minéral, végétal et animal. Une telle ambiguïté s’est traduite par un effort exégétique constant et l’histoire du shamir et de ses métamorphoses est le fruit d’échanges incessants entre Orient et Occident ; à ce titre, elle fait figure de cas exemplaire d’un processus qui enrichit la tradition vétérotestamentaire salomonienne à l’aide d’éléments nouveaux. Christian Heck revient, quant à lui, sur le problème posé par l’idolâtrie de Salomon, qui n’est pas un épisode secondaire de sa vie mais un thème important, largement traité dans l’iconographie européenne à partir du xiiie siècle, notamment au xve et au début du xvie siècle, en lien avec celui du pouvoir des femmes. Salomon, à l’instar d’Aristote, est ainsi devenu l’objet de représentations satiriques, à un moment où les différentes versions de Salomon et Marcolfus, parfois illustrées dans les éditions incunables, connaissent leur plus grand succès. Point de satire au contraire dans l’iconographie salomonienne en Orient et dans les miniatures saljoukides et persanes, examinées par Anna Caiozzo. Roi et magicien, sage et puissant, Salomon est néanmoins humain et mortel. Et lorsqu’il est question d’idolâtrie dans ces images, c’est de celle de l’une de ses épouses dont il s’agit… Mais au xvie siècle, au temps de Soliman le Magnifique, le sultan éponyme, de ses rivaux safavides et des Moghols, le mythe de Salomon est à son apogée. Hugues Berton et Christelle Imbert, enfin, examinent la fortune du roi hébreu en tant que figure tutélaire du compagnonnage et de la franc-maçonnerie, en partant des Old Charges anglais des environs de 1400 et en débouchant sur les légendes salomoniennes dans les grades maçonniques rédigés au xviiie siècle, dont certains motifs se situent dans le droit fil de l’imaginaire médiéval. Ainsi s’achève notre livre sur les savoirs et les représentations du grand roi hébreu au Moyen Âge, en un temps où ceux et celles qui se sont réfugiés dans la « Nef de Salomon » – pour reprendre le nom d’une association et d’une maison d’édition spécialisée en études ésotériques et compagnonniques30 – ne se portent pas mieux, on peut le craindre, que le reste de l’humanité. 30 http://compagnonnage.info/ressources/catalogue.htm
Salomon, sa sagesse et ses savoirs secrets
pierre lory
Salomon et le monde animal dans le Coran
Les pages qui suivent voudraient retracer quelques voies de l’exégèse coranique concernant le roi Salomon selon les lectures les plus acceptées en milieu sunnite. Les ouvrages étudiés ici (les tafsīrs) se rapportent donc à un texte précis, celui du Coran ; ils mettent en œuvre des modes d’exégèse particuliers, cherchant à discerner comment les versets coraniques peuvent accompagner une vision du monde, éclairer le dogme, étayer une morale. La figure de Salomon illustre donc ici une anthropologie et des valeurs islamiques sunnites. Salomon est une figure singulière dans le Coran. La Tradition musulmane le considère comme un « prophète », mais plus précisément comme un « prophète-roi », tout comme son père David. Salomon n’a pas délivré de nouvelle Loi, comme l’avait fait Moïse. Il ne semble avoir transmis aucun enseignement religieux. Il a exercé les fonctions de monarque et de chef de guerre1. Ce profil est à noter, car Muḥammad devint lui aussi chef d’un État et de corps d’armée, et le parallèle entre les deux hommes est évoqué implicitement, et parfois explicitement. Non seulement Salomon fut roi, mais Dieu lui accorda, à sa demande, une royauté plus brillante qu’aucune de celles qui succèderont2. Et plus encore, Dieu lui donna un pouvoir pour ainsi dire cosmique : il reçut la maîtrise sur les vents3, et surtout maîtrise sur le monde des djinns et des démons (shayṭāns)4. L’important ici est de relever combien Salomon se distingue nettement des autres prophètes ou personnages de l’histoire sacrale islamique. Il apparaît comme un personnage d’un rang tout à fait exceptionnel, alliant
1 « Et ses armées de djinns, d’hommes et d’oiseaux, furent rassemblées pour Salomon et elles furent placées en rangs » (Coran, XXVII, 17). 2 Coran, XXXVIII, 35 : « [Salomon] dit : ‘Seigneur, pardonne-moi et fais-moi don d’un royaume tel que nul après moi n’aura de pareil. C’est Toi le grand Donateur’. (36) Nous lui assujettîmes alors le vent qui, par son ordre, soufflait modérément partout où il voulait. (37) De même que les démons, bâtisseurs et plongeurs de toutes sortes. (38) Et d’autres encore, attachés par paires dans des chaînes. » 3 « Et [Nous avons soumis] à Salomon le vent violent qui, par son ordre, se dirigea vers la terre que Nous avions bénie » (Coran, XXI, 81 ; voir également XXXIV, 12 et XXXVIII, 36 ; supra, note 2). 4 « Et parmi les djinns il y en a qui travaillaient sous ses ordres, par permission de son Seigneur. Quiconque d’entre eux, cependant, déviait de notre ordre, Nous lui faisions goûter le châtiment de la fournaise » (Coran, XXXIV, 12-13 ; et voir également XXI, 82 ; II, 102 et XXXVIII, 37 ; supra, note 2). Le roi Salomon au Moyen Âge : Savoirs et représentations, éd. par Jean-Patrice Boudet, Jean-Charles Coulon, Philippe Faure et Julien Véronèse, Turnhout, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 22), p. 17-29 © BREPOLS PUBLISHERS DOI 10.1484/M.BHCMA-EB.5.128993
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pouvoir temporel, autorité spirituelle et domination thaumaturgique d’une façon plus complète que ne l’ont assumée les autres grands prophètes, y compris Muḥammad. Salomon devint un monarque inspiré par Dieu pour gouverner le bas-monde, en quelque sorte comme son délégué direct (khalīfa). Les antécédents juifs notamment, mais aussi iraniens des récits salomoniens en islam sont d’une extrême complexité. Comme nous nous intéressons ici à la lecture musulmane sunnite de ces narrations, nous ne les aborderons pas ici, et ne pouvons que renvoyer à la bibliographie savante5. Notre attention se portera plus précisément sur les rapports entre le roi Salomon et le monde animal. Nous avons ici à nuancer un peu ce qui précède : la fonction prophétique et royale de Salomon n’est pas un fait complètement isolé, elle semble liée de quelque manière à celle de David. Tous les deux furent rois, tous les deux furent sages. Un surplus de sagesse semble avoir été accordé à Salomon ; c’est du moins ce que proposent les exégèses des versets XXI, 78-79 sur la résolution d’un conflit entre agriculteurs et bergers « Et David, et Salomon, quand ils eurent à juger au sujet d’un champ cultivé où des moutons appartenant à une peuplade étaient allés paître, la nuit. Et Nous étions témoin de leur jugement. Nous la fîmes comprendre à Salomon […]6 ». David était néanmoins doté d’un talent, d’un pouvoir exceptionnel accordé par Dieu, celui d’entraîner à la louange l’ensemble de la création : « […] Nous avons contraint les montagnes à [Nous] glorifier, avec David, ainsi que les oiseaux, et ce fut notre action7. » La louange des montagnes et des oiseaux accompagnant David est mentionnée dans d’autres versets d’ailleurs8. David aurait donc possédé lui aussi un ascendant sur des éléments de la nature – et d’une nature qui semble de quelque manière consciente et pensante. Car malgré les silences de nombreux commentateurs9 – sur cette question, et les arguments d’évitement d’autres10 –, la « louange » des oiseaux implique bel et bien une forme de langage chez des animaux, et donc l’expression d’une pensée. L’exégèse est embarrassée s’agissant de comparer cette pensée à la raison humaine. Le théologien et commentateur du Coran Fakhr al-Dīn al-Rāzī (m. 1210), figure majeure de l’exégèse coranique sunnite, rapporte plusieurs
5 Une synthèse et une bibliographie dans J. Walker et P. Fenton, art. « Sulaymān » dans Encyclopédie de l’Islam, Leyde, 1998, 2e éd., vol. 9, p. 857-858. A. Iafrate, The Wandering Throne of Solomon, Leyde, 2015, chap. 4 « The Throne of Solomon in the Islamic World », p. 160-162. Pour une synthèse de la recherche contemporaine sur les origines de ce récit, on peut désormais consulter J. Van Reeth, « Sourate 27 al-Naml (les Fourmis) », dans Le Coran des Historiens, éd. M. A. Amir-Moezzi et G. Dye, Paris, 2019, vol. 3, p. 989-1006. 6 Il s’agit d’un écho probable de la parabole de Nathan, mais transformée. Les exégètes fournissent toute une narration pour expliquer le verset, lui-même très elliptique. 7 Coran, XXI, 79. Formulation qui évoque le Psaume 98 (97) 7-10 ; ou encore Is. XLIX 13 (« Cieux, criez de joie, terre, jubile ! Montagnes, éclatez en cris joyeux ! »). 8 Coran, XXXIV, 10 ; XXXVIII, 19 ; XXVII, 16 et 26. 9 Dont notamment le grand al-Ṭabarī (m. 923), auteur d’un commentaire coranique d’une richesse extrême, et qui est une référence majeure pour les traditions anciennes expliquant les versets coraniques. 10 De nombreux exégètes voient ainsi l’existence même des montagnes et des oiseaux comme une parole de louange, que Dieu s’adresserait en quelque sorte à Lui-même.
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interprétations. Visiblement, il estime que ces versets font allusion à un événement ponctuel s’étant produit à l’époque de David, et n’envisage pas une disposition à la louange permanente des montagnes ou des oiseaux ; ce faisant, il diminue du même coup la portée du message coranique à la mention d’un miracle unique. La question théologique est évidemment bien délicate. Fakhr al-Dīn al-Rāzī cite l’avis des théologiens rationalistes mu‘tazilites11 qui professent qu’une montagne ne peut parler d’elle-même car elle n’est pas vivante. Si c’est Dieu qui parle à travers elle, on ne peut pas dire que cette montagne énonce, loue, etc., puisqu’elle n’est alors que le support (maḥall) de la parole divine. Donc, on ne peut pas lire le verset XXI, 79 selon le sens simplement littéral ; et il ne faut pas comprendre que les montagnes « glorifient » (Dieu), mais qu’« elles obéissent » (à Dieu). Fakhr al-Dīn al-Rāzī rapporte également les commentaires d’autres exégètes qui ne s’aventurent pas dans la théologie spéculative, mais qui se bornent à proposer que les montagnes louassent Dieu « avec » David ; ou en réponse à sa louange ; ou pour encourager David lorsqu’il faiblissait, lorsqu’il subissait un moment de tiédeur. Aucune interprétation n’est ajoutée alors à ces paraphrases malgré tout assez problématiques des versets coraniques12. S’agissant des oiseaux, il est toutefois admis qu’ils peuvent parler de quelque manière : il est en effet question de la compréhension du « langage des oiseaux » à propos de Salomon13, comme nous le verrons. Fakhr al-Dīn al-Rāzī oppose en effet la montagne minérale à l’oiseau qui est un animal parlant (ḥayawān nāṭiq). Fakhr al-Dīn al-Rāzī précise simplement que le consensus de la communauté musulmane est que les seules créatures responsables juridiquement devant Dieu (mukallafūn) sont les anges, les hommes et les djinns, et que les animaux n’ont pas l’intelligence pour arriver à ce niveau de la conscience. Ils sont comme les enfants à qui il faut tout ordonner et interdire. La louange des oiseaux serait selon lui comparable à celle d’un jeune enfant ; à moins d’y voir un simple signe de la puissance divine, ce qui rejoint alors la prière des montagnes. Nous reviendrons sur cette distinction décisive entre une glorification de Dieu réfléchie et décidée, d’une louange en quelque sorte spontanée, assimilée à celle des jeunes enfants. Les oiseaux accomplissent en tout cas une forme d’adoration consciente. Ici, cet acte de louange a lieu par l’entremise du roi-prophète David, comme si c’était lui le catalyseur d’une forme de liturgie cosmique. Le point doit être souligné, il révèle déjà le rapport entre l’homme de Dieu et les animaux dans l’harmonie du monde créé. Cette idée est développée dans certains commentaires mystiques, qui rajoutent une touche propre à ces spéculations. L’exégète de tendance mystique al-Sulamī (m. 1021) cite à propos de ce verset Muḥammad ibn ‘Alī al-Tirmidhī (fin ixe siècle) pour qui les montagnes sont « la consolation des attristés14 ». En effet, les montagnes ne contiennent rien de fabrication humaine, elles sont telles que le Créateur les a faites, sans changement ni altération : elles transmettent en quelque 11 Les mu‘tazilites étaient méfiants à l’égard des interprétations surnaturelles, merveilleuses. Fakhr al-Dīn al-Rāzī s’oppose souvent à eux, mais avec nuance, car il entend sauvegarder la compréhension littérale des versets. 12 Mafātīḥ al-ghayb, Beyrouth, 1990, vol. 22, p. 168-176. 13 Coran, XXVII, 16. 14 Al-Sulamī, Ḥaqā’iq al-tafsīr, Beyrouth, 2000, vol. 2, p. 9.
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sorte quelque chose de la présence immédiate du Créateur. Implicitement, cela suggère que les animaux, eux, représentent déjà une médiation consciente. Selon le commentateur mystique al-Qushayrī (m. 1072), les montagnes ont été soumises pour aider David à rendre louange15. Selon les traditions rapportées à ce sujet, David parcourait les montagnes, et les montagnes et les oiseaux lui répondaient. Nous avons donc ici une sorte de dimension liturgique de la louange davidique, où les créatures viennent comme en aide, en appoint à la prière humaine – du moins à celle du prophète ou du saint.
Salomon et le langage animal Ces remarques sur le chant de David avec les montagnes et les oiseaux nous permettent de mieux appréhender ce qui sera dit de Salomon. Venons-en aux passages principaux qui nous occupent ici. Le premier texte concerne l’échange du roi Salomon avec les fourmis, rapporté dans la sourate du même nom, al-Naml (« les Fourmis ») : « Salomon hérita de David et dit : ‘Ô hommes ! On nous a enseigné le langage des oiseaux, et, en toute chose, nous avons été comblés. En vérité, c’est là certes une faveur évidente !’ Les armées de Salomon formées de djinns, d’humains et d’oiseaux furent rassemblées devant lui, divisées en groupes. Quand enfin elles arrivèrent à la vallée des fourmis, une fourmi dit : ‘Ô fourmis, entrez dans vos demeures [de peur] que Salomon et ses armées ne vous écrasent sans s’en rendre compte !’ À ces paroles, Salomon sourit et dit : ‘Seigneur ! Permets-moi de Te remercier du bienfait dont Tu m’as fait don ainsi que mes parents ; et d’accomplir des œuvres bonnes que Tu agrées ; et fais-moi entrer en ta miséricorde, parmi tes vertueux serviteurs !’16 ». Ce récit fait écho à des antécédents juifs17. Ces références anciennes sont complètement ignorées par l’exégèse musulmane. Celle-ci se borne à donner des détails sur l’événement. Pour certains commentateurs, Salomon n’avait reçu que la connaissance de la langue des oiseaux, mais il avait ici rencontré des fourmis ailées, assimilées à cette espèce. Pour une majorité toutefois, Salomon avait reçu la connaissance de la langue des animaux en général, dont celle des oiseaux en particulier18. Il partit en guerre contre la ville de Damas, et devait traverser la « Vallée des Fourmis », précisément localisée. Nous passerons sur les nombreux détails de ce récit légendaire, et notamment de l’échange « verbal » qui eut lieu entre Salomon et la fourmi qui avait pris la parole. En revanche, il est important pour nous de noter : 1) que Salomon se réjouit de savoir que la fourmi reconnaissait en lui un roi juste, qui ne nuit pas volontairement. Ceci implique chez la fourmi une connaissance des choses de la religion qui rejoint l’essentiel de ce qui est demandé aux humains ; 2) que l’événement a été ponctuel et localisé. Du coup, il n’est pas généralisable
15 Al-Qushayrī, Laṭā’if al-ishārāt, Le Caire, 1981, vol. 2, p. 512. 16 Coran, XXVII, 16-19. 17 Voir supra, note 5. 18 C’est l’avis de l’exégète ancien Muqātil ibn Sulaymān (m. 767), Tafsīr, Beyrouth, 2003, vol. 2, p. 471.
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aux fourmis des autres temps et des autres lieux. On constate donc que l’exégèse s’empresse d’isoler la question de la raison animale, de la renvoyer à l’exceptionnel, au miraculeux ; mais cela n’est possible qu’au moyen de références extra-coraniques. Cette attitude de grande prudence est reflétée chez al-Ṭabarī, qui résume brièvement ces données sur les fourmis, sans fournir le moindre commentaire sur la parole de la fourmi, ni sur l’échange verbal entre elle et Salomon19. Sur cette question du langage animal, c’est encore Fakhr al-Dīn al-Rāzī qui est le plus disert. Il est de l’avis que la « langue des oiseaux » fait partie de l’héritage de Salomon, donc qu’il l’a reçue de David tout comme le royaume20. Ce qui suggère que la royauté impliquait un charisme, un pouvoir assez vaste, pas seulement militaire. Que signifie « langage » des oiseaux ? Fakhr al-Dīn al-Rāzī rappelle les termes du débat : pour les uns, Salomon n’aurait parlé que la langue des oiseaux, pas des autres animaux, étant entendu que les fourmis auraient des ailes et y sont donc assimilées. Pour d’autres, le terme « langage » (manṭiq) peut correspondre à une expression sonore non verbale (min ghayr kalām). Fakhr al-Dīn al-Rāzī cite le cadi andalou Ibn al-‘Arabī, selon qui Salomon connaissait la langue de tout ce qui ne parle pas, y compris les plantes : celles-ci lui disaient en quoi elles sont utiles ou nuisibles. On conçoit donc que la communication puisse être encore plus développée avec les animaux. Mais cette communication suppose bien sûr une grâce, un don divin – puisque la plupart des humains sont incapables de l’établir comme le faisait Salomon. L’exégète persan de tendance mystique Rashīd al-Dīn Maybodī (xie-xiie siècle) rappelle lui aussi le débat quant à savoir si un langage peut être non articulé (bī ḥorūf) ou non. Il s’interroge sur le cas des perroquets – se demande si Dieu a ponctuellement créé un langage dans les oiseaux pour accomplir un miracle par Salomon21. Il cite les traditions où Salomon – et également al-Ḥasan ibn ‘Alī, le petit-fils du Prophète, selon un autre récit – se fait le traducteur du chant des différentes sortes d’oiseaux, qui correspondent à autant de louanges et de prières de type coranique. Que les animaux se consacrent à la louange de Dieu est illustré par de nombreux récits rapportés par les exégètes. Le grand exégète et juriste al-Qurṭubī (m. 1273) se pose des questions fort concrètes. Comment Salomon a-t-il entendu la voix de la fourmi ? Il aurait reçu le don d’écouter par le vent ; ou bien la fourmi était grosse et avait la forme d’un loup, ou d’une brebis22. Al-Qurṭubī rapporte l’entretien supposé entre Salomon et la fourmi. Ce passage montre à l’évidence que cette fourmi avait de l’intelligence et même de la sagesse ; il est probable selon al-Qurṭubī que les animaux comprennent qu’ils sont créés, que Dieu est un – mais que les hommes sont incapables de les comprendre. D’ailleurs, al-Qurṭubī mentionne toute une série de « traductions » de paroles d’oiseaux que Salomon fit devant sa cour, dans la ligne des traditions extra-coraniques (qiṣaṣ al-anbiyā’)23. On peut en conclure que les oiseaux
19 Al-Ṭabarī, Jāmi‘ al-bayān, Le Caire, 1968, vol. 19, p. 141-143. 20 Fakhr al-Dīn al-Rāzī, Mafātīḥ al-ghayb, Beyrouth, 1990, vol. 24, p. 159. 21 Rashīd al-Dīn Maybodī, Kashf al-asrār, Téhéran, 2004, vol. 7, p. 189. 22 Al-Qurṭubī, al-Jāmi‘ li-aḥkām al-Qur’ān, Beyrouth, 1993, vol. 13, p. 114. 23 Ibidem, vol. 13, p. 110.
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ont un profond sens moral et religieux, qu’ils n’arrêtent pas d’avertir les hommes, de réciter des versets coraniques même – donc de relayer le message prophétique. Tous les animaux répètent donc le message divin, ils profèrent même une sorte de récitation cosmique. C’est pour cela, poursuit al-Qurṭubī, que Muḥammad aurait interdit de tuer la pie-grièche (ṣurad) et l’hirondelle. Cette dernière récite la première des sourates, la Fātiḥa – et a été envoyée par Dieu à Adam pour le consoler du Paradis, selon un hadith. Un traditionniste faisant autorité comme Abū Dāwūd (m. 888) cite le hadith selon Ibn ‘Abbās24 disant que le Prophète aurait interdit de tuer la huppe, le ṣurad, la fourmi et l’abeille25. Al-Qurṭubī cite encore d’autres textes concernant la fourmi, et pose la question juridique et morale : quand, comment peut-on tuer un animal qui peut être nuisible ? Finalement, où commence le langage, selon le courant majoritaire dans l’exégèse ? Fakhr al-Dīn al-Rāzī cite un linguiste et exégète faisant autorité, al-Zamakhsharī (m. 1044) pour qui le langage (manṭiq) correspond à tout son émis isolément ou composé, donnant un sens (mufīd) ou non26. Les Arabes disent : la colombe « parle », naṭaqat al-ḥamāma. Ce qui fut enseigné à Salomon, c’est ce que ces « paroles animales » donnent à comprendre. Mais ce qui rend le langage des êtres non humains compréhensible, c’est aussi et peut-être surtout chez un homme la proximité du Dieu qui les a créés. C’est en tout cas la position des soufis. Al-Sulamī rapporte les paroles du soufi Abū ‘Uthmān al-Maghribī (ixe siècle), selon qui celui qui est sincère dans ses états spirituels (aḥwāl), Dieu lui fait comprendre clairement le sens de toute chose : les voix des oiseaux, le grincement d’une porte, etc.27. Selon un autre : Salomon percevait Dieu en toute chose – c’est-à-dire, comme ce que perçoivent les soufis –, et c’était cela l’apprentissage de la langue des oiseaux. L’idée est amplifiée dans le commentaire coranique du verset II, 111 par le célèbre mystique de Shiraz Rūzbehān Baqlī (m. 1209), qui voit comme une prérogative des grands saints de pouvoir transmettre ce qu’ils ont connu de Dieu aux autres créatures par leur propre langue28. Sache, dit-il, que les cris des oiseaux, des bêtes sauvages, les bruits des mouvements des choses sont des paroles adressées par Dieu aux prophètes, aux gnostiques, aux justes, aux amoureux. Ceux-ci les comprennent en fonction de leurs états spirituels. Ce sont les prophètes envoyés qui comprennent véritablement la langue des êtres. Cela peut se produire pour un saint (walī), mais généralement celui qui reçoit une inspiration divine ponctuelle, correspondant à son état précis. En conclusion, quelle est la part d’intelligence que l’on peut discerner chez les animaux auxquels Salomon a affaire ? Nous allons voir plus loin qu’une part de l’armée de Salomon était composée d’oiseaux29. Ceci suppose évidemment que les oiseaux soient des êtres conscients et responsables. Du coup, Fakhr al-Dīn al-Rāzī 24 Neveu du Prophète (m. 687), à qui l’on attribue la transmission d’un nombre considérable de hadiths. 25 Al-Qurṭubī, al-Jāmi‘ li-aḥkām al-Qur’ān, vol. 13, p. 115-116. 26 Fakhr al-Dīn al-Rāzī, Mafātīḥ al-ghayb, vol. 24, p. 159. 27 Al-Sulamī, Ḥaqā’iq al-tafsīr, vol. 2, p. 86. 28 Rūzbehān Baqlī, ‘Arā’is al-bayān, Beyrouth, 2008, vol. 3, p. 60. 29 Coran, XXVII, 17 et 20.
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affirme que les oiseaux du temps de Salomon étaient conscients et responsables, à la différence de ceux d’aujourd’hui, qui n’ont reçu d’inspiration divine (alhama-hu Allāh) que ce qui correspond à leurs stricts besoins30. Nous retrouvons ici la grande prudence signalée plus haut. Fakhr al-Dīn al-Rāzī estime possible que Dieu ait pu créer ponctuellement dans la fourmi la parole et l’intelligence. Cette fourmi assez sage savait que Salomon était un prophète exempt de péché (nabī ma‘ṣūm), car elle précisa que l’armée ne leur aurait pas fait de mal à dessein. Pour le partisan farouche de l’impeccabilité des prophètes qu’était Fakhr al-Dīn al-Rāzī, le point était à souligner. Il signale enfin l’interprétation plus spirituelle : la fourmi parlante aurait averti ses consœurs que la vision de la splendeur de Salomon aurait provoqué ingratitude et mécréance chez les fourmis, déçues de la part qui leur est allotie sur terre. D’où l’ordre de s’éloigner. Cette interprétation se retrouve déjà anciennement chez un mystique comme Junayd31. Al-Qushayrī estimait que les oiseaux sont complètement soumis à Dieu, mais avaient cependant une Loi (shar‘) comme les autres animaux de cette époque, comme les fourmis32. Nous voyons ici combien la légende vient au secours de la raison théologique.
Le pouvoir de Salomon sur les animaux Nous avons vu dans les passages qui précèdent que le rapport de Salomon avec les animaux est un rapport de pouvoir direct. Ce rapport de commandement absolu s’exprime d’ailleurs dans un cadre militaire. Son armée, est-il dit au verset XXVII, 17, était composée de djinns, d’hommes et d’oiseaux. La sourate poursuit : « (20) [Salomon] passa en revue les oiseaux et dit : ‘Pourquoi ne vois-je pas la huppe ? Serait-elle parmi les absents ? (21) Certes, je la tourmenterai cruellement ou l’égorgerai ; ou bien elle m’apportera une justification (sulṭān) claire !’ (22) La huppe s’était absentée un peu de temps et dit : ‘J’ai appris ce que tu ne sais pas, et je te rapporte, sur les Saba’, une nouvelle sûre’. » Ici aussi, le récit réfère à des sources juives ; nous ne pouvons que renvoyer sur ce point aux recherches spécialisées33. Quant aux commentateurs du Coran, ils prennent tout le récit selon son sens littéral. Al-Ṭabarī évoque les circonstances que les traditions donnent à ces aléas de la campagne militaire de Salomon, qui sont sans importance pour le présent propos34. Le supplice dont Salomon menace la huppe serait de la plumer, ou bien de l’exposer au soleil, en plus. Au cours de ces pages, on ne trouve aucune réflexion sur la nature animale et son rapport avec les humains. Le surnaturel pourvoit à tout. Fakhr al-Dīn al-Rāzī passe en revue les punitions mentionnées par les traditions : plumer la huppe, l’exposer au soleil, en 30 Fakhr al-Dīn al-Rāzī, Mafātīḥ al-ghayb, vol. 24, p. 159. 31 Cité par al-Sulamī, Ḥaqā’iq al-tafsīr, vol. 2, p. 86. 32 Al-Qushayrī, Laṭā’if al-ishārāt, vol. 3, p. 29. 33 Voir supra, note 5 ; pour des références récentes sur les origines de ce récit, J. Van Reeth « Sourate 34 Saba’ (les Saba) », dans Le Coran des Historiens, p. 1152-1156. 34 Al-Ṭabarī, Jāmi‘ al-bayān, vol. 19, p. 143.
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l’enduisant éventuellement de goudron, la laisser se faire manger par les fourmis, la mettre en cage, la réduire au service de ses pairs, la séparer de ses proches, la mettre en présence continuelle des ennemis (aḍdād)35. À la différence d’al-Ṭabarī, il relève un point essentiel : la menace de Salomon ne peut s’adresser qu’à un être complètement responsable juridiquement (mukallaf), à un être suffisamment raisonnable pour être corrigé. Al-Qurṭubī signale également les différents supplices qui attendaient la huppe. La punition est à la mesure du péché, non de la taille du corps. En tant que juriste, il se demande comment expliquer la dureté de ce châtiment. Sans doute, propose-t-il, Dieu le lui a-t-il permis, de façon exceptionnelle. Ces réponses sont en fait bien évasives36. Al-Qushayrī quant à lui affirme que la sévérité de Salomon est le signe de son autorité et de sa justice. Elle est en tout cas le signe que les animaux à cette époque étaient soumis à la responsabilité juridique, et peut-être qu’ils devaient suivre une Loi religieuse ; que Dieu les en informait par inspiration directe (ilhām, i‘lām) – même si cela ne peut pas être tranché de manière sûre37. Maybodī se pose la même question de la responsabilité de la huppe. Peut-être aurait-elle mérité une correction (ta’dīb), comme les animaux domestiques et les enfants38. Mais au fait, qu’est-ce qui expliquait l’absence de la huppe ? Le Coran suggère qu’elle était allée s’informer de sa propre initiative sur la reine des Saba’. Rūzbehān propose une explication plus mystique, sans référence textuelle aucune d’ailleurs : la huppe de Salomon et celle de la reine de Saba’ s’aimaient (bayna-humā ‘ishq), d’où son absence. Comprenant que la huppe était chez son aimée, Salomon se mit en colère, car elle n’était plus à son service exclusif. De retour, la huppe pressentit le châtiment, et pour l’esquiver, voulut raconter ce qu’elle avait vu auprès de Bilqīs, reine des Saba’, afin de rapprocher les deux souverains – et ainsi, se rapprocher de sa bien-aimée39. Où l’on voit comment l’imagination pourvoit aux ellipses énigmatiques du récit coranique. Nous avons ici à aborder un des passages les plus difficiles à comprendre de tous les versets coraniques concernant Salomon. De toute évidence, les premiers auditeurs du Coran connaissaient tout ce récit sur le grand roi légendaire, dont le Coran ne donne que quelques fragments allusifs. La mémoire du récit s’étant perdue, il devient délicat de reconstituer le puzzle. Il s’agit des versets XXXVIII, 30-33 : « (30) À David, Nous avons donné Salomon. Quel serviteur excellent ! Il était prompt à se repentir. (31) Quand un soir, on lui présenta de beaux chevaux de course (32) et qu’il dit : ‘J’ai préféré l’amour de ce bien [terrestre ?] à l’invocation de mon Seigneur, jusqu’à ce que [le soleil ?] se cache dans le voile. (33) Ramenez-moi [ces coursiers ?] !’ et il se mit à leur trancher (?) les jarrets et le col. » Les origines historiques de ce passage coranique et sa signification précise restent obscures40. Al-Ṭabarī se perd en conjectures sur la nature et le rôle de ces chevaux. 35 Fakhr al-Dīn al-Rāzī, Mafātīḥ al-ghayb, vol. 24, p. 162. 36 Al-Qurṭubī, al-Jāmi‘ li-aḥkām al-Qur’ān, vol. 13, p. 120-122. 37 Al-Qushayrī, Laṭā’if al-ishārāt, vol. 3, p. 31. 38 Rashīd al-Dīn Maybodī, Kashf al-asrār, vol. 7, p. 203. 39 Rūzbehān Baqlī, ‘Arā’is al-bayān, vol. 3, p. 63-65. 40 Pour une synthèse de la recherche contemporaine sur ce point, voir A.-S. Boisliveau « Sourate 38 Sād », dans Le Coran des Historiens, vol. 3, p. 1275-1279.
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Il se serait agi de vingt mille chevaux (ailés, selon certains récits). Pour al-Ṭabarī, il est clair qu’il y a un sous-entendu dans la phrase « J’ai préféré l’amour de ce bien [terrestre ?] à l’invocation de mon Seigneur ». Il faudrait comprendre « que cela m’a distrait de ma prière », plus précisément celle de la fin de l’après-midi (‘aṣr)41. En effet, al-Ṭabarī, et avec lui la majorité des exégètes, interprètent les versets selon un récit cadre sous-entendu : fasciné par la beauté des chevaux qui lui ont été présentés, Salomon en oublie sa prière rituelle – et s’en repent aussitôt. Il aurait immédiatement tué lesdits chevaux en expression de son retour à Dieu. Quant à savoir ce qui se voile (tawārat) dans la phrase « jusqu’à ce que [il, ils ?] se cache dans le voile », al-Ṭabarī pense avec de nombreux autres savants que c’est le soleil qui est sous-entendu ; d’autres estiment que ce sont les chevaux qui ont échappé à la vue de Salomon. Inversement, il est aussi supposé que le verset puisse signifier : « Ramenez-moi [le soleil] », notamment selon l’opinion de l’exégète chiite al-Ṭabarsī (première moitié du xiie siècle) ; Dieu aurait alors ramené le soleil en arrière, au moment de la prière du ‘aṣr. Quant au sacrifice des chevaux, plusieurs commentateurs font remarquer que le verbe compris pour signifier « trancher » désigne également l’acte de « frotter, caresser ». Ainsi Fakhr al-Dīn al-Rāzī exclut qu’un prophète comme Salomon ait pu commettre une faute aussi grave que de manquer une prière. Il estime que l’amour des chevaux était une bonne chose, car Salomon se préparait avec eux pour une campagne de jihād pour Dieu, et qu’au demeurant, les regarder pendant la prière n’est pas en soi un péché42. Enfin, Fakhr al-Dīn al-Rāzī s’insurge contre l’idée du massacre des chevaux par Salomon – pourtant majoritaire chez les exégètes – et cite un hadith prophétique : « Il est interdit d’égorger un animal, hormis pour le manger. » Pour lui, Salomon n’aura fait que témoigner de son affection pour ces animaux mis au service de la cause de Dieu. Les autres facettes des récits sur Salomon ne sont guère plus explicites. Ainsi les versets XXXVIII, 34-36 : « (34) Et Nous avions certes éprouvé Salomon en plaçant sur son siège un corps. Ensuite, il se repentit. (35) Il dit : ‘Seigneur, pardonne-moi et fais-moi don d’un royaume tel que nul après moi n’aura de pareil. C’est Toi le grand Donateur’. (36) Nous lui assujettîmes alors le vent qui, par son ordre, soufflait modérément partout où il voulait. » L’exégèse propose ici le récit suivant : un démon aurait volé la bague magique de Salomon, et du coup aurait pris son apparence et se serait installé sur son trône. Privé de sa royauté, Salomon devra errer sur la terre pendant un moment, avant de retrouver miraculeusement la bague dans le ventre d’un poisson. Il pourra ainsi recouvrer son trône. Ce récit pourrait paraître anecdotique ; cependant les exégètes s’appuient sur lui pour l’interprétation de la phrase « fais-moi don d’un royaume tel que nul après moi n’aura de pareil ». Il signifierait d’après eux : un royaume que nul après moi ne pourra assumer – et dont aucun démon ne pourra me priver. Ainsi serait désamorcée l’affirmation d’une prééminence absolue du règne salomonien, qui serait finalement supérieure en tout à celui que Muḥammad s’efforçait de construire. 41 Al-Ṭabarī, Jāmi‘ al-bayān, vol. 23, p. 153-156. 42 Fakhr al-Dīn al-Rāzī, Mafātīḥ al-ghayb, vol. 26, p. 177-180.
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Une opération exégétique analogue a lieu concernant le récit du sacrifice des chevaux. Le verset XXXVIII, 36, « Nous lui assujettîmes alors le vent qui, par son ordre, soufflait modérément partout où il voulait », est commenté ainsi par plusieurs exégètes : Dieu donne la maîtrise des vents à Salomon pour le consoler de la perte de ses chevaux, en lui fournissant ainsi des « montures » beaucoup plus rapides qu’eux. Ce simple don de compensation de la part de Dieu fait de la maîtrise des vents un miracle ponctuel, privant Salomon de toute dimension de maître cosmique. La question de la maîtrise des djinns par Salomon sort de notre propos, lequel vise uniquement le monde animal. Citons simplement les versets en question, pour compléter le tableau des pouvoirs salomoniens. XXXIV, 12-13 : « (12) […] Et pour [Salomon] nous avons fait couler la source de cuivre. Et parmi les djinns il y en a qui travaillaient sous ses ordres, par permission de son Seigneur. Quiconque d’entre eux, cependant, déviait de notre ordre, Nous lui faisions goûter le châtiment de la fournaise. (13) Ils exécutaient pour lui ce qu’il voulait : sanctuaires, statues, plateaux comme des bassins et marmites bien ancrées. Ô famille de David, œuvrez par gratitude, alors qu’il y a peu de mes serviteurs qui sont reconnaissants. » Et puis le verset XXXVIII, 37-40 : « (37) De même que les diables, bâtisseurs et plongeurs de toutes sortes. (38) Et d’autres encore, accouplés dans des chaînes. (39) ‘Voilà notre don ; distribue-le ou retiens-le sans avoir à en rendre compte’. (40) Et il a une place rapprochée de Nous et un beau refuge. » Ces versets indiquent bien que le pouvoir politique de Salomon était aussi doublé d’un pouvoir « macrocosmique », y compris sur la population rebelle des djinns, tant redoutée par les humains. Il est clair ici que Salomon est établi comme délégué (khalīfa) de Dieu Lui-même sur la terre, comme avant lui son père David. Terminons par un dernier verset, dont l’aspect légendaire ne doit pas masquer, là aussi, l’importance pour l’exégèse. Sourate XXXIV, 14 : « Quand Nous eûmes décrété la mort [de Salomon], [les djinns] n’eurent indication de sa mort que parce que la bête-de-la-terre rongea le sceptre sur lequel s’appuyait Salomon. Quand [Salomon] s’écroula, il fut manifeste [aux djinns] que s’ils avaient connu le monde caché, ils ne seraient pas demeurés en cette peine avilissante. » Al-Ṭabarī raconte les éléments de la légende la plus répandue43 : Salomon finit par mourir alors même qu’il se tenait immobile en méditation, appuyé sur son bâton. Les djinns, le croyant vivant, continuèrent à travailler jusqu’à ce qu’un petit animal (du genre termite)44, ayant fini de ronger le bâton, le cadavre de Salomon finit par s’effondrer, et que les djinns s’aperçurent de leur illusion. On notera qu’al-Ṭabarī n’ajoute rien à la simple narration de la légende. Les autres commentateurs fournissent en général une courte morale : il s’agissait de montrer aux auditeurs païens du Coran que les djinns sont ignorants du monde caché, et impuissants face aux décisions de Dieu. Salomon avait choisi ce bâton, après un « dialogue » avec l’arbre. Ainsi Fakhr al-Dīn al-Rāzī insiste-t-il :
43 Al-Ṭabarī, Jāmi‘ al-bayān, vol. 22, p. 73-76. Pour les recherches actuelles, voir J. Van Reeth, « Sourate 34 Saba’ (les Saba) », dans Le Coran des Historiens, vol. 3, p. 1155. 44 Ils identifient la dābba à des araḍa (pl. de araḍ), vers qui rongent les arbres et les réduisent en poussière.
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c’est la démonstration que les djinns sont ignorants et indignes d’être vénérés par lesdits païens45. Du coup, note al-Qushayrī, les djinns sont revenus à leurs mauvaises actions, ils ont quitté l’obéissance46. La conclusion de ces quelques pages sur le rôle de Salomon face aux animaux ne peut qu’enregistrer le caractère assez énigmatique du rôle de ce personnage. Première remarque : les récits de Salomon éclairent le message muḥammadien. Il faut revenir au rôle principal des récits des prophètes dans le Coran. Il ne s’agit pas simplement d’histoires édifiantes. Elles ont pour but de rehausser, renforcer ou compléter la mission de Muḥammad lui-même. Chaque récit de chaque prophète vient apporter sa contribution au profilage de la seule figure prophétique de Muḥammad. Ce qui est vrai pour Moïse ou Abraham l’est aussi pour Salomon. Les récits coraniques sur Salomon tracent de lui un portrait d’une puissance hyperbolique, comparable à nulle autre dans l’ensemble de l’histoire sacrale. On peut même considérer que Salomon exerce sur le monde animal le même rapport que Dieu à l’égard des hommes. Salomon entend parler une fourmi dont les « paroles » seraient inaudibles à tout autre homme ; de même que Dieu est « Audient » à l’égard des hommes, c’est là un de ses attributs essentiels fréquemment cité dans le Coran. Salomon exerce un pouvoir discrétionnaire sur les animaux, pouvoir direct, aucunement comparable à celui que peuvent cultiver certains saints thaumaturges par leur concentration, note Ibn ‘Arabī47 : il pourrait ainsi châtier la huppe de façon terrible, utilisant pour ce faire une formule typique des menaces de damnation rencontrées dans le Coran : « Certes, Je la tourmenterai cruellement… ». Le châtiment peut sembler disproportionné : mais n’est-ce pas une menace analogue aux tortures de l’Enfer, promises à ceux qui auront transgressé les ordres terrestres de la religion ? Salomon sacrifie des chevaux afin d’affirmer sa propre pureté intérieure. La question de la culpabilité de ces chevaux n’est aucunement posée ; autre prérogative d’un Dieu qui récompense et châtie en fonction d’un projet qui échappe complètement aux hommes. On pourra bien sûr faire remarquer que Muḥammad ne partageait en rien ce pouvoir sur les animaux48. Mais les récits des prophètes ne venaient-ils pas combler les vides reprochés à la vision muḥammadienne ? Muḥammad n’accomplissait pas de miracles, mais ceux de Jésus ou de Moïse venaient combler cette absence. Les châtiments promis aux incrédules tardaient à venir ; mais les catastrophes abattues sur les peuples de Noé ou de Loth illustraient ce qui s’était passé dans des circonstances précédentes. De même, la royauté salomonienne venait apporter une illustration du pouvoir pour ainsi dire cosmique que Dieu pouvait conférer à certains prophètes. On notera d’ailleurs qu’à partir du iiie siècle hégirien, les hadiths viendront combler le vide de prodiges que les adversaires de Muḥammad lui reprochaient. Prenons à 45 Fakhr al-Dīn al-Rāzī, Mafātīḥ al-ghayb, vol. 25, p. 216-217. 46 Al-Qushayrī, Laṭā’if al-ishārāt, vol. 3, p. 180. 47 Ibn ‘Arabī, Le Livre des chatons des sagesses, trad. des Fuṣūṣ al-ḥikam par Ch.-A. Gilis, Beyrouth, 1998, vol. 2, p. 453-454. 48 Mais sa dominance sur les djinns est par contre suggérée par le Coran (sourate LXXII) et plusieurs hadiths.
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simple titre d’exemple, parmi bien d’autres ouvrages d’une littérature profuse, les Preuves de la prophétie (Dalā’il al-nubuwwa) du célèbre traditionniste Abū Nu‘aym al-Iṣfahānī (m. 1032). Cet ouvrage rassemble un riche matériel de hadiths sur le Prophète. Le but est de confirmer l’idée, couramment partagée à l’époque, que l’action et les paroles de Muḥammad sont le prolongement de celles de Dieu, sans intermédiaire impliquant une faiblesse humaine. Dieu révéla à Muḥammad non seulement le Coran et ses règles, mais tous ses sens, tous ses commentaires possibles. Le texte évoque son origine prénatale, son enfance et les événements merveilleux attenants ; enfin sa supériorité sur les créatures, illustrée par toute une série de faits miraculeux. Dix chapitres sont consacrés à ces miracles, contre deux seulement pour le cadre historique de la vie de Muḥammad. Parmi ces miracles une bonne partie concerne le savoir et le pouvoir de Muḥammad face au monde animal49. Ces récits des hadiths font de Muḥammad l’exact correspondant d’un Salomon – les hésitations et faiblesses humaines en moins. De plus, Muḥammad aurait préféré rester plus discret sur son rang réel auprès de Dieu. Ibn ‘Arabī consacre un chapitre à la sagesse salomonienne dans ses Fuṣūṣ al-ḥikam (Le Livre des chatons des sagesses). Il fait valoir que le Prophète se refusa à exhiber sa domination sur les djinns par courtoisie envers Salomon, se rappelant qu’il s’agissait là d’une prérogative salomonienne qui aurait reçu « don d’un royaume tel que nul après moi n’aura de pareil ». Ce royaume, de l’avis d’Ibn ‘Arabī, correspond à son pouvoir purement profane, apparent (ẓāhir)50. La supériorité muḥammadienne se trouve ainsi complètement confirmée. Au final, nous le voyons, tous ces récits aboutissent à souligner la soumission de Salomon à son Seigneur. Salomon n’était pas un surhomme, mais un sur-croyant. Il reçoit tous ses pouvoirs comme des purs dons de Dieu sans mérite de sa part ; dons fragiles, éphémères, auxquels il doit pouvoir renoncer à tout moment. Et ici, ce sont les animaux qui remettent Salomon à sa juste mesure. Le désir pour les chevaux submerge Salomon au point de lui faire oublier son devoir le plus sacré. La parole de la fourmi remet sa puissance à sa juste échelle, car Salomon est par rapport à Dieu comme une fourmi sur le chemin. L’autorité de Salomon se prolonge malgré lui après sa mort, indiquant le caractère proprement illusoire de son pouvoir temporel. Des humbles vers à bois viendront briser cette illusion et interrompre l’ordre auxquels obéissaient les djinns. Deuxième remarque : nous notons également une symétrie implicite entre Salomon et les animaux. Fakhr al-Dīn al-Rāzī donne un long développement pour savoir si la sagesse de ces prophètes et des prophètes en général est issue d’un effort humain de compréhension (ijtihād), ou bien d’une inspiration divine. Salomon devait-il réfléchir, exercer son intelligence humaine pour aboutir à ses décisions de sagesse ? Fakhr al-Dīn al-Rāzī défend l’idée que la science des prophètes est donnée, révélée, non pas acquise51. Ibn ‘Arabī affirme que cette faculté s’applique tout particulièrement
49 Y est amplement question de miracles faisant intervenir la piété des animaux ; voire celle des minéraux, etc. 50 Ibn ‘Arabī, Le livre des chatons des sagesses, vol. 2, p. 441-442. 51 Fakhr al-Dīn al-Rāzī, Mafātīḥ al-ghayb, vol. 22, p. 168-173 (contre le mu‘tazilite al-Jubbā’ī).
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au cas de Salomon52. Mais finalement, l’origine de la pensée animale n’est-elle pas également « inspirée » ? Bien sûr, on ne saurait comparer la sagesse des prophètes à l’inspiration des abeilles évoquée par le Coran53. Mais leur source, leur cohérence initiale est bien la même. Si Salomon entend le langage des animaux, c’est bien parce qu’il existe une source d’inspiration commune, transcendante, harmonisant la sagesse des êtres de l’univers dans un seul message transcendant. Une ultime question : les animaux participent-ils au péché des hommes ? Ils subissent en tout cas les conséquences des actions de ceux-ci, comme les fourmis, victimes collatérales éventuelles de la marche d’une armée ; la huppe menacée de cruels châtiments ; les chevaux qui paient de leur vie un manquement dont ils sont innocents. Comme avant eux les animaux du paradis où vivaient Adam et sa compagne, les animaux contemporains de Noé, ils prennent sur eux le poids de péchés qu’eux-mêmes, dans la pureté de leur obéissance à Dieu, ne pourraient aucunement commettre. Nous avons vu que la grande majorité des exégètes considèrent que les animaux ne sont pas responsables juridiquement de leurs actes. Cela signifie-t-il qu’ils n’ont aucune part à l’histoire du salut universel, alors que nous avons vu qu’ils sont des êtres conscients, qui louent leur Créateur ? Sans doute faut-il intégrer leur conscience et leur prière dans une mouvement plus vaste, que seuls des auteurs soufis comme Ibn ‘Arabī ont envisagé : mouvement cosmique dans lequel la sainteté humaine jouerait un rôle central, fédérant et englobant la prière de toutes les autres créatures, angéliques ou animales, dans la finalité même de la création, identifiée par lui à l’« Homme parfait54 ».
52 Ibn ‘Arabī, Le Livre des chatons des sagesses, vol. 2, p. 449-450. 53 Coran, XVI, 68 : « [Et voilà] ce que ton Seigneur révéla aux abeilles : ‘Prenez des demeures dans les montagnes, les arbres, et les treillages que [les hommes] font. (69) Puis mangez de toute espèce de fruits, et suivez les sentiers de votre Seigneur, rendus faciles pour vous. De leur ventre, sort une liqueur, aux couleurs variées, dans laquelle il y a une guérison pour les gens. Il y a vraiment là une preuve pour des gens qui réfléchissent’. » 54 P. Lory, La dignité de l’homme face aux anges, aux animaux et aux djinns, Paris, 2018, p. 132-155.
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danielle buschinger
Salomon dans la littérature médiévale allemande
Le roi Salomon qui, selon la Bible, a construit le premier temple de Jérusalem, est le troisième roi d’Israël après Saül et David (xe siècle avant notre ère). C’est dans la tradition un personnage très équivoque : d’un côté, c’est un roi juste, sage et vertueux, de l’autre, un souverain dépravé, pourvu de centaines d’épouses et de concubines qui l’incitèrent à devenir idolâtre, exorciste et magicien. Qu’en est-il dans la littérature médiévale allemande ?
Lob Salomons du manuscrit de Vorau1 Dans le manuscrit de Vorau (seconde moitié du xiie siècle) se trouve, à côté de la Chronique des empereurs (fol. 1ra-73vb) et l’Alexandre de Vorau, adaptation du poème d’Albéric de Pisançon, premier exemple d’une adaptation d’un poème roman (franco-provençal) dans l’espace germanophone au Moyen Âge (fol. 109ra-115va), un poème dédié au roi Salomon (fol. 98va-99va). La première partie du codex est composée de textes allemands (fol. 1-135), la deuxième partie de textes latins (fol. 136-183). Le poème Das Lob Salomons (fol. 98va-99va), écrit entre 1050 et 1150, contient trois parties qui relatent2 : 1. Comment Dieu met Salomon à l’épreuve : il doit choisir entre richesse et sagesse ; après qu’il a choisi la sagesse, Dieu lui donne sagesse, puissance et richesse (strophes II-IV).
1 Die deutschen Gedichte der Vorauer Handschrift Faksimile = Ausgabe des Chorherrenstiftes Vorau unter Mitwirkung von Karl Konrad Polheim, Graz, 1958. Fol. 1ra-73vb : Kaiserchronik. Fol. 74ra-96ra : Die Vorauer Bücher Mosis (Vorauer Genesis, Joseph in Italien, Vorauer Moses, Marienlob, Balaam). Fol. 96ra-96vb : Wahrheit. Fol. 97ra-98va : Summa Theologiae. Fol. 98va-99va : Lob Salomons. Fol. 99va-100ra : Drei Jünglinge. Fol. 100ra-100va : Ältere Judith / Mitte. Fol. 109ra-115va : Vorauer Alexander. Fol. 115va-123ra : Leben Jesu. Fol. 123ra-123va : Antichrist. Fol. 123va-125ra : Jüngstes Gericht. Fol. 125ra : Nachwort. Fol. 125ra-128rb : Vorauer Sündenklage. Fol. 128rb-129vb : Ezzos Gesang. Fol. 129vb-133vb : Siebenzahl. Fol. 133vb-135va : Himmlisches Jerusalem. Fol. 135va-135vb : Gebet einer Frau. Fol. 136va-183vb : Gesta Friderici. 2 W. Schröder, « Das Lob Salomons », dans Verfasserlexikon, 5, Berlin, 1985, col. 875-880 ; Die kleinen Denkmäler der Vorauer Handschrift, herausgegeben von E. Henschel und U. Pretzel, mit einem Beitrag von W. Bachofer, Tübingen, 1963. Le roi Salomon au Moyen Âge : Savoirs et représentations, éd. par Jean-Patrice Boudet, Jean-Charles Coulon, Philippe Faure et Julien Véronèse, Turnhout, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 22), p. 31-41 © BREPOLS PUBLISHERS DOI 10.1484/M.BHCMA-EB.5.128994
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2. Comment Salomon construit le Temple transmis inachevé par David à son fils ; pour pouvoir l’achever, il est obligatoire de vaincre un dragon. Salomon vainc un dragon qui a vidé tous les puits de Jérusalem. Il fait remplir les puits d’hydromel et de vin, puis il fait enchaîner le dragon qui s’est enivré en buvant ce liquide et qui, pour se libérer, révèle comment fabriquer avec les artères d’un animal vivant au Liban une corde qui coupe les pierres les plus dures nécessaires à l’édification du Temple. C’est donc en employant la ruse (strophes V-IX) que Salomon parvient à vaincre le dragon et à construire le Temple. 3. Comment la reine de Saba lui rend hommage3. Le miracle du superbe Temple (décrit dans les strophes X et XI d’après III Reg. 6, 14-36 et 7, 38-51 ; II Par. 3, 3-17 et 4, 6-22) incite la reine du sud à venir (strophe XII). La reine de Saba est mise sur le même pied que l’Ecclesia, la fiancée du Cantique des Cantiques et Salomon avec le Créateur, qui a créé ce monde (« der disi werilt hat gebilidot », v. 210, strophes X-XXIII). Le poème s’ouvre par un appel du poète à la deuxième personne de la Trinité, lui demandant de le soutenir dans son projet poétique de glorifier Salomon comme rex pacificus (strophe I), et s’achève par une prière (strophe XXIV). Dans ce poème Salomon est, en tant que rex et sacerdos, l’exemple du roi médiéval pius et sapiens4. C’est également le rex iustus et pacificus qui réalise l’idéal de Frédéric Barberousse. Sous son règne la paix régnait sur terre ; la guerre et les expéditions militaires étaient proscrites. Salomon est opposé au fou furieux Nabuchodonosor dans « les trois enfants dans la fournaise » et Judith.
Frauenlob (vers 1250-1318)5 Le « Sangspruchdichter » Frauenlob évoque Salomon à plusieurs reprises6 : dans le lai dédié à la Vierge Marie, il est la sagesse incarnée (I, 8, 14) mais aussi l’époux dans le Cantique des Cantiques (I, 5, 8). Dans le Lai de la Croix, il est fait allusion à son rôle dans la légende du Bois de la Croix (II, 15, 14). D’après la légende, Seth a cherché au Paradis un rameau de l’arbre de vie, qu’il a planté sur la tombe d’Adam ; de ce rameau a poussé un arbre qui a servi ensuite à faire la Croix du Christ7. Salomon aurait assigné à cet arbre la place qu’il occupait sur le Golgotha8. Dans la Legenda
3 P. F. Ganz, « On the Unity of the Middle High German Lob Solomons », dans Medieval German Studies presented to Frederick Norman, Londres, 1965, p. 46-59. 4 Ibidem, p. 56. 5 K. Stackmann et K. Bertau (éd.), Frauenlob (Heinrich von Meißen). Leichs, Sangsprüche, Lieder. Auf Grund von Vorarbeiten von H. Thomas, 2 vol., Göttingen, 1981. 6 K. Stackmann, Wörterbuch zur Göttinger Frauenlob-Ausgabe. Unter Mitarbeit von J. Hauenstein redigiert von K. Stackmann, Göttingen, 1990. 7 L. Ettmüller, Heinrichs von Meissen des Frauenlobes. Leiche, Sprüche, Streitgedichte und Lieder, Quedlinburg-Leipzig, 1843, réimpr. Amsterdam, 1966, p. 275. 8 K. Stackmann et K. Bertau (éd.), Frauenlob, t. 2, p. 680.
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Aurea, il est raconté que la reine de Saba a adoré le bois de la Croix9. Les attributs de Salomon dans la symbolique de l’histoire du salut sont d’après le Cantique des Cantiques 3, 7, « daz bette Salomones », le lit de Salomon (I, 19, 7) et « Salomonis hort » (II, 13, 6), soit la sagesse de Salomon10, soit la gloire de Salomon, sous laquelle on entend l’ascension du Christ11 : II, 13, 1 Got spranc uz sinem vater in sin ewekeit, dar nach so spranc er in daz wort, der dritte sprunc was in die meit, […] der sechste in Salomonis hort, 7 des sedel, des tron was im bereit […] Dieu bondit de son Père dans son être éternel, ensuite il bondit dans le Verbe. Le troisième bond, il le fit dans la Vierge […] ; le sixième, dans la gloire de Salomon, dont le siège, dont le trône était prêt pour lui [Ascension].
Les romans du Graal Wolfram von Eschenbach : Parzival
Salomon est, dans Parzival (début du xiiie siècle) comme dans la tradition, un personnage ambivalent12. Il est représenté tout d’abord comme vaincu par l’amour (289, 13-17 : « L’armée d’Artus avait son camp si proche qu’ils voyaient Parzival se tenir immobile au même endroit qu’auparavant. Il avait lieu de concéder à l’amour sa victoire, cet amour qui avait vaincu même Salomon »). Plus tard, dans le récit, il est raconté qu’il est l’ancêtre du païen Flegetanis, qui a écrit l’histoire du Graal : « Un païen, Flegetanis, s’était gagné un grand renom en matière de savoir. Ce même connaisseur de la nature était issu de Salomon, descendant d’une vieille famille d’Israël, avant que le baptême ne devînt pour nous un rempart contre le feu de l’enfer. C’est lui qui écrivit l’histoire du Graal » (453, 23-30). Flegetanis le païen vit de ses propres yeux dans les étoiles le nom du Graal ; c’est ce descendant de Salomon qui, le premier, fut initié aux mystères du Graal. Il écrivit qu’une cohorte d’anges l’avait laissé sur terre, avant de s’envoler bien haut, par-delà les étoiles et que depuis c’étaient des chrétiens aux manières aussi pures qui avaient la charge d’en prendre soin. Celui qui est appelé au Graal possédait les plus hautes vertus humaines (454, 21-30).
9 Ibidem ; Jacques de Voragine, La Légende dorée illustrée par les artistes du Moyen Âge, traduction du latin par J.-B.-M. Roze, Paris, 2008, p. 114. 10 L. Ettmüller, Heinrichs von Meissen des Frauenlobes. Leiche, p. 280-281. 11 K. Stackmann et K. Bertau (éd.), Frauenlob, t. 1, p. 310 ; t. 2, p. 677 ; E. et H. Kiepe (éd.), Epochen der deutschen Lyrik, vol. 2, Gedichte : 1300-1500, Munich, 1972, p. 23. 12 Voir Wolfram von Eschenbach, Parzival, trad. D. Buschinger et J.-M. Pastré, Paris, 2010.
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Albrecht : le Nouveau Titurel13
Dans ce texte écrit dans la deuxième moitié du xiiie siècle, le Château du Graal devient un temple du Graal, que Titurel fait construire à Salvaterre sur le Muntsalvatsch, en Galice, pour garder le Graal. Dirre berk was sus behalten vor cristen, Juden, heiden (strophe 305, 1) : « La montagne était à l’abri des chrétiens, des juifs et des païens, donc du monde entier ». Pourquoi l’Espagne ? Le xiiie siècle était celui de la Reconquista et Titurel put en Espagne convertir les païens et défendre la foi chrétienne (plus tard dans le récit, c’est le Graal lui-même qui convertit). Le temple se trouve sur une montagne cachée dans la forêt qui s’étend sur trente milles tout autour. Il se tient sur un socle d’onyx. Ce temple est la construction la plus audacieuse du Moyen Âge, quintessence de l’architecture gothique14, dans laquelle se mêlent des éléments orientaux, antiques et occidentaux. Le temple de Salomon lui a servi de modèle (strophe 537, 1-2). De même que Dieu aida Salomon à construire son temple à Jérusalem en lui envoyant les pierres toutes taillées, de même on trouve près du Graal tout ce dont on pourrait avoir besoin pour sa construction (strophes 366-370). De fait, le temple naît même du Graal, en vertu du pouvoir de celui-ci (strophes 339, 370). Albrecht met explicitement le temple du Graal en relation avec la construction du temple de Salomon dans la vieille Jérusalem (strophe 366), puis, dans le cadre de l’enseignement de Titurel, il est comparé à la nouvelle Jérusalem, la Jérusalem céleste (strophe 517)15. La tour du transept fait penser au Dôme du rocher16 ; mais il ressemble aussi à d’autres églises de l’Occident, par exemple l’église Notre Dame de Trèves. Le temple du Graal, comparé au temple de Salomon, signifie l’âme de l’homme, dans laquelle Dieu élit domicile. Interprétés de façon allégorique, les dix lustres des différents chœurs du temple du Graal correspondent aux dix commandements et les portes de ces chœurs mènent au sanctuaire du temple de Salomon dans lequel on trouve une amphore remplie de la manne. Titurel, qui connaît la félicité de Salomon (strophe 210, 3-4), est assis sur le trône de Salomon (strophe 284) le sage (strophe 108, 3), fils de David (strophe 210, 3). Le temple ne fut pas édifié seulement pour la communauté du Graal, mais aussi pour la chrétienté tout entière (strophes 516-517, par exemple 516, 2-3 : den tempel han ich werden christen lFten / zu rechter lere merke wol erbowen ; « j’ai bâti ce temple pour que tous les chrétiens reçoivent le vrai enseignement »). La description du temple reçoit une dimension allégorique : en effet, le temple du Graal est aussi bien une image du cosmos, avec une voûte représentant le ciel, et un sol, qui symbolise la 13 Albrechts von Scharfenberg Jüngerer Titurel, éd. W. Wolf, Berlin, 1955-1968 (Deutsche Texts des Mittelalters [= DTM], XLV, LV, LXI) ; éd. K. Nyholm, Berlin, 1984 (DTM, LXXVII, LXXIII). 14 A. Ebenbauer, « Albrecht : Jüngerer Titurel », dans H. Brunner (éd.), Mittelhochdeutsche Romane und Heldenepen, Stuttgart, 1993, p. 360-361. 15 G. Trendelenburg, Studien zum Gralraum im Jüngeren Titurel, Göppingen, 1972 (Göppinger Arbeiten zur Germanistik, 78). 16 Kl. Zatloukal, Salvaterre. Studien zu Sinn und Funktioon des Gralsbereiches im « Jüngeren Titurel », Vienne, 1978 (Wiener Arbeiten zur germanischen Altertumskunde und Philologie, 12), p. 114-115, 164, 200 et 203. Voir aussi G. Trendelenburg, Studien zum Gralraum im Jüngeren Titurel ; B. Bussmann, Wiedererählen, Weitererzählen und Beschreiben. Der Jüngere Titurel als ekphrastischer Roman, Heidelberg, 2011.
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mer, qu’une image de la Jérusalem céleste dans le Paradis de Dieu17, et elle est suivie d’un éloge de la Vierge. Dans la mesure où le temple du Graal a été construit pour toute la chrétienté, il est propre à la représenter et il est interprété dans le discours du trône de Titurel allégoriquement comme l’âme humaine, voire comme « parabole de l’homme18 ». Strophe 528, 1 : Dem tempel gar geliche sol sich der menschen reinen ; comme le temple l’homme doit se purifier, c’est-à-dire mener une vie vertueuse, pour que Dieu puisse s’installer dans l’âme humaine, comme il réside dans le temple du Graal. Cela explique pourquoi Titurel continue immédiatement par une sorte de traité de morale chrétienne qui trace le chemin du salut.
La tradition de Salomon et Marcolf Dialogus Salomonis et Marcolfi
Le Dialogus Salomonis et Marcolfi est une œuvre en deux parties : une partie proverbiale (Spruch) et une partie « récit facétieux » (Schwank). La version originale en latin a dû être composée dès le xiie siècle, en France du Nord. On suppose que l’auteur était un clerc. Le Dialogus est la base de nombreuses adaptations en langues vernaculaires. À la fin du Moyen Âge (xive et xve siècles), le poème latin a donné lieu à cinq adaptations en langue allemande. Dans la première partie, qui se déroule à la cour du roi Salomon, les personnages de Salomon et de son adversaire Marcolf sont fortement contrastés : Salomon, qui se distingue par son autorité souveraine, sa sagesse et sa beauté, est opposé au rustre Marcolf, la laideur incarnée, qui cependant l’emporte sur le roi au cours d’un duel oratoire, car il peut développer tout un arsenal d’expériences paysannes et fait preuve d’un grand bon sens. En même temps, il démasque le monde apparemment parfait du souverain en révélant ses multiples contradictions et ses conflits. La série des récits facétieux renverse le cadre du dialogue : au cours d’une chasse, Salomon rencontre Marcolf et lui pose toutes sortes de questions auxquelles Marcolf répond sous forme d’énigmes, si bien qu’il jette le trouble dans l’esprit du souverain et le dépouille de sa dignité. Marcolf emploie ici une tactique utilisée par Eulenspiegel : il se sert du double sens des mots. C’est ainsi que Salomon exige de lui « un pot à lait, qui soit recouvert par la même vache ». Salomon entend par couvercle du pot de lait une tranche de beurre, alors que Marcolf lui apporte une bouse de vache. Quand, pour finir, le souverain, de colère, veut pendre son adversaire, Marcolf se sauve grâce à une ruse. Il est évident que dans ce Dialogus les exigences d’une éthique idéale sont rendues absurdes par les besoins quotidiens et les intérêts individuels qui lui font obstacle.
17 Voir V. Mertens, « Der Gral der Artuswelt : das Brackenseil », dans V. Mertens, Der Gral. Mythos und Literatur, Stuttgart, 2003, p. 134-147. 18 G. Trendelenburg, Studien zum Gralraum im Jüngeren Titurel, p. 76.
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Le poème épique narratif Salman et Morolf19 Le poème épique narratif Salman et Morolf20, connu par des manuscrits du siècle (quatre manuscrits complets et trois fragmentaires, deux éditions)21, est traditionnellement (bien que de façon incertaine) daté du xiie siècle. La base de ce poème du Rhin moyen est la légende juive de Salomon. Cependant, l’élément organisateur central de l’œuvre, qui relate l’union d’un roi chrétien avec une princesse sarrasine, est une histoire de fiancée enlevée. Salme, la fille d’un roi païen, se fait à deux reprises enlever par des païens et met ainsi en danger de mort son époux Salman. Le véritable héros de l’œuvre est le frère de Salman, Morolf, un Eulenspiegel précoce, plein de ruse. À deux reprises il reconquiert Salme et finit, lors d’une saignée, par la laisser mourir d’hémorragie dans son bain. Salman est le roi biblique Salomon. Le nom de Salme remonte à Sulamith. Le texte allemand remonte à une légende hébraïque de Salomon qui est passée en Occident par l’intermédiaire de Byzance. Au centre, se trouve le motif de l’épouse infidèle qui est enlevée par son amant et reconquise par son époux. Le poème allemand est enrichi par le personnage de Morolf, qui devient le personnage principal. Il unit en lui-même le rôle du frère du roi et celui du jongleur rusé qui fait ses plaisanteries sous toutes sortes de déguisements. Son adversaire est la belle Salme qui livre son propre époux au gibet. Elle donne de la femme une image dangereuse et démoniaque. Salme suit sans frein son désir et ne recule même pas devant une tentative de meurtre sur son propre époux. Pour l’excuser, il est raconté qu’un anneau magique la contraint à l’amour. Il conviendrait de se demander dans quelle mesure cette représentation de l’amour est à considérer comme un contrepied sarcastique et critique de l’idée de Minne. Comme dans le Roi Rother, l’histoire d’enlèvement est dédoublée ; la deuxième partie est la répétition de la première jusque dans les détails. La brigue de la fiancée et son enlèvement sont effectués par les païens, ce qui distingue ce texte des autres poèmes épiques narratifs parallèles. À la différence de son frère Morolf, Salman se révèle être un parfait homme de cour qui, pour ménager ses ennemis, est prêt à pardonner, et cela en mettant en danger sa propre vie. La strophe de cinq vers à quatre temps forts rappelle la forme de la strophe du discours chanté primitif. xve
19 « Poème narratif » est une meilleure dénomination que « Spielmannsepos » (épopée de jongleurs) pour ce genre littéraire. 20 A. Karnein (éd.), Salman und Morolf, Tübingen, 1979 (Altdeutsche Textbibliothek, 85) ; M. Curschmann, Salman und Morolf, dans Die deutsche Literatur des Mittelalters. Verfasserlexikon, éd. K. Ruh et al., vol. 8-2, Berlin-New York, 1992, col. 515-523 ; M. Curschmann, Marcolfus deutsch. Mit einem Faksimile des Prosa-Drucks von M. Ayrer (1487), dans Kleinere Erzählformen des 15. und 16. Jahrhunderts, éd. W. Haug et B. Wachinger, Tübingen 1993 (Fortuna Vitrea, 8), p. 151-255 ; S. Griese, Salomon und Markolf. Ein literarischer Komplex im Mittelalter und in der frühen Neuzeit. Studien zur Überlieferung und Interpretation, Tübingen, 1999 (Hermaea ; Neue Folge, 81). 21 J. Bumke, Geschichte der deutschen Literatur im hohen Mittelalter, Munich, 1990, p. 82. Pour les mss, voir https://handschriftencensus.de/werke/979. L’édition princeps a été publiée en 1499 à Strasbourg, par Matthias Hupfuff : voir l’Incunabula Short Title Catalogue disponible sur le site de la British Library, no is00103250.
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Dans l’un des manuscrits, le poème épique narratif est associé au poème de 1902 vers, Salomon und Markolf, écrit vraisemblablement au xive siècle et qui remonte au dialogue latin, Dialogus Salomonis et Marcolfi du xiie siècle. Il s’agit d’un dialogue entre le sage roi Salomon et le paysan Markolf qui dame le pion aux sages propos du roi avec des réparties pleines d’esprit. Dans sa partie finale (vers 1631-1902), ce poème contient un résumé de l’histoire de Salman et Morolf qui est plus ancienne que la version du poème épique narratif. N’y figure pas le dédoublement de l’histoire de l’enlèvement de Salme, celui commis par Princian. Était-ce la version originale du conte ? On l’ignore.
Gottfried von Straßburg : Tristan und Idolde Certains critiques allemands ont donné de l’épisode de la grotte d’amour dans le Tristan de Gottfried von Straßburg (première décennie du xiiie siècle) des interprétations mystiques. Friedrich Ranke a fait l’hypothèse que la grotte d’amour était conçue sur le modèle de l’exégèse tropologique et mystique de l’Église, de la maison de Dieu22. Le concept d’amour est compris comme une glorification s’élevant dans les sphères du recueillement religieux ; la grotte d’amour apparaîtrait alors comme un temple religieux. Gottfried aurait ainsi transféré l’exégèse spirituelle de la théologie sur un objet profane. La grotte d’amour est donc, dans cette conception, soit la maison de Dieu, soit l’Église du Christ, soit même la Jérusalem céleste. Julius Schwietering a donné lui aussi une interprétation théologique de la grotte d’amour23, dans la tradition de Bernard de Clairvaux. L’union des amants apparaît ici comme ir zweier lîpnar (vers 16818, « voilà leur meilleure nourriture »), comme pasci et pascere, thème du soixante-et-onzième sermon de Bernard de Clairvaux sur le Cantique des Cantiques ; le lit de la grotte est rapproché du lectulus Salomonis et l’union amoureuse prend des formes de l’unio mystica ; la grotte d’amour identifiée avec le temple de Dieu, Tristan et Isolde apparaissent alors comme des serveurs dans le temple de l’Amour, une sorte de saints de l’Amour. En fait, dans son Tristan, Gottfried s’est servi de certaines analogies avec la religion chrétienne et la mystique du xiie siècle (ainsi le concept d’unio mystica qu’il a sécularisé) pour glorifier l’amour entre Tristan et Isolde, qui lui apparaît comme le seul amour parfait, pour le distinguer des autres formes d’amour et en faire un modèle pour tous (li deciple de son covant, disait déjà Chrétien de Troyes au vers 16 de son prologue d’Yvain ou le Chevalier au Lion24). L’épisode de la grotte d’amour, tout comme la description du palefroi d’Enite dans l’Erec de Hartmann, est un morceau de virtuosité, un ornement (durchzieren, comme le dit Gottfried dans la digression littéraire au vers 4625).
22 F. Ranke, « Die Allegorie der Minnegrotte in Gottfrieds Tristan », dans Schriften der Königsberger Gelehrten-Gesellschaft. Geisteswissenschaftliche Klasse, 2, 1925, p. 21 et suiv., repris dans A. Wolf (éd.), Gottfried von Straßburg, Darmstadt, 1973, p. 1 et suiv. 23 J. Schwietering, Der « Tristan » Gottfrieds von Straßburg und die Bernhardinische Mystik, Berlin, 1943. 24 Voir Chrétien de Troyes, Œuvres complètes, éd. D. Poirion, Paris, Bibl. de la Pléiade, 1994, p. 339.
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Dans un poème aujourd’hui perdu sur Salomon et l’amour, Heinrich von Veldeke avait décrit en détail le lit de Salomon. Nous le savons par le poète de Mauricius von Craûn qui décrit un superbe lit et qui, à cette occasion fait référence à la prestation du maître25 : 1156
daz bette mohte wol bezzer sîn – sô kann aber ich niht gesagen baz, wan lât ez sîn alse daz an sîner güete gelîch daz von Veldeke meister Heinrîch mahte harte schône dem künege Salomône, dâ er uf lac unde slief, darinne in Venus ane rief, biz daz si in erwakte : mit ir bogen si in erschrakte, sie schôz in an sîn herze daz in der selbe smerze drukte unz an sîn ende.
Le lit peut avoir été plus somptueux – mais je ne suis pas capable de le décrire mieux, sauf que vous pouvez en comparer la qualité à celle du lit que maître Heinrich von Veldeke a préparé de superbe façon pour le roi Salomon, sur lequel il était couché et dormait et dans lequel Vénus l’appela jusqu’à ce qu’il se réveillât. Avec son arc elle le tira de son sommeil. Elle lui tira une flèche dans le cœur de telle sorte que cette douleur le tourmenta jusqu’à la fin de ses jours. Le lit dont il est question ici est naturellement celui du Cantique des Cantiques, 1, 16. Ici Salomon n’est pas tant l’incarnation de la sagesse qui n’est pas à l’abri de l’amour26 que le personnage ambigu aussi bien sage que vaincu par l’amour. Gottfried connaissait sans doute ce poème de Heinrich von Veldeke.
Salomon dans la « poésie du discours chanté » (Sangspruchdichtung) La « poésie du discours chanté27 » est une poésie strophique chantée dans laquelle la forme strophique est liée au chant. Les thèmes traités par les « poètes du discours chanté » (Sangspruchdichter) peuvent être regroupés sous la rubrique « enseignement social » : les poètes, qui poursuivent la voie magistralement tracée par Walther von der Vogelweide, enseignent à leurs contemporains comment ils doivent se comporter dans l’existence, dans la vie quotidienne, politique, religieuse, 25 Mauricius von Craûn. Mittelhochdeutsch / Neuhochdeutsch. Nach dem Text von E. Schröder herausgegeben, übersetzt und kommentiert von D. Klein, Stuttgart, 1999 (Universal-Bibliothek, 8796). 26 Commentaire de D. Klein dans ibidem, p. 221. 27 Voir D. Buschinger, Poètes moralistes du Moyen Âge allemand : xiiie-xve siècle, Paris, 2017, p. 22-23.
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dans les domaines artistique, divin… La « poésie du discours chanté » représente pour ainsi dire l’enseignement social et moral collectif de la fin du Moyen Âge. Dans ce genre littéraire, Salomon est fréquemment cité comme un modèle de sagesse. Par exemple, Boppe (dernier quart du xiiie siècle) cite dans sa chanson le roi David et deux de ses fils, Salomon et Absalon : Si j’avais la sagesse du roi Salomon, la beauté d’Absalon, sans la moindre imperfection, et le pouvoir du puissant roi David ; si j’étais de surcroît plus fort que ne l’était Samson […]28. Ou encore Meister Sigeher (deuxième moitié du xiiie siècle), qui ne manque pas de mentionner Salomon der wîse (le sage Salomon)29. À la même époque, Süßkind von Trimberg, quant à lui, loue das vil reine kiusche wîp (« la femme très pure et chaste »)30, non au sens du traditionnel éloge de la femme, mais en s’appuyant sur les Proverbes de Salomon, qui appartiennent à la littérature sapientiale ou gnomique et font penser aux Disticha Catonis et à notre « poésie du discours chanté » (notamment dans le chapitre XXXI, « Une femme de valeur ») : comme le souligne Peter Wapnewki, il « n’est pas question du charme érotique transfiguré de la femme, mais des qualités sérieuses de la maîtresse de maison qui, fidèle à son devoir et avec application, se donne sans cesse du mal pour maintenir l’ordre, cultiver les vertus et augmenter le bien-être familier : une image idéale qu’aiment à ébaucher les hommes de tous les temps et de toutes les cultures31 ».
Salomon et l’Arbre de vie dans le Prosa-Lancelot Dans la Queste du Saint Graal et dans le Prosa-Lancelot, Salomon est un parangon de sagesse32: « Salemons li plus sages de toz les terriens33 » ; « Salemons, li filz le 28 H. Alex, Der Spruchdichter Boppe : Edition, Übersetzung, Kommentar, Tübingen, 1998, I.18, p. 64 : « Haet ich des küniges Salomônes wîsheit ganz / und Absolônes schoene dâ bî sunder schranz / und gewált des rîchen küniges Dâvîdes ; waere ich dâ bî noch sterker, danne sich was Samsôn […] ». 29 Voir D. Krywalski, Geschichte der deutschsprachigen Literatur des Mittelalters in den böhmischen Ländern, Olomouc, 2009, p. 74. 30 Deutsche Liederdichter des 13. Jahrhunderts, éd. C. von Kraus, Tübingen, 1952, réimpr. 2010, vol. I, p. 423, III 2. Voir D. Gerhardt, Süßkint von Trimberg : Berichtigungen zu einer Erinnerung, BerneNew York, 1997. 31 « [Es] geht […] nicht um den verklärten erotischen Zauber des Weibes, sondern um die soliden Qualitäten der in Fleiß und Pflichttreue rastlos um Ordnung, Tugendpflege und Mehrung des familiären Wohlstandes bemühten Hausfrau : Ein von Männern aller Zeiten und Kulturen gern entworfenes Idealbild » : P. Wapnewski, « Ein Fremder im Königlichen Liederbuch. Süßkind von Trimberg », dans Kontroversen, alte und neue. Akten des VII. Internationalen Germanisten-Kongresses Göttingen 1985, Tübingen, 1986, vol. 1, p. 111-125. 32 A. Pauphilet (éd.), La Queste del Saint Graal, roman du xiiie siècle, Paris, 1949 (Classiques français du Moyen Âge), p. 210-226 ; R. Kluge (éd.), Prosa-Lancelot, Berlin, 1974 (DTM 63), p. 414,14-442,2 ; H.‑H. Steinhoff, Prosalancelot, V. Die Suche nach dem Gral. Der Tod des Königs Artus, Francfort-surle-Main, 2004, 22, 9 f. 33 A. Pauphilet (éd.), La Queste del Saint Graal, p. 125, 20-21.
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roi David […] Et cil Salemons fu si sages qu’il fu garniz de totes bones sciences que cuers d’ome mortel porroit savoir34 » ; « Salomon, konig Davids son […] und der was also wise das er was von aller guter kunst, der keyn menschenhercz erdencken kunt35 ». Et il joue un grand rôle dans l’un des derniers épisodes de la Queste, celui de l’Arbre de vie, qui devient l’Arbre de la Croix. Dans tout ce passage, le texte allemand est très proche de l’original français. On prend sur l’arbre du paradis et sur ses surgeons du bois de trois couleurs que l’on taille « en manière de fuissel » pour faire trois fuseaux, symboles « d’un temps conçu comme ternaire où succèdent, au temps blanc de l’innocence primitive, le temps vert et fécond de la chute de l’homme dans la matière et la charnalité puis le temps rouge du sacrifice rédempteur36 ». Sur l’ordre de Salomon, est construite la nef qui emmènera le dernier chevalier de sa lignée à Sarraz37 : « L’endemain, manda Salemons toz les charpentiers de sa terre, et lor comanda que il feissent la plus merveilleuse nef qui onques fust venue38… » ; « Des andern tages gebot der konig Salomon allen zymmerlúten von synem lande das sie im mechten das wúnderlichste schiff das ye wrt gesehen39… » Puis c’est sa femme qui fait déposer ce lit recouvert de courtepointes dans la nef : « quant la nef fu fete et mise en mer, la dame i fist metre un lit grant et merveilleux40… » ; « Und da das schiff was gemacht und das es in das mere was gesaczt, die frauw det darinn machen ein bette, das wass groß und wúnderlich41… ». Ensuite, on dispose les fuseaux (fuissel en français, traduit par spille en moyen-haut-allemand) en forme de croix sur le lit. Ces trois fuseaux détachés des arbres de la Vie et de la Croix et disposés en forme de croix sur le lit sont le « signe de la Croix et du sacrifice du Christ42 ». Sur le lit, se trouvent une couronne et l’épée de David. Les deux objets sont destinés au futur héros du Graal, le dernier chevalier du lignage de Salomon, comme le révèle au roi une voix descendue du ciel : « li
34 Ibidem, p. 220, 7. 35 R. Kluge (éd.), Prosa-Lancelot, p. 301. 36 E. Baumgartner, L’arbre et le pain. Essai sur La Queste del Saint Graal, Paris, 1981, p. 135 : « D’abord blanc à l’image de la virginité de fait et d’esprit d’Adam et d’Eve, l’Arbre de Vie (au milieu du Jardin d’Eden, Genèse, 2, 9) devient vert lors de la conception d’Abel puis rouge, après le crime de Caïn, et demeure tel » (ibidem, p. 133). Voir aussi A. Pauphilet, Études sur la Queste del Saint Graal attribuée à Gautier Map, Paris, 1921 ; W. Haug, « Das erotische und das religiöse Konzept des Prosa-Lancelot », dans Kl. Ridder et Chr. Huber (éd.), Lancelot. Der mittelhochdeutsche Roman im europäischen Kontext, Tübingen, 2007, p. 249-263. 37 H.-H. Steinhoff, Prosalancelot, V., p. 1046, pense que la nef de Salomon est une « Kontrafaktur zur Kreuzholzlegende ». 38 A. Pauphilet (éd.), La Queste del Saint Graal, p. 222. 39 R. Kluge (éd.), Prosa-Lancelot, p. 304. 40 A. Pauphilet (éd.), La Queste del Saint Graal, p. 223. 41 R. Kluge (éd.), Prosa-Lancelot, p. 306, 4-5. 42 E. Baumgartner, L’arbre et le pain, p. 135. A. Pauphilet, Études sur la Queste del Saint Graal attribuée à Gautier Map, p. 145, pense « que l’arbre qui avait fourni le bois de la Croix provenait de l’Arbre de la Science, afin que le salut sortît des racines du péché, et l’on trouva, en s’inspirant de l’Écriture, le moyen d’associer l’Arbre de la Croix à la vie des hommes qui après Adam préfigurèrent le Christ : Moïse, David, Salomon ».
s alo m o n dan s l a l i t t é r at u re mé d i é vale alle mand e
derreains chevalier de ton lignage43 » ; « der leczt ritter von dynem geschlecht44 ». Le lit de Salomon est peut-être le cubiculum du Cantique des Cantiques (attribué à Salomon), qui fut toujours le symbole de l’extase mystique. C’est sur ce lit que se couche Galaad lors du voyage pour Sarraz. Il n’est rien dit sur la signification de ce symbole. Le dais croisé fait avec les trois fuseaux au-dessus du lit doit signifier que le souvenir d’Adam et Ève chassés du paradis et du meurtre d’Abel reste présent à l’esprit, ce qui préfigure de façon explicite la trahison de Judas et la mort du Christ. En fait, on pourrait interpréter ces faits comme un résumé de l’histoire du salut puisque Galaad, qui dort ainsi protégé, atteindra finalement le Paradis45. Emmanuèle Baumgartner et, à sa suite, Walter Haug46, pensent cependant que l’histoire de Galaad n’est pas une histoire du salut. Le salut est apporté par le Christ, présent dans l’Eucharistie et rappelé au ciel avec le Graal et la Lance au moment de la mort de Galaad, « signe du désaveu divin », comme l’écrit E. Baumgartner47. Galaad ne délivre pas le monde, il se délivre seulement lui-même. Le monde va désormais à sa perte. Dans ce contexte le rôle de Salomon est difficile à préciser. Doit-on parler d’un échec ?
Conclusion Au total, je peux dire que le plus souvent, Salomon est représenté dans la littérature allemande du Moyen Âge comme le paradigme de la sagesse. Dans le Lai de la Croix de Frauenlob, Salomon est montré sans nulle restriction dans toute sa gloire. Dans le Lob Salomons, il est rex et sacerdos, pius et sapiens, rex iustus et pacificus, voire assimilé au Créateur. Cependant, il a dû recourir à la ruse pour vaincre le dragon et, de la sorte, construire le Temple, alors que dans le Nouveau Titurel, c’est grâce à l’aide de Dieu, qui lui fournit des pierres toutes taillées, qu’il parvient à édifier son temple qui sert de modèle au temple du Graal. Grâce à son aide, Salomon permet à Galaad de parvenir au Paradis, mais le monde va néanmoins à sa perte. Dans Salman et Morolf, il est mis en danger par son épouse Salme. Il en est de même dans Parzival, où Wolfram relate qu’il est vaincu par les femmes ; c’est un personnage ambigu, car d’un autre côté il est dit qu’il est l’ancêtre de Flegetanis qui a découvert le Graal. En un mot, Salomon reste dans presque toute la tradition allemande le personnage assez équivoque qu’il était dans la tradition.
43 A. Pauphilet (éd.), La Queste del Saint Graal, p. 225, 31. 44 R. Kluge (éd.), Prosa-Lancelot, p. 309, 11. 45 E. C. Quinn, « The Quest of Seth, Solomon’s Ship and the Grail », Traditio, 21 (1965), p. 185-222. 46 W. Haug, « Das erotische und das religiöse Konzept », p. 261. 47 E. Baumgartner, L’arbre et le pain, p. 143.
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Le savoir proverbial de Salomon au Moyen Âge « What mad pranks tradition may play with men and events1… »
D’Alfonso el Sabio au Sabio Salomón Certains rois ont été particulièrement honorés ou affublés de l’épithète sage au Moyen Âge2. Le roi médiéval Alphonse X de Castille, dit Alfonso el Sabio (1221-1284), fut encore plus savant que sage car il toléra les musulmans et les juifs de son royaume. Les proverbes qui lui sont attribués font preuve d’une finesse toute simple, mais aussi d’une belle vivacité d’esprit, sans parler de son sens commun (sechel en hébreu moderne, peut-être sous l’influence du yiddish seykhl). Alphonse prêtait librement conseil à son peuple dans quelques formules qu’on lui attribue encore aujourd’hui. Un exemple : « brûlez du vieux bois, buvez de vieux vins, lisez de vieux livres, gardez de vieux amis ». L’espagnol est plus savoureux encore dans son équilibre grammatical, où les quatre noms pluriels sont précédés du même adjectif masculin pluriel viejos dans une gradation croissante de vieilles et bonnes valeurs en -os également : « Quemad viejos leños, bebed viejos vinos, leed viejos libros, tened viejos amigos3 ». Le roi témoigne ici de son respect pour l’âge – la vieillesse, la maturité – car la sagesse et le savoir sont l’apanage de l’expérience. On demande à un enfant d’être sage (ou à sa douleur, si l’on s’appelle Baudelaire) alors que les adultes, et a fortiori les rois, sont censés l’être déjà. Ce fut aussi le cas de Salomon qui a toujours été plus ou moins auréolé de sagesse, jusqu’au Moyen Âge, époque où il fut par moments privé de cette qualité, ainsi que nous allons le voir. Comme de nos jours dans « La chanson de Salomon » de L’Opéra de Quat’ Sous, où Salomon devient victime
1 M. W. MacCallum, « Solomon in Europe », dans Studies in Low German and High German Literature, Londres, 1884, p. 87-130, part. p. 88. Voir plus récemment M. Bose, « From Exegesis to Appropriation : The Medieval Solomon », Medium Aevum, 65 (1996), p. 187-210, part. 189-191. 2 Naturellement, il ne sera pas question ici de Nathan der Weise, personnage du temps de la troisième croisade admiré par le petit peuple et célébré par Lessing au xviiie siècle. Il n’était pas roi mais est traduit devant Saladin qui le respecte pour sa sagesse quand il entend la parabole des trois anneaux, tirée de Boccace. 3 Comme toute valeur proverbiale, il s’agit d’une phrase qui fait le bonheur de tous mais n’est attribuable à aucun. En effet, on ne trouve pas trace, à ma connaissance, de cet aphorisme dans les écrits alphonsins. En outre, le roi ne parle généralement pas à la première personne. Le roi Salomon au Moyen Âge : Savoirs et représentations, éd. par Jean-Patrice Boudet, Jean-Charles Coulon, Philippe Faure et Julien Véronèse, Turnhout, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 22), p. 43-54 © BREPOLS PUBLISHERS DOI 10.1484/M.BHCMA-EB.5.128995
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de sa propre sagesse proverbiale, qui se retourne contre lui4. Si sa réputation grosso modo reste solide et n’est pas ternie, deux séries de textes bien diffusées en France contestent son statut de hakham (« sage » en hébreu, mot qui a la même racine que l’arabe ḥakīm, « sage » et ḥakam, « juge »), de manière implicite ou explicite, à commencer par ses propres Proverbes, suivis par ceux attribués au paysan Marcolf. C’est donc de Salomon et de sa réputation de sage au Moyen Âge que nous parlons. En castillan, il fut appelé parfois lui aussi à la fin du Moyen Âge el sabio Salomon (dans un livre gothique espagnol5), mais en hébreu on l’appelle simplement Shelomo ha melekh, le roi Salomon, ben-David car fils du roi David, en général sans l’attribut sage, contrairement à Alfonso el Sabio ou encore à Nathan der Weise. Si l’épithète n’est pas souvent rattachée directement à son nom, sauf dans ce texte castillan de la fin du Moyen Âge et quelques autres, ce qualificatif n’est jamais loin lorsqu’on brosse son portrait6. Car le roi Solomon est indissociablement lié aux livres sapientaux, pour être l’auteur présumé, selon une longue tradition, de divers livres de la Bible classés dans cette rubrique. Sa réputation universelle de sagesse – sapientia illa incredibilis dira encore Juan de Pineda à l’aube du xviie siècle7 – était plus mitigée au Moyen Âge car plus éloignée dans le temps que le souvenir du roi castillan du xiiie siècle. L’image de Salomon, quelque peu ambiguë selon la Bible à cause de ses désobéissances devant Jéhovah et ses déboires galants à la fin de sa vie8, avait eu le temps de se désagréger encore plus pour se scinder en deux. Un peu comme les débats des vierges sages opposées aux vierges folles au Moyen Âge, le portrait de Salomon réunissait ainsi en lui-même la sapience et la folie. Car sa sagesse coutumière et réputée pouvait être détournée, puis répudiée, raillée, même devant lui. Après ses Proverbes, sujets à une appropriation par l’Église contre le roi et ses ouailles, Salomon en personne a été présenté comme parfois dupe des tromperies romantiques ou romanesques que lui faisaient subir les dames ou un fou de la cour, tel Marcolphus, par la suite devenu Marcolfus, Marculf, Marcoul, Marcon, enfin Marco en Italie et encore Markolf en Allemagne9. 4 « It was his wisdom brought him to this pass » : B. Brecht, Mother Courage and Her Children, trad. E. Bentley, New York, 1966, p. 15, 98. 5 Proverbios en rimo del Sabio Salomon, Rey de Israel, s. l. n.d., sur lequel on peut renvoyer à J.‑Ch. Brunet, Manuel du libraire et des amateurs, Paris, réimpr. 1912, t. 5, col. 94-96. À ne pas confondre avec le Libro de los buenos proverbios du xiiie siècle, prétendûment traduit du grec mais en fait d’origine arabe, qui n’est pas attribué à Salomon mais à « Johannicio, fijo de Isaac », i. e. Ḥunayn ibn Isḥāq : voir The Libro de los buenos proverbios. A Critical Edition, éd. H. Sturm, Lexington, 1971. Sur le corpus parémiologique auquel appartient ce texte, voir la base de données résultant du projet financé par l’ANR ALIENTO : https://base.aliento.eu/accueil. 6 Reg. III, 4, « Et veniabant de cunctis populis ad audiendam sapientiam Salomonis, et ab universis regibus terrae, qui audiebant sapientiam eius ». 7 I. de Pineda, De rebus Salomonis regis, Venise, 1611, n. p. (a5). 8 Reg. III, 11, « Fueruntque ei uxores quasi reginae septingentae, et concubinae trecentae ». La Vulgate nous apprend en outre que « His itaque copulatus est Salomon ardentissimo amore », alors que la Nouvelle Bible de Jérusalem donne cette version plus pudique : « But Solomon was deeply attached to them. » 9 W. Benary, Salomon et Marcolfus, Heidelberg, 1914, rajoute Morolf, Marcolt, Markolf, enfin Metrolf, p. viii. L’étymologie du nom pose problème. On a voulu y voir entre autres Mearcwulf, ce qui ferait de lui un Steppenwolf médiéval, le loup des marches : E. Gordon Duff, The Dialogue or Communing between the Wise King Salomon and Marcolphus, Londres, 1892, p. xii.
l e s avo i r p rove r b i al d e salo mo n au moy e n âge
Comme la Bible, nous traitons ici des deux visages de Salomon et dans deux traditions médiévales. D’abord, nous verrons le triste sort médiéval de ses Proverbes (Salomonis Proverbia, en hébreu Mishle shelomo), en traduction française sous le titre Proverbes de Salemon à travers lesquels s’exprime sa sagesse – devenue proverbiale – mais avec un commentaire moins flatteur de l’Église proposé sous forme de gloses. Par la suite, nous verrons combien sa sagesse et lui sont raillés au Moyen Âge encore plus qu’auparavant, non seulement en latin mais dans les langues vulgaires, aussi bien romanes que germaniques, avec les Proverbes de Marcoul et Salemon. Nous nous limitons à la littérature française dans les deux cas, parce que nous sommes en France et parce qu’il existe plusieurs versions en ancien français des Proverbes de Salemon et plusieurs versions des Proverbes de Marcoul, qui également mettent en scène le bon roi. Avec tout le respect qu’on lui doit, il y sera déboulonné une fois pour toutes. La tradition attribue à Salomon une foule d’ouvrages, dont principalement plusieurs livres de la Bible. Je ne tiens pas compte ici de la légende, rapportée par Pierre Bayle, qui fait de Salomon, selon Joshua Barnes, l’auteur des épopées homériques, ni des livres de magie comme la Clavicula Solomonis qui font allusion à un Enfer bien plus moderne10. Ce dernier nous propose des formules tout autres que des proverbes, des formules d’invocation et de conjuration, pour rendre visibles les forces du mal ou pour se rendre invisible. Avant tout, Salomon est considéré comme l’auteur des Proverbes, ce qui suffit à expliquer – mais pas à justifier – qu’on lui attribue bon nombre d’autres livres de la Bible et d’ailleurs. Beaucoup plus nombreux que les quelques proverbes attribués par la tradition, à tort ou à raison, à Alfonso el Sabio, ceux de Salomon consignent l’essentiel de la sagesse d’un roi11. Mais le revers de la médaille, c’est le Salomon proverbial raillé de toutes parts. On le sait, les textes sur le bouffon Morolf, Marcoul ou Marcolfus sont nombreux. Ce dernier devient dans certaines versions le frère germain du roi : ses plaisanteries ou pire, cette légèreté de mœurs, ne sont donc pas propres à Salomon mais le prennent pour cible. Si ce n’est pas lui, c’est son frère… sorte de double qui nous présente un visage malin face à la sagesse du roi pour le berner. Dans des dialogues avec Marcolfus, les répliques servent à confondre le roi et dans sa déroute laisser triompher son faux frère. Ce dédoublement remonte bien au personnage biblique, dont on vantait la sagesse mais dont on citait aussi les déboires avec les dames… par centaines ou milliers. Les trois cents concubines de Salomon contredisent les trois mille proverbes qui lui sont attribués. En réalité, les proverbes de Salomon sont au nombre de trois cent soixante-quinze, plus proche du chiffre des concubines qu’on lui reproche : trois cents exemples de sagesse et autant de folie12.
10 S. L. M. Mathers, The Key of Solomon the King (Clavicula Salomonis), réimpr. York Beach, 1972. Sur les versions médiévales de la Clavicula, voir en dernier lieu J. Véronèse, « La magie rituelle à la fin du Moyen Âge : le cas de la Clavicula Salomonis », dans Les sciences au Moyen Âge (xiiie-xve siècle). Autour de Micrologus, éd. D. Jacquart et A. Paravicini Bagliani, Florence, 2021, p. 617-637. 11 Reg. III, 4 : « Locutus est quoque Salomon tria millia parabolas / et fuerunt carmina eius quinque et mille. Et disputavit super lignis, a cedro qui est in Libano… » 12 On pense à Balzac : « une nuit d’amour, c’est un livre en moins ». Dans ce calcul, je ne tiens pas compte des sept cents épouses royales.
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Revenons au livre des Proverbes, qui est une somme d’instruction (qui se dit torah). La Torah, stricto sensu, ne s’applique qu’à la « Loi de Moïse », les cinq premiers livres de la Bible juive qui constituent encore et toujours la base du judaïsme, le Pentateuque, attribué naturellement à Moïse en personne. Une deuxième composante de la littérature sacrée, ce sont les « Prophètes » et donc leurs paroles, précédées par une présentation de l’histoire d’Israël qui va de Josué aux Rois, dont Salomon. Viennent en troisième lieu les livres hagiographes (Hagiographa, les Écrits13), un terme qui ne désigne pas ici des vies de saints (récits hagiographiques), comme dans le christianisme. À l’opposé des textes dominés par les prêtres et les prophètes, qui constituent les deux premiers groupes, les livres hagiographes, aussi appelés en français « livres sapientaux », regroupent les Proverbes, Job, l’Ecclésiaste, les Psaumes – ce dernier attribué au père de Salomon, le roi David – et même le Cantique des cantiques (que l’on appelle aussi bien en anglais Song of Songs que Song of Solomon), ces derniers y figurant probablement parce qu’attribués au même Salomon à la suite des Proverbes14. On voit que sous cette rubrique de livres dits de sagesse on classe tout ce qui ne touche ni à la religion ni à l’histoire comme dans les deux premiers groupes, mais à la vie et qui concerne donc non pas la communauté mais l’individu : comment se comporter dans la société, où règne le sécularisme. Le livre des Proverbes est certainement le plus important de ces livres sapientaux qui fournissent ainsi, et c’est essentiel, des valeurs morales et non pas religieuses, d’où leur emplacement en troisième et dernier lieu de l’Ancien Testament, autrement dit la Bible juive. Il y est question non pas d’Israël mais, par extension, de l’humanité entière. D’où l’intérêt pour le Moyen Âge chrétien et antijudaïque, qui voyait surtout dans l’Ancien Testament la préfiguration du Nouveau ( Jonas = le Christ, etc.). Comme le livre des Proverbes reste valable pour le monde entier, on peut même se permettre de le mettre à l’honneur en expliquant le bien-fondé de ses données… mais tout en critiquant son peuple. C’est ainsi que Salomon a pu rester en principe un modèle de l’enseignement de la bonne conduite tout en étant hébreu. Mais à cause de cette « tare », il sera finalement abaissé et sujet à la moquerie pour ne pas avoir toujours suivi les principes qu’il évoquait. Ainsi sera-t-il élevé comme paragon de sagesse avant d’être démoli par la légende, beaucoup plus au Moyen Âge qu’à l’origine. Cette tradition médiévale qui crée et prête longue vie aux dialogues avec Marcolf donne également des traductions françaises des Proverbes. Cette traduction mais surtout les commentaires laissent percer dans les gloses à quel point le peuple de Dieu peut justement être « fou », « dévié », ou pire. On se plaît à démontrer, en somme, comment le bon roi Salomon n’aurait pas toujours suivi ses propres préceptes. C’est d’ailleurs le livre des Proverbes qui affirme que la sagesse pour l’homme prudent est de trouver sa voie alors que l’imprudence des fous les égare du droit chemin (Prov. XIV, 8). C’est quasiment une lapalissade pour nous. Mais le Moyen
13 R. B. Y. Scott, Proverbs. Ecclesiastes, New York, 1979, p. xvi. 14 Il y a également d’autres élements que l’on rattache tant bien que mal aux livres de sagesse : les Lamentations, avec ses cinq psaumes supplémentaires, la parabole de Ruth, Esther et Daniel qui font l’éloge de la piété juive, enfin Ezra, doté de sagesse divine.
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Âge a trouvé dans les bonnes paroles du sage Salomon la voie à suivre mais aussi, en germe, ses écarts. Et plus dure fut la chute.
Les Proverbes de Salemon : Salomon rencontre Sanson Je prends comme exemple ce qu’une version médiévale française fait de ce passage des Proverbes. Cette traduction, en octosyllabes rimées, œuvre de Sanson de Nantuil, daterait d’après 1136, peut-être entre 1140 et 1165, et nous parvient dans un manuscrit de 1200 environ15. Sanson était un clerc, chapelain au service d’une « noble damme enseigné et bele » qui a commandé cette version comme Salomon avait composé l’original à la demande de Dieu, nous dit-il. Sa version donne la littera latine d’abord, puis la littera en ancien français, plus longue, et enfin la glose, bien plus développée que tout ce qui précède. La littera latine, qui suit plus ou moins la Vulgate de Jérôme, mais avec une ponctuation défectueuse à cause d’un mauvais découpage des phrases – première méprise – donne : « sapientia. Callidi est intelligere viam suam, et inprudentia stultorum errans (est) » (XIV, 5-11). Ainsi, la sagesse pour l’homme habile ou prudent est de trouver son chemin alors que l’imprudence des fous les égare. Notre sage reste bien isolé, seul, au singulier, alors que les fous, nombreux, au pluriel, foisonnent autour de lui : comme on sait, plus on est de fous, plus on rit, et dans ce cas, on va rire du sage. Comment cette formule concise du livre des Proverbes est-elle paraphrasée ou modifiée dans la littera française du xiie siècle ? « Sa veie entendre a cointe affiert ; / Fol desveiet ke ne la quiert » (v. 8177-8178). C’est-à-dire, au sage (cointe) (il) convient (d’) être attentif / étudier (à connaître ; cf. intelligere) sa voie ; le fou ne la cherche pas et s’égare (il perd son chemin). Jusque-là, tout va bien. La version française suit l’image clé du droit chemin qui antidate sans doute la Vulgate dans l’original araméen ou massorétique16. Mais, dans l’amplificatio qui suit, la bonne voie à suivre devient plus précisément celle du Christ et des Apôtres ; les fous deviennent des félons qui donnent un faux témoignage et livrent Jésus à la mort : « E ki falz testimoine sunt, / Od les felons parçonerunt (participent, prennent part), / Ki Jesum Crist a
15 C. C. Isoz, Les Proverbes de Salemon, Londres, 1988-1994, 3 vol., p. 18. La thèse de F. Kluge, Ueber di von Samson de Nantuil benutzen Werke, Eisleben, 1885, examine seulement les chapitres I-IX. Ce proverbe et son corollaire ne sont pas étudiés dans les passages du commentaire anonyme du ms. fr. 2482 de la BnF édités par I. C. Lecompte, The Sources of the Anglo-French Commentary on the Proverbs of Solomon, Collegeville, 1906. Voir B. Woledge et H. P. Clive, Répertoire des plus anciens textes en prose française, Genève, 1964, p. 65-66. Isoz propose l’île de Saint-Marcouf, anciennement Nantuil, comme lieu d’origine de la famille de Sanson. Curieuse coincidence, cette île porte le nom de Marcolf, qui se révèle loin d’être un saint. 16 Desveier/desvoier, vient de disviare, « dévier du bon chemin », ce qui est peut-être à mettre en relation avec desvé, « fou », terme courant dans les gloses de Sanson pour designer les impies. Naturellement, desveiet n’a pas ce sens métaphorique ici, mais le terme est redondant pour décrire le folx car le fou est justement défini comme celui qui perd son chemin. Voir ce passage de la Passion palatine : « Le peuple par ly se desvoie / Et entre en une fause voie », cité par A. J. Greimas, Dictionnaire de l’ancien français, Paris, 1968, s.v. desvoier.
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mort livrerent / E fax testimoine en porterent » (8203-8206). Ils sont traités de fous certes en passant, mais sous la plume du clerc que fut Sanson, ce sont surtout des traîtres (8265, 8270). Ce traitement n’est pas très œcuménique : les paroles du roi sur la conduite abandonnent la neutralité du droit chemin plutôt abstrait pour faire l’éloge du Christ et de ses croyants et mettre à bas les non-croyants ou autres, traités de fous. Par la suite, les juifs qui ont mis le Christ à mort seront attaqués nommément. Salomon ne parlait pas religion, le nom de Dieu n’est pas invoqué ici, comme nous l’avons vu, mais de valeurs humaines. Il ne s’agit pas de déjudaïser ou de judaïser comme dans les traductions de romans yidiches au Moyen Âge : les Proverbes comme les autres livres sapientaux sont pratiquement neutres sur ce plan, on les a christianisés, ce qui comporte une bonne dose d’antijudaïsme. Sanson de Nantuil, qui avait dans son prologue vanté l’inspiration divine de Salomon, rejette ainsi la bonne parole pour critiquer explicitement les juifs et implicitement Salomon, comme le fera Marcolf. Mais dans un sens, Marcolf pour être plus direct sera moins nocif car il adopte une démarche comique dans un texte qui vise la réputation d’un homme et ne prêche pas la haine, contrairement à Sanson de Nantuil. Ce dernier pourrait être condamné pour détournement de majeur, c’est à dire de texte majeur, car il fait de Salomon un guide dont la sagesse non seulement admet le Christ mais condamne les juifs. Plus loin on précise plus explicitement, si besoin était, qui sont ces perfides qui ont mis le Christ à mort. Et implicitement, leur roi, que l’on disait plein de sagesse et de richesses, sera rangé dans le camp des fous : « Kë a fol nen est nul profit / Richeise e manantie aveir » (XVII, v. 10302-10303). Il s’agit, bien évidemment, « del fol judeu peuple est noté / Ki ne profited richeté » (v. 10321-10322), « tant sunt fol e desvé » (v. 10340)17. Après avoir évoqué « les .v. livres Moÿsi » et « la richeise al fol dunt parlum », Sanson conclut avec un proverbe international, « Fol e aveir sunt tost parti » (en version anglaise, « A fool and his money are soon parted »). « Pur lor orgoil e lor folie / Perdent celle grant manantie / Dunt Deus les aveit enorez » (v. 10335-10337). (Homo) stultus s’oppose à sapiens depuis la Vulgate et on sait que numerus stultorum est infinitus. Les termes fol et desvé reviennent en effet maintenant sous la plume de Sanson pour dénigrer les juifs, dont Salomon fut le roi le plus savant et respecté. Ainsi, de sage il devient fou. Pas besoin de son frère Marcolf pour l’inculper : les bonnes paroles du roi sage sont tournées non seulement en ridicule mais en folie. Ce plaidoyer contre le roi et son peuple est tiré directement de ses Proverbes, retournés contre lui et sa race maudite, comme on dit. Leurs richesses ne les ont pas bien servis, affirme Sanson. Donc, voilà la bonne sagesse universelle des Proverbes, recueil attribué unanimement mais sans justification à Salomon, pervertie au xiie siècle pour son malheur et celui de son peuple. Cette attribution conventionnelle – artifice littéraire, a-t-on
17 Greimas donne l’étymologie de desvé comme incertaine. Son sens est clair depuis le Roland : fou. Ne faut-il pas le rattacher à desvier (devïer, desvoïer), s’égarer, faire fausse route, de disviare (pour deviare) ? Desvoie est bien attesté avec un croisement des sens : « un égarement d’esprit », « desvoyement d’entendement » (Amyot).
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dit – se justifie avec la réputation de Salomon comme le plus sage des rois. Mais les bons conseils qu’il prête ici et la critique qu’il dirige contre les fous lui retombent dessus : lui et tout son peuple sont traités de fous, dévoyés du droit chemin. Triste sort de Salomon, de son peuple et de ses valeurs proverbiales. Sa sagesse est plus contestée ici qu’elle ne l’avait jamais été précédemment depuis la reine de Saba, venue disputer avec lui. Il faut sans doute voir dans cette visite l’origine des altercationes (disputoisons) médiévales qui foisonnent autour de lui au Moyen Âge, notamment les dialogues avec Marcolf. Je ne puis m’empêcher de dire qu’il en va peut-être toujours ainsi jusque dans certains temps modernes. Le grand commentaire sur la Bible signé Cornelius Cornelii a Lapide (Cornelis Cornelissen van den Steen, 1567-1637) concerne la presque totalité des Écritures saintes, à l’exception de Job et des Psaumes. Il est estimé aussi bien par des catholiques que des protestants, mais probablement moins par les juifs. Quand Steen aborde les Proverbes, ses gloses précisent que suivre la bonne voie (intelligere viam suam) signifie poursuivre « recte et honeste juxta dei legem et voluntatem ». La voie du fou errant le conduit ailleurs : « in ruinam et gehennam corruant, ducitque in exitium et tartarum ». L’enfer, sheol, littéralement le trou, est beaucoup moins souvent évoqué par Salomon pour désigner le lieu, parfois personnifié, sous terre où iront tous les morts sans distinction. Pour Sanson comme pour Steen, les juifs surtout iront en masse là-bas. Encore un exemple de la division que prêche l’Église alors que Salomon prêtait conseil à tous les hommes sans référence à leur culte. Encore de nos jours, la Bible de Jérusalem, relativement récente (1985), nous apprend que « l’enseignement du livre des Proverbes a sans doute été largement dépassé par celui du Christ, la sagesse de Dieu ; toutefois, il reste quelques aphorismes qui anticipent l’enseignement moral de l’Évangile18 ». Déjà, pour Sanson, la sagesse de Salomon était dépassée chez le fils de Dieu. On retrouve ici l’idée que l’Ancien Testament ne fait qu’ouvrir la voie (du droit chemin ?) au Nouveau. Soit, mais l’enseignement de Sanson dans sa traduction des Proverbes de Salomon ne fait pas justice au roi, qu’il trahit en donnant un sens religieux et anachronique de surcroît car bien postérieur au roi du xe siècle avant Jésus-Christ. Somme toute, la version de Sanson donne un nouveau sens à un autre proverbe, plutôt moderne : celui-ci affirme que traduttori traditori, les traducteurs sont eux-mêmes des traîtres, des félons, dans le lexique de Sanson. Le médiéviste contemporain Claude Buridant parle d’« une trahison fidèle » d’un texte comme la Bible au Moyen Âge, parce que depuis Jérôme on admet la liberté de « le gloser, l’embellir ou accentuer son impact moral19 ». Pour Cl. Buridant, il n’y a pas de trahison « aussi longtemps que la matière est respectée ». Mais l’esprit d’objectivité et le degré d’abstraction des Proverbes de Salomon ont été déloyalement détournés ici pour établir la critique de l’auteur présumé et de ses rejetons in secula seculorum. Certes, l’antijudaïsme est un fait, au Moyen Âge comme à d’autres époques. Et il y a toujours eu des juifs convertis
18 H. Wansbrough, The New Jerusalem Bible, Londres, 1985. 19 C. Buridant, « Translatio medievalis. Théorie et pratique de la traduction médiévale », Travaux de linguistique et de littérature, 21 (1983), p. 81-136, part. p. 64.
