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French Pages [297] Year 2006
PRÉFACE Contemporain de l’indépendance du pays, le roman est au Niger un genre de création récente. Genre d’importation en quelque sorte, puisque par nature étranger aux riches et antiques traditions orales de l’Afrique de l’Ouest, il s’y est ouvert une voie propre, entre tradition et modernité, entre dénonciation politique et témoignage sociologique. Non sans mérite, si grandes sont les difficultés matérielles que rencontrent les écrivains pour trouver les moyens nécessaires à leur activité, édition, vente des livres, public, dans ce pays qui compte parmi les plus pauvres du monde, où la priorité, comme nous l’ont rappelé des événements récents, est d’abord d’assurer le minimum vital à une population en pleine expansion démographique. Mais cette jeunesse qui se développe ainsi, il ne suffit pas de la nourrir, encore faut-il lui donner par la culture, par une culture qui lui appartienne en propre, les moyens de faire face aux défis du monde actuel. Le grand mérite d’Abdoul-Aziz Issa Daouda est de s’être mis au service de cette jeunesse, tant par son activité d’administrateur qu’il n’y a pas lieu d’exposer ici, que par ses travaux d’enseignant et de chercheur. Il nous propose ici la première étude de synthèse sur la littérature romanesque nigérienne. Il fait d’abord apparaître que si le thème de la colonisation y est évidemment évoqué, il ne représente cependant qu’un sujet secondaire, à la différence de ce qui caractérise d’autres littératures africaines qui ont éclos avec le mouvement de la négritude. En revanche le thème du désenchantement y tient un rôle beaucoup plus important. Mais c’est le « roman du malheur », selon l’heureuse expression d’Abdoul-Aziz Issa Daouda, autour des questions de l’exode rural et du heurt entre le monde des anciennes
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coutumes et celui de la modernité, avec sa violence comme avec les libertés qu’il revendique, qui y occupe une place essentielle. Cette dichotomie de la tradition et de la modernité se retrouve dans la forme du roman nigérien, et Abdoul-Aziz Issa Daouda montre ce qu’il doit à la tradition du conte oral : relative brièveté des œuvres, construction narrative très linéaire, absence d’actions secondaires, place réduite accordée aux descriptions, et au contraire tendance au développement des dialogues. Mais en même temps se fait sentir dans le style l’influence du cinéma et du journalisme, et chez quelques auteurs celle du nouveau roman ou du moins de certains de ses traits particuliers. D’où, dans les mêmes ouvrages, la rencontre d’un réalisme européen et d’un merveilleux africain, de préoccupations sociales et politiques ancrées dans le présent, et de procédés stylistiques hérités d’une tradition pluriséculaire, toutes caractéristiques qui donnent au roman nigérien sa spécificité. Issu d’une thèse soutenue en 1993 à l’Université Paul Valéry de Montpellier, et complété par une postface consacrée aux productions plus récentes, le présent ouvrage constitue une contribution de premier ordre à la connaissance de la culture nigérienne, non seulement dans sa dimension romanesque, mais plus largement dans ce qui la relie à ses sources, à ses croyances anciennes comme à son terroir propre. Il était essentiel que ce travail ne restât pas limité au public des bibliothèques universitaires. Ce livre est aussi destiné à faire entendre à un large public la voix d’une littérature proprement nigérienne. Mais d’abord, il veut aider à doter la jeunesse du Niger des perspectives culturelles constitutives de son identité, perspectives sans lesquelles l’indispensable développement économique pourrait conduire à de nouvelles formes de servitude. Jean-Pierre MARTIN Professeur à l’Université d’Artois
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INTRODUCTION GÉNÉRALE
De 1959 à 1990, cela fait une trentaine d’années qu’il existe une création romanesque nigérienne d’expression française. Cependant, aujourd’hui, hormis les quelques études thématiques que lui consacrent certains étudiants d’une faculté des Lettres qui a à peine une vingtaine d’années, auxquelles s’ajoutent de temps en temps quelques articles de la Presse nationale, le roman nigérien est quasi-absent sous la plume des critiques, même les plus classiques. Nous constatons curieusement que même la Littérature Nègre de Jacques Chevrier1, à la fois exhaustive et incontournable en matière d’Histoire de la littérature africaine, ne fait allusion à la création romanesque nigérienne qu’en une seule ligne pour dire de Kotia Nima de Boubou Hama qu’il est « une véritable apologie de la tradition négro-africaine ». Certes, mais sans doute l’auteur a-t-il oublié d’une manière tout à fait innocente de nous dire également que le roman de Boubou Hama est surtout l’apologie d’une « possible synthèse » entre ce que le romancier appelle les « mesures africaine et européenne », ce qui classe son roman d’emblée dans la perspective d’une culture africaine irrémédiablement métisse. Chez Mohamadou Kane, qui aurait pourtant pu trouver là de riches arguments dans le cadre de son Roman africain et tradition2, on ne trouvera pas non plus de traces de la création 1 Littérature nègre de Jacques CHEVRIER, qui est un classique des études de littérature africaine dans l’enseignement scolaire africain, malgré des velléités de contestation qui ne méritent pas d’être soulignées ici. 2 Mohamadou KANE, Roman africain et tradition, Dakar, N.E.A., 1992. L’auteur y insiste notamment sur une démarche critique qui prônerait le lien indissociable entre la création littéraire et les traditions africaines.
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romanesque nigérienne... sauf dans la bibliographie où il est fait mention de Gros Plan d’Idé Oumarou, peut-être en hommage au grand prix d’Afrique noire de Littérature que remporta en 1978 ce roman nigérien. Il serait vain de multiplier les exemples pour montrer le caractère impératif d’une étude qui prendrait en compte toute la production romanesque nigérienne. C’est de ce point de vue que notre démarche peut s’entendre comme une contribution pour faire connaître le roman nigérien, montrer ce qu’il comporte comme spécificités, pourquoi il est à la fois nigérien et d’expression française. Comme pour répondre à Janheinz Jahn qui dès 1967 imposait à la « science littéraire » le devoir de découvrir en quoi consistait cette « africanité » qui classe la plupart des œuvres d’Afrique noire, non pas dans la littérature anglaise, française, portugaise en Afrique, mais dans la littérature africaine en langue anglaise, en langue française, en langue portugaise. Il faut donc, dit-il, chercher quels topoi, quelles idées et quelles caractéristiques de style ont, ou n’ont pas, leur origine dans des traditions et des civilisations strictement africaines et lesquelles.
Cependant, si le point de vue de Jahn était tout à fait recevable à une époque où l’attitude des théoriciens de la littérature africaine consistait à la considérer comme une évidente continuation de la littérature occidentale (française en ce qui nous concerne), et à y percevoir comme insuffisant tout aspect en désaccord avec l’esthétique du roman occidental même lorsqu’il s’agit (c’est souvent le cas) d’une originalité qui s’inspire des traditions narratives du conte, il n’en demeure pas moins que la terminologie générique de roman africain est en grande partie la cause de la méconnaissance des productions romanesques d’Afrique, et notamment de celles du Niger. N’a-t-on pas cédé souvent à la facilité de généraliser rapidement un aspect d’une littérature nationale et d’en faire une évidence pour les littératures des autres pays d’Afrique, produisant ainsi selon la formule de Kane : un phénomène de simplification ou de réduction [...] qui tend, à des fins d’élucidation, à gommer arbitrairement les différences culturelles ?
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Pourtant, il existe beaucoup de différences entre les pays africains, qu’on ne saurait perdre de vue dans une étude de la littérature, par suite des multiples corrélations qui s’établissent entre une société donnée et les modes par lesquels on l’exprime. Emmanuel Dongal3 ne croyait pas si bien dire lorsqu’il faisait remarquer que s’il est légitime de parler d’une Littérature africaine, il est évident que les pays autrefois uniformisés se sont de plus en plus différenciés par les années qui passent et chacune de leurs sociétés engendre des préoccupations ou du moins des priorités divergentes suivant le type de régime politique qu’elles subissent.
Ou tout simplement, sommes-nous tenté d’ajouter, selon la situation climatique ou le contexte socioculturel spécifiques qui existent dans un pays donné. Car en toute logique les préoccupations d’un pays sahélien, enclavé, musulman, comme le Niger, ne sauraient être les mêmes que celles d’un pays comme le Cameroun par exemple. Il est donc pour nous souhaitable d’éviter une démarche qui procéderait par a priori en tentant de mettre en perspective le roman nigérien à l’aide de particularités relevées à propos d’une autre production romanesque africaine, non pas que nous récusions les études critiques réalisées en littérature africaine, mais tout simplement au nom de cette relativité socioculturelle, seule capable de nous faire aboutir à une saisie réelle de ce qui fonde la nigérienneté de nos romans. Encore qu’il nous faille trouver la méthode d’approche qui nous permettrait de pénétrer la création romanesque nigérienne afin d’en mieux saisir les mécanismes de narration. C’est assurément à ce niveau qu’il convient d’observer le plus de prudence, tant le XXe siècle a engendré, par suite de l’attrait exercé par la psychanalyse, une sorte de mode en matière de critique littéraire qui multiplie des concepts tout à fait érudits et dont le propre est souvent de jeter le trouble sur les œuvres plus qu’elle ne les éclaire. Pis, la « nouvelle critique » accorde quelquefois plus d’importance aux théories qu’à l’intelligence du texte en lui-même, une attitude pour le moins paradoxale qui donne tout son sens à l’admirable réflexion de Julien Gracq, 3
Emmanuel DONGAL, cité par Jacques CHEVRIER in Littérature nègre, op. cit., p. 9.
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Que dire à ces gens, qui, croyant posséder une clé, n’ont de cesse que quand ils ont disposé votre œuvre en forme de serrure ?
C’est au demeurant le prolongement de la même attitude que découvre M. Kane chez certains chercheurs africains : Il y a aussi que ceux des chercheurs qui ont tenté de prolonger cet effort de renouvellement critique à la littérature africaine se sont toujours contentés d’appliquer, les yeux fermés, les grilles de lecture et théories des maîtres du moment. Le moins que l’on puisse dire est qu’ils n’ont pas jeté d’éclairage particulier sur cette littérature. Il y a plus. À la lecture de nombre de travaux on en sait davantage sur les théories à la mode, la réflexion générale sur la littérature, l’écriture, que sur les œuvres littéraires ellesmêmes. Tout se passe comme si le critique se souciait bien plus de prouver sa maîtrise d’une méthode d’investigation donnée, la virtuosité avec laquelle il manie les néologismes en vogue, que de s’attacher à faire la lumière sur un problème particulier de la littérature africaine.4
Nous ne voulons nullement faire revivre ici les grandes controverses de la critique africaine qui a malgré tout connu de louables progrès au cours de ces dernières années, progrès d’ailleurs tout à l’image de la Littérature africaine et sa critique de Locha Mateso5, où celui-ci nous dresse une toute première synthèse de la critique sur la littérature africaine depuis sa naissance. Pourtant, la diversité d’une critique africaine qui n’hésite pas à rapprocher facilement les romanciers africains du Nouveau Roman français sous prétexte d’y découvrir le même souci de renouveler le discours réaliste, justifie toute la prudence de notre démarche. À cet égard, nous nous contenterons de faire remarquer tout simplement que l’esthétique du Nouveau Roman représente en fait l’aboutissement de plusieurs siècles de littérature en France et ne saurait correspondre exactement aux motivations d’une littérature africaine qui n’a qu’un peu plus d’un demi-siècle d’existence. 4
M. KANE, op. cit., p. 20. Locha MATESO, La Littérature africaine et sa critique, Paris, Karthala, 1986. 5
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Nous ne voulons surtout pas en outre manifester ici la certitude d’avoir su éviter tous les pièges de la simplification. Il convient d’ailleurs d’avouer qu’au cours de nos premières recherches sur ce présent sujet, certainement sous l’influence de nos lectures habituelles, nous étions amené à commettre diverses erreurs. Nous avons également cru voir Balzac, Zola ou Robbe-Grillet à des niveaux de l’économie romanesque nigérienne où il fallait plutôt solliciter Djado Sekou6 ; nous nous sommes encore adonné à un inutile travail de pénétration du texte romanesque à l’aide des théories structuralistes, à l’issue duquel nous ne sommes parvenu qu’à la mise en évidence des concepts méthodologiques de Barthes et de Genette. À toutes ces considérations vient encore s’ajouter la grande controverse sur le destin d’une littérature africaine d’expression française que Pathé Diagné inscrit radicalement dans l’itinéraire d’un refus, en pensant que faire un roman dans une langue étrangère, incapable selon lui de traduire l’âme africaine, ne peut être que voué à l’échec, car, argumente-t-il, L’écrivain négro-africain converti à la francité ou séduit par l’anglophonie invente de l’esprit ; il rationalise et disserte de manière pesante là où l’on attend une phrase déliée qui respire l’aisance. Les images de l’écrivain d’expression européenne surgissent d’une lutte douloureuse ; son phrasé, si je puis dire, ne coule pas de source.7
L’assertion de Diagné est d’ailleurs d’autant plus curieuse qu’elle intervient en 1971, soit une année juste après que Ahmadou Kourouma eut, avec les Soleils des indépendances, bousculé « la langue française pour que sa pensée africaine s’y meuve ». « Qu’avais-je donc fait ? » se demandera l’écrivain ivoirien à propos de sa « phrase Malinké », sans doute pour décourager les nostalgiques du « nouveau » qui seraient tentés d’y voir une quelconque influence nouvelle au lieu de ce qu’elle est réellement, c’est-à-dire l’expression d’un « moi double », d’une société métisse, car, continue-t-il, [J’ai] simplement donné libre cours à mon tempérament en distordant une langue classique trop rigide pour que ma pensée 6
Griot nigérien, conteur d’épopée. Pathé DIAGNÉ, « Les langues africaines. Développement économique et culture nationale », in Présence africaine, n° spécial, Paris, 1971, p. 391. 7
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s’y meuve. J’ai donc traduit le malinké en français en cassant le français pour trouver et restituer le rythme africain.8
Peut-être aussi que le linguiste sénégalais était victime de la vague d’incompréhension à laquelle beaucoup de théoriciens s’étaient heurtés lors de la parution des Soleils des indépendances, où Alain Ricard9 constatait une langue libérée de la « tutelle de Paris », tandis que Robert Pageard10 pensait qu’elle « ne peut être approuvée ». Nous nous trouvons donc au sein d’un grand débat où beaucoup semblent perdre de vue le fondement même du texte romanesque en Afrique qui, pour le moins original en cela, doit être à la fois africain et d’expression étrangère. Mais l’intellectuel africain en lui-même n’est-il pas avant tout, et ce depuis l’avènement de la colonisation, la synthèse d’une double appartenance culturelle ? De ce fait le romancier pourra-t-il exprimer sa situation avec le même discours que s’il s’était agi par exemple d’un romancier français ? En outre les romanciers africains pourront-ils un jour se départir de ce qui passe souvent pour être des « souvenirs de l’oralité » ? La tentation du discours moderne sera-t-elle assez forte pour annihiler l’existence d’une tradition narrative orale plusieurs fois séculaire et profondément ancrée dans les mentalités ? Autant de questions qui nous imposent de porter notre regard sur la production romanesque nigérienne avec comme leitmotiv la volonté d’éviter, autant que possible, tout ce qui pourrait porter un coup réducteur à sa double appartenance culturelle. À cet égard nous ne pourrons résister à la tentation de citer Claude Abastado, qui affirme si justement que Rejeter l’écriture au profit de l’oralité, ou l’inverse, c’est amputer la littérature africaine. C’est aussi méconnaître l’Histoire : une culture traverse des crises, connaît des ruptures, des éclipses, des périodes plus fastes que d’autres; elle reçoit 8
Ahmadou KOUROUMA cité par Badday MONCEF : « Ahmadou Kourouma écrivain africain », in l’Afrique littéraire et artistique, 10, Avril 1970, p. 2-8. 9 Alain RICARD, « La littérature africaine de langue française et ses problèmes actuels », in Année africaine 1977, Paris, Pedrosse, 1979, p. 432, cité par S. DABLA dans Nouvelles Écritures africaines, Paris, l’Harmattan, 1986, p. 56. 10 Robert PAGEARD, cité par S. DABLA, op. cit., p. 59.
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des apports étrangers et se métamorphose ; mais elle se perpétue à travers les peuples qui la vivent, et aussi longtemps qu’eux : les traditions sont faites pour évoluer et mourir. Enfin, l’Afrique n’est pas monolithique : il faut parler de cultures (au pluriel), dont la spécificité s’exprime aussi bien dans les textes des écrivains que dans la parole des conteurs.11
Mais en plus, à la lecture de nombre de romanciers nigériens, nous avons eu l’impression de revivre les longues veillées d’autrefois (et encore d’aujourd’hui dans les campagnes), plutôt que le texte moderne qu’est le roman. Ce postulat, auquel vient s’ajouter le bouleversement qu’opère Bernard Mouralis12 dans les certitudes, nous a finalement autorisé à nous demander si le roman nigérien n’était que « du vieux reforgé », s’il n’était pas en fait une autre manière de dire le conte oral nigérien. C’est à cette question que nous tenterons de répondre dans la seconde partie de cet ouvrage. Notre démarche aura donc à cerner l’impact réel du récit traditionnel sur la production romanesque nigérienne que tout appelle à s’épanouir dans la continuité des grandes figures du roman français dont les textes sont couramment enseignés dans les écoles nigériennes comme modèles. Il s’agira en somme pour nous de mettre en perspective le roman nigérien à travers les caractéristiques du récit ancestral afin de mieux comprendre le mécanisme de l’influence du conteur et des niveaux narratifs romanesques dans lesquels elle est perceptible. Cependant, dans la mesure où la production romanesque nigérienne ne compte qu’une trentaine d’années d’existence (à l’image d’ailleurs du pays, dont le contact avec l’Occident remonte à une époque relativement récente), n’a-t-on pas licence de penser aussi que ce qui semble être une profonde influence de l’oralité ne représente en réalité que les dernières traces d’un passé narratif appelé à disparaître avec le temps ? De ce point de vue, la double tentation du roman nigérien n’estelle pas tout simplement la traduction d’une étape nécessaire à 11 Claude ABASTADO, « Représentations sociales, littérature africaine, sémiotique textuelle » in Ethnopsychologie, 2/3, Avril/Sept 1980. 12 Nous faisons allusion à la nouvelle donne qu’introduit ce chercheur dans sa thèse : Littérature et développement, Paris Silex, 1984, où il démontre que l’oralité est un intertexte parmi tant d’autres qui forment le champ d’expression possible de l’écrivain africain.
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l’issue de laquelle viendra la maîtrise des techniques modernes du roman ainsi que leur victoire définitive sur une tradition narrative qui persiste ? Notre troisième partie va adopter la même démarche que la deuxième, nous procéderons en effet à une analyse de cette autre tentation du roman nigérien que représentent les apports occidentaux. Il sera, bien sûr, non seulement question des premiers pas de nos romanciers sur les « traces de Balzac », mais aussi de tous les procédés qu’emprunte le roman nigérien dans la florissante diversité que connaît l’esthétique romanesque au XXe siècle. Mais avant tout, il faudrait d’abord présenter la production romanesque. C’est la tâche de notre première partie, consacrée aux grands axes de la thématique auxquels s’attachent les romanciers nigériens qui, c’est le moins que l’on puisse dire, ne se sont pas morfondus dans une négritude et un anticolonialisme révolus. Ils ne vont pas, non plus, privilégier outre mesure la satire des premières institutions politiques africaines, rompant du coup avec ce à quoi nous ont habitués les thématiques de la littérature africaine, pour s’ouvrir surtout à la société contemporaine nigérienne qui, du fait des nouvelles mutations, ne manque pas de sujets plus sociaux, donc plus concrets. D’autre part, la double tentation romanesque des écrivains nigériens établit aussi une parfaite corrélation avec la société nouvelle qui repousse souvent la modernité en raison de son aspect subversif dans l’harmonie des traditions que l’on n’hésite pas encore à inculper au nom de leur aspect arriéré et inadapté... au modernisme. Enfin, dans le cadre de cet ouvrage, nous nous sommes inspiré d’un corpus que nous avons voulu le plus représentatif possible. Au demeurant, nous n’avons en réalité écarté que peu de textes en fonction de critères qui seront précisés. * * *
La littérature africaine écrite est relativement récente puisqu’elle constitue une conséquence de la colonisation. Au Niger, elle est d’autant plus jeune que l’établissement des premiers postes coloniaux français ne remonte qu’à 1867, et il a 16
fallu attendre 1922 pour que le pays devienne colonie de l’Afrique occidentale française. C’est cette situation qui explique en partie la jeunesse de la littérature écrite nigérienne, comparativement à celle de pays comme le Sénégal où dès la seconde moitié du XIXe siècle l’intérêt fut porté sur la création littéraire écrite. C’est ainsi que le premier roman sénégalais apparaîtra sous le titre des Trois Volontés de Malic écrit par Ahmadou Mapaté Diagné en 1920 : « il s’agit d’un petit roman d’inspiration morale écrit sur la demande de la libraire Larousse et publié dans la collection des Livres roses »13. Puis dès 1926 suivra Force-Bonté de Bakary Diallo, tandis que le Bénin verra son premier roman, l’Esclave de Couchoro, en 1926. En 1948 le Congo voit publier son roman N’Gando de Laman Tshibamba, mais il faudra attendre 1959 pour voir apparaître un premier roman nigérien, les Grandes Eaux noires d’Ibrahim Issa, qui ne sera suivi qu’en 1969, soit une décennie plus tard, par celui de Boubou Hama, Kotia Nima. Le roman nigérien est donc pratiquement né avec l’indépendance du pays, acquise en 1960. Durant cette trentaine d’années d’existence, l’effort de création romanesque n’a pas été permanent ; déjà nous notions l’écart d’une décennie observé entre le premier et le deuxième roman : il faut y ajouter le silence prudent imposé par le coup d’État militaire d’avril 1974, et finalement le mutisme presque total des romanciers nigériens de 1985 à 1990, que seul vient rompre la Camisole de paille d’Amadou Idé en 1987. On devine alors aisément les proportions limitées de la production romanesque nigérienne, qu’aggravent les difficultés d’accès à l’édition auxquelles sont confrontés la plupart des romanciers. C’est d’ailleurs certainement pour cette raison que beaucoup vont opter pour des romans courts ou des nouvelles, qui trouvent malgré tout une certaine audience dans les journaux et les tribunes littéraires. Tous ces facteurs, en réduisant la production romanesque, facilitent la composition d’un corpus dans la mesure où en fin de compte nous n’avons écarté qu’un minimum de textes en fonction des critères suivants :
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Littérature d’Afrique noire de langue française, Robert CORNEVIN, P.U.F., Vendôme, 1976, p. 133.
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- Comme l’exige la composition de tout corpus, quel qu’en soit le domaine, notre principal objectif consistait à réunir le matériau de travail le plus représentatif possible de la production romanesque nigérienne. Aussi, dans la mesure où il n’y a de production officielle que l’ensemble des œuvres éditées, nous avons écarté de notre corpus toutes celles restées à l’état de manuscrit. - Ensuite, il nous fallait distinguer les textes qui relèvent de la production romanesque nigérienne (récits au sens large) en prenant le soin d’écarter les versions transcrites de récits oraux appartenant à la littérature traditionnelle et que l’on peut confusément faire passer pour des textes de littérature nigérienne moderne ; c’est le cas de beaucoup d’œuvres de Boubou Hama. - Et finalement, nous avons préféré ne prendre en compte que les textes qui représentent, malgré l’absence d’école littéraire, une tendance de la création littéraire nigérienne ou africaine en général. Ainsi, nous étions amené par exemple à écarter du corpus des textes singuliers tels que le Chemin du pèlerin d’Abdouramane Soly, que l’auteur a publié sous l’appellation de récit, alors qu’il s’agit en fait d’un témoignage sur son pèlerinage aux lieux saints de La Mecque. D’un point de vue général, ce corpus comporte pratiquement tous les romans publiés, les plus édifiants, les plus connus à l’extérieur et à l’intérieur du Niger où ils reviennent souvent dans les manuels scolaires et universitaires. Enfin, tenant compte de ce que le roman nigérien est malgré tout méconnu, nous avons pensé qu’il était profitable pour le lecteur d’inclure dans la présentation de chaque roman, outre l’indication de l’auteur, de l’éditeur et du thème principal, un résumé succinct ainsi qu’un extrait dont le choix n’est fonction que de notre subjectivité14.
