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French Pages [386] Year 2010
L’activité marchande sans le marché ? Colloque de Cerisy
© TRANSVALOR - Presses des MINES, 2010 © Photos de couverture : Pontus Eddenberg et Neil Gould. 60, boulevard Saint-Michel - 75272 Paris Cedex 06 - France email : [email protected] http://www.ensmp.fr/Presses ISBN : 978-2-911256-21-9 Dépôt légal : 2010 Achevé d’imprimer en 2010 (Paris) Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et d’exécution réservés pour tous les pays.
L’activité marchande sans le marché ? Colloque de Cerisy
Armand HATCHUEL Olivier FAVEREAU Franck AGGERI (Sous la direction de)
Collection Économie et Gestion Dans la même collection MANAGEMENT DES TECHNOLOGIES ORGANISATIONNELLES Journées d’études 2009 Pierre-Michel Riccio, Daniel Bonnet L’ÉVALUATION DES CHERCHEURS Daniel Fixari, Jean-Claude Moisdon, Frédérique Pallez SÛRETÉ NUCLÉAIRE ET FACTEURS HUMAINS: La fabrique française de l’expertise Grégory Rolina PROCEEDINGS OF THE THIRD RESILIENCE ENGINEERING SYMPOSIUM Erik Hollnagel, François Pieri, Eric Rigaud (editors) PROCEEDINGS OF THE SECOND RESILIENCE ENGINEERING SYMPOSIUM Erik Hollnagel, Eric Rigaud (editors) MODEM LE MAUDIT Economie de la distribution numérique des contenus Olivier Bomsel, Anne-Gaëlle Geffroy, Gilles Le Blanc ÉVALUATION DES COÛTS Claude Riveline LE LEADERSHIP DANS LES ORGANISATIONS James G. March, Thierry Weil DERNIER TANGO ARGENTIQUE Olivier Bomsel, Gilles Le Blanc LES NOUVEAUX CIRCUITS DU COMMERCE MONDIAL Dialogue Etat-Entreprises François Huwart, Bertrand Collomb INVITATION À LA LECTURE DE JAMES MARCH Réflexion sur les processus de décisions, d’apprentissage et de changement dans les organisations Thierry Weil NEW NEIGHBOURS IN EASTERN EUROPE Economic and Industrial Reform in Lithuania, Latvia and Estonia Christian von Hirschhausen
Colloques de Cerisy (Choix de publications) • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • •
L’Aménagement du territoire, PU de Caen, 2007 L’Art a-t-il besoin du numérique?, Hermes Science, 2006 Yves Bonnefoy. Poésie, recherche et savoirs, Hermann, 2007 Le symbolique et le social (autour de Pierre Bourdieu), Univ. de Liège, 2005 Civilisations mondialisées? de l’éthologie à la prospective, L’Aube, 2004 Communiquer/transmettre (autour de Régis Debray), Gallimard, 2001 Auguste Comte aujourd’hui, Kimé, 2002 Connaissance, activité, organisation, La Découverte, 2005 Les nouveaux régimes de la Conception, Vuibert, 2008 L’émergence des cosmopolitiques, La Découverte, 2007 Déterminismes et complexités(autour d’Henri Atlan), La Découverte, 2008 Le Développement durable, c’est enfin du bonheur, L’Aube, 2006 L’économie des services pour un développement durable, L’Harmattan, 2007 Jean-Pierre Dupuy : l’œil du cyclone, Carnets nord, 2008 Education et longue durée, PU de Caen, 2007 L’Ethnométhodologie, une sociologie radicale, La Découverte, 2001 Maurice Godelier, la production du social, Fayard, 1999 L’Habiter dans sa poétique première, Donner lieu, 2008 Intelligence de la complexité : épistémologie et pragmatique, L’Aube, 2007 Logique de l’espace, esprit des lieux, Belin, 2000 Ouvrir la logique au monde, Hermann, 2009 Modernité, la nouvelle carte du temps, L’Aube, 2003 Les “nous“ et les “je“ qui inventent la cité, L’Aube, 2003 La Nuit en question(s), L’Aube, 2005 Le Paysage, état des lieux, Ousia, 2001 Propositions de Paix, Revue Ethnopsy, Seuil, 2001 Prospective pour une gouvernance démocratique, L’Aube, 2000 Les nouvelles raisons du savoir, L’Aube, 2002 La philosophie déplacée : autour de Jacques Rancière, Horlieu, 2006 Les limites de la Rationalité (I) et (II), La Découverte, 1997 L’actualité du saint-simonisme, PUF, 2004 Sciences cognitives (Introduction aux), Gallimard, Folio, 1994, réed. 2004 Sciences en campagne : regards croisés passés et à venir, L’Aube, 2009 Les Sens du mouvement, Belin, 2004 Les Sentiments et le politique, L’Harmattan, 2007 S.I.E.C.L.E., 100 ans de rencontres: Pontigny, Cerisy, IMEC, 2005 Charles Taylor (l’identité moderne), PU Laval/Cerf, 1995 Alain Touraine (Penser le sujet), Fayard, 1995 Le travail entre l’entreprise et la cité, L’Aube, 2001 L’Utopie de la santé parfaite, PUF, 2001 La Ville insoutenable, Belin, 2006 Ville mal aimée, ville à aimer, PU Lausanne, 2010
Le Centre Culturel International de Cerisy Le Centre Culturel International de Cerisy organise, chaque année, de juin à septembre, dans le cadre accueillant d’un château construit au début du XVIIe siècle, monument historique, des colloques réunissant artistes, chercheurs, enseignants, étudiants, mais aussi un vaste public intéressé par les échanges culturels.
Une longue tradition culturelle • Entre 1910 et 1939, Paul Desjardins organise à l’abbaye de Pontigny les célèbres décades, qui réunissent d’éminentes personnalités pour débattre de thèmes artistiques, littéraires, sociaux, politiques. • En 1952, Anne Heurgon-Desjardins, remettant le château en état, crée le Centre Culturel de Cerisy et poursuit, en lui donnant sa marque personnelle, l’œuvre de son père. • De 1977 à 2006, ses filles, Catherine Peyrou et Edith Heurgon, ont repris le flambeau et donné une nouvelle ampleur aux activités. • Aujourd’hui, après la disparition de Catherine Peyrou, Cerisy continue sous la direction d’Edith Heurgon, grâce à l’action de Jacques Peyrou accompagné de ses enfants, avec le concours de toute l’équipe du Centre.Un même projet originalAccueillir dans un cadre prestigieux, éloigné des agitations urbaines, pendant une période assez longue, des personnes qu’anime un même attrait pour les échanges, afin que se nouent, dans la réflexion commune, des liens durables. • Les propriétaires, qui assurent aussi la direction du Centre, mettent gracieusement les lieux à la disposition de l’Association des Amis de Pontigny-Cerisy, sans but lucratif et reconnue d’utilité publique, dont le Conseil d’Administration est présidé par Jacques Vistel, conseiller d’Etat.Une régulière action soutenue- Le Centre Culturel a organisé près de 500 colloques abordant aussi bien les œuvres et la pensée d’autrefois que les mouvements intellectuels et les pratiques artistiques d’aujourd’hui, avec le concours de personnalités éminentes. Ces colloques ont donné lieu, chez divers éditeurs, à près de 350 ouvrages. • Le Centre National du Livre assure une aide continue pour l’organisation et l’édition des colloques. Les collectivités territoriales (Conseil Régional de Basse Normandie, Conseil Général de la Manche, Communauté de Communes de Cerisy), ainsi que la Direction Régionale des Affaires Culturelles, apportent leur soutien au fonctionnement du Centre, qui organise en outre. dans le cadre de sa coopération avec l’Université de Caen au moins deux rencontres annuelles sur des thèmes concernant directement la Normandie.
Renseignements : CCIC, 27 rue de Boulainvilliers, F – 75016 PARIS Paris (Tél. 01 45 20 42 03, le vendredi a.m.), Cerisy (Tél. 02 33 46 91 66, Fax. 02 33 46 11 39) Internet : www.ccic-cerisy.asso.fr ; Courriel : [email protected]
Remerciements Le colloque de Cerisy, dont cet ouvrage est issu, est né à l’initiative du cercle des Partenaires de Cerisy. Nous tenons tout particulièrement à remercier Jean-Paul Bailly, Président-directeur général de La Poste et Antoine Frérot, directeur général de Veolia Eau pour leur aide et leurs suggestions tout au long de la préparation du colloque ; ainsi que pour la table ronde du Cercle des Partenaires spécialement organisée à l’occasion de ce colloque. Nos remerciements vont aussi au sénateur Jean-François Le Grand, président du conseil général de la Manche qui a bien voulu participer à ce débat. Ce colloque a été organisé en tant que rencontre interdisciplinaire de l’Ecole Doctorale Economie – Organisation - Société (EOS) cofondée par l’Université de Nanterre et Mines ParisTech. En outre nous remercions vivement l’Ecole doctorale EOS pour son aide à la participation de cinq doctorants invités, qui ont mis beaucoup d’énergie à prendre du recul vis-à-vis des débats et à y associer leurs propres travaux. Par ailleurs, le colloque n’aurait pas été possible sans la subvention accordée conjointement par Mines ParisTech et par l’Institut Carnot-Mines, qu’ils en soient ici vivement remerciés. Enfin, nous tenons à exprimer toute notre reconnaissance aux participants du colloque auxquels cette manifestation doit d’avoir pu tenir toutes ses promesses. Merci aussi, très amicalement, à Edith Heurgon, directrice du Centre Culturel de Cerisy-la-Salle, qui a su, comme à son habitude, guider l’ensemble du projet de colloque, et le colloque lui-même, dans l’esprit de Cerisy. Notre gratitude va aussi au personnel du Centre pour son accueil toujours aussi chaleureux. La réalisation du présent ouvrage a bénéficié de l’aide érudite et rigoureuse d’Emmanuel Coblence qui revu sa composition. Par ailleurs, les Presses des Mines ont bien voulu en assurer l’édition, qu’ils en soient ici remerciés. Les directeurs du Colloque : Armand Hatchuel, Olivier Favereau, Franck Aggeri.
Introduction-résumé
Le marché, une notion si équivoque… Armand Hatchuel, Olivier Favereau, Franck Aggeri Directeurs du Colloque
Un colloque à l’orée de la crise… Le colloque de Cerisy dont ce livre est issu a été consacré à l’examen critique de la notion de marché et à l’étude des formes anciennes et nouvelles de l’activité marchande. Ce colloque s’est tenu du 2 au 8 juin 2008. Aujourd’hui, ces dates ont pris une signification nouvelle et donnent à cette rencontre et à son objet une valeur inattendue. Car quelques semaines plus tard, débutait la plus grave crise économique depuis 1929. Et l’histoire confirmait – et avec quelle violence ! – l’intérêt des débats de cette rencontre et de ses conclusions. Au moment du colloque, l’éclatement de la bulle américaine des subprimes avait eu lieu. Mais qui pensait alors qu’une crise de l’immobilier américain serait le détonateur d’une dépression de grande ampleur ? En matière économique, il est vrai, on hésite toujours à croire au pire, même si l’on sait le malade sérieusement atteint. En septembre, le gouvernement américain refuse de sauver la banque Lehmann Brothers et l’affaire des subprimes se transforme en débâcle du système financier international. On connaît la suite : devant l’urgence, les états se portent au secours des banques et engagent des plans de relance en s’endettant massivement. Pour tous, cette fois, s’impose le spectre de la grande crise. Quant au grand public, il découvre que le roi « marché » était bien nu… Malgré l’expertise des joueurs (banques, assurances, régulateurs, agences de notation…), malgré le gigantisme des organisations, le jeu spontané des échanges – dont on a répété et enseigné à l’envi les vertus auto-équilibrantes – avait conduit à une course aveugle et folle. Une course dans laquelle, loin de corriger les dérives spéculatives, les joueurs avaient contribué à les amplifier jusqu’au précipice. Le titre du colloque « l’activité marchande sans le marché ? » indiquait son fil conducteur. Il s’agissait de se demander si l’on pouvait penser l’activité marchande sans les propriétés totalisantes et régulatrices attribuées à l’idée de marché. Et par conséquent, soumettre la notion de marché au filtre de la critique, surtout si, comme on va le voir, elle masque souvent le fonctionnement réel de l’activité marchande. Sur ces points, le colloque a permis de consolider deux grandes séries de conclusions. 11
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D’abord, que l’on doit rejeter les nombreux mythes scientifiques et profanes accumulés autour de la notion de marché. Mythe d’une efficience « naturelle » du marché ; mythe de sa perfection ou de son autorégulation ; mythe d’une vertu du marché qui viendrait sublimer le vice des marchands. Non seulement parce que ces mythes sont trompeurs, mais aussi parce qu’ils n’incitent pas à mieux comprendre le fonctionnement des sociétés marchandes et donc à bien fixer les règles qui favorisent une prospérité commerciale durable. En bref, il s’agissait de montrer que la « main invisible » du marché restait une illusion tenace, à laquelle paradoxalement les vrais marchands… se gardaient de croire. Cette illusion, on va le voir, s’est formée au moment où dans l’histoire occidentale, le « marché » traditionnel, celui du bourg ou de la ville a perdu de son importance, au profit d’un monde d’échanges, plus lointains, plus complexes et dont les rouages étaient devenus inaccessibles. « Le marché », invisible, sans maître, obéissant à sa seule nature, divinité tutélaire dictant sa loi d’airain, tel est le Léviathan que les sociétés occidentales ont inventé, au début de la modernité, quand le monde des marchands s’est étendu hors du champ d’action du seigneur, des états ou des empires. Le second objectif du colloque était de dépasser la confusion moderne entre « marché » et « activité marchande ». Confusion si forte que, tant chez les libéraux que chez leurs critiques, domine l’idée que l’activité marchande est une simple incarnation du marché. Celui-ci étant pensé comme une totalité qui impose ses règles aux marchands et à leurs clients. Pour échapper à des visions si communes qu’elles semblent indépassables, le colloque a eu d’abord recours à plusieurs analyses historiques et généalogiques des notions de « marché » et de « marchand » (Partie I).
Du marché visible au marché invisible Durant tout le Moyen-âge et jusqu’au XVIIe siècle, « marché » et « marchand » sont choses bien distinctes. « Le marché » est bien visible et clairement délimité. C’est un dispositif public, souvent unique, placé sous la police vigilante et sévère d’un pouvoir seigneurial local. Et « le marché, dès qu’il se déclare comme tel, devient le lieu d’un ordre qui s’impose à tous, à commencer par celui qui en détient les droits. La nature éminemment souveraine de ces droits est l’une des clés de l’institution : elle fait du marché, durant le temps dévolu aux transactions, un lieu placé sous l’autorité du roi, explicitement déléguée à ce moment au seigneur du marché » (Mathieu Arnoux, partie I).
La fonction du marché est double. Assurer l’approvisionnement des populations, et surtout maintenir les échanges dans un cadre pacifié. Car, au marché, la violence guette partout. Celle des escrocs de toutes natures. Et celle, parfois, des populations s’enflammant contre la pénurie, réelle ou organisée, ou face à des prix jugés insupportables. 12
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Dès lors, « la hache et le billot, attributs significatifs de la main bien visible qui gouverne le marché florentin, seront exhibés en permanence » (Mathieu Arnoux).
Le « marchand », homme de métier ou de guilde, voyage beaucoup et n’exerce « au marché » que sous une rude tutelle. Mais son art pose problème tant au plan de la technique que de l’éthique : « indéterminable, illimitée, l’activité incessante du marchand met en œuvre un art tout artificiel, qui a son origine dans une certaine expérience et un certain savoirfaire tout pragmatique, qui le sépare de l’exercice du bien et de la cité » (Hélène Vérin, partie I).
Au Moyen-âge, l’acceptation progressive du marchand doit beaucoup aux enclaves monastiques qui « ont joué un rôle important dans la conception de l’action collective moderne et l’arrivée de la bureaucratie. Elles ont contribué à définir le dehors du dedans, l’espace de l’activité administrative et celui de l’activité marchande » (Xavier de Vaujany, partie I).
Mais c’est avec un Montchrestien que l’activité marchande s’affirme comme composante essentielle de l’activité sociale : « le traité de Montchrestien s’inscrit dans une vision chrétienne de l’homme, hérite de la tradition humaniste et utilise les connaissances contemporaines (médecine, alchimie) pour penser le corps social, définir les facultés humaines et la production d’artifices. (…) A sa manière foisonnante et baroque, il témoigne de la volonté de donner toute sa place à l’activité marchande, essentielle à la bonne administration du royaume, soit à l’économie politique » (Hélène Vérin).
Cet ordre tout d’évidence et de proximité va cependant bientôt basculer. Avec le développement du commerce international et des grandes compagnies, au XVIIe siècle, la réalité concrète, visible et policée du « marché » va progressivement s’estomper. « Le marché » comme dispositif local d’approvisionnement n’est plus qu’un simple maillon des échanges. Surtout, « le marché » comme totalité devient peu visible et peu lisible, du fait des multiples intervenants agissant dans des lieux divers de production, de transport et de commercialisation. C’est alors le temps de ce que l’on appellera « lois de l’échange ou du marché ». Ces constructions ne cherchent pas à penser l’organisation pratique de l’activité marchande car celle-ci multiplie à foison les règles et les techniques. Il faut plutôt convaincre que l’invisibilité du marché n’est ni la porte ouverte à toutes les escroqueries, ni une menace pour l’ordre public, mais un ordre nécessaire à la prospérité. Les doctrines du « Laissez faire » participent à cette « abstraction » du marché, tout en le concevant à nouveaux frais, non comme un dispositif octroyé par un pouvoir public, mais comme un principe d’équilibre et d’harmonie « naturelles » obtenu par la liberté des contrats marchands. Reste que nous devons à ce basculement du discours l’étrange imbroglio moderne autour de l’idée de marché, qui est à la fois une métaphysique des sociétés modernes, un idéal utopique et universaliste de l’échange et une virtualisation commode des « marchés » réels.
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« Repeupler le marché » Abstraite et ambiguë, cette conception favorise l’extension sémantique de la notion de « marché » jusqu’à en faire un modèle universel de tout contrat social : « L’instrument de l’autorégulation de la société issue de la Révolution, c’est donc le contrat au contenu a priori librement fixé par les parties. L’hétéro régulation est une exception à l’autorégulation, adoptée par les représentants de la nation pour la promotion de la justice, les bonnes mœurs et l’utilité publique. Exit les intérêts particuliers, intermédiaires entre l’intérêt individuel et l’intérêt général. Ainsi, l’article 1134 du Code civil donne une force très grande aux contrats : les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. Le Code civil procède donc à une délégation de pouvoir législatif aux parties contractantes : le contrat a force de loi entre elles » (Jean-Philippe Robé, partie II).
Cette vision abstraite du marché et des échanges marchands ne cessera plus d’imprégner les représentations communes entraînant une cohorte de confusions et de notions fallacieuses. Ainsi quand se formeront les premières grandes entreprises et que l’on fera appel à l’investissement par « actions », se forge l’idée erronée que les actionnaires « possèdent l’entreprise » parce qu’ils l’auraient en partie achetée. Or, « l’entreprise n’étant pas un objet de droit, elle n’est pas susceptible d’être la propriété de qui que ce soit. (…). Les actionnaires sont bien des propriétaires. Mais ils ne sont propriétaires que des actions. Leur droit de propriété sur les actions leur confère des prérogatives dans la société, et donc dans l’entreprise (…) Mais on ne peut prétendre qu’être propriétaire des actions d’une société revient à être propriétaire de l’entreprise – ce qui est un pur non-sens » (Jean-Philippe Robé).
Autre idée reçue : le marché, juge suprême de la valeur des biens. On peut le croire mais il faut alors reconnaître qu’il s’agit d’un juge bien changeant et qui se convainc vite que s’il y a de la valeur à une chose, alors il faut précisément l’enlever aux marchands. Ainsi, en suivant les étonnantes péripéties d’un tableau de Poussin, « La Fuite en Egypte », on découvre la dépendance de l’échange marchand aux déterminations de la valeur qui lui sont étrangères : « L’histoire de la Fuite en Egypte illustre le renversement du rapport classique entre la qualité d’un bien et le marché. Pour les économistes classiques, c’est la qualité d’un bien qui permet de fonder l’échange marchand sur le marché. Or, dans le cas du Poussin, c’est la qualité de l’œuvre – une toile majeure du plus célèbre peintre français du XVIIe siècle – qui permet à l’Etat de fonder un échange marchand hors du marché » (Emmanuel Coblence, partie III).
Du marché visible au marché universel, invisible, archétype du contrat social, aurait-on perdu « le marché » à force d’en étendre le sens ? Ou forcé l’artifice afin d’assurer à un ordre social, pensé hors du réel marchand, un attribut quasi miraculeux d’autorégulation ? Là encore, la perspective critique vient plus aisément de l’histoire. C’est la vocation de l’historien que de résister aux inventions souvent 14
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enjolivées de l’action humaine. Il veut un inventaire extensif et situé de la notion même de « marché ». Et s’étonne qu’on prête tant de choses au marché tout en négligeant des ingrédients essentiels comme la confiance, alors qu’elle exige tant d’efforts du marchand. Il faut donc « reprendre la question de la confiance en mettant cette fois l’accent sur différents types d’éléments sociaux ou en tout cas non directement économiques qui peuvent motiver ou tuer des relations de confiance sur les marchés. (…) Il faut repeupler le marché » (Patrick Fridenson, partie I).
« Repeupler le marché », l’heureuse formule de Patrick Fridenson, convient particulièrement à une série d’interventions (Partie II) qui présentent plusieurs approches contemporaines du « marché » : leur point commun étant de vouloir mieux comprendre la réalité des échanges en échappant aux illusions du « marché ». Et on peut, pour simplifier, distinguer deux courants principaux relativement complémentaires dans leurs hypothèses et dans leurs conclusions.
Le marché : un artefact qui masque ses conditions d’existence Le premier courant (socio-économie ou sociologie des marchés, droit des contrats, économie des conventions et de la qualité…) retourne aux marchés « réels » pour mieux souligner tout ce qui les sépare du « marché idéalisé ». Ce dernier est pensé comme un artifice rhétorique dont les éléments d’idéalisation méritent cependant d’être rappelés tant ils sont constitutifs de l’imbroglio philosophique et scientifique qui s’est formé avec la notion de marché. •
Le « marché » peut se suffire à lui-même :
« En effet, on n’a jamais été aussi proche d’une endogénéisation totale du marché à partir des interactions marchandes, au niveau interindividuel. Ce n’est plus le secrétaire de marché walrasien, ni une quelconque structure institutionnelle (…), qui calcule les prix et organise les règles de l’échange, mais les agents économiques eux-mêmes » (Olivier Favereau, partie II).
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L’extension du marché ne semble pas connaître de limites :
« Par quel étrange détour de l’Histoire la notion politique de développement durable, construite contre l’idéologie du progrès et du marché, s’est-elle muée en nouvel horizon de l’économie de marché ?(...) à partir de la fin des années 1990, le développement durable cesse alors d’être une contre-culture pour devenir une nouvelle frontière de l’économie de marché. Il s’intègre progressivement comme un nouveau domaine d’ingénierie économique et du conseil au Prince où l’inventivité des économistes peut s’exercer » (Franck Aggeri, partie III).
• Le marché repose sur des transactions effectuées par des agents compétents : « Le « marché » est repéré, dans une approche comparative de formes de coordination, par certains traits de dispositifs de coordination : interprétation planifiée et individualiste des compétences. Notons que cette caractérisation du « marché » se fait bien au niveau de la transaction. L’association entre interprétation 15
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individualiste et marché n’est pas pour surprendre : le marché est un dispositif qui tend à faire reposer la compétence sur l’individu » (François Eymard-Duvernay, partie II).
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Le marché ignore les relations affectives ou sociales :
« La transaction marchande est une modalité particulière de la relation sociale qui se caractérise par le fait d’être affectivement neutre, de n’avoir pas besoin de la relation personnelle pour permettre un transfert de ressources d’un individu à un autre. Cela justifie l’argument traditionnel de l’économiste selon lequel sur un marché bien organisé s’applique la loi du prix unique (le taux d’échange est le même pour tous les contractants), ce qui ne vaut bien sûr plus dans le cas de la transaction nonmarchande » (Philippe Steiner, partie II).
Ces éléments – seraient-ils restreints à des idéaux – ont trop servi d’écran à la complexité de l’activité marchande, au point que celle-ci est réduite à un solipsisme planificateur : « sur le marché, l’individu est seul, détaché des environnements socioéconomiques sur lesquels pourraient être distribués sa compétence. Plus étonnant est le fait d’associer au marché la planification des compétences. Mais cela prolonge « l’hypothèse de nomenclature » : le marché suppose des biens déjà constitués et stables » (François Eymard-Duvernay).
Comprendre l’activité marchande c’est donc aller à rebours de la vision idéalisée du marché : « il faut introduire dans la relation sociale d’échange, une série de relations sociales visant à évaluer ou encore à porter des jugements sur les choses et les situations de manière à pouvoir entrer dans le registre de l’échange marchand » (Philippe Steiner).
En outre, ces relations ne sont pas de simples adjuvants du marché, elles en sont le garant : « Autrement dit, pas plus que le marché n’est livré à lui-même comme un mécanisme automatique, l’activité marchande n’est seule à réguler la vie sociale. Dans la Cité marchande, (…) l’activité marchande ne saurait suffire. Il semble qu’il y ait même quelque chose de fondamentalement non-marchand dans cette Cité marchande, qui porte pourtant le « marché » à son plus haut degré de normativité » (Olivier Favereau).
Avec une telle perspective, les notions élémentaires de « biens », « prix », « efficacité », « concurrence », « transparence » apparaissent soudain chargés de multiples arbitraires comme si chacun voyait le « marché » à sa façon comme on voit « midi à sa porte »… La réalité de ces notions est donc elle-même objet de négociation, installant en pratique un débat marchand sur la réalité du marché ! Commune à ces travaux, il y a aussi l’idée que ce qui résiste le plus à l’objectivation du « marché », ce sont les objets mêmes de l’échange. La qualité des choses, leur valeur, leur signification peuvent être évaluées par une procédure marchande, mais la versatilité, la volatilité, voire l’ignorance des marchands aura vite fait de disqualifier la chose elle-même. Il n’est donc pas surprenant que « la main 16
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invisible » se soumette à des conventions, à des autorités publiques ou privées (experts, prescripteurs divers, gourous…) ou encore à des dispositifs techniques ou cognitifs (poids et mesures). Pour qu’un marché puisse naître, il faut au préalable s’être assuré d’un ordre nonmarchand des choses. En outre, « ce n’est pas le marché, en tant que mécanisme social, qui est en cause mais la conception réductionniste du marché autorégulateur. Comme l’ont montré les travaux des anthropologues, le marché peut bien évidemment recouvrir des réalités beaucoup plus riches que celles que lui attribuent les économistes (...). Dans les sociétés traditionnelles, ce sont des symboles, des identités, des valeurs qui se transmettent et s’échangent. L’échange marchand participe alors à la construction de la société. (...) C’est un tel mouvement social que l’on voit aujourd’hui à l’oeuvre dans les ʺcircuits courtsʺ » (Franck Aggeri).
Pourtant, le mythe d’un « marché », ordre naturel et efficace des échanges, a joué un rôle important dans la formation des états modernes : « (Nous avons précisé) le statut central de la notion de marché dans les institutions des démocraties occidentales contemporaines caractérisées par le règne du système de légitimité rationnel-légal. Dans ce contexte l’adverbe « sans » dans l’expression « l’activité marchande sans le marché ? » désigne un manque, manque dont l’importance est à la mesure de la place occupée par l’activité marchande dans une société fondée sur le marché. Ce manque correspond à la crise du système de légitimité rationnel-légal, système fondé sur la notion de connaissance scientifique et sur la raison qui la rend possible » (Romain Laufer, partie II).
Renoncer à l’idéalisation du marché conduit donc inévitablement à rechercher de nouveaux principes de légitimité économique et politique.
Le marché : un mirage sans valeur pour le marchand ? Le second courant (approches cognitives de l’activité marchande, droit commercial et de l’entreprise, théorie des instruments de gestion, …) renonce à la notion de marché en faveur d’une compréhension plus fine de l’activité et des rapports marchands. Cette tradition peut au moins remonter à un Jacques Savary, dont les traités de la fin du XVIIe siècle, ont ensuite servi de fondement au code du commerce : « Or, chez Savary, l’action du marchand n’est pas pensée sous l’égide d’un principe faisant système et équilibre. Elle intervient comme une puissance d’agir exploratoire du monde et du social ; puissance faillible, vulnérable et source de malheurs autant que de prospérité. Puissance à laquelle il faut donner forme et sens par un faisceau de prescriptions qui conditionnent sa survie » (Armand Hatchuel, partie II).
Pour le marchand, il ne peut y avoir de lois du marché ou, du moins, pas de lois qui feraient que son action n’ait plus de place. Car il sait bien qu’il construit avec autrui les conditions contingentes de sa survie ou de sa fortune. D’où, de sa part, une demande d’ordre social, sans lequel la liberté de commercer n’engendrerait qu’infortune, ressentiment et contentieux. Toute l’histoire du droit 17
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du commerce, et celle des législations des services techniques (Architecture, Eau, Poste, transports…), témoignent de l’incessant travail de prescription qui forme et permet l’innovation marchande. Ainsi, qu’il s’agisse des marchés financiers, des marchés de biens ou des marchés du travail, il est plus fécond - pour le marchand comme pour l’observateur - de s’en tenir à minima à une définition « wittgensteinienne » du marché : « Un marché est défini par des jeux de langage multiples combinant mots, théories et activités (…). Ces jeux sont généralement stables. Ils connaissent pourtant des moments d’incertitude, qui introduisent la possibilité de doutes et d’erreurs, mais aussi de changements, d’innovations » (Colette Depeyre et Hervé Dumez, partie II).
Est donc confirmée, par des voies différentes, cette vérité ancienne que le « libéralisme économique », ou plus justement la liberté du marchand, ne suppose pas l’effacement de l’ordre social. C’est tout l’inverse qui est vrai. Reste que tous les ordres sociaux ne se prêtent pas également à l’échange marchand. Ce qui convient au marchand, c’est un ordre social qui permet la pacification des jeux de langages sur le marché, un ordre donc capable d’invention mais sans risque de déstabilisation trop violente. Les seules sociétés marchandes qui créent des richesses sont celles où la qualité des ordres sociaux de la connaissance (medias, expertises, arts, sciences,…), où celle de la justice (tribunaux, contrats, protection des situations de faiblesse) sont suffisamment développées pour permettre au marchand de faire réellement œuvre créatrice face à la curiosité critique de ses clients. Reste que le différend est inhérent à l’échange et appelle des instances de résolution. Ainsi, le tribunal de commerce est-il un des lieux privilégiés d’observation des conceptions de l’activité marchande. Face aux contentieux ordinaires, s’y exprime la tension entre la réalité de l’agir marchand et l’idéalisation du marché : « [Cette enquête] nous renseigne sur les convictions profondes, les conceptions du marché, (…), qui habitent les juges consulaires. Chez les interventionnistes, le contrat est conçu comme un engagement réciproque, empreint d’une dimension morale indispensable à la pérennité du marché. (…) parce que les marchés ont naturellement tendance à se transformer en « jungle » (…). A travers les discours des non interventionnistes, c’est presque la logique inverse qui se dégage. Ici, la possibilité de rompre un contrat est l’un des pans de la liberté entrepreneuriale. (…) La liberté des marchés constitue effectivement un progrès structurel, une victoire gagnée au prix de longs conflits politiques, économiques et sociaux » (Emmanuel Lazega, Sylvan Lemaire et Lise Mounier, partie III).
Libérée de l’invocation magique du marché idéalisé, l’analyse de l’agir marchand éclaire alors bien au-delà des faits économiques. Elle mène à une compréhension profonde des modes de formations du désir et de la valeur. Donc à une anthropologie et une épistémologie du jugement et de la norme : « Une épistémologie de l’agir marchand explique bien mieux les crises ou les réussites du commerce qu’une théorie du marché autorégulateur. Les « imperfections » du marché définies par référence à la théorie ne sont d’aucune utilité pour prédire les 18
Le marché, une notion si équivoque...
causes réelles des crises (…). Les phénomènes marchands ne peuvent s’expliquer qu’à partir de ce qui leur donne naissance, c’est-à-dire les instruments et les prescriptions qui donnent forme, efficacité et légitimité à l’activité marchande » (Armand Hatchuel).
Et c’est une telle analyse des dynamiques marchandes contemporaines et de leurs crises que nous proposent les contributions suivantes (Partie III).
Dynamiques et crises des activités marchandes contemporaines Que nous apprennent les activités marchandes contemporaines ? Un mouvement important tient à la servicialisation croissante des activités marchandes ; « La servicialisation est une autre forme d’innovation produit-marché majeure qui recompose profondément la nature des relations entre réalisateurs et bénéficiaires et la nature des artefacts qui médiatisent les transactions. Cependant, (…) la servicialisation doit être distinguée tant de la singularisation que de l’intégration » (Manuel Zacklad, partie III).
Ce que dévoile cette approche, c’est la grande dépendance de l’activité marchande aux réseaux techniques et sociaux qui déterminent sa nature, ses conditions de développement et d’obsolescence. Plus « le marché » devenait invisible et se drapait du manteau d’un principe idéal et plus on oubliait que l’activité marchande s’était construite en codétermination avec des dispositifs techniques : qu’il s’agisse des systèmes de transport, de mesure ou d’écriture. La révolution des techniques d’information devait donc s’accompagner d’une révolution commerciale majeure dont l’analyse exige des outils inédits : « En mettant l’accent sur les caractéristiques des artefacts médiateurs, la sémiotique des transactions coopératives génère une classification des activités de service et de l’intensité de la servicialisation en partie différente de celles habituellement proposées » (Manuel Zacklad).
En outre, l’idée même d’une révolution commerciale liée à de nouvelles techniques est aussi une réfutation de l’universalité du marché idéalisé. Mieux que l’ancienne place du marché ou les belles vitrines du marchand, l’espace de la Toile permet de créer des structures commerciales totalement inédites : ce sont des « plateformes sociales d’interaction » qui reconfigurent la frontière entre information, publicité et consommation : « [C’est] un cas qui se généralise parmi les plateformes sociales d’interaction (PSI) : contenu et publicité convergent au point d’entrer en concurrence (…). Une place de marché originale se dessine, dont la principale caractéristique est d’ouvrir un jeu de redéfinition des qualités et des nomenclatures. (…) La valeur marchande des espaces sociaux du Web ne se résume pas à l’audience publicitaire construite. La capacité des plateformes à produire des données de marché et du « market design » doit être également considérée » (Benjamin Chevallier, partie III). 19
L’activité marchande sans le marché ?
Servicialisation, artefacts médiateurs, plateformes sociales d’interaction capturent les formes les plus récentes de l’activité marchande. Mais ces notions nous aident aussi à mieux voir les conditions implicites ou inaperçues des formes marchandes plus anciennes ou plus classiques. C’est ainsi que « le marché » de l’art qui semble si imparfait et si versatile par comparaison avec le marché idéalisé, exige une mobilisation intense de médiations techniques et sociales ainsi que de dispositifs de servicialisation. C’est donc le lieu où le marchand doit déployer tous les instruments de son art. Car « pour accéder au marché de l’art contemporain, il faut que l’objet soit qualifié d’œuvre d’art. (…) Les sociologues et les historiens de l’art s’accordent pour reconnaître le rôle actif joué dans la construction de la valeur artistique par quelques individus, communément appelés instances de légitimation. (…) Quelques marchands, conservateurs ou « grands collectionneurs » créent de petits événements historiques (placement de l’œuvre dans un musée, publication de monographie, etc.) qui contribuent à faire entrer le nom de l’artiste dans l’histoire de l’art et à attribuer une valeur artistique à l’œuvre » (Nathalie Moureau et Dorothée Rivaud-Danset).
Ainsi, à observer ce qui construit la possibilité de vendre ou d’acheter une œuvre d’art, on retrouve les techniques et les dispositifs les plus anciens de la rhétorique du commerce : « persuader », « convaincre », « séduire ». Dispositifs qui conduisait déjà un Savary à rejeter l’idée que « le négoce ne consiste que d’acheter une chose dix livres pour la vendre douze » et que les marchands « n’ont pas besoin de grandes lumières ». Au cœur de l’âge classique, il n’hésite pas à affirmer qu’ « il n’y a point de profession où l’esprit et le bon sens soient plus nécessaires que dans celle du commerce ».
Mais Savary lui-même ne pouvait prévoir que cette conception inventive et politique du marchand réfutait par avance une autorégulation du marché. Ces dispositifs de reconstruction et de prescription de la valeur marchande se retrouvent dans l’arsenal du marketing le plus moderne. La conception des parfums contemporains en est un bon exemple : « A l’intérieur même du marché du parfum, le test est devenu une activité à part entière et une quasi-industrie. En quelques années, réussir à se qualifier dans les tests est devenu un point de passage obligé pour accéder au marché, les sommes en jeux devenant de surcroît considérables au vu de la nouvelle étendue des marchés. Le marché du parfum est désormais un monde aux prises avec toute une R&D marchande » (Anne-Sophie Trebuchet-Breitwiller et Fabian Muniesa, partie III).
Mais l’organisation de ces tests exige la formation de consommateurs-testeurs et la construction de critères. Cette artificialisation du « bon parfum » joue alors comme un processus de disciplinarisation sociale qui va passer par la publicité et l’ensemble du système de distribution : « Et il n’est pas jusqu’au consommateur final qui ne soit discipliné par le dispositif – et nous entendons par là non seulement ce consommateur particulier qui va venir 20
Le marché, une notion si équivoque...
répondre aux enquêtes de marché, discipliné d’une façon particulière, mais tous les acheteurs de parfums en libre-service (…). Ce qui est visé c’est le positionnement du produit dans un milieu, un cœur du marché, positif mais consensuel » (Anne-Sophie Trebuchet-Breitwiller et Fabian Muniesa).
Mais la crise est proche, si ce processus loin d’ouvrir de nouveaux horizons, enferme marchands et consommateurs dans un jeu de miroirs qui paralyse la créativité des uns et la curiosité des autres. Bref, si se crée en quelque sorte une « bulle » qui éclatera avec la désillusion de tous. Même un service public comme La Poste doit lutter contre un tel immobilisme : « En 2005 a été lancée une démarche de « prospective du présent », La Poste 2020. Son ambition était, à partir d’une vision renouvelée du service et des territoires, de réinventer une Poste dynamique et unitaire qui ne succombe ni à la nostalgie du passé, ni au seul diktat du marché. Pour que le Groupe s’inscrive dans le mouvement du monde contemporain, il lui fallait concilier exigences économiques, dynamiques territoriales et responsabilités sociétales et, tout en assurant la performance de ses métiers, créer de la valeur ajoutée par le service, pour l’entreprise et pour les territoires » (Edith Heurgon, partie III).
Cette multiplication des enjeux et des dimensions de la transaction marchande est emblématique du commerce contemporain, et elle s’exprime à travers plusieurs mutations qui ne vont pas sans tensions.
Mythes, réalités et mutations de l’activité marchande : le point de vue de grandes entreprises et de collectivités territoriales
Ce sont ces tensions dont ont témoigné (au cours d’une soirée-débat au sein du colloque), Antoine Frérot, directeur général de Veolia Eau et Jean-Paul Bailly Président directeur général de La Poste, avec comme discutant le Sénateur, président du conseil général de la Manche, Jean-François Le Grand (Partie IV). Antoine Frérot insiste d’abord sur l’évolution multipolaire des grands services marchands comme celui de l’eau : « (…) nous sommes passés, au cours des dernières décennies, d’une relation binaire entre une collectivité locale et un opérateur privé, à une relation triangulaire « Collectivité – Abonné – Opérateur privé », puis à une relation multipolaire en ajoutant la société civile… Cet allongement de la chaîne des parties prenantes a remodelé en profondeur la gouvernance de l’eau ».
Cette multiplicité des intervenants a une conséquence majeure : un dévoiement de la demande de « transparence » : « Dénaturé à des fins utilitaristes, l’idéal de la transparence peut en arriver à jouer contre tout type d’action collective. Aussi, dans un contexte de vide sémantique, laissant le champ libre à la récupération idéologique par des opposants à la gestion déléguée, il m’a paru nécessaire (…) de lui donner un sens intelligible et applicable par une entreprise ; auparavant, le rôle d’un dirigeant d’entreprise se résumait à 21
L’activité marchande sans le marché ?
agir dans un contexte stable et défini. Aujourd’hui, son rôle consiste d’abord à restaurer le contexte de manière à pouvoir agir. Et alors, doit-il agir vite avant que le changement de contexte l’en empêche ».
On ne peut mieux exprimer l’inversion du rapport entre marché et activité marchande : c’est en expliquant les contraintes de son activité qu’une entreprise tente de redonner un sens à la notion de « marché de l’eau ». Jean Paul Bailly aborde lui aussi les mutations du rapport marchand en s’attachant à la question des prix : « Une manière d’aborder le thème de « l’activité marchande sans le marché » est de constater qu’il y a de plus en plus de modèles économiques dans lesquels l’utilisateur final ne paye pas le prix (défini comme le coût plus une marge raisonnable). Outre les questions classiques de la rémunération des monopoles ou celle de la péréquation entre activités rentables et activités déficitaires, il insiste sur « la multiplication des modèles dans lesquels le vendeur (ou le producteur) se rémunère, non sur la vente du produit final, mais tout au long de la chaîne de valeur. On retrouve cette caractéristique dans des situations de plus en plus nombreuses où différents acteurs financent un processus et où, en fin du compte, le bien final est quasiment gratuit, la publicité par exemple ». Dans de telles situations, la confiance des différents protagonistes devient cruciale : « Pour revenir sur le titre du colloque, si l’on demande « est-ce qu’il peut y avoir des activités marchandes sans le marché ? », je répondrai « peut-être ». Mais si l’on demande « Est-ce qu’il peut y avoir des activités marchandes sans la confiance ? », la réponse est « sûrement non ». La bonne question ne porte peut-être pas sur le marché, mais sur la confiance ».
Ces deux interventions soulignent donc les cercles vertueux ou vicieux de la transparence et de la confiance qui semblent caractéristiques des services marchands contemporains. Cette analyse est reprise, du point de vue des pouvoirs publics, par le Sénateur-Président Jean-François Le Grand : « Le problème, c’est que nous vivons dans une société qui n’a confiance en rien. Quand le doute est scientifique, il est sain, mais quand il s’agit d’un doute absolu, cela devient gênant. Prenons un exemple : nous sommes dans un département, parmi les plus beaux, qui accueille des activités nucléaires de haut niveau, (…), trois fois par an, on envoie dans tous les foyers le résultat d’un laboratoire d’analyses indépendant qui offre toutes les garanties. Bref, la notion de transparence permettra de sortir d’une culture de méfiance à une condition : garantir que l’information soit elle-même saine, pleine, complète, et ne cache rien ».
Mais cet idéal se s’atteint pas aisément, surtout lorsqu’il s’agit d’entreprises : « C’est la difficulté que l’on rencontre avec les entreprises de services de l’eau, car cette culture de la méfiance nous incite à penser que peut-être elles nous cachent quelque chose. C’est pourquoi il me semble que ces entreprises doivent faire un important effort, (…), entreprendre une action qui relève d’une sorte d’acte de foi. Elles doivent y travailler longtemps avant que la transparence vraie ne soit admise ».
En croisant témoignages de dirigeants et travaux de chercheurs, se dégage une conception à la fois ancienne et très moderne de l’agir marchand. Elle est ancienne car, à la manière d’un Jacques Savary, elle insiste sur la nécessité pour le marchand 22
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de construire une place qui n’est pas une simple position dans un marché prédéfini, car celui-ci n’a pas de réalité permanente. Conception moderne, car elle souligne que cette construction doit tenir compte de la multiplication des acteurs de la chaîne marchande, de dispositifs techniques en constant renouvellement et de nouveaux paradoxes en matière de transparence et de connaissance. Au terme de ce colloque, et malgré la variété des disciplines représentées, la convergence des constats était marquante. Loin d’être une question de sémantique, la confusion entre le marché et le marchand constitue une des dernières métaphysiques des sociétés modernes et démocratiques, dont elle a forgé l’ossature normative et politique. Nous savons cependant par l’expérience du vingtième siècle que le prix de certaines illusions est exorbitant. Et si, la recherche ne peut dissiper toutes les idées fausses ou mal formées, au moins doit-elle lutter contre celles qui sont inutiles et dangereuses. Ce colloque a clairement montré que l’on peut aujourd’hui fonder une nouvelle critique du marché. Et celle-ci a une conclusion directe : nous pouvons sans dommage renoncer à une vision totalitaire, autorégulatrice, abstraite et hégémonique du « marché » et de ses corollaires (la concurrence, le juste prix, …) tout en conservant une recherche active et féconde qui éclaire ou renforce les conditions cognitives et sociales d’une activité marchande « enrichissante ». Car l’activité et l’échange marchands s’inscrivent dans un réel forgé par des compétences, des techniques, des règles de droit et de gestion, des organisations et des liens sociaux. Ils s’ancrent dans des traditions autant que dans l’apprentissage du nouveau et du singulier ; se nourrissent de reconnaissance et de méfiance, de coopérations et de conflits ; exigent des dispositifs, et des pouvoirs ordonnés ; se construisent sur des engagements et des assurances. Bref, leur fragilité contraste avec leur extension sociale et géographique au cours du temps ! Et cette extension ne s’explique que par le constant travail d’étayage cognitif, technique et juridique que les sociétés modernes ont apporté à l’agir marchand. La crise financière et économique qui a éclaté quelques semaines après le colloque apporte à ces constats une démonstration indéniable, quoique beaucoup trop coûteuse. Car depuis une vingtaine d’années a dominé un « fondamentalisme du marché » (selon l’expression de Joseph Stiglitz et Paul Krugman, prix Nobel d’économie, New York Times, chronique du 7 mars 2010) qui n’aurait pas été possible sans les multiples mythes qui ont marqué la notion de marché. Mais au moins la recherche a-t-elle souligné les inconsistances théoriques, les équivoques sémantiques et les illusions autorégulatrices associées à cette notion. Une fois délivrée de toute métaphysique du marché, l’étude des activités marchandes est la seule voie possible pour tempérer les emportements inhérents à l’acte marchand et pour comprendre les mutations de la valeur, du jugement et du sens sans lesquelles il n’y pas de nouvelles richesses. Cet ouvrage montre que les chercheurs de plusieurs disciplines sont déjà résolument engagés sur ce chemin. 23
Avec les contributions de : Franck AGGERI, Mathieu ARNOUX, Jean-Paul BAILLY, Benjamin CHEVALLIER, Emmanuel COBLENCE, Colette DEPEYRE, François-Xavier DE VAUJANY, Hervé DUMEZ, François EYMARD-DUVERNAY, Olivier FAVEREAU, Antoine FRéROT, Patrick FRIDENSON, Armand HATCHUEL, Edith HEURGON, Romain LAUFER, Emmanuel LAZEGA, Jean-François LE GRAND, Sylvan LEMAIRE, Lise MOUNIER, Nathalie MOUREAU, Fabian MUNIESA, Dorothée RIVAUD-DANSET, Jean-Philippe ROBé, Philippe STEINER, Anne-Sophie TRéBUCHET-BREITWILLER, Hélène VéRIN, Manuel ZACKLAD.
Partie I. Généalogie des marchés et des activités marchandes : du marché visible au marché invisible
Vérité et questions des marchés médiévaux Mathieu Arnoux Université Paris 7, École des Hautes Études en Sciences Sociales, Institut universitaire de France
Au moment où ces lignes sont écrites, il y a sûrement des tâches plus urgentes que de repenser la place des marchés dans les sociétés médiévales. Comme on le sait, le monde contemporain se passe parfaitement des temps révolus. On ne prétendra pas ici qu’il y aurait dans la réflexion sur un passé quasi millénaire quoi que ce soit d’utile ou de nécessaire à la solution des problèmes de notre monde. Mais on dira au contraire, qu’il y a dans la contemplation du monde tel qu’il est aujourd’hui un encouragement à s’interroger à nouveau sur ce qu’il fut peut-être. Il y eut des marchés dans le monde médiéval, disent les historiens et leurs sources : que pouvons-nous savoir d’eux ? En quoi concoururent-ils à la naissance des marchés modernes, et du marché ? Bien sûr, on ne cherchera pas dans les pages qui suivent une réponse en forme de synthèse à ces questions. Comme tout ce qui concerne l’histoire économique, les marchés n’ont guère été à la mode chez les historiens du moyen âge depuis deux décennies. Faute de leur accorder l’attention qu’ils auraient requise, ils ont le plus souvent, dans les quelques passages obligés où le mot devait figurer, hésité entre deux positions, non exclusives l’une de l’autre. La première, fruit d’un positivisme scrupuleux, les conduit à regretter de ne pouvoir étudier les marchés médiévaux, faute de les trouver assez bien décrits par les sources. Dans le meilleur des cas, puisqu’il faut bien dire quelque chose, on recourra au répertoire de cas et de citations que constitue depuis plus d’un siècle la thèse d’histoire du droit de Paul-Louis Huvelin, sans la citer, le cas échéant. Il est aussi possible de justifier en théorie une telle abstention, en avançant que le marché sous sa forme initiale, rurale, constitue une structure élémentaire sans histoire ni naissance, antérieure à tout processus institutionnel, héritée d’un passé sans mémoire, relevant d’une anthropologie (dont l’historien scrupuleux s’excuse d’ignorer la méthode) ou d’une histoire « immobile », qui ne relève proprement d’aucune période. Le cas échéant, s’il lui arrive de rencontrer l’institution dans les sources, il lui restera la possibilité de supposer que les marchés médiévaux ne sont pas de « vrais » marchés, de même que les prix ou les salaires que l’on rencontre dans les documents, admettant Je remercie Serge Boucheron, Hervé Dumez et Jochen Hoock pour leurs lectures et suggestions. Paul-Louis HUVELIN, Essai historique sur le droit des marchés et des foires, Paris, 1897.
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L’activité marchande sans le marché ?
incidemment qu’il existe quelque part de « vrais » marchés, prix ou salaires. Cette objection péremptoire mettra fin à toute velléité de la part d’un chercheur curieux, d’élucider par une enquête approfondie la nature de l’objet. Il y a des raisons à la situation (à peine) caricaturée plus haut. L’une est objective et décrit une situation de fait : les marchés médiévaux sont des institutions sans personnalité, mémoire ni volonté. Ils n’ont pas laissé de sources témoignant de leurs actions. Pour la France, il faut attendre les premières années du xvie siècle au mieux, et plus souvent le xviie, pour disposer de ces chroniques de la vie des marchés que sont les mercuriales. Sauf exceptions très rares, aucune histoire propre n’est possible, seules des sources indirectes témoignant de l’existence et de l’organisation des marchés. Le second obstacle est théorique, et résulte, chez les historiens français de la curieuse lecture faite par eux (ou plutôt pour eux) de l’œuvre de Karl Polanyi, selon laquelle l’encastrement de l’économique dans les structures sociales médiévales aurait inhibé tout processus économique. Les faits évoqués par les sources, quels qu’ils aient été, ne relèveraient donc pas d’une approche économique, mais d’une lecture de type anthropologique, le plus souvent en termes de don et contre-don. Cette interprétation, qui semble ignorer la distinction polanyienne entre économie formelle et substantielle et l’importance de cette dernière pour la compréhension des sociétés anciennes, s’explique aussi par la position ambiguë et jamais explicitement clarifiée que le moyen âge occupe dans la chronologie de la Grande Transformation, où les institutions médiévales sont lues au prisme de l’œuvre d’Henri Pirenne, qui se plie difficilement à l’analyse de Polanyi. À la différence des spécialistes des mondes antiques et des civilisations non-européennes, qui ont su depuis trouver la juste distance, entre inspiration et critique, les médiévistes semblent incapables de décider si l’épisode médiéval appartient aux âges de la redistribution ou constitue un premier pas vers la grande transformation. Depuis environ une décennie, cependant, une saison nouvelle semble s’être ouverte pour l’histoire économique médiévale, qui a mené à un réexamen complet Mathieu ARNOUX, Relation salariale et temps du travail dans l’industrie médiévale, Le Moyen Age, 3/2009, t. 115, p. 557-581. Jean-Yves GRENIER, Répertoire des séries économiques françaises de la période moderne, Paris, 1984. Karl POLANYI, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, trad. fr. Paris, 1983 (1e éd. New York, 1944) ; la problématique polanyienne a été introduite chez les médiévistes français par l’ouvrage de Georges DUBY, Guerriers et Paysans, VIIe-XIIe siècles. Premier essor de l’économie européenne, Paris, 1973, qui ne cite cependant pas le livre de Polanyi. La réflexion de Duby dans les mêmes années est marquée par la proximité avec Maurice Godelier, qui préfaça peu après la traduction française de K. POLANYI, C. ARENSBERG et H. PEARSON, Markets and trade in the early Empires. Economies in History and theory, New York, 1957 (trad. fr. Les systèmes économiques dans l’histoire et dans la théorie, Paris, 1975). Jérôme MAUCOURANT, Avez-vous lu Polanyi ?, Paris, 2005, p. 114-118.
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Vérité et questions des marchés médiévaux
des marchés, dans leurs principes comme dans leurs réalités. Une première piste a été ouverte par les historiens de la société anglaise, autour des études consacrées à la « commercialisation », c’est-à-dire au développement rapide, surtout dans la phase de croissance des xie-xiiie siècles, de la part des échanges commerciaux dans l’économie. Plus soucieux d’un usage rigoureux et imaginatif des sources que d’une justification théorique de leur approche, ces historiens, marqués à la fois par l’approche néo-malthusienne de Michael Postan et par le questionnement de Rodney Hilton et des historiens marxisants de Past and Present, ont développé une analyse institutionnaliste de l’économie médiévale. Le point fort de leurs études est la mise en évidence des marchés ruraux dont l’évolution au cours du Moyen Âge articule et hiérarchise l’espace des campagnes autour d’une ville capitale, Londres, de quelques centres majeurs, York, Norwich, Winchester, et de centres régionaux de moindre importance. Fondées sur une série sans équivalent de privilèges royaux concédés aux villes ou aux bourgs (market-towns), ces enquêtes éclairent aussi la fonction organisatrice reconnue à la monarchie dans la mise en place de ce maillage, dont le rôle fut essentiel dans l’essor de l’économie. Deux jeunes chercheurs français ont récemment repris ce questionnaire et en ont montré la pertinence dans des régions fort différentes par leurs conditions et leurs sources : la Normandie et l’Aquitaine10. Un deuxième domaine de recherche concerne particulièrement l’histoire de la pensée économique qui, dans le prolongement des ouvrages restés longtemps ROBERT H. BRITNELL, The Commercialisation of English Society (1000-1500). Cambridge. 1993. Maryanne KOWALESKI, Local markets and regional trade in medieval Exceter, Cambridge, 1995, 442 p.; James MASSCHAELE, Peasants, merchants and Markets. Inland trade in medieval England, 1150-1350, Londres, 1997; présentation synthétique de ces travaux dans John HATCHER et Mark BAILEY, Modelling the Middle Ages. The history and theory of England’s Economic Development, Cambridge, 2001, p. 121-173. Michael M. Postan, « The economic foundations of Medieval Societies », Essays on medieval agriculture and general problems of medieval economy, Londres, 1973, p. 3-27 ; Rodney H. HILTON English and French Towns in Feudal Society. A Comparative Study, Cambridge, 1992 ; « Medieval Market Towns and Simple Commodity Production », Past and Present. A Journal of Historical Studies, n° 109, 1985 ; Timothy ASTON et Chris PHILPIN, The Brenner Debate. Agrarian class structure and economic develoment in pre-industrial Europe, Cambridge, 1985. Les résultats de l’enquête collective menée sur ce thème sont consultables sur le réseau sous la forme d’un Gazetteer of markets and fairs in England up to 1516, à l’adresse : http://www. history.ac.uk/cmh/gaz/gazweb2.html 10 Isabelle THEILLER, Les marchés hebdomadaires en Normandie orientale (XIVe-début XVIe siècle), thèse de doctorat, Université Paris-7 Denis Diderot, 2004 ; I. THEILLER et M. ARNOUX, « Les marchés comme lieux et enjeux de pouvoir en Normandie (XIe-XVe siècle), dans A.-M. FLAMBARD-HERICHER (dir.), Les lieux de pouvoir en Normandie et sur ses marges, Caen, 2006, p. 53-70 ; Judicael PETROWISTE, Naissance et essor d’un espace d’échanges au Moyen Âge. Le réseau des bourgs marchands du Midi toulousain (XIe-milieu du XIVe siècle), thèse de doctorat, Université Toulouse-Le Mirail, 2007 ; À la foire d’empoigne. Foires et marchés en Aunis et Saintonge au Moyen âge (vers 1000-vers 1550), Toulouse, 2004.
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sans écho de John Baldwin et Raymond de Roover, s’intéresse particulièrement à la théologie économique des Mendiants11. L’œuvre séminale est ici celle de Giacomo Todeschini, dont les travaux récents montrent comment, dans un contexte de croissance économique génératrice d’inégalité sociale, la place essentielle tenue dans la morale chrétienne par la notion de pauvreté a imposé un examen rigoureux des fonctionnements de marché, aboutissant à une analyse sans cesse plus précise des comportements économiques effectifs12. Essentielle dans cette histoire est la place du théologien franciscain Pierre de Jean Olivi (vers 1248-1298), condamné pour hérésie à titre posthume, mais dont les écrits semblent n’avoir pas cessé de voyager sous des noms d’emprunt plus orthodoxes dans la culture des xive et xve siècles13. Sans que le temps de la synthèse soit venu, il est cependant possible aujourd’hui de rassembler questions et hypothèses, et de présenter des marchés médiévaux une image moins anachronique que celle qui a prévalu jusqu’ici.
Quelques données de fait Si l’origine antique du mot et de l’institution ne fait aucun doute14, il est clair aussi que l’un et l’autre ne sont guère fréquents dans les textes du haut Moyen Âge, surtout en comparaison avec les sources postérieures au xe siècle. La généralisation du mot mercatum, au détriment des formes plus précises nundinae ou forum, et l’apparition dans les langues vulgaires européennes de ses dérivés marché/markt/ market/mercato/mercado, traduit sans doute un changement, mais nous ne savons le dater exactement ni décrire sa substance. Deux points apparaissent cependant avec netteté. • Contrairement à une idée couramment exprimée, mais inexacte, le mot marché ne désigne pas, à l’origine, le seul lieu où à intervalles réguliers se 11 John W. BALDWIN, The Medieval Theories of the Just Price. Romanists, Canonists, and Theologians in the Twelfth and Thirteenth Centuries, Transactions of the American Philosophical Society, n.s., t. 49/4, 1959 ; Raymond DE ROOVER, « The Concept of the Just Price : theory and economic policy », Journal of economic History, t. 18, 1958, p. 413-438 ; La Pensée économique des scolastiques, doctrines et méthodes, Montréal-Paris, 1971 ; Odd I. LANGHOLM, The legacy of scholasticism in economic thought : antecedents of choice and power, Cambridge, 1998. 12 Giacomo TODESCHINI, I mercanti e il tempio. La società cristiana e il circolo virtuoso della ricchezza fra Medioevo ed età moderna, Bologne, 2002 ; Ricchezza Francescana. Dalla povertà volontaria alla società di mercato, Bologne, 2004, trad. française : Richesse franciscaine. De la pauvreté volontaire à la société de marché, Paris, 2008. 13 Alain BOUREAU et Sylvain PIRON (éd.), Pierre de Jean Olivi (1248-1298). Pensée scolastique, dissidence spirituelle et société. Actes du colloque de Narbonne (mars 1998), Paris, (Études de philosophie médiévale, 79), 1999. 14 Elio LO CASCIO (éd.), Mercati permanenti e mercati periodici nel mondo romano. Atti degli Incontri capresi di storia dell’economia antica, Capri 13-15 ottobre 1997, Bari, 2000 ; Yves ROMAN, Julie DALAISON (éd.), L’économie antique, une économie de marché ? Actes des deux tables rondes tenues à Lyon les 4 février et 30 novembre 2004. Paris, 2008.
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Vérité et questions des marchés médiévaux
rassemblent vendeurs et acheteurs. La consultation des dictionnaires montre que, dès ses premières occurrences, le mot est polysémique et désigne tout à la fois le lieu des échanges (la place du marché), le moment où ils ont lieu (le jour du marché), chacune des transactions qui s’y déroule (conclure un marché) et le prix auquel elles se font (bon marché, mauvais marché). La richesse linguistique du mot exclut que la réalité sociale à laquelle il renvoie soit primitive, embryonnaire, ou même simple. • De fait, le marché apparaît dès les premières années du xie siècle comme un objet surinvesti par l’institution et tenant une place absolument centrale dans trois des évolutions majeures de la société féodale : la construction des pouvoirs seigneuriaux, la dynamique des espaces régionaux et la diffusion d’une économie monétaire.
Marché et pouvoir seigneuriaux Le lien entre la multiplication des marchés et la construction des seigneuries n’est pas aisé à articuler rigoureusement, en particulier en raison de la rareté et de la difficulté d’interprétation des sources de la période-charnière des xe-xie siècles. Il est sûr que les lieux qualifiés de mercatum sont rares dans les sources écrites carolingiennes. Il est sûr aussi, les trouvailles archéologiques en font foi, que les lieux d’échanges monétaires sont plus nombreux, et que nombre d’entre eux sont attestés comme marchés dans les sources postérieures15. Sans nous donner d’information sur la nature de ces institutions, le chroniqueur Raoul le Glabre évoque sans ambiguïté le fonctionnement de marchés ruraux et urbains dans la Normandie et la Bourgogne des premières années du xie siècles16. L’apparente contradiction de ces données pourrait bien n’être qu’un effet de l’insuffisance et de l’inadéquation des sources pour cette période. Une approche de plus long terme permet de faire quelques hypothèses sur le lien entre construction seigneuriale et diffusion des marchés. Un premier problème regarde l’usage du mot mercatum dans les sources carolingiennes. Le plus souvent associé aux mots teloneum (péage) et moneta (atelier monétaire), il n’apparaît jamais dans les listes bien connues des terres, biens et revenus fiscaux dont le souverain concède la possession à ses fidèles ou aux établissements religieux, et que les historiens définissent comme domaniaux. Dans les sources relatives à l’espace français actuel, les trois mots en question renvoient toujours à l’exercice des droits publics par le comte, représentant du souverain. En l’occurrence, ces droits consistent dans la perception d’un péage sur les marchandises circulant sur les routes et voies d’eaux, l’institution de points d’échange voués aux transactions monétarisées et la frappe des monnaies 15 Olivier BRUANT, Voyageurs et marchandises aux temps carolingiens. Les réseaux de communication entre Loire et Meuse aux VIIIe et IXe siècles, Bruxelles, 2002, p. 282-290. 16 Raoul GLABER. Histoires, trad. M. ARNOUX, Turnhout, 1995, p. 75, 243.
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nécessaires au paiement des redevances et à l’achat des marchandises. Très souvent, ces trois droits publics sont associés à la garde d’une forteresse (castrum ou castellum). Peu nombreuses, surtout parce que les sources sont rares, les occurrences du mot mercatum associées à un lieu désignent aussi bien des foires, parfois, mais pas toujours, désignées comme mercatum annuale, que des marchés hebdomadaires. L’ambiguïté du mot est sans doute révélatrice d’une ambivalence institutionnelle, qui s’efface par la suite : dans les sources postérieures à l’an mil, le mot mercatum ne désigne que les marchés hebdomadaires (on trouve aussi le mot classique forum dans les actes de style plus relevé), tandis que les foires sont désignées par le mot feria, ou parfois par le classique nundinae17. Dans les actes des xie-xiiie siècles, les mentions de marchés sont beaucoup plus nombreuses et concrètes. Il ne s’agit plus seulement de références à l’exercice de droits publics mais d’institutions situées dans l’espace, dont la récurrence est souvent explicitée par le jour de la semaine. Qu’il s’agisse de simples allusions au détour d’un acte ayant un objet autre ou de chartes concédant ou précisant le droit de tenir marché, la mise en série des témoignages illustre la genèse d’un maillage des campagnes qui accompagne la mise en valeur des espaces et la croissance de la population. Ce processus ne se fait pas au hasard : les marchés qui apparaissent dans nos sources sont le plus souvent liés à l’existence d’un habitat spécifique, plurifonctionnel et inscrit dans le nouvel espace seigneurial. C’est particulièrement clair dans le monde anglo-normand où les marchés sont toujours liés à des habitats spécifiques d’institution récente, les bourgs, le plus souvent situés à proximité d’une fortification seigneuriale. Il appartient au seigneur local de tenir marché, c’est-à-dire de mettre chaque semaine à disposition des habitants des environs un lieu sécurisé pour leurs échanges, dont il touche en contrepartie un certain nombre de revenus prélevés sur les échanges. Souvent mis en place par la violence, qui permet de contraindre vendeurs et acheteurs à se rendre sur le nouveau lieu d’échange, les nouveaux marchés ont une fonction essentielle dans l’économie de la seigneurie : ils concentrent la circulation monétaire et permettent de convertir en espèces les prélèvements en nature qui constituent l’essentiel des revenus des seigneurs. C’est la possession de cette valeur qui donnera au groupe seigneurial la capacité de se procurer sur d’autres marchés, urbains le plus souvent, les biens de luxe qui les distinguent des autres habitants, contraints à consommer la médiocre production locale. Le passage d’une économie du pillage, dont la poursuite provoque immanquablement la désertion des environs à une économie réglée du prélèvement consenti passe par l’adoption de certains usages constitutifs du marché en lui-même. Pour l’essentiel, il s’agit d’assurer la sécurité des acteurs et des transactions. Au terme 17 Ce paragraphe résume les conclusions d’une enquête sur les usages du mot mercatum dans les sources écrites antérieures au XIIe siècle, menée sur la base de données des actes diplomatique mise en œuvre à l’UMR 7002 (CNRS-Université de Nancy). Je remercie J.-B. Renault, ingénieur de recherche, de son aide à cette occasion.
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du marché, les marchandises qui y ont été vendues et achetées sont réputées légalement acquises et leur contrepartie monétaire légitimement possédée, l’une et l’autre échappant ainsi au soupçon de malhonnêteté qui frappe au contraire toute acquisition non faite publiquement et à la saisie arbitraire qui peut s’appliquer à tout ce qui n’a pas de propriétaire indiscutable. Théâtre transparent des échanges, le marché apparaît ainsi comme un lieu d’ordre, où la transgression expose le coupable à des sanctions d’une violence redoutable. Gare au voleur, promis à la peine de mort, au faussaire, dont les marchandises seront détruites, au brigand installé à l’affût sur les routes qui mènent au marché : tout ce qui peut nuire à la tranquillité des échanges est impitoyablement puni. Une série de documents relatifs aux droits de marchés des religieux de NotreDame du Vœu à Cherbourg dans la seconde moitié du xiiie siècle, montre que la peine de mort (pendaison pour les hommes, enfouissement pour les femmes, enterrées vivantes au pied du gibet) est appliquée sans remords ni hésitation aux pauvres surpris à voler sur les étalages. Exécutée sur place, la peine vaut par son exemplarité : le juge du roi ayant cru bon de pendre à Carentan un homme des religieux convaincu de vol (une paire de souliers, des courroies, des gâteaux de froment), ceux-ci demandent et obtiennent que la justice royale se dessaisisse pour eux d’un condamné à mort, qui sera pendu à Cherbourg, à preuve du caractère impitoyable de la justice du marché18. La même rigueur s’impose aussi aux seigneurs, que la tenue d’un marché contraint à abandonner leurs pratiques de prélèvement arbitraire. Les exemples en sont nombreux, dès les premières décennies du xie siècle : interdiction au seigneur de percevoir de péage sur les routes conduisant à son propre marché, interdiction de pratiquer des saisies sur les marchandises exposées, qui peuvent être achetées à crédit (15 jours au plus) et devront être payées au prix demandé par le vendeur. Même un privilège comme le banvin, qui donne au seigneur le monopole de la vente du vin dans les semaines qui précèdent la commercialisation de la nouvelle récolte, comporte l’obligation de se tenir au prix du marché19. Les exemples pourraient être multipliés, qui montrent que le marché, dès qu’il se déclare comme tel, devient le lieu d’un ordre qui s’impose à tous, à commencer par celui qui en détient les droits. La nature éminemment souveraine de ces droits est l’une des clés de l’institution : elle fait du marché, durant le temps dévolu aux transactions, un lieu placé sous l’autorité du roi, explicitement déléguée à ce moment au seigneur du marché.
18 M. ARNOUX, I. THEILLER, « Les marchés comme lieux et enjeux de pouvoir » cit. p. 58-59. 19 Notice de fondation du bourg et du marché de la Chapelle-Aude (Allier) par Aymon, archevêque de Bourges(1072), éd. Jules TARDIF, Archives de l’Empire : inventaires et documents. Monuments historiques, p. 180-182, n. 290.
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Les marchés et le roi L’autorité du souverain sur les marchés est affirmée dès le xive siècle, lorsque les légistes parisiens s’attachent à définir les « cas royaux », dont la monarchie est seule investie à la place de tous autres justiciers : « au roy seul et pour le tout en son royaulme, et non aultre, appartient a octroier et ordonner toutes foires et tous marchiés ; et les alans et retournans sont en et soubz sa protection et sauvegarde20. »
Comme souvent, la théorie suit ici une pratique bien attestée auparavant. Une enquête exécutée au milieu du xiiie siècle sur les droits de justice du sire de SaintGeorges-sur-Avre (Eure) révèle ainsi que ce seigneur, bas-justicier en temps normal, acquiert le temps de la tenue du marché la compétence sur les quatre « cas royaux » de meurtre, viol, coups et blessure et « nouvelle dessaisine », preuve que l’ouverture des transactions faisait du gardien de la paix du marché le titulaire de l’autorité souveraine. Deux siècles auparavant, vers 1030, un accord ratifié par le duc de Normandie entre le sire de Montgommery (Calvados) et les moines de Jumièges permet de montrer que le duc jouait déjà un rôle essentiel dans la garantie des droits sur le marché. Quelques années auparavant, Roger de Montgommery, désireux d’accroître les ressources de sa seigneurie, avait détruit le marché des moines, qui se tenait dans le bourg de Vimoutiers, pour le transporter auprès de son château de Montgommery, à quelques kilomètres de là. Répondant aux protestations des moines, le duc, garant de l’ordre des marchés avait ordonné peu après la destruction du nouveau marché et sa restitution aux religieux. Les deux parties entrèrent alors en négociation, les religieux concédant à Roger le maintien de son marché moyennant le paiement d’un indemnité couvrant pour trois ans l’éventuelle perte de valeur de leur propre marché et sous réserve que par la suite le marché de Vimoutiers n’ait pas à souffrir de la concurrence de celui de Montgommery. Le duc de Normandie, à nouveau consulté, donna son approbation à l’accord. Dans ce cas, particulièrement précoce, intéressant aussi par le rôle joué par la violence dans l’évolution du système, apparaît la conscience que les contemporains pouvaient avoir de la relation qui s’établissait entre deux marchés voisins. Du conflit qui pouvait en résulter, le duc, en tant que souverain, était seul juge et il lui revenait d’approuver ou de refuser la création d’un nouveau marché21. Dès la fin du xie siècle en Angleterre et dans les premières décennies du xiiie siècle partout en Europe, il appartient au souverain d’autoriser la tenue d’un nouveau marché en un lieu et un jours précisés, après avoir vérifié que son institution ne compromet pas l’équilibre des marchés se tenant le même jour dans les 20 Ernest PERROT, Les cas royaux. Origine et développement de la théorie aux XIIIe et XIVe siècles, Paris, 1910, p. 327. 21 M. ARNOUX, I. THEILLER, « Les marchés comme lieux et enjeux de pouvoir » cit. p. 55-57.
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environs ou avoir pourvu, au moins provisoirement, au dédommagement de leurs possesseurs. On ne saurait trop insister sur l’importance de cette pratique légale, qui implique de mener sur place des enquêtes « de commodo et incommodo » éclairant le souverain sur la compatibilité de la demande qui lui est soumise avec le bien commun de ses sujets. Simple à prendre pour la période antérieure à la crise démographique du xive siècle, quand il s’agit d’accompagner la croissance de la population par une densification du maillage des marchés, la décision devient plus complexe dans le contexte de décroissance qui suit la peste de 1348, quand toute modification éventuelle du réseau des lieux d’échange doit prendre en compte les droits de marchés préexistants des seigneurs des environs. Les ordonnances de créations ou de modification des lieux et heures de marchés témoignent alors d’une réflexion approfondie sur l’organisation des territoires et sur la nécessaire hiérarchisation des institutions commerciales. La volonté clairement exprimée dans les préambules de ces textes d’adapter les réseaux aux évolutions nouvelles de la production, du commerce et de la consommation, met à mal l’idée trop souvent présente chez les historiens que le semis des marchés, hérité de temps immémoriaux, n’est susceptible d’aucune véritable évolution, plaçant les campagnes hors de l’histoire22.
Marchés et prix Une approche strictement institutionnelle, focalisée sur la fonction des marchés dans la mise en place d’un ordre social et politique, risque de s’exclure du champ de l’histoire économique si elle ne prend pas en compte le problème des transactions et des prix. Les marchés ne sont pas simplement les lieux où se manifestent et s’affrontent les pouvoirs et les fonctions du seigneur et du souverain, ils sont aussi et d’abord lieux d’échanges. Aller au-delà de cette remarque de bon sens ne va pas sans difficulté : les transactions conclues sur le marché laissent en effet peu de traces dans les sources et l’historien doit ici, surtout pour les périodes anciennes, travailler indirectement. Par-delà la difficulté d’information, c’est aussi le cadre théorique qui fait problème23. Il n’a pas échappé aux penseurs médiévaux que la confrontation de l’offre et de la demande sur le marché influait sur la formation des prix, en particulier en période de rareté des subsistances. Le souci du bien public, qui prescrivait au souverain de veiller à la survie de tous, imposait la fixation d’un prix « juste », protégeant les plus faibles des effets pervers de la spéculation. Pour les théologiens, la déduction de ce prix se faisait par l’observation du prix du marché, que la plupart d’entre eux définissaient comme « juste ». Une lecture anachronique verrait dans cette proposition une première élaboration de l’idée confiant au marché lui-même la tâche de fixer la valeur des marchandises. Ce serait 22 Isabelle THEILLER, « La création des marchés hebdomadaires. Quatre documents normands des XIVe-XVe siècles », Histoire et Sociétés rurales, 24, 2005/2, p. 105-121. 23 Cf. Alain Guerreau, « Avant le marché, les marchés : en Europe, XIIIe -XVIIIe siècle (note critique) », Annales, Histoire, Sciences Sociales, 2001-6, p. 1129-1175.
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oublier que les penseurs médiévaux ne créditaient les marchés d’aucune autonomie et plaçaient leur fonctionnement sous la juridiction d’une instance morale appliquant les principes en vue de résultats à obtenir. Aucun d’entre eux n’aurait soutenu que les marchés « produisaient » les prix : ils étaient simplement les lieux où ceux-ci étaient constatables dans des conditions sociales et morales déterminées. Il est difficile d’aller au-delà de cette pétition de principe : nous ne possédons aucune description du processus de fixation des prix. De plus, les périodes de cherté, qui retiennent l’attention des chroniqueurs, ne peuvent être utilisées comme exemple du fonctionnement des marchés : pour les témoins, ces épisodes de hausse inhabituelle témoignent de dérèglements de l’institution. Il convient donc de partir des sources, beaucoup moins nombreuses, qui en décrivent le fonctionnement normal, ou du moins souhaitable. La première règle, universelle, décrit les qualités que l’acheteur est en droit d’attendre de ce qu’il acquiert sur le marché. L’expression usuelle, réitérée dans d’innombrables documents des xive et xve siècles, précise que la chose vendue doit être « bonne, loyale, marchande, de bon poids et de bon prix ». Le marché impose donc une définition des denrées, à laquelle l’acheteur pourra se référer en cas de désaccord. Le produit vendu doit être de bonne qualité, sans défaut caché, correspondant à son appellation, mesuré avec le poids du marché, prisé au prix du marché. L’existence d’une référence de valeur des marchandises, appelée « prix du marché », est attestée dès le xie siècle. Le chroniqueur Raoul le Glabre, évoquant l’harmonie sociale que les ducs de Normandie faisaient régner dans leur province, conclut ainsi : « parmi eux, passait pour voleur ou pillard quiconque, prétendant en affaire plus que le juste prix, ou trompant sur la qualité, s’enrichissait aux dépens d’autrui.24 » Quelques décennies plus tard, on retrouve le même principe dans deux chartes confirmant la création de marchés. Dans le bourg que le vicomte de Nantes crée à l’intention des moines de Marmoutier aux portes de son château de Donges (Loire-Atlantique), en 1079, « nulle denrée ne sera vendue plus cher dans notre bourg que dans le sien, mais toutes seront vendues dans notre bourg au prix et à la mesure auxquels elles se vendent dans le sien, ou à un prix inférieur », montrant que les usage du marché local préexistant ne sauraient être mis en cause par les religieux nouvellement établis25. À la Chapelaude (Allier) en 1072, le bourg créé par l’archevêque de Bourges pour les moines du lieu, comprend un marché obéissant à des règles précises : même lorsque les religieux usant de leur droit de « banvin », auront seuls le droit de vendre leur vin sur le marché, ils ne pourront le vendre plus cher que les autres, preuve que le prix de référence établi durant l’année garde sa valeur dans cette période de monopole.26 Ce prix est indicatif, 24 Raoul Glaber, Histoires, cit., p. 75. 25 Éd. Dom Pierre-Hyacinthe MORICE, Histoire ecclésiastique et civile de Bretagne, col. 435-436. 26 Éd. Jules TARDIF, Archives de l’Empire : inventaires et documents. Monuments historiques, p. 180-182, n. 290.
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puisqu’il est possible de vendre moins cher, et il semble bien qu’il vaille pour une longue période, peut-être pour toute l’année : il paraît insensible aux variations de court terme de l’offre et de la demande. Un article récent d’Isabelle Theiller a permis d’éclairer la manière dont est fixé à Rouen, au début du xiiie siècle, le prix de référence du froment.27 Une charte de 1209 fixant les conditions de versement d’une rente en froment (quatre muids, correspondant sans doute à plusieurs quintaux), stipule que le grain (ou la somme permettant d’acquérir la quantité correspondante de la même céréale) sera acquittée sur le marché à blé du vendredi à Rouen en quatre versements successifs d’un muid entre la Saint Michel (29 septembre) et l’octave de la SaintAndré (30 novembre). Le soin avec lequel sont fixées les conditions et les dates de paiement témoigne du souci d’aboutir à une solution qui protège les droits du payeur comme du bénéficiaire de la rente. Les deux mois choisis, sont en effet ceux qui suivent immédiatement l’arrivée de la nouvelle récolte, qui rejoint sur le marché ce qui peut rester de la récolte précédente. Il s’agit aussi de la période correspondant aux échéances des baux de location (Saint-Michel, Toussaint, Saint-Martin ou Saint-André) et à l’achat des semences pour la récolte à venir : l’offre et la demande se trouvant alors à leur maximum annuel, il y a de bonnes chances que le prix du grain corresponde alors à la valeur effective de la récolte. On comprend bien qu’en adoptant ce prix comme prix de référence, on prend en compte le rapport de l’offre et de la demande, sans pour autant que l’indicateur soit pollué par la spéculation qui ne saurait manquer de s’installer en d’autres moments de l’année.
Le marché contre la famine ? Ce système, qui visait aussi à protéger en le stabilisant le système de rentes et de crédit lié à la commercialisation des récoltes, ne suffisait pas à interdire la spéculation dans les cas, fréquents, où la médiocrité de la récolte pouvait faire craindre des problèmes de soudure au printemps. Le système faisait aussi intervenir des incitations morales pour accroître l’efficacité du dispositif économique. Henri Pirenne, dans un article oublié, publié en 1922 dans une revue belge de ligues sociales d’acheteurs, a défini de manière très éclairante la mission remplie par les système de juste prix des marchés médiévaux : « [la législation des villes au moyen âge] se propose avant tout d’assurer à la population un ravitaillement à aussi bon marché que possible. L’idéal qu’elle s’assigne et auquel elle a atteint, c’est de combattre la vie chère et d’établir pour chaque chose le « juste prix », en d’autres termes le prix minimum. Comment a-t-elle résolu le problème ? D’une manière aussi simple que radicale : par la suppression des intermédiaires. Entre le producteur et le consommateur, elle a établi un rapport direct. Par une réglementation extrêmement compliquée, elle a créé cette chose qui 27 THEILLER I., « Prix du marché, marché du grain et crédit au début du XIIIe siècle : autour d’un dossier rouennais », Le Moyen Age, 2009, t. 115, p. 233-276.
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l’est très peu : la mise en présence de celui qui a besoin d’une denrée et de celui qui la produit. Elle a combattu avec autant d’acharnement que d’ingéniosité toutes tentatives de monopole ou d’accaparement ; elle s’est donnée pour but d’empêcher le renchérissement en empêchant que les marchandises passent par plusieurs mains avant d’arriver aux mains de l’acheteur.28 »
Les penseurs médiévaux étaient parfaitement conscient des limites de ces mécanismes et de nombreux textes témoignent de leur compréhension des mécanismes de la hausse du prix des subsistance. Parlant de la grande famine de 1033, Raoul le Glabre note l’échec de toute régulation, ainsi que la hausse du prix des denrées, à mesure que les quantités proposées diminuent : « s’il se trouvait quelque nourriture à vendre, le vendeur pouvait, selon son bon plaisir, augmenter ou respecter le prix accoutumé. On vit ainsi en beaucoup d’endroits le muid de grain à soixante sous, dans d’autres cas le sextier à quinze sous.29 »
Trois siècles plus tard, le marchand de blé florentin Domenico Lanzi, tenant la chronique du marché aux grains d’Orsanmichele durant la difficile année 1329, nous permet de comprendre la place que tenait le marché dans la lutte contre la famine.30 Très peuplée (environ 100 000 habitants) mais ne pouvant compter que sur un arrière-pays peu étendu, entourée de voisins hostile (Pisans et Siennois en particulier), Florence était particulièrement sensible aux crises frumentaires, qu’elle ne pouvait combattre, en cas de mauvaise récoltes, qu’en se ravitaillant à l’étranger (Adriatique, Provence, Sicile). La crise du printemps 1329, que D. Lanzi nous a racontée jour après jour, vue du marché aux grains, fut particulièrement dramatique : la faiblesse de la récolte disponible força les officiers de la commune à réquisitionner tout le blé disponible sur les marchés de la campagne environnante, forçant les habitants des villages à recourir au marché florentin pour leur subsistance. Le marché d’Orsanmichele faisait l’objet d’une administration particulière, confiée à une commission de six « sages du marché » et à son podestat, ser Villano de Gubbio. Ce fonctionnaire étranger (c’est un Ombrien) salarié par la commune est en charge du maintien de l’ordre, en faisant usage, au besoin, de la force de la familia (milice armée) communale. Les descriptions de Lanzi rendent parfaitement compte de la tension qui investissait chaque jour le marché : « Le vendredi 2e jour de juin, les Six de la Commune fournirent et firent mettre en place 72 muids de blé communal pas très bon, à 32 sous le boisseau. Quand la place fut fournie la foule des acheteurs arriva de toutes parts, de citadins et paysans, plus nombreuse que jamais — que Dieu dans sa bonté veille à réparer une telle infamie, de misère et de faim ! — avant même qu’on commence à vendre le blé. Il y avait tant de gens que c’était merveille de les voir tous pressés et serrés pour s’approcher des 28 Henri PIRENNE, « Le consommateur au Moyen Âge », Histoire économique de l’Occident médiéval, Bruges 1951, p. 532-534. 29 Raoul Glaber, Histoires, cit., p. 243. 30 Giuliano Pinto (éd.), Il libro del Biadaiolo, Florence, 1978, p. 322-323, 332-335 et 375, pour ce qui suit.
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étaux et avoir du grain et la presse était telle que deux hommes et deux femmes en furent retirés morts et portés au dehors. Et si ceux de la familia n’étaient intervenus à temps, ils se seraient vraiment piétinés et blessés les uns les autres. Alors, les Six [sages préposés aux grains] dessusdits et ledit ser Villano [podestat du marché d’Or’sanmichele] regardèrent la place, cette si grande multitude et ceux qui en avaient été tirés morts. »
Ce jour-là, comme ceux qui précèdent ou qui suivent, le podestat devra utiliser tous les moyens à sa disposition pour calmer les présents, et leur faire admettre la décision, injuste mais équitable, de frustrer une partie d’entre eux du droit d’acheter du grain : « Ils firent aussitôt appeler les gens de la familia, à la manière habituelle, et firent mettre sur la place le billot et la hache avec deux bourreaux pour les garder et faire justice de ceux qui s’opposeraient aux édits. Deux hérauts de la commune proclamèrent un édit du podestat du marché ordonnant à tous les hommes de plus de quinze ans d’évacuer la place, sous peine d’une amende de vingt-cinq lires. Aussitôt, ser Villano et ses gens commencèrent à les chasser à coups de bâtons et de lances, les uns comme les autres. Plus de mille, hommes et garçons, tous venus pour chercher du grain, quittèrent la place. Puis ils fermèrent les entrées par des grilles et postèrent des gardes qui chassaient ceux qui voulaient entrer et ne laissaient passer personne, grande ou petite, pour quelque raison que ce fût. La vente commença dans ce chaos à raison d’un demi-boisseau par tête aux femmes qui étaient sur le marché. »
Les jours suivants, la hache et le billot, attributs significatifs de la main bien visible qui gouverne le marché florentin, seront exhibés en permanence, tandis que Ser Villano ordonnera, imprévisible, l’expulsion des femmes et des enfants ou de tous les hommes de plus de quinze ans. Impitoyable avec les acheteurs, il ne se montre pas tendre avec les vendeurs. Le 18 septembre de la même année, pour décourager la tentation de spéculer chez les marchands, il fait arrêter 39 d’entre eux et en fait torturer un devant les autres, pour leur faire comprendre sa volonté de voir le marché convenablement pourvu de grain à prix raisonnable. Bien que l’un d’entre eux, D. Lanzi ne désapprouve pas une telle violence. Bien mieux, face à la démagogie de ses voisins siennois, qui ont cru désamorcer la crise en chargeant l’hôpital Santa Maria della Scala de distribuer une aumône quotidienne aux pauvres de la ville et de la campagne, créant les conditions d’une émeute scandaleuse, suivie d’une répression inique, il félicite les autorités florentines d’avoir choisi la voie étroite d’une régulation sévère mais équitable, du marché : « Nécessaire est ton secours, Seigneur, et maintenant plus que toute autre chose ton secours aux pauvres gens. En vérité, je l’affirme, s’il n’y avait eu des hommes de bien dans l’office des Six durant cette année, bien des pauvres et petites gens, surtout à la campagne, seraient morts de faim. »
Les marchés et la société On ne trouve pas dans le monde médiéval d’indice d’une autonomie des mécanismes du marché par rapport aux dynamiques sociales. En ce sens, 39
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l’hypothèse polanyienne de l’embeddedness apparaît validée par les sources médiévales. Mais ce serait une erreur que de minimiser la part des comportements économiques dans l’évolution de la société. La place tenue par le marché dans les systèmes de représentations est un bon symptôme de cette importance. Giacomo Todeschini avait à bon droit insisté sur la fréquence des métaphores marchandes et monétaires dans la littérature patristique et dans la théologie médiévale. On trouve les mêmes figures rhétoriques dans les chartes et diplômes, à l’appui de transactions tout à fait concrètes, voire profanes. Voici par exemple le préambule d’une donation faite aux moines de Cluny en 1062 : « C’est une heureuse négociation (negociatio) et un accord commercial (mercatura) souhaitable à tous les fidèles du Christ, que celui où l’on reçoit les plus grands biens en contrepartie de peu de choses, des biens durables contre des transitoires, des biens éternels contre des temporels. Comme moi, Arnoul de Regiomo, et ma femme Élisabeth, nous voulions avoir notre part, si petite soit-elle, à ce marché (mercatio), séduits par l’espoir d’une rétribution perpétuelle (spes perpetuae retributionis), nous donnons au monastère de Cluny […] notre domaine héréditaire de l’évêché de Besançon…»31.
De fait, l’idée que la vie du Chrétien est une succession de négociations dont le solde sera calculé lors du Jugement dernier ne choque pas les théologiens. Elle s’exprime avec un bonheur poétique inégalé dans les vers que Rutebeuf écrivit vers 1260 en conclusion d’un récit de miracle, réussissant à placer au moins 12 occurrences de mots relatifs au marché et à la marchandise en 17 vers (sans compter les acrostiches et homophonies) : Hon dit: « De teil marchié, teil vente. » Ciz siecles n’est mais que marchiez. Et vos qui au marchié marchiez, S’au marchié estes mescheant, Vos n’estes pas bon marcheant. Li marcheanz, la marcheande Qui sagement ne marcheande Pert ses pas et quanqu’ele marche. Puis que nos sons en bone marche, Pensons de si marcheandeir C’om ne nos puisse demandeir Nule riens au jor dou Juïse, Quant Diex pranra de toz justise Qui auront ensi bargignié Qu’au marchié seront engignié. Or gardeiz que ne vos engigne Li Maufeiz, qu’adés vos bargigne.32 31 Auguste BERNARD et Alexandre BRUEL, éd., Recueil des Chartes de l’abbaye de Cluny, t. 4, Paris, 1888, p. 477, n°3381. 32 Le miracle du Sacristain et d’une dame accompli par notre Dame, v. 16-32, dans Rutebeuf, Œuvres Complètes, (Lettres Gothiques), 2005, éd. M. Zink, p. 588-591 : « On dit: « On a le prix qu’on a su marchander. »/Ce monde n’est plus qu’un marché./Et vous qui marchez
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Il ne fait guère de doute qu’il existe dans les marchés médiévaux quelque chose d’universel, qui justifie son usage allégorique. On pourrait en trouver la marque dans le fait qu’il est sans doute la seule institution à associer tous les membres de la société, quelles que soient leurs conditions sociales (le serf, le bourgeois et le noble y ont le même droit et y paient le même prix) ou même leurs religions (pour les régions d’Europe où Juifs et Musulmans se mêlent aux Chrétiens). Dès 1030, l’énumération en forme de procession de tous ceux qui sont invités à passer avec leurs marchandises sur le nouveau pont construit à Tours par Eudes de Blois, et sur qui il s’engage à ne percevoir aucune redevance, en donne l’illustration : « hommes de toutes provinces, de tous ordres et offices, étrangers ou autochtônes, pélerins ou marchands, piétons ou cavaliers, pauvres ou riches, qu’ils conduisent des charrettes, des juments bâtées ou sans charge ou des animaux quels qu’ils soient, où que leur chemin les porte… »33
Mais ce serait se méprendre que de voir dans cette règle universelle de la marchandise la prémisse d’une société rendue homogène par la circulation monétaire. Les sources médiévales ne manquent pas de nous mettre en garde contre une lecture abstraite de l’institution. Le marché médiéval n’existe que dans son contexte : lieu, moment, conjoncture. Sur les marchés ruraux, les usagers locaux, qui n’acquittent pas de droits sur les produits qu’ils acquièrent pour leur subsistance ou sur ceux qu’ils portent à vendre, se distinguent des marchands, venus de la ville pour acheter les produits de l’agriculture. À l’inverse le florentin Domenico Lanzi repère sans difficulté l’afflux sur son marché florentin des paysans venus des environs. Les fabliaux autant que les témoignages en justice insistent sur le rôle qu’y jouent les vêtements et comportements, marqueurs de conditions sociales et déterminants des rôles économiques. L’auteur du Dit des tisserands (milieu du xiiie siècle) explique ainsi que le port de beaux vêtements peut transformer un vilain en riche acheteur, objet de l’attention des marchands : Il n’est si mauvais vilain, Ni si endurci Que s’il portait de beaux vêtements Chacun n’appelât Lui disant « achetez ! »34 vers le marché,/si au marché vous êtes malchanceux,/vous n’êtes pas un bon marchand./ Le marchand, la marchande/qui ne marchande pas sagement/a fait des pas pour rien et pour rien a marché./Nous qui sommes du bon pays, de la bonne marche,/pensons à si bien marchander/qu’on ne puisse rien nous demander/au jour du Jugement,/quand Dieu exercera sa justice/sur tous ceux qui auront fait des affaires telles/qu’au marché ils auront été dupés./ Gardez-vous donc d’être dupés par le Malin: /on ne fait avec lui que de mauvaises affaires. » Je dois à Isabelle Theiller la connaissance de ce texte. 33 Simone Lecoanet, « Charte d’Eudes II concernant le premier pont de Tours », Bulletin philologique et historique du Comité des travaux historiques et scientifiques pour 1968 (1971), p. 523530. 34 « N’a si mauvais vilain/Ne si enduresté/Se il avoit biaux dras/Chascuns ne l’apelast/Et diroit « Achetez », Dit des tisserans, cité par Danièle ALEXANDRE-BIDON et Marie-Thérèse
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Le sens de la comédie sociale qui se joue sur le marché n’échappe pourtant à personne et bien des textes viennent affirmer que si le marché est l’instrument essentiel d’une économie morale de la survie des pauvres, il veille parallèlement à interdire autant que possible une mobilité sociale qui passerait par l’enrichissement des plus modestes. Vers 1260, le prédicateur Étienne de Bourbon évoque ainsi une figure promise à un brillant avenir littéraire : « Ainsi, j’ai entendu parler d’une servante à qui sa maîtresse avait donné son lait du dimanche, qu’elle portait sur sa tête pour le vendre à la ville. Marchant au long du fossé, elle pensa que du prix de son lait elle achèterait une poule, qui lui donnerait de nombreux poussins. Elle vendrait ceux-ci lorsqu’ils seraient devenus des poules et achèterait des porcelets, qu’elle revendrait une fois devenus grands et en ferait des moutons dont elle ferait des boeufs. Et, s’enrichissant peu à peu, elle s’allierait avec un noble. Et pendant qu’elle se faisait gloire d’être conduite vers cet homme sur son cheval, comme si elle éperonnait sa monture, elle frappa la terre du pied, criant Yo! Yo! au cheval, son pied glissa, elle tomba dans le fossé, la cruche se brisa, le lait se repandit. Elle perdit ainsi ce quelle espérait gagner, et ce qu’elle avait déjà. »35
Quatre siècles avant La Fontaine, cette aïeule de Perrette allant au marché rêvait que le bénéfice de ses affaires se traduirait en ascension sociale et lui obtiendrait la main d’un noble. Sans illusion ni espoir en la matière, Perrette ne s’autorise que la vision d’une vache et de son veau dans le troupeau communal. Pour modestes qu’ils soient, ces « châteaux en Espagne » s’évanouissent dès que le pied manque, et Gros-Jean, réveillé de sa rêverie doit reconnaître que le marché ne lui concèdera rien qui puisse changer sa condition de paysan. De fait, la morale des fables et contes est sans indulgence pour les paysans rencontrés sur la route vers le marché. Hans le « bienheureux », héros ingénu d’un des Contes des frères Grimm, ne prétendait à rien d’autre qu’à retourner au village pour voir sa mère, une fois achevé son apprentissage en ville. Son maître l’avait payé d’un lingot d’or, cadeau absurdement inutile et pesant dont Hans ne savait quoi faire. Qu’à cela ne tienne, croisant sur sa route ceux qui se rendaient au marché, Hans échangera son or contre un cheval, qu’il cèdera ensuite contre une vache, elle-même vite convertie en un cochon, puis en une oie. Un rémouleur lui échangera celle-ci contre une pierre à aiguiser, qu’Hans épuisé et assoiffé, laissera ensuite échapper au fond d’un ruisseau. Dépouillé de tout, mais toujours le plus heureux des hommes, Hans peut ainsi rentrer au village, ayant reçu du négoce tout ce qu’il pouvait en attendre. On ne connaît pas de source médiévale à Hans im Gluck. Mais ce serait se méprendre que de lire le conte comme un apologue cynique et vaguement sadique moquant la sottise des paysans et leur inaptitude à l’économie. Il y a dans le bonheur du petit Hans quelque chose d’un programme de vie, dont le LORCIN, Le quotidien au temps des fabliaux, Paris, 2003, p. 205. 35 Texte latin dans Albert LECOY DE LA MARCHE, Anecdotes historiques, légendes et apologues tirées du recueil inédit d’Étienne de Bourbon, dominicain du XIIIe siècle, Paris, 1877, p. 226-227, qui publie aussi la version donnée de la même anecdote par Jacques de Vitry, vers 1240.
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christianisme médiéval donne d’autres exemples. De fait, le corpus des légendes franciscaines, tel que le lit Giacomo Todeschini, livre une série impressionnante de « transactions » parfaitement analogues à celles accomplies avec succès par notre héros. François offre à un chevalier pauvre le manteau reçu en aumône, loge et nourrit les mendiants. Les Fioretti insistent sur le caractère contagieux et efficient de cette économie de la redistribution immédiate. Lorsque les premiers frères se réunissent en 1221 dans la plaine d’Assise, « leur pieuse insouciance à l’égard de la nourriture et du logement et leur indifférence évangélique vis-à-vis de l’avenir provoquent le miracle d’une extraordinaire abondance « de pain et de vin, de fèves et de fromage et d’autres bonnes choses à manger, selon qu’il était nécessaire aux pauvres du Christ » que fournissent les admirateurs du nouvel ordre venus de toutes les villes environnantes : « et bienheureux s’estimait qui pouvait apporter le plus de choses, ou servir avec le plus d’empressement. »
Dans cette économie de la redistribution et de la consommation immédiates, les transactions monétaires ne sont pas niées : elles sont plutôt contournées par un itinéraire qui projette le Poverello vers les campagnes et leurs habitants, hommes et bêtes. Face à la société monétarisée des villes et de leurs marchés, François parcourt les chemins du contado avec le même esprit qui pousse Hans vers le dénuement et la félicité : « Il existe un ailleurs qui, comme les forêts, cerne les villes : là, l’argent cesse de fonctionner comme un moyen de communication. Il n’explique ni ne schématise la réalité. S’il peut être pour les voleurs, les lépreux, les rustici et les pauvres ordinaires l’objet d’un désir, il ne détermine en rien leur appartenance à la civilisation : pour ces « infâmes » habitants des marges sociales, il signifie non pas honneur mais uniquement subsistance, non pas appartenance à la cité, mais simplement survie. »36
Il y a bien des différences, mais aussi plus d’un rapport entre l’itinéraire de François vers une pauvreté extatique et la succession de transactions vaguement grotesques qui dépouillent Hans de son trésor si honnêtement acquis. Le sens mystique de son cheminement n’est plus guère sensible dans la version recueillie à la fin du xviiie siècle par les frères Grimm. Son sens social et économique apparaît au contraire avec netteté et donne un sens plus ambigu aux textes franciscains. Il nous dit que le bonheur des pauvres, ou des paysans, ce qui est la même chose, était indispensable au bon fonctionnement du marché, et que leurs transactions les plus réussies étaient de l’ordre du don. Le marché pouvait leur rendre la pareille, en cas de disette, en maintenant les subsistances à un bas prix, tant que la chose était possible. Mais ils ne pouvaient prétendre participer aux bénéfices qu’on y réalisait, à égalité avec ceux qui jouissaient de plein droit de ses ressources. Dans leurs principes comme dans leur fonctionnement, les marchés médiévaux furent sans doute de puissants instruments d’intégration sociale et d’assistance aux pauvres. Dans ce sens, ils doivent être étudiés avec les pratiques de secours liés à la dîme, à l’aumône et aux institutions hospitalières. Mais jamais il ne fut dit qu’il y avait de l’égalité entre les acteurs qui s’y retrouvaient. 36 Giacomo Todeschini, Richesse Franciscaine, cit. p. 84-85, 95.
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Activités marchandes, activités administratives, marché et organisation : une approche sur la longue durée via l’Eglise François-Xavier de Vaujany CERAG et IAE de Grenoble
Peut-on penser l’activité marchande sans le marché ? Difficile de débattre de cette question ardue sans une perspective historique, sans mobiliser ce que Braudel appelait la longue durée. La question se pose alors de l’articulation « en pratique » des activités marchandes avec le marché. Mais au-delà d’une réponse descriptive, un détour historique sur cette question peut aussi être l’occasion d’ouvrir le débat en invitant des éléments qui sont les pendants de l’activité marchande et du marché : l’activité administrative, d’une part, et l’organisation (ou la hiérarchie), d’autre part. L’idée qui sous-tendra cette contribution est la suivante : la genèse de l’activité marchande, ses articulations avec le marché, gagne à être mise en perspective avec l’émergence de ce qui leur a donné un sens par dichotomie (les activités administratives et l’organisation). Comment traiter alors un sujet aussi complexe, qui implique d’inviter à la même table économistes, gestionnaires et historiens ? Nous proposons un point d’entrée qui permettra de centrer le propos : l’histoire des organisations religieuses, et plus particulièrement celle de l’Eglise Catholique et de ses enclaves. De par leur longévité, ces organisations peuvent être un traceur opportun afin de mieux comprendre la dynamique des activités administratives et marchandes, et leur relation avec le marché ou l’organisation (qui sera d’abord la bureaucratie). Tout d’abord, l’histoire de Eglise (et de ses enclaves) peut être un traceur institutionnel au sens où elle permet de mieux saisir l’environnement institutionnel qui va contraindre et habiliter les activités marchandes (et financières). Difficile de comprendre la légitimation du marchand et du banquier dans les sociétés occidentales sans faire référence à la naissance (au Moyen Age) du purgatoire, ou La notion d’enclave sera utilisée ici dans un sens proche de celui proposé par Mintzberg et Westley (1992), à savoir un sous-ensemble organisationnel relativement étanche, délibérément isolé du reste de l’organisation, et qui présente des spécificités culturelles et structurelles. La notion est difficilement dissociable d’un modèle de gestion par l’enclavement qui consiste à observer les changements possibles (et «endigués») qui émergent au niveau d’une enclave, et à la diffuser parfois sur d’autres enclaves (cf. partie 2 du chapitre).
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pour la période contemporaine, à la doctrine sociale de l’Eglise. Difficile également de comprendre l’institutionnalisation de certains outils marchands ou administratifs sans faire référence aux enclaves (monastiques) de l’Eglise. Plus que des inventeurs, les abbayes et monastères ont été des promoteurs, des diffuseurs et des affineurs de dispositifs formels d’animation de l’action collective. Le destin de la comptabilité en partie double, pour ne citer qu’elle, gagne fortement à être rapprochée de l’histoire de l’Eglise pour en comprendre de nombreux aspects. Ce type de détour historique permet alors de mettre en lumière une activité marchande pensable sans le marché. Le Moyen Age est lié pour l’essentiel à une « économie nature », fondamentalement fermée (Le Goff, 1964). Cette économie a ensuite progressivement été enchâssée dans un espace marchand qui a fait l’objet d’un discours spécifique de l’Eglise. Le marché comme l’activité marchande sont devenus des concepts distincts et autonomes, mais finalement placés dans une relation hiérarchique. L’histoire de l’Eglise (et de ses enclaves) sera également un traceur organisationnel, au sens où l’histoire d’acteurs catholiques majeurs permet d’illustrer des combinaisons locales et singulières d’activités marchandes ainsi que leur intégration dans le marché. C’est le cas notamment des cisterciens, forts de 900 ans d’histoire plus ou moins tumultueuse. Les cisterciens ont ainsi combiné de façon étonnante activités marchandes, activités administratives, marché et organisation. A son échelle, la Curie Romaine (que l’on peut définir comme les services administratifs centraux de l’Eglise basés au Vatican) a aussi connu des tentatives d’équilibrages constantes entre le dogme et les nécessités économiques ou politiques du temps. Les multiples et complexes mutations organisationnelles de cet acteur en témoignent largement (cf. de Vaujany, 2006, 2007).
L’histoire de l’Eglise comme traceur institutionnel de l’articulation entre activités marchandes-managériales et marché-organisation L’histoire de l’Eglise et de ses enclaves permet de mieux comprendre l’articulation en pratique des activités marchandes avec le marché ou encore l’autonomie C’est particulièrement évident dans le cas de l’Allemagne et l’émergence de la cogestion (Gomez et Wirtz, 2008). L’économie du Moyen Age est une déclinaison de l’ « économie nature » décrite par Hildebrand (1848). Par économie nature, « il faut entendre pour l’économie médiévale une économie où les échanges, tous les échanges, étaient réduits au strict minimum. Donc économie nature serait à peu près synonyme d’économie fermée. Le seigneur et le paysan trouvent la satisfaction de leurs besoins économiques dans le cadre du domaine, et dans le cas du paysan surtout dans le cadre domestique : la nourriture est tenue par le jardin attenant et par la part de la récolte de sa tenure qui lui reste après remise de la part du seigneur et de la dîme de l’Eglise, le vêtement est fait par les femmes à la maison, l’outillage de base - meule à bras, tour à main, métier - est familial. » (Le Goff, 1964, p. 224). Nous approfondirons ce point dans la partie 2 du chapitre.
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(oubliée dans le contexte contemporain) des deux notions. Nous commencerons par montrer en quoi les enclaves catholiques ont progressivement défini des systèmes de règles, des espaces organisationnels. Nous verrons en quoi ces espaces ont amené un nouveau rapport à l’activité marchande, entre acteurs organisationnels « réglementés ». Nous montrerons ensuite de quelle façon l’Eglise a eu une influence institutionnelle déterminante, d’abord sur les activités marchandes, ensuite sur le marché comme institution abstraite qui structure la rencontre d’une offre et d’une demande.
Distinguer le dehors du dedans : l’émergence de structures protobureaucratiques via la règle monastique Dans cette économie nature qu’est le Moyen Age, nous sommes encore dans une économie fermée, dominée par un sentiment d’insécurité et une relative hostilité par rapport à l’Etranger (Le Goff, 1964). Les échanges sont quasiment inexistants (Gauvard, 2004). A l’image des abbayes, la plupart des acteurs du Moyen Age (surtout le haut Moyen Age) sont dans des situations d’autarcie. A cette époque se dessinent de multiples « dedans » et « dehors ». Le Moyen Âge est la période des communautés, qu’il s’agisse des monastères, des guildes, des universités ou de toutes autres sortes de corporations (des « universitas » au sens large) (Le Goff, 1964, p. 257). Celles-ci constitueront les unités fondamentales organisant la concurrence et l’échange (notamment marchand) en leur sein et entre elles (Kieser, 1987, 1989 ; Verger, 1973). Parmi ces corporations, l’une d’entre elles aura un rôle déterminant : le monastère (Kieser, 1987). En effet, les enclaves monastiques ont joué un rôle important dans la conception de l’action collective moderne et l’arrivée de la bureaucratie. Elles ont contribué à définir le « dehors » du « dedans », l’espace de l’activité administrative et celui de l’activité marchande. C’est principalement la règle de Saint Benoît apparue au VIe siècle qui peut être considérée comme un point de rupture majeur dans l’histoire de l’action collective en occident. La réforme bénédictine ne peut être bien comprise qu’en faisant référence à ce qui l’a précédée, à savoir les mouvements érémitiques (Berlioz, 1994 ; Pacaut, 2005). Ceux-ci correspondaient à des groupements d’individus qui vivaient leur foi (sans infrastructure particulière) autour d’un leader charismatique. Les membres évoluaient à l’écart du reste du monde (dans les déserts libyens ou égyptiens par exemple) et s’efforçaient de vivre avec ce que la nature ou plus rarement, la générosité humaine, leur permettaient d’obtenir. Avec la règle de Saint Benoît naît au VIe siècle un nouveau type d’action collective religieuse (Fauchez, 1994). Le groupe s’organise à l’intérieur d’un monastère. Il alterne travail et prière. Le collectif vit en autarcie, généralement loin des villes. Elle se diffusera surtout à partir du VIIIème siècle où elle s’imposera face aux autres règles qui coexistaient alors (sous l’impulsion du pouvoir impérial, cf. Bazin et al, 1998).
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L’ordre bénédictin et les ordres qui lui sont associés incarnent en fait une rupture majeure. Avec lui naissent les premières communautés de pratiques religieuses, dont la finalité est ponctuellement et accessoirement productive (tournée vers le travail de la terre et/ou des activités plus intellectuelles comme la production de manuscrits ou l’artisanat). Avec lui se développe également une nouvelle forme d’action collective, autonome au sein de la société, et sujette à ses propres régulations. La seconde rupture arrive au Xe siècle, avec l’expansion de certains ordres qui deviennent des organisations complexes, à forte inscription économique, mais aussi avec le développement, un siècle plus tard, des ordres mendiants. Le paysage européen connaît alors une évolution lente et profonde. On passe d’un monde bâti autour du château du seigneur, à de véritables villes dont le centre de gravité s’éloigne progressivement de la place forte. Les marchands, les banquiers, deviennent des figures majeures de ces nouvelles cités (Le Goff, 2001). Les bases du capitalisme sont en train d’émerger. Par rapport à cela, l’Eglise et certains de ses acteurs institutionnels, comme de nombreux membres du clergé (de façon plus individuelle), vont jouer un rôle majeur. Les ordres monastiques pour commencer, vont devenir des acteurs techniques et économiques importants (Hetzlen et de Vos, 1994). L’organisation monastique se complexifie (notamment avec l’arrivée de frères lais ou convers), l’utilisation des techniques agricoles devient de plus en plus sophistiquée, le développement de formes de sous-traitances auprès de communautés paysannes environnantes aux monastères ou encore l’expansion spatiale des propriétés monastiques s’affirment (cf. Bouché, 1994). Pacaut (2005, p. 157) remarque ainsi que les cisterciens s’intéressent « fort souvent aux techniques et se révèlent bons agronomes, sachant engraisser les sols et ne reculant pas devant les entreprises les plus prenantes lorsqu’il s’agit de mieux aménager l’exploitation rurale ou les ateliers dans lesquels sont fabriqués les outils ». De façon plus étonnante, des abbayes vont être impliquées dans des activités marchandes ou foncières (avec la gestion du patrimoine ou l’offre de prêts avec usure…). Le tout se fera même parfois avec une certaine concurrence entre les enclaves monastiques (Bouché, 1995). Plus simplement, de puissants monastères comme celui de Cluny en Bourgogne, vont être impliqués dans la gestion de nombreuses « filiales » (plus de 1200 à l’âge d’or de l’organisation), ce qui posera un certain nombre de problèmes d’organisation auxquels seront données des réponses innovantes (Pacaut, 2005 ; Aubert et al, 1975 ; Merdrignac et Mérienne, 2003) : divisionnalisation de la structure autour de « provinces », formalisation d’une comptabilité, nouveaux mécanismes de gouvernance basés sur des assemblées annuelles de prieurs, développement de En complément de la prière qui reste bien sûr l’activité centrale. Comme les Franciscains et les Dominicains (cf. Pacaut, 2005). Investis principalement dans les activités matérielles du monastère. « Pour faire approuver ses décisions, et peut-être aussi afin de recueillir les avis des uns et
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tournées de contrôle et d’inspection par l’abbé de Cluny… Une spécialisation des tâches toute nouvelle (autour des frères de chœur, des convers, des familiers, des salariés…) se met en place. Elle est poussée à un degré tout à fait inédit en occident par les Cisterciens10 (Fossier, 1994; Barrière, 1994). Cependant, le contexte sociétal ne se prête pas encore à une diffusion importante de ces nouveaux modes d’action collective (« These institutional innovations could not spread on a larger scale before the restrictive rules of medieval economic thinking had been removed and pursuit of profit had been introduced as a legitimate principle », Kieser, 1989, p. 559). Si elles renforcent la spécialisation de l’action collective, les organisations monastiques incarnent également une rupture en terme de formalisation. En témoignent les multiples règles monastiques liées aux différents ordres (Pacaut, 2005). De façon surprenante, ces règles incluent de nombreux éléments organisationnels, tout particulièrement en ce qui concerne le contrôle et la gouvernance (cf. Lapierre, 1982). Outre de nombreuses règles sur l’ « ordre des psaumes », la « mesure du manger » ou encore celle « du boire », la règle de Saint Benoît précise comment « il faut appeler les frères en conseil ». Il est ainsi précisé que « toutes les fois qu’il y aura dans le monastère quelque affaire importante à traiter, l’abbé convoquera toute la communauté, puis il exposera lui-même ce dont il s’agit. Après qu’il aura entendu l’avis des frères, il examinera la chose en lui-même, et fera ensuite ce qu’il aura jugé le plus utile (…). Les frères donneront leur avis en toute humilité et soumission, en sorte qu’ils n’aient pas la présomption de soutenir avec arrogance leur manière de voir ; mais il dépendra de l’abbé de prendre l’avis qu’il juge le plus salutaire. » (Lapierre, 1982, pp. 63-64). Une forme de pré-bureaucratie weberienne naît donc dès le Moyen Age. Au-delà des règles, un vaste édifice réglementaire relativement complexe va se structurer du VIe au XIIIe siècle, avec le développement de « coutumiers » puis de « statuts » (Racinet, 1994, 2007). A l’origine, les coutumes sont « une interprétation qui précise et complète les dispositions relatives à la liturgie et à l’organisation matérielle de la communauté » (Racinet, 2007, p71). Elles sont progressivement formalisées à partir du VIIIe siècle sous forme de coutumiers qui sont donc la traduction concrète dans un contexte local de la règle. Les coutumiers deviennent également le lieu d’une expression identitaire de l’enclave. A partir du XIIIe siècle, les statuts vont préciser et compléter les règles et coutumiers, avec une fonction des autres, tous les abbés et prieurs [NDT, de l’ordre clunisien] se réunissent en une assemblée qui va être élevée peu après au niveau des structures institutionnelles et former le chapitre général de l’ordre. Ainsi installé, celui-ci se réunit chaque année à la maison-mère sous la présidence de son abbé, sur la proposition duquel il arrête les mesures jugées nécessaires, après avoir entendu les rapports des visiteurs qui ont inspecté les couvents des diverses provinces. Il tempère le système monarchique jusque là observé, d’autant plus qu’il lui revient de désigner ces visiteurs et de choisir en son sein des religieux qui assistent le chef suprême pour préparer les statuts sur lesquels il délibère. » (Pacaut, 2005, p. 89). 10 Voir le cas des cisterciens dans la seconde partie.
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bien précise. Contrairement à la règle, « ils ne préexistent pas nécessairement à l’établissement d’une communauté. Contrairement aux coutumiers, ils n’établissent pas a posteriori des usages déjà implantés mais en édictent de nouveaux ou en révisent les anciens. » (Racinet, 2007, p. 71). Ils se présentent comme des sortes de compilations ou des codifications de textes édictés par les chapitres généraux ou les ordonnances des monastères. Les abbayes vont donc contribuer à la formalisation de l’action collective. Elles vont tout particulièrement jouer un rôle dans la conception et la diffusion de proto-outils de gestion (des activités marchandes et/ou administratives). Les moines vont ainsi être de véritables « passeurs de pratiques », d’une enclave à une autre, et indirectement, d’un territoire à un autre. Cela se fera tout d’abord à travers le suivi d’un modèle de l’enclavement (Mintzberg et Westley, 1992). Il s’agit de constituer des enclaves, de sous-ensembles relativement étanches les uns par rapport aux autres. Tout changement local est d’une certaine façon naturellement endigué. En revanche, une pratique locale jugée pertinente pourra être observée pendant une période test par l’enclave nodale (la Curie Romaine en l’occurrence) qui pourra éventuellement institutionnaliser et diffuser la pratique à d’autres sous-ensembles. C’est ce qui se passa au XIIIe siècle avec la pratique de prêches laïques par les humiliati (cf. Mintzberg et Westley, 1992, p. 52). A une échelle plus individuelle, des personnages monastiques vont également jouer un rôle dans la formalisation et la diffusion de pratiques marchandes, que ce soit au Moyen Age ou à la Renaissance. On peut mentionner ici Angelo Pietra (un moine bénédictin) au XVIe, Luca Pacioli (un frère franciscain) au XVe et XVIe siècles, Ludovico Flori (un jésuite) au XVIIème (Courtis, 1997 ; Quattrone, 2004). Des moines et des prêtres ont ainsi joué un rôle crucial dans le développement, la formalisation et la diffusion des techniques comptables. Cela n’a pas grand chose d’étonnant, la communauté ecclésiastique étant alors la seule communauté érudite de l’occident. Il faudra attendre assez longtemps pour que le savoir se « laïcise ». On remarque qu’il en fût de même pour les connaissances organisationnelles, financières, informationnelles et techniques.