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pour renoncer à la foi de leurs ancêtres et même pour dénoncer les pratiquants. Mais d’un point de vue apologétique, faire des sentences de Salomon une occasion pour condamner son peuple serait déshonorer sa pensée réputée universelle et son esprit de tolérance bien connues face à l’unité de l’espèce. Le roi Salomon, le sage, n’aurait-il pas, en effet, de ce point de vue, des raisons de piquer une crise de colère s’il voyait comment les bonnes paroles qui lui sont attribuées ont été détournées, déviées – c’est le mot qui conviendrait – contre lui et tout son peuple ? L’éditrice de la seule et unique édition philologique du texte de Sanson de Nantuil, C. Claire Isoz, ne souffle mot sur ses qualités littéraires, s’il y en a, ni sur ces éléments antijudaïques qui étaient évidemment monnaie courante au milieu du xiie siècle. Il y avait eu des doutes à l’époque du roi ou peu après, lorsqu’on faisait de lui un modèle de conduite, celui qui prône une conduite modèle, mais en l’occurrence également un égaré qui ne sait où il va en prenant des maîtresses sans nombre. Le Moyen Âge aurait pu réserver un meilleur destin au Livre des proverbes, dont les neuf premiers livres de la version biblique mettent bien en scène un père qui recommande la sagesse à son enfant et où la Sagesse en personne intervient. À la manière de divers textes médiévaux, le livre des Proverbes aurait pu devenir un enseignement d’un père à son fils, ou un miroir du prince, deux genres fréquents, où le bon roi prêterait conseil à son successeur. Dans le même manuscrit qui nous livre l’unicum des Proverbes de Salemon, nous trouvons Le chastoiement d’un pere a son fils, version française de la Disciplina clericalis de Pierre Alphonse. À la place d’un texte didactique, on dénigre le roi et son troupeau, peut-être parce que l’antiquité avait déjà entamé sa disgrâce sur le tard en lui attribuant des concubines et en l’accusant d’idolâtrie.
Les Proverbes de Marcoul et de Salemon : Salomon rencontre Marcolf Après les Proverbes de Salemon traduits et glosés viennent les échanges de proverbes où l’on conteste les Proverbes salomoniens avec des contre-proverbes d’un rustre, d’un vilain. Le dialogue français de Salomon et Marcolf est postérieur aux Proverbes de Sanson de Nantuil. Il achève, au début du siècle suivant, la défaite du bon roi en tant qu’emblème de la sagesse pour le Moyen Âge. De ce contre-texte où se côtoient le burlesque et l’obscène, il existe des versions non seulement en latin, allemand et anglais, mais dans plusieurs langues romanes, faisant état de sa rencontre avec Marcolf20. Pour faire pendant aux Proverbes de Salemon de Sanson de Nantuil, quelques mots sur la meilleure des trois versions françaises des Proverbes de Marcoul et Salemon 20 A. Wishard, Oral Formulaic Composition in the Spielmannsepik : An Analysis of Salman und Morolf, Göppingen, 1984, p. 173, n. 56 en établit la liste : la Russie, la France, l’Angleterre, l’Italie et le Portugal. La liste donnée par J. M. Ziolkowski, Solomon and Marcolf, Cambridge (Mass.)-Londres, 2008, des langues dans lesquelles on trouve des adaptations est plus fournie tout en étant, affirme-t-il, partielle : le latin, l’allemand, le néerlandais, l’anglais, le suédois, l’italien, le tchèque, le polonais, le gallois. Deux troubadours, puis Lydgate, Villon et Rabelais, entre autres, font allusion aux
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consignées dans jusqu’à dix manuscrits21. Dès son titre révélateur, ce petit texte met Marcoul au premier plan, devançant Salomon, qui pour l’occasion est déchu de son titre royal. Le texte s’attaque au bon roi comme le fait Marcoul dans le dialogue. Comme pour toutes les versions du dialogue dans ses diverses formulations linguistiques, il s’agit d’un texte mineur qui a fait fortune par sa parodie d’un texte majeur et d’un homme puissant d’une autre époque, désormais révolue. Ce texte, petit à tous points de vue, figure à la suite des Proverbes au conte de Bretagne, à qui il est attribué, et a été publié pour la dernière fois dans un recueil de Proverbes et dictons populaires aux xiiie et xive siècles édité par Georges-Adrien Crapelet à petit tirage en 1831 et devenu quasiment introuvable. Son titre ne figure pas à la page de titre du livre, lequel n’avait jamais été réimprimé jusqu’en 2018. Son auteur présumé était pendant longtemps Pierre Mauclerc, comte de Bretagne, ou bien son fils Jean le Roux, à qui au xiiie siècle nous devons des chansons pieuses et des chansons d’amour éditées par Joseph Bédier dans les Mélanges Jeanroy22. Il faut prendre du recul pour mieux situer ce contre-texte. La version latine, vraisemblablement le Ur-Text de la presque totalité de la série internationale des Proverbes de Marcoul et Salemon, donne le ton en situant pour nous les deux personnages en pleine joûte23. À côté du roi, Marcolf comme sa femme ressemble plutôt à un ours : Cum staret rex Salomon super solium David, patris sui, plenus sapiencia et diviciiis, vidit quendam hominem Marcolfum a parte orientis venientem, valde turpissimum et deformem, sed eloquentissimum24. Lorsque le roi Salomon était sur le trône de son père David, plein de sagesse et de richesses, il a vu un certain homme nommé Marcolf qui arrivait de l’Orient, très sale et malformé, mais extrêmement éloquent. Je donne ici un petit échantillon de leurs échanges, qui varient d’une langue à l’autre et même d’un manuscrit à l’autre. Les allusions à leur dialogue seront innombrables, jusqu’à Rabelais. Le point commun entre toutes les versions, c’est que lorsque Salomon émet un jugement favorable, sans doute abstrait et sentencieux, sur les valeurs humaines, Marcoul détourne sa pensée en lui opposant un jugement contraire ou sans rapport, une pensée populaire et sans façon, comme des Proverbes
dialogues de Marcolf : voir J. M. Ziolkowski, Salomon and Marcolf, passim. Il ne reste que six vers d’une version occitane. Voir W. Pfeffer, Proverbs in Medieval Occitan Literature, Gainesville, 1997, p. 24. 21 Une première liste de cinq mss avait été établie par J. M. Kemble, The Dialogue of Salomon and Saturnus, Londres, 1848, p. 76-78. Selon Tony Hunt, l’ensemble des mss peut se réduire à trois versions distinctes, « Solomon and Marcolf », Por la soie amistié, Essays in Honor of Norris J. Lacy, Amsterdam, 2000, p. 199-224 (p. 200). Voir également M.-A. Stadtler, Salemon et Marcoul : édition critique et étude littéraire, thèse de 3e cycle dir. par Ph. Ménard, Université de Paris IV, 1979. 22 J. Bédier, « Les chansons du Comte de Bretagne », Mélanges Jeanroy, Paris, 1928, p. 477-495. 23 On signale pourtant une première allusion à Marcolf chez Notker dès le xe siècle : J. M. Kemble, The Dialogue, p. 12. Voir également M. W. MacCallum, Studies, p. 106, et J. M. Ziolkowski, Salomon and Marcolf, p. 317-320. 24 W. Benary, Salomon et Marcolfus, p. 1. On a pu avancer que Marcolf en arrivant de l’Est ferait allusion à une origine orientale : V. F. Vogt, Salman und Morolf, Halle, 1880, p. xlvi.
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au vilain. La satire médiévale joue sur le grand écart entre l’idéal et le réel. Dans ce cas précis, il s’agit d’une confrontation de classe : Salemon représente un état, la noblesse, Marcoul un autre tout opposé, la paysannerie. Et dès lors que les Marcoul s’arrogent le titre de callidus « habile » (calliditas, ingenium dans la version latine25), le fou sera par défaut Salemon comme il l’était implicitement pour Sanson qui opposait la chrétienté au peuple juif. Dans la Vulgate, la calliditas, prudence ou habileté, s’associait à la sapientia ou sagesse pour s’opposer à l’inprudentia, qui se liait à la stultitia. Ici, la calliditas se démarque de la sapientia, comme dans Sanson l’escïence (la connaissance du monde, la sagesse mondaine) de la sapïence (le savoir, la sagesse). Ainsi l’habileté de Marcoul a toujours le dernier mot en contredisant ou parodiant les dits du roi. Quand celui-ci prêche la sagesse de la modération dans son discours, comme doctrine et comme exemple (« ja trop ne parlera »), son interlocuteur vocifère une riposte (avec une « grant noise » correspondante) : Qui saiges home sera, Ja trop ne parlera, Ce dit Salemons ; Qui jà mot ne dira, Grant noise ne fera, Marcol li respond26. Salomon prêche donc les valeurs que l’on sait, mais Marcoul lui donne aussitôt la réplique. Le rapport avec le canon biblique est nettement plus lâche. Au lieu de gloser longuement les dictons bibliques de Salomon, codifiés et consignés de longue date, comme le fait Sanson, Marcoul vise l’homme autant que ses paroles avec une réplique instantanée qui contredit son roi. Le bien-fondé de la pensée de Salemon est donc aussitôt démantelé, coup sur coup, par un Marcoul eloquentissimus et qui est placé sur scène à côté du roi. Il ne lui cède en rien, capable comme il est de parler en discours brefs – des contre-proverbes – qui rivalisent avec le bien-fondé des aphorismes de Salemon. Dans leur échange de sentences, le bon sens moral du roi est mis en joue par le non-sens concret de Marcoul, qui vante le discours comme une valeur en soi. En son rival peu fraternel, Salemon a trouvé son égal, un interlocuteur qui par sa physique comme par ses répliques démolit son grand frère au pied d’argile. Le discours de Marcoul contrarie l’auctoritas de Salemon : auteur et autorité. C’est un discours de style bas, la revanche du corps sur l’esprit. Car Marcoul le dit clairement : il tient à prendre la parole et faire grande noise, c’est-à-dire : bruit ou tapage, querelle et tumulte. En somme, Marcoul cherche noise, expressément, il sème la discorde. Le Moyen Âge raffolait des querelles de frères comme de choses contraires, notamment dans les chansons de geste. À l’inverse de Sanson, qui ridiculisait implicitement le roi
25 N. M. Bradbury, « Rival Wisdom in the Latin Dialogue of Solomon and Marcolf », Speculum, 83 (2008), p. 331-360 (p. 340). 26 G.-A. Crapelet, Proverbes et dictons populaires, avec les Dits du mercier et des marchands, et les Crieries de Paris, aux xiiie et xive siècles, Paris, 1831, réimpr. Delhi, 2018, p. 189-200, part. p. 189 pour les passages cités plus bas.
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devenu fou, maintenant le roi a son fou à côté de lui. La sagesse du roi est évoquée dans notre exemple, mais il n’y a personne, pas même le roi, pour rendre la pareille à un Marcoul insupportable en le traitant de fou27. Par la suite, Salemon parle bien des fous mais sans y cadrer ce Marcoul. Marcoul marque des points pour chaque énoncé du roi, qui se trouve ainsi vaincu strophe par strophe. Et les termes de fou et de dévié, réservés à Salemon et à ceux qui le suivent chez Sanson, ne marquent pas Marcoul, qui sort indemne. Les beaux principes de Salemon sont refoulés par la pratique de Marcoul : le bon sens du roi est contredit par le sens commun et même oratoire de son fou, pas si fou que cela. Car dès la version latine, Salemon est obligé de s’avouer vaincu. Un autre exemple, le premier, après le titre du texte : Ci coumence de Marcoul et de Salemon que le quens de Bretagne fist. Sur tote l’autre hennor / Est proece la flor, / Ce dit Salemons ; / Ge n’aim pas la valour / Dont l’en muert à doulor, / Marcoul li respond. Marcoul a réponse à tout. Ici, Salemon semble essayer en vain de retourner le débat à son avantage : En cortoisie a paine, / Mais bien fait qui la meine, / Ce dit Salemons ; / Mois et jor et semaine, / Travail est dure paine, / Marcoul li respond. Face aux valeurs médiévales d’honneur, de prouesse, de courtoisie et de largesse, entre autres évoquées par le roi, Marcoul rejette la peine, la douleur, le travail. Les valeurs prônées ici par Salemon sont celles du Moyen Âge courtois. Salemon est bel et bien une réincarnation contemporaine du roi Salomon. Sanson avait associé le Salomon historique par anachronisme à un juif de plus qui aurait tué le Christ un millénaire plus tard. Pour l’auteur de cette version de Marcoul et Salemon, quelques décennies après Sanson au xiie siècle, le bon roi devient maintenant victime de l’esprit moqueur et gaillard de son temps. On sait que le xiiie siècle conteste souvent les valeurs établies du siècle précédent. Si Sanson s’en est pris à Salomon, israélite, pour critiquer non pas sa sagesse mais sa religion, dont il n’était pas question dans l’original, c’est l’auteur de Marcoul qui vise la sagesse propre au roi. Salomon n’est pas seulement dénigré car démodé comme dans Les proverbes de Salemon mais au xiie sièle il est encore visé par une critique formulée dans des termes d’actualité et non pas seulement comme figure historique rendue responsable comme tout son peuple des générations à venir comme des déicides. Des dialogues sur les valeurs courtoises opposant souvent courtois et rustres ont fait rage aux xiie et xiiie siècles dans des desputoisons contretextuelles comme celle-ci. Il suffit d’évoquer comme exemple un débat occitan qui oppose deux troubadours. Rofian fait appel au bel exemple de Jaufre Rudel, un fin aman qui est mort en traversant la mer pour aller voir sa dame en Terre sainte. Izarn lui réplique qu’il n’y a pas de joie à mourir d’amour28. Izarn donne la réplique à Rofian, comme le
27 Une version donnée par J. M. Kemble, The Dialogue, p. 78-80, oppose « Salamon ly sage et Marcoulf le foole ». Quelle que soit la proposition du roi, Marcoulf répond avec une phrase sur la « putayne ». 28 G. Wolf et R. Rosenstein, The Poetry of Cercamon and Jaufre Rudel, New York, 1983 ; réimpr. Londres, 2019, p. 104.
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Markolf allemand dame le pion aux sages propos de Salomon. Il n’en va pas autrement pour le Marcoul français. Mais le débat plus soutenu des deux troubadours est plus équilibré aussi : les poètes restent amis et s’en remettent au jugement d’une dame ou du lecteur car ni l’un ni l’autre ne remporte forcément la victoire sur un différend artificiel. Dans le cas de Marcoul et Salemon, les deux interlocuteurs ne partent pas sur un pied d’égalité : le roi qui parle le premier est descendu coup sur coup par les réparties souvent grossières dans les autres versions de Marcoul et Salemon. Salomon et sa réputation n’en sortent pas indemnes.
Conclusion : de Salomon à Salemon Au Moyen Âge, et ici nous parlons précisément de la belle époque classique que fut le milieu du xiie siècle et le début du xiiie, les Proverbes qui véhiculent le savoir de Salomon, savoir proverbial à tous les sens du terme, n’ont pas bien servi celui qui est devenu Salemon en ancien français, ni même honoré la cause de la sagesse royale. Non seulement le roi n’est pas mis à l’honneur, une valeur qu’il loue expressément, mais encore est-il frappé de plein fouet par un rustre, déchu à la fois de son titre de roi et de son qualificatif de sage. Le sage roi des souverains terrestres, réputé pour sa somme de savoir, est victime à la fois de l’antijudaïsme virulent de l’Église et de la moquerie mal à propos de son double, déformé comme sa pensée mais paysan aussi éloquent que l’était le roi. Que Salomon soit un personnage historique pour Sanson ou une figure d’actualité pour Marcoul, le règne de Salomon appartient au passé et s’en trouve rabaissé. On le sait, et feu mon maître W. T. H. Jackson l’avait rappelé, même Jérôme s’est douté de la valeur de ses connaissances des lettres classiques. Comme pour Dante, même devant Virgile, son maître à lui, en règle générale le saveir païen, s’il n’est pas estimé de portée modeste comme hélas de nos jours, servira comme un matériau à utiliser autrement que par les anciens eux-mêmes. L’homme du Moyen Âge en était l’héritier et le continuateur mais dans un autre esprit et avec un autre but : ils estimaient la civilisation de l’antiquité mais la rejetaient pour son ignorance de l’Église Mère. On a tout simplement troqué le roi des rois hébreux pour un autre roi des rois, fils de Dieu, et la sagesse de Salomon pour l’enseignement du Christ29. Comme il est dit en passant dans un texte occitan médiéval, La vie de sainte MarieMadeleine : « Passat es de Salomo .l temps ». L’époque de Salomon est bel et bien révolue30. Le roi historique n’était pas là pour défendre son peuple de l’antijudaïsme de l’Église, et même quand il revient sur scène en homme du xiie siècle, c’est Marcoul qui occupe le haut de l’affiche et détient toujours le mot de la fin.
29 W. T. H. Jackson, The Literature of the Middle Ages, New York, 1960, p. 13, et le compte-rendu de R. Wisniewski, Cahiers de civilisation médiévale, 15 (1972), p. 158-159. 30 Vie de sainte Marie-Madeleine, d’après P. T. Ricketts, Concordance de l’occitan médiéval 2, Turnhout, 2005, CD-ROM.
jean-charles coulon
Salomon dans les traités de magie arabes médiévaux*
Salomon est considéré comme un prophète de l’islam dans le Coran. Ainsi, le Coran reprend quelques éléments que l’on peut retrouver dans l’Ancien et le Nouveau Testaments, mais il propose une vision relativement différente du personnage. Le Coran lie notamment Salomon au domaine du merveilleux, en soulignant son pouvoir sur les djinns et les démons. Les exégètes du Coran confortèrent également ces éléments en développant des récits pour expliquer des passages peu clairs mettant en scène Salomon. L’ensemble de ces récits donne de Salomon l’image d’un prophète roi exerçant son règne sur les djinns et les démons. C’est ainsi que la figure de Salomon trouva sa place dans la tradition magique islamique de langue arabe et en devint une autorité importante1. Des textes et des talismans se réclament de son autorité pour lutter contre les djinns ou acquérir des pouvoirs à l’image du prophète-roi. Ainsi nous nous demanderons comment se construit la figure de Salomon dans les textes de la tradition magique arabe islamique médiévale. Dans un premier temps, les sources coraniques et exégétiques fournirent un ensemble de récits et d’interprétations dont les éléments se retrouvèrent dans les textes magiques à proprement parler. Ces textes orientèrent l’usage de la figure de Salomon principalement de deux façons : d’une
* Nous utilisons dans l’article un système de translittération de l’arabe simplifié conforme à l’Encyclopédie de l’Islam (à l’exception de la lettre qāf rendue q et non ḳ et jīm rendue j et non dj). Les traductions de versets coraniques sont de Régis Blachère, avec des remaniements ponctuels signalés. Nous avons pris le parti de ne pas traduire les formules eulogiques qui suivent les mentions de Dieu ou d’un personnage. 1 Nous ne traiterons ici de Salomon que dans un contexte islamique de langue arabe. Nous mettons de côté toute la littérature salomonienne chrétienne de langue arabe, sur laquelle nous pouvons consulter R. Budelli, Il sigillo di Salomone : in tre manoscritti di magia copta in lingua araba, Milan, 2014 ; P. Roisse, « L’histoire du sceau de Salomon ou de la Coincidentia Oppositorum dans les ‘Livres de plomb’ », al-Qanṭara, 24/2 (2003), p. 359-408 ; Id., « ‘La Historia del Sello de Salomón’ estudio, edición crítica y traducción comparada », dans Los plomos del sacromonte : invención y tesoro, éd. M. Barrios Aguilera et M. García-Arenal Rodríguez, Valence-Grenade-Saragosse, 2006 ; E. Fernández Medina, « The Seal of Solomon : From Magic to Messianic Device », dans Seals and Sealing Practices in the Near East : Developments in Administration and Magic from Prehistory to the Islamic Period, éd. I. Regulski, K. Duistermaat et P. Verkinderen, Louvain-Paris-Walpole, 2012, p. 175-187. Le roi Salomon au Moyen Âge : Savoirs et représentations, éd. par Jean-Patrice Boudet, Jean-Charles Coulon, Philippe Faure et Julien Véronèse, Turnhout, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 22), p. 55-78 © BREPOLS PUBLISHERS DOI 10.1484/M.BHCMA-EB.5.128996
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part, en se référant à sa domination sur les djinns, produisant ainsi des formes de Testaments de Salomon arabes, d’autre part en se référant à ses artéfacts, particulièrement son sceau, sources de son pouvoir.
Le Salomon coranique, le monde invisible et la magie Le nom de Salomon apparaît dans quelques versets coraniques au sein d’une liste de prophètes2, cependant, certains versets sont plus spécifiques quant à son rôle et ses attributions. La majeure partie des récits mettant en scène Salomon dans le Coran semblent remonter à la fin de l’époque mecquoise, avec quelques thèmes qui reviennent succinctement à Médine3. Nous présentons ici quelques éléments importants du Coran qui, comme nous le verrons par la suite, furent essentiels dans la construction de sa figure et son utilisation comme autorité dans le domaine des sciences occultes et de la magie. Les traités de sciences occultes font ainsi de nombreuses allusions à ces versets et à la façon de les interpréter. Le pouvoir de Salomon sur la Création
Un des thèmes récurrents sur Salomon dans le Coran est le pouvoir qu’il a sur toutes les créatures, notamment sur les vents, les animaux et les djinns et démons : « À Salomon, [Nous avons soumis] le vent soufflant en tempête, sur son ordre […]. Parmi les Démons, certains, pour lui, plongeaient [dans la Mer] ou accomplissaient [d’autres] travaux moindres et Nous les surveillions » (Coran, XXI, 81-82)4. L’obéissance due à Salomon par les djinns et les démons se présente comme une prescription divine, dont la transgression est punie : À Salomon [Nous soumîmes] le vent. Celui du matin soufflait un mois et celui du soir soufflait un mois. Pour lui, Nous fîmes couler la Source d’Airain. Parmi les Djinns, il en était qui travaillaient à sa discrétion, avec la permission de Dieu. Quiconque, parmi eux, se serait écarté de Notre Ordre, Nous lui aurions fait goûter
2 « Nous t’avons envoyé révélation, comme Nous avons envoyé révélation à Noé et aux Prophètes [venus] après lui, [comme] Nous avons envoyé révélation à Abraham, Ismaël, Isaac, Jacob, aux [Douze] Tribus, à Jésus, Job, Jonas, Aaron, Salomon et David à qui Nous avons donné des psaumes » (Coran, IV, 163) ; « Et Nous avons accordé à [Abraham], Isaac et Jacob. Nous avons dirigé chacun [d’eux]. Et Noé, Nous l’avons dirigé auparavant ainsi que, parmi sa descendance, David, Salomon, Job, Joseph, Moïse, Aaron. Ainsi Nous récompensons les Bienfaisants » (Coran, VI, 84). 3 J. Chabbi, Le Seigneur des tribus : l’Islam de Mahomet, Paris, 1997, p. 189. 4 Ce passage est précédé de deux versets dans lesquels Dieu indique avoir donné « Illumination et Science » à David et Salomon dans l’arbitrage d’une affaire et d’un verset indiquant que Dieu apprit à David à fabriquer des cottes de maille. Un autre verset coranique précise également qu’il a la capacité de parler aux oiseaux : « Salomon hérita de David et dit : ‘Hommes ! On nous a enseigné le langage des oiseaux, et, de toute chose, nous avons été comblés. En vérité, c’est là certes une faveur évidente !’ Les troupes de Salomon formées de Djinns, de Mortels et d’Oiseaux furent rassemblées devant lui, divisées par groupes » (Coran, XXVII, 16-17).
S a lo m o n dan s l e s t r ai t é s d e magi e arab e s mé d i é vau x
au tourment du Brasier. Pour lui, ils faisaient ce qu’il voulait : des sanctuaires, des statues, des chaudrons [grands] comme des bassins et des marmites stables. […] Quand nous eûmes décrété la mort [de Salomon], les Djinns n’eurent indication de sa mort que parce que la Bête-de-la-terre rongea le sceptre sur lequel s’appuyait Salomon. Quand [Salomon] s’écroula, il fut manifeste [aux Humains] que si les Djinns avaient connu l’Inconnaissable, ils ne seraient pas demeurés en cette peine avilissante [une année entière]. (Coran, XXXIV, 12-14) L’autorité dont jouit Salomon n’est donc pas liée à son anneau (qui n’est pas un thème coranique, mais qui se trouve dans l’exégèse de certains versets comme nous le verrons), mais à la crainte qu’ont les djinns de contrevenir à son ordre et d’encourir le châtiment divin. L’idée même que Salomon est vivant et règne suffit à les dissuader de mal agir. Ce verset pose également la question de la connaissance des djinns. En effet, dans le Coran, les djinns se trouvent « dépossédés5 » de la connaissance de l’« Inconnaissable » : lorsqu’ils écoutent aux portes des cieux, ils en sont chassés à coups de « traits de feu » (interprétés comme des étoiles filantes) tirés par des anges6. Dans le présent verset, les djinns se retrouvent complètement ignorants de la mort de Salomon. Par ailleurs, Jacqueline Chabbi note fort à propos que la construction du temple de Jérusalem n’est pas abordée dans le Coran, contrairement aux sources bibliques où cet épisode est central pour la figure de Salomon7. Au contraire, c’est la domination des djinns et le merveilleux que retient le Coran. Salomon, l’effrit et « celui qui avait connaissance de l’Écriture »
Un autre épisode coranique évoque l’aide qu’un djinn aurait proposée pour apporter le trône de la Reine de Saba à Salomon8 : [Puis se tournant], il dit : « Conseil ! Qui de vous m’apportera le trône [de la Reine] avant que [ses gens] ne viennent à moi soumis (muslim) ? » Un effrit parmi les djinns9 dit [alors] : « Moi, je l’apporterai avant que tu ne te lèves de ta place. En vérité, j’ai certes force de le faire et je suis fidèle ». [Salomon] dit : « Je veux plus prompt que lui ». Celui qui avait connaissance de l’Écriture dit : « Moi, je te l’apporterai avant que ton regard soit revenu vers toi ». Quand [Salomon] vit [le trône] posé près de lui […] (Coran, XXVII, 38-40) Ce verset contient un hapax coranique : le terme de ‘ifrīt (qui a donné le terme effrit en français). Un des plus anciens exégètes, Muqātil ibn Sulaymān (m. 767), glose
5 L’expression est de Jacqueline Chabbi, qui a ainsi intitulé un chapitre de son Seigneur des tribus, p. 185-211, « les djinns dépossédés ». 6 Ibidem, p. 185. 7 Ibidem, p. 189. 8 Sur l’épisode de la rencontre entre Salomon et la reine de Saba (Bilqīs en arabe), voir J. J. Elias, « Prophecy, Power and Propriety : The Encounter of Solomon and the Queen of Sheba », Journal of Qur’anic Studies, 11/1 (2009), p. 57-74. 9 Régis Blachère traduit ici par « un rebelle des Djinns ».
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le terme d’effrit par « un rebelle parmi les djinns » (mārid min al-jinn) et lui donne pour nom al-Ḥaqīq (littéralement « le digne », « le méritant »)10. Environ un siècle et demi plus tard, l’exégète al-Ṭabarī (m. 923) explique que cet effrit est « un chef parmi les djinns, rebelle, fort » (ra’īs min al-jinn mārid qawī)11. Il expose également l’interprétation selon laquelle ce serait « un rebelle parmi les djinns » (mārid min al-jinn) ou bien un « rusé » (dāhiya)12. Enfin, il rapporte également des traditions selon lesquelles son nom serait Kawzan13. Le terme qualifie donc ici un djinn en particulier mais n’est pas une espèce particulière de djinn, comme cela le devient par la suite14. Il convient également de noter que le terme de ‘ifrīt ne s’applique pas exclusivement aux djinns, mais peut également qualifier un être humain15. La mention de ce qualificatif a priori dépréciatif pour qualifier un djinn doit en réalité être mise en parallèle avec « celui qui avait connaissance de l’Écriture ». En effet, c’est « celui qui avait connaissance de l’Écriture » qui finit par apporter le trône de la Reine de Saba à Salomon, et ce en moins d’un clignement d’œil. Les exégètes ont également eu des interprétations divergentes sur l’identification de ce personnage. Al-Ṭabarī en rapporte selon lesquelles il s’appellerait Balīkha, d’autres précisent seulement qu’il s’agit d’un homme (rajul min al-ins), d’autres enfin l’identifient au vizir de Salomon Āṣaf ibn Barakhiyā. C’est cette dernière identification qui devient majoritaire, sans pour autant clore le débat. Par exemple, al-Zamakhsharī (m. 1144) présente en premier lieu l’interprétation selon laquelle il s’agirait d’Āṣaf ibn Barakhiyā, mais il propose ensuite d’autres hypothèses : 1) Asṭūm (sans explication), 2) l’ange Gabriel ( Jibrīl), 3) « un ange avec lequel Dieu assiste Salomon », 4) Salomon lui-même, 5) al-Khiḍr (un prophète coranique)16. Dans tous les cas, « celui qui avait connaissance de l’Écriture » n’est jamais présenté comme un djinn : il est un simple humain (Āṣaf), un prophète (Salomon, al-Khiḍr) ou un ange ( Jibrīl). Cela vise à appuyer, encore une fois, l’idée que le pouvoir du djinn ne peut surpasser le pouvoir conféré par Dieu, représenté ici par l’Écriture.
10 Muqātil ibn Sulaymān, Tafsīr Muqātil ibn Sulaymān, éd. ‘Abd Allāh Maḥmūd Shaḥāta, Beyrouth, 2002, vol. 3, p. 306. 11 Al-Ṭabarī, Tafsīr al-Ṭabarī : Jāmi‘ al-bayān ‘an ta’wīl āy al-Qur’ān, éd. ‘Abd Allāh ibn ‘Abd al-Muḥsin al-Turkī, Le Caire, 2001, vol. 18, p. 66. Nous aurons ici principalement recours à l’exégèse d’al-Ṭabarī. En effet, discuter un corpus plus important d’exégètes dépasserait largement le cadre de cette modeste synthèse, et le choix d’al-Ṭabarī se justifie dans la mesure où il rapporte beaucoup plus de traditions que la plupart de ses prédécesseurs et continuateurs (y compris des traditions que lui-même ou d’autres exégètes ne retiennent pas), tout en faisant autorité en la matière. 12 Ibidem, vol. 18, p. 66. Dāhiya sert généralement à qualifier plutôt un homme (rajul) d’après certains dictionnaires comme le Lisān al-‘arab d’Ibn Manẓūr. Voir Ibn Manẓūr, Lisān al-‘arab, éd. ‘Abd Allāh ‘Alī l-Kabīr, Muḥammad Aḥmad Ḥasb Allāh et Hāshim Muḥammad al-Shādhilī, Le Caire, 1981, vol. 2, p. 1448, s.v. D.H.W. 13 Non vocalisé dans le texte. Al-Ṭabarī, Tafsīr al-Ṭabarī, vol. 18, p. 67. Al-Zamakhsharī propose aussi Dhakwān. Al-Zamakhsharī, al-Kashshāf ‘an ḥaqā’iq ghawāmiḍ al-tanzīl wa-‘uyūn al-aqāwīl fī wujūh al-ta’wīl, éd. ‘Ādil Aḥmad ‘Abd al-Mawjūd et ‘Alī Muḥammad Mu‘awwaḍ, Riyad, 1998, vol. 4, p. 455. 14 Voir J. Chelhod, « ‘Ifrīt », Encyclopédie de l’Islam, 2e éd. (désormais EI2). 15 Voir par exemple le dictionnaire d’Ibn Manẓūr, Lisān al-‘arab, vol. 4, p. 3010, s.v. ‘.F.R. 16 Al-Zamakhsharī, al-Kashshāf, vol. 4, p. 455.
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La connaissance de l’Écriture est également interprétée de diverses façons chez les exégètes : al-Ṭabarī rapporte un certain nombre de traditions affirmant qu’il faut par là comprendre la connaissance du plus sublime nom de Dieu par lequel, « si on L’invoque, Il exauce », pour reprendre l’expression consacrée dans la littérature exégétique ou ésotérique arabe. Le sceau de Salomon est supposé contenir ce nom d’après les traités de sciences occultes arabes médiévaux, comme nous le verrons plus loin. L’exégèse de ce verset tend donc à instaurer l’idée que Salomon avait à son service d’une part des djinns – et avait même pouvoir sur des djinns rebelles et puissants –, mais aussi au moins un conseiller initié à des connaissances qui donnent un pouvoir miraculeux. La perte de l’anneau de Salomon
La toute-puissance de Salomon ne signifie toutefois pas qu’aucun djinn n’aurait tenté de se rebeller contre l’autorité de Salomon. Le Coran évoque ainsi une usurpation temporaire de son pouvoir : Certes, Nous tentâmes [encore] Salomon, et Nous plaçâmes sur son trône un fantôme17. Mais Salomon vint à résipiscence. « Seigneur ! », dit-il, « pardonne-moi et donne-moi un royaume tel qu’il ne conviendra à personne après moi [d’en avoir un pareil] ! Tu es le donateur ». Nous lui soumîmes donc le vent qui soufflait sur son ordre, doucement, là où il voulait, et [Nous lui soumîmes] les Démons constructeurs ou plongeurs et d’autres, accouplés par des chaînes. (Coran, XXXVIII, 34-38) Le verset, très allusif, indique ici que Salomon aurait été remplacé par un « corps » (jasad) jusqu’à ce qu’il se repente. Le « corps » a ainsi été très tôt identifié par les exégètes à un djinn. Ainsi, Muqātil ibn Sulaymān affirme que par jasad, il faut comprendre « un homme parmi les djinns (rajul min al-jinn) que l’on appelle Ṣakhr ibn Ghafīr ibn ‘Amr ibn Sharḥabīl. On dit qu’Iblīs est son grand-père. On dit aussi que son nom est Usayd (littéralement ‘petit lion’)18 ». Il rapporte ensuite une anecdote selon laquelle Salomon vainquit les Amalécites et prit pour lui une des captives qui était la fille de leur roi. Or, celle-ci, malgré sa présence à la cour de Salomon, adorait une idole, encouragée par Satan. Un jour, Salomon, voulant prendre un bain, confia son anneau à une servante. Ṣakhr prit alors l’apparence de Salomon pour récupérer l’anneau auprès de la servante. Au sortir de son bain, Salomon avait perdu tout pouvoir et n’était plus de reconnu de ses sujets. Il erra alors comme mendiant une quarantaine de jours. Le djinn, quant à lui, finit par jeter l’anneau à la mer, qui fut avalé par un poisson, lequel fut pêché, et le pêcheur le
17 Le terme jasad désigne en réalité d’abord un « corps ». Ici Régis Blachère a voulu rendre l’idée qu’il s’agit d’un corps, tout en s’alignant sur l’interprétation des exégètes qui en font une manifestation d’un djinn. 18 Muqātil ibn Sulaymān, Tafsīr, vol. 3, p. 644.
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donna à Salomon qu’il croyait être un mendiant. Salomon retrouva donc son anneau dans le ventre du poisson et tous ceux qui le voyaient se prosternaient devant lui. Salomon fit répandre auprès des démons la rumeur de sa mort : Ṣakhr se mit à boire pour fêter cette nouvelle et, lorsqu’il fut ivre, Salomon ordonna aux démons de le capturer. Il fut fait prisonnier et ligoté. Salomon le fit enfermer dans une pierre creuse dans laquelle il fit couler du plomb, qu’il jeta dans la mer, et Muqātil d’ajouter que « c’est là qu’il se trouve [toujours] aujourd’hui19 ». La figure de Ṣakhr, le djinn qui se rebella contre Salomon, n’était pas connue des seuls exégètes : on la retrouve par exemple dans un conte des Mille et une nuits, dans lequel un pêcheur trouve une bouteille scellée d’un sceau de plomb de laquelle s’échappe un djinn lorsqu’il l’ouvre20 ; ce djinn se présente alors comme Ṣakhr, capturé par Āṣaf ibn Barakhiyā et emprisonné dans la bouteille par Salomon21. De même, le géographe Ibn al-Faqīh al-Hamadhānī (ixe siècle) indique au sujet du Mont Damavand, dans le Ṭabaristān (Nord de l’Iran actuel), que c’est là le refuge de Ṣakhr22. On comprend donc aisément pourquoi ce nom se retrouve dans des traités de magie, généralement en lien avec Salomon, comme nous le verrons. Salomon et la magie
Enfin, un verset coranique singulier associe Salomon à la magie : Ils ont suivi ce que communiquaient les Démons, sous le règne de Salomon. Salomon ne fut point infidèle, mais les démons furent infidèles. Ils enseignaient aux Hommes la sorcellerie (siḥr) et ce qu’on avait fait descendre, à Babylone, sur les deux anges, Hārūt et Mārūt. Ceux-ci n’instruisaient personne avant de [lui] dire : « Nous sommes seulement une tentation. Ne sois point impie ! » Ils23 apprenaient de [Hārūt et Mārūt] ce qui sème la désunion entre le mari
19 Ibidem, vol. 3, p. 644-646. On retrouve également cette anecdote dans les « histoires des prophètes », voir par exemple al-Kisā’ī, Qiṣaṣ al-anbiyā’, éd. I. Eisenberg, Leyde, 1922, p. 293-295. Pour une analyse plus détaillée des récits des Qiṣaṣ al-anbiyā’ (Histoires des prophètes) sur Salomon, voir W.‑C. Ouyang, « Solomon’s Ring in the Arab Literary Imaginary », dans The Qur’an and Adab : The Shaping of Literary Traditions in Classical Islam, éd. Nuha Alshaar, Oxford-Londres, 2017, p. 447-457. 20 Sur la figure de Salomon dans les Mille et une nuits, voir ibidem, p. 457-464. 21 Alf layla wa-layla, Hyderabad, 1884, vol. 1, p. 19 ; Les Mille et une nuits, trad. J. E. Bencheikh et A. Miquel, Paris, 1991-2001, vol. 1, p. 77. Sur le motif du démon dans la bouteille, voir A. Iafrate, « ‘Il demone nell’ampolla’ : Solomon, Virgil, Aeolus, and the Long Metamorphosis of Rain Rituals and Wind-Taming Practices », Revue de l’histoire des religions, 234/3 (2017), p. 387-425. 22 Ibn al-Faqīh al-Hamadhānī, Mukhtaṣar Kitāb al-Buldān, Leyde, 1885, p. 279 ; traduction Abrégé du Livre des pays, trad. H. Massé, Damas, 1973, p. 334. 23 [Les Démons] dans la traduction de Régis Blachère. Le Coran ne spécifie en effet pas qui sont ceux qui apprennent la magie de Hārūt et Mārūt. Les exégètes eux-mêmes proposent plusieurs possibilités : il s’agit soit des magiciens, des juifs ou des démons. La difficulté qui se pose est que le verset indique que ce sont les démons qui enseignent la magie aux hommes. L’interprétation selon laquelle ce sont les démons qui apprennent la magie de Hārūt et Mārūt permet ainsi d’éviter la contradiction qui voudrait que les hommes apprennent la magie à la fois des démons et de Hārūt et Mārūt.
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et son épouse – [les Démons] ne se trouvent nuire à personne, par cela, sauf avec la permission de Dieu –, ils apprenaient ce qui leur nuisait ni ne leur était profitable. [Les Fils d’Israël] apprirent que ceux qui ont acheté [l’art de tenter autrui] n’ont nulle part en la [Vie] Dernière. Certes, quel détestable troc ils ont fait pour eux-mêmes ! Ah ! S’ils se trouvaient savoir ! (Coran, II, 102)24 Le verset attribue à deux anges, Hārūt et Mārūt, l’enseignement de la magie25. La partie qui nous intéresse est cependant l’accusation d’infidélité à l’encontre de Salomon. Celle-ci semble être une réponse à l’idée alors déjà répandue dans le judaïsme et le christianisme à la fin de l’Antiquité26. Encore une fois, le texte coranique est ici très allusif, et ce sont les exégètes qui tentèrent d’expliquer cette accusation. Al-Ṭabarī rapporte un hadith selon lequel les démons enseignèrent la magie à l’époque de Salomon, mais que Salomon réunit tous les livres écrits à ce sujet pour les enfermer dans un coffre sous son trône. À sa mort, Satan (al-Shayṭān) fit ouvrir ce coffre et accusa Salomon d’avoir régné par la magie, créant cette croyance selon laquelle Salomon était magicien27. Au sujet de ces livres, al-Ṭabarī mentionne un autre hadith qui donne davantage de précisions : Ils écrivirent sur différentes sortes de magie : « Qui aimerait obtenir ceci ou cela, qu’il fasse ceci ou cela ». Quand ils fabriquaient de [nouvelles] sortes de magie, ils la mettaient dans un livre, puis apposaient dessus un sceau gravé à l’image du sceau de Salomon. Ils écrivaient dans son intitulé : « Voici ce qu’a écrit Āṣaf ibn Barakhiyā, l’ami du roi Salomon fils de David, issu des perles des trésors de la science ». Puis ils l’enterrèrent sous son trône28. De là, Āṣaf ibn Barakhiyā fut, comme Salomon, une autorité importante dans les traités de magie arabe médiévaux. Cependant, Salomon lui-même se vit attribuer des livres sur la magie : les « Frères de la pureté » (Ikhwān al-Ṣafā’, xe siècle) affirment ainsi que Salomon aurait écrit un livre sur l’art magique29.
24 Régis Blachère précise dans sa traduction que la forme initiale du verset pourrait s’être limitée à la première phrase, le reste étant venu postérieurement allonger le verset. Il émet l’hypothèse qu’il s’agit d’une réponse à une objection d’opposants israélites. 25 Il n’y a pas lieu ici de détailler le récit de Hārūt et Mārūt. À ce sujet, voir C. Hamès, « La notion de magie dans le Coran », dans Coran et talismans : textes et pratiques magiques en milieu musulman, Paris, 2007, p. 31-37, et J.-C. Coulon, La magie en terre d’islam au Moyen Âge, Paris, 2017, p. 29-34. 26 Sur la réputation de Salomon comme exorciste et magicien dans l’Antiquité tardive, voir P. A. Torijano, « Solomon and Magic », dans The Figure of Solomon in Jewish, Christian and Islamic Tradition : King, Sage and Architect, éd. J. Verheyden, Leyde-Boston, 2013, p. 107-125, et Id., Solomon, the Esoteric King : From King to Magus, Development of a Tradition, Leyde-Boston, 2002. 27 Al-Ṭabarī, Jāmi‘ al-bayān ‘an ta’wīl āy al-Qur’ān, éd. Maḥmūd Muḥammad Shākir et Aḥmad Muḥammad Shākir, Le Caire, 1954-1968, vol. 2, p. 405 (hadith 1646). 28 Ibidem, vol. 2, p. 407 (hadith 1650). 29 Voir J. Janssens, « The Ikhwān aṣ-Ṣafā’ on King-Prophet Salomon », dans The Figure of Solomon in Jewish, Christian and Islamic Tradition : King, Sage and Architect, éd. J. Verheyden, Leyde-Boston, 2013, p. 241-253 (ici p. 248).
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Salomon apparaît donc dans le Coran en lien avec la magie et l’exégèse coranique a largement développé cette thématique du lien de Salomon avec l’invisible et avec les djinns. De là, il semble d’une part que les traditions apocryphes sur la figure de Salomon comme exégète ou magicien étaient connues dans la péninsule Arabique de l’époque du Prophète, d’autre part que le thème du Testament de Salomon pouvait tout à fait être reçu dans la théologie musulmane dès les premiers siècles30.
Salomon exorciste dans la tradition arabe L’autorité dont jouit Salomon sur les djinns et les démons est un thème apparaissant dans le Coran. Il semble donc logique qu’il devint une autorité en matière d’assujettissement des djinns et des démons. Cependant, nous pouvons nous demander si d’une part la littérature salomonienne était connue en terre d’islam, d’autre part si elle a connu des développements en arabe. Salomon et la « voie louable » de la magie
Un des premiers grands ouvrages bibliographiques arabes est le Fihrist (Le répertoire) d’Ibn al-Nadīm (m. 995 ou 998), dans lequel il répertorie, dans des chapitres thématiques, les ouvrages en circulation à Bagdad à son époque. Dans son chapitre consacré à la magie31, il présente trois voies dans le domaine : une « voie louable », une « voie blâmable » et « la prestidigitation, les talismans et les nīranj » (qui constituent en quelque sorte une troisième voie). Ibn al-Nadīm place la « voie louable » sous l’autorité de Salomon32 : On dit – et Dieu est plus savant et plus sage – que Salomon le fils de David fut le premier à réduire en esclavage et asservir les djinns et les démons. On dit que le premier à les avoir réduits en esclavage selon les écoles de la Perse (‘alā madhāhib al-Fars) fut Jamshīd ibn Ūnjhān33. On dit [aussi] qu’un Hébreu, fils de la tante maternelle de Salomon, [du nom d’]Āṣaf ibn Barakhiyā34, un Hébreu [du nom de]
30 Sur le Testament de Salomon, outre les chapitres du présent volume, voir aussi P. Busch, « Salomon as a True Exorcist : The Testament of Solomon in its Cultural Setting », dans The Figure of Solomon in Jewish, Christian and Islamic Tradition : King, Sage and Architect, éd. J. Verheyden, Leyde-Boston, 2013, p. 183-195. 31 Ibn al-Nadīm, Kitâb al-Fihrist : Mit Anmerkungen Herausgegeben, éd. et trad. G. Flügel, Leipzig, 1872, p. 151-154 ; Id., al-Fihrist, éd. R. Tajaddud, Téhéran, 1971, p. 369-373 ; Id., The Fihrist of al-Nadīm, trad. B. Dodge, New York-Londres, 1970, vol. 2, p. 725-733. 32 La voie « blâmable » quant à elle serait la voie de « Bīdhukh la fille d’Iblīs » (Bīdhukh ibnat Iblīs), Ibn al-Nadīm précisant en outre que pour certains, Bīdhukh serait Iblīs lui-même. Bīdhukht est le nom d’Aphrodite en nabatéen d’après les sources arabes. 33 Il s’agit d’un héros mythique de la Perse antique supposé avoir vaincu et enchaîné le tyran-magicien al-Ḍaḥḥāk. Bayard Dodge signale que le texte arabe ne donne pas le nom usuel qui est Tahmurath, mais celui du grand-père, Hūshang, selon une graphie inhabituelle. 34 Bayard Dodge a retenu la leçon Yūḥannā pour le nom du père d’Āṣaf ibn Barakhiyā.
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Yūsuf ibn ‘Īṣū35 et un Hébreu persan [du nom de] al-Hurmuzān ibn al-Kurdūl36, écrivaient pour Salomon37. Ibn al-Nadīm reconnaît ainsi l’attribution de textes au vizir de Salomon Āṣaf ibn Barakhiyā38. Les deux autres autorités, Yūsuf ibn ‘Īṣū et al-Hurmuzān ibn al-Kurdūl, sont plus surprenantes dans ce domaine. Celle de Yūsuf ibn ‘Īṣū peut néanmoins s’expliquer par les compétences en oniromancie attribuées à Joseph39. Ibn al-Nadīm poursuit : Noms des effrits qui se présentèrent devant Salomon fils de David. Ils sont soixante-dix. Ils affirmaient que Salomon fils de David s’assit et manda le chef des djinns et des démons, dont le nom était Fuqṭus40. Il les passa en revue et Fuqṭus fit connaître [à Salomon] le seul nom de chacun d’eux et son action sur les descendants d’Adam. Il leur fit faire un pacte et un serment. Quand il adjurerait par ce pacte, ils répondraient et agiraient. Les pactes étaient les noms de Dieu41. Ibn al-Nadīm énumère ensuite ces effrits, puis donne les noms de sept effrits dont les précédents seraient la descendance. Le passage d’Ibn al-Nadīm reprend une trame similaire à celle du Testament de Salomon. Nous pouvons supposer qu’une traduction arabe de traités de démonologie, et plus spécifiquement d’un texte ayant une structure similaire au Testament de Salomon, circulait déjà à cette époque. Il semble peu probable qu’Ibn al-Nadīm avait en tête une version grecque, dans la mesure où il donne les noms des démons. Parmi ces noms, nous trouvons un certain nombre de termes arabes servant parfois à qualifier ou désigner des animaux42, mais aussi des 35 Litt. Joseph fils d’Esaü. Comme le souligne Gustav Flügel, il y a ici probablement une confusion entre Esaü et Jacob. Voir G. Flugel, Kitâb al-Fihrist : Mit Anmerkungen Herausgegeben, p. 152. 36 Al-Hurmuzān est le général défenseur du Khūzistan en 637 contre les armées arabes. Rien n’indique cependant qu’il y ait un lien entre les deux personnages. Voir L. Veccia Vaglieri, « al-Hurmuzān », EI2. Nous n’avons pas d’hypothèse en l’état actuel de nos connaissances sur les raisons pour lesquelles il figure ici parmi les autorités en matière de conjuration de démons. 37 Ibn al-Nadīm, al-Fihrist, p. 370 ; Id., The Fihrist of al-Nadīm, vol. 2, p. 721. 38 On lui attribua notamment un Kitāb Yanbū‘ al-ḥikma (Livre de la source de la sagesse), signalé par al-Jawbarī (qui écrivit entre 1232 et 1248-1249). F. Sezgin, Geschichte der arabischen Schrifttums, Leyde, 1967-2010, vol. IV, p. 117. Anne Regourd signale aussi un Kitāb Basātīn al-mu‘ālaja li-ṣiḥḥat al-abdān bi-qudrat al-malik al-dayyān : voir A. Regourd, « Images de djinns et exorcisme dans le Mandal al-sulaymānī », dans Images et magie : Picatrix entre Orient et Occident, éd. J.-P. Boudet, A. Caiozzo et N. Weill-Parot, Paris, 2011, p. 253-294, ici p. 257. 39 Il est à noter que les versets coraniques relatifs à Joseph sont utilisés à des fins magiques dans un certain nombre de rituels et de talismans d’amour attestés dès le xiiie siècle. 40 La forme Qufṭus existe également. 41 Ibn al-Nadīm, al-Fihrist, p. 370 ; Id., The Fihrist of al-Nadīm, vol. 2, p. 727. 42 Par exemple ‘Amarrad, qui signifie « long » pour qualifier un cheval ou d’autres animaux, mais peut aussi mettre en exergue la méchanceté ou la férocité de bêtes comme les loups ; Zunbur (litt. « guêpe ») ; Harthama (litt. « lion ») ; Hamhama (également litt. « lion ») ; Ashja‘ (litt. « brave, courageux », mais peut aussi désigner un lion ou un serpent venimeux) ; Ṯu‘bān (« serpent ») ; Khashram (peut désigner l’essaim d’abeilles ou la reine d’une ruche), etc. En dehors du registre animalier, nous trouvons par exemple Fayrūz (litt. « la turquoise ») ; Sayyār (litt. « chef, préposé ») ; ‘Ayzār (litt. « fort, robuste, ferme ») ; Murra (litt. « amertume ») ; Zawba‘a (litt. « tempête »), etc.
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noms d’astres ou de planètes43 ou des noms propres, qui parfois semblent être des formes arabisées de noms de personnages ou entités de l’Antiquité44. Ṣakhr figure d’ailleurs dans cette liste de noms. De là, nous pouvons émettre l’hypothèse qu’Ibn al-Nadīm s’appuie ici sur un texte arabe qu’il avait à sa disposition, qui pourrait être une tentative de traduction ou d’adaptation en arabe d’une version du Testament de Salomon. Malheureusement, nous n’avons à l’heure actuelle pas de manuscrit ou d’autre témoignage suffisamment solide pour étayer une telle hypothèse à l’époque d’Ibn al-Nadīm. En revanche, il existait bien des ouvrages de démonologie arabes mis sous l’autorité de Salomon, comme al-Mandal al-sulaymānī. Al-Mandal al-sulaymānī : un Testament de Salomon arabe ?
Le Kitāb al-Mandal al-sulaymānī (Livre du mandal salomonien)45 est un traité de démonologie à l’histoire très complexe et qui semble avoir connu différentes formes. Anne Regourd en a étudié une version, dont elle situe la rédaction, probablement par un auteur yéménite, après le xie siècle, peut-être même au xiiie siècle46. Le succès du « mandal » salomonien ne se limita pas à la sphère arabe, puisqu’il passa en latin sous le titre d’Almandal ou Almadel47. Le texte commence par une introduction racontant le mariage de Salomon avec la fille du roi idolâtre de la ville de Sūs. Son vizir Āṣaf ibn Barakhiyā l’apprend et Salomon ramène son épouse au monothéisme48. Ensuite, Salomon perd son anneau et est remplacé sur le trône, mais Āṣaf ibn Barakhiyā confond l’imposteur lorsqu’il le surprend en train de faire de la magie49. Enfin, l’imposteur, Ṣakhr, est capturé par les djinns et les démons. Ils assèchent les sources et changent l’eau en vin. Obligé de
43 Par exemple Kaywān (nom de Saturne en persan) ou Kawkab (litt. « astre »). 44 Par exemple Nmūdrky, qui nous semble être une déformation d’Enmeduranki, un légendaire roi mésopotamien de l’époque antédiluvienne. Sur ce roi légendaire, voir A. A. Orlov, « ‘The Learned Savant Who Guards the Secrets of the Great Gods’ : Evolution of the Roles and Titles of the Seventh Antediluvian Hero in Mesopotamian and Enochic Traditions (Part I : Mesopotamiam Traditions) », dans Varia Aethiopica : In Memory of Sevir B. Chernetsov (1943-2005), 1 (2005), p. 71-87. 45 A. Regourd, « Le Kitāb al-mandal al-sulaymānī, un ouvrage d’exorcisme yéménite postérieur au ve/xie s. ? », Res Orientales XIII : Démons et merveilles d’Orient, 2001, p. 123-138, et Ead., « Images de djinns et exorcisme dans le Mandal al-sulaymānī », p. 253-294. Voir aussi Ead., « al-Mandal as-Sulaymānī appliqué : une section interpolée dans le ms. Sanaa 2774 ? », The Arabist. Budapest Studies in Arabic, 37 (2016), p. 137-151. 46 Ead., « Le Kitāb al-mandal al-sulaymānī », p. 132. 47 Le mandal est une figure magique de forme diverse, élaborée pour conjurer des djinns, voire des démons. Sur les avatars latins de ces textes attribués à Salomon, voir J. Véronèse, L’Almandal et l’Almadel latins au Moyen Âge. Introduction et éditions critiques, Florence, 2012. Voir, pour les identifications plus anciennes, L. Thorndike, « Alfodhol and Almadel : hitherto unnoted mediaeval books of magic in Florentine manuscripts », Speculum, 2 (1927), p. 326-331 ; Id., « Alfodhol de Merengi again », Speculum, 4 (1929), p. 90, et Id., « Alfodhol and Almadel once more », Speculum, 20 (1945), p. 88-91. 48 A. Regourd, « Le Kitāb al-mandal al-sulaymānī », p. 127. 49 Ibidem, p. 127, et Ead., « Images de djinns et exorcisme », p. 265-268 (texte arabe) et p. 276-279 (trad.).
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sortir de la montagne, Ṣakhr finit par s’enivrer et il est livré à Salomon, qui l’interroge sur les tribus de djinns et apprend ainsi les caractéristiques des soixante-dix tribus de djinns50. Nous reconnaissons ici l’épisode raconté par les exégètes du Coran au sujet de la perte de pouvoir de Salomon. Cependant, Ṣakhr n’y est pas présenté comme un djinn rebelle isolé, mais véritablement comme un chef des djinns apte à présenter au prophète-roi les tribus de djinns et de les passer en revue. C’est cette trame qui conduit ensuite à la description des différentes tribus. L’épisode rappelle également la présentation de la « voie louable » dans le Fihrist d’Ibn al-Nadīm, même si le chef des djinns ne s’y appelle pas Ṣakhr. Les sept pactes de Salomon
Le rôle de Salomon en tant qu’autorité contre les mauvais djinns a également fait l’objet de conjurations et de talismans spécifiques. C’est le cas des « sept pactes salomoniens ». On trouve leur histoire par exemple dans le Kitāb al-Raḥma fī l-ṭibb wa-l-ḥikma (Le livre de la miséricorde sur la médecine et la sagesse) attribué au théologien et historien égyptien al-Suyūṭī (m. 1505)51. Il s’agit d’une conjuration ou d’un talisman destiné à se prémunir des méfaits d’al-Tābi‘a (littéralement « la Suiveuse »)52, également appelée Umm al-Ṣibyān (littéralement « la mère des enfants »)53. Il s’agit d’une jinniyya (djinn femelle) rendue responsable de la mort des enfants. En ce sens, elle a des attributs similaires à Lilith, une célèbre figure de démone que l’on trouve dans le judaïsme et qui tire son origine d’une démone sumérienne décrite comme une belle femme avec des ailes et des pieds de chouette54. Umm al-Ṣibyān a toutefois
50 Ead., « Le Kitāb al-mandal al-sulaymānī », p. 128, et Ead., « Images de djinns et exorcisme », p. 268-275 (texte arabe) et p. 279-288 (trad.). 51 Le Kitāb al-Raḥma fī l-ṭibb wa-l-ḥikma est un traité de médecine qui comporte aussi bien des remèdes de médecine galénique que de la médecine prophétique ou de la science des lettres et des carrés magiques. De longues sections sont consacrées à la conjuration des djinns vers la fin de l’ouvrage. Al-Suyūṭī, Kitāb al-Raḥma fī l-ṭibb wa-l-ḥikma, éd. Muṣṭafā l-Bābī l-Ḥalabī, Le Caire, s. d., p. 233-241 ; Id., Kitāb al-Raḥma fī l-ṭibb wa-l-ḥikma, Le Caire, s. d. 52 Il faut différencier al-Tābi‘a, en tant qu’entité individualisée, de tābi‘a, féminin de tābi‘, le djinn qui suit un être humain. 53 Sur Umm al-Ṣibyān dans la culture populaire yéménite, voir A. Regourd, « Représentations d’Umm Sibyān dans les contes yéménites : de la dévoreuse d’enfant à la djinniyya possédant les humains », dans Femmes médiatrices et ambivalentes : mythes et imaginaires, éd. A. Caiozzo et N. Ernoult, Paris, 2012, p. 63-72. 54 La bibliographie sur Lilith est extrêmement abondante. On retiendra essentiellement R. Patai, « Lilith », The Journal of American Folklore, 77/306 (1964), p. 295-314 ; J. Dan, « Samuel, Lilith, and the Concept of Evil in Early Kabbalah », Association for Jewish Studies Review, 5 (1980), p. 17-40 ; J. Bril, Lilith ou la mère obscure, Paris, 1981 ; M. Britton, « Lilith ou la Première Ève, un mythe juif tardif », Archives de Sciences Sociales des Religions, 35/71 (1990), p. 113-136 ; R. Lesses, « Exe(o)rcising Power : Women as Sorceresses, Exorcists, and Demonesses in Babylonian Jewish Society of Late Antiquity », Journal of the American Academy of Religion, 69/2 (2001), p. 343-375 ; V. Rousseau, « Lilith : une androgynie oubliée », Archives de Sciences Sociales des Religions, 48/123 (2003), p. 61-75 ; K. Coblentz Bautch, « What Becomes of the Angels’ ‘Wives’ ? A Text-Critical Study of ‘1 Enoch’ 19 :2 », Journal of Biblical Literature, 125/4 (2006), p. 766-780 ; H. Frey-Anthea,
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une apparence plus monstrueuse : « elle déployait ses ailes grandes ouvertes qui grattaient la terre, elle fendait les montagnes et les arbres avec ses griffes, sous ses pas tremblait le trône [de Salomon], elle était comme le tonnerre fracassant55 ». Le récit qui l’entoure en fait une entité particulièrement malfaisante : outre une description qui la compare à toutes sortes d’animaux, elle fait périr les enfants, provoque l’infertilité des femmes et des hommes, mais aussi paralyse les commerces, nuit aux récoltes, etc. D’après le récit d’al-Suyūṭī, Salomon demanda à ses armées de la capturer et de la lui présenter. Il l’aurait ainsi contrainte à conclure des pactes grâce auxquels elle ne peut pas nuire à un individu qui en fait usage. C’est ce récit qui est mis en scène dans le « talisman des sept pactes salomoniens », texte dont un certain nombre de versions différentes circulèrent et circulent encore aujourd’hui, avec pour but de se prémunir de tous les maux dont Umm al-Ṣibyān est responsable56. Ici encore, le récit semble être une variation sur le thème du Testament de Salomon, mais cette fois avec l’unique figure centrale d’Umm al-Ṣibyān, et non avec un chef des djinns qui passe en revue ses troupes devant le prophète-roi Salomon. Ces récits mettent en valeur le pouvoir de Salomon en tant que roi auxquels les djinns sont soumis et visent donc à pratiquer des rituels d’exorcisme ou de conjuration des djinns. Cependant, d’autres traités magiques se réfèrent non pas aux pactes que conclut Salomon avec les djinns et les démons pour se réclamer de cet héritage, mais directement aux connaissances secrètes qui seraient à l’origine de ses pouvoirs.
Le sceau de Salomon et la quête du plus sublime nom de Dieu À partir du xiiie siècle en terre d’islam se développe la « science des lettres et des carrés magiques » (‘ilm al-ḥurūf wa-l-awfāq). Il s’agit d’une science se fondant sur les propriétés occultes des lettres de l’alphabet arabe, des noms divins et des versets du Coran et, de là, des nombres57. Salomon y est une figure particulièrement importante. Analyser toutes les occurrences de Salomon au sein de cette immense littérature dépasserait bien entendu le cadre de cette synthèse, aussi, nous nous limiterons ici pour l’essentiel au
« Concepts of ‘Demons’ in Ancient Israel », Die Welt des Orients, 38 (2008), p. 38-52 ; C. Halpern et M. Bitton, Lilith, l’épouse de Satan, Paris, 2010 ; H. Madondo, « ‘Pourquoi dois-je me coucher sous toi ? […] moi aussi j’ai été faite avec de la poussière, et je suis donc ton égale’ : Lilith, première Ève et sage-femme », dans Femmes médiatrices et ambivalentes, p. 99-105. 55 Al-Suyūṭī, Kitāb al-Raḥma, p. 234. 56 On notera que la maison d’édition cairote Muṣṭafā l-Bābī l-Ḥalabī a imprimé au xxe siècle un ḥirz al-sab‘a l-‘uhūd al-sulaymānī promis à un important succès et qui fit l’objet d’autres éditions. Il existe également d’autres versions de ce talisman, mais qui n’ont pour l’heure actuelle pas fait l’objet d’études détaillées. 57 Sur l’histoire des sciences occultes islamiques au Moyen Âge, voir J.-C. Coulon, La magie en terre d’islam au Moyen Âge ; L. Saif, « From Ġāyat al-ḥakīm to Šams al-ma‘ārif : Ways of Knowing and Paths of Power in Medieval Islam », Arabica, 64/3-4 (2017), p. 297-345 ; M. Melvin-Koushki, « Powers of One : The Mathematicalization of the Occult Sciences in the High Persianate Tradition », Intellectual History of the Islamicate World, 5/1 (2017), p. 127-199.
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principal ouvrage faisant autorité en la matière : le Shams al-ma‘ārif wa-laṭā’if al-‘awārif (Le soleil des connaissances et subtilités des grâces), attribué (fautivement) au maître soufi al-Būnī (m. 1225 ou 1232)58. Ce texte, dont le noyau est constitué d’extraits d’œuvres authentiques d’al-Būnī et de nombreux autres textes, fut compilé entre 1272 et la fin du xive siècle. Le nombre important de copies qui nous sont parvenues atteste de son succès. Une version largement augmentée, le Shams al-ma‘ārif al-kubrā (Le grand soleil des connaissances), fut compilée et également mise sous l’autorité d’al-Būnī au xvie siècle. Cette dernière version connut un succès plus grand encore si l’on en croit le nombre de copies manuscrites et le nombre d’éditions lithographiées et imprimées qui paraissent depuis le xixe siècle jusqu’à aujourd’hui. C’est cependant le Shams al-ma‘ārif wa-laṭā’if al-‘awārif des xiiie-xive siècles qui nous intéresse ici. Un sceau de sept symboles
Le sceau de Salomon (khātam Sulaymān) est présenté comme la source du pouvoir de ce prophète sur l’ensemble de la création59. Il représente un pouvoir absolu et totalisant et, à ce titre, fut l’objet de nombreux commentaires dans les traités de magie. On en a également de nombreux exemples d’utilisation sur les objets. Pour ce qui est du Shams al-ma‘ārif, nous ne trouvons pas moins de trois sections consacrées à la description de ce sceau. L’une expose une série de sept symboles, qui sont la représentation figurative de ce sceau60 : Section sur l’éclaircissement des sept figures dans lesquelles on dit que se trouve le plus sublime nom de Dieu. En voici l’image :
Quelqu’un a composé les vers suivants : (1) Trois bâtons sont en rang après un sceau ; sur leur tête est [un trait] semblable à la flèche (al-sihām) dressée. 58 Sur al-Būnī, voir J.-C. Coulon, La magie en terre d’islam au Moyen Âge, p. 205-232 ; N. Gardiner, « Forbidden Knowledge ? Notes on the Production, Transmission, and Reception of the Major Works of Aḥmad al-Būnī», Journal of Arabic and Islamic Studies, 12 (2012), p. 81-143 ; Id., « Esotericist Reading Communities and the Early Circulation of the Sufi Occultist Aḥmad al-Būnī’s Works », Arabica, 64/3-4 (2017), p. 405-441. 59 Sur l’aspect physique du sceau de Salomon et ses descriptions dans la littérature arabe, voir A. Iafrate, « Solomon, Lord of the Rings : Fashioning the Signet of Power from Electrum to Nuḥās », al-Masāq, 28/3 (2016), p. 221-241, et Ouyang, « Solomon’s Ring in the Arab Literary Imaginary ». 60 Cette section se retrouve dans le Shams al-ma‘ārif al-kubrā et a été reproduite, traduite et analysée par G.-C. Anawati, « Le nom suprême de Dieu (ism Allah al-aʿzam) », Atti del III Congresso di Studi Arabi e Islamici, Ravello, 1967, p. 23-28. Hans Alexander Winkler a également proposé une édition du passage avec une traduction en allemand sur la base des manuscrits de Paris et du passage équivalent dans les Mujarrabāt d’al-Diyarbī. Voir H. A. Winkler, Siegel und Charaktere in der muhammedanischen Zauberei, Berlin-Leipzig, 1930, p. 68-70 (texte arabe) et 70-72 (trad.). Il commence en tête de section et s’arrête au tableau que nous avons reproduit plus haut.
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(2) Un mīm [lettre de l’alphabet arabe : ]مaveugle et mutilé puis une échelle (sullam) vers ce qui est espéré et ne [s’atteint] pas avec une échelle (3) Et quatre [traits] semblables à des phalanges sont en rang ; [ils] indiquent les bonnes choses qui ne viennent pas du poignet (4) Et un hā’ [lettre de l’alphabet arabe : ]هـfendu puis un wāw [lettre de l’alphabet arabe : ]وsens dessus dessous comme le tuyau d’un poseur de ventouse sans qu’il n’y ait de ventouse ! (5) Ô toi qui portes le nom qui n’a pas son pareil, tu éloigneras avec [ces figures] toutes les calamités pour être sain et sauf61. Ces vers sont souvent attribués au cousin et gendre du prophète ‘Alī ibn Abī
Ṭālib62 (m. 661), tradition qui serait notamment rapportée par Abū ‘Alī l-Ṭabrisī63
(m. 1154)64, bien que cette attribution ne puisse être confirmée avec certitude. C’est en tout cas une identification que l’on retrouve dans le Shams al-ma‘ārif al-kubrā65. L’attribution n’est pas anodine : la théologie chiite considère ‘Alī ibn Abī Ṭālib, et, à sa suite, ses descendants, comme le dépositaire du sens caché du Coran et des reliques des prophètes passés66. Cette attribution n’est toutefois pas la seule : un manuscrit du Shams al-ma‘ārif contient une note marginale indiquant que le célèbre mystique égyptien Dhū l-Nūn al-Miṣrī (m. 861) aurait dit que c’était le plus sublime nom de Dieu67. La mention de Dhū l-Nūn al-Miṣrī est également pleine de sens : Ibn al-Qifṭī (m. 1248) dans son Ta’rīkh al-ḥukamā’ (Histoire des sages) affirme qu’il fréquentait le temple d’Akhmim (Ikhmīm en arabe), considéré comme une « ancienne maison de la sagesse » dans laquelle les secrets et savoirs occultes des sages (et, partant, magiciens) de l’Égypte d’avant le Déluge furent consignés et dont la connaissance « fut ouverte à Dhū l-Nūn
61 (Pseudo-)al-Būnī, Shams al-ma‘ārif, édité dans J.-C. Coulon, La magie islamique et le corpus bunianum au Moyen Âge, thèse de doctorat, Université de Paris IV Sorbonne, 2013, vol. 2, p. 206 (ms. Saint Laurent de l’Escurial, 925, fol. 38a-38b). Il y a des variantes selon les manuscrits, que nous ne discutons pas ici. 62 Voir par exemple Dīwān ‘Alī, Londres, British Museum, 577. Voir H. A. Winkler, Siegel und Charaktere in der muhammedanischen Zauberei, p. 89-90. 63 Al-Ṭabrisī est un chiite imamite originaire du Khurāsān, auteur de nombreux traités. La vocalisation al-Ṭabarsī est également attestée (même si elle est fautive) et fut popularisée à l’époque safavide. Voir E. Kohlberg, « al-Ṭabrisī », EI2. 64 Les quelques lignes de l’extrait en question ont été éditées par H. Ewald, « Eine himjaritische Inschrift », Zeitschrift für die Kunde des Morgenlandes, 2 (1839), p. 107-109. Elles sont également reprises dans H. A. Winkler, Siegel und Charaktere in der muhammedanischen Zauberei, p. 65-66. 65 Voir aussi H. H. Spoer, « Arabic Magic Medicinal Bowls », Journal of the American Oriental Society, 55 (1935), p. 239-244. 66 Sur ces questions, voir les travaux de M.-A. Amir-Moezzi, et notamment (avec C. Jambet), Qu’est-ce que le shî’isme ?, Paris, 2004. 67 Sur Dhū l-Nūn al-Miṣrī, voir M. Ebstein, « Ḏū l-Nūn al-Miṣrī and Early Islamic Mysticism », Arabica, 61/5 (2014), p. 559-612.
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par la voie de la sainteté68 ». Aussi, la connaissance du sceau de Salomon est ainsi considérée comme un savoir remontant à la plus haute Antiquité. Le tardif al-Diyarbī (m. 1738) dans son Kitāb al-Mujarrabāt al-musammā Fatḥ al-malik al-majīd li-naf‘ al-‘abīd (Le livre des [recettes] expérimentées, intitulé La victoire du noble roi au bénéfice des serviteurs) attribue également ces vers à ‘Alī et reprend la mention de Dhū l-Nūn al-Miṣrī comme garant de l’efficacité des sept signes69, combinant ainsi ces différentes autorités pour donner davantage de crédit à l’utilisation de ces symboles. D’autres manuscrits évoquent l’autorité du célèbre compagnon du prophète Ibn ‘Abbās (m. 687), autorité importante dans le hadith et l’exégèse70, reliant donc la connaissance du sceau de Salomon non pas à une tradition secrète ou initiatique, mais à la plus stricte connaissance religieuse. Le court poème se retrouve également dans le traité d’al-Yāfi‘ī (m. 1367) al-Durr al-naẓīm fī khawāṣṣ al-Qur’ān al-‘aẓīm (Les perles arrangées sur les propriétés du sublime Coran)71, à ceci près qu’il attribue ce texte au mystique égyptien al-Shādhilī, fondateur de la confrérie éponyme72. Dans cette description, ces figures ne sont pas en elles-mêmes appelées sceau de Salomon, et seule l’étoile est qualifiée de « sceau » (khātam) dans les vers de poésie73. C’est pourtant cet ensemble de figures qui est dans d’autres traités appelé sceau de Salomon, du fait que le sceau de Salomon contient le plus sublime nom de Dieu et que ces figures sont réputées le contenir. Ces symboles connurent plusieurs interprétations. Philippe Demonsablon montra qu’ils pouvaient avoir une valeur numérique : une étoile à cinq (sic)74 branches, trois bâtons surmontés d’un javelot, une échelle à deux (sic) échelons, quatre bâtons et trois lettres arabes (mīm, hā’, wāw) dont les équivalents numériques en arabe sont
68 Ibn al-Qifṭī, Ta’rīkh al-ḥukamā’, éd. J. Lippert, Leipzig, 1903, p. 185. 69 Le tardif al-Diyarbī associe également ces vers à ‘Alī. Voir al-Diyarbī, Mujarrabāt al-Diyarbī l-Kabīr, Le Caire, s. d., p. 68. Al-Diyarbī a également repris du pseudo-al-Būnī le début de la présentation et la mention de Dhū l-Nūn al-Miṣrī comme garant de l’efficacité des sept signes. 70 Sur ce personnage que la tradition musulmane considère comme « le père de l’exégèse coranique », voir C. Gilliot, « Portrait ‘mythique’ d’Ibn ‘Abbās », Arabica, 32/2 (1985), p. 127-184. 71 Al-Yāfi‘ī, al-Durr al-naẓīm fī khawāṣṣ al-Qur’ān al-‘aẓīm, s. l., s. d., p. 40. Sur ce traité, voir J.-C. Coulon, La magie en terre d’islam au Moyen Âge, p. 233-235. 72 Sur al-Shādhilī en tant qu’autorité dans la tradition magique arabe, voir D. Zsom, « Defying Death by Magic : The Circle of al-Shādhilī (Dā’irat al-Shādhilī) », dans Les mystiques juives, chrétiennes et musulmanes dans l’Égypte médiévale : interculturalités et contextes historiques, éd. G. Cecere, M. Loubet et S. Pagani, Le Caire, 2013, p. 275-302. Sur al-Shādhilī et la confrérie éponyme de manière plus générale, voir notamment A. M. Mohamed Mackeen, « The Rise of al-Shādhilī (d. 656/1258) », Journal of the American Oriental Society, 91/4 (1971), p. 477-486 ; É. Geoffroy, « La Châdhiliyya », dans Les voies d’Allah. Les ordres mystiques dans l’islam des origines à aujourd’hui, éd. A. Popovic et G. Veinstein, Paris, 1996, p. 509-518 ; Id. (éd.), Une voie soufie dans le monde. La Shâdhiliyya, Paris, 2005 ; Id., « Entre ésotérisme et exotérisme, les Shâdhilis, passeurs de sens (Égypte - xiiie-xve siècles) », dans Une voie soufie dans le monde. La Shâdhiliyya, p. 117-129. 73 Cela est également signalé par I. Hehmeyer, « Water and Sign Magic in al-Jabin, Yemen », The American Journal of Islamic Social Sciences, 25/3 (2008), p. 87-89. 74 Selon les manuscrits, l’étoile peut avoir cinq ou six branches (plus rarement huit, mais cela est aussi attesté).
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respectivement 40, 5 et 6. La somme est 66, or, il s’agit aussi de la valeur numérique du nom divin Allāh (Ā = 1, L = 30, L = 30 et H = 5)75. Il s’agit d’une interprétation a posteriori dans la mesure où nous ignorons à l’heure actuelle quelles étaient les représentations les plus anciennes de ces sept symboles au sein des nombreuses figurations plus ou moins différentes que nous trouvons dans les manuscrits76. Ces symboles connurent dans tous les cas un grand succès dans les traités de magie et les talismans arabes77. L’efficacité de ces figures ne fait aucun doute dans ces traités, et on trouve parfois de petits récits visant à authentifier leur efficience. Ainsi, dans le Shams al-ma‘ārif, certains récits attribués à des autorités visent à authentifier leur utilisation : On rapporte d’Abū l-Dardā’ qu’il a dit : « Je les ai expérimentées à trois [occasions]. Je les ai trouvées plus tranchantes qu’une épée (aqṭa‘ min al-sayf), je ne suis jamais entré avec [ces figures] dans un bateau qui a coulé [pendant le voyage], il n’est jamais arrivé qu’une marchandise [avec ces figures] soit volée, ou qu’une maison soit brûlée ». Ibn al-Warrāq78 a dit : « il faut écrire avec [ces figures] sur les marchandises : ‘Ô Préservateur qui ne fait pas oublier ! Ô Celui qui pourvoie des grâces sans compter ! Ô Celui qui a les beaux noms ! Préserve cette chose des malheurs par ce avec quoi Tu préserves le souvenir ! Certes, Tu as dit dans Ton livre descendu sur Ton prophète envoyé {Nous, Nous avons fait descendre l’Édification et Nous sommes Celui qui la conserve}’ (Coran, XV, 9) ». Cela sera un moyen de la préserver de tous les malheurs79. Abū l-Dardā’ (m. 652) est un célèbre compagnon du Prophète, réputé appartenir aux premiers « gens du banc » (ahl al-ṣuffa) et considéré comme un des premiers
75 P. Demonsablon, « Notes sur deux vêtements talismaniques », Arabica, 33/2 (1986), p. 216-250, ici p. 245. 76 Voir H. A. Winkler, Siegel und Charaktere in der muhammedanischen Zauberei, p. 114-116. Il présente dans ces deux pages vingt-trois présentations différentes de ces signes, montrant ainsi la multitude de variations plus ou moins importantes dans un corpus restreint. 77 Voir, par exemple, al-Suyūṭī, Kitāb al-Raḥma, p. 143 (trois des sept figures), 147 (six figures plus trois figures répétées), 227 (utilisation de cinq ou de quatre figure contre les djinns), 236-237 (sept ou trois figures contre la tābi‘a ou Umm al-Ṣibyān), 280 (cinq figures pour accroître sa faculté de compréhension) ; Ibn al-Ḥājj al-Tilimsānī, Shumūs al-anwār wa-kunūz al-asrār al-kubrā, Le Caire, s. d., p. 72 (tableau de correspondance), 102 (figure talismanique), 104 (invocation énumérant les correspondances avec les anges, les rois des djinns, les planètes et les noms divins), 115-116 (conjurations de djinns), 125 (quatre des figures pour conjurer les djinns qui habitent les fossés, l’échelle est représentée par un grand carré), 126 (conjuration contre des djinns pour toutes sortes de maux physiques), 140-141 (quatre des figures contre divers maux de tête, dont la migraine), 162 (recette pour qu’un être humain soit caché des rois et des tyrans). 78 Georges-Chehata Anawati l’identifie au grammairien Abū l-Ḥasan Muḥammad ibn ‘Abd Allāh ibn al-‘Abbās (m. 999). Voir G.-C. Anawati, « Le nom suprême de Dieu (ism Allah al-aʿzam) », p. 26. Une autre identification pourrait être Abū ‘Īsā Muḥammad ibn Hārūn al-Warrāq (m. 861 ?), mu‘tazilite qui fut accusé de manichéisme, auteur d’un traité hérésiographique. Voir S. M. Stern, « Abū ‘Īsā Muḥammad ibn Hārūn al-Warrāq », EI2. 79 (Pseudo-)al-Būnī, Shams al-ma‘ārif, édité dans J.-C. Coulon, La magie islamique et le corpus bunianum au Moyen Âge, vol. 2, p. 207 (ms. Saint Laurent de l’Escurial, 925, fol. 38b).
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Fig. 1. Un tableau de correspondances. Pseudo-al-Būnī, Shams al-ma‘ārif, ms. Paris, BnF, arabe 2648, fol. 54r (ms. daté de 1443).
soufis dans des écrits apologétiques postérieurs80. Le propos d’Abū l-Dardā’ fait donc de l’usage de ce sceau un secret initiatique remontant aux origines supposées du soufisme. Ces récits sont une forme de certificat d’efficacité, comme le souligne le propos « j’ai expérimenté » (jarrabtu) d’Abū l-Dardā’, rappelant le genre des mujarrabāt. (c’est-à-dire les « [remèdes] expérimentés ») Cette représentation en sept figures permet d’inscrire le sceau de Salomon dans un système de correspondances astrologiques en rapport avec les sept planètes. Ainsi, le Shams al-ma‘ārif expose un tableau de correspondances mettant en relation ces sept symboles avec les sept lettres de l’alphabet arabe absentes de la première sourate du Coran (al-sawāqiṭ, littéralement « les [lettres] tombées »), sept noms divins commençant par chacune de ces lettres, sept jours de la semaine (et, partant, sept
80 Voir A. Jeffery, « Abu ‘l-Dardā’ », EI2.
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planètes), sept anges, sept rois des djinns, et les natures correspondantes (chaud/ froid, sec/humide, faste/néfaste)81. Ce tableau (fig. 1) fut promis à une importante postérité et nous le retrouvons ainsi, avec quelques variantes ou sous une forme augmentée dans des traités postérieurs82. Il faut souligner que Salomon est in fine assez absent de ces descriptions de son sceau. En effet, si le sceau porte bien son nom, il n’y a pas ici de récit relatif à Salomon pour en illustrer les utilisations ou lui donner une garantie d’efficacité. Il n’y avait pas non plus de référence à des autorités juives. En réalité, les références au judaïsme se trouvent plutôt dans les récits entourant les noms supposés être contenus dans le sceau. Les noms du sceau de Salomon
Ainsi, comme nous l’avons vu, le sceau de sept symboles peut être associé à sept lettres arabes et sept noms divins apparaissant dans le Coran. Cependant, d’autres descriptions du sceau de Salomon prennent parfois la forme d’une exégèse particulière visant à identifier les noms divins du sceau à l’origine de ses pouvoirs, avec des références ou allusions plus ou moins claires à la tradition (ou pseudo-tradition) juive. Ainsi, dans le Shams al-ma‘ārif, une section affirme : Section dans laquelle je mentionnerai la description du sceau de Salomon, fils de David, les noms qui y sont tracés, les [faits] rapportés à son sujet et les bénéfices qu’on peut en tirer. Tu dois le préserver et le garder, car ne peut le porter que celui qui se préserve du péché, celui dont la langue est muette, qui craint Dieu et qui est pur. C’est en effet un sceau que ne peut toucher qu’un puissant. Wahb ibn Munabbih a dit : « Le sceau de Salomon avait quatre disques avec une inscription sur chaque disque : sur le côté droit ‘Je suis Dieu, je n’ai pas de fin’, sur le côté gauche ‘Je suis Dieu, le Vivant, le Subsistant’, sur le troisième côté ‘Je suis Dieu le Puissant, point de Puissant excepté Moi, et puissant est celui qui revêt mon sceau’ et sur le dernier côté, qui est le quatrième, le verset du Siège (āyat al-kursī), et entourant cela ‘Muḥammad est l’Envoyé de Dieu’83 ».
81 (Pseudo-)al-Būnī, Shams al-ma‘ārif, édité dans J.-C. Coulon, La magie islamique et le corpus bunianum au Moyen Âge, vol. 2, p. 211 (ms. Saint Laurent de l’Escurial, 925, fol. 38b-39a). 82 Par exemple, quasiment sous la même forme mais avec les noms des planètes dans Ibn al-Ḥājj al-Tilimsānī, Shumūs al-anwār, p. 72 ; sous une forme augmentée dans ‘Abd al-Raḥmān al-Bisṭāmī, Rashḥ adhwāq al‑ḥikma l‑rabbāniyya fī sharḥ awfāq al‑Lum‘a l‑nūrāniyya, mss Istanbul, Kadizademehmed, 333, fol. 29a, et Istanbul, Nuruosmaniye, 2843, fol. 23a. 83 (Pseudo-)al-Būnī, Shams al-ma‘ārif, édité dans J.-C. Coulon, La magie islamique et le corpus bunianum au Moyen Âge, vol. 2, p. 314-315 (ms. Saint Laurent de l’Escurial, 925, fol. 59a).
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Cette description du sceau de Salomon est par ailleurs connue du Bustān al-wā‘iẓīn wa-riyāḍ al-sāmi‘īn (Le jardin des prêcheurs et le parterre des auditeurs) du célèbre prédicateur ḥanbalite de Bagdad Ibn al-Jawzī (m. 1200)84. Ibn al-Jawzī n’associe pas directement cette description à Wahb ibn Munabbih (m. 728 ou 732), ce dernier y étant mentionné comme autorité pour un propos sur les mérites de ‘āshūrā’85 selon lequel le sceau de Salomon serait descendu ce jour-là. Wahb ibn Munabbih était un auteur et transmetteur de traditions yéménites. Nous n’avons pas d’informations précises et univoques sur sa conversion ou celle de son père, ni même sur le fait qu’il aurait été juif avant sa conversion. Cependant, l’historiographie islamique en fit un important transmetteur de traditions juives ou considérées comme telles (appelées isrā’īliyyāt, « [traditions] israélites », dans le hadith)86. Ainsi, ce texte renvoie, par cette autorité, le sceau de Salomon à la tradition juive. Ce n’est cependant pas le seul cas d’éléments juifs associés au sceau de Salomon dans le Shams al-ma‘ārif : On dit selon une autre recension que les noms qui sont dans le sceau de Salomon sont ceux-ci : « Point de divinité excepté Dieu, Il est unique et n’a point d’associé, Je suis Dieu, Je suis devenu Singulier par la royauté et l’autorité, ’Īl ’Īl ’Īl, Je suis Dieu, Je me suis fait Puissant par la puissance et le potentiel, Yāh Yāh Yāh, Je suis Dieu, Vivant, Subsistant (Ḥayy Qayyūm), Je ne dors point, ’Īh ’Īh ’Īh, Je suis Dieu, Bon, Puissant (Khayr Qādir), toute chose M’obéit, Anūkh Anūkh Anūkh, Je suis Dieu, le Très-Miséricordieux, le Miséricordieux, Dā‘ūj Fī‘ūj Mā‘ūj, point de divinité excepté Dieu, celui qui pénètre dans Ma citadelle est protégé de Mon châtiment, Je me suis fortifié par les noms de ce sceau, par Celui qui a la force et la Toute-Puissance, J’ai cherché protection par Celui qui a la puissance, la capacité et le royaume céleste, J’ai confié mon destin au Vivant, l’Éternel, qui ne meurt pas ». J’ai frappé celui qui veut me nuire par [la formule] : « point de puissance ni de force, excepté par Dieu, le Haut, le Sublime, Dieu le Sublime me suffit, quel excellent protecteur ! {Dis : O Dieu ! Souverain de la Royauté !, Tu donnes la royauté à qui Tu veux et Tu arraches la royauté à qui Tu veux. Tu élèves qui Tu veux et Tu abaisses qui Tu veux. En Ta main est le bonheur. Sur toute chose, Tu es omnipotent.} (Coran, III, 26) {Tu fais pénétrer la nuit dans le jour et Tu fais pénétrer le jour dans la nuit. Tu fais sortir le vivant du mort et fais sortir le mort du vivant. Tu donnes attribution à qui Tu veux, sans compter.} » (Coran, III, 27)87.
84 Ibn al-Jawzī, Bustān al-wā‘iẓīn wa-riyāḍ al-sāmi‘īn, éd. al-Sayyid al-Jumaylī, Le Caire, 1983, p. 362. 85 ‘Ashūrā’ est le nom donné à la journée du 10 du mois hégirien de muḥarram au cours de laquelle est observé un jeûne surérogatoire. Il s’agit, à l’origine, d’une coutume juive que le prophète de l’islam institua à Médine. Voir A. J. Wensinck, « ‘Āshūrā’ », EI2. 86 Sur cette figure, voir notamment A. L. de Prémare, « Wahb b. Munabbih, une figure singulière du premier islam », Annales. Histoire, Sciences sociales, 60/3 (2005), p. 531-549. 87 (Pseudo-)al-Būnī, Shams al-ma‘ārif, édité dans J.-C. Coulon, La magie islamique et le corpus bunianum au Moyen Âge, vol. 2, p. 315 (ms. Saint Laurent de l’Escurial, 925, fol. 59a).
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Une description similaire suit, introduite comme étant « les noms qui sont sur le col du vêtement de Joseph88 et sur le sceau de Salomon89 ». Cette description mêle des éléments islamiques à des éléments d’origine hébraïque. Ainsi, les termes ’Īl , Yāh et ’Īh répétés trois fois correspondent au nom divin en hébreu. Le terme Anūkh rappelle l’hébreu Anukhī (littéralement « je suis »), nom dont l’équivalent numérique est 81 qui correspond à l’acrostiche Ay‘, initiales de trois noms divins et considéré comme un élément du « nom divin en soixante-douze-lettres90 ». Le nom fait aussi penser au nom divin Anukhīn, associé à la deuxième thāqūfa (saison) dans le Sefer Raziel91. Il ne manque pas non plus de rappeler Akhnūkh, translittération arabe du nom hébreu d’Énoch. L’origine des noms Dā‘ūj Fī‘ūj Mā‘ūj demeure en revanche mystérieuse, bien qu’on les retrouve dans d’autres textes de sciences occultes92. Si le sceau de Salomon est le principal objet mentionné dans les traités de sciences occultes, il n’est pas le seul. Le tapis de Salomon
Un autre artéfact de Salomon est évoqué dans le Shams al-ma‘ārif : un « tapis de Salomon93 ». L’idée d’un tel tapis n’est pas exclusive au Shams al-ma‘ārif : on le retrouve par exemple dans les Mille et une nuits94. L’idée que Salomon puisse voler n’était par ailleurs pas étrangère à la tradition exégétique islamique95. Il est ainsi introduit dans le Shams al-ma‘ārif, suivi d’une représentation dudit tapis (fig. 2) : On rapporte de Ka‘b al-Aḥbār qu’il aurait dit : « Il y avait sur le tapis de Salomon (bisāṭ Sulaymān) quatre noms hébreux scellés, et c’étaient les djinns et démons obéissants et qui ne se révoltent pas même le temps d’un clignement de l’œil. Les auxiliaires du tapis (a‘wān al-bisāṭ) qui le portaient sur sa longueur étaient quatre effrits, qui étaient les plus grands vizirs de Salomon parmi les djinns, parce que Salomon avait trois cents vizirs parmi les hommes et trois cents parmi
88 La mention de Joseph peut ici s’expliquer de plusieurs façons : Joseph représente dans le Coran le séducteur par excellence et sa capacité à subjuguer coïncide très bien avec l’ascendant que le nom suprême permet d’avoir sur autrui (Coran, XII, 31). Un autre verset atteste du pouvoir guérisseur de la tunique : Joseph la donne à ses frères et leur dit de l’appliquer sur le visage du père pour qu’il recouvre la vue, ce qui se produisit (Coran, XII, 93-96). 89 (Pseudo-)al-Būnī, Shams al-ma‘ārif, édité dans J.-C. Coulon, La magie islamique et le corpus bunianum au Moyen Âge, vol. 2, p. 316. 90 M. Schwab, Vocabulaire de l’angélologie, Milan, 1989 (première édition : 1897), p. 164 et 176. 91 Ibidem, p. 176. 92 Toutefois la forme de ces noms ne manque pas de rappeler d’autres noms comme Yājūj et Mājūj (Gog et Magog) dans le Coran. 93 Allegra Iafrate a consacré un chapitre entier à la question du tapis de Salomon dans son The Long Life of Magical Objects : A Study in the Solomonic Tradition, University Park (Penn.), 2019, p. 134-148. Voir aussi Ead., The Wandering Throne of Solomon, Leyde, 2015, p. 205-212. 94 Ead., The Long Life of Magical Objects, p. 135-137. 95 Ibidem, p. 137-138 ; P. P. Soucek, « Solomon’s Throne/Solomon’s Bath : Model or Metaphor ? », Ars Orientalis, 23 (1993), p. 109-134.
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Fig. 2. Le tapis de Salomon. Pseudo-al-Būnī, Shams al-ma‘ārif, ms. Paris, BnF, arabe 2647, fol. 61r (avant 1568).
les djinns. Le plus grand des vizirs humains était Āṣaf ibn Barakhiyā, et les plus grands vizirs des djinns les quatre porteurs du tapis, et leurs noms sont Ṭmryāṭ, Ṣn‘īq, Hdlyāj et Shūghāl96. […] » L’autorité de ce passage, Ka‘b al-Aḥbār (m. 652-653, en 654-655 ou 655-656), était un juif yéménite converti vers 638 et important rapporteur de traditions juives et pseudo-juives (isrā’īliyyāt)97, renvoyant ainsi également à la tradition (supposée) juive. Le passage développe les différentes figures de ces effrits vizirs de Salomon : ils sont alors identifiés à al-Mudhahhab (littéralement « le Doré »), al-Aḥmar (« le Rouge »), Shamhūrash et Maymūn (surnommé dans d’autres sources al-Aswad,
96 Non vocalisés dans le texte. 97 Voir M. Lecker, « Ka‘b al-Aḥbār », Encyclopædia Judaica, 2e édition, XI, p. 584-585 ; M. Schmitz, « Ka‘b al-Aḥbār », EI2, et G. Vajda, « Isrā’īliyyāt », EI2.
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« le Noir »), considérés par ailleurs comme quatre des sept rois des djinns dans les représentations du sceau de Salomon en sept symboles. Précédemment dans le Shams al-ma‘ārif, il était indiqué qu’ils auraient pour seigneur le djinn Ṣakhr et que ces quatre effrits vizirs « portaient le trône » de Salomon et, comme « Salomon voulut leur amitié et contraignit leurs cœurs, il leur divisa la terre et les fit régner sur les jours98 ». La description du tapis de Salomon s’ancre donc tout à fait dans les récits développés dans l’exégèse coranique et relayés par ailleurs dans la littérature arabe médiévale, comme en témoigne la mention de Ṣakhr, des effrits comme vizirs de Salomon, d’Āṣaf ibn Barakhiyā, etc. Cette description du tapis de Salomon est l’occasion de le décrire comme un puissant souverain entouré de sa cour99. Ce tapis permet ainsi d’avoir l’aide des vizirs-effrits du roi-prophète. Dans une précédente étude100, nous avons défendu l’idée que la figure de Salomon dans le Shams al-ma‘ārif n’est pas seulement une autorité dans le domaine magique, mais qu’il représente également un modèle de royauté101, avec ce qu’il comporte d’édificateur aussi bien pour le souverain que pour le vizir et conseiller, représenté par Āṣaf ibn Barakhiyā. En effet, l’anecdote de la perte de l’anneau de Salomon dérobé par Ṣakhr comme une punition divine pour ses errements malgré les avertissements du sage conseiller Āṣaf revient, comme un rappel au souverain que son pouvoir magique comme politique peut lui être repris à tout moment par Dieu s’il s’égare et ne suit pas les conseils avisés du détenteur des secrets de l’écriture, celui qui couche par écrit ces connaissances occultes au service du pouvoir. On trouve également quelques représentations singulières du sceau de Salomon qui vont dans ce sens. Par exemple, dans le même Shams al-ma‘ārif, on trouve une autre section sur le sceau, où il est précisé qu’il était écrit sur le cœur d’Adam, avec une représentation bien différente des sept symboles (fig. 3)102. Dans la science des lettres islamiques, Adam est le premier à qui aurait été révélé le nom suprême. La figure en elle-même est représentée de façon très différente d’un manuscrit à l’autre et il est difficile dans l’état actuel de la recherche d’en proposer une interprétation solide. Elle comporte toutefois quelques similitudes avec la représentation du tapis de Salomon et contient des termes en lien avec des attributs de l’autorité (al-hayba : l’autorité ou la crainte révérentielle ; al-quwwa : la force ;
98 (Pseudo-)al-Būnī, Shams al-ma‘ārif, édité dans J.-C. Coulon, La magie islamique et le corpus bunianum au Moyen Âge, vol. 2, p. 191-194 (ms. Saint Laurent de l’Escurial, 925, fol. 36a-36b). 99 On notera à ce propos qu’Allegra Iafrate affirme à juste titre que le motif du vol de Salomon est « une métaphore de sa domination terrestre » : A. Iafrate, The Long Life of Magical Objects, p. 146. 100 J.-C. Coulon, « Magie et politique : événements historiques et pensée politique dans le Shams al-ma‘ārif attribué à al-Būnī (mort en 622/1225) », Arabica, 64/3-4 (2017), p. 442-486. 101 Sur la royauté mythique de Salomon dans la tradition arabo-islamique, voir S. P. Stetkevych, « Solomon and Mythic Kingship in the Arab-Islamic Tradition : Qaṣīdah, Qur’ān and Qiṣaṣ al-anbiyā’ », Journal of Arabic Literature, 48 (2017), p. 1-37. 102 (Pseudo-)al-Būnī, Shams al-ma‘ārif, édité dans J.-C. Coulon, La magie islamique et le corpus bunianum au Moyen Âge, vol. 2, p. 324 (ms. Saint Laurent de l’Escurial, 925, fol. 61a).
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Fig. 3. Une représentation du sceau de Salomon. Pseudo-al-Būnī, Shams al-ma‘ārif, ms. Paris, BnF, arabe 2647, fol. 61v (avant 1568).
al-‘ilm : la science ; al-ḥilm : la longanimité103). La mise en valeur de ces termes montre justement l’importance de ces vertus attendues du souverain ou du détenteur d’une autorité dans cette représentation du sceau. 103 Pour une analyse plus détaillée de cette représentation, voir J.-C. Coulon, La magie islamique et le corpus bunianum au Moyen Âge, vol. 1, p. 950-952.
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Conclusion Nous pouvons noter qu’à la différence d’autres traditions religieuses, le qualificatif de « sage » n’est pas appliqué à Salomon dans les traités de sciences occultes arabes médiévaux. Cela s’explique notamment par le statut de Salomon en islam et de l’imaginaire que véhicule le qualificatif de « sage » (ḥakīm). Qui sont les sages ? Ce sont les détenteurs de la ḥikma, la sagesse universelle à laquelle peuvent accéder tous les peuples. Les Grecs de l’Antiquité comme Platon, Aristote, Galien, Apollonius de Tyane (Balīnās en arabe) sont des sages, les Indiens comme Ṭumṭum, Kankah, etc. sont des sages, les médecins, astrologues ou alchimistes arabes sont des sages. On trouve les sages mentionnés dans cette « troisième voie » de la magie évoquée par Ibn al-Nadīm : ni « voie louable » des exorcistes et conjurateurs de démons revendiquant l’autorité de Salomon, ni « voie blâmable » des disciples d’Iblīs et de sa fille, mais voie intermédiaire des savants et des sages qui fabriquent des talismans en accord avec les lois et propriétés occultes de la nature et des astres. Cependant, la connaissance de Salomon dont se réclament les traités qui l’évoquent ne s’abreuve pas à la source de la science de ces sages : le pouvoir de Salomon lui est conféré par Dieu. Son statut de prophète (nabī) donne à son savoir un statut différent de celui du sage (ḥakīm). De là, on recherche les secrets du sceau de Salomon : Salomon ne dispense pas lui-même un enseignement, on relate ses récits aux prises avec les djinns, on rapporte les pactes qu’il a conclus pour préserver l’humanité des attaques de l’invisible ou on cherche à connaître les secrets de ses artéfacts qui lui conféraient son pouvoir. Or, la figure de Salomon ne se résume pas à la prophétie, mais englobe la royauté. Comme le souligne Jocelyne Dakhlia, « Salomon incarne au premier chef une majesté royale, qui surélève littéralement le souverain par rapport au reste de l’univers104 ». C’est également la raison pour laquelle Salomon est souvent mentionné avec son vizir Āṣaf : les traités de sciences occultes faisaient partie de la bibliothèque de souverains et de notables et, si Salomon pouvait représenter ce détenteur d’autorité, Āṣaf pouvait figurer le conseiller qui lui transmet ces connaissances. Āṣaf est le garde-fou de Salomon : il l’avertit lorsqu’il s’égare pour lui épargner le châtiment divin, il l’épaule pour retrouver son pouvoir lorsqu’il est usurpé. En somme, les récits de Salomon mettent en scène les enjeux du pouvoir, magique comme politique.
104 J. Dakhlia, Le divan des rois : le politique et le religieux dans l’islam, Paris, 1998, p. 89.
julien véronèse
Salomon exorciste et magicien dans l’Occident médiéval
Si le Christ des Évangiles est le modèle indépassable dans les formulaires d’exorcisme de dépossession qui circulent dans le monde latin durant toute la période médiévale, il trouve des précurseurs dans l’Ancien Testament en la personne des rois hébreux David et Salomon, issus comme lui de Jessé. L’autorité du premier est de loin la mieux fondée, puisque le livre de Samuel (I Sam. 16, 14-23) évoque la façon dont le psalmiste a fait refluer à l’aide de sa cithare l’esprit malin (spiritus malus) qui assaillait Saül après que l’esprit de Dieu l’avait quitté. Même si le texte de la Vulgate n’est pas explicite sur la nature du mal démoniaque (simple obsession ou possession véritable ?), cette attestation a fait de David un « roi des exorcistes infiniment cité par les exégètes chrétiens1 ». La musique de David convertit et guérit, rétablit la vérité et la santé du possédé, ce que confirme avec des nuances la tradition médiévale, d’Isidore de Séville à Nicolas de Lyre. On peut mentionner le franciscain catalan Francesc Eiximenis, qui, au chapitre 43 du quatrième traité consacré aux démons de son Llibre dels àngels (1392), évoque la guérison de Saül par la cithare de David pour illustrer les moyens de chasser et d’expulser les mauvais esprits, sans que Salomon ne soit à aucun moment évoqué2. L’instrument, ajoute Eiximenis, préfigure la croix du Christ, selon une interprétation que l’on rencontre déjà dans la glose ordinaire3, reprise plus tard par le dominicain Henri Kramer dans son célèbre Malleus maleficarum (1486)4. L’autorité de David en la matière est établie jusque dans les traités musicaux qui spéculent sur les pouvoirs du chant et de la musique5, et elle accède à la représentation, à la manière de la scène
1 L. Wuidar, Fuga Satanae. Musique et démonologie à l’aube des temps modernes, Genève, 2018, p. 57-77. 2 Francesc Eiximenis, Àngels e demonis. Edició i comentaris de Sadurní Martí, Barcelone, 2003, p. 147-148. 3 I Reg. 16, 16 : « David in cithara sua malignum spiritum compescuit, non quod tanta vis esset in cithara sed in figura crucis Christi que de ligno et cordarum extensione gerebatur que iam tunc demones effugabat. » Voir la base de données Gloss-E (IRHT, CNRS). 4 Henry Institoris (Kraemer), Jacques Sprenger, Le Marteau des sorcières, trad. A. Danet, Grenoble, 1997, I, q. 5, p. 171-172. 5 L. Wuidar, Fuga Satanae, p. 87-97, par exemple dans le Micrologus de disciplina artis musice (ca. 1025) du bénédictin Guy d’Arezzo cité par Nicolas de Lyre. Le roi Salomon au Moyen Âge : Savoirs et représentations, éd. par Jean-Patrice Boudet, Jean-Charles Coulon, Philippe Faure et Julien Véronèse, Turnhout, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 22), p. 79-105 © BREPOLS PUBLISHERS DOI 10.1484/M.BHCMA-EB.5.128997
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figurée en marge d’un Psautier d’origine anglaise du début du xive siècle, où le démon qui tourmentait Saül est mis en fuite6. En comparaison, l’autorité de Salomon en matière d’exorcisme est moins fermement établie, au sens où elle ne repose pas sur la Bible, mais pour l’essentiel sur un passage sans cesse cité des Antiquités judaïques de l’historien juif du ier siècle Flavius Josèphe, dont Pablo Torijano et Gideon Bohak ont bien montré à quel point il rendait compte, malgré sa visée apologétique, d’une tradition juive plus ancienne7. De ce fait, à notre connaissance, l’art chrétien médiéval ne représente pas Salomon exorcisant, alors même que sa réputation comme exorciste, et notamment comme auteur d’exorcismes, est un lieu commun dans les sources liturgiques et théologiques. Le pouvoir du fils de David préfigure ainsi le charisme du Christ, autre « fils de David » lorsqu’il exorcise le démon muet (Matth. 9, 27-35). Pour autant, la sagesse de Salomon et le pouvoir qu’il exerce sur les démons sont ternis par la fin peu glorieuse de son règne et le péché d’idolâtrie, ce qui induit une ambivalence dont on se préoccupe peu dans un premier temps, mais qui va croissante à la période scolastique dans le discours théologique, au moment même où de nombreuses traditions hétérodoxes de conjuration et d’exorcisme des démons qui sont attribuées au roi sage commencent à se diffuser. La figure de Salomon comme exorciste, subsumée par celle du « nigromancien » ou de l’invocateur de démons, devient au fil du temps de plus en plus problématique, ce dont témoignent peut-être l’absence de toute référence au fils de David chez Eiximenis à la fin du xive siècle et (à n’en pas douter cette fois) l’oubli dont il est l’objet chez le théologien et exorciste Henri Kramer, qui offre pourtant, dans son Malleus maleficarum, un abondant discours théorique et pratique sur l’exorcisme contre la possession démoniaque et les maléfices. Cette contribution vise par conséquent à dresser un panorama assez vaste permettant de dégager les temps forts de la transformation progressive de l’autorité salomonienne dans le champ de l’exorcisme au sens large, et de l’exorcisme de dépossession en particulier. Dans une première partie, nous ferons le point sur la figure de Salomon exorciste, principalement dans la littérature exégétique, théologique et liturgique latine, pour mettre en évidence la nette inflexion du discours qui s’opère à partir de la fin du xiie et surtout au xiiie siècle, sous l’influence probable des traditions magiques attribuées au roi hébreu, sur lesquelles nous nous arrêterons dans un deuxième temps et au sein desquelles, nous le verrons, la finalité curative de l’exorcisme (notamment pour guérir la possession) n’a pas été oubliée. Enfin, dans une dernière partie, nous poserons la question du rapport qu’ont entretenu les formulaires ecclésiastiques d’exorcisme et la littérature magique salomonienne à la fin du Moyen Âge, en insistant, par le biais de quelques exemples, sur l’influence que cette dernière a exercée sur certains rituels et ordines d’exorcisme du xve siècle. Pour Salomon exorciste, il s’agit d’une
6 Ms. New York, Public Library, Spencer 26, ca. 1310, fol. 9v. Disponible en ligne sous forme numérisée : https://digitalcollections.nypl.org/items/8a59187d-7536-17c2-e040-e00a18067e08, consulté le 15/09/2019. 7 P. A. Torijano, Solomon, The Esoteric King : From King to Magus, Development of a Tradition, Leyde, 2002, p. 41-53 ; G. Bohak, Ancient Jewish Magic. A History, Cambridge, 2008, p. 83-114.
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manière détournée de ressurgir, ce qui explique probablement son effacement chez Henri Kramer, soucieux, en réformateur intransigeant et en praticien de l’exorcisme, de distinguer les bonnes des mauvaises pratiques.