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La présentation suivra l’ordre thématique suivant : colonisation, satire de l’ancien régime, exode et émigration, puis mariage forcé.
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I. LE THÈME DE L'ÉPOQUE COLONIALE Kotia Nima15 (166 p.). Auteur : Boubou HAMA. Éditeur : Présence africaine, 1969. Thème principal : Contact des cultures africaine et européenne pendant l’époque coloniale à travers l’évocation autobiographique de l’auteur. Résumé : Kotia Nima (c’est le pseudonyme que choisit l’auteur dans le roman), fils du chef du village, est choisi pour aller à l’école française par le commandant du cercle. Malgré leur appréhension, ses parents n’ont pas le choix, Kotia Nima va à « l’école des blancs », de Téra à Gorée en passant par Doori, et se retrouve à la fin instituteur à Niamey. C’est sa propre vie qu’évoque le narrateur dans Kotia Nima sous la forme d’une double aventure : un voyage au cœur de l’Afrique où se mêlent paysage et culture, mais surtout l’aventure intérieure d’un homme marqué par le contact de deux cultures, celle de l’Afrique natale et celle de l’Europe, acquise à travers l’école. Extrait (p. 1) : L’Afrique immense, « mère des monstres », l’Afrique de l’esclavage, celle des guerres sanglantes, l’Afrique de la conquête, celle de la colonisation, pour moi, ne datait que d’hier, du temps de mon adolescence passée à l’école française, qui ouvrit mon esprit sur le vaste monde des continents et de leurs hommes. Un jour, une nuit, je ne sais, je naquis dans un petit hameau de brousse africaine, aux environs de l’année 1909. On tirait encore, sur les bords du Niger, à Boubon, en pays zarma et sonrhaï, en 1906, les derniers coups de fusil de l’occupation. Je naissais donc à l’aube d’une ère nouvelle, pleine des souvenirs du passé, d’une Afrique qui n’avait pas encore renoncé à sa fierté, prête toujours à mettre la main à l’arme, pour exiger de l’adversaire qu’il respectât sa sagesse. 15
Kotia Nima s’est vu décerner le grand prix d’Afrique noire de littérature en 1969.
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À sept ou huit ans donc, j’étais un enfant noir, pareil à tous les autres. De ce continent massif, j’ignorais jusqu’à l’existence. Je ne connaissais que Fonéko-Dibilo, mon village natal. Ne cherchez pas sur une carte, aucun point ne le représente. Sur l’immensité de l’Afrique, où pouvait-il être, ce village ? Il existe, cependant, quelque part, mon petit hameau. Il a noms : Fonéko-Dibilo, Fonéko, près de Dibilo, FonékoTedio, Fonéko, le « neuf », le « nouveau », Fonéko-Guinguéno, Fonéko, « la plaine argileuse ».
L’Extraordinaire Aventure de Bikado, fils de noir (615 p.). Auteur : Boubou HAMA. Éditeur : Présence africaine, 1972. Thème principal : L’Afrique traditionnelle et l’époque coloniale à travers la vie de l’auteur. Résumé : Il s’agit de la même trame que dans Kotia Nima, sauf qu’ici Bikado (deuxième pseudonyme de Boubou Hama) remonte dans son autobiographie jusqu’à l’Afrique pré-coloniale. Il y évoque son enfance et ses premières expériences dans une Afrique qui ne connaissait pas encore la colonisation, puis le contact avec l’Occident et l’école l’amèneront aux mêmes étapes que dans Kotia Nima. Extrait (page 1) : C’est un peu le Petit Poucet noir, une mémoire prodigieuse, mais aussi une conscience. Sur l’aile du Passé, il a emporté beaucoup de lui-même dans sa mémoire, beaucoup d’hommes parmi lesquels il a vécu, beaucoup de paysages d’Afrique dans lesquels vous allez le suivre dans sa vie (à regarder de près) qui est une aventure vécue chez lui et ailleurs, dans la savane soudanaise, patrie des forces humaines ou spirituelles qui l’ont nourri. Bikado, vous allez le constater, est l’enfant noir, né dans un village africain, Fonéko, mais qui grandit, au fil du temps, de la sève de l’Afrique Noire, de la solidarité active de ce continent. Sa mémoire en est témoin. Elle s’en souvient. Au cours de multiples récits qui vont suivre, celle-ci va la lui situer et la lui faire dire dans des accents d’une clarté éblouissante.
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Sarraounia (151 p.). Auteur : Abdoulaye MAMANI. Éditeur : L’Harmattan, Paris, 1980. Thème principal : La colonisation à travers la campagne préliminaire de pacification. Résumé (ce résumé n’est pas de nous, nous l’avons tiré du roman lui-même) : Le XIXe siècle s’achève dans un tumulte de guerre, de conquête et d’occupation. La colonisation de l’Afrique bat son plein. Français, Anglais, Allemands, Portugais et Belges s’en donnent à cœur joie. Une colonne française, sous le commandement du capitaine Voulet, part du bord du fleuve Niger pour le lac Tchad avec mission d’arrêter la marche foudroyante de Rabah, un aventurier arabe qui rêve de se tailler un royaume au cœur de l’Afrique. Voulet et sa légion de mercenaires noirs quittent le 2 janvier 1899 Ségou, capitale de l’ancien Soudan (actuellement le Mali). Ils traversent le pays Mossi, le Gourma et le pays Djerma en brisant impitoyablement toute résistance à leur marche vers l’Est. Au cours des luttes particulièrement sanglantes qui les opposent aux populations locales hostiles à la colonisation de leur région, des villages entiers sont rasés, les hommes, les femmes et les enfants sont décimés avec une rare sauvagerie. C’est par le feu et par le fer qu’ils imposent leurs traités d’amitié aux royaumes qu’ils traversent. C’est alors qu’ils buttent en pays haoussa (dans l’ouest de l’actuel Niger) sur un petit royaume gouverné par une reine magicienne : Sarraounia, la reine de Aznas. Sarraounia a su résister à l’invasion des touaregs belliqueux du Nord et préserver son royaume des fanatiques Foulani de Sokoto qui tentent désespérément de la soumettre et de convertir son peuple à l’islam. Le capitaine Voulet est surpris par la résistance farouche de la Sarraounia et des guerriers Aznas. Après une nuit de combat acharné, Voulet et ses hommes occupent la Cité Royale. Mais la Sarraounia ne se rend pas. Elle prend le maquis et continue à harceler les vainqueurs. Fortement impressionnée par la fougueuse détermination de la reine et surtout terrorisée par sa légende de redoutable sorcière, une grande partie des tirailleurs abandonne les Français. C’est donc une armée désorganisée et complètement démoralisée qui continue son chemin pour aller se disloquer quelques jours plus 21
tard dans une lutte fratricide entre officiers français. Voulet luimême est massacré par ses hommes. Les chroniqueurs indigènes attribuent cette fin tragique aux pouvoirs maléfiques de la Sarraounia. Extrait (p. 9) : description du village de Kalgo, après une lutte engagée entre la résistance autochtone et la troupe coloniale dirigée par le capitaine Voulet) : Lentement, mais inexorablement, un soleil sanguinolent perce la brume épaisse du matin. Le feu a brûlé toute la nuit les hangars et les maisons, dessinant au-dessus des charpentes calcinées de longues guirlandes de fumée âcre et nauséabonde. Les chaumes se sont rapidement consumés, dénudant quelques pans de mur lézardés. Un silence funèbre plane sur Kalgo la joyeuse. Même les coqs, d’habitude si bruyants à cette heure de la matinée, se sont tus. Les rues du village sont jonchées de cadavres gonflés comme des outres trop pleines. Étendu près de sa mère agonisante aux seins mutilés, un bébé squelettique, las d’avoir trop pleuré toute la nuit, s’éteint doucement, épuisé par la faim. Déjà les grosses mouches vertes, les charognards et les corbeaux voraces emplissent l’air de leurs lugubres sérénades.
II. LE THÈME DE LA SATIRE DE L'ANCIEN RÉGIME Le Nouveau Juge (151 p.). Auteur : Amadou OUSMANE. Éditeur : Nouvelles Éditions africaines, 1981. Thème principal : Satire des institutions de la Première République Nigérienne à travers la dénonciation du trafic d’influence dans la justice. Résumé : Le deuxième roman d’Amadou Ousmane retrace le combat d’Ali Yobo, jeune Président du Tribunal de DadinKowa. Combat d’un homme seul contre la bureaucratie politique, incarnée par le secrétaire politique régional Maïgari, personnage féodal d’une puissance démesurée. Mécontent du fait que son fils meurtrier a été condamné avec sursis, l’homme fort du Parti dans la région arrive au palais de justice, gifle le 22
procureur et s’en va tranquillement. Belle occasion pour le juge Yobo d’appliquer le principe de l’égalité des citoyens devant la justice. Mais qui va arrêter le S.P.R. ? L’issue du bras de fer ne fait aucun doute. La raison d’État l’emportera. Une fois de plus, Amadou Ousmane nous dresse un procès de l’ancien régime autour de ceux qu’on avait, durant quinze ans, nommés à juste titre les « Intouchables ». Extrait (p. 114) : Le procureur poussa la porte de son bureau d’une main et entra avec son paquet de dossiers. Feignant la surprise, il tendit la main au visiteur avec l’air de dire la joie qu’il éprouvait à le recevoir. – Donnez-moi le papier pour que j’aille chercher mon fils qui est libre, mais pas grâce à vous ! ordonna le S.P.R. comme s’il parlait à son laquais. Le procureur, gardant son calme, lui rétorqua qu’il remettrait le papier aux gardes qui devaient reconduire les détenus à la prison. Il voulut lui expliquer le processus de libération, mais n’en eut pas le temps. Le S.P.R. avait bondi sur ses pieds et lui avait administré une gifle retentissante en criant : – Tu n’as pas honte de te venger de moi sur un enfant ? Car il était persuadé que le Procureur cherchait volontairement à retarder la libération de son fils. La gifle avait fait voler les lunettes du procureur à travers la pièce. Celui-ci, sans réagir, se baissa calmement pour les ramasser. Fort heureusement, elles étaient restées intactes, grâce sans doute à l’épaisse moquette du bureau. Le S.P.R., profitant de cet instant, administra encore un violent coup de canne à l’homme de loi, qui, cette fois, ne put s’empêcher de perdre l’équilibre. Il tomba lourdement, et dans sa chute, laissa encore tomber ses lunettes que son agresseur, décidément déchaîné, piétina violemment, en proférant des injures grossières à l’endroit du procureur et de tous les magistrats.
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Caprices du destin (137 p.). Auteur : Mahamadou HALILOU. Éditeur : Imprimerie Nationale du Niger, 1981. Thème principal : Satire de la Première République à travers les guerres électorales fratricides. Résumé : Kasko, jeune instituteur nationaliste et progressiste, est un personnage témoin de la désillusion amère des années post-indépendance. Plusieurs fois injustement outragé, il accueille l’indépendance de son pays avec espoir, si bien qu’il se met très tôt et activement au service du Parti. Cependant quelle déception pour lui, militant de la première heure ! sa candidature pour le secrétariat politique régional est refusée. Pis, la décision du Parti d’opérer une « purgation » de ses membres offre l’occasion à ses ennemis de présenter Kasko comme un élément subversif. Arrêté à tort et emprisonné, il ne devra son salut qu’à un coup d’État militaire. Mahamadou Halilou nous présente dans son roman sa vision des quinze années d’indépendance du Niger jalonnées de luttes sanguinaires, de répressions, de trafics d’influence et de népotisme. Extrait (p. 132-133) : Des mois passèrent. Croyant la situation favorable et las d’attendre, les camelins déclenchèrent les hostilités. Un jour, après plusieurs tirs sporadiques, ils prirent d’assaut quelques postes frontaliers. Ils y restèrent maîtres de la situation plusieurs jours durant. Malheureusement, quelque temps après, une contre-attaque fournie et vigoureuse les en délogea. Les uns furent pris et emprisonnés. Les autres s’enfuirent et se réfugièrent dans les pays limitrophes. Les prisonniers subirent des traitements inhumains, des plus inimaginables. Pour servir d’exemple et frapper les esprits, on en fusilla quelques-uns lors d’une cérémonie officielle. Ceux dont on épargna la vie connurent l’avilissante et traumatisante vie des prisons. Les mots manqueraient pour qualifier l’atrocité des traitements qu’ils y subirent. Profitant de cette occasion, les dirigeants opérèrent une véritable purge et procédèrent à des arrestations massives. La délation devint alors monnaie courante. Pour peu que vous ayez maille à partir avec quelqu’un, il vous dénonçait à la police comme ennemi du Parti. On arrêta Kasko au milieu de cette confusion générale, en l’accusant d’appartenir au groupe
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subversif. On le transféra nuitamment au trop célèbre camp pénal de Wuta sans lui offrir la moindre occasion de s’expliquer. Il y passa plusieurs années au cours desquelles sa vie se déroulait sans répit entre la cellule et la rizière. Malgré son apparent isolement, le camp de Wuta semblait être le lieu le mieux informé du pays. Bien que claustré, Kasko suivait régulièrement l’actualité du Pays des Sables. De sa prison, il apprit que, minés par des querelles intestines et mesquines, les dirigeants se divisaient en clans antagonistes. Des groupes d’intérêt se formèrent, s’espionnant mutuellement ; cet antagonisme paralysait la bonne marche de tout l’appareil administratif. De même Kasko sut qu’une longue et rude sécheresse sévissait dans tout le pays. La nourriture devenait de plus en plus rare. Les animaux et même les hommes mouraient de faim. Les dirigeants du Pays des Sables parcouraient le monde entier pour solliciter le concours des pays amis. De partout, l’aide affluait au Pays des Sables. Malheureusement, comme l’entendit Kasko, les responsables la détournaient effrontément à leur profit. Un trafic illicite, mais florissant, de vivres, se déroulait activement à travers tout le pays.
Gros Plan (156 p.). Auteur : Idé OUMAROU. Édition : Nouvelles Éditions africaines, 1977. Thème principal : Dénonciation de la Première République à travers les pratiques vicieuses du Parti R.D.A. (Rassemblement Démocratique Africain). Résumé : Tahirou est un modeste père de famille employé comme chauffeur à la BONAF, une société nigérienne. Conscient de son devoir civique, il se met très tôt et sans retenue au service du Parti. Néanmoins lorsqu’il postule à un stage auquel il doit logiquement prétendre grâce à ses compétences, à sa grande surprise, sa candidature est rejetée et c’est celle d’un autre qui va être acceptée de manière très arbitraire. Il prend alors conscience à sa grande déception de l’environnement corrompu qu’est le Parti auquel il s’était pourtant dévoué pendant vingt ans. L’arrestation de Guidiguir, son patron et ami, finit par lui confirmer toutes les injustices d’un Parti qui, loin de viser le bien-être du peuple, n’utilise en fait les humbles militants que pour grossir ses voix aux élections et s’assurer le pouvoir. 25
Extrait (pp. 131-132) : – Oui, patron, j’arrive seulement maintenant. J’ai dû faire un crochet à la Maison du Parti après avoir déposé Nana et les enfants. Il faut m’excuser pour ce retard. Je ne savais pas que ce serait long. C’est pourquoi je ne vous avais pas demandé la permission. J’ai d’ailleurs essayé de téléphoner à Mariama, la secrétaire, pour prévenir, mais la ligne était constamment occupée. – Que se passe-t-il de si important à la Maison de Parti ? Tu as maille à partir avec quelqu’un ? – Oh non ! Je voulais arranger une affaire de stage, Cela n’a malheureusement pas marché. – Encore un stage ! Pour la Milice ou pour la jeunesse pionnière ? – Ni pour l’une, ni pour l’autre cette fois-ci. Mais je reviens complètement désarçonné, le cœur défait presque en lambeaux. – Sérieux ? – Oui ! très ! – En effet, tu as mine à faire croire que tu reviens d’un enterrement. Qu’est-ce qu’il y a ? Quelque chose cloche peutêtre ? – Il y a, patron, qu’à partir de ce jour je quitte le Parti ! – Tiens ! s’exclame Guidiguir surpris. C’est une grave et imprudente décision, Tahirou. Tu ne trouves pas ? Tahirou se fend d’un sourire stoïque, comme pour enlever à sa déclaration son fond dramatique.
Quinze ans ça suffit ! (162 p). Auteur : Amadou OUSMANE. Éditeur : Imprimerie Nationale du Niger, 1977. Thème principal : Satire de la Première République à travers l’impitoyable détournement de l’aide aux populations éprouvées, perpétré pendant la sécheresse de 1973 par des dignitaires du régime. Résumé : Pendant que la sécheresse sévit dans la République du Bentota, Sidi Balima détourne une grande partie de l’aide aux populations éprouvées consentie par la communauté internationale. La figure de ce personnage symbolise tous les innombrables dignitaires de l’ancien régime au Niger, qui, poussés par leur avidité, ont durant quinze années utilisé tous les moyens, toujours plus vils les uns que les autres, pour amasser des 26
fortunes tandis que la plus grande partie du peuple croupissait dans la misère. Amadou Ousmane dans son roman fait le procès de la Première République Nigérienne renversée par le coup d’État militaire de 1974. Extrait (p. 85-86) : La mission du bureau politique déposa son rapport un matin sur le bureau du Président en présence de tous ses membres réunis en séance extraordinaire pour l’examen de l’affaire Sidi Balima. Un rapport plus qu’accablant pour l’ex-Président Directeur Général de la SONATRAP. Il y était démontré que les vivres envoyés par convois de camions entiers étaient très souvent détournés de leur vraie destination, parce que le transport était assuré depuis les ports par des camions de la Société Nationale de Transports et quelques privés auxquels Sidi Balima a dû avoir recours pour la durée de l’opération. Les uns et les autres chargeaient depuis les ports, partaient quant ils voulaient et revenaient quand ils voulaient pour charger à nouveau. Le « dispatching » et le contrôle étaient assurés par des agents plus soucieux de ménager leur peine que de la survie des populations qu’ils étaient censés secourir. Le travail s’effectuait de huit heures du matin à midi, jamais l’après-midi, et surtout pas les dimanches. Les magasins de stockage restaient vides pendant plusieurs jours, quelquefois des semaines. Paradoxalement, les marchés regorgeaient de sacs de sorgho américain, blé français et riz chinois que des commerçants patentés vendaient à des prix raisonnables, parce qu’ils les avaient acquis à des prix encore plus « raisonnables » auprès des honorables correspondants locaux de Sidi Balima. – Vous m’avez compris ; je ne veux plus entendre parler de cette affaire ! Elle est classée ! dit le président en levant la séance après trois heures de chaudes discussions. À la demande du président de l’assemblée qui redoutait de voir un de ses députés au banc des accusés, ils venaient de réfléchir et de trouver le moyen d’étouffer le scandale.
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Le Représentant (199 p.). Auteur : Idé OUMAROU. Éditeur : Nouvelles Éditions africaines, 1984. Thème principal : Satire de l’ancien régime par la dénonciation du système d’exploitation d’un humble piroguier par un souspréfet. Résumé : Siddo est un jeune et modeste piroguier qui gagne sa vie en proposant la traversée du fleuve à des touristes dans sa vieille pirogue. Tout marchait bien pour lui jusqu’au jour où le représentant (le sous-préfet) Karim le convoque pour soi-disant l’aider dans une mission visant à inventorier les sites touristiques de la région. Siddo, convaincu que c’est la providence qui vient de lui sourire, est loin de penser que la convocation du représentant va être pour lui le début d’une triste exploitation qui n’a d’autre objectif que d’enrichir Karim sans la moindre contrepartie pour le pauvre piroguier. Et ses misères vont durer jusqu’au jour où sa femme fait appel à la justice des forces surnaturelles, qui vont châtier le représentant du régime et son fidèle serviteur. Extrait (pp. 30-31) : L’entretien est ainsi terminé. Karim se lève. Il reconduit vers la porte son visiteur extasié. Et maintenant, resté seul à seul avec lui-même, il se gratifie d’un magnifique sourire, avec l’air de dire : « ça y est, c’est parti ! » Il se prend alors à spéculer. À spéculer sur les suites prometteuses à ses yeux de cette rencontre avec Siddo le piroguier ; sur l’éthique et la finalité de son rôle de représentant ; sur le bel avenir qu’il entrevoit pour lui-même alors qu’en raison de sa jeunesse, il prend tout juste le départ sur le route insondable de la vie.
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III. LE THÈME DE L’EXODE RURAL ET DE L'ÉMIGRATION Abboki ou l’appel de la Côte (57 p.). Auteur : Mahamadou HALILOU. Éditeur : Nouvelles Éditions africaines, Dakar, 1980. Thème principal : Évocation de l’itinéraire de l’échec d’un émigré nigérien en Côte d’Ivoire. Résumé : Les malheurs de la sécheresse auxquels se joint l’accablante perception de l’impôt poussent Amadou, jeune élève de dix-sept ans, à quitter son village au Niger pour la Côte... la Côte d’Ivoire, afin de faire fortune. Notre héros, plein d’espoir au départ, est vite désabusé et découvre à ses dépens toute la malheureuse réalité de l’émigration. Brimades, frustrations, humiliations et misère constituent l’essentiel de la vie quotidienne de notre héros à l’étranger. Finalement, face à ses illusions évanouies, Amadou tombe dans la tentation du vice : jeu de hasard, alcool et vol l’emporteront sur la droiture. Au cours d’une ultime opération de recel de produit de vol, notre héros sera victime d’un accident. Admis à l’hôpital, il finit par être amputé d’une jambe. Dernier espoir : la mendicité. Le gouvernement du pays hôte décide une opération de rapatriement des miséreux étrangers. Amadou se retrouve au pays, dans son village où il est accueilli à bras ouverts par ses parents qui encourageront sa réinsertion dans la société. L’émigration, si elle a été négative par toutes les péripéties vécues par notre héros, lui a quand même permis de comprendre la leçon qui est justement celle que Mahamadou Halilou a voulu, à travers cette œuvre, lancer à tous les bras valides du Niger qui désertent leur village avec la trompeuse illusion de s’enrichir à l’étranger. Objet moral donc, mais Abboki ou l’appel de la Côte est aussi une dénonciation de la discrimination dont l’étranger (au demeurant africain) est victime dans un pays africain qui n’est pas le sien, malgré l’apparente unité de l’Afrique que proclament les hommes politiques dans leurs discours.
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Extrait (p. 40-41) : À Port-B..., je contractai une habitude qui devait par la suite peser énormément sur mon destin au cours de mon séjour à la Côte. En effet, chaque jour, dès que je rentrais du Vieux Quartier, je rejoignais quelques compagnons dans une baraque isolée. Là je jouais aux cartes l’argent que j’avais accumulé au cours de la journée. Les dieux me furent favorables les premiers jours. J’y gagnais des sommes importantes. Ce rapide succès m’encouragea, m’entraînant sur le chemin boueux de la déchéance. Je n’avais que le jeu en tête, je ne vivais que pour cela. Chaque jour, je souhaitais que le soir arrivât afin de rejoindre mes compagnons d’aventure. Mais chaque médaille possède son revers et aux jours d’abondance succèdent quelquefois des jours de misère. Pour moi, l’heure du malheur arriva un dimanche soir. Notre baraque de jeu connaissait une grande affluence. La fumée des cigarettes empestait l’atmosphère. Ce soir-là, tous les dieux se liguèrent contre moi. Sur dix prises successives, je n’avais rien gagné. Je suais à grosses gouttes.
