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French Pages 316 [321] Year 2023
Lorsque l’on aborde la question des crises démocratiques d’une redoutable actualité, la République de Weimar est une référence incontournable. Contemporaine de sa naissance tourmentée, la Russie soviétique attira d’emblée l’attention de ses voisins allemands, notamment des intellectuels. Leurs échanges passionnés se déployaient au sein de revues politico-culturelles devenues, au lendemain de la guerre, le « réseau social » par excellence. Très vite, l’« événement bolchevique » put ainsi apparaître comme un véritable « réactif » au sens quasi chimique du terme qui fit voler en éclat les découpages idéologiques traditionnels. Objet d’une fascination croissante, il généra des discours de plus en plus empreints d’irrationnel aux effets dévastateurs, y compris parmi les plus fervents gardiens de la rationalité et de l’idéal démocratique dont on sait ce qu’il advint.
Professeur agrégé d’allemand, Docteur ès Lettres de l’Université de Paris III Sorbonne Nouvelle, Didier Lefebvre enseigne depuis plus de vingt en CPGE, actuellement au Lycée François Ier du Havre. A côté de son enseignement, il travaille sur la République de Weimar à partir des revues politico-culturelles des années vingt.
Collection « Historiques » dirigée par Vincent Laniol, avec Bruno Péquignot et Denis Rolland
série Travaux
Didier Lefebvre
LA TENTATION DU CHAOS
Historiques
LA TENTATION DU CHAOS
Historiques
Didier Lefebvre
LA TENTATION DU CHAOS Les intellectuels allemands face à la Russie soviétique 1918-1933
Illustration de première de couverture : Tous droits réservés. ISBN : 978-2-14-049303-4
32 €
Historiques
Travaux
La tentation du chaos
Historiques
Collection dirigée par Vincent Laniol avec Bruno Péquignot et Denis Rolland La collection « Historiques » a pour vocation de présenter les recherches les plus récentes en sciences historiques. La collection est ouverte à la diversité des thèmes d'étude et des périodes historiques. Elle comprend trois séries : la première s’intitulant « travaux » est ouverte aux études respectant une démarche scientifique (l’accent est particulièrement mis sur la recherche universitaire) tandis que la deuxième intitulée « sources » a pour objectif d’éditer des témoignages de contemporains relatifs à des événements d’ampleur historique ou de publier tout texte dont la diffusion enrichira le corpus documentaire de l’historien ; enfin, la troisième, « essais », accueille des textes ayant une forte dimension historique sans pour autant relever d’une démarche académique. Série Travaux Dernières parutions Pierre LHOTE et Marie-Chantal LHOTE, Les femmes et la déportation en moselle annexée. (1940-1945), 2023. Roger ARDITI, Vichy au ministère de l’agriculture. L’antisémitisme administratif dans un ministère ordinaire (1940-1944), 2023. Sylvie A. BRIAND, Noircir le Levant, blanchir Ibn Saoud. La presse française et anglo-saxonne au Moyen-Orient, 1919-1953, 2023. Georges Alexandre RADULOVITCH, Marathon – Zama. Les deux batailles décisives de l’Antiquité. Naissance des empires. Tome 1, 2023 Georges Alexandre RADULOVITCH, Waterloo – Stalingrad. Les deux batailles décisives de l’époque contemporaine. Naissance des empires. Tome 2, 2023 Mostafa HASSANI-IDRISSI (dir.), Henri Moniot. Historien et didacticien, 2023. Gildard GUILLAUME, L’abbé de Pradt. Un procès politique, 2023.
Didier Lefebvre
La tentation du chaos Les intellectuels allemands face à la Russie soviétique 1918-1933
© L’Harmattan, 2023 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-14-049303-4 EAN : 9782140493034
A Antoine, que je vois avec ravissement devenir historien
« Es ist niemals ein Dokument der Kultur, ohne zugleich ein solches der Barbarei zu sein. »1 Walter Benjamin, Über den Begriff der Geschichte, 1940.
1 « Il n'est aucun document de culture qui ne soit en même temps un document de barbarie. », Sur le concept d'histoire, Paris, 1940.
Introduction Sans être spécialiste de l'Allemagne des années vingt, on sait que la République de Weimar proclamée à la fin de la Première Guerre mondiale fut une période de crise marquée par d'importants troubles économiques, politiques, sociaux, et qu'elle s'acheva par l'arrivée légale au pouvoir d'un certain Adolf Hitler. On sait aussi que, dans le domaine culturel et artistique, elle se caractérise par une créativité et une effervescence remarquables que l'on résume parfois outre-Rhin à travers l'expression « les années vingt dorées » (die Goldenen Zwanziger). Sur le plan intellectuel et médiatique, cette vitalité était portée par des revues politico-culturelles, généralement hebdomadaires, répondant après quatre années de guerre à un désir de mettre en œuvre de nouvelles approches de communication. Dans ces périodiques sans programme fixe, regroupant des cercles d’intellectuels aux contours flous et fluctuants, ce n’est pas tant l’auteur lui-même qui était mis en valeur que la multitude des positions qui s’y échangeaient dans un mouvement souvent polémique, toujours dynamique. Les intellectuels1 qui participaient à ces forums de discussion disparaissaient puis réapparaissaient d’un numéro, d’une revue à l’autre, n’hésitant pas à recourir au masque (le pseudonyme), autant par jeu que par nécessité. Appréhender ce foisonnement intellectuel ne signifie pas pour autant ignorer les grands ténors qui avaient déjà donné de la voix avant la Première Guerre mondiale. Au premier 1 Le terme « intellectuel » a donné lieu à une multitude d'études. Nous le définirons, avec Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, comme « un homme du culturel, créateur ou médiateur, mis en situation d'homme du politique, producteur ou consommateur d'idéologie. », in : Les intellectuels en France de l’Affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Armand Colin, 1992, p. 10.
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rang de ces ténors se trouvent les frères Mann, Thomas et Heinrich, qui furent à l'origine d'une vaste polémique autour des notions de « culture » et de « civilisation » structurant le débat intellectuel allemand des années vingt. Nous leur laisserons une place de choix dans cette étude. Cependant, notre propos n'est pas centré sur des figures, mais sur des textes en interaction, dans le contexte de cette « crise des représentations qui gagna l’Allemagne des années vingt1 » et qui n’est pas sans écho aujourd’hui. L’analyse de cet enchevêtrement de prises de position multiples et variées tout au long de la République nous conduisit à dégager un élément structurant : le basculement progressif des pratiques discursives vers l’irrationnel au gré d’étonnants mouvements de flux et de reflux. Pour parvenir à ce constat, il n’était pas question d'aller piocher à l’aveuglette dans une masse de documents pléthorique et de décréter arbitrairement lesquels étaient « représentatifs ». Nous avons donc défini un angle d’approche, une sorte de « réactif » au sens quasi chimique du terme à même de susciter la dispute intellectuelle. Ce sont les bouleversements survenus en Russie à la suite de la Révolution d’Octobre et la manière dont ils furent perçus par les intellectuels allemands entre novembre 1918 et janvier 1933 qui constituent donc le « réactif » autour duquel s’organise et se recompose progressivement le matériau de cette étude. Pourquoi l’image de la Russie soviétique ? On pourrait a priori penser que ce thème était sinon l’apanage, du moins le terrain de prédilection des « intellectuels de gauche » se retrouvant soudain dans la nécessité de se positionner vis-à-vis du marxisme-léninisme après l'arrivée au pouvoir des bolcheviks. Mais la parole intellectuelle n'est pas strictement idéologique. Elle articule 1 Cf. Georges Roche, « Une société morcelée ? », in : Les Intellectuels et l’État sous la République de Weimar, sous la direction de Manfred Gangl et Hélène Roussel, Rennes, éditions Philia, 1993, p. 88.
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notamment le politique au culturel et dans cette perspective, il apparaît que les bouleversements survenus en Russie suscitèrent des réactions dans l'ensemble du paysage intellectuel allemand, de l’extrême gauche à l’extrême droite. Plusieurs raisons à cela : tout d’abord, la spécificité et l’ancienneté des liens germano-russes, des liens entre deux États qui, après la guerre, se retrouvèrent au ban des nations, situation propice aux rapprochements, voire aux complicités. Précisons cependant que nous n’avons pas pour objectif d’analyser ici les relations entre intellectuels allemands et Russie soviétique de 1918 à 1933 dans la stricte continuité de l’histoire commune que partagent l’Allemagne et la Russie, ni de mesurer les propos de ces mêmes intellectuels à l’aune des acquis historiques ultérieurs pour dire qui avait vu juste, qui s’est fourvoyé et pourquoi. Une telle entreprise trouverait d’ailleurs bien vite ses limites car après la proclamation de la République, compte tenu de la guerre civile qui faisait rage aussi bien en Allemagne qu’en Russie, les Allemands comme la plupart des observateurs étrangers étaient quasiment privés de sources d’information directes. Seuls quelques correspondants ayant le goût du risque se rendirent brièvement en Russie pendant la période dite du « communisme de guerre », jusqu’en 1921, préférant néanmoins observer généralement de Stockholm l’évolution de la situation. C’est à partir de l’instauration de la NEP que les pays occidentaux purent bénéficier d’informations plus régulières, mais pas nécessairement plus fiables, avant que soit inaugurée dans la seconde moitié des années vingt la grande période des « voyages organisés ». On sait à quel point ces récits de voyage s’enracinent dans un terreau émotionnel pétri de propagande et de contre-propagande. De fait, loin de chercher à dresser l’état d’un savoir à un moment donné ou de prétendre à une quelconque 11
objectivité, les discours intellectuels semblent avoir assumé et même revendiqué ce caractère passionné, reflétant fondamentalement les craintes ou les espoirs de ceux qui les produisent. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre le terme de « réactif » appliqué à la Russie soviétique. Faisant en permanence se télescoper événement et fantasme, elle provoque de véritables réactions en chaîne et donne ainsi naissance à un lieu d’échange ouvert, irréductible à un modèle unique de rationalité. Les « stratégies discursives » qui s’y déploient se trouvent alimentées par une mésentente allant bien au-delà d’une simple divergence d’opinion ou de conviction. Pour préciser cette notion au cœur de notre étude, laissons la parole à Jacques Rancière : « Par mésentente, on entendra un type déterminé de situation de parole : celle où l’un des locuteurs à la fois entend et n’entend pas ce que dit l’autre ». Rancière explicite cette formule en ajoutant que la mésentente n’est pas « le conflit entre celui qui dit blanc et celui qui dit noir [mais] (…) entre celui qui dit blanc et celui qui dit blanc », sans que les deux interlocuteurs entendent la même chose sous le nom de « blancheur1 ». C’est précisément dans ce type de situation que se trouvent les intellectuels allemands s’exprimant alors sur la Russie soviétique. A partir d’un objet difficilement saisissable, qui s’élabore autant qu’il s’invente au jour le jour, résistant à toute approche purement normative, les discours se multiplient puis s’enchevêtrent, participant activement à cette confusion des repères qui caractérise l’Allemagne de Weimar. En même temps, les récits ainsi fabriqués le sont avec un luxe de créativité, laissant entrevoir « les rouages d’une “machine à raconter” » qui, peu à peu, « remplace le raisonnement rationnel2 ». Ce sont 1 Jacques Rancière, La mésentente. Politique et philosophie, Paris, Éditions Galilée, 1994, p. 12. 2 Christian Salmon, Storytelling. La machine à formater des histoires
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les manifestations variées et les modes de fonctionnement de cet « art de raconter des histoires » que nous nous proposons d’analyser à partir de l’« événement bolchevique » et de son appréhension par les intellectuels allemands. Nous nous efforcerons de montrer que l'élaboration plus ou moins consciente et revendiquée de stratégies discursives riches et variées ainsi que leur circulation active dans le paysage politico-culturel eurent des répercussions profondes sur l'ensemble de la société, bien au-delà d'une poignée d'intellectuels et de leurs quelques milliers de lecteurs. De manière paradoxale, on s'apercevra ainsi que, dans un contexte de crise aiguë, la rationalité put être mise en crise dans l’espace politique et culturel par ceux que l'on eût pensé le mieux à même de l’incarner et de la promouvoir, soucieux qu'ils étaient de conquérir non seulement les esprits mais aussi les cœurs.
et à formater les esprits, Paris, 2007, Éditions La Découverte, quatrième de couverture.
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1ère partie Paysage
Préambule : La querelle d'avant-guerre entre Heinrich et Thomas Mann Si les revues politico-culturelles constituèrent sous la République de Weimar le lieu du discours intellectuel par excellence, c'est, jusqu’à la Première Guerre mondiale, la figure de l’universitaire qui incarnait le mieux l'intellectuel. A la veille du conflit, nombre d’entre eux se retrouvèrent parmi les signataires de l’« Appel des 93 », porteur de ce que l’on a appelé les « Idées de 1914 ». Ces idées, nationalistes, attaquaient frontalement les « principes de 1789 » au nom de la « voie particulière » (Sonderweg) de l’Allemagne face aux puissances occidentales. Les signataires de l’Appel se voulaient défenseurs d’une « culture » germanique (Kultur) jugée menacée par les valeurs rationalistes de la « civilisation » (Zivilisation) incarnée au premier chef par la France. Face à eux, et assez isolé dans le camp des pacifistes et des démocrates, Heinrich Mann, qui ne faisait pas mystère de sa francophilie, était l’incarnation de l’« intellectuel de gauche », adversaire de toute forme de pouvoir autoritaire et fidèle aux valeurs héritées des Lumières. S’il avait eu maintes fois l’occasion de promouvoir ses convictions, notamment dans des romans satiriques, il publia en Suisse en 1915 dans la revue Die Weißen Blätter un essai sur Zola, violent pamphlet contre l’Empire wilhelminien et la guerre mais aussi vibrant éloge du rôle de l’intellectuel dans la plus pure tradition française inaugurée par Zola lors de l’Affaire Dreyfus. Dans ce texte à tonalité autobiographique, Heinrich Mann répondait aussi à l'essai de son frère publié en 1915, Frédéric et la grande coalition, sous-titré Notes pour répondre aux exigences du moment, dans lequel Thomas Mann justifiait, lui aussi par figures historiques interposées, la violation du droit international qu’avait constituée 17
l’entrée des troupes allemandes en Belgique, pays neutre : « Frédéric donna alors l’ordre de franchir la frontière saxonne. [...] Mais la Saxe était neutre ! […] Cela lui était égal. […] Son droit était celui de la puissance en plein essor. » Propos auxquels rétorqua Heinrich Mann dans l’essai sur Zola : « La puissance est inutile et caduque si l’on ne vit que pour elle. […]. Qu’est-ce que la puissance si elle n’est pas le droit ? » On pourrait multiplier les exemples, certains passages du Zola visant d’ailleurs explicitement la personne de Thomas, comme lorsque Heinrich stigmatise « le zèle des écrivains nationaux ». Cependant, ces piques eurent beaucoup moins d’écho que celles dont le gratifia Thomas dans ses célèbres Considérations d’un apolitique, commencées en novembre 1915, achevées au cours de l’été 1916 mais qui ne parurent que deux ans plus tard. Des formules telles que « littérateur de la civilisation », « bourgeois rhéteur », « moraliste de boulevard », « psychologue d’opérette », « citoyen vertueux » (en français dans le texte), ou encore : « ami de l’Entente » jalonnent le texte. Thomas Mann pousse même le raffinement jusqu’à donner des titres à ses chapitres prenant l’exact contre-pied de formules et expressions présentes dans l’essai sur Zola1. Il s’évertue à définir des valeurs, des qualités et des pratiques « spécifiquement allemandes », au premier rang desquelles la « Musique », la « Métaphysique », l’« Art », dont il exclut l’écriture romanesque : « La différence entre l’esprit et la politique englobe celle de la culture et de la civilisation, de l’âme et de la société, de la liberté et du droit de vote, de l’art et de la littérature. […] L’esprit politique en sa qualité de "lumière démocratique" et de "civilisation humaine" n’est pas seulement anti-allemand dans le domaine psychique, il 1
« Le pays non littéraire », « Contre la Vérité », « De la Foi », « Politique esthétique », etc.
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est nécessairement aussi germanophobe en politique, quel que soit le lieu où il règne.1 » Selon cette logique, l’Allemagne, entourée d’ennemis, devait s’efforcer, au nom de sa culture, de résister, son combat n’ayant d’autre finalité que de préserver sa « voie particulière » : « Si les démocraties nationales se rassemblaient pour former une démocratie européenne mondiale, rien ne subsisterait de l’essence allemande.2 » Mission « défensive » d’autant plus urgente que les « ferments du rationalisme abstrait et international » étaient diffusés en Allemagne même par les « littérateurs de la civilisation » : « L’Allemagne a des ennemis dans ses murs, c’est-à-dire qu’elle a des alliés et des promoteurs de la démocratie mondiale.3 » C’est en ce sens que la guerre put être qualifiée par Thomas Mann de « guerre fratricide allemande », au sens le plus large du terme. En effet, l’opposition conceptuelle entre « culture » et « civilisation » dépassa largement la polémique entre les frères Mann. Elle marqua profondément la vie intellectuelle sous la République de Weimar. Ainsi, de nombreux « intellectuels de gauche » se reconnurent dans les positions de Heinrich au point de lui proposer d’être candidat aux élections présidentielles de 1932. Quant à Thomas, il fut, avec ses Considérations, l'un des initiateurs cette « nouvelle droite intellectuelle » qui fut de fait l’idéologie dominante sous la République de Weimar. Cette mouvance fut beaucoup plus foisonnante et hétéroclite que celle des « intellectuels de gauche » dans la mesure où son caractère irrationnel, ostensiblement affiché dans sa dénomination même, suscita l’émergence de toutes sortes de courants à partir de notions initiales communes telles que « Volk », Thomas Mann, Considérations d’un apolitique, Paris, Grasset, 1975, p. 35. 2 Ibid, p. 42. 3 Ibid. 1
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« Reich », « Staat », respectivement « peuple », « empire », « État », pour ne parler que des principales. Le syntagme ne fut pas employé avant la Première Guerre mondiale et c'est Thomas Mann lui-même qui l’utilisa pour la première fois dans un article précisément consacré à la littérature russe1.
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« Chefs d’œuvre de l’art narratif russe », Süddeutsche Monatshefte, Munich, Cahier n°5, février 1921.
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Chapitre 1 : « Intellectuels de gauche » et Russie soviétique Des sources rares et peu diversifiées Dès le mois d'août 1914, la plupart des « intellectuels de gauche » avaient dénoncé la politique d’Union sacrée à laquelle s’était rallié le SPD mais peu d’entre eux exposèrent leurs conceptions politiques dans le cadre d’essais ou de grandes sommes théoriques telles que celles qui fleurirent dans les rangs de la nouvelle droite intellectuelle. Dès lors, Heinrich Mann, qui publia quatre recueils d’essais au cours de la République de Weimar (Le Pouvoir et l’Homme, en 1919, La Tragédie de 1923, en 1923, Sept ans, en 1929, et La vie publique, en 1932), joua là encore un rôle déterminant. Qu’ils rejettent ou fassent leurs les idées et valeurs qu’il défendait, les intellectuels de gauche en vinrent toujours, à un moment ou à un autre, à se situer par rapport à ces écrits. Pourtant, la quasi-absence à l’intérieur du premier recueil de textes en prise directe sur l’actualité reflète la difficulté de l’écrivain à intégrer les bouleversements qui secouaient alors l’Allemagne et le monde. Sur l’ensemble du recueil, seul le discours de mars 1919 intitulé « Kurt Eisner », hommage rendu à l’intellectuel bavarois quelques semaines après son assassinat1, nous renseigne en filigrane sur l’attitude de Heinrich Mann à l’égard de l'« événement bolchevique ». Le deuxième recueil, La tragédie de 1923, ne fait pas davantage référence à la Russie soviétique, sinon par quelques rares allusions. Le silence ne fut rompu qu’à la 1
Kurt Eisner, membre du Parti Social-Démocrate Indépendant (USPD), écrivain et éditeur de journaux socialistes, proclama la république en Bavière après l’effondrement de la monarchie (7-8 novembre 1918). Il en fut Premier ministre et ministre des Affaires étrangères avant d’être assassiné le 21 février 1919.
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mort de Lénine, en 1924, véritable déclencheur d'une parole qui prit la forme de contributions consacrées notamment à la vie culturelle soviétique. Ce rôle décisif de la mort du leader bolchevique est confirmé dans l'essai de 1928 intitulé « Cinq années après la mort de Lénine ». Enfin, dans le recueil de 1932, on ne trouve que peu d’articles directement consacrés à la « Nouvelle Russie », comme l’appelait désormais Heinrich Mann, qui s’était montré très critique à l'égard de la politique menée par Lénine mais continua à suivre avec attention toutes les innovations culturelles et artistiques. Parmi les rares autres ouvrages d’« intellectuels de gauche » parus au lendemain de la Première Guerre mondiale dans lesquels il est un tant soit peu question de la Russie, on mentionnera les premiers écrits de Ernst Bloch, figure singulière, adepte d’un « marxisme mystique » qu’il présente dans L’Esprit de l’Utopie, son premier grand ouvrage publié en 1918 cependant demeuré extrêmement confidentiel. Dans la deuxième version de 1923 s’articulent sur un mode très particulier et inédit jusqu’alors romantisme révolutionnaire et bolchevisme. La réflexion de Bloch sur la Russie, le bolchevisme et la figure de Lénine ne représente qu’une quinzaine de pages sur un ouvrage qui en compte plus de trois cents et qui traite essentiellement de la philosophie de la musique en manifestant sa rupture avec les thèmes mais aussi avec le langage et l’appareil conceptuel de la philosophie académique traditionnelle. Pourtant, Ernst Bloch ne perdit jamais de vue le contexte dans lequel il vivait puisqu'il rédigea, juste après la première version de L’esprit de l’Utopie, un petit texte dénonçant l’exploitation économique de l’Ukraine par l’Allemagne après la signature du traité de Brest-Litovsk, le
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3 mars 19181. Il publia de même, au tout début de l’année 1923, donc peu de temps après la signature du traité de Rapallo entre l’Allemagne et l’URSS, le 16 avril 1922, un article sur la politique allemande d’« orientation à l’Est » dans lequel il rendait hommage à l’entreprise soviétique perçue comme un « modèle », un « préambule2 » qu’il restait à prolonger. Dès lors, Ernst Bloch apparaît bien comme un intellectuel à l’écoute de l’actualité de son temps et si ses ouvrages touchèrent initialement peu de lecteurs, ils suscitèrent plusieurs polémiques avec des intellectuels issus d’horizons très divers. Il s’attira entre autres les foudres des marxistes orthodoxes, au premier rang desquels Georg Lukács. Lukács n’est pas à proprement parler un intellectuel allemand mais un Hongrois qui prit une part active à la révolution hongroise d’octobre 1918 puisqu’il fut en 1919 vice-commissaire du peuple à l’Instruction publique dans l’éphémère gouvernement révolutionnaire de Béla Kun. C’était un membre actif du parti communiste hongrois, même si son œuvre ne s’épuise pas dans le cadre strict de l’orthodoxie communiste et offre une diversité bien réelle. Ses réflexions sur la Théorie du roman datant de 1914-1915 demeurent une référence, à côté de ses recueils d’essais sur le marxisme regroupés en 1919 sous le titre Tactique et Éthique. A la même époque, il rédigea à Vienne un vaste ouvrage, Histoire et conscience de classe, qu’il publia en 1923 et renia en 1933 sous prétexte qu’il contenait « les plus lourdes concessions à la vision du monde idéalistebourgeoise ». Cet ouvrage comporte un bref chapitre sur Rosa Luxemburg accompagné d’une réponse à la brochure très critique qu’elle avait consacrée à la Révolution « La paix avec des villages-Potemkine », mars 1918, in : Politische Messungen, Pestzeit, Vormärz, Francfort/Main, Suhrkamp, 1985, pp. 43-46. 2 Op. cit., pp. 70-74. 1
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bolchevique sous le titre La Révolution russe. Les prises de position de Lukács furent complétées par un autre essai publié peu de temps après la mort du leader bolchevique, en février 1924, précisément intitulé Lénine et où Lukács s’interroge sur « l’actualité de la révolution », le rôle du prolétariat et des partis communistes à travers le monde. Mais loin de s’en tenir à une analyse strictement théorique, il développe une interprétation de la Révolution russe prenant en compte plusieurs aspects très concrets de l’État bolchevique, notamment l'évolution de la NEP. Quoi qu’il en soit, les réflexions sur la Russie soviétique sont bien loin de constituer l’essentiel des écrits de Lukács. D’ailleurs, après le texte sur Lénine, il se garda bien d’écrire directement sur la Russie soviétique, sujet par trop brûlant pour un intellectuel se voulant au service de la cause révolutionnaire dans une perspective rigoureusement marxiste-léniniste. C’est à peine s’il se risqua à aborder la situation de la Hongrie et de son parti communiste. Dès lors, aussi contestable que puisse paraître l’évocation de Lukács, elle permet de distinguer un autre type d’« intellectuel de gauche » à côté de l’héritier des valeurs de la Révolution française incarné par le très francophile Heinrich Mann. Il s’agit du philosophe marxiste qui s’intéressa davantage aux problèmes théoriques posés par le bolchevisme qu’à sa pratique effective. Entre ces deux pôles issus d’horizons culturels et philosophiques très différents se meuvent en « électrons libres », diverses figures d’« intellectuels de gauche », tel Ernst Bloch. S’ils furent en fin de compte peu nombreux à exposer leurs idées sous forme d’essais ou de synthèses dépassant le format d’articles, les « intellectuels de gauche » furent en revanche les initiateurs d’un type d’écrits tout à fait original, dont l’objet était précisément d’aborder de front les bouleversements survenus à l’Est : les récits de voyages en Russie soviétique. 24
Les récits de voyage des “intellectuels de gauche” L’une des études les plus documentées sur les récits de voyages en Russie soviétique est celle de l’historien anglais David Caute, Les compagnons de route1, dans laquelle il interroge les motivations de ces intellectuels européens qui entreprirent de manière presque systématique, surtout après la mort de Lénine et jusque dans la seconde moitié des années trente, un ou plusieurs voyages en Russie. Selon Caute, le « compagnon de route » est un « intellectuel de gauche », « vrai fils de la philosophie des Lumières », « tournant avec sympathie son regard vers l’Est » mais « hésitant à s’inscrire au Parti neuf fois sur dix », bref : « un révolutionnaire au cœur tendre2 ». A l’origine, l’expression fut employée par Trotski en 1923 pour désigner l’ensemble des artistes russes qui « ne [considéraient] pas la Révolution comme un tout », « n’[étaient] pas les artistes de la Révolution mais seulement ses "compagnons de route" (papoutchiki) artistiques ». Cette définition faisait référence à des mouvements n’ayant souvent que peu de points communs les uns avec les autres. Elle visait en fait à circonscrire toutes les avant-gardes russes qui refusaient de se soumettre aux impératifs de plus en plus dogmatiques du proletkult et entendaient poursuivre leurs expériences « révolutionnaires ». Or, si Lénine leur laissa une indépendance relative à la condition expresse qu’elles fassent preuve de loyauté sur le plan politique, Staline eut tôt fait de les réprimer, mettant un terme à toute entreprise qui ne s’inscrivait pas dans le cadre morne et sclérosé du « réalisme socialiste ». Soulignons que le texte de Trotski fut écrit à une date Paru en français en 1979 chez Robert Laffont. Titre original : The Fellow Travellers 1917-1968, Londres, Weisenfeld & Nicolson Limited, 1973. 2 Op. cit., p. 66. 1
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charnière, peu de temps avant la mort de Lénine. Conscient de la spécificité de ces courants d’avant-garde dont le rayonnement était bien plus important que celui des artistes officiels, Trotski s’interroge : « La question se pose toujours en ce qui concerne les compagnons de route : jusqu’où iront-ils ?1 » Après l'arrivée au pouvoir de Staline, le concept fut repris pour s'appliquer aux intellectuels occidentaux, les avant-gardes russes ayant quant à elles été mises au pas ou tout simplement décimées. C’est pour tenter de renforcer la fidélité des intellectuels en question ou de cimenter un enthousiasme naissant que les premiers voyages furent organisés par le régime, essentiellement à partir de la seconde moitié des années vingt. Toutefois, les « intellectuels de gauche » qui se rendirent en Russie soviétique et rédigèrent ensuite (ou simultanément) des récits de voyage ne furent pas tous des « compagnons de route ». Il y avait aussi parmi eux des détracteurs du bolchevisme qui, s’ils n’étaient pas déclarés persona non grata par le régime, ne demandaient qu’à se rendre sur place afin de conforter leur opinion, faits à l’appui. A l’inverse, ceux qui se rendirent au pays des Soviets durant les premières années du régime, sans forcément avoir été invités et alors que la guerre civile faisait rage, devaient, selon la formule de David Caute, « compter avec la faim, le froid et l’éventualité d’une mort sans cérémonie2 ». Ils étaient fascinés par ce qui se passait à l’Est, désireux d’assister à « l’édification du socialisme ». L’un d’entre eux, l’activiste Franz Jung, dramaturge, romancier, pamphlétaire, membre du mouvement dada berlinois, se rendit en Russie en 1920 en détournant un bateau. C’est aussi en 1920 que le professeur d’économie politique à l’université de Leipzig, Alfons Goldschmidt, 1 2
Ibid., p. 73. Op. cit., p. 31.
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n'ayant jamais adhéré au KPD, gagna Moscou et en ramena un récit enthousiaste intitulé Moscou 1920. Il rédigea la même année un essai « sur l’organisation de l’économie de la Russie soviétique1 » s’adressant à des économistes. On entrevoit ainsi à quel point cette volonté de témoigner à tous niveaux, mue par un prosélytisme ardent, fit de Goldschmidt l’un des premiers « compagnons de route » allemands. Une autre figure de « compagnon de route » de la première heure mérite d’être évoquée. Il s’agit d’Arthur Holitscher, qui fut invité à Moscou en 1920 par Karl Radek, l’émissaire de Lénine dépêché clandestinement en Allemagne juste après la guerre. Le voyage de Holitscher, présenté comme une « commission d’enquête sur les conditions de vie en Russie soviétique », était en fait une mission de propagande en faveur du régime bolchevique, comme ne le révèle pas au premier abord le titre laconique du récit publié en 1921 : Trois mois en Russie soviétique. En dépit du zèle que déployèrent Holitscher et Goldschmidt, leurs textes apparaissent au bout du compte comme des écrits assez ternes, tant du point de vue du fond que de la forme. Ils sont essentiellement anecdotiques, empreints d’un didactisme maladroit, évitant systématiquement de se confronter aux interrogations, débats et controverses que suscitait alors la Russie soviétique. C’est sans doute la raison pour laquelle ils n’eurent pas l’impact du célèbre témoignage de l’Américain John Reed, Dix jours qui ébranlèrent le monde, publié en 1918 et réédité à maintes reprises jusqu’à aujourd’hui dans une quinzaine de langues. Laissant libre cours à l’immense surprise ainsi qu’à l’excitation intense que provoqua chez lui la révolution bolchevique, John Reed adapta au récit de ses péripéties une technique proche du collage (pratiqué avec brio par les avant-gardes russes). Il faisait ainsi alterner des documents 1
Berlin, Ernst Rowohlt Verlag, 1920.
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de première main (discours, articles, reproductions photographiques) avec de brillantes descriptions éminemment personnelles. L’invention de cette forme nouvelle d’écriture reflétait l’attitude paradoxale suscitée par l’« événement bolchevique » chez les observateurs étrangers : s’appliquant à en mettre à jour les conditions de possibilité, ils se laissaient aussi aisément emporter par des réactions d’ordre affectif qui débouchaient généralement sur un soutien renforcé ou sur un rejet radical. Ainsi, à côté de l’adhésion d’un Goldschmidt et d’un Holitscher, on peut citer l’expérience du peintre George Grosz, compagnon de route de la première heure, qui se rendit à Moscou au cours de l’été 1922 mais dressa à son retour un portrait accablant de l’expérience bolchevique, stigmatisant les privilèges d’une bureaucratie omnipotente et l’état de délabrement du pays1. Ce n’est que quelques années plus tard, dans la seconde moitié des années vingt, que le genre initié par Reed fit des émules en Allemagne et dans le reste de l’Europe. De plus, en raison de l’ouverture sur le monde occidental qu’avait entraînée la NEP, se rendre en Russie soviétique était devenu relativement aisé. La grande époque des récits de voyage est donc postérieure à la mort de Lénine. Elle correspond, en Allemagne, à la stabilisation provisoire du régime et se prolonge jusqu’à la fin des années trente. En Russie, c’est la période de l’édification de l’État stalinien au cours de laquelle l’URSS2 voulut donner d’elle-même une image « constructive et scientifique ». Le calme retrouvé en 1925 allait en outre de pair avec une immense 1
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1922 : Mon voyage en Russie soviétique, in : George Grosz, Un petit oui et un grand non. Sa vie racontée par lui-même, Nîmes, éditions Jacqueline Chambon, 1990. C’est en décembre 1922 que fut adoptée la Constitution de l’URSS. Cependant, on continua de parler en Allemagne et dans la majorité des pays occidentaux de la « Russie soviétique », et ce jusqu’au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale.
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déception dans les rangs des « intellectuels de gauche » après l’élection du Maréchal von Hindenburg à la présidence de la République. Ce que la majorité d’entre eux ressentit comme un choc les incita à tourner avec plus d’insistance leurs regards vers la « Nouvelle Russie » qui, contrairement aux prédictions, ne s’était pas effondrée. C’est ainsi que dès 1924, après cinq ans d’emprisonnement pour avoir participé activement à l’éphémère République bavaroise qu’il avait défendue l’arme au poing, Ernst Toller se rendit à Moscou. Comme beaucoup d’intellectuels, il ne parvint pas à se décider à adhérer au KPD dont il n’appréciait pas le dogmatisme mais il souhaita aller voir à quoi ressemblait le pays qui semblait engagé dans la réalisation au moins partielle du socialisme. Ce voyage fut suivi d’un second en 1926 qui donna matière à un récit sous forme de lettres, publié en 1930. Les premières lignes du texte donnent une idée assez claire de l’état d’esprit dans lequel se trouvait Toller : « Les nerfs tendus par l’attente. Enfin ! Quelle expérience ! Et en même temps cette pensée obsédante : qu’allons-nous trouver ? On est surtout immédiatement envahi par l’idée qu’on est vraiment dans le premier pays socialiste.1 » C’est dans une perspective similaire que partirent bon nombre de « compagnons de route » allemands de cette seconde période. Se retrouve dans beaucoup de leurs textes l’influence de John Reed et de sa pratique d’écriture proche, on l'a dit, de celle que cultivaient les avant-gardes soviétiques, notamment dans le domaine du cinéma avec le rôle central que les Poudovkine, Eisenstein, Koulechov et Vertov accordaient au montage. Ce n’est donc pas un hasard si ces récits furent souvent publiés initialement dans des revues politico-culturelles sur plusieurs numéros avant qu’en soit proposée une version intégrale sous forme de recueil. Les fragments ainsi livrés au fur et à mesure qu’ils 1
Ernst Toller, Quer durch. Reisebilder und Reden, Berlin, 1930.
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étaient produits étaient offerts à la critique la plus immédiate. A cet égard, il est significatif de constater que la pratique d’un Goldschmidt, voyageur de la première heure, se modifia après 1925 : alors que, de retour de Petrograd en 1920, il s’était lancé dans la rédaction des deux ouvrages à visée didactique précédemment évoqués, il choisit de publier son récit de voyage de 1926 dans la Weltbühne : sortant d'une posture d'« expert » et d'observateur « omniscient », il acceptait de se confronter d'emblée à une altérité polyphonique, conférant en retour à son texte un écho et un impact beaucoup plus forts. Revues politico-culturelles d’« intellectuels de gauche » Die Weißen Blätter (Les Feuilles blanches), Die Weltbühne (La Tribune du monde) et Die Aktion (L’Action), tirant rarement au-dessus de 15000 exem-plaires, sont cependant encore relativement connues aujourd’hui en raison de la notoriété de certains de leurs collaborateurs qui en furent souvent, aussi, les directeurs (Kurt Tucholsky et Carl von Ossietzky pour la Weltbühne, Franz Pfemfert pour Die Aktion et René Schickele pour les Weißen Blätter). Or, cette renommée redevable à une ou deux personnalités « représentatives » constitue presque un contresens vis-àvis de l’esprit de ces revues qui affichaient une volonté d’ouverture ainsi qu’un goût marqué pour la polémique. Une autre caractéristique commune était le haut niveau d’exigence concernant la qualité de l’expression et de la réflexion, comme en témoigne ce bref échange entre une jeune lectrice de la Weltbühne et Kurt Tucholsky répondant au courrier des lecteurs dans le numéro du 15 avril 1930 : « Chère Weltbühne, écris-tu aussi pour le prolétaire désireux de trouver ses marques dans un journal afin de se forger un jugement objectif ? Il semblerait alors que tu sois pour lui ce que sont les raisins pour le renard de la fable : 30
much to high ! […] A l’occasion, pense à être moins friande de termes étrangers pompeux et de considérations philosophiques parfois indigestes. » Ce à quoi répondit Tucholsky : « Les intellectuels d’un peuple ne doivent pas se placer au niveau de valets de fermes abrutis par le schnaps, c’est au contraire le travailleur qui doit être mis en situation de pouvoir suivre les débats intellectuels de la communauté.1 » Cette rubrique intitulée « Réponses » était dans beaucoup de revues l’un des ressorts privilégiés de la polémique, à côté des éditoriaux passionnés, des manifestes, des comptes rendus incisifs ou des articles de fond sur des sujets d’ordre social, diplomatique, économique ou culturel se réclamant de ce que le premier rédacteur en chef de la Weltbühne, Siegfried Jacobsohn, avait appelé le « journalisme individuel », c’est-à-dire un travail de journaliste marqué du sceau d’une subjectivité s’affirmant d'emblée comme telle. Paradoxalement, le titre des Weißen Blätter, les « Feuilles blanches », renvoie quant à lui à une forme de virginité et semble suggérer une absence totale de présupposés avant toute prise de parole. Mais la revue, fondée en 1913 par Ernst Schwabach, se consacrant initialement à des questions strictement littéraires, se politisa pendant la Première guerre mondiale sous la direction de René Schickele, écrivain pacifiste d’origine alsacienne qui sut s’entourer de jeunes auteurs dotés d’une individualité bien trempée. C'est alors qu'elle connut son véritable essor. En 1915, elle dut s’exiler en Suisse jusqu'à la fin de la guerre. Mais contrairement à la Weltbühne ou à Die Aktion, la politique n’y occupa jamais une place prépondérante : sur la cinquantaine de pages que comptait chaque numéro, la 1
WB, 30/16/575. C’est ainsi que l’on donnera les références des articles cités. WB pour Weltbühne, 30 renvoyant à l’année 1930, 16 au numéro, et 575 à la page.
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rubrique intitulée « Essais et gloses », consacrée à l’actualité et aux questions politiques, n’en représentait qu’une vingtaine au maximum, souvent rédigées par Schickele, tandis que les deux autres rubriques, intitulées respectivement « Poèmes » et « Épopée et Drame » présentaient un large éventail de textes littéraires émanant de collaborateurs de toutes nationalités. Ce manque d’intérêt relatif à l’égard des questions d’actualité s’explique en partie par un engagement en faveur de la non-violence de sorte que si la revue dénonça durant la guerre l’impérialisme, le nationalisme et le militarisme, elle se montra rétive à apporter son soutien, sous la République, à tout mouvement d’obédience révolutionnaire ainsi qu’aux partis traditionnels prônant une violente répression à l’égard de ces mouvements. C’est cependant dans les Weißen Blätter que l’on trouve le plus long article, toutes revues confondues, consacré à la Russie soviétique. C’est un texte de plus de trente pages, publié le 9 novembre 1918 et rédigé par Schickele lui-même, intitulé : « Révolution, bolchevisme et idéal1 ». Il eut un immense retentissement parmi les « intellectuels de gauche », suscitant de vives réactions, notamment au sein de Die Aktion. Cependant, Schickele n’entretint pas la polémique et après avoir développé son point de vue sur cette brûlante question d’actualité, il réorienta la revue, en proie à des difficultés financières croissantes, vers des thèmes spécifiquement littéraires. L’accentuation de cette attitude de désengagement allait-elle de pair avec une stratégie visant à sauver les Weißen Blätter de la faillite en essayant d’attirer le plus grand nombre de lecteurs grâce au seul volet culturel ? Quoi qu’il en soit, ce parti pris ne porta pas ses fruits : la revue cessa de paraître en décembre 1920. Défendant à l’origine des positions esthétiques et politiques extrêmement proches de celles qu’affichaient les 1
WBl, 18/05/97-130.
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Weißen Blätter, l’autre revue (initialement) expressionniste, Die Aktion, dirigée par le virulent Franz Pfemfert, connut une évolution bien différente. Son premier numéro parut 20 février 1911. D'emblée, elle se voulut une « revue pour une politique et une littérature libérales », plaçant, contrairement aux Weißen Blätter, la politique au premier rang de ses préoccupations, l’adjectif « libéral », étant à entendre comme un appel à plus de tolérance. Il disparut du titre après la guerre, la revue tenant à se démarquer du libéralisme politique et économique tel qu’il s’incarnait dans les partis libéraux de la République de Weimar. Dans son premier éditorial pour Die Aktion, où il présentait aux lecteurs les postulats sur lesquels s’appuierait le comité de rédaction, Pfemfert déclarait : « Die Aktion prend fait et cause, sans s’inféoder à aucun parti, pour la création d’une Grande Gauche Allemande ». Ce n’est donc pas un hasard si Franz Pfemfert et Heinrich Mann collaborèrent étroitement durant les premières années d’existence de Die Aktion pour définir les modalités d’intervention des intellectuels dans la vie politique. Néanmoins, cette éphémère entreprise de rassemblement n’eut guère de conséquence pratique et elle laissa bientôt place à de virulents assauts contre le SPD. A la veille de la guerre, les collaborateurs de la revue étaient unanimes sur ce point, tel Ludwig Rubiner, qui qualifiait fin 1912 la socialdémocratie de « facteur d’intégration de l’inculture bourgeoise1 », ou encore Carl Einstein lui reprochant d’avoir « converti les masses en petits bourgeois satisfaits2 ». Durant cette période, Heinrich Mann attaquait lui aussi régulièrement la social-démocratie, même si ses propos n’étaient pas aussi durs que ceux des collaborateurs de Die Aktion. Un tel climat était évidemment peu propice à la constitution d’une « grande gauche allemande ». 1 2
DA, 12/10/300. L’article de Rubiner est intitulé « Les Anonymes ». « La social-démocratie », DA, 14/12/146.
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C’est cette attitude militante d’une poignée d’intellectuels se réclamant, sur le plan esthétique, de l’expressionnisme auquel ils cherchèrent à donner un contenu et une forme politiques que l’on qualifie d’« activisme ». Ce mouvement fut marqué par de tonitruantes déclarations d’engagement en quête d’une « mystique prolétarienne », c'est-à-dire d'un événement symbolique rassembleur ayant la force et la portée de l’Affaire Dreyfus en France afin de « rétablir un lien spirituel authentique » entre intellectuels et masses laborieuses qui, de fait, n’avaient guère accès à ces forums de discussion exigeants et intransigeants. Dans un tel contexte, on saisit l’importance que put prendre la Révolution d’Octobre : l’« événement bolchevique » arrivait à point nommé pour conférer une réalité et assigner un lieu référentiel à des théories qui ne semblaient jusqu’alors que relever de l’utopie. Immédiatement, à l’opposé des collaborateurs des Weißen Blätter, les intellectuels regroupés autour de Pfemfert se laissèrent griser par l’atmosphère révolutionnaire et suivirent avec enthousiasme l’arrivée au pouvoir des bolcheviks. Bon nombre d’entre eux participèrent aux conseils d’ouvriers et de soldats à Berlin qui leur apparurent comme une répétition de ce qui s’était passé en Russie. D’ailleurs, Lénine lui-même eut le sentiment que la révolution mondiale était en marche et il annonça en novembre 1918 la victoire de la république soviétique internationale pour le milieu de 1920. Ces propos furent passionnément relayés par Die Aktion qui, jusqu’à la fin de l’année 1920, consacra environ 25% de ses colonnes à la Russie soviétique. Contrairement à ce que l’on put constater dans les autres revues politico-culturelles de gauche, elle ne se limita pas, durant ces premières années, à des articles théoriques sur la nature du bolchevisme. Elle
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s’intéressa d’emblée aux bouleversements sociaux, culturels et artistiques initiés par le nouveau régime. Plus que tout autre organe, y compris ceux des communistes orthodoxes, Die Aktion publia une quantité considérable de textes émanant de dirigeants bolcheviques, de sorte qu’elle peut être considérée, jusqu’à l’été 1920, comme le principal relais du bolchevisme en Allemagne : de 1919 à 1920, la moitié des articles consacrés à la Russie soviétique ont pour auteurs des membres du gouvernement bolchevique. Et puis c’est la rupture au cours de l’année 1920, aussi brutale et passionnée qu’avait pu l’être l’engouement initial. De 1921 à 1924, le nombre d’articles consacrés à la Russie décroît inexorablement et les Soviétiques n’ont plus voix au chapitre. Simultanément, la revue est frappée par de lourdes difficultés financières conduisant à sa disparition en 1932. Die Aktion se métamorphosa donc tout au long de la République de Weimar. Avant la guerre, elle partageait le même engouement que les Weißen Blätter pour l’expressionnisme mais contrairement à la revue de Schickele, elle s’engagea radicalement après 1918 sur le terrain politique. Elle n’en fut pas moins balayée du champ des publications politico-culturelles. Ce double phénomène, qui manifeste clairement le déclin puis la disparition progressive de l’expressionnisme dans la première moitié des années vingt, quelles que fussent ses tentatives de réadaptation à la situation d’après-guerre, ne fait que mieux ressortir a contrario l’impact et le succès d’une revue comme la Weltbühne qui sut se maintenir jusqu’en 1933 et demeurer un lieu de ralliement pour les « intellectuels de gauche » issus d’horizons très différents. Elle fut fondée en 1905 sous le titre de Schaubühne par le critique de théâtre Siegfried Jacobsohn qui se proposait alors de stimuler la vie théâtrale, littéraire et artistique de l’Empire. A partir de 1913, les premiers articles politiques 35
y firent leur apparition, restant toutefois étroitement liés à la vie culturelle : il s’agissait essentiellement de protestations contre la « subordination de l’esprit et de la culture créatrice aux impératifs philistins de la Realpolitik de l’Empire1 ». Cette critique aux accents nietzschéens fut largement développée tout au long de l’année 1913 et jusqu’à la Première Guerre mondiale. Elle stigmatisait la noblesse et plus encore la bourgeoisie, accusée d’avoir trahi les espérances que les intellectuels avaient placées en elle. Le « bourgeois philistin » ayant « sacrifié » l’art et l’esprit sur l’autel de préoccupations bassement matérielles était accusé de s’être laissé enfermer dans un conservatisme culturel qui le rendait hermétique à toute innovation : « Le plus grossier des marchands se figure être supérieur à l’intellectuel et se défend avec acharnement contre le moindre trouble que pourrait occasionner l’Esprit non orienté à des fins pratiques.2 » Tels sont les propos de Jacobsohn dans un article fortement empreint de l’esprit polémique de la Weltbühne qui n’est pas sans rappeler le ton d’un Heinrich Heine. Le diagnostic ayant été établi, les amis de Jacobsohn déplorèrent bientôt de ne pas disposer d’une théorie de l’action pour mettre en pratique le vaste programme qu’ils avaient élaboré afin de venir à bout de cette « réification de l’Esprit et de la Culture ». A la veille de la guerre, ils ne se satisfaisaient plus, selon l’expression de Hegel, d’un rôle de « pure conscience négative », sans prise directe sur le réel, comme en témoignent ces lignes de Tucholsky : « Nous sommes dans un triste état. Nous avons à notre disposition cent dogmes pour réfléchir mais à peine un pour agir… La Pouvoir et l’Esprit […] demeurent plus que jamais éloignés l’un de l’autre.3 » SB, 13/31/258 « L’Empereur et l’Art », SB, 13/24-25/629. 3 SB, 14/14/382. 1 2
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Là encore, le constat rejoignait celui de Heinrich Mann. Mais moins optimiste et plus impatiente que l’auteur du Sujet, auquel elle ouvrait régulièrement ses colonnes, la Schaubühne aspirait à passer à l’action. Est-ce pour cette raison qu’elle laissa libre cours, pendant une brève période allant de l’été 1914 à l’année 1915, à un penchant nationaliste avoué ? En effet, la Schaubühne approuva initialement la politique d’Union Sacrée. Elle attaqua même vivement les « ennemis de l’Allemagne1 » et synthétisa ses prises de position en faveur de la guerre dans une série d’articles signés Leopold Ziegler, parus fin 1914. Première « tentation du chaos » portée par l’espoir de voir se renouveler, au terme d’un conflit que l’on pensait bref, un régime honni ? Rien n’est moins sûr. Le fait est qu’en 1917, la revue se rallia définitivement à la cause pacifiste. Le revirement fut même assez radical puisqu’au moment de l’armistice, la Schaubühne, anticipant sur les conclusions du Traité de Versailles, attribua à l’Allemagne sous la plume excessivement déterministe de Kurt Tucholsky l’entière responsabilité du conflit : « Celui qui croit en la logique et en la justice est forcé de s’apercevoir [...] que la destinée de l’Allemagne était inscrite dans la nature même de l’Allemagne. C’est l’Allemagne wilhelminienne qui a commencé cette guerre. Que l’on se remémore ces trente années d’égarement baroque et l’on reconnaîtra aisément 1
Avant la guerre, seule la Russie s’attirait les foudres de la revue. Elle y était régulièrement qualifiée de « monstre ». Une fois la guerre déclarée, ce sont tous les pays de l’Entente qui furent attaqués en des termes équivalents à ceux des nationalistes les plus radicaux. Dans un article d’Egon Friedell d’octobre 1914, on peut ainsi lire que l’Angleterre constitue en soi une « négation de l’Esprit », « son seul intérêt étant l’argent ». Et l’auteur de terminer son article sur le constat suivant : « L’être humain n’est pas anglais. », SB, 14/43/318. Quant à la France, il déclare que l’Allemagne doit en entreprendre la colonisation culturelle afin de « la porter jusqu’aux hauteurs de la civilisation d’Europe centrale », ibid.
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que l’Europe avait mérité mieux que de sombrer dans un tel romantisme belliciste, dans un tel dilettantisme nourri de rêves impérialistes.1 » En 1918, la revue salua donc sous son nouveau nom, Die Weltbühne2, la chute du régime impérial qui allait notamment lui permettre de cultiver ce « journalisme individuel » auquel nous avons fait allusion. Il s’agissait fondamentalement pour les rédacteurs en chef successifs de promouvoir échanges et débats. De 1918 à 1933, Die Weltbühne conserva un large éventail de collaborateurs. D’un point de vue strictement formel, on peut dire que la répartition des articles concernant la Russie soviétique correspond, grosso modo, aux trois périodes que les historiens ont coutume de distinguer quand ils analysent l’évolution de la République de Weimar. De 1918 à 1924, période de troubles et de crises, il n’y eut jamais plus de neuf collaborateurs par an à s’exprimer sur la Russie soviétique, avec un nombre d’articles oscillant entre sept et vingt-sept. A partir de 1925 et jusqu’en 1930, phase de stabilité apparente de la République, nous avons recensé entre quinze et vingt-huit intervenants par an, le nombre d’articles oscillant, lui, entre vingt-neuf et quarante. Puis, lors de la dernière phase du régime, de 1930 à 1933, au cours de la seconde grande crise économico-sociale qui lui fut fatale, l’intérêt baissa sensiblement : le nombre d’articles se situe entre dix-neuf et vingt-huit, et le nombre de collaborateurs à s’exprimer sur la Russie soviétique varie alors entre neuf et quinze. Ajoutons que, contrairement à Die Aktion, la revue n’ouvrit que très rarement ses colonnes à des intervenants soviétiques. La polémique entre Heinrich et Thomas Mann ayant abouti à la mise en évidence de deux pôles antagonistes 1 2
WB, 18/44/401. De « scène du spectacle » (Schaubühne), elle était donc devenue « scène du monde » (Weltbühne).
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dans le paysage intellectuel allemand, en l’occurrence celui des « intellectuels de gauche » et celui de la « nouvelle droite intellectuelle », il convient à présent d’aborder cette deuxième formation discursive, bien plus hétérogène et sans doute beaucoup plus complexe que sa rivale de gauche.
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Chapitre 2 : La « nouvelle droite intellectuelle weimarienne » Diversité des manifestes Soulignons d'emblée que la « nouvelle droite intellectuelle weimarienne1 » se tint davantage à l’écart des formations politiques que les « intellectuels de gauche », y compris après l’émergence et les premiers succès du NSDAP. Cependant, avant la guerre, les choix politiques des courants intellectuels d'avant-garde, aussi bien de droite que de gauche, étaient loin d’être fermement établis. Leurs préoccupations premières étaient de nature esthétique, ils étaient tous issus de la matrice expressionniste et avaient pour cible commune le bourgeois, « représentant d’une esthétique abhorrée2 », tandis que la « jeunesse », catégorie éminemment mythifiée, incarnait, à l’opposé, l’espoir et le possible. Ce n’est donc qu’après la guerre que les questions directement politiques jouèrent un rôle de premier ordre au sein d’un petit groupe d’esthètes très hétérogène qui donna corps à cette « nouvelle droite intellectuelle » s’affirmant d’emblée en réaction contre la République de Weimar. Cette réaction, contrairement à celle des conservateurs traditionnels auxquels les néo-conservateurs vouaient un Dans le cadre de cette étude, on peut préférer cette appellation à celle de « Révolution conservatrice » car certaines composantes de la « Révolution conservatrice » n’étaient pas, à proprement parler, intellectuelles, comme l’a montré Armin Mohler qui évoque entre autres la « bündische Jugend » ou encore la « Landbevölkerung », soit, respectivement, un mouvement de jeunesse et un mouvement rural. Cf. Die konservative Revolution in Deutschland. Ein Handbuch, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1972 (première edition : 1950). 2 John Willett, L’Esprit de Weimar. Avant-gardes et politiques. 19171933, Paris, Éditions du Seuil, 1991, p. 32. 1
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mépris non dissimulé, se voulait empreinte de dynamisme, d’optimisme et surtout d’« affirmation » (Bejahung), c’està-dire d’une forme de volontarisme qui n’avait « rien à voir avec l’optimisme issu des Lumières mais beaucoup plus avec le "gai savoir" de Nietzsche, un optimisme [répondant] pour la première fois directement à l’optimisme congénital de la gauche, non pas sur le même terrain, mais en quelque sorte à la même hauteur, et avec la même assurance1 ». La marque la plus évidente de ce volontarisme inébranlable est, bien plus que l’engouement pour le modernisme lié à une certaine conception héroïque de la technique, l’acceptation encore plus héroïque de la défaite. En témoigne cette page d’Edwin Erich Dwinger qui, dans le deuxième tome de sa trilogie russe, fait dire au personnage du Pope Luka s’adressant à un officier allemand : « Vous l’avez perdue, la grande guerre, certes… Mais qui sait si ce n’est pas un bien ? Car si vous l’aviez gagnée, Dieu aurait été perdu à jamais pour vous… Vous auriez étouffé de fierté, une jouissance stérile aurait recouvert les germes divins… Une décomposition rapide serait survenue, vous n’auriez pas connu la réelle ascension… Si vous aviez gagné, c’en serait fait de vous – à présent, vous êtes face à un nouveau départ.2 » Concurrençant l’optimisme des « intellectuels de gauche », la « nouvelle droite intellectuelle weimarienne » n’hésita pas non plus à manipuler une terminologie politique a priori de gauche : les termes « révolution », « socialisme », « prolétariat » ou « démocratie » apparaissent comme autant de « mots-slogans » dans les nombreux écrits théoriques néo-conservateurs de l’immédiat après-guerre, au moment où les « intellectuels de Louis Dupeux, La « Révolution conservatrice » dans l’Allemagne de Weimar, Paris, Éditions Kimé, 1992, p. 20. 2 Zwischen Weiß und Rot. Die russische Tragödie 1919-1920, Iéna, Diederichs Verlag, 1930, p. 298. 1
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gauche » se montraient peu enclins à développer une réflexion théorique autour de ces termes dont ils se réclamaient pourtant, certes à des degrés divers et dans une tout autre perspective. Parmi les idéologues de la « Révolution conservatrice », il est impossible d’isoler une figure de proue ayant exercé une influence comparable à celle de Heinrich Mann vis-à-vis des « intellectuels de gauche ». On est d’emblée confronté à un enchevêtrement de positions complexes que les historiens se sont efforcés de clarifier par le biais de typologies diverses. Aucune de ces typologies n’a été ici scrupuleusement suivie car elles ne sont jamais centrées sur les composantes strictement intellectuelles de la « Révolution conservatrice ». Cependant, on aura recours à deux catégories mises en évidence par Mohler : celle des « jeunes-conservateurs » et celle des « nationauxrévolutionnaires ». Mais plutôt que de partir de ces catégories prédéterminées1, on abordera cette deuxième formation discursive comme la précédente, à partir des textes eux-mêmes. Le vaste pamphlet anti-démocratique que sont les Considérations d’un apolitique de Thomas Mann, écrit pendant les années de guerre pour dénoncer, on l'a vu, « la 1
Le syntagme « Révolution conservatrice » fait lui-même polémique, l'historien allemand Stefan Breuer s'étant efforcé de montrer qu'il n'était pas pertinent et qu'il n'y avait pas eu de « Révolution conservatrice » en Allemagne (cf. Anatomie de la Révolution Conservatrice, Paris, Édition de la Maison des Sciences de l'Homme, 1996), préférant lui substituer celui de « nouveau nationalisme ». Gilbert Merlio lui objecta que le maintien de ce « syntagme paradoxal » avait le mérite « d’impliquer une tension dont est totalement dépourvue l’expression de "nouveau nationalisme", mettant en évidence « l’antithèse qui est en elle-même le noyau commun à toutes ces idéologies […]. », in : Gilbert Merlio, « Y a-t-il eu une "Révolution conservatrice" sous la République de Weimar ? », Revue Française d'Histoire des Idées Politiques, 2003/1 (N° 17), pages 123 à 141.
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vertueuse propagande anti-allemande » incarnée à ses yeux par son frère Heinrich, est une contribution substantielle à l’essor des idées de la « Révolution conservatrice ». Véritable best-seller de l’après-guerre, ce texte, qui ne fut imprimé qu’à partir de l’automne 1918, s’efforçait de redynamiser tout le mouvement de réaction de droite en rupture avec le « Kulturpessimismus » des conservateurs traditionnels. Dans cette perspective, la défaite ainsi que les crises auxquelles dut faire face l’Allemagne après 1918 ne lui conférèrent que plus d’actualité, et les « jeunesconservateurs » ne s’y trompèrent pas, continuant à se référer à cet écrit même après 1922, date à laquelle Thomas Mann s’était rallié à la République. Si l’espoir et la pugnacité d’un Heinrich Mann étaient portés par le modèle français issu de la Révolution et des Lumières mais aussi par le combat militant des intellectuels dreyfusards au XIXème siècle, force est de constater à quel point les Considérations sont placées sous le signe de la culture russe traditionnelle, et plus précisément de Dostoïevski ainsi que, dans une moindre mesure, de Tolstoï et de Tourgueniev. Selon Thomas Mann, Dostoïevski est celui qui a compris « avec le plus de magistrale profondeur » le « contraste psychologique » qui existe entre le « politicien de la civilisation » et l’« homme de culture ». A maintes reprises, il incite donc les « esprits rassis » adeptes de la démocratie à prendre exemple sur Dostoïevski qui « avait tant souffert sous le tsarisme et le régime policier russe » mais n’eut « jamais un mot contre le gouvernement », « encore moins a-t-il jamais douté de la Russie1 ». Et Thomas Mann de poursuivre avec un éloge du Russe, « le plus humain de tous les hommes », tout en déplorant « la mésalliance franco-russe » issue de la TripleEntente : « Pour moi, il est hors de doute que l’humanité russe et l’allemande sont plus proches l’une de l’autre que 1
Op. cit., p. 293.
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la russe et la française, et incomparablement plus proches que l’allemande et la latine. Entre elles existent de plus grandes possibilités d’entente qu’entre ce que nous appelons humanité et l’humanitarisme de bas étage des romans. […] Voyez-moi un peu les Français dans la littérature russe – […] leur rôle est, si possible, encore plus antipathique que celui des Allemands dans la littérature française.1 » Tout au long de son texte, Thomas Mann ne cesse de plaider en faveur d’une alliance germano-russe : « Si le psychisme, la spiritualité peuvent et doivent servir de base et de justification aux alliances de puissances politiques, la Russie et l’Allemagne sont faites pour s’entendre.2 » Aussi ne faut-il pas s’étonner s’il acclame le traité de Brest-Litovsk, à la veille d’être signé quand il met un point final aux Considérations : « J’achève ces notes le jour où l’on annonce le début des négociations entre l’Allemagne et la Russie. Si rien ne m’abuse, le vœu de mon cœur, que j’entrepris depuis longtemps, presque depuis le début de la guerre, est en passe de se réaliser : la paix avec la Russie ! La paix, d’abord avec elle ! Et la guerre, si elle continue, se poursuivra contre les seules puissances occidentales, contre les trois pays libres [en français dans le texte], contre la « civilisation », la « littérature », la « politique », le bourgeois rhéteur.3 » Alors que Thomas Mann s’enthousiasme pour cet acte qui, sur le plan international, marque l’arrivée au pouvoir des bolcheviks, il ne fait aucune allusion à la Révolution d’Octobre, ni même à Lénine, pas plus qu’il ne mentionne le parti bolchevique. Tout se passe comme si le traité de paix était la pure expression de l’« esprit national russe » qu’il s'était efforcé de définir au fil de ses Considérations en recourant notamment à la figure mythifiée de Dostoïevski. Ibid., pp. 367-368. Ibid., p. 370. 3 Ibid., p. 488. 1 2
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Ce mode d’approche, qui ne s’interroge nullement sur l’idéologie bolchevique et n’envisage les bouleversements survenus à l’Est que d’un point de vue « métaphysique » se retrouve dans les notes que Thomas Mann consacre à la Russie dans son Journal1 de 1918 à 1921. En effet, ce qui l’intéresse dans le bolchevisme (mais aussi dans le mouvement spartakiste et le communisme), c’est, écrit-il en mars 1919, son caractère « sain », « humain », « national » et « anti-politique2 », ou encore sa « virulence3 », qu’il voit finalement incarnée en la personne de Lénine, « le seul homme au monde qui, tel un Gengis Khan, est tout le contraire du pauvre Wilson, et incomparablement plus puissant4 ». On aura noté que dans les écrits de Thomas Mann antérieurs à son ralliement à la République, le politique est perçu comme un mode de pensée d’essence rationaliste auquel il oppose un mode d’être d’ordre émotionnel relevant de l’immédiateté, de la violence et du désir. Ainsi, ses réflexions concernant la Russie soviétique demeurent rarissimes tandis que le Journal contient un nombre considérable d’annotations littéraires à propos d’auteurs classiques russes. Après 1922, Thomas Mann ne s’est pratiquement plus exprimé sur la Russie soviétique bien qu’il fût devenu très critique à l’égard du bolchevisme. Dès lors, son apport se révèle être fort réduit sur le plan quantitatif mais il est déterminant sur le plan qualitatif. Ce mode d’approche spécifique des bouleversements survenus à l’Est – et plus généralement de toutes les questions d’ordre politique – qui s’inscrivit initialement sur fond d’une vision du monde mythique, hostile à toute forme de Das Tagebuch 1918-1921, Francfort/Main, Fischer Verlag, 1965. Pour la version française : Journal 1918-1921, Paris, NRF, 1985. 2 Journal du 22 mars 1919, p. 176. 3 Journal du 8 août 1920, p. 458. 4 Journal du 14 mars 1920, p. 398. 1
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rationalisme, ayant pour principe et pour finalité « l’âme des peuples », de même que cet intérêt éphémère et immédiat pour la figure de Lénine se retrouvent dans les principaux écrits néo-conservateurs, notamment ceux de Spengler. Oswald Spengler, bien qu’ayant eu peu de contacts directs avec les principaux représentants de la « Révolution conservatrice », exerça une influence décisive sur cette mouvance, notamment par le biais de son fameux Déclin de l’Occident, dont le premier tome parut juste après la guerre, en même temps que les Considérations et connut un succès encore plus important (plus de cent mille exemplaires vendus). Ce premier volume se présente comme une histoire universelle des « hautes cultures », « qui se succèdent sans se continuer et qui, toutes, parcourent le même cycle d’évolution organique : naissance, jeunesse, maturité, vieillesse, mort1 ». Comme chez Thomas Mann, l’opposition entre « culture » et « civilisation », héritée de Tönnies, traverse le texte, mais elle est thématisée différemment. La civilisation, « empire de la raison, de l’intellect, de la causalité », est décrite comme le stade ultime et décadent de la culture qui est quant à elle définie comme « l’instinct discipliné ». Cependant, tandis que Thomas Mann s’intéresse aux enjeux du conflit entre « culture » et civilisation », Spengler considère pour sa part que le conflit est terminé et que la « civilisation » a définitivement triomphé de la « culture », entraînant avec elle le déclin. Mais loin de se résigner à cette situation apparemment tragique, Spengler se propose de dégager les moyens d’y faire face. Au niveau d’analyse auquel il se place, celui du « macrocosme », il ne prend pas en compte l’histoire spécifique et chronologique de pays 1
Gilbert Merlio : « Spengler ou le dernier des Kulturkritiker », in : La « Révolution conservatrice » dans l’Allemagne de Weimar, Louis Dupeux (sous la direction de), Paris, Kimé, 1992, p. 161.