Salomon exorciste dans la tradition médiévale latine Dans la lignée de la tradition juive et judéo-chrétienne, Salomon est vite reconnu comme le père de la parole d’exorcisme dans la tradition chrétienne (c’est le cas chez Origène, dans son commentaire à Matth. 26, 63-64), qualifiée de conjuratio ou de sermo increpationis par Isidore de Séville (Etym., 6, c. 19), l’autre terme communément utilisé étant adjuratio, que l’on retrouve par exemple chez Bède le Vénérable (viiie siècle), qui suit, dans son commentaire aux Actes des apôtres (XIX, 13), les Antiquités judaïques (VIII, 45-49) de Flavius Josèphe, dont le texte grec a été tôt traduit en latin, notamment par Cassiodore au vie siècle8. Le texte de Flavius Josèphe, rappelons-le, associe à la sagesse dispensée par Dieu (III Reg. 5) l’« art de combattre les démons pour l’utilité et la guérison des hommes9 ». Non seulement Salomon a composé des « incantations » (i. e. des chants) pour apaiser les maladies, mais il a laissé des formules de conjuration pour enchaîner et chasser les démons, comme l’attestent la version latine et, plus tardivement, sa traduction française médiévale10. Et l’actualité de cette pratique fondée par Salomon est illustrée par l’histoire du juif Éléazar qui, en présence de l’empereur Vespasien, de ses fils, de sa suite et de son armée, a délivré de manière théâtrale des possédés11. 8 F. Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés dans l’Église d’Occident (xe-xive siècle), Turnhout, 2011, p. 75-78 pour les références et citations. 9 Flavius Josèphe, Les Antiquités judaïques, VIII, 45-49, trad. J. Weill, Paris, 1926, p. 168-169. 10 Flavius Josephus, Antiquitates judaicae, ms. Londres, British Library, Harley 3883, France, fin xiie siècle, fol. 115ra : « Prestitit autem [Salomoni] Deus, ut etiam contra demones artem ad utilitatem hominum et eorum curas edisserret, et incantationes instituit, quibus egritudines soleant mitigari. Modos etiam conjurationum, quibus obstricti demones ne denuo redeant effugantur invenit, et hec cura hactenus apud nos multum prevalere dinoscitur » ; ms. Paris, BnF, fr. 6446, ca. 1400 (qui a appartenu à Jean de Berry, puis Jean sans Peur), fol. 110vb-111ra : « Mais aussi Dieu luy donna vertus contre les deables d’exposer et de racompter au prouffit des hommes les cures et les besoingnes de en estre delivré et de instituer enchantemens par lesquelx telles maladies sont adoulcies. Il trouva aussi la maniere des conjuracions par lesquelles les deables sont contrains de yssir des gens et des lors de non y plus retourner, et ceste cure et garison de nouvel faicte a nous doit estre reputee de moult grant value ». Mss disponibles en ligne sous forme numérisée sur Gallica, consultés le 15/09/2019. 11 Ms. Londres, BL, Harley 3883, fol. 115ra : « Vidi etenim quendam Eleazarum de gente nostra, presente Vespasiano et ejus filiis et tribunis alioque simul exercitu, curantem eos qui a demonibus vexabantur. Modus autem medicine fuit hujusmodi. Intulit naribus ejus qui a demonio vexabatur anulum habentem subter signaculum radicem a Salomone monstratam. Deinde demonium per nares odorantis abstraxit, et repente cecidit homo. Postea conjuravit eum juramentum obiciens Salomonis, ne ad eum denuo remearet, id est cantica que ille composuit super eum dicens. Volens autem satisfacere atque probare presentibus Eleazarus hanc se habere virtutem, ponebat ante eos aut calicem aqua plenum aut pelvem, et demoni imperabat, ut hec ab homine egressus verteret, et videntibus preberet indicium quia homine reliquisset. Quo facto sapientia Salomonis cunctis
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Notons au passage l’usage de juramentum, qui rappelle que le serment est au cœur de l’étymologie du terme grec έξορκισμός12, tout en faisant écho à con-juratio, « jurer avec », c’est-à-dire avec Dieu, qui fonde en principe le pouvoir de l’exorciste et qui a ici délivré ce savoir et ce pouvoir à Salomon. Dans la continuité de Bède, la plupart des commentateurs reprennent le motif. C’est le cas par exemple de Raban Maur dans son De clericorum institutione (819)13, d’Abélard dans sa Théologie chrétienne (ca. 1125), où figure un éloge à la sagesse de Salomon14, du Décret de Gratien (ca. 1140)15, ou encore de l’évêque de Mende Guillaume Durand dans son célèbre Rationale divinorum officiorum (1286)16. Salomon
innotuit, propter quam ut omnes magnitudinis ejus naturam cognoscerent atque religionem, et ut nullos regis virtus de omni genere sub sole lateret » ; ms. Paris, BnF, fr. 6446, fol. 111ra : « Car jay veu a mes yeulx un homme de nostre gent qui avoit a nom Eleazarus qui, present Vaspasian et ses enfans, ses princes et tout son ost ensemble, guerissoit ceulx qui estoient tourmentés du diable ; la maniere de la medecine fut ceste cy. Car il mist aux narines de celui qui estoit tourmenté du dyable un annelet ouquel dessoubz le signacle avoit une racine que moustra Salomon. Puis aprés il trahy hors l’ennemy par les narines de l’omme qui odouroit l’ennelet et soudainement l’omme chey a terre. Aprés il le conjura en luy mettant au devant le conjurement de Salomon ad ce que il ne retournast plus a luy, c’est assavoir les cantiques ou dictiés qu’il avoit ordonnés a dire sur luy. Adont Eleazarus, voulant sattisfaire et prouver a ceulx qui la estoient presens que il avoit ceste vertu, mettoit devant eulx un calice ou couppe ou une paelle plaine d’eaue et commandoit a l’ennemy que quant il seroit yssu hors de l’omme, il enversast ce dessus dessoubz le vaisseau ou estoit l’eaue et a ceulx qui le regardoient il donnast demoustrance que il eust laissié l’omme, laquelle chose faicte la sapience de Salomon apparu a tous tellement que tous congnoissoient la nature et la religion de la grandeur de lui, ne a nul vivant n’estoit celee la vertu que avoit le roy de toutes choses existent soubz le soleil. » 12 F. Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés, p. 14. 13 Hrabanus Maurus, De clericorum institutione, I, c. 10 : De exorcistis, éd. D. Zimpel, Turnhout, 2006, vol. I, p. 160 : « Exorcistae ex graeco, in latinum adjurantes seu increpantes vocantur. Invocant enim super catechuminos vel super eos, qui habent spiritum immundum, nomen domini Jesu adjurantes per eum, ut egrediatur ab eis. Refert Josephus regem Salomonem excogitasse suamque gentem docuisse modos exorcismi, id est adjurationis, quibus immundi spiritus expulsi ab homine ulterius reverti non sint aussi. » 14 Petrus Abaelardus, Theologia christiana, III, c. 40-41, éd. E. M. Buytaert, Turnhout, 1969, consulté en ligne le 15/09/2019 sur la base Brepolis, Library of Latin Texts (Series A) (par la suite BLLT) : « Mirae quidem opes Salomonis, mira opera quae construxit, sed mirabilior sapientia qua, cum modico praeesset regno, tanta congregavit. Quam etiam per exorcismos quos invenit, seu per quasdam naturae rerum vires occultas quas cognovit, daemonibus quoque ipsis certum est dominari, sicut in VIII Iudaicae antiquitatis Iosephus narrat et se ipsum id visu probasse perhibet, abstracto videlicet daemonio per nares cujusdam quem vexabat, immisso anulo ipsius naribus cui suberat radix Salomonis. » 15 Decretum Gratiani, I, d. 21, Ia pars, § 1, éd. E. Friedberg, Leipzig, 1879, col. 67 : « Porro Salomon quendam modum exorzizandi invenit, quo demones adjurati ex obsessis corporibus pellebantur ; huic officio mancipati exorcistae vocati sunt, de quibus Dominus in Evangelio [Luc. 11, 19] : ‘Si ego in Beelzebub eicio demonia, filii vestri (exorcistae videlicet) in quo eiciunt ?’ » 16 Guillelmus Duranti, Rationale divinorum officiorum, II, c. 6 : De exorcista, § 3, éd. A. Davril et T. M. Thibodeau, Turnhout, 1995, consulté en ligne le 15/09/2019 sur la base BLLT (Series A) : « Refert Iosephus regem Salomonem modos exorcismi, id est conjurationis adinvenisse quibus immundi spiritus ab homine obsesso per Eleazarum exorcistam pellebantur, ita ut ulterius reverti non auderent. »
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est donc communément considéré depuis le haut Moyen Âge comme un auteur d’exorcismes, d’adjurations ou de conjurations visant la dépossession, sans, la plupart du temps, qu’aucun jugement de valeur ne soit porté, bien que l’avènement du Christ l’ait historiquement et spirituellement disqualifié. Son nom, associé cette fois à son « sceau », apparaît au demeurant dans les formulaires d’exorcisme conservés dans les sacramentaires de l’époque carolingienne, recueillis au xe siècle dans le Pontifical romano-germanique ; on le retrouve en particulier dans un exorcisme attribué à saint Martin17. Une nuance apparaît parfois, comme par exemple dans le commentaire aux Sentences (1227) du franciscain Alexandre de Halès, pour qui les exorcismes de Salomon étaient efficaces sur le corps, quand ceux de l’Église guérissent l’âme (la possession étant en général associée au péché) et sont nécessairement supérieurs18. Quant au clerc parisien Pierre de Poitiers (ou le Chancelier), il évoque, dans l’Histoire des Actes des apôtres (fin xiie siècle) qui lui a été récemment attribuée, la façon dont l’apôtre Paul (Act. 19, 13-18), arrivé à Éphèse, a soigné et exorcisé avec facilité par le seul nom de Jésus, quand les exorcistes juifs, qui usaient eux des exorcismes de Salomon, d’une herbe et d’une pierre comme le rapporte Flavius Josèphe – en réalité par la médiation de l’Histoire scolastique de Pierre le Mangeur dans ce cas, comme l’atteste la mention de la gemme, nous y reviendrons –, étaient beaucoup moins efficaces, ce qui les poussa à user du nom du Christ, sans succès toutefois du fait de leur impiété19. Ce nouveau mode d’adjuration connut un tel succès que les magiciens eux-mêmes, qui entendaient dominer (imperare) les démons par leur art, finirent par brûler leurs livres aux pieds de l’apôtre20. La notion d’imperium associée aux arts magiques est à relever, 17 A. Franz, Die Kirchlichen Benediktionen im Mittelalter, Fribourg-en-Brisgau, 1909, t. II, p. 592, qui cite le ms. Cologne, DB, 15, ixe siècle ; Le Pontifical romano-germanique du xe siècle, éd. C. Vogel et R. Elze, Vatican, 1963, t. II, CXIX, p. 217. 18 Alexander Halensis, Glossa in quattuor libros Sententiarum, IV, d. 6, éd. Ad Claras Aquas, Florence, 1957, p. 124 : « Praeterea, Salomon expulit daemones per exorcismos ; multo fortius ergo exorcismi Ecclesiae habent virtutem expellendi » ; p. 125 : « Ad aliud dicendum quod illi exorcismi Salomonis erant ex parte corporis, ad diminuendum potestatem diaboli quoad vexationem corporalem ; exorcismi vero Ecclesiae ex parte animae, scilicet quoad vexationes spirituales » ; p. 127 : « Ad illud quod dicitur de Salomone, dicendum quod expulit ab obsessis corporibus ; sed exorcismi Ecclesiae sunt ulterius ad id quod est ex parte animae. » 19 Le texte a été longtemps attribué à Pierre le Mangeur : Petrus Comestor, Historia scholastica, In actus apostolorum, c. 94 : De potestate nominis Jesu, éd. J.-P. Migne, PL 198, Paris, 1855, col. 1705-1706 : « Videntes autem quidam exorcistae (Act. XIX), quod ad invocationem nominis Jesu Paulus ejiceret daemones, excogitaverunt uti eadem forma verborum ad ejectionem daemonis, quia licet per exorcismos Salomonis daemones ejicerent, non tamen, absque labore multo, sed quibusdam herbis et gemmis adhibitis, ut tradit Josephus. Ut ergo facilius ejicerent daemones, adjurabant eos in hunc modum : ‘Adjuro vos per Jesum, quem Paulus praedicat’, et sic exibant daemones ab obsessis. Erant autem septem filii Scevae principis sacerdotum, qui praecipue adjurabant daemones in hunc modum. Et dum quadam die adjurarent daemonem, ut exiret de corpore obsesso, respondit eis daemon : ‘Jesum novi, et Paulum novi, sed vos qui estis ?’ Et insiliens in eos verberavit eos. » 20 Ibidem : « Et increbuit fama per universam regionem, et incussus est timor omnibus exorcistis, et magis, ut non auderent amplius in hunc modum daemones adjurare. Et congregati sunt omnes magi, qui per artem magicam imperabant daemonibus, et combusserunt libros suos ante pedes Pauli. »
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car l’exorciste lui-même est défini depuis le haut Moyen Âge comme un imperator spiritualis dans les sources liturgiques de l’ordination21. Revendiquer l’imperium sur les démons est par ailleurs une constante dans les traités de magie rituelle médiévaux pour qualifier le pouvoir de l’exorcizator22. Force est de constater que l’opposition entre exorcismes de dépossession et exorcismes magiques mise en évidence ici (sans attribuer toutefois ces derniers à Salomon) est pour le moins éloignée de la lettre de la Vulgate23. Elle préfigure toutefois le lieu commun qui va s’établir au xiiie siècle. Au-delà du cas de Salomon, l’office d’exorcisme lui-même, qui est attesté dans l’Église latine à compter du iiie siècle, est associé aux « serviteurs du Temple » (actores Templi), comme le rapporte en particulier Isidore de Séville dans son De ecclesiasticis officiis24. Cette généalogie de l’office d’exorcisme est abondamment reprise, parfois au mot près. On la retrouve par exemple dans le De clericorum institutione de Raban Maur25, dans le Décret de Gratien26, ou encore dans le De sacramentis de Hugues de Saint-Victor27. C’est le cas également dans le Liber Quare, un traité de liturgie anonyme datable de la fin du xie ou du xiie siècle qui évoque la hiérarchie des offices et notamment l’exorciste en réemployant à cette occasion la référence à Flavius Josèphe28. Parmi les textes importants, on peut citer encore le Livre des sentences (1152) de Pierre Lombard29, la Summa de ecclesiasticis officiis (ca. 1182) du liturgiste et théologien parisien Jean Beleth (lorsqu’il évoque l’exorcisme baptismal)30, ou de
21 F. Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés, p. 59. 22 Voir infra. 23 Biblia sacra vulgata, éd. R. Weber et R. Gryson, Stuttgart, 1994, p. 1731, Act. 19, 19 : « Multi autem ex his qui fuerant curiosa sectati contulerunt libros et conbuserunt coram omnibus […] ». 24 Isidorus Hispalensis, De ecclesiasticis officiis, II, c. 13 : De exorcistis, éd. C. W. Lawson, Turnhout, 1989, p. 72 : « In ordine et ministerio Ecclesiae esse exorcistas, secundum officia quae in templo Salomonis erant disposita […]. Invenimus eos quos Esdras actores memorat templi, eos nunc esse exorcistas in Ecclesia Dei. Fuerunt enim sub Esdra actores templi servorum Salomonis filii qui actum templi totius sub curam suam haberent […]. Ergo actores templi exorcistae sunt in populo Dei. » 25 Hrabanus Maurus, De institutione clericorum, I, c. 10, p. 160. 26 Decretum Gratiani, I, d. 21, Ia pars, § 1, col. 67. 27 Hugo de Sancto Victore, De sacramentis christianae fidei, II, IIIa pars, c. 8 : De exorcistis, éd. J.-P. Migne, PL 176, Paris, 1854, col. 425. 28 Liber Quare, q. 225, éd. G. P. Götz, Turnhout, 1983, consulté en ligne le 15/09/2019 sur la base BLLT (Series A) : « Quaerendum est, unde exorcistae sumpserunt initium ? Refert Iosephus regem Salomonem excogitasse suam que gentem docuisse modos exorcismi, id est conjurationis, quibus immundi spiritus expulsi ab homine ulterius reverti non audeant. Ii quando ordinantur accipiunt libellum in quo scripta est exorcizatio et audiunt ab episcopo, ut habeant potestatem imponendi manus super energumenum. Hoc officium implemus, dum per nostras orationes vitium diaboli de homine expellimus. » 29 Petrus Lombardus, Sententiae in IV libris distinctae, IV, d. 24, c. 7 : De exorcistis, éd. I. Brady, Grottaferrata, 1981, consulté en ligne sur la base BLLT (Series A) : « Hoc etiam officio usus est Christus, cum daemoniacos multos sanavit. Hic ordo a Salomone videtur descendisse, qui quendam modum exorcizandi invenit, quo daemones adjurati ex obsessis corporibus pellebantur. » 30 Johannes Beleth, Summa de ecclesiasticis officiis, c. 13, éd. H. Douteil, Turnhout, 1976, consulté en ligne sur la base BLLT (Series A) : « In tempore veteris legis exorciste, id est adjuratores, per doctrinam Salomonis demones ab hominibus ejeciebant, et nos similiter exorcistas habemus, qui cathezizandos exorzizant, id est adjurant demones expellendo ».
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nouveau le Rationale divinum officiorum de Guillaume Durand, pour qui Salomon a institué les exorcistes31. La représentation de Salomon comme auteur d’exorcismes et/ou préfigurateur des exorcistes de l’Église est, on le voit, bien établie et elle ne comporte guère de nuances. L’Histoire scolastique (ca. 1170) de Pierre le Mangeur sacrifie elle aussi au motif dans deux passages qui font référence à Flavius Josèphe. Le premier, au chapitre 7 dédié au troisième livre des Rois, évoque la sagesse du roi et les adjurations qu’il a inventées pour expulser les démons32. Le second, au chapitre 63 du livre consacré à l’histoire évangélique, évoque le miracle du Christ en Luc. 11, 19, lorsque Jésus est accusé par ses détracteurs d’exorciser par la puissance de Beelzebub. Est alors rappelé que les exorcistes juifs usaient des exorcismes de Salomon, auxquels on pouvait ajouter la fameuse racine33. Dans les deux cas, conformément au texte de Flavius Josèphe cité plus haut, les adjurations composées par Salomon permettent l’expulsion des démons du corps d’un possédé (arrepticius ; obsessus), illustrée par la performance d’Éléazar. L’anneau dans lequel se trouve la racine vient renforcer la puissance des mots, la tradition reconnaissant à diverses essences végétales cette vertu, par exemple à l’héliotrope, à la verveine, ou encore à l’« herbe de Salomon », investie de l’autorité de saint Augustin34. On se situe dès lors dans le cadre de l’exorcisme établi par la tradition.
31 Guillelmus Duranti, Rationale divinorum officiorum, II, c. 1, § 21, consulté en ligne sur la base BLLT (Series A) : « Salomon exorcistas invenit, sicut sub titulo De sacerdote dicetur. Hec omnia Ecclesia in novo testamento imitata est, ut iam dictum est. Habet enim ianitores, quos ostiarios appellamus, pro cantoribus vero lectores simul et cantores instituit, exorcistas etiam nomine et officio antiquo manente recepit pro filiis Aaron ». 32 Petrus Comestor, Historia scholastica, Liber III Regum, c. 7 : De praefectis Salomonis, et inventione exorcismorum, col. 1352 : « Excogitavit [Salomon] etiam adjurationes quibus aegritudines solent mitigari. Alias quoque quibus daemones ejicerentur, et alias quibus obstricti non redirent. Excogitavit etiam characteres, qui inscribebantur gemmis, quae posita in naribus arreptitii, cum radice Salomoni monstrata, statim eum a daemonibus liberabat. Haec scientia plurimum valuit in gente Hebraeorum, et maxime necessaria erat. Ante adventum enim Christi saepius homines a daemonibus vexabantur, quod homines vivos ad infernum quandoque detrudebant. Josephus quoque testatur se vidisse quemdam Eleazarum exorcistam coram Vespasiano, et filiis ejus, et tyrannis, in hunc modum praedictum curantem vexatos a daemonibus, et ut probaret eis daemonem egressum per nares cum spiritu anhelantis, vas ponebat in medio, et imperabat daemoni egresso, ut illud everteret in argumentum suae egressionis ; et ita fiebat. » 33 Ibidem, In Evangelia, c. 63 : De Beelzebub, col. 1570 : « Quibus ait Jesus : ‘Filii autem vestri in quo ejiciunt ?’ Quasi dicat : Si in filiis vestris hanc expulsionem Deo datis, cur non in me idem facitis ? Erant enim de Judaeis exorcistae, qui per exorcismos Salomonis daemones ejiciebant, maxime si radix cujusdam herbae poneretur in naribus obsessi. Ait enim Josephus se vidisse quemdam exorcistam captum, et adductum ad Vespasianum, dum obsideret Jerusalem, qui annulum, sub cujus gemma radix erat, posuit in naribus cujusdam obsessi, et adjuravit daemonem, et egressus est daemon. Ut autem probaret ejectum daemonem, posuit pelvim aqua plenam in medio, et adjuravit daemonem, ut subverteret pelvim ; et subvertit eam. Quod autem in annulis quidam includunt spiritum immundum, per quem impetant aliis daemonibus, non creditur esse Salomonis inventum. » 34 F. Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés, p. 42 et planche 13 ; R. Kieckhefer, Magic in the Middle Ages, Cambridge, 1989, p. 76-77. Dans la tradition botanique, par exemple dans le Livre des simples médecines, une plante, de la famille des liliacés, est appelée « sceau de la Vierge » ou « sceau de
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Toutefois, le texte introduit pour la première fois une ambiguïté annonciatrice du tournant à venir au xiiie siècle, dont certains, notamment les liturgistes, ne se font pas immédiatement l’écho. En effet, la mention des « caractères » gravés sur la « gemme », qui est du reste une addition au texte de Josèphe, vient semer le trouble tant l’expression est connotée et évoque, depuis saint Augustin au moins, les signes magiques emblématiques du pacte superstitieux avec les démons35. Certes, elle peut en partie renvoyer au fameux sceau de Salomon évoqué jusque dans les formulaires d’exorcisme de la tradition du Pontifical romano-germanique. Mais Pierre semble bien conscient de l’ambiguïté, puisqu’au terme du second passage il dénie à Salomon l’invention d’anneaux permettant à certains d’enfermer des esprits malins dans le but de les utiliser à merci, un motif qui commence alors à circuler en Occident36. Est-il influencé par la tradition magique, même indirectement ? Toute conclusion en ce sens est difficile, car les premiers livres de magie rituelle attribués au roi hébreu ne sont attestés dans le monde latin qu’à partir des années 1220-1230 par le traducteur Michel Scot et l’évêque de Paris Guillaume d’Auvergne, au mieux vers la fin du xiie siècle si l’on tient compte du fait que Guillaume affirme dans son De legibus en avoir consultés un certain nombre durant sa jeunesse. Ce dernier rapporte au demeurant la légende de l’inclusion des esprits par Salomon – ce qu’il considère comme impossible du fait de la nature incorporelle des démons37 –, et condamne de manière générale tous les signes qui lui sont attribués, parmi lesquels les anneaux, le « pentagone » et le « sceau38 ». Un De quattuor annulis Salomonis est attesté à partir du xiiie siècle, dont les versions conservées les plus complètes, datées seulement du xve, décrivent la construction d’un anneau sur lequel sont gravés des noms divins et le pentaculum Salomonis, assimilable au fameux sceau ; sa vertu n’est cependant pas au sens strict d’inclure des démons pour les transformer en esprits familiers, mais seulement de
Salomon » ; elle ne guérit toutefois pas de la possession, ni ne protège des démons. Voir par exemple dans le ms. Paris, BnF, fr. 623, xve siècle, fol. 177ra-b : « Sigillum sancte Marie ou sigillum Salomonis, c’est une mesme herbe que l’en appelle le scel Salomon ou le scel Nostre Dame. […] Ceste rachine a vertu de eschauffer, de apaiser douleurs et de conforter. Contre enflure et douleur de nerfs et contre la dureté de la rate soit fait oinguement de celle rachine […] ». Ms. disponible en ligne sous forme numérisée sur Gallica, consulté le 15/09/2019. 35 B. Grévin et J. Véronèse, « Les ‘caractères’ magiques au Moyen Âge central (xiie-xive siècle) », Bibliothèque de l’École des Chartes, 162/2 (2004), p. 305-379. 36 Sur cette légende au long cours qui remonte au moins à la tradition du Testament de Salomon, voir A. Iafrate, The Long Life of Magical Objects. A Study in the Solomonic Tradition, University Park, 2019, p. 41-59. 37 Guilielmus Alverni, De legibus et sectis, ch. 26, dans Opera omnia, Paris, 1674, réimpr. Francfort-sur-leMain, 1963, t. I, p. 84a ; voir aussi ms. Paris, BnF, lat. 15755, xiiie siècle, fol. 86vb : « Similem errorem habet verbum reclusionis spirituum, quo dicitur Salomon inclusisse omnes demones in phialas vitreas, et quod recludi creduntur in speculis, anulis, lapidibus, quod quidem nulla consignatione, nulla clausura, […] fieri posse certum est in substantiis omnino incorporalibus. » Ms. disponible en ligne sous forme numérisée sur Gallica, consulté le 15/09/2019. 38 N. Weill-Parot, Les « images astrologiques » au Moyen Âge et à la Renaissance. Spéculations intellectuelles et pratiques magiques (xiie-xve siècle), Paris, 2002, p. 175-213 ; J.-P. Boudet, Entre science et nigromance. Astrologie, divination et magie dans l’Occident médiéval (xiie-xve siècle), Paris, 2006, p. 214-220.
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les contraindre à satisfaire la volonté de l’exorcisator39. Quoi qu’il en soit, en dépit de la prévention de Pierre le Mangeur, la figure de Salomon maître des démons, et par là-même exorciste-magicien, semble s’esquisser en arrière-plan. Quelques décennies plus tard, en témoignent cette fois de manière plus explicite les Otia imperialia (ca. 1214) de Gervais de Tilbury. Le clerc anglais n’a en effet pas les mêmes scrupules que son prédécesseur (sur lequel il se fonde pourtant), lorsqu’au chapitre 20 du livre I consacré à l’invention de la musique et à d’autres artifices, il commence d’emblée par rapporter l’opinion selon laquelle Salomon aurait inventé un anneau capable d’enfermer et de contrôler les démons, pour évoquer seulement dans un second temps, en marquant l’opposition, les exorcismes qu’il aurait composés, grâce auxquels les exorcistes juifs guérissaient les possédés, à l’exemple d’Éléazar40. Le propos sur l’anneau est réitéré au chapitre 28 du livre III consacré à la vertu de certaines pierres, où Gervais affirme, contre ceux qui ne voient en cela que des fables, que « Salomon enseigna à enclore des démons dans des anneaux, et au moyen de sceaux, de caractères et d’exorcismes, à les faire venir, puis les enfermer41 ». Plus loin, on apprend même que « les exorcismes dont la connaissance nous est transmise par Salomon » permettent de consacrer les pierres, afin qu’une « vertu extrinsèque » (divine ?) vienne renforcer leur vertu intrinsèque, autrement dit naturelle42. Pour 39 Mss Coxe 25, collection privée (ex. Amsterdam, BPH, 114), xve siècle, p. 48 : « Anulus quidem sit quadratus et in lateribus quadrature planicie nomina Dei sanctissima sculpantur. Interioris vero quadrature planicie pentaculus Salomonis cum suis litteris depingatur. […] Deinde consecretur quemadmodum sequentibus invenitur. […] Hoc ita peractis reponatur in mundissimo loco odoriffero, quia est annulus magne virtutis, constringit enim mirabiliter aereas potestates et infernales et eas ad voluntatem exorcisatoris inducit […] » ; Florence, BML, Plut. 89 sup. 38, xve siècle, fol. 211r : « Anulus quidem sit quadratus et in medio quadrati pentagulus cum suis litteris et sanctissima in circuitu Dei nomina omnipotentis sculpantur quemadmodum precedens descriptio ostendit in anteriori planitie, ac parte exangulus cum sua descriptione designetur. […] Deinde consecretur quemadmodum in subsequentibus invenitur. […] His igitur peractis in mundissimo loco reponitur, quia anulus est magne virtutis. Constringit etiam omnes aereas potestates, infernales principes et ad voluntatem exorcizationis (sic) inducit. » De manière générale sur ce thème, voir J.-P. Boudet, « Démons familiers et anges gardiens dans la magie médiévale », dans De Socrate à Tintin. Anges gardiens et démons familiers de l’Antiquité à nos jours, éd. J.-P. Boudet, Ph. Faure et Ch. Renoux, Rennes, 2011, p. 119-134. 40 Gervase of Tilbury, Otia imperialia : Recreation for an Emperor, éd. S. E. Banks et J. W. Binns, Oxford, 2002, p. 118 : « Non erit omittendum quod quidam dicunt Salomonem primum invenisse quod in anulis quidam includunt spiritum inmundum, per quem imperant aliis demoniis. Sed et apud Judeos erant exorciste, qui per exorcismos Salomonis demones eiciebant, maxime si radix cujusdam herbe poneretur in naribus obsessi. Ait enim Josefus se vidisse quemdam exorcistam captum et adductum ad Vespasianum, dum obsideret Jerusalem, qui anulum, sub cujus gemma radix erat, posuit in naribus cujusdam obsessi et adjuravit demonem, et egressus est demon. Ut autem probaret ejectum demonem, posuit pelvim aqua plenam in medio et adjuravit demonem ut subverteret pelvim, et subvertit eam. » 41 Ibidem, p. 610 : « Ecce enim, ut in prima decisione notavimus, sub titulo De inventione musice et multorum artificiorum, Salomon docuit includi sub anulis demones, et cum sigilis et caracteribus et exorcismis hinc acciri, inde arctari » ; trad. fr. A. Duschene, Le livre des merveilles, Paris, 1992, p. 44. 42 Ibidem, p. 614 : « Nullus enim lapis est pretiosus qui ad consequendam suam virtutem extrinsecam cum herba suis nominis aut cum sanguine avis aut bestie non consecretur, adjunctis exorcismis quorum noticia ad nos per Salomonem descendit » ; trad. fr. A. Duschene, Le livre des merveilles, p. 46.
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exorciser un possédé, ou pour contrôler des esprits, voire des démons ? Si l’on se réfère au Liber consecrationum lapidum attribué à Salomon et conservé dans un manuscrit du xive siècle de la Bibliothèque Laurentienne de Florence43, on semble plutôt s’orienter vers la seconde solution. Dans le De quatuor annulis précité, les « exorcismes de Salomon » servent quant à eux à consacrer non des pierres, mais les anneaux magiques bordés de noms et de signes efficaces. Dans le discours théologique, l’inflexion véritable qui consiste à opérer désormais une partition entre les bons et les mauvais exorcismes de Salomon intervient au xiiie siècle, et plus particulièrement dans la seconde moitié du xiiie, au moment où les traités magiques attribués au roi sage sont suffisamment diffusés et connus du public universitaire pour qu’ils soient inventoriés et condamnés, à la manière de l’auteur anonyme du Speculum astronomie vers 1260. Un précurseur, actif du temps de Gervais de Tilbury et de Guillaume d’Auvergne, se trouve toutefois en la personne de Thomas de Chobham, auteur d’une Summa confessorum (ca. 1215) très diffusée qui propose un point de vue original. Thomas de Chobham évoque l’exorcisme dans une question dédiée au baptême, en rappelant qu’exorciser équivaut à adjurer le diable de quitter le catéchumène. L’exorcisme ne peut s’opérer, rappelle-t-il, que par les « prières instituées par l’Église », une expression qu’il est l’un des premiers, à notre connaissance, à employer44. Dans la question consacrée aux sortilèges, il précise ce qu’il entend par là : les exorcismes licites s’opèrent à l’aide des psaumes, des prières ecclésiastiques et notamment du Pater, et dès lors que l’on y ajoute quelque chose « de nouveau », on verse automatiquement dans le sortilège et la superstition45. La partition entre exorcismes licites et exorcismes
43 Florence, BML, ms. Ashburnam 1520 (1443), p. 58b-63b. Ce texte, signalé par J.-P. Boudet, Entre science et nigromance, p. 137, ne semble pas être précisément celui auquel se réfère Gervais, mais il prend la suite d’un Liber preciosorum lapidum secundum Salomonem (p. 55a-58b) et prétend s’appuyer à la fois sur les traditions hébraïque, arabe et grecque. Voir son explicit : « Expliciunt exorcismi LVIII preciosorum lapidum, partim a Salomone rege, partim a Sarracenis argutis, partim a Grecis perspicacissimis inventi ». Dans le même ordre d’idée, on peut renvoyer à un autre De consecratione lapidum (considéré comme le 4e livre d’un De lapidibus qui en comprend cinq), qui, sans être attribué à Salomon, puise une partie de son contenu dans la tradition de magie rituelle « salomonienne » du Liber Almandal (voir infra), ainsi, dans une moindre mesure, que dans celle de l’Ars notoria, elle aussi placée sous l’autorité du roi hébreu. Sur ce texte attesté à partir de la seconde moitié du xiiie siècle et qui christianise l’Almandal latin d’origine arabe, voir V. Regan, « The De consecratione lapidum : A Previously Unknown Thirteenth-Century Version of the Liber Almandal Salomonis, Newly Introduced with a Critical Edition and Translation », The Journal of Medieval Latin, 28 (2018), p. 277-333. 44 Thomas de Chobham, Summa confessorum, art. 4, d. 2, q. 3 : De baptismo, c. 5-6, éd. F. Broomfield, Louvain-Paris, 1968, p. 95 : « Exorcizare autem idem est quod adjurare. Adjurat enim sacerdos diabolum ut exeat ab hoc famulo Dei, id est ne impediat nec habeat potestatem impediendi illum qui debet baptizari. Constat enim quod nunquam recedet diabolus a parvulo quamdiu est in eo originale peccatum, scilicet donec mundetur per baptismum. Dicitur autem exorcismus idem quod adjuratio, quando adjurantur demones ne noceant per orationes institutas ab Ecclesia. » 45 Ibidem, art. 7, d. 5, q. 1, p. 467 : « Similiter in exorcismis faciendis non debemus uti nisi tantum psalmis et orationibus ecclesiasticis et precipue oratione dominica, quia si quis novis utatur exorcismis vel carminationibus vel etiam sacre scripture verbis ad aliud quam instituta sunt, sortilegium facit. »
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illicites semble donc claire. Le cas de Salomon, abordé dans une question traitant de la vertu des éléments et des mots, est en revanche plus difficile à situer : si le roi hébreu passe bien pour l’inventeur des exorcismes, ceux-ci ne visent pas exclusivement la dépossession, semble-t-il, mais de manière plus large la contrainte exercée sur les démons et notamment, selon le motif que l’on a déjà rencontré, leur inclusion dans quelque artefact. Par ailleurs, les exorcismes en question, qui relèvent selon Thomas d’un antique « art des mots » oublié, semblent avoir une efficacité fondée sur la nature, à la manière des herbes et des pierres, plus que sur la délégation de la puissance divine46. On se situerait donc dans la lignée d’une conception restrictive de la sagesse salomonienne, celle fondée avant tout sur la connaissance du monde naturel, à laquelle il faut rattacher la fameuse racine évoquée par Flavius Josèphe. Et Thomas de conclure qu’un tel art ne lui paraît pas induire de péché dès lors que parmi les mots prononcés aucun nom de démons, ou rien n’en appelant à leur autorité, ne se trouve inséré. Dans la même veine, caractères et mots sans signification sont proscrits, un thème appelé à un bel avenir47. C’est toutefois à compter d’Albert le Grand et surtout de Thomas d’Aquin, le grand codificateur du pacte magico-démoniaque, que la division entre bons et mauvais exorcismes de Salomon, et dans cette lignée, entre exorcismes ecclésiastiques licites et exorcismes magiques illicites, va s’opérer et s’instituer du fait de l’influence croissante de la démonologie thomiste. Le motif est ensuite repris par la plupart des théologiens et des réformateurs de la fin du Moyen Âge, à l’exception notable, nous l’avons signalé, de Henri Kramer. Albert le Grand évoque les exorcismes de Salomon dans une distinction de son commentaire au livre IV des Sentences (ca. 1249) consacrée aux exorcistes et à leur action, qui consiste notamment à libérer les démoniaques. Salomon y apparaît de manière classique comme fondateur de cette pratique48. Mais si les exorcismes salomoniens, liés à l’ancienne Loi, étaient efficaces, c’était uniquement, affirme Albert, pour guérir les afflictions du corps, comme le pensait avant lui Alexandre de Halès49. Au passage, le dominicain note que les seuls exorcismes salomoniens qui
46 Ibidem, art. 7, d. 5, q. 7, p. 478-479 : « De virtute autem herbarum et lapidum aliquid scimus, de virtute verborum parum vel nihil novimus. Hanc autem artem verborum dicitur solus Salomon habuisse que nunc omnibus hominibus penitus est ignota […]. Per hanc autem artem invenit Salomon exorcismos quibus demones arctavit, et legitur eos in vasis vitreis inclusisse, et multa alia mirabilia fecit in rebus naturalibus per exorcismos. […] Si quis autem scientiam hujus artis haberet et ea uteretur secundum naturam, non admiscendo nomina demonum vel eorum auctoritatem, nec uteretur ad res illicitas vel ad turpitudines seculares, credimus quod non peccaret quamvis mirabilia per talem artem operari videretur […] ». Sur ce passage, voir B. Delaurenti, La puissance des mots. « Virtus verborum ». Débats doctrinaux sur le pouvoir des incantations au Moyen Âge, Paris, 2007, p. 27-32. 47 Ibidem, art. 7, d. 5, q. 8, p. 480. 48 Albertus Magnus, Commentarii in quartum librum Sententiarum, d. 24 E : De exorcistis, éd. A. Borgnet, Opera omnia, Paris, 1894, vol. 30, p. 59 : « Hic ordo a Salomone videtur descendisse, qui quemdam modum exorcizandi invenit, quo demones adjurati ex obsessis corporibus pellebantur. » 49 Ibidem, d. 24 E, c. 2, p. 60 : « Ad aliud dicendum, quod Salomon invenit exorcismos imperfecte curationis, sicut Veteri Testamento competebant. Et puto, quod non valuerunt nisi ad curationem corporum. »
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perdurent en son temps sont ceux que l’on trouve dans les livres de « nigromancie », notamment dans l’Almandel (ou Almandal), un traité de magie rituelle d’origine arabe dont la circulation en latin est attestée depuis le début du xiiie siècle, notamment par Guillaume d’Auvergne50. Dans sa conclusion, il doute toutefois de cette attribution, et si jamais il s’avérait que Salomon était bien l’auteur des exorcismes utilisés par les « nigromanciens », alors il n’aurait pu les composer qu’après avoir sombré dans le culte des idoles51. Cette dernière opinion est reprise à son compte par Thomas d’Aquin dans le dernier article de la question du De potentia (ca. 1265) consacrée aux miracles, où le Docteur angélique se demande si les démons peuvent être contraints d’accomplir des miracles par le biais de quelques objets, actes ou paroles, à la manière de ce que l’on rencontre dans les arts magiques. C’est dans ce texte qu’apparaît pour la première fois à notre connaissance de manière conjointe les deux faces de Salomon exorciste52. Au Salomon fondateur des bons exorcismes lorsqu’il était encore investi par l’esprit de Dieu s’oppose désormais, de manière explicite, la figure de Salomon magicien, dont les exorcismes ne peuvent avoir d’efficacité que dans la mesure où ils permettent aux démons de détourner d’une manière ou d’une autre les hommes de Dieu. Par la suite, cette opposition fondée sur la valeur morale du roi est reprise par la plupart des commentateurs, et ce dans différents types de sources. C’est le cas au xive siècle dans les Postilles (ca. 1330) de l’exégète franciscain Nicolas de Lyre, qui ont eu une influence considérable53, et dans un important traité consacré à l’invocation des démons (1359) de l’inquisiteur dominicain Nicolas Eymerich, où sont distingués les exorcismes qui 50 Sur ce texte, voir infra. 51 Albertus Magnus, Commentarii in quartum librum Sententiarum, d. 24 E, a. 2, p. 59-60 : « Adhuc, exorcismi Salomonis qui habentur, omnes nigromantici sunt, sicut patet in libro qui dicitur Alman Dei [i. e. Almandel], qui inscribitur Salomoni regi Israel. Ergo videtur, quod actus illi a nigromantia principium habuerunt. Ergo et actus tales non debent esse sacramenti Ecclesie. […] Ad aliud dicendum, quod falsa inscriptio est, quia non creditur, quod Salomon fecerit. Sed si fecit, absque dubio tunc fecit, quando idola coluit, et femora mulieribus inclinavit. » 52 Thomas de Aquino, Quaestiones disputatae de potentia, q. 6, a. 10, éd. P. M. Pession, Quaestiones disputatae, t. 2, Turin-Rome, 1965, p. 185-187 : « Decimo quaeritur utrum daemones cogantur aliquibus sensibilibus et corporalibus rebus, factis aut verbis, ad miracula facienda, quae per magicas artes fieri videntur. […] [Pro] Praeterea, de Salomone legitur, quod quosdam exorcismos fecit quibus daemones cogebantur ut ex obsessis corporibus recederent. Ergo per adjurationes daemones cogi possunt. […] [Solutio] Ad tertium dicendum, quod si Salomon exorcismos suos eo tempore fecit quando erat in statu salutis, potuit esse in illis exorcismis vis cogendi daemones ex virtute divina. Si autem tempore illo fecit quo idola adoravit, ut intelligatur eum per magicas artes fecisse, non fuit in illis exorcismis vis cogendi daemones, nisi modo praedicto. » 53 Nicolaus de Lyra, Postilla super totam Bibliam, Genesis-Job, Venise, 1488, I Reg. 16 : « Item Josephus libro de judaico bello dicit quod in exercitu Titi cum obsideret Ierusalem erat quidam qui per lapidem annuli demones expellebat a corporibus obsessis. Salomon etiam dicitur fecisse exorcismos ad demones expellendos. […] Et eodem modo dicendum est de illo qui in exercitu Tyti demones expellabat, quod hoc arte magica faciebat per pacta homines in errore teneant et in sua servitute, ut dictum est. De exorcismos vero a Salomone confectis dicendum quod si fecit eos tempore quo habebat spiritum Dei, illis repellebant demones virtute divina, sicut supra dictum est de orationibus sanctorum. Si vero confecit eos postquam fuit idolatra, repellebantur eis demones arte magica, prout demones fingunt se expelli modo predicto, ut homines teneant in errore. »
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soumettent les démons (ceux de l’Église), de ceux qui au contraire initient un pacte avec eux et en font en réalité les maîtres des hommes54. Pour le xve siècle, on peut citer le De superstitionibus (1405) du théologien Nicolas de Jauer, le Contra demones invocatores (ca. 1450) du dominicain Jean Vinet, ou encore le Tractatus exorcismorum seu adjurationum (ca. 1452) du chanoine de Zürich Felix Hemmerlin, dans lequel ce dernier condamne les exorcismes que l’on trouve dans maints livres de nigromancie attribués à Salomon, qui fondent la présomption absurde des nigromanciens à se croire capables de plier les mauvais esprits à leur volonté55. Le théologien Henri de Gorkum, quant à lui, cite Salomon dans sa Practica ejiciendi demones (ca. 1420) – le premier traité qui, à notre connaissance, tente de normaliser la pratique de l’exorcisme de dépossession en s’adressant aux simples prêtres –, pour rappeler, à la manière de Pierre Lombard, que le roi hébreu est l’inventeur des exorcismes visant la dépossession. Salomon reste donc une figure positive. Mais de manière plus générale, Henri reprend l’opposition entre les bonnes adjurations d’exorcisme, fondées sur l’autorité du Christ et investies de la potestas calcandi (Luc. 10, 19), qui écrasent les démons dans l’unique but de les expulser et de les confiner loin des chrétiens, et les mauvaises, autrement dit les conjurations magiques (sans mention ici de l’attribution salomonienne), qui permettent à l’inverse de faire société avec eux, d’en accroître la puissance, et qui se reconnaissent au fait qu’elles contiennent des « caractères inconnus » et des « paroles étrangères56 ». En cette fin de Moyen Âge, la distinction devient d’autant plus importante que les réformateurs sont conscients de l’absence de norme liturgique en matière d’exorcisme de dépossession, alors même que commencent à circuler les premiers Rituels entièrement dédiés à cet effet. Or, nous allons le voir, ceux-ci ne sont pas exempts d’exorcismes, de conjurations et d’usages issus de la magie rituelle salomonienne et il faut dès lors sans cesse rappeler, ainsi que le fait Henri de Gorkum, que les seuls exorcismes licites sont ceux « institués par l’Église », « fondés sur les Évangiles, les psaumes ou encore les messes ». Dans tous les cas, l’ambivalence de l’autorité salomonienne, fondatrice à la fois de bons exorcismes dans la lignée desquels s’inscrit la tradition de l’Église et d’exorcismes pervertis associés aux livres de nigromancie, est devenue un lieu commun, alors qu’il n’en était rien jusqu’au xiie siècle et même, pourrait-on dire, jusqu’à Thomas d’Aquin.
54 Nicolaus Eymericus, Contra christianos demones invocantes, tract. 5, d. 6, c. 1, ms. Escorial, Biblioteca del Monasterio, Z II 12, xve siècle, fol. 188ra-b, où est cité Thomas d’Aquin. Eymerich renvoie au De malo quand il s’agit en réalité du De potentia cité supra. Sur ce traité, voir J. Véronèse, « Nigromancie et hérésie : le De jurisdictione inquisitorum in et contra christianos demones invocantes (1359) de Nicolas Eymerich (O. P.) », dans Penser avec les démons. Démonologues et démonologies (xiiie-xviie siècles), éd. M. Ostorero et J. Véronèse, Florence, 2015, p. 5-56. 55 Pour les références respectives, voir F. Chave-Mahir et J. Véronèse, Rituel d’exorcisme ou manuel de magie ? Le manuscrit Clm 10085 de la Bayerische Staatsbibliothek de Munich (début du xve siècle), Florence, 2015, p. 27-30, 45-46 et 49-51. 56 Ibidem, p. 33-39. Pour une analyse plus approfondie de ce texte, voir J. Véronèse, « Hujusmodi practica non est ordinata per ecclesiam. L’exorcisme, une pratique liturgique en question au xve siècle », dans Textes et pratiques religieuses dans l’espace urbain de l’Europe moderne, éd. É. Boillet et G. Rideau, Paris, 2020, p. 25-49.
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Salomon et les traditions latines de magie rituelle Cette transformation, à laquelle on peut lier les interrogations sur le sort post-mortem et le salut du roi hébreu57, accompagne l’introduction et la diffusion en Occident d’un certain nombre de textes de magie rituelle attribués à Salomon, dans lesquels les exorcismes jouent un rôle de premier plan. Michel Scot, Guillaume d’Auvergne, Roger Bacon, Albert le Grand, l’auteur du Speculum astronomie témoignent à des degrés divers de cette reconfiguration des sources au xiiie siècle. Ce dernier, longtemps assimilé à Albert le Grand, fait figure de témoin privilégié de la réception de ces traditions qu’ignorait la « tradition commune » de la magie occidentale58. Il est de fait le premier à dessiner les contours de ce que l’on pourrait considérer comme un corpus de textes « salomoniens » en mentionnant une série de libri Salomonis contenant des « images détestables », dont il livre avec une précision notable titres et incipit59. Il inventorie ainsi cinq livres de Salomon « qui procède[nt] par l’inscription de caractères et par certains noms à exorciser » : un De quattuor annulis attribué à quatre disciples du roi ; un De novem candariis ; un De tribus figuris spirituum ; un De figura Almandal et enfin un autre « petit » livre intitulé De sigillis ad demoniacos, qui ne semble pas sans lien avec l’exorcisme de dépossession si l’on en croit son titre60. Il mentionne encore un « grand livre de Raziel que l’on appelle Liber institutionis » et fait ainsi référence à la tradition d’origine hébraïque du Liber Razielis, que l’on peut placer sous la bannière salomonienne61. S’il ne dit rien sur l’origine de ces textes ni sur la façon dont ils circulaient en son temps, son inventaire donne un état des lieux d’une forme de tradition salomonienne latine à une période pour laquelle on ne
57 M. Bloch, « La vie d’outre-tombe du roi Salomon », Revue belge de philologie et d’histoire, 4/2-3 (1925), p. 349-377 ; J.-P. Boudet, « La chronique attribuée à Jean Juvénal des Ursins, la folie de Charles VI et la légende noire du roi Salomon », dans Une histoire pour un royaume (xiie-xve siècle), éd. A.-H. Allirot, M. Gaude-Ferragu, G. Lecuppre, É. Lequain, L. Scordia et J. Véronèse, Paris, 2010, p. 299-309. 58 Sur cette « tradition » antérieure aux grands mouvements de traduction du xiie siècle et qui se perpétue, voir R. Kieckhefer, Magic in the Middle Ages, Cambridge, 1989, p. 56-94 ; J.-P. Boudet, Entre science et nigromance, p. 120-122. 59 N. Weill-Parot, Les « images astrologiques » au Moyen Âge, p. 27-90. 60 P. Zambelli (éd.), The Speculum astronomiæ and Its Enigma. Astrology, Theology and Science in Albertus Magnus and his Contemporaries, Dordrecht-Boston-Londres, 1992, ch. 11, p. 244 : « Et ex libris Salomonis est liber De quatuor annulis, quem intitulat nominibus quatuor discipulorum suorum, qui sic incipit : De arte eutonica et ydaica, etc. Et liber De novem candariis, qui sic incipit : Locus admonet ut dicamus, etc. Et liber De tribus figuris spirituum, qui sic incipit : Sicut de cælestibus, etc. Et liber De figura Almandal, qui sic incipit : Capitulum in figura Almandal, etc. Et alius parvus De sigillis ad dæmoniacos, qui sic incipit : Capitulum sigilli gandal et tanchil, etc. ». 61 Ibidem, p. 246 : « Est et unus liber magnus Razielis, qui dicitur Liber institutionis, et sic incipit : In prima hujus proemii parte de angulis tractemus, etc. ». Voir J. Véronèse, « La transmission groupée des textes de magie ‘salomonienne’ de l’Antiquité au Moyen Âge. Bilan historiographique, inconnues et pistes de recherche », dans L’Antiquité tardive dans les collections médiévales : textes et représentations, vie-xive siècle, éd. S. Gioanni et B. Grévin, Rome, 2008, p. 193-223.
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conserve pas de manuscrits (excepté dans le cas particulier de l’Ars notoria62, mais qui n’est pas mentionné). Il permet en outre, jusqu’à un certain point, de mesurer les évolutions ultérieures du « corpus » dont rendent compte des inventaires plus tardifs, ainsi, cette fois, que quelques manuscrits. On peut en particulier se tourner vers l’inventaire des libri magici réalisé en 1508 par l’abbé de Sponheim Jean Trithème dans son Antipalus maleficiorum. Une rapide comparaison montre que le nombre de textes attribués à Salomon a augmenté durant les derniers siècles du Moyen Âge. Trithème renvoie ainsi, avec référence explicite au roi hébreu, à neuf textes sur les quarante-trois dont tout chrétien doit réprouver l’usage. Certaines notices font écho au Speculum astronomie : c’est le cas pour ce qui concerne le Liber Almadal, le Liber quatuor annulorum, le De novem candariis, le De tribus figuris spirituum, voire le Sepher Razielis en sept livres, même si, au vu des incipit livrés par Trithème, il ne s’agit pas toujours, semble-t-il, des mêmes versions63. En revanche, il n’en est rien pour la Clavicula Salomonis placée en première position et attestée en Occident à partir de 1310, pour le Liber Lamene, le De officiis spirituum et le Liber pentaculorum64. Il faut également compter avec le fait qu’il inventorie sans faire état d’une attribution salomonienne un texte tel que le Vinculum spirituum dont on sait par ailleurs qu’il est bel et bien placé sous l’autorité de Salomon dans certains manuscrits65. De fait, des manuscrits de la fin du Moyen Âge ou du début de l’époque moderne, bien que peu nombreux, illustrent eux aussi cet accroissement quantitatif. Certains regroupent, dans des proportions variables, plusieurs textes salomoniens au côté
62 J. Véronèse, L’Ars notoria au Moyen Âge. Introduction et édition critique, Florence, 2007 ; Id., « The Ars notoria in the Middle Ages and Modern Times : Diffusion and Influence(s) », in Dialogues among Books in Medieval Western Magic and Divination, éd. S. Rapisarda et E. Niblaeus, Florence, 2014, p. 147-178. 63 J.-P. Boudet, Entre science et nigromance, p. 539-548, ici p. 542, no 15 : « Ad eandem vanissimam superstitionem est Liber Almadal Salomoni adscriptus, qui sic incipit : Invenimus illuminationem Spiritus Sancti […] » ; p. 543, no 18 : « Alius Liber est quatuor annulorum Salomonis, de quo perditissimi homines daemonum invocatores multum gloriantur, quem tamen nihil contineat nisi vana et superstitiosa. Incipit autem sic : Quatuor sunt anuli ad ideae » ; p. 546, no 39-40 : « Et est liber Salomonis De novem candariis ad conjurationem daemonum compositus, vanus et superstitiosus, qui sic incipit : Locus hic monet, ut dicamus. Ejusdem De tribus figuris spirituum est liber alius, qui sic incipit : Sunt de coelestibus » ; p. 540, no 5 : « Item est opus 7 librorum, quod nuncupatur Sepher Razielis, et incipit sic : Dixit Salomon, gloria laus cum multo honore sit Domino omnium creatori. Et hoc opus multa tractat de spiritibus et promittit magna, plenumque est vanitate et superstitione. » 64 Ibidem, p. 539, no 1 : « Claviculae Salomonis praenotatum volumen, quod incipit : Recordare fili mi Roboam, Salomon rex Hierusalem neque composuit, neque vidit unquam, et tamen ejus nomini circumfertur inscriptum […] » ; p. 545, no 29 : « Item est liber Solomoni adscriptus, quod nominatur Lamene, in quo rerum omnium scientia promittitur per orationes et ministeria spirituum. Vanus est totus, et sic incipit : Salomon, rex prudentissimus » ; no 33 : « Et est liber Salomoni adscriptus De officiis spirituum. Magnus et alius ab illo, quem superius nominavi, execrabilis et totus diabolicus, qui sic incipit : In hoc libro sunt secreta omnium artium » ; p. 546, no 35 : « Item est Liber pentaculorum Salomonis falso dictus, in quo ad conjurationes daemonum agitur, continetque candarias et alia multa vana, et sic incipit : Quomodo et qualiter fiant pentacula ». 65 Ibidem, p. 545-546, no 34. Voir infra.
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d’autres traditions, notamment de magie astrale66. D’autres, plus rares, conservent une nette majorité de textes salomoniens et font ainsi figure de collections, même si elles ne sont jamais exhaustives et ne se présentent pas comme telles. Le plus bel exemple à l’heure actuelle est sans doute le manuscrit de la collection privée française Coxe 25, de provenance germanique, datable de la fin du xve siècle, qui montre par son contenu, copié par une seule main, que certains scribes ont pu être tentés, à la fin du Moyen Âge, de constituer un véritable corpus salomonien, en dépit du titre donné au livre en question, Liber Hermetis sive de rebus occultis67. On y recense notamment deux versions du De quattuor annulis, dont l’une est placée sous l’autorité des quatre disciples de Salomon, Fortunatus, Eleazar, Macarius et Toz (ceux auxquels fait allusion le Speculum astronomie), l’Ydea Salomonis, deux versions du Vinculum spirituum (connu par ailleurs sous le titre de Vinculum Salomonis), la Clavicula Salomonis (seul exemplaire latin médiéval connu qui conserve une majorité du texte), le Liber Samayn (ici Liber sextus) issu du Liber Razielis en sept livres, le De officiis spirituum, le Liber consecrationum lié aux catalogues de démons salomoniens, le Liber Almadel, ainsi qu’un Liber angelicus qui, pour être attribué à Hermès et secondairement seulement à Salomon, est fondé pour une part sur le De quatuor annulis, la Clavicula et le Liber Almandal. On peut imaginer que c’est sur un ou des manuscrits de ce type que Jean Trithème s’est appuyé pour élaborer son inventaire, même si, au vu de l’ordre de ses notices, il n’isole pas dans celui-ci un corpus spécifiquement salomonien. Si l’on en croit en tout cas la description et les incipit des textes qu’il a consultés, les points de contact sont nombreux ; ils concernent notamment la Clavicula, le Liber angelicus, le Liber Almadel, le De quattuor annulis, le De officiis spirituum et le Vinculum spirituum, soit une majorité de textes non mentionnés en son temps par l’auteur du Speculum astronomie. Par ailleurs, sans aller jusqu’à postuler une équivalence générale entre magie salomonienne et magie rituelle, il convient également de tenir compte, pour mesurer au plus juste le véritable périmètre de la magie salomonienne latine, de la forte influence qu’ont exercé certaines traditions appartenant à la première dans le renouvellement de la seconde, notamment aux xive et xve siècles. Cela concerne aussi bien d’autres textes pseudépigraphiques que les productions des premiers « auteurs-magiciens » de la fin du Moyen Âge. Pour illustrer le premier cas, on se contentera de mentionner l’exemple du Liber sacratus sive juratus attribué à Honorius de Thèbes, notamment dans sa version datable des années 133068. Cette vaste compilation, assez bien diffusée, 66 Voir par exemple les notices des mss Florence, BNC, II.iii.214 (xve siècle), et BML, Plut. 89 sup. 38, daté de 1494, dans J. Véronèse, L’Almandal et l’Almadel latins au Moyen Âge. Introduction et éditions critiques, Florence, 2012, p. 69-72 et 94-99. Voir aussi J.-P. Boudet, « Des savoirs occultes et illicites ? Les textes et manuscrits de magie en Italie (xive-début du xvie siècle) », dans Frontières des savoirs en Italie à l’époque des premières universités (xiiie-xve siècles), éd. J. Chandelier et A. Robert, Rome, 2015, p. 509-539. 67 Il s’agit de l’ancien ms. 114 de la Bibliotheca Philosophica Hermetica d’Amsterdam. Voir la notice dans J. Véronèse, L’Almandal et l’Almadel latins, p. 119-121. 68 G. Hedegård (éd.), « Liber iuratus Honorii » : A Critical Edition of the Latin Version of the Sworn Book of Honorius, Stockholm, 2002 ; J.-P. Boudet, « Magie théurgique, angélologie et vision béatifique dans le Liber sacratus attribué à Honorius de Thèbes », dans Les anges et la magie au Moyen Âge, éd. J.‑P. Boudet, H. Bresc et B. Grévin, Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, 114/2 (2002), p. 851-890.
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prétend explicitement ordonner les opera Salomonis, sans toutefois jamais les nommer69. Honorius se fonde sans doute sur un Liber sacratus plus ancien, peut-être identifiable, sans certitude aucune, à celui qu’évoque à deux reprises Guillaume d’Auvergne dans son De legibus ; mais l’analyse interne montre qu’il réemploie massivement la version glosée de l’Ars notoria élaborée à la croisée des xiiie et xive siècles pour en extraire verba et prières latines70, et peut-être même, pour ce qui concerne certains aspects du modus operandi, d’autres livres salomoniens tels que la Clavicula71. En matière d’exploitation des sources salomoniennes, les « auteurs-magiciens » de la fin du Moyen Âge n’ont pas non plus été en reste. La Summa sacre magice (1346) du « philosophe » catalan Bérenger Ganell, une vaste compilation de magie en cinq livres connue dans sa forme latine par le biais d’un manuscrit incomplet72, tire une partie de son contenu de deux versions distinctes du Liber juratus d’Honorius73. Mais pour fonder davantage sa prétention à offrir « une science [magique] qui consiste à contraindre les esprits mauvais et bons », elle puise également à de nombreuses traditions salomoniennes qui nourrissent un certain nombre de chapitres, parmi lesquels on peut citer notamment l’Ydea Salomonis, le De officiis spirituum, le De quattuor annulis, le Vinculum Salomonis et l’Almandal. Bérenger se réfère même à plusieurs reprises, en mentionnant sept livres divisés en différents « titres », à une source qu’il appelle la Bibla ou Magica Salomonis, peut-être une collection, exceptionnelle en son genre, qu’il serait parvenu à avoir en sa possession et dont on n’a pour l’heure retrouvé aucune trace74. La question reste toutefois de savoir s’il faut accorder quelque crédit à son propos, tant le fait de multiplier les références internes à des ouvrages salomoniens dans des textes eux-mêmes attribués à Salomon, selon une mise en abîme créatrice d’auctoritas, était commun, notamment aux traditions les mieux organisées. Enfin, aux traditions explicitement attribuées à Salomon et aux textes qui ne le sont pas mais ont recouru dans des proportions variables à ce que l’on pourrait appeler la materia magica salomonica, il convient encore d’ajouter nombre d’experimenta, autrement dit de recettes dépouillées de tout artifice narratif, qui, à des degrés divers, professent une appartenance salomonienne, circulent souvent à proximité de textes attribués à Salomon dans les manuscrits, ou relèvent en dernier lieu d’une magie fondée sur les
69 « Liber iuratus Honorii », § II, 1, p. 61 : « […] ego Honorius opera Salomonis in libro meo taliter ordinavi, quod premisi capitula, ut pateant clarius que secuntur. » 70 J. Véronèse, « The Ars notoria in the Middle Ages and Modern Times », p. 166-167. 71 J. Véronèse, « Pietro d’Abano magicien à la Renaissance : le cas de l’Elucidarius magice (ou Lucidarium artis nigromantice) », dans Médecine, astrologie et magie entre Moyen Âge et Renaissance : autour de Pietro d’Abano, éd. J.‑P. Boudet, Fr. Collard et N. Weill-Parot, Florence, 2012, p. 295-330, ici p. 314-315. 72 Ms. Kassel, Landesbibliothek und Murhardsche Bibliothek der Stadt Kassel, 4° astron. 3, disponible en ligne sous forme numérisée. 73 J. R. Veenstra, « Honorius and the Sigil of God : The Liber juratus in Berengario Ganell’s Summa sacre magice », dans Invoking Angels. Theurgic Ideas and Practices, Thirteenth to Sixteenth Centuries, éd. C. Fanger, University Park, 2012, p. 151-191. 74 D. Gehr, « Beringarius Ganellus and the Summa sacre magice : Magic as the Promotion of God’s Kingship », dans The Routledge History of Medieval Magic, éd. S. Page et C. Rider, Londres-New York, 2019, p. 237-253.
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mêmes principes, notamment sur la force des exorcismes. C’est le cas par exemple dans le manuscrit Clm 849 de Munich, qui, outre deux versions du Liber consecrationum (no 31) et une version du Vinculum Salomonis intégrée dans un experimentum de catoptromancie (no 33), conserve de nombreux experimenta se référant à Salomon et à ses sceaux, anneaux et autres caractères capables de « lier » les esprits75. Un experimentum d’amour fondé sur la conjuration des démons précise même, en jouant de manière implicite et quelque peu ironique sur le thème de la chute finale de Salomon (III Reg. 11, 1-13), que le roi avait obtenu grâce à lui toutes les femmes qu’il désirait76 ! D’autres manuscrits du xve siècle, tel le manuscrit Rawlinson D.252 d’Oxford, ne sont pas moins avares de telles références au sein d’experimenta de magie rituelle77, sans parler du manuscrit Coxe 25 déjà cité, qui propose entre autres un magnifique Experimentum verissimum Salomonis d’oniromancie, ainsi qu’un experimentum de cristallomancie, en deux versions quasi identiques, visant rien moins qu’à faire apparaître le « roi Salomon » en personne, assimilé à un ange, pour en tirer des révélations sur l’avenir78. La « magie salomonienne » occidentale, majoritairement d’expression latine au Moyen Âge, est donc sur le plan historique le résultat d’un processus d’accumulation de textes qui, pour s’être le cas échéant influencés les uns les autres au fil de leur transmission parfois commune dans les manuscrits, ont pour une part des origines et des histoires distinctes, dont l’historiographie commence tout juste à démêler l’écheveau. Pour autant, leurs principes de fonctionnement sont communs : l’objectif premier est de faire apparaître les démons conçus comme des esprits, si ce n’est mauvais, du moins dangereux et facétieux, qu’il convient pour cette raison de « lier », afin, qu’une fois présents, ils accomplissent la volonté du nigromancien (nigromanticus). La nécessité de ce « lien » qui confine à l’enfermement est rendu par l’usage fréquent de verbes tels que ligare, constringere, cogere, sigillare, coercere et évidemment includere, jusqu’au moment où intervient la levée de la contrainte. Dans le Liber consecrationum, un petit manuel de préparation à la conjuration des mauvais esprits qui semble avoir été assez répandu à la fin du Moyen Âge et qui est représentatif de cette littérature, le magicien, qualifié significativement d’exorcista sive operator, entend ainsi obtenir la potestas solvendi et ligandi demones79, ce qui est une belle définition de son pouvoir, qui s’exprime pour l’essentiel dans le cadre de la « conjuration » ou de l’« exorcisme », le plus souvent sur le mode commun conjuro te, exorciso te, voire adjuro te80. Le 75 R. Kieckhefer, Forbidden Rites, 1997, par exemple no 23, p. 243 ; no 27A, p. 246 ; no 28, p. 250 et no 38, p. 333. 76 Ibidem, no 3, p. 203 : « Et nota quod experimentum est efficacissimum, et in eo nullum periculum est. Quo solo experimento Salomon habebat quascumque mulieres volebat. » 77 Ms. Oxford, Bodleian Library, Rawlinson D.252 (xve siècle), par exemple fol. 5v, 9r, 11v-12r, 23v, 27v, 28v-29r, 48v, 55r, 59r, 100v, 102v, 111v-112v, 119v, 146v. 78 J. Véronèse, « La magie divinatoire à la fin du Moyen Âge : autour de quelques experimenta inédits », Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes, 21 (2011), p. 311-341, notamment les textes 2B et 3 édités en annexe. 79 R. Kieckhefer, Forbidden Rites, no 31, p. 274. 80 Voir à titre d’exemple dans la Clavicula Salomonis, I, 2, ms. Coxe 25, p. 81 : « Conjuratio spirituum : Conjuro vos, spiritus, per Patrem et Filium et Spiritum Sanctum, per illum qui venturus est judicare vivos et mortuos et seculum per ignem, et per nativitatem et baptismum, et per mortem et per
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maître magicien (magister) s’apparente donc jusqu’à un certain point à l’exorciste de l’Église81, et il se place, en tant que sage détenteur de secrets, dans la lignée de Salomon, comme le révèlent parfois les démons eux-mêmes lorsqu’ils apparaissent devant lui. Tel est le cas dans un chapitre de la Clavicula Salomonis, où l’« empereur » des démons en personne, contraint par les exorcismes et les pentacles, reconnaît de bon cœur que le conjurateur est bien « de la progéniture de Salomon » et dispose, momentanément, d’un imperium supérieur au sien82. Cette domination permet de contraindre les esprits à satisfaire tout type de désir, de la génération de l’amour à la détermination de l’avenir. Toutefois, la guérison, le désenvoûtement et surtout la dépossession ne sont pas oubliés. L’un des livres salomoniens qui en rend bien compte, pour n’évoquer que cet exemple, est le Liber Almandal cité par Guillaume d’Auvergne et Albert le Grand au xiiie siècle. Dans ce texte d’origine arabe visant à contraindre les djinns assimilés en contexte chrétien à des démons, deux experimenta visent la dépossession, quand d’autres génèrent par exemple l’amour ou, au contraire, la discorde. Le magicien pouvait donc par son intermédiaire tenir le rôle traditionnel de l’exorciste, véritable médecin du corps et de l’esprit. Les méthodes en vigueur ici n’ont que peu de points communs avec celles que définissent les formulaires chrétiens d’exorcisme. Il n’est pas nécessaire de faire usage d’eau et de sel bénits, du signe de croix ou de recourir au nom du Christ pour expulser l’esprit indélicat. En revanche, la figura mandal, un signe quadrangulaire bordé de noms mystérieux dont la construction est un préalable, joue un rôle de premier plan. Dans le premier cas83, elle doit être placée sur les pieds du possédé (désigné par le lexique demoniacus et assimilé classiquement à un malade), puis le
resurrectionem Christi, et per adventum et virtutem Domini nostri Jhesu Christi spiritus, scilicet Paracliti, et per sanctam Mariam matrem Domini nostri Jhesu Christi, et per virginitatem ejus, et per virginitatem sancti Johannis baptiste, et per viginti quatuor seniores, et per novem ordines angelorum, angelos, archangelos, thronos, dominationes, principatus et potestates, virtutes, cherubin et seraphin, et per omnes virtutes celorum, et per quatuor animalia thronum portancia oculos habentia ante et retro, et per .xij. apostolos, Petrum, Paulum, Jacobum, Andream, Johannem, Thomam, Philippum, Bartholomeum, Matheum, Symonem, Tatheum, Barnabeum, Martialem, et per omnes martires, et per omnes confessores, et per omnes justos, heremitas, abbates, monachos, prophetas, virgines, viduas, quorum sollempnitas in conspectu glorie Christi celebratur in toto orbe terrarum, quorum meritis et precibus divina majestas sit in nostro auxilio in omnibus […] ». 81 J.-P. Boudet et J. Véronèse, « Lier et délier : de Dieu à la sorcière », dans La légitimité implicite. Actes des conférences organisées à Rome en 2010 et 2011 par SAS en collaboration avec l’École française de Rome, éd. J.-Ph. Genet, Paris-Rome, 2015, vol. I, p. 87-119. 82 Clavicula Salomonis, II, 22, ms. Coxe 25, p. 137 : « Et tunc imperator ipsorum dicit : […] ‘Credo quod tu sis de progenie Salomonis aut sociorum suorum’. » 83 J. Véronèse, L’Almandal et l’Almadel latins, version F, section 1, § 10, p. 81 : « De curatione demonii : Cum volueris demoniacum curare, pone eum in loco mundo et bene apperto, et pone almandal super pedes ejus, ita quod fumiges, et dic conjurationem donec patiens cadat in terram, et tunc interroga algim qui eum vexat quare corpus illud intraverit, unde et si vis de toto suo esse et precipe ut exeat a corpore sine lexione et impedimento. Et si tecum loqui noluerit, reitera conjurationes donec loquatur. Quod si non facias incatenari manus et pedes ejus et trahere patientem per diversa loca domus, et percute eum cum virgis donec sit obediens et precipe ei ut exeat sine lexione et impedimento ».
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maître doit réciter une de ces conjurations constituées majoritairement de noms qui sont énumérées à la fin du texte et qui en appellent à l’autorité de l’archange Michel84, jusqu’à ce que le démoniaque tombe à terre, preuve manifeste que l’entité qui le gouverne n’a plus le plein contrôle de la situation. Il est alors temps d’interroger le djinn/démon sur les raisons qui l’ont poussé à occuper le corps de sa victime, et de lui enjoindre de le quitter sans dommage et sans délai. Si l’esprit refuse d’obtempérer, une nouvelle séance de conjuration peut avoir lieu. Et si de nouveau ce dernier résiste, le possédé, pieds et poings liés, peut être traîné dans les différentes pièces de la maison où se déroule la séance curative, et être frappé à coups de verge jusqu’à ce que l’occupant obéisse et accepte de quitter son hôte sans provoquer de lésions corporelles ! C’est donc, sur le plan symbolique, moins le corps du possédé que le démon que l’on bat. Dans le second cas, le possédé face à lui, l’exorciste doit frapper à trois reprises, à l’aide de trois rameaux d’olivier, la figura préalablement fumigée. Chaque coup est supposé forcer davantage le démoniaque à entrer en contact avec le magicien-exorciste capable de le soigner : le premier lui fait en principe redresser la tête, le second l’oblige à regarder son guérisseur et le troisième le contraint à lui parler. L’exorciste peut ainsi conduire un véritable interrogatoire. Si toutefois le démoniaque résiste, il est en droit de le punir, ou si ce n’est lui directement, l’esprit qui l’occupe, sans doute, comme dans le cas précédent, par quelque flagellation bien sentie. Dans cet experimentum, contrairement au précédent, la contrainte repose sur la puissance de la figure, aucun exorcisme n’étant prononcé85.
Exorcisme liturgique et magie rituelle « salomonienne » à la fin du Moyen Âge : des histoires croisées Cette fonction (ponctuellement) partagée et la parenté formelle que l’on constate sur certains aspects entre les deux faces de l’exorcisme montrent que les points de contact étaient potentiellement nombreux à la fin du Moyen Âge entre les traditions de magie salomonienne en circulation depuis parfois le xiiie siècle et la liturgie ecclésiastique de l’exorcisme fondée sur la tradition plus ancienne du Pontifical romano-germanique, mais profondément renouvelée à partir des alentours de 1400 lorsque sont élaborés des Rituels d’exorcisme conservés dans des manuscrits spécifiques, qui préfigurent les nombreuses practicae imprimées dès la fin du xve siècle. Le discours des réformateurs de cette période sur les bons et les mauvais exorcismes témoigne à cet égard d’une
84 Ibidem, § 13, p. 82-83 : « Primus exorçismus : In nomine Domini misericordis et pii, venite, omnes algin et saitin, quando vos invocavero Almahechil, Bichenlatin, Ciahfratin, Sefehitin, Veriscesceretin […], et per ista nomina que invocata sunt super vos […] date honorem et obedientiam Deo, et estote obedientes Almaelul. » 85 Ibidem, § 19, p. 89 : « De curatione demonii : Cum autem demoniacus fuerit adductus ante te, siste eum et accipe .iij. virgas olivarum et fumiga mandal sigillum ut dixi, et percute mandal cum virgis illis ter. Tunc patiens ad primum ictum eriget caput, ad secundum respiciet te, ad tertium loquetur tibi. Tunc interrogabis eum et pro velle tuo judicabis eum. Si vero fuerit rebellis et noluerit tibi obedire adhibitis testibus illico poteris eum punire proculdubio. »
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inquiétude fondée, comme le prouve l’examen approfondi du manuscrit de Munich Clm 10085, qui conserve l’un des plus anciens de ces Rituels (ca. 1400)86. De fait, au sein même du clergé, la séparation entre les deux types d’exorcisme ne semblait pas aller de soi, ce que montre en creux la Practica ejiciendi demones de Henri de Gorkum, ou, de manière plus explicite dans certains cas, l’actualité judiciaire. Le cas du procès du prêtre et exorciste de la cathédrale de Modène Guglielmo Campana en 1517, mené pour l’essentiel par le vicaire inquisitorial Antonio da Brescia au nom de l’inquisiteur de Ferrare, le dominicain de l’Observance Antonio Beccari, est révélateur de cet état de fait, en dépit du caractère toujours tendancieux des sources judiciaires87. Dans les années 1510, Campana était, au sein du clergé cathédral, le gardien de l’autel dédié à saint Géminien, le premier évêque de la cité (ive siècle), bien connu pour sa vertu contre les démons ; de ce fait, il officiait comme exorciste dans la cathédrale et était réputé avoir un charisme particulier pour guérir les possédés, notamment au moment de la fête du saint le 31 janvier88. Mais au vu des indices chronologiques dont on dispose, il apparaît que cette fonction est venue parfaire une réputation plus ancienne de conjurateur efficace (notamment pour délier les maléfices, procéder à des envoûtements amoureux et découvrir des trésors cachés), qu’il n’a en rien reniée une fois qu’il a occupé son office89. Au fil des interrogatoires, l’exorciste finit par avouer qu’il a eu en sa possession deux des livres attribués à Salomon que l’on a évoqués précédemment, la Clavicula Salomonis et l’Almandal, ainsi que des libelli contenant de nombreux experimenta de magie amoureuse90. Il aurait également possédé un esprit familier enclos dans une ampoule ou une fiole de cristal91, un motif particulièrement à charge dans ce contexte, mais qui renvoie à une pratique attestée 86 F. Chave-Mahir et J. Véronèse, Rituel d’exorcisme ou manuel de magie ?, p. 100-130. 87 M. Duni, Tra religione e magia. Storia del prete modenese Guglielmo Campana (1460 ?-1541), Florence, 1999. Pour un autre cas retentissant et bien documenté, qui concerne le Carme Antonio Cacciaguerra à Bologne entre 1465 et 1473, voir T. Herzig, « The Demons and the Friars : Illicit Magic and Mendicant Rivalry in Renaissance Bologna », Renaissance Quarterly, 64/4 (2011), p. 1025-1058. 88 Ibidem, p. 214-216. 89 Dès 1495 par exemple, Campana est cité dans une des dépositions recueillies par l’inquisiteur d’alors, Gregorio da Modena, contre un autre clerc de la cité ou de ses environs, Antonio Capretti, adepte de la magie amoureuse et de la recherche des trésors cachés, accusé entre autres de posséder un manuscrit contenant des cercles, des caractères magiques et des représentations des démons. Ibidem, p. 34-35 et 175-176. 90 Ibidem, p. 312 : « Item dixit interrogatus se alias habuisse quendam librum vocatum Clavicula Salamonis, et alium librum nominatum Almadelo, et aliquos alios libelos in quibus continebantur multa experimenta ad amorem, et alias scripturas, que omnia dixit combusisse (quando venit Roma Mutinam in marg.) in domo sua, presente ser Salvatico Campana ; nec alios libros superstitiosos sibi reservasse, nisi illos sex quos presentaverit ipsi patri vicario in Mutina » ; p. 319 : « Item dixit se alias habuisse aliquos libros incantationum, caratarum et invocationum demonum et experimentorum ad amorem, et specialiter habuit Claviculam Salomonis et alium librum, vocatum Almodelo. Que omnia dixit et ratificavit combuxisse coram ser Salvatico Campana de Mutina. » 91 Ibidem, p. 289 : « Item dixit [Petrus] audivisse dici ipsum donum Guielmum habuisse et habere unum spirtum diabolicum in quaddam ampula conjuratum » ; p. 292 : « Interrogatus [ Joannes] dixit quod fuit et est mali nominis et fame circa res fidei, videlicet quod sequitur incantationes, et quod habet spirtum alligatum familiarem in quadam ampula » ; p. 332, compte rendu de la confession de Campana.
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dans la littérature magique du temps92. Le jeu politique local et les protections haut placées dont bénéficie Campana font que la procédure se solde en définitive par une simple pénitence et une interdiction perpétuelle de procéder à des « exorcismes sur les démons, aussi bien en public qu’en privé93 ». Mais, au-delà de l’échec relatif de l’inquisition, qui ne parvient pas ici à faire appliquer pleinement la bulle Supernae dispositionis arbitrio du 5 mai 1514, le cas illustre à quel point la fonction informelle de conjurateur « privé », ou de nigromancien, exercée par un membre du clergé en recherche de revenus, pouvait être de notoriété publique et à ce point acceptée au sein de la société et de l’élite urbaine qu’elle est venue au bout du compte fonder (sans que cela n’apparaisse paradoxal ni contradictoire) son autorité en tant qu’exorciste de l’Église. Un inquisiteur zélé tente bien de remettre de l’ordre en rappelant la norme en la matière, mais, à l’évidence, avec une efficacité toute relative. Pour exercer son charisme, Campana pouvait utiliser des livres de nigromancie attribués à Salomon, y compris pour exorciser des possédés. Mais dans le cadre de son office « public », il devait privilégier un livre des exorcismes aux procédures plus orthodoxes, semblable peut-être au Rituel d’origine italienne du xve siècle conservé dans le manuscrit 1352 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Or, si ce Rituel a la particularité de lutter contre la possession, les maléfices, les incantations et les arts diaboliques, autrement dit non seulement d’expulser les démons du corps d’une personne, mais aussi de défaire les mauvais liens de tout type (une finalité que Henri Kramer accepte dans son Malleus maleficarum, où possession et maléfices des sorciers et des sorcières sont associés94), il est aussi un bel exemple, parmi d’autres, de l’influence que la magie salomonienne a pu exercer de manière plus ou moins profonde sur la liturgie de l’exorcisme durant le xve siècle, notamment, au vu de la documentation disponible, dans l’espace germanique et italien. Probablement originaire de Vénétie ou des environs, le Rituel en question était destiné à un certain « prêtre Alphonse », dont le nom apparaît à plusieurs reprises au sein des conjurations. Il propose, dans un petit format au caractère pratique manifeste, plusieurs formulaires distincts d’exorcisme qui peuvent être mis en œuvre séparément, mais au sein desquels opèrent des jeux de renvoi afin que le praticien puisse, si besoin, les utiliser conjointement. Parmi les principaux, on compte une oratio attribuée à saint Cyprien95 – le magicien repenti sauvé par sainte Justine, dont l’histoire, bien connue par l’intermédiaire de la Légende dorée, est brièvement rappelée –, que l’on retrouve de fait 92 Voir par exemple dans le manuscrit d’origine italienne Florence, BML, Plut. 89 Sup. 38, fol. 124v-125r : Experimentum inclusionis spiritus in ampulla. Dans ce codex, les experimenta d’amour et de découverte des trésors cachés sont particulièrement nombreux. 93 M. Duni, Tra religione e magia, p. 335-338, notamment p. 337 : « Item, quod toto tempore vite tue non facias exorcismos super demones, neque in publico neque in privato. Item, quod nunquam amplius legas orationes neque aliquid aliud super personas amaliatas, affaturatas, seu quocumque modo maleficiatas, nec talibus personis ordines aut prebeas aliquas medicinas, directe vel indirecte. » 94 Henry Institoris et Jacques Sprenger, Le Marteau des sorcières, II, q. 1, c. 10, p. 327-336 et q. 2, c. 5-6, p. 404-426. 95 Ms. Paris, BSG, 1352, fol. 1r-12v, notamment fol. 1r : « In nomine Domini, amen. Incipit oratio sanctissima et sacratissima […] sancti Cipriani contra malefitia, facturas et incantationes et quascumque diabolicas artes. »
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dans d’autres rituels d’exorcisme italiens de la fin du xve siècle pour guérir possession et maléfices96. Si l’on en croit une déposition recueillie au cours de son procès, elle aurait été utilisée par Guglielmo Campana à Modène sur une femme qui, du fait d’une maladie incurable, pensait être victime d’un maléfice97. Mêlant psaumes, péricopes évangéliques, prières et exorcismes recourant à quelques noms divins canoniques, elle n’a en tant que telle rien d’hétérodoxe. Mais dans le manuscrit de Paris, son usage possible en tant que brevet est plus problématique, car la charte en parchemin sur laquelle elle est inscrite doit, pour être efficace, être l’objet d’un rituel de consécration qui n’est pas sans rappeler certaines prescriptions que l’on rencontre dans la tradition magique salomonienne : copiée sur du parchemin neuf par un individu chaste dans un lieu secret à la lumière de chandelles préalablement consacrées par un prêtre, elle doit être sacralisée à l’aide de trois messes dédiées respectivement au Saint-Esprit, à la Trinité et à la Vierge98. Ceci n’est pas sans faire écho par exemple à l’opération de consécration du livre des conjurations décrite dans le Liber consecrationum99, ou encore à celle dont sont l’objet les « pentacles » dans la Clavicula Salomonis100, un texte bien diffusé en Italie à la fin du Moyen Âge101, dont on va voir qu’il joue un rôle notable dans le reste du manuscrit. Ce Rituel conserve encore un long exorcisme attribué à saint Ambroise102, le patron de Milan († 397), fondé notamment sur la récitation de l’Évangile de Jean, sur 96 M. Duni, Tra religione e magia, p. 231. Connue sous forme imprimée, elle est aussi copiée dans le très beau Rituel d’exorcisme de l’abbaye Saint-Michel de Passignano que nous avons repéré récemment, conservé dans le ms. Baltimore, Walters Art Museum, 352, ca. 1480, fol. 8rb-13rb. L’abbaye de Passignano était alors et de longue date en rivalité avec sa voisine Vallombreuse, où les reliques de saint Jean Gualbert opéraient de nombreuses guérisons de démoniaques. Voir F. Chave-Mahir, « Les démons en Toscane au xve siècle. Enquête sur la possession diabolique dans les Miracula S. Johannis Gualberti », dans Penser avec les démons, p. 227-252. 97 Ibidem, p. 283 : « […] [Caterina Maroverti] dixit et deposuit ut infra, videlicet quod cum alias ipsa mulier infirma esset et dubitaret esse faturatam, nonnulli ejus amici sibi persuaserunt ut mitteret pro dono Guielmo Campana, presbitero Mutine, qui eam curaret. Et sic factum est, et ipse donus Guielmus, accedens ad domum ejus habitationem, eam signavit pluries una candela benedicta, dicendo super eam orationem sancti Cypriani, prout credit ipsa mulier […] ». 98 Ms. Paris, BSG, 1352, fol. 12r-v. En comparaison, le Rituel du ms. Baltimore, Walters Art Museum, 352, ne prescrit rien de tel. 99 R. Kieckhefer, Forbidden Rites, no 31, p. 257-258. 100 Clavicula Salomonis, I, 3, ms. Coxe 25, p. 89-101. De manière plus générale, à propos des usages de la liturgie dans la magie rituelle médiévale, voir J. Haines et J. Véronèse, « De quelques usages du chant liturgique dans les textes latins de magie rituelle à la fin du Moyen Âge », dans Magie et musique, 11001600, éd. J. Haines et J. Véronèse, Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes, 39 (2020), p. 293-320. 101 J.-P. Boudet et J. Véronèse, « Le secret dans la magie rituelle médiévale », dans Il Segreto, Micrologus. Natura, Scienze e Società Medievali, XIV (2006), p. 101-150, ici p. 108-109 ; F. Gal, J.‑P. Boudet et L. Moulinier-Brogi, Vedrai mirabilia. Un libro di magia del Quattrocento, Rome, 2017, p. 362-419, pour une édition de la version italienne conservée dans le ms. Paris, BnF, ital. 1524, datable de l’année 1446 ; M. Cova, « Un manuale di negromanzia a Trento : rinvenimento e studio dei più antichi frammenti della Clavicula Salomonis », Studi Trentini. Storia, 100/1 (2021), p. 149-176 ; J. Véronèse, « La magie rituelle à la fin du Moyen Âge : le cas de la Clavicula Salomonis », dans Le Moyen Âge et les sciences, textes réunis par D. Jacquart et A. Paravicini Bagliani, Florence, 2021, p. 617-637. 102 Ms. Paris, BSG, 1352, fol. 27r-63v, notamment fol. 27r : « Incipit exorcismus compositus a sancto Ambrosio Ecclesie doctore contra spiritus malignos, ad ipsos depellendos, et valet contra omnes vexationes. […] »
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une messe et l’usage de l’étole nouée autour du cou du possédé, ce qui est commun en matière d’exorcisme. Mais très vite, le caractère moins canonique du formulaire se dévoile. L’exorciste se fait appeler ici le « maître » (magister, voire conjurator artis)103, ce qui est très inhabituel dans les rituels d’exorcisme, mais commun en contexte magique. La possibilité qu’il ne soit pas prêtre et qu’il ne puisse donc célébrer la messe est par ailleurs envisagée104. Qui plus est, non seulement il réclame la puissance d’expulser les démons, mais également celle de les « invoquer » et de les contraindre à obéir pour qu’ils révèlent des vérités105. Certes l’exorciste interroge habituellement le possédé et les démons qui l’habitent, et il se veut le détenteur d’une parole porteuse de vérité ; mais le glissement vers une exploitation moins orthodoxe de cette relation de domination paraît assez nettement suggéré ici. Ceci est d’autant plus vrai que dans une autre prière l’exorciste réclame le pouvoir de tout connaître, en particulier les choses cachées106, et que l’oraison en question est identifiable dans la Clavicula Salomonis107. En outre, au fil du formulaire, on apprend que le magister doit se placer avec le possédé dans un « signe » ‒ ce qui est tout à fait étranger à la tradition canonique de l’exorcisme ‒, en réalité deux cercles consacrés à l’aide d’eau bénite, en ayant à portée de main différentes essences pour des suffumigations108. On se situe donc au plus près de la culture magique109, même si l’on comprend mal la fonction de ces cercles dans ce contexte, puisque le démon est de facto à l’intérieur du possédé et donc dans le cercle avec l’exorciste. Peut-être s’agit-il de circonscrire le démon au moment de l’expulsion et de protéger ainsi les protagonistes et spectateurs éventuels ? Quoi qu’il en soit, le lien avec la magie rituelle est définitivement confirmé par la suite, puisque la longue formule de confession que l’exorciste doit prononcer avant
103 Ibidem, fol. 27r, 28v, 30r, etc. 104 Ibidem, fol. 27r. 105 Ibidem, fol. 29r-30r : « Ligata stola ad collum demoniaci, magister dicat puro corde hanc orationem, videlicet : ‘Altissime conditor […] ut possim in tuo nomine viriliter atque potenter querere, invocare, congregare, expellere, commovere, constringere et ligare spiritus istos seu spiritum istum […] et ipsi sint mihi facile obedientes et veloces ad obediendum mihi presbitero Alphonso et respondentes ad interogata puram veritatem, qua sim certus et pro sui responsione certifer de tali re, quod donum gratie mihi concedere digneris […]’ ». Voir aussi fol. 41r-v. La catégorie de l’invocatio demonum est très connotée sur le plan théologique et juridique. 106 Ibidem, fol. 39r : « Domine sancte Pater et misericors Deus, qui cuncta creasti […], cujus regnum et imperium permanet in secula seculorum, amen ». 107 Clavicula Salomonis, I, 2, ms. Coxe 25, p. 80 : « Domine sancte Pater et misericors Deus, qui cuncta creasti […], cujus virtus, regnum et imperium sine fine permanet in secula seculorum, amen ». 108 Ms. Paris, BSG, 1352, fol. 36v : « Asperge hoc signum aqua benedicta dicendo ‘Asperges me’ totum. Deinde facias sedere demoniacum in signo et similiter magister stet in signo, conjurando spiritus malignos, ut continetur in presenti libro, et memento quod habeas omnia ista preparata, scilicet assa fetida, galbina, alibano, mira, lignum aloes, et hoc habeas preparatum causa suffumigandi eum. » Suit un dessin figurant Ambroise exorcisant dans deux cercles, reproduit dans F. Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés, pl. 16. 109 Dans la Clavicula Salomonis, dont on sait qu’elle est un art du cercle qui se définit comme ars ad loquendum vel choercendum spiritus, le chapitre dédié à la construction du cercle (II, 8) précède immédiatement ceux consacrés aux fumigations (II, 9 et 10), qui sont utilisées aux quatre coins de l’espace protégé. Voir ms. Coxe 25, p. 124-127.
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d’être au contact du possédé est de nouveau empruntée à la Clavicula Salomonis110, tout comme un passage où la crainte de Dieu est considérée comme la « clef » de l’art de l’exorciste111. Après de nombreuses prières, le maître, dont on souligne la pureté, doit attraper fermement le démoniaque par les cheveux ou par l’oreille afin qu’il réponde, et à travers lui le démon, à ses questions, notamment sur son pedigree (nom, nombre, légions qu’il gouverne), ce qui, au moins dans son principe, est commun aux deux traditions112. Si les formules latines restent inefficaces, l’exorciste peut alterner avec des conjurations en vernaculaire, dans le cas présent en italien113, où sont mentionnés saint Zénon de Vérone, saint Géminien de Modène, mais aussi l’anneau et le sceau de Salomon114. Comme dans la Clavicula Salomonis, faire se manifester les démons est un combat incertain et éprouvant, une longue dramaturgie qui impose de mobiliser une multitude de signes dont l’efficacité face aux démons est conçue comme croissante. Il faut notamment approcher du démoniaque une charte sur laquelle sont inscrits des noms du Christ115, ou encore réciter à l’oreille du possédé des verba ou des nomina qui ont manifestement paru trop hétérodoxes à l’un des possesseurs ultérieurs du manuscrit, puisqu’ils ont été grattés à trois endroits et censurés en tant que nomina prophana, ainsi que l’affirme une note marginale116. S’agissait-il d’une sorte de lingua diabolica comme on en rencontre par exemple dans le ms. Munich Clm 10085117 ? Le possédé récalcitrant est encore exposé à des plantes ou à des minéraux censés favoriser l’expulsion, tels que la rue bénie et le soufre, la première étant placée sous son nez, le second fumigé et inhalé118. Et si vraiment rien n’y fait, on fourbit alors une dernière arme, à la puissance telle que le démon ne saurait résister plus longtemps : non pas les pentacles et autres « candaires » comme dans la Clavicula Salomonis,
110 Ms. Paris, BSG, 1352, fol. 37r-38v : « Confessio fienda antequam magister accedat ad demoniacum, si erit necessaria : ‘Confiteor tibi, Domine celi et terre, tibique bone et benignissime Jesu Christe […]’ » ; Clavicula Salomonis, I, 2 et II, 4, ms. Coxe 25, p. 78-80 et 118-120. Sur un temps plus long, cette formule de confession est en réalité issue de la tradition du Pontifical romano-germanique, XCIX, 50, éd. C. Vogel et R. Elze, II, p. 16-17. 111 Ms. Paris, BSG, 1352, fol. 39v : « Initium clavis nostre est timere Deum […] ad effectum poteris pervenire » ; Clavicula Salomonis, I, 1, ms. Coxe 25, p. 76. 112 Ms. Paris, BSG, 1352, fol. 48r : « Hic magister cum pura fide, leto animo et firma spe incipiat exorcizare demoniacum, capiendo eum per capillos fortiter vel per auriculam, ut respondeat ad interogata : ‘Demon, de hoc famulo Dei exire debeas […]’ ». Dans la tradition magique, on peut notamment se reporter aux catalogues qui décrivent les démons : voir J.-P. Boudet, « Les who’s who démonologiques de la Renaissance et leurs ancêtres médiévaux », Médiévales, 44 (2003), p. 117-139. 113 Ms. Paris, BSG, 1352, fol. 48v, 50r, 50v-51r et 52r. 114 Ibidem, fol. 52v. 115 Ibidem, fol. 51v. 116 Ibidem, fol. 54r, 55r [avec note en marge : « Nomina hec prophana censuimus et supersticiosa, ideo obnubilavimus ea, ceteraque pro posse emendare curabimus »] et 55v. 117 F. Chave-Mahir et J. Véronèse, Rituel d’exorcisme ou manuel de magie ?, édition § 2-3, p. 144-145 ; N. Caciola, Discerning Spirits. Divine and Demonic Possession in the Middle Ages, Ithaca-Londres, 2003, p. 246-249. 118 Ms. Paris, BSG, 1352, fol. 54r et 57v.
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mais les Vincula Salomonis, assimilés à des secreta secretorum119, pour lesquels on renvoie à l’ultime section du manuscrit, au cœur d’un court exorcisme attribué à saint Zénon, l’évêque de Vérone († ca. 380)120. Les Vincula Salomonis ou Vincula spirituum sont conservés en différentes versions dans la littérature magique de la fin du Moyen Âge, et ils apparaissent notamment au cœur de la Clavicula Salomonis, qui en est peut-être la matrice121. Ils prennent la forme d’une longue conjuration fondée sur la vertu de noms divins révélés au fil de l’histoire vétéro- et néo-testamentaire, pour la plupart non reconnus comme canoniques par la tradition chrétienne. Sans doute en raison de la vertu particulière qu’on leur reconnaissait, ils sont utilisés dans différents Rituels d’exorcisme du xve siècle, notamment dans le ms. Munich Clm 10085 évoqué précédemment122. Dans le manuscrit de Paris, il est à noter que les noms en question n’ont pas été censurés par le possesseur du manuscrit, ce qui traduit peut-être le fait qu’ils étaient acceptés dans ce contexte. L’exorcisme de saint Ambroise est donc, dans ce manuscrit, fortement influencé par la tradition magique salomonienne de la fin du Moyen Âge, et notamment par son traité le plus emblématique et le plus subversif, la Clavicula Salomonis. La rue bénie qui peut être placée sous le nez du possédé123 n’est, quant à elle, pas sans rappeler sur le plan symbolique la fameuse racine de Salomon évoquée par Flavius Josèphe, voire le « sceau de Salomon » de la tradition botanique. Enfin, lorsque le maître ou l’exorciste menace en dernier lieu de maudire les esprits récalcitrants, ce qui trouve aussi, soit dit en passant, son équivalent dans la Clavicula124, il mentionne certains d’entre eux. Apparaissent ainsi les traditionnels « Lucifer », « Belzebub » et « Sathan », ainsi que les « rois des démons » « Oriens », « Amoimor », « Paymon », « Legim », des souverains des points cardinaux bien attestés dans les textes de magie rituelle125. Mais à leur côté figure un esprit moins connu, un certain « Birezin », que l’on repère cette fois sous le nom de « Mirezin » dans la Summa sacre magice de Bérenger Ganell126 et le Liber angelicus127. Au vu de ce seul exemple, qui renvoie en réalité à d’autres du même type, on comprend que Henri Kramer se garde de mentionner Salomon comme fondateur de
119 Ibidem, fol. 59r : « Si spiritus nolunt recedere, tunc magister extendat se ad vincula Salomonis in cartis 65 et ad secreta secretorum ». Cette dernière expression est au cœur du prologue de la Clavicula Salomonis : voir J.-P. Boudet et J. Véronèse, « Le secret dans la magie rituelle médiévale », p. 146-147. 120 Ms. Paris, BSG, 1352, fol. 64r-66v. 121 Clavicula Salomonis, I, 2, ms. Coxe 25, p. 84-87, puis 97-100, puis 90-91. 122 F. Chave-Mahir et J. Véronèse, Rituel d’exorcisme ou manuel de magie ?, p. 118-127 et 150-165 (édition). 123 Ms. Paris, BSG, 1352, fol. 54r. 124 Ibidem, fol. 57v et 62v-63r ; Clavicula Salomonis, I, 2, ms. Coxe 25, p. 97, puis 89. 125 À propos des démons « Oriens », « Paymon », « Amaymon » et « Egyn », voir J.-P. Boudet, « Les who’s who démonologiques », p. 118, 123 et 135 ; Id., Entre science et nigromance, p. 146 et 378. Concernant « Maymūn » dans le monde arabe, auquel font écho « Amaymon » et ses formes dérivées dans le monde latin, voir la contribution de Jean-Charles Coulon dans ce volume. 126 Summa sacre magice, III, I, c. 3 : De invocatione spirituum secundum 9 operationes, ms. Kassel, Landes- und Murhardsche Bibliothek, 4° astron. 3, fol. 75v. 127 Ms. Coxe 25, p. 6-9.
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la pratique d’exorcisme de dépossession, alors qu’il mentionne David à trois reprises, dont la harpe préfigure la croix ! Le seul moment où il évoque le roi sage dans un contexte lié à l’exorcisme est lorsqu’il raconte, en tant que protagoniste et témoin, le rituel de dépossession dont a bénéficié à Rome au temps de Pie II (1458-1464) un jeune prêtre originaire de Bohême128. Les exorcismes liturgiques échouent (malgré l’emploi de l’étole) jusqu’au moment où le possédé est amené à l’église Saint-Pierre. Là en effet, « il y avait une colonne du temple de Salomon, par la vertu de laquelle beaucoup de possédés ont été libérés, car le Christ s’appuya sur elle quand il prêchait dans le temple ». La colonne en elle-même ne suffit pas dans ce cas à expulser le démon, qui est au bout du compte chassé par la seule force de la prière et du jeûne, ainsi que le veut l’Évangile. Mais la leçon est claire : de la puissance de Salomon exorciste il ne reste rien, si ce n’est une colonne dont la vertu, en tant que relique, n’est liée qu’au Christ, l’exorciste par excellence.
128 Henry Institoris et Jacques Sprenger, Le Marteau des sorcières, II, q. 1, c. 10, p. 331-333.
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Un héritage de Salomon ? Techniques de convocation des démons à toute heure de la nuit : analyse et édition du manuscrit Paris, BnF héb. 765, fol. 10r-12r
Des traces de pratiques de convocation de démons font surface dans les sources juives du Moyen Âge ; nous en avons des échos dans la littérature rabbinique et grâce à des instructions démonologiques conservées dans les textes de magie et de kabbale1. Les auteurs de ces compositions sont le plus souvent inconnus, tandis que les origines des rituels sont liées aux légendes de la magie salomonienne d’époque hellénistique ou découlent des techniques ésotériques de l’Antiquité tardive2. D’anciens
1 Voir G. Scholem, Devils, Demons and Souls : Essays on Demonology, éd. E. Liebes, Jérusalem, 2004 (héb.), p. 9-53, 103-115 ; Y. Harari, « Dreams, Divination and Magic [ Jewish Dream Magic 2] », dans Te‘uda 28, Essays in Folklore and Jewish Studies in Honor of Eli Yassif, éd. T. Rosen, N. Aryeh-Sapir, D. Rotman et Ts. Sebba-Elran, Tel Aviv, 2017, p. 187-232 (héb.) ; E. Abate, « Instructions pour convoquer les démons : édition et commentaire d’un manuscrit de la Genizah », dans La magie et les sciences occultes dans le monde islamique, éd. J.-Ch. Coulon, Marseille, sous presse. 2 Dans le judaïsme hellénistique et rabbinique, Salomon est le modèle archétypique du magicien et de l’exorciste : voir P. A. Torijano, Solomon the Esoteric King : from King to Magus, Development of a Tradition, Leyde-Boston-Cologne, 2002. Son nom figure dans les récits légendaires, ainsi que dans le contexte de pratiques exorcistes fondées sur l’usage du nom Divin : voir les fragments des psaumes exorcistes de Qumran (datant du ier siècle et retrouvés dans la grotte 11Q11), ou les rituels exorcistes au nom de Salomon dans les Papyrus grecs magiques. Voir K. Preisendanz, Papyri Graecae Magicae : Die Griechischen Zauberpapyri, 2 vol., Stuttgart, 1973-1974 (= PGM) : PGM IV, 1227-1264 & 3007-3086) ; E. Eshel, « Genres of Magical Texts in the Dead Sea Scrolls », dans Die Dämonen-Demons : Die Dämonologie der israelitisch-jüdischen und früchristlichen Literatur im Kontext ihrer Umwelt, éd. A. Lange, H. Lichtenberger et K. F. Diethard Römheld, Tübingen, 2003, p. 395-415 ; E. Abate, « Contrôler les démons : formules magiques et rituelles dans la tradition juive entre les sources qumrâniennes et la Gueniza », Revue de l’Histoire des Religions, 230 (2013), p. 273-295. Nous trouvons des vestiges de pratiques antidémoniaques liées à la légende salomonienne dans de petites amulettes en hématite d’origine juive (à partir du iiie s.), dites σφραγίς Θεοῦ (sceau de Dieu) : elles contiennent le nom divin et souvent un dessin stylisé de Salomon, représenté comme chevalier qui tue un démon avec sa lance. Les coupes antidémoniaques araméennes (ive-vie s.), découvertes dans les fouilles des anciennes maisons juives-babyloniennes, renvoient souvent à la légende de Solomon : voir Torijano, Solomon the Esoteric King, p. 119-122 ; D. Levene, « ‘If you appear as a Pig’ : Another Incantation Bowl (Moussaief 164) », Journal of Semitic Studies, 52 (2007), p. 59-70. Selon Le roi Salomon au Moyen Âge : Savoirs et représentations, éd. par Jean-Patrice Boudet, Jean-Charles Coulon, Philippe Faure et Julien Véronèse, Turnhout, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 22), p. 107-136 © BREPOLS PUBLISHERS DOI 10.1484/M.BHCMA-EB.5.128998
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récits transmis au Moyen Âge font référence à des contacts entre les démons et le roi Salomon, d’autres impliquent des héros de la tradition rabbinique, tel Shimon bar Yoḥai (iie siècle) ou d’autres grands savants3. Leur circulation confirme, sinon la popularité, du moins l’enracinement et la transmission souterraine des croyances démonologiques dans la culture juive médiévale. À partir des références talmudiques et midrashiques, ou que l’on trouve dans les commentaires de Rashi (1040-1105) et dans les œuvres de Hasside Ashkenaz (les juifs piétistes de Rhénanie des xiie et xiiie siècles), la pratique de convocation des démons est connue sous le nom de ma‘aseh shedim (« œuvre de démons »)4. À plusieurs reprises, des discussions halakhiques sur ce sujet portent le débat sur la question de la licéité ou bien sur l’interdiction des techniques divinatoires à l’aide des démons, le jour de Shabbat ou les autres jours, soit en état d’éveil, soit dans le sommeil à travers l’incubation5. Quelle que soit l’opinion des rabbins, qui parfois hésitent à condamner le ma‘aseh shedim, l’existence des démons n’est jamais remise en cause. Tout comme le confirme la Mishnah et le Talmud, les démons ont été créés par le Créateur du monde6. Même s’ils sont innombrables et pour la plupart dangereux, porteurs de maladies, de risques et de menaces de toutes sortes, ils sont, eux aussi, soumis aux lois
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l’historien Flavius Josèphe (ier s.), la sagesse accordée au roi Salomon par la divinité intégrait l’art de combattre les démons pour l’utilité et la guérison des hommes (Antiquités judaïques VIII, 45), voir B. Niese, Flavii Josephi Opera edidit et apparatu critico instruxit Benedictus Niese, Berlin, 1887-1895, vol. II, p. 186. Font aussi partie des compétences magiques salomoniennes des connaissances de magie astrale, naturelle et hermétique : voir Torijano, Solomon the Esoteric King, p. 129-224. À propos des rencontres entre les rabbins et les démons, voir Talmud Babylonien, Pesaḥim 110a, Meilah 17b, Sanhedrin 101a. Voir S. Ronis, « Space, Place, and the Race for Power : Rabbis, Demons, and the Construction of Babylonia », Harvard Theological Review, 110/4 (2017), p. 588-603. Sur les pratiques démonologiques de l’Antiquité tardive, voir G. Bohak, « Conceptualizing Demons in Late Antiquity », dans Demons and Illness from Antiquity to the Early Modern Period, éd. S. Bhayro et C. Rider, Leyde, 2017, p. 134-174. Voir le Talmud Babylonien, Sanhedrin 67b et les commentaires de Rashi à ces textes. Voir Midrash Exodus Rabbah 9,11. Yehudah he-Ḥassid (1150-127), Sefer Hassidim. Le guide des hassidim, trad. É. Gourévitch, Paris, Cerf, 1988, siman 206. Voir également le recueil de textes de mystique Sefer Razi’el ha-Ma’alakh, Amsterdam, 1701, fol. 8v, intégrant un passage de l’introduction d’El‘azar de Worms (1176-1238) à son ouvrage Sod Ma‘aseh Bereshit (« Secret de l’ouvrage de la Creation ») : Éléazar de Worms, Sode Razaya ha-Shalem, éd. Z. Elimelech, Tel Aviv, 2004, p. 7 (héb.) : אלו היה יודע שהשלטון בעל אוב וידעוני או עוסק במעשה שדים או במזלות לדעת,כשמביאים בעלי הדין לפני השלטון כי יודע שהשלטון יודע הכל, לא היה מכחש ממנו,את אשר נעשה Selon le Talmud Babylonien, Sanhedrin 101a, pendant le Shabbat il est interdit de consulter les démons. Voir G. Veltri, A Mirror of Rabbinic Hermeneutics : Studies in Religion, Magic, and Language Theory in Ancient Judaism, Berlin-New York, 2015, p. 167-168 ; Harari, « Dreams, Divination and Magic », p. 187-232 (héb.). Il y a plusieurs récits sur l’origine des démons : selon la Mishnah Avot 5,6, les démons ont été créés le dernier jour de la Création (vendredi), après avoir été laissés incomplets et imparfaits par le Créateur à l’arrivée du Shabbat. Selon le Talmud Babylonien, ‘Eruvin 18b et Midrash Genesis Rabbah 17,7, les démons ont été créés par l’union d’Adam et du démon féminin Lilith (qui était la première femme, créée à partir de la terre). Selon le texte de 1 Henoch 10, la création des démons s’est opérée par l’union des anges déchus et des femmes : voir E. Isaac, « Ethiopic Apocalypse
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divines7. Subdivisés en catégories, ils ont leurs propres noms, tâches et place dans la Création8. Selon certaines croyances, les démons donnent accès aux connaissances concernant l’avenir, tout comme les anges9 ; dans d’autres traditions, ils peuvent se transformer en prenant des formes humaines ou animales ; certains animent les phénomènes naturels (le feu, le vent, les sources d’eau, etc.) ou gouvernent les influences des planètes sur la vie des hommes, étant responsables des jours de la semaine ou des heures de la nuit10. Donc, même si cela reste fortement déconseillé aux membres des communautés juives, des conditions exceptionnelles, des finalités thérapeutiques ou le bien-être collectif peuvent justifier les recours aux pratiques démonologiques. Des instructions détaillées avec des formules et des mots à prononcer lors de l’apparition d’un démon se trouvent parfois cachées dans les manuscrits du Moyen Âge. Certains exemplaires contiennent la description de l’apparence, de la fonction et du lieu de provenance des démons, ou rappellent la possibilité de les convoquer et de les soumettre à travers la représentation d’un sceau, ou grâce à la connaissance de leurs noms11. Ces textes, dont la tradition est souvent ouverte, dans un état très fluide et lacunaire, font appel à un même imaginaire de symboles, gestes rituels, noms divins, angéliques et démoniaques à réciter afin de contraindre les créatures surnaturelles. Des compositions portent l’intitulé de Sefer qeviṣat ha-ruḥot (« Livre du rassemblement des esprits »), ou de Ma‘aseh Bila’r melekh ha-shedim (« Œuvre de
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of Enoch (Second Century B.C. – First Century A.D.). A New Translation and Introduction », dans The Old Testament Pseudepigrapha, vol. I : Apocalyptic Literature and Related Works, éd. J. H. Charlesworth, New York, 1983, p. 15-16. Selon le Talmud Babylonien, Berakhot 6a, les démons sont plus nombreux que les hommes ; chacun en a mille à sa gauche et dix milles à sa droite. Sur les agressions des démons, voir le Talmud Babylonien, Berakhot 3a-b, Shabbat 67a, 151b, Ḥullin 105b, Pesaḥim 111a-b. Sur les différents types de démons, voir le Talmud Babylonien, Ḥagigah 16a ; Midrash Genesis Rabbah 63,8, Leviticus Rabbah 24,3 ; Zohar 3 :253a, Ra‘aya Meheimna (on y trouve la distinction entre trois catégories des démons : ceux ressemblant aux anges, aux hommes ou aux animaux). Certains démons, comme le démon Yosef, figurent en tant qu’experts de Halakhah : voir le Talmud Babylonien, ‘Eruvin 43a. Voir aussi T. Ilan, « Rav Joseph the Demon in the Rabbinic Academy in Babylonia : Another Connection between the Babylonian Talmud and the Magic Bowls », dans « Let the Wise Listen and Add to their Learning » (Prov 1 :5), Festschrift for Günter Stemberger on the Occasion of his 75th Birthday, éd. C. Cordoni et G. Langer, Berlin-Boston, 2016, p. 577-585. Voir le Talmud Babylonien, Berakhot 55b (distinction entre un rêve envoyé par un ange ou par un démon), Ḥagigah 16a, Sanhedrin 101a. J. Dan, « Demonological Stories in the Writings of R. Yehudah he-Hasid », Tarbiz, 30/3 (1961), p. 273-289 (héb.) ; B. Huss, « Demonology and Magic in the Writings of Menaḥem Ẓiyyioni », Kabbalah, 10 (2004), p. 55-72 ; A. Toepel, « Planetary Demons in Early Jewish Literature », Journal for the Study of the Pseudepigrapha, 14/3 (2005), p. 231-238 ; K. Von Stuckrad, « Astral Magic in Ancient Jewish Discourse : Adoption, Transformation, Differentiation », dans Continuity and Innovation in the Magical Tradition, éd. G. Bohak, Y. Harari et S. Shaked, Leyde, 2011, p. 245-270. Voir les mss Londres, British Library, Add. 15299, fol. 45v ; Londres, BL, Or. 6360 (voir G. Margoliouth, Catalogue of the Hebrew and Samaritan Manuscripts in the British Museum, Londres, 1899, n. 752 et 794, p. 35-36, 104) ; Genève, Bibliothèque de Genève, Comites Latentes 145, p. 237-238 (voir J. Isserles, Catalogue des manuscrits hébreux de la Bibliothèque de Genève, Bibliothèque de Genève, Genève, 2016, p. 247-252).