Waay dulluu ou l’étau (83 p.). Auteur : Ada BOUREIMA. Éditeur : INDRAP, Niamey, 1981. Thème principal : Évocation de la triste aventure d’un exodant. Résumé : Gambo, malgré les avertissements et mises en garde de son père, décide d’aller en ville, à la capitale, poussé par un espoir né de la réussite de certains de ses aînés. Il quitte alors sa famille, sa femme et son enfant pour la ville, certain qu’il ferait fortune rapidement et reviendrait dans son village indépendant d’une terre devenue capricieuse. Malheureusement pour lui, la réalité de la ville se révèle exactement le contraire de ce qu’il avait espéré. Dans l’impossibilité d’avoir un travail malgré l’aide de son cousin, il connaîtra une situation précaire, vivant de menus services par-ci, par-là, et d’expédients. En fin de compte, Gambo succombe à la délinquance, prostitution et alcool. Sa femme et son enfant le rejoignent en ville sans se douter de sa misérable situation. Sans argent ni travail, dans un monde urbain gagné par le matérialisme, Gambo assiste impuissant à la mort de son enfant. Il retourne au village après avoir purgé deux ans de prison parce 30
qu’il a été pris en flagrant délit de vol, il se rend compte alors qu’il n’aurait jamais dû quitter son village et sa terre nourricière. Dans Waay dulluu se dessine l’intention morale d’Ada Boureima qui avertit des dangers de l’exode rural : la tentation de la délinquance pour le jeune paysan dans la ville ; d’autre part, l’illusion de l’exode vide les campagnes de leurs bras valides, véritables artisans du défi pour l’autosuffisance alimentaire de tout le pays. Extrait (p. 36) : Jamais sans elle je n’aurais soupçonné que cinq ans déjà me séparaient du village. Cinq ans de marche pour rester en deçà du point de départ. Le temps en cinq ans nous avait tous deux tant et si bien marqués que nous faillîmes ne pas nous reconnaître. Moi, j’étais mal vêtu, miné par l’alcool et le tabac, elle, malgré son jeune âge, paraissait avoir vécu cent ans. Les larmes aux yeux, elle m’apprit la mort de mon père et me décrivit les moments difficiles qu’elle avait connus, se dépensant nuit et jour pour protéger Ali qui n’avait que deux mois quand je partis. Je tendis les bras pour le recevoir : il refusa. Il ne me reconnaissait pas ; il ne pouvait pas me reconnaître. Je devais lui faire peur, moi qui l’avais abandonné à un moment où il avait tant besoin de la chaleur paternelle. Mon regard croisa celui de Mariama et nous pleurâmes. La joie nous arrache des larmes tout autant que la douleur ! Mais à quoi pouvions-nous attribuer, Mariama et moi, les larmes que nous venions de verser ?
IV. LE THÈME DU MARIAGE FORCÉ La Camisole de paille (139 p.). Auteur : Adamou IDÉ. Éditeur : Imprimerie Nationale du Niger, 1987. Thème principal : Dénonciation du mariage forcé et de ses conséquences causées par l’avidité des parents. Résumé : Karimou et Fatou s’aiment follement. Les parents de la fille, avides de gain, n’acceptent pas le mariage de leur fille avec l’élu de son cœur parce qu’ils estiment qu’il n’est pas assez riche. Ils la promettent alors au nouvel administrateur du 31
village, Koumandaw. La nuit des noces, devant le refus de Fatou, Koumandaw la viole et la jeune fille humiliée s’enfuit pour la ville en quête de liberté. Elle y connaîtra toutes sortes de tentations et sera finalement enceinte. Karimou, qui était auparavant parti en exode pour chercher la fortune que lui réclamaient les parents de Fatou, revient au village ; informé de la fugue de sa bien-aimée, il retourne en ville à la recherche de son amour. Tristes retrouvailles, cependant : si le garçon accepte la jeune fille et son enfant, la société la rejette. Ne pouvant pas supporter sa situation d’« étrangère » dans son propre village et ne voulant pas entacher la vie de Karimou par son sombre passé, elle décide de retourner en ville en sacrifiant son amour et son bonheur. Extrait (p. 61-62) : – Si je comprends bien, Mère, j’ai été vendue à ce Koumandaw comme une vulgaire marchandise. Au nom de son monde à lui. Au nom de la loi qui le gouverne et que vous acceptez... Mère, est-ce pour cela que vous lui avez donné ma main ? N’ai-je pas le droit de choisir ma propre voie de bonheur ? Je ne l’aime pas, Mère, et vous le savez bien. Et puis, suis-je la seule fille du village ? S’il a autant d’argent, il peut l’utiliser à acheter d’autres filles. Pas moi... Je ne l’épouserai pas, Mère, répondit calmement la fille. – Fatou, celui qui veut t’épouser n’est pas un homme comme les autres... – Qu’a-t-il donc de plus, Mère ? La richesse ! Le pouvoir ! Est-ce que cela suffit pour faire un homme ? Je n’aime que Karimou et je l’attendrai toute ma vie s’il le faut. – Fatou, tu épouseras cet homme. Que tu le veuilles ou non, trancha la mère, maintenant en pleine furie.
Maimou ou le drame de l’amour (61 p.). Auteur : Diado AMADOU. Éditeur : Éditions du Niger, 1977. Thème principal : Dénonciation du mariage forcé et de ses conséquences au nom du libre épanouissement de la jeunesse. Résumé : Maimou est une très belle jeune fille. Ayant atteint l’âge du mariage, elle ne tarde pas à avoir plusieurs soupirants. Entre-temps, son père compréhensif et affectueux meurt pour 32
laisser Maimou aux prises avec une mère entêtée et avide d’argent. Contre le choix de Maimou qui aime Garba, un brave et jeune garçon, la mère avide consent à la donner en mariage au plus riche du village. Les fugues et tentatives de suicide de la jeune fille ne parviendront pas à dissuader la mère entêtée de faire prévaloir son égoïste intérêt matériel contre le choix amoureux de sa fille. Il faut l’intervention de tout le village et celle du sage oncle de la jeune fille pour que celle-ci réalise ce qui lui est le plus cher dans sa vie : épouser celui qu’elle aime et qu’elle a choisi. Extrait (p. 43-44) : Quant à Maimou, ne sachant plus que faire dans un monde qui semblait la condamner toute sa vie à ne jamais connaître le bonheur, traquée par un destin des plus cruels, elle décida d’en finir. Un jour, après une sérieuse dispute avec sa mère à propos de son mariage, elle entra dans la case, se vêtit de ses plus beaux habits et se rendit chez Garba. Là, elle resta longtemps, parlant de la vie, de la mort, de l’amour, d’un tas d’autres choses : Garba en était troublé. Avec tristesse, il la regarda s’éloigner pendant longtemps. Seule sur un sentier tortueux, Maimou se mit à penser : – Ma vie importe peu. Ce qui compte, c’est la cause pour laquelle je lutte. Cette cause n’est pas seulement mienne. Elle est commune à toutes les filles. Il faut que nos mères et nos pères qui sont d’une autre génération comprennent enfin que les temps ont changé, que nous avons besoin d’être, de nous faire, de choisir nos partenaires. Mon cas fera réfléchir tous les parents. Maimou s’arrêta près d’un petit puits abandonné, à la lisière de la brousse : elle en connaissait l’existence depuis qu’elle était toute petite. Elle inspecta les lieux pour s’assurer qu’il n’y avait personne dans les environs, puis elle revint se jeter dans le puits sans pousser un seul cri.
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Première Partie
PRÉSENTATION THÉMATIQUE DE LA PRODUCTION ROMANESQUE NIGÉRIENNE
Le fait littéraire n’est pas le produit d’un acte gratuit qui se situerait en dehors du temps et de l’espace et ne s’expliquerait que par le génie créateur d’une individualité aux prises avec une réalité qui la détermine, impliquée dans un environnement social et historique face auquel elle réagit et sur lequel elle agit à son tour. L’acte littéraire est donc un fait éminemment social irréductible à un texte nu, un système clos, n’ayant sa signification et sa justification qu’en luimême. Réduire le culte du texte à un formalisme abstrait, c’est nier sa fonction idéologique et sociale.
Siddo ISSA, « La problématique littéraire en Afrique (Les responsabilités de l’écrivain africain) », Colloque sur la littérature africaine au Festival de Lagos (Nigeria), 1977.
INTRODUCTION
La littérature nigérienne, à l’instar de toute la littérature africaine, accorde une grande place à la thématique. L’écriture devient dans les mains des écrivains un instrument de lutte à travers lequel ils s’identifient à leur peuple en prenant en charge ses préoccupations, ses joies, ses angoisses et ses espoirs. Cette fonction de la littérature n’est pas nouvelle en Afrique, car avant même l’avènement de l’écriture, la littérature orale était le miroir de la collectivité, en ce sens qu’elle véhicule toutes les idées nécessaires à l’évolution harmonieuse du peuple. Cette fonction de reflet de la société, cette détermination des créateurs à prendre en charge les préoccupations du groupe, la littérature orale va la léguer à la littérature africaine écrite qui, depuis sa naissance, va s’inspirer de la réalité et prendre en charge tous les maux qui minent l’Afrique. Donc, depuis leurs débuts jusqu’à nos jours, les écrivains africains se sont révélés artisans d’une lutte, lutte surtout politique, à travers une thématique qui s’inspire essentiellement du colonialisme et de la déception qui découle des injustices des régimes africains installés après les indépendances. Cependant, si l’on est parvenu, comme le fait habilement Jacques Chevrier dans les versions chaque fois enrichies de Littérature nègre, à réaliser une typologie thématique du roman africain, celle-ci ne caractérise pas souvent le roman nigérien, surtout du point de vue chronologique. On peut ainsi voir l’écho nigérien du désenchantement chez tous les romanciers qui 37
s’attaquent aux institutions de l’ancien régime, alors que les œuvres de Boubou Hama ou de Mamani Abdoulaye peignent la colonisation mais d’une manière anachronique par rapport au courant romanesque africain qui avait les mêmes préoccupations. Et d’un point de vue général, beaucoup de romanciers regroupent plusieurs thèmes qui appartiennent à des tendances différentes dans les typologies africaines, souvent ramenées essentiellement au conflit culturel (négritude), à la révolte anticoloniale et au désenchantement (satire des nouveaux régimes) amorcé à partir des années 70. Aussi, nous avons tenté un regroupement qui nous permette de passer en revue les grandes lignes thématiques de la production romanesque nigérienne en respectant l’attitude éclectique des romanciers par rapport à la thématique globale du roman africain.
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Chapitre 1 LE ROMAN COLONIAL
Par roman colonial, nous ne faisons nullement allusion à cette veine romanesque africaine représentée essentiellement par des non-africains comme Pierre Loti, ou encore les frères Tharaud, et qui se caractérisait par une peinture exotique de la société coloniale africaine. Dans notre perspective de l’étude de la production romanesque nigérienne, le roman colonial concernerait plutôt les romans qui s’inspirent de l’époque coloniale, comme sujet principal ou comme thème secondaire. Même de ce point de vue, la thématique coloniale est quelque peu anachronique dans la mesure où la production romanesque nigérienne est postérieure à l’époque coloniale. En général, les romanciers africains se sont inspirés de l’époque coloniale à travers deux veines essentielles : - Les premiers ont privilégié l’expérience du déchirement culturel engendré par la prise de conscience d’une situation de « métissage culturel », péjorativement perçue comme une « acculturation ». Par contre, d’autres verront plutôt la marque d’une certaine « civilisation de l’universel » très positive sur le plan culturel parce qu’elle suppose une double appartenance enrichissante. L’Enfant noir de Camara Laye, l’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane représentent des exemples incontournables de cette veine romanesque africaine la plus souvent reflétée dans des œuvres autobiographiques. - L’autre groupe de romanciers qui s’inspirent de l’époque coloniale va, lui, s’attaquer à la colonisation dans ses principes 39
et son application : il s’agit de la veine anticolonialiste de la production romanesque africaine. Dans la production romanesque nigérienne, certainement parce qu’elle prend naissance après l’indépendance, on ne retrouve quasiment pas les traces de l’écho lyrique du déchirement culturel des aînés. Cependant la tendance anticolonialiste y est assez marquée, moins par le nombre des romans qui en font leur première préoccupation que par l’omniprésence du thème même chez des romanciers essentiellement portés sur les problèmes contemporains. Ainsi, seul Sarraounia d’Abdoulaye Mamani va montrer l’anticolonialisme comme sa première préoccupation, et même dans ce cas nous aurons l’occasion d’aller au-delà du premier sens du texte pour montrer la limite de son anticolonialisme. L’anticolonialisme va quand même être largement présent dans la production romanesque nigérienne sous forme d’évocations épisodiques qu’il convient d’analyser. Le roman colonial, c’est également l’œuvre coloniale de Boubou Hama qui se veut « négritude » dans le sens d’une affirmation de la culture africaine (nigérienne) ; cependant l’aspect « négritude » n’est réellement présent que pour permettre au romancier de dresser un pont entre la « mesure européenne » et la « mesure africaine », pour une conciliation ou une réconciliation.
I. LA DÉNONCIATION ANTI-COLONIALE Le thème de l’anticolonialisme revêt dans le roman nigérien deux grandes particularités établissant d’ailleurs un rapport de causalité entre elles. Il s’agit d’abord de l’anachronisme du thème qui a priori ne doit plus être une préoccupation dès lors que l’indépendance a été acquise. En effet, on peut à juste titre se demander pourquoi le thème revient chez des romanciers contemporains appartenant à une société nigérienne en pleine mutation entre ses traditions ancestrales et la culture occidentale, et qui de ce fait ne manquent pas a priori de thèmes plus actuels. La réponse à ce constat nous est implicitement donnée par les romanciers et correspond à la deuxième particularité du thème de l’anticolonialisme à laquelle nous faisons allusion. Il 40
s’agit du caractère sporadique du thème à travers la production romanesque nigérienne. Le thème de l’anticolonialisme est donc démodé, sa présence sous la plume des romanciers suscite donc légitimement certaines interrogations dont celle qui nous intéresse ici, c’est-à-dire : comment le romancier nigérien traduit-il sa dénonciation anti-coloniale dans l’univers romanesque ? Cependant, avant cela, il nous semble opportun de savoir que la plupart des romanciers n’avaient connu l’époque coloniale qu’à sa fin. Même Boubou Hama, qui appartient à la première génération nigérienne, avait à peine onze ans lorsque le Niger devenait en 1922 colonie française d’Afrique Occidentale. Ainsi, chez beaucoup de romanciers, la dénonciation anti-coloniale fonctionne moins comme la révolte contre une situation vécue que le mauvais souvenir de certaines images qui ont traumatisé le Nigérien, surtout le paysan (villageois), peut-être aussi parce qu’ils les identifient aux comportements de certains dirigeants post-coloniaux. 1. L’évocation de la figure du colonisateur Curieusement, malgré la permanence du thème de l’anticolonialisme, le roman nigérien évoque rarement le personnage du colonisateur. Nous ne le trouvons exactement que dans Sarraounia d’Abdoulaye Mamani et dans Caprices du destin de Mahamadou Halilou. Chez Mamani, il ne s’agit pas de la colonisation en tant que telle : le roman raconte des événements qui remontent à l’époque des missions de reconnaissance et de pacification du territoire nigérien. La figure qui nous intéresse ici est celle du capitaine Voulet qui, dans le roman de Mamani, commande justement une mission de pacification constituée de quelques soldats français et de tirailleurs « sénégalais ». Le portrait du capitaine Voulet est important, non seulement parce qu’il traduit l’essentiel de l’anticolonialisme du roman, mais en plus parce que Mamani construit avec ce personnage une figure qui symbolise tous les traits négatifs communément attribués au personnage du colonisateur, tous ces éléments satiriques qui en font un mythe dans la littérature anti-coloniale africaine. Il est entendu que le procédé essentiellement utilisé est la caricature, 41
dont la marque chez le personnage du capitaine Voulet est plus clairement perceptible dans son langage. En effet, lorsque l’on fait une analyse des mots et expressions utilisés dans le langage du capitaine Voulet quand il évoque les populations autochtones, on aura : « Salauds, bougnoules, fripouilles, zèbres, sales nègres, cons, andouilles, crétins, couillons, etc. »
De même Sarraounia sera la salope ou la maudite sorcière, tandis que les rois seront des zèbres ou des roitelets, contrairement d’ailleurs au discours du narrateur, à travers lequel Sarraounia est désignée soit comme la reine magicienne, soit comme la reine des Aznas. Cette caricature faite autour de la figure du colonisateur dans le roman Sarraounia s’insurge contre certains principes de la colonisation, notamment celui de la « table rase » qui, en refusant aux populations autochtones une civilisation et une culture, avait déjà donné aux poètes de la négritude la matière de leurs œuvres, non pas comme une réaction anti-coloniale en tant que telle, mais comme une affirmation de la culture nègre au nom de la relativité. Pour Abdoulaye Mamani, le colonisateur, imprégné des préjugés du principe de la « table rase », adopte un complexe de supériorité envers les populations autochtones au point de les mépriser et même de les déshumaniser. Il va donc, en guise de dénonciation, nous proposer un portrait du capitaine Voulet qui montrerait ce côté marqué par les préjugés. On retrouve le même comportement chez un autre officier français, le docteur Henric. Cependant l’anticolonialisme de Mamani est tout sauf passionné et le romancier semble dire qu’il y a de bons et de mauvais administrateurs coloniaux. En effet, contrairement à Voulet ou Henric, le grand commandant de Say, lui, montrera plutôt un comportement mesuré, d’autant plus marqué que toutes les actions de la mission passent dans le roman pour être la traduction de l’insubordination d’un officier à l’autorité coloniale supérieure. Parallèlement à cette image du méchant, la figure du colonisateur telle qu’elle apparaît dans Sarraounia en fait un destructeur. À ce niveau, la construction du roman est tout à fait révélatrice. L’action principale s’articule autour de la bataille que la troupe dirigée par le capitaine Voulet s’apprête à mener 42
contre Lougou, la cité des Aznas et de leur reine Sarraounia. Néanmoins le roman s’ouvre sur la destruction de la ville de Kalgo qui correspond à l’étape précédente de la troupe. Il s’agit d’une description suffisamment noire, qui montre une ville détruite, en ruines, et qui annonce très exactement la description de la ville de Lougou en fin de récit après la défaite de la reine. Là encore, nous avons une dénonciation de la colonisation dans ses principes, notamment celui qui en faisait une œuvre de bienfaisance. Si le roman ne nous le dit pas ouvertement, il nous laisse deviner clairement que la suite du trajet de la troupe du capitaine Voulet sera également jonchée de cadavres et de ruines comme Lougou et Kalgo. À la différence de Sarraounia, Caprices du destin reflète une société nigérienne en pleine époque coloniale, exactement au moment où le pays était une colonie française, puisque le roman montre que, chronologiquement, cette époque précède d’un temps relativement court le référendum de 1958 à la suite duquel le Niger deviendra une République indépendante en 1960. Dans le roman de Mahamadou Halilou, il n’y a que deux personnages français, le gouverneur Goumaibe et sa femme. L’essentiel de ce que nous saurons de ces deux personnages nous est donné sous la forme d’un récit au second degré lorsque le gouverneur envoie en prison Kasko, le personnage principal, pour raison d’impertinence à son égard. Parmi les traits sous lesquels apparaît la figure de Goumaibe, nous découvrons là encore le même mépris pour les populations autochtones, comme le fait remarquer à Kasko son compagnon de cellule : « Jeune homme, le mépris de Goumaibe pour le noir surpasse l’entendement, et son épouse constitue le comble de la négrophobie. » Et c’est à travers des anecdotes dont Goumaibe et sa femme constituent les personnages principaux que le vieil instituteur justifie son propos. Cependant, à la différence de Mamani, chez Halilou la figure du colonisateur est tournée au ridicule et au grotesque. Ainsi on apprend qu’à la mort du chien de Goumaibe et de sa femme, des funérailles avaient été organisées comme s’il s’était agi de la mort d’une personnalité importante : Au moment de le descendre dans le tombeau, Birga ordonne au clairon de jouer la sonnerie aux morts et les gardes présentèrent les armes – Goumaibe salue militairement, pendant que les fonctionnaires observaient un silence total. Mais dès qu’on
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descendit le cadavre dans la fosse, Madame éclata en sanglots, les fonctionnaires et les gardes en firent autant tandis que Goumaibe de son joli mouchoir essuyait les larmes perlant à ses joues...
Hormis le cas du capitaine Voulet et de Goumaibe, on ne trouve aucun cas de dénonciation anti-coloniale autour de la figure du colonisateur. Les quelques romanciers anticolonialistes nigériens s’appuient donc moins sur le colonisateur que sur le système colonial, peut-être aussi parce que la plupart du temps la dénonciation porte sur d’autres personnages. 2. Le « chéchia rouge » et l’impôt : une image coloniale indélébile De l’époque coloniale, le souvenir le plus vivace encore dans l’esprit du Nigérien est celui de l’impôt associé à l’image de ceux qui avaient pour fonction de le collecter, notamment les chefs de village et les « chéchia rouge ». L’expression « chéchia rouge » servait à désigner le tirailleur dans les langues nigériennes en référence à la tenue que portaient les anciens soldats coloniaux et qui était toujours assortie d’un long bonnet rouge. Après les campagnes de pacification, les tirailleurs deviendront des gardes de cercle sous les ordres du commandant colonial auprès duquel ils feront fonction à la fois de force de protection et de répression. Si l’image du colonisateur est quasiment absente dans la production romanesque nigérienne, aucun romancier n’hésite par contre à évoquer celle du tirailleur ou garde de cercle en rapport avec la cruauté et la terreur qu’il symbolisait pendant l’époque coloniale : Cette époque... chez nous était celle des abus ! abus de la part des blancs nos maîtres, mais aussi et très paradoxalement de la part de nos propres frères noirs que couvrait une gigantesque aile blanche et qui se croyaient de ce fait tout permis. Le récit que vous allez entendre, Dieu m’est témoin, m’a été raconté par Gwaari (le tirailleur) lui-même..., avec force arrogance à une époque où il lui était impensable que le blanc, pauvre oiseau migrateur, partirait un jour pour toujours de cette terre africaine, l’abandonnant, lui Gwaari, son fils adoptif, sans tenue, sans chéchia, sans fusil et sans cravache, seul et sans
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protection, comme aujourd’hui, livré au sévère jugement des hommes...1
Le récit que le vieux personnage annonce retrace une des innombrables scènes de cruauté commises par Gwaari, le tirailleur représenté dans Waay dulluu d’Ada Boureima. C’est exactement la même démarche chez tous les romanciers, l’image du tirailleur se fonde sur une description satirique de ses actions. Déjà avec Abdoulaye Mamani dans Sarraounia nous découvrons la toute première image du tirailleur, puisqu’elle va être construite en rapport avec le premier rôle qu’avait joué ce personnage : la participation à la campagne de pacification des populations autochtones préalable à l’occupation coloniale : Un à un, les mercenaires de la colonne émergent des buissons où ils ont forniqué toute la nuit avec les captives passives comme des rôniers. Ils sont fourbus mais satisfaits, traînant d’une main leur long fusil à la baïonnette rouge de sang et, de l’autre, leur malheureuse victime à moitié morte de peur et de douleur.2
Cette peinture du tirailleur procède d’un double intention satirique. Bien sûr la dénonciation anticolonialiste est nettement perceptible, cependant Mamani s’indigne également des actes des tirailleurs (qu’il désigne justement par mercenaires) rien qu’en rapport avec leur origine africaine. Il s’agit du même comportement paradoxal que notait le vieux personnage dans notre exemple précédent. En effet, narration et dialogue vont nous montrer que les tirailleurs sont tous des Bambara, donc des Africains, ce qui leur vaudra un mépris particulier non seulement aux yeux de l’auteur mais également chez les personnages autochtones. Waay dulluu nous montre à cet effet une scène qui traduit avec exactitude le sentiment des villageois à l’égard du tirailleur. Dès qu’ils sont informés de l’indépendance du pays, les habitants de Toulou décident spontanément de mener une action punitive contre l’ex-tirailleur Gwaari, pour se venger de toutes les injustices commises par le personnage durant l’époque coloniale qui vient de prendre fin. Mais l’action des villageois ne vise pas simplement le châtiment de l’agent colonial qu’était Gwaari, il s’agit avant tout pour les habitants 1 2
Waay dulluu, p.72-73. Sarraounia, p. 9.