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particuliers. Sa conception cyclique du temps implique d’ailleurs qu’une telle entreprise n’aurait à ses yeux aucun sens. C’est la raison pour laquelle on ne trouve aucune référence à la Russie dans ce premier volume alors que, à la recherche des « sentiments vitaux et images mentales » qui animent les peuples, il en vient à proposer une rapide et vague définition du socialisme « dans sa signification la plus haute1 ». Dans le second volume, paru en 1922, Spengler évoque très brièvement la Russie soviétique afin d’illustrer ce qu’il nomme la « pseudomorphose » : « J’appelle “pseudomorphose” les cas dans lesquels une vieille culture étrangère couvre le sol, avec une telle puissance qu’elle empêche une jeune culture de respirer et que celle-ci n’arrive pas, dans son propre domaine, non seulement à développer ses formes d’expression pures, mais encore à l’épanouissement complet de la puissance d’elle-même [...] ; des sentiments juvéniles se figent dans des œuvres vieillottes et, au lieu de l’élan en hauteur de la force végétale indépendante, seule la sève de la haine nourrit des branches gigantesques contre la force lointaine.2 » Nulle allusion directe à la Russie soviétique dans les lignes qui précèdent, nous objectera-t-on à juste titre. Elle est pourtant directement concernée par ce passage. Car c’est toujours ainsi que procède Spengler : l’idée avancée est explicitée par une série d’images végétales ou biologiques, en conformité avec la volonté de l’arracher au domaine de Le Déclin de l’Occident, T.1, op. cit., p. 133 : « Le socialisme [...] est, comme tout ce qui est faustien [la culture « faustienne » est, selon Spengler, une « culture de la volonté », de « l’élan vital »], un idéal exclusif, […] ancré au fond de chaque culture ». Ces réflexions sont développées dans Prussianisme et Socialisme, essai qui se propose de « libérer de Marx le socialisme allemand » en le réconciliant avec un « prussianisme » rigoureux et autoritaire. Cf. Prussianisme et Socialisme, Munich, C. H. Beck’sche Verlags-buchhandlung, 1924. 2 Le Déclin de l’Occident, T. II, op. cit., p. 173. 1
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la rationalité pour mieux l’inscrire dans la vaste construction cyclique et vitaliste que constitue Le Déclin de l’Occident. Après ce développement initial, Spengler règle donc son compte en quelques lignes à l’« événement bolchevique » qu’il considère comme un phénomène transitoire et sans lendemain. Pour illustrer sa théorie de la « pseudomorphose », il présente le bolchevisme comme la greffe d’un élément occidental qui n’a aucune chance de prendre sur le corps russe : « Car les Bolcheviques ne sont pas le peuple, ni même une partie du peuple. Ils sont la couche la plus profonde de la « société », étrangers, occidentaux comme elle, mais non reconnus par elle et, par conséquent, remplis de la haine de l’inférieur.1 » Ce qui est « véritablement russe » et est à même de résister à toute « pseudomorphose » est incarné, aux yeux de Spengler, de Thomas Mann et de nombreux représentants de la « Révolution conservatrice » par la figure mythifiée de Dostoïevski : « Le vrai Russe est un disciple de Dostoïevski, bien qu’il ne lise pas et parce qu’il ne sait même pas lire. Il est lui-même un fragment de Dostoïevski […] » Dostoïevski, c’est le mythe du « Russe primitif », vivant « dans la réalité d’une création religieuse imminente et immédiate ». Il l’oppose à Tolstoï, « maître du roman occidental », donc représentant de la « civilisation », qui ne saurait être l’avenir de la Russie. Selon Spengler en effet : « le tsarisme primitif est la seule forme qui soit encore aujourd’hui conforme au russisme [sic !] », même s’il « a été faussé à Pétersbourg [par le bolchevisme] qui l’a transformé en forme dynastique de l’Occident2. » Dans ses écrits postérieurs au Déclin, Spengler précisera cette conception du bolchevisme dans de courts textes (articles, lettres, exposés) concernant aussi bien les figures de Lénine et de Staline, l’économie bolchevique que les 1 2
Ibid., p. 180. Ibid., p. 177.
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relations germano-russes1. Soulignons à cet égard que, comme la plupart des néo-conservateurs, il se plaît à rattacher la Russie à l’Orient et à en faire un pôle d’altérité face à l’Occident pour mieux affirmer la place spécifique de l’Allemagne, « puissance centrale » entre ces deux unités. Son propos s’inscrit dans une pensée géopolitique qui s’est constituée en Allemagne, et plus particulièrement dans les cercles néo-conservateurs, au fil d’une réflexion de longue date sur les rapports à entretenir avec la Russie. Elle transparaît dans un autre texte de l’immédiat après-guerre, lui aussi très lu malgré son caractère souvent ésotérique : Le Journal de Voyage d’un Philosophe, du comte Hermann von Keyserling. Paru en 1918, ce livre, lui aussi volumineux2, tranche néanmoins avec celui de Spengler – dont Keyserling se disait disciple – par son ton d’aimable causerie ainsi que par les remarques psychologisantes qui y font souvent office de réflexion philosophique. Il est vrai que Keyserling souhaitait que son texte fût lu « comme un roman »3. Il s’apparente pourtant à un tissu d’élucubrations décousues teintées d’un exotisme à connotations racistes. A l’instar de ce que l’on a pu constater à propos des écrits de Spengler, la dizaine de pages que consacre Keyserling à la Russie dans son second tome est rattachée à un chapitre sur l’Asie, et plus précisément sur la Chine ! Au fur et à mesure qu’il passe en revue les différents continents, Keyserling se place non pas sur un terrain politique ou historique mais biologique. Il se prétend, comme le Thomas Mann des Considérations, « au-dessus de toute mêlée politique » pour mieux entreprendre, dans une perspective Cf. Politische Schriften, Munich, C.H. Beck, 1932 et : Reden und Aufsätze, édités par Hildegard Kornhardt, Munich, C. H. Beck, 1937. 2 Il fut traduit en français en 1928 pour le premier tome et en 1929 pour le second, publié par les éditions Stock. 3 Préface à l’édition française de 1928, op. cit., p. XVII. 1
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spenglérienne, l’étude de ces « organismes d’un genre particulier » que sont les « civilisations ». Il forme en outre le projet de concilier la civilisation occidentale – qu’il juge, à l'instar des néo-conservateurs, trop intellectualiste, coupée des sources profondes de la vie et tout entière tournée vers la domination matérielle de la nature – avec les « valeurs spirituelles » de la culture orientale. Naturellement, cette image de l’Orient relève d’un mythe empreint d’un déterminisme biologique et fantasmagorique, qui ne présente pas la rigueur des propos d’un Spengler : « Derrière l’Oriental est la légende ou le conte : c’est plus [que ce qui est derrière l’Occidental], en ce sens que le possible est toujours plus que le réel. Mais d’un autre côté, c’est moins, parce que cela prête au doute. C’est pourquoi l’Oriental a quelque chose d’irréel. […] L’arrièreplan de l’Asiate est la nature immense, le devenir universel sans fin.1 » Dans une telle perspective, le Russe, « asiatique », a un rôle de médiateur, permettant à l’« Européen rationaliste », auprès duquel il vit, d’appréhender « l’infini concret », « l’infini de l’espace et du temps » : « Je suis dans cette Asie qui commence en Russie et assemble tous les peuples du vaste continent en une unité grandiose. Psychologiquement parlant, le Russe est plus proche parent de l’Hindou que du Chinois, à beaucoup d’égards, l’âme russe vibre à l’unisson de celle de l’Inde antique ; les deux peuples ont foncièrement des rapports identiques avec Dieu et la nature. Mais le Russe a le même arrière-plan que le Chinois. […] Cet arrière-plan-là, aucun Européen […] ne le possède. Si l’on compare un Allemand d’importance avec un Russe de même valeur [sic !], on est frappé par le vaste arrière-plan sur lequel celui-ci ressort : c’est-ce qu’il y a d’Asiate en lui.2 » 1 2
Journal de Voyage, T. II, op. cit., p. 84. Ibid., p. 83.
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Ce bref extrait met bien en évidence d’une part le caractère irrationnel du projet de Keyserling (la notion d’« arrière-plan », qu’il ne définit jamais, est une sorte d’aura magique qu’il confère aux « Asiates »), d’autre part son double présupposé à la fois raciste (il déclare d’emblée dans le premier tome que tout est « affaire de sang ») et ostracisant (la norme à laquelle il se réfère est l’« Allemand d’importance », auquel il ne saurait comparer qu’un « Russe de même valeur »). En ce qui concerne la place dévolue à la Russie soviétique, l’auteur se demande si l’arrivée au pouvoir des bolcheviks n’est pas le signe d’une « occidentalisation pure et simple » dans la mesure où, comme les autres représentants de la « Révolution conservatrice », il considère le marxisme comme une idéologie strictement occidentale. Il évoque pourtant le « collectivisme enthousiaste et la religion de la solidarité fraternelle » qu’ont su initier les bolcheviks, et y voit l’expression d’un « pur asiatisme ». L’interrogation à laquelle conduit ce constat vise à déterminer dans quelle mesure la « nouvelle Russie » pourra « engendrer l’humanisme intégral » et si le « bolchevisme » ne l'emportera pas sur le « christianisme d’essence pétrinienne ». Telle est, aux yeux de Keyserling, la « vraie signification du phénomène1 ». Ce type d’ouvrage, d’une rigueur contestable, exerça une influence non négligeable sur le paysage intellectuel et surtout sur l’opinion tout au long de la République. Il participe ainsi de ce travail de déconstruction de la rationalité entrepris par les représentants de la « Révolution conservatrice ». Les derniers « grands textes » que l’on se propose d’aborder maintenant, pouvant eux aussi être perçus comme des manifestes de la « Révolution conservatrice », bien qu’aucun d’eux ne se présentât comme tel, sont ceux de Moeller van den Bruck, rédacteur de la revue Das Gewissen 1
Ibid., p. 55.
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et animateur du Club de Juin berlinois, l’un des plus importants cénacles de la « nouvelle droite intellectuelle weimarienne ». Tandis que les auteurs évoqués jusqu’alors se montrèrent somme toute assez peu diserts à propos des bouleversements survenus à l’Est, Moeller s’intéressa d’emblée aux « Révolutions russes », intégrant l’analyse de situations concrètes à sa thèse principale selon laquelle « il [était] possible d’atteindre également dans une situation révolutionnaire, et même avec des moyens révolutionnaires, des fins conservatrices1 ». Dans son premier ouvrage politique publié en 1919, Le droit des jeunes peuples2, il évoque la révolution tant pressentie en train de s’accomplir. Il porte alors un jugement très négatif sur la révolution bolchevique qui n’est pas celle qu’il avait espérée. Il l’accuse de provoquer la destruction totale de l’industrie naissante et la désorganisation progressive de l’agriculture, en un mot : de conduire irrémédiablement au « chaos ». En fait, ce n’est pas tant le bouleversement révolutionnaire lui-même que l’idéologie bolchevique qui est condamnée. Moeller l’analyse en des termes très proches de ceux de Spengler puisqu’il y voit une idée d’essence occidentale, l’expression d’un marxisme mal compris qu’il qualifie de « nihilisme appliqué ». Menant simultanément ses réflexions politiques et son activité de critique littéraire, il préfaça en 1922 le roman de Dostoïevski Les Possédés dont il assura en Allemagne l’édition des œuvres complètes avec 1
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Le Troisième Reich, cité d’après Denis Goeldel : « Moeller van den Bruck : une stratégie de modernisation du conservatisme ou la modernité à droite », in : La « Révolution conservatrice » dans l’Allemagne de Weimar, op. cit., p. 45. Munich, 1919. La notion de « jeunes peuples » est un emprunt à Dostoïevski qui l’emploie dans ses écrits politiques édités et présentés, dans leur version allemande, par Merejkovski et Moeller en 1917.
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Merejkovski. Dans cette préface, il fait le lien entre le nihilisme tel que le met en scène Dostoïevski et l’entreprise des bolcheviks. Selon Moeller, les sources du nihilisme remonteraient à la Révolution française, relayée en Russie par Napoléon ainsi que par le mouvement des Décabristes1. Faisant en quelque sorte la généalogie de ces sources « occidentalistes » du nihilisme, il s’efforce de renouer avec l’entreprise de Dostoïevski qui caricature, dans son roman, les thuriféraires d’une révolution à l’européenne. A l’instar de Keyserling, Moeller se fait alors prophète et conclut que Dostoïevski aura sa revanche, c’est-à-dire qu’une seconde phase révolutionnaire empreinte de son « âme » succédera à cette ère nihiliste. L’année suivante, il fait paraître son ouvrage majeur, Le Troisième Reich, recueil d’articles publiés dans la revue Das Gewissen. Ce texte contient de nombreuses pages consacrées à Lénine ainsi qu’une interprétation très argumentée de la NEP. En effet, Moeller voit dans cette Nouvelle Économie Politique la seconde phase « conservatrice » et constructive tant attendue (notamment marquée par la militarisation du prolétariat et la constitution de l’Armée rouge) faisant suite à la phase « nihiliste » du communisme de guerre. Cet essai fut le dernier dans lequel Moeller s’exprima sur la Russie soviétique. Il se suicida en 1925, laissant derrière lui une œuvre complexe qui se rattache plus précisément à l’une des composantes intellectuelles de la « Révolution conservatrice », le groupe des « jeunes-conservateurs », s’intéressant d’emblée aux bouleversements survenus à l’Est, conformément à l’un de leurs impératifs principaux : le mépris de la pure abstraction et la volonté de se situer tout à la fois sur le terrain politique, culturel et philosophique, au niveau de ce que Carl Schmitt appelait l’« existentiel concret ». 1
Ce mouvement était constitué d’un groupe de nobles et d’officiers russes qui tentèrent le 26 décembre 1825 un putsch contre le tsarisme.
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Les « jeunes-conservateurs » et la Russie soviétique Le mouvement des « jeunes-conservateurs » constitue l’un des cinq sous-groupes de la « Révolution conservatrice » mis en évidence par Armin Mohler. Ce groupe était composé de nombreux théoriciens et publicistes qui disposaient de forums d’expression multiples et variés pour diffuser leurs idées, les plus connus étant le fameux « Club de Juin », d’après le nom du mois de la signature du Traité de Versailles, et le « Collège Politique », lieux de rencontre fondés par Moeller et ses amis en 1919. Ces foyers intellectuels disposaient de leurs propres revues politicoculturelles tandis que leurs membres actifs organisaient colloques et conférences sur les thèmes qu’ils plaçaient au cœur de leurs préoccupations. L’« événement bolchevique » fut bientôt l’un de leurs centres d’intérêt, allant jusqu’à susciter la création d’un mouvement dirigé par Eduard Stadtler, la « Ligue Antibolchevique », mouvement beaucoup plus ambigu que ne le laisse entrevoir sa dénomination. Né en 1884 en Alsace et membre du Zentrum catholique jusqu’en 1914, Stadtler fut profondément marqué par son expérience de la guerre : transféré du front Ouest au front Est en 1916, il fut peu de temps après capturé par les Russes et interné dans un camp de l’Oural. C’est là qu’il vécut la Révolution de Février, sur laquelle il écrivit un premier article en mars 1918 intitulé « Les causes de la Révolution russe de Mars 1917 », alors qu’il était encore prisonnier. Après la signature du traité de Brest-Litovsk et sa libération, il devint un attaché de presse officieux de l’ambassade d’Allemagne à Moscou, assista à la Révolution d’Octobre et rédigea plusieurs articles concernant cet événement, dans lesquels se lit déjà une forme d’obsession vis-à-vis du
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« danger bolchevique1 », comme le confirment ses mémoires consacrés à la période 1918-1919, intitulés L’Antibolcheviste2. Retournant en Allemagne dès la miaoût 1918, il rompit avec le Zentrum et se lia d’amitié avec Heinrich von Gleichen, président de l’Alliance des Savants et des Artistes Allemands, mouvement regroupant une majorité de « jeunes-conservateurs ». Dans ses écrits d’août 1918, Stadtler développe ses conceptions sur le bolchevisme qualifié d’« épidémie mondiale », une épidémie dont il faudrait à tout prix préserver l’Allemagne, « pays d’Europe le plus menacé par le bolchevisme3 ». Durant les semaines d’insurrection, il multiplia les prises de parole, rédigeant, selon ses propres dires, deux à trois articles par jour pour prévenir le danger bolchevique. Cette activité de propagande intense se révéla payante, au sens propre du terme, puisqu’après avoir été mis en contact par le biais de l’ancien vice-chancelier et ambassadeur en Russie Karl Helfferich avec Friedrich Naumann, député et président du parti libéral de gauche, le DDP, et avec le directeur de la Deutsche Bank, Paul Mankiewitz, il se vit proposer par ces derniers la somme de 8000 marks pour concrétiser ses projets de lutte contre le bolchevisme. Le 1er décembre 1918, il ouvrit donc à Berlin son « Secrétariat général pour l’étude et le combat du bolchevisme », fondant par la même occasion la Ligue Antibolchevique. Parallèlement, Stadtler faisait de nombreuses conférences depuis le 28 novembre 1918 dans lesquelles il multipliait les mises en garde contre le danger bolchevique, notamment lors des premiers mois de l’année 1919, alors que le soulèvement révolutionnaire battait son plein en Allemagne. Mais c’est aussi durant cette période que les Eduard Stadtler, Als politischer Soldat 1914-1918, Düsseldorf, Korn Verlag, 1936. 2 Als Antibolschewist 1918-1919, Düsseldorf, Korn Verlag, 1935. 3 Weltkriegsrevolution. Vorträge, op. cit. 1
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malentendus se firent jour avec les bailleurs de fonds, le conduisant à quitter la présidence de la Ligue fin mars 1919. En effet, après la mort des principaux chefs de file du mouvement spartakiste, qu’il qualifiait de « troupe de choc du bolchevisme allemand », Stadtler se retourna avec virulence contre le système capitaliste et la « démocratie formelle », inapte selon lui à faire face aux difficultés de l’Allemagne. Effectuant un virage à cent quatre-vingts degrés, il alla jusqu’à affirmer que pour lutter contre la crise qui ébranlait le pays, on pouvait trouver « de bons principes dans le système bolchevique », même s’il maintenait que le bolchevisme ne constituait pas une solution pour l’Allemagne1. Simple provocation ? Si Friedrich Naumann et Paul Mankiewitz avaient lu avec plus d’attention les premiers écrits de Stadtler, ils eussent pu s’apercevoir que son attitude à l’égard de l’expérience bolchevique n’était pas dénuée d’ambiguïté. Stadtler y déclarait en effet que la Révolution d’Octobre tendait vers la réalisation d’une « nouvelle forme de société et d’économie socialistes2 » qu’il était prêt à accepter dans une certaine mesure. C’est surtout sur les moyens « purement mécaniques » adoptés par les bolcheviks que portait l’essentiel de sa critique plus que sur la finalité de leur entreprise, qu’il ne rejetait pas en bloc, y compris en novembre 1918, alors même qu’il affirmait la nécessité de juguler le bolchevisme : « En d’autres mots, il s’agit de reprendre dans le sens de l’intérêt national allemand les idées qui sont à l’œuvre dans l’expérience bolchevique [...], sans reprendre les méthodes extrêmement douteuses des Russes, pour sauver ce qui peut être sauvé. » A lire de telles déclarations, on voit à quel point l’attitude de Stadtler à l’égard du bolchevisme était ambivalente, « La Révolution et le système allemand des partis », 15 mars 1919, in : Weltkriegsrevolution, op. cit., p. 140. 2 Weltkriegsrevolution, op. cit., p. 59. 1
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comme le confirme la définition qu’il en donna peu de temps après la création de la Ligue : « Le bolchevisme est une maladie d’époque, une épidémie ; [...] C’est l’expression de la haine primaire des masses populaires contre les horreurs de la guerre, contre le militarisme, contre les effusions de sang. […] Le substantif n’est russe que par hasard, la chose est internationale.1 » Cette définition organiciste, qui ne dit rien sur la nature politique et idéologique du phénomène, reflète aussi les présupposés anticapitalistes de son auteur et justifie en quelque sorte la « maladie » qui « n’est russe que par hasard ». On peut alors douter de la sincérité de cet antibolchevisme initialement si virulent qui rassurait tant les bailleurs de fonds de Stadtler. D’ailleurs, peu de temps après sa création, la Ligue Antibolchevique fut rebaptisée « Ligue pour la Protection de la Culture allemande ». Et dans ses mémoires, Stadtler reconnut qu’il cultivait un antibolchevisme outrancier pour s’assurer le financement nécessaire à la promotion d’idées plus subtiles qu’un antibolchevisme primaire censé servir la cause de la sauvegarde du capitalisme. Avec ses amis « jeunes-conservateurs », il prônait la mise en place d’une « troisième voie » entre capitalisme et communisme, ce « socialisme national » si prisé dans les cercles de la « Révolution conservatrice » qui dénonçaient le caractère « étranger » et « matérialiste » du capitalisme occidental tout en suivant avec beaucoup d’attention – parfois même avec une certaine forme d’admiration – ce qui se passait en Russie soviétique. A travers l’évocation de la « Ligue Antibolchevique », on s'aperçoit que les prises de position des représentants de la « nouvelle droite intellectuelle weimarienne » furent d’autant plus ambiguës que les stratégies adoptées ne s’embarrassaient pas toujours d’honnêteté intellectuelle, même si la Ligue ne parvint pas longtemps à faire le grand 1
Ibid., p. 64.
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écart entre un antibolchevisme sinon de façade, du moins largement exagéré, et un anticapitalisme au moins aussi virulent qui ne put se dissimuler bien longtemps. Cette stratégie ne doit pas faire oublier que les « jeunesconservateurs » cultivaient, parallèlement, une attitude d’ouverture et de dialogue avec les autres courants intellectuels quels qu’ils soient. En effet, sur une question d’actualité aussi brûlante que la Révolution bolchevique et la construction de l’État soviétique, le baron Heinrich von Gleichen-Russwurm, « jeune-conservateur » ami de Moeller (futur dédicataire du Troisième Reich), lança en janvier 1919 une vaste enquête intitulée « Le bolchevisme et les intellectuels allemands1 ». Or, malgré l’engagement politique très marqué de von Gleichen, il serait inexact de réduire cette publication à un simple relais des idées néoconservatrices à propos du bolchevisme : la publication laisse la parole à de nombreux intellectuels de sensibilités très diverses, allant des communistes ou sympathisants (Alfons Goldschmidt, Paul Heckmann), sociauxdémocrates indépendants (Helene Stöcker, Walter Gropius, Alfred Kerr, René Schickele) aux conservateurs traditionnels, membres ou proches du DNVP, le Parti Populiste National Allemand (Otto Hoetzsch, Heinrich Fromm), en passant par les intellectuels libéraux et autres « républicains par raison ». Parmi ces derniers, Alfons Paquet, qui venait d’achever un ouvrage sur « l’esprit de la Révolution russe », est l’auteur le plus cité dans la publication, toutes tendances confondues. Dans cette enquête, c’est de la nature du bolchevisme au sens large dont il est question, c’est-à-dire non pas uniquement de sa spécification en tant que théorie et idéologie politique, mais plutôt de ses modalités d’application, et plus généralement de l’avenir de la Russie. 1
Établi par Annalise Schmidt, sous la direction de Heinrich von Gleichen, Leipzig, Verlag K. F. Koehler, 1920.
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Mais la préoccupation majeure des auteurs concerne les possibilités de propagation du bolchevisme dans le reste du monde, notamment en Allemagne. Dans la perspective de von Gleichen, cette brochure constitue bel et bien un acte engagé, une manière de faire face au bolchevisme avec les moyens propres aux intellectuels : il s’agit de « dépasser sur le plan spirituel » le bolchevisme. Pour accomplir cette mission, les « jeunes-conservateurs » n’hésitèrent pas à consulter des intellectuels de tous horizons, ayant de préférence des connaissances précises sur la Russie, même s’il s’agissait d’adversaires politiques. Ce document est unique au sein de notre corpus. C’est dire à quel point l’« événement bolchevique » fut d’emblée un phénomène constitutif de l’identité de la « nouvelle droite intellectuelle weimarienne », non seulement en ce qui concerne les « jeunes-conservateurs » mais aussi pour ce qui est des « nationaux-révolutionnaires », autre courant qui établit quant à lui son rapport à la Russie soviétique sur un tout autre mode que celui des « jeunes-conservateurs ». Les « romans de révolutionnaires »
guerre »
des
« nationaux-
Si l’on reprend la typologie d’Armin Mohler, on peut dire que le groupe des « nationaux-révolutionnaires » fut le mouvement de la « Révolution conservatrice » qui, après celui des « jeunes-conservateurs », bénéficia du plus grand rayonnement intellectuel sous la République. Cependant, ce rayonnement repose essentiellement sur des écrits de nature très différente de ceux des « jeunes-conservateurs » et les prises de position des « nationaux-révolutionnaires » révèlent de nombreux antagonismes avec celles des amis de Moeller et de von Gleichen, surtout en ce qui concerne l’attitude à adopter à l’égard de la Russie soviétique.
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Armin Mohler rappelle que, contrairement aux autres représentants de la « Révolution conservatrice », les « nationaux-révolutionnaires » sont presque tous issus de la « génération du front » et que leurs partis pris politicoculturels sont très influencés par leur expérience de la guerre : à peine avaient-ils quitté les bancs du lycée, qu’ils partirent pour le champ de bataille et virent s’effondrer un monde dans lequel ils avaient à peine vécu. Un monde qu’ils ne regrettèrent donc pas et qu’ils ne demandèrent qu’à « révolutionner » par le biais de la technique et de la modernité industrielle dont ils avaient éprouvé la redoutable efficacité sur le champ de bataille. A cet égard, certains chercheurs préfèrent l’expression de « nationalisme soldatesque » à celle de « nationalisme révolutionnaire ». Quoi qu’il en soit, c’est bien à partir de revendications nationalistes qu’est posé le but « conservateur » poursuivi par ces jeunes « intellectuels de droite », fermement convaincus, comme les autres représentants de la « Révolution conservatrice », de la « spécificité irréductible de l’Être allemand », et ayant « foi en la pérennité fondamentale de ‟valeurs” réputées essentiellement conservatrices : l’État, la nation et le peuple, voire la ‟race”1 », la « nation » venant chez eux en première position. Une des caractéristiques des « nationaux-révolutionnaires » concerne donc la nature de leurs écrits de propagande : contrairement au mouvement des « jeunesconservateurs » regroupant surtout des essayistes, journalistes et philosophes, les « nationaux-révolutionnaires » étaient en majorité des écrivains, parmi lesquels Mohler cite Ernst Jünger (1895-1997) et son frère Friedrich Georg (1898-1977), Ernst von Salomon (1902-1972), Edwin Erich Dwinger (1898-1945) et Herbert Volck (18941
Louis Dupeux, La « Révolution conservatrice dans l’Allemagne de Weimar, op. cit., p. 10.
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1968), auxquels il ajoute l’essayiste Franz Schauwecker ainsi que le journaliste et homme politique Ernst Niekisch qui est, plus exactement, l’un des chefs de file du « national-bolchevisme » d’extrême droite. Ces auteurs ont pour autre point commun leur attitude héroïque sur le front dont ils s’efforcèrent de rendre compte dans des récits mêlant les données de l’expérience à une vision mythifiée de la guerre. Intéressons-nous à leur évocation de la Russie, notamment après la Révolution d’Octobre. L’un des « spécialistes » de la guerre à l’Est est Edwin Erich Dwinger, né en 1898 d’une mère russe et d’un père allemand, qui s’était engagé en 1915. Quelques mois plus tard, il se retrouvait prisonnier en Russie, grièvement blessé. D’abord interné dans un camp à proximité de Moscou, il fut déporté en Sibérie. Enrôlé dans l’Armée rouge à la fin de la guerre, il parvint à déserter et s’engagea alors dans l’Armée blanche. De retour en Allemagne en 1920, il connut des difficultés à se réadapter et partit vivre dans les montagnes de l’Allgäu où il s’improvisa paysan. C’est là qu’il écrivit, en 1920, son premier roman consacré à l’expérience sibérienne, Le Grand Tombeau. Roman Sibérien1, ainsi que, de 1929 à 1932, la trilogie qui lui valut sa notoriété, notamment parmi les « nationauxrévolutionnaires », La Passion allemande, qui se subdivise comme suit : L’armée derrière les barbelés. Journal de bord sibérien2, Entre Rouge et Blanc. La tragédie russe de 1919 à 19203, et enfin : Appel à l’Allemagne. Retour et héritage, 1921-19244, qui se veut une description critique Berlin, Franz Schneider Verlag, 1920. Iéna, Diederichs Verlag, 1929. 3 Iéna, Diederichs Verlag, 1930. Ce texte est la suite des mémoires romancés de Dwinger. Il est consacré à la période de sa vie où il lutta aux côtés de l’Armée Rouge avant de rejoindre les troupes de Koltchak. 4 Iéna, Diederichs Verlag, 1932. 1 2
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de la situation chaotique dans laquelle se retrouva l’Allemagne de Weimar après la guerre. L’œuvre de Dwinger serait d’un intérêt réduit si elle se limitait à cette trilogie dont seul le deuxième tome est consacré à la guerre civile en Russie. Mais en 1926, il avait fait paraître un autre roman, Korsakoff. Histoire d’un apatride1, dans lequel il montrait les difficultés d’adaptation d’un Russe émigrant qui avait dû fuir le régime bolchevique. Ce qu’il décrit dans ce récit, c’est en fait sa propre situation lors de son retour de Sibérie en 1920. Or, pour actualiser son histoire, Dwinger s’est glissé dans la peau d’un Russe en exil pour lequel le régime bolchevique incarne l’adversité inéluctable. Quelque dix ans plus tard, il accentue le procédé puisque dans un nouveau roman intitulé Les douze voleurs2, il choisit la figure d’un Commissaire du Peuple bolchevique pour exprimer le mal-être d’un individu tourmenté par ses contradictions et ayant perdu tout repère. La tonalité de ce texte est loin d’être résolument antibolchevique. Dwinger y rend même un bref hommage à Lénine, salue son audace et certaines de ses réalisations. Il se place au-delà des clivages politico-idéologiques traditionnels et cherche surtout à rendre tangible le déchirement d’une conscience dans un univers qui lui devient de plus en plus hostile et qu’elle ne comprend plus. A cet égard, la Russie soviétique constitue, pour Dwinger comme pour une majorité d’intellectuels, y compris des « compagnons de route », le lieu du tragique par excellence, le lieu de la « mésentente » dans toute sa radicalité : les repères traditionnels ne permettent plus d’avoir la moindre prise sur ce « monde nouveau » qui semble s’inscrire dans un cadre spatio-temporel difficile à appréhender (immensité du territoire et instabilité des 1 2
Lübeck, Quitzow, 1926. Iéna, Diederichs-Verlag, 1931.
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frontières, mythe d’une « accélération du temps » lors de l’édification de l’« État socialiste »). A côté d’Ernst Jünger, beaucoup plus connu mais en définitive très peu concerné, du moins en tant qu’auteur, par l’« événement bolchevique », Edwin Erich Dwinger fut l’un des auteurs de la Frontgeneration qui a le plus marqué le courant « national-révolutionnaire ». On peut aussi évoquer la vie et l’œuvre de Herbert Volck, volontaire de guerre comme Dwinger, capturé lui aussi par les Russes en 1915 après que son avion eut été abattu au-dessus de la forteresse de Brest-Litovsk. Déporté dans un camp en Asie centrale, il s’en évada au cours de l’année 1916. Cette fuite rocambolesque dura plus d’un an. Volck prétendit être l’un des principaux instigateurs de l’insurrection caucasienne anti-russe de 1917 et organisa l’année suivante le premier corps franc allemand (« Lüneburg-Volck). Il conta lui aussi ses exploits dans plusieurs romans parus après-guerre. Le plus célèbre d’entre eux, Les loups. Mon livre d’aventure sibiro-caucasien, atteignit avec sa première édition de 1918 les 75000 exemplaires et parut dans la collection du célèbre éditeur Ullstein consacrée aux « livres de guerre1 ». Tous ces « romans de guerre » sont constitutifs d’un genre qui perdura tout au long de la période weimarienne. Si la Russie bolchevique y apparaît comme le lieu d’un drame vécu ou imaginaire, elle put aussi être présentée, notamment dans les romans « nationaux-révolutionnaires » de la seconde moitié des années vingt, comme une « utopie positive ». L’un des auteurs à avoir osé franchir le pas n’est autre que Ernst von Salomon, qui, né en 1902, passa les années de guerre à l’école de cadets de Potsdam mais s’engagea ensuite dans les corps francs et participa à l’assassinat du ministre des Affaires étrangères, Walther Rathenau, en 1922. Ces années de sa vie sont évoquées dans le roman Les Réprouvés, paru en 1929. Or, dans ce même 1
Berlin, Ullstein-Kriegsbücher, 1918.
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roman, il fit aussi allusion à la Russie soviétique en des termes laudatifs et chercha à associer à l’espoir que suscitaient en lui les bouleversements survenus à l’Est tous les Allemands rejetant le modèle occidental et « l’ordre de Versailles » : « Partout où il y avait encore des hommes qui, après la défaite, ne voulurent pas renoncer, naquit un vague espoir à l’Est. Les premiers qui osèrent penser le Reich à venir songeaient, avec un instinct plein de vivacité, que l’issue du conflit devait inexorablement détruire tout lien avec l’Ouest.1 » Dans ce roman, Ernst von Salomon, qui considère donc que la guerre avec l’Occident n’est pas terminée, stigmatise largement « l’ordre capitaliste » face auquel la Russie soviétique apparaît comme pôle d’altérité absolu. Le rapprochement entre l’Allemagne et la Russie y est dès lors envisagé non seulement sur le terrain diplomatique mais aussi sur le plan culture. Si le mouvement « national-révolutionnaire » n’est pas aussi structuré que celui des « jeunes-conservateurs », la conscience ou pour le moins la volonté d’appartenir à un groupe est manifeste dans l’œuvre de l’écrivain Franz Schauwecker qui, à propos de la Russie soviétique, s’exprime en des termes encore plus enthousiastes que ceux de von Salomon, lui aussi dans un texte littéraire qui met cependant l’accent sur la dimension idéologique des bouleversements survenus à l’Est. Dans son roman de 1931, Seuls les Allemands, il prête ainsi à un personnage de communiste allemand les propos suivants : « J’ai fait la grande découverte que la Russie existait… Dans dix ans, de nombreuses personnes en Russie diront – même si beaucoup le savent déjà aujourd’hui – pourquoi Trotski devait s’en aller : parce que c’est un marxiste, un pur marxiste. Et cela n’a pas de sens pour la Russie.2 » A l’instar des représentants de la « Révolution conser1 2
In : Die Geächteten, Berlin, Rowohlt, 1929, p. 135. Iéna, Diederichs Verlag, 1931.
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vatrice », Schauwecker recherche ce qu’il y a de « spécifiquement russe », de national dans le bolchevisme, qu’il oppose au marxisme, perçu comme une philosophie empreinte d’un mode de rationalité trop international pour pouvoir « toucher l’âme des peuples ». L’hommage rendu à la Russie soviétique, pays « révolutionnaire » parvenu à défier l’Occident capitaliste, se double donc d’une critique à l’égard de l’orthodoxie communiste, et plus concrètement du parti communiste allemand, accusé de s’égarer dans une théorie intellectualiste messianique et globalisante au lieu de mettre au service de la « germanité » son énergie révolutionnaire : « Les communistes allemands – il n’y a rien à attendre de ces sous-officiers du marxisme.1 » Les pages consacrées à la Russie soviétique dans ces écrits littéraires ne sont somme toute pas si nombreuses mais néanmoins fort originales. Certes, elles se soucient peu de justifier par des analyses ou des exemples précis les jugements lapidaires qu’elles véhiculent. Mais tel est précisément le but de ces auteurs qui recourent à la fiction, à des personnages et à des situations imaginaires pour charger leurs propos d’un maximum d’affect et les doter d’une charge symbolique optimale. Ils ne cherchent pas à établir un rapport d’ordre rationnel et réflexif avec leur lecteur mais plutôt à tisser un lien de nature émotionnelle et immédiate, quels que soient les thèmes qu’ils abordent. A l’intérieur du courant « national-révolutionnaire », c’est donc cette approche littéraire qui est privilégiée et on ne relève que très peu de textes théoriques strictement consacrés à la « Russie soviétique ». Cependant, notre tour d’horizon resterait lacunaire si l’on ne prenait pas en considération la quantité impressionnante de revues politico-culturelles néo-conservatrices.
1
Ibid.
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Le foisonnement des revues politico-culturelles de la nouvelle droite Comme l’ensemble de la presse de cette période, ces revues ne furent pas épargnées par les crises économiques successives, mais elles résistèrent mieux, dans l’ensemble, que celles des « intellectuels de gauche » et virent même, pour certaines d’entre elles, leur lectorat augmenter considérablement au cours des dernières années du régime. En outre, leur grand nombre assura toujours une large audience aux thuriféraires de la « Révolution conservatrice ». Cela rendit un peu plus difficile la sélection des périodiques constituant cette deuxième formation discursive, d’autant plus que la multiplicité des titres s’accompagne d’un véritable foisonnement à l’intérieur de chaque revue. En effet, les articles des « révolutionnaires conservateurs » se caractérisent par le fait qu’ils abordent rarement un thème particulier mais évoquent toujours conjointement – et dans une confusion assumée – différents aspects, aussi bien économiques que sociaux, politiques, culturels, idéologiques ou esthétiques, sur fond d’une conception du monde motivant le projet d’écriture. Après un vaste tour d'horizon des publications néo-conservatrices, trois titres nous ont semblé émerger : Die Deutsche Rundschau, Die Tat et Das Gewissen. Créée en 1878 par Julius Rodenberg, la Deutsche Rundschau fut d’emblée une revue de haute tenue littéraire. Bien que d’obédience conservatrice, elle se tint généralement à l’écart des questions politiques jusqu’à la Première Guerre mondiale lors de laquelle elle se rallia aux « Idées de 14 » ainsi qu’à la propagande belliciste du régime. Cependant, la mort de Rodenberg en 1914 entraîna un affaiblissement de sa ligne éditoriale, allant de pair avec une baisse de niveau sensible de la qualité des contributions. Ce n’est qu’avec l’arrivée de Rudolf Pechel 67
à la tête de la rédaction en 1919 que la Deutsche Rundschau retrouva ses qualités d’avant-guerre, se voyant dotée, de surcroît, d’un important volet politique. L’intérêt croissant pour les questions politiques se doubla d’une remise en question du conservatisme traditionnel auquel elle avait jusqu’alors globalement adhéré. Dès l’année 1918, elle remit en cause l’héritage de Bismarck par la voix de Richard Fester qui annonça que « la vieille Europe [venait] de commencer une mutation1 » à laquelle il fallait désormais faire face. Ne comptant pas sur un retour en arrière pour répondre aux crises qui secouaient le pays tant sur le plan intérieur (soulèvements révolutionnaires successifs) que sur le plan extérieur (la dureté de l’armistice imposé par les Alliés fut dénoncée avec vigueur dès janvier 1919), la Deutsche Rundschau en vint à se pencher sur les « grands textes » de la « Révolution conservatrice », à commencer par les Considérations d’un apolitique qui venaient tout juste d’être publiées. L’article d’une douzaine de pages que leur consacra Richard Schneller témoigne d’un vif enthousiasme pour l’ouvrage de Thomas Mann « si bien parvenu à expliquer l’âme allemande2 ». A partir de ce « point d’Archimède » qui lui permit de poser les fondements d’une pensée politique, la Deutsche Rundschau fit dans un premier temps appel aux contributions de « jeunes-conservateurs » (Heinrich von Gleichen, Moeller van den Bruck, Hans Freyer, von Mackay…). Elle devint même, à partir de l’été 1920, le lieu d’un important débat entre Moeller et Spengler à propos de l’ouvrage de ce dernier, Le Déclin de l’Occident3. Reprochant en effet à Spengler son pessimisme, Moeller opposa au « déclin de « De la Guerre mondiale à la Révolution mondiale », DR, 18/12/312. « Les Considérations d'un apolitique de Thomas Mann », DR, 19/01/282. 3 « Le déclin de L'Occident. Pour et contre Spengler », Moelller van den Bruck, DR, 20/07/41-70. 1 2
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l’Occident » la vigueur des « jeunes peuples », au premier rang desquels l’Allemagne et la Russie. Ces textes inaugurent la série d’articles consacrés à la Russie soviétique qui parurent dans les colonnes de la revue au fil de la période républicaine. On peut y distinguer deux grands types d’articles : d’une part, ceux qui concernent les problèmes internes à la Russie, abordant des questions aussi bien sociales, culturelles, économiques que politiques, cherchant à définir la nature du bolchevisme et à spéculer sur son avenir. D’autre part, ceux qui mettent l’accent sur les bouleversements suscités par l’« événement bolchevique » à l’échelle mondiale (voire cosmique, selon certains collaborateurs), dans le cadre d’une pensée géopolitique prolongeant celle qu’avait inaugurée Friedrich Ratzel avec sa Politische Geographie (1897). Mais quel que soit le découpage thématique retenu, et même indépendamment de lui, on est frappé par la manière dont se distribuent ces articles au fil du temps. Là encore, on est loin de la régularité (relative) qui caractérisait l’évolution d’une revue telle que la Weltbühne. En effet, la Deutsche Rundschau présente trois pics d’intérêts pour la Russie soviétique entre novembre 1918 et janvier 1933. Nous avons eu l’occasion de parler brièvement du premier, qui comprend les années 1919 et 1920, au cours desquelles une centaine de pages sur quelque trois mille cinq cents sont consacrées à la Russie (ce qui représente certes environ 3% et une vingtaine d’articles, mais est alors loin d'être négligeable). Ce nombre décroît ensuite assez brutalement (en 1923 et 1924, il n’est pour ainsi dire plus question de la Russie soviétique dans la Deutsche Rundschau), pour repartir ensuite tout aussi soudainement à la hausse puisqu’en 1925 et 1926, l’« événement bolchevique » va représenter, respectivement, 5,5 et 8% du nombre de pages de la revue. Or, ces chiffres des années 1925-1926 sont fortement liés à la découverte de la nouvelle littérature 69
soviétique, la Deutsche Rundschau portée par son engouement n’hésitant pas, à partir de 1925, à ouvrir ses colonnes aux jeunes écrivains soviétiques dont on commence à traduire régulièrement, en Allemagne, les romans réalistes et psychologiques qui prennent pour toile de fond la Révolution et la construction de l’État bolchevique. En ce qui concerne le pic de 1930, les facteurs explicatifs sont d’une tout autre nature que ceux que l’on a précédemment évoqués. C'est l’impact de la crise économique qui amena les collaborateurs de la Deutsche Rundschau – comme de nombreux autres intellectuels occidentaux, toutes tendances politiques confondues – à tourner leurs regards vers l’Est. Dans ce contexte tourmenté, l’URSS apparut comme un univers à part, à l’abri des secousses qui ébranlaient le monde capitaliste occidental. Il est symptomatique de ne trouver dans la revue que peu de textes directement consacrés à la Russie soviétique (dix en tout pour l’année 1930, de deux à cinq pages environ), alors qu’elle est mentionnée dans de très nombreux articles portant sur la situation économique et politique de l’Allemagne et de l’Europe en général. Après cette phase de confrontation avec la réalité bolchevique, l’aggravation de la crise conduisit les collaborateurs de la revue à se consacrer à des problèmes essentiellement nationaux. Mais même si la baisse d'intérêt est indéniable, la Deutsche Rundschau ne perdit jamais de vue l’« événement bolchevique » lors des deux dernières années d’existence du régime. Si la revue de Pechel était à l’origine une revue conservatrice traditionnelle adoptant peu à peu des idées et des modes de pensée et d’écriture néo-conservateurs, Die Tat (L’action1), fondée en 1909 par Ernst Horneffer et 1
Ce mot de « Tat », issu du fonds germanique, fait pendant au terme d’origine latine, « Aktion », qui donne son titre à la revue de Pfemfert.
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dirigée ensuite par l’éditeur Eugen Diederichs de 1912 à 1930, semble s’être d’emblée posée en opposition à l’Empire wilhelminien, notamment sur le terrain culturel. Juste avant la guerre, au moment où il reprenait la revue, Diederichs réaffirmait la pertinence de la critique nietzschéenne à l’égard de l’Empire en insistant, dans la droite ligne de Paul de Lagarde, sur la corruption de l’éducation en Allemagne. Prenant cependant ses distances à l’égard de la conception du monde décadentielle de Lagarde, Diederichs retient essentiellement, dans une perspective volontariste, sa vision du monde géopolitique. Selon lui, cette « vision d’une Allemagne renaissante où l’âme du pays et celles de tous ses citoyens se fondront dans une religion nouvelle et trouveront refuge dans une communauté nouvelle de croyants germaniques1 » est la seule qui soit à même de transcender « l’impérialisme étroit » des ligues pangermaniques du dix-neuvième siècle. Dans cette « religion de l’avenir » aux contours flous, Diederichs voit la source d’un renouvellement du conservatisme. Pour concrétiser ce renouvellement, il s’entoure de jeunes collaborateurs nés pour la plupart vers 1870. Parallèlement, il cherche à promouvoir les mouvements de jeunesse et veut faire de la Tat un organe central du mouvement de jeunesse « Freideutsche Jugend » (Libre jeunesse allemande). C’est un projet qu’il continua à nourrir durant la guerre, mais la décomposition de la Freideutsche Jugend au début des années vingt mit un terme à cette entreprise. Alors que Diederichs et ses collaborateurs avaient initialement salué les soulèvements révolutionnaires en Allemagne comme condition de possibilité d’un vaste « renouvellement du conservatisme », ils les condamnèrent bientôt radicalement tandis
1
C’est dire à quel point l’activisme était une composante déterminante du paysage intellectuel weimarien. Cf. Fritz Stern, Politique et Désespoir, op. cit., p. 54.
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qu’ils assistaient au déclin de la Freideutsche Jugend. Très vite en effet, les collaborateurs de la Tat en vinrent à redouter une « prolétarisation absolue »1 du « socialisme » au détriment des mouvements de jeunesse auxquels ils avaient assigné la mission de « régénérer » l’Allemagne. Si la Tat est indéniablement un organe central de la « Révolution conservatrice », promouvant notamment les ouvrages néo-conservateurs par le biais de la maison d’édition de Diederichs, l’arrivée de Hans Zehrer fut synonyme d’un véritable « bond en avant » pour la revue. Zehrer, qui travaillait jusqu’alors pour la Vossische Zeitung libérale en tant que spécialiste des questions diplomatiques, dirigea de fait la Tat dès l’automne 1929, un an avant la mort de Diederichs, épaulé par trois assistants : le journaliste et économiste Ferdinand Zimmermann, l’universitaire issu de l’école d’Alfred Weber, Ernst Wilhelm Eschmann, et Giselher Wirsing, étudiant alors âgé de vingt-deux ans. Eschmann, né en 1904, en avait vingtcinq, Zehrer et Zimmermann étaient à peine plus âgés puisqu’ils avaient tous deux vécu l’expérience du front en tant qu’engagés volontaires et étaient nés, respectivement, en 1899 et 1898. C’est à grand renfort de pseudonymes qu’ils rédigèrent à eux quatre la quasi-totalité des numéros de la nouvelle Tat. Dotant la revue d’un sous-titre audacieux, « Revue mensuelle indépendante pour la création d’une nouvelle réalité » et d’un programme en appelant ouvertement à la crise et au chaos, seuls moyens, selon eux, de liquider la république haïe et de « purifier les mœurs », ces jeunes intellectuels parvinrent à multiplier par quatre les tirages, les faisant passer de 5000 exemplaires en 1929 à près de 20000 en 1931. Cette évolution radicale eutelle des conséquences directes sur l’image de la Russie soviétique que véhiculait jusqu’alors la revue ? Quelle place fut d’ailleurs accordée à l’« événement bolchevique » 1
Eugen Diederichs, « Verproletarisierung », DT, 19/02/207 sq.
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dans les colonnes de la Tat sous la République de Weimar ? Pour répondre à ces questions, nous avons recensé, comme pour les autres revues, le nombre d’articles et de pages consacrés à la Russie entre 1919 et 1933. Comme pour la Deutsche Rundschau, nous avons distingué d’une part les articles consacrés à la diplomatie et à teneur géopolitique, d’autre part les articles mêlant généralement culture, idéologie, société et, le cas échéant, économie. Notre tour d’horizon nous a révélé un intérêt relativement constant pour tout ce qui avait trait à la Russie soviétique, avec des chiffres qui ne sont pas sans rappeler ceux de la Weltbühne, du moins en ce qui concerne la première moitié des années vingt : c’est entre 4 et 6% du nombre total des pages de la revue qui fut consacré à l’« événement bolchevique » entre 1919 et la fin de l’année 1922, on observe ensuite la même baisse que dans la majorité des autres organes de presse lors de la crise de la Ruhr, avec ensuite une remontée dans la seconde moitié des années vingt. Après une interruption de la progression entre 1927 et 1929, un pic est atteint en 1930, comme dans la Deutsche Rundschau, avec près de 10% du nombre de pages consacrées à la Russie soviétique. Un autre point commun à l’ensemble des revues néoconservatrices relève de ce que l’on pourrait appeler des « discours diffus », c’est-à-dire des discours qui ne constitue pas, loin s’en faut, l’objet central de l’article dans lequel ils se déploient, cet article étant doté d'un caractère vague et abscons, d'une dimension souvent métaphysique, transparaissant d’emblée dans son titre : « La mission de la germanité », « L’Esprit », « Au-delà de l’optimisme et du pessimisme », « Des rédempteurs et des prophètes », « Déluge », etc. Malgré ce caractère disparate, c’est dans la Tat que nous avons trouvé les articles les plus longs exclusivement consacrés à le Russie soviétique. Le numéro de septembre 1922 contient ainsi un texte de Hans von Eckart de vingt73
deux pages sur « L’idée de la Russie prolétarienne1 » qui représente plus de la moitié du corpus de l’année 1922. En 1924, ce phénomène est accentué puisque sur les trentequatre pages consacrées à la Russie soviétique, vingt proviennent d’un article-fleuve de Lulu von Strauss und Torney2, la femme de Diederichs. Mais que l’on ne s’y trompe pas : ce type d’article constitua une exception et l’« événement bolchevique » demeura bien l’objet d’un authentique débat intellectuel dans les colonnes de la Tat. Le pic de l’année 1930 montre en outre que la Russie soviétique continua à faire office de « réactif » particulièrement efficace jusque dans les dernières années de la République. Avant de clore cette deuxième formation discursive, il reste à présenter le dernier des forums que nous lui avons adjoint : Das Gewissen. Unabhängige Zeitung für Volksbildung (La Conscience. Journal indépendant pour la culture du peuple). C’est le 9 avril 1919 que paraît le premier numéro de Das Gewissen dont Werner Wirths est présenté comme le rédacteur en chef et Eduard Stadtler l’éditeur. Or, c’est en réalité Moeller qui en est l’âme ainsi que l’auteur le plus prolifique. C’est aussi à travers lui que l’on peut faire le lien entre Das Gewissen et les deux autres revues de la « Révolution conservatrice » précédemment mentionnées. En effet, Moeller écrivait régulièrement dans la Tat avant que soit lancé Das Gewissen, et c’est dans la Deutsche Rundschau qu’il publia, début 1919, une première version de son Droit des jeunes peuples. Il utilisa initialement Das Gewissen pour donner un prolongement à son culte de la jeunesse puis il devint vite, avec Gleichen-Russwurm et Stadtler, l’un des piliers de la revue, forum officiel du Club de Juin tirant à environ 10.000 exemplaires par semaine et jusqu’à 30.000 au cours de l’année 1922. 1 2
DT, 22/09/401-423. « De la nouvelle Russie », DT, 24/01/06-25.
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Si Das Gewissen connut de grandes difficultés financières à ses débuts et ne survécut pas au suicide de Moeller, elle sut faire preuve d’un dynamisme impressionnant au cours des années 1920-1925, entretenant d’étroites relations avec les autres publications de la « Révolution conservatrice », assurant la propagande d’ouvrages nationalistes, au point de devenir l’un des organes les plus lus par les minorités allemandes de Pologne, de Tchécoslovaquie et même d’outre-mer. A cet égard, le terme de « propagande » est sans doute celui qui caractérise le mieux le ton de Das Gewissen qui s’engage, dans son programme, à « lutter sans cesse contre le manque de conscience qui est le caractère le plus évident de notre époque […]1 ». Cette propagande est avant tout dirigée contre le « système des partis », le rejet du parlementarisme étant l'un des marqueurs centraux du néo-conservatisme. Dans les colonnes de Das Gewissen, ce rejet s’était transformé en une hostilité inflexible après l’échec du putsch de Kapp en mars 1920. Il allait de pair avec cette attitude très élitiste caractéristique de l’ensemble de la « nouvelle droite intellectuelle weimarienne ». Le Club de Juin demeura en effet un milieu relativement fermé et quiconque voulait y entrer devait être sûr de disposer d’un solide bagage culturel, sous peine de s’exposer aux railleries plus ou moins lapidaires du petit groupe d’intellectuels rassemblés autour de Moeller. On peut, à cet égard, évoquer la désastreuse prestation d’Adolf Hitler invité à s’exprimer au Club en 1922 sur proposition de Rudolf Pechel : « Ce fut un échec total. […] Hitler parla comme s’il s’adressait à un grand meeting de masse dans une brasserie de Munich… Après cet échec catastrophique, Moeller accabla [Pechel] de reproches2. » 1 2
Cité d’après Fritz Stern, op. cit., pp. 240-241. Ibid., p. 249.
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La virulence de Das Gewissen qui, plus que tout autre organe de la « Révolution conservatrice », prit pour cible le Thomas Mann d’après 1922 rallié à cette République haïe alors que les « jeunes-conservateurs » avaient vu en lui l’un de leurs champions après la publication des Considérations1, s’ancre dans une attitude violemment antioccidentale nourrie par la défaite et la signature du Traité de Versailles. Si Das Gewissen se révèle donc être une revue nettement plus radicale que la Deutsche Rundschau et la Tat, elle est aussi plus audacieuse dans ses prises de position et témoigne d’un intérêt pour la Russie soviétique particulièrement marqué tout au long de ses huit années d’existence. Bilan provisoire On a pu constater à quel point l’« événement bolchevique » avait stimulé la « nouvelle droite intellectuelle weimarienne ». Sur un thème a priori « de gauche », les plus loquaces ne furent pas ceux auxquels on aurait spontanément pensé. Au-delà de la question qui nous intéresse, nous avons aussi voulu montrer à quel point le paysage intellectuel et culturel de la République de Weimar était certes florissant mais assez loin de correspondre à la représentation que l’on a souvent pu en donner de ce côtéci du Rhin, minorant selon nous l’impact des idées issues de la « Révolution conservatrice » et accentuant, voire 1
Dans une lettre adressée à von Gleichen en janvier 1920, Thomas Mann déclarait : « Je viens de renouveler mon abonnement à Gewissen, feuille que j’ai toujours plaisir à regarder et que je décris à tous ceux avec qui je m’entretiens de politique comme le meilleur, sans comparaison, des périodiques allemands. » In : Lebendiger Geist. Hans-Joachim Schoeps zum 50. Geburtstag von Schülern dargebracht, sous la direction de Hellmut Diwald, Leiden, 1959, p. 175.
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mythifiant, l’importance que purent avoir les « intellectuels de gauche », souvent francophiles, et dont les œuvres et les présupposés étaient beaucoup plus aisées à appréhender pour des compatriotes de Zola que celles d’un Jünger, pour ne citer que le plus connu des néo-conservateurs. Il nous semble essentiel, avant de poursuivre, d’avoir en tête les faits suivants qui illustrent assez bien les divergences de fond marquant les paysages intellectuels et culturels allemand et français des années vingt : tandis qu'en France, on hésita, au sortir de la guerre, à attribuer le prix Goncourt de l’année 1919 à Marcel Proust pour A l’ombre des jeunes filles en fleurs, dans lequel la guerre n’apparaît qu’en toile de fond, ou à Roland Dorgelès pour son roman pacifiste basé sur une douloureuse expérience de la guerre, Les Croix de bois, avant de pencher, à deux voix près, pour l’auteur d’A la recherche du temps perdu, ce sont les « romans de guerre » de la « génération du front » à forte tonalité belliciste, qui occupaient en Allemagne le devant de la scène littéraire, aux côtés de ces essais-fleuves incarnant la « Révolution conservatrice » que sont, comme on l’a vu, Les Considérations d’un apolitique, Le Déclin de l’Occident ou encore Le Journal de Voyage d’un Philosophe. En revanche, les premières pièces d’un Brecht, La noce chez les petits-bourgeois ou Tambours dans la nuit, furent relativement confidentielles et ne pesèrent pas bien lourd face aux grandes fresques cinématographiques d’un Fritz Lang « apolitique » qui, avec sa compagne Thea von Harbou, future membre du NSDAP, redonnait vie aux grands mythes germaniques (Les Nibelungen), exposait un État en voie de dislocation en proie à la folie criminelle (la série des Mabuse) ou créait une utopie pour le moins ambiguë (Metropolis) pouvant annoncer l’essai néoconservateur de Jünger de 1932, Le Travailleur. Cette première ligne de partage entre « intellectuels de gauche » et « nouvelle droite intellectuelle », qui repose en 77
amont sur l’opposition entre « culture » et « civilisation », engage donc deux visions du monde ancrées dans des présupposés philosophiques, voire métaphysiques, radicalement antithétiques. Il existe cependant une deuxième ligne de partage dans ce paysage intellectuel : à côté de l'« intelligentsia » de droite ou de gauche refusant de s’inféoder à un parti politique, il faut en effet évoquer l’émergence d’une catégorie d’intellectuels pour lesquels les bouleversements politiques qui frappèrent l’Allemagne constituèrent une étape décisive qui les incita à « entrer en politique » pour servir la république.
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Chapitre 3 : « Républicains par raison » et intellectuels libéraux A la recherche d'une définition Issus de la grande bourgeoisie, hommes mûrs pour la plupart1 lorsque fut proclamée la République, ayant assisté à l'effondrement de l'Empire après avoir généralement été des signataires des « Idées de 1914 », ces brillants intellectuels qui s'assumaient comme tels et avaient généralement en commun de provenir de la mouvance libérale décidèrent de jouer un rôle actif après la proclamation imposée de la république. En paraphrasant la célèbre formule de Gramsci, on pourrait dire qu'ils incarnent les « intellectuels organiques » de cette bourgeoisie allemande acquise à l'Empire, qui, consciente de sa fonction à la fois technique et politique, vit dans la République « une opportunité dont il convenait de tirer le meilleur en sacrifiant le moins possible de l'ordre antérieur2 ». L'expression provient en effet d'une déclaration de 1919 de l'un de leurs plus célèbres représentants, l'historien Friedrich Meinecke : « Tourné vers le passé, je reste monarchiste de cœur, et tourné vers l'avenir, je suis devenu républicain par raison.3 » Font écho à ces propos ceux de l'industriel Robert Bosch qui cofinança le parti libéral de gauche, le DDP (Deutsche Demokratische Partei) : « Nous nous en tenons à la République dès lors que nous l'avons. » Les « républicains par raison » ne furent pas tous, loin s'en L'historien André Gisselbrecht parle des « seniors de Weimar » : « Le sort tragique des "seniors" de Weimar : les républicains par raison », in : Les intellectuels et l’État sous la République de Weimar, op. cit., p. 25 sq. 2 Ibid., p. 26. 3 Ibid., p. 25. 1
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faut, membres du DDP. Une autre de leurs grandes figures est en effet l'industriel et homme politique Gustav Stresemann, éphémère chancelier en 1923 mais ministre des Affaires étrangères de 1923 à 1929, fondateur et dirigeant du parti libéral de droite, le DVP (Deutsche Volkspartei), héritier du parti libéral-national de l'Empire, principal soutien de la politique bismarckienne lors de ses démêlés avec l’Église catholique pendant le Kulturkampf. Or, ce clivage au sein du libéralisme politique weimarien n'est pas sans rappeler celui qui avait marqué l'essor du libéralisme allemand au cours de la révolution de 1848, lors de laquelle on put distinguer un groupe de « libéraux démocrates » mettant l'accent sur la libéralisation politique et les avancées sociales, et un groupe de libéraux modérés ou libéraux nationaux pour lequel la question de l'unité allemande était à mettre au premier plan. Pourtant, ces « républicains par raison » qui, comme leurs prédécesseurs, provenaient en grande majorité de la « bourgeoisie des talents » (professeurs, hauts fonctionnaires, magistrats, avocats...), portaient un regard très critique sur l'héritage de 1848. Selon eux, les désaccords récurrents entre les députés paralysaient le parlement et il manquait un pouvoir exécutif capable de faire appliquer les décisions. Il apparaît ainsi que ces élites se méfiaient beaucoup plus du peuple qu'en 1848. C'est même cette « peur des masses » qui incita les « républicains par raison » à accepter la République « parce qu'elle pouvait être la variante la moins coûteuse des transformations nécessitées par la défaite1 ». Encore fallait-il que cette république eût à sa tête un président fort : Meinecke parle du président de la République comme d'un « Ersatz-kaiser » et Max Weber, autre membre prestigieux du DDP, ira jusqu'à se réclamer d'une « plebiszitäre Führerdemokratie ». C'est à cette seule condition, selon eux, que 1
Ibid., p. 30.
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pourrait être envisagée la réconciliation de toutes les couches sociales au sein de la « communauté nationale ». Entre parlementarisme et présidentialisme, le débat semblait donc tranché, et il ne faut pas s'étonner si les « libéraux de droite » du DVP allèrent quant à eux bien plus loin dans leur critique du parlementarisme et leur recherche de l'homme providentiel. A l'intérieur du parti, Stresemann, qui faisait lui-même figure d'homme providentiel1, écrivait sans ambages en 1919 : « J'étais monarchiste, je suis monarchiste, je le resterai », sa « conversion » à la République et son action politique ayant pour but d'« [épargner] au pays la guerre civile et le démembrement, laissant ainsi la voie libre à une éventuelle restauration. » Et si l'échec du putsch de Kapp en 1920 le conforta dans sa conviction de se placer sur le terrain de la légalité républicaine, faute de mieux, il se montra plus que compréhensif face aux menées subversives de l'extrême droite. A bien des égards, la frontière peut donc sembler ténue entre « Vernunftrepublikaner » et tenants de la « Révolution conservatrice ». Au-delà d'un rejet radical du marxisme, il y a bien un ancrage national commun, pour ne pas dire nationaliste, prenant sa source, on l'a vu, dans les « Idées de 1914 ». Ils partagent aussi en partie la conviction qu'une grande puissance ne peut se maintenir que par l'expansion. Même Max Weber – qui n'était pourtant pas un thuriféraire du régime impérial, « un des Allemands les plus raisonnables, les moins bellicistes », pour reprendre l'expression de François Fejtö – écrivait, à la veille de la Première Guerre mondiale : « La responsabilité devant l'Histoire fait aux Allemands un devoir de pratiquer une
1
Le slogan électoral du parti, en 1928, était on ne peut plus clair à ce sujet : « Que t'importent les autres ? Tu votes comme Gustav Stresemann ».
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politique mondiale et de ne pas se tenir à l'écart de la construction des peuples pour leur place sous le soleil.1 » Propos étonnamment proches de ceux de l'amiral Tirpitz (artisan de la Weltpolitik, créateur de la flotte de guerre allemande), ainsi que de ceux qui allaient devenir, après l'expérience du front, des « révolutionnaires conservateurs ». Le rapprochement entre les « républicains par raison » et les « néo-conservateurs » permet donc de porter un nouvel éclairage sur ces courants qui constituent bien deux spécificités allemandes dans le paysage intellectuel d'après-guerre. Ils partaient somme toute des mêmes présupposés légitimant la guerre en 1914 au nom de la défense de la Kultur germanique menacée par les valeurs de la « civilisation » occidentale, persuadés de la supériorité du Sonderweg allemand. Tous deux se montrèrent ensuite enclins à analyser la défaite en termes de « châtiment » mérité qui offrait des possibilités nouvelles pour réaliser cet idéal du Sonderweg. Et de manière un peu provocatrice, on pourrait dire que le désaccord portait plus, après la guerre, sur les moyens que sur les fins : Stresemann, voulant rendre à l'Allemagne la place qu'elle occupait avant 1914, s'appuya sur la diplomatie – et ce avec de réels succès qui ne furent pourtant pas reconnus à leur juste valeur, du moins de son vivant – dans la mesure où une politique de force eût été vaine. Quant à Max Weber, il estimait, comme de nombreux « Vernunftrepublikaner », que « la République parlementaire défendrait plus efficacement les intérêts nationaux, c'est-à-dire de puissance [...] que la monarchie : la parlementarisation serait ainsi un simple moyen, sans valorisation, une technique pour assurer pacifiquement le
1
Cf. François Fejtö : Requiem pour un empire défunt. Histoire de la destruction de l'Autriche-Hongrie, Paris, éditions du Seuil, 1993, p. 30.
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statut de grande puissance de l'Allemagne, évidence pour lui incontournable1 ». D'ailleurs, l'évolution d'un Thomas Mann montre qu'il était possible de passer d'un camp à l'autre et de nombreux thèmes, à commencer par l'attitude à adopter face à l'« événement bolchevique », donnèrent lieu à des rapprochements ambigus. On a ainsi pu constater que certains « républicains par raison », comme le pasteur Friedrich Naumann, l'un des fondateurs du DDP, avaient initialement financé la Ligue Antibolchevique de Stadtler, avant de se rendre compte que cet antibolchevisme n'était peut-être pas aussi radical qu'il prétendait l'être. Même le ministre des Affaires étrangères Walther Rathenau, autre « républicain par raison » qui tomba sous les balles de militants nationalistes et antisémites en 1922, s'était brièvement rapproché des « jeunes-conservateurs » entre 1919 et 1921 car il avait trouvé chez eux les fondements d'une attitude « originale » à l'égard de l'« expérience bolchevique ». En effet, même si les « républicains par raison » choisirent l'Occident après la guerre, ce choix n'était pas définitif en 1919 et nombre d'entre eux ne se privèrent pas de manifester, dans le contexte de la ratification du traité de Versailles, leur sympathie à l'égard de l'autre « peuple maudit » d'Europe, tenu lui aussi en suspicion par les vainqueurs de l'Entente. Pourtant, malgré les zones de flou entre les discours des « républicains par raison » et ceux des représentants de la « Révolution conservatrice », il faut réaffirmer la différence essentielle qui existait entre leurs postulats : les « seniors » choisirent la raison après la défaite et acceptèrent de se placer sur le « terrain des faits », tandis que les néoconservateurs firent de l'irrationnel (parfois rebaptisé « réalisme héroïque ») la source d'un dynamisme agressif visant à remodeler et à tordre le réel selon de nouveaux 1
André Gisselbrecht, art. cit., p. 29.