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Bilar, le roi des démons ») ; d’autres commencent d’emblée sans aucune indication de titre, occupant deux ou trois folios dans les recueils kabbalistiques12. Ces textes laissent entrevoir, malgré leur forme fragmentaire, l’existence d’un rituel de convocation démoniaque dans un contexte de magie astrale dans lequel des démons, esprits et anges sont censés se révéler en tant que pouvoirs cosmiques, intervenants dans le cours des mois, des jours et des heures. Certains textes sont devenus ensuite partie intégrante d’ouvrages très célèbres comme le Sefer mafteaḥ Shelomoh (« Livre de la clé de Salomon »)13, ou le Berit ha-menuḥah (« Alliance de la sérénité »)14. Le présent essai se focalise sur l’analyse et l’édition d’un fragment assez long d’un rituel de convocation de démons. Ce fragment contient le catalogue démonologique intitulé Elu ha-shedim ha-memunim ‘al sha‘ot ha-laylah (« Ceux-ci sont les démons gouvernant les heures de la nuit »), dont la cote est Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. héb. 765 (fol. 10r-12r). Les soixante-douze démons nommés dans le texte dominent les heures nocturnes des six jours ouvrés et une instruction à la fin du catalogue décrit la manière de les convoquer. Cet ensemble, clôturé par deux formules de qefiṣat ha-derekh (« saut du chemin », sorte de téléportation), soulève plusieurs questions concernant son contexte de rédaction ainsi que son usage, ses contenus et sa structure15. Dans les pages suivantes, nous essayons de répondre au moins à une partie de ces interrogations. D’abord, le catalogue et l’instruction de convocation démoniaque sont mis en regard de textes comportant des contenus similaires ; ensuite, ils sont analysés par rapport à d’autres ouvrages – les Sifre ha-Razim, le Testament de Salomon, l’Hygromanteia et le Sefer qeviṣat ha-ruḥot – intégrant à leur tour des répertoires d’anges ou de démons et des instructions pour les convoquer.
12 Voir les mss Oxford, Bodleian Library, Heb. fol. 61, fol. 40r-41v ; Cambridge, Cambridge University Library, T-S K 1.1 (voir A. Neubauer et A. E. Cowley, Catalogue of the Hebrew Manuscripts in the Bodleian Library, vol. II, Oxford, 1906, p. 336 ; P. Schäfer et S. Shaked, Magische Texte aus der Kairoer Geniza, 3 vol., Tübingen, 1994-1999, vol. 1, p. 80-81) ; Vatican. Ebr. 245, fol. 110r-111v (voir B. Richler, M. Beit-Arié et N. Pasternak, Hebrew Manuscripts in the Vatican Library. Catalogue. Compiled by the Staff of the Institute of the Microfilmed Hebrew Manuscripts, Jewish National and University Library, Jerusalem, Vatican, 2008, p. 182). Voir G. Scholem, « Bilar (Bilad, Bilid, BEAIAP), the King of the Demons », Mada‘ei ha-Yahadut, 2 (1926), p. 112-127 ; Id., « Some Sources of Jewish-Arabic Demonology », Journal of Jewish Studies, 16 (1965), p. 1-16, ces deux articles ayant été réimprimés dans Id., Devils, Demons and Souls, p. 9-53. Une version latine de l’ouvrage, intitulée Liber Bileth, a été éditée par J.-P. Boudet, « La magie au carrefour des cultures dans la Florence du Quattrocento : le Liber Bileth et sa démonologie », dans Penser avec les démons. Démonologues et démonologies (xiiie-xviie siècles), éd. M. Ostorero et J. Véronèse, Florence, 2015, p. 313-344. 13 H. Gollancz, Sepher Mafteah Shelomo (Book of the Key of Solomon) : An Exact Facsimile of an Original Book of Magic in Hebrew, Oxford, 1914 ; C. Rohrbacher-Sticker, « Mafteah Shelomo : A New Acquisition of the British Library », Jewish Studies Quarterly, 21 (1993-1994), p. 263-270 ; Ead., « A Hebrew Manuscript of Clavicula Salomonis : Part II », British Library Journal, 21 (1995), p. 128-136 ; G. Sofer, « The Hebrew Manuscripts of Mafte‘ah Shelomoh and an Inquiry into the Magic of the Sabbateans », Kabbalah, 32 (2014), p. 135-174 (héb.). 14 Voir Avraham ben Yiṣḥaq de Grenade (xive s.), Berit ha-menuḥah, Amsterdam, 1648, fol. 39b. 15 Sur la qefiṣat ha-derekh, voir M. Verman et S. H. Adler, « Path Jumping in the Jewish Magical Tradition », Jewish Studies Quarterly, 1 (1993-1994), p. 131-148.
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Dans la conclusion, l’attention est portée sur la figure du kabbaliste-magicien, à travers l’analyse de sa technique de disparition et de sortie de scène en utilisant la qefiṣat ha-derekh. Cela nous permettra, d’un côté, de saisir l’entrelacement de traditions diverses fusionnées dans les descriptions des figures démoniaques, et de l’autre, de découvrir des traits du profil « chamanique » du kabbaliste, caché derrière les performances rapportées dans les textes. Le but est d’analyser des pratiques ésotériques du Moyen Âge, à mi-chemin entre astrologie, démonologie et théurgie, qui ont été peu étudiées jusqu’à présent.
Description du ms. Paris, BnF, héb. 765 (fol. 10r-12r) Le catalogue Elu ha-shedim ha-memunim ‘al ha-sha‘ot ha-laylah est conservé en copie unique à l’intérieur d’un recueil kabbalistique intégré dans le volume factice hébreu 765, jadis cote no 20 de la Bibliothèque du Roi16. L’exemplaire a été rédigé dans un milieu juif séfarade arabophone17. La belle main séfarade qui a copié, et probablement organisé, la structure de la mise en texte appartient au scribe Shimon ben Ya‘aqov ha-Kohen qui a terminé en 1475 la rédaction des vingt premiers feuillets. C’est également sa plume qui a écrit les dernières pages du volume18. Les titres de chaque section sont en caractères carrés à l’encre brune ; les autres parties sont dans un style livresque séfarade-provençal soigné et assez clair. La section démonologique est précédée par les six chapitres du Sefer Yeṣirah (« Livre de la Formation »)19, joint au commentaire du kabbaliste catalan Azriel de
16 245 fol., papier de petite taille (205x138 mm), réglées à la pointe sèche. Voir C. Ciucu, Bibliothèque nationale de France : hébreu 763 à 777, manuscrits de kabbale, Turnhout, 2014, p. 64-79. Le ms. est consultable sur Gallica. 17 Les réclames en bas de page, à gauche du verso, sont en caractères arabes. 18 Les textes de deux sections du manuscrit étaient probablement enchaînés et constituaient une unité dans la forme initiale du volume (au fol. 1r-v, le fragment du Zohar – « Livre de la Splendeur », II, 141a, provient d’un autre manuscrit). Sont de la main de Shimon ben Ya‘aqov ha-Kohen : le Sefer Yeṣirah, fol. 2r-5r ; un extrait du commentaire au Sefer Yeṣirah par Azriel de Gérone, fol. 5v-r ; un commentaire kabbalistique du Tétragramme, fol. 6r-8v ; un commentaire sur le calendrier concernant l’année 1475, fol. 8v-10r ; le texte Elu ha-shedim ha-memunim ‘al ha-sha‘ot ha-laylah suivi par l’instruction pour conjurer les démons, fol. 10r-12r ; les deux formules de qefiṣat ha-derekh, fol. 12r ; une réponse relative au Sefer Yeṣirah, fol. 12v-15r ; un commentaire sur le nom divin de quarante-deux lettres, fol. 15v-16v ; un commentaire kabbalistique sur le Psaume 67, fol. 16v ; un fragment de la cinquième porte du Sefer Sha‘are Orah (« Livre des portes de lumière ») de Yosef ben Avraham Gigaṭilla (1248-1305), comportant un commentaire à Prov. 3, 19, fol. 17r-19r ; une prière kabbalistique sur l’unification de Sefirot, fol. 19r-20v ; un poème signé par Shimeon ben Moises ha-Kohen. Un texte a été ajouté ici par une main plus tardive, datant de 5320 (1559/1560) annonçant la naissance d’un enfant. Un fragment de l’ouvrage du kabbaliste Shemuel Zarza (xive s.), « La perfection de la beauté », fol. 184r-244r, a été copié à la fin du volume par le même Shimon ben Ya‘aqov ha-Kohen. 19 Il s’agit de l’ouvrage de mystique juive considéré comme le plus ancien. Datant de l’Antiquité tardive, il traite de la formation des substances et des phénomènes du monde à l’aide de la permutation des vingt-deux lettres de l’alphabet hébreu et des dix dimensions primordiales (sefirot), qui constituent
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Gérone (1160-1238) et à un bref commentaire sur le Tétragramme (dont la fonction antidémoniaque était reconnue depuis l’Antiquité), accompagné d’une explication du calendrier concernant l’année 1475. À la suite du dossier démonologique et de la formule de qefiṣat ha-derekh, figure une réponse relative au Sefer Yeṣirah20. L’encadrement des textes magiques au sein d’un manuscrit consacré principalement au Sefer Yeṣirah et à ses commentaires n’est pas aléatoire, mais pourrait dépendre des conceptions kabbalistiques et néoplatoniciennes intégrant la dimension astrale des démons, leur rôle et leurs incursions (plus ou moins agressives) dans le monde des hommes, dans la chaîne de l’être de la Création21. D’un côté, la composition du catalogue démoniaque en six parties liées aux jours de la semaine se présente comme une sorte de pendant, antithétique, des six chapitres du Sefer Yeṣirah, dont une section est consacrée à la formation de la semaine, des jours et des heures à travers la permutation des lettres de l’alphabet hébreu22. D’un autre côté, dans les anthologies kabbalistiques, nous retrouvons plusieurs exemples des dossiers magiques contigus au Sefer Yeṣirah et à ses commentaires23. Ce type d’arrangement pourrait constituer une sorte d’escamotage halakhique afin de transmettre des textes ésotériques (qui n’étaient pas approuvés par toutes les autorités rabbiniques) en les liant à l’étude du Sefer Yeṣirah, selon les dispositions talmudiques contenues dans Sanhedrin 67a sur les pratiques occultes admises ab initio en relation aux Hilkhot Yeṣirah24.
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les trente-deux voies mystérieuses de Sagesse. Voir I. Gruenwald, « A Preliminary Critical Edition of Sefer Yezirah », Israel Oriental Studies, 1 (1971), p. 132-177 ; A. P. Hayman, Sefer Yesira : Edition, Translation and Text-Critical Commentary, Tübingen, 2004. Voir Ciucu, Bibliothèque nationale de France, p. 66-72. Sur les pouvoirs du Tétragramme et des noms divins, voir G. Scholem, « The Name of God and the Linguistic Theory of the Kabbalah », Diogenes, 79 (1972), p. 59-80 ; Id., « The Name of God and the Linguistic Theory of the Kabbalah », Diogenes, 80 (1973), p. 164-194 ; K. E. Grözinger, « The Names of God and Their Celestial Powers : Their Function and Meaning in the Hekhalot Literature », dans Proceedings of the First International Conference of the History of Jewish Mysticism, éd. J. Dan, Jérusalem, 1987, p. 53-69 ; I. Gruenwald, « The Letters, The Writing, and the Shem ha-Mephorash », dans Masu’ot : Studies in Kabbalistic Literature and Jewish Philosophy in Memory of Prof. E. Gottlieb, éd. M. Oron et A. Goldreich, Jérusalem, 1994. J. Dan, « Samael, Lilith, and the Concept of Evil in Early Kabbalah », AJS Review, 5 (1980), p. 17-40. Sur les commentaires du Sefer Yeṣirah et leur tradition, voir T. Weiss, « The Reception of Sefer Yetzirah and Jewish Mysticism in the Early Middle Ages », Jewish Quarterly Review, 103/1 (2013), p. 26-46. Dans une section du Sefer Yeṣirah (§ 42), sont précisées les sept lettres (b, g, d, k, p, r, t) intervenant dans la création des sept jours de la semaine, des heures, etc. Voir le ms. Londres, BL, Add. 15299, fol. 29r ; voir Margoliouth, Catalogue, n. 752, p. 35 ; ms. Parme, Biblioteca Palatina, Parm. 3481, fol. 63v-67r ; voir B. Richler et B. Arié, Hebrew Manuscripts in the Bibliotheca Palatina in Parma, Jérusalem, 2001, p. 316-317. Talmud Babylonien, Sanhedrin 67a : « Abaye dit : les halakhot de la sorcellerie sont comme les halakhot de Shabbat, leurs actes peuvent être subdivisés en trois catégories : à cause de certains actes, la personne est susceptible d’être exécutée par lapidation, et il y en a d’autres pour lesquels la personne est exemptée de punition selon la loi de la Torah mais ils sont interdits par la loi rabbinique, et il y en a certains qui sont autorisés ab initio. Abaye précise : Celui qui accomplit un véritable acte de sorcellerie est susceptible d’être exécuté par lapidation. Celui dont les pratiques consistent à créer des illusions en captivant les yeux est exempt de châtiment, mais il lui est interdit de les accomplir. Ce qui est permis ab initio, c’est d’agir comme Rav Ḥanina et Rav Oshaya : ils
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Catalogue des démons : transcription et traduction Dans le catalogue démonologique du ms. hébreu 765 (voir la fig. 4, première page du catalogue), sous chaque jour de la semaine sont listées les douze heures nocturnes : chaque heure est accompagnée du nom d’un démon avec une courte explication concernant ses fonctions et compétences. Chaque démon est responsable d’une heure de la nuit entre samedi soir et jeudi soir, tandis qu’aucun démon ne gouverne la nuit du vendredi soir introduisant le Shabbat.
Fig. 4. Début du catalogue démonologique. Ms. Paris, BnF, hébreu 765, fol. 10r.
consacraient toutes les veilles de Shabbat à l’étude des Hilkhot Yeṣirah, et ils créaient ainsi un rejeton d’une troisième portée, et ils le mangeaient en l’honneur du Shabbat ». Sur le lien entre Hilkhot Yeṣirah et Sefer Yeṣirah, cf. M. Idel, Golem : Jewish Magical and Mystical Traditions on the Artificial Anthropoid, New York, 1990 ; T. Weiss, « ‘The Book of Formation of the World’ : Sefer Yetzirah and Hilkhot Yetzirah », The Journal of Jewish Thought and Philosophy, 27/2 (2019), p. 168-179.
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L’agencement de chaque « entrée » du catalogue, que nous transcrivons et traduisons dans la suite, répète le schéma suivant : indication de la nuit, horaire, nom du démon et fonction. Transcription et traduction Ms. Paris, BnF, héb. 765, fol. 10r-11v Ceux-ci sont les démons gouvernant les heures de la nuit
אלו השדים הממונים על השעות הלילה
Ière nuit
ליל ראשון
Première heure, le nom du démon est PPWS, superviseur de la médecine ; pour montrer si le malade va mourir ou guérir. Deuxième heure, ŚYŚR’, démon gouvernant sur l’amour et sur chaque désir ; pour aider dans une question judiciaire. Troisième heure, HYṬL’BY, démon en charge de poser des questions aux démons à l’égard d’un homme qui a été pris dans la nuit. Quatrième heure, PLGWS, démon en charge de contrôler que tout se passe bien avec un juge ou avec un gouverneur, pour changer leur cœur afin de réaliser ta volonté. Cinquième heure, ZY‘ZW’, démon responsable de toutes mauvaises maladies à transmettre à tous ceux qui vous haïssent. Sixième heure, TYBRYS, démon responsable de toute marchandise à abîmer ou à garder. Septième heure, SYBYLWS, démon responsable de tout ce qui concerne la paix, l’amour, le succès, l’amitié et la joie. Huitième heure, ṢRWR, démon responsable de tout genre d’écriture et forme. Neuvième heure, RYSNWK, démon responsable de toutes graines, plantes, feuilles pour faire la distinction entre les bonnes et les mauvaises26. Dixième heure, ŚŚRBYL, démon responsable de tout procédé et activité apportant du bien-être. Onzième heure, ‘GLWN, démon responsable d’abattre toute barrière fortifiée et de brûler toutes portes et murs.
שעה ראשונה שם השד פפוס שד הממונה על הרפואה להראות אם ימות החולה אם יתרפא שעה ב' שישרא שד ממונה על האהבה ועל כל תאוה ולעזור על המשפט שעה ג' היטלאבי שד ממונה על דבר שאלת השדים על אדם שנתפס בלילה טוב בין משופט25שעה ד' פלגוס שד ממונה על כל דבר בין משלטון להפוך לבו לעשות רצונך שעה ה' זיעזוע שד ממונה על כל חלאים רעים לתתם על כל שונאיך שעה ו' טיבריס שד ממונה על כל דבר סחורה להרעה או להיטיב שעה ז' סיבלוס שד ממונה על כל דבר שלום אהבה והצלחה ורעות וחדוה שעה ח' צרור שד ממונה על כל מיני כתב וצורה שעה ט' ריסנוך שד ממונה על כל זרעים וצמח ועלה להורות בין טוב ובין רע שעה י' ששרביל שד ממונה על כל מהלך ומביא דבר חפץ טוב שעה יא' עגלון שד ממונה להפיל כל חומה בצורה ולשרוף כל שער וחומה
25 Dans le manuscrit, le texte est abrégé: שמעכ''ד 26 La traduction littérale du texte hébreu serait « entre bien et mal ».
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Transcription et traduction Ms. Paris, BnF, héb. 765, fol. 10r-11v IIe nuit
ליל שני
Première heure, SYN’BWS, démon responsable de chaque demande et phrase pour enseigner et pour parler. Deuxième heure, ṬWRW’ṬWS, démon responsable de toute bataille, guerre et conflit, pour détester et pour unifier. Troisième heure, PLWGBYṬYS, démon responsable des lieux dans lesquelles se trouvent l’or et le cristal. Quatrième heure, TQRYNWS, démon responsable de tout arbre parfumé et violon pour les apporter quand on le demande sans délai. Cinquième heure, ṬBṬYBYS, démon responsable de toute question d’amour, pour faire la paix par écrit ou en privé ; et sache qu’il gouverne sur tous les démons, et il est vieux, il porte un manteau et il est assis pour juger dans le désert à côté d’un village et a un bâton avec un serpent dans sa main. Sixième heure, SWSBW, démon responsable de tous les voyageurs, pour récupérer ce qui a été perdu ou volé. Septième heure, HŚBRWS, démon chargé de provoquer l’étranglement de tous ceux qui passent dans ses mains, homme, femme ou bête. Huitième heure, ṬWGL’S, démon responsable de tout ce qui se cache dans la terre, pour le découvrir et me l’apporter. Neuvième heure, SWQL’GWS, démon responsable du feu, pour l’allumer ou l’éteindre. Dixième heure, ‘ZQWB, démon responsable des rivières et des sources d’eau afin de les sécher et de les déplacer d’un endroit à l’autre. Onzième heure, ṢWBL’S, démon responsable de briser une barque dans la mer et de tous les arbres de la forêt. Douzième heure, MYWR’N, démon responsable de chaque démon, esprit malfaisant ou ange accusateur des hommes afin de les éloigner.
שעה א' סינאבוס שד ממונה על כל שאלה ומשפט להורות ולדבר שעה ב' טורואטוס שמע''כ קרב ומלחמה ומריבה לשנוא ולגבש שעה ג' פלוגביטיס שמע''כ המקומות אשר שם הזהב והבדולח שעה ד' תקרינוש שמע''כ אילני הבושם והכנור להביאם לשואל בלא איחור שעה ה' טבטיביס שמע''כ דבר אהבה לעשות שלום בין בכתיבה בין בלחש ודע שהוא מושל על כל השדים והוא זקן ועוטה מעיל ויושב לשפוט במדבר הסמוך לישוב ומקל שיש בידו נחש
שעה ו' סוסבו שד ממונה עכ' עוברי דרכים להחזיר האבדה והגניבה שעה ז' השברוס ש''מ לחנוק כל מי שימסר בידו למאיש ועד אשה ועד בהמה שעה ח' טוגלאס שד ממונה על כל טמון בארץ לגלותי ולהביאו שעה ט' סוקלאגוס שמ'ע האש להבעירו או ליכבותו שעה י' עזקוב שמ''ע הנהרות ועל המעינות ליבשם או להביאם ממקום למקום שעה יא' צובלאס שמע''כ שבירת אניה שבים ועל כל עצי היער שעה יב' מיוראן שמע''כ שד ומזיק ומשטין לגרשו מבני אדם
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Transcription et traduction Ms. Paris, BnF, héb. 765, fol. 10r-11v IIIe nuit
ליל שלישי
Première heure, RSPWY’, démon responsable de tous les sépulcres, pour parler de toute chose avec les morts et les esprits. Deuxième heure, NṬYBWS, démon responsable de toutes les étoiles et constellations et leurs lois et leurs noms et leurs mouvements, pour les apprendre correctement. Troisième heure, ’YRWQWS, démon responsable de toutes les statues, pour les détruire et les abattre sans payer. Quatrième heure, ’SṬYBWS, démon responsable de chaque fantôme et génie, pour les connaître. Cinquième heure, ṬQRYṬ’S, démon responsable de tous les sortilèges, pour les apprendre. Sixième heure, ’WRWYLWS, démon responsable de tous les fruits des arbres en Inde, pour les apporter à ma demande sans payer. Huitième heure, LYṢṬ’BWS, démon responsable de toutes les sources d’or et d’argent27. Neuvième heure, KLBWRYS, démon responsable de toutes les créatures aquatiques pour les convoquer lorsqu’on le demande avec des buts thérapeutiques, sans payer. Dixième heure, WYQYL’BWS, démon responsable de toutes les langues, pour les apprendre lorsqu’on les demande rapidement et sans peine. Onzième heure, ’RMYLWS, démon responsable de tout argent, des images et des étoiles, afin d’apprendre [à capter] leur bienveillance. Douzième heure, PLDRWS, démon responsable de tout byssus pour l’apporter à ma demande afin de fabriquer des vêtements royaux de chaque forme, et quiconque s’habille avec cela, sa majesté s’impose aux hommes et ses paroles sont écoutées.
שעה א' רשפויא שד ממונה עכ' הקברות לדבר עם המתים ועם הרוחות על כל עסק שעה ב' ניטיבוס שמ''ע כל הכוכבים והמזלות ומשפטם ושמותם וממעשיהם ללמד עליהם היטב שעה ג' אירוקוס שמע''כ הצלמים להפילם ולשברם בלא מחיר שעה ד' איסטיבוס שמע''כ אוב או ידעוני ללמד עליהם שעה ה' טקריטאס שמע''כ דבר כישוף ללמד בהם שעה ו' אורוילוס שמע''כ פירות האילן שבארץ הודו להביאן לשואלי בלא מחיר שעה ח' ליצטאבוס שמע''כ מקורות הזהב והכסף שעה ט' כלבוריס שד ממונה ע'כ חיה שבים להביאם לשואלו על ענין הרפוא בלא מחיר שעה עשירית ויקילאבוס שמע''כ הלשונות ללמד לשואלו הטיב מהרה בלא צער שעה יא' ארמילוס שמע''כ הכסף ועל כל הצורות והכוכבים ללמד עליהם חסד שעה יב' פלדרוס שמע''כ הבוץ להביאו לשואלי לעשות בגדי מלכות בכל מיני הציורים וכל הלובש לבוש מהם אימתו מוטלת על הבריות ודבריו נשמעים
27 La copie du passage concernant la septième heure de la troisième nuit manque.
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Transcription et traduction Ms. Paris, BnF, héb. 765, fol. 10r-11v IVe nuit Première heure, Z‘WN, démon responsable de toute personne hésitante, pour l’aider ou pour la faire tomber. Deuxième heure, HṢ‘RBYN, démon responsable de toute beauté sortant de la mer. Troisième heure, MSQRWN, démon responsable de tout bâtiment, pour le démolir ou pour l’édifier Quatrième heure, PRṢWP, démon responsable de tout trésor enfoui dans la terre, pour le découvrir lorsqu’on le demande. Cinquième heure, SWBL’ṬWS, démon responsable de tous les minéraux dans la terre afin de les prélever pour toute question médicale. Sixième heure, NYṬYQ’, démon responsable de tout minéral en cuivre ou miroir en cuivre. Septième heure, MZGYDDY, démon responsable de tout oiseau pur, pour enseigner son usage médical. Huitième heure, ‘LPWN, démon responsable de tout corps impur, à usage médical pour les hommes. Neuvième heure, ŠBLYL : lui et toute sa famille sont des voleurs, cambrioleurs et ravisseurs parmi les démons, et ils sont responsables de tout ce qui concerne le bannissement de ton ennemi dans tous les lieux que tu désires. Dixième heure, Q‘BRYS, démon responsable de tous les chiens, pour les faire dormir ou pour les réveiller chez les hommes, pour les faire pleurer ou les rendre hostiles contre les hommes toute la nuit. Onzième heure, démon responsable de tout trouble aux hommes, pour jeter contre eux des pierres jour et nuit sans les fracturer, ni rien d’autre28.
ליל רביעי שעה א' זעון שמע''כ לואה לעזור ולהכשיל שעה ב' היצערבין שמע''כ דבר יופי להעלותו מן הים שעה ג' מסקרון שמע''כ בנין לשבור וליסוד שעה ד' פרצוף שמע''כ מטמון בארץ לגלותו לשואלו שעה ה' סובלאטוס שמע'כ עפרות הארץ להורות עליהם על כל ענין רפואה שעה ו' ניטיקא שמע''כ מחצב נחשת לענין מראה הנחשת שעה ז' מזגידדי שמע''כ עוף טהור על ענין הרפואה להורות שעה ח' עלפון שמע''כ גוף טמא על ענין רפואות לבני אדם
שעה ט' שבליל הוא וכל משפחתו גנבים ולסטים וחוטפים מן השדים והם ממונים ע'כ דבר להשליכה לכל מקום שתחפוץ את שונאך שעה עשירית קעבריס שמע''כ הכלבים לשנותם ולעוררם על בני אדם להיות בוכים ולהציר בם לבני אדם כל הלילה
שעה יא' שמע'כ הצר לבני אדם לסקלם באבנים יום וליל תמיד בלא שבר ובלא שום דבר
28 Le nom du démon responsable de la onzième heure de la cinquième nuit manque dans la copie.
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Transcription et traduction Ms. Paris, BnF, héb. 765, fol. 10r-11v Douzième heure, QWL’BYS, démon res- שעה יב' קולאביס שמע''כ הזכוכית וע'כ כלי חרס ponsable de tout verre et de tout instrument להוליכם ממקום למקום ולשברם שלא לדעת בעליהן d’argile, afin de les apporter de lieu en lieu et בין בעיר בין בכפר pour les détruire sans connaître leurs propriétaires, entre ville et campagne. Ve nuit
ליל חמישי
Première heure, HGYLWS, démon responsable de la neige, pour la provoquer à la demande même dans une terre désertique et désolée29. Deuxième heure, SKLYP, démon responsable de toutes les herbes parfumées, pour les ramener à la demande. Troisième heure, Z‘RWBY, démon responsable de tout bruissement dans la terre et des reptiles afin de nuire à quelqu’un que tu détestes. Quatrième heure, SQL’R, démon responsable de tout légume narcotique, à ramener, et de l’absinthe et de la ciguë. Cinquième heure, S‘YD, démon responsable de chaque ombre bleue à paupière dans la terre d’Inde et de tous les fruits à usage médical. Sixième heure, HHRWN, démon responsable de tout fugitif et voleur, afin de les capturer. Septième heure, KKZWB, démon responsable de toute sorte de médicaments pour les personnes mordues ou piquées par des serpents. Huitième heure, TWQP’Ṭ, démon responsable d’apporter la pierre du shamir. Neuvième heure, ŠKLYL, démon responsable de toute maladie et douleur qui prend les chevaux et toute bête pure et impure pour les guérir avec de l’herbe. Dixième heure, RZNYL, démon responsable de toutes les pierres des démons afin de graver tout document écrit, selon le désir de celui qui le demande, sans perte de concentration.
'שעה א' הגילוס שמ''ע השלג להביאו לשואלו אפי בארץ ערבה ושוחה
29 Voir Jer 2,6.
שעה ב' סכליף שמע''כ עשבי הבושם להביאם לשואלו שעה ג' זערובי שמע''כ רחש הארץ וזוחלי עפר להציר בם לשונאך שעה ד' סקלאר שמע''כ ירק סם החדות להביאם וסם הלענה ורוש שעה ה' סעיד שמע''כ כחל בפוך בארץ הודו וכל פריה לענין הרפואה שעה ו' ההרון שמע''כ בורח וגנב להביאם שעה ז' ככזוב שמע''כ מיני הרפואות לנעקצים ולנשוכי הנחשים שעה ח' תוקפאט ש'מ להביא אבן השמיר שעה ט' שכליל שמע''כ חולי וכאב האוחז לסוסים וכל בהמה טהורה וטמאה לרפאותם בעשב שעה עשירית רזניל שמע''כ אבני השדים לחורות עליהן כל דבר רשום כחפץ שואלי בלי טישטוש
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Transcription et traduction Ms. Paris, BnF, héb. 765, fol. 10r-11v Onzième heure, ’DYWKS, démon responsable de toutes les pierres pour les détruire et pour les transporter de lieu en lieu aussi à travers les vents et, grâce à eux, les faire rester debout, les détruire, ou les consolider. Douzième heure, HN’D, démon responsable de toute nourriture des démons et de leur pelage30, et il les fouette avec une laisse en peau, leur déclarant, tout comme les hommes déclarent, qu’il est d’une famille royale et ils ne peuvent pas [rivaliser] avec lui et il les harcèle encore plus.
שמע''כ האבנים לשברם ולהוליכם,שעה יא' אדיוכס ממקום למקום גם על הרוחות על עליהם להעמידה או לשברה או לחזקה שעה יב' הנאד שמע''כ מאכל השדים ועל השעירם שלהם ומלקה ברצועה של עור ומכריז עליהם כדרך שבני אדם מכריזין שהוא ממשפחת מלכים ואינם יכולים לו והוא מציר להם ביותר
VIe nuit
ליל ששי
Première heure, MZQWN, démon responsable de la qefiṣah afin de voler, lorsqu’on le demande, d’un lieu à l’autre. Deuxième heure, BGRYS, démon responsable de tous les poids pour peser avec eux et pour les augmenter ou les réduire. Troisième heure, BWṬNWŚ, démon responsable de tous les mathématiciens afin de dévorer leur connaissance et les troubler. Quatrième heure, ŠYQRWN, démon responsable de l’argent et des animaux qui croissent dans le feu pour le bien ou pour le mal. Cinquième heure, BRQWS, démon responsable de l’argent pour en ajouter et pour le diminuer. Sixième heure, ḤṬYPS, démon responsable du vêtement qui, à quiconque ce démon donne ce vêtement et qui le porte, personne ne pourra le voir. Septième heure, SLYLWS, démon responsable de l’ouverture des portes et de tout lieu fermé.
שעה א' מזקון שמ''ע הקפיצה להפריח לשואלו ממקום למקום שעה ב' בגריס שמ''ע המשקלות לשקול בהם ולהוסיף ולגרוע שעה ג' בוטאנוש שמע''כ בעלי חשבון לטרוף דעתם ולהצר להם שעה ד' שיקרון שמ''ע השטרות ועל החיות הגדילות באש להטיב או להרע שעה ה' ברקוס שמ''ע השטרות להוסיף בהם ולגרוע שעה ו' חטיפס שמ''ע המלבוש שכל הנותן לו השד הזה מלבוש ולובשו אין כל בריה יכולה לראותו שעה ז' סלילוס שמ''ע פתיחת הדלתות וע'כ דבר סגור
30 Dans la tradition juive, il y a des catégories de démons velus et ressemblant à des béliers. En effet, de la racine hébraïque ( שערse‘ar – cheveux, crin) dérive sa‘ir (poilu, velu), qui se trouve dans la Bible, Lv 17, 7 et Is 34, 14. Selon des exégètes, sa‘ir désigne le bélier, mais, selon la plupart des commentateurs, il se réfère à un démon velu, à un génie de la pluie, ou encore à un satyre, créature légendaire à mi-chemin entre homme et animal et dont le corps est celui d’un bélier et le buste d’un homme.
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Transcription et traduction Ms. Paris, BnF, héb. 765, fol. 10r-11v Huitième heure, ZYZWF, démon responsable des ouvertures pour fermer chaque lieu d’accès et bain public et chaque lieu. Neuvième heure, QLWPṬYRWN, démon responsable de tout ce qui tombe dans une fosse, même [s’il s’agit] d’une pierre. Dixième heure, BWRQY, démon responsable du ṬSMQWN et il est le dieu du crépuscule, et il a dévoré le dieu de la clarté YWZNY et elle vient à mon désir, afin de bien apprendre des principes fondamentaux qui sont en lui. Onzième heure, ṢWPRYS, démon responsable de tout genre de teinture et des lavages. Douzième heure, démon responsable des familles, car il connaît tous les démons par leurs noms, dans la langue de leur pays, et selon leurs actions et il est leur prince.
שעה ח' זיזוף שמ'ע הפתחים לסגור כל פתוח במרחץ ובכל מקום שעה ט' קלופטירון שמע''כ מה שיפול בתוך הבור ואפילו צרור שעה עשירית בורקי שד ממונה על הטסמקון והוא אל עמיאה ובלע את אל אסברת יוזני ולזי באה אל רגרגי ללמוד עליו על העיקרין אשר לו היטב שעה יא' צופריס שמע''כ מיני הצביע והרחצאות שעה יב' שמ''ע המשפחות שהוא יודע כל השדים בשמותם ללשונות בארצותם ומעשיהם והוא השר שלהם
La plupart des figures évoquées ne correspondent pas aux démons de la tradition rabbinique ou de la mystique juive31. Des noms comme PPWS et PLGWS semblent plutôt liés à l’héritage syncrétiste hellénistique, encore bien actif à l’époque byzantine et au début de la domination musulmane en Méditerranée32. Plusieurs noms se terminent avec des suffixes en ( וס-os, -us), ou יס – SYBYLWS, SWBL’ṬWS, TYBRYS, etc. – transcriptions de noms dérivant non seulement du grec mais aussi du latin. BGRYS/Baglis est présent dans la tradition de l’Antiquité tardive33, alors que d’autres noms se retrouvent plutôt dans les sources démonologiques judéo-arabes, tels MYWR’N, SQL’R, HN’D/Hana’d/Hind, MZQWN34.
31 Voir D. Ben Amos, « On Demons », dans Creation and Re-creation in Jewish Thought. Festschrift in Honor of Joseph Dan on the Occasion of his Seventieth Birthday, éd. R. Elior et P. Schäfer, Tübingen, 2005, p. 27-37. 32 PPWS pourrait être vocalisé Paphos / Paphus comme le nom de la ville à Chypre, lieu légendaire de naissance et sanctuaire de la déesse de l’amour du panthéon grec Aphrodite ; Paphos / Pappus figure aussi dans le Talmud Babylonien, Shabbat 104b : contemporaine de R. Aqiva (ier s.), sa femme était connue pour ses coutumes licencieuses. PLGWS pourrait correspondre à πέλαγος, un des termes grecs pour « mer » ; dans le texte des coupes magiques juives, ce nom désigne un démon marin ; voir C. Müller-Kessler, Die Zauberschalentexte in der Hilprecht-Sammlung, Jena und weitere Nippur-Texte anderer Sammlungen, Harrassowitz, 2005, p. 22-23 ; Veltri, A Mirror of Rabbinic Hermeneutics, p. 197. Le nom Sisera semble également d’origine non juive, même si la variante סיסרא se trouve dans la Bible ( Jug 4, 5 ; 1 S 12, 9 ; Ps 83, 10). Voir https://referenceworks.brillonline.com/ entries/dictionary-of-deities-and-demons-online/sisera-DDDO_Sisera. 33 G. Davidson, Dictionary of Angels, including the Fallen Angels, New York, 1967, p. 68. 34 Scholem, Devils, Demons and Souls, p. 9-53.
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Deux éditions modernes comportent une nomenclature des génies correspondant à notre catalogue : l’une renvoyant à une croyance astrologique plus ancienne dite « égyptienne », l’autre à la magie assyrienne et hellénistique35, sans qu’il soit possible, dans les deux cas, d’identifier plus précisément les sources mentionnées. Dans la deuxième partie du deuxième tome de l’Œdipus Ægyptiacus (Rome, 1652-1654), c’est l’érudit polyglotte Athanasius Kircher (1602-1680)36 qui fait référence à une tradition « égyptienne » des noms et fonctions des génies gouvernant les heures nocturnes de la semaine, tradition qui lui avait été révélée par le maître en langues orientales à Rome Abraham Ecchellensis (1605-1664)37. Selon le commentaire du jésuite allemand, cette tradition était conservée dans un texte traduit en hébreu à partir de l’arabe, incorporé à un codex du Sefer Yeṣirah. Cette notice nous renseigne, donc, sur l’existence d’un autre recueil manuscrit avec des éléments textuels similaires au codex conservé à Paris : Hebraei putant, Aegyptios non septem, sed tot diversos Genios singulis horis dierum per totam hebdomadam ordine currentium attribuisse, quot horae in una septimana computantur ; eorumque nomina & officia loco ingentis secreti, ut superstisiosissimi sunt, habent. Quae quidem nomina & officia continentur in libro quodam Ietsirae annexo ; quem librum olim eruditissimus Abrahamus Ecchellensis Ionae Galilaeo, Hebraeae linguae in Lycaeo Romano Professori, hic mihi communicavit. Sunt vero omnia ex pervetusto Arabico codice, teste dicto Abrahamo, in linguam hebraeam versa, & continent propemodum universa, quae in astrologia consultoria & adiuratoria tractari solent : unde ea, utpote igne quam luce digniora, nè incautis philosophastris offendendi occasionem praeberem, silentio supprimenda duxi, solummodo nomina prolaturus, ut lector, si quando in huiusmodi nomina inciderit, ex cuius officina prodierint, cognoscat, & ea tanquam apertam idolatriam Aegyptiacam involventia rideat. Plus loin, Kircher intègre la tabula geniorum horis 12 nocturnis dominationum seriem & ordinem continens, reportant les noms des quatre-vingt-quatre génies des heures nocturnes gouvernant les sept jours de la semaine (pas seulement les six premiers jours comme dans le catalogue démoniaque de la BnF). Le texte de la tabula comporte aussi l’intitulé de la version hébraïque mentionnée par Abraham Ecchellensis :
35 A. Kircher, Œdipus Ægyptiacus, Rome, 1652-1654, t. II.2, cap. ix, p. 238 ; M. Dall’Asta, Philosoph, Magier, Scharlatan und Antichrist : Zur Rezeption Von Philostrats « vita Apollonii » in Der Renaissance, Heidelberg, 2008, p. 17-19. 36 Kircher, Œdipus Ægyptiacus, voir notamment t. II.2, cap. ix, p. 238-239. Je remercie Saverio Campanini pour m’avoir orienté vers ce texte. 37 Chrétien maronite d’origine libanaise, son nom arabe était Ibrahim Al-Haqilani.
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:ואלה שמות השדים והשולטים וממונים על השעות הלילה Haec sunt nomina principum & potestatum, qui praesunt horis nocturnis Nocte I. Praesunt horis Hora 1 Papus, genius medicamentorum 2 Sisera, angelus amoris & desiderii 3 Hahabi, genius apprehensionis 4 Phalgus, genius iudicii 5 Zeiazua, genius infirmitatis 6 Tabris, genius consultor inter bonum & malum 7 Sialul, genius prosperitatis & pacis 8 Nanrur, genius scripturae 9 Rifnuch, genius seminationis & plantationis 10 Sesarbil, genius adversus 11 Aeglun, genius vastator igneus 12 Tarab, genius concussionis Nocte III. Praesunt horis Hora 1 Rasphuia, genius Necromanticus 2 Nitibus, genius stellarum 3 Eirucus, genius destruens idola 4 Eistibus, genius divinationis 5 Tacritan, genius magicarum operationum 6 Eiruilus, genius fructum 7 Libtabis, genius absconditi auri & argenti 8 Zalburis, genius consultationis medicae 9 Kilabus, genius apprehensionis linguarum 10 Armilos, genius divitiarum 11 Phaldorus, genius interrogationis de occultis 12 Labus, genius inquisitionis veritatis Nocte V. Praesunt horis Hora 1 Heiglus genius nivium 2 Sachluph, genius herbarum 3 Zarobi, genius praecipitiorum 4 Sizlau, genius venenorum 5 Sair, genius antimonii 6 Haatan, genius retractationis furum 7 Cauzub, genius incantationis serpentum 8 Tukiphat, genius lapidis Samir 9 Schaclil, genius mep[d]icationis equorum 10 Razanil, genius lapidis Onychis 11 Adiuchas, genius caesurae lapidum 12 Hanhad, genius ciborum regiorum Nocte VII. Praesunt horis
Nocte II. Praesunt horis Hora 1 Sinbuk, angelus iudicii 2 Torvatus, genius dissidii 3 Phlogabitus, genius ornamentorum 4 Thacrinus, genius confusionis 5 Tabtibik, genius fascinationis 6 Susabo, genius itinerum 7 Sabrus, genius sustentationis 8 Toglas, genius thesaurorum 9 Suclagus, genius praeses ignis, noxius 10 Azcuph, genius puerorum raptor 11 Zuphlas, genius venationis 12 Mizran, genius persecutionis Nocte IV. Praesunt horis Hora 1 Zahun genius scandali & offensionis 2 Hizarbin, genius rerum maris 3 Mascarun, genius vastationis 4 Pharzuph, genius fornicationis 5 Suphlatus, genius pulverum terrae 6 Nitika, genius politionis lapidum 7 Mizgitari, genius volucrum rapacium 8 Alphun, genius volucrum mundarum 9 Sablil, genius furtorum 10 Kataris, genius canum 11 Rolabis, genius lapidum 12 Kalab, genius vasorum Nocte VI. Praesunt horis Hora 1 Mizkun genius amuletorum 2 Baglis, genius ponderationis 3 Butatas, genius numerationis & computus 4 Schickron, genius custodiae animalium 5 Barcus, genius praefecturae 6 Hatiphas, genius vestimentorum 7 Salilus, genius apertionis clausurae 8 Zizuph, genius clausurae portarum 9 Colopatiron, genius carcerum 10 Buchaphi, genius lamiarum 11 Zopharis, genius inclusionis pythonis 12 Marnes, genius cognitionis spirituum
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:ואלה שמות השדים והשולטים וממונים על השעות הלילה Haec sunt nomina principum & potestatum, qui praesunt horis nocturnis Hora 1 Haven genius dignitatis 2 Labezerin, genius bonae operationis 3 Cahor, genius deceptionis 4 Aclahayr, genius ludi & iocorum 5 Camaysar, genius concubitus 6 Zaren, genius vindicationis 7 Iafer, genius amoris comparandi 8 Cuniali, genius foederationis 9 Zeffar, genius electionis rerum 10 Mastho, genius aspectuum 11 Halacho, genius amicitiae 12 Sellen, genius gratiae principum
Malgré les variantes, les noms des génies répertoriés sous les premiers six jours correspondent aux noms des démons dans le ms. hébreu 765. Ainsi le texte latin permet d’imaginer la manière dont l’hébreu était prononcé. Toutefois, les deux textes ne sont pas fondés sur la même Vorlage : au-delà de la forme de certains noms38, les différences concernent notamment la description des fonctions des démons/génies (qui est plus ample et détaillée dans le manuscrit hébreu) et la section des génies préposés aux heures nocturnes du septième jour dans l’édition latine, qui manque intégralement dans le manuscrit de la BnF. Ces changements pourraient être survenus pendant la transmission, la traduction ou la copie des textes, ou, du moins en partie, ils pourraient dépendre de l’intervention de Kircher39. Quant au deuxième répertoire mentionné, il a été publié en 1854 par l’ésotériste français Éliphas Lévi (1810-1875) comme « Supplément » à son livre Dogme et rituel de la haute magie. Ce texte a été incorporé à la fin de sa traduction française du Nuctemeron, œuvre en grec attribuée au philosophe néopythagoricien et thaumaturge Apollonius de Tyane (ier siècle)40. En effet, ce texte anonyme, connu également comme Horarium, a été transmis depuis l’Antiquité tardive sous diverses traductions et recensions (syriaque, arménienne, éthiopienne, grecque, arabe), soit dans la première partie de l’œuvre pseudépigraphique intitulée Testament d’Adam41, soit, copié séparément, au sein d’ouvrages de magie et d’astrologie, tels
38 Par exemple : KLBWRIS/Zalburis, MZGYDDY/Mizgitari, S‘YD/Sair, KKZWB/Cauzub, SYBYLWS/ Sialul, ṬBṬYBYS/Tabtibik), SQL’R/Silzau, RYSNWK/Rifnuch, HYṬL’BY/Hahabi, etc. 39 Voir par exemple la quatrième nuit, huitième heure, le texte latin « volucrum mundarum » correspondant à la quatrième nuit, septième heure du texte hébreu ( טהור עוףoiseau pur). Pour d’autres variantes, voir les notes 28 et 29. 40 É. Lévi, Dogme et rituel de la haute magie, Paris, 1854, t. 1, p. 385-391. 41 Voir S. E. Robinson, « Testament of Adam », dans The Old Testament Pseudepigrapha, éd. J. H. Charlesworth, vol. 1, New York, 1983, p. 989-995. Sur le Testament d’Adam et ses relations avec les écrits astro-magiques du pseudo-Apollonius de Tyane, voir R. Leicht, Astrologumena Judaica. Untersuchungen zur Geschichte der astrologischen Literatur der Juden, Tübingen, 2006, p. 236-254.
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les Apotelesmata attribués à Apollonius de Tyane42. Le Nuctemeron/Horarium porte sur l’indication des heures nocturnes et diurnes pendant lesquelles les créatures louent leur Créateur, la première heure étant consacrée aux démons, qui, pendant leur louange, s’abstiennent de toute action nocive ou agressive. Le Nuctemeron signalé par Éliphas Lévi se fonde sur les notes du Peri energeia daimonon / De operatione daemonum dialogus (1615) du moine byzantin Michel Psellos (1017-1078), selon l’édition de Gilbert Gaulmin (1585-1665) reproduite ensuite par Johann Lorenz von Mosheim dans ses Observationes sacrae et historico criticae (1721)43. Ces dernières publications ne contiennent pas, cependant, la liste des génies, qui figure exclusivement dans l’ouvrage de Lévi. Il déclare avoir repris la notion de génie des « anciens hiérophantes ». Plus loin dans le texte, il se réfère à une tradition assyrienne : « Le nuctéméron d’Apollonius emprunté à la théurgie des Grecs, complété et expliqué par la hiérarchie assyrienne des génies, correspond parfaitement à la philosophie des nombres telle que nous la trouvons exposée dans les pages plus curieuses de l’ancien Talmud44 ». À l’heure actuelle, nous n’avons pas pu localiser plus précisément les témoignages anciens auxquels Lévi fait allusion, mais il est possible de constater que dans la transmission médiévale des Apotelesmata, des copies de l’ouvrage ont été enrichies par des listes des noms d’anges et de démons gouvernant les différentes parties de la journée. Lévi pourrait avoir eu accès à l’un de ces recueils dans la compilation de sa liste des génies, reproduite dans le tableau suivant. D’autre part, en raison de coïncidences avec les noms des génies dans la tabula de l’Œdipus Ægyptiacus, on peut soupçonner qu’il n’a fait que réélaborer les contenus de ce dernier ouvrage. Liste de génies des douze heures tirée du « Supplément au rituel de la haute magie45 » Génies de la première heure Papus, médecin Sinbuck, juge Rasphuia, nécromant Zahun, génie du scandale Heiglot, génie des neiges Mizkum, génie des amulettes Haven, génie de la dignité
Génies de la deuxième heure Sisera, génie du désir Torvatus, génie de la discorde Nitibus, génie des étoiles Hizarbin, génie des mers Sachluph, génie des plantes Baglis, génie de la mesure et de l’équilibre Labezerin, génie de la réussite
Génies de la troisième heure
Génies de la quatrième heure
42 L. Raggetti, « Apollonius of Thyana’s Great Book of Talismans », Nuncius, 34 (2019), p. 155-182. 43 M. Psellus, Peri energeia daimonon. De operatione daemonum dialogus, éd. G. Gaulmin, Paris, 1615, p. 126 ; voir aussi G. Gaulmin, De Vita et Morte Moysis, Lib. III, Paris, 1629, p. 206 ; J. L. von Mosheim, Observationes sacrae et historico criticae, Amsterdam, 1721, p. 393. Voir F. Innocenzi, Il daimon in Giamblico e la demonologia Greco-romana, Macerata, 2011, p. 131-140. 44 Voir Lévi, Dogme et rituel de la haute magie, p. 402. 45 Ibidem, p. 391-401.
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Liste de génies des douze heures tirée du « Supplément au rituel de la haute magie45 » Hahabi, génie de la crainte Phlogabitus, génie des ornements Eirneus, génie destructeur des idoles Mascarun, génie de la mort Zarobi, génie des précipices Butatar, génie des calculs Cahor, génie de la déception
Phalgus, génie du jugement Thagrinus, génie de la confusion Eistibus, génie de la divination Pharzuph, génie de la fornication Sislau, génie des poisons Schiekron, génie de l’amour des bêtes Aclahayr, génie du jeu
Génies de la cinquième heure Zeirna, génie des infirmités Tablibik, génie de la fascination Tacritau, génie de la goétie Suphlatus, génie de la poussière Sair, génie du stibium des sages Barcus, génie de la quintessence Camaysar, génie du mariage des contraires
Génies de la sixième heure Tabris, génie du libre arbitre Susabo, génie des voyages Eirnilus, génie des fruits Nitika, génie des pierres précieuses Haatan, génie qui cache les trésors Hatiphas, génie des parures Zaren, génie vengeur
Génies de la septième heure Sialul, génie de la prospérité Sabrus, génie qui soutient Librabis, génie de l’or occulte Mizgitari, génie des aigles Causub, génie enchanteur des serpents Salilus, génie qui ouvre les portes Jazer, génie qui fait être aimé
Génies de la huitième heure Nantur, génie de l’écriture Toglas, génie des trésors Zalburis, génie de la thérapeutique Alphun, génie des colombes Tukiphat, génie du schamir Zizuph, génie des mystères Cuniali, génie de l’association
Génies de la neuvième heure Risnuch, génie de l’agriculture Suclagus, génie du feu Kirtabus, génie des langues Sablil, génie qui découvre les voleurs Schachlil, génie des chevaux du soleil Colopatiron, génie qui découvre les prisons Zeffar, génie du choix irrévocable
Génies de la dixième heure Sezarbil, diable ou génie ennemi Azeuph, tueur d’enfants Armilus, génie de la cupidité Kataris, génie des chiens ou des profanes Razanil, génie de la pierre d’onyx Buchaphi, génie des stryges Mastho, génie des vaines apparences
Génies de la onzième heure Aeglun, génie de la foudre Zuphlas, génie des forêts Phaldor, génie des oracles Rosabis, génie des métaux Adjuchas, génie des rochers Zophas, génie des pentacles Halacho, génie des sympathies
Génies de la douzième heure Tarab, génie de la concussion Misran, génie de la persécution Labus, génie de l’inquisition Kalab, génie des vases sacrés Halab, génie des tables royales Marnes, génie du discernement des esprits Sellen, génie de la faveur des grands
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Catalogue démoniaque : comparaison avec les Sifre ha-Razim La collation des recueils médiévaux qui pourraient receler une deuxième copie du catalogue démoniaque, et donc permettre une description adéquate de la tradition, reste à faire. Sur la base des éléments examinés, il semble raisonnable de conjecturer que ce catalogue a été composé entre l’Antiquité tardive et le Moyen Âge, à partir d’une source mélangeant des traditions judéo-hellénistiques et judéo-arabes. Par ailleurs, vers la fin de l’époque ancienne, dans le milieu judéo-byzantin, nous trouvons des précédents célèbres d’ouvrages en forme de catalogue incorporant des collections de charmes et des rituels de conjuration d’anges ou de démons. Le modèle le plus proche est constitué par la tradition hébraïque des Sifre ha-Razim (« Livres de mystères ») I et II (selon la subdivision en deux parties de Peter Schäfer et Bill Rebiger), produits du judaïsme hellénisé de l’Antiquité tardive et circulant entre Afrique du Nord, Palestine et Byzance jusqu’aux xie-xiie siècles, avant de se fondre dans la tradition européenne du Sefer Razi’el46. Le Sefer ha-Razim I porte sur la fonction des anges préposés aux sept cieux et le Sefer ha-Razim II sur l’invocation des noms d’anges et sur leur fonction selon les heures, les jours et les semaines47. Les composantes cosmologiques et magiques s’intègrent dans ces textes conçus comme des catalogues angéliques enrichis d’instructions et formules pour contraindre les anges à réaliser la volonté et les désirs des praticiens. Une grande attention est portée à la subdivision du temps et aux heures préférables pour les diverses opérations. Les buts des pratiques décrites sont parmi les plus typiques de la littérature magique juive : soigner et guérir, protéger contre les ennemis, prédire l’avenir, obtenir la grâce, contraindre et consulter les esprits, se déplacer d’un lieu à l’autre, protéger contre le mauvais œil, gérer le feu, protéger une ville, protéger une femme enceinte, avoir du pouvoir sur les hommes, les animaux et la nature, etc. Ces finalités correspondent en partie aux activités pour lesquelles sont conjurés les démons selon le catalogue démoniaque du ms. hébreu 765 : ici, plusieurs démons sont responsables des pratiques de guérisons (PPWS, KLBWRIS, MZGYDDY, ‘LPWN, S‘YD, KKZWB, ŠKLYL) ; d’autres ont pour tâche de provoquer l’amour, la paix, le bonheur et le succès (ŚYŚR’, SYBYLWS, ṬBṬYBYS), ou ils accordent à ceux qui les conjurent des pouvoirs de contrôle sur la nature, le feu, les phénomènes météorologiques et astrologiques (SWQL’GWS, NṬYBWS, ’RMYLWS, HGLWS). D’autres démons sont chargés des secrets des plantes, fleurs, bois, fruits, herbes et même de substances narcotiques (SQL’R, RYSNWK, TQRYNWS, ’WRWYLWS,
46 Voir les éditions publiées par M. Margalioth, Sefer ha-Razim, Jérusalem, 1966 (héb.) ; B. Rebiger et P. Schäfer, Sefer ha-Razim I und II : Das Buch der Geheimnisse I und II, 2 vol., Tübingen, 2009 ; M. Idel, « Sefer Razi’el ha-Mal’akh, New Inquiries », dans L’eredità di Salomone. La magia ebraica in Italia e nel Mediterraneo, éd. E. Abate, Florence, 2019, p. 143-168. 47 Des éléments en commun entre les tournures des Sifre ha-Razim et le catalogue démoniaque de la BnF regardent certainement le style essentiel et l’utilisation des verbes de la tradition biblique, reprenant des aspects de la prose du livre de Qohelet (chapitre 3, 1-15 : « Il y a un temps pour tout »).
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SKLYP)48. Le démon ‘ZQWB peut être convoqué pour déplacer une rivière49, tandis que MZQWN va permettre le déplacement rapide d’une personne d’un lieu à l’autre50. PLDRWS et ḤṬYPS préparent des vêtements spéciaux pour celui qui les invoque : le premier vêtement en byssus donnera un grand pouvoir sur les hommes, le deuxième confère le don de l’invisibilité. Certains démons sont engagés dans des pratiques occultes, nécromantiques et de sorcellerie, soit afin de pratiquer des exorcismes, soit dans le but de convoquer les esprits (HYṬL’BY, MYWR’N, RSPWY’, ’SṬYBWS, ṬQRYṬS). En effet, comme on peut aisément le constater, nous avons des fonctions similaires dans la tradition des Sifre ha-Razim51. Parmi les spécialités démoniaques, nous trouvons la capacité de certains démons à détecter des pierres et des métaux dans le sous-sol terrestre ou marin, ainsi que celle de découvrir des trésors cachés, de l’or, de l’argent et des pierres précieuses (PLWGBYṬYS, SWSBW, ṬWGL’S, LYṢṬBWS, PRṢWP, SWBL’ṬWS, NYṬYQ’, TWQF’Ṭ). Faire le lien entre pierres et influences astrales – trait distinctif de la magie hermétique – est la spécialité d’’RMYLWS, « démon responsable de tout argent et des images et des étoiles afin d’apprendre [à capter] leur bienveillance52 ». D’autres démons peuvent aider à transporter des pierres ou des poids d’un lieu à l’autre, ainsi qu’à les abattre, les détruire ou les couper, afin de les utiliser dans la construction d’édifices (‘GLWN, ’YRWQWS, MSQRWN, QWL’BYS, ’DYWKS) ; de plus, des démons comme SLYLWS et ZYZWF peuvent être convoqués pour ouvrir ou fermer des portes. Ces fonctions liées aux transports de pierres et au travail de construction de bâtiments évoquent la légende transmise dans le Talmud Babylonien (Giṭṭin 68a-b) et dans les midrashim, concernant la soumission du roi des démons Ashmedai par le roi Salomon et l’engagement des démons dans la construction du Temple de Jérusalem53. En effet, même si le nom de Salomon ne figure pas dans le texte du catalogue démoniaque, les contenus rappellent de près plusieurs aspects de la littérature magique salomonienne. Par exemple, un des démons, TWQF’Ṭ, est responsable d’apporter la « pierre du shamir », substance miraculeuse, mentionnée dans plusieurs légendes concernant Salomon et Ashmedai. Identifié dans certains récits comme un ver de
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Voir le catalogue démoniaque à la cinquième nuit, quatrième heure. Voir le catalogue à la dixième nuit, dixième heure. Voir le catalogue démoniaque à la sixième nuit, première heure. Voir Rebiger et Schäfer, Sefer ha-Razim I und II, vol. 1. Sur la diffusion de la magie hermétique dans le judaïsme, voir M. Idel, « Hermeticism and Judaism », dans Hermeticism and the Renaissance : Intellectual History and the Occult in Early Modern Europe, éd. I. Merkel et A. G. Debus, Washington, 1988, p. 59-76 ; F. Lelli, « Ermetismo e pensiero ebraico : il contributo della tradizione testuale », dans Hermetism from Late Antiquity to Humanism. La tradizione ermetica dal mondo tardo-antico all’Umanesimo, éd. P. Lucentini, I. Parri et V. Perrone Compagni, Turnhout, 2003, p. 429-445 ; Id., « Hermes Among the Jews : Hermetica as Hebraica from Antiquity to the Renaissance », Magic, Ritual, and Witchcraft, 2 (2007), p. 111-135. 53 A. Tenami, « The Legend of King Solomon and Ashmedai in Cairo Genizah Fragments », Ginze Qedem, 4 (2007), p. 91-118 ; J. M. Davis, « Solomon and Ashmedai (bGittin 68a-b), King Hiram, and Procopius : Exegesis and Folklore », Jewish Quarterly Review, 106 (2016), p. 577-585 ; C. Martone, « Un Midraš su Salomone e Asmodeo », Materia Giudaica, 24 (2019), p. 571-575.
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terre, dans d’autres comme une pierre verte, le shamir était nécessaire pour fendre les roches lors de la construction du premier Temple par le roi Salomon54. Enfin, divers démons présents dans le catalogue sont responsables des techniques d’apprentissage des langues, de l’usage de la parole, de l’écriture et du dessin (ṢRWR, SYN’BWS, WYQYL’BWS, RZNYL). Quoique certains démons soient chargés de provoquer la guerre, de menacer ou de nuire à quelqu’un (ZY‘ZW’, ṬWRW’ṬWS, HŚBRWS, ŠBLYL, Z‘RWBY), de manière générale les démons avec des spécialités agressives sont une minorité des cas : ils ne nous apparaissent pas comme féroces et malveillants. D’un côté, leurs activités semblent assez proches des opérations conduites par les figures angéliques des Sifre ha-Razim ; de l’autre, leur maîtrise des technologies et des arts et leur transmission aux humains nous rappellent les caractéristiques ambivalentes des génies dans la culture gréco-romaine, des djinns dans la culture arabe, ou des anges déchus de l’ancienne tradition énochienne, descendus sur la terre et attirés par la beauté des femmes auxquelles ils enseignaient les techniques, les arts et les pratiques magiques55.
Catalogue démoniaque : comparaison avec le Testament de Salomon Les démons du catalogue de la BnF se présentent, en effet, comme moins dangereux et agressifs que les shedim, ruḥin bishin et maziqin (« esprits malfaisants ») des sources juives56. Ils ne correspondent pas non plus à l’imaginaire des figures terrifiantes décrites dans un autre répertoire démoniaque assez célèbre : le Testament de Salomon. Rédigé en grec, daté entre le iiie et le ve siècle, cet ouvrage est devenu le modèle des catalogues démoniaques plus tardifs57. Le récit reprend la légende (transmise aussi par le Talmud) des démons que le roi Salomon avait rencontrés et soumis grâce au pouvoir de son fameux anneau magique, don de l’ange Michaël et sur
54 M. Jastrow, A Dictionary of the Targumim, the Talmud Babli and Yerushalmi, and the Midrashic Literature : With an Index of Scriptural Quotations, Jérusalem, 1950, p. 1596 ; M. Sokoloff, A Dictionary of Jewish Babylonian Aramaic of the Talmudic and Geonic Periods, Ramat Gan, 2002, p. 1158 ; voir également la contribution d’Allegra Iafrate dans ce volume. 55 Voir Isaac, « Ethiopic Apocalypse of Enoch », p. 16 ; T. Fahd, « Anges, démons et djinns en Islam », dans Génies, anges et démons. Égypte, Babylone, Israël, Islam, Peuples altaïques, Inde, Birmanie, Asie du Sud-Est, Tibet, Chine, Paris, 1971 ; D. G. Greenbaum, The Daimon in Hellenistic Astrology, Origins and Influence, Leyde-Boston, 2016, p. 2-140. 56 P. S. Alexander, « The Demonology of the Dead Sea Scrolls », dans The Dead Sea Scrolls after Fifty Years : A Comprehensive Assessment, éd. P. W. Flint et J. C. VanderKam, Leyde, 1998-1999, vol. II, p. 331-353 ; G. Bohak, « Expelling Demons and Attracting Demons in Jewish Magical Texts », dans Experiencing the Beyond, éd. G. Melville et C. Ruta, Berlin-Munich-Boston, 2017, p. 170-185 ; A. Y. Reed, Demons, Angels and Writings in Ancient Judaism, Cambridge, 2020. 57 C. C. McCown, The Testament of Solomon, Edited from Manuscripts at Mount Athos, Bologna, Holkham Hall, Jerusalem, London, Milan, Paris and Vienna, Leipzig, 1922 ; D. C. Duling, « Testament of Solomon (First to Third Century A.D). A New Translation and Introduction », dans The Old Testament Pseudepigrapha, éd. J. H. Charlesworth, vol. I, p. 960-987.
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lequel était gravé le sceau du nom divin. À l’aide de son anneau, Salomon aurait été capable de forcer les démons les plus effrayants (Ornias, Ashmedai, Beelzeboul ou Obyzout, etc.) et leurs brigades, à travailler à la construction du Temple de Jérusalem. Le Testament de Salomon comporte des éléments haggadiques et littéraires, proches du genre des récits d’évasion ; de plus, il est introduit (comme les Sifre ha-Razim) par un récit-cadre comportant un topos de la littérature magique, c’est-à-dire la révélation des techniques magiques aux hommes grâce à une figure angélique58. Dans ce texte, les démons sont convoqués à travers une conjuration du nom divin et une apostrophe directe de la part du roi Salomon, qui s’adresse à chaque démon en lui posant la question typique des textes d’exorcisme : « Qui es-tu ? »59. En effet, si, afin de soumettre les anges, il est indispensable de connaître leurs noms, une précision plus importante est requise à l’égard des démons60. Afin de les contrôler, plusieurs détails sur leur généalogie et fonction sont nécessaires : c’est ce que l’on découvre dans le Testament de Salomon, ainsi que dans le catalogue démoniaque de la BnF – malgré le fait que les noms démoniaques dans les deux textes ne coïncident pas. Chaque démon convoqué dans le Testament, en répondant à Salomon, raconte son histoire, déclare son nom, son lieu de résidence astrale, ses fonctions et capacités de malfaisance, ainsi que le nom de l’ange qui lui est préposé61. En revanche, le catalogue de la BnF nous renseigne sur le jour de pertinence, le nom et la fonction de chaque démon. Plutôt qu’aux anges gardiens, les démons sont ici soumis à d’autres démons qui les devancent dans l’échelle hiérarchique : c’est le cas des démons de la deuxième nuit, tel ṬBṬYBYS qui gouverne sur la cinquième heure comme responsable des affaires concernant l’amour et la paix ; ou de MYWR’N, qu’il faut conjurer à la douzième heure afin de pouvoir éloigner les démons et les esprits malfaisants qui menacent le foyer. Plus loin dans le texte, le démon HN’D, de la famille des rois, est considéré comme le personnage le plus puissant de la brigade62. Finalement, dans
58 Le Testament de Salomon est introduit par la révélation des arts occultes à Salomon par l’ange Michaël ; le Sefer ha-Razim I est précédé par un récit-cadre qui décrit la transmission des arts magiques à Noé par l’ange Raphael ; dans le Sefer ha-Razim II, l’ange Razi’el révèle les pratiques occultes à Adam à travers la consigne d’un livre, qui sera successivement transmis à Salomon à travers une longue chaîne de la tradition. Ce prologue sera repris et retravaillé plus tard par plusieurs versions latines du Liber Razielis – notamment celle qui aurait été traduite de l’hébreu en castillan vers 1259 par Juan d’Aspa sous l’impulsion du roi Alphonse X (1221-1284). 59 À partir de l’Antiquité, il était considéré comme essentiel, dans le cadre des pratiques d’exorcisme, de conjurer directement les démons après avoir appris leurs noms. Pendant la pratique décrite, le démon était interrogé à la deuxième personne afin de connaître son identité, pour le conjurer au nom de Dieu et le chasser. Voir J. H. Chajes, Between Worlds. Dybbuks, Exorcists, and Early Modern Judaism, Philadelphie, 2003, p. 57-95 ; E. Abate, « Frammenti di un discorso magico : demonologia e divinazione a Qumran », Henoch, 39 (2017), p. 88-104. 60 E. Abate, « L’initiation du juste : le rituel de la ‘vêture du Nom’ d’après un manuscrit de la Genizah (Oxford, Bodl. Libr., ms. Heb. c. 20, fol. 41r-v) », Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes, 32 (2017), p. 43-66. 61 Torijano, Solomon the Esoteric King, p. 144-150. 62 Voir la cinquième nuit, à la douzième heure.
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la conjuration finale, nous allons découvrir les sept rois des démons à l’avant-garde de l’armée des ténèbres. Dans le Testament de Salomon, une fois soumis, les démons sont emprisonnés dans des ampoules scellées puis ensevelies en dessous du temple de Jérusalem où ils devraient rester jusqu’à l’invasion de Nabuchodonosor et des Babyloniens, lors du siège de Jérusalem et la destruction du Temple, en 587-586 avant notre ère63. Les aspects littéraires et le cadre historique, même fictif, manquent totalement dans le catalogue démonologique de la BnF, qui se présente comme un texte d’instruction, caractérisé par le style essentiel et schématique des contenus, plutôt que comme une œuvre à vocation littéraire. Le texte à la fin du catalogue se poursuit avec la description du rituel propédeutique de la convocation des démons. Nous allons l’examiner en dressant une comparaison avec d’autres textes d’instruction magique : l’Hygromanteia (en grec) et le Sefer qeviṣat ha-ruḥot (en hébreu).
Catalogue et formule finale : comparaison avec l’Hygromanteia et le Sefer qevis.at ha-ruh.ot L’Hygromanteia, dont la rédaction remonte vraisemblablement à l’Antiquité tardive dans un milieu byzantin, a plusieurs similarités avec le catalogue démoniaque de la BnF, bien que les noms des pouvoirs ici mentionnés émanent d’un contexte religieux composite et syncrétiste64. L’Hygromanteia porte sur la transmission par Salomon à son fils Roboam de l’art divinatoire, astrologique et d’herboristerie, à travers la prescription des rituels de soumission de sept forces planétaires. Dans le cadre de cette instruction, les noms et les fonctions des divinités intégrant le panthéon hellénistique – Lune, Arès, Hermès, Zeus, Aphrodite, Kronos, Hélios – correspondent aux esprits des planètes ainsi qu’aux jours de la semaine. Chaque dieu est responsable d’heures diverses de la journée et des activités qui y sont associées. On trouve également dans ce texte une liste de cent-soixante-huit noms d’anges gardiens joints à autant de noms démoniaques qui gouvernent les heures de la semaine ; la liste est suivie par des conjurations des noms des divinités astrales, à prononcer à l’heure opportune afin de capter leurs influences positives. Dans le catalogue de la BnF, les figures démoniaques responsables des soixantedouze heures doivent également être contraintes selon leurs tâches et à l’heure de leur activité : pour ce faire, un rituel préparatoire est requis. L’instruction est donnée à la fin du catalogue65 :
63 Cet image des conteneurs ensevelis nous fait penser à l’enterrement des coupes magiques araméennes en tant que pièges pour les démons. 64 Torijano, Solomon the Esoteric King, p. 151-174, 209-224, 231-309. Les manuscrits les plus anciens de l’Hygromanteia ne datent, toutefois, que du xve siècle. 65 Ms. Paris, BnF, héb. 765, fol. 11v-12r.
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Transcription et traduction Ms. Paris, BnF, héb. 765, fol. 11v וזאת היא ההשבעה שאתה משביע בה לאלו ובתחלה צריך לה תענית ז' ימים והזהר מן קקה ומכל טומאה ומכל בשר ויין ומכל דבר המוסיף דם ורחוץ שחרית וערבית בכל יום ובליל רביעי בשלשה שעות מן הלילה תעשה עוגה גדולה ותתקע בה יתידות של ברזל והביא חלב טלה ותתן אותו לפניך על האש עם כל ראשי בשמים ובשעה שתקטר אותם תזכור שם השד הממונה על הדבר שאתה צריך לו כא' פעמים ותשביעו בהשבעה הזאת ובחיי שבעת אלו שדי השעות ותביאין שן לפניך וכן תשביע ותגזור Voici la formule pour les conjurer. Au début, il est nécessaire de jeûner pendant sept jours et éviter la proximité avec tout excrément, impureté, viande et vin et avec toute chose qui augmente le sang ; et lave-toi chaque jour pour Shaḥarit et ‘Aravit. Pendant la quatrième nuit, à la troisième heure de la nuit, tu feras un grand cercle dans lequel tu introduiras des baguettes en fer. Et apporte du lait d’agneau, tu le poseras devant toi sur le feu avec toutes les épices principales66 et à l’heure à laquelle elles brûleront, répète le nom du démon responsable de la tâche dont tu as besoin vingt-et-une fois et conjure-le avec cette formule et à l’heure appropriée ; tu porteras une dent devant toi et ainsi tu réciteras la formule de conjuration.
Les premières lignes concernent la préparation rituelle du corps du praticien, propédeutique au contact avec les forces surnaturelles : le jeûne et l’éloignement de toute ordure ont des effets sur la qualité du sang et son équilibre parmi les humeurs corporelles ; ces références rapprochent le texte d’une prescription médicale de l’époque67. Ensuite, les contenus se développent selon le modèle plus typiquement juif d’une liturgie domestique aux heures de la prière du matin et du soir68. L’officiant devra dessiner un cercle magique de protection69 ; c’est à l’intérieur de ce cercle qu’il arrangera des outils bien connus pour leur valeur apotropaïque et purificatoire : objets en fer, lait d’agneau, épices parfumées à brûler70. Ainsi, à l’abri du regard des forces maléfiques, il récitera la formule de conjuration, dans laquelle il rappellera le nom du démon en charge de l’heure vingt-et-une fois. Ce nombre, correspondant en gemaṭria à la lettre shin de Shaddai, évoque le pouvoir apotropaïque du nom divin. De plus, l’officiant, pour s’assurer de la protection divine, portera une dent, en hébreu shen, en tant qu’amulette et pictogramme de la shin et donc du nom divin Shaddai71.
66 Voir le Cantique des cantiques 4, 14 : « Le nard et le safran, le calamus et la cannelle, avec tous les arbres à encens, la myrrhe et l’aloès, avec toutes les épices principales ». 67 E. Abate, « Postscriptum : dieta e preghiera per favorire il ḥibbur », Materia Giudaica, 24 (2019), p. 293-305. 68 Shaḥarit et ‘Aravit sont les moments de la journée destinés aux prières quotidiennes juives, le matin et le soir. Voir I. Elbogen, Jewish Liturgy, A Comprehensive History, New York-Jérusalem, 1993. 69 J. Trachtenberg, Jewish Magic and Superstition : A Study in Folk Religion, Londres, 1939, nouv. éd. Philadelphie, 2004, p. 121. 70 Voir le Talmud Babylonien, Shabbat 67a ; Tosefta, Shabbat 6,13 ; Midrash, Leviticus Rabbah 24. 71 Voir L. F. Hartman, « God, Names of », dans Encyclopaedia Judaica, éd. C. Roth et G. Wigoder, 26 vol., Jérusalem-New York, 1971-1994, vol. 7, col. 674-682 ; W. Kosior, « The Apotropaic Potential of the Name Shadday in the Hebrew Bible and the Early Rabbinic Literature », dans Word in the Cultures of the East Sound, Language, Book, éd. P. Mróz, M. Ruchel et A. I. Wójcik, Cracovie, 2016, p. 33-51.
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Plusieurs aspects de ce rituel rappellent le rite de « convocation », dit qeviṣah ha-ruḥot72. Selon les descriptions fragmentaires découvertes dans divers manuscrits, la qeviṣah se déployait à l’intérieur d’un cercle dessiné après des jours d’isolement, le jeûne du praticien et le nettoyage de l’espace rituel. L’utilisation d’une épée en fer et d’une corne, le brûlage de charbons ardents avec des épices et divers types d’encens étaient partie intégrante de la stratégie de protection du praticien en vue de la rencontre avec les créatures de l’au-delà. Finalement, pour soumettre les démons, la préparation des sceaux spécifiques destinés à chaque démon et leur conjuration au « nom divin de soixante-douze lettres » était nécessaire73. Le chiffre de « soixante-douze » nous rappelle le nombre de démons dans le catalogue de la BnF ; le nom divin, auquel ils sont subordonnés, est évoqué au sommet de l’échelle hiérarchique des noms de démons et d’anges conjurés en conclusion de la formule : Transcription et traduction Ms. Paris, BnF, héb. 765, fol. 11v-12r משביע אני עליכם השדים הנאים במעשיכם ונעלמים מבני אדם למידי כל חפץ יהאי יוצרם שומרי שבועה מקיימי ברית ממקרי לכת טסים כצפור מעופפים כנשר ושומעים שבשמים ומה שבארץ ומתהפכים במראיהם לכל דמות רצונם בשם ז' המלאכים [מלכים] של שבעה מחנות החזקים שאתם וכל השדים יראים תמיד מהם ושמותיהם זרזיף המנושא על כל המלכים אשמדאי בילאד חרחור מצטנוס מקבאי זוקארטיס מאיסטא ובשם המלאך אשר יכלכל את הרוחות ואת השדים העובדים על השבועה בשם השם מעצבון גזרתי עליכם ובו השבעתי אתכם שתבו או תעשו רצוני ומאואי ותביאו לי שד השעה הממונה עלכך וכך וילך בשליחותי בפתע בלי עיכוב א''ס Je vous conjure, grands démons, pour vos actions qui sont cachées aux hommes ; pour chaque désir qu’il leur soit possible de réaliser, car ils sont les gardiens de la semaine, respectueux de l’alliance. Ils sont convoqués à venir, volant comme des oiseaux, battant les ailes comme un aigle, car ils entendent / fol. 12r / ce qu’il y a dans les cieux et dans la terre et ils modifient leur apparence dans l’image qu’ils veulent, selon leur volonté. Au nom des sept rois74 des sept armées les plus puissantes, que vous et tous les démons craignez toujours ; leurs noms sont ZRZYF, le plus vénérable de tous les rois, ’ŠMD’Y, BYL’D, ḤRḤWR, MṢṬNWS, MQB’Y, ZWQ’RṬYS, M’YSṬ’, et au nom de l’ange qui s’occupe de nourrir les esprits et les démons qui administrent la semaine et au nom de HaShem, je vous ordonne de prendre forme, et je vous conjure de venir et d’exécuter ma volonté et mon désir ; et apportez-moi le démon gouvernant l’heure, et ainsi il viendra à mon ordre subitement et sans tarder, A[men] S[elah].
72 G. Scholem, « Some Sources of Jewish-Arabic Demonology », p. 1-16 ; Abate, « Instructions pour convoquer les démons », sous presse. 73 Ce nom est formé par une permutation du texte de l’Exode 14, 19-21 : ces versets comptent 216 lettres, chaque verset comprenant lui-même soixante-douze lettres. 74 Ils sont mentionnés d’abord comme mal’akhim (anges) et ensuite comme melakhim (rois) : mal’akhim est probablement une erreur de copie, car leurs noms (Ashmedai et Bilad, etc.) et leurs descriptions renvoient aux démons décrits dans les sources juives, voir supra et les notes 9 et 10.
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D’abord, les démons sont conjurés au nom de « sept rois », gardiens de la semaine, dont sont décrites les caractéristiques (leur connaissance de l’avenir, la capacité de voler et de se transformer). Les instructions dans le rite de qeviṣah comportent aussi, souvent, des détails sur l’origine des démons, leurs fonctions et leur aspect ; parfois, de longues généalogies démoniaques sont données, ou bien nous retrouvons les descriptions de sept rois démoniaques, dont existent plusieurs nomenclatures, différentes les unes des autres75. Les sept rois correspondent aux dieux astraux de l’Hygromanteia, esprits planétaires dont les mouvements et les conjonctures étaient censées conditionner les activités humaines76. Finalement, dans le catalogue de la BnF, les rois démoniaques sont conjurés au nom de l’ange gardien des esprits et des démons (peut-être l’archange Michaël comme dans le Testament de Salomon77), et au Nom divin « HaShem ». L’apparition des démons, qui devraient arriver en paix et dans la gaieté, occupe toute la dernière partie de l’instruction : Transcription et traduction Ms. Paris, BnF, héb. 765, fol. 12r 'וכן תשביע אחד ועשרים פעמים ואחכ... אתה רואה אוכליסין של שדים באים ושמחים ומרקדים וששים תן להם הצלי והיין וזאת הברית אשר תכרות עמהם ואם בקשת לשלחם מעליך אמור ויסר את אופן מרכבותיו וגו' ומזמור הבו לייי בני אלים כילו וזה התענית וכל אלו הדברים אתה צריך לעשות בפעם ראשונה לבד עד שיתראו לך אבל אחר שתכרות עמהם הברית אינך צריך לא תענית ע''כ.ולא קערת אלא השבעה וקריאה לבד Et ainsi tu vas conjurer vingt-et-une fois et ensuite tu pourras voir les peuples des démons qui arrivent, joyeux, dansant et se réjouissant. Donne-leur du rôti et du vin et voici l’accord que tu vas établir avec eux et si tu veux qu’ils partent loin de toi tu diras « et il détacha les roues de ses chars78 », etc. et le Psaume « Célébrez l’Éternel, ô fils de Dieu79 ! Terminez ! » Et ce jeûne et toutes ces opérations, tu devras les accomplir seulement la première fois jusqu’au moment où ils se présenteront à toi. Mais une fois que tu auras établi un accord avec eux, tu n’auras plus besoin de jeûner ni de leur préparer le plat, mais seulement de la formule de conjuration et d’appel. Œ[uvre] d’a[strologie].
75 Les témoins manuscrits intègrent parfois des longues généalogies, voir Scholem, Devils, Demons and Souls, p. 9-53. Des amulettes retrouvées à la Genizah du Caire (voir les mss Genizah TS K 1,18, TS K 1,30, TS K 1,68) mentionnent les sept esprits qui constituent les armées d’Ashmedai et qui sont probablement à identifier avec les planètes, ou les jours de la semaine : voir L. H. Schiffman et M. D. Swartz, Hebrew and Aramaic Incantation Texts from the Cairo Geniza, Sheffield, 1992, p. 69-82, 123-127. 76 Voir les sept démons planétaires dans le Testament de Salomon : Duling, « Testament of Solomon », p. 969-970. 77 H. L. Ginsberg, A. Rothkoff et J. Dan, « Michael and Gabriel », dans Encyclopaedia Judaica, vol. 9, col. 1487-1490. 78 Ex. 14, 25. 79 Ps. 29, 1.
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Ces démons se révèlent bien disponibles pour collaborer en échange de l’offrande de nourriture et de vin, une pratique répandue ailleurs dans le contexte de la magie hébraïque développée dans le milieu arabe80. Une fois établi, le contact avec les démons pourra être interrompu à tout moment, selon l’instruction ; le praticien devra uniquement utiliser deux versets du texte biblique (Ex 14, 25 et Ps 29, 1) en tant que formules de congé. À l’avenir, la communication avec les démons pourra être reprise en mettant en place une procédure abrégée du rituel, comportant la répétition de la formule, sans besoin de jeûner les jours précédents, ni de préparer un repas pour apaiser les démons.
QefiS.at ha-derekh et conclusions Nous sommes arrivés ainsi à la fin de l’instruction, qui se termine avec l’acronyme
ע''כ – ‘avodat kokavim, « œuvre d’astrologie », une manière de renseigner les lecteurs :
il s’agit d’un texte dangereux, potentiellement blasphématoire et interdit en dehors du cercle des initiés, c’est-à-dire des kabbalistes qui se consacrent à l’étude des techniques ésotériques les plus audacieuses, tel, justement, le ma‘aseh shedim81. Après l’instruction, nous trouvons les deux formules de qefiṣat ha-derekh transcrites et traduites dans la suite. Transcription et traduction Ms. Paris, BnF, héb. 765, fol. 12r קפיצת הדרך בדוק ומנוסה ללכת מהלך חדש בשעה א' קח קנה של ד' אמות וקח קלף של נפל צביה וכתוב בו אלו השמות וכתוב ויפגע במקום וג' ואחכ' שים השמות בקנה ושים סודר על עיניך וקודם שתשים הסודר כתוב על הקנה מ[אלכתו]א[שר]''ע[שה] פב''פ אתון שמות הקדושים אשר אתם בקנה אשר אני רוכב עליכם שתוליכוני ממקום זה למקום פלוני והזהר שלא תסיר הסודר מעל פניך עד שתרגיש בעצמך שאתה במקום שרצונך ללכת שם וז[הו]מ[ה]''ש[אמר] כנו''י ללאיר''י מימיני''ת נאי''י סעי''ה נגריריו''ה פא''ו צקרי''ה אחרת תכתוב אלו השמות בקלף וחגור הקלף על.קד''י שו''א דשירוקי מותניך ומיד תגיע למחוז חפצך בע[זרת]''ה[שם] וזה מה שתכתוב ואהו אליהו בנוי מנואל עמנואל סתריאל יהואל לאלימא ננומש הדיו שמאל יומאל לאימש
80 Y. Garb, « Magic and Mysticism Between North Africa and the Land of Israel », Peamim, 85 (2000), p. 112-130 (héb.). 81 J. H. Chajes, « Rabbis and their (In)Famous Magic : Classical Foundations, Medieval and Early Modern Reverberations », dans Tradition, Authority, Diaspora : Critical Terms in Jewish Studies, éd. R. S. Boustan, O. Kosansky et M. Rustow, Philadelphie, 2011, p. 58-79 ; Veltri, A Mirror of Rabbinic Hermeneutics, p. 105-110.
u n hé ri tage d e salo mo n ?
Transcription et traduction Ms. Paris, BnF, héb. 765, fol. 12r Saut du chemin, testé et expérimenté. Pour faire une nouvelle route dans une heure prends une canne de quatre coudées et du parchemin d’une gazelle morte à la naissance et écris là-dessus ces noms, et écris le verset : « Il arriva dans un endroit, etc.82 » ; et ensuite fixe les noms sur la canne et pose une écharpe devant tes yeux et avant de le poser devant tes yeux écris sur la canne : « objet fait par un tel fils d’un tel : vous êtes les noms saints sur la canne que je monte, sur vous, de manière à ce que vous me conduisiez d’un lieu à un autre » ; et évite d’enlever l’écharpe de ton visage jusqu’au moment où tu sentiras être dans l’endroit dans lequel tu voulais aller. Et voici ce que tu diras : KNWY LL’YRY MYMYNYT N’YY S‘YH NGRYRYWH P’W ṢQRY QDY SW’ DŠYRWQY. Un autre : écris ces noms sur parchemin et ceins tes hanches avec le parchemin et tout de suite tu arriveras dans l’endroit que tu désires, avec l’aide de Dieu. Et voici ce que tu écriras : W’HW’LYHW BNWY MNW’L ‘MNW’L STRY’L YHW’L L’LYM’ NNWMŠ HDYW ŚM’L YWM’L L’YMŠ.
La première instruction prescrit la préparation d’un appareil volant construit avec du parchemin de gazelle morte à la naissance et d’une canne sur laquelle est inscrit le texte de Genèse 28, 11. En prononçant le verset, le praticien devra monter sur la canne (qui rappelle le balai d’une sorcière !) avec les yeux couverts par une écharpe83 ; ainsi, il pourrait atteindre n’importe quelle destination en une heure. Dans la deuxième prescription, la qefiṣah est achevée grâce à une sorte de ceinture de parchemin à porter autour des hanches, inscrite elle aussi avec des noms d’anges et de démons que le praticien devra prononcer durant le voyage et jusqu’à l’arrivée à destination. Est-ce qu’il y a un lien entre ces derniers textes et les ouvrages démonologiques précédents ? Ou bien s’agit-il simplement de deux formules magiques, très brèves, ajoutées à l’instruction par le scribe avant de passer au contenu suivant, afin de ne pas laisser trop d’espace vide à la fin de la page ? Si l’horror vacui était parmi les critères dominants dans la mise en texte des manuscrits du Moyen Âge, néanmoins, à l’intérieur du catalogue démoniaque de la BnF, nous trouvons un lien textuel direct avec les formules de qefiṣah : il se trouve que la technique de la téléportation est apprise en conjurant le démon MZQWN, qui gouverne la première heure du vendredi84. Les deux textes de téléportation ont peut-être été placés dans la conclusion de la pratique démonologique en tant que mesures supplémentaires de protection, afin d’assurer l’éloignement de l’officiant au cas où les forces démoniaques évoquées deviendraient incontrôlables, ou si la procédure pour les éloigner et les faire disparaître devait échouer ! En effet, un simple coup d’œil vers d’autres anthologies kabbalistiques nous permet de vérifier que les formules de qefiṣat ha-derekh sont souvent recueillies
82 Gen. 28, 11. 83 Sur l’usage d’une écharpe dans les formules de qefiṣat ha-derekh, voir Avraham de Grenade, Berit ha-Menuḥah, fol. 52a-b. 84 Ms. Paris, BnF, héb. 765, fol. 11v.
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ensemble avec les formules de conjuration démoniaques et que plusieurs de leurs textes se fondent sur l’évocation des démons, d’anges ou du nom divin85. De plus, il est possible de constater un lien entre les techniques de téléportation et la maîtrise des pouvoirs de soumission de démons dans les biographies, plus ou moins légendaires, des grands savants de la tradition juive entourés d’un halo de mystère et avec une réputation de thaumaturges. Des personnages de grande envergure spirituelle, d’époques très diverses, tels Éléazar de Worms, Ḥayyim Vital (1542-1620) ou le Ba‘al Shem Ṭov (1698-1760), sont représentés comme doués d’un charisme exceptionnel leur permettant, grâce à la connaissance de lois divines et la maîtrise du Nom, le contrôle sur les démons ou les esprits86. Même s’ils sont représentés comme capables d’utiliser leur pouvoirs dans des buts bénéfiques et pieux (aider ou guérir les membres de la communauté ou réaliser le bien-être collectif), sans rester contaminés et endommagés par le contact direct avec le monde de l’au-delà, les facultés surhumaines dont ils s’emparent les rapprochent néanmoins de certaines des caractéristiques démoniaques, telles que la capacité de voler, de se rendre invisible et de réapparaître ailleurs. En un mot, la qefiṣat ha-derekh est l’un des pouvoirs pour ainsi dire « chamaniques » les plus remarquables dans la définition du profil du magicien87. Dans la tradition de l’Antiquité, nous trouvons des capacités similaires en relation avec les figures des mages hellénistiques, comme Apollonius de Tyane, ou encore des théurges néopythagoriciens, capables de disparaître et de voyager en un clin d’œil à travers de grandes distances ou de communiquer avec les esprits et les démons88. Le kabbaliste engagé dans les pratiques de ma‘aseh shedim et de qefiṣat ha-derekh nous apparaît donc comme l’héritier de techniques ésotériques anciennes, au carrefour des cultures, héros des mondes de l’invisible.
85 Voir les manuscrits mentionnés dans M. Verman et S. H. Adler, « Path Jumping », p. 131-148. 86 Voir G. Nigal, Magic, Mysticism, and Hasidism. The Supernatural in Jewish Thought, Northvale, NJ, 1994. 87 La capacité de se déplacer en vitesse est une des qualités distinctives du magicien selon M. Mauss et Hubert, « Esquisse d’une théorie générale de la magie », Année Sociologique, 7 (1902-1903), et M. Smith, Jesus the Magician, Charlatan or Son of God ?, San Francisco, 1978. 88 Philostratus, Apollonius of Tyana, Volume I : Life of Apollonius of Tyana, Books 1-4, éd. C. P. Jones, Cambridge (Mass.), 2005, chap. 10 ; J.-M. Mandosio, « Les vies légendaires d’Apollonius de Tyane, mage et philosophe », Micrologus, 21 (2013), p. 115-143 ; A. Iafrate, The Long Life of Magical Objects : A Study in the Solomonic Tradition, University Park (Penns.), 2019, p. 136-148.
Le roi Salomon, son temple et leurs représentations
kristina mitalaité
Le traité De Templo Salomonis de Bède le Vénérable et son influence sur les auteurs carolingiens
Salomon, fils de David, débuta les travaux de construction du temple vers 986 avant J.-C1. La description biblique détaillée du sanctuaire et de son édification se trouve dans le troisième Livre des Rois (III Reg. 5, 1-7, 51) et dans le deuxième Livre des Chroniques (II Par. 2-7). Il sollicita le roi des Phéniciens Hiram pour les pierres et le bois. Ce dernier lui envoya également un artiste, plus précisément un bronzier, son homonyme (III Reg. 7, 13-14). Le temple était plus grand que la tente (tabernaculum) conçue par Moïse : ses mesures étaient de 32 × 9, 1 × 13,7 m. Il était constitué de trois pièces : un porche avec des piliers, un espace sacré et le saint des saints avec les chérubins. Le bassin de purification et l’autel étaient situés hors du temple. L’arche d’alliance, surmontée de deux petits chérubins, était placée dans le saint des saints. Salomon fit sculpter deux chérubins supplémentaires, de grande taille (4,6 m), qui, avec leurs ailes étendues, touchaient les murs de la pièce. Il fit aussi sculpter des représentations des chérubins en relief sur les murs. Lors de la dédicace du temple, le roi fit un discours, ou une prière personnelle, dans laquelle il parlait de l’infini et de la grandeur de Yahvé qu’une maison matérielle ne pourrait jamais contenir : « Mais Dieu habiterait-il vraiment sur la Terre ? Voici que les cieux et les cieux des cieux ne le peuvent contenir, moins encore cette maison que j’ai construite ! » (III Reg. 8, 27).
Le De Templo de Bède Bède2 a rédigé son traité De Templo vers 7313. Auparavant, il avait écrit un commentaire sur la tente de Moïse (De tabernaculo). Selon Max Ludwig Wolfram
1 Sur l’histoire et les mythes se rapportant à la construction du temple, voir W. J. Hamblin et D. R. Seely, Solomon’s Temple : Myth and History, Londres, 2007. 2 Sur Bède, parmi les publications françaises récentes, voir Bède le Vénérable : entre tradition et postérité (The Venerable Bede : Tradition et Posterity), colloque organisé à Villeneuve-d’Ascq et Amiens par le CRHEN-O Textes, images et spiritualité (Université de Picardie-Jules Verne), du 3 au 6 juillet 2002, éd. S. Lebecq, M. Perrin et O. Szerwiniack, Villeneuve-d’Ascq, 2005. 3 M. L. W. Laistner, en collaboration avec H. H. King, A Hand-List of Bede Manuscripts, Ithaca-New York, 1943, p. 75-78 ; S. De Gregorio, « Bede and the Old Testament », dans The Cambridge Companion to Bede, éd. S. De Gregorio, Cambridge, 2010, p. 127-141. Dans sa lettre à l’abbé Albinus de Canterbury, Le roi Salomon au Moyen Âge : Savoirs et représentations, éd. par Jean-Patrice Boudet, Jean-Charles Coulon, Philippe Faure et Julien Véronèse, Turnhout, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 22), p. 139-155 © BREPOLS PUBLISHERS DOI 10.1484/M.BHCMA-EB.5.128999
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Laistner, le De tabernaculo a précédé le De Templo de dix ans. En Occident comme en Orient, les deux traités furent les premiers textes consacrés à la tente de Moïse et au temple de Salomon à reprendre in extenso les descriptions bibliques4. Le moine anglais commente avec acuité les passages les concernant dans l’Exode et le troisième Livre des Rois. Il est fasciné par l’image des temples dans la Bible : elle est récurrente dans son exégèse. Nous la retrouvons dans son commentaire sur Esdras5 formant une trilogie6 avec le De Templo et le De Tabernaculo, mais aussi dans ses homélies, ou encore dans son histoire des abbés de Wearmouth-Jarrow. Dans les écrits exégétiques de Bède, le temple de Salomon revêt toujours un sens christocentrique et ecclésial : ce roi est la figure du Christ, tandis que son temple représente son Église7. Le moine établit une dynamique évolutive entre la tente comme maison de Dieu en devenir (in itinere) et le temple, porteur d’un sens eschatologique. Ce dernier est construit sur la terre promise, Jérusalem. La tente représente donc l’Église terrestre, condamnée à disparaître, tandis que le temple est celle qui sera construite in patria, dans la béatitude8. Les deux traités sont complémentaires et ont été compris comme tels au Moyen Âge : dans les manuscrits, ils ont été transcrits
Bède précise qu’il a terminé son traité en même temps que son histoire ecclésiastique (ibidem, p. 130). Le traité a été édité par D. Hurst et publié dans la collection du CCSL en 1962 : Bedae Venerabilis Opera. Pars II, Opera exegetica, 2A : De Tabernaculo, De Templo, In Ezram et Neemiam, éd. D. Hurst, CCSL 119A, Turnhout, 1969, p. 141-234. 4 Voir A. Holder, « New Treasures and Old in Bede’s ‘De Tabernaculo’ and ‘De Templo’ », Revue bénédictine, 99 (1989), p. 237-249 ; Id., « The Mosaic Tabernacle in Early Christian Exegesis », Studia Patristica, 25 (1993), p. 101-106. 5 Sur ce commentaire, qui est complété en novembre 734, et qui épouse l’agenda des réformes souhaitées par Bède pour l’Église de Northumbrie, voir S. De Gregorio, « Bede’s In Ezram et Neemiam : A Document in Church Reform », dans Bède le Vénérable : entre tradition et postérité, p. 97-107. 6 S. De Gregorio, « Bede and the Old Testament », p. 135. L’image du temple dans son œuvre a été récemment analysée par Conor O’Brien qui en propose une étude exhaustive : Bede’s Temple : An Image and its Interpretation, Oxford, 2015. 7 Voir C. O’Brien, Bede’s Temple, p. 51. In Lucam, VI, xxi, 5, éd. D. Hurst, CCSL 120, Turnhout, 1960, p. 363 : « Cum sapientissimus regum Salomon in figuram Christi et ecclesiae templum domino conderet hoc quoque inter cetera non indecentibus figurarum praemonebat exemplis quod adueniente tandem et apparente rerum illarum quae tunc umbratice signabantur ueritate… » Le tabernacle de Moïse et le temple de Salomon sont des typoi de la sainte Église : (Homelia II, 25, éd. D. Hurst, CCSL 122, Turnhout, 1955, p. 368) « Quod etiam mystica ueteris instrumenti nobis historia diligenter insinuat quando Moyses tabernaculum uel templum domino Salomon in sanctae ecclesiae typum condidit. » 8 De Tabernaculo, II, CCSL 119A, p. 42 : « Tabernaculum quod fecit domino Moyses in solitudine sicut et templum quod fecit Salomon in Hierusalem statum sanctae uniuersalis Ecclesia designat quae partim cum domino regnat in caelis partim in praesenti adhuc uita decedentibus ac succedentibus sibi membris suis peregrinatur a domino. Et quidem in utriusque constructione domus haec principalis solet esse distantia figurarum quod tabernaculum praesentis aedificium ecclesiae quo cotidie in laboribus exercetur templum futurae requiem designet quae cotidiana animarum hinc post labores exeuntium receptione perficitur quia nimirum tabernaculum Moyses cum populo Dei in uia adhuc positus qua ad ad terram repromissionis pergebat condidit Salomon autem templum ipsa iam terra repromissionis et regno, etc. »
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ensemble9. Remarquons que si Bède porte un intérêt réel aux temples juifs, à leur histoire et leur aspect matériel, il s’intéresse peu à Salomon lui-même. Le contexte culturel dans lequel il rédige son commentaire est significatif10 : le Codex Amiatinus11, contemporain de Bède et créé à Wearmouth-Jarrow, communauté à laquelle il appartient, ne présente pas le constructeur de la tente (fol. IIv-IIIr). En revanche, il met en valeur Esdras écrivant son livre (fol. Vr). Le contexte de l’exégèse de Bède
Après celui de Grégoire le Grand, le De Templo est le deuxième commentaire sur les Livres des Rois à avoir été écrit en Occident. La méthode exégétique de Bède a été analysée par Claudio Leonardi et Manlio Simonetti12. Comme l’avait déjà constaté Simonetti dans son excellente analyse, l’axe théologique et exégétique adopté par chacun des auteurs est très différent : Grégoire propose une lecture ecclésiale dans laquelle, des trois personnages bibliques Samuel, Saül et David, seul le troisième est une figure du Christ, tandis que les deux premiers sont respectivement praedicator et rector Ecclesiae13. Bède, en revanche, adopte une lecture entièrement christocentrique de ce livre historique. Selon lui, les trois rois, de même que Salomon, sont porteurs de la figure du Christ. À cela s’ajoute le sens moral ou tropologique : les faits historiques sont interprétés comme l’état de l’Église de son temps et son entourage14. Sa lecture de l’image du temple est également néotestamentaire. Il mobilise tous les passages du Nouveau Testament le concernant : dès le début du De Templo, il cite non seulement Jn 2, 19 et 21 (« Jésus leur répondit : ‘Détruisez ce sanctuaire et en trois jours je le relèverai’ » ; « Mais lui parlait du sanctuaire de son corps ») et I Cor. 3, 16-17 (« Ne savez-vous pas que vous êtes un temple de Dieu, et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? Si quelqu’un détruit le temple de Dieu, celui-là, Dieu le détruira. Car le temple est sacré, et ce temple, c’est vous »), mais aussi I Petr. 2, 5-6 (« Vous-même, comme pierres vivantes, prêtez-vous à la construction d’un édifice spirituel ») et Eph. 2, 2015 (« Car la construction que vous êtes a pour fondations les apôtres et les prophètes, et pour pierre angulaire Jésus le Christ lui-même »). Pour résumer avec Conor O’Brien,
9 M. L. W. Laistner et H. H. King, A Hand-List, p. 70. 10 Dans la Vita Wilfridi, écrite par Étienne de Ripon à l’époque de Bède, la construction de l’église de l’abbaye est comparée à celle du tabernacle de Moïse et sa consécration à celle de Salomon après l’édification du temple : ch. XVII (De aedificatione basilicae Inhripis et dedicatione eius), dans The Life of Bishop Wilfrid, par Eddius Stephanus, texte, traduction et notes par B. Colgrave, Cambridge, 1927, p. 34-37. 11 Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, ms. Amiatino 1. Produit pendant l’abbatiat de Ceolfrith, le fameux codex contient la Vulgate. 12 M. Simonetti, « La tecnica esegetica di Beda nel Commento a 1 Samuele », Romanobarbarica, 8 (1984-1985), p. 75-110, ici p. 107. 13 M. Simonetti, « La tecnica esegetica », p. 107. 14 À ce propos, voir l’analyse de M. Simonetti, ibidem, et C. O’Brien, Bede’s Temple. 15 Bède, De Templo, Liber I, CCSL 119 A, p. 148 : « Domus Dei quam aedificauit rex Salomon in Hierusalem in figuram facta est sanctae uniuersalis Ecclesiae quae a primo electo usque ad ultimum qui in fine mundi nasciturus est cotide per gratiam regis pacifici sui uidelicet redemptoris aedificatur, etc. »
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Bède perçoit le temple comme l’Église, comme le corps du Christ, comme un croyant individuel et, enfin, comme l’Église céleste à venir16. L’interprétation de Bède est historique. Selon lui, le temple de Salomon existait et représentait le culte approprié et juste envers Dieu. Il a été remplacé par l’Église chrétienne qui est également perçue par lui comme temporaire. Le sens eschatologique du temple est donc essentiel pour Bède17 et c’est sur lui que se clôt son traité : « Mais le Très-Haut n’habite pas dans des demeures faites de main d’homme (non manu facta) » (Ac 7, 49). La description du temple de Salomon dans III Reg. 8 est une création de l’auteur du Deutéronome, qui raconte l’histoire nationale d’Israël : il crée une icône verbale qui se plie à la théologie du Nom de Dieu. C’est donc avant tout l’icône qui respecte la transcendance et dépasse la réduction de la description à l’image18. De son côté, Bède est donc souvent partagé entre l’idéologie néotestamentaire de l’édifice spirituel de l’Église et sa beauté bien matérielle et tangible qui se déploie dans les descriptions de l’Ancien Testament. Ce second aspect finit par l’emporter dans le De Templo : il propose de magnifiques exemples de ce qu’on appelle l’ekphrasis ou la description détaillée d’une œuvre d’art19. D’évidence, la description du temple s’y prête, et Bède saisit bien volontiers cette occasion. Bède et l’art : le De Templo comme argument iconophile
Bède avait du goût et de l’amour pour l’art, fait également saillant dans ses autres écrits. Paul Meyvaert20 et Celia Chazelle21 ont établi que, dans son Historia abbatum, il décrit les programmes iconographiques réels, dont celui de l’église de Saint Pierre à Wearmouth et un autre dédié à la Vierge Marie à Jarrow. Il est bien connu que Benoît Biscop, fondateur et abbé de Jarrow, avait rapporté des peintures (picturae) de Rome qui auraient servi d’exemples pour la décoration murale de ces deux bâtisses. Dans son histoire des abbés, Bède décrit scrupuleusement les images rapportées par Biscop22.
16 C. O’Brien, Bede’s Temple, p. 36. Ces quatre sens dans le cas du temple de Salomon sont résumés par Bède dans In Ezram et Neemaim, livre II, CCSL 119 A, p. 300. 17 Saul, qui détruit la cité sacerdotale de Nob, enfants et animaux inclus (I Reg. 22, 19), est un symbole de l’Antéchrist qui égorge les docteurs de l’Église en tentant ainsi de détruire leur œuvre et d’exterminer un type de chrétiens (M. Simonetti, « La tecnica esegetica », p. 98). 18 Je suis ici les réflexions de Clifford Mark Mc Cormick : Palace and Temple : A Study of Architectural and Verbal Icons, Berlin-New York (Beihefte zur Zeitschrift für die alttestamentliche Wissenschaft, 313), 2002 (en particulier, p. 168-194). 19 Sur la différence entre l’ekphrasis antique et l’ekphrasis chrétienne : G. Dagron, Décrire et peindre : essai sur le portrait iconique, Paris, 2007, p. 11-13. 20 P. Meyvaert « Bede and the Church Paintings at Wearmouth-Jarrow », Anglo-Saxon England, 8 (1979), p. 63-77. 21 C. Chazelle, « Art and Reverence in Bede’s Churches at Wearmouth and Jarrow », dans Intellektualisierung und Mystifizierung mittelalterliche Kunst. « Kultbild » : Revision eines Begriffs, éd. M. Büchsel, R. Müller, Berlin, 2010 (Neue Frankfurter Forschungen zur Kunst 10), p. 79-98. 22 Voir l’appendice dans l’article de C. Chazelle, ibidem, p. 92-94. Sur le désir de Rome chez Benoît Biscop et Bède, voir M. E. Hoenicke Moore, « Bede’s Devotion to Rome : The Periphery Defining the Center », dans Bède le Vénérable : entre tradition et postérité, p. 199-208.
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Dans le second livre du De Templo, Bède insère un excursus commentant l’interdiction vétérotestamentaire de fabriquer des images semblables aux créatures qui se trouvent au ciel comme sur la terre (Ex. 20, 4)23. Il conteste l’opinion que ce verset du Décalogue puisse viser et interdire les peintures et sculptures dans l’Église. Le passage est rédigé comme une véritable défense des images matérielles. Celia Chazelle, Paul Meyvaert et, récemment, Peter Darby24 ont déjà remarqué que Bède avait rédigé cet écrit en réponse à l’iconoclasme byzantin qui commença à se répandre vers 720. Des rumeurs concernant la nouvelle politique constantinopolitaine devaient déjà circuler à Rome. Peter Darby a suggéré que l’informateur de Bède à propos de l’iconoclasme byzantin fût probablement le prêtre Notthelm, futur archevêque de Canterbury. Ce dernier lui avait rendu visite à deux reprises. Il lui avait fourni des copies de documents pour son Historia ecclesiastica, textes qu’il avait trouvés dans le scrinium ou les archives du Latran. D’après Darby, le prêtre anglais aurait également informé Bède à propos de la montée de l’iconoclasme25. Nous pouvons avancer l’hypothèse qu’une copie du florilège compilé pour contrecarrer l’iconoclasme de Constantinople aurait pu être ramenée par le même Notthelm. Bède s’est saisi des images sculptées du temple de Salomon comme d’une preuve scripturaire qui légitime les représentations matérielles. En lisant cet excursus ou le passage « iconophile », nous avons la nette impression que Bède connaissait certains éléments et arguments de la dispute iconoclaste. Ainsi, il évoque les chérubins26, mais aussi le serpent d’airain27. Dans les textes iconophiles, ces deux images tirées de la Bible se sont constituées comme des preuves incontournables de la légitimité des icônes et de leur culte. Non seulement Bède a cité ces deux exemples, mais son argumentaire fait écho à ce que disaient les défenseurs grecs des icônes. Il demande par exemple pourquoi, s’il était licite pour les Israélites d’ériger le serpent d’airain, la peinture de l’exaltation du Dieu Sauveur sur la croix ne serait-elle pas également
23 De Templo, Liber II, CCSL 119 A, p. 212-213. 24 P. Darby, « Bede, Iconoclasm and the Temple of Salomon », Early Medieval Europe, 21 (2013), p. 390-421. 25 Ibidem, p. 408-410. 26 Je me permets de renvoyer à mon article, dans lequel je retrace l’utilisation de cette figure biblique dans la controverse iconoclaste : « L’arche d’Alliance et les chérubins dans la controverse iconoclaste : l’apport de Théodulfe d’Orléans », dans Germigny, un nouveau regard, BUCEMA 11 (hors série), 2019, en ligne. 27 Voici les représentations matérielles que Bède défend contre l’interdiction d’Ex. 20 (De Templo, Liber II, p. 212) : « Qui nequaquam hoc putarent, si uel Salomonis opus ad memoriam reuocassent quo et in templo intus palmas fecit et cherubim cum uariis celaturis […] uel certe ipsius Moysi opera considerassent qui iubente domino et cherubim prius in propitiatorio et postea serpentem fecit aeneum in heremo cuius intuitu populus a ferorum serpentium ueneno saluaretur. » Le serpent d’airain figurait dans la représentation de la Crucifixion, l’une des peintures que Benoît a ramené de son cinquième voyage à Rome : Historia Abbatum, 9, éd. Plummer, p. 373 : « Item serpenti in heremo a Moyse exaltato, Filium hominis in cruce exaltatum conparauit. » P. Meyvaert, « Bede and the Church Paintings », Anglo-Saxon England, 8 (1979), p. 63-77 (p. 66-67 ; 69-70).