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de Toulou d’une occasion pour se faire justice contre les traîtres, « ceux qui ont aidé le blanc à les voler ». Pour Mamani donc, le tirailleur est d’abord un traître pour s’être mis du côté du colonisateur. Cependant le personnage n’est qu’un simple agent au service du colonisateur, il faut donc voir dans la cruauté des actes du tirailleur un prétexte à la dénonciation anti-coloniale. On parle surtout de la cruauté des Noirs qui accompagnent les Blancs ; des grands hommes aux dents taillées en pointe de flèche (...). Les nassaras [les blancs] les lâchent comme des chiens enragés sur les populations vaincues. Alors s’organise un véritable carnage suivi de viols et de pillages.3
D’autre part, pour rehausser le moral de sa troupe, le capitaine Voulet n’a jamais eu à travers tout le roman un autre argument que l’évocation du butin amassé. Ce qui ne va pas manquer de ternir l’image de la mission de pacification dont l’objet consistait avant tout en la signature de traités de paix avec les populations autochtones : « Puisque nous avons remporté la victoire (...). Nous avons ramassé toutes les richesses de Sarraounia. En voici une partie et chacun aura sa part. Vous aurez de jolis pagnes pour vos moussos [femmes]. Vous aurez de jolis tissus de soie ou de velours... »4
L’image à travers laquelle apparaît le tirailleur chez Mamani est donc celle d’un traître, d’un personnage impitoyable, cruel et avide de gain, en somme d’un personnage en tout point négatif. Ce sont également les mêmes traits que l’on retrouve chez le personnage du garde de cercle après l’installation effective de l’administration coloniale, sauf que cette fois-ci l’introduction de l’impôt va contribuer à rehausser une image plus tragique encore de l’époque coloniale. Pour le Nigérien en effet, l’époque coloniale est avant tout symbolisée par l’image de l’impôt qui reste toujours tragique, que les populations parviennent à s’en acquitter ou pas. Ainsi, si payer l’impôt entraîne le paysan à exposer « sa famille à la disette en vendant sa récolte de mil dont chaque grain lui aurait 3 4
Sarraounia, p. 106. Ibid., p. 135.
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coûté des millions de gouttes de sueur », sa non-perception entraîne fatalement les représailles du garde de cercle. On devine alors aisément que l’image de l’impôt va fonctionner chez le romancier nigérien comme un instrument précieux de dénonciation anti-coloniale. Chez tous les écrivains africains en général l’anticolonialisme réside essentiellement dans la perception de la colonisation comme une gigantesque manœuvre occidentale visant à dépouiller le continent africain de ses richesses. Seulement, si cette perception du fait colonial est unanimement admise comme une profonde conviction, il reste que chaque romancier est tenu de la justifier afin de rendre sa dénonciation plus probante. L’évocation de l’image de l’impôt dans le roman nigérien n’est pas étrangère à ce désir d’argumentation ou de justification qu’affichent les romanciers anticolonialistes et qui est nettement traduit chez Ada Boureima à travers la voix d’un personnage de Waay dulluu : – Qui, devant la tyrannie de cet homme [le garde de cercle] n’a frémi ? Cet homme qui venait nous prendre, sans nous laisser un sou, notre argent, amassé au prix de mille sacrifices ? Une fortune qu’il envoyait à son Dieu blanc pour construire des avions, des bateaux, des grandes maisons et autres objets malfaisants dont il se servait souvent contre nous ?5
Cependant, d’un point de vue général, l’impôt, utilisé comme prétexte à la satire coloniale dans le roman nigérien, importe moins par sa destination que par les conditions de sa perception. La démarche chez la plupart des romanciers consiste à associer l’image de l’impôt à celle de son cruel percepteur, le garde de cercle. Ils parviennent ainsi à mettre en évidence la tragique situation d’une population autochtone paysanne à laquelle est imposé le cruel choix d’accepter de se sacrifier en s’acquittant de l’impôt ou bien de subir les sévices et les humiliations du garde de cercle. Ainsi de la voix d’Amadou, le personnage principal d’Abboki, on apprend qu’à une époque où « les pluies irrégulières ne permirent que de médiocres récoltes », entraînant la famine dans la région, sa famille va être victime de la plus grande humiliation qui lui soit jamais arrivée. En effet, le père 5
P. 68.
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de notre personnage sera giflé et roué de coups en public parce qu’il n’avait pas été en mesure de réunir le montant de l’impôt : « Je me mis à pleurer à chaudes larmes à la vue de ce spectacle déshonorant. Ma mère, mes frères et mes sœurs en faisaient autant. D’ailleurs que pouvions-nous faire face à ces représentants de l’autorité qui avaient pour eux la force et le droit ? » Dans le roman de Mahamadou Halilou, hormis sa contribution à la satire anti-coloniale, l’image de l’impôt devient également un important élément dramatique puisque c’est l’humiliation infligée aux siens qui entraîne le départ d’Amadou encore très jeune vers le monde incertain de l’émigration. On retrouve la même motivation à la base du départ de Gambo en exode dans Waay dulluu : « après seulement deux lunes, je revins au village et remis au chef deux ans d’impôt pour toute la famille ». En tout état de cause, le romancier nigérien privilégie la dénonciation anti-coloniale en s’inspirant essentiellement de l’image de l’impôt ; cependant, même les romans contemporains l’évoquent souvent, même si leur préoccupation porte plus sur les problèmes socio-politiques contemporains. Ainsi Ali Yobo, le personnage principal de Quinze ans ça suffit !, assistera comme Amadou à la terrible scène d’humiliation de son père. Après avoir été giflé, faute d’avoir payé la totalité de l’impôt, « il vit son père enchaîné, encadré par deux gardescercle hilares et brutaux. Ce qui le frappa surtout, ce furent les chéchias écarlates couleur de sang. Ainsi le symbolisme des enfants se plaît-il à associer certaines couleurs à certaines douleurs ». Dans ce cas encore, il s’agit certes d’une dénonciation anti-coloniale, cependant dans une moindre mesure, en ce sens que le romancier n’utilise cette scène que pour mettre plus en valeur la dénonciation politique de l’époque contemporaine. La dénonciation anti-coloniale fonctionne dans ce cas comme un prétexte qui permet à l’écrivain de traduire le sentiment de non-changement lié aux indépendances et que l’on a appelé encore désenchantement ou désillusion. Assurément l’anticolonialisme chez les romanciers nigériens se manifeste exclusivement à travers l’image de l’impôt et celle du tirailleur qui n’apparaissent d’ailleurs que sous la forme d’évocations singulières et épisodiques. En fait le roman nigérien est essentiellement le produit d’une société contem48
poraine dont il privilégie légitimement les préoccupations. Il semble donc que seule l’œuvre d’Abdoulaye Mamani porte en elle l’écho de cet anticolonialisme du roman africain auquel nombre de critiques ont accordé souvent une trop grande place dans leurs études. Il est donc opportun de voir comment Sarraounia exprime cette tendance anticolonialiste d’Abdoulaye Mamani.
II. SARRAOUNIA : RÉVOLTE ANTI-COLONIALE ET EXALTATION DE LA VENGEANCE Pour écrire Sarraounia, Abdoulaye Mamani a puisé dans l’histoire récente du Niger, notamment vers la fin du XIXe siècle, pendant que se poursuivaient les missions coloniales de reconnaissance et de pacification du pays. La trame romanesque tourne autour d’une reine magicienne, Sarraounia, qui aurait montré une « farouche » résistance contre l’occupation coloniale. Cependant, l’auteur même s’en défend, Sarraounia n’est pas un livre d’histoire, « c’est une histoire romancée qui me donne la latitude d’écrire ce que je veux ». Et ce que veut Mamani, le romancier nigérien le crie sans aucune ambiguïté, il s’agit de créer une œuvre dans « la mouvance de la littérature engagée », en procédant à ce qu’il appelle une « décolonisation de l’Histoire ». Mais Sarraounia est avant tout un roman de la vengeance. Vengeance de la résistante anti-coloniale, mais aussi de l’authentique Azna contre le jihad de Sokoto. 1. Sources d’inspiration Sarraounia s’inspire d’un fait survenu sur le trajet d’une colonne française dirigée par le capitaine Voulet à destination du Lac Tchad, où elle avait pour mission de s’opposer à un aventurier arabe, Rabah. La mission Voulet-Chanoine (des noms des deux officiers français) quitte Ségou, capitale de l’ancien Soudan (actuel Mali), le 2 janvier 1899, et traverse successivement les pays mossi, gourma, zarma et une partie du pays haoussa. En fait, contrairement aux directives du haut commandement colonial qui recommandait la signature de 49
traités d’amitié et de paix avec les populations autochtones, le capitaine Voulet et sa légion de « tirailleurs sénégalais » multipliaient plutôt des massacres sur leur chemin. Le haut commandement colonial français, avisé de l’insubordination du capitaine Voulet, va envoyer une autre mission qui aura cette fois l’ordre de stopper la mission Voulet-Chanoine et d’arrêter les officiers insubordonnés. Les deux missions vont s’affronter dans une lutte fratricide sanglante au cours de laquelle les hommes du capitaine vont se rebeller et assassiner l’officier. Il fut enterré à Maïjirgui, un village situé à l’Est du Niger, à environ vingt kilomètres de la ville de Tessaoua. En gros nous avons là le résumé de la mission historique Voulet-Chanoine telle que la rapportent les livres d’histoire comme le Grand Capitaine, qui constitue l’une des sources d’inspiration livresques utilisées par Abdoulaye Mamani. Cependant, ce n’est pas en réalité la mission VouletChanoine dans son ensemble qui intéresse le romancier nigérien. L’auteur du Grand Capitaine va consacrer un paragraphe dans son livre à un fait de moindre importance intervenu sur le trajet de la mission : une sorcière dénommée Sarraounia aurait décoché quelques flèches sur la mission avant de se sauver dans la brousse, chassée par quelques coups de feu. Pour Mamani, néanmoins, « s’il y a eu des coups de feu, donc il y a eu velléité de résistance ». Cela suffit comme matière à écriture pour un romancier dont le « premier sentiment était de venger cette femme », car si Sarraounia a existé, admet Mamani, « elle n’a pas fait grand chose..., c’eût été trop beau, à l’époque, qu’une reine puisse faire tout ce qui a été écrit dans le roman ». La deuxième source du romancier vient des chroniqueurs indigènes qui vont naturellement raconter la résistance de Sarraounia comme un haut fait héroïque à l’image de toutes les attaques d’armées autochtones qu’elle avait repoussées pour défendre Lougou sa cité. La démarche d’Abdoulaye Mamani se veut donc celle d’une révolte anti-coloniale qui transfigure l’Histoire. Sarraounia ne sera plus la « sorcière » à laquelle fait allusion le Grand Capitaine, mais la grande reine des Aznas. Et de sa défaite sur le champ de bataille l’idéologie fait une victoire contre la colonisation française, mais également contre l’endoctrinement religieux de l’empire islamique de Sokoto. 50
2. « Décoloniser » l’Histoire Pour Abdoulaye Mamani, Sarraounia s’inscrit dans l’itinéraire d’un refus, celui de l’occupation coloniale. Il faut, dit-il, décoloniser l’idée que l’histoire coloniale se faisait de la Sarraounia. Par exemple : les écrits disaient la sorcière, moi je dis la reine magicienne. Il ne fallait pas qu’on croie que c’est une sorcière. J’ai attribué un tas de faits à Sarraounia qui sont loin de la vérité.
Ainsi la première marque de cette « décolonisation de l’Histoire » prônée par le romancier nigérien va tout simplement consister à magnifier l’image de la Sarraounia. On le remarque déjà au niveau du portrait qui n’hésite pas à prendre la démarche souvent utilisée dans les légendes et les épopées. Il faut penser à l’enfance toute singulière de la jeune fille dont la mère meurt en couches et qui doit être allaitée par une jument : « N’oublie jamais ma fille que tu n’as pas été nourrie de lait humain. Aucune femme ne t’a donné à téter ». Le roman nous rapporte qu’en plus Sarraounia a été élevée par Dawa, un homme, mais pas n’importe lequel puisqu’il s’agit d’un sage qui l’initia non seulement aux secrets de la nature, mais aussi à la guerre, tout en lui prodiguant des conseils de sagesse ancestrale. Rien du personnage n’échappe en fait à la peinture idéalisatrice de Mamani ; ainsi, à dix ans, Sarraounia n’était-elle pas déjà « une belle fille aux formes voluptueusement naissantes », aux « grands yeux (...) adoucis (...). Un cou long et si gracile qu’on le croirait prêt à se rompre à chaque mouvement de la tête » ? Cependant c’est bien plus à travers l’image de la reine guerrière et magicienne que Mamani manifeste son intention de revalorisation, qui peut s’entendre aussi comme s’inscrivant dans le mouvement de la négritude, mais de façon beaucoup plus agressive que la simple réhabilitation d’une civilisation africaine que l’on peut observer chez un Senghor. Chez le romancier nigérien, la réhabilitation de Sarraounia fonctionne également comme celle des valeurs autochtones ; cependant elle n’est opérée qu’en prélude à l’affrontement militaire entre la mission Voulet-Chanoine et les Aznas, qui se veut aussi d’une 51
manière métaphorique comme le conflit entre la colonisation occidentale et la résistance autochtone. Ainsi, à la reine du petit village de Lougou, Mamani donne dans son roman un trône dans un royaume. Il n’hésite pas en effet à faire appel à la structure politique des grands royaumes de l’Afrique traditionnelle, à l’image de ceux du Moro Naba (le royaume mossi, actuel Burkina Faso) et du Damagaram (Niger), qui ont la caractéristique de comporter des structures politiques très proches de celles de l’État moderne : Ministres des finances, de la guerre, etc. Et justement, sur le plan militaire qui constitue l’élément principal du roman, les Aznas de Sarraounia n’apparaissent pas comme un groupe armé de flèches et de lances comme dans la réalité historique, il sera plutôt question d’une armée puissante, disciplinée et bien structurée, à laquelle le roman oppose volontiers la « horde sauvage » constituée par les tirailleurs du capitaine Voulet. L’armée de la Sarraounia, comme il s’impose de l’appeler en fonction de la description à touches successives que donne le roman, est avant tout dirigée par un redoutable chef de guerre, Baka, que son esprit chevaleresque pousse à reprendre les armes dès l’instant où il apprend que sa reine et amante est sur le point d’opposer une résistance (que l’auteur veut farouche) contre la mission coloniale. Quant aux guerriers, hormis leur courage qui revient très souvent sous la plume du narrateur, ce sont les royaumes voisins, notamment ceux du Gobir, de l’Arewa et surtout de Sokoto, qui nous apprendront qu’ils s’organisent « en escouades d’hommes rompus aux métiers d’armes les plus diverses », dont deux mille archers entre autres, et même des fusiliers. Nous apprendrons également que la « cité royale » de la reine comprend une muraille munie de « lourdes portes de fer ». Les exemples sont nombreux et concourent tous à nous donner une image remodelée de la reine et de son univers, en tous points différente de ce qui a réellement existé. Abdoulaye Mamani reconnaissait d’ailleurs lui-même qu’il n’aurait certainement pas écrit son roman s’il avait connu la Sarraounia et la région dans laquelle se déroule l’action, argumentant que « le romancier, c’est celui qui crée quelque chose qui n’existe pas ». « Je suis cartésien, je ne crois pas en ces choses là », convient le romancier nigérien à propos de la magie ; cependant, pour conforter la figure de magicienne attribuée à la Sarraounia, Mamani n’hésitera pas à 52
réhabiliter cette autre dimension du personnage, simplement par opposition à la perception de la mission qui en fait une « sorcière sauvage ». À plusieurs niveaux du roman, en effet, les tirailleurs sont pris d’épouvante rien qu’à l’évocation du nom de la Sarraounia, qu’ils appellent aussi N’Komo Mousso, c’est-à-dire la « femme fétiche ». Ainsi, avant d’attaquer la « cité royale » de Lougou, le capitaine Voulet envoie des éclaireurs dont le compte rendu est toujours le même, « ça pas la peine continuer. Village Lougou protégé par Djinn [génies]. Tout le pays connaît Sarraounia. Tout le monde y a peur lui. Elle fait fétiche beaucoup beaucoup. » Cet effet de psychose liée à l’image de la reine fonctionne plus comme un attribut de la magicienne que de la guerrière. Il est maintenu en outre jusqu’au dénouement de l’intrigue où il va traduire la victoire des Aznas contre la pénétration coloniale, une victoire qui est aussi celle d’Abdoulaye Mamani. Le romancier nigérien transfigure donc radicalement la matière historique de son roman, convaincu que l’Histoire telle qu’elle est rapportée dans les sources livresques est elle aussi idéologiquement engagée au service du colonialisme. Son roman se veut dès lors à la fois un instrument de révolte anticoloniale et un démenti contre l’historicité des événements tels qu’ils sont décrits dans les livres. Mais en réalité, l’objectif du roman de Mamani dépasse nettement la reconstruction d’une vérité historique. Au contraire, toute l’exaltation épique de l’image de la Sarraounia est mise au service d’une vengeance qui se prépare tout au long du roman pour atteindre sa phase ultime à l’issue de la bataille entre la mission coloniale et l’armée de la reine magicienne. La meilleure manière de venger la reine, dans l’optique de Mamani, va consister à faire de sa défaite aux armes une victoire idéologique. 3. Le roman de la vengeance À la lecture de Sarraounia, le lecteur est en général quelque peu dérouté au niveau du dénouement, tant il s’attendrait à ce que Sarraounia et ses Aznas remportent la bataille qui constitue l’ultime étape de l’intrigue. C’est du reste l’attente la plus logique en relation avec la manière dont sont présentés les événements précédents et qui correspond à une sorte d’équilibrage 53
du rapport de force entre les deux groupes en présence. Cependant Mamani va reprendre le même fait que l’Histoire : Sarraounia est effectivement chassée dans la brousse tandis que la mission prend possession de sa cité, sans qu’à aucun moment cette fuite soit perçue comme une défaite. Au contraire malgré la prise de Lougou, c’est le capitaine Voulet qui manifestera le sentiment d’une défaite : « Funeste est l’idée que j’ai eue d’attaquer cette diabolique femelle. Mon armée est complètement désorganisée (...). « Quelle déchéance ! Ce n’est plus une armée, c’est une tribu de bohémiens. Ai-je donc surestimé nos forces ? Peut-être bien que oui (...). J’ai cru forger des géants pour conquérir l’Afrique, force est de constater que mes compagnons sont restés ridiculement petits et terre à terre. »
La fin du roman de Mamani est en fait la partie la plus révélatrice de la portée idéologique de l’œuvre du romancier nigérien. En effet, l’armée du capitaine Voulet va être d’abord couverte de ridicule par les ressources de l’écriture : nous voyons bien que lorsque Sarraounia « se retranche dans la forêt », le personnage va pousser à son comble la panique qu’elle engendre chez des tirailleurs convaincus d’être exposés à des forces magiques et maléfiques. Il faut penser aussi à cette scène où le sergent Boutel, alors qu’il opérait une fouille de la cité conquise en compagnie d’un groupe de tirailleurs, a pensé vaincre les craintes et les hésitations de ses hommes en s’affublant d’un masque trouvé dans la case du fétiche de la Sarraounia : « c’est alors qu’il sentit mille pointes de feu lui labourer la chair. Une multitude de fourmis carnassières attirées par le sang de sacrifice versé sur le fétiche aux cérémonies de la veille avaient élu domicile dans les cavités sombres du masque. » Persuadés que le toubabou (blanc) a été ensorcelé, ses tirailleurs qui n’en demandaient pas tant détalent à toute vitesse, abandonnant leur chef à la vengeance du N’Komo. La plus grande conséquence de cette scène judicieusement incorporée dans le roman par Mamani s’est traduite, comme on doit s’y attendre, par une mutinerie de l’essentiel de la troupe, soucieuse avant tout de sauver sa vie en refusant de continuer la mission. En cette désorganisation de la colonne d’occupation coloniale, il convient de voir déjà une première victoire de Sarraounia. En effet, Lougou n’étant qu’à mi-chemin du trajet de la 54
mission, on devine comment les autres royautés tireront profit de l’exemplarité de la résistance de la reine magicienne, comme d’ailleurs l’envisage le capitaine : « La Sarraounia vivante et libre dans la brousse, c’est un défi constant aux forces françaises dans ce pays. C’est un coup rude et permanent porté au prestige des Blancs. (...) Bien entendu, les roitelets du Katchina et du Damagagam n’en seront que plus téméraires pour nous barrer la route. Même les régions déjà soumises tenteront de relever la tête et de renier leur pacte d’allégeance. »
D’autre part, même s’il n’y fait pas directement allusion dans le roman, qui s’arrête après la prise de Lougou et son abandon immédiat par la mission, Abdoulaye Mamani rattache néanmoins d’une manière quelque peu implicite son histoire à l’assassinat du capitaine Voulet intervenu à Maïjirgui et que les chroniqueurs indigènes attribuent à la sorcellerie de la Sarraounia. D’un point de vue général donc, la véritable victoire de la reine magicienne consiste en cette image de résistante anticoloniale que lui octroie gracieusement l’univers symbolique du roman de Mamani, par opposition à celle de femme quasi anonyme qu’elle était dans l’histoire livresque. Cependant la volonté de vengeance dans le roman de Mamani ne s’applique pas uniquement à l’occupation coloniale française, qui n’est pas non plus dans la vision du romancier la seule forme de colonisation dans le pays. Sarraounia va également s’élever contre l’« endoctrinement » de l’islam pour montrer chez Abdoulaye Mamani une forme originale d’aspiration à l’identité culturelle. Il convient effectivement de souligner à cet égard que la « quête de l’identité » de l’écrivain africain, que beaucoup ont remarquée, consistait essentiellement en une « recherche de soi » qui se cantonne uniquement en deçà de la colonisation occidentale. Cependant chez le romancier nigérien, ce qu’il convient mieux d’appeler sa « quête d’authenticité » va bien au-delà de la démarche commune, pour s’opposer à la culture musulmane au même degré qu’à la colonisation française. On y découvre également cet irrésistible désir de vengeance que véhicule l’ensemble du roman au profit de l’image désormais symbolique de Sarraounia la reine magicienne. 55
En effet, chez Mamani, Sarraounia, si elle symbolise cette volonté contre l’occupation coloniale française, est aussi la reine d’un peuple animiste qui a « plus d’une fois brisé les forces fanatiques venues du Sud et du Nord contre sa farouche résistance ». Il faut relever les évocations innombrables dans le roman de toutes les batailles qu’a menées Sarraounia pour préserver les Aznas des « tentatives hégémoniques » dirigées contre eux par l’empire islamique de Sokoto. Ainsi, du fait même qu’il a la volonté de montrer cette caractéristique d’hégémonie commune à la colonisation française et à l’expansionnisme islamique, Mamani utilise les mêmes ressources satiriques contre les Peuls, présentés dans le roman comme les partisans de l’islam. L’ironie et la badinerie perceptibles sous chaque évocation des marabouts de Sokoto, et même de ceux du Gobir, procèdent dans le roman de cette même intention du romancier de s’opposer, à travers le personnage de Sarraounia, à toute forme de colonisation. À cet égard on portera l’attention logiquement sur l’intrigue de l’émissaire de Sokoto que le romancier rattache judicieusement à l’action principale, et qui n’a réellement d’autre objectif que la traduction de la volonté qu’a Mamani de participer solidairement à l’idéal de liberté de la reine : résister à tous les envahisseurs quels qu’ils soient. Dès lors qu’il apprend en effet que « la reine maudite du Nord » est menacée par des blancs, l’émir de Sokoto va se dépêcher d’envoyer un émissaire vers la colonne du capitaine Voulet : « Envoyons sans tarder une délégation aux ennemis de notre ennemie. Elle leur portera notre sainte bénédiction et guidera leurs pas vers le repaire de la sorcière. »6
Cependant, dès qu’il est en contact avec la troupe, le capitaine Voulet est convaincu que l’envoyé de Sokoto est un espion, il lui fait subir une série d’humiliations avant de le condamner à mort. À travers le sort de l’émissaire, c’est toute la cour de l’émir que ridiculise Mamani du fait de son initiative jugée inadmissible par le romancier. L’élan de solidarité des musulmans au profit de la force d’occupation, au-delà du fait qu’il s’attaque directement aux intérêts de la Sarraounia et des 6
P. 39-40.
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Aznas, est également perçu à plus grande échelle comme un acte de trahison, celle de tous les autochtones (nous l’avons montré auparavant à propos des tirailleurs) qui ont collaboré avec les forces coloniales contre « leurs propres frères ». C’est en cela que le roman de Mamani se conçoit comme celui d’une double vengeance mise au service de la réhabilitation de l’image d’une Sarraounia résistante : Tout révolutionnaire qui lit Sarraounia appréhende la somme de rancune et de rancœur qu’il y a dans ce livre... J’ai réglé le compte aux fanatiques actuels. J’ai posé le marabout de Sokoto contre les Aznas.