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critères esthético-politiques, pétris d'affects et d'émotion, mais d'une efficacité d'autant plus redoutable. Sans vouloir donner dans l'anti-intellectualisme primaire (ou secondaire), nous oserons affirmer que la propension des « républicains par raison » à « traiter les problèmes politiques en termes de vastes constructions abstraites 1 » leur valut l'hostilité des divers milieux anti-républicains et, dans le meilleur des cas, la passivité de leurs contemporains, tandis que les appels qu'ils adressèrent à la jeunesse restèrent sans écho. Il faut dire que dans un contexte de crises politique, économique et sociale aiguës, les démarches de compromis et les formulations par trop subtiles font rarement recette. Les « républicains par raison » ne ferraillèrent pas seulement contre les néo-conservateurs, ils s'opposèrent aussi aux « intellectuels de gauche ». Cela faisait beaucoup d'adversaires pour un petit mouvement lui aussi très composite, dont les principaux représentants disparurent prématurément2, tandis que les partis qu'ils avaient concouru à créer – on pense davantage au DDP, un des trois piliers de la « coalition de Weimar3 », qu'au DVP (essentiellement incarné par Stresemann) – s'effondrèrent irrémédiablement tout au long de la république. Pourtant, en dépit de ce destin funeste, le mouvement perdura dans 1 2
3
Ibid., p. 30. Friedrich Naumann mourut en 1919, Max Weber en 1920, Ernst Troeltsch en 1923. Meinecke (1862-1954) survécut à la République et au Troisième Reich pour devenir, en 1948, le premier recteur de l'Université Libre de Berlin. Avec le SPD et le Zentrum, parti fondé en 1870 et dissous en 1933 qui fut le représentant politique du catholicisme en Allemagne mais aussi l'un des principaux partis de l'Empire, puis de la République de Weimar lors de laquelle il joua un rôle déterminant grâce à sa position centrale. Il fut présent dans pratiquement tous les gouvernements de la République (cinq chanceliers sur les treize que connut la république sont issus de ses rangs).
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quelques revues, dont la plus renommée fut la Neue Rundschau, ainsi qu'à travers les grands quotidiens libéraux tels que le Berliner Tageblatt et la Frankfurter Zeitung. Poussés par la volonté touchante et souvent maladroite d'entrer en politique avec le plus d'efficacité possible, les « républicains par raison » rédigèrent au lendemain de la guerre assez peu de « grands textes théoriques » pouvant jouer un rôle similaire à ceux des « néo-conservateurs », véritables « manifestes » qui constituaient autant de déclarations de guerre dirigées contre le « système de Weimar ». La forme de prédilection des Vernunftrepublikaner fut donc la conférence ou l'article, éventuellement le bref essai, en prise directe sur l'actualité. Ainsi, l'un de leurs principaux représentants, Ernst Troeltsch, publia régulièrement, de 1918 à 1922, ses Spectator-Briefe (Lettres d'un spectateur – il s'agissait, là aussi, d'un « spectateur engagé ») qui furent regroupées en 1924, après sa mort, en un volume préfacé par Friedrich Meinecke. Elles constituent un document capital dans la mesure où elles se lisent comme un essai d'histoire immédiate « sur la révolution allemande et la politique mondiale entre 1918 et 19221 ». Dans la perspective de cette étude, on se doit de compléter les lettres du « spectateur » Troeltsch par les tout premiers récits de voyage des correspondants de deux des plus grands quotidiens libéraux, respectivement Hans Vorst, pour le Berliner Tageblatt, et Alfons Paquet, pour la Frankfurter Zeitung. Il s'agit là de rares documents à être en prise directe sur l'actualité soviétique dès ses origines2. On voit ainsi que 1 2
Spectator-Briefe. Aufsätze über die deutsche Revolution und die Weltpolitik 1918/22, Tübingen, Verlag J. C. B. Mohr, 1924. Ces journaux furent en mesure d'envoyer des correspondants en Russie aussitôt après la signature du traité de Brest-Litovsk. Le Berliner Tageblatt, qui parut de 1872 à 1939, avec un tirage de 160.000 exemplaires en 1919 (245.000 en 1914) avait une ligne éditoriale libérale de gauche et put même être considéré comme
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cette troisième formation discursive, quanti-tativement plus limitée, s'appuie sur des sources dont le caractère original et diversifié n'a rien à envier à celui des deux précédentes. Des Lettres d'un spectateur aux récits de voyage professionnels C'est dans la revue politico-culturelle Der Kunstwart (Le gardien de l'art) que Troeltsch publia ses Spectator-Briefe qui, bien plus qu'une évolution personnelle au cours des quatre premières années de la République, reflètent l'attitude des « républicains par raison » à l'égard du politique et des principales questions d'actualité. Dans la préface qu'il leur consacre, Friedrich Meinecke souligne que la guerre puis la révolution furent les événements décisifs qui conduisirent Troeltsch à faire œuvre de chroniqueur et à s'engager sur le terrain politique1. Pourtant, le titre de cet ouvrage traduit assez clairement le paradoxe inhérent à l'attitude des « républicains par raison » : Troeltsch écrivit ces « lettres » pour être en contact direct avec l'actualité et répondre « aux exigences du moment », selon l'expression de Thomas Mann, mais la posture pour laquelle il opta en fin de compte fut celle d'un « spectateur », affirmant sa distance à l'égard de l'action politique dès les premières lignes de son texte : « Ces lettres ont eu pour seul objectif de donner une image instantanée des choses […] et n'ont guère eu la prétention de poser des buts à l'action politique.2 » Pareillement, les intellectuels qui se retrouvèrent avec Troeltsch au sein du DDP se l'organe non-officiel du DDP. Qualifiée par Lénine de « journal des boursiers », la Frankfurter Zeitung parut quant à elle de 1856 à 1943 (on considère que sous le Troisième Reich, ce journal était le seul quotidien d'envergure à ne pas être complètement contrôlé par Goebbels et son ministère de la Propagande). 1 Cf. Spectator-Briefe, op. cit., p. V. 2 Op. cit., p. I.
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désintéressèrent bien vite des modalités d'action concrètes, plus enclins à poursuivre leur œuvre personnelle qu'à s'investir dans des structures collectives. Le fait d'adopter la position de « spectateurs » n'empêcha pourtant pas les « républicains par raison » d'affirmer leur subjectivité dans le regard qu'ils portaient sur les événements. Comme le souligne Meinecke à propos de Troeltsch : « Son esprit vif faisait parfois des combinaisons trop rapides, notamment lorsqu'il s'agissait de deviner les intentions des parties adverses. Il aimait à construire à la hâte, à partir de rumeurs et de mots lancés par ses adversaires, de parfaits systèmes […]. On fera bien de tenir compte du degré de subjectivité qu'il mettait même dans ses descriptions.1 » Cette attitude n'est pas sans rappeler celle des collaborateurs de la Weltbühne qui, conformément au credo de Siegfried Jacobsohn, n'hésitaient pas à se réclamer d'une « vérité hautement subjective » et à faire naître la polémique à partir d'une idée ou d'un mot prêté à l'adversaire. De même, les Lettres de Troeltsch ne manquèrent pas de susciter de vives réactions, notamment à l'intérieur de son propre camp. C'est même l'image de la Russie soviétique élaborée par Troeltsch dans ses Lettres qui fut l'objet des plus vives contestations de la part de ses pairs. Mais avant d'aborder le support qui réunissait par intermittence ces voix plus ou moins discordantes de « républicains par raisons » et bénéficia, tout au long de la République de Weimar, d'un large écho parmi les couches aisées et cultivées de la population, on évoquera un autre type d'écrits exclusivement consacrés à la Russie soviétique, servant en quelque sorte de « points d'ancrage » aux discours des intellectuels regroupés dans cette troisième formation discursive : les « récits de voyages professionnels » des correspondants des grands quotidiens libéraux. 1
Op. cit., p. VII.
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En comparaison des premiers « intellectuels de gauche » qui, à la même époque, se rendirent en Russie soviétique à leurs risques et périls, ces correspondants bénéficiaient de conditions privilégiées : ils étaient en relation avec les autorités bolcheviques et les représentants de la diplomatie allemande, bien rémunérés par leurs rédactions, qui veillaient aussi à ce qu'ils ne soient pas trop exposés. Entre 1918 et 1919, la Frankfurter Zeitung et le Berliner Tageblatt cherchaient surtout à savoir si les bolcheviks parviendraient à se maintenir au pouvoir et si des risques de « contamination » menaçaient l'Allemagne. Au cours des années suivantes, les questions de politique étrangère restèrent prédominantes dans les deux quotidiens. Cependant, leurs correspondants ne négligèrent pas les questions sociales, économiques, culturelles et artistiques. En effet, le correspondant de la Frankfurter Zeitung était l'écrivain Alfons Paquet, grand voyageur qui avait visité avant la guerre la Sibérie, les États-Unis et l'Asie Mineure. Il rendit compte de ses voyages dans de nombreux récits qui lui permirent de vivre de sa plume. Entre 1915 et 1918, il avait séjourné à Stockholm d'où il observait attentivement l'évolution de la situation russe. Il avait pu se rendre à Moscou à partir du mois de mars 1918 et y avait séjourné jusqu'au 18 octobre. Après une courte pause à Berlin, il y repartit début novembre. Mais ce nouveau séjour ne dura pas plus de deux semaines en raison de la rupture des relations germano-russes le 18 novembre 1918. Quoi qu'il en soit, cette période de près de neuf mois passés à Moscou le rendit extrêmement prolixe puisqu'elle donna lieu à trois publications au cours de l'année 19191. Ces textes
1
Paquet fit paraître ses articles écrits pour la Frankfurter Zeitung dans deux ouvrages, non traduits, intitulés : Retour de Russie bolchevique et En Russie communiste. Lettres de Moscou, édités en 1919 par Diederichs. De retour à Berlin, il donna entre janvier et mars 1919
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trouvèrent un certain écho dans les milieux intellectuels berlinois et plus particulièrement dans le cercle des « jeunes-conservateurs ». Paquet apparaissait en effet comme l'un des rares « spécialistes » du moment à s'intéresser à la situation politique du pays, tant sur le plan intérieur que sur le plan extérieur. Son regard évolua considérablement tout au long de son séjour à Moscou et, de manière plus radicale encore, une fois qu'il fut de retour à Berlin. Dans un premier temps, il avait relayé les multiples rumeurs circulant sur les intentions des bolcheviks tout en stigmatisant l'état de « chaos » dans lequel se trouvait le pays. Il minimisa ensuite ses critiques dans la série de conférences qu'il tint à Berlin, allant jusqu'à insérer dans ses deux récits de voyages de 1918 des « repentirs » prenant la forme de notes de bas de page. Il faut dire qu'après la signature du traité de Versailles, l'Allemagne se retrouvait, comme la Russie, au ban des nations et, parmi les intellectuels, Paquet fut de ceux qui, choqués par les clauses du traité, envisagèrent un rapprochement germano-russe pour faire pression sur les pays de l'Entente. Hans Vorst, le correspondant de l'autre grand quotidien libéral, le Berliner Tageblatt, ne partageait pas quant à lui cette manière de voir. Titulaire d'un passeport russe en raison de ses origines baltes, Hans Vorst, correspondant du Berliner Tageblatt de 1918 à 1921, avait publié en 1916 un essai intitulé La crise russe dans lequel il pronostiquait l'effondrement du tsarisme non pas à cause d'une révolution mais sous l'effet de la guerre. Quand survint la défaite militaire des Russes face à l'Allemagne, il voulut voir sa prédiction réalisée et se félicita dans un premier temps de l'arrivée au pouvoir des bolcheviks. Il faut ici rappeler que Vorst avait été proche des « Idées de 1914 » et qu'il ne fit jamais mystère du fait une série de conférences sur le bolchevisme qu'il publia peu de temps après sous le titre L'esprit du bolchevisme, Leipzig, 1919.
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qu'il jugeait la situation russe à l'aune des intérêts allemands. Jusqu'à l'été 1918, il demeura avec Alfons Paquet, son confrère et rival, l'un des rares représentants de la « presse bourgeoise » à pouvoir se rendre à Moscou. Ses articles déterminaient la ligne du Berliner Tageblatt vis-àvis de l'« événement bolchevique ». Il les rassembla en 1919 et les publia sous le titre La Russie bolchevique1. Conformément aux préoccupations de Vorst, ce texte est surtout centré sur l'attitude des dirigeants bolcheviques face aux questions diplomatiques et, accessoirement, sur les mesures de politique intérieure visant à transformer l’État. A cet égard, on observe dans les analyses de Vorst un revirement encore plus radical que celui qui s'opéra dans l'évolution des jugements de Paquet, mais dans une direction radicalement opposée. Jusqu'à la fin du mois de juillet 1918, Hans Vorst eut en effet plutôt tendance à considérer que les bolcheviks n'agissaient pas librement, subissant en quelque sorte « la nécessité des événements2 ». Mais devant l'accroissement de la misère, la hausse des prix et la famine, il se transforma en un critique virulent de l'« expérience bolchevique », attitude qu'il conserva jusqu'à ce qu'il quitte le Berliner Tageblatt, en juillet 1921. Les menaces révolutionnaires en Allemagne ne firent qu'accroître son antibolchevisme tout au long de l'année 1919. La réalité bolchevique lui inspirait une telle crainte qu'il redouta au plus haut point que : « la révolution allemande [prît] un tournant similaire à celui de la révolution russe » (Berliner Tageblatt du 23/01/19). Contrairement à la psychose que cherchaient à attiser Stadtler et son équipe dans le cadre de la Ligue Antibolchevique, la frayeur de Vorst était tout à fait sincère. Dans ces conditions, il n'était guère possible à la rédaction du Berliner Tageblatt de se livrer vis-à-vis de l'Entente au 1 2
Das bolschewistische Rußland, Leipzig, Kurt Wolff, 1919. In : Das bolschewistische Rußland, op. cit., p. 48.
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jeu subtil du « chantage au bolchevisme » tel qu'il fut pratiqué à l'époque par la grande majorité de la presse allemande, toutes tendances confondues1. Hans Vorst demeura cependant à son poste de « spécialiste des questions russes » jusqu'en 1921, bien que ses jugements catégoriques ne satisfissent pas la rédaction de son journal qui s'efforçait de faire preuve de modération, non seulement dans ses appréciations mais aussi dans le ton qu'elle cultivait. Vorst fut donc remplacé en novembre par Paul Scheffer, qui se trouvait déjà en Russie et y séjourna jusqu'en septembre 1929. Il publia en 1930 un recueil basé sur les articles qu'il avait rédigés pour le Berliner Tageblatt, Sept ans en Union soviétique2. De nombreux points opposent Vorst et Scheffer. Tout d'abord, ce dernier était relativement jeune lorsqu'il partit pour Moscou en 1921 : âgé de trente-huit ans, il n'avait pas une grande expérience journalistique derrière lui. Il avait étudié la philosophie avant de se tourner vers la politique et écrivit ses premiers articles pour le Berliner Tageblatt à partir de 1917. En juillet 1920, le journal l'envoya à Spa où se tenait la conférence entre Alliés et Allemands réunie pour régler les problèmes suscités par les réparations que devait payer l'Allemagne et par la limitation de ses forces armées. Les articles de Scheffer furent très appréciés mais il revint pour sa part avec une amertume non dissimulée à l'égard des Alliés. Aussi s'empressa-t-il d'accepter le poste de correspondant en Russie soviétique qui lui était proposé par le journal, y voyant l'opportunité d'œuvrer au rapprochement germano-russe et de concourir à la restauration 1
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Cf. la thèse de Louis Dupeux, « National-Bolchevisme ». Stratégie communiste et dynamique conservatrice, Paris, Honoré Champion, 1976, et notamment le troisième chapitre : « "Chantage au bolchevisme" et "bolchevisme allemand" au printemps 1919 ». Sieben Jahre Sowjetunion, Leipzig, Bibliographisches Institut AG, 1930.
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d'une certaine autonomie de l'Allemagne sur la scène diplomatique. On voit donc à quel point les orientations de Scheffer s'opposaient à celles de Vorst. Une fois sur place, Scheffer entra immédiatement en contact avec l'ambassadeur allemand à Moscou, le comte von Brockdorff-Rantzau, et avec un conseiller spécial du ministère des Affaires étrangères, Gustav Hilger. Il se prononça avec tant de ferveur pour un rapprochement germano-russe que nombre de ses articles ne furent pas acceptés par Theodor Wolff, le rédacteur en chef du Berliner Tageblatt, qui cautionnait désormais la Westorientierung à laquelle le journal avait fini par se rallier. Mais Scheffer ne se résigna pas. Il fut un artisan indirect du traité de Rapallo de 1922, jouant tout au long de son séjour en Russie soviétique un rôle de médiateur de premier ordre entre Russes et Allemands : il était en contact quasi permanent avec les plus hauts responsables bolcheviques, notamment avec Tchichérine, commissaire aux Affaires étrangères jusqu'en 1930. Pour clore cette troisième formation discursive, nous évoquerons la Neue Rundschau, revue politio-culturelle des « républicains par raison » et des intellectuels libéraux, qui sut faire preuve du plus grand éclectisme dans le choix de ses collaborateurs et adopta, à l'instar des grands quotidiens libéraux, un point de vue pour le moins contrasté sur l'« événement bolchevique ». Die Neue Rundschau, forum des « Vernunftrepublikaner » et des intellectuels libéraux. Fondée en 1890 par Otto Brahm et par l'éditeur Samuel Fischer, la Neue Rundschau était une revue berlinoise hebdomadaire centrée à l'origine sur la vie culturelle. Oscar Bie la dirigea à partir de 1904. Il fut remplacé par Rudolf Kayser en 1921 qui resta à sa tête jusqu'en 1932, date à 92
laquelle Peter Suhrkamp prit le relais. De 1918 à 1929, elle tira à environ 15000 exemplaires et dut faire face à une baisse sérieuse entre 1930 et 1933 puisqu'elle ne dépassait plus, alors, les 10000 exemplaires. Bien qu'elle fût ouverte à l'innovation dans le domaine littéraire, elle avait accueilli avec réserve l'expressionnisme. Avant comme après la guerre, elle demeura le lieu où Thomas Mann, Gerhart Hauptmann et Hugo von Hofmannsthal aimaient à publier leurs nouveaux travaux littéraires1. Elle comptait parmi ses collaborateurs les plus réguliers Friedrich Naumann, Ernst Troeltsch, Friedrich Meinecke, Otto Flacke, Max Weber, Werner Sombart (dont la présence se fit de plus en plus rare à mesure qu'il se rapprochait du national-socialisme), mais aussi Robert Musil et Alfred Döblin, vis-à-vis duquel elle prit ses distances après 1922 en raison, notamment, de l'évolution de l'écrivain face à la Russie soviétique. Comme l'ensemble des revues culturelles nées sous l'Empire, la Neue Rundschau ne s'intéressa pour ainsi dire pas à la politique jusqu'à ce qu'éclate la guerre. Elle s'engagea alors en faveur des « Idées de 1914 » puis se rallia à la République dès 1919, reflétant le parcours de l'ensemble des « républicains par raison » qui y occupaient une place prépondérante. A partir de 1918, les questions d'ordre politique prirent le pas sur le volet strictement culturel et, sous l'influence de Weber et de Sombart, elle accorda un large écho aux recherches en sociologie. Dans le contexte de la crise économique qui frappa la république, son éditeur, Samuel Fischer, opta pour une politisation plus forte de la revue. Cette stratégie se révéla payante. Lors de la seconde grande crise économique faisant suite au krach de Wall Street, la Neue Rundschau réaffirma son attachement à la république et plaida même pour une coopération des démocraties à l'échelle 1
Thomas Mann y publia notamment en 1922 le fameux essai marquant son ralliement à la République : De la République allemande.
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européenne afin de lutter contre la montée de l'extrémisme de droite. Elle se présenta comme une alternative intellectuelle à la revue néo-consevatrice de Zehrer, Die Tat. Mais la baisse continue du chiffre de ses ventes durant les trois dernières années du régime montre que son message ne fut pas entendu. L'évocation des collaborateurs les plus connus de la Neue Rundschau, d'Alfred Döblin à Werner Sombart, en passant par Friedrich Meinecke et Thomas Mann, illustre à quel point la revue constituait un espace propice au débat. En ce qui concerne l'« événement bolchevique », on a pu constater qu’elle ne contenait, en définitive, que peu d'articles exclusivement consacrés à la Russie soviétique. En revanche, le nombre total de pages y faisant référence n'est pas négligeable1. En ce qui concerne les thématiques abordées, elles sont proches de celles de la Weltbühne à ceci près que c'est davantage à partir d'une réflexion de type historique plus que dans le cadre d'une confrontation idéologique que les collaborateurs de la Neue Rundschau s'intéressèrent à l'« événement bolchevique ». En outre, la revue fit d'emblée preuve d'une grande curiosité vis-à-vis de ce qui se passait dans le domaine culturel et artistique, tandis que les rubriques « économie » et « politique étrangère » se révèlent être assez minces : les questions économiques furent surtout traitées par le biais de ce que l'on pourrait appeler des « articles bilans ». En 1924, l'économiste August Müller consacra ainsi onze pages à la NEP2 et en 1931, Michael Farbman livra une contribution de dix-neuf pages sur le plan quinquennal3. Au cours des Jusqu'à 10 % du nombre total de pages de la revue en 1921, 1922 et sur le premier trimestre de l'année 1933 ; entre 5 % et 8 % de novembre 1918 à la fin de l'année 1919 et de 1925 à 1927. On est autour de 2 % à 3 % pour les autres années. 2 « Voile monétaire et image économique », NR, 24/03/278-289. 3 « Remarques sur le plan quinquennal », NR, 31/06/721-739. 1
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six années qui séparent ces deux articles, la revue ne se pencha guère sur l'économie soviétique. Elle procède de manière presque similaire avec la politique étrangère, faisant régulièrement le point sur les questions diplomatiques au fil de longs articles, même si certains événements, à commencer par la signature du traité de Rapallo ou la crise anglo-soviétique de 1927, suscitèrent des réactions plus ou moins spontanées dans le cadre d'articles généraux ou dans les « chroniques politiques et européennes ». L'une des spécificités de la revue tient à l'intérêt qu'elle porta aux questions de société. Les pics des années 1922, 1925, 1926 et plus encore ceux des années 1921 et 1927 reposent sur des textes relatifs à ces questions. Plus que des articles, ce sont surtout des récits de voyages qui nourrissent la réflexion. Ainsi, la Neue Rundschau publia dans trois numéros successifs le récit de voyage d'Arthur Holitscher, « intellectuel de gauche » et compagnon de route de la première heure. Naturellement, elle laissa aussi une large place aux textes d'Alfons Paquet, notamment à partir de 1922, et en 1927, elle publia Le Voyage de Moscou de l'écrivain français et prix Goncourt 1918 Georges Duhamel. Après 1931, elle proposa même quelques extraits de l'Histoire de la révolution russe de Trotski. On se retrouve donc confronté à une immense diversité de collaborateurs, la plupart du temps occasionnels, qui rend dès lors aléatoire, avant toute analyse précise des textes eux-mêmes, la spécification de la ligne éditoriale de la revue (Sur l'ensemble des revues étudiées, la Neue Rundschau est celle qui fit preuve de la plus grande ouverture : près du tiers des collaborateurs à s'être exprimés sur la Russie soviétique durant la République de Weimar n'étaient pas des « républicains par raison » ou des intellectuels libéraux).
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Chapitre 4 : L'impossible totalisation Au terme de cette présentation du paysage intellectuel, nous sommes parvenus à établir plusieurs faits notables. Tout d'abord, l'espace discursif envisagé ici se caractérise bien par sa diversité et son hétérogénéité : diversité d'écrits mais aussi d'auteurs, de sorte que la notion d'« intellectuel » ne s'épuise pas dans l'image classique d'une belle figure solipsiste jouissant d'une renommée fermement établie, représentative d'une idée, d'un courant de pensée, voire d’une époque. Si l'on prend toute la mesure du contexte weimarien, on parvient au constat suivant : c'est avant tout en situation et même en interaction qu'il faut appréhender le discours intellectuel à la croisée du politique et du culturel, évoluant au fil du temps ainsi qu'au gré des confrontations que suscitaient et favorisaient les revues politico-culturelles, composante clé du paysage intellectuel allemand. Dès lors, nos trois formations discursives initiales conservent un caractère précaire indéniable et ce n'est pas un hasard si nous avons pu mettre en évidence le fait qu'il existait de nombreuses passerelles d'un courant à l'autre, comme l'atteste encore, si besoin était, l'anecdote suivante mettant au grand jour toutes les ambiguïtés du paysage intellectuel weimarien. En 1930, c'est à Hans Zehrer, futur chef de file de la « Révolution conservatrice » que l'éditeur Franz Ullstein proposa le poste de rédacteur en chef de la Vossische Zeitung, parfois qualifiée de « bible du libéralisme », dont il venait de congédier Georg Bernhard après un différend d'ordre privé. Zehrer déclina l'offre, préférant au grand quotidien libéral une revue politicoculturelle quasi confidentielle, la Tat, dont la ligne était nettement plus conforme à ses idées et à laquelle il sut conférer un essor impressionnant au cours des trois dernières années de la République de Weimar, jusqu'à en 97
faire un fleuron de la presse néo-conservatrice. Georg Bernhard, authentique démocrate, trouva quant à lui refuge au sein de la Weltbühne, que quittait au même moment le social-démocrate Ernst Niekisch, collaborateur régulier depuis le début des années vingt, pour devenir le chantre du national-bolchevisme d'extrême droite qu'il se mit à promouvoir dans sa propre revue politique, Der Widerstand (La Résistance). Outre le caractère flou des contours de nos formations discursives, il faut encore souligner que bon nombre d'intellectuels ne sauraient trouver place dans aucune d'entre elles, de sorte qu'il eût fallu constituer une quatrième formation consacrée aux « inclassables ». En effet, bon nombre d'intellectuels de la République de Weimar demeurèrent des « inclassables », et ce pour au moins deux raisons, la première tenant à une très forte personnalité qui les maintenait à l'écart de chacune des mouvances politicoculturelles précédemment évoquées, la seconde reposant sur le fait qu'à l'inverse, ils évoluèrent sans cesse au fil du temps, tels des « nomades », pour reprendre l'expression d'Enzo Traverso, entre divers courants souvent inconciliables, de sorte qu'ils demeurèrent isolés, tout en restant des témoins de leur époque extrêmement attentifs et impliqués. En ce qui concerne le rapport à l'« événement bolchevique », on peut citer, comme représentant de ce premier type d'« inclassables », l'écrivain autrichien Joseph Roth (1894-1939), journaliste à Vienne après la Première Guerre mondiale (au cours de laquelle il avait combattu sur le front russe), venu s'installer à Berlin à partir de 1921. Toute sa vie, Roth conserva une nostalgie mystique et très personnelle à l'égard de l'empire d'Autriche-Hongrie qui constitue la source de son inspiration romanesque et dont sont aussi empreints ses essais. Correspondant de la Frankfurter Zeitung entre 1923 et 1932, il eut l'occasion de 98
parcourir le monde et fut l'auteur en 1926 d'un récit de voyage en Russie1 publié entre septembre 1926 et mars 1928 dans les colonnes du journal. Quant au second type d'« inclassables », il trouve l'un de ses représentants les plus connus en la personne de Siegfried Kracauer, issu lui aussi de la « génération du front » et qui s'enthousiasma dès 1912 pour les thèses bellicistes, accueillant la guerre comme une « expérience rédemptrice et régénératrice » à même de provoquer l'« indispensable déploiement » des forces intérieures de l'individu et de la nation. L'expérience du front mit un terme à son enthousiasme et le laissa, au sortir du conflit, dans un état de perplexité tel qu'il se mit à chercher sa voie « entre Dieu et Lénine2 », s'engageant sur le chemin zigzagant d'une quête intellectuelle spirituelle sans cesse recommencée mais toujours empreinte d'une forte dimension mystique. A partir de 1921, Kracauer devint un collaborateur régulier de la Frankfurter Zeitung qui apparaît bien comme l'un des principaux creusets de cette intelligentsia sans attaches, issue en majorité de la tradition judéo-allemande très cosmopolite, incarnée au siècle précédent par Heinrich Heine. Il cultivait alors un « marxisme religieux » atypique, percevant le marxisme comme « l'un des courants religieux de l'époque »3, et se rapprocha de Ernst Bloch dont il appréciait l'utopie messianique. Cependant, il demeura, contrairement à Bloch, très à l'écart du mouvement ouvrier et ne saurait être tenu pour un « intellectuel de gauche », proposant une analyse de l'« événement bolchevique » à partir de ses lectures de Tolstoï et de Dostoïevski qui n'est pas sans Voyage en Russie, in : Joseph Roth, Werke, T. III, Cologne, Kiepenheuer & Witsch, 1976. 2 Tel est le titre d'un chapitre de l'ouvrage d'Enzo Traverso consacré à Kracauer, op. cit. 3 Cf. Enzo Traverso, op. cit., p. 63. 1
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rappeler celle de nombreux adeptes de la « Révolution conservatrice » puisqu'il cherchait « l'âme slave » de la révolution russe derrière l'idéologie marxiste. Il entreprit cependant de lutter contre les néo-conservateurs à partir de 1930, mais de manière toujours très isolée, tel l'un de ces « desperados intellectuels1 » ayant certes toute leur place au sein du paysage intellectuel weimarien mais qu'ils nous interdisent, dès lors, de ressaisir une fois pour toutes en une belle totalité bien ordonnée.
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L'expression est de Kracauer lui-même, elle est reprise par Traverso qui fait de Kracauer le représentant par excellence de ce « type » d'intellectuel.
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Deuxième Partie Éruptions
Chapitre 1 : La polémique entre Lénine et Kautsky au cœur de la mésentente entre les « intellectuels de gauche » Si peu de sociaux-démocrates allemands avaient lu les textes de Lénine, et notamment sa brochure de 1902 intitulée Que faire ? dans laquelle il développait sa théorie d'un parti extrêmement centralisé à même de faire face à la situation spécifique de la Russie, ils furent en revanche sidérés à la quasi-unanimité par la pratique du leader bolchevique qui proclama la dissolution de l'Assemblée constituante le 5 janvier 1918, peu après les élections du 25 novembre 1917 dont les résultats avaient été très défavorables aux bolcheviks1. Car depuis qu'elle avait entrevu la possibilité d'accéder démocratiquement au pouvoir grâce à des résultats électoraux en constante progression jusqu'à l'éclatement de la guerre, la socialdémocratie allemande faisait preuve d'un respect scrupuleux à l'égard de l'acte électoral. Kautsky fit donc paraître début août 1918 La Dictature du prolétariat, texte dans lequel il mettait l'accent sur le lien indissociable entre socialisme et démocratie tout en stigmatisant la dérive bonapartiste du nouveau gouvernement bolchevique. Ce à quoi répliqua Lénine le 9 octobre 1918, dans un texte constitué d'articles publiés dans la Pravda, ultérieurement regroupés sous le titre vengeur La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky : « Kautsky déclare [...] qu'il fallait garder la Constituante, que les bolcheviks ne devaient pas prendre le pouvoir. […] Nous savons [aussi] que Kautsky et sa bande […] ont été grandement "indignés" par la conclusion de la paix de Brest-Litovsk ; ils auraient voulu que nous fissions un "geste" en remettant le pouvoir en Russie aux mains de la bourgeoisie ! Ces petits bourgeois allemands [...] ne 1
Ils y obtinrent moins du quart des sièges.
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désiraient pas que la république prolétarienne des Soviets [...] se maintienne jusqu'à la révolution en Europe, en allumant l'incendie dans les autres pays (les petits bourgeois craignent la guerre civile qui détruit leur "tranquillité" […]). Voilà bien le reniement, voilà bien le nationalisme petit-bourgeois.1 » La violence du débat n’est pas compréhensible si on ne la resitue pas dans son contexte : le climat révolutionnaire gagne alors sinon l’Europe, du moins l’Allemagne, de sorte qu’à cette date, la révolution mondiale tant espérée par les bolcheviks mais à laquelle ont renoncé en pratique les sociaux-démocrates allemands majoritaires, semble possible. Dès lors, la critique à l’encontre de l’attitude du gouvernement bolchevique vis-à-vis des institutions et, plus précisément, de l’acte électoral, signalait sans ambiguïté le rejet d’une solution révolutionnaire de la part des cadres de la social-démocratie allemande. Or, c’est autour du déclenchement d’une révolution en Allemagne que se cristallisaient les espoirs des bolcheviks : « Par tous ses écrits datant de la guerre, Kautsky a cherché à étouffer l’esprit révolutionnaire au lieu de l’entretenir et de le développer. […] La révolution prolétarienne mûrit à vue d’œil, non seulement en Europe mais dans le monde entier, et c’est la victoire du prolétariat en Russie qui l’a favorisée, précipitée et soutenue. Tout cela ne suffit-il pas pour la victoire complète du socialisme ? Évidemment non. Un seul pays ne peut faire davantage. Toutefois, grâce au pouvoir des Soviets, ce pays à lui seul a tant fait que, même si l’impérialisme mondial venait demain à écraser le pouvoir soviétique russe, […] la tactique bolchevique n'en aurait pas moins été de la plus grande utilité pour le socialisme.2 » On perçoit à travers ce texte à quel point les Lénine, L'internationalisme prolétarien, Éditions du Progrès, Moscou, 1980, pp. 222-224. 2 Ibid., pp. 235-237. 1
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enjeux nationaux constituent une préoccupation majeure à l’intérieur du camp socialiste. Ainsi, derrière les clivages idéologiques se profilait une rivalité en termes purement nationaux entre l’Allemagne et la Russie : avec l’arrivée au pouvoir des bolcheviks, l’Allemagne voyait son rôle de garante de l’orthodoxie marxiste directement menacé. Si Kautsky, après avoir salué Brest-Litovsk comme l’opportunité d’un retour à la paix, mena ensuite une croisade idéologique contre le bolchevisme au point d’en faire un nouvel idéal d’intégration pour la socialdémocratie allemande, Rosa Luxemburg et les spartakistes, à l'origine extrêmement critiques à l'égard du traité de paix séparée mais aussi de la conception léniniste du Parti, se rallièrent à l'expérience bolchevique car pour la première fois, elle proposait de faire du socialisme « un programme immédiat de la politique pratique1 ». Très vite, l'« événement bolchevique » apparut donc comme une ligne de partage radicale à l'intérieur du mouvement ouvrier allemand. La brève expérience munichoise l'« événement bolchevique »
confrontée
à
C'est le 7 novembre 1918 qu'éclata à Munich l'insurrection révolutionnaire suite à laquelle Kurt Eisner, écrivain et journaliste indépendant, membre de l'USPD depuis 1917, prit les fonctions de Ministre-président et de ministre des Affaires étrangères de la République bavaroise qu'il dirigea jusqu'à son assassinat, le 21 février 1919. Il était notamment entouré de Erich Mühsam, Ernst Toller et Ernst Niekisch. Très vite, Eisner voulut se démarquer du bolchevisme, comme en témoigne son discours tenu à Berlin le 25 novembre 1918 devant le Comité exécutif des 1
Rosa Luxemburg, La Révolution russe, 1918. Édition française : Paris, Spartacus, réédition de 1977, p. 18.
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Conseils : « Nous entendons actuellement beaucoup parler des bolcheviks. Je n'en suis pas un. Je souhaiterais en être un. Mais mes convictions s'y opposent. […] Je n'aime pas la méthode du bolchevisme. Je crois à l'esprit et à la puissance des idées. […] Je suis toujours étreint d'émotion chaque fois que je pense que nous avons pataugé dans le sang pendant près de quatre ans et demi. Aussi je souhaite que les représentants de l'esprit nouveau s'efforcent de progresser en faisant preuve d'humanité. Voilà ce qui me sépare de leurs méthodes.1 » Les principaux membres du gouvernement de Kurt Eisner étaient, comme lui, membres de l'USPD et faisaient preuve de la plus grande méfiance à l'égard de l'expérience bolchevique, non seulement parce qu'ils doutaient qu'elle fût adaptée aux conditions économico-sociales de l'Allemagne, mais plus encore parce qu'ils mettaient un point d'honneur à innover et à mettre en place un système qui, contrairement au « modèle bolchevique », n'avait pas vocation à être universel2. A posteriori, Ernst Toller, chargé des questions culturelles, fit écho à Eisner en stigmatisant dans son autobiographie l'influence du bolchevisme sur le déroulement de la révolution en Bavière : « Quelques Russes acquièrent une influence politique décisive, et ce uniquement parce que leur passeport les désigne comme citoyens soviétiques. Le grand œuvre de la révolution soviétique confère à chacun de ces hommes un éclat magique, des communistes expérimentés fixent leurs yeux sur eux, comme aveuglés. Parce que Lénine est russe, ils
Cité d’après Georges Castellan, L’Allemagne de Weimar, 1918-1933, Paris, Armand Colin, 1969, p. 189. 2 Ce n'est qu'après l'assassinat de Kurt Eisner que fut proclamée le 7 avril 1919 une « République des Conseils » en Bavière, qui dura moins d'un mois, conduite par le révolutionnaire russe Eugen Leviné s'appuyant sur les communistes munichois.
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leur attribuent ses capacités. Le slogan "En Russie, nous avons fait autrement" renverse toute résolution.1 » Il apparaît ainsi que Toller, et avec lui l'ensemble des intellectuels regroupés autour de Eisner, se réclamaient d'un socialisme qui devait plus à un « idéal » spirituel tel que l'avait défini Heinrich Mann qu'à la pratique révolutionnaire bolchevique. En effet, le journal bavarois le plus célèbre, les Dernières nouvelles de Munich, publia le 1er décembre 1918 l'un des principaux articles que consacra Heinrich Mann à la révolution en Bavière, intitulé « Le Sens et l'Idée de la Révolution ». Se référant explicitement à la Russie soviétique et à la guerre civile qui y faisait rage, il renvoyait dos à dos les bolcheviks et leurs adversaires contrerévolutionnaires : « Terreur rouge et terreur blanche sont également haïssables. Les extrêmes, qu'ils soient impérialistes ou communistes, sont contraires à la Raison.2 » Depuis le 13 novembre 1918, Heinrich Mann était président du « Conseil des Travailleurs Intellectuels » de Munich. Ces derniers avaient enfin l'occasion d' « entrer en politique » et de faire entendre leurs idées – même si leur influence demeura symbolique –, de sorte que les propos de Heinrich Mann sur le bolchevisme sont à inscrire dans un discours beaucoup plus large rappelant les principes communs de ces « intellectuels de gauche démocrates » dont il demeurait la figure de proue : « Nous sommes des démocrates allemands, notre fierté est l'héritage de l'année 1848, notre monde est l'idéalisme allemand […]. Nous sommes allemands, démocrates et européens. De tout cela résulte notre volonté de placer la vie de l’État sous le signe d'une justice absolue. Tout le monde devra participer le plus tôt possible à la vie de l’État. La liberté […] devra être
Eine Jugend in Deutschland, 1933. Édition consultée : Reinbeck bei Hamburg, Rowohlt Taschenbuch Verlag, 1963, p. 110. 2 Münchner Neueste Nachrichten, 01/12/1918 1
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exercée et vécue par tous.1 » Dans ce texte, ce sont bien les notions de « démocratie », de « justice » et de « liberté » qui sont porteuses de la révolution, aucun rôle moteur n'est dévolu au prolétariat et surtout pas à « son » parti d'« avantgarde ». En saluant l'« idéalisme » allemand, Heinrich Mann prend même ses distances avec le matérialisme marxiste, ce que confirme l'hommage rendu à l'héritage de 1848. Dans une perspective similaire, René Schickele déclara, lors d'un appel du Comité Nouvelle Patrie berlinois du 10 novembre 1918, en présence de Heinrich Mann : « Vers le socialisme par la démocratie ! », formule entrant pleinement en résonance avec les thèses de Kautsky développées quelques mois plus tôt dans La dictature du prolétariat. Les Weißen Blätter, premier relais du kautskysme parmi les « intellectuels de gauche » C'est dans les Weißen Blätter que parut en décembre 1918 le premier grand texte d’un « intellectuel de gauche » proposant une analyse détaillée du bolchevisme sur fond de polémique entre Lénine et Kautsky2. Schickele y tranche sans équivoque en faveur de Kautsky, reprenant les arguments développés dans La dictature du prolétariat, selon lesquels les bolcheviks « dénaturent » le socialisme : « Non, mille fois non ! Je suis socialiste, mais si l'on me convainquait que le socialisme n'est réalisable qu'avec les méthodes des bolcheviks, je renoncerais [...] à sa réalisation. […] Non, mille fois non ! Je ne veux pas d'esclaves, même des esclaves libérés qui restent toujours des esclaves aussi longtemps qu'on les soumet à la contrainte, même dans leur propre "intérêt" […].3 » Münchner Neueste Nachrichten, 15/11/1918. « Révolution, bolchevisme et idéal », WBl, 18/12/97-130. 3 Art. cit., p. 125. 1 2
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L'attaque s'inscrit en outre dans une réflexion sur la situation de l'Allemagne après la proclamation de la République. Schickele dresse un bilan de la révolution allemande, qu'il estime terminée et qu'il resterait désormais à aménager, non à poursuivre : « La révolution du 9 novembre a été l'effondrement de l'autocratie […]. Le jour même, le gouvernement socialiste promulgua le décret qui ouvrit les portes à la démocratie. La démocratie ! […] En avant, socialistes, il serait temps, nous dit-on, de passer maintenant aux choses sérieuses. Si pour notre part, nous sommes hésitants, les spartakistes tentent de faire le coup de poing. Tous savent qu'il y a là beaucoup à perdre, mais personne ne sait ce qu'il y a à gagner.1 » Le « nous » auquel fait référence ce texte s'applique à l'ensemble des « intellectuels de gauche » démocrates qui, s'ils étaient loin d'approuver unanimement les premières mesures du nouveau gouvernement, comme le laisse entrevoir l'emploi de l’adjectif « hésitants », redoutent plus que tout un débordement révolutionnaire susceptible de conduire à une dictature du prolétariat de type bolchevique, synonyme, à leurs yeux, de chaos. C'est pour cette raison que les « intellectuels de gauche » furent initialement enclins à garder le silence à propos des bouleversements survenus à l'Est, afin de ne leur faire aucune publicité2. Quelques mois auparavant, en août 1918, Schickele avait rédigé un autre long article sur le rôle et la fonction des intellectuels, dans lequel il distinguait quatre types d'attitudes3. Il mentionnait en premier lieu l'intellectuel se plaçant en dehors de la mêlée politique, idéal prôné par un Julien Benda une petite dizaine d'années plus tard dans sa Art. cit., p. 102. Après cet article-fleuve, ultime mise en garde contre le « péril bolchevique », il ne fut plus question de la Russie soviétique dans les colonnes des Weißen Blätter. 3 « La Convention des intellectuels », WBl, 18/08/96-105. 1 2
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fameuse Trahison des clercs, puis l'intellectuel au service d'un parti politique, faisant fonction d'idéologue (du type Kautsky ou Luxemburg). La troisième catégorie renvoyait – signe des temps – à l'intellectuel parvenu au pouvoir dans un État particulier : une catégorie créée sur mesure pour Lénine. Quant au quatrième groupe, auquel Schickele se disait appartenir, il réunissait les intellectuels se plaçant non pas au service d'un parti ou d'un État mais d'un idéal démocratique à vocation universelle. C'est au nom de cet idéal, proche de celui qu'avait défini Heinrich Mann dans son essai sur Zola, que Schickele récusait l'entreprise des bolcheviks et « hésitait » à pousser trop avant la critique du nouveau pouvoir allemand. Pourtant, il existait aussi un petit groupe d'« intellectuels de gauche » réunis autour de Franz Pfemfert qui réclamèrent, à la fin de l'année 1918, davantage de transformations en Allemagne, considérant que les temps de l'idéalisme étaient révolus. L'engouement soudain et absolu de Die Aktion pour la « nouvelle Russie » Une lecture rapide de Die Aktion à partir de 1918 permet de constater que c'est un sentiment de vive déception qui incita ses collaborateurs non seulement à tourner leurs regards vers l'Est, mais encore à revoir radicalement leur jugement initial sur les bolcheviks. Dénonçant en effet en juin 1918 le traité de Brest-Litovsk qui compromettait selon elle les chances d'une révolution mondiale, Die Aktion adressa le 16 novembre 1918 par la voix de Hans Siemsen un appel à la Russie soviétique intitulé « Camarades ! ». Siemsen y dresse un bilan de la guerre qu'il analyse dans une perspective léniniste comme un affrontement entre capitalistes occidentaux cherchant à se réconcilier aux dépens du prolétariat international, au nom duquel seule la Russie soviétique pouvait désormais parler après l'« échec 110
patent » de la révolution en Allemagne. C'est pour cette raison que, selon Siemsen, l'existence de la « nouvelle Russie » était menacée par l'alliance des pays capitalistes, hier ennemis, aujourd'hui solidaires pour l'écraser sous la conduite de Wilson, avec l'aide de l'Allemagne. Et Siemsen de conclure son appel par une mise en garde : « La Russie actuelle est affaire internationale. Quiconque l'agresse doit savoir qu'il n'aura pas seulement affaire à la Russie mais au prolétariat et aux révolutionnaires du monde entier.1 » A cette époque, même les spartakistes, auxquels les activistes de Die Aktion venaient de se rallier, n'étaient pas allés aussi loin dans leur soutien à Moscou. En effet, la Rote Fahne, organe central du mouvement spartakiste et du futur parti communiste allemand, s'était contentée, dans son deuxième numéro du 10 novembre 1918, d'un solennel mais somme toute assez formel « Salut à la République russe des soviets2 », et jusqu'en mai 1920, elle publia presque exclusivement des articles consacrés à la situation extérieure de la Russie soviétique en pleine guerre civile. En revanche, Die Aktion fit preuve d'une diversité impressionnante dans le choix des thèmes abordés, ouvrant aussi ses colonnes aux principaux leaders bolcheviques. A l'appel de Siemsen succéda ainsi, le 30 novembre, un long article de Lénine s'inscrivant dans la polémique qui l'opposait à Kautsky3. Puis, à la mi-décembre 1918, fut publiée in extenso la « Constitution de la République Fédérale Russe Socialiste et Soviétique », suivie d’une lettre de Lénine adressée « aux travailleurs américains » DA, 18/46-47/586. Rote Fahne, 10/11/18, p. 3. Il faut dire que Rosa Luxemburg, qui la dirigeait et en rédigeait parfois à elle seule l'intégralité des numéros, était particulièrement méfiante, sinon hostile, à l'égard des projets léniniens de création d'une internationale communiste siégeant en Russie et de constitution d'un parti communiste allemand à visée insurrectionnelle. 3 « La dictature du prolétariat de Kautsky », DA, 18/47-48/620-624. 1 2
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dans laquelle le leader bolchevique dénonçait l'alliance des « sbires de l'impérialisme [...] contre la Russie, sans défense et démobilisée1 ». Mais c'est surtout durant l'année 1919 que l'enthousiasme fut à son comble : Die Aktion devint un forum d'expression au service de la propagande bolchevique, certains numéros lui étant même exclusivement consacrés. Plus encore que les longs articles techniques et rhétoriques, ce sont les nombreux poèmes dithyrambiques en l'honneur de la « Nouvelle Russie » qui confèrent à Die Aktion toute son originalité. Parmi ces textes annonciateurs des panégyriques des « compagnons de route » de la période stalinienne, celui de Karl Otten, intitulé « Ex Oriente Lux ! », donne une idée de l'exaltation mystique suscitée par la révolution russe : « Russie, pays de liberté, / Pays du courage, pays de l'amour, pays frère ! / Te bénissent, toi qui es leur seul espoir, tous ceux qui se sont juré / D'accomplir leur vengeance ! Vengeance ! Vengeance ! / Reste forte, préserve ton trésor, conduis à la victoire de la rédemption de l'Europe !2 » La propagande pro-soviétique était constituée de deux faces indissociables et complémentaires sur lesquelles reposait la dynamique du discours de la revue : d'une part, elle promouvait les réalisations concrètes du régime en insistant sur les promesses d'avenir dont se disait porteur le projet bolchevique. D'autre part, elle partait sans relâche en croisade contre les détracteurs de ce projet. Ces deux aspects transparaissent clairement dans le bilan que dresse Pfemfert des réalisations des bolcheviks à l'occasion du 1er mai 1919 : « La révolution sociale en Russie a déjà dix-huit mois [...] qui furent remplis par des combats avec les ennemis de tout bord, par l'organisation du pays et la construction d'une nouvelle société plus juste. […] Et ce 1 2
DA, 18/51-52/667. DA, 19/12-13/190-191.
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deuxième jour de mai [...] n'est pas seulement un jour de fête pour nos camarades russes, c'est aussi un jour du souvenir pour les innombrables martyrs de la pensée socialiste et un jour d'espérance lumineux pour le prolétariat mondial.1 » Parmi les « ennemis de tout bord » mentionnés par Pfemfert, c'est surtout contre les « intellectuels de gauche démocrates » que Die Aktion concentra ses attaques. N'ayant pas renoncé à constituer une « grande gauche intellectuelle allemande » dont ils assureraient la direction, Pfemfert et ses camarades s'engagèrent dans une lutte acharnée contre ceux qu'ils traitaient de « socialistes éthiques », au premier rang desquels ils plaçaient évidemment Karl Kautsky. Dès mars 1919, le combat en faveur de la IIIème Internationale et les attaques contre le « renégat Kautsky » furent menés conjointement : « Karl Kautsky commence à devenir une figure tragique. Il n'est plus capable de représenter la moindre cause […]. Autrefois professeur du prolétariat mondial comme exégète de Marx, il est devenu, depuis longtemps déjà, un radoteur [...]. La Pravda le qualifie de Judas. Que fait l'intéressé ? [...] Il essaie simplement d'exciter la haine du plus grand nombre contre les Russes. La Troisième Internationale, c'est l'ennemi de ce « révolutionnaire » […]. Pendant des décennies, ce vieillard désormais sénile a pourtant représenté les buts et l'argumentation des bolcheviks […]. Mais la guerre a placé le prolétariat face à l'effondrement de la société capitaliste et l'a contraint à reprendre le combat. […] Et quiconque se cache à présent sous son confortable bonnet à pointe est un Kautsky !2 » A la mi-novembre 1919, Henri Guilbeaux adressa dans Die Aktion une « Lettre ouverte aux intellectuels allemands » (étaient ciblés les intellectuels de gauche, les 1 2
DA, 19/16-17/229-231. DA, « Judas à Lucerne », 19/35-36/304.
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« socialistes éthiques ») les invitant à se rallier au « nouveau monde [...] né en Russie » et à rompre avec le modèle républicain à la française reposant, selon l'auteur, sur une conception erronée de la liberté, tout aussi « bourgeoise » que l'avait été la Révolution de 17891. Cet appel d'un intellectuel français adressé à des intellectuels allemands francophiles, attachés aux valeurs issues des Lumières et de la Révolution, voulait promouvoir l'ouverture d'un débat contradictoire dans les colonnes de Die Aktion. L'entreprise fut cependant immédiatement sabotée par la brève introduction dont Pfemfert fit précéder la lettre de Guilbeaux : « Henri Guilbeaux connaît bien trop peu les intellectuels allemands sinon, il n'aurait pas gaspillé son encre à leur écrire. Il n'y a pour ainsi dire pas de cas plus désespéré au monde que celui de nos « intellectuels ». […] Que ceux qui en doutent essaient de me nommer cent ou même seulement cinquante intellectuels qui ne sont pas en train [...] de saboter la révolution.2 » Le ton était donné. Et conformément à cette déclaration, les collaborateurs de Die Aktion refusèrent systématiquement de se considérer comme des « intellectuels », conférant au terme un sens radicalement négatif. D'ailleurs, le deuxième article de cette campagne porte un titre éloquent : « Le crime de la canaille intellectuelle3 ». Ce texte de Pol Michels visait surtout les membres du « Conseil des Travailleurs Intellectuels », notamment Kurt Hiller et Heinrich Mann : « Ils se nomment "intellectuels" […], mais jamais l'intellect n'a été aussi éloigné d'une caste qu'il ne l'est de ce conglomérat de foutus parasites du corps populaire. […] Boursouflés d'une présomption semblable à DA, 19/41-42/695-696. Ibid., p. 695. 3 DA, 19/33-34/552-554. Le titre est encore plus violent, en allemand, puisqu'il repose sur un mot-valise, « Intellektuaille », composé à partir des termes « Intellektuelle » et « Kanaille ». 1 2
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celle des junkers, ces misérables bourgeois ont constitué des "Conseils (!) de Travailleurs (!!) Intellectuels (!!!)", dont la seule dénomination constitue un non-sens répugnant et une ânerie antisociale évidente. Les intellectuels allemands […] ont participé et participent avec zèle à chaque complot contre le peuple laborieux et blessé à mort.1 » A la fin de l'année 1920, ces attaques firent place à de véritables appels au meurtre véhiculés par de petits « poèmes » rimaillés, un genre très à la mode dans les revues et les journaux de la période weimarienne, aussi bien de droite que de gauche, à travers lequel les auteurs laissaient souvent libre cours aux propos les plus radicaux2 : « Qui sont les pires ennemis du prolétariat ? / Qui sont les meilleurs gardiens de l’État bourgeois ? / Qui protège le grand capital / Et prêche partout la paix ? / Ce sont les larbins de la bourgeoisie, les intellectuels. / […] / De la multitude des intellectuels / Gardez-vous chaque jour et à toute heure : A la lanterne ! / Laissez-les pendiller, faites-les pendre haut et court / Entonnez ce refrain joyeusement et à tue-tête : / Du balais, vous, les larbins de la bourgeoisie, vous, les intellectuels !3 » Comment les mis en cause réagirent-ils ? Violemment pris à parti, ils ne se laissèrent pas entraîner sur le terrain de la confrontation et développèrent une stratégie discursive d’un tout autre ordre.
Ibid., p. 553. C'est aussi dans un de ces textes signé Artur Zickler qu'était paru dans le Vorwärts du 13 janvier 1919 l’un de ces appels au meurtre les plus célèbres dirigé contre Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht et Radek : « Quatre cents morts dans un rang / Prolétaires ! / Karl, Rosa, Radek et consorts / Et pas un parmi les victimes ? (bis) / Prolétaires ! ». De tels textes donnent une idée du climat de violence dans lequel baignait la République. 3 Adolf J. Schmidt, « Larbins de la bourgeoisie », DA, 20/51-52/718. 1 2
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Le prolongement du discours de Schickele par la Weltbühne et Heinrich Mann C’est dans la Weltbühne que les critiques de Schickele à l'encontre du bolchevisme trouvèrent un prolongement. En mars 1919, Heinrich Ströbel, se déclarant d’emblée opposé à l’expérience bolchevique, signa un article de sept pages intitulé « Moscou contre Weimar », où il radicalisait les thèses de Schickele. En raison du contexte de guerre civile qui avait pris de l'ampleur depuis décembre 1918 et déstabilisait de plus en plus le pays, il reléguait au second plan les impératifs éthiques et moraux au nom desquels parlait Schickele, préférant désigner clairement les protagonistes et souligner les dangers concrets que ferait courir à l'Allemagne le triomphe d'une dictature du prolétariat : « Les canons grondent une nouvelle fois à Berlin. L'Allemagne traverse-t-elle déjà sa Révolution d'Octobre bolchevique ? […] La masse des socialistes de droite […] doit enfin s'unir avec les socialistes minoritaires pour réaliser le socialisme. Seulement, ils ne doivent pas recourir aux méthodes bolcheviques, mais aux moyens de la démocratie. […] Le bolchevisme fut une catastrophe pour la Russie, et c'en serait une pour l'Allemagne, à n'en pas douter. […] A quoi bon la violence et la terreur, à quoi bon la guerre civile permanente quand une utilisation résolue et lucide des divers leviers démocratiques permet aussi bien et même mieux la mise en place organisée de toute mesure socialiste ?1 » Pour endiguer la vague bolchevique, il était donc nécessaire de s'engager plus résolument sur la voie du socialisme et de « renoncer à toute compromission avec les représentants du capitalisme et du militarisme ». Tel était selon lui, comme pour la majorité des collaborateurs de la Weltbühne, le meilleur moyen de faire redémarrer 1
WB, 19/12/273, 276-278.
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l'Allemagne, faute de quoi, elle « sombrerait dans le chaos » où l'entraîneraient irrémédiablement les partisans du bolchevisme1. Les textes de Ströbel sont les plus virulents que l’on puisse alors trouver dans les colonnes de la revue qui s’efforçait à ne pas céder aux provocations de Die Aktion. En effet si la Weltbühne promut tout au long de l'année 1919 un socialisme « authentiquement démocratique », elle se garda de se laisser entraîner sur le terrain de la polémique sur lequel les collaborateurs de Die Aktion voulaient l'attirer. C'est avec le même souci de ne pas nourrir la polémique que, dans l'hommage qu’il rendit à Kurt Eisner, Heinrich Mann, loua la modération du « littérateur » entrant en politique, qui pouvait certes être tenté d'agir avec précipitation pour hausser le monde au niveau de l'Idée mais sut agir avec modestie, patience et douceur, sans céder au désir de vengeance. Cet éloge funèbre recèle en filigrane une condamnation du bolchevisme sur laquelle se termine plus explicitement le discours : « Que la Révolution soit une communauté de tous les amis de la Vérité, elle est la voie qui mène vers l'Homme, et pas de guerre après la guerre, pas de guerre civile !2 » Deux mois plus tard, Heinrich Mann attaqua pourtant directement la Révolution d'Octobre au détour de son essai intitulé Empire et République, où il la qualifiait de « monstre de sang et de logarithmes ». Mais c'est dans l'un des textes susmentionnés que l'on trouve sa critique la plus acerbe à l'encontre du bolchevisme, doublée d'une tentative d'explication de l'attrait que pouvait exercer cette « nouvelle doctrine miraculeuse » sur l'intelligentsia allemande : « Chacun Heinrich Ströbel, « Essor ou chaos », WB, 19/15/365-369. Dans cet article du 3 avril 1919, l'inquiétude de Ströbel était motivée par l'arrivée au pouvoir des communistes en Hongrie. 2 Discours tenu le 16 mars 1919 à Munich, publié le lendemain dans la Neue Zeitung. 1
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d'entre nous est dans son cœur beaucoup trop raisonnable pour accorder confiance à une croyance incontrôlée nommée communisme, selon laquelle il faut d'abord mettre tout sens dessus dessous pour avoir ensuite le paradis. […] Seule la défaite a pu troubler notre raison européenne au point que quelques-uns d'entre nous attendent le salut de la Russie. Ce que la Russie, en cent ans, nous a apporté n'était pas salutaire. Ce n'était rien moins que l'extension de la monarchie prussienne, ce vassal de la Russie, qui trouva appui auprès d'elle pour réduire notre pays à l'esclavage.1 » Heinrich Mann ne borne pas ses critiques au nouveau régime mais incrimine, comme avant la guerre, la Russie elle-même, symbole du despotisme et de l'obscurantisme aux yeux de la gauche européenne et plus particulièrement allemande. Cependant, de tels jugements reposant sur un raccourci pour le moins rapide demeurèrent très rares dans le camp des « intellectuels de gauche démocrates ». Ils reflètent sans doute le profond malaise qui se fit jour parmi eux après la proclamation de la République pourtant tellement attendue. De fait, la faible portée des réformes, la répression sanglante des soulèvements révolutionnaires et surtout la fin tragique de la première République bavaroise suscitèrent une profonde déception dans les rangs de ce petit groupe d'intellectuels dont Kurt Tucholsky se fit l'écho dans les colonnes de la Weltbühne. Au premier texte de Ströbel consacré à l'« événement bolchevique », « Moscou contre Weimar », succède en effet un article de Tucholsky intitulé « Nous, les négatifs2 ». Dans ce texte, Tucholsky répond aux détracteurs des « intellectuels de gauche démocrates » qui les accusent de se livrer à une critique systématique et plus précisément de « souiller leur propre nid », selon l'expression consacrée outre-Rhin. Or, « Nous voulons travailler », texte repris dans Macht und Mensch, cité et traduit d'après André Banuls, op. cit., p. 274. 2 WB, 19/12/279-284. 1
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Tucholsky énumère les valeurs au nom desquelles ses camarades et lui-même avaient salué la proclamation de la République, puis évoque l'ensemble des actes des responsables politiques qui lui apparaissent comme autant de démentis des principes républicains, seulement quatre mois après l'effondrement de l'Empire. Montrant ainsi qu'est consommé le divorce entre « l'Esprit et l'Action », selon le titre du recueil d'essais de Heinrich Mann, il déclare que la seule attitude conséquente est désormais de se tenir à l'écart de « l'ordre politique allemand1 ». Un texte contemporain de celui de Tucholsky allait dans le même sens, accentuant encore le détachement désabusé d'un autre « intellectuel de gauche démocrate » à l'égard de la République, qualifiée de « bal masqué allemand ». Tel est le titre du recueil d'articles que fit paraître Alfred Döblin dans la Neue Rundschau de juin 1919 à mai 1921 sous le pseudonyme de « Linke Poot2 ». Dans cet ensemble de textes où l'auteur cherche à définir le socialisme tout en se démarquant des partis politiques, il n'est guère question du bolchevisme en tant que tel mais plutôt de l'attrait qu'il pouvait exercer en Allemagne. A cet égard, le jugement de Döblin rejoignait celui de Heinrich Mann, Ströbel, Schickele et Tucholsky : le bolchevisme ne serait pas autre chose qu'un signe de désespoir radical auquel il eût été Après le putsch de Kapp (13 mars 1920), Tucholsky ne désespéra plus seulement des dirigeants politiques. Il se rendit compte qu'il prêchait « contre la moelle du peuple allemand » et abandonna l'espoir d'un « changement par le bas », sans pour autant renoncer au discours politique. Cf. « Crépuscule », WB, 20/11/332-334. 2 En 1922, Tucholsky rendit hommage à ce « Linke Poot » dont il préférait l'ironie subtile au ton souvent sentencieux et grandiloquent d'un René Schickele ou d'un Heinrich Mann qu'il égratignait d'ailleurs légèrement au passage : « Ce Linke Poot vous chatouille avec son fleuret là où Heinrich Mann a frappé un grand coup – et il a plus d'esprit que la Prusse entière n'a de brutalité, ce qui n'est pas peu dire. », WB, 22/04/104. 1
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dangereux, voire suicidaire, de succomber1. Mais une fois ce principe posé, Döblin se montrait plus proche de Kurt Tucholsky que de Heinrich Mann : si ce dernier continuait à prôner les vertus de l'Esprit, c'est au « Witz » (le trait d'esprit) que Döblin, à l'instar de Tucholsky, préférait s'en remettre, rejetant d'ailleurs aussi pour cette raison, l'idéologie bolchevique qu'il savait fort peu compatible avec l'humour, auquel de nombreux « intellectuels de gauche démocrates » n'étaient pas prêts à renoncer, en dépit de l'amertume qui les avait gagnés au lendemain de la proclamation de la République.
1
Cf. Alfred Döblin, « Nouvelles revues », in : Schriften zur Politik und Gesellschaft, op. cit., pp. 94-95.
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Chapitre 2 : Les ambiguïtés de la « nouvelle droite intellectuelle weimarienne » et des « républicains par raison » A l'exception notable des « jeunes-conservateurs » de Das Gewissen, les néo-conservateurs firent initialement preuve de discrétion à l'égard de l'« événement bolchevique ». Certains d'entre eux s'en expliquèrent, comme Oswald Spengler, déclarant : « Jusqu'à maintenant, je n'ai pas parlé de la Russie. A dessein, car il ne s'agit pas là de l'opposition de deux peuples mais de deux mondes. Les Russes ne sont en aucun cas un peuple comme le peuple allemand et le peuple anglais […] ; le caractère russe est la promesse d'une culture à venir, tandis que les ombres crépusculaires s'étendent de plus en plus sur l'Occident.1 » Pourtant, le bolchevisme, « placage » d'une doctrine « occidentale » sur l'« âme russe », que Spengler rapproche des grands travaux et des réformes de Pierre Ier, dont il rend responsable une « intelligentsia corrompue », risquait de gâcher ces belles promesses d'avenir : « Le pétrinisme et le bolchevisme ont transposé de façon absurde et fatale des créations occidentales également mal comprises. » A la même époque, Moeller van den Bruck partage les présupposés de Spengler concernant le bolchevisme : il s'agirait d'une « greffe d'un corps étranger2 » qui ne saurait prendre sur l'« âme russe », inapte à la politique et au social, mais précisément pour cette raison porteur d'un dynamisme régénérateur face à l'Occident condamné au déclin (tel est le sens de l'expression « jeune peuple » chez Moeller. Si l'on a pu dire que les représentants de la « nouvelle droite intellectuelle weimarienne » n'abordaient pas l'« événement bolchevique » d'un point de vue idéologique, dans le contexte d'une réflexion sur le socialisme, comme 1 2
Prussianisme et socialisme, op. cit., p. 96. Moeller van den Bruck, Le droit des jeunes peuples, op. cit.