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permise, elle qui ramène les croyants à la mémoire de la Passion28. La figure des chérubins dans le temple de Salomon a elle aussi été mise en avant en tant qu’argument de poids lors du concile de Rome (731)29. Selon Celia Chazelle, Bède a suivi les lignes directrices de la théorie de l’image matérielle proposée par Grégoire le Grand30. Nous pouvons affirmer que l’auteur anglais va beaucoup plus loin que son prédécesseur : la peinture se révèle aux spectateurs comme une lecture vivante de l’histoire du Seigneur. Bède cite l’étymologie grecque de la peinture, « zoografia », qui signifie : écriture vivante. Comme je l’ai déjà mentionné, le De Templo rappelle l’ekphrasis, description de l’œuvre d’art qui la rend vivante à nos yeux. Il semblerait que Bède ait été familier de cette pratique littéraire comme le serait plus tard Photios, grand défenseur des icônes. Ainsi, avant le passage iconophile, Bède commente le verset III Reg. 7, 23-24 qui décrit la Mer de métal fondu : « Il fit la Mer en métal fondu, de dix coudées de bord à bord, au pourtour circulaire, de cinq coudées de hauteur ; un fil de trente coudées en mesurait le tour. Il y avait des coloquintes au-dessous de son bord, l’encerclant tout autour, dix par coudée, elles tournaient autour de la Mer ; les coloquintes étaient sur deux rangées, coulées dans la masse31 ». Dans cette partie de son commentaire, Bède perçoit les coloquintes en deux rangées comme une imitation ou une représentation des choses du passé (« Scalptura autem histriata est quae historias rerum aliquas imitatur »). Il décrit la Mer de manière ekphrastique, c’est-à-dire en recréant devant les yeux du lecteur ce qu’elle représente. Nous pouvons y observer les exemples des œuvres qui ont plu à Dieu et qui ont été reprouvées par Lui comme étant des crimes : au début de ce siècle, Caïn fut damné pour sa malignité, tandis qu’Abel fut couronné pour les mérites de la justice32. Bède enchaîne par d’autres exemples, imaginant ainsi
28 De Templo, ibidem : « Si enim licebat serpentem exaltari aeneum in ligno quem aspicientes filii Israhel uiuerent, cur non licet exaltationem domini saluatoris in cruce qua mortem uicit ad memoriam fidelibus depingendo reduci. » Le serpent d’airain est exploité lors du concile de Rome (731) qui fait front à l’iconoclasme byzantin : Epistolae Hadriani papae I, Ep. 2, ch. XXVI, éd. E. Dümmler MGH, Epistolae Karolini Aevi III, Berlin, 1899, p. 27 : « ‘Fecit ergo Moses serpentem eneum et posuit pro signo ; quem cum percussi aspicerent, sanabantur (Num. 21, 8, 9)’. O insania frementium contra fidem et religionem cristianam, ut asserant, non colere aut venerare imagines, in quibus figure sunt salvatoris, eius genetricis, vel sanctorum, quorum virtute subsistit orbis, atque potitur humanum genus salutem. Aenei serpentis inspectione credimus Israheliticum populum a calamitate iniecta liberari Christi dei nostri et sanctorum effigies aspicientes atque venerantes dubitamus salvari ? » 29 Epistolae Hadriani papae I, Ep. 2, ch. XII, p. 19 : « Nam et aliud proferuit testimonium ex libro tertio Regum, ut sileant garrientes : Mandato Dei a Salomone constructo templo inter alia : ‘Et fecit in oraculo duos cherubim de lignis olivarum’. Et infra : ‘Et sculpsit in eis picturas cherubin, et palmarum species et anaglifa valde prominentia, et texit ea auro ; et operuit tam cherubin, quam palmas et cetera auro’. Ecce carissimi fratres, consideremus, quid Deo mandante Moses fecerit, quidve Salomon sapientissimus iussu construxerit divino, etc. » 30 C. Chazelle, « Art and Reverence in Bede’s Churches », p. 92. 31 De Templo, ibidem, p. 208 : « Et scalptura subter labium circuibat illud decem cubitis ambiens mare, duo ordines scalpturarum histriatarum erant fusiles » (III Reg 7, 24). 32 Ibidem, p. 209 : « […] exempla sunt priorum temporum designata quae necesse est nos sollerter intueri ut uideamus quibus operibus sancti Deo placuerint ab initio […] quomodo in exordio nascentis saeculi Cain ob malitiam inuidiae damnatus, etc. »
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les images qui auraient orné l’énorme bassin circulaire fait par Hiram. L’application de l’ekphrasis au temple dans le commentaire exégétique rédigé par Bède est inédite dans la culture latine : elle l’actualise en visualisant, en rendant vivant les objets anciens d’un sanctuaire juif33. Certes, dans l’exemple proposé, Bède n’entre pas dans de minutieux détails, mais il scrute au plus près chacun des éléments du Temple dans son sens exégétique. Ainsi, par exemple, le bord (labium) de la Mer est semblable à celui d’une coupe, comme une fleur de lotus (III Reg. 7, 26)34 : le bord exprime le goût de la Passion du Christ, celui-ci se répand dans la clarté de la fleur de lotus, qui, de son côté, révèle aux yeux des disciples la gloire de la Résurrection dans sa blancheur extérieure (foris), tandis que le cœur en or de la fleur cache l’âme du Christ, brillant de la lumière divine. Bède multiplie les descriptions des bords du calice et des fleurs, tout en plongeant son lecteur dans l’enivrement contemplatif de l’œuvre ; une sorte de débordement, de saturation résulte de l’interprétation dans un sens christique. Dans le passage iconophile déjà mentionné, Bède n’hésite pas à établir des typologies entre les représentations du temple de Salomon et l’imagerie typiquement chrétienne : s’il était permis − sous-entendu par Dieu − de fabriquer les douze bœufs d’airain qui portaient la Mer en métal, de quel droit interdit-on de peindre les douze apôtres en route vers l’évangélisation des peuples, la Mer elle-même correspondant aux quatre parties du monde35 ? Il emploie ici un raisonnement typiquement iconophile, raisonnement à son apogée lors du concile de Nicée II, qui cherche à justifier les icônes par des exemples tirés de l’Ancien Testament. Pour Bède, les objets du temple de Salomon sont des œuvres d’art dignes d’admiration et plus encore. Ainsi Bède conçoit le chérubin comme une image matérielle qui représente les réalités spirituelles. Selon lui, les dix coudées des ailes des anges, plus précisément le nombre 10, renvoient à l’image divine des chérubins qui demeure intacte et non corrompue depuis toujours. Bède évoque même le denier qui vaut 10 oboles36. Or la monnaie porte le nom et l’effigie de l’empereur, explique Bède en se référant à Matth. 22, 20-21 (« De qui est l’effigie que voici ? Et l’inscription ? Ils disent ‘De César’ »)37. Nous avons ici un autre argument iconophile
33 Sur la première ekphrasis chrétienne, créée par Eusèbe de Césarée, voir D. Iogna-Prat, La Maison-Dieu : une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge (v. 800-v. 1200), Paris, 2006, p. 59-62. Prudence accumule, superpose, enrichit les descriptions de l’art chrétien dans sa poésie tout en créant l’ekphrasis chrétienne à l’instar de Bède. Sur l’ekphrasis chez Prudence, voir L. Gosserez, « Les images divines de Prudence et l’art paléochrétien », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 4 (1998), p. 336-353. Dans l’exégèse de Bède, nous retrouvons ce que Gosserez dit à propos de la poésie de Prudence (ibidem, p. 339) : « La poésie, loin de se limiter à la copie servile de l’apparence, est expression de l’être et se constitue ainsi comme icône. » 34 De Templo, Liber II, p. 211. 35 Ibidem, p. 213 : « Si licuit duodecim boues aeneos facere qui mare superpositum ferentes quattuor mundi plagas terni respicerent, quid prohibet duodecim apostolos pingere quomodo euntes docerent omnes gentes baptizantes eos in nomine patris et filii et spiritus sancti uiua ut ita dixerim prae oculis omnium designare scriptura ? » 36 Ibidem, p. 179. 37 Ibidem, p. 213.
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grec par excellence qui se greffe sur ce verset de Matthieu pour étoffer l’argumentaire biblique concernant l’image38. L’apologie des images par Bède − qui n’est cependant pas une défense de leur culte − se présente comme un témoignage capital prouvant que la dispute contre la politique iconoclaste à Rome a commencé bien avant le concile de Rome de 731, fait récemment contesté par certains historiens de l’iconoclasme byzantin39. En définitive, le De Templo, tout autant dans le passage iconophile que dans son intégralité, constitue une parfaite apologie de l’image et de l’objet d’art, dont la production est admise, voire considérée comme nécessaire pour l’Église. Cette défense ouverte et franche des images et de leur présence dans la maison de Dieu n’est pas passée inaperçue auprès des auteurs carolingiens et le De Templo a occupé une place majeure dans la controverse sur les images qu’ils ont menée.
L’héritage de Bède Claude de Turin, Raban Maur, et Angélome de Luxeuil sont les auteurs carolingiens qui écrivent les premiers commentaires systématiques sur les quatre Livres des Rois40. Comme le remarque Caroline Chevalier-Royet, ces trois commentaires appartiennent au genre des commentaires bibliques continus sur un livre biblique41. Ces trois auteurs entretiennent un lien privilégié avec la cour. Tous les trois utilisent le De Templo de Bède. Je commencerai par Théodulfe d’Orléans qui, le premier, en fait usage dans l’Opus Caroli Regis. Théodulfe d’Orléans
Lors du colloque sur Germigny, j’ai présenté sa façon d’utiliser le De Templo42. Le polémiste carolingien resserre et accentue le sens eschatologique accordé aux 38 Voir par exemple Jean Damascène, Discours apologétique, II, 12, trad. A.-L. Darras-Worms, Paris, 1994, p. 58. De son côté, Bède interprète ce passage de manière différente. Il le conçoit comme une mise en garde du Christ, provoqué par les Pharisiens, contre l’idolâtrie : l’image de César n’est pas à « déformer » par un acte idolâtre, mais témoigne de la puissance du roi. 39 L. Brubaker et J. Haldon, Byzantium in the Iconoclast Era c. 680-850 : A History, Cambridge, 2011, p. 84 sq. Les auteurs veulent atténuer l’impact de l’iconoclasme à Rome à cette époque. Ils remettent également en doute l’aspect anti-iconoclaste du concile de Rome (731). Selon eux, l’apologie que développe Bède dans le De Templo ne serait qu’une reprise, pour des motifs personnels, de la défense des images en raison de leur fonction pédagogique qu’avait formulée Grégoire le Grand à l’occasion de l’iconoclasme à Marseille (ibidem, p. 86). Cette affirmation semble difficilement défendable : pour quelle raison Bède aurait-il été soudainement incité à faire un excursus sur la pédagogie des images et plus particulièrement à cet endroit de son commentaire ? Je pense au contraire qu’il s’oppose ici à la nouvelle politique iconoclaste byzantine. 40 Voir l’étude essentielle sur la question : C. Chevalier-Royet, Lectures des Livres des Rois à l’époque carolingienne, thèse de doctorat soutenue à l’Université Paris-Sorbonne, éd. M. Sot, 2011. Je la remercie vivement pour m’avoir communiqué son travail. 41 Ibidem, p. 31. 42 K. Mitalaité, « L’arche d’Alliance et les chérubins ».
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chérubins par Bède. En même temps, l’auteur de l’Opus Caroli Regis dépouille sa source initiale de son caractère matériel. Les anges apparaissent comme une allégorie abstraite parfaitement vétérotestamentaire qui s’inscrit dans l’opposition entre l’ancienne Loi juive et la nouvelle Loi43. Si Bède apprécie le caractère matériel et la beauté des chérubins, Théodulfe perçoit ce trait dans le sens augustinien : comme un attachement des Juifs aux signes et non à leur message. Il écarte soigneusement les passages iconophiles et ekphrastiques de Bède présentés ici précédemment44. Il est certain que le futur évêque orléanais saisit l’aspect iconophile du commentaire de Bède. Son opposition à l’utilisation du temple de Salomon comme exemple biblique dans l’argumentaire iconophile vise ouvertement le concile de Nicée II, mais il tente aussi indirectement de désamorcer l’interprétation du De Templo, sans nul doute connu alors par l’élite. Ainsi, dans le chapitre 9 du deuxième livre, il s’oppose à ce que les bœufs et lions d’airain faits par Salomon pour son temple soient utilisés pour justifier le culte des images45. Or, c’est dans l’explication de ce verset III Reg. 7, 29 qui les décrit, que Bède insère le passage iconophile contre l’interdiction vétérotestamentaire. Dans son chapitre 9, Théodulfe discute la typologie biblique comme si, d’une certaine manière, il répondait à Bède : les figures de l’Ancien Testament ne sont que des ombres à travers lesquelles nous cherchons la vérité, soutient-il. Il est significatif que, dans ce chapitre, l’auteur de l’Opus Caroli Regis s’appuie sur l’exégèse de Grégoire le Grand et non sur celle exposée dans le De Templo que Théodulfe a sous la main46. Il est aussi significatif que Théodulfe mentionne Grégoire le Grand comme source pour expliquer le temple de Salomon, tandis que ni Bède ni le De Templo ne sont nommés dans l’Opus Caroli Regis. Claude de Turin
Composé vers 823, son Liber informationum litterae et spiritus in libro Regum honore la commande de Théodemir de Psalmodi, client régulier de Claude pour les traités et questions exégétiques47. L’abbé de Psalmodi avait présenté à Claude soixante-douze questions ou références à éclaircir concernant les Livres des Rois. Ce dernier rédige
43 Ibidem, p. 26. 44 Théodulfe reprend un court extrait dans lequel Bède perçoit l’arche posée à l’intérieur du temple comme un secret ou mystère de la patrie céleste (De Templo, Liber I, p. 176, l. 1163-1168). Théodulfe abrège le sens initial et ne retient que le sens eschatologique de l’arche tout en éliminant les détails matériels : I, 15, p. 170. Dans une longue citation du chapitre 7, livre 2 de Bède, il écarte l’explication de l’obole et de l’image de l’empereur. 45 Opus Caroli Regis, II, 9, p. 253. 46 Opus Caroli Regis, II, 9, p. 254 : « Sed ut ad proposita redeamus, Salomon in templo boves et leones fecit, quia et Christus in ecclesia apostolos eorumque successores constituit, qui iuxta beati Gregorii sententiam ‘bene agentibus per humilitatem sunt socii, contra delinquentium vitia per zelum iustitiae erecti’ quatenus et istos mansuetudo bovis sustentet et illos feritas leonis stimulet. » 47 G. Italiani, La tradizione esegetica nel commento ai Re di Claudio di Torino, Florence, 1979 ; M. Gorman, « The Commentary on Kings of Claudius of Turin and Its Two Printed Editions (Bâle, 1531 ; Bologne, 1755) », Filologia mediolatina, 4 (1997), p. 99-131 ; C. Chevalier-Royet, Lectures des Livres des Rois, p. 91 sq.
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un commentaire exhaustif en utilisant largement Bède : dans son commentaire, il intègre trente questions et réponses sur les Livres des Rois de son illustre prédécesseur anglais, conformément à la requête de Théodemir48. Il utilise également le De Templo. Je pense qu’une analyse approfondie de ce commentaire claudien reste à faire et que cette tâche ne sera possible qu’après une édition critique de l’œuvre de Claude. Dans son recours à Bède, je n’ai analysé que l’utilisation des passages du De Templo déjà mentionnés ici. Giuliana Italiani et Caroline Chevalier-Royet ont dégagé deux branches dans les manuscrits des commentaires claudiens sur les Rois : la première ne retient qu’un court passage du De Templo. Cette version éditée sous le nom d’Eucher dans PL 50, fut initialement retranscrite par Alexandre Brassicanus à partir du manuscrit d’Heiligenkreuz (Vienne, Österreichische Nationalbibliothek 691) ; elle est maintenant perdue. Giuliana Italiani et Caroline Chevalier-Royet considèrent cette version comme moins fiable49. Nous y trouvons l’indication de Claude à la fin de son court extrait du De Templo : Aedificium in superiore hujus voluminis parte habes a beato Beda expositum50. J’y reviendrai. La seconde branche, fondée sur un seul manuscrit, propose une version très abrégée du De Templo. Elle est éditée parmi les œuvres de Claude dans PL 104. Michael Gorman soutient que la lettre à Théodemir accompagnant le traité de l’évêque de Turin aurait été composée pour calmer les esprits, surtout celui de Théodemir qui l’avait accusé d’hétérodoxie dans ses commentaires sur l’Épître aux Corinthiens. Selon Caroline Chevalier-Royet, Claude se saisit des questions de l’abbé de Psalmodi comme d’une opportunité pour publier son commentaire sur les Rois51. Tout en suivant les propositions des deux chercheurs, je serais prête à émettre l’hypothèse suivante, bien consciente de sa fragilité compte tenu de l’état lacunaire des éditions actuelles de ce traité claudien. Je pense qu’il existe deux éditions des commentaires sur les Rois que Claude a préparées lui-même. La première, qui ne reprend qu’un court passage du De Templo, aurait été écrite avant que le scandale iconoclaste n’éclate et retentisse à travers tout l’empire. Pour attester de son orthodoxie, Claude en aurait rédigé une seconde version, dans laquelle il intègre le passage en question du De Templo, en omettant toutefois le passage explicitement iconophile52. Dans la première version, il s’arrête plus ou moins avec les préparatifs de la construction engagés par Salomon53, en écartant toute la partie descriptive du temple. Il semblerait 48 Ibidem, p. 96-97. 49 G. Italiani, La tradizione esegetica, p. 16 ; C. Chevalier-Royet, Lectures des Livres des Rois, p. 99-100. Voir l’analyse détaillée des deux familles proposées par M. Gorman : « The Commentary on Kings », qui réfute l’opinion d’Italiani sur la plus grande fiabilité de l’édition qu’on trouve dans PL 104 : ibidem, p. 121, n. 40. 50 PL 104, col. 733C. 51 C. Chevalier-Royet, Lectures des Livres des Rois, p. 105. 52 Commentarii in libros regum, Liber III, 22, PL 50, 1145A. Claude arrête sa citation avant la discussion de Bède sur Ex. 25, 17-20 (De Templo, p. 212). 53 Quaestiones XXX super libros regum, Liber III, PL 104, 733C-D. M. Gorman propose une explication très différente pour cette omission. Selon lui, la formule In superiore huius uolumine était placée pour retranscrire le traité dont le copiste avait, en guise de prototype, un exemplaire (« notebook ») qui contenait également le texte du De Templo de Bède, ce à quoi renvoie l’in superiore huius uolumine.
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que, dans la seconde, il ait été obligé de reprendre le De Templo qui était peut-être considéré comme un gage d’orthodoxie en ce qui concernait les images. Dès le début de son commentaire sur le troisième Livre des Rois, Claude en resserre l’aspect christocentrique : la dénomination du Christ pacificus renvoie à la fonction de celui qui réconcilie (Rom. 5, 10 : « Si étant ennemis, nous fumes réconciliés à Dieu par la mort de son Fils, combien plus, une fois réconciliés, serons-nous sauvés par sa vie »). Le Christ, homme nouveau, est un homme de paix. Claude cite ici Isidore54. Par ailleurs, le roi pacifique est la seule caractéristique de Salomon suscitant aussi l’intérêt de Théodulfe55. Isidore permet à Claude de souligner que la maison construite par le Christ est dans les cieux, qu’elle est faite non de bois et de pierre, mais des hommes saints, plus précisément des fidèles, comme décrit dans I Cor. 3, 1656, verset cité également par Bède dans l’ouverture de son traité, et que Claude ne reprend pas. Ce dernier reste donc fidèle à sa position envers les images dans les deux versions de son commentaire. Néanmoins, la première serait plus cohérente avec sa pensée aniconique, elle qui se refuse tout court à accepter le caractère matériel du temple, mais le perçoit plutôt comme une construction spirituelle de l’Église, interprétation du temple proche de celle d’Isidore. Agobard de Lyon
D’une manière inattendue, le passage iconophile du De Templo apparaît dans le traité d’Agobard de Lyon De picturis et imaginibus57, rédigé pour réfuter la réunion de Paris de 825 et, par la même occasion, les idées iconophiles grecques58. À première vue, sa présence dans une argumentation s’opposant très vigoureusement au culte des images peut sembler étonnante. Nous pouvons émettre l’hypothèse que c’est Florus qui prépare le florilège patristique concernant les images qui est ensuite utilisé par Agobard dans le De picturis. L’auteur de cette pièce cite tout particulièrement les œuvres d’Augustin. Pour sélectionner les extraits de Bède, il travaille avec un manuscrit du De Templo (Paris, BnF, Baluze 270) qui se trouvait dans la bibliothèque
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Toujours selon Gorman, uolumen fait ici référence au codex physique, tandis que liber renverrait à l’un des livres du De Templo ou encore à l’un des livres de Claude préparés par lui-même. J’avoue avoir quelques difficultés à suivre le raisonnement de l’auteur. Isidori Hispalensis, Quaestiones in Vetus Testamentum, In Regum III, PL 83, col. 413E sq. / Claudii Tauriniensis, Quaestiones XXX, PL 104, col. 721D sq. Opus Caroli regis, I, 20, p. 198 : « Salomon qui pacificus interpraetatur et figuram Christi gessit. » Isidori Hispalensis, ibidem, II, 1, PL 83, col. 415 : « Nam id, quod aedificavit templum excellentissimum Domino, et ibi Christum significat, qui aedificavit domum in coelestibus. Non de lignis et lapidibus, sed de hominibus sanctis, hoc est, fidelibus, quibus dicit Apostolus : ‘Templum enim Dei sanctum est, quod estis vos’ » (I Cor. 3, 16) / Claudius Taurinensis, ibidem, PL 104, col. 723. Agobardi Lugdunensis, Opera omnia, éd. L. Van Acker, Turnhout, 1981 (CCCM, 52), p. 149-181. De picturis, ch. 21, p. 169-171. Sur la question, je me permets de renvoyer à mon article : « Agobard et la question des images à l’époque de Louis le Pieux », dans Lyon dans l’Europe carolingienne : autour d’Agobard (816-840), éd. F. Bougard, A. Charansonnet et M.-C. Isaïa, Turnhout, 2019, p. 191-203.
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Fig. 5. Bède le Vénérable, De Templo Salomonis, exemplaire annoté par Florus. Ms. Paris, BnF, Baluze 270, fol. 143v (détail).
de Lyon. David Hurst a utilisé ce document pour son édition du traité de Bède59. Célestine Charlier avait déjà signalé le fait que Florus avait eu recours à cet écrit pour préparer le De picturis et imaginibus60. Dans ses marges, nous trouvons des annotations très typiques du diacre, tel le K signalant le « Kaput », i. e. le début de la citation à extraire61. Un signe indique aussi parfois les versets bibliques. Les crochets carrés signalent les morceaux du texte à extraire. Les annotations de Florus nous permettent de reconstituer le florilège préliminaire préparé par le diacre pour Agobard. Comme nous pouvons l’observer dans la fig. 5, le passage iconophile de Bède est particulièrement travaillé (143v-sq.) : Florus le corrige en plusieurs endroits. Nous remarquons également qu’il omet le passage concernant le serpent d’airain. Ce thème est abordé en 825 au cours de la Réunion de Paris. Comme je l’ai déjà mentionné, dans son traité, Agobard a affronté les arguments des évêques formulés à cette occasion. Cependant, lors de la transcription de l’extrait marqué, le copiste − vraisemblablement par inadvertance − l’a repris in extenso, sans exclure le thème du serpent d’airain62.
59 Sur les défauts de l’édition de Hurst, voir M. Gorman, « The Commentary on Kings », p. 120, n. 38. 60 C. Charlier, « Les manuscrits personnels de Florus de Lyon et son activité littéraire », Revue bénédictine, 119/2 (2009) [reprise de : Mélanges Podechard, Lyon, Faculté de théologie catholique, 1945, p. 71-84], p. 252-267 (p. 262, n. 28). 61 C. Charlier, « Les manuscrits personnels », p. 256. Voir la figure 5. Sur la méthode de travail de Florus, voir le dossier « Florus de Lyon », Revue bénédictine, 119/2 (2009). Pour la dernière mise à point sur la question : S. Boodts, « The Reception of Saint Augustine in Florus of Lyon’s Expositio epistolarum beati Pauli apostoli. The section on Romans 7 », dans La controverse carolingienne sur la prédestination : histoire, textes, manuscrits, Actes du colloque international de Paris des 11 et 12 octobre 2013, éd. P. Chambert-Protat, J. Delmulle, W. Pezé et J.-C. Thompson, Turnhout, 2018, p. 147-167. 62 Pour l’extraction de la partie sur la Mer de bronze, Florus indique lui aussi que Bède la décrit de manière ekphrastique. L’extrait n’est cependant pas retenu par Agobard.
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Dans l’argumentation d’Agobard, il me semble que l’endroit qu’il choisit pour insérer le passage du De Templo désamorce sa teneur iconophile. L’extrait vient après une citation tirée de l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe de Césarée. Dans l’introduction, Agobard remarque que tout honneur religieux ou toute expression de la vénération des images dans le cadre de la religion chrétienne ne peuvent être considérés que comme more gentilium. Selon Eusèbe, l’habitude de certains chrétiens de peindre et posséder des images des apôtres Paul et Pierre compte au nombre des coutumes païennes et non chrétiennes. L’extrait de Bède figure dans le chapitre suivant63. Agobard présente ce dernier comme un homme de la nation anglaise pénétré des lettres divines et ceci d’une manière assez remarquable pour son époque64. L’exemple des images des apôtres (duodecim apostoli) apparaît également dans l’extrait de Bède qui est et doit donc être lu comme en continuité avec le raisonnement d’Eusèbe. Il apparaît ainsi entièrement dépouillé de son aspect iconophile. Avec Théodulfe, Agobard et Claude, le De Templo devient une pièce incontournable dans la controverse carolingienne autour des images et de leur vénération. C’est dans ce même contexte que nous le rencontrons chez Raban Maur, d’abord dans son célèbre De laudibus Sanctae crucis, puis dans ses commentaires sur les Rois. Raban Maur De laudibus Sanctae crucis
Michel Perrin, analysant les sources du poème acrostiche à plusieurs occasions, a déjà remarqué que, dans ses louanges de la croix, Raban ne nomme pas Bède, alors qu’il se sert abondamment de ses écrits65. Comme nous l’avons vu, tel était également le cas de Théodulfe. D’après Michel Perrin, Bède n’est pas une autorité de même poids qu’Augustin, Jérôme ou les autres Pères latins66. Il souligne l’influence significative du De Templo de Bède, comme d’ailleurs d’autres traités du même auteur. J’oserais affirmer que cette influence du De Templo est cruciale dans la partie de l’explication C de l’édition de Perrin67 et qu’il reste encore à l’évaluer et à l’établir. Je donnerai ici quelques exemples. Ainsi, dans le commentaire de son cinquième poème, Raban saisit la croix comme le fondement ou la structure de l’édifice céleste, l’Église de Dieu vivant68. En citant 63 De picturis, ch. 20, p. 168-169. 64 Ibidem, ch. 21, p. 169 : « Beda quoque, Anglorum gentis homo, et suo tempore diuinis litteris non mediocriter imbutus, cum de mari, quod in templo Domini a Salomone factum est, pertractaret, intulit post caetera… » 65 M. Perrin, « Bède le Vénérable : une source invisible de l’In honorem Sanctae crucis de Raban Maur (810) », dans Bède le Vénérable : entre tradition et postérité, p. 231-245, et Id., « Les lectures de Raban Maur pour l’In honorem Sanctae crucis : ébauche d’un bilan », dans Raban Maur et son temps, éd. P. Depreux, S. Lebecq, M. J.-L. Perrin et O. Szerwiniack, Turnhout, 2010, p. 219-245. 66 M. Perrin, « Bède le Vénérable : une source invisible ». 67 Rabani Mauri In honorem Sanctae crucis, éd. M. Perrin, Turnhout, 1997 (CCCM 100), p. 59. 68 In honorem Sanctae crucis, C 5, p. 59 : « In hac igitur pagina crux sancta per medium tendit, quattuor quadrangulas formas circa latera eius positas habens : ad ostendendum utique caelestis aedificii structuram, Ecclesiae uidelicet Dei uiui, quae et domus eius est, columna et firmamentum ueritatis. »
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mot-à-mot Bède et sa chaîne biblique ouvrant le De Templo, Raban lui emprunte les idées centrales que j’ai déjà présentées. Par ailleurs, le moine de Fulda évite le terme de tabernaculum et préfère ceux d’aula et aedificium, que nous retrouvons chez Bède. À l’instar de Théodulfe, Raban favorise le sens fortement eschatologique de l’Église, habitée par les saints anges dont la ressemblance nous est promise après la résurrection. Le temple matériel de Salomon construit à Jérusalem est en contraste avec le « nôtre », chrétien, qui repose sur des fondations vivantes : les prophètes et les apôtres. En adjoignant un autre extrait situé quelques pages plus loin dans le De Templo, Raban soutient également le fondement christologique de l’Église : ainsi s’opère l’agencement des versets I Cor. 3, 11 et Act. 4, 12, copiés de Bède, auquel il ajoute I Petr. 2, 469. Dans cette même partie de son commentaire, le moine de Fulda retravaille et simplifie l’explication de Bède à propos de III Reg. 5, 17. Il modifie toutefois sa source d’inspiration sur un point : si, dans cette dernière, les prophètes et apôtres − « les pierres de fondation » − perçoivent la parole et le sacrement de la vérité, selon Raban, il s’agit surtout de la prédication des actes salvateurs du Christ. Le moine de Fulda emprunte fréquemment les idées initiales à Bède, puis il les retravaille à sa guise. Ainsi, par exemple, dans l’explication du Carmen 18, il reprend les spéculations de Bède sur le nombre 40. Comme lui, il utilise la multiplication, ce qui lui permet d’enrichir et de déployer la sémantique exégétique70. Le 40 est obtenu en multipliant dix par quatre : 4 renvoie aux quatre évangiles et 10 aux dix préceptes, valeurs symboliques les plus courantes chez Bède. Ce dernier s’arrête au nombre 40 quand il explique III Reg. 6, 17 (« Porro quadraginta cubitorum erat ipsum templum pro foribus oraculi »). Le théologien anglais dit que notre Seigneur a jeûné durant les quarante jours précédant sa mort. Il a partagé les repas avec ses disciples après sa Résurrection pendant quarante jours également. En jeûnant, le Christ a montré la peine qui nous encombre, tandis qu’en mangeant il montre qu’il nous apporte la consolation. Comme à son habitude, Bède conclut le verset commenté dans le De Templo par le sens tropologique qu’il adapte à l’Église de son temps : quand nous empruntons la voie de Dieu en « faisant abstinence de la vanité » du siècle présent tout en étant revigorés par la promesse, nos cœurs s’élèvent71. Raban reprend de Bède la signification initiale du chiffre 40 : il s’agit du nombre de jours de jeûne du Christ au désert. Mais il ajoute un sens supplémentaire : Jésus a également été tenté pendant quarante jours. La tentation du Christ préfigure celles auxquelles nous sommes soumis durant notre vie mortelle72. Ainsi que Bède, Raban évoque les quarante jours pendant lesquels le Christ est resté avec ses disciples après sa Résurrection : déjà immortel, partageant la nourriture mortelle, Il a ainsi promis sa présence secrète (occulta praesentia) sur terre jusqu’à la fin des siècles. Quoique Raban propose une interprétation différente du chiffre 40, son point de départ est le De Templo. Il écarte 69 70 71 72
In honorem, C 5, p. 59.26-60.34 / De Templo, Liber I, p. 185, l. 284-289. In honorem, C 5, p. 147. De Templo, Liber I, p. 173, l. 1061-1063. In honorem, C 18, p. 147-148 : « […] et Euangelium per ipsius Domini ieiunium, quibus quadraginta diebus etiam temptabatur a diabolo, quid aliud quam per omnes huius saeculi tempus temptationem nostram in carne sua, quam de nostra mortalitate adsumere dignatus est, praefigurat ? »
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les spéculations de Bède sur ce nombre dans son commentaire sur les Rois. Je pense que la raison en est qu’il veut rester cohérent avec sa propre spéculation exposée dans les louanges de la croix. Souvent, Raban simplifie à l’extrême les riches explications de Bède. Parfois il s’oppose à lui et modifie radicalement le sens initial conçu par ce dernier. Il procède ainsi avec la figure des chérubins du temple de Salomon. Raban est bien informé sur la controverse autour du culte des images menée par Théodulfe, dont il connaît également l’argumentation sur les chérubins inspirée par Bède. Ainsi, Raban remarque : « […] bien que plusieurs aient interprété et dit beaucoup de choses sur l’emplacement et la disposition de ces animaux73, et que les autres aient dit autrement, montrant ainsi une différence dans le style, mais pas dans la foi74 ». Raban propose sa propre lecture : selon lui, les ailes étendues des chérubins servent d’exemple à la figure (exemplari figura) du Christ étendu sur la croix. Pour miner la charge iconophile de la sententia des chérubins, il procède différemment de Théodulfe, critiquant ainsi implicitement l’argument de ce dernier. Il perçoit l’habitus des anges, plus précisément leurs ailes étendues comme une imago de la croix du Christ75. Imago n’est pas un terme choisi au hasard. Il n’a pas, comme Théodulfe, l’intention de rejeter l’idée que les chérubins soient des images matérielles des réalités célestes76. Remarquons que le choix de Raban reste aniconique : la croix comme image parfaite était une idée répandue chez les iconoclastes grecs. Le commentaire sur les Livres des Rois
Raban Maur utilise le De Templo comme une source essentielle pour son commentaire sur le troisième Livre des Rois. L’étude monumentale de Silvia Cantelli Bernaducci77 et la thèse de doctorat de Caroline Chevalier-Royet78 nous permettent à présent d’analyser avec aisance le travail exégétique de Raban. Il remet son commentaire en mains propres à Hilduin en 829 et le présente à Louis le Pieux en 832. Composé dans un but pédagogique et politique, le commentaire s’inscrit dans le programme éducatif de Raban79.
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Pour Raban, les chérubins sont des animaux. In honorem, C 4, p. 53. Ibidem : « Quid ergo situs iste senarum altarum Seraphim praefigurat, nisi crucis Christi imaginem ? » Par la même occasion, il « corrige » Bède qui avait déjà perçu les chérubins comme l’image intacte de leur Créateur, mais aussi comme celle de l’homme. Théodulfe a écarté cette idée. 77 Hrabani Mauri opera exegetica : repertorium fontium, 3 vol., Turnhout, 2006 (Instrumenta patristica et mediaevalia, 38) : t. 1, p. 226-234 ; 288-294 ; t. 2, p. 618-627 (les sources du troisième Livre des Rois). 78 C. Chevalier-Royet, Lectures des Livres des Rois, p. 230 sq. 79 Ibidem, p. 230-234. Nous constatons une certaine proximité dans les sujets que traitent Raban et Claude. Les deux auteurs sont intéressés par le thème du jugement de Salomon. Tous deux retiennent l’image de l’opposition entre la synagogue et l’Église représentées par deux femmes auxquelles Salomon fait face. Claude, qui se sert d’Isidore, établit une opposition plus tranchée et radicale (Claudius Taurinensis, Quaestiones XXX super libros regum, lib. 3, 3, PL 105, col. 724B-C / Isidori Hispalensis, Quaestiones in Vetus Testamentum, In Regum III, lib. 3, 3, PL 83, col. 416B-417A) que Raban qui utilise ici exclusivement Paterius (In tertium Regum, PL 109, col. 126C-127C / Paterius, In librum terium Regum, col. 807A-B ; S. Cantelli Berarducci, Hrabani Mauri opera…, t. 2, p. 618).
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J’ai constaté que celui-ci, en découpant le texte de Bède, supprime parfois des passages constitutifs de sa particularité d’exégète biblique. Ainsi, il tronque ou enlève l’exposé tropologique ou moral quand il est trop richement développé à ses yeux. Il abrège également certaines explications étymologiques (ainsi, par exemple, le nom de Jésus) et omet les spéculations sur les chiffres80. La raison en serait soit que ces extraits entrent en contradiction avec ses propres spéculations conçues dans ses louanges de la croix − l’exemple typique est le chiffre 40 déjà évoqué ici −, soit que l’abbé veut éviter de brouiller l’esprit de ses élèves, ou bien encore que certains développements lui paraissent trop ésotériques81. Certaines omissions sont plus significatives. Au moins deux d’entre elles sont liées aux controverses carolingiennes. Ainsi, un très long passage de Bède autour du verset Matth. 17, 5 (« Hic est filius meus dilectus in quo mihi bene complacuit » ; « et voici qu’une voix disait de la nuée : ‘celui-ci est mon Fils bien-aimé qui a toutes mes faveurs’ ») que Bède rapproche d’Act. 3, 22 (« Le Seigneur Dieu vous suscitera d’entre vos frères un prophète ; vous l’écouterez en tout ce qu’il vous dira »)82. Ce verset de Matthieu a été très débattu dans la controverse anti-adoptioniste. Selon Paulin d’Aquilée et Alcuin, il était le témoignage « direct » du Père confirmant que le Christ était son Fils divin. Dans la lecture de Bède, le verset penche plutôt du côté de la christologie espagnole adoptianiste, condamnée par les théologiens francs, qui soutient que le Christ est notre égal (l’un de nos frères) et que les paroles prononcées par le Père le confirment. Cela explique pourquoi Raban décide de le supprimer de son commentaire. Je suppose que l’omission suivante concerne le débat autour de la prédestination. En commentant III Reg. 7, 18, Bède cite Rom. 5, 5 (caritas diffusa est in cordibus nostris) et l’explique ainsi : « La charité de Dieu n’est pas diffusée dans notre cœur selon nos mérites, mais elle nous est donnée par le Saint-Esprit gratuitement83 ». L’omission la plus importante renvoie bien évidemment à l’implication indirecte de Raban dans la controverse autour du culte des images. Ainsi, il reprend le passage décrivant l’ornementation de la mer de bronze comme des sculptura ou scalptura histriata. Raban suit Bède en affirmant que les statues dans le temple de Salomon imitent les histoires du passé. Cependant, il omet la partie ekphrastique de Bède84 et supprime intégralement le passage iconophile. Il élimine aussi systématiquement la perception sensible du temple : par exemple, il en est ainsi des cinq bassins de purification situés à l’extérieur du temple qui signifient, selon Bède, les cinq sens corporels avec lesquels, de même qu’avec le cœur, l’homme doit servir Dieu afin d’entrer dans le royaume céleste85.
80 De Templo, Liber I, p. 160, l. 544-558 (les chiffres 7, 20 et 6) ; II, p. 246, l. 207-214 (le chiffre 8). 81 Ibidem, Liber II, p. 199, l. 309-314. Explication complexe et « mystique », comme le dit Bède lui-même, du baptême sur la base des nombres 30 et 300. 82 Ibidem, Liber II, p. 201, l. 359-365 / Rabanus Maurus, In tertium Regum, PL 109, col. 168A. 83 Ibidem, Liber II, p. 202.430-434. 84 Ibidem, Liber II, p. 208.686-712 / Rabanus Maurus, In tertium Regum, PL 109, col. 172A. 85 Ibidem, Liber I, p. 169.878-883 ; p. 186.1573-1580.
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Conclusions Dans l’exégèse de Bède, Salomon est un roi disparaissant entièrement derrière ses réalisations. L’auteur est fasciné par son œuvre architecturale et les aménagements pour lesquels il crée une typologie christologique et ecclésiastique. Le traité-ekphrasis argumente les thèmes doctrinaux les plus importants en termes d’art. Amateur en ce domaine, Bède n’hésite pas à faire l’éloge de la beauté matérielle et à la concevoir comme une partie fondamentale et non accidentelle de la Maison de Dieu. L’influence du De Templo est donc paradoxale chez les Carolingiens, peu portés vers la pensée iconique. Théodulfe et Agobard semblent avoir bien compris qu’il était un véritable champ de mines qu’il fallait désamorcer. Cependant, Bède a réussi à passer en force, imposant chez les auteurs carolingiens son exégèse architecturale du temple de Salomon. Un autre scénario ou une autre direction herméneutique était imaginable. La preuve en est que Claude et Raban, en suivant Bède, ne s’intéressent pas à la consécration du temple ou à la prière de Salomon.
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Images et symbolique du Temple dans l’Occident médiéval Du temple de Salomon au temple de la Sagesse
La présente étude vise à explorer les articulations textuelles, iconographiques et symboliques qui peuvent unir les deux temples vétérotestamentaires de Salomon et de la Sagesse, aux xie et xiie siècles principalement. Il s’agira de faire ressortir comment, dans l’iconographie, en raison de l’image sapientielle du roi Salomon, le temple de la Sagesse se rapproche à l’occasion du Temple de Jérusalem ; non pas au point de voir fusionner les deux, mais tout au moins de mettre en œuvre quelques parallèles exégétiques. Bien que le temple de Salomon n’ait plus d’existence physique ni même archéologique à Jérusalem, son image reste cependant prégnante dans l’Occident médiéval, où il survit de manière symbolique à travers d’autres constructions qui s’en inspirent, tout comme à travers diverses images littéraires et exégétiques. Le topos du roi constructeur en « nouveau Salomon » notamment, va traverser les siècles – on le retrouve aussi bien chez Constantin, Justinien, Charlemagne que Saint Louis, sans parler de tel abbé ou évêque constructeur célébré en « nouveau Salomon ». Tout d’abord, les deux temples bibliques « de Salomon » et « de la Sagesse » ont chacun à voir avec Salomon. Selon la Bible (III Reg.1 et II Par.), Salomon aurait fait construire et aurait dédicacé en personne le Premier Temple de Jérusalem au xe siècle avant J.-C. et c’est aussi lui qui, selon la tradition, relate la construction d’un temple par la Sagesse personnifiée dans le livre 9 des Proverbes2. La construction et la dédicace du Temple de Jérusalem forment l’élément central du IIIe Livre des Rois selon la Vulgate (I R 6-8 selon la TOB). Or il se trouve que ce livre est, du point de vue de sa structure littéraire, construit en chiasme : les passages
1 I Reg. et II Reg. dans la Vulgate correspondent à I Samuel et II Samuel dans la TOB. Nous utiliserons l’appellation III Reg. de la Vulgate pour désigner le Premier Livre des Rois (I R) selon la TOB. 2 Si le temple de Salomon est censé appartenir à l’histoire, celui de la Sagesse n’est qu’une image littéraire, placée par la tradition dans la bouche de Salomon. Celle-ci fait de lui l’auteur des Proverbes, même si l’on sait aujourd’hui que cette attribution est fictive et que les deux textes ont été rédigés plus tardivement, au vie siècle avant J.-C. III Reg. daterait de la période deutéronomiste, au vie s. avant J.-C., et le livre des Proverbes des vie-ive s. avant J.-C., bien que la tradition l’assigne aux ixe-viiie s. avant J.-C. Le roi Salomon au Moyen Âge : Savoirs et représentations, éd. par Jean-Patrice Boudet, Jean-Charles Coulon, Philippe Faure et Julien Véronèse, Turnhout, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 22), p. 157-186 © BREPOLS PUBLISHERS DOI 10.1484/M.BHCMA-EB.5.129000
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sur la sagesse de Salomon encadrent directement ceux sur la construction de son temple3. Juste avant la construction du temple, le passage III Reg. 4, 29-34 s’achève sur la description de la sagesse de Salomon, puis III Reg. 10 enchaîne de nouveau sur la sagesse de Salomon que vient éprouver la reine de Saba. Le fait que le temple et la sagesse de Salomon soient connectés directement par la structure littéraire même du livre des Rois a pu susciter un parallélisme entre le Temple de Jérusalem édifié par la sagesse de Salomon et le temple édifié par la Sagesse personnifiée en Prov. 9, 1.
Du temple de Salomon au Temple détruit Du point de vue historique et archéologique, on parle de trois temples qui se succèdent dans le temps. Le « Premier Temple », supposément construit par Salomon, est décrit dans III Reg. 5-6-74 et dans II Par. 3-45. Il y est appelé aussi bien templum que domus6. Mais du palais et du temple de Salomon proprement dits, aucun vestige de maçonnerie n’a été retrouvé par les fouilles archéologiques et la datation au xe s. avant J.-C. donnée par la Bible n’est pas attestée7. La figure historique même de Salomon est remise en question par certains biblistes car, contrairement à David, on ne trouve pas trace de ce roi en dehors de la Bible8. Selon la Bible (Esdras 6), ce Premier Temple est détruit en -587 par les armées de Nabuchodonosor puis, après le retour de Babylone, il est restauré en -537 par Zorobabel et reconsacré en -515, formant le « Second Temple ». Enfin, de -19 à 11 ap. J.-C., un « Troisième Temple » est construit par Hérode, qui remplace l’ancien temple par le plus vaste complexe religieux du monde antique. Selon les auteurs, ce temple d’Hérode est appelé Second ou Troisième Temple, car il s’agirait surtout d’un agrandissement et d’une restauration du Second Temple. Peu après son achèvement, en 70, la ville est démantelée par Titus et le temple incendié.
3 Sur ce point, voir W. Vogels, « Salomon et la Sagesse : une image contrastée (1 R 2-11) », dans Le roi Salomon, un héritage en question : hommage à Jacques Vermeylen, sous la direction de C. Lichtert et D. Nocquet, Bruxelles, 2008, p. 229-246. 4 Du verset 5, 15 à 5, 32 sont relatées les relations internationales nécessaires à la construction du temple, puis les chapitres 6 à 8 décrivent de manière très précise la construction du temple et des bâtiments royaux. 5 II Par. 3-4, plus récent de deux siècles, diverge sur quelques détails. 6 Par exemple III Reg. 6, 2 : « La maison que le roi Salomon bâtit à l’Éternel avait soixante coudées de longueur, vingt de largeur, et trente de hauteur ». 7 Certains auteurs estiment que, en l’état actuel de nos connaissances archéologiques sur Jérusalem et la Judée à l’âge du Fer, le récit biblique ne peut renvoyer au règne de Salomon (xe siècle), mais plutôt à un roi plus tardif, du viiie siècle ou après – une énigme que seules de futures fouilles permettront peut-être d’élucider. 8 Certains spécialistes avancent que la figure de Salomon pourrait être une invention deutéronomiste et que l’empire salomonien serait de pure fiction. Quoi qu’il en soit de l’existence d’un Salomon historique, le Salomon biblique, ou idéalisé, est sans conteste une figure influente ; voir G. J. Wightman, « The Myth of Solomon », Bulletin of the American Schools of Oriental Research, 277-278 (1990), p. 5-22.
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Un temple dédié à Jupiter est construit à sa place en 135, puis l’Anastasis (SaintSépulcre) est construit un peu plus loin en 326. Le Dôme du Rocher est construit en 691 et l’actuelle mosquée al-Aqsa vers la fin du viie siècle. Du temple d’Hérode, il reste actuellement les vestiges du mur de soutènement occidental de l’enceinte, connu en français sous le nom de « Mur des Lamentations ». Le temple archéologique ayant disparu, il ne figure donc pas, au vie siècle, sur la carte de Jérusalem du dallage de mosaïque de l’église de Mâdabâ en Jordanie. Les chrétiens ont même pu volontairement laisser vide le périmètre du Mont du Temple, où désormais le Saint-Sépulcre le remplace symboliquement. On assiste d’ailleurs à un transfert des symboles du Temple vers le Saint-Sépulcre, comme en témoigne dans les années 380 la pèlerine Égérie qui relate avoir vu sur le Golgotha, donc au cœur du complexe architectural du Saint-Sépulcre, l’anneau du roi Salomon9. Dans son récit de pèlerinage, elle effectue aussi un rapprochement explicite entre la dédicace du Saint-Sépulcre et le temple de Salomon10. Dans l’iconographie, l’apparence schématique du temple juif se verra également transférée au Saint-Sépulcre, notamment sur les ampoules de Terre Sainte11. À cette époque, ce type de représentation avec le Temple absent s’accorde parfaitement avec l’accomplissement des prophéties12 – car le Christ en personne avait prophétisé la destruction du Temple : « En vérité je vous le dis, il ne restera pas ici pierre sur pierre qui ne soit jetée bas » (Matth. 24, 2 ; Marc. 13, 2 ; Luc. 19, 44). Salomon avait quant à lui déclaré : « Mais quoi ! Dieu habiterait-il véritablement sur la terre ? Les cieux des cieux ne peuvent te contenir : combien moins cette maison que je t’ai bâtie ! » (III Reg. 8, 27). Dans le Nouveau Testament, le Christ, Étienne et Pierre, largement repris par les Pères de l’Église, répètent à leur tour que le Temple n’a plus besoin d’exister car la construction de pierre mise à bas fait place désormais à une communauté de croyants, un temple spirituel que rien ne pourra plus jamais détruire : l’Église13. 9 Égérie, 37, 3 ; voir J. Wilkinson, Egeria’s Travels to the Holy Land, Warminster, 1981, p. 137 (traduction anglaise). 10 « On trouve dans la Bible que le jour de l’Encaenia [= la Consécration de l’église du Saint-Sépulcre] était celui de la Maison de Dieu, lorsque Salomon se tenait en prière devant l’autel de Dieu, ainsi que nous le lisons dans le livre des Chroniques », Égérie, 48.1 ; voir J. Wilkinson, Egeria’s Travels, p. 146. 11 Sur les parallèles entre le Temple et le Saint-Sépulcre, R. Ousterhout, « New Temples and New Solomons, The Rhetoric of Byzantine Architecture », dans P. Magdalino et R. Nelson (éd.), The Old Testament in Byzantium, Dumbarton Oaks Papers, Washington, 2010, p. 223-253. 12 Selon le récit de la Passion, Jésus se rendit au Temple et « culbuta les tables des changeurs, et les sièges des marchands de colombes » tout en citant Isaïe 56, 7 : « Ma maison sera appelée une maison de prière, mais vous, vous en avez fait un repaire de brigands » (Marc. 11, 15-17). Plus de six cents ans auparavant, Jérémie était venu au Temple, prophétisant que si Israël ne se repentait pas de son hypocrisie et de ses péchés, les Babyloniens détruiraient Jérusalem. Cette référence de Jésus devenait ainsi une inquiétante prophétie de la destruction du Temple par les Romains. 13 Étienne laisse entendre aussi que Jésus était venu remplacer le Temple et il le fait en évoquant la dédicace du temple de Salomon : « Le Très-Haut n’habite pas dans des demeures faites de main d’homme » (Act. 7, 48 ; III Reg. 8, 27), ce qui par la suite amène les Pères, comme Augustin, à soutenir que Dieu est « sans lieu » ou « hors lieu » (illocalis).
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L’image du temple de Salomon va cependant survivre, à la fois comme modèle et préfiguration de l’Église sur terre14, des églises matérielles, mais aussi et surtout de l’Église au ciel, car le Temple se verra appliquer, chez la plupart des commentateurs chrétiens, une interprétation eschatologique, ou « anagogique », suivant la méthode d’interprétation des quatre sens de l’Écriture. Après III Reg. et II Par., une troisième source biblique pour l’interprétation du Temple sera Apocalypse 21, où le Temple futur (eschatologique) de l’Agneau, au centre de la Jérusalem céleste, s’inspire, au ier siècle, d’Ézéchiel 40-42 et de sa description quadrangulaire du Temple de Jérusalem15 (voir infra et fig. 7). En Apoc. 21, 16, le plan de la ville céleste est un carré parfait, symbole de perfection, tout comme l’était le Saint des Saints dans le Temple de Jérusalem (III Reg. 6, 20). Dans l’exégèse également, le temple de Salomon se verra fréquemment interprété comme une anticipation de la Cité de Dieu au ciel.
Dans le rituel de dédicace : le Temple et la Sagesse La construction et la dédicace du temple de Salomon constituent un des éléments centraux de la liturgie de dédicace des églises au Moyen Âge, ce qui tend à faire, symboliquement, de toute église chrétienne un temple, le Temple de la nouvelle alliance ou de la nouvelle Jérusalem. « Sur le plan théologique, chaque bâtiment d’église est considéré comme l’accomplissement du Temple », rappelle également J. H. Pahl 16. À l’occasion de la consécration d’une église, le théologien du xiie siècle Gauthier de Châtillon pouvait alors écrire : « […] Aujourd’hui, nous avons procédé à la dédicace du Temple de Salomon17 ». Les auteurs sont nombreux, d’Adam de
14 Il s’agit d’un topos de la littérature ecclésiastique ; on citera simplement Isidore de Séville, Questiones in vetus Testamentum ; De templi aedificatione : « Quid enim domus illa, ut predictum est, nisi sanctam Ecclesiam, quam in celestibus Dominus inhabitat figurabat ? » (PL 83, col. 415). 15 Mais dans l’Apocalypse, le ciel est aussi sans Temple (Apoc. 15, 5 ; 21, 22), car « le Dieu Maître-detout est son temple, ainsi que l’Agneau » (Apoc. 21, 22). Il n’y a pas de Temple dans la Jérusalem céleste parce que la présence éternelle de Dieu transforme la cité tout entière en Saint des Saints. 16 J. Hinnerk Pahl, Die Präsenz des Salomonischen Tempels im mittelalterlichen Kult und Kirchenbau (Thèse sous la direction de Bruno Boerner), Dresde, 2008, p. 107 et sq. L’auteur consacre un chapitre (« Sakrales Königtum », p. 51-57) à la « stratégie de légitimation » reposant sur la « royauté sacrée » qui consiste, pour les dirigeants séculiers, à comparer leur fondation religieuse au Temple de Jérusalem. Déjà au ive siècle, Eusèbe de Césarée, dans son ekphrasis de la cathédrale de Tyr, comparait celle-ci au Temple et faisait de Constantin un nouveau Salomon (Historia ecclesiastica, X, 45). Ce sont ensuite les passages qui relatent comment Salomon a construit et dédié le premier Temple de Jérusalem (III Reg. 6, 1-20 et 8, 22-30) qui fournissent la plupart des allusions textuelles incorporées dans les heures et la messe de dédicace. La liturgie mentionne en effet les moments clés symboliques tels que le transfert de l’arche d’alliance (qui préfigure l’autel), la longue prière de Salomon au Seigneur, ou encore le sacrifice offert dans la demeure désormais permanente du Seigneur. Le Temple de Salomon, à travers l’office de dédicace, ne préfigure donc pas seulement l’Église institutionnelle ou eschatologique, mais aussi l’église matérielle. 17 « Templum veri Salomonis dedicatur hodie… », dans K. Strecker, Moralisch-satirische Gedichte Walters von Châtillon aus deutschen, englischen, französischen und italienischen Handschriften, Heidelberg, 1929, p. 13.
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Saint-Victor à Durand de Mende, qui développent dans leurs sermons pour la dédicace le parallèle entre temple de Salomon et église chrétienne. Ainsi dans une prose pour la dédicace d’une église, In dedicatione ecclesiae, attribuée à Adam de Saint-Victor, « Rex Salomon fecit templum… » : « Le roi Salomon a construit le Temple, dont les modèles et exemples sont le Christ et l’Église. Il [le Christ] en est le souverain, fondateur et fondation, par la grâce18 ». Il est aussi intéressant de relever les liens entre le temple de Salomon et la notion de Sagesse, tels qu’ils apparaissent à un point du rituel de dédicace. Déjà, l’Enkainia, la fête annuelle de commémoration de la dédicace de l’Anastasis (le Saint-Sépulcre de Jérusalem), utilisait au xie siècle des leçons qui, en plus de la prière de Salomon (« Salomon se tenait devant l’autel du Seigneur », III Reg. 8, 22-23a, 27bc, 28-30), renvoyaient à Prov. 3, 19-34, « Le Seigneur a fondé la terre par la sagesse », et Prov. 9, 1-11, « La Sagesse s’est bâti une maison, etc. ». La liturgie occidentale de la dédicace fait elle aussi à l’occasion référence à la Sagesse divine, comme en témoigne la vigile de la messe de dédicace du Pontifical de Claude (xe siècle) qui stipule de chanter en même temps que le Psaume 86 (Vulg. 85), 1, Fundamenta eius in montibus sanctis diligit dominus, l’antienne suivante, que l’on trouve également dans d’autres pontificaux : « Les murs de fondation de ce temple ont été fondés par Dieu dans sa sagesse, dans laquelle les anges louent le Seigneur des cieux. Quand les tempêtes s’abîment et déchirent les rivières, elles ne pourront jamais l’ébranler, car il a été fondé sur le roc19 ». Même s’il n’est pas aisé de déterminer s’il est fait allusion à la maison fondée sur le roc de l’évangile (Matth. 7, 25 : « La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé et se sont jetés contre cette maison : elle n’est point tombée, parce qu’elle était fondée sur le roc ») ou à la domus Sapientiae de Prov. 9, 1, Sagesse divine et Temple de Jérusalem sont tout de même invoqués conjointement lors de la dédicace, en tant qu’archétypes divins de l’édification de l’Église chrétienne, institutionnelle aussi bien que matérielle20. Par la suite, dans son Mitrale, vers 1200, à propos de la liturgie de la fondation d’une église, Sicard de Crémone poursuit le parallèle entre Temple, Église et Sagesse :
18 Adam de Saint-Victor, Hymne à la Dédicace, éd. L. Gautier, Œuvres poétiques d’Adam de Saint-Victor, texte critique, Paris, 1894, p. 75-77. Voir aussi Analecta Hymnica, LV, p. 35, repris dans Richard de Saint-Victor, Liber exceptionum. Texte critique avec introduction, notes et tables, éd. J. Chatillon, Paris, 1958 (Textes philosophiques du Moyen Âge 5), p. 315-317. 19 « Fundamenta templi huius sapientia sua fundavit Deus in quo dominum caeli conlaudant angeli si ineant ve[n]ti et fluant flumen non poterunt illud mouere umquam fundata est enim supra petram » (d’après Matth. 7, 24 : « C’est pourquoi, quiconque entend ces paroles que je dis et les met en pratique, sera semblable à un homme prudent qui a bâti sa maison sur le roc »). La même antienne se trouve dans les pontificaux d’Egbert, Hartker, Silos et Saint-Maur des Fossés. 20 Le verbe « fundata » dans l’usage biblique se réfère à la « domus » féminine. L’auteur de l’ordo de consécration de l’église, quand il écrit ici « fundata » au lieu de « fundatum », pourrait donc se référer à la maison décrite par les évangélistes, que construit le sage qui écoute le Christ, plutôt qu’au temple érigé par Dieu. Cette formulation peu claire est étudiée par K. Scheiner, « Abecedarium. Die Symbolik des Alphabets in der Liturgie der mittelalterlichen und frühneuzeitlichen Kirchweihe », dans « Das Haus Gottes, das seid ihr selbst ». Mittelalterliches und barockes Kirchenverständnis im Spiegel der Kirchweihe, éd. R. M. W. Stammwerker et A. K. Warnke, Berlin, 2006, p. 158.
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« Notre église matérielle a reçu sa forme du temple de Salomon » (PL 213, col. 15). Il poursuit en écrivant que le temple de Salomon, figure de l’Église, est soutenu par les sept colonnes de la domus Sapientiae : « Les colonnes qui soutenaient la maison sont les évêques […]. ‘Il [Salomon] fit des colonnes d’argent’ (Cant. 3, 10) qui, bien qu’elles soient en plus grand nombre, sont dites être sept, selon [le passage] la Sagesse a bâti sa maison ; elle a taillé sept colonnes (Prov. 9, 1), car elles doivent être emplies de la grâce de l’Esprit Saint septiforme21 ». Sicard explique que sept n’est qu’un nombre symbolique, car une église a besoin de plus de sept colonnes pour être soutenue, mais les colonnes du Temple étaient censées être sept pour signifier les sept dons du Saint-Esprit. Les deux temples semblent ici se superposer symboliquement.
Monde byzantin : Temple de Jérusalem, domus Dei et domus Sapientiae À Constantinople autour du xe siècle, il existe dans les psautiers grecs à illustrations marginales une tradition figurative qui traite de la construction ou reconstruction du Temple de Jérusalem par le biais d’une possible allusion à la domus Sapientiae. Le Psautier de la BnF grec 20, réalisé à Constantinople dans la deuxième moitié ou vers la fin du ixe siècle, illustre le Psaume 95 (Vulg. 94) par le thème de la reconstruction du Temple après le retour d’exil des Israélites22 (fig. 6). Psaume 95, 1 évoque le rocher du salut : « Venez, chantons avec allégresse à l’Éternel ! Poussons des cris de joie vers le rocher de notre salut ». Dans le registre inférieur de l’image, qui semble représenter un chantier byzantin, on voit six arcades soutenues par sept colonnes, avec bases et chapiteaux, déjà édifiées. Une huitième colonne se trouve au niveau supérieur. En bas, deux ouvriers vêtus de tuniques courtes apportent des matériaux et un troisième, tenant une auge de mortier, gravit une échelle. Au second registre, à droite, est dressé un grand échafaudage destiné à la mise en place de cette huitième colonne. La partie supérieure de la miniature a été lacérée ; on y aperçoit seulement un pan de manteau et les chaussures pourpres d’un personnage debout, sans doute David. La légende entre les colonnes indique « οικος » (maison en grec), ce qui peut renvoyer au Temple de Jérusalem, mais aussi à la domus Sapientiae à sept colonnes – tout comme à la domus Dei au paradis, ou encore être une allusion symbolique à une église physique byzantine – comme souvent, il est difficile de séparer les niveaux de lecture. Cette inscription peut aussi faire penser à celle figurant sur un verre coloré daté du ive siècle trouvé dans la catacombe des saints Pierre et Marcellin à Rome et conservé
21 « Columnae quae domum fulciunt, sunt episcopi […] Columnas fecit argenteas, quae, licet sint numero plures, tamen septem esse dicuntur, juxta illud : ‘Sapientia aedificavit sibi domum, et excidit columnas septem ; quia debent esse Spiritus sancti gratia septiformi repleti’ » ; Mitrale, PL 213, col. 22C. 22 Sur ce psautier, voir S. Dufrenne, L’illustration des Psautiers grecs du Moyen Âge. I. Pantocrator 61, Paris grec 20, British Museum 40731, Paris, 1966, p. 43, pl. 34.
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Fig. 6. La reconstruction du Temple après l’exil. Ms. Paris, BnF, grec 20, fol. 4r (Constantinople, milieu-fin ixe siècle) (Cliché : S. Dufrenne, pl. 34, voir notre note 22).
au musée du Vatican23, même s’il s’agit vraisemblablement d’une tombe juive. On y voit une façade de temple avec des portes ouvertes; édicule qui a été interprété aussi bien comme le Temple que comme la niche contenant la Torah, voire comme une
23 Sur cette œuvre, voir H. Howell Chapman, « What Josephus Sees : The Temple of Peace and the Jerusalem Temple as Spectacle in Text and Art », Phoenix, 63/1-2 (printemps-été 2009), p. 107-130, planche 2.
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tombe. Devant la façade, on retrouve les symboles du Temple juif (canthari, menôrah, lûlav, ‘etrôg et deux colonnes). L’inscription en grec précise « oikos eirene » (« Maison de la Paix »). On retiendra simplement ici que l’image du Temple ou de cette domus également polysémique fonctionne surtout comme un emblème ou un symbole. Rien ne distingue architecturalement cet édifice d’un temple païen et il renvoie d’abord à des perspectives eschatologiques, ce qui est la principale interprétation du Temple. Le choix de représenter sept colonnes dans les psautiers grecs est-il porteur de signification ? Dans le Psautier Barberini, réalisé à Constantinople, vers 109224, pour l’illustration du même Psaume 95, folio 164 (planche 1), on retrouve également sept colonnes, mais disposées différemment. Faut-il leur donner ou non une interprétation sapientielle ? On peut a minima supposer que l’image septiforme du temple de la Sagesse appartenait à la culture biblique des illustrateurs de ces psautiers – voire que l’enlumineur ait volontairement réduit à sept leur nombre total pour renforcer l’arrière-plan sapientiel de son temple. Au folio 88 du même manuscrit, pour le Psaume 51 (Vulg. 50), verset 18 : « Répands par ta grâce tes bienfaits sur Sion, bâtis les murs de Jérusalem25 ! », on a figuré la personnification de la cité de Sion en impératrice sous un édifice (planche 2). Elle est identifiée à gauche par la légende grecque « Haghia polis » (« la cité sainte »). On voit également un édifice à trois niveaux d’élévation avec une abside en hémicycle surmontée d’une croix. Une échelle en or à six barreaux mène à l’église qui comporte aussi sept colonnes, quatre au second niveau d’élévation et trois au troisième. Les spécialistes divergent quant à l’interprétation de cette architecture. Pour André Grabar, ce monument serait l’ancienne église Sainte-Sion de Jérusalem, malgré le fait qu’elle fut détruite au moment de la réalisation du psautier26. Mati Meyer propose que cette image de Sion impératrice, illustrant Ps. 50, 20, se rapporte à la fois à la Jérusalem céleste et à Sainte-Sophie de Constantinople27. On retiendra en tout cas que l’on retrouve à nouveau sept colonnes et qu’il n’est pas à exclure que le temple de la Sagesse puisse de nouveau apporter son symbolisme sapientiel à la domus Dei.
Les deux temples chez Prudence Le symbolisme sapientiel appliqué au Temple se rencontre occasionnellement en Occident, notamment dans la Psychomachie. Chez le poète latin Prudence en effet, au ve siècle, le temple de Salomon préfigure non seulement le Temple de Dieu, c’est-à-dire l’Église de la Nouvelle Loi établie par le Christ – comme chez Eusèbe
24 Biblioteca Apostolica Vaticana, Barb. gr. 372. J. C. Anderson, P. Canart et C. Walter, The Barberini Psalter : Codex Vaticanus Barberinianus Graecus 372, Zurich, 1989. 25 Ps. 50, 20 (Vulg.) : « Benefac Domine in voluntate tua Sion et aedificentur muri Hierusalem. » 26 Sainte-Sion de Jérusalem fut construite vers 390, détruite lors de l’invasion perse en 614, reconstruite probablement à l’identique en 634 puis brûlée par les Arabes en 966. A. Grabar, « Quelques notes sur les psautiers illustrés byzantins du xie siècle », Cahiers Archéologiques, 15 (1965), p. 61-82. 27 M. Meyer, « The Personification of Zion in Byzantine Psalters with Marginal Illustrations », Ars Judaica, 5 (2009), p. 7-22.
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de Césarée ou la plupart des auteurs chrétiens depuis le Nouveau Testament et les Pères de l’Église –, mais aussi le temple de la Sagesse construit par les vertus dans l’âme pacifiée au terme du combat contre les vices. Dans les Tituli Historiarum
Tout d’abord, dans un traité rédigé vers 400 (donc peu avant la Psychomachie qui sera écrite entre 405 et 410) et intitulé Dittochaeon ou Tituli Historiarum, un ensemble de quatrains et légendes prévus pour une série de représentations d’épisodes bibliques, Prudence écrit que « la Sagesse s’est construit un temple avec les mains de Salomon28… ». Malheureusement, aucune représentation illustrant cette formule (pas plus que les autres) n’a été préservée. Nous ne savons donc pas si le roi Salomon a pu être figuré édifiant le temple de la Sagesse ou prêtant main forte à cette dernière. Dans la Psychomachie de Valenciennes
On a pu déceler par contre un lien entre Salomon et le temple de la Sagesse au travers de certaines représentations de la « domus interior » ornant les manuscrits de la Psychomachie. Dans la copie de Valenciennes (B. M., ms. 412, fol. 40v)29, au vers 869, la Sagesse siégeant dans le temple de l’âme est assise sur un globe, dans une attitude rappelant celle du Christ en majesté (fig. 7). Son temple, désigné par l’inscription domus interior, est un ciborium soutenu par les sept colonnes selon Prov. 9, 1 (« la Sagesse a bâti sa maison ; elle a taillé sept colonnes ») et il est situé au centre d’une enceinte qui rappelle la Jérusalem céleste d’Apoc. 21. Comme pour cette dernière, les fondations du temple de la Sagesse de la Psychomachie sont mesurées au moyen du roseau d’or d’Apoc. 21, 15, cette fois non pas par un ange, mais par la Foi et son associée la Concorde (v. 823-829). Si le temple de la Sagesse est bâti sur le modèle de la Jérusalem céleste, il l’est aussi en référence au Temple de Jérusalem, car le poème établit un parallèle direct avec Salomon qui avait construit son temple en l’honneur de Dieu après la guerre contre ses ennemis. Dans le discours qui préside à l’édification du temple de la Sagesse (vers 803815), le roi Salomon est appelé l’« héritier enfin pacifique d’un trône belliqueux » (pacifer heres, vers 805) et le texte ajoute : « Salomon effaça le sang, fonda le Temple et établit l’autel, haute demeure au toit d’or, du Christ »30. Salomon préfigure ici le 28 Prudentius, Lines to be Inscribed Under Scenes from History, Loeb Classical Library II, Londres, 1953, traduction anglaise par H. J. Thompson, p. 346-371. Les 48 quatrains du poème semblent avoir été conçus comme des instructions pour les artistes ou comme des inscriptions pour une série de scènes du Nouveau Testament et de préfigures tirées de l’Ancien Testament. 29 Réalisé à Saint-Amand ; son illustration pourrait dater du xie siècle ; voir H. Woodruff, « The Illustrated Manuscripts of Prudentius », Art Studies, 1929, p. 52 et sq. 30 « Les vertus rassemblées pleurent toutes de chagrin ». Puis la Foi ajoute ces derniers mots : « Ne pleurez pas de tristesse. […] La guerre est finie et la vôtre est l’œuvre de Salomon ». « Lui (Salomon), quoique pacifique, était l’héritier d’un royaume en guerre. Il est devenu le maître non armé d’un tribunal armé. Parce que son père a empesté le sang chaud des rois, Salomon a commencé la tâche de laver la tache de la maison de son père. Un temple a été érigé et un autel a été mis en place dans un lieu en or pour être la maison du Christ, le Messie à venir. Ce temple était la gloire de tout le
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Fig. 7. Le temple de la Sagesse. Valenciennes, Bibl. municipale, ms. 412, Psychomachie de Prudence, fol. 40v (Saint-Amand, xie siècle).
Christ ; et son temple, celui de la Sagesse, car c’est le modèle de ce dernier qui est proposé aux vertus qui devront juste après construire leur propre temple de l’âme31. La Domus interior, du temple de Salomon au temple de la Sagesse
La rubrique stipule : « Domus interior ubi Sapientia sedet », d’après le vers 868, qui utilise cette même expression de domus interior32. Celle-ci provient de l’exégèse
royaume. L’arche errante était placée dans le lieu saint et Dieu lui-même résidait à Jérusalem » ; Prudence, Psychomachie ; Contre Symmaque, texte établi et traduit par M. Lavarenne, Paris, 1948, p. 78. 31 « En rapprochant cette construction de l’édification par Salomon du premier temple pour l’arche d’alliance et en donnant à cette construction une signification immédiatement christocentrique, le poète s’appuie sur une tradition déjà bien établie de son temps qui voit en Salomon une préfiguration du Christ précisément parce que son nom signifie le ‘faiseur de paix’ » ; B. Bureau, « L’utilisation de la Bible dans la Psychomachie de Prudence », Vita Latina, 2003, p. 94-124, note 32. 32 « D’autre part, on construit un appartement intérieur (‘domus interior’), soutenu par sept colonnes de cristal glacé, taillées dans une roche transparente ; une perle claire, découpée en forme de cône, surmonte leur haut sommet ; à la face intérieure sont creusés des sillons courbes qui lui donnent
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du Temple de Salomon, puisqu’elle est utilisée dans III Reg. 7, 50 : « Les charnières des portes de la maison intérieure (domus interior) du saint des saints, et des portes de la maison du temple, étaient en or33 ». À son tour, Bède emploie régulièrement l’expression domus interior dans son De templo, entre autres dans le Livre I, chap. 10, 12, 15, 25, où il lui donne une interprétation anagogique : la maison intérieure préfigure les joies du royaume des cieux accordées aux deux groupes de justes34. Si le temple de la Sagesse de la Psychomachie et le temple de Salomon qui le préfigure sont tous deux des préfigurations de l’Église du Christ et du temple eschatologique, ils ont surtout ici une valeur tropologique ou morale, car Prudence fait avant tout du Temple un symbole de l’âme humaine en tant que demeure de l’Esprit-Saint. Dans la Psychomachie de Bruxelles : les deux temples
L’importance du temple de Salomon comme modèle du temple de la Sagesse semble directement mise en image dans le manuscrit un peu plus tardif de la Psychomachie de Bruxelles (B. R., 10066-10077). Robert Babcock a fait remarquer que l’on trouvait au folio 136v de ce manuscrit (fig. 8) une illustration de la construction, non du temple de la Sagesse, mais du temple de Salomon selon III Reg. 6, 735. Cette image précède le vers 799, lorsque les vertus pleurent et que la Foi leur demande d’accomplir l’œuvre de Salomon. Les autres manuscrits du cycle figurent à cet endroit la Foi personnifiée s’adressant aux vertus, leur rappelant que Salomon avait construit un temple afin de célébrer la paix dans son royaume après la période de guerre sous le roi David, et leur recommandant de faire de même. Dans ce manuscrit, c’est donc ce temple que l’on verrait en construction. Un peu plus loin, au vers 830 (fol. 137v), la Sagesse apparaît
l’apparence d’un coquillage ; cette perle énorme, la Foi […] l’a achetée mille talents […]. C’est sur ce trône que siège la Sagesse puissante, de sa résidence élevée, elle règle tout le plan de son règne et médite au fond de son cœur les moyens de protéger l’homme. Le sceptre que tient la souveraine dans ses mains n’est pas artistiquement poli, c’est un sceptre en bois vert […], de plus il mêle à des roses couleur de sang des lis blancs. […] Ce sceptre eut une préfiguration dans le sceptre fleuri que portait Aaron […] » ; Prudence, Psychomachie, p. 80. 33 « […] auro purissimo et cardines ostiorum domus interioris sancti sanctorum et ostiorum domus templi ex auro erant ». Parmi les sources extra-bibliques sur le temple de Salomon, on connaît par ailleurs les Antiquités Juives de Flavius Josèphe († 100), qui apportent quelques détails supplémentaires sur ce point, tels la porte du Saint des Saints « richement décorée d’or et de reliefs » ( Josephus, Antiquitates Judaicae VIII, 3, 3). 34 « […] à savoir que le portique qui se trouvait devant le temple était une représentation des fidèles de jadis, alors que le temple était une image de ceux qui entraient dans le monde après le temps de l’incarnation du Seigneur et, en outre, que la maison intérieure préfigurait les joies du royaume des cieux accordées aux deux groupes de justes » ; Bede, On the Temple, 11.3 ; traduction anglaise et notes par Sean Connolly, Liverpool, 1995, p. 42. 35 Bruxelles, B. R. 10066, manuscrit composite des xe et xie siècles principalement, sans doute réalisé dans le nord de la France puis dans la région mosane ; voir R. G. Babcock, « The Temple of Sapientia and the Temple of Solomon in the Brussels Psychomachia (MS 10066-77) : Illustration and Exegesis in Eleventh-Century Liege » (Conférences du Centre International de Codicologie, ASBL (CIC) - Séance du 7 décembre 2009), Scriptorium, 66/1 (2012), p. 185-188.
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Fig. 8. Fides et le modèle du Temple de Jérusalem. Bruxelles, Bibl. Royale, ms. 10066, fol. 136v, Psychomachie de Prudence (enluminure du xie siècle ; manuscrit provenant de Saint-Laurent de Liège).
trônant dans son propre temple qui ressemble cette fois à la Jérusalem céleste, mais ici sans domus interior, contrairement à la tradition iconographique (voir supra et fig. 7). Selon R. Babcock, il ne s’agirait pas au fol. 136v du temple de la Sagesse mais d’une mise en image des paroles de Fides et de l’exemple salomonique qu’elle présente aux vertus. Ce serait le seul exemple dans la tradition manuscrite de cette allusion au Temple de Jérusalem. Ce qui permet à R. Babcock d’avancer que c’est le temple de Salomon et non celui de la Sagesse qui est figuré, c’est l’absence d’outils et le fait que les ouvriers assemblent des poutres et des éléments de construction déjà taillés et prêts à l’emploi. Or selon la Bible, la construction du temple de Salomon a été faite en silence, avec des pierres et les poutres apportées du Liban déjà prêtes à être assemblées. Les exégètes du livre des Rois, Egbert notamment, expliquent que ceci préfigure le travail sur nos âmes qui doit être accompli en amont, avant qu’elles ne soient amenées et reçues dans la domus Dei36. Inversement, les scènes de construction du temple de la Sagesse dans d’autres manuscrits de la Psychomachie, tels que Saint-Gall ou Lyon, montrent bien les marteaux,
36 Egbert rapporte les difficultés de notre vie à la construction du temple de Salomon ; nos âmes sont façonnées, polies et perfectionnées sur la terre avant d’être reçues dans le ciel, la Jérusalem céleste. La description d’Egbert de la construction du temple de Salomon en silence découle non seulement de III Reg., mais aussi de l’exégèse allégorique du récit biblique et de la Psychomachia de Prudence ; voir R. Babcock, « The Temple of Sapientia and the Temple of Solomon ».
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les haches, les ciseaux et les scies37. La Psychomachie appelle à perfectionner l’âme en luttant contre le vice afin de parvenir au paradis. L’exégèse de la construction en silence du temple de Salomon irait dans le même sens. Si cette interprétation du temple de Salomon comme préfigure du temple de la Sagesse s’avère juste, elle pourrait alors avoir influencé des développements littéraires ultérieurs de Rupert de Deutz, comme on va le voir plus loin.
Jérusalem céleste, temple de Salomon et Domus Sapientiae Une dialectique probable entre le temple « historique » de Salomon et le temple eschatologique d’Apoc. 21 se rencontre lors de l’évocation de la Jérusalem céleste du Liber Floridus de Lambert de Saint-Omer38. Au folio 65 du manuscrit autographe de Gand (planche 3), la Jérusalem céleste, libellée « Jherusalem Celestis », est en effet associée aux passages II Par. 2, 1-7 et 12, relatant la construction du temple de Salomon, pourtant localisé dans la Jérusalem terrestre. On relève aussi que la cité céleste est ici circulaire alors que l’Apocalypse la décrit comme quadrangulaire. La composition n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle de la cité de la Sagesse illustrant le manuscrit de la Psychomachie de Bruxelles (Bibl. Royale, ms. 10066, fol. 137v), dont le folio 136v a été évoqué plus haut. Cette image était initialement associée au poème attribué à Marbode de Rennes sur les douze pierres précieuses lui faisant suite – gemmes liées à la Jérusalem céleste, construite de pierres précieuses39. Mais le texte a été gratté sous l’image et remplacé par le passage sur la construction du temple de Salomon dans la Jérusalem terrestre. De même, dans la table des matières du manuscrit, le renvoi à cette image de la Jérusalem céleste se fait sous le titre De templo Domini et Salomonis, ce qui souligne encore l’intention, dans un second temps, d’insister fortement sur le temple de Salomon. Il semble qu’il y ait eu une volonté manifeste de rapprocher les deux perspectives, historique et eschatologique, du Temple, sans doute en lien avec les déplacements contemporains des chrétiens vers Jérusalem. Dans une phase ultérieure de son encyclopédie, Lambert s’intéresse de nouveau à la Jérusalem historique et au roi
37 Saint-Gall, Stifstbibliothek, ms. 135, p. 438 ; Lyon, Palais des Arts, ms. 22, fol. 19v. Selon R. Babcock, la présence des planches sur l’enluminure du manuscrit de Bruxelles « n’est pas liée au récit de Prudence, mais à celui de III Reg. Hiram y livre des planches de bois provenant des cèdres du Liban. Elles sont travaillées et terminées par les menuisiers d’Hiram avant d’être envoyés à Salomon […]. Le manque d’outils dans la scène de construction bruxelloise et la présence de poutres en bois sont la preuve évidente que le temple de Salomon est représenté dans notre manuscrit, et pas celui de Sapientia »; voir R. Babcock, « The Temple of Sapientia and the Temple of Solomon », p. 186. 38 Liber Floridus de Lambert de Saint-Omer, Gand, Universiteitsbibliotheek, ms. 92 (Saint-Bertin de Saint-Omer, avant 1121). Sur cette image, voir A. Derolez, The Autograph Manuscript of the Liber Floridus : A Key to the Encyclopedia of Lambert of Saint-Omer, Turnhout, 1998 (Corpus christianorum 4). 39 Marbode, Cives coelestis patrie…, fol. 65v. Le poème servait de frontispice et de préface au lapidaire qui vient ensuite. Au fol. 65r, les vers ont été grattés et remplacés par les passages sur la construction du temple qui se poursuivent sur un folio rajouté (65’), fixé au bord extérieur du fol. 65r ; A. Derolez, The Autograph Manuscript of the Liber Floridus, p. 85.
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Salomon – donc pas seulement à la ville apocalyptique. Il est possible que cet intérêt pour la Jérusalem terrestre et pour le modèle du Temple de Jérusalem, dont l’espoir du rétablissement s’était ravivé à l’époque des Croisades, explique cette attention pour le Temple et cette substitution du texte. Temple de Salomon et Jérusalem céleste sont également liés par la liturgie. Rappelons qu’aux premières et secondes vêpres de l’office de la dédicace des églises, on chante l’hymne Urbs beata Jherusalem (« Jérusalem, cité bienheureuse, appelée Vision de paix, se construit dans les cieux avec des pierres vivantes »), et l’on y fait en même temps référence au temple de Salomon selon III Reg. (voir supra). Les pèlerins chantaient aussi cette hymne en arrivant dans la Jérusalem terrestre, ce qui ajoute un rapport supplémentaire entre les deux visions de Jérusalem.
Temple d’Ézéchiel et Portique du temple de Salomon Outre III Reg., II Par. et Apoc. 21, une quatrième description biblique importante pour l’iconographie du Temple est la vision d’Ézéchiel (Ez. 40-41), texte écrit dans les années 593-571 avant J.-C. Il s’agit d’une description visionnaire et complexe qui dépeint un futur Temple idéal dont les dimensions précises des murs et des différentes salles semblent se référer au Premier Temple détruit. L’Éternel a transporté et déposé Ézéchiel sur une haute montagne, d’où il a vu un édifice « comme une ville construite » (quasi aedificium civitatis) avec un homme qui tenait un cordeau de lin et une canne pour mesurer (Ez. 40, 1-3). Cette description influencera par la suite celle de la Jérusalem céleste dans l’Apocalypse. Dans son In Hiezechihelem, Grégoire le Grand († 604) a interprété ce Temple eschatologique comme tout à la fois la « Jérusalem céleste et la sainte Église », c’est-à-dire une anticipation de la future visio pacis dans la patria céleste. Grégoire donne de cet édifice spirituel l’interprétation allégorique classique qui sera reprise régulièrement par les auteurs médiévaux40. Richard de Saint-Victor, dans son In visionem Ezechielis, composé avant 1159, en donne pour sa part un exemple original d’exégèse littérale (sensus litteralis) – donc non plus seulement selon les sens moraux ou allégoriques, comme Grégoire – et accompagné d’illustrations, ce qui est sans précédent. Richard cherche à être didactique et informatif, dans le but de décrire et interpréter à la lettre les descriptions techniques données par Ézéchiel. Pour ce faire, il s’attache particulièrement à la description du « Portique du Temple », en plus du Temple lui-même. Au folio 156r de la copie d’Oxford41, on voit mise en évidence la symbolique des nombres et notamment du chiffre sept – exégèse visuelle littérale d’Ez. 40, 22 et 26, 40 Homiliae in Hiezechielem, 209, 213 : « Ézéchiel amené par le Seigneur à la cité sur la montagne signifie que la cité céleste sera ouverte à ceux qui ont suivi le chemin des justes sous la direction de l’Église ». 41 Oxford, Bodleian Library, ms. Bodl. 494 (Angleterre, 3e quart du xiie siècle), fol. 156r ; voir W. Cahn, « Architecture and Exegesis : Richard of St.-Victor’s Ezekiel Commentary and Its Illustrations », Art Bulletin, 76 (1994), p. 53-68.
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où il est écrit que l’on montait au Temple « par sept degrés, devant lesquels était son vestibule » (planche 4). Ces passages sont interprétés au moyen de sept arcatures et sept cubiculae formant sept salles voûtées étagées afin de suivre l’inclinaison du sol. Le nombre sept a-t-il ici à voir avec une symbolique sapientielle ? Même s’il renvoie d’abord au texte d’Ézéchiel, il se peut que ce portique du Temple septénaire puisse en plus évoquer la domus Sapientiae, comme on le voit occasionnellement dans l’exégèse et dans l’iconographie (voir supra, fig. 6 et planches 1-2). Le même Richard de Saint-Victor, dans son Liber exceptionum, au chapitre 1, intitulé « Au sujet de Salomon et du Temple », écrivait également que le Portique de Salomon était entièrement doré, tout comme « la domus interior était d’or car, l’amour règne dans la patrie céleste42 ». Il reprenait mot pour mot les développements de Bède dans De templo, qui commentait II Par. 3, 4 (« le portique sur le devant avait vingt coudées de longueur, etc. ; Salomon le couvrit intérieurement d’or pur »), en comparant le Portique de Salomon aux Pères de l’Église et la domus interior à la patrie céleste43, les deux étant entièrement recouverts d’or afin d’illustrer la caritas (l’amour). Le « Portique du Temple » ou « Portique de Salomon », décrit par Ézéchiel et III Reg., est souvent commenté dans l’exégèse, où il se voit également assimilé symboliquement au cloître médiéval44. Honorius Augustodunensis, au début du xiie siècle, est le premier à expliquer que le cloître jouxtant le monastère équivaut symboliquement au portique jouxtant le Temple45. Il reprend également le topos médiéval faisant du cloître une image du paradis en y ajoutant, dans l’esprit des Croisades, une analogie entre la Jérusalem terrestre et la Jérusalem céleste. À sa suite, Sicard de Crémone (1160-1215) explique que les cloîtres doivent être assimilés au porche (ou portique) construit par Salomon près de son temple car c’était là le lieu où les apôtres s’étaient rencontrés pour communier et prier et, de même que le Temple représente l’Église, le cloître représente le paradis46. Guillaume Durand de
42 [Cap. I.] « De Salomone et templo. Deaurata erat porticus, quia patres Veteris Testamenti per caritatem Deo placuerunt ; deauratum ipsum templum, quia eadem caritas diffusa est in cordibus nostris ; deaurata domus interior, quia in celesti patria regnat caritas. Quod autem cenacula auro dicuntur tecta, ad idem respicit » ; voir Richard de Saint-Victor, Liber exceptionum, texte critique avec introduction, notes et tables, éd. J. Chatillon, Paris, 1958 (Textes philosophiques du Moyen Âge 5), p. 315-317. 43 « Car le portique devant le temple était doré parce que les Pères de l’Ancien Testament plaisaient à Dieu par leur amour ; le temple était doré parce que la même charité est répandue dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous est donné (Rom. 5, 5) ; la maison intérieure était dorée parce que seul l’amour (la charité) règne dans notre patrie céleste » ; Bede, On the Temple, 12.5, traduction anglaise et notes par S. Connolly, Liverpool, 1995, p. 46. 44 W. Dynes, « The Medieval Cloister as Portico of Solomon », Gesta, 12/1-2 (1973), p. 61-69. Voir aussi J. H. Pahl, Die Präsenz des Salomonischen Tempels, p. 82 et sq : « Der Kreuzgang als Porticus Salomonis ». 45 Honorius, Gemma animae (PL 172, col. 590) : « Claustralis constructio juxta monasterium est sumpta a porticu Salomonis constructa juxta templum. In qua apostoli omnes unanimiter commanebant, et in templo ad orationem conveniebant et multitudini credentium cor unum et anima una erat, et omnia communia habebant » ; voir W. Dynes, « The Medieval Cloister as Portico of Solomon », p. 61-62. 46 Mitrale, PL 213, col. 25.
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Mende (1230-1296), reprenant Sicard dans son Rational des Divins Offices, assimile à son tour le cloître au Portique de Salomon et l’Église au Temple. Cette culture monastique explique que sur les cartes de Jérusalem du Liber Floridus de Lambert de Saint-Omer par exemple (planche 5), le « Portique de Salomon » apparaisse sous le nom de « claustrum Salomonis » devant la mosquée al-Aqsa, elle-même identifiée avec le « templum Salomonis » (Paris, BnF, ms. latin 8865, fol. 133) – selon les auteurs, l’appellation diffère : la mosquée peut être nommée « Palatium Salomonis », « Porticus Salomonis » ou « Templum Salomonis », cette dernière mention étant la plus fréquente. Sur ces cartes, on distingue deux temples, le premier, de Salomon et le second, d’Hérode (templum domini), que l’on associait respectivement à la mosquée al-Aqsa et au Dôme du Rocher. Même si les descriptions anciennes le disaient quadrangulaire, certains croisés et pèlerins confondaient le temple archéologique de Jérusalem avec le Dôme du Rocher, de plan centré octogonal. Ils y plaçaient les événements de l’Évangile et parfois identifiaient la pierre au centre avec la pierre de Béthel de Jacob (Gn 35, 1-15). Peut-on alors rapprocher du Portique de Salomon, ou du « Cloître de Salomon », la représentation des apôtres rassemblés au Cénacle et recevant l’Esprit lors de la Pentecôte du retable de Stavelot au musée de Cluny47 ? On y voit la Descente du Saint-Esprit sur les apôtres représentés entre sept colonnes, peut-être dans l’intention de suggérer la domus Sapientiae de Prov. 9, 1 (fig. 9). Ici, l’édifice peut évoquer tout à la fois le Cénacle, le Portique du Temple et la maison de la Sagesse, mais aussi symboliquement toute église ou cloître matériels. Il s’agit d’une évocation de la naissance de l’Église – puisque lors de la Pentecôte, l’Église institutionnelle est fondée. On note de nouveau l’importance de la référence au Temple et au symbolisme septénaire du temple de la Sagesse en tant que préfigurations architecturales de l’Église48. Il s’agit à la fois de l’Église vue comme édifice spirituel (car portée par les colonnes de l’Esprit-Saint que sont les apôtres) et comme temple de la Sagesse ; et peut-être s’agit-il aussi d’une allusion à des édifices matériels, car la figure en buste du Christ au centre peut rappeler les représentations de la majestas Domini sur les conques absidales des églises. On pourrait en tout cas avoir ici une double allusion au temple de la Sagesse et au temple (ou portique) de Salomon.
47 Paris, Musée national du Moyen Âge. « Retable de la Pentecôte » en cuivre repoussé réalisé à l’abbaye de Stavelot dans le troisième quart du xiie siècle. Sur cette œuvre, voir P. Bloch, « Zur Deutung des sog. Koblenzer Retabels im Cluny-Museum », Das Münster, 14 (1961), p. 256-261 ; Id., « Ekklesia und Domus Sapientiae. Zur Ikonographie der Pfingst-Retabel im Cluny Museum », Judentum im Mittelalter, Berlin, 1966, p. 370-381. 48 Idées développées par Honorius dans son Speculum Ecclesiae (PL 172, col. 1101), vers 1140 : « Sapientia, karissimi, quae sibi domum aedificavit est Christus, Dei virtus et Dei sapientia, qui Ecclesiam de vivis et electis lapidibus ad habitandum sibi fundavit. Ad hanc domum fulciendam VII columnas excidit, quia VII libros qui agiografa, id est sacra Scriptura, appellantur, omni sapientia et scientia perpolivit ; quorum doctrina totius Ecclesiae structura ita ad coelestia sustentatur, ut aliqua machina in aera columnis libratur. Has columnas VII dona Spiritus sancti aedificio Dei subposuerunt et his domum Dei ornando firmaverunt. »
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Fig. 9. « Retable de la Pentecôte », Paris, Musée national du Moyen Âge (Stavelot, troisième quart du xiie siècle). Cénacle, portique du temple de Salomon et temple de la Sagesse.
Dans l’exégèse, tout comme le temple de Salomon, le portique doré de Salomon renvoie symboliquement au temple eschatologique, à la charité et à la grâce du salut. L’emploi de l’or sur ce retable permet peut-être aussi d’apporter une identification supplémentaire à la domus interior ou au Temple recouverts d’or ; sans oublier un lien possible avec « l’or de la sagesse49 ».
Temple eschatologique et patrie céleste Avant d’aborder quelques évocations figurées où le temple de Salomon rencontre celui de la Sagesse, voyons d’abord deux illustrations du xiie siècle des passages bibliques sur la construction du Temple de Jérusalem. Il s’agit d’un thème relativement peu fréquent dans l’enluminure médiévale et son intérêt réside ici dans le fait que l’enlumineur insiste tout particulièrement sur les portes du temple, en lien certainement avec l’exégèse du Temple comme patrie céleste. C’est ainsi que l’on voit Salomon figuré devant le Temple, lequel comporte d’imposantes portes à deux battants – les portes de la domus Dei permettant d’accéder à la patria coelestis. En général, Salomon apparaît en roi debout ou assis ; à droite ou à gauche, quelques ouvriers s’affairent sur un temple qui ressemble à une église. Dans la Bible des Capucins50, produite en Champagne vers 1170-1180, à l’ouverture du Deuxième Livre des Paralipomènes (Chroniques), folio 190 (planche 6), Salomon nous dit par le biais de son phylactère : « J’ai construit une maison au nom du Seigneur afin qu’il y 49 L’or peut renvoyer à la sagesse dans l’exégèse ; on citera en ce sens Thomas le Cistercien (Thomas de Perseigne), Commentaire sur le Cantique des Cantiques, traduction du latin, introduction et notes par P.‑Y. Emery, Saint-Jean-de-Matha, 2011 (Collection Pain de Cîteaux Série 3, vol. 31), Livre VIII, 39, « Dans l’or, la sagesse de l’âme », p. 480 ; Livre VIII, 41, « L’or : La sagesse. Il est parlé des mains d’or en raison de la sagesse : par elle, les œuvres sont gouvernées, etc. », p. 484 et sq. 50 Paris, BnF, ms. latin 16743.
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réside pour l’éternité (aedificavi domum nomini Domini ut habitaret ibi in perpetuum) », d’après III Reg. 8, 13, où Salomon s’adresse à l’Éternel : « J’ai bâti une maison qui sera ta demeure, un lieu où tu résideras éternellement ». Ici, les portes de la domus Dei sont closes, ce qui n’est pas sans rappeler, dans un autre contexte, la porte close du temple de Salomon selon la vision d’Ézéchiel, qui figure l’inviolabilité du corps de la Vierge – car le temple est aussi une image du corps de Marie (voir infra et planche 8). L’initiale des Proverbes de la Bible de Saint-Thierry conservée à Reims (Bibl. municipale, ms. 23, fol. 2v, premier quart du xiie siècle), montre le roi Salomon trônant et tenant un sceptre, placé devant une arche figurant une Porte à double battant cette fois grande ouverte (planche 7). Il s’agit certainement de son temple, dont une partie de la maçonnerie est visible à droite. Il y a une légère incohérence toutefois, car les battants sont rectangulaires alors que l’arc de la porte est en plein cintre. Ces deux battants pourraient évoquer III Reg. 6, 31 : « Il [Salomon] fit à l’entrée du sanctuaire une porte à deux battants de bois d’olivier sauvage ; l’encadrement avec les poteaux équivalait à un cinquième du mur ». Selon la Glose, les portes du Temple sont celles du paradis et elles sont ouvertes, car les deux battants s’ouvrent vers la patrie céleste promise aux élus. Le temple de Salomon est assimilé au ciel et les deux portes permettent aux juifs et aux païens d’y pénétrer. La Glose, reprenant Bède, commente ainsi ce passage de III Reg. : « Il y avait une porte, mais fermée par deux battants, etc., jusqu’à tous les élus, dont les armes de la lumière et de la piété leur ouvrent un passage vers la patrie céleste. ‘Deux battants de bois d’olivier’ (III Reg. 6, 32) : les battants sont deux, car les anges et les saints hommes aimant Dieu et leurs proches ne peuvent franchir la porte de la vie que par l’amour double. Ou parce que la même porte de vie s’ouvrira pour l’une et l’autre nations fidèles, à savoir les Juifs et les Gentils51 ». Salomon devant la porte est aussi une préfiguration du Christ, quand celui-ci dit : « Je suis la porte ; ceux qui entrent par moi seront sauvés » (Ioh. 10, 9), ce qui renverrait encore une fois à l’aspect eschatologique du Temple, qui est celle qui prévaut très largement dans l’exégèse. Comme l’écrit Bède dans De templo, le fondement du Temple est le Christ : « 4. De quel type de pierre est fait le temple. 4.1 Et le roi ordonna qu’ils apportent de grandes pierres coûteuses pour la fondation du temple et les placent en carré » (III Reg. 5, 17). La fondation du temple doit être comprise mystiquement comme ce que l’Apôtre indique lorsqu’il dit : « Il n’y a pas d’autre fondement que celui qui a été posé, à savoir, le Christ » (I Cor. 3, 11). Il peut être appelé à juste titre le fondement de la maison du Seigneur car, comme dit Pierre, « il n’y a pas d’autre nom sous le ciel donné aux hommes par lequel nous devons être sauvés » (Act. 4, 12)52.
51 Glossa ordinaria, PL 113, col. 591C, Vers. 31 : « Et in ingressu oraculi, etc. (Beda, ibidem, cap. 15). Unus erat ingressus, sed duobus ostiis claudebatur, etc., usque ad imo omnes electi per arma lucis et pietatis aditum sibi patriae coelestis aperiunt. Duo ostiola de ligno olivarum. (Ibidem) : Duo sunt ostiola, quia Deum et proximum diligunt angeli et homines sancti, neque januam vitae nisi per geminam dilectionem possunt intrare. Vel quia utriusque populi fidelibus, Judaeis, scilicet, et gentibus eadem vitae janua reseratur. » Sur les deux battants, voir aussi Bede, On the Temple, Livre I, 16.5, p. 62. 52 Bede, On the Temple, Livre I, 4.1, p. 14.
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Temple de Salomon, temple de la Sagesse et temple eschatologique Voyons maintenant les liens entre le temple de Salomon interprété dans une perspective eschatologique et le temple de la Sagesse. Dans la Bible de Reims (B. M., ms. 21, fol. 161), du tout début du xie siècle et provenant de la cathédrale Notre-Dame de Reims, la domus Dei apparaît à l’ouverture du Cantique des cantiques (fig. 10). L’Épouse du Cantique, sous la figure probable de Jérusalem, est associée ici au Temple de Jérusalem, interprété dans une perspective eschatologique. Mais ce petit édicule qui apparaît entre le Christ bénissant et son épouse a aussi une signification sapientielle, puisqu’il est doté de sept arcades et de sept oculi – vraisemblablement une allusion à Prov. 9, 1. Deux inscriptions lui sont directement associées, qui font référence à la domus Dei. La première, empruntée au Cantique des cantiques, court sur sa façade : Introduxit me rex in cellaria sua (« Le roi m’a introduite dans ses celliers », Cant. 1, 4) ; la seconde est tirée du Psaume 84 (Vulg. 83), 5 : Beati qui habitant in domo tua, Domine (« Heureux ceux qui habitent dans ta maison, Seigneur »). Bède, qui suivait Cassiodore, et qui sera repris lui-même par la plupart des exégètes, interprète ainsi Cant. 1, 4 : « Les celliers du Roi, ce sont les joies intérieures de la Patrie céleste. En eux, l’Église, dès maintenant, a été introduite par la foi, dans l’attente d’y être introduite plus pleinement en toute réalité53 ». La formule se retrouve à l’identique chez Thomas le Cistercien54, entre autres. Les autres inscriptions sont des prophéties sur les épousailles célestes, dans un vocabulaire tout à la fois incarnationnel et architectural55. Outre l’Incarnation (voir plus bas), ce petit temple pourrait aussi symboliser l’anticipation des joies futures promises aux habitants de l’Église, nouvelle Jérusalem. Le Christ est l’Époux, nouveau Salomon – Salomon étant l’époux du Cantique des cantiques – et son temple, avec cette allusion sapientielle, renverrait aux épousailles mystiques de l’âme avec le Christ dans l’attente des perspectives célestes. Il s’agit de nouveau d’un temple spirituel, les « celliers de Salomon », ou ses appartements, signifiant la maison du Seigneur, le paradis des âmes. Dans les commentaires du
53 Beda, In Cantica Canticorum. Allegorica expositio, Liber Secundus, Caput primum : « Introduxit me rex in cellaria sua. Cellaria Regis aeterni sunt interna gaudia patriae coelestis, in quae nunc introducta est sancta Ecclesia per fidem, in futuro plenius introducenda per rem » (PL 91, col. 1087D) ; Cassiodore, Expositio in Cantica Canticorum, Caput primum, PL 70, col. 1057C. 54 Thomas le Cistercien, Commentaire sur le Cantique des Cantiques (voir notre note 49), Livre I, 29, p. 73. 55 Autour de l’épouse, cinq têtes environnées de rinceaux renvoient à des prophètes ainsi qu’au roi David : « Et la lune s’est tenue dans son ordre » (Et luna stetit in ordine suo, Habacuc 3, 11) ; Isaïe, qui exhorte l’épouse à se réjouir : « Réjouis-toi, stérile, toi qui n’enfantais pas » (Laetare sterilis quae non paris, Is. 54, 1) ; Tobie qui annonce : « Une vive lumière illuminera toutes les contrées de la terre » (Luce splendido fulgebis et omnes fines terrae adorabunt, Tobie 13, 13) et Zacharie qui proclame : « Voici que ton roi viendra à toi (dans la) mansuétude » (Ecce rex terrae veniet mansuetus, Zach. 9, 9). La tête du roi David est accompagnée du verset du Psaume 87 (Vg 86), 7 : « Ils se réjouissent véritablement, ceux dont la demeure est en toi » (Sicut laetantium omnium habitatio est in te). Sur cette image : M.-L. Thérel, Le Triomphe de la Vierge-Église, Paris, CNRS, 1984, p. 189 et sq.
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Fig. 10. Reims, Bibl. municipale, ms. 21, Cantique des Cantiques, fol. 161r (Reims, v. 1100). Les Époux entourant le Temple (détail).
Cantique, l’épouse assimile habituellement le roi Salomon qui l’introduit dans ses celliers au Christ introduisant l’âme dans la béatitude éternelle : « Car le roi m’a amenée dans ses celliers, c’est-à-dire dans la plénitude de sa béatitude où il me récompensera56 ». 56 PL 172, col. 522 : Auctor incertus, In Cantica Canticorum, Caput Primum : « Nam introduxit me rex in cellaria sua, id est in plenitudinem beatitudinis suae ibi me remunerabit. »
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Il s’agirait donc davantage ici d’une évocation du temple spirituel et eschatologique – la Jérusalem céleste, à savoir le paradis des âmes – plutôt que du temple historique et disparu de la Jérusalem terrestre. Ce temple de la Jérusalem eschatologique peut aussi bien emprunter à l’imagerie salomonique que sapientielle. En tant que nouveau Salomon, l’Époux du Cantique, le Christ, invite l’épouse à entrer dans son palais ou son temple, devenu temple de l’Incarnation et temple de la nouvelle alliance. Même s’il s’agit ici d’un temple à sept baies et non pas sept colonnes, ces sept ouvertures sont probablement une réminiscence de la domus Sapientiae en tant que temple céleste, église au ciel ou temple de Salomon allégorique.
Salomon et le temple de la Sagesse : la fresque d’Hildesheim En provenance d’Hildesheim au xiie siècle, on conserve deux exemples intéressants de Salomon associé à la fois au temple de la Sagesse et au Temple de Jérusalem. À la cathédrale Sainte-Marie tout d’abord, sur des fresques détruites du porche occidental, datant du milieu du xiie siècle et connues par des dessins du xixe, on a un exemple probable de Salomon associé au Temple en tant que préfiguration de l’Ecclesia au ciel. Il s’agit d’un programme iconographique complexe et pas totalement interprété, sans doute une prophétie messianique d’après la vision de Zacharie ; le Temple évoqué étant non pas celui du passé, le temple historique de Jérusalem, mais celui de la fin des temps, où toutes les nations se réuniront pour célébrer ensemble la fête. Le cycle était peint sur la voûte du porche de la cathédrale, à l’endroit où l’évêque administrait sa bénédiction en tant que vicaire du Christ. Sur la bande centrale, le surplombant, le Christ était représenté environné des sept dons de l’Esprit (fig. 11). Son phylactère selon Isaïe 61, 1, « l’esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a oint57 », pouvait être mis en lien avec la bénédiction épiscopale. Sur les registres nord de la voûte (fig. 12), était évoquée la reconstruction du Temple de Jérusalem (le « Second Temple ») par Zorobabel selon la cinquième vision de Zacharie (« Les mains de Zorobabel ont fondé cette maison », Zach. 4, 9). Zacharie mentionne aussi dans cette vision la pierre aux sept yeux, le chandelier à sept branches et les oliviers, tous visibles sur l’image58. Tout comme les sept piliers 57 Les inscriptions perdues nous ont été transmises par un dessin retrouvé par F. C. Heimann dans la succession de l’historien d’Hildesheim Johann Michael Kratz. Sur cette œuvre, voir F. C. Heimann, « Der Bilderzyklus in der ehemal. oberen Vorhalle des Domes zu Hildesheim », Zeitschrift für Christliche Kunst, 10 (1890), p. 307-320, avec dessins ; M. Brandt, Abglanz des Himmels : Romanik in Hildesheim : Katalog zur Ausstellung des Dom-Museums Hildesheim, Regensburg, 2001, p. 111 (notice 6.1 a-b et pl. couleurs). 58 On voit successivement un ange avec l’inscription Zach. 4, 7 (« Il posera la pierre principale au milieu des acclamations : Grâce, grâce pour elle ») ; un chandelier à sept branches (décrit en Zach. 4, 2) ; sept yeux sur la pierre (d’après Zach. 7, 10 : « Ces sept sont les yeux de l’Éternel, qui parcourent toute la terre ») ; un olivier (d’après Zach. 4, 3 et Zach. 7, 11 : « Que signifient ces deux oliviers, à la droite du chandelier et à sa gauche ? Ce sont les deux oints qui se tiennent devant le Seigneur de toute la terre ») ; le second olivier est en face ; six personnages nimbés.
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Fig. 11 : Cathédrale Sainte-Marie d’Hildesheim, fresque de la voûte du porche, partie centrale (milieu du xiie siècle). Le Christ environné des dons de l’Esprit (relevé de R. Brockhoff, 1841, dans Abglanz des Himmels, voir notre note 57).
du Temple sur la voûte sud, le chandelier préfigure l’Église en tant que nouveau Temple. Il a des pieds humains qui peuvent renvoyer symboliquement au Christ, fondement de l’Église. Viennent ensuite six personnages nimbés, le premier présentant le verset de la Première Épître de Pierre (I Petr. 2, 4-5) : « Approchez-vous de lui, pierre vivante, rejetée par les hommes, mais choisie et précieuse devant Dieu ; et vous-mêmes, comme des pierres vivantes, édifiez-vous pour former une maison spirituelle ». Ce passage, régulièrement repris dans l’exégèse, rappelle que le nouveau Temple de Jérusalem est formé par tous les chrétiens qui en sont les pierres vivantes, le Christ en étant la pierre angulaire. Outre celle de Zacharie, la vision d’Ézéchiel sur la destruction de Jérusalem est aussi une source scripturaire pour les fresques du porche, puisqu’au registre inférieur, on a figuré la destruction de la ville sainte59.
59 Au registre inférieur, on voit deux groupes de six hommes armés, les serviteurs appelés à l’exécution de la punition de Dieu ; au milieu une figure endommagée (un homme en robe de lin blanc) ; la destruction de Jérusalem selon la vision d’Ézéchiel (Ez. 9, 2-7) et les élus se tenant en deux groupes de trois personnes.
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Fig. 12. Cathédrale Sainte-Marie d’Hildesheim, fresques de la voûte du porche, mur nord (milieu du xiie siècle). Vision de Zacharie (relevé de R. Brockhoff, 1841, dans Abglanz des Himmels, voir notre note 57).
Au côté sud (fig. 13), on voit à l’extrême droite un personnage dont le phylactère indiquait « vir ». Certains auteurs, tel F. C. Heimann, y ont vu Salomon, mais ce pourrait plutôt être Isaïe, Salomon étant à rechercher de l’autre côté du Temple, à notre avis. Viennent ensuite les sept (ou huit ?) colonnes de la domus sapientiae d’après Prov. 9, 1, sur lesquels reposaient sept (ou huit ?) figures féminines (pour Heimann, il s’agirait des peuples que la nouvelle alliance doit réunir en une seule Église). Puis viennent un olivier – la racine de Jessé selon Heimann, mais ce pourrait être plutôt l’olivier de Zacharie 4, 3 –, puis un groupe de six hommes dont le premier a été interprété par ses vêtements comme un grand prêtre – alors qu’il semble plutôt porter une couronne. Il tenait un phylactère (‘N’ d’après le relevé de Heimann) avec Ecclésiaste 11, 2 : DA PARTEM SEPTEM NEC NON ET OCTO (« Donnes-en une part à sept et même à huit »)60 ; les autres personnages étant identifiés par les textes (‘O’ et ‘S’) de leurs phylactères comme étant des prophètes61. Dans la partie basse, sont placées des préfigures de la naissance virginale du Christ, la toison de Gédéon avec un bol et Moïse, sans phylactère, devant le buisson ardent. Le verset de l’Ecclésiaste 11, 2, « Donnes-en une part à sept et même à huit », nous laisse penser qu’il pourrait s’agir ici de Salomon plutôt que du grand-prêtre Aaron car, depuis Grégoire dans ses Homélies sur Ezéchiel, ces paroles sont toujours 60 Eccle. 11, 2 : « Da partem septem necnon et octo quia ignoras quid futurum sit mali super terram » (« Donnes-en une part à sept et même à huit, car tu ne sais pas quel malheur peut arriver sur la terre »). 61 Peut-être Osée (« Le Seigneur apportera un vent brûlant qui monte du désert », Os. 13, 15), Michée (« La montagne du temple (domus) du Seigneur sera fondée sur le sommet des montagnes », Mich. 4, 1), Habacuc (« Dieu viendra du sud et le Saint de la montagne ombragée et luxuriante », d’après Hab. 3, 3), Jérémie (« Une femme entourera un homme », Ier. 31, 22) et Jacob (« Une étoile sortira de Jacob », Num. 24, 17).