L’influence institutionnelle : du refus des activités marchandes à la recherche d’une « domestication » du marché ? En dehors de son rôle « exemplaire » (au sens où elle a proposé des modèles légitimes) pour l’action collective, l’Eglise a également eu un rôle plus directement institutionnel dans l’évolution des activités marchandes puis du marché comme institution abstraite. Tout d’abord, comme nous l’avons évoqué dans la section précédente, elle a été au cœur des nombreuses communautés coopératives qui apparaissent au Moyen Age (Le Goff, 1964 ; Verger, 1973). Les « universitas » (guildes, universités, monastères…) sont des espaces organisationnels dont les règles suivent des 50
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préceptes religieux, et qui définissent un espace de concurrence. L’activité marchande est d’abord régulée par le seigneur (dans des marchés physiques avec des frontières clairement délimitées). Le seigneur garantit le bon fonctionnement de ces espaces, tout particulièrement les poids et les mesures (dont les étalons sont conservés au château, à l’abbaye11 ou à l’hôtel de ville des bourgeois). Les enjeux sont de taille. Comme le rappelle Le Goff (1964, p. 277), « parmi les formes insidieuses de la lutte des classes, il faut faire une place à part aux innombrables contestations qui se sont élevées autour des poids et des mesures. La détermination et la possession des étalons qui fixent la quantité du travail et des redevances sont des moyens de domination économique essentiels. » Religieux, nobles et bourgeois se livreront ainsi une lutte sans fin sur la possession de ces référentiels de l’activité marchande. Elément du cadre institutionnel de la pratique marchande, l’Eglise est également un moteur de l’échange marchand et plus généralement, du développement économique. Dans le Bas Moyen Age, à travers l’action des évêques, elle a ainsi largement contribué à renforcer le développement économique et à alimenter les marchés naissants. Si avant l’an mille, l’Eglise a massivement thésaurisé, passé ce cap, elle « déthésaurise » (Le Goff, 1964) et « met en circulation les trésors accumulés » (p. 64) en finançant de grands projets de constructions (de Cathédrales), à l’aide parfois de « miracles » qui aident à découvrir opportunément des trésors enfouis… Plus directement encore, l’Eglise finance la croissance via des enclaves monastiques qui jouent parfois le rôle d’établissements de crédit (au XIe et XIIe siècles, à une période où « les juifs ne suffisent plus à jouer le rôle de créanciers qu’ils ont jusqu’alors assumés et où les marchands chrétiens n’ont pas encore pris la relève », Le Goff, 1964, p. 64).
Toutes ces évolutions sont finalement très étonnantes, car la position de l’Eglise sur le thème de l’activité marchande est assez ambivalente. Garante institutionnelle (avec d’autres) des pratiques marchandes, l’Eglise ne légitime pas pour autant le commerce (et le prêt à usure) à l’époque du haut Moyen Age. Au contraire, la doctrine officielle méprise le marchand et le banquier, tous deux voués à l’enfer. On peut commencer par remarquer que cette diabolisation sans nuance est à dater. Les premiers temps du Christianisme s’inscrivaient probablement dans une vision beaucoup plus nuancée de l’activité marchande. D’après Le Goff, (1964, p. 200) : « Toute l’attitude du Christ à l’égard de Mathieu, percepteur ou banquier, homme d’argent en tous cas, venait corroborer cet aspect indulgent du christianisme à la finance. Il fut presque totalement ignoré ou passé sous silence par le Moyen Age. Au contraire, la chrétienté médiévale, après avoir condamné le prêt de consommation entre chrétiens - autre preuve de sa définition comme groupe clos - et laissé aux 11 Le rôle institutionnel de l’enclave monastique par rapport au marché est à nouveau évident.
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juifs le rôle d’usuriers, ce qui n’empêcha pas les grandes abbayes du haut Moyen Age de jouer dans une certaine mesure le rôle d’établissements de crédit, s’opposa aussi longtemps au prêt de production et plus généralement condamna comme usure toutes les formes de crédit – stimulant sinon condition de la croissance économique. »
A partir du XIIe siècle une invention doctrinale majeure, le purgatoire, va permettre de lever l’opprobre sur le marchand et les banquiers (Le Goff, 1981, 2001). Si du Ve à la fin du XIe siècle l’Eglise agitait des exempla particulièrement effrayantes en direction des usuriers et des marchands, elle adopte ensuite une position plus pragmatique en tolérant certaines formes de pratiques marchandes et usurières. Le problème se déplace alors vers la détermination de niveaux d’intérêts acceptables ou la recherche d’un juste profit. Les indulgences permettent aux usuriers et marchands d’espérer la rémission de certains pêchés. Le purgatoire offre également aux pêcheurs (notamment marchands et banquiers) un espace entre l’enfer et le paradis, dont le séjour sera fonction à la fois des fautes passées et de l’action des vivants pour le rachat de l’âme de leur proche. Il n’y a plus à choisir entre la « bourse et la vie » (Le Goff, 1957, 2001). Ainsi, « l’Eglise tout au long de la période protège le marchand et l’aide à vaincre le préjugé qui le fait mépriser de la classe seigneuriale oisive. L’Eglise entreprend de réhabiliter l’activité qui accomplit l’essor économique, et, du travail-châtiment défini par la genèse – l’homme déchu doit, par pénitence, gagner son pain à la sueur de son front – fait une valeur de salut. » (Le Goff, 1964, p. 173).
Avec le XIXe siècle et l’apparition de courants théoriques nouveaux (marxisme, approche néo-classique…), le marché comme entité abstraite fait également son entrée dans le débat doctrinal de l’Eglise. Il n’est plus (seulement) cet espace physique délimité mais un mécanisme économique plus large qui n’est ni bon ni mauvais en soi, et doit rester subordonné à la sphère politique. C’est du moins ce que va affirmer la doctrine sociale de l’Eglise sous forme d’encycliques, dont la première est le fameux Rerum Novarum de Léon XIII (en 1891). Comme le dit clairement Laurent (2007, p. 149), « les papes défendent une vision organique de l’ordre social, caractéristique des sociétés traditionnelles. Si les papes se sont réconciliés avec l’Etat moderne, grâce au thomisme, ils ne renoncent pas pour autant à substituer leur vision de l’ordre social à celle du monde moderne. C’est la raison pour laquelle les encycliques stigmatisent tant l’Etat socialiste qui ignore l’individu que l’Etat libéral, qui ignore la communauté. »
Pour l’Eglise, la régulation de la société doit s’exercer au niveau d’un corps intermédiaire entre l’Etat et l’individu : les communautés (quoi d’étonnant à cela après ce que nous avons vu dans la première partie…). C’est pourquoi la doctrine sociale réhabilite les corps intermédiaires. En reprenant un principe du droit romain, la subsidiarité, elle « précise les rôles assignés à chacun : individus, communautés, Etat » (Ibid). 52
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Reconnu comme une entité réelle et efficiente (distinguée de la seule activité marchande), le marché doit être maîtrisé et régulé par l’Etat. Plus subtilement, il est également l’objet d’un certain scepticisme. L’Eglise qualifie ainsi « de mythe l’harmonie naturelle des intérêts qui est censée résulter du fonctionnement concurrentiel des marchés selon l’enseignement des économistes. » (Ibid, p. 354).
In fine, le marché serait devenu « une institution au service de l’intérêt des plus puissants. Il devient un lieu d’asservissement, d’aliénation et d’exploitation » (p. 354).
Mais si l’Eglise en tant qu’institution et acteur de l’histoire des organisations et des outils de gestion peut être riche d’enseignements, l’Eglise en tant qu’objet organisationnel spécifique peut aussi être des plus stimulantes. C’est ce que nous allons découvrir dans la seconde partie.
L’histoire de l’Eglise comme traceur organisationnel : des arrangements locaux entre activités marchandesadministratives et marché-organisation De façon plus locale et singulière, l’Eglise et ses enclaves sont également des traceurs exceptionnels de possibles dynamiques organisationnelles. Nous souhaitons montrer dans cette seconde partie en quoi les organisations religieuses (notamment les cisterciens) permettent d’illustrer des dynamiques organisationnelles et des combinaisons possibles de pratiques administratives et marchandes (sur la longue durée).
Mise en perspective descriptive des variables sur la longue durée : l’apport de la théorie des organisations appliquée au cas des organisations religieuses Les historiens, et notamment Fernand Braudel, se sont interrogés depuis longtemps sur la notion de « longue durée ». Pour Braudel (1958), la recherche historique a été exagérément focalisée sur la notion d’ « évènements », mettant de côté les structures et dynamiques qui correspondent à une longue durée. Certains travaux verraient trop dans l’Histoire une succession de temps courts et d’évènements, négligeant par la même des dynamiques plus larges de rupturecontinuité des dynamiques collectives. La notion de longue durée est un élément central de l’ « histoire nouvelle », dont Simiand fut un des fondateurs (Le Goff, 1978). Dans une contribution déjà ancienne, Simiand (1903) a dénoncé trois idoles majeures de la « tribu des historiens » : • L’idole politique, c’est-à-dire la priorité donnée à l’histoire politique qui va ensuite valoriser des faits de la vie des institutions dont l’importance sera souvent exagérée ; 53
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• L’idole individuelle, centrant l’histoire sur celle d’individu qui porterait l’histoire collective (à l’image des « success stories » en gestion) ; • L’idole chronologique, valorisant des tracés uniques sur les origines du présent et évitant de comprendre la nature de la normalité propre à chaque époque. Insistant sur le dernier point, Le Goff (1978, p. 64) a ainsi invité les historiens à « constituer une nouvelle chronologie scientifique qui date plutôt les phénomènes selon la durée de leur efficacité dans l’histoire que selon la date de leur production. » Mais qu’est-il advenu de l’invitation temporelle de Braudel et Simiand ? D’après Vovelle (1978), de nombreux chercheurs auraient essayé d’y répondre, en s’ouvrant à une pluralité d’orientations temporelles et en insistant sur des matières propres à devenir des traceurs du temps long, notamment les mentalités. Aujourd’hui, « il semble donc que l’on se soit engagé sur la voie d’une multiplication des temps, en attendant cet ‘entrelacement’ des temps historiques dont parle Althusser. Temps de l’histoire économique, temps de l’histoire sociale, temps de l’histoire des structures mentales : inégalement rapides… lorsque Labrousse parlait de l’histoire des résistances au changement, à découvrir dans le domaine des mentalités, il supposait implicitement ces rythmes différents, tout en conservant un flux unique progressivement assourdi, de flux initial, d’ordre matériel, ou infrastructure, aux structures sociales conservatrices pour finir dans les prisons de longue durée du mental… » (Vovelle, 1978, p. 92).
Dans le champ de la théorie des organisations, plusieurs travaux ont modélisé des dynamiques organisationnelles de long terme en s’appuyant fortement sur le cas des organisations religieuses (catholiques, juives ou bouddhistes). Mintzberg (avec Westley) a été un véritable précurseur sur le sujet. Dépassant une vision religieuse du sujet, il a commencé par avancer une forme d’organisation à la culture très homogène : l’ « organisation missionnaire ». D’après le théoricien, les organisations missionnaires présentent un certain nombre de traits distinctifs. Tout d’abord, elles ont une idéologie spécifique, c’est à dire « un riche système de valeurs et de croyances qui caractérisent une organisation, prenant son origine dans le sens d’une mission associée à un leadership charismatique, développé à travers des traditions et des sagas, renforcée par un processus d’identification » (Mintzberg, 1991, p. 322).
Ensuite, elles sont souvent un « vernis », un mode d’organisation qui se superpose à une autre configuration existante. Cependant, dans certains cas (notamment les organisations religieuses), elles peuvent être une configuration per se. D’une façon générale, Mintzberg remarque que l’organisation missionnaire suppose une mission spécifique et claire. Par ailleurs, elle s’appuie sur une standardisation par les normes (« on tire tous ensemble dans le même sens ») qu’elle va renforcer par la sélection, la socialisation et l’endoctrinement de ses membres. Enfin, ce type d’organisation regroupe souvent de petites unités (des 54
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« enclaves »), « organisées de façon assez souple et hautement décentralisées mais soumises à de puissants contrôles normatifs » (Mintzberg, 1991, p. 322). Qu’évoque Mintzberg en ce qui concerne les modalités de changement et d’expansion de l’organisation missionnaire et sa dynamique de changement à long terme ? Il valorise des spécificités très fortes, notamment par rapport aux organisations managériales. D’après Mintzberg, l’expansion comme le changement se font par agglomération cellulaire, par création d’unités autonomes, qui vont reproduire des éléments liés à une cellule initiale (celle des apôtres, d’une congrégation originelle, d’une organisation originelle, etc.). La raison de cette modalité du changement est simple : « des idéologies très fortes dépendent d’un contact personnel ». On retrouve cette évolution aussi bien dans la croissance de certains ordres monastiques que dans celles de Kibboutz israéliens.12 Les organisations missionnaires évoluent donc de façon très morphostatique et vont développer divers rituels et routines (des outils de maintenance du social) dont le but sera de renforcer et reproduire les structures de l’organisation. Mintzberg et Westley (1992) distinguent trois types de changements missionnaires : • L’ « enclavement » qui consiste à accepter des nouvelles pratiques de façon très maîtrisée et isolée, en intégrant « soigneusement leur leçon dans la structure existante, de façon à la capturer à partir d’une enclave particulière » (Mintzberg et Westley, 1992, p. 52). On pourrait également voir cela comme l’admission de réservoirs de changement au niveau des enclaves, changements qui seront ensuite répliqués si besoin dans le reste de l’organisation. Au cours de son histoire, tout particulièrement au XIIIe et au XVe siècles, l’église catholique aurait fortement usé de ce mode de changement organisationnel (Mintzberg et Westley, 1992). • Le « clonage » est davantage conforme à la nature morphostatique des organisations missionnaires. Il consiste en une sorte de différenciation cellulaire, une réplication d’enclaves originelles sur de nouveaux ensembles avec des processus d’adaptation à des éléments de cultures locales. • Le « déracinement » enfin, consiste à changer les habitudes quotidiennes de religieux. Il s’agit de les ramener vers des pratiques originelles, épurées, afin de retrouver l’intensité charismatique des premiers stades de l’organisation (cf. Bouddhisme primitif ou chartreux). Enclavement, clonage et déracinement illustrent un rapport assez spécifique au temps. Les membres de l’organisation missionnaires sont tournés vers un temps qui dépasse celui des organisations usuelles : l’éternité, le jugement dernier, la 12 « C’est ainsi que lorsque l’organisation missionnaire dépasse une certaine taille au-delà de laquelle ses membres ne peuvent plus rester directement en contact personnel les uns avec les autres, elle tend à se diviser elle-même, un peu à la façon d’une amibe en formant ce qui peut être vu comme des formes d’enclaves, qui sont en fait les répliques de l’unité initiale et qui sont fondées sur la même idéologie.» (Mintzberg, 1991, p. 331).
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quête de la perfection, le samsara… Les organisations religieuses sont ainsi dans un temps long dominant, autour duquel s’entrelacent des temps courts. Au-delà de Mintzberg et de son approche structurelle, d’autres travaux, parmi lesquels ceux de Thompson (1979), Bartunek (1984), Mutch (2006), de Vaujany (2006 et 2007) ou encore MacGrath (2005) ont également traité du changement à court et long terme dans les organisations religieuses. Ils les ont considérées comme des systèmes d’action. Les organisations religieuses seraient ainsi portées par des pratiques, filtrées par des schèmes interprétatifs relativement homogènes et rigides (Bartunek, 1984) qui reproduisent et transforment des connaissances. Les pratiques activent différents rythmes sociaux et des orientations temporelles spécifiques à certains champs. Cela peut déboucher sur des conflits de temporalité (notamment lorsque le religieux se confronte au profane), les fameuses « dyschronies organisationnelles » décrites par Alter (2000). Finalement, ces recherches sur ces vieilles organisations que sont les structures religieuses ou missionnaires souffrent de plusieurs faiblesses. Elles ne traitent pas vraiment de l’évolution des communautés de pratiques13 et leur lien avec la structure formelle. Elles ne discutent pas plus du lien entre le marché (ou l’activité marchande) et les pratiques administratives sur la longue durée. En nous appuyant sur l’histoire des cisterciens, nous allons proposer dans la section suivante une articulation en pratique entre marché, activités marchandes et organisation. Nous proposerons également une distinction fondamentale entre communautés de pratiques managériales (fondamentalement liées à l’activité marchande) et communautés de pratiques religieuses (plus périphériques à celles-ci).
Une illustration avec le cas des cisterciens : de l’entrée involontaire dans la logique marchande à une contribution à la structuration d’un marché ? L’ordre cistercien a été fondé en 1098 par Robert de Molesme. Il a fêté ses 900 ans d’existence en 1998. Tourné vers les campagnes et la terre, il doit son développement à Bernard de Clairvaux (1090-1153), souvent présenté comme le maître spirituel de l’ordre. C’est en effet à Bernard et « aux trente postulants qui arrivèrent avec lui en 1112 que l’abbaye, qui vivotait depuis sa fondation en 1098, doit l’éclat et la rapidité de son développement. » (Bazin et al, 1998, p. 37).
Son histoire permet d’illustrer de nombreux aspects de la théorie des organisations, mais aussi des éléments plus en rapport avec notre sujet. Les cisterciens sont ainsi passés d’une activité marchande de subsistance à une insertion dans de véritables marchés (avec même parfois une logique de profit). D’un point de vue administratif, ils ont contribué (avec d’autres ordres) à l’affirmation de 13 Au sens de Lave et Wenger (1991) ou Wenger (1998), à savoir des acteurs qui partagent une pratique commune.
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formes proto-bureaucratiques et à de nouveaux modes de relations intra ou extra-organisationnels (salariat, sous-traitance, fonctionnement en réseau…). On peut distinguer quatre grandes périodes dans l’histoire de l’ordre. Du XIe au XIIe siècles, du XIIe au XIVe siècles, du XIVe siècle à la révolution, de la révolution à aujourd’hui. Du XIe au XIIe siècles, les cisterciens fondent une organisation suivant la règle Bénédictine, et s’inscrivent en rupture avec certaines déviances clunisiennes (Pacaut, 2005). Les cisterciens alternent typiquement prière et travail, sur fond d’autarcie. A la différence de Cluny (structure très hiérarchisée), le chapitre cistercien suit dès le début un principe de collégialité. Tous les abbés ont ainsi même autorité pour débattre du temporel et du spirituel de l’ensemble des établissements (Bazin et al, 1998). Au milieu du XIIe siècle, l’ordre compte déjà près de 170 abbayes filles dans sa dépendance directe (Bazin et al, 1998, p. 37). A partir du XIIe siècle, les moines sont progressivement secondés par des convers qui travaillent dans les granges de l’abbaye. Ils sont répartis en équipes. L’une d’elles « a en charge l’abbaye et la grange qui lui est adjointe. Elle peut compter épisodiquement sur l’aide des moines qui constituent une main d’œuvre d’appoint ; les autres sont affectés aux autres granges du patrimoine, en principe sous la responsabilité d’un ‘grangier’ ou ‘maître de grange’ ; quelques convers peuvent en outre être détachés dans les maisons que l’abbaye a acquises dans les villes environnantes et qui servent d’entrepôts et de relais pour les échanges commerciaux. » (Barrière, 1994, p. 47).
Combien sont-ils à cette époque ? Le chiffrage est difficile. Vers 1200, ils sont entre 100 et 200 moines pour 300 à 500 convers sur les sites de Clairvaux ou de Pontigny (Barrière, 1994, p. 47). La demande croissante en produits bruts et manufacturés, les excédents de production liés à leur bonne gestion14, vont cependant les amener à entrer de plus en plus dans une logique marchande (Bazin et al, 1998 ; Pacaut, 2005). Les villes sont en plein essor. On a « besoin de sel, de vin de fer, de cuir, de bois, de laine. » (Fossier, 1994, p. 41). Le troc, d’abord pratiqué avec les abbayes avoisinantes, ne suffit pas. Les distances, les difficultés de transport, l’insécurité, rendent le procédé trop lourd à mettre en œuvre. L’activité marchande finit par s’imposer d’elle-même, et « Cîteaux entre plus à fond dans l’économie de marché » (Bazin et al, 1998, p. 21). Subtilement, c’est aussi un cadre idéologique, celui de l’économie d’argent et du capitalisme naissant que les moines adoptent. Les convers ne suffisent plus. Ils sont de toute façon de plus en plus rares (les mendiants sont devenus de redoutables concurrents) et le chapitre les juge dès 1225 « paresseux et inutiles » (Fossier, 1994, p. 42). Des salariés (mercenarii) prennent progressivement 14 A Clairvaux, la métallurgie est florissante. Par ailleurs, les troupeaux sont nombreux et l’abbaye exploite 25000 hectares dépendant d’une quinzaine de granges (Bazin et al, 1998).
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la relève dès la fin du XIIe (et on en trouve à Clairvaux à partir de 1135). Dès le XIIIe siècle, les vignes de Cîteaux sont ainsi travaillées par des vignerons salariés. Mais « comme il s’agit d’une vigne précieuse et très rentable, les moines de Cîteaux veillent sur la vendange, la vinification et la commercialisation du vin, se réservant les droits et missions du propriétaire. » (Bazin et al, 1998, p. 17). Cette main d’œuvre est embauchée au début sur des horizons déterminés, le temps d’une récolte ou d’un chantier. A partir du XIIIe siècle, il est vraisemblable que la proportion convers-salariés se renverse en faveur des seconds (Barrière, 1994). D’une durée temporaire, les emplois deviennent de plus en plus à durée indéterminée. La pénurie des convers, flagrante au XIIIe siècle, explique largement cette évolution. De façon très stratégique, les cisterciens sont même au cœur de l’infrastructure des activités marchandes de l’époque. Au-delà des lieux de résolution de l’activité (le marché, la foire), les denrées ou autres biens font désormais des déplacements longs, liés pour l’essentiel aux fleuves et mers. Dans cette configuration, les abbayes cisterciennes deviennent le vecteur et le garant d’une partie de ces mouvements pré-capitalistiques. En effet, placées pour certaines le long des rivières (ellesmêmes affluents de grands fleuves), elles sont incontournables pour assurer la logistique des produits des campagnes vers les villes ou entre les villes (Chauvin, 2008). Cîteaux (par son voisinage de la Vouge) est ainsi à la rencontre de trois fleuves majeurs (Rhône, Loire et Seine), élément indispensable pour quiconque voudrait comprendre les raisons du développement commercial de l’abbaye et sa maîtrise d’une partie importante du réseau commercial couvrant l’Europe. Lors de la seconde période, les cisterciens sont également les acteurs d’une évolution majeure de l’économie occidentale : l’émergence d’un espace institutionnel abstrait, le marché moderne. D’un lieu physique, le marché devient progressivement cette institution invisible qui assure un cadre à la rencontre d’une offre et d’une demande. Les cisterciens doivent en effet gérer des productions et des propriétés sur des espaces importants, avec des moyens (moines et convers) de plus en plus limités. Les possibilités offertes par cette nouvelle gestion (derrière lesquelles on devine une « marchéisation » progressive et relative de l’activité) sont les suivantes (Barrière, 1994, p. 48) : •
Augmenter le nombre de salariés (ce qui devient coûteux) ;
• Détacher une partie du patrimoine (pour les terres les plus éloignées), les céder moyennant un cens à des tenanciers, ce qui fait basculer les abbayes cisterciennes dans un mode de « faire-valoir indirect ». Cette solution pouvait être cumulée avec un faire-valoir direct par des convers et des salariés (éventuellement même par des cerfs) ; • Accenser « le terroir de certaines granges après l’avoir découpé en petites tenures » (Barrière, 1994, p. 48) ; 58
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• Donner la grange au maître de la grange, qui se chargera seul de recruter des salariés afin de gérer le domaine ; • Enfin, l’abbaye peut « seule ou en paréage avec un prince laïc dans le cas des Bastides du Sud-ouest » lotir « le terroir d’une grange ou une partie de celui-ci pour créer un village neuf qui va se peupler de tenanciers censitaires ». Ces pratiques ont été complétées par la technique de l’arrentement qui consistait à donner à un tiers (généralement un laïc) tout ou partie du domaine, moyennant le paiement d’une rente. Le tiers s’engageait en contre-partie à assumer la gestion du domaine pour une durée généralement limitée. Ces évolutions contribueront à développer (mais aussi à légitimer) différentes formes de marchés au sens moderne, tout particulièrement les marchés de l’emploi et de l’immobilier15. La main d’œuvre est une force qui peut être vendue selon des règles de plus en plus instituées. La terre, son produit, sont par ailleurs des actifs qui peuvent être gérés et valorisés de différentes façons. Les cisterciens accompagnent ainsi l’ouverture de l’économie médiévale. A la fin du XIIIe siècle, ils ne sont plus dans une logique autarcique. Il s’agit de produire pour vendre, et même plus largement, d’entreprendre (Bazin et al, 1998). Mais cette évolution (qui sera progressivement réfrénée) ne concerne que les abbayes les plus grandes, telles que Grandselve, Clairvaux ou Vaucelles (Barrière, 1994, p. 50). Une majorité d’abbaye reste probablement à l’écart du mouvement. Toujours sur la seconde période, l’ordre connaît une évolution majeure dans sa gouvernance en abandonnant en partie le principe de la collégialité. La salle capitulaire de Cîteaux devient trop petite pour abriter les abbés de toutes les autres abbayes. Le principe de la visite devient peu réaliste. Du XIVe siècle à la révolution, l’ordre cistercien va se vider encore plus de sa substance réglementaire. Au XVIIIe siècle, il ne subsiste ainsi quasiment rien des principes bénédictins et les moines deviennent de moins en moins nombreux (Bazin et al, 1998). Il est même de plus en plus fréquent que « le profit de l’abbaye revienne à un prétendu abbé qui vit à Paris ou à Versailles » (p. 21). C’est ce que l’on appelle le système de la commende.16 Parallèlement, les cisterciens participent à la constitution légale du marché en devenant (avec d’autres) la chambre d’enregistrement des mouvements du marché. Les ateliers des moines copistes (les scriptoria), victimes de l’invention de l’imprimerie, sont de moins en moins 15 Le développement des villes jouera probablement un rôle plus décisif dans la formation de ces marchés. 16 « Mis en place par les papes d’Avignon, ce système qui avait pour but initial de moraliser l’attribution des charges ecclésiastiques, aura un effet désastreux pour l’ordre de Cîteaux. Les abbés n’étant plus élus par la communauté, mais nommés par le roi ou le pape, on voit alors à la tête des abbayes, des prélats séculiers ou des seigneurs laïques que l’on veut remercier ou dont on veut s’assurer les services (…). A la fin du XVIe : la plupart des abbayes en France et en Italie vivent sous le régime de la commende. » (Bazin et al, 1998, p. 52).
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tournés vers la production de livres. Les moines copient surtout des chartes, des registres professionnels et rédigent divers documents comptables (Bazin et al, 1998, p. 105). Ils continuent ainsi à s’inscrire dans l’économie de marché. Mais avec le XIXe siècle et de nombreuses réformes, l’ordre va progressivement renouer avec les principes séminaux de la règle bénédictine. Lors de la période contemporaine, les moines reviennent à une activité marchande plus mesurée, centrée sur l’obtention des ressources nécessaires au suivi des règles. Le XXe siècle voit une adaptation aux formes modernes de l’activité marchande, avec l’application de certains principes de marketing et même le développement dans les années 1990 d’activités de e-business. Aujourd’hui, l’ordre cistercien compte 3900 moines et 3015 moniales de part le monde (Bazin et al, 1998). Cîteaux exploite une ferme et propose même un fromage réputé. Les activités marchandes, pour la plupart limitées par une contrainte volontaire de ressources, font parfois l’objet d’activités en ligne. Comment caractériser l’évolution de long terme des Cisterciens ? Nous proposons de la définir comme la formation et le maintien d’une communauté de pratiques religieuses qui s’est toujours opposée à celle de communautés de pratiques plus managériales (cf. tableau 1). Par dichotomie, chacune s’est construite par rapport à l’autre et notamment dans un rapport différent à la pratique administrative et l’activité marchande. Communautés de pratiques Communautés de pratiques religieuses managériales Repères pour l’action Orientation temporelle Dynamique dominante Relation au travail Relation à l’activité marchande Relation au marché Statut des acteurs au sein de la communauté
Idéologie
Prescriptions
Valeurs Eternité
Performance
Long terme Morphogenèse sociale
Court terme
Morphogenèse socio-culturelle Morphostasie culturelle Le travail est un élément connexe de la communauté Le travail est central Les rituels spirituels sont centraux L’activité marchande est à la marge L’activité marchande est au cœur de la communauté (dans une de la communauté. Elle est un des grange ou une usine) fondements de l’apprentissage. Le marché est une entité externe et Le marché est une entité externe interne. Isonomique (une familia avec un Hétéronomique (la communauté abba) différencie les statuts)
Tableau 1 : Une comparaison entre communautés de pratiques religieuses et managériales 60
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Les communautés de pratiques existant dans les organisations économiques contemporaines (que nous qualifions de managériales) présentent une spécificité que permet d’appréhender leur pendant des organisations religieuses. En effet, si les communautés de pratiques religieuses peuvent présenter les mêmes caractéristiques interstitielles et informelles, elles ont une orientation temporelle et un enracinement éthique très différents. Les cisterciens affichent des pratiques essentiellement isonomiques, tournées vers le maintien de la communauté et le très long terme. Ils sont guidés davantage par des valeurs que des prescriptions et placent l’activité marchande (pourtant de plus en plus indispensable à leur survie matérielle) à la marge des pratiques de la communauté.17 Le marché est seulement une entité externe qui permet de se construire une identité par dichotomie. A l’inverse, le marché est à la fois interne et externe pour les communautés de pratiques managériales. Il est un mécanisme identitaire central. Chacun est virtuellement sur un marché de l’emploi, et l’organisation peut construire des formes de marchés internes afin d’organiser l’activité.
Conclusion : comment repenser la généalogie mutuelle du marché et de l’activité marchande à la lumière de l’histoire des organisations religieuses ? L’essai que nous venons de présenter nous a permis de resituer de façon originale activités marchandes et marché par une approche historique dichotomique. L’histoire de l’Eglise (tout particulièrement au Moyen Âge) permet de mettre en lumière l’émergence d’îlots organisationnels (des entités « systèmes de règles »), puis leurs interactions via différents mécanismes marchands dont le fondement institutionnel a largement été garanti par des enclaves religieuses (gestion avec d’autres d’étalons de mesures et poids, création et maintien d’une infrastructure pour les mouvements marchands, régime d’indulgence et possibilité de purgatoire pour les marchands et banquiers, élaboration d’une doctrine sociale…). De plus, le détour par les organisations religieuses (notamment les cisterciens) a également permis de montrer des articulations possibles de pratiques administratives et marchandes, dans un cadre plus ou moins lié au marché. Finalement, dans le prolongement de la thématique du colloque de Cerisy 2008 « L’activité marchande sans le marché », l’histoire de l’Eglise montre l’autonomie des concepts d’activités marchandes et de marché, et leur lien avec la genèse des pratiques administratives. D’autres travaux sur les chancelleries royales ou les villes permettraient sans doute d’aller plus loin dans le propos.18
17 On peut d’ailleurs se demander si certaines organisations économiques contemporaines n’abritent pas ce type de communautés de pratiques. 18 Nous remercions chaleureusement le professeur Jacques Le Goff pour ce conseil.
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Marché et échange marchand : quelques jalons dans l’histoire d’un soupçon Hélène Vérin
La question « l’activité marchande, sans le marché ? » posée dans ce colloque concerne notre actualité et prend sens, tant conceptuel que pratique, dans notre présent. Elle commande donc une seconde question : que peut-être l’apport historique dans ce contexte ? Pour y voir plus clair, on peut s’appuyer sur les perspectives qui ont été proposées pour aborder la question. Je retiendrai trois grands thèmes possibles évoqués dans les préliminaires qui inviteraient à penser l’activité marchande sans recours à l’idée de marché : le marché serait-il une idée fausse voire métaphysique, une catégorie insuffisante ou enfin un concept inutile ? Le soupçon qui pèse sur « le marché » correspond à une remise en question de la théorie du marché élaborée au XIXe et au XXe siècles. Elle prend sa source et sa forme première dans le chapitre de la Richesse des Nations consacré au commerce extérieur où Adam Smith convoque la fameuse « main invisible » du marché. C’est en effet dans les débats du XVIIIe siècle sur la liberté du commerce, et en particulier du commerce des blés, que l’idée d’un équilibre naturel des échanges est discuté. Pour l’illustrer je ne citerai pas Adam Smith, mais Galiani qui écrit dans son Dialogue sur le commerce des bleds : « Que la nature en liberté tende à l’équilibre, c’est une vérité lumineuse dans la tête d’un métaphysicien (…) mais très faux sous la main d’un praticien. (…) Rien n’est si vrai que les prix des bleds laissés en liberté se mettent en équilibre. Rien n’est si vrai que le commerce rendu libre répandra du bled partout où il y aura de l’argent et des consommateurs, rien n’est si vrai en théorie, parce que tous les hommes courent après le gain, ce qui était à démontrer. Mais prenez garde en pratique qu’il faut un temps physique à la poste (…) il faut un autre espace de temps pour que le bled arrive… ».
Et Galiani envisage le cas où le blé arriverait alors que la plupart des acheteurs seraient morts de faim. Ainsi lorsqu’en homme du XVIIIe siècle, il veut « appliquer ces principes (nature, liberté, équilibre) à la théorie des bleds », il en conclut que
Ferdinando Galiani, Dialogue sur le commerce des bleds, Londres, 1770. Le Dialogue fut revu par Grimme et Diderot avant sa publication. Id, p. 236-237.
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si « le théorème va bien, le problème va fort mal ». L’actuelle théorie du marché se dispose tout autrement par rapport à ce problème : son point de départ, si je ne me trompe, est que la totalité des activités marchandes met en œuvre une multiplicité de facteurs telle, que l’on ne peut prétendre en détenir la connaissance et a fortiori, prétendre anticiper rationnellement ses effets et la réglementer en conséquence. La faveur accordée au principe d’un respect quasi absolu de l’ordre spontané du marché a bénéficié sans doute du contre exemple de la planification socialiste et de son échec patent. Mais encore, comme résultat et théorisation d’une impuissance théorique, elle ne prend sens et consistance que sur le fond d’une approche néo-kantienne qui conduisit Hayek et ses émules – et parfois ses critiques – à aborder la connaissance en termes de systèmes d’information modélisables. Ces quelques remarques d’une non-spécialiste devraient permettre de mieux cerner le thème général du soupçon portant sur le marché dans l’activité marchande et de poser quelques jalons dans l’histoire de ce soupçon. Nous verrons en effet que l’impuissance à rendre raison de l’ensemble de l’activité marchande est l’un des points d’ancrage des méfiances, voire des rejets dont elle fut l’objet.
L’apport des mots La difficulté à définir l’activité marchande, comme la prise en compte de sa complexité est présente dans l’histoire très ancienne des mots. Les travaux des linguistes ont en effet mis en évidence des filiations et des corrélations des mots qui la dénote avec d’autres domaines et d’autres dimensions du social que strictement économiques, ce qui est aujourd’hui bien connu. Je m’attacherai ici à l’étude que consacre Emile Benveniste d’une part, aux mots qui désignent, dans la langue d’Homère « acheter » et « vendre » et d’autre part, le commerce. Sur acheter et vendre, il nous apprend que c’est dans l’ancienne langue grecque que l’on rencontre le plus nettement un fait linguistique troublant : la coexistence de deux familles étymologiques distinctes, pour désigner une notion identique, qu’il s’agisse de celle d’acheter ou de celle de vendre. Le clivage recoupe deux modalités de l’échange : ainsi, le transfert des marchandises et la réalisation matérielle de l’échange, pour vendre, se dit pripasko, pernemi (qui marque une translation spatiale) et pour acheter, se dit priastaï. Par ailleurs, la transaction Id, p. 237. Emile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, t. 1 : économie, parenté, société. Paris, éditions de Minuit, 1969. Il cite aussi le cas de l’indo-iranien. Dans un chapitre intitulé « donner, prendre et recevoir » op. cit., p. 81-86. Op.cit., p. 133. Id., p. 127-128. « priastaï a ceci de particulier qu’il comporte une détermination instrumentale
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entre le vendeur et l’acheteur, pour vendre, se dit polein : mettre à prix, chercher un gain, se procurer un bénéfice et pour acheter se dit ôncomai : acheter par discussion avec le vendeur, « chercher à acheter ».10 Ce clivage entre échanger des marchandises et passer marché, inscrit dans la langue grecque est repris, infléchi au cours de l’histoire.11 Mais encore, ce clivage est conceptualisé par Aristote dans ses traités de Politique et d’Ethique. On sait qu’il y oppose deux sortes de chrématistiques, d’art de gagner de l’argent. Pour comprendre l’enjeu de cette opposition, il faut rappeler quelques principes de son approche. Dans l’aristotélisme, le bien est ce qui anime les actions humaines conformément à l’ordre naturel. Les actions humaines s’inscrivent dans la hiérarchie des sphères d’action politique, économique, éthique. L’action politique commande à l’action économique et enfin à l’action morale. Dans cet édifice des actions humaines en vue du bien, où se situe celles du marchand ? Pour répondre à cette question il faut distinguer : la « bonne » chrématistique est celle qui concerne le petit négoce qui ne vise qu’à échanger des produits utiles. Cette action s’inscrit dans l’économie, et répond à l’acquisition et la bonne administration des richesses. Celle du grand marchand est tout autre. Etant donnée la finalité qui guide toutes ses actions : acquérir des richesses, pour les richesses, il est distinct – ontologiquement - du petit négociant. Son lieu d’apparition est l’échange entre divers pays. C’est avec le développement de ces échanges, par l’importation et l’exportation de produits que l’usage de la monnaie s’est introduit comme une nécessité. De là se développa une forme d’échange qui est artificielle et non naturelle, la « mauvaise » chrématistique. Nous y reviendrons. Notons seulement ici le maintien du clivage entre l’activité de simple échange et mise à disposition de biens par le petit marchand, qui a toute sa place dans l’ordre de la cité, et la spéculation toute « artificielle » qui caractérise le grand commerce et justifie l’opprobre jetée sur ses activités. Pour poursuivre notre investigation dans le temps, nous nous arrêterons au Didascalion de Hugues de Saint-Victor, un « art de lire », qui est une encyclopédie ordonnée des savoirs, écrite dans la première moitié du XIIe siècle. Faisant l’inventaire des activités humaines pour les inclure dans l’ordre des arts, Hugues s’arrête à celle des marchands. Selon lui, elle relève d’une sorte de rhétorique, « puisque l’éloquence est particulièrement indispensable dans cette profession ». Et il ajoute « voilà pourquoi le maître du beau langage est appelé « Mercure »,
comme ktéatessi « biens, marchandises, possessions ». Apparemment, l’emploi de ce terme dénote le mode de paiement, éventuellement la quantité payée ». Id. p. 133. 10 Id. p. 127. 11 On peut en voir un écho dans l’opposition que fait Boisguilbert au début du XVIIIe siècle, entre les temps de l’échange qui ont tous les traits d’un âge d’or, et ceux d’un commerce perverti.
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comme qui dirait Kyrrius » (Kyrios), c’est-à-dire « Seigneur » des marchands.12 Cette étymologie fantaisiste ne doit pas faire oublier que, plus loin, Hugues fait de Mercure l’inventeur de l’illusionnisme13. La rhétorique marchande aurait-elle quelque chose à voir avec la sophistique ? Hugues continue en développant le thème des dangers qu’affronte le marchand qui « pénètre les lieux secrets du monde, aborde des côtes jamais vues, parcourt des déserts horribles, et pratique le commerce de l’humanité avec des nations barbares, dans des langues inconnues ».14
Ce trait caractérise le métier du marchand médiéval toujours en déplacements dans un monde plein d’écueils pour amener à bon port des marchandises. D’ailleurs Hugues ne trouve d’autre nom pour définir cette activité que « la navigation », titre du chapitre qu’il consacre à l’art du marchand. Cependant, dans le cours de ce chapitre, il emploie « négoce » (negotium), ce qui nous ramène à une seconde série de remarques de Benveniste dans un chapitre intitulé « un métier sans nom : le commerce ».15 Benveniste étudie le procès complexe de formation de ce mot latin. On retiendra que neg-otium est un composé négatif, « le fait de n’avoir pas de loisir » qui prend le sens positif – et indéterminé – d’ « occupation » et devient la notion d’ « affaires commerciales ». Nous savons que les langues modernes ont réalisé la même expression. Benveniste rappelle qu’« en anglais, l’adjectif busy, « occupé, sans loisirs », produit l’abstrait business, « occupation, affaire ». En allemand, l’abstrait Geschäft est tout aussi vague : schaffen indique l’action de faire, de former, de créer en général. En russe, delo signifie aussi « œuvre », puis « affaire », dans tous les sens du terme ». Et il conclut : « nous voyons ici un grand phénomène commun à tous les pays et déjà révélé dans les premiers termes : les affaires commerciales n’ont pas de nom ; on ne peut pas les définir positivement (…). Les affaires commerciales se placent en dehors de tous les métiers, de toutes les pratiques, de toutes les techniques ; c’est pourquoi on n’a pu les désigner autrement que par le fait d’être « occupé », d’ « avoir à faire ».16
Les analyses d’Aristote sur la chrématistique nous invitent à aller plus loin. Sans doute elles s’accordent avec celles de Benveniste pour lequel « c’est une occupation qui ne répond à aucune des activités consacrées et traditionnelles ».17 Consacrées, chez Aristote, par l’attraction du bien (et donc du bien public), conformément à l’ordre naturel. La chrématistique du grand marchand est une activité « artificielle », parce que la monnaie devient principe et fin de l’échange, 12 Hugues de Saint-Victor, L’art de lire Didascalion, Paris, Editions du cerf, 1991, p. 117. 13 Id., p. 237. 14 Id, p. 117 « et cum barbaris nationibus et linguis incognitis commercia humanitatis exercet » Liber primus caput XI De ortu logicae. (disponible sur le site de la Bibliotheca Augustana). 15 E. Benveniste, op. cit., p. 139 et ss. 16 Id., p. 145. 17 Ibid.
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parce que cette chrématistique est l’art de créer de la richesse seulement par l’échange de biens, en dehors donc des formes naturelles de création de richesses. Mais surtout et avant tout, parce qu’elle est contraire au principe d’action de la nature : elle est véritablement sans limite (« il n’y a pas de limite à la fin de la chrématistique »18), pas de fin à l’activité marchande, indéfiniment reconduite pour l’acquisition et l’accumulation de richesses monétaires. Pour expliquer comment peut apparaître cette activité illimitée, Aristote se doit d’introduire un « appétit illimité », qui est un « appétit de vivre illimité » qui n’obéit pas au principe d’action de la nature et même lui est contraire. Le propre de l’homme qui porte en lui-même cet appétit de vivre est de savoir en faire la dynamique d’un « bien vivre » en le limitant, ce qui le fait entrer dans l’ordre de la nature et des vertus comme juste milieu. Ainsi, à l’occasion de son analyse de la chrématistique, Aristote doit revisiter la question de l’exercice des vertus morales et des facultés humaines. Ce qui est nécessaire à la cohérence de son discours, mais aussi, on peut le penser, à l’importance de l’activité commerçante dans la cité qu’il connaît : Athènes. Retenons qu’il confère à ce trait du négoce de n’être déterminable que comme absence de loisir, occupation, celle de contrevenir à l’accomplissement de l’homme. Indéterminable, illimitée, l’activité incessante du marchand met en œuvre un art tout artificiel, qui a son origine « dans une certaine expérience et un certain savoir-faire »19 tout pragmatique, qui le sépare de l’exercice du bien et de la cité. Cette collusion entre l’incessante quête du profit monétaire qui anime ces affaires et de l’art tout artificiel qui les conduit exclut toute possibilité d’en faire l’objet d’une véritable connaissance. Ce qui est important pour notre propos. Il est bien certain que les positions doctrinales de l’aristotélisme n’ont guère empêché le développement du monde marchand. Il n’en demeure pas moins que le malaise est présent, et ce n’est pas par hasard que Montchrestien, dans son Traicté de l’oeconomie politique de 1615 qui vise à réhabiliter un métier dont l’importance est devenue considérable, se donne pour tâche de renverser point par point les partis-pris aristotéliciens.20 Il propose de nouvelles réponses aux trois grandes questions : comment concevoir l’activité marchande dans son ensemble ? Comment l’accorder à l’ordre politique, à l’ordre moral et religieux des sociétés ? Quelle conception de l’action humaine en général peut-elle justifier « les affaires » ?
18 Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, p. 61. 19 Ibid., p. 55. 20 Antoine de Montchrestien, Traicté de l’oeconomie politique, édition critique par François Billacois, Genève, Droz, 1999.
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Montchrestien : le commerce, cerveau et système nerveux de la société
Le traité de Montchrestien s’inscrit dans une vision chrétienne de l’homme, hérite de la tradition humaniste et utilise les connaissances contemporaines (médecine, alchimie) pour penser le corps social, définir les facultés humaines et la production d’artifices. Du point de vue qui nous occupe, nous lui devons l’idée d’économie politique et la première théorie du travail en général. Mais surtout, à sa manière foisonnante et baroque, il témoigne de la volonté de donner toute sa place à l’activité marchande, essentielle à la bonne administration du royaume, soit à l’économie politique. Si son ambition est comparable à celle d’Aristote : définir la meilleure forme de gouverner, son mobile n’est pas simplement théorique, mais bien pratique : face aux désordres, « il doit nous être permis de souhaiter la meilleure forme de gouvernement ».21 De cette ambition de refondation d’un ordre s’ensuit une forme d’exposé qui est une sorte de mixte entre le factum et le traité et qui donne à Montchrestien des accents proches de ceux de Boisguilbert : il faut tout à la fois persuader et démontrer. Il faut garder à l’esprit que le titre initial de l’ouvrage était : Traicté Oeconomique du trafic. Autant dire que son objet principal est le commerce de nation à nation, celui qui s’exerce entre l’extérieur et l’intérieur du royaume. En lui donnant son titre définitif de Traicté de l’Oeconomie politique Montchrestien signale d’emblée la profondeur de son désaccord avec Aristote.
Une redéfinition de la sociabilité Comme Aristote, Montchrestien définit les hommes par leur action et leur action réciproque. Mais il remodèle la hiérarchie des sphères d’action du citoyen (politique, économique, moral) et modifie profondément le principe de l’attraction d’une finalité extérieure, le bien. Pour exposer ses thèses, il introduit deux modèles: celui du corps animal et de ses correspondances avec le corps social, et celui de la machine et de ses mouvements. Ainsi aux trois âmes du corps animal correspondent les trois grandes formes d’activité économiques : à l’âme végétative, les laboureurs, à l’âme sensitive, les artisans et à l’âme animale, les marchands. Cette dernière « a son siège dans le cerveau, preside aux actions par les organes des nerfs departis en plusieurs rameaux, donne mouvement à tout le corps. A ceste derniere (âme) se peuvent avec beaucoup de raison approprier les marchands qui sont en la societé civile ».22
Recourant ailleurs à des métaphores mécanistes, Montchrestien déclare que dans la société d’hommes l’origine de toute action, de tout mouvement est le gain. De même que l’origine de la société est à chercher dans 21 Montchrestien, op. cit., p. 37. 22 Id., p. 68.
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« les necessitez que chacun sentoit en son particulier, à présent la liaison des hommes, leur « assemblage » a pour condition le gain particulier « à ce centre se réduit le cercle des affaires ; la nécessité du mouvement trouve ce point ».23
Que devient dans ce contexte l’attraction du bien, cette finalité extérieure qui harmonise les relations des citoyens ? Certes, dit Montchrestien, « la plus ordinaire liaison des hommes et leur plus fréquent asssemblage depend du secours qu’il s’entreprestent et des offices mutuels qu’ils se rendent de main à main » mais c’est « en telle sorte que chacun est plus porté par son profit particulier comme d’un mouvement propre et à part de cest autre mouvement general que luy donne, sans qu’il s’en aperçoive quasi, la nature son premier mobile » ; « tant de tracas, tant de labeurs de tant d’hommes n’ont point d’autre but que le gain ».24 Rien à première vue qui soit fondamentalement opposé à la définition de l’économie selon d’Aristote pour lequel elle est « l’art d’acquérir des biens », sauf que le gain est ici abstrait de ce qui est gagné par cette action, effaçant ainsi la limite entre la quête du produit utile et la quête de l’argent. Du même coup tombe l’argument qui dénonce chez le marchand, cette activité incessante, « tracassée à l’appetit du gain »25, ce neg-otium qui empêche pour le philosophe l’accomplissement de l’homme. « Nous ne sommes plus, dit-il, au temps où l’on se nourrissait de glands » et « ces belles contemplations des philosophes ne sont qu’en idée et pour une Republique où l’on n’auroit que faire de labourer et d’agir ».26
On voit ainsi apparaître un citoyen qui est d’abord déterminé par des motifs égoïstes, un individu. Mais alors, qu’est-ce qui fait l’unité de cet ensemble d’individus, agissant chacun pour soi et par le fait et sans le vouloir, pour les autres ? Devant quelles instances sont-ils tous des citoyens ? C’est d’abord en ce qu’ils sont tous des hommes, selon la vision chrétienne de l’homme voué au travail : vie et travail sont inséparables et « les hommes sont naturellement égaux devant le travail public de la vie auxquels nous sommes sans exception nés et destinés en un seul esprit operant toutes choses en tous ».27
Mus par l’appât du gain et voués au travail, définis donc par leur action dans l’économie, les citoyens se différencient et s’individualisent par leur compétence. La compétence de l’homme a son expression la plus accomplie dans l’exercice de l’activité marchande. Elle est manifeste dans sa capacité à accroître ses gains, mais encore, lorsqu’il est marchand-entrepreneur, dans sa capacité à accroître la production de son entreprise par l’ordre et la disposition des ouvriers conçue pour 23 Id., p. 75. 24 Ibid. 25 Ibid. 26 Ibid. 27 Id., p. 49
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assurer au mieux l’exercice des compétences de chacun. Ce modèle de gestion des compétences doit être étendue à la gestion politique du royaume qui doit se préoccuper de faciliter la distribution et la bonne application des dispositions naturelles des sujets.28
Une économie politique : le politique déterminé par l’économique Considérant que chez Aristote l’homme est défini par rapport à l’action par excellence : la politique, il s’ensuit que la politique est principe et premier dans la hiérarchie des sphères d’activité humaines. Montchrestien maintient cet ordre (la politique est principe premier), mais renverse l’ordre des déterminations : « Les vacations privées font la publique. La maison est premier que la cité ; la ville que la province ; la province que le royaume. Ainsi l’art politic depend mediatement de l’oeconomie ; et comme il en tient beaucoup la conformité, il doit pareillement emprunter son exemple. Car le bon gouvernement domestic, à bien le prendre, est un patron et modelle du public ».29
Ceci se conçoit, puisqu’il s’agit de fonder une économie politique : et c’est là un autre point de rupture avec Aristote : « Contre l’opinion d’Aristote et de Xenophon, on ne sauroit diviser l’economie et la police sans demembrer la partie principale de son tout, et la science d’acquerir des biens est commune aux Republiques aussi bien qu’aux familles ».
Ces auteurs « ont oublié ceste mesnagerie publique à quoi les necessités et charges de l’Estat obligent d’avoir principalement egard ».30 Ainsi le travail du commerce, non seulement est le plus accompli, ce qu’il y a de plus exquis, dit-il, en matiere d’honneur et de profit, mais c’est lui qui suscite tous les autres : « le commerce est le but principal des divers arts qui la plupart ne travaillent pour autruy que par son moyen ». « Il est cause de toutes les actions qui animent la société ».31
Jusqu’à la politique. Reste une question difficile à dépasser : comment l’action politique peut-elle s’exercer dans la société civile ? Ayant renoncé à l’attraction du bien public qui harmonisait, dans le système d’Aristote, les actions des citoyens, Montchrestien lui va substituer une autre sorte d’attraction, mais cette fois mutuelle : « l’affection », celle que le roi porte à ses naturels sujets et celle qu’ils lui portent. Encore fautil respecter l’ordre établi des valeurs. Montchrestien résout le problème : cette 28 Idée que Montchrestien développe dans un chapitre intitulé (dans le sommaire de 1615) « de l’entretien des bons Esprits et du soin que le Prince doit en prendre ». Son inspiration est puisée dans l’ouvrage de Juan Huarte, l’Examen des esprits pour la science, trad. De Gabriel Chappuys, Lyon, 1580. 29 Id., p. 52. 30 Id., p. 57. 31 Id., p. 285.
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affection est en même temps l’adhésion à la hiérarchie des valeurs sociales que la monarchie représente : la gloire militaire, mais aussi l’honneur : « l’honneur nourrit les arts et les arts nourrissent les hommes ».32 La deuxième question qui reste en suspens est celle du danger que représente la puissance des marchands pour l’ordre politique. Montchrestien ne dissimule pas que le soin questuaire, la quête du profit monétaire, isole le marchand de la société, et que le soupçon qui entache la disposition d’esprit propre aux affaires, est fondé : « Si l’on ne peut nier que les esprits marchands ne soient ordinairement plus attachez de leur propre convoitise que de l’affection du public, que l’éclat jaunissant de l’or ne les eblouisse et fourvoye quelquefois quelque peu l’equité ; pour en parler politiquement, il ne faut pas à ceste occasion les rejetter de la Republique et du nombre des citoyens comme une espèce d’ilotes ».33
En parler politiquement, c’est considérer l’intérêt de l’Etat et distinguer : admettre le soupçon qui pèse sur l’activité marchande, mais le rejeter hors du domaine de l’économie politique, pour le cantonner dans ceux de la morale et de la religion qui la soutient, « ce sont vices d’hommes et non de l’art qui se peut exercer purement et nettement sans iceuz ».34 Et à ceux pour lesquels le soupçon demeure incontournable, il a un désinvolte « chacun en croira ce qu’il voudra ».35 « Les marchands sont plus qu’utiles à l’Etat ».36 Au roi d’y veiller.
Réglementer les marchés Tout le traité argumente pour persuader le roi qu’il est possible de réglementer le commerce à l’avantage du royaume. Même si les marchands et leurs corps avec leur propre juridiction, sont extrêmement puissants, même si les informations dont ils disposent dépassent celles du roi37, même si, habiles et industrieux ils dissimulent et présentent une figure inquiétante38, il est possible au roi de tirer parti de leur 32 Id., p. 70. notons que de même qu’il avait posé tous les hommes égaux devant le désir de gain et le travail, Montchrestien étant à tous les sujets l’aspiration à l’honnneur, valeur noble, et fait du lien monarchique une « affection mutuelle ». 33 Id., p. 287. 34 Id., p. 287. 35 Id., p. 281. 36 Id., p. 285. 37 Id., p. 281-282. 38 « La pratique des habiles marchans est de se tenir clos et couvers. De se communiquer peu. D’ouir beaucoup, et de ne dire guère. De s’instruire autant qu’ils le peuvent par les yeux et par les aureilles d’autruy. D’estre diligens à mander avis, et curieux d’en recevoir. De se tenir toujours en garde, pour vendre et pour acheter. Et par les yeux de celuy avec lequel ils traitent, juger de son dessein. Par ses mouvemens, aller à l’assaut ou à la parade. Bref se composer en telle façon qu’ils puissent surprendre et n’estre point surpris ». Id., p. 334.
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désir d’enrichissement par des règlements idoines. C’est dire que les instances politiques ne doivent intervenir que pour faciliter l’accroissement des activités économiques en favorisant l’émulation, d’où provient le perfectionnement de tous les arts, par « concurrence d’industrie » et, singulièrement de l’art du commerce. Si elles doivent « avoir egard au commerce » par des règlements conformes aux différents droits : droit des villes, des royaumes, droit des gents, c’est néanmoins en limitant ces interventions : « c’est au souverain moderateur de l’Estat et à ceux qui sont employez sous luy, de donner ordre aux transactions des marchands et de conserver les droits du royaume, demeurant toujours dans les bornes de la justice distributive et ne transportans jamais plus outre les limites du pouvoir que les lois leur donnent ».39
C’est cette thèse qui a fait classer Montchrestien parmi les mercantilistes. Aussi bien, ces règlements sont repris, analysés et augmentés quelques décennies plus tard par Jacques Savary, autre mercantiliste, sur les idées duquel je terminerai mon propos. Le point d’ancrage du discours de Savary est dans la continuité des propos de Montchrestien, mais il n’a plus à persuader le roi, puisqu’il s’agit pour lui dans un premier temps, et sur ordre de Colbert, de rassembler dans l’ordonnance du commerce (1673), les pratiques contractuelles et juridiques des marchands. L’ordonnance était dépassée dès son entrée en vigueur, et Savary s’appliqua à la reprendre et à la compléter dans son ouvrage Le parfait négociant40 (1675) dont le contenu fut augmenté dans ses nombreuses éditions, par son fils, Jacques Savary des Bruslons. Ce dernier en repris le contenu pour le compléter dans un Dictionnaire du commerce qu’il ne put terminer, ce dont se chargea son frère Philémon Louis Savary des Bruslons, et les éditions augmentées ne cessèrent de se succéder durant tout le XVIIIe siècle. Il constitua l’essentiel de la matière du dictionnaire du commerce de 1807. Belle illustration du caractère indéfiniment repris des savoirs et pratiques marchands. A quoi il faut ajouter que Savary publia sous le titre de Parères, des « Avis et conseils » qui visait à guider le marchand et à l’aider à résoudre les difficultés pratiques de son métier. C’est un recueil de 109 cas de jurisprudence du droit des marchands, une casuistique en quelque sorte.41 39 Id., p. 141. 40 Jacques SAVARY, Le Parfait négociant, ou Instruction générale pour ce qui regarde le commerce de toute sorte de marchandises, tant de France que des pays estrangers... par le sieur Jacques Savary , Paris : L. Billaine, 1675 41 Parères, ou Avis et conseils sur les plus importantes matières du commerce... par le sieur Jacques Savary, Paris : J. Guignard, 1688. L’ouvrage fut continué et augmenté dans la seconde édition : Parères, ou avis et conseils sur les plus importantes matières du commerce contenant la résolution des questions les plus difficiles touchant le fait du commerce, ensemble plusieurs arrêts des Parlemens rendus conformément à ces parères par le sieur Jacques Savary, les mêmes : 2e édit. revue, corrigée et augmentée de 39 nouveaux parères, recueillis et rédigés sur les manuscrits de l’auteur par les soins du sieur Jacques Savary des Brulons, Paris : Cl. Robustel, 1715.
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Marché et échange marchand : quelques jalons dans l'histoire d'un soupçon
Le savoir pratique offert à l’activité marchande ne peut être qu’analogique : appliquer à l’affaire qu’il lui faut résoudre, la manière dont un cas similaire a été traité. C’est bien l’outil conceptuel d’aide à la décision le mieux approprié à des entreprises toujours, à quelque titre, singulières. Ma dernière remarque nous ramène précisément à notre question : comment est défini « le marché » dans le Dictionnaire du commerce ? « Marché en général signifie un traité par le moyen duquel on échange, on troque, on achète quelque chose, ou on fait quelque acte de commerce. Marché se dit plus particulièrement parmi les marchands & Négocians, des conventions qu’ils font les uns avec les autres, soit pour fournitures, achats ou trocs de marchandises sur un certain pied, ou moyennant une certaine somme ».42
Ainsi le terme « marché » concerne les seuls rapports verbaux ou écrits entre des personnes, et non l’échange des biens proprement dit. De l’ensemble de l’article il ressort que c’est dans « les marchés » que le soupçon est présent, parce qu’ils sont séparables de l’échange de marchandises dans le temps, mais aussi par la succession des marchés passés entre marchands sans échange de marchandises. Ce qui en quelque sorte augmente d’autant cet écart entre les deux sens de l’échange marchand que dénotait déjà le grec d’Homère. Tous ces marchés, du fait même qu’ils peuvent donner lieu à d’innombrables malversations, sont soigneusement réglementés par les marchands eux-mêmes qui multiplient les contrats et les modalités d’arbitrage propres aux affaires en cause. Ainsi, entre marchands, le soupçon portant sur les marchés est la seule règle de conduite tenable. Elle est parfois inefficace, se redoublant, comme le signalait Montchrestien, en soupçon du soupçon, lointain écho du « mauvais infini » de la chrématistique. Ainsi, à l’époque moderne en France, le souverain s’évertue à vouloir poser son sceau, par des dispositions légales, sur les règlements du monde marchand, alimentés par un soupçon toujours renaissant. Un tonneau des Danaïdes. Alimentés par un soupçon toujours renaissant, et donc portés par l’impératif d’impartialité, pour que continuent les affaires. A cet égard, Colbert par son ordonnance de 1673, conforte la théorie de Montchrestien : l’art politique tient sa conformité de l’économie et doit emprunter son exemple. Les vacations privées font la publique. Mais ici, elles les débordent. On pèse alors la menace dont Montesquieu, cinquante ans plus tard, se fera l’écho : « le commerce est la profession des gens égaux ».
42 « Dictionnaire universel de commerce, contenant tout ce qui concerne le commerce qui se fait dans les quatre parties du monde, l’explication de tous les termes qui ont rapport au négoce… », ouvrage posthume du Sieur Jacques Savary des Bruslons, inspecteur général des manufactures pour le roi à la Douane de Paris, continué par Philémon Louis Savary des Bruslons, Paris, Vve Estienne, 3e édition, 1741(1ère édition 1723-1730), tome III, p. 289.
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Variations pour une histoire différente des relations entre confiance et marché à l’époque contemporaine Patrick Fridenson école des Hautes é tudes en Sciences Sociales
Introduction Dans la dernière décennie, l’histoire des entreprises de la période contemporaine, soucieuse comme toujours par vocation disciplinaire de connaître et interpréter les marchés réels, est souvent allée à l’encontre du discours des sciences sociales sur la confiance dans les échanges marchands, hérité notamment de la période de croissance des Trente Glorieuses et étendu avec beaucoup de nuances aux relations entre fournisseurs et donneurs d’ordres par le sociologue Diego Gambetta, dans un volume qu’il a dirigé et qui a eu une grande influence. Les travaux et débats se sont donc multipliés un peu partout sur la fraude, la contrefaçon, la faillite. Il s’est agi d’une étape nécessaire et salutaire. Elle a ainsi mis en évidence l’importance sur les marchés des acteurs qui abusent de la confiance ou qui échouent, et la variété des prescriptions qui s’efforcent de prévenir de telles pratiques. Pourtant en allant dans cette direction l’histoire et les autres sciences sociales courent le risque de tomber d’une autre manière dans le travers récemment critiqué par Edmond Alphandéry d’ « une activité marchande sans le marché ». L’activité marchande serait là, cette fois avec ses ombres et ses lumières, mais sans penser le rôle ou l’efficacité des marchés dans leur globalité et dans leurs interrelations. C’est pourquoi mon objectif ici est de reprendre la question de la confiance en mettant cette fois l’accent sur différents types d’éléments sociaux ou en tout cas non directement économiques qui peuvent motiver ou tuer des relations de Diego Gambetta (ed.), Trust. Making and breaking cooperative relations, Oxford, Basil Blackwell, 1988. Patrick Fridenson, « Business failure and the agenda of business history », Enterprise and Society, December 2004, pp. 562-582. Gérard Béaur, Hubert Bonin, Claire Lemercier (dir.), Fraude, contrefaçon et contrebande, de l’Antiquité à nos jours, Genève, Droz, 2006. Guilhem Fabre, Propriété intellectuelle, contrefaçon et innovation : les multinationales face à l’économie de la connaissance, Rouen, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2009.
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confiance sur les marchés. En prenant aussi bien des exemples européens (en France et en Allemagne) que des exemples américains. En ne me limitant pas à la production industrielle classique et en allant du plus directement marchand au moins directement à partir d’une sélection personnelle de recherches très neuves d’histoire des entreprises dialoguant avec d’autres sciences sociales. Dans cette perspective d’une reconsidération des acteurs et des termes de la confiance dans les échanges marchands depuis le XIXe siècle, j’examinerai d’abord le lien entre les marchés du jazz et la confiance de la communauté de référence des artistes, puis l’émergence d’acteurs de prescription sur l’information financière et en troisième lieu la substitution du pouvoir à la confiance dans les relations entre constructeurs, concessionnaires et clients dans l’automobile américaine. Partant du rôle joué sur les marchés par des associations de consommateurs, de donneurs de sang ou de malade, j’étudierai enfin comment ces associations peuvent devenir prescriptrices ou demanderesses de prescription.
Le créateur a besoin de la confiance de sa communauté de référence : Duke Ellington à Harlem Armand Hatchuel a écrit dans son invitation au colloque de Cerisy dont ce livre est issu : « L’activité et l’échange marchands s’inscrivent dans un réel forgé par des compétences, des techniques, des règles de droit et de gestion, des organisations et des liens sociaux. Ils s’ancrent dans des traditions autant que dans l’apprentissage du nouveau et du singulier, se nourrissent de reconnaissance et de méfiance, exigent des dispositifs et des pouvoirs ordonnés, se construisent sur des engagements et des assurances ».
Une telle approche converge avec les plus novateurs des travaux récents en histoire des entreprises, ainsi celui sur les marchés du jazz aux Etats-Unis entre 1927 et 1934, tels que les vit et les façonne le jeune Duke Ellington à Harlem. Comme le montre dans sa thèse Nicholas Gaffney, Ellington et son orchestre sont alors un produit culturel sur le marché, pour ne pas dire une marchandise, pour une industrie des spectacles de jazz qui se nourrit à l’époque avant tout de la consommation culturelle des Afro-Américains de Harlem. Cependant ce lien profond entre ceux-ci et les musiciens comme ceux d’Ellington s’effrite à la fin des années 1920. Les propriétaires noirs des clubs de Harlem découvrent les profits à tirer de l’ouverture de leurs clubs aux riches touristes blancs et augmentent leurs tarifs. Ainsi se réalise peu à peu une éviction de la clientèle noire qui était la base de l’inspiration et de la création des jazzmen. Les Afro-Américains ressentent vivement cette coupure, d’autant que la crise Nicholas Gaffney, “Meaning, Markets, and Race Work: Duke Ellington and Harlem’s Entertainment Industries, 1927 – 1943”, communication à la Business History Conference, 10-12 avril 2008. Thèse d’histoire en cours à l’University of Illinois, Urbana-Champaign.
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économique mondiale à partir de 1929 porte atteinte à leurs ressources. Mais Ellington a tout autant le sentiment d’un divorce qui risque de freiner son œuvre. Certes, sa musique est aussi de plus en plus diffusée par le disque et par la radio, mais sur ces deux autres marches il a très peu de prises et d’interactions. Ce sont des Blancs qui contrôlent les entreprises de production et des Blancs qui sont la majorité des acheteurs et – sans doute – des auditeurs. Des initiatives successives de membres du public de Harlem comblent le fossé. D’abord ils offrent au groupe d’Ellington de se produire une fois par semaine devant des spectateurs de Harlem le jour de relâche de l’un des deux music-halls locaux : le Rockland et le Savoy. Puis ils en viennent aussi à organiser des spectacles d’appartement après l’heure de fermeture des clubs. Il s’agit là du transfert et de la reprise, due à la crise, d’une tradition des Afro-Américains du Sud, la rent party, imaginée par les locataires noirs lorsqu’ils n’avaient pas assez de ressources pour payer leur loyer mensuel à leur propriétaire. De 4 heures à 9 heures du matin, pendant que les spectateurs consomment des boissons à bas prix (25 cents), Ellington et son orchestre se ressourcent auprès d’un public ardent et vibrant. A travers les concerts des jours de relâche et ceux des petits matins, le Duke parvient à « utiliser avec succès sa musique pour collaborer avec les Afro-Américains en vue de créer une expérience qui leur permet de réfléchir sur les défis et les épreuves de leurs vies ainsi que de les transcender ».
Dans le même temps, la présence d’Ellington dans ces nouveaux réseaux de spectacles et le dynamisme que son orchestre et lui dispensent « posent les bases de la perception d’Ellington par les communautés afro-américaines comme un homme qui est fidèle à sa race »
et en exprime les valeurs. Cette perception se développe dans les années 1930, où elle se révèle d’autant plus importante qu’Ellington démissionne du Cotton Club, que l’émeute de Harlem de 1935 met fin abruptement à l’économie touristique de Harlem et qu’Ellington obtient un plus grand droit de regard sur les modalités de mise sur le marché de sa musique. On retiendra aussi que l’expression « marché du jazz » est totalement ambiguë et que cette vision nous empêche de voir ce qui s’échange selon les cas et les contextes autour du jazz.
Un dispositif de construction de la confiance entre entreprises : l’information financière de l’Allemagne aux Etats-Unis et retour La tendance profonde des marchés à fluctuer, les différences multiples d’un territoire à l’autre et d’une nation à l’autre sont des obstacles sur la route des Kristin Friedrich, “Fats Waller and Ain’t Misbehavin’ – The Time and the Place”, Performances Magazine, April 2009, p. 8-9.
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entreprises qui cherchent à s’étendre dans des espaces économiques et sociaux qu’elles ne connaissent pas. En situation d’asymétrie d’information, elles sont à la recherche d’opinions indépendantes et d’évaluation du risque de défaut. Deux recherches historiennes éclairent d’un jour nouveau les solutions qui ont pu être apportées de part et d’autre de l’Atlantique au XIXe et au début du XXe siècle : les agences de renseignement financier. L’Allemagne, nouveau pays industriel, a joué en la matière un rôle qui a été récemment mis en valeur par les chercheurs. Pour le présenter, restons sur les marchés de la musique. Aujourd’hui le plus grand fabricant d’harmonicas du monde est une firme allemande, Hohner. Elle a été fondée il y a 150 ans, en 1857, à Trossingen, où se trouve toujours son usine. Cette PME à l’origine rencontre un succès de plus en plus large dans les milieux populaires d’Allemagne. Dans le dernier tiers du XIXe siècle son fondateur estime que les nombreux immigrants allemands aux Etats-Unis sont susceptibles de constituer un débouché potentiel très important, ce qui permettrait d’accroître ainsi les économies d’échelle et de synergie. A cette fin il paraît indispensable de s’implanter sur place. Cependant Hohner ne connaît rien aux Etats-Unis. L’idée lui vient de bâtir un réseau de distribution analogue à celui qu’il a édifié en Allemagne. Mais encore faut-il avoir confiance dans les marchés locaux du continent et dans les hommes chargés de les investir. Comme l’a montré l’historien allemand Hartmut Berghoff, Hohner entre alors en négociation avec une société allemande d’information sur le crédit à accorder aux entreprises, Schimmelpfeng Gmbh, fondée à Francfort-sur-leMain en 1872 par Wilhelm Schimmelpfeng et qui a peu à peu étendu ses activités hors d’Allemagne en participant ainsi à la phase nouvelle de la mondialisation. Grâce aux renseignements que lui fournit Schimmelpfeng, Hohner réussit à identifier les villes américaines où il vaut la peine de s’implanter et à recruter des distributeurs qui importeront les harmonicas et leur trouveront des clients. Hohner a ainsi trouvé sur le marché allemand des services un partenariat qui a lui a permis de combler son déficit d’information, de générer un capital de confiance hors de son pays d’origine et de construire le marché américain de l’harmonica. Aux Etats-Unis précisément, une historienne, Rowena Olegario, vient de montrer comment sont nées les agences de renseignement financier indigènes. Dans la dynamique économie américaine du XIXe siècle les entreprises se vendent de grandes quantités de marchandises les unes aux autres, en majorité à crédit. Les hommes d’affaires se trouvent confrontés à un défi redoutable : à qui faire „Die Zähmung des entfesselten Prometheus? Die Generierung von Vertrauenskapital und die Konstruktion des Marktes im Industrialisierungs- und Globalisierungsprozeß des 19. Jahrhunderts”, in Hartmut Berghoff und Jakob Vogel (Hg.), Wirtschaftsgeschichte als Kulturgeschichte. Dimensionen eines Perspektivenwechsels, Francfort-sur-le-Main, Campus Verlag, 2004, pp. 143-168. Rowena Olegario, A culture of credit : embedding trust and transparency in American business, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2006.
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confiance ? Comment déterminer à qui accorder des crédits et pour quel montant ? Il convient de distinguer trois moments. Dans un premier temps, la circulation de l’information grâce à des réseaux personnels permet de faire face. Mais bientôt des méthodes et des institutions plus formalisées deviennent disponibles pour les étayer ou en prendre le relais. Dans les années 1830 apparaissent des agences de reporting sur les crédits. Parmi les pionniers on relève les noms de l’homme d’affaires abolitionniste Lewis Tappan, qui crée à New York en 1841 The Mercantile Agency, un réseau de correspondants, et de l’entrepreneur John Bradstreet à Cincinnati (Ohio) (1849), qui publie deux ans plus tard le premier guide des évaluations des firmes débitrices. Près d’un siècle plus tard, en 1933, les deux firmes fusionneront sous l’aiguillon de la crise économique mondiale, pour former (la première ayant été reprise par Robert G. Dun) Dun and Bradstreet. Dans un troisième temps, des groupes d’hommes d’affaires en position de créditeurs forment des bureaux de liaison pour partager les informations en leur possession sur les pratiques de paiement de leurs clients. En 1896 ils en viennent à fonder la National Association of Credit Men. En 1920 les créditeurs ont désormais établi d’une part un véritable système national de clearing en matière d’information sur les crédits et d’autre part un bureau d’assistance aux entreprises exportatrices américaines. On peut estimer que ces développements ont forcé bon nombre de firmes américaines, petites et grandes, à rendre leurs situations financières plus transparentes aux créditeurs et aux sociétés de reporting sur le crédit. Les tendances spontanées des entreprises à la résistance, à la suspicion mutuelle, au scepticisme, à la multiplication des édifices juridiques se trouvent en partie contrebattues par ces initiatives destinées à satisfaire un appétit insatiable d’informations sur les entreprises emprunteuses et à rendre ces informations plus précises et plus facilement disponibles. Ces deux histoires nationales distinctes finissent par se croiser. En 1984, Dun and Bradstreet a racheté Schimmelpfeng. Sur le marché du crédit aux entreprises les agences de renseignement financier ont sans conteste joué un rôle de prescripteur. Leurs revenus ont été tirés des investisseurs. Le renseignement financier peut être considéré comme l’ancêtre de la notation. Une différence majeure est qu’à partir des années 1970 les revenus des agences de notation, qui se sont développées après les agences de renseignement financier, ont été tirés des émetteurs de dette.
De la confiance au pouvoir : les réseaux automobiles américains
Les marchés contemporains ne sont pas seulement des demandeurs d’informations en plus grand nombre, comme nous venons de le voir. Ils se caractérisent aussi Voir les sites Internet de Dun and Bradstreet et Schimmelpfeng, consultés le 6 août 2009. Norbert Gaillard, Les agences de notation, Paris, La Découverte, 2010.
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par la profusion de nouveaux produits ou services marchands, souvent inconnus dans leur fonctionnement et leurs usages et dont la multiplication « augmente l’ignorance relative des agents économiques ». L’automobile a été l’un d’eux (et peut le redevenir avec le véhicule électrique). Quelle peut être dans ces conditions la confiance des distributeurs, des assureurs et des consommateurs à l’égard des producteurs ? Cette question est au coeur d’une nouvelle conception des ressorts du marché automobile que vient de développer l’historienne américaine Sally Clarke10. Elle s’appuie sur un article majeur de l’économiste anglais Ronald Coase11. En 1960 Coase a montré que l’émergence d’un marché de masse est caractérisée par des coûts sociaux qui ne sont pas associés au processus de production (comme le coût des matières premières ou celui de la main-d’oeuvre) mais sont ceux des ressources que la société a perdues dans la production et la vente de biens. Pour l’automobile, ce sont les blessures ou la mort de personnes en raison d’un défaut du véhicule, la perte de la valeur de leur travail, le coût des soins médicaux, et la perte des ressources investies dans les véhicules à l’issue de leurs défauts. L’auto n’est pas seule dans ce cas. D’autres innovations techniques : les bouteilles de verre, les fusils, les chaudières, les produits chimiques et pharmaceutiques, les machines-outils, les bicyclettes se révèlent dangereux lorsqu’ils sont défectueux. Le livre de Sally Clarke met donc l’accent non pas sur les risques que courent tous les producteurs innovants, mais sur les pertes financières et les dommages corporels qu’encourent les consommateurs sur un marché nouveau. Dans une première phase, de la fin du XIXe siècle à la Première Guerre mondiale, le marché automobile aux Etats-Unis est, comme ailleurs, l’exemple même de la construction d’un marché nouveau de biens de consommation durable. Les producteurs d’autos mettent en vente soit directement soit par l’entremise d’agents et de concessionnaires multimarques des véhicules pleins de défauts. Les clients ont donc à faire face à deux séries parallèles de risques : d’un côté les accidents corporels qui vont en se multipliant, d’un autre côté les pertes financières causées par les accidents, les réparations et les reventes des véhicules. Leur expérience est ainsi différente de l’idylle avec l’auto dont littérature, photo, cinéma et sciences sociales donnent la représentation, et elle est bien souvent douloureuse, pour ne pas dire négative. Dans ces cas la confiance n’est guère au rendez-vous. Le recours à l’assurance est loin d’être la seule issue. Les tribunaux deviennent une arène de résolution des problèmes. Les constructeurs renvoient les plaintes vers les concessionnaires en multipliant les contrats de concession (en franchise) ou invoquent la responsabilité des équipementiers. Mais en 1916 la justice finit par limiter la capacité des constructeurs à s’abriter en partie derrière autrui. Voir le chapitre d’Armand Hatchuel dans le présent livre. 10 Sally Clarke, Trust and power. Consumers, the modern corporation, and the making of the US automobile market, Cambridge, Cambridge University Press, 2007. 11 Ronald Coase, « The problem of social cost », Journal of Law and Economics, October 1960, p. 1-44.
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Dans une seconde phase, de 1920 à la Seconde Guerre mondiale, le marché est devenu un marché de masse. La rupture en matière de distribution proposée par Ford à partir de 1909 s’est généralisée : les concessionnaires ont l’exclusivité d’une marque sur un territoire. Les véhicules de série sont dans ces conditions plus fiables, et les constructeurs n’ont pas ménagé leurs efforts en matière de conception, de fabrication, de distribution et de promotion pour gagner ou regagner la confiance des consommateurs. Pour autant les clients expriment de nouvelles plaintes dans trois domaines : la qualité du produit, les mécanismes de fixation des prix, les termes de la vente à crédit (60 % des transactions de véhicules neufs dès 1920). Leur contestation du pouvoir des constructeurs, renforcé par la pratique de la concession exclusive, se tourne alors des tribunaux vers l’Etat fédéral. Petit à petit celui-ci met en place des garants de la confiance sur le marché : des agences qui rendent visibles les pratiques dans ces trois domaines, même si c’est de manière imparfaite. L’Etat a finalement répondu à la demande des consommateurs et construit des prescripteurs sur le marché de masse. Mais sa réponse imparfaite engendre un nouveau type de méfiance lors des transactions entre acheteurs et vendeurs. Dans une troisième phase, de 1945 à 1965, le marché automobile américain vient à maturité. En effet, la plupart des familles ont recours à l’automobile comme moyen de transport. Les constructeurs ont tous comme stratégie de vendre des produits adaptés à l’inégale distribution des revenus. Dans cette phase d’automobile pour tous l’Etat est amené par les différentes prises de parole des consommateurs à élargir son champ d’intervention. Désormais il est appelé à réguler les relations entre acheteurs et vendeurs lorsqu’il s’agit de savoir qui a accès au crédit automobile, et par conséquent quelles personnes vont avoir la capacité de se procurer des biens de consommation durable qui ont un prix élevé comme les automobiles. Ainsi l’histoire du marché automobile américain apparaît-elle comme le déroulé d’une contradiction implacable. Les entreprises productrices ont recherché constamment la loyauté des clients pour pouvoir bénéficier à plein des économies d’échelle. Mais nombre de clients ont régulièrement estimé que le produit que les constructeurs avaient le pouvoir de leur livrer ne correspondait pas à leur confiance et sont entrés dans différents conflits avec eux. Les concessionnaires ont été à la fois des instruments du pouvoir des constructeurs, des victimes de celui-ci et, le cas échéant, des sources autonomes de défiance chez les consommateurs. C’est donc seulement le passage périodique par le recours à l’Etat comme intermédiaire qui a permis de trouver des compromis partiels et précaires. Mais ces derniers ont à la fois élargi l’accès des consommateurs à des informations sur la qualité des produits12 et beaucoup accru la disponibilité du crédit à la consommation. 12 Cf. les travaux en France d’historiens comme Pierre-Antoine Dessaux et Alessandro Stanziani.
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Cette interaction entre les relations des différents agents sur le marché et des valeurs partagées – à laquelle manque cependant, dans l’excellent livre de Sally Clarke, une analyse du rôle des journalistes comme prescripteurs éventuels – est également au cœur des deux derniers exemples de récentes recherches que nous allons examiner. Cette fois ils porteront sur la France puis, de nouveau, aussi sur les Etats-Unis.
Les consommatrices catholiques et la recherche d’une nouvelle confiance fondée sur la morale
Le commerce équitable ou bien encore la responsabilité sociale des entreprises ne sont pas des conceptions si nouvelles qu’il y paraît. Ces thématiques et les pratiques qu’elles peuvent mobiliser portent la marque souterraine des réflexions et des actions menées au début du XXe siècle par les premières associations de consommateurs. Celles-ci ont peu à peu constitué un mouvement international (sauf en Grande-Bretagne, où elles ont vite disparu). Son thème, à la différence de ce qui a été exposé pour le marché automobile américain, n’est pas initialement une demande d’intervention de l’Etat comme garant des relations sur le marché mais l’élaboration de campagnes d’incitation des consommateurs au respect volontaire par les producteurs et les commerçants d’une morale. Tel est le sujet des travaux de l’historienne Marie Chessel13. En France les ligues sociales d’acheteurs se caractérisent ainsi par l’emploi de moyens d’action destinés à pousser les entreprises à mériter la confiance des consommateurs à condition d’être davantage morales. Sur les terrains qu’elles choisissent comme prioritaires : la durée du travail des couturières et ainsi la promotion du repos dominical, la durée du travail des boulangers et la réforme du travail de nuit, la lutte contre la vie chère, elles s’efforcent d’éclairer et persuader les consommateurs par la force de l’enquête de terrain, souvent assortie d’expositions d’objets qui sont autant de pièces à conviction. Elles soutiennent les entreprises qui adoptent leur morale du marché de produits ou du marché du travail en publiant des listes blanches et attribuant des labels. Elles sont amenées ainsi à exercer la fonction de prescripteur. Pour les autres, sans exclure le boycott, elles en viennent à accepter la contrainte réglementaire ou législative. Elles font ainsi le pont des droits des consommateurs aux droits des travailleurs. Parties d’un principe de réforme par la discussion, elles en viennent à avoir des contacts avec les ministères et parfois avec la CGT. Les formes que prennent ces premières tentatives d’une confiance de marché élargie à la morale sociale doivent être interprétées. Pour les femmes qui mènent en général ces associations (telle leur principale animatrice, Henriette Brunhes) et qui en tant que femmes sont exclues du droit de vote, c’est assurément un 13 Le pouvoir de l’acheteuse. Des consommateurs catholiques en République (1900-1935), mémoire inédit d’habilitation à diriger les recherches en histoire, EHESS, 2009.
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passage de la charité à la consommation et de la vie privée à l’espace public. Pour les hommes qui participent à ces associations, ce sont des catholiques et la consommation leur permet de consolider leur récente entrée en république et d’élargir aux catholiques sociaux et libéraux la “nébuleuse réformatrice” républicaine14. Même si l’échelle est encore modeste, ces ligues d’avant 1914 ont mis en valeur le pouvoir du consommateur, le pouvoir de l’association et les demandes d’une éthique du quotidien sur les marchés. On va retrouver le rôle des associations en examinant une activité médicale, la transfusion sanguine, qui permet aussi de faire le lien entre le marché et son contraire : le don.
Don, marché et transfusion sanguine : crise et restauration de la confiance
Dans ces variations sur confiance et marché, la transfusion sanguine montre en effet le rôle des associations, un secteur d’activité médicale longtemps hors marché, l’irruption du marché au royaume du don et les réponses apportées à une crise majeure de la confiance. Je m’appuie ici sur les travaux récents du sociologue américain Kieran Healy et de l’historienne française Sophie Chauveau15. La pratique élaborée dès le début du XXe siècle pour la transfusion sanguine a été celle de la gratuité et du don, justifiés par le respect de la dignité humaine. Ce principe du bénévolat n’a été inscrit en France dans la loi que de manière très récente : la loi du 4 janvier 1993 sur l’Agence Française du Sang pour le don du sang, qui venait bien après la loi Caillavet (1976) pour les dons d’organes, et avant les lois de bioéthique de juillet 1994 pour les dons d’ovocytes16. Il s’y associe le volontariat. Les organisations chargées de la collecte du sang, des organes et d’autres substances issues du corps humain ont dû s’adapter à la fois pour répondre à la multiplication des usages et pour satisfaire des exigences de sécurité. Le sang n’est pas ce que donnent des individus, mais un produit obtenu par des institutions très différentes : la Croix-Rouge, les banques du sang ou des centres de bénévoles aux États-Unis auxquels s’ajoutent progressivement les centres de prélèvement des firmes préparant les dérivés du plasma. Les réseaux familiaux et amicaux jouent un rôle important : plus on est entouré de donneurs de sang, plus on est amené à donner soi-même. Les organismes de collecte 14 Christian Topalov (dir.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux, 1880-1914, Paris, Editions de l’EHESS, 1999. 15 Kieran Healy, Last Best Things. Altruism and the Market for Human Blood and Organs, Chicago, University of Chicago Press, 2006. Sophie Chauveau, Du don au marché : politiques du sang en France années 1940-années 2000, mémoire d’habilitation à diriger les recherches, EHESS, 2007. 16 Sur l’ensemble de ces problèmes, voir la contribution de Philippe Steiner dans le présent livre.
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sont confrontés à la difficulté de fidéliser les donneurs de manière à assurer des approvisionnements réguliers en produits sanguins. C’est une des origines des associations de donneurs, qui deviennent des interlocuteurs privilégiés des organismes de collecte et du corps médical. A partir des années 1970, le sang commence à entrer dans un processus de commodification : prélevé sur des individus, il peut être transformé en biens négociables et faire l’objet de transactions. Le succès des techniques médicales utilisant des substances issues du corps humain a pour effet d’accroître la demande pour les produits du corps humain, créant des tensions importantes entre l’offre et la demande. Les progrès thérapeutiques et l’allongement de la durée de la vie ont contribué au cours des trente dernières années à un accroissement des besoins en sang et en produits sanguins, obligeant à faire face à des risques de pénurie. Plusieurs de ces produits sont transformés avant d’être utilisés à tel point que leur origine humaine finit par se perdre . Le terme de commodification est donc applicable à cette modification des produits issus du corps humain17. Dès lors il est nécessaire de réfléchir à la relation entre ceux qui donnent ou vendent ces biens humains et ceux qui les reçoivent ou les achètent. La relation est médiatisée par les organismes de collecte. Les organismes de collecte construisent en quelque sorte une relation de don qui coexiste avec les logiques du marché. Les associations de donneurs réagissent de manière critique, les associations de patients sont prises entre deux logiques. L’idéal du don apparaît compromis par le développement des utilisations du corps humain. Dans le même temps, le recours aux pratiques commerciales est perçu comme une issue au risque de pénuries, non sans poser problème. La gratuité, le bénévolat et l’anonymat régissant les échanges des substances issues du corps humain, ces principes n’ont pas manqué d’être invoqués pour justifier que des limites soient définies par l’Etat, c’est-àdire par le prescripteur suprême sur le marché de la santé, quant à l’usage de ces dons et pour interdire toute pratique de profit associée à l’existence d’un marché. En d’autres termes, certains donneurs, par l’intermédiaire de leurs associations, se sont alarmés de la transformation de leurs dons en biens commercialisés, comme les médicaments dérivés du sang humain. Ces controverses et ces prises de position mettent en évidence les difficultés à préserver un système fondé sur le don alors que l’utilisation du corps humain à des fins thérapeutiques et chirurgicales change d’échelle. De fait, l’utilisation de plus en plus fréquente d’organes et de substances issues du corps humain ne manque pas de poser un certain nombre de questions sur le plan éthique. Peut-on par exemple accepter l’émergence d’un marché de produits dérivés du corps humain ? Ne faut-il pas envisager la création d’un système de récompense qui permettrait d’augmenter le nombre des donneurs ? Dans quelle mesure la rémunération des donneurs n’offre-t-elle pas des garanties quant aux qualités des produits ? Ne faut-il pas 17 Pour des vues générales : Susan Strasser (ed.), Commodifying Everything. The Relationships of the Market, New York, Routledge, 2003.
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Variations pour une histoire différente des relations entre confiance et marché...
envisager d’offrir une compensation aux donneurs qui accomplissent un geste aux conséquences durables pour leur propre existence, en particulier pour les dons d’organes de vivants ? On peut donc penser que la confiance reposant sur le don et sur le lien entre les donneurs et les receveurs établi par les structures de collecte a commencé à être altérée par la pénétration progressive d’échanges marchands à partir des années 1970. Ce lien est particulièrement éprouvé dans des contextes de crise et d’incertitude comme ceux des années 1980 : les affaires de sang contaminé, aux États-Unis comme en France, ont créé une crise de confiance chez les donneurs comme chez les malades, et ont incité leurs différentes associations à demander de nouvelles prescriptions quant aux dons et aux échanges marchands. Face aux incertitudes, les firmes comme les organisations publiques ont adopté un ensemble de réponses en fonction de leur appréciation des contraintes qui pèsent sur elles. Dans le cas américain, on peut ainsi opposer les firmes productrices de dérivés sanguins, qui donnent la priorité à la sécurité de leurs produits destinés aux hémophiles et se montrent très rigoureuses dans la sélection de leurs donneurs, aux banques de sang, pour qui l’urgence est de conserver suffisamment de donneurs. Ce dernier comportement caractérise aussi le système transfusionnel français. Le sang contaminé et le sida constituent des crises majeures qui ont remis en question l’organisation du don. Par ailleurs, la rationalisation de la collecte et l’émergence de marchés en contribuant à la commodification du vivant fragilisent les principes du bénévolat. En même temps, il reste nécessaire d’offrir aux individus une représentation du don, qui est une construction sociale, pour rendre acceptable le prélèvement d’un organe ou la collecte de sang. Le don ou la solidarité qu’il exprime ne constitue pas le but de l’échange de biens humains : le don est ce qui permet de soigner et de sauver des vies. Les organisations de collectes font en quelque sorte les donneurs, elles créent les opportunités de don. Il ne s’agit donc plus d’opposer le don au marché comme le faisait Richard Titmuss il y a presque quarante ans, mais de montrer comment peuvent coexister deux économies, celles du don et du marché, qui ne sont pas nécessairement construites en opposition, ainsi que l’ont montré Michel Callon ou plus récemment Maurice Godelier, et que les unes comme les autres ont besoin de prescriptions.
Conclusion Il faut inviter les chercheurs des différentes sciences sociales à repeupler les marchés. Comme le suggèrent les différents cas que nous avons étudiés ici à partir d’un réexamen de la question de la confiance, il est indispensable de prendre en considération les multiples acteurs et dispositifs sans lesquels les échanges marchands ne seraient pas réalisables, renouvelables ou durables, et de peser leurs contradictions ainsi que, à l’invitation de Ronald Coase, leurs coûts sociaux et les réponses qu’ils suscitent. Les multiples relations entre le niveau 87
L’activité marchande sans le marché ?
local, national et international à la fois pour les consommateurs, les producteurs et les distributeurs sont à analyser, y compris les importations et exportations et la progression de l’activité des instances supranationales ou internationales. L’étude des marchés libres ou d’économie dirigée doit toujours être assortie de celle des différents éléments qui encadrent les transactions à l’époque contemporaine : les brevets, les procès, les polices d’assurances, la fiscalité, la répression des fraudes, les publications dans les médias. Toute sorte d’acteurs s’ajoutent à ceux de l’échange marchand proprement dit : outre les organisations professionnelles nationales et internationales, les figures d’acteurs spécifiquement investies dans l’une ou l’autre des composantes des échanges marchands. Pour la qualité, par exemple, ce sont les médecins, les savants, les sondeurs, les experts, inspecteurs, fonctionnaires territoriaux ou nationaux. La croissance de la prescription et de la régulation ne sont pas contradictoires, ce qui laisse penser qu’un marché a besoin pour son expansion de nombreuses prescriptions portant sur les faits, les normes techniques et les jugements de valeur qui forment l’échange. Comme le suggère Armand Hatchuel, les entrepreneurs ont « une activité imaginatrice, curieuse et organisatrice » mais « faillible et vulnérable », les prescripteurs interviennent pour l’améliorer et la « domestiquer » mais il peut y avoir des crises de la prescription, et l’histoire de l’action marchande devrait abandonner « toute idée de lois invariantes ou de ‘systèmes parfaits’ » pour scruter « les logiques toujours renouvelées de l’action marchande »18. Il apparaît en effet que les marchés ne sont pas seulement par nature incertains et risqués, mais ne sont pas non plus des espaces bâtis pour l’éternité. Il faut historiciser la notion de marché elle-même. Comme l’écrit Alain Guéry, historien français de l’économie à l’époque moderne, la méthode qui consiste à utiliser « le Marché comme grille de lecture des marchés, à toutes époques et pour toutes productions », a ses limites. « Et il devient urgent de recourir à l’histoire pour montrer que la variété des échanges humains ne peut aboutir en totalité dans un grand et unique marché généralisé »19.
Souscrire à cette affirmation n’est en aucune façon refuser l’appel à la théorie. C’est demander avec force une théorie des marchés réels.
18 Cf. le chapitre d’Armand Hatchuel dans le présent livre. 19 Alain Guéry, « Les historiens, les marchés et le Marché », in Guy Bensimon (dir.), Histoire des représentations du marché, Paris, Michel Houdiard Editeur, 2005, pp. 786-802.
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Partie II. Nouvelles perspectives théoriques : le marché, artifice ou mirage ?
L’entreprise comme institution fondamentale de l’échange marchand Jean-Philippe Robé
Pour vous parler de l’entreprise comme « institution fondamentale de l’échange marchand », il me faut, peut-être de façon surprenante, commencer par évoquer brièvement le droit de l’ancienne France, le droit d’avant la Révolution française. Ce point de départ, en plus de surprendre, peut sembler très ethnocentrique. Mais on suivra sur ce point Immanuel Wallerstein (peu soupçonnable d’ethnocentrisme) pour qui « la Révolution française a marqué un tournant dans l’histoire culturelle du système-monde moderne ». Je vais montrer que si la société d’Ancien Régime était officiellement une société de corps, la société moderne en est également une – à l’échelle mondiale aujourd’hui – sans que cette forme d’organisation sociale ne soit officiellement reconnue. Elle découle, paradoxalement, des principes fondamentaux – constitutionnels – des systèmes juridiques libéraux. Certes, les organisations d’un type nouveau que sont les entreprises ne sont pas des corps d’Ancien Régime ; elles n’ont pas d’existence officielle ; elles ne sont pas centrées sur une profession et le droit de la concurrence est censé les empêcher d’acquérir une position de monopole ; enfin, ce ne sont pas des corps obligatoires. Les différences sont donc très nombreuses et sensibles et la société pluraliste globale est très différente de la société corporatiste d’Ancien Régime. Pour autant, elle est également très éloignée de l’idéal auto organisationnel de l’individualisme libéral, et nous allons voir pourquoi.
Les fondements constitutionnels d’un droit libéral individualiste Après la période troublée du droit intermédiaire, le Code civil de 1804 inscrit dans le droit privé français les règles juridiques de la reconstruction de la société par les individus. Certes, tous les individus ne se voient pas attribuer le même poids : les individus mâles, mariés ou veufs, propriétaires, ont une part prépondérante dans une société qui n’est que relativement individualiste. Tous les individus ne sont Immanuel Wallerstein, Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-mode, La Découverte, Paris (2006), p. 97. Voir généralement Xavier Martin, Fondements politiques du Code Napoléon, R.T.D.Civ., avril/ juin 2003, p. 247.
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L’activité marchande sans le marché ?
pas des individus à part entière ; la femme, ainsi, est une mineure incapable. Mais, quelles que soient les qualités que l’individu doit avoir pour pleinement exister socialement, il n’y a dans le droit de ce début du XIXe siècle que l’individu (cet individu bien particulier) d’un côté et, de l’autre, l’Etat-nation ; d’un côté des prérogatives subjectives (c’est-à-dire non finalisées) individuelles, absolues ; de l’autre des prérogatives objectives (c’est-à-dire finalisées par la défense de l’intérêt général) qui ne peuvent trouver à s’exercer dans aucune institution collective autre que l’Etat. Dans le domaine économique (le nôtre, aujourd’hui), dès 1791, le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier ont mis officiellement fin à tous les corps, tous les ordres intermédiaires. L’article 1er du décret d’Allarde (2 mars 1791), qui n’en compte que deux, mérite d’être cité en entier : « ARTICLE PREMIER : L’anéantissement de toutes les espèces de Corporations d’un même état et profession étant une des bases fondamentales de la Constitution Française, il est défendu de les rétablir sous quelque prétexte et quelque forme que ce soit. ARTICLE SECOND : Les citoyens d’un même état ou profession, les entrepreneurs, ceux qui ont boutique ouverte ne pourront, lorsqu’ils se trouveront ensemble, se nommer ni présidents, ni secrétaires, ni syndics, tenir des registres, prendre des arrêtés ou délibération, former des règlements sur leurs prétendus intérêts communs. »
La puissance du vocabulaire utilisé (« anéantissement », « bases fondamentales », « Constitution Française », « prétexte », « prétendus intérêts communs ») en ces quelques mots est frappante : les corps intermédiaires sont néfastes ; il faut les éradiquer de la société. On aurait pu imaginer que la liberté d’association, bien différente en soi du régime corporatif obligatoire, apparaîtrait comme une conséquence et l’épanouissement de la liberté individuelle. Le droit de s’associer ne ferait-il pas partie des droits de l’individu ? Certains ouvriers parisiens s’imaginèrent libres de se grouper dans les compagnonnages que l’Ancien Régime avait tolérés, sans les reconnaître. Ils s’entendirent donc sur les salaires qu’ils demanderaient à leurs patrons. Le 14 juin 1791, un avocat rennais – Le Chapelier – monta à la tribune de l’Assemblée pour dénoncer « une contravention aux principes constitutionnels qui suppriment les corporations » (encore la Constitution…). Le rapport Le Chapelier le rappelle clairement : « Dans l’État, il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un intérêt de corporation. » Voir R. Saleilles, De la personnalité juridique, Librairie nouvelle de droit et de jurisprudence A. Rousseau (1910), p. 14. Voir, par exemple, A. Plessis (Éd.), Naissance des libertés économiques - Le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier, Paris, Histoire Industrielle (1993).
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L'entreprise comme institution fondamentale de l'échange marchand
L’ordre public est menacé. La libre concurrence doit jouer : « c’est aux conventions libres d’individu à individu de fixer le salaire pour chaque ouvrier ». L’assemblée vota sans débats, le jour même, le texte proposé. La liberté d’association n’existait pas ; les syndicats étaient de ce fait interdits et le demeurèrent jusqu’en 1864. Que s’agissait-il donc d’éradiquer de si mauvais ? On le sait, l’ancienne France n’était pas un groupement d’individus. C’était un faisceau de corps, de « groupements intermédiaires d’individus exerçant la même profession et qui s’organisaient dans le double but de discipliner et de défendre leur activité professionnelle ».
Les corps n’étaient pas, au premier chef, des organisations économiques. Ce sont d’ailleurs les corps ecclésiastiques qui sont apparus les premiers et qui ont servi de modèle aux autres corps. Puis les marchands, dès le XIIe siècle, ont formé des corps – et parfois des fédérations de corps sous le nom de hanses ou de gildes. Les Universités se sont dégagées des corps ecclésiastiques dans la première moitié du XIIIe siècle. Enfin l’organisation gagna l’artisanat, au XIIIe siècle. Le premier trait essentiel d’un corps est que, pour exercer la profession ou la fonction, il faut faire partie du corps. Le nouveau venu s’engage à accepter la loi du corps, à se conformer à ses buts et à reconnaître l’autorité de ceux qui le dirigent. Le corps est donc une sorte de communauté politique. L’assemblée générale des membres du corps, égaux en principe, rédige la loi du corps, qui porte habituellement le nom de statuts et s’impose à tous ses membres. Les corps ont le droit le plus large d’adresser des requêtes ou des remontrances au souverain pour tout ce qui touche aux intérêts de la profession. Ils ont la capacité la plus ample d’ester en justice pour défendre leurs prérogatives. Notre ancien droit connaissait ainsi une floraison extraordinaire de procédures collectives : droit d’oppositions, d’interventions, demandes en déclaration d’arrêt commun, etc. Elles traduisaient, sur le terrain judiciaire, le rôle important que jouaient les corps dans la vie sociale. Dans le prolongement des Lumières, pour lesquelles la « nature » ne connaît que l’individu, le droit issu de la Révolution veut imposer un modèle social individualiste (avec les réserves que l’on sait sur l’individu dont il s’agit). Ce modèle repose sur la primauté du contrat sur le statut. Dans son discours d’introduction au Code civil (1804), Portalis le dit : « les hommes doivent pouvoir traiter librement sur tout ce qui les intéresse. Leurs besoins les rapprochent ; leurs contrats se multiplient autant que leurs besoins. […] La liberté de contracter ne peut être limitée que par la justice, par les bonnes mœurs, par l’utilité publique. »
L’instrument de l’autorégulation de la société issue de la Révolution, c’est donc le contrat au contenu a priori librement fixé par les parties. L’hétéro régulation est une exception à l’autorégulation, adoptée par les représentants de la nation Voir généralement Olivier-Martin, La France d’ancien régime, État corporatif, 5 Annales de droit et de sciences politiques 690 (1937) et p. 691 pour la citation.
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pour la promotion de la justice, les bonnes mœurs et l’utilité publique. Exit les intérêts particuliers, intermédiaires entre l’intérêt individuel et l’intérêt général. Ainsi, l’article 1134 du Code civil donne une force très grande aux contrats : « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ». Le Code civil procède donc à une délégation de pouvoir législatif aux parties contractantes : le contrat a force de loi entre elles. De façon révélatrice, le contrat de travail ne figure pas dans le Code civil. Le contrat qui correspond à ce que nous appelons aujourd’hui un contrat de travail est appelé un « louage d’industrie ». Et sur les 2534 articles que compte le Code Napoléon, seuls deux lui sont consacrés : l’article 1780 qui dispose qu’ « On ne peut engager ses services qu’à temps, ou pour une entreprise déterminée » et l’article 1781 qui simplifie les problèmes de preuve en cas de différend entre « Domestiques et Ouvriers » et « Maître » : « Le maître est cru sur son affirmation pour la quotité des gages ; pour le paiement du salaire de l’année échue ; et pour les à-comptes donnés pour l’année courante ».
En clair, le Code civil de 1804 protège les salariés en prohibant l’esclavage volontaire… Pour le reste, tout est du ressort d’une libre négociation entre le salarié et son employeur et en cas de différend sur le montant du salaire convenu et son paiement, la parole du Maître l’emporte. Pour sa part, l’article 544 donne toute sa force au droit de propriété : « La propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements. »
Par sa définition, le droit de propriété permet ainsi de faire ce que l’on veut avec ce que l’on a, les normes étatiques ne pouvant apporter que des dérogations à ce principe de liberté. Le principe est la liberté du propriétaire ; l’exception la norme qui le contraint. Combinées entre elles, la définition du droit de propriété et la liberté contractuelle permettent donc de constituer toutes sortes d’arrangements, par principe juridiquement valables et dès lors obligatoires, les contraintes du droit législatif et règlementaire étant des dérogations au principe d’autorégulation de la société - et donc implicitement de l’activité marchande, de l’économie. Si les associations sont interdites par le droit issu de la Révolution, de très nombreux articles du Code civil (quarante et un - un titre entier, le titre IX) traitent d’un contrat particulier, le contrat de société. L’article 1832 du Code Napoléon la définit comme étant « un contrat par lequel deux ou plusieurs personnes conviennent de mettre quelque chose en commun dans la vue de partager le bénéfice qui pourra en résulter. »
Pour autant, aucun de ces articles ne consacre ce qui deviendra – grâce à la jurisprudence et pas au législateur de 1804 une caractéristique essentielle de la société : le fait qu’elle ait la personnalité morale. Voir Saleilles, supra note 1, pp. 10.
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Faisons un petit flash forward. La société est – aujourd’hui – un instrument juridique un peu particulier dans la mesure où – précisément – elle peut acquérir la personnalité morale. Cette caractéristique lui permet de fonctionner comme si elle était une personne réelle avec des droits et des devoirs. Sujet de droit, la société peut détenir des droits de propriété au même titre qu’une personne physique. En plus de pouvoir être propriétaire, la société a la capacité de passer des contrats. Derrière les engagements que la société prend, et que d’autres prennent à son égard, ce sont bien des personnes physiques qui agissent. Mais c’est la société qui est juridiquement engagée, dont le patrimoine est en jeu, qui pourra éventuellement être responsable, s’enrichir, etc. Par le biais de la société, on peut donc isoler des patrimoines – des ensembles de biens, de droits et d’obligations – et les affecter à une entreprise, ou à une partie d’entreprise. La personnalité morale est un phénomène extraordinaire, aux conséquences nombreuses et profondes. Pour nous, à ce stade de notre analyse, notons la contradiction qu’elle représente avec l’idéologie individualiste : des individus groupés peuvent donner naissance à une personne morale qui aura alors ses intérêts propres. Sont-ils ceux de la société elle-même ? Ceux des associés ? La question est et sera là : indépassable. Mais au départ, dans le Code Napoléon, nulle disposition ne consacrait la personnalité morale de la société. C’est la jurisprudence qui finira par admettre – par nécessité – que la société a la personnalité morale, en dépit des protestations d’une grande partie de la doctrine. Ce n’était pas très cohérent avec la théorie individualiste ; mais c’était nécessaire. Et puis, il n’y avait pas de responsabilité limitée des associés. L’associé, sa responsabilité et son patrimoine ne sont donc pas loin et l’on reste dans le cadre d’organisations où les individus-associés sont bien présents. Voyons maintenant comment une organisation comme la grande entreprise a pu se constituer dans un système juridique tellement opposé, par principe, aux groupements privés.
L’entreprise, résultat d’un réseau de contrats conférant le contrôle sur des droits de propriété
En dépit de l’existence bien réelle de l’entreprise en tant qu’organisation, tout comme la « firme » n’est pas un objet d’étude dans l’analyse économique classique, l’entreprise n’est pas considérée comme un concept juridique dans l’analyse juridique dominante. L’entreprise en tant qu’ensemble n’a pas d’existence Et, chose plus extraordinaire encore, le Code de commerce de 1807 traite des sociétés de commerce en passant sous silence la question de leur personnalité morale. Voir Saleilles, supra note 1, pp. 6-10. Voir, à cet égard, l’article de base de R. H. Coase, The Nature of the Firm, 1937 Economica N.S. 386. Voir généralement Jean-Philippe Robé, L’entreprise et le droit, Presses Universitaires de France (1999).
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en droit. Il y a une différence frappante ici entre la perception commune et celle du droit positif. Il ne fait de doute pour personne que des organisations que l’on peut appeler « IBM », « Toyota » ou « Microsoft » existent bel et bien dans ce sens où leur fonctionnement se traduit par la production et la distribution d’ordinateurs, de voitures et de logiciels. Mais aucune de ces entreprises n’existe en tant que telle en droit positif. Pour le droit positif, l’entreprise n’est perçue, au mieux, que comme un ensemble de contrats et de droits de propriété qui n’a pas – en tant qu’ensemble – d’existence juridique propre.10 Une représentation juridique statique de l’entreprise à un instant donné nous montrerait un réseau de contrats disposés en étoile, conclus entre la société servant de support juridique à l’entreprise et les différentes personnes contrôlant les ressources économiques (des droits de propriété) mises en œuvre dans l’entreprise. Ces ressources peuvent être de natures très diverses. Il peut s’agir, par exemple, de droits de propriété sur certaines choses (matières premières, matériels, immeubles, brevets, etc.), de capitaux ou d’une force de travail.11 Les contrats négociés par l’entrepreneur avec les titulaires de ces ressources économiques constituent chacun une relation d’échange par l’intermédiaire de laquelle la société commerciale est reliée aux différents marchés de ce qu’elle utilise (inputs) pour réaliser ses productions (outputs). Dans une représentation dynamique, le réseau se transformerait en circuit. Les contrats qui servent de support micro-juridique à l’entreprise ont la particularité de fonctionner comme un ensemble. Ils ont une dynamique qui est celle des échanges continus qui se produisent en conséquence de leur existence. Pour en faire le constat, on peut commencer par n’importe quel élément de cet ensemble de contrats : il faut un contrat permettant de disposer de locaux (bail commercial, par exemple) pour installer les salariés embauchés (aux termes de contrats de travail) pour faire fonctionner les machines louées (contrats de location, créditbail, etc.) ou achetées (contrats de vente) grâce aux emprunts (contrats de prêt) contractés pour fabriquer des produits vendus par des distributeurs (au titre de contrats de distribution), etc. Dans l’entreprise moderne, ces contrats forment un circuit ancré sur la société ou le groupe de sociétés qui sert de véhicule sociétaire à l’entreprise. Au titre de ces contrats, il se produit une double circulation des prestations, chacune en sens inverse de l’autre, qui se répète sur une période de temps donnée. A des obligations de faire quelque chose dans un sens (fournir un travail, mettre à disposition des bureaux, des machines, etc.) – correspondent des flux financiers dans l’autre (versement de salaires, de loyers, etc.). Les contrats qui font partie des 10 Voir, par exemple, Jean Savatier, Du domaine patriarcal à l’entreprise socialisée, Mélanges Savatier (1961) p. 866. Voir généralement Jean-Philippe Robé, L’entreprise en droit, 29 Droit et société 117 (1995), particulièrement aux pages 122-130 et les sources citées. 11 La question se pose de savoir si on est propriétaire de soi ; en tout cas, on peut louer ses services et on est propriétaire de ce droit là.
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supports juridiques de l’entreprise servent de cadre à des échanges continus. Les supports de l’entreprise sont des contrats de travail, de société, de prêts, des baux, etc. Ce sont presque tous des contrats qui s’inscrivent dans la durée. Il y a très peu de contrats instantanés, tels que les contrats de vente, en interne.12 En revanche, il y en a beaucoup aux frontières de l’entreprise. Ce circuit n’est, en effet, évidemment pas fermé sur lui-même. Il est ouvert sur les « marchés » du fait que l’entreprise produit des biens ou des services qu’elle « vend » (elle fournit des biens ou services à d’autres entreprises ou à des consommateurs pour un prix), avec des matières premières et des services qu’elle « achète » (elle se fournit en biens ou services en échange d’un prix). L’entreprise s’inscrit ainsi dans le circuit économique global (ce que j’ai appelé ailleurs la toile mondiale des contrats – the world wide web of contracts13), et ne peut survivre que si ce qu’elle produit est concurrentiel par rapport à ce que les entreprises concurrentes (d’autres circuits économiques produisant le même type de produits ou services) sont en mesure d’offrir. Le circuit de l’entreprise est changeant. Il naît, évolue et parfois meurt, lorsque son inadaptation aux marchés entraîne des pertes qu’elle n’est plus en mesure d’assumer. Sa disparition, lorsqu’elle n’est pas choisie, n’est que la conséquence d’une inadaptation de l’entreprise à son environnement. Qu’est-ce qui se situe dans l’environnement de l’entreprise ? On serait tenté de dire : les différents marchés (inputs et outputs) et les concurrents ; nous ajouterons – et c’est fondamental pour notre analyse – les normes juridiques positives. Voyons pourquoi. Toutes choses égales par ailleurs, les performances d’une entreprise ne dépendent que de son domaine d’activité et de l’efficacité avec laquelle son circuit de contrats est organisé, géré, par rapport à son environnement concurrentiel. Il reste que dans le monde réel, on ne rencontre jamais de situation où toutes-choses-sontégales-par-ailleurs. Tout d’abord, le droit évolue. Même si on se place dans le cas d’une entreprise établie sur le territoire d’un seul État, une loi nouvelle peut venir bouleverser totalement la rentabilité de certaines activités : qu’il soit décidé au sein des institutions politiques que la protection de l’environnement naturel réclame une loi nouvelle qui ait pour effet, par exemple, d’accroître le coût de l’utilisation d’un certain mode de production industrielle, et certaines entreprises seront conduites à abandonner ce mode de production (devenu moins rentable) ou seront poussées à la faillite. Ou encore, une hausse du coût du travail peut rendre non-rentables certaines activités de main d’œuvre si des concurrents 12 Hors le cas des entreprises multinationales qui ont des processus de production étalés sur plusieurs pays ; il faut alors organiser des ventes entre les unités de production, à un prix difficile à fixer du fait de l’inexistence de marchés pour des productions intermédiaires. C’est tout le problème des « prix de transfert », les entreprises ayant intérêt à localiser leurs profits dans les pays où ils sont le moins taxé ; les Etats ayant un intérêt à ce que la plus grande part de la valeur ajoutée (et donc taxable) soit réalisée sur leur territoire. 13 Jean-Philippe Robé, New Foundations in the Theory of the Firm, forthcoming.
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implantés dans des environnements économiques où le coût du travail est moins cher continuent de proposer les mêmes produits aux mêmes prix dans les mêmes conditions. L’ « efficacité » concurrentielle de l’entreprise dépend donc de l’univers régulatoire dans lequel elle fonctionne. Elle peut tout à fait être bénéficiaire si on ne tient pas compte (par exemple) des coûts de la pollution qu’elle produit, et en perte si une loi force à cette prise en compte. Le micro-juridique (l’organisation interne de l’entreprise qui fait qu’un type de circuit est rentable ou ne l’est pas) est ainsi relié au macro-juridique (le droit produit par les institutions politiques territoriales pour forcer à la prise en compte des intérêts affectés par l’activité économique). Dans l’environnement de l’entreprise, en plus des marchés et des concurrents, se trouvent donc les normes obligatoires. La relation entre l’entreprise et le droit est complexe à comprendre du fait de l’inexistence officielle de l’entreprise et de la confusion qui règne entre le concept d’entreprise et de société, les deux termes étant régulièrement utilisés comme synonymes. La différence est pourtant essentielle et de nombreuses erreurs d’analyse découlent du manque de différenciation entre les deux.14
Entreprise et société L’entreprise n’existant pas en droit, c’est la structure sociétaire qui est le point d’ancrage des droits de propriété et des contrats qui permettent à l’entreprise de fonctionner en droit positif. Dans l’entreprise sociétaire (c’est-à-dire dans l’entreprise ayant au moins une société commerciale comme support juridique), la société est l’employeur des salariés. C’est aussi la société qui est le locataire, l’emprunteur, le prestataire de services, etc. C’est à elle que sont contractuellement reliés les porteurs des inputs et c’est elle qui vend les outputs. C’est donc aussi elle qui empoche la différence. De ce fait, tous les participants à l’entreprise autres que les associés (les parties au contrat de société), qu’il s’agisse des salariés, des soustraitants, des fournisseurs, sont juridiquement extérieurs à la personne juridique qui lui permet de fonctionner : la société. Ils ne sont que les cocontractants d’une personne morale existant du fait d’un contrat passé entre les seuls associés, et de la reconnaissance par le système juridique de la personnalité morale à la société et pas à l’entreprise. Parties aux contrats qui permettent à l’entreprise d’exister et au titre desquels ils sont dans le ressort de l’entreprise, ils sont extérieurs à la personne morale qui permet à l’entreprise de les intégrer dans son organisation. Si on reste dans le référentiel du droit positif, l’existence de fait de l’entreprise en tant qu’unité, et son inexistence en droit en tant que telle, permet une vie très particulière à l’entreprise. C’est le droit positif qui lui permet de fonctionner ainsi, en tant qu’unité ; mais celui-ci n’en tire officiellement pas de conséquence. Comment en est-on arrivé là ? La libéralisation du droit des sociétés par actions, 14 Jean-Philippe Robé, New Foundations in the Theory of the Firm, forthcoming.