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ce fut le cas des « intellectuels de gauche », cela ne signifie nullement qu'il n'engagèrent pas de réflexion sur le socialisme. Au contraire, cette réflexion nourrit l'essentiel de leurs écrits théoriques de l'immédiat après-guerre mais elle est déconnectée de toute référence au bolchevisme. Ceci est confirmé par la lecture des revues politicoculturelles : durant l'année 1919, la Tat ne cesse de réclamer un « État socialiste corporatiste », autrement qualifié par Diederichs de « socialisme spirituel ». Elle ouvre même ses colonnes à des « intellectuels de gauche » critiques à l'égard du KPD, notamment à Hans Natonek, collaborateur de la Weltbühne, venant alimenter le débat sur la manière de promouvoir le socialisme auprès du peuple. Mais en ce qui concerne la nature du bolchevisme, c'est l'interrogation qui prévaut et qui a remplacé l'enthousiasme auquel avait laissé libre cours la Tat lors des négociations de Brest-Litovsk : dans un article d'avril 1919, « Le bolchevisme et nous », Karl Höhn déclare qu'« en fin de compte, on ne peut pas expliquer le bolchevisme1 », idée reprise par Merejkovski qui, partant d'une réflexion sur le philosophe et poète russe Soloviev (1853-1900), en vient à évoquer la situation de la Russie au lendemain de la guerre et lui applique ces vers de Soloviev : « O Russie, une noble question / Brûle éternellement dans ton cœur : / Que veux-tu être […] ?2 » Tout aussi perplexe à l'égard de la révolution russe, Diederichs y voit une extériorisation d'« instincts populaires » qui ne saurait être l'affaire de « théoriciens3 ». La Deutsche Rundschau, en revanche, fut beaucoup plus critique à l'égard des bouleversements survenus à l'Est. On peut fournir une explication d'ordre structurel à ce phénomène : tandis que la Tat laissa s'exprimer ses collaborateurs à leur gré, la Deutsche Rundschau disposait DT, 19/01/74. DR, 19/02/145. 3 DT, « Tour d’horizon », 19/01/71-72. 1 2
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d'un spécialiste, Hermann von Rosen, qui rédigea en 1919 quatre des huit articles que la revue leur consacra, tandis que deux des quatre autres émanèrent d'Alfons Paquet, le correspondant en Russie de la Frankfurter Zeitung, et d'Elias Hurwicz, autre spécialiste des questions russes pour la Weltbühne à partir de 1920. Là encore, on remarque la même propension que la Tat à s'ouvrir aux points de vue d'observateurs étrangers éventuellement hostiles aux présupposés néo-conservateurs. Mais la Deutsche Rundschau se révéla avant tout soucieuse de laisser la parole à des spécialistes aux jugements extrêmement tranchés. Selon von Rosen, les révolutions russes de février et d'octobre avaient conduit le pays à la catastrophe et de surcroît attisé un fort sentiment anti-germanique1. Rendant compte des transformations opérées par les bolcheviks, von Rosen réduisit leur entreprise à une « succession de pillages » et se déclara conforté dans son jugement par l'ouvrage d'Elias Hurwicz, L'âme politique de la Russie, dont il fit l'éloge dans le numéro de septembre 19192. Trois mois plus tard, Hurwicz, intellectuel de gauche (membre du SPD), était invité à s'exprimer dans les colonnes de la revue à laquelle il proposa un article sur un thème particulièrement douteux : « la contribution des juifs au bolchevisme3 ». Sous couvert d'interroger de manière « objective » la catégorie de « juif bolchevique » – qui est tout sauf un concept politique « objectif » –, Hurwicz aboutissait à des conclusions qu'il faut bien qualifier d'antisémites. Commençant par rappeler qu'il y avait des juifs dans les autres partis ouvriers russes, il souligna qu’ils n'étaient certes qu'une minorité au sein du mouvement bolchevique mais qu'ils y occupaient d'importantes « La Russie actuelle », DR, 19/09/306-312. « L’âme politique de la Russie », DR, 19/09/475-476. L'ouvrage de Hurwicz était paru aux éditions Fischer à Berlin en 1918. 3 DR, 19/12/397-403. 1 2
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fonctions (et Hurwicz de citer Trotski, Joffé, Radek, Zinoviev et Kamenev) et que, dès lors, ce n'était pas tant sur le plan quantitatif que sur le plan qualitatif qu'il fallait mesurer leur impact. Dans cette perspective, il conclut que « tout bien considéré, les « juifs-bolcheviks » avec leurs idées et leurs méthodes destructrices étaient parvenus à illustrer le propos de Mommsen parlant du rôle « dissolvant » des juifs dans l'Histoire1 ». A la fin de son article, il allait jusqu'à les rendre responsables des pogroms commis en Ukraine par les troupes de Dénikine : « En Ukraine, du sang juif a déjà été versé à flots par les cosaques de Dénikine en signe de représailles conscientes contre la participation des juifs au bolchevisme. Et ces communistes juifs n'en sont pas les moindres responsables, eux qui, aveuglés par leur universalisme dirigé contre les forces du monde réel dont font aussi partie les sentiments nationaux, ont dépassé les limites de l'admissible et du tolérable. » On peut voir dans ces propos la marque d'un opportunisme outrancier puisque Hurwicz, lui-même d'origine juive, devenu quatre mois plus tard collaborateur régulier de la Weltbühne, publia dans la revue de Jacobsohn un nouvel article sur le même thème d'une tout autre tonalité2. Il dénonça d'abord les massacres de juifs perpétrés par les troupes contre-révolutionnaires sous prétexte que de nombreux bolcheviks étaient juifs, assimilant ces actes aux pratiques des « hordes primitives qui ne connaissaient que la responsabilité collective et se vengeaient du méfait d'un individu ou d'une partie d'un peuple sur l'ensemble de ce peuple ». Il répertoria ensuite le pourcentage de juifs participant au gouvernement bolchevique en s'appuyant sur des chiffres censés provenir du gouvernement bolchevique lui-même, et conclut que le bolchevisme était bien « un parti russe qui [avait] toujours été dirigé par Lénine », 1 2
Ibid., p. 400. « Le bolchevisme et les juifs », WB, 20/18/397-399.
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ajoutant que si une majorité de juifs émancipés s'était ralliée au bolchevisme, « ce n'était pas […] pour le plaisir de travailler à la "dissolution" de l'Histoire, selon le célèbre mot de Mommsen, […] mais plutôt […] pour promouvoir la justice sociale, ce en quoi un autre connaisseur du judaïsme non moins avisé (Renan) perçoit une caractéristique de l'esprit juif. » Cette volte-face, qui nous laisse pantois, est l'un des exemples les plus flagrants de la réversibilité des discours que suscita l'« événement bolchevique », pratiquée dès les premières années du régime, quoiqu'avec beaucoup plus de subtilité, par les membres de la Ligue Antibolchevique de Stadtler. A partir du 9 avril 1919, ce dernier édita la revue Das Gewissen qui braqua immédiatement ses regards vers l'Est, adoptant un ton beaucoup plus polémique et passionné que la Tat et la Deutsche Rundschau. Dans l'éditorial du premier numéro, Stadtler soulignait en effet que « le danger bolchevique [était] grand » et que l'on était « au seuil de la révolution mondiale1 ». C’est donc à la « victoire sur le bolchevisme2 » qu’il était urgent de travailler, ce à quoi s’employèrent Stadtler et ses collaborateurs en élaborant un document tout à fait original : une enquête auprès d’intellectuels de tous horizons. « Comment visme ? »
vaincre
intellectuellement
le
bolche-
Dans cette enquête ayant pour finalité déclarée de « vaincre le bolchevisme », rien d'étonnant à trouver une majorité d'adversaires de la Russie soviétique. Catégorique, Hans Bucherer déclare d'emblée que « le bolchevisme est la destruction et l'anéantissement de toutes les valeurs 1 2
« Le bolchevisme et les juifs », WB, 20/18/397-399. « Le bolchevisme et son dépassement », Eduard Stadtler, DG, 19/01/02.
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existantes », ce qui revient implicitement à dire que rien ne sert de le combattre « intellectuellement », et que seule la lutte armée se montrerait efficace. Ce rejet radical occupe une large place dans le compte rendu de l'enquête puisqu'il en constitue environ les trois cinquièmes. Il prend la forme d'une multitude de citations d'auteurs divers, de droite comme de gauche, et crée un climat émotionnel d'où émergent quelques réponses plus mesurées, émanant notamment d'auteurs de récits de voyages. Parmi eux, Alfons Goldschmidt est le seul défenseur catégorique de l'« expérience bolchevique », « nécessité historique » porteuse d'émancipation. Il justifie les « excès » des bolcheviks par le contexte de guerre civile : ils ne seraient pas « pires » que les exactions commises par les troupes contre-révolutionnaires auxquelles l'Entente apporte son « honteux soutien1 ». Plus encore qu'à Goldschmidt, les auteurs du questionnaire laissent largement la parole au correspondant de la Frankfurter Zeitung, Alfons Paquet, qui met l'accent sur la dimension internationale du bolchevisme. Même s'il déplore « l'issue tragique » de la révolution d'Octobre et condamne finalement sans ambages l'entreprise de Lénine, il rend hommage au « mérite du bolchevisme honni qui a su convertir l'utopie en action2 ». Autre spécialiste, le Professeur Hoetzsch, collaborateur de la très conservatrice Kreuzzeitung, veut aborder le phénomène avec pragmatisme. Il commence par dénoncer l'anti-bolchevisme primaire avant de souligner le caractère novateur – donc « d'autant plus dangereux » – du bolchevisme. Dans une période de crise telle que celle qui sévit en Allemagne et en Russie, le bolchevisme peut répondre à « certaines attentes des couches sociales les plus fragilisées ». C'est la raison pour laquelle il faut, en Allemagne, assurer la cohésion de la « communauté 1 2
Cf. pp. 16-18, 30, 35-36 et 53. Ibid.
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nationale » (dans le cadre d'un État fort, suggère Hoetzsch), plutôt que de chercher à envenimer un débat pouvant dégénérer en guerre civile, à moins qu'il ne soit mené par des spécialistes1. Le point commun à ces réponses est qu'elles contiennent toutes une critique plus ou moins radicale du gouvernement allemand, ce qu'induisait de fait le projet initial : rechercher des solutions pour lutter contre le bolchevisme, c'était implicitement souligner que le gouvernement n'était pas à la hauteur. Et force est de constater que les intellectuels sollicités ne se privèrent pas de le rappeler, que ce soit pour lui reprocher son aveuglement face au danger bolchevique, ou au contraire son déficit de « socialisme ». C'est Goldschmidt qui fut le porte-parole de ce grief, soulignant que les bolcheviks mettaient en application un authentique programme socialiste tandis que les sociaux-démocrates n'avaient « aucune idée productive » et étaient responsables d'une « trahison à l'encontre du prolétariat ». Pour donner plus de poids à de telles déclarations, von Gleichen rassembla à la fin de l'enquête toutes les critiques émanant des « intellectuels de gauche » dirigées contre le SPD et l'Assemblée nationale. Les griefs des conservateurs, au premier rang desquels Hoetzsch, et des libéraux, dont Alfons Paquet était le principal porte-parole, furent eux aussi scrupuleusement répertoriés2. Résumons-nous : ce compte-rendu d'enquête qui, au premier abord, semblait confus du point de vue de sa structure (les réponses étant citées les unes après les autres, de manière désordonnée, sans que soient rappelées les Cf. pp. 60-62. Hoetzsch, Professeur d'histoire à l'Université de Berlin, dénonce implicitement le projet de von Gleichen et des néoconservateurs, qu'il regarde de haut et ne considère manifestement pas comme des gens sérieux. Sa liberté de ton et son refus de condamner d'emblée le bolchevisme lui valurent d'être remercié par le comité de rédaction de la Kreuzzeitung. 2 Cf. pp. 73-74 et pp. 76-77. 1
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questions auxquelles elles correspondent), mais qui se voulait très clair quant au but qu'il poursuivait, obéit en fait à une stratégie dont on a pu mettre à jour deux des principaux ressorts : en laissant, d'une part, à une multitude d'intellectuels issus de tous horizons le soin de brandir l'épouvantail bolchevique, von Gleichen et ses amis ancrent leur sujet dans un espace discursif soumis au régime du pathos. En sélectionnant, d'autre part, les réponses plus complètes de quelques spécialistes chargés de proposer des « remèdes » au mal bolchevique, ils promeuvent insidieusement une critique de l'action du gouvernement. Mais la démarche ne s'arrête pas là : elle est complétée par un troisième volet qui représente en quelque sorte la dimension « positive » de l'enquête. Il s'agit des contributions de von Gleichen lui-même et de quelques-uns de ses proches : Stadtler, Adolf Grabowsky et l'orientaliste Herbert Müller. Ce sont en effet leurs « réponses » qui, placées à des endroits stratégiques, au début et à la fin du compte rendu, encadrent littéralement le projet et en révèlent la véritable intention. Dépasser le bolchevisme, nous dit von Gleichen, c'est avant tout s'y confronter activement, pour mieux libérer les énergies de la « communauté nationale ». Confrontation ne signifie nullement « lutte à mort », précise Stadtler, selon qui la confrontation, c'est avant tout ce qui rapproche. Dans la même perspective, Adolf Grabowsky va jusqu'à souligner la parenté qui existe entre le bolchevisme et certaines idées du « prussianisme » : « Le bolchevisme n'est pas démocratique », ni « capitaliste et petit-bourgeois à l'instar du gouvernement [...] », mais « absolument autoritaire, activiste et aristocratique ». Müller met quant à lui l'accent sur le caractère « dangereux mais authentique du bolchevisme », c'est-à-dire foncièrement régénérateur : « Le bolchevisme en Russie et la révolution en Allemagne […] sont des expressions élémentaires du doute qui 128
s'exercent contre tous les fondements de notre ancienne vie et de notre ancienne pensée. » L'approche de la Révolution russe sur le mode du « dépassement » s'oriente donc subrepticement vers une instrumentalisation de l'« événement bolchevique » : les « jeunes-conservateurs » cherchent à récupérer au service de leur cause « la force qui se déploie à l'Est1 ». Et le plus explicite des théoriciens néo-conservateurs se révèle être sans conteste Eduard Stadtler auquel von Gleichen laisse le soin de conclure : « Nous devons refouler […] par la force dictatoriale la vague anarcho-bolchevique […], mais aussi rechercher en son sein même des formes qui permettraient la naissance d'un bolchevisme ou d'un socialisme allemand.2 » On peut certes se demander dans quelle mesure les amis de Stadtler proches de Moeller croyaient à ce « socialisme national » prétendant s'inspirer du bolchevisme. Mais le fait est qu'ils initièrent, dès 1919, une stratégie discursive absolument originale qui les mettait à même de manipuler l'« événement bolchevique » avec beaucoup de souplesse et de subtilité. Ainsi instrumentalisé, ce dernier constituait un levier idéologico-politique qu'ils n'hésitèrent pas à utiliser, sur le plan intérieur, contre le régime de Weimar, mais aussi sur le plan extérieur, contre les Alliés à la veille d'imposer à l'Allemagne la ratification du Traité de Versailles. Le « chantage au bolchevisme » et ses avatars Les travaux de Louis Dupeux ont montré comment, au lendemain de la signature de l’Armistice, les milieux gouvernementaux et intellectuels allemands voulurent tirer parti du « péril bolchevique », mettant en garde les Alliés contre une intransigeance qui pouvait faire le jeu de la 1 2
Heinrich von Gleichen, ibid., p. 75. Ibid., p. 76
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révolution mondiale. Mais « la mise en garde ne suffisant pas, certains Allemands passèrent à la menace, ouvrant ainsi la voie à une forme nihiliste de "bolchevisme national" : on ne s’opposera pas à la vague bolcheviste, bien mieux, on y joindra ses forces et la guerre s’achèvera dans la saveur amère de la désolation universelle1 ». Si la presse gouvernementale et les journaux des conservateurs traditionnels rejetèrent « à peu près d’une seule voix le « "bolchevisme national", considéré tantôt comme une "absurdité", tantôt comme une "politique de desperados"2 », les choses furent plus complexes dans les milieux intellectuels, à commencer par les tenants de la « Révolution conservatrice ». C’est le Professeur Eltzbacher, député nationalallemand, qui lança l’offensive en publiant dans le quotidien conservateur Der Tag (Le Jour) entre le 2 et le 15 avril 1919 une série d'articles prônant une forme d’Anschlus de l’Allemagne à la Russie, persuadé que « ces retrouvailles ne menaceraient pas l'indépendance allemande, […] car Lénine et ses hommes sont de tels idéalistes qu'une Allemagne bolchevique n'aura pas à craindre un travail de sape3 ». Mais l'argument essentiel d’Eltzbacher tenait en une phrase-slogan : « la socialisation des moyens de production est toujours plus supportable que leur "ententisation" [sic !] (Ententi-sierung, en allemand).4 » Les textes d'Eltzbacher soulevèrent un véritable tollé parmi les conservateurs traditionnels. Or, si Louis Dupeux a bien mis en évidence cette situation d'isolement total parmi les siens, concluant sur l'« échec du "bolchevisme national" au printemps 1919 », il n'évoque pas le fait qu'Eltzbacher vit alors s'ouvrir à lui les colonnes de la Tat, ni que les autres « National-bolchevisme ». Stratégie communiste et dynamique conservatrice, op. cit., p. 40. 2 Ibid. 3 Ibid., p. 56. 4 Ibid. 1
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revues néo-conservatrices s'intéressèrent, elles aussi, au « chantage au bolchevisme », loin de jeter l'anathème sur Eltzbacher comme l'avaient fait ses « camarades » du DNVP. En effet, c'est bien aux thèses de Eltzbacher que Stadtler faisait écho dans le numéro de Das Gewissen du 26 avril 1919 en renvoyant dos à dos Lénine et Wilson1. Il se lança, au milieu de son article, dans un vibrant éloge de Lénine, « l'homme d'État de l'Est, parvenu, par le biais d'une synthèse grandiose entre politique intérieure et politique extérieure, à donner un but à son peuple qui vivait jusqu'alors sans force et sans volonté. » Et Stadtler d'envisager l'« orientation vers l'Est » selon deux possibilités, l'une, désastreuse pour l'Allemagne, devenant « l'esclave spirituel de Lénine et ensuite le soldat du bolchevisme militariste », l'autre, beaucoup plus positive et féconde, à condition « […] qu'un grand homme d'État incarne en lui-même la volonté de vie de l'Allemagne et la représente à l'extérieur par le biais d'une politique puissante et consciente de son but. […] Car qu'est-ce qui vit dans le bolchevisme russe ? La Russie n'a-t-elle pas, elle aussi, été vaincue ? Ne se trouve-t-elle pas, elle aussi, en pleine anarchie ? Et cependant, une volonté y vit, incarnée par un homme, Lénine […]. Il faut donc que l'Allemagne fasse preuve d'une telle volonté face à l'Est pour pouvoir s'affirmer contre l'Ouest […]. Mais cela présuppose qu'elle prenne de nouveau conscience de sa force dans ce monde en faillite, ait en vue un grand projet (comme la révolution mondiale pour les bolcheviks) et ne le quitte plus des yeux. Si nous réussissons […], nous serons [...] non seulement les sauveurs de l'Allemagne, mais aussi les sauveurs du monde. » C'est dans la même perspective que se situait la Deutsche Rundschau dont le spécialiste des questions russes, 1
« Ni Lénine, ni Wilson », DG, 19/03/01-02.
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Hermann von Rosen, publia en juin un long article intitulé « Wilsonisme et bolchevisme ». Mettant l'accent sur le « danger immense » que représentait le « bolchevisme fatidique », il souligna néanmoins que l'Allemagne devait consacrer toute son attention aux « perspectives ouvertes par le combat que le bolchevisme [avait] jusqu'alors entrepris non sans succès contre le capitalisme des pays de l'Entente1 ». Car à l'instar de Moeller, von Rosen était persuadé que l'on allait assister sous peu à la « mue du bolchevisme » qui déplacerait la confrontation avec l'Occident sur le terrain économique : « Une coopération politico-économique entre l'Allemagne et la Russie [...] pourrait assurer au continent européen […] une nouvelle hégémonie économique. […] Une telle alliance […] pourrait tenir tête avec efficacité à toute Société des Nations aussi brutale ou perfide fût-elle.2 » Si von Rosen et Stadtler envisagèrent donc une collaboration avec les bolcheviks pour lutter contre l'Entente – mais à condition qu'une telle collaboration soit favorable à l'Allemagne et lui permette de triompher aussi bien des Alliés que du bolchevisme –, la Tat de Diederichs relaya quant à elle les positions d'Eltzbachder à partir de juin 1919. Plus que dans ses articles publiés dans le Tag, ce dernier mit alors l'accent sur l'aspect économique : « Si les choses continuent comme maintenant, […] toute notre économie dépendra de nos ennemis actuels. […] Et comme nous ne pourrons probablement pas remplir les conditions de paix […], les prétextes pour nous envahir ne manqueront pas. […] Pour sortir de cette situation, seule l'adhésion au bolchevisme peut nous sauver.3 » Sans compter, explique Eltzbacher, que dans la situation actuelle explosive, « le passage de l'Allemagne au bolchevisme pourrait très DR, 19/06/254. « Wilsonisme et bolchevisme », art. cit., pp. 258-259. 3 « Le sauvetage par le bolchevisme », DT, 19/04/171-175. 1 2
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facilement être l'étincelle mettant le feu aux poudres dans toute l'Europe. » L'Allemagne aurait alors la satisfaction d'avoir entraîné avec elle ses ennemis dans l'abîme. En outre, Eltzbacher était convaincu que contrairement à la « médiocrité démocratique » et à l'attitude de la socialdémocratie se contentant « d'attendre de manière infructueuse les changements économiques », le bolchevisme était, lui, porté par un « élan idéaliste » : « Avec une détermination sans ménagement, il contraint l'individu à se soumettre au bien de la totalité. Le courage d'agir et […] une force créatrice lui sont inhérents1 ». Comme Stadtler et ses amis, Eltzbacher voit donc à l'œuvre dans le bolchevisme cette « force » antilibérale, aristocratique et « réactionnaire » au sens propre du terme, porteuse d'espoir et de renouveau dans un contexte de crise économique et d'humiliation nationale. Mais tandis qu'il se montrait prêt à jeter le pays dans les bras du bolchevisme, les « jeunes-conservateurs » aspiraient à récupérer cette force au profit de la « Révolution conservatrice » pour la retourner contre les Alliés et contre les Russes. Ils suivaient en quelque sorte les préceptes développés par Nietzsche dans Humain trop humain où le socialisme est comparé à une « force naturelle, comme la vapeur », pouvant être « utilisé en qualité de ressort et qu'il faudrait même dans certaines conditions s'appliquer à fortifier2 ». Quelles qu’aient pu être les chances d’aboutissement de ces discours, ils concoururent à déstructurer l'espace discursif démocratique. Diederichs ne s'y trompa pas qui récupéra sans état d'âme les propos d'Eltzbacher ayant très largement « fait événement » jusque dans son propre camp, porteurs de cette « force irrationnelle » constituant un « puissant ressort », selon les termes nietzschéens, de la « Révolution conservatrice ». C'est donc toute une 1 2
Ibid. Humain, trop humain, Paris, Éditions Pluriel, 1985, p. 256.
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conception du monde en rupture avec la rationalité politique traditionnelle que révèle dès 1919 l'interprétation de l'« événement bolchevique » par les représentants de la « nouvelle droite intellectuelle weimarienne », interprétation qui, paradoxalement, fit quelques émules parmi ceux qui s'étaient pourtant eux-mêmes qualifiés de « républicains par raison ». Les tentations des « républicains par raison » et des intellectuels libéraux proches du pouvoir A l'instar de nombreuses revues, c'est à l'aune de la situation allemande que la Neue Rundschau porta ses regard sur l'« événement bolchevique ». Elle s'était ralliée à l'idée d'une Assemblée constituante, et si Saenger espérait, dans sa chronique politique de janvier 1919, que cette solution vienne mettre un terme à la « phase bolchevique de la révolution allemande1 », de nombreux collaborateurs continuèrent à s'interroger sur l'avenir du socialisme en Allemagne en se référant plus ou moins explicitement au modèle soviétique. Or, il apparaît que ces articles s'accordent sur le constat selon lequel la révolution bolchevique s'était soldée par un échec et que sa fin était programmée à court ou moyen terme : Max Cohen déclara par exemple que « la pure dictature des Conseils n'[était] rien d'autre que le sabotage de la production, et donc aussi le sabotage du socialisme, comme le [montrait] chaque jour plus clairement la situation russe2 », ce que confirma Saenger dans sa chronique de juillet 1919 : « L'expérience bolchevique a échoué et a détruit la plus grande partie du potentiel économique de la Russie.3 »
NR, 19/01/248. Art. cit., p. 656. 3 NR, 19/07/879. 1 2
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Parmi ces griefs fort peu originaux, la critique la plus approfondie fut celle d'Otto Flake qui s'efforça de définir la nature du bolchevisme dans un long article réparti sur deux numéros, en juillet et septembre 1919. Commençant par s'interroger sur les conditions de possibilité d'une réalisation du socialisme en Allemagne, il évoqua l'entreprise bolchevique qu'il condamnait sans appel, construisant son argumentation sur la dichotomie entre « Idée » et « Réalité » : « Jamais l'Idée et la Réalité ne se sont fracassées plus violemment l'une contre l'autre, l'une ou l'autre devait céder. En Russie, l'Idée n'a pas cédé, on était trop obnubilé par le "maintenant ou jamais". Et dans les mois qui ont suivi Octobre 1917 s'est dévoilée toute la tragédie de l'Idée qui veut devenir Réalité.1 » Fondamentalement, Flake ne contestait pas la logique du système bolchevique mais il en niait la légitimité : le Réel ne saurait être subordonné à un autoritarisme abstrait ou à un quelconque Absolu. C'est ainsi qu'il rapprocha les systèmes bolchevique et prussien, accusés tous deux de conférer un pouvoir absolu à l'État. Il prit dès lors le contrepied des thèses néo-conservatrices, cherchant à rapprocher prussianisme et bolchevisme au nom de leur caractère antiindividualiste et du « dynamisme » dont ils seraient porteurs. Flake attaqua également la gauche allemande, non seulement ceux qu'il appelait les « bolcheviks allemands », mais aussi les intellectuels proches de Heinrich Mann et de la Weltbühne, trop enclins, selon lui, à la « dictature de l'Esprit ». Pour Flake, ces intellectuels succombaient à la « démonie [sic !] des idées » et trahissaient leur mission de « guides spirituels ». Flake se prononça donc en faveur d'une alliance entre les intellectuels et la bourgeoisie, laissant à cette dernière le soin de gérer les « affaires humaines » tandis que l'intellectuel se chargerait du « monde spirituel », tout en veillant à ce que les idées ne 1
« Actualités », NR, 19/09/1125.
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s'érigent pas en principes. Naturellement, une telle alliance avec la bourgeoisie était hors de question pour les « intellectuels de gauche démocrates », à commencer par celui qui les représentait dans les colonnes de la Neue Rundschau, Alfred Döblin, qui stigmatisa dans le même numéro de septembre « l'égoïsme de la bourgeoisie » comme « l'un des principaux facteurs des dérives bolcheviques en Allemagne1 ». Si, sur le plan diplomatique, la Neue Rundschau ne voulut pas perdre de vue une éventuelle alliance germanorusse, persuadée que la Russie « surmonterait » à court terme la crise bolchevique, elle se refusa au « chantage au bolchevisme ». Cependant, on peut se demander si ce n'est pas essentiellement à cause de sa périodicité, donc pour des raisons purement structurelles, qu'elle se tint en dehors de la polémique déclenchée par la publication des conditions de paix. En effet, la réaction national-bolchevique avait eu un caractère immédiat et prit la forme d'une campagne qui fut menée tambour battant dans des quotidiens et des hebdomadaires. Une revue mensuelle se prêtait mal à la charge émotionnelle véhiculée par un discours de type « national-bolchevique ». Pour étayer cette thèse, on peut souligner que c'est dans un quotidien, en l'occurrence la Frankfurter Zeitung, que le plus célèbre représentant des « républicains par raison », Max Weber, collaborateur régulier de la Neue Rundschau, fit paraître un article retentissant dans lequel il prônait une entente avec la Russie bolchevique en réponse aux « conditions de paix inacceptables » imposées par l'Entente. Ce texte, écrit sous la pression des événements, fut placé à la une du numéro du 19 mars 1919. C'était une adresse directe au gouvernement
1
« A l'intelligentsia », NR, 19/09/1270-1274.
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allemand invité à former « sans plus tarder » une « communauté d'intérêts » avec la Russie bolchevique1. C'est donc dans les grands quotidiens libéraux qu'il faut chercher les traces d'un « chantage au bolchevisme » émanant des « républicains par raison ». On trouve ainsi un prolongement aux propos de Weber dans la Vossische Zeitung2 et dans le Berliner Tageblatt, invitant l'Allemagne par la voix de Bernhard Dernburg, ancien directeur du journal et ancien secrétaire d'État aux colonies rallié à la République, à « tourner résolument les yeux vers l'Est […] si elle ne [recevait] pas de l'Occident l'assurance de sa survie3 ». Même si ce « chantage » ne perdura pas au-delà du mois d'avril 1919 et ne concerna qu'une minorité de « républicains par raison », la renommée de ces derniers et la virulence de leurs propos conduisirent un autre de leurs représentants, Ernst Troeltsch, à dénoncer ce « bolchevisme du désespoir » en en soulignant le caractère irrationnel et antidémocratique : « Face à la paix menaçante, […] j'entends dire que nous devrions nous allier avec les Russes [...], faire de l'Allemagne le foyer du bolchevisme mondial et ainsi entraîner avec nous dans l'abîme le monde perfide et diabolique de l'ennemi. […] Mais c'est ignorer tout ce qui
Rappelons qu'au cours de l'année 1918, Max Weber avait dénoncé le régime bolchevique comme une « pure dictature militaire » (FZ, 03/02/18), « non pas une dictature de généraux, mais une dictature de caporaux » (ibid.). Selon lui, cet « impérialisme soldatesque » était dangereux et ses représentants peu recommandables pour signer un traité de paix. En juin 1918, il avait encore qualifié les bolcheviks de « littérateurs de Saint-Pétersbourg » et leur régime de « pur nonsens » (FZ, 21/06/18). 2 Éditorial du 24 mars 1919. 3 Éditorial du 26 mars 1919, cité et traduit d'après Louis Dupeux, op. cit., p. 44.
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est réellement en jeu et combien il est nécessaire de préserver pour le moins ce qui n'est pas perdu.1 » Ces propos ne mirent pas un terme définitif aux velléités des « républicains par raison » d'utiliser, à l'instar des néoconservateurs, le levier bolchevique face à l'Entente. Certes, ce « chantage au bolchevisme » fut essentiellement, chez eux, l'expression d'une protestation spontanée ou d'une stratégie diplomatique à court terme restée sans lendemain. Cependant, il rend compte de la fragilité de ce mouvement aux contours flous, s'efforçant de laisser la parole aux représentants des divers courants du paysage intellectuel allemand, à l'exception notable des communistes. Que l'on n'en conclue pas pour autant à une cohésion plus grande des formations discursives précédemment abordées : le « réactif bolchevique » les secoua considérablement et fit même imploser l'une d'elles entre 1920 et 1923.
1
« L'assaut contre la démocratie », Spektator-Briefe, op. cit., p. 45.
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Chapitre 3 : La réversibilité du discours des « intellectuels de gauche » et des « républicains par raison » entre 1920 et 1923 La mésentente entre Moscou et les activistes de Die Aktion Après l'assassinat des principaux dirigeants communistes, Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht et Leo Jogisches, entre janvier et mars 1919, Paul Levi se retrouva à la tête du parti et favorisa une stratégie de conquête de la classe ouvrière par le biais du suffrage universel. Or, se réclamant de l'exemple bolchevique et plus précisément du mot d'ordre léniniste au cœur des Thèses d'avril, « Tout le pouvoir aux soviets », l'aile gauche du parti fit sécession et créa le KAPD, Parti communiste ouvrier d'Allemagne, soutenu par les collaborateurs de Die Aktion qui ne voulaient pas entendre parler d'élections et n'envisageaient la prise du pouvoir qu'au terme d'une insurrection révolutionnaire, à l'instar de ce qui s'était passé en Russie. Naturellement, c'est à Lénine qu'il incomba de trancher ce débat fratricide qui minait le récent mouvement communiste allemand. La décision du leader bolchevique fut sans appel : il qualifia les membres du KAPD de « gauchistes infantiles », à la stupéfaction de Pfemfert et de ses camarades qui perçurent cet arrêt comme une véritable trahison. Dans son numéro du 17 avril 1920, Die Aktion avait publié les premières directives du KAPD en même temps qu'un texte de Lénine consacré au déclin de la Deuxième Internationale. Pas une seconde, Pfemfert et ses collaborateurs ne doutaient de l'orthodoxie des thèses du KAPD et du « déviationnisme » suicidaire du KPD sous
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l'égide de l'« opportuniste » Paul Levi1. Ils furent dès lors littéralement abasourdis lorsqu'ils prirent connaissance du pamphlet de Lénine, publié sous forme de brochure en juin 1920 et aussitôt traduit en allemand : Le gauchisme, maladie infantile du communisme. Avec une ironie corrosive, Lénine portait un coup fatal aux « gauchistes » en stigmatisant leurs tentations insurrectionnelles comme un manque primaire de maturité. Il défendait l'utilisation du parlementarisme en Allemagne compte tenu de la spécificité de chaque situation nationale : « Tant que les différences nationales et étatiques existent entre les peuples et les pays […], l'unité de la tactique internationale suivie par le mouvement ouvrier communiste dans tous les pays exige non pas l'effacement de toute diversité […], mais une application des principes fondamentaux du communisme […] tels qu'on puisse les modifier correctement dans les détails, les adapter, les ajuster correctement aux différences nationales et étatiques.2 » Lénine ébranlait donc un premier dogme, selon lequel la Russie soviétique constituait le modèle de référence absolu dans la marche vers la prise du pouvoir. Et ce que les amis de Pfemfert nommaient quant à eux « opportunisme » était précisément la remise en question de ce dogme, le comble de l'opportunisme étant, à leurs yeux, la participation au suffrage universel d'un parti ouvrier, de surcroît communiste ! Or, ce différend sémantique n'était que la partie immédiatement perceptible de la mésentente. Car si Lénine continuait à prôner le « renversement de la bourgeoisie » et « l'instauration de la république des 1
2
Paul Levi, avocat de formation, était un authentique intellectuel, doublé d'un amateur d'art éclairé jouissant d'une confortable fortune personnelle et cultivant à l'occasion une attitude de dandy, qui lui valait la haine des « activistes de gauche ». Lénine, Œuvres complètes, T. IV, Paris, Messidor-Éditions sociales, collection « Bibliothèque marxiste », 1973, pp. 292-293.
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soviets », il s’appliquait, en Russie, à placer les soviets sous le strict contrôle du parti. Mais ce changement de stratégie avait échappé à Die Aktion dont le rédacteur en chef s’exclama en toute bonne foi : « L'attaque de Lénine contre nous est tout simplement monstrueuse. Cet écrit est superficiel. Non objectif. Injuste. […] Lénine écrit contre lui-même.1 » Sur le plan théorique, Lénine écrivait bien « contre » ses textes antérieurs, mais agissait « pour » les intérêts immédiats de son régime. Quant au caractère « superficiel » du texte, il était assumé par son auteur qui n'avait d'autre but que de désavouer le plus clairement possible ces « gauchistes » mettant en péril la stratégie d'ouverture du KPD. Dans le même numéro, un autre collaborateur anonyme exprima lui aussi son désarroi en recourant à un vocabulaire religieux : « La bulle d'excommunication que Lénine nous adresse, à nous, les hérétiques qui combattons le communisme parlementaire […], est désespérément pauvre […]. En outre, cet anathème va mettre les meilleurs défenseurs du spartakisme dans une situation fatale.2 » Après ces réactions somme toute assez limitées, Die Aktion demeura pendant environ trois semaines dans une situation ambiguë, clamant d'une part son incompréhension vis-à-vis des prises de position de Lénine, maintenant, d'autre part, son intérêt pour ce qui se passait en Russie soviétique. La prise de conscience effective des enjeux de La maladie infantile du communisme fut donc assez lente. Elle ne se fit jour que dans le numéro du 18 novembre 1920, dans un éditorial d'Otto Rühle, exclu du KAPD fin août3, intitulé : « Moscou et nous ». Ce texte « La maladie infantile », DA, 20/31-32/421-428. « Petite Action », DA, 20/31-32/428. 3 Die Aktion rompit avec le KAPD quand celui-ci fut in fine admis dans l'Internationale Communiste comme « parti sympathisant » fin novembre 1920. 1 2
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marque le divorce définitif entre Die Aktion et Moscou. Commençant par analyser le fonctionnement de la Troisième Internationale, Rühle souligne que cette dernière mériterait mieux le nom d'« Internationale russe » : « Elle est dominée par la Russie, […] son esprit est celui du parti communiste russe », qui est, selon Rühle, « encore bien loin du communisme.1 » Iconoclaste absolu, Rühle ose, avant même les conservateurs et les libéraux, qualifier la révolution d'Octobre de « putsch » ! Il n'hésite pas non plus à reprendre à son compte la critique kautskyste du bolchevisme selon laquelle la Russie, n'ayant pas connu de moment capitaliste, c'est-à-dire de lutte des classes entre une bourgeoisie trop rachitique et un vaste prolétariat allié à une paysannerie par ailleurs aussi « immature » que lui, serait dans l'impossibilité structurelle d'incarner le socialisme : « Les bolcheviks ont sauté toute une étape, à savoir la période du développement capitaliste. […] Ils se sont imaginé que la prise du pouvoir politique par des socialistes suffirait à ouvrir l'ère du socialisme. […] La révolution et le socialisme n'ont surtout été pour eux qu'une affaire politique. Comment des marxistes si parfaits ont-ils pu oublier qu'il s'agit en premier lieu d'une affaire économique ? […] Le communisme russe est […] une construction théorique. Un assemblage de décrets qui n'existent que sur le papier. […] Et une terrible déception.2 » Lorsque le Parti adopta la NEP en mars 1921, Die Aktion laissa libre cours à son indignation par la voix de James Broh : « Je t'accuse, Lénine, que je hais aussi ardemment que j'ai pu aimer. Toi qui as trahi l'esprit de la révolution. […] Tu as créé une nouvelle bureaucratie de mandarins du Parti pour dominer le peuple russe. Et maintenant, tu jettes dans la gueule de la bête du capitalisme mondial des 1 2
DA, 20/37-38/505-507. Ibid.
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morceaux entiers du pays russe. Ainsi, tu veux sauver le semblant de communisme que tu maintiens dans les quelques grandes villes de Russie. Mais qu'est-ce qui t'autorise à étouffer l'esprit de la Révolution en Europe ? […] Je t'accuse, Lénine ! Au lieu de découper le filet capitaliste, tu nous as confisqué le couteau des mains et y as de nouveau entraîné le prolétariat […].1 » Ce texte, faisant évidemment référence à l’article éponyme de Zola ayant consacré la naissance du substantif « intellectuel », contenait aussi une critique radicale de la désastreuse tentative révolutionnaire déclenchée par le KPD du 20 mars au 1er avril 1921 en Allemagne centrale, dans la Ruhr et à Hambourg, connue sous le nom d'« Action de mars » : « Je t'accuse, Lénine ! Après avoir empêtré le prolétariat allemand, ce lourdaud géant, dans les filets de la politique des partis, […] tu l'as envoyé dans les filets de barbelés dans lesquels il s'est épuisé et écorché, faisant inutilement couler son sang à grands flots ! La défaite de mars, voilà le résultat de tes méthodes.2 » Dans les numéros suivants, Die Aktion abandonna toute rhétorique et accusa directement Moscou de trahison à l'encontre du prolétariat allemand. Ayant successivement rompu avec l'ensemble des partis ouvriers, elle s'orienta vers un « communisme anarchiste » censé entretenir un lien immédiat et inné avec le prolétariat, en dehors de toute structure et organisation institutionnalisée. Le représentant par excellence de cette attitude spontanéiste fut Erich Mühsam, dont le nombre de contributions pour la revue de Pfemfert ne cessa d'augmenter entre 1920 et 19223. « J'accuse », DA, 21/13-14/224-226. Art. cit., p. 226. 3 Mühsam, à qui l'on doit l'expression d'« anarchisme communiste », fournit en 1920 cinq des trente-cinq articles de Die Aktion consacrés à la Russie soviétique. Il en signa huit sur les trente-six de l'année 1921 et onze sur les vingt-neuf de l'année 1922. 1 2
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S'attachant avec Pfemfert à redéfinir la ligne idéologique de Die Aktion, Mühsam prônait une synthèse entre Marx et Bakounine, ou plutôt entre l'anarchisme russe, d'une part, et le bolchevisme, d'autre part, tel qu'il fut défini par Lénine jusqu'à l'été 1917, selon le principe « tout le pouvoir au soviets ». C’est ainsi que Pfemfert s’offrit le luxe d’écrire que Lénine et les membres du Komintern étaient « antibolcheviques » ou encore « contre-révolutionnaires »1. En 1922, ces attaques ne suscitaient plus la moindre réaction de la part des communistes allemands pourtant régulièrement pris à partie par le petit cercle de Die Aktion qui prétendait entretenir la flamme révolutionnaire au sein du prolétariat allemand en célébrant les figures tutélaires de révolutionnaires allemands, au premier rang desquels Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht : « Karl Liebknecht / Tu vis / Car tu es parmi nous. / Tu vis. / Car tes prolétaires vivent. […] / Dans des milliers de poitrines bat Ton Cœur. / Ta bouche crie à travers des millions de bouches : / Vive la révolution mondiale.2 » Sur le plan théorique, la revue répétait à l'envi que « la révolution russe n'[était] pas la révolution allemande, ni la révolution mondiale !3 », mais elle se gardait bien de définir les buts et les modalités de cette « révolution mondiale » tant attendue. En 1922, Die Aktion, avait définitivement choisi de se détourner d’un réel qui avait tant malmené ses convictions. Lors de la conférence de Gênes, elle publia in extenso la brochure de Rosa Luxemburg de 1918 consacrée à la révolution russe et à l'occasion du Traité de Rapallo, le 16 avril 1922, Pfemfert se contenta d'un commentaire lapidaire invitant ironiquement le lecteur à prendre note de « l'évolution de la révolution russe, grâce à la dictature du parti bolchevique [...] » et à se demander qui, de Lénine ou de Rosa « Les nouveaux antibolcheviks », DA, 21/33-334/463-467. Oskar Kanehl, « A Karl Liebknecht », DA, 21/37-38/513. 3 Karl Schröder, « De la mort des partis », DA, 21/41-42/457. 1 2
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Luxemburg, avait « vu juste »1. A effectifs de plus en plus réduits, la revue cultivait la vénération de ses « idoles » au nom d'un « bolchevisme » antisoviétique, censé servir la cause d'un « prolétariat » tout aussi virtuel et mythique que son idéal spontanéiste radical. En l'espace de moins de cinq ans, Die Aktion connut donc trois changements d'attitude successifs vis-à-vis de la Russie soviétique : initialement hostile aux signataires du traité de Brest-Litovsk accusés de compromettre les chances d'une révolution prolétarienne sinon mondiale, du moins allemande, elle se rallia ensuite sans réserve aux édificateurs du « premier État prolétarien », dont elle assura une propagande sans équivalent au sein du paysage intellectuel allemand. Mais ne percevant pas le rôle capital dévolu au Parti par Lénine face aux soviets, ni sa stratégie de consolidation du pouvoir en Russie, elle fut violemment désavouée par ce dernier, tout comme l'ensemble des « gauchistes » du KAPD. La perte soudaine de ce véritable « point d'Archimède » que constituait la Russie soviétique pour Pfemfert et ses collaborateurs précipita l'implosion de la revue, en perpétuel déclin depuis 1922. L'abandon de ces alliés au dévouement sans égal ne prêta cependant pas à conséquence pour Lénine qui avait amorcé, parallèlement, une stratégie d'approche des autres composantes intellectuelles européennes, non exclusivement « de gauche » et même initialement très hostiles à la révolution d'Octobre. L'impact des premiers récits de voyage sur la Weltbühne et la Neue Rundschau Au moment même où survint la rupture entre Die Aktion et Moscou, l'économiste Alfons Goldschmidt, collaborateur régulier de la Weltbühne, ayant manifesté en 1919 sa 1
DA, 22/13-14/191.
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sympathie pour les bouleversements survenus à l'Est sans pour autant adhérer au KPD, publia l'un des tout premiers récits de voyage en Russie soviétique, Moscou 1920, compte rendu d'un voyage qu'il avait effectué entre la fin avril et la mi-juin de la même année. Après avoir brièvement évoqué les enjeux théoriques qui se cristallisaient autour de l'« événement bolchevique », Goldschmidt consacra l'essentiel de son journal à décrire ce qu'il vit à Moscou, avec un ton d'emblée partisan et enthousiaste : il s'agissait de montrer que les bolcheviks étaient bel et bien en train de construire un État socialiste. Mais pour la première fois, le discours sur la Russie soviétique sortait de son cadre strictement théoricoidéologique, comme en témoigne la multiplicité des thèmes abordés (quarante-et-un chapitres d'une longueur moyenne de trois pages, portant chacun sur quarante-et-un thèmes différents), nourris d'une multitude de détails techniques, concrets et même prosaïques, comme si le projet essentiel de ce témoin privilégié était avant tout de « donner corps » à cette Russie soviétique qui était devenue, au fil des écrits polémiques qu'elle n'avait cessé de susciter, une espèce de « non-lieu » au sens littéral du terme où se trouvait investie toute une gamme d'affects allant de l'admiration inconditionnelle au rejet total. Ainsi, Goldschmidt commença par décrire minutieusement tous les moyens de transport qu'il avait dû emprunter avant d'arriver à Moscou. Ce fut d'abord le bateau pour une traversée de la Mer Baltique jusqu'à Tallinn, dans des conditions météorologiques tout à fait favorables – « quel bonheur de naviguer […] entre les gracieux archipels encore mouchetés de neige en avril […] ! » –, bonheur tempéré par la présence de mines dans les eaux finnoises, qui n'avaient pas été enlevées à la fin de la guerre et faisaient courir un danger mortel à tout
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navigateur1. De Tallinn, Goldschmidt prit le train jusqu'à Petrograd, parcourant les quelque quatre cents kilomètres séparant les deux villes à une vitesse de vingt à vingt-cinq kilomètres par heure. Et l'économiste de souligner que ce grave problème de transport pèserait lourdement sur l'avenir de l'économie russe. Cependant, il eut ainsi le temps d'admirer le travail de propagande des bolcheviks qui ornaient toutes les gares de drapeaux rouges et d'immenses affiches à la gloire de Lénine, du socialisme et de la Troisième Internationale2. Après une étape à Petrograd, « ville prolétarienne », pavoisée de rouge pour la célébration du Premier Mai, il arriva à Moscou. Là encore, on préparait le Premier Mai avec empressement sans s'occuper des étrangers qui n'étaient pas conviés aux cérémonies par l'appareil officiel. Mais même un voyageur « de second ordre » tel que Goldschmidt avait dû obtenir au préalable une autorisation de séjour lui imposant pour une période rigoureusement déterminée un lieu de résidence et un programme de visite bien précis. Goldschmidt justifia ces impératifs en évoquant la guerre russo-polonaise ainsi que les menaces de « sabotage » émanant des nombreux adversaires du régime. Faisant de nécessité vertu, il s'appliqua à décrire avec minutie tout ce que l'on voulait bien lui montrer, à savoir : les rues et les places de Moscou, ville certes « en mauvais état », mais pas davantage que « tout autre grande ville européenne au sortir de la guerre. » 1
2
« A chaque instant, le premier officier doit sonder le terrain afin que nous n'allions pas sauter sur une de ces saloperies. », in : Moscou 1920, op. cit., p. 16. Cf. le chapitre intitulé « Affiches », pp. 57-61, où est évoquée la variété de ces affiches et la créativité de leurs auteurs. En effet, Lénine attachait une importance capitale au pouvoir de l’image. A partir de novembre 1919, il envoya à travers les campagnes le premier « agittrain » muni d'un écran géant pour diffuser aussi bien les films d'Eisenstein ou de Vertov que ceux des réalisateurs précurseurs du « réalisme socialiste ».
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Il insista sur le caractère « vivant » et « joyeux » de la ville qu'il attribua aux premières mesures sociales prises par les bolcheviks pour éradiquer la prostitution, mais aussi pour lutter contre les « maladies sociales », ainsi qu'il qualifie les maladies vénériennes, la tuberculose et l'alcoolisme, toutes ces transformations étant entreprises, selon Goldschmidt, sans la moindre « dictature terroriste » : « Y a-t-il une dictature terroriste à Moscou ? Non, il n'y a pas de dictature terroriste à Moscou. S'il y en avait une, il n'y aurait pas de « boulevard de Mai » avec une joyeuse atmosphère printanière comme celle de ce mois de mai 1920. » Outre la lourdeur dogmatique de cette affirmation annonçant la rhétorique d'inspiration stalinienne des années trente, on constate que le fondement de l'argumentation de Goldschmidt témoigne d'un manque de lucidité certain quant au fonctionnement des régimes totalitaires dont il n'existait pas, il est vrai, de précédent en 1920 : non seulement les cérémonies fastueuses et « populaires » ne constituent pas le négatif d'un régime totalitaire, mais elles en sont, au contraire, un élément constitutif essentiel, remplissant une double fonction, à la fois intégrative, vis-àvis des populations vivant sous l'emprise de ces régimes, mais aussi démonstrative, vis-à-vis des observateurs étrangers. Goldschmidt fut donc fasciné par les premières grandes mises en scène officielles soviétiques, à l’instar des intellectuels tombés ultérieurement sous le charme du stalinisme ou du fascisme et du nazisme. Cependant, une fois passé l'enthousiasme suscité par les manifestations du Premier Mai, il se montra un peu moins élogieux même si, s'attachant à décrire le quotidien des Moscovites, il dénonça les clichés qui circulaient dans la presse occidentale, selon lesquels « les Russes allaient quasi nus et mouraient de faim ». S'il est vrai que la situation de mai 1920 n'était pas encore celle de 1921, année marquée par de grandes 148
famines, Moscou demeura une vitrine et Goldschmidt fit une nouvelle fois preuve d'un optimisme naïf lorsqu'il déclara que la situation des Moscovites était « bien meilleure depuis la révolution » et qu’elle allait « continuer à s'améliorer1 ». Selon lui, toutes les entraves à l'édification du socialisme étaient à imputer à des causalités extérieures, indépendantes de la volonté des bolcheviks, comme il l'expliqua au sujet de sa visite d'une usine de textile à l'arrêt parce que le bois, nécessaire au bon fonctionnement des machines, ne pouvait être acheminé jusqu'à Moscou en raison de la guerre russo-polonaise. Goldschmidt précisa que cette usine était une « usine-modèle ». D'aucuns auraient parlé d'« usine Potemkine ». Elle se présentait comme un véritable village militaire : les ouvriers étaient logés dans des casernes réparties autour de leur lieu de travail, à proximité duquel se trouvait une école, une crèche, un dispensaire et un lieu de ravitaillement. Cette visite fut le couronnement du voyage de Goldschmidt qui mentionna encore brièvement la situation des églises et des popes « que l'État continue à entretenir, même s'il ne veut plus rien avoir à faire avec eux », des quelques « bourgeois » vivant encore à Moscou, « qui ne peuvent naturellement pas approuver le système mais sont néanmoins tolérés », du Parti, qu'il eut l'audace de comparer à un « ordre de jésuites », « qui ne se détourne pas de ses principes fondamentaux [...], intervient dans tous les domaines et programme tout », ne comptant que « six cent mille membres régnant sur une population de cent cinquante millions d'habitants ». On perçoit la pointe d'amertume de Goldschmidt stigmatisant ici indirectement l'éradication des soviets à l'instigation de Lénine. Il s'empressa cependant d'ajouter qu'« aucun gouvernant ne pourrait, fondamentalement, faire mieux que les bolcheviks. » 1
Op. cit., pp. 41-45.
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En définitive, le texte de Goldschmidt apparaît comme une réponse presque point par point au premier récit de voyage d'un intellectuel de renom, celui d'Alfons Paquet, correspondant de la Frankfurter Zeitung qui avait séjourné cinq mois en Russie au cours de l'année 1918 et avait publié ses Lettres de Moscou en mars 19191. A l'instar du texte de Goldschmidt, le récit de Paquet est composé d'une multitude de petits chapitres dans lesquels sont abordés de nombreux thèmes communs, la différence essentielle tenant aux critiques très dures adressées par Paquet au nouveau régime : neuf mois après leur arrivée au pouvoir, les bolcheviks n'ont laissé « que des ruines » et cherchent à s'imposer désespérément en recourant à « la terreur systématique qui, telle une fièvre, fait frissonner tout Moscou ». Ce sont ces deux affirmations, au cœur du texte de Paquet, que Goldschmidt s'efforça de démentir. Il n'en négligea pas pour autant les autres aspects : aux critiques de Paquet à l'encontre du Proletkult, qualifié dans les Lettres de Moscou de « pillage intellectuel », Goldschmidt répondit par la créativité déployée dans l'art de l'affiche. On pourrait multiplier les exemples (notamment en ce qui concerne la situation de la bourgeoisie et de l'Église, Paquet mettant l'accent sur la répression dont elles étaient victimes). Cependant, le récit de voyage du correspondant de la Frankfurter Zeitung était bien moins négatif qu'il y paraissait au premier abord. En effet, si Paquet mettait en lumière la terreur que faisaient régner les bolcheviks, il dénonçait aussi la « bestialité » des troupes contrerévolutionnaires2 et soulignait même que si le pays était en ruine, il n'était « pas sûr que l'ancien régime fût parvenu à faire mieux » que les bolcheviks qui, dans cette atmosphère de « combat de tous contre tous », n'avaient de toute façon 1 2
En Russie communiste. Lettres de Moscou, op. cit. « La bestialité des Blancs », ibid., p. 74.
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pas eu beaucoup d'occasions de « produire un travail positif ». Plus encore, Paquet stigmatisa « le caractère des masses russes » qui, selon lui, « contraignait tout gouvernement à recourir à des moyens despotiques1 ». Ce type de remarques instillées tout au long du texte fait que le jugement de Paquet sur l'« événement bolchevique » se révèle être, en fin de compte, assez partagé. D'ailleurs, dans la série de conférences qu'il donna à son retour, réunies sous le titre L'esprit du bolchevisme, il se montra encore plus ambigu : s'il continua de dénoncer le caractère dévastateur de la révolution bolchevique, « l'un des événements les plus violents de l'histoire de l'humanité », il attribua aussi à cette violence un rôle « régénérateur », le bolchevisme étant comparé à « un coup de fouet stimulant, incitant chacun […] à réfléchir très sérieusement sur les possibilités d'un avenir meilleur. » Derrière sa « face de méduse », l'« esprit du bolchevisme » véhiculait, selon Paquet, une « utopie de l'action », et s'il n'était pas question d'appliquer les solutions des Russes, du moins fallait-il prendre conscience du fait que les Russes étaient parvenus à susciter une « dynamique », certes non maîtrisée, mais néanmoins indispensable à tout processus de « régénération » porteur d'avenir et d'espérance. C'est ainsi que la première conférence de Paquet se terminait sur ces mots : « Comprenons profondément la pensée de la révolution pour y puiser les espoirs de l'avenir. » Ces propos montrent à quel point il est malaisé d'assigner à Paquet une place stable dans le paysage intellectuel allemand, son éloge du « dynamisme » de la révolution d'Octobre n'étant pas si éloigné d'un certain type de discours 1
Ibid., p. 124. Ce préjugé tenace à l'encontre des « masses russes » était déjà très répandu y compris dans les milieux intellectuels allemands, de droite comme de gauche, avant la Première Guerre mondiale, « justifiant » notamment, à leurs yeux, l'entrée en guerre de l'Allemagne contre la Russie.
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néo-conservateur, dans lequel il ne se reconnaissait pourtant pas. Cependant, ses critiques de fond à l'égard de Moscou lui assurèrent l'hostilité des premiers « compagnons de route » tels que Goldschmidt. Tout à fait conscient de son isolement, Paquet l'exploita à son avantage en le replaçant au centre de la définition de l'intellectuel qu'il élabora à la fin de l'année 1918 à travers son propre cas : il se voyait en effet dans « la situation typique de l'intellectuel », tout à la fois « absolument indépendant » et incarnant « la solitude de l'esprit », « rétrograde selon les révolutionnaires » et toujours perçu comme « à moitié renégat » par l'un et l'autre camp. Or, c'est précisément vers ce type d'intellectuel, certes ambigu et vivement critiqué de toutes parts, mais à même d'assurer un écho non négligeable à ses prises de position en raison, notamment, d'un réel rayonnement médiatique, que se tournèrent les bolcheviks lorsqu'après avoir rompu avec les « activistes de gauche », ils s'appliquèrent à nouer des relations avec des interlocuteurs autres que les communistes orthodoxes. La sécheresse qui frappa à partir de l'été 1921 l'ensemble des régions céréalières situées sur la Volga leur en fournit bientôt l'occasion : le 26 juin, la Pravda écrivait que vingtcinq millions de personnes étaient en train de mourir de faim et que ce chiffre n'allait pas tarder à s'accroître. Face à l'ampleur du drame, Lénine lança le 2 août 1921 un appel solennel à la solidarité internationale. Immédiatement, les Américains y répondirent par le biais de l'ARA (American Relief Administration), dirigée par le futur président Herbert Hoover qui fit expédier 800.000 tonnes de nourriture et envoya des équipes humanitaires dans les régions sinistrées. Cependant, les bolcheviks espéraient bien trouver des alliés un peu plus fréquentables. C'est la raison pour laquelle Willi Münzenberg fonda à Berlin dès le 12 août 1921, à la demande expresse de Lénine, l'IAH (Internationale Arbeiterhilfe / Secours Ouvrier 152
International), qu'il parvint à faire parrainer par des intellectuels occidentaux (dont de nombreux Allemands), parmi lesquels Alfons Paquet, Arthur Holitscher, George Grosz, Käthe Kollwitz, Ernst Toller, Henri Barbusse, Anatole France, Upton Sinclair, Albert Einstein et George Bernard Shaw. Mettant en place des structures indépendantes de celles des partis communistes nationaux, Münzenberg sut attirer de nombreux intellectuels non communistes. Ces derniers, ayant constamment fait preuve d'intérêt pour la Russie soviétique, se virent offrir l'occasion d'entrer enfin en contact direct avec elle. Ils purent se rendre en Russie dès 1921, rapportant des récits de voyages et des photos qui furent abondamment diffusés par la revue officielle de l'IAH, Sowjet-Russland im Bild (La Russie des soviets illustrée), qui parut à partir du 7 novembre 1921, rebaptisée un an plus tard Sichel und Hammer (Faucille et Marteau), avant de devenir en 1924 l'AIZ (Arbeiter-Illustrierte Zeitung / Journal Ouvrier illustré), restée célèbre grâce aux photomontages de John Heartfield qui figuraient sur la couverture de la majorité des numéros. On y remarque aussi le nombre impressionnant de photos consacrées à tous les engins mécaniques, notamment aux trains et tracteurs, relayant l'image d'une Russie soviétique en plein progrès technique et technologique. A cet égard, Münzenberg écrivit une page importante de la presse illustrée. Il jeta les bases d'un authentique konzern, le Neuer Deutscher Verlag, particulièrement efficace (ses méthodes s'inspiraient d'ailleurs de celles du capitalisme), qui vit le jour en 1924 et qui regroupait maisons d'édition et industrie du cinéma. Dans ce domaine, l'IAH avait fait office de fer de lance : c'est par son biais que Münzenberg organisa en octobre 1922, pour la première fois en Europe, une grande exposition d'art soviétique à la galerie berlinoise Van Diemen située Unter den Linden, à proximité de 153
l'ambassade soviétique. Cet événement, qui constitue les prémisses de la politique d'exportation et de propagande de Lounatcharski dans la seconde moitié des années vingt, fit de lui le grand promoteur des échanges culturels bilatéraux entre la Russie et l'Allemagne au lendemain du traité de Rapallo. A partir de cette date, l'axe Berlin-Moscou devint la principale voie d'échange par laquelle l'Occident pouvait entrer en contact avec le théâtre et le cinéma soviétiques et, dans le domaine des arts graphiques, avec le mouvement constructiviste. C'est aussi à cette époque que les autorités soviétiques parvinrent à endiguer la terrible famine de l'été 1921. Or, tandis que l'ARA de Hoover avait apporté une contribution nettement plus substantielle que celle de l'IAH (plus de dix millions de dollars contre environ cinq pour l'IAH), elle fut dénigrée par les bolcheviks qui firent en revanche l'éloge du « prolétariat international » parrainé par les quelques intellectuels qui avaient répondu positivement à Münzenberg1. Quoi qu'il en soit, c'est à l'aune de cet épisode qu'il faut mesurer l'évolution de l'image de la Russie soviétique dans la Weltbühne et la Neue Rundschau qui comptaient parmi leurs collaborateurs sinon des « compagnons de route » de la première heure, du moins des intellectuels qui, après leur participation active à l'IAH, ne pouvaient manquer de renouveler les enjeux de la mésentente.
1
Le gouvernement russe adressa certes un télégramme de remerciement laconique à l'ARA le 10 juillet 1923, mais il ne pesa pas bien lourd face à la vaste campagne soulignant les mérites de l'IAH. Cette campagne fut en grande partie menée par Olga Kamenava, sœur de Trotski et épouse de Kamenev, qui avait écrit en mai 1923 dans la revue du Komintern : « L'aide de la bourgeoisie fut limitée, ses dépenses d'énergie pour sauver des millions de personnes mourant de faim furent dérisoires face à l'aide du prolétariat international. La bourgeoisie a plutôt vu une alliée dans la famine qui a dévasté la Russie. »
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Tandis que les « grands ténors de gauche » gardèrent le silence entre 1920 et 1923 après avoir prononcé une condamnation lapidaire et sans appel de l'expérience bolchevique, la Weltbühne continua quant à elle à s'intéresser régulièrement à l'« événement bolchevique ». Or, force est de constater qu'en 1920, les jugements étaient encore très négatifs, phénomène renforcé par le fait que comme en 1919, la Russie soviétique demeurait, dans la Weltbühne, une affaire de « spécialistes », à savoir Heinrich Ströbel et Elias Hurwicz, tous deux très antibolcheviques, exerçant entre 1920 et 1923 un quasi-monopole sur le discours concernant la Russie soviétique. Au cours du premier trimestre de l'année 1920, ils dénoncèrent l'« abîme bolchevique » qui, avec l'adhésion d'une grande partie des sociaux-démocrates indépendants à la Troisième Internationale ou les tentatives d'« intrigues militaires et diplomatiques entre la Russie et l'Allemagne, exaltées par les communistes et les nationalistes », semblait se faire « de plus en plus menaçant1 ». D'ailleurs, pour essayer de décourager toute tentative d'alliance avec la Russie soviétique, Ströbel, qui craignait aussi un risque de contagion révolutionnaire de l'intérieur, s'efforça de briser le « lien pervers entre militarisme et bolchevisme » en déclarant que « toute spéculation sur la puissance militaire de la Russie [était] plus que frivole2 ». Hurwicz invitait quant à lui les Alliés à cesser toute agression contre la Russie pouvant servir de « justification » à la dictature bolchevique. Il pensait que l'opposition intérieure – dont il était issu en tant qu'exilé social-révolutionnaire – pourrait alors pleinement jouer son rôle en dénonçant les « méfaits » du régime et qu'elle serait dès lors à même de rallier la majorité de la population 1 2
Heinrich Ströbel, « Devant l'abîme », WB, 20/06/164. « Pensez à la fin », WB, 20/08/225-229.
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derrière elle1. Une telle analyse laisse entrevoir que Hurwicz, comme la majorité des intellectuels toutes tendances confondues, et comme Lénine lui-même, émettait des doutes quant à la capacité des bolcheviks à conserver le pouvoir. Cette fragilité attestée sur le plan économique par l’instauration de la NEP et, sur le plan de la politique intérieure, par le soulèvement de Cronstadt eut pour conséquence la réouverture des colonnes de la revue à l'un des premiers « compagnons de route », l'économiste Alfons Goldschmidt, collaborateur occasionnel de la revue entre 1918 et 1919, non sollicité durant l'année 1920 (tandis que Ströbel y brandissait systématiquement l'épouvantail bolchevique), mais qui retrouva droit de cité à partir du second semestre de l'année1921, après l'échec de l'Action de mars. C’est alors que la Weltbühne commença à publier quelques extraits du récit de voyage de Goldschmidt, Moscou 1920, où l'auteur mit notamment en avant l’électrification du pays, décrétée par Lénine lors du huitième congrès des soviets, en décembre 1920 (« Le socialisme, c’est le pouvoir des soviets et l’électricité ! »). Cette mesure, censée incarner un « passage à une autre époque historique », symbolisait la « lueur d'espoir » qu'entretenaient les thuriféraires de l'expérience bolchevique au moment où le pays connaissait des heures sombres. Début juin 1921, la Weltbühne avait même laissé brièvement la parole à Lénine, publiant un texte au titre significatif : « L'avenir de la Russie », dans lequel le leader bolchevique justifiait le passage à la NEP en évoquant certes « l'état de grande détresse et de désorganisation du pays », mais en soulignant que la nouvelle politique permettait d'accélérer l'électrification du pays, condition
1
« Paix avec les bolcheviks ! », WB, 20/07/138-139.
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sine qua non d'un passage à court terme de la Russie au socialisme1. Au cours des trois premiers mois de l'année 1922, c'est de nouveau Hurwicz qui assura l'intégralité du discours de la Weltbühne consacré à l'« événement bolchevique ». Prolongeant indirectement ses attaques contre Goldschmidt et Holitscher, il évoqua le récit de voyage d'un intellectuel danois, Henning Kehler, qui s'était rendu en Russie en décembre 1919 dans le cadre d'une mission concernant les prisonniers de guerre austro-hongrois. Violemment critique à l'égard de l'expérience bolchevique, ce « livre destructeur » selon Hurwicz, intitulé Le jardin rouge, décrivait l'état de ruine dans lequel étaient plongées les deux villes-phares de la Révolution, Moscou et Petrograd, pour montrer que le « jardin rouge » était loin d'être un Eden : « Il aura fallu qu'un Danois nous ouvre les yeux », déclara Hurwicz, sous-entendant que les intellectuels allemands, et notamment les premiers « compagnons de route », se laissaient aveugler par la propagande bolchevique2. Une autre publication qui, en mars 1922, fit grand bruit parmi les « intellectuels de gauche » fut celle, à titre posthume, de la brochure de Rosa Luxemburg La Révolution russe, à l'instigation de Paul Levi, exclu du KPD en avril 1921. Hurwicz, qui rappelait que « pour Moscou, Rosa Luxemburg avait toujours été une sainte », ne résista pas au plaisir de citer quelques passages de la brochure dans laquelle Rosa Luxemburg soulignait que « l'erreur fondamentale » de Lénine et de Trotski était d'opposer dictature et démocratie. Et Hurwicz de souligner que Rosa Luxemburg, critique éclairée de la dérive de l'appareil politique léniniste, ne pouvait plus désormais être considérée autrement par Moscou que comme une « contre1 2
WB, 21/22/595-596. « Le jardin rouge », WB, 22/01/24.