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Fig. 13. Cathédrale Sainte-Marie d’Hildesheim, fresques de la voûte du porche, mur sud (milieu du xiie siècle). Salomon et le Temple (relevé de R. Brockhoff, 1841).
prononcées par Salomon. Dans son Homélie IV (Livre II) sur l’exégèse du Temple, Grégoire commente ainsi ce verset à propos du jour octave : « Ce que notre Sauveur a fait merveilleusement en lui, il l’a désigné véritablement en nous : souffrance le vendredi, repos le samedi, réception dans la gloire le jour octave. Aussi est-il dit par Salomon : ‘Donne une part à sept, et aussi à huit, car tu ignores quel malheur peut arriver sur la terre. Nous donnons une part à sept et en même temps à huit, quand nous disposons de telle façon ce qui se déroule au fil des sept jours que nous arrivions par là aux biens éternels […]’. Le vestibule, au-dedans, mesure donc huit coudées, parce qu’avec la lumière qui succède au septième jour nous sont ouverts les larges espaces de l’éternité62 ». Puis, à propos de l’exégèse des portes du Temple, Grégoire cite à nouveau ce verset : « Ces portes ont sept ou huit degrés, parce qu’elles prêchent en accord la grâce septiforme du Saint-Esprit, mais annoncent comme huitième degré la faveur de l’éternelle rétribution. Aussi est-il écrit : ‘Donne une part à sept, ainsi qu’à huit’63 ». Sur la fresque, Salomon, l’auteur de l’Ecclésiaste selon la tradition médiévale, en prononçant ce passage, pourrait donc donner au Temple auquel il est associé iconographiquement une valeur anagogique en lien avec les rétributions éternelles dans la domus Dei. On notera également le parallèle établi par Grégoire entre les portes du Temple, le septénaire et les dons de l’Esprit. Cette interprétation d’Eccle. 11, 2 en lien avec le
62 Grégoire (540-604), Homélies sur Ezéchiel, texte latin, introduction, traduction et notes par Ch. Morel, s. j., Paris, 1986 (SC 327), Livre II, Homélie IV, § 2, p. 183-185 (PL 76, col. 974A). 63 Homélies sur Ezéchiel, Livre II, Homélie VIII, § 2, p. 381-383 (PL 76, col. 1029A).
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salut est reprise à l’identique par Martin de Tours, Raban Maur64 ou Pierre Damien, qui tous parlent du Jugement dernier, du salut, de la gloire future et des récompenses. Ainsi, selon ce dernier, le sept est cette vie qui, par la gloire de la résurrection signifiée par le huit (ce qui est l’interprétation traditionnelle de ce nombre), se prolongera pour les corps dans la vie éternelle65. Pour Guillaume Durand de Mende, ce verset est interprété par l’idée de passer « du samedi du temps au samedi de l’éternité66 ». Il est donc habituellement question, pour ce passage fréquemment cité, de résurrection et de perspectives eschatologiques. Sur la fresque, le symbolisme septénaire est également récurrent. Les sept dons du Saint-Esprit selon Isaïe répondent aux sept colonnes de la domus Sapientiae des Proverbes ainsi qu’aux sept branches du chandelier du Temple et aux sept yeux sur la pierre de la prophétie de Zacharie. On retrouve des liens entre ces septénaires chez Bède, notamment dans son De tabernaculo, à propos des sept yeux, des sept dons de l’Esprit et des sept lampes du candélabre – mais les sept colonnes ne leur sont pas associées67. On trouve par contre des développements plus proches de la fresque chez les auteurs de la première moitié du xiie siècle, tels Honorius Augustodunensis ou Rupert de Deutz. Dans son Speculum Ecclesiae (v. 1140), Honorius met ainsi en parallèle les sept colonnes du temple de la Sagesse, les sept dons de l’Esprit, les pierres vivantes et les récompenses célestes, le tout dans une perspective ecclésiologique68. Rupert de Deutz († vers 1135), plus proche encore de notre fresque, établit dans son De Glorificatione Trinitatis un intéressant parallèle entre les deux temples de Salomon et de la Sagesse, dans un passage où il explique que « le temple du corps du Christ » 64 Rabanus Maurus, Commentaria in Ezechielem (PL 110, col. 900D). 65 Petrus Damianus (1007-1072), De vera felicitate ac sapientia : « Plane quia et Salomon ait : Da partem septem, necnon et octo (Eccl. XI) ; sic praesentem vitam, quae per septenarium numerum designatur, excurre, ut iam in amore futurae, quae per octonarium resurrectionis exprimit gloriam, totis studeas visceribus habitare » (PL 145, col. 837A). Voir aussi Martin de Tours (ca. 1130-1203), Sermones (PL 208, col. 1194A). 66 Guillaume Durand de Mende : « XIX. […] C’est donc avec raison que nous gardons cet habit pendant sept jours et que nous le quittons le huitième ; d’où vient que Salomon dit : Donne la septième et la huitième partie. On conserve encore ce vêtement blanc l’espace d’un samedi à un autre samedi, quand on a été baptisé le samedi saint ou le samedi de la Pentecôte, pour marquer que, si nous conservons la pureté du corps, après avoir dépouillé l’enveloppe de nos corps, nous passerons du samedi du temps au samedi de l’éternité » ; Rational, Livre VI, chap. 83, Du baptême, Paris, 1854, t. 4, p. 176. 67 Bède le Vénérable, Le Tabernacle, introduction, texte et traduction par Chr. Vuillaume, Paris, 2003 (SC 475), Livre I, 60 : « Les sept lampes : sept dons du Saint-Esprit […]. C’est pourquoi les sept lampes sont disposées sur le candélabre ; parce que sur notre Rédempteur, le premier-né de la racine de Jessé, reposa l’esprit de sagesse et d’intelligence, l’esprit de conseil et de force, l’esprit de science et de piété et il fut rempli de l’esprit de crainte du Seigneur (Is. 11, 3). Comme lui-même le dit par la bouche du même Prophète : L’esprit du Seigneur est sur moi, parce que le Seigneur m’a consacré par l’onction (Is. 61, 1 ; Luc. 4, 18) » ; Livre I, 62, à propos d’Apoc. 5, 6 : « Car si les sept cornes et les sept yeux de l’agneau peuvent ici suggérer les sept dons de l’Esprit Saint, pourquoi ne pas croire que les sept lampes du candélabre méritent également ce rapprochement ? », p. 181 et sq. 68 Voir supra, note 48, la citation du Speculum Ecclesiae.
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est la domus Sapientiae de Prov. 9, 1. Reprenant des idées anciennes qui remontent aux Pères (Hippolyte69, Augustin70 ou Ambroise71), il met la domus Sapientiae en lien avec les sept dons de l’Esprit72, mais également avec le temple de Salomon, quand il écrit que les ornements typologiques de cette domus Sapientiae (i. e. le corps du Christ) sont ceux du Temple de Jérusalem73. L’image suivante sera l’occasion de développer ces parallèles, d’autant que les deux images proviennent de la même aire culturelle. Ces passages de Rupert sont en tout cas ceux qui se rapprochent le plus de ces fresques.
Le Missel de Stammheim : Salomon dans le temple de la Sagesse Dans la trilogie qui ouvre le Missel de Stammheim (Malibu, Paul Getty Museum, ms. 64), réalisé à Saint-Michel d’Hildesheim vers 1170, l’Annonce à Marie vient juste après la figuration des six jours de la Création et de la Sagesse divine co-ordonnatrice du monde (fol. 10v-11)74. Sur le folio 11v (planche 8), l’Annonciation prend place dans la maison de la Sagesse – qui n’est pas le Temple de Jérusalem à proprement parler, bien que Salomon soit présent. Il n’en reste pas moins que, symboliquement, le Temple de Jérusalem du temps de la Vierge est interprété ici par le temple de la Sagesse. Au centre, on aperçoit l’Annonciation (d’après Luc 1, 35), avec Gabriel représenté sans ailes, la colombe de l’Esprit, et Marie avec un serpent sous ses pieds. La scène prend place sous une double arcature dont les trois colonnes, ajoutées aux quatre qui encadrent Aaron et Salomon, symbolisent la domus Sapientiae de Prov. 9, 1. Cette
69 Hippolyte de Rome, In Proverbia, à propos de Prov. 9, 1 : « Le Christ, sagesse et puissance du Verbe, s’est construit une maison, sa chair, qu’il a prise de la Vierge […] un temple, qui est le corps dont il s’est revêtu » (PG 10, col. 625-638). 70 Augustin, La Cité de Dieu, Livre XVII, 20, à propos de Prov. 9, 1 : « Ici nous reconnaissons avec certitude que la Sagesse de Dieu, le Verbe coéternel au Père, s’est bâti dans le sein d’une Vierge une maison vivante, un corps humain », éd. J.-C. Eslin, Paris, 1994, t. 2, p. 363. 71 Ambroise, De fide, Livre I, c. XV : « Nous reconnaissons la Sagesse de Dieu, Verbe coéternel du Père, se construisant une maison dans le sein virginal : son corps, les martyrs, préparant sa table avec le pain et le vin, à quoi se reconnaît son sacerdoce selon l’ordre de Melchisédech… » (PL 16, col. 551). 72 Rupert, Tractatus de glorificatione Trinitatis, Livre IX, c. V : « […] parce que le temple de son corps est cette même maison que la Sagesse s’est édifiée […]. Cette véritablement grande, belle et très haute maison. L’esprit septiforme lui-même réside dans la plus grande quiétude dans cette même maison […]. C’est ce qu’Isaïe disait : Et sur lui repose l’Esprit du Seigneur (Is. 11, 1) » (PL 169, col. 186). 73 Rupert, Tractatus de glorificatione Trinitatis, Livre IX, c. IX : « À partir de quoi cette maison, ou temple, du corps du Seigneur a-t-elle été construite ? Comment a-t-elle été ornée ou décorée ? Il couvrit d’or pur l’intérieur de la maison et il fit passer le voile dans des chaînettes d’or devant le sanctuaire qu’il couvrit d’or ; Il fit dans le sanctuaire deux chérubins de bois d’olivier (III Reg. 6, 21-23). Selon le type, elle est faite avec ornement […] » (PL 169, col. 190B-C). 74 Missel de Stammheim (Malibu, Paul Getty Museum, ms. 64, fol. 11r) ; voir E. C. Teviotdale, The Stammheim Missal, Getty Museum Studies on Art, Los Angeles, 2001, p. 59-65.
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structure architecturée peut s’interpréter, selon les phylactères des personnages, à la fois comme la maison de la Sagesse, l’allégorie de l’Église et la Cité de Dieu – toutes métaphores correspondant également à l’interprétation symbolique du Temple de Jérusalem. Le phylactère de Salomon, Prov. 9, 1, « Sapientia [a]edificavit sibi domu[m] excidit columpnas septem », appuie l’identification à la domus Sapientiae, dont il est lui-même situé au fondement. Le verset du Ps. 87, 3 (Vulg. 86) fait de l’architecture en question la Cité de Dieu ; pour autant, ce n’est pas le roi David qui serait représenté en haut à gauche en psalmiste, prononçant l’antienne Glo[rio]sa dicta s[un]t d[e] te ci[vitas Dei] (« Des choses glorieuses sont dites de toi, ô Cité de Dieu »), qui se réfère habituellement à Marie-Ecclesia. L’inscription identifie en effet cet homme non couronné (alors que David l’est toujours) comme Psalmigraphus, un des fils de Coré selon le même Psaume, verset 175. Si Salomon est bien associé à ce temple, David ne le serait donc pas. Paul, en haut à droite, déclare : Fundam[en]tu[m] aliud ne[mo potest ponere] (I Cor. 3, 11 : « En fait de fondement, personne ne peut en poser d’autre »), ce qui renvoie au Christ et permet d’interpréter le Temple comme une allusion à l’Église ou à son propre corps. Paul rappelle à ses correspondants qu’ils sont le Temple de Dieu et les avertit de l’impossibilité qu’il y a à poser un autre fondement que celui qui est en place, à savoir Jésus-Christ (I Cor. 3, 10-17). On a donc ici plusieurs interprétations du Temple qui se superposent : la Cité de Dieu, le corps du Christ, l’Église, sans oublier Marie qui, dans le contexte de la dévotion mariale, est elle-même une métaphore du temple de l’Incarnation. Elle est tout à la fois temple de la Sagesse (le Christ), temple de Salomon (qui préfigure aussi le Christ) et figure de l’Église (ou de la Sagesse-Église). Le « psalmigraphe » et Paul entourent Aaron en prêtre qui, avec sa verge verdoyante, se réfère à l’arbre de Jessé, en tant que typologie vétérotestamentaire de l’Incarnation. Salomon et Aaron associés au Temple ne sont pas sans rappeler la fresque du porche de la cathédrale d’Hildesheim, réalisée quelques années plus tôt dans la même ville. Les écrits de Rupert de Deutz pourraient aussi s’appliquer à cette image, notamment pour leurs analogies entre les deux temples de Salomon et de la Sagesse. Dans son Tractatus de glorificatione Trinitatis, Rupert écrit en effet, dans un contexte où se trouve rappelé le mystère de sa conception virginale, que la maison de la Sagesse, figurée par le temple de Salomon, est en réalité le corps du Christ. Le chapitre 2 de son Livre 9 est ainsi titré : « Que cette maison, que la Sagesse s’est édifiée, soit le corps du Christ, et que dans cette maison, la procession du Saint-Esprit soit célébrée trois fois, la première lors de la construction, la seconde lors de l’ornementation, la troisième lors de la dédicace ». Il fait ensuite référence au temple de Salomon, qu’il associe à la fois au temple de la Sagesse et à la conception virginale du Christ76.
75 Ps. 86, 1 (Vg) : « Filiis Core. Psalmus cantici. Fundamenta ejus in montibus sancti ». 76 Dans l’exégèse, le temple de Salomon est parfois assimilé à la domus Sapientiae et au corps du Christ « édifié de la même manière par sa naissance singulière ». Rupert de Deutz développe longuement cette analogie dans son Tractatus de glorificatione Trinitatis, livre IX, c. 2, 3, 6 (PL 169, col. 181-187) ; voir supra.
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Le temple de Salomon est pour Rupert le type ou la préfiguration de la maison de la Sagesse, comme dans la Psychomachie de Bruxelles, que Rupert connaissait, puisque ce manuscrit se trouvait à Saint-Laurent de Liège en même temps que lui et l’a probablement inspiré directement77. Rupert écrit que Salomon a « édifié cette maison ou ce temple dans sa grande sagesse78 » et que le temple de Salomon est le type de la domus Sapientiae, puis il les met en lien avec l’Annonciation – comme sur notre image : « Caput VI : Comment celui-ci a-t-il été fabriqué ? Comment a été édifiée cette maison ? ‘Ni marteau, ni hache, ni aucun instrument de fer ne furent entendus dans la maison pendant qu’on la construisait’ (III Reg. 6, 7), mais dans le secret du silence, sans l’intervention des conflits des œuvres humaines, l’Esprit-Saint, qui ‘au commencement planait sur les eaux’ est venu sur la Vierge et a couvert son ventre de son ombre (Luc. 1), […] » (PL 169, col. 187). On a donc ici l’obombration et un parallèle entre les deux temples, comme sur notre image. Dans son traité sur le Cantique des cantiques, Rupert rappelle que lors de l’Annonciation, juste après un parallèle avec l’Épouse « belle comme les tentes de Salomon (Cant. 1, 4) » et une évocation de la construction de son temple, Marie proclame que « ‘la Sagesse s’est bâti une maison’ – non de la main [de l’homme] – et, de la même manière, Dieu, de ma chair, s’est édifié un temple – non de la main [de l’homme] ». Cependant, selon Rupert, Marie semble davantage figurer l’enveloppe du temple (qui est le corps du Christ) que le temple lui-même79. Par la suite, les Cisterciens développent tout particulièrement l’image de la Vierge temple de Salomon ; ainsi Nicolas de Clairvaux qui, dans son Sermon XLV pour la fête de la Nativité de Marie, le 8 septembre, la compare tout à la fois, comme Rupert, au temple de Salomon et à la domus Sapientiae : « Car il importait avant tout d’édifier la maison, en laquelle le Roi descendant du ciel trouverait digne d’être hébergé. Celle dont Salomon a dit : ‘La Sagesse a bâti sa maison, elle a taillé sept colonnes’ (Prov. 9, 1). Cette maison virginale est soutenue par sept colonnes, car la vénérable mère du Seigneur a été dotée des dons du saint Esprit, c’est-à-dire la sagesse, l’intelligence, le conseil, la force, la connaissance, la piété et la crainte de Dieu (Isaïe 11, 1-2). […] Car ce que nous célébrons ne doit en aucun cas être inférieur en dignité à la célébration ancienne.
77 R. Babcock signale que Rupert cite verbatim des passages textuels de la Psychomachie de Bruxelles, ajoutant que « peut-être son intérêt et ses références à la construction du temple de Salomon en silence sont-ils liés à sa familiarité avec cette image […] Peu d’érudits médiévaux étaient aussi attentifs à l’allégorie que Rupert de Deutz » ; R. Babcock (voir notre note 35), p. 187. 78 « Il convient de rappeler en premier, écrit-il, que dans cette maison la procession de l’Esprit est célébrée trois fois, cette maison ou ce temple construit selon le type, que Salomon a édifié dans sa grande sagesse, qu’il a orné par sa gloire prodigieuse et dédicacé dans une immense solennité ». (Livre 9, c. 2 ; PL 169, col. 181D). 79 Rupert, In Cantica Canticorum, Livre I : « Igitur melius fuit dicere sicut pellis Salomonis quam sicut Salomon, ita formosa sum, quia non sicut habuit apud se, sed sicut de foris aedificavit templum manufactum, et sicut dixit : Sapientia aedificavit sibi domum, ita ex me Deus sibi templum non manufactum et non manufactam, sapientia sibi aedificavit domum » ; éd. H. Haacke, 1974 (CCCM 26), p. 21.
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Car si Salomon avec le peuple juif, dans la dédicace du temple construit avec des pierres ; a célébré solennellement des sacrifices si abondants et si magnifiques (III Reg. 8) ; quelle plus grande joie sera apportée au peuple chrétien que la naissance de Marie, dans le sein de laquelle, comme dans un temple vraiment sacré, Dieu lui-même a accepté de descendre, de revêtir à travers elle la nature humaine et de vivre visiblement avec la nature humaine ? Et l’on peut croire qu’il soit descendu dans ce temple de Salomon, dans un sanctuaire si doté de raison, c’est-à-dire le sein de la bienheureuse Vierge […], et la Parole s’est faite chair et elle a habité parmi nous (Ioh. 1). ‘Au sujet de ce temple ancien, il est écrit : ‘Au moment où les sacrificateurs sortirent du lieu saint, la nuée remplit la maison de l’Éternel’. Les sacrificateurs ne purent pas y rester pour faire le service, à cause de la nuée ‘car la gloire de l’Éternel remplissait la maison de l’Éternel’ (III Reg. 8, 10-11) »80. Cette dévotion mariale, cistercienne notamment, qui assimile la Vierge au temple de Salomon (et Salomon au Christ), influencera par la suite les représentations du Speculum Humanae Salvationis (xive siècle), où le temple de Salomon apparaît pleinement comme une figure mariale.
Conclusion Dans l’art, le temple de Salomon est donc généralement assimilé, comme dans l’exégèse de Bède, à l’Église au ciel, la « patria coelestis », selon une perspective mystique et anagogique81. Mais il est aussi associé à l’Église sur terre à travers la liturgie de la dédicace, en tant que préfigure des églises chrétiennes, qui sont les nouveaux temples de Salomon. Préfiguration de l’Église, mais également image du corps du Christ, il symbolise aussi, à partir du xiie siècle, en parallèle avec l’essor du culte marial et en lien avec l’exégèse du temple de la Sagesse, le rôle de la Vierge dans l’Incarnation. Mais le symbolisme des sept colonnes de la Sagesse divine, quand il est appliqué au temple de Salomon, rappelle aussi que le sage Salomon est une préfiguration 80 Sermo XLV, II In Nativitate Beatissimae Virginis Mariae (PL 144, col. 741-742). La PL attribue le sermon à Pierre Damien, mais il a été restitué depuis à Nicolas de Clairvaux qui, en écrivant dans ce sermon que : « Cette demeure est Notre-Dame, comparable au temple de Salomon : les sept colonnes sont les sept dons du Saint-Esprit » (PL 144, col. 741), participe aux développements cisterciens de cette imagerie. 81 Dans son traité didactique De schematibus et tropis sacrae Scripturae, II, 12, rédigé au début du viiie siècle puis largement diffusé, Bède applique au Temple de Jérusalem la méthode des quatre sens de l’Écriture (PL 90, col. 186). Ainsi, selon le sens historique, le Temple du Seigneur est la domus édifiée par Salomon ; selon l’allégorie, il est le corps du Seigneur (Ioh. 2, 19 : « Détruisez ce temple et en trois jours, je le relèverai ») ou bien son Église, dont les membres sont le temple saint de Dieu ; selon la tropologie, il est chacun des fidèles, à qui il est dit : « Ne savez-vous pas que vos corps sont le temple du Saint-Esprit qui est en vous ? » (d’après I Cor. 6, 15) ; selon l’anagogie enfin, il figure « les demeures de la joie céleste, auxquelles aspire celui qui dit : « Heureux ceux qui habitent dans ta maison, ô Seigneur, ils te loueront pour les siècles des siècles » (Ps. 85 (Vulg. 84), 4. Et de rappeler encore que le Temple, selon les quatre sens, figure respectivement les citoyens de la Jérusalem terrestre, l’Église du Christ, l’âme élue et la patrie céleste.
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du Christ, Sagesse véritable. Et si, comme le rappelle Rupert, « Salomon a édifié cette maison ou ce temple dans sa grande sagesse82 », c’est dans ce même temple, « fermement construit par la sagesse de Salomon » et placé au cœur de la Jérusalem céleste que chaque chrétien se devra d’entrer, comme l’écrit encore au xiiie siècle Roger Bacon83. L’image du Temple, disparu mais transposé au ciel, est donc restée centrale dans l’Occident chrétien.
82 Voir notre note 78. 83 Roger Bacon, Opus Majus, Vol. 1 & 2, tr. R. B. Burke, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1928, p. 233 : « Ensuite, après que le tabernacle instable qui se balançait çà et là eut été enlevé, nous devrions entrer dans le temple solide construit par la sagesse de Salomon. Et avec Ézéchiel, dans l’esprit d’exultation, nous devrions raisonnablement contempler ce qu’il ne percevait que spirituellement, de sorte qu’enfin, après la restauration de la nouvelle Jérusalem, nous devrions entrer dans une maison plus grande, décorée d’une gloire plus complète. »
philippe faure
Salomon, prototype du Christ dans l’iconographie médiévale Un regard sur les images typologiques (xiie-xive siècle)
À la fois ancêtre du Christ par la généalogie, comme l’indique l’Évangile de Matthieu (Matth. 1, 6) et le font voir plusieurs représentations de l’Arbre de Jessé, et préfiguration du Christ selon la typologie, le roi Salomon est réputé maître de sagesse. La tradition lui attribue l’écriture de trois livres bibliques de façon unanime1 : les Proverbes, ou Paraboles (Masloth), l’Ecclésiaste (Qohélet), le Cantique des Cantiques (Sir hassirim), respectivement associés aux trois sciences, l’éthique (ethica), la connaissance de la nature (physica) et la contemplation (theôria). Deux autres livres sont associés à Salomon de manière moins unanime, le Siracide ou Ecclésiastique et le Livre de la Sagesse. De cette forte présence scripturaire résulte une abondante iconographie de Salomon dans les Bibles latines, en particulier en tête du livre des Proverbes, de l’Ecclésiaste et du Cantique des Cantiques. Telle qu’elle est conçue et pratiquée dans les temps antiques et médiévaux, l’exégèse typologique repose sur le concept de figura, qui fonde la relation que la pensée chrétienne instaure entre l’Ancien Testament et le Nouveau Testament, le premier étant l’annonce et la préfiguration du second. Il s’agit d’un regard rétrospectif, d’un mouvement d’inversion de la chronologie, qui part du Nouveau Testament, considéré comme la lumière divine, et qui remonte vers l’Ancien Testament pour y déceler les figures, qualifiées d’ombres ou de voiles, qui annoncent le dévoilement et l’accomplissement qu’est le Christ. Cette confrontation renvoie à un troisième terme, un « après » Jésus-Christ d’ordre eschatologique, céleste, au-delà du temps2. Comme l’ont bien remarqué les Pères et les exégètes médiévaux, tout part du Christ lui-même, puisqu’il manie des comparaisons avec les figures de l’Ancien Testament, telles que Jonas (Matth. 12, 40) ou Moïse et le serpent d’airain (Ioh. 3, 14), et qu’il les ouvre vers un horizon eschatologique, dont témoigne aussi la Lettre aux Hébreux à propos de la figure du grand prêtre Melchisédech (Hebr. 6, 20 et 7, 1-28).
1 Voir Saint Jérôme, Préfaces aux livres de la Bible, A. Canellis (éd.), Paris, 2017 (SC 592), p. 422-431 ; Glossa ordinaria, PL 113, col. 1125-1127. 2 Voir E. Auerbach, Figura. La Loi juive et la promesse chrétienne (1938), Paris, 2003. Le roi Salomon au Moyen Âge : Savoirs et représentations, éd. par Jean-Patrice Boudet, Jean-Charles Coulon, Philippe Faure et Julien Véronèse, Turnhout, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 22), p. 187-200 © BREPOLS PUBLISHERS DOI 10.1484/M.BHCMA-EB.5.129001
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Sur le plan de l’analyse des images, cela signifie que des significations nouvelles d’ordre moral ou spirituel peuvent naître de la combinaison d’images de personnes, de faits réels ou d’actions qui, considérées de manière isolée, n’appartiennent pas au genre de l’allégorie. C’est de la confrontation de scènes ou figures indépendantes que naît le sens, du moins aux yeux de celui qui sait. Dans les pages qui suivent, on abordera donc non pas la totalité de l’iconographie médiévale de Salomon3, mais seulement l’iconographie typologique, en se focalisant d’abord sur un corpus d’œuvres du xiie siècle, période qui voit se cristalliser ce type d’iconographie, puis en exploitant les images de manuscrits du xive siècle, issues plus précisément du Speculum humanae salvationis, qui se livrent à une reformulation ou reconfiguration de l’iconographie typologique. Au regard de figures bibliques utilisées comme prototypes du Christ, comme Melchisédech, Jonas, Isaac ou Job, on s’efforcera d’analyser de quelle manière et dans quel sens Salomon est utilisé dans cette perspective typologique. Plus précisément, on se propose d’examiner quels épisodes de l’histoire de Salomon sont mis en avant, quels lieux, éléments ou attributs, et surtout quelles autres figures humaines lui sont associés. En effet, la typologie ne s’intéresse pas seulement à la personne du roi et aux évènements de son règne, elle mobilise aussi des objets, des espaces et des personnes en rapport avec lui. On s’interrogera encore sur ce qu’il peut apporter de spécifique, en tant que figure royale, par rapport à la figure de David, et sur l’évolution que subit l’iconographie du xiie au xive siècle.
Salomon et la royauté du Christ dans l’image romane Le roi Salomon fait l’objet de la première représentation figurée placée en tête de la plus ancienne copie du Liber floridus, œuvre à caractère encyclopédique élaborée par le chanoine Lambert de Saint-Omer en 1120, datée des années 11704. Installé dans un médaillon, le roi est assis en majesté sur un trône orné de motifs architecturaux, comprenant deux niveaux d’arcatures en plein cintre. Dans sa main droite, il tient son épée nue par l’extrémité de la lame. L’inscription qui court sur le pourtour du médaillon met l’accent d’emblée sur le sens typologique de l’image, en usant du mot vultum : « roi pacifique et glorieux, Salomon est le visage de celui
3 L’iconographie de Salomon est assez abondante, mais souvent stéréotypée. Pendant longtemps, les images narratives se trouvent essentiellement dans les Bibles latines, en particulier dans les Livres des Rois et des Paralipomènes. Voir par exemple les images de la Bible carolingienne de Saint Paul hors les Murs (Rome, Saint Paul hors les Murs, fol. 188r, v. 870) et de la Bible catalane de Roda (Paris, BnF, ms. lat. 6, milieu du xie siècle) : Salomon illustre, seul ou en compagnie, l’incipit du livre des Proverbes, du Livre de la sagesse, de l’Ecclésiaste, ou du Cantique des cantiques. À partir du xiiie siècle, l’iconographie de Salomon se développe en dehors de la Bible, dans les livres de piété, mais aussi dans la littérature historique, et profite de l’éclosion de la littérature laïque et chevaleresque. 4 Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek, Cod. Guelf. 1 Gud. lat., fol. 8v. Voir Der Liber floridus in Wolfenbüttel, eine Prachthandschrift über Himmel und Erde, éd. C. Heitzmann et P. Carmassi, Darmstadt, 2014.
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auquel la terre entière aspire5 » (planche 9). Cette formule provient de deux passages bibliques. Le qualificatif de pacificus se réfère au 1er livre des Paralipomènes ou Chroniques (1 Par. 22, 9) dans lequel Yahweh révèle l’identité du successeur de David (pacificus vocabitur), tandis que la suite de la sentence, issue des Livres des Rois (III Reg. 10, 23-24 dans la Vulgate) et des Paralipomènes (2 Par. 9, 22-23), est associée à la quête de la sagesse par tous les peuples de la terre, sagesse que Dieu a placée dans le cœur du roi. Dans son commentaire de la descendance de David exposée dans le 1er livre des Paralipomènes (I Par. III, 9), Raban Maur signale que la puissance royale universelle décrite dans ce passage s’applique au verus Salomon, et se réfère au règne du messie décrit dans le psaume 71 de la Vulgate6. Dans la même période, son contemporain Honorius Augustodunensis exprime clairement la différence entre David et Salomon : David est figure du Christ combattant pour l’Église, Salomon est figure du Christ régnant dans les cieux; il a fait le temple dans lequel la reine du midi est accueillie, parce que le Christ prépare la demeure céleste où l’Église sera reçue, conception que l’on retrouve dans la glose ordinaire7. Dans plusieurs de ses sermons, Bernard de Clairvaux proclame que le Christ manifeste les trois noms attribués à Salomon, c’est-à-dire la paix ou douceur, la justice et la gloire, car il a été pacifique dans l’exil, il est l’Ecclésiaste, le juste prédicateur du jugement et le bien-aimé (idida) dans la gloire du royaume8. Ce sont là les raisons profondes pour lesquelles Salomon est objet de contemplation. Le voile de la typologie conduit à un dévoilement, une compréhension qui s’achève dans l’intériorisation du mystère. Salomon étant défini précisément comme rex pacificus, il est présenté dans l’image comme un roi qui n’utilise pas la force de l’épée. C’est pourquoi il tient l’épée par l’extrémité de la lame, et non, comme le voudrait la tradition iconographique des représentations royales, par la poignée. Dans d’autres contextes, notamment dans l’illustration de l’incipit du livre des Proverbes dans les Bibles latines, Salomon tient fermement l’épée nue et levée par la poignée, pour signifier la dimension judiciaire de la fonction royale. Dans le Liber floridus, la position de l’épée est inverse car ce sont la paix et la sagesse qui sont mises en valeur. En effet, le contexte est tout différent puisque, selon la typologie biblique, il s’agit du roi Salomon comme figura Christi, préfigurant le règne du Christ sur les nations. Comme dans beaucoup d’autres cas, la formule biblique exposée dans le pourtour du médaillon a fait l’objet d’une exploitation dans la liturgie, dans les chants utilisés lors du quatrième dimanche de l’Avent, puisque cette formule est appliquée à la venue du messie, roi de paix et sagesse universelle9. La première iconographie du Cantique des Cantiques présente une autre forme d’image typologique de Salomon. Dès les premiers siècles, ce poème biblique a été 5 « Salomon rex pacificus magnificatus est cujus vultum desiderat universa terra. » 6 PL 109, col. 479-480. 7 Honorius Augustodunensis, Expositio in Cantica, PL 172, col. 450 ; Glossa ordinaria, Lib. III Reg. III, ch. 5, v. 3, PL 113, col. 584. 8 Bernard de Clairvaux, Sermons divers, t. II, sermon 50, Paris, 2007 (SC 518), p. 330-333 ; Sermons pour l’année, t. I, 2, 2e sermon, Paris, 2004 (SC 481), p. 166-167. 9 R.-J. Hesbert, Corpus antiphonalium Officii, Rome, 1963, nr 1156.
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l’objet de commentaires exégétiques qui font des amours de Salomon l’allégorie de l’union du Christ et de l’Église. À partir du xiie siècle, ce texte commence à être accompagné d’une iconographie, qui tend à se développer dans le contexte de la méditation du Cantique, qui connaît une floraison de commentaires sans précédent. Dans une miniature pleine page, divisée en cinq registres superposés, la Bible de Trente met en relation directe Salomon et le Christ10 : en haut, le Christ siège sur un trône, placé entre la fiancée-Ecclesia et deux filles de Jérusalem ; en-dessous se trouvent deux groupes de soldats gardiens de la ville (Cant. 5, 7) ; plus bas, trône le roi Salomon, au milieu de sa cour formée de trois reines et de trois concubines (Cant. 6, 8). Enfin, les deux derniers registres sont occupés par sept jeunes filles de Jérusalem et sept jeunes hommes représentant la synagogue (Cant. 6, 8). La présence d’un grand nombre de reines et de concubines, déjà soulignée dans le 1er livre des Rois, qui évoque soixante reines parfaites et quatre-vingt concubines imparfaites (I Reg. 11, 3), ne pose pas problème à l’exégèse typologique: dans son commentaire, Honorius Augustodunensis assimile en effet ces jeunes femmes aux âmes appelées par le Christ11. Quant aux filles de Sion, son contemporain Bernard de Clairvaux les interprète plus précisément comme des âmes tendres ou mondaines, qui sont invitées à passer de la servitude charnelle à l’intelligence spirituelle12. Mais une représentation aussi développée sur une miniature pleine page reste exceptionnelle. Généralement, dans un premier temps, l’iconographie développe la figuration amoureuse au sens historique, puisque le roi est réputé être l’auteur du texte. Salomon apparaît mis en scène avec l’épouse, dans des postures très diverses : on passe de l’attitude hiératique visible dans la Bible de Winchester à un face à face ou une étreinte affectueuse, qui peut aller jusqu’à une scène érotisante, comme dans un manuscrit de Reims, où le roi est assis dans un lit avec l’épouse dont il caresse la poitrine dénudée13. Certes, selon la tradition exégétique, les amours du roi préfigurent l’union du Christ et de l’Église, mais l’imagerie érotique du roi Salomon est assez rapidement abandonnée au profit de la représentation directe du Christ et du baiser donné à la Fiancée. La fonction typologique de Salomon tend donc à s’effacer dans le contexte de l’illustration du Cantique. Cependant, les citations des versets du Cantique jouent un rôle majeur dans une iconographie typologique qui les associe à des références au 1er livre des Rois. À côté de la figure du roi, des figurations matérielles et des lieux permettent de tels rapprochements : le lit ou palanquin de Salomon (I Reg. 3, 5 et Cant. 3, 7), le trône d’ivoire (I Reg. 10, 18-21), le temple (I Reg. 5-6). C’est dans le Hortus Deliciarum, la célèbre compilation de l’abbesse Herrade de Landsberg, détruite mais en grande partie reconstituée par Rosalie Green et son équipe, que l’on trouve une iconographie qui 10 Trente, Musée diocésain, Cod. 2546, fol. 13r (Rome ou Italie centrale, 3e quart du xiie siècle). Voir W. Cahn, La Bible romane, Fribourg, 1982, p. 198-201 et cat. 139, p. 290. 11 Expositio in Cantica, PL 172, col. 450 : « Salomon erat amator mulierum multarum, Christus est amator multarum animarum. » 12 Bernard de Clairvaux, Sermons divers, t. II, sermon 50, Paris, 2007 (SC 518), p. 330-333 ; Sermons pour l’année, t. I, 2, 2e sermon, Paris, 2004 (SC 481), p. 166-167. 13 Reims, BM, ms. 18, fol. 149r.
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Fig. 14. Hortus deliciarum, fol. 204v. Salomon allongé sur le palanquin et les soixante braves.
développe les différents aspects de la figure salomonienne, placée dans des situations diverses, principalement issues du texte du Cantique. Le commentaire dépend surtout de la glose ordinaire sur ce texte, mais développe les quatre sens de l’Écriture14. Salomon est représenté étendu dans son lit de repos ou palanquin, gardé par soixante chevaliers d’Israël (Cant. 3, 7-8) (fig. 14). Selon l’interprétation traditionnelle, le palanquin est l’Église ; les soixante braves sont les apôtres et les docteurs qui défendent l’Église par la prédication contre les hérétiques et les démons15. Le glaive est la parole de Dieu. La scène est une image de l’union du Christ et de l’Église, ou de l’union du Christ et de la nature humaine16, conformément à l’exégèse courante, qui superpose les sens : le lectulus est successivement l’Église où repose le Christ (sens allégorique), la conversation spirituelle ou l’âme sainte (sens tropologique), la béatitude éternelle (sens anagogique)17. Le palanquin (ferculum) est aussi un
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Glossa ordinaria, Canticum Canticorum, III, PL 113, col. 1144-1145. Ibidem, PL 113, col. 1145. Hortus deliciarum, pl. 120, fol. 204v : « Rex Salomonis requiescit in lectulo, id est in Ecclesia. » Honorius Augustodunensis, Expositio in cantica, PL 172, col. 404-406.
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Fig. 15. Hortus deliciarum, fol. 209v. Salomon sur son trône accueille les filles de Jérusalem.
brancard, identifié au lieu de réconfort (refectorium Ecclesiae) que le vrai Salomon a construit, c’est-à-dire la maison du repos, l’Église des élus (domus refectionis)18. Ce lieu de réconfort est figuré par l’antichambre (consistorium Salomonis) où la sagesse de Dieu a établi sa table (mensa) qui instruit les fidèles par l’Écriture sainte. Sur cette table, des serviteurs ont apporté divers mets et accompagnent les convives par des pensées ou significations variées, à l’instar des mets offerts. Les filles de Jérusalem sont les âmes simples qui se nourrissent de l’Écriture19. Les quatre sens de l’Écriture sont indiqués, sur le modèle semble-t-il de l’expositio in Cantica d’Honorius Augustodunensis. Le trône fabriqué par Salomon (Cant. 3, 9) est une autre image de l’Église (fig. 15)20. En effet, le roi Salomon siégeant sur son trône figure la sagesse éternelle assise sur les genoux de la Vierge, identifiée à l’Église. De même, le temple ou la maison (domus) que le Christ édifie chaque jour par toute la terre est identifiée à l’Église21. « Roi pacifique » à Jérusalem, Salomon désigne typologiquement (typice) le Christ, qui édifie l’Église dans la Jérusalem céleste, dans la paix et la concorde. Édifié en sept ans, le temple est mis en correspondance avec les sept jours de la Genèse, le huitième jour ou la huitième année signifiant la perfection du nombre des élus et la résurrection à venir. L’enseignement véhiculé par Herrade de Landsberg accorde donc une large place à la figure salomonienne, en faisant écho aux commentaires contemporains du Cantique.
18 Herrad of Hohenbourg, Hortus Deliciarum, éd. R. Green, M. Evans, C. Bischoff et M. Curshmann, Londres-Leyde, 1979, p. 343-345 (fol. 210r-211r). 19 Ibidem, p. 344. 20 Ibidem, p. 346. 21 Ibidem, p. 339-340.
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Salomon et la reine de Saba (I Reg. 10) : une figure ecclésiologique L’exégèse typologique s’est concentrée sur une autre séquence du règne de Salomon, la visite de la reine de Saba. Il faut dire qu’elle bénéficie dans les Écritures de deux privilèges : d’une part, c’est la seule reine présentée comme souveraine dans la Bible et non comme la simple épouse d’un roi (I Reg. 10) ; c’est aussi le point culminant du règne de Salomon. D’autre part, elle est mentionnée par Jésus lui-même, qui l’inscrit dans une dimension eschatologique: « La reine du midi se dressera, lors du jugement, avec la génération que voici et elle la fera condamner, car elle est venue du bout du monde pour écouter la sagesse de Salomon, et il y a ici plus que Salomon » (Matth. 12, 42 et Luc. 11, 31). La conjonction de ces données scripturaires semble avoir joué un rôle déterminant pour la tradition exégétique comme pour l’iconographie de Salomon en tant que prototype du Christ. Origène cite le texte des Évangiles et l’interprète au sens mystique, en identifiant la « reine du midi » à l’Église, venue écouter celui qui est « plus grand que Salomon », c’est-à-dire le Christ22. Selon Jérôme, qui a traduit le commentaire et les deux homélies d’Origène sur le Cantique, Salomon « marie l’Église au Christ et chante le doux chant nuptial pour les noces sacrées ». La tradition exégétique médiévale est étroitement tributaire des textes d’Origène, qui est le premier Père de l’Église à mettre en pratique à propos du Cantique l’interprétation spirituelle familière au judaïsme. Pour les exégètes, dès l’époque carolingienne, la reine signifie l’Église dans sa composante non-juive ; elle figurait l’Église à venir, formée des nations qui aspirent au Christ, et par conséquent l’Église universelle dans sa plénitude23. Pour Raban Maur, le nom même de Saba exprime sa force et signifie sa conversion. Les paroles de la reine à propos du palais du roi, de la table, des serviteurs, des vêtements, peuvent s’appliquer à l’Église, qui, à l’écoute des miracles du Christ, est incitée à le chercher. Les présents qu’elle reçoit de Salomon sont les sept dons de l’esprit : sagesse, intelligence, conseil, force, connaissance, piété, crainte de Dieu24. Dans le Hortus deliciarum, Salomon et la reine de Saba siègent sur le même trône et à la même hauteur (fig. 16). Un écuyer se tient derrière le trône avec une épée (I Reg. 10, 1-13). Conformément à la tradition déjà bien établie, l’abbesse Herrade se sert de cette rencontre pour démontrer l’évolution du christianisme vers un rassemblement de toutes les nations et de tous les peuples. C’est pourquoi la venue de la reine de Saba devant Salomon est alors mise en rapport avec le mystère de la Nativité, ou plus exactement de l’Épiphanie, fête de la manifestation du sauveur au monde. Sur le fameux autel de Klosterneuburg de Nicolas de Verdun, qui développe un vaste programme typologique daté de 1181, l’Épiphanie est placée entre Abraham,
22 Origène, Homélies sur le Cantique, 1, 6, Paris, 1954 (SC 37 bis), p. 73-74 et Commentaire sur le Cantique, livre II, 1, 26-41, Paris, 1991-1992 (SC 375 et 376), p. 274-285. 23 Raban Maur, Commentaire des Livres des Rois, III, 10, PL 109, col. 192-198. 24 Raban Maur, Commentaire du Livre des Chroniques, III, 9, PL 109, col. 473.
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Fig. 16. Hortus deliciarum, fol. 209v. Salomon et la reine de Saba.
qui s’incline devant Melchisédech, et une reine de Saba à la peau noire, debout devant Salomon25. On pourrait citer d’autres exemples de ce type, empruntés au vitrail ou à la sculpture du xiie siècle26. Les commentaires du Cantique, à commencer par ceux de Bernard de Clairvaux, ont favorisé la montée en puissance de cette rencontre Salomon-reine de Saba, en écho au 1er livre des Rois27. Des traditions renforcent le lien typologique entre Salomon et le Christ : selon une légende, le cénacle où le Christ aurait pris son dernier repas avec les apôtres (Marc. 14, 15) serait situé à l’endroit où Salomon aurait introduit la reine de Saba et donné un festin (refectorium)28. La légende de la croix vient également renforcer le rôle de la reine de Saba, car lors de la visite de la reine,
25 Voir J. Wirth, L’image à l’époque gothique, Paris, 2008, p. 86, 146 et pl. I, fig. 9. 26 Signalons en particulier un vitrail de Cantorbéry, qui met en relation la visite de la reine de Saba et la visite des rois-mages, avant 1180. Voir J. Wirth, L’image à l’époque gothique, fig. 10, p. 89. Pour la sculpture de cette période, il faut mentionner la statuaire disparue de Saint-Bénigne de Dijon (4e ébrasement). 27 Voir Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, t. 2, Paris, 1998 (SC 341), sermon 22, 4-5, p. 178-181. 28 Honorius Augustodunensis, Expositio in Cantica, PL 172, col. 406.
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Salomon aurait fait enfouir l’arbre du paradis en un lieu où, par la suite, fut aménagée la Piscine probatique29. On peut observer un glissement de cette typologie du mystère de l’Incarnation au mystère eschatologique du royaume des cieux, dans le cadre du changement plus général qui touche cette forme d’exégèse. En effet, dans le contexte de l’élaboration des encyclopédies, des manuels de dévotion, des recueils de vies de saints, conçus notamment par les dominicains, qui marque la fin du xiiie siècle et le début du xive siècle, on assiste à un réaménagement de la typologie biblique. Un grand témoin de ce réaménagement est le Speculum humanae salvationis, qualifié dans son prologue de « nova compilatio ». Daté de 1324 au plus tard, issu sans doute du milieu dominicain et d’un foyer d’Italie du Nord, cet ouvrage a connu une diffusion considérable, puisqu’on en dénombre environ quatre-cents manuscrits, sans compter les blocs gravés et peints30. Si cette compilation est qualifiée de nova, c’est qu’elle correspond à de nouvelles orientations de la vie religieuse et s’adresse à un public plus large de clercs en demande d’instruction. La formule speculum humanae salvationis est révélatrice du projet : proposer une histoire du salut, sous la forme d’un programme d’ensemble, qui va de la chute au jugement et à la vie éternelle, en passant par les étapes de la révélation. À travers le déploiement d’une exégèse visuelle, il s’agit de rendre visible le chemin du salut, comme l’indique le mot speculum, qui articule une série d’évènements et en propose une signification théologique, en dévoilant les différents sens de l’Écriture, dans le contexte du symbolisme historique et de la typologie. Les significations tropologique et anagogique sont révélées par la connexion des évènements qui sont mobilisés dans le programme, jusqu’à la fin, dans laquelle le sens anagogique est cristallisé. Chaque chapitre – il y en a trente-deux ou quarante-six selon les manuscrits – tient sur un double folio, composé de quatre colonnes de texte, dans le prolongement desquelles se trouvent quatre images. Le texte a pour fonction d’expliquer les significations de chaque scène. L’image de gauche correspond à l’antitype du Nouveau Testament, les trois autres, placées à droite, sont des prototypes tirés de l’Ancien Testament. Autrement dit, la composition même reflète le principe selon lequel l’accomplissement, c’est-à-dire la lumière du Nouveau Testament, vient en premier lieu, et ensuite seulement la préparation ou la préfiguration qu’est l’Ancien Testament. C’est la confrontation visuelle de scènes historiques indépendantes qui crée le sens allégorique, appuyé par le commentaire, pour peu que le spectateur soit assez cultivé et informé de l’Écriture sainte. L’Ancien Testament se révèle donc comme l’ombre projetée de la lumière du Nouveau Testament. Les plus anciens manuscrits
29 Jacques de Voragine, La légende dorée, ch. 64, A. Boureau (éd.), Paris, 2004, p. 364-365. Cet épisode est repris et illustré dans le Ci nous dit, fameux recueil d’exempla du xive siècle (Chantilly, Musée Condé, ms. 27, fol. 149r). Voir C. Heck, Le Ci nous dit. L’image médiévale et la culture des laïcs au xive siècle. Les enluminures du manuscrit de Chantilly, Turnhout, 2011, ch. 653, p. 214 et fig. 667. 30 Un long débat a eu cours sur la provenance originale du Speculum, entre partisans du foyer bolonais et du foyer strasbourgeois. Pour une mise au point à ce sujet, voir la longue introduction de B. Cardon, Manuscripts of the Speculum humanae salvationis in the Southern Netherlands (c. 1410-c. 1470). A Contribution to the Study of the 15th Century Book Illumination and of the Function and Meaning of Historical Symbolism, Louvain, 1996, p. 1-41.
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disponibles, issus des foyers bolonais et alsacien, datés de la première moitié du xive siècle, permettent de se faire une idée précise de cette composition savante31. Dans ce programme, Salomon apparaît à trois reprises, moins que David, mais dans des scènes capitales, dans le contexte des trois antitypes suivants : l’adoration des mages, l’Assomption ou le couronnement de la Vierge, le Royaume des cieux. Aux côtés de David et des trois preux, la visite de la reine de Saba à Salomon est présentée comme la préfiguration de l’Épiphanie, et par conséquent de la manifestation du Verbe incarné au monde (planche 10)32. Interprétée comme étant l’épouse du Cantique, la reine de Saba est aussi sollicitée pour signifier l’accomplissement du salut, la communauté ecclésiale sauvée et élevée auprès du Christ. C’est le sens de sa venue devant le trône de Salomon, symbole de l’Église. Les douze lions qui ornent le trône sont identifiés aux apôtres, et les six marches aux vertus. L’appel à Bethsabée, la reine-mère, intronisée aux côtés de son fils Salomon (I Reg. 2, 19-20), permet de renforcer l’Ecclesia et d’appuyer le nouvel antitype qu’est le thème du couronnement de la Vierge33. Celui-ci est l’une des deux transpositions mariales du Cantique, l’autre étant la Vierge Eleousa34. Bethsabée appelée aux côtés du roi est un motif qui semble apparaître dans la Biblia Pauperum au xiiie siècle, avant d’être repris dans le Speculum, certains livres d’heures, et les tapisseries de l’abbaye de La Chaise-Dieu. Dans le Speculum, l’élévation par Salomon de Bethsabée à sa droite est un écho du Livre des Rois, tandis que dans le Cantique (Cant. 3, 11) c’est la mère qui couronne son fils Salomon. Bernard de Clairvaux avait commenté ce passage dans la perspective typologique, en soulignant que le vrai Salomon est le seul à être sorti du sein maternel avec ses affects ordonnés35. La scène est accompagnée de la figuration de la femme couronnée du chapitre 12 de l’Apocalypse (planche 11). Selon une tradition apocryphe, reprise dans la Légende dorée, lors de l’Assomption de Marie, le chantre aurait entonné « Viens du Liban, mon épouse, tu seras couronnée » (Cant. 4, 8)36. Cette scène n’est mentionnée nulle part, mais renforcée par la vision de la femme couronnée de l’Apocalypse (Apoc. 12, 1), scène que l’on retrouve précisément dans le Speculum. Saint Bernard commente le verset du Cantique « Venez contempler le roi Salomon portant le diadème dont la mère l’a couronné lors de ses épousailles » (Cant. 3, 11) dans le sermon De duodecim stellis, qui porte sur la vision de la femme de l’Apocalypse37 : la vision de l’Apocalypse indique que Marie a 31 Kremsmünster, Codex Cremifanensis 243 (Alsace, v. 1325-1330) ; Paris, BnF, ms. lat. 511 (Alsace, v. 1370-1380) ; Paris, Arsenal, ms. 593 (Italie, milieu du xive siècle). 32 Kremsmünster, Codex Cremifanensis 243, fol. 14v-15r ; Paris, BnF, ms. lat. 511, fol. 9v-10r ; Paris, Arsenal, ms. 593, fol. 11r-11v. 33 Kremsmünster, Codex Cremifanensis 243, fol. 41v-42r ; Paris, BnF, ms. lat. 511, fol. 36v-37r ; Paris, Arsenal, ms. 593 fol. 30r-30v. 34 Voir J. Wirth, L’image à l’époque gothique, p. 224. 35 Bernard met en rapport les quatre affects, l’amour, la joie, la crainte, la tristesse, avec les mystères de l’Incarnation, de la gloire, du jugement dernier et de la passion. Voir Bernard de Clairvaux, Sermons divers, t. II, sermon 50, Paris, 2007 (SC 518), p. 332-333. 36 Jacques de Voragine, La légende dorée, Assomption, A. Boureau (éd.), p. 633. Il cite également Cant. 8, 5. 37 Bernard de Clairvaux, Sermones, De duodecim stellis, 6, PL 183, 432d.
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mérité d’être couronnée en retour par le Christ, car c’est dans le sein de la Vierge que s’est opéré le mariage du Christ et de l’humanité. Il convient d’ajouter que les figures des deux reines, Bethsabée, la mère juive du roi, et la reine de Saba, qui est une reine étrangère, se complètent pour signifier l’universalité de l’Église couronnée par le Christ. Mais le couple formé par le roi Salomon et la reine de Saba est à nouveau présent dans la troisième scène, dont l’antitype est le royaume des cieux (planche 12)38. Traditionnellement associée à l’antitype de la visite des mages à l’enfant Jésus, comme on l’a vu sur l’autel de Klosterneuburg, même si elle apparaît encore parfois dans ce contexte dans le Speculum, la reine de Saba est plus systématiquement associée à l’Assomption ou au couronnement de la Vierge et à l’évocation du royaume, de la béatitude céleste. Elle manifeste l’extension du règne du Christ sur toutes les nations, une dynamique tendant à l’universel. Par rapport au Speculum, les illustrations de la Biblia Pauperum, source des tapisseries flamandes de l’abbaye de La Chaise-Dieu, datées du début du xvie siècle, sont beaucoup plus classiques, ce qui peut s’expliquer par leur origine plus ancienne, qui remonterait au xiiie siècle. Largement diffusé dès les années 1320-1340, à partir d’un foyer situé en Autriche et en Allemagne méridionale, cet opuscule semble avoir fortement subi l’influence du courant spirituel franciscain, pourchassé par les autorités romaines et qui a trouvé refuge dans l’Empire39. La conception de l’ouvrage diffère de celle du Speculum : une scène de la vie du Christ, en position centrale, est entourée de part et d’autre par une scène de l’Ancien Testament qui est censée annoncer ou préfigurer le Christ. La composition est complétée par quatre prophètes qui déclament un extrait de leurs livres respectifs. À cela s’ajoutent différents types de textes, formules liturgiques, paraphrases des Écritures, un exposé de l’épisode biblique et de sa relation au Christ. Dans le cas qui nous occupe, sur la troisième planche du recueil, le couple formé par Salomon et la reine de Saba est légendé par une citation du Livre des Rois (I Reg. 10) et associé à l’antitype de la visite des mages à Bethléem40. À l’autre extrémité de la Biblia Pauperum, Salomon est à nouveau mobilisé sur deux planches complémentaires : élevée par le roi à ses côtés, sa mère Bethsabée préfigure la Vierge couronnée, avec une autre citation du Livre des Rois (I Reg. 2), tandis que le jugement de Salomon, citation à l’appui (I Reg. 3), préfigure le jugement dernier, alors qu’il n’apparaît pas dans le Speculum41. C’est encore en compagnie de la reine de Saba que Salomon apparaît le plus souvent dans la sculpture gothique, aux portails des cathédrales et des églises. À Chartres, c’est le cas au porche septentrional, dans l’ébrasement de gauche de la baie de droite, consacré à l’Ancien Testament, avec, au linteau, le jugement de Salomon et, au tympan, les souffrances de Job. En conjuguant « types » du Christ et « types » de l’Église, ce portail se réfère au Jugement dernier42. À Reims, c’est dans les contreforts qui 38 Kremsmünster, Codex Cremifanensis 243, fol. 47v-48r ; Paris, BnF, ms. lat. 511, fol. 42r-43r ; Paris, Arsenal, ms. 593, fol. 36r-36v. 39 Voir G. Lobrichon, La Bible au Moyen Âge, chap. 14, Paris, 2003, p. 211-238. 40 A. Henry, Biblia pauperum. A Facsimile and Edition, Ithaca-New York, 1987, p. 52 et 54. 41 Ibidem, p. 117-122. 42 Voir P. Kurmann et B. Kurmann-Schwarz, Chartres. La cathédrale, La Pierre-qui-Vire, 2001, p. 275276 ; A. Prache, Notre-Dame de Chartres. Image de la Jérusalem céleste, Paris, 2001, p. 108-121.
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séparent le portail central et les deux portails latéraux que se trouve placé le couple royal. Côté gauche, se trouvent un prophète, la reine de Saba et un évêque, côté droit, David, Salomon et un autre évêque. Le roi Salomon et la reine de Saba sont donc disposés symétriquement de part et d’autre du portail central, sous le gâble du couronnement de la Vierge. L’intention ecclésiologique est évidente. Ainsi, en arrivant sur le parvis, le visiteur pouvait voir l’antétype vétérotestamentaire avant de lever le regard pour contempler l’accomplissement eschatologique du couronnement de l’Ecclesia par le Christ43. À Amiens, l’agencement du portail de la Vierge, à droite du portail central, va dans le même sens. Dans les ébrasements se font face les scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament ; le piédroit de gauche réunit les antétypes de l’Église : la visite de la reine de Saba à Salomon côtoie la visite des mages au roi Hérode, tandis qu’au piédroit de droite sont regroupés l’Annonciation, la Visitation, la présentation au temple. Au-dessus du linteau, sur lequel sont assis six patriarches, le tympan représente sur deux registres superposés l’ensevelissement de Marie et l’Assomption, puis le Couronnement de la Vierge44. Mais Salomon est également présent au trumeau du portail central, en-dessous de la fameuse statue du « Beau Dieu ». De toute évidence, il apparaît là en tant que roi pacifique et bâtisseur du temple, dans sa fonction de figure du Christ sauveur et fondateur de l’Église45. L’épisode biblique de la visite de la reine de Saba à Salomon est si connu qu’il a fini par s’émanciper du contexte des livres de piété pour intégrer des instruments de la culture profane des élites laïques. C’est ainsi qu’on peut le retrouver dans l’iconographie d’ouvrages tels que le De mulieribus claris de Boccace ou la Mare Historiarum de Giovanni Colonna46.
Salomon au sens spirituel : une intériorisation de la figure du roi de paix Le sens spirituel de la rencontre entre Salomon et la reine de Saba est mis en évidence dès la période patristique. Selon Origène, qui commente les paroles de Jésus citées plus haut (Matth. 12, 42), c’est le « Salomon majeur », le Christ, que la reine est venu voir, car il est plus grand que le roi de l’ancien Israël. Cette visite donne lieu à une interprétation allégorique qui décrit la voie de la contemplation. Tournée vers l’imitation du Christ signifié par Salomon, la reine est l’âme dont les qualités se développent dans la prière. La domesticité ordonnée du roi est l’image des facultés et des pensées de l’âme tournée vers la contemplation des réalités célestes. Cette thématique est bien présente dans la culture religieuse du xiie siècle. Pour Richard de Saint-Victor, la visite de la reine de Saba à Salomon est une allégorie des
43 Voir P. Demouy, Notre-Dame de Reims, Paris, 2001, p. 61-68. 44 Voir D. Sandron, Amiens. La cathédrale, La Pierre-qui-Vire, 2004, p. 118-121 et fig. 58. 45 Ibidem, p. 111-112 et fig. 42. 46 Boccace, De mulieribus claris, Paris, BnF, ms. fr. 598, fol. 67v (début xve siècle) ; Giovanni Colonna, Mare historiarum, Paris, BnF, ms. lat. 9415, fol. 46v (1447-1455).
s a lo m o n , p rotot y p e d u c h r i s t dan s l’i co no graphi e mé d i é vale
païens venus entendre la sagesse du roi de paix ; reprenant le propos d’Origène, il en développe le sens spirituel, la paix étant l’état auquel doit parvenir le contemplatif47. L’iconographie se prête mal à la représentation de la vie intérieure ; néanmoins, certaines images suggèrent l’interprétation mystique de la rencontre. Dans la Bible moralisée, qui n’est pas un manuscrit typologique mais une œuvre qui juxtapose en général un prototype et un antitype sous la forme d’une exégèse tropologique, la reine de Saba est venue chercher la sagesse de Salomon, c’est-à-dire les sept dons de l’Esprit, et apporte en échange les âmes sauvées, les âmes des convertis48. Certains psautiers, livres d’heures ou ouvrages de dévotion sont à considérer dans cette perspective, quand ils font un usage pédagogique de la figure salomonienne. Un psautier cistercien présente une image qui résume la typologie salomonienne à travers le motif du trône, chemin de l’histoire du salut (planche 13). En effet, les douze lions qui ornent les marches du trône sont identifiés aux apôtres, messagers de la nouvelle alliance, et ils sont entourés des douze bustes des prophètes, porteurs de l’ancienne alliance. À la base de l’escalier du trône, dans l’espace de son palais voûté en ogive, Salomon lève la main droite vers la crucifixion, qui donne naissance à une floraison végétale au sommet. Celle-ci sert de support au trône sur lequel le Christ couronne la Vierge, entourée de l’ange Gabriel et de saint Jean l’évangéliste49. Dans la sculpture monumentale, on peut trouver un agencement du thème assez proche. La cathédrale de Strasbourg en fournit un exemple particulièrement riche de sens, dont les liens avec le programme du Hortus deliciarum semblent étroits, ce qui en souligne le caractère typologique50. Au gâble du portail occidental, Salomon est assis sur son trône aux douze lions, sous la Vierge à l’enfant, l’ensemble étant placé sous un buste de Dieu le Père. Au transept sud, placée entre les deux portails, se trouve une statue de Salomon assis, l’épée nue à la main, avec à ses pieds les deux femmes se disputant l’enfant, et au-dessus de lui, la figure divine. Cette scène du jugement s’inscrit dans un espace où était rendue la justice, et renvoie aux fonctions liturgique et judiciaire du transept sud. Mais la présence des personnifications de l’Église et de la synagogue (I Reg. 3, 16-28) de part et d’autre du double portail donne à l’ensemble une autre signification, celle d’un jugement d’ordre spirituel : Salomon consacre le règne de l’Église, située à sa droite et tournée vers lui. Les tympans des portails confirment cette lecture, en présentant la Dormition et le couronnement de la Vierge. Totalement inédite à Strasbourg et sans modèle direct, la statue de Salomon apparaît comme la figure centrale qui structure l’ensemble du programme iconographique, qui s’achève avec le Jugement dernier représenté sur le fameux pilier des anges51. La présence du roi peut même conduire à une interprétation plus favorable de la dualité de l’Église et
47 Benjamin major, V, 12, J. Grosfillier (éd.), L’œuvre de Richard de Saint-Victor, I. De contemplatione, Turnhout, 2013, p. 180, n. 80. 48 Vienne, Bibliothèque nationale, Codex Vindobonensis 2554, fol. 50v (voir la Bible moralisée. Codex Vindobonensis 2554, Vienna, Österreichische Nationalbibliothek. Commentary and Translation of Biblical Texts by Gerald B. Guest, Graz, 1995). 49 Psautier de Bonmont, Besançon, BM, ms. 54, fol. 9r (v. 1260). 50 Strasbourg 1200-1230. La révolution gothique, Musées de la ville de Strasbourg, 2015, p. 104-108. 51 Ibidem, p. 13-18 et p. 90-91.
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de la synagogue. Celle-ci, lance brisée, yeux bandés, est tournée vers l’extérieur, mais demeure d’une beauté singulière. L’exégèse du Cantique, qui imprégnait alors la liturgie de la cathédrale, invitait à une autre lecture, l’époux exhortant la fiancée à se tourner vers lui. Le jugement de Salomon est aussi présent dans les vitraux du transept nord, ce qui en fait une autre préfiguration du Jugement dernier situé au pilier des anges. Enfin, au revers du jubé aujourd’hui disparu, une statue de la reine de Saba devait faire face à celle du roi Salomon52. Si l’on suit la typologie mise en lumière plus haut, sa présence renvoyait à la scène de la visite des rois-mages représentée au portail du croisillon nord et au Jugement dernier dont elle est témoin selon les Évangiles (Matth. 12, 42 et Luc. 11, 31). C’est bien l’exégèse typologique qui fournit la clef de l’ensemble du programme iconographique, centré sur la figure salomonienne comme figure du Christ, à la fois sage, bâtisseur, époux et juge, dans une perspective eschatologique qui s’accomplit avec le Jugement dernier et l’élévation de l’Église auprès de Dieu. La figure de Salomon comme rex pacificus permettait une riche déclinaison symbolique pour des raisons tenant à la fois à son histoire de roi bâtisseur et fastueux et à ses qualités de sagesse et d’auteur spirituel. La dimension spirituelle de la figure de David est liée aux Psaumes, celle de Salomon au Cantique des Cantiques. Il est remarquable que l’iconographie typologique de Salomon, même si elle s’appuie sur des épisodes fameux du règne développés dans le Livre des Rois et le Livre des Paralipomènes, se réfère, explicitement ou non, au texte du Cantique des Cantiques pour en nourrir l’interprétation mystique. En effet, l’évolution de la spiritualité à partir du xiie siècle s’est accompagnée d’une montée en puissance des commentaires et homélies sur le Cantique, qui méditent sur l’union du Christ et de l’Église, mais aussi sur une intériorisation spirituelle, à travers le thème des noces du Christ et de l’âme. Or, la figure de Salomon cristallise ces différents aspects et permet par les épisodes clés de son histoire (l’édification du temple, la réception de la reine de Saba, l’élévation de Bethsabée) de fournir les éléments permettant à la typologie biblique de se déployer pour évoquer tous ces aspects du règne du Christ : le couronnement de la Vierge-Église au plan collectif, les noces mystiques du Christ et de l’âme au plan personnel. Cette évolution est manifestée par le couple Salomon-reine de Saba, qui, initialement associé à la manifestation du Christ au monde lors de la fête de l’Épiphanie, connaît une mutation qui l’associe finalement au triomphe de l’Église universelle à la fin des temps et au royaume de Dieu. En définitive, l’irrésistible ascendance que semble prendre la figure de Salomon sur la figure de David dans l’iconographie illustre un glissement de la spiritualité monastique traditionnelle, fondée sur les Psaumes, à une spiritualité plus marquée par la dimension mariale dans ses différents aspects et par une ouverture vers la quête intérieure et personnelle dont témoignent les courants religieux et mystiques de la fin du Moyen Âge.
52 Dénommée « Petite Église » et datée de 1225-1240, cette statue est conservée au Musée de l’œuvre Notre-Dame. Voir Strasbourg 1200-1230. La révolution gothique, p. 273, cat. 54.
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La longue vie des objets magiques de la tradition salomonienne Le cas du shamir
Le chapitre 28 du Speculum humanae salvationis, célèbre traité théologique en latin du début du xive siècle, est consacré à la descente du Christ dans les limbes. Comme il est de coutume dans cette œuvre, construite selon un principe typologique, chaque scène est associée à ses préfigurations, normalement empruntées à l’Ancien Testament1. Dans ce cas spécifique, le moment choisi pour annoncer la libération des patriarches est mis en parallèle avec un récit lié au roi Salomon, qui n’est pas tiré directement de la Bible mais d’un commentaire sur le troisième livre des Rois par Pierre le Mangeur2. Cet épisode, qui est bien représenté dans la tradition iconographique3, montre le roi d’Israël en compagnie d’un oiseau qui libère son poussin emprisonné dans un vase étroit en vertu du sang d’un animal (représenté à la fois comme un serpent, un ver ou un dragon) qu’il tient dans son bec4 (planches 14 à 16). Bien que le sens du parallèle visuel et théologique soit clair – il s’agit d’affirmer le pouvoir salvifique du sang dans le processus de libération –, la source d’une telle scène est moins évidente à identifier. Si l’Historia scholastica de Pierre le Mangeur en est la source textuelle la plus proche, le récit appartient en réalité à une tradition plus lointaine, enracinée à l’origine dans le Talmud de Babylone (vie siècle) et enrichie par des éléments successifs, qui attribua au fils de David la possession d’un instrument capable de couper toute substance dure.
1 À ce propos, voir aussi, dans ce même volume, la contribution de Philippe Faure. 2 Speculum humanae salvationis, éd. J. Lutzm et P. Perdrizet, Meininger, 1907, t. 2, p. 54. 3 Le Warburg Institute de Londres a collecté près de 80 manuscrits de la tradition, datés des xive et xve siècles, dont la liste est disponible en ligne : https://iconographic.warburg.sas.ac.uk/vpc/VPC_search/subcats.php?cat_1=14&cat_2=812&cat_3=2903&cat_4=5439&cat_5=13111&cat_6=10156&cat_7=3431&cat_8=1648. Il faut aussi considérer que le Speculum a connu plusieurs traductions (avec une tradition iconographique spécifique, tant dans les manuscrits que dans les imprimés). 4 Dans la tradition iconographique, Salomon n’est pas toujours présent (voir la planche 17). Le plus souvent, c’est la scène de l’oiseau qui libère son poussin qui a été représentée. Le roi Salomon au Moyen Âge : Savoirs et représentations, éd. par Jean-Patrice Boudet, Jean-Charles Coulon, Philippe Faure et Julien Véronèse, Turnhout, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 22), p. 201-213 © BREPOLS PUBLISHERS DOI 10.1484/M.BHCMA-EB.5.129002
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L’objet en question, appelé shamir5 dans les textes, n’a jamais été identifié d’une façon précise. Mais selon les sources, il a emprunté des caractéristiques spécifiques appartenant à la fois au monde minéral, végétal et animal. Une telle ambiguïté s’est traduite par un effort exégétique constant mené au fil du temps, et ce déjà dans la littérature rabbinique, dans le but de clarifier la nature de cet élément peu commun. L’identification avec un ver, qui se trouve au sein de la tradition iconographique du Speculum, ne représente ainsi qu’une (et relativement tardive) des possibles incarnations de cette mystérieuse entité, qui a été associée à Salomon par une tradition bien répandue dans le monde méditerranéen à partir de l’Antiquité tardive, qui lui attribuait un contact direct avec les démons et la possession d’outils dotés de pouvoirs surnaturels6. L’histoire du shamir et de ses métamorphoses est donc le fruit d’échanges constants entre Orient et Occident ; à ce titre, elle fait figure de cas paradigmatique d’un processus mythopoïétique qui enrichit la tradition vétérotestamentaire salomonienne à l’aide d’éléments nouveaux.
Le shamir dans la Bible et le Talmud Dans le Talmud de Babylone, ou Bavli (Gittin 68a-b), est narré comment Salomon, lors de la construction du temple de Jérusalem, pour lequel il ne pouvait utiliser aucun instrument de fer à cause d’un tabou religieux, fut conseillé de rechercher un outil particulier, le shamir, capable de couper toutes sortes de substances dures par simple contact, qui avait été confié à un oiseau (le tarnegol bara, littéralement « coq sauvage »). Suivant les instructions du démon Ashmedai (Asmodée), le roi envoya son serviteur Benaia en mission. Les hommes de l’expédition recouvrirent de verre le nid de l’oiseau, forçant ainsi le tarnegol bara à recourir au shamir pour libérer son poussin. Effrayé par l’apparition soudaine d’êtres humains cachés dans les environs, l’oiseau lâcha le shamir, qui fut ensuite remis au roi7. Dans ce premier récit, il n’est pas précisé ce qu’est exactement le shamir, même si ce terme était attesté dans la littérature rabbinique antérieure. La plus ancienne source rabbinique mentionnant le shamir semble être la Michna (vers 200 de notre ère), qui y fait allusion à deux reprises, très brièvement : la première fois dans Sotah 9.12, qui dit qu’il a cessé d’exister et qu’il a été anéanti (littéralement « baṭel ») après la 5 P. Cassel, « Schamir. Ein archäologischer Beitrag zur Natur- und Sagenkunde », dans Denkschrift der Königlichen Akademie Gemeinnütziger Wissenschaften in Erfurt, Erfurt, 1854, p. 48-112 ; M. Grünbaum, « Beiträge zur vergleichenden Mythologie aus der Hagada », Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft, 31 (1877), p. 183-359, notamment p. 204-213, republié dans Gesammelte Aufsätze zur Sprach- und Sagenkunde, éd. F. Perles, Berlin, 1901, p. 31-43 ; M. Grünbaum, Neue Beiträge zur Semitischen Sagenkunde, Leyde, 1883, p. 227 et 288-289 ; voir aussi W. Bacher et L. Blau, « Shamir », dans Jewish Encyclopedia, New York, 1901-1906, https://www.jewishencyclopedia.com/ articles/13497-shamir. 6 Une version plus étendue de cette contribution est récemment parue en anglais dans A. Iafrate, The Long Life of Magical Objects : A Study in the Solomonic Tradition, University Park (Penns.), 2019, p. 109-133, mais sans les illustrations. 7 The Babylonian Talmud : Seder Nashim, éd. I. Epstein, Londres, 1938, t. 4, p. 322-323.
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destruction du deuxième Temple ; la seconde fois dans Avoth 5.6, qui le classe parmi les dix premières choses créées à la veille du premier Chabbat, à la fin du travail de création divine. Dans les deux passages, le shamir est simplement nommé sans description ni caractérisation précise. Un événement parallèle apparaît dans la Tosefta (15.1)8, dans un passage assez similaire à Sotah 9.12, qui rassemble l’opinion de plusieurs rabbins sur le sujet, fournissant ainsi des informations supplémentaires sur le shamir : sa propriété particulière en ce qui concerne les matériaux durs, la garde spéciale dont il est l’objet (il était enveloppé dans de la laine et maintenu dans un tube de plomb rempli d’orge, probablement parce qu’il était considéré comme capable de détruire tout ce qu’il touchait) et le fait qu’il a cessé de fonctionner après la destruction du second Temple. De plus, la Tosefta nous donne un aperçu de l’intense discussion dont son utilisation possible lors la construction du Temple de Salomon a été l’objet : certains rabbins pensaient qu’il avait été utilisé pour tailler les pierres, tandis que d’autres estimaient qu’il avait un rôle à jouer dans la décoration du pectoral du grand prêtre9. En fait, tous les rabbins n’étaient pas d’accord pour dire qu’il avait été utilisé par Salomon pour la construction du Temple. Le rabbin Juda le jugea nécessaire pour tailler les pierres, mais le rabbin Néhémie ne trouva pas la preuve textuelle convaincante et proposa une interprétation différente qui reliait le shamir à une prescription du livre de l’Exode (28, 9-11) concernant la méthode enseignée à Moïse pour graver les douze noms des tribus de Jérusalem sur les gemmes ornant les bretelles de l’éphod, le vêtement le plus précieux du grand prêtre. Cette dernière lecture semble donc indiquer que le shamir était à l’origine une sorte de stylet à bord pointu, utilisé pour la gravure de sceaux, de pierres précieuses ou de pierres dures. L’interprétation du rabbin Néhémie semble indirectement renforcée par le fait remarquable que, dans la liste des dix objets créés avant le crépuscule du vendredi,
8 « ‘It is a creature from the six days of Creation’. ‘When they put it on stones or beams, they are opened up before it like pages of a notebook. And not only so, but when they put it on iron, is split and falls apart before it. And nothing can stand before it’. ‘How is it kept ? They wrap it in tufts of wool and put it in a lead tube full of barley-bran’. ‘And with it, Solomon built the Temple, as it is said, There was neither hammer, nor axe, nor any tool of iron heard in the house, while it was being built (1 Kings 6 : 7)’, the words of R. Judah. R. Nehemiah says : ‘They sawed with a saw outside, as it is said, All these were of costly stones […] sawed with saws in the house and outside (1 Kings 7 : 9)’. Why does Scripture say, Inside the house and outside ? Inside the house they were not heard, for they prepared them outside and brought them inside’. Said Rabbi : ‘The opinion of R. Judah seems to me preferable in regard to the stones of the sanctuary, and the opinion of R. Nehemiah in regard to the stones of [Solomon’s] house’. » Voir The Tosefta : Translated from the Hebrew with a New Introduction, éd. J. Neusner, Peabody (MA), 2002, t. 1, p. 890. Pour l’édition critique standard du texte, voir S. Lieberman, Tosefta Ki-fshuta : A Comprehensive Commentary on the Tosefta, Part VIII : Order Nashim, New York, 1995, p. 757-758. Pour les évaluations récentes de la relation textuelle entre les Tosefta et la Michna, voir S. Friedman, « The Primacy of Tosefta to Mishnah in Synoptic Parallels », dans Introducing Tosefta : Textual, Intratextual, and Intertextual Studies, éd. H. Fox et T. Meacham, Hoboken (NJ), 1999, p. 99-121 ; S. Friedman, Tosefta Atiqta, Pesaḥ Rishon : Synoptic Parallels of Mishna and Tosefta Analyzed, with a Methodological Introduction, Ramat-Gan, 2002. 9 The Babylonian Talmud : Seder Mo‘ed, éd. I. Epstein, Londres, 1938, t. 2, p. 264-265.
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le shamir vient juste avant l’invention des caractères, de l’écriture et des tables, selon une progression qui montre une certaine logique interne : l’outil vient avant le résultat obtenu. Ce lien entre le shamir et une technique d’écriture en intaille, évident dans la littérature rabbinique, semble constituer le vernis d’une tradition plus ancienne, qui associait à l’origine cet outil à l’acte de graver des lettres, déjà présent dans la Bible. Quelque chose qui s’appelle shamir apparaît en fait dans les écrits des prophètes Jérémie, Ézéchiel et Zacharie entre le viie et le ive siècle avant notre ère, pour désigner respectivement l’extrême dureté du péché et du cœur humain : « Le péché de Juda est écrit avec un burin de fer, avec une pointe de diamant ; il est gravé sur la table de leur cœur, et sur les cornes de vos autels » (Ier. 17, 1) ; l’impassibilité du prophète, dont le visage n’est jamais altéré : « Je rendrai ton front comme un diamant, plus dur que le roc » (Ez. 3, 9) ; et les cœurs durs du peuple d’Israël : « Ils rendirent leur cœur dur comme le diamant » (Zach. 7, 12). La plupart des traductions existantes ont rendu shamir par le terme « diamant », soulignant la qualité du matériau, qui est utilisé métaphoriquement pour signifier le concept de dureté. Dans les exemples cités, le terme est employé à la fois pour indiquer un support fort (le visage et le cœur en tant que pierre) et un outil de gravure particulier. Dans ce dernier cas, il apparaît évident que le shamir peut être utilisé pour percer, couper et inciser une surface résistante. En tant que tel, il devait être plus dur que le matériau le plus dur. La toute première mention du terme shamir apparaît cependant dans les écrits du prophète Isaïe (environ 740 av. J.-C.), qui emploie le terme huit fois dans divers passages (Is. 5, 6 ; 7, 23-26 ; 9, 17 ; 10, 17 ; 27, 2-6 ; 32, 12), toujours en association avec le mot shayit, dans un hendiadys récurrent. Les mots sont utilisés dans les descriptions de déserts, de terres incultes où poussent des broussailles et, en fait, les lexica actuels associent le shamir au samour araméen, qui aurait indiqué un arbre ou un buisson avec des épines, identifié de différentes manières à des espèces telles que le Paliurus aculeatus ou le Daucus aureus. Cependant, étant donné la difficulté de tracer un parallèle botanique précis, le terme est défini de manière large et traduit comme un arbuste épineux. Le terme apparaît également avec une signification identique dans les textes de Qumran (1QH 8.20 et 4Q368 10 ii.5)10. Je suggérerais qu’entre la première mention dans Isaïe et les utilisations dans des écrits bibliques ultérieurs, le terme avait donc acquis une seconde signification grâce à un changement progressif d’utilisation. Il n’est pas difficile de voir comment la notion d’épine pourrait, par analogie, en venir à indiquer un outil pointu utilisé pour inciser des matériaux durs. Cela, à son tour, met en évidence l’association ultérieure entre le shamir et sa dureté, car, selon toute vraisemblance, un tel instrument doit en réalité avoir été fabriqué avec une pointe capable de couper et d’inciser, à l’usage des ouvriers spécialisés.
10 J. Botterweck, H.-J. Fabry et H. Ringgren (éd.), Grande lessico dell’Antico Testamento, Brescia, 2009, t. 9, p. 596-598 (traduction du Theologisches Worterbuch zum Alten Testament).
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En essayant d’établir l’étymologie du terme, Samuel Bochart a émis l’hypothèse que shamir était une adaptation du grec smyris / smiris11, la poudre de corindon, c’est-à-dire de l’émeri, un minéral abrasif qui, réduit en poudre ou en sable, pouvait être utilisé pour travailler des pierres précieuses et des bijoux et était souvent utilisé pour polir les pierres dures et séparer les dalles de marbre12. Cependant, bien que la signification de smiris soit certaine, son étymologie n’est pas claire et, ce qui est intéressant, peut être pré-grecque. Les premières occurrences du terme sont relativement tardives, dans la Septante (iie siècle avant notre ère) et chez Dioscoride (40-90 de notre ère)13. Pour cette raison, bien que je sois d’accord avec le lien fascinant proposé par Bochart entre shamir et smiris, je me demande s’il serait possible d’inverser la relation chronologique entre les deux et de voir dans le smyris grec le point d’arrivée d’une tradition plus ancienne, liée au travail de la pierre, déjà attestée par la Bible. En général, l’hypothèse voulant que le shamir se réfère à l’origine à un cristal abrasif est en grande partie confirmée par ce que nous savons des instruments manifestement utilisés pour la taille de pierres précieuses pendant l’Antiquité : un tube de cuivre (et plus tard de fer) avec un éclat de corindon. Cet outil semble correspondre au stylo mentionné par Jérémie. Le silex pourrait théoriquement être utilisé, mais son efficacité était limitée aux coquillages, à la serpentine et au marbre, tandis que pour des matériaux aussi durs que le silex lui-même, tels que l’agate, la syénite ou le cristal de quartz, il fallait quelque chose de plus résistant. Le diamant, cependant, était apparemment inconnu des Égyptiens, des Grecs et des Assyriens, et ne fut employé qu’après la conquête de l’Inde par Alexandre. Les premières études sur le sujet indiquaient que le corindon, c’est-à-dire l’émeri dans sa forme plus grossière, pouvait facilement être trouvé dans les sables d’Éthiopie, sur les îles de Naxos et de Chypre et en Arménie, et qu’un « foret tubulaire » était déjà connu en Égypte dès 4000 avant notre ère14. Malgré la certitude avec laquelle cette hypothèse a été avancée dans de nombreuses études15, l’utilisation
11 S. Bochart, Hierozoicon, sive bipertitum opus de animalibus Sacrae Scripturae, Londres, 1663, pars secunda, livre 2, chap. 31, p. 346-349 ; livre 6, chap. 11, p. 841-843 ; P. Cassel, « Schamir », p. 63-66. Le lien avec le grec smiris est encore visible dans des langues telles que l’italien (smeriglio) ou l’allemand (Smergel) qui conservent une trace de l’ancienne racine. 12 Pline l’Ancien, Historia naturalis, XXXVI, 9. Voir Complete Works, trad. J. Bostock et H. T. Riley, Hastings (UK), 2015. 13 H. Frisk, Griechisches etymologisches Wörterbuch, Heidelberg, 1970, t. 2, p. 751 ; R. Beekes, Etymological Dictionary of Greek, Leyde, 2010, t. 2, p. 1370. 14 W. H. Ward, The Seal Cylinders of Western Asia, Washington, 1910, p. 9-10 ; J. H. Middleton, The Engraved Gems of Classical Times, Cambridge, 1891, p. 104-108. 15 L. Gorelick et A. J. Gwinnett, « Ancient Egyptian Stone Drilling », Expedition, 25 (1983), p. 40-47 ; W. Heimpel, L. Gorelick et A. J. Gwinnett, « Philological and Archaeological Evidence for the Use of Emery in the Bronze Age Near East », Journal of Cuneiform Studies, 40/2 (1988), p. 195-210 ; L. Gorelick et A. J. Gwinnett, « Minoan Versus Mesopotamian Seals : Comparative Methods of Manufacture », Iraq, 54 (1992), p. 57-64 ; L. Lazzarini, « I vasi in pietra minoici di Festòs : Primi dati sulla natura e provenienza dei materiali lapidei », dans Atti dei convegni Lincei, I cento anni dello scavo di Festòs, Rome, 2001, p. 575-596.
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de l’émeri comme outil de travail en Égypte a été mise en doute16 ; néanmoins, des preuves archéologiques récentes semblent avoir définitivement réglé la question en faveur de l’émeri17. Sa qualité « perçante » – et donc sa dureté, telle qu’elle apparaît dans les derniers prophètes – pourrait sans doute représenter le trait original ou prédominant du shamir, comme le suggèrent indirectement les épines mentionnées dans Isaïe. Ainsi, à l’évidence, il existe une forte continuité entre cet usage terminologique précoce et la discussion rabbinique susmentionnée. Ce dont la Bible ne rend pas compte cependant, c’est le détail du nid obstrué qui est raconté dans le Talmud babylonien, en rapport avec le roi Salomon. Comme je vais le montrer maintenant, cet épisode avait toujours bénéficié d’une circulation large et indépendante et n’avait rien à voir avec le shamir, bien qu’il soit strictement associé à l’idée de casser des matériaux durs.
La tradition du nid obstrué L’histoire du nid obstrué et du moyen de le dégager était en fait en circulation depuis au moins l’époque hellénistique. Pline l’Ancien (23-70 de notre ère) s’y réfère en relation avec le pic et déclare, sur la base d’une source antérieure (un Trebius Niger, à identifier probablement avec un certain Trogus datant du premier siècle avant notre ère)18, que l’oiseau avait recours à une herbe spéciale pour ouvrir son nid s’il était inaccessible. L’effet était assez étonnant. Trebius nous informe que si un clou ou un coin est enfoncé avec force dans un arbre dans lequel l’un de ces oiseaux a fait son nid, celui-ci s’envole instantanément, l’arbre faisant un grand craquement au moment où l’oiseau se pose sur le coin ou le clou19. Un siècle plus tard, en décrivant le comportement de la huppe (et, dans un autre passage, celui du pic), Élien (165/170-235 de notre ère), dans son ouvrage Sur la nature des animaux, relate une histoire similaire, avec quelques variations. Ici, au lieu de clous et de coins, le nid de la huppe est recouvert de boue. Quand la huppe revient et voit que son poussin est prisonnier, elle va chercher une herbe qui la dissout. En remarquant le pouvoir extraordinaire de l’herbe, l’homme la prit pour s’en servir dans la recherche des trésors cachés20. De manière remarquable, l’intérêt pour cette herbe a également circulé par des canaux plus souterrains, refaisant surface dans des textes consacrés principalement aux propriétés spéciales des plantes, dans des contextes de magie naturelle et expérimentale, en particulier au xiiie siècle dans les œuvres d’Albert le Grand. Une première trace 16 A. Lucas, Ancient Egyptian Materials and Industries, Londres, 1962, p. 66-67 ; D. Stocks, Experiments in Egyptian Archaeology : Stoneworking Technology in Ancient Egypt, Londres, 2003, p. 105-111. 17 A. Serotta et F. Carò, « The Use of Corundum Abrasive at Amarna », Horizon : The Amarna Project and Amarna Trust Newsletter, 14 (2014), p. 2-4. 18 C. Cichorius, Römische Studies, Leipzig, 1922, p. 96-102. 19 Historia naturalis, X, 40. 20 Aelian, On the Characteristics of Animals, trad. F. Scholfield, Londres, 1958-1959, III, 26, t. 1, p. 188-189.
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de cette tradition apparaît dans les Cyranides, une collection anonyme de traités magico-médicaux compilés vers le ive siècle, mais attribués à des auteurs antérieurs ou mythiques tels que Harpocrates et Hermès Trismégiste. Initialement en grec, ce texte a été traduit en latin en 1169 par Pascal le Romain à Constantinople. Ici aussi, le texte décrit en détail les propriétés d’une plante à laquelle on attribue le pouvoir de dissoudre la boue, le bois et la pierre et que le pic utilise pour libérer son nid21. Nous pouvons être sûrs que cette tradition était également bien connue assez tôt dans le monde juif, puisqu’un épisode comparable est relaté, avec quelques petites différences, dans le Midrash Rabba du Lévitique (22, 4), en relation avec la vie du rabbin Siméon ben Halafta, qui vécut au iie siècle et était réputé pour ses connaissances botaniques. Ne voulant pas que la huppe, à cause de son impureté, construise un nid dans le sycomore de son jardin, il essaya de la dissuader en détruisant son nid plusieurs fois. Ayant échoué, il finit par apporter une planche et par la clouer par-dessus le trou dans l’écorce de l’arbre. La huppe apporta alors un certain type d’herbe, mit cette herbe sur le clou et le brûla. R. Siméon b. Halafta trouva donc préférable de cacher l’herbe, pour que les voleurs n’apprennent pas à faire la même chose22. L’épisode, tout en gardant une connotation juive spécifique, constitue un autre récit de la même tradition, avec tous les éléments habituels23. Cette brève enquête, qui n’épuise certainement pas le catalogue des sources existantes, montre que la connaissance de cette plante particulière et de son oiseau gardien a au moins eu cours pendant la période hellénistique et qu’elle était répandue en Occident et en Orient puisque disponible en latin, en grec, en hébreu, ainsi, très probablement, qu’en arabe24. Compte tenu de la chronologie relative des sources que nous venons de mentionner, l’oiseau qui était à l’origine associé à cette tradition d’ouverture de trésors était très certainement le pic, un animal capable de détruire des surfaces très dures. Dans un monde régi par des principes de magie sympathique, il n’est pas difficile de voir comment une plante qui aurait la propriété de casser quelque chose de dur pouvait être confiée à un oiseau qui était susceptible de faire de même avec son bec. En général, l’identification de l’oiseau porteur de la plante varie en fonction du contexte : une enquête sur différentes sources inclut le pic, l’aigle, la huppe, le rukh, et bien sûr l’autruche25. 21 L. Delatte, Textes latins et vieux français relatifs aux Cyranides, Liège-Paris, 1942, p. 37-38 et 155. Cyranides, t. 1, Elementum 4 ; voir aussi Cyranides, t. 3, Elementum delta. 22 J. Neusner, Judaism and Scripture : The Evidence of Leviticus Rabbah, Eugene, 2003, p. 405. 23 Le texte lui-même est difficile à dater, mais sa compilation est généralement datée du ve au vie siècle environ. 24 J’ai trouvé une mention indirecte de ce fait dans les écrits d’Albert le Grand, qui mentionne une herba meropis, dont on dit qu’elle ouvre les serrures. Parmi ses sources, il fait référence aux écrits de Qusṭā ibn Lūqā (820-912) « in libris Costa ben Lucae philosophi ». Qusṭā était une figure extrêmement savante qui traduisit en arabe les travaux scientifiques grecs pour les califes de Bagdad. Voir Alberti Magni de vegetabilibus et plantis, éd. E. Meyer et K. Jessen, Berlin, 1867, p. 338 (liber V, tractatus II, caput VI, p. 118). 25 Pour une discussion détaillée à propos des oiseaux et des différentes sources, voir A. Iafrate, The Long Life, p. 119-121.
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L’analyse comparée de ces textes permet d’émettre une hypothèse sur les différentes filiations de l’épisode talmudique. Il s’agissait bien évidemment de relier des traditions initialement séparées : celle de la construction du Temple grâce aux démons, qui a ses racines dans le Testament de Salomon, œuvre pseudépigraphique, et le récit du « nid obstrué » qui, comme on le voit, circulait sans lien direct avec le shamir ni avec Salomon, bien avant la compilation du Talmud. Dans ce cadre, l’élément le plus distinctif dans le récit de l’oiseau – à savoir la propriété qu’a la plante de dissoudre des matériaux durs – a été incorporé et associé au shamir, qui existait déjà dans la tradition juive et semblait partager la même qualité, bien qu’à l’origine, il s’agissait très probablement d’une substance minérale. Cette association illustre non seulement la liberté avec laquelle les traditions narratives existantes ont été manipulées et modifiées à des fins différentes, mais elle montre aussi indirectement que la nature végétale du shamir (en tant que racine, herbe ou bois) est clairement le produit d’une superposition qui n’a rien à voir avec l’interprétation la plus répandue et la plus célèbre jusqu’alors, celle du shamir en tant que matériau dur. La greffe du récit du « nid obstrué » sur la tradition du shamir a été facilitée par une analogie, une similitude superficielle, en termes de propriété, entre l’herbe de ce récit initialement indépendant et l’outil biblique.
Le shamir en tant que ver L’épisode décrit dans le Talmud babylonien constitue donc le précédent de l’histoire mentionnée dans le Speculum humanae salvationis. Si le cadre narratif est très similaire, il reste quelques différences notables à prendre en compte. Si, dans le récit du Bavli, le shamir n’est jamais explicitement décrit, ni comme plante ni comme minéral, mais est identifié en raison de sa propriété principale, il est clairement indiqué dans le Speculum (et dans ses sources) qu’il s’agit d’un ver dont le pouvoir réside dans son sang miraculeux. La métamorphose de cet outil mystérieux en ver paraît d’une façon plutôt soudaine dans les écrits de Rashi (1040-1105), qui mentionne le shamir à plusieurs reprises, à la fois dans son commentaire biblique, où il se réfère à la signification ancienne du mot en relation avec le passage d’Ézéchiel, et dans son commentaire talmudique, où il écrit : « Le shamir – c’était comme un type de ver et aucune substance dure ne pouvait résister à la désintégration devant celui-ci, et Salomon en construisit le Temple, comme décrit dans le traité Gittin26 ». Pour décrire le shamir, Rashi n’utilise pas le terme générique birya, littéralement « créature », « être créé », « entité » qui, comme on l’a vu, est apparu dans la Tosefta. Au lieu de cela, il utilise l’expression « ka-min tola‘at » (une sorte de ver). On ne peut pas être sûr que cette interprétation remonte directement à l’autorité de Rashi. Mais, étant donné sa grande renommée,
26 Rashi on Talmud Pesachim, 54a. Voir https://www.sefaria.org/Rashi_on_Pesachim.54b.13?lang=bi. Voir aussi N. Slifkin, Sacred Monsters : Mysterious and Mythical Creatures of Scripture, Talmud, and Midrash, Brooklyn, 2007, p. 195-206.
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il est presque certain que c’est à travers ses écrits qu’elle est devenue populaire au Moyen Âge27. Une autre source du xiiie siècle en latin, mais liée à la tradition juive plus ancienne du Sefer ha-Razim, semble suggérer, grâce à certaines spécificités, qu’une telle idée était peut-être déjà en circulation. L’histoire apparaît dans la version du Liber Samayn qui fait figure de quatrième livre sur les sept que compte le Liber Razielis compilé dans l’entourage d’Alphonse X de Castille. Ici est mentionné le « samayr » ou « samyr », un ver des abysses capable de couper bois et pierre qui, contraint par les enseignements fournis par le livre, aide Salomon à bâtir le Temple28. La référence à l’abysse semble suggérer une origine mythique plus complexe pour le shamir et il n’est pas facile d’établir s’il s’agit d’un développement tardif ou, à l’inverse, de la trace d’une légende ancienne sur laquelle Rashi se serait en son temps reposé. La raison pour laquelle certains interprètes ont pu identifier le shamir à un ver n’est pas tout à fait claire, bien qu’une possible explication se trouve déjà dans le passage légèrement ambigu du Talmud (Sotah 48b), ce qui aurait pu impliquer que le shamir avait des yeux29. Cependant, le texte dit littéralement que le shamir a été montré vers la partie externe (« mi-ba-ḥutz ») du rocher à couper, et le verbe utilisé – mar’e – est un présent hifil de la racine resh-alif-hey (« voir ») sous une forme causative. Cette action devrait donc sans doute être interprétée comme une sorte d’« exposition » au shamir. Quoi qu’il en soit, c’est en tant que ver, donc, que l’outil extraordinaire finit par migrer dans les écrits de plusieurs auteurs chrétiens à la fin du xiie siècle. Pierre le Mangeur, déjà mentionné, raconte que Salomon avait utilisé le sang d’un ver 27 H. Hailperin, « The Hebrew Heritage of Medieval Christian Biblical Scholarship », Historia Judaica, 5 (1943), p. 133-154 ; H. Hailperin, Rashi and the Christian Scholars, Pittsburgh, 1963, p. 111 ; L. H. Feldman, Studies in Hellenistic Judaism, Leyde, 1996, p. 317-321. Récemment, la question de l’influence de Rashi sur les érudits de Saint-Victor a été discutée par R. Stamberger, « Rashi in the School of St Victor », au sein du séminaire Latin and Vernacular Translations of Hebrew Texts in the 12th and 13th Century, Käte Hamburger Kolleg, Bochum, 20-21 septembre 2012, organisé par G. Hasselhoff. 28 « Et de secretis istius libri intellexit Salomon et scivit facere domum Creatoris et omnia que fuerunt ei necessaria pro ipsa. Et illa domus Creatoris fuit fabricata et facta absque ferro aliquo, quod sonaret nec percuteret nec intraret in ea. Et scindit suos lapides et sua ligna cum verme qui dicitur samayr et alibi samyr, qui fuit creatus in septem diebus in quibus fuit creatus mundus. Et fuit fabricatus in abissis mundi. Et sciat quilibet qui istum librum legerit, quod obtinuit Salomon istum vermem per scientiam istius libri. Et extraxit ipsum de abissis et fecit et complevit cum isto libro domum Creatoris, que dicitur Templum Domini. […] », ms. Vatican, B.A.V., Reg. lat. 1300, 2e moitié du xive siècle, fol. 98r-v. Voir aussi B. Rebiger et P. Schäfer éd., Sefer ha-Razim I und II : Das Buch der Geheimnisse I und II, Tübingen, 2009, t. I, Liber Razielis, § 13, p. 32-33. Le motif, toutefois, n’apparaît pas de façon uniforme dans la tradition manuscrite latine. Il est absent, par exemple, dans la version du Liber Samayn incluse dans le Cyfra Raziel en deux livres du ms. Paris, BnF, lat. 3666 (xve siècle), édité et étudié par O. Dapsens dans le cadre d’un doctorat intitulé Le livre de Raziel du manuscrit Paris, BnF lat. 3666, sous la dir. de P. Bertrand et J.-P. Boudet, Louvain-la-Neuve/Orléans, 2020. Je dois la connaissance de ce passage très intéressant et d’autres renseignements à ce sujet à Julien Véronèse, « Allegra Iafrate, The Long Life of Magical Objects. A Study in the Solomonic Tradition », Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes, compte rendu publié en ligne le 3 janvier 2020. 29 L. Ginzberg, The Legends of the Jews, Philadelphie, 1909, t. 5, p. 53.
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(« sanguinem vermiculi »), appelé « thamir30 », pour tailler les pierres du Temple. Il avait volé le ver à une autruche après avoir obstrué son nid31. Ce texte est la source directe d’un passage de la tertia decisio des Otia imperialia de Gervais de Tilbury (ca. 1214), qui l’appelle « tamir32 ». Une histoire très similaire est racontée par Vincent de Beauvais, qui évoque le « thamur dicitur vermis Salomonis » dans la version trifaria de son Speculum doctrinale (après 1258)33, en s’appuyant sur le Liber de natura rerum de Thomas de Cantimpré, qui donne par ailleurs une définition pour « thamur vel samier » dans une section de son encyclopédie dédiée aux vers34. Elle apparaît encore dans les Gesta romanorum (fin du xiiie ou début du xive siècle), avec Dioclétien comme protagoniste en lieu et place du roi d’Israël35, et, finalement, dans le Speculum humanae salvationis déjà cité36. Pierre le Mangeur dit explicitement que l’identification du shamir avec un petit ver (« vermiculum ») remonte à une source juive (« fabulantur Judaei »). Cela concorde bien avec ce que l’on sait des contacts entre érudits juifs et chrétiens en France au xiie siècle. Pierre avait probablement un accès direct au matériel midrashique de première main en général et aux œuvres de Rashi en particulier : il était natif de Troyes, comme Rashi avant lui, et aurait donc pu rencontrer et parler à certains de ses successeurs, tels que les rabbins Tam et Rashbam (petits-fils de Rashi), et il était aussi doyen de la cathédrale Saint-Pierre de 1147 à 1165, et aurait pu puiser dans les œuvres de Rashi grâce à la médiation de Hugues de Saint-Victor et des élèves de son école à Paris, qui font constamment référence à ces sources juives dans leurs commentaires bibliques37. Ainsi, la chaîne de transmission de l’histoire du shamir, des écrits juifs médiévaux à ceux des érudits chrétiens latins, semble claire, bien que je pense qu’il soit nécessaire d’imaginer un certain degré de réélaboration au niveau oral, dans la mesure où aucune des sources chrétiennes ne répète le motif de la même manière. Tous les détails de l’histoire originelle et certains éléments, tels que le sang du ver, semblent être des inventions originales, typiques de cette branche spécifique de transmission38.
30 Une erreur probablement due à la similitude paléographique entre ‘s’ et ‘t’ en écriture gothique, ou peut-être, une confusion entre les lettres shin et tet en hébreu, comme cela a été suggéré par M. Przybilski dans Kulturtransfer zwischen Juden und Christen in der deutschen Literatur des Mittelalters, Berlin, 2010, p. 232, n. 227. 31 Petrus Comestor, Historia Scholastica, PL 198, col. 1353-1354. 32 Gervase of Tilbury, Otia imperialia : Recreation for an Emperor, éd. et trad. S. E. Banks et J. W. Binns, Oxford, 2002, III, chap. 104 (De pullo strutionis et vase vitreo), p. 790-791. Traduction française de ce passage par A. Duchesne dans Gervais de Tilbury, Le livre des merveilles, Paris, 1992, p. 128. 33 Vincent de Beauvais, Speculum doctrinale, XV, 124. Les deux sources encyclopédiques citées ici sont en ligne sur http://sourcencyme.irht.cnrs.fr/recherche/corpus?filter=thamur+. 34 Thomas de Cantimpré, Liber de natura rerum, livre IX, chap. 45 de la version I-II ; livre X, chap. 24 de la version III. Je tiens à remercier Julien Véronèse et Jean-Patrice Boudet pour ces références. 35 Gesta Romanorum, éd. Ch. Swan, Londres, 1887, t. 1, p. lxiv. 36 Speculum humanae salvationis, t. 2, p. 54. 37 A. Geiger, « Historia Judaica : Petrus Comestor and his Jewish Sources », dans Pierre le Mangeur ou Pierre de Troyes, maître du xiie siècle, éd. G. Dahan, Turnhout, 2013, p. 125-145. 38 P. Cassel, « Schamir », p. 77-80.
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Martin Przybilski a par ailleurs montré la grande diffusion de ce matériau dans la littérature médiévale allemande, confirmant que l’histoire du shamir se diffusait tant par le biais des contacts avec les Juifs que par la médiation d’autres sources chrétiennes. Certains textes, tels que la Weltchronik de Jans der Enikel (xiiie siècle), gardent trace de ce double processus au niveau des choix lexicaux39. C’est également le cas dans le poème allemand Das Lob Salomons, daté de 1050 à 1150, où il est raconté comment Salomon est instruit sur la construction du Temple par un « Wurm » qui suggère d’utiliser les artères d’un animal vivant au Liban, une corde capable de couper toutes les pierres40. Il est intéressant de noter que l’accent mis sur le pouvoir salvifique de ce sang, caractéristique spécifique aux auteurs chrétiens, donne naissance à une tradition textuelle associant directement le sang du ver à celui du Christ, comme dans l’œuvre de Garnier de Rochefort (1140-1225), dans Der Renner de Hugo von Trimberg (ante 1313), et enfin dans la traduction allemande du Speculum humanae salvationis41. De plus, même si la plupart des sources médiévales connues concordent sur les interprétations du ver, nous trouvons encore des traces de la persistance souterraine de traditions différentes42. Le De animalibus d’Albert le Grand (1206-1280) contient une brève entrée sur le samir ou le thamir, qui est un ver avec lequel on peut couper du verre et des pierres. Parmi les « error(es) Judeorum » (les erreurs des Juifs), cette notion est certainement transmise par la tradition inaugurée par Pierre le Mangeur43. Dans le De mirabilibus mundi cependant, une œuvre circulant à partir de la fin du xiiie siècle sous le nom d’Albert mais apocryphe, l’auteur recommande une méthode fascinante pour rompre les chaînes : il faut aller dans un bois, trouver l’arbre où le pic (« pica ») a fait son nid, le bloquer par n’importe quel moyen et attendre que l’oiseau revienne avec « quadam herba quam ponit super ligaturam et statim rumpitur » (une certaine herbe capable de détruire immédiatement le lien)44. La description ne mentionne pas explicitement Salomon, le Temple ou le shamir, ce qui laisse supposer qu’elle se réfère directement à la tradition Trogus–Pline–Élien, probablement par la transmission de textes magiques pratiques tels que les Cyranides mentionnés plus
39 M. Przybilski, Kulturtransfer, p. 241-246. 40 Sur le même sujet, voir la contribution de Danielle Buschinger dans ce volume. Das Lob Salomons est transmis dans le ms. Vorau, Augustiner-Chorherrenstift, 276, fol. 98v-99v. Pour la reconstruction de la transmission de ce motif dans la littérature allemande médiévale à partir des sources juives, voir M. Przybilski, Kulturtransfer, p. 229-241. 41 Ibidem, p. 238. 42 C’est le cas, par exemple, du Weltchronik de Rudolf von Ems (ca. 1200-1254), du Weltchronik de Heinrich von München (xive siècle), et du Reinfried von Braunschweig (xive siècle), où les deux traditions, celle de l’herbe et celle du ver, sont mentionnées ensemble. Voir M. Przybilski, Kulturtransfer, p. 239-240. 43 Albertus Magnus, De animalibus, Mantoue, éd. Paul von Butzbach, 1479, livre XXVI, le paragraphe consacré au vermis, Bayerische Staatsblibliothek Ink A-143 (Incunabula Short Title Catalogue, no ia00224000), fol. 302rb (dernière page). 44 A. Sannino, Il De mirabilibus mundi tra tradizione magica e filosofia naturale, Florence, 2011, p. 132.
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haut, qui ont connu un certain succès au xiiie siècle, comme semblent le confirmer d’autres traditions similaires45. Bien que le De mirabilibus mundi et le De animalibus n’aient certainement pas été écrits par le même auteur, ils ont été en circulation pendant la même période et montrent clairement la survie simultanée dans le monde occidental de deux traditions indépendantes (nid obstrué / shamir) qui ont fusionné (l’oiseau apportant le shamir), mais ont aussi continué à être transmises de manière indépendante, avec l’ajout de quelques nouvelles fonctionnalités (plante magique / ver magique). Malgré l’autorité de grands érudits tels que Rashi, qui avait créé une nouvelle identité pour le shamir, les contradictions partielles causées par la superposition historique des différents fils narratifs et culturels ont subsisté et se sont multipliées au cours des siècles suivants.
Conclusion La nature insaisissable du shamir est la conséquence de différentes vagues exégétiques et de la superposition et fusion de traditions narratives indépendantes. Au cours d’un très long arc historique, le rapport entre le shamir et d’autres matériaux durs a été transmis de manière pratiquement inchangée. Les maigres détails textuels et l’obscurité probable des premiers événements bibliques laissent suffisamment de place à la spéculation : ainsi, tout ce qui pourrait couper, percer ou dissoudre des roches – ou serait censé le faire – pourrait être le shamir. Curieusement, cet intérêt pour la propriété du shamir a orienté à la fois les recherches plus récentes46 – principalement guidées par une approche positiviste visant à trouver une correspondance parfaite entre les textes et la réalité – et les interprètes juifs médiévaux et rabbiniques. En ce sens, l’histoire de cette substance très obscure est exceptionnellement cohérente, si l’on considère l’approche méthodologique amenant les savants et les érudits à travers les siècles à continuer à poser la même question : qu’est-ce que le shamir ? A contrario, dans ces lignes, je me suis concentrée sur le processus de construction des légendes, en montrant comment cette ambiguïté est apparue avec le temps. Vu sous cet angle, le scénario qui se dégage est beaucoup moins déformé que ce que l’on pourrait attendre. Le shamir talmudique a attiré d’autres traditions qui, bien qu’indépendantes, présentaient certaines similitudes. De cette manière, de nombreux éléments qui, via le folklore ou l’observation directe de quelque chose de réel, partageaient une qualité semblable à celle du shamir (au sens large) y ont été associés, ce qui explique pourquoi il a été identifié avec tant de choses différentes.
45 Voir la description habituelle de l’herbe magique, rapportée par « Almandel » (à ne pas confondre avec le titre de l’ouvrage de magie rituelle attribué à Salomon), dans un texte connu uniquement à travers un manuscrit du xve siècle mais composé au cours du xiiie siècle. Voir R. A. Pack, « ‘Almandel’ auctor pseudonymous : De firmitate sex scientiarum », Archives d’Histoire Doctrinale et Littéraire du Moyen Âge, 42 (1975), p. 147-181, ici p. 165. 46 Pour un aperçu sur ces approches, voir A. Iafrate, The Long Life, p. 127-128.