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qui s’est produite en Europe – en gros – dans le dernier tiers du XIXe siècle, combinée au développement de la taille des entreprises a permis la reconstitution – de fait – d’une société de corps, sans que ni la théorie juridique, ni la théorie politique, ni la théorie économique ne trouvent le moyen de rendre compte de la réalité du système de pouvoir pluraliste qui en découle.
La contre-révolution sociétaire Pour comprendre l’importance de la libéralisation du droit des sociétés par actions, il faut commencer par comprendre ce qu’est une action. Dans les sociétés commerciales classiques, le capital social est divisé en parts sociales. La propriété d’une part sociale donne droit à la fois à une partie du résultat financier dégagé par la société (des dividendes ou une partie de l’actif social accumulé dans la société) et à une voix dans les assemblées d’associés. L’existence de la société (qui est le propriétaire des actifs utilisés dans l’entreprise et la personne juridique ayant passé les contrats qui lui permettent de fonctionner) fait que la part sociale ne donne pas un droit direct sur les actifs utilisés dans l’entreprise. En revanche, du fait des droits qu’elle incorpore, la part sociale a une valeur en elle-même. Pour autant, il n’existe pratiquement pas de « marché » pour les parts sociales. Certaines règles traditionnelles attachées aux parts sociales ont, en effet, empêché le développement d’un marché pour ce type de valeurs. C’est notamment le cas de la responsabilité illimitée des associés et le fait que les parts ne sont pas négociables : il faut (notamment) obtenir l’agrément du nouvel associé par les anciens pour pouvoir lui céder les parts. En conséquence, deux caractéristiques juridiques essentielles ont été accordées aux actions : la limitation de responsabilité de l’actionnaire au montant de son apport et la libre négociabilité de l’action, qui est transmissible sans formalités. Un véritable marché pour les actions (la bourse) est alors possible. Compte tenu de ce à quoi elle donne droit, l’action peut alors avoir une valeur d’échange en elle-même, commander un prix que des acheteurs potentiels sont prêts à payer pour disposer de ces droits. La valeur de l’action est bien sûr liée aux performances de la société : si les profits baissent, le dividende par action baisse, et la valeur de l’action habituellement baisse aussi. Mais cette valeur est juridiquement séparée de celle du patrimoine de la société : elle est incluse dans ce bien particulier qu’est une action. A l’origine, les sociétés par actions étaient traitées par les juristes complètement à part des sociétés commerciales. Elles n’étaient pas considérées comme relevant du droit privé. Partout, au début du XIXe siècle, la constitution de telles sociétés était une affaire d’État. Que ce soit en France, en Angleterre – aux Etats-Unis, même – la constitution des sociétés par actions n’était initialement autorisée au cas par cas par le gouvernement que pour des fins d’utilité publique.15 A l’origine, 15 Pour la France, voir Amiaud, « L’évolution du droit des sociétés par actions », in Le droit
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cette technique de concentration des capitaux était perçue comme un substitut à l’emprunt public, permettant la réalisation d’équipements collectifs (routes, ponts, canaux). De ce fait, c’est surtout la société en commandite qui a été l’instrument juridique de la concentration du capital à l’âge de la première révolution industrielle. Les opposants à la libéralisation du droit des sociétés par actions étaient conscients du fait qu’elles portaient en elles le germe de la constitution d’une nouvelle féodalité. Lamartine, par exemple, s’était écrié à la tribune de la Chambre, en 1838, à l’occasion de concessions faites aux chemins de fer : « La liberté est incompatible avec l’existence des grandes compagnies dans l’État ... vous les laisserez, vous, partisans de la liberté et de l’affranchissement des masses, vous qui avez renversé la féodalité et ses privilèges, vous les laisserez entraver le peuple et ruiner le territoire par la féodalité de l’argent. Non, jamais gouvernement, jamais nation n’aura constitué en dehors d’elle une puissance d’argent, d’exploitation et même de politique plus envahissante que vous n’allez le faire en livrant votre sol, votre administration et 5 ou 6 milliards à vos compagnies. »16
Pourtant, dans le dernier tiers du XIXe siècle, la libéralisation du droit des sociétés par actions sera quasi-totale. Comment est-on passé, l’espace d’une soixantaine d’années, d’une quasi-interdiction des sociétés par actions à leur libre constitution ? Tout va changer avec les révolutions industrielles, les besoins en concentration de capitaux, l’accroissement de la taille des entreprises et des marchés et – fait déterminant – la concurrence interétatique. Le phénomène de la concurrence entre Etats pour la fourniture aux entreprises d’un droit des sociétés favorable est bien connu aux Etats-Unis, où on a pu parler de Race to the bottom (race to efficiency, pour certains). En Europe, la dynamique de libéralisation du droit des sociétés par actions commença en Angleterre où, après une très longue résistance, la constitution de sociétés à responsabilité limitée fut autorisée en 1856. Dans le même temps, des accords de libre échange étaient privé au milieu du XXème siècle - Etudes offertes à G. Ripert, tome 2, 287, Paris, L. G. D. J. (1950) ; Claude Champaud, Le pouvoir de concentration de la société par action, Paris, Sirey (1962), p. 4 ; Paul Durant, « L’évolution de la condition juridique des personnes morales de droit privé », in 1 Le droit privé français au milieu du XXème siècle - Etudes offertes à G. Ripert 138, Paris, L. G. D. J. (1950) ; C.E. Freedeman, Joint-Stock Business Organizations in France, 1807-1867, 1965 Bus. Hist. Rev. 184 ; C.E. Freedeman, Joint-Stock Enterprises in France 1807-1867: from Privileged Company to Modern Corporation, Chapel Hill, U. of North Carolina Press (1979) ; généralement Georges Ripert, Les aspects juridiques du capitalisme moderne, L. G. D. J., Paris (1951) ; pour l’Angleterre, voir B.C. Hunt, The Development of the Business Corporation in England, 1800-1867, New York, Russell & Russell (1969, 1st ed. 1936) ; pour les Etats-Unis, voir Dodd, “American Business Association Law a Hundred Years Ago and Today”, in 3 Law: A Century of Progress - 18351935, 254, New York U. Press (A. Reppy ed. 1937) ; L.M. Friedman, L.M., A History of American Law, New York, Simon & Schuster (1973) ; R.E. Seavoy, The Origins of the American Business Corporation (1784-1855) - Broadening the Concept of Public Service during Industrialization, Westport, Conn., Greenwood Press (1982). 16 In Georges Ripert, Les aspects juridiques du capitalisme moderne, Paris, L. G. D. J. (1951, 1995), p. 69.
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négociés et tout un réseau d’accords bilatéraux fut mis en place à compter du traité Cobden-Chevalier de 1860 pour permettre la libre circulation des marchandises. D’autres traités encore eurent pour conséquence de permettre la libre circulation des sociétés, tel le traité franco-britannique du 30 avril 1862, par lequel les sociétés anglaises reçurent l’autorisation d’exercer leurs activités librement en France. Les dirigeants des entreprises françaises ne manquèrent pas d’exiger immédiatement de disposer des moyens juridiques de faire face à cette concurrence nouvelle.17 En conséquence, la libre formation des sociétés anonymes fut admise en France en 1867, en Espagne en 1869, en Allemagne en 1870, en Belgique en 1873, en Italie en 1883. Du fait des caractéristiques des actions, un marché a pu se développer pour ce type de valeurs et a pris une ampleur considérable dans la vie économique. L’entreprise a pu se développer, concentrer des droits de propriété, faire usage de la liberté contractuelle. Et elle l’a fait en bénéficiant de la subjectivité de prérogatives initialement prévues pour l’individu, pas pour un groupe intermédiaire. Surtout, ce groupe intermédiaire n’a aucune existence juridique en tant que tel. Il profite donc à plein des droits subjectifs libéraux (liberté contractuelle et droit de propriété) qui lui permettent d’exercer son pouvoir sans les contraintes qui accompagnent normalement l’exercice du pouvoir, et notamment l’exercice des compétences qu’il confère dans l’intérêt de ceux qui sont affectés par leur usage. De ce fait, le contrôle de la société permet ainsi le contrôle de la marche de l’entreprise à qui elle sert de point d’ancrage aux droits de propriété et aux contrats qui sont ses supports en droit positif. C’est sur ces fondements qu’existent aujourd’hui des entreprises de taille mondiale, avec des centaines de milliers de salariés et des chiffres d’affaires supérieurs au PNB de nombreux Etats. Comment comprendre leurs relations avec le système juridique et politique positif ? Comment analyser l’économie dans un système de pensée qui ignore cette réalité ?
De la division du travail normatif Bien que l’entreprise en tant que telle ne puisse pas être comprise de l’intérieur du droit positif – pour qui elle n’existe pas en tant que telle – l’entreprise en tant qu’ensemble peut cependant être analysée en termes juridiques. Faire une analyse juridique de l’entreprise en tant que telle peut sembler superflu puisqu’elle n’existe pas en droit positif. Elle est pourtant essentielle parce qu’elle éclaire sur le fonctionnement de la société libérale. L’entreprise existe en tant qu’organisation grâce à des normes juridiques qui lui permettent de se structurer comme telle tout en lui permettant de ne pas exister dans le système du droit positif. Il faut 17 Voir Anne Lefebvre-Teillard, « Liberté d’entreprendre, structures juridiques et rôle de l’État », in Plessis, A. (Ed.), Naissance des libertés économiques - Le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier, Paris, Histoire Industrielle (1993), p. 286.
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comprendre que ce mode d’organisation de l’activité économique est inséparable de la structure constitutionnelle des Etats libéraux et qu’il est ancré dans les fondements même de ces Etats. Accessoirement, il n’est donc guère envisageable que cet état de fait soit modifié dans un avenir prévisible. L’entreprise contrôle des droits de propriété grâce aux contrats disposés en étoile, qui sont centrés sur elle et lui servent de support en droit positif. Du fait de l’autonomie de principe accordée par le contrôle des droits de propriété en système libéral, elle est de ce fait en mesure d’ordonner les facteurs de production nécessaires à son activité : ceux dont elle est propriétaire et ceux qu’elle ordonne au titre de contrats. En conséquence de l’existence des contrats qui lui servent de support en droit positif, une organisation (l’entreprise) existe donc et se trouve en position de coordonner des ressources dans un but économique. On voit là que le réseau des contrats n’est pas l’entreprise ; il n’est que sa traduction en droit positif. Grâce à ce contrôle, l’ « entreprise » ordonne l’activité de ses membres et l’utilisation des actifs physiques qu’elle contrôle au travers de la production de règles et d’ordres qui sont spécifiques à chaque entreprise, et sont auto définis à l’intérieur de (« par ») l’entreprise. On proposera de ce fait de considérer que les frontières de l’entreprise se trouvent là où se situe la limite de son pouvoir d’ordonnancement ; l’entreprise est ce qui est ordonné par elle. Cette activité d’ordonnancement peut être analysée en termes juridiques : comme un travail d’ordonnancement juridique. Effectuant ce travail grâce à l’autonomie que lui confère l’usage des droits de propriété qu’elle contrôle, l’entreprise peut être juridiquement comprise comme un ordre juridique en soi, qui s’organise comme bon lui semble dans le cadre des règles qui s’imposent à elle. Ses relations avec les ordres juridiques positifs peuvent dès lors s’analyser comme des relations entre ordres juridiques séparés.18 Par exemple, en l’absence de normes étatiques, l’entreprise peut décider d’organiser ses activités d’une manière donnée (12 heures de travail quotidien pour les salariés qui accepteraient une telle clause dans leur contrat de travail, par exemple), qui ne peut lui être interdite que si l’Etat (ou les bénéficiaires d’une délégation de sa puissance publique) adopte une norme obligatoire contraire (8 heures de travail quotidien au maximum, par exemple). Le droit positif libéral influe sur l’organisation interne de l’entreprise de l’extérieur, par des normes régulatrices législatives ou réglementaires incorporant un autre équilibre politique que celui spontanément atteint dans l’entreprise. En tant qu’organisation créant des normes s’appliquant aux gens en relation directe avec elle (salariés, etc.), l’entreprise est un ordre juridique en concurrence avec l’ordre juridique de l’Etat, qui adopte également des normes dans son propre ordre juridique de manière à affecter l’organisation interne de l’entreprise. Les normes étatiques, dans cette perspective, sont adoptées dans une tentative de modifier, de l’extérieur, l’organisation interne du travail dans les entreprises. Dans 18 Voir généralement Jean-Philippe Robé, L’ordre juridique de l’entreprise, 25 Droits 163 (1997).
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cette perspective, la relation entre les entreprises et l’Etat peut être analysée en termes de relations entre des ordres juridiques autonomes, l’entreprise ayant, par principe, le droit d’adopter des normes aux fins de son organisation interne et de décider de leur contenu en conséquence de l’équilibre politique interne entre les divers participants à l’entreprise. Les normes étatiques sont adoptées (en conséquence de choix politiques effectués au sein des institutions de l’Etat) par exception, pour remplacer, grâce à leur position supérieure dans la hiérarchie des normes, les normes spontanément créées par les entreprises. Comprenons bien que cette division du travail découle de principes constitutionnels ; de principes qui, initialement définis pour assurer la défense des individus face aux pouvoirs publics, ont été l’instrument de leur assujettissement à des pouvoirs privés. Si l’entreprise n’existe pas en tant que telle en droit positif, c’est grâce à des normes du droit positif (qui plus est parmi les plus hautes dans la hiérarchie des normes) qu’elle peut s’auto instituer comme ordre juridique. En concentrant des compétences localisées dans la société civile (par la concentration des droits de propriété au travers de contrats), les entreprises concentrent un pouvoir de prise de décision de principe incorporé à ces droits qui est en partie hors d’atteinte du pouvoir de l’Etat. Du principe selon lequel tout ce qui n’est pas interdit est autorisé, les règles de l’Etat ne peuvent jouer que dans les domaines constitutionnellement restreints dans lesquels l’action de l’Etat est juridiquement valable. Il en découle nécessairement le principe que les entreprises ont la capacité juridique de produire leurs propres normes d’une manière autonome dans ce domaine où l’Etat n’est pas intervenu (par choix politique) et dans celui, plus restreint, où l’intervention de l’Etat est interdite par des normes constitutionnelles. L’entreprise ne peut certainement pas ignorer le droit de l’Etat sur le territoire duquel elle est localisée – pas plus que les sujets de droits positifs ne le peuvent : l’entreprise a besoin du droit libéral pour exister au travers d’un réseau de contrats qui lui donne accès à des droits de propriété. L’entreprise doit respecter, dans une certaine mesure, les contraintes posées par le droit positif si elle ne veut pas disparaître. Mais la marge d’autonomie qui lui reste est substantielle, et s’accroît avec la globalisation de la société qui permet aux entreprises de jouer les Etats les uns contre les autres – voire de quitter le territoire d’un Etat qui viendrait à être trop exigeant par rapport à ses concurrents étatiques. En plus d’être un ordre juridique, l’entreprise est également un ordre politique. Les règles et décisions produites au sein de l’entreprise sont le produit implicite de choix politiques élaborés au sein de l’entreprise. Les ressources économiques que l’entreprise contrôle sont allouées en prenant en compte les diverses demandes de ses parties prenantes (actionnaires, salariés, consommateurs, collectivités politiques territoriales environnantes, etc.) et leur pouvoir de « négociation » relatif. En tant qu’ordre politique – faisant des choix sur l’allocation et l’organisation des ressources – elle entre en concurrence avec le système politique de l’Etat qui peut peser les intérêts affectés différemment d’elle. Le contenu des normes créées 103
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au sein de l’entreprise étant la conséquence de l’équilibre politique atteint entre les divers participants à l’entreprise, on peut imaginer que ces normes soient en contradiction avec l’équilibre qui peut être atteint dans un autre système politique, avec une représentation différente des intérêts. Ce sera d’autant plus le cas que les intérêts de l’une des composantes de l’entreprise seront surreprésentés auprès de ses organes de direction, ce qui est actuellement le cas avec les actionnaires puisqu’ils sont les seuls à participer aux organes de la société nommant les dirigeants de la société (donc de l’entreprise) et contrôlant leur action. Le jeu concurrentiel entre entreprises et Etats a profondément évolué. La montée du pouvoir normatif et politique de l’entreprise a été à l’origine d’une évolution du système juridique des économies développées, à partir de la fin du XIXe siècle. Les participants à l’entreprise en position de faiblesse, et en particulier les salariés, ont été à l’origine de la création de nombreuses normes protectrices imposant des règles matérielles à prendre en compte dans la gestion des entreprises. Des branches entières du droit – le droit du travail, le droit de la consommation, le droit de l’environnement, etc. – ont progressivement été créées pour protéger les parties en position de faiblesse ou des intérêts extérieurs au système du marché (les « externalités » négatives des économistes). Ces évolutions – bien qu’elles démontrent que le rêve idéologique d’une société libérale autorégulée par des individus isolés ne pouvait être défendu dans un monde industriel créant des pouvoirs « privés » de taille importante19 – ont permis de maintenir en vie la conception traditionnelle de l’ordonnancement juridique. Les théories contractuelles classiques, la stricte séparation entre ce qui est « public » (comme seul lieu où l’exercice du pouvoir est soumis aux principes démocratiques) et ce qui est « privé » (comme domaine du libre exercice de ses droits de propriété par le propriétaire), la théorie de l’Etat souverain furent à peine affectés, quelles que soient les difficultés qu’il y avait à maintenir la cohérence du fonctionnement du système juridique avec ses fondements constitutionnels originels. Lorsque le résultat, à l’intérieur de l’ordre juridique de l’entreprise, des choix politiques faits au niveau décentralisé de l’entreprise était perçu au niveau politique de l’Etat comme étant inapproprié, une intervention législative, ou une décision jurisprudentielle, faisait évoluer, de l’extérieur de l’entreprise, les choix politiques faits en première instance au niveau de l’entreprise.20 Ceci a plus ou moins bien fonctionné tant que les entreprises étaient installées pour l’essentiel sur le territoire d’un seul Etat. L’Etat conservait un pouvoir d’internalisation et l’activité normative de l’entreprise pouvait être réinterprétée comme du droit étatique. Avec la globalisation, les entreprises organisent maintenant leurs activités sur une multitude de territoires étatiques. Leur capacité à faire fonctionner le marché entre les Etats et à limiter 19 See P. J. Dimaggio and W. W. Powell, “The Iron Cage Revisited: Institutional Isomorphism and Collective Rationality in Organizational Fields” (1983) 48 Am. Sociological Rev. 147. 20 Voir généralement J. W. Ely, The Guardian of Every Other Right - A Constitutional History of Property Rights (2nd ed.), Oxford University Press, 1998.
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la capacité d’intervention politique externe de l’Etat pour modifier les équilibres politiques internes atteints au sein des entreprises en est accrue. Si l’entreprise n’existe pas en droit positif, elle existe bel et bien en tant qu’organisation disposant d’un pouvoir ayant des conséquences juridiques, économiques et politiques bien réelles qui lui sont imputables. L’analyse de l’entreprise en termes de droits de propriété et de contrats, qui est la seule analyse micro-juridique qui soit adéquate au sein du système juridique positif, est inadaptée pour traiter du problème des rapports macro-juridiques entre États et entreprises. Les rapports respectifs de l’entreprise, organisation autonome, et de l’État, qui ne la contrôle pas, sont des rapports de pouvoir qu’il s’agit de penser en tant que tels. L’entreprise en tant que système politique est dirigée par les organes sociaux de la structure sociétaire qui sert de point d’ancrage aux contrats qui sont ses supports en droit positif. Le gouvernement de l’entreprise – la fonction d’arbitrage entre les intérêts affectés par son action – est réalisé par les dirigeants. En tant que tels, ils sont des tiers au contrat de société. Pour le compte de qui doivent-ils gérer l’entreprise ? Le système politique que constitue l’entreprise a de nombreux constituants : les actionnaires, les salariés, certains sous-traitants, certains fournisseurs, etc. Au-delà, il y a de nombreux tiers affectés : certaines collectivités publiques, l’environnement naturel, etc. Une des difficultés provient d’ailleurs de la nature diverse et changeante de ces constituants, caractéristique incontournable de l’entreprise en système concurrentiel. Aujourd’hui, les dirigeants sont désignés et révoqués par les seuls actionnaires. On pourrait imaginer qu’il en aille différemment, d’élargir le corps électoral à d’autres constituants. L’impératif démocratique semblerait l’imposer. En fait, ce n’est ni possible ni souhaitable. D’une part, où s’arrêter dans la définition des constituants de l’entreprise ? Comment figer les frontières d’une organisation qui doit changer en permanence pour s’adapter à son environnement ? Et, d’autre part, les actionnaires sont dans une position particulière qui justifie leur prérogative de désignation des dirigeants : ce sont eux qui sont payés en dernier au terme d’une période comptable ou en cas de liquidation. Puisqu’ils passent en dernier, il est légitime qu’ils soient en position de contrôler qu’on ne les sacrifie pas systématiquement aux intérêts qui, dans les comptabilités sociétaires, passent tous avant eux (ce sont les residual claimants ; même si ce ne sont pas les seuls preneurs de risques). Pour autant, cela ne veut pas dire que l’entreprise doive être dirigée dans leur seul intérêt. Imaginons une entreprise mondiale dont la société à la tête du groupe de société qui lui sert de support sociétaire (WorldCorp Inc.) soit une société cotée dont la propriété du capital est très éclatée, aucun actionnaire ne la contrôlant. La société n’est plus alors qu’un procédé de technique juridique pour rassembler les capitaux en risque dont les entreprises ont besoin. Le petit épargnant qui achète 10 actions de WorldCorp Inc. n’est pas un « associé ». Il est beaucoup plus dans la position d’un consommateur achetant un des types de produits créés par 105
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l’entreprise WorldCorp. Le groupe de gens travaillant ensemble et se décrivant comme « WorldCorp » (avec l’aide de certains instruments de technique microjuridique) ont besoin de capitaux. C’est l’actionnaire qui les leur apporte. Cet actionnaire ne s’intéresse pas réellement à la gestion de l’entreprise, et n’est même pas susceptible de le faire compte tenu de son faible degré d’investissement dans celle-ci, de la complexité de l’entreprise WorldCorp, et du secret qui entoure une bonne partie de sa gestion, comme celle de toute entreprise. La seule chose qui compte pour lui,21 c’est la rémunération de ses capitaux ; et la seule contrainte qu’il pose aux dirigeants, c’est de rémunérer ses capitaux au moins aussi bien que les concurrents sur le marché des capitaux en risque ne le feraient. A défaut, les dirigeants de l’entreprise WorldCorp sont susceptibles d’être sanctionnés par la baisse du cours du titre consécutive aux ventes d’actionnaires mécontents. Si le dirigeant fait au moins aussi bien que les autres dirigeants d’entreprises – que ses concurrents dans la fonction de direction, la fonction d’arbitrage des intérêts – dont les comportements se traduisent dans la valorisation boursière des diverses actions mises à la cotation, on ne voit pas pourquoi le dirigeant devrait rechercher une maximisation du dividende ou de la valeur de l’action. L’intérêt de l’entreprise, notamment sur le long terme, peut tout à fait passer par des formes de compromis entre les divers intérêts en jeu dans l’entreprise qui ne se traduisent pas par une maximisation de l’intérêt de l’actionnaire, et ne lui accordent que le niveau de rémunération de ses capitaux nécessaire pour qu’il ne quitte pas l’entreprise. Pourtant, dans le monde d’aujourd’hui, c’est l’intérêt de l’actionnaire qui prime. Pourquoi ? L’action des fonds d’investissements et l’idéologie du gouvernement d’entreprise sont passées par là. Contrairement à l’hypothèse que nous avons utilisée pour montrer que la maximisation de l’intérêt de l’actionnaire n’est pas nécessairement la finalité de l’entreprise, le capital des grandes entreprises n’est pas éclaté et il existe des actionnaires de contrôle et des actionnaires activistes. Ce mouvement s’est même accru avec la monté en puissance de fonds de natures diverses : fonds de retraite, fonds de private equity, hedge funds, etc. Ces actionnaires utilisent leurs prérogatives pour obtenir des dirigeants qu’ils maximisent la prise en compte de leurs intérêts dans la gestion des entreprises. Qu’ils le fassent est logique : chacun défend ses intérêts. Qu’une théorie juridique et économique déficiente leur facilite la tâche l’est un peu moins. L’argument des défenseurs de la primauté de l’actionnaire dans la gestion de l’entreprise est, en gros, le suivant : l’entreprise est la co-propriété des actionnaires ; les dirigeants, qui sont désignés par eux, sont donc leurs mandants (leurs agents, disent les économistes) ; les dirigeants doivent donc gérer l’entreprise dans le seul intérêt de leurs mandataires, les actionnaires-propriétaires de l’entreprise. Dans l’optique adoptée par ce courant de réflexion sur le « gouvernement d’entreprise », 21 Habituellement, même si le phénomène de l’investissement éthique existe – de façon très marginale.
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les autres intérêts présents dans l’entreprise (ceux des salariés, notamment) ou affectés par elle (consommateurs, environnement, collectivités publiques, etc.) sont peut-être respectables, mais il revient au législateur et au gouvernement de les prendre en compte, dans le cadre des lois et règlements qu’ils élaborent, et qui forment le cadre juridique dans lequel opèrent les entreprises. Si les dirigeants d’entreprises doivent respecter le droit ainsi produit, il ne leur revient pas d’aller au-delà en effectuant une pesée des intérêts concernés par leurs décisions autre que celle décidée par les instances politiques, pesée supposée implicitement contenue dans le droit tel qu’il est. Du moment qu’ils respectent le droit, les dirigeants auraient une attitude conforme à l’intérêt général, et ne devraient avoir qu’un seul but : la défense de l’intérêt des propriétaires de l’entreprise – les actionnaires. Tout ce raisonnement axé autour du droit de propriété de l’actionnaire sur l’entreprise, et de la primauté que ce droit confère à son titulaire sur les fins de l’entreprise, est fondé sur une prémisse qui est que l’entreprise est susceptible d’être un objet de droit de propriété. Si tel était le cas, elle serait susceptible, dès lors, de faire l’objet d’un droit subjectif. Le but poursuivi par les promoteurs de ces théories est de faire en sorte que seuls les actionnaires déterminent les finalités de l’entreprise, et que la prise en compte de leurs seuls intérêts serve de critère pour apprécier les décisions de gestion. Pour cela, rien de tel que de prétendre que les actionnaires sont « propriétaires » de l’entreprise. Or, tel n’est pas le cas. Et ceci pour une raison très simple : l’entreprise n’existe pas en tant que telle en droit positif et il n’est donc pas possible pour qui que ce soit d’en être « propriétaire ». Pour le droit positif, l’entreprise ne peut que se décomposer en un circuit de contrats nonreconnu officiellement en tant que tel. L’entreprise n’étant pas un objet de droit, elle n’est pas susceptible d’être la propriété de qui que ce soit. Les actionnaires ne sauraient donc être propriétaires de l’entreprise et il n’y a aucune raison de leur permettre d’en disposer comme s’il s’agissait de leur chose. Les actionnaires sont bien des propriétaires. Mais ils ne sont propriétaires que des actions. Leur droit de propriété sur les actions leur confère des prérogatives dans la société, et donc dans l’entreprise : ils ont droit à une parcelle du pouvoir, et notamment à participer au vote désignant les mandataires sociaux ; ils ont également vocation à percevoir des dividendes, en rémunération de l’apport qu’ils font de leurs capitaux à la société servant de support juridique à l’entreprise. Mais on ne peut prétendre qu’être propriétaire des actions d’une société revient à être propriétaire de l’entreprise – ce qui est un pur non-sens. Une telle façon de raisonner a, du point de vue de ses défenseurs, l’avantage de rendre l’intervention politique difficile. En restant dans le cadre strict d’une conception du social qui nie l’existence d’intérêts collectifs intermédiaires entre ceux des individus et l’intérêt général censé être assuré par l’État, on fait que l’intervention normative protectrice ne peut provenir que de normes 107
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émises par les institutions politiques de l’État ou sur délégation de celui-ci. Les déterminations de l’entreprise étant posées comme le simple aboutissement de l’exercice de droits subjectifs – donc comme le résultat normal du jeu social d’une société composée d’êtres libres et égaux – leur modification ne peut provenir que de normes extérieures à l’entreprise adoptées au sein de l’État. C’est, en effet, le droit des sociétés qui sert d’instrument d’organisation du pouvoir dans l’entreprise, et celui-ci donne peu de place à l’expression d’autres intérêts que ceux des actionnaires.22 Le moyen juridique de prise en compte des autres intérêts ne peut donc venir que d’interventions normatives extérieures (lois, règlements, etc.) nécessairement territoriales. Le droit positif, en ne donnant de droit d’expression réel dans l’entreprise qu’aux actionnaires, ne permet pas une auto-détermination de l’intérêt de l’entreprise, pris comme intérêt intermédiaire entre l’intérêt individuel des personnes concernées et l’intérêt général global. Dans le cadre d’une conception politique libérale cohérente, qui tirerait les conséquences de la structure pluraliste du pouvoir, le principe de subsidiarité serait appliqué à l’entreprise. Nous avons vu que dans un système juridique libéral, l’entreprise a une compétence régulatrice de principe, les normes positives ne venant limiter sa capacité d’action que par exception. Le principe de subsidiarité (qui veut qu’une compétence soit exercée au niveau le plus décentralisé possible) appliqué à l’entreprise conduirait la direction de l’entreprise à prendre en compte l’ensemble des intérêts affectés par son action dans le cadre d’une reconnaissance élargie de ses devoirs fiduciaires. Dans un monde dans lequel la capacité même de l’État à adopter des politiques efficaces est remise en question, rejeter la totalité du poids de la pesée des différents intérêts présents dans la société hors de l’entreprise pour le faire peser sur l’État est irresponsable. Des décisions telles que celle de fermer un site de production rentable en licenciant des gens, pour délocaliser et ainsi accroître la rentabilité de l’action maximisent peut-être l’intérêt de l’actionnaire mais ont des conséquences politiques graves : chômage, collectivités locales affectées, interventions et déficits publics, etc. En conséquence de cette finalité du « gouvernement d’entreprise », les États sont priés de bien vouloir prendre en charge l’ensemble des problèmes sociaux (licenciements économiques, chômage, paupérisation d’une partie des travailleurs salariés, etc.), environnementaux et politiques induits, sous des formes diverses selon les pays, par cette forme de gouvernement d’entreprise. Des mécanismes juridiques assurant une meilleure pesée des divers intérêts concernés au niveau décentralisé de l’entreprise réduiraient la charge insupportable sous laquelle croule l’État face aux demandes de tous les laissés pour compte des mécanismes actuels de gouvernement des entreprises.
22 Les procédures d’information et/ou de consultation des instances représentatives du personnel, par exemple, sont très souvent détournées dans la mesure où elles ne sont respectées que de manière purement formelle.
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L'entreprise comme institution fondamentale de l'échange marchand
Un nouveau système social mondial composé de corps avec une multitude de ressorts superposés et des intérêts particuliers s’est donc progressivement développé.23 La globalisation ne change pas les choses : elle les donne à voir. La globalisation vient rompre l’équilibre dynamique délicat qui avait été progressivement trouvé entre les Etats et les entreprises au sujet de l’allocation du pouvoir de réguler l’activité économique : les entreprises avaient le droit de prendre les décisions économiques en premier ressort, de faire l’arbitrage entre les divers intérêts affectés par chaque décision, dans un ensemble particulier de contraintes environnementales (y compris des normes juridiques positives) qui s’imposent à elles ; les Etats avaient le devoir de défendre les intérêts individuels et collectifs insuffisamment pris en compte, ou négligés, par les entreprises laissées à leur autonomie, par le biais d’une modification de l’environnement normatif des entreprises. Du fait de la concurrence accrue entre Etats pour la fourniture de normes favorables aux entreprises induite par la globalisation des échanges, des Etats divisés ne sont pas en position de fournir l’environnement normatif approprié aux entreprises pour que ce système continue de fonctionner d’une manière socialement acceptable. Il est nécessaire de repenser la structure constitutionnelle du monde, qui est maintenant déséquilibrée au détriment de l’« intérêt général », à quelque niveau géographique (local, Etat, régional, global) que ce soit, pour prendre en compte sa nature pluraliste.
23 Voir Jean-Philippe Robé, “Multinational Enterprises: The constitution of a Pluralistic Legal Order”, in Global Law without a State, G. Teubner, ed., Dartmouth (1997) et Jean-Philippe Robé, “Enterprises and the Constitution of the World Economy”, in 2 International Corporate Law 45-64, Fiona Macmillan, ed., Hart Publishing (2003). Plus généralement, voir Norberto Bobbio, Il futuro della democrazia, Torino, Einaudi (1st ed. 1991) p. 10.
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La place du marché Olivier Favereau Université Paris Ouest Nanterre La Défense “The intellectual has never felt kindly toward the market place: to him it has always been a place of vulgar men and of base motives” George Stigler, The Intellectual and the Market Place (1962)
Les mots ne sont jamais ambigus par hasard. Ainsi de la « place » du « marché ». S’agit-il de l’emplacement ou de l’importance du marché ? Justement le mot français « marché » vient du latin « mercatus », dont il reprend la dualité de sens, le sens générique de « transaction commerciale », et le sens spécifique de « lieu où s’effectuent ces transactions ». La constitution de l’économie politique – dans le siècle qui va de 1720/30 à 1830 – est inséparable d’un long glissement du second sens vers le premier, non sans déformation de l’un et de l’autre : la dualité d’acceptions est devenue l’opposition entre (i) un site (la foire, la localisation du marché) et (ii) un mécanisme (la concurrence qui unifie les prix sur un espace indéterminé). Cantillon (1720/30) utilise « marché » dans le sens (i), tandis que Turgot (1750/70), le premier, combinera les sens (i) et (ii). A partir de Smith (1776), le sens (ii) commence à dominer la pensée économique, et cela deviendra manifeste avec l’avènement du marginalisme dans le dernier tiers du XIXe siècle. Or si le marché comme site est nécessairement circonscrit dans le temps et dans l’espace, le marché comme mécanisme peut être utilisé plus ou moins intensivement, dans une société donnée, avec au moins à titre de possibilité logique le cas-limite où le marché occuperait toute la place. La place du marché devient une question économique. Il peut se faire qu’il y ait trop peu de marché – ou qu’il y en ait trop. Mon propos est de faire l’inventaire des ressources de la théorie économique (en partant du courant dominant) pour aborder cette question. La première partie rappellera la diversité – trop souvent négligée, y compris par les économistes – des approches possibles du marché comme mécanisme. La singularité de l’économie des conventions n’en ressortira que mieux : pour la première fois, le marché peut apparaître comme un principe de justice (et pas seulement un principe d’efficacité), au plus haut niveau d’exigence du débat critique sur ce qu’est la justice. La deuxième partie appliquera la méthode conventionnaliste pour « L’intellectuel n’a jamais été bien disposé à l’égard du marché : pour lui, le marché reste un lieu pour les hommes ordinaires et les plus communes motivations ». On trouvera tous les détails dans Charles (2007), à qui cette introduction est entièrement redevable.
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L’activité marchande sans le marché ?
montrer que la généralisation du marché comme mécanisme nuit à la réalisation du marché comme principe de justice, offrant au passage une démonstration de ce qui mérite d’être appelé le « théorème » de Polanyi, étape indispensable à la déconstruction du « néo-libéralisme ». La conclusion reviendra sur l’ambiguïté des mots : comme toujours, elle livre une expérience pragmatique. Le marché, pour retrouver toute sa place dans la construction du lien social, ne doit pas occuper toute la place dans le fonctionnement de la société.
Du marché comme mécanisme au marché comme principe de justice Dans la théorie économique contemporaine, en acceptant de se restreindre à la tradition dominante de l’individualisme méthodologique, on peut considérer qu’il y a quatre (plutôt 4,5 !) conceptions du marché comme mécanisme. En exploitant une remarque de Arrow (1974) sur les deux piliers du courant néoclassique (l’individu rationnel, la coordination par le marché), on peut opérer une double partition sur les façons de faire de l’économie, selon la réponse apportée aux deux questions suivantes : • la rationalité individuelle est-elle de type optimisateur ou de type limité ou procédural, selon la terminologie introduite par H. Simon ? • Le marché est-il le seul mode de coordination des comportements économiques, ou existe-t-il d’autres modes de coordination ? Cela autorise la distinction entre (au moins) quatre figures de la théorie économique contemporaine, quatre approches du marché, que l’on peut labelliser de façon synthétique (les labels n’emportent aucune conséquence analytique et peuvent être négligés, si le lecteur préfère) : • Théorie Standard (TS) : c’est le marché organisé et centralisé (organisation d’enchères et institutionnalisation de la loi de l’offre et de la demande). • Théorie Standard Etendue (TSE) : c’est le marché totalement décentralisé à l’initiative des agents qui négocient entre eux les termes de leur relation contractuelle, et qui choisissent un échange « spot ». • Théorie Standard évolutionniste (TSe) : c’est le marché en tant que système général de sélection par la concurrence. • Théorie non Standard (TnS) : c’est le marché en tant qu’épreuve marchande justifiée par des règles spécifiques qui le distinguent d’autres règles de coordination, davantage axées sur la coopération. Les frontières entre deux de ces familles de pensée permettront d’introduire certaines nuances – par exemple quand il faudra caractériser la « New Institutionalist Economics » (Coase, Williamson, North). 3 Je reprends pour l’essentiel Favereau (1989), en modifiant seulement la case Sud-Est.
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La place du marché
Examinons tour à tour chacune de ces approches sur la place du marché, sachant que le clivage le plus important pour notre propos passe horizontalement entre celles qui posent le marché comme mode de coordination unique et universel – et celles qui laissent ouverte la question d’une pluralité de modes de coordination : ce sont ces dernières qui nous seront les plus utiles pour réfléchir sur la place du marché. Toutefois, les premières gardent l’intérêt de nous alerter sur la pluralité des marchés eux-mêmes.
Le marché comme mode de coordination unique et universel Théorie Standard La Théorie de l’équilibre général mérite le titre de Théorie Standard, pour son rôle canonique dans la structuration du courant néo-classique, qui émerge dans le dernier tiers du XIXe siècle, à partir d’une critique et d’une volonté de dépassement des faiblesses du modèle classique. Par ailleurs, au milieu du XXe siècle, elle fait l’objet d’une double axiomatisation, au niveau de la rationalité individuelle (qui s’exprime dans le critère de maximisation de l’espérance d’utilité), et à celui des conditions d’existence d’un vecteur de prix assurant l’équilibre dans un système de marchés complet. Comme souvent, c’est chez le fondateur Walras que les options fondamentales sont les plus transparentes : le postulat explicite est que la Bourse des valeurs représente la forme accomplie et parfaite du marché, 113
L’activité marchande sans le marché ?
sachant (cette partie du postulat reste implicite) qu’il n’y a pas d’autre mode de coordination dans une économie... de marché. Sur un tel marché organisé, tous les éléments institutionnels sont destinés à faire jouer la loi de l’offre et de la demande. Il faut saluer l’audace de l’hypothèse, avant de dénoncer son irréalisme : les marchés organisés permettent de comprendre les marchés inorganisés (au lieu de l’inverse). Il y a deux raisons à cela, les unes empiriques (la logique des marchés peu organisés correspond approximativement à celle des marchés organisés), les autres normatives : du point de vue de la justice, on ne peut rien objecter à un enrichissement dû à une séquence d’échanges honnêtes à la Bourse. Le mécanisme d’enchères propre à la fixation des cours à la Bourse garantit que les échanges s’effectuent au niveau qui maximise le nombre des échangistes satisfaits. Ultérieurement, Arrow et Debreu démontreront l’équivalence des équilibres généraux et des optima de Pareto. Cela dit, on sait qu’un optimum de Pareto correspond à un critère de justice particulièrement faible. Que peut nous apprendre ce schéma sur la place du marché ? Paradoxalement, cette vision du marché est moins envahissante qu’on ne pourrait le penser. Comme il s’agit de marchés centralisés, la place du marché est d’abord inscrite quelque part dans l’espace – et n’est donc nullement douée d’ubiquité. La Bourse des valeurs à Paris se trouve à l’intérieur du Palais Brongniart. Les marchés organisés, admettent donc, par définition, un monde extérieur, exogène par rapport aux variables économiques qui s’expriment sur le marché et nulle part ailleurs. Le marché a le monopole de l’allocation des ressources, mais, cela étant dit, sa place est limitée dans la société, tout importante qu’elle soit. La théorie ne fournit aucun critère pour faire varier cette place. Dans les termes de notre colloque, c’est le « marché » qui donne le sens de toute « activité marchande ». Le marché est le tout de l’économie, mais l’économie n’est pas le tout de la société.
Théorie Standard évolutionniste Ce courant de pensée représente une autre face du courant néo-classique, « Autrichienne » compte tenu du rôle joué par des auteurs de langue allemande à la fois dans l’avènement du marginalisme (Menger) et dans l’affirmation d’une méthodologie individualiste (von Mises). Mais la référence centrale est fournie au XXe siècle par Hayek, dont l’influence s’est révélée aussi complexe que progressive - et décisive : sa défense et illustration d’un libéralisme renouvelé par l’apport des sciences cognitives, tout en offrant une critique sévère de la Théorie Standard, lui a en réalité fourni un puissant adjuvant pour imposer la mythologie du marché comme mécanisme, laquelle va dominer la fin du XXe siècle. En outre, autre manifestation de l’importance de Hayek, sa vision normative de l’économie de marché va trouver des prolongements techniques avec l’apparition d’un courant ouvertement évolutionniste, à partir de Nelson et Winter (1982), et d’une nouvelle branche de la théorie des jeux, dite « évolutionnaire ». Voilà pourquoi il semble fondé, à travers ce label de Théorie Standard évolutionniste, 114
La place du marché
de donner à voir la cohérence et la puissance d’une version évolutionniste de la Théorie Standard. Certaines des idées centrales de Hayek (pour notre sujet) se sont constituées très tôt : dans le débat contre les partisans du calcul économique socialiste (1935), où Lange veut utiliser la Théorie de l’équilibre général, pour aider au fonctionnement d’une économie… centralisée. Sa critique essentielle concerne l’impossibilité de disposer des informations nécessaires pour calculer les prix d’équilibre. Fort logiquement, Hayek va ensuite en 1937, 1945 et 1946, retourner cette argumentation directement contre la TS. Sa réflexion ultérieure sur les sciences cognitives (1952), qui rejoint avant la lettre les thèses de Simon sur la rationalité limitée, viendra sceller définitivement ces intuitions et leur conférer une portée maximale avec le renouvellement de la philosophie politique du libéralisme, opérée dans « Law, legislation and liberty » (1973, 1976, 1979). Tel est le paradoxe de la conception Hayekienne du marché : construite essentiellement contre la TS, elle en partage l’inspiration essentielle : le marché est le seul mode d’allocation des ressources, ou plutôt le meilleur, du fait de ses propriétés que révèle l’expérience historique. Le marché, c’est la concurrence et la concurrence, c’est un processus dynamique de découverte des goûts des consommateurs et de sélection des entreprises à même de les satisfaire au moindre coût. Le marché est plus intelligent que l’ensemble de ses participants, à condition de laisser faire les individus qui, à défaut de la connaissance (cognitivement absurde) des prix d’équilibre, disposent de « la connaissance des circonstances particulières de temps et de lieu » – et les faits sont là pour montrer que cela génère un ordre spontané, d’une efficacité sans pareille. Ce serait une erreur de catégorie que d’appliquer à un mécanisme social, non manipulable (dont la caractéristique est de n’être le fruit d’aucun plan priori), un critère de justice – qui ne peut viser que des actions humaines. Bien que ce schéma tende plutôt à exalter la place du marché, on ne saurait en déduire un impératif d’extension délibérée de ces mécanismes (tout au plus un impératif de protection), car promouvoir autoritairement un ordre spontané relèverait d’une injonction paradoxale. Hayek se méfie comme la peste du constructivisme politique, « l’erreur fatale » qui risquerait de déboucher sur le socialisme. Nous voici renvoyés au débat des années 1930. Au total, par des voies différentes, on peut redire de la TSe ce qui a été dit de la TS plus haut : l’ « activité marchande » ne prend tout son sens que relue à l’aune du « marché », replacé dans l’immense processus de sélection qui prolonge au niveau des sociétés humaines ce qui a été déduit de l’évolution des espèces naturelles. Il est probable que les leçons de l’économie, ainsi replongée dans la philosophie de l’esprit et de la vie, peuvent s’étendre, mutatis mutandis, à d’autres compartiments de la société.
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L’activité marchande sans le marché ?
Le marché comme mode de coordination parmi d’autres Théorie Standard Étendue Le début des années 1970 marque l’apogée de la théorie de l’équilibre général, avec la publication de l’ouvrage de Arrow et Hahn “General competitive analysis” qui en donne une formulation canonique, du point de vue technique aussi bien que pédagogique. Pourtant, sous l’effet conjugué des critiques internes et externes, ce programme de recherche vieux d’un siècle va subir une profonde ré-orientation. Arrow, depuis longtemps, était troublé par l’inaptitude de la théorie de l’équilibre général à aller au-delà de la démonstration de l’existence d’un vecteur de prix d’équilibre pour rendre compte du calcul effectif de ces prix : « each individual participant is supposed to take prices as given (…). There is no one left over whose job it is to make a decision on price [according to the law of supply and demand] » (1959).
Cette incapacité était d’autant plus gênante que devenait plus pressante la contrainte de l’individualisme méthodologique. Par ailleurs, aux critiques externes d’irréalisme, Arrow, de même que Hahn, ont répondu qu’il y avait méprise sur le statut de leur travail d’axiomatisation. En réalité, leur œuvre a valeur critique en dégageant pour la première fois la liste des conditions requises pour que soit valide la métaphore de la main invisible. Précisément, est rigoureusement indispensable l’existence d’un système complet de marchés (notamment d’options : on doit pouvoir prendre des options pour se couvrir contre n’importe quel état de la nature, depuis la date présente jusqu’à la fin des temps). Le fait que cette condition soit impossible à remplir dans le monde réel conduit Arrow à remettre en cause le postulat le plus fondamental de la tradition néo-classique : l’unicité du mode de coordination. Après tout, les économies de marché ne sont pas vouées au chaos, indice qu’il y a probablement d’autres modes de coordination que le marché. Arrow (1975) mentionne les régulations étatiques, mais aussi les contrats sur lesquels repose le fonctionnement des organisations hiérarchiques, ainsi que… les systèmes de valeurs et les codes éthiques. L’idée d’une multiplicité de modes de coordination faisait ainsi son entrée dans la théorie économique. Ce qu’il est convenu d’appeler le « programme d’Arrow » va consister à essayer d’endogénéiser le choix par les agents économiques du mode de coordination (au-delà ou en deçà des choix d’offre ou de demande de biens et services) en s’appuyant sur le pilier restant de la tradition néo-classique : la rationalité optimisatrice (d’où le label proposé de Théorie Standard Etendue). Le support de la généralisation va être la notion de contrats, modélisée comme « chaque participant individuel est supposé prendre les prix comme étant donnés (...). Il n’en est pas un dont le travail consisterait à décider du prix [en suivant la loi de l’offre et de la demande] ». Le courant « Law and Economics », auquel Arrow ne paraît pas s’être intéressé, a déjà été relancé par Coase (l’article fondateur date de 1960), mais dans un rapport très différent avec
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La place du marché
relation bilatérale entre deux agents convenant d’une règle du jeu optimale pour chacun. La technique d’endogénéisation était déjà disponible, grâce à un collègue de Arrow, Hurwicz qui depuis le début des années 1960 avait mené un travail de pionnier sur le « mechanism design », c’est-à-dire sur les propriétés d’optimalité (Pareto) et d’efficience informationnelle des mécanismes d’allocation des ressources. L’idéal était un mécanisme décentralisé, où chaque agent n’aurait besoin que d’informations concernant l’effet de ses actions (ou de celles des autres) sur lui-même. Apparaissait alors la question de la compatibilité avec l’intérêt individuel (‘Incentive Compatibility’) : « participants in the process [should not] find it advantageous to violate the rules of the process » (1972). En réalité, cette question était familière des économistes des biens publics, confrontés au problème de la fausse représentation des préférences, ressources, etc. par les individus concernés. Hurwicz est amené à réaliser que ce problème va se poser aussi pour tous les biens privés ! L’IC peut être assurée d’entrée de jeu par la nature même de la règle (on parle alors de « self-enforcement ») mais le plus souvent, il faudra recourir à des récompenses, donc consommer des ressources (on parle donc d’« enforcement »), ce qui passera par l’addition d’une contrainte dans le programme d’optimisation des agents, dite « incitative ». Il faudra même une seconde contrainte en plus, car on ne peut forcer les agents à échanger, si cela est moins intéressant que de ne pas échanger. La « no-trade option » va devenir la « contrainte de participation ». Arrow peut donc continuer à mobiliser le principe d’optimisation standard, avec ces deux contraintes supplémentaires. La pratique des assureurs va lui fournir le paramètre dont la variation produira la diversité souhaitée des règles contractuelles : il s’agit du type et du degré d’asymétrie d’information caractérisant la situation des contractants : « hasard moral » (on dissimule une action) ou « anti-sélection » (on dissimule une information). Une première conclusion s’impose : le rapport entre « activité marchande » et « marché » est en passe de s’inverser. L’activité marchande devient plus générale que le marché, puisque celui-ci – résumé par un certain schéma de relation contractuelle, qui se dénoue dans l’instant – n’est qu’une des issues possibles de la négociation entre les contractants potentiels. De ce point de vue, la discipline économique semble enfin disposer des outils nécessaires pour penser la place du marché. En effet, on n’a jamais été aussi proche d’une endogénéisation totale du marché à partir des interactions marchandes, au niveau interindividuel. Ce n’est plus le secrétaire de marché walrasien, ni une quelconque structure institutionnelle (d’ailleurs le plus souvent négligée par les théoriciens de l’équilibre général), qui calcule les prix (et organise les règles de l’échange), mais les agents économiques la théorie de la décision (dont l’outillage mathématique n’intéresse pas Coase, par un curieux effet de symétrie avec Arrow). Pour une tentative de rendre compte des valeurs morales en termes de choix rationnel, voir Gauthier (1986). Sauf dans un univers atomistique : sur le théorème d’impossibilité de Hurwicz, voir la synthèse de Ledyard (1987).
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L’activité marchande sans le marché ?
eux-mêmes. A y regarder de plus près, toutefois, ce panorama demande à être nuancé. D’un côté, certes, le « marché » est fortement relativisé par rapport à « l’activité marchande ». L’ordre concurrentiel global, pour parler comme Hayek, n’est présent qu’à travers la contrainte de participation, où l’on remarque sans peine que l’option extérieure a toujours le statut d’une variable exogène. En vérité, cette extension de la TS marque une régression vers l’équilibre partiel, c’est-à-dire la perspective des années 1930, avant que la révolution Keynésienne n’incite Hicks (1939) à ré-orienter le courant néo-classique vers la méthode Walrasienne. D’un autre côté, la technique de l’extension, qui s’appuie sur un changement après tout mineur du programme d’optimisation, ne doit pas masquer le changement majeur d’ambition de la théorie économique dominante, invitée désormais à escalader tous les versants de l’édifice institutionnel des économies de marché, avec pour seul équipement la rationalité optimisatrice. Le royaume du calcul rationnel est si étendu sur la surface de la terre que le soleil ne s’y couche jamais. Dans la mesure où marché et rationalité intéressée ont partie liée pour le sens commun, la relativisation du marché, sur un certain plan (micro ?), révèle en filigrane tout le contraire, une sorte d’absolutisation, sur un autre plan (macro ?). Bizarrement, un phénomène du même ordre peut être constaté avec la « New Institutionalist Economics » de Coase et Williamson.
Entre la Théorie Standard Etendue et la Théorie non Standard Pour l’histoire, Coase (1937) doit être crédité de la première formulation de l’idée selon laquelle le marché comme mécanisme n’est pas l’unique mode de coordination, comme en témoigne l’existence des firmes (symbolisées par la relation de travail salariée), où le système des prix est supplanté par un mécanisme d’autorité. L’explication de cette substitution repose sur une notion appelée à un bel avenir, celle de coûts de transaction. Le recours au marché comme mécanisme est coûteux. De même le recours à l’organisation hiérarchique, de sorte qu’une économie dite de marché combinera les deux modes de coordination, jusqu’à l’égalité, à la marge, des coûts de transaction selon l’un et l’autre mode. Il y a donc des activités marchandes, en tous cas impliquant un échange monétaire, qui ne relèvent pas du marché comme mécanisme – par exemple au sein des firmes, entre employeurs et salariés. Ce raisonnement va rester largement en sommeil jusqu’au milieu des années 1970, où Williamson, un ancien élève d’Herbert Simon (dont il reprendra l’hypothèse non standard de rationalité limitée), va lui donner l’ampleur d’un nouveau paradigme, quoiqu’inscrit dans la tradition historique Voir Clower (1975) pour un développement détaillé sur ce point. On pourrait aussi nuancer la relativisation du marché dans la TSE en évoquant un autre point technique : l’optimum recherché par les agents économiques en information imparfaite asymétrique est presque toujours un « second best », c’est-à-dire que la solution consiste à réduire l’écart entre le monde réel et le monde parfait de l’information imparfaite mais symétrique, qui n’est autre que l’équilibre général de Arrow-Debreu. C’est là une autre –et importante – différence de méthode avec la TSe : Voir l’excellente critique de Demsetz (1969)
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de l’institutionnalisme. La catégorie analytique de base est la transaction, ce qui le rapproche de la Théorie Standard Etendue (où l’équivalent serait le contrat). Le rapprochement se justifie d’autant plus que son intuition l’amène à valoriser comme autre hypothèse fondatrice, l’opportunisme, c’est-à-dire la recherche de l’intérêt individuel y compris par la ruse, remarquable anticipation des problèmes d’aléa moral et d’anti-sélection. Williamson va progressivement généraliser le raisonnement dualiste de Coase ; les agents économiques adoptent pour leurs transactions le schéma institutionnel qui minimise les coûts de transaction : les trois schémas-types sont le marché, la hiérarchie et les formes hybrides. Nous sommes donc en présence d’une théorie alternative de la place du « marché », lequel n’est qu’une « structure de gouvernance » possible des « activités marchandes », à choisir sur un continuum (avec les trois grands repères déjà signalés). A nouveau, on constate une forte relativisation du « marché », mais qui cache mal une nouvelle absolutisation du marché comme mécanisme, qui, à peine ravalé au rang de variable endogène, se réincarne dans un super-marché des formes institutionnelles, qui détient la clé de l’histoire économique. Le vrai « marché » n’est-il pas là, d’autant que pour Williamson, les agents choisissant les schémas qui minimisent les coûts de transaction, il y a une présomption d’efficience sur toutes les institutions léguées par l’histoire. Une certaine caractérisation commune de la rationalité, instrumentale et intéressée, semble l’emporter sur l’opposition optimisatrice/limitée, pour situer le style de théorie économique, selon sa plus ou moins grande proximité du courant dominant.
Théorie non Standard La TSE (tout comme, à un moindre degré, la NEI en termes de coûts de transaction) est une tentative exemplaire pour fonder le « marché » sur « l’activité marchande » la plus décentralisée – par en bas, en somme et dans tous les sens du terme : la rationalité individuelle transférée sans précaution des échanges avec la nature aux échanges entre humains commande d’être immoral (ou opportuniste, si l’on préfère), chaque fois qu’il est dans l’intérêt de l’individu de dissimuler une information et/ou une action. Si l’individu ne le faisait pas, cela vaudrait exception au principe de rationalité individuelle, calculatoire et non coopérative – donc contre-exemple, menaçant de réfutation le dernier pilier de la tradition néo-classique. Si l’on regroupe TSE et TSe (avec peut-être le poste-frontière de la NEI) sous la même bannière de ce principe (rationalité optimisatrice et rationalité limitée ne sont après tout que deux versants de la rationalité instrumentale), on peut soutenir qu’ils forment ensemble l’économie dominante commuée en théorie générale d’une société (pas seulement d’une économie) composée d’individus rationnels en ce sens précis. La TnS est un rassemblement de courants hétérodoxes et/ou institutionnalistes qui conteste radicalement cette économie dominante, au niveau des deux dimensions de la rationalité et de la coordination. Ici, je vais choisir de privilégier le courant de l’économie des conventions, notamment parce que sa démarche 119
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se rapproche le plus d’une démarche axiomatique – à l’instar de la TS. Si l’on reprend les axes de la table d’orientation, on pourrait se contenter de noter que la TnS combine rationalité limitée et pluralité des modes de coordination, comme si la TnS partageait la conception de la rationalité limitée de la TSe, et celle de la pluralité des modes de coordination avec la TSE. En réalité, cette pluralité est pour partie un faux semblant, puisqu’elle laisse inchangée le critère de rationalité individuelle, par rapport au contexte où n’existe qu’un seul mode d’allocation. Pour être totalement cohérente, cette pluralité doit être associée à des capacités cognitives des agents économiques qui font de la coordination un objet de réflexion et un vecteur d’utilité. Bref la rationalité doit cesser d’être purement calculatoire pour devenir aussi interprétative. Mais, en retour, une rationalité individuelle interprétative va nécessairement complexifier la coordination interindividuelle, sans d’ailleurs la rendre nécessairement plus difficile. La coordination des comportements individuels ne peut plus exclure a priori et par principe la coordination des jugements normatifs sur les comportements. Une certaine forme d’intersubjectivité fait son apparition. Les agents économiques ne sont plus par construction des êtres amoraux, et les valeurs réintègrent tant la dimension de la rationalité (esprit critique) que celle de la coordination (dont elles peuvent être un vecteur essentiel). De cette opération croisée de refondation de la rationalité et de la coordination, Boltanski et Thévenot (1991) vont déduire une (hypo)thèse audacieuse, en tous cas très inhabituelle pour les économistes, habitués à se placer sur le seul plan de l’efficacité : bien plus qu’un mode de coordination, le marché peut être un critère de justice. La seconde partie de ce texte va montrer que ce projet de re-fondation du marché non plus par en bas, mais par en haut, renouvelle complètement les rapports possibles entre « l’activité marchande » et le « marché », parce que si le potentiel apologétique de la référence au marché est non seulement préservé mais même démultiplié, le potentiel critique croît dans la même proportion.
Du marché comme principe de justice à la dénonciation du toutmarché
D’abord, il importe d’extraire de la construction imposante de Boltanski et Thévenot ce qui est indispensable à l’argumentation de leur (hypo)thèse. La plausibilité de cette (hypo)thèse étant établie, on montrera d’une part que « l’activité marchande » peut porter d’autres valeurs que celle du « marché », et inversement que le fondamentalisme du marché, qui entend systématiser « l’activité marchande », éloigne définitivement du « marché » comme principe de justice.
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La place du marché
Le marché comme principe de justice Le plus simple est de repartir de la rationalité, certes limitée mais désormais interprétative, du fait du souci qu’ont les agents économiques de la coordination, toujours menacée et pour cette raison même, toujours présente dans leurs préoccupations. La rationalité ne désigne plus une cohérence parfaite dans les calculs mais la capacité à répondre aux critiques et à justifier aussi bien ses jugements que ses actions. La rationalité est de l’ordre d’une justification. Or il y a – c’est un fait, et un fait plutôt heureux – une pluralité de justifications possibles. Comment endiguer cette multiplicité, qui risque de dégénérer en relativité ? Il faut d’abord expliciter ce qui reste le plus souvent implicite. C’est l’intérêt des philosophies politiques que de proposer des fondements cohérents pour des « cités » justes, organisées autour d’un « principe supérieur commun », qui permet de mesurer des « grandeurs » légitimes. Il faut ensuite dégager la grammaire commune à toutes ces grandeurs légitimes pour aboutir au modèle de « Cité » juste, en forme d’axiomatique. Les philosophies politiques retenues par Boltanski et Thévenot en 1999 sont : • la Cité de Dieu (Saint Augustin) pour la cité de l’inspiration, dont le principe est l’originalité ; • la Politique (Bossuet) pour la cité domestique, dont le principe est la relation personnelle ; • le Leviathan (Hobbes) pour la cité de l’opinion, dont le principe est la notoriété ; • le Contrat Social (Rousseau) pour la cité civique, dont le principe est l’intérêt général ; • la Richesse des Nations (Smith) pour la cité marchande, dont le principe est la concurrence ; • le Système industriel (Saint-Simon) pour la cité industrielle, dont le principe est la fiabilité.10 Cette liste n’est hétérogène qu’en apparence. Ce qui unit les principes de justification retenus, c’est une même légitimité. Un principe de justification est considéré comme légitime, s’il satisfait les six axiomes suivants : •
a1 : commune humanité (équivalence de tous les humains dans la cité) ;
•
a2 : dissemblance (au moins deux états) ;
•
a3 : commune dignité (égale puissance d’accès aux différents états) ;
L’exposé qui suit s’inspire très directement du chapitre 2 de la thèse de Frédéric Laville (1999). Un mode d’exposé alternatif consisterait à partir plutôt de la coordination, et des inégalités, génératrices d’un sentiment d’injustice, qui font obstacle à celle-ci. 10 Le terme généralement utilisé est « efficacité », mais il y a risque de confusion, avec ce qui est dit dans ce texte à propos du marché.
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L’activité marchande sans le marché ?
•
a4 : ordre de grandeur (les états sont ordonnés : petit/grand) ;
•
a5: formule d’investissement (l’accès aux états supérieurs a un coût) ;
• a6 : Bien Commun (la satisfaction retirée des états supérieurs profite à toute la cité). Ainsi, dans la Cité Marchande, les agents se différencient des biens en ce qu’ils ne peuvent être échangés (a1) ; la ʺgrandeurʺ marchande impliquée dans a2 et a4 est la richesse ; selon a4, le marché doit donner à chacun une chance de s’enrichir ; a5 et a6 font intervenir le ʺprincipe supérieur communʺ de la Cité Marchande : la concurrence, qui implique l’absence de position définitivement acquise (a5) et pousse à une circulation de la richesse qui aura des retombées bénéfiques pour tous (a6). On remarquera que a6 combine efficacité et équité – ressemblant en cela au « principe de différence » de Rawls.11 Nous en avons assez dit pour être en droit de conclure que le marché n’a jamais été élevé sur un tel piédestal. C’est sans doute la première fois dans l’histoire de la pensée économique, que l’on essaie de fonder le marché par en haut, non pas seulement en tant que principe d’efficacité (encore que l’efficacité ne soit nullement dévalorisée dans l’axiomatique ci-dessus, comme on vient de le voir) mais en tant que principe de justice, certes parmi d’autres mais précisément passé au crible du même jugement axiomatique que tous les autres. La Cité marchande n’a pas bénéficié d’un traitement de faveur, sous prétexte (par exemple) de son efficacité supérieure – telle serait sans doute la position la plus répandue parmi les économistes libéraux, mais telle n’est pas la position de l’économie des conventions. Rappelons aussi la position singulière de Hayek : le marché comme mécanisme n’a pas à faire l’objet d’un jugement de justice, qui doit être limité aux actions humaines. Là encore, l’économie des conventions s’inscrit en faux contre cette restriction indue du champ d’application des jugements de valeur. Elevé sur un tel piédestal, le marché devient alors un poste d’observation incomparable pour l’économiste critique qui peut prendre une vue d’ensemble des imperfections entachant le fonctionnement concret des économies dites de marché – et pour ce faire, il n’est plus question de se contenter de dénoncer le sous-équipement moral de l’homo economicus. On peut voir plus loin. Et plus profond.
Vers une critique du « fondamentalisme du marché » au nom du marché L’activité marchande peut porter d’autres valeurs que celles de la Cité Marchande •
activité marchande et don / contredon
Le sociologue George Homans avait enquêté pendant six mois sur un groupe de dix employées de la société Eastern Utilities, dont le travail consistait à enregistrer 11 « Les inégalités sociales et économiques doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus désavantagés de la société » (2e partie du second principe de justice).
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La place du marché
les paiements des clients sur des cartes perforées. La norme de rendement était de 300 enregistrements par heure, et la performance des employées était contrôlée individuellement. Le non-respect de la norme entraînait une réprimande. La rémunération était fixe, et n’était pas modifiée en cas de promotion vers d’autres tâches, comportant plus de responsabilités. Les départs volontaires étaient fréquents parmi ces jeunes femmes (le plus souvent pour cause de mariage). Voici le point surprenant, qui va conduire l’économiste à s’intéresser au travail du sociologue : la norme de rendement était largement dépassée par toutes les employées, puisque les performances moyennes s’échelonnaient de 308 à 439, avec une valeur moyenne à 353 (soit un dépassement de 17 %). Cette configuration est en effet incompréhensible pour la rationalité standard, qui commanderait soit que l’employeur diminuât le salaire, quitte à perdre les employées les plus performantes, soit que chaque employée abaissât son rendement au plus près de la norme – ou les deux à la fois. L’une ou l’autre des ces issues renverrait au marché comme mécanisme, tel qu’il pourrait être modélisé par la TS, la TSE ou même la TSe. La solution proposée par Akerlof pour résoudre cette anomalie consiste à transformer la rationalité standard pour intégrer des préoccupations à la fois de justice (fairness) et de don / contredon (dans la lignée de l’essai sur le don de Mauss). Les employées sont reconnaissantes à leur employeur de ne pas exploiter la situation à son avantage et de leur offrir un salaire supérieur au salaire qui correspondrait à l’équilibre du marché – en échange de ce don, elles offrent le contre-don d’une productivité moyenne très supérieure à la norme du marché. Cette solution est remarquable à plus d’un titre. Elle est d’abord l’illustration parfaite de la capacité de l’activité marchande à se détacher du marché comme mécanisme. Car c’est de cela qu’il s’agit : il serait tentant pour l’économie dominante de contourner l’anomalie en soutenant … qu’il n’y a aucune anomalie. Qu’observe-t-on sinon que l’employeur obtient plus en payant plus ? Double erreur de perspective (même si le constat est indiscutable). D’une part, pour parvenir à ce résultat, ce n’est pas le marché comme mécanisme que les deux parties ont fait jouer. La concurrence n’a joué aucun rôle dans l’obtention de ce résultat (elle aurait au contraire fait disparaître don et contredon), c’est plutôt une volonté commune des parties de ne pas faire jouer la concurrence ! D’autre part, si l’on cherche à reconstituer les motivations des deux parties, il est clair qu’elles ne sont pas d’un type marchand. De quel type sont-elles ? L’interprétation la plus vraisemblable part de l’évidence que l’ensemble des employés forme un collectif uni – la solidarité entre les employées est suffisamment forte pour contrebalancer les tensions suscitées par l’inégalité performance / rémunération à l’intérieur de leur groupe. La notion de justice est ici d’un maniement délicat, puisque l’équité dans le rapport entre les employées et l’employeur se construit sur la base d’une inéquité entre les employées. Le sentiment qu’elles ont d’être reconnues et respectées par leur employeur en tant que collectif joue certainement un rôle décisif.12 Et la présence 12 « Les inégalités sociales et économiques doivent procurer le plus grand bénéfice aux
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L’activité marchande sans le marché ?
de collectifs oblige à des conceptions de la justice plus sophistiquées, pour quitter le terrain strictement interindividuel et quantitatif, pour faire place à des considérations intersubjectives et qualitatives. Que la solidarité puisse être une variable importante dans le monde du travail ne constitue pas une grande découverte pour le sociologue ; en revanche, c’en est une, pour l’économiste, que d’être confronté à la richesse et à la complexité des valeurs véhiculées par un échange marchand banal autour de la manipulation de mandats postaux. Il semble qu’on puisse aller encore plus loin, à partir de l’argument d’Akerlof. Le salaire des employées, et leur rendement, sont ce que Homans a observé. En toute logique, ils pourraient être encore supérieurs (inférieurs aussi, il est vrai). Tout se passe donc comme si les deux parties d’une activité marchande pouvaient décider de la « hauteur » de leur relation, par rapport au repère du lien purement marchand, qui en devient une sorte de ligne de flottaison. Au niveau marchand, les jugements de valeur, positifs ou négatifs se compensent. On est dans le neutre, le correct et le légal. En dessous la défiance et la malhonnêteté, privilégiées par la TSE. Au dessus, l’apprentissage de la réciprocité, dont les limites sont inconnues. •
les conventions de qualité
A ce qui précède, on pourrait objecter que l’accent sur la justice est une spécificité du marché du travail, et qu’en dehors de celui-ci, par exemple sur le marché des biens, le recours à la rationalité ordinaire est moins défectueux. La distinction du marché comme mécanisme et du marché comme principe de justice perdrait de son intérêt. Il n’en est rien. C’est le moment d’introduire la grande muette du discours marchand, si bavard sur les prix, mais si embarrassé, quand il s’agit de la qualité. L’économie des conventions est fondamentalement une économie de la qualité – tout simplement parce qu’il n’est pas possible de penser la qualité en toute généralité, si l’on ne dispose pas déjà d’une pensée de la justice. D’abord, la qualité est une notion normative (même si c’est au petit pied), relevant donc du même espace analytique que celui où figure nécessairement la notion de justice. Par conséquent le critère de rationalité approprié à cet espace n’est plus limité à sa forme calculatoire, il intègre une compétence interprétative. Cela ne sera guère contesté, pour la justice. En revanche, pour la qualité, l’économiste sera plus enclin à plaider pour la possibilité d’une mesure objective, du moins pour une grande majorité de biens manufacturés. C’est pourquoi il faut ne jamais se lasser de rappeler que même dans le cas le plus favorable où l’on dispose de critères objectifs, aucune méthode multi-critères ne peut conduire à un classement totalement objectif, c’est-à-dire sans jugement de valeur (choix des pondérations entre les critères, par exemple). Et le cas le plus favorable n’est évidemment pas le plus général. Enfin, last but not least, il y a un lien entre ‘qualité’ et ‘justice’ : la qualité est aux objets ce que la justice est aux personnes. Plus précisément, la qualité est aux relations entre les personnes médiatisées par les objets ce qu’est la justice aux membres les plus désavantagés de la société » (2e partie du second principe de justice).
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relations entre les personnes. Si cette affirmation est correcte, alors nous tenons là un test indirect de la théorie de la justice de l’économie des conventions : les distinctions introduites peuvent-elles être transposées à la qualité ? La réponse est positive. Le schéma d’ensemble de l’argumentation (White, 1983 ; EymardDuvernay, 1989 ; Favereau et alii, 1999) est le suivant : • la concurrence doit être immédiatement modélisée en termes de qualité et de prix ; • la concurrence met aux prises des entreprises qui se positionnent dans un espace qualité – prix ; • les producteurs proposent des couples prix / qualité, les consommateurs acceptent ou refusent, jusqu’à ce que, de proche en proche, sur l’ensemble des produits le rapport qualité/prix soit le même ; • si la dispersion des entreprises dans l’espace prix / qualité admet un point fixe, alors on dira qu’il y a, pour cette famille de produits, un marché viable (White), ou de façon équivalente, une convention de qualité (EymardDuvernay) – dans les deux cas, un accord spontané et implicite entre consommateurs et producteurs sur un ordre de qualité local. • les principales conventions de qualité, observées et/ou modélisées, pour les biens manufacturés sont (a) la qualité industrielle, certifiée par un agent extérieur au marché (exemple-type : les médicaments) ; (b) la qualité marchande, traduisant les préférences des consommateurs (exemple-type : les vêtements) ; (c) la qualité domestique, reflétant la traçabilité des opérations de production (exemple-type : un fromage traditionnel). Un travail collectif de recherche sur les services juridiques rendus par les avocats (Favereau et alii, 2010) a pu ajouter : (d) la qualité inspirée, correspondant à l’invention d’une solution sur mesure pour le client de l’avocat (exemple-type des cabinets d’avocats d’affaires, réputés pour faire de la « haute couture »). Des investigations en cours sur le commerce équitable suggèrent enfin une possible convention de qualité civique (exemple-type des chaussures de sport, fabriquées dans des pays pauvres, mais en respectant des normes internationales de travail). Ce que la similitude du vocabulaire apporte n’est évidemment pas de l’ordre de la preuve ; en revanche, elle suggère fortement que l’activité marchande sur les différents marchés évoqués (cf. les exemples-types) est porteuse d’une orientation vers les valeurs de la Cité correspondante : industrielle, marchande, domestique, inspirée, civique – et cette fois, des mises à l’épreuve empiriques sont envisageables. Bref, l’activité marchande n’est pas dédiée à la seule Cité marchande. •
activité marchande et pauvreté : l’apport franciscain
Il est d’usage, depuis Max Weber, d’expliquer par l’éthique protestante (XVIe XVIIe siècles) le changement d’attitude à l’égard de l’économie marchande qui 125
L’activité marchande sans le marché ?
sera la condition permissive de la révolution industrielle. Depuis la fin des années 1970, des travaux d’historiens italiens13 s’accumulent pour suggérer que sans remettre en cause cette analyse classique, il faut prendre conscience de qu’elle fait suite à une réflexion très antérieure (du XIIIe au XVe siècles) sur la place du marché, ou plutôt de l’activité marchande, dans l’édification normative de la société. Cette réflexion s’est cristallisée autour de la figure de François d’Assise (1182-1226), alors même qu’il avait choisi une pauvreté radicale comme idéal de vie évangélique et fondé un ordre monastique sur cette base. Comment comprendre l’apparent paradoxe que, dans cette perspective franciscaine, des théologiens comme Pierre de Jean Olivi, Bernardin de Sienne, ou Jean Duns Scot, aient pu légitimer le rôle des marchands dans la cité, au point de concevoir leur complémentarité avec les religieux dans la dynamique d’élaboration du bien commun ? Il faut d’abord établir la positivité de l’activité marchande (plus précisément de l’activité des marchands), en rapport avec l’exigence de pauvreté, avant de proposer une issue au paradoxe – dans les termes de notre colloque. La pauvreté est une redécouverte de la vraie valeur des choses – et c’est déjà l’esquisse d’un nouveau regard sur la compétence des marchands, experts eux aussi en mesure des valeurs. Mais on se doute que le rapprochement doit être approfondi. Le disciple de François, par son comportement, témoigne que la valeur des choses outrepasse ce que l’argent peut exprimer. De même, « la signification socialement positive de l’argent dépendra, pour les franciscains, de la capacité des marchands à le faire circuler sans l’immobiliser : à l’utiliser sans chercher à l’accumuler, à le vivre comme une unité de mesure et non comme un objet précieux » (Todeschini, 2008, p.142).
Bref ce que l’argent rend possible pour la société compte infiniment plus que ce qu’il vaut en lui même pour l’individu qui le possède. Le moine et le marchand ont en commun de se concentrer, pour y remédier, sur ce qui « manque » (ibid., p. 70), à la différence de la misère subie et de l’usurier thésauriseur qui stérilisent, chacun à leur façon, ce qui devrait être une puissance de développement. Le ciment ultime du rapprochement est l’analogie – dès le XIIe siècle – entre le renoncement du moine et du marchand, l’un à toute possession, l’autre à une vie tranquille et sédentaire, en vue d’un « profit » maximal (ibid., pp. 26-7).14 Nous pouvons maintenant revenir à notre paradoxe, en assumant pleinement l’anachronisme de notre propos. L’activité marchande peut certes être porteuse de valeurs mieux qu’estimables – mais on se gardera d’oublier que dans la surprenante économie franciscaine, c’est la pauvreté qui donne le ton. Autrement dit, pas plus que le marché n’est livré à lui-même comme un mécanisme automatique, l’activité marchande n’est seule à réguler la vie sociale. Dans la Cité marchande, quand on envisage son « implémentation », l’activité marchande ne 13 Voir surtout Todeschini (2008) . 14 Ce raisonnement fait penser à l’axiome 5 (la formule d’investissement) de la théorie conventionnaliste de la justice, élaborée par Boltanski et Thévenot.
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saurait suffire. Il semble qu’il y ait même quelque chose de fondamentalement non-marchand dans cette Cité marchande, qui porte pourtant le « marché » à son plus haut degré de normativité. On commence ici à entrevoir « l’erreur fatale » (pour parler comme Hayek)… d’un certain fondamentalisme du marché.
La généralisation de l’activité marchande rend impossible la réalisation de la Cité Marchande • le théorème d’impossibilité de Polanyi : une démonstration conventionnaliste On n’a pas à chercher bien loin pour découvrir la thèse centrale de Polanyi dans « La grande transformation » (1944) : la première page est consacrée à la définition de la « civilisation du XIXe siècle » (le chapitre 1 est intitulé « la paix de 100 ans »), avec ses quatre institutions : l’équilibre des puissances, l’étalon-or international, le marché auto-régulateur, l’Etat libéral. Mais des quatre institutions, le marché auto-régulateur est la plus importante, parce qu’elle inspire est la matrice des trois autres. Le paragraphe qui suit pose alors la problématique entière de l’ouvrage : « Notre thèse est que l’idée d’un marché s’ajustant lui-même était purement utopique. Une telle institution ne pouvait exister de façon suivie sans anéantir la substance humaine et naturelle de la société, sans détruire l’homme et transformer son milieu en désert. Inévitablement, la société prit des mesures pour se protéger, mais toutes ces mesures, quelles qu’elles fussent, compromirent l’autorégulation du marché, désorganisèrent la vie industrielle, et exposèrent ainsi la société à d’autres dangers. Ce fut ce dilemme qui força le système du marché à emprunter dans son développement un sillon déterminé et finit par briser l’organisation sociale qui se fondait sur lui » (1983, p. 22).
A nos risques et périls, condensons cette citation15 dans l’énoncé suivant : Théorème d’impossibilité de Polanyi Le marché auto-régulateur est autodestructeur. Ce théorème contient en fait trois propositions : a) la société qui s’organise autour du marché auto-régulateur enregistre des effets destructeurs (à un certain niveau, non-économique, car au niveau économique, les effets positifs sont indéniables) ; b) la correction de ces effets destructeurs a des effets positifs à leur niveau mais empêche alors le marché d’être auto-régulateur ; c) le résultat global de l’ensemble de ces effets est indéterminé, non seulement à la date présente mais sans doute intrinsèquement.16 Le type d’argumentation qu’adopte Polanyi pour les justifier n’est pas banalement historique : 15 Voir aussi Polanyi (1983, pp. 53-4, 264, 284-5 et 320). 16 Cette 3e proposition – qui fait l’objet du dernier chapitre (totalement prospectif) de l’ouvrage – doit se comprendre à la lumière de la date de parution de l’ouvrage : 1944. L’indétermination provient de ce que la société post - « marché auto-régulateur » doit affronter pragmatiquement la tension inhérente à son projet historique, qui est de « supprimer toute injustice susceptible d’être supprimée, et toute atteinte à la liberté » (1983, p. 334).
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« ce que nous cherchons, ce n’est pas une séquence convaincante d’évènements saillants, mais une explication de leur tendance en fonction des institutions humaines (…). Et en poursuivant cet unique objectif, nous empièterons sur le domaine de plusieurs disciplines » (1983, p. 23).
L’argumentation de Polanyi n’a besoin d’aucun renfort. Mon propos sera simplement de montrer une autre voie, comme on dit en alpinisme. Un type d’argumentation, moins historique et plus analytique, appuyé sur la méthodologie de l’économie des conventions, conduirait au même résultat. Traduite en termes conventionnalistes (cf. ci-dessus la partie sur la Théorie non Standard), la notion de « marché auto-régulateur » implique que l’on peut organiser, en toute généralité17, la pleine coordination des comportements économiques, sans avoir à intégrer la coordination des jugements normatifs sur les dits comportements économiques. Cela veut dire à la fois qu’on systématise l’activité marchande et qu’on la maintient fermement et strictement à l’intérieur du cadre du marché comme mécanisme, excluant non moins fermement et strictement le marché comme principe de justice. Que veut dire alors « l’anéantissement de la substance humain et naturelle de la société » ? • l’économie des conventions postule un homo economicus, plus général que sa pâle version standard. Conformément à la théorie de l’identité sociale, l’individu a trois niveaux d’identité : personnel (il se définit comme une monade solitaire), social (il se définit par son appartenance à tel et tel groupe), humain (il se définit, au-delà de toute appartenance sociale, par son humanité). La systématisation de l’activité marchande, jointe à un mécanisme marchand purifié de tout aspect normatif, va contraindre le membre de la « société de marché »18 à ne se situer qu’au niveau personnel de la définition de soi. C’est une première mutilation. • La psychologie du travail a depuis longtemps montré l’importance de la distinction entre motivations « intrinsèques » (liées à la valeur de la tâche en elle-même) et « extrinsèques » (les récompenses ou sanctions extérieures à la tâche).19 Il est clair que la marchandisation universelle provoque une seconde mutilation, en obligeant l’individu à se limiter aux satisfactions extrinsèques (en l’occurrence la rémunération). Cela rejoint pour partie le phénomène précédent, mais pour partie aussi dépasse la question de l’homo economicus, et débouche sur la question de la coordination : le fait pour la « société de marché » de ne pouvoir mobiliser que des incitations matérielles interdit de recourir aux remèdes familiers que sont la confiance et/ou les codes éthiques pour gérer l’incomplétude des relations contractuelles. Cela nous rappelle 17 Cette précision est essentielle : il ne s’agit pas de s’appuyer sur le marché, ici ou là – mais (presque) partout. Comme on le sait, Polanyi (1983, chap. 6) vise fondamentalement le traitement marchand des « marchandises fictives » (travail, monnaie, nature). 18 L’expression est utilisée de façon récurrente par Polanyi (1983, pp. 54, 285, 320, 322, 324). 19 Voir James (2005) pour des références.
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que les valeurs peuvent être un puissant vecteur de coordination20, or elles dépérissent sans motivation intrinsèque, s’il est vrai qu’elles s’intériorisent dans l’enfance au moyen de motivations extrinsèques. Une société de marché serait donc une régression infantile ! Reste une ultime interrogation, étrangement délaissée par Polanyi, dont la fréquence des emplois du mot « marché » est inversement proportionnelle à celle des mentions du mot « capitalisme ». •
Si elle ne vient pas du marché, d’où vient la tendance au tout-marché ?
Marx était le grand absent de notre survol, d’entrée de jeu, puisque nous avons choisi de partir de l’économie dominante. En revanche, il n’est pas absent au terme de notre exploration : pour Marx, l’exploitation est la conséquence de la réduction de la force de travail au statut de marchandise, échangée, comme toute marchandise, à sa valeur. Le capitalisme est impensable sans cette extension du marché à la « marchandise fictive » Polanyienne qu’est le travail. Il est alors frappant de constater que Polanyi, sans le citer, rejoint Marx en datant l’instauration en Grande-Bretagne du marché auto-régulateur de 1834, année d’abrogation du barême de Speenhamland (correspondant à un revenu minimum avant la lettre). Il est tentant de se projeter près d’un siècle et demi plus tard, dans les années 1970, pour comparer cet évènement fondateur du libéralisme avec la création des marchés d’actifs dérivés et la mondialisation du marché financier, pièce essentielle du néo-libéralisme. Ou dans les années 2000, avec la création des marchés de droits à polluer. La similitude de destinée historique entre les différentes « marchandises fictives » de Polanyi suggère que les phases d’élargissement de la sphère marchande, même si elles sont après coup justifiées par une invocation soit de mécanismes quasinaturels, soit de traits prétendument constitutifs de la raison humaine, résultent de décisions parfaitement explicites de création de marchés, que l’on peut observer, dater, expliquer – attribuer à tel ou tel agent institutionnel. Bref il y a plus d’ordre que de spontanéité dans l’ordre spontané de Hayek. S’il y a une Main Invisible, ce n’est pas elle qui décide de la place du marché. Nous retrouvons, pour finir, l’ambiguïté des mots. L’activité marchande peut être plus riche de sens que le marché, mais le marché lui-même peut être plus riche de sens que son mécanisme : il peut devenir principe de justice. Et l’activité marchande peut alors ne pas être à la hauteur du marché. On le vérifie avec le seul sens du mot « marché » qui a été négligé depuis l’introduction, jusqu’à cette conclusion – le site, le lieu, la place-emplacement du marché de nos quartiers ou de nos villages. Là où l’activité marchande est encastrée dans la société, la place du marché donne à voir la société ; là où la société n’est plus qu’une parenthèse de l’activité marchande, la place du marché ne donne à voir que son absence. 20 Il n’est même pas nécessaire d’exploiter l’accent conventionnaliste sur la qualité (en grand péril, dans un système marchand généralisé : pensons aux grandes professions : santé, savoir, justice, défense…).
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La mal-mesure du travail dans les transactions marchandes François-Xavier Eymard-Duvernay Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Introduction : pour une poursuite de la critique de Polanyi L’argument du colloque distingue la métaphysique du marché des transactions marchandes. Cette idée amène deux remarques préalables. • Il peut y avoir articulation entre ces deux niveaux. La métaphysique du marché peut être mobilisée dans les transactions marchandes : « je vous licencie parce que le marché s’est effondré ». • Faut-il dissoudre la composante critique de l’analyse du marché ? La critique de Polanyi (1944) est fort actuelle : faire travailler les pauvres par la faim et le mécanisme du marché (vont en ce sens : les allocations chômage faibles, le principe travailler plus pour gagner plus, le renforcement des contraintes sur les offres valables d’emploi). Passer du marché aux transactions marchandes n’est-il pas une façon de désamorcer les critiques accumulées contre le marché pour « faire passer la pilule » ? L’enjeu de ce chapitre serait de poursuivre la critique polanyenne de la marchandisation du travail en étant plus en phase avec les sciences sociales actuelles : de la macro-sociologie-économie historique de Polanyi à la socioéconomie des transactions. Rappelons l’argument de Polanyi. Le développement industriel suppose un marché du travail pour disposer d’une main-d’oeuvre abondante. Mais le travail n’est pas fait pour être vendu sur le marché. Le travail est l’activité économique qui accompagne la vie, il ne peut en être détaché. La « force de travail » ne peut être séparée de l’humain. Le travail a besoin de la couverture protectrice des institutions culturelles, sinon le travailleur dépérit. C’est un argument ontologique : l’être du travail est incompatible avec l’être de la marchandise. On peut se demander si cet argument est spécifique au travail (et à la terre et la monnaie) : le marché n’a-t-il pas conduit à marchandiser des biens qui n’étaient pas originairement dans le format du marché ? Exemple du « marché au cadran » (Garcia, 1986) : les fraises ne sont pas non plus naturellement dans une forme marchande. On pourrait dire que cet exemple confirme l’idée de Polanyi que la terre n’est pas non plus « marchandisable ». Mais la sociologie des marchés montre aussi tout le travail nécessaire pour « marchandiser » toutes sortes de 133
L’activité marchande sans le marché ?
biens (Cochoy, 1999). Un argument ontologique sur la nature du travail humain ne peut donc suffire. Par ailleurs, le droit du travail a développé, même imparfaitement, la couverture protectrice des institutions culturelles appelée de ses voeux par Polanyi. Or il n’est pas évident que cette évolution ait induit le dépérissement du marché du travail. Il y a certes des tensions entre le droit du travail et la logique libérale du marché autorégulateur, mais elles sont relativement solubles. Les principales tensions sont de deux ordres (Supiot, 1994) : entre le travail lié à la personne et le travail comme objet d’échange ; entre le travail libre et le lien de subordination. Notons que ces tensions concernent l’industrialisation du travail autant, si ce n’est plus, que sa marchandisation ; distinction que Polanyi ne fait pas, ce qui obscurcit son analyse. Les solutions développées par le droit du travail sont : le développement d’un statut salarial, qui maintient la continuité de la personne audelà des échanges ponctuels de travail-marchandise ; la négociation collective qui rétablit l’égalité des parties dans le cadre du lien de subordination. Dans cette communication, j’analyserai plus particulièrement les échanges sur le travail qui s’approchent le plus de l’échange marchand, soit les situations de recrutement.
La question de l’évaluation Mon analyse est centrée sur l’évaluation du travail. Comment détermine-t-on la valeur du travail ? Le marché (ou l’échange marchand) est-il un dispositif pertinent d’évaluation ? L’évaluation a une dimension cognitive (il faut collecter les bonnes informations pour avoir une mesure aussi exacte que possible de la compétence) et normative (l’évaluation est référée à des valeurs, des conceptions du bien). L’opération d’évaluation est transversale à l’économie : elle concerne la monnaie, les actifs financiers, les biens...Contrairement aux théories de la valeur qui postulaient un fondement universel et stable aux valeurs, l’approche de l’évaluation met l’accent sur les opérations contingentes qui construisent les valeurs. De plus, l’hypothèse d’une pluralité de systèmes de valorisation, les conventions, conduit à relativiser les valorisations. Il y a une incertitude radicale sur la valeur des choses. Cette incertitude a une dimension épistémique : le mode de valorisation dépend de la théorie que l’on adopte pour l’économie, les entreprises, les relations salariales, etc. Si elle a des traits généraux, l’opération d’évaluation ne peut être réduite à un schéma unique universel : évaluer un candidat à un emploi n’est pas la même chose qu’évaluer un actif financier. L’enquête doit permettre de prospecter précisément les conditions cognitives et normatives de l’évaluation. Le passage de l’analyse au niveau des transactions est aussi l’occasion d’un affinement des relevés empiriques. 134
La mal-mesure du travail dans les transactions marchandes
Soit le cas de l’évaluation du travail. Elle a une dimension cognitive, avec plusieurs niveaux d’incertitude, nous en distinguerons deux : • Incertitude politique sur la valeur commune qui fonde le lien politique. Le travail s’inscrit dans un contexte collectif, l’entreprise. Quel est le bien commun sur lequel convergent les actions (incertitude de valeur ou politique) ? Cette incertitude politique est congruente avec une incertitude épistémique : quelle est la bonne théorie de l’entreprise pour évaluer le travail ? Par exemple : pour le recrutement d’un universitaire, il faut d’abord arbitrer entre plusieurs paradigmes de compétence (qui correspondent à plusieurs formes de collectifs dans lequel s’inscrit le travail) : classiquement l’universitairepédagogue et l’universitaire-chercheur. Le poids de ces deux paradigmes varie d’une discipline et d’une société à l’autre (Musselin, 2005). • Incertitude de mesure. Une fois fixé le paradigme de compétence, il faut mesurer aussi précisément que possible la compétence. Pour continuer notre exemple : une fois décidé que l’on privilégiait les qualités de chercheur, encore faut-il disposer des outils fiables permettant de les mesurer. Des incertitudes de valeur vont continuer à surgir : quel est le bon paradigme scientifique, etc. ? L’incertitude de mesure débarrassée de toute incertitude de valeur (ou politique) relève fréquemment du risque (suivant la distinction entre risque et incertitude de Knight) ; elle est de même nature que celle qui prévaut dans les sciences de la nature. L’incertitude politique vient du fait que le monde social n’est pas unifié : il y a plusieurs mondes communs (valeurs communes) qui soutiennent des principes de qualité différents. L’incertitude politique donne des marges politiques d’action. Si la compétence relève d’une donnée de la nature, les marges de jeu sont faibles : le salaire est calé sur la productivité ; l’action « sociale » est reportée au moment de la redistribution, Soit un autre exemple de tension entre plusieurs valeurs. Nous l’illustrons à partir d’une scène du film de Wim Wenders, Les ailes du désir. L’ange Damiel (joué par Bruno Ganz) entre dans le petit cirque où Marion s’entraîne sur son trapèze, tout de blanc vêtue avec des ailes dans le dos. L’entraîneur la critique : « Marion, pas comme ça. Avec élan, pas avec force. Ne pendouille pas, vole. Tu es un ange ». Marion s’énerve en expliquant que les ailes la gênent. L’entraîneur : « concentre-toi, fais un effort ». Marion : « si je ne faisais pas un effort, je vous serais déjà tombée sur la tête ». On voit en premier lieu, dans cette petite scène, que la compétence s’évalue dans un débat critique. On ne peut observer la compétence au repos, comme semblent parfois le penser les psychotechniciens. En second lieu, on voit que l’évaluation passe par un langage finement modulé : « avec élan, pas avec force ; ne pendouille pas, vole ». Le maniement complexe du langage permet de prospecter plusieurs espaces de valeur, afin de mieux faire ressortir la valeur qui vaut vraiment, synthétisée dans l’expression : « tu es un ange » (cette valeur est opposée à celle du gymnaste, qui montre sa force). L’évaluation a une dimension qualitative importante, du fait de cette prospection des valeurs, le quantitatif n’intervenant qu’une fois les principes de qualité fixés (on doit même pouvoir mesurer les performances sur l’échelle « ange »), mais ils ne le sont jamais définitivement. L’incertitude qualitative exprime cette activité primordiale de prospection des qualités.
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L’activité marchande sans le marché ?
ce qui la fragilise (elle repose exclusivement sur la justice sociale, en tension avec l’efficience économique). Si par contre l’évaluation de la compétence est radicalement incertaine, il y a place pour la critique en amont. Par exemple, le jugement porté sur les « vieux » dépend de la place des « ressources spécifiques » dans l’efficience de l’entreprise. La dimension politique de l’évaluation du travail comporte la question des droits et libertés. Conformément à la conception de la justice de J. Rawls ou d’A. Sen, il ne suffit pas de réduire les inégalités en termes de biens premiers ou d’accomplissements de « fonctionnements », il faut aussi préserver les libertés de chacun. Le respect du bien commun, soit des conditions pour former une communauté politique, suppose un système étendu de libertés pour chacun. Appliqué à la question de l’évaluation, ce principe suppose que les modes d’évaluation respectent les libertés individuelles. Les comportements discriminatoires sont un contre exemple manifeste. Mais plus généralement tous les modes d’évaluation qui traitent les personnes comme des objets à mesurer, soit les « réifient » (Honneth, 2007) ne respectent pas ce principe de liberté. Les juristes stigmatisent ainsi les méthodes d’évaluation automatisées (G. Lyon-Caen, 1992).
La pluralité des principes d’évaluation : le débat sur les conventions de qualité
Dans les travaux économiques, il est habituel de supposer que les personnes sont dotées d’une productivité ; l’évaluation est donc sa mesure. Elle est soumise à des problèmes d’erreurs de mesure, comme tout élément de la nature l’est au regard des sciences physiques. Il peut y avoir des biais de mesure, liés à des défauts cognitifs de rationalité ou à des « goûts irrationnels » qui conduisent à des comportements discriminatoires (un problème de justice, la discrimination, est ainsi transformé en un biais cognitif). La réalité de la compétence est donc supposée extérieure à l’acte d’évaluation. L’opération de recrutement, par exemple, occupe ainsi peu de place dans l’analyse économique : dans le schéma classique d’équilibre entre offreurs et demandeurs de travail, il n’y pas d’asymétrie entre évaluateur et évalué, et pas non plus de sélection des candidats à un emploi. Les approches plus pragmatiques des gestionnaires mettent évidemment au premier plan les questions de sélection et d’évaluation, et ne mentionnent même pas l’asymétrie entre évaluateur et évalué, tellement elle est évidente. Le recrutement y constitue un champ d’analyse à part entière. La question de l’évaluation est, dans ce champ, tendue entre la rationalisation revendiquée par les psychotechniciens et une démarche pragmatique suivie par la plupart des professionnels du recrutement. La position des psychotechniciens est proche de celle des économistes : il y a une compétence (notion équivalente dans ce champ à celle de productivité pour les économistes), mesurable objectivement par les 136
La mal-mesure du travail dans les transactions marchandes
outils qu’ils développent. Les professionnels pragmatiques travaillent avec des critères d’évaluation qu’ils construisent au coup par coup en fonction des postes à pourvoir, et en mobilisant une gamme souple d’outils, ou alors s’en remettent à leur intuition. La question de l’entretien de recrutement divise profondément ces deux groupes. Pour les psychotechniciens, l’entretien informel est entaché d’arbitraire et plusieurs études montrent que sa prédictivité sur la compétence serait faible (Levy-Leboyer, 1990) ; pour les professionnels pragmatiques, c’est là que se forme le jugement. Ces deux positions polaires, le rationalisme des économistes et des psychotechniciens d’un côté, le pragmatisme des professionnels de l’autre, sont insatisfaisantes. Ni l’une ni l’autre ne laissent place à l’évaluation, telle que nous l’avons décrite. Une novation importante consiste, comme nous l’avons vu, à introduire dans l’évaluation deux niveaux : celui de la mesure et celui des biens communs qui la fondent. L’évaluation est conditionnée par une opération préalable : l’arbitrage entre plusieurs biens communs. Il ne relève pas de la rationalité, car les différents biens sont incommensurables, il n’y a pas de meta unité de mesure qui les transcende. Le pragmatisme des acteurs du recrutement opère en fait implicitement cet arbitrage hors calcul. Il importe néanmoins de mieux l’expliciter, car le choix d’un bien commun est incrusté dans toute la chaîne d’opérations. La notion de bien commun suggère une cohérence plus globale que le choix de tel ou tel critère : il y a une pluralité de biens, sinon le second niveau n’a pas d’intérêt, mais non une infinité, sinon la notion même de bien commun perd de son intérêt… Elle suggère également que des valeurs sont en jeu : les biens communs induisent une dimension morale, absente aussi bien de la rationalité que de l’approche pragmatique. Le fait que des valeurs soient mobilisées dans l’évaluation ne devrait pas surprendre. Nous mettons en scène ainsi un évaluateur réflexif, qui ne fait pas que mettre en œuvre des outils de mesure, mais qui s’interroge sur les principes qui les fondent. Par rapport à la théorie du choix rationnel, nous mettons en oeuvre deux extensions : les biens communs ont une dimension collective (en particulier l’entreprise), alors que les préférences sont subjectives ; ils sont médiatisés par des dispositifs qui les rendent communs. Ils ont, deuxièmement, une dimension réflexive. Les valeurs font l’objet d’une réflexion à deux niveaux : au sein d’un paradigme de valeurs donné ; par arbitrage entre plusieurs paradigmes. La notion de convention de qualité désigne, pour le travail comme pour les autres biens, l’ensemble des principes et dispositifs qui forment l’évaluation : principes du bien commun qui fondent les évaluation et inscriptions de ces principes dans des dispositifs (en particulier le langage) ; droits et libertés attribués aux employeurs et aux salariés (ou candidats à un emploi) dans le cadre de l’évaluation ; dispositifs de mesure qui implémentent les valeurs. Il y a donc 137
L’activité marchande sans le marché ?
un arbitrage à réaliser entre plusieurs conventions possibles. Les conventions qui soutiennent la coordination ne sont pas des dispositions solidement ancrées dans les agents, comme les habitus ou les cultures : les agents sont capables de changer de convention lorsque la situation de coordination l’exige. Elles ne sont pas non plus des institutions hors d’atteinte des agents : ils ont une capacité de les modifier, lorsque cela apparaît nécessaire. Les conventions sont implantées dans des objets (biens fabriqués et commercialisés, équipements techniques, etc.), dans le langage (qui permet la diffusion de l’information et incorpore des conceptions du bien), dans des formes instituées telles que les règles de droit. Ces dispositifs stabilisent les conventions et sont aussi des leviers pour les modifier. Une fois les conventions de qualité fixées, le calcul rationnel peut se dérouler sans problème, de même que lorsque les unités de compte sont fixées. Mais il est nécessaire d’endogénéiser à l’analyse leur construction, car elles ne sont jamais définitivement établies. Ce débat sur les conventions, qui sous-tend la coordination, est pris en compte dans l’économie des conventions par l’introduction d’une pluralité de conventions entre lesquelles les acteurs ont à arbitrer. L’outil d’analyse a la forme d’une typologie de conventions. Il faut préciser que cette typologie est une formalisation des opérations réalisées par les acteurs lorsqu’ils débattent des conventions à suivre, et non une cartographie statique d’un espace qui serait partitionné entre différentes conventions. Elle dessine plutôt un espace de controverses dans les situations où les acteurs discutent pour établir une convention. Cette typologie traduit donc la réflexivité des acteurs de l’évaluation, au sens où ils doivent arbitrer entre plusieurs conventions. D’un point de vue méthodologique, elle est établie en s’appuyant sur la confrontation entre différentes théories sur la société, développées en philosophie politique ou dans les sciences sociales, avec l’hypothèse que les acteurs mobilisent de façon informelle une controverse explicitée et formalisée par ces disciplines. Cette méthodologie a été introduite par L. Boltanski et L. Thévenot (1991), qui prenaient appui sur des philosophies politiques pour caractériser chaque « cité », en les relayant par des manuels de gestion afin de repérer les grammaires propres à chacune (Boltanski, Chiapello, 1999). Pour des travaux sur le recrutement, nous avons prolongé cette démarche afin de dresser une typologie de conventions de qualité du travail (ou conventions de compétence) (Eymard-Duvernay, Marchal, 1997 ; 2000). Mais, d’une part, notre appui était constitué par des modèles de sciences sociales et non des philosophies politiques ; d’autre part, nous avons organisé la controverse entre les différentes conventions, alors que les cités sont considérées comme des registres d’évaluation incommensurables. Nous avons organisé cette controverse autour de deux axes de débats : l’un opposant Nous utilisons ici la notion de compétence de façon générique, comme synonyme de qualité du travail. Le terme « logique compétence » est dans la période récente souvent utilisé pour désigner une acception particulière de la qualité du travail. La « logique compétence » est ainsi, dans notre terminologie, une convention de compétence particulière.
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interprétations planifiée et négociée des compétences, l’autre interprétations individualiste et sociologique des compétences. Sans entrer dans une discussion de fond, il nous semble que cette méthode permet de mieux rendre compte de la façon dont le débat sur les conventions se stabilise sur un « équilibre » entre les différentes conventions en jeu, et non sur une seule convention dont la logique serait poussée à terme (processus de « montée en généralité » du modèle des cités). Chaque mode d’interprétation de la compétence est associée à une théorie de la compétence, soit une théorie de la coordination dans l’entreprise ou, à un niveau de généralité plus grand, une théorie sociale. Le « marché » est repéré, dans une approche comparative de formes de coordination, par certains traits de dispositifs de coordination : interprétation planifiée et individualiste des compétences. Notons que cette caractérisation du « marché » se fait bien au niveau de la transaction. L’association entre interprétation individualiste et marché n’est pas pour surprendre : le marché est un dispositif qui tend à faire reposer la compétence sur l’individu. Cette assertion repose aussi bien sur la conception politique du marché que sur le cadre cognitif qu’il porte : sur le marché, l’individu est seul, détaché des environnements socioéconomiques sur lesquels pourraient être distribués sa compétence. Plus étonnant est le fait d’associer au marché la planification des compétences. Mais cela prolonge « l’hypothèse de nomenclature » : le marché suppose des biens déjà constitués et stables.
Peut-on évaluer le travail équitablement ? Nous adoptons dans cette partie une position normative et critique. Peut-on ordonner les méthodes d’évaluation du travail suivant des principes de justice ? Nous focalisons l’analyse sur la situation de recrutement, la plus proche de l’échange marchand. Conformément aux approches de Rawls et Sen, l’équité des évaluations, comme nous l’avons déjà mentionné, comporte une dimension de respect des droits et des libertés des personnes. A quelles conditions, le salarié évalué reste-t-il membre de la communauté politique, soit citoyen ? Dans son rapport sur le respect des droits des personnes lors des recrutements (Lyon-Caen, 1992), G. Lyon-Caen prend ainsi appui sur les droits fondamentaux. « Le candidat à un emploi n’est pas un salarié. C’est comme citoyen que ses droits peuvent être examinés hors toute idée de subordination » (p. 56). C’est une vision renouvelée du droit du travail qui est ainsi mobilisée. Le lien de subordination devient l’exception et non la règle : « La liberté (du salarié) est le principe et le pouvoir de direction ne peut que lui apporter certaines restrictions, étroitement finalisées et nécessaires au bon fonctionnement de l’entreprise » (p. 155).
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L’activité marchande sans le marché ?
Quelles sont « les libertés constitutionnelles du travailleur subordonné » (p. 152) ? « Même dans la vie professionnelle, et parce que le salarié met à disposition de l’employeur sa force de travail (manuelle, intellectuelle) mais non sa personne, subsiste un noyau d’autonomie sur lequel la direction n’a pas prise » (p. 156, souligné dans le texte).
Ou encore : « Une certaine opacité de la personne du salarié doit être exigée » (p. 158). Donc, selon G. Lyon-Caen, même dans l’exercice de son travail, le salarié est un homme (une femme) libre : c’est la règle générale, le pouvoir de direction n’étant que l’exception. L’auteur en déduit un certain nombre de principes pour le recrutement, dont nous nous sommes inspirés plus haut : par exemple l’interdiction de méthodes automatisées d’évaluation. Suivant notre analyse institutionnaliste, les droits des salariés concernent leur participation aux orientations de nature politique de l’entreprise, c’est-à-dire les conceptions du bien et du juste mobilisées (Eymard-Duvernay, 2009). Elle s’exprime dans des instances de débats, par exemple par le biais des représentants syndicaux, mais aussi dans l’activité quotidienne de travail, qui suppose un engagement du salarié dans cette dimension politique de l’entreprise. On peut ainsi préciser la nature de la « citoyenneté » du salarié dans l’entreprise. Ce n’est pas une partie « privée », séparée de sa partie « professionnelle » qui lui donne cette qualité, mais l’autonomie professionnelle dont il bénéficie, pour l’intérêt bien compris de l’entreprise. Cette autonomie explique qu’une certaine « opacité » doive être respectée dans les informations sur le salarié, comme le recommande Gérard Lyon-Caen. Ce qui est de l’ordre du calcul est parfaitement clarifiable. Par contre, les finalités de l’activité ne peuvent, par construction, donner lieu à une mesure rigoureuse, elles restent nécessairement « qualitatives », objets d’une argumentation. On constate de fait que les salariés sont choqués lorsque leur travail donne lieu à une objectivation excessive, est rendu complètement calculable (Bensaïd, Richebé, 2001), ce qui est une façon effectivement de lui retirer toute dimension « politique ». Par ailleurs, outre le respect de ces droits, l’évaluation est soumise à des contraintes d’inégalités : les inégalités entre positions ne doivent pas mettre en péril le lien social, l’appartenance, là encore, à une même communauté politique. Nous proposons à la discussion cinq principes pour améliorer l’équité des recrutements dans cette perspective : •
un principe de modestie (accepter l’incertitude des évaluations) ;
•
éviter les risques de sur-sélection ;
• limiter volontairement le pouvoir de l’évaluateur en réduisant l’asymétrie entre évaluateur et évalué ;
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•
intégrer les aménagements possibles de l’environnement de travail ;
•
pluraliser les valeurs.
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Ils sont tirés des approches académiques de l’équité, mais aussi de pratiques d’associations d’insertion qui tentent de mettre en œuvre sur le terrain ces principes. Nous avons en particulier étudié les pratiques de l’association Transfer, qui développe la méthode IOD (« Intervention sur l’offre et sur la demande » : Castra, Valls, 2007). Le rapport de Gérard Lyon-Caen sur le recrutement (LyonCaen, 1992) et les travaux d’Olivier De Schutter sur la discrimination (de Schutter, 2001) constituent également des appuis décisifs pour cette démarche.
Un principe de modestie : accepter l’incertitude des évaluations L’incertitude radicale qui entoure l’évaluation a plusieurs sources : • La complexité de la compétence qui ne peut se ramener à quelques aptitudes simples à mesurer. • La contextualité de la compétence : la compétence n’est pas une propriété substantielle, elle s’éprouve dans l’appariement à un environnement de travail. • La pluralité des critères d’évaluation : il n’y a pas une seule façon d’évaluer la compétence, comme le montrent les comparaisons internationales sur les critères mobilisés. La méconnaissance de cette incertitude conduit soit à une attitude de surrationalisation : multiplication des critères, des épreuves ; soit à basculer dans l’irrationnel, ou la pure intuition. Une démarche de rationalité limitée évite ces deux écueils. La posture critique qu’elle comporte induit un effort de rationalisation de l’évaluation : l’évaluateur, attentif aux dérives possibles, s’attache à mieux comprendre et expliciter les procédures qu’il suit. Mais la rationalité limitée bien comprise intègre également les limites de la prédictivité de l’évaluation, ce qui l’empêche de basculer dans la sur-rationalisation. Les épreuves ne doivent pas être disproportionnées par rapport à la précision réelle du résultat.
Eviter le risque de sur-sélection Des données statistiques montrent la montée des exigences depuis les années 1960, en termes de diplôme, d’expérience, de qualités personnelles, avec toutes les difficultés d’évaluation que l’on sait (Marchal, Rieucau, 2006). Sont-elles toujours proportionnées aux nécessités de l’emploi ? Ne vont-elles pas dans le sens d’une absence de diversité dans l’entreprise ? Que dire de la méfiance à l’égard de ceux qui ont connu une période de chômage (Salognon, 2005) ? Comment, concrètement, éviter les risques de sur-sélection ? Il importe de mettre l’accent sur les caractéristiques spécifiques de l’emploi et non sur des propriétés générales des candidats. C’est une façon de reconnaître la nature contextuelle de l’évaluation. Cela suppose une description complète de l’emploi (avec indication du salaire, contrairement à ce qui se passe le plus souvent dans les annonces 141
L’activité marchande sans le marché ?
françaises), en ne retenant que les critères de sélection manifestement liés à l’emploi. Au-delà d’une démarche fondée sur des critères, il importe de laisser une place aux interactions au cours desquelles peuvent émerger des compétences non prévues : passer du jugement planifié au jugement négocié. Il peut être utile de confronter les candidats concrètement à l’environnement de travail, et aux collègues de travail.
Réduire l’asymétrie entre évaluateur et évalué L’incertitude de l’évaluation peut induire une fuite en avant dans la sophistication des méthodes d’évaluation : construire un arsenal complet et rigoureux d’outils d’évaluation. Mais cela peut conduire au risque de sur-sélection mentionné. Les pré-jugements des évaluateurs doivent être remis en question (Marchal, Rieucau, 2006). De plus, aussi sophistiquées soient-elles, les méthodes d’évaluation ne suppriment pas l’incertitude radicale. Une autre voie, plus légère, consiste à limiter le pouvoir de l’évaluateur en le transférant sur l’évalué : du candidat comme objet de l’évaluation au candidat comme sujet de l’évaluation. Cette méthode a un triple avantage : • Au plan cognitif, elle supplée aux défaillances incontournables de l’évaluateur : finalement, le candidat est le meilleur juge de sa compétence, s’il est bien informé sur l’emploi à pourvoir. • Au plan moral, elle contribue au respect des droits des candidats : le droit d’argumenter sur sa compétence, d’être partie-prenante de son évaluation, au lieu d’être un objet de mesure. • La prise en compte réelle du point de vue des candidats assure la diversité des recrutements, au contraire des méthodes qui fixent des critères standards et sélectionnent à distance. Plusieurs conditions doivent être remplies : • Présenter l’emploi à pourvoir de façon complète et précise, de façon que les candidats puissent se positionner facilement eux-mêmes. • Ne pas étendre exagérément l’espace des candidatures : trop d’évaluation tue l’évaluation. Trop de candidats force à se rabattre sur quelques critères simplistes, parfois discriminatoires : diviser une pile de candidatures par deux en se fixant un critère de genre est tentant, procéder à des analyses graphologiques expéditives, etc. • Se méfier d’internet et de ses outils de classement automatisés (Mellet, 2006). En effet, il est tentant d’utiliser la puissance des moteurs de recherche pour automatiser la sélection sur quelques critères. • L’entretien, si décrié par les psychotechniciens, est un moment crucial de l’évaluation. A condition d’être mené de façon équitable, il est l’occasion pour 142
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le candidat d’argumenter de façon détaillée et fine sa candidature, et il donne moins d’importance aux informations qui sautent aux yeux sur un CV : sexe, âge, trous dans les CV, etc. Il est vrai que ceci demande une compétence spécifique, de la part du candidat, d’où l’importance de la recommandation suivante. • La présence d’un tiers peut être utile, mais plutôt pour soutenir le candidat que l’employeur. L’association Transfer a ainsi testé les résultats favorables pour les personnes les plus en difficulté de la présence lors de l’entretien d’un chargé de mission de l’association. Il complète et renforce l’argumentaire du candidat, repositionne l’employeur lorsque ce dernier surestime manifestement les compétences exigées par le poste.
Intégrer les aménagements possibles de l’environnement de travail La compétence est dépendante de l’environnement. On peut faire varier l’environnement dans le sens d’une diversification du recrutement. Le recruteur, qui sélectionne, doit passer la main à l’ergonome, qui allège la charge de compétence (de Montmollin, 1972). Par exemple, en matière de handicap, la réglementation prévoit que l’employeur procède à des aménagements raisonnables des postes de travail. De la même façon on peut envisager des « aménagements » raisonnables de l’environnement pour les jeunes des quartiers, les non-diplômés, ceux qui parlent mal l’anglais, les personnes sans expérience, les chômeurs de longue durée, etc. L’existence de possibilités de formations dans le cours de l’emploi pourrait alléger de façon importante les exigences de niveau de formation au moment du recrutement. L’équité des recrutements ne se joue donc pas seulement au moment du recrutement : elle est très dépendante des formes d’organisation du travail dans l’entreprise.
Pluraliser les valeurs Si l’entreprise s’efforce, pour des raisons bien compréhensibles, d’unifier les valeurs, de créer une culture commune qui facilite la communication et la convergence vers un objectif commun, elle exclut de facto les candidats qui n’ont pas le bon format. Pluraliser les valeurs, outre le fait de faciliter la diversité des personnes, présente deux avantages pour l’entreprise : • Elle permet de gérer plus souplement l’incertitude sur les valeurs qui valent vraiment. • Elle favorise un meilleur engagement des salariés, moins contraints par un format imposé de valeurs. Il faut pluraliser les méthodes de recrutement pour réviser les conventions (Ghirardello, van der Plancke, 2006). Cela passe en particulier par une pluralisation des canaux de recrutement. L’ouverture à un nouveau canal de recrutement 143
L’activité marchande sans le marché ?
fait émerger de nouvelles valeurs : d’une part chaque canal incorpore certaines valeurs ; d’autre part, le fait même de rompre avec des routines bien ancrées induit de la critique et de la réflexivité. Par exemple, une entreprise qui rompt avec son habitude de recruter des ingénieurs de telle école pour prospecter des étudiants de l’Université s’ouvre ainsi à de nouvelles valeurs, chacune de ces filières portant des valeurs différentes ; et, plus largement, entame un processus d’expérimentation, de recherche de nouvelles solutions, de critique des méthodes.