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révolutionnaire1 ». C'est d'ailleurs la poursuite du régime de terreur, et en particulier le rôle de la Tchéka, qui fut le thème principal de ses autres articles consacrés à la Russie soviétique. En effet, les Russes avaient annoncé la dissolution de la Tchéka par un décret du 6 février 1922. Or, Hurwicz se montra d'emblée sceptique, expliquant qu'il s'agissait d'une mesure de « bluff » de la part des bolcheviks, « tacticiens et propagandistes inégalables », destinée à attirer un peu plus les investisseurs occidentaux. Reprenant les griefs de Kautsky à l'encontre de Lénine, il déclara que seul le rétablissement du parlementarisme pouvait amener les Occidentaux à renouer des liens avec Moscou mais que les bolcheviks n'étaient pas prêts à « scier la branche sur laquelle ils étaient perchés2 ». Et si la Tchéka fut certes dissoute, elle fut immédiatement remplacée par la GPU, à la tête de laquelle demeura le même homme, Dzerjinski. Le mois suivant, en mars, Hurwicz fit paraître un nouvel article sur « la fin de la Tchéka », liant cette mesure du gouvernement bolchevique – à laquelle il ne croyait toujours pas – à l'approche de la Conférence de Gênes qui se tint du 10 avril au 19 mai 1922 et devait être consacrée à la reconstruction économique de l'Europe : « Pas plus tard qu'à la fin de l'année 1921, on avait solennellement fêté l'anniversaire de la Tchéka en présence de Trotski et de Lénine. Et maintenant, voilà qu'en février, on l'abolirait ? Le motif de cette promptitude est aisé à comprendre : Gênes approche. La contrainte de se plier aux formes de droit européennes est chaque jour plus pressante, ne serait-ce qu'à cause des garanties que réclame Poincaré.3 » Le mois suivant, Tucholsky, qui avait jusqu'alors tenté de minimiser le « danger bolchevique », faisait écho à « Luxemburg contre Moscou », WB, 22/10/252-253. « La Russie à la croisée des chemins », WB, 22/02/29-30. 3 « La fin de la Tchéka ? », WB, 22/11/259-260. 1 2
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Hurwicz puisqu'il publiait un court poème intitulé « Concurrence russe », stigmatisant la répression exercée par les autorités soviétiques sur les opposants au régime, répression qu'il comparait aux assassinats politiques pratiqués en Allemagne par les milices d'extrême droite : « Une victime sans armes sur la sellette, / En face un type haineux et malhonnête / La met en joue, cible idéale / Puis c'est l'coup d'grâce, le dernier râle : / Ce spectacle fort héroïque / Est de chez nous une pratique / Chez les Russes identique ?1 ». Dans ces conditions, on comprend le tollé que put susciter dans la revue la signature du traité de Rapallo entre l'Allemagne et la Russie soviétique, seul résultat tangible de la Conférence de Gênes. Après avoir dénoncé la terreur bolchevique à la quasi-unanimité et après avoir tourné en dérision les Britanniques puis, dans une moindre mesure, les Français, prêts à s'asseoir sur leurs principes pour faire du commerce avec un tel partenaire, les collaborateurs de la Weltbühne furent sidérés de voir leur propre pays renouer des relations diplomatiques et économiques avec Moscou sur un mode qui leur semblait de surcroît constituer une « dangereuse provocation » vis-à-vis des Européens2. Seuls Goldschmidt et l'entourage allemand de Münzenberg se réjouirent à l'annonce du traité, mais ils ne furent pas conviés à donner leur avis dans les colonnes de la Weltbühne. En outre, le choc provoqué par le traité fut tel que la revue ne consacra ensuite pratiquement plus aucun article à la Russie soviétique, s'enfermant dans un mutisme similaire à celui que continuait d'observer Heinrich Mann ou qu'avaient adopté les Weißen Blätter après la 1 2
WB, 22/14/347. WB, 22/17/427-429. Puis, du même auteur, « Le résultat de Gênes », WB, 22/22/534-536, article dans lequel il déclare : « Nous sommes arrivés à Gênes avec une égalité de droits, nous repartons en parias. […] Voici le résultat, le triste résultat de Gênes. », ibid., p. 536.
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condamnation du bolchevisme par Schickele en décembre 1918. Ainsi, ce n'est pas parmi les « intellectuels de gauche démocrates », ralliés à la république et cependant rapidement déçus par l'évolution du régime, que les répercussions des premiers récits de voyage et de la propagande active déployée par Münzenberg dans le cadre de l'IAH furent optimales, mais plutôt chez les libéraux et les « Républicains par raison », comme en témoigne l'étude de la Neue Rundschau. C'est en 1921 et en 1922 que culmina l'intérêt de la revue pour la Russie soviétique. On assista d'ailleurs à un net « décollage » entre 1920 et 1921 qui se maintint en 1922 pour brutalement chuter en 1923. Le quasi-silence du début de l'année 1920 peut s'interpréter comme le contrecoup du « chantage au bolchevisme » auquel s'étaient livrés certains intellectuels libéraux proches du pouvoir ainsi que quelques « Républicains par raison » – et non des moindres (Max Weber) – au cours de l'été 1919, la Neue Rundschau s'efforçant ensuite de dépassionner le débat et de ne pas relancer la polémique, au point qu'elle alla jusqu'à nier l'existence même de la Russie. Dès le mois d'octobre 1919, on pouvait en effet lire dans ses colonnes : « La Russie n'existe pas. […] Elle est actuellement absente.1 » Par conséquent, les quelques articles consacrés à la littérature russe en 1920 portèrent sur les grands auteurs classiques du XIXème siècle, et plus particulièrement sur Dostoïevski2. Or, son intérêt pour la Russie soviétique s'accrut subitement en 1921 puisqu'elle publia à la une du premier numéro de l'année les trente premières pages du récit de 1 2
Dimitri Merejkovski, « Russie », NR, 19/10/1288. L'un de ces articles, signé Hermann Hesse, s'évertua à montrer comment les œuvres de Dostoïevski, et plus précisément Les frères Karamazov (1879-1880), préfiguraient « l'effondrement de l'Europe » qu'entraîna, selon Hesse, la Première Guerre mondiale. Cf. « Les frères Karamazov ou le déclin de l'Europe », NR, 20/04/276388.
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voyage d'Arthur Holitscher, Trois mois en Russie soviétique1, relatant un périple effectué entre août et octobre 1920 sur proposition de Radek. Les quarante pages suivantes furent publiées dans le numéro de février et la fin du texte, vingt-cinq autres pages, dans le numéro de mars. Si ce texte reprend les grandes thématiques des récits de Paquet et de Goldschmidt, il insiste sur le fait que « le temps de la révolution est terminé. […], l'état de terrible détresse matérielle dans lequel est plongé le pays étant la cause d'une révision à la baisse des exigences maximalistes [des bolcheviks]2 ». En exposant ainsi la situation nouvelle dans laquelle se retrouvait la Russie soviétique après qu'eurent été déçus tous les espoirs révolutionnaires à l'Ouest, et plus précisément en Allemagne, Holitscher laissait entrevoir le rôle de médiateurs que pouvaient jouer les intellectuels modérés et les « compagnons de route » entre l'Occident capitaliste et la Russie soviétique. Il se montrait prêt à être l'un d'eux, répondant ainsi à la stratégie initiée par Lénine après la rupture avec les « activistes de gauche ». Ce n'est donc pas un hasard si Holitscher se retrouva un an plus tard à la tête d'une délégation hétéroclite regroupant des intellectuels européens non communistes pour un voyage à Moscou au terme duquel allait être créée à Berlin en juin 1923 la « Société des Amis de la Nouvelle Russie ». Mais en ce début d'année 1921, l'heure était encore à l'observation des réalités russes. Comme on l'a souligné à propos du récit de voyage de Goldschmidt, l'enjeu essentiel était, pour ces premiers compagnons de route, de sortir les discours de leur cadre strictement idéologico-théorique. A cet égard, les faits rapportés par Holitscher se révèlent beaucoup plus concrets que ceux que l'on trouve dans les textes de Goldschmidt et de Paquet. C'est ainsi qu'à propos du « Proletkult », il évoque, outre les réalisations des 1 2
NR, 21/01/1-32. Art. cit., p. 159.
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principaux artistes, le vaste réseau d'écoles et de centres de formation mis en place sous l'impulsion de Bogdanov, et plus précisément la création de l'Université prolétarienne début 1919 à Moscou, dont Bogdanov défendait farouchement l'indépendance face au ministère de Lounatcharski. Il s'efforce aussi de rendre compte de la composition de l'Armée rouge ou propose encore un tour d'horizon de l'état des croyances religieuses en Russie, évoquant les différentes mesures prises par les bolcheviks pour « détrôner Dieu en Russie ». Témoignant d'un fort sentiment anti-religieux, Holitscher fait preuve d'une bienveillance certaine à l'égard de ces mesures, sans évoquer les plus radicales d'entre elles (incarcération et assassinat de dignitaires religieux). En revanche, il s'applique à démonter les mécanismes de la propagande du régime telle qu'elle était pratiquée aux différents niveaux de la vie sociale : encadrement des jeunes, célébrations officielles... Sa critique n'est d'ailleurs pas sans rappeler celle d'Alfons Paquet à propos des célébrations de l'anniversaire de la Révolution en 1918. En somme, ces premiers récits de voyage reflètent une véritable diversité de tons et l'on peut dire que le texte d'Holitscher se situe à mi-chemin entre l'enthousiasme d'un Goldschmidt et les critiques plutôt radicales de Paquet. Mais quel que soit leur point de vue, ces textes illustrent un même étonnement face à l’« événement bolchevique » témoignant de sa capacité à durer, contrairement aux prévisions initiales. C'est l'essence de cette « énergie » émanant du bolchevisme, selon l'expression de Goldschmidt, de cette « force métaphysique », selon Holitscher, ou encore de cette « dynamique interne » semblable à « un fouet qui stimule tous les Russes », pour reprendre la métaphore du pourtant très critique Alfons Paquet, qui demeurait alors au cœur des interrogations des observateurs. 162
A côté de ces textes, il faut mentionner, toujours dans la Neue Rundschau, une série d'articles d'Otto Flake poursuivant sa « croisade contre le bolchevisme » entreprise à partir de l'année 1919 et interrompue durant l'année 1920. Devant l'intérêt que portait si soudainement à la « nouvelle Russie » la revue-phare de la bourgeoisie intellectuelle dont il se voulait l'un des plus fidèles porteparole, Flake s'empressa de réagir, au moment précis où la Neue Rundschau publiait le deuxième volet du récit de voyage d'Holitscher en février 1921. Selon lui, cet « engouement irrationnel » ne faisait que prolonger la « crise de l'Esprit » qu'il avait diagnostiquée quand avait éclaté la révolution en Allemagne et qui se cristallisait désormais autour de cet « événement bolchevique » prétendant introduire une « dictature créatrice de l'Idée1 ». Comme dans ses articles de 1919, Flake rapproche les systèmes bolchevique et prussien qui reposeraient tous deux, selon lui, sur une militarisation aveugle prétendant faire triompher un pouvoir absolu au mépris de toute contingence et de toute moralité, le bolchevisme étant simplement un peu plus « actuel » que le prussianisme. On se souvient que Flake défendait une conception de l'intellectuel proche de celle d'un Julien Benda en France, faisant de l'intellectuel le garant de valeurs universelles et intemporelles – Vérité, Justice, Liberté – de sorte que cet article recèle une vive critique à l'encontre des premiers compagnons de route (Goldschmidt) et autres médiateurs entre l'Est et l'Ouest (Holitscher ou Paquet) accusés d'avoir « trahi », cet idéal. Une telle attitude était le symptôme, selon Flake, d'un grand « désespoir » ou d'une « profonde malhonnêteté ». Il souligne qu'elle transcende « hélas » les clivages entre gauche et droite et réaffirme, face aux
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« La crise de l'Esprit », NR, 21/02/361-373.
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dangers dont il la voit porteuse, son attachement à la République1. La concomitance de ces deux discours au sein de la Neue Rundschau reflète bien un cas typique de mésentente. Ce n'est pas sur fond d'idéologie ou de morale mais au nom d'une « dynamique » propre à l'« événement bolchevique » (certes plus ou moins fantasmée) que les premiers intellectuels avaient décidé de se rendre en Russie soviétique. Dès lors, le propos de Flake, ancré dans le champ de l'idéal et de l'éthique, n'avait aucune prise sur eux. Deux types de discours de nature foncièrement différente cohabitèrent ainsi au sein de la Neue Rundschau sans jamais se croiser. L'année 1922 marqua cependant une rupture déclenchée par la signature du traité de Rapallo mais aussi par le remplacement de Rudolf Kayser par Samuel Saenger au poste de chroniqueur politique. Le discours de la Neue Rundschau prit alors une orientation nettement plus géopolitique et franchement antibolchevique. En effet, Saenger se démarqua d'emblée des correspondants en Russie des grands quotidiens libéraux, au premier rang desquels Paul Scheffer, correspondant à Moscou de la Berliner Zeitung promouvant, selon Saenger, « une cynique politique opportuniste » de rapprochement avec Moscou2. Effectivement, Scheffer, en Russie depuis le mois d'octobre 1921, époque à laquelle les milieux diplomatiques allemand et russe s'étaient mis à préparer activement la Conférence de Gênes, apporta tout son soutien aux initiatives de l'ambassadeur allemand à Moscou, le comte BrockdorffRantzau, qui fut l'un des principaux artisans du traité de Rapallo négocié, côté allemand, à l'instigation du ministre des Affaires étrangères Walther Rathenau, mais à l'insu du Président de la République Friedrich Ebert (SPD) et du Chancelier Wirth, membre du Zentrum catholique. A cet 1 2
« Pour la République », NR, 21/11/1129-1137 « Chronique politique », NR, 22/04/548-549.
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égard, les travaux de Kurt Koszyk ont montré comment les journalistes des grands quotidiens libéraux, officieusement informés des tractations germano-russes par les milieux diplomatiques et gouvernementaux proches de Rathenau, avaient préparé l'opinion allemande, tandis que les intellectuels furent, à l'instar de toute une frange de la classe politique, totalement pris au dépourvu et réagirent extrêmement négativement à l'annonce de la signature du traité. Conformément à ses prises de position antérieures, Saenger déclara : « Le traité signé à Rapallo avec la Russie soviétique semble avoir exercé, d'un point de vue historicopsychologique, la fonction de ces remèdes […] qui ne font qu'activer l'infection qui sommeillait jusqu'alors dans un organisme.1 » Pourtant, juste avant la signature du traité, un autre collaborateur de la Neue Rundschau et non des moindre, Alfred Weber, avait suggéré que l'Allemagne tournât ses regards vers l'Est en raison de la spécificité de ses traditions. Elle pourrait ainsi « contribuer à la consolidation du second axe de la civilisation du XXème siècle », le premier étant constitué par l'ensemble anglo-saxon2. Entre ces deux positions antagonistes, les Lettres d'un spectateur de Ernst Troeltsch constituèrent un moyen terme qui permit, une nouvelle fois, de dédramatiser la situation à l'intérieur du camp des libéraux et des « républicains par raison », dans la mesure où elles replacèrent le traité de Rapallo dans ce que l'on peut qualifier a posteriori de juste perspective : il s'agissait avant tout d'un traité « à signification essentiellement juridique » émanant de la section du ministère des Affaires étrangères chargée des questions orientales, et il n'y avait « pas grand-chose à en attendre », l'image d'« armées russes équipées par l'Allemagne et en Allemagne, se ruant sur la France et la ceinture orientale 1 2
« Chronique politique », NR, 22/04/337-345. « L'Allemagne et l'Est », NR, 22/04/337-345.
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française que constituait la Petite Entente », étant « absolument fantaisiste1 ». L'année 1923 fut, pour la Neue Rundschau comme pour les autres publications politico-culturelles évoquées, une année de quasi-silence sur la Russie soviétique en raison de la crise de la Ruhr. A cette époque, l'expérience bolchevique ne trouvait plus grâce aux yeux des collaborateurs de la Neue Rundschau qui avaient pourtant fait preuve d'une ouverture d'esprit beaucoup plus grande que la Weltbühne en publiant dès 1921 l'un des premiers récits de voyage tout en laissant cohabiter dans ses colonnes détracteurs catégoriques et adeptes du régime. Il semble d'ailleurs que ce soit sous l'effet de ce premier récit de voyage, venant « donner corps » à une « nouvelle Russie » dont on ne parlait jusqu'alors que sur un plan essentiellement théorique et idéologique que fut rendue possible cette éphémère ouverture. Avant de se demander si cet intérêt ne fut qu'une parenthèse, il reste à étudier l'évolution des cercles néoconservateurs parmi lesquels s'étaient manifestés dès 1918 des sympathisants de l'expérience bolchevique, et non des moindres.
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Op. cit., pp. 275 et 277.
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Chapitre 4 : L'hétérogénéité des conservateurs entre 1920 et 1923
discours
néo-
L'esthétisation de la problématique russe dans le cadre de la dichotomie entre Orient et Occident Les premiers textes évoquant les bouleversements survenus à l'Est sont, on s'en souvient, les « romans de guerre » de jeunes auteurs « nationaux-révolutionnaires » qui, après une intense expérience du front souvent doublée d'un séjour en Russie comme prisonniers de guerre, vécurent en Russie même la prise du pouvoir par les bolcheviks et évoquèrent cette expérience ainsi que ses conséquences immédiates dans des récits à caractère autobiographique plus ou moins romancés. La réalité visée n'était pas celle de faits « objectifs », mais plutôt celle d'une expérience intérieure s'inscrivant dans une conception du monde esthétisante rejetant toute opposition entre le réel et l'imaginaire, « comme si tout ordre transcendant était aboli, comme si la pensée […] ayant perdu ses critères antérieurs, allait les chercher dans la vie elle-même, affranchie de toute tutelle1 ». Dans cette perspective, Ernst Jünger, l'auteur national-révolutionnaire de « romans de guerre » le plus connu, définissait sa « vérité » de la guerre comme une « unité magique de l'esprit et du sang2 », cette contamination de l'esprit par le mythe du sang (et du sol) allant de pair avec une déconstruction des genres littéraires : Orages d'acier, texte éminemment romanesque censé illustrer « la splendide anarchie de la vie », se voulait Denis Goeldel, conclusion du colloque « révolution conservatrice » et national-socialisme : la partie et le reste ou la crise des principes, in : La « révolution conservatrice » dans l'Allemagne de Weimar, sous la direction de Louis Dupeux, op. cit., p. 430. 2 Préface à l'édition française de La Guerre notre mère (Der Kampf als inneres Erlebnis, 1922), Paris, Christian Bourgois, 1995, p. 8. 1
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aussi un documentaire, comme l'indique son sous-titre : Journal de bord d'un chef de troupe de choc. Même s'ils furent les principaux, les « nationauxrévolutionnaires » ne furent pas les seuls représentants de la mouvance néo-conservatrice à aborder les bouleversements survenus à l'Est par le biais de l'écriture romanesque. En effet, au moment où il rédige les Considérations d'un apolitique, Thomas Mann travaille au vaste roman qu'est La Montagne magique. Le roman, achevé en 1923, s'arrête certes en 1914, abandonnant Hans Castorp en mauvaise posture sur le champ de bataille. Mais Thomas Mann prend un réel plaisir à pratiquer tout au long de l'ouvrage un jeu subtil d'« anticipation a posteriori » reposant notamment sur les multiples joutes oratoires entre Settembrini, « le personnage caricatural des Betrachtungen, le rationaliste au verbe ampoulé1 » et Naphta, l'oriental trouble, mystique et sanguinaire. Au cœur de ces discussions auxquelles assiste Hans Castorp, jeune homme naïf qui se forge peu à peu ses propres idées en assistant à ces échanges passionnés, se trouve le devenir du monde, et plus exactement l'opposition entre l'Orient et l'Occident, thème d'autant plus central que le personnage principal féminin du roman est une femme russe, énigmatique et fantasque, Madame Chauchat. En deçà de la dichotomie entre Orient et Occident, c'est la dualité russe que Thomas Mann dépeint par petites touches successives. La salle à manger du sanatorium de Davos comprend ainsi deux tables de Russes : la « Table des Bons Russes » et la « Table des Mauvais Russes », où siège notamment un « couple de barbares », dont Hans Castorp ne veut « à aucun prix » faire la connaissance2. Même Madame Chauchat produit initialement une impression très négative sur le jeune héros 1 2
Maurice Boucher, Le roman allemand, op. cit., p. 25. Cité d'après la traduction de Maurice Betz, La Montagne magique, Paris, Le Livre de Poche, 1993, p. 86.
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en raison de ses systématiques entrées fracassantes dans la salle à manger, au beau milieu des repas. On sait que le jeune homme succombera pourtant assez vite au « charme slave » extrêmement ambigu de la jeune femme et se montrera sensible, au grand dam de Settembrini, à l'argumentation de Naphta, partisan d'une violence terroriste qui n'est pas sans rappeler l'image de la dictature bolchevique telle que la véhiculait ses détracteurs : « Son but était de remplacer la Liberté, la Civilisation et la Démocratie par la dictature de la plèbe et par la barbarie.1 » Or, si Naphta se dit « révolutionnaire » et qualifie de manière provocatrice Settembrini de « conservateur », il n'est en aucun cas un « homme de gauche » et sa version de la dictature du prolétariat est foncièrement amarxiste. Il apparaît bien plutôt comme un « révolutionnaire conservateur » d'un genre certes un peu particulier : c'est un conservateur chrétien, « jésuite et terroriste2 ». A Settembrini qui ne comprend pas comment une telle position est tenable, il déclare : « Des […] contradictions peuvent rimer. Il n'y a guère que le médiocre et les demimesures qui ne riment jamais. Votre individualisme [...] est un compromis, une concession [...].3 » Vers la fin du roman, avant que les deux hommes en viennent au duel, Naphta ira jusqu'à qualifier le « progrès » de « pur nihilisme » et le « citoyen libéral » d'« homme du néant et du démon », « émasculant la vie ». Or, ce qui frappe Hans Castorp, ce qui le rapproche du discours de Naphta et le détourne de celui de Settembrini, c'est que ce dernier ne semble pas comprendre la beauté, ou plus exactement qu'il ne semble pas y être sensible. Le personnage de Settembrini se révèle être un personnage figé, engoncé dans ses principes comme il l'est dans sa Op. cit., p. 842. Ibid., p. 643. 3 Ibid., p. 590. 1 2
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vieille redingote rêche. Or, l'aventure de Castorp avec Madame Chauchat mêle la découverte physique de l'amour, de l'Orient et de la maladie, trois éléments que Settembrini a censurés une fois pour toutes, qui ont, du moins, un statut méprisable dans son système de valeurs. Hans Castorp aura quant à lui appris qu'à leur égard, « il ne faut pas appliquer les mesures de la civilisation humaniste1 ». Et c'est très précisément en conformité avec ce constat que Thomas Mann, rallié à la République en 1922, élabore à travers l'écriture romanesque la problématique qui se trouvait au cœur des Considérations. Le roman fut d'ailleurs très bien reçu dans les cercles néo-conservateurs qui n'en stigmatisèrent pas moins l'« inconséquence » du revirement politique de son auteur. Si les « nationaux-révolutionnaires » s'en tinrent à une thématisation littéraire de la question russe, les « jeunesconservateurs » abordèrent les bouleversements survenus à l'Est à travers l'étude de la littérature russe classique qui occupa dans leurs revues la place qu'avaient attribuée les « intellectuels de gauche » et les libéraux aux premiers récits de voyage en Russie soviétique. La littérature classique en lieu et place des récits de voyage Les revues politico-culturelles des « jeunesconservateurs » foisonnent d'articles consacrés aux auteurs russes classiques et de textes littéraires émanant de ces auteurs, au premier rang desquels Dostoïevski, Tolstoï et Tchekhov. Or, ces textes ont un statut tout à fait particulier pour les intellectuels néo-conservateurs puisqu'ils constituent selon eux les « fondements spirituels du bolchevisme », pour reprendre le titre d'un article paru en 1
Ibid., p. 736.
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janvier 1921 dans la Deutsche Rundschau1. Dans cette perspective, et tandis que des revues telles que la Weltbühne et la Neue Rundschau commençaient à relayer les premiers récits de voyage en Russie soviétique, la Deutsche Rundschau publia sous forme d'articles successifs un livre de Theophile von Bodisco consacré au « problème religieux chez Dostoïevski2 », totalisant une centaine de pages, c'està-dire presque autant que le récit de voyage de voyage de Holitscher publié à la même époque dans la Neue Rundschau. Il faut voir dans cette entreprise bien plus qu'une simple provocation : il ne s'agit nullement de tourner ostensiblement le dos à l'actualité, à l'histoire immédiate, c'est au contraire à travers la lecture et l'étude de Dostoïevski que les collaborateurs de la Deutsche Rundschau prétendent accéder à la « connaissance de l'âme russe », dont la révolution bolchevique n'est selon eux qu'une manifestation éphémère : « La connaissance précise de l'âme russe est devenue, pour le monde entier, une nécessité impérieuse. Dostoïevski est le représentant spirituel de la Russie typique. C'est la raison pour laquelle le livre de Theophile von Bodisco est le livre du moment, un livre que chacun se doit de lire.3 » Parallèlement à la publication du texte de von Bodisco, la Deutsche Rundschau attaqua les auteurs de récits de voyages, accusés d'utiliser le « prétexte russe » pour laisser libre cours à « leurs idées tordues de littérateurs », étant de toute façon « dans l'impossibilité de voir sur place » autre chose que les « façades » que voulaient bien leur montrer les autorités soviétiques4. L'année suivante, c'est Thomas Mann qui publia dans la revue de Pechel une étude sur Rudolf Pechel, DR, 21/01/116-119. DR, 21/03/257-288, 21/04/38-72, 21/05/264-296. 3 DR, 21/11/131, « Pour le centième anniversaire de Dostoïevski », article non signé. 4 « Notices littéraires », DR, 21/10/129. 1 2
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Goethe et Tolstoï le conduisant à une réflexion sur l'état de l'Allemagne et de la Russie. Après avoir présenté Tolstoï comme « le prophète de l'effondrement de la Russie pétriniste », Thomas Mann s'interroge sur le devenir des relations germano-russes, notamment sur le terrain culturel, affirmant que l'Allemagne ne saurait succomber à l'« asiatisation » [sic!], c'est-à-dire au « chaos » qui venait selon lui de gagner la Russie par le biais du bolchevisme despotique : « L'Allemagne se démarquera de Empire des Sarmates et des Bolcheviks, tout comme l'esprit goethéen s'est démarqué de l'esprit tolstoïen.1 » Que les points de vue relayés dans la Deutsche Rundschau soient violemment critiques ou relativement bienveillants à l'égard de l'expérience bolchevique, ils s'enracinent dans une évaluation de la culture russe classique allant de pair avec un rejet de toute approche empirique du phénomène bolchevique. Cette attitude est encore plus nette dans Das Gewissen. Si la revue ne publia pas de textes strictement littéraires et n'aborda que très rarement les questions culturelles indépendamment de leurs implications politiques et métaphysiques, Moeller rédigea en revanche en octobre 1921 un long article pour expliquer que l'auteur-clé permettant de comprendre la Révolution russe n'était en aucun cas Marx, « le penseur rationaliste et utopiste », mais Dostoïevski, le « spiritualiste », porteur de toute la tradition russe, et donc « du socialisme russe authentique2 ». D'après Moeller, en effet, comme d'après l'ensemble des penseurs de la mouvance néo-conservatrice, le socialisme n'est pas autre chose que le « vivre ensemble » d'une communauté soudée par une même culture, de sorte que « chaque peuple a son propre socialisme3 ». Le « socialisme » moellerien est donc fondamentalement DR, 22/03/245-246. « Dostoïevski, homme politique », DG, 21/10/03-04. 3 Le Troisième Reich, op. cit, p. 62. 1 2
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national, l'internationalisme inhérent à la pensée de Marx étant analysé dans une perspective antisémite et organiciste1. Dès lors, c'est à l'aune de la « culture d'un peuple » qu'il faut évaluer le cheminement de ce même peuple vers le « socialisme ». La fréquentation des grands auteurs russes constitue donc implicitement la condition sine qua non permettant de comprendre la Révolution russe, toute autre approche étant stigmatisée par Moeller comme la marque d'un « pharisianisme intellectuel » incapable de rendre compte de l'« instinct du peuple » spécifique aux Russes, véhiculé et façonné au fil du temps par les écrivains2. Cette attitude liée à un mépris total des récits de voyage ne se retrouve pas dans la Tat car son directeur, l'éditeur Eugen Diederichs, fut l'un des premiers à publier des récits de voyage en Russie soviétique, à commencer par ceux d'Alfons Paquet dès 1919. On trouve donc dans la Tat plusieurs pages de publicité pour les ouvrages de Paquet, parfois accompagnées d'une brève recension. Mais comme la Deutsche Rundschau et Das Gewissen, la revue de Diederichs ne manque pas de souligner l'importance d'un Dostoïevski pour appréhender l'ampleur des bouleversements survenus à l'Est : « Notre époque est en train de vérifier si le diagnostic de Dostoïevski concernant l'ensemble du mouvement social était exact, quand il en résumait l'esprit dans cette formule pernicieuse : « poussetoi de là que je m'y mette ». […] Est-il possible de créer un homme tout à fait nouveau sans tenir compte de sa culture et de ses instincts […] ?3 » Ibid., p. 71. Moeller ajoute, à l'intention du socialisme allemand s'inscrivant dans la tradition marxiste : « Marx a détruit à la racine le socialisme allemand. […] C'était un sans patrie qui, tout en n'ayant aucune part aux traditions du passé, cherchait à fixer l'avenir. », ibid., p. 108. 2 « Dostoïevski, homme politique », art. cit., p. 4. 3 Philip Hördt, « Social-idéalisme », DT, 20/05/381-382. 1
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C'est au Dostoïevski « homme politique », pour reprendre le titre de l'article de Moeller, que renvoie le texte précédemment cité. Cependant, la Tat rend aussi hommage à l'écrivain, notamment dans un article intitulé « L'art et le prolétariat », où Franz Seiwert, peintre et artiste graphique de sensibilité anarcho-communiste, essaie de montrer qu'il n'existe pas d'art strictement prolétarien, dans la mesure où l'art serait l'« expression d'une culture, l'élévation visible d'un sentiment de vie » transcendant tout clivage de classe. A titre d'exemple, Seiwert évoque l'œuvre de Dostoïevski travaillant, à travers son écriture et la complexité de ses personnages, ce qu'il y a de « vivant » et de « pulsionnel » au cœur de la culture russe, insaisissable par la seule rationalité. A l'inverse, la culture dite prolétarienne n'obéirait, selon Seiwert, qu'à un système de règles abstraites répondant, au premier chef, à un projet économique1. En dépit de cette critique concernant les premières réalisations culturelles soviétiques et visant directement le Proletkult, la Tat ne s'interdit pas, contrairement à la Deutsche Rundschau et à Das Gewissen, de laisser la parole à ceux qui étaient allés voir sur place quelles étaient les conséquences concrètes de la Révolution bolchevique. Or, si la revue fit paraître quelques extraits des textes d'Alfons Paquet précédemment cités, sa caractéristique la plus intéressante résida surtout dans les comptes rendus qu'elle proposa de ses ouvrages. Par la voix de Lulu von Strauss und Torney, elle salua en Paquet l'« écrivain », le « poète », bien plus que le « reporter » : « Ce grand voyageur a l'âme d'un poète, même quand il s'occupe de questions politiques. […] Il s'est intéressé [...] au problème de la Russie dans des livres dont la forme objective était néanmoins traversée par toute l'ardeur et l'émotion intime que suscite une puissante expérience, comme cela 1
DT, 23/08/612-614.
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transparaît dans son premier essai En Russie soviétique ou dans l'étude sur l'esprit de la révolution russe.1 » D'ailleurs, l'œuvre maîtresse de Paquet lui semblait être son roman de 1923, intitulé Les Prophéties : « La Russie présentée dans ce roman se situe à un niveau plus élevé que la réalité de la Russie soviétique actuelle. Paquet va bien au-delà des faits empiriques. […] L'aventure, le rêve, le conte, ce jeu plaisant de l'écrivain avec le monde, ce jeu sauvage, coloré, dangereux et brillant rend pleinement justice à cet Orient en train de renaître de manière si chaotique. » Chacun à leur manière et de façon plus ou moins radicale, les collaborateurs des revues néo-conservatrices élaborent donc, à partir d'une réflexion sur la littérature russe classique, et notamment sur l'œuvre de Dostoïevski, une Weltanschauung originale dans l'ensemble du paysage intellectuel allemand (et européen) à partir de laquelle ils se proposent d'appréhender l'« événement bolchevique ». Il ne s'agit nullement de parler sur fond d'une vérité factuelle, mais de mesurer ces bouleversements à l'aune d'une « vérité » spirituelle et métaphysique d'autant plus fluctuante qu'elle échappe à tout système et ne s'épuise dans aucune approche rationnelle. C'est à travers ce parti pris qu'il faut donc aborder les stratégies discursives développées dans leurs revues politico-culturelles. Les stratégies discursives à l'œuvre dans les revues politico-culturelles Dès le mois de février 1920, la Deutsche Rundschau publia un long article de Hermann von Rosen, « Biologie et communisme », reflétant toute l'ambivalence du discours néo-conservateur entre 1920 et 1923. Dans un premier temps, von Rosen stigmatise le caractère « contre nature » du communisme russe dont la visée était, selon lui, de 1
« Les livres essentiels », DT, 23/09/662.
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soumettre la nature à son idéologie égalitariste : « Pour les communistes [...], les lois de la nature n'existent pas […]. Ils se réclament dans leur entreprise d'une soi-disant égalité. […] Ils croient que l'esprit humain souverain est appelé à s'ériger au-dessus de la nature et de ses lois.1 » Puis dans un second temps, von Rosen s'efforce de réévaluer l'expérience bolchevique du seul fait de l'existence de la Russie soviétique. S'étant en effet adonné, comme l'ensemble des tenants de la « Révolution conservatrice », à une lecture plus ou moins rigoureuse de Nietzsche, il se fait fort de surmonter son rejet initial du bolchevisme pour tenter, dans un souci d'« adhésion à ce qui est », d'appréhender la nature « biologique » du communisme russe : « A vrai dire, il n'y a dans la nature aucun droit mais simplement des lois. Si l'on veut pourtant parler de droit, alors il n'y en a qu'un : le droit de la vie [...] car rien dans la nature vivante n'a de droit s'il n'a en même temps la force de s'imposer. [...] En ce sens […], les communistes de Russie ont agi en conformité avec la nature dans la réalisation pratique de leurs théories tordues.2 » Le social-darwiniste von Rosen ne cache donc pas son intérêt pour un système « certes très antidémocratique, mais très conforme à la nature. » Car « bonne ou mauvaise », la Russie soviétique a selon lui le mérite d'exister, de sorte qu'il lui paraît indispensable de prendre position vis-à-vis de cette réalité et, mieux encore, de s'y confronter. C'est dans une perspective similaire que Siegfried Doerschlag envisagea dans la Tat, à la même époque, une « Orientation vers l'Est3 ». Commençant par attaquer vivement les libéraux allemands qui auraient « vendu leur âme » en se ralliant aux Occidentaux, auteurs du « Diktat de Versailles », Doerschlag rend ensuite un vibrant hommage DR, 20/02/181-187. Ibid., p. 186. 3 DT, 20/04/35-42. 1 2
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à Eltzbacher « qui s'est retrouvé seul dans son camp » (le DNVP) en essayant de définir les modalités d'une coopération entre l'Allemagne et la Russie. Son argumentation repose sur le fait que la Russie est « un vaste pays agraire », riche en matières premières qui font tant défaut à l'Allemagne, tandis que cette dernière serait à même de fournir à son « allié naturel […] les machines et les produits industriels dont elle a autant besoin que de pain quotidien ». Apportant sa technologie, l'Allemagne serait aussi la préceptrice de cette Russie « attardée » dans les domaines les plus divers, poursuivant ainsi une « mission » entreprise depuis le XVIIIème siècle : « La Russie a surtout besoin d'un apport humain, de gens désireux d'être ses précepteurs. Ce rôle est, depuis des siècles, rempli par les Allemands dans l'Est slave : [...] ce furent des techniciens allemands qui dotèrent le Russe de son industrie […]. » La « collaboration » envisagée par Doerschlag ne présuppose donc nullement l'égalité mais au contraire une supériorité de l'Allemagne, justifiée à l'aide d'arguments là encore de type néo-darwiniste. Si Doerschlag annonce, au début de son article : « Les deux peuples ont un destin commun. Ce sont les deux vaincus de la guerre », il ne fait pas longtemps mystère de son projet : « Ce n'est pas seulement en tant qu'ingénieurs, chefs d'équipe, chimistes ou architectes, en tant qu'ouvriers spécialisés de l'industrie que les Allemands seront accueillis par les Russes. La Russie apparaît aussi à coup sûr comme un futur espace de colonisation pour l'émigrant allemand. » Le seul bémol à ce vaste projet d'« élan vers l'Est » (Drang nach Osten) est bien entendu l'arrivée au pouvoir des bolcheviks : « Seul le spectre du bolchevisme au visage hideusement grimaçant est en travers de notre route. Mais il est clair aux yeux de tous qu'il va reculer [...]. Car qui croit encore en un avenir du bolchevisme anarchique ? »
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A côté de ces articles qui minorent, voire ignorent, les bouleversements survenus en Russie parce qu'ils se placent d'emblée sur un plan « a-politique », fondamentalement irrationnel, organiciste et même raciste, se fait jour, à la même époque, une véritable psychose du bolchevisme dans la Tat et la Deutsche Rundschau de la part d'auteurs qui regardent les choses « d'un peu plus près ». C'est ainsi qu'à l'article de Doerschlag répond un texte de Felix Richard intitulé « Déluge », dans lequel l'auteur, impressionné par les victoires de l’Armée rouge, met en garde ses compatriotes tentés par une alliance avec les bolcheviks qui pourraient bien ne pas s’arrêter aux portes de l’Allemagne1. Dans un tel contexte, il serait périlleux, selon Richard, d'envisager une quelconque « Ostorientierung » : il faut d'abord que l'Allemagne, « si faible », se redresse, sans quoi elle succomberait à « la puissance presque inépuisable de la Russie ». Et Richard de terminer son article sur ce dilemme en forme d'avertissement : « Il n'y a que deux possibilités : redressement ou bolchevisme. » Mais de façon générale, l'actualité immédiate ne fut que superficiellement abordée dans ces deux revues néoconservatrices qui lui préféraient leurs vastes synthèses métaphysico-prospectives. Elle ne faisait l'objet que de courtes chroniques en fin de numéro. La proclamation de la NEP les laissa relativement indifférentes, et le « grand événement » de l'année 1922, la signature du traité de Rapallo, ne suscita guère d'enthousiasme dans la Tat et la Deutsche Rundschau. La Tat ne lui consacra pas la moindre ligne dans ses chroniques politiques. Quant à la Deutsche Rundschau, elle reprit, à l'instar de la presse des 1
DT, 20/10/94. Au moment où Richard rédige son texte, la Russie vient de signer la paix avec la Pologne, pouvant dès lors se consacrer à la destruction des dernières troupes contre-révolutionnaires. Aidée par les anarchistes de Makhno, elle attaque ainsi l'armée de Wrangel qui capitule mi-novembre.
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« intellectuels de gauche, le thème du « péril » que faisait courir à l'Allemagne ce traité, y ajoutant sa touche organiciste en dénonçant « le manque d'instinct et de lucidité politique des représentants de la République1 ». Ainsi, à une époque où l'Allemagne était à la veille de s'enfoncer dans l'une des crises les plus dramatiques de son histoire, la phase d'atermoiements durant laquelle on avait vu deux des principales revues néo-conservatrices osciller entre la tentation d'un rapprochement avec Moscou et la crainte d'être victime d'une Ostorientierung par trop aventureuse était momentanément close. Tout autre fut l'attitude de Das Gewissen qui non seulement s'intéressa largement à la Russie soviétique en 1923 mais connut aussi une évolution tout à fait différente de celle de la Tat et de la Deutsche Rundschau entre 1920 et 1922. La « voie particulière » de Das Gewissen L'interprétation du bolchevisme comme mouvement national constitue aussi la clé de voûte de toute l'argumentation de Das Gewissen. Mais c'est justement parce que « le bolchevisme est russe et n'est que russe2 » qu'il n'y avait pas à redouter ce phénomène de contagion qui inquiétait tant les collaborateurs de la Tat et de la Deutsche Rundschau, Moeller et son entourage se disant persuadés que la greffe de l'élément russe inhérent à la Révolution d'Octobre ne saurait prendre sur le corps allemand, quels que fussent « les efforts désespérés d'une poignée de communistes » se révélant « en fin de compte tout aussi bourgeois que les membres des autres partis de l'Allemagne postrévolutionnaire » : « Les révolutionnaires de 1918 ont perdu […] parce que leur révolution n'était pas une 1 2
Cf. la chronique politique de Martin Spahn, in : DR, 22/05/216. Le Troisième Reich, op. cit, p. 115.
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révolution allemande. Ils crurent faire leur devoir en copiant servilement ce qu'on leur avait montré […]. Ils ne finirent point par comprendre, comme les révolutionnaires russes, que la révolution d'un peuple ne peut être qu'une révolution nationale […].1 » Si la révolution allemande fut donc dans l'incapacité de se doter de cette « valeur explosive » exclusivement présente, selon Moeller, dans les mouvements authentiquement nationaux, il semble que cette dernière fit aussi défaut au putsch de Kapp, pourtant porté par une idéologie nationaliste. Mais contrairement à l'ensemble des publications néo-conservatrices qui se voilèrent la face après l'échec du putsch, les amis de Moeller revinrent sur l'événement qu'ils analysèrent en se référant à l'« exemple bolchevique », symbole d'une prise de pouvoir pleinement réussie. Ainsi, alors même que les putschistes étaient en train de prendre la fuite, Das Gewissen faisait sa une sur « La victoire de la Révolution2 ». Il s'agissait d'une réflexion sur les conditions de possibilité d'une victoire de la révolution (nationale). Mais dans le contexte, ce titre pouvait se lire comme un retournement complet de la réalité factuelle, exercice auquel s'adonnèrent de plus en plus régulièrement les extrémistes de tout bord jusqu'à la fin de la république. Cette réflexion en forme de diagnostic commençait par un éditorial de von Gleichen portant sur l'incompétence des dirigeants républicains. L'auteur y dénonçait le « chaos » dans lequel se trouvait l'Allemagne (vis-à-vis duquel, selon lui, les dirigeants politiques de la « vieille école » étaient complètement démunis) pour mieux mettre en avant la figure de Lénine parvenu à proposer « de façon radicale et géniale » une « solution » dont « l'imitation signifierait le déclin de l'Allemagne », mais qui pour le monde slave 1 2
Ibid., p. 59. DG, 20/12/01.
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pouvait se révéler « salvatrice ». Lénine apparaissait ainsi aux yeux de von Gleichen comme « une personnalité historique hors normes », de celles qui faisaient « si cruellement défaut » à une « Allemagne dépourvue de guide1 ». Cette quête d'un homme providentiel s’accompagnait d’une critique de fond du parlementarisme et des partis politiques à laquelle se livra Stadtler dans un article paru dans le même numéro2. Le volet économique du programme fut pris en charge par Max Hildebert Boehm et s'inscrivit, là encore, dans une perspective comparatiste prenant pour référence l'exemple russe. Si l'auteur commença par dénoncer « l'écœurante atmosphère de corruption et de dégradation produite par le démocratisme [sic] à l'occidentale », c'est dans une comparaison entre communisme et corporatisme qu'il s'évertua à trouver une solution économique pour l'Allemagne. Si le communisme mis en place par les Russes avait, selon Boehm, le mérite de rompre avec un « libéralisme individualiste et mercantile », il restait cependant, à l'instar de toute doctrine issue du matérialisme historique, soumis à un « déterminisme économique » par trop abstrait et spéculatif, incapable de garantir la cohésion de la communauté nationale : « Seule une structure organique et corporative rendant possible la juste organisation entre tous les groupes et états sociaux est viable. Le reste n'est que démagogie et suicide organisé de la nation.3 » Ce volet économique fut développé dans Das Gewissen tout au long de l'année 1920, notamment par Moeller qui « La comédie de l'insuffisance », DG, 20/12/01. On trouve dans cet article quatre occurrences du mot « Führer » : outre l'adjectif « führerlos », précédemment cité, l'expression « Führer-Auslese », « sélection d'un guide », projet que von Gleichen incite les Allemands à concrétiser au plus vite, à l'instar des Russes, Lénine étant à deux reprises qualifié de « Führer ». 2 « Chaos et But », ibid., pp. 1-2. 3 « Corporatisme et Communisme », DG, 20/12/02. 1
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s'attacha à montrer que Lénine avait dû à maintes reprises abandonner la doctrine pour s'adapter à des situations nouvelles. Et cet « opportunisme » – d'ailleurs pratiqué avec brio par le petit cercle réuni autour de Moeller – ne fut jamais connoté négativement dans les colonnes de la revue, contrairement à ce que l'on a pu observer dans les autres publications, quelle que soit leur tendance. Avec la proclamation de la NEP, l'année 1921 fournit matière à de nombreux commentaires de cet « opportunisme ». Mais c'est dès l'été 1920 que Moeller essaya de montrer que le postulat égalitaire du projet marxiste était irréaliste et que Lénine était précisément en train d'en faire l'expérience. Dans la même perspective, on peut citer l'article de décembre 1920 d'Alexander Ringleb, « Ruse contre Marx1 », qui énumère les réformes auxquelles allait devoir procéder le gouvernement bolchevique s'il voulait perdurer : réorganisation de l'industrie et surtout relance des exportations, impossible sans aide extérieure, ajouta Ringleb, qui pensait en premier lieu à l’Allemagne. Il souligna que de telles mesures ne sauraient être justifiées dans le cadre de la stricte orthodoxie marxiste (d'où le titre de son article), avant de conclure sur un éloge de la ruse, à laquelle les Allemands eux-mêmes devaient impérativement recourir, non seulement vis-à-vis des Occidentaux, mais aussi vis-à-vis des Russes, s'ils souhaitaient retrouver « toute leur force ». En janvier 1921, les collaborateurs de la revue firent un bilan sur l'état du monde et rappelèrent à leurs lecteurs les grandes lignes de leur projet politico-culturel. On s’aperçoit alors que la Russie soviétique fut le référent central de cette mise au point, à la une du premier numéro de l'année : « 1921. […] La Russie soviétique est armée de pied en cap. Elle se moque du monde entier, et le monde entier la craint. […] Là-bas, au moins, règne un maître. Le seul en 1
DG, 20/49/04.
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Europe.1 » Et Stadler d'ajouter, notamment à destination des intellectuels démocrates mais surtout du gouvernement allemand, que le « génie » de Lénine se moque des « lois de la Raison » : « Que l'on ne vienne pas nous parler de la Déesse Raison. […] Nous misons en toute conscience sur la force pour répondre à la force : l'homme entier contre l'homme de tête. Nous opposons l'instinct à l'instinct. […] Peuple contre peuple. Le vivant contre le formalisme juridique. L'Esprit contre la Lettre. […] Mais surtout, nous opposons les « Jeunes » aux « Vieux ». Ceux qui, intérieurement, sont jeunes, face à ceux qui, extérieurement, sont mourants, et déjà morts intérieurement. Une époque comme celle que nous vivons actuellement exige la jeunesse. […] Jeune Allemagne ! Race guerrière ! Réveille-toi et passe à l'action !2 » La longueur de cet extrait permet de mettre en évidence la complexité d'un texte plus subtil qu'il y paraît. En effet, le propos de Stadtler n'est en aucun cas assimilable au « chantage au bolchevisme » pratiqué par les autres organes néo-conservateurs en direction des Alliés. Il ne s'agit pas non plus de brandir l'épouvantail bolchevique pour susciter l'effroi des lecteurs, car en même temps qu'il évoque la dangerosité de la Russie soviétique « armée de pied en cap », Stadtler en souligne les mérites et le caractère exemplaire qui tient, pour l'essentiel, à la personnalité de son chef, Lénine. Or, ce dernier est présenté ici indépendamment de son projet politique, seul compte son « charisme ». Et au fil de l'article, Stadtler va plus loin : il redéfinit l'expression « révolution mondiale », qu'il extrait de son arrière-plan marxiste pour en faire le paradigme de l'action immédiate, opposée à l'immobilisme auquel conduirait l'usage de la « Raison médiatisante ». Quant au caractère « mondial » de la révolution, c'est en fait une 1 2
Eduard Stadtler, « 1921 », DG, 21/01/01. Ibid.
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réponse nécessaire à la prétention « universelle » de cette même « Raison ». Peu à peu, le visage de l'ennemi prend donc forme : il ne se situe pas à l'Est, comme auraient pu le laisser supposer les premières lignes de l'article, mais à l'Ouest. C'est bien la « liberté occidentale » issue du « vieux » courant rationaliste des Lumières qui menace le « jeune peuple » allemand. Et dans ce combat « contre le formalisme juridique », la Russie – qui compte elle aussi parmi les « jeunes peuples » – apparaît bien comme un allié « naturel ». Cependant, la méfiance la plus grande restait de mise vis-à-vis de ce partenaire à la fois « puissant » et « secret », de sorte que les efforts devaient désormais porter sur une « tactique » permettant de préparer « l'action radicale » à même d'empêcher la désagrégation de l'Allemagne organisée par les Occidentaux. Or, explique Fritz Weth, les Russes sont à l'affût de tout « mouvement » en provenance d'Allemagne car ils espèrent le confisquer au profit de leur « révolution mondiale marxiste », ultime manière d'étendre l'hégémonie russe1. Les Russes seraient d'ailleurs capables de provoquer l'événement s'il ne venait pas assez vite, ajoute en février 1921 Fritz Weth, qui vit son diagnostic confirmé avec l'« Action de Mars ». S'il se réjouit de l'échec de l'insurrection, il souligne néanmoins que les révolutionnaires comptaient dans leurs rangs d'« authentiques hommes d'action » et que c'est seulement « faute d'hommes d'action parmi leurs guides » que l'entreprise avait tourné au fiasco : Moscou pouvait certes déclencher des « putsch révolutionnaires » mais ne saurait fabriquer des chefs allemands de la trempe d'un Lénine2. Dans le précédent numéro, Stadtler avait rendu un nouvel hommage aux qualités de stratège de Lénine qui 1 2
« Mouvement radical », DG, 21/07/02-03. « Le soulèvement communiste, DG, 21/14/01-02.
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venait d’écraser le soulèvement de Cronstadt1. Il conclut son article en insistant sur la nécessité de tirer des leçons de l'exemple russe et d'exploiter la « victoire des Russes » sur le plan diplomatique. La première leçon est de « renoncer au pacifisme couard », qui n'est rien d'autre que « la mort d'un peuple ». Il faut donc risquer le conflit et – c'est le second aspect de cette conclusion – risquer le rapprochement avec Moscou. Le risque est grand, reconnaît Stadtler, mais « l'Allemagne a d'autant plus besoin de cette « force » et de cette « volonté » à la base du dynamisme russe, que « la révolution allemande est toujours en de mauvaises mains. Elle est toujours synonyme de "démocratie", donc de "raison", "faiblesse" et "lâcheté". » Il est persuadé que l'Allemagne ne succombera pas à ce rapprochement car « l'instinct allemand » la protégerait de « la folie orientale ». Peu à peu s'affirme donc l'un des principaux projets de Das Gewissen : inverser la tendance, renverser le mouvement en ce qui concerne les relations avec Moscou, c'est-à-dire s'approprier la dynamique révolutionnaire à l'œuvre en Russie soviétique, au risque de se laisser « phagocyter » par les bolcheviks. Ce risque, seuls les amis de Moeller sont alors prêts à l'encourir. Or, trois événements encouragèrent la revue à poursuivre dans cette voie car ils révélaient les faiblesses des Russes qui, dès lors, n'étaient pas aussi dangereux qu’on se plaisait à le répéter. Le premier, celui qui frappa le plus l'opinion, fut la grande famine de l'été 1921. Si cette situation donna lieu à de nombreux commentaires et favorisa le rapprochement de nombreux intellectuels avec Moscou, force est de constater que là encore, les collaborateurs de Das Gewissen prirent le contre-pied de l'élan de compassion et de solidarité qui traversait les clivages politiques traditionnels. Tout d'abord parce qu'une telle attitude était en opposition avec leur 1
« La victoire de Lénine », DG, 21/13/01-02.
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conception « virile » et « guerrière » des rapports humains. Faisant allusion à cette « compassion faiblarde », von Gleichen déclara : « Nous ne pouvons aider autrui alors que nous sommes nous-mêmes dans une pénible situation. Il nous faut vouloir notre propre salut pour sauver la Russie de demain. […] Abandonnons toute cette rhétorique selon laquelle notre misère pourrait venir en aide au désespoir russe. […] Sauvons l'Allemagne […] et agissons selon la maxime : "Aide-toi, le ciel t'aidera".1 » Le deuxième événement qui, dans un ordre non chronologique, suscita une nouvelle réaction originale de la part de Das Gewissen fut la signature du traité de commerce anglo-russe du 16 mars 1921. Si cet accord avait déclenché une vague d'anglophobie dans les colonnes de la Tat et de la Deutsche Rundschau, scellant la fin des (timides) espoirs d'un rapprochement germano-russe, la revue de Stadtler réagit sans le moindre ressentiment vis-à-vis de l'initiative anglo-russe. Elle se réjouit au contraire dans un premier temps de l'importance de ce traité sur le plan géopolitique : il signifiait, selon Gerhard Buetz, un lâchage en bonne et due forme de la France par l'Angleterre2. Sur le plan économique, enfin, il devait encourager l'Allemagne à prendre des initiatives : d'une part, cet accord signifiait que la Russie n'était pas si dangereuse que l'on s'était plu à le répéter jusqu'alors, d'autre part, l'Allemagne était tout à fait capable de faire aussi – et même mieux – que les Anglais puisqu'elle bénéficiait d'« avantages géographiques par rapport à l'Angleterre » et pouvait s'appuyer sur toute une tradition commune avec la Russie dans les domaines de la culture, de la politique et de l'économie. L'accord s'inscrivait dans le contexte d'ouverture sur l'Occident qu'avait entraîné la NEP. Or, c'est précisément ce troisième point qui donna lieu à de nombreux commentaires 1 2
« Destin », DG, 21/32/02. « L'accord commercial anglo-russe », DG, 21/23/03.
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là encore fort originaux, venant une nouvelle fois illustrer la « voie particulière » dans laquelle s'était engagée la revue. Dès le 6 avril 1921, elle ne manqua pas de saluer ce tournant dans un éditorial consacré à la répression du soulèvement de Cronstadt : « Nous approuvons ce tournant pris par l'homme d'État responsable de la politique russe. Car il peut profiter à l'Allemagne. Il peut prendre une portée mondiale et déterminer de manière décisive notre position à l'égard d'un empire russe national. Il pourrait en effet compter sur le soutien de tout le peuple allemand qui [...] ne veut pas se mêler au chaos économique bolchevique mais serait prêt à accompagner politiquement l'Est face à l'Occident.1 » A partir de mai 1921 et jusqu'en juin 1922, Das Gewissen proposa une analyse de fond de la NEP dont se chargea Moeller. Selon lui, la NEP, « seconde phase de la Révolution russe », correspondrait à un moment « conservateur », c'est-à-dire « salvateur » pour le régime de Lénine, insidieusement transformé en un « cryptoconservateur », une sorte de chef de file de la droite bolchevique qui aurait eu le mérite de comprendre la relation nécessaire entre le « monde nouveau » et l'« ordre ancien » : « La question de la nationalité [...] est d'une évidence tout aussi grande pour la Russie révolutionnaire qu'elle l'était pour la Russie tsariste […]. La nation, comme nous l'avons vu, survit à tous les changements de l'État.2 » Ce conservatisme permettait, selon Moeller, de « préserver » l'État soviétique et de réorienter la révolution dans un sens national. Il assimilait donc la NEP à un phénomène de « nationalisation de la révolution ». Suivant cette analyse, Das Gewissen prôna un renforcement des liens de l'Allemagne avec cette Russie à la fois « révolutionnaire » et « conservatrice ». 1 2
Heinrich von Gleichen, « Leçons politiques », art. cit. Le Troisième Reich, op. cit., p. 237.
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Dans ces conditions, rien d'étonnant à ce que la revue approuvât largement la signature du Traité de Rapallo. Cependant, Stadtler et ses collaborateurs se demandèrent si les dirigeants allemands allaient être à la hauteur de l'événement. Das Gewissen les interpella donc début mai : « Votre "action de Pâques" a eu des répercussions et vous contraint donc à en assumer les conséquences. Vous vous en êtes rendu compte depuis, n'est-ce pas, Monsieur Rathenau ? […] Le coup de crayon de Rapallo a rompu le lien qui vous liait à vos amis français. Vous aussi, Messieurs Wirth et Rathenau, vous n'êtes plus désormais "que des boches". Mais peut-être des bolcheviks ? […] Vous connaissez les conséquences auxquelles vous contraint Rapallo : ce sont les conséquences de la vraie politique. Une politique de l'action. Aussi délicate que puisse être cette politique d'alliance de Belzébuth avec le Diable.1 » Cet article marque le début d'une longue campagne qui se poursuivit tout au long de l'année 1922, campagne dirigée contre le gouvernement allemand pour l'inciter à concrétiser « l'action de Pâques », c'est-à-dire à ne pas se contenter de cheminer « côte à côte » avec Moscou pour succomber, tôt ou tard, à la puissance russe « en pleine expansion ». Or, il semble que les attentes des collaborateurs de Das Gewissen aient pour le moins été déçues : « Que fait le gouvernement allemand ? Pourquoi s'est-il de nouveau replié sur lui-même après l'action de Pâques ? », s'indigna Stadtler, toujours dans le numéro du 8 mai 19222. Et naturellement, plus le temps passait, plus la nécessité de poursuivre l'action se faisait sentir : deux semaines plus tard, c'est autour du mot « stagnation » que von Gleichen cristallisait l'ensemble de ses griefs. Dans la perspective organiciste des néo-conservateurs, ce terme avait une connotation extrêmement négative, la 1 2
DG, 22/19/01. « Paix divine », DG, 22/19/01.
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« stagnation » constituant « un attentat contre la vie même1 ». Faisant écho à von Gleichen, Stadtler porta un « regard rétrospectif et prospectif » sur la situation de l'Allemagne, doublé d'un plaidoyer en faveur d'une « Ostorientierung » active, à l'opposé de la « pseudo-politique étrangère de Wirth et de Rathenau », véritable « bouffonnerie » qui continuait, selon lui, à « faire le jeu des Français2 ». Pourtant, expliquait Fritz Dessau dans le même numéro, toutes les garanties étaient là pour que l'Allemagne tente enfin de prendre l'ascendant sur Moscou : les Russes avaient toujours besoin de capitaux étrangers, ce qui les rendait « fragiles sur le plan international » et les contraignait à « remettre à plus tard la révolution mondiale ». Dans de telles conditions, il fallait s'efforcer de gagner à la cause nationale les communistes allemands3. C'est précisément cette vaste entreprise ainsi que le projet encore plus audacieux visant à « prendre le pas sur la Russie soviétique » – auquel le gouvernement allemand aurait lâchement renoncé après la signature du traité – que tentèrent de réaliser Das Gewissen en profitant de la crise de la Ruhr à une époque où la majorité des journaux détournèrent leurs regards de l'Est pour se consacrer à la situation intérieure de l'Allemagne. L'initiative néoconservatrice serait restée lettre morte si, parallèlement, les communistes ne s'étaient lancés, sous l'influence de la Troisième Internationale, dans une entreprise cherchant à « Stagnation », DG, 22/21/01. « Regard rétrospectif et prospectif », ibid., pp. 1-2. Compte tenu de ces analyses, aussi violentes du point de vue du fond que de la forme, il n'y a rien d'étonnant à ce que les collaborateurs de Das Gewissen ne se soient nullement émus de l'assassinat de Rathenau le 22 juin 1922. La revue le qualifia même de « juste retour des choses », le ministre venant d'être accusé de perpétrer, par son « immobilisme », un « attentat contre la vie même. », art. cit. 3 « Communistes allemands et diplomatie russe », DG, 22/21/03-04. 1 2
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« tirer tout le parti possible de la vague nationaliste » que suscitait, « dans les classes moyennes notamment », la crise de la Ruhr1. Cette entreprise faisait écho à la volonté néoconservatrice de ramener les communistes allemands à des préoccupations nationales. Elle trouva son point d'orgue dans le fameux « discours Schlageter » prononcé par Radek le 20 juin 1923 après l'exécution de Leo Schlageter pour acte de sabotage2. Or, c'est vraisem-blablement la lecture régulière de Das Gewissen qui contribua à « précipiter Radek dans cette échappée lyrique3 » aux accents nationaux-bolcheviques. La revue de Moeller avait de son côté déclaré, peu de temps avant l'exécution de Schlageter et le discours de Radek, que « le KPD [était] un parti de combat qui devenait chaque jour un peu plus nationalbolcheviste4 ». Mais après ces convergences apparentes, le leader du mouvement jeune-conservateur et l'émissaire de Lénine en Allemagne en vinrent à s'opposer ouvertement à la suite d’une initiative de Radek qui s'était décidé à adresser quelques « questions concrètes » à Moeller par le biais de l'organe central du KPD, la Rote Fahne datée du 5 juillet 1923 : « Le KPD veut savoir ce que les milieux non communistes veulent faire concrètement, pour quoi ils veulent combattre et comment ils veulent combattre […]. Nous, communistes, donnons la réponse : la saisie des « Les classes moyennes, le fascisme et le Parti », Die Internationale (revue théorique du Komintern), n°4 du 15/02/1923, pp. 115-119. 2 C'est un tribunal militaire français qui condamna à mort le jeune lieutenant nationaliste, ancien membre des corps francs et chef d'un commando de combat contre l'occupation française. Son exécution provoqua une vive émotion en Allemagne, il deviendra une icône du IIIème Reich. Le discours de Radek salue l'héroïsme du combattant, « homme au sang chaud et généreux ». 3 C'est du moins ce que soutient Louis Dupeux, rappelant les propos de Radek qui voyait dans ce journal « le seul organe pensant des milieux nationalistes allemands », op. cit., p. 225. 4 Fritz Dessau, « Entre nationalisme et communisme », DG, 23/24/01. 1
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valeurs par l'État, ce qui revient à dire que le gouvernement devra se composer de représentants des travailleurs et paysans, y compris des travailleurs intellectuels.1 » Cette manière de « brusquer les choses » n'était pas du goût de Moeller. Il s'efforça donc de réorienter le débat sur le terrain métaphysique, refusant de « ne pas parler Weltanschauung » et incriminant, par la même occasion, la « philosophie matérialiste de l'Histoire, […] désarmée devant le problème national2 », le seul sur lequel il se déclarait prêt à discuter. Il revint pourtant sur le thème économique abordé par Radek, rejetant catégoriquement la dictature du prolétariat ainsi que tout bouleversement qui exclurait le patronat au seul profit du prolétariat. Enfin, la réponse de Moeller se terminait par une double attaque contre la Russie soviétique. Dans un premier temps, il stigmatisait la « faiblesse » de l'État bolchevique qui ne pouvait être in fine un partenaire fiable. De façon plus radicale, il accusa ensuite Moscou d'avoir voulu instrumentaliser la révolution allemande, donc d'être responsable de l'antibolchevisme allemand : « La Russie soviétique a voulu l'entente germano-russe non pas sur une base paritaire, mais sur une base bolcheviste et communiste ; elle s'est représenté la révolution allemande non pas à l'allemande mais à la russe, de telle sorte que c'est elle qui a rendu le mouvement antibolcheviste allemand possible et nécessaire.3 » Emporté par son ressentiment, Moeller poussa la polémique plus avant et renonça finalement à mobiliser les communistes allemands au service de la cause nationale : « En 1918, il n'y avait pas de communistes allemands à qui on puisse confier l'AlleCité et traduit d'après Louis Dupeux, op. cit., p. 226. Cf. les deux articles de Moeller parus dans Das Gewissen en réponse à Radek : « Le troisième point de vue », DG, 23/28/01-02 et « Réalité », DG, 23/30/01. 3 « Réalité », art. cit. 1 2
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magne. Nous doutons que cela ait changé dans les cinq dernières années. […] Ils sont habitués à imiter tout ce que font les Russes. Nous sommes certains qu'ils répondront encore à l'appel de Moscou qui leur présente maintenant la cause prolétarienne comme une cause nationale.1 » L'analyse de Moeller stigmatisant la bolchevisation du KPD n'était pas dénuée de pertinence car trois semaines après la publication de cet article, le Komintern prit la décision soudaine de déclencher l'« Octobre allemand », tentative insurrectionnelle tout aussi désastreuse que l'« Action de Mars » mais qui n'éclata qu'à Hambourg. Ce coup de force devait constituer le point d'orgue de la « ligne Schlageter du KPD » qui avait eu pour but de gagner les classes moyennes en voie de prolétarisation en usant – vainement – du thème patriotique. Inversement, Moeller et ses amis, poursuivant une stratégie à plus long terme, avaient cherché à conquérir une base de masse du côté des troupes communistes. Dans ce « jeu de dupes » où Moeller semblait n'avoir d'emblée aucune chance face à Radek, qui était un stratège de haute volée et bénéficiait, de surcroît, de l'immense machine que constituait le KPD, appuyé par Moscou, on sait ce qu'il advint de l'initiative de Radek, rendu d'ailleurs personnellement responsable, en janvier 1924, de l'échec de l'« Octobre allemand » (alors qu'il avait émis les plus vives réserves sur le déclenchement de l'insurrection). En revanche, on s'est beaucoup moins intéressé aux conséquences de l'échange entre les deux hommes du point de vue des néo-conservateurs : si la tentative de rapprochement demeura sans lendemain sur le plan strictement factuel, on peut lui attribuer une portée symbolique non négligeable. Elle témoigne en effet du volontarisme des collaborateurs de Das Gewissen qui ne tarda pas à faire des émules dans les rangs de la « Révolution conservatrice ». 1
Ibid.