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La somme de ces fils interprétatifs et narratifs nous est parvenue comme une liste de caractéristiques souvent attribuées au shamir sans distinction chronologique ou culturelle. C’est pourquoi certaines tentatives d’interprétation posent problème : de nombreux savants et chercheurs ont pris à tort un tel matériel comme un tout unitaire, essayant de garder tous les éléments ensemble ; ce faisant, ils ont construit une interprétation à partir d’une interprétation précédente. Par conséquent, les réponses multiples fournies à la question « qu’est-ce que le shamir ? » ont correspondu en fait à une question différente : « combien de choses, au niveau naturel, ont le pouvoir de couper la pierre ? » Il y a eu, je pense, une confusion substantielle entre le développement synchronique et diachronique de cette tradition.
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L’idolâtrie de Salomon dans l’art de la fin du Moyen Âge Du thème biblique à la scène de genre*
Le roi Salomon occupe une place majeure dans le texte vétérotestamentaire, d’abord dans l’histoire du peuple juif, mais aussi dans la théologie, la spiritualité et l’iconographie du christianisme médiéval. C’est un grand souverain, un vrai réorganisateur du royaume ; il est aussi le bâtisseur du Temple, et un personnage d’une sagesse proverbiale. L’iconographie en a retenu entre autres les épisodes du jugement de Salomon, la rencontre avec la reine de Saba, ou encore la source d’un thème allégorique majeur avec le trône de Salomon réinterprété comme support de la Vierge à l’Enfant. Mais comme son père David, le souverain ne présente pas que des qualités, et un long passage biblique (I Rois 11, 1-13 ; III Reg. 11 dans l’ancienne numérotation de la Vulgate) décrit comment Salomon, âgé, ne se consacre plus entièrement à Dieu. Il ne tient pas compte de l’avertissement qu’a donné Yahvé, et laisse ses nombreuses femmes étrangères détourner son cœur vers d’autres dieux : « Salomon suivit Astarté, la divinité des Sidoniens, et Milkom, l’abomination des Ammonites. Il fit ce qui déplaît à Yahvé […] Il en fit autant pour toutes les femmes étrangères, qui offraient de l’encens et des sacrifices à leur dieux ». Cette désobéissance est lourde de conséquences car Yahvé, nous dit le texte biblique, suscite des ennemis extérieurs, mais aussi la révolte de Jéroboam, et le schisme du royaume lorsque Roboam succède à son père Salomon, et que Jéroboam revient de son exil. L’idolâtrie de Salomon n’est donc pas un épisode secondaire de sa vie, et les biblistes et spécialistes de l’exégèse, depuis quelques années, ont bien remis en perspectives les deux faces de ce grand personnage1. Je n’aborderai pas ici les
* Ce travail est la réédition – avec quelques compléments dans un petit nombre de notes, de mon article « L’idolâtrie de Salomon dans l’art de la fin du Moyen Âge : du thème biblique à la scène de genre », Biuletyn Historii Sztuki (Revue d’Histoire de l’Art, Varsovie), 79 (2017/3), p. 413-428. Je remercie très vivement mes collègues Stanisław Mossakowski, directeur de cette revue, pour son aimable autorisation, ainsi que Piotr Skubiszewski, pour la fidélité de son amitié, et à l’invitation duquel j’ai été heureux de publier dans le Biuletyn. 1 Voir entre autres le volume Le roi Salomon, un héritage en question. Hommage à Jacques Vermeylen, éd. C. Lichtert et D. Nocquet, Bruxelles, 2008 (Le livre et le rouleau 33), et en particulier les articles de T. Römer, « Salomon d’après les deutéronomistes : un roi ambigu », p. 98-130, et de J.-P. Sonnet, « Côté cour, côté jardin. Salomon, l’Adam royal », p. 247-260. Je remercie vivement Jean-Georges Le roi Salomon au Moyen Âge : Savoirs et représentations, éd. par Jean-Patrice Boudet, Jean-Charles Coulon, Philippe Faure et Julien Véronèse, Turnhout, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 22), p. 215-227 © BREPOLS PUBLISHERS DOI 10.1484/M.BHCMA-EB.5.129003
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questions – importantes – de la place de ce passage biblique dans l’exégèse et la culture médiévales, pour me consacrer plutôt à une série d’analyses sur l’écho qu’il a trouvé dans l’iconographie. La bibliographie cite essentiellement le thème de façon limitée, et pour des œuvres tardives. Le Lexikon der christlichen Ikonographie inclut l’épisode, mais renvoie à des œuvres du début du xvie siècle, en lien avec le thème du pouvoir des femmes2. Jane Campbell Hutchison, dans ses travaux sur le Maître du Livre de Raison, nous dit que la gravure que l’artiste consacre à ce thème, vers 1485, est une des premières représentations de l’idolâtrie de Salomon3, et que sa source iconographique reste un mystère4. Le catalogue de l’exposition de Detroit en 1983 précise également que ce thème est pratiquement inconnu dans l’art jusqu’à la fin du xve siècle5, et, pour Bert Cardon, cette iconographie « n’apparaît presque jamais dans les arts figurés6 ». Il est vrai que le thème est très présent, en tout cas au nord des Alpes, dans les premières décennies du xvie siècle, en particulier dans la gravure7, ainsi en 1501 chez le Maître MZ8 ; chez Lucas de Leyde, en 1514 sur cuivre et vers 1517 sur bois9 ; ou
Heintz de m’avoir mis sur la piste de ces travaux. Pour la place de notre thème dans le domaine profane, voir B. Ribémont, « Le sage et juste roi Salomon dans la littérature médiévale », dans Le roi fontaine de justice. Pouvoir justicier et pouvoir royal au Moyen âge et à la Renaissance, éd. S. Menegaldo et B. Ribémont, Paris, 2012 (Jus et litterae 3), p. 29-53, en particulier p. 37. 2 B. Kerber, « Salomo », dans Lexikon der christlichen Ikonographie, éd. E. Kirschbaum et W. Braunfels, t. 4, Fribourg, 1972, col. 21-22. Chez L. Réau, Iconographie de l’art chrétien, II, Iconographie de la Bible, 1, Ancien Testament, Paris, 1956, p. 296-297, les plus anciens exemples évoqués sont la gravure du Maître du Livre de Raison, puis le xvie siècle, dont les créations de Nicolas Manuel Deutsch ou Lucas de Leyde. 3 Livelier than Life. The Master of the Amsterdam Cabinet or the Housebook Master, ca. 1470-1500, catalogue d’exposition, éd. J. P. Filedt Kok, Amsterdam, 1985, p. 97. 4 J. C. Hutchison, « The Housebook Master and the Folly of the Wise Man », The Art Bulletin, 48 (1966), p. 74. 5 From a Mighty Fortress. Prints, Drawings and Books in the Age of Luther, 1483-1546, catalogue d’exposition, par C. Andersson et C. Talbot, Detroit-Ottawa, 1981-1982, p. 315. 6 B. Cardon, Manuscripts of the Speculum humanae salvationis in the Southern Netherlands (c. 1410-c. 1470). A Contribution to the Study of the 15th Century Book Illumination and of the Function and Meaning of Historical Symbolism, Louvain, 1996 (Corpus of illuminated manuscripts 9 – Low Countries Series 6), p. 171. Cardon cite deux exemples, dans les manuscrits Copenhague, GKS 79 2° et Paris, BnF, fr. 10 (nos planches 20 et 21). La première version (Varsovie, 2017) de mon travail était parue lorsque j’ai pris connaissance de la thèse d’E. Bürgermeister, Salomos Götzendienst. Die Schattenseite einer glanzvollen Herrschaft als Thema der mittelalterlichen Bildkunst, thèse de l’Université de Cologne, 1994. 7 Luther und die Folgen für die Kunst, catalogue d’exposition, éd. W. Hofmann, Hambourg, Kunsthalle, 1983, p. 136-137. 8 Le basculement vers le monde profane y est significatif, car l’idole que prie Salomon est un personnage féminin à la sensualité très affirmée, et debout sur un socle où se tiennent trois autres femmes dénudées ; Jahreszeiten der Gefühle. Das Gothaer Liebespaar und die Minne im Spätmittelalter, catalogue d’exposition, éd. A. Schuttwolf, Gotha, 1998, no 62 et ill. p. 123. 9 Lucas van Leyden – grafiek. Met een complete œuvre-catalogus. Van zijn gravures, etsen en houtsneden, catalogue d’exposition, Amsterdam, Rijskmuseum, 1978, p. 49, 50, 59, 60, no B 30 p. 150 et B hsn. 9 p. 165, avec ill.
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vers 1519 dans une petite pièce d’Altdorfer10. Cela peut prendre la forme d’une série, comme chez Ambrosius Holbein dans les gravures sur bois formant encadrement du frontispice d’une édition bâloise des Épodes d’Horace, où l’idolâtrie de Salomon est associée à Virgile dans son panier, Samson et Dalila, Aristote et Phyllis11 ; chez Hans Burgkmair en 1519 dans une série de quatre bois rapprochant Salomon idolâtre, Samson et Dalila, David et Bethsabée, et Aristote et Phyllis12 ; et ces mêmes quatre derniers thèmes se retrouvent vers 1534 dans une gravure sur bois de Peter Flötner13. Sans vouloir être exhaustif, on peut aussi citer la peinture murale bernoise de 1518 de Nicolas Manuel Deutsch, détruite mais connue par des copies14 ; la tapisserie zurichoise de 1522 où Virgile dans la corbeille, au centre, est entouré par des représentations de l’idolâtrie de Salomon, Samson et Dalila, David et Bethsabée, Judith et Holopherne15 ; ou, vers 1537, une peinture de Cranach le Jeune16. Je voudrais montrer que, contrairement à ce qui a souvent été affirmé, cette représentation est pourtant présente au moins depuis le xiiie siècle, mais aussi qu’elle possède la particularité passionnante de glisser peu à peu d’une image biblique vers une scène profane, qui s’inscrit dans le thème du pouvoir des femmes. Vers 1215-1230, un médaillon présente l’idolâtrie de Salomon dans le cycle qui lui est consacré dans deux manuscrits de la Bible moralisée, et je reproduis la version de Vienne (planche 18) ; peu après, mais avant 1248, le thème se retrouve au sommet d’une rosace de la Sainte-Chapelle de Paris qui couronne les quatre lancettes d’une baie, et est consacrée au roi hébreu (planche 19)17. Pour le xive siècle, et en n’évoquant que pour mémoire les peintures murales disparues de la maison Zur Kunkel (« À la quenouille »), à Constance, vers 1315, et 10 Luther und die Folgen für die Kunst, no 11 et ill. p. 137 ; Albrecht Altdorfer. Zeichnungen, Deckfarbenmalerei, Druckgraphik, catalogue d’exposition, éd. H. Mielke, Berlin et Ratisbonne, 1988, no 132 et ill. p. 244-245. 11 Ouvrage édité en 1517 chez Gengenbach ; Die Malerfamilie Holbein in Basel, catalogue d’exposition, Bâle, Kunstmuseum, 1960, no 117 et ill. p. 154-155. 12 Hans Burgkmair. Das graphische Werk, catalogue d’exposition, Augsbourg, 1973, no 112, 114, 117, 118 et ill. 85-88. 13 From a Mighty Fortress, no 164 et ill. p. 296-297. 14 Niklaus Manuel Deutsch. Maler, Dichter, Staatsman, catalogue d’exposition, Berne, 1979, ill. 73 et p. 293-297. 15 J. Schneider, « Die Weiberlisten », Zeitschrift für Schweizerische Archäologie und Kunstgeschichte, 20 (1960), p. 148 et fig. 3. 16 B. Maaz, Cranach in der Gemäldegalerie Alte Meister Dresden, Berlin-Munich, 2010, p. 68-69. Ce panneau pourrait lui aussi faire partie d’une série sur le Weibermacht, car Dresde conserve, de l’artiste, de la même période, et de mêmes dimensions : Samson et Dalila, David et Bethsabée, et Trois couples (les femmes étant des prostituées) ; ibidem, p. 80, 82, 84. 17 Dans la Bible moralisée de Vienne, ms. 2554, fol. 50v ; Bible Moralisée. Codex Vindobonensis 2554, Vienna, Österreichische Nationalbibliothek, éd. G. B. Guest, Londres, 1995, p. 131. Dans la Bible moralisée d’Oxford, Bodleian Library, ms. Bodl. 270b, un peu plus récente que la précédente, au fol. 164r ; A. de Laborde, La Bible moralisée illustrée conservée à Oxford, Paris et Londres, t. 1, Paris, 1911, pl. 164 ; les deux enluminures ne sont pas identiques. Pour le vitrail, voir M. Aubert, L. Grodecki, J. Lafond et J. Verrier, Les vitraux de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle de Paris, Paris, 1959 (Corpus Vitrearum Medii Aevi France I), p. 293 et pl. 77. Sur les vitraux de la Sainte-Chapelle, un bilan récent se trouve dans Saint Louis, catalogue d’exposition, éd. P.‑Y. Le Pogam, Paris, 2014, en particulier p. 111-129.
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Fig. 17. Idolâtrie de Salomon. Psautier de la reine Marie, Angleterre, vers 1310-1320. Londres, © British Library Board, ms. Royal 2. B. VII, fol. 66r.
d’interprétation délicate18, signalons l’importance, dans l’exceptionnel Psautier de la reine Marie, vers 1310-1320, d’un beau dessin rehaussé de couleurs (figure 17)19. Il s’inscrit dans un long cycle iconographique narratif vétérotestamentaire qui va de la Création, à la mort de Salomon. Le dessin occupe la moitié supérieure de la page ; Salomon est agenouillé en tête d’un groupe de femmes dont les trois premières
18 Les relevés exécutés vers 1860 semblent attester de la présence du thème de l’idolâtrie de Salomon, les médaillons voisins étant consacrés entre autres à Aristote et Phyllis, et Samson et Dalila ; E. Ettmüller, « Die Freskobilder zu Konstanz aus dem Anfange des XIV. Jahrhunderts », Mitteilungen der antiquarischen Gesellschaft in Zurich, 15 (1866), p. 224-242 ; S. L. Smith, The Power of Women. A Topos in Medieval Art and Literature, Philadelphie, 1995, p. 138-140 et fig. 15. 19 Sur le manuscrit, voir L. F. Sandler, Gothic Manuscripts, 1285-1385, Londres, 1986 (A Survey of Manuscripts illuminated in the British Isles 5), no 56, p. 64-66 ; A. R. Stanton, The Queen Mary Psalter. A Study of Affect and Audience, Philadelphie, 2001 (Transactions of the American Philosophical Society 91/6), fig. 42, p. 122 et p. 184-185 ; Royal Manuscripts. The Genius of Illumination, catalogue d’exposition, éd. S. McKendrick, J. Lowden et K. Doyle, Londres, 2011, no 85, p. 272-275. Le nom du manuscrit est lié à son appartenance au xvie siècle à la reine Mary Tudor. Sa provenance est anglaise, son premier destinataire est souvent considéré comme étant Isabelle de France, reine d’Angleterre, ou son époux le roi Édouard II, mais l’origine précise reste en débat.
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sont couronnées20 ; des arcades séparent le sanctuaire, où deux figures diaboliques trônent sur un autel, de l’espace pour les fidèles, et Salomon est le seul à pénétrer partiellement dans la partie la plus sacrée. La brève légende en anglo-normand évoque les femmes étrangères qui font perdre la raison au souverain, les sacrifices aux idoles, et la colère divine21. Le dessin de la moitié inférieure de la page est consacré aux reproches que lui fait ensuite un prophète, élément absent du passage biblique. La page de gauche présente Salomon faisant construire le Temple, puis la visite de la reine de Saba, la double page formant donc diptyque, avec les actions vertueuses opposées à la faute. Le cycle se clôt avec la page suivante, présentant les Philistins venant combattre Jérusalem à cause de la faute de Salomon, puis la mort du roi. Malgré quelques libertés par rapport au récit biblique, la séquence correspond bien à l’esprit de l’épisode, dont le trait principal est l’adoration d’idoles étrangères dans l’oubli des commandements de Yahvé, et la punition qui s’ensuit. Le lien de notre thème avec des légendes ou des textes en langues vernaculaires s’observe aussi dans la Bible de Herman de Valenciennes, traduction-adaptation de la Bible en vers français réalisée dans la deuxième moitié du xiie siècle, et où la partie consacrée à l’Ancien Testament se termine avec Salomon. Le texte évoque l’idolâtrie du roi, mais décrit ensuite ses regrets, lorsqu’il se repent devant un prophète, et se soumet à une pénitence publique, battu de verges22. Dans un manuscrit parisien de la fin du xive siècle23, l’épisode est accompagné de trois dessins répartis sur la même page. Sur le premier (figure 18), Salomon couronné est seul devant l’idole dressée au sommet d’un pilier, personnage nu tenant un bouclier et une lance, motif fréquent dans l’illustration du thème. On voit ensuite Salomon faisant détruire l’idole, puis la pénitence publique. On rencontre notre iconographie dans d’autres emplacements où on ne l’attendrait pas, ainsi dans un Speculum humanae salvationis, en allemand, vers 1440 (planche 20)24. Alors que le roi Salomon est évoqué dans plusieurs scènes de cette
20 Elles doivent évoquer les « épouses de rang princier » du texte biblique. 21 « Coment Salomon le rei prist femmes de aliene terre, encontre le commandement le rey David, son pere ; e taunt fust assotie desur eus qu’il fesoit sacrefize as ideles, dont Deu estoit grantment coroucé ». Pour des reproductions complètes, et la transcription des légendes, voir G. Warner, Queen Mary’s Psalter, Londres, 1912, p. 92 et pl. 117. Notre dessin est reproduit et brièvement commenté dans M. Camille, The Gothic Idol. Ideology and Image-Making in Medieval Art, Cambridge, 1989, p. 300-301. 22 Herman de Valenciennes, Li Romanz de Dieu et de sa Mere, éd. I. Spiele, Leyde, 1975 ; l’idolâtrie suivie du regret est décrite dans la laisse 350 (vers 2630-2640, édition citée p. 238), la repentance et la pénitence dans les laisses 351-355 (vers 2641-2691, p. 239-240). 23 Sur ce manuscrit, voir Census of Medieval and Renaissance Manuscripts in the United States and Canada, New York, t. 2, 1937, p. 1466-1467 ; Supplement to the Census, New York, 1962, p. 349. Ce n’est pas ici le lieu de reprendre le débat sur l’attribution des dessins. L’identification de l’artiste à Pierre Remiet, avancée par M. Camille, Master of Death : The Lifeless Art of Pierre Remiet, Illuminator, New Haven-Londres, 1996, n’a pas été acceptée. Voir en particulier R. H. Rouse et M. A. Rouse, Illiterati et uxorati. Manuscripts and their Makers. Commercial Book Producers in Medieval Paris, 12001500, Londres, 2000, t. 1, p. 293-296 et t. 2, App. 11B, p. 216 ; voir aussi t. 2, p. 27, pour l’identification possible avec Étienne Thévenin. 24 B. Cardon, Manuscripts of the Speculum humanae salvationis, p. 163-185 et notice X, p. 389-391 ; il signale le caractère exceptionnel du traitement des chapitres introductifs dans ce manuscrit.
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Fig. 18. Idolâtrie de Salomon. Herman de Valenciennes, Li Romanz de Dieu et de sa Mere, Paris, vers 1390. New York, The Morgan Library and Museum, ms. M.526, fol. 22v ; purchased by J. Pierpont Morgan (1837-1913) in 1902.
œuvre typologique majeure, ce n’est jamais le cas pour ce thème de l’idolâtrie25, et cet exemple est certainement un unicum. Dans ce manuscrit, il est intégré dans un des chapitres introductifs sur l’histoire des premiers hommes. Une double page présente, dominant la colonne du texte, à gauche Dieu unissant Adam et Ève, et à droite d’une part la tentation d’Ève par le serpent, d’autre part l’idolâtrie de Salomon. L’enluminure insiste sur le fait que c’est bien une femme étrangère, représentée noire
25 Voir J. Lutz et P. Perdrizet, Speculum Humanae Salvationis. Texte critique, traduction inédite de Jean Miélot. Les sources et l’influence iconographique, principalement sur l’art alsacien du xive siècle, 2 vol., Mulhouse, 1907 ; A. Wilson et J. L. Wilson, A Medieval Mirror. Speculum Humanae Salvationis 13241500, Berkeley-Los Angeles-Londres, 1984. Seul E. Breitenbach, Speculum humanae salvationis. Eine typengeschichtliche Untersuchung, Strasbourg, 1930 (Studien zur deutschen Kunstgeschichte H. 272), signale, et comme un cas particulier, la présence de notre thème dans le manuscrit de Copenhague.
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et la tête ceinte d’un turban, qui encourage Salomon, une main sur son épaule, l’autre lui désignant l’idole. Le rapprochement avec Ève insiste sur la femme tentatrice. Cette place de l’idolâtrie de Salomon comme thème essentiellement religieux ne disparaît pas. Elle figure, mais très rarement, comme une des quatre scènes consacrées à Salomon dans la composition formant frontispice au Livre des Proverbes dans la Bible historiale de Guiart des Moulins26. Dans un manuscrit parisien vers 1412, cette page, peinte par l’atelier du Maître de Boucicaut, rapproche le jugement de Salomon, Salomon et la reine de Saba, l’idolâtrie de Salomon (planche 21), et Salomon enseignant ; comme le note Millard Meiss, la femme, de race blanche, qui pousse Salomon vers les idoles, est identique à la reine de Saba de la scène voisine27. Une autre Bible historiale parisienne, vers 1403, situe également Salomon idolâtre comme un élément de cette quadruple composition en tête du Livre des Proverbes28. Le thème se voit aussi dans une illustration d’un livre d’heures par Jean Colombe, vers 1480-1485 (planche 22)29. La rubrique précise que Salomon sacrifie aux idoles à cause de la tromperie des femmes, ce qui correspond au geste de celle qui, vue de dos, l’encourage dans sa prière au bas des degrés. Déjà, dans la Somme le Roi, rédigée par Frère Laurent à la fin du xiiie siècle, l’idolâtrie de Salomon est extraite de son contexte strictement biblique pour être intégrée dans un traité sur les vertus. Dans la cinquième et dernière partie de l’ouvrage, dans les pages concernant les degrés de chasteté, le troisième degré consiste à bien garder les cinq sens, qui sont les cinq portes de la cité du cœur, par où les diables entrent souvent, et de nombreux grands hommes sages ont été pris et vaincus parce qu’ils gardaient mal ces portes. Trois exemples sont alors brièvement cités, Samson, David et Salomon, qui ont chuté à cause des femmes30. Parallèlement, un véritable tournant se produit autour de la fin du xive siècle. John Gower termine en 1390 pour Henry Bolingbroke, comte de Derby et futur Henri IV d’Angleterre, son œuvre la plus fameuse, la Confessio Amantis31. Sous un prétexte que le titre présente bien, il s’agit, en huit livres, d’une longue réflexion sur la moralité, la conduite sociale, l’amour et ses conséquences, mais aussi la manière dont un souverain doit se comporter, et nous retrouvons une langue vernaculaire, puisque le texte, en vers, est écrit en anglais. Dans le livre VI, un passage rapide évoque des hommes vaincus par l’amour, qui leur fait perdre la raison comme s’ils étaient 26 É. Fournié, L’iconographie de la Bible Historiale, Turnhout, 2012 (Corpus du RILMA 2), p. 75-76. 27 M. Meiss, French Painting in the Time of Jean de Berry. The Boucicaut Master, Londres, 1968, p. 114-115. Je remercie vivement Éléonore Fournié de m’avoir indiqué les références de cette enluminure. 28 Londres, British Library, ms. Harley 4382, fol. 1r. On y voit le jugement de Salomon ; Salomon et la reine de Saba ; la construction du temple de Jérusalem ; Salomon idolâtre ; M. Meiss, French Painting in the Time of Jean de Berry. The Limbourgs and their Contemporaries, vol. de texte, New York, 1974, p. 410. Par contre, la Bible historiale (Paris, BnF, fr. 159, fol. 289v), citée par É. Fournié, L’iconographie, p. 76 pour ce thème, ne le représente pas. 29 Sur ce manuscrit, voir F. Avril et N. Reynaud, Les manuscrits à peintures en France 1440-1520, catalogue d’exposition, Paris, Bibl. Nationale, 1993, no 185, p. 336. 30 Frère Laurent, La Somme le Roi, éd. E. Brayer et F. Leurquin-Labie, Paris, 2008, chap. 58, § 84-90, p. 334. 31 John Gower, The Complete Works, éd. G. C. Macaulay, t. 2 et 3, The English Works, Oxford, 1901.
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ivres : Salomon, Samson, David (pour Bethsabée), Virgile, Aristote32. La faute de Salomon est présentée plus longuement dans le livre VII, qui concerne les parties de la philosophie, dont l’éthique, et les règles que doit observer un souverain. Une de ces règles est la chasteté33, et John Gower cite différents princes, dont Sardanapale qui a perdu son royaume et son honneur, parce qu’il devint efféminé34. John Gower décrit alors l’idolâtrie de Salomon qui mène à la division de son royaume après sa mort35, tout cela à cause de ses concubines sarrasines, « Hise wyves and hise concubines / Of hem that weren Sarazines / For whiche he dede ydolatrie36 ». Un manuscrit anglais, vers 1470, dont la très abondante illustration rend bien compte de l’entremêlement de quelques thèmes bibliques avec un grand nombre d’épisodes tirés de l’histoire, de la littérature et de la mythologie antiques, ou des arts libéraux, consacre à l’idolâtrie de Salomon une enluminure (planche 23)37, située entre la rubrique qui donne un résumé latin en prose, et le début des vers en anglais. Un prêtre, balançant un encensoir, se tient à droite de la colonne sur laquelle se trouve l’idole nue, couronnée et tenant la lance. La femme qui reprend de ses deux mains le geste déjà observé, est habillée à la mode de la fin du Moyen Âge, ce qui contribue à dégager la scène du contexte biblique. Surtout, le texte se sert de l’épisode non pour rappeler la nécessité de dévotions justes, mais pour attirer l’attention sur les conséquences tragiques que peut entraîner l’amour. Strict contemporain de Gower38, l’autrichien Hans Vintler39, administrateur du duc Frédéric du Tyrol, mène encore plus loin le thème de l’idolâtrie de Salomon vers la discussion morale, dans un texte violemment antiféministe, et mettant directement en cause l’attitude des femmes. Die Blumen der Tugend, qu’il termine en 1411, en allemand40, est un traité des vices et des vertus, qui doit beaucoup aux Fiori di virtu du moine bolonais Tommaso Gozzadini41. C’est dans la deuxième section, consacrée à la charité, qu’un long passage présente l’idolâtrie de Salomon42, provoquée par « la contrainte exercée par une païenne noire43 ». L’ouvrage est conservé dans Livre VI, vers 90-99, ibidem, t. 3, p. 169-170. Livre VII, vers 4215-5397, ibidem, t. 3, p. 353-384. Livre VII, vers 4313-4343, ibidem, t. 3, p. 356. Livre VII, vers 4469-4497, ibidem, p. 360. John Gower, Confessio Amantis, éd. R. A. Peck, [1966] rééd. Toronto, 1980 (Medieval Academy Reprints for Teaching 9), n’édite le texte que partiellement, et ce passage du livre VII n’y figure qu’à l’intérieur d’un bref résumé (p. 392). 36 Livre VII, vers 4495-4497, éd. Macaulay, p. 360. 37 Sur ce manuscrit, voir K. L. Scott, Later Gothic Manuscripts 1390-1490, Londres, 1996 (A Survey of Manuscripts Illuminated in the British Isles 6), no 120, p. 322-325. 38 John Gower meurt en 1408, Hans Vintler en 1419. 39 J.-D. Müller, notice « Vintler, Hans », dans Die deutsche Literatur des Mittelalters : Verfasserlexikon, rééd. Berlin-New York, vol. 10, 1999, col. 354-359. 40 H. Vintler, Die Pluemen der Tugent, éd. I. v. Zingerle, Innsbruck, 1874 (Aeltere tirolische Dichter 1). 41 Sur ce point, voir F.-J. Schweitzer, Tugend und Laster in illustrierten didaktischen Dichtungen des späten Mittelaters. Studien zu Hans Vintlers Blumen der Tugend und zu Des Teufels Netz, Hildesheim, 1993 (Germanistische Texte und Studien 41), p 27-80. 42 Vers 707-848, ibidem, p. 24-28 de l’édition citée. 43 « […] in zwang ain schwarz haidenin », vers 825, que l’on lit à la troisième ligne sous le dessin (planche 24). 32 33 34 35
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cinq manuscrits et une édition incunable44. Dans un manuscrit du milieu du xve siècle (planche 24)45, le dessin à la plume, colorié, est placé au milieu du passage correspondant dans le texte. La tentatrice est couronnée, et placée devant Salomon qui imite son geste. Le caractère maléfique de l’idole a été accentué, elle est devenue un diablotin avec des cornes, de larges ailes, et le serpent orne son bouclier posé contre elle. Michael Camille, qui cite brièvement ce dessin, remarque très justement qu’ici Salomon tient une quenouille, l’attribut des hommes dominés par une femme46. Signalons que c’est l’objet que tient Hercule lorsqu’il est subjugué par Omphale, ainsi que l’évoque entre autres Boccace, qui fait pour cet épisode la confusion, fréquente aux xive et xve siècles, entre Omphale et Iole : « elle l’amena, lui déjà bien amolli, à raconter l’histoire de ses travaux, assis, comme elle, au milieu des femmes, et, saisissant la laine, à la filer à la quenouille47… », et comme le montre l’enluminure, par exemple dans les deux exemplaires de Boccace, Des cleres et nobles femmes, faits à Paris en 1402-1403, l’un pour Philippe le Hardi, l’autre pour le duc de Berry48. On doit aussi citer le thème, moins connu, du roi Sardanapale filant la laine au milieu des femmes, et tenant la quenouille. L’épisode est présent entre autres chez Ctésias de Cnide, dans ses Persica, décrivant Sardanapale qui « menait une vie d’efféminé : il passait son temps avec ses concubines, à filer des étoffes de pourpre et les plus soyeuses des laines49 ». L’enluminure montre Sardanapale tenant la quenouille au milieu des femmes, ainsi dans le Boccace de Jean sans Peur, vers 1412, Des cas des nobles hommes et femmes50. Dans la période immédiatement postérieure à l’activité de Vintler, l’idolâtrie de Salomon est présente sur des cassoni du Quattrocento, dont l’iconographie reprend souvent, comme celle des deschi da parto – les plateaux d’accouchée –, des thèmes présentant le triomphe de l’amour et le pouvoir des femmes. On peut citer deux de ces coffres, du second quart du xve siècle, où notre thème est associé dans un cas à deux autres exemples bibliques, Judith et Holopherne, et Samson et Dalila, et
44 Katalog der deutschsprachigen illustrierten Handschriften des Mittelalters, éd. N. H. Ott et U. Bodemann, vol. 2, fasc. 5, Munich, 1996, p. 332-347. L’incunable, Flores virtutum, oder das buch der tugent, est imprimé à Augsbourg, chez Johannes Blaubirer, en 1486. 45 Ibidem, cat. 18.1.4, p. 341-343 ; et Gotik in Österreich, catalogue d’exposition, Krems, 1967, no 449, p. 444-445. Voir aussi D. Bindman et H. L. Gates (éd.), The Image of the Black in Western Art, II. From the Early Christian Era to the « Age of Discovery ». Part 2, Africans in the Christian Ordinance of the World, par J. Devisse et M. Mollat, nouv. éd., Cambridge (Mass.)-Londres, 2010, p. 68-70. 46 M. Camille, The Gothic Idol, p. 301. 47 Boccace, Les femmes illustres. De mulieribus claris, éd. V. Zaccaria et J.‑Y. Boriaud, Paris, 2013 (Les classiques de l’humanisme), chap. XXIII, p. 40-42. 48 Pour le premier, BnF, ms. fr. 12420, fol. 32r ; pour le second, BnF, ms. fr. 598, fol. 33r ; Paris 1400. Les arts en France sous Charles VI, catalogue d’exposition, Louvre, 2004, no 160-161, p. 264-265. 49 Ctésias de Cnide, La Perse, L’Inde, autres fragments, éd. D. Lenfant, Paris, 2003 (Collection des Universités de France), Persica, F1b § 23, p. 54-55. 50 Paris, Arsenal, ms. 5193, fol. 64r ; H. Martin, Le Boccace de Jean sans Peur. Des cas des nobles hommes et femmes, Bruxelles, 1911, p. 36 et fig. XXVIII ; M. Meiss, French Painting in the Time of Jean de Berry. The Boucicaut Master, p. 283-287.
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dans l’autre à des éléments antiques ou supposés tels, Diane et Actéon, et Aristote et Phyllis51. Cette intégration de l’idolâtrie de Salomon dans la thématique du pouvoir des femmes est encore plus directe et plus affirmée dans le Livre du Cœur d’amour épris, rédigé par le roi René d’Anjou en 1457. Lorsque Cœur, avec ses deux compagnons Désir et Largesse, arrive au château de Plaisance, résidence du dieu d’Amour, Bel Accueil vient à leur rencontre, les fait passer sous la première porte, et là ils observent, suspendus à la voûte du portail, six séries d’objets, dont ils ne comprennent le sens que lorsque Bel Accueil leur donne les explications attendues52. Il s’agit de la corbeille en osier dans laquelle Virgile s’est installé pour être hissé par une dame pour rejoindre sa chambre ; mais celle-ci le laisse suspendu à mi-hauteur jusqu’au matin, ce qui fait de lui la risée de toute la ville, selon un des éléments de la légende médiévale de Virgile53 ; des ciseaux avec lesquels Dalila a rasé la tête de Samson, ce qui est ensuite la cause de sa mort (Iud. 16, 4-21)54 ; du frein, de la bride, la selle et les éperons, qui ont servi à une femme (Phyllis, non nommée chez René d’Anjou) pour dominer et chevaucher Aristote, selon le fameux Lai d’Aristote, apparu au xiiie siècle55 ; de la quenouille et du fuseau avec lesquels Sardanapale file, au milieu des femmes56 ; d’une grande statue de bois, « noircie de fumée comme une idole », qui représente les dieux que le roi Salomon idolâtre, dans sa vieillesse, pour l’amour de ses épouses ; et d’instruments pour le tissage, avec lesquels Hercule, fou d’amour pour Iole, a travaillé à carder, filer et tisser57. Sur les trois manuscrits enluminés conservés du Livre du Cœur d’amour épris, seul un exemplaire fait en Anjou, vers 1480-1490, possède une enluminure pour cet épisode (planche 25)58. Au-delà de l’originalité 51 P. Schubring, Cassoni. Truhen und Truhenbilder der italienischen Frührenaissance. Ein Beitrag zur Profanmalerei im Quattrocento, Leipzig, 1915, no 54, p. 231, et no 442, p. 323-324. Pour les thèmes analogues sur des plateaux, voir aussi C. De Carli, I Deschi da parto e la pittura del primo Rinascimento toscano, Turin, 1997. Sur l’usage de ces objets, voir entre autres C. Klapisch-Zuber, « Les coffres de mariage et les plateaux d’accouchée à Florence : archive, ethnologie, iconographie », dans À travers l’image. Lecture iconographique et sens de l’œuvre, Actes du séminaire CNRS (Paris, 1991), éd. S. Deswarte-Rosa, Paris, 1994 (Histoire de l’art et iconographie), p. 309-323. 52 Je ne donne pour ces séries d’objets que des indications brèves, qu’il n’est pas possible de développer ici. 53 J. W. Spargo, Virgil the Necromancer. Studies in Virgilian Legends, Cambridge (Mass.), 1934 (Harvard studies in comparative literature 10), p. 136-197. 54 W. A. Bulst, « Samson », Lexikon der christlichen Ikonographie, t. 4, 1972, col. 35. 55 A. A. Strnad, « Aristoteles », Lexikon der christlichen Ikonographie, t. 1, Fribourg, 1968, col. 182-183 ; W. Stammler, « Der Philosoph als Liebhaber », dans, du même, Wort und Bild. Studien zu den Wechselbeziehungen zwischen Schrifttum und Bildkunst im Mittelalter, Berlin, 1962, p. 12-44 ; W. Stammler, « Aristoteles », Reallexikon zur deutschen Kunstgeschichte, t. 1, Munich, 1983, col. 1027-1040 ; P. Marsilli, « Réception et diffusion iconographique du conte Aristote et Phillis en Europe depuis le Moyen Âge », dans Amour, mariage et transgressions au Moyen Âge, Actes du colloque d’Amiens (1983), éd. D. Buschinger et A. Crépin, Göppingen, 1984, p. 239-270 (Göppinger Arbeiten zur Germanistik 420). 56 Voir les références que nous donnons sur cet épisode dans nos notes 50 et 51. 57 Voir nos précisions, plus haut, sur ce thème, et nos notes 48 et 49. 58 Paris, BnF, ms. fr. 24399 ; F. Avril et N. Reynaud, Les manuscrits à peintures en France 1440-1520, no 209, p. 370-371 ; E. König, Das liebentbrannte Herz. Der Wiener Codex und der Maler Barthélémy d’Eyck, Graz, 1996, p. 162-177 et notice, p. 196-199 ; Splendeur de l’enluminure. Le roi René et les livres,
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Fig. 19. Idolâtrie de Salomon. Maître du Livre de Raison, gravure en pointe-sèche, vers 1485, L I et L II, 7, Amsterdam, Rijksprentenkabinet.
consistant, chez René d’Anjou, à évoquer ces récits à travers les seuls objets les symbolisant, il faut souligner l’importance de cette série de six récits consacrés au pouvoir des femmes, et son caractère clairement satirique. La description est traitée sur le mode de l’humour et de l’ironie, et lorsque Bel Accueil a fini de donner ses explications, Cœur rit, imité par ses compagnons. L’idolâtrie de Salomon a perdu ici catalogue d’exposition, éd. M.-E. Gautier, Angers, 2010, no 28, p. 304-305. Pour une analyse détaillée de cette enluminure, voir C. Heck, « Entre l’art courtois, l’Italie, et le Hausbuchmeister : le Cabinet de curiosités du Pouvoir des femmes dans le Livre du Cœur d’amour épris de René d’Anjou », Monuments Piot (Académie des Inscriptions et Belles-Lettres), 95 (2016), p. 5-45. L’ensemble du cycle enluminé de ce manuscrit est étudié dans le volume de R.-M. Ferré, L’iconographie du Livre du Cœur d’amour épris de René d’Anjou, Turnhout, 2018 (Corpus du RILMA 6). Sur l’enluminure, l’épisode de Sardanapale, pour lequel il était moins aisé à l’artiste de trouver un modèle, est le seul pour lequel il n’a pas représenté les objets évoqués par le texte.
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Fig. 20. Aristote et Phyllis. Maître du Livre de Raison, gravure en pointe-sèche, vers 1485, L I, 54 et L II, 57, Amsterdam, Rijksprentenkabinet.
toute la connotation religieuse du récit originel – l’importance de la faute vis-à-vis de Dieu, et ses graves conséquences – pour être assimilée à ces cinq autres exemples de personnages célèbres et rusés, mais qui ont été vaincus par l’habileté des femmes. À la même date que cette dernière enluminure, une gravure en pointe-sèche du Maître du Livre de Raison (figure 19)59 inscrit elle aussi notre thème dans une série relative au pouvoir des femmes. Jane Hutchison a montré que cette œuvre forme pendant avec une autre gravure du même artiste, et de mêmes dimensions, présentant Aristote et Phyllis (figure 20)60, et que cette dernière œuvre a pour source précise une
59 LI et LII, 7 ; J. C. Hutchison, The Master of the Housebook, New York, 1972 (Northern European Engravers of the Fifteenth Century), p. 23-24 ; Livelier than Life, no 7, p. 97-98. 60 LI, 54 et LII, 57 ; J. C. Hutchison, The Master of the Housebook, p. 50-52 ; Livelier than Life, no 54, p. 148-149.
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pièce de théâtre de carnaval allemande du xve siècle, Ain Spil von Maister Aristotiles61. Je n’évoque pas ici la relation de ces deux gravures avec les humanistes tenants de la Via moderna, dans cette présentation ridicule d’Aristote, le héros des néo-thomistes de la Via antiqua, tout ceci dans le milieu du grand humaniste Rudolph Agricola, à la cour du comte palatin Philippe, à Heidelberg62. L’important est que chez le Maître du Livre de Raison ces deux thèmes sont associés pour créer une pièce d’humour. On doit rappeler qu’une gravure du même artiste, antérieure, a pour thème Dalila coupant les cheveux de Samson63, et qu’une autre, vers 1485, montre un paysan à quatre pattes, tenant une quenouille – je renvoie ici au même instrument brandi par Salomon dans le dessin de l’ouvrage de Hans Vintler – et portant à califourchon son épouse qui le mène par le bout du nez64. Dans les premières décennies du xvie siècle, l’idolâtrie de Salomon fait désormais partie des scènes fréquemment incluses dans les séries sur le pouvoir des femmes, dans ces suites bien évoquées par les termes de Weiberlisten, les « ruses des femmes65 », de Minnesklaven, les « esclaves de l’amour66 », et de Weibermacht, le « pouvoir des femmes67 ». Ces créations de la Renaissance sont connues et je n’insiste pas. Mais le petit corpus qui a pu être réuni ici montre que le thème iconographique de Salomon idolâtre est bien plus ancien que ce que l’on a souvent affirmé, et qu’il subit une mutation significative entre le début du xive et la fin du xve siècle.
61 J. C. Hutchison, « The Housebook Master and the Folly of the Wise Man », p. 76 ; Livelier than Life, p. 60. 62 J. C. Hutchison, « The Housebook Master and the Folly of the Wise Man », p. 77-78, et J. C. Hutchison, The Master of the Housebook, p. 24 ; Livelier than Life, p. 60. 63 LI et II, 6 ; Livelier than Life, no 6, p. 96. 64 LI, 89 ; LII, 91 ; Livelier than Life, no 89, p. 187. 65 J. Schneider, « Die Weiberlisten ». 66 F. Maurer, « Der Topos von der Minnesklaven. Zur Geschichte einer thematischen Gemeinschaft zwischen bildender Kunst und Dichtung im Mittelalter », Deutsche Vierteljahresschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte, 27 (1953), p. 182-206 ; A. Vizkelety, « Minnesklaven », dans Lexikon der christlichen Ikonographie, t. 3, 1971, col. 269-270 ; N. H. Ott, « Minne oder amor carnalis ? Zu Funktion der Minnesklaven-Darstellungen in mittelalterlicher Kunst », dans Liebe in der deutschen Literatur des Mittelalters, Actes du colloque de 1985, éd. J. Ashcroft, D. Huschenbett et W. H. Jackson, Tübingen, 1987, p. 107-125. 67 Pour le Weibermacht, voir Lukas Cranach. Gemälde, Zeichnungen, Druckgraphik, catalogue d’exposition, éd. D. Koepplin et T. Falk, Bâle, 1974, t. 2, p. 562-585 ; S. L. Smith, The Power of Women ; J. Mohrland, Die Frau zwischen Narr und Tod. Untersuchungen zu einem Motiv der frühneuzeitlichen Bildpublizistik, Berlin, 2013 (Karlsruher Schriften zur Kunstgeschichte 8), n’aborde la question du Weibermacht que brièvement, p. 96-97.
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Salomon, magicien, roi et prophète dans la culture visuelle du monde musulman du xiiie au xvie siècle
De tous les prophètes de l’Ancien Testament, Salomon est sans aucun doute celui dont le souvenir et les symboles auront le plus marqué les imaginaires populaires et savants du monde musulman médiéval, surclassant Adam, le premier homme, ou Abraham, le patriarche révéré, père de la nation arabe par son fils Ismā‘īl, ou encore Mūsā (Moïse), le père de la Loi. Rachel Milstein, qui a réalisé de nombreux travaux relatifs à la Bible dans l’art islamique1, dont les Histoires des prophètes (Qiṣaṣ al-anbiyā’)2, a également consacré une exposition à l’emblème le plus représentatif du personnage mythique : son sceau3. Et, de fait, la figure de Salomon incarna celle du souverain monothéiste soumis à l’autorité divine du Levant à la Perse, de l’Arabie heureuse à la Turquie ottomane, une sorte de modèle humain, tangible et enviable. En effet, doué d’une sagesse naturelle, Dieu le choisit comme prophète et le dota de pouvoirs suprahumains qui lui donnaient la faculté de domestiquer le vent, de parler aux animaux et de dompter les djinns4, ces créatures intermédiaires qu’il asservit pour construire le temple de Jérusalem. Pourvu d’un anneau marqué d’un sceau gravé du grand nom de Dieu, Salomon eut plusieurs épouses dont la célèbre Bilqīs5, à demi-fée, et ses aventures démontrèrent aux hommes qu’il était puissant mais faillible, et que seule une absolue obéissance à un seul Dieu maintenait le souverain dans la voie droite de la justice et du bon gouvernement. Aussi, on peut comprendre pourquoi un tel personnage fut promu au rang de souverain idéal aux côtés du très iranien Anūshirwān, un grand roi sassanide inspirateur de miroirs au prince, ou du conquérant Iskandar (Alexandre
1 R. Milstein, La Bible dans l’art islamique, Paris, 1998, p. 102-109. 2 R. Milstein, B. Schmitz et K. Rührdanz, Stories of the Prophets, illustrated Manuscripts of Qisas al-anbiyâ’, Costa Mesa, 1999, p. 144-148. 3 R. Milstein, King Solomon’s Seal, Tower of David, Museum of the History of Jerusalem, 1995. 4 Sur les djinns, voir entre autres, T. Fahd, « Anges, démons et djinns en Islam », Sources orientales no 8 : Génies, anges et démons, Paris, 1971, p. 155-214, et E. Hind Tengour, L’Arabie des djinns, Fragments d’un imaginaire, Bruxelles, 2013. 5 Sur Bilqīs, voir A. Hetzel, La reine de Saba : des traditions au mythe littéraire, Paris, 2012. Le roi Salomon au Moyen Âge : Savoirs et représentations, éd. par Jean-Patrice Boudet, Jean-Charles Coulon, Philippe Faure et Julien Véronèse, Turnhout, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 22), p. 229-244 © BREPOLS PUBLISHERS DOI 10.1484/M.BHCMA-EB.5.129004
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le Grand)6. Salomon, par son ancrage dans ce Proche-Orient, territoire des Arabes, par ses qualités de prophète de l’Ancien Testament, de roi juste, de guerrier et de conquérant, incarnait désormais la royauté charismatique parfaite. Et, de ce fait, on pourrait penser que les occurrences de Salomon dans l’art islamique médiéval furent abondantes, mais ce n’est pas le cas. Sans rapport avec sa légende et son rayonnement littéraire et sa renommée de magicien, elles se limitent à quelques objets et à quelques représentations éparses, surtout dans les cosmographies. C’est seulement à l’époque dite « moderne », sous les Safavides et les Ottomans, et pour des raisons politico-religieuses, que la figure salomonienne multiplie ses apparitions dans les arts du livre aux xvie et xviie siècles, souvent d’ailleurs en frontispice et en compagnie de la reine Bilqīs (planches 26 et 27). Cette contribution permettra néanmoins de souligner quelques aspects particuliers de cette figure mythique dans les arts visuels médiévaux, d’une part en évoquant quelques hypothèses relatives à ses origines à la fois historiques et iconographiques, puis d’évoquer le choix des peintres – lorsque les occurrences se multiplient dans les corpus hagiographiques – d’insister sur l’humanité du personnage ; enfin, d’examiner le succès des scènes de dīwāns au xvie siècle dans le monde iranien.
Souvenirs de Salomon, roi et magicien La culture visuelle et la mémoire des lieux ont conservé le souvenir du roi magicien auquel Dieu avait donné des pouvoirs sur les êtres vivants et le vent, que tous les auteurs arabes dès les viiie et xe siècles, qu’ils soient rédacteurs d’histoires universelles comme al-Ṭabarī7 (m. 923) ou al-Bal‘amī8 (m. 974), compilateurs de vie des prophètes tels al-Kisā’ī9 (vers 1200) ou al-Tha‘labī10 (m. 1035), célèbrent comme maître de magie. Symboles et objets magiques11
L’image de Salomon dans l’art est d’abord liée à son principal symbole, son fameux sceau en forme d’hexagramme (deux triangles inversés), omniprésent sur de nombreux supports du xe au xve siècle, symbolisant entre autres les liens entre 6 Sur ces figures, C.-H. de Fouchécour, Le sage et le prince en Iran médiéval : les textes persans de morale et politique, ixe-xiiie siècle, Paris, 2009. 7 Al-Ṭabarī, The History of al-Ṭabarī, vol. 3, The Children of Israel, trad. W. Brinner, New York, 1991, p. 152-174 (p. 154). 8 Al-Bal‘amī, Les prophètes et les rois : extrait de la « Chronique » de Ṭabarī, trad. H. Zotenberg, Paris, vol. 1, 1984, p. 11-13. Notamment, en faisant de l’ombre de leurs ailes lorsqu’il volait sur le tapis. 9 Al-Kisā’ī, Qiṣaṣ al-anbiyā’, éd. M. Thackston, Chicago, 1997, p. 288-321. 10 Al-Tha‘labī, ‘Arā’is al-majālis fī qiṣaṣ al-anbiyā’ or Lifes of the Prophets, éd. W. M. Brinner, Leyde, 2002, p. 491-494, et sur Salomon, p. 486-548. 11 Sur ces objets magiques et leurs diverses traditions, voir A. Iafrate, The Wandering Throne of Solomon : Objects and Tales of Kingship in the Medieval Mediterranean, Leyde, 2015 ; Ead., The Long Life of Magical Objects : A Study in the Solomonic Tradition, University Park (Penns.), 2019.
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ciel et terre12, et auquel des pouvoirs importants sont attribués en raison du grand nom de Dieu qui y était gravé. Dès le ixe siècle, le sceau figure sur des supports variés, bois sculptés13, chartes magiques14, puis sur des bols à thériaque destinés à soigner les morsures de serpents, scorpions ou de canidés15 ; on le retrouve dans les arts du livre dans un compendium de magie saljoukide, le Daqā’iq al-Ḥaqā’iq, dans de nombreuses miniatures et au milieu d’écritures magiques16. Si le sceau est un puissant talisman, sa présence dans les miniatures ornées de démons17 du Livre des étrangetés ou Kitāb al-bulhān semble relever de la même intention, car les effigies ne sont pas commentées par l’auteur ; seul le nom des démons est mentionné en titre des peintures attribuées à l’époque jalayride par S. Carboni18. La présence du sceau est aussi notable sur les monnaies du règne de Saladin qui l’avait adopté à titre apotropaïque comme de nombreux autres guerriers à une époque où la contre-croisade avait atteint son point culminant19. Bien sûr, par son rôle protecteur, le sceau est souvent présent sur les tuniques magiques que les guerriers revêtaient20. Aussi n’est-il pas étonnant de le voir sur l’une des plus anciennes miniatures de Salomon, un lavis de couleur sans doute d’époque ilkhānide, où le roi, sous les traits d’un souverain mongol, peut-être Hūlāgū Khān, assis sur un trône porté par deux lions et surmonté d’un dais tenu par deux anges, brandit le sceau devant sa poitrine ;
12 R. Milstein, La Bible, p. 103-104. 13 Panneau de bois sculpté, ixe siècle, Irak, Bagdad, dim. 74,9 × 85,1 cm. https://www.metmuseum.org/toah/works-of-art/33.41.1a-e/. 14 Rouleau talismanique, Metropolitan Museum of Art, Gift of Nelly, Violet and Elie Abemayor, in memory of Michel Abemayor, 1978.546.32, xie siècle, Égypte, encre sur papier, dim. 23 × 8,4 cm. https://www.metmuseum.org/toah/works-of-art/1978.546.32/. 15 T. Canaan, « Arabic Magic Bowls », Journal of the Palestine Oriental Society, 16 (1936), p. 79-127 ; H. H. Spoer, « Arabic Magic Medicinal Bowls », Journal of the American Oriental Society, 58 (1938), p. 366-383 ; A. Von Gladiss, « Medizinische Schalen. Ein islamisches Heilverfahren und seine mittelalterlichen Hilfsmittel », Damaszener Mitteilungen, 11 (1999), p. 147-161. 16 Paris, BnF, ms. persan 174, Aksaray, avril 1272 et début mai 1273 (10 ramaḍān 670 H) pour le sultan saljoukide Ghiyāth al-Dīn Khusraw III ; voir M. Barrucand, « The Miniatures of The Daqâ’iq al-Haqâ’iq (Bibliothèque Nationale, Pers. 174), A Testimony of Medieval Anatolia », Islamic Art, IV (1990-1991), p. 113-142 ; F. Richard, Catalogues des manuscrits persans, anciens fonds, Paris, 1989, p. 193 et suiv. 17 Kitāb al-bulhān, Oxford, Bodleian Library, ms. Or. 133, xive siècle, le djinn Shamhūrash, fol. 32v. 18 S. Carboni, Il Kitâb al-bulhân di Oxford, Turin, 1988, pl. 20/30v, pl. 25/32v ; Id., « Jinn del Kitâb al-bulhân e la sienza talismanica nel mondo islamico », Annali di Ca’ Foscari, Serie orientale 17, XXV, 3 (1986), p. 97-108. 19 A. Zouache, « Guerre et culture dans l’Orient musulman médiéval. Astrologie et divination », dans Guerre et paix dans le Proche-Orient médiéval (xe-xve siècle), éd. M. Eychenne, S. Pradines et A. Zouache, Le Caire, 2019, p. 17-70. 20 H. Anetshofer, « The Hero Dons a Talismanic Shirt for Battle : Magical Objects Aiding the Warrior in a Turkish Epic Romance », Journal of Near Eastern Studies, 77/2 (2018), p. 175-193. Sur les tuniques magiques, voir les travaux de C. Hamès et A. Epelboin, « Trois vêtements talismaniques provenant du Sénégal (décharge de Dakar-Pikine) », Bulletin d’études orientales, 44 (1992) [Sciences occultes et Islam], p. 217-241.
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à sa gauche, le chef des démons Jālūt, et à droite le célèbre vizir Āṣaf ibn Barakhiyā21. Ici, on observe la représentation la plus classique de la majesté dans les arts sous les dynasties turco-mongoles telle qu’on peut l’observer sur divers supports ; mais brandir le sceau demeure l’apanage du seul Salomon22. Malheureusement, la fameuse bague marquée du sceau donnée par Dieu au roi après qu’Adam, selon al-Ṭabarī, ait dû l’abandonner au paradis lorsqu’il en fut chassé23, n’est jamais visible, à de rares manuscrits près, tel ce Dīwān de Ḥāfiẓ peint en Inde au xixe siècle24. Le dīwān de Salomon
Salomon eut donc la capacité de comprendre le langage des animaux, surtout de parler aux oiseaux, et de contrôler animaux sauvages, djinns et péris, en somme ceux qui allaient le servir en permanence sur terre comme dans les airs, dans sa fameuse cité de verre25. Les miniatures des cosmographies évoquent la relation de dépendance et d’obéissance des djinns à Salomon26, et c’est le plus souvent le chef des djinns qui est représenté agenouillé devant lui27. On voit également Salomon tenter de convertir
21 Le roi Salomon encadré par les anges, Istanbul, Album Hazine 2152, milieu du xiiie siècle, fol. 197r, illustration B. Farès, « Figures magiques », dans Aus der Welt der islamischen Kunst, Festchrift für E. Kühnel, Berlin, 1958, p. 153-162, fig. 2, et en couleurs dans M. Barry, L’art figuratif en islam médiéval et l’énigme de Behzâd de Hérât (1465-1535), Paris, 2004, p. 62. 22 On peut regarder les scènes de majesté de cette époque où les souverains brandissent soit des orbes, soit des coupes mais jamais d’hexagramme. L’une des premières occurrences du trône au lion est la statue du calife à l’entrée des bains du palais omeyyade de Khirbat al-Mafjar près de Jéricho ; voir R. W. Hamilton, Khirbat al-Mafjar, Oxford, 1957, pl. 52. Puis le thème du souverain assis sur deux lions apparaît dans des vaisselles en métal d’inspiration sassanide où un souverain portant une couronne ailée, jambes croisées, est assis sur deux lions ; on veut y voir le calife al-Ma’mūn et l’autre un sultan ghaznévide, illustration dans M. Barry, L’art figuratif, plats, Saint-Pétersbourg, Ermitage, Maḥmūd de Ghazna (?), xie siècle, p. 52, portrait de Ma’mūn (?), début du xie siècle, p. 53. Quant à la position assise, jambes croisées, tenant une coupe de vin ou un orbe, on l’observe dans les monnaies artoukides, voir E. Whelan, The Public Figure : Political Iconography in Medieval Mesopotamia, Londres, 2006, p. 147, monnaie de Fakhr al-Dīn Qara Arslān (1148-1174), un buste coiffé d’une sorte de bonnet, de trois-quarts face, tenant une épée courte dans la main gauche et un orbe dans la droite, ou encore dans le Livre de la Thériaque, Paris, BnF, ms. arabe 2964, fol. 27r, Mossoul (?), 1199. 23 Al-Tha‘labī, ‘Arā’is al-majālis, p. 301, la bague, autrefois celle d’Adam au paradis, lui permettrait de régner sur les djinns insoumis (rebellious), les oiseaux et les bêtes, les rois de la terre et ceux qui habitent les mers et les montagnes, ibidem, p. 516 ; al-Bal‘amī, Les prophètes, vol. 1, p. 301. 24 Ḥāfiẓ, Dīwān, Walters Art Museum, W.637, Cachemire, xixe siècle, en ligne : https://www.thedigitalwalters.org/Data/WaltersManuscripts/W637/data/W.637/sap/W637_000103_ sap.jpg. 25 Al-Ṭabarī, The Children of Israel, vol. 3, p. 154. 26 Londres, British Library, ms. Or. 14110, fol. 100r et 100v, ilkhanide, dans S. Carboni, The Wonders of Creation and the Singularities of Painting. A Study of the Ilkhanid London Qazvīnī, Édimbourg, 2015, p. 25 et 26, Pl. 2.2 et 2.3. 27 Al-Qazwīnī, ‘Ajā’ib al-makhlūqāt wa-gharā’ib al-mawjūdāt, ms. Paris, BnF, supplément persan 2051, fol. 211r, Shiraz, xve siècle.
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les djinns dans leur cité aérienne28, mais sans jamais voir ni le sceau, ni la bague, ni aucun des éléments tangibles de son pouvoir, hormis sa présence et sa parole efficace. L’image du dīwān de Salomon, sa cour composée de djinns et d’animaux, est l’une des plus célèbres de la miniature orientale, l’une des plus anciennes, et s’observe dans le frontispice du Yeni Cami 813, une cosmographie mongole d’al-Qazwīnī (m. 1283), conservée à la bibliothèque Süleymaniyye, datée du début du xive siècle, et que l’on retrouve tout au long de la période médiévale, puis sous les Safavides. Toutefois, les premières mises en scène de la cour de Salomon semblent être d’époque saljoukide. En effet, plusieurs miroirs magiques présentent une face gravée d’un souverain en majesté, assis sur trône, les pieds sur un lion, encadré par deux anges et brandissant un orbe ; il est encerclé par six personnages dont deux hybrides à tête d’animaux ; il s’agit de toute évidence de Salomon et sa cour29. Les miroirs en bronze mir’āt (pl. marā’ī) étaient des petits objets mobiliers d’inspiration chinoise souvent fabriqués en série à la fin du xiie et au début du xiiie siècle en Iran, en Asie centrale ou en Anatolie, et sans doute destinés à la toilette, mais ils se dotaient souvent et d’emblée d’une autre fonction : la protection de leur possesseur. Gravés de carrés magiques, de formules, de sceaux de Salomon, les plus répandus étaient décorés sur une face de harpies affrontées, de scènes de chasse, ou encore des planètes et du zodiaque30. Ces miroirs utilisent des motifs apotropaïques (harpies, sphinx), les astres évoquent la magie astrale, et le thème salomonien n’en est donc pas absent, puisqu’ils puisent visiblement à tous les registres de la magie proche-orientale. Les Saljoukides ont circulé sur une aire assez vaste de l’Asie centrale à l’Anatolie et emporté avec eux des traditions culturelles implantées localement. C’est donc là l’une des premières occurrences du roi magicien. Son origine n’est pas aisée à déterminer : existait-il une tradition en Asie centrale d’où viennent ces miroirs ? Où est-ce une adaptation des lapidaires et talismans proche-orientaux ? L’objet rappelle l’existence d’une autre représentation de Salomon, d’époque saljoukide, celle de Shamhūrash, démon de Jupiter dans le Daqā’iq al-Ḥaqā’iq (ms. Paris, BnF, persan 174), un compendium de magie d’époque saljoukide : il s’agit dans ce cas de la transposition d’une des amulettes du Testament de Salomon31. En effet, l’une de ses représentations les plus fréquentes dans les amulettes syro-mésopotamiennes en Orient depuis l’époque hellénistique est celle 28 Salomon parlant aux djinns habitant d’une ville dans la cosmographie du Louvre, un ange et démon (dīv) les regardent : cosmographie, Shiraz, xve siècle, Office des biens privés, A 4242, dans L’étrange et le merveilleux en terres d’islam, Paris, 1999, pl. 41, p. 62. 29 Miroir en bronze, époque saljoukide, Londres, British Museum, 1914,0513.2 : Middle Islamic. https://www.britishmuseum.org/research/collection_online/collection_object_details/ collection_image_gallery.aspx?assetId=1613295606&objectId=236020&partId=1 Voir aussi Lyon, Musée des arts décoratifs, inv. N.17 1213. 30 F. Madison et E. Savage-Smith, Science, Tools and Magic, The Nasser Khalili Collection of Islamic Art, Londres et Oxford, vol. XII, part one, éd. J. Raby, 1997, p. 124-132. 31 F. C. Conybeare, « The Testament of Salomon », The Jewish Quarterly Review, 11 (1898), p. 30 ; G. Schlumberger, « Amulettes byzantins anciennes, destinées à combattre le mal », Revue des Études Grecques, 5 (1892), p. 73-93 ; P. Perdrizet, « ‘Sphragis Solomônos’ », Revue des Études Grecques, 16 (1903), p. 42-61. Comme le souligne l’auteur, l’image de Salomon en cavalier, la tête nimbée comme
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sous l’apparence d’un tueur de démon féminin prédateur de nouveau-nés32. Cette amulette eut sans doute un succès important dans le monde est-anatolien car on en retrouve l’effigie sur l’avers d’une monnaie de la dynastie des Saljoukides, émirs de Tokat en Anatolie, celle de Muḥammad Manṣūr Kayqubādh, frappée entre 1211 et 1212, où un cavalier terrasse une créature hybride ailée33. La puissance magique de la figure salomonienne est ainsi rappelée par quelques objets courants, miroirs, monnaies, gravures du sceau, mais aux côtés des objets ; certains lieux emblématiques et monuments rappellent aussi la présence de Salomon. Lieux de mémoire
Le monument le plus emblématique du monde musulman est aujourd’hui encore le Dôme du Rocher à Jérusalem, bâti sur l’esplanade dite des mosquées, mais en réalité sur celle du Temple de Salomon. Le lieu ne fut certainement pas choisi au hasard : les Omeyyades en quête de légitimité et soucieux de s’affirmer comme les califes de la nouvelle religion avaient choisi avec l’alignement du Saint-Sépulcre, l’emplacement du Temple de Salomon qui abrita, vers 618, l’ascension nocturne du Prophète Muḥammad, et ce, pour montrer comment l’islam s’inscrivait dans une filiation monothéiste incontestable sur un lieu hautement symbolique34. Un autre pays est aussi gardien de la mémoire de Salomon : al-Andalus. En effet, une légende raconte que le conquérant de l’Espagne, Mūsā ibn Nuṣayr, se fit apporter des vases en or trouvés dans un lac, à l’intérieur desquels se trouvaient des génies rebelles emprisonnés par Salomon, qui s’enfuirent une fois les vases ouverts. C’est cette image qu’une cosmographie mongole de 1388 met en scène de façon surprenante35. La cité d’airain, qui se situerait dans le même pays, est un autre haut lieu de la mémoire salomonienne que les Mille et une nuits évoquent aussi. Elle est réputée impénétrable et dotée de murs inaccessibles, mais là encore le conquérant musulman de l’Espagne tenta d’y faire entrer des soldats qui se jetèrent du haut des murs, ayant
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celle d’un saint, est visiblement inspirée de la représentation de saints orientaux, tels saint Georges ou saint Sisinnios, un saint égyptien représenté de la même façon. Voir H. Gitler, « Four Magical and Christian Amulets », Liber Annuus, 40 (1990), p. 371-373. A. Caiozzo, « Autour de Salomon : remarques sur l’image d’un génie protecteur dans les manuscrits enluminés de l’Orient médiéval », dans Culture européenne et Kabbale, éd. Y. Dureau et M. Burgada, Paris, 2008, p. 49-72 ; Ead., « Anges gardiens et génies familiers dans les manuscrits enluminés de l’Orient médiéval », Anges gardiens et démons familiers de Socrate à Tintin, éd. J.-P. Boudet, P. Faure et C. Renoux, Rennes, 2011, p. 97-110. Coins Collection Exhibition, Yapi Kredi Sikke Koleksiyonu Sergileri, Istanbul, 1994, éd. Yapi Kredi Kültür Merkezi, vol. 2, p. 30, no 32. Sur le Dôme du Rocher, voir O. Grabar, « The Umayyad Dome of the Rock in Jerusalem », Ars Orientalis, 3 (1959), p. 33-62. Une représentation de David et Salomon lors du voyage nocturne du Prophète apparaît d’ailleurs dans le Mi‘rāj Nāma du ms. Paris, BnF, supplément turc 190, fol. 19v, copié à Hérat en 1436. Ṭūsī Salmānī, Cosmographie, ms. Paris, BnF, supplément persan 332, fol. 51v, Bagdad, 1388.
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perdu la raison en les franchissant. Le mythe de la cité d’airain36 (madīnat al-nuḥās) est évoqué par deux miniatures : l’une du Kitāb al-bulhān d’Oxford où l’on voit un voyageur devant de hautes murailles37 et l’autre de la cosmographie de même époque qui montre les archers d’airain en action38. Les thermes de Tibériade39, avec leurs sources curatives, appartiennent à ce circuit de sources naturelles comme ceux de Bethesda à Jérusalem, et rappellent les grottes où vivaient les djinns employés par Salomon, lieux obscurs comme le foyer sous hypocaustes où on les voit représentés dans le manuscrit Oriental 133 d’Oxford, seule occurrence médiévale de ce lieu fameux40. La présence d’eau – réservoirs, sources, bains – est donc liée à la légende salomonienne et on voit même les fameuses jarres remplies d’eau qui supportent le Temple (construit) sur les réservoirs dans certaines miniatures des Qiṣaṣ al-anbiyā’41. La légende de Salomon et les différents éléments dont elle se compose sont cependant évocateurs de certains traits appartenant aux mythes et légendes de l’Iran médiéval.
Construction de l’image salomonienne et mythes des premiers rois de Perse En effet, certaines caractéristiques des personnalités comme des règnes de trois souverains mythiques, Ṭaḥmūrath42, Jamshīd et Kay Kāwūs, sont assez troublantes et rappellent bien des aspects du mythe salomonien. Les chroniques arabes d’al-Ṭabarī43, al-Tha‘ālibī44 (m. 1038), ou la littérature perse des xe et xie siècles45 exposent d’ailleurs l’histoire des rois de Perse d’après les légendes et la littérature avestique.
36 A. Caiozzo, « L’esprit des lieux. Quelques observations sur la topographie des merveilles terrestres dans les manuscrits enluminés de l’Orient médiéval », Annales islamologiques, 51 (2017) [Merveilles, géographie et sciences naturelles au Proche-Orient médiéval, éd. J.-C. Ducène], p. 53-84. 37 Oxford, Bodleian Library, ms. Or. 133, fol. 45v. 38 R. R. Khawam, « Les statues animées dans les Mille et Une Nuits », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 30/5 (1975), p. 1084-1104. 39 Oxford, Bodleian Library, ms. Or. 133, fol. 32v. 40 P. P. Soucek, « Solomon’s Throne/Solomon’s Bath : Models or Metaphor ? », Ars orientalis, 23 (1993), p. 118-134. 41 Ms. New York, Spencer Library, persan 46, fol. 127v, et R. Milstein et al., Stories, fig. 23. 42 C’est E. Blochet, « Études sur le gnosticisme musulman », Rivista degli studi orientali, 2 (1909), p. 727-730, qui évoqua la genèse de Shamhūrash et son lien avec diverses figures proche-orientales mythiques. 43 Al-Ṭabarī, The Children of Israel, voir note 7. 44 Al-Tha‘ālibī, Histoire des rois des Perses, trad. H. Zotenberg, Paris, 1900, p. 9. 45 Firdawsī, au premier chef, dans son Shāh Nāma, voir J. Mohl, Shāh Nāma : Le Livre des rois de Abou’l Kasim Firdousi, trad. J. Mohl, Paris, 1876, rééd. bilingue 1976, ou en persan J. Khaleghi-Motlagh et M. Omīdsālār, Šāhnāmah/The Shahnameh (The Book of kings), Abū al-Qāsim Firdawsī, New York, 1997, 7 vol.
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Le roi Ṭaḥmūrath46 est, avec Jamshīd, l’un des premiers rois issus de la dynastie des Pishdadiens. Connu dans l’Avesta comme Tahma Urupi, il régna à la suite des descendants du géant primordial Gayūmarth sur toutes les créatures, hommes comme dīvs ou pairis (fées). Les dīvs sont considérés comme des démons, enfants d’Ahriman, l’esprit mauvais qui combat la Création et les humains dont il souhaite l’anéantissement47. Pour les soumettre, les rois de Perse possèdent différents procédés, la force qui leur vient de la gloire céleste48 octroyée par les cieux et leur donnant force et victoire au combat49, mais aussi des objets magiques50. D’après les légendes cette fois51, Ṭaḥmūrath possédait un anneau permettant d’assujettir les démons comme on le voit dans un manuscrit de 145152 et grâce auquel il put chevaucher Ahriman comme un coursier. Certes, l’anneau constitue aussi l’un des regalia donnés au roi de Perse lors de son avènement. D’après les mythes relatifs au second roi pishdadien, Yima ou Jamshīd53, ce dernier, le jour de son avènement, fut emporté dans les airs par les dīvs sur le mont Alburz où Dieu lui remit les insignes du pouvoir54. Ainsi, le trône transportable de la reine de Saba Bilqīs que l’on voit dans une miniature d’une cosmographie55, où l’asservissement des démons est identique (planche 28). Parmi ces insignes, un trône merveilleux qui avait la propriété de figurer le cosmos et tournait autour du roi, en somme le Takht-i Taqdīs que Khusraw Parvīz fera reconstruire plus tard et qui apparente le roi à un souverain cosmique56. Ce trône merveilleux qui n’est pas sans rappeler celui de Salomon, lui aussi animé d’automates gardiens, lions et aigles, fut détruit par Alexandre le Grand lors de sa conquête de la Perse.
46 A. Caiozzo, Le roi glorieux. Les imaginaires de la royauté d’après les enluminures du Shāh Nāma de Firdawsī aux époques timourides et turkmène, Paris, 2018, p. 44-45. 47 Sur les dīvs, voir P. Callieri, « In the Land of the Magi, Demons and Magic in the Everyday Life of Pre-Islamic Iran », Démons et merveilles d’Orient, Res Orientales, 13 (2001), p. 11-36, et A. Panaino, « A Few Remarks on the Zoroastrian Conception of the Status of Angra Mainyu and of the Daêvas », Res orientales, Démons et Merveilles d’Orient, p. 99-102. Dans le folklore : H. Massé, Croyances et Coutumes persanes, suivies de Contes et chansons populaires, Paris, 1938, vol. 2, p. 352-354. 48 Sur la gloire, G. Gnoli, art. « Farr(ah) », Encyclopaedia Iranica, online ; Id., « An Old Persian Farnah », Iranica Varia : Papers in honor of Professor Ehsan Yarshater, Leyde, 1990, p. 83-92. 49 Ṭaḥmurath combattant les dīvs, mss Oxford, Merton College, cod. Or. 19, fol. 1r, 1495 ; Madrid, Real Biblioteca, II.3218, fol. 15r, 1496. 50 A. Caiozzo, Le roi glorieux, p. 249-258. 51 Ibidem, p. 159, 251, 271. 52 Istanbul, Turk ve Islam Eserleri Müzesi, 1945, fol. 11v, Turkmène, 1451. 53 Sur Jamshīd, voir A. Caiozzo, Le roi glorieux, p. 46-55. 54 Jamshīd emporté dans les airs par les dīvs, mss Cambridge, Fitzwilliam Museum, 22.1948, fol. 11v, Shiraz, 1435 ; Téhéran, RAM, 1971, fol. 25r, Shiraz, 1449, ill. dans A. Caiozzo, Le roi glorieux, p. 49. 55 Bilqīs portée par un dīv, Ṭūsī Salmānī, ms. Paris, BnF, supplément persan 332, fol. 136v, Bagdad, 1388 ; F. Richard, Splendeurs persanes, Manuscrits du xiie au xvie siècle, exposition de la Bibliothèque nationale de France, Galerie Mazarine, 27 novembre 1997-1er mars 1998, Paris, 1997, p. 71. 56 Sur les trônes mobiles, voir A. Caiozzo, « Entre prouesse technique, cosmologie et magie, l’automate dans l’imaginaire de l’Orient médiéval », dans La fabrique du corps humain : la machine modèle du vivant, éd. A. Caiozzo et V. Adam, Grenoble, 2010, p. 43-79 (p. 65-66). Sur le roi cosmique : Ead., Réminiscences de la royauté cosmique dans les représentations de l’Orient médiéval, Le Caire, 2011.
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Toutefois, c’est dans le mythe du tapis volant que l’on retrouve certains éléments anciens57. Dans le Coran comme dans les chroniques arabo-musulmanes, Salomon est décrit comme le maître du vent. Il fait voler un tapis merveilleux qui tient davantage du château ambulant de Miyazaki que du tapis volant des Mille et une nuits. En effet, al-Tha‘labī, dans les Qiṣaṣ al-anbiyā’, décrit un tapis immense d’une parasange (5 km environ) qui aurait eu une plate-forme centrale où étaient installées 3000 chaises en or ! Al-Ṭabarī parle, lui, de palais de verre pour abriter les centaines d’épouses et de concubines du roi. En somme, une sorte de cour aérienne gigantesque où siégeait le roi dans le ciel58. Le verre, un des matériaux de ce trône merveilleux ou cité volante, évoque directement le char de cristal que Jamshīd aurait eu selon al-Ṭabarī59, et qui est aussi une des composantes du ciel pour les Zoroastriens et une matière que l’on retrouve dans de nombreuses légendes du monde iranien60. L’analogie avec Jamshīd va un peu plus loin : en effet, d’après le mythe, le roi créa un espace souterrain, le var, pour sauver les meilleurs des hommes du rétrécissement du monde et de ses crises et aléas61. Dans cette copie du monde réel, Jamshīd offrait aux hommes la possibilité de s’affranchir du temps, l’immortalité en somme, mais, pour cela, il adressa une prière à Vayu, le dieu du vent, pour qu’il puisse fixer le temps et ainsi le rendre éternel62. Or, le Coran précise bien que Salomon se faisait obéir du vent (Coran, XXI, 81 et XXXVIII, 35) et al-Kisā’ī précise que Dieu ordonna aux quatre vents de se présenter devant lui et de le servir63. Le pouvoir du vent est aussi de communiquer les nouvelles au roi, qui n’en est que plus puissant. Pourtant, en voulant tel Prométhée aider l’humanité, « les meilleurs des hommes », et les soustraire au plus grand des maux, la mort64, Jamshīd se rendit coupable d’hybris65, et l’on comprend mieux pourquoi un tel roi fut damné par la postérité, condamné à périr de mort infamante, scié en deux par le tyran Ḍaḥḥāk sans qu’une cause tangible autre que son orgueil ne soit invoquée ! Ce sort terrible, mais dont les raisons profondes sont tues tant par les chroniques arabes que par les
57 A. Iafrate, The Long Life of Magical Objects, p. 134-142. 58 Al-Tha‘labī, ‘Arā’is al-majālis, p. 391. 59 Al-Ṭabarī, The History of al-Ṭabarī, vol. 1, General Introduction and from the Creation to the Flood, trad. F. Rosenthal, New York, 1989, p. 350. 60 M. Boyce, History of Zoroastrianism, Leyde, 1975, I, p. 132. 61 Sur le var, P. Gignoux, « Vie et mort en Iran ancien », dans La mort, les morts dans les sociétés anciennes, éd. G. Gnoli et J.-P. Vernant, Cambridge, 1982, p. 349-354. 62 A. Tzatourian, Yima. Structure de la pense religieuse en Iran ancien, Paris, 2012, p. 156-165. Vayu, auquel Yima adresse des demandes, est la divinité protectrice de l’agriculture, des troupeaux ; il est situé hors du cycle naturel (mort, renaissance) qu’introduit Ahura Mazda et donc hors du temps et de la mort, de la maladie, pas de froid, pas de chaleur, et représente ainsi l’état statique et initial divin, c’est-à-dire l’immortalité. 63 Al-Kisā’ī, Qiṣaṣ al-anbiyā’, p. 301 ; al-Tha‘labī, ‘Arā’is al-majālis, p. 491, lui, précise juste son pouvoir sur le vent qui emporte le tapis dans les airs. 64 B. Lincoln, « The Lord of the Dead », History of Religions, 20/3 (1981), p. 224-241. 65 J. Kellens, « Yima, magicien entre les dieux et les hommes », dans Acta Iranica, vol. IX, Hommages et Opera Minor, Orientalia J. Duchesne-Guillemin, Emerito Oblata, Leyde, 1984, p. 267-282.
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épopées persanes, n’est pas sans rappeler la disgrâce divine temporaire de Salomon qui avait, lui, manqué de vigilance dans la direction de sa maisonnée. Un dernier point commun entre les deux figures est l’activité civilisatrice : Jamshīd est le père des arts, notamment du textile et de la forge66, qui fondent les sociétés humaines sédentaires, tout comme Salomon fut, lui, le bâtisseur du premier temple. Tous deux utilisent la force des dīvs à leur service pour extraire les pierres précieuses, le travail des mines sur terre comme dans les mers. Mais ce sont les Qiṣaṣ al-anbiyā’, au xvie siècle, qui évoquent par une scène de cour la construction du temple sans en montrer cependant le chantier67. Le dernier roi dont le règne présente quelques similitudes avec Salomon est Kay Kāwūs, le roi sorcier. En effet, ce roi, comme Georges Dumézil l’a expliqué68, était dans la lignée des premiers souverains, un roi magicien doté de puissants pouvoirs, entre autres celui de soigner. Kāwūs, bien mieux, avait construit des villes d’airain au sommet de l’Alburz, où les hommes vivaient éternellement jeunes, comme la cité d’airain où les humains ne pouvaient pénétrer… Pour récapituler les différents points de convergence – trône, anneau, cité d’airain, pouvoir sur le vent, pouvoir de magicien, bâtisseur, dompteur des dīvs/djinns –, que révèlent les légendes du monde iranien, les épopées ou le folklore entre les rois mythiques de l’Iran et Salomon, laissent supposer des interférences ou de lointains modèles dont la figure prophétique s’était imprégnée, peut-être lorsque les Juifs avaient subi l’exil de Babylone au viie siècle av. J.-C.
Salomon, les paradoxes d’une figure à l’époque moderne L’image de Salomon devient plus fréquente dans les corpus à peintures à partir du xvie siècle mais principalement dans les Qiṣaṣ al-anbiyā’ ou dans les frontispices des ouvrages de poésie. Alors que les enlumineurs privilégiaient, à l’époque médiévale, les scènes de conseil où Salomon dialoguait avec son vizir et les djinns, les « Histoires des prophètes » dévoilent une image plus complexe, celle d’un homme exceptionnel, unique certes par la sagesse et les pouvoirs de magie que Dieu lui a octroyés, mais aussi un homme faillible dont l’orgueil est le principal défaut. La sagesse d’un roi
Les représentations des Qiṣaṣ al-anbiyā’ insistent sur la sagesse du roi, dépassant déjà enfant celle de David, son père, qui le sollicitait pour rendre des jugements avec 66 Firdawsī, Shāh Nāma, mss Téhéran, Gulistan Palace Museum, 716, fol. 31r, Hérat, 1430 ; Oxford, Bodleian Library, Ouseley Add. 176, fol. 22r, Shiraz, 1430 ; Saint-Pétersbourg, Dorn 332, fol. 6r, Shiraz, 1460. 67 Qiṣaṣ al-anbiyā’, Le temple achevé, mss Istanbul, TSM, B. 249, fol. 139v, dans Stories, Pl. 30 et TSM, B. 250, fol. 190r ; New York Public Library, Spencer Collection, Persian 46, fol. 147v ; Dublin, Chester Beatty Library, Pers. 231, fol. 191v. 68 G. Dumézil, Mythes et épopée, Paris, 1986, vol. 2, p. 160-270.
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lui69, voire à sa place ; mieux, l’enfant, doté d’une grande maturité, reproche à son père ses écarts de conduite (planche 29)70. La sagesse est valorisée dans tous les miroirs au prince comme l’une des qualités principales du souverain, qui rend la justice et maintient l’ordre dans la société, un trait qui entre en résonnance avec les prérogatives des chefs politiques du monde musulman qui, comme les califes avant eux, sont les garants de l’application de la sharī‘a, la loi coranique. Mais, c’est lorsqu’il devint roi que Salomon exerça véritablement son pouvoir de justice sur tous les êtres, dont les animaux. La scène la plus fameuse mise en peinture demeure bien sûr le jugement de la huppe. Cette dernière, alors que le roi voyageait sur son tapis-palais volant, fut sollicitée par le roi pour aller chercher un point d’eau. Mais cette dernière restait introuvable car elle avait été invitée par des congénères à voir la cour d’une puissante reine dotée de grandes richesses, et qui adorait d’autres dieux. Ignorant ce que faisait la huppe, Salomon, entouré de l’ange et du chef des djinns, promit de la châtier durement en la plumant intégralement si elle n’avait pas d’excuse valable71. À son retour, la huppe révéla l’existence de la reine de Saba et de ses fastes, piquant la curiosité du roi. Le mariage du plus puissant de tous les magiciens avec une puissante reine des fées
Apprenant l’existence de cette puissante reine, qui plus est magicienne, dotée elle aussi d’un magnifique trône, Salomon lui envoya, par l’entremise de la huppe, une lettre à laquelle elle répondit par des présents : une brique d’or et d’argent et une boîte contenant un rubis non percé72. Salomon souhaita voir immédiatement cette reine : c’est alors que, pour contrer la magie du ‘ifrīt Ṣakhr, le vizir Āṣaf qui connaissait lui aussi le grand nom de Dieu73, fut plus prompt qu’un clignement d’œil du roi, et la fit apparaître sur son trône porté par un djinn, une scène bien retranscrite visuellement74. Toutefois, si le roi est fasciné par sa beauté, les djinns l’ont averti que la reine avait des jambes poilues très laides ; pour s’en assurer, Salomon fit fabriquer un palais dont le sol carrelé de pavé de verre ressemblait à de l’eau et où l’on voyait des créatures aquatiques se mouvoir75. Croyant se mouiller les jambes, la reine leva sa robe et découvrit ses jambes poilues (planche 30)76. L’une des plus belles miniatures
69 Al-Ṭabarī, The Children of Israel, p. 152. 70 David et Salomon, Qiṣaṣ al-anbiyā’, ms. Paris, BnF, supplément persan 1313, fol. 117v. 71 Al-Ṭabarī, The Children of Israel, p. 158 ; al-Qazwīnī, ‘Ajā’ib al-makhlūqāt, ms. Paris, BnF, supplément persan 2051, fol. 210v, Shiraz, vers 1480. 72 Al-Ṭabarī, The Children of Israel, p. 159. 73 Al-Bal‘amī, Chronique, p. 17-18, et al-Ṭabarī, The Children of Israel, vol. 3, p. 160-161. 74 Ms. Paris, BnF, sup. persan 332, fol 136v, et Tengour, L’Arabie des djinns, p. 224-227. 75 Al-Ṭabarī, The Children of Israel, vol. 3, p. 162. 76 Voir le très bel article de F. A. Pinnacchietti, « La reine de Saba, le Pavé de cristal et le Tronc flottant », Arabica, 49/1 (2002), p. 1-26.
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relatant cet épisode est l’illustration de l’Histoire universelle d’al-Bal‘amī77. Au xvie siècle, la scène fut abondamment illustrée78. La légende dit que pour que la reine puisse se débarrasser de ces poils inélégants, les djinns proposèrent le rasoir puis la pâte à épiler qui fut inventée pour elle79. Pourtant, la légende des poils n’est pas glosée comme elle aurait dû l’être pour rappeler que la reine était un être intermédiaire à demi-jinniyya et qui, comme ses congénères, avait des jambes recouvertes de poils de chèvre et des pieds en forme de sabots. Par la suite, selon certaines versions, la reine aurait vécu sept années auprès du roi avant de mourir ; il l’aurait alors fait enterrer à Palmyre80. Selon d’autres versions, Salomon renvoya la reine au Yémen en fidèle vassale, et lui fit épouser un chef recommandé par Zawba‘a, le roi des djinns du Yémen. L’histoire de Bilqīs met en évidence les liens entre Salomon et le peuple des djinns, y compris matrimoniaux, comme cela était envisageable dans le monde musulman81, mais surtout la toute-puissance de la magie du roi et de son vizir comparée à celle des djinns qui le servait, voire à celle de la reine des fées elle-même. Le mariage d’un roi avec une reine des fées demeure d’ailleurs un poncif des légendes et des contes d’Orient, comme on le retrouve chez le poète Niẓāmī82 ou encore dans l’Iskandar Nāma83. Humain trop humain : l’hybris du roi et les leçons de l’existence
L’image de Salomon, roi juste et puissant, est également atténuée par quelques anecdotes qui démontrent sa faiblesse et sa vulnérabilité. Ce sont les Qiṣaṣ al-anbiyā’ qui là encore insistent sur la sagesse des animaux confrontés à certaines initiatives du roi. La reine des fourmis, Watkam, fait, par exemple, rentrer les siens au passage de Salomon et de son armée pour éviter qu’ils ne soient tous écrasés84. Un autre jour, Salomon, pour démontrer sa puissance et sa richesse, voulut nourrir tous les animaux, y compris les poissons. Mais un gros poisson sortit alors de l’eau et mangea toute la nourriture offerte par le roi en lui disant que ce don était vain car Dieu pourvoyait déjà au bien-être de ses créatures (planche 31)85.
77 Ms. Washington, Freer Gallery of Art, al-Bal‘amī, Tārīkh Nāma, F1959/16/79, début xive siècle. 78 Ḥusayn Gazurgāhī, Majālis al-‘ushshāq, mss Paris, sup. persan 1150, fol. 169r, Bilqīs montrant ses jambes à Salomon et Majālis al-‘ushshaq, Oxford, Bodleian Library, Ouseley Add. 24959, fol. 127v, 1552, et Istanbul, TSL, H. 829, fol. 134v, vers 1580, dans L. Uluc, Turkman Governors, Shiraz Artisans and Ottoman Collectors : Sixteenth-Century Shiraz Manuscripts, Istanbul, 2006, fig. 134-135, p. 190. 79 Al-Ṭabarī, The Children of Israel, vol. 3, p. 163. 80 Al-Kisā’ī, Qiṣaṣ al-anbiyā’, p. 317. 81 P. Lory, « Esprits terrestres (djinns) et relations sexuelles en islam traditionnel », De Socrate à Tintin, p. 93-104. 82 Voir une illustration de la reine des fées recevant un voyageur dans l’anthologie d’Iskandar Sulṭān, ms. Londres, British Library, Add. 27261, fol. 159v, Shiraz, 1411. 83 La reine des fées, Iskandarnamah, A Persian Medieval Alexander-Romance, trad. M. Southgate, New York, 1978, p. 76-99. 84 Al-Ṭabarī, The Children of Israel, vol. 3, p. 164 ; al-Kisā’ī, Qiṣaṣ al-anbiyā’, p. 307. 85 Le poisson parle à Salomon, ms. Paris, BnF, Persan 54, fol. 131v.
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Un autre incident marque la légende salomonienne, la perte de l’anneau causée par une négligence domestique : l’idolâtrie d’une nouvelle épouse86. Cette dernière fut ramenée d’une campagne militaire mais elle prétendit que son père lui manquait et qu’elle voulait avoir, pour apaiser son chagrin, un portrait de lui. Le roi acquiesça et le fit fabriquer visiblement par les djinns. Or, il s’avéra que le fameux portrait était celui d’une idole adorée par la reine, introduisant donc une abomination dans la maison du roi87. Bien que le portrait fût détruit (planche 32) et la femme punie, Salomon perdit pendant quelque temps l’objet le plus précieux donné par les cieux : l’anneau. En effet, à la suite d’un subterfuge de Ṣakhr, le démon qui prit son apparence, l’anneau lui fut dérobé. Le démon régna quarante jours mais le sage vizir entreprit de le chasser en faisant réciter le Pentateuque dans le palais ; le démon s’enfuit, jetant l’anneau dans la mer où il fut gobé par un poisson. Pendant ce temps, le roi chassé de sa demeure fut contraint, selon les versions, de travailler comme pêcheur, recevant deux poissons pour subsister chaque jour, ou de mendier ; un jour, à l’intérieur de l’un des poissons qui devait lui être servi comme dîner, il retrouva l’anneau : sa pénitence avait pris fin88. Salomon est certes puissant mais il n’est pas immortel et cela lui est rappelé très tôt, notamment par la mort d’un de ses enfants89 et par la présence à la cour de la mort elle-même qui vient chercher un de ses courtisans90. Ces deux scènes sont peintes dans la cosmographie d’al-Ṭūsī Salmānī (xiie siècle) pour insister sur le pouvoir incommensurable de l’ange de la mort, sur lequel le roi n’avait aucune prise. Voulant être le plus grand roi du monde, Salomon visitait ses épouses pour en avoir une nombreuse descendance ; le seul enfant qu’il conçut était malencontreusement malade et eut une faible longévité. Les Qiṣaṣ al-anbiyā’ insistent enfin sur un dernier épisode, celui de sa mort, image même de l’humilité et de la soumission à Dieu. En effet, alors qu’un caroubier poussait dans le temple en construction, le roi en fit un bâton sur lequel il s’appuya à proximité du Saint du Saint, entrant en prière jusqu’à ce que la mort le saisisse. Pendant ce temps, l’espace de toute une année, les djinns furent intrigués de ne plus le voir ressortir ; toutefois, craignant sa colère, ils n’osaient entrer dans le sanctuaire qui leur était interdit et ils achevèrent ainsi la construction du Temple. L’un d’eux finit par désobéir et découvrit le roi appuyé contre le minsa’a (bâton) qu’un termite achevait de ronger : en calculant le temps mis par l’insecte pour en venir à bout, il se rendit compte que le roi était mort depuis une bonne année91. Les images de Salomon offertes par les « Histoires des Prophètes » sont paradoxales : elles glorifient le roi en majesté et sa cour de djinns et d’animaux, sa mission de bâtisseur du Temple, mais elles insistent aussi sur la relativité de sa sagesse et de sa puissance, et rappellent enfin que bien que roi et prophète, Salomon ne fut qu’un homme soumis aux lois de sa condition : la mort. 86 Al-Bal‘amī, Chronique, p. 24-25. 87 Al-Ṭabarī, The Children of Israel, vol. 3, p. 167-168. 88 Ibidem, p. 172. 89 Ṭūṣī Salmānī, Cosmographie, ms. Paris, supplément persan 332, fol. 165v, Bagdad, 1388. 90 Ibidem, fol. 16v. 91 Al-Ṭabarī, The Children of Israel, vol. 3, p. 174.
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Consécration safavide d’un prophète ou fait circonstanciel ? Dans sa magistrale étude sur la peinture à Shiraz, Lâle Uluc analyse les nombreux frontispices des différents corpus, dédiés à Salomon et à Bilqīs à partir du xvie siècle, un thème qui triomphe dans la peinture persane sous les Safavides92. La relation entre le mythe de Salomon et la Perse, comme nous l’avons vu, est ancienne, et un certain nombre de lieux de mémoire portent d’ailleurs le nom de Salomon : la région du lac de Tshest, lieu d’installation d’un des feux sacrés les plus anciens du monde zoroastrien, se nomme Takht-i Suleymān, ou « Trône de Salomon », comme l’avait bien montré Ernst Herzfeld93. On lui impute la construction du Takht-e Jamshīd, ruines de la ville de Persépolis, et la tombe de Cyrus se nomme mādar-e Suleymān, ou « tombe de la mère de Salomon ». Mais sans conteste c’est la ville de Shiraz dans le Fars qui occupe la principale place mémorielle en étant surnommée Dār al-mulk-i Suleymāni. La légende s’amplifia progressivement entre les Salghūrides du Fars (1148-1282) et les Turkmènes Aq-qoyunlu (1467-1508) qui prirent la titulature Vāris-i mulk-i Sulaymān ou « héritiers du roi Salomon ». Ces derniers princes, après avoir remplacé les Timourides, prirent appui sur la légende du fondateur de Shiraz pour asseoir leur légitimité. Aussi, au xvie siècle, la plupart des grands corpus de poésie (Majālis al-‘ushshāq de Gāzurgāhī, m. 1524 ; Khamsa de Niẓāmī), comme d’épopée (le Shāh Nāma de Firdawsī, m. 1020), voire même les cosmographies d’al-Qazwīnī, se dotent de frontispices dits « shīrāzī », où le thème principal est le couple Salomon/Bilqīs. Les plus anciens de ces frontispices qui honorent le couple datent des Turkmènes Aq-qoyunlu94. Celui qui fit le lien entre son règne et Salomon fut le prince Aq-qoyunlu Khalīl ibn Uzun Ḥasan (m. 1478), promoteur du titre de mulk-i Sulaymān. Les scènes de majesté se répartissent entre trois types d’occurrences : – Salomon et Bilqīs siégeant sur le même trône ou sous le même kiosque, entourés des hommes et des animaux95 ; – Salomon et Bilqīs siégeant séparément sur deux folios en vis-à-vis96 ; – Salomon ou Bilqīs siégeant seul(e), mais il s’agirait la plupart du temps de folios perdus omettant l’un des deux personnages. À l’époque tardive safavide, le couple est représenté après avoir eu un enfant97. 92 L. Uluc, Turkmen Governors. 93 E. Herzfeld, Der Thron des Khosró: quellenkritische und ikonographische Studien über Grenzgebiete der Kunstgeschichte des Morgen- und Abendlandes, Berlin, 1920. 94 L. Uluc, Turkmen Governors, p. 292 ; Firdawsī, Shāh Nāma, mss Istanbul, TSL, H. 1507, fol. 12v-13r, vers 1495 ; Niẓāmī, Khamsa, Istanbul, TSM, H 768, 1485 ; Oxford, Bodleian Library, Elliot 194, 1480. On trouve également des copies du Dīwān de Shīr ‘Alī Nawā’ī avec des frontispices de ce type. 95 Ms. Istanbul, TSL, H. 1507, fol. 12v-13r, 1495, illustrations dans Uluc, Turkmen, p. 227. 96 Mss Istanbul, TSL, H. 683, fol. 1v-2r, 1525 ; Firdawsī, Shāh Nāma, Paris, BnF, supplément persan 490, fol. 1v ; Id., Shāh Nāma, H 1475, fol. 1v-2r, 1580 ; Jāmī, Subhat al-abrār (« Rosaire du dévot »), Istanbul, TSL, H 898, fol. 1v-2r, 1570-1575 ; Khamsa, Istanbul, TSL, H. 3559, fol. 1v-2r, 1580-1585, ill. dans L. Uluc, Turkmen, p. 294-295, p. 192-195, p. 296-297. 97 Mss Istanbul, TSL, R. 1963, fol. 1v-2r, 1585 ; Firdawsī, Shāh Nāma, TSM, Hazine 1475, vers 1580.
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Les Safavides et la royauté prophétique
Certes, les corpus poétiques ont plébiscité l’image de Salomon en majesté dans une position particulière, le frontispice qui introduit, en somme, une sorte d’idéal de la royauté pour les Safavides : celle d’un souverain élu, doté par Dieu de certains pouvoirs et dont la sagesse est devenue proverbiale. La royauté charismatique est donc le modèle privilégié des Safavides puisque fondatrice de leur légitimité par l’entremise du Shaykh Ṣafī (m. 1334). Cette marque divine est également présente dans la représentation de Salomon qui porte une aura en forme de flamme, autrefois réservée au dieu du pacte, du contrat, en somme de la justice, Mithra. Les Histoires de prophètes valorisent cette image où Salomon trône entouré des animaux, de la huppe, du chef des dīvs et de son vizir. Toutefois, un autre prophète est représenté ou non98 avec son épouse Ève, dans une étroite analogie visuelle99 et formant ainsi une sorte de miroir du premier homme ou du couple primordial mais inversé : les uns sont dans le paradis d’Éden, les autres sur terre, les uns sont encore immortels, les autres, faillibles et mortels. Salomon et Bilqīs symbolisent donc le devenir de l’homme après la chute, où la perfection ne peut être atteinte que par le statut d’élu de Dieu, de prophète, de roi inspiré, en somme, le modèle proposé par la royauté même des Safavides. Salomon et la magie au xvie siècle
Avec les Safavides, de nouvelles pratiques culturelles et religieuses apparaissent, notamment celles de consulter régulièrement des sortes d’oracles, les manuscrits de Fāl Nāma. Ces ouvrages particulièrement somptueux offrent des tableaux divinatoires assortis d’un présage ; on peut y observer la figure des prophètes de l’Ancien Testament, entre autres100. Salomon y figure de façon très parcimonieuse, aux côtés de Bilqīs dans le présage intitulé l’« Assemblée paradisiaque » (majlis-i beheshtī101), un présage très favorable. Elle reproduit un thème édénique, le paradis retrouvé par la royauté parfaite, celle guidée par Dieu.
Conclusion La figure de Salomon connut une destinée particulière dans le monde musulman et notamment en Iran médiéval et moderne. Salomon y est devenu le plus populaire 98 Par exemple, voir les scènes de majesté Adam/Salomon dans Qiṣaṣ al-anbiyā’, Paris, BnF, supplément persan 1313, fol. 6v et 122v, Qazwin, 1581. Voir F. Richard, Splendeurs, p. 180. 99 Qiṣaṣ al-anbiyā’, ms. Paris, BnF, persan 54, fol. 6r et 138r, Qazwin, 1595 ; voir F. Richard, Splendeurs, p. 176. 100 Fāl nāma : Falnama, The Book of Omens, éd. M. Farhad et S. Baǧci, Washington-Londres, 2009. 101 Ms. Istanbul, TSM, Hazine 1703, vers 1580, fol. 8v, Iran safavide, le sort rendu : l’Assemblée paradisiaque dans Falnama, TSM, H 1703, no 20, p. 114-115.
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de tous les prophètes bibliques, à la fois par les qualités que la Bible et le Coran lui reconnaissent mais aussi parce qu’il apparaît comme le modèle idéal pour un nouveau régime politico-religieux. Dans le même temps, alors que les sultans ottomans confortaient leur pouvoir vis-à-vis des Safavides, leurs rivaux, la figure de Salomon fut introduite et des manuscrits exposant Salomon en majesté firent leur entrée dans la peinture ottomane pour honorer le sultan éponyme, Soliman le Magnifique102. Un très beau Sulaymān Nāma fut par exemple réalisé pour son petit-fils103… Mais la fascination des dynastes orientaux pour Salomon perdura : à leur tour, Qajars et Moghols, comme le dit Priscilla Soucek, aimaient aussi se comparer au très sage roi104.
102 R. Milstein, « King Solomon or Sultan Süleyman ? », dans The Ottoman Middle East : Studies in Honor of Amnon Cohen, éd. E. Ginio et E. Podeh, Leyde, 2013, p. 13-24. 103 Sur cette œuvre littéraire, voir F. Sinem Eryılmaz, « The Sulaiman-nama (Süleyman-name) as an Historical Source », dans Shahnama Studies III, Leyde, 2017, p. 173-198. 104 P. P. Soucek, « Solomon’s Throne/Solomon’s Bath », p. 119-120 ; E. Kock, « The Mughal Audience Hall : A Solomonic Revival of Persepolis in the Form of a Mosque », dans Royal Courts in Dynastic States and Empires, Leyde, 2011, p. 313-338.
Épilogue
hugues berton et c hristelle imbert
Salomon, figure tutélaire des compagnonnages et de la franc-maçonnerie (xviie-xixe siècle)*
En préambule, gardons-nous de toute confusion entre franc-maçonnerie et compagnonnage. Compagnonnage et franc-maçonnerie forment deux mouvements distincts, qui se sont développés en parallèle. Ils ont été influencés au cours de leur histoire par les structures sociales existantes, puisant dans des substrats culturels communs, pour se singulariser chacun de leur côté dans des formes spécifiques. Comme nous le verrons, des échanges directs d’influences ont eu cependant lieu à la fin du xviiie siècle et ce jusqu’à nos jours.
Salomon dans les compagnonnages Les compagnonnages français font actuellement référence à trois maîtres fondateurs : le roi Salomon, maître Jacques et le père Soubise. Leur légendaire apparaît pour la première fois dans le Livre du compagnonnage rédigé par Agricol Perdiguier en 1839 : ayant appris que Salomon avait fait appel à tous les hommes célèbres, Jacques, né en Gaule, tailleur de pierre de son état, et Soubise, charpentier, se rendirent à Jérusalem et travaillèrent sous les ordres du roi sur le chantier du Temple, où ils furent reçus maîtres. Désirant retourner dans leur patrie, ils quittèrent Salomon, comblés de bienfaits. Ils se rendirent ensuite dans les Gaules, Maître Jacques débarquant à Marseille et Maître Soubise à Bordeaux. Trahi par un de ses treize compagnons, Maître Jacques fut assassiné par cinq des disciples de Soubise1. Afin de comprendre l’arrivée tardive de la légende de Salomon dans les compagnonnages, il convient de se pencher sur leurs origines. Dès le ixe siècle, les confréries de métiers, probablement d’origine romaine, sont attestées en France et se structurent. Elles regroupent dans un cadre religieux des
* Pour une bibliographie détaillée, nous renvoyons les lecteurs à notre ouvrage : H. Berton et Chr. Imbert, Les Enfants de Salomon, approches historiques et rituelles sur les compagnonnages et la franc-maçonnerie, Paris, 2015. 1 Le texte de Perdiguier sur Salomon et Maître Jacques, d’après l’édition de 1757 de son Livre du compagnonnage, est réédité en annexe de notre livre, ibidem, p. 737-744. Le roi Salomon au Moyen Âge : Savoirs et représentations, éd. par Jean-Patrice Boudet, Jean-Charles Coulon, Philippe Faure et Julien Véronèse, Turnhout, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 22), p. 247-262 © BREPOLS PUBLISHERS DOI 10.1484/M.BHCMA-EB.5.129005
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hommes et des femmes liés par la pratique d’un métier, qui s’exercent ensemble à des pratiques spirituelles de dévotion, et se doivent une entraide mutuelle. Placées sous la protection d’un saint patron, les confréries participent activement aux drames liturgiques et aux mystères médiévaux. Au xiiie siècle, le roi Louis IX demande au prévôt de Paris, Étienne Boileau, de rédiger des règlements d’organisation des métiers. Le Livre des métiers, composé en 1268, fournit des coutumes et usages des communautés rassemblant ouvriers et maîtres bourgeois dans le cadre des institutions municipales. Ces statuts servirent de modèles aux règlements qui s’élaborèrent ultérieurement sur toutes les terres du royaume. Parallèlement, chaque communauté de métier reste reliée à une confrérie. Dans la pratique, il y a d’un côté les confréries où apprentis, compagnons et maîtres se côtoient de manière égalitaire, et de l’autre, les communautés de métier où il existe une stricte hiérarchie dominée par les maîtres qui disposent de tout pouvoir sur leurs subordonnés. Dans les confréries, d’innombrables conflits vont voir le jour. En effet, les compagnons valets, fort maltraités dans l’organisation de la communauté de métiers par les maîtres et souvent incapables de réunir l’argent pour accéder à la maîtrise, se retrouvent avec eux dans la confrérie où ils portent tous le doux nom de confrères et de compagnons. À partir du xvie siècle, les revendications sociales et économiques des ouvriers compagnons portent principalement sur les salaires, les conditions de travail, la quasi-impossibilité de devenir maître et d’ouvrir boutique. Ils revendiquent bientôt de pouvoir former leur propre confrérie, indépendante de celle des maîtres : nous assistons ici à la naissance des compagnonnages. Rapidement, les pouvoirs civil et religieux portent un regard suspicieux sur ces confréries de métiers qui se veulent indépendantes, se réclament du Devoir, pratiquent des rites secrets jugés blasphématoires, prêtent un serment qui les fédère, se livrent à des rixes ; ils tentent à de nombreuses reprises de limiter leurs activités, voire de les interdire. Les rites pratiqués ne sont autres que la transposition du jeu de mystères médiévaux, en particulier celui de la Passion du Christ, auquel l’impétrant s’identifie lors de sa réception. La condamnation de la Sorbonne en 1655 détermina sans doute un changement dans les rituels, tout en conservant la transposition des mystères dans le cadre du métier2. Il semble que le personnage de Maître Jacques fut alors substitué à celui du Christ par des compagnons soucieux d’assurer la perpétuation d’une transmission de pratiques rituelles. Au xviiie siècle, ce personnage semble être assimilé avec les apôtres Jacques le Majeur et Jacques le Mineur. La première mention connue de Maître Jacques, associé au Devoir dont se réclament les compagnons, apparaît en 1707. Le Père Soubise, quant à lui, est mentionné pour
2 Cette condamnation est rééditée en annexe de notre ouvrage, ibidem, p. 686-691.
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la première fois en 17923. Son inspirateur pourrait être Charles de Rohan, prince de Soubise, maréchal de France (1715-1787). Et Salomon ?
Les rites compagnonniques faisant intervenir le roi Salomon et Hiram n’apparaissent que tardivement, au mieux à la fin du xviiie siècle, sous l’influence des rituels de la franc-maçonnerie. En effet, à partir de la seconde moitié du xviiie siècle, les sociétés compagnonniques ont connaissance des sociétés maçonniques françaises, alors en plein essor. Les divulgations imprimées de rituels maçonniques font connaître au grand public les mythes fondateurs tels que la construction du temple de Salomon, le rôle de l’architecte Hiram, assassiné par trois compagnons félons, ainsi que la structure des formes rituelles pratiquées dans les loges maçonniques. Ceci a pu contribuer à un questionnement sur l’origine de ces sociétés et sur le rapport pouvant exister entre elles, et permettre aux compagnons de se doter d’origines ancestrales prestigieuses, d’ouvrir à des non catholiques l’accès aux compagnonnages tout en conservant de fortes références bibliques, puisque Salomon est bien évidemment le roi d’Israël, fils de David, qui aurait reçu, selon la Bible, la Sagesse d’Elohîm et construit une maison pour le nom de IHVH, le premier Temple, à Jérusalem. D’autre part, certains compagnons remerciés, ayant ouvert boutique, ou encore devenus architectes, entrepreneurs, sont recrutés en loge, et ont été mis à contribution dans l’élaboration et l’évolution des rituels compagnonniques au xixe siècle, du fait de leur double appartenance. Salomon est associé au Devoir de Liberté, qui se développe à la fin du xviiie siècle, en réaction contre les sociétés dites du Devoir. Le Devoir de Liberté comprend initialement les compagnons menuisiers et serruriers dits Gavots, les compagnons tailleurs de pierre Étrangers ou Loups. Les Charpentiers Indiens, ou Renards de Liberté, issus d’une scission des Compagnons Passants Charpentiers du Devoir, dits Enfants de Salomon, font remonter leur fondation au 16 floréal an XII (6 mai 1804). Ils adjoignent aux grades de Compagnons reçus et Compagnons finis celui de Compagnons initiés, sous l’influence d’un compagnon initié à la Franc-maçonnerie. Plus tardivement encore, d’autres corps de métiers les rejoignent. Les rituels du Devoir de Liberté s’articulent autour de Salomon et d’Hiram. Le rituel de réception des compagnons menuisiers et serruriers (Gavots) du Devoir de Liberté (ca. 1805) précise que le « Devoir de Liberté [fut] fondé par le grand roi Salomon, lorsqu’il fit bâtir le magnifique temple de Jérusalem ». Le roi Salomon et son architecte Hiram dirigent les travaux. À cette époque, apparaît la légende des tours de la cathédrale d’Orléans, dont la construction en 1401 aurait engendré la scission entre les compagnons restés fidèles au Devoir rangés sous les bannières catholiques de Jacques Moler, supposé architecte, et du Père Soubise, et d’autre
3 Compte-rendu des événements survenus à Chartres (séance du 3 décembre 1792 du Club des Jacobins à Paris).
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part les compagnons qui vont se ranger sous la bannière du roi Salomon, quitter le chantier et créer le Devoir de Liberté, qui n’impose aucune religion à ses membres. En août 1940, le gouvernement de l’État français promulgue une loi portant interdiction des associations secrètes. Les associations compagnonniques sont assimilées à la franc-maçonnerie et se trouvent en situation précaire. En septembre de la même année, le compagnon tailleur de pierre du Devoir, Jean Bernard4, obtient une entrevue avec le maréchal Pétain. Il accuse la franc-maçonnerie d’avoir emprunté au compagnonnage ses rites et ses symboles, d’avoir noyauté les associations compagnonniques, et expose à Pétain ses idées de rénovation du compagnonnage. Ses arguments s’inscrivent parfaitement dans la doctrine de Vichy, Travail, Famille, Patrie. En mars 1941, le maréchal Pétain autorise les Compagnons du Devoir à se regrouper sous certaines conditions. Il désigne l’abbé Rambaud, docteur en théologie, comme conseiller aux règles en mai 1941. Il s’agit « de retremper les règles à leurs sources primitives et de les ramener à leur sens originel ». Sous son contrôle, les rituels sont donc revus et expurgés « de tout ce qui peut sembler une parodie religieuse, ainsi que celle du serment de vengeance sur le squelette présumé d’Hiram », autrement dit de toute référence « judéo-maçonnique ». On conserve cependant le récit de la construction du temple de Salomon. Car le Temple devient une préfiguration de la cathédrale et de l’avènement du christianisme. Et Salomon reste modèle de sagesse, ainsi qu’il est dit dans un rituel de réception de l’Association Ouvrière des Compagnons du Devoir et du Tour de France : Mon Pays, construire à l’image du temple de Salomon, c’est faire œuvre non seulement de science et de technique mais aussi de sagesse. Voici donc qu’il vous appartient d’être plus qu’un ouvrier, d’être un sage. Le compagnon qui a achevé son chef-d’œuvre, connaît le repos du sage, dans la joie d’une œuvre que son esprit contemple sans lassitude, dans la lumière du bien auquel il a voué son travail5.