Conclusion : la mal-mesure de l’homme Je me suis inspiré pour cet article du titre d’un ouvrage de Stephen Gould : la mal-mesure de l’homme (Gould, 1983). Cet ouvrage, en mettant l’accent sur la dimension cognitive et épistémique de la mesure, est révélateur d’une nouvelle posture critique différente de celle de Polanyi. Il retrace l’histoire des psychotechniques, issues de la liaison entre les travaux pragmatiques du docteur Binet (tests d’intelligence pour orienter les élèves) et les théories héréditaires américaines : l’axe factoriel de l’intelligence, le QI. La mesure unilinéaire de la compétence qui résulte de ces dernières repose sur une généralisation abusive : si tu es bon en version latine (ou en maths), tu es bon pour commander un bateau. Les perversions politiques majeures de cette démarche sont décortiquées par S. Gould : calculs « d’intelligence » par nationalité faits à partir des recrues de l’armée américaine qui font office de cobayes, puis application aux quotas par nationalité et origine ethnique, de façon à optimiser l’immigration. L’ouvrage narre également les perversions internes à la science : trucage des expériences pour montrer le caractère inné de l’intelligence. Les psychotechniques sont ensuite complexifiées : pluralité des axes (ce qui donne lieu à l’invention de l’analyse factorielle des correspondances AFC), oubli de l’hypothèse génétique. Mais l’orientation initiale continue de peser : la compétence est prédictible et elle est fondée sur des aptitudes générales. Cette approche des psychotechniques, même modernisée, fait l’objet de critiques parfois acerbes, y compris dans les champs apparentés à la psychologie. Le remarquable ouvrage polémique Les psychopitres (de Montmollin, 1972) en est un exemple. L’aménagement des postes sur lequel travaille l’ergonome réduit la prédictibilité de la compétence. Cette controverse entre ergonomie et psychotechnique illustre deux conceptions polaires de la compétence de l’entreprise et corrélativement de la justice dans l’évaluation des compétences : aménager l’environnement / sélectionner. Elles s’articulent à deux théories de la compétence : compétence transmise par l’environnement (interprétation négociée et sociologique des compétences) / ompétence transmise par la psychologie et la physiologie individuelle (interprétation planifiée et individualiste des compétences). Il n’est pas étonnant que les psychotechniques soient congruentes avec le raisonnement économique, les deux paradigmes partageant la même théorie de la compétence. 144
La mal-mesure du travail dans les transactions marchandes
Notre thèse est que, en référence à la typologie des formes d’évaluation cidessus, les acteurs du marché sont prédisposés (par leur environnement) à adopter une théorie « substantialiste » (interprétation planifiée et individualiste) de la compétence. Mais la critique peut être plus radicale, poursuivant la critique ontologique /anthropologique de Polanyi que rejoint celle de Gould : la mesure de l’homme est-elle cognitivement et éthiquement possible ? Nous débouchons ainsi sur une critique anthropologique de la mesure du travail. Elle ne porte pas que sur le marché : toute mesure de la personne est sujette à caution. Mais le marché est l’instance de calculs la plus développée et la plus épurée de toute valeur : c’est le sens de l’« autorégulation du marché » mise au jour par Polanyi. Cette critique ne débouche pas inéluctablement sur l’impossibilité de la mesure, mais sur son caractère conventionnel. L’incertitude sur l’évaluation du travail n’est pas le problème, c’est la solution ? La visée démocratique exclut une évaluation totalement objectivée du travail. L’incertitude n’est pas seulement de nature cognitive, elle touche à la nature même de la personne en société, soit sa capacité politique. Il n’y a pas d’autre solution qu’une évaluation « conventionnelle » : s’entendre sur des règles considérées comme légitimes, sachant que l’on n’atteint jamais la réalité de la compétence. L’incertitude qualitative ouvre la voie au nécessaire débat contradictoire sur les compétences.
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L’activité marchande sans le marché ?
Bibliographie Bensaïd M, Richebé N., 2001, « Règles d’organisation et relation salariale », Revue d’économie industrielle, 97 Cochoy F., 1999, Une histoire de marketing, discipliner l’économie de marché, La Découverte de Montmollin M., 1972, Les psychopitres, Paris, PUF Garcia M-F., 1986, “La construction sociale d’un marché parfait : le marché au cadran de Fontaines-en-Sologne”, Actes de la recherche en sciences sociales, 65, p. 2-13 Ghirardello A., van der Plancke V., 2006, “Analyse de la discrimination à l’embauche. Pluraliser les actions positives pour réviser les conventions », in L’économie des conventions, méthodes et résultats (sous la dir. de F. Eymard-Duvernay), Tome 2, Paris, La Découverte, p. 145158 Gould S.J., 1983, La mal-mesure de l’homme, Paris, Ramsay Honneth A., 2007, La réification. Petit traité de théorie critique, Paris, Gallimard Lyon-Caen G., 1992, Les libertés publiques et l’emploi, Paris, La documentation Française Marchal E., Rieucau G., 2006, « Les a priori de la sélection professionnelle : une approche comparative », in L’économie des conventions, méthodes et résultats (sous la dir. de F. EymardDuvernay), Tome 2, Paris, La Découverte Mellet K., 2006, Les marchés numériques du travail, Thèse pour le doctorat en sciences économiques, Université Paris X Nanterre Musselin C., 2005, Le marché des universitaires. France – Allemagne - Etats-Unis, Presses de SciencesPo Polanyi K., 1944, The great transformation Salognon M., 2005, Evaluation de la qualité du travail et chômage de longue durée, Thèse pour le doctorat en sciences économiques, Paris X Supiot A., 1994, Critique du droit du travail, Paris, PUF
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Marché, transaction marchande, et non-marchande Philippe Steiner Université Paris IV Sorbonne
Dans les termes de Michel Foucault (1977, 1978), le marché est au fondement d’une forme originale de gouvernement (la sécurité, par différence avec la loi et la discipline) qui permet au législateur d’arriver à son but en laissant les individus faire ce qu’ils préfèrent faire, c’est-à-dire en les laissant suivre ce que leur dit leur intérêt marchand personnel. Un marché est alors conçu comme un dispositif politique. Il s’agit d’un dispositif au sens où Foucault définit ce terme comme un agencement d’éléments hétérogènes : des textes, des lois, des règlements, des formes architecturales, des individus, des objets, grâce auxquels ceux dont la tâche est de « conduire » les autres arrivent à une de leurs fins, assurer la sécurité alimentaire des populations. Il s’agit d’un dispositif politique au sens où il définit un mode d’être des individus dans une société, un mode général et généralisable d’interactions, de hiérarchie et de légitimité. Par marché, à la suite des économistes, la sociologie économique entend souvent un mode de coordination qui passe par des prix librement négociés entre les parties prenantes (l’ « offre » et la « demande »). Le marché caractérise donc une forme spécifique de la relation sociale : celle dans laquelle les prix déterminent les rapports aux choses et aux individus, quand bien même ces prix résultent d’une lutte entre les agents avant que les résultats de cette lutte ne s’imposent à eux. Le marché apparaît doté de propriétés très particulières puisque par la décentralisation qu’il rend possible des échanges mutuellement avantageux pour les parties prises deux à deux donnent des résultats sociaux appréciables (l’équilibre et l’optimalité). Mais la notion de marché va bien au-delà de cette présentation épurée : à un niveau micro-social, le marché signifie des transactions réalisées dans des contextes précis comme le marché forain bi-hebdomadaire de Carpentras (Pradelle 1996) ou la salle de marché de la bourse de New York (Abolafia 1996). À un niveau macro-social, le marché désigne un type de société, ce que Karl Polanyi (1944) a appelé la société de marchés caractérisée par un ensemble de marchés comprenant les marchés du travail, de la terre et de la monnaie, trois marchandises fictives puisque ni l’être humain, ni la nature, ni la politique ne sont produits pour être vendus et distribués sur les marchés. Ces différents niveaux rendent possibles plusieurs stratégies pour la sociologie économique du marché. D’une part, en suivant Polanyi (Karl Marx étant 147
L’activité marchande sans le marché ?
momentanément passé de mode), la sociologie économique se saisit du marché en tant qu’institution centrale de la vie sociale moderne et en fait la critique, c’està-dire en montre les côtés délétères pour le fonctionnement social et cherche à faire surgir les conditions de sa critique pratique. Cette voie définit une approche politique de la sociologie économique ; le marché devient synonyme de société capitaliste ou de société industrielle inégalitaire. D’autre part, et c’est la piste de recherche la plus développée de nos jours, la sociologie économique s’intéresse à ce qu’il est nécessaire de faire pour rendre possible une institution comme le marché. Pour aller à l’essentiel, le résultat majeur a été acquis par les économistes hétérodoxes lorsqu’ils ont montré que la coordination par des prix supposait réunies deux conditions que l’on peut nommer, en suivant André Orléan (2005), l’hypothèse de nomenclature et l’hypothèse de prévisibilité parfaite. La première indique qu’il existe une liste de biens clairement identifiés et dont la définition de la qualité ne fait pas problème ; la seconde indique que le futur est connu au sens où il existerait du risque (assurable grâce à des probabilités associées aux différents états possibles du monde), mais pas d’incertitude au sens de Frank Knight. La sociologie économique s’inscrit alors dans l’espace composé de la vaste gamme de cas où l’une ou l’autre de ces deux conditions ne sont pas remplies, et elle fait porter son effort sur l’étude des médiations par lesquelles passent les transactions marchandes lorsque ces formes d’incertitude interviennent sur le marché. Dès que ces conditions ne sont pas respectées, on parle de « marchés spéciaux » parce que les ajustements prix-quantité ne se font plus selon l’idéal-type avec lequel le marché est pensé. L’exemple typique du marché spécial est le marché du travail, soit que l’on fasse entrer en ligne de compte des rigidités à la baisse du salaire nominal, soit que l’on prenne en compte le caractère incomplet du contrat de travail, soit encore que l’on tienne compte des asymétries d’informations. Le marché financier en est aussi un bon exemple parce que l’incertitude est consubstantielle à ce marché (qui définit la manière dont la société se rapporte au futur) avec les phénomènes de croyance qui se développent et qui peuvent donner lieu à des équilibres « à tâches solaires », c’est-à-dire à n’importe quel équilibre du moment où se réalise une convergence des croyances des intervenants sur le marché. Dans tous ces cas de figure, le marché spécial désigne un système d’attentes et d’actions individuelles intéressées, distinct de ceux supposés dans la théorie du marché : soit parce que les attentes et comportements diffèrent, soit parce que les résultats agrégés diffèrent. Cette perspective n’a rien de trivial comme l’ont montré un petit nombre d’études brillantes, de Mark Granovetter (1974) à Lucien Karpik (2007). Ce faisant, la définition du marché a changé : il n’est plus le lieu grâce auquel la coordination peut se dérouler sur la base des informations données par les prix. La coordination marchande des sociologues ne néglige certes pas les prix, mais ceux-ci sont devenus des éléments dont le rôle doit être expliqué en référence à d’autres éléments (les réseaux, les dispositifs de confiance, les prescripteurs, etc.) qui prennent alors le premier rôle. La sociologie économique contemporaine s’intéresse à l’origine de cette structure sociale, des règles et des 148
Marché, transaction marchande, et non-marchande
dispositifs qui lui permettent de fonctionner ; elle en étudie les différentes formes et recherche les raisons de leurs évolutions. C’est ce que l’on appelle maintenant la construction sociale des marchés. Ce construit infléchit les actions individuelles par le biais du système d’attentes qu’il contribue à créer et par les opportunités qu’il rend possibles ou non, et donc par le biais des formes de comportements intéressés - il en existe de nombreuses variétés. La sociologie porte alors son attention sur le fonctionnement de l’institution marchande avant de s’intéresser aux conséquences culturelles et politiques du déploiement des marchés dans la société. Ces approches par le haut, pourrait-on dire, ne sont pas les seules possibles. La sociologie économique contemporaine met à l’honneur une approche micro-sociale de la transaction marchande en étudiant ce que font réellement les acteurs échangeant sur un marché et ce qui rend possible ces transactions. Deux questions se posent alors : qu’est-ce qu’une transaction marchande par rapport à une transaction qui ne le serait pas ? Que se passe-t-il quand on part des transactions pour aller au marché ? Une première distinction a été faite entre la transaction marchande et le don. C’est bien sûr Bronislaw Malinowski, puis Marcel Mauss qui en sont à l’origine – Mauss tout particulièrement car il a l’audace de proposer une définition des règles selon lesquelles s’organisent les dons (les fameuses trois obligations de donner, de recevoir et de rendre) à l’image des règles que les hommes suivent dans l’échange marchand figurant dans un des premiers chapitres d’Adam Smith (l’équivalence, mesurée en travail commandé). Peter Blau (1964) va dans le même sens lorsqu’il oppose l’échange marchand et l’échange social, ce dernier échappant à l’idée de l’équivalence et à la détermination du délai dans lequel se fait le « retour ». Mais ces distinctions sont affinées ou remises en cause par les travaux récents. Elles sont affinées pour distinguer l’échange marchand de la transaction monétaire (Radin 1996, Zelizer 2005, Dufy & Weber 2007), pour distinguer l’échange marchand de deux autres formes que sont l’échange non-marchand et le don (Testart 2007). L’échange marchand est caractérisé par le fait d’être indépendant des relations personnelles (le taux d’échange n’en dépend pas) et d’être une relation affectivement neutre. Son caractère monétaire ou non monétaire ne fait rien à l’affaire même si, dans la pratique de nos échanges contemporains, l’introduction ou non de la monnaie a de l’importance puisque s’introduit avec elle une forme très générale de mise en équivalence. Ces deux points sont admis ; par contre, l’argument de Pierre Bourdieu selon lequel l’écart temporel entre le don et le contre don fait la différence entre le don et l’échange marchand est discutable. Alain Testart le rejette et avec quelques bons arguments (il y a des dons contredons simultanés comme c’est le cas des échanges de cadeaux à Noël, et il y a des échanges marchands non simultanés). Dans son étude des transactions intimes, celles où l’on achète des services donnant accès à des informations privées à l’une des parties, Viviana Zelizer met l’accent sur les rituels construits lors des transactions, c’est-à-dire les registres culturels de l’échange sur lesquels les 149
L’activité marchande sans le marché ?
individus s’accordent. Il faut entrer dans une micro-sociologie très fine pour distinguer les rituels auxquels des relations personnalisées sont vécues et définies comme marchandes ou non-marchandes par les acteurs, c’est-à-dire finalement qu’ils considèrent que la relation prime sur la transaction (ainsi la jeune infirmière qui a soigné le vieux milliardaire peut faire valoir que le testament en sa faveur qui déshérite les enfants est le fruit de l’amour qu’elle et le patient se portaient l’un l’autre) ou l’inverse (que les héritiers feront casser le testament en arguant du caractère marchand de la relation de soin et que tout ce qui va au-delà montre le caractère intéressé de l’infirmière et non la supposée relation d’affection). Testart propose une distinction tranchée entre le don et l’échange (marchand ou non-marchand) : le don n’est pas exigible et le contre don non plus, alors que dans l’échange la contre partie est exigible. La possibilité de recourir à des formes de contraintes, ultimement de recourir à la violence légitime trace la frontière entre les deux catégories de transfert. Cette contrainte est donc distinguée par Testart de la contrainte morale dans la mesure où celle-ci, quand bien même elle passerait par la pression du groupe sur l’individu indélicat (il ne se sent pas « obligé de rendre ») ne peut aller jusqu’au recours à la violence. La distinction est claire a défaut d’être toujours convaincante. La distinction entre marchand et non-marchand passe par la présence de relations personnalisées, sans lesquelles la chose ne serait pas offerte à l’échange et son taux d’échange ne serait pas le même ; on est dans le registre classique déjà exprimé par Blau, Zelizer ou Florence Weber (2000). Définir la nature des transactions n’est donc pas simple. Est-ce à dire que la sociologie économique s’épuise dans de subtiles distinctions principielles ? Je ne le pense pas. Le résultat central est le suivant. La transaction marchande est une modalité particulière de la relation sociale qui se caractérise par le fait d’être affectivement neutre, de n’avoir pas besoin de la relation personnelle pour permettre un transfert de ressources d’un individu à un autre. Cela justifie l’argument traditionnel de l’économiste selon lequel sur un marché bien organisé s’applique la loi du prix unique (le taux d’échange est le même pour tous les contractants), ce qui ne vaut bien sûr plus dans le cas de la transaction nonmarchande. Mais cette caractéristique centrale de la transaction marchande n’a qu’un domaine de validité limité, limité par le fait que les acteurs de la transaction sont en mesure de se mettre d’accord sur la nature des choses et du futur. Lorsque ce n’est plus le cas, d’autres relations sociales sont nécessaires pour rendre possible l’échange marchand, c’est là tout l’intérêt de l’approche par les transactions : en suivant le transfert de ressources on peut faire apparaître et étudier ce qui le rend possible. Ces relations ne sont pas nécessairement des relations personnelles (d’amitié, de famille, de dépendance), ni même des relations avec d’autres êtres humains car des dispositifs sociaux impersonnels peuvent rendre possible des échanges marchands entravés par l’incertitude. Ces relations doivent résoudre ce que l’approche de l’économiste suppose résolu : la qualité des produits et le 150
Marché, transaction marchande, et non-marchande
déroulement des interactions dans le futur. Il faut donc introduire dans la relation sociale d’échange, une série de relations sociales visant à évaluer ou encore à porter des jugements sur les choses et les situations de manière à pouvoir entrer dans le registre de l’échange marchand. Il faut juger avant que d’échanger, pour reprendre le titre de l’ouvrage dirigé par Sophie Dubuisson-Quellier et de Jean-Philippe Neuville (2003) tout particulièrement dans le cadre de l’économie de la singularité de Karpik. On retrouve alors toute l’importance des dispositifs que Foucault avait dégagée dans le cadre de son travail philosophique. Un deuxième résultat vaut d’être dégagé et imputé à la stratégie visant à passer par les transactions. En suivant ainsi le fil des différentes relations sociales qui permettent de rendre possible l’échange marchand, on passe d’un registre du discours économique à un autre. Alors que la sociologie économique classique comme la nouvelle sociologie économique sont parties d’un dialogue avec les économistes, imperceptiblement, ce sont les porteurs d’un autre type de discours économique qui sont devenus les interlocuteurs des sociologues qui suivent les transactions. En lieu et place des économistes, avec leurs approches formalisées et leurs vues générales sur le système de marchés, ce sont les gestionnaires qui sont les interlocuteurs de la sociologie des transactions marchandes, car ce sont eux qui se préoccupent concrètement de rendre possible ces transactions rendues impossibles par les incertitudes qui assaillent les acteurs (la gestion est alors définie, pour suivre Armand Hatchuel (2000), comme une « axiomatique de l’action collective »), ce sont eux qui construisent ou surveillent attentivement le fonctionnement des dispositifs grâce auxquels les transactions marchandes vont pouvoir avoir lieu. Une fois ce changement admis, de nouvelles formes d’intervention de la théorie économique, connues sous l’appellation de Market Design, peuvent prendre toute leur place : c’est le cas de la création de marché des droits à polluer, de la récente proposition de créer des taxes sur la junk food ou des travaux en matière d’architecture de marché (par exemple avec l’informatisation des passations des ordres sur un marché boursier). Dans ces cas de figure, le lien est étroit entre l’économiste et le gestionnaire pour produire ce que Michel Callon et Fabian Muniesa appellent – mais je m’en tiens à une acception étroite et spécifique du terme – la performation de la réalité économique par la théorie économique. Des transactions peuvent donc avoir lieu sans marché. Je vais rapidement en développer deux exemples à partir de mon « terrain » actuel : la transplantation d’organes. Celui-ci offre le double intérêt d’être le lieu de nombreuses transactions pour autant que l’on range sous ce terme ce que les transplanteurs appellent le « don d’organes » et d’être actuellement le lieu d’un intense débat sur la pertinence de créer des marchés d’organes à transplanter, précisément pour faire face aux difficultés que rencontre le système non-marchand actuel. Examinons d’abord le cas où la transplantation résulte d’un prélèvement post mortem dans lequel les membres de la famille donnent l’accord aux chirurgiens d’aller 151
L’activité marchande sans le marché ?
explanter les organes d’un défunt pour procéder à des greffes. Les transferts dans la transplantation d’organes passent par une procédure d’appariement qui repose sur un système d’information disponible 24 heures sur 24 - l’application dite Cristal - au centre duquel se trouve un algorithme informatique qui met en forme une série d’alternatives hiérarchisées. Trois classes d’acteurs sont présentes : les équipes médicales (de prélèvement et/ou de greffe), les malades et l’établissement public chargé de gérer la liste d’attente et l’allocation des greffons prélevés par les équipes de prélèvement. Cette structure est donc, à première vue, du type décrit pour le marché walrasien, avec un acteur qui, placé au centre du réseau relationnel, est à même de concentrer sur un point toute l’information présente sur le lieu des transactions ou encore l’Arène pour employer la conceptualisation d’Harrison White (1992). Toutefois, il existe une différence avec le mécanisme marchand d’appariement puisque, dans la transplantation, l’appariement passe par deux étapes qui sont décisionnaires chacune à leur manière. Dans l’algorithme qui a cours en France (mais cela n’est pas propre à la France), l’organe est attribué à l’équipe qui, ensuite, l’attribue à tel malade faisant partie des malades en attente de greffe inscrit auprès de cette équipe. Cela signifie que l’information envoyée par les équipes sur les malades inscrits sur la liste d’attente sert à l’allocation du greffon à des équipes qui, ensuite, selon des critères dont l’Agence de la biomédecine demande qu’ils lui soient indiqués, l’attribue à un malade, lequel peut être différent de celui sélectionné par l’algorithme. L’efficience est une norme qui a cours en médecine comme ailleurs dans nos sociétés modernes et, comme dans d’autres domaines, l’efficience médicale peut renvoyer à différents critères. Le critère d’efficience le plus général est celui du taux de survie du greffon ou du greffé, mesuré généralement à un mois, un an, cinq et huit ans. L’algorithme vise plusieurs objectifs. Il y a d’abord une règle de compassion qui revient à servir certains malades considérés comme prioritaires ou certains appariements de qualité exceptionnelle entre un greffon et un malade. La hiérarchisation des critères de sélection peut faire problème en créant des situations peu compatibles avec l’éthique des professionnels de la greffe ou le jugement des profanes. Il existe une autre forme d’appariement à l’œuvre dans la zone couverte par Eurotransplant (Allemagne, Autriche, Bénélux et Slovénie) avec un système de score : ce système détermine le classement entre les malades sur la base de l’ensemble des variables prises en compte, sans qu’un score inférieur à un seuil donné sur l’une des étapes puisse conduire, à lui seul, à éliminer un receveur potentiel, comme cela aurait lieu avec la procédure que nous allons examiner. Jon Elster (2003) a présenté d’une manière, très simple, trois critères d’efficience dans la transplantation d’organes. Le compassionnel donne l’organe à celui qui est le plus malade, même si l’amélioration de sa situation post-opératoire est faible ; le perfectionnisme donne l’organe au moins malade pour obtenir la meilleure situation post-opératoire possible ; le maximisateur donne l’organe au malade pour lequel l’amélioration de sa qualité de vie est la plus grande entre le pré-opératoire et le post-opératoire. La mesure peut porter sur le greffon ou le greffé, car un greffon peut ne plus être fonctionnel sans que le greffé ne soit décédé, si ce dernier a pu bénéficier d’une nouvelle transplantation ou bien s’il est retourné en dialyse dans le cas du rein.
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Marché, transaction marchande, et non-marchande
L’algorithme vise à minimiser le risque de perdre le greffon. Compte tenu de la contrainte physiologique donnée par la durée d’ischémie froide (3-4 heures pour un cœur, 36-48 heures pour un rein) et de la relation entre faible durée d’ischémie froide et succès de la greffe, le greffon est proposé au malade compatible physiologiquement (groupe sanguin, compatibilité HLA pour le rein, volume de l’organe, etc.) successivement dans la région où a lieu le prélèvement, puis dans la zone d’ordre supérieur (l’inter-région : il y en a sept), puis au niveau national avant, finalement, d’être proposé au niveau international. À chaque étape, les équipes ont un délai très court (20 minutes pour les organes thoraciques, une heure pour les reins) pour accepter ou refuser le greffon. Un point saillant demeure avec la présence de collèges d’experts dont le rôle est systématiquement mentionné lorsqu’il s’agit de placer un malade en situation d’urgence ou de super urgence, et donc de lui faire accéder en priorité à un greffon, ou lorsqu’il s’agit des décisions de l’équipe locale qui peut affecter le greffon à un malade parmi le groupe de malades dont elle a la charge. La présence de ces collèges d’experts au sein du mécanisme d’appariement à l’œuvre dans la transplantation constitue une différence importante avec l’appariement marchand. Le caractère walrasien de l’appariement – walrasien parce que l’information est centralisée en un point, dans la technologie d’un algorithme informatique – est amoindri par le fait que le continuum organisationnel dans lequel se déroule la transplantation place en différents endroits (sélection des malades qui sont inscrits sur la liste d’attente, sélection des malades placés en urgence ou super urgence, sélection du malade auquel est attribué le greffon) des opérateurs humains de sélection, ce que l’appariement marchand tend, au contraire, à faire disparaître. On retrouve là une différence similaire à celle sur laquelle nous avons mis l’accent par ailleurs (Steiner 2004), avec le rôle jouée par la famille qui joue un rôle décisif dans les accords pour prélèvement. Cette différence qui n’est rien d’autre que la présence de relations sociales effectives au sein du mécanisme d’appariement fait que cette Arène diffère de l’Arène marchande malgré les similarités fortes existant entre elles, et malgré les tentatives qui, depuis les années 1980, se multiplient pour proposer la création de marchés d’organes à transplanter. Examinons maintenant le cas des transplantations réalisées avec un prélèvement sur donneur vivant. Face à l’impossibilité de « produire » suffisamment de greffons par prélèvement post mortem, certains pays ont favorisé le don inter vivos. C’est tout particulièrement le cas des Etats-Unis, pays dans lequel de tels dons sont nombreux depuis les années 1980 au point que les greffes de reins à partir de don inter vivos dépassent fréquemment le nombre de greffes à partir de reins prélevés post mortem depuis 2000. Cette stratégie ne suffit pourtant pas, d’où l’idée de rechercher des moyens originaux permettant d’accroître le nombre de reins disponibles pour les greffes. Parmi ces moyens, on peut retenir les échanges entre paires de donneurs-receveurs non compatibles. De quoi est-il question ? Et comment fonctionne dans ce cas très particulier le mécanisme d’appariement 153
L’activité marchande sans le marché ?
mis au point par un économiste mathématicien, Alvin E. Roth sous le nom de Matching Market (Roth et alii 2005b) ? Les dons de reins inter vivos sont le fait de malades dont un proche (membre de la famille le plus souvent) désire lui faire le don d’un de ses reins. Cela ne peut aboutir en raison de problèmes posés par les compatibilités sanguines (A, B, AB, O) et les compatibilités tissulaires (typage HLA selon six grandes catégories). Dans ce cas, on a bien une paire donneur – receveur, mais l’incompatibilité entre les deux rend la greffe impossible. L’idée a donc été proposée de faire se rencontrer ces paires incompatibles entre elles pour procéder à des « échanges » de donneurs. Roth propose de créer une base de données concernant ces cas de figure de et de relier cette base à une institution centrale faisant de la compensation (Kidney Exchange Clearinghouse) (Roth et alii 2005a) sur la base d’une extension appropriée de modèles d’appariement pour les chambres dans une cité universitaire, etc. (Roth et alii 2004). Cette institution de compensation part des choix émis par les malades, lesquels désignent soit le rein qui leur semble le plus adapté à leur cas, soit une position prioritaire sur la liste d’attente pour les reins obtenus par prélèvement post mortem, soit enfin d’attendre le tour suivant si aucune de ces options ne les satisfait. Sur la base de ces choix, un algorithme détermine l’existence de cycles (c’est-à-dire un ensemble fermé de donneurs – receveurs) ou de l-chaînes (c’està-dire un cycle ouvert dont le premier receveur reçoit un rein proposé à la liste d’attente et le dernier donneur donne à la liste d’attente). Lorsqu’un ou des cycles sont repérés, on procède aux transplantations correspondantes, puis on répète la procédure. S’il n’y a plus de paires de donneurs – receveurs, la procédure est terminée, sinon c’est qu’il s’agit de l-chaînes. On peut alors procéder à un choix entre les chaînes, selon des règles proches de celles appliquées pour classer les malades en attente sur la chaîne, puis procéder à ces nouvelles transplantations. On répète la procédure jusqu’à ce que l’on ne trouve plus de cycles et de chaînes. Les résultats obtenus par des simulations construites à partir des répartition des groupes sanguins et des probabilités d’incompatibilité tissulaire HLA telles que données par les listes tenues à jour par l’United Network for Organs Sharing, montrent que cette procédure accroît sensiblement le nombre de transplantations, diminue la pression sur la liste d’attente (puisque des malades dont le donneur était incompatible n’ont plus besoin de s’inscrire sur la liste) et améliore la position des malades défavorisés parce que leur groupe sanguin est de type O (ils sont des donneurs universels, mais ne peuvent recevoir que des reins de donneurs du même type sanguin). En d’autres termes, la règle d’appariement permet d’accroître l’équité et permet d’accroître, sous quelques réserves organisationnelles, l’efficacité sur cette Arène. Il est supposé, ce qui n’est pas une mince affaire, que les donneurs ont la même préférence que les malades (Roth et alii 2004). La principale de ces contraintes est le fait que lors de ces commerces « d’échanges de donneurs » il faut procéder à toutes les transplantations en même temps de manière à éviter
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Marché, transaction marchande, et non-marchande
Le problème troublant que pose ce cas de figure est sa présentation en tant que marché, en tant que « construction d’une technologie de marché » (Roth et alii 2004, 2005b). Cette partie de l’argumentation de Roth est-elle recevable ? Je ne le pense pas, et cela pour plusieurs raisons liées à la définition du marché, de l’absence de prise en compte, dans la présentation qui est faite de cette technologie, d’un « commerce d’échanges de donneurs », de certaines dimensions sociales cruciales et, donc, finalement, de l’objet de la sociologie économique. La notion de marché d’appariement (Matching Market) fait difficulté sur un point crucial. Comme le reconnaît l’auteur, il n’y a ni monnaie, ni prix. Pourquoi donc parler de marché, là où fait défaut l’élément décisif de l’appariement marchand ? L’idée de White apparaît nettement supérieure : le concept d’Arène en tant qu’il explicite la variété des procédures d’appariement est préférable à celui de marché, même sous la forme de marché d’appariement, parce que cela permet de réserver le concept de marché à ce qui lui est vraiment spécifique, la coordination par les prix. Deuxièmement, l’exposition du modèle fait silence sur un certain nombre de points qui ne peuvent être négligés par le sociologue. D’une part, il faut tenir compte de la dimension sociale essentielle sans laquelle une telle Arène ne peut exister : sans la relation de don qui rapporte un malade à un proche qui veut bien donner, y compris donner à un étranger pour aider le malade, personne ne peut entrer sur ce « marché d’appariement » particulier. Autrement dit, il y a un soubassement social sans lequel le marché n’a aucune signification. D’autre part, que veut dire qu’un malade a un ensemble de préférences complet sur les reins disponibles sur ce marché, y compris la liste d’attente (c’est-à-dire le choix d’attendre un rein proposé sur la liste d’attente) ? Le parallèle entre un modèle d’allocation des chambres d’étudiant et le don d’organes touche à sa limite : le choix d’un rein n’a rien à voir avec des préférences individuelles, mais cela a à voir avec la qualité physiologique de l’appariement, ce qu’il est peu probable que le malade soit en état de déterminer seul. Bref, il faut ici faire entrer, d’une manière ou d’une autre, les experts médicaux qui sont capables de faire de tels « choix » ; par là même, on retrouve ce que l’on avait déjà observé avec l’appariement malade – organes dans le don post mortem, c’est-à-dire l’existence de relations sociales et d’Arènes opaques au sein d’une procédure chargée de fournir de la transparence quant aux appariements. Enfin, la présentation du modèle d’appariement conçu par Roth offre l’avantage de revenir sur l’objet même de la sociologie économique. A la fin de l’un de ses articles, Roth fait la remarque suivante : « All of these markets [for college admission, law clerks, medical specialists], like kidney exchange, are matching markets, in a sense that it matters who transacts with whom (in contrast to anonymous commodity markets). And the fact that some que l’un des donneurs, après que son receveur non compatible ait été servi, déclare changer d’avis et ne veuille plus donner un rein. C’est la raison pour laquelle Roth a été amené à montrer que les gains en termes de volume sur cette Arène particulière sont essentiellement liés à des commerces entre deux ou trois paires d’une part, au volume de la base de données de l’autre (Roth et alii 2005b ; Saidman, Roth et alii 2006).
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L’activité marchande sans le marché ?
of these markets can do much of their work without money [and prices, PS] at all supports the view that many matching markets in which money is freely available nevertheless do not clear by price adjustement alone » (Roth et alii 2005b: 22).
En faisant cette remarque, Roth n’est pas en train d’étendre le domaine de la théorie économique : il est tout bonnement en train de fournir à ses lecteurs une (bonne) définition de la sociologie économique puisque celle-ci considère que le fonctionnement du marché ne dépend pas que des prix et qu’interviennent les relations sociales que, précisément, Roth a laissées dans l’ombre tout en faisant l’ingénierie relationnelle qui permettrait de créer une Arène très spécifique. Au point que, finalement, Roth aurait pu déclarer, avec plus de raison, qu’il a mis en place une structure relationnelle d’appariement ayant plus à voir avec le célèbre Kula ring de Malinowski ou avec les structures de don généralisé issues de la réflexion de Mauss.
« Tous ces marchés (pour l’admission à l’université, les clercs, les médecins spécialistes), comme pour l’échange de reins, sont des marchés d’appariement, au sens où les acteurs de la transaction importent (contrairement aux marchés de biens communs). Et le fait que certains de ces marchés puissent fonctionner sans monnaie ni prix renforce l’idée que beaucoup de marchés d’appariement, dans lesquels la monnaie est disponible librement, ne se règlent pas uniquement par un ajustement de prix ».
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Marché, transaction marchande, et non-marchande
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Activité marchande et Prescription : À quoi sert la notion de marché ? Armand Hatchuel Centre de Gestion Scientifique, Mines ParisTech
Introduction Le 23 décembre 2008, devant une commission d’enquête du Congrès américain, Alan Greenspan, qui fut longtemps le directeur de la Banque centrale des USA déclarait : « J’ai une idéologie. Je crois que des marchés libres et compétitifs sont la meilleure façon d’organiser l’économie. […] Mais je me suis trompé ».
Dans la bouche d’un économiste libéral, cette confession était inattendue, mais les faits étaient massifs : la plus grave crise financière et économique, depuis les années 1930, venait d’éclater. Quelle était donc l’erreur commise par un économiste aussi averti et expérimenté ? Loin d’accuser un instrument financier particulier, Alan Greenspan s’interroge sur le cœur même du savoir économique : comment expliquer que les marchés les plus libres et les plus compétitifs ne s’autorégulent pas ? Pire, qu’ils propagent et amplifient la crise au lieu de la prévenir ou de l’atténuer ? Dans son témoignage, Alan Greenspan ne répond pas à la question et se limite à rejoindre une position plus répandue en Europe, celle qui en appelle à une « régulation » des marchés financiers par la puissance publique. Reste que de tels revirements sur la nature des marchés et le recours à une notion aussi vague que celle de « régulation » traduisent une impasse scientifique et philosophique, qui, au delà de M. Greenspan, s’étend au savoir économique contemporain et se trouve désormais exposée publiquement. Chimère scientifique, évidence idéologique, observation empirique ou repère commode, la notion de marché se nourrit de multiples équivoques et conduit surtout à un incontestable piège circulaire. Car si les marchés ne s’autorégulent pas, alors qu’est-ce qu’un marché et quelles sont ses propriétés ? En outre qu’entendon par marché régulé ? Peut-il vraiment exister un marché non régulé ? Et si ce n’est pas le cas, d’où viennent les crises ? La FED : Federal Reserve Bank of America.
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L’activité marchande sans le marché ?
Qu’est-ce qu’un marché qui ne s’autorégule pas ? qu’est-ce qu’un marché régulé ? Après avoir longtemps servi à désigner les lieux de rencontre des marchands (« la place du marché », le marché Beauvau, le marché aux puces…), la notion de marché connaît une mutation au tournant du XXe siècle. Pensée désormais à travers un ensemble de schèmes abstraits (offre et demande, rationalité des acheteurs, rationalité des vendeurs, équilibre quantité/prix…), elle sera parée en théorie d’une capacité d’autorégulation jugée positive : stabilisation des prix, qualité des informations transmises, orientation optimale des ressources, adaptation aux préférences des acteurs, etc. Cependant, au fil des ans, un déplacement significatif s’est opéré : les attributs de ces marchés théoriques (dits « parfaits ») sont devenus les critères de définition des marchés en général. De ce fait, un marché qui ne s’autorégule pas est un étrange objet, comme une chose que l’on appellerait encore « chaise » mais sur laquelle on ne pourrait pas s’asseoir… Quant à la notion si attractive de marché « régulé », elle n’est pas plus aisée à clarifier. Est-ce un ensemble d’échanges marchands qui s’autorégulent parce que des règles leur sont imposées ? L’autorégulation est alors une conséquence de la régulation elle-même ! En outre, l’expression de « marché régulé » semble désigner de manière ambiguë deux marchés bien distincts : soit un premier « marché » qui existait avant qu’intervienne la régulation ; soit, le marché résultant de cette dernière. Si la régulation a un impact, ce « second » marché est nécessairement différent du premier. Il serait donc plus juste de dire, à son propos, qu’il a été créé par une régulation. L’expression « marché régulé » entretient donc une illusion tenace : faire du marché une réalité substantielle que la régulation viendrait simplement « corriger » sans changer sa nature, alors qu’en réalité celle-ci n’est effective que si elle donne naissance à des transactions marchandes qui n’existeraient pas sans elle. En définitive, le terme de marché désigne, selon les cas : •
un ensemble de transactions marchandes sans aucun ordre ;
•
ordonné par une régulation non marchande ;
•
ou s’autorégulant lui-même.
Quel est l’intérêt analytique d’une notion qui se prête aux interprétations et aux croyances les plus opposées ? Pour échapper aux équivoques, on pourrait convenir qu’un « marché » n’est qu’une collection d’échanges marchands sans ordre et sans efficacité particulière et auquel on ne peut prêter de propriétés a priori. Mais la notion de marché est constamment utilisée dans l’espace public, autant par les experts que par les profanes, comme si ses propriétés, notamment autorégulatrices faisaient partie du sens commun ; et la prégnance de cette conception est si forte qu’il semble impossible de s’en passer sans mutiler la réalité ou sans faire disparaître tout discours économique. 160
Activité marchande et Prescription : à quoi sert la notion de marché ?
Une pensée de l’activité marchande sans théorie du marché C’est pourtant cette conception que nous allons contester ici en montrant qu’il est beaucoup plus rigoureux d’abandonner l’idée d’une autorégulation naturelle ou de « lois universelles » des marchés, puisque la notion même de « marché » dépend des « régulations » qui lui imposent son fonctionnement. En revanche, il est plus fécond et plus conforme à la réalité historique de revenir aux spécificités cognitives et anthropologiques de l’activité marchande. On y gagne alors une meilleure compréhension de la dynamique toujours renouvelée des activités marchandes. On comprend aussi que ce que l’on appelle des « Economies de marché » (on devrait plutôt dire « économies de type marchand ») ne sont pas des économies où s’incarnent spontanément les lois du marché, mais où les activités marchandes on été rendues possibles et acceptables par de multiples prescriptions portant sur les faits, les normes techniques et les jugements de valeur qui forment l’échange. Surtout, au-delà de la dualité classique « marché-Etat », ces prescriptions ne sont pas uniquement le fait des pouvoirs publics et vont bien au-delà de ce que l’on appelle généralement « régulation économique » par l’Etat (actions publiques sur les salaires, les prix et les impôts…). Elles concernent aussi bien la définition des « marchandises », les techniques de gestion marchande, et l’ensemble des jugements de valeur qui fondent les mœurs et les modes de vie. Au fond, sans le secours de ces multiples prescriptions, la main invisible d’Adam Smith aboutirait à la mort du commerce où à la faillite généralisée ! Pour appuyer cette thèse, on peut d’abord remarquer que pendant des siècles, la réflexion sur le développement du « commerce » n’a pas connu la notion abstraite et normative de « marché parfait ». Mieux, avant la constitution du savoir économique moderne, on observe déjà le développement de doctrines qui se réclament d’une compréhension fine de l’agir marchand sans présupposer les attributs que l’idéologie moderne assigne au « marché ». Ainsi, dans la première partie de cet article, nous reviendrons sur l’œuvre du marchand et juriste français Jacques Savary qui à la fin du XVIIe siècle, marque l’aboutissement des réflexions et des pratiques internationales sur l’activité marchande. Son « Traité du parfait négociant » (1675), ainsi que tous les codes de commerce qui s’en inspireront seront déterminants pour le développement économique futur. Or, chez Savary, l’action du marchand n’est pas pensée sous l’égide d’un principe faisant système et équilibre. Elle intervient comme une puissance d’agir exploratoire du monde et du social ; puissance faillible, vulnérable et source de malheurs autant que de prospérité. Puissance à laquelle il faut donner forme et sens par un faisceau de prescriptions qui conditionnent sa survie. C’est cette « domestication » de l’agir marchand que l’on réduit ou l’on masque en la ramenant à une simple « régulation de marché » alors qu’il ne s’agit Ou plus rigoureusement d’action collective marchande.
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L’activité marchande sans le marché ?
pas seulement de favoriser la concurrence ou la transparence des prix, mais de rendre compte des biens ou services échangés, des compétences du marchand ou de l’acheteur, sur les conditions d’usage, etc. Bref, si l’activité marchande n’était qu’une plante sauvage et amorale que l’on taille après coup, le commerce serait une activité rare et limitée aux biens les plus élémentaires. Or, ce dont témoigne déjà Savary, c’est d’une activité marchande pensée comme l’aboutissement d’une activité systématique d’imagination, de sélection et de contrôle. Dans la deuxième partie de ce texte, nous partirons du constat que cette domestication n’a été possible qu’en luttant contre ce que nous appelons la crise pédagogique propre à la relation marchande. Cette lutte s’appuie essentiellement sur la genèse cognitive et sociale d’une multitude de prescripteurs ou de tiersgarants (Hatchuel 1995, 2003) dont nous esquisserons les grands types et quelques jalons historiques. Il en ressort que, dans les sociétés modernes, le développement sans précèdent des activités marchandes tient à ce qu’elles ont été particulièrement favorables à l’émergence de prescripteurs. L’activité marchande n’y est pas une puissance d’agir laissée à elle-même, mais la conséquence d’une activité intense et créatrice de prescriptions qui « libère » l’activité marchande. Reste que la prescription peut elle-même conduire à une crise majeure. D’abord, lorsqu’elle favorise l’ignorance. Mais surtout quand par un étrange raisonnement circulaire, le prescripteur ne joue plus son rôle, s’appuie sur l’autorégulation supposée des marchés et fait de l’activité marchande son propre garant. Dans ce cas, la « bulle » n’est plus loin. La crise des subprimes qui a engagé le monde dans la récession est l’exemple dramatique d’une perversion massive de la prescription. Nous illustrerons ce point en évoquant le rôle amplificateur des agences de notation financière dans la formation de la crise. Rendue à « l’ignorance, l’imprudence et l’ambition », l’activité marchande y a retrouvé les chemins « du malheur et de la banqueroute » dont Jacques Savary disait, il y a trois siècles, qu’ils attendaient tous ceux qui ne comprenaient pas la nature du commerce.
Du marché à l’activité marchande : Jacques Savary et le traité du parfait négociant
Du « marché parfait » et de la régulation correctrice d’imperfections Depuis la fin du XVIIIe siècle, et surtout au XXe siècle, nous sommes accoutumés à l’idée qu’il existe une science économique qui explique et permet de guider au mieux l’action des agents économiques et l’activité marchande. Mais, l’histoire des idées en matière économique a suivi un chemin différent. Il suffit d’ouvrir un traité d’économie moderne pour se rendre compte que ce qui intéresse un marchand ou un entrepreneur en est absent et se trouve plutôt dans des ouvrages de marketing ou de management. Mais alors quel est l’objet de la science économique ? Pour une large part, celle-ci s’adresse aux pouvoirs publics (macroéconomie) dont elle 162
Activité marchande et Prescription : à quoi sert la notion de marché ?
a très tôt épousé la perspective d’ensemble et les grandes questions (inflation, croissance, monnaie, fiscalité…). Le célèbre « laissez faire » d’Adam Smith s’adresse avant tout aux gouvernements ! Reste qu’une telle injonction peut se justifier sans invoquer « la main invisible du marché ». Ainsi, l’Etat ne dit pas ce qu’est la médecine à la place des médecins sans postuler pour autant une autorégulation marchande de la médecine. De fait, il interdit l’exercice illégal de la médecine et soutient la faculté de Médecine et l’ordre professionnel des médecins. Chez Smith, en revanche, le fondement du « laissez faire » réside dans la croyance que les décisions libres (et égoïstes) des marchands (et des producteurs) conduisent naturellement à la prospérité de tous. Une part essentielle du savoir économique des siècles suivants s’est construite sur l’analyse, y compris critique, de cette croyance. Ainsi, la doctrine de la « main invisible », dont on ne sait si elle tenait du mythe ou de l’observation, sera remaniée par la suite en une théorie « pure » du (ou des) marchés. A la métaphore de l’égoïsme vertueux, on substitue la théorie d’un « marché parfait », c’est-à-dire la théorie d’un ensemble d’échanges si organisés et rationalisés qu’ils aboutissent à une « autorégulation » efficace. On a souvent évoqué cette mutation intellectuelle par l’influence des mathématiques. Mais aucune approche mathématique ne justifie par elle-même une théorie. Et il est plus intéressant de remarquer que la mathématisation retenue n’aboutit à l’existence de formes efficaces d’autorégulation qu’au prix d’hypothèses sans rapport avec les réalités de l’activité marchande. Une telle construction ne date en fait que de la fin du XIXe siècle avec Léon Walras et a surtout connu son plein développement mathématique à partir des travaux d’Allais, Arrow et Debreu au milieu du XXe siècle. Cette conception désincarnée et normative du « marché » est donc particulièrement récente du point de vue de l’Histoire économique. Elle forge une notion de « marché» qui s’éloigne du sens phénoménologique que le terme avait pris depuis des siècles. En outre, elle subordonne cette notion de « marché » à de telles hypothèses sur la connaissance des agents et sur la rationalité de leurs comportements que l’activité marchande disparaît au profit d’une normalisation épistémologique des agents économiques. En théorie, ceux-ci seront désormais sans appartenances, sans histoire, mus par leurs seuls intérêts calculables et d’une capacité parfaite à juger les informations dont ils disposent, même lorsque celles-ci sont entachées d’incertitude. De fait, cette normalisation masque l’activité marchande et deux objets sortent du champ de l’analyse économique : • le « marché » comme un ensemble de dispositifs légaux et techniques contingents permettant l’organisation des rencontres entre marchands : ainsi, l’impact de la cotation continue des actions, rendue possible par les techniques de communication, est imprédictible à partir d’une théorie abstraite des marchés. • le « marchand » comme acteur agissant, réflexif et construisant sa place à la fois vis-à-vis de ses pairs et vis-à-vis de la société. 163
L’activité marchande sans le marché ?
S’agit-il d’un « progrès scientifique » du savoir économique ? Sur beaucoup de points, les nouvelles théories perdent tout pouvoir descriptif et explicatif. Mais la rhétorique du marché parfait et surtout celle des « imperfections du marché » qui en découle, donnent corps à une doctrine de la régulation comme simple action « correctrice ». En rétablissant « liberté », « concurrence » et « transparence », on atténue les « imperfections » des marchés et on rétablit leur vraie nature autorégulatrice. La doctrine des imperfections régulables du marché a occupé une place importante dans la bataille idéologique qui s’est joué contre les doctrines socialistes et marxistes tout au long du XXe siècle. Il serait trop long de revenir ici sur les épisodes de cette bataille d’autant qu’elle a particulièrement occupé la scène publique. Il nous suffit de remarquer que la nouvelle théorie des marchés en s’appuyant sur une fiction normative ne pouvait que favoriser toutes les équivoques possibles autour du « marché » (est-ce un idéal ? un modèle ? un étalon ? une simple figure mentale ? une approximation de la réalité…) et préparait l’aporie scientifique et les circularités que nous évoquions en introduction. Car si le marché de la théorie s’autorégule, c’est uniquement parce que toutes les hypothèses favorisent son équilibre. Quant aux « marchés » réels, où aucune de ces hypothèses n’est vraie, comment les comprendre s’il n’y a pas de rapports entre une théorie des marchés « parfaits » et une théorie des marchés réels. Mais alors d’où vient l’idée que les marchés réels s’autorégulent ? Et in fine, à quoi sert la notion de marché ?
L’activité marchande : retour à Jacques Savary A suivre le destin confus et équivoque de la notion de marché, on peut comprendre qu’un siècle avant Adam Smith l’étude de l’activité marchande se soit passée d’une telle notion. En outre, une vision aussi désincarnée du commerce ne correspondait pas à l’épistémologie du grand siècle, plus réaliste que celle des modernes. Car pour les savants du XVIIe siècle, pour parler en scientifique il faut observer l’activité marchande avec le même scrupule du « réel » que l’on trouverait chez un zoologiste ou un botaniste ou avec la volonté de « coller à la réalité de l’action » du militaire où de l’ingénieur. Et ce sont de tels modèles qui inspirent « le traité du parfait négociant » de Jacques Savary, traité qui a occupé une place unique et déterminante dans l’histoire de l’activité marchande. Publié en 1675, « le traité du parfait négociant » récapitule plusieurs siècles de développement des législations et des expériences commerciales, aussi bien en occident et qu’en orient. Il reprend l’ensemble des techniques marchandes, comptables, financières, associatives et monétaires en vigueur sur l’ensemble du Dans leur chapitre, Hervé Dumez et Colette Depeyre défendent une approche wittgensteinienne du « marché » qui donne à celui-ci des sens différents selon les types de jeux de langage et d’activité concernés. Notre perspective en est proche. Simplement nous analysons plutôt l’espace des discours savants, institutionnels et médiatiques dans lequel les équivoques de la notion de marché sont masquées et où celle-ci joue un rôle d’évidence normative. C’est dans cet espace là qu’Alan Greenspan doit dire qu’il s’est trompé…
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Activité marchande et Prescription : à quoi sert la notion de marché ?
monde économique de son époque. Son sous-titre souligne l’orientation éducative et initiatique du Traité : « Instruction générale pour ce qui regarde le commerce des marchandises en France et à l’estranger… ». En outre, pour prodiguer un tel enseignement Savary est particulièrement légitime. Marchand important, il vient de participer, à la demande de Colbert, à la rédaction des ordonnances sur le commerce, que l’on a souvent appelé code « Savary » et qui préfigure très largement ce que sera le grand code napoléonien du commerce de 1807. Le succès du traité est indéniable : il fait l’objet de nombreuses éditions et il deviendra la référence majeure pour tous les codes du commerce qui suivront. Or, contrairement aux ordonnances, le « traité du parfait négociant », veut expliquer la place du commerce dans l’histoire des nations et proposer une philosophie de l’activité du marchand loin des idées reçues de son temps. Il veut notamment attirer vers le commerce de jeunes esprits bien préparés à cette tache et souligne l’étendue des facultés, des connaissances et des techniques nécessaires pour être un marchand en prise avec son temps. A cet égard le traité surprend par la manière dont Savary tient compte des préjugés défavorables à l’activité marchande, et donne de celle-ci un portrait novateur sur quatre points principaux que l’on peut résumer ainsi :
L’activité marchande est un régime d’action plus complexe que la seule poursuite du gain, mais il est faillible et faiseur de malheurs : Savary s’oppose à la réduction classique de l’activité marchande à une simple course au profit. Il veut souligner l’ensemble des talents qu’exige l’exercice du commerce et notamment la capacité à obtenir la reconnaissance et la confiance des autorités, des clients et des autres marchands, tant en France qu’à l’étranger. La « fortune » est un aiguillon ou un effet possible de l’action marchande mais il ne vient qu’après l’objectif d’une installation pérenne et réussie dans la profession. En termes modernes, nous dirions que le marchand de Savary ne peut se réduire à un homo economicus. Il doit faire preuve d’une compréhension fine des conditions de l’activité marchande et éviter la tentation d’un gain trop facile qui déstabiliserait la considération qu’il a mis si longtemps à gagner. Sur ce point, la dénonciation de Savary est explicite : le sens de son traité est de prévenir contre une vision erronée de l’activité marchande qui, guidée par l’ambition et l’appât du gain, prépare en fait « le malheur et la banqueroute » car, nous dit-il, il y a parfois « plus d’esprit à savoir perdre qu’à gagner » (Chap. II, p.12).
Les Facultés du marchand : imagination, « bonne mine », intelligence du monde, prudence Ainsi pensée, l’activité du marchand s’écarte de l’opinion commune qui croit que « le négoce ne consiste que d’acheter une chose dix livres pour la vendre douze ainsi qu’ils n’ont pas besoin de grandes lumières : ils se trompent fort car il n’y a point 165
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de profession où l’esprit et le bon sens soient plus nécessaires que dans celle du commerce » (Chap. IV, p. 39).
En outre, Savary décrit les facultés nécessaires au marchand, qui s’acquièrent, selon lui, par un mélange d’aptitudes naturelles et de longs apprentissages auprès des maîtres. Le marchand doit d’abord cultiver une faculté imaginative qui lui permet de toujours penser à des « nouveautés » et de participer à leur création. Il doit disposer d’une « bonne mine » qui donne de l’agrément à sa personne et séduit autant ses clients que ses pairs. Encore, ces deux facultés le perdraient si elles n’étaient soutenues par une solide connaissance des mœurs et des arts de chaque ville ou pays où il souhaite faire commerce. C’est la combinaison de tous ces éléments qui permette au marchand d’éviter les sources de tous les maux : « l’ignorance, l’imprudence et l’ambition qui causent les faillites ».
Le cadre de travail du marchand : une myriade d’instruments et de prescriptions Reste que loin d’être « libre», le marchand doit compter avec une très grande variété de lois, de techniques, de pratiques, de coutumes qui sont autant de prescriptions auxquelles il doit obéir ou prêter attention. La majorité du Traité est consacrée à une compilation de ces prescriptions et à une description détaillée de leur mise en œuvre et de leurs variations d’un pays à l’autre. C’est à un tour du monde des pratiques commerciales qu’invite le traité insistant sur l’encyclopédisme qui s’impose à tout marchand digne de ce nom. Car le commerce des « iles françaises de l’Amérique » ne ressemble ni à celui « d’Arkangel et de Moscovie », ni à ceux de « Hollande, Flandre et Angleterre ». Dans chaque cas, les produits, les livres et documents, les inventaires, les règles des poids et mesures, les conditions de change différent. Rien n’est plus éloigné de l’esprit d’un Savary que l’idée d’un marché abstrait et idéalisé, car chaque transaction marchande obéit à la fois à une logique universelle et au contexte particulier qui lui donne sa forme.
Le commerce, marque d’un haut degré de civilisation C’est cette alchimie toujours renouvelée de l’universel et du singulier qui est au cœur de l’activité marchande et qui fait que celle-ci ne peut vraiment se développer que dans des sociétés particulièrement civilisées car elles forment les marchands par de longs apprentissages à une activité marchande pacifiée en lui transmettant les prudences et les instruments qui évitent « le malheur et la banqueroute ».
L’activité marchande : un agir exploratoire du social Savary se trouve à mi-chemin entre deux mondes. Celui du Moyen-âge et celui du « marché ». Il est déjà loin de l’ordre seigneurial avec ses marchés enclos où le marchand trouvait un espace qui lui était assigné et où son action était étroitement surveillée. Il connaît le grand commerce international, les sociétés anonymes, les circuits financiers et bancaires ainsi que les instruments du crédit. Il décrit les nouveaux espaces de liberté que sont l’innovation manufacturière, la mode 166
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incessante des étoffes, l’impossible « juste prix » pour la véritable nouveauté. Mais il alerte vigoureusement contre les comportements des marchands qui engendrent « le malheur et la banqueroute». A aucun moment, il ne croit que le commerce tend naturellement à un état d’équilibre. Le commerce n’a pas de destin ni d’ordre naturels. Son devenir dépend d’une part, de l’effort d’instruction et de préparation à l’activité marchande ; d’autre part, des instruments collectifs qui organisent la transaction marchande et qui peuvent être à la fois universels et singuliers. La philosophie de Savary semble par avance réfuter ce que seront, deux siècles plus tard, les doctrines du marché. En outre, elle articule deux grandes propositions théoriques particulièrement utiles pour penser la place de l’activité marchande dans l’ensemble des activités humaines : • Il n’y a dans l’activité marchande aucun principe d’action universel, aucun principe supérieur ou métaphysique qui garantirait l’équilibre et la prospérité du monde. Il s’agit avant tout d’une puissance d’agir qui combine réalisme et imaginaire, attrait du profit et désir de s’élever socialement. • Contrairement à une conception contemporaine qui oppose le marché au social, la vision de Savary fait de l’agir marchand un régime exploratoire du social (ou du politique). L’activité marchande constitue donc une énigme anthropologique permanente. Soit parce qu’elle tente de traverser les groupes humains en faisant circuler des objets et brise ainsi l’étanchéité des cultures. Soit parce qu’elle cherche les mouvements possibles des goûts, des mœurs et des désirs. Soit, enfin, parce qu’elle provoque des distinctions importantes à l’intérieur des groupes humains en offrant des produits ou des services qui stigmatisent ces différences ; ou à l’inverse, favorise une uniformisation temporaire en fabriquant de « la mode ». L’activité du marchand explore ainsi les variations, les ruptures et les émergences anthropologiques ; elle tend à éroder inévitablement non l’humain en soi, mais ce qui semble, pour un temps, invariant dans l’humain. • Mais, et c’est l’un de ses paradoxes, le marchand a lui-même un besoin impérieux d’ordre social pour protéger, légitimer et organiser ses propres transactions. Il ne survit qu’en suscitant en retour l’invention de principes d’autorité et de solidarités nouveaux, seraient-ils transitoires et faillibles.
Une épistémologie de l’agir marchand Pour qui veut étudier l’activité marchande, l’épistémologie d’un Savary apparaît étonnement plus moderne qu’une gnose du marché parfait qui a engagé le savoir économique dans un piège circulaire dont il n’a pu se débarrasser depuis un demi-siècle. Ainsi a été entretenue l’équivoque permanente entre : • Des « marchés réels », pour lesquels l’autorégulation n’a pas de sens et dont les seules propriétés sont celles de la dynamique contingente et prescrite de l’activité marchande 167
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• Et une théorie des « marchés parfaits » qui doit s’éloigner radicalement de l’activité marchande réelle, afin de défendre l’idée d’une autorégulation naturelle et universelle ! Dans cette perspective, il n’est plus étonnant qu’un Alan Greenspan ait pu se tromper (de bonne foi…) et son erreur s’explique aisément dans les termes d’un Savary : elle tient à son ignorance des réalités de l’activité marchande si particulières des financiers de son temps. C’est-à-dire, à sa méconnaissance des instructions et des prescriptions à partir desquelles les marchands et les clients de subprimes et de titres financiers dérivés agissaient : comment étaient démarchés les clients ? Comment étaient composés les prêts ? Comment étaient-ils revendus ? Comment travaillaient les agences de notation ? Comment les banques géraient-elles les titres issus des subprimes ? Comment le retournement du marché immobilier était envisagé ? L’erreur de M. Greenspan est d’avoir trop pensé en économiste et pas assez en marchand ! Car une épistémologie de l’agir marchand explique bien mieux les crises ou les réussites du commerce qu’une théorie du marché autorégulateur. Les « imperfections » du marché définies par référence à la théorie ne sont d’aucune utilité pour prédire les causes réelles des crises, puisque le « marché parfait » fait disparaître la richesse technique et phénoménologique de l’activité marchande. Les phénomènes marchands ne peuvent s’expliquer qu’à partir de ce qui leur donne naissance, c’est-à-dire les instruments et les prescriptions qui donnent forme, efficacité et légitimité à l’activité marchande. A cet égard, une histoire des activités marchandes souligne indéniablement l’extension accrue du rôle des tiers-prescripteurs dans l’activité marchande. Elle aurait du mettre en garde contre la crise des prescripteurs eux-mêmes.
Les prescripteurs de l’activité marchande : nécessité et histoire Dans l’univers d’un Savary, l’activité marchande apparaît déjà fragile, vulnérable et soumise à de multiples prescriptions. Le Traité veut donc attirer vers le commerce des esprits neufs et mieux formés. Or qu’est-ce qui peut donner aux lecteurs de Savary le sentiment que le commerce n’est pas le seul règne de l’appât du gain et du hasard de la fortune ? Sur ce point, Savary met en avant tous les dispositifs qui permettent au marchand de ne pas créer le malheur et la banqueroute pour lui-même et pour ceux qui lui ont fait confiance. Il décrit avec grand soin et sens du détail les poids et les mesures en vigueur, les moyens d’éviter les faillites frauduleuses et toutes les précautions à prendre avant d’acheter des marchandises… Ces prescriptions ne suffisent pas à éliminer le malheur mais au moins en limitent-elles les chances et les conséquences. La prospérité attendue du commerce n’a donc rien de naturel : encore faut-il en instruire tous les dangers et inventer de quoi s’en prémunir au mieux. Mais Savary ne pouvait prévoir que la fragilité et la vulnérabilité des transactions marchandes ne feraient qu’augmenter avec la complexité des biens et l’extension du commerce. 168
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Les crises pédagogiques de la relation marchande : le recours aux prescripteurs Depuis deux siècles, les sociétés modernes sont tendues vers la consommation accrue d’une profusion de nouveaux produits marchands, qui à leur naissance sont inconnus dans leur fonctionnement et dans leur usage pour ceux auxquels ils sont destinés. En s’étendant ainsi, l’activité marchande se trouve d’autant plus confrontée à son instabilité fondamentale, que j’ai appelé ailleurs la crise pédagogique du marchand (Hatchuel 1995). Car l’activité marchande est menacée dès que l’une des parties est incapable de juger seul du bien-fondé de ce qu’elle achète. Et ne peut donc « instruire, en connaissance de cause et avec prudence » sa démarche d’achat ou de vente. Or, avec le mouvement des sociétés modernes, de telles situations prolifèrent. La multiplication des offres augmente l’ignorance relative des agents économiques, et celle-ci s’étend aussi avec le foisonnement des goûts et des expériences. Surtout, parmi les agents susceptibles d’éclairer, d’informer ou de conseiller un acheteur ignorant ou en proie au doute, le vendeur est indéniablement le moins légitime et le moins crédible. Pour s’en convaincre, il suffit de se demander si nous achèterions des médicaments, une automobile d’occasion ou un tableau de maître à un vendeur à la sauvette ! L’énigme de l’expansion du commerce dans nos sociétés tient donc en une formule : comment l’action marchande a-t-elle pu autant se développer alors qu’elle souffre d’un déséquilibre inhérent de la confiance entre les parties? La réponse nous était déjà suggérée par Savary, mais nous pouvons largement en confirmer la validité depuis trois siècles : le commerce s’étend avec l’extension conjointe des autorités prescriptrices de l’échange. Et le rôle de ces prescripteurs n’est pas seulement de « réguler un marché » qui serait déjà là, mais bien de permettre la formation de nouvelles transactions qui, sans ces prescripteurs, ne se développeraient pas ou aboutiraient à des litiges et au « malheur ». Dès lors, l’histoire de l’activité marchande depuis Savary est marquée par l’incessant renouvellement des modes de prescription, et des acteurs prescripteurs de l’échange. Mais qu’est-ce qui fonde la légitimité des prescripteurs à venir domestiquer l’activité marchande ? Vient en premier la légitimité politique à travers ses lois et ses règlements, et il est vrai que les villes, les Etats ou les Princes ont été les premiers garants du « bon » fonctionnement des transactions marchandes. Mais l’activité marchande exige aussi le recours au savant, à l’expert, au connaisseur qui constitue le deuxième grand type de prescripteurs. Autorités publiques et autorités savantes peuvent d’ailleurs agir ensemble, comme dans la fixation des poids et des mesures, ou lors des expertises demandées par des juges dans un procès. Il faut surtout noter que l’intervention du prescripteur installe l’action collective marchande dans un système à trois acteurs et trois relations (voir schéma) dont au moins l’une des trois relations doit être non- marchande : c’est que nous avons appelé une « relation critique » (Hatchuel 2003) parce qu’elle se fonde sur la nécessaire indépendance du prescripteur vis-à-vis de l’une des parties marchandes. 169
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Dans un tel système, il est illusoire de parler d’un « comportement de marché » puisque la relation marchande est dépendante des deux autres relations ! De même, parler d’autorégulation des marchés est inadapté aux sociétés modernes où se multiplient les prescripteurs et la nécessité de relations de type critique.
Jalons d’une histoire des prescripteurs de l’échange marchand Il n’est pas possible de proposer ici une histoire, même brève, des prescripteurs de l’activité marchande. Mais pour comprendre leurs évolutions et leurs crises, deux séries de remarques nous seront utiles : elles portent sur les différents types de prescription et sur leur évolution historique.
Les trois types de prescription: fait, technique, jugement Le code du commerce stipule qu’il y a vente lorsqu’il y a accord sur « la chose » et sur le prix. Mais la simplicité de la formule masque la crise pédagogique que nous évoquions. Car la « chose » à vendre peut être aussi bien une pomme, un grand vin, un service informatique, une prestation artistique ou la construction d’un bâtiment. On comprend alors que les sources de désaccord, de doute et de défiance vont se multiplier à l’envi à mesure que l’activité marchande porte sur des objets moins communs, inaccessibles ou complexes. En témoigne, par exemple, l’ampleur de la réglementation et de la jurisprudence en matière de litiges portant sur les travaux d’architecture et d’ingénierie. De façon plus générale, on peut classer les prescriptions mobilisées par l’activité marchande selon trois types (Hatchuel 1995) : 170
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• les prescriptions de fait : elles statuent sur la vérité des engagements formant la transaction marchande. La réglementation des poids et mesures est la plus ancienne des prescriptions de ce type. Mais on peut y ranger aussi, les prescriptions relatives aux propriétés des aliments, des médicaments ou par exemple aux consommations automobiles. Dans tous ces cas, il s’agit de ne pas laisser au seul marchand le soin de dire le « vrai » sur la chose vendue : parce qu’il sera tenté d’embellir son produit ou parce qu’il ne sera pas cru. • les prescriptions techniques : cette fois il ne s’agit plus de statuer sur un état des choses mais de fixer une « manière de faire » ou une technique que le marchand ne choisira pas de lui-même soit par souci du gain soit par ignorance. Ces prescriptions abondent dès que l’acte marchand peut comporter des dangers, des nuisances (sonores, esthétiques, sociales…) ou des malfaçons invisibles de l’acheteur ou du vendeur. L’ensemble des infrastructures techniques (transports, réseaux d’eau et d’énergie, voiries…) font l’objet d’une multitude de prescriptions qui s’imposent à toutes les entreprises qui interviennent dans ces domaines. • les prescriptions de jugement : l’acte de consommation n’est pas seulement l’acquisition d’une « chose » mais il est souvent attente d’une satisfaction ou d’une jouissance promise ou associée à la chose. Et comment à nouveau espérer que le marchand soit ici le meilleur conseil sur ses propres produits? Le commerce des restaurants, celui des grands vins ou celui des œuvres culturelles ont très tôt été accompagnés par une activité de critique qui vient aider le consommateur à faire son choix. Mais cette orientation est autant une pédagogie, une initiation à des goûts inconnus, à une hiérarchie des valeurs et des préférences : c’est en ce sens que l’on peut parler d’une prescription du jugement. Ces trois formes de prescriptions cohabitent très souvent et éclairent la variété des impacts de l’action des prescripteurs sur l’activité marchande : • d’une part, les prescripteurs peuvent déterminer les éléments principaux d’une transaction marchande lorsque celle-ci se réclame de la vérité, de l’efficacité et de la satisfaction associée à son action sans que le marchand puisse en attester lui-même. • d’autre part, la carence d’un dispositif de prescription peut entraîner la vulnérabilité de l’activité marchande : imagine-t-on la vente de blé sans balance, la vente d’appareils électriques sans normes de sécurité, d’aliments sans règles d’hygiène, ou les restaurants gastronomiques sans l’existence des guides ? En outre, dès que le mouvement consumériste s’est formé au milieu du XXe siècle, sa principale activité a été l’établissement de tests permettant la comparaison des produits et la formulation de prescriptions de qualité.
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En définitive, il est particulièrement erroné de croire que la prescription de l’activité marchande doit se limiter aux conditions de la concurrence ou à l’établissement des prix, comme le laisse à penser une théorie du marché. Son champ d’intervention est sans limite, car il concerne toutes les opérations cognitives et sociales que la transaction marchande ne peut assurer par elle-même. La main invisible d’Adam Smith porte bien son nom, aveugle à l’activité marchande elle entraînerait très vite la mort du commerce ou la ruine des commerçants ! D’où aussi les ambiguïtés de la notion classique de régulation. Quand s’agit-il de créer un nouveau marché où simplement de le réguler ? On ne peut fixer de frontières figées entre l’une et l’autre notions : pour comprendre avec précision l’évolution d’une activité marchande, il faut suivre l’histoire et des dispositifs de prescription.
Eléments d’une histoire des prescripteurs de l’échange marchand La typologie précédente des prescriptions offre un raccourci de l’histoire des prescripteurs : • Sans trop caricaturer, on peut remarquer que les commerces du monde antique et du moyen âge n’auraient pu se développer sans une intense activité de prescriptions de fait. La normalisation des poids et mesures, la fixation des monnaies, la reconnaissance des métaux précieux ont participé à la révolution commerciale du moyen âge. • Ensuite, avec le développement de l’instrumentation et du machinisme au XVIIe et XVIIIe siècles s’ouvre le champ privilégié des prescriptions techniques. Les Etats, les princes, les académies, les associations savantes se dotent de laboratoires d’essais, de services techniques, de commission d’experts et d’une immense réglementation technique. • Enfin, à partir du milieu du XIXe siècle et au cours du XXe, l’enrichissement des sociétés modernes et la constitution d’une classe bourgeoise avide de consommations nouvelles et de plaisirs inconnus font le lit d’une multitude de prescripteurs privés et publics du jugement. Critiques, guides, palmarès, livres pratiques, magazines participeront à forger les mœurs, les goûts et les rêves des classes moyennes. Avec le développement mondial des activités financières, il faut développer les prescriptions du jugement sur la valeur du risque (valeur des titres, risque de défaillances...), ce mouvement allait marquer la fin du XXe siècle avant la grande débâcle de 2008. Les sociétés modernes n’ont pas connu la prospérité en laissant « libre cours au marché » ou parce qu’elles ont, plus que d’autres, l’appât du gain. De telles thèses ne résistent pas à une histoire rigoureuse (Norel, 2004) des prescriptions de l’activité marchande. Fidèles aux leçons de Savary, elles ont su générer de multiples ressources cognitives et de multiples formes d’autorités prescriptives qui ont nourri l’activité marchande en lui donnant ce que celle-ci ne peut forger par elle-même : des repères crédibles et légitimes de son action. Au fond, l’image la plus proche d’un tel processus 172
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est celle de l’agriculture… ! Le paysan n’obtient la « libre » croissance de la plante qu’au prix de multiples interventions prescriptrices sur l’écosystème biologique : il sélectionne les variétés, les semences, nourrit le sol, sème les graines, chasse les mauvaises herbes, éloigne les prédateurs et les maladies. Une fois ces mesures prises, il peut « laisser faire » la plante et la nature… La transaction marchande est certes le résultat du libre consentement et de l’ajustement mutuel des acteurs, mais après que de multiples « cultivateurs du commerce » ait assuré tous les éléments de la scénographie (Aggeri 2008) et de la dramaturgie marchande.
Les grandes crises de la prescription : la débâcle financière de 2008 Mais pour prescrite qu’elle soit, l’activité marchande n’échappe pas « au malheur et à la banqueroute ». Et si, selon Savary, ignorance, imprudence et ambition sont les ressorts essentiels des crises marchandes, il faut comprendre comment ces dérives se produisent dans des activités marchandes modernes saturées de prescription ; autrement dit, lorsqu’elles atteignent les activités de prescription elles-mêmes, précipitant l’action collective vers l’abîme.
Les paradoxes du nouveau consumérisme Avant d’examiner des situations aussi extrêmes, on peut observer des crises locales de la prescription dont les effets sont importants mais circonscrits. Il y a une trentaine d’années, les guides et critiques gastronomiques avaient été accusés de maintenir une cuisine lourde et trop classique en empêchant toute innovation. Ce mouvement vers « une nouvelle cuisine » avait alors suscité la naissance de nouveaux guides (Gault et Millau) qui à leur tour ont soutenu le renouvellement des pratiques et des saveurs culinaires. De même le poids récent pris par un célèbre guide des vins anglosaxon fait l’objet de critiques sévères. A l’inverse, l’une des dérives de la prescription tient aux stratégies de communication des entreprises qui tendent à organiser ellesmêmes la figure du prescripteur (les publicités dans lesquelles un homme en blanc vient doctement assurer que le produit a été testé scientifiquement sont légion). Plus récemment, grâce à Internet, on a aussi vu naître un nouveau type marchand consumériste : ainsi des sites commerciaux organisent eux-mêmes une logique de prescription soit en accompagnant l’offre marchande de nombreuses références comparatives, soit on donnant en permanence le jugement des autres clients sur le produit (Stenger 2007, 2006). Sur cette voie, le magasin de grande distribution, Fnac, avait été un précurseur en fournissant à ces clients des classements relatifs des produits qu’il offrait lui-même à la vente. La persistance de ce paradoxal commerce consumériste est probablement due aux efforts du laboratoire de la Fnac pour faire reconnaître son indépendance vis-à-vis des stratégies commerciales de son entreprise. Il y a quelques années des étudiants de l’Ecole des Mines de l’option Ingénierie de la
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La crise des supbrimes ou de la prescription perverse D’une toute autre ampleur, la crise des subprimes qui a servi de déclencheur à la récession actuelle est un étonnant et dramatique exemple, non pas d’un manque de régulation comme on le dit partout, mais d’une séries de prescriptions « perverses ». La triade de Savary, «ignorance, imprudence, ambition » s’y applique d’abord aux banques spécialisées qui proposèrent des prêts hypothécaires aux particuliers à revenus insuffisants. Mais une telle dérive aurait dû s’arrêter à cette première ligne parce que de tels prêts étaient invendables à un banquier utilisant les prescriptions classiques de gestion prudentielle du crédit. Pour que ces prêts aient pu être revendus à des fonds d’investissements et transformés ensuite en « produits structurés », eux-mêmes à nouveau revendus auprès de banques ou de particuliers, il a fallu l’intervention de nombreux prescripteurs : analystes financiers, assurances (« rehausseurs de crédit »), agences de notation, agences de suivi des marchés financiers et des banques, etc. De fait, ces prescripteurs ne sont pas nés avec les subprimes. Ils se sont constitués depuis des décennies et ont soutenu le développement majeur des activités financières, une expansion impossible sans leur intervention. Parmi cette foule de prescripteurs, les agences de notation sont certainement l’un des plus anciens et des plus emblématiques. Elles sont nées pour soutenir l’activité d’émission de titres par les compagnies ou les institutions publiques. C’est aux USA, en 1909 que John Moody, un spécialiste de l’analyse des entreprises prend l’initiative de classer par niveau de risque les titres (actions, obligations, emprunts…) émis par les compagnies de chemins de fer. Ici, la note prescrite porte sur les chances de voir l’entreprise honorer ses engagements et des créances. S’agit-il d’une prescription de fait ou de jugement : on est là face à une ambiguïté propre à l’activité financière elle-même. Car la prescription porte à la fois sur des faits (l’état de l’entreprise émettrice) et sur un jugement de valeur : qu’est-ce qu’un risque acceptable et pour qui ? Néanmoins, devant le succès de ses évaluations, Moody étend cette activité aux titres émis par d’autres secteurs industriels puis par des Etats ou des municipalités. Des concurrents (Poor, Fitch,…) suivirent rapidement le mouvement et la profession semble avoir résisté relativement bien à la crise de 1929. Mais durant la seconde guerre mondiale et dans l’immédiat après-guerre leur activité déclina en raison de la faiblesse des émissions de titres financiers. Dans les années 1960-1970, elles se développent à nouveau et c’est en 1975 que les autorités financières américaines (SEC) officialisent le statut de « NSRO » (Nationally recognized statistical rating organizations) et font référence aux notes des agences pour un nombre croissant d’émission de titres financiers. conception avaient mené une étude sur le laboratoire de la Fnac : ils avaient notamment souligné le secret qui entoure le protocole de classement des appareils, dont les résultats n’étaient pas revus par la direction. Comme dans les derniers mois, l’affaire des subprimes a fait l’objet de centaines de recensions, nous nous limiterons ici aux points essentiels pour notre démonstration. Voir le témoignage du 26 Septembre 2007 devant le Congrès américain par Christopher
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Quel est le rôle de ces agences de notation ? D’un point de vue formel il est le même que celui d’un critique gastronomique. En principe, il s’agit simplement d’une « opinion », comme le prétendent, non sans une dose de mauvaise foi, les agences. Certes, rien n’impose à un acheteur d’en tenir compte ou à un vendeur de se faire noter, mais en pratique, l’ensemble des activités marchandes est soumis à la prescription du critique ou de l’agence. D’une part, la note rassure et attire les clients potentiels, alors que son absence inquiéterait. D’autre part, elle conduit les offreurs à reconcevoir leurs produits pour obtenir les notes souhaitées. Si la note prescrite s’appuie sur une véritable connaissance des produits, alors les transactions marchandes seront moins vulnérables au doute et au soupçon et elles pourront s’étendre tout en maintenant la satisfaction des marchands et des clients. L’affaire des Subprimes aurait donc pu, là encore, s’éteindre rapidement si les agences de notation avaient fortement déclassés tous les titres liés de près ou de loin à des prêts immobiliers hautement risqués. Or, c’est le contraire qui s’est produit : les agences ont assigné imperturbablement d’excellentes notes aux titres dérivés des subprimes. Ainsi, loin d’arrêter la dérive des prêts immobiliers hypothécaires, elles ont participé au contraire à l’amplification du mouvement ! Quand la crise éclate avec les faillites en cascade des banques émettrices de ces prêts et avec l’explosion des défauts de paiements (le nombre des particuliers incapables de payer leur remboursement de crédit), les agences baissent précipitamment leurs notes, mais il est trop tard… La finance mondiale est en débâcle. Pourquoi un tel aveuglement, et aussi longtemps ? Suivons à nouveau Savary. L’ignorance tout d’abord. Quelle est l’expertise réelle des agences de notation ? Que savent-elles des organismes qu’elles notent ? Que savaient-elles des conditions réelles d’attribution des prêts immobiliers ? Des pratiques des courtiers bancaires ? Que savaient-elles des calculs financiers justifiant les titres dits « structurés » (un regroupement de créances plus ou moins risquées et restructurées par niveau de priorité de remboursement…). Nous savons maintenant que cette connaissance n’était sûrement pas suffisante, et c’est évidemment la faute majeure de tout marchand : ne pas savoir tout en faisant croire que l’on sait… L’imprudence ensuite : confrontées à ce qui avait tout l’air d’une « bulle immobilière », à la multiplication effervescente des transactions, aux calculs abscons et douteux des faiseurs de produits structurés, pourquoi ne pas tout simplement renoncer à juger ? Ou signaler une complexité non maîtrisable ? Cela n’aurait peut-être pas stoppé l’euphorie générale mais cela aurait probablement conduit certains à y regarder de plus près et donc à réduire l’ignorance collective. C’est là qu’il faut faire intervenir le troisième facteur de Savary : l’ambition. Les agences sont en concurrence les unes avec les autres ; en outre, elles sont rémunérées par les émetteurs : refuser de noter, c’est perdre des affaires… Il aurait donc fallu que Cox, Président de la SEC : « the Role and Impact of Credit Rating Agencies on the Subprime Credit Markets ».
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les agences ne se laissent pas tenter et résistent à la tentation d’emporter certaines affaires pour éviter une catastrophe. Comme le disait sobrement Savary : il y a parfois « plus d’esprit à savoir perdre qu’à gagner » (Chap. II, p. 12). On peut trouver de nombreuses autres causes à la crise. Mais face à un accident d’automobile où l’on constaterait que la pédale de frein provoque une accélération, qui n’incriminerait pas d’abord le véhicule ? Il reste que chacune des prescriptions qui ont historiquement permis la mondialisation et l’extension de l’activité financière marchande a joué un rôle amplificateur dans la formation de la crise. Qu’il s’agisse des règles relatives aux actifs bancaires, des systèmes comptables, des « fonds de créances », des règles de gouvernance, aucune n’a pu arrêter la crise, et l’ensemble des prescriptions qui ont façonné la finance mondiale ont contribué à son implosion. Or, ce sont précisément ces prescriptions et leurs dérives qui sont occultées lorsqu’on évoque l’autorégulation des marchés financiers ou lorsque l’on affirme que l’activité financière n’était pas régulée. A cet égard, les agences de notation ne sont-elles pas une régulation des activités financières ? Elles le sont pleinement, de même que la gastronomie française est « régulée » par les guides ou le Cinéma par les critiques. La Crise financière n’est donc pas due à l’absence de régulation comme on le proclame partout, mais au fait que les dérives des prescripteurs de l’activité financière ont été totalement ignorées au nom même d’une autorégulation des marchés, dont l’existence même de ces prescripteurs est le meilleur démenti. Pour tirer les leçons de la crise, il faut donc examiner l’ensemble des prescripteurs financiers et s’interroger, pour chacun d’eux sur les sources possibles de leur ignorance, de leur imprudence et de leur ambition. Enfin, une remarque s’impose s’elle-même : les millions de ménages américains à faibles revenus à qui l’on a « vendu » qu’ils pouvaient s’endetter sans précaution grâce à la bulle immobilière ont été pris dans l’un des pièges les plus étonnants de l’histoire marchande. Depuis que le crédit existe, les prêteurs se méfient des emprunteurs. Ils exigent de ces derniers gages, cautions et recommandations diverses. L’appareil de prescription du crédit a donc toujours été tourné vers la disqualification de l’emprunteur comme garant de lui-même. Or par le jeu pervers des prescriptions financières modernes, cette logique si ancienne s’est soudain inversée. L’emprunteur le moins solvable est devenu la cible du boniment de prêteurs assurés de revendre n’importe quelle créance douteuse ! Et c’est face à ces vendeurs « de malheur et de banqueroute » qu’il a manqué un prescripteur capable de dénoncer le danger. On savait qu’il fallait protéger les particuliers des facilités de crédit liées aux cartes bancaires, on sait maintenant qu’une banque devenue folle peut proposer des prêts dont le remboursement relève du miracle. Il faudra donc offrir aux particuliers une évaluation nouvelle des offres bancaires, qui allant au-delà du coût financier du crédit, juge aussi de la rationalité sociale de telles offres.
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Activité marchande et Prescription : à quoi sert la notion de marché ?
Conclusion : le marché ou « l’éther » de l’économie Pendant longtemps les physiciens ont pensé que l’espace était plein d’une entité particulière, appelée « éther », qui remplissait la totalité du vide et permettait d’expliquer la gravité ou la propagation des ondes. Mais on se rendit compte que les théories de l’éther impliquaient que ce dernier présente d’étranges propriétés que rien dans les expériences conduites ne venait corroborer. Jusqu’à ce qu’in fine, les physiciens renoncent à l’éther parce qu’on pouvait largement s’en passer pour avoir des explications convaincantes des phénomènes physiques. Le Marché est devenu l’éther du savoir économique contemporain. Deux siècles d’accumulation de ce savoir n’ont pas empêché la formation et la persistance de dangereuses confusions sur cette notion. La crise actuelle en est la dramatique démonstration. M. Greenspan croyait que les marchés s’autorégulent comme les meilleurs physiciens croyaient à l’éther… Mais combien d’économistes le croient aussi ? Et combien de dirigeants et d’analystes financiers ? L’histoire politique récente a aussi contribué au brouillage des concepts. Pour beaucoup, l’effondrement des pays communistes a montré la supériorité de « l’économie de marché ». Mais en quoi cette supériorité prouverait-elle que les marchés s’autorégulent ? La force historique des sociétés occidentales ne tient pas à ce qu’elles aient laissé libre cours à l’activité marchande la plus folle ! C’est le contraire qui est vrai ! Et c’est parce que ces sociétés ont multiplié les repères et les prescriptions de l’activité marchande, que celle-ci s’y est développée massivement et « librement », quoique non sans crises dramatiques ! L’une des erreurs des sociétés communistes est de n’avoir pas compris que l’activité marchande est une puissance exploratoire du social qu’il faut domestiquer mais qu’il est absurde d’empêcher. Sauf à se priver de l’activité imaginative, curieuse et organisatrice du marchand. Car s’il advenait dans un pays que tous les aubergistes soient dangereux et de piètre qualité, le mieux ne serait pas d’interdire les auberges. Il faudrait plutôt susciter par de multiples prescriptions une amélioration progressive des auberges. Comment ? Par l’éducation des aubergistes et des clients, par des règles d’hygiène obligatoires, par des formations de cuisiniers, par des concours gastronomiques, par des guides et des critiques etc.… Bref, par tout ce qui contribue à favoriser une activité marchande qui n’est plus fondée sur l’ignorance, l’imprudence et l’ambition. Pour construire ce chemin, la théorie du marché, serait-il parfait, n’est d’aucune utilité. Elle pourrait même être dangereuse. Il suffit qu’au nom d’une une vision dogmatique des marchés on croit qu’on améliorera les auberges en provoquant plus de concurrence par l’installation facilitée de nouveaux aubergistes. Et c’est une situation certainement plus dégradée encore que l’on obtiendrait. Certes, on l’a dit, il n’y a pas de lois universelles de l’activité marchande et l’on peut imaginer que les nouveaux entrants seront des cuisiniers remarquables, qu’ils feront seuls l’éducation des clients et provoqueront la faillite des mauvais 177
L’activité marchande sans le marché ?
aubergistes par la qualité de leur prestation. Mais une telle transformation ne tiendrait en rien à l’autorégulation du marché et relèverait plutôt du mouvement social miraculeux ! Si le concept de marché est à la fois équivoque et dangereux, alors ne faut-il pas surtout en préciser la définition et les conditions d’usage ? C’est une voie que choisiront certainement beaucoup de spécialistes des questions économiques. Pourtant elle ne pourra pas aller bien loin : car dénué d’autorégulation, le concept de marché perd toute substance et laisse place à la variété imprédictible des configurations marchandes. Sur quoi fonder alors les lois antitrust, des lois sur la concurrence ou sur la fixation des prix ? En fait, s’ouvre une autre épistémologie du phénomène économique : une épistémologie qui abandonne toute idée de lois invariantes ou de systèmes « parfaits » mais qui scrute au contraire les logiques toujours renouvelées de l’action marchande. L’économie y perdra la belle ordonnance métaphysique que l’on a fabriquée à son propos. On cessera de croire qu’il existe des « fondamentaux » à une économie, qu’une cotation boursière relève d’une rationalité stable, ou que les prix reflètent autre chose que les transactions singulières et locales qui leur ont donné naissance. Débarrassée de ces oripeaux, l’activité marchande réapparaîtra pour ce qu’elle est. A son origine, une pulsion créatrice, vulnérable, toujours renouvelée, fondée sur la transformation des valeurs, nourrie par les jeux de l’imaginaire et du désir et inévitablement porteuse de tragédies. Pulsion qui, une fois domestiquée par de multiples prescriptions, donne naissance aux activités collectives humaines les plus paradoxales car tenant de la raison et du mythe, de l’ordre et du désordre, de la coopération et de la rivalité. Quittant une science illusoire et dangereuse du marché, on passera à une science plus modeste mais beaucoup plus précise et plus informée des prescriptions de l’activité marchande. L’ironie de cette histoire, c’est que cette épistémologie de l’agir marchand a été déjà formulée au grand siècle par Jacques Savary, cent avant Adam Smith et deux cents ans avant Walras. Et sans en être toujours conscients, nous devons déjà à cette épistémologie une large part de notre code du commerce, celle qui n’est pas associée à la métaphysique du marché. Doit-on toujours croire que les sciences sociales et la science économique en particulier progressent nécessairement depuis deux siècles ?
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Activité marchande et Prescription : à quoi sert la notion de marché ?
Bibliographie Aggeri, F. (2008), « Régénérer les cadres de la stratégie », Mémoire pour l’habilitation à diriger des recherches, Université Dauphine. Hatchuel, A. (1995), Les marchés à prescripteurs, in Jacob A., Vérin H., (ss. la dir.) L’inscription Sociale du marché, L’harmattan Paris. Hatchuel, A. (2003), Le prescripteur : libéralisme régulé ou régulation émancipatrice, in Laufer R., Hatchuel A. (Ss. la dir.), Le libéralisme, l’innovation et la question des limites, L’harmattan Paris. Norel, P. (2004, Ss la direction de), L’intervention du marché. Une histoire économique de la mondialisation, éditions du Seuil. Savary J., (1675), Le parfait négociant ou instruction générale pour ce qui regarde le commerce de toute sorte de marchandises, tant de France que des pays estrangers. Chez Louis Billaine à Paris. Stenger T. (2007), « Prescription et interactivité dans l’achat en ligne », Revue Française de Gestion, n°172, avril. Stenger T. (2006), « La prescription dans le commerce en ligne : proposition d’un cadre conceptuel issu de la vente de vin par Internet », Revue Française du Marketing, n° 209, octobre.
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Le marketing entre l’activité marchande et le marché Romain Laufer HEC Paris
Prologue : L’activité marchande sans le marketing ? Tel que je l’ai perçu dès l’abord, l’intitulé de notre rencontre me confrontait à une énigme et à un obstacle ou une gêne. L’énigme peut se formuler de la façon suivante : si le marché est le lieu de l’activité marchande alors marché et institution marchande sont indissociables, comment peut-on parler d’activité marchande sans le marché ? L’obstacle tient au sujet que j’ai choisi : la question du marketing. Le mot marketing porte en évidence un double lien d’un côté avec le marché (à cause de la racine « market ») et d’autre part avec la notion d’activité marchande (à cause du suffixe « ing » qui est la marque du gérondif qui désigne l’action qui se développe en l’occurrence en direction du marché aussi bien que sur le marché lui-même) qui semble exclure le fait même de se poser la question de la séparation entre marketing et marché. Certes il y a un point d’interrogation. Mais, tel qu’il est formulé, le sujet semble bien biaisé fortement du côté de la réponse négative. C’est ce que semble confirmer le fait que le mot marketing ne figure nulle part dans le texte de présentation, mais sa condamnation, celle du moins dont il fait couramment l’objet, semble bien s’y manifester du début à la fin de l’argument. Le texte commence en effet par poser la relation ambivalente que la « culture contemporaine » entretient avec « l’activité et l’échange marchand », avec la « marchandisation », « synonyme d’aliénation » et de « perte des valeurs universelles ». Par la suite cette ambivalence, « ces visions antinomiques de l’activité marchande » sont mises en relation avec « la confusion moderne entre activité marchande et le ‘marché’ ». Ainsi l’activité et/ou la spécialité qui porte en son nom même la confusion incriminée, le marketing , ne peut s’empêcher de se sentir visée et peut être exclue de la perspective évoquée à la fin du texte de la possibilité d’éclairer « de nouveaux liens entre activité marchande et marché. » Le fait empirique que le mot marketing ne figure explicitement qu’une fois dans le titre des exposés annoncés et deux fois dans leurs textes de présentation semble bien donner du poids au sentiment que le marketing figure dans le colloque un peu comme un intrus d’une façon qui n’est pas sans évoquer le titre d’une pièce 181
L’activité marchande sans le marché ?
de Ionesco : « Amédée ou comment s’en débarrasser ». Il n’est donc peut-être pas inutile, si je veux éviter de sembler totalement hors sujet, que je tente de justifier sinon ma présence au moins mon sujet. Or en fait il semble que celui-ci puisse se justifier d’au moins trois façons : les deux premières s’appuient sur la lecture du texte de présentation, la seconde sur une expérience personnelle. • Le marketing en tant que confusion de l’activité marchande et du marché peut être un analyseur de la question posée : c’est ce que montre le fait que les connotations négatives associées à cette confusion s’appliquent au marketing. • Il y a dans la phrase qui constitue une des articulations essentielles de l’argument un détail qui adoucit quelque peu la formulation du titre du colloque et par là même nous autorise à confronter l’énigme qu’il contient, voire à surmonter l’obstacle qu’il peut représenter pour un spécialiste du marketing. Rappelons cette phrase : « Ces visions antinomiques de l’activité marchande ne seraient-elles pas exacerbées et popularisées par la confusion moderne entre l’activité marchande et le ‘marché’ ? ». Marché est entre guillemets, ce qui signifie qu’il y a marché et marché et que par conséquent la question de l’existence d’une relation marchande sans le marché se pose d’autant de façon qu’il y a de façons de donner un sens particulier au mot « marché », à quoi il faut sans doute ajouter toutes les façons de définir l’activité marchande et le lien entre les deux qui est dénoté par la préposition « sans ». Ceci conduit donc à formuler la question de la façon suivante : à quelle condition ou dans quel sens (sens des mots « marchés », « activité marchande » et « sans ») estil possible d’associer le marketing à la notion d’activité marchande sans le marché ? Mais avant de préciser le sens de ces mots et de ces expressions qui rendent possible la considération de la question du marketing dans le contexte de notre colloque, je voudrais évoquer la façon dont mon expérience personnelle m’a confronté depuis longtemps en fait à cette question. • C’est en réfléchissant à la façon dont la notion de marketing est nécessairement associée à l’idée de marché que je me suis souvenu que j’avais été déjà confronté au désir d’exclusion qui en résulte logiquement pour qui veut pouvoir penser un monde sans « marché ». Cette expérience remonte à l’année 1973, l’année de la création de l’option Gestion des Organisations Publiques à l’école des HEC. La question posée par le présent colloque, je l’ai en effet rencontrée de la façon la plus nette possible puisqu’elle prenait la forme d’un double refus du marketing dans un tel contexte. C’est ainsi que je me souviens de la réaction de mes premiers interlocuteurs dans l’administration qui opposaient au marketing une résistance qui prenait la forme d’une protestation :
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« Nous ne sommes pas des commerçants, nous ne sommes pas soumis à la concurrence, nous ne pouvons tolérer le principe de la segmentation des marchés qui s’oppose la loi qui nous impose de respecter le principe de l’égalité de tous face au secteur public ».
Le marketing entre l'activité marchande et le marché
• Autrement dit « puisque nos activités se développent dans un monde qui ignore le marché le marketing par définition ne peut avoir droit de cité ». Ce refus ne faisait que redoubler celui auquel j’avais déjà été confronté l’année précédente de la part de mes collègues lorsque je leur proposais de me joindre à eux pour développer la dimension marketing du programme d’enseignement de management public qu’ils étaient en train de développer (il y avait là un spécialiste du contrôle de gestion, un spécialiste de ce que l’on appelait alors « l’environnement de l’entreprise », et un spécialiste de la gestion des entreprises publiques). Le plus significatif est sans doute l’argument qu’ils m’opposèrent alors, dont je ne compris que bien plus tard au fond la pertinence et la portée. Si le marketing, contrairement à leur discipline, ne pouvaient figurer dans un programme de management public, c’était que suivant leur propre terme dont je me souviens encore très nettement : « le marketing, c’est politique ». Autrement dit, la notion de marketing appliquée au secteur public avait des implications politiques qui rendaient sa présence hautement problématique. Ma réponse à ces objections fut tout naturellement l’objet de mes travaux de recherches depuis cette date. Ils prirent la forme de deux livres le premier Management public : Gestion et Légitimité, écrit avec Alain Burlaud, un contrôleur de gestion, tentait de répondre à la question de savoir pourquoi le management en général et le marketing en particulier avait désormais sa place dans la gestion du secteur public ; le second, Le Prince Bureaucrate : Machiavel au Pays du Marketing, écrit avec une sociologue Catherine Paradeise, était consacré à l’approfondissement théorique de la problématique développée dans le livre précédent. Il n’échappera à personne que le titre de ce dernier ouvrage, le Prince Bureaucrate, évoque de la façon la plus claire la question du politique ce qui rétrospectivement montre à quel point mes collègues, de façon en quelque sorte intuitive, avaient raison en faisant de la politique l’enjeu central de la question du marketing. Ce lien entre marketing et politique y prenait la forme d’une proposition simple : le marketing est la forme moderne (bureaucratique) de la sophistique. On me permettra à cette occasion d’évoquer le fait que la première fois que j’ai été invité à parlé à Cerisy, en 1984, ce fut justement pour parler des aspects modernes de la sophistique dans un colloque consacré pour l’essentiel à des études érudites de philosophie grecque. Je pense que c’est à l’occasion de la publication des actes de ce colloque dans la collection Argument aux Editions de minuit que le mot marketing est apparu pour la première fois à la quatrième de couverture d’une collection consacrée à la philosophie, ceci étant dû à la décision de Barbara Cassin, coorganisatrice de la décade et éditrice de ces actes sous le titre « Le Plaisir de Parler ». On notera que l’idée de sophistique moderne peut être facilement associée à la notion de confusion et par conséquent à « la confusion moderne entre l’activité marchande et le ʺmarchéʺ » dont le texte de notre colloque nous dit qu’elle exacerbe le caractère antinomique des attitudes à l’égard de l’activité 183
L’activité marchande sans le marché ?
marchande. S’il en est bien ainsi, la question du marketing en tant que nom de la confusion de l’activité marchande et du marché et la question de la sophistique en tant que principe général de cette confusion est bien au cœur de notre sujet. Le moins que je puisse dire c’est que cette façon d’associer le marketing à la sophistique n’a que très rarement, je dirais même presque jamais, été reprise dans les travaux relatifs au marketing, qu’il s’agisse de spécialiste de la gestion ou de spécialiste des sciences sociales. Il est rare que l’on revendique sa propre inefficacité. Aussi dois-je préciser que si je fais état de ces refus et de ces mises à l’écart, ce n’est pas pour reconnaître l’échec d’une démarche, ni pour y mettre fin, mais pour décrire un fait social, fait social qu’exprime la contradiction entre un monde de plus en plus dominé par le marketing et la force de la revendication sociale qu’exprime le titre de notre colloque : « une activité marchande sans le marché ? », revendication à laquelle le marketing ne peut consentir sans se sentir écartelé entre d’un côté ce qui le rattache au marché et d’un autre côté l’attache à l’activité marchande. De ce qui précède on risque de tirer l’impression qu’il s’agit d’un plaidoyer pro-domo, plaidoyer pour le marketing d’un professeur de marketing. Je voudrais argumenter dans ce qui suit qu’il s’agit moins de s’interroger sur le marketing en tant que tel que tel que sur ce qu’expriment et que révèlent les attitudes ambivalentes à son égard, ces tentatives de mise à l’écart dont témoigne de manière emphatique, au centre du titre de notre colloque, la présence de la préposition « sans ».
L’activité marchande et les différents sens de la notion de marché
Si l’on peut penser ainsi avoir justifié la présence de la question du marketing dans un colloque consacré à considérer la possibilité de penser « une activité marchande sans le marché », il reste à préciser le sens d’un thème qui reste confus tant que l’on ne précise pas le sens que l’on veut bien donner aux mots qui le composent qu’il s’agisse de « marché », de « l’activité marchande » et de la préposition « sans » qui est supposée caractériser le lien que l’on cherche à établir entre ces deux notions. Reprenons du début en considérant un a un les différents sens du mot marché dans le dictionnaire. • Si le marché est compris comme le lieu de l’activité marchande, marché et activité marchande sont définis comme deux notions en relation duale : il ne saurait être possible de penser l’un sans l’autre à moins que l’on considère leur relation du point de vue d’une théorie de la représentation. Prenant appui sur le caractère dual de la relation entre ces deux mots il est possible de considérer l’un comme la représentation métonymique de l’autre, représentation si parfaite que l’autre deviendrait inutile : la préposition sans ne ferait qu’exprimer le fait que, dans ces conditions, l’activité marchande pourrait disparaître derrière la notion de marché qui prétend en rendre 184
Le marketing entre l'activité marchande et le marché
compte et que réciproquement le marché pourrait désigner la manifestation de l’activité marchande. • Si le marché est défini comme le résultat de l’activité marchande, à savoir la représentation formelle de l’accord qui en résulte, l’activité marchande sans le marché désigne le processus complexe de négociation que l’on désigne usuellement du nom de marchandage, notion qui évoque la rhétorique. Avec la rhétorique nous trouvons une autre notion qui a été longtemps mise à l’écart des débats philosophiques et scientifiques en particulier dans une France cartésienne où ce qui se pense bien est supposé ipso facto s’énoncer clairement. La rhétorique entretenant elle-même un rapport étroit avec la sophistique (les sophistes étant supposés avoir joué un rôle déterminant dans son développement), il était normal que je sois conduit à préciser la relation qu’entretiennent la sophistique, la rhétorique et la philosophie (et à travers la philosophie tous les discours qui en relèvent et en particulier la philosophie politique et l’épistémologie). Pour cela je n’ai cru pouvoir mieux faire que de considérer la façon dont cette question était débattue dans la philosophie grecque de l’âge classique, qui est supposée être aux origines de la pensée occidentale moderne. Ce débat mettait aux prises Platon, Aristote et les sophistes, chacun défendant une façon différente de penser le statut de la rhétorique. Platon comme Aristote s’opposent à la sophistique et font tout deux de cette opposition la condition même de la possibilité de l’activité philosophique. Tout au plus diffèrent-ils dans la violence de leur rejet : tandis que Platon consacre de nombreux dialogues à débattre avec les sophistes, Aristote rejette la sophistique de façon si radicale qu’il va jusqu’à exclure complètement de toute discussion au sein de la cité, voire même de l’humanité, ces gens qui refusent le principe de non contradiction et parlent non pour signifier quelque chose mais pour « le plaisir de parler ». A ces différences dans la façon de s’opposer aux sophistes correspond deux attitudes radicalement opposées par rapport à la rhétorique : tandis que Platon la rejette en tant qu’expression même du caractère antiphilosophique des sophistes, Aristote la considère positivement et lui accorde suffisamment d’importance pour se faire l’auteur d’un traité de technique rhétorique. Il est donc possible de distinguer, chez Aristote, une rhétorique non sophistique compatible avec la philosophie d’une rhétorique sophistique qu’il est si nécessaire de traquer et de condamner sans merci. Toutefois il importe de noter ce qu’Aristote nous dit clairement dans sa rhétorique à savoir qu’il n’y a pas de différence technique entre rhétorique sophistique et rhétorique non sophistique : cette différence, pour importante qu’elle soit, tient tout entière dans « l’orientation de vie » de celui qui fait usage de ces techniques. L’analyse de la relation entre philosophie et Il consacrera un volume entier de l’Organon, « les réfutations sophistiques » à montrer comment il est possible de détecter et de détruire les arguments des sophistes. Voir le « coup d’Aristote », Narcy, Michel, 1986, Platon et Aristote face à Protagoras, in Position de la Sophistique, ed. Barbara Cassin, pp. 75-90, Paris, Vrin.
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L’activité marchande sans le marché ?
rhétorique chez Aristote peut conduire à analyser toute action rhétorique à trois niveaux : • Le premier niveau est celui de la rhétorique définie en tant que technique. • Le deuxième niveau est celui du genre rhétorique qui définit les présupposés de la technique, ce qui suppose la définition des lieux, des protagonistes, des buts et des enjeux de l’interaction rhétorique. On remarquera que ces présupposés sont en relation duale avec la technique rhétorique qu’ils rendent possibles. • Le troisième niveau enfin est celui du fondement des présupposés de la rhétorique considérée. C’est la postulation d’un tel fondement qui permet de distinguer la rhétorique sophistique de la rhétorique non sophistique. Dans le contexte de la philosophie d’Aristote, nous proposerons que ce soit le fait de reconnaître, explicitement ou implicitement, le bien-fondé de sa philosophie et en particulier la nécessité de se plier dans tout débat au principe de noncontradiction qui permet d’opérer cette distinction. Ce détour un peu long paraîtra peut être moins inutile si l’on remarque qu’il pourrait nous permettre de poser de façon précise la relation entre l’activité marchande (assimilée pour un temps à ce qu’il y a de rhétorique dans le marchandage) avec d’une part le marché défini comme présupposé de l’activité marchande, et d’autre part le marché conçu comme fondement des présupposés de l’activité marchande : il s’agit en l’occurrence des « lois du marché » ou, mieux encore, de cette « métaphysique du marché » dont le texte d’introduction à notre colloque demande à juste titre s’il elle est nécessaire pour que l’activité marchande existe et soit légitime. La question de penser « l’activité marchande sans le marché » prend alors un sens différent suivant que l’on considère le marché dans le sens de présupposé de l’activité marchande ou dans le sens de fondement de celui-ci. Ce qui est en jeu dans le premier sens, c’est la possibilité de considérer la technique rhétorique, l’activité marchande, sans thématiser de façon explicite la question du genre rhétorique qui lui correspond (le marché comme lieu de l’activité marchande). Ce qui est en jeux dans le deuxième sens, c’est la question de ce qui fait la différence entre une rhétorique acceptable pour un philosophe et une rhétorique sophistique. La rhétorique sophistique est celle qui pose qu’il n’est d’autre garantie à la réussite de l’interaction rhétorique (qui suppose l’élaboration d’une argumentation acceptable pour toutes les parties concernées) que la réussite de cette interaction elle-même. Ce n’est donc qu’a posteriori, par le succès même de l’interaction, que les présupposés de l’interaction se trouvent justifiés pragmatiquement. Avant l’action le sophiste récuse toute certitude quant au statut de ce qu’il est amené à postuler pour développer son action, il récuse donc toute idée de connaissance scientifique portant sur les présupposés de son action. C’est bien ce que nous dit Husserl lorsqu’il écrit à propos de la sophistique : 186
Le marketing entre l'activité marchande et le marché
« … le scepticisme antique inauguré par Protagoras et Gorgias met en cause l’episteme, c’est-à-dire la connaissance scientifique de l’étant-en-soi, et la nie ».
Husserl précise bien qu’il ne s’agit pas là chez le sophiste d’une attitude théorique, la sophistique étant suivant ses termes « un scepticisme négateur d’orientation practico-éthique (politique) », c’est-à-dire une attitude qui ne trouve son sens que dans le succès de l’activité concrète qu’elle développe au sein de la cité. A cette forme d’action rhétorique qu’Aristote condamne et rejette de la cité avec la plus grande fermeté s’oppose la bonne rhétorique, celle dont les auteurs savent a priori qu’elle va conduire nécessairement, dans son domaine qui est celui du raisonnable et du probable, à une argumentation acceptable. Si l’on définit l’activité marchande comme une forme d’interaction rhétorique (le marchandage) et le marché comme le fondement des présupposés de l’activité marchande, la préposition « sans » dans l’expression « L’activité marchande sans le marché » désigne alors un manque, manque lourd de menace, menace de cette confusion et de cette mise en danger de la cité qu’Aristote associe aux effets de la rhétorique sophistique. Or rien ne semble mieux à même d’évoquer la menace de ce manque que la notion de marketing considérée dans le cadre du présent colloque (c’est-à-dire le marketing en tant qu’activité marchande). En effet par le fait même qu’il porte en lui de façon manifeste les marques de la dualité entre l’activité marchande (exprimée par le gérondif) et le marché (exprimé par la racine « market »), l’évocation du marketing en tant que forme de l’activité marchande met en évidence le fait que la notion de marché dans l’expression « le marketing sans le marché » ne peut désigner que la mise à l’écart de la notion de marché comme fondement des présupposés de l’action, ce qui conduit à penser le marketing dans la catégorie de la rhétorique sophistique. On comprend dans ces conditions que le fait de définir le marketing comme la forme moderne (bureaucratique) de la sophistique n’ait guère eu de succès tant auprès des spécialistes de la gestion que des spécialistes des sciences sociales. On peut même ajouter que cette mise à l’écart se justifie pleinement dans le cas où l’on considère que les présupposés du marketing considéré du point de vue de la rhétorique sont en fait dotés de fondements puisés dans la théorie économique des marchés. Mais s’il s’agit de penser le marketing sans avoir recours aux « lois du marché », ou à la « métaphysique du marché » évoqué dans la présentation de notre colloque, alors il n’est guère que deux solutions logiques : ou bien il existe un autre fondement à la rhétorique de l’action marchande désignée par le mot marketing, ou bien celui-ci renvoie bien à cette notion de sophistique dont Aristote nous dit qu’il faut à tout prix se débarrasser. Pour savoir ce qu’il en est, je pourrais me reporter à mes travaux qui, depuis ma confrontation avec le rejet dont pouvait faire l’objet le marketing dans le secteur public et les questions qu’il suscitait, sont consacrés précisément à penser le marketing dans les catégories de la sophistique. Je pourrai même tenter de m’appuyer sur l’émergence de la notion de risque majeur pour montrer que la question de la mise en danger de la cité, 187
L’activité marchande sans le marché ?
danger qu’Aristote associait au développement d’une rhétorique sophistique, n’était pas seulement l’expression de la lubie d’un théoricien resté trop longtemps éloigné de la forme de bon sens qu’entretient la pratique ou la mise en œuvre de méthodes empiriques rigoureuses dans le domaine des sciences sociales. En effet la notion de risque majeur se manifeste empiriquement aussi bien dans les inquiétudes aussi profondes qu’erratiques qui agitent désormais régulièrement les populations, que dans la mise à l’agenda de la lutte contre les dangers de crises systémiques qui menaceraient le monde, qu’il s’agisse de risque sanitaires, de risques environnementaux, de risques liés à l’usage des nouvelles technologies ou des risques liés à la financiarisation d’une économie désormais mondialisée. Mais une telle démarche aurait au moins quatre inconvénients : • ces arguments ayant déjà été publiés à de nombreuses reprises ils risqueraient d’ennuyer ceux qui les connaissent déjà ; • le fait même que, comme il a été dit plus haut, cette façon d’associer le marketing à la sophistique n’ait que très rarement été reprise dans les travaux relatifs au marketing, qu’il s’agisse de spécialiste de la gestion ou de spécialiste des sciences sociales, laisse peu d’illusion quant à l’efficacité d’une énième répétition des même raisonnements ; • ceci a d’autant plus de chance d’être vrai que nous comprenons que cette mise à l’écart n’a rien de personnel mais correspond à quelque chose de structurel qui s’exprime depuis l’antiquité dans la condamnation dont la rhétorique sophistique fait l’objet dans l’œuvre d’Aristote ; • le spécialiste de la rhétorique sait qu’une nouvelle répétition des mêmes arguments a toute les chance d’être entendue, comme il a été dit plus haut, comme un plaidoyer pro-domo, non seulement parce qu’il s’agit d’un professeur de marketing qui plaide pour l’importance du marketing mais encore parce qu’il est à craindre que tout ce qui sera dit de cette façon pourrait bien n’apparaître que comme l’expression du sentiment humain que toute personne ressent à l’égard de la pertinence de ses propres raisonnements. Par chance, une autre voie s’offre à moi qui comporte autant d’avantages que la précédente comportait d’inconvénients. Il s’agit de montrer qu’il est des auteurs qui ont posé les problèmes liés à la question de la certitude et de l’incertitude dans les sciences sociales dans des termes qui s’articulent parfaitement avec la problématique que j’avais tenté de développer. Cette approche présente quatre avantages : • ils permettent de compenser la relative faiblesse rhétorique de l’argumentation rationnelle par la force de l’argument d’autorité ; • ils permettent de comprendre les enjeux de la question posée du point de vue des sciences sociales et par là même de ne plus lier la validité de ces thèses au seul domaine du marketing ; 188
Romain Laufer : Facing Symbolic Dissorders.
Le marketing entre l'activité marchande et le marché
• leur œuvre, du fait qu’elle donne un statut précis et radical à la notion d’incertitude, porte en elle la possibilité de penser la notion de risque majeur ce qui peut être mis en rapport avec les conséquences que l’on peut attendre, suivant Aristote, de la transgression de l’interdit relatif à la sophistique ; • par la façon dont leur œuvre, ou au moins les conséquences les plus radicales de leur pensée, ont pues être ignorées ou tenues à distance, elles témoignent, comme autant de faits empiriques, du rejet dont fait l’objet la considération de l’idée de manque lorsqu’elle est appliquée à la définition des conditions qui déterminent l’acceptabilité sociale des argumentations. Ces auteurs sont d’une part une anthropologue bien connue, Mary Douglas, et d’autre part celui que je me permettrai d’appeler un économiste bien méconnu, Frank H. Knight. Quant aux textes évoqués, ils portent tous deux sur la notion d’incertitude : il s’agit d’une part de Dealing with uncertainty (2002) et de Risk Uncertainty and Profit (1922). J’ajouterai immédiatement un ultime avantage à cette méthode : Frank Knight dans son ouvrage traite explicitement la question de la relation entre le marketing et le marché, il me permettra donc de montrer qu’il n’est pas besoin d’être professeur de marketing pour donner une place centrale à celui-ci dans les questions qui nous préoccupent. Le fait qu’il soit généralement ignoré, y compris, sinon surtout des économistes, que celui qui est connu pour avoir participé à la fondation de l’école de Chicago et à la formation de ses représentants les plus célèbres tels que George Stigler, Milton Friedman, Don Patinkin, qui ont tous témoigné par des écrits de leur dette et de leur admiration à son égard, le fait donc qu’il soit ignoré que Frank H. Knight ait pensé de façon aussi explicite, complète et rigoureuse le statut du marketing dans la théorie économique, et ce dans des analyses publiées depuis 1921 et régulièrement rééditées depuis aux Presses de l’Université de Chicago, pourrait bien être la meilleure illustration de la façon dont les forces sociales parviennent à tenir à l’écart ce que des textes tentent de nous dire. De ce point de vue, il se pourrait bien qu’en matière de sciences sociales une des formes de fait empirique les plus signifiantes soit justement la façon dont des choses placées en évidence devant les yeux de tous puisse rester aussi longtemps inaperçues, ce que l’on peut sans doute rapprocher de la façon dont Jacques Lacan interprète la nouvelle de Edgar Allan Poe intitulée La lettre volée. Trois objectifs seront donc poursuivis à partir de là qui seront traités dans les trois sections suivantes. La première permettra de poser la problématique anthropologique de notre propos à partir de l’écrit de Mary Douglas. La seconde permettra de relier cette approche à celle que j’ai développée au cours des ans autour des notions de système de légitimité, d’histoire des systèmes de légitimité Mary Douglas: Dealing with uncertainty, Ethics,(2002), Frank H. Knight, Risk Uncertainty and Profit, University of Chicago Press (1922 ; 1971). Jacques Lacan : La lettre volée.
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et de crise des systèmes de légitimité, approche qui peut être présentée comme une simple opérationnalisation de cette thèse anthropologique. La troisième enfin permettra, en lisant le texte de Knight à travers la notion d’histoire des systèmes de légitimité, de montrer comment, dans son œuvre, il met en relation marketing et théorie du marché de façon à la fois précise et explicite.