Cependant, au-delà du fait colonial singulier de Sarraounia, c’est d’une « libération » de l’Afrique contemporaine qu’il s’agit, vue à travers l’espoir d’un militant qui dénonce en la couvrant de ridicule toute opposition à cet idéal, qu’elle soit étrangère ou autochtone. Ainsi, à chaque fois qu’il accapare cette verve ironique dans l’évocation de la colonne d’occupation et de la cour de Sokoto, on a l’impression d’entendre le rire moqueur permanent de Mamani savourant à la fois sa propre victoire et celle de Sarraounia. Toute sa vie en effet, Abdoulaye Mamani l’a mise au service de la lutte pour l’autodétermination des pays d’Afrique, mais à égale mesure aussi contre toute forme d’oppression ou d’occupation. Son roman symbolise la marque romanesque de ce militantisme qui conduit l’écrivain nigérien à sillonner le monde entier en côtoyant d’une manière permanente ces mouvements dits de libération nationale. Il convient de noter à cet effet que la boutade de Mamani : « Sarraounia c’est moi », n’a jamais été aussi vraie que sur le plan idéologique, surtout dans les épanchements lyriques de la reine à travers les deux dernières pages du roman : « Frères et sœurs venus d’ailleurs [les porteurs, esclaves et autres qui ont pu se libérer de la mission], vous êtes les bienvenus en terre azna. Nous n’avons pas le même parler, nous n’avons pas les mêmes croyances, mais nous avons la même volonté, celle de vivre libres (...). Adorez qui vous plaît, priez vos dieux de la manière que vous convient. Faites salam, adorez le ciel, la terre, le feu, la foudre ou le crocodile si le cœur vous en dit (...). Vos enfants grandiront avec les nôtres.
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Des liens familiaux se tisseront entre nous. Nous serons cousins, époux et parents dans la postérité. »7
La véritable portée idéologique du roman de Mamani se trouve dans ces phrases de Sarraounia dont le romancier emprunte la voix. On y découvre un idéal ou une morale basés sur deux concepts fondamentaux : la liberté et l’unité, dont l’absence a empêché les populations autochtones d’opposer une grande résistance à l’occupation coloniale, et nous voulons, dira Mamani, l’inculquer aux jeunes pour qu’ils deviennent de bons Africains demain. Sarraounia n’est pas un livre qu’on lit comme un simple roman. C’est un livre de réflexion.
III. BOUBOU HAMA, COLONISATION ET CONCILIATION Comme nous l’avons déjà signalé, la représentation de l’époque coloniale comme matière principale du roman est très limitée dans la production romanesque nigérienne. Hormis le roman anti-colonial d’Abdoulaye Mamani dont il a été question précédemment, seule l’œuvre romanesque de Boubou Hama porte un regard sur l’époque coloniale. Néanmoins dans Kotia Nima tout comme dans l’Extraordinaire Aventure de Bikado, le romancier nigérien s’inspire directement de sa propre vie parce que l’époque coloniale, Boubou Hama l’a directement vécue : L’Afrique immense, « mère des monstres », l’Afrique de l’esclavage, celle des guerres sanglantes, l’Afrique de la conquête, celle de la colonisation, pour moi, ne datait que d’hier, du temps de mon adolescence passée à l’école française, qui ouvrit mon esprit sur le vaste monde des continents et de leurs hommes. Un jour, une nuit, je ne sais, je naquis dans un petit hameau de brousse africaine aux environs de l’année 1909. On tirait encore sur les bords du Niger, à Boubon, en pays zarma et sonrhaï, en 1906, les derniers coups de fusil de l’occupation.8 7 8
P. 153-154. Kotia Nima, p. 11.
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Même si ces premières lignes de Kotia Nima évoquent la brutalité de la rencontre entre l’Afrique et l’Europe à travers la colonisation, il ne faut surtout pas s’attendre à trouver dans l’œuvre de Boubou Hama les grands procès coloniaux auxquels nous ont habitués des romanciers anticolonialistes comme Mamani par exemple. Sur la colonisation, le regard du romancier nigérien se veut tout à fait équilibré : autant qu’il déplore la brutalité et surtout les préjugés liés au fait colonial, Boubou Hama admet également dans la colonisation un aspect positif auquel n’est pas étrangère l’idée d’une rencontre de deux formes de civilisation, perçue dans ce qu’elle comporte comme enrichissement culturel. Pour le romancier nigérien, l’écriture romanesque se veut l’écho de la négritude telle qu’elle apparaît chez un Senghor, c’est-à-dire une réhabilitation culturelle de l’Afrique ternie par le préjugé pré-colonial du « nègre bon sauvage ». Cependant cette négritude de Boubou Hama ne se fonde que sur l’espoir ou la certitude qu’entre l’Afrique et l’Europe il y a, malgré les erreurs du passé, attribuées à la bêtise humaine, la nécessité d’une « rencontre plus amicale » : Si donc, sous une forme narrative, je relate des faits inédits, c’est surtout pour réunir un ensemble d’éléments capables de me fournir la matière utile à la démonstration d’une thèse : la voie conciliante, nécessaire, qu’il faut instaurer par une synthèse entre l’Europe et l’Afrique.9
1. Survivance de la négritude À son origine, il convient de le rappeler, la négritude était un mouvement intellectuel et littéraire africain que Léopold Sédar Senghor définissait comme « l’ensemble des valeurs de civilisation du monde noir ». En réaction contre les préjugés coloniaux qui l’ont engendré, le mouvement de la négritude avait pour objectif l’affirmation et la réhabilitation de l’identité culturelle noire. Cependant, comme le note fort justement dans son Roman africain et tradition Mohamadou Kane, le dessein de la négritude « ne pouvait se faire que par le biais des traditions », aussi est-il significatif qu’elle se manifeste plus par le roman, car « où décrire, dit-il, les traditions mieux que dans 9
Ibid., p. 73.
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ce genre ? » Ainsi, des années trente aux années cinquante, toute la production romanesque africaine va indifféremment porter la marque de cette revalorisation de la culture africaine, que le romancier soit anticolonialiste ou ce que Mamani appelle « le nègre contemplatif et pleurnichard ». Chez Boubou Hama, même si son œuvre romanesque naît après l’indépendance, la peinture des traditions revient, mais pas uniquement sous forme d’évocation paradisiaque. Elle est plutôt un argument par lequel le romancier conteste le « préjugé du nègre primitif » en vigueur à l’époque du fait colonial, afin de mieux établir sa thèse de relativité et de complémentarité auxquelles sont astreintes toutes les civilisations du monde. 2. La « mesure africaine » et la « mesure européenne » Dans l’œuvre romanesque de Boubou Hama, la réhabilitation de la culture africaine ne correspond pas exactement à la démarche adoptée par les romanciers des années trente consistant à magnifier les traditions africaines pour mieux réagir contre le dénigrement culturel en vigueur à l’époque. L’objectif du romancier nigérien, s’il passe par l’évocation de l’Afrique traditionnelle à travers ses manifestations socioculturelles, se fonde surtout sur la présentation d’une manière d’être et de penser propre à l’Africain, sa « mesure africaine » à côté de laquelle il place sans les opposer une « mesure européenne » qui est également une façon spécifiquement européenne de « voir les choses ». Il en découle une écriture romanesque qui, si elle peint le royaume de l’enfance du romancier, s’attarde le plus souvent sur une réflexion qui compare les comportements de l’Africain et de l’Européen face à la même réalité : Si la pensée de l’Européen s’applique à l’objet, l’Africain son frère en scrute le reflet invisible. Si la puissance matérielle de l’Europe est incontestable, pourquoi refuser à l’Afrique une meilleure appréhension de la vie subjective ? L’Homme n’est-il pas à mi-chemin de ces pôles complémentaires de l’être humain ?
Chez Boubou Hama donc, la société africaine traditionnelle n’est pas exclusivement perçue à travers des aspects positifs, 60
l’évocation des guerres meurtrières va être tout aussi présente que celle de manifestations plus joyeuses. Mais en plus les mêmes aspects vont être évoqués à propos de la société européenne afin de corroborer cette idée de l’égalité des hommes qui lui est chère, au-delà des considérations raciales. Aussi par exemple, de la notion de barbarie qui a été un des arguments du fait colonial se voulant une « mission civilisatrice », le romancier nigérien dans Kotia Nima constate que L’Europe établit mal la comparaison quand elle applique au continent noir sa propre mesure, l’homme n’agissant que dans le produit de sa civilisation. Dans ce cadre, les fours à calciner la chair humaine d’Hitler sont bien le matériel d’une civilisation. La négresse à plateau en est celui d’une autre. Entre l’anthropophage qui se nourrit de cette chair et le four qui l’incinère en réalité, où se situe le barbare ?
En fait, ce que recherche le romancier nigérien, c’est d’abord l’Homme dans son unité, au-delà des diversités culturelles. Dans cette perspective il ne va pas hésiter à utiliser toutes les références livresques que lui donne le contexte des années soixante et soixante-dix. On notera à la fin de Kotia Nima l’abondance de spéculations qui donnent à son roman une allure d’essai, où la théorie de l’inégalité des races de Gobineau est minutieusement critiquée par exemple, tandis que les thèses de Cheikh Anta Diop sont exposées en ce qu’elles rattachent l’Afrique à l’Égypte ancienne. Pour Boubou Hama, « entre les peuples, ce qui doit guider le sage, c’est la communauté de notre espèce, l’originalité du génie de chaque peuple, la force de l’amour, qui seul peut unir ». Et justement, partant de ce fait, il essaie de monter qu’aucune civilisation au monde n’est autosuffisante, d’où la notion de complémentarité nécessaire que tout le monde doit admettre. Cette rencontre nécessaire, Boubou Hama est optimiste de constater qu’elle s’impose à l’Occident de plus en plus, notamment en se référant à des chercheurs européens tels qu’Eugène Guernier ou encore le Professeur Théodore Monod, dont les travaux qui situent l’apport de l’Afrique dans la civilisation universelle l’ont sans doute marqué. Cependant il faut également, dans la vision du romancier, que l’Afrique accepte la mesure européenne comme le nécessaire complément de sa culture. C’est ce que démontrera Boubou Hama trois ans après dans l’Extraordinaire 61
Aventure de Bikado aux « vieux, savants et sages » de Fonéko, son village natal. Il va en effet projeter le film de sa vie aux villageois et leur explique qu’il ne s’agit point de sorcellerie, comme ils étaient tentés de le croire en raison de la disponibilité de leur imaginaire à accepter le surnaturel : « Je ne suis nullement un mystère. Celui-ci, c’est peut être votre "spiritualité" forte, la force de l’esprit, un "pouvoir", concret, de rien, créé par vous... « Toute l’aventure de ma vie est contenue dans cette grosse boîte. Bikado (...) c’est moi-même depuis que j’étais bébé. De même votre spiritualisme est une analyse valable de l’Homme, et la grosse machine qui produit Bikado est, elle aussi, une technique valable de l’Homme. Et cette technique, elle, vient d’ailleurs... « Elle est de l’Occident où je l’ai apprise. Elle vous manque cruellement, c’est vrai et c’est tragique, à notre époque. « De même, votre spiritualisme, votre acception, votre conception de l’Homme et du monde, en pratique, de fait (je le constate) elle aussi manque à l’Occident actuel... « Bikado vous a montré, concrètement, ce que la technique occidentale peut produire à l’aide d’une "machine matérielle", et, par une autre technique, vous lui avez montré que vous existez et que nous commandons à la pâte chimique dont vit et progresse l’univers total. »10
Cette idée de complémentarité culturelle, que traduit ici d’une manière symbolique le romancier nigérien, lui fournit également la raison fondamentale pour laquelle une conciliation doit être trouvée entre l’Europe et l’Afrique, ou même une réconciliation. En témoigne sa peinture miséricordieuse du fait colonial (par opposition à la satire). Cependant, si le pardon est préconisé au nom de l’inter-échange culturel, Boubou Hama s’accorde aussi à reconnaître qu’il ne faut surtout pas oublier le passé afin qu’il n’y ait pas « d’autres redécouvertes, d’autres brutalités coloniales dans le monde ». Rien qu’en cette conception humaniste du monde, Boubou Hama se démarque de la vision d’Abdoulaye Mamani. Aussi dans la présentation de l’univers colonial ne trouvera-t-on aucun élément de dénonciation anti-coloniale véritable, et ce dans le but de permettre l’avènement, auquel croit fermement 10
L’Extraordinaire Aventure de Bikado, p. 60-61.
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notre romancier, d’une rencontre plus amicale, d’une synthèse entre deux types de civilisation complémentaires dont « l’une spécule sur la force intérieure de l’Homme et l’autre sur la puissance de la matière ». 3. Le roman du pardon La commune démarche chez les romanciers anticolonialistes consiste essentiellement à réunir dans le texte romanesque autant de « preuves » ou d’arguments qui justifieront leur révolte et conséquemment celle du lecteur. Sur ce plan, nous l’avons vu avec Mamani, l’écriture satirique procède par la peinture du fait colonial exclusivement perçu comme une somme d’exactions et d’humiliations, perpétrées par une administration coloniale représentée par un colonisateur « blanc » ou indirectement par les « gardes noirs ou chéchia rouge ». On devine aisément que, dans ce cas, le souvenir de l’époque coloniale ne peut se rehausser d’aspects positifs, au risque d’atténuer l’effet polémique qui correspond à la seule préoccupation du romancier anticolonialiste. À cette vision du fait colonial, Boubou Hama oppose une « peinture fidèle au Bien », c’est-à-dire une réalité coloniale « filtrée à travers l’idéal de l’âme », mais l’idéal du romancier nigérien, c’est avant tout une conciliation nécessaire entre l’Afrique et l’Europe au nom de l’épanouissement de l’Homme. Ainsi, chez Boubou Hama, le fait colonial est perçu essentiellement dans ce qu’il a comporté comme progrès, notamment à travers l’image de l’école, une opportunité pour l’Africain en ce sens qu’elle lui permet de réaliser cette synthèse enrichissante entre la matière (l’Occident) et l’esprit (l’Afrique). A) L’évocation de l’administration coloniale Dans l’œuvre romanesque de Boubou Hama, l’administration coloniale est représentée par le commandant de Téra (circonscription à laquelle appartient le village de l’écrivain), aidé par des auxiliaires autochtones dont les gardes-tirailleurs si familiers dans le roman colonial nigérien. Cependant, contrairement aux œuvres anticolonialistes, le « blanc » de Téra est associé à une image de bienfaiteur, à telle enseigne que, même 63
lorsqu’il évoque les différentes exactions dont sont victimes les populations, le romancier nigérien s’empresse également de disculper l’administrateur français. Il y a, dirait-on, comme un témoignage de sympathie de Boubou Hama à l’égard du commandant, avec lequel le premier contact correspond également à sa toute première découverte de l’école française. Ainsi le colonisateur chez le romancier nigérien est avant tout cet « homme blanc » qui lui a ouvert les portes du Savoir. Mais dès l’occasion de leur première rencontre, lorsque l’administrateur colonial a envoyé chercher Kotia Nima (le pseudonyme du romancier), le romancier nigérien en garde une image presque paternelle qui petit à petit va finir par engloutir tous les préjugés que, quoique encore très jeune, il avait à propos du « blanc » : Le commandant de Téra se tourna enfin vers moi. Il eut un sourire ; par un instinct de légitime défense, j’eus un mouvement de recul ; j’esquivai la main blanche qui se tendait vers moi, et qui, pourtant, esquissait un geste de caresse. Le commandant de Téra me faisait moins peur maintenant. Après m’avoir rassuré, à force de persévérance, le Blanc parvint à mettre sur mon front d’enfant sa main rêche.11
De même, lorsque Kotia Nima est désigné meilleur élève de la classe, c’est encore le commandant de Téra qui, le premier, va lui offrir un cadeau, rehaussant l’image de père spirituel que le romancier associe à son évocation tout le long de son séjour dans la ville de Téra. Mais le regard amical que porte Boubou Hama sur le commandant de Téra, plus qu’une marque singulière de sympathie pour ce personnage, apparaît dans toute son œuvre comme la traduction du sentiment amical qu’a le romancier pour le « colonisateur blanc », qui n’aura rien de semblable à la méchanceté du capitaine Voulet ou encore au « mépris pour les noirs » que voit Mahamadou Halilou chez Goumaibe, le personnage du commandant colonial dans Caprices du destin. On le remarque une fois encore lorsque Kotia Nima quitte Téra pour la ville de Dori qui correspond à la deuxième étape de son initiation à l’école française : Le représentant de « Hombori Koï » nous conduisit au directeur de l’école de Dori, un homme blanc. 11
Kotia Nima, p. 43-44.
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Celui-ci nous reçut au seuil de la grande porte d’entrée. Le directeur de l’école de Dori, M.L. (...), avait maintenant à côté de lui une femme blanche (...). Le directeur nous parla, il sourit. La dame blanche elle aussi nous sourit... Le directeur L. leva la main, disant encore avec un sourire : « Au revoir ! »12
Si l’administrateur « blanc » n’est plus le colonisateur méchant et méprisant chez Boubou Hama, il n’en sera pas de même pour ses auxiliaires noirs, parmi lesquels le personnage du tirailleur, qui, en revanche, est décrit exactement tel qu’il apparaît chez Mamani. Du tirailleur, le roman de Boubou Hama restitue l’avidité qui transparaît nettement à travers le personnage du tirailleur envoyé pour chercher Kotia Nima en vue de l’inscription à l’école : Le garde, plus brutal, dit à mon père sans ménagement : « locoli » [école] ! (...) mon père comprit qu’il fallait acheter la bienveillance du garde. Le brigadier (...) accepta l’argent qui tinta d’un son clair dans la paume épaisse de sa main. Il ne dit plus Allo ! Allo ! Locoli ! redevenu le bon Noir souriant qu’un instant il avait cessé d’être.13
Notre romancier reprend à peu près tous les traits négatifs associés au garde tirailleur, comme chez Mamani ou chez Halilou ; cependant l’originalité de Boubou Hama procède de cette volonté de montrer ce qu’il appelle du reste « les colonisateurs noirs » comme étant les vrais responsables des exactions coloniales que d’autres ont directement associées à la figure du colonisateur « blanc ». Cette volonté de l’écrivain, qui recherche plus la disculpation du « blanc » que la dénonciation des auxiliaires noirs, est perceptible très clairement dans l’Extraordinaire Aventure de Bikado. Le roman nous révèle en effet que, si le commandant de Téra représentait l’autorité dans la ville, il commandait en « donnant des ordres, non pas directement, mais par les autres, "ses bouches multiples" qui déformaient ce qu’il disait de bien... », quand il disait par exemple :
12 13
Kotia Nima, p. 90. Ibid., p. 44.
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« Avec la France, tous les hommes sont égaux. Elle protège les pauvres et les riches. Elle interdit la pratique de l’esclavage. » Les "bouches du commandant", eux, disaient : « La France appuie les chefs, les chefs sont tout. Le pauvre doit obéir en toute circonstance, le pauvre doit donner son bien à son chef. »14
Avec cette comparaison amusante entre les propos de l’administrateur colonial et ceux de ses auxiliaires autochtones, nous touchons à un aspect fondamental du regard de Boubou Hama sur le fait colonial en général. Pour le romancier, les exactions des gardes sont faites non seulement au détriment du pouvoir colonial, mais, en plus, à son insu. Cette vision du fait colonial est assez originale, en ce sens que pour une fois l’administrateur « blanc » est disculpé, la responsabilité des « dérèglements » coloniaux n’incombant exclusivement qu’aux auxiliaires autochtones : « Ne retenez pas la cruauté des gardes ni les intrigues des fonctionnaires de Téra que le Blanc de cette ville ne surveillait pas toujours. Je vous ai parlé d’eux pour que vous sachiez ce qui fut, sans âme, une sécrétion putride du colonialisme. »15
Il est également important de noter que si Boubou Hama insiste sur la brutalité des gardes, il n’hésite pas aussi à la lier au statut des personnages du fait de leur insuffisante scolarisation. Pour le romancier nigérien en effet, la haine et la brutalité s’opposent aux valeurs de l’école ; ainsi pour situer son maître d’école dans ce qu’il appelle la « mafia » des auxiliaires du commandant, il dira : « le maître d’école était le plus instruit. Pour cela il compatissait à la douleur des autres. » On aboutit ainsi à une autre idée fondamentale chez Boubou Hama, l’école occidentale perçue comme une source de transformation positive de l’homme noir. Si cette vertu n’est qu’implicitement suggérée dans la compassion du maître d’école contre la cruauté des gardes, en revanche le romancier nigérien lui reconnaît personnellement un double pouvoir de transformation : d’une part elle permet cette synthèse de l’esprit et de la matière qui lui est chère, de l’autre, l’école française, par son aspect positif, est à même d’apaiser la tendance revancharde du colonisé telle 14 15
Ibid., p. 290. Ibid., p. 295.
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qu’elle apparaît dans la littérature anti-coloniale. C’est assurément ainsi que Boubou Hama entend montrer à l’instar de Senghor que, malgré tout, « la colonisation est un mal nécessaire ». B) L’évocation de l’école française Dans la vision de Boubou Hama (qui est d’ailleurs tout à fait recevable) l’Homme forme une unité au-delà des différences surmontables que sont les multiples civilisations du Monde. Mais l’Homme n’atteint réellement la plénitude de son destin au Monde que lorsqu’il parvient à tirer la synthèse de cette pluralité culturelle. L’Africain, de ce fait, est le « produit d’une civilisation » qui est nécessairement appelé comme tout autre à réaliser sa plénitude en tirant profit des valeurs de l’autre. Si l’Europe représente « l’œil de la matière », l’Afrique est également celui de « l’esprit », admet-il, mais l’Homme se concevant « à mi-chemin de ces deux pôles complémentaires de l’Être humain, entre l’Afrique et l’Europe, une conciliation doit être trouvée ». Et justement cette conciliation à laquelle fait allusion le romancier nigérien est rendue possible grâce à l’école occidentale, même s’il aurait voulu une « rencontre plus amicale » entre l’Afrique et l’Europe. On comprend dès lors toute l’importance que prend chez Boubou Hama l’école française à laquelle toute son œuvre romanesque semble être dédiée tel un hymne. Lorsque l’on analyse les deux romans autobiographiques de Boubou Hama, il en ressort une structure linéaire qui montre successivement les différentes étapes auxquelles l’ont conduit sa vie d’élève : Téra, Dori, Ouagadougou... Mais cet itinéraire n’est réellement important que par son caractère initiatique qui montre qu’au fur et à mesure que le contact se raffermit entre l’auteur/narrateur et l’école, Kotia Nima (ou Bikado) subit une transformation mentale qui change aussi sa vision du monde, le sien et celui de l’autre : L’école, avec ses barres et ses traits, son Alphabet, ses livres et ses cahiers, contribua puissamment à me détacher de l’Afrique telle qu’elle m’était [apparue] à Fonéko. J’acquis le sentiment sinon la certitude que tout n’était pas à l’image du monde dans lequel j’ai vécu à Fonéko.
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Le village natal de l’auteur symbolise cette Afrique traditionnelle dans laquelle les contes de sa grand-mère apportaient toutes les réponses aux interrogations de son « jeune cerveau ». À huit ans, dit-il, sur les chemins de l’Afrique, je regardais ma mère fabriquer la blanche farine de mil je suivais mon père aux champs je gardais les chèvres derrière le village je savais tirer avec mes flèches de bois.16
L’univers natal est donc présenté avec la cohérence, l’harmonie et surtout l’aspect sécurisant que lui reconnaissait le personnage/narrateur alors qu’il était encore enfant. La première vision de l’école qu’il a eue va naturellement correspondre à un bouleversement de ce monde « suffisant » dont il a bénéficié jusque là : Je compris clairement que j’allais abandonner Fonéko, ma mère, mon père, ma grand-mère, les contes de celle-ci, ses légendes, sa voix suave, son regard bienveillant, sa présence qui avait protégé mon enfance (...). À l’aube du jour suivant, assis sur mon secko, je pleurais encore les doux lieux où j’étais né.
Cependant, si Boubou Hama représente l’école comme un élément quelque peu subversif vis-à-vis de l’harmonie de la société traditionnelle africaine vue à travers son expérience personnelle, c’est aussi également pour montrer toute l’insuffisance d’une plénitude qui n’est dès lors qu’apparente. L’école va donc petit à petit lui permettre de répondre à d’autres interrogations qui jusqu’alors ne transparaissaient pas dans l’enseignement de sa grand-mère. Kotia Nima n’était plus l’enfant noir arraché à sa brousse, il n’était plus le produit stable d’une société africaine, finit-il par constater. Le romancier nigérien montre ainsi sa prise de conscience de son destin « nécessaire » de métis culturel tout en rompant avec nombre de romanciers africains, comme par exemple Mongo Béti dans Mission terminée, dont la peinture du thème du conflit culturel débouche sur une note pessimiste. Chez ces romanciers en effet, l’échec du héros est toujours traduit par son incapacité à assumer judicieusement sa double identité. 16
Kotia Nima, p. 22.