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L'émulation produite par le discours de Das Gewissen Le discours de Das Gewissen marqua une double rupture vis-à-vis de celui de la Deutsche Rundschau et de la Tat. Sur le plan quantitatif, nous avons vu que la revue de Moeller s'était intéressée de façon conséquente à l'« événement bolchevique », tandis qu'elle avait osé, sur le plan qualitatif, prôner ouvertement un rapprochement avec Moscou, même si ce « grand projet » ne fut en fin de compte qu'un feu de paille. Pourtant, il semble que la lueur de ce feu fût entrevue par les amis de Diederichs qui tentèrent, eux aussi, après 1923, d'utiliser le levier bolchevique dans une perspective similaire à celle des collaborateurs de Das Gewissen n'ayant plus rien à voir avec le « chantage au bolchevisme » pratiqué antérieurement. D'un point de vue quantitatif, on constate que le nombre de pages consacrées à la Russie soviétique dans la Tat remonta à partir du dernier trimestre de l'année 1923. Ce discours fut alors relancé sur un tout autre ton que celui qui avait prévalu jusqu'alors, marqué du sceau d'une indécision timorée. Comme si l'entreprise de Das Gewissen avait eu pour conséquence de « désinhiber » toute une frange du mouvement néo-conservateur et d'initier une nouvelle dynamique. Alfred Ehrentreich publia ainsi dans la Tat un article qui s'apparentait à ceux de Moeller, lorsque l'éditorialiste de Das Gewissen se faisait fort de toucher la fibre nationale du prolétariat allemand à partir de ses analyses de l'« événement bolchevique ». Ajoutant une dimension religieuse à cette initiative, Ehrentreich expliquait qu'en Russie soviétique, le peuple avait su « faire son unité » autour de Lénine, « figure russe » incarnant un idéal prolétarien « pas si éloigné » de celui que prônait « le plus célèbre des fils de charpentier ». Et Ehrentreich d'ajouter que « tel un christianisme national », le bolchevisme recelait cette « force intégra-
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trice » dont l'Allemagne devait s'efforcer de trouver le pendant au plus vite si elle voulait échapper au déclin1. Surenchérissant sur la thématique religieuse, Lulu von Strauss und Torney déclarait début 1924 que « le bolchevisme [était], comme le christianisme, originaire de cette Asie, à la fois vieille comme le monde et éternellement jeune », tout en faisant dans le même article un éloge de Lénine qui n'avait jamais eu son pareil dans la revue, sur fond de préjugés russophobes quant à eux bien ancrés dans les milieux nationalistes allemands. Selon elle, en effet, Lénine était parvenu à « faire de ce peuple le plus arriéré et le plus primitif le porteur de l'ordre social le plus impressionnant et le plus conquérant de l'Histoire2 ». Ce qui la fascinait, comme bon nombre de ses contemporains, c'est le fait qu'« un tout petit groupe d'individus » et le charisme d'un « chef authentique » fussent parvenus à « façonner un peuple immense » en un laps de temps beaucoup plus bref que celui au cours duquel les premiers chrétiens l'avaient été « par la figure du Christ ». On perçoit derrière ces propos l'espoir des tenants de la « Révolution conservatrice » de voir un jour sortir de leurs rangs l'« homme providentiel » qui viendrait « régénérer » l'Allemagne. Et même si cette « régénération » se déroulait en Russie soviétique dans le plus grand chaos, son efficacité avait, pour Lulu von Strauss und Torney, force de loi : « Étant donné que toute naissance humaine n'a lieu que dans le sang et la douleur, comment se pourrait-il que la naissance d'une nouvelle croyance et, partant, d'une nouvelle forme du monde, fasse l'économie du chaos, du sang et de mille souffrances ? » Ce long article d'une vingtaine de pages, qui frappe d'autant plus le lecteur qu'il se termine sur cette image organiciste extrêmement violente, ne laisse guère de doute quant à l'état d'esprit de 1 2
« La vraie société communiste », DT, 23/11/623. « De la nouvelle Russie », DT, 24/01/06-25.
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son auteure, prête à imiter l'exemple russe dans sa radicalité, quel qu'en soit le prix à payer. C'est précisément ce type d'attitude qui se généralisa dans la seconde moitié des années vingt.
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Troisième partie Chaos
Chapitre 1 : Les dérives mythiques suscitées par l’événement bolchevique dans la seconde moitié des années vingt Cette seconde période fut secouée par beaucoup moins d’événements politiques marquants tels que ceux qui avaient lourdement pesé sur les cinq premières années du régime. C’est pourquoi les historiens parlent généralement d’une « phase de stabilité » précédant la grande crise économique, politique et sociale qui emporta la République et qui se manifesta à partir de 1930, dans l’après-coup du krach de Wall Street. Si les néo-conservateurs n'instrumentalisèrent pas avec autant de constance l’image de la Russie soviétique pour poursuivre leur entreprise de déconstruction, force est de constater, en revanche, que les « intellectuels de gauche démocrates » changèrent radicalement de stratégie discursive à l'égard de l'« événement bolchevique ». L’infléchissement des discours néo-conservateurs entre 1925 et 1929 L’organe le plus dynamique du mouvement néoconservateur, Das Gewissen, eut à faire face à de graves difficultés économiques et financières dès la fin de l’année 1924. Elles furent accentuées par le suicide de Moeller en 1925. Deux ans plus tard le journal, qui avait perdu son principal « maître à penser », cessait de paraître. Au-delà de ces facteurs internes, il faut insister sur la déception que suscita chez bon nombre de néo-conservateurs l'élection de Hindenburg à la présidence de la République en 19251. 1
Cet événement affecta l'ensemble des composantes du paysage intellectuel allemand, foncièrement opposées, à l'exception des quelques intellectuels organiques du DNVP, à ce « retour au passé » qu'incarnait le vieux maréchal.
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L'arrivée au pouvoir des conservateurs traditionnels privait d'une partie de leur audience les opposants radicaux à la République. De nombreux membres du Club de Juin, y compris von Gleichen, se mirent alors à chercher des alliances plus avantageuses avec les partis de droite classiques, ce à quoi Moeller s'était toujours refusé. Cette nouvelle période de compromission tranchait brutalement avec la précédente, au cours de laquelle Moeller et ses amis avaient développé une vision du monde intransigeante qui leur avait permis d'élaborer un discours efficace, extrêmement bien relayé dans l'opinion publique et les milieux politiques. Nous avons pu constater le rôle dévolu à l’« événement bolchevique » dans l'élaboration de ce discours. Or, au regard de la chronologie soviétique, le début de la période dite de « stabilité républicaine » en Allemagne coïncida avec la mort de Lénine, et les querelles de succession qui en résultèrent furent perçues par de nombreux néoconservateurs comme de méprisables histoires de luttes de pouvoir intestines qui n'avaient pas la dimension mobilisatrice d'événements tels que la guerre civile, la répression du soulèvement de Cronstadt ou encore les tentatives insurrectionnelles déclenchées en Europe – et plus particulièrement en Allemagne – à l'instigation de la Troisième Internationale. Pour reprendre la formule de Péguy, la « belle mystique » soviétique semblait désormais « dégénérer en politique ». Cette évolution de la situation russe, associée à celle que connaissait l'Allemagne, affecta Das Gewissen plus que tout autre revue politico-culturelle. Le déclin amorcé immédiatement après la crise de la Ruhr est donc aisément perceptible à travers l'étude de la question russe. Outre une baisse très nette du nombre d'articles consacrés à la Russie soviétique à partir de 1924, on observe un changement de ton dans les articles en question. Alors qu'ils alimentaient jusqu'ici un discours 200
original dont s'étaient inspirés non seulement d'autres représentants de la mouvance néo-conservatrice mais aussi quelques francs-tireurs du paysage intellectuel weimarien, ils s'épuisaient désormais dans une critique d'arrière-garde de l'« esprit de Locarno », incarnant l'idéologie du statu quo tant décriée. La revue invitait en effet les bolcheviks à préserver leurs intérêts en les invitant à s'entendre avec les Allemands qui, grâce à « leur influence bienfaisante sur l'âme russe », seraient seuls à même d'empêcher « la dérive [...] de la Russie vers l'Asie1 ». Reprenant l'argumentaire de Moeller, Harald von Rautenfeld mit ainsi en garde les bolcheviks contre « l'asiatisme radical qui sommeillait en chaque Russe » et les invita à se tourner davantage vers l'Allemagne2. Ces propos ne furent pas suivis d'effet. Ils s'inscrivaient d'ailleurs dans une posture de sollicitation guère conforme à la ligne de Das Gewissen. Hans Schwarz y mit un terme en février 1926 en déclarant que ce n'était pas « l'asiatisme » mais un état d'esprit occidental qui avait triomphé en Russie après la mort de Lénine, « dernière véritable grande figure russe indépendante3 ». Ce grand écart dans l'analyse du régime bolchevique était la marque d'un profond malaise à l'intérieur d'une revue qui avait toujours fait preuve d'une unité de ton. Dès lors, la Russie ne pouvait plus être présentée comme un terrain propice au mythe qui demeurait, pour la revue, « le fondement de l'Histoire4 ». C'est donc en puisant dans les ressources spirituelles de l'Allemagne même qu'il fallait restaurer, selon Blüher, « les forces héroïques du mythe » : « Le monde entier est contre nous. […] Le soulèvement Moeller van den Bruck, « L’Allemagne et la Russie soviétique », DG, 25/07/01. 2 « Données essentielles de la question orientale », DG, 25/24/02-03. 3 « La Russie et l'Occident », DG, 26/06/01. 4 Hans Blüher, « Le mythe, fondement de l’Histoire », DG, 26/28/0203. 1
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allemand ne peut tirer ses forces que de l'Esprit le plus profond de l'Histoire allemande. […] Il faut donc réveiller les "instincts de masse", ne plus vivre in abstracto. Mais une telle chose n'est possible que sous la direction d'un homme d'État historique. […] et Hindenburg, si peu mythique, est du côté de cette démocratie dépourvue d'Histoire. » Cet extrait montre à quel point les néo-conservateurs se démarquaient des conservateurs traditionnels, renvoyant dos à dos Ebert et Hindenburg, deux figures appartenant selon eux à un passé révolu, incapables de relever les défis de la modernité en s'appuyant sur la dynamique et le pouvoir fédérateur du mythe. Or, constatant que cette volonté d'épanouissement d'un « mythe allemand » demeurait sans écho, les collaborateurs de la revue s'enfermèrent dans une attitude solipsiste et désabusée, empreinte de ressentiment, fort proche de celle des collaborateurs de Die Aktion à la même époque. Tout autre fut l'évolution de la Tat et de la Deutsche Rundschau qui avaient pourtant semblé jusqu'alors confinées dans le sillage de Das Gewissen. Si ces deux revues connurent elles aussi une baisse du nombre d'articles consacrés à la Russie soviétique entre 1925 et 1929, elles restèrent néanmoins fidèles à une ligne éditoriale adoptée dans la première moitié des années vingt et ayant évolué sous l'influence de la polémique qui avait opposé Moelle à Radek, de sorte que c'est dans ces deux organes qu'il faut chercher le prolongement du discours de Das Gewissen. D'emblée, la Deutsche Rundschau suivit avec beaucoup d'attention les initiatives des bolcheviks visant à élargir leur zone d'influence en Asie, avec toujours la même préoccupation de percer à jour « le véritable visage de cette nouvelle Russie1 ». L'intégration de nouvelles minorités 1
Georg Mlassov, « Bolchevisme et culture spirituelle », DR, 27/01/17.
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asiatiques dans de nouvelles républiques soviétiques1 suscita les inquiétudes les plus irrationnelles des collaborateurs de la revue qui évoquèrent notamment l'arrivée au pouvoir imprévue d'un « nouveau Gengis Khan » issu de l'une de ces républiques caucasiennes. Celui-ci viendrait « balayer l'élément européen de la Russie » et se retrouverait alors « du jour au lendemain aux portes de l'Europe avec ses hordes comme sept cents ans auparavant2 ». Cette psychose fut renforcée par l'influence croissante du Kuomintang en Chine ainsi que par un traité conclu en 1925 entre le Japon et l'URSS. Ces deux points alimentèrent les chroniques de Martin Spahn entre mars et juin : « Les Russes sont en plein travail : […] Le comité exécutif des soviets se tenant à Tiflis a fait de l'approbation du traité conclu avec le Japon une question capitale. […] En outre, les vainqueurs du printemps dernier en Chine [c'està-dire le Kuomintang, nda] se révèlent être des alliés de premier ordre.3 » Cette « orientation asiatique » préoccupait d'autant plus les néo-conservateurs que la disparition de Lénine les privait de leur principal point de repère et la défaite de Trotski, figure intellectuelle « à l'occidentale », face au Géorgien Staline, dont on ignorait à peu près tout, renforça les interrogations sur la nature de l'« homo sovieticus », ce « nouveau type humain4 » mi-asiatique, mi-occidental, issu de la « force vitale d'une action révolutionnaire destructrice et menaçante ». L'angoisse se renforça l'année suivante avec le resserrement des liens turco-russes, la création à Moscou d'un Institut Oriental et la tentative soviétique
Essad Sabit, « La situation politique en Asie centrale », DR, 25/03/271-275. 2 Axel de Vries, « Vision asiatique », DR, 25/05/178. 3 DR, 25/03/386. 4 « Bolchevisme et culture spirituelle », art. cit., p. 22. 1
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d'installer en Roumanie un régime communiste en profitant de la crise qui avait éclaté dans ce pays en janvier 19261. Dans de telles conditions, les collaborateurs de la revue soulignèrent l'impossibilité d'une entente germano-russe sereine2. Pourtant, il faut noter ici toute l'ambiguïté du discours de la revue de Pechel concernant la Russie soviétique, ambiguïté rappelant celle que l'on avait déjà diagnostiquée dans les colonnes de Das Gewissen au tout début des années vingt : si les collaborateurs de la Deutsche Rundschau ancrèrent leur discours à partir des années 1925 dans une vision du monde résolument « mythique », tout en laissant libre cours à l'effroi que leur inspirait ce « nouveau mythe russe » empreint d'« asiatisme », ils s'efforcèrent aussi d'en présenter les soubassements pour lui rendre in fine hommage en soulignant que c'était précisément dans cette « dérive orientale primitive et sauvage » que la Russie pouvait espérer trouver un second souffle. Tel est le sens d'un article d'Essad Sabit de mars 1926, intitulé « La nouvelle Tatarie3 », où l'auteur souligne que les neuf républiques autonomes venant d'être créées en URSS sont constituées de peuples « soi-disant étrangers » car « musulmans », mais dotés d'une tradition de commerce bien établie et d'une démographie en plein essor ne pouvant qu'amener les Russes à redéfinir et réaffirmer leur caractère national pour préserver leur suprématie. Cette idée du défi oriental à relever fut reprise en décembre dans la chronique politique de Martin Spahn déclarant : « La Russie déploie ces derniers temps face aux peuples tatares une activité fébrile et vivifiante en Asie.4 » Spahn, comme l'ensemble des collaborateurs de la revue, ne faisait pas mystère du fait que cette « activité vivifiante » « Chronique politique », DR, 26/02/177. « La nouvelle Russie », art. cit., p. 118. 3 « La nouvelle Tatarie », DR, 26/03/236-240. 4 DR, 26/10/319. 1 2
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pouvait se révéler extrêmement menaçante pour l'Occident. Cependant, on perçoit fort bien leur admiration sous-jacente pour ce qu'ils présentèrent sur un mode éminemment mythique comme une sorte de réactivation du sentiment national qui faisait selon eux cruellement défaut à l'Allemagne et sur laquelle ils s'interdirent dès lors de porter un jugement de valeur, même si cette entreprise pouvait avoir de répercussions négatives sur l'Allemagne et compromettait manifestement tout rapprochement germano-russe. Car ils se refusaient à faire grief à un peuple d'avoir recours, « contre l'intellectualisme et la rationalité occidentale » nécessairement « destructeurs », aux « grandes forces pulsionnelles régénératrices » s'exprimant toujours « d'une manière extrêmement simple », « par le biais de l'audace et du conflit1 ». Aux yeux des collaborateurs de la Deutsche Rundschau, cette « audace » des Russe » face à « l'étrangeté magique des peuples asiatiques » pouvait à tout moment se métamorphoser en « une brutalité fanatique » empreinte d'une « ivresse meurtrière ». L'alternative était donc simple : ou bien ce « fanatisme asiatique » viendrait « réanimer avec passion l'histoire russe », ou bien il « annihilerait l'âme russe2 ». Cependant, la possibilité d'une « régénération » face à « l'Occident en décomposition » existait bel et bien, possibilité qui constituait, selon Stegemann, le pendant du « Troisième Reich » tel que l'avait envisagé Moeller pour l'Allemagne : « Cette expérience, qui adjoindrait à la sauvagerie typiquement asiatique l'âme russe, […] pourrait être perçue comme le Troisième Reich moscovite, comme l'accomplissement des idéaux humains les plus élevés. »
1 2
Edgar Jung, « Contre les partis », DR, 26/05/160-162. Herbert Stegemann, « État des lieux de la Russie soviétique », DR, 26/06/185-192.
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C'est sur fond de telles analyses que fut présentée la situation de l'Allemagne dans la revue de Pechel. Ces analyses alimentaient une réelle frustration dans la mesure où l'Allemagne était, selon ces auteurs, totalement dépourvue d'un tel pôle d'altérité mythique : la Russie « désormais irrémédiablement tournée vers l'Est », ne pouvait plus guère occuper cette fonction (qu'avaient tenté de lui attribuer Moeller et le cercle de Das Gewissen entre 1919 et 1923). L'Allemagne se trouvait donc renvoyée à elle-même, ainsi que le répétèrent jusqu'à la fin de l'automne 1926 les collaborateurs de la Deutsche Rundschau, tout en soulignant que l'émergence de l'« Eurasie » constituait pour les Russes – et pour eux seuls – un « moment culturel » porteur de potentialités multiples, dont certaines avaient été anticipées par Dostoïevski1. Partageant les mêmes présupposés, la Tat ne s'en tint pas à ce constat résigné. Cherchant à élaborer un « contremythe » à même de faire pièce aussi bien au « déclin de l'Occident » qu'au « dynamisme bolchevique » porté par l'influence croissante des Russes en Orient, elle ouvrit ses suppléments aux communistes et alla même jusqu'à protester contre l'interdiction d'un congrès du KPD par les autorités2. C'est généralement le communiste Johannes Resch qui se chargeait de ces longs articles cautionnant, outre les initiatives du KPD dans la vie politique allemande, l'expérience bolchevique et l'action de la Troisième Internationale. Ses textes servaient de tremplin à des réponses polémiques de Diederichs qui cherchait ainsi à élaborer un projet politico-culturel « nouveau, révolutionnaire et allemand3 » ancré dans la confrontation avec l'ennemi, conformément aux conceptions d'un Georges Sorel ou d'un Carl Schmitt. Resch se prêta à ce « jeu de Artasches Abeghian, « Eurasie et Eurasiens », DR, 26/10/286-290. « L’interdiction du congrès prolétarien à Remscheid », DT, 25/10/590. 3 DT, 26/05/08. 1 2
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dupes » jusqu'en 1927, date à laquelle le peu d'écho qu'avait rencontré le projet de Diederichs et l'aggravation des difficultés financières conduisirent la Tat à une attitude de repli. En ce qui concerne l'évolution du discours sur la Russie soviétique, il apparaît que les événements de 1927 en Chine, à savoir la répression sanglante du mouvement communiste chinois par le Kuomintang, donna un coup d'arrêt à la perception mythifiée des rapports entre Moscou et l'Asie1. Parallèlement, la rupture des relations diplomatiques anglo-russes semblait pouvoir amorcer une possibilité de rapprochement germano-russe, sans que l'on entretienne de grands espoirs à ce sujet de part et d'autre. En effet, les projets qui n'avaient pu être réalisés en 1922 dans l'après-coup du traité de Rapallo avaient désormais bien peu de chances d'aboutir. En outre, l'affaire des six ingénieurs allemands venus travailler dans le bassin du Donbass, soupçonnés d'espionnage et arrêtés par les autorités soviétiques en avril 1928 empoisonna les relations germano-russes jusqu'en 1929, de sorte que la Tat et la Deutsche Rundschau renouèrent avec la déception et la résignation diagnostiquées avant 1923, comme le confirme cette déclaration de Stegemann au titre nietzschéen : « Russe, trop russe » : « Le dernier reste d'enthousiasme révolutionnaire a reflué en Russie soviétique. Il a reflué dans le lit […] de la bureaucratie. Car il n'y a rien de nouveau sous le soleil et c'est l'éternel retour cyclique des mêmes choses.2 » C'est donc au moment où la Russie soviétique renonça à provoquer des soulèvements révolutionnaires en Europe, Ce massacre survint lors du second combat de l'opposition unie (Trotski, Zinoviev et Kamenev) face à Staline. Après ces événements, Staline n'exclut pas le Kuomintang du Komintern, pourtant devenu ouvertement nationaliste. 2 DR, 29/08/161-162. 1
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notamment en Allemagne, et se replia sur elle-même en se livrant, dès l'arrivée au pouvoir de Staline, à des dérives nationalistes et antisémites qu'elle cessa d'intéresser les néo-conservateurs. Staline, présenté comme une sorte de « nouveau tsar » ayant étouffé l'élan révolutionnaire initial, apparut bien vite dans les organes néo-conservateurs comme une figure rigide et figée qui ne fut pas jugée à même de prolonger l'élan mythique initié par Lénine. Ce dernier, en revanche, « [continuait] à vivre comme une grande palpitation [ayant] fait remuer le monde1 », incarnant ce « flux révolutionnaire » qu'avaient tenté de récupérer les néo-conservateurs, dans l'idée de le faire jaillir en Allemagne et de le canaliser au service de leur propre cause. Si les tenants de la « Révolution conservatrice » considérèrent donc que les bouleversements survenus à l'Est ne pouvaient désormais plus concourir à l'élaboration de ce mythe politico-culturel destiné à faire pièce au discours démocrate issu de la tradition des Lumières, les « intellectuels de gauche démocrates » portèrent quant à eux un intérêt redoublé à l'« événement bolchevique » et tirèrent de leurs observations des conclusions non seulement radicalement opposées à celles de leurs adversaires de droite mais aussi en totale rupture avec les discours qu'ils avaient précédemment véhiculés.
1
Herbert Stegemann, art. cit.
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Chapitre 2 : Mythification et démythification de la Russie soviétique par les « intellectuels de gauche démocrates » entre 1925 et 1930 C'est un fait politique notable qui fut le déclencheur d'une nouvelle vague discursive dans les rangs des « intellectuels de gauche démocrates ». Et c'est ce même fait qui eut pour conséquence immédiate d'affaiblir et de diviser le camp des néo-conservateurs. Il s'agit de l'élection du maréchal Hindenburg à la présidence de la république le 26 avril 1925 à laquelle Kurt Tucholsky réagit dans la Weltbühne en ces termes : « Mains sur la couture du pantalon / Un État est au garde-à-vous. / Les camarades, les démocrates, / Personne n'ose s'en prendre aux soldats. / "Il a mené victorieusement l'armée !" / Lui ? / […] / En avant, marche ! Retroussons nos manches ! / Le monde nous montre du doigt ! / Et la quintessence de notre peuple, qui est-ce ? / Lui !1 » Au-delà du désappointement se fit pourtant jour une volonté de réagir, propagée dans les colonnes de la Weltbühne par Kurt Hiller qui insistait sur la nécessité de tisser désormais des liens entre les diverses composantes de la gauche. Dans cet ambitieux projet, il attribuait un rôle central aux intellectuels chargés de faire office de médiateurs : « Il faut enfin construire des ponts. […] Le fait que toutes les tentatives allant dans ce sens aient échoué il y a quelques années ne doit pas nous empêcher de les renouveler. […] Nous voulons […] un rassemblement de forces tendant à devenir plus puissant que tous ceux qui l’ont précédé. A vrai dire, il ne doit pas s’agir d’une simple addition d’organisations déjà existantes – laquelle serait de toute façon utopique – mais d’une pousse nouvelle à même de croître sur un sol nouveau.2 » 1 2
WB, 25/18/675. WB, 25/33/433.
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Ces propos – quel qu’ait pu être leur effet – montrent que les collaborateurs de la Weltbühne surent dépasser l'attitude de résignation à laquelle ils avaient été enclins dans la première moitié des années vingt en raison de la déception qu'avait suscitée en eux le manque d'ambition des premiers dirigeants républicains issus notamment du SPD. Mais à présent, ils considéraient dans leur immense majorité qu'il y avait urgence : c’est en ce sens qu’il faut comprendre la défiance à l’égard de tout projet relevant de « l’utopie », comme cela transparaît dans l'article de Hiller précédemment cité, où le terme est employé avec une connotation négative. L’évocation d’un « puissant » « rassemblement de forces » ainsi que le recours final à une métaphore végétale constituent par ailleurs des traits langagiers qui caractérisent davantage les écrits des néoconservateurs que ceux des « intellectuels de gauche démocrates ». On voit ainsi vers quelle direction se réorientait la stratégie discursive de cette gauche intellectuelle se voulant certes toujours « démocrate », mais venant d'éprouver un choc politico-émotionnel sous l'effet duquel elle prit le parti de reconsidérer l'« événement bolchevique ». Un nouveau souffle venu de l’Est : les « intellectuels de gauche démocrates » face aux innovations esthétiques soviétiques Bien que les expériences esthétiques aient commencé en Russie au lendemain de la révolution, il fallut attendre un certain temps avant qu’elles se répercutent en Allemagne et notamment dans les forums des « intellectuels de gauche démocrates ». Ce n’est en effet qu’à partir du mois de novembre 1925 que fut évoqué dans la Weltbühne « cet art révolutionnaire nouveau, avec son contenu nouveau et sa
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morale nouvelle1 ». A cela une raison essentielle : les liens qu’entretenaient les avant-gardes soviétiques avec un projet que les « intellectuels de gauche démocrates » avaient choisi d’évoquer le moins possible afin d’en limiter au maximum les répercussions en Allemagne. Mais la mort de Lénine avait été perçue comme la fin d’une menace et avait dès lors libéré une prise de parole, ainsi qu’en témoigne un court article de Heinrich Mann paru dans la revue Das Forum au lendemain de la mort du dirigeant bolchevique2. Rappelons qu’en ce qui concerne la Russie soviétique, Heinrich Mann s’était muré depuis 1919 dans un silence quasi total. Or, il s’appliqua en janvier 1924 à rendre un hommage appuyé au leader bolchevique, évoquant sa « grandeur » et sa « fidélité » à la mission qu’il s’était fixée. Ce texte allait beaucoup plus loin que l’exercice de style auquel se livrèrent alors de nombreux intellectuels, toutes tendances confondues. En effet, dans une perspective étonnamment proche de celle des néo-conservateurs avant 1923, Heinrich Mann y mit en avant le lien d’« amour3 » unissant Lénine à son peuple et voulut voir, dans la Révolution d’Octobre, l’« action sublime », au-delà de ses répercussions plus ou moins heureuses. Quelles que fussent les causes de ce revirement de Heinrich Mann avant même l’élection de Hindenburg, force est de constater qu’en quelques lignes, il prit ses distances avec un certain « esprit de l’utopie » entretenu jusqu’alors par les « intellectuels de gauche démocrates » : face au caractère incertain et fragile de grands projets globalisants, il se montrait désormais en quête de plus d’immédiateté, ce qui signifiait une ouverture plus grande sur le monde et le présent, donc sur la Russie soviétique. Cet état d’esprit, partagé au sortir de la crise par de nombreux intellectuels WB, 25/49/867. « Jugement sur Lénine », Das Forum, 24/08/22-24. 3 Art. cit., p. 23. 1 2
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dont Heinrich Mann demeurait la figure de proue, fut évidemment renforcé par l’élection de Hindenburg. S’étant émancipé des tabous qui pesaient sur la question bolchevique, la gauche intellectuelle démocrate fut alors fin prête pour accueillir le grand événement esthétique venu de l’Est qui déclencha à Berlin une polémique considérable, mêlant des enjeux à la fois militaires, politiques et culturels : la sortie du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein. Le film, tourné en 1925, projeté début mai 1926 à Berlin, rencontra un immense succès critique et devint immédiatement le prototype de ce que les intellectuels allemands appelèrent le « film russe » (« der Russenfilm »), expression désignant les films soviétiques tournés entre 1925 et 1930 par les réalisateurs d’avant-garde tels que Eisenstein, Poudovkine ou Vertov. Dans la Weltbühne, qui avait jusqu’alors très peu évoqué l’art soviétique, le film donna lieu à trois critiques successives enthousiastes, celle de Max Rudert donnant le ton dans le numéro du 11 mai 1926 : « Un cuirassé se mutine, une ville manifeste, des soldats tirent dans la foule. Et c’est tout. Mais la manière dont l’immense masse d’acier du bateau, dont la machine est rendue vivante lors de la rébellion des matelots et, à l’inverse, la manière dont la colonne de soldats est transformée en une machine aveugle sous la contrainte de la discipline, descend une dizaine de marches, une, deux, met en joue, tire : on a le souffle coupé, on est bouleversé, au plus profond de soi.1 » Il fallut cependant attendre plusieurs mois avant que les théoriciens du cinéma puissent prendre un peu de recul visà-vis de leur émotion et soient à même de proposer une analyse des procédés révolutionnaires du cinéaste soviétique. C’est le critique Béla Balázs qui mit en avant la 1
« Film d’avril », WB, 26/19/736-737. Les deux autres articles sont de Paul Nivel, « Cuirassé Potemkine », WB, ibid, 751-752 et de Franz Leschnitzer, « Potemkine et les pacifistes », WB, 26/23/905.
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notion de fragment, centrale dans le système eisensteinien1. Le caractère novateur de l’œuvre d’Eisenstein, expliqua Balázs, tenait au fait que le film n’était plus perçu comme une « fenêtre ouverte sur le monde », selon les projets réalistes, ou comme une « fenêtre ouverte sur le rêve ou l’imaginaire mental du créateur », selon les présupposés de l’industrie du spectacle américaine ou de l’expressionnisme allemand. C’est une troisième voie qu’inaugurait Eisenstein, remettant en question la notion même de réel et, partant, d’« irréel » (ou d’« imaginaire »). Le postulat idéologique du système eisensteinien exclut en effet toute considération d’un supposé « réel » contenant en lui-même son propre sens. Le cinéma n’a plus pour tâche de reproduire (ou de fuir) le « réel », mais au contraire de le refléter en portant simultanément sur lui un jugement idéologique. Dans l’impossibilité d’en ressaisir la globalité, car il est lui-même dans le monde, le réalisateur ne peut qu’en prélever des fragments qu’il enchaîne comme autant d’unités de sens venant s'entrechoquer sur le modèle du conflit producteur de sens. L’acte cinématographique central n’est donc plus la prise de vues mais le montage luimême, devenant le mode d’interaction canonique entre les unités du discours filmique. Si la notion de « conflit » n’est pas absolument originale (comme le souligne Balázs, elle dérive directement du concept marxiste de « contradiction »), l’usage qu’en fait Eisenstein ne laisse pas d’être surprenant : conflit graphique, conflit des surfaces, conflit des volumes, conflit spatial, conflit des éclairages, conflit des rythmes… autant de « chocs » venant perturber les habitudes du spectateur. Avant de proposer cette analyse des procédés eisensteiniens, les collaborateurs de la Weltbühne avaient invité l’auteur à venir s’exprimer sur son film. Or, plutôt que de présenter son œuvre d’un point de vue 1
« Le film russe », WB, 28/32/476.
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rigoureusement théorique – comme s’était appliqué à le faire Balász –, Eisenstein était revenu sur le pathos dont était empreint le film, en insistant sur l’épisode où ce pathos atteint son paroxysme, à savoir la séquence des escaliers d’Odessa : « A l’aide d’une composition consciente des éléments : jambes, escalier, sang, peuple, nous suscitons une impression. De quelle nature ? Au premier abord, le spectateur n’a pas l’impression d’être transporté sur les chantiers navals d’Odessa en 1905. Mais lorsque les bottes des soldats avancent implacablement vers lui, il a un mouvement de recul involontaire. Il veut échapper aux balles. Et quand il voit le landau de la mère affolée dévaler la jetée, il se cramponne à son fauteuil. Lui non plus ne veut pas être précipité dans la mer. […] De cette manière, le film est porté par son pathos.1 » Dans ses écrits ultérieurs, Eisenstein revint sur cette notion de « pathos », définie comme « ce qui va éveiller au plus profond du spectateur un sentiment [...] passionné2 » en venant en sorte piéger la théorie pure : « Il s’agit d’obtenir du spectateur un maximum d’élan émotionnel, de le faire "sortir de luimême". » On est bien loin de la rigoureuse démarche de prise de conscience prônée par la vulgate marxiste et mise en application, sur le terrain esthétique, par les troupes théâtrales de l’agitprop. En effet, Eisenstein refusait de se confiner dans la sphère de l’intellectualité, affirmant le primat de l’immédiateté de l’expérience artistique sur le décryptage idéologique de l’œuvre. Seul lui importait que fût « ressentie » l’idéologie. Il parvint d’ailleurs si bien à « faire sortir d’eux-mêmes » non seulement ses admirateurs mais aussi les adversaires politiques des Soviétiques que le Cuirassé Potemkine fut interdit dès la mi-juin 1926 en Allemagne, ce qui suscita une vague de protestation 1 2
WB, 27/49/859. Cahiers du cinéma, avril 1958, n°82, p. 17 (le texte original d’Eisenstein date de 1939).
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déclenchée et nourrie par les publications des « intellectuels de gauche démocrates », au premier rang desquelles la Weltbühne. Comme le souligna l’un des collaborateurs de la revue, Axel Eggebrecht, le prétexte invoqué – film violent et, par conséquent, immoral – était on ne peut plus fallacieux1 : depuis la fin de la guerre, les réalisateurs allemands ne cessaient de tourner – avec beaucoup de succès sur le plan national et international, sans que la censure trouvât à s’en émouvoir – de sombres histoires de folie et de meurtre, ou des reconstitutions historico-mythiques peu avares en scènes de sacrifices et de combats sanglants. Et Eggebrecht de citer Le Cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene, les deux premiers Mabuse de Fritz Lang ou encore les Nibelungen du même auteur. D’après le cercle de la Weltbühne, l’interdiction du film était le fait du groupe Hugenberg, membre influent du DNVP dirigeant l’industrie du cinéma allemand dans le cadre de la puissante UFA. Les Russes venaient en effet d’inventer une autre manière de faire du cinéma pouvant menacer le mode de fonctionnement de l’industrie du spectacle capitaliste : « Il n’y a pas de stars en Russie soviétique. Le film russe n’est pas centré sur un individu […]. Il veut montrer la masse, non l’acteur. Contrairement, aussi, aux grandes productions de type hollywoodien, il n’y a pas, dans le film russe, de villes ou de villages reconstitués. Ceux qui sont montrés sont authentiques. Pas d’action, non plus, pas de crescendo comme dans la dramaturgie cinématographique classique. Et pourtant, ces films n’en sont pas moins impressionnants. […] Ils menacent donc l’industrie cinématographique traditionnelle […] : L’interdiction [du Cuirassé Potemkine] est avant tout une victoire de Monsieur Hugenberg sur la libre intelligence humaine.2 » 1 2
« Potemkine interdit », WB, 26/25/979. WB, 26/29/117.
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Même si l’on sait désormais que cette explication ne fut que partiellement conforme à la réalité1, elle eut pour conséquence immédiate de mobiliser les intellectuels de gauche allemands qui créèrent au tout début de l’année 1928 le « Groupement Cinématographique Populaire » (Volksfilmverband), maison de production se proposant de lutter « contre le monopole incarné par Hugenberg et pour le rehaussement du niveau culturel cinématographique2 » en finançant des films indépendants. Cet organisme, qui avait pris modèle sur l’Académie du Film de Moscou, fut bientôt acculé à la faillite, ce qui inspira à Eggebrecht le constat désabusé suivant : « Les Russes ont leur art cinématographique car ils en ont besoin ; et nous, nous avons notre industrie cinématographique qui veut gagner de l’argent. Celle que nous méritons. Nous sommes un public payant, et eux, ils vivent. Laissez-nous dormir, il reste encore une bonne centaine d’opérettes à filmer. Bonne nuit.3 » Cependant, les collaborateurs de la Weltbühne n’en continuèrent pas moins à saluer tous les « films russes » C'est le visionnage du film par les députés conservateurs – mais aussi socio-démocrates – qui les conduisit à demander l'interdiction du film. Celui-ci comportait en effet un plan montrant un nombre considérable de bâtiments de guerre chargés de réprimer la mutinerie. Découvrant soudain l'ampleur de ce qu'ils pensaient être la flotte russe, les députés allemands furent pris de panique. Il s'agissait en fait d'un plan extrait d'un reportage sur la Kriegsmarine qu'Eisenstein avait trouvé dans les archives russes et qu'il utilisa pour les besoins de la cause. Insérées à un rythme effréné au milieu de plans de matelots russes et de gros plans du cuirassé Potemkine, elles remplirent parfaitement leur fonction, à savoir : suggérer la présence d'une puissante marine russe venue réprimer la mutinerie... ...et, indirectement, susciter l'effroi des autorités allemandes qui, elles aussi sous l'emprise du pathos de la scène, n'avaient pas reconnu leurs propres bâtiments ! 2 WB, 28/04/34. 3 WB, 30/13/328. 1
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diffusés en Allemagne. En 1927, c’est La Mère de Poudovkine, adaptation du roman éponyme de Gorki, qui fut saluée comme l’« événement cinématographique de l’année1 », les critiques mettant en avant le lyrisme métaphorique des images et la valeur expressive du montage, si caractéristique du « film russe ». L’année suivante, Eisenstein fut invité à présenter dans la revue son nouveau film, La Ligne générale, commandité par les autorités soviétiques qui avaient chargé le réalisateur de montrer d’une manière quasi documentaire et didactique la nouvelle politique du parti dans les campagnes russes. Mais là encore, le résultat fut très peu réaliste, même si Eisenstein mit l’accent, dans sa présentation du film, sur son minutieux travail d’enquêteur et sur son recours à des acteurs non professionnels : « Le thème de [...] La Ligne générale est le village. Nous nous sommes donc plongés dans les archives du Commissariat aux Affaires agricoles. […]. Le film montre la violence que la terre exerce sur les hommes et veut amener le citadin à comprendre et à aimer nos paysans. Nous sommes allés chercher les acteurs dans les asiles de nuit […]. L’‘‘héroïne’’ doit conduire un tracteur et traire une vache. [….] Notre slogan est : ‘‘A bas la création intuitive !’’ Au lieu de rêver, nous nous jetons dans la vie.2 » Même si tout le travail de repérage auquel fait allusion Eisenstein eut bien lieu, il fut mis au service d’une réalisation en définitive fort peu « théorique », comme le laisse d’ailleurs entrevoir l’expression « se jeter dans la vie », la pique contre le rêve – c’est-à-dire les studios hollywoodiens – servant à masquer le fond d’un projet essentiellement tourné vers le travail de l’image. Quant aux acteurs, il est vrai qu’il s’agissait de non professionnels. Mais force est de constater que dans ce film, le « typage » cher au réalisateur du Cuirassé Potemkine se fit beaucoup 1 2
WB, 27/11/422. « Cinéma de masse », WB, 27/49/858-859.
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plus souple, laissant la place à une interprétation des acteurs plus nuancée et sensible. Le film comporte en outre une véritable « héroïne » : la paysanne Marfa Lapinka, dont le jeu renforce le pathos inhérent au montage eisensteinien. A la fin des années vingt, le cinéma soviétique faisait donc l'unanimité parmi les « intellectuels de gauche démocrates » qui ne se contentèrent pas d'éloges dithyrambiques mais cherchèrent aussi à s'inspirer des méthodes de travail des bolcheviks pour promouvoir un autre cinéma allemand. Or, cet enthousiasme, aussi soudain qu'absolu, ne se limita pas au septième art : peu de temps après avoir découvert le « film russe », Heinrich Mann et les collaborateurs de la Weltbühne s'efforcèrent de promouvoir en Allemagne le « nouveau théâtre russe » : « Si les jugements concernant la nouvelle Russie se contredisent en bien des points, il en est un qui fait l'unanimité : le théâtre moscovite n'a, à ce jour, pas été surpassé en Europe.1 » En ce qui concerne cet essor du théâtre en Russie soviétique, la problématique est exactement la même que pour le cinéma : il existe au départ une volonté politique clairement affirmée, notamment par Lénine, de mettre ces deux formes d'art au service de la Révolution. Et dans les deux cas, des créateurs géniaux surent s'appuyer sur un projet politique révolutionnaire pour révolutionner leur art. La « grande figure théâtrale » soviétique, considérée dans la Weltbühne comme le pendant d'Eisenstein dans le domaine du cinéma, fut Vsevolod Meyerhold, salué par Oscar Blum comme le représentant de la « quintessence de la maestria théâtrale2 ». La Weltbühne mit d’emblée l’accent sur ce qui constitua la grande innovation de Meyerhold, à savoir : la libération totale de la scène théâtrale et l’introduction d’une machinerie apparente, s’assumant pleinement comme telle, 1 2
Hermann Hieber, « Théâtre à Moscou », WB, 27/22/869. « Figures du théâtre russe », WB, 26/32/266.
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comprenant écrans, plateaux tournants et automates : « Il a introduit le constructivisme sans ménagement et éloigné de la scène tout ce qui rappelait l’époque impérialobourgeoise : rideau, rampe, décors coulisses. […] Il laisse à découvert l’ossature nue de la scène pour libérer le théâtre des tentacules du quotidien.1 » Faisant écho à Hieber, Blum ajouta enthousiaste : « Le théâtre comme jeu ; le théâtre comme fiction ; la scène comme champ de foire de passions déchaînées ; les acteurs comme manifestation épanouie d’une naturalité exubérante […]. Le spectateur est ainsi directement confronté aux éléments théâtraux. Les murs se déplacent. Il n’y a pas que les acteurs qui sont en mouvement constant. Même la scène tourne et est utilisée comme une machine parmi d’autres. […] Tout est dynamique.2 » Élaborant une théorie de la « biomécanique » exigeant de l’acteur – authentique « ouvrier du théâtre » – des talents de gymnaste et d’acrobate, Meyerhold sut s’inspirer tout à la fois du théâtre oriental et de la commedia del arte, condamnant sans appel tout projet naturaliste. Les collaborateurs de la Weltbühne apprécièrent son travail à partir de trois créations mémorables qu’ils purent applaudir à Berlin en 1926 et 1929, respectivement Le Revizor, de Gogol et La Forêt, d’Ostrovski, en 1926, ainsi que La Punaise, de Maïakovski, spectacle monté en 1929. Ils découvrirent aussi le travail de l’un des disciples de Meyerhold, Alexandre Taïrov, spécialisé dans les revues et les spectacles musicaux. Oscar Blum lui consacra le dernier volet de sa série « Figures du théâtre russe », analysant notamment son concept de « théâtre déchaîné » basé sur un recours systématique aux effets de lumière, aux acrobaties, chant et danse qui le rendirent célèbre à partir de 1925 dans toute l’Europe occidentale. Même si, aux yeux de Blum, il 1 2
Hermann Hieber, art. cit. Art. cit.
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n’était « pas aussi révolutionnaire que Meyerhold1 », il fut salué par Hieber comme « un maître de la scène et de l’organisation2 », d’une organisation ayant su faire naître ce nouveau souffle venu de l’Est, désintégrant les normes culturelles jusqu’alors admises. Ces recensions, qu’elles concernent le cinéma ou le théâtre, les auteurs « majeurs » comme les auteurs « mineurs », présentent toutes un point commun : elles mettent l’accent sur l’« élan créateur », le « mouvement incarné par les artistes soviétiques », au moment où ces intellectuels redoutaient précisément un engourdissement de la vie culturelle en Allemagne suite à l’arrivée au pouvoir de Hindenburg. C’est donc tout naturellement qu’ils se tournèrent aussi vers la « nouvelle littérature russe », elle aussi en quête de cette « dynamique esthétique révolutionnaire » qui les fascinait. Les premières analyses d’œuvres romanesques soviétiques firent donc leur apparition dans la Weltbühne à partir de 1927, avec cette déclaration péremptoire du critique français Henri Guilbeaux : « Quoi que l’on puisse penser de la révolution russe, quelles que soient ses erreurs et ses imperfections […], il y a une chose que tout observateur un tant soit peu attentif se doit d’admettre : l’importance de la nouvelle littérature russe.3 » L’un des auteurs les plus évoqués dans la revue fut le très productif Boris Pilniak, travaillant au fil de ses récits successifs une idée chère aux néo-conservateurs puisque, très attaché à la notion de « peuple russe », il s’appliqua à décrire la révolution comme une force destinée à libérer la Russie de l’Occident4. Parmi les autres thèmes de son Figures du théâtre russe », WB, 26/33/345. « Théâtre à Moscou », art. cit., p. 871. 3 « Un Français découvre la Russie », WB, 27/51/931. 4 Cette conception apparaît pour la première fois dans un roman de 1921 intitulé L’Année nue, commenté avec enthousiasme par Oscar Blum 1 2
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œuvre, on peut relever l’évocation des problèmes liés à l’industrialisation, au centre de son roman de 1925, Machines et Loups1. Car bien plus que pour le théâtre et le cinéma, les « intellectuels de gauche » allèrent chercher dans la « nouvelle littérature russe » « l’image de la révolution », comme le confirment plusieurs articles sur Gorki ou Larissa Reisner. Selon Tucholsky, cette dernière sut admirablement « renoncer aux figures romanesques traditionnelles » pour présenter dans ses romans postrévolutionnaires la vie de « toute une galerie de types littéraires : propriétaires fonciers, paysans riches ou pauvres, ouvriers […]. Elle tente ainsi de donner au lecteur ignorant un aperçu de la Nouvelle Russie, et plus encore du véritable rythme [c’est nous qui soulignons] de la révolution2 ». C’est exactement dans la même perspective que Tucholsky rendit hommage à Gorki, « cœur de la Russie3 », battant au gré des attentes et des espoirs suscités par la révolution. L’attrait pour la « nouvelle littérature russe » n’empêcha pas les « intellectuels de gauche démocrates » de se pencher sur les grands écrivains russes classiques, et notamment sur les œuvres de Tolstoï et de Dostoïevski4. Ils le firent certes dans une bien moindre mesure que les néo-conservateurs, mais parvinrent cependant aux mêmes conclusions. Ainsi, dans son discours à l’Académie prononcé en 1928, Heinrich Mann souligna le rapport qui existait entre Tolstoï, en 1927 dans la Weltbühne. Cf. « Boris Pilniak », WB, 27/20/788790. 1 « Dans ce roman, il est observateur, analyste et, simultanément [...] un grand maître du pathos. », Oscar Blum, art. cit. 2 WB, 27/08/298-302. 3 « Pour Maxime Gorki », WB, 28/14/515. 4 Cf. Arnold Knüpfer, « Une légende dostoïevskienne », WB, 27/24/944-947. Mais c’est surtout Tolstoï qui fut à l’honneur dans la revue dès la seconde moitié de l’année 1928, à l’occasion du centième anniversaire de sa naissance.
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Dostoïevski et le léninisme, tous trois porteurs d’une « ardente religiosité » n’inspirant « hélas bien souvent » aux Allemands que « crainte superstitieuse », alors qu’ils étaient à la base d’un « renouvellement spirituel » dont l’Allemagne eût pu « attendre le meilleur1 ». Après de tels propos, on perçoit comment la fascination exercée par les expériences esthétiques soviétiques se répercuta, nolens, volens sur le régime politique lui-même. La littérature, le théâtre et le cinéma des avant-gardes russes amenèrent donc les « intellectuels de gauche démocrates » sinon à soutenir l'expérience bolchevique, du moins à dénoncer les manœuvres visant à déstabiliser l'URSS. Ils accréditèrent dès lors l'idée émise par Moscou selon laquelle la Russie soviétique était devenue « la puissance la plus menacée du monde2 ». « La puissance la plus menacée du monde » A partir de 1927, la figure de proue des « intellectuels de gauche démocrates », Heinrich Mann, apparut lui aussi hanté par la crainte d’une guerre avec la Russie soviétique : « Plus jamais l’Allemagne ne doit redevenir l’ennemie de la Russie », déclara-t-il dans une interview publiée le 4 novembre dans la Literarische Welt. Cette psychose allait de pair avec la théorie de « l’encerclement capitaliste » largement relayée par la Troisième Internationale sous l’égide de Staline. Elle lui permettait de justifier sa conception du socialisme dans un seul pays et d’encourager l’adhésion au système totalitaire radical qu’il s’apprêtait à imposer à l’URSS : face à une menace extérieure d’une telle ampleur, la cohésion absolue autour d’un chef et d’un seul apparaissait comme une nécessité impérieuse. Partant du constat selon lequel « les Russes ne [voulaient] plus faire la 1 2
Cité et traduit d’après André Banuls, op. cit., pp. 346-347. Carl von Ossietzky, « Le feu à l'Est », WB, 27/24/928.
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révolution mondiale1 », les « intellectuels de gauche démocrates » s’appliquèrent donc, à partir de 1927, à dénoncer les « attaques incessantes » des principaux pays capitalistes occidentaux contre la Russie soviétique, acculée au « combat pour sa propre existence2 ». La puissance européenne généralement considérée comme la plus hostile à la Russie soviétique était la GrandeBretagne, qui rompit ses liens diplomatiques avec Moscou le 27 mai 1927 après que la police anglaise eut trouvé dans les locaux de la représentation soviétique du matériel de propagande assimilé à du matériel d’espionnage. Or, aux yeux d’une majorité d’« intellectuels de gauche démocrates », cette mesure constituait la première étape d’une « croisade contre Moscou » orchestrée par les Anglais et les Américains qui n’allaient pas manquer, à court terme, d’entraîner l’Allemagne dans leur sillage. Sitôt qu’elle eut connaissance de l’incident, la Weltbühne lança un cri d’alarme prenant la forme d’un « appel aux Allemands » rédigé par l’écrivain socialiste américain Upton Sinclair, amplifiant la psychose de guerre : « Vos ennemis veulent vous entraîner dans une guerre contre la Russie. Ils savent que cela pourrait signifier votre anéantissement.3 » Dans un article intitulé « L'orient en feu », Ossietzky fit immédiatement écho à cet article passionné et dénonça l'agressivité résolue des Britanniques à l'encontre de Moscou : « L'Angleterre et la Russie ont rompu leurs relations diplomatiques, attitude qui mène d'ordinaire immédiatement à la guerre mais cette fois-ci à une période d'attente d'une durée inconnue. Si, durant cette période, le régime soviétique ne s'effondre pas, la patience
Franz Leschnitzer, WB, 26/30/153. Carl von Ossietzky, « La croisade contre la Russie », WB, 27/25/997. 3 « La Russie et la guerre », WB, 27/25/995. 1 2
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des Anglais s'épuisera, mais le gouvernement tory portera de nouveaux coups.1 » Fin 1927, la Weltbühne braqua ses regards sur un autre « croisé » antibolchevique : la France. Les propos du pourtant très francophile Heinrich Mann déclarant que l’entente franco-allemande était suspecte car elle avait selon lui pour seul but « la guerre du pétrole avec la Russie »2 donnent une idée de l’ampleur du revirement de ces élites qui, deux ans auparavant, se refusaient à tout commentaire de l’« événement bolchevique » et qui ne voyaient de perspective d’avenir pour l’Allemagne que dans le développement de ses relations avec Paris. Si les attaques de la Weltbühne contre la France ne furent pas aussi violentes que celles dirigées contre la Grande-Bretagne, la revue avait expliqué au lendemain de la rupture anglo-russe par la voix du communiste français Camille Loutre que Paris était prêt à « seconder Londres dans sa croisade antibolchevique3 ». Richard Lewinsohn crut voir confirmation de cette collaboration en octobre 1927 dans une campagne française déclenchée « sous influence anglaise » contre l’ambassadeur soviétique à Paris, Christian Rakovski4. Ces attaques furent immédiatement considérées dans la Weltbühne comme la marque du « complot anglais » visant à anéantir la Russie soviétique. On sait désormais que la campagne avait été orchestrée à Moscou sur les instances de Staline voulant se débarrasser de ce proche de Trotski. Au terme du XVème Congrès (décembre 1927) Rakovski fut en effet démis de ses fonctions et exclu du parti. Les liens entre l’Allemagne et la Russie soviétique étaient, selon la Weltbühne, d’autant plus fragiles qu’un « Le feu à l’Est », art. cit. Art. cit. 3 « La France et Moscou », WB, 27/27/11. 4 « Rakovski », WB, 27/40/534. 1 2
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autre « adversaire », la SDN, se situant à l’échelle internationale et « cherchant à fédérer les opposants nationaux à Moscou », s’évertuait à « ancrer l’Allemagne dans le camp occidentalo-capitaliste », comme le déclara Lewinsohn après l’adhésion de l’Allemagne à la SDN le 10 juin 19261. Et même le traité de Berlin, conclu entre l’Allemagne et l’URSS le 24 juin de la même année dans le cadre de la « politique de bascule » entre l’Est et l’Ouest menée par Stresemann, n’empêcherait pas, selon Lewinsohn, « la mainmise des Occidentaux sur l’Allemagne2 ». Dans un tel contexte, rien d’étonnant à ce que la Russie soviétique se soit dotée d’une puissante armée n’ayant, d’après les collaborateurs de la Weltbühne, qu’une mission strictement défensive dans un environnement « foncièrement hostile » : « Si la Russie actuelle était dépourvue d’armée [...], il y a bien longtemps qu’elle n’existerait plus.3 » Et Ossietzky d’ajouter : « Aucune armée n’est, plus que l’armée russe, orientée vers [...] la défense.4 » Cependant, l’insistance avec laquelle la revue traita cette question reflète un certain malaise lié aux présupposés pacifistes que partageaient l’ensemble de ses collaborateurs : argumenter en faveur d’une armée quelle qu’elle soit ne pouvait se faire sans qu’aient été prises plusieurs précautions. Arthur Seehof insista donc sur le fait que l’Armée rouge était, « contrairement à la Reichswehr,
« Petits arrangements », WB, 26/40/546. Cf. aussi Carl von Ossietzky reprenant les analyses de Tchitchérine en février 1928 : « La SDN est dirigée contre la Russie […]. C’est un instrument […] visant à séparer l’Allemagne de la Russie. », in : « Les dix ans de l’Armée Rouge », WB, 28/09/313. 2 Ibid. 3 Arthur Seehof, « Les équipements militaires de la Russie », WB, 27/21/838. 4 « Les dix ans de l’Armée Rouge », art. cit. 1
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entièrement soumise à un commandement civil1 ». Puis Lothar Persius se livra à une comptabilisation rigoureuse des forces militaires européennes visant à montrer que le poids de l’Armée rouge était très largement contrebalancé par celui de ses adversaires potentiels2. Enfin, Ossietzky souligna que le premier acte du gouvernement bolchevique avait été un acte pacifiste, la signature du traité de BrestLitovsk3. Pourtant, il est des actes que les pacifistes convaincus de la Weltbühne ne purent se résoudre à cautionner : lorsqu’ils furent persuadés qu’il existait une collaboration secrète entre la Reichswehr et l’Armée rouge, le rédacteur en chef de la revue déplora le fait qu’une « armée révolutionnaire » ait pu « pactiser avec le général von Seeckt pour quelques innovations techniques4 ». De plus, cette collaboration fut loin d’être épisodique, comme semblait alors le supposer Ossietzky. Elle devait même lui attirer bien des déboires dans les années à venir5. Un autre aspect de la politique soviétique avait heurté Tucholsky dès 1925 : l’insistance avec laquelle l’URSS soulignait la communauté d’intérêts qui la liait à l’Allemagne eu égard à la question polonaise. Sous le prétexte fallacieux selon lequel la Pologne n’était qu’un « satellite » des États capitalistes, les Soviétiques en étaient venus à faire cause commune avec les nationalistes allemands afin de réviser les frontières polonaises. Or, aux yeux des collaborateurs de la Weltbühne, pour lesquels Art. cit., p. 838. « La Russie face à l’armement », WB, 29/12/429. 3 « L’Internationale de la peur », WB, 29/33/223. 4 « Les manigances entre la Reichswehr et l’Armée rouge », WB, 27/14/515. 5 L’affaire SEVERA valut à Ossietzky une condamnation de dix-huit mois de prison pour avoir dévoilé un secret de polichinelle (à propos de la présence d’avions de combat allemands sur le sol soviétique), « secret » que Scheidemann avait lui-même dénoncé quatre ans plus tôt. 1 2
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l’intégrité de la Pologne était intangible, une telle attitude relevait de l’impérialisme le plus méprisable1. Cet aspect de la diplomatie bolchevique suscita ainsi plusieurs critiques larvées à l’intérieur de la revue. N’intervenant pas directement, les collaborateurs traditionnels laissèrent la parole à celui qu’il présentèrent comme un « politologue italien », un certain « Rastignac2 » qui, en guise d’avertissement, revint, fin 1926, sur les dérives impérialistes de Tchitchérine qu’il avait décelées lors de la Conférence de Gênes du printemps 1922 : « Lorsque Tchitchérine parla pour la première fois à Gênes aux représentants du monde capitaliste en tant que représentant de la révolution, il le fit au nom de la tradition : c’est au nom de la tradition qu’il prétendit assurer la protection des Slaves, et c’est au nom de la tradition qu’il invoqua les droits de la Russie sur les Dardanelles et Constantinople […]. Tandis que ses camarades menaient leur propagande révolutionnaire par le biais de la Troisième Internationale, il menait sa politique nationale. » Sur le même mode ironique, Valeriu Marcu fit écho à « Rastignac » : « L’empire des Soviets est prêt, lui aussi, à prendre des colonies sous sa protection [...].3 » De tels textes montrent que les « idoles » du moment n’étaient jamais vénérées de façon unanime et béate dans la Weltbühne et qu’il était toujours possible, voire recommandé, de faire preuve d’irrespect à leur égard. D’ailleurs, ces premières « failles » survenues dans le domaine de la diplomatie se multiplièrent lorsque plusieurs « intellectuels de gauche démocrates », cherchant à approfondir leur connaissance de ce « nouveau monde », se
WB, 25/16/427. Il s’agit évidemment du pseudonyme d'un collaborateur manifestement francophile, vraisemblablement Tucholsky. 3 « Le socialisme sans politique mondiale », WB, 26/48/845 1 2
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rendirent en Russie soviétique pour tenter d’y trouver la réponse à une question de plus en plus lancinante : « Que se passe-t-il en Russie soviétique ?1 » Outre ses prises de position esthétiques et diplomatiques en faveur de Moscou, la Weltbühne s’était mise à dénoncer dès 1925 par le biais d’une revue de presse de nombreuses rumeurs circulant sur l’évolution intérieure de la Russie. Or, cette entreprise s’appuya bientôt sur des expériences personnelles multiples et contradictoires qui suscitèrent les premières polémiques internes à propos de l’« événement bolchevique ». L'engouement initial pour les questions culturelles eut tendance à passer au second plan, au profit d'interrogations sur les répercussions sociales des bouleversements révolutionnaires. Parmi ces questions, tout ce qui avait trait à l'éducation et à l'enfance fut au centre des préoccupations de la revue. A cet égard, il faut rappeler que l'un des principaux thèmes de la propagande bolchevique avait été, dès 1918, la lutte contre l'analphabétisme. D'après les chiffres officiels de l'année 1896, 76% des Russes étaient analphabètes, ils n'étaient plus que 49% en 19262. Les efforts déployés par le régime dans ce domaine trouvèrent un écho extrêmement favorable parmi les intellectuels de gauche occidentaux, d'autant plus que les réformes radicales qui les sous-tendaient avaient été initiées par celui qui avait assuré la promotion de l'art soviétique d'avantgarde en Occident : Anatoli Lounatcharski. Les hommages qu'avait régulièrement rendus la Weltbühne à sa politique 1
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Tel est notamment le titre d’une série de trois articles de Gerhard Donath publiée au cours du premier trimestre de l’année 1928 dans la Weltbühne. Et moins de 19% en 1939, comme l’atteste l'historiographie occidentale, à quelques variations près.
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culminèrent en 1928 lors de son remplacement par Andreï Boubnov. Un article de Béla Balázs mit en avant les grands principes sur lesquels reposait la nouvelle pédagogie prônée par Lounatcharski : « Les professeurs n'ont plus à commander, ils ne peuvent que faire des propositions soumises à la discussion et au vote des élèves [...]. La jeunesse n'est sous l'emprise d'aucune autorité, elle est entraînée […] par l'atmosphère intellectuelle générale qui l'entoure.1 » Il se trouva cependant un collaborateur anonyme de la Weltbühne pour rappeler que la « liberté » ainsi garantie à la jeunesse ne devait pas sortir du strict cadre de l'orthodoxie communiste, et que les écoles auxquelles Balázs faisait allusion étaient en réalité fort peu répandues2. Ce texte passa relativement inaperçu. Il fut suivi d'un nouvel article laissant la parole à un « jeune écolier soviétique », l'élève Kostia Riazev, chantant les louanges du système3. Même si on ne saurait parler à ce stade de polémique, la belle unité de ton venait d'être fissurée, et la fissure se creusa un peu plus lorsque fut abordée la question des enfants abandonnés. Là encore, on peut s'appuyer sur des chiffres officiels relativement sûrs, faisant état, pour l'année 1927, de 250000 enfants abandonnés ayant entre huit et seize ans et errant sur le territoire de la République russe, notamment dans les grandes villes. Leur nombre atteignait 325000 pour l'ensemble de l'URSS4. En mars 1927, le social-démocrate Felix Stössinger interpella les « compagnons de route » de la Weltbühne, leur demandant « pourquoi ils ne [parlaient] pas davantage [...] de la « Jeunesse, jeunesse ! », WB, 28/26/983. « Réponse à Balázs », WB, 28/27/31. 3 « Le journal de l'élève Kostia Riazev », WB, 28/29/58-61. 4 Chiffres donnés par la Weltbühne et confirmés par l'étude de KarlHeinz Ruffmann, Sowjetrussland : Struktur und Entfaltung einer Weltmacht, Munich, DTV, T. 8, 1967. 1 2
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souffrance d'un si grand nombre d'enfants russes ». Et Stössinger de répondre à sa propre question : « Les visiteurs soupçonnés de voir des choses sans les présenter sous un jour favorable n'ont plus l'autorisation d'entrer dans le pays.1 » Cette attaque allait en fait bien plus loin que la question des enfants abandonnés puisqu'elle remettait en question la probité des collaborateurs de la revue. Dans le numéro suivant, c'est Hugo Jacobi qui répondit à Stössinger. En ce qui concerne le premier niveau de l'attaque, la misère des enfants russes, il mit en avant les mesures prises par l'État soviétique pour lutter contre ce fléau2. Quant au second aspect de l'attaque, c'est Axel Eggebrecht, défenseur convaincu de l'expérience bolchevique, qui se chargea d'y répondre. Il s'appuya sur le credo du fondateur de la Weltbühne, Siegfried Jacobsohn, qui était aussi celui de ses deux successeurs à la tête de la revue, Tucholsky et Ossietzky, partisans tout comme lui de l'Individual-Journalismus dont Eggebrecht rappela les grands principes : « La Weltbühne n'est pas un journal rédigé par ses lecteurs. […] Les lecteurs n'ont qu'un seul droit : celui de ne pas lire mon journal, disait Jacobsohn. […] Je sais que mon propos est extrêmement subjectif. […] Seuls les imbéciles et les juges allemands sont toujours objectifs. […] Quant à la Russie soviétique, je peux vous assurer que les "vérités" qui circulent à son sujet sont de la même "qualité" que les "vérités" d'hier sur la guerre.3 » Cette revendication subjectiviste ne signifiait nullement l'adhésion à une sophistique selon laquelle les collaborateurs de la Weltbühne seraient la mesure de toute chose. Les amis de Jacobsohn avaient au contraire de profonds présupposés moraux dont on a pu voir l'une des « La misère des enfants en Russie soviétique », WB, 27/16/577. « Le combat de la Russie contre la misère des enfants », WB, 27/17/655 sq. 3 WB, 27/23/218. 1 2
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manifestations, à propos de l'« événement bolchevique », dans la condamnation résolue de toute collusion entre l'Armée rouge et la Reichswehr. Cependant, il est indéniable qu'à l'instar d'Eggebrecht, la revue était devenue, après l'élection de Hindenburg, nettement pro-soviétique, même si c'est précisément sur des questions morales que se brisa cet engouement. Elle se pencha en 1928 sur les mesures du régime concernant la question des mœurs et déclara peut-être un peu hâtivement par la voix de Helene Stöcker que ces réformes étaient devenues une « priorité » en Russie soviétique1. Au lendemain de la révolution, les bolcheviks avaient en effet dépénalisé l'avortement, l'homosexualité et l'adultère. Lors du « Congrès pour la réforme de la sexualité » qui se tint à Copenhague au début de l'année 1928 et dont les travaux furent largement relayés par la Weltbühne, l'URSS fut citée comme modèle tandis que l'Italie fasciste faisait figure de repoussoir. Seul Elias Hurwicz osa tempérer l'enthousiasme général de ses camarades, déclarant que les bolcheviks agissaient essentiellement « par opportunisme » dans la mesure où, à commencer par Lénine, ils n'avaient jamais témoigné d'une grande ouverture d'esprit à l'égard des questions relatives à la sexualité2, sans parler de l'ex-séminariste Staline qui achevait alors de conquérir le pouvoir. Pourtant, la majorité des collaborateurs de la revue resta persuadée qu'en adoptant de telles mesures, la Russie soviétique était bien « sur le chemin du communisme et du progrès », selon l'expression de Eggebrecht3. Dans un tel contexte, l'arrivée au pouvoir de Staline et l'adoption du premier plan quinquennal lors de l'hiver 1928 signifiant la fin de la NEP furent salués aussi bien par les « La réforme du droit concernant la sexualité : une mission internationale », WB, 28/30/135 sq. 2 « Révision de l'amour libre », WB, 28/34/286. 3 Art. cit. 1
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économistes « optimistes » que par les critiques de la NEP « pessimistes ». Aux yeux des premiers, cet événement fut interprété comme la confirmation de leurs analyses : le moment historique transitoire qu'avait constitué la NEP était en train d'être dépassé, il était désormais possible d'industrialiser le pays. Pour les seconds, Staline venait relancer le processus révolutionnaire dans la continuité de ce qu'avait entrepris Lénine. C'est ainsi que Jack Enderzin rédigea en juin 1928 un éloge de Staline pour saluer les premières mesures de collectivisation et d'industrialisation, article auquel il donna le titre d'une brochure de Lénine : « Sur l'ascension des hautes montagnes1 », postulant donc une continuité absolue entre Lénine et Staline. En dehors du cercle de la Weltbühne, Heinrich Mann luimême relaya ce type de discours puisqu'au lendemain de l'élimination par Staline de ses rivaux, il déclara constater que « la doctrine et l'autorité de Lénine restaient intactes », l'« amour » et la « conscience » obligeant par ailleurs ses disciples à « maintenir cette continuité2 ». De tels propos concouraient à ancrer l'« événement bolchevique » dans un espace discursif relevant du mythe, et ce avec d'autant plus de facilité que le régime soviétique mettait tout en œuvre pour se constituer une légitimité nouvelle à grand renfort de propagande. Aussi fantaisistes que furent les chiffres avancés par les autorités soviétiques, elles purent se targuer d'avoir augmenté la production industrielle, ce qui n'est guère étonnant compte tenu du système de violence et de coercition mis en place pour transformer le pays. Or, le « succès » eut d'autant plus d'impact qu'il survint au moment de l'effondrement des économies occidentales. Les résultats semblaient donner raison à la vision « volontariste » de Staline : des progrès économiques 1 2
WB, 28/25/765-768. « Cinq ans après la mort de Lénine », art. cit.