L’incertitude et la certitude suivant Mary Douglas Nous proposons de représenter la position de Mary Douglas sur la question de l’incertitude et de la certitude par un ensemble de sept citations extraites de l’article évoqué plus haut. Chaque citation est suivie d’un commentaire qui met en évidence les principaux traits et enjeux de cette approche. 1) « La certitude n’est pas une humeur, ou un sentiment, c’est une institution, telle est ma thèse…La certitude n’est possible que parce que le doute est bloqué institutionnellement : la plupart des décisions à propos du risque sont prises sous la contrainte des institutions…Si nous reconnaissons maintenant être confrontés à plus d’incertitude, cela tient au fait que quelque chose est arrivé qui affecte les fondements institutionnels de nos croyances et c’est à cela que nous devrions étudier. »
De ce bref texte il est possible de tirer quatre propositions majeures : • Le premier résultat de cette lecture est de nous dire que c’est la question posée par l’incertitude est celle de la nature et du rôle des institutions. Ceci conduit à s’interroger sur la façon dont cette thèse relative à la notion d’institution peut être reliée au fait que le développement des sciences sociales au cours de ces quarante dernières années a été marqué par l’émergence de deux courants dominants : le courant conventionnaliste et le courant néoinstitutionnaliste. • Le rôle des institutions est de refouler toute idée de doute ou tout scepticisme trop radical. Ceci semble bien pouvoir être mis en relation avec ce qui a été dit plus haut de la façon dont les forces sociales peuvent bloquer de façon contraignante tout ce qui pourrait apparaître comme excessivement marqué par le doute, c’est-à-dire par la difficulté de sortir d’un état ou il semble impossible de choisir entre une thèse et son contraire, état qui n’est pas sans évoquer la sophistique qu’Husserl qualifie, ainsi que nous l’avons vu plus haut, de scepticisme négateur, et qu’Aristote caractérise par la façon dont elle s’oppose à la législation logique du principe de non contradiction. Mary Douglas: Dealing with Uncertainty, Ethical Perspectives 8 (2001)3, p. 145. « Certainty is not a mood, or a feeling, it is an institution: this is my thesis. Certainty is only possible because doubt is blocked institutionally : most individual decisions about risk are taken under pressure of institutions. If we recognize more uncertainty now, it will be because of things that have happened to the institutional underpinning of our beliefs. And that is what we ought to be studying. »
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• L’histoire définie comme l’expression d’une mutation des institutions est ce qui nous permet d’apercevoir ce qui, jusque là était tenu à l’écart de droit, sinon de fait, car on comprend mal pourquoi il y aurait besoin d’exercer une contrainte sur nos perceptions et nos sentiments si nous ne pouvions percevoir de fait ce qu’il nous faut, pour des raisons institutionnelles, ignorer de droit. Il y a donc une histoire qui est histoire des prises de conscience permises par la mutation des interdits institutionnels. • Enfin ce texte définit ce qui devrait être l’objet de notre recherche : « les fondements institutionnels de nos croyances ». Si l’on admet que les croyances font partie des présupposés de nos actions, ce que la formule de Mary Douglas désigne n’est autre que l’étude des fondements des présupposés de nos actions. Je me permet de noter, au passage, que la façon dont j’ai choisi de consacrer mes travaux à la notion de système de légitimité, d’histoire des systèmes de légitimité et de crise des systèmes de légitimité peut être interprétée comme une manière de suivre le programme de recherche défini ci-dessus par Mary Douglas. Mais avant de revenir en détail sur ce point il nous faut continuer la lecture de son texte. 2) « Nous avons besoin de certitude pour résoudre des conflits. Ce n’est ni pour une satisfaction intellectuelle, ni pour la qualité de nos prédictions en tant que tels, mais pour des raisons politiques et juridiques…»
La notion d’institution sociale est ici associée directement à la notion de conflit, qui est elle-même associée à deux processus de résolution des conflits que sont la politique et le droit. On remarquera la façon dont la question du politique occupe une fois de plus une place centrale dans notre cheminement. Le droit est associé à la façon dont les institutions sont imposées par la contrainte dans les Etats modernes, Etats que Max Weber caractérise par la façon dont ils parviennent à revendiquer le monopole de la violence légitime. 3) « Le problème n’est pas la connaissance mais l’accord »
La première chose que nous dit cette phrase c’est que nous vivons dans un monde où la connaissance joue un rôle dominant quant il s’agit de définir le certain. C’est parce que la connaissance est dominante qu’il lui faut nier cette proposition pour mettre au premier plan la question de l’accord, du consensus. Ceci, joint à ce qui a été dit plus haut du rôle du droit, peut être associé à l’idée que nous vivons sous le règne de ce que Max Weber définit comme le type d’autorité rationnel-légal. Quant à la question du consensus, elle peut renvoyer à son tour à la fois à la notion de négociation, de marchandage, de rhétorique et, peut-être, de marketing d’une part et de convention d’autre part. Le fait que la question de l’accord soit au premier plan permet de rendre compte du succès des approches « We need certainty as a basis for settling disputes. It is not for intellectual satisfaction, nor for accuracy of prediction for its own sake, but for political and forensic reasons ». « The problem is not knowledge but agreement. »
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conventionnalistes. Comprise dans ce contexte, la notion de convention peut être mise en relation avec la notion d’institution. Si l’institution est ce qui cherche à bloquer le doute et/ou l’incertitude, elle est ce qui se manifeste (paradoxalement) dans la confiance que les approches conventionnaliste ont dans le fait qu’un accord sera atteint, un compromis réalisé, quelle que soit l’hétérogénéité des prémisses de raisonnement mises en jeu. Ceci semble bien correspondre à la façon dont Aristote décrit la bonne rhétorique, celle qui permet de faire face au monde sublunaire, monde du probable et du raisonnable où se développent les actions humaines. A cette bonne rhétorique s’oppose la rhétorique sophistique. Techniquement, ces deux rhétoriques sont les mêmes, elle ne diffèrent que par la façon dont elles considèrent les fondements des genres rhétoriques qu’elles mettent en œuvre. Si l’institution est ce qui tient l’incertitude à l’écart, alors les « conventionnalistes » par la confiance dont ils témoignent à l’égard de la capacité de l’argumentation à résoudre les conflits nous indiquent qu’ils sont tributaires d’un dispositif institutionnel, dont on peut supposer qu’il est analogue à celui que suppose la philosophie aristotélicienne. Le sophiste est celui pour qui le doute ne s’arrête pas au seuil de la considération des institutions. S’il en est ainsi, on peut se demander pourquoi les conventionnalistes ne préfèrent pas le nom d’institutionnaliste, puisque leur différence avec la position sophistique tient moins à la procédure d’accord elle-même qui est techniquement la même, qu’à la façon dont ils considèrent les fondements de ses présupposés. Ceci peut se comprendre si l’on accorde que de tels fondements peuvent être posés ou bien de manière dogmatique comme un ensemble de principes hétéronomes venant soit d’une origine charismatique soit d’une origine traditionnelle, comme sous l’ancien régime, ou bien de manière critique, c’està-dire comme résultant d’une autonomie supposée du sujet politique, comme dans les démocraties modernes. Les institutions des démocraties modernes sont historiquement dépendantes de la façon dont Descartes a prétendu s’émanciper d’un enseignement scholastique décadent et fonder sa propre certitude sur les seules forces de son esprit en confrontant toutes les idées reçues au travail du doute. Ce faisant il ne pouvait échapper à la double menace d’un dogmatisme qui exigeait la postulation de la présence d’un Dieu garant et du scepticisme dans lequel serait plongé de manière inéluctable, en l’absence de Dieu Garant, le téméraire qui s’aviserait de transgresser la malédiction d’Aristote à l’égard de qui considère avec trop de complaisance la manière dont les sophistes se font fort de tout récuser en doute. Le conventionnalisme se présente comme une critique du dogmatisme des sciences sociales tel qu’il se manifeste dans le naturalisme des économistes orthodoxe ou de la sociologie durkheimienne pour s’abandonner à la contemplation des dialogues pragmatiques des acteurs sociaux. La critique du naturalisme s’exprime dans le fait de se revendiquer soit du constructivisme, soit de la notion cousine de performativité. Mais, une fois la nature mise à l’écart, nature comprise en tant qu’élément central de ce que Mary Douglas définit comme « les fondements institutionnels de nos croyances », le conventionnalisme ne peut 192
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plus échapper à la menace que représentent le scepticisme et la sophistique qu’en tenant à l’écart de toute considération explicite la notion même d’institution qui ne survit plus que par une sorte de postulation implicite et par là même inconsciente, sans s’apercevoir qu’en ce faisant elle retrouve la logique de la première maxime de la morale provisoire de Descartes qui était « d’obéir aux lois et aux coutumes de mon pays retenant constamment la religion en laquelle Dieu m’a fait la grâce d’être instruit dans mon enfance et me gouvernant en toute chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l’excès, qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j’aurais à vivre » (p. 95).
Car le maître de tous les esprit modernes, celui-là même qui entreprenait de faire table rase de toutes les connaissances passées consentait dans sa morale provisoire à faire sa place, toute sa place, aux opinions des anciens ou du moins, à celle des « mieux censés » d’entre eux et par là même à inscrire son existence dans le cadre de ce qui a mérité depuis le nom d’ancien régime. Ce qui est au cœur du débat entre institutionnaliste et conventionnaliste est la question de savoir si la légitimité politique des démocraties modernes suppose une rupture radicale avec le passé ou la reconnaissance d’une nécessaire continuité. L’actualité de cette discussion se manifeste dans la façon dont l’œuvre de Tocqueville et en particulier L’Ancien Régime et la Révolution est devenue la référence obligée de la pensée libérale en France. Mais la meilleure manière de poursuivre cette discussion relative à ce qui constitue le centre d’une approche institutionnaliste est sans doute de reprendre notre lecture du texte de Mary Douglas. 4) « Dans la démocratie libérale la certitude a des côtés sinistres. Elle a besoin d’autorité pour appuyer ses interprétations et contrôler la dissidence »
C’est parce que dans une démocratie chacun a le droit d’exprimer librement son opinion que l’on ne peut exclure que des conflits puissent surgir qui ne puissent être résolus par négociation directe. La production du consensus suppose en effet qu’un accord puisse s’établir sur une représentation commune de l’état du monde. Cette représentation commune du monde est si importante pour la résolution des conflits que, dans les sociétés démocratiques elle est rendue obligatoire par le droit. Ceci nous conduit à distinguer deux types de conflits : ceux dont la résolution ne suppose pas l’intervention explicite des instances juridiques, il s’agit de conflits « locaux » dont la résolution ne dépend que de l’accord des parties prenantes concernées, et ceux qui exigent l’intervention du juge du fait soit que l’accord ne parvienne pas à se faire au niveau local, soit que le débat ne parvient pas à être contenu, limité au niveau local. On peut remarquer que les accords conventionnels au niveau local sont toujours possibles et légitimes dans une société démocratique pour autant que l’on ne contrevienne pas (au moins Alexis de Tocqueville : L’Ancien Régime et la Révolution. « In liberal democracy certainty has sinister aspects. It needs authority to back interpretation and control dissent »
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consciemment) à une règle juridique. L’intervention du droit marque le passage de l’espace de la convention à celui de l’institution. 5) « Le respect du principe de libre enquête fait partie intégrante de la constitution. C’est une des raisons pour laquelle la question de la certitude émerge comme un problème »10
Cette dimension institutionnelle de la liberté de questionner permet de comprendre à la fois la dynamique du système et la raison pour laquelle elle conduit de façon inéluctable à une situation de crise, c’est-à-dire à une situation où l’incertitude ne peut être écartée. 6) « L’idée fondamentale qui soutient la possibilité de la société, plus fondamentale même que l’idée de Dieu, est l’idée qu’il y peut y avoir une connaissance certaine. Et celle-ci se révèle à son tour extraordinairement robuste, passionnément défendue par la loi et le tabou dans les civilisations modernes comme dans les anciennes »11
Ceci tend à justifier le parallèle proposé ci-dessus entre le rejet de la sophistique par Aristote et le rejet d’un marketing, consciemment ou inconsciemment associé à l’idée de sophistique, par les spécialistes académiques des sciences sociales aussi bien que de la gestion. Dans les deux cas il s’agit de se conformer aux exigences des fondements institutionnels de la société. Comprendre de cette façon le titre de notre colloque, c’est poser la question du marché non du point de la résolution de conflits locaux sur une base conventionnelle, mais du point de vue de la constitution du système institutionnel de résolution des conflits, c’est à dire du point de vue d’un système institutionnel qui accorde une place explicite, dans son système de représentation normative de la société, à la notion de marché. C’est ce système que nous allons décrire à présent à l’aide de la notion de système de légitimité. 7) « Nous sommes entrés dans une période où l’incertitude est reconnue de façon formelle. Cet aspect très ésotérique de notre culture pourrait avoir quelque intérêt théorique pour l’analyse des risques. Pour l’argument présent ce qui importe c’est de reconnaître que cela devait arriver de façon inévitable dans une démocratie ouverte. La forme qu’elle prend chez nous est mathématique, analytique, le résultat du fait de pousser à ses conséquences extrêmes les aspects juridiques de la certitude et les tentatives d’extension des méthodes scientifiques de recherche de la certitude »
Le fait que nous soyons entrés dans un temps où l’incertitude est reconnue formellement implique que les fondements des présupposés des interactions rhétoriques dans la société sont désormais incertains : les argumentations deviennent, si l’on ose dire, sophistique de droit. La question de la sophistique comme celle du marketing ne peuvent plus être tenues à l’écart non seulement 10 « Commitment to open enquiry is part of the constitution. This will be part of the reason why certainty raises itself as a problem. »
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11 « The most fundamental idea which upholds the possibility of society, more fundamental even than the idea of God, is the idea that there can be certain knowledge. And this turns out to be extraordinarily robust, passionately defended by law and taboo in ancient and modern civilization. »
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de la solution des conflits locaux mais encore de ceux qui mettent en jeu les institutions elles-mêmes. L’émergence de la notion de risque majeur dans tous les aspects de la vie des sociétés rend compte du fait que l’absence de fondement aux présupposés des interactions rhétoriques dans la société correspond à un manque, manque dont nous proposons de dire qu’il se manifeste dans la présence de la préposition « sans » dans le titre de notre colloque.
Définition, histoire et crise des systèmes de légitimité Il s’agit dans ce qui suit de présenter une façon d’opérationnaliser les « fondements institutionnels de nos croyances » par la notion de système de légitimité. Ceci devrait nous permettre de préciser la place occupée par la notion de marché dans les institutions des sociétés démocratiques contemporaines. Ainsi qu’il a déjà été dit l’approche proposée a fait l’objet de nombreuses publications12, aussi pourrons-nous limiter sa présentation à l’ensemble de propositions qui nous semblerons utiles à l’interprétation, dans la section suivante, de ce que Frank H. Knight nous dit du marketing (chaque proposition étant associée chaque fois que cela se révèlera particulièrement pertinent à l’une des sept propositions extraites de l’article de Mary Douglas que nous avons cité dans la précédente section).
La notion de système de légitimité La notion de système de légitimité peut être définie comme une façon de décrire le système de résolution des conflits dans une société occidentale moderne (voir ci-dessus citation n°2). On peut caractériser les sociétés occidentales modernes par deux traits : la démocratie (qui suppose que chacun à le droit d’objecter à l’action de tout autre) et la bureaucratie (qui suppose qu’une part au moins des actions sociales sont accomplies par de grandes organisations). On peut montrer que la coopération dans une société démocratique moderne exige l’existence d’un système de symboles partagés très simple qui permette 1/ de décrire les actions et 2/ de déterminer aux yeux de tous (ou de presque tous) qui a raison et qui a tort. Un tel système est, par définition une théorie de l’action sociale. Par hypothèse, une telle théorie doit exister (et être partagée) pour que l’action organisée soit possible (c’est-à-dire pour que le coût de résolution des conflits ne soit pas tel qu’il paralyse toute action). Dans ce qui suit il ne s’agit pas de traiter la théorie en tant qu’elle est vraie mais en tant qu’elle est nécessaire. Cette nécessité est exprimée par le fait que cette théorie est rendue obligatoire par le droit (« nul n’est censé ignorer la loi ») : elle constitue donc ce que nous proposons d’appeler une phénoménologie 12 Voir plus haut. Romain Laufer : Crise de légitimité dans les grandes organisations, RFG 1977, Romain Laufer et Alain Burlaud : Management Public : gestion et légitimité, Dalloz Gestion 1980, Romain Laufer et Catherine Paradeise : Le Prince Bureaucrate : Machiavel au Pays du Marketing, Flammarion 1982, Romain Laufer, L’entreprise face aux risques majeurs, op.cit, Romain Laufer : Crisis Management and Legitimacy : Facing Symbolic Disorders, in Pearson,Roux-Dufort, Clair : International Handbook of Organizational Crisis Management, Pearson, 2007.
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normative du sens commun, c’est-à-dire une représentation qui s’impose de façon obligatoire à tout les membres de la communauté sociale considérée, représentation (ou phénoménologie) qui est rendue effective (« performative »13) par le droit (voir ci-dessus les citations n°2 et 3). Une telle théorie peut être déduite de la façon dont Max Weber définit trois types d’autorité légitime : les types charismatique, traditionnel et rationnel-légal. Les démocraties modernes peuvent être caractérisées par la façon dont elles ont substitué aux systèmes de légitimité hétéronomes de l’ancien régime (fondés sur le charisme ou la tradition) un système de légitimité autonome fondé sur la raison et la loi que celle-ci permet de découvrir. Considérée de ce point de vue la notion d’ « activité marchande sans le marché » n’a donc pas le même sens suivant que l’on parle des institutions d’ancien régime qui ne comportent pas dans leur système de normes supérieures la notion de marché, et dans les démocraties contemporaines où au contraire (comme cela sera précisé ci-dessous) le marché figure au premier plan des fondements des présupposés de l’activité marchande. Dans ce dernier cas, l’activité marchande sans le marché désigne un manque, manque qui correspond à la crise des institutions des Etats démocratiques modernes, crise qui résulte de la levée du tabou qui tenait à l’écart tout ce qui tendait à nier nos certitude, et en particulier le marketing en tant que forme moderne (bureaucratique) de la sophistique. Mais pour développer ce point il nous faut tout d’abord définir la notion de système de légitimité rationnel-légal. Il est possible de définir le système simple de symboles partagés constitutifs de la légitimité rationnel-légale, telle qu’elle s’établit au moment de la Révolution française en distinguant les quatre niveaux suivants : • A un premier niveau est définie la théorie du cosmos qui sert de « fondement institutionnel à nos croyances ». Sur ce cosmos est définie une dichotomie entre la nature et la culture, dichotomie que les « lunettes » de la science (en l’occurrence la physique newtonienne) permettent à chacun de percevoir et d’en inférer les lois de façon autonome par le seul recours à sa propre raison. • A un second niveau une science de la culture est développée sur le modèle des sciences de la nature : elle permet de définir sur le monde des actions sociales une dichotomie analogue à la précédente entre nature et culture, dichotomie rendue manifeste à son tour par les « lunettes » d’une science sociale (en l’occurrence l’économie politique définie sur le modèle de la physique) qui permet à chacun de découvrir les lois auxquelles ils doivent se soumettre en tant qu’être culturels. • A un troisième niveau on trouve le droit lui- même divisé en deux parties : le droit privé qui permet de soumettre directement les acteurs sociaux aux lois de la nature que sont les lois de l’économie politique et le droit public 13 Au sens de John L. Austin : Quand dire c’est faire : Le Seuil, 1970.
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qui concerne toutes les conditions nécessaires au bon fonctionnement de ces lois (le législatif qui découvre la loi, l’exécutif qui l’édicte, le judiciaire qui en contrôle l’effectivité, les transports qui assurent la circulation des biens nécessaire au fonctionnement du marché, la police, les affaires étrangère et l’armée qui garantissent les conditions de paix et de sécurité requises par la vie en société). • Enfin à un quatrième et dernier niveau on trouve les actes sociaux euxmêmes dont la légitimité dépend a/ de leur soumission au droit, b/ de la conformité de celui-ci aux lois de la nature qui sont censés régir la société et enfin c/ de la conformité de celles-ci aux modèles des lois de la nature physique à partir desquelles celles-ci ont été construites par analogie. La comparaison de ce système avec celui de l’ancien régime fondé sur un pouvoir monarchique lui-même appuyé sur une légitimité religieuse (et combinant à ce titre les types d’autorité légitime traditionnelle et charismatique) permet de percevoir la façon dont le système de légitimité rationnel-légal est bien l’héritier d’une longue tradition (ceci peut être mis en relation avec les citations n° 4, 5 et 6). En effet la nature qui sert de référence dans l’un partage avec le Dieu qui sert de référence à l’autre deux traits essentiels : l’éternité (qui est associée à l’idée de nécessité) et l’omniscience (à travers la notion de déterminisme scientifique). On peut remarquer par ailleurs qu’il est possible d’établir une correspondance entre les quatre premiers livres de la bible et les quatre niveaux symboliques que nous venons de définir : la Genèse nous parle du cosmos, l’Exode nous parle du peuple, le Lévitique nous parle des rituels (actions formelles opposables aux tiers qui assurent la soumission des actions concrètes à l’instance à laquelle ils sont censées devoir se conformer, c’est ainsi que le respect du droit des obligations permet de donner un sens précis à la soumission des acteurs économiques à la loi des marchés), enfin les nombres correspondent aux actes administratifs euxmêmes en tant qu’ils supposent une logique de répartition quantitative.14
Histoire des systèmes de légitimité Pour rendre compte de l’histoire de cette structure à quatre niveaux qui constituent le système de légitimité de la société considérée, il suffit de suivre l’histoire du droit : le droit étant obligatoire il permet d’assurer la relation entre le caractère théorique du système de légitimité et son aspect pratique. L’histoire du droit étant histoire d’une norme obligatoire est elle-même une histoire obligatoire, du moins dans le cadre d’un Etat-Nation moderne puisque celui-ci est, de droit, le lieu de la souveraineté des sociétés modernes. C’est pourquoi nous allons considérer successivement le cas de la France et celui des Etats-Unis. Ce qui les rapproche c’est la dichotomie public-privé qu’ils partagent avec toutes les 14 Il n’est pas sans intérêt de savoir que Mary Douglas a consacré un de ses derniers ouvrages à un commentaire du Lévitique : L’Anthropologie de la Bible, Lecture du Lévitique, Bayard Ed., 2004.
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démocraties occidentales. Ce qui les différencie c’est qu’ils représentent, parmi ces démocraties, deux cas extrêmes : la France étant caractérisée par le primat du secteur public et les Etats-Unis par celui du secteur privé. Montrer la crise de légitimité du secteur public en France et la crise du secteur privé aux Etats-Unis est donc une manière de démontrer, a fortiori, la crise de légitimité du système de légitimité rationnel-légal lui-même.
Le cas de la France En France la Révolution de 1789 peut être considérée comme le moment de l’institution du système de légitimité rationnel-légal, système qui établit la distinction entre un secteur public soumis au code civil et à la Cour de cassation et un secteur public soumis au Conseil d’Etat. La notion juridique centrale d’un tel système est le critère du droit administratif qui permet de définir de façon non équivoque cette distinction entre ce qui est public et ce qui est privé. Or l’histoire de ce critère est décrit dans tous les traités de droit public comme suivant de trois périodes : de 1800 à 1880-1900 règne le critère de la puissance publique (qui est aussi le règne de l’Etat-Gendarme parce que ce qui est puissant et public c’est le gendarme), de 1880-1900 à 1945-1960 règne le critère du service public (qui est aussi le règne de l’Etat-Providence parce que ce qui est au service du public c’est la Providence) et enfin depuis 1945-1960 règne (si l’on peut dire) la crise du critère, ce qui correspond à la fois à la crise du système de légitimité et à la crise de l’Etat-Nation (la notion de crise qui correspond ici à l’incertitude relative à la séparation public/privé peut être mise en relation avec la citation n°7).
Le cas des Etats-Unis Comme nous l’avons annoncé nous avons un moyen privilégié de vérifier notre hypothèse dans le cas des Etats-Unis : elle consiste à lire attentivement ce qu’un des plus vénérable et respecté théoricien de la théorie moderne des marchés, Frank H. Knight, nous dit du marketing dans un ouvrage consacré à la place de la notion d’incertitude dans la théorie du marché. La lecture proposée de Risk, Uncertainty and Profit consiste à proposer qu’il est possible de mettre en correspondance la structure de l’ouvrage de Frank Knight avec les trois périodes historiques que nous venons de définir dans le cas des institutions françaises. Deux questions, de difficultés différentes, doivent être évoquées au préalable : celle de la pertinence de la périodisation de l’histoire des institutions françaises pour l’analyse de l’histoire des institutions américaines et celle, bien plus redoutable, de savoir comment ce que Frank. H. Knight écrit en 1921, serait à même de nous parler de façon pertinente de l’histoire de nos institutions après cette date. S’agissant de la première question, nous nous contenterons de renvoyer à de précédents articles où ce parallèle entre l’histoire des systèmes de légitimité Français et américains a déjà été établi.15 De ces analyses nous ne retiendront qu’un trait essentiel : si 15 Ceci pour respecter les limites qu’impose le format usuel d’un article. Le premier article
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tous les systèmes de tous les pays démocratiques contemporains s’organisent autour de la distinction public/privé ils diffèrent profondément quant à la façon de la concevoir. La France étant le pays où le secteur public est le plus légitime et les Etats-Unis celui où le secteur privé est le plus légitime il y a une certaine logique à ce qu’en cas de crise de légitimité les institutions soient amener à puiser, dans chaque cas, dans le secteur le plus légitime les ressources nécessaires à leur reconstruction. C’est pourquoi, en France l’histoire de la légitimité met en scène les mutations du secteur public tandis qu’aux Etats-Unis l’histoire de la légitimité passe par la réélaboration du secteur privé, c’est-à-dire de la théorie du marché qui est au cœur de nos préoccupations. L’histoire de la légitimité du secteur privé aux Etats-Unis suit les trois étapes suivantes : • la période qui précède les lois anti-trust (de 1800 à 1880-1900) correspond au règne de « la main invisible du marché », • après les lois anti-trust (de 1880-1900 à 1945-1960) correspond au règne de « la main invisible du marché assistée par le juge anti-trust », celui-ci étant un spécialiste de la science des marchés, • tandis que désormais (depuis 1945-1960) règne ce qu’Alfred D. Chandler a nommé « la main visible des managers » ce qui correspond à la crise du modèle du marché puisque ce sont désormais des acteurs culturels (les managers), et non la nature (les lois du marché), qui règnent sur les marchés. S’agissant de la seconde question nous devrons en reporter l’examen à la fin de la lecture proposée du texte de Frank H. Knight, car ce n’est qu’après avoir constaté qu’il semble bien en effet avoir anticipé les trois périodes définies ci-dessus que la question de savoir comment il y est parvenu prendra toute sa pertinence.
L’incertitude suivant Knight Comme dans le cas du texte de Mary Douglas, nous allons procéder par un ensemble de citations commentées. Celles-ci sont toutefois organisées en trois ensembles correspondant à la fois à la structure de l’ouvrage et aux trois périodes de l’histoire des institutions américaines que nous avons postulées. A chaque fois, nous considèrerons la façon dont est défini le modèle du marché (tout simplement à travers le titre des chapitres concernés) et la place réservée au marketing.
Première période : Elle correspond au texte intitulé « La théorie du choix et de l’échange » (premier chapitre de la partie de l’ouvrage consacré à la concurrence parfaite)16 Cette établissant ce parallèle étant : Romain Laufer : Crise de légitimité dans les grandes organisations, RFG, 1977. 16 Knight, op. cit., pages 48-94.
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période correspond à la situation économique du XIXe siècle telle que Knight la décrit dans un chapitre préalable consacré à des considérations historiques, qu’il décrit de la façon suivante : « Nous avons vu que le corps historique des théories économiques repose sur l’hypothèse de la concurrence parfaite, mais que le caractère précis de ce cette hypothèse est resté partiellement implicite et jamais formulé de façon adéquate ».17
Cette situation correspond à un temps où « les sociétés étaient relativement peu importantes, à part quelques banques et quelques compagnies de commerce. Il y avait peu de prêts mais, pour la plus grande part, le capital était la propriété des hommes d’industrie ».18 Dans un tel contexte, le management n’avait pas d’existence autonome notable : « les fonctions managériales étaient centrées sur le capitaliste […] Le capital était le facteur dominant […] ».19
Il n’était donc pas question encore de marketing ce que montre effectivement la lecture du chapitre correspondant à cette période. Dans le système de légitimité de cette période l’activité marchande, qu’elle soit ou non représentée par le marketing, disparaît derrière le marché.
Deuxième période : Elle correspond aux textes intitulés « production jointe et capitalisation » et « changement et progrès en absence d’incertitude (deuxième et troisième chapitres de la partie de l’ouvrage consacré à la concurrence parfaite)20 La deuxième forme du modèle du marché correspond à l’émergence conjointe de la grande entreprise et de la fonction managériale à la fin du XIXe siècle, ce que Knight décrit comme suit : « […] ce n’est que dans les années plus récentes que l’accumulation du capital […] a conduit à transférer le centre d’intérêt sur les capacités managériales. Cette capacité peut obtenir le capital requis […] de toute façon, l’entreprise est maintenant fondée sur des ressources empruntées ».21
L’analyse de Knight consiste alors à montrer comment cette nouvelle situation, qui peut être caractérisée soit par la présence de « Production jointe et de capitalisation » (chapitre 4), soit par l’existence de « Changement et du Progrès sans incertitude » (chapitre 5), reste compatible avec la notion d’un équilibre atteint par le seul jeu de la concurrence pure et parfaite. Toutefois, il note qu’il est deux domaines où il est particulièrement difficile de garantir que le changement soit 17 Ib. p.51. 18 p.23. 19 id. 20 Knight, op.cit. pages 48-94. 21 Page 23.
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accompagné d’une telle « absence d’incertitude », deux domaines que l’on associe volontiers au champ d’action du marketing (même si le mot même de marketing n’est pas cité explicitement) : il s’agit, d’une part, de l’évolution de la psychologie des acteurs économiques, de leurs dispositions à agir et de leur goûts22 et d’autre part, de la création des besoins par la publicité.23 L’examen du caractère incertain des changements qui affectent les goûts des acteurs économiques est l’occasion pour Knight de considérer le rôle de la publicité et la façon dont elle affecte « le côté de la consommation ». « Il y a, nous dit Knight, un problème très important, plus susceptible de traitement scientifique (que celui de l’évolution des goûts et des besoins), tout en étant très retors. Nous faisons référence à un fait familier, l’usage de ressources économiques par l’entreprise privée pour développer, créer, ou diriger les besoins des consommations : c’est-à-dire l’usage de la publicité ».
Bien que le mot marketing ne soit toujours pas prononcé ici comme il le sera plus tard dans l’ouvrage (ce qui pourrait bien ne pas être dû simplement au hasard) c’est bien de lui qu’il s’agit lorsque Knight évoque les notions de création de besoin et publicité. Si l’on peut analyser son attitude, à ce stade, vis-à-vis du marketing, par ce qu’il nous dit de la création de besoin, trois mots permettent de la caractériser : incertitude, paradoxe, déséquilibre. L’incertitude c’est suivant Knight, la nature même de l’activité de création de besoin : « elle est incertaine, aléatoire et risquée. » Le paradoxe c’est que bien qu’incertaine elle puisse, dans certains cas, permettre au libre jeu du marché de remplir sa fonction, qui consiste à rétablir l’équilibre économique : « (La création de besoin est incertaine), mais il est évident que, comme pour les autres changements, pour autant que les résultats de l’action puissent être anticipés, la concurrence égalisera les gains avec ceux des autres domaines d’action. »
Mais justement il n’est pas certain qu’une telle anticipation des résultats de l’action soit vraiment possible (du fait de l’incertitude qui la caractérise), pis encore, Frank H. Knight nous dit que pour sa part, il en doute : « La création de besoin est-elle sujette aux principes de rendements décroissants générant un processus qui tend vers l’équilibre, équilibre où cette création serait arrêtée, ou bien est-elle de façon inhérente une cause perpétuelle de changements incessants ? C’est une question que nous ne pouvons discuter de façon aussi rigoureuse qu’elle le mériterait. L’auteur inclinerait plutôt pour la dernière branche de l’alternative ».24
Ce que Knight nous indique dans ce passage c’est qu’il existe un critère théorique qui permet de mesurer si la présence du marketing (à travers les processus de création des besoin qui lui sont associés) est ou non compatible avec la notion de concurrence parfaite et donc avec l’existence d’un système de légitimité en bon 22 Op.cit. p. 156. 23 Op.cit. p. 156,157. 24 Ib. p. 157.
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état de marche : la soumission des processus de création de besoins au principe général de rendement croissants et décroissants qui sont supposés caractériser tous les facteurs de production d’un système économique en équilibre. Dans le système de légitimité de la seconde période, l’activité marchande (en l’occurrence « la création de besoin par la publicité »), apparaît soumise au marché dans la mesure, et dans la mesure seulement, où les rendements de son activité finissent par décroître. Le doute quant à la réalisation de cette condition s’exprime dans la façon dont Knight consacre une analyse précise aux critiques de la publicité. La lecture du texte de Knight permet de faire le lien entre ce qui est en jeux dans ces critiques et le caractère sophistique de la rhétorique publicitaire : c’est ainsi qu’il est conduit à prendre positions sur deux questions récurrentes, s’agissant des critiques du marketing et de la publicité, une question épistémologique et une question éthique. La question épistémologique est celle de la différence entre l’information et la persuasion ou encore de la différence entre l’apparence d’un produit et sa réalité. Sur ce point Knight insiste sur le fait que de telles différences n’ont pas de valeur opératoire lorsqu’il s’agit d’analyser la création de valeur par la publicité : « Cette suggestion peut paraître aventureuse (« fanciful »), mais je considère qu’il est impossible de faire la différence entre, d’une part, des éléments de pure forme qui n’affectent que l’apparence d’un bien sans affecter son efficacité par rapport à sa finalité propre (des éléments tels qu’une couleur agréable, un élément décoratif qui, souvent même, interfère avec ses conditions d’utilisations, un emballage original, etc.) et, d’autre part, des éléments de séduction tels qu’un nom qui sonne bien ou toute autre forme de mise en valeur (« puffing »). Tout cela compte pour la façon dont le consommateur évalue la marchandise : dans le système d’échange, le consommateur est juge de dernier recours. S’il trouve que les choses sont différentes, elles sont différentes ; s’il est prêt à acheter telle chose plutôt que telle autre, c’est que la première est supérieure à la seconde : elle contient des « utilités » que l’autre n’a pas. Je ne vois pas quelle différence réelle cela fait suivant que ces « utilités » sont dans la chose elle-même ou dans tel élément qui lui est associé. »
La question éthique est évoquée plus brièvement à propos de la publicité : « La médisance à propos des marchandises concurrentes doit être écartée de tout examen pour la même raison que le cambriolage et les fraudes grossières… On se rappellera que nous avons explicitement éliminé l’effet des intérêts non représentés dans les transactions du marché ».
Là encore c’est donc l’invocation de la théorie du marché qui permet d’interrompre la prise en compte explicite du caractère éventuellement sophistique de la rhétorique publicitaire.
Troisième période : Elle correspond à toute la troisième partie de l’ouvrage intitulé : « Compétition imparfaite à travers le risque et l’incertitude »25 Ce qui marque le passage à la 25 pp. 195-375.
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troisième forme du modèle distinguée par Knight c’est l’abandon de ce qui apparaît dès lors comme l’hypothèse centrale de la théorie du marché « l’hypothèse de l’omniscience pratique de la part de tous les membres du système compétitif ». Cette hypothèse correspond de façon précise à ce que Mary Douglas nous dit de la nature impérieuse de l’exigence de certitude (« … l’idée qu’il y peut y avoir une connaissance certaine… passionnément défendue par la loi et le tabou dans les civilisations modernes comme dans les anciennes »). L’analyse de Knight le conduit alors à considérer plus profondément (dans le chapitre VII intitulé « le sens du risque et de l’incertitude ») le sens même de la notion de connaissance : « Il nous faut faire une brève excursion dans le terrain de la théorie de la connaissance et clarifier nos idées quant à sa nature, ses limites et la relation entre connaissance et comportement, préalable nécessaire à la compréhension du grand nombre de phénomènes économiques qui sont liés à l’imperfection de la connaissance ».26
C’est cette attention accordée ainsi aux questions épistémologiques qui permet à Knight de décrire dans le chapitre suivant les « structures et méthodes permettant de faire face à l’incertitude » et de présenter, dans ce contexte, de longs développements consacrés au management en général et au marketing en particulier. Ce qui fait la valeur du management c’est la capacité (à certains égard mystérieuse) qui permet à certains de décider de façon pertinente dans leur domaine de compétence particulier : « Il apparaîtra immédiatement au lecteur que cette capacité de former des jugements concrets (dans un domaine plus ou moins étendu) est la qualité principale qui fait l’utilité de l’homme dans les affaires : c’est l’activité humaine caractéristique, la capacité la plus importante pour laquelle les salaires sont reçus. La stabilité et le succès des entreprises en général dépendent pour une grande part de la possibilité d’estimer les pouvoirs des hommes dans ce domaine, à la fois pour les assigner à leur place et pour fixer les rémunérations qu’ils doivent recevoir pour cela. Juger ou estimer la valeur d’un homme est un jugement de probabilité particulièrement complexe. Plus ou moins fondé sur l’expérience et sur l’observation des résultats de ses prédictions, un tel jugement n’est, après tout, sans aucun doute qu’un jugement principal intuitif ou, si l’on préfère, une sorte d’induction inconsciente. »
La confiance qui résulte de cette évaluation de l’homme par l’homme échappe au domaine de la science : « la logique ultime, ou psychologie, de ces délibérations est obscure, c’est la partie de ces mystères de la vie et de l’esprit qui échappe à ce qui peut se percevoir scientifiquement… Nous sommes construits de telle manière que ce qui nous semble raisonnable se doit d’être confirmé par l’expérience, autrement nous ne pourrions vivre dans le monde ».
La nécessité où nous sommes de faire confiance à nos propres jugements peut être associée soit à la façon dont Mary Douglas nous dit de la certitude en tant qu’exigence institutionnelle, soit aux notions de raisonnable et de vraisemblable 26 Ib.
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qui caractérise, suivant Aristote, ce qui est en jeu dans une rhétorique non sophistique. Mais le raisonnable ne relève pas de l’ordre du scientifique, il relève de l’ordre de l’opinion : « Le résultat le plus important de cette enquête est le contraste marqué de façon emphatique entre la notion de connaissance telle qu’elle est utilisée par les scientifiques et les logiciens, et les convictions et les opinions sur lesquelles sont fondées les conduites hors laboratoire. ».27
Les méthodes permettant de faire face à l’incertitude sont, nous dit Knight, au nombre de deux : la consolidation et la spécialisation. A la première correspondent par exemple toutes les logiques de l’assurance. A la seconde correspond le fait de reconnaître à certaines personnes la capacité d’une personne à faire face à certains types de situations, capacité qui est à son tour accrue par la sorte de consolidation qui résulte du processus de spécialisation : « La spécialisation implique la concentration, et la concentration implique la consolidation et, quelle que soit l’hétérogénéité des cas, les gains et les pertes se neutralisent mutuellement à mesure que le nombre de cas prix ensemble grandit ».28
C’est dans ce contexte que Knight est conduit à parler, cette fois explicitement, du marketing comme fonction de l’entreprise en charge d’un des aspects les plus incertains de ses activités : « En dehors de la spéculation organisée [qui correspond à une spécialisation dans le domaine de la prise de risque] telle qu’elle est pratiquée en relation avec les échanges de produits et de titres, le principe de spécialisation est exemplifié par la tendance des domaines hautement incertains et spéculatifs de la vie industrielle à se séparer progressivement des aspects stables et prédictibles, et à être assumés par des établissements différents. Cela est évidemment ce qui s’est passé dans la forme ordinaire de spécialisation déjà remarquée, à savoir la séparation de la fonction marketing des aspects technologiques de la production, la première étant plus spéculative que les seconds ».29
Knight pose la question des méthodes qui permettent au marketing de mieux confronter l’incertitude en fournissant une meilleure connaissance et un meilleur contrôle sur le futur. C’est alors qu’il est amené à revenir sur la question de l’information en marketing à travers le phénomène publicitaire : « Dans le champs de l’information des consommateurs, nous avons le développement toujours plus impressionnant de la publicité. Ce phénomène complexe ne peut être discuté ici en détail au-delà du fait qu’il est lié au fait de l’ignorance et de la nécessité du savoir pour guider l’action. Seule une part de la publicité est informative. Une part plus large est consacrée à la persuasion, qui est une chose différente de la conviction et, peut-être, à la simulation ou à la création de nouveaux besoins, fonction qui peut27 p. 230. 28 p. 256. Il ne serait sans doute pas sans pertinence de mettre en relation ce que nous dit ici Knight de la spécialisation avec la notion de prudence tant chez Aristote que chez Kant telle que l’analyse Pierre Aubenque dans La Prudence chez Aristote, PUF Quadrige 2004. 29 p.257.
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être distinguée de l’une ou de l’autre. En plus de la publicité, la plupart des dépenses d’éducation sont liées à l’information des populations à propos de la façon de satisfaire ses besoins, à l’éducation du goût. Le fait remarquable est que l’ambiguïté de l’incertitude qui traverse toutes les relations de la vie apporte avec elle le fait que l’information est une des marchandises principales que l’organisation économique tente de fournir. De ce point de vue, il importe peu de savoir si « l’information » est vraie ou fausse ou si elle n’est que suggestion hypnotique. Comme dans d’autres domaines de l’activité économique, le consommateur est le juge final…Ceux qui sont moralement scrupuleux (et naïfs) peuvent protester qu’il y a une distinction entre utilité réelle et nominale, mais ils finiraient par trouver très dangereux pour leur optimisme de tenter de poursuivre cette distinction trop loin. Après examen, on trouvera que la plupart des choses pour lesquelles nous dépensons nos revenus et que nous désirons, et en particulier de façon notable pratiquement toutes les valeurs « spirituelles » les plus élevées, tendent à tomber dans la deuxième catégorie ».30
En résumé on voit que le marketing est associé par Knight à la présence de l’incertitude, à l’abandon du modèle de la concurrence parfaite et à la triple confusion de l’information et de la persuasion, du réel et du nominal, du vrai et du faux. Il est possible de vérifier que dans ce texte Knight associe effectivement l’émergence du marketing à la fois à la disparition de la théorie du marché et du principe de la concurrence parfaite comme garants de la légitimité de l’activité marchande et à la sophistique comme expression (à travers l’évocation de la confusion du vrai et du faux et de la « suggestion hypnotique »). Deux questions demeurent cependant : la première consiste à savoir si Knight pose explicitement la question de la crise du système de légitimité social et du type de risques (risques majeurs) qui lui sont associés, la seconde consiste à se demander, s’il en est bien ainsi, comment il a pu décrire en 1921 une situation dont nous avons fait l’hypothèse qu’elle ne se manifestait de façon effective que depuis 1945-1960. Pour répondre à la première question il suffit de lire les dernières lignes de son ouvrage où il évoque « une ultime difficulté » : « L’ultime difficulté de toute reconstruction arbitraire, artificielle, morale ou rationnelle de la société tourne autour du problème de la continuité social dans un monde où les individus …doivent passer le tiers de leur vie à acquérir les prérequis d’une existence fondée sur la liberté de contracter… L’ordre existant, avec les institutions de la famille privée et de la propriété privée (de soi-même aussi bien que des biens), de l’héritage, du legs et de la responsabilité parentale, offre, à qui se débat avec ce problème, une façon d’obtenir un résultat plus ou moins tolérable. Elles ne sont pas idéales, pas mêmes bonnes ; mais l’honnête considération des difficultés de toute transformation radicale, en particulier du fait de notre ignorance et de nos désaccords quant à ce que nous voulons, suggère de considérer les propositions de reconstruction avec circonspection et humilité ».31
Ces dernières lignes suggèrent qu’il n’est sans doute pas abusif de qualifier l’approche de Knight d’institutionnaliste.32 Au moins semblent-elles autoriser 30 p. 261. 31 p. 375. 32 Cf. Hodgson.
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une lecture inspirée par ce point de vue qui situe l’examen de la notion de marché dans le cadre de la question générale du fondement de la légitimité de l‘ordre social. Toutefois si ces citations semblent bien associer les notions d’incertitude à celle de crise du système de légitimité rationnel-légal (et du type d’« existence fondée sur la liberté de contracter » qui le caractérise) elles n’évoquent la notion de risque majeur qu’indirectement, à travers la considération des difficultés associées à l’idée de reconstruction de l’ordre existant. Ceci peut s’interpréter justement par le fait que Knight écrit bien avant qu’une telle crise se manifeste de façon effective, il s’agit de considérations qui restent encore largement théorique à son époque. Ceci nous conduit à la seconde question, celle de savoir comment il a pu anticiper même théoriquement, ce qui ne devait, suivant notre analyse, ne survenir que près d’un demi-siècle plus tard. La réponse à cette question, nous la trouvons dans un texte situé juste avant la troisième partie de son ouvrage, celle où il traite de la concurrence imparfaite et de l’incertitude. Le mieux est sans doute de laisser la parole à Frank H. Knight. En lisant ce texte chacun pourra prendre la mesure de ce qu’incertitude veut dire dans le système de légitimité rationnel-légal ainsi que des raisons (des « tabous ») qui ont put conduire à tenir à l’écart la considération explicite de l’œuvre de Knight, sinon son souvenir. Au passage on remarquera que Knight dans ce texte, tout en présentant le modèle (hégélien) qui lui permet d’anticiper (rationnellement) le futur de l’évolution de la structure du marché, ne cesse de souligner (en particulier dans les passages soulignés par nous) que cette description s’adresse à une situation future dont il nous dit « qu’il est inutile de [la] concevoir » et qu’elle « ne nous concerne pas particulièrement ici »33 : « Après tout il semble bien y avoir une sorte d’auto-contradiction hégélienne dans l’idée de concurrence théoriquement parfaite. Quand à ce qui va en résulter il est inutile de tenter de le concevoir mais ce devrait être quelque système arbitraire de distribution, sous quelque sorte de contrôle social, sans doute fondé sur un pouvoir politique où la force brute, suivant les circonstances, du moment que la société ou quelque membre de cette société a suffisamment d’intelligence et de pouvoir pour empêcher le retour de la guerre de tous contre tous. L’Industrie concurrentielle est, ou a été jusqu’à présent sauvée par le fait que l’individu humain s’est trouvé normalement incapable de maîtriser à son propre avantage beaucoup plus de pouvoir industriel que, aidée de restrictions morales et légales, la société dans son ensemble peut lui permettre de posséder. Pendant combien de temps encore pourrat-on compter que ces bienfaisantes limitations joueront leur rôle ? L’examen des conditions actuelles du développement des affaires peut conduire à quelque doute. Ceci ne nous concerne pas particulièrement ici, mais il a semblé utile de pointer, 33 L’avant-propos donné par Georges Stigler à l’édition de 1971 permet de montrer que la considération explicite de la question de l’incertitude s’est maintenue jusqu’après la seconde guerre mondiale Il nous dit en effet qu’il aurait souhaité que les deux premières parties (celles qui traitent de la concurrence parfaite) aient été publiées séparément de la troisième, celle qui traite de l’incertitude. Il ajoute que l’apport de cet aspect de l’œuvre de Knight commence tout juste à pouvoir être reconnu : « The full yield of this vision has hardly begun to be reaped by modern economics. »
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en relation avec la discussion du système idéal de la concurrence parfaite, qu’un tel système est voué à l’échec de façon inhérente (“self-defeating”) et ne peut exister dans le monde réel. La concurrence parfaite suppose des conditions, en particulier du point de vue des limites humaines, qui en même temps faciliteraient la formation de monopoles, rendant l’organisation à travers le système du contrat libre impossible et soumettant la société à un système autoritaire ».34
Conclusion Suivant l’anthropologue Mary Douglas la société démocratique est soutenue par une idée fondamentale à savoir « l’idée qu’il peut y avoir une connaissance certaine ». Pour comprendre cette dimension essentielle de la vie sociale il est donc nécessaire d’étudier « les fondements institutionnels de nos croyances ». Nous avons proposé la notion de systèmes de légitimité, d’histoire des systèmes de légitimité et de crise des systèmes de légitimité comme façon de donner une définition opérationnelle à de tels fondements. Ceci a permis de préciser le statut central de la notion de marché dans les institutions des démocraties occidentales contemporaines caractérisées par le règne du système de légitimité rationnel-légal. Dans ce contexte l’adverbe « sans » dans l’expression « l’activité marchande sans le marché » désigne un manque, manque dont l’importance est à la mesure de la place occupée par l’activité marchande dans une société fondée sur le marché. Ce manque correspond à la crise du système de légitimité rationnel-légal, système fondé sur la notion de connaissance scientifique et sur la raison qui la rend possible. La crise de la connaissance scientifique correspond à l’émergence de l’incertitude c’est-à-dire, suivant Mary Douglas, à la défaite des efforts passionnés que « les civilisations modernes comme ancienne » ont déployé pour défendre « par la loi et le tabou » l’idée de connaissance certaine. Ainsi peut-on comprendre la façon dont la société tente de tenir à l’écart de toute considération scientifique la notion d’incertitude conçue dans toute sa rigueur, c’est-à-dire à la façon dont Frank H. Knight voulut l’introduire dans la théorie économique. C’est ainsi qu’il écrit, d’une manière qui n’est pas sans évoquer la différence que Durkheim établit entre notion et prénotion : « … l’Incertitude doit être prise dans un sens radicalement distinct de la notion familière de Risque, dont elle n’a jamais été correctement séparée ».35
Il propose d’en finir avec l’usage courant qui permet de parler d’ « incertitude mesurable » ou de « risque non mesurable » en restreignant l’usage du mot incertitude « au cas du type non quantitatif ».36 La lecture de tous les passages de l’œuvre de Knight où il est question de marketing de façon directe (nommément) ou indirecte (à travers la question du goût des consommateurs et la question de 34 p. 193. 35 Frank H. Knight op cit p. 19. 36 Ib. p. 20.
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la publicité) montre que celui-ci est constamment associé à l’idée de rhétorique (à travers la notion de persuasion). Il n’est peut être pas sans signification que l’usage explicite du mot « marketing » soit réservé à la situation caractérisée par la « concurrence imparfaite et l’incertitude »37, c’est-à-dire au moment où l’expression « sans le marché » peut être comprise comme signifiant : sans les conditions qui permettent de supposer le règne de la science des marché à savoir les conditions qui définissent « la concurrence parfaite ».38 Ce n’est qu’au moment de décrire les « méthodes permettant de faire face à l’incertitude » que Knight définit le marketing comme la spécialisation qui correspond aux aspects les plus « incertains ou spéculatif de l’industrie ». La présence explicite du marketing dans la théorie économique n’intervient donc que dans le contexte de la crise des institutions sociales, c’est-à-dire, suivant Mary Douglas, lorsque l’on a abandonné tout espoir d’accéder à une connaissance certaine. Le système de légitimité rationnel-légal suppose le règne de la raison et de la philosophie qui a pour tâche de la définir. La crise du système de légitimité rationnel-légal correspond donc à la crise de la raison philosophique et par conséquent à l’émergence de la sophistique. Dans la mesure où les sophistes ont inventé la rhétorique, dans la mesure où leur capacité d’agir tient toute entière dans la rhétorique et dans la mesure où il n’y a pas, suivant Aristote, de différence entre une rhétorique non sophistique et une sophistique rhétorique, le triomphe actuel de la rhétorique tant dans le domaine de la philosophie (avec Jürgen Habermas, Chaïm Perelman) que de l’épistémologie (avec Toulmin et Bruno Latour) ou encore de l’anthropologie (avec Clifford Geertz) voire de l’économie (avec Donald McCloskey) pourrait apparaître comme autant de preuve de la justesse de l’analyse conduite ci-dessus. Ce serait méconnaître le fait que le succès de la rhétorique s’accompagne d’une mise à l’écart quasi systématique de la question de la sophistique, fait que l’on est tenté d’associer à la méconnaissance dont fait l’objet l’œuvre de Knight tant des économistes que des spécialistes des théories financières. Ce qui est en jeux dans ce traitement différentiel n’est autre que ce qui opposent les approches conventionnalistes, pour lesquelles l’accord recherché entre les parties en conflit sera forcément atteint du moment qu’est respectée une certaine éthique communicationnelle (pour reprendre la formulation proposée par Habermas), à une approche institutionnaliste pour laquelle le succès de l’argumentation dépend du fait de savoir si les fondements institutionnels de nos croyances et les systèmes symboliques qui les représentent sont à même de garantir « l’idée fondamentale qui soutient la possibilité de la société… l’idée qu’il y peut y avoir une connaissance certaine ». Tel est le rôle de la notion de concurrence parfaite dans les démocraties occidentales modernes. On comprend dès lors que l’on cherche à tenir à l’écart le marketing dans la mesure où sa présence dénote de façon explicite le caractère sophistique de la rhétorique marchande lorsqu’elle se 37 Op.cit. Part 3. 38 Op.cit. Part 2.
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développe « sans » pouvoir se légitimer par sa soumission aux lois du marché. Il ne s’agit pas là simplement d’une discussion scholastique dont l’enjeu serait la préférence pour un paradigme plutôt que pour un autre. Les dangers associés à la sophistique depuis Aristote prennent de nos jours une forme concrète avec l’émergence des risques majeurs. S’ils apparaissent désormais ainsi au premier plan c’est que comme nous le dit Mary Douglas les institutions de la société ne parviennent plus à les « bloquer ». Ce n’est pourtant pas faute d’essayer ainsi que l’illustre ce que Mary Douglas nous dit en 1985 de la réception d’un ouvrage sur le risque écrit en collaboration avec Aaron Wildawsky : « Bien que ce livre s’inscrive dans la respectable tradition de Durkheim et Mauss, Risk and Culture a été reçu par des critiques compétents soit comme neuf soit comme scandaleux. Aussi a-t-il semblé important d’examiner la puissance des courants intellectuels contre lesquels les arguments relatifs à l’influence sociale de la connaissance ont si peu de force… L’examen attentif ne révèle pas la force d’une marée, mais une forme d’inertie ; pas un courant contraire, mais une forme de timidité. Parfois la curiosité des chercheurs se fixe sur certaines formulations ou certain problèmes au dépend des autres. Les psychologues ont suffisamment d’arguments pour dire que quand cela arrive cela ne doit rien au hasard… L’oubli systématiquement organisé, la myopie persistante, la sélectivité et la contradiction tolérée ne sont pas tant les signes d’une faiblesse intrinsèque que les signes d’une forte intention de protéger certaines valeurs ainsi que les formes institutionnelles qui leurs sont associées ».
Ainsi en va-t-il de la théorie du marché dont la mise à l’écart protège d’un examen trop attentif de ses présupposés. Or c’est précisément à un tel examen qu’est consacré l’ouvrage « systématiquement oublié » de Knight, lui qui écrit : « … le jugement du présent auteur est que les théoriciens du passé et du présent méritent à juste titre la critique, non pour avoir suivi la méthode théorique et avoir étudié une forme simplifiée et idéalisée de la concurrence organisée mais pour ne pas l’avoir suivie de façon suffisamment consciente, critique et explicite ».39 C’est qu’il est dans la nature du système de légitimité rationnel-légal de n’avoir d’autre garant ultime que la rigueur de la raison.
39 Knight p. 19.
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Qu’est-ce qu’un marché ? Un exercice wittgensteinien Colette Depeyre et Hervé Dumez CRG, école Polytechnique
Le sens d’une question, disait Wittgenstein, c’est la méthode pour y répondre. Pour trouver une réponse à la question : « Qu’est-ce qu’un marché ? », l’économie a sa méthode qui, depuis la fin du XIXe siècle, est la modélisation de situations plus ou moins simples (le duopole et le monopole depuis Cournot – Ménard, 1978 ; la concurrence pure et parfaite depuis Walras-Dumez, 1985 ; puis l’oligopole avec Morgenstern, 1948). Ensuite, les marchés concrets sont confrontés aux modèles. La sociologie a, elle aussi, sa méthode, qui consiste à analyser le fonctionnement de marchés réels et à mettre en évidence le rôle des relations entre acteurs ou celui des institutions (Fligstein, 1999). Le dialogue entre les deux disciplines est souvent difficile : pour les économistes, étudier les marchés réels est se perdre dans une diversité empirique sans limite et sans traits saillants ; pour les sociologues, les modèles sont trop abstraits pour jamais rendre compte du fonctionnement concret des marchés. Dans le présent texte, nous voudrions reprendre la question précisément à partir de la méthode développée par Wittgenstein dans sa seconde philosophie. Celle-ci, on le sait, est complexe et a donné lieu à une énorme quantité de commentaires. Les exercices d’application de la méthode sont plus rares. L’exercice s’articulera autour de trois points : • la réponse à la question « Qu’est-ce qu’un marché ? » n’est pas la définition du concept de marché ; on ne peut pas définir un tel concept ; Les auteurs remercient Franck Aggeri, Paul Duguid, Anne-Laure Fayard, Dominique Jacquet et Michel Marchesnay pour leurs remarques. Ils sont seuls responsables du contenu du texte. Cité in McGuinness (1995, p. 97). Wittgenstein ajoute : « Dites-moi comment vous cherchez, et je vous dirai ce que vous cherchez. » Le colloque de Cerisy sur Wittgenstein constitue une excellente introduction à la pensée de ce philosophe (Bouveresse-Quilliot, 1995). Wittgenstein avait en effet coutume d’expliquer que ce qu’il avait inventé était une méthode, qui demandait à être maniée avec habileté. Moore note : « Il poursuivit en disant que si, désormais, la philosophie avait été “réduite à une question d’habileté“, cette habileté, toutefois, au même titre que d’autres, était très difficile à acquérir. » (Wittgenstein, 1997, p. 138). Les auteurs n’étant pas philosophes, n’ont pas la prétention d’avoir acquis cette habileté. Il est probable que des spécialistes de Wittgenstein les trouveront très inhabiles.
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• la signification de la notion de marché est donnée par des jeux de langage multiples ; • on peut raisonner sur des familles de marchés, unis par des « airs de famille ». Pour les traiter, nous donnerons, dans un premier temps, quelques éléments sur la démarche de Wittgenstein telle que nous la percevons et telle que nous allons l’utiliser. Dans un deuxième temps, nous mènerons l’exercice proprement dit, à partir d’un cas extrême (que nous présenterons d’abord comme s’il était fictif). Nous essaierons de montrer quels jeux de langage se jouent autour de ce cas. Enfin, nous reviendrons en conclusion sur la notion d’airs de famille.
La démarche wittgensteinienne Wittgenstein (fort heureusement pour nous) n’a jamais réellement traité de questions économiques. Il existe néanmoins des relations entre sa pensée et l’économie. Quand il est nommé comme professeur de philosophie à Cambridge, Keynes écrit à sa femme que Dieu est arrivé et qu’il l’a rencontré au train de 5h15. Wittgenstein aura également des conversations hebdomadaires avec Piero Sraffa durant des années. Enfin, des relations ont été recherchées entre l’économie autrichienne et lui (Long, 2004). Mais la question de savoir comment il aurait traité de la notion de marché reste ouverte. Nous faisons la supposition – c’est le sens de l’exercice proposé – qu’il l’aurait abordée comme il l’a fait pour les questions : « Qu’est-ce qu’un jeu ? » ou « Qu’est-ce qu’un nombre ? ». Nous vivons dans un certain nombre de confusions philosophiques, note Wittgenstein. Depuis Socrate et Platon, elles nous font aspirer à chercher des généralités, des essences. Nous aimerions trouver une définition générale du concept de marché. Or, il s’agit d’une aspiration illusoire : « Car nous tombons sous l’illusion que ce qu’il y a de sublime, d’essentiel, dans notre recherche, consiste à saisir une essence susceptible de tout embrasser. » (Wittgenstein, 2008, § 444, p. 107).
En réalité, « Nous sommes incapables de circonscrire clairement les concepts que nous Sur les échanges entre Keynes et Wittgenstein, voir Coates (1996) et Favereau (2005). Celles-ci cessent parce que Sraffa ne supporte plus la méthode de réflexion utilisée par Wittgenstein lors de leurs échanges : « In May 1946 Piero Sraffa decided he no longer wished to have conversations with Wittgenstein, saying that he could no longer give his time and attention to the matters Wittgenstein wished to discuss. This came as a great blow to Wittgenstein. He pleaded with Sraffa to continue their weekly conversations, even if it meant staying away from philosophical subjects. «I will talk about anything,» he told him. «Yes,» Sraffa replied, «but in your way». » (Sen, 2003, p. 1243) En quoi l’analyse de Sraffa est pleine de pertinence : quelque sujet qu’il ait abordé, Wittgenstein le faisait avec sa méthode propre. Sraffa est un des rares penseurs dont Wittgenstein dit qu’ils l’ont influencé.
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utilisons, non pas parce que nous n’en savons pas la définition réelle, mais parce qu’ils n’ont pas de “définition“ réelle. » (Wittgenstein, 1996, p. 68).
Pourquoi, pourtant, avons-nous l’impression qu’il existe bien un concept de marché ? Si nous avons l’impression de maîtriser les concepts sous forme d’universaux, c’est que nous nous nourrissons d’un régime unilatéral d’exemples : « Cause principale des maladies philosophiques – un régime unilatéral : on nourrit sa pensée d’une seule sorte d’exemples » (Wittgenstein, 2004, § 593, p. 221).
Nous écartons spontanément tous les exemples dérangeants, nous en reportons la discussion à un moment ultérieur. Cette dimension est liée aussi à la manière dont nous apprenons les concepts : « Quand tu butes sur cette difficulté, demande-toi toujours : comment avons-nous appris la signification de ce mot […] ? Sur quel type d’exemples ? » (Wittgenstein, 2004, § 77, p. 70).
Au XIXe siècle, on apprenait la notion de marché sur l’exemple des produits agricoles. Aujourd’hui, l’exemple de référence est plutôt celui des marchés financiers. Puis on complexifie la discussion en s’éloignant de l’idéal-type et en expliquant à l’aide d’autres exemples que les choses sont plus compliquées dans la réalité. Nous avons l’impression que nous disposons d’un concept de marché circonscrit parce que nous avons en tête des exemples familiers, toujours les mêmes. C’est la raison pour laquelle, dans ses cours, Wittgenstein inventait des concepts fictifs, par exemple celui de la tribu sans âme (Wittgenstein, 2001, p. 44). Les exemples fictifs, ou réels mais extrêmes, sont là pour modifier notre façon de voir, pour nous détacher de la définition générale d’un concept liée à des exemples familiers et toujours du même type. Si l’on veut montrer qu’il n’existe pas un concept général de marché, il faut donc partir d’un exemple fictif ou extrême.Mais si nous renonçons à disposer d’un concept de marché, serons-nous perdus ? Pas du tout, explique Wittgenstein. Nous fonctionnons très bien, dans la vie courante, avec des concepts flous ou élastiques. Et peut-être d’ailleurs, ajoute-t-il, arrivons-nous à fonctionner justement parce que nous nous servons de concepts élastiques. Il n’est pas sûr que nous gagnerions à remplacer un concept flou par un concept net : Quand il présente pour la première fois sa théorie mathématique de l’échange devant l’Académie des sciences morales et politiques, en 1874, Walras prend l’exemple d’un échange entre blé et avoine (Dumez, 1985, pp. 211-213). « Nous jouons avec des concepts élastiques, et même flexibles. Ce qui ne signifie pourtant pas qu’ils puissent être déformés à la demande et sans offrir de résistance, ce qui les rendrait inutilisables […] Mais pourquoi n’utilisons-nous pas, au lieu de ces concepts vagues, des concepts plus précis ? » (Wittgenstein, 2000, p. 40).
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L’activité marchande sans le marché ?
« Est-ce même toujours un avantage de remplacer une image indistincte par une image nette ? L’image indistincte n’est-elle pas justement celle dont nous avons besoin ? » (Wittgenstein, 2004, § 71, p. 67)
C’est que si les concepts n’ont pas une définition universelle, ils ont des significations précises, pratiques, dans le cadre de ce que Wittgenstein appelle des jeux de langage. La notion elle-même – en quoi Wittgenstein est cohérent avec lui-même – n’est pas totalement circonscrite. Néanmoins, plusieurs points peuvent être précisés. Tout d’abord, il ne faut pas se méprendre : pour Wittgenstein, le langage n’est pas un phénomène en soi, analysable en tant que tel. Le langage est indissociable des situations pratiques dans lesquelles il joue : « J’appellerai “jeu de langage“ l’ensemble formé par le langage et les activités avec lesquelles il est entrelacé » (Wittgenstein, 2004, § 7, p. 31).
L’analyse n’est pas purement linguistique : elle porte sur un entrelacs d’énoncés langagiers et de pratiques. Ensuite, Wittgenstein se refuse, sans vraiment s’en expliquer, à une approche sociologique des jeux de langage. Ceux-ci sont liés à des activités humaines, plus qu’à une notion sociale de groupe (même si l’on peut supposer que certaines activités sont plus directement liées à des groupes sociaux particuliers). Une communauté comme les philosophes peut donner une signification commune à des entités qui, pour Wittgenstein, devraient être éliminées de la réflexion. Dans les jeux de langage, pour lui, c’est l’activité qui compte, pas la dimension communautaire. Bourdieu (2002, p. 347) a également attaqué la tendance des sciences sociales à voir dans les jeux de langage « des normes socio-culturelles locales, des conventions adoptées et imposées par des groupes particuliers. »
Autre point, la certitude, l’erreur, le doute, doivent se comprendre dans le cadre de ces jeux de langage et uniquement dans ce cadre : « L’évidence sûre est celle que nous acceptons comme incontestablement sûre, d’après laquelle nous agissons avec sûreté, sans avoir de doute. Ce que nous appelons « erreur » joue un rôle bien précis dans nos jeux de langage, et ce que nous considérons comme évidence sûre également » (Wittgenstein, 2006, § 196, p. 65).
Le fait qu’il n’existe pas de concept universel implique qu’il n’existe pas de doute universel : « Celui qui voudrait douter de tout n’arriverait jamais au doute. Le jeu de douter présuppose lui-même la certitude » (Wittgenstein, 2006, § 115, p. 46).10 Wittgenstein veut souligner ainsi que n’importe quel groupe ne peut pas inventer un jeu de langage nouveau parce qu’il n’est pas satisfait de la situation courante. Comme le note Bouveresse (2004, p. 95) : « Wittgenstein a régulièrement souligné que, pour être possible et jouable, un jeu de langage nouveau ne doit pas être simplement une invention plus ou moins arbitraire d’un individu ou d’un groupe qui, pour parler comme lui, ne sont pas “satisfaits“ du jeu de langage usuel. » 10 Il s’agit bien évidemment d’une critique du doute cartésien. En cela, Wittgenstein rejoint
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Qu'est-ce qu'un marché ? Un exercice wittgensteinien
Transposé à notre sujet, ceci signifie qu’il n’y a de doute ou d’erreur autour de ce qu’est un marché que par rapport à des jeux de langage particuliers. Enfin, Wittgenstein conçoit les jeux de langage au pluriel. C’est parce qu’une notion reçoit des significations différentes selon une pluralité de jeux de langage (donc d’activités) qu’il n’existe pas d’ « essence », d’universalité de la notion en question. Au total, à quoi aboutit-on ? A l’idée qu’il n’existe pas de concept de marché au sens où l’on pourrait définir une « essence » universelle, intemporelle, du marché. Par contre, il doit exister des jeux de langage autour des marchés. Et il doit être possible de construire des familles de marchés par des jeux de ressemblances et de différences. En effet, le dernier point de la démarche de Wittgenstein est celui-là. L’exemple qu’il prend et reprend est celui des jeux. Est-il possible de définir l’essence du jeu ? Non, il n’existe rien de tel. Quoi de commun entre un jeu de ballon, une ronde, les échecs, le poker ? Pour autant, nous n’avons pas de problèmes dans la vie courante avec la notion de jeu, les doutes mis à part dans des cas extrêmes, et nous pouvons construire des familles de jeux (jeux de ballon, jeux où il faut gagner sur un adversaire, jeux de divertissement, etc.). « […] les jeux forment une famille dont les membres ont des ressemblances. Certains ont le même nez, certains les mêmes sourcils, d’autres la même démarche et ces ressemblances se chevauchent plus ou moins. L’idée d’un concept général qui serait une propriété commune de ces différents exemples est liée à d’autres idées primitives que l’on se fait de la structure du langage. On peut la comparer avec l’idée que des propriétés sont des composantes des choses qui possèdent ces propriétés. L’idée par exemple que la beauté est une composante de toutes les choses belles de même que l’alcool est une composante de la bière ou du vin et qu’en conséquence nous pourrions avoir une beauté pure, non altérée par tout ce qui serait beau ».11
La nature, les objectifs, et le sens de l’exercice que nous allons mener se précisent donc. Nous allons essayer de montrer, en passant par un cas fictif ou extrême, qu’il n’existe pas un concept de marché universel ; que cela n’est pas un problème en pratique parce que la notion de marché trouve des significations opératoires dans des jeux de langage multiples ; qu’enfin, il doit être possible de construire des familles de marchés à partir de jeux de ressemblances et de dissemblances.
Un cas de marché « défamiliarisant » On l’a vu, si nous avons l’impression de savoir ce qu’est un marché, c’est que des exemples familiers nous viennent aussitôt à l’esprit. Qu’est-ce qu’un exemple familier de marché ? Un cas dans lequel une multitude d’offreurs fait face à une Peirce. 11 Cahier bleu cité in Schulte (1992, p. 129, note 69). Schulte remarque : « Cette conception des ressemblances de famille marque l’une des ruptures décisives de Wittgenstein d’avec une grande partie de la tradition philosophique. » (idem, p. 119). La tradition qui, depuis Platon, cherche l’essence derrière les mots.
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L’activité marchande sans le marché ?
multitude de demandeurs, sans qu’il existe des relations entre ces offreurs et ces demandeurs autres que les transactions sur le marché ; dans lequel ces transactions sont multiples ; dans lequel le produit est bien défini et « qualifié » ; dans lequel le prix est connu et dépend des rapports entre offre et demande. Est-il possible de construire un cas qui serait défamiliarisant ? Il faudrait que les offreurs et les demandeurs ne soient pas en grand nombre. Le cas du monopole face à une multitude d’acheteurs est trop simple (c’est le premier cas à avoir été modélisé par Cournot). Nous allons choisir un monopsone faisant face à un oligopole de fournisseurs, beaucoup moins courant. On peut supposer en effet que dans un tel cas de figure, des relations complexes vont s’établir entre le demandeur unique, qui a besoin d’avoir en face de lui un minimum de concurrence tout en la faisant jouer, mais pas trop sinon il risquerait de se trouver face à un monopole, et ses fournisseurs, qui dépendent des commandes de ce client unique pour leur survie et leur croissance. On peut compliquer le cas en imaginant que le monopsone n’est pas le payeur en dernière instance. Si c’est le cas, l’acheteur et ses fournisseurs, plutôt que de s’opposer sur la question des prix, peuvent avoir un intérêt conjoint à sous-estimer artificiellement le prix pour décider le payeur à financer l’échange. Au total, demandeur et offreurs sont en situation de dépendance mutuelle étroite, et de plus, au lieu de s’opposer sur le prix, peuvent avoir intérêt à coopérer ensemble pour déterminer un prix qu’ils savent être faux. Sur les relations demandeur/offreurs, il semble que l’on ne puisse pas aller plus loin dans la démarche qui cherche à nous éloigner des exemples familiers de marchés. Passons alors au produit. Imaginons un produit si sophistiqué qu’il soit difficile et au demandeur et aux offreurs de le spécifier. Il repose sur le développement incertain de technologies qui n’existent pas encore, et dont on ne sait pas exactement quand on pourra les maîtriser – et si même on pourra les maîtriser. Le développement de ce produit se fait dans le temps : les besoins auxquels le produit est censé répondre vont évoluer entre le moment où l’on décide de le développer et le développement lui-même. La qualité du produit ne pourra être estimée que très tard, peut-être même le produit sera-t-il obsolète au moment où il sera déployé. En résumé, le produit n’est maîtrisé ni par le demandeur ni par les offreurs, et il constitue une variable de l’échange.12 Le prix, maintenant. Le produit est tellement sophistiqué, prend tellement de temps à être développé, qu’il ne peut exister de système de prix donc de réel prix de référence. De par les relations qui existent entre le demandeur et les offreurs, chacun sait que le prix fixé ex ante a toutes chances d’être faux, systématiquement biaisé à la baisse. Par ailleurs, les incertitudes portant sur le produit, sur les technologies que suppose son développement, le temps long durant lequel ce développement se déploie, qui provoque nécessairement des redéfinitions souvent 12 Une telle idée est ancienne. Elle a été formulée pour la première fois par Chamberlin (1953).
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profondes du produit, conduisent à un prix ex post systématiquement supérieur au prix ex ante, mais sans que l’on puisse prévoir de combien exactement. Cet exemple fictif nous conduit à imaginer un cas dans lequel ceux qui échangent sont dépendants les uns des autres, dans lequel le produit n’est connu véritablement ni des uns ni des autres, et dans lequel le prix est systématiquement faux et de manière reconnue par les agents eux-mêmes. La question est : peut-on encore parler d’un marché ? Si oui, comment ? Dans quels usages pratiques ce type de situation peut-il être encore considéré comme un type de marché ? Avant de chercher à répondre à ces questions, il faut expliquer que ce cas fictif correspond à peu près à un cas réel extrême, celui des industries de défense aux États-Unis (Depeyre et Dumez, 2007 ; 2008). Le demandeur en situation de monopsone est le Department of Defense (DoD). Il se trouve face à un oligopole qui s’est structuré autour de quelques firmes (Boeing, Lockheed-Martin, Raytheon, Northrop-Grumman, General Dynamics) suite à une vague de fusions. Souvent, pour le développement d’un produit (avions de chasse, bombardiers, avions de transport, chars, frégates, sous-marins, etc.), il ne reste plus que deux firmes capables de concevoir et développer un produit sophistiqué. Ces firmes dépendent totalement, pour leur survie, des demandes formulées par le DoD sous la forme d’appels d’offres. Mais le DoD dépend lui aussi totalement de ces firmes : s’il veut qu’une certaine concurrence subsiste, il ne doit pas attribuer le développement d’un produit sophistiqué à l’un seulement des concurrents. Le DoD fait jouer la concurrence, prend la meilleure des offres pour un système particulier, mais veille en même temps à ce qu’aucune firme ne disparaisse du marché, ce qui mettrait fin à la concurrence future. Il s’arrange donc pour donner d’autres contrats aux firmes qui ont perdu, ou à obliger les firmes gagnantes à coopérer avec les firmes qui ont perdu. La mise en concurrence est donc limitée. Dans ce secteur, les produits ont une durée de vie de plusieurs dizaines d’années et prennent souvent de l’ordre d’une dizaine d’années à développer. Les technologies sont incertaines. Pour la modernisation de l’Army, le DoD a lancé un programme – les Future Combat Systems (FCS) – qui suppose le développement conjoint de 14 systèmes d’armes (véhicules pilotés et robotisés, drones, etc.) qui doivent fonctionner autour d’un réseau de communication et de traitement de l’information énorme (63 millions de lignes de codes). 46 technologies critiques, immatures au moment où le programme a été décidé, ont été identifiées. Le DoD s’est reconnu incapable de maîtriser lui-même le développement du programme et a fait appel à une alliance entre Boeing et SAIC pour le piloter. Les deux firmes sont contractantes du demandeur, mais agissent en son lieu et place pour concevoir le système et mettre en concurrence les autres firmes de défense pour le développement des différents éléments du système. Boeing et SAIC seront les seules à disposer de la compétence pour tester le système et les sous-systèmes 217
L’activité marchande sans le marché ?
qu’il intègre, et il faudra attendre plusieurs années avant que ces tests ne puissent intervenir. Ce « système de systèmes » est sans équivalent. Il n’existe pas de système de prix par rapport auquel l’évaluation pourrait se faire. A la signature du contrat en mai 2003, le prix a été fixé à 17,5 milliards de dollars. En 2004, on prévoyait une augmentation possible des coûts d’environ 35%. La plupart des programmes d’armement connaissent des retards de ce type, des modifications au cours de leur développement, souvent des problèmes de qualité, parfois graves, et des dérives importantes de coûts (pour le programme F-22 mentionné plus haut, le retard de développement a été de cinq ans et le prix unitaire de l’avion a été finalement multiplié par deux). Un facteur joue : le demandeur et les offreurs ont un intérêt combiné à sous-estimer les coûts réels d’un programme pour en décrocher le financement par le Congrès, puis sont généralement tentés - ou obligés - de reconfigurer la qualité du produit au cours de son développement, surtout si celui-ci prend du retard et que les technologies évoluent.13 C’est autour de ce cas bien réel, quoique extrême, qui pose la question de savoir si l’on peut encore ou non parler d’un marché que l’analyse sur les jeux de langage va être menée.
Les jeux de langage autour de la notion de marché Un cas extrême a été présenté, c’est-à-dire un cas très éloigné des exemples habituels que l’on manie lorsqu’on parle d’un marché. Dans quels jeux de langages, entrelacs de discours et de pratiques, ce cas est-il considéré comme un marché ? Trois jeux de langage vont être étudiés : le jeu de la régulation, le jeu de l’investissement financier, le jeu des stratégies.
Le jeu de langage de la régulation On a parfois l’idée que le marché naît, se développe, et qu’il est ensuite (éventuellement) régulé. Comme si la régulation et le marché étaient deux dimensions indépendantes, quoique en relation l’une avec l’autre. La réalité est différente : le marché est un processus régulé, la régulation constitue le marché. La question : « qu’est-ce qu’un marché ? » est donc liée au jeu de langage de la régulation. Il a été dit précédemment que le doute ou l’erreur n’avaient de sens que par rapport à un jeu particulier. Le cas des industries de défense est intéressant de ce point de vue puisqu’un doute est apparu et a été levé. Avec la fin de la Guerre Froide, les budgets de défense chutent. En 1992, le DoD lance un appel d’offres pour les munitions des canons des chars Abrams 13 Le seul programme de bombardier stratégique de l’après-guerre qui ait respecté le prix prévu au départ est le B1-B. L’Air Force savait que toute dérive risquait de mettre en péril le programme B-2 auquel elle tenait. Mais, du coup, le B-1 connut de graves problèmes techniques (radar de vol, système de contre-mesures électroniques, etc.) – voir Brown (1992).
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et des hélicoptères Apache et annonce qu’il retiendra la meilleure. Deux firmes sont en concurrence sur ce marché : Alliant et Olin. A la veille de la date de réponse, les deux firmes décident de fusionner. La Federal Trade Commission estime que cette fusion conduirait à une position de monopole et la fait interdire. Cette interdiction soulève un doute. Les lois antitrust régulant l’état de la concurrence sur les marchés s’appliquent à tous les marchés.14 La question posée est : l’industrie de défense constitue-t-elle ou non un marché comme un autre ? Le DoD réunit une commission chargée de répondre à cette question, présidée par Robert Pitofsky.15 On est ici dans l’entrelacs identifié par Wittgenstein : la question est théorique, langagière – peut-on parler d’un marché, et si oui en quel sens ? – et liée à une activité – la régulation, avec ses enquêtes, ses procédures judiciaires pouvant mener à des décisions d’interdiction de fusion, des amendes (aux États-Unis des peines de prison). A la question « qu’est-ce qu’un marché ? », les autorités de la concurrence répondent par un jeu de langage très codifié. La première interrogation porte sur la délimitation du marché, soit la détermination du marché pertinent.16 Elle se fait sur deux plans : le marché du produit et le marché géographique. Sur le plan du produit, par exemple, on estime généralement qu’il n’existe pas un marché de la bière : il existe un marché de la bière vendue dans le secteur HORECA (hôtels, restaurants, cafés) et un autre dans la distribution en magasins. En effet, une augmentation du prix de la bière dans les cafés ne conduit pas le consommateur à sortir du café et aller dans un magasin acheter une canette. D’ailleurs, les prix d’une même bouteille de bière dans le secteur HORECA et dans les grandes surfaces sont fortement différents. En langage économique, il n’y a pas substituabilité entre une bouteille de bière servie en café et la même bouteille de bière vendue en grande surface. Donc, les marchés sont différents. Dans le domaine de la défense, les problèmes sont plus complexes : c’est l’acheteur qui crée le marché. Lui seul est capable de dire combien de missiles air-sol il envisage d’acquérir dans les prochaines années (encore ne le sait-il pas bien, ne maîtrisant pas les coupures budgétaires possibles, les dégradations éventuelles de la situation internationale, etc.). Lui seul est capable de dire s’il existe une substituabilité possible entre l’achat d’hélicoptères et l’achat de 14 En Europe, la politique de concurrence ne s’applique pas à l’industrie de défense. 15 Department of Defense - Defense Science Board (1994), Special Supplement Report of the Defense Science Board Task Force on Antitrust Aspects of Defense Industry Consolidation. Washington DC, The Bureau of National Affairs, April 14. Voir aussi Dumez et Jeunemaître (1999). Par la suite, Robert Pitofsky fut nommé président de l’une des deux agences antitrust, la Federal Trade Commission. 16 L’expression est intéressante à analyser : elle montre que le concept – marché pertinent – est lié à une activité : la régulation. Il s’agit de savoir si une ou plusieurs firmes tentent de monopoliser un marché (lois antitrust) ou construire une position dominante sur un marché qui pourrait constituer une source d’abus (politique européenne de la concurrence). Pour répondre à cette question, il faut savoir de quel marché on parle, en anglais « relevant market ». « Marché en cause » serait peut-être une meilleure traduction que marché pertinent.
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drones. De même, quand il prévoit des produits nouveaux (imaginons un drone à réaction capable de missions de bombardement), l’acheteur doit être plus ou moins capable de dire quelles firmes sont susceptibles de mettre au point un prototype. La définition géographique du marché dépend elle aussi de lui : il peut se donner le choix de pouvoir faire appel à des firmes de défense étrangères ou de ne faire appel qu’à des firmes américaines (pour des raisons de sécurité nationale). Selon le type de décision adopté par l’acheteur, le marché n’a pas la même définition. Le jeu se poursuit par une deuxième question : quels sont les participants au marché ? Plus précisément, les autorités s’interrogent sur le point de savoir si, outre les participants habituels au marché, il existe des firmes susceptibles d’entrer facilement (en moins d’un an) et de concurrencer les participants habituels. Imaginons qu’une fusion ait lieu sur le marché de la brosse à dents et que la firme fusionnée ait une part du marché suffisante pour faire monter les prix, est-ce que les fabricants de rasoirs jetables en plastique sont susceptibles de concevoir, produire et vendre rapidement des brosses à dents et faire ainsi baisser à nouveau les prix ? Sur les marchés de défense, un tel type d’entrée est très improbable, sauf si l’on admet dans les appels d’offres des propositions venant de firmes étrangères qui maîtrisent déjà toutes les technologies impliquées. Ensuite se pose la question des parts de marché des différents participants au marché, une fois ceux-ci identifiés. En matière de défense, cette question n’a généralement pas de réponse satisfaisante. On sait quelle est la part de marché de Renault sur le marché automobile, et on connaît la tendance de son évolution. Mais puisque le DoD fait des appels d’offres sur les avions de chasse ou les chars, en ne sachant pas a priori à quelle firme le marché sera attribué, comment savoir quelle sera la part de marché des firmes ? Elle dépendra des résultats des appels d’offres. Le marché lui-même est incertain, on l’a vu, et la part des différentes firmes l’est encore plus. La question suivante porte sur les barrières à l’entrée. Lorsqu’il s’est agi d’identifier les participants au marché, la question s’est posée de savoir si des firmes pouvaient entrer très facilement, en moins d’un an, par exemple en se mettant à produire des brosses à dents sur des chaînes de rasoirs jetables. Là, il faut savoir si le marché est protégé par des barrières à l’entrée qui empêcheraient des firmes jusque-là éloignées du marché de pénétrer. En général, l’entrée sur les marchés de défense est extrêmement difficile et coûteuse (pour la conception et la production d’un sous-marin nucléaire ou même d’un char). Néanmoins, là encore, la situation est un peu particulière dans la mesure où le DoD peut aider des entreprises à entrer, par exemple en les subventionnant en R&D. La régulation de la concurrence est un jeu de langage qui constitue les marchés en les définissant. La démarche est très codifiée, comme on vient de le voir, procédant par étapes. Ce jeu de langage peut comporter des doutes. Ce fut le cas pour les industries de défense aux États-Unis : la question se posa de savoir 220
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si le dispositif antitrust pouvait s’y appliquer, c’est-à-dire si elles pouvaient être considérées comme un marché ou non. Le rapport de la Commission Pitofsky est – si l’on nous pardonne cette incongruité - wittgensteinien dans sa démarche : il met en évidence toutes les spécificités de cette industrie, tout ce qui fait que le jeu de langage habituel codifié est difficile à mener dans ce cas. Il exemplifie les doutes. Mais il conclut en affirmant que, malgré ces difficultés, le jeu de langage est possible. En dépit de ses particularités, le cas de la défense est donc bien un marché auquel la régulation peut s’appliquer. Ce que montre par exemple, en 1998, l’interdiction du rachat de Northrop-Grumman par Lockheed-Martin, qui marque la fin de la grande vague de concentrations dans l’industrie.
Le jeu de langage de l’investissement financier La question que se posent les investisseurs est celle de placer ou non leur argent dans le capital de telle ou telle entreprise. Là aussi, analyse (rapports des analystes financiers, échanges entre PDG et analystes) et activité (décisions d’investissement ou de désinvestissement) sont entrelacées. A priori, les analystes financiers font des rapports sur des entreprises individuelles en cherchant à répondre à la question : la cote de cette entreprise est-elle sousévaluée (auquel cas il faut acheter) ou surévaluée (auquel cas il faut vendre) ? N’importe quel analyste est capable de mener son enquête sur n’importe quelle entreprise. Des chercheurs ont étudié la manière dont ils lisaient les documents (rapports annuels, information financière) et dont ils construisaient leur raisonnement (Bouwman, Frishkoff & Frishkoff, 1987). L’expérience consistait à confier à des analystes une série de documents concernant une entreprise et à suivre pas à pas leur démarche d’élaboration de leur point de vue. Les questions concernant le marché ou les marchés sur le(s)quel(s) la firme opère arrivent rapidement. Étudiant une firme qu’ils ne connaissent pas, les analystes cherchent à comprendre dans quel « business » elle se situe et mobilisent tout ce qu’ils peuvent savoir sur ce dernier (Bouwman, Frishkoff & Frishkoff, 1987, p. 22). Mais les conditions dans lesquelles la recherche a été menée ne sont pas les conditions réelles. En effet, les analystes financiers sont généralement spécialisés. Leur travail consiste en deux choses : calculer une dizaine de ratios financiers sur les comptes d’une firme, ce qui s’apprend au cours des études, et connaître l’industrie, les marchés sur lesquels cette firme opère, ce qui prend des années et constitue le cœur de compétence des analystes. Pendant au moins plusieurs années, un analyste couvre un ou plusieurs secteurs, une série de marchés. Il assiste aux présentations des dirigeants des firmes de ces secteurs. Il lit ce qui se publie sur l’évolution de ces derniers. Il est inséré dans un environnement institutionnel et relationnel (Fogarty & Rogers, 2005) qui tend à constituer ces marchés. Quand il estime les potentialités de l’action d’une firme, il les ramène aux firmes qui appartiennent au même marché et essaie d’évaluer par comparaison avec elles l’écart possible (« premium peers »). 221
L’activité marchande sans le marché ?
Dans le cas que nous avons présenté, il existe par exemple un analyste financier de référence, spécialiste du marché « Aerospace and Defense ». Il a commencé sa carrière chez Prudential-Bache Capital funding comme spécialiste des fusions / acquisitions dans ce domaine. Il a ensuite travaillé dans une firme de consultants spécialisée dans le même secteur. Puis est devenu « senior industry analyst » chez Smith Barney, avant de passer chez Morgan Stanley, puis Crédit Suisse First Boston, toujours en tant que spécialiste de ce marché particulier. Il participe à tous les colloques, séminaires sur les industries de défense, est sollicité pour participer aux commissions officielles. Son expertise fait le lien entre les marchés financiers et le marché qu’il suit en tant que spécialiste. L’organisation des marchés financiers est donc congruente avec un découpage et une identité des marchés réels, les marchés fonctionnant en liaison les uns avec les autres et se constituant ainsi les uns les autres. De ce point de vue, le cas choisi n’est pas extrême. Pour les marchés financiers, la défense est une activité économique, un marché, comme un autre. La question se pose de savoir quand acheter ou vendre du Lockheed-Martin ou du Raytheon, comme d’acheter ou vendre du Microsoft ou du General Electric. Ce sont les analystes spécialisés qui permettent cette banalisation du marché de la défense du point de vue du jeu de langage de l’investissement financier. Leur catégorisation pousse à l’homogénéité des comportements sur le marché, donc a un effet de renforcement en retour sur la catégorisation elle-même. En effet, les firmes cherchent à faire l’objet de rapports par les analystes qui suivent leur secteur, et elles doivent se comporter comme les autres sur ce secteur (Zuckerman, 1999, p. 1429). Les analystes financiers s’intéressent aux firmes, puisqu’ils s’intéressent aux actions dans lesquelles investir ou non. Mais ils ont besoin de situer les entreprises par rapport à des firmes « proches ». Ils construisent des familles qui constituent des secteurs en poussant à une certaine homogénéité qui permet les comparaisons. Beunza et Garud (2007) ont montré comment les analystes pouvaient douter des catégorisations de marché : selon qu’Amazon est classée dans le secteur électronique, avec Dell, ou selon qu’elle est placée dans la vente de livres, avec Barnes and Noble, les estimations de sa valeur changent. Par ailleurs, comme il tend à s’appliquer sur des marchés bien identifiés, le jeu de langage des analystes incite les firmes à se situer sur un marché, plutôt qu’à être diversifiées (Zuckerman, 2000), ce qui a d’ailleurs un effet sur le jeu de langage stratégique.
Le jeu de langage de la stratégie Le jeu de la régulation comme le jeu des investisseurs financiers définissent le marché de l’extérieur, soit par l’application de règles, soit par une évaluation financière de ce qui s’y passe. Dans le jeu de langage de la stratégie, les acteurs définissent eux-mêmes le marché sur lequel ils opèrent. Dans les circonstances ordinaires, les agents savent sur quel marché ils se situent. Ils élaborent leurs stratégies dans le cadre d’un marché, et ces stratégies, en se déployant, renforcent 222
Qu'est-ce qu'un marché ? Un exercice wittgensteinien
ce même cadre. Là encore, un jeu de langage existe, qui entrelace les discours (déclarations des dirigeants, rapports annuels, etc.) et les décisions. Mais, à certains moments, des doutes ou des erreurs peuvent apparaître. Un doute de ce genre intervient dans le cas de la défense juste après la fin de la Guerre Froide. Les budgets de défense diminuent rapidement. L’acheteur cherche à faire des économies. Il doute qu’un marché spécifique soit encore possible : le développement de programmes technologiques sophistiqués propres uniquement à la défense ne paraît plus viable. Pour être rentables, les technologies doivent être duales : elles doivent avoir des applications à la fois civiles et militaires. Le client militaire cherche délibérément, à cette époque, à créer une substituabilité entre technologies militaires et civiles, c’est-à-dire à supprimer le marché de défense au sens propre, tout en alignant les transactions sur un modèle plus classique. Il y aurait alors en effet un système de prix et donc des prix connus pour les échanges, des produits définis composés de technologies mieux maîtrisées, une concurrence plus vive entre fournisseurs et ainsi une dépendance moindre de l’acheteur vis-à-vis d’eux. Au total, le secteur serait revenu à un fonctionnement de marché plus traditionnel tout en disparaissant largement en tant que marché spécifique puisque s’intégrant dans un marché plus vaste de technologies à la fois civiles et militaires. Ce scénario a paru crédible durant quelques années. Certaines firmes ont tenté de développer une stratégie civile et militaire, en s’appuyant sur des technologies que l’on retrouve dans les deux domaines (par exemple, les micro-ondes). Mais le discours de la dualité n’a pas tenu ses promesses en tant qu’activité : les technologies militaires ont des exigences que ne présentent pas les technologies civiles (robustesse, fonctionnement dans des conditions extrêmes) ; le besoin de secret dans la conduite des activités pour la défense se conjugue mal avec une organisation qui ne distingue pas entre activités civiles et militaires. Enfin, les stratégies des entreprises ont reconstitué le marché des industries de défense. En effet, face à la chute des budgets militaires, nombre de firmes ont considéré qu’elles devaient s’en retirer. Elles ont vendu leurs activités militaires ou se sont fait racheter par des firmes de défense plus grosses qu’elles. Les firmes qui ont décidé de rester sur le marché se sont spécialisées et ont vendu leurs filiales civiles. Au total, à l’exception de Boeing qui est à moitié dans le civil et à moitié dans le militaire, la plupart des firmes qui travaillent dans le secteur de la défense ne travaillent que dans ce secteur. Autrement dit, ayant expérimenté les difficultés du « dual » et tenant compte de la baisse des dépenses militaires dans les années qui ont suivi l’effondrement de l’URSS, les entreprises ont élaboré des stratégies qui consistaient, soit à se retirer du marché pour se tourner vers les activités civiles, soit à rester sur ce marché en se spécialisant dans les activités de défense. L’effet de ces stratégies a été le renforcement de la définition du marché lui-même. 223
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A certains moments, les agents économiques développent un entrelacement de discours et de décisions, que l’on peut qualifier de jeu de langage stratégique, qui tend à renforcer l’existence d’un marché défini ou, au contraire, à redéfinir ce dernier. Il est à noter – ce qu’illustre le cas étudié – que les redéfinitions ne sont pas toujours couronnées de succès. Un agent ou un groupe d’agents peut tenter une redéfinition et échouer. Le jeu de langage comporte donc ses doutes et ses erreurs propres.
Conclusion Au terme de cet exercice, quelques points apparaissent. • Il n’existe pas un concept de marché. L’étude d’un cas extrême réel montre que l’on peut parler de marché même quand demandeur et offreurs ont des relations de dépendance mutuelle étroites, même quand il n’y a pas réellement de produit, et même quand il n’y a pas de véritable prix. Par contre, il peut sans doute être intéressant d’identifier ou de construire des familles de marché qui ont un trait ou un groupe de traits qui constituent une ressemblance. Il doit être possible de construire ces familles à partir d’une combinaison d’airs de ressemblance. Si l’on reprend notre cas, une famille peut sans doute être construite à partir d’une caractéristique qu’il présente – la sous-estimation systématique des prix ex ante – ; le même trait se retrouve en effet dans la plupart des projets publics d’infrastructure (Flyvbjerg, Skamrls Holm & Buhl, 2002). Si l’on arrête la construction de la famille à ce stade, on aura l’impression qu’elle est liée au fait que le client est public. Or, on retrouve le même phénomène dans certains gros investissements privés comme les usines chimiques (Drezner, Jarvaise, Hess, Hough & Norton, 1993). Il est donc essentiel de bien explorer les cas possibles. La performativité des théories économiques constitue certainement un tel air de famille liant entre eux une série de marchés concrets (Callon, 2006 ; McKenzie, Muniesa et Siu, 2007). On pourrait également construire une famille autour du phénomène de la prescription (Hatchuel, 1998). Il apparaît par contre peu productif sur le plan théorique de vouloir trop généraliser un trait ou un ensemble de traits caractérisant une famille de marchés dans l’optique toujours illusoire et sans cesse renaissante de tenter de saisir l’essence du marché en général. • Autour d’un marché particulier se jouent une multiplicité de jeux de langage, sans que l’on en ait toujours bien conscience.17 L’un concerne les 17 « “Je sais qu’il est venu hier“ – “Je sais que 2 x 2 = 4“ – “Je sais qu’il avait mal“- “Je sais qu’il y a là une table“. Dans chaque cas, je sais – à ceci près seulement que c’est toujours quelque chose d’autre ? Certes, oui, mais les jeux de langage diffèrent bien plus que nous n’en avons conscience en prononçant ces phrases. » (Wittgenstein, 2000, p. 95). On pourrait remplacer par les « je sais » par : « le marché a été défini de telle et telle manière lors du contrôle de telle fusion » ; « le marché automobile présente une occasion d’investir » ; « La nouvelle gamme
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règles et la régulation. Il fait intervenir les théories économiques, leurs concepts et leurs outils. C’est même le jeu de langage qui organise les rencontres entre les théories économiques et les marchés (Dumez & Jeunemaître, 1998 ; 2001). Un autre est un jeu de langage financier. Les théories économiques sur le marché sont ici peu mobilisées. Un autre, enfin (quoiqu’il y en ait sans doute d’autres possibles), est le jeu stratégique des agents eux-mêmes. Il vise à définir ou redéfinir le marché sur lequel ils opèrent. Comme les autres jeux, il comporte une possibilité de doute et d’erreur. Les trois jeux ont des relations entre eux. La question : « un marché est-il un construit cognitif des acteurs ou une réalité objective, identifiable ? » n’a pas grand sens. Un marché est défini par des jeux de langage multiples, combinant mots, théories et activités, de la part des acteurs opérant sur le marché, des régulateurs, des investisseurs, des consultants, etc. Ces jeux sont généralement stables. Ils connaissent pourtant des moments d’incertitude, qui introduisent la possibilité de doutes et d’erreurs, mais aussi de changements, d’innovations. C’est l’intérêt de l’approche en termes de jeux de langage que de mettre l’accent aussi sur les doutes, les erreurs et les possibilités de changement. • Il n’y a pas correspondance parfaite entre les concepts et les activités, les deux sont entrelacés. Le fait que la correspondance ne soit pas parfaite incite à construire des notions telle que celle d’épiphanie (le moment où les agents changent à la fois leur manière de comprendre le marché sur lequel ils se trouvent, d’en parler, et leur façon de mener leurs activités – Dumez & Jeunemaître, 2005 ; 2006). Par ailleurs, cet entrelacement sans parallélisme total est sans doute un point décisif autour duquel intervient l’innovation. L’invention de nouveaux marchés se joue entre l’invention de mots et leur usage non anticipé dans des activités nouvelles. Prenons-en deux exemples. A la fin du XIXe siècle et au tout début du XXe siècle, les adolescentes se mettent à faire du sport et à pratiquer des danses plus sportives que la valse. Le corset devient un problème (Riordan, 2004 ; Dumez, 2005). La résolution de ce problème passe par un changement d’approche : pour permettre le mouvement, il ne faut plus soutenir la poitrine de bas en haut (corset), mais de haut en bas. Les industriels cherchent des solutions, dont la première est la brassière qui consiste à comprimer la poitrine par des bandes élastiques (c’est elle qui donne aux femmes des années vingt leur profil caractéristique à la garçonne). Le mot qui désigne l’objet en anglais, apparu dans le magasine Vogue en 1904, est « bra » : il s’agit d’une abréviation de « brassiere ». Le mot est entrelacé entre des pratiques langagières et des activités particulières : c’est le vocable inventé par les adolescentes et jeunes femmes américaines. Il se maintiendra alors que le produit va totalement changer que nous allons mettre sur le marché devrait nous apporter des opportunités de croissance. » A chaque fois, le mot “marché “ est prononcé, mais nous ne percevons pas forcément la différence des jeux de langage.
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entre le stade « brassière » et le stade soutien-gorge, ce dernier demandant la mise au point de brevets multiples, et alors que les activités auxquelles il renvoie vont s’étendre et se modifier (l’usage du soutien-gorge se généralise avec la Seconde Guerre mondiale, du fait de la pénurie de fer et de caoutchouc – les corsets sont beaucoup trop consommateurs de ces matières premières précieuses pour l’industrie de guerre – et du fait du travail des femmes dans les usines – le règlement intérieur de Lockheed l’impose dans les usines, pour des raisons de décence et de sécurité). De même, le mot « restaurant » quand il est inventé par Mathurin Roze de Chantoiseau à la fin du XVIIIe siècle, renvoie à une activité d’ordre médical (Spang, 2000 ; Dumez, 2006). Le restaurant (rupture profonde avec tous les modes de sustentation collectifs précédents : tables séparées, menu proposant un choix, eau pure mais sans vin, bouillons maintenus à température avec des bainsmarie, horaires variables) a pour visée la restauration des santés défaillantes. Le mot restera, renvoyant à des pratiques passées, alors même que des pratiques nouvelles sont apparues. Autour des grandes innovations de marché se joue ce lien entre l’invention ou la redéfinition d’un mot et des activités passées et présentes, des activités futures anticipées, et des activités qui n’ont pas été anticipées et sont le cœur même de l’innovation, c’est-à-dire des jeux de langage complexes et évolutifs.18 C’est parce que les concepts ne sont pas circonscrits, parce que de nouveaux airs de famille peuvent apparaître, que de nouveaux marchés peuvent naître.
18 « Quand les jeux de langage changent, les concepts changent, et avec les concepts, les sens des mots. » (Wittgenstein, De la certitude, § 65). Mais rappelons que le sens des mots est lié à des usages, des activités. Un groupe qui invente un nouveau jeu langagier ne crée pas forcément un jeu de langage au sens de Wittgenstein. Commentant cette dernière notion, Bouveresse (2004, p. 96) note justement : « […] il n’est pas exact que n’importe quelle invention humaine puisse devenir à plus ou moins long terme une chose naturelle pour l’être humain et susciter le genre d’intérêt spontané qui est seul susceptible de l’imposer de façon durable. »
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Partie III. Crises et dynamiques contemporaines : réinventer les activités marchandes
Marchés et développement durable Franck Aggeri, Centre de Gestion Scientifique, Mines ParisTech
Introduction Dans l’analyse du marché, il y a un avant et un après la révolution mathématique introduite à la fin du XIXe siècle par Walras. Dans l’économie politique classique, le marché n’a pas de statut épistémologique particulier. La structure des manuels d’économie politique de l’époque distingue classiquement production, circulation, répartition et consommation. Aucun chapitre spécifique n’est réservé au mécanisme du marché. Smith en parle de façon métaphorique comme un lieu où se rencontre offre et demande. Il n’existe pas alors de concept théorique du marché clairement distinct des marchés empiriques (market place) dont les travaux d’historiens attestent l’existence depuis la plus haute Antiquité. Jusqu’à Walras, l’économie est politique. Elle est enseignée dans les facultés de Droit. La présentation des marchés fait partie de l’histoire économique et est étroitement associée aux choix politiques. L’économie pure opère une rupture nette avec cette vision classique en créant le concept théorique de marché, construction mathématique abstraite dont les équilibres sont régis par le seul mécanisme des prix. Le projet de Walras est simple : construire une science économique sur le modèle des sciences exactes. Le marché walrassien est un concept abstrait, dépolitisé, débarrassé des liens sociaux qui l’encombrent. Il est l’exercice d’une rationalité calculatoire. Même si l’économie pure se distingue nettement chez Walras de l’économie appliquée, les concepts et raisonnements de l’économie pure doivent servir à éclairer les problèmes concrets et les politiques économiques. Comme le montre Hervé Dumez, Walras rencontre un franc succès auprès des ingénieurs friands de raisonnement économique (Dumez, 1985). Paradoxalement, Walras est plutôt partisan de l’interventionnisme de l’Etat plutôt que du laisser faire. Mais, au cours des décennies suivantes, cette distinction entre économie pure et économie appliquée se brouille progressivement. Sous l’influence de penseurs plus libéraux (marginalistes autrichiens et économistes anglais), émerge un modèle du marché libre et autorégulateur (« free market »), éminemment idéologique, qui développe l’idée d’une économie dépolitisée et libérée des contraintes sociales. Les progrès économiques sont attribués à l’extension de ce modèle du marché libre doté de propriétés d’autorégulation. Les tenants du libéralisme politique 231
L’activité marchande sans le marché ?
trouvent sur ces développements théoriques de quoi justifier une politique de libéralisation des marchés concrets et de dérégulation. Dans cette perspective libérale, la politique publique doit être subordonnée aux lois naturelles de l’économie qui sont d’autant moins discutables qu’elles se fondent sur un appareillage mathématique solide. Le cadre cognitif du « marché autorégulateur » s’impose comme un nouveau dogme des politiques publiques de la fin du XIXe siècle jusqu’à la grande Crise des années 1930. La critique de ce dogme est bien connue. Elle a été développée par Karl Polanyi dans son ouvrage La Grande Transformation (Polanyi, 1944). Il en décrit en détail les prémisses et attribue en grande partie la crise des années 1930 à l’aveuglement des politiques enfermés dans ce dogme. Après la parenthèse keynésienne, le retour à la doxa du « marché libre » s’opère cependant selon des modalités différentes à partir des années 1980 par rapport aux années 1930. La théorie économique s’est enrichie, entre temps, d’une analyse des défaillances du marché et les a intégré dans son appareillage théorique. En particulier, la théorie des externalités justifie toute une série d’interventions publiques (Samuelson, 1954). Le marché libre n’est plus autorégulateur. Il doit être étayé, corrigé, non seulement pour éviter les risques d’opportunisme ou restaurer les conditions de la concurrence, mais également pour corriger les défaillances que le marché produit spontanément. La théorie des externalités fournit le soubassement théorique à un bricolage des marchés qui n’a cessé de prendre de l’ampleur. Mais ce bricolage du marché doit rester discret. L’ingénierie économique des marchés, ce « back-office » où prolifèrent experts et « gendarmes » qui conçoivent, organisent et encadrent le marché n’a d’autre légitimité que la protection du marché lui-même. Il ne faut pas que ce bricolage soit trop visible ou trop critiquable pour que se maintienne la fiction du « marché libre » qui reste un pilier idéologique de la pensée économique libérale. S’il est un domaine où la dimension artificielle du marché est particulièrement saillante, c’est celui du développement durable. Quoi de plus étranger, en effet, au marché et au calcul économique que le développement durable ?
L’extension de la sphère du marché : quelles limites ? Le développement durable est, au départ, un projet politique, formulé dans les cercles politiques internationaux à l’orée des années 1980. Le concept est l’héritier de la notion d’éco-développement formulée à l’occasion de la première conférence internationale de Stockholm en 1972 sur la croissance et l’environnement. Il émerge en réaction par rapport aux effets pervers de l’idéologie du progrès à tout crin et de sa mesure statistique : la croissance économique. Il s’oppose à la myopie du marché et au court-termisme du calcul économique qui écrase mécaniquement les intérêts des générations futures par le mécanisme de l’actualisation. Il cherche 232
Marchés et développement durable
à promouvoir l’équité intragénérationnelle là où le marché produit spontanément une répartition inégale des richesses. Le développement durable constitue le monde des externalités : c’est ce qui est hors champ, hors cadre, ce qui échappe à la rationalité du calcul économique et à la logique du marché. Rien donc a priori de plus éloigné du concept du marché que celui de développement durable : au temps présent des transactions immédiates sur des biens existants s’oppose le futur indéterminé des projets à venir ; aux transactions ponctuelles et anonymes du marché s’oppose la transmission des savoirs et la solidarité envers les générations actuelles ou à venir ; aux effets économiques pour les contractants s’opposent les conséquences involontaires sur une variété de parties prenantes, actuelles ou en devenir (les générations futures). Par quel étrange détour de l’histoire cette notion politique, construite contre l’idéologie du progrès et du marché, s’est-elle muée en nouvel horizon de l’économie de marché ? Nous avons montré par ailleurs (voir Aggeri et Godard, 2006) comment la mue du concept politique de développement durable en concept économique investi par les acteurs économiques et sociaux s’opère, à partir des années 1990, à travers la main visible de toute une série de consultants, notamment britanniques, qui vont s’attacher à normaliser le concept et l’intégrer dans le langage managérial courant et démontrer qu’il est rentable d’être « vert » ou vertueux (le business case du développement durable). Le développement durable cesse alors d’être une contre-culture pour devenir une nouvelle frontière de l’économie de marché. Progressivement le développement durable et les problèmes d’environnement s’intègrent ainsi à la science économique comme un nouveau domaine d’ingénierie économique et de conseil au Prince où leur inventivité peut s’exercer. Comme l’évoque le titre d’un ouvrage de David Vogel, la vertu devient progressivement un nouvel espace d’innovation marchande . Commerce équitable, produits « verts », Investissement Socialement Responsable (ISR), se constituent comme autant de marchés interconnectés où des biens et services sont conçus pour être échangés. L’enjeu n’est plus dès lors de concevoir une alternative au marché mais d’internaliser les externalités aux règles du jeu marchand. Il est frappant de constater à quel point l’internalisation des effets externes est aujourd’hui tenu pour un processus irréversible par les acteurs les plus divers : ONG, associations, pouvoirs publics, entreprises, associations de consommateurs, etc. Or il faut rappeler qu’il n’y a aucune main invisible mais bien des projets publics aux multiples visages qui se cachent derrière un discours d’évidence. La fascination des politiques et des acteurs économiques pour le marché tient à son apparente souplesse et simplicité. Là où les négociations politiques pour fixer des objectifs quantifiés concernant la protection de l’environnement, la réduction des inégalités ou la pauvreté achoppent sur des intérêts irréductiblement divergents, 233
L’activité marchande sans le marché ?
les économistes proposent des solutions décentralisées tendues vers un objectif en apparence neutre : promouvoir les conditions de fonctionnement d’un marché autorégulateur étendu à de nouvelles catégories de biens économiques. Quoi de plus efficace a priori pour régler les anticipations des agents économiques qu’une coordination par un signal prix ? Mais pour que le marché engendre les effets vertueux qu’il est censé produire, toute une série de cadrages doivent être préalablement menés afin d’éviter les risques d’opportunisme et les malversations : il convient ainsi de définir des catégories de biens homogènes pouvant faire l’objet de transactions marchandes, de garantir la transparence des informations sur ces biens, de s’assurer d’une concurrence saine et loyale entre les acteurs du marché. Etablir et garantir ces conditions requiert une intervention publique minimale. L’établissement de ces conditions guide depuis quinze ans un travail patient d’extension de la sphère marchande en lien avec les politiques de développement durable. Ce travail s’opère au plan international principalement autour de trois domaines : • la construction ex-nihilo de nouveaux marchés des ressources naturelles et de certificats d’émissions des Gaz à Effet de Serre (GES) ; • l’extension du marché financier via l’introduction d’information sur la performance extra-financière des entreprises ; • l’invention de marchés des biens et services « verts » adossés à des dispositifs d’information (écolabels). Sur chacun de ces marchés, il a fallu une intervention de l’Etat pour garantir les biens échangés ainsi que la valeur des informations fournies auprès des consommateurs sous la forme d’agences indépendantes de régulation, de politiques publiques, d’obligation d’information, de certification d’opérateurs privés. Cette intervention publique a rendu possible le foisonnement d’ingénieries multiples de la part de nombreux acteurs économiques et scientifiques impliqués dans l’émergence de ces nouveaux « marchés de la vertu ». Bien que se développant de façon décentralisée, ces différentes initiatives ont, en fait, partie liée. Par exemple, la réduction des émissions de CO2 permet à une entreprise d’escompter des gains sur les marchés du carbone en vendant des certificats d’émission en excès. Mais cette action doit également permettre d’obtenir une notation positive par des analystes financiers de son engagement en faveur du développement durable, notation devant conduire, à son tour, à accroître la valeur de ses actions. Enfin, cette même entreprise pourra également chercher à valoriser les gains réalisés en matière d’émissions de GES auprès des clients finaux en commercialisant des produits à faible empreinte carbone, dont la qualité est attestée par un écolabel. L’horizon final de ces projets est, au fond, de créer un ensemble de marchés autorégulateurs interconnectés où les consommateurs, dotés d’informations 234
Marchés et développement durable
parfaites, seraient en mesure de faire les choix les plus respectueux vis-à-vis d’objectifs de long terme (comme le réchauffement climatique ou la protection de l’environnement). Voici les motifs. Mais qu’en est-il concrètement ? En quoi ces marchés du durable contribuent-ils à l’objectif d’un développement durable, c’est-à-dire non pas engendrer des effets spéculatifs de court terme mais permettre d’orienter les comportements économiques par rapport à des enjeux de long terme ?
Les chantiers de l’internalisation Présentons tour à tour les trois chantiers d’internalisation des effets externes présentés plus haut : marchés du carbone, marchés de l’information extrafinancière et marchés des produits « verts ».
La création ex-nihilo de marchés du carbone : radioscopie d’un mythe rationnel De l’exemple historique du marché de quotas d’émissions d’oxydes de soufre aux Etats-Unis pour les producteurs d’électricité en 1995, aux projets récents de développement de marchés de services écosystémiques, les expériences de création ex nihilo de marchés de « biens naturels » se multiplient actuellement. Mais l’exemple le plus médiatisé est incontestablement le développement récent de marchés du carbone pour résoudre le problème du réchauffement climatique. Il existe actuellement deux types de marché du carbone en cours d’expérimentation : les marchés de permis négociables (cap and trade) et les mécanismes de développement propre qui se fondent sur une logique de projet. La notion de marchés de permis négociables s’appuie sur les mécanismes suivants. Une autorité publique définit un plafond d’émission (cap) et vend ou donne gratuitement des permis négociables à des pollueurs. L’autorité publique est chargée d’appliquer des pénalités suffisamment dissuasives pour que le montant total des émissions reste sous le plafond. Une fois distribués ou vendus, les pollueurs ont toute liberté pour échanger entre eux ces permis négociables. La propension à échanger résulte de coûts de réduction différenciés entre pollueurs : ceux qui ont des coûts de dépollution élevés auront intérêt à acheter des permis ; tandis que ceux qui peuvent réduire à bas coûts leurs émissions (plus bas que les prix du marché) auront intérêt à vendre les permis négociables qu’ils ont en excès. Comme le rappelle Donald Mc Kenzie (2009), l’idée de contrôler les émissions via un schéma de permis négociables a été initialement imaginée par l’économiste J.H. Dales (1968). Une étape décisive est franchie avec la construction, sous l’égide des autorités publiques, d’un marché de permis négociables pour les émissions 235
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d’oxydes de soufre entre les producteurs d’électricité américains des EtatsUnis du Nord-Est où la production d’électricité à partir de centrales à charbon engendre des dégâts environnementaux majeurs. Le succès apparent dans la mise en œuvre de ce marché qui a permis de réduire rapidement les émissions de SO2 a convaincu l’administration américaine de militer pour l’extension de ce mécanisme. Le principe du marché des permis d’émission pour le CO2 est ainsi acté dans le protocole de Kyoto en 1997. Pour qu’un tel marché fonctionne, il faut d’abord définir un type homogène de biens qui puisse faire l’objet de transactions. Le bien homogène défini est ici « l’unité Kyoto » qui se mesure en tonnes équivalent CO2 . Mais pour les concepteurs des marchés du carbone, le mécanisme ne doit pas se limiter à un processus « top-down » où des autorités publiques fixent des plafonds d’émission. Il s’agit également d’inciter au développement de projets innovants « bottom-up » par la création d’un second type de marché encourageant les transferts de technologie entre pays développés et pays en voie de développement. L’argument pour la création de ce deuxième type de marché est qu’il existerait dans les pays émergents des potentiels de réduction des émissions de CO2 à plus faibles coûts que dans les pays développés où les opportunités de développement ont déjà été réalisées. Ce second type de marché (MDP) s’appuie sur un raisonnement classique en calcul économique : pour obtenir un certificat d’émission (CER) auprès des autorités régulatrices, les porteurs d’un projet d’investissement MDP doivent démontrer que le projet est « additionnel » (c’est-à-dire qu’il n’aurait pu être mené sans ce mécanisme économique) et qu’il va donc au-delà d’un scénario d’investissement au fil de l’eau. Une fois obtenus ces certificats d’émission, les investisseurs (un pays, une banque, une entreprise, etc.) peuvent vendre ces crédits à certains gouvernements ou entreprises soumises à des quotas. Dans l’Union Européenne, ces certificats d’émission ont une valeur monétaire car ils peuvent être transformés en permis négociables au sein du plus grand marché mondial de permis négociables, l’EUETS (European Emissions Trading Scheme), créé en janvier 2005. Des projets de dépollution mis en œuvre en Afrique ou en Asie peuvent être ainsi transformés en permis négociables. Cinq autres marchés, fondés sur des principes similaires, mais avec des différences dans les règles concrètes de comptabilisation et d’attribution des émissions existent dans certaines régions des Etats-Unis, en Australie et en Nouvelle-Zélande. Les transactions sur ce marché ont atteint le total de 64 milliards de dollars en 2008 dont 6,5 correspondant aux projets MDP (Banque Mondiale 2009). Quels sont les premiers effets de la mise en place de ces marchés du carbone ? Le premier effet est de faire prospérer une armée d’experts, de contrôleurs et de 236
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régulateurs. Les mécanismes de développement propres sont particulièrement complexes et longs à mettre en œuvre et à contrôler. Dans les entreprises, les principaux acteurs concernés sont d’abord les acteurs financiers qui considèrent que le CO2, au même titre que n’importe quel actif financier, est un objet potentiel de spéculation. Le second effet est la formation de bulles spéculatives qui nuisent au développement d’investissement verts. Comme le rappelle André Orléan (1999), les marchés financiers présentent la caractéristique que la hausse des prix n’induit pas automatiquement une baisse de la demande. Au contraire, des phénomènes de bulles spéculatives peuvent y être observés dont la formation s’explique par des comportements mimétiques qui ont un lien faible avec un calcul rationnel. Depuis l’ouverture des marchés du carbone, on y observe les mêmes phénomènes que sur les marchés : des variations erratiques des prix de la tonne de carbone liés à des phénomènes de spéculation. Plutôt que de fournir des signaux positifs aux acteurs économiques pour les inciter à investir sur le long terme dans des technologies « vertes », le marché conduit plutôt au résultat inverse : créer des incertitudes qui nuisent aux investissements de long terme. Le troisième effet identifié est le risque d’effets d’aubaine. Le mécanisme des projets MDP se fonde sur des règles discutables. La première est que l’évaluation se fait au cas par cas par rapport à un scénario de référence au « fil de l’eau ». Les pièges de cet incrémentalisme sont bien connus : cette règle ne tient pas compte des effets d’apprentissage, d’échelle et de grappe qui résultent de la mise en œuvre à grande échelle et de façon répétée de logiques d’innovation. Les marchés du carbone conduisent-ils à susciter des innovations de rupture ? On peut en douter. Il est révélateur de noter que 67% des certificats d’émission produits en 2005 et 34% en 2006 sont liés à un type de technologie : la décomposition des trifluorométhane (HFC-23), un gaz à effet de serre émis dans le processus de production de certains réfrigérants pour des systèmes d’air conditionnés (Banque Mondiale, 2007, Mc Kenzie, 2009). Ce qu’on observe est non pas l’effet stimulant du marché sur une variété d’innovations technologiques mais la concentration des projets sur quelques technologies dont le retour sur investissement présente peu de risque. Si le développement d’innovations environnementales est un processus avéré dans les pays développés, cela tient moins aux vertus du mécanisme de marché lui-même qu’à l’anticipation par les acteurs économiques d’un durcissement des contraintes. De ce point de vue, la nature de l’instrument (réglementation, écotaxe, quotas, etc.) importe moins que la progressivité et la prévisibilité des signaux dans le temps permettant aux acteurs économiques d’ajuster leurs anticipations.