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À cette vision pour le moins pessimiste, Boubou Hama oppose une vision fondamentalement conciliante : L’Africain en lui existait toujours. Aux heures difficiles de son existence, il le sentait, il en entendait l’appel pressant. Kotia Nima, quand il cessait de penser, d’expérimenter, de raisonner, dès qu’il quittait « l’objet », découvrait, en lui, l’Afrique déposée pure dans le plus profond de son être.17
Chez notre romancier, le héros subit également le déchirement culturel, cependant il convient d’y voir une étape nécessaire de sa quête initiatique puisque très vite il le dépasse pour judicieusement assumer un destin perçu comme un privilège. C’est en cela que consiste le véritable message de Boubou Hama pour les générations futures, une synthèse culturelle positive, un mariage ou chacun retrouve « un peu de lui-même, dans lequel personne ne renonce ou n’aliène sa personnalité, son identité, où les deux époux s’entendent pour se comprendre dans le but de vivre en bonne harmonie, ensemble ». * * *
Le roman nigérien embrasse donc, comme il apparaît dans ce chapitre, l’essentiel de la thématique coloniale du roman africain en général, même si certains aspects ne permettent pas d’y voir la poursuite du même courant. Il faut d’abord penser ici à l’anachronisme que montrent les romanciers nigériens dans l’inspiration de la thématique coloniale. En effet, même Boubou Hama, à qui l’on doit avec Kotia Nima le plus ancien des romans de notre corpus, retarde le temps de l’écriture d’une décennie par rapport au fait colonial. D’une certaine manière, c’est aussi l’aspect « démodé » du roman colonial, dont l’écriture intervient à l’époque contemporaine, qui explique une autre spécificité de la démarche du romancier nigérien. Le thème colonial fonctionne en réalité chez le romancier nigérien comme un simple prétexte, quel que soit le regard qu’il porte sur le fait colonial. Ainsi l’anticolonialisme de Mamani ou de Halilou n’est en quelque sorte important qu’en relation avec la société contemporaine qu’elle 17
Ibid., p. 98.
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tente de dénoncer ou d’expliquer. Pareillement, l’œuvre romanesque autobiographique de Boubou Hama s’inspire de l’expérience coloniale du romancier, essentiellement à travers l’image de l’école, pour inviter la nouvelle génération à s’inspirer de sa propre « quête initiatique » de la conciliation. De façon générale, le peu d’intérêt accordé dans la production romanesque nigérienne à la thématique coloniale, auquel s’ajoute la volonté commune de rattacher le passé colonial à la société contemporaine, s’explique largement par la volonté des romanciers de s’ouvrir plus aux préoccupations à la fois concrètes et « actuelles », relatives aux nouvelles mutations de leur société. Ainsi, ils vont peu à peu se démarquer de la peinture de la société traditionnelle, qui constituait la principale matière de leurs romans, pour poser un regard inquisiteur sur le nouveau contexte engendré par l’indépendance.
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Chapitre 2 LE ROMAN CONTEMPORAIN OU LA DÉSILLUSION POST-COLONIALE
Les années 60 marquent la fin de la colonisation dans la quasi-totalité des colonies françaises d’Afrique, dont le Niger. Et comme partout, si l’indépendance ouvre la voie à de nouvelles mutations socio-politiques, en littérature elle va engendrer une veine contestataire qui n’a de différence en réalité avec celle de l’anticolonialisme que du point de vue de sa cible, dans la mesure où cette fois-ci ce sont les « fils du pays » qui vont être visés. En effet, au moment où beaucoup prédisaient sa mort du fait de la léthargie que le roman africain connaîtrait en relation avec la fin de l’occupation coloniale qui l’avait engendré, il n’aura suffit que d’une décennie pour que les romanciers africains reprennent la plume et posent un regard désabusé sur le nouveau contexte socio-politique. On parlera alors d’une « littérature du désenchantement » dont les débuts dans le roman se manifestent avec la parution des Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma en 1970. Cette nouvelle orientation de la littérature africaine en général, on la retrouve chez les romanciers nigériens qui vont également passer du roman colonial à celui d’un malaise ou mieux d’un désenchantement. En 1960, lorsque l’indépendance fut proclamée au Niger, elle fut accueillie avec espoir et soulagement car, pensait-on, le colonisateur était parti avec le malheur, la direction du pays revenant à des fils du pays. 71
Cependant il n’aura fallu que quelques années pour que l’on se rende compte que, si le pouvoir avait changé, il n’en restait pas moins que les problèmes étaient toujours les mêmes et peut-être même pires, comme on le constate dans les propos d’Amadou, le personnage principal d’Abboki : « Mes frères (...), on nous a toujours vanté les bienfaits de l’indépendance. Heureux, nous disions : finis les abus, la corruption, les brimades et les humiliations puisque le colonisateur est parti. Nos frères détiennent à présent le pouvoir. Malheureusement, comme vous le constatez, tout n’est que vaines illusions. »1
Le regard du romancier nigérien va donc être celui d’un constat d’échec et de désespoir qui autorise toute la puissance de la satire, souvent plus forte que ne l’était celle du colonialisme. D’une manière générale, les romanciers africains du désenchantement accordent plus d’importance aux problèmes politiques. Il s’agit surtout de dénoncer l’inadéquation des nouvelles institutions politiques aux espoirs légitimes des populations qui, contre toute attente, assistent à l’émergence d’une nouvelle classe de privilégiés dont le seul souci correspond à la satisfaction matérielle personnelle : À l’intérieur du nouveau régime, une certaine inégalité dans l’enrichissement et dans l’accaparement, certains mangent à plusieurs râteliers et se révèlent de brillants spécialistes de l’opportunisme. Les passe-droits se multiplient, la corruption, les mœurs se dégradent.2
Cependant, dans le cas du romancier nigérien, même si l’élément politique est omniprésent, il semble que la satire soit dirigée aussi, et à égale mesure, sur l’ensemble de la société. Le roman va porter un regard inquisiteur sur tout aspect jugé de nature à perturber, non pas seulement la cohésion sociale comme dans le conte, mais l’ensemble de tous les obstacles qui se dressent sur la nouvelle voie nigérienne de l’autodétermination vers le progrès. Aussi, la satire des romanciers nigériens ne se cantonnera pas uniquement aux nouvelles institutions politiques et bureau1 2
Abboki, p. 19. Frantz FANON, Les Damnés de la terre, Paris, Maspéro, 1963, p. 113.
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cratiques, ou encore aux mœurs sociales que l’époque coloniale a déjà changées et que le nouveau contexte revivifie. Même les traditions, qui jusque-là étaient soit magnifiées pour des raisons de « négritude », soit tenues sous silence (dans leur aspect négatif notamment) au nom d’un sacro-saint respect de la sagesse ancestrale, ne vont pas échapper à la dénonciation de romanciers convaincus que tous les problèmes de leur société ne sont pas forcément liés aux nouvelles mutations. Le roman nigérien contemporain est donc peut-être en grande partie celui de la satire de la Première République et de ses institutions, mais il est aussi celui d’une critique souvent très acerbe de mœurs jugées incompatibles avec l’aspiration du pays au progrès et au développement, qu’elles soient nouvelles ou traditionnelles.
I. LE PROCÈS DE LA PREMIÈRE RÉPUBLIQUE La Première République nigérienne correspond à l’époque qui va de sa proclamation en 1958 jusqu’au 15 avril 1974 où les militaires décidèrent d’y mettre fin en perpétrant un coup d’État militaire. Il convient de voir dans cette époque deux parties essentielles : tout d’abord la campagne électorale en vue du référendum proposé par le Général de Gaulle, qui invitait la population à se prononcer, soit pour une indépendance au sein d’une communauté française, soit pour une indépendance totale et immédiate dans une rupture complète avec la métropole. Le parti progressiste nigérien du rassemblement démocratique africain (P.P.N.R.D.A.), sous la bannière du « oui » pour le principe d’une indépendance dans la communauté française, et le parti socialiste nigérien (S.A.W.A.B.A.), partisan du « non », devaient se lancer dans une campagne électorale qui devrait aboutir à des élections présidentielles. Ce fut le P.P.N.R.D.A. qui remporta les élections, Diori Hamani son leader devint Président et le Niger indépendant en 1960. Nous avons ensuite toute la partie consacrée au règne du premier régime et de son parti P.P.N.R.D.A. auquel les romanciers semblent accorder plus d’importance et qui devait prendre fin en 1974.
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1. La peinture du contexte référendaire de 1958 Comme tous les romanciers nigériens du désenchantement, Mahamadou Halilou porte également un regard accusateur sur les premières institutions politiques nigériennes installées au lendemain de l’indépendance du pays. Cependant, et cela est une particularité de ce romancier, l’attitude de l’ancien régime est perçue comme la conséquence logique du contexte référendaire des années 1958 dont s’inspire essentiellement Halilou dans sa satire de la Première République. On note ainsi chez notre romancier une double tendance satirique : du point de vue politique d’abord, Caprices du destin se veut la révolte d’un démocrate qui remet en cause le caractère antidémocratique du référendum de 1958 ; puis sur le plan social, nous retrouvons un Halilou manifestant une tristesse et une profonde déception qui sont celles du patriote qui juge sévèrement l’antagonisme fratricide engendré par une campagne électorale dont la grande majorité de la population ne saisit même pas l’enjeu. Pour Mahamadou Halilou donc, le jeu démocratique n’était qu’apparent en 1958 alors que le peuple était censé choisir librement son option. Il va notamment montrer que si les adeptes de l’éléphant (P.P.N.R.D.A.) ont remporté les suffrages et se sont installés au pouvoir, cela vient tout simplement d’une « campagne soigneusement orchestrée » par des forces extérieures qui, de métropole, ne laissaient dès lors aucune chance aux camelins. Les éléphanteaux, ayant pour protecteur le grand chef de la forêt, reçurent une appréciable aide financière et des moyens logistiques considérables (...). De plus le grand chef du pays de la forêt obtint secrètement la confiance du grand chef blanc pour ses amis éléphanteaux du pays des sables.3
« À partir de ce moment, constate le narrateur, les événements changèrent de physionomie » ; cela va de soi avec les moyens financiers accordés par le grand chef de la forêt, par allusion au Président Félix Houphouët-Boigny de la Côte d’Ivoire qui était en réalité le président fondateur du Rassemblement Démocratique Africain dont les éléphanteaux représentaient la section nigérienne. Cependant, il n’y a en fait rien de révoltant dans 3
Caprices du destin, p. 60.
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cette alliance, sinon la participation de ce « grand chef blanc », référent textuel du Général de Gaulle, instigateur du référendum supposé se dérouler librement et démocratiquement. Les administrations reçurent des instructions énergiques mais confidentielles. De connivence avec les adeptes de l’éléphant, ils prirent en main les opérations du référendum.4
Comme on le remarque, Halilou dénonce l’irrégularité de la campagne référendaire en partant de la partialité d’une métropole qui ne devait être que simple arbitre, donc neutre. Et Caprices du destin va donc montrer la traduction de ce parti pris dans un contexte encore colonial régi sous l’autorité de gouverneurs français. Nous voyons comment le commandant de Garin-Kowa utilise son autorité pour « forcer » la population à voter oui, notamment par la corruption des chefs de village autochtones dont l’emprise sur les villageois a été primordiale pour l’issue du référendum. À ces éléments déjà d’une nature pour le moins antidémocratique, Halilou ajoute une peinture caricaturale du déroulement même du vote et conforte cette idée d’une victoire frauduleuse du P.P.N.R.D.A. qui correspond à sa conviction profonde : Mais comme il fallait s’y attendre beaucoup d’irrégularités entachèrent cette consultation électorale. En plusieurs endroits les présidents des bureaux établirent leurs procès-verbaux bien avant la fermeture du scrutin. À l’avance tous les votants avaient exprimé leur choix qu’ils aient voté ou non. Dans d’autres localités, les chefs eux-mêmes votèrent d’office pour leurs sujets... Chaque président du bureau de vote passait dans une salle où se trouvaient Gagéré et deux gardes. Celui-ci contrôlait d’abord les procès-verbaux. Ceux dont les résultats défavorisaient le "OUI" étaient détruits sur le champ et recommencés suivant les instructions précises de Gagéré (...). Quelques heures après, des messages officiels annoncèrent à tout le pays la brillante victoire du "OUI". Le pays des sables se trouva dès lors indépendant dans la communauté.5
En réalité, le thème du référendum de 1958 lui permet de jeter un pont entre le passé et le présent, la fraude électorale étant l’élément à travers lequel le romancier fait sa mise en 4 5
Ibid., p. 61. Ibid., p. 75.
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perspective du nouveau régime auquel il va consacrer la suite du roman. Il faut y voir également et avant tout la remise en cause même de l’indépendance en laquelle Halilou voit plutôt une nouvelle forme de colonialisme, d’où cette idée de nonchangement que vont reprendre nombre de romanciers pour s’en prendre aux quinze années de la Première République nigérienne. Cependant Caprices du destin traduit également le regard triste de Mahamadou Halilou sur la situation conflictuelle sanglante qui a entaché la campagne référendaire de 1958. Ce qui est triste du point de vue du romancier, c’est bien entendu le conflit fratricide qui a opposé le P.P.N.R.D.A. au S.A.W.A.B.A., mais davantage cette caractéristique qu’il avait eue d’opposer très souvent des villageois utilisés par les politiciens sans qu’ils réalisent exactement le fondement de leur action : Des villages entiers s’affrontaient parfois dans des batailles rangées, qui d’ailleurs ne cessaient qu’avec l’intervention énergique de la gendarmerie. Quelquefois on dénombrait des morts à la fin de ces affrontements. Fréquemment on rencontrait des personnes armées de couteaux, d’arcs, de coupe-coupe et de gourdins répartir mailles avec d’autres. Pire, des familles entières se divisaient à l’image des deux partis. Il arrivait souvent de voir un père et un fils se détester à mort, simplement parce que l’un adorait l’éléphant et l’autre vénérait le chameau. Tout le pays se débattait désespérément dans cette ambiance étouffante d’antagonisme et de mesquinerie. Seuls les professionnels de la politique semblaient heureux.6
Et finalement, tel qu’il apparaît dans le roman, le conflit fratricide est beaucoup plus évoqué après la victoire du oui. Il en découle une « chasse aux sorcières » dirigée contre les perdants dont l’essentiel va quitter le pays pour l’exil afin d’éviter la prison et l’humiliation. Par le thème du conflit fratricide, nous notons déjà l’amorce de la désillusion, en ce sens qu’il traduit la désunion d’un pays dont le nouveau destin dépend de la convergence de toutes ses forces, comme le veut Halilou. Donc, pour dénoncer la nouvelle République, l’auteur de Caprices du destin s’appuie sur le contexte des années 58, mais 6
Ibid, p. 60.
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l’essentiel de la veine satirique du désenchantement reprend la thématique des quinze années de pouvoir du gouvernement de Diori Hamani, investi en 1960, et de son parti le P.P.N.R.D.A. 2. Dénonciation de l’ancien régime et de ses institutions Si Quinze ans ça suffit ! est le thème d’un roman d’Amadou Ousmane, ce titre représente aussi le verdict de l’ensemble des romans contemporains qui s’inspirent du premier régime nigérien post-colonial, il est donc le bilan de quinze années d’indépendance, pour laquelle la déception était déjà prédite dans Caprices du destin, qui la peint dans ses premiers jours : Petit à petit, des cadres nationaux remplacèrent les commandants blancs. Seule la couleur de la peau des responsables changea mais leurs manières de conduire les hommes demeuraient les mêmes. L’ombre du garde de cercle planait toujours pleine de terreur pour la population.7
Cette nouvelle veine romanesque de dénonciation, en grande partie représentée par Amadou Ousmane et Idé Oumarou, va s’en prendre à toutes les institutions étatiques ; cependant, comme nous le disions auparavant, le romancier nigérien admet également que tous les problèmes de la jeune République ne sont pas forcément d’ordre politique ou administratif. Hormis donc la politique, l’administration publique et la justice, qui représentent les grands thèmes du roman contemporain, les romanciers vont également s’attaquer au domaine social à travers certaines pratiques ou quelquefois par le biais de certains personnages. A) La satire politique Le roman contemporain sur le plan politique se veut un témoignage de ce qu’a été le premier régime nigérien entre 1960 et 1974, mais un témoignage accablant qui fonctionne comme un réquisitoire, puisque toute la production romanesque qui véhicule la dénonciation politique apparaîtra seulement après que le régime ait été renversé par le coup d’État militaire. Le roman devient alors synonyme de procès dont les chefs 7
Ibid., p. 78.
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d’accusation visent à la fois le Parti Unique et le gouvernement, qui ne sont d’ailleurs pas très distincts. En effet, d’un point de vue d’ensemble, la révolte des romanciers vient du constat amer d’un clivage social : d’un côté, la majorité populaire miséreuse, et de l’autre la nouvelle classe créée par les nouvelles mutations et dont le privilège résulte de son appartenance au Parti ou au gouvernement. Dans la préface de Quinze ans ça suffit ! d’Amadou Ousmane, Idé Oumarou faisait remarquer à propos de l’époque de l’ancien régime : « je sais qu’ils furent nombreux ceux qui, par opportunisme, par égoïsme, par ruse ou par complicité, profitèrent de la calamité pour s’en mettre plein les poches. Se construire des villas. Se faire immatriculer des taxis... S’acquérir de redoutables et inestimables relations. Dans le livre, ajoute-t-il, Sidi Balima est leur symbole. Il paiera pour tous. » La satire politique va donc procéder d’un symbolisme à travers lequel un personnage politique est considéré, non pas en lui-même, mais en ce qu’il est le représentant du « système ». Ainsi toutes les tares du régime vont être traduites dans des personnages qui, d’une manière générale, apparaissent comme les différentes figures négatives des personnalités politiques. Sidi Balima, par exemple, dans Quinze ans ça suffit !, symbolise un des principaux vices que dénoncent les romanciers chez les représentants de l’ancien régime, notamment le détournement des biens publics. En effet, si le personnage d’Amadou Ousmane, en tant que Président Directeur Général d’une société de l’État, n’occupe pas de fonctions politiques, le roman montre néanmoins les relations privilégiées qu’il entretient avec le Ministre ainsi qu’avec le Parti, et qui lui ont permis d’accumuler sa richesse. C’est également cette dimension symbolique de Sidi Balima qu’utilise Ali, son fils, lorsqu’il prend la défense de son père lors du procès où le P.D.G est accusé d’avoir détourné l’aide aux populations éprouvées par une sécheresse effroyable : « Ses amis d’hier veulent faire de lui un bouc émissaire aujourd’hui que les choses vont mal, pour garder leurs mains propres. Mais nous savons qu’il n’est ni le seul coupable, ni même le seul responsable. La faute vient du système. Du système dans son ensemble. »8 8
Quinze ans ça suffit !, p. 146.
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L’homme politique dans le roman contemporain symbolise donc avant tout un désir d’enrichissement personnel, au lieu de l’intérêt populaire auquel le prédestinent ses fonctions. Pour les romanciers il s’agit d’une « triste réalité », surtout à une époque qui représente une sorte de renaissance après la colonisation, avec tout ce qu’elle comporte comme espoirs et aspirations populaires. Le thème de l’enrichissement illicite des responsables politiques est omniprésent dans le roman contemporain du fait de l’importance que lui accordent les romanciers, et seules semblent changer les méthodes utilisées. Idé Oumarou le reprend également dans le Représentant où le thème est traduit par le biais du personnage de Karim, sous-préfet nouvellement affecté à Guidiguir, et qui du coup trouve le moyen de s’enrichir rapidement, même aux dépens d’un pauvre piroguier. C’est son statut politique qui permet à Karim d’exploiter Siddo, le personnage principal du Représentant ; ce sont aussi sa fonction et ses relations politiques qui ont permis, nous l’avons vu, à Sidi Balima de détourner l’aide internationale. Chez nos romanciers, la fonction politique est tout simplement mise à profit par des dignitaires qui n’y postulent d’ailleurs au départ uniquement que pour assouvir leurs désirs personnels. Il va sans dire que l’essentiel de la déception des romanciers est traduite à travers cet état de fait qu’ils déplorent et qui concerne tout le « système ». Souvent, chez certains romanciers comme Mahamadou Halilou, la déception s’accompagne également d’un grand pessimisme tel que celui qui apparaît à travers les tribulations de son héros Kasko. Au départ, le personnage principal de Caprices du destin symbolisait le militant anti-colonial qui deviendra même martyr, eu égard aux nombreuses arrestations dont il est victime à cause de ses convictions de résistant. Cependant, après les indépendances, Kasko, du fait du nouveau contexte, n’est plus le héros qu’il était ; le roman nous montre clairement que le personnage ne va postuler à la fonction de député que pour assouvir un désir matériel : « Mon plan est tout tracé, ma chère, dit-il à sa femme. Après les deux Mercedes, je construirai une coquette villa et j’achèterai un grand verger. Nous ne manquerons de rien. »9
9
Caprices du destin, p. 100.
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Si les dignitaires politiques sont perçus à travers leur attrait pour la richesse matérielle qu’ils parviennent à accumuler grâce à leurs fonctions (et que les romanciers décrivent toujours sous forme d’univers luxuriants), la dénonciation réside néanmoins dans un contraste polémique judicieusement créé avec la misère du peuple. Ainsi dans Gros Plan, les responsables politiques sont plutôt des irresponsables, qui sont en train de couler tranquillement une vie de féodaux dans leurs fiefs alors que derrière leur concession, ou devant leur porte, des familles entières, démunies comme des clochards, sont obligées d’attendre plusieurs jours durant pour pouvoir bénéficier d’une mesure de vivres parcimonieusement puisée dans des stocks jalousement gardés.10
Le regard dénonciateur du romancier se porte alors sur les richesses mal acquises par les hommes politiques pour mieux faire percevoir toute l’insouciance qu’ils manifestent à l’égard de ce peuple (surtout les masses villageoises ou paysannes qui dépendent de la terre), cet électorat qui hier encore les choisissait en y voyant son espoir. D’un côté, comme le montre si bien Amadou Ousmane dans Quinze ans ça suffit !, « hommes et bêtes meurent par dizaines », tandis que de l’autre côté les privilégiés, eux, « dansent et boivent dans l’insouciance totale de ce drame dont le moins qu’on puisse dire est qu’il révolte la conscience humaine ». Dans un sens plus général, c’est le procès de l’irresponsabilité de l’ancien régime que font les romanciers. Le Parti va souvent de ce fait être plus visé que le gouvernement, comme il l’avait déjà été chez Mahamadou Halilou. Avec Gros Plan en effet, Idé Oumarou fait le procès du parti unique, dont le gouvernement n’est en fait qu’une petite composante, il nous donne une parfaite traduction de ce sentiment désabusé de populations qui se sont mises généreusement au service d’un parti politique, le P.P.N.R.D.A., dans lequel elles entrevoyaient tous leurs espoirs. Cette situation est très justement mise en relief à travers le personnage principal, Tahirou, modeste chauffeur qui fait montre d’une disponibilité souvent zélée en faveur du Parti, allant quelquefois jusqu’à négliger l’impérieux rôle de chef de famille qui est le sien. 10
P. 99.
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Cependant, après vingt ans de militantisme, Tahirou se rendra compte du vrai visage de son Parti : « Il y a qu’à partir de ce jour je quitte le Parti (...). La vie militante dont vous parlez a vécu. Elle a rendu l’âme depuis longtemps. Depuis que le Parti a conquis le pouvoir, et qu’il a acquis, en même temps, la certitude qu’avec ou sans les militants il peut toujours encore le garder. Seuls les nostalgiques de mon acabit continuent à croire encore au Parti. »11
Si notre personnage en veut au Parti du fait de son insouciance à l’égard des militants qui l’ont élu, Tahirou reconnaît également qu’il y a deux types de militants : ceux qui ont des appuis et ceux qui n’en ont pas, comme lui à qui on vient de refuser un stage au profit d’un militant qui « n’a même pas la carte du Parti ». C’est donc l’injustice au sein même du Parti que dénonce Idé Oumarou, par l’arbitraire dont est victime son personnage principal. Cependant, les contradictions internes du Parti ne sont que l’écho métaphorique de la situation générale qui prévaut dans le pays, telle qu’elle est présentée dans le roman contemporain, et dans laquelle, pour réussir, « Il faut encore avoir dans les hauts lieux quelqu’un qui vous porte à califourchon, moyennant je ne sais quel salaire, puisqu’il m’étonnerait beaucoup désormais que quiconque accepte de faire quelque chose pour rien. »12
Sous la plume des romanciers, les « hauts lieux » sont bien entendu le gouvernement et l’Assemblée Nationale, mais surtout le Parti unique qui en désigne les membres. De ce fait, les relations avec les dignitaires du Parti, présentées sous forme de corruption et de favoritisme, assurent la réussite à ceux qui en profitent, mais en plus elles garantissent la protection comme le constate avec amertume Guidiguir, le personnage de l’intellectuel progressiste dans Gros Plan : « Le détournement des deniers publics ne fait plus le plein des prisons. Combien de gens qui ont détourné des sommes effarantes se promènent aujourd’hui dans les rues, affichant leur forfait ? (...) La seule sanction que l’on encourt désormais pour détournement (à condition, bien sûr, d’être bien protégé) 11 12
Gros Plan, p. 133. Ibid., p. 135.