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pouvaient être menés à bien à une très grande échelle en faisant abstraction des conditions dans lesquelles ils se déroulaient, c'est-à-dire en négligeant le facteur humain. Comme Staline se plut à le répéter au cours de l'année 1933, l'économie obéit alors effectivement à la volonté des bolcheviks. Les économistes de la Weltbühne s'en félicitèrent, à commencer par Alfons Goldschmidt, qui vit dans les « succès » soviétiques la confirmation « naturelle » des préceptes marxistes fondamentaux au moment même où le capitalisme entrait en crise1. Cet optimisme suscité par « la révolution d'en haut » stalinienne fut très largement partagé par l'ensemble des « intellectuels de gauche ». Seuls les derniers collaborateurs de Die Aktion, qui avaient pris fait et cause pour Trotski, condamnèrent alors radicalement la transformation de la société soviétique entreprise par Staline. Début 1930, Jack Enderzin leur répondit en soulignant que Staline, ayant mis un terme à la NEP au profit de l'industrialisation et de la collectivisation, ne faisait qu'« appliquer la politique que Trotski n'avait pas su imposer2 ». L'opportunisme outrancier dont fit alors preuve Staline, n'adoptant cette ligne politique que pour se débarrasser de l'opposition de droite dirigée par Boukharine, sembla cependant échapper à Enderzin, tout comme le fait que c'est Staline en personne, s'appuyant sur Kamenev et Zinoviev, qui avait combattu cette même politique en 1927. A cet égard, il faut préciser qu'au moment où se firent jour les premières rivalités entre Staline et Trotski, la majorité des « intellectuels de gauche démocrates » s'étaient prononcés en faveur de Staline, même s'ils gardaient un profond respect pour Trotski, l'« intellectuel, le théoricien et le compagnon d'armes de 1 2
« Les États-Unis et Moscou », WB, 30/34/284. « Lutte des classes en Russie », WB, 30/11/385-386.
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Lénine1 ». Mais c'est précisément en raison de ce « caractère intellectuel » qu'ils manifestèrent les plus vives réserves vis-à-vis du théoricien de la révolution permanente. Retournant à l'encontre de Trotski les griefs dont ses collaborateurs et lui-même étaient traditionnellement la cible, Ossietzky le qualifia de « révolutionnaire romantique et éternel » et d'« illusionniste », de « critique cultivé et compliqué » : « Contrairement au million de bureaucrates de la révolution […], Trotski est certes décidé à se battre pour ses idées. Mais elles n'ont rien à voir avec la réalité. […] C'est là toute la tragédie de Trotski.2 » Dans ce même article, Ossietzky témoignait en revanche d'une réelle fascination pour la figure d'un Staline complètement mythifié, qualifié de « pragmatique » et d'« esprit synthétique » mais aussi, dans un registre similaire à celui des néo-conservateurs, de « Caucasien » et de « primitif » termes laudatifs censés refléter les qualités mettant Staline à même d'« incarner la réalité brute et nullement plaisante » pour mieux prendre en main les destinées du pays3. Gerhard Donath fit écho à Ossietzky, déclarant que « le droit historique était du côté de Staline4 »: tel un « successeur des tyrans d'Athènes », il aurait eu pour mission de reconstruire l'unité du pays, de « mettre un terme aux activités fractionnistes » et, sur le plan extérieur, de donner l'image d'une Russie soviétique stable et puissante à même de résister aux « complots bourgeois occidentaux. » Une telle analyse véhiculait implicitement le mythe de « la puissance la plus menacée du monde » et permettait de légitimer en grande partie la dictature qui, précisa un collaborateur anonyme, n'aurait pu être possible en Allemagne : « Nous avons beaucoup trop de composantes WB, 28/21/428. « Staline et Trotski », WB, 27/46/733 sq. 3 Ibid., p. 735. 4 WB, 28/26/35. 1 2
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libérales et individualistes en nous pour pouvoir supporter une telle dictature.1 » Cet enthousiasme, déclenché par l'arrivée au pouvoir d'un « homme providentiel » à la poigne de fer venant relancer une expérience considérée comme impensable en Allemagne mais suscitant l'intérêt le plus vif des « intellectuels de gauche démocrates », offre des points de convergence manifestes avec l'admiration des néoconservateurs pour la figure de Lénine au cours de la période précédente. Cependant, la bienveillance et l'enthousiasme de ces intellectuels transformés peu à peu en « compagnons de route » ne résista pas aux dérives du système stalinien, notamment à partir du moment où elles vinrent frapper de plein fouet non seulement ceux qui étaient à l'origine de l'« événement bolchevique » mais aussi ceux qui en avaient été d'ardents et brillants promoteurs : les artistes d'avant-garde. Vers la rupture avec Moscou Dès l'année 1925, des voix discordantes, certes encore minoritaires, se firent entendre dans la revue pour dénoncer l'arbitraire qui régnait à Moscou et la distance qui séparait la réalité russe de l'idéologie marxiste : « En vérité, les appellations "gouvernement soviétique" et "république soviétique" sont devenues impropres. En Russie règne le parti communiste, exactement comme régna en Prusse l'Ordre des Chevaliers teutoniques : élimination radicale des opposants, monopole du commerce extérieur, etc... Cette comparaison peut sembler grotesque, mais elle se vérifie presque dans les moindres détails.2 » La réplique fut immédiate. Elle laissait entrevoir une réelle fascination pour l'« efficacité » du système 1 2
WB, 28/01/04. « L’Ordre communiste », art. cit., WB, 25/01/05.
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bolchevique, même si l'auteur récusait clairement l'emploi de méthodes similaires en Allemagne : « On exagère volontiers lorsque l'on évoque la politique de terreur du parti communiste, non seulement à l'extérieur de la Russie, mais aussi en Russie même. […] Cependant, la condamnation des méthodes politiques du parti communiste et le jugement que l'on porte sur ses structures internes sont deux choses différentes. Tandis que l'Allemagne doit se tenir à distance des méthodes du bolchevisme […], les structures du PCUS – discipline basée sur l'autorité du chef [Führerdisziplin], sélection des chefs – peuvent nous fournir un modèle magnifique.1 » C’est bien dans la Weltbühne que parurent ces lignes, quelque sept ans avant l’arrivée au pouvoir des nazis. Elles traduisent l’aspiration d’un petit groupe d’intellectuels à « mettre bon ordre » dans la vie politique de la gauche allemande alors profondément divisée en raison du clivage opposant irrémédiablement depuis 1919 communistes et sociaux-démocrates. Pourtant, à mesure que les procès de Moscou s’intensifièrent, le « modèle d’ordre » bolchevique fut de plus en plus sujet à contestation. En janvier 1927, la revue publia le contenu d’un réquisitoire du procureur général Krylenko sous le titre « Nous devons être impitoyables2 ». A cette époque, le juriste avait été qualifié par la presse occidentale de « Chien sanglant3 » car il réclamait systématiquement la peine de mort à la fin de ses réquisitoires. Mais là encore, il se trouva un collaborateur pour expliquer que « de telles méthodes brutales
Kurt Hiller, WB, 25/02/34. « Nous devons être impitoyables », WB, 27/02/28. 3 Qualificatif que s’était lui-même appliqué le ministre de l’Intérieur (SPD) Noske lorsqu’il avait organisé la répression des soulèvements communistes en janvier 1919. 1 2
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[pouvaient] servir de nobles buts1 », et qu’il n’y avait « pas de moyen moral ou immoral en soi », « seule la finalité de l’action étant à prendre en considération ». Pour illustrer son propos, il compara la « terreur rouge » à la « terreur blanche », déclarant que la première était « toujours tragique, parfois stupide, parce qu'elle compromet parfois plus qu'elle ne promeut le but positif qu'elle poursuit », tandis que la seconde était « toujours simplement criminelle car les buts du fascisme sont toujours amoraux. » Pourtant, le sort réservé à Trotski, Radek et Rakovski, expulsés d'URSS en 1929, souleva une vague d'indignation sans précédent parmi les intellectuels de gauche qui, s'ils avaient vu en Staline un « technicien du politique » supérieur à ses rivaux, ne purent tolérer l'acharnement répressif dont furent victimes Trotski et ses compagnons, « figures historiques » de la Révolution : « Ce que l'on pouvait certes prévoir et ce à quoi on pouvait s'attendre, mais ce à quoi on ne voulait pas croire, car le sentiment moral et la logique de la raison ne pouvaient l'admettre, s'est pourtant produit. Les hommes qui, pendant l'époque héroïque de la révolution, ont combattu aux avant-postes, qui ont créé l'État sorti des ruines de la vieille Russie et du chaos de la plus grande et de la plus terrible des guerres civiles, ont été condamnés à l'exil par ce même État. […] A présent, Trotski n'est plus escorté par les sbires de l'ancien régime, mais par les soldats de la GPU.2 » C'est donc à partir du moment où le régime s'attaqua aux figures symboliques du régime que le jugement du petit cercle de la Weltbühne à l'égard de la dictature stalinienne bascula. On peut aussi penser qu'une sorte de solidarité se mit en place dans les milieux intellectuels occidentaux Il ajoute : « Peut-être même que de nobles buts ne peuvent être atteints sans le recours à des méthodes brutales. », in : Kurt Hiller, « La fin justifie les moyens », WB, 27/28/44. 2 Michael Smilg-Benario, « Les bannis », WB, 29/04/120. 1
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quand fut atteint un certain seuil de persécution à l'encontre de l'un des leurs, alors que cette qualité avait jusqu'à présent desservi Trotski, notamment dans ces mêmes milieux intellectuels. Le rédacteur en chef de la revue, Carl von Ossietzky, monta lui-même au créneau pour dénoncer « la folie cannibale et césarienne de Staline » qui s'affirmait ainsi en « digne continuateur du tsarisme, démesuré, sanguinaire, despotique1 ». Jonathan Wild stigmatisa quant à lui, outre les « purges brutales », l'« historiographie byzantine » imposée par les autorités soviétiques2. Ce thème avait d'ailleurs déjà été abordé par Tucholsky en 1928 : « C'est une malhonnêteté qui n'est pas acceptable, même dans le combat politique le plus violent […]. Le gouvernement de Staline n'est pas menacé au point de ne pas assumer le risque de rendre hommage aux mérites passés d'un homme qui a risqué sa tête pour le bolchevisme. La falsification byzantine de l'histoire est toujours une mauvaise chose, et les Russes seraient bien avisés de s'en tenir à la vérité.3 » On voit dans cet article, comme d'ailleurs dans les précédents, qu'il y allait avant tout d'un rapport à la vérité et à l'éthique : il n'était plus question d'envisager désormais l'« événement bolchevique » à un niveau strictement empirique et expérimental. Les attaques dont furent victimes les grandes figures du mouvement bolchevique portèrent en effet le débat à l'échelon de la morale. A cet égard, il est symptomatique qu'au plus fort de la crise idéologique que traversa la revue – crise précisément suscitée par l'attitude à adopter vis-à-vis de Moscou – Ossietzky, pourtant pas d'un naturel autoritaire, demanda « La folie césarienne de Staline », WB, 30/08/263. « Les dieux ont soif » (allusion au roman d'Anatole France de 1912 dénonçant les excès de la Terreur sous la Révolution française), WB, 30/16/566 sq. 3 « Avec les remerciements de la Maison Staline », WB, 28/19/732. 1 2
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aux collaborateurs de prendre position sans se référer à leurs expériences personnelles en Russie soviétique et indépendamment de l'arrière-plan économique, donc de se positionner sur un plan moral. Les marxistes orthodoxes ne manquèrent pas de souligner le présupposé « bourgeois » de cette exigence qui n'eut de fait pas grand effet sur la polémique ayant éclaté dans la revue à la suite de l'exécution de quarante-huit « ennemis des soviets » ou « saboteurs du système » condamnés à mort au terme d'un procès expéditif qui s'était tenu à Moscou à l'automne 1930. La protestation de la section allemande de la Ligue des Droits de l'Homme avait notamment été soutenue par Albert Einstein et Heinrich Mann qui avait déclaré dans une « Réponse à Maxime Gorki » : « J'avoue ne pas savoir s'ils étaient coupables. Ce qui m'a effrayé, c'est leur nombre, quarante-huit exécutions en un seul jour et pour le même crime. Il y a tout de même en nous une certaine aversion contre la mort des autres, et pour la rendre extrême, il suffit quelquefois d'un chiffre de mortalité peu élevé. Quarantehuit cas de mort violente, cela dépasse déjà le nombre que je serais capable d'ignorer. Je veux bien que d'autres en supportent davantage. Leur résistance à eux commencera un peu plus tard que la mienne : mettons à partir de centquatre-vingts fusillés ; ou bien leur en faut-il quatre mille huit cents ? […] Mais pourquoi attendre de gros chiffres ?1 » Heinrich Mann contesta en outre l'« utilité » de ces « massacres » et effectua un rapprochement non seulement avec les pratiques tsaristes à l'encontre des opposants politiques (parallélisme précédemment établi par Carl von Ossietzky), mais encore avec celles qui avaient cours dans l'Italie fasciste, soulignant au passage que ces dernières étaient moins radicales : « [Si ces exécutions n'avaient pas eu lieu], les soviets n'en fonctionneraient pas 1
Cité et traduit d'après André Banuls, op. cit., p. 349.
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moins. Le tsar se serait contenté de les envoyer en Sibérie, et même ce bon M. Mussolini a son choix d'îles désertes.1 » Dans la Weltbühne, c'est l'écrivain Arnold Zweig qui passa le premier à l'offensive soulignant la dimension morale des enjeux : « C'est à l'intelligence pratique et à la raison supérieure que j'en appelle lorsque je fais remarquer aux tenants de ces vieilles méthodes russes que la proposition « qui veut la fin, veut les moyens » est fausse, même dans la société prolétarienne.2 » La réponse de Heinz Pol intitulée « Protestation contre une protestation » parut dans le numéro suivant. Elle prenait, on s'en doute, le contre-pied absolu du propos de Zweig et affirmait, conformément à l'argument développé quelque deux ans et demi plus tôt, que le but poursuivi était « déterminant3 », et qu'en outre, on avait toujours davantage tendance à « voir la paille dans l'œil du voisin que la poutre dans le sien », selon le proverbe évangélique4. Et Pol d'évoquer la répression sanglante des manifestations du 1er mai 1919 à Berlin ayant provoqué, sur ordre du préfet de police socialdémocrate Zörgiebel, la mort de vingt-deux manifestants membres ou sympathisants du KPD5. On voit ainsi dans quel contexte passionné se déroula la polémique qui s'accentua les semaines suivantes : Zweig répondit une nouvelle fois à Pol6 et fut alors rejoint par Kurt
Ibid. « Les exécutions moscovites », WB, 30/46/707. 3 « La fin justifie les moyens », art. cit. 4 « Protestation contre protestation », WB, 30/47/751-753. 5 La Weltbühne avait vivement condamné cette répression, notamment à travers un article de Carl von Ossietzky : « La faute à Zörgiebel ! », WB, 29/17/690-694. 6 « Autorité ou liberté », WB, 30/48/784-787. 1 2
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Kerf1, Ossietzky2 et John Steinberg3, prônant une morale collective à l'aune de laquelle il serait possible de mesurer toute action politique. Or, cette polémique entre intellectuels de gauche éclata pour ainsi dire dans les mêmes termes en France quelque vingt ans plus tard : elle opposait Camus à Sartre – et plus exactement à l'ensemble des collaborateurs de la revue Les Temps modernes dont Sartre était le rédacteur en chef – lors de la publication en 1951 de l'essai de Camus, L'Homme révolté. Dans ce texte reprenant la thématique de La Peste, Camus s’efforçait de poser une morale collective exaltant la solidarité humaine face au mal. Et c’est bien la question du mal qui était au centre de la polémique entre les intellectuels de la Weltbühne en 1930 et qui se retrouva au cœur de la brouille entre Camus d’une part, Sartre, Jeanson et Merleau-Ponty d’autre part. Pour les défenseurs invétérés de l’expérience bolchevique, les « dérives » du système stalinien ne constituaient qu’un moment, certes déplorable, mais peutêtre indispensable et, quoi qu’il en soit, à ne considérer que du point de vue de la finalité du système, ainsi que l’avaient formulé Pol et Hiller. Autrement dit, le « mal » en question n’était pas radical mais « surmontable », « dépassable », puisqu’il était ressaisi dans le processus dialectique de la philosophie marxiste. Cependant, aux yeux des détracteurs du stalinisme, qui s’inscrivaient quant à eux dans une tradition philosophique morale d’obédience kantienne, tout « mal » n’était pas « dialectisable » : il existait un « mal radical », c’est-à-dire un noyau irréductible – en l’occurrence les exécutions sommaires dénoncées en 1930
« La Russie est-elle encore communiste ? », question à laquelle l'auteur répondit par la négative, expliquant que les excès de la dictature dénaturaient l'idée communiste même. WB, 30/49/805-807. 2 « Justice soviétique », WB, 30/49/814-819. 3 « Les sympathisants », WB, 30/50/850-855. 1
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dans la Weltbühne ou les camps soviétiques, visés par Camus en 19511 –, relevant de l’intolérable en soi. Tandis que les collaborateurs de la Weltbühne avaient opté en majorité, dès 1930, pour la position morale telle que la précisa ultérieurement Camus sur le plan théorique, ce dernier s'était trouvé complètement isolé en 1952 face au cercle des Temps modernes2. Le « sacrifice » de Maïakovski et l'interruption du mythe Plus que les premiers procès politiques annonçant les grandes purges des années trente, les attaques portées contre les avant-gardes suscitèrent une condamnation unanime dans les colonnes de la revue. La première controverse avec Moscou fut déclenchée fin 1929 par la révocation de Boris Pilniak du poste de Président du Congrès des écrivains russes. Or, la protestation fut émise, dans le cercle de la Weltbühne, par un collaborateur qui s'était jusqu'alors révélé être un fervent partisan de l'expérience bolchevique : Henri Guilbeaux. Pour que son acte ait un maximum d'impact, il lui donna la forme d'une « Lettre ouverte à Maxime Gorki3 », dans laquelle il dénonça la révocation de Pilniak comme un « signe de crainte et de faiblesse » de la part d'un régime incapable d'accepter l'audace et la diversité dans le domaine esthétique et s'acheminant ainsi vers une grande
Dans sa réponse à l'article de Jeanson, Camus avait exigé que l'on parle « du problème des camps soviétiques ». Sartre lui avait répondu à la manière de Heinz Pol en évoquant les « crimes capitalistes ». Cf. Les Temps modernes, août 1952. 2 Il fallut attendre la publication de L'Archipel du Goulag de Soljenitsyne (1973) pour que la polémique soit réactivée avec une ampleur sans précédent. 3 WB, 29/42/588. 1
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« misère de la culture1 ». Cette protestation resta sans effet, Gorki ne se donnant pas la peine de répondre à Guilbeaux. Ce dernier n'en mena pas moins la lutte sur un second front, celui du théâtre, puisqu'il stigmatisa les tracasseries dont était victime Meyerhold depuis l'automne 1928, là encore au nom du réalisme socialiste2. Il qualifia les agissements des autorités d'« hostilité à l'encontre de l'Esprit ». Mais l’événement qui suscita le plus d’émoi dans la revue fut le suicide d’un autre révolutionnaire de la première heure, l’artiste avant-gardiste par excellence, Vladimir Maïakovski qui, après un dernier pied de nez à la bureaucratie soviétique3, mit fin à ses jours en avril 1930. Cet événement fut perçu comme une sorte de sacrifice du plus génial des poètes et écrivains d'avant-garde sur l’autel du réalisme socialiste4. Bien plus que les premiers procès staliniens, ce sacrifice mit un terme à la vision mythifiée de la Russie soviétique porteuse de l’enthousiasme soudain des « intellectuels de gauche démocrates » pour l’« expérience bolchevique ». A la même époque, Eisenstein connaissait lui aussi ses premières difficultés avec le régime stalinien. Ce sont donc tous les artistes qu’avait célébrés la revue et plusieurs grandes figures de la gauche démocrate – au point de se voir qualifier de « bolchevistes culturels » – qui furent en quelques mois mis au ban de la « nouvelle société Allusion au titre de l'ouvrage écrit en français par Marx en 1847, Misère de la philosophie, constituant une critique des théories économiques et sociales exposées par Proudhon dans La Philosophie de la misère en 1845. 2 « Pro Meyerhold », WB, 30/22/811-812. 3 Il s’agit de la pièce satirique intitulée Les Bains (publics), dans laquelle l’auteur tourne en dérision le système bureaucratique stalinien soudainement confronté à une machine à remonter le temps. 4 Cf. Henri Guilbeaux, « Vladimir Maïakovski », WB, 30/18/858-863 ; Ignaz Wrobel, « Réplique », WB, 30/17/625-626 ; Morus, « Le trou à l’Est », WB, 30/23/848-860. 1
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soviétique ». Leurs protestations à l'encontre de Moscou ne furent pas sans conséquence : si les conservateurs n'en tinrent pas compte, la presse communiste, et notamment la Linkskurve de Becher, attaqua avec une grande violence ces « moralistes vertueux ». A la fin de l'année 1929, le communiste Hans Conrad les rendit même responsables de la « tragédie du mouvement ouvrier allemand » et les exhorta à « laisser de côté leurs exigences démesurées » pour « se ranger, plus modestement, aux côtés des simples soldats de la révolution1 ». Or, c'est exactement le contraire qui se produisit suite, notamment, à la parution de l'essai de Döblin, Savoir et changer ; lettres à un jeune homme, dénonçant, sous forme de conseils prodigués à un jeune intellectuel, d'une part les faux espoirs de justice sociale qu'avait pu susciter la Russie soviétique et, d'autre part, la théorie marxiste-léniniste du parti prétendant incarner l'avant-garde du prolétariat. La critique de Döblin, déjà formulée par Rosa Luxemburg avant même la révolution bolchevique dans la célèbre polémique qui l'avait opposée à Lénine, avait ceci de spécifique qu'elle était menée non pas au nom d'un projet politique alternatif tel que celui qu'avait développé Rosa Luxemburg, mais bien au nom du rôle de l'« intellectuel » devant se situer au-delà des partis et se contenter d'assumer une mission éducative auprès de la classe ouvrière. Une telle conception, faisant désormais l'unanimité parmi les « intellectuels de gauche démocrates », ne s'accordait plus avec le projet défendu en 1925 par la Weltbühne visant à réaliser l'union de la gauche allemande. La démythification de l'« expérience bolchevique » suite aux dérives de la dictature stalinienne rendait de toute façon le projet caduc. En outre, même les intellectuels non communistes les plus « tolérants » à l'égard de Moscou furent forcés de reconnaître combien était profond et 1
LK, 29/04/148.
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insurmontable le divorce entre les deux principales composantes du mouvement ouvrier allemand, le KPD et le SPD. Dans une interview accordée à la Weltbühne après les élections législatives de 1930, Willi Münzenberg, l'un des propagandistes les plus influents de l'Internationale communiste, relaya la théorie du social-fascisme adoptée par le KPD sous l'égide de Moscou à l'encontre du SPD, alors que le NSDAP venait de rassembler 6,4 millions de voix, soit 18,2% de l'électorat allemand1 : « Question de Hans Wasemann : Peut-on envisager, [...] compte tenu de la progression fulgurante des courants fascistes, une éventuelle modification tactique de la ligne strictement oppositionnelle suivie par votre parti à l'égard du SPD ? Réponse de Willi Münzenberg : […] Non. Le SPD n'est plus un parti socialiste. […] Il en résulte que le KPD doit faire face à la double mission consistant à écarter le danger fasciste et à gagner, dans le même temps, les masses ouvrières du SPD […]. L'organisation des masses laborieuses lors des prochains combats économiques doit être la tâche du KPD. Pour la bureaucratie du SPD mal en point et en déclin, il ne reste qu'une chose à faire : tourner les talons !2 » Quelle que soit la bonne volonté dont ils eussent pu faire preuve, les « intellectuels de gauche » se voyaient ainsi renvoyés à eux-mêmes, sans aucun espoir, désormais, de « remplir la forme républicaine » en « jetant des ponts » entre les différentes composantes politiques de la gauche
Le SPD venait de perdre un demi-million de voix et dix mandats par rapport à son score de 1928 (passant de 29,8% à 24,5%), le KPD gagnait, lui, 4,6 millions de voix, totalisant 13,1% des voix contre 10,6% en 1928. 2 WB, 30/39/476. Cette orientation du KPD venait d'être confirmée par Ernst Thälmann sur les instances de Staline lors du XIIème Congrès du parti en juin 1929 (le dernier de la République de Weimar). 1
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allemande, comme l'avait souhaité Kurt Hiller1. Si la plus grande partie d'entre eux renoua donc avec un projet d'inspiration utopiste et humaniste issu des Lumières, ils ne croyaient plus guère, à court ou moyen terme, à la réalisation des promesses dont était porteur cet idéal. Cependant, l’attitude des intellectuels à l'égard de la Russie soviétique ne s'épuise pas dans les deux stratégies discursives jusqu'alors mises en évidence et relevant, dans leur essence, soit de l'utopie, soit du mythe. Il nous reste en effet à explorer une troisième voie, plus descriptive que prescriptive, celle d'un pragmatisme modéré et désabusé, dont on trouve notamment la trace parmi les « républicains par raison » et les libéraux.
1
Dans le premier numéro de 1929 de la Weltbühne, Kurt Hiller dressa un bilan désabusé et lucide de l'entreprise dans laquelle il s'était vainement engagé : « La tragédie de l'Allemagne est la scission insurmontable du mouvement ouvrier. », in : « Discours devant des étudiants rouges », WB, 29/01/01.
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Chapitre 3 : Le pragmatisme désabusé de la Neue Rundschau Au milieu de cette effervescence, la Neue Rundschau peut apparaître comme le point d'ancrage d'une constance rationnelle, de fait très isolée dans le paysage intellectuel weimarien. Si elle résista envers et contre tout, dans la seconde moitié des années vingt, à la « tentation du mythe », elle ne recourut pas davantage à quelque schéma utopique que ce soit pour structurer et orienter un projet politico-culturel précis. Elle fit preuve d’une modération à la fois pragmatique et désabusée, appliquée à suivre l’évolution de la Russie soviétique conformément à une stratégie discursive dont on peut dégager différents aspects : historiciser les faits en les replaçant dans un contexte qui prenait en compte leurs conditions d’émergence, sans se limiter à leur actualité immédiate ; porter une attention soutenue à toutes les nouvelles parutions ; laisser une large place aux points de vue se réclamant de l’« objectivité » (alors que la tendance était à l’affirmation de la subjectivité de l’instance énonciatrice) et veiller, dans cette même perspective, à maintenir le discours hors de l’emprise de l’émotion et du pathos. L’intérêt limité de la Neue Rundschau pour les bouleversements esthétiques survenus en Russie soviétique C'est le Commissaire du Peuple à l’instruction publique qui signa le seul grand article sur la vie culturelle et l’art en Russie soviétique paru dans la revue en l’espace de huit ans. Il s'agit du texte d'une conférence tenue en décembre 1925 devant la « Société des Amis de la nouvelle Russie », à
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Berlin1. Ce texte fut brièvement présenté par la rédaction déclarant laconiquement que l'auteur « sait mêler avec beaucoup de savoir faire la vie culturelle et la politique2 ». Dans le numéro suivant, Kayser rendit lui aussi hommage aux « grandes innovations artistiques soviétiques », mais déclara préférer consacrer sa « chronique européenne » à « l'industrie artisanale russe3 ». Ce n'est que le mois suivant qu'il consacra un premier article à un écrivain soviétique, Ilya Ehrenbourg4, mais pour minorer l'enthousiasme suscité en Occident par la « nouvelle littérature russe ». Kayser expliquait en effet que si la révolution avait su porter « l'élan créateur », elle pouvait aussi entraîner un « affaiblissement culturel » lors de ses phases de reflux. Il crut pouvoir diagnostiquer un tel « affaiblissement » pendant la NEP et se demanda alors s'il était souhaitable que l'art soit à ce point lié à la politique. Quatre ans plus tard, il formula sa critique de manière nettement plus appuyée : Staline avait imposé le « réalisme socialiste », Lounatcharski avait dû quitter son poste en 1929 et tous les grands artistes révolutionnaires étaient soit morts (Maïakovski venait de se suicider), soit tombés en disgrâce (Meyerhold, Pilniak et Eisenstein, notamment). Mais tandis que ce tournant avait soulevé une vague de protestations dans la Weltbühne et provoqué la rupture avec Moscou, Kayser se contenta d'évoquer le « conservatisme » de la « nouvelle idéologie russe » entraînant, sur le plan culturel, une Anatoli Lounatcharski, « La culture et l'art dans la nouvelle Russie », NR, 26/01/19-32. 2 Ibid., p. 19. En évoquant des artistes comme Taïrov et Meyerhold pour le théâtre, Eisenstein et Poudovkine pour le cinéma, Maïakovski, Tretiakov et Leonov pour la littérature – les grands « classiques révolutionnaires » –, Lounatcharski s'efforçait de montrer que la « Nouvelle Russie » connaissait « une période d'apogée artistique ». 3 NR, 26/02/223-224. 4 « Ilya Ehrenbourg et la littérature russe », in : « Chronique européenne », NR, 26/03/333-334. 1
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« disparition de l'idéalisme révolutionnaire et des valeurs créatives1 ». Il est vrai que les protestations ne pouvaient être déclenchées qu'à partir d'un seuil d'intérêt minimal qui ne semble pas avoir été atteint dans la Neue Rundschau : au cours des huit dernières années du régime, la revue ne publia qu'une seule nouvelle écrite par un auteur soviétique2. En revanche, elle avait publié six ans auparavant une étude d'Ivan Bounine (Prix Nobel de littérature en 1933) consacrée à Tolstoï ainsi qu'une nouvelle d'Ivan Chmeliov, deux écrivains de l'émigration russe3. Le critique Paul Wiegler analysa plus précisément que Kayser l'écriture des auteurs soviétiques de la seconde moitié des années vingt. Ses études ne représentent cependant qu'une part très limitée des publications de la revue. S'appuyant sur l'étude des œuvres de Leonid Leonov et d'Isaak Babel, Wiegler déclare que « les meilleurs écrivains russes actuels » ont su donner forme à une « nouvelle objectivité » portée par une écriture « à la fois empreinte d'un certain laconisme » et « riche en symboles », sachant préserver une « distance subtile et réfléchie » pour évoquer la guerre civile, la vie des ouvriers et paysans, ou encore la Russie prérévolutionnaire, thèmes « La nouvelle idéologie russe », in : « Chronique européenne », NR, 30/07/139-140. 2 Valentin Kataïev, « Le Feu », NR, 32/01/69-84. Ami intime de Maïakovski, Kataïev (1897-1986) avait participé activement à la révolution d'Octobre qu'il avait lui aussi célébrée à travers des formes originales et variées, avant de se plier au réalisme socialiste. En 1932, il écrivit l'un de ses principaux romans, Ô temps, en avant !, dont le titre grandiloquent révèle la tonalité réaliste socialiste confirmée par le contenu de l'ouvrage qui exalte l'édification de Magnitogorsk, ville fondée près de la montagne Magnitnaïa, la « montagne magnétique », recelant un important gisement de fer que les Soviétiques s'étaient fait fort d'exploiter de façon « exemplaire ». 3 Ivan Bounine, « En souvenir de Léon Tolstoï », NR, 26/08/467-478, et Ivan Chmeliov, « La Forêt », ibid., pp. 488-503. 1
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de prédilection de l'ensemble des écrivains soviétiques qui les abordaient généralement « sans pouvoir éviter de tomber dans un réalisme étriqué1 ». Ces propos contiennent en filigrane une critique du réalisme socialiste mais Wiegler ne monta pas davantage au créneau pour dénoncer les effets de ce « tournant esthétique » ou pour soutenir les auteurs qui en firent les frais. En dehors de ces études sur la littérature, la Neue Rundschau ne s'intéressa pas à l'art soviétique si ce n'est, très brièvement, à l'accueil que réserva la France au Cuirassé Potemkine ainsi qu'à l'architecture soviétique2. Ce qui frappe, au-delà de l'intérêt limité que porta la revue aux questions esthétiques et culturelles en Russie soviétique, c'est cette volonté de ne pas faire polémique, de prendre parti le moins possible, alors que les thèmes abordés donnaient lieu, à la même époque, à des débats animés notamment parmi les « intellectuels de gauche ». Cette attitude de modération est confirmée dans les articles que consacra la Neue Rundschau à la diplomatie soviétique entre 1925 et 1933. Plaidoyer pour un modus vivendi avec la Russie soviétique La revue de Kayser consacra encore moins d'articles de fond aux questions diplomatiques qu'aux questions culturelles et artistiques. Cependant, elle s'y intéressa avec davantage de régularité, notamment par le biais de la « chronique politique » que tenait Samuel Saenger dans chaque numéro. L'un des principaux événements diplomatiques de la seconde moitié des années vingt, auquel Saenger consacra l'essentiel de ses chroniques, fut la « Formes du récit », NR, 26/12/628-629, et : « Romans occidentaloorientaux », NR, 27/05/433-434. 2 Karl Scheffler, "L'avenir des grandes villes", NR, 26/11/526-529. 1
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conclusion du pacte de Locarno entre la Grande-Bretagne, la France, la Belgique, la Pologne, la Tchécoslovaquie, l'Allemagne et l'Italie au cours de la conférence qui eut lieu en octobre 1925. D'emblée, Saenger déplora que la Russie soviétique demeure à l'écart du processus de négociation et ne rejoigne pas la SDN, comme l'Allemagne s'apprêtait à la faire en septembre 19261. Il était certes conscient que les intérêts de Moscou ne poussaient pas « le grand empire eurasien » à se rapprocher de l'Occident, au risque de nuire à la « mission asiatique » qu'il s'était fixée « à l'instar de l'empire tsariste », mais il soulignait que « plutôt que de répéter comme Chamberlain, Lloyd George et MacDonald qu'il [était] « souhaitable » […] d'intégrer la Russie à la famille européenne […], il [fallait] s'atteler avec fermeté à la tâche », car toute tentative de désarmement général serait impossible aussi longtemps que la Russie resterait en dehors de la Société des Nations. Ce point de vue fut confirmé en juin 1926 dans un article d'Emil Lederer sur « la place de la Russie dans la politique mondiale2 ». Mettant lui aussi en avant l'influence qu'était amenée à exercer la Russie sur l'Asie, et ce d'autant plus que « l'Asie [avait] de réelles attentes à son égard » – preuve que Moscou était « redevenue une grande puissance mondiale » qui avait su « s'imposer dans un monde hostile » –, Lederer exhortait l'Europe à ménager la Russie soviétique et à « trouver au plus vite un modus vivendi avec elle. » Dans cette perspective, il conférait un rôle particulier à l'Allemagne : « La tâche d'une politique européenne fructueuse est de jeter un pont vers la Russie et son immense arrière-pays [...]. A cet égard, la tâche de l'Allemagne est de guider. Car l'Allemagne n'est pas perçue comme une ennemie en Russie et l'Allemagne est [...] la seule puissance européenne bénéficiant à ce jour des sympathies de l'Asie. » 1 2
« Locarno II », NR, 26/01/100-104. NR, 26/06/561-576.
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Il serait excessif de voir dans cette conclusion un prolongement du « mythe de Rapallo », Lederer étant bien conscient de l'ancrage de l'Allemagne dans le bloc occidental. Cependant, il plaidait avec Saenger pour une meilleure intégration de la Russie à ce même bloc1, qui eût permis de contrebalancer l'influence des Français et des Anglais et de donner ainsi plus de poids à l'Allemagne face aux vainqueurs de la Première Guerre mondiale. Mais il n'y avait, derrière ce qui relève du vœu pieux, aucun projet géopolitique élaboré, pour lequel la revue eût été prête à se mobiliser. On comprend cependant que la rupture des relations britanno-russes l'année suivante ait suscité une vive déception dans les colonnes de la Neue Rundschau : « Le grand événement qui nous concerne tous […] est la rupture de l'Angleterre avec la Russie soviétique. Il fait naître de nouvelles inquiétudes en Europe. […] Nous nous étions habitués à la coexistence des deux systèmes antagonistes, croyant que les forces "non dialectiques" de la vie pourraient progressivement entraîner un équilibre entre les deux systèmes d'État et de société en lutte l'un contre l'autre, de sorte que la politique pratique serait en mesure de
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Deux chroniques de Kayser soulignèrent aussi, en 1927, l'appartenance de la Russie à l'Europe en s'appuyant sur des arguments culturels. La première, « Défense de la Russie » (NR, 27/10/440441), vise à montrer que « le premier empereur de Russie véritablement russe » fut Pierre le Grand, qui, après avoir été initié aux techniques et aux coutumes de l'Occident par le Suisse Lefort, partit visiter incognito la Hollande, L'Angleterre et Vienne pour mieux promouvoir, à son retour, l'« européanisation » de la Russie. La deuxième chronique, « Les intellectuels russes et l'Europe » (NR, 27/12/664-665), donne plusieurs exemples des liens unissant les intellectuels russes à leurs homologues européens depuis la révolution, à commencer par la philosophie marxiste, et conclut que « la Russie développe, certes, une culture originale, mais [qu']elle appartient, en fin de compte, à la grande famille européenne. », ibid., p. 665.
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renoncer à l'avenir à l'emploi de moyens violents […]. Mais cela relève à présent de l'illusion.1 » La protestation n'alla pas plus loin en raison du parti pris de modération adopté par la revue. Pourtant, le ton de l'article masque mal un profond dépit. Tout d'abord, Saenger le coiffe d'un titre pessimiste, voire alarmiste : « Le retour du même ? », suggérant que cet incident pourrait éventuellement entraîner un nouveau conflit mondial. Il qualifie ensuite d'« illusoire » une conception des rapports interétatiques pragmatique telle que la prônait la revue, de sorte que cette dernière en vint à s'enfermer dans une attitude de résignation passive. Quand la Neue Rundschau s'exprima de nouveau au sujet d'une entreprise diplomatique occidentale, à savoir la conclusion du pacte Briand-Kellogg l'année suivante, qui s'était fixé comme objectif de condamner le recours à la guerre pour régler des différends internationaux, ce fut pour qualifier ce texte d'« utopie sentimentale2 ». Le fait est qu'aucune sanction n'était prévue en cas d'infraction au pacte. Et pour souligner l'aspect résolument illusoire de telles « pirouettes diplomatiques », Klaus Mehnert se fit le rapporteur des propos du chef d'une « organisation militaire de volontaires soviétiques » qu'il disait avoir entendus lors d'un récent voyage en Russie : « Nous savons que l'état actuel, qu'à l'étranger ils nomment la paix, n'est qu'une phase de répit entre les guerres. Nous savons qu'une nouvelle guerre approche, que nous le voulions ou non. Il est vain [...] de discuter de la manière dont cette guerre pourrait être évitée ; la seule chose qui nous intéresse est : que devons-nous faire pour sortir victorieux de cette guerre qui approche ?3 ». Refusant de partager l'optimisme – certes relatif – suscité par l'« esprit de Locarno » et considérant qu'en dépit du NR, 27/07/102. Samuel Saenger, « Chronique politique », NR, 30/05/704. 3 « Retrouvailles avec la jeunesse soviétique », NR, 33/01/100. 1 2
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traité de Berlin du 24 avril 1926 signé pour cinq ans entre l'Allemagne et le Russie soviétique, cette dernière était toujours maintenue dans un état d'isolement qui compromettait toute réconciliation durable en Europe1, la Neue Rundschau proclama par la voix de Saenger qu'elle avait pris le parti d'adopter une « attitude de spectateur neutre2 » dont furent empreints tous ses propos sur l'évolution de la situation intérieure de la Russie soviétique. L'étude de la situation intérieure de la Russie soviétique ou le souci de ménager les susceptibilités Les collaborateurs de la revue n'avaient cessé d'affirmer la nécessité d'un « regard rétrospectif et d’analyses prenant en compte l’histoire des idées » pour « éclairer le sens de la révolution russe », et ce « avec une objectivité réellement bénéfique3 ». Prendre en compte l’histoire des idées, c’était replacer le bolchevisme dans le cadre du mouvement socialiste international, ce que fit Robert Wilbrandt dans une série d’articles publiés entre septembre 1926 et août 1927. Il s’efforça de montrer que les bolcheviks avaient, d’une part, renforcé la crise du socialisme en proposant une nouvelle conception du marxisme qui divisait en profondeur le mouvement ouvrier occidental, mais qu’ils avaient, d’autre part, apporté une réponse originale à cette crise, ayant éclaté avec la guerre et la faillite de la IIème Internationale, en se confrontant à la réalité du pouvoir4. Dès lors, le matérialisme historique, qui avait eu tendance à « se figer en un dogme » avait dû « s’actualiser », « réviser ses conception » à l’épreuve des faits5 : « Le socialisme Samuel Saenger, « Chronique politique », NR, 26/06/496. NR, 31/03/286. 3 « Chronique politique », NR, 30/08/277. 4 « A propos de la crise du socialisme », NR, 26/09/230-231. 5 « Nouvelles voies vers le socialisme », NR, 27/07/117. 1 2
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d’aujourd’hui se fait au présent. C’est ce travail du présent sur la réalité qui constitue désormais l’occupation des socialistes. Ils se doivent d’être actifs […] et pas seulement porteurs d’une religiosité. » Ces quelques lignes stigmatisant la « religiosité » de certains socialistes « inactifs » visaient au premier chef le « pape » de la social-démocratie, Karl Kautsky. Si cette présentation du bolchevisme sur fond d’histoire du socialisme et du marxisme ne suscita pas de contestation dans la revue, elle fut remise en question à l’extrême fin de la période weimarienne par Fritz Kraus plaidant pour une étude du fait bolchevique non pas à partir de la théorie marxiste, mais à partir de l’histoire de la Russie et plus précisément des modalités de la prise du pouvoir par les bolcheviks1. C’est d’ailleurs ce que fit la revue puisqu’elle consacra dans la seconde moitié des années vingt et tout au début des années trente plusieurs articles à l’histoire de la révolution russe. Dès février 1926, Saenger présenta les analyses de l’historien et fondateur du parti des « constitutionnels-démocrates » (K.D. ou « Cadets »), Pavel Nikolaïevitch Milioukov. Il rendit hommage à sa méthode « positiviste » et à sa conception « événementielle » de l’histoire permettant « d’y voir plus clair dans les bouleversements survenus en Russie » et de mettre en évidence le rôle clé de Lénine en suivant avec attention sa mainmise progressive sur le mouvement socialiste russe2. En plus des historiens et essayistes russes libéraux, la Neue Rundschau s’assura le concours d’un autre témoin et 1 2
« Du véritable sens du marxisme », NR, 33/03/413-423. « Chronique politique », NR, 26/02/214-218. Milioukov montre que dès 1900, Lénine s’était orienté vers l’idée d’une organisation centralisée du Parti, tant il considérait le spontanéisme comme l’un des dangers les plus graves pouvant peser sur le développement d’une conscience révolutionnaire. Il imagina donc un organe centralisateur capable de diriger, de l’étranger, l’ensemble des organisations qui commençaient alors à se créer en Russie.
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acteur de la révolution, et non des moindres : Lev Davidovitch Trotski, dont elle publia en septembre et en novembre 1930 deux longs extraits de l’Histoire de la révolution russe, vaste étude qui n’allait commencer à paraître que l’année suivante. Ces extraits, qui furent relayés à la même époque dans Die Aktion, n’en prennent pas moins, dans la Neue Rundschau, un sens tout à fait différent, notamment en raison du fait qu’ils voisinent avec les études historiques susmentionnées dont ils revêtent dès lors le statut. En revanche, dans la revue de Pfemfert, ces mêmes textes, entourés d’une multitude d’autres articles de Trotski, avait pour fonction de dire la « vérité » de la Révolution russe et de présenter Trotski comme le seul continuateur possible de l’œuvre révolutionnaire. Si la Neue Rundschau ouvrit donc ses colonnes jusqu’en 19321 au Trotski historien, témoin privilégié des faits qu’il rapportait et analysait, sans qu’aucun collaborateur de la revue ne remît en question son travail d’historien, il n’en alla pas de même de son action politique qui suscita de nombreuses interrogations au cours de la phase d’affrontement qui l’opposa à Staline entre 1924 et 1929. C’est Samuel Saenger qui, au fil de ses chroniques politiques, rendit compte de la lutte sans merci que se livrèrent les deux adversaires autour de la succession de Lénine. Ne citant initialement aucun nom, il rapporta, en février 1926, après le XIVème Congrès du PCUS qui s'était tenu en décembre 1925, que les tenants de la « théorie pure » n'étaient plus majoritaires au sein du parti et que « l'opportunisme [avait] triomphé sur toute la ligne » face aux « fanatiques dogmatiques2 ». Cette formulation fait Trotski, « Éléments de bonapartisme dans la révolution russe », NR, 32/10/433-434. 2 « Chronique politique », 26/02/211. Le terme « opportunisme » est ici connoté positivement, prenant le sens, comme l'explicite Saenger, d'« aptitude à saisir les opportunités pour mieux reconstruire la 1
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référence au conflit qui opposait désormais Zinoviev et Kamenev, à présent ralliés à Trotski, tenants de l'orthodoxie marxiste, à Staline et Boukharine, prônant quant à eux la continuation et même l'accentuation de la NEP. Ce n'est qu'en décembre 1926 que Saenger aborda de façon détaillée le conflit. Il explicita son soutien à la ligne StalineBoukharine tout en mettant en avant l'élément central qui, selon lui, permettait de comprendre ces luttes intestines, à savoir la question paysanne, « facteur déterminant de l'histoire soviétique1 ». D'après lui, les « vieux révolutionnaires » tels que Trotski, Zinonviev et Kamenev, « représentants du marxisme orthodoxe, [concevaient] essentiellement le socialisme à travers l'image d'une collectivisation de l'appareil de production […]. Et selon cette doctrine, le paysan [devrait] lui aussi finir par passer dans leur entonnoir infernal au cours d'une urbanisation progressive et irrésistible. » Mais, ajoutait Saenger, le paysan s'y refuse, et il faut composer avec lui, « renoncer à la pureté du dogme » ce que, selon lui, aurait compris Staline, prêt à donner « avec beaucoup de pragmatisme », une « forme russe » à son socialisme, c'est-à-dire, sur le plan intérieur, « à prendre en considération les revendications des paysans » [sic !] et, sur le plan extérieur, « à prendre ses distances vis-à-vis de l'idée révolutionnaire mondiale ». A côté du récit de l'éviction de Trotski, une autre question taraudait Saenger comme bon nombre d'historiens contemporains : comment était-il possible que tous ces révolutionnaires célèbres, qui s'étaient rassemblés au début de l'année 1926, eussent pu être mis en échec par Staline aidé du seul Boukharine ? La réponse de Saenger s'appuya sur ce qu'il présentait comme une spécificité de l'histoire Russie, […] à faire le choix de la vie [incarné par Staline ! Nda] plutôt que celui du dogme [incarné par Trotski] », ibid. 1 NR, 26/12/659.
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russe, déjà abordée dans la revue au cours de l'été 1924 : la force du « mythe paysan », bien supérieure à l'« aura » dont pouvaient bénéficier les grandes personnalités révolutionnaires : Trotski et l'opposition à Staline auraient été « renversés par le grand souffle de la paysannerie1 » ! Il faut apporter ici une précision : Saenger ne visait nullement à inscrire son propos dans un espace discursif « mythifiant ». Il prétendait au contraire éclairer le fonctionnement de la société russe restant, selon lui, sous l'emprise de ce « mythe paysan », dont il ne voyait « plus d'équivalent dans les autres pays d'Europe » et qui ne lui inspirait aucune nostalgie2. Au fil du temps, il abandonna cependant cette grille de lecture, et si la question paysanne demeura pour lui le facteur explicatif décisif des luttes intestines bolcheviques, il préféra, en août 1927, ressaisir le conflit en termes de luttes des classes : « Les oppositions, en Russie soviétique, ne sont pas autre chose que des oppositions de classes […]. La société sans classes n'existe pas […]. Staline et Boukharine représentent les intérêts de la paysannerie, Trotski et ses camarades parlent au nom du prolétariat […]. Et parce que la paysannerie façonne le prolétariat, Staline et Boukharine se doivent de façonner l'opposition.3 » Si la « défaite de Trotski » sembla donc, aux yeux de Saenger, comme à ceux de nombreux intellectuels de gauche, aller dans le « sens de l'histoire », car « seule une entente avec la paysannerie [pouvait] sauver la révolution » – ce que le « fanatisme conceptuel de Trotski » l'empêchait de voir4 – Saenger s'interrogea dès 1927 sur les mesures répressives de Staline à l'encontre de l'opposition : en août, il se demanda si l'opportunisme du Géorgien n'allait pas « Chronique politique », art. cit., p. 660. NR, 26/12/659-660. 3 NR, 27/08/208-209. 4 NR, 27/04/439. 1 2
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renouer avec les « méthodes barbares de 1919 », et en novembre, il répondit par l'affirmative à cette question lorsqu'il apprit l'exclusion de Trotski de la IIIème Internationale : « Trotski exclu de l'Internationale communiste, Trotski officiellement estampillé par les gardiens du Graal au Kremlin « ennemi du léninisme », Trotski soupçonné d'intelligence avec les puissances obscures […]. Mais quels sont ses crimes réels ? […] Sontils plus grands que les mérites dont cet homme énergique, volontaire, respirant le sentiment de sa propre valeur a fait preuve pour faire triompher la révolution russe [...] ?1 » La protestation n'alla pas plus loin. Cependant, Saenger s'aperçut dès 1929 que Staline était en train d'initier un « processus de transformation profond » de la société soviétique, avant de constater qu'il connaissait « tous les ressorts du métier de dictateur2 ». Une telle remarque témoigne d'une prise de conscience somme toute assez rapide de Saenger qui renonça alors à faire de la question paysanne l'élément déterminant des changements de cap du pouvoir. Il comprit a posteriori qu'elle ne constituait qu'un instrument entre les mains de Staline qui avait su, par ce biais, orchestrer savamment les crises de pouvoir jusqu'à se retrouver seul maître du pays. En 1932, il déclarait caduque la problématique strictement idéologique ayant fait de Staline le défenseur d'un « socialisme vivant » face aux tenants d'une orthodoxie marxiste sclérosée : seul intéressait le Géorgien « le contrôle de l'appareil de domination communiste », en « faisant les sacrifices les plus épouvantables, au mépris de toute volonté des personnes », afin d'« d'avancer sur le pays du futur par le biais d'une économie planifiée qui embrasse tout, à un
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NR, 27/11/549. NR, 30/03/428-429.
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rythme effréné ne tolérant aucune adaptation […] de l'idéal à la bête de somme humaine1 ». Ce texte constitue la critique la plus virulente de l'expérience soviétique à laquelle se livra la Neue Rundschau. Mais au regard des protestations des « intellectuels de gauche démocrates » dénonçant de concert les dérives totalitaires du système stalinien, il faut bien reconnaître que l'emportement passager de Saenger ne pesait pas bien lourd, d'autant plus qu'il ne fut relayé par aucun collaborateur de la revue, à la fugitive exception d'Otto Flake. Les auteurs de récits de voyage poussèrent même le souci d'objectivité jusqu'à vouloir rendre compte de la « réalité soviétique » indépendamment de tout enjeu idéologique : « Beaucoup pensent qu'il est impossible d'aller en Russie sans prendre parti […]. Ce ne sont que des préjugés. […] Car qui penserait à dire : "je vais passer mes vacances en Suisse confédérée" ou "j'ai plusieurs clients en Angleterre monarchique" ? Pourtant, on dit "la Russie bolchevique" ou "la Russie soviétique". Je voulais quant à moi aller rendre visite à un peuple, non à un gouvernement.2 » Ce texte de Duhamel, plus de soixante-dix pages réparties sur trois numéros, constitue une importante facette de l'image de la Russie soviétique véhiculée par la Neue Rundschau. Il se caractérise par une posture a priori bienveillante et commence par souligner que le régime a réintégré les intellectuels, ayant besoin de leur participation à l'édification de l'État socialiste, après avoir mené à leur encontre une violente politique de discrimination. C'est même, selon lui, cette participation accrue des intellectuels « dans tous les domaines » qui fait que « la Russie fonctionne chaque jour de mieux en mieux ». Il se penche ensuite sur la situation des enfants, et notamment de ceux 1 2
« Face à de nouveaux mondes », NR, 32/06/852. « Considérations moscovites », NR, 27/10/337, 342-343.
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issus de l'aristocratie et de la bourgeoisie, « maintenus à l'écart de nombreux instituts scolaires en raison de leur origine sociale ». Il se déclare alors convaincu que leur sort va « s'améliorer de lui-même », dans la mesure où « les classes sociales dont ils sont issus ont été abolies », même si le régime a créé « une nouvelle catégorie de profiteurs, les "nepmen". » Puis il évoque lesdits instituts scolaires et laisse alors libre cours à une critique reflétant sa qualité de militant de la laïcité particulièrement engagé. Il s'indigne en effet des « images de Lénine présentes dans chaque salle de classe » et des « cours d'éducation politique » qu'il compare, respectivement, à la présence des « crucifix » et à l'obligation de « l'instruction religieuse telle qu'elle a existé et existe encore en Europe ». Il juge d'ailleurs cette mise sous tutelle de l'enseignement « plus grave que les mesures de censure à caractère strictement politique », même si, écrivain de son état, il condamne aussi sans appel la censure frappant les œuvres littéraires1. La fin du récit est en partie consacrée au théâtre et au cinéma, notamment à la réception de ces deux formes d'art par les Russes. Si Duhamel considère qu'Eisenstein et Poudovkine produisent des œuvres à la fois de grande qualité technique et accessibles au public, il dit son admiration pour ce même public capable de suivre, au théâtre, des artistes d'avant-garde tels que Meyerhold, sans dénigrer pour autant le réalisme d'un Stanislavski2. Cependant, à l'instar de nombreux intellectuels approuvant les bienfaits de la révolution, mais seulement en Russie3, Duhamel rejette toute applicabilité du modèle soviétique en Occident : il souligne que le bolchevisme correspond à un niveau de développement spécifique à la Russie. Quelques réformes à l'Ouest NR, 27/11/476. NR, 27/12/601-602. 3 Cf. le chapitre de David Caute, « Faire la Révolution, mais à l'Est », in : Les compagnons de route, op. cit. 1 2
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permettraient d'aboutir au même résultat que cette « nouvelle croyance sociale qui a aussi sa face obscure ». Un autre collaborateur occasionnel, l'Anglais Michael Farbman, consacra un long article à un point essentiel de la construction de l'État soviétique : le premier plan quinquennal de 1928, « pour la régénération de l'agriculture et de l'industrie1 ». D'emblée, Farbman souligne que cette initiative économique va « obliger le monde entier à prendre clairement position vis-à-vis de la Russie soviétique » et mettre ainsi un terme aux « représentations fantasmagoriques » que continue à susciter le régime bolchevique depuis la révolution. Il retrace le développement économique de la Russie depuis l'époque du communisme de guerre et explique que le plan fut décrété à un moment où la NEP avait abouti à une impasse connue sous le nom de « crise des ciseaux »2. Si le plan apparaît donc légitime, selon Farbman, compte tenu de l'évolution intérieure de la Russie soviétique, et est bien, à ce titre, « enfant de la Révolution », il en stigmatise les dérives culminant dans la liquidation des « koulaks » à partir de 1930. Cet « accès de violence » vient en effet brouiller la nature même du plan se retrouvant plongé dans « un déchaînement de forces élémentaires », de sorte qu'il devenait difficile d'en mesurer l'efficacité. Naturellement, ajoute Farbman avec ironie, les autorités « ne laissent planer aucun doute sur le succès du plan quinquennal », et même s'il considère en fin de compte lui aussi que ce plan « concourt au redressement de l'économie soviétique », il
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NR, 31/06/721-739. On appelle ainsi la crise provoquée par la distorsion entre les prix industriels et les prix agricoles, distorsion qui conduisit les paysans à l'impossibilité d'acheter des produits fabriqués et au repli sur l'autoconsommation.
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déclare que « l'ampleur du succès est largement exagérée, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de la Russie1 ». L'attitude des démocraties occidentales constitue le second volet critique de cet article. Pragmatique, Farbman dénonce tout d'abord la protestation strictement formelle et donc vaine qu'a pu susciter en Occident la liquidation des koulaks et la manière dont, simultanément, la presse exploite le plan quinquennal pour détourner l'attention de l'opinion publique de la crise. Mais parallèlement, Il stigmatise les « espoirs excessifs » que peut faire naître le « succès du plan » chez les sympathisants de la Russie soviétique, aux yeux desquels une économie étatisée et planifiée constituerait un remède définitif à toute crise et à son corollaire tragique, le chômage. Il analyse en effet le plan comme « une période transitoire de l'économie russe », à l'instar du communisme de guerre et de la NEP, et répète que sa « force d'attraction » est en grande partie due à la propagande soviétique : le plan se nourrit de ses propres succès difficilement vérifiables sur le terrain. Dès lors, il « s'auto-justifie », « s'auto-légitime », tout en se prétendant porteur d'une « dynamique créatrice », démarche relevant précisément du mythe. Avec de tels propos, la Neue Rundschau se retrouvait isolée puisqu'elle se démarquait non seulement des « compagnons de route » mais aussi des opposants au bolchevisme et, sur le plan discursif, de toute « tentation mythique » alors porteuse d'une dynamique plus attractive que la réflexion rationnelle à caractère historique. Une telle attitude ne faisait plus recette dans la seconde période de la République de Weimar et la persistance de cet esprit critique allait de pair avec un pessimisme de plus en plus affiché par les collaborateurs de la revue. En effet, le combat contre les dérives mythiques et l'irrationalisme 1
Art. cit., pp. 728-729.
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promus par le cercle de la Tat et les disciples de Sorel1 apparut dès le début des années trente comme un combat perdu d'avance : « Le danger que nous continuions à avancer vers ces ténèbres auxquelles Georges Sorel, l'instigateur de Mussolini, en appelle dans ses célèbres Réflexions sur la violence est loin d'être passé. […] Mais que pouvons-nous faire contre cela ? […] Comment promouvoir une ré-humanisation de l'Homme ?2 » Ayant dénoncé avant même les élections législatives de septembre 19303 la menace national-socialiste, « bien plus dangereuse pour l'Allemagne que celle des communistes4 » et publié, en août, le Discours aux Allemands de Thomas Mann sous-titré « Un appel à la raison », la Neue Rundschau ne put que constater à quel point tout projet humaniste était battu en brèche, la voix de la raison n'ayant désormais plus beaucoup de chances d'être entendue dans l'opinion allemande. A cet égard, on a souvent fait grief aux « libéraux et [aux] Vernunftrepublikaner » de « [butter] sur le rapport entre masses et élites dirigeantes », de promouvoir une « vision négative des masses et […] de leur opposer une conception de la société reposant sur des citoyens au plein sens du terme, des individus intellectuellement mûrs, conscients de l'intérêt commun5 ». Herbert Block, « L'action contre la raison », NR, 32/03/414-421), ainsi que les chroniques politiques de Saenger parues entre janvier 1930 et mars 1933, et notamment « Guide et suborneur » (« Führer und Verführer », NR, 31/04/557-563). 2 Samuel Saenger, « Chronique politique », 33/02/278. 3 Ces élections furent un succès pour le NSDAP qui remporta 18,3% des voix et progressa de 16,1 points par rapport au précédent scrutin (mai 1928), devenant ainsi, après le SPD (28,7%), le deuxième parti de l'Allemagne de Weimar. Les communistes progressaient quant à eux de 1,7 point, totalisant 10,6% des voix. 4 Samuel Saenger, « Chronique politique », NR, 30/05/705. 5 In : Hélène Roussel, « Georg Bernhard : La tragédie de le République allemande. Jugement d'un journaliste émigré sur la République de 1
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Si ce grief est en grande partie justifié – encore faut-il ajouter qu'il s'applique aussi à beaucoup d'intellectuels de gauche et, naturellement, à la quasi-intégralité des intellectuels conservateurs et néo-conservateurs –, force est de constater que les collaborateurs de la Neue Rundschau avaient aussi désespéré de leurs collègues intellectuels, de quelque bord qu'ils fussent. Leurs tentatives visant à dépassionner le débat sur la Russie soviétique, terrain favorable aux dérives mythiques contre lesquelles ils s'étaient mobilisés sans ambiguïté à partir de la seconde moitié des années vingt, étaient demeurées sans effet. Au tout début des années trente, ils n'avaient plus guère d'énergie pour élaborer ou réactiver une quelconque utopie porteuse d'un projet alternatif, d'autant plus que ce type d'attitude intellectuelle n'avait jamais eu, à quelque notable exception près, la faveur des libéraux et des « républicains par raison », foncièrement pragmatiques.
Weimar », Les intellectuels et l'État sous la République de Weimar, Rennes, Centre de Recherche Philia, 1993, p. 191.
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Chapitre 4 : Fin des utopies et persistance du mythe A partir de l'année 1930, la gauche démocrate renonça à soutenir l'expérience bolchevique dans la mesure où le principal ressort du mythe, l'esthétique d'avant-garde mais aussi les « grandes figures héroïques de la révolution », étaient en train de faire les frais de la dictature stalinienne. Cependant, la Weltbühne continua à laisser s'exprimer des opinions favorables à la Russie soviétique. Béla Balázs attaqua ainsi dans ses colonnes l’ouvrage de Döblin, Savoir et changer !, lui reprochant de conduire à une attitude d’attentisme stérile faisant le jeu de ses adversaires politiques1. Plus étonnant encore : un collaborateur de poids tel que Tucholsky fit paraître début 1931 un poème s'inscrivant dans la tradition de la « poésie militante » si chère à Die Aktion, dans lequel la Russie soviétique apparaissait sous un jour très nettement favorable face au monde capitaliste en crise : « 1919 : / Ça bouillonne, ça marmonne, ça murmure dans le monde : / La Russie ! La Russie ! / Ils assassinent, pillent, dévalisent, immondes ! / La Russie ! La Russie ! / Et voyez comme ils jettent les princes au caniveau – / Chez les voisins, ça va se répandre ! / Ils ne travaillent pas, tout est arrêté ! / Le chaos ! Non, ça ne peut pas durer ! / La Russie ! La Russie est dangereuse. / 1931 : / Ça bouillonne, ça marmonne, ça murmure dans le monde : / La Russie ? La Russie ? / Le plan quinquennal est un succès, le système tourne rond ! / La Russie ? La Russie ? / Comme ils travaillent ! A haut niveau ! / Chez les voisins, ça peut se répandre ! / Leur sort s’améliore… Que va-t-il arriver ? / Ils exportent ? Ça ne peut plus durer ! / A bas la Russie ! Ces gars-là n’ont pas d’âme ! / La Russie ! La Russie est dangereuse. / […]2 » « La crainte des intellectuels face au socialisme », WB, 32/03/98-101 ; WB, 32/04/131-134 ; WB, 32/05/166-168 ; WB, 32/06/207-210. 2 « Russie », WB, 31/10/350. 1
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Ce texte, émanant d’un auteur rangé en 1929 du côté des humanistes ayant protesté contre les dérives dictatoriales soviétiques, et qui dénonça encore quelque mois plus tard, en mai 1932, la mise sous contrôle totale du cinéma et de la radio par le système stalinien1, doit davantage être lu comme une diatribe contre les pays capitalistes que comme un réel plaidoyer pour la Russie soviétique. Cependant, il est incontestable que l'attrait dont bénéficiait la Russie soviétique fut conforté à mesure que s’accentuait la crise touchant les pays capitalistes. Les principaux soutiens de Moscou furent, dans la Weltbühne, outre Balázs, Emil Gumbel, qui publia sur plusieurs numéros un long récit de voyage laudateur, « Moscou 19322 », l’économiste Thomas Tarn3 ou encore Erwin Kalser, s’efforçant quant à lui de répondre aux critiques sur la vie culturelle en URSS. La coexistence de ces deux courants, l’un pro-, l’autre antisoviétique, reflétait nettement la perte de repères qui frappait la formation discursive des « intellectuels de gauche ». Face à l’aura du modèle soviétique reposant notamment sur la propagande autour du « mythe du plan », le recours à un schéma de rationalité basé sur un impératif moral pour penser et aborder la question du politique était désormais très largement battu en brèche. Pourtant, dans le contexte de l’échéance présidentielle de 1932, les « intellectuels de gauche démocrates » tentèrent un dernier sursaut en envisageant de présenter celui qui incarnait le « Radio libre ! Film libre ! », WB, 32/18/660-661. « On nous a répété que les bolcheviks ne pourraient se maintenir [...]. La voie démocratique et parlementaire censée mener au socialisme a abouti à une impasse. La classe ouvrière est divisée, sa majorité est conservatrice. La bourgeoisie semble se regrouper derrière le drapeau rouge à croix gammée […]. Notre vie est remplie d’incertitude en ce qui concerne le futur proche. C’est sur cet arrière-plan que se détache la Russie, lumineuse. […] Je l’ai constaté sur place. », WB, 32/11/400. 3 « Le commerce extérieur russe », WB, 33/10/355-357. 1 2
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mieux cette rationalité humaniste pétrie des valeurs des Lumières : Heinrich Mann1. Mais ce dernier déclina l’offre, convaincu qu’elle n’aboutirait qu’à diviser un peu plus l’électorat, et invita les adversaires de Hitler à se rallier derrière la candidature de Hindenburg, comme s’y était résolu le SPD. Or, c’est précisément parce qu’elle refusait de soutenir le vieux maréchal et de faire cause commune avec le SPD, incapable, à ses yeux, d’être porteur du moindre projet de société crédible, que la Weltbühne se prononça finalement en faveur de la candidature du communiste Thälmann, tournant ainsi résolument le dos aux préconisations de celui qu'elle avait pourtant souhaité comme candidat2. Le fait qu'aux yeux du « candidat de la Raison », Heinrich Mann, le choix le plus « raisonnable » ait pu être de renoncer à sa propre candidature et d'appeler à voter pour le candidat dont l'élection à la présidence de la République en 1925 l'avait profondément bouleversé, à l'instar de ses compagnons de lutte, en dit long sur l'état de délitement de toute la gauche intellectuelle allemande en ce début des années trente. Tout autre était, en revanche, la situation d'un petit groupe d'intellectuels néo-conservateurs ayant, à cette époque, trouvé un nouveau dynamisme passant notamment par une confrontation active avec l'« événement bolchevique ». La relance d'un discours néo-conservateur mythique sous l'influence des écrits d'Ernst Jünger On a précédemment constaté que le discours sur la Russie soviétique s'était raréfié dans les forums politicoculturels néo-conservateurs entre 1925 et 1929. C'est en effet à partir de cette période qu'elle devint de plus en plus 1 2
L’idée fut émise par Kurt Hiller dans la Weltbühne au mois de février. WB, 32/21/01.