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Etendre le périmètre de l’évaluation financière des entreprises Pour les tenants du marché libre, l’intégration des externalités passe par la production d’informations fiables sur la performance extra-financière des entreprises. Si les marchés sont défaillants, c’est parce que certaines informations sont inexistantes, ou pire encore, qu’elles sont manipulées. Le marché étant par définition efficient, il faut créer les conditions de son bon fonctionnement. Cela passe par la diffusion d’informations transparentes (disclosure) et certifiées sur la performance environnementale et sociale des entreprises dont le marché saura faire bon usage. Cette théorie des vertus de l’information parfaite est une mythologie bien ancrée dans les pratiques contemporaines. Elle est au cœur de l’idéologie de la société de l’audit qu’a décrite avec brio Michael Power. La pratique de l’audit colonise tous les aspects de la vie économique et sociale, management privé comme management public, entreprises comme librairies municipales, universités, écoles, etc. (Power, 2003). Contrairement au marché du CO2, ce n’est pas un projet porté par un petit cercle d’experts et de décideurs publics. Il s’agit d’une idée largement internalisée par la machine économique contemporaine et qui se manifeste par une prolifération des métiers de la certification, de l’audit et du contrôle. Les projets contemporains de ce type sont, de plus en plus, le fruit d’initiatives volontaires associant des acteurs hétérogènes : consultants, auditeurs, entreprises, ONG, etc. Dans le domaine de l’évaluation extra-financière, les exemples les plus connus de telles initiatives devenues des standards de facto concernent les normes ISO, la Global Reporting Initiative (GRI) ou encore le GHG protocol pour les émissions de CO2. A la base de ces initiatives qui constituent la promesse de marchés juteux de la certification, de l’audit et du contrôle, se trouve le même schéma : construction de méthodologies et d’indicateurs pour mesurer, certifier et contrôler. L’efficacité de ces règles est d’autant plus structurante qu’elles sont adoptées par un grand nombre d’acteurs économiques. Quels sont les effets de ces référentiels ? L’effet le plus visible est la constitution d’une nouvelle bureaucratie dans les cabinets conseil et dans les entreprises publiques et privées de l’évaluation. Ces informations sont-elles utiles pour les marchés ? Il est permis d’en douter. De multiples études ont essayé d’établir, sans succès, un lien de corrélation entre la performance extra-financière et la performance financière des entreprises (Margolis et Walsh, 2003, Margolis et Elfenbein, 2008). Pourquoi un tel lien de corrélation ne peut-il être établi ? Non pas parce que les éléments extra-financiers n’ont pas d’incidence sur la performance financière mais parce que les indicateurs environnementaux et sociaux n’ont pas été historiquement construits pour établir un tel lien. Les grandes entreprises ont construit leurs systèmes d’information, en premier lieu, en réponse aux contraintes réglementaires, en second lieu, par mimétisme par rapport aux pratiques de leurs concurrents, pratiques médiatisées par des 238
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consultants à travers des benchmarks. Un tel lien pourrait-il être établi ? Très probablement mais il faudrait alors reconstruire des systèmes d’information cohérentes avec des logiques d’innovation, à la manière dont la comptabilité par activités a essayé, en son temps, de le réaliser dans le domaine du contrôle de gestion pour construire une alternative à la comptabilité analytique (Kaplan et Norton, 1996). Une autre erreur de raisonnement classique consiste à considérer que les marchés intégreront spontanément ces nouvelles informations. Or non seulement cellesci sont pléthoriques mais elles sont le plus souvent inexploitables compte tenu des capacités cognitives limitées des acteurs. Il y a donc à la fois complexité d’abondance et complexité de sens (Riveline, 1991). A cet égard, comme le rappelle la théorie behavioriste, c’est moins la disponibilité de l’information qui pose problème que sa « qualité » ainsi que les capacités d’absorption des agents économiques (March et Olsen, 1976).
Réduire l’incertitude sur la qualité des biens environnementaux par la labellisation Troisième chantier économique d’internalisation des effets externes : les mécanismes de réduction des asymétries d’information entre producteurs et consommateurs. Ce phénomène a été modélisé, sur le plan théorique, depuis les travaux séminaux de Georges Akerlof sur le marché des voitures d’occasion (Akerlof, 1970). Cet auteur a montré les effets destructeurs sur les équilibres de marché d’une incertitude sur la qualité des biens dont cherchent à tirer partie les offreurs pour vendre des marchandises de mauvaise qualité (les « lemons » ou rossignols). La leçon qu’en tire l’auteur est que l’intervention publique, par la construction de normes et de signes de qualité des produits est indispensable au fonctionnement effectif d’un échange marchand. Les acteurs économiques et les pouvoirs publics n’ont pas attendu les développements de la théorie économique pour observer empiriquement qu’une incertitude sur la qualité des biens pouvait constituer un obstacle majeur au développement des échanges marchands. Ils en ont déduit depuis longtemps des interventions publiques ou collectives visant à discipliner les acteurs du marché. Ainsi, l’invention de dispositifs techniques garantis par l’Etat, comme le poinçon pour l’or, visait précisément à réduire cette incertitude sur la qualité du bien échangé qui était invérifiable par le client (Hatchuel, 1995). Autre exemple : l’un des objectifs de création de la première Appellation d’Origine Contrôlée (AOC), le Roquefort, en 1925 était d’éviter les fraudes qui détruisaient les conditions mêmes d’un échange marchand entre fournisseurs de lait de brebis et producteurs de Roquefort (les uns coupant le lait avec de l’eau ; les autres se fournissant en lait de brebis au-delà du rayon de production défini en commun) (Aggeri et Hatchuel, 2003). Ces éléments d’incertitude qui jalonnent l’histoire des échanges marchands sont amplifiés dans le cas des produits « verts » ou durables. Nul autre type de produit 239
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ne présente de façon aussi saillante le caractère éminemment artificiel de la construction marchande. Prenons la question de l’évaluation environnementale des produits « verts ». Celle-ci est multiforme et composées de dimensions incommensurables. Ainsi, comment rendre comparable des émissions atmosphériques avec la production de déchets ou la pollution des eaux ? Il s’agit d’impacts intrinsèquement différents. Autre point : le développement des produits « verts » se fonde depuis les années 1970 sur un nouveau concept : le cycle de vie. L’idée est de mesurer les impacts environnementaux du produit sur l’ensemble de son cycle de vie : depuis sa conception, jusqu’à sa fin de vie en passant par les phases de production, de logistique et de consommation. Même si une norme internationale (la norme ISO 14040) encadre les modalités de réalisation des analyses de cycle de vie, ces évaluations de la qualité environnementale des produits induisent un degré de complexité inédit par rapport aux conceptions traditionnelles de la qualité. La recherche d’objectivité scientifique et de traçabilité a engendré la construction de chaînes d’instruments et d’expertises associées. Ces informations techniques sont ensuite résumées dans des certifications et labels figurant sur les étiquettes des produits qui sont censées guider le choix des consommateurs. De tels dispositifs d’information ont émergé au début des années 1970 sous la houlette des pouvoirs publics qui voulaient encourager les initiatives volontaires. La légitimité du label devait également résulter du processus d’attribution qui réunit associations de consommateurs, ONG, représentants de groupes professionnels au sein de jurys. L’écolabel allemand, der« Blaue Engel » est ainsi le premier écolabel apparu sur le marché en 1978. A côté de ces labels garantis par l’Etat, des labels privés ont commencé à fleurir dans les années 1980 de façon anarchique comme partie intégrante d’une stratégie marketing des entreprises. Ce foisonnement a créé un doute croissant quant à la fiabilité et la crédibilité des informations fournies. Ce constat a conduit la Commission européenne à définir dans le cadre du livre vert sur la Politique Intégrée des Produits, publié en 2001, les modalités d’attribution et de contrôle de ces écolabels comme l’une des mesures visant à susciter le développement de marchés de produits verts. En matière de labellisation, le livre vert introduit, a minima, une standardisation du vocabulaire employé sur les emballages des produits afin de ne pas induire les consommateurs en erreur. Il distingue ensuite trois types d’écolabels : ceux qui sont garantis par l’Etat et répondent à des conditions d’attribution précises (écolabel de type I) ; ceux qui émanent d’initiatives privées et se fondent sur des évaluations qualitatives (type II) ; enfin, les écolabels privés qui s’appuient sur des analyses quantifiées (ACV) (type III). Quels sont les effets empiriques de la mise en place de ces écolabels ? L’hypothèse selon laquelle l’incertitude sur la qualité des produits pourrait être réduite grâce à la mise en place de ces labels ne résiste pas à l’analyse des faits. La labellisation n’est qu’une ressource parmi d’autres pour développer une offre de produits 240
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nouvelle et susciter l’émergence d’une demande potentielle. D’autres leviers, tout aussi essentiels, sont mobilisés par les distributeurs : packaging spécifique à chaque gamme de produit ; part de rayon en linéaire qui doit être suffisante pour créer un effet de masse ; signalétique en magasin ; communication ciblée auprès d’une population experte ; communication plus large auprès du grand public. Derrière le « front office » du linéaire de la grande ou petite surface, c’est tout un monde de « professionnels du marché » (Cochoy et Dubuisson, 2000, Karpik, 2007) (marketeurs, packagers, consultants) qui agit dans les coulisses et qui « performent » l’activité marchande par ses interventions (Callon et Muniesa, 2008). Mettre l’accent sur l’activité de ces spécialistes de l’ingénierie du marché permet de souligner que l’instrument que constituent les labels n’a pas d’efficacité en soi mais s’insère dans un dispositif d’ensemble qui s’inscrit dans des démarches de conception et d’expérimentation. Illustrons cette thèse à partir d’un exemple concret : le développement de gammes de produits verts par Monoprix. En 1991, Monoprix est une des premières enseignes à se lancer sur ce nouveau créneau sur les produits de lavage et d’entretien sur lesquels des controverses commencent à poindre sur l’impact environnemental des produits standards (ex. : l’utilisation de phosphates dans les lessives). Au bout de quelques années d’expérience, une première refonte intervient en 1998 avec le soutien de l’Ademe qui consiste à adosser ces produits à l’écolabel européen et porte également sur l’actualisation de l’information contenue sur les produits Monoprix verts, déclinée en cinq pictogrammes (utilisation de matière recyclée, procédé de fabrication écologique, qualité écologique de composition, emballage optimisé et geste vert). Les enquêtes réalisées auprès des consommateurs indiquent cependant que le message reste peu compréhensible et insuffisamment différenciant par rapport aux produits de la concurrence. Une nouvelle réflexion est lancée en 2002 par la direction de la qualité de Monoprix. Les enquêtes menées auprès des clients mettent en évidence que non seulement l’écolabel bénéficie d’une notoriété faible auprès des consommateurs mais que l’approche technicienne de l’écolabel (qui doit répondre à une évaluation quantifiée selon les 13 critères environnementaux normalisés de l’analyse de cycle de vie) est incompréhensible pour les consommateurs. Sans renoncer à l’écolabel, l’enseigne choisit alors en 2007 de refondre la conception de ces nouvelles gammes autour d’un concept simple et a priori plus lisible : des produits issus de matières premières végétales. L’enseigne se lance en effet, en partenariat avec quelques fournisseurs et l’appui de spécialistes de biotechnologies dans des produits exclusivement composés de matières premières végétales et minérales (eau, huiles essentielles, biotenseurs d’origine végétale) qui se distinguent des lessives classiques utilisant des additifs et des biotenseurs essentiellement d’origine pétrochimique. Un appel d’offres est lancé en 2003 pour sélectionner des fournisseurs auxquels est proposé un outil d’éco-conception afin d’accompagner leur démarche. A l’issue de ce long travail de mise au point, l’entreprise annonce en 2005 la commercialisation d’une gamme de 14 produits d’entretien verts avec des performances élevées : qualité d’usage 241
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comparable aux autres produits, amélioration de la biodégradabilité et de l’écotoxicité, réduction de 50% des émissions de CO2, emballages recyclables à 100%. Cet exemple permet de mettre en évidence les différents aspects d’une stratégie de mise en marché de produits verts. Il s’agit non seulement d’éduquer le consommateur mais de construire une nouvelle offre qui exige le développement de compétences nouvelles. Par exemple, il faut non seulement élaborer des cahiers des charges mais encore accompagner des fournisseurs susceptibles d’y répondre. Or la difficulté pour les distributeurs n’est pas l’excès d’offre et la mise en concurrence de fournisseurs interchangeables mais, au contraire, la pénurie d’offre et la dépendance réciproque vis-à-vis d’un petit nombre de fournisseurs. Fidéliser des fournisseurs compétents conduit les distributeurs à développer des relations contractuelles spécifiques (contrats de longue durée pour amortir les investissements spécifiques réalisés, mutualisation des efforts de R&D, etc.). Mais le développement de marchés du durable ne se limite pas aux relations bilatérales entre acteurs économiques. Il nécessite des politiques publiques de soutien à la R&D et de constitution de filières de production. Ainsi, le principal obstacle au développement du Bio n’est pas du côté de la demande mais de celui d’une offre insuffisante, faute de filières de production organisées. Le déficit de production au plan français conduit les distributeurs à des importations massives qui remettent en cause le bilan écologique et la raison même du concept de produits issus de l’agriculture biologique (le développement de filières courtes d’approvisionnement).
Conclusion La question de cet article était, au fond, de se demander quelles sont les limites à l’extension du marché : en quoi constitue-t-il cet instrument « neutre » dont on vante la flexibilité et la souplesse ? Dans quelle mesure peut-il être un instrument privilégié d’un développement durable ? Pour y répondre nous avons examiné trois types de marchés du durable qui visent à internaliser les effets externes environnementaux et informationnels aux règles du jeu marchand. Trois résultats ressortent de notre analyse : la conception du marché relève d’une rhétorique qui est d’autant plus inefficace voire aliénante qu’elle se construit comme une forme totalisante qui se conçoit en dehors de toute action collective organisée. Or, dans les faits, les marchés ont besoin d’étayages permanents de la part d’entreprises, de prescripteurs et d’acteurs publics qui voient un intérêt d’autant plus grand à leur extension que c’est leur propre fonction qui se trouve ainsi légitimée et renforcée. Le marché est alors cet alibi commode qui justifie un interventionnisme croissant. Le marché n’est plus alors synonyme de flexibilité et de liberté mais devient le règne de la bureaucratie et de la sophistique (Laufer et Paradeise, 1982). 242
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Certes, les marchés ont des effets économiques incontestables mais parfois contraires à ceux qui étaient recherchés : primat du court terme et de la spéculation sur l’innovation de long terme ; déconnexion des marchés financiers et des marchés physiques ; production pléthorique d’informations qui désorientent les consommateurs ; machine bureaucratique qui s’autoalimente, justifiant sans cesse la création de nouveaux acteurs et de nouveaux instruments. Voilà pour la critique. Mais quelles sont des solutions alternatives à l’idéologie du marché autorégulateur ? Je voudrais terminer par deux pistes de réflexion : les conditions d’innovation durables d’une part, l’exploration de la place des relations non économiques dans l’échange marchand d’autre part. L’innovation tout d’abord. Il est admis que l’invention d’une économie plus durable n’est pas possible sans toute une série d’innovations collectives concernant les modes de consommation et d’usage, la mobilité, les formes d’habitat et de vivre ensemble et les technologies. La durabilité ne se limite pas à une somme de contraintes. Elle ouvre un espace d’innovation et d’action collective dont se sont saisis les acteurs les plus variés dans le domaine de l’agriculture, de la construction, de la mobilité, de l’action solidaire, etc… Les travaux récents sur la conception innovante invitent à considérer que le moteur de l’action collective se situe du côté des activités de conception (Le Masson, Hatchuel et Weil, 2006). Or la conception n’est pas affaire d’incitations mais d’organisation. Elle nécessite des raisonnements, des capacités, des compétences qui ne sont pas naturellement distribuées parmi les acteurs économiques. Deuxième point : l’exploration des relations non économiques de l’échange marchand. Le développement durable ne saurait se réduire à la seule dimension économique. Ce n’est pas le marché, en tant que mécanisme social, qui est en cause mais la conception réductionniste du marché autorégulateur. Comme l’ont montré les travaux des anthropologues, le marché peut bien évidemment recouvrir des réalités beaucoup plus riches que celles que lui attribuent les économistes (Godelier, 2007). Dans les sociétés traditionnelles, ce sont des symboles, des identités, des valeurs qui se transmettent et s’échangent. L’échange marchand participe alors à la construction de la société. Cette conception anthropologique du marché connaît aujourd’hui un renouveau inattendu sous la forme d’un mouvement social extrêmement dynamique qui se déploie autour des enjeux de durabilité : les « circuits courts ». Sous ce terme on trouve différentes démarches alternatives à la société de consommation : AMAP, mouvement « slow food », marchés paysans, etc… Ces démarches ont comme caractéristique commune de refuser le réductionnisme du marché anonyme et autorégulateur (Chiffoleau et al., 2008). Les marchandises sont certes échangées contre un prix mais l’échange marchand vise un objectif plus large : créer ou renforcer des liens sociaux. Les « circuits courts » ne constituent pas la résurgence d’une forme archaïque du marché. Ils sont, au contraire, la concrétisation d’un projet politique qui rejette 243
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les dérives du marché désencastré de la théorie marginaliste : aux transactions anonymes, ses concepteurs substituent des échanges situés et personnalisés entre des individus engagés ; si l’échange implique une transaction monétaire, il ne se réduit pas à un prix mais implique la transmission de symboles, d’histoires, de connaissances qui engagent le passé et l’avenir et qui forgent une culture commune ; à la multiplication des intermédiaires et des outils de mesure impersonnels, ils préfèrent l’évaluation interpersonnelle et les rapports de confiance ; ils favorisent les rapports de proximité, la connaissance intime des produits et des producteurs par rapport aux effets d’échelle et aux filières longues. Qu’il soit difficile d’imaginer que ces formes d’échanges puissent supplanter le marché autorégulateur, c’est un fait. Elles n’en constituent pas moins des innovations sociales particulièrement intéressantes dans la mesure où elles remettent en question nos idées reçues sur le marché et la conception utilitariste qui y est attachée.
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Prolonger un contrat contre la volonté d’une des parties ? Un dilemme typique de l’institution consulaire de contrôle social des marchés Emmanuel Lazega Université Paris-Dauphine, IRISES-CERSO et ENS-CMH Sylvan Lemaire ENS-CMH Lise Mounier ENS-CMH
Une forme de contrôle social du monde des affaires : le régime consulaire
La sociologie économique s’est, depuis ses débuts, intéressée à la création, au fonctionnement et à l’évolution des institutions contrôlant le fonctionnement des marchés. Weber théorisait déjà le rôle des « organisations de régulation de l’économie » (wirtschaftsregulierender Verbände) comme les banques, les bourses ou les institutions étatiques, affirmant que différentes conditions institutionnelles initiales ont eu, au cours de l’histoire, des effets spécifiques sur l’émergence de formes de capitalisme différentes. L’État a traditionnellement fourni ces institutions, permettant notamment au monde des affaires de gérer les risques et les problèmes que posent la concurrence et l’activité contractuelle. Mais le monde des affaires a également participé à la construction de ces institutions, tout comme à l’équipement juridique de ses marchés. En effet, les arrangements institutionnels régulant les marchés varient selon qu’ils pèsent ex ante sur l’activité contractuelle ou ex post sur la résolution des conflits résultant de cette activité. La résolution des conflits par des tierces parties peut passer par les tribunaux, mais aussi par la médiation privée, l’arbitrage, ou encore des systèmes plus complexes comme celui que nous nous proposons d’examiner ici : les juridictions consulaires, comme le Tribunal de commerce français. Voir aussi Swedberg (1998 : 99-107) sur les pré-requis juridiques de l’émergence du capitalisme selon Weber.
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Le monde des affaires a très tôt participé au partage des coûts du contrôle social de ses activités économiques, c’est-à-dire à ce que nous avons appelé, à la suite de Jean-Daniel Reynaud (1989), une forme de régulation « conjointe » du monde des affaires (Lazega et Mounier, 2002, 2003). En Europe, c’est le monde des affaires qui a d’abord créé ses propres régulations. Mais il a très tôt recouru à l’État, dans un rapport complexe, pour obtenir de meilleurs moyens d’officialisation et de sanction de ses normes rassemblées dans la lex mercatoria européenne du Moyen-Âge (Berman, 1983) qui a été le fondement juridique du capitalisme (Weber, 1889 ; 2000 [traduction]). Nous examinons ici la manière dont certains représentants officiels de cette régulation conjointe, les juges consulaires du Tribunal de Commerce de Paris, approchent l’activité contractuelle. Le juge du commerce a pour fonction de résoudre les conflits entre acteurs économiques, surtout les entreprises, et d’exercer une certaine discipline sur l’entrée dans les marchés, sur le fonctionnement des marchés et sur une grande partie des échanges économiques. Pour résoudre ces conflits entre acteurs économiques, il s’appuie, entre autres, sur le droit des affaires. Ce droit repose sur une théorie générale des obligations. Les liens juridiques existant entre les parties peuvent découler d’obligations contractuelles ou extracontractuelles (délits et quasi-délits, abus de droit, quasi-contrats (art. 1372 Code civil)). En matière commerciale, le contrat se forme par accord des parties sur ses éléments essentiels. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait un acte écrit, sauf dans certains cas où la loi l’impose (par exemple cautionnement, transaction, assurance, cession de fonds de commerce, etc.). L’article 1108 du Code civil énumère les conditions essentielles pour la validité du contrat : consentement de la personne qui s’oblige ; sa capacité de contracter ; un objet certain ; une cause licite dans l’obligation. Ainsi le juge peut être amené à se prononcer sur l’exécution des contrats (exécution forcée ; nullité, résolution, résiliation, caducité ; suspension de l’exécution ; responsabilité et dommages et intérêts en cas de non-exécution ou de mauvaise exécution créant un préjudice à l’une des parties ; etc.). Le juge du commerce entre ainsi dans la variété et la complexité des contrats de tous genres et des obligations qui régissent la vie quotidienne des acteurs de l’économie. Dans le domaine des obligations contractuelles, les juges du commerce disposent d’un pouvoir d’appréciation du trouble illicite ou du dommage imminent et, le cas échéant, du pouvoir de le prévenir ou de le faire cesser en ordonnant l’exécution d’une obligation, même s’il s’agit d’une obligation de faire (Art. 873, Nouveau Code de Procédures Civiles). Nous analysons ici la réaction des juges du tribunal dans un cas de mesure conservatoire prolongeant une garantie financière devant le péril imminent que provoque la brusque cessation, par un fonds de garantie, d’une caution qu’il accordait depuis plusieurs mois aux demandeurs. Nous avons considéré que la décision prise par le juge et la manière dont il/elle utilise son pouvoir d’appréciation dans ce domaine reflètent nécessairement un degré plus ou moins fort d’interventionnisme dans le fonctionnement des marchés – interventionnisme que les juges s’interdisent en théorie. Cet interventionnisme est examiné comme indicateur de conflits de conventions, de représentations 248
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et de corporatismes typiques du régime consulaire de régulation conjointe des marchés. Nous menons l’analyse du point de vue de la problématique de la relation entre conventions et structures dans le contrôle social du monde des affaires (Favereau et Lazega, 2002). Dans la diversité des conventions mises au jour, un intérêt particulier est porté aux positions prises par les élites « épistémiques » du Tribunal de Commerce de Paris.
De la prolongation du contrat contre la volonté d’une des parties : un cas d’espèce Le travail des juges est toujours difficile à observer, pour des raisons évidentes de protection de leur indépendance. Pour examiner leur approche de ces aspects de l’activité contractuelle, nous avons utilisé la démarche d’un exercice jurisprudentiel. Les juges doivent rédiger leur jugement, c’est-à-dire (art. 455 NCPC) exposer les faits, la procédure (les prétentions respectives des parties et leurs moyens en demande et en défense), les raisons (motifs) qui amènent la formation de jugement à statuer dans tel ou tel sens, la décision prise par le tribunal (énoncée sous forme de dispositif). Cette rédaction peut être complexe lorsque les jugements comportent plusieurs demandes ou concernent des domaines différents. Prenant appui sur cette obligation de rédaction, nous avons présenté un cas d’espèce aux juges, un cas qui mobilise leur pouvoir souverain d’appréciation, c’est-à-dire leur sensibilité, qui peut être personnelle, mais aussi culturelle et partagée par les membres de leur milieu socio-professionnel, et qui doit donc se fonder sur des conventions ou représentations spécifiques à leur milieu d’origine. Nous nous appuyons sur une étude empirique portant sur le fonctionnement du Tribunal de Commerce de Paris réalisée entre 2000 et 2005. Les données analysées ici ont été recueillies en 2005 auprès de 151 juges consulaires. Ces juges ont été interviewés par entretien semi-directif, centré sur le cas d’espèce, dans l’esprit de cet exercice jurisprudentiel. Nous avons ainsi rassemblé au Tribunal de commerce de Paris un volumineux corpus d’entretiens et des données statistiques. Au cours des entretiens, notre travail a été d’aider les magistrats à remonter vers ces conventions et à les rendre explicites. Le cas d’espèce de contentieux soumis aux juges consulaires est un cas réel (jugé dans une autre juridiction commerciale) mais ne constitue pas un dossier complet. Le cas était présenté sous la forme d’un jugement rédigé et les Nous considérons que le Tribunal constitue une sorte de « communauté épistémique » (ou plutôt le lieu d’intersection de plusieurs sous-communautés épistémiques) et que les juges les plus consultés par leurs pairs constituent une « élite épistémique » particulièrement influente dans cette institution (Lazega, 1992). Pour davantage de détails sur l’enquête et sur le guide d’entretien, voir Lazega, E. et Mounier, L. avec la collaboration de A.M. Falconi (2007), Partage des compétences entre magistrats consulaires et usages du monde des affaires au Tribunal de Commerce de Paris, Rapport à la Mission de Recherche Droit & Justice, Paris, Ministère de la Justice.
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juges, qui découvraient le jugement sur place, répondaient ensuite à nos questions ouvertes et fermées. Cas d’espèce De l’appréciation du trouble manifestement illicite ou du dommage imminent dans un cas de prolongation du contrat contre la volonté d’une des parties Plusieurs établissements du secteur de la scierie (ci-après désignés « les Demandeurs ») ont assigné en référé d’heure à heure un fonds de garantie (ci-ap après désigné « le Fonds »), avec lequel un accord cadre avait été signé, permettant notamment aux Demandeurs d’obtenir les cautions nécessaires à l’obtention des marchés de coupes de bois de l’ONF. Devenu déficitaire, le Fonds en avait informé les Demandeurs fin mai 1997, mais avait continué fin juin à encourager les industriels, par voie de presse, à « introduire leurs demandes de caution pour les ventes d’automne ». Le Fonds avait finalement indiqué qu’il n’accorderait plus ses cautions après le 29 août, refus à l’origine de l’action des Demandeurs. Les Demandeurs, à l’appui de leur procédure de référé, ont invoqué la parole donnée, la brièveté du délai de prévenance alors qu’un délai de deux à trois mois aurait été raisonnable et constitue un délai de rupture fréquemment admis. Ils ont donc réclamé que le Fonds produise les cautions relatives à chaque lot obtenu. Le Fonds a invoqué en revanche le fait qu’il avait prévenu les Demandeurs suffisamment tôt pour que ces derniers aient recours à d’autres solutions. En outre, le Fonds considérait qu’il ne représentait qu’une faible partie des cautions obtenues d’autres garants, et contestait dès lors l’existence d’un péril imminent au sens de l’article 873 du nouveau Code de procédure civile. Le Président du Tribunal a retenu cependant que : Le Fonds avait invité la profession à maintenir ses demandes de caution, • et avait envoyé aux Demandeurs la lettre de préavis de rupture très peu de temps avant le début de la campagne de coupes de bois ; La durée indéterminée des promesses de caution formées par le • Fonds ne le dispensait pas, pour mettre fin au contrat, de respecter le délai de prévenance d’usage dans la profession ; • Le fait que le Fonds devienne déficitaire ne constituait pas une cause de rupture de l’accord cadre. En conséquence, le Président du Tribunal a ordonné sur le fondement de l’article 873 alinéa 2 du nouveau Code de procédure civile, sous astreinte, que le Fonds honore jusqu’au 1er novembre 1997 les obligations de donner les cautionnements qu’il s’était engagé à fournir aux Demandeurs. 250
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Une certaine prudence s’impose dans l’interprétation des résultats. Le cas que nous avons soumis aux juges est relativement précis sur la problématique juridique mais moins sur la situation de fait. La problématique juridique ne peut être ensuite appliquée à une situation de fait précise. Les résultats constituent donc une exploration touchant des questions de principe, exploration qui pourrait servir de point de départ pour des études ultérieures : soit une étude statistique des décisions du Tribunal dans ces domaines ; soit une étude approfondie présentant le même dossier complet devant trois magistrats chaque fois différents, des collégialités différentes, et observant l’analyse, l’appréciation des faits, la construction d’un consensus et la rédaction. Généralement, on considère que les magistrats du Commerce sont hostiles à toute forme d’intervention dans la vie économique, du fait même de leurs origines professionnelles. Dans la mesure où ils sont chefs d’entreprise ou cadres supérieurs, ayant occupé des postes décisionnels dans de grandes entreprises, on tend à penser qu’ils sont habités par une idéologie libérale fortement structurée, qui en fait de farouches défenseurs de la liberté du Commerce. Notre enquête comporte deux dimensions principales : la première, théorique, consiste à établir le positionnement des magistrats vis-à-vis de l’intervention consulaire sur les marchés économiques. Les juges se prononcent-ils en faveur du maintien en vie d’un contrat lorsqu’il est rompu de manière illicite ou trouvent-ils une autre forme de dédommagement ? La seconde concerne un cas d’espèce, opposant une coalition de petites scieries à leur Fonds de caution, une institution financière. Celui-ci s’engage à délivrer les cautions indispensables aux scieries afin qu’elles puissent répondre à un appel d’offre de l’Office National des Forêts dont le bénéficiaire aurait le droit de procéder à la coupe annuelle de bois. Après s’être engagé, le Fonds retire sa caution au motif qu’il est déficitaire. Les scieries, constituées en partie demanderesse, réclament au Tribunal de Commerce qu’il contraigne le Fonds à honorer son engagement, et à délivrer les cautions pour la campagne de coupe annuelle. Il s’agit alors de voir quelle attitude adoptent les magistrats parisiens : répondent-il favorablement à la requête des scieries, ou bien s’y opposent-ils ? Le présent article propose une description détaillée des motivations expliquant les différents positionnements vis-à-vis de l’intervention consulaire sur les marchés, mises en relation avec les appartenances professionnelles et les positions occupées au sein de l’institution judiciaire consulaire. A cet effet, il établit une typologie des magistrats en fonction de leurs opinions, qui permet d’approcher certains La notion de « rupture efficace » d’un contrat est d’ailleurs centrale dans la théorie économique du droit du mouvement dit de la New Law & Economics, originaire de la University of Chicago Law School, qui se propose d’aider le juge à calculer les circonstances où la rupture du contrat est plus efficace [au sens parétien repris par Coase (1960)] que sa mise en œuvre (Cooter et Ulen, 1988 ; Goldberg, 1989 ; Mercuro et Medema, 2006). Ce mouvement est proche idéologiquement des positions exprimées par la majorité des juges consulaires du Tribunal de commerce de Paris.
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des enjeux internes propres au Tribunal de Commerce de Paris. Les résultats quantitatifs reflètent donc les opinions de tous les juges consulaires parisiens. L’analyse qualitative des discours est basée sur un plus petit nombre de juges, car elle ne tient pas compte de ceux dont l’argumentation est trop vague ou trop courte pour permettre une interprétation des arguments soulevés.
La diversité des conceptions théoriques, signe de représentations différentes du monde des affaires et du rôle de la justice consulaire
Cette enquête permet premièrement d’établir l’existence de différentes positions vis-à-vis de l’intervention consulaire sur les marchés économiques, d’un point de vue quantitatif. Les résultats obtenus montrent effectivement que, sur le plan théorique, 47% des magistrats parisiens se prononcent en faveur de l’exécution forcée d’un contrat lorsque ce dernier est rompu de façon illicite, tandis que 31% s’y opposent. La coexistence de deux fractions inégales de magistrats, l’une majoritaire et interventionniste et l’autre minoritaire et non interventionniste, apparaît donc clairement. Quelles sont alors leurs motivations ? Comment argumentent-ils leurs opinions théoriques ? Les magistrats du Commerce mobilisent essentiellement deux types d’arguments afin de justifier leurs prises de position. Le premier consiste en une invocation de principes juridiques supérieurs – l’argumentaire peut donc être considéré comme légaliste. Le second fait intervenir l’expérience, et revendique une forte prise en considération du contexte économique de chaque cas d’espèce – il se veut alors réaliste ou pragmatique.
Argumentaires légalistes et conceptions divergentes de l’économie : encadrement limité des relations commerciales et liberté du commerce Le recours aux dispositions juridiques caractérise les discours d’une quarantaine de magistrats du Commerce. La moitié d’entre eux est favorable à l’intervention consulaire sur les marchés, tandis que l’autre moitié affiche une hostilité de
A la question : « En général, le juge peut-il maintenir un contrat en vie quand il a été rompu par l’une des entreprises ? », 47% des juges parisiens répondent « oui », 31% « non », et 22% n’ont pas d’avis déterminé ou ne se prononcent pas. Ces résultats vont à l’encontre des idées reçues relatives aux magistrats du Commerce, postulant leur ferme réticence à toute forme d’intervention dans la vie des affaires. Ils expriment au contraire une tendance générale plutôt favorable à la poursuite des contrats rompus illicitement. Ainsi il y aurait assez peu de résistance de principe, et encore moins pratique, à l’idée du maintien en vie d’une relation commerciale interrompue, par l’intermédiaire d’une décision judiciaire.
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principe. Les références légales ne sont évidemment pas les mêmes selon que l’on soit partisan ou opposé à l’intervention de la justice commerciale. Chez les partisans de l’intervention, le principe juridique selon lequel le contrat constitue le fondement du commerce est mis en avant. Aussi, lorsqu’un contrat est rompu en dehors des règles de Droit, le juge doit en exiger la poursuite. La marge d’appréciation du magistrat est présentée comme extrêmement étroite : il doit seulement constater le respect ou l’irrespect des clauses contractuelles. « Le droit des contrats, il est clair et il s’applique. Enfin, je veux dire, ou les clauses sont respectées ou elles ne le sont pas. Si elles ne le sont pas, elles donnent évidemment lieu à un préjudice, des sanctions… Le juge doit constater et rétablir le contrat si sa rupture est illégale. » (V3_75).
Selon ces magistrats, le contrat est l’élément garantissant le bon fonctionnement de toute relation commerciale. Il acquiert alors une dimension essentielle, fondamentale. « Pour moi, le contrat fait force de loi. Ça, c’est le premier principe. » (V3_42). « La force contractuelle est pour moi quelque chose d’extrêmement important ; oui, les clauses du contrat, pour moi, c’est tout à fait sacré. » (V3_62).
Les circonstances, qu’elles soient sociales ou économiques, ne peuvent influer sur la décision du juge, qui se réfère systématiquement à l’accord passé entre les parties. Afin de souligner leur intransigeance concernant le respect du contrat, certains juges empruntent des exemples (volontairement inhumains) à la justice civile. « Regardez la brave dame, en Civil, qui a été mise à la porte de sa maison, vous n’avez pas vu ça, elle pleurait… On était dans Zola ! A la télévision, la semaine dernière, une brave dame qui a été mise à la porte de sa maison, elle vivait là depuis 50 ans, et puis elle avait donné sa caution à son fils, et puis son fils n’avait pas pu payer, moralité…. Les gens disaient que c’était épouvantable. Mais il faut voir ce qu’elle a signé exactement. Il faut regarder. Une caution c’est un contrat. Alors, vous ne pouvez pas dire : « j’ai passé un contrat avec monsieur Duchmolle, c’est vrai, mais je ne suis plus en situation de payer…. » […] C’est terrible, mais on dit [les juges], on doit dire : désolé, mais une caution c’est un contrat ! » (V3_160).
Chez les opposants à l’intervention, le cadre légal est mobilisé dans un tout autre objectif. Le droit des contrats est ici subordonné à la liberté des parties. En d’autres termes, il est impossible de contraindre des entreprises à poursuivre une coopération commerciale contre leur gré, et cela même lorsque leur relation a été illégalement interrompue (non respect de la durée de préavis, etc.). « Légalement, on ne peut pas maintenir un contrat entre deux parties si elles ne veulent absolument pas continuer leurs relations. » (V3_96). « Il n’est pas possible Le fait que l’argumentation fondée sur le Droit caractérise indifféremment les partisans de l’interventionnisme et ses opposants n’est pas paradoxal, dans la mesure où le thème de l’intervention consulaire sur les marchés n’est pas strictement balisé par les textes de loi. Par conséquent, il favorise l’expression d’appréciations diverses se fondant sur différentes dispositions juridiques, parfois opposées les unes aux autres, qui reflètent autant de conceptions du marché et du rôle de la justice commerciale.
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de maintenir le contrat, ça dépend. […] Ça dépend d’un tout, et puis ça dépend si l’autre partie le souhaite. D’un point de vue juridique, on ne peut pas obliger quelqu’un à maintenir, si les deux parties ne le veulent pas. » (V3_118).
Aussi la seule compensation envisageable d’un préjudice est-elle l’indemnisation : « Quand on va considérer une rupture comme abusive, on va chiffrer le montant du préjudice et allouer une somme au titre des dommages et intérêts. » (V3__030).
En somme, le principe consiste à placer la liberté des parties, considérée comme une valeur première du monde des affaires, au-dessus de toute autre préoccupation légale. En fait, la distinction entre ces deux fractions de magistrats repose sur une hiérarchisation des préceptes juridiques. Celle-ci est hautement significative, dans la mesure où elle nous renseigne sur les convictions profondes, les conceptions du marché et des rapports existants en son sein qui habitent les juges consulaires. Chez les interventionnistes, le contrat est conçu comme un engagement réciproque, empreint d’une dimension morale indispensable à la pérennité du marché. Les propos admettent un interventionnisme limité et très encadré, présenté comme le seul garant d’un développement économique raisonné. Dans les esprits, l’économie ne peut être totalement libre : elle doit nécessairement s’appuyer sur des institutions qui garantissent le respect de règles fondamentales, parce que les marchés ont naturellement tendance à se transformer en « jungle », les entreprises à user de moyens frauduleux pour assurer leur domination sur un marché, etc. Ces juges ne sont évidemment pas partisans d’un encadrement contraignant – ils le réprouvent, comme la majorité de leurs pairs –, ils sont plutôt favorables à un contrôle institutionnel limité, attribué au Tribunal de commerce. A travers les discours des non interventionnistes, c’est presque la logique inverse qui se dégage. Ici, la possibilité de rompre un contrat est l’un des pans de la liberté entrepreneuriale. Les propos expriment d’ailleurs une sorte de répugnance à l’idée même d’intervention, qui est suspectée de contenir les germes d’un étatisme rampant (certains juges n’hésitent pas à caricaturer l’interventionnisme consulaire, en usant de comparaisons claires – « Le Tribunal de commerce, ce n’est pas le soviet ! »). La profonde méfiance que transcrivent leurs discours à l’égard de l’intervention n’a de pendant que leur militantisme pour une économie sans entrave. La liberté des marchés constitue effectivement un progrès structurel, une victoire gagnée au prix de longs conflits politiques, économiques et sociaux. Préconiser une intervention consulaire sur les marchés, même limitée, reviendrait donc à remettre en cause les fondements du système libéral.
Les argumentaires pragmatiques, révélateurs de l’importance de la nature des entreprises impliquées dans les litiges commerciaux ? Une autre partie des magistrats du Commerce, numériquement dominante (elle compte environ soixante-quinze juges), revendique un certain pragmatisme pour 254
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justifier ses positions. A l’inverse des deux groupes précédents, qui disent ne pas tenir compte du contexte et se limiter à l’application des dispositions légales, cette fraction de juges se caractérise par une forte prise en compte de la réalité économique spécifique à chaque marché et des conséquences engendrées par les décisions de justice. Le principe orientant les décisions consisterait donc simplement à apprécier les litiges au cas par cas, en fonction de leurs particularités économiques, financières et sociales. Ces magistrats ne font aucune mention du Droit dans leur argumentation : ils revendiquent davantage leurs connaissances du monde des affaires, fruit d’une longue expérience des milieux économiques, d’une pratique prolongée du métier de chef d’entreprise. Dans les discours, la mise en valeur des compétences entrepreneuriales sert à se différencier des juges de carrière, dont la description est régulièrement négative. Contrairement aux groupes légalistes, ces juges ne cherchent pas à faire correspondre leur savoir juridique à celui de leurs confrères professionnels : ils mettent plus volontiers l’accent sur leur parcours professionnel afin de souligner les avantages de leur position au carrefour du monde juridique et économique. Parmi ces magistrats, on retrouve également deux sous-groupes : le premier, majoritaire (il compte environ quarante-cinq juges), est théoriquement favorable à l’intervention consulaire sur les marchés, tandis que le second, qui comprend environ vingt-cinq juges, est opposé à toute action directe. Notons cependant que ces deux catégories déclarent procéder de la même démarche : prévoir les conséquences des différents choix décisionnels possibles. L’appréciation serait ainsi fonction de l’impact économique et financier de l’éventuelle décision. Le magistrat comptabiliserait les avantages et inconvénients potentiels, à partir de ses connaissances du milieu économique et de ses compétences personnelles, et adopterait la solution la moins coûteuse économiquement. La différence essentielle entre les deux sous-groupes réside alors dans le fait que les premiers tendent à maximiser les conséquences de la rupture du contrat, alors que les seconds tiennent plus compte du caractère économiquement néfaste de la poursuite de la relation commerciale. Chez les partisans de l’intervention, l’accent est effectivement mis sur les dommages engendrés par la rupture irrégulière d’un contrat. « C’est trop facile d’arrêter un contrat comme ça, d’un seul coup ! C’est trop facile ! Il faut être respectueux des entreprises, des entrepreneurs, et souvent, celui qui rompt un contrat se moque des conséquences pour son partenaire. C’est trop facile de dire : j’arrête du jour au lendemain ! Vous vous rendez compte des conséquences, pour celui qui doit subir la rupture ? » (V3__085).
L’expérience est alors mobilisée pour signifier l’importance d’une rupture concertée. « Ce principe de délai de prévenance et de non brutalité dans la rupture d’une relation, ça tombe sous le sens ! Moi [en tant que chef d’entreprise] je le pratique régulièrement : quand je cesse une relation avec un client, je lui laisse quelques temps pour se retourner. » (V3_011). 255
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Comme les légalistes, ces juges mettent alors en avant le respect d’autrui, que les discours hissent au rang des valeurs commerciales fondamentales. « C’est le bon sens de la vie des affaires, la vie des affaires c’est de la loyauté et de la correction et du professionnalisme. » (V3_142).
Toutefois, les magistrats prennent également en considération la situation économique de la partie ayant rompu la relation commerciale. La connaissance du milieu est mise en avant, afin de souligner le caractère réaliste de la démarche consulaire. « Tenez par exemple des articles de mode, ça arrive assez souvent, il y a une première livraison qui n’a pas été payée et le fournisseur s’inquiète et puisqu’il n’est pas payé il arrête les livraisons. Le temps que ça nous arrive ici, deux ans sont passés. Il a toujours les centaines de costumes, de pantalons et tout ce que vous voudrez sur les bras, et il dit : « Mais moi, ils sont à disposition. Tenez, j’ai un constat d’huissier qui montre que, etc. » Entre-temps, la mode a complètement changé, ces trucs-là n’ont plus aucune valeur. Donc, demander l’exécution forcée, il a le droit de le faire mais ça débouche sur quelque chose d’un peu absurde. » (V3_060).
Il s’agit ainsi de montrer que l’on ne présume pas la nécessité de la poursuite contractuelle : un ensemble complexe de facteurs est pris en compte, qui varie selon les cas d’espèce. Aucun a priori ne préside donc à la décision, qui dépend de la situation spécifique des parties. Si la démarche insiste sur l’étude des particularités de chaque litige, le fait est que ce groupe de juges se prononce finalement pour l’exécution forcée du contrat illégalement rompu. « Votre question est : « est-ce que vous acceptez de prolonger le contrat ? » réponse : oui. Pas éternellement, mais pendant la période ! Parce que l’autre partie a organisé sa vie économique en fonction de cet accord, et que le fait de dire : on va simplement vous donner des dommages et intérêts parce qu’il y a rupture de l’accord peut conduire à quelque chose qui est beaucoup trop important par rapport à l’inconvénient pour celui qui fait une rupture que de continuer quelque temps. […] Il est peut-être bien meilleur que celui qui peut continuer bien qu’il n’en ait pas envie, plutôt que de dire : très bien, ne continuez pas, vous irez au fond de toutes façons. » (V3_146).
En théorie, on privilégie donc le maintien de la relation commerciale sur une période donnée, au motif que cette décision comporte en général moins d’inconvénients que la validation de la rupture et son indemnisation. La précision apportée, relative à la limitation de la contrainte dans le temps, joue un rôle central dans les discours, dans la mesure où elle donne de la démarche une image de neutralité, faite de mesures et de demi-teintes. Ainsi se dégage une impression d’impartialité, qui participe à édifier la représentation d’une justice commerciale essentiellement préoccupée de la pérennité économique des entreprises. Le même sentiment émerge des discours des juges non interventionnistes, dans la mesure où ils présentent aussi la démarche judiciaire comme étant consécutive à un calcul pragmatique des avantages et des inconvénients de la décision potentielle. L’accent est également mis sur la prise en compte de la 256
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situation économique de chacune des parties, en fonction du cas d’espèce. La seule différence apparente avec le précédent groupe réside alors dans le fait que l’on privilégie ici la constatation de la rupture du contrat, et sa compensation, également motivée par le réalisme. « Dans notre domaine, c’est en général l’économie qui est déterminante, c’est l’économie qui dicte, hein. Si une partie est devenue incapable d’assurer des prestations, prendre une décision en disant : vous devez exécuter les prestations, pour moi ça n’a pas beaucoup de sens. » (V3_129).
Dès lors, comment peut-on expliquer qu’un même cheminement aboutisse à une conclusion de principe si différente de la précédente ? C’est que l’on postule ici le caractère involontaire et contraint de la rupture du contrat. L’entreprise interrompant la relation commerciale se trouverait ainsi dans une situation financière l’obligeant à mettre un terme au contrat. « Le fait que quelqu’un d’insolvable dise : « écoutez les copains, il m’est arrivé un pépin, j’ai eu à payer une dette que je n’attendais pas, donc je n’ai plus de sous, je ne peux plus vous cautionner », je trouve que ça mérite plutôt. » (V3_007).
Par ailleurs, cette considération est associée à une conception négative du Demandeur, perçu comme profitant de son statut judiciaire – il est la victime des agissements irrespectueux du Défendeur. La suspicion à son égard est visible à travers la tendance à minimiser le péril qu’il subit. « C’est vrai, il y a quelques fois une urgence, car le Demandeur est en péril. Mais le plus souvent, il est resté tranquillement dans son fauteuil, en attendant que le préjudice fasse de gros dégâts, et en se disant que de toutes façons, il sera reconduit dans son contrat par le Tribunal. » (V3_134).
En somme, l’argumentation procède d’une inversion de la faute, qui passe progressivement du côté du Demandeur. En outre, on constate que les discours théoriques associent tacitement le Demandeur à la petite entreprise, et le Défendeur à la grande Société. « Quand on sait comment ça se passe, on devient méfiant… En fait, c’est souvent la petite Société qui fait les choses de telles façons que la grande rompt le contrat qui les relie. Et puis après, elle va au Tribunal, et pleure, implore le juge… Et souvent, ça marche ! Le juge rétablit le contrat et sanctionne la grosse Société ! » (V3_044).
Or, quand on met ces discours en rapport avec les origines professionnelles de leurs auteurs, on remarque qu’ils sont surtout produits par des magistrats issus des secteurs de la banque, de l’industrie et des services – qui dominent le groupe non-interventionniste en matière de contrats et de marchés. C’est-à-dire par des hommes et des femmes ayant occupé des postes décisionnels au sein de structures économiques de grandes tailles, et régulièrement confrontés à de petites entreprises (voire assignés à comparaître par elles). La même constatation peut être faite pour le groupe interventionniste, à la différence que l’argumentation procède de manière inverse. Chez ces magistrats, une certaine bienveillance à 257
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l’égard du Demandeur, associé à la petite entreprise, est perceptible. Le désir d’épargner les victimes se dégage de manière latente : « Obliger quelqu’un à maintenir un contrat, ça peut avoir aussi des conséquences… Alors c’est vrai que souvent c’est le gros contre le petit, et qu’on a un peu l’impression qu’en disant à des grandes chaînes du genre Carrefour […] qu’ils maintiennent avec un petit commerçant qui a juste une superette, ce n’est pas pour eux un péril imminent et ça ne va pas vraiment les gêner. » (V3_077).
Les juges, dont on peut noter qu’ils proviennent majoritairement des secteurs du bâtiment et du Commerce – c’est-à-dire des chefs d’entreprises de petite taille, souvent en conflit avec les grandes entreprises et les organismes financiers –, expriment la volonté de parer aux actions (spontanément supposées) néfastes des grandes entreprises, de constituer une sorte de pare-feu pour les faibles, les petites entreprises. « Je ne peux pas juger autrement, être contre ces gens-là, ce n’est pas possible. » (V3_004).
En somme, il apparaît que les appréciations dites pragmatiques sont autant déterminées par la nature des agents en cause que par les conséquences potentielles de la rupture d’un contrat. En définitive, les oppositions conceptuelles caractérisant les argumentaires pragmatiques permettent d’entrevoir les luttes internes qui structurent le Tribunal de Commerce, de percevoir l’existence de fractions de magistrats en opposition latente, sur la base de leurs expériences professionnelles – et donc de supposer que les origines sectorielles des uns et des autres ont des répercussions sur les appréciations des litiges commerciaux.
Du foisonnement des positions de principe à l’alignement sur une élite pragmatique
Les positionnements théoriques des magistrats du Commerce vis-à-vis de la question de l’intervention consulaire sur les marchés sont caractérisés par de profondes divergences, révélatrices de conceptions du monde des affaires et de la justice commerciale radicalement différentes. Principes juridiques, références à l’expérience et pragmatisme sont mobilisés de diverses manières afin de légitimer des positions de principe parfois opposées les unes aux autres. Celles-ci laissent alors à penser qu’il existe, au sein de l’institution judiciaire du Commerce, des clivages difficilement franchissables. Or, l’enquête menée auprès des juges consulaires parisiens, concernant leurs pratiques de jugement, tend à montrer l’inverse. Lorsque l’on soumet aux magistrats un cas d’espèce opposant des scieries à leur Fonds de cautionnement, ce dernier ayant rompu l’accord le liant aux entreprises de coupe de bois au motif qu’il est déficitaire, on constate effectivement que la grande majorité des magistrats sont favorables à l’exécution forcée du contrat (75% des juges se prononcent en faveur du rétablissement de 258
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l’accord commercial, et 15% s’y déclarent opposés). Dès lors, comment doit-on comprendre ce soudain alignement des positions sur celle des interventionnistes ? L’analyse des commentaires relatifs au litige proposé permet d’apporter quelques éléments de réponse. Premièrement, on remarque que les arguments soulevés ici, afin de justifier l’une ou l’autre des prises de position, sont moins foisonnants que ceux qui caractérisent la discussion théorique. On assiste à un resserrement discursif autour de quelques pôles argumentaires, dont l’explication réside probablement dans la différence de nature existant entre théorie et pratique. En effet, le débat proposé autour du cas d’espèce renvoie le juge aux affaires habituellement traitées au Tribunal de Commerce ; il constitue de ce fait un espace discursif connu, appelant l’emploi d’une argumentation normée, acquise lors de sa formation et de l’exercice de sa fonction. Autrement dit, le cas réel circonscrit la discussion, en définit les contours, et implique l’usage spontané d’une manière particulière d’apprécier les litiges – alors que le débat théorique autorise une expression plus libre, car il traite de questions générales dont l’enjeu est finalement moindre. En pratique, l’argumentation est caractérisée par deux motivations principales, subordonnées au positionnement (favorable ou opposé à l’intervention consulaire) des magistrats. Les plus nombreux, interventionnistes, tiennent des propos assez semblables, structurés autour de l’idée selon laquelle la transgression des clauses contractuelles doit être sanctionnée, quel que soit le motif de la rupture de la relation commerciale. « Qu’est-ce que vous voulez, le Fonds doit laisser un temps raisonnable aux Demandeurs pour se retourner. C’est la règle. Il assume. Il perd de l’argent, ben qu’est-ce que vous voulez ? Il a mal étudié son projet, il n’avait qu’à ne pas donner de cautions. Mais à partir du moment où il les délivre, ben il doit assumer les conséquences qui en découlent. » (V3_133).
La situation financière du Fonds ne peut entrer en ligne de compte. « J’ai tendance à dire, d’une manière générale, que quand il y a un Fonds de garanties comme celui-là et qu’on se porte caution, on commence d’abord par vérifier qu’on est capable de l’être. Si vous vous portez caution de quelqu’un de votre famille qui veut louer un appartement, ça m’est arrivé avec mes enfants, ben écoutez ! Si je me suis porté caution c’est que je savais que j’étais capable de l’être ! Donc, le Fonds de garanties, ou il est capable de se porter caution ou il ne l’est pas ! Et il ne doit pas découvrir du jour au lendemain comme ça qu’il n’est plus solvable. » (V3_152).
Chez certains juges, la démonstration est sous-tendue par l’idée selon laquelle le déficit constitue un argument fallacieux, un prétexte du Fonds afin de rompre le contrat. L’organisme financier est donc d’autant plus coupable de manquements aux principes régissant le monde des affaires qu’il était en mesure de prévoir l’état de ses comptes. « On ne devient pas déficitaire d’un seul coup. Donc, si le Fonds savait qu’il allait devenir déficitaire, et qu’il a continué à vendre ses cautions, je dirais que ça aggrave encore sa responsabilité. » (V3_114). 259
L’activité marchande sans le marché ?
La prise de position interventionniste s’enracine ainsi dans le clivage opposant la finance et le reste du monde des affaires (Lazega et Mounier, 2008a et 2008b). La minorité non interventionniste se caractérise au contraire par des discours mettant l’accent sur l’impossibilité pratique d’obliger les parties à maintenir une coopération commerciale. « On peut mettre fin à un contrat, mais ce n’est pas le Tribunal qui va faire renaître un contrat qui a été rompu, on n’a pas ce pouvoir-là, hein. […] Moi, je n’aurais pas dit : « vous devez donner des cautions », j’aurais sanctionné pour rupture abusive, et j’aurais dédommagé les scieurs, parce que s’il y a rupture d’un contrat, la sanction, c’est des dommages et intérêts. » (V3_013).
Les magistrats revendiquent une conception réaliste de la justice consulaire afin de soutenir cette position. « Si le Fonds devient insolvable, ou si le Fonds ne veut pas parce qu’il est devenu insolvable, qu’est-ce que vous faites ? Dans un premier temps, c’est le Droit des contrats, dans un deuxième temps, si le Fonds dit : « la caution du Fonds ça ne vaut rien », vous pouvez demander toutes les mesures possibles et imaginables, ça ne sert à rien. Ça ne sert à rien, en d’autres termes, de faire une décision de justice qui n’est pas exécutable. Puisque c’est bien ça le schéma. » (V3_062).
A cet effet, l’expérience professionnelle est mobilisée, de façon à accréditer l’idée de la gravité de la situation financière du Fonds. « Ça me semble être une petite méconnaissance du fonctionnement des Fonds de garanties : je suis dans la Banque comme vous le savez, et donc un Fonds de garanties je sais ce que c’est, et donc un Fonds de garanties qui est déficitaire, la caution elle est illusoire. » (V3_012).
En parallèle, certains d’entre eux minimisent la faute commise, en expliquant que l’irrespect du délai de prévenance ne constitue pas un préjudice important pour les Demandeurs. « Les scieries, si un organisme de caution leur fait défaut eh bien ! Elles n’ont qu’à aller chercher un cautionnement ailleurs ! Elles n’ont qu’à aller chez les banquiers ! C’est comme si on va chez son marchand de tomates habituel et puis que les tomates sont pourries, eh bien, le marchand dira : « je ne vous vends pas mes tomates parce qu’elles sont pourries », eh bien ! Je vais chez le marchand de tomates d’à côté et j’achète des tomates ! Attendez, le cautionnement, c’est un produit comme un autre ! » (V3_067).
Chez ces magistrats, c’est donc la nécessité de tenir compte de l’application pratique de la décision qui semble présider à la formation de l’appréciation. Cette conception réaliste du traitement des litiges commerciaux laisse entrevoir certaines considérations partisanes précédemment mises en évidence. Le soutien tacite au Fonds de garantie, et la suspicion à l’endroit des Scieries, se dégagent ainsi plus ou moins nettement des discours. Notons par ailleurs que ces représentations pratiques sont pour partie subordonnées à la nature des parties en présence : le fait que le litige oppose une grande entreprise, en l’espèce un organisme financier, 260
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à de petites entreprises industrielles joue indubitablement un rôle important dans la formation des jugements. En effet, comme les non interventionnistes sont essentiellement des magistrats issus des secteurs bancaires et industriels, chefs de grandes entreprises ou cadres supérieurs de Sociétés importantes, ils tendent spontanément à percevoir le Fonds comme étant l’objet des assauts de petites entreprises, asphyxié par un déficit grandissant, etc. Dans leurs esprits, il devient la victime – retournement de situation qui est le signe d’une identification professionnelle. Dans la même perspective, l’argument interventionniste principal, légaliste dans la mesure où il hisse le respect du contrat au-dessus de toute considération, peut également être expliqué à partir des origines professionnelles des magistrats qui l’adoptent. Les priorités idéologiques, telles que la préservation des victimes, la conception d’une morale des affaires, etc., qui en découlent sont ainsi massivement le fait de juges issus des domaines du bâtiment et du commerce. Là aussi, on peut supposer que la taille et les activités des entreprises en conflit favorisent l’identification des magistrats aux Scieries, dans la mesure où ces derniers ont généralement été confrontés aux organismes financiers dans leur carrière personnelle. L’examen des expériences professionnelles d’une partie des magistrats permet alors de saisir la manière dont se forment les jugements, et notamment les liens complexes et tacites unissant parcours personnels et appréciations des litiges. Les interférences entre parcours professionnel et formation du jugement sont essentiellement perceptibles chez les juges consulaires dont le positionnement ne varie pas entre débats théoriques et pratiques, c’est-à-dire la majorité des magistrats issus du bâtiment et du commerce chez les interventionnistes, et une partie des banquiers et des industriels ayant suivi des études supérieures en Droit chez les non interventionnistes. Cependant, si ces liens apparaissent de façon presque évidente dans les discours de certains juges, ils ne sont pas particulièrement significatifs chez les autres, et d’autant moins chez ceux qui arborent une posture de principe non interventionniste mais une pratique interventionniste. Dès lors, comment interpréter le positionnement pratique de ces juges aux convictions changeantes ? L’analyse des réseaux de conseil entre les juges du Tribunal de Commerce de Paris apporte des éléments de réponses à cette interrogation. En effet, si l’on considère les prises de positions des magistrats dominants au Tribunal de Commerce de Paris, on remarque que ces élites sont divisées. Un premier noyau de magistrats, minoritaire - composé de banquiers juristes fréquemment consultés, se caractérise par une franche hostilité à l’égard de l’exécution forcée Sur le néo-corporatisme caractéristique du régime consulaire contemporain, voir Lazega et Mounier (2008). On considère comme dominants les magistrats ayant une importance au sein de l’institution, tels que la Présidence, les Présidents de Chambres, les Sages, les anciens, les juristes et ceux qui sont les plus consultés par leurs collègues – donc ceux dont l’opinion compte.
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d’un contrat illicitement rompu. Un second noyau de cette élite se prononcer en faveur d’un interventionnisme consulaire limité. Les premiers cherchent à rappeler à l’ordre les seconds au nom du droit positif. Le positionnement de chacun de ces noyaux affiche une certaine cohérence, au sens d’une continuité entre la théorie et la pratique. En revanche, les juges consulaires caractérisés par un changement d’opinion – qui sont aussi ceux qui n’occupent pas de positions clés au sein de l’institution, qui sont les moins consultés par leurs pairs, etc. – tendent à déterminer leur conception des litiges en matière de contrats à partir des positionnements dominants. La majorité des juges qui ont répondu à nos questions passent tous d’une attitude d’hostilité de principe à l’interventionnisme à un interventionnisme pratique assumé, s’alignant ainsi sur l’un des deux noyaux de l’élite du Tribunal, le noyau interventionniste. En ce sens, on peut penser que leur interventionnisme pratique repose moins sur des convictions théoriques et idéologiques que sur la complexe influence qu’exercent sur eux une partie des magistrats dominants.
Conclusion Cette analyse a donc permis de saisir quelques unes des grandes tendances existant au sein du Tribunal de Commerce de Paris, concernant la question de l’intervention du juge dans le fonctionnement des marchés. L’examen de la manière dont les représentants consulaires de la régulation conjointe des marchés approchent l’activité contractuelle permet de déceler et d’illustrer une instabilité permanente dans le fonctionnement de ce type d’institution et, par extension, du régime consulaire lui-même. Notre approche du travail des juges consulaires met au jour une dimension peu officielle de la polynormativité contemporaine dans le contrôle social du monde des affaires. A partir d’un cas d’espèce réel, elle montre l’existence de variations correspondant à des luttes normatives ainsi qu’une relation entre carrière des juges, le milieu socio-professionnel dont ils sont issus et les sensibilités et représentations collectives qu’ils mobilisent dans des affaires où ils/elles disposent d’un pouvoir souverain d’appréciation. Des positionnements théoriques divergents, qui sont l’expression de conceptions très différentes du monde des affaires et du rôle que doit y jouer l’institution consulaire, ont été mis en évidence. Deux types d’argumentaires ont ainsi été repérés en matière de rupture de contrat : l’un se fondant sur des impératifs exclusivement juridiques (type légaliste), l’autre sur une forte prise en compte du contexte économique et financier, faisant intervenir l’expérience professionnelle des magistrats (type pragmatique). Chaque type d’argumentation peut aussi bien être mobilisé par les partisans de l’intervention que par ses détracteurs. Dans la pratique du jugement sur un cas d’espèce, le nombre de juge se prononçant en faveur d’une intervention de la justice commerciale sur les marchés est infiniment plus 262
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important qu’en théorie. On assiste donc à un alignement interventionniste des positions pratiques d’une partie des élites de ce tribunal. Les juges consulaires, notamment les moins expérimentés et les moins influents, tendent spontanément à adopter une position pratique en accord avec l’une de celles qui caractérisent les leaders d’opinion, les juges les plus réputés, les plus anciens et les plus ancrés dans l’institution. Ce phénomène illustre de manière plus générale une caractéristique permanente de cette institution, à savoir les controverses et conflits normatifs qu’on y rencontre entre des composantes hétérogènes du monde des affaires. Deux pôles antagonistes fondés sur les origines professionnelles (un noyau de magistrats interventionnistes provenant du bâtiment et du commerce, opposé à un noyau de banquiers et d’industriels non interventionnistes, issus de grandes entreprises) divisent ainsi la majorité des juges. Ces derniers s’alignent sur l’un ou l’autre pôle, selon l’influence exercée par l’une ou l’autre fraction dominante. Il est ainsi trop simple de penser que les juges consulaires sont animés par de fortes convictions libérales les rendant hostiles à toute intervention dans la vie contractuelle. Les convictions libérales peuvent au contraire, dans le cas présent, encourager une intervention de l’Etat – mais d’un Etat lui-même représenté par l’appareil consulaire. Ces constats permettent de caractériser la régulation conjointe du monde des affaires par le régime consulaire. Cette régulation conjointe apparaît ainsi comme le lieu d’une lutte d’influence permanente pour la construction d’un cadre de référence commun indispensable à la qualification et à l’interprétation stabilisée des faits. Dans cette concurrence « épistémique » et normative entre secteurs, celui de la banque et de la finance (même s’il ne s’est pas toujours organisé pour cela) est en position de promouvoir ses sensibilités et représentations collectives, des critères de justice et des conventions bien identifiables ; il n’en sort pas pour autant toujours gagnant.
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Sémiotique de la création de valeur dans l’économie des transactions coopératives Manuel Zacklad Chaire Expressions et Cultures au Travail du CNAM, Equipe Tech-CICO, UTT
Introduction Pour analyser de nombreuses innovations actuelles, la grille de lecture qui consiste à opposer des approches tirées par la demande du marché (i.e. issue d’études marketing) ou poussées par des innovations technologiques ou organisationnelles (i.e. la R&D ou ses équivalents dans le tertiaire) est inopérante. En effet, un nombre de plus en plus significatif d’innovations relèvent d’un mécanisme de construction coopérative de l’offre et de la demande, mécanismes dans lequel les bénéficiaires (la demande) peuvent être amenés à jouer une part active voire initiatrice. Nous les nommons innovations produit-marché parce qu’elles sont doublement innovantes, du point de vue de l’offre (fonctionnalités, technologies, services…) et du point de vue de la demande, dans leur capacité à susciter un nouveau public et de nouvelles formes d’achat, de consommation, de participation. Pour les décrire, il est nécessaire de disposer d’un cadre analytique qui permette d’appréhender dans toute leur épaisseur les relations qui se nouent dans la durée entre les producteurs, distributeurs et clients et de caractériser les biens d’une manière multidimensionnelle tout au long de leur cycle de vie et donc pas uniquement en termes de procédés d’évaluation des produits comme le propose par ailleurs, de manière très heuristique, l’économie des conventions (par exemple Orléans 2004, Eymard-Duvernay 2006). En effet, pour caractériser les artefacts qui médiatisent les transactions coopératives, il faut partir des phases initiales qui sont celles de la demande et de la conception, comprendre comment les artefacts font l’objet d’une production suivie d’usages plus ou moins conformes au projet de départ ou comprendre comment, dans le cadre d’activités de services qui sont aujourd’hui le secteur prépondérant des économies développées, ces artefacts porteurs de valeur sont coproduits de manière souvent synchronisée entre prestataire et bénéficiaires. Pour ce faire, nous mobilisons notre cadre théorique en cours de développement, la sémiotique des transactions coopératives, basé sur On peut consulter un certain nombre d’articles sur l’archive ouverte Archive SIC ou sur
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L’activité marchande sans le marché ?
une définition des transactions et des marchés très éloignée de celle des théories de l’économie néo-classique, et qui s’inscrit dans les visions constructivistes du marché, sociale, comme le soulignent la socio-économie et l’économie des conventions, mais également tirée par les caractéristiques techniques et fonctionnelles des artefacts, aspects sur lesquels insistent à la fois la sociologie de l’innovation (Callon et al. 2007) et la gestion de l’innovation (Hatchuel et al. 2005). Cette sémiotique nous permettra de définir des formes d’innovation qui relèvent elles-mêmes d’une nouvelle perspective économique, l’économie des transactions coopératives, dont nous cherchons à définir les contours. Parce qu’elle insiste sur l’encastrement des relations marchandes dans des réseaux de relations interpersonnelles mais aussi sur l’importance des artefacts médiateurs, l’économie des transactions coopératives s’inscrit dans la perspective, non pas uniquement d’une socio-économie (Caillé 2000, Steiner 2005) mais d’une « sociotechno-économie » (le terme de technique englobant ici la problématique des arts dans toutes leurs dimensions).
Innovations produit-marché tirées par Processus de singularisation : axe la personnalisation priméité-tercéité. Processus de servicialisation (interactive et agentive) : axe autonomisation (des artefacts) - servicialisation. Innovations produit-marché tirées par Processus d’intégration : axe la coopérativité spécialisation-intégration (économie de la fonctionnalité). Processus de participation : axe asymétrie-symétrie. Tableau 1. Déclinaison des innovations produit-marché tirées par la personnalisation et la coopérativité
Selon nous, les innovations-produit « pures » correspondent à des améliorations des propriétés des produits envisagées essentiellement du point de vue de l’offre (amélioration de la qualité, nouvelles fonctions techniques…) et les innovationsmarché « pures » à des améliorations de la représentation des produits par les consommateurs, de leurs prix ou de leur modalités de distribution, sans prise www.zacklad.org. Comme nous l’expliquons plus bas, notre emploi du terme de sémiotique ne fait pas exclusivement référence à l’étude des signes et de leur signification mais englobe l’analyse de l’ensemble des artefacts envisagés du point de vue de leurs fonctionnalités et usages dans une optique plus proche du pragmatisme (cf. C.S Pierce). En empruntant le terme à L. Karpik (2007) mais en lui donnant un sens en partie différent.
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Sémiotique de la création de valeur dans l'économie des transactions coopératives
en considération des fonctionnalités techniques associées. Par contraste, les innovations produits-marché transforment toujours de manière significative et simultanée, la relation entre le réalisateur et le bénéficiaire et les caractéristiques intrinsèques des artefacts et ce selon deux dimensions majeures et intriquées : celle de la personnalisation, qui se décline en singularisation et servicialisation et celle de la coopérativité, qui se décline en intégration et participation (cf. Tab. 1).
Sémiotique des transactions coopératives selon le pragmatisme La sémiotique des transactions coopératives place au cœur de son analyse le renouvellement théorique du concept de transaction. Les transactions coopératives sont distinctes des transactions commerciales de l’économie dans son acception traditionnelle ou des transactions juridiques. Nous empruntons le concept de transaction au pragmatisme de Dewey et Bentley (1949), qui insistent sur la connotation selon eux constructiviste de cette notion par rapport à celle d’interaction, en soulignant que chacun des termes de la transaction est à la fois transformé et défini par celle-ci. La notion de transaction coopérative (Zacklad 2005, 2006, 2008) vise à rendre compte de toute activité humaine comme s’inscrivant dans un processus de satisfaction de la demande d’un bénéficiaire par un réalisateur au moyen d’un artefact médiateur à dominante concrète (p.ex. un objet matériel) ou expressive (p.ex. une expression langagière). La transaction coopérative peut, bien sûr, mettre en relation un client et fournisseur, mais même dans le cas d’une activité individuelle, on peut analyser l’activité en considérant que la même personne se met alternativement en position d’exprimer un besoin (bénéficiaire) et d’y satisfaire, y compris pour lui-même (réalisateur). Les personnes engagées dans la transaction sont en position de réalisateur (ou co-réalisateur) et de destinataire (ou co-destinataire), toutes les configurations de symétrie et d’asymétrie entre ces positions étant possibles. Les artefacts Nous travaillons dans cette optique avec des économistes également influencés par la philosophie pragmatiste (Renault 2004). Les transactions coopératives sont proches de celles des institutionnalistes américains (Commons 1934), également influencés par la philosophie pragmatique, bien qu’elle ait chez ces auteurs une portée restreinte à la dimension sociale, le plan du contenu expérientiel (voir également Chavance 2007). Les notions « d’artefact médiateur », « d’artefact » et de « médium » sont pour nous apparentées : l’artefact médiateur peut être un artefact en partie autonome, mobile, transportable ou être fortement ancré dans un milieu (aménagement d’un domicile, purification de l’eau, ambiance sonore…) auquel cas il s’apparente d’avantage à un médium. L’artefact médiateur relève aussi de la technique comprise comme englobant la technologie et les arts (cf. § Conclusion). Les personnes sont des personnes physiques ou des personnes morales (acteur collectif) représentées par des personnes physiques. Elles sont en position de « self » dans les transactions coopératives créatives et en position d’agent dans les transactions coopératives routinières où elles sont « agies » par une routine ou un mandant en position d’autorité (cf. Fig. 1).
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L’activité marchande sans le marché ?
médiateurs coproduits dans la transaction, aussi divers qu’une conversation, un repas, le déplacement conjoint d’un objet matériel, constituent à la fois l’une de ses finalités et la condition nécessaire de la mise en relation des personnes. En effet, toute transaction est médiatisée, par les gestes et les paroles des personnes en présence mais également « à distance », par l’intermédiaire d’artefacts pérennes circulants d’un corps à l’autre ou par la reproduction différée de ces artefacts issue des transformations, notamment psychiques, provoquées par la transaction initiale (Fig. 1). Pour analyser le déroulement de ces transactions coopératives, il est nécessaire de s’appuyer sur une sémiotique élargie des artefacts médiateurs, tâche à laquelle s’attelle la sémiotique des transactions coopératives.
Figure 1. Schématisation des composantes des transactions coopératives
En s’inspirant de la sémiotique narrative de Greimas (1966) exploitée dans le domaine de la communication organisationnelle par F. Coreen (1999), on identifie quatre étapes dans les transactions coopératives (Zacklad 2006, 2008) : la virtualisation (le destinataire potentiel exprime la vision d’un projet auquel adhère le réalisateur ou réciproquement), l’acquisition de compétences (le réalisateur ou les coréalisateurs acquièrent les compétences nécessaires à la réalisation du projet), la performance (transformation plus ou moins simultanée de l’artefact médiateur et des personnes réalisant le contenu du projet), l’évaluation10 (rétribution Ayant permis la constitution d’habitudes ou de connaissances explicites permettant la reproduction des gestes (sur l’importance de l’imitation dans la vie sociale et économique voir, par exemple, les travaux de Tarde développés et commenté par Lazaratto). Manipulation chez Greimas.
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10 La sanction chez Greimas.
Sémiotique de la création de valeur dans l'économie des transactions coopératives
symbolique ou tangible du réalisateur par le destinataire). Les transactions coopératives s’inscrivent dans un procès transactionnel le plus souvent composé de plusieurs situations transactionnelles spatio-socio-temporellement réparties dans lesquelles les transactants progressent dans la réalisation des différentes étapes (Zacklad 2006). Pour analyser les transformations progressives de l’artefact médiateur, nous nous appuierons sur un autre auteur majeur du pragmatisme, C.S. Pierce, dont la théorie de la signification exploite trois catégories logiques qui structurent le processus sémiotique : la priméité, la secondéité et la tercéité. Voici les définitions que l’on peut en proposer : • La priméité correspond à la « conception de l’être indépendamment de toute autre chose » (Everaert-Desmedt 1990), c’est catégorie de la qualité, du sentiment, des émotions, une pure potentialité dans le registre du possible. • La secondéité est la « conception de l’être relatif à quelque chose d’autre » (ibid p. 35), c’est la catégorie du réel, de l’expérience, du fait d’existence, d’une chose, d’un évènement, d’une idée, d’une situation… • La tercéité « est la médiation par quoi un premier et un second sont mis en relation » (pp. 35-36), c’est la catégorie de la règle, de la loi qui se manifeste à travers des faits (secondéité) qui actualisent des qualités (priméité). Ces catégories seront exploitées selon deux axes, un axe diachronique (narratif) correspondant à la coopération et un axe synchronique correspondant à la personnalisation. Le premier correspond aux catégories de l’analyse narrative greimassienne réinterprétées dans la logique triadique de Pierce en faisant abstraction de l’étape de compétence11 (Tableau 1). La priméité correspond à l’expression d’une question associée à une quête (virtualisation) qui renvoie également aux enjeux de la définition des attentes des bénéficiaires et des premières étapes de la conception par le réalisateur. La secondéité correspond à l’offre répondant à la demande et à la réalisation ou à la coréalisation de l’artefact porteur de valeur, qui répond à cette question (performance). La tercéité correspond à l’évaluation de cette offre associée à la réception de l’artefact médiateur.
Innovations produit-marché tirées par la personnalisation : la singularisation
Les innovations tirées par la singularisation s’inscrivent dans l’axe de la personnalisation. Selon cet axe, les catégories correspondent à la satisfaction progressive de la quête à laquelle répond une offre qui fait ensuite l’objet d’une évaluation. Quête, offre et évaluation sont appréhendées en priméité, en secondéité ou en tercéité (Tableau 2). 11 On pourrait interpréter l’étape de la compétence comme relevant de la conception détaillée de la performance.
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L’activité marchande sans le marché ?
En priméité, la quête relève du besoin primaire,12 l’offre (l’artefact médiateur) est une denrée susceptible de le satisfaire et l’évaluation relève d’une assimilation. Notons que le fait de constituer une denrée primaire ne correspond pas à une caractéristique intrinsèque de l’artefact mais dépend de la situation transactionnelle considérée. La relation entre la priméité du representamen et le besoin est le caractère direct et univoque qui relie la perception du signe à l’assimilation de la denrée par le bénéficiaire sans autre forme d’élaboration. La priméité peut résulter de l’habitude mais aussi du caractère vernaculaire de la denrée dont la valeur est ancrée dans des pratiques traditionnelles. Priméité Representamen
Secondéité Objet
Tercéité Interprétant
Axe diachronique de la Virtualisation Performance Evaluation construction narrative du sens Question / Quête Réponse / Offre Remerciement Evaluation (sémiose diachronique) For mulation Consommation (Co)Production des exigences / Usage / distribution conception amont
Demande
Solution
Désir
Produit
Besoin
Denrée
servicialisation)
Personnalisation (singularisation,
La solution fait l’objet d’une appréciation multidimensionnelle Le produit en tant qu’objet de consommation
La denrée fait l’objet d’une assimilation
Tableau 2. Application de la logique triadique de Pierce à la définition des axes de la narration et de l’abstraction 12 La transformation progressive de la quête évoque bien sur le triptyque lacanien du besoin, du désir et de la demande, sans que nous cherchions à assumer toutes les implications théoriques de la référence psychanalytique.
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Coopérativité (intégration, participation)
Axe synchronique de l’élaboration réflexive de la demande (sémiose synchronique) Niveau 3 / Biens tertiaires, solutions singulières / Interprétant Niveau 2 / Biens secondaires, produit de consommation / Objet Niveau 1 / Biens primaires, denrées de p r e m i è r e nécessité / Representamen
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Sémiotique de la création de valeur dans l'économie des transactions coopératives
En secondéité, la quête relève du désir et l’artefact médiateur a le statut de produit, qu’il s’agisse d’ailleurs, selon notre terminologie, d’une chose matérielle (produit concret) ou d’un service. L’évaluation fait l’objet d’une activité de consommation. La caractéristique principale du produit est qu’il constitue une offre a priori vis-à-vis d’un désir qui est à la fois présupposé et suscité mais qui ne relève ni de la pratique traditionnelle ni de la réponse à une demande singulière. Les produits ont connu un foisonnent sans précédent avec l’industrialisation et la production en série. Celle-ci a impliqué une standardisation considérable des artefacts, les produits étant considérés comme permettant de satisfaire la plupart des exigences de la société. Pour atteindre leur public, ils ont bénéficié, avec la généralisation des média de masse, de l’appui de la publicité qui renforce l’instrumentalisation du désir. Le désir de produit suscite une activité de consommation qui ne répond ni au besoin, ni à une demande singulière et qui tend alors à s’auto-entretenir dans un cycle infini. En tercéité, l’artefact médiateur est une solution singulière répondant à une demande individualisée. La solution singulière s’ancre dans une demande qui est une construction réflexive inscrivant la quête dans le cadre d’un projet personnel ou d’une stratégie définie. En tercéité, l’artefact médiateur incorpore des règles liées aux situations qui transforment les denrées primaires ou les produits préconstruits en solutions singulières par la justification de leur adéquation à la demande. Les règles sont une partie intégrante de la solution qui fait l’objet d’une appréciation multidimensionnelle, d’un processus de jugement de la part du bénéficiaire, selon l’expression de L. Karpik (2007). Celle-ci permet en retour de requalifier la demande dans un processus itératif et constructif. Les solutions singulières sont souvent co-construites par les bénéficiaires eux-mêmes qui s’affranchissent pour partie des exigences du besoin et du désir pour s’approprier de manière plus libre les artefacts médiateurs. Il faut ici préciser notre terminologie par rapport à des auteurs proches. Le développement d’offres de solution singulières fait de plus en plus partie des stratégies d’innovation produit-marché. Mais il faut bien distinguer ici la rhétorique commerciale de « l’offre de solution » qui envahit les discours publicitaires des pratiques effectives de construction d’artefact singuliers qui sont beaucoup moins fréquentes. De ce point de vue, nous ne suivons pas P. Moati qui assimile tous les bouquets de produits-service à des « solutions ». En effet, nous différencions quant à nous la problématique de l’intégration (cf. infra), dont relèvent certains bouquets, de celle de la personnalisation singulière, même si des corrélations entre ces problématiques existent. Par ailleurs, comme le rappelle Karpik, il faut distinguer l’individualisation en régime de secondéité (particularisation d’un produit dans une chaîne de production en créant des variations dans une gamme d’options strictement prédéfinies) de la construction de solutions singulières dans laquelle les options peuvent ne pas préexister. Précisons également notre position vis-à-vis des travaux de L. Karpik à qui nous empruntons le terme de singularisation, bien qu’une discussion complète excède la 271
L’activité marchande sans le marché ?
place qui nous est impartie. Chez Karpik, le régime de la singularité englobe aussi bien les produits artistiques, les produits industriels de luxe, la chanson de variété, les films de grande audience (les blokbusters) que les relations professionnelles avec les médecins et les avocats. Selon notre sémiotique, les films de variété, le luxe industriel et les blokbusters, relèvent des produits inscrits dans le régime du désir et de la consommation et pas des solutions singulières. Quant aux relations professionnelles de qualité, elles constituent un cas particulier conjuguant la singularisation des solutions et la servicialisation agentive que nous examinerons plus bas. En effet, si la construction de solutions singulières implique souvent une dimension de servicialisation associée au temps de la définition de cette solution, la solution elle-même peut-être un artefact autonome (un objet) qui ne relève pas du service, comme dans le cas d’une maison d’architecte, d’un logiciel à façon, de la mise au point d’un menu spécifique ou d’une méthode d’organisation originale. De la même manière, les œuvres artistiques ou les produits gastronomiques de qualité qui ne rentrent pas dans le régime du luxe et de la publicité associée mais qui reposent sur des relations de proximité avec les bénéficiaires ou qui tirent leur valeur d’un transfert d’agentivité symbolique issu d’une tradition culturelle (savante ou populaire) transmise par des médiateurs de proximité peuvent s’inscrire dans la catégorie des solutions singulières en tercéité. En effet, leur appropriation s’inscrit dans un processus d’adaptation singulière à une demande mise en perspective par des médiateurs, des professionnels ou des personnes faisant partie du réseau personnel du bénéficiaire.
Innovations produit-marché selon le processus de servicialisation : servicialisation interactive et agentive La servicialisation est une autre forme d’innovation produit-marché majeure qui recompose profondément la nature des relations entre réalisateurs et bénéficiaires et la nature des artefacts qui médiatisent les transactions. Cependant, bien qu’elle entretienne des relations avec ces processus, la servicialisation doit être distinguée tant de la singularisation que de l’intégration. En mettant l’accent sur les caractéristiques des artefacts médiateurs, la sémiotique des transactions coopératives génère une classification des activités de service et de l’intensité de la servicialisation en partie différente de celles habituellement proposées. Sans pouvoir dans le cadre de cet article présenter l’ensemble de notre typologie ni nous lancer dans une comparaison approfondie avec d’autres cadres analytiques dont ceux de Hill (1977), Gadray (2003), ou du Tertre (2001) dans la prolongation desquels nous nous situons, nous évoquerons rapidement les principes de notre catégorisation. L’importance de la servicialisation dépend du degré d’autonomisation ou au contraire d’incorporation des artefacts médiateurs (cf. également Zacklad 2008). Les artefacts médiateurs peuvent être incorporés et purement gestuels (portage 272
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d’un objet, parole, chant, massage…), incorporés et instrumentés (coupe de cheveux, restauration, travail outillé, déplacement à l’aide d’un véhicule…), ou purement autonomes13 - du point de vue du réalisateur - et destinés alors à un usage à visée consommatoire ou instrumentale14 par le bénéficiaire indépendamment de la présence du réalisateur (une chaise, du pain, une perceuse, une maison, une voiture individuelle, un livre, etc.). On peut alors considérer que l’artefact autonome est le support d’une activité d’auto-administration (self service), par le bénéficiaire. C’est le cas par exemple d’un plat cuisiné à réchauffer, qui remplace soit le service de restauration soit celui fourni par le cuisinier à domicile, le consommateur lui-même ou un travailleur salarié. Le second critère permettant d’établir une typologie des formes de servicialisation est la distinction entre artefact médiateur à dominante expressive et à dominante concrète (Zacklad 2008). Tout artefact médiateur, quelque soit sa catégorie, est nécessairement basé sur un substrat matériel, son support, et possède également une dimension expressive15 associée à des inscriptions ou à son design qui renvoie lui-même à un système signifiant. Quand l’usage de certains artefacts mobilise de manière dominante une fonction représentationnelle, comme dans le cas d’une conversation, d’un livre, d’un morceau de musique ou d’un dessin, on parle d’artefact expressif. Le support concret de l’artefact expressif joue bien sûr un rôle dans l’accès au « contenu » mais on peut considérer que ce rôle est auxiliaire. Inversement quand l’usage d’un artefact fait d’avantage intervenir des fonctions physiologiques (motricité, alimentation, protection thermique, etc.), on parlera d’artefact concret. Dans ce cas, on considère que la dimension concrète prédomine et que c’est la dimension expressive, toujours présente, qui joue un rôle auxiliaire. La prise en compte du degré d’incorporation versus d’autonomie des artefacts médiateurs s’applique également aux artefacts expressifs. La parole est un artefact gestuel incorporé tandis que l’écrit est un artefact autonome devant faire l’objet d’une auto-administration. Les documents numériques qui font l’objet d’une écriture prolongée comme les « Documents pour l’Action » correspondant aux échanges de courriel, aux forums ou aux blogs (Zacklad 2005), peuvent médiatiser des activités servicielles relevant d’un faible degré d’interactivité. Dans le cadre d’activités servicielles médiatisées par des écrits numériques interactifs, un autre critère de distinction important est celui du degré de codification qui différencie des interactions automatisées avec des bases 13 Le support physique des artefacts incorporés est dit éphémère, celui des artefacts autonomes est dit pérenne. 14 La visée consommatoire correspond à l’artefact médiateur envisagé en tant que finalité, la visée instrumentale à l’artefact médiateur envisagé en tant que moyen auxiliaire permettant l’atteinte d’un but. 15 Dans Zacklad (2008) et dans nos textes antérieurs, nous parlons de dimension sémiotique. Nous faisons évoluer ici notre terminologie pour parler de dimension expressive et pour réserver le terme de « sémiotique » à la caractérisation générale du statut des artefacts médiateurs dans les transactions que leur dominante soit concrète ou expressive.
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de données (par exemple réservation de train) de transactions médiatisées entre des personnes via des Documents pour l’Action. Enfin, le dernier critère est celui du degré d’interactivité, qui correspond à la fréquence des allers et retours entre réalisateur et bénéficiaire dans la synchronisation de la performance. Par exemple, un cours en amphithéâtre est moins interactif qu’un cours en petit groupe et un achat en grande surface moins interactif qu’un achat chez un détaillant. Dans le registre de la communication médiatisée par l’écrit, des échanges médiatisés par la messagerie électronique sont moins interactifs que des échanges médiatisés par le « chat » (messagerie instantanée). Nous dissocions l’interactivité du degré de singularisation. Si l’interactivité est porteuse d’un potentiel de singularisation, elle peut aussi être mise en œuvre de manière très standardisée, comme la majorité des centres d’appels actuels en témoignent. La généralisation des centres d’appel est d’ailleurs au cœur du mouvement d’innovation produit-marché relevant de la servicialisation, mis en place par la quasi-totalité des grandes entreprises tertiaires (banques, assurance, services téléphonique, etc.), qui ont utilisé les technologies de l’information pour centraliser leurs centres de relation client au détriment d’agences de proximité ou au détriment des fonctions d’accueil téléphonique de ces agences. Or, ce mouvement de servicialisation, qui a généralement accru le temps d’accès aux représentants de l’entreprise et leurs plages de disponibilité (les télé-conseillers), a eu également pour conséquence une dépersonnalisation de la relation client. En effet, pour que la servicialisation puisse effectivement être associée à des gains en singularité et en coopérativité relevant d’une économie des transactions coopératives, l’interactivité, c’est-à-dire la fréquence et la facilité d’accès au contact, ne suffit pas. Nous différencions ainsi la servicialisation interactive de la servicialisation agentive qui est basée sur un transfert d’agentivité entre le réalisateur et le bénéficiaire (souvent réciproque) ou, formulé autrement, une prise d’engagement personnelle du réalisateur vis-à-vis du bénéficiaire (Zacklad 2008). Les exemples typiques de servicialisation agentive sont fournis par les relations de service professionnelles (médecin, avocats, experts authentifiés…) considérées comme relevant des configurations de service « immatérielles et relationnelles » par C. Du Tertre (2001) et qui fournissent également un exemple de choix dans l’économie des singularités de L. Karpik. Mais la servicialisation agentive ne se trouve pas uniquement dans ces professions « nobles » et protégées. Dans le domaine tertiaire, par exemple dans les grandes banques de réseau, il suffit d’évoquer les modalités différentes de gestion de la relation client entre professionnels et particuliers. Dans le premier cas, le prestataire s’engage dans la relation et il peut arriver que celle-ci s’étende à la sphère extra-professionnelle, ce qui peut offrir de nouvelles opportunités de relations d’affaire. Dans le second, la relation avec le client est faussement personnalisée. Celui-ci bénéficie d’un 274
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service interactif via les centres d’appel et les sites internet mais il change de « conseiller » très fréquemment et n’a généralement plus la possibilité de le contacter directement par téléphone. Or, l’innovation par la servicialisation agentive, qui rentre en conflit avec la servicialisation interactive prenant pour modèle la rationalisation des processus industriels, pourrait se généraliser dans un très grand nombre de secteurs des services en constituant un pilier majeur de l’économie des transactions coopératives. Les secteurs visés sont ceux qui rassemblent la grande majorité des emplois dans les sociétés post-industrielles : restauration, soin, éducation, service tertiaire de contact, etc. La servicialisation agentive est compatible avec un degré de singularisation modéré, c’est-à-dire un degré de sémiotisation en secondéité (désir – produit -consommation), dans laquelle la prestation de service est « bornée » par un certain nombre de produits définis a priori mais autour desquels elle peut, néanmoins, fournir conseils et recommandations dans le cadre d’une relation interpersonnelle de qualité.
Innovations produit-marché selon le processus d’intégration : l’économie de fonctionnalité Alors que les deux processus d’innovation que nous venons d’examiner donnaient la priorité à la personnalisation, l’intégration et la participation que nous allons maintenant décrire, donnent la priorité à la coopérativité qui correspond, si l’on se base sur le tableau 2, à une progression dans le sens horizontal de la cohérence narrative. Pour introduire la problématique de l’intégration et son actualité, il est nécessaire de faire un peu d’histoire. Les décennies de croissance « fordiste » ont été marquées par un accroissement de l’autonomisation, de la standardisation et de l’automatisation des artefacts médiateurs. Cette tendance a été encore renforcée lors du changement de cycle économique du début des années 1980, par le recours à l’externalisation qui a incité les entreprises à se repositionner sur leur « cœur de métier » en produisant des biens de plus en plus spécialisés. L’automatisation de la production et l’accroissement de la concurrence entre les firmes ont entraîné une compétition de plus en plus marquée, notamment par les coûts, entraînant une multiplication de nouveaux produits à durée de vie courte. Celle-ci a été encore accentuée par l’internationalisation. Les conséquences de ces différents mouvements sur la consommation ont été multiples. En premier lieu, après avoir satisfait un certain nombre de leur « besoins primaires », notamment en termes d’équipement, les consommateurs deviennent plus exigeants sur la qualité des produits et surtout deviennent plus sensibles aux contraintes liées à l’accès à des produits autonomes et serviciels toujours plus nombreux et plus indispensables à la vie quotidienne. Par ailleurs, le foisonnement de ces produits pose à la fois des problèmes de fiabilité et de compatibilité accrus. Les associations de consommateurs prennent un poids de 275
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plus en plus important et relaient les demandes relatives à une meilleure qualité et à une meilleure intégration des offres permettant de « gagner du temps », le credo majeur des consommateurs urbains. En second lieu, cette multiplication non coordonnée des offres entraîne de graves conséquences environnementales auxquelles les consommateurs sont également de plus en plus sensibles, soit parce qu’ils en sont directement les victimes (embouteillage, pollutions de toutes natures, craintes sanitaires…), soit parce qu’ils sont sensibles à leur impact global à moyen et long terme. Pour répondre à ce besoin d’intégration, on a assisté à partir de la fin du XXe siècle au développement d’offres plus intégrées visant à prendre en charge de manière mieux coordonnée les besoins des clients. Bien que ce mouvement soit souvent associé à une servicialisation, remplacement de la vente d’un bien par une mise à disposition locative ou fourniture avec un produit-autonome de prestations de service complémentaires, il ne doit pas être confondu avec elle. Il relève en partie de ce que Rifkin (2000) a dénommé « l’âge de l’accès », un paradigme au sein duquel ce n’est plus la possession de biens de consommation autonomes qui est valorisée mais l’accès aux services remplis par ces biens. Il correspond également à la généralisation des offres de bouquets sur laquelle insiste l’économiste P. Moati (2008), qui regroupent des produits-autonomes complémentaires (par exemple, matériels informatique et logiciels) ou des bouquets produit-autonome/produit-serviciel (matériel, logiciel, abonnement, garantie). Comme nous l’avons déjà signalé, ces offres de bouquets ne constituent pas, selon nous, des offres de solutions singulières, car si elles sont souvent marquées par un accroissement de servicialisation, celui-ci se fait souvent au prix d’un renforcement de la standardisation. Les innovations produit-marché les plus significatives dans le champ de l’intégration relèvent du courant dit de « l’économie de fonctionnalité » au développement conceptuel duquel nous contribuons avec d’autres collègues (Du Tertre 2007, Zacklad 2007a, Lauriol 2007). L’expression d’Economie de Fonctionnalité (« service economy ») s’est progressivement imposée pour désigner des pratiques et des recherches visant à articuler le développement économique et le Développement Durable, en particulier dans sa dimension écologique (Zacklad 2007a). L’hypothèse initiale défendue par les partisans de cette approche est que la substitution de la location à la vente de biens est susceptible, dans certaines conditions, de permettre une réduction significative des flux de matière et d’énergie écologiquement vertueuse (Giarini O. et Stahel W, 1989, Bourg et Buclet, 2005, Buclet 2005). En approfondissant la réflexion, nous avons proposé une définition de l’Economie de Fonctionnalité mettant principalement l’accent sur la gestion coordonnée des effets incidents. Selon notre définition (Zacklad 2007a), légèrement aménagée ici, une offre d’Economie de Fonctionnalité est une offre fournie par un groupement de parties-prenantes16 sur la base de la 16 A minima le réseau de parties prenantes est constitué par l’offreur, le bénéficiaire et une institution tierce attestant, par exemple, du caractère écologique de l’offre proposée. Mais
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gestion coopérative d’un bien partagé indivisible17 résultant de la combinaison des effets incidents de réalisations indépendantes permettant de produire une valeur d’usage accrue pour le bénéficiaire. Le point important de cette définition qui différencie les offres relevant de l’économie de fonctionnalité des formes primitives d’intégration associées aux offres de bouquets, est lié à la valorisation des effets incidents de transactions indépendantes dont l’association produit une valeur ajoutée directe pour les transactants souvent doublée par la valorisation d’externalités jusqu’alors non prises en compte. Le plus souvent, l’amortissement de ces offres implique un investissement dans la durée permettant de rentabiliser les efforts de coordination consentis par les fournisseurs. Ces biens partagés pris en compte associent le plus souvent des dimensions écologique (air, eau, sol, silence…), humaine (santé, culture, langue, sécurité, bien être…) ou productive au sens restreint (infrastructure de transport, ressources de production d’énergie, logiciels libres, patrimoine documentaire…). Dans la majorité des cas, ces préoccupations incluent celle de la durabilité des biens partagés et relèvent donc naturellement du Développement Durable. Quand les biens partagés sont également considérés comme des biens communs, les parties-prenantes doivent inclure des acteurs publics : collectivités territoriales, institutions professionnelles représentatives, etc. Le cas de l’entreprise Michelin souvent cité (Bourg & Buclet 2005, Lauriol 2007) fournit un exemple de développement d’une offre innovante basée sur la prise en compte des effets incidents. Dans le contexte du développement par cette société de pneus haut de gamme dont les avantages en termes de consommation, de durabilité et de sécurité étaient supérieurs à ceux de la concurrence mais mal perçus par les clients, cette société à conçu pour ses clients entreprise le produit « Michelin Fleet Solution » offrant une « solution pneumatique » au kilomètre parcouru incluant la maintenance (contrôle, optimisation du gonflage…) et la récupération du pneu en fin de vie. L’innovation proposée par cette société développe la servicialisation autour du produit autonome « pneu » en recadrant l’offre dans le contexte d’une prestation globale de « fonctionnalité » qui lui permet de valoriser de manière avantageuse, vis-à-vis de la concurrence, les effets incidents positifs mais mal perçus de son produit. La baisse de la consommation et l’augmentation de la durée de vie des pneus résultant de leur qualité et de l’optimisation de la maintenance (durée de vie jusqu’à 2,5 fois supérieure) contribuant à réduire la pollution, l’offre inclut également la compensation cette configuration minimaliste nous semble peu représentative du potentiel de l’EF même si les exemples actuels se revendiquant de cette approche s’y limitent parfois. 17 Confort énergétique, mobilité, sécurité, santé, etc. Le bien est indivisible dans la mesure où il ne peut être offert par un prestataire isolé. Il dépend des actions conjointes et coordonnées de plusieurs parties-prenantes. Avec la banalisation des transactions associées à l’offre et la recomposition des acteurs impliqués, une nouvelle division de l’activité en sphères semiindépendantes (p.ex. propice à la concurrence), peut éventuellement se redévelopper.
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d’effets incidents externes d’ordre environnementaux (externalités négatives), ce qui constitue un argument de vente supplémentaire. D’autres exemples pourraient être cités (cf. Zacklad 2007a) dans les domaines de la fourniture d’énergie (passage de la vente d’énergie à la vente de confort thermique), du transport (de la vente de flux à la fourniture de mobilité) ou du matériel de bureau (de la vente de photocopieurs à la gestion documentaire). Dans le cas de Michelin, le bouquet intégré incluant des services, l’offre accroît la servicialisation. La contractualisation impliquant une étude spécifique des besoins des clients contribue également à un accroissement de singularisation. Mais au-delà de ces facteurs important, c’est surtout la mobilisation d’un réseau de partenaires impliqués dans la prestation (logisticiens, stations services, mainteneurs…) et la mise en avant des externalités positives associées aux bénéfices environnementaux qui relève de l’intégration et de l’économie de fonctionnalité. En effet, comme le souligne J. Lauriol (2007), les économies d’énergie associées à l’offre, la diminution de CO2, l’amélioration de la sécurité routière, l’utilisation facilitée des résidus pneumatiques, produit de la valeur pour de nombreuses parties prenantes : associations environnementales, sécurité routière, industriels du recyclage, pouvoirs publics promouvant des régulations en faveur de l’environnement… constituant pour J. Lauriol un écosystème.18
Innovations produit-marché selon le processus de participation Alors que l’intégration est un processus d’innovation qui est souvent largement piloté par les offreurs, la participation correspond à l’implication directe des bénéficiaires dans les différentes phases de la transaction coopérative. Au niveau le plus fort, la participation correspond à l’association, dès le départ d’un projet, d’un certain nombre d’acteurs qui visent à assurer pour eux-mêmes la réalisation d’un artefact médiateur répondant à un besoin ou une demande non satisfaite. C’est le cas, par exemple, des communautés d’utilisateurs d’Internet qui ont contribué au déploiement de l’Internet sans fil (le wifi). Cette production coopérative de l’innovation peut progressivement s’adresser à d’autres bénéficiaires et s’inscrire dans un projet entrepreneurial à l’initiative des créateurs eux-mêmes ou d’autres acteurs. C’est le cas également de certains projets de développement logiciel Open Source, dans lesquels un noyau initiateur souhaite proposer à une communauté de développeurs de contribuer au développement du logiciel. Ces deux exemples, mais surtout le premier, correspondent au degré de symétrie le plus fort. Cependant, de plus en plus souvent, la participation est un processus qui est délibérément recherché à partir de situations originellement dissymétriques, dans le cas par exemple d’une entreprise qui souhaite impliquer ses clients dans un processus d’innovation. Avec l’économie de fonctionnalité, il s’agit de l’innovation 18 J. Lauriol parle d’écosystème serviciel mais nous aurions tendance à évoquer un écosystème de fonctionnalité, au sens de l’économie de fonctionnalité.
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produit-marché qui est susceptible de transformer de la manière la plus radicale les relations marchandes dans la direction d’une économie des transactions coopératives pleinement aboutie. Elle peut cependant s’établir selon différents degrés allant de la formulation des exigences impliquant des utilisateurs leader, au partage du pouvoir de décision et des droits de propriétés. La participation peut, en effet, se décliner selon quatre dimensions indépendantes dont l’agrégation correspond à un accroissement d’intensité : • L’écoute client intensive : à un premier niveau, la participation des consommateurs, consiste à impliquer certains clients dans la suggestion de nouvelles idées. C’est le cas de l’entreprise 3M relaté par Von Hippel (2005), qui sélectionne des « usagers chefs de file » (lead users) dont les pratiques innovantes suggèrent de nouveaux produits. • La coréalisation effective : l’étape suivante consiste à assurer une implication des utilisateurs dans la co-conception effective de l’artefact médiateur autonome ou serviciel. De nombreux exemples relèvent du domaine du logiciel, principalement à l’initiative de communautés open source, mais également dans le domaine commercial. C’est le cas du logiciel Mindstorm permettant de programmer les robots de la société Lego qui est co-développé par de nombreux utilisateurs (Seybold 2006). Les logiciels de prototypage rapide qui peuvent être mis à disposition des clients sur le site Internet des fournisseurs sont également en train d’ouvrir la voie à ces processus de coréalisation pour la conception de tout type d’objets. • La copropriété : si les utilisateurs participent à la réalisation des produits, il est logique de se poser la question de la copropriété de ces derniers. C’est le cas des logiciels issus des projets open source qui sont généralement distribués sous des licences de logiciels libres (free software) tels que la GNU General Public Licence, ou la GNU Free Documentation Licence qui s’applique aux textes et à laquelle recourt le projet Wikipedia. Dans le secteur privé, en B to C, les licences libres de droits sont rarement utilisées, mais en B to B il est fréquent que les entreprises qui participent au développement de certains produits de leurs fournisseurs demandent à devenir pour partie copropriétaires des inventions. La copropriété peut également s’étendre au capital. Dans le cas des grandes entreprises cotés en bourses, celle-ci est le plus souvent totalement dé-corrélée de la consommation des biens de ces entreprises et plus encore des droits de propriétés de leurs produits. Mais dans le cas, par exemple, d’une société de lecteurs dans le secteur de la presse, le rapport entre la copropriété d’une part de capital et l’usage du produit et est plus intime. On pourrait observer la même intensité du lien dans certaines coopératives. • La codécision : la codécision correspond certainement au degré de participation le plus fort. En effet, la coréalisation (cf. supra) peut trouver sa place dans le contexte d’une forme de sous-traitance au bénéficiaire de 279
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certaines tâches spécialisées sans qu’il y a ait réellement délégation de pouvoir à son bénéfice. La codécision nécessite d’impliquer les bénéficiaires quant à la sélection des types de biens qui seront produits et aux procédés mis en œuvre. On trouve surtout la codécision dans le travail à façon ou dans la réalisation de prototypes dans les phases de spécification (définition de la nature du bien), le prestataire cherchant à s’adapter aux desideratas du client. Mais souvent, le nombre d’options offertes est faible et la codécision ne s’étend généralement pas aux étapes de mise en œuvre (performance). En B to B, elle correspond aux relations complexes entre maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre. Dans la production en série en B to C la codécision est quasiment absente. Même dans le domaine des logiciels Open Source, le degré de participation des programmeurs de base aux décisions relatives aux grandes orientations du projet reste souvent faible. Cette difficulté se constate également dans le domaine politique qui est celui où, en principe, la symétrie entre réalisateurs et bénéficiaires devrait être la plus forte et où la participation est la plus légitime. Y compris dans les cas où les réalisateurs souhaiteraient effectivement impliquer les bénéficiaires, la participation concrète à la décision se heurte à de nombreuses difficultés de coordination, les incertitudes techniques sur les caractéristiques des artefacts se doublant d’incertitudes relatives aux possibilités de parvenir à un accord. Quelques exemples peuvent être cités dans des cas où les réalisateurs sont également les bénéficiaires des biens produits. A une petite échelle, on peut penser à des services comme ceux des crèches parentales ou coréalisation et codécision peuvent aller de pair. A une plus grande échelle, l’exemple le plus impressionnant est celui de l’encyclopédie en ligne Wikipédia, où les contributeurs- bénéficiaires ont à la fois le choix des rubriques qui seront traitées dans l’encyclopédie et une grande liberté de rédaction des contenus, elle-même associée à la possibilité de gérer de manière très décentralisée les controverses qui surviennent. Cette possibilité est directement liée aux fonctionnalités et aux usages des espaces documentaires participatifs numériques de type « wiki » exploités par l’encyclopédie (Zacklad 2007b).
Conclusion L’économie des transactions coopératives, basée sur la sémiotique du même nom, vise d’abord à fournir un cadre analytique permettant de décrire les innovations produit-marché qui sont mal appréhendées par la plupart des approches économiques et gestionnaires actuelles. L’hypothèse de départ est que la description des activités économiques doit être fondée sur une analyse de la manière dont les artefacts coproduits dans les transactions, médiatisent les relations interpersonnelles, c’est-à-dire par une analyse renouvelée du travail et de la consommation. De nombreux cadres conceptuels tentent, aujourd’hui, de rendre compte de l’évolution des formes de production et de consommation 280
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dans la société dite postindustrielle : économie de la connaissance, économie de l’immatériel, capitalisme cognitif, économie de l’attention, économie de la fonctionnalité, économie des bouquets, économie des singularités, âge de l’accès, richesses des réseaux, etc.19 Certains courants analysent ces mutations sans remettre en cause les principales catégories de l’analyse économique tandis que d’autres, auxquels nous nous rattachons, pensent au contraire qu’il est nécessaire de les revisiter de manière profonde dans le prolongement des approches hétérodoxes et de la socio-économie. En se revendiquant d’une socio-techno-économie, l’analyse des activités « productives » en termes de transactions coopératives médiatisées élargit la problématique de l’encastrement chère aux socio-économistes. L’économie et donc les échanges marchands qui sont une de ses caractéristiques majeure, n’est pas seulement encastrée dans le social, elle l’est également dans la technique, en donnant ici au terme de technique un sens plus large que celui qui lui est souvent attribué et en réfutant bien sûr tout déterminisme stérile (le social conditionnant la technique ou l’inverse). La technique au sens élargi vise à la fois la dimension concrète des artefacts médiateurs (physique, énergie, propriétés chimiques, mécaniques, biologiques…) qui par convention correspondrait à la technologie, mais également leur dimension expressive qui pourrait être considérée comme relevant traditionnellement des arts (design, rhétorique, art visuels, musicologie, littérature, architecture, etc.). La dualité support / contenu des artefacts médiateurs signifie que tous les arts reposent sur des technologies et qu’inversement toute exploitation de la technologie emprunte aux arts pour son déploiement. Ergonomie, anthropologie des techniques….
Sociologie des usages et de lʼinnovation
Gestion de la conception et de lʼinnovation
Sémiotique générale des artefacts médiateurs (de la technique)
Technologie et sciences de lʼingénieur
Arts et rhétorique
Mise à profit des sciences humaines et sociales
Compréhension de lʼencastrement technique de lʼéconomie (et en particulier des activités marchandes)
Mise à profit de la technologie et des arts
Figure 2. La sémiotique des transactions coopératives définie à l’intersection de deux mouvements complémentaires 19 Nous n’incluons pas dans cette liste l’économie des coûts de transaction ou l’économie des conventions qui ne considèrent pas que leur validité soit particulièrement liée au contexte actuel de l’économie « post-industrielle ». Notre position sur ce point est d’ailleurs intermédiaire : la vision en termes de transactions coopératives n’est pas limitée au contexte actuel, même si elle y prend un relief particulier.
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L’activité marchande sans le marché ?
La sémiotique générale dont nous nous revendiquons est une logique de la technique appréhendée en tant qu’elle médiatise le déroulement des transactions coopératives. Elle se trouve au carrefour de deux mouvements complémentaires : l’un qui part de l’humain pour définir l’ergonomie, les usages, la gestion des techniques comme médium des transactions ; l’autre qui part des techniques pour analyser comment celles-ci remplissent des fonctionnalités permettant d’assurer cette médiation sur les plans technologiques et artistiques (Fig. 2). Elle inscrit bien l’économie à l’intérieur des sciences humaines et sociales, mais également des sciences de la culture et de la technologie, une revendication de principe des courants hétérodoxes qui est sans aucun doute une condition nécessaire à son renouvellement.
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Sémiotique de la création de valeur dans l'économie des transactions coopératives
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Le paradoxe du marché de l’art contemporain Nathalie Moureau Lameta, Université Montpellier III Dorothée Rivaud-Danset Erudite, Université Paris XII
Introduction Le marché de l’art contemporain constitue un cas paradoxal qui interroge l’analyse économique des marchés, en particulier la théorie des enchères. Alors que le marché de l’art pris dans sa globalité est emblématique de ce mécanisme d’échange, en pratique les œuvres d’art contemporain ne se vendent pas majoritairement aux enchères. Cette observation est d’autant plus surprenante que, par définition, les biens échangés sur ce marché sont nouveaux et que l’on sait que l’enchère est susceptible de constituer la modalité d’échange optimale lorsque la qualité et donc la valeur d’un bien sont incertaines (Klemperer, 1999). L’enchère est un puissant révélateur d’information. Ainsi, les enchères à l’anglaise, dites ascendantes, permettent aux joueurs de connaître l’identité des adversaires et le niveau des prix auquel ils se sont éventuellement retirés de l’enchère. Lorsque l’offreur d’un bien ignore quel pourrait être son prix maximal, il a intérêt à le vendre sur un marché centralisé où le prix résultera d’un processus d’interaction entre acheteurs. En conséquence, l’enchère devrait constituer le mode d’échange dominant des œuvres d’art contemporain. Or, le mode dominant de révélation des prix repose sur un marché décentralisé où les transactions sont intermédiées via les galeries. Sur le marché primaire ou marché de la première vente, la part des enchères est quasiment nulle. En intégrant le marché secondaire ou marché de la revente, la part du marché d’enchères dans la valeur totale des transactions est estimée à 30% (Kusin et alii, 2005). Une observation plus fine montre que seules les œuvres qui ont déjà acquis une certaine notoriété sont vendues aux enchères (Moulin, 1986, 1995). Les travaux économiques réalisés sur le marché de l’art et les enchères traitent majoritairement de ventes de tableaux dont la valeur artistique est reconnue de tous, même si elle est sujette à des effets de mode (Ashenfelter, 1989, 2003 ; Salamon, 1992 ; Beggs et Graddy, 1997 ; Galenson, Le fait que des chromos de fabrication récente puissent être vendus aux enchères, notamment sur Internet, n’invalide pas ce résultat empirique car ils ne sont pas considérés comme des œuvres d’art mais comme des objets artisanaux.
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2000), une grande partie de la littérature étant centrée sur la question de la rentabilité des placements en œuvres d’art (Baumol, 1986 ; Pesando, 1993 ; Frey et Eichenberger, 1995 ; Chanel et alii,1996 ; Agnello, 2002 ; pour un survey voir Graddy, 2006). Les travaux qui traitent plus directement du processus d’émergence de la notoriété portent sur le marché intermédié par des marchands plutôt que sur les enchères (Moulin, 1995 ; Moureau et Sagot-Duvauroux, 2006). D’autres travaux soulignent l’incertitude attachée aux biens culturels « nobody knows » et le rôle clef de la relation contractuelle entre galeriste et artiste pour réduire cette incertitude (Caves, 2000). Ce papier entend montrer pourquoi l’œuvre d’art s’échange pour la première fois sur un marché décentralisé et intermédié, et pourquoi cette modalité d’échange constitue un préalable nécessaire aux transactions sur le marché d’enchères, ce dernier étant concentré sur le marché secondaire. Le paradoxe du marché de l’art contemporain conduit à pointer une condition nécessaire des modèles de la théorie des enchères que nous identifions comme la levée de l’incertitude sur « le méta-type ». Cette condition est passée sous silence dans la théorie des enchères où l’incertitude concerne, d’une part, la qualité des biens, d’autre part, les évaluations des autres acheteurs. La section II est centrée sur l’incertitude sur la qualité du bien et propose de distinguer le méta-type du type. Nous montrons dans la section III comment les modèles d’enchères intègrent l’incertitude sur les évaluations des autres et revenons, en particulier, sur la doctrine d’Harsanyi pour en comprendre l’axiomatique. Celleci pose que les individus sont capables de se constituer en observateurs objectifs du marché, ce qui revient à supposer l’existence d’un cadre commun incluant le méta-type et le type. Nous analysons dans la section IV comment se constitue ce cadre commun dans le cas du marché de l’art contemporain et montrons le rôle que jouent sur ce marché décentralisé certains intermédiaires. Ces intermédiaires, qualifiés d’instances de légitimation, ne se contentent pas de révéler la valeur mais la déterminent en labellisant l’œuvre d’art.
L’incertitude sur la qualité : type et méta-type La théorie des enchères pose que, pour acquérir un bien ou un droit, l’agent est prêt à payer un montant équivalent à l’espérance de l’utilité du revenu futur généré par ce bien ou ce droit. L’espérance de l’utilité du revenu dépend des caractéristiques du bien ou « type », dont certaines sont méconnues ou inconnues. L’incertitude ne concerne pas le méta-type, terme que nous introduisons pour désigner une étape de la qualification du bien qui s’effectue en amont de ce qui est traité par la théorie de l’information et, donc, des enchères. Les économistes ne s’intéressent pas à la question du méta-type car, dans la majorité des cas, celleci ne se pose pas. Par exemple, lorsque qu’une nouvelle espèce de poisson est découverte, les spécialistes s’accorderont rapidement pour qualifier le nouvel animal de « poisson » et le classer selon la taxinomie élaborée par les ichtyologistes. 286
Le paradoxe du marché de l'art contemporain
L’incertitude porte, alors, non pas sur le méta-type, « est ce un poisson ? », mais sur le type, « est-il comestible ? » et, si oui, « est-il bon ou mauvais » ? Avec l’art contemporain, l’incertitude concerne le statut même du bien, autrement dit sa qualification ou son méta-type. La question centrale devient : « Est-ce une œuvre d’art ou un simple objet de la vie quotidienne ? », comme l’illustrent de façon emblématique « l’Urinoir » de Duchamp ou la sculpture de Brancusi à laquelle les douaniers américains refusèrent la qualification d’œuvre d’art (Edelman, 2001). Ces derniers exemples montrent que deux problèmes distincts se posent, celui de la qualification d’un objet en tant qu’œuvre d’art (méta-type) et celui de la qualité de cette œuvre d’art (type). Pointer l’importance du premier fait écho à l’hypothèse de nomenclature des biens et services (Benetti et Cartelier, 1980) qui est une des conditions nécessaires au fonctionnement d’un marché walrasien : « L’hypothèse de nomenclature revient à supposer possible la description d’un ensemble de choses, qualifiées de biens ou de marchandises, antérieurement à toute proposition relative à la société » (Benetti, Cartelier, 1980, p. 94).