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est peut être un déplacement administratif qui prend d’ailleurs très vite toutes les allures d’une promotion. »13
B) Satire de l’Administration Le même regard qu’il porte sur les institutions politiques, le romancier nigérien le porte également sur l’administration publique afin de montrer en les dénonçant toutes les tares qui entachent son bon fonctionnement. Quelquefois, de toute évidence la dénonciation des mœurs administratives n’est en réalité qu’un prétexte pour traduire l’inadéquation des institutions politiques auxquelles l’administration reste avant tout entièrement soumise. Par exemple, dans le Représentant, Idé Oumarou passe par l’incapacité de Fodé (le personnage du premier représentant) à s’exprimer en bon français malgré ses grandes fonctions administratives pour dénoncer le népotisme lié à l’attribution des grands postes administratifs et politiques. Un peu après le discours de Fodé qui a soulevé une grande hilarité au sein du public, le premier réflexe du Président de la République est de demander : « Et qui me l’avait proposé comme Représentant ? » Du reste le thème de la satire des mœurs administratives reste étroitement lié à celui du détournement des deniers publics qui n’est pas l’apanage des seuls hommes politiques. Chez quasiment tous les personnages du cadre administratif dans le roman contemporain, l’acquisition d’un poste de responsabilité représente une opportunité pour s’enrichir, de ce fait on comprend aisément que les critères de choix ne seront pas réguliers, chaque postulant utilisera tous les moyens pour y accéder. 1. Népotisme et favoritisme. Avec Sidi Balima, le personnage du député-P.D.G. dans Quinze ans ça suffit !, nous avons assurément le plus bel exemple de la dénonciation que les romanciers contemporains dirigent contre l’ancien régime par la caractéristique qu’a ce personnage de comporter en lui la somme de tous les traits négatifs de l’homme politique, du cadre administratif et même du chef de famille tout court. C’est 13
P. 140.
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également, à travers le personnage de Sidi Balima qu’Amadou Ousmane entend dénoncer le népotisme qui semble avoir été, durant les quinze ans qu’il peint, la principale méthode pour accéder à de hautes fonctions administratives, sinon pour tout simplement éviter le chômage. Ainsi lors du procès qui récapitule à la fin du roman tous les faits reprochés au personnage, l’avocat général brandit aussi le népotisme comme chef d’accusation : « Il a ensuite, en faisant engager, grâce à son poids politique et sa fortune, des dizaines de ses parents ou protégés, à des postes qu’ils ne méritent pas, établi le népotisme. »14
Mais bien avant le procès, le népotisme est associé à l’image de Sidi Balima et il constitue l’un des premiers thèmes qu’évoque Amadou Ousmane, dont l’écriture romanesque correspond à la volonté, il faut le rappeler, de montrer quinze ans d’injustices et de déception. Lorsqu’en effet le fils de Sidi Balima est sur le point de revenir au pays après plusieurs années d’études, son père adoptif français va naturellement s’inquiéter pour lui devant le chômage qui frappe la République du Bentota et qu’ont jusque là connu la plupart des étudiants qui ont terminé leurs études. Mais Ali va le rassurer rapidement en lui signifiant qu’il a « reçu quelques assurances » de son père. Bien entendu, ce sont ses relations que Sidi Balima va utiliser pour placer son fils : « J’ai pu obtenir du Ministre de la Justice qu’il ouvre un cabinet d’avocat à Barkala. »
Si le népotisme est dénoncé à travers Sidi Balima, celui-ci n’est pourtant pas le seul à utiliser la voie des relations personnelles dont lui-même va être victime : le Ministre ne cherche-t-il pas à le remplacer « par un de ses cousins licencié en Sciences économiques » ? En réalité, dans les romans contemporains, l’ancien régime est avant tout ce cercle vicieux où tout s’obtient par favoritisme pour aboutir à ce clivage social que les romanciers perçoivent comme une situation dans laquelle les plus modestes sont condamnés à n’entrevoir aucune possibilité d’accession à une fonction administrative ou politique. On comprend pourquoi Ali 14
Quinze ans ça suffit !, p. 130.
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Yobo, le personnage du juge dans le Nouveau Juge d’Amadou Ousmane, refuse de croire à sa nomination en tant que Président de Tribunal alors qu’il vient de finir ses études, lui dont toute la famille était si pauvre : Ali crut rêver (...). Il n’avait jamais rêvé d’un grand destin. Ayant été persuadé dès l’enfance que c’est l’origine sociale de l’homme qui conditionne sa place et son rôle dans la société... : juge et Président du tribunal de la seconde ville du pays, dès sa sortie d’école, voilà qui bouleversait toutes ses théories sur l’ordre social.15
Par rapport à la tendance générale dans le roman contemporain, l’accession régulière d’Ali Yobo appartient à ces exceptions singulières auxquelles nous faisions allusion auparavant. Globalement, le favoritisme est perçu par les romanciers comme une pratique en vigueur à l’époque de l’ancien régime, engendrée par la réussite du Parti aux élections de 1958, lequel entend conséquemment récompenser les militants les plus « actifs ». C’est le moyen par lequel Fodé accède aux hautes fonctions de sous-préfet alors qu’il est incapable de s’exprimer en français, la langue officielle et administrative. Les exemples sont légion dans le roman contemporain, nous revenons une fois de plus également sur le personnage de Tahirou dans Gros Plan, qui rompt avec le Parti à cause du favoritisme que celui-ci pratique, non pas parce qu’il est contre le principe, mais simplement dans la mesure où les critères que choisit le Parti pour en faire bénéficier les militants ne sont pas objectifs : « Mais alors pourquoi ne laisse-t-on pas tous les ouvriers à leur place de façon que chacun trouve sa promotion dans sa profession ? Pourquoi en a-t-on déjà bombardé quelques-uns dans des emplois d’intellectuels ? »16
Il convient également de souligner, à propos du thème du favoritisme, que si le romancier en fait l’apanage d’une époque donnée, dans un sens il faudrait y voir aussi la traduction d’un certain pessimisme qui va au-delà des quinze ans de l’ancien régime. Tel qu’il ressort en effet de la révolte nuancée de Tahirou, qui est avant tout le héros du roman d’Idé Oumarou, le 15 16
P. 18-19. Gros Plan, p. 138.
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favoritisme correspond dans la vision des romanciers à une tendance (comme le parasitisme ou encore le gaspillage, que nous verrons plus tard) tellement ancrée dans la mentalité de la société nigérienne en général que personne n’y échappe, vertueux ou vicieux, pauvre ou privilégié. Il faut penser aussi au personnage de Kasko dans Caprices du destin, un héros exemplaire (en tous cas présenté comme tel dans le roman) dont le seul trait négatif est de croire que sa candidature de député sera acceptée grâce au favoritisme qu’il espère du Parti unique et que lui vaudrait son statut de militant actif. Il faut de ce fait ne pas perdre de vue que si les romanciers contemporains dénoncent l’époque de l’ancien régime, les thèmes qu’ils abordent sur le plan social et administratif sont aussi ceux d’une autre époque puisque, dans tous les romans, le moment de l’écriture intervient toujours dix ans en moyenne après le renversement des anciennes institutions politiques. 2. Corruption et affairisme des agents de l’État. Si le thème de la corruption apparaît chez quelques écrivains comme un autre moyen, hormis le népotisme des dignitaires politiques, pour accéder à la promotion administrative, c’est par contre dans le fonctionnement même de l’administration que la plupart des romanciers semblent trouver leur terrain de prédilection pour dénoncer le mal. D’une manière générale les agents de l’État apparaissent très souvent dans le roman à travers un comportement paradoxal, partagés qu’ils sont entre un faible pouvoir d’achat et la recherche d’un certain prestige social qui passe par des dépenses considérables. C’est ce même comportement que reconnaît le narrateur de Quinze ans ça suffit ! chez les cadres de la République du Bentota et qui explique à ses yeux leur vulnérabilité à la corruption et autres détournements : Persuadés qu’ils occupaient un poste social de premier ordre, leur appétit était à la démesure de leur ambition. Femmes, voitures, alcools excitaient leurs convoitises, sans compter les dépenses vestimentaires nécessaires pour entretenir l’illusion. Bon nombre de représentants de cette prétendue élite avaient perdu toute modestie.17
17
Quinze ans ça suffit !, p. 140.
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Aussi, pour subvenir à des besoins supplémentaires incompatibles avec son bas salaire, les romanciers offrent au personnage du cadre administratif deux moyens essentiels, qui sont du reste en même temps des prétextes à dénonciation, l’endettement chronique ou la corruption. Certains monnayaient adroitement leurs services et se faisaient rémunérer sans qu’il reste la moindre trace de leur malhonnêteté, les corrupteurs ayant le plus grand intérêt à garder le silence.18
D’autre part, pour certainement mettre plus en valeur la gravité du phénomène de la corruption dans l’administration, les romanciers auront tous tendance à l’attribuer aux couches professionnelles dans lesquelles cette irrégularité paraît plus révoltante, notamment les forces de l’ordre. Dans Gros Plan, Idé Oumarou va consacrer huit pages à montrer que la corruption est « une véritable plaie » au sein de la police nigérienne. Il faut penser à la scène qui montre l’accident entre un motocycliste et la voiture que conduisait Tahirou, le personnage central. Le policier qui intervient pour le constat, fidèle au nom que lui donne le roman (Adjara, c’est-à-dire « arrangeons »), ne trouve pas mieux à faire que de réclamer à Tahirou 1500 F, dont 500 F pour lui-même et les 1000 autres pour le motocycliste « dépité par cette attitude arbitraire ». Tahirou n’est pas moins surpris également par le comportement du représentant de la loi, mais l’ami qui est avec lui expliquera à notre personnage que cette pratique « tendant à lester les poches » est d’une grande banalité chez Adjara, qui n’est malheureusement pas le seul à y recourir dans la ville de Niamey, ajoute-t-il avec déception et mépris. Nous retrouverons la même marque de déception liée au phénomène de la corruption dans la bouche du personnage principal d’Abboki de Mahamadou Halilou, qui n’est d’ailleurs pas un roman spécialement destiné à la satire des institutions de l’ancien régime. Amadou nous raconte en effet comment ils firent, lui et ses camarades, sur la route de l’émigration, lorsque les gendarmes leur interdisaient de passer alors qu’ils étaient tous en règle :
18
Ibid.
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« Chacun de nous lui remit la somme demandée. Madougou alla les voir. Dès que les gendarmes l’aperçurent la main pleine de billets de banque, ils l’accueillirent un sourire courtois aux lèvres. Nous suivîmes la scène avec surprise. Je n’avais jamais pensé que l’argent pût produire pareil miracle. »19
L’affairisme, très proche de la corruption, est aussi un thème phare à travers lequel le roman contemporain dénonce les mœurs administratives. Il vient ainsi s’ajouter à toutes les manœuvres des cadres administratifs dont, il faut le rappeler, les romanciers ne cessent d’insister sur l’opportunisme, qui consiste à voir dans l’administration une occasion providentielle pour accumuler « d’inestimables richesses » par le détournement, la corruption ou l’affairisme. C’est sur ce thème qu’Idé Oumarou va essentiellement axer l’action du Représentant. Un jeune cadre, Karim, vient d’être nommé représentant (souspréfet) dès sa sortie de l’école ; il trouve sous ses ordres un garde cupide, Touré, qui lui conseille de mettre à profit sa haute fonction pour entreprendre des spéculations enrichissantes : « Et enfin le troisième conseil, c’est de penser dès maintenant à votre retraite. Malgré votre si tendre jeunesse, le temps passe très vite, Monsieur le Représentant, et l’Administration, hélas, ne paie plus ! Il vous faudra donc des ressources secrètes, que vous mettrez judicieusement à l’abri... Là encore, avec Fodé [le précédent représentant], je m’étais occupé de tout. »20
Dans le Représentant, Idé Oumarou va en outre greffer sur le thème de l’affairisme celui de l’exploitation de l’homme, puisque le système par lequel Touré entend permettre au représentant d’accumuler sa fortune se réalise au détriment du personnage principal, Siddo. On peut au passage noter un effort d’imagination d’Idé Oumarou dans sa représentation du thème de l’affairisme ; en effet, chez la plupart des romanciers nigériens, ce thème apparaît indistinctement à travers la fraude foncière ou bien encore par le biais des transports publics qui devaient être florissants à l’époque. Du même auteur, on retrouve dans Gros Plan la dénonciation de l’affairisme, attribué au personnage du président du comité :
19 20
Abboki, p. 20. Le Représentant, p. 192-193.
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« Pas plus tard que le mois dernier, il s’est fait livrer une Toyota bâchée toute neuve qu’il a encore lancée sur la route de Filingué. »21
De même on apprendra également que ce personnage passe par des prête-noms pour accaparer d’innombrables parcelles de terrain qu’il revend ensuite. Sidi Balima, lui, ne les vendra pas dans Quinze ans ça suffit !, il en fera plutôt des villas qui seront mises en location. Les exemples sont encore nombreux, mais il convient de s’arrêter sur ceux-ci et noter que, si la corruption apparaît souvent liée aux bas salaires de certains cadres, l’affairisme, tel qu’il transparaît chez des personnages que leurs hautes responsabilités mettent au-dessus du manque, rejoint plutôt cette dénonciation des mœurs sociales, plus en rapport avec une mentalité profonde qu’avec le contexte d’une époque donnée.
II. LA SATIRE DES MŒURS La particularité de la thématique politique dans le roman nigérien contemporain, comme nous venons de le voir, réside dans cette volonté des romanciers d’évoquer exclusivement les institutions de l’ancien régime qu’ils dénoncent afin de montrer combien a été profond le désenchantement engendré par quinze années d’autodétermination. Par contre la thématique sociale se veut générale et ne semble pas se cantonner dans une période bien définie. En effet, on peut certes découvrir un regard désenchanté du romancier sur la vie sociale de son pays, cependant ce ne sera plus un désenchantement occasionné par l’écart entre le lendemain de l’indépendance et l’attente des populations. Mais on verrait plutôt un regard déçu par ce que l’on pourrait appeler les avatars du modernisme. Nous avons vu par exemple la perception positive qu’avait Boubou Hama de la rencontre, par le biais de la colonisation, entre les cultures africaine et occidentale. Inversement le roman contemporain va montrer que, si la nouvelle donne est signe de progrès, elle a aussi engendré un
21
Gros Plan, p. 39.
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comportement social nettement négatif selon la perception des romanciers. Les romanciers vont donc procéder à un sondage systématique de la nouvelle société, duquel il découle conséquemment une satire qui ne vise plus uniquement les quinze années de l’ancien régime. Néanmoins il ne s’agit là que du premier aspect de la satire sociale du roman contemporain, car parallèlement au regard qu’il porte sur les nouvelles mœurs sociales, le romancier nigérien va également scruter la tradition, qui jusque là n’apparaissait que sous une peinture paradisiaque. De ce fait, la deuxième critique des mœurs sociales va tout simplement s’attacher aux pratiques ancestrales jugées négatives par le romancier nigérien pour accuser la tradition. Il convient donc de voir dans le roman contemporain une double satire sociale, qui dénonce les mœurs traditionnelles tout comme celles engendrées par la colonisation. Pour persuader sa fille d’accepter le mariage avec Koumandaw (le personnage du sous-préfet), la mère de Fatou (l’héroïne de la Camisole de paille d’Amadou Idé) fonde son argumentation sur les nouvelles mœurs de sa société : « Le seul vrai dieu des hommes aujourd’hui, c’est l’argent ! Devant lui, tous les sentiments s’émoussent et disparaissent. Nous ne vivons plus dans un monde de sentiments mais dans un monde métallique, un monde de haine, le monde des forts qui piétineront toujours les faibles. Nous vivons dans un monde d’argent, ma fille. »22
Notre personnage ne croit pas si bien dire car, pour le romancier nigérien, l’aspect négatif des nouvelles mœurs de cette société qu’il entend dénoncer se fonde essentiellement sur une aliénation à l’argent, au matériel en général. Au fond, la dénonciation des nouvelles mœurs résulte d’une comparaison entre société traditionnelle et société nouvelle, même si très souvent elle n’apparaît qu’implicitement, comme dans l’expression de la mère de Fatou, « nous ne vivons plus... », qui montre clairement l’allusion à ce qui fut.
22
La Camisole de paille, p. 61.
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1. La cupidité liée au mariage forcé Dans la littérature nigérienne moderne, le thème du mariage forcé correspond à une donnée permanente à travers laquelle romanciers, dramaturges et même poètes s’attaquent en priorité aux mauvais côtés de la tradition. Néanmoins, chez nos romanciers, le mariage forcé dévoile également cette perversion d’une société où l’argent fausse tous les rapports. Chez Adamou Idé et Diado Amadou, qui utilisent le mariage forcé comme thème principal de leurs romans respectifs, la Camisole de paille et Maimou ou le drame de l’amour, c’est l’avidité qui pousse les parents à donner leur fille en mariage contre son gré à un homme qui, bien sûr, réunit toutes les conditions matérielles à même de satisfaire leur appétit. Dans la Camisole de paille, avant même de demander la main de sa fille, c’est un billet aller-retour pour La Mecque23 que Koumandaw offre au vieux Mazou qui allait devenir son beau-père par la force des choses. Fatou, l’héroïne, manifeste une indignation qui est aussi celle d’Adamou Idé contre cette attitude des parents ; cependant cela ne changera en rien leur verdict. « Si je comprends bien, mère j’ai été vendue à ce Koumandaw, comme une vulgaire marchandise. Au nom de son monde à lui. Au nom de la loi qui le gouverne et que vous acceptez (...), qu’a-t-il de plus, mère ? la richesse ! le pouvoir ! est-ce que cela suffit pour faire un homme ? »24
Si le roman contemporain évoque le thème du mariage forcé, c’est aussi pour montrer où peut conduire l’aliénation à l’argent, parce que les conséquences qui y sont liées en montrent toute la gravité. Lorsque des parents « vendent » leur fille, il y a là un véritable effondrement d’une norme culturelle basée sur la cohésion de la cellule familiale et que reconnaît le romancier dans la société traditionnelle même s’il ne le dit pas ouvertement. Bien entendu, jadis, le mariage forcé existait, il était 23 Le Niger étant un pays essentiellement musulman, un billet pour La Mecque représente le privilège d’effectuer le pèlerinage, sachant que le coût du voyage ne le permet pas à la majorité des Nigériens. Aussi un billet pour La Mecque correspond au meilleur cadeau que l’on puisse faire à ses parents... ou à ses beaux-parents. 24 La Camisole de paille, p. 61-62.
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d’ailleurs peut-être plus pratiqué que dans la société contemporaine ; cependant griots et conteurs ne le justifient jamais par un intérêt matériel. Au pire, les parents donnaient la main de leur fille (ou même de leur fils) contre son gré plutôt pour sceller une amitié ou pour concrétiser l’alliance de leur village, tribu ou clan avec un autre. D’autre part, les enfants, dans la société traditionnelle, se conformaient toujours à la décision parentale de peur de transgresser le code ancestral avec toutes les conséquences que cela supposait. Nous voyons dans le conte de la Jeune Fille, le serpent et le calebassier25 « pourquoi une jeune fille doit toujours accepter le mari choisi par ses parents » : la jeune fille du conte qui a passé outre à la volonté de ses parents n’a-t-elle pas été également victime du châtiment des dieux ? Ce qui n’est ni le cas de Fatou dans la Camisole de paille ni celui de Maimou dans le Drame de l’amour, lesquelles vont respectivement choisir la fugue et le suicide pour se révolter contre leurs parents, mais surtout contre un monde qui n’est plus compréhensible parce que perverti par les nouvelles mutations qu’il rencontre. Ainsi lorsque Fatou fuira son village26, c’est en ville qu’elle ira pour s’éloigner de sa tragédie ; mais le monde citadin, c’est aussi « cette jungle infecte » où l’effondrement des valeurs communautaires traditionnelles prend tout son sens. Aussi lorsque l’héroïne arrive en ville, elle découvre instinctivement un univers pire que celui du village qu’elle fuit : Ce qui la chagrinait par dessus tout (...), c’était qu’aucun des passants croisés n’avait même daigné lever la tête pour la regarder, la saluer, lui demander d’où elle venait et où elle allait. Elle trouva cette indifférence à son endroit absolument révoltante.27
Plus tard, notre héroïne finira par éprouver un sentiment d’étrangeté dans un monde nouveau qu’elle ne peut plus comprendre. La loi de l’argent à laquelle elle tentait de se 25
Éd. Nicole TERSIS, Edicef, Paris, 1979. Il faut noter ici que la mutation subversive de la société est perçue aussi au village, alors que très souvent le monde paysan est épargné lorsqu’il n’est pas mis en opposition avec la ville à travers la conservation des valeurs ancestrales, perçues par les romanciers positivement non sans complaisance. 27 La Camisole de paille, p. 91. 26
91
soustraire au village, elle doit s’y résoudre à la ville où, pour gagner sa vie, elle finira par se prostituer malgré tous les efforts d’Oumou, une autre prostituée du roman qui en est cependant le personnage finalement le plus positif. Le thème du mariage forcé participe à cette vision négative de la société en proie à une nouvelle donne, celle de toutes les perversions liées au goût de l’argent et du matériel en général. 2. Le thème du parasitisme social Le thème du parasitisme social, comme celui du mariage forcé que nous venons de voir, fonctionne dans le roman contemporain comme une arme à double tranchant, car s’il est utilisé pour dénoncer la société contemporaine surtout en ce qu’elle tient de l’avènement du modernisme, il participe également à une accusation de la tradition. En général, pour s’élever contre le parasitisme qu’ils considèrent comme un très grand fléau social, les romanciers utilisent en grande partie des personnages représentant une profession honorable jadis dans la société traditionnelle, mais qui, par le changement qui s’est opéré dans la société, va se dégrader. On pense naturellement aux personnages du griot, du marabout ou du féticheur, et à celui du talibé (élève de l’école coranique) dans une moindre mesure. Cependant, déjà au sein même du tissu familial, le romancier nigérien découvre un autre aspect de parasitisme social, en rapport avec la notion de famille au Niger. En Afrique, globalement, la famille ne se ramène pas comme en Occident aux plus proches parents, et hormis la femme et les enfants, la famille est démesurément agrandie par tous ceux avec lesquels on partage une filiation proche ou lointaine et dont on a l’obligation morale d’assurer la subsistance, surtout lorsque le chef de famille est supposé avoir une certaine aisance matérielle (comme par exemple lorsqu’il est agent de l’État, sans qu’il soit tenu compte de son grade). C’est le cas du personnage central de Gros Plan, Tahirou, obligé d’adopter, outre sa proche famille déjà nombreuse, un neveu, deux demi-frères et une petite sœur de sa femme, une tâche rendue d’autant plus délicate que le personnage n’est qu’un simple chauffeur dont le salaire dérisoire n’est même pas suffisant pour subvenir aux besoins de sa femme et de ses propres enfants. Mais la famille au Niger fait intervenir 92
également la polygamie, dont justement la première conséquence se traduit par l’agrandissement du tissu familial, donc des membres à charge pour le chef de famille qui évolue, nous le savons, dans une société contemporaine où tout est déterminé par l’argent et le matériel. Jadis, avoir plusieurs femmes et beaucoup d’enfants donnait un prestige qu’aimait chanter le griot et qui était surtout symbole de richesse, car plus il avait d’enfants, plus le chef de famille avait de bras pour les travaux champêtres, qui constituaient la principale source de revenu dans la société traditionnelle. Par contre, dans la société contemporaine, la famille polynucléaire n’apparaît que comme la multiplication de problèmes économiques et sociaux, comme l’explique Ali, le fils de Sidi Balima dans Quinze ans ça suffit !, le lendemain de l’arrestation de son père, dans une lettre destinée à une amie française : « En attendant, je suis "promu" chef de famille, avec tout ce que cela suppose comme responsabilité et servitudes. Et ma famille est grande : un minimum de cinquante bouches à nourrir. Il y a d’abord les trois épouses de mon père, 27 frères et sœurs, des cousins, des tantes, des protégés ou parents proches à qui je dois au terme de la coutume secours et assistance, puisque je suis le fils aîné, l’héritier. Eh oui, c’est cela l’Afrique. »28
Parmi les personnages de parasites qui apparaissent dans le roman contemporain comme prétexte à la satire, nous commencerons par le talibé, directement lié au concept de famille polynucléaire et à ses conséquences socio-économiques dans la société contemporaine. En effet, si les parents confient ces jeunes enfants à un marabout dans le souci de leur donner une instruction islamique, il semble surtout que leur démarche relève plutôt la plupart du temps d’une incapacité à assurer à leurs enfants une éducation adéquate, du fait de leur nombre auquel ne peuvent faire face des revenus dérisoires. De ce fait, l’enfant erre toute la journée, mendiant sa subsistance qu’il partagera après avec le marabout, son maître censé lui enseigner le Coran le soir. Idé Oumarou nous en donne une image fidèle dans Gros Plan à travers la composition de l’attroupement qui s’est formé
28
Quinze ans ça suffit !, p. 106.