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une affaire de spécialistes si l'on en juge d'après les sociétés d'études et autres instituts créés afin de mieux comprendre le phénomène bolchevique en le ressaisissant dans une perspective géopolitique pour le moins ambiguë1. Le discours intellectuel tel que nous l'avons initialement défini se trouva donc relayé par un discours de « spécialistes », c'est-à-dire un discours techniciste s'emparant avec une certaine autorité de la problématique russe. Ainsi, ce n'est qu'à partir du moment où apparut une nouvelle dynamique dans l'espace discursif néo-conservateur que l'« événement bolchevique » y retrouva une place non négligeable. Cette dynamique eut pour principal moteur la publication de deux livres d'Ernst Jünger, La Mobilisation totale, paru au cours de l'année 1930, puis Le Travailleur, datant de 1932. Bien que ces deux essais – qui eurent un succès retentissant2 – ne traitent pas directement de la Russie soviétique, leur thématique centrale vient immédiatement faire écho aux principaux ressorts du mythe tels que nous nous les avons mis en évidence à partir de l'« événement bolchevique ». Avec Die totale Mobilmachung, que l'on peut aussi traduire par La mise en mouvement totale, Jünger théorise – mais aussi légitime et relance – les stratégies discursives mythiques suscitées par les bouleversements survenus à l'Est. S'inscrivant dans la mouvance de Sorel, il consacre en effet son étude aux « énergies dynamiques » dégagées par le mélange explosif du mythe et de la technologie, déclarant que ces énergies doivent être résolument transformées en « force de combat », la « mobilisation » ayant pour but la 1
2
La plus renommée fut la Société allemande pour l'étude de l'Europe de l'Est, créée en 1925 par Otto Hoetzsch, collaborateur de la très conservatrice Kreuzzeitung. Harro Segeberg parle de « succès spectaculaire […] débordant largement les limites du camp nationaliste au sens strict. » Cf. « Les écrits politiques de Jünger », in : Ni gauche, ni droite : les chasséscroisés idéologiques des intellectuels français et allemands dans l'Entre-deux-guerre, op. cit., p. 144.
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« domination ». Dans une telle perspective, la question de la « vérité » ou de la « morale » s'évanouit comme une abstraction privée de sens, le problème du sens étant subordonné à la décision pratique et à la lutte. C'est de ce point de vue que les néo-conservateurs avaient abordé l'« événement bolchevique », perçu précissément comme une « énergie dynamique » que l'Allemagne devait s'efforcer de récupérer pour son propre compte, énergie échappant selon eux à l'idéologie marxiste et trouvant sa source dans l'« âme russe », c'est-à-dire dans un caractère national, nécessairement « archaïque », comme le précise Jünger. Si la question de la technique, au cœur des deux essais de Jünger, avait été peu pertinente dans la première moitié des années vingt eu égard à l'« événement bolchevique », elle prenait désormais tout son sens. La « modernité », selon Jünger, c'était cette domination technique ayant partie liée avec l'art en un « un mélange de primitivisme et d'excès de conscience1 ». Cette vision du monde esthétisante et irrationnelle avait aussi en ligne de mire l'« esprit de l'utopie », contre lequel est explicitement dirigé Le Travailleur, plus encore que La Mobilisation totale. Cette figure du Travailleur, sorte de version modernisée du combattant du front, devait être le fruit de l'intensification de l'intelligence technocratique et de l'extirpation des survivances humanistes qui faisaient obstacle, selon Jünger, à l'action décisive. D'ailleurs, en datant sa préface de « Berlin, le 14 juillet 1932 », il indiquait clairement qui était l'ennemi, de sorte que ce texte peut être lu comme un pamphlet contre les « Idées de 1789 », dans lequel l'auteur oppose l'économie morte du libéralisme bourgeois, dont les promesses utopiques étaient vaines, à la figure mythique du Travailleur qui, engagé dans 1
Cf. Louis Dupeux, « Ernst Jünger et la question de la modernité », in : La « Révolution conservatrice » dans l'Allemagne de Weimar, op. cit., p. 69.
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une « lutte vivante » de chaque instant, s'unit dynamiquement à la technique et façonne, sur un modèle héroïco-guerrier, le « paysage-atelier d'aujourd'hui ». Même si la référence n'est pas explicite dans les essais de Jünger, on voit sans peine comment l'industrialisation à outrance décrétée par Staline tout de suite après sa conquête du pouvoir, étayée à grand renfort de propagande par le mythe du plan, puis bientôt par celui du stakhanoviste, offrait des points d'ancrage au discours jüngerien. En outre, la conception de « l'État total » et le mépris des préoccupations humanistes jugées « décadentes » étaient tout autant à l'ordre du jour dans le régime stalinien que dans le projet jüngerien. Jusqu'en 1929, Jünger fustigeait encore régulièrement le « communisme de Trotski » à visée internationale. En effet, à l'instar de Moeller et des thuriféraires de la « Révolution conservatrice », il voyait l'ennemi principal dans cet internationalisme dont les deux formes essentielles étaient, à l'Ouest, le capitalisme, à l'Est, le communisme, deux foyers entre lesquels l'Allemagne risquait d'être prise en tenaille. Or, la victoire de Staline sur son rival désireux de propager la révolution prolétarienne à travers le monde atténua les griefs à l'égard du voisin oriental. De la part d'un auteur qui, sans doute plus que tout autre à l'exception de Moeller, s'était évertué à rappeler que l'énergie révolutionnaire nécessaire pour sortir de la crise ne pouvait être tirée que de sources nationales, il ne fallait pas s'attendre à un éloge du système stalinien. Mais les conditions de possibilité étaient désormais réunies pour que les organes de presse néo-conservateurs, après une baisse d'intérêt patente à l'égard de la Russie soviétique, se proposent d'y revenir.
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La Deutsche Rundschau et la Tat dans le sillage d'Ernst Jünger A partir de 1930, la Deutsche Rundschau consacra ainsi plusieurs articles à l'« événement bolchevique », soulignant notamment que parler de la Russie soviétique ne signifiait pas parler du communisme mais bien du « caractère russe1 ». Le ton était donné : Walter Hagemann déclara en avril 1930 que les grands bouleversements sociaux initiés par Staline étaient une illustration du « combat pour l'âme russe2 », et dans le même numéro, Waldemar Hoeffing, qui s'intéressa au « parti communiste russe comme facteur et instrument de pouvoir », fit preuve d'une fascination non dissimulée à l'égard de « l'efficacité » avec laquelle une « petite minorité » exerçait sa « dictature des chefs » (« Diktatur der Führer »), « soi-disant au nom de l'idéologie marxiste ». L'auteur achevait son article en se demandant si Staline allait parvenir à se maintenir au pouvoir. Répondant un an plus tard par l'affirmative, la revue laissa libre cours à son admiration pour le dirigeant bolchevique qu'elle présenta en ces termes : « Le Russe, l'Asiate, le Guide3 ». Cet article avait été précédé d'une part d'un long récit de voyage de Jörg Werdenfels, se proposant notamment de faire le point sur « la création de la nouvelle industrie russe après le lancement du plan quinquennal 4 », ainsi que, d'autre part, d'un texte littéraire original renouant avec le genre des « romans russes » des nationaux-révolutionnaires publiés dans l'immédiat après-guerre. Il s'agissait d'une longue nouvelle de Grabowsky5 mettant notamment Jörg Werdenfels, « Russie soviétique 1930. Impressions de voyage », DR, 30/11/141. 2 DR, 30/04/10-15. 3 « Nouvelles formes de l'impérialisme russe », DR, 31/07/698. 4 Art. cit., pp. 147-149. 5 « Le marchand de fourrures. Une nouvelle de Moscou-la-Soviétique », DR, 30/10/38-55 ; 30/11/126-140 ; 30/12/248-261. 1
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en scène un entretien très didactique entre un Allemand et un Russe, le premier, redécouvrant la Russie après l'arrivée au pouvoir de Staline et s'informant auprès du second de la nature du bolchevisme : « — Que penses-tu du bolchevisme, Gricha ? — Sa splendide vitalité est ce qu'il y a de meilleur en lui. L'ancienne Russie était épuisée, tout comme les couches sociales qui la portaient. Ces couches sociales n'étaient plus adaptées à la Russie, ne faisaient plus partie de la Russie. — Et le bolchevisme, fait-il partie de la Russie ? — A vrai dire, il est sur le point d'en faire partie. […] Le bolchevisme est devenu un grand poème ou, si vous préférez, une grande tragédie du destin, le combat héroïque contre le destin capitaliste.1 » Cette variété des genres témoigne de l'aisance avec laquelle les collaborateurs de la Deutsche Rundschau appréhendaient désormais l'« événement bolchevique », à l'instar d'un autre organe néo-conservateur, la Tat, ayant déjà présenté plusieurs similitudes avec elle tout au long de la période, mais qui était alors en train de prendre une ampleur considérable, essentiellement grâce à l'arrivée de Hans Zehrer à la tête de son comité de rédaction. C'est avec le concours de ses quatre fidèles, Ferdinand Friedrich Zimmermann (alias Fried), Ernst Wilhelm Eschmann, Giselher Wirsing et Horst Grüneberg que Zehrer rédigeait la quasi-totalité des numéros. Cette réalité était savamment dissimulée par un recours systématique aux pseudonymes, l'artifice donnant de surcroît l'impression d'une grande cohésion au sein de la revue. Or, ce souci de cohésion, ou plus exactement cette attitude résolue et volontariste au service d'un message clair réitéré dans chaque numéro, est sans doute l'une des clés du succès de la revue. 1
DR, art. cit., pp. 249-250.
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Car ce que proclamait alors la Tat, plus haut et plus fort que n'importe quel autre organe néo-conservateur, c'était la nécessité de cette crise, son caractère salvateur et régénérateur, le « chaos » devant accoucher d'une révolution totale puis d'une dictature dépassant le clivage entre gauche et droite, pour mieux souder la « communauté nationale » autour du « mythe d'une nation nouvelle1 ». Il y avait concordance absolue dans la revue à ce sujet. Stigmatisant d'ailleurs, à l'instar de tous les néoconservateurs, le parlementarisme auquel elle reprochait sa faiblesse congénitale en raison des changements de majorités toujours possibles et des dissensions internes qu'il entretient, la Tat se voulait conséquente, de sorte que jamais ses collaborateurs ne polémiquèrent entre eux : l'ennemi venait toujours de l'extérieur, l'adversaire suprême, le « système » de Weimar, étant considéré comme « nonallemand », à l'instar de ses défenseurs2. La Tat n'hésita pas non plus à s'en prendre aux autres courants néoconservateurs auxquels elle reprochait d'être encore « trop rationnels ». Car, déclare Zehrer, « cette époque ne peut plus être comprise intellectuellement. Il faut la porter en soi. […] La révolution totale [...] n'est pas affaire d'intellect ou d'une quelconque raison supérieure3 ». Ce propos, qui renvoie dos-à-dos les néo-conservateurs prônant une « révolution totale raisonnée » et les intellectuels de gauche tenants d'une « raison supérieure », rend bien compte de la radicalité des positions de la Tat : à l'instar d'un Sorel, le seul horizon qu'elle acceptait d'envisager était celui du chaos, de la « tabula rasa », à partir duquel elle pouvait certes espérer qu'adviendrait la « synthèse créatrice » à laquelle elle aspirait, troisième voie Hans Zehrer, « Droite ou gauche ? », DT, 31/04/505 sq. Hans Zehrer, « La révolution froide », DT, 30/04/401 sq. et, du même auteur : « Nous voulons l'âme allemande », DT, 30/06/609 sq. 3 « Le sens de la crise », DT, 30/10/937. 1 2
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entre gauche et droite, mais au sujet de laquelle elle savait n'avoir aucune garantie ni certitude. Dès lors, la « mission » que s'assigna la Tat la conduisit, dans une perspective néonietzschéenne, à « diagnostiquer » l'évolution du chaos en Allemagne, chacun des collaborateurs intervenant dans son domaine de compétence1. C’est à l’historien Eugen Rosenstock qu’il incomba initialement d’aborder le stalinisme, d'emblée qualifié de « fait capital » dans la nouvelle Tat2. Partant du constat selon lequel le marxisme avait « européanisé » la Russie, il approuva, à l’instar des collaborateurs de la Deutsche Rundschau, que Staline ait réorienté dans un sens national le projet révolutionnaire initial : il renouait ainsi avec la « tradition littéraire russe » porteuse d’une « nouvelle conception de l’homme » jusqu’alors « étouffée3 ». Cependant, le système stalinien lui semblait encore trop « rigoureux », le plan quinquennal s’inspirant d’une « science trop universelle », encore trop « tournée vers l’avenir ». Si les révolutions occidentales étaient, à ses yeux, des révolutions du « pur passé », donc « porteuses de dégénérescence », la révolution bolchevique demeurait une « révolution du pur avenir », prenant trop peu en compte la réalité passionnée et immédiate sur fond de laquelle étaient censés se jouer les rapports humains : ni phrases, ni sentimentalité dans le bolchevisme, mais une sorte de froideur certes imaginative et inventive, qui ne s’adressait cependant qu’aux esprits. Faisant écho à Rosenstock, Zimmermann, plaçant au cœur de sa vision du monde l’autarcie économique et financière4, déclara que les bolcheviks devaient encore Zehrer et Eschmann pour ce qui avait trait à la politique intérieure et à la culture, Zimmermann en économie, Wirsing en politique étrangère, Grüneberg dans le domaine de la pédagogie. 2 DT, 30/06/234-238. 3 DT, 30/03/219-221. 4 C’est le thème des deux ouvrages qu’il fit paraître en 1931 et 1932 aux éditions Diederichs, La fin du capitalisme et Autarcie. 1
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accentuer la fusion entre l’État et la société, par ailleurs très largement mise en œuvre sous l’égide de Staline (et de Mussolini en Italie, ajoutait-il1), lequel avait d’ores et déjà su faire preuve, en ce domaine, d’une « indomptable énergie », notamment en déclenchant « la lutte contre les koulaks2 ». Cependant, on touchait là le grief central de la Tat à l’encontre de la Russie soviétique : contrairement au présupposé idéologique fondamental issu du marxisme, selon lequel la révolution était l’œuvre d’une seule classe, le prolétariat, les collaborateurs de Zehrer affirmaient que le « mythe allemand » devait pour sa part s’appuyer sur le « corporatisme ». Cela n'empêcha cependant nullement la revue d'envisager une collaboration entre l'Allemagne et la Russie afin d'accélérer « l'effondrement du capitalisme » et la mise en place d'une nouvelle « Mitteleuropa » dominée par l'Allemagne, venant constituer le volet extérieur du « mythe allemand » tel que l'avait esquissé la revue. Soulignant à partir de 1931 que « la Russie n'[était] pas pacifiste au sens utopique du terme et que le communisme [enseignait] à ses ressortissants que le danger de la guerre était une réalité », Giselher Wirsing en était arrivé au constat qu'une entente germano-russe était essentielle « pour la constitution d'un espace anticapitaliste en Europe centrale3 ». Il réitéra son propos l'année suivante, déclarant que depuis le traité de Rapallo, l'Allemagne avait lamentablement laissé « traîner les choses », redoutant, selon lui à tort, l'impérialisme russe4, alors que la Russie soviétique, constituant elle aussi « une sorte de corps étranger à l'intérieur de l'Europe actuelle […] et s'opposant « Crise du capitalisme », DT, 30/04/89 sq. ; « Capital et masse », DT, 31/03/768 sq. ; « La reconstruction du monde », DT, 31/04/81 sq. 2 Idée approfondie par Giselher Wirsing, in : « Comment fonctionne le bolchevisme », DT, 30/04/1008 sq. 3 « Les deux Europes » (titre en français dans la revue), DT, 31/03/721 sq. 4 « Le spectre de la guerre au-dessus de l'Europe », DT, 33/03/1021 sq. 1
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au système de Versailles », [était] désormais « la seule puissance capable de détruire le capitalisme occidental1 ». Les partis pris agressifs et irrationnels de la Tat réitérés au fil des numéros suscitèrent la protestation de plusieurs revues politico-culturelles, à commencer par Die Neue Rundschau2 mais aussi Das Tagebuch3, sans oublier Die Weltbühne4. Pourtant, en ce qui concerne la question des liens avec Moscou, la Tat n'était pas le plus radical des organes de presse néo-conservateurs (mais elle était celui qui avait alors le plus d'audience). A l'instar de la Deutsche Rundschau, elle avait émis des réserves à l'encontre du système stalinien et n'envisageait somme toute qu'une coopération stratégique avec la Russie soviétique, adoptant ainsi une attitude très proche de celle de Moeller et des collaborateurs de Das Gewissen dans la première moitié des années vingt. En revanche, un petit cercle d'intellectuels résolument nihilistes réunis autour d'Ernst Niekisch et de la revue Widerstand franchit le pas en 1931, décidant de Ibid., p. 1013. « Les nationalistes […] de la Tat s'enthousiasment pour […] l'irrationnel qui ne peut, selon eux, conclure aucun compromis avec le rationnel. De même que l'âme avec l'intellect. […] Tout ceci est absurde. L'intellect doit répondre aux besoins et aux valeurs spirituels, et les compromis sont indispensables lorsque l'on fréquente la réalité. » In : Herbert Block, « La Tat contre la raison », NR, 32/03/420. 3 C'est après la parution de l'ouvrage de Fried, Autarcie, op. cit., que les collaborateurs de Das Tagebuch partirent eux aussi en campagne contre le cercle de la Tat. Le premier, Leopold Schwarzschild attaqua Fried qu'il qualifia de « plumitif nationaliste dépourvu de tout savoir rigoureux, recouvrant tous les problèmes d'une espèce de glu irrationnelle, falsifiant et simplifiant tous les concepts. » In : « Un certain Fried », TB, 32/09/243. 4 « Contre l'esprit occidental, dont le capitalisme est censé être l'expression, le cercle de la Tat [...] prêche la révolution en faveur d'un socialisme national en s'appuyant sur la Russie. […] Cette dangereuse et inquiétante conception du monde trouve de plus en plus d'écho. » In : WB, 32/50/868. 1 2
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« jouer le tout pour le tout » et de prôner un « bolchevisme allemand » ou « national-bolchevisme », considérant l'expérience bolchevique comme un modèle absolu et indépassable. L'apogée du mythe bolchevique : Ernst Niekisch et la revue Widerstand Si la conversion au nationalisme de Ernst Niekisch, ancien membre du SPD, date de 1923, sa revue Widerstand1, fondée en 1926 avec l'ancien syndicaliste August Winnig, exclu du SPD en 1920 pour participation active au putsch de Kapp, ne versa dans le nationalbolchevisme qu'à partir de l'été 19312. Le « nationalbolchevisme » présuppose en effet l'adhésion à une dynamique portée par l'« événement bolchevique ». Or, jusqu'en 1931, Widerstand est, comme son titre l'indique, entièrement tournée vers la « résistance », « résistance » essentiellement « culturelle » contre « l'invasion de l'Allemagne par les valeurs occidentales dites "progressistes" : le libéralisme, la démocratie, la social-démocratie, le marxisme, le féminisme, etc.3 », autant de facteurs d'une « décadence » induite par la « civilisation », elle-même issue de « l'esprit de 1789 ». Plus généralement, Widerstand, sous l'influence des écrits des frères Jünger, dont Niekisch était devenu l'ami à l'automne 1927, s'en prenait régulièrement au « rationalisme », stigmatisé comme une « carence », « car la raison ne suffit pas là où il y a de l'action. […] Il existe une autre logique […], qui a démasqué la pensée purement conceptuelle comme trompeuse, une logique immédiate qui « Résistance ». Elle ne tira jamais à plus de 3000 exemplaires. Cf. Louis Dupeux, « National-bolchevisme ». Stratégie communiste et dynamique conservatrice, op. cit. 3 Ibid., p. 98. 1 2
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repose sur les images et les comparaisons1 ». Ces propos, constituant les soubassements d'une conception pétrie d'affects et de mythe, n'avaient alors pas trouvé de relais concret dans le traitement de l'actualité. Car sur le terrain strictement politique, Niekisch et ses collaborateurs s'en tinrent jusqu'à l'été 1931 à une attitude de négativité empreinte de ressentiment, d'ailleurs qualifiée par Niekisch lui-même de « pessimisme culturel ». Ainsi, en 1930, c'est à l'entrée en vigueur du Plan Young qu'ils prétendirent résister, tout comme à l'essor du nazisme après qu'Hitler eut remporté un succès considérable aux élections législatives de septembre. A cet égard, Niekisch avait commencé à attaquer le chef nazi dès 1929, précisément à cause de son antibolchevisme, identifié à une prise de position en faveur de l'Occident. Mais parallèlement, Niekisch affirmait que « l'Allemagne [refuserait] d'adopter le bolchevisme, dans la mesure où elle [développerait] sa propre forme vitale […] à partir d'elle-même2 ». C'est à cette position, similaire à celle de l'ensemble des organes néo-conservateurs, prônant l'élaboration d'un « mythe spécifiquement allemand » porteur de l'action politique, que fut mis un terme lors de l'été 1931, date à laquelle Niekisch s'enthousiasma pour le plan quinquennal, « défi prométhéen » qui allait, selon lui, permettre à la Russie de réaliser « l'État total » prôné par Carl Schmitt. L'aspect politico-militaire du « plan » fascina Niekisch qui renonça à son « pessimisme culturel » et alla jusqu'à envisager une option « national-bolcheviste » pour l'Allemagne, et ce grâce à la collectivisation qui était, selon lui, la forme d'existence sociale que devait revêtir la « volonté organique » si elle voulait s'affirmer face aux effets meurtriers de la technique3. L'« événement Widerstand, 30/08/346. Widerstand, 30/04/254. 3 « La technique dévoreuse d'hommes », Widerstand, 31/04/202. 1 2
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bolchevique », apportant ainsi une réponse immédiate aux périls que Widerstand ne cessait de dénoncer (danger d'engloutissement de l'Allemagne dans l'Occident capitaliste, catastrophe politico-culturelle qu'eût représenté un embrigadement dans la « croisade » anti-bolchevique), permettait à Niekisch et à son petit cercle de passer d'une Weltanschauung pessimiste ou, dans le meilleur des cas, attentiste, à l'affirmation d'une décision capitale : le passage au « bolchevisme allemand ». Dans la mesure où la Russie soviétique avait su catalyser « l'énergie révolutionnaire du prolétariat » au service d'un projet national et concret, elle devenait l'ultime référent, le modèle auquel l'Allemagne en crise se devait d'adhérer, quitte à cheminer provisoirement avec le KPD : « Je vois les choses ainsi : le KPD est la force élémentaire. Nous regardons au-delà et plongeons nos racines […] dans notre nécessité allemande. Mais pendant quelque temps, nous orientons nos regards dans la même direction que le KPD. […] Le KPD est le fourrier d'une situation transitoire nécessairement chaotique : nous pensons quant à nous à ce qui suivra, alors que le KPD considère cette situation comme une fin.1 » Ces propos reflètent un présupposé selon lequel la révolution prolétarienne allemande, initiée par le parti communiste, serait nécessairement nationale, de même que la révolution d'Octobre aurait été fondamentalement russe, échappant à l'idéologie marxiste, a fortiori après l'arrivée au pouvoir de Staline – présenté comme un « nouveau tsar » – ayant vaincu le « juif internationaliste Trotski ». Dans la même perspective, la collectivisation était présentée comme un « phénomène culturel par lequel le moujik russe se ressouvenait de sa substance communautaire. »2 Affirmant le caractère irréductible de la « substance » ou de l'« essence allemande », Niekisch se dit persuadé qu'une 1 2
Widerstand, 30/11/342. Cité et traduit d'après Louis Dupeux, op. cit., pp. 99-100.
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collaboration avec n'importe quel partenaire porteur d'une quelconque dynamique révolutionnaire à même de mettre un terme au « système weimarien » était envisageable. C'était là la spécificité absolue du courant « nationalbolcheviste », avant tout mû par la volonté d'échapper au « déclin de l'Occident » et de se ranger aux côtés des « jeunes peuples ». A cet égard, l'« événement bolchevique » apparaissait comme le plus à même d'offrir une réponse positive à ce double impératif, même s'il pouvait tout aussi bien signifier le sacrifice de l'Allemagne, hypothèse que les nationaux-bolcheviques n'excluaient d'ailleurs pas, personne ne pouvant, in fine, répondre du « Destin ». Quels qu'aient pu être les degrés de sympathie pour la Russie soviétique des différents courants néoconservateurs, il ressort de leurs discours qu'ils s'apparentent à une même grille de lecture nationaliste et organiciste, s'inscrivant dans le prolongement des écrits de Sorel, Jünger et Schmitt. Un autre point commun est leur mépris foncier du mouvement national-socialiste, jugé trop populiste et plébéien. Il est en outre apparu que la conversion de Niekisch au « national-bolchevisme » était en partie une réaction à la présumée « Westorientierung » de Hitler1. Pourtant, on ne peut pas dire qu'il y ait eu mésentente entre ces courants néo-conservateurs et les nazis, en dépit de toutes les divergences idéologiques – et elles étaient bien réelles – qui les opposèrent, y compris après l'arrivée au pouvoir d'Hitler. En effet, les soubassements de leurs discours s'enracinent dans une 1
Si cette « Westorientierung » est discutable, il n'en est pas moins avéré que la quasi-totalité des cadres intellectuels nazis témoignaient à cette époque d'un antibolchevisme virulent. Seul Goebbels avait rendu un vibrant hommage à Lénine, peu conforme à la ligne politique du parti, dans un article de 1925 : « Ost- oder Westorientierung ? » : « Aucun tsar n'a jamais compris le peuple russe dans sa profondeur, sa passion et ses instincts nationaux comme l'a compris Lénine. » (in : Nationalsozialistische Briefe, 25/11/35).
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même conception du monde relevant du mythe, reposant sur un culte sacrificiel de l'action dirigée contre une raison médiatisante structurant le discours des « intellectuels de gauche démocrates » et des « républicains par raison ». Mais tandis que les intellectuels néo-conservateurs s'en tinrent à un activisme spirituel, les nazis surent s'appuyer sur un mouvement de masse leur permettant, précisément, de passer à l'action. Les « intellectuels démocrates » furent parfaitement conscients de cet état de fait : à la fin de l'année 1932, un collaborateur de la Weltbühne tourna en dérision de cercle de la Tat, déclarant que Zehrer et Fried étaient « plus hitlériens qu'Hitler, mais beaucoup moins dangereux1 », faute de moyens. Cependant, les ultimes mises en garde des intellectuels démocrates face à la mythification accentuée du champ politico-culturel weimarien demeurèrent sans effet, précisément parce qu'elles renvoyaient à une authentique structure de mésentente telle que nous l'avons définie, l'argumentation rationnelle n'ayant aucune prise sur le mode discursif mythique. On l’a d’ailleurs constaté à travers l'étude des deux grandes polémiques de gauche suscitées par l'« événement bolchevique », la première opposant au début des années vingt les activistes radicaux de Die Aktion aux humanistes utopistes, qui s’étaient alors réfugiés dans un silence éloquent, la seconde mettant face à face les défenseurs du stalinisme totalitaire et ces mêmes humanistes utopistes, moralistes subordonnant leur jugement de l'action politique à une conception éthique intangible de l'Homme et du Mal. Entre ces polémiques, et, plus généralement, tout au long de la République, l'« esprit de l'utopie » s'était effondré tandis que le mythe avait trouvé à s'exprimer en une multitude de formes agressives, concurrentes et conquérantes, finissant dès lors par apparaître comme le principal ressort du discours politico1
Thomas Murner, « Zehrer et Fried », WB, 32/49/804.
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culturel allemand bien avant l'arrivée au pouvoir des nazis. Le « réactif bolchevique » n'avait nullement constitué une entrave à ce processus, il l'avait au contraire très largement catalysé, comme nous pensons l'avoir montré.
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Conclusion Au fil de cette étude ayant pris pour cadre l'Allemagne de Weimar, on a pu constater à quel point les différents aspects d'un « événement » majeur, l'émergence de la Russie soviétique, avaient pu être déclencheurs de discours parmi les intellectuels, catégorie difficilement définissable et cependant la plus à même d'aborder cet événement dans une perspective à la fois politique et culturelle. Ce travail sur la durée à partir d'un angle d'approche précis avait notamment pour but d'apporter un éclairage particulier sur la crise de la rationalité qui toucha d'emblée la République, crise bien connue des spécialistes de la période mais souvent étudiée à partir de figures ou de groupes d'intellectuels spécifiques, sans que soient réellement pris en compte les échanges entre ces derniers, indépendamment des clivages idéologiques traditionnels. C'est à travers les notions de « mythe » et d'« utopie » appliquées à l'« événement bolchevique » qu'il nous a semblé que se manifestaient au mieux ces « chasséscroisés » intellectuels1. Elles ont en effet révélé une « mythification » progressive de l'espace discursif intellectuel weimarien allant jusqu'à le déstructurer en profondeur. Il s'agit certes de concepts polémiques et, par conséquent, difficiles à utiliser de façon purement descriptive. Cependant, ce sont aussi, comme on a pu le constater, les concepts qu'utilisèrent eux-mêmes les protagonistes de cette étude bien avant le début de la période républicaine et de façon accrue tout au long des années vingt. On pourrait d'ailleurs presque parler, à leur sujet, de « mots étendards », comme le fut par exemple en 1
Cf. Manfred Gangl, Gérard Raulet (éditeurs), Intellektuellendiskurse in der Weimarer Republik. Zur politischen Kultur einer Gemengelage, Campus Verlag, Frankfurt/New York, Éditions de la Fondation Maison des Sciences de l'Homme, Paris, 1994.
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son temps le substantif « intellectuel » dans le contexte de l'affaire Dreyfus1. Si l'utopie postule un développement linéaire de l'Histoire selon un schéma se voulant pétri de rationalité, le mythe s'ancre dans l'instantanéité, l'immédiateté. L'attitude « progressiste » de l'utopie s'oppose ainsi à l'exaltation mythique qui a partie liée avec une conception du monde foncièrement irrationnelle et cyclique. En outre, le mythe n'hésite pas à convoquer l'esthétique, ou plus exactement l'expérience artistique, cette dernière jouant sur des ressorts émotionnels et affectifs conférant toute sa force au mythe. Au regard de notre corpus et de ces présupposés théoriques, une question se pose immanquablement : le mythe serait-il fondamentalement « de droite », et même d'extrême droite, tandis que l'utopie serait l'apanage des « intellectuels de gauche » ? Les choses sont, on l'a vu, beaucoup plus complexes. Il nous faut insister sur le fait que ces « opérateurs de discours » que sont le mythe et l'utopie ne sont pas réductibles à un quelconque principe d'intentionnalité, même s'il est apparu que l'un d'eux, en l'occurrence l'utopie, ne figure que dans des textes d'« intellectuels de gauche » francophiles portés par la tradition des Lumières, n'envisageant le rapport au politique que par le biais d'un logos structurant à partir duquel ils élaborent un modèle théorique idéal n'ayant pas tant pour finalité d'être réalisé que d'orienter l'action politique. Ce type de stratégie, déjà esquissée dans les écrits d'avantguerre de Heinrich Mann, s'inscrit dans un schéma téléologique de tonalité optimiste et légitime, de surcroît, la fonction d'intellectuel, intermédiaire indispensable à même de concevoir et d'exposer le projet en vue duquel il engage l'humanité derrière lui. Mais là où les « intellectuels de gauche démocrates » perçurent une menace radicale à 1
Le terme, en allemand « Fahnenwort », est de Dietz Bering, in : Die Intellektuellen. Die Geschichte eines Schimpfwortes, op. cit.
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l'encontre de la Raison dans l'« événement bolchevique », les activistes de Die Aktion virent au contraire dans la Révolution d'Octobre la promesse de la réalisation à court terme de l'utopie qu'ils prônaient. Ils ne manquèrent d'ailleurs pas de citer Lénine déclarant, dans l'un de ses premiers opuscules (Que faire ?, 1902), qu'il avait bien en vue la réalisation d'une utopie en décidant de s'emparer du pouvoir : « Si l'homme ne pouvait de temps à autre devancer le présent et contempler en imagination le tableau entièrement achevé de l'œuvre qui s'ébauche entre ses mains, je ne saurais décidément me représenter quel mobile lui ferait entreprendre et mener à bien de vastes et fatigants travaux.1 » Or, c'est bien cette volonté de faire advenir la révolution hic et nunc – notamment en Allemagne – qui fit basculer dans le mythe le discours des activistes Die Aktion. Leur stratégie reposant sur l'exacerbation de la puissance mobilisatrice du mythe par le biais, notamment, de la « poésie militante » les détourna des enjeux strictement idéologiques et politiques puisqu'elle conduisit à la rupture avec Lénine lui-même, sans qu'ils ne comprennent véritablement ce qui venait de leur arriver après s'être vus qualifiés par le leader bolchevique de « gauchistes infantiles ». Et alors que le nombre de lecteurs s'effondrait progressivement, que les collaborateurs de la revue la quittaient les uns après les autres, Pfemfert resta persuadé jusqu'au bout qu'il était demeuré plus léniniste que Lénine. C'est d'ailleurs là l'une des caractéristiques essentielles du mythe : il est tautégorique, ne renvoie qu'à lui-même, ce qui rend particulièrement malaisée son appréhension. Les grands manipulateurs et producteurs de mythe que furent les néo-conservateurs l'avaient bien compris, notamment dans leur manière d'appréhender l'« événement bolchevique » : il ne leur importait évidemment pas d'imiter 1
Op. cit., p. 91.
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l'exemple bolchevique mais de mettre au service de leur propre projet politico-culturel la dynamique dont il était porteur et son pouvoir de fascination1. Cette réappropriation de la dynamique inhérente à l'« événement bolchevique » leur permit ainsi de conforter une stratégie discursive violemment antidémocratique et antirépublicaine qu'il fut ensuite aisé aux nazis de confisquer2. Ces derniers étaient en outre parvenus à constituer un vaste mouvement de masse, entreprise à laquelle avaient toujours répugné les intellectuels élitistes de la « nouvelle droite weimarienne » (à l'instar des « républicains par raison ») et qu'avaient été incapables de mener à bien les « intellectuels de gauche » qui s'y étaient essayés3. Ainsi, qu'elles soient de droite comme de gauche, audelà de tout contenu idéologique, les stratégies discursives relevant du mythe obéissent bien aux mêmes règles de formation : c'est tout d'abord la légitimation d'un projet politique par l'art et la culture au sens large. Si les néoconservateurs, analysant la Révolution d'Octobre dans le cadre d'une problématique nationale, retinrent, à cet égard, Une fois « sortie » du mythe, la Weltbühne proposa une analyse aussi pertinente que tardive du phénomène néo-conservateur en plein essor après1930, notamment grâce au succès croissant de la nouvelle Tat de Zehrer, cf. Walther Karsch, « Dynamique contre Raison », WB, 32/33/236-239. 2 Les nazis eurent d'autant moins de mal à récupérer la Weltanschauung mise en œuvre par les néo-conservateurs que dès 1921, Moeller van den Bruck avait rappelé, dans son Troisième Reich, que la « vérité » du mythe est toujours univoque et simple, sa puissance - « plus importante que sa vérité » - résidant essentiellement dans sa mise en scène, leçon dont les nazis surent se souvenir. 3 Réfléchissant sur l'extrême droite et les tenants de la « Révolution nationale », Daniel Lindenberg insiste à juste titre sur la prise en compte de ces « deux axes essentiels » que sont « le mythe » et « la communauté » au sens le plus concret du terme pour comprendre l'accession effective au pouvoir des leaders totalitaires. Cf. Les années souterraines 1937-1947, Paris, Éditions La Découverte, 1990. 1
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les grands écrivains russes du dix-neuvième siècle, et notamment la figure de Dostoïevski censé être, selon eux, à la source du dynamisme révolutionnaire bolchevique, les intellectuels de gauche virent dans les avant-gardes soviétiques, aussi bien théâtrales (Meyerhold), cinématographiques (Eisenstein) que littéraires (Maïakovski) le ressort principal de l'élan révolutionnaire. Le deuxième élément du dispositif consiste en une personnification exacerbée de la politique. Pour les néoconservateurs comme pour les activistes de Die Aktion, cette personnification se fit initialement à travers la figure de Lénine (puis de Trotski en ce qui concerne les collaborateurs de Pfemfert). Le cercle de la Weltbühne ainsi que les intellectuels de gauche se ralliant à partir de 1925 à l'expérience bolchevique optèrent quant à eux pour Staline, présenté comme un pragmatique efficace et volontaire face à Trotski, l'intellectuel, le théoricien scrupuleux jugé trop éloigné des réalités pratiques. Soulignons toutefois qu'aux yeux d'une majorité d'intellectuels de gauche, le mythe fut interrompu lorsqu'une contradiction manifeste se fit jour entre ces deux premiers éléments du dispositif, c'est-à-dire lorsque Staline s'en prit sans ménagement aux avant-gardes à partir de 1927 et imposa le réalisme socialiste qui ne pouvait trouver grâce aux yeux des esthètes de la Weltbühne. En revanche, les néo-conservateurs furent assez vite séduits par Staline en qui ils virent l'incarnation d'un authentique « Führer » dans la droite ligne de Lénine. Un troisième élément doit encore être pris en compte : il s'agit du culte de l'action, recelant une dimension sacrificielle. Ce culte de l'action est apparu clairement dans les revues néo-conservatrices ou encore dans Die Aktion au cours des premières années qui suivirent l'arrivée au pouvoir des bolcheviks. La dimension sacrificielle prêtée à l'« événement bolchevique » était le corrélat du doute qui pesait sur la capacité des bolcheviks à se maintenir au 289
pouvoir. Dans la seconde moitié des années vingt, la grande « action » du régime bolchevique initiée par Staline et très largement mythifiée fut d'ordre économico-social. Il s'agit de la mise en œuvre du Plan, au moment où l'Occident entrait dans la crise. Indépendamment des clivages idéologiques traditionnels, l'« événement bolchevique » fut donc bien, tout au long de la République de Weimar, un véritable « réactif » générant des discours obéissant à des règles de formation à ce point divergentes que parfois aucune médiation ne fut possible entre eux, y compris à l'intérieur d'un même camp, implosant dès lors sous l'effet d'une situation de mésentente par trop insurmontable. C'est ce que l'on a pu observer au cours de la grande polémique de 1930 ayant éclaté dans la Weltbühne entre des collaborateurs soucieux de cautionner coûte que coûte l'expérience bolchevique face à la montée du nazisme et ceux qui, sous le coup des dérives staliniennes, s'apprêtaient à renoncer au « mythe soviétique » pour renouer avec un projet héritier de la tradition utopiste des Lumières. Cette dernière avait pourtant été très largement battue en brèche tout au long de la République de Weimar, y compris par ceux qui tentaient désormais de la restaurer, tandis que le ressort mythique avait constamment trouvé des relais dans les différentes formations discursives envisagées. Dans cette période où la crise du mode de pensée utopique, symptôme d'une « éclipse de la raison », selon l'expression de Daniel Lindenberg, alla de pair avec une « poussée mythique », c'est essentiellement à la destruction d'un sol discursif que l'on a pu assister de la part des tenants de la « Révolution conservatrice », à un « dynamitage » visant à « préparer une vie nouvelle », comme le souligne Ernst Jünger dans Le Travailleur1. Et de la part des 1
Cf. l'étude de Michel Vanoosthuyse, Fascisme et littérature pure. La fabrique d'Ernst Jünger, op. cit, et notamment le premier sous-
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« intellectuels de gauche », cette stratégie discursive de substitution vint avant tout pallier un profond désespoir allant de pair avec le renoncement pour ainsi dire définitif à l'« esprit de l'utopie » à la fin de la République. A cet égard, l'appel de la Weltbühne à la veille des élections législatives de 1932 à délaisser « la poire véreuse tenant lieu de programme au SPD » pour mieux « croquer dans la pomme communiste […] acide mais juteuse », est édifiant ! Au pays des frères Grimm, comment ne pas voir dans cette image rappelant l'instant fatidique où la malheureuse Blanche-Neige succomba à la perfidie de sa marâtre une pulsion de mort à peine voilée confirmant le profond « malaise dans la civilisation » que venait alors de diagnostiquer un certain Sigmund Freud mettant en garde contre la « perturbation apportée à la vie en commun par l'humaine pulsion d'agression et d'auto-anéantissement1 » ? Au terme de cette étude, il nous semble que cette mise en garde, qui n'était pas destinée aux seuls contemporains de Freud, n'a rien perdu de sa pertinence. On peut en effet voir dans les termes pour le moins ambigus de « postvérité » ou de « faits alternatifs » des avatars contemporains d'un discours mythique propice au « dynamitage » d'un espace de rationalité politico-culturel constituant le fondement de tout régime démocratique. Si ce travail est parvenu à montrer à quel point la puissance du verbe, porteur autant d'affects que de concepts, est à même de chapitre consacré au Travailleur, « Dynamitages » (p. 117 sq.). Le terme de « dynamitage » est de Jünger lui-même, qui l'explicite ainsi : « Il faut aller chercher l'adversaire sur le terrain de sa force. La meilleure réponse à la trahison de l'esprit envers la vie est la haute trahison de l'esprit envers l'« esprit » ; et cela compte au nombre des hautes et cruelles jouissances de notre temps que de participer à ce dynamitage. », traduit et cité d'après Michel Vanoosthuyse, p. 117. 1 Sigmund Freud, Le malaise dans la culture, Paris, Quadrige / Presses Universitaires de France, 1995, traduction de Pierre Cotet, René Lainé et Johanna Stute-Cadiot, p. 89.
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déstructurer et de remodeler en profondeur un espace politico-culturel – ne se limitant pas au microcosme intellectuel à l'origine de ces stratégies discursives dont l'efficacité pratique pourrait bien être inversement proportionnelle au niveau de complexité théorique – il n'aura pas été tout à fait vain.
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301
Index ABEGHIAN, Artasches, 205 BABEL, Isaak Emmanuilovitch, 248 BAKOUNINE, Mikhaïl Alexandrovitch, 143 BALÁZS, Béla, 211, 228, 266, 267 BANULS, André, 117, 221, 238 BARBUSSE, Henri, 152 BECHER, Johannes R., 243 BENDA, Julien, 108, 162 BERING, Dietz, 286 BERNHARD, Georg, 96, 136, 263 BIE, Oscar, 91 BISMARCK, Otto von, 67 BLOCH, Ernst, 21, 23, 98, 297 BLOCK, Herbert, 263, 277 BLÜHER, Hans, 200 BLUM, Oscar, 217, 218, 219, 220 BODISCO, Theophile von, 170 BOEHM, Max Hildebert, 180 BOGDANOV, Alexandre Alexandrovitch, 161 BOSCH, Robert, 78 BOUBNOV, Andreï Sergueïevitch, 228 BOUCHER, Maurice, 167 BOUKHARINE, Nikolaï Ivanovitch, 232, 256 BOUNINE, Ivan, 248 BRAHM, Otto, 91 BRECHT, Bertolt, 76 BREUER, Stefan, 42 BRIAND, Aristide, 252 BROCKDORFF-RANTZAU, Ulrich von, 91, 163 BROH, James, 141 BUCHERER, Hans, 124 BUETZ, Gerhard, 185 303
CAMUS, Albert, 240, 241 CASTELLAN, Georges, 105 CAUTE, David, 24, 25, 260 CHAMBERLAIN, Neville, 250 CHMELIOV, Ivan Sergueïevitch, 248 COHEN, Max, 133 CONRAD, Hans, 243 DÉNIKINE, Anton Ivanovitch, 123 DERNBURG, Bernhard, 136 DESSAU, Fritz, 188, 189 DIEDERICHS, Eugen, 41, 61, 62, 64, 69, 70, 71, 73, 87, 121, 131, 132, 172, 192, 205, 275 DÖBLIN, Alfred, 92, 93, 118, 119, 135, 243, 266 DOERSCHLAG, Siegfried, 175, 176, 177 DONATH, Gerhard, 227, 233 DORGELÈS, Roland, 76 DOSTOÏEVSKI, Fiodor Mikhaïlovitch, 43, 44, 48, 52, 98, 159, 169, 170, 171, 172, 173, 174, 205, 220, 289 DREYFUS, Alfred, 9, 16, 33, 286, 296 DUHAMEL, Georges, 94, 259 DUPEUX, Louis, 41, 46, 60, 90, 128, 129, 136, 166, 189, 190, 270, 278, 280 DWINGER, Edwin Erich, 41, 60, 61, 62 DZERJINSKI, Félix Edmoundovitch, 157 EBERT, Friedrich, 163, 201 ECKART, Hans von, 72 EGGEBRECHT, Axel, 214, 215, 229, 230 EHRENBOURG, Ilya Grigorievitch, 247 EHRENTREICH, Alfred, 192 EINSTEIN, Albert, 152, 238 EINSTEIN, Carl, 32 EISENSTEIN, Sergueï Mikhaïlovitch, 28, 146, 211, 212, 213, 215, 216, 217, 242, 247, 260, 289 EISNER, Kurt, 20, 104, 105, 106, 116 ELTZBACHER, Paul, 129, 130, 131, 132, 176 304
ENDERZIN, Jack, 231, 232 ESCHMANN, Ernst Wilhelm, 71, 273, 275 FARBMAN, Michael, 93, 261, 262 FEJTÖ, François, 80, 81 FESTER, Richard, 67 FISCHER, Samuel, 45, 91, 92, 122, 295, 297 FLAKE, Otto, 134, 162, 163, 259 FRANCE, Anatole, 152, 237 FRÉDÉRIC II, 16, 297 FREUD, Sigmund, 291 FREYER, Hans, 67, 297 FRIED (pseudonyme de Ferdinand Friedrich Zimmermann), 273, 277, 282 FRIEDELL, Egon, 36 FROMM, Heinrich, Ritter von, 58 GANGL, Manfred, 10, 285 GENGIS KHAN, 45, 202 GISSELBRECHT, André, 78, 82 GLEICHEN-RUSSWURM, Heinrich, Freiherr von, 55, 58, 59, 67, 73, 75, 126, 127, 128, 179, 180, 185, 186, 187, 188, 199 GOEBBELS, Joseph, 85, 281 GOELDEL, Denis, 52, 166 GOGOL, Nicolas Vassilievitch, 218 GOLDSCHMIDT, Alfons, 25, 26, 29, 58, 125, 126, 144, 145, 147, 148, 149, 151, 155, 158, 160, 161, 162, 232 GORKI, Maxime, 216, 220, 238, 241 GRABOWSKY, Adolf, 127 GRAMSCI, Antonio, 78 GRIMM, Frères (Jakob et Wilhelm), 291 GROPIUS, Walter, 58 GROSZ, Georg, 27, 152 GRÜNEBERG, Horst, 273, 275 GUILBEAUX, Henri, 112, 219, 241, 242 GUMBEL, Emil, 267 305
HAGEMANN, Walter, 272 HARBOU, Thea von, 76 HAUPTMANN, Gerhart, 92 HEARTFIELD, John, 152 HECKMANN, Paul, 58 HEINE, Heinrich, 35, 98 HELFFERICH, Karl, 55 HESSE, Hermann, 159 HIEBER, Hermann, 217, 218, 219 HILGER, Gustav, 91 HILLER, Kurt, 113, 208, 209, 235, 236, 240, 245, 268 HINDENBURG, Paul von Beneckendorff und von, 28, 198, 201, 208, 210, 219, 230, 268 HITLER, Adolf, 9, 74, 268, 279, 281 HOEFFING, Waldemar, 272 HOETZSCH, Otto, 58, 125, 126, 269 HOFMANNSTHAL, Hugo von, 92 HÖHN, Karl, 121 HOLITSCHER, Arthur, 26, 94, 152, 156, 160, 161, 162, 170 HOOVER, Herbert, 151, 153 HÖRDT, Philip, 172 HORNEFFER, Ernst, 69 HUGENBERG, Alfred, 214, 215 HURWICZ, Elias, 122, 123, 154, 156, 158, 230 JACOBI, Hugo, 229 JACOBSOHN, Siegfried, 30, 34, 35, 86, 123, 229 JEANSON, Francis, 240, 241 JOFFÉ, Adolf Abramovitch, 123 JOGISCHES, Leo, 138 JUNG, Edgar, 204 JUNG, Franz, 25 JÜNGER, Ernst, 60, 62, 76, 166, 268, 269, 270, 271, 272, 281, 290, 297, 298 JÜNGER, Friedrich Georg, 278 306
KALSER, Erwin, 267 KAMENAVA, Olga Davidovna, 153 KAMENEV, Lev Borissovitch, 123, 153, 206, 232, 256 KANEHL, Oskar, 143 KAPP, Wolfgang, 74, 80, 118, 179, 278 KARSCH, Walther, 288 KATAÏEV, Valentin Petrovitch, 248 KAUTSKY, Karl, 102, 103, 104, 107, 109, 110, 112, 157, 254, 315 KAYSER, Rudolf, 91, 163, 247, 248, 249, 251 KEHLER, Henning, 156 KELLOGG, Frank Billings, 252 KERF, Kurt, 240 KERR, Alfred, 58 KEYSERLING, Hermann, Graf von, 49, 51, 53 KNÜPFER, Arnold, 220 KOLLWITZ, Käthe, 152 KOLTCHAK, Alexandre Vassilievitch, 61 KOSZYK, Kurt, 164 KOULECHOV, Lev Vladimirovitch, 28 KRACAUER, Siegfried, 98, 99, 298 KRAUS, Fritz, 254 KRYLENKO, Nikolaï Vassilievitch, 235 KUN, Béla, 22 LAGARDE, Paul de (Paul Anton Bötticher, dit), 70 LANG, Fritz, 76, 214, 293, 295 LAPINKA, Marfa, 217 LEDERER, Emil, 250, 251 LEFORT, François, 251 LÉNINE (Vladimir Ilitch OULIANOV, dit), 21, 23, 24, 26, 27, 33, 44, 45, 46, 48, 53, 62, 85, 98, 102, 103, 105, 107, 109, 110, 123, 125, 129, 130, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 146, 148, 151, 155, 156, 160, 179, 180, 181, 182, 183, 184, 186, 189, 192, 193, 199, 200, 202, 207, 210, 217, 230, 231, 233, 234, 243, 254, 255, 260, 307
281, 287, 289, 293, 298, 301, 315 LEONOV, Leonid Maximovitch, 247, 248 LESCHNITZER, Franz, 211, 222 LEVI, Paul, 138, 139, 156 LEVINÉ, Eugen, 105 LEWINSOHN, Richard (dit MORUS), 223, 224 LIEBKNECHT, Karl, 114, 138, 143 LINDENBERG, Daniel, 288, 290 LLOYD GEORGE, David, 250 LOUNATCHARSKI, Anatoli Vassilievitch, 153, 161, 227, 247 LOUTRE, Camille, 223 LUKÁCS, Georg, 22, 23 LUXEMBURG, Rosa, 22, 104, 109, 110, 114, 138, 143, 156, 157, 243 MACDONALD, Ramsay, 250 MACKAY, B. Laurence, Freiherr von, 67 MAÏAKOVSKI, Vladimir Vladimirovitch, 218, 241, 242, 247, 248 MAKHNO, Nestor Ivanovitch, 177 MANKIEWITZ, Paul, 55, 56 MANN, Heinrich, 10, 16, 18, 20, 23, 32, 36, 42, 43, 106, 109, 113, 115, 116, 117, 118, 134, 158, 210, 217, 220, 221, 223, 231, 238, 268, 286, 293 MANN, Thomas, 16, 17, 18, 37, 42, 43, 44, 45, 46, 48, 49, 67, 74, 75, 82, 85, 92, 93, 167, 169, 170, 263, 314 MARCU, Valeriu, 226 MARX, Karl, 47, 112, 143, 171, 172, 181, 242 MEHNERT, Klaus, 252 MEINECKE, Friedrich, 78, 79, 83, 84, 85, 86, 92, 93 MEREJKOVSKI, Dimitri Sergueïevitch, 52, 53, 121, 159 MERLEAU-PONTY, Maurice, 240 MERLIO, Gilbert, 42, 46, 296 MEYERHOLD, Vsevolod, 217, 218, 242, 247, 260, 289 MILIOUKOV, Pavel Nikolaïevitch, 254 308
MOELLER VAN DEN BRUCK, Arthur, 51, 52, 53, 54, 58, 59, 67, 73, 74, 120, 128, 131, 171, 172, 173, 178, 179, 180, 184, 186, 189, 190, 191, 192, 198, 200, 204, 205, 271, 277, 288, 295 MOHLER, Arnim, 40, 42, 54, 59, 60 MOMMSEN, Theodor, 123, 124 MORUS (pseudonyme de Richard Lewinsohn), 242 MÜHSAM, Erich, 104, 142 MÜLLER, August, 93 MÜLLER, Herbert, 127 MÜNZENBERG, Willi, 151, 152, 158, 244 MURNER, Thomas, 282 MUSIL, Robert, 92 MUSSOLINI, Benito, 239, 263, 276 NAPOLÉON Ier, 53 NATONEK, Hans, 121 NAUMANN, Friedrich, 121 NIEKISCH, Ernst, 60, 97, 104, 277, 278, 279, 280, 281 NIETZSCHE, Friedrich, 41, 132, 175 NIVEL, Paul, 211 NOSKE, Gustav, 235 ORY, Pascal, 9 OSSIETZKY, Carl von, 29, 221, 222, 224, 225, 229, 233, 237, 238, 239, 240 OSTROVSKI, Alexandre Nikolaïevitch, 218 OTTEN, Karl, 111 PAQUET, Alfons, 58, 84, 87, 89, 94, 122, 125, 126, 149, 150, 152, 160, 161, 162, 172, 173 PECHEL, Rudolf, 66, 69, 74, 170, 203, 205 PÉGUY, Charles, 199 PERSIUS, Lothar, 225 PFEMFERT, Franz, 29, 32, 33, 69, 109, 111, 112, 113, 138, 139, 142, 143, 144, 255, 287, 289 PIERRE Ier (le Grand), 120 PILNIAK, Boris Andreïevitch, 219, 220, 241, 247 309
POINCARÉ, Raymond, 157 POL, Heinz, 113, 239, 241 POUDOVKINE, Vsevolod Illarionovitch, 28, 211, 216, 247, 260 PROUDHON, Pierre-Joseph, 242 PROUST, Marcel, 76 RADEK, Karl, 26, 114, 123, 160, 189, 190, 191, 201, 236 RAKOVSKI, Christian Gueorguievitch, 223, 236 RANCIÈRE, Jacques, 12 RATHENAU, Walther, 63, 82, 163, 187, 188 RATZEL, Friedrich, 68 RAULET, Gérard, 285 RAUTENFELD, Harald von, 200 REED, John, 26, 27, 28 REISNER, Larissa Mikhaïlovna, 220 RENAN, Ernest, 124 RESCH, Johannes, 205 RICHARD, Felix, 67, 177, 223 RINGLEB, Alexander, 181 ROCHE, Georges, 10 RODENBERG, Julius, 66 ROSENSTOCK, Eugen, 275 ROTH, Joseph, 97, 98 ROUSSEL, Hélène, 10, 263 RUBINER, Ludwig, 32 RUDERT, Max, 211 RUFFMANN, Karl-Heinz, 228 RÜHLE, Otto, 140 SABIT, Essad, 202, 203 SAENGER, Samuel, 133, 163, 249, 251, 252, 253, 254, 255, 256, 257, 258, 259, 263 SALMON, Christian, 12 SALOMON, Ernst von, 60, 63, 64 SARTRE, Jean-Paul, 240, 241 SCHAUWECKER, Franz, 60, 64 310
SCHEFFER, Paul, 90, 163 SCHEFFLER, Karl, 249 SCHEIDEMANN, Philipp, 225 SCHICKELE, René, 29, 30, 31, 34, 58, 107, 108, 115, 118, 159 SCHLAGETER, Leo, 189, 191 SCHMIDT, Annalise, 58 SCHMITT, Carl, 53, 205, 279, 281 SCHNELLER, Richard, 67 SCHRÖDER, Karl, 143 SCHWABACH, Ernst, 30 SCHWARZ, Hans, 200 SCHWARZSCHILD, Leopold, 277 SEECKT, Hans von, 225 SEEHOF, Arthur, 224 SEGEBERG, Harro, 269 SEIWERT, Franz Wilhelm, 173 SHAW, George Bernard, 152 SIEMSEN, Hans, 109, 110 SINCLAIR, Upton, 152, 222 SIRINELLI, Jean-François, 9 SMILG-BENARIO, Michael, 236 SOLJENITSYNE, Alexandre Issaïevitch, 241 SOLOVIEV, Sergueï Mikhaïlovitch, 121 SOMBART, Werner, 92, 93, 297 SOREL, Georges, 205, 263, 269, 274, 281 SPAHN, Martin, 178, 202, 203 SPENGLER, Oswald, 46, 47, 48, 49, 50, 52, 67, 120, 296, 297 STADTLER, Eduard, 54, 55, 56, 73, 82, 89, 124, 127, 128, 130, 131, 132, 180, 182, 183, 185, 187, 188 STALINE (Joseph Vissarionovitch DJOUGACHVILI, dit), 24, 25, 48, 202, 206, 207, 221, 223, 230, 231, 232, 233, 236, 237, 244, 247, 255, 256, 257, 258, 271, 272, 275, 276, 280, 289, 290, 293, 298 311
STANISLAVSKI, Constantin Sergueïevitch, 260 STEGEMANN, Herbert, 204, 206, 207 STEINBERG, John, 240 STERN, Fritz, 70, 74 STÖCKER, Helene, 58, 230 STÖSSINGER, Felix, 228 STRESEMANN, Gustav, 79, 80, 81, 83, 224 STRÖBEL, Heinrich, 115, 116, 117, 118, 154, 155 SUHRKAMP, Peter, 22, 92 TAÏROV, Alexandre Iakovlevitch, 218, 247 TARN, Thomas, 267 TCHEKHOV, Anton Pavlovitch, 169 TCHITCHERINE, Gueorgui Vassilievitch, 224, 226 THÄLMANN, Ernst, 244, 268 TIRPITZ, Alfred von, 81 TOLLER, Ernst, 28, 104, 105, 106, 152 TOLSTOÏ, Léon Nikolaïevitch, 43, 48, 98, 169, 171, 220, 248 TÖNNIES, Ferdinand, 46 TOURGUENIEV, Ivan Sergueïevitch, 43 TRAVERSO, Enzo, 97, 98, 99 TRETIAKOV, Sergueï Mikhaïlovitch, 247 TROELTSCH, Ernst, 83, 84, 85, 86, 92, 136, 164 TROTSKI (Lev Davidovitch BRONSTEIN, dit), 24, 64, 94, 123, 153, 156, 202, 206, 223, 232, 233, 236, 237, 255, 256, 257, 271, 280, 289 TUCHOLSKY, Kurt, 29, 35, 36, 117, 118, 157, 208, 220, 225, 226, 229, 237, 266 ULLSTEIN, Leopold, 63, 96, 293 VANOOSTHUYSE, Michel, 290 VERTOV, Dziga, 28, 146, 211 VOLCK, Herbert, 60, 63 VORST, Hans, 84, 88, 89, 90 VRIES, Axel de, 202 WASEMANN, Hans, 244 312
WEBER, Alfred, 71, 164 WEBER, Max, 79, 80, 81, 83, 92, 135, 136, 159 WERDENFELS, Jörg, 272 WETH, Fritz, 183 WIEGLER, Paul, 248 WIENE, Robert, 214 WILBRANDT, Robert, 253 WILD, Jonathan, 237 WILLETT, John, 40 WILSON, Woodrow, 45, 110, 130 WINNIG, August, 278 WIRSING, Giselher, 71, 273, 275, 276 WIRTH, Joseph, 163, 187, 188 WIRTHS, Werner, 73 WOLFF, Theodor, 89, 91 WRANGEL, Piotr Nikolaïevitch, 177 WROBEL, Ignaz (pseudonyme de Kurt Tucholsky), 242 ZEHRER, Hans, 71, 93, 96, 273, 274, 275, 276, 282, 288 ZICKLER, Artur, 114 ZIEGLER, Leopold, 36 ZIMMERMANN, Ferdinand Friedrich, 71, 273, 275 ZINOVIEV, Grigori Evseïevitch, 123, 206, 232, 256 ZOLA, Émile, 16, 17, 76, 109, 142 ZÖRGIEBEL, Karl, 239 ZWEIG, Arnold, 239
313
Table des matières Introduction ................................................................................9 1ère partie .................................................................................15 Paysage .....................................................................................15 Préambule : La querelle d'avant-guerre entre Heinrich et Thomas Mann .......................................................................17 Chapitre 1 :« Intellectuels de gauche » et Russie soviétique ..............................................................................................21 Chapitre 2 : La « nouvelle droite intellectuelle weimarienne » ..............................................................................................41 Chapitre 3 : « Républicains par raison » et intellectuels libéraux .................................................................................79 Chapitre 4 : L'impossible totalisation ...................................97 Deuxième Partie .....................................................................101 Éruptions.................................................................................101 Chapitre 1 : La polémique entre Lénine et Kautsky au cœur de la mésentente entre les « intellectuels de gauche ».............103 Chapitre 2 : Les ambiguïtés de la « nouvelle droite intellectuelle weimarienne » et des « républicains par raison » ............................................................................................121 Chapitre 3 : La réversibilité du discours des « intellectuels de gauche » et des « républicains par raison » entre 1920 et 1923 ............................................................................................139 Chapitre 4 : L'hétérogénéité des discours néo-conservateurs entre 1920 et 1923 ..............................................................167 Troisième partie ......................................................................197 Chaos ......................................................................................197 Chapitre 1 : Les dérives mythiques suscitées par l’événement bolchevique dans la seconde moitié des années vingt ........199
315
Chapitre 2 : Mythification et démythification de la Russie soviétique par les « intellectuels de gauche démocrates » entre 1925 et 1930 .......................................................................209 Chapitre 3 : Le pragmatisme désabusé de la Neue Rundschau ............................................................................................247 Chapitre 4 : Fin des utopies et persistance du mythe..........267 Conclusion ..............................................................................285 Bibliographie ..........................................................................293 Filmographie...........................................................................299 Index .......................................................................................303
316
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Lorsque l’on aborde la question des crises démocratiques d’une redoutable actualité, la République de Weimar est une référence incontournable. Contemporaine de sa naissance tourmentée, la Russie soviétique attira d’emblée l’attention de ses voisins allemands, notamment des intellectuels. Leurs échanges passionnés se déployaient au sein de revues politico-culturelles devenues, au lendemain de la guerre, le « réseau social » par excellence. Très vite, l’« événement bolchevique » put ainsi apparaître comme un véritable « réactif » au sens quasi chimique du terme qui fit voler en éclat les découpages idéologiques traditionnels. Objet d’une fascination croissante, il généra des discours de plus en plus empreints d’irrationnel aux effets dévastateurs, y compris parmi les plus fervents gardiens de la rationalité et de l’idéal démocratique dont on sait ce qu’il advint.
Professeur agrégé d’allemand, Docteur ès Lettres de l’Université de Paris III Sorbonne Nouvelle, Didier Lefebvre enseigne depuis plus de vingt en CPGE, actuellement au Lycée François Ier du Havre. A côté de son enseignement, il travaille sur la République de Weimar à partir des revues politico-culturelles des années vingt.
Collection « Historiques » dirigée par Vincent Laniol, avec Bruno Péquignot et Denis Rolland
série Travaux
Didier Lefebvre
LA TENTATION DU CHAOS
Historiques
LA TENTATION DU CHAOS
Historiques
Didier Lefebvre
LA TENTATION DU CHAOS Les intellectuels allemands face à la Russie soviétique 1918-1933
Illustration de première de couverture : Tous droits réservés. ISBN : 978-2-14-049303-4
32 €
Historiques
Travaux