Tant que le méta-type n’est pas défini, il n’y a pas de mise en équivalence du bien possible, donc pas d’échange. Revenons à la théorie des enchères. En faisant sienne la théorie de l’information, elle se focalise sur la question du type – pour reprendre l’exemple d’Akerlof, la voiture d’occasion est-elle de bonne ou de mauvaise qualité ? – et considère implicitement que le méta-type – le bien à vendre est une voiture – est prédéfini et constitue une connaissance commune. Elle s’attache à résoudre le problème posé par le manque d’information sur les caractéristiques et, donc, les performances du bien et les revenus futurs qui lui sont attachés. Plus généralement, les économistes qui étudient les propriétés des mécanismes d’enchères montrent comment l’existence d’asymétries d’information dans la population mais, aussi, l’attitude des acheteurs vis à vis du risque ou, encore, la possibilité d’entente peuvent rendre plus efficace l’utilisation d’une procédure plutôt qu’une autre (McAfee et McMillan, 1987 ; Naegelen, 1987 ; Riley, 1981 ; Klemperer, 1999). Tenir pour implicite l’hypothèse selon laquelle le méta-type est une connaissance commune a des conséquences sur la conception de l’évaluation. Celle-ci, rappelons-le, comprend deux dimensions, l’évaluation de la qualité du bien par chaque agent, d’une part, et la prise en compte des évaluations des autres, d’autre part. Comme nous venons de le voir, passer sous silence cette hypothèse conduit à simplifier la première dimension. Dans la section suivante, nous voyons comment les modèles d’enchères mobilisent la doctrine d’Harsanyi pour intégrer les évaluations des autres. Vignes (2002), étudiant les mécanismes de vente sur le marché au poisson, a observé que leur ordre d’apparition est l’inverse de celui qui caractérise le marché de l’art. Les enchères servent à vendre des « nouveaux » poissons, comme le grenadier, un poisson de grande profondeur découvert dans les années 1980. Vendeurs et acheteurs, n’ayant aucune idée de la valeur d’un tel poisson, laissèrent les enchères leur indiquer le prix. En revanche, quand les deux parties connaissent la valeur d’un poisson et le considèrent de bonne qualité, elles ont tendance à privilégier le gré à gré.
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L’activité marchande sans le marché ?
Quand Nature joue la première La théorie des enchères modélise des situations conflictuelles entre acheteurs qui sont en asymétrie d’information et cherchent à déterminer la meilleure réponse possible compte-tenu de leurs caractéristiques propres. Chaque participant est en compétition avec les autres pour obtenir le bien, ignore au départ jusqu’à quel prix les autres sont prêts à enchérir et a pour objectif de maximiser son gain en acquérant le bien au prix le plus bas. Il s’agit d’un cas de jeux non coopératifs en information incomplète où la disposition à payer de l’agent i est fonction, d’une part, de l’évaluation de l’objet par l’agent i et, d’autre part, des croyances a priori sur les caractéristiques des autres agents. Nous allons nous intéresser dans les paragraphes suivants à la façon dont le modélisateur a traité ce problème. Nous verrons que la solution proposée alimente la réflexion sur les conditions implicites de l’échange. Jusqu’au milieu des années 1960, l’incomplétude de l’information posait un problème de modélisation parce qu’elle ouvrait sur l’intersubjectivité, les paramètres inconnus faisant l’objet d’anticipations croisées, ce qui conduit à des anticipations d’ordre infini qui interdisent l’échange. Harsanyi a résolu ce problème en transformant des jeux en information incomplète – chaque agent connaît sa propre évaluation et ignore celles des autres – en des jeux ayant la structure mathématique d’un jeu complet. Rappelons comment s’opère cette transformation. Un acteur particulier, Nature, détermine par le truchement d’une loterie les valeurs effectives des variables pertinentes du jeu sur lesquelles porte l’incertitude, c’est à dire les valeurs des vecteurs c1,…, ci,..., cn qui représentent les attributs de chacun des n joueurs. Le joueur i reçoit une information partielle sur les valeurs de ces vecteurs puisqu’il connaît ses propres caractéristiques (ci) mais ignore celles des autres. « Dans un jeu devenu complet, les vecteurs ci doivent être interprétés comme des vecteurs aléatoires qui suivent une distribution de probabilité objective connue de tous les n joueurs » (Harsanyi, 1967, p. 172). Le vecteur ci qui exprime quelle est la dotation aléatoire de l’agent i s’interprète, selon Harsanyi, de deux façons : il représente soit toute l’information disponible du joueur i vis à vis du jeu, soit les caractéristiques du joueur i, par exemple, sa force physique, ses goûts… Quelle que soit l’interprétation, le vecteur ci inclut toutes les variables susceptibles d’influencer l’estimation que formulera a priori le joueur i. L’habitude a été prise de résumer la méthode d’Harsanyi par la formule « la Nature joue en premier », puisque c’est elle qui organise une loterie dont le tirage donne la loi de probabilité initiale qui définit la répartition des caractéristiques des joueurs. On a également pris l’habitude d’exprimer ces hypothèses en considérant que le vecteur ci correspond à un type de joueur, que chaque joueur connaît seulement son propre type et, en général, ne connaît pas celui des autres joueurs (Harsanyi, 1994). Les probabilités subjectives des agents sur les caractéristiques inconnues 288
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sont déduites de la loi de probabilité initiale, étant données leurs informations privées. Par ce procédé, l’intersubjectivité inhérente aux anticipations croisées disparaît, remplacée par des probabilités subjectives. Les probabilités subjectives formulées par les joueurs s’analysent comme des estimations personnelles de la loi de probabilité initiale venant de la Nature qui est tenue pour objective. Ainsi, les croyances sur les autres ont cessé d’être le produit d’une spéculation sans fin. L’extrait suivant montre comment Harsanyi entendait résoudre le problème de la subjectivité : « (...) il n’y a aucune façon de s’assurer que les différents joueurs choisiront la même distribution de probabilité subjective pour estimer la distribution de probabilité objective R* sous jacente au jeu. En effet, en raison de la nature des probabilités subjectives, même si deux individus ont exactement la même information et exactement le degré d’intelligence, ils peuvent très bien attribuer des probabilités subjectives différentes à des événements très similaires. En même temps, bien que la procédure d’estimation suggérée ne garantisse nullement que les estimations de probabilités formulées par les différents joueurs soient en cohérence (cohérence externe), nous sentons qu’il faut orienter cette procédure de façon à faire émerger une cohérence de l’extérieur. En demandant à chaque joueur de prendre le point de vue qu’aurait un observateur extérieur qui estimerait la distribution de probabilité objective R*, la procédure demande à chaque joueur de choisir une estimation aussi proche que possible des estimations que les autres personnes intelligentes pourraient formuler et de rendre son estimation la plus indépendante possible de ses propres préjugés personnels et de tout ce qui le singularise » (Harsanyi, 1968, p. 496).
Cet extrait constitue, en quelque sorte, l’acte de naissance de « la doctrine d’Harsanyi ». Il explicite une hypothèse sous jacente des modèles : la capacité de chaque agent à dépasser sa subjectivité pour se placer dans une position d’extériorité, capacité qui se fonde sur la mobilisation de l’information. Considérer Cette procédure d’estimation correspond à la méthode proposée par Harsanyi. Celle-ci stipule que des individus rationnels ayant les mêmes informations ont des croyances a priori communes ; s’ils ont des croyances différentes, c’est parce qu’ils ont des informations différentes. Cette doctrine a fait l’objet de critiques, y compris de théoriciens des jeux. Ainsi pour Kreps : « Si l’on se place du seul point de vue de l’axiomatique, supposer qu’il y a un seul a priori correct n’est pas plus raisonnable que de supposer qu’il y a un seul ensemble « correct » de préférences concernant les conséquences. Néanmoins, il est largement admis par les économistes théoriciens qu’il y a une différence entre les évaluations de probabilité et les goûts et que deux décideurs rationnels, ayant accès aux mêmes informations et ayant reçu la même expérience, devraient arriver aux mêmes conclusions s’agissant des probabilités des états du monde » (Kreps, 1988, p. 162). On pourra rétorquer qu’Harsanyi avait bien vu le caractère excessif de ce qui allait devenir sa doctrine, comme l’indique le passage consacré aux visions du monde divergentes (Harsanyi, 1968, pp. 497-500). Pour illustrer le fait que les distributions de probabilité puissent être distinctes, Harsanyi a pris l’exemple de la probabilité que se produise une révolution violente, vue par les Russes et par les Américains. Les divergences d’évaluation peuvent, selon lui, se ramener à des différences dans l’information. Le traitement proposé, qui est une sophistication de la procédure de base, revient à considérer que la distribution de probabilité objective est une méta-distribution qui englobe les probabilités subjectives des Américains et celles des Russes.
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que les agents peuvent prendre de l’extériorité pour rapprocher les probabilités subjectives de la distribution de probabilités objectives, revient à postuler l’existence d’un cadre commun susceptible d’assurer la cohérence externe. Ce cadre commun s’identifie à l’existence d’une loi de probabilité concernant la distribution du type du bien et celle du type des participants. Par conséquent, le modèle suppose le méta-type défini. Voyons comment la doctrine d’Harsanyi est mobilisée par la théorie des enchères. Rappelons que deux types de modèles polaires sont traditionnellement distingués : les modèles dits à valeur privée indépendante ou valeur d’usage indépendante (VUi) et les modèles à valeur commune (VC) (Naegelen, 1987). Dans le premier cas (VUi), la valeur de l’objet pour chaque individu est une affaire strictement personnelle, indépendante des évaluations des autres. Le modélisateur pose que l’agent i connaît ses propres caractéristiques (vecteur ci) et que celles-ci déterminent VUi. La connaissance des caractéristiques de i par l’agent j (avec j différent de i) est probabiliste et constitue une croyance. L’agent i connaît, donc, la loi de probabilité des valeurs d’usage estimées, indépendamment, par les autres participants, soit VUj,…, VUn. La doctrine d’Harsanyi est mobilisée dans ce type de modèles pour que les participants à l’enchère puissent estimer les évaluations adverses. Dans les modèles d’enchères dits à valeur commune (VC), l’objet de la transaction a une valeur identique pour les individus qui est néanmoins inconnue d’eux. Du fait de cette double incertitude, la doctrine d’Harsanyi est mobilisée non seulement pour modéliser les évaluations adverses mais aussi l’estimation de la valeur du bien. Nature détermine la valeur d’un paramètre, définie comme la valeur fondamentale de l’objet, i.e. la valeur présente des revenus futurs procurés par l’usage d’un bien ou d’un droit. De plus, Nature attribue à chaque agent un vecteur de caractéristiques ci qui correspond à l’information privée de l’agent i et qui est liée statistiquement à la valeur fondamentale de l’objet. Illustrons les modèles à valeur privée indépendante par l’exemple d’un vin de Bordeaux. L’agent i sait que parmi les n participants à l’enchère, αn ont la caractéristique « aime passionnément le château Z, Bordeaux, 1992 » et donc estiment que ce Bordeaux 1992 a telle valeur d’usage. Dire que chaque agent connaît ses propres caractéristiques implique que le bien vendu sur le marché d’enchères puisse lui même être décomposé selon différentes caractéristiques prédéfinies : le Bordeaux est un vin que j’aime (ou non) boire, le millésime 1992 est (ou non) bon ; la décomposition peut être plus fine, le château indiquant le Il est tentant d’établir un parallèle entre la position d’extériorité proposée par Harsanyi et celle introduite par Rawls avec le voile de l’ignorance. Rappelons que la valeur présente d’un actif est définie comme la somme des valeurs actualisées des cash flows futurs anticipés ; cette définition peut s’élargir à tout bien ou actif dont la valeur présente dépend de revenus futurs, la valeur fondamentale se confond alors avec la valeur présente des revenus futurs générés par la revente d’un bien ou par l’exploitation d’un droit.
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terroir, le terrain,… chacune de ces caractéristiques influençant mes préférences. La croyance sur les préférences des autres agents s’appuie sur une estimation d’une distribution objective de probabilité (historique des prix, guides, etc.). Cet exemple pointe l’importance, y compris pour l’efficacité des marchés d’enchères à valeur privée indépendante, de la définition du bien et, avec elle, des opérations de classification. Comme le rappelle Naegelen (1987), l’exemple paradigmatique des modèles à valeur commune est donné par l’attribution de droits d’exploitation de ressources naturelles. Les revenus futurs sont pré-déterminés par la nature et leur évaluation moyenne est considérée comme une bonne approximation de la valeur fondamentale. Il est admis que l’échange d’œuvre d’art relève d’une stratégie mixte dans la mesure où l’acquisition d’une œuvre d’art dépend de variables individuelles et de la recherche d’un retour sur l’investissement, donc de la valeur fondamentale. Cette assertion ne vaut, toutefois, que pour le second marché, comme l’a précisé l’introduction. Il reste à expliquer pourquoi seul un marché décentralisé et intermédié permet d’assurer la première vente d’une œuvre d’art contemporain.
Quand les experts jouent les premiers Nous avons cherché à expliquer le paradoxe du marché de l’art contemporain en introduisant la catégorie du méta-type. La littérature des enchères ne s’est pas confrontée à ce paradoxe. En effet, elle tient pour acquis que la classification des biens et, a fortiori, la définition du méta-type sont de connaissance commune. La littérature économique offre-t-elle des arguments éclairant la question de la définition d’un nouveau bien ? Les économistes des conventions se sont intéressés aux opérations de classification soulignant leur rôle dans la réussite de la coordination. Plus généralement, ils ont mis en avant, dans leur programme de recherche, l’importance d’un cadre commun aux participants à l’échange (Revue économique, 1989). Ce cadre commun est constitué d’institutions – règles, classifications, etc. – qui conditionnent l’évaluation de la qualité du bien. Pour ce courant, les institutions s’imposent de l’extérieur aux agents et rendent possible l’échange par la mise en équivalence des biens et services. Par la suite, ce courant s’est intéressé à l’usage des institutions, avec notamment la question de l’interprétation des règles par les acteurs. Les institutions étant considérées comme « déjà là », la question de leur émergence est logiquement tenue pour secondaire par l’économie des conventions. Le seul courant économique qui se propose de théoriser la question de l’émergence des institutions est celui des évolutionnistes (Arthur, 1994). Ils entendent montrer comment la référence aux mécanismes de sélection naturelle contribue à expliquer l’émergence et le maintien des institutions, bien que celles-ci puissent s’avérer dans certains cas inefficaces. Les concepts d’aléas, de dépendance du sentier et de rendements croissants constituent les piliers de leur argumentation. Un « petit événement historique » est susceptible d’acquérir un grande importance institutionnelle 291
L’activité marchande sans le marché ?
parce qu’il aura suscité des effets irréversibles, créant une « dépendance de sentier ». Cette dynamique est complexifiée avec, notamment, l’introduction de rendements croissants. Comme nous allons le montrer dans ce paragraphe, cette théorie offre un cadre adéquat pour expliquer la construction du méta-type sur le marché de l’art contemporain. Pour accéder au marché de l’art contemporain, il faut que l’objet soit qualifié d’œuvre d’art. Définissant les biens culturels, Mc Cain souligne que la reconnaissance par la communauté culturelle de l’aspect créatif d’un bien constitue un facteur-clef dans son processus d’identification (Mc Cain, 2006). Notons ici que la qualification de l’œuvre d’art ne tombe pas du ciel mais relève d’un processus dynamique. Les sociologues et les historiens de l’art s’accordent pour reconnaître le rôle actif joué dans la construction de la valeur artistique par quelques individus, communément appelés instances de légitimation. Leur rôle peut s’analyser en recourant aux outils de l’économie évolutionniste. Quelques marchands, conservateurs ou « grands collectionneurs » créent de petits événements historiques (placement de l’œuvre dans un musée, publication de monographie, etc.) qui contribuent à faire entrer le nom de l’artiste dans l’histoire de l’art et à attribuer une valeur artistique à l’œuvre. Un petit événement historique isolé ne suffit pas à assurer l’entrée d’un nom dans l’histoire de l’art, c’est la conjonction de multiples actions qui conduit à la reconnaissance de l’artiste (Moureau et Sagot-Duvauroux, 2006). Ce n’est que lorsque la notoriété de l’artiste est établie que ses créations sont automatiquement identifiées comme des « œuvres d’art » et sont susceptibles d’être vendues aux enchères. En revanche, si l’artiste est inconnu, c’est l’entrée dans une galerie ou un musée qui permet de qualifier l’objet d’œuvre artistique. L’intervention du galeriste ou du conservateur ne se limite pas à la définition du méta-type, elle s’étend également à la construction du type. Les clients d’une galerie réputée savent que son propriétaire agira ensuite de telle façon que l’artiste gagne en notoriété ; le galeriste pourra, par exemple, éditer un catalogue ou organiser une exposition en collaboration avec un musée, afin de conforter la réputation d’un artiste. Un objet deviendra une œuvre d’art susceptible d’acquérir une valeur élevée si les spécialistes anticipent que l’artiste pourra s’inscrire dans un courant ou, mieux encore, générer une école et si certains experts oeuvrent en ce sens. En résumé, le marché de l’art contemporain tel qu’il vient d’être décrit ne correspond ni à un marché centralisé, ni à un marché décentralisé de gré à gré mais à un marché décentralisé et intermédié. En effet, c’est la présence d’intermédiaires ayant un rôle actif de légitimation qui, en donnant un statut artistique au bien, permet que l’échange ait lieu. Ce n’est qu’une fois que l’œuvre est reconnue que le marché des enchères peut se développer. Si l’œuvre est présentée aux enchères
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En pratique, les galeristes cherchent à conserver le plus longtemps possible la maîtrise de la production des artistes qu’ils représentent de façon à pouvoir bénéficier d’un retour sur investissement (Benhamou et alii, 2001).
Le paradoxe du marché de l'art contemporain
trop tôt, les risques sont élevés qu’elle ne trouve pas acquéreur (œuvre ravalée), ce qui constituerait un très mauvais signal pour le marché. Les rares travaux conduits sur la question à partir d’œuvres présentées plusieurs fois aux enchères ont ainsi établi un rapport de 1,75 entre le prix d’estimation lors de la première vente et le prix de vente obtenu ensuite pour les œuvres qui avaient été ravalées contre un taux de 3,77 pour les autres (Ashenfelter, 2003). Notons que certains modèles de la théorie des enchères laissent place à la figure de l’expert, en admettant que des agents mieux informés puissent influencer les évaluations privées (Naegelen, 1987). C’est un premier pas pour expliquer le rôle de l’expert dans l’émergence d’un marché mais il ne suffit pas parce que, pour le modélisateur, l’expert se contente d’aider à révéler la valeur, celle-ci étant tenue pour prédéfinie. Or, sur le marché de l’art contemporain, l’expert n’est pas seulement un agent mieux informé, il participe au processus de production de l’œuvre d’art. Autrement dit, il ne contente pas d’aider à révéler une valeur commune, reflet de la valeur fondamentale, il contribue à la déterminer. Ceci invite à reconsidérer un point très discuté de la théorie des enchères, la malédiction du vainqueur. La malédiction traduit l’idée que le vainqueur d’une enchère, au moment même où il apprend sa victoire, la regrette car celle-ci l’informe qu’il a surévalué le bien. Le vainqueur réalise, par le fait même de sa victoire, qu’il paye un prix supérieur à l’évaluation moyenne qui correspond à la valeur fondamentale du bien. Il est admis que la malédiction du vainqueur n’influence les comportements que si la valeur inconnue est commune et les évaluations corrélées, c’est-à-dire si les acheteurs sont susceptibles de réviser leur évaluation quand ils reçoivent des informations sur les évaluations des autres. Ainsi, dans une enchère ascendante, chaque fois qu’un agent abandonne l’enchère alors que le prix s’élève, il transmet de l’information sur son évaluation qui peut être utilisée par les autres acheteurs pour réviser leur propre évaluation a priori et atténuer le risque de sur-estimation (Mougeot, 2001, pp. 43 et 44). La malédiction du vainqueur identifie une situation qui n’a de sens que dans le cas où la valeur fondamentale ne peut pas être influencée par les stratégies des participants. Sur le marché de l’art contemporain, cette condition n’est pas toujours respectée. Illustrons ceci par les exemples suivants. Un collectionneur – spéculateur qui entend acquérir une œuvre d’art pour la revendre et réaliser une plus-value devrait être sensible aux estimations des autres acheteurs qui ont les mêmes caractéristiques et devrait, donc, subir la malédiction du vainqueur s’il gagne. Il s’agit, d’ailleurs, d’une illustration classique de ce phénomène (Mougeot, 2001, p. 43). Cependant, si notre collectionneur acquiert une œuvre dont il est susceptible d’influencer le prix de revente, parce qu’il est également un critique d’art influent, alors son évaluation n’est pas étroitement corrélée à celle des autres. Puisqu’il ne voit pas dans l’évaluation moyenne du marché l’indicateur de la valeur fondamentale, il ne regrettera pas d’avoir été le mieux disant et il n’y aura pas de malédiction du vainqueur. 293
L’activité marchande sans le marché ?
Conclusion Nous sommes parties du paradoxe du marché de l’art. Celui-ci est une figure emblématique du marché des enchères et pourtant, dans un premier temps, les œuvres d’art contemporain ne sont pas vendues aux enchères mais sur des marchés décentralisés où les instances de légitimation jouent un rôle essentiel ; seules les œuvres ayant déjà acquis une certaine notoriété sont vendues aux enchères. Pour comprendre ce paradoxe nous avons introduit la notion de métatype afin de désigner une étape de la qualification du bien qui s’effectue en amont de l’évaluation de la qualité du bien. Cette étape est essentielle car tant que le méta-type n’est pas défini, il n’y a pas de mise en équivalence du bien possible, donc pas d’échange. Nous nous sommes ensuite intéressées aux axiomes qui sous-tendent les modèles d’enchères. Nous avons montré comment la doctrine d’Harsanyi suppose l’existence d’un cadre commun qui permet aux participants de renoncer à leur subjectivité pour se placer en observateur objectif du marché. Ce cadre s’identifie à la connaissance commune de la distribution du type (bonne ou mauvaise qualité), ce qui implique que le méta-type (le statut du bien) soit défini. S’agissant des œuvres d’art contemporain, cette condition n’est pas respectée tant que l’artiste n’a pas atteint une certaine notoriété. Enfin, nous avons mis en avant le rôle joué par certains intermédiaires, notamment les galeristes, dans la construction de la réputation d’un artiste et la labellisation d’une œuvre d’art. Dans les modèles d’enchères à valeur commune, l’incertitude est synonyme d’incomplétude d’information sur les évaluations des autres et sur la valeur fondamentale et non d’indétermination de cette dernière. La distinction entre l’incomplétude d’information et l’indétermination peut s’éclairer par la fable de Jean de Lafontaine du Laboureur et de ses enfants. Lorsque le laboureur invite ses enfants à rechercher le trésor caché dans le champ, il ne s’agit pas de mettre à jour une richesse préexistante mais de créer des revenus futurs en labourant le champ. De même, sur le marché de l’art contemporain, lorsque l’artiste est peu connu, la valeur fondamentale n’est pas simplement cachée mais doit être créée. Une étape de socialisation du bien est nécessaire pour qu’une valeur commune puisse émerger. Dans cette étape, les instances de légitimation jouent un rôle central puisqu’elles qualifient le bien « d’œuvre d’art ». Tant que la définition du méta-type reste indéterminée, un marché centralisé, tel que celui des enchères, est défaillant. La question de la pertinence du marché d’enchères pour des biens nouveaux ne concerne pas le seul marché de l’art contemporain. Recourir au mécanisme d’enchères pour déterminer les prix d’actifs aux propriétés mal définies, c’est accepter une grande volatilité des prix pouvant aller jusqu’à la formation de bulles financières. Des marchés décentralisés avec experts sont mieux adaptés pour traiter ce type d’incertitude.
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Bibliographie
Le paradoxe du marché de l'art contemporain
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Acquérir des chefs-d’œuvre hors du marché ? Le cas de la Fuite en Egypte de Nicolas Poussin Emmanuel Coblence Centre de Gestion Scientifique, Mines ParisTech
L’idée que les produits et biens culturels ne seraient pas des marchandises comme les autres, par là même soumises aux lois du marché et des échanges internationaux, fonde généralement l’argumentation en faveur d’une exception culturelle. Les débats récurrents portant sur l’inaliénabilité des collections publiques ou sur l’expérimentation de la gratuité d’accès aux musées interrogent le rôle et les modalités de l’action publique dans le secteur culturel, où la « marchandisation » et les discours centrés sur la performance sont souvent jugés incompatibles avec les valeurs d’universalité de l’art. Pour les praticiens comme pour les chercheurs, la gestion des institutions culturelles apparaît ainsi véritablement traversée par les questions de relation au marché. Les conditions d’une activité marchande dans ce secteur (comme par exemple la définition de la qualité d’une œuvre) sont-elles fondamentalement indissociables de l’existence du marché de l’art ? L’histoire étonnante d’une toile du peintre français Nicolas Poussin (1594-1665) permet d’illustrer, dans plusieurs domaines, les problématiques de rencontre du monde institutionnel et de l’activité marchande abordées dans ce colloque de Cerisy. En nous appuyant sur les épisodes récents de la Fuite en Egypte, notamment son acquisition par le musée du Louvre en 2007, nous mettrons en avant l’inscription politique forte du marché de l’art ancien. Nous soutiendrons, en particulier, que les œuvres d’art négociées et achetées lors des ventes publiques constituent des objets de gouvernement, dans la mesure où l’Etat décide de l’existence même du marché, évalue ou réévalue constamment la qualité des oeuvres, impacte leur prix et organise leur circulation sur le territoire. C’est en 1657 que Nicolas Poussin peint la Fuite en Egypte. La toile représente un sujet fréquemment traité dans la peinture depuis l’époque romane : Joseph et Marie, fuyant la Palestine pour protéger l’enfant Jésus du massacre des nouveauxnés ordonné par Hérode. Marie, qui porte l’enfant, se retourne vers la patrie qu’elle s’apprête à quitter, tandis que Joseph guide l’âne chargé d’une lance et Nous remercions la direction du musée du Louvre de nous avoir permis de mener ces recherches, et plus particulièrement Mme Anne Vincent (Acquisitions), Mme Constance Lombard (Mécénat) et M. Vincent Pomarède (Département des Peintures).
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L’activité marchande sans le marché ?
d’un bouclier. Au centre de la composition, l’ange semble protéger les fuyards et leur indiquer le chemin. Les contemporains de Poussin, notamment Chantelou en 1665, Félibien en 1685 ou encore Le Comte en 1699, connaissaient l’existence de la toile (Laveissière, 2008). Ils nous renseignent également sur l’identité de son commanditaire : il s’agit de Jacques Serisier, un négociant en soie lyonnais, amateur d’art et ami de Poussin. Mais si les historiens d’art savent que Serisier fut le premier collectionneur du tableau, ils perdent ensuite la trace de l’œuvre pendant plus de trois siècles.
L’épisode judiciaire : comment estimer la qualité d’une œuvre lors de basculements de l’expertise ? Le tableau ne réapparaît que le 2 mars 1986 à l’occasion d’une vente publique aux enchères. L’œuvre étant en mauvais état, obscurcie par un voile terne, les experts chargés de fixer sa mise à prix l’attribuent alors non pas à Poussin lui-même, mais à l’atelier du maître. Ils l’estiment alors à 150 000 francs. Au terme de la vente, le tableau est finalement acquis par deux frères, Richard et Robert Pardo, marchands d’art qui ont la conviction qu’il s’agit d’une toile originale de Poussin. Pariant sur son authenticité, les Pardo achètent ce jour-là la toile pour 1,6 million de francs. Les frères Pardo entreprennent alors de restaurer soigneusement le tableau, et sont récompensés de leurs efforts lorsqu’en 1994, une nouvelle expertise scientifique authentifie la main du maître, grâce notamment aux multiples « repentirs » révélés par les examens en laboratoire (Laveissière, 2008). Le tableau est alors remis en vente, les marchands d’art espérant bien entendu tirer une substantielle plusvalue de leur « découverte ». Ce ne sera pas le cas, car le précédent propriétaire du tableau entend parler de la future vente et, s’estimant lésé quant à la qualité de l’objet et aux produits de la vente de 1986, il attaque les frères Pardo en justice. Au terme du procès, il obtiendra gain de cause et se verra restituer le Poussin. L’odyssée judiciaire contemporaine de la Fuite en Egypte met en lumière l’importance, pour les œuvres d’art, des questions d’expertise et d’incertitude quant à la qualité. L’excellence artistique et la rareté de l’œuvre semblent constituer les paramètres principaux dans la détermination de la qualité d’un tableau ancien (Moulin, 1995). Dans sa communication sur les marchés d’enchères de l’art contemporain, N. Moureau et D. Rivaud-Danset (cf. infra, Moureau et RivaudDanset, 2008) proposent de circonscrire l’incertitude sur la qualité d’un bien culturel par les notions de « méta-type » (capacité à qualifier ce bien comme étant une œuvre d’art) et de « type » (qualité du bien par rapport aux biens comparables). Si la question du méta-type ne semble pas se poser avec autant d’acuité pour les ventes d’art ancien – une peinture du XVIIe siècle peut-elle être autre chose qu’une œuvre d’art ? – l’incertitude sur l’évaluation du type pèse en revanche fortement sur le marché. 298
Acquérir des chefs-d’œuvre hors du marché ? Le cas de la Fuite en Egypte de Nicolas Poussin
A première lecture, ce seraient les experts qui, à l’intérieur même du marché, garantiraient la qualité du bien pendant la phase d’enchères en prescrivant un prix du marché. De même, les contradictions et les revirements de cette expertise seraient gérés par le marché lui-même, puisqu’une seconde vente publique – garantie par une seconde expertise – pourrait transformer un tableau d’atelier en une toile de maître : après tout, ne sont-ce pas des marchands d’art, acteurs du marché par excellence, qui ont révélé la véritable valeur de l’œuvre ? Par delà le constat qu’une expertise peut basculer radicalement en l’espace de dix ans seulement, cette décision judiciaire atteste cependant que la qualité n’est ni fluctuante ni endogène au marché. Au contraire, la qualité fondamentale du tableau (son auteur, sa « main ») peut être construite à l’extérieur du marché par les pouvoirs publics. Elle est alors stabilisée de façon rétroactive par ceux-ci : derrière le voile terne du tableau expertisé en 1986 se trouvait déjà le Poussin. Les mécanismes de marché et ses acteurs internes ne peuvent déterminer à eux seuls la valeur d’un bien culturel et fonder ainsi l’échange marchand dans le marché. Au contraire, nous défendrons l’hypothèse selon laquelle la qualité de l’œuvre d’art peut générer une transaction marchande hors du marché.
L’épisode administratif : une acquisition hors marché ? Dix ans après la nouvelle expertise et la fin de l’épisode judiciaire, s’ouvre un nouveau débat public sur cette œuvre de Poussin. Celui-ci ne porte plus sur l’authenticité de la toile, ni sur sa juste propriété. Il concerne l’avenir du tableau en France. En effet, le propriétaire de la Fuite en Egypte sollicite en 2004 de la Direction des Musées de France (DMF) du ministère de la Culture un certificat d’exportation afin de pouvoir vendre le tableau sur le marché international. Ce certificat sera refusé par le Ministère, qui classe immédiatement l’œuvre comme Trésor National du Patrimoine (TNP). Cette procédure revient dans les faits à priver la toile de passeport pour trente mois, le temps pour l’Etat de rassembler les fonds nécessaires pour l’acquérir, à un prix négocié avec le propriétaire. Le classement en TNP, s’il éclaire fortement le rôle des pouvoirs publics dans la circulation des œuvres artistiques majeures, ne constitue pas l’unique dispositif mobilisable par ceux-ci pour acquérir une pièce. Confrontées à la multiplicité des objets rencontrés dans les processus d’acquisition, les institutions culturelles tentent de classer les œuvres et les situations, et créent des dispositifs différenciés. Ce « mixte juridique » (Moulin, 1997), construit sur le flou des expertises, est-il Le classement d’une toile en Trésor National, défini dans le code du patrimoine à l’article L111-1 ne peut s’appliquer qu’aux tableaux crées il y a de plus de cinquante ans et d’une valeur estimée d’au moins 150 000 €. Cette procédure concerne en moyenne une dizaine d’œuvres par an. La France n’est pas le seul pays à s’être doté de ce type d’outil juridique de protection du patrimoine ; des lois proches ou équivalentes existent ainsi dans d’autres pays de l’Union Européenne.
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L’activité marchande sans le marché ?
largement dépendant de la valeur marchande des biens qui s’exprimerait en un prix sur le marché, comme le suggère Raymonde Moulin ? Nous proposons d’identifier trois degrés d’intervention publique sur le marché de l’art ancien : • La participation à la vente publique. L’Etat, par son représentant lors de la vente, prend part aux enchères comme un acheteur « ordinaire », et acquiert au final l’œuvre s’il se trouve en position de dernier enchérisseur. Il s’agit ici de procéder à l’acquisition en s’insérant pleinement dans les mécanismes de marché ; le prix final d’achat est celui du marché. L’activité marchande de l’Etat collectionneur passerait donc ici par le marché. • L’exercice du droit de préemption. Ici, l’Etat ne participe pas activement à la vente publique, c’est-à-dire qu’il n’enchérit pas au même titre que les autres acteurs marchands. Il laisse fonctionner le marché et reste en retrait, mais une fois la vente terminée, le représentant de l’Etat préempte alors l’œuvre, c’est-à-dire qu’il s’engage à l’acquérir, au dépens du dernier enchérisseur et au prix finalement proposé par celui-ci (prix du marché). Le musée acquéreur bénéficie alors d’un délai de quinze jours pour s’assurer définitivement de l’authenticité et de la qualité de l’œuvre, motiver sa décision auprès de la DMF (sur des critères essentiellement artistiques) et concrétiser sa promesse d’achat. Dans le cas de la préemption, l’activité marchande se ferait après et malgré le marché. • Le classement en Trésor National du Patrimoine (TNP). La Commission des Trésors Nationaux, où siègent de façon quasi-paritaire des représentants de l’Etat et des acteurs du marché de l’art (marchands, grands collectionneurs…), décide l’interdiction temporaire de sortie du territoire français d’une œuvre en se prononçant sur son caractère « patrimonial ». Durant une période de trente mois, l’Etat extrait l’œuvre du marché international, empêche sa transaction lors d’une vente publique et négocie avec le propriétaire de gré à gré (ou en faisant éventuellement appel à une expertise conjointe en cas d’impasse des négociations) en s’efforçant – comme le prévoit la loi – de proposer le prix du marché international. Il est possible qu’aucun accord ne soit trouvé au terme des trente mois : le « passeport » de l’œuvre est alors restitué au propriétaire qui pourra à nouveau la proposer au marché international. Si en revanche les négociations aboutissent, l’acquisition par l’Etat s’effectuera au prix résultant de cette négociation. L’acquisition par une institution publique d’une œuvre suite à son classement en TNP constituerait dans ce dernier cas une transaction marchande effectuée hors du marché. Dans le cas d’un classement en TNP comme pour la Fuite en Egypte, la négociation de l’Etat (incarné par le conservateur en charge du projet d’acquisition) s’effectue de gré à gré avec le propriétaire – très souvent sans intermédiaire –, les pouvoirs publics se substituant à l’ensemble des acheteurs potentiels. Il est intéressant de 300
Acquérir des chefs-d’œuvre hors du marché ? Le cas de la Fuite en Egypte de Nicolas Poussin
s’interroger sur la détermination du prix : la loi impose certes de respecter le prix du marché international (Distel et Chastanier, 2006), mais comment connaître celui-ci sans passer par le marché ? Les témoignages que nous avons recueillis suggèrent que trois éléments interviennent principalement dans le processus : un travail de comparaison avec d’autres œuvres (même artiste, même période, même « qualité », vente proche…) ; la sensibilité du propriétaire à ce que l’œuvre rentre dans les collections nationales et/ou soit présentée dans les salles d’une grande institution ; et celle du conservateur, conscient du caractère unique de l’objet et peu désireux de le voir s’expatrier, surtout dans un musée concurrent.
Participation à la Exercice du droit Classement en vente publique de préemption Trésor National du Patrimoine Rapport de l’Etat au marché Prix du marché Qualité de l’oeuvre Posture de l’Etat
Dedans
Après
Dehors
Oui
Oui
Pas nécessairement
Importante
Majeure
Majeure
Insertion
Régulation
Substitution
Tableau récapitulatif : les trois modes d’acquisition d’une oeuvre par l’Etat
Cet épisode de l’histoire de la Fuite en Egypte illustre selon nous un renversement du rapport classique entre la qualité du bien et le marché. Pour les économistes classiques, c’est la qualité d’un bien (définie par les acteurs du marché) qui permet de fonder l’échange marchand sur le marché. Or, dans le cas du Poussin, nous observons précisément le contraire : c’est la qualité de l’œuvre – une toile majeure du plus célèbre peintre français du XVIIe siècle – qui permet à l’Etat de fonder un échange marchand hors du marché. Le classement en 2004 de la toile comme TNP constitue ainsi un puissant dispositif de l’action publique pour organiser la circulation des œuvres sur son territoire, ou plus exactement (en paraphrasant Michel Foucault), pour faire le « partage entre la bonne et la mauvaise circulation » (Foucault, 1978, p. 20) des oeuvres. En 2007, au terme des trente mois, le tableau sera bien acquis par le musée du Louvre, Grand Département de l’Etat pour les peintures du XVIIe siècle, pour un montant de dix-sept millions d’euros. Si elle rentre officiellement dans les collections du Louvre, la toile est cependant immédiatement mise en dépôt au musée des Beaux-Arts de Lyon. Il s’agit du dernier chapitre de l’histoire, en marche, du Poussin : l’étude des mécanismes de financement et de coopération entre musées mis en place pour « sortir » la toile du marché renforce notre 301
L’activité marchande sans le marché ?
hypothèse que les œuvres constituent des objets de gouvernement (Foucault, 2004 ; Lenay, 2005).
L’épisode coopératif : l’œuvre d’art comme objet de gouvernement
Le projet d’acquisition de la Fuite en Egypte fut d’abord porté par le musée des Beaux-Arts de Lyon : pour cette institution de premier plan ne possédant aucun tableau de Poussin dans ses collections, acquérir cette œuvre majeure de l’artiste dont le premier collectionneur Jacques Serisier était un notable lyonnais, constituait une opportunité rare. Cependant, les compétences et ressources internes du musée de Lyon (notamment en matière d’ingénierie de mécénat et de réseaux d’entreprises partenaires) ne lui permirent pas de mener la négociation à terme. Alors que le délai touchait à son terme, les équipes du Louvre (Département des Peintures dont le conservateur en chef est l’ancien directeur du musée lyonnais ; Service des acquisitions ; Service du mécénat) furent mobilisées pour négocier avec le propriétaire, réunir les fonds et acquérir l’œuvre pour le musée de Lyon. De fait, le financement de l’acquisition de la Fuite en Egypte constitue à ce jour la plus importante opération de mécénat jamais réalisée en France, tant dans son ampleur que par la diversité des acteurs mobilisés : près de trois millions d’euros sont issus de fonds publics d’acquisition (dont un million de crédits du Louvre et du Fonds national du Patrimoine) ; quatorze millions proviennent de mécénat de grands groupes privés partenaires du Louvre ou de la région Rhône-Alpes, qui bénéficient de la loi de 2003 permettant de déduire de l’impôt sur les sociétés 90% des montants employés en mécénat ; enfin de nombreuses contributions individuelles, souvent modestes, ont alimenté une caisse de la communauté lyonnaise, témoignant des fortes attentes locales. Dans son argumentaire de recrutement des mécènes pour le Poussin, le Louvre a mis l’accent sur la fluidité des échanges entre les deux institutions et l’opération innovante de coopération mise en place : l’œuvre n’est pas destinée au Louvre. Dans ce dispositif, nous observons que l’Etat ne finance pas principalement et directement l’acquisition de l’œuvre, mais qu’il organise la mobilisation des ressources financières et gère la circulation des financements de la culture. Les pouvoirs publics organisent également la circulation des œuvres. Pour raisons statutaires, le Louvre ne peut acquérir une œuvre au profit d’une autre institution, cette mission étant réservée aux administrations centrales telles que la Réunion des Musées Nationaux (RMN) et la Direction des Musées de France (DMF). La toile de Poussin a donc été acquise par le Louvre, c’est-à-dire qu’elle intègre les collections du musée. Or celui-ci possède déjà quarante-deux toiles Dans quelle mesure peut-on d’ailleurs encore parler de « mécénat », quand il s’agit au final d’une perte de recettes fiscales ?
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Acquérir des chefs-d’œuvre hors du marché ? Le cas de la Fuite en Egypte de Nicolas Poussin
du peintre français dans ses collections ; la Fuite en Egypte est une œuvre de vieillesse, qui laisse la part belle aux paysages dans la composition, mais cette période de l’artiste, moins prolifique, est déjà représentée dans les collections du Louvre. L’Etat a donc imaginé un mécanisme de mise en dépôt, immédiat et permanent, du tableau au musée des Beaux-Arts de Lyon, le Louvre endossant un rôle de « tête de vaisseau » dans la distribution spatiale des œuvres majeures. Ce dispositif de coopération imaginé pour extraire le tableau du marché nous invite à penser l’œuvre d’art comme objet de gouvernement. Ce constat n’est pas nouveau : l’invention des musées dans l’Europe des Lumières articulait déjà finement la bonne conservation des collections du Roi et le bon gouvernement (McClellan, 1994), le XIXe siècle renouvelant ce lien autour de l’idée de nation (Schaer, 1993 ; Poulot, 2005). Nous observons à travers ce cas la capacité de l’Etat à articuler la politique culturelle avec d’autres politiques sectorielles, la culture étant souvent envisagée comme moteur économique et social des dynamiques territoriales.
Conclusion : l’Etat et l’art, une triple circulation L’histoire contemporaine de la Fuite en Egypte met en évidence les efforts déployés par les organismes publics sur le marché de l’art ancien. Elle nous laisse à penser que la qualité du tableau peut se construire à l’extérieur des mécanismes de marché, et fonder un échange marchand hors du marché, l’Etat pouvant même se substituer à ce dernier. En matière d’œuvres d’art ancien, l’Etat est en quelque sorte le régulateur du marché. Cette régulation ne se fait pas en délimitant strictement des frontières ou des emplacements pour l’art (public / privé ; œuvres majeures / œuvres mineures ; capitale / province ; art officiel / art maudit…) au sein de l’appareil centralisé et interventionniste de « l’Etat culturel » (Fumaroli, 1992), mais plutôt pour permettre, organiser et gérer une triple circulation dans le monde de l’art : • circulation des œuvres : entre collections privées et collections nationales, mais aussi à l’intérieur du territoire et avec l’étranger ; • circulation de l’argent : entre les différents acteurs du marché de l’art, mais aussi entre les institutions, avec les entreprises et les citoyens individuels ; • circulation des regards : entre les citoyens amateurs, les collectionneurs et les experts, mais aussi entre grands musées parisiens et plus petites institutions de province. Le classement en 2004 de la toile de Poussin comme Trésor National du Patrimoine, le pilotage d’une opération de mécénat sans précédent, l’acquisition pour les collections du Louvre suivie immédiatement de la mise en dépôt au musée Trois salles entières de l’aile Richelieu du Palais sont consacrées au peintre français, ce qui permet une présentation permanente au public de trente-cinq toiles.
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L’activité marchande sans le marché ?
des Beaux-Arts de Lyon constituent autant d’opérations concrètes permettant aux pouvoirs publics d’organiser ces circulations du secteur de l’art.
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Audience ou market design ? Observations et hypothèses sur la valorisation des plateformes sociales du Web Benjamin Chevallier Telecom ParisTech
Introduction Nombre de services Web reposent aujourd’hui sur un argument de gratuité : l’utilisation libre d’un service est rendue possible par la valorisation publicitaire de l’audience créée. Le modèle est connu et assimilé par tous. Il s’applique en particulier aux plateformes d’interaction sociale (PSI) tels que forums, blogs, plateforme de réseautage… On l’observe également sur les plateformes d’échanges entre particuliers, notamment sur les sites de petites annonces tels que Kijiji (eBay), Leboncoin.fr/ ou encore Vivastreet.fr/. Nous nous intéressons ici à ce cas de plus en plus fréquent où des places de marché rassemblent des classes de vendeurs différentes avec des coûts d’entrée différents. A la différence du modèle eBay qui traite de façon similaire particuliers et vendeurs professionnels, reposant au passage la question de leur distinction, les plateformes sociales d’interaction (PSI) proposent deux entrées pour les agents désireux de promouvoir une offre : la publicité (liens sponsorisés, bandeaux, sponsoring, etc.) et l’encastrement dans des échanges informationnels le plus souvent gratuits (fils de discussions d’un forum, commentaires d’un blog, profil d’un réseau social etc.). Le cas des petites annonces gratuites de cours à domicile (Vivastreet.fr/) exposé dans l’article est typique de la naissance d’un marché qui mêle des offres particulières et des offres publicitaires : les particuliers ne paient rien pour publier leurs offres, tandis que les agences de soutien scolaire achètent des espaces publicitaires sur la plateforme. La substituabilité entre ces offres – même si elle pose question – laisse entrevoir un marché original dont il faut étudier les caractéristiques et le rapport au marché global du soutien scolaire à domicile. Outre de questionner la question de la gratuité dans un contexte marchand, l’intérêt de la recherche se situe dans la faculté des plateformes à internaliser des réseaux d’agents jusque là très éloignés. La théorie des marchés à deux faces propose un cadre d’analyse éprouvé pour modéliser ces mécanismes. Nous verrons cependant que l’irruption d’une concurrence entre publicité et contenu introduit des coûts de régulation ignorés jusque là.
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Cet article expose quelques résultats et observations faites sur Vivastreet.fr/, à partir de l’étude empirique d’un échantillon de 500 annonces. Il a pour but de proposer quelques grandes hypothèses de recherches et de jalonner une démarche plus globale sur les PSI. Après avoir détaillé la situation de départ et ce qui la distingue des modèles standards de la théorie Two-Sided Market (TSM) (Partie 1), une brève analyse des surplus fera émerger la question centrale de la régulation des qualités (Partie 2). Sur cette base, on proposera une analyse de la création de valeur fondée sur la distinction entre une logique de l’audience, qui met en jeu des stratégies de captation d’attention, et une logique d’interaction sociale, qui met en jeu la réflexivité des agents (Partie 3).
Plateforme sociale et modèles TSM Le modèle TSM du web participatif (web 2.0) Le cas de figure où les utilisateurs d’une plateforme Web génèrent eux-mêmes le contenu collectivement est connu et usuellement désigné sous le nom Web 2.0. La gratuité du service est généralement de mise dans le pacte éditorial : les utilisateurs ne paient rien et la plateforme se rémunère en revendant l’audience créée à des annonceurs publicitaires. C’est bien le cas de Vivastreet.fr/ qui offre gratuitement un service de publication et consultation de petites annonces. Celles-ci sont classées par domaine d’activité et par lieu géographique. L’audience générée est valorisée de deux manières : par la présence d’un bandeau publicitaire sponsor attaché à la rubrique (ici celle des cours particuliers) et par l’affichage de liens sponsorisés dans les pages de résultats. Ces derniers sont placés sur la page par le service Google AdSense, qui adresse des messages publicitaires sur des espaces ciblés, c’est-à-dire correspondant aux mots clés définis par l’annonceur.
Figure 1 : Modèle TSM des plateformes Web 2.0 306
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La théorie TSM explique ces plateformes selon un modèle de média participatif qui distingue un bord audience et un bord annonceur. Le premier réunit les producteurs du contenu (ceux qui publient, ici des petites annonces) et les lecteurs, pour un coût d’entrée nul (P=0). Le second est constitué des annonceurs «publicitaires», qui payent un prix d’entrée pour apparaître sur la plateforme. Ces modèles s’appliquent mal ici en raison du rapport d’équivalence entre la publicité et le contenu (figuré ici par la double flèche).
Publicité et annonces : complémentarité ou substituabilité ? L’hypothèse centrale que l’on défend ici est que cette équivalence mène à une substituabilité et donc à une concurrence entre les annonces publicitaires ciblées et le contenu produit par les utilisateurs gratuits. Dans le cas des offres de cours à domicile, les agents qui travaillent pour les agences sont susceptibles d’être distribués par les petites annonces. Nombre de celles-ci mettent d’ailleurs en avant une expérience chez telle ou telle enseigne de renom, ou le souhait de trouver une intermédiation moins coûteuse. Enfin si ces activités étaient traditionnellement du domaine de l’économie informelle (40% en 2006 selon l’Institut National de la Recherche Pédagogique), la référence quasi systématique au Cesu dans les annonces nous incite à retenir l’hypothèse du travail déclaré. On raisonne donc sous les hypothèses suivantes : • les deux types d’offre (agence et particuliers) sont par la suite contractualisés dans le cadre du Chèque Emploi Service Universel (Cesu). Toutes les offres ouvrent donc droit à l’abattement fiscal de 50% pour les consommateurs, ainsi qu’aux prestations sociales attachées aux cotisations pour les enseignants. • Les enseignants ont le choix entre l’intermédiation des agences et celle des petites annonces entre particuliers. • La concurrence se fait sur la qualité de l’enseignant (son type) et sur la qualité de service (remplacement, réduction du risque d’aléa moral). Sans éluder la question de la commodité, on considère que le service de contractualisation proposé par les agences ne suffit pas à différencier leur offre de celle des particuliers. Les facilités administratives attachées au Cesu, ainsi que la disponibilité des contrats types sur le Web diminuent la valeur de cet avantage. Ce parti pris n’élude pas la nécessité d’une réflexion approfondie sur la nature et l’intensité de cette concurrence. On pourrait notamment se demander si celle On pourra notamment s’interroger sur les stratégies monopolistiques, en particulier du Sponsor de la page. Sa situation d’annonceur particulier ne lui confère-t-elle pas une situation monopolistique qui expliquerait ses prix ? On est tenté de répondre non pour deux raisons. Tout d’abord parce que la concurrence entre les plateformes Web offre à d’autres enseignes la même situation, ensuite parce que les agences présentes dans les liens sponsorisés et
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ci est identique sur tous les segments du marché, ou si ses éventuels effets ne sont pas effacés par l'élargissement global du marché que mettrait en œuvre les plateformes comme Vivastreet.fr/. La question mérite approfondissement. Le but est ici de proposer une démarche sur la base de cette hypothèse de substituabilité. Celle-ci semble tendancielle dans des pans entiers du Web « social ». La recherche d'audiences qualifiées par les annonceurs publicitaires les conduit à investir des espaces dont l'attention est focalisée sur un objet de consommation précis. Or les espaces répondant le mieux à ces critères sont des marchés ou des métamarchés sur lesquels les annonces publicitaires risquent de trouver ce type de concurrence.
Figure 2 : Le cas Vivastreet.fr/
Les modèles d’externalités négatives dans la théorie TSM La situation décrite par la Figure 2 trouve un écho certain dans les développements de la théorie TSM. La possibilité d’externalités négatives à l’intérieur même de l’un des deux bords a été étudiée par Belleflamme et Toulemonde (2004) ou Anderson, Ellison et Fudenberg (2005). L’exemple le plus simple est celui de la place de marché : l’utilité de l’acheteur est fonction du nombre de vendeurs présents, en revanche la compétition liée à la présence d’autres acheteurs aura un impact négatif. La situation se répète de façon identique pour le vendeur. Mais ce type d’externalité négative n’altère pas le modèle (Roson, 2005) : une plateforme dans les annonces gratuites pratiquent les mêmes niveaux de prix et proposent des biens substituables.
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Pour un autre exemple sur les services de réparation automobile, Cf. Chevallier et Bedo, 2006.
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opérant un marché à deux bords a théoriquement la capacité d’internaliser cet effet, de lui donner un prix et d’en faire porter la charge au bord d’en face. La concurrence entre vendeurs, bénéficie in fine à l’acheteur qui devrait se voir imposer en retour un coût d’accès ou d’utilisation de la plateforme plus grand. Mais dans le cas qui nous occupe, la plateforme ne peut transférer de prix vers le bord des acheteurs puisque ceux-ci utilisent un service gratuit. La plateforme n’internalise donc pas les effets externes qui traversent le marché, ce qui semble l’éloigner d’un modèle proprement TSM. Considérons maintenant les mécanismes de prix qui marquent la distribution des coûts d’entrée sur la plateforme : selon la théorie TSM le prix payé par les annonceurs publicitaires est une subvention croisée de l’entrée des utilisateurs gratuits, ce qui constitue l’audience recherchée. Or on a vu au chapitre précédent qu’il convenait de replacer une partie de ceux-ci du côté des annonceurs, ce qui revient à dire qu’une partie des annonceurs (publicitaires) paie le ticket d’entrée des autres (utilisateurs gratuits). En gardant l’hypothèse que ces annonces sont bien substituables, on peut décrire la situation comme une généralisation et une officialisation du cas du passager clandestin, puisque dans une même classe d’agents, certains paient et pas d’autres. Cette subvention « décroisée » exclut le modèle standard de marché à deux bords de nos schémas explicatifs. Pour dire mieux, elle le conditionne à l’existence d’un coût largement distribué sur les classes d’agents « gratuits », et qui soit socialisé, c’est-à-dire sans prix. Pour la cohérence du modèle TSM il doit théoriquement être supérieur à cette subvention « décroisée », de sorte que le rapport coûts-bénéfices pour les annonceurs publicitaires reste à leur avantage. Nous verrons par la suite que la nature de ces coûts a trait à la régulation de la plateforme, en particulier à la régulation des qualités, et que leur intégration aux modèles standard TSM n’est pas sans poser problème en ce qu’il s’agit d’estimer des coûts très différents. Pour le moment il convient de se confronter à quelques résultats empiriques qui viendront éclairer les stratégies d’acteurs. Une brève étude des prix et des surplus révélés sur le marché des cours à domicile de Vivastreet.fr/ nous permettra ainsi de mettre en lumière la question centrale de la qualité et de sa gestion.
La question de la qualité Derrière les bords d’accès gratuit ou payant, on distingue empiriquement deux classes d’agents : les agences (qui occupent à 90% les espaces publicitaires) et les particuliers (qui occupent à 70% les espaces d’annonce gratuits). Nous reviendrons dans la troisième partie sur les 10% de pubs et les 30% d’annonces qui n’appartiennent pas à leurs classes, et nous verrons les stratégies qui les animent. Chacune de ces populations d’annonceurs possède des structures de prix et de qualité qui lui sont propres. Afin de comprendre la répartition des classes sur les différends bords de la plateforme, comparons les structures de prix, leurs niveaux et les surplus respectifs des consommateurs, producteurs et agences. 309
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Structure des prix et qualités des services Les agences de soutien scolaire sont dans la plupart des cas des courtiers en services à domicile. Elles proposent de mettre en relation enseignants et élèves ainsi que de gérer la contractualisation et la transaction entre les deux parties moyennant une commission. Elles ne salarient donc pas directement les enseignants et proposent des prix constants qui sont fonction du profil de la demande (niveau de l’élève et situation géographique). Les prix entre les principales sociétés de service varient peu. A l’inverse, les petites annonces gratuites témoignent d’une grande dispersion de prix, dont les niveaux s’échelonnent de 9 à 40 euros pour une heure de cours. La qualité du service est également gérée différemment. Pour plus de commodité, ramenons tout d’abord la qualité de l’enseignant à son type, défini par son niveau de diplôme. Les agences proposent une qualité minimum garantie (les enseignants ont au moins un niveau bac+3) mais incertaine, puisque le consommateur ne connaît pas ex ante le niveau de diplôme de l’enseignant. A l’inverse, les petites annonces détaillent les qualités et parcours de l’offreur, le type de l’enseignant est donc connu mais non certifié. Si l’on considère la qualité du service lui-même, les sociétés de courtage arguent de leur capacité à sélectionner des candidats de valeur, ainsi qu’à remplacer rapidement un enseignant qui ne conviendrait pas. De leur côté, les petites annonces de particuliers mettent en avant des éléments de certification tels que les statistiques de réussite de leurs anciens élèves ou leur parcours chez tel ou tel enseigne de soutien à domicile. Par ailleurs, le dynamisme du marché sur Vivastreet. fr/ garantit sous une autre forme la continuité du service en cas de défaillance dans la relation. On ne manquera pas de souligner que la qualité d’un enseignement à domicile implique bien d’autres critères, voire que sa définition en tant que bien d’expérience est quasi impossible. Il conviendrait donc de souscrire à une économie des qualités ou des singularités (Karpik). Pour les besoins de l’analyse, on s’essaie cependant à ordonner prix et qualités afin de classer sur ce plan les offres observées. L’objectif est double : faire apparaître le problème de la qualité dans ses nombreuses dimensions, et comparer les surplus alloués. A cette fin, on détermine la constante suivante : le service étudié correspond à un cours de mathématiques à domicile de niveau terminale par un enseignant bac +3 minimum.
Structure des prix et surplus Une rapide comparaison (à qualité égale) des salaires nets montre que les enseignants qui choisissent les petites annonces de particulier récupèrent tout ou partie de la rente organisationnelle captée par les agences. Ceci est d’autant plus vrai que la qualité augmente. D’une part les enseignants révèlent leur type, d’autre part ils font valoir une certification concurrente de celle des agences, Les données de prix de cinq cents petites annonces répondant à ces critères sont donc extraites ; leurs qualités sont recodées selon trois variables (niveau de diplôme, profession de l’enseignant, statut professionnel de l’annonce). Même si la méthodologie est sans doute perfectible, il s’agit bien de faire émerger des types qui ne se résument pas au niveau de diplôme du candidat, et donc d’élargir autant que possible la question de la qualité.
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Figure 3 : Structure de prix et surplus pour les différents types
leurs diplômes de l’Education Nationale. L’invocation d’un tiers (ici l’institution publique) permet de valider la révélation sur la qualité. Certes, demeurent les risques d’aléa moral une fois le contrat passé. Les agences de soutien scolaire affirment en prémunir le consommateur par un travail de sélection rigoureux des candidats et par un changement d’intervenant aussi facile que rapide en cas de défaillance. A l’inverse, aucun tiers ne se porte garant du comportement de l’enseignant dans le cas des petites annonces. On peut nuancer toutefois cette distinction par le fait a) que le risque d’aléa moral n’est jamais levé totalement par les agences, b) que le marché des annonces gratuites fournit lui aussi des alternatives accessibles facilement. Les qualités hautes rejoignent les niveaux de prix des agences, il y a bien une concurrence par les qualités.
Le prix final porté dans la Figure 3 indique le niveau de prix après abattement fiscal de 50%.
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Le croisement des données fait apparaître quatre types principaux que l’on classe par niveaux de prix moyens. On constate que l’ordre des qualités suit globalement la hiérarchie des diplômes de l’enseignement. Les niveaux de prix sont bornés par la qualité basse « étudiant » (17 euros de l’heure) et la qualité haute « professeur certifié » (26 euros de l’heure). Le troisième type cependant bouleverse cette logique de diplôme : bien que ne révélant rien sur les diplômes universitaires, il affiche des niveaux de prix quasi identiques à ceux du type professeur. Il exprime en général un « professionnalisme » ambigu, soit à travers le statut donné à l’annonce, soit dans son contenu qui évoque alors « une grande expérience », « un savoir faire pédagogique professionnel » ou un « choix de carrière hors de l'Education Nationale ». Ce dernier qui représente 13% de l'échantillon mérite que l'on s'y arrête : ces offres se classent elles-mêmes à un niveau de prix élevé sans rien révéler de leurs diplômes universitaires, c'est-à-dire sans s'appuyer sur le système de certification de l'éducation nationale. Ces annonces invoquent par exemple une expérience chez une agence célèbre, d'autres sont des tentatives individuelles pour promouvoir une marque personnelle ou un statut de professeur indépendant (sur le modèle du précepteur). D'autre encore s'essaient à la définition de nomenclatures nouvelles et se revendiquent « coach » plutôt que professeur à domicile. On insiste alors sur les aspects psychologiques et la motivation profonde des élèves, on développe des arguments autour de la connaissance des cursus, et de l'empathie entre enseignant et élève dans le cadre des cours particuliers. La qualité du service se redéfinit comme une capacité à accompagner l'expérience d'apprentissage, ce qui l'éloigne de la seule hiérarchie des diplômes. Pour la commodité de la présentation on regroupe ces annonces sous ce type « autre », bien qu'elles renvoient à des réalités différentes. Leur point commun reste qu'elles se réfèrent à une certification qui n'est ni celle des agences, ni celle des diplômes. Il faut sans doute y voir une stratégie originale qui exclut les références universitaires : ces offres appellent un jugement sur d'autres critères et reposent la question centrale qui occupe l'esprit du consommateur : « qu'est-ce qui fait la qualité d'un enseignant à domicile ? ». De par les latitudes qu'elle laisse aux annonceurs, la place de marché Vivastreet.fr/ encourage la redéfinition permanente des qualités du service de cours à domicile. Le dispositif technique de Vivastreet.fr/ ne nécessite pas de se positionner sur une échelle de prix ou de qualité prédéfinie. De même, la modération des annonces se limite aux vérifications élémentaires pour savoir si l'annonce est dans la rubrique ad hoc, et si son contenu n’enfreint aucune loi sur la protection des mineurs ou l’incitation à la haine raciale. Le bon classement de chaque offre sur l’échelle des prix est soumis à la seule autorégulation des annonceurs eux-mêmes. La cohésion de l’ensemble de l’offre ne tient que par l’observation mutuelle des producteurs. A eux deux, les types intermédiaires (2 Le dispositif de publication de Vivastreet.fr/ permet de classer son annonce dans la rubrique « offres professionnelles » ou dans la rubrique « offre de particulier ». Les deux sont affichés dans les résultats, sauf à activer une fonction de tri lors de la requête initiale.
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et 3) représentent un quart de l’échantillon, et la proximité des élèves ingénieurs et des ingénieurs ne semble plus si évidente : on peut imaginer que la proximité entre un lycéen et un étudiant joue en la faveur de ce dernier plutôt qu’en celle d’un ingénieur en exercice loin des préoccupations de la vie étudiante. Sauf à considérer l’ingénieur comme un étudiant diplômé, et donc mieux classé selon le référent universitaire. Bien que l’on n’approfondisse pas ici ces questions, il serait souhaitable de comprendre comment l’ordonnancement flou des qualités permet à certains agents de valoriser un type jusque là coincé dans une échelle des valeurs académiques. L'apparition du type 3 offre en effet l'opportunité à certains agents de s'essayer à d'autres stratégies de promotion.
Dynamiques de marché Cette première approche empirique laisse entrevoir une dynamique de marché marquée par la capture des rentes organisationnelles, et une anti-sélection des qualités hautes par les agences. Le dispositif de publication des annonces laisse une grande latitude aux utilisateurs pour décrire leur type et le service qu’ils proposent. A des degrés moindres, chaque type trouve là l’occasion de récupérer une partie de la rente captée par les agences. Pour les qualités basses, l’allocation de ce surplus se répartit également entre le consommateur (qui paie 33% moins cher qu’en recourant aux services d’une agence) et l’enseignant (qui augmente son salaire d’un tiers environ). Pour les qualités hautes (professeurs certifiés ou agrégés), c’est surtout l’enseignant qui maximise son salaire (+73%). Le seul bénéfice du consommateur est de maximiser le rapport entre le niveau de diplôme et le prix, alors que celui-ci est très incertain dans le cas des qualités moyennes vendues par les agences. On entrevoit clairement ici le mécanisme d’anti-sélection des qualités hautes à l’œuvre sur le marché. Les professeurs certifiés ont un intérêt plus marqué que les autres à quitter l’intermédiation des agences pour celle des petites annonces gratuites. Ceci est sans doute amplifié par le fait que les consommateurs cherchent ces types dans les petites annonces plus que dans les agences. Par ailleurs, ces dernières étant contraintes de marquer une différence de salaire entre les étudiants et les professeurs, leur bénéfice s’en trouve d’autant diminué. Leur intérêt est donc bien de distribuer des intervenants dont le type est bas. Ces arguments renforcent a priori l’idée d’un marché de biens différenciés sans véritable concurrence, où les qualités basses (étudiants) seraient distribuées par les agences et les qualités hautes par les petites annonces. Mais ce schéma comporte une limite importante, puisqu’une évasion massive des qualités hautes ferait tendanciellement baisser la qualité moyenne des services, Dans un autre registre, l’étude de J-M. Touzard et Y. Chiffoleau (2000) sur les vins de pays du Languedoc témoigne d’une problématique similaire. Les stratégies pour échapper à l’ordre des qualités établi par la certification des appellations d’origines contrôlées sont décrites. La référence au modèle de H. White sur les marchés de producteurs mériterait d’être envisagée ici. Le choix initial des catégories « annonce de professionnel » ou « annonce de particulier » a par exemple un effet notable sur les prix.
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entraînant à terme une baisse des prix et des bénéfices. Le système de courtage exploité par les agences n’a donc rien à gagner à un ordonnancement des qualités selon une échelle des diplômes universitaires qui aurait pour effet de réduire l’utilité de leur certification. A ce titre, l’émergence et le foisonnement de qualités nouvelles ou indéfinies sur une plateforme comme Vivastreet.fr/ peut avoir un effet positif sur le marché dans son ensemble. En mettant sans cesse en jeu la définition de ce qui fait un bon enseignant à domicile, les places de marché très ouvertes et dynamiques comme Vivastreet.fr/ entretiennent l’incertitude pour le consommateur, et donc le besoin de certification par des tiers reconnus, comme le sont les grandes marques. Une brève étude des offres de cours à domicile sur Vivastreet.fr/ donne à voir a) une situation claire pour deux qualités polaires (étudiant et professeur certifié) : leur ordonnancement sur le plan qualité / prix est évident, et leur répartition entre petites annonces et agences semble déterminée. Mais un quart de l’échantillon (les types 2 et 3) offre des caractéristiques moins facilement lisibles. Si les niveaux de prix moyens nous renseignent globalement sur la façon dont ces agents se classent d’eux-mêmes sur le marché, rien ne dit que leurs situations ne fluctuent pas fortement entre les deux qualités (professeur et étudiant) qui bornent le marché. Une étude dynamique et fine de ces offres s’impose. Que leur offre le marché pour trouver une place et la valoriser dans un profil qualité / prix en perpétuelle définition ? On a vu que tous les prix des petites annonces restaient inférieurs à la référence cardinale des prix d’agences : une grande majorité des agents présents dans les petites annonces essaient de récupérer une partie de la rente organisationnelle captée par les agences. Etudions à présent les stratégies des annonceurs, afin de faire apparaître les choix qui s’ouvrent à la plateforme.
Audience et régulation : les deux dimensions de la valeur créée Stratégies des annonceurs On a vu dans la première partie que la plateforme tirait ses revenus de la vente d’espace publicitaire. Pour établir les stratégies de maximisation, on doit donc considérer successivement l’utilité des annonceurs payants, des annonceurs gratuits et de la plateforme elle-même.
Les annonceurs publicitaires Ils se répartissent entre les liens sponsorisés et le bandeau de sponsor. Ce sont dans leur grande majorité des agences de soutien scolaire, dont la problématique s'inscrit dans une économie de l'attention. La position du Sponsor permet évidement d'acquérir une visibilité supérieure à celle des autres annonceurs. Le prix de cet emplacement est fonction de l'étendue de l'audience et de sa qualité. Le cas des liens sponsorisés est plus complexe. Les annonceurs eux-mêmes 314
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sont assez insensibles à l'emplacement puisqu'ils ne paient qu'au clic, c'est-à-dire pour l'audience réellement captée. Ils sont en quelque sorte aveugles aux jeux de stratégies. En revanche, Google et Vivastreet.fr/ partagent le souci de rentabiliser cette présence : Google parce qu'il doit avoir des retours supérieurs à ses coûts de traitement, Vivastreet.fr/ parce que ses retours doivent être supérieurs à l'externalité négative qu'ils constituent pour les utilisateurs gratuits (en particuliers les lecteurs). On comprend alors pourquoi leur traitement graphique tend à les assimiler aux petites annonces : il s'agit de les faire oublier aux lecteurs, c'est-àdire de les rendre aussi attractives que ces dernières. Le mimétisme est ici gagnant dans une pure stratégie de captation de l'attention (on ne discute pas du sentiment de duperie éprouvé ex post par le consommateur).
Les annonceurs gratuits Les petites annonces diffusent majoritairement des offres de particuliers (70%), mais également des offres professionnelles, en particuliers des offres d'agences. Pour quelle raison les agences investissent-elles ces espaces ? L'absence de prix attaché à la petite annonce est trompeur, et ne doit pas faire oublier les coûts de traitement et de suivi. Revenons sur le mimétisme entretenu par la plateforme entre agences et particuliers : selon une stratégie voisine, les agences capteraient une attention plus grande (ou différente) en usant du canal habituel des particuliers. Qu'ils dissimulent plus ou moins longtemps leur vraie nature, ces annonceurs semblent trouver là un autre moyen de toucher leur cible, pour un rapport coûtbénéfice sans doute différent des canaux publicitaires traditionnels. Là encore, reste à documenter les conditions de sa rentabilité. Certains annonceurs font le chemin inverse : des profils individuels qui se destineraient a priori aux annonces de particuliers investissent les liens sponsorisés. Ils y trouvent sans doute le canal ad hoc pour valoriser leur stratégie de marque individuelle. Plus généralement, quel que soit le canal, nombre d’agents explorent la possibilité de récupérer la rente organisationnelle captée par les agences en prenant le statut (parfois seulement l’habit) de sociétés de service. Des enseignants que l’on pourrait définir comme indépendants, ou comme « précepteurs » utilisent les souplesses du dispositif sociotechnique de la plateforme pour construire ou simuler une certification. Quelques choix binaires structurent ces stratégies : se déclarer pro ou particulier, utiliser les petites annonces ou les liens sponsorisés, dévoiler beaucoup d’information ou pas (les qualités hautes dévoilent plus, mais les agences peu), citer ses propres références ou détourner la certification acquise en agence ou sur d’autres plateformes. Mais toutes parient sur des nomenclatures nouvelles ou des qualités inclassables.
Plateforme, choix stratégiques et coûts de régulation De par sa position, la plateforme peut choisir deux grandes orientations de valorisation. Soit elle vend une audience qualifiée à ses annonceurs, soit elle 315
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convoite le rôle d’intermédiaire des sociétés de courtages (agences) et la rente qui l’accompagne. Dans le premier cas, l’optimisation de la plateforme implique de maîtriser le contenu produit, et en particulier tous les effets externes négatifs qu’ils peuvent comporter : concurrence et anti-sélection des qualités hautes. Les coûts de régulation associés sont forcément importants puisqu’il faut vérifier l’information contenue dans chaque contribution et en mesurer les effets sur les grands équilibres déterminant l’optimum. Il s’agit de répondre aux questions suivantes : Jusqu’où tolérer les usages détournés ? Quels risques font peser les comportements opportunistes des annonceurs – des agences en particulier – sur la valeur globale de l’audience ? Les lecteurs mécontents de ne trouver que des annonces peu fiables ne risquent-ils pas de chercher ailleurs un service identique et mieux régulé ?... L’idée de construire une situation d’intermédiaire incontournable, quant à elle, implique de bousculer le marché et de déstabiliser l’ordre établi des qualités et des prix. Cette option offre l’avantage de résoudre le problème de la régulation de deux manières : tout d’abord en épargnant ces coûts à la plateforme, d’autre part, en les abandonnant aux utilisateurs, elle les transforme en facteur de production. En effet, l’autorégulation par les utilisateurs produit des qualités et des ordres nouveaux qu’elle se met en situation d’exploiter. Comme on l’a vu précédemment, on peut légitimement penser (hypothèse forte) que l’intérêt de la plateforme est de promouvoir des qualités voire des nomenclatures de services nouvelles. Notons également que l’interface de Vivastreet.fr/ offre la possibilité de commenter chaque annonce. Si cette fonction n’est aujourd’hui pas très utilisée, on devine qu’elle est à même de produire une certification concurrente de celle des agences, par un jeu de rating bien connu des modèles Amazon ou eBay. Tous les éléments sont en place pour distribuer des qualités nouvelles avec l’appui d’une certification collectivement construite. Cette orientation ouvre une autre perspective de valorisation – plus immédiate –, celle de vendre un droit de regard sur les évolutions du marché. La production de données de marché est certainement une source de profits importants ; le co-design du marché par l'émergence de qualités et de nomenclatures nouvelles également. Contrairement aux autres annonceurs placés là par Google, le sponsor de la page (ici une grande agence de cours particulier) entretient une relation privilégiée avec la plateforme. Vivastreet.fr/ est ainsi en mesure de lui vendre non seulement de la visibilité mais encore les données-clés du marché, voire les moyens d'orienter ou de structurer celui-ci. Dans leur ensemble, les PSI produisent toutes des statistiques (fréquentation, parts de marché potentielles Cette transition peut être délicate comme le rappelle la mésaventure de Kelprof.fr/. Cette plateforme gratuite de mise en relation prof/élève s’appuyait sur un rating des enseignants. Son passage à un modèle d’intermédiation payante a vidé le service d’une grande partie de ses utilisateurs. Plus ou moins activement, cela reste à documenter… Mais les projets d’exploitation des données utilisateurs par FaceBook (2007), et la contestation qui s’ensuivit, sont un exemple significatif.
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transitant par le site, etc.) intéressant fortement les grands acteurs des marchés. Dans le cas qui nous occupe, les agences ont par exemple besoin de données précises pour calculer les effets de seuil sur lesquels reposent leurs tarifications.10 Le savoir faire de Vivastreet.fr/ est qu'il parvient à vivre sur les deux modèles et à faire durer cette transition : en jouant la confusion entre PA et lien sponsorisé il atténue les effets négatifs de la concurrence pour eux et les effets négatifs sur l'audience (trop de publicité). C'est une façon de masquer les effets négatifs tendanciels à des annonceurs publicitaires (trop ?) ciblés, en dupant un peu les utilisateurs non avertis. Il parvient à valoriser auprès d'annonceurs publicitaires l'audience d'une plateforme qui est en train de tourner à leur désavantage. Les externalités réunies par la plateforme sont vendues en quelque sorte deux fois : à des utilisateurs naïfs (lecteurs occasionnels et liens sponsorisés « aveugles ») et à des utilisateurs avertis ou « stratégiques » (Sponsor et annonceurs gratuits).
Economie de l’attention et réflexivité Cette distinction entre liens sponsorisés et sponsor est fondamentale puisqu’elle suggère qu’il y a deux niveaux dans l’utilité créée par l’interaction autour des petites annonces gratuites : une utilité fondée sur l’audience ; une autre, plus reflexive, fondée sur l’analyse de cette interaction. La première a une fonction de distribution proprement marchande. La seconde a une fonction de market design. Alors qu’une économie de l’audience met surtout en jeu la rareté d’une ressource (l’attention), la régulation invite les agents à des calculs sur leur implication et leur loyauté (incitation à l’aléa moral). Rochet et Tirole (2005) définisse le point de départ de la théorie TSM par le fait que « l’utilisateur final n’internalise pas l’impact de son utilisation de la plateforme sur le bien-être des autres utilisateurs finaux ».
On soutiendra au contraire que les PSI, en distribuant des coûts de régulation sur une partie des utilisateurs finaux, offrent un levier d’action à toute une classe d’agent. Leur utilisation gratuite de la plateforme est en fait une participation, et les utilisateurs gratuits sont en mesure d’internaliser certains effets non pas à travers des prix, mais à travers leur activité de régulation. En faisant varier leur degré d’investissement dans ce travail collectif, ils disposent d’un volant sur le niveau de ces coûts de régulation. En décidant collectivement, par exemple, de bannir un type d’annonce, ou de détourner massivement les fonctions de commentaires ils décident ou non de jouer le jeu de Vivastreet.fr/. La réflexivité induite par cette participation semble en contradiction avec la nature des utilisateurs finaux tels que les conçoivent Rochet et Tirole, c’est-àdire moins calculatoires et plus passifs dans leur rapport avec la plateforme. Celui-ci se résume in fine à un choix binaire : y entrer ou pas.
10 Cf. Lizzeri (1999), «Information revelation and certifications intermediaries», Rand Journal of Economics, n°30.
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Conclusion Vivastreet.fr/ témoigne d’un cas qui se généralise parmi les plateformes sociales d’interaction (PSI) : contenu et publicité convergent au point d’entrer en concurrence (substituabilité tendancielle). Pourtant les deux classes d’offres se distinguent dès l’origine par les solutions qu’elles proposent pour résoudre les incertitudes liées à la qualité. La plateforme se révèle un dispositif capable d’articuler ces différences, voire de les réduire. Une place de marché originale se dessine, dont la principale caractéristique est d’ouvrir un jeu de redéfinition des qualités et des nomenclatures. Les types intermédiaires bousculent ainsi les deux systèmes de certification en place, celui des agences et celui des diplômes, invoqué par les professeurs certifiés dans les petites annonces. Ces quelques résultats empiriques nous suggèrent que la valeur marchande des espaces sociaux du Web ne se résume pas à l’audience publicitaire construite. La capacité des plateformes à produire des données de marché et du market design doit être également considérée. On dégage ainsi trois hypothèses centrales dans l’analyse de la valeur marchande des plateformes.
Hypothèse de redéfinition des qualités Les marchés PSI ouvrent généralement les marchés à de nouveaux entrants par les jeux de redéfinition qu’ils permettent. Les qualités intermédiaires ou incertaines sont pour beaucoup des types 1 (qualités basses) qui explorent des stratégies de redéfinition des qualités et/ou des nomenclatures pour récupérer une partie de la rente des agences. Les qualités hautes qui invoquent la certification Education Nationale ne sont plus seules à disposer de cette capacité.
Hypothèse de production/contrôle des qualités Loin d’ouvrir des fronts de concurrence inédits entre particuliers et professionnels, entre le neuf et l’occasion, ou entre le standard et le sur-mesure, l’effet principal de ces espaces d’échanges sur les marchés serait une gestion plus efficace des questions de qualité par les industriels. Dans le cas des cours particuliers, les agences ont intérêt à la redéfinition des qualités a) parce qu’elle sape la capture de rente des qualités hautes (type professeur) et les fait revenir dans leur giron, assurant ainsi une qualité moyenne satisfaisante, b) parce qu’elle entretien une confusion des qualités qui confirme le besoin de marque et de certification. Les agences ont un besoin de contrôle sur la production des qualités et des nomenclatures nouvelles. Les espaces comme Vivastreet.fr/ et les PSI offrent cette fonction.
Hypothèse de participation La socialisation des coûts de régulation par les plateformes s’accompagne d’une participation qui modifie la nature ou le comportement des utilisateurs. Malgré 318
Audience ou market design ? ...
l’argument de gratuité, le coût d’utilisation de la plateforme est non nul. La valeur créée par la production des qualités est même importante. La gratuité du service devance ainsi la question de l’allocation des surplus générés par la plateforme et par le sponsor en termes d’avantage concurrentiel (données de marché), en même temps qu’elle maximise l’audience. La théorie TSM est-elle valable si un des bords exerce un pouvoir autre qu’un pouvoir de marché ? Comment intégrer des coûts socialisés et des incitations sociotechniques aux modèles TSM ? On approche sans doute des limites du marché tel qu’il est modélisé par la théorie économique. C’est en interrogeant l’articulation de ces deux dimensions (audience et market design) que l’on comprendra le rapport des espaces sociaux du Web au marché, et notamment la question de leur assimilation ou de leur inclusion.
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L’emprise des tests : comment les tests marketing agencent le marché de la parfumerie fine Anne-Sophie Trébuchet-Breitwiller Institut Français de la Mode, Centre de Sociologie de l’Innovation, Mines ParisTech Fabian Muniesa Centre de Sociologie de l’Innovation, Mines ParisTech
La séance se déroule dans une salle de séminaire plutôt sombre, éclairée au néon et sans fenêtres, située au sous-sol d’un hôtel parisien. Les participants attendus, une quarantaine, arrivent et prennent place. C’est un responsable de la société de recrutement qui accueille les participants, vérifie leur identité, leur propose éventuellement un verre d’eau, les installe dans la salle. Les participants sont répartis sur quatre rangées de dix places : chacun assis devant une table sur laquelle sont posés un questionnaire, un stylo et une petite capsule en plastique blanc assorti d’un code écrit manuellement sur le bouchon. La capsule contient une ouate imbibée d’une fragrance. Les différents jus (c’est ainsi que l’on appelle les fragrances en parfumerie alcoolique) sont testés à l’aveugle, et donc identifiés par le code inscrit au feutre sur le capuchon, l’animateur conservant par devers lui la feuille mentionnant les correspondances entre les codes et les noms ou références des parfums testés. L’animateur explique brièvement ce qui est demandé aux participants. Ils doivent sentir le jus qu’ils ont à leur table et renseigner le questionnaire. Celui-ci comporte un certain nombre d’échelles d’attributs (du genre « clair / foncé », « vif / terne ») sur lesquelles les participants doivent se positionner en cochant des cases. Quelques minutes sont accordées à chaque jus. Au terme de ce lapse de temps, et au signal de l’animateur, chaque participant passe sa capsule à son voisin de table. Puis même jeu pour chacun des n jus en test, que chaque participant devra ainsi sentir et évaluer à tour de rôle. Au terme de l’exercice, chaque participant reçoit un dédommagement sous forme d’un chèque cadeau et s’en va. Le genre de scène que nous venons de décrire brièvement est non seulement courant mais central dans l’industrie contemporaine de la parfumerie fine. Il s’agit Le travail dont fait l’objet ce texte est issu d’une recherche doctorale menée par AnneSophie Trébuchet-Breitwiller. Les informations empiriques ici rapportées sont issues d’une enquête par entretiens et observations menée auprès d’acteurs de l’industrie de la parfumerie fine (2005-2008), ainsi que de matériaux accumulés au cours de missions professionnelles en
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d’un test olfactif de type quantitatif comme les jus en subissent habituellement tout au long du processus de création et de mise en marché d’un parfum de grande marque. Ce test-ci en particulier (il a quelques traits d’exotisme par rapport à des pratiques plus usuelles dans le secteur) n’est qu’un exemple parmi d’autres de la panoplie de tests qui accompagnent les parfums durant leur gestation et leur carrière marchande. C’est le revers du marché, dira-t-on volontiers, une scène des prolégomènes du marché, de sa préparation, une image des tracas qui précèdent la rencontre entre le vrai parfum et le vrai consommateur dans le vrai marché. Mais la question de « qu’est-ce qu’un marché ? » ou bien celle de « où est-il ? » ne renvoie pas, normalement, à ce genre de décors. Ces questions convoqueraient plutôt les images des allées d’un magasin Sephora, par exemple, où les chalands cherchent, essayent, se laissent conseiller, expriment leurs choix, achètent, payent à la caisse et partent avec leur parfum. Et, pourtant, il est possible de faire l’hypothèse que la scène que nous avons évoquée est, bel et bien, une scène du marché lui-même. Il ne s’agirait là, en un certain sens, que de prendre au sérieux le fait que, quand les professionnels de la commercialisation disent observer leur marché, le regarder, l’explorer, c’est plutôt dans ce genre d’enceintes qu’ils se rendent, et non pas dans les allées de Sephora. Au lieu de signaler une équivoque (ceci n’est pas un marché, ceci n’est, au plus, qu’un bizarre artefact censé représenter de manière très partielle et parfois douteuse la réalité du marché), nous préférons ici, au prix de suspendre temporairement les catégories usuelles de l’entendement marchand en sciences sociales, prendre au sérieux cette étrange bifurcation. Dans ce qui suit, nous proposons d’approcher la question des marchés par la question des tests. Les tests font-ils les marchés ? Les tests sont-ils les marchés ? Le cas des tests dans l’industrie de la parfumerie fine (un cas, comme nous allons le voir, relativement extrême) fournit une occasion intéressante pour explorer le rôle des tests dans la configuration des marchés. En ce sens, il fournit aussi une opportunité pour développer le répertoire analytique d’une anthropologie des marchés qui se veut attentive aussi bien aux dispositifs qui soutiennent les agencements marchands qu’aux formes de science et de recherche qui les conforment.
Les tests comme objets d’une anthropologie des marchés Pris comme objet d’étude, ou plus simplement comme terrain d’enquête, le test de marché répond aux linéaments programmatiques mis en avant dans un certain nombre de contributions récentes qu’il convient d’évoquer ici sommairement. Le cas de la parfumerie fine constitue, quant à lui, un terrain particulièrement adapté pour le déploiement de ce programme. conseil marketing dans ce secteur (1996-2006). Nous remercions Armand Hatchuel, Blanche Segrestin, Franck Aggeri, Hervé Dumez, Manuel Zacklad, François Eymard-Duvernay et Olivier Favereau pour leurs critiques et commentaires dans le cadre du Colloque de Cerisy (« L’activité marchande sans le marché ? », 4-11 juin 2008).
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Le test de marché dans le répertoire sociologique Notons déjà que la notion de test est – de même que les notions adjacentes d’expérimentation, de simulation ou d’essai –, au centre des objets d’études fondamentaux de l’anthropologie des sciences et des techniques (MacKenzie 1989 ; Pinch 1993 ; Sims 1999). Un problème classique étudié dans cette littérature concerne, par exemple, les différentes configurations que la chose testée doit subir (au même titre que le dispositif testant lui-même) pour constituer un test robuste. Une autre question de choix est celle des modalités de projection permettant de générer des connaissances utiles, à partir des évènements produits en test, sur des réalités distantes dans le temps ou l’espace. Plus largement, les effets des tests sur le monde qui les accueille constituent un point d’attention usuel dans ce genre de travaux. Accompagnant un mouvement qui a permis à l’anthropologie des sciences et des techniques, en partie à travers la thématique de la performativité, de prendre place aux côtés de la sociologie économique dans l’étude des marchés, la question des tests – ou des expérimentations au sens large –, devient un ingrédient essentiel de la compréhension de la formation des marchés (Muniesa et Callon 2007). S’il y a quelque chose qui caractérise les marchés contemporains, c’est bien le travail d’une « R&D marchande » dont ils sont, dans une large mesure, le produit ; et cet ensemble hétérogène de sciences et de techniques prend aisément place, en tant qu’objet d’étude, au sein d’une anthropologie des marchés. C’est le caractère « instaurant » de ces pratiques qui est crucial ici, davantage que leur aptitude à avoir raison ou pas. Cette focale va de paire avec une attention accrue aux dispositifs, aux instruments, aux appareils, aux technologies, bref, à tout l’univers matériel qui sous-tend les marchés (Muniesa, Millo et Callon 2007). Tributaire de traditions aussi disparates (mais sommes toutes connectées) que la théorie de l’acteur-réseau, les sciences de gestion matérialistes, l’anthropologie de la culture matérielle, les traditions foucaldiennes ou l’analyse sémiotique, la sociologie des dispositifs marchands met ainsi en avant les propriétés actantielles des appareils marchands et les effets de discipline qui découlent de leur usage. Dans le cas qui nous occupe ici, c’est le dispositif de test qui est considéré proprement comme un dispositif de marché, c’est-à-dire comme un dispositif intervenant dans la construction d’un agencement marchand. Quel trait marchand un test de marché exacerbe-t-il ? Quelle prise donne-t-il à une modification ou à une perpétuation des rapports de forces qui caractérisent le marché ? Un test destiné à prendre la mesure de la propension à payer des consommateurs ne fait pas la même chose qu’un test configuré pour exprimer qualitativement l’imaginaire d’une cible de marché particulière. Il ne fait pas la même chose, voulons-nous dire, littéralement : il agit différemment aussi bien sur les participants que sur les produits testés, sur les divers acteurs de la filière, 323
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prestataires et commanditaires, comptables, marketeurs, stratèges et financiers. Comme un certain nombre de travaux en sociologie ont déjà contribué à le montrer (p. ex. Callon, Méadel et Rabeharisoa 2000 ; Méadel et Rabeharisoa 2001 ; Teil 1995 ; Teil et Hennion 2005 ; Teil et Muniesa 2006 ; Trébuchet-Breitwiller 2007), les situations de test sont des situations ou se joue l’ajustement entre goûts, appréciations et compositions des produits, puis, partant, entre consommateurs, producteurs et intermédiaires. Que font donc les tests, et singulièrement les tests de fragrances ? Quels sont leurs effets sur le monde de la parfumerie fine qui les accueille ? Telle est la question large et précise à la fois à laquelle nous allons tenter de répondre. En revenant d’abord sur l’histoire de leur émergence et de leur développement, puis en nous intéressant à leurs formes et leurs usages (jusqu’aux techniques statistiques utilisées que nous évoquerons rapidement), cherchant toujours à démontrer l’importance et les mécanismes de leur emprise sur le marché de la parfumerie fine.
La parfumerie fine comme cas extrême Prenons tout d’abord le temps de signaler le caractère extrême du cas étudié ici. Le marché de la parfumerie fine est un marché fortement « marqueté ». Cette emphase sur le marketing a pris les proportions qui sont les siennes aujourd’hui à partir du tournant des années 1970, au moment où le marché de la parfumerie fine s’est globalisé. La globalisation renvoie de façon concomitante : à la massification du marché, elle-même indissociable du développement de la vente en libre-service qui a conféré au parfum une accessibilité sans précédent ; à l’internationalisation du marché ; et à la concentration qui s’est opérée à tous les niveaux de la filière. Aujourd’hui quelques acteurs dominent le marché mondial : en distribution ce sont les chaînes de ventes en libre-service Sephora, Marionnaud et Douglas notamment, à côté des grands magasins et des duty free ; au niveau des laboratoires fournisseurs de matières premières et de jus finis, Givaudan, Firmenich et IFF sont les trois leaders du marché ; au niveau des marques, à côté des maisons de luxe traditionnelles (Chanel, Hermès) et des groupes de luxe (LVMH), ce sont notamment les groupes de marketing spécialisés dans les cosmétiques (L’Oréal, Procter & Gamble, Estée Lauder, Coty, Puig, etc.) qui concentrent les marques et les licences parfums. Jusque dans les années 1950-1960, on parlait de milliers de pièces vendues d’un même parfum, aujourd’hui on parle de millions de flacons pour un parfum de grande marque. A partir du tournant des années 1970, les grandes marques de parfums sont présentes sur 70 à 110 pays, et sur tous les continents. Les lancements de parfums sont aujourd’hui orchestrés de façon quasi simultanée en Europe, Etats-Unis, Moyen-Orient et Asie. A titre d’exemple, L’Oréal détient aujourd’hui les marques ou licences de marques suivantes en parfum : Lancôme, Armani, Diesel, Viktor & Rolf, Ralph Lauren, Cacharel, Yves-SaintLaurent, Roger & Gallet, Boucheron, Stella McCartney, Oscar de la Renta, Ermenegildo
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C’est dans ce contexte que les tests de produits se sont développés et multipliés dans le parfum, à commencer par les tests de jus (fragrances). Les instituts d’études, qualitatifs et quantitatifs, ont pu investir le marché du parfum ; les marques et les laboratoires fournisseurs se sont dotés de cellules de tests (services études). A l’intérieur même du marché du parfum, le test est devenu une activité à part entière et une quasi-industrie. En quelques années, réussir à se qualifier dans les tests est devenu un point de passage obligé pour accéder au marché, les sommes en jeu devenant de surcroît considérables au vu de la nouvelle étendue des marchés. Le marché du parfum est désormais un monde aux prises avec toute une « R&D marchande » – un terme apte à désigner l’ensemble hétérogène de sciences et techniques impliquées dans la recherche et le développement des marchés. Élaborer un parfum, le fabriquer, le commercialiser, ces activités mobilisent des savoirs divers, de la chimie organique au marketing, en passant par la logistique, la stratégie, la photographie publicitaire et la comptabilité. Le marketing occupe cependant dans cette confluence une place prépondérante, le parfum étant peut-être l’illustration paradigmatique de ce concept historique de la culture marchande moderne : le « mix marketing » (assemblage comprenant ici un jus, un flacon, un étui, un nom, une publicité, le tout constituant le produit, signé par une marque).
Émergence de l’espace des tests Pour comprendre l’émergence de l’espace des tests il faut, très rapidement et à grandes enjambées, rappeler l’histoire de la parfumerie au XIXe et au XXe siècle. Nous prendrons essentiellement le cas français, historiquement très important, et suffisamment éclairant en lui-même. Comment la parfumerie fine est devenue un secteur marchand aussi marqueté (bien plus que n’importe quel autre produit de luxe notamment), comment les tests ont pu s’incruster dans ce marché et prendre l’importance qu’ils ont aujourd’hui, par quelles successions de hasards, d’accidents, mais aussi de stratégies marchandes ?
Le maître parfumeur, le grand magasin et la chimie organique Sous l’Ancien Régime, la parfumerie était aux mains des maîtres parfumeurs et gantiers. Le maître parfumeur était responsable de la fabrication des produits, des approvisionnements en matières premières (qu’elles viennent de Grasse, de toute Zegna, Martin Margiela notamment. Pour une histoire des concepts et des pratiques en marketing, voir Cochoy (1999). Pour une définition classique du « mix marketing », voire les manuels de référence de Kotler et al. (2006) ou Lendrevie et al. (2006). Pour toute cette partie historique nous nous appuyons notamment sur Feydeau (1999, 2004), Le Guérer (2005) et Delbourg-Delphis (1983).
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l’Europe, ou du Nouveau Monde via les compagnies maritimes), et directement en contact avec sa clientèle – la règle de la corporation étant « un maître, une boutique ». Au cours de la Révolution, puis du XIXe et du XXe siècles, on va voir progressivement ce schéma très intégré se disloquer, de nouveaux espaces apparaître, et une multiplicité d’agents plus ou moins coordonnés venir peupler et donner sa forme originale au marché moderne de la parfumerie fine. La Révolution dissout d’abord les corporations (1791) autorisant l’entrée sur le marché de nouveaux acteurs, c’est-à-dire d’abord de nouveaux fabricants et vendeurs de parfumerie – dont certains seront issus du négoce. La dislocation du monde de la boutique du parfumeur se poursuit avec la naissance vers le milieu du XIXe siècle des grands magasins, qui dédient bientôt un espace à la parfumerie où se côtoient les produits de différents producteurs. C’est un premier déplacement spatial d’une grande importance pour la fabrication du marché moderne de la parfumerie. Dans le dernier tiers du XIXe siècle, c’est un évènement issu d’une révolution scientifique qui infléchit l’histoire du marché de la parfumerie : le développement de la chimie organique. Il donne naissance aux premières molécules de synthèse, odorantes pour certaines : les parfumeurs s’y intéressent très rapidement. Dès le début du XXe siècle, des laboratoires s’établissent, qui se spécialisent dans le développement, la fabrication et la commercialisation de molécules de synthèse pour la parfumerie (De Laire en 1878, Givaudan en 1895, Dupont en 1902). Ce nouvel acteur va d’abord cohabiter avec les fournisseurs traditionnels de matières premières (fournisseurs d’essences de fleurs, d’agrumes, de résines, aromates, épices et bois précieux). En un siècle à peine, le monde de la boutique du parfumeur a donc fait place à un marché peuplé de producteurs faisant commerce de parfumerie, de distributeurs indépendants (les grands magasins notamment), ainsi que de fournisseurs de matières premières de toutes sortes, dont des laboratoires de chimie.
L’assemblage, le couturier, le laboratoire et le libre-service Sous l’impulsion des développements de la chimie organique et des molécules odorantes de synthèse, les métiers de parfumeur et de chimiste se rapprochent, en même temps que s’invente une nouvelle esthétique de la parfumerie, plus abstraite que les « bouquets » du XIXe siècle. Au cours du XXe siècle, les formules de parfums vont intégrer et orchestrer un nombre d’ingrédients de plus en plus précis et nombreux. De fil en aiguille, les laboratoires proposent à leurs clients des bases (qui sont des compositions intermédiaires visant à faciliter l’intégration des molécules de synthèses dans les parfums) ; pour ce faire certains de leurs chimistes se font parfumeurs ; qui bientôt proposent à leurs clients des fragrances complètes, intégrant matières de synthèse et matières naturelles, ainsi que le travail de composition (années 1920, 1930). Ce mouvement ira en s’accentuant tout au 326
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long du siècle, jusqu’à la période contemporaine où la très grande majorité des parfumeurs (compositeurs) mondiaux travaillent dans des studios de création intégrés à ces laboratoires aussi appelés désormais « maisons de composition ». Dès les années 1920-1930 cependant, les laboratoires ont suffisamment développé leurs compétences, et se sont suffisamment attaché les parfumeurs (compositeurs), pour contester en un sens l’exclusivité des maisons traditionnelles de parfums en termes de savoir-faire, devenant pour ces maisons elles-mêmes des partenaires incontournables. De là l’exclusivité des maisons traditionnelles de parfums va se trouver plus fortement contestée encore par de nouveaux acteurs, les couturiers, qui vont pouvoir produire et commercialiser leurs propres parfums… en soustraitant la formulation et la fabrication de la fragrance, à ces laboratoires – ou à un parfumeur-compositeur qui travaille avec ces laboratoires, ce qui revient au même. Bientôt n’importe qui (couturier, fourreur, sellier, bijoutier, etc.) peut commercialiser du parfum sous son nom. Sans jamais disparaître complètement, les maisons traditionnelles de parfums se voient nettement marginalisées au cours du XXe siècle. Ce phénomène a été renforcé par un phénomène distinct des développements de la chimie, de la composition et des laboratoires, mais parallèle, concomitant, au sens où il se déploie sur la même période. En même temps que le parfum épouse et intègre les avancées de la chimie organique, il fait nettement le choix de ce que l’on appellera rétrospectivement le marketing. L’innovation décisive a été le fait d’un entrepreneur de parfums, François Coty, dans les années 1900-1910. C’est lui qui le premier entreprend d’associer à une fragrance singulière, non seulement une illustration singulière (ancêtre de la communication), mais un flacon singulier (collaboration avec le verrier Lalique). Le choix d’un nom abstrait, non-figuratif, qui soit comme la clé de voûte tenant entre eux tous ces éléments, et désignant « un » parfum, viendra un peu plus tard. Coty est vite imité, par les couturiers notamment. Ce que l’on appelle aujourd’hui le « mix marketing » parfum est donc né au début du XXe siècle, et par le relatif degré d’autonomie qu’il confère au produit par rapport à son producteur, il facilite encore l’entrée sur le marché des acteurs non traditionnels. L’étape suivante, rendue possible par cette histoire singulière et déterminante pour notre propos, est liée historiquement et logiquement à la massification et à l’internationalisation du parfum dans les années 1970, déjà mentionnées – et singulièrement à un de ses vecteurs essentiels : le développement de la vente en libre-service (dans certains grands magasins, et surtout dans les chaînes de parfumerie qui se développent à ce moment-là, le premier magasin Sephora ouvrant à Paris en 1969). Nous savons par nombre de travaux réalisés en anthropologie économique notamment, que la vente en libre-service ne se fait pas toute seule, qu’elle a besoin pour fonctionner d’être abondamment préparée et réglée par un ensemble de « dispositifs d’achalandage » (Grandclément 2008) qui pour être largement invisibles au moment de la transaction finale, n’en sont 327
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pas moins présents et efficaces. C’est dans ce contexte que d’importants groupes de marketing vont faire leur entrée sur le marché de la parfumerie fine (L’Oréal, Procter & Gamble, Coty, Estée Lauder, Puig, etc.), proposant leurs services comme intermédiaires entre les maisons de composition (les laboratoires) et les maisons de couture (pour faire court) : les équipes marketing de ces groupes vont ainsi développer, pour le compte de couturiers qui les « licencient » à cet effet, des parfums (mix marketing) en sous-traitant la formulation de la fragrance aux parfumeurs travaillant dans les studios de création des laboratoires ou fournisseurs (voir schéma 1).
Schéma 1 : Organisation contemporaine de la filière parfums
Le marché doublé par les tests Qu’apportent ces marqueteurs ? Ils n’importent pas le « mix marketing » dans le parfum, celui-ci le connaît depuis longtemps. Ils n’apportent pas non plus en eux-mêmes les différents éléments du « mix » pris isolément : la formulation des fragrances est sous-traitée, de même que le design du flacon, la recherche de nom, ou la création publicitaire. Le travail ou le service rendu par les marqueteurs consiste essentiellement, quotidiennement pourrait-on dire, à commanditer, coordonner, assembler, les différents éléments du mix autour d’un « concept » marketing, sorte d’abstraction (tenant en quelques mots et éventuellement 328
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quelques images) désignant ce par quoi les différents éléments du mix se tiennent entre eux pour composer une unité supérieure, ce concept étant toujours imaginé, pensé, réglé, par rapport à une cible c’est-à-dire à ce que les marqueteurs appellent un « marché ». Par là les groupes de marketing, qui assument une part importante des investissements et des risques financiers, prennent la responsabilité de la transaction marchande finale, qui se jouera sur des points de vente en libreservice (ou quasi libre-service) pour la plupart. Ils prennent cette responsabilité en s’appuyant sur une boîte à outils fournie d’instruments de coordination marchande : de l’évaluation olfactive (un service de professionnels dotés d’une compétence olfactive, et qui sont des intermédiaires entre le marketing et les parfumeurs), aux relations presse, en passant par les outils de merchandising et PLV, etc. Or parmi tous ces outils il en est un de crucial, et dont pour le coup ils sont les réels importateurs sur le marché de la parfumerie fine : les études consommateurs – singulièrement les tests de produits, et plus précisément les pré-tests. Les pré-tests de produits auprès des « consommateurs » sont un outil que les marqueteurs connaissent bien, une technique qu’ils ont largement éprouvée sur leurs marchés en grande consommation (shampooings, produits d’hygiène, lessives). Ces tests sont centraux parce que c’est à eux que les marqueteurs délèguent non pas le choix proprement dit, mais la responsabilité du choix des produits qui seront finalement mis sur le marché. Pour le dire autrement, les groupes de marketing sont des assembleurs, des évaluateurs et des mesureurs – cherchant à évaluer et mesurer par exemple les potentiels de succès des éléments de mix à leur disposition, et à régler leurs assemblages en fonction des résultats de ces mesures et évaluations. Ils vont prétester le concept lui-même et tous les éléments du mix (nom, flacon, publicité, fragrance), comme ils le faisaient pour un shampooing (y compris l’odeur) ; et chaque test individuel s’inscrit – et n’a de sens qu’en s’inscrivant – dans un feuilleté de tests. Leur façon de faire les marchés repose largement sur la configuration et la mise à l’épreuve de ces scénarios, impliquant la mise en place d’un nouvel espace où le marché va être « repris » (Grandclément 2008), espèce d’ « excroissance » venant doubler le marché (voir schéma 2).
Emprise des tests Nous considérons ici un type de test en particulier, central par définition, les tests de fragrances (appelés « tests de jus ») ; et nous nous intéressons essentiellement aux tests quantitatifs, de très loin les plus utilisés. On estime couramment que Dans sa thèse, Catherine Grandclément propose un vocabulaire analytique pour analyser en termes de « reprise » l’emprise du marketing sur la formation des marchés, en analysant en particulier le cas des focus groups et des panels (Grandclément 2008 : pp. 381-432). Il existe aussi des tests qualitatifs de fragrances, utilisant notamment la technique du focus group. L’usage qui en est fait est cependant beaucoup moins systématique que celui qui est fait
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90% des parfums mis actuellement sur le marché sont pré-testés « en quanti ». C’est aujourd’hui une règle pratiquement absolue : on ne lance pas un parfum sans s’être préalablement assuré de son succès par cet exercice de scénarisation et de mise à l’épreuve.
Schéma 2 : Le marché doublé par ses tests
Formes des tests quantitatifs de jus Il existe aujourd’hui beaucoup de tests de jus, avec des variations de méthodes – autour d’éléments essentiels communs cependant. Ce sont des tests quantitatifs, réalisés « en aveugle », auxquels des personnes (consommateurs interrogés) répondent individuellement, en cochant des cases sur un formulaire. Les participants sont recrutés par des agences de recrutement, avec toujours les mêmes critères (hommes-femmes, tranches d’âge, PCS moyennes à supérieures portant régulièrement du parfum, et achetant leurs produits en circuit sélectif). Les tests sont en général conduits sur trois pays supposés représentatifs de goûts différents (France, Allemagne, États-Unis). Enfin, ils intègrent toujours deux types de questions : des questions hédoniques et d’intention d’achat d’une part, des questions qui qualifient le profil du jus (du parfum) d’autre part – les questionnaires pouvant contenir de 20 à 80 items. Concernant l’analyse des données et la présentation des résultats : sur chacun des items (chaque question) le jus reçoit une note ou un pourcentage établi toujours en faisant la moyenne des tests quantitatifs. Nous n’en parlerons pas ici. Nous parlons ici des grands lancements internationaux, qui sont ceux qui comptent sur le marché « mainstream ».
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simple des réponses données. Les résultats des différents jus testés sont comparés à un benchmark (à la fois bon testeur et parfum à succès sur le marché réel), qui donne la mesure haute à battre, et à une base de données (moyenne des résultats obtenus par un certain nombre de jus dans des tests antérieurs), qui donne la mesure basse ou moyenne. Plusieurs cas de figure cohabitent également quant à la façon dont les marqueteurs utilisent concrètement ces tests. Soit la marque a développé en collaboration avec un parfumeur un seul jus (fragrance) pour son parfum, et elle souhaite tester ce jus, par précaution et pour se donner des pistes d’optimisation, avant de le lancer (c’est le cas historique, utilisé pour Angel ou J’adore au début des années 1990 par exemple). Soit la marque a développé en collaboration avec plusieurs parfumeurs différents jus considérés comme autant de candidats à entrer dans le mix du nouveau parfum, le test éprouve alors le succès individuel de chaque jus, et aide à les départager ; dans ce second cas, les jus testés se trouvent de facto en concurrence les uns avec les autres, et le test sert à sélectionner le meilleur (cas le plus courant actuellement). Enfin une marque ou un groupe (au niveau du service d’évaluation olfactive de la holding d’un L’Oréal ou d’un Procter & Gamble par exemple) peut tester des jus pour eux-mêmes, qu’ils travaillent alors avec les parfumeurs des laboratoires sans référence à un projet de parfum arrêté, et n’organiser qu’ultérieurement l’articulation d’un mix (ceci tend à se développer actuellement). Notons enfin que dans la procédure courante aujourd’hui une fragrance est toujours testée non pas une fois mais plusieurs fois. Le « sniff-test », que nous avons décrit jusqu’ici, est notamment complété par un ou plusieurs tests dits « inuse », où le parfum est porté par le répondant sur une durée variable (de 12h à plus d’un mois). Dans tous les cas, le parfumeur retravaille son jus (sa formule) entre les sessions pour, entre autres, améliorer ses performances au test suivant. Le dispositif fonctionne selon un processus itératif. C’est dire qu’aujourd’hui les tests ne sont pas seulement utilisés pour valider, mais également pour qualifier et sélectionner des jus, et plus encore peut-être pour travailler les fragrances, pour les faire. La mise au point d’un jus passe par des centaines de stades ou de versions intermédiaires toujours retravaillées et ajustées.
Emboîtement des dispositifs Nous avons dit que chaque dispositif de test individuel s’inscrivait dans une feuilleté de tests (simultanés ou successifs, qualitatifs ou quantitatifs, considérant les éléments du mix ensemble ou séparément), il faut maintenant compléter cette image par une autre. En se développant et se généralisant, les tests quantitatifs de fragrances se sont aussi démultipliés sur la longueur, pour ainsi dire, du processus de création olfactive. Chaque test singulier s’inscrit désormais, et prend sens, dans un emboîtement de tests. Les parfumeurs (et les laboratoires dans lesquels ils travaillent) savent maintenant depuis longtemps que les jus qu’ils soumettent aux 331
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marques seront testés par celles-ci ; pour donner à leurs candidats les meilleures chances de réussir ces tests (et souvent de gagner contre les candidats concurrents) ils ont eux-mêmes commencé à pré-tester leurs jus avant de les envoyer dans les tests des marques ; d’abord en dupliquant simplement, mais antérieurement, les tests réalisés par les marques (avec le même institut d’études souvent) ; puis en mettant au point parfois des dispositifs de tests propres, plus spécifiquement orientés et pensés pour aider les parfumeurs à retravailler leurs jus (leurs formules), mais toujours en visant une meilleure performance dans les tests finaux des marques10. En suivant cet emboîtement des dispositifs, on comprend la façon dont les tests réalisés auprès des consommateurs se sont invités et pour ainsi dire incrustés dans le travail de création olfactive. La mise en place du dispositif et du recours systématique à ce dispositif (selon le processus de délégation de responsabilité déjà mentionné) a suffi à faire refluer l’exigence marchande dont ils étaient porteurs, vers l’amont du processus de création. Par le simple jeu du dispositif et de ses répercussions sur les différents agents de la filière, les marqueteurs ont peu à peu enrôlé les parfumeurs dans leur problématique, ces derniers apprenant par la force des choses à faire des jus non pas tant « beaux », « bons », « singuliers » ou même « qui se vendent », mais des jus qui testent bien, à même de battre le benchmark.
Rapport de force L’examen de ce processus d’enrôlement en cascade (nous pourrions montrer qu’il se poursuit au-delà des parfumeurs, jusqu’au travail de composition et de sélection des molécules de synthèses effectué par les chimistes des départements « recherche et développement » des laboratoires), permet aussi de voir les rapports de force entre les différentes parties à l’œuvre. Quand ils testent, comme candidats à entrer dans un même parfum, les jus de différents parfumeurs et de différentes maisons de compositions (laboratoires), les marqueteurs testent de facto des scénarios où se jouent la réalisation des parts de marché de ces parfumeurs et laboratoires. La mise en place des tests c’est aussi la mise en place de la concurrence entre les laboratoires, par ceux qui ont la main sur l’assemblage final du mix marketing. On a bien d’un côté des maîtres d’œuvre (les équipes marketing) et de l’autre des sous-traitants (les laboratoires et leurs parfumeurs). Dans la production de cette excroissance, de cet espace de scénarisation (identifié dans notre deuxième partie), et du dispositif qui va avec (lui-même indexé, comme nous l’avons expliqué, sur le dispositif de vente en libre-service), s’est joué un déplacement du pouvoir – les groupes de marketing (ou les services marketing des marques) le concentrant 10 De telles expériences ont notamment été menées, avec l’aide de services études intégrés, chez Quest (avant son rachat par Givaudan intervenu en 2006) ou IFF par exemple. Il faut ici rappeler que les laboratoires disposaient, avant même que les tests n’investissent le marché de la parfumerie fine, d’une large expérience dans ce domaine, ayant l’habitude des tests olfactifs sur les produits dits « fonctionnels » (lessive, shampooing, etc.) du marché de grande consommation (ce sont en effet les mêmes laboratoires qui fournissent toute l’industrie en odeurs et en arômes).
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aujourd’hui, sinon exclusivement, du moins comme jamais. Néanmoins, dès lors que l’on a identifié et signalé ce déplacement et cette concentration du pouvoir, si l’on cherche à le saisir plus avant à l’intérieur des groupes ou des équipes marketing, il s’avère très vite inassignable. Rappelons en effet la règle de départ, très simple : aucun grand lancement de parfum n’est consenti par une marque, sans que l’ensemble du mix marketing ait été d’abord garanti sur l’espace de scénarisation, c‘est-à-dire par une batterie de tests ayant démontré ses performances. Les tests quantitatifs de fragrances notamment sont devenus un point de passage obligé, pour les parfums (les jus) qui doivent s’y qualifier pour être choisis. Cette règle est connue de tous, et tout le monde s’y soumet bon an mal an. C’est dire que le directeur marketing (ou sa hiérarchie) qui en dernier ressort décide du jus qui sera mis dans le flacon et commercialisé ne se fie finalement ni au parfumeur, ni au couturier ou au directeur artistique avec lequel il travaille parfois, ni aux clients réels, ni surtout à lui-même, mais à un dispositif – dispositif délégataire qu’il ne déploie, précise, perfectionne, que pour mieux pouvoir s’y fier et s’y soumettre. Au final, c’est bien le dispositif qui tient tout le monde dans une même prise.
Masse, moyenne et conformisme En même temps que le marché est massifié, ce qui s’affirme à partir des années 1970, c’est une rationalisation extrême de la création olfactive ; ce qui s’efface progressivement c’est la « fonction poétique », déploiement de la parole et du goût des différents acteurs de la filière (marqueteur, couturier, parfumeur). Chacun est engagé à mettre à distance son propre goût, c’est-à-dire son propre attachement au produit, pour se laisser discipliner dans son travail quotidien par un dispositif marchand. À tel point que parler des parfums (du moins de ceux dont il s’agit ici) comme de « créations » de parfumeurs « auteurs » est pratiquement inexact ; nous dirons, avec plus de justesse nous semble-t-il, que les parfums (les fragrances) sont mis au point par un collectif (marqueteurs, sondeurs, évaluateurs) qui encadre et soutient notamment le travail d’un parfumeur, seul parfois, mais de plus en plus souvent associé en équipe de deux, trois voire quatre parfumeurs, qui partagent la formule. Et il n’est pas jusqu’au consommateur final qui ne soit discipliné par le dispositif. Nous entendons par là non seulement ce consommateur particulier qui va venir répondre aux enquêtes de marché, discipliné d’une façon particulière11, mais aussi tous les acheteurs de parfums en libre-service. Les consommateurs subissent bien entendu le dispositif, du fait qu’ils n’ont, par définition, accès qu’aux produits commercialisés, donc à ceux qui auront pour la très grande majorité d’entre eux passé la barrière des tests. Ce n’est cependant pas de cela que nous voulons parler, 11 Les situations de tests constituent elles-mêmes un terrain d’enquête ethnographique extrêmement intéressant (nous n’exploitons pas ici, faute d’espace, les résultats d’observations ethnographiques menées en ce sens à l’intérieur de l’un de ces dispositifs de mesure).
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quand nous disons ici du consommateur qu’il est également discipliné. Pour comprendre ce que ces dispositifs que nous étudions font aux consommateurs, il faut considérer ici brièvement les méthodes statistiques utilisées dans ces tests, c’est-à-dire la façon dont sont traitées mathématiquement les données recueillies (piles de QCM).12 Les fréquences et les moyennes arithmétiques sont systématiquement calculées pour chaque question séparément, et sur l’ensemble des individus interrogés ; typiquement il n’est jamais effectué de régression, de corrélation ou d’analyse factorielle susceptibles d’expliquer les facteurs de choix, les préférences, et d’établir des liens entre les attributs des jus et ceux des personnes. Quel profil du jus se dessinerait par exemple si on ne considérait dans les résultats que ceux à qui il plaît beaucoup ? Ceci ne semble pas intéresser le dispositif. Suivant une conception holiste du marché, il semble plutôt considérer celui-ci comme un tout, et privilégie de façon écrasante le « consommateur moyen » (pour reprendre l’expression des marqueteurs) sur les variations individuelles et leurs motivations13. En miroir de ce consommateur moyen, le test calcule un produit moyen. Ce qui est visé c’est le positionnement du produit dans un milieu, un cœur du marché, positif mais consensuel (« non-segmentant » dans la terminologie des sondeurs et des marqueteurs). Là encore (comme on l’a vu pour les parfumeurs) un test isolé serait sans effet sur la masse des consommateurs : c’est l’accumulation qui est structurante. En la considérant d’un point de vue statistique (puisque c’est de cela qu’il s’agit), on arrive à l’hypothèse raisonnable suivante : ces tests, fondés sur des empilement de moyennes (moyennes des réponses, évaluées par comparaison à une base de données qui est elle-même la moyenne de plusieurs moyennes antérieures), en se répétant dans le temps et en voyant leur usage se généraliser chez les différents acteurs du marché, ne peuvent, par le seul effet de la « loi des grands nombres », que provoquer une convergence de l’offre sur des produits assez similaires – ou du moins sur quelques archétypes (correspondant aux benchmarks utilisés).14 Or on peut enfin raisonnablement faire l’hypothèse que l’acheteur final, d’autant plus conformiste qu’il est moins connaisseur et moins investi dans le produit (cas de la très grande majorité des acteurs de parfums sur le marché « mainstream »), se laissera volontiers discipliner et canaliser vers ces pôles olfactifs, quitte à changer de parfum lors d’un nouvel achat en fonction des fluctuations olfactives 12 Dans le raisonnement qui suit, nous exploitons de manière très synthétique et sommaire une analyse de rapports de tests menée dans le cadre de la recherche doctorale mentionnée. 13 Cette emprise de la moyenne s’inscrit bien entendu, dans une large mesure, dans le type de raisonnement statistique dont le dispositif hérite. Pour une histoire des différentes modalités de « réalisme des agrégats » en statistique, voir Desrosières (1993). 14 Il est intéressant de noter que c’est le reproche majeur fait aux tests par les parfumeurs et les acteurs du marché, de même que la critique majeure faite au marché par les consommateurs avertis : beaucoup de nouveaux produits, mais qui se ressemblent tous, sur un marché qui se banalise.