Salomon chez les bâtisseurs opératifs Il y a bien sûr de nombreuses représentations médiévales du roi Salomon en sculpture, vitrail…, mais pas tellement plus que des représentations d’autres rois de l’Ancien Testament. Le problème des légendes relatives à Salomon chez les constructeurs opératifs n’est donc pas combien elles sont anciennes, mais combien elles sont récentes… Les Old Charges anglais
Les Anciens Devoirs des maçons anglais ou Old Charges sont des textes manuscrits se présentant sous forme de feuilles de vélin ou de rouleaux pour les plus anciens
4 Jean Bernard (1908-1994) fonde en juillet 1941 l’Association Ouvrière des Compagnons du Tour de France, qu’il préside jusqu’en 1969. 5 Rituel des Compagnons Boulangers et Compagnons Pâtissiers du Devoir, 1980, archives privées.
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d’entre eux. À partir du xviiie siècle, il en existe des versions imprimées. Actuellement, environ cent vingt versions sont répertoriées. Chaque loge opérative se devait d’en posséder un exemplaire, dans la mesure où ils étaient lus à l’apprenti au moment de sa réception. Ils consistent essentiellement en un exposé des règles relatives à la conduite du métier de maçon, précédé d’une prière, de la description détaillée des arts libéraux que doivent connaître et pratiquer les maçons opératifs6, de l’histoire mythique de la transmission du métier de maçon. Ils ne renferment aucun élément rituel, mis à part l’engagement par serment se faisant en posant la main sur le Livre. Aucun autre métier en Angleterre ne possède de documents semblables faisant référence à une origine légendaire. Car les Anciens Devoirs montrent une volonté d’ancrer le métier dans une origine biblique puis dans le soutien de figures royales. Le métier ressortirait ainsi d’une noble origine, royale et sacerdotale. Il s’agit d’établir les droits des maçons (freemasons, maçons de pierre franche) à se réguler, à recevoir des salaires supérieurs à ceux généralement pratiqués et à tenir des assemblées, alors même que ces droits étaient remis en question par la promulgation du Statut des travailleurs (1351), qui fixait un contrôle des salaires pour faire face aux conséquences de la Peste Noire. Les deux seuls textes qui nous soient parvenus de la période médiévale en Angleterre sont le manuscrit Regius (Londres, British Library, Royal 17.A.1, daté de ca. 1390-1425) et le manuscrit Cooke (British Library, Additionnal 23198, ca. 1400-1410), probablement rédigés par des clercs pour lesquels travaillent encore les maçons, et ce, pendant la guerre de Cent Ans7. Suit un silence de près de cent cinquante ans, et ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du xvie siècle que l’on voit fleurir de nouvelles rédactions de textes d’Anciens Devoirs, dans le contexte de la Réforme anglicane qui débuta en 1534. Initialement propres à la Maçonnerie anglaise, les Anciens Devoirs semblent avoir été utilisés en Écosse à partir de 1660, puis sont associés aux catéchismes écossais à partir de 1710, et enfin sont repris et embellis dans les Constitutions d’Anderson de 1723. Dans les Old Charges figure l’histoire mythique de l’origine de la Maçonnerie. Nous y trouvons une chronologie de l’histoire de la Maçonnerie partant de Lamech, descendant de Caïn, passant par Nemrod, descendant de Seth et constructeur de la tour de Babel, présentant la fuite de Sarah et d’Abraham en Égypte et leur rencontre avec Euclide. Puis vient l’exposé de la construction du Temple par le roi Salomon, l’arrivée du métier de maçon en France avec Charles Martel (déjà mentionné dans le Livre des Métiers d’Étienne Boileau en 1268) puis son passage en Angleterre, l’établissement des Charges et Devoirs par saint Alban et leur confirmation par le roi Athelstan. La figure du roi Salomon apparaît peu dans les anciens textes des Old Charges : les théologiens de l’époque se divisent sur la question de savoir si Salomon n’aurait pas été châtié dans l’autre monde après sa mort, du fait des péchés qu’il a commis à
6 Ce qui va à l’encontre de l’idée reçue que les opératifs étaient des ignorants illettrés… 7 Sur le contexte d’élaboration de ces deux manuscrits, voir L. H. Cooper, Artisans and Narrative Craft in Late Medieval England, Cambridge, 2011, chap. 2, p. 56-82.
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la fin de sa vie. Luther et Calvin prendront parti pour Salomon, alors que la ContreRéforme catholique place parfois ce roi au rang des réprouvés. Le manuscrit Cooke, au début du xve siècle, présente ainsi la construction du Temple : Salomon avait quatre-vingt mille maçons sur son chantier et le fils du roi de Tyr était son maître maçon. Il est dit chez d’autres chroniqueurs et en de vieux livres de maçonnerie que Salomon confirma les instructions que David son père avait données aux maçons. Et Salomon lui-même leur enseigna leurs coutumes, peu différentes de celles en usage aujourd’hui. Et dès lors cette noble science fut portée en France et en bien d’autres régions8. Le récit de l’édification du Temple, ainsi que la description des personnages entrant en scène à cette occasion, sont plus détaillés dans les Anciens Devoirs rédigés à partir du milieu du xvie siècle, et se présentent ainsi : Après la mort du roi David, Salomon, son fils, acheva le Temple que son père avait commencé. Il envoya chercher des maçons dans diverses contrées et divers pays, et il les réunit tous ensemble, de sorte qu’il eut quatre-vingt mille ouvriers, tous travailleurs de la pierre, et ils étaient tous appelés maçons. Il choisit trois mille d’entre eux, qui furent établis maîtres et gouverneurs de son œuvre. Il y avait un roi d’un autre pays, que les hommes appelaient Hiram, et il aimait bien le roi Salomon, il lui donna du bois de charpente pour son œuvre. Il avait un fils qui s’appelait Aynone, et celui-ci était maître en géométrie. Et il fut maître en chef de tous ses maçons, et il fut maître de tous ses ouvrages de gravure et de sculpture, et de tous les autres travaux de maçonnerie concernant le Temple. Salomon confirma les devoirs et les coutumes que son père avait données aux maçons. C’est ainsi que ce noble métier de maçonnerie fut confirmé dans le pays de Jérusalem, et dans bien d’autres royaumes9. En Écosse
Des troubles politiques et religieux secouent l’Écosse dans la seconde moitié du xvie siècle. La réforme calviniste, initiée par le pasteur John Knox, s’impose au détriment du catholicisme à partie de 1559. Mary Stuart est déposée en faveur de son fils qui va régner sur l’Écosse sous le nom de Jacques VI, puis sur l’Angleterre à compter de 1603, sous le nom de Jacques Ier. Jacques VI, calviniste modéré, est un passionné d’architecture et d’hermétisme. Il étudie les arts libéraux, la théologie, la pharmacie et écrit plusieurs traités sur ces sujets. La réforme de 1560 avait bouleversé l’organisation des métiers et ses rapports avec le monde religieux. De ce fait, les guildes sont coupées de leurs pratiques 8 H. Berton et Chr. Imbert, Les Enfants de Salomon, p. 312. 9 Ibidem, p. 312-313. Ms. Grand Lodge no 1 (1583). Cf. http://www.muellerscience.com/ESOTERIK/Freimaurerei_Old_Charges/Grand_Lodge_ Ms_No1.htm.
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religieuses catholiques et doivent se plier aux exigences des presbytériens, et les loges n’apprécient guère de perdre leurs anciens usages. Cela peut expliquer un développement des rituels qui subissent des amplifications peut-être calquées sur certains des modèles littéraires et scénographiques de la Cour. Jacques VI nomme William Schaw, de confession catholique, « Maître des Travaux du Roi » en 1583. Schaw joue à la fois un rôle d’ambassadeur et d’organisateur des festivités. Il prépare le sacre de la princesse Anne de Danemark que Jacques VI vient d’épouser. L’entrée de la reine à Édimbourg a lieu le 19 mai 1590. Le cérémonial public met en scène des spectacles allégoriques où se mêlent symbolisme des arts libéraux, dieux et déesses de l’Antiquité, références bibliques, et s’achève par la rencontre du roi Salomon et de la reine de Saba à la cour de ce dernier : la reine est venue pour étudier sa sagesse et constate que la grandeur de son Temple et la splendeur de son service n’ont nul équivalent sur terre. Un jeune homme lui explique la signification de la scène : Anne et son époux, le roi Jacques VI, sont assimilés à la reine de Saba et au roi Salomon10. Ces représentations sont directement héritées des mystères médiévaux. On constate ici que certains de ces thèmes, qui seront repris ultérieurement dans les rituels maçonniques, sont connus et compris par le peuple à cette époque. Leur introduction dans la Maçonnerie est à la fois une continuation de thèmes religieux et une réinterprétation correspondant à la symbolique qui découle des pratiques spécifiques du métier. William Schaw est chargé en 1598 de rédiger les statuts généraux du métier qui devaient ordonnancer l’ensemble des maçons écossais afin de reprendre en main l’organisation des métiers. Cette organisation sert de modèle à la Maçonnerie spéculative du xviiie siècle. Les seconds Statuts Schaw, rédigés en 1599, font mention de « l’art de mémoire » comme indispensable à tous les maçons, apprentis et compagnons, qui devront se soumettre à un examen afin de vérifier leurs connaissances en la matière : « Un compagnon ne pourra être admis sans examen satisfaisant, pour savoir s’il possède bien l’art de mémoire et l’art du métier » (art. X)11. C’est sans aucun doute à un art de mémoire associant lieux, images, objets et textes que William Schaw fait référence dans ses statuts12. On peut y voir une approche permettant l’élaboration d’une synthèse entre les traditions du métier et la philosophie de la Renaissance, qui se développe au xviie siècle. La symbolique du Temple, la disposition du mobilier et des outils dans la tradition maçonnique, la figuration des tableaux de Loge, de même que les catéchismes qui les explicitent, pourraient bien se rattacher directement à « l’art de mémoire », en rapport avec les courants hermétistes et mystiques de la Renaissance, comme support 10 Description de cette entrée royale dans H. Berton et Chr. Imbert, Les Enfants de Salomon, p. 96-98. 11 Ibidem, p. 339. 12 Outre le livre classique de F. A. Yates, L’art de mémoire, trad. fr., Paris, 1975, voir l’arrière-plan fourni par M. Carruthers, Le livre de la mémoire : une étude de la mémoire dans la culture médiévale, trad. fr., Paris, 2002 ; Ead., Machina memorialis. Méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen Âge, trad. fr., Paris, 2002.
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d’un enseignement voulant déboucher sur une compréhension globale du cosmos et de la place de l’homme dans celui-ci. Pour tout un courant de la Maçonnerie, ces objets deviennent ainsi de véritables talismans intérieurs, dotés de vertus cosmiques et magiques par la perfection de leur forme et de leur proportion. Captant l’attention de « l’œuvrier », chargés d’intention, ils ouvriraient l’être à l’influence spirituelle dont ils sont à la fois la représentation et la manifestation, et permettraient d’en actualiser la présence. Lorsque Jacques VI-devenu Jacques Ier d’Angleterre – meurt le 27 mars 1625, John Williams, archevêque d’York, compare le roi d’Écosse, d’Angleterre et d’Irlande au roi Salomon, à l’occasion de son sermon prononcé lors des funérailles royales. Les loges écossaises se dotent d’un signe et d’un mot secret de reconnaissance. En 1691, Robert Kirk, ministre presbytérien, écrit un traité intitulé The Secret Common-Wealth, ou traité présentant les principales curiosités chez le peuple d’Écosse, parmi lesquelles il cite le « mot de maçon » et la « seconde vue ». Il décrit le « mot de maçon » comme étant « une tradition rabbinique, un commentaire sur Iachin et Boaz, les deux piliers dressés dans le Temple de Salomon. S’y ajoute un certain signe secret donné de la main à la main, par lequel ils se reconnaissent et deviennent familiers l’un envers l’autre13 ». Le mot de Maçon, né en Écosse dans des loges opératives, doit se comprendre au travers de la doctrine calviniste. C’est une référence au Temple de Salomon et à l’art de mémoire. La seconde vue peut s’entendre comme la capacité à comprendre l’essence des choses cachées au-delà du voile des apparences. Le Temple de la Mémoire permet de mémoriser des images dont la représentation reste interdite en milieu calviniste. Images spéculatives, qui vont déterminer ultérieurement toute la symbolique maçonnique, alors que de nombreux gentlemen’s masons se font recevoir dans les loges opératives. L’intérêt pour le temple de Salomon se développe particulièrement au xviie siècle en Angleterre, en Écosse et en Europe continentale. Vers 1623, Francis Bacon (1561-1626), protégé de Jacques VI d’Écosse, rédige New Atlantis, La nouvelle Atlantide. Il y présente le projet d’une société idéale, fondée sur la connaissance humaine, qu’il souhaite voir édifier dans son propre pays. Il préconise la création d’une House of Solomon, à savoir un collège, une institution de recherches où seraient étudiées et enseignées l’histoire naturelle et les sciences, afin « d’étudier les œuvres et les créations de Dieu » et de « permettre de découvrir la nature de toute chose14 », en référence à l’institution censée avoir été mise en place par le roi Salomon dans son royaume, et dont le temple de Jérusalem devient la figure centrale. Le roi Salomon est alors considéré comme unificateur et surtout détenteur de la connaissance de toutes les sciences. Mais cette connaissance se doit d’être réservée à un petit nombre, et seule une partie peut être divulguée et publiée.
13 H. Berton et Chr. Imbert, Les Enfants de Salomon, p. 356-357. Sur les origines de la franc-maçonnerie en Écosse, voir D. Stevenson, The Origins of Freemasonry : Scotland’s Century, 1590-1710, Cambridge, 1988. 14 Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide, trad. fr. M. Le Dœuff et M. Llasera, 2e éd., Paris, 2000, p. 104-105. Voir Francis Bacon et alii, New Atlantis, Londres, 1660, p. 4.
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En 1660, ces idées sont reprises et donnent naissance à la Royal Society, rassemblant des savants de tout bord, royalistes et parlementaires, venus des deux camps de la guerre civile qui faisait rage en Angleterre quelques années auparavant15. Architectes et théologiens étudient les plans du temple de Salomon et considèrent qu’il s’agit du plus complet et du plus parfait exemple de construction. Des expositions présentant la maquette du Temple sont organisées à Londres, des publications suivent et le public se passionne pour le sujet. Isaac Newton travaille sur l’élaboration des plans du Temple en vue de sa reconstruction de 1675 à 1727, date de sa mort16. Pour lui, il s’agit d’une représentation du microcosme et du macrocosme. Lorsqu’en 1707 l’Acte d’Union rassembla les deux pays en un seul royaume, hommes et documents circulèrent de l’un à l’autre. Un pasteur écossais, James Anderson, fils d’un maçon d’Aberdeen, croise un jour la route du chapelain Théophile Desaguliers, secrétaire de la Royal Society, disciple et secrétaire de Newton, qui en était le président… Ils seront les représentants d’un des courants de la maçonnerie spéculative, mais non le seul. Les milieux où naît la franc-maçonnerie spéculative sont liés à la Royal Society. Le but est de rassembler des esprits éclairés, de créer un espace de sociabilité, au-delà des querelles religieuses qui ensanglantent l’Europe entière. « La Maçonnerie devient le centre de l’union, et le moyen de nouer une amitié fidèle parmi des personnes qui seraient restées à une perpétuelle distance17 ». Pour construire cette société idéale, voulue par les pères fondateurs, quoi de mieux que de se référer au temple de Salomon, en tant que modèle parfait d’architecture et symbole universel car construit par plusieurs nations ? Rebâtir le Temple autour de la religion naturelle, à la fois dans la cité et dans le cœur de l’homme, telle est la gageure. Les Constitutions d’Anderson de 1723, texte fondateur de la maçonnerie spéculative, reprennent cette trame légendaire : Le sage roi Salomon était Grand-Maître de la Loge de Jérusalem, le savant roi Hiram était Grand-Maître de la Loge de Tyr, et l’inspiré Hiram Abi était Maître des Travaux. […] [Le Temple] fut commencé et achevé, à l’étonnement du monde entier, dans le court espace de temps de sept ans et six mois, par le très habile homme et très glorieux roi d’Israël, le prince de la paix et de l’architecture, Salomon, fils de David […] de sorte qu’après l’édification du temple de Salomon, la Maçonnerie fut développée dans toutes les nations où ils enseignèrent cet art libéral aux fils de naissance libre des personnes éminentes, grâce à l’habileté desquels les rois, princes et potentats construisirent beaucoup de glorieux édifices et devinrent Grands Maîtres, chacun sur son propre territoire, et se piquèrent d’émulation pour exceller dans cet art royal. […] Mais aucune de ces nations,
15 Voir W. T. Lynch, Solomon’s Child : Method in the Early Royal Society of London, Stanford, 2001. 16 Voir en particulier le chapitre V de sa Chronology of Ancient Kingdoms Amended, Londres, 1728, p. 332-346. Cf. https://www.newtonproject.ox.ac.uk/view/texts/normalized/THEM00190. 17 The Constitutions of the Free-Masons, dites Constitutions d’Anderson, 1723, article premier, repris dans The Constitutions of the Free-Masons (1734). An Online Electronic Edition, University of Nebraska, fac-similé de l’éd. de Philadelphie, 1734, p. 48.
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même toutes ensemble, ne put rivaliser avec les Israélites, encore moins les dépasser, et leur Temple demeura le modèle constant18.
La re-création légendaire autour du roi Salomon dans les rituels maçonniques Initialement, la franc-maçonnerie ne comportait que deux grades, apprenti et compagnon, le maître étant celui qui dirige la loge. La réception est très simple : prière, lecture des règles régissant le métier, présentation des nouveaux membres, prestation de serment, communication du mot et des signes de reconnaissance. La cérémonie se conclut par un banquet. Par la suite, les rituels se complexifient, et, vers 1725, se constitue un grade de maître fondé sur la légende de l’assassinat d’Hiram, l’architecte du Temple, et ce que fit le roi Salomon après sa mort. Une première version, Masonry Dissected, publiée en 1730 par Samuel Pritchard, en donne la trame, qui fut complétée par d’autres divulgations parues entre 1730 et 174519. Le roi Salomon a chargé Hiram de l’intendance et de la conduite des travaux. Hiram doit donc gérer nombre d’ouvriers, qu’il divise en trois classes, apprentis, compagnons, maîtres. Il leur donne à chacun un mot de passe, un signe et un attouchement de reconnaissance afin qu’ils puissent percevoir leur paye selon leur grade. Un jour, alors qu’il inspecte les travaux à l’intérieur du Temple à l’heure de midi, il est agressé par trois compagnons qui lui demandent le mot de maître. Ayant refusé à trois reprises de le donner, il est frappé par chacun d’eux et meurt. Les trois compagnons décident de l’enterrer de nuit sur une colline située à peu de distance. Salomon, ne voyant pas son architecte sur le chantier et craignant qu’il ne lui soit arrivé malheur, envoie quinze frères à sa recherche. Ayant découvert une tombe recouverte de mousse et de gazon, ils plantent une branche d’acacia pour reconnaître le lieu, et vont prévenir Salomon. Le roi ordonne de ramener son corps. Le cadavre est relevé par les cinq points du compagnonnage, et les frères décident de substituer le mot de maître par la parole prononcé au moment des relevailles : « Machbenah », ce qui signifie « le constructeur est frappé à mort ». La dépouille d’Hiram est ramenée à Jérusalem, et le roi Salomon décide de l’inhumer dans le Saint des Saints du Temple. Dans le mythe d’Hiram tel que vécu par le récipiendaire qui accède à la maîtrise, on assisterait à une palingénésie, au retour à la vie du maître mort, par migration de son esprit dans le corps de celui qui vit la cérémonie. Le travail commence sous un tas de décombres, ce qui signifie que l’homme a perdu son corps de gloire, a revêtu le vêtement de corruption, tout en gardant à l’intérieur de lui-même le germe d’immortalité représenté par la branche d’acacia. Les traîtres, désireux de transporter le corps plus loin encore, désignent à la fois les mauvais anges qui poussèrent l’homme à la chute, mais aussi nos propres passions, nos pulsions intérieures, cherchant à nous précipiter encore plus loin dans l’exil. Hiram porte en lui le germe divin, tout
18 Ibidem, p. 17-18. 19 H. Berton et Chr. Imbert, Les Enfants de Salomon, p. 428-430.
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comme le récipiendaire qui réactualise en lui les facultés divines enfouies sous le vêtement de peau. Il lui est donné d’acquérir une vision/contemplation intérieure (theoria), la connaissance de lui-même et de ce qui l’entoure, la paix de l’âme et la sagesse, à l’instar de Salomon. Un rituel spécifique, celui de l’installation secrète de maître de Loge, qui se veut d’origine irlandaise, se fixe durant le premier tiers du xixe siècle en Angleterre. Il y est fait mention de la visite de la reine de Saba lors de l’achèvement des travaux du Temple, à l’occasion de laquelle Salomon lui présente Adonhiram, excellent maçon et maître architecte, depuis la mort d’Hiram20. La continuation de la légende dans les hauts grades maçonniques
Les hauts grades apparaissent vers 1740, afin de donner une continuité à la légende d’Hiram et de Salomon, puis s’étoffent progressivement pour donner corps à un système en trente-trois degrés. Ceux-ci sont fixés entre 1771 et 1783, complétés vers 1804. Nous en proposons un résumé, donnant la trame grade par grade, du 4e au 14e degré, en nous fondant sur les manuscrits Francken (1783), et Kloss XXVII (ca. 1804) conservés à la bibliothèque du Grand Orient des Pays-Bas à La Haye. 4 - Maître secret
Le roi Salomon institua, sous la direction d’Adonhiram, le Collège des Maîtres secrets qui comptaient au nombre des lévites, se réunissaient dans le Saint des Saints dont ils étaient les gardiens. Ils devaient poursuivre la conduite des ouvrages élevés à la divinité, ainsi que la surveillance des ouvriers. Pour cela, ils avaient connaissance du nom ineffable et des neuf noms divins donnés à Moïse sur le mont Sinaï : « El, Eloha, Elohim, Eliel, Eléhaï, Saddaï, Jah, Elion, El-Sebaoth qui sont pris du nom de la divinité, depuis l’alphabeth (sic) des anges et de l’arche cabalistique ». 5 - Maître Parfait
Après la découverte du corps du Maître Hiram, le roi Salomon donna l’ordre à Adonhiram, nommé pour l’occasion Grand Architecte, d’organiser de grandioses funérailles et d’ériger à la mémoire du Maître disparu un mausolée de marbre blanc et noir, ainsi qu’un obélisque triangulaire. Il commanda que le sol du Temple ne soit pas lavé afin que le sang soit visible jusqu’à ce que les meurtriers soient retrouvés et châtiés. Lors des funérailles, le corps fut déposé dans l’obélisque, recouvert par une 20 Jusqu’à ce jour, personne n’avait fait le rapprochement de cette légende avec un passage du Kebra Nagast d’Éthiopie, chap. 27, Au sujet de l’ouvrier, où Salomon présente à la reine de Saba « un ouvrier qui portait une pierre sur sa tête », et compare sa destinée à la sienne. Voir La Gloire des rois ou L’Histoire de Salomon et de la reine de Saba, introduction, traduction et notes par R. Beylot, Turnhout, 2008, p. 164-167. Se pourrait-il que la légende du grade ait été influencée dans sa rédaction par le Kebra Nagast, dont James Bruce, franc-maçon et membre de la Royal Society, avait ramené une copie lors de son voyage en Éthiopie à la fin du xviiie siècle ?
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pierre triangulaire sur laquelle était gravé en hébreu I.M.B.21. Puis Salomon offrit des prières à l’Éternel, examina la tombe, le mausolée, le triangle et les lettres gravées, et, levant les mains et les yeux au ciel, il dit : « Tout est consommé ! » 6 - Secrétaire intime
Le roi Salomon avait promis au roi Hiram de Tyr, pour le remercier de son aide lors de la construction du Temple, de lui offrir trente villes du pays de Galilée quand le Temple serait achevé. Hiram de Tyr ayant visité cette contrée la trouva dépeuplée, les villes en ruine, la terre inculte et stérile. Il ignorait que le roi Salomon avait prévu de changer cette contrée inhospitalière en terre fertile, avant de la lui offrir. Hiram de Tyr entra dans le Palais de Salomon, sans se faire annoncer. Un serviteur, Johabert, craignant qu’il ne s’en prenne au roi, s’approcha de la porte pour écouter, prêt à prendre la défense de son maître. Le roi de Tyr l’aperçut, le traîna dans la chambre, prêt à le frapper, mais Salomon arrêta sa main. Johabert expliqua son attitude. Salomon, reconnaissant sa fidélité, l’engagea comme secrétaire intime, une des fonctions qu’occupait auparavant Hiram-Abif. Salomon, Hiram de Tyr et Johabert étaient désormais seuls détenteurs de la parole du Maître, parole qui ne peut être transmise que lorsque les trois sont réunis. 7 - Prévôt et juge ou Maître irlandais
Comme il était indispensable d’assurer l’ordre, la régularité et la justice impartiale au sein des ouvriers, le roi Salomon avait nommé Tito Prince des Harodim (chefs, surveillants), Prince des Maîtres irlandais, et Adonhiram Chef des Prévôts et Juges. Johabert fut initié à ce degré, et on lui confia la clef d’or qui ouvrait le coffret d’ébène, placé dans le Saint des saints, contenant les plans du Temple. La clef d’or est également la clef du mausolée où sont placés le corps et le cœur du Maître Hiram Abif. 8 - Intendants des bâtiments
Salomon créa le Collège des Intendants du bâtiment afin de réunir cinq chefs des cinq ordres d’architecture avec les trois Princes Harodim, Tito, Adonhiram et Abda son père, qui auraient pour fonction d’achever la troisième chambre secrète (le Saint des Saints) où serait déposé le trésor d’Israël (l’Arche d’Alliance) afin que se manifeste la Présence et la protection du Tout-Puissant. Par la suite, ils devraient construire les futurs temples et former leurs successeurs. 9 - Maître Élu des Neuf
Hiram, roi de Tyr, demanda vengeance du meurtre d’Hiram, resté impuni. Salomon fit suspendre les travaux de la construction du Temple jusqu’à ce que les meurtriers
21 « I. M. B. » : version du ms. Francken, 1783, I étant désigné comme initiale de l’ancien mot de Maître et M. B. du mot substitué.
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soient retrouvés. Un inconnu signala à Salomon qu’il connaissait la retraite d’un des meurtriers d’Hiram, à savoir une caverne au bord de la mer, près de Joppé ( Jaffa). Le roi chargea donc neuf maîtres de s’y rendre et de venger sa mort. L’un des neuf maîtres, Johabert, guidé par une étoile, arriva à proximité de la caverne où se cachait Abiram Akiroph. Il pénétra dans la caverne, éclairée par une lanterne, et découvrit le meurtrier endormi, un poignard à ses pieds. Johabert s’en saisit, porta un coup au cœur d’Abiram, puis lui trancha la tête, en s’écriant « Necum, vengeance ». Il but à la « source d’eau vive qui jaillit du rocher », puis rapporta la tête à Jérusalem, et la déposa aux pieds du roi Salomon, qui lui reprocha d’avoir accompli un acte violent dicté par la vengeance, mais finit par lui pardonner son geste. 10 - Illustre Élu des Quinze
Ce grade raconte la poursuite et le châtiment des deux autres meurtriers d’Hiram. Salomon adjoignit aux neuf élus six autres frères parmi les plus dignes et les plus zélés frères pour retrouver les meurtriers. Zerbal et Elehad furent les premiers qui découvrirent Jubella Guibs et Jubello Gravelot22 dans une caverne. Ils les enchaînèrent et les conduisirent à Jérusalem, où ils furent suppliciés et décapités. 11 - Sublime Chevalier Élu
Salomon, afin de récompenser le zèle des quinze élus, choisit douze d’entre eux et les nomma conducteurs des travaux et inspecteurs des douze tribus d’Israël. Le Temple achevé, Salomon leur montra les choses enfermées dans le tabernacle, l’Arche d’Alliance et les Tables de la Loi. Il les arma de l’épée de justice, et leur accorda plusieurs faveurs. 12 - Grand Maître Architecte
Salomon fonda une école d’architecture pour instruire ceux qui conduisaient les travaux du Temple, encourager les vrais Maçons à progresser dans l’Art Royal et mériter ainsi la plus haute perfection : approcher au plus près du trône céleste. La géométrie est présentée comme la clef des dix-neuf sciences qu’il leur appartient désormais de connaître et de maîtriser, ainsi que les cinq ordres d’architecture. Ils se doivent de devenir eux-mêmes un des matériaux destinés à l’édification du Temple. Le roi Salomon, informé par la divine prévoyance (sic), savait que certains d’entre eux pénétreraient dans les entrailles de la terre, accomplissant la promesse que Dieu avait faite à Énoch, Noé, Moïse et David, de parvenir aux plus sublimes connaissances. 13 - Royale Arche
Salomon, lorsqu’il voulut bâtir le Temple à Jérusalem, fit dégager une place qui lui semblait convenir. En creusant les fondements, on trouva les ruines d’un ancien 22 Voir le ms. Francken, 1783, ou encore Sterkin et Oterfut (ms. Kloss XXVII, ca. 1804).
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édifice. Le roi, présumant qu’il y avait eu là, avant le déluge, un temple dédié à quelque divinité et craignant d’offenser Dieu, fit abandonner ce lieu. Il ignorait alors que ce temple avait été érigé par Énoch, fils de Jared. En effet, Énoch, à la suite d’une vision où il avait vu une lame d’or triangulaire portant le nom de Dieu, Jehovah, décida de faire construire sur la montagne HacelDama, près du mont Sion, un temple souterrain à la gloire de Dieu, constitué de neuf arches superposées, et plaça dans la neuvième arche la plaque d’or sur laquelle il grava les lettres contemplées lors de son ascension céleste, l’enchâssa dans une pierre d’agate et déposa le tout sur un piédestal de marbre blanc. Puis il scella la première arche d’une pierre munie d’un anneau de fer. Prévoyant la prochaine destruction de la terre, il dressa à proximité deux colonnes, l’une d’airain pour résister aux flots, l’autre de marbre, pour résister au feu23. Sur celle d’airain, il grava les principes des arts libéraux, et sur celle de marbre, des indications pour retrouver l’entrée du puits souterrain. Au moment de la construction du Temple, Salomon fit ériger une chambre secrète sous le Saint des Saints, avec en son centre un pilier de marbre blanc, la colonne Beauté, afin de supporter le sanctuaire. Pour arriver à cette voûte secrète, il fallait passer par un tunnel constitué de neuf arches qui reliait cette salle avec son palais. C’est dans cette voûte que Salomon s’entretenait secrètement des saints mystères avec le roi Hiram de Tyr et son architecte, Hiram-Abif, avant la mort de ce dernier. Lors de l’achèvement du Temple, Salomon demanda à trois architectes, Johabert, Stolkin et Jibulum, de se rendre sur l’emplacement des ruines de l’ancien édifice où il escomptait trouver des trésors afin d’enrichir le Temple. Jibulum trouva l’anneau de fer, souleva la pierre carrée, et descendit à l’aide d’une corde jusqu’à la neuvième arche, où il découvrit la plaque d’or triangulaire. Ils la rapportèrent à Salomon, qui les créa Chevaliers de Royale Arche. Il leur expliqua que les caractères sacrés inscrits sur la plaque d’or n’étaient autres que ceux du vrai nom de Dieu, qu’ils ne devraient jamais prononcer, mais seulement en épeler les lettres. Salomon leur expliqua qu’il s’agissait de la parole de maître, qui fut changée après la fin tragique d’Hiram-Abif. Le roi Salomon, le roi de Hiram de Tyr et les trois chevaliers se rendirent ensuite sous le Saint des Saints dans la voûte secrète, et incrustèrent la plaque d’or dans le piédestal du pilier Beauté. La plaque éclairait le lieu et il n’y avait nul besoin d’aucune autre lumière. Lorsque l’ouvrage fut fini, les deux rois accordèrent aux trois chevaliers le grade de Grand Élu, Parfait et Sublime Maçon, et leur donnèrent l’explication de la Parole sacrée gravée sur la plaque, « laquelle était le nom le plus sacré, et celui du Tout-Puissant ». Ils leur enseignèrent les lettres qui composent le Grand Nom, au nombre de soixante-douze, et la façon de les prononcer, par séries de trois, à savoir trois séries de trois lettres, trois séries de cinq lettres, trois séries de sept lettres, trois séries de neuf lettres, et leur donnèrent « les noms des syllabes qui composent le nom mystérieux ». 23 Nous avons ici des références aux Old Charges, qui développent largement ce thème.
S alo m o n , fi g u r e t u t é l ai re d e s co mpagno nnage s
Après la dédicace qui suivit l’achèvement du Temple, Salomon récompensa de ce degré de perfection vingt et un Maîtres, ce qui porta le nombre total des Maîtres ayant reçu cet honneur à vingt-sept. Par la suite, des maîtres jaloux, n’ayant pas reçu ce degré de perfection, se rendirent sur l’emplacement des anciennes ruines, descendirent dans les arches, qui s’écroulèrent sur eux. Salomon, instruit de cet événement, envoya sur place Jibulum, Johabert et Stolkin. Ceux-ci ne retrouvèrent pas les corps ensevelis mais, parmi les pierres, ils remarquèrent des pièces de marbre gravées de caractères hiéroglyphiques. Ils les remirent à Salomon qui les fit assembler et traduire. Le roi apprit ainsi que ces pierres étaient celles du Temple « qu’Énoch avait bâti et consacré à l’Éternel avant le déluge et qui avait été détruit, n’étant rien resté sur la terre hormis les arches dans le sein desquelles était le Delta, trésor dont Dieu avait si souvent parlé à Moise et à David. Salomon ordonna que ces pierres fussent transportées dans la voûte sacrée ». 14 - Grand Écossais de la Voûte Sacrée de Jacques VI.
Salomon et Hiram de Tyr mirent en sûreté le précieux dépôt dans la voûte sacrée sous le Saint des Saints ; seuls les Grands Élus pouvaient y entrer pour contempler les mystères de cette parole. Quand le Temple fut achevé, Salomon donna audience à tous les Maçons, leur conféra des grades, leur fit promettre solennellement de vivre toujours en paix, union et concorde ; d’exercer la charité et la bienfaisance pour imiter leur défunt chef ; de prendre, ainsi que lui, la sagesse pour base, la justice et l’équité ; de garder le plus profond silence sur leurs mystères et de ne les communiquer qu’à ceux qui en seraient dignes ; de s’assister mutuellement dans leurs besoins ; de punir sévèrement la trahison, la perfidie et l’injustice. Il leur permit d’aller où bon leur semblerait. Mais Salomon devint orgueilleux de se voir premier roi de l’univers parce qu’il avait bâti un Temple d’une structure si magnifique qu’il était l’admiration de tous. Il oublia la bonté de Dieu et se livra à la débauche. Il profana le saint Temple « en offrant à l’idole Moloc un encens qui ne devait brûler que pour Dieu seul ». Et Dieu « abandonna entièrement Salomon, qui mourut à 94 ans ; il n’en avait que vingt quand il commença à construire le Temple ; il fut enterré à Jérusalem ». Cependant, les Maçons « instruisirent leurs enfants dans les sentiers de la vertu. Ils essayèrent par leurs conseils et leurs bons exemples d’écarter du sacrilège et de l’impiété, leurs concitoyens ; mais ils n’y purent parvenir. Ne pouvant les faire revenir de leur égarement, ces vertueux Maçons quittèrent volontairement leur pays natal ; les uns allèrent à Athènes, d’autres à Rome, et la plus grande partie passa dans la Calédonie, alors habitée par les Scots ou Écossais, afin de n’être pas témoins des horreurs qu’ils envisageaient ». Les Grands Élus, détenteurs du secret du Nom divin, décidèrent « de ne confier qu’à leur mémoire ce Grand Nom, de ne le transmettre à la postérité que par tradition ». Ainsi s’achève le cycle des légendes salomoniennes dans les grades maçonniques rédigés au xviiie siècle.
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Conclusion Le roi Salomon, détenteur de la connaissance des noms divins, sage et unificateur, apparaît comme une référence majeure dans les mouvements compagnonniques et maçonniques. La construction du Temple, lieu mythique et lieu de mémoire, devient œuvre collective et œuvre de perfectionnement d’éternels bâtisseurs. Salomon est celui qui permet que s’accomplissent l’action extérieure sur la société, la nature et les êtres, ainsi que la transformation intérieure des individus appelés à réaliser ces mêmes actions par le biais de la symbolique du Temple, des outils du constructeur et de la réunification des contraires.
Index des noms de personne
Aaron, 56n., 85n., 167n., 179, 182-183 ‘Abd al-Raḥmān III, 9 Abel, 41, 144 Abélard (Pierre), 82 Abiram Akiroph, 259 Abraham, 27, 56n., 193, 229, 251 Absalon, 39 Abū l-Dardā’, 70-71 Abū Dāwūd, 22 Abū Nu‘aym al-Iṣfahānī, 28 Abū ‘Uthmān al-Maghribī, 22 Actéon, 224 Adam, 22, 29, 32, 41, 63, 76, 108n., 129n., 220, 229, 232, 243 Adam de Saint-Victor, 160-161 Adonhiram, 257-258 Agobard de Lyon, 13, 149-151, 155 Aḥmar (al-, djinn), 75 Ahriman, 236 Ahura Mazda, 237 Alban (saint), 251 Albéric de Pisançon, 31 Albert le Grand, 89-90, 92, 97, 206-207, 211-212 Albrecht, 34-35 Alcuin, 154 Alexandre de Halès, 83, 89 Alexandre le Grand, 205 Alfred le Grand, 8 ‘Alī ibn Abī Ṭālib, 68-69 Alphonse (prêtre), 100, 102 Alphonse X de Castille, 8, 43-45, 129n., 209 Anderson ( James), 251, 255 Anne de Danemark, 253 Altdorfer, 217 Ambroise (saint), 101-102, 104, 182 Angélome de Luxeuil, 146
Anonyme (auteur du Speculum astronomie), 88, 92-94 Antonio Beccari, 99 Antonio da Brescia, 99 Antonio Cacciaguerra, 99 Antonio Capretti, 99 Anūshirwān, 229 Aphrodite, 62n., 120n., 130 Apollonius de Tyane, 78, 123-124, 136 Arès, 130 Aristote, 7, 10, 14, 78, 217-218, 222, 224, 226-227 Artus (Arthur), 33 Āṣaf ibn Barakhiyā, 85, 60-64, 75-76, 78, 232, 239 Asmodée/Ashmedai (démon), 9, 10n., 127, 129, 132n., 133n., 202 Astarté, 215 Asṭūm, 58 Athelstan, 251 Augustin d’Hippone (saint), 85-86, 151, 182 Aynone, 252 Azriel de Gérone, 111-112 Bacon (Francis), 254 Baglis (démon), 120, 122, 124 Bal‘amī (al-), 230, 232, 240, 241 Balīkha, 58 Balīnās (voir aussi Apollonius de Tyane), 78 Balzac (Honoré de), 45n. Baudelaire (Charles), 43 Bāydū, 11 Bayle (Pierre), 45 Bède le Vénérable, 13, 81-82, 139-155, 171, 174-175, 181, 185
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Beelzebub/Beelzeboul, 82n., 85, 129 Benaia, 202 Bérenger Ganell, 95, 104 Bernard de Clairvaux, 37, 189-190, 194, 196 Bernard ( Jean), 250 Bethsabée, 196-197, 200, 217, 222 Bīdhukh, 62n. Bilqīs (voir aussi à reine de Saba), 24, 57n., 229-230, 236, 240, 242-243 Boccace (Giovanni Boccacio), 43n., 223 Boileau (Étienne), 248, 251 Boppe, 39 Bruce ( James), 257 Būnī (al-), 67, 69n. Caïn, 144, 251 Calvin, 252 Cassiodore, 81, 175 César, 145 Charlemagne, 157 Charles IV (empereur), 8 Charles le Chauve, 8 Charles V (roi de France), 8 Charles Martel, 251 Charles de Rohan, 249 Chosroès II (Khusraw), 9 Chrétien de Troyes, 37 Claude de Turin, 13, 146-149, 151 Ctésias de Cnide, 223 Constantin, 157, 160 Coré, 183 Cranach le Jeune, 217 Cyprien (saint), 10n., 100-101 Cyrus, 242 Ḍaḥḥāk (al-), 62n., 237 Dalila, 217, 221-224, 227 Dante, 54 David, 6, 10, 12, 17-21, 24, 26, 31-32, 39-40, 44, 51, 56n., 61-63, 72, 79-80, 105, 139, 141, 158, 162, 167, 175n., 183, 189, 196, 198, 200-201, 215, 217, 219, 221-222, 238, 249, 252, 255, 259, 261 Desaguliers (Théophile), 255
Dhakwān (djinn), 58n. Dhū l-Nūn al-Miṣrī, 68-69 Diane, 224 Dioclétien, 210 Dioscoride, 205 Diyarbī (al-), 67n., 69 Ecchellensis, Abraham, 121 Édouard II, 218 Egbert, 168 Egérie, 159 El, 257 Éléazar, 81-82, 85, 87, 94 Éléazar de Worms, 136 Elehad, 259 Eléhai, 257 Eliel, 257 Élien, 206, 211 Elion, 257 Eloha, 257 Elohim, 249, 257 El-Sebaoth, 257 Enite, 37 Enmeduranki, 64n. Enoch, 259, 261 Esdras, 84, 140, 141 Étienne, 159 Euclide, 251 Eusèbe de Césarée, 151, 160, 164-165 Ève, 41, 220, 221, 243 Évrard d’Espinques, 6 Ézéchiel, 160, 170, 177-178, 204, 208 Fakhr al-Dīn Qara Arslān, 232 Fakhr al-Dīn al-Rāzī, 18-19, 21-23, 25-26, 28 Felix Hemmerlin, 91 Firdawsī, 9, 235, 242 Flavius Josèphe, 10, 80-85, 89, 104, 108n., 167n. Flegetanis, 33, 41 Florus, 149, 150 Fortunatus, 94 Francesc Eiximenis, 79-80 Frauenlob, 41 Frédéric Ier Barberousse, 32
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Frédéric II, 8 Frédéric du Tyrol, 222 Fuqṭus (djinn), 63 Gabriel (ange), 58, 182, 199 Galaad, 6, 41 Galien, 78 Garnier de Rochefort, 211 Gaulmin, Gilbert, 124 Gauthier de Châtillon, 160 Gayūmarth, 236 Ghāzān, 11 Gāzurgāhī, 242 Gédéon, 179 Géminien (saint), 99, 103 Georges (saint), 234 Gervais de Tilbury, 87-88, 210 Gog et Magog, 74n. Gottfried von Straßburg, 37-38 Ghiyāth al-Dīn Khusraw III, 231 Gratien, 82, 84 Grégoire le Grand, 141, 144, 147, 170, 179, 180 Gregorio da Modena, 99 Guiart des Moulins, 221 Guglielmo Campagna, 99-101 Guillaume d’Auvergne, 86, 88, 90, 92, 95, 97 Guillaume Durand de Mende, 82, 85, 161, 171-172, 181 Guy d’Arezzo, 79 Ḥāfiẓ, 232 Hans Burgkmair, 217 Hans Vintler, 222-223, 227 Ḥaqīq (al-, djinn), 58 Harpocrates, 207 Hartmann, 37 Hārūt et Mārūt (anges), 60-61 Ḥasan ibn ‘Alī (al-), 21 Heinrich von München, 211 Heinrich von Veldeke, 38 Hélios, 130 Henri de Gorkum, 91, 99 Henri Kramer, 79-81, 89, 100, 104-105
Henry Bolingbroke, 221 Hercule, 223-224 Herman de Valenciennes, 219 Hermès Trismégiste, 10, 94, 207 Hermès, 130 Hérode, 158-159, 172 Herrade de Landsberg, 190, 192-193 Hilduin, 153 Hippolyte, 182 Hiram (Hiram-Abif), 249-250, 256-258, 260 Hiram de Tyr, 139, 145, 252, 255, 258-261 Holbein, 217 Holopherne, 217, 223 Honorius Augustodunensis, 171-172, 181, 189-190 Honorius de Thèbes, 94-95 Horace, 217 Hugo von Trimberg, 211 Hugues de Saint-Victor, 84, 210 Hūlāgū Khān, 231 Ḥunayn ibn Isḥāq ( Johannicius), 44n. Hurmuzān ibn al-Kurdul (al-), 63 Ḥusayn Gazurgāhī, 240 Hūshang, 62n. Iblīs (Diable), 59, 62n., 78 Ibn ‘Abbās, 22, 69 Ibn al-‘Arabī (soufi), 27-29 Ibn al-‘Arabī (cadi andalou), 21 Ibn al-Faqīh al-Hamadhānī, 60 Ibn al-Jawzī, 73 Ibn al-Nadīm, 62-65, 78 Ibn al-Qifṭī, 68 Ibn al-Warrāq, 70 Ikhwān al-Ṣafā’, 61 Iole, 223 Isaac, 56n., 188 Isabelle de France, 218 Isaïe, 159, 175, 179, 204 Isidore de Séville, 79, 81, 84, 149 Iskandar (Alexandre le Grand), 229, 236 Ismā‘īl/Ismaël, 56n., 229 Isolde, 37 Izarn, 53
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Jacob, 35n., 56n., 172, 179n. Jacques VI (ou Jacques Ier), 252-254, 261 Jacques le Majeur, 248 Jacques le Mineur, 248 Jacques (Maître), 247-248 Jah, 257 Jālūt, 232 Jamshīd, 62, 235-238 Jans der Enikel, 211 Jared, 260 Jaufre Rudel, 53 Jawbarī (al-), 63n. Jean (évangéliste), 101, 199 Jean Beleth, 84 Jean sans Peur (duc de Bourgogne), 81, 223 Jean Colombe, 221 Jean de Berry, 81, 223 Jean Gualbert, 101 Jean le Roux, 51 Jean Trithème, 93-94 Jean Vinet, 91 Jérémie, 159, 204-205 Jéroboam, 215 Jérôme (saint), 47, 151, 193 Jessé, 79, 183 Jésus-Christ, 6, 7, 14, 27, 32, 37, 40-41, 4649, 53-54, 56n., 79-80, 83, 85, 91, 97, 103, 105, 140-142, 145, 149, 152-154, 159, 161, 166, 172, 174-186, 187-201, 211, 248 Jibrīl (= Gabriel), 58 Jibulum, 260-261 Job, 46, 49, 56n., 188, 197 Johabert, 258-261 John Gower, 221-222 Jonas, 46, 56n., 187-188 Joseph, 56n., 63, 74 Josué, 46 Juan d’Aspa, 129n. Juan de Pineda, 44 Jubella Guibs, 259 Jubello Gravelot, 259 Juda, 204 Juda (rabbin), 203 Judas, 41 Judith, 217, 223
Junayd, 23 Jupiter, 159, 233 Justine (sainte), 100 Justinien, 157 Ka‘b al-Abār, 74-75 Kankah, 78 Kawzan (djinn), 58 Kay Kāwūs, 236, 238 Khalīl ibn Uzun Ḥasan, 242 Khiḍr (al-), 58 Khusraw Parvīz, 236 Kircher (Athanasius), 13, 121, 123 Kirk (Robert), 254 Kisā’ī (al-), 230, 237, 240 Knox ( John), 252 Kronos, 130 Lambert de Saint-Omer, 169, 172, 188 Lamech, 251 Lancelot, 39 Laurent (Frère), 221 Lessing (Gotthold Ephraim), 43n. Lévi (Éliphas), 123-124 Lilith (démone), 65-66, 108n. Loth, 27 Louis le Pieux, 153 Louis IX (Saint Louis), 8, 157, 248 Lucas de Leyde, 216 Lune, 130 Luther, 252 Lydgate ( John), 50n. Macarius, 94 Maître de Boucicaut, 221 Maḥmūd de Ghazna, 232 Magog, s.v. Gog et Magog Mājūj, s.v. Gog et Magog Ma’mūn (al-), 232 Marcolfus (Marcolf, Morolf...), 12, 14, 35-37, 44-49, 50-52 Marie (Vierge), 5, 32-33, 35, 85-86, 97, 101, 142, 174, 182-185, 192, 196-200 Martin (saint), 83, 181 Mārūt, s.v. Hārūt et Mārūt
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Mary Stuart, 252 Mary Tudor, 218 Matthieu (saint), 146, 154 Maymūn (djinn), 75, 104n. Melchisédech, 182n., 187-188, 194 Michel/Michaël (ange), 98, 128, 129n., 133 Michel Scot, 86, 92 Milkom, 215 Mithra, 243 Moïse, 17, 27, 40n., 46, 56n., 139-140, 141n., 179, 187, 203, 229, 257, 259, 261 Moler ( Jacques), 249 Moloc, 261 Mudhahhab (al-, djinn), 75 Muḥammad (prophète), 10, 17-18, 22, 25, 27-28, 70, 72, 234 Muḥammad Manṣūr Kayqubādh, 234 Muqātil ibn Sulaymān, 20, 57, 59-60 Mūsā (Moïse), 229 Mūsā ibn Nuṣayr, 234 Nabuchodonosor, 32, 130, 158 Nathan, 18n. Nathan der Weise, 43n., 44 Néhémie (rabbin), 203 Nemrod, 251 Newton (Isaac), 255 Nicolas de Clairvaux, 184-185 Nicolas de Jauer, 91 Nicolas de Lyre, 9, 79, 90 Nicolas de Verdun, 193 Nicolas Eymerich, 90 Nicolas Manuel Deutsch, 217 Niẓāmī, 240 Noé, 27, 29, 56n., 129n., 259-260 Notker, 51n. Notthelm, 143 Nowrūz: 11 Omphale, 223 Origène, 81, 193, 199 Othon II, 8 Parzival, 33 Pascal le Romain, 207
Paul (apôtre), 83, 151, 183 Paulin d’Aquilée, 154 Perdiguier (Agricol), 247 Pétain (Philippe), 250 Peter Flötner, 217 Philippe le Hardi (duc de Bourgogne), 223 Phyllis, 217, 218, 224, 226 Pie II, 105 Pierre (apôtre), 151, 159 Pierre Alphonse, 50 Pierre Damien, 181, 185 Pierre de Poitiers (le Chancelier), 83 Pierre le Mangeur, 10, 14, 83, 85-87, 201, 209-211 Pierre Lombard, 84, 91 Pierre Mauclerc, 51 Pineda ( Juan de), 44 Platon, 78 Pline l’Ancien, 206, 211 Princian, 37 Pritchard (Samuel), 256 Prométhée, 237 Prudence, 164-167 Psellos (Michel), 124 Qazwīnī (al-), 232-233, 242 Qufṭus (djinn), s.v. Fuqṭus Qurṭubī (al-), 21-22, 24 Qushayrī (al-), 20, 23-24, 27 Qusṭā ibn Lūqā, 207 Raban Maur, 9n., 13, 82, 84, 146, 151-154, 181, 189, 193 Rabelais (François), 50n., 51 Rambaud (Abbé), 250 Rashbam (rabbin), 210 Rashi, 108, 208-210, 212 Rashīd al-Dīn Maybodī, 21, 24 René d’Anjou, 224-225 Richard II, 8 Richard de Saint-Victor, 161, 170-171, 198 Robert de Naples, 8 Roboam, 8, 93 Rofian, 53 Roger Bacon, 92, 186
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in d e x de s n o m s d e p e r s o n n e
Rudolf von Ems, 211 Rudolph Agricola, 227 Rupert de Deutz, 169, 181-186 Rūzbehān Baqlī, 22, 24 Saba (reine de ; voir aussi Bilqīs), 6, 24, 32-33, 49, 57-58, 158, 193-194, 196-200, 215, 219, 221, 229, 236, 239, 253, 257 Saddaï, 257 Ṣafī (shaykh), 243 Ṣakhr (djinn), 59-60, 64-65, 76, 239, 241 Saladin, 9, 43n., 231 Salme, 36-37, 41 Salomon de Hongrie, 8 Samson, 39, 217, 221-224, 227 Sanson de Nantuil, 47-50, 52-53 Sarah, 251 Sardanapale, 222-225 Saül, 31, 79-80, 141 Schaw (William), 253 Seth, 32, 251 Shādhilī (al-), 69 Shamhūrash (djinn), 75, 233, 235n. Shem Ṭov, Ba‘al, 136 Shimon bar Yoḥai, 108 Shimon ben Ya‘aqov ha-Kohen, 111 Shīr ‘Alī Nawā’ī, 242n. Sicard de Crémone, 161-162, 171-172 Sigeher (Meister), 39 Siméon ben Halafta (rabbin), 207 Sisinnios (saint), 234 Soliman le Magnifique, 9, 244 Soubise (Père), 247-249 Stolkin, 260-261 Sulamī (al-), 19, 22 Süßkind von Trimberg, 39 Suyūṭī (al-), 65-66 Sybille, 6 Ṭabarī (al-), 18n., 21, 23-26, 58-59, 61, 230,
232, 235, 237, 240-241
Ṭabarsī (al-), 25, 68
Tābi‘a (al-, djinn), 65, 70n.
Ṭabrisī (al-), 68
Tam (rabbin), 210
Ṭaḥmūrath, 62n., 236
Tahma Urupi, 236 Tha‘labī (al-), 230, 232, 235, 237 Théodemir, 148 Théodulfe d’Orléans, 13, 143, 146-147, 149, 151-153, 155 Thomas d’Aquin, 89-91 Thomas de Cantimpré, 210 Thomas de Chobham, 88-89 Thomas le cistercien, 173, 175 Tirmidhī, Muḥammad ibn ‘Alī al-, 19 Tite, 90 Tito, 258 Titurel, 34-35, 41 Tobie, 175 Tommaso Gozzadini, 222 Toz, 94 Trebius Niger, 206 Tristan, 37 Trogus, 206, 211 Ṭumṭum, 78 Ṭūsī Salmānī (al-), 234, 236, 241 Umm al-Ṣibyān (djinn), 65-66, 70n. Vayu, 237 Vénus, 38 Vespasien, 81-82, 85, 87 Villon (François), 50n. Vincent de Beauvais, 210 Virgile, 54, 216-217, 222, 224 Vital (Ḥayyim), 136 Von Mosheim ( Johann Lorenz), 124 Wahb ibn Munabbih, 72-73 Walther von der Vogelweide, 38 Watkam, 240 Williams ( John), 254 Wolfram von Eschenbach, 33, 41 Yāfi‘ī (al-), 69 Yahvé (IHVH), 219, 249 Yājūj, s.v. Gog et Magog Yima, 236-237
i n d e x d e s no ms d e pe rso nne
Yūsuf ibn ‘Īṣū, 63 Zacharie, 175, 177-179, 181, 204 Zamakhsharī (al-), 22, 58 Zawba‘a, 240 Zénon (saint), 103-104 Zerbal, 259 Zeus, 130 Zoroabel, 158, 177
269
Index des noms de lieux
Afrique du Nord, 126 Akhmin, 68 Alburz, 236, 238 Allemagne, 44, 94, 100, 197, 216-217, 227 Amiens, 198 Anatolie, 233-234 Angleterre, 50n., 170, 218, 222, 250-252, 254-255, 257 Anjou, 224 Arabie, 229 Arménie, 205 Asie, 233 Athènes, 261 Autriche, 197, 222
Dijon, 194 Dresde, 217
Babel, 251 Babylone, 10n., 60, 108, 109n., 112n., 120n., 127, 130, 131n., 158-159, 201-202, 203n., 206, 208, 238 Bagdad, 62, 73, 207n., 231, 234, 236, 241 Bethléem, 197 Bohême, 105 Bologne, 99, 195-196, 222 Bordeaux, 247 Bretagne, 51, 53 Byzance, 8, 12, 36, 126, 130, 143-144, 146, 162
Galice, 34 Galilée, 258 Gaule, 247 Germigny, 146 Golgotha, 32, 159
Cantorbéry, 194 Chartres, 197 Chypre, 205 Constance, 217 Constantinople, 9, 143, 162, 164, 207 Cordoue, 9 Damas, 20 Damavand (mont), 60
Écosse, 251-255, 261 Édimbourg, 253 Égypte, 68, 205-206, 251 Éphèse, 83 Espagne, 13, 34, 234 Éthiopie, 205, 257 Fars, 242 Ferrare, 99 France, 35, 44, 50n., 81, 167, 247, 250-251 Fulda, 152
Heidelberg, 227 Hérat, 238 Hildesheim, 177-180, 182-183 Inde, 11, 205, 232 Iran, 60, 233, 235, 237-238, 243 Irlande, 254, 257-258 Israël, 6, 8-9, 10, 12, 31, 198, 201, 204, 210, 249, 255, 258-259 Italie, 44, 50n., 100-101, 190, 195 Jaffa, 259 Jarrow, 142 Jéricho, 232 Jérusalem, 6-7, 9, 31, 32, 34-35, 37, 57, 85, 87, 90, 93, 127, 129-130, 140-141, 152, 157-162,
272
in d e x de s n o m s d e l i e u x
164-166, 168-173, 175, 177-178, 182-183, 185-186, 190, 192, 202-203, 219, 221, 229, 234-235, 247, 249, 252, 254-256, 259, 261 Jordanie, 159 Judée, 158 Khirbat al-Majfar, 232 Khurāsān, 68n. Khūzistān, 63n. Klosterneuburg, 193, 197 La Chaise-Dieu, 196-197 Le Caire, 133 Liban, 168, 196, 211 Liège, 184 Londres, 255 Lyon, 150, 168 Marseille, 146, 247 Médine, 56, 73n. Milan, 101 Modène, 99, 101, 103 Mossoul, 232 Naxos, 205 Nicée, 145, 147 Northumbrie, 140 Orléans, 7, 249 Palestine, 126 Palmyre, 240 Paris, 6, 9, 86, 121, 150, 210, 217, 220-221, 223, 248-249 Passignano, 101 Perse, 8, 62, 229, 235-236, 238, 242 Persépolis, 242 Portugal, 50n. Qazwin, 243 Qumran, 107, 204
Reims, 175-176, 197-198 Rhin, 36 Roda, 188 Rome, 99, 105, 121, 142-144, 146, 162, 188, 190, 261 Russie, 11, 50n. Saint-Gall, 168 Saint-Marcouf, 47n. Shiraz, 22, 232-233, 236, 238-240, 242 Sinaï, 257 Sponheim, 93 Stavelot, 172-173 Strasbourg, 195-196, 199-200 Sūs (ville), 64 Ṭabaristān, 60
Tabrīz, 11 Tokat, 234 Trèves, 34 Troyes, 210 Tshest, 242 Turin, 148 Turquie, 229 Tyr, 160, 252, 255, 258, 260 Vallombreuse, 101 Vénétie, 100 Vérone, 103-104 Vichy, 250 Wearmouth, 142 Winchester, 190 Yémen, 240 York, 254 Zürich, 91
Index analytique
amour, 12, 33, 36-38, 51, 53, 63n., 96-97, 99, 100n., 114-115, 120n., 126, 129, 171, 174, 190, 196n., 221, 222-224, 227 anges, 11, 19, 33, 57-58, 60-61, 70n., 72, 96, 98, 108n., 109-110, 115, 124, 126, 128-130, 132-133, 135-136, 145, 147, 152-153, 161, 165, 174, 177n., 199-200, 231, 232n., 233, 239, 241, 256-257 animal, 8, 11-12, 14, 17-29, 32, 35, 201-202, 206-212 abeille, 22, 29, 63n. colombe, 22, 125, 159, 182 fourmi, 12, 20-24, 27-29, 240 hirondelle, 22 huppe, 22-24, 27, 29, 206-207, 239, 243 moustique, 11 pie-grièche, 22 anneau, 9, 36, 43n., 57, 59-60, 64, 76, 81n-82n., 85-88, 92-96, 103, 128-129, 159, 229, 236, 238, 241, 260 arbre, s.v. plantes Arbre de Jessé, 183, 187 Arbre de vie, 32, 39-40 Arche, 139, 147n., 160n., 166n., 258-260 art de mémoire, 253-254 astronomie-astrologie, cours des étoiles, 5, 71, 111, 116, 121, 123, 126, 134 baptême, 33, 84, 88, 154n., 181n. caractères (voir aussi pentacle), 85-89, 91-93, 96-97, 99n., 204, 260-261 compagnonnage, 14, 247-256, 262 couronne, 40, 179, 196-200, 232n., 267 croix, 32-33, 40-41, 79, 97, 105, 143, 151, 153-154, 164, 194
démons, 9-11, 13, 17, 25, 36, 55-56, 59-66, 74, 78-105, 107-121, 123-124, 126-136, 191, 202, 208, 231, 233, 236, 241 dépossession, 79-80, 83-85, 88-92, 97-98, 105 djinns, 8, 11-13, 17, 19-20, 23, 26-28, 55-60, 62-66, 70n., 72, 74-76, 78, 97-98, 128, 229, 231n., 232-233, 235, 238-241 effrit, 57-58, 63, 74-76 dragon, 14, 32, 41, 201 effrit, s.v. djinns enfer, 27, 33, 45, 49 enfermement, 60-61, 85-87, 89, 96, 99n. épée, 6, 40, 70, 132, 188-189, 193, 199, 232, 259 Épée de David, 6, 40 épée de justice, 259 exorcisme, 13, 66, 79-92, 96-105, 127, 129 exorciste, 8n., 10, 13, 31, 62, 78, 79-85, 87, 89-90, 96-100, 102-105, 107n. femme, 5-6, 9-10, 14, 31-32, 36, 39-41, 45, 50, 53-54, 64-66, 96, 101, 108n., 115, 120n., 126, 128, 153n., 175, 176-177, 179n., 184, 190, 193, 196, 199, 215-227, 229, 237, 241, 243, 248 folie, 44-45, 47-49, 52-53 franc-maçonnerie, 14, 247, 249-250, 253-262 gemme, s.v. pierre génie, 11, 113, 116, 119n., 121, 123-125, 128, 234 Graal, 5, 6, 9, 12, 33-35, 39-41 grotte, 37
2 74
in d e x a n a lyt i q u e
hadith, 22, 25, 28, 61, 69, 73 herbe, s.v. plantes idolâtrie, 9, 14, 31, 50, 59, 64, 80, 90, 125, 146n., 215-227, 241, 261 imperium, 83-84, 97 incantation, 81, 99-100 jugement, 11, 18, 51, 125, 153n., 193, 197, 199-200, 215, 221, 238-239 Jugement dernier, 10, 14, 181, 189, 195, 196n., 197, 199-200 justice (voir aussi épée de justice), 7, 11, 24, 49, 144, 189, 199, 229, 239, 243, 258, 261 lance, 107n., 200, 219, 222 Lance du Christ, 41 lit, 33, 37-38, 40 magicien, 10, 13-14, 31, 61-62, 68, 80, 83, 87, 90-91, 95-98, 100, 107n., 111, 136, 230, 233, 238-239 magie, 6-7, 10, 11, 13, 36, 45, 55-56, 60-62, 64, 67, 70, 78, 80, 83-84, 86, 88-104, 107, 110, 206-207, 211-212 maléfices, 80, 99-101 médecine, 13, 65n., 82n., 114 messe, 91, 101-102, 160n., 161 midrash, 9, 108, 127, 207, 210 musique, 79, 87 mystique, 7, 19-24, 37, 41, 68, 69, 108n., 111n., 120, 185, 193, 199-200, 253 nef [couverture], 6, 14, 40 nom du Christ, 83, 97, 103, 149, 154 noms divins, 48, 59, 63, 66-74, 76, 86, 97, 101, 104, 107n., 109, 111n., 112n., 129, 131133, 136, 142, 229, 231, 239, 257, 260-262 pacte, 63, 65-66, 78, 86, 89, 91 paradis, 22, 29, 32, 35, 40-41, 162, 169, 171, 174-175, 177, 195, 232, 243 péché, 23-25, 29, 40n., 72, 80, 83, 89, 96, 159n., 204, 251
pentacle, 97, 101, 103, 125 pierre, 5-6, 60, 83, 85-89, 118-120, 125, 127128, 169-170, 172, 177-178, 181, 203-209, 211-212, 238 pierres du Temple, 32, 34, 41, 139, 141, 149, 152, 159, 168, 174, 185, 210, 247, 249250, 252, 258, 260-261 plantes, herbes, racines, arbres, 5, 26, 32, 39-40, 81-83, 85-87, 89, 103-104, 118, 126, 204, 206-208, 211-212 rue bénie, 103-104 possession, 79-83, 86n., 97-98, 100-103, 105 pouvoir royal, 7-9, 13-14, 17-18, 21, 25, 2728, 32, 51, 73, 76, 78 prière, 19-21, 25, 29, 32, 88, 95, 100-103, 105, 111n., 131, 139, 155, 159n., 160n., 161, 198, 221, 237, 241, 251, 256, 258 prophète, 6, 8, 10, 17-20, 22-23, 25, 27-29, 46, 55-56, 65-67, 76, 78, 141, 152, 154, 179, 197-199, 204, 206, 219, 229-230, 238, 241, 242-244 Voir aussi index des noms s.v. Muḥammad proverbe, 8, 12, 39, 43-54, 157, 174, 181, 187, 188n., 189, 221 psaumes, 18n., 46, 49, 56n., 88, 91, 101, 107n., 111n., 133, 161-162, 164, 175, 183, 189, 200 purgatoire, 10 racine, s.v. plantes rituel, 13, 63n., 66, 80, 91, 95-105, 107, 110, 123-126, 130, 132, 134 rituel de dédicace, 160-161 rituels maçonniques, 249-251, 253, 256-257 sagesse, 6-8, 12, 14, 18, 21, 28-29, 31-33, 35, 38-41, 43-54, 80-82, 85, 89, 108n., 157-158, 160-162, 164-169, 172-173, 175, 177, 181-189, 192-193, 199-200, 215, 229, 234-241, 243, 249, 250, 253, 257, 261 sang, 14, 36, 87, 131, 165, 167n., 201, 208211, 257
i nd e x analy t i q u e
sceau, 7, 13, 56, 59-61, 66-74, 76-79, 83, 85-87, 92, 96, 98, 103-104, 109, 129, 132, 203, 229-234 serment, 63, 82, 248, 250-251, 256 shamir, 14, 118, 127-128, 201-206, 208-213 tapis, 13, 74-76, 230n., 237, 239 Temple, 6, 13-14, 31-32, 34-35, 37, 41, 57, 84, 105, 127-130, 139-145, 147-149, 152-155, 157-186, 189-190, 192, 198, 200, 202-203, 208-211, 215, 219, 221n., 229, 234-235, 238, 241, 247, 249-262
trône, 9, 10, 25, 33-35, 51, 57-59, 61, 64, 66, 76, 165, 167n., 188, 190, 192-193, 196, 199, 215, 231, 232n., 233, 236-239, 242-243, 259 Trône divin, 10 Trône de Titurel, 35 Trône céleste, 259 vent, 11, 17, 21, 25-26, 56, 59, 109, 119, 161, 179n., 229-230, 237-238 voyage nocturne, 10, 234
27 5
Index des manuscrits cités
Amberg, Provinzialbibliothek, 2. Ms. 46 [planche 15] : 201 Amsterdam, Bibliotheca Philosophica Hermetica, 114 (s.v. Collection privée, Coxe 25) Baltimore, Walters Art Museum, 352 : 101n. Besançon, Bibliothèque municipale, 54 [planche 13] : 199n. ——, 148 [planche 22] : 221n. Bruxelles, Bibliothèque royale, 10066 : 167n.-169 Cambridge, Fitzwilliam Museum, 22.1948 : 236n. Collection privée, France, Coxe 25 : 87n., 94, 96, 97n., 101n., 102n., 103n., 104n. Copenhague, Kongelige Bibliotek, GKS 79 2° [planche 20] : 219 Escorial, Biblioteca del Monasterio, Z II 12 : 91n. ——, arab. 925 : 68n., 70n., 72n., 73n., 76n., 102n. Firenze, Biblioteca Medicea Laurenziana, Amiatino 1 : 141 ——, Ashburnam 1520 : 88 ——, Plut. 89 sup. 38 : 87n., 94n., 100n. Firenze, Biblioteca Nazionale Centrale, II.iii.214 : 94n., 97n., 98n. Gand, Universiteitsbibliotheek, 92 [planche 3] : 169
Istanbul, Bibliothèque Topkapi, Album Hazine 2152 : 232n. ——, Turk ve Islam Eserleri Müzesi, 1945 : 236n. ——, TSL, H. 683 : 242n. ——, TSL, H. 829 : 240n. ——, TSL, H.898 : 242n. ——, TSL, H. 1507 : 242n. ——, TSL, H. 1963 : 242n. ——, TSL, H. 3559 : 242n. ——, TSM, B. 249 : 238n. ——, TSM, B. 250 : 238n. ——, TSM, Hazine 54 : 243n. ——, TSM, Hazine 768 : 242n. ——, TSM, Hazine 1313 : 243n. ——, TSM, Hazine 1475 : 242n. ——, TSM, Hazine 1703 : 243n. ——, Kadizademehmed, 333, 72n. ——, Nuruosmaniye, 2843, 72n. Kassel, Landesbibliothek und Murhardsche Bibliothek der Stadt Kassel, 4° astron. 3 : 95n., 104n. Köln, Dombibliothek, cod. 15 : 83n. Kremsmünster, Codex Cremifarensis 243 : 197 London, British Library, Add. 23198 : 251, 252 ——, Add. 27261 : 240n. ——, Harley 3883 : 81n., 82n. ——, Harley 4382 : 221n. ——, Royal 2. B. VII : 218 ——, Royal 17.A.1 : 251 Lyon, Palais des Arts, 22 : 169n.
278
in d e x de s m an u s c r i t s c i t é s
Madrid, Biblioteca Nacional de España, Vitr. 25-7 (olim B. 19) [planche 17] : 201n. Malibu, Paul Getty Museum, 64 [planche 8] : 182 München, Bayerische Staatsbibliothek, Cgm 5249 (44 b) [planche 16] : 201 ——, Clm 849 : 96 ——, Clm 10085 : 99, 103-104 New York, Public Library, Spencer 26 : 80 ——, Spencer persian 46 : 235n. New York, The Morgan Library and Museum, M. 126 [planche 23] : 222 ——, M. 526 : 220 Oxford, Bodleian Library, Rawlinson D.252 : 96 ——, Bodl. 270b : 217n. ——, Bodl. 494 [planche 4] : 170n. ——, Or. 133 : 231n, 235n. ——, Ouseley Add. 176 : 238n. ——, Ouseley Add. 24959 : 240n. ——, Elliot 194 : 242n. Oxford, Merton College, cod. Or. 19 : 236n. Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 593 : 198n. 5193 : 223n. Paris, Bibliothèque nationale de France, arabe 2647 : 75, 77 ——, arabe 2648 : 71 ——, arabe 2964 : 232n. ——, Baluze 270 : 149, 150 ——, fr. 10 [planche 21] : 221 ——, fr. 112(3) [couverture] : 6 ——, fr. 159 : 221n. ——, fr. 598 : 198n., 223n. ——, fr. 623 : 86n. ——, fr. 2482 : 47n. ——, fr. 6446 : 81n., 82n. ——, fr. 12420 : 223n. ——, fr. 24399 [planche 25] : 224n.
——, gr. 20 : 162 ——, hébr. 765 : 13, 110, 113 ——, ital. 1524 : 101n. ——, lat. 6 : 188n. ——, lat. 511 [planches 10, 11, 12, 14] : 197, 201 ——, lat. 3666 : 209n. ——, lat. 8865 [planche 5] : 172 ——, lat. 9415 : 198n. ——, lat. 15755 : 83n. ——, lat. 16743 [planche 6] : 173n. ——, persan 174 : 231n. ——, supplément persan 54 [planche 31] : 240n. ——, supplément persan 332 [planches 28 et 32] : 234n., 236n. ——, supplément persan 490 [planches 26 et 27] : 242n. ——, supplément persan 1150 [planche 30] : 240n. ——, supplément persan 1313 [planche 29] : 239n. ——, supplément persan 2051 : 232n. ——, supplément turc 190 : 10n., 234n. Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, 1352 : 100-101, 102n., 103n., 104 Reims, Bibliothèque municipale, 18 : 190 ——, 21 : 175 ——, 23 [planche 7] : 174 Roma, Basilique de Saint-Paul-hors-lesmurs : 188n. Sankt-Gall, Stiftsbibliothek, 135 : 169n. Saint-Petersbourg, Bibliothèque nationale, Dorn 332 : 238n. Strasbourg, Bibliothèque municipale, Hortus Deliciarum (manuscrit détruit) : 191-193 Teheran, Gulistan Palace Museum, 716 : 238n. ——, RAM, 1971 : 236n. Trento, Musée diocésain, Cod. 2546 : 190n.
i n d e x d e s manu scri t s ci t é s
Valenciennes, Bibliothèque municipale, ms. 412 : 165-166 Vaticano, Biblioteca Apostolica Vaticana, Reg. lat. 1300 : 209n. ——, Barb. gr. 372 [planches 1 et 2] : 164n. Vorau, Stiftsbibliothek (olim Augustiner-Chorherrenstift), cod. 276 : 31-32, 211n.
Wien, Österreichische Nationalbibliothek, Codex Vindobonensis 2554 [planche 18] : 199n., 217n. ——, cod. 13567 [planche 24] : 223 Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek, Cod. Guelf. 1, Gud. Lat. [planche 9] : 188n.
27 9
i nd e x d e s t i t re s
Index des titres
Actes des apôtres (Act.), 81, 83, 152, 154, 159n., 174 Ain Spil von Maister Aristotiles, 227 Alexandre (Vorau), 31 Almandal, Almadal, Almandel, Almadel (pseudo-Salomon), 10, 64, 88n., 90, 92-95, 97, 99 Antipalus maleficiorum ( Jean Trithème), 93 Antiquités judaïques (Flavius Josèphe), 10, 80-81, 108n. Apocalypse (Apoc.), 160, 165, 169, 170, 181n., 196 Apotelesmata (Apollonius de Tyane), 124 Ars notoria (pseudo-Salomon), 88n., 93, 95 Avesta, 236 Avot, Avoth, s.v. Mishnah Berit ha-menuḥah (Avraham de Grenade), 110 Biblia Pauperum, 196-197 Bibla Salomonis, Magica Salomonis, 95 Bible des Capucins, 173 Bible historiale (Guiart des Moulins), 221 Bible de Jérusalem, 44n., 49 Bible moralisée, 199, 217 Bible de Saint-Thierry, 174 Blumen der Tugend (Die ; Hans Vintler), 222 Bulhān (Kitāb al-), 231, 235 Bustān al-wā‘iẓīn wa-riyāḍ al-sāmi‘īn (Ibn al-Jawzī), 73 Cantique des Cantiques (Cant.), 8, 32-33, 37-38, 41, 46, 175-177, 184, 187, 189-194, 196, 200
Chastoiement d’un pere a son fils (Le), s.v. Disciplina clericalis Chronique des empereurs, 31 Chroniques (Livre des ; Paralipomènes ; Par.), 32, 139, 157-158, 159n., 160, 169171, 173, 188n., 189, 200 Clavicula Salomonis, Clavicule de Salomon, 45, 93-95, 96n., 97, 99, 101-104 Codex Amiatinus, 141 Confessio Amantis ( John Gower), 221 Contra christianos demones invocantes (Nicolas Eymerich), 90, 91n. Contra demones invocatores ( Jean Vinet), 91 Coran, 8, 10-13, 17-29, 55-62, 63n., 65-66, 68-73, 74n., 76, 237, 239, 244 sourate I (al-Fātiḥa), 22 sourate XXVII (al-Naml), 20, 23 sourate XXXIV (Sabā’), 26 sourate XXXVIII (Ṣād), 25-26 Corinthiens (Épître aux ; Cor.), 141, 148149, 152, 174, 183, 185n. Cyranides, 207, 211 Dalā’il al-nubuwwa (Abū Nuʿaym alIṣfahānī), 28 Daqā’iq al-ḥaqā’iq, 231, 233 De animalibus (Albert le Grand), 211-212 De clericorum institutione (Raban Maur), 82, 84 De consecratione lapidum, 88n. Decretum, Décret (Gratien), 82, 84 De duodecim stellis (Bernard de Clairvaux), 196 De ecclesiasticis officiis (Isidore de Séville), 84 De figura Almandal, s.v. Almandal
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in d e x de s ti t r e s
De glorificatione Trinitatis (Rupert de Deutz), 181, 182n., 183 De lapidibus, 88n. De laudibus Sanctae crucis (Raban Maur), 151-153 De legibus et sectis (Guillaume d’Auvergne), 86, 95 De mirabilibus mundi (pseudo-Albert le Grand), 211-212 De mulieribus claris, Des cleres et nobles femmes (Boccace), 198, 223 De novem candariis (pseudo-Salomon), 92-93 De officiis spirituum (pseudo-Salomon), 93-95 De operatione daemonum dialogus (Michel Psellos), s.v. Peri energeia daimonon De picturis et imaginibus (Agobard de Lyon), 149-150 De potentia (Thomas d’Aquin), 90, 91n. De quattuor annulis (pseudo-Salomon), 86, 88, 92-95 De sacramentis (Hugues de SaintVictor), 84 De sigillis ad demoniacos (pseudoSalomon), 92 De superstitionibus (Nicolas de Jauer), 91 De tabernaculo (Bède le Vénérable), 139-140, 181 De templo Salomonis (Bède le Vénérable), 13, 139-155, 167, 171, 174 De tribus figuris spirituum (pseudoSalomon), 92-93 Des cas des nobles hommes et femmes (Boccace), 223 Dialogus Salomonis et Marcolfi, 35, 37 Disciplina clericalis, Le chastoiement d’un pere a son fils (Pierre Alphonse), 50 Dittochaeon, Tituli Historiarum, 165 Dīwān (Ḥāfiẓ), 232 Dogme et rituel de la haute magie (Éliphas Lévi), 123 Durr al-naẓīm fī khawāṣṣ al-Qur’ān al‘aẓīm (al- ; al-Yāfi‘ī), 69
Ecclésiaste, 8-9, 46, 179-180, 187, 188n., 189 Elu ha-shedim ha-memunim ‘al sha‘ot halaylah, 110-111 Éphésiens (Eph.), 141 Épodes (Horace), 217 Erec (Hartmann), 37 Esdras, 140, 158 Étymologies (Isidore de Séville), 81 Évangiles, s.v. Jean, Luc, Marc, Matthieu Exode (Ex.), 133n., 140, 143, 148n., 203 Experimentum verissimum Salomonis, 96 Ézéchiel (Ez.), 160, 170, 178n., 204 Fāl Nāma, 243 Fihrist (al- ; Ibn al-Nadīm), 62-65 Fiori di virtu (Tommaso Gozzadini), 222 Fuṣūṣ al-ḥikam (Ibn ‘Arabī), 28 Genèse (Gen., Gn), 40n., 135, 172, 192 Gesta Romanorum, 210 Ghāzān Nāma, 11 Hébreux (Lettre aux ; Hebr.), 187 Histoire des Actes des apôtres (Pierre de Poitiers), 83 Historia ecclesiastica, Histoire ecclésiastique (Eusèbe de Césarée), 140n., 151, 160n. Histoires des prophètes, s.v. Qiṣaṣ alanbiyā’ Historia scholastica, Histoire scolastique (Pierre le Mangeur), 10, 14, 83, 85, 201, 209-210 Histoire universelle (al-Balʿamī), 240 Historia abbatum (Bède le Vénérable), 142 Historia ecclesiastica gentis Anglorum (Bède le Vénérable), 143 Historia naturalis (Pline l’Ancien), 205n., 206 Horarium, Nuctemeron (Apollonius de Tyane), 123-124 Hortus Deliciarum (Herrade de Landsberg), 190-194, 199 Hygromanteia Salomonis, 10, 13, 110, 130-133
i nd e x d e s t i t re s
In dedicatione ecclesiae (Adam de SaintVictor), 161 In Hiezechielem, Homélies sur Ezéchiel (Grégoire le Grand), 170, 179 In visionem Ezechielis (Richard de SaintVictor), 170 Isaïe (Is.), 18n., 159n., 175n., 177, 181n., 182n., 184, 204, 206 Iskandar Nāma, 240 Jean (Évangile selon ; Jn, Ioh.), 101, 141, 174, 185, 187 Jérémie (Ier.), 179n., 204 Job (Livre de), 46, 49 Judith, 32 Khamsa (Niẓāmī), 242 Lai d’Aristote, 224 Lai de la Croix, 32, 41 Lancelot, 12, 39-41 Legenda aurea, Légende dorée, 32-33, 100, 196 Lévitique, 207 Liber angelicus, 94, 104 Liber consecrationum (pseudoSalomon), 94, 96, 101 Liber consecrationum lapidum (pseudoSalomon), 88 Liber de natura rerum (Thomas de Cantimpré), 210 Liber exceptionum (Richard de SaintVictor), 161n., 171 Liber Floridus (Lambert de SaintOmer), 169, 172, 188-189 Liber Hermetis sive de rebus occultis, 94 Liber informationum litterae et spiritus in libro Regum (Claude de Turin), 147-149 Liber institutionis, s.v. Liber Razielis, Sefer Raziel Liber Lamene (pseudo-Salomon), 93 Liber pentaculorum (pseudo-Salomon), 93 Liber preciosorum lapidum secundum Salomonem, 88n.
Liber Quare, 84 Liber quatuor annulorum, s.v. De quattuor annulis Liber Razielis, s.v. Sefer Raziel Liber sacratus sive juratus, Liber juratus (Honorius de Thèbes), 94-95 Liber Samayn, Liber sextus, 94, 209 Livre du Cœur d’amour épris (René d’Anjou), 224 Livre du compagnonnage (Agricol Perdiguier), 247 Livre des étrangetés, s.v. Bulhān (Kitāb al-) Livre des métiers (Étienne Boileau), 248, 251 Llibre dels àngels (Francesc Eiximenis), 79 Lob Salomons (Das), 12, 31-32, 41, 211 Luc (Évangile selon ; Luc., Lc), 85, 91, 159, 181-182, 184, 193, 200 Ma‘aseh Bila’r melekh ha-shedim, 109 Magica Salomonis, s.v. Bibla Salomonis Majālis al-‘ushshāq (Gāzurghāhī), 240n., 242 Malleus maleficarum (Henri Kramer), 79, 80, 100, 105 Marc (Évangile selon ; Marc.), 159, 194 Mare Historiarum (Giovanni Colonna), 198 Masonry Dissected (Samuel Pritchard), 256 Matthieu (Évangile selon ; Matth.), 80-81, 145-146, 154, 159, 161, 187, 193, 198, 200 Mauricius von Craûn, 38 Midrash Rabba, 9, 108, 207, 210 Mille et une nuits, 60, 74, 234, 237 Mi‘rāj Nāma, 10, 234n. Mishnah, 108 Avot, Avoth, 108n., 203 Sotah, 202 Tosefta, 131n., 203, 208 Missel de Stammheim, 182-185 Mitrale (Sicard de Crémone), 161 Mujarrabāt al-musammā Fatḥ al-malik al-majīd li-naf‘ al-‘abīd (Kitāb al- ; al-Diyarbī), 68
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in d e x de s ti t r e s
New Atlantis, La nouvelle Atlantide (Francis Bacon), 254 Nouveau Titurel, 12, 34-35, 41 Nuctemeron (Apollonius de Tyane), s.v. Horarium Observationes sacrae et historico criticae ( Johann Lorenz von Mosheim), 124 Œdipus Ægyptiacus (Athanasius Kircher), 121, 124 Opéra de Quat’ Sous (L’), 43 Opus Caroli Regis (Théodulfe d’Orléans), 146-147, 149n. Otia imperialia (Gervais de Tilbury), 87, 210 Paralipomènes, s.v. Chroniques Parzifal, Parzival, 12, 33, 41 Peri energeia daimonon, De operatione daemonum dialogus (Michel Psellos), 124 Persica (Ctésias de Cnide), 223 Pierre (Épître de ; Petr.), 141, 152, 178 Pontifical romano-germanique, 83, 86, 98, 103n. Postilla super totam Bibliam, Postilles (Nicolas de Lyre), 9, 90 Practica ejiciendi demones (Henri de Gorkum), 91, 99 Prosa-Lancelot, s.v. Lancelot Proverbes (Prov.), 8, 12, 39, 44-47, 112n., 157, 158, 161-162, 165, 172, 174-175, 179, 181-184, 187, 188n., 189, 221 Proverbes au conte de Bretagne, 51 Proverbes de Salemon, 45, 47-50, 53 Proverbes de Marcoul et de Salemon, 45, 50-54 Proverbes au vilain, 51-52 Psaumes (Ps.), 18n., 46, 49, 56n., 88, 91, 101, 111n., 133, 161-162, 164, 175, 183, 185n., 189, 200 Psautier Barberini, 164 Psautier de la reine Marie, 218 Psychomachie (de Valenciennes, de Bruxelles), 164-165, 167-169, 184
Qiṣaṣ al-anbiyā’ (al-Kisā’ī, al-Tha‘labī), 229, 235, 237-238, 240-241, 243 Queste del Saint-Graal, 5-6, 9, 39-41 Qumran (textes de), 107n., 204 Raḥma fī l-ṭibb wa-l-ḥikma (Kitāb al- ; al-Suyūṭī), 65-66 Rationale divinorum officiorum, Rational des Divins Offices (Guillaume Durand), 82, 85, 172 Reinfried von Brauschweig, 211n. Renner (Der ; Hugo von Trimberg), 211 Roi Rother, 36 Rois (Livre des ; Reg.), 8-9, 32, 44n., 45n., 79n., 81, 85, 96, 139, 142, 144-145, 147, 152-154, 157-161, 167, 168n., 169n., 170171, 174, 182n., 184-185, 188n., 189, 190, 193-194, 196-197, 199, 215 Romains (Rom.), 149, 154, 171n. Romanz de Dieu et de sa Mere (Li ; Bible de Herman de Valenciennes), 219 Salman et Morolf, 12, 36-37 Salomon et Marcolfus, 12, 14 Salomon und Markolf, 37 Secret Common-Wealth, ou traité présentant les principales curiosités chez le peuple d’Écosse (The ; Robert Kirk), 254 Sefer mafteaḥ Shelomoh, 110 Sefer qeviṣat ha-ruḥot, 109-110, 130, 132 Sefer Raziel, Sepher Razielis, Liber Razielis, 74, 92-94, 126, 129n., 209 Sefer Sha‘are Orah (Yosef ben Avraham Gigaṭilla), 111n. Sefer Yeṣirah, 111-112, 113n., 121 Sentences (Livre des ; Pierre Lombard), 83-84, 89 Commentaire d’Alexandre de Halès, 83 Commentaire d’Albert le Grand, 89 Shāh Nāma (Firdawsī), 9, 235n., 242 Shams al-ma‘ārif wa-laṭā’if al-‘awārif (pseudo-al-Būnī), 67-68, 70-77 Shams al-ma‘ārif al-kubrā, 67, 68 Sifre ha-Razim, 13, 110, 126-129
i nd e x d e s t i t re s
Somme le Roi (Frère Laurent), 221 Speculum astronomie, 88, 92-94 Speculum doctrinale (Vincent de Beauvais), 210 Speculum Ecclesiae (Honorius Augustodunensis), 172n., 181 Speculum humanae salvationis, 14, 185, 188, 195-197, 201-202, 208, 210-211, 219 Sulaymān Nāma, 244 Summa confessorum (Thomas de Chobham), 88 Summa de ecclesiasticis officiis ( Jean Beleth), 84 Summa sacre magice (Bérenger Ganell), 95, 104 Supernae dispositionis arbitrio (bulle), 100 Sur la nature des animaux (Élien), 206 Talmud, 10n., 108, 109n., 112, 120n., 124, 127-128, 201-202, 206, 208-209, 212 Talmud de Babylone, 10n., 108n., 109n., 112n., 120n., 127, 201-202, 206, 208 Targoum Qohélet, 9, 10n., 126n., 187 Ta’rīkh al-ḥukamā’ (Ibn al-Qifṭī), 68 Testament d’Adam, 123 Testament de Salomon, 10, 13, 56, 62-64, 66, 86n., 110, 128-130, 133, 208, 233 Testament (Ancien), 7n., 46, 49, 55, 79, 89n., 104, 142-143, 145, 147, 157, 171n.,
183, 187, 195, 197-198, 201-202, 215, 218219, 229-230, 243, 250 Testament (Nouveau), 46, 49, 55, 85n., 104, 141-142, 159, 165, 187, 195, 198 Theologia christiana, Théologie chrétienne (Abélard), 82 Tituli Historiarum, s.v. Dittochaeon Torah, 46, 112n., 163 Tosefta, s.v. Mishnah Tractatus de glorificatione Trinitatis (Rupert de Deutz), 183 Tractatus exorcismorum seu adjurationum (Felix Hemmerlin), 91 Tristan (Gottfried von Straßburg), 37 Vie de sainte Marie-Madeleine (La), 54 Vinculum spirituum, Vinculum Salomonis, 93-96, 104 Weltchronik (Heinrich von München), 211n. Weltchronik ( Jans der Enikel), 211 Weltchronik (Rudolf von Ems), 211n. Ydea Salomonis, 94-95 Yvain ou le Chevalier au Lion (Chrétien de Troyes), 37 Zacharie (Zach.), 175n., 177-179, 181, 204
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Table des figures et des illustrations
Dans le texte Jean-Charles Coulon Fig 1. Un tableau de correspondances. Pseudo-al-Būnī, Shams al-ma‘ārif, ms. Paris, BnF, arabe 2648, fol. 54r (ms. daté de 1443). Fig 2. Le tapis de Salomon. Pseudo-al-Būnī, Shams al-ma‘ārif, ms. Paris, BnF, arabe 2647, fol. 61r (avant 1568). Fig 3. Une représentation du sceau de Salomon. Pseudo-al-Būnī, Shams al-ma‘ārif, ms. Paris, BnF, arabe 2647, fol. 61v (avant 1568).
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Emma Abate Fig 4. Début du catalogue démonologique. Ms. Paris, BnF, hébreu 765, fol. 10r.113 Kristina Mitalaité Fig 5. Bède le Vénérable, De Templo Salomonis, exemplaire annoté par Florus. Ms. Paris, BnF, Baluze 270, fol. 143v (détail). Guylène Hidrio Fig 6. La reconstruction du Temple après l’exil. Ms. Paris, BnF, grec 20, fol. 4r (Constantinople, milieu-fin ixe siècle) (Cliché : S. Dufrenne, pl. 34, voir notre note 22). Fig 7. Le temple de la Sagesse. Valenciennes, Bibl. municipale, ms. 412, Psychomachie de Prudence, fol. 40v (Saint-Amand, xie siècle). Fig 8. Fides et le modèle du Temple de Jérusalem. Bruxelles, Bibl. Royale, ms. 10066, fol. 136v, Psychomachie de Prudence (enluminure du xie siècle ; manuscrit provenant de Saint-Laurent de Liège). Fig 9. « Retable de la Pentecôte », Paris, Musée national du Moyen Âge (Stavelot, troisième quart du xiie siècle). Cénacle, Portique du Temple de Salomon et temple de la Sagesse. Fig 10. Reims, Bibl. municipale, ms. 21, Cantique des Cantiques, fol. 161r (Reims, v. 1100). Les Époux entourant le Temple (détail). Fig. 11. Cathédrale Sainte-Marie d’Hildesheim, fresque de la voûte du porche, partie centrale (milieu du xiie siècle). Le Christ environné des dons de l’Esprit (relevé de R. Brockhoff, 1841, dans Abglanz des Himmels, voir notre note 57).
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Fig 12. Cathédrale Sainte-Marie d’Hildesheim, fresques de la voûte du porche, mur nord (milieu du xiie siècle). Vision de Zacharie (relevé de R. Brockhoff, 1841, dans Abglanz des Himmels, voir notre note 57). 179 Fig. 13. Cathédrale Sainte-Marie d’Hildesheim, fresques de la voûte du porche, mur sud (milieu du xiie siècle). Salomon et le Temple (relevé de R. Brockhoff, 1841). 180 Philippe Faure Fig 14. Hortus deliciarum, fol. 204v. Salomon allongé sur le palanquin et les soixante braves. Fig 15. Hortus deliciarum, fol. 209v. Salomon sur son trône accueille les filles de Jérusalem. Fig 16. Hortus deliciarum, fol. 209v. Salomon et la reine de Saba.
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Christian Heck Fig 17. Idolâtrie de Salomon d’après le Psautier de la reine Marie, Angleterre, vers 1310-1320. Londres, © British Library Board, ms. Royal 2. B. VII, fol. 66r.218 Fig 18. Idolâtrie de Salomon. Herman de Valenciennes, Li Romanz de Dieu et de sa Mere, Paris, vers 1390. New York, The Morgan Library and Museum, ms. M.526, fol. 22v ; purchased by J. Pierpont Morgan (1837-1913) in 1902.220 Fig 19. Idolâtrie de Salomon d’après le Maître du Livre de Raison, gravure en pointe-sèche, vers 1485, L I et L II, 7, Amsterdam, Rijksprentenkabinet. 225 Fig 20. Maître du Livre de Raison, Aristote et Phyllis, gravure en pointe-sèche, vers 1485, L I, 54 et L II, 57, Amsterdam, Rijksprentenkabinet. 226
Hors-texte Planche 1. La reconstruction du Temple après l’exil. Psautier Barberini, Biblioteca Apostolica Vaticana, ms. Barb. gr. 372, fol. 164r (Constantinople, vers 1092). Planche 2. Sainte Sion. Psautier Barberini, Biblioteca Apostolica Vaticana, ms. Barb. gr. 372, fol. 88r (Constantinople, vers 1092). Planche 3. Jérusalem céleste et Temple de Salomon. Liber Floridus de Lambert de Saint-Omer, Gand, Rijksuniversiteit, ms. 92, fol. 65r (Saint-Bertin de Saint-Omer, avant 1121). Planche 4. Richard de Saint-Victor, In Hiezechihelem, Oxford, Bodleian Library, ms. Bodl. 494, fol. 156r (Angleterre, 4e quart du xiie s.). Vue en coupe: élévation latérale du Portique du Temple. Planche 5. Liber Floridus de Lambert de Saint-Omer, ms. Paris, BnF, lat. 8865 (diocèse de Cambrai, vers 1260). Détail de la carte de Jérusalem, fol. 133r.
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Planche 6. Salomon devant le Temple. Bible des Capucins, Paris, BnF, ms. lat. 16743, II Par., fol. 190r (Champagne, vers 1170-80). Planche 7. Salomon en majesté. Bible de Saint-Thierry, Reims, Bibl. municipale, ms. 23, Livre des Proverbes, fol. 2v (Saint-Thierry-près-Reims, premier quart du xiie siècle). Planche 8. Missel de Stammheim, Malibu, Paul Getty Museum, ms. 64, fol. 11r (Saint-Michel d’Hildesheim, vers 1170). L’Annonciation dans le Temple. Planche 9. Salomon assis en majesté sur son trône dans le Liber floridus de Lambert de Saint-Omer. Ms. Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek, Cod. Guelf. 1 Gud. lat., fol. 8v (vers 1170). Planche 10. David et les trois preux ; le trône de Salomon. Speculum humanae salvationis (Alsace, vers 1370-1380). Ms. Paris, BnF, lat. 511, fol. 10r. Planche 11. La femme de l’Apocalypse ; Salomon et Bethsabée. Speculum humanae salvationis (Alsace, vers 1370-1380). Ms. Paris, BnF, lat. 511, fol. 39r. Planche 12. Le paradis ; Salomon et la reine de Saba. Speculum humanae salvationis (Alsace, vers 1370-1380). Ms. Paris, BnF, lat. 511, fol. 42r. Planche 13. Le trône de Salomon et le couronnement de la Vierge. Psautier cistercien, vers 1260. Besançon, Bibl. municipale, ms. 54, fol. 9r. Planche 14. Salomon et le shamir. Speculum humanae salvationis (Alsace, vers 1370-1380). Ms. Paris, BnF, lat. 511, fol. 29rb (détail). Planche 15. Salomon et le shamir. Traduction allemande du Speculum humanae salvationis (vers 1415-1440). Amberg, Provinzialbibliothek, 2. Ms. 46, fol. 71v. Planche 16. Daniel, Salomon et le shamir. Traduction allemande du Speculum humanae salvationis (Souabe, première moitié du xve siècle). Munich, Bayerische Staatsbibliothek, ms. Cgm 5249 (44 b), fol. 2r. Planche 17. Épisodes de la vie de Daniel et shamir. Speculum humanae salvationis (Innsbruck, 1432). Madrid, Biblioteca Nacional de España Vitr. 25-7 (olim B. 19), fol. 28r. Planche 18. L’idolâtrie de Salomon, et en moralisation l’écolier trompé par le diable et se détournant de Dieu. Bible moralisée, Paris, vers 1220-1225 (Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, cod. 2554), fol. 50v, médaillons D et d. Planche 19. L’idolâtrie de Salomon, au lobe supérieur de la rosace de la Sainte-Chapelle de Paris consacrée au roi hébreu. Paris, vitrail, vers 1242-1248, 6ème fenêtre sud, baie B. Planche 20. L’idolâtrie de Salomon d’après le Spegel der Minschliken Zalicheid, Bruges, groupe du Maître aux rinceaux d’or, vers 1440. Copenhague, Kongelige Bibliotek, ms. GKS 79 2°, fol. 16r. Planche 21. L’idolâtrie de Salomon d’après une Bible historiale de l’atelier du Maître de Boucicaut, Paris, v. 1412-1415. Ms. Paris, BnF, fr. 10, fol. 318r.
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Planche 22. L’idolâtrie de Salomon d’après un Livre d’heures enluminé à Lyon par Jean Colombe, vers 1480-1485. Besançon, Bibl. municipale, ms. 148, fol. 168v (détail). Planche 23. L’idolâtrie de Salomon d’après John Gower, Confessio Amantis, Angleterre, vers 1470. New York, The Morgan Library and Museum, ms. M.126, fol. 179v. Planche 24. L’idolâtrie de Salomon d’après Hans Vintler, Die Blumen der Tugend, Tyrol, milieu du xve siècle. Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, ms. 13567, fol. 6r. Planche 25. René d’Anjou, Le Livre du Cœur d’amour épris, Anjou, vers 14801490 (ms. Paris, BnF, fr. 24399, fol. 105r). Au Château de Plaisance, Bel Accueil, le Cœur, Désir et Largesse devant les symboles du pouvoir des femmes. Planche 26. Salomon en majesté, Firdawsī, Livre des rois, ms. Paris, BnF, supplément persan 490, fol. 1v (partie droite du frontispice). Shiraz, première moitié du xviie siècle. Planche 27. Bilqīs en majesté, Firdawsī, Livre des rois, ms. Paris, BnF, supplément persan 490, fol. 2r (partie gauche du frontispice). Shiraz, première moitié du xviie siècle. Planche 28. Dīv conduisant Bilqīs à Salomon, Ṭūsī Salmānī, ʿAjāʾib al-makhlūqāt, ms. Paris, BnF, supplément persan 332, fol. 136v. Bagdad, 1388. Planche 29. David et Salomon, Qiṣaṣ al-anbiyāʾ, ms. Paris, BnF, supplément persan 1313, fol. 117v. Qazwin, vers 1595. Planche 30. Bilqīs montrant ses jambes à Salomon, Ḥusayn Gazurgāhī, Majālis al-ʿushshāq, ms. Paris, BnF, supplément persan 1150, fol. 169r. Shiraz, 1580. Planche 31. Salomon recevant la plainte des poissons, Qiṣaṣ al-anbiyāʾ, ms. Paris, BnF, persan 54, fol. 131v. Qazwin, 1581. Planche 32. Salomon détruisant l’idole, ms. Paris, BnF, supplément persan 332, fol. 165r. Bagdad, 1388.
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Table des matières
Introduction Jean-Patrice Boudet
5
Salomon, sa sagesse et ses savoirs secrets Salomon et le monde animal dans le Coran Pierre Lory
17
Salomon dans la littérature médiévale allemande Danielle Buschinger
31
Le savoir proverbial de Salomon au Moyen Âge Roy Rosenstein
43
Salomon dans les traités de magie arabes médiévaux Jean-Charles Coulon
55
Salomon exorciste et magicien dans l’Occident médiéval Julien Véronèse
79
Un héritage de Salomon ? Techniques de convocation des démons à toute heure de la nuit : analyse et édition du manuscrit Paris, BnF héb. 765, fol. 10r-12r Emma Abate
107
Le roi Salomon, son temple et leurs représentations Le traité De Templo Salomonis de Bède le Vénérable et son influence sur les auteurs carolingiens Kristina Mitalaité
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Images et symbolique du Temple dans l’Occident médiéval Du temple de Salomon au temple de la Sagesse Guylène Hidrio
157
Salomon, prototype du Christ dans l’iconographie médiévale : Un regard sur les images typologiques (xiie-xive siècle) Philippe Faure
187
La longue vie des objets magiques de la tradition salomonienne : Le cas du shamir Allegra Iafrate
201
L’idolâtrie de Salomon dans l’art de la fin du Moyen Âge : Du thème biblique à la scène de genre Christian Heck
215
Salomon, magicien, roi et prophète dans la culture visuelle du monde musulman du xiiie au xvie siècle Anna Caiozzo
229
Épilogue Salomon, figure tutélaire des compagnonnages et de la franc-maçonnerie (xviie-xixe siècle) Hugues Berton et Christelle Imbert
247
Index des noms de personne Index des noms de lieux Index analytique Index des manuscrits cités Index des titres
263 271 273 277 281
Table des figures et des illustrations
287
Planches
Planche 1. La reconstruction du Temple après l’exil. Psautier Barberini, Biblioteca Apostolica Vaticana, ms. Barb. gr. 372, fol. 164r (Constantinople, vers 1092).
Planche 2. Sainte Sion. Psautier Barberini, Biblioteca Apostolica Vaticana, ms. Barb. gr. 372, fol. 88r (Constantinople, vers 1092).
Planche 3. Jérusalem céleste et Temple de Salomon. Liber Floridus de Lambert de SaintOmer, Gand, Rijksuniversiteit, ms. 92, fol. 65r (Saint-Bertin de Saint-Omer, avant 1121).
Planche 4. Richard de Saint-Victor, In Hiezechihelem, Oxford, Bodleian Library, ms. Bodl. 494, fol. 156r (Angleterre, 4e quart du xiie s.). Vue en coupe: élévation latérale du Portique du Temple.
Planche 5. Liber Floridus de Lambert de Saint-Omer, ms. Paris, BnF, lat. 8865 (diocèse de Cambrai, vers 1260). Détail de la carte de Jérusalem, fol. 133r.
Planche 6. Salomon devant le Temple. Bible des Capucins, Paris, BnF, ms. lat. 16743, II Par., fol. 190r (Champagne, vers 1170-80).
Planche 7. Salomon en majesté. Bible de Saint-Thierry, Reims, Bibl. municipale, ms. 23, Livre des Proverbes, fol. 2v (Saint-Thierry-près-Reims, premier quart du xiie siècle).
Planche 8. Missel de Stammheim, Malibu, Paul Getty Museum, ms. 64, fol. 11r (Saint-Michel d’Hildesheim, vers 1170). L’Annonciation dans le Temple.
Planche 9. Salomon assis en majesté sur son trône dans le Liber floridus de Lambert de Saint-Omer. Ms. Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek, Cod. Guelf. 1 Gud. lat., fol. 8v (vers 1170).
Planche 10. David et les trois preux ; le trône de Salomon. Speculum humanae salvationis (Alsace, vers 1370-1380). Ms. Paris, BnF, lat. 511, fol. 10r.
Planche 11. La femme de l’Apocalypse ; Salomon et Bethsabée. Speculum humanae salvationis (Alsace, vers 1370-1380). Ms. Paris, BnF, lat. 511, fol. 39r.
Planche 12. Le paradis ; Salomon et la reine de Saba. Speculum humanae salvationis (Alsace, vers 1370-1380). Ms. Paris, BnF, lat. 511, fol. 42r.
Planche 13. Le trône de Salomon et le couronnement de la Vierge. Psautier cistercien, vers 1260. Besançon, Bibl. municipale, ms. 54, fol. 9r.
Planche 14. Salomon et le shamir. Speculum humanae salvationis (Alsace, vers 1370-1380). Ms. Paris, BnF, lat. 511, fol. 29rb (détail).
Planche 15. Salomon et le shamir. Traduction allemande du Speculum humanae salvationis (vers 1415-1440). Amberg, Provinzialbibliothek, 2. Ms. 46, fol. 71v.
Planche 16. Daniel, Salomon et le shamir. Traduction allemande du Speculum humanae salvationis (Souabe, première moitié du xve siècle). Munich, Bayerische Staatsbibliothek, ms. Cgm 5249 (44 b), fol. 2r.
Planche 17. Épisodes de la vie de Daniel et shamir. Speculum humanae salvationis (Innsbruck, 1432). Madrid, Biblioteca Nacional de España Vitr. 25-7 (olim B. 19), fol. 28r.
Planche 18. L’idolâtrie de Salomon, et en moralisation l’écolier trompé par le diable et se détournant de Dieu. Bible moralisée, Paris, vers 1220-1225 (Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, ms. 2554), fol. 50v, médaillons D et d.
Planche 19. L’idolâtrie de Salomon, au lobe supérieur de la rosace de la Sainte-Chapelle de Paris consacrée au roi hébreu. Paris, vitrail, vers 1242-1248, 6ème fenêtre sud, baie B.
Planche 20. L’idolâtrie de Salomon d’après le Spegel der Minschliken Zalicheid, Bruges, groupe du Maître aux rinceaux d’or, vers 1440. Copenhague, Kongelige Bibliotek, ms. GKS 79 2°, fol. 16r.
Planche 21. L’idolâtrie de Salomon d’après une Bible historiale de l’atelier du Maître de Boucicaut, Paris, vers 1412-1415. Ms. Paris, BnF, fr. 10, fol. 318r.
Planche 22. L’idolâtrie de Salomon d’après un Livre d’heures enluminé à Lyon par Jean Colombe, vers 1480-1485. Besançon, Bibl. municipale, ms. 148, fol. 168v (détail).
Planche 23. L’idolâtrie de Salomon d’après John Gower, Confessio Amantis, Angleterre, vers 1470. New York, The Morgan Library and Museum, ms. M.126, fol. 179v.
Planche 24. L’idolâtrie de Salomon d’après Hans Vintler, Die Blumen der Tugend, Tyrol, milieu du xve siècle. Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, ms. 13567, fol. 6r.
Planche 25. René d’Anjou, Le Livre du Cœur d’amour épris, Anjou, vers 1480-1490 (ms. Paris, BnF, fr. 24399, fol. 105r). Au Château de Plaisance, Bel Accueil, le Cœur, Désir et Largesse devant les symboles du pouvoir des femmes.
Planche 26. Salomon en majesté, Firdawsī, Livre des rois, ms. Paris, BnF, supplément persan 490, fol. 1v (partie droite du frontispice). Shiraz, première moitié du xviie siècle.
Planche 27. Bilqīs en majesté, Firdawsī, Livre des rois, ms. Paris, BnF, supplément persan 490, fol. 2r (partie gauche du frontispice). Shiraz, première moitié du xviie siècle.
Planche 28. Dīv conduisant Bilqīs à Salomon, Ṭūsī Salmānī, ʿAjāʾib al-makhlūqāt, ms. Paris, BnF, supplément persan 332, fol. 136v. Bagdad, 1388.
Planche 29. David et Salomon, Qiṣaṣ al-anbiyāʾ, ms. Paris, BnF, supplément persan 1313, fol. 117v. Qazwin, vers 1595.
Planche 30. Bilqīs montrant ses jambes à Salomon, Ḥusayn Gazurgāhī, Majālis alʿushshāq, ms. Paris, BnF, supplément persan 1150, fol. 169r. Shiraz, 1580.
Planche 31. Salomon recevant la plainte des poissons, Qiṣaṣ al-anbiyāʾ, ms. Paris, BnF, persan 54, fol. 131v. Qazwin, 1581.
Planche 32. Salomon détruisant l’idole, ms. Paris, BnF, supplément persan 332, fol. 165r. Bagdad, 1388.