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collectives (de la mode), immédiatement récupérées et restituées par ou grâce au dispositif de test compris dans le sens large et structurant pour la filière que nous avons essayé de lui donner. Considéré au niveau des méthodes statistiques utilisées, ce que révèle l’étude du dispositif, c’est une conception relativement holiste et agrégée du marché et un pari fort sur le conformisme de la consommation – plus précisément sur l’existence d’un marché de consommateurs chez qui le désir de conformité l’emporterait largement sur le désir de distinction (celui-ci n’étant pas complètement, mais plutôt largement ignoré). Les expressions de « consommateur moyen » ou « consommateur lambda » martelées par les marqueteurs peuvent être interprétées comme l’affirmation répétée de ce préjugé statistique. Mais ceci nous indique aussi la limite du dispositif et du marché qu’il organise : dès lors qu’un acte d’achat (de parfum) s’inscrira dans une stratégie forte de distinction, il ne pourra qu’échapper à la discipline d’un dispositif de marché qui ne le comprend pas, au sens où littéralement il ne le calcule pas15 ; symétriquement quand un acteur de la filière quel qu’il soit souhaitera de même s’engager dans une stratégie forte de distinction, il lui faudra sortir du dispositif, pour élaborer un autre marché. Le développement d’une parfumerie alternative, parfumerie dite « de niche » ou plus simplement « de luxe », particulièrement visible depuis le début des années 2000, illustre parfaitement ce point : son geste a précisément été de sortir du dispositif, en choisissant de quitter les réseaux de vente en libreservice et de ne pas tester les parfums.
Reprise des questions scientifico-marchandes Avant de conclure, il importe de souligner que la prolifération des tests cohabite avec une expansion, une démultiplication des questions scientifico-marchandes. Même si le vecteur de la performance marchande est relativement dominant, cela ne se traduit pas par un assèchement, mais plutôt par une prolifération des questionnements. Le fait que les tests constituent un creuset dans lequel s’élabore un rapport de force se traduit par une explosion de la pertinence de champs de recherche disparates. Concrètement, nous avons parlé des tests développés par les laboratoires fournisseurs de matières premières et de fragrances pour préparer en quelque sorte leurs candidats à affronter la concurrence dans les tests des marques. C’est notamment à ce niveau de recherche marchande ou sous leur impulsion que l’on constate les liens les plus forts avec la recherche scientifique. Le travail réalisé par le département études attaché au département création en parfumerie fine de Quest (entre 1999 et 2006) en est un exemple : ce travail a porté notamment sur la définition voire la création d’un vocabulaire sensoriel descriptif des 15 Pour une théorisation des asymétries de calcul en sociologie des marchés, voir Callon et Muniesa (2003).
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fragrances qui puisse être commun aux consommateurs et aux parfumeurs16. Au niveau académique, les questions de vocabulaire, questions cognitives attachées à l’expression des sensations olfactives ont fait également l’objet de travaux en psychologie de la perception et de la cognition et en neurophysiologie17. Pareillement, dans le laboratoire IFF, on peut citer les travaux menés par le service études en collaboration notamment avec le Monell Chemical Senses Center18 aux États-Unis, là aussi en vue de développer des outils spécifiques d’analyse des marchés et des performances des jus. Ces exemples que nous mentionnons rapidement ici témoignent de recherches pointues, non pas isolées mais articulées à l’ensemble du dispositif de test que nous examinons ici. Ils montrent comment cette emprise des tests excite, titille, ouvre des possibles, provoque des envolées de questionnements, de recherches et de développements – qui viennent à leur tour nourrir le feuilleté des tests qui agence le marché.
Conclusion à la thèse classique en marketing, selon laquelle un test cherche simplement à auditer un marché19, donnant au producteur et jusqu’au parfumeur un retour sur l’appréciation de son produit par un échantillon représentatif de consommateurs ; comme à la thèse critique (thèse de la « filière inversée »20), selon laquelle les tests sont simplement un outil dont se dotent les producteurs pour imposer leurs produits ; à ces deux points de vue symétriques nous avons voulu dans ce papier substituer un troisième point de vue sensiblement différent, qui à la fois les comprennent et les dépassent. Quand on l’analyse dans le détail comme nous l’avons fait, il apparaît que le dispositif de test fait à la fois moins, et beaucoup plus que ce que peuvent en dire la thèse classique du marketing ou la thèse critique. Il fait moins, parce que, s’il s’agit de connaître les consommateurs de parfums et leurs goûts, alors l’outil est à l’évidence assez grossier : eu égard aux moyens consentis notamment, il apprend peu de choses. S’il s’agit de garantir et accélérer le succès, le fait est que les acteurs s’accordent plutôt à reconnaître les tests comme un moyen d’éviter l’échec, de maîtriser les risques, que comme un moyen de réaliser un vrai grand succès en parfumerie. À ce jour on ne connaît pratiquement aucun « blockbuster » du 16 Ce travail a notamment été mené par un ancien doctorant de Patrick MacLeod, chercheur en neurophysiologie du goût à L’École Pratique des Hautes Études à Paris. 17 Voir par exemple Dubois (1991, 2000) et Rouby et al. (2002, 2005). 18 Le Monell Chemical Senses Center est un centre de recherche indépendant, basé à Philadelphie, créé initialement au sein de l’Université de Pennsylvanie. 19 Au sens où les marqueteurs entendent cette expression, un « marché » désigne un ensemble de consommateurs réels ou potentiels. 20 Le concept de John Kenneth Galbraith, repris par exemple dans Baudrillard (1970).
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marché (parfum au succès massif et pérenne) qui ait été réellement produit à coups de tests. Il nous semble donc que les tests font moins que ce qu’en disent les théories classique ou critique. Mais il nous semble dans le même temps qu’ils font beaucoup plus. Pour le réaliser, il a fallu considérer non plus seulement le point de vue du succès et de l’échec isolé de chaque test, mais l’accumulation des tests dans l’espace et dans le temps, et les effets induits de cette accumulation du point de vue de la construction et du fonctionnement général du marché. Le fait est que si on retirait au marché « mainstream » du parfum ce dispositif des tests – tests quantitatifs de fragrances notamment, et feuilleté des tests en général –, c’est pratiquement tout le marché « mainstream » du parfum qui disparaîtrait avec lui. Il faut dépasser la compréhension des tests en tant qu’instrument d’audit du marché, ou même en tant qu’instrument marketing supposé favoriser la rencontre de l’offre et de la demande : les tests n’auditent pas le marché, c’est le marché qui est agencé par les tests. Disant cela nous glissons bien sûr sur le sens du mot marché : du marché des marqueteurs compris comme un ensemble de consommateurs réels ou potentiels, au marché de l’anthropologie économique comprenant l’ensemble des acteurs et des produits (producteurs, fournisseurs, distributeurs, produits disponibles dans des points de vente spécifiques et acheteurs fréquentant ces points de vente). De même que nous abandonnons le point de vue linéaire qui distingue la production en amont et la consommation en aval, pour adopter un point de vue qui ne sépare pas production et consommation mais les comprenne et les analyse ensemble comme une réalité indivisible. Certes, nous nous sommes concentrés ici sur un seul type de test : les tests quantitatifs de fragrances. Et nous savons bien que sur le marché, et particulièrement sur le marché « mainstream » dont nous avons pratiquement exclusivement parlé ici, un parfum ne se réduit pas à sa fragrance ; le nom, le flacon, la marque, la publicité, jouent un rôle essentiel dans sa constitution et sa commercialisation. Néanmoins il nous semble que cette démarche était justifiée, que la forme très analytique du travail du mix marketing (élément par élément) nous y autorisait. Les tests de fragrances s’inscrivent, nous l’avons dit, dans un feuilleté de tests qualitatifs et quantitatifs ; c’est-à-dire que chaque élément du mix, y compris le concept et le mix lui-même, sont soumis au même dispositif de test, et à des emboîtements similaires à celui que nous avons examiné pour les tests quantitatifs de fragrances. Rien n’interdit dès lors d’extrapoler ce que nous avons compris sur les tests de fragrances à l’ensemble du « feuilleté », et de généraliser ainsi l’hypothèse selon laquelle l’instrument marketing de départ (le test) s’est révélé un dispositif puissant qui, considéré dans son tout comme dans ses parties, agence aujourd’hui le marché de bout en bout.
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Le service aux clientèles en situations de fragilité : une activité marchande ? L’exemple de la Poste Edith Heurgon Prospectiviste, directrice du Centre culturel international de Cerisy
Cette contribution abordera la question du service, comme activité marchande et non comme « marché des services », en référence à un colloque et en l’illustrant par un exemple pris à La Poste. En 2006, un colloque de Cerisy intitulé L’économie des services pour un développement durable a confronté les initiatives d’acteurs et les réflexions de chercheurs sur trois champs particuliers : prendre soin des personnes, avec comme fondement la reconnaissance, afin de construire une relation de service « qui fait du bien » ; enrichir le capital social et le bien public, avec comme enjeu l’appartenance, qui considère le problème du service durable sur la base d’un « faire société » dans les territoires ; offrir des services aux entreprises dans le cadre d’une « économie de la fonctionnalité », avec comme principe la performance, qui consiste à prendre en charge une fonction stratégique du client en intégrant les externalités. Lier ces trois champs a permis de renouveler certaines notions (incertitude, reconnaissance, relation, service, situation, territoire, valeur) et de suggérer l’idée d’un art du bien vivre ensemble capable de soutenir des innovations simultanément socio-économiques et politiques. L’enjeu du service y est apparu, pour ses bénéficiaires et ses agents, à la fois sous l’angle de l’effet utile qu’il produit, de la transformation des conditions de vie ou du travail qu’il opère, mais aussi des nouvelles aptitudes pour penser et agir qu’il stimule. Nous étudierons plus spécifiquement le service aux clientèles en situations de fragilité, thématique formulée dans le cadre d’une prospective, La Poste 2020, conduite de 2005 à 2007. Alors que La Poste a tendance à considérer ces populations Cette intervention a été présentée avec Olivier Blandin, économiste, maître de conférence associé à Paris VII, gérant d’ATEMIS (Analyse du Travail Et des Mutations de l’Industrie et des Services), qui a participé comme consultant à la démarche de La Poste 2020 sur « les services aux populations en situation de fragilité ». L’économie des services pour un développement durable, colloque de Cerisy coordonné par Edith Heurgon, L’Harmattan, 2007. Formule de Thierry Ribault dans l’ouvrage cité. Sur ce plan, voir dans le même ouvrage la contribution de Manuel Zacklad. Cf. Philipe Zarifian, dans le même ouvrage.
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comme des « clientèles sociales » dont le potentiel en termes de marché est faible, nous montrerons qu’il est possible de faire évoluer cette conception pour les appréhender comme des « clientèles commerciales », certes modestes et parfois fragilisées, mais faisant partie explicite du fonds de commerce de l’entreprise. Ce changement de posture exige de passer d’une logique d’assistance qui prend le risque de stigmatiser ces populations à une démarche de soutien, à des moments clefs de leurs trajectoires de vie, de l’autonomie des personnes. Il suppose aussi que l’entreprise enrichisse sa conception d’offres de masse (selon un modèle industriel) par une dynamique de service stimulant les capacités d’action des bénéficiaires (selon une économie servicielle). C’est dire l’enjeu stratégique que constitue, pour la Poste, le service aux clientèles en situation de fragilité, dès lors que celle-ci parvient à concilier une dynamique commerciale offrant des relais de croissance et un positionnement du Groupe comme opérateur de lien et intermédiaire de confiance. Ainsi, par rapport aux deux courants mis en évidence dans nos débats sur L’activité marchande sans le marché ?, notre réflexion s’inscrit, non dans le premier (relevant de la socio-économie ou de la sociologie des marchés) qui revient aux marchés réels pour mieux souligner ce qui les sépare du « marché idéalisé », mais plutôt dans le second qui renonce à la notion de marché en faveur d’une compréhension plus fine de l’activité marchande, en tant que forme d’exploration imaginative du social et que modalité du rapport d’agrément dans l’action collective d’échange.
La Poste 2020 : créer de la valeur ajoutée par le service sur les territoires Ainsi que son Président l’a précisé dans ce colloque, La Poste connaît des mutations profondes. Bien que disposant de nombreux atouts pour jouer un rôle majeur dans la société (son histoire, ses valeurs, la confiance qu’elle inspire, la proximité que lui confère sa présence sur les territoires, le maillage de son réseau), elle se trouve confrontée à un risque de stagnation de ses marchés, pour au moins trois raisons: la première est l’inadaptation de certaines offres à l’évolution des modes de vie des personnes, des exigences des entreprises et de la diversité des territoires ; la seconde tient aux processus de substitution mis en place avec l’essor des technologies (notamment pour le courrier) ; la troisième est directement liée, avec la déréglementation, à la venue de nouveaux entrants. Pour faire face à la concurrence des marchés européens, le Groupe conduit alors, depuis plusieurs années, une vigoureuse politique de modernisation. Afin de professionnaliser ses Métiers (banque, courrier, colis, enseigne), il promeut des logiques industrielles et commerciales qui provoquent en son sein des contradictions intenses et se heurtent à la vision universelle du service postal, tel qu’il a été construit par le passé et tel que l’appréhendent encore, dans sa globalité, l’opinion publique et les élus. Il en résulte un net décalage entre les représentations des responsables de la Poste Voir table ronde dans cet ouvrage.
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quant au devenir de leurs activités et les attentes de ses clients et des pouvoirs publics. Alors que certains dirigeants pensent inévitable l’éclatement du groupe, la question posée est celle de l’unité de La Poste. C’est donc pour nourrir ce débat qu’a été lancée, en 2005, une démarche de « prospective du présent », La Poste 2020. Son ambition était, à partir d’une vision renouvelée du service et des territoires, de réinventer une Poste dynamique et unitaire qui ne succombe ni à la nostalgie du passé, ni au seul diktat du marché. Pour que le Groupe s’inscrive dans le mouvement du monde contemporain, il lui fallait concilier exigences économiques, dynamiques territoriales et responsabilités sociétales et, tout en assurant la performance de ses métiers, créer de la valeur ajoutée par le service pour l’entreprise et pour les territoires. La démarche prospective a reposé sur une organisation et des dispositifs originaux associant, pour une durée suffisante, les différents Métiers de La Poste et divers acteurs des territoires. Sur cinq départements différenciés, des Groupes territorialisés ont ainsi engagé un diagnostic du mouvement à partir de thématiques (notamment, pour le Val de Marne, les services aux “populations fragiles”). Sur la base des diagnostics territoriaux, un groupe de managers des divers Métiers a formulé les trois principaux défis que La Poste devait relever pour s’inscrire dans le mouvement de la société: la mobilité (avec le système des mobilités des personnes, des biens et des informations, qui transforme les relations au temps et à l’espace) ; la solidarité (se manifeste en effet une forte attente du public, relayée par les élus et les postiers, pour que la Poste s’affirme comme opérateur de lien et intermédiaire de confiance dans un environnement marqué par un vieillissement des populations et des précarités accrues) ; enfin, le co-développement durable des territoires (afin que La Poste, partenaire des projets locaux, soit reconnue comme un acteur économique majeur). Parallèlement aux groupes territorialisés et de manière à préparer les services centraux à « entendre » leurs suggestions, un séminaire a réuni les directeurs de la stratégie et du marketing des Métiers et du Groupe, sur le thème : Quel Visant à stimuler l’intelligence collective des acteurs en articulant les expériences de terrain aux savoirs des experts, la prospective du présent est une démarche de connaissance pour l’action qui, paradoxalement, opère dans le présent, temps de l’action collective et des initiatives. Luttant contre la tyrannie de l’urgence, plutôt que d’envisager les avenirs possibles (selon le temps des horloges : que serons-nous en 2020 ?), elle s’interroge sur les devenirs souhaitables (selon le temps des mutations : que devenons-nous ?). Par exemple, il s’agit moins de savoir combien de personnes auront plus de 60 ans à telle date que de se demander comment « bien vieillir ». Au-delà des tendances lourdes, elle porte attention aux signaux faibles, aux germes de futur déjà là, sous nos yeux, pour la perception desquels nous ne disposons pas toujours des bons instruments. Et plus que les institutions qui fonctionnent encore sur un mode mécaniste, ce sont les gens qui, dans leur vie quotidienne, peuvent les fournir. Enfin, contrairement à la recherche qui opère une fonction critique, la prospective du présent s’appuie sur un principe d’optimisme méthodologique qui cherche à montrer ce qui fonctionne bien et à soutenir les initiatives innovantes pour, au-delà des seuls futurs possibles, favoriser la venue de devenirs souhaitables.
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modèle économique pour la Poste en 2020 ? Après un repérage des questionnements, les travaux ont porté sur quatre thèmes : les relais de croissance, les logiques économiques de création de valeur ajoutée, la solvabilisation de la demande, la diversification des modes d’accès aux services. Ils ont notamment permis de conclure à la possible articulation d’une dynamique économique industrielle et d’une dynamique économique servicielle capable de fonder une conception de la valeur sur le service (valeur servicielle pour un client) et sur le territoire comme ressource (souvent perçu comme un coût). A ainsi été formulée l’hypothèse selon laquelle, face aux limites de l’approche industrielle, un modèle économique reposant sur le service et les dynamiques territoriales, dans la mesure où il était aussi un levier de compétitivité industrielle, pouvait faire surgir des relais de croissance. Mais, pour que cette hypothèse se concrétise, il fallait que La Poste associe à sa logique industrielle (indispensable pour le traitement du courrier, des colis…) et à son positionnement institutionnel (relation avec les élus et les pouvoirs publics), une approche résolument tournée vers le service et le développement territorial. La Poste 2020 a ainsi fait évoluer la conception que l’entreprise avait du service et des territoires et, pour dépasser les raisonnements en termes de produits ainsi que les segmentations courantes de clientèles, une notion nouvelle a été introduite, celle de situation. Une « situation » permet d’appréhender l’ensemble des circonstances dans lesquelles se trouvent des groupes de personnes, selon deux aspects complémentaires. Un aspect générique : les activités (formation, travail, création, loisirs,…) qu’ils exercent, à un moment de leur vie, et leur intégration au sein de collectifs (familial, professionnel, associatif, politique) ; un aspect contextualisé : le territoire vécu au sein duquel ils s’ancrent ou se déplacent, pour une certaine période, et qui leur offre un « milieu » d’accueil (nature, équipements, services…). Ainsi, et sans présupposer une offre, l’analyse fine d’une situation constitue une démarche apte à saisir les attentes des personnes, de manière dynamique et contextualisée. Sur la base de ces attentes, il est alors possible d’imaginer, de manière participative, des services, des « bouquets de services » (parmi lesquels le client peut choisir sa propre combinaison), voire des « solutions » (prenant en charge la totalité du problème d’un client). La prise en compte des situations est ainsi de nature à enrichir les approches marketing dans la mesure où des offres répondant aux aspects génériques, peuvent ensuite être déclinées selon les aspects contextualisés.
Quel modèle économique et managérial pour la Poste en 2020 ?, animé par le Cabinet ATEMIS, Christian du Tertre et François Hubault, avec la contribution d’Edith Heurgon et Pascal Croset, Mission de la Recherche de la Poste, avril 2007. Plusieurs « situations-types » ont été étudiées dans le cadre de La Poste 2020, comme, par exemple, « bien vieillir », « entreprendre » ou « s’installer ».
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Le service aux clientèles en situations de fragilité : une activité marchande ?
Le service aux clientèles en situation de fragilité Dans un contexte sociétal marqué par des précarités croissantes, les services de la Poste sont essentiels pour faciliter les processus d’intégration des personnes en difficulté, au regard notamment des deux dimensions identitaires que sont l’adresse et l’argent. Les enjeux correspondants se déclinent alors en termes d’accessibilité, d’accueil, d’information, de conseil, d’accompagnement, de solvabilité avec, au cœur du débat, la question de l’autonomie.
La démarche de La Poste 2020 dans le Val de Marne Dans le Val de Marne, La Poste 2020 s’est efforcée de formuler la question prospective de manière opératoire afin que la Poste, entreprise publique intégrée dans son environnement, puisse concilier ses enjeux de solidarité et de performance. Plusieurs étapes ont été nécessaires à cette formulation. En avril 2005, le directeur du Réseau grand public10 de la Poste, demandeur de l’étude, a posé le problème dans les termes suivants : « que faire pour que ces populations fragiles, en décalage avec les process des prestations de La Poste, bénéficient du niveau de qualité attendu par elles à un coût acceptable pour le groupe ?», et il a ajouté: « le risque, c’est qu’elles aient des difficultés à accéder aux services et en soient exclues avec des répercussions pour les clientèles solvables qui ont tendance à s’éloigner des bureaux ». Dans le groupe prospectif du Val de Marne (composé, à côté de responsables de La Poste, d’élus, de responsables de l’action sociale et de la politique de la ville, de la CAF, de la CCI…), les acteurs politiques ou socio-économiques ont envisagé les populations dites fragiles au regard des difficultés auxquelles, de leurs points de vue, elles étaient soumises. Sur la base des inégalités sociales, les uns ont proposé des typologies en termes d’âges et de composition familiale, de revenus, de types de handicaps, sur la base desquelles sont élaborées des politiques sociales (minima sociaux, RMI, vieillesse…). Nécessaires pour secourir les personnes en difficulté, ces démarches s’inscrivent souvent dans des logiques d’assistance qui présentent parfois des risques de stigmatisation des populations. Se référant aux inégalités territoriales, les autres ont suggéré des catégories d’espaces (ZUS, GPU, zones franches…), sur la base desquelles sont mises en œuvre des démarches contractuelles de requalification urbaine, regroupées sous le terme de politique de la ville. Les projets partenariaux qui en résultent stimulent des dynamiques de développement local, mais le principe de discrimination positive qui les sous-tend comporte un risque de stigmatisation des quartiers (dont s’échappent, dès qu’elles le peuvent, les personnes qui en ont les moyens). L’on voit ainsi que les divers acteurs, en fonction de leurs missions, se forgent des représentations différentes de la question posée, et élaborent des politiques fondées sur des principes distincts. En ce qui la concerne, La Poste a tendance à considérer les populations dites fragiles 10 En charge de la gestion des bureaux de Poste, aujourd’hui nommé « l’Enseigne ».
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comme des « clientèles sociales », catégorie par défaut regroupant par amalgame une diversité de situations auxquelles les services de marketing s’intéressent peu dans la mesure où leur potentiel commercial est jugé trop faible. Considérées comme un coût à supporter par l’entreprise, ces clientèles présentent un double inconvénient pour des bureaux qu’elles fréquentent et qui sont désignés comme « bureaux sociaux » : d’une part, elles fragilisent les agents, d’autre part, en raison d’un allongement des files d’attente, elles font fuir les clients solvables… Pour apprécier l’ampleur du phénomène dans le cadre d’un projet national visant à réduire l’attente au guichet (intitulé « Contre toute attente »), la Banque postale les a estimé en France11 à environ 5,5 à 6 millions de personnes (personnes âgées bénéficiaires du minimum vieillesse ou de l’APA, chômeurs en fin de droit, personnes handicapées, allocataires « persistants » et « récents », grands exclus, jeunes en difficulté d’insertion), réparties selon trois groupes : les fragiles (1,5), les précaires (2,6) et les exclus (1,6)12 . Dans des groupes de prospective internes, des postiers, se référant aux populations présentes dans les bureaux, ont analysé les problèmes qu’elles posaient en accomplissant certaines opérations (clandestins, personnes sans adresse stable, allocataires de minima sociaux, interdits bancaires ou exclus des comptes, personnes âgées dépendantes…). Ils ont noté le rôle majeur que jouait la Poste dans le versement des minima sociaux impliquant une surcharge de travail la première semaine du mois, et affirmé que, pour les plus démunis, elle constituait le dernier rempart avant la marginalisation. Ils ont témoigné du fait qu’eux aussi, lorsqu’ils étaient confrontés à des relations difficiles, se trouvaient en situation de fragilité. Leur formulation était alors la suivante : comment La Poste peut-elle sortir de la situation d’urgentiste de la relation aux populations fragiles en développant des partenariats au sein du territoire, notamment avec les associations ? Ces diverses formulations mettent en évidence deux éléments sur lesquels nous allons revenir. Le premier insiste sur le décalage qui se crée entre les attentes des personnes considérées et les process de construction des offres ; le second témoigne du fait que La Poste, ne pouvant à elle seule venir à bout de toute la misère du monde, doit travailler en partenariat avec les acteurs du territoire partageant les mêmes enjeux.
La co-production de la fragilité Afin de dépasser la notion de « clientèles sociales », La Poste 2020 a considéré la fragilité comme une co-production entre, d’une part, un dispositif d’offre élaboré 11 Etude Mercer Olivier Wyman en 2006. 12 Les critères de segmentation étant les ressources disponibles, l’accès à certains droits fondamentaux, le niveau d’isolement de la société, la probabilité de sortie de la situation de précarité.
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pour des clients standards et, d’autre part, des personnes dont les situations de vie présentaient, de manière provisoire ou définitive, des caractéristiques ne rentrant pas dans ce cadre prédéfini. En effet, les offres postales (à la fois les produits et leurs modalités d’accès) sont construites par segments de marché pour des clients standards (c’est-à-dire capables de réaliser certaines opérations dans la coproduction du service). Comme les populations dites fragiles ne disposent pas toujours de ces capacités, leurs attentes et possibilités d’accès paraissent insuffisamment prises en compte par les services marketing. C’est donc cet écart entre les caractéristiques des situations dans lesquelles se trouvent les personnes et les capacités attendues pour l’usage des offres standard qui est à l’origine du processus de co-production de la fragilité (voir le schéma ci-dessous).
Il convient de distinguer plusieurs types de co-production de fragilité. L’écart peut se situer entre les propriétés des offres standards et les situations dans lesquelles se trouvent les personnes dont les capacités se trouvent limitées au plan physique (capacité à se déplacer…), culturel (maîtrise de la langue et de l’écrit), cognitif (capacité à gérer un compte) ou financier (niveau de revenu, endettement). Les fragilités peuvent aussi concerner des « ruptures de vie », qui déstabilisent les personnes et créent des besoins particuliers, plus ou moins temporaires. C’est alors la manière dont est pris en compte ce bouleversement qui détermine le niveau de gravité des difficultés rencontrées. Ces écarts suscitent chez les clients qui n’obtiennent pas de réponses à leurs attentes une insatisfaction croissante, voire un renforcement du processus d’exclusion. Ceux qui ne peuvent pas disposer d’un accompagnement suffisant pour accéder à l’offre ont tendance à utiliser les 345
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produits existants en en détournant l’usage. C’est le cas, par exemple, de l’usage du Livret A comme compte courant. Pour l’entreprise, les effets se mesurent en termes de surcoûts, de baisse de qualité de service, de dégradation des conditions de travail et de perte de clientèles. Elle doit savoir faire le partage entre ce qu’est censé prendre à sa charge le client (dans la co-production du service) et ce qu’elle doit assurer elle-même (en tant qu’organisation productive), enjeu d’autant plus important qu’il détermine le potentiel d’externalisation des opérations de base (vers le bénéficiaire du service qui en réalise lui-même une partie) et la capacité du client à utiliser correctement l’offre.
Une co-construction de la sécurité, de la cohésion et de la confiance Dans la mesure où la « prospective du présent » entend poser les bonnes questions, et notamment favoriser le passage du diagnostic d’un dysfonctionnement à la formulation d’une hypothèse débouchant sur l’action, La Poste 2020 s’est demandé si, dans la mesure où avait été mis en évidence le processus de co-construction de la fragilité, on ne pourrait pas, inversant le raisonnement, favoriser des logiques aptes à co-produire de la sécurité, de la cohésion et de la confianc13. La question devenait alors la suivante : plutôt que de laisser le traitement des difficultés rencontrées dans les bureaux de poste à la seule bonne volonté des guichetiers et à l’allongement des files d’attente, comment réduire les écarts entre les offres standards de la Poste et les capacités des personnes en situation de fragilités à y avoir accès ? A partir de cette analyse, La Poste 2020 a donc proposé de parler, non plus de « clientèles fragiles » mais de « clientèles en situations de fragilité », et de désigner ainsi celles qui se trouvaient confrontées à des écarts entre, d’un côté, l’offre des Métiers et, de l’autre, leurs attentes et sollicitations en fonction de leur capacité réelle et de leurs trajectoires de vie.
Vers une compréhension commune des situations de fragilité Constatant les difficultés des divers acteurs à saisir, dans leur intensité et leur diversité, les situations réelles et les trajectoires de vie des populations concernées, il nous semble utile de construire une compréhension commune à tous ceux qui sont concernés par ces phénomènes complexes et évolutifs. De ce point de vue, la notion de « situation » est féconde, car elle conduit à considérer la fragilité non comme une propriété des personnes elles-mêmes (jugement qui les stigmatise), mais comme une caractéristique des situations dans lesquelles elles se trouvent au regard des activités qu’elles réalisent. Et ces situations, qui peuvent revêtir diverses formes, légères ou lourdes, temporaires ou installées, résultent souvent d’un cumul de crises qui aggravent encore les choses. L’emploi du terme « situation » dans la formule « clientèles en situations de fragilité » permet de caractériser les conditions de vie des personnes dans leur environnement en distinguant : 346
13 Une démarche de même nature a été développée à la RATP pour appréhender les problèmes d’insécurité dans les transports, cf. Violences en France, Michel Wieviorka, Le Seuil, 1998.
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• les aspects génériques : les fragilités au regard de l’exercice d’activités (formation, travail, loisirs…), handicaps (physique, mental, sensoriel), problèmes cognitifs (maîtrise de la langue, de l’écrit, des TIC), difficultés liées à l’âge (jeunes, personnes âgées), situations de famille (monoparentale), revenus (compte bancaire, assurance), ruptures de vie (personnelle, familiale, professionnelle) ; • et les aspects contextualisés : les manières dont les fragilités précédentes sont atténuées ou aggravées en fonction du milieu d’accueil que leur offrent les territoires au sein desquels les populations habitent, notamment l’accessibilité au logement, à la formation, à l’emploi, aux loisirs ; facilités de mobilités individuelle ou collective ; cadre de vie (environnement, services, solidarité de proximité).
Les clientèles en situation de fragilité, un enjeu stratégique pour La Poste ? Dans le cadre d’une compréhension commune des phénomènes et d’une stratégie globale mise en œuvre de façon coordonnée à l’échelle d’un territoire, chaque acteur devrait alors être en mesure, en fonction de ses compétences, de définir son positionnement spécifique, en distinguant ce qui lui revient en propre et ce qui relève d’actions partenariales, voire de dispositifs de mutualisation. En ce qui concerne La Poste, s’il n’est pas de son ressort de conduire une politique sociale à l’égard des populations démunies, elle est un acteur reconnu de l’intégration sociale et de l’aménagement du territoire. Partenaire engagé dès l’origine dans la politique de la ville (notamment avec le déploiement des PIMMS14), il lui revient en propre de faciliter l’accès de ses services à tous ses clients, dans des conditions de coût et de qualité acceptables. Dans le champ de ses compétences, le service qu’elle offre, non seulement ne doit pas compliquer la vie de ses clients (par des procédures administratives tatillonnes ou une relation de service impersonnelle), mais devrait contribuer à réduire les difficultés qu’ils rencontrent et même concourir, autant que faire se peut, à leur autonomie. Dès lors, le changement de positionnement proposé conduit à répondre affirmativement à la question : et si offrir un service de qualité à ses clients en situation de fragilité était pour la Poste un enjeu stratégique, à la fois commercial, social, et créateur de valeur ajoutée territoriale ? L’argument de La Poste 2020 a été le suivant : pour éviter que demain, dans les zones urbaines comme hier dans les espaces ruraux, la Poste n’ait à assurer la plupart des activités non solvables, il est suggéré de sortir d’une logique d’assistance, ou de déni du problème, pour considérer ces populations non comme une charge, mais comme une opportunité de « business », bref comme des clientèles stratégiques du devenir de La Poste. Il s’agit moins d’une attitude de générosité que d’un intérêt bien compris de la part d’une entreprise publique dont l’essentiel du fonds de commerce est constitué par des clients 14 Points Information Médiation Multi Services.
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modestes lesquels peuvent en outre traverser des moments difficiles. Apporter des réponses circonstanciées aux personnes en situation de fragilité est ainsi de nature à rassurer ses agents (soumis à de fortes pressions) et à renforcer sa dynamique commerciale tout en conciliant solidarité et performance. De surcroît, La Poste, qui a toujours su intégrer les populations venues de divers lieux, assume, au travers de ce rôle d’intégration, sa responsabilité sociétale.
Les expérimentations conduites dans le cadre de La Poste 2020 Les résultats de La Poste 2020 ont été présentés en juin 2006 aux dirigeants de l’entreprise. Outre leur apport au Plan stratégique alors en cours d’élaboration, ils ont été à l’origine d’expérimentations visant à valider la pertinence de certaines idées de services proposées. Parmi les projets retenus, figurait le service aux clientèles en situations de fragilité. Le pilotage des expérimentations a été assuré par un Comité d’innovation, présidé par le directeur général adjoint concerné, et composé de responsables de la stratégie et du marketing des différents Métiers, ainsi que des directeurs territoriaux concernés par les projets innovants. Il lui revenait de favoriser les liens entre, d’une part les territoires et les Métiers, d’autre part le terrain et le siège, et de porter une évaluation aux moments-clefs de l’avancement des projets. On peut regretter que, par rapport à la première étape de La Poste 2020, cette deuxième phase n’ait bénéficié ni des mêmes latitudes (le central a repris tous ses droits), ni des mêmes moyens (le travail à accomplir pour passer de l’idée d’un service à sa conception et à sa mise en œuvre effective a été largement sous-estimé). Afin de relever le défi posé par ses clientèles en situation de fragilité, La Poste doit faire évoluer ses méthodes de travail en combinant deux approches complémentaires : d’une part, en interne, pour tout ce qu’elle peut faire en propre, adopter une démarche de service fondée sur un management coopératif ; d’autre part, pour ce qu’il lui faut réaliser en partenariat, développer des formes de coopération avec les acteurs concernés.
Une démarche de service fondée sur un management coopératif Afin que ces clientèles reconnues comme stratégiques puissent bénéficier des effets utiles du service, mais aussi disposer de la capacité qu’il procure, il convient de faire porter les efforts à différents moments du processus : • en amont, intégrer dans la conception des offres la prise en compte des « situations cibles », ce qui suppose une évolution du marketing, « orienté produit » et centralisé au sein des Métiers, vers un « marketing situé » capable de décliner selon les contextes des offres « génériques » ; • de manière préventive, restreindre les conséquences de ruptures de vie ou de fragilités temporaires en développant l’information et le conseil de façon appropriée ; 348
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• rendre ce service accessible en s’appuyant sur les possibilités du multicanal (accès dans les bureaux, mais aussi sur d’autres supports comme l’internet) ; • en situation d’urgence, organiser les relais nécessaires avec le tissu associatif local (afin de sortir de la relation d’urgence dénoncée par certains postiers) ; • au quotidien, assurer une relation de service attentionnée par des agents compétents, disposant des outils nécessaires, dans des espaces de qualité15.
L’expérimentation conduite avec la direction de la Poste de Paris Nord Alors que la thématique avait été formulée dans le Val de Marne, c’est avec Paris Nord que l’expérimentation a été mise en œuvre, dans la mesure où son nouveau directeur, depuis l’origine associé à La Poste 2020, souhaitait mettre cet enjeu au cœur de sa politique à court et à moyen terme16. Pour améliorer l’accueil des clientèles et diffuser les nouveaux produits bancaires, Paris Nord s’était déjà engagé dans des démarches de terrain (mise en place de « Gestionnaires de clientèles Services Financiers » et de Responsables clientèles, installation de boutiques et d’automates). En outre, dans le cadre du projet « Contre toute attente », la direction s’était mobilisée pour réduire l’attente tout en assurant un développement commercial de ses activités et en améliorant les conditions de travail des agents au contact du public. Avec La Poste 2020, il s’agissait d’intégrer la prise en charge des clientèles en situation de fragilité, de manière adaptée à chaque contexte territorial. La direction de Paris Nord avait prévu de travailler sur les facteurs déterminants d’une bonne intégration sociale que sont l’accès au courrier et l’activité bancaire. Mais bien que trois axes de travail aient été identifiés dans le premier domaine (qualité de l’adresse, raccordement postal avec les bailleurs et la municipalité, personnes sans adresse : SDF, nomades…), le Métier Courrier a déclaré qu’il ne s’agissait pas pour lui d’une priorité… L’expérimentation visant à mettre l’autonomie au coeur de la relation de service a été ainsi concentrée au niveau de quelques bureaux17 avec l’ambition d’agir conjointement sur la pertinence des produits, les aptitudes des clients, les pratiques des agents, les équipements et la qualité des espaces. La Poste 2020 a animé une réflexion avec l’ensemble des acteurs de Paris Nord pour étudier 15 En effet, dans les recherches conduites à la RATP autour du métro METEOR notamment avec le sociologue Isaac Joseph, on a montré que la relation de service était faite de la composition de quatre dimensions : la relation entre le voyageur et l’agent, l’outillage dont disposait l’agent, la qualité de l’espace public au sein duquel s’effectuait la transaction, les modalités de production du service. 16 La mobilité des directeurs opérationnels de La Poste a été une difficulté constante à gérer par La Poste 2020 qui, en fonction des motivations des responsables, a conduit au changement, voire à l’abandon, de certains territoires de projets. 17 Bichat, Goutte d’Or, Magenta, Marx Dormoy, Porte de la Chapelle.
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la manière de mettre en place, de piloter et d’évaluer les actions engagées en lien avec le projet « Contre toute attente » et le pilotage quotidien, mais aussi en articulation avec les autres Métiers (fort peu mobilisés en l’occurrence). A cet égard, certaines situations problématiques ont été repérées et adressées aux interlocuteurs concernés (par exemple, les activités de La Poste en direction des demandeurs d’asile, les écarts entre les conditions d’accès édictées par La Banque Postale ou l’Enseigne, et les pratiques des agents de contact, l’utilisation des « lettres chèques » par des agences d’intérim comme mode de paiement). Bien que l’expérimentation n’ait pas être menée à son terme, un certain nombre d’enseignements ont pu être tirés de cette démarche conduite au plus près du terrain : • renforcer l’externalisation pour réduire la charge de travail des bureaux engendrée par les situations de fragilité suppose de disposer d’automates et d’offres adaptés, d’aider les clients à devenir plus autonomes, et d’intégrer ces enjeux dans les compétences des agents ; • assurer la reconquête commerciale suppose, pour les clients nouveaux équipés de produits adaptés, de faire porter l’effort sur les bons usages, et pour le « stock » de clients anciens de conduire une action commerciale d’envergure, exigeante au plan managérial et à laquelle il convient d’assurer une forte lisibilité au moyen d’indicateurs de suivi de performance ; • aider les clients à utiliser les nouveaux outils et à la gestion de leur budget exige d’identifier les besoins d’accompagnement au cœur de ce qui se joue dans la relation de service ; • renforcer l’autonomie, enjeu partagé mais difficile à traduire en actes, repose sur une double exigence managériale : déplacer les pratiques des agents pour mettre cet enjeu au cœur de leur compétence professionnelle ; organiser une réponse alternative en spécifiant la frontière entre activités postale et non postale et, lorsque la coopération externe est nécessaire, se doter des compétences pour capitaliser les expériences et mettre en place un système d’évaluation permettant d’objectiver les résultats.
Les démarches partenariales pour une connaissance partagée des situations Pour que La Poste puisse saisir les enjeux stratégiques liés à ces clientèles et, sans qu’il y ait à proprement parler de « marché », construire une activité marchande autour du service à leur offrir, il convient, au-delà de la démarche de service, de développer une connaissance fine et différenciée des situations de fragilité afin d’être en mesure de spécifier les attentes, d’accroître l’accessibilité des offres, et de construire, à l’échelle des territoires concernés, des partenariats hybridant politiques économiques, sociales, territoriales. Les démarches de politique de la 350
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ville d’une part, les dispositifs d’intermédiation d’autre part, peuvent apporter des éléments de connaissance des situations de fragilité, tant en ce qui concerne leurs aspects génériques que contextualisés. Pour faire sentir la diversité des territoires, nous prendrons deux exemples parisiens empruntés au domaine de la politique de la ville18. Le premier concerne, dans le 19ème arrondissement, le quartier Danube Solidarité qui accueille, sur une superficie de 10 hectares, 7794 habitants, avec de nombreux jeunes (plus d’un tiers de la population a moins de 25 ans) et un grand nombre de foyers monoparentaux. Le poids des foyers à bas revenus est aussi considérable (28% en 2005). Le second concerne, dans le 18ème arrondissement, le quartier de la Goutte d’Or, sur une superficie de 27 hectares, qui accueille 22 000 habitants. Populaire, animé, densément peuplé, doté d’une forte activité commerciale, il présente l’allure d’un village exotique tant est grande la diversité de nationalités qui le traversent. « Selon l’heure à laquelle vous vous promenez ici, les impressions seront fort différentes. Le matin, avant neuf heures, les hommes et les femmes qui se dirigent vers le métro pour aller au travail vous sembleront majoritairement des ‘Français’. Autour des écoles, vous remarquerez surtout les familles immigrées qui accompagnent leurs enfants. L’après-midi et le soir, les rues sont occupées par une population étrangère. Ces impressions reflètent une réalité. Il y a effectivement plus d’étrangers à la Goutte-d’Or que dans le reste de Paris : 32%, le double de la moyenne parisienne. Les étrangers forment 20% des actifs, mais 35% des chômeurs (...). Le chômage, la taille des logements, les habitudes culturelles conduisent ces personnes dans la rue qui, pour elles, est un espace privé autant que public » 19.
La Goutte d’Or concentre des niveaux de précarité élevés : les ménages vivant sous le seuil de pauvreté sont près de trois fois plus présents qu’à l’échelle parisienne, le retard scolaire concerne une forte proportion d’enfants, et le sentiment d’insécurité y est important… Mais, grâce au commerce, ce quartier n’est pas un ghetto, mais un lieu qui attire les gens de l’extérieur, ouvert, un lieu d’accueil et de transition des migrants.
18 Politique de la ville, Observatoire des quartiers parisiens, rapport 2007, Atelier parisien d’urbanisme, Délégation à la politique de la ville et à l’intégration de la ville de Paris, novembre 2007. 19 Maurice Goldring, La Goutte-d’Or, quartier de France, la mixité au quotidien, Editions Autrement, 2006.
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En ce qui concerne l’intermédiation, elle s’est développée essentiellement autour des PIMMS. Installé dans le 18ème arrondissement en 2004 à l’occasion de la 352
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rénovation du bureau de Poste Paris Bichat, le PIMMS20 accueille de nombreux clients originaires du Maghreb et de l’Afrique noire, mais aussi de nouveaux arrivants de l’Europe de l’Est, de l’Inde et du Pakistan, qui ont souvent une faible maîtrise de la langue et de l’écrit. Si 60 à 70% des clients viennent du quartier, 30 à 40% sont issus des communes limitrophes. On constate une prédominance des activités bancaires au guichet (56%), notamment des prestations sociales. Positionné pour aider à la rédaction des imprimés et faire face à la non-maîtrise de la langue, le PIMMS, de par sa localisation dans le bureau, réalise d’autres activités. Fort dégradée avant la rénovation, la situation témoigne d’une nette amélioration et d‘une réduction des tensions au guichet ; en outre, les clients disposent d’un meilleur accueil et d’une plus forte accessibilité aux services. Il faut aussi noter l’impact de ce dispositif partenarial sur les relations que la Poste entretient au sein du quartier, mais aussi entre ce quartier et l’autre côté du périphérique. Avec la Ville de Paris et l’Association parisienne des PIMMS, il a été envisagé de conduire une démarche partenariale pour accompagner l’installation du PIMMS du 19e arrondissement, avec les objectifs suivants : établir une typologie des situations de fragilités en utilisant les connaissances des partenaires ; élaborer un référentiel pour apprécier les demandes et bâtir des indicateurs permettant d’évaluer les résultats et la valeur ajoutée du dispositif pour chaque partenaire et pour le territoire ; construire un outil d’évaluation de la performance, de la compétence, de la gouvernance locale des dispositifs pouvant assurer la médiation entre les entreprises et les acteurs publics. Malheureusement, faute de disponibilités, cette démarche n’a pu être réalisée dans le cadre de l’expérimentation. Il faut noter cependant que, parallèlement à l’expérimentation Paris Nord, d’autres initiatives ont été prises, notamment dans le champ de la qualité, de l’économie solidaire ou de la diversité, qui ont conduit à des avancées importantes dans le montage de partenariats avec des organismes externes. Citons par exemple, la signature d’une convention avec la CNAF et les CAF pour une action en faveur des bénéficiaires des minima sociaux afin de réduire la charge de la première semaine du mois dans les bureaux ; la signature d’une convention avec France Terre d’Asile afin de faciliter l’accueil des demandeurs d’asile et réfugiés, le montage de formations mutuelles avec ATD - Quart Monde... Ainsi, même si les expérimentations n’ont pas pu être menées à leur terme, on peut dire qu’en ce qui concerne le service aux populations en situations de fragilité, les travaux de La Poste 2020 ont permis de sensibiliser les dirigeants à la question. Le Comité exécutif, en décembre 2007, a approuvé la formulation proposée. Mais surtout le nouveau directeur de l’Enseigne s’est engagé avec vigueur dans la mise en œuvre d’un projet qui, à un indiscutable enjeu commercial pour l’entreprise, associe un enjeu de tranquillité pour les agents et d’attractivité pour les bureaux. 20 Selon une récente évaluation réalisée pour La Poste par Olivier Blandin (ATEMIS)
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L’activité marchande sans le marché ?
Conclusion L’exemple du service aux clientèles en situations de fragilité nous paraît relever d’une relation marchande sans marché à forte dimension sociale, voire sociétale, où ce qui se joue dans la relation d’échange porte autant sur l’effet direct utile à un moment donné que sur les effets indirects du service et sur la création de valeur ajoutée pour ses bénéficiaires et pour le territoire. Mais ce type d’activité marchande pose des problèmes d’envergure au management des entreprises et réinterroge fondamentalement leurs stratégies, leurs compétences et leurs modes de coopération interne et externe. En effet, il leur faut rompre avec les raisonnements et les modes de gestion coutumiers qui reposent sur un principe de séparation (en termes de frontières entre l’interne et l’externe, entre le terrain et le siège, entre les différentes fonctions de l’entreprise, entre l’économique et le social…) pour s’engager dans des modes de composition de systèmes complexes qui mettent en mouvement les acteurs. Il est également nécessaire d’élaborer un modèle économique capable d’articuler les diverses valeurs ajoutées, d’une part entre les fonctions de l’entreprise (marketing, management, production, distribution, vente…), d’autre part au sein d’un système de gouvernance territoriale coopératif. Cela suppose enfin la mise en place de dispositifs d’évaluation au niveau de l’entreprise et du territoire ainsi que des dispositifs de financement prenant en compte les différentes formes de création de valeur. Nul doute que ne s’accomplissent ce faisant une exploration imaginative du social et une transformation du rapport d’agrément dans l’action collective d’échange.
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Partie IV. Débat : mythes, réalités et mutations de l’activité marchande. Le point de vue de grandes entreprises de services et de collectivités territoriales
Mythes, réalités et mutations de l’activité marchande : le point de vue de grandes entreprises de services et de collectivités territoriales Table ronde animée par Edith Heurgon, avec Jean-Paul Bailly, Antoine Frérot, Jean-François Le Grand et des interventions de Georges Amar, Olivier Favereau, Armand Hatchuel, Michel Sebillotte, Manuel Zacklad
Edith HEURGON Bertrand Hervieu concluait ici même en 2007 le colloque Des sociologies rurales à la gestion du vivant. 50 ans des savoirs confrontés, en affirmant : « l’une des missions des intellectuels, c’est bien de nommer… ».
Et concluait par une citation Albert Camus : « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur au monde ».
Antoine Frérot dans son texte introductif, note pour sa part : « dans un contexte de vide sémantique, laissant le champ libre à la récupération idéologique, il paraît nécessaire de préempter des termes (concepts), de leur donner un sens intelligible et applicable par une entreprise, d’aller vers un contexte plus propice à l’exercice de notre métier. Auparavant, le rôle d’un dirigeant d’entreprise se résumait à agir dans un contexte stable et défini. Aujourd’hui son rôle consiste d’abord à restaurer le contexte de manière à pouvoir agir. Et alors doit-il agir vite avant que le changement de contexte l’en empêche… ».
Je vous propose un moment rare de débat entre dirigeants d’entreprises ou de collectivités, chercheurs et intellectuels qui, de part et d’autre, se posent des questions : des questions de chercheurs, des questions de responsables d’entreprises, des questions politiques, dans des temporalités parfois différentes, entre lesquelles il y a souvent des écarts… Que peut apporter Cerisy à ces échanges ? Si au début du XXe siècle, Pontigny a favorisé le dialogue notamment grâce à la présence de grands écrivains, que peut Cerisy au XXIe siècle pour jouer sa partie dans le « monde des idées » (selon les termes d’Alain Touraine) et exercer sa fonction de « contre-institution » (selon la formule de Jacques Derrida) ? SIECLE, 100 ans de rencontres intellectuelles, …
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Avec Jean-Paul Bailly et Armand Hatchuel, nous avons souhaité, au-delà des personnes qui y viennent à titre individuel, ouvrir davantage Cerisy aux entreprises et aux collectivités. C’est sur cette base, et avec l’idée que les intellectuels de demain ne seront peut-être pas les mêmes que ceux d’hier, que nous avons lancé cette nouvelle aventure. Le Cercle des partenaires s’est ainsi constitué progressivement depuis 2005. Dans une première étape, il a accompagné certains colloques de prospective sur le Développement durable ou L’aménagement du territoire. La coopération qui s’esquisse s’expérimente ainsi selon diverses voies dans un contexte où les relations entre la recherche, l’université, les entreprises, les collectivités, l’Etat, l’Europe sont en recomposition… Et, peut-être, sommesnous en train, très modestement, d’en imaginer de nouvelles formes ? Dans une seconde étape, les partenaires jouent un rôle plus actif en suggérant des thèmes. Tel est le cas pour ce colloque dont l’idée est venue lors d’une réunion du Cercle des partenaires. Edmond Alphandéry, ancien ministre, président de la CNP (qu’un accident empêche d’être parmi nous) avait signalé un problème culturel des français face à l’économie marchande et interpellé les chercheurs de la manière suivante : alors que des idées très fausses se propagent visant à diaboliser le marché, Cerisy ne pourrait-il pas être le lieu pour un vrai débat avec les intellectuels sur cette question majeure pour notre économie future ? Pour cette belle aventure, je tiens à remercier chaleureusement Jean-Paul Bailly du soutien que, depuis longtemps déjà, il apporte à Cerisy, mais aussi d’avoir pu dégager, une fois encore, le temps de nous rejoindre dans la Manche, dont Jean-François Le Grand, sénateur, préside le Conseil général et que je remercie également d’avoir bien voulu participer afin d’accueillir dans son département les dirigeants que vous êtes et d’y rencontrer les chercheurs qui y sont réunis. C’est aussi une joie pour nous d’accueillir pour la première fois à Cerisy, Antoine Frérot, directeur général de Véolia Eau, passionné d’art et chef d’entreprise intellectuel. Je remercie également Armand Hatchuel, Olivier Favereau et Franck Aggeri d’avoir relevé ce défi et d’avoir organisé ce colloque dont les premières journées déjà ont été passionnantes. Dans son introduction, Armand Hatchuel a montré que le thème choisi (L’activité marchande sans le marché ?), posait des questions anciennes mais qui étaient aujourd’hui sources de confusion (qu’est-ce qu’un marché : une notion Y participent des entreprises (La Poste, la RATP, la SNCF, VEOLIA EAU, la CNP, Laser), des collectivités territoriales (La Manche, la Région BN, le Val de Marne), des organismes publics (DIACT, INRA)… Le DD c’est enfin du bonheur !, L’économie des services pour un DD, DD : nouvelles voix, nouveaux passages… En 2006 L’aménagement du territoire : changement de temps, changement d’espace (dont les actes viennent de paraître aux Presses universitaires de Caen) ; en 2007, avec l’INRA, Des sociologies rurales à la gestion du vivant ; en 2008, au mois de septembre, L’économie de la connaissance et ses territoires.
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commune, une idéologie récente, une idéalité scientifique, une norme sociale ?) et on a noté que l’activité marchande se manifestait selon une large variété de phénomènes. Nous sommes à peu près à la moitié du colloque dont la première journée a été consacrée à une approche historique. On est parti d’une situation simple, au Moyen Age, où activité marchande et marché sont une même chose puisqu’il y a un lieu, un lieu ordonné, un lieu organisé, où on peut se rendre ; on va au marché ! Puis s’opère une espèce de dissociation. Avec l’arrivée des compagnies internationales, le marché s’étend et devient invisible. Objet de théorie, il se construit une science qui va poser les principes constitutifs d’une théorie de marchés. Et que devient pendant ce temps l’activité marchande ? Là encore les historiens nous ont aidés à comprendre que, récemment et tout au long du XXe siècle, sont apparues des formes extrêmement diverses de marché et qui ont rendu la théorie globale de moins en moins adéquate à décrire le réel. Nous avons consacré notre seconde journée à nous interroger sur les problèmes que posait la théorie des marchés, son insistance sur une information parfaite, sur une transparence parfaite, nous demandant si au fond tout cela n’était pas d’une certaine façon contre performant. Quand à ce que devient l’échange marchand aujourd’hui, ce sera l’objet de la seconde partie du colloque. Nous allons organiser cette table ronde sur le thème : « Mythes, réalités et mutations de l’activité marchande : le point de vue de grandes entreprises et de collectivités territoriales » selon les modalités suivantes. Antoine Frérot et JeanPaul Bailly interviendront sur les thèmes qu’ils préemptent (la transparence, la confiance) et les questions qu’ils se posent au regard des nouvelles chaînes de production de valeur dans leur domaine (l’eau d’un côté, la Poste de l’autre). Puis Jean-François Le Grand pourra réagir aux propos des entreprises en apportant le point de vue du politique. Enfin, nous ouvrirons le débat avec la salle. Antoine FRÉROT Les entreprises sont confrontées à de multiples questionnements quant à leur activité marchande : comment la positionner de façon la plus pertinente au sein d’un système complexe composé de multiples parties prenantes aux intérêts légitimement divergents ? Quel sens une entreprise donne-t-elle à ces grands idéaux que sont la transparence, la concurrence, la construction de partenariats…, et à quelles conditions ceux-ci peuvent-ils servir de cadre à un débat serein ? Comment les entreprises adaptent-elles leur modèle économique, et partant, leur mode de rémunération, pour le maintenir en permanence conforme à l’intérêt général de la société qui sans cesse évolue ? Je voudrais vous faire part de la façon dont Veolia Eau, qui gère des services publics d’eau et d’assainissement pour le compte de collectivités, perçoit ces interrogations et tente d’y répondre.
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Quel positionnement pour l’entreprise dans son réseau de parties prenantes ? L’eau est un carrefour où tout se rencontre. La santé publique, le développement économique, la protection de l’environnement, la sécurité alimentaire, l’accès à un service essentiel s’y télescopent allègrement. Etat, élus, industriels, opérateurs et abonnés des services d’eau, citoyens, associations, bailleurs de fonds, tous ont leurs intérêts à défendre et leur mot à dire sur l’eau. Comment placer l’activité marchande de façon la plus juste au sein de ce système instable, qui rassemble de multiples parties prenantes aux intérêts dissonants ? Cette question n’a rien d’anecdotique pour une entreprise, car la façon dont elle se positionne et dont elle tisse ses relations détermine sa légitimité à produire et à vendre. D’aucuns diraient à rendre bénéfique l’économie de marché dans laquelle elle se meut. Quoi qu’il en soit, nous sommes passés, au cours des dernières décennies, d’une relation binaire entre une collectivité locale et un opérateur privé, à une relation triangulaire « Collectivité – Abonné – Opérateur privé », puis à une relation multipolaire en ajoutant la société civile… Cet allongement de la chaîne des parties prenantes a remodelé en profondeur la gouvernance de l’eau. Notre activité marchande s’est renouvelée, non sans heurts, au contact de multiples interlocuteurs : les consommateurs, plus exigeants et organisés que dans le passé ; le monde associatif, à l’origine de la montée en puissance des préoccupations environnementales ; les citoyens, car la gestion du bien collectif qu’est l’eau et les valeurs qui s’y rapportent demandent leur assentiment. Le surgissement de nouveaux acteurs a repoussé le périmètre traditionnel de notre métier. Les frontières de l’entreprise s’estompent. Les préoccupations de ses clients, de ses fournisseurs, de la société civile la pénètrent et la forcent à redéployer ses logiques relationnelles : • vis-à-vis des clients potentiels, Veolia Eau s’est engagée à ne pas répondre à des appels d’offres dont elle juge le contenu incompatible avec l’intérêt ou les capacités contributives des populations concernées ; • symétriquement, en tant qu’acheteur, Veolia Eau cherche à favoriser un comportement responsable de ses fournisseurs. Elle a lancé une démarche pour s’assurer qu’ils respectent les lois en vigueur sur le droit du travail et pour promouvoir les bonnes pratiques sociales ; • vis-à-vis des consommateurs et des citoyens, Veolia Eau s’efforce de mieux connaître leurs attentes. Cela se traduit par des enquêtes de satisfaction auprès des abonnés et un dialogue régulier avec les représentants de la société civile. Sans adhésion de la population au niveau de service et au modèle économique de l’eau, rien de légitime ni de durable ne peut se bâtir ; • vis-à-vis des ONG, Veolia Eau a érigé de nouvelles coopérations. Les partenariats publics privés (entre municipalité et opérateur privé) se complètent de « partenariats formels – informels » (entre opérateur privé et 360
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associations locales). Sans travail en commun avec les ONG de quartiers, les programmes de branchements sociaux (une de nos obligations dans les concessions de Rabat, Tanger et Tétouan) auraient été moins efficacement conduits. On ne peut faire de politique sociale étendue avec des partenariats limités.
Quel positionnement face aux grands idéaux ? L’exemple de la transparence Les grands idéaux qui traversent la société rejaillissent sur les entreprises et les interrogent. Il en est ainsi de la transparence. Cet impératif s’est imposé à toutes les grandes entreprises. L’eau étant devenue l’affaire de tous, la demande d’information s’est accrue. Beaucoup d’efforts ont été menés par le monde de l’eau pour y répondre. Signalons les systèmes d’indicateurs de performance, les plateformes d’accueil téléphonique, les rapports techniques et financiers annuels, les Commissions Consultatives des Services Publics Locaux… Aujourd’hui, les délégations de services publics présentent une transparence financière peu égalée. Rares sont les entreprises contraintes d’afficher à ce point leurs coûts et marges devant leurs clients. Ces efforts sont reconnus par les élus, les abonnés, la Cour des Comptes... En 10 ans, le pourcentage de personnes qui se déclarent insuffisamment informées sur l’eau a reculé de 15 points. Il reste que près de deux habitants sur trois souhaitent davantage d’information. Aussi, quels que soient les progrès accomplis, les acteurs de l’eau doivent aller plus loin. D’autant plus que, malgré ces avancées, des polémiques agitent régulièrement ce secteur d’activité. Nous sommes parvenus à un stade où la qualité de l’information sur l’eau importe autant que la qualité de l’eau elle-même. La rigueur avec laquelle les opérateurs et les DDASS surveillent l’alimentation en eau potable doit s’appliquer au traitement et à la diffusion des informations correspondantes. Qui dit transparence dit fiabilité et disponibilité de l’information. Si elles sont effectuées sans parti pris et avec indépendance, les comparaisons permettront dans le nécessaire débat sur les performances des services de remplacer la passion par la raison. N’estil pas temps que le monde de l’eau, y compris en France, se dote d’outils pour apprécier plus sereinement les performances réelles des services ainsi que de sources d’information offrant au public des données dont l’exactitude ne saurait être suspectée ? Par l’évaluation des performances, par l’élaboration d’informations objectives et partagées et par le dialogue qu’il permettrait avec les citoyens, ces outils constitueraient des relais de transparence. Aucune comparaison crédible ne peut se faire sans évaluation objective des performances ni organisme d’information autonome. Les progrès de la transparence sont à ce prix. Ce point est d’importance, car la transparence est une notion ambivalente qui subit des dérives. La 361
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transparence suscite l’unanimité au point qu’on hésite à borner son champ. Qui oserait se déclarer contre elle ? Il n’y a pas de confiance sans transparence. Mais d’un autre côté, repousser sans cesse l’horizon de la transparence ne constitue pas un gage d’efficacité et de confiance accrue. Il est faux de croire que toutes les vérités puissent être affichées au su et au vu de tout le monde. Il ne s’agit pas de plaider pour l’opacité ni de refuser de rendre des comptes à ses clients et pouvoirs de tutelle. Mais il importe de savoir qui doit parler de quoi, à qui et à quel moment ; de veiller aux conditions de décision et d’action, de la prise de paroles en public au moment adéquat. Dénaturé à des fins utilitaristes, l’idéal de la transparence peut en arriver à jouer contre tout type d’action collective. Aussi, dans un contexte de vide sémantique, laissant le champ libre à la récupération idéologique par des opposants à la gestion déléguée, il m’a paru nécessaire d’évoquer ce thème. Cela a pris la forme d’une tribune parue dans le Figaro en janvier 2008. En prenant publiquement position sur la transparence, l’objectif était de lui donner un sens intelligible et applicable par une entreprise ; de faire qu’il n’y ait plus de faux sujet, car la transparence ne constitue pas une fin en soi, mais seulement une des conditions d’un débat véritable ; d’aller vers un contexte plus propice à l’exercice de notre métier. Auparavant, le rôle d’un dirigeant d’entreprise se résumait à agir dans un contexte stable et défini. Aujourd’hui, son rôle consiste d’abord à restaurer le contexte de manière à pouvoir agir. Et alors, doit-il agir vite avant que le changement de contexte l’en empêche.
Quel modèle économique pour le service d’eau du XXIe siècle ? Notre « business model » est lui aussi questionné, et nous cherchons à le modifier. Plusieurs raisons militent pour un nouveau positionnement économique : • la rareté croissante des ressources en eau douce heurte de plein fouet la logique économique des services d’eau qui incite l’opérateur à augmenter les volumes consommés, car sa rémunération dépend directement de ceux-ci ; • l’effet de ciseau entre l’augmentation des coûts due aux normes et le déclin régulier des volumes facturés sape la pérennité financière des services, sauf à relever le prix de l’eau, ce à quoi de nombreux élus se refusent. En France, les consommations ont baissé de 4% en 2007 ; • on attend aujourd’hui du service d’eau bien plus que ce qu’on attendait de lui hier. On l’a chargé de missions supplémentaires telles que le traitement des eaux pluviales, la coopération décentralisée, l’amélioration des voiries, l’entretien des rivières, etc. Ces requêtes additionnelles alourdissent les dépenses du service d’eau sans qu’ait été ajustée son équation économique ; • le financement du service d’eau possède une « tare originelle » : c’est une industrie de coûts fixes dont le produit, le mètre cube, se facture aux volumes. Ce mode de rémunération fragilise l’équilibre financier du service lorsque les consommations d’eau se tassent. 362
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Concevoir de nouveaux modèles n’est pas un enjeu mineur : il nous faut bâtir une architecture économique, et partant, un système de rémunération, qui ne soit pas en porte-à-faux avec l’intérêt général de la collectivité ni avec la structure des coûts du service d’eau. Le choix d’un mode de rémunération encourageant les consommations avait ses raisons : en les favorisant, on favorisait l’hygiène et la santé, tout en dotant le service de moyens pour financer les extensions de réseau. La santé publique est un des enjeux historiques du développement de nos métiers et de leur ancien modèle économique. Il l’est resté dans les pays émergents. L’accès à une eau pure et l’assainissement sont deux armes extrêmement efficaces contre les maladies diarrhéiques. La révolution sanitaire que les grandes villes d’Europe ont connu au XIXe siècle, et qui a conduit en 50 ans, à allonger l’espérance de vie de plus de 10 années, a été étroitement liée à la collecte des eaux usées par les égouts et à la distribution d’eau potable. Plusieurs pistes se dessinent pour refonder le modèle économique de l’eau :
Rémunérer ce qui relève du service de base par l’abonné et le reste par le contribuable De plus en plus de missions s’écartent de l’alimentation en eau potable et de l’assainissement sensu stricto. Elles profitent à l’ensemble des habitants d’un territoire et doivent être financées par ceux-ci, et non par les seuls abonnés du service d’eau. On évoluerait alors d’un financement reposant à 100 % sur l’usager à un financement reposant à 70 % sur l’usager et à 30 % sur le contribuable. Il convient d’identifier les prestations externes imputées au service de l’eau, d’en chiffrer le coût et de les faire payer par leurs justes bénéficiaires.
Instaurer une rémunération basée sur les performances atteintes, donc partiellement déconnectée des volumes vendus Dans ce deuxième modèle, la collectivité rétribue directement l’opérateur en fonction des performances obtenues. Sa rémunération résulte d’un mix entre le respect des objectifs prévus et les volumes facturés. Ce modèle s’affranchit du principe « l’eau paie l’eau » puisqu’il institue un financement du service d’eau par le contribuable et l’abonné, et non plus exclusivement par ce dernier. Ce schéma économique, plus qualitatif et assorti d’un financement mixte, existe déjà à Indianapolis où Veolia Eau gère le service d’eau. Notre rémunération comprend une partie fixe et une partie variable. Le montant de cette dernière peut monter jusqu’à 25% du forfait et dépend du respect des performances exigées.
Garder une rémunération liée aux volumes vendus, mais dissocier ceux-ci des volumes prélevés au milieu naturel A nouvelle mission, nouveau modèle économique. A nouvelles raretés, nouvelles ressources en eau. Les eaux usées sont l’une d’entre elles. Retraitées, elles fournissent de l’eau à des fins industrielles, agricoles ou domestiques. Dans le recyclage des eaux usées, la rémunération de l’opérateur est proportionnelle aux volumes facturés mais, 363
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et c’est là l’important, ceux-ci sont déconnectés des volumes pris dans la nature. Dès lors, l’incitation à « vendre plus » résultant de recettes assises sur les m3 consommés n’entre plus en contradiction avec l’objectif de réduire les prélèvements d’eau douce. Ces modèles nouveaux ou inusités, nous souhaitons les généraliser. Mais nos partenaires le veulent-ils ? Certains le désirent, d’autres non. De nouvelles rémunérations pour financer de nouvelles prestations, une nouvelle structure des recettes pour réduire la discordance avec la structure des coûts, de nouvelles ressources en eau pour faire face aux nouvelles raretés : ces mutations sont en cours. Elles n’ont pas encore percolé dans l’ensemble de nos 5 000 partenariats publics privés, même si le recyclage des eaux usées se diffuse à grande vitesse dans des pays comme l’Australie qui affronte sa 7ème année de sécheresse consécutive. Les autres modèles économiques ébauchés, ceux qui combinent rémunération par la facture d’eau et par l’impôt, dépendent de l’accord des collectivités, voire d’une évolution législative. Pour qu’ils prennent chair, il ne suffit pas de les imaginer : encore faut-il que le législateur et les clients les acceptent. Jean-Paul BAILLY Je tiens d’abord à redire à quel point je suis heureux de me trouver une fois encore à Cerisy, où j’ai eu l’occasion de venir régulièrement depuis plus d’une trentaine d’années, et qui est à la fois un lieu de ressourcement, d’inspiration et un espace de liberté de parole et d’initiatives. Mon intervention sera d’une nature un peu différente de celle d’Antoine Frérot. Au départ, je n’avais pas l’idée d’intervenir, et c’est à la suite d’une conversation avec Armand Hatchuel et Edith Heurgon pour préparer ce colloque qu’il m’a paru intéressant de structurer l’échange que nous avions eu, et de vous le faire partager. Partons de l’interrogation : qu’est-ce que c’est qu’un marché ? C’est un système d’échange dans lequel un vendeur et un acheteur se mettent d’accord sur un prix, qui est à la base de la construction de l’économie de marché. Dans cette économie, au-delà du prix, il y a aussi un certain nombre de règles juridiques, relatives à la négociation, sur les niveaux de prix, ainsi qu’un thème est essentiel dans la transaction, la confiance. Une manière d’aborder le thème de « l’activité marchande sans le marché » est de constater qu’il y a de plus en plus de modèles économiques dans lesquels l’utilisateur final ne paye pas le prix (défini comme le coût plus une marge raisonnable). Si l’on regarde la manière dont s’est construite l’histoire économique, il y a d’abord les domaines où existent des subventions, notamment publiques. Antoine Frérot en a parlé, mais, dans le domaine des transports publics, contrairement au système de l’eau, le prix est couvert en partie par le contribuable et en partie par l’usager. Un deuxième cas fréquent où le vrai prix n’est pas payé, – et là je vais me rapprocher du cas de La Poste –, correspond à des situations dans lesquelles, 364
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traditionnellement, existaient des monopoles. Avec tous les défauts qu’on leur connaît et qui font qu’elles tendent à disparaître, une grande partie de notre économie a été fondée sur la péréquation que permet le monopole, notamment bon nombre de missions de service public. Par exemple, certains services du courrier et le livret A. Dans les deux cas, coexistent des clients très rentables et d’autres fortement déficitaires. Par exemple, le courrier a quelques très grands clients (avec des chiffres d’affaires dépassant les 100 millions d’euros) sur lesquels la Poste gagne bien sa vie. Mais la lettre qui va d’un port breton à un village de Haute Corse coûte beaucoup plus cher que le tarif prescrit ! En situation monopolistique, l’opérateur fait la péréquation et finance ainsi le service public. Lorsque ces situations de monopole diminuent, voire disparaissent, il faut trouver un autre mode de financement. Il en est de même pour la mission d’accessibilité bancaire avec le livret A. Avec ses 23 millions de livrets A (dont plus de la moitié ont moins de 150 euros d’en cours et représentent 0.7% des en cours), La Poste les finance grâce aux livrets bien remplis. Quand ce monopole va disparaître, il va falloir trouver des mécanismes nouveaux de financement dans un marché segmenté, en remplaçant un système de péréquation interne à un opérateur à un fonds qui établit une nouvelle forme de péréquation entre les opérateurs qui interviennent dans le même secteur. C’est ce qui s’est passé dans les télécoms et l’électricité, c’est compliqué et cela ne fonctionne pas très bien. Donc les enjeux actuels de La Poste, dans ces deux domaines où les modes de financement précédents vont disparaître, sont de trouver des modalités nouvelles pour continuer à assumer ces missions de service public. Troisième thème sur lequel il est intéressant de réfléchir, au sens de l’échange à un prix convenu et négocié, c’est à la multiplication des modèles dans lesquels le vendeur (ou le producteur) se rémunère, non sur la vente du produit final, mais tout au long de la chaîne de valeur. Tel est le cas, en particulier, de la chaîne créée au cours d’un processus fondé sur la fréquentation, et la valorisation de cette audience ou de cette notoriété. On retrouve cette caractéristique dans des situations de plus en plus nombreuses où différents acteurs financent un processus et où en fin du compte le bien final est quasiment gratuit, la publicité par exemple. Mais aussi, depuis toujours, la radio, de la télévision, des journaux gratuits et de l’Internet. Cela mérite une vraie réflexion de la part des économistes : pour notre part, nous avons travaillé avec Jean Tirole à Toulouse, qui a développé une théorie sur ces entreprises bifaces (qui ont deux clients et des modèles économiques différenciés). D’une certaine manière, c’est aussi le modèle de La Poste. Quelques mots sur la Poste afin de rétablir quelques vérités, car la Poste est à la fois le service le mieux connu et le plus méconnu. La première, c’est que, comme la plupart des postes européennes, La Poste ne reçoit aucune subvention d’état. Deuxième point, à La Poste, les éléments de monopole ne représentent qu’une partie très minoritaire de son activité. Aujourd’hui, toutes ses activités sont en concurrence, sauf la distribution du livret A (jusqu’en 2009) et le courrier de 365
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moins de 50 g en France (jusqu’en 2011). Troisièmement, qui est la clientèle de La Poste ? Les lettres que les français échangent (payées par l’émetteur et non par le destinataire) entre eux correspondent à 3% du volume du courrier alors que 90% sont le fait des acteurs économiques (entreprises, collectivités territoriales, administrations…). Paradoxalement, La Poste, qui paraît le service le plus proche des gens est aussi celui dont l’économie est la plus éloignée dans la mesure où 90% de ses ressources ne proviennent pas des particuliers, mais des acteurs économiques. Enfin, dernier point en ce qui concerne le personnel, il n’y a pas de statut du postier comme il y a un statut des électriciens ou des cheminots. Alors que depuis cinq ans la Poste ne recrute plus de fonctionnaires, les postiers sont à 60% des fonctionnaires d’Etat et à 40% des salariés de droit privé. Pour conclure cette première partie, je dirais que ces situations correspondent un peu au modèle de la Poste puisque, d’une certaine manière, ce n’est pas le client final qui crée le chiffre d’affaires, même s’il a un rôle essentiel comme prescripteur (ou client) de notre client. Et, même si ce n’est pas lui qui paie, c’est sa satisfaction qui importe. Un autre élément fait que la Poste est concernée par le phénomène que je viens de décrire, c’est que le courrier, pour la moitié de son activité, est un média. C’est le marketing direct, avec les publicités adressées, qui le fait vivre aujourd’hui avec les publicités adressées. Malgré toutes les critiques, il s’agit une activité en croissance régulière et qui constitue, pour les entreprises, le premier poste de dépenses en communication. Il faut être conscient qu’aujourd’hui, c’est la publicité adressée qui permet d’assurer le service public en distribuant le courrier à tous les Français six jours sur sept. Enfin, et cela me permettra d’introduire le troisième point et de faire le lien avec ce que disait Antoine Frérot, si ces modèles, et en particulier l’Internet, sont gratuits, sont-ils vraiment transparents ? Ils sont gratuits pour vous, mais en échange que donnezvous ? Vous donnez votre profil, ce qui pose un problème de confiance quant aux usages qui en seront faits (vente de fichiers, valorisation de l’audience). Donc, ces modèles comme les autres constituent une manière de faire la transition, et la confiance y est fondamentale. Si les gens ont l’impression d’être trompés, s’il n’y a pas une réelle transparence sur les modes de financement, alors, à mon avis, ces systèmes ne sont pas durables. Ainsi d’une manière générale, et c’est mon deuxième point, on est dans un système où la confiance est absolument centrale. Pour revenir sur le titre du colloque, si l’on demande « est-ce qu’il peut y avoir des activités marchandes sans le marché ? », je répondrai « peut-être ». Mais si l’on demande « Est-ce qu’il peut y avoir des activités marchandes sans la confiance ? », la réponse est « sûrement non ». La bonne question ne porte peut-être pas sur le marché, mais sur la confiance. Je voudrais développer ce point car, je crois que la confiance est la clé de la performance durable. Si l’on veut être performant sur la durée, pour développer des activités, marchandes en particulier, le seul vrai capital, c’est la confiance, ce qui suppose une stratégie de construction de la confiance. Et à 366
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cet égard, pour reprendre les termes d’Antoine Frérot, il faut regarder toutes les parties prenantes les unes après les autres, et se demander comment créer de la confiance avec elles ? Pour la Poste, la première partie prenante, ce sont non les élus, ni les clients, mais les citoyens. Quelles sont les clés de la confiance pour les citoyens ? D’abord, être capable de leur démontrer qu’il n’y a pas de contradiction entre la performance d’une entreprise et la qualité du service public qu’elle rend. Car là aussi une croyance, alimentée par certains, propage l’idée que si l’entreprise, publique ou non, est performante, c’est forcément au détriment du service public. C’est faux, surtout si l’on prend la précaution de définir le cahier des charges du service public. Si tel est le cas, alors c’est l’entreprise la plus performante qui rendra le meilleur service public. Par exemple, la Poste modernise ses bureaux à un rythme remarquable (1000 par an, en ce moment, soit trois par jour). Ainsi pour réaliser des investissements de modernisation très lourds, il faut être performant. Donc cela, c’est la première des choses, c’est important de faire passer l’idée qu’à condition que le cahier des charges soit clair, alors il n’y a pas de contradiction entre la performance et la qualité du service public. Autre élément de la confiance du citoyen, c’est l’engagement dans le développement durable. Et comme la Poste gère la première flotte de France (50 000 véhicules de facteurs et 10 000 camions qui tournent chaque nuit) et qu’on dispose du premier parc immobilier (25 000 établissements en France), qu’on est le premier employeur national, alors cela crée un certain nombre d’obligations. Sans pouvoir détailler les éléments, je pense que, au-delà des enjeux planétaires et de l’avenir de nos enfants, le développement durable et la tenue responsable de l’entreprise sont absolument centraux dans la construction de cette confiance. Deuxièmement, il faut construire la confiance avec les élus. Quand je suis arrivé à la Poste, j’ai été frappé par le fait qu’alors qu’il n’y a pas de raison que les élus et la Poste ne soient pas des alliés naturels, eh bien tel n’était vraiment pas le cas. Il a donc fallu reconstruire une relation de confiance avec l’ensemble des élus, en trouvant des solutions nouvelles et adaptées, grâce à un dialogue renouvelé qui a progressivement créé la confiance. A certains moments proches d’élections, les relations peuvent être tendues, et un cas particulièrement difficile s’est présenté en septembre 2004, lors des élections sénatoriales. On a alors a revu un certain nombre de choses en organisant la concertation, notamment pour la transformation de certains bureaux de Poste en agences postales dans les mairies ou en points relais chez les commerçants avec une règle : pas de transformation sans l’accord formel du Conseil municipal. Malgré toutes les appréhensions, on n’a jamais fait autant de transformations que depuis que l’on applique cette règle, dans la mesure où c’est une règle qui crée la confiance. On s’engage plus facilement dans une discussion si l’on sait qu’on garde la main jusqu’à la fin. Si, à l’inverse, on a le sentiment que l’on essaie de vous vendre un truc et que la décision se prendra indépendamment de vous, alors le système se bloque. Si l’on crée les conditions de la confiance, les conditions de la discussion, le système se débloque. Troisièmement, la confiance des clients. C’est plus classique, la principale réponse, c’est de prendre des engagements et 367
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de les tenir. Et puis dernier point, la confiance des postiers. Il faut être capable de leur présenter un modèle social qui privilégie quelques points fondamentaux, comme la qualité de l’emploi, le développement des compétences, l’égalité des chances, le partage de la réussite. Ce sont des éléments de ce type-là, qui, peu à peu, créent la confiance dans le groupe. Je terminerai sur ces aspects-là, puisqu’il y a des économistes dans la salle, en disant que je suis frappé de voir qu’il y a assez peu de travaux sur l’économie et la confiance. L’enjeu de la confiance, c’est aussi des gains de croissance. Cela vaudrait la peine de travailler davantage sur cette partie de l’économie. Jean-François LE GRAND Permettez-moi deux observations préalables et quelques réflexions. Comme je n’avais pas compris que je devais intervenir, j’ai fait l’exercice en temps réel prenant le risque que les réflexions que je vous livre soient assez pauvres. En outre, étant un peu juge et partie, je suis sans doute mal placé pour réagir à ce qui vient d’être dit… D’un côté, comme je préside le Cercle français de l’Eau (lieu de réflexion des acteurs de l’eau qui a permis notamment de nourrir la Loi sur l’Eau et les Milieux Aquatiques - LEMA), il m’est un peu difficile de débattre avec Antoine Frérot, qui en est membre et actionnaire... De l’autre côté, il en est un peu de même dans la mesure où La Manche est l’un des premiers départements qui ont passé une convention avec La Poste pour adapter le service aux réalités rurales. Et la démarche est un succès : partant de 146 points, la présence postale a évolué dans sa forme, mais, avec ses 160 points, elle s’est améliorée… Donc, je ne suis pas bien placé pour réagir aux propos de Jean-Paul Bailly. Cependant je vais tenter de faire le naïf. Comme élu, je me trouve dans une position complexe dans la mesure où je suis à la fois sénateur (donc législateur) et président du Conseil Général (donc consommateur de la loi que j’ai contribué à faire). La difficulté tient au fait qu’il faut concilier sans cesse le souci de l’intérêt général et l’intérêt particulier de la collectivité que j’anime. C’est un conflit d’usage que j’essaie de gérer au mieux. En outre, un élu se trouve tiraillé (comme le soulignait déjà Alexis de Tocqueville) entre le souci d’égalité et le souci de liberté. Selon les moments, selon les événements, il a tendance à aller plutôt vers l’égalité (pour éviter une trop forte dispersion des chances, penser à la péréquation…), ce qui peut entrer en contradiction avec la nécessité de favoriser l’agilisation dans l’entreprise, qui pencherait plutôt vers la liberté. L’important, c’est de s’installer dans un espace qui reste raisonnable. C’est à la lumière de cette obligation que je vais situer mes questionnements. D’abord doit-on réguler ? Et, si oui, que faut-il réguler ? S’agissant du confit d’usage qu’évoquait Antoine Frérot, faut-il le réguler ou laisser le soin à l’entreprise de le réguler elle-même ? Je n’ai pas la réponse. Mais dans le monde multipolaire 368
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dans lequel nous vivons, on peut être tenté de laisser l’entreprise y répondre. Mais ne va-t-elle pas se positionner au regard de ses propres intérêts (ce qui n’est pas péjoratif) et ainsi aller à l’encontre de l’intérêt du consommateur et du contribuable ? Sans doute il y a les commissions consultatives qui permettent de tempérer des excès et favorisent la transparence. Est-ce le contribuable qui paye, est-ce l’usager ? Est-ce que l’eau paye l’eau ? Mais il me faut vous le dire : ce conflit d’usage, on le gère quasi-quotidiennement, au niveau d’une collectivité territoriale. Prenons l’exemple du Parc naturel régional créé en 1990 dans la Manche, qui s’efforçait déterminer le niveau d’eau idéal pour l’ensemble des usagers. Ni l’agriculteur (qui veut aller avec son tracteur dans la zone humide), ni le pêcheur (qui a besoin d’eau en bordure des rivières pour que le brochet se reproduise), ni le chasseur (qui s’intéresse aux conditions pour que les canards puissent couver), ni l’ornithologue ou l’écologiste (qui veulent de l’eau dans la zone humide comme milieu naturel à conserver), ni le touriste… n’y sont disposés et trouver un dénominateur commun et un niveau d’eau idéal s’apparente à la recherche de la quadrature du cercle. Mais aujourd’hui, par petits pas, par compréhensions progressives, par pédagogie, et grâce aussi au temps qui passe, on a réussi à faire s’entendre de ceux qui ne le pouvaient pas a priori. Par ailleurs, le Grenelle de l’environnement a été aussi un exercice de réduction des conflits d’usage. Des personnes qui ne se connaissaient pas ou qui se connaissaient seulement par médias interposés, qui avaient apparemment des intérêts opposés, se sont retrouvés autour d’une table. Présidant le groupe de travail sur la biodiversité, j’ai souvent pris l’exemple de l’eau. Comme nous avions beaucoup de difficulté à nous mettre d’accord sur l’eau en tant que support de biodiversité, un représentant d’une grande entreprise a suggéré de demander à un sous-groupe de faire une proposition. Ainsi le représentant du MEDEF, Robin des Bois, France-NatureEnvironnement, la LPO ont travaillé et sont revenus avec une proposition commune qui a été acceptée à l’unanimité. Donc pour réduire les conflits d’usage, faut-il faire confiance aux gens de bonne volonté, ou est-ce aux législateurs d’intervenir pour l’encadrer ? Ma réponse serait que le législateur doit définir des objectifs, mais laisser les acteurs trouver les moyens de les atteindre. Quant à la transparence et à la confiance, elles sont cousines germaines, jumelles presque. Il faut que la transparence existe. Le problème, c’est la confiance dans la transparence. Qui assume la transparence ? Qui dit l’information ? Antoine FRéROT La transparence et la confiance ont partie liées, mais ne sont ni parallèles ni proportionnelles. Qui aurait confiance en son médecin, s’il racontait à tout le monde ce qu’il connaît de vous-même ? La confiance s’arrête parfois là où la transparence déborde…. 369
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Jean-François LE GRAND Le problème, c’est que nous vivons dans une société qui n’a confiance en rien. Quand le doute est scientifique, il est sain, mais quand il s’agit d’un doute absolu, cela devient gênant. Prenons un exemple : nous sommes dans un département, parmi les plus beaux, qui accueille des activités nucléaires de haut niveau (trois types d’activités : le retraitement avec AREVA, la production d’énergie avec Flamanville EDF, le stockage des déchets avec l’ANDRA). Or il y a sept ou huit ans, un article paru dans Le Monde, avait rapporté qu’un crabe avait été pêché à l’embouchure du tuyau, que Greenpeace l’avait fait analyser et qu’il approchait les limites des normes internationales autorisées en matière de rejets. Cela m’avait agacé car, plus que de transparence, il s’agissait d’un coup médiatique. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé d’éditer un classeur qui a été adressé dans tous les foyers : les quelques feuilles permanentes qui le composaient présentaient, l’une, le tableau général des autorisations internationales en matière de rejets d’éléments radioactifs, la deuxième, le rappel de la règle de trois permettant de calculer combien de kilos de crabes il fallait manger par an pour atteindre la dose limite (la réponse était 725 kg par an, à condition que ce soit toujours le même type de crabes, pêché à l’embouchure du tuyau, et donc en pleine radioactivité), enfin le rappel de quelques données de base sur la définition des normes comptables et des indicateurs de la radioactivité. Trois fois par an, on envoie dans tous les foyers le résultat d’un laboratoire d’analyses indépendant qui offre toutes les garanties. Y a-t-il une relation de cause à effet ? Depuis, on n’a plus jamais entendu parler d’un problème de cette nature. Cette anecdote montre que là où il y a un souci de transparence, il faut le cultiver. Bref, la notion de transparence permettra de sortir d’une culture de méfiance à une condition : garantir que l’information soit elle-même saine, pleine, complète, et ne cache rien. C’est la difficulté que l’on rencontre avec les entreprises de services de l’eau, car cette culture de la méfiance nous incite à penser que peut-être elles nous cachent quelque chose. C’est pourquoi il me semble que ces entreprises doivent faire un important effort pour que les choses soient ce qu’elles sont et non ce que d’aucuns pensent qu’elles devraient être. Par ailleurs, il y a aussi la méfiance par rapport au prix. Dans les collectivités, nous avons le débat suivant : passe-t-on par une entreprise ou opère-t-on en régie ? En Picardie, un élu a fait état d’une réduction drastique des prix… mais sans compter ni les personnels municipaux impliqués, ni divers services fournis par la commune. Quand UFC Que choisir ? et 50 millions de consommateurs ont rendu publique la chose, le Conseil de l’Eau a refait les comptes et a montré qu’en réalité la régie coûtait plus cher ! La transparence est donc subjective. Et plus qu’une action législative, les entreprises doivent entreprendre une action qui relève d’une sorte d’acte de foi. Elles doivent y travailler longtemps avant que la transparence vraie ne soit admise. Tester les modèles nouveaux, cela relève-t-il de la loi ou de la simple initiative ? Si la loi l’interdit, il faut la changer. Si la loi l’autorise, cela relève de la simple 370
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initiative. Il y a deux exemples célèbres à New York et à Munich. Dans le premier cas, un projet d’investissement dans une usine de traitement d’eau atteignait un prix énorme ; au lieu de le réaliser, la ville de New York a passé un contrat (avec l’ensemble des habitants et des parties prenantes péri-urbaines, jusque dans une colline des alentours où se fait le prélèvement d’eau) pour assurer une gestion rationnelle de l’environnement, des comportements, éviter les intrants. Le résultat a été que l’investissement réalisé a été cinq fois moindre. L’autre exemple est encore plus convaincant : c’est une vallée proche de Munich qui a fait l’objet d’un contrat avec les agriculteurs (portant sur l’absence d’intrant de telle ou telle nature, sur des comportements respectueux de l’environnement et de la nappe qui servait de réservoir à la ville). Le résultat, c’est non seulement que Munich n’a pas investi dans une usine de traitement de l’eau, mais aussi que les agriculteurs ont décroché un label sur leurs produits. D’où un double avantage : d’un côté, un gain économique avec moins d’investissements et une qualité d’eau correcte ; de l’autre, des agriculteurs qui en ont tiré un bénéfice. Voilà un bel exemple de développement durable. Donc les modèles nouveaux sont multiples, et dépendent des latitudes sur lesquelles on doit les mettre en place. Par exemple, à Mexico, je me souviens d’une altercation avec des collègues sénateurs boliviens qui accusaient la France d’avoir tué 1200 personnes… À la base, il y avait une modification de contrat dont les élus refusaient la responsabilité alors qu’elle leur incombait, pour la faire porter par l’entreprise. Dans ce contexte politique différent, notre modèle de confiance entre l’entreprise, les élus, les décideurs, n’existait pas. Pour ce qui concerne la LEMA (la dernière loi de 30 décembre 2006), elle n’interdit pas une certaine souplesse d’adaptation pour les entreprises. La souplesse qui est laissée en Europe à l’entreprise lui permet non seulement de tester les modèles nouveaux, mais probablement de réussir encore plus facilement à cibler, et à réussir, et à gagner. Mais en Afrique ou en Amérique du Sud, ce n’est plus la directive européenne qui s’applique. En ce qui concerne cette régulation, JeanPaul Bailly parlait du talent des acteurs qui doit faire la différence à condition que ce soit réglé, c’est la métaphore du terrain de football. Le véritable enjeu, c’est que les lignes soient dessinées, les règles connues, que l’arbitre puisse siffler, et c’est le talent des joueurs qui fait la différence. Alors pour être un peu provocant, je dirais que les entreprises ont toujours tendance à dire : la loi n’est pas bien faite, elle m’empêche d’agir. Donc, dans cette notion de régulation, il faut accepter que la règle soit définie, et qu’après le risque soit pris par l’entreprise. S’agissant des systèmes monopolistiques, Jean-Paul Bailly a parlé du marché comme système d’échange, c’est vrai pour la Poste et pour un certain nombre d’entreprises en France qui viennent d’évoluer d’un système vers un autre. Comment a joué la régulation dans ce cas ? Elle a joué en faisant sortir l’entreprise du système monopolistique, même si la question de la péréquation est réelle (mais elle peut se faire d’une autre manière, comme pour la SNCF ou d’autres secteurs). Pour ma 371
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part, je faisais partie de la commission Larcher, qui a fait un rapport déterminant pour l’évolution de la Poste, alors qu’on était dans une situation où la Poste sortant de son monopole pouvait disparaître du paysage français. Elle était convoitée par la Deutsche Post ou la Bundespost, les deux grandes postes rivales européennes. Les bénéfices de la Poste française étaient alors minimes tandis que les deux autres entreprises dégageaient des bénéfices très importants. Il y avait un risque, et le souci du Parlement a été d’agiliser la Poste, de la sortir de son système de monopole, mais en même temps de lui permettre de s’adapter, de faire évoluer ses métiers, en sortant progressivement de la situation monopolistique et en en gardant quelquesuns. L’évolution s’est faite par phases successives, et aujourd’hui c’est une réussite puisque la Poste a cette présence territoriale qui est très importante et qui lui ouvre d’ailleurs des débouchés. Cela fait partie aussi du contrat que l’on a signé entre la Poste et le département de la Manche, puisque un certain nombre de produits, (services à la personnes, passes et cartes qui vous permettent d’acheter votre ticket de cinéma, d’aller à la banque) pourront être vendus dans les bureaux. Une nouvelle société se crée ici, dans le département de la Manche, dont la Poste sera un des premiers partenaires, premier parce qu’elle s’est agilisée, et qu’elle a adopté une notion de service marchand dont on a besoin parce que ce n’est pas notre métier. Donc là, en matière d’évolution du monopole, mais aussi de rémunération sur l’ensemble de la chaîne, on a des produits qui entrent dans le bénéfice postal, et qui sont des produits qu’on imaginait pas il y a encore sept ou huit ans. L’évolution a été assez rapide même si les gens qui voient loin, comme Jean-Paul Bailly, l’avaient sans doute imaginée... Sur la confiance, l’Internet est un élément de confiance, à condition qu’on l’utilise correctement. On a fait un pari dans le département, c’est de développer sur tout le territoire l’accès à Internet, en Haut Débit (2 Mégabits) et déjà 80 000 habitants bénéficient du très haut débit (100 mégabits). Dans cette phase d’expansion de l’Internet, on teste deux choses. La première, « WikiManche », qui est une réussite pour redonner confiance aux manchois en eux-mêmes et en leur département. Ouvert il y a un an, WikiManche a une moyenne basse de 300 visites par jour, aussi bien des visiteurs que des producteurs de la Manche qui vous donnent des recettes de cuisine… On s’est aperçu que cela a créé un état d’esprit de confiance. La deuxième chose, pour laquelle la commande vient d’être lancée, repose sur l’idée suivante : puisque près de 55% des habitants utilisent l’Internet au quotidien, pourquoi ne pas inventer une démocratie interactive qui permettrait d’aller encore plus loin, à la fois dans l’information, la transparence et le retour d’information ? Tout repose, finalement, et c’est ma conclusion aussi, sur la confiance. Mais la confiance, il faut la bâtir, et, pour terminer sur une pirouette, dans la Manche on dit : une grande confiance n’exclut jamais une petite méfiance.
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Olivier FAVEREAU Durant ces deux jours, nous avons travaillé sur la relation entre le marché et l’homo economicus, vu comme quelqu’un d’égoïste, d’intéressé, mais de rationnel. Or je ne l’ai pas du tout retrouvé dans vos exposés. Soit on est allé vers un individu faisant preuve d’émotion, voire de passion, qui peut avoir une certaine tendance au gaspillage ce qui pose des problèmes, soit vers quelqu’un de raisonnable, de coopératif, et qui d’ailleurs, fait fonctionner le marché de façon plus satisfaisante. Comme si l’homo economicus était un produit un peu instable, que les entreprises ayant une responsabilité politique essayeraient de faire évoluer du bon côté, du côté de la confiance et du raisonnable, tout en gérant les situations dominées par le passionnel et l’émotionnel. Antoine FRéROT L’homo economicus peut être rationnel, égoïste, mais les deux ne sont pas liés, la raison n’a rien à voir avec la vertu. C’est plutôt sur l’aspect raisonnable que j’essayais de placer l’action de l’entreprise, laissant la vertu aux individus (qui néanmoins constituent l’entreprise). Pour construire une activité pérenne, l’entreprise doit se poser régulièrement la question de sa légitimité, elle ne peut pas imaginer construire un business stable s’il n’est pas relié à l’intérêt général. C’est donc par raison qu’il faut aligner l’intérêt de l’entreprise et l’intérêt de l’environnement dans lequel elle agit. Il ne peut pas y avoir d’activité économique pérenne qui ne soit pas, sinon en ligne, du moins pas « orthogonale » à l’intérêt général. C’est de la raison, et non de la vertu. Jean-Paul BAILLY Je serai encore plus radical en disant que l’homo economicus est une invention des économistes. Comment se prend une décision dans une entreprise ? On en examine les diverses dimensions, en commençant par l’analyse stratégique, puis on regarde la partie économique, la rentabilité, le retour sur investissement, ensuite les impacts politiques, l’accessibilité territoriale, les impacts sociétaux et, de plus en plus, sociaux, et finalement on prend une décision, qui est bien loin de l’optimum au sens de l’homo economicus… Jean-François LE GRAND Aux XVIIIe et XIXe siècles, la finalité, c’était l’entreprise. Puis, au long du XXe, une modification s’est faite progressivement vers cette raison, de plus en plus encouragée par la vertu, afin de remettre l’économie au service de l’homme. Cela rejoint la notion de développement durable. Présidant le groupe du Grenelle sur les OGM, j’ai voulu d’abord bien poser le problème : si tout le monde reconnaît 373
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aujourd’hui que la biodiversité est la capacité de la planète à s’adapter aux différents changements auxquels elle va être confrontée (dont le changement climatique) et concourt à l’équilibre de l’écosystème dans lequel on vit, la question était alors : est-ce que les OGM impactent la biodiversité ? La réponse scientifique actuelle est : « probablement ». Et déjà on observe des impacts sur la biodiversité. Il faut donc prolonger la recherche, et, en attendant, ne pas aller trop vite. C’est la raison pour laquelle, j’ai proposé au gouvernement d’activer la clause de sauvegarde, car cela peut être dangereux pour l’homme, d’une manière globale. Mais la raison économique des grands semenciers a demandé un retour sur investissement des sommes investies sur la recherche. Il fallait semer la graine pour retrouver un équilibre économique. On se trouve au cœur du conflit : l’économie doit-elle vivre pour elle-même ou doit-elle intégrer d’autres dimensions ? Or, on est en train de passer dans un monde où l’économie va devenir de moins en moins au service d’elle-même de plus en plus au service de l’homme. J’ai été stupéfait d’être invité par des responsables Hitachi Europe/Amérique du Nord à parler de mon expérience du Grenelle, notamment de la position que j’ai prise sur les OGM. Et j’ai découvert que l’entreprise Hitashi a d’ores et déjà intégré ce basculement de culture pour des raisons économiques, et a abandonné un certain nombre de recherches qui n’allaient pas dans le sens de cette évolution du comportement sociétal. Jean-Paul BAILLY La place de l’homme dans l’avenir de la planète devient une dimension centrale dans les décisions. Je suis prêt à parier que, dans dix ans, les entreprises auront une comptabilité en CO2 comme elles ont une comptabilité en euros. Edith HEURGON Un des points qui me paraît avoir été occulté dans nos échanges des jours précédents, c’est l’irruption d’un contexte plus exigeant, plus complexe. Manuel ZACKLAD Vous dirigez l’un et autre, d’une certaine manière, des entreprises d’infrastructure(s), pour la Poste dans des termes sans doute un peu différents que pour l’eau. Il n’est donc pas étonnant que la préoccupation de l’intérêt général soit constitutive de l’atteinte de votre mission. Alors la prospective, au sens de la capacité à se projeter dans le futur, devient essentielle : pour l’eau, il faut de grands investissements et vous avez parlé de développement durable, pour la Poste, il y a des enjeux en termes d’aménagement du territoire, de lutte contre les inégalités sociales. D’où deux questions : est-ce qu’aujourd’hui vous avez le sentiment d’avoir assez 374
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d’autonomie et de liberté pour vous projeter dans les 20, 30 ou 50 prochaines années, comme doivent le faire des entreprises comme les vôtres ? Et aussi quel lien avec la recherche pour réaliser ce travail d’anticipation ? Jean-Paul BAILLY Notre difficulté est davantage dans la capacité d’anticipation que dans l’autonomie. Il n’est pas évident de concevoir ce que seront nos Postes dans 20 ans ? En revanche, en ce qui concerne la RATP dont je me suis occupé longtemps, il me serait plus facile de répondre ce qu’elle sera dans 20 ans. Le vrai challenge réside donc dans la capacité d’anticipation plus que sur les enjeux d’autonomie. Edith HEURGON Un frein que je perçois aussi pour la Poste, c’est une fois que l’on a esquissé des perspectives, sa capacité de changement, dans un modèle économique et de management qui privilégie le court terme. Comment envisager des projets à moyen terme avec des systèmes d’évaluation des performances individuelles et collectives qui fonctionnent au mois, voire à l’année ? Jean-Paul BAILLY Par rapport à beaucoup d’autres entreprises du domaine public, la Poste me semble avoir une capacité de mise en œuvre de projets plutôt au dessus de la moyenne. Mais la vraie pression du court terme est forte et essentielle. C’est lié à l’incroyable travail qu’il faut accomplir pour tout remettre à niveau … Antoine FRéROT Je vais essayer de répondre aux deux questions. Par rapport à l’homo economicus, il faut élargir la perspective à bien d’autres « homos ». La multiplication des parties prenantes nous l’impose. Aujourd’hui, si l’on cherchait à jouer un rôle d’homo economicus qui maximise le profit de l’entreprise, même en se limitant comme on l’a fait longtemps aux trois parties prenantes classiques (le client, l’actionnaire et les salariés), ce ne serait pas tenable. Donc c’est une contrainte. Pour l’autre question, je dirais que le champ des contraintes qui émerge des parties prenantes n’est pas toujours compatible. Par exemple, la demande de nos actionnaires, de plus en plus « court termiste », n’est pas forcément compatible avec les demandes de nos autres parties prenantes. Il faut jongler avec cela. Nous ne manquons pas d’autonomie mais le champ des contraintes est parfois trop serré pour permettre d’agir. Et il est vrai que la gestion de l’eau est un métier de long terme, voire de très long terme, qui n’est sans doute pas compatible avec des marchés financiers qui exigent des rendements rapides. On peut tricher de 375
L’activité marchande sans le marché ?
temps en temps, pour rendre compatibles des exigences qui, si on les analysait froidement, ne le seraient pas. Ce n’est donc pas un problème d’autonomie, mais de champs d’action trop contraints. Quant à l’anticipation, si la gestion de l’eau est un métier de long terme, c’est aussi un métier qui évolue lentement, où les ruptures technologiques sont très lentes. C’est un métier qui se réalise en milieu extérieur, avec beaucoup d’aléas, alors qu’une nouvelle technique nécessite de longs tests parce que son application ne supporte que très peu de défaillance. Bref il n’y a pas de rupture technologique violente. Je peux vous décrire ce que sera la station d’épuration dans vingt ans. Mais ce qui est moins évident à prévoir, ce sont les facteurs exogènes de l’évolution de l’eau, qu’ils viennent du changement climatique ou de l’accroissement démographique… Le rythme de la concentration urbaine est un facteur inconnu, dont découleront beaucoup de choses, pour l’eau, mais aussi pour le transport public et pour la Poste. Mais cette concentration urbaine dans les pays pauvres, qui n’a pas été anticipée, a profondément bousculé les systèmes de gestion et de distribution de l’eau, donc il y a des éléments de notre entourage qu’il n’est pas évident d’anticiper tandis que d’autres le sont davantage. Georges AMAR Le fait que la relation de confiance se construise avec de nombreux acteurs et que cela puisse être aussi en quelque sorte une relation de connaissance, c’est-àdire avec fabrication de connaissances en commun, c’est peut-être également une façon de fabriquer de la confiance, avec une transparence qui, comme une vitre, serait des deux côtés. Il me semble que gérer la complexité de multiples parties prenantes devient une question importante. Dans ce processus, peut-être faut-il utiliser cette ressource nouvelle, la connaissance partagée par les acteurs (qu’il s’agisse des usagers, des diverses parties prenantes politiques ou économiques) ? Antoine FRéROT Vous avez raison. Et beaucoup d’expériences avec toutes sortes de parties prenantes différentes confirment le fait qu’une explication bien construite règle beaucoup de problèmes, dès lors que les parties prenantes sont sincères. Cela prend du temps, et suppose que ces parties prenantes, ayant dépassé le stade de la contestation, sont en phase d’écoute et prêtes à apprendre. Une fois qu’on a réussi à déclencher cette phase d’écoute et qu’elle est sincère, la seule manière de construire le fameux partenariat dont je disais qu’il serait le fait des entreprises d’avenir, c’est en effet par une connaissance partagée, qui va dans les deux sens d’ailleurs, car l’entreprise peut apprendre aussi. Armand HATCHUEL
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On ne peut être qu’être séduit par cette représentation de l’entreprise construisant avec les parties prenantes un consensus. J’y adhère totalement. Je voudrais
Mythes, réalités et mutations de l'activité marchande...
signaler toutefois que c’était la théorie du patronat américain avant 1980. Et qu’un changement est intervenu entre 1980 et 1990 où le patronat américain a, idéologiquement, restauré la question du primat de la firme. En vous écoutant, je me suis dit : très bien, on a une puissance idéologique suffisante, avec une alliance avec certains courants de pensées économiques (une merveilleuse alliance entre chercheurs qui contrôle jusqu’à l’attribution des prix Nobel) et je me suis demandé pourquoi, en France, on n’avait pas un patronat producteur de théorie (c’est déjà arrivé, les historiens le confirmeront) ? Ma question est donc : y aurait-il place, aujourd’hui, pour une intervention doctrinale du patronat français qui propose une nouvelle vision de l’entreprise et du marché, de la même façon que certains ont défendu le primat des actionnaires, ce qui a joué un rôle très important dans la mondialisation ? Antoine FRéROT Le primat des actionnaires, je ne suis pas sûr que ce soit l’actionnaire, au début, qui l’ait souhaité ! Les actionnaires s’inquiètent des attitudes des parties prenantes pour l’avenir de leur investissement. A la fois ils sont dans leur exigence de résultats, mais comme leur rôle est aussi d’anticiper, ils estiment les dangers que peut rencontrer l’entreprise. Donc ils comprennent le problème et aussi, à mon avis, que l’on ne peut faire fi de ce problème dans la mesure où s’il y avait des entreprises qui pouvaient ne suivre qu’un seul objectif (le profit pour eux), ils les auraient déjà rencontrées. Sur l’aspect doctrinal, sur le fait que nous pourrions arriver à construire une argumentation, je n’en sais rien. N’est-ce pas plutôt le rôle des économistes ? Jean-Paul BAILLY Un problème est que l’entreprise est un être éminemment complexe qui opère dans un environnement lui-même de plus en plus complexe, alors que l’on est dans un monde qui n’accepte pas la complexité. La question est alors : comment sortir d’un certain nombre de schémas simplistes alimentés de manières diverses, relayés par différents médias, alors qu’ils ont de l’espace ou du temps à consacrer à la complexité et à l’intelligence profonde des choses ? Michel SEBILLOTTE Vous êtes deux patrons d’entreprises qui nous exposent leurs affaires et qui, dans une certaine mesure, s’adressent à la recherche pour résoudre un certain nombre de problèmes. Si l’on inversait la proposition – car la recherche va être évaluée, de plus en plus, comme les entreprises –, pour vous demander à tous les deux, mais également à l’homme politique, quel est votre rapport à la recherche ? Qu’est-ce que vous en attendez ? Comment vous définissez les problèmes qui 377
L’activité marchande sans le marché ?
vous importent, comment vous formulez les questions de recherche. M’étant occupé pendant dix ans des programmes de recherche de l’INRA, en partenariat avec des régions françaises, je sais combien ce travail est difficile à réaliser s’il n’y a pas de dispositif précis et qu’établir un partenariat de recherche est quelque chose d’extrêmement compliqué. Antoine FRéROT Pour répondre du moins en partie à votre question, je vais vous dire les raisons pour lesquelles je suis là. Qu’est-ce qui m’a conduit à faire part de la difficulté que je rencontre dans ma profession, dans mon entreprise, à exposer les particularités, les complexités, d’une part du métier et, d’autre part, des problèmes qui se posaient à ce métier ? Pour trouver des relais d’opinion, il faut être capable d’exposer au plus grand nombre, sans caricaturer trop les choses telles qu’elles sont, telles que nous les voyons, en tout cas. Puisque les journalistes ne veulent pas écouter ou parce que leurs lecteurs n’essayent pas de comprendre, je pense que le monde intellectuel, le monde académique, aujourd’hui souvent pourvoyeur d’opinion à son point de départ, peut nous permettre de trouver des relais, pour faire comprendre cette complexité. Ce n’est pas une question scientifique à résoudre. Mais c’est une problématique livrée au monde académique, afin que lui-même puisse commencer à en poser les jalons dans l’opinion publique, car vous êtes, dans ce monde académique, des leaders d’opinion, plus écoutés que nous. Jean-Paul BAILLY Pour ma part, je voudrais dire qu’il faut distinguer la prospective et la recherche, et que nous avons besoin des deux. La prospective permet, comme nous l’avons fait avec La Poste 2020, de comprendre les enjeux autour du territoire et du service, mais aussi, dans d’autres domaines, de mieux comprendre l’évolution des technologies et des usages qu’elles suscitent. Donc la prospective est vraiment utile pour essayer de prendre au mieux les décisions importantes. La recherche permet de saisir en profondeur la complexité des choses et des relations entre les choses. Et cela renvoie à ce que disait Antoine Frérot, à savoir qu’on est dans un monde qui surfe en permanence… Edith HEURGON En votre nom à tous, je remercie Jean-Paul Bailly, Antoine Frérot et Jean-François Le Grand d’être venus passer une soirée avec des chercheurs, et de nous inciter ainsi à devenir des chercheurs-journalistes, des chercheurs-relais d’opinion, des chercheurs-éclaireurs peut-être.
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Coordonnées des auteurs Franck AGGERI Centre de Gestion Scientifique, Mines ParisTech 60, bd St Michel - 75006 Paris [email protected] Mathieu ARNOUX Professeur à l’Université Paris VII Directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales Membre de l’Institut Universitaire de France [email protected] Benjamin CHEVALLIER Telecom ParisTech 46 rue Barrault - 75634 Paris Cedex 13 [email protected] Emmanuel COBLENCE Centre de Gestion Scientifique, Mines ParisTech 60, bd St Michel - 75006 Paris [email protected] Colette DEPEYRE Centre de Recherche en Gestion, Ecole Polytechnique 1, rue Descartes – 75005 Paris [email protected] François-Xavier DE VAUJANY IAE, Université Pierre-Mendes France Domaine universitaire - B.P. 47 - 38040 Grenoble Cedex 9 [email protected] Hervé DUMEZ Centre de Recherche en Gestion, Ecole Polytechnique 1, rue Descartes – 75005 Paris [email protected] François EYMARD-DUVERNAY Université Paris Ouest Nanterre La Défense 200, avenue de la République - 92001 Nanterre Cedex [email protected] Olivier FAVEREAU Université Paris Ouest Nanterre La Défense 200, avenue de la République - 92001 Nanterre Cedex [email protected]
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L’activité marchande sans le marché ?
Patrick FRIDENSON Centre de Recherches Historiques, École des Hautes Études en Sciences Sociales 54, boulevard Raspail - 75270 PARIS Cedex 06 [email protected] Armand HATCHUEL Centre de Gestion Scientifique, Mines ParisTech 60, bd St Michel - 75006 Paris [email protected] Edith HEURGON Association des Amis de Pontigny-Cerisy 27, rue de Boulainvilliers - 75016 Paris [email protected] Romain LAUFER HEC Paris 1, rue de la Libération - 78351 Jouy en Josas Cedex [email protected] Emmanuel LAZEGA IRISSO, Université Paris-Dauphine Place du Maréchal de Lattre de Tassigny - 75775 Paris Cedex 16 [email protected] Sylvan LEMAIRE Centre Maurice Halbwachs, CNRS 48 boulevard Jourdan - 75014 Paris [email protected] Lise MOUNIER Centre Maurice Halbwachs, CNRS 48 boulevard Jourdan - 75014 Paris [email protected] Nathalie MOUREAU Université Montpellier III Université Paul Valery - Route de Mende - 34199 Montpellier Cedex 5 [email protected] Fabian MUNIESA Centre de Sociologie de l’Innovation, Mines ParisTech 60, bd St Michel - 75006 Paris [email protected] Dorothée RIVAUD-DANSET ERUDITE, Université Paris XII 61 av. du Général de Gaulle - 94010 Créteil Cedex [email protected]
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Coordonnées des auteurs
Jean-Philippe ROBÉ Gibson, Dunn & Crutcher 166, rue Faubourg St Honoré - 75008 Paris [email protected] Philippe STEINER Maison de la Recherche, Université Paris IV 28 rue Serpente - 75006 Paris [email protected] Anne-Sophie TRÉBUCHET-BREITWILLER Centre de Sociologie de l’Innovation, Mines ParisTech 60, bd St Michel - 75006 Paris [email protected] Hélène VéRIN Historienne [email protected] Manuel ZACKLAD ICD/Tech-CICO, Université de Technologie de Troyes 12, rue Marie Curie - 10010 Troyes Cedex - BP 2060 [email protected]
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Table des matières
Le Centre Culturel International de Cerisy
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Remerciements
9 Cliquez
Introduction-résumé Le marché, une notion si équivoque…
11 Cliquez
Partie I. Généalogie des marchés et des activités marchandes : du marché visible au marché invisible
25 Cliquez
Vérité et questions des marchés médiévaux
27 Cliquez
Activités marchandes, activités administratives, marché et organisation : une approche sur la longue durée via l’Eglise
45 Cliquez
Armand Hatchuel, Olivier Favereau, Franck Aggeri
Mathieu Arnoux
François-Xavier de Vaujany
Marché et échange marchand :quelques jalons dans l’histoire d’un soupçon 65 Cliquez Hélène Vérin
Variations pour une histoire différente des relations entre confiance et marché à l’époque contemporaine
77 Cliquez
Partie II. Nouvelles perspectives théoriques : le marché, artifice ou mirage ?
89 Cliquez
L’entreprise comme institution fondamentale de l’échange marchand
91 Cliquez
Patrick Fridenson
Jean-Philippe Robé
La place du marché
111 Cliquez
La mal-mesure du travail dans les transactions marchandes
133 Cliquez
Olivier Favereau
François Eymard-Duvernay
383
L’activité marchande sans le marché?
Marché, transaction marchande, et non-marchande
147 Cliquez
Activité marchande et Prescription : À quoi sert la notion de marché ?
159 Cliquez
Le marketing entre l’activité marchande et le marché
181 Cliquez
Qu’est-ce qu’un marché ? Un exercice wittgensteinien
211 Cliquez
Partie III. Crises et dynamiques contemporaines : réinventer les activités marchandes
229 Cliquez
Marchés et développement durable
231 Cliquez
Prolonger un contrat contre la volonté d’une des parties ? Un dilemme typique de l’institution consulaire de contrôle social des marchés Emmanuel Lazega, Sylvan Lemaire, Lise Mounier
247 Cliquez
Philippe Steiner
Armand Hatchuel
Romain Laufer
Colette Depeyre, Hervé Dumez
Franck Aggeri
Sémiotique de la création de valeur dans l’économie des transactions coopératives
265 Cliquez
Le paradoxe du marché de l’art contemporain
285 Cliquez
Acquérir des chefs-d’œuvre hors du marché ? Le cas de la Fuite en Egypte de Nicolas Poussin
297 Cliquez
Audience ou market design ? Observations et hypothèses sur la valorisation des plateformes sociales du Web
305 Cliquez
Manuel Zacklad
Nathalie Moureau, Dorothée Rivaud-Danset
Emmanuel Coblence
Benjamin Chevallier
L’emprise des tests : comment les tests marketing agencent le marché de la parfumerie fine 321 Cliquez Anne-Sophie Trébuchet-Breitwiller, Fabian Muniesa
Le service aux clientèles en situations de fragilité : une activité marchande ? L’exemple de la Poste 339 Cliquez Edith Heurgon 384
Table des matières
Partie IV. Mythes, réalités et mutations de l’activité marchande : le point de vue de grandes entreprises de services et de collectivités territoriales
357 Cliquez
Table ronde animée par Edith Heurgon, avec Jean-Paul Bailly, Antoine Frérot et Jean-François Le Grand.
Coordonnées des auteurs
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