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quand Tahirou, le personnage principal, au volant de sa voiture a renversé un motocycliste, heureux d’entendre deux citoyens qui pourraient être des frères en découdre verbalement. Essentiellement constitué de badauds tout venant, et de jeunes talibés bedonnants qui, l’écuelle à la main, trafiquent avec le nom de Dieu en tout lieu et en toute circonstance.29
Mais à travers le personnage du talibé, c’est contre le phénomène de la mendicité en général que s’élève Idé Oumarou. Il convient toutefois de nuancer sa vision à la lumière de ce qui se passe en réalité dans la société. Il y a en fait une forme de mendicité « acceptable », celle qui entraîne les handicapés, ne pouvant pas subvenir à leurs besoins vitaux, à solliciter auprès de l’autre par solidarité la garantie de leur survie. Cette forme de mendicité s’accorde d’ailleurs très bien avec les prescriptions de l’islam. C’est aussi cette faveur de la religion jointe à la solidarité que la morale ancestrale véhicule comme une obligation, que d’autres individus utilisent pour survivre sans travailler et sans pour autant souffrir d’un quelconque handicap physique ou psychique. C’est le cas des talibés et à la fois celui du marabout qui les incite à la mendicité et à qui très souvent la quête rapporte en priorité. Le marabout est justement un des personnages du parasite dans le roman contemporain, mais pas par la mendicité ; il s’agit pourtant de la même démarche qui consiste à vivre aux dépens des autres. Il faut peut-être parler de charlatanisme, puisque le féticheur appartient également à ce type de parasitisme qui utilise la crédulité de la société engendrée par sa disponibilité à croire au surnaturel. Nous montrerons notamment, au sujet de l’accusation de la tradition, comment les romanciers utilisent aussi les personnages du marabout et du féticheur pour s’insurger contre certaines croyances de leur société. Théoriquement, le personnage du marabout est tout à fait positif : ce nom désigne en effet dans les pays musulmans un homme saint et pieux, un grand savant des connaissances islamiques qu’il enseigne à la société. Cela lui vaut une certaine vénération dans la société, qui le sollicite à des occasions telles que baptêmes, mariages, décès, ou encore lorsque l’on demande 29
Gros Plan, p. 83-84.
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la bénédiction divine. Le personnage du féticheur, qui est souvent aussi le magicien ou le sorcier, n’avait rien de négatif non plus dans la société traditionnelle, où il avait pour rôle de participer à la cohésion de sa communauté grâce à la faveur des dieux et autres génies dont il assurait la médiation avec les vivants. Nous avons à cet effet un bel exemple de ce rôle dans Sarraounia, où Mamani célèbre en quelque sorte le fétichisme : il faut se rappeler que c’était la principale arme de la reine résistante ; d’autre part, c’est le féticheur qui prédira l’imminence de l’attaque de Lougou par la colonne d’occupation coloniale ; en outre, c’est également aux féticheurs que fait appel la Sarraounia pour solliciter des dieux la réussite de sa résistance. Marabout et féticheur sont donc au départ tous deux des personnages positifs qui participent à leur manière au bien-être de la société. Cependant ces personnages, dans le roman contemporain, sont essentiellement perçus à travers leur cupidité qui en fait des parasites sociaux, rejoignant la vision des romanciers selon laquelle l’aliénation matérielle semble être la principale conséquence des mutations qu’a connues la société traditionnelle. Dans Gros Plan, c’est par le truchement d’un baptême qu’Idé Oumarou évoque le parasitisme du marabout, puisque dans la coutume musulmane cette cérémonie requiert la présence du personnage, dont le rôle en cette occasion consiste à choisir le prénom du nouveau-né et à solliciter de Dieu sa bénédiction : Déjà dans le petit matin, lors de la cérémonie consacrée, au cours de laquelle « Wanzam » [coiffeur traditionnel] devait lui [le bébé] raser ses beaux cheveux lisses et bouclés, une pléiade de marabouts solennels et silencieux, cachant mal leur cupidité, avait pétri le prénom qui lui avait été choisi avec plusieurs versets de Coran pour l’expurger de toutes les souillures.30
Bien entendu, l’effectif démesurément grand des marabouts participe à la satire du parasitisme qui apparaît aux yeux du romancier comme la principale justification de leur afflux, contrairement aux idéaux islamiques qu’ils sont supposés représenter. Dans son analyse du thème du parasitisme, Ibrahim 30
Gros Plan, p. 118-119.
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Nagadi31 a très justement fait remarquer à cet effet le contraste volontairement créé par Idé Oumarou entre le « nombre pléthorique des marabouts » et la singularité du coiffeur traditionnel par laquelle ce personnage reflète, lui, une certaine dignité. L’intention satirique est d’ailleurs tout aussi perceptible dans le parallèle ironique que fait le narrateur avec la volonté des marabouts de purger le nouveau-né d’une souillure qu’ils symbolisent par leur cupidité au sein de la religion musulmane. Si Idé Oumarou dénonce le parasitisme du marabout par le comportement calculateur qu’a le personnage pendant des cérémonies comme le baptême où il est sollicité en vertu des coutumes musulmanes, la plupart des romanciers vont, eux, le représenter à travers sa fonction la plus reconnue qui consiste à « aider » ceux qui le sollicitent pour des entreprises très diverses. C’est également à travers cette fonction que le marabout rejoint le féticheur, à la seule différence que pour assurer la réussite de leurs entreprises, le premier prétend utiliser la faveur divine tandis que le second passe par le diable. Par ces pratiques charlatanesques, les deux personnages arrivent à vivre sans soucis matériels, entretenus par des gens fortunés à qui, semble-t-il, ils assurent protection et succès, comme l’affirme Elhadji Badara, le marabout du député Sidi Balima dans Quinze ans ça suffit ! : « Voyons, Sidi, cela fait 20 ans que je "travaille" pour toi, que nous nous rendons service mutuellement... On te reprochera tout ce qu’on voudra, mais on ne pourra rien contre toi car je veille sur toi ; tu ne t’en es pas rendu compte depuis 20 ans ? Où sont aujourd’hui tes principaux ennemis, les Abba, Kéléssi, Mehou, Diallo et Bakari ? Eh bien, rassure-toi, je vais m’occuper de ton fameux Ministre comme je me suis occupé des autres (...). Donne-moi seulement un taureau rouge, 20.000 francs et une pièce de percale, et ne t’occupe plus du reste. »32
Nous comprenons alors pourquoi le P.D.G., dès qu’il est interpellé par la Ministre à propos de l’aide aux populations qu’il aurait détournée, choisit d’abord d’aller voir son marabout. Et 31
NAGADI Ibrahim, Mémoire de Maîtrise : Satire des mœurs sociales et politiques au Niger sous l’ancien régime dans Quinze ans ça suffit ! d’Amadou OUSMANE et Gros Plan d’Idé OUMAROU, Université de Niamey, Faculté des Lettres, Juin 1985. 32 P. 17-18.
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lorsque Elhadji Badara va refuser de réaliser le « travail » qui aurait empêcher Ali d’épouser « la Matsari », que Sidi Balima estimait de trop basse classe sociale pour son fils, c’est le féticheur Minamba que consultera le P.D.G. pour la même besogne. Ces personnages, qu’il convient mieux d’appeler des charlatans, sont donc sollicités dans tous les domaines, et même les cadres supérieurs censés être cartésiens n’hésitent pas à y recourir la plupart du temps pour briguer un poste ou pour s’y maintenir. Parallèlement à l’incitation à l’affairisme, les conseils que prodigue le goum Touré au représentant portent également sur la nécessité de se protéger : « je m’en étais chargé pour Fodé [l’ex-représentant]. Je suis prêt à m’en charger pour vous. Sorciers, charlatans et marabouts, tous me connaissent par ici, et sont presque entièrement à ma dévotion. »33
Pour finir, on notera également que l’adjoint au représentant va avoir recours aux charlatans afin que son chef ne se réveille pas de son coma et qu’il puisse conserver la fonction qu’il a toujours secrètement désirée au fond de son âme. Pour le romancier, marabout et féticheur sont des parasites sociaux qui profitent oisivement de l’incrédulité de leurs concitoyens. Cependant il aura fallu le poids de la tradition et de l’esprit superstitieux qu’elle a entretenu dans l’inconscient collectif pour le permettre. Notre dernière catégorie de parasites est également en rapport avec la tradition puisqu’il s’agit du griot. Mais une fois encore, du griot que nous présente le roman contemporain ; beaucoup de traits qui faisaient de l’artiste jadis une personnalité prestigieuse semblent s’être dissipés dans la société contemporaine. Ainsi pour Idé Oumarou, les griots ne sont que des oisifs qui mangent au râtelier des artistes. Allergiques au travail, ils détestent la peine (...). Il y a parmi eux une bonne partie de pauvres hères sans renom, sans talent, tirant [profit] d’une vieille hérédité dont ils ont finalement fait une profession, le plus qu’ils peuvent, le mieux qu’ils peuvent.34
33 34
Le Représentant, p. 193. Gros Plan, p. 116-117.
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Autrefois, le griot vivait également grâce aux faveurs d’une famille noble ou de la cour royale, où il tenait à la fois le rôle d’historiographe et de poète. Cependant, contrairement aux griots contemporains représentés dans le roman, l’artiste traditionnel occupait une fonction officielle à laquelle il s’attelait avec grand bonheur et par laquelle il gagnait en quelque sorte son salaire. Dans la société, il jouit d’un grand prestige qui exige de lui le même comportement de dignité qu’avait attribué Idé Oumarou au coiffeur traditionnel opposé aux marabouts que nous avons évoqué dans un exemple précédent. Dans Gros Plan donc, les « griots modernes » se regroupent en trois catégories dont l’aspect commun, selon la représentation qu’en fait le roman, correspond à une cupidité et à un parasitisme « arrogants ». Et c’est justement cette particularité qui les amène à être présents non sans être indésirables dans toutes les occasions où ils espèrent tirer « dix francs par ci, cent francs par là », comme le note avec mépris Idé Oumarou : La meute des griots observe avec une certaine componction et s’impatiente. Elle n’est certainement pas invitée, mais elle est la plus nombreuse et paraît la plus concernée. L’événement est de ceux auxquels elle se veut liée par des liens évidents indéfinissables. Elle croit donc y avoir des devoirs, et par conséquent des droits.35
De tous les personnages du parasite que nous avons vus jusqu’à présent, comme en témoigne du reste le procédé d’animalisation du romancier, ce sont les griots dont la satire semble la plus acerbe chez Idé Oumarou, qui ne leur reconnaît même pas le statut d’artiste. Ainsi des louanges héroïques que l’on retrouve assez souvent dans l’épopée des véritables griots, le romancier nigérien ne découvre aucune trace dans la nouvelle créativité qui « édifie des palais à des gens qui attendent désespérément de poser leur première brique, ou bien qui refait les ascendances en remontant des lignages qui ont tout le profil de grossiers échafaudages ». En replaçant la satire du griot dans le contexte social contemporain, elle apparaît d’une grande justesse du fait de la permanence du parasitisme lié à ce personnage. Mais il est également juste de constater que la société participe complaisamment à la perpétuation de ce qu’il convient d’appeler un 35
Ibid., p. 115.
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fléau social conformément à la perception du romancier, dans la mesure où le griot continue toujours de tirer profit de son oisiveté, de son allergie au travail. De ce fait, la satire du griot fonctionne aussi comme celle d’une certaine mentalité de la société contemporaine qui réside dans ce qu’Idé Oumarou a appelé « entretenir l’illusion », et qui consiste à afficher publiquement une fausse condition d’aisance par esprit de grandeur lorsque l’on n’en a pas les moyens, ou tout simplement par fierté chez les fortunés. Dans tous les cas, cette mentalité est aussi synonyme de gaspillages inutiles, inacceptables pour les romanciers d’autant plus qu’une majeure partie de la société lutte quotidiennement pour sa survie. 3. Le gaspillage En choisissant d’étudier le thème du gaspillage après tous ceux qui sont abordés dans la dénonciation des mœurs de la société nigérienne contemporaine, nous avons tout simplement été sensible au caractère qu’a ce thème de refléter les traits les plus révélateurs de la mentalité de l’époque. Une mentalité qui est source de problèmes sociaux et même de ceux qui concernent exclusivement l’administration nigérienne telle qu’elle apparaît sous la plume des romanciers. Mais déjà, il convient de noter que les romanciers trouvent pour le phénomène du gaspillage un judicieux procédé de dénonciation. En effet, lorsque l’on analyse les personnages associés à ce thème, on aboutit à deux types d’individus en fonction de leur situation socio-économique. Nous aurons des personnages comme Sidi Balima, le P.D.G. de Quinze ans ça suffit !, qui dépensent sans compter, et le font parce qu’ils en sont capables, quel que soit le moyen par lequel ils se sont enrichis. Nous avons également ceux, comme Mounkaila dans Gros Plan, qui gaspillent plus que ne le permet leur situation financière réelle, comme le narrateur le constate à l’occasion d’une fête organisée par ce personnage : Qualitativement, ce sont deux à trois mois de solde qui sont ainsi matérialisés, cuisinés, livrés à la gloutonnerie de convives de rencontre dont la plupart s’éclipseront pour longtemps, avec
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la dernière goutte de whisky ou la dernière bouteille de cocacola. »36
Or face à cette dilapidation, il y a aussi la peinture misérabiliste à travers laquelle le « grand peuple » est, lui, représenté dans le roman comme victime d’une nature aride ou tout simplement de l’insouciance de responsables politiques plus préoccupés par leur cas singulier. La révolte que ne manquera pas de susciter ce contraste chez le lecteur correspond souvent, comme dans ce cas, à l’essentiel de la procédure de dénonciation du romancier nigérien. Il va de soi dès lors que le descriptif doit faire autant que possible ressortir d’une part l’effet de gaspillage et de l’autre la misère quotidienne des masses défavorisées. L’intention polémique des romanciers nigériens passe notamment par une accumulation dans le descriptif en fonction de l’effet souhaité, comme dans les lignes suivantes où Idé Oumarou a voulu montrer tout le gaspillage lié au baptême organisé par un de ses personnages, Mounkaila, un fonctionnaire moyen. Il y a du riz. Il y a de la pâte de mil. Il y a du « fankassou », espèce de beignets larges et spongieux que l’on mange avec une sauce très étendue, généralement riche en viande. Il y a du bœuf. Il y a des tripes. Il y a du poisson. Il y a du poulet. Il y a du méchoui de mouton farci au couscous. Il y a de la salade (...). Il y a en somme de quoi nourrir la famille de Mounkaila pendant deux bons mois.
Le romancier nigérien utilise donc le thème du gaspillage dans le cadre de la recherche d’un effet de contraste polémique, le phénomène est ainsi dénoncé dans les faits, mais il contribue également, comme nous l’annoncions, à mieux faire percevoir cette mentalité de leurs contemporains que l’ensemble des romanciers désapprouvent. On verra alors chez un Sidi Balima cette fierté qui amène nombre de personnages à afficher leur fortune dans diverses occasions afin de traduire un certain prestige, comme dans la fête sans précédent organisée lorsque Ali, le fils du personnage, regagne sa ville natale après des études à l’étranger. En réalité, le goût du gaspillage traduit simplement cette manière d’être en vogue dans la société contemporaine nigérienne, telle l’onéreuse organisation des « balafon »37 dans 36 37
Gros Plan, p. 115. Le balafon est un instrument de musique d’origine malienne qui a donné
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Caprices du destin, que le narrateur juge comme un irrésistible et inutile désir de « suivre le courant impétueux de la mode ». À propos de l’organisation du balafon, un personnage nous rapporte que chaque cérémonie, dont le nombre est souvent excessif au cours d’un seul mois, exige une tenue différente de toutes les participantes, ce qui donne lieu, à chaque fois, à un investissement du mari à qui les règles musulmanes (comme au Niger) imposent toutes les charges de sa femme. Mais comme le constate un autre personnage de Caprices du destin, « Qu’adviendrait-il d’un ouvrier touchant quinze mille francs dont l’épouse participerait à dix balafons dans le mois ? auraitil de quoi nourrir sa famille après une telle dépense ? »38
Pourtant, constatera un autre, « bon nombre vivent quotidiennement cette situation dramatique », et c’est partant de là que l’on touche à cette conception qu’ont les romanciers de certains aspects négatifs de la mentalité de leur société perçus comme des vices contagieux, car, selon un fonctionnaire39, « si tu ne fais pas comme les autres, on se moque de toi. Ta femme se fâche, tes beaux-parents ne te considèrent plus. »
On comprend dès lors pourquoi, dans Gros Plan, le personnage de Mounkaila va sacrifier l’équivalent de trois salaires mensuels pour organiser sa fête, qui procède plus de son désir de faire comme les autres que de la manifestation d’une joie provenant de la naissance de son nouveau bébé. Il faut aussi ajouter à tout cela le fait que les romanciers semblent expliquer l’essentiel des maux dont souffre leur société par cette mentalité de leurs contemporains de penser que la dilapidation de sommes considérables est en elle-même une source de prestige aux yeux des autres. De ce fait, il est entendu que les cadres de l’administration, par exemple, dont le salaire ne parvient pas à satisfaire un « caprice » jugé par le romancier son nom à des cérémonies en vogue au Niger pendant l’ancien régime, au cours desquelles les femmes se rencontraient pour manger et danser. La particularité de ces rencontres consistait en dépenses onéreuses et surtout inutiles, raison pour laquelle elles vont être interdites au Niger dès le lendemain de l’avènement des militaires au pouvoir. 38 P. 91. 39 Sahel hebdo, hebdomadaire nigérien, no 117, 20 février 1978, cité par Ibrahim NAGADI, Mémoire de Maîtrise, op. cit.
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à la fois inutile et révoltant, sont davantage exposés à la corruption, à l’endettement chronique, etc., autant de comportements sociaux sur lesquels le roman contemporain porte son regard dénonciateur.
III. LA TRADITION INCULPÉE Jusqu’ici, notre étude s’est essentiellement portée sur des mœurs sociales engendrées par le passage de la tradition au modernisme. Cependant, si l’on pense pour autant que la société traditionnelle était un idéal que serait venu bouleverser le modernisme consécutif à la colonisation, il n’y a qu’un pas à franchir pour tomber dans une analyse restrictive du regard que porte le romancier nigérien sur la société contemporaine. En effet, la particularité fondamentale du comportement social des personnages du roman contemporain procède de cette double dimension qu’ils ont de s’ouvrir à une nouvelle société qui a ses propres règles, mais qui garde encore certaines pratiques traditionnelles arriérées et souvent très peu compatibles avec la nouvelle mentalité. On notera que le conflit de générations, qui correspond à une thématique féconde dans la littérature africaine en général, est une des meilleures représentations de ces nouvelles sociétés africaines divisées entre le goût du modernisme et la nostalgie du passé. Pour David Ananou40, nous ne condamnons pas en bloc toutes nos coutumes, par contre (...) il en est de bien déplorables que les préjugés entretiennent avec un soin jaloux, et que même les ancêtres, s’ils revenaient parmi nous, trouveraient caduques et opposées à toute saine évolution.
Cette assertion de l’écrivain béninois reflète très exactement le nouveau regard du romancier nigérien sur les traditions, puisque nous savons que l’attrait pour la négritude qui caractérisait le roman colonial autorisait une peinture complaisante de la société traditionnelle, dans laquelle elle apparaissait comme un univers harmonieux à la limite du paradisiaque. Le roman 40
David ANANOU, cité par Jacques CHEVRIER, Littérature nègre, Paris, 1984, p. 128.
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contemporain va donc sans complaisance dénoncer toutes les pratiques traditionnelles arriérées que ne saurait autoriser l’aspiration au progrès propre à la nouvelle société qui est aussi celle des romanciers. De ce fait, le romancier nigérien va s’élever aussi contre le sacro-saint code ancestral, toujours en vigueur chez certains de ses contemporains, remettant ainsi en cause ce qui a toujours été la norme morale de la littérature orale. De ce fait, par exemple, à propos du thème du mariage, où le conteur fonde sa morale sur l’obligation de la jeune fille ou du jeune homme de se conformer à la volonté des parents, le romancier va plutôt prôner un choix libre qui ne doit venir que des principaux intéressés au nom de l’épanouissement et de la liberté auxquels la jeunesse doit légitimement prétendre. Le regard sur les traditions dans le roman contemporain nigérien se veut donc avant tout une regard progressiste. En outre, dans Quinze ans ça suffit !, Amadou Ousmane dénonce, toujours en rapport avec le thème du mariage, le problème des castes dans la société traditionnelle, qui veut qu’un individu de caste inférieure ne choisisse pas sa femme (ou son mari) dans une classe supérieure et vice-versa. À Elhadji Badara, le marabout auquel il a eu recours pour empêcher son fils d’épouser Aïcha, Sidi Balima confie : « Mais voyons, Elhadji Badara, tu sais bien que je ne suis pas raciste, mais tu n’imagines tout de même pas une Matsari trônant comme une princesse dans notre famille ? Oublies-tu que depuis les temps immémoriaux les Matsari étaient nos esclaves et qu’ils n’ont été affranchis qu’avec l’aide et la complicité des hommes blancs ? (...) Et tu voudrais que j’introduise une Matsari dans ma famille ? Comment l’expliquer aux générations futures ? Comment empêcherai-je plus tard mes petits-enfants de cracher sur ma tombe ? »41
Dans cet extrait du dialogue de Balima comme chez tous les personnages conservateurs du roman nigérien, l’élément qui revient le plus est cette référence à la société traditionnelle à laquelle, comme dans notre exemple, on associe une image subversive du modernisme (« les blancs »). Or cette société n’existe plus, car la jeunesse, elle, s’est familiarisée avec un nouvel ordre de valeurs plus conforme à la société contem41
Quinze ans ça suffit !, p. 61.
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poraine, et de ce fait elle remet en cause un code ancestral qui, s’il était admis jadis, n’était pas pour autant explicable ou même fondé sur des bases rationnelles. Nous pensons qu’on ne peut pas décrire plus justement la vision des romanciers contemporains que par cet anachronisme du traditionnel dans le contemporain, assez net chez des personnages comme Sidi Balima, qui semblent ignorer que la société a changé. Le romancier transpose à cet effet l’essentiel de son idéal progressiste chez un de ses personnages : celui d’Amadou Ousmane se reflète chez Ali par exemple ; ou bien c’est Diado Amadou qui dit à travers la voix de son héroïne Maimou : « Ma vie importe peu. Ce qui compte, c’est la cause pour laquelle je lutte. Cette cause n’est pas seulement mienne. Elle est commune à toutes les filles. Il faut que nos mères et nos pères qui sont d’une autre génération comprennent enfin que les temps ont changé, que nous avons besoin d’être, de nous faire, de choisir nos partenaires. »42
1. La remise en cause de l’autorité parentale traditionnelle Telle qu’elle apparaît dans le code ancestral véhiculé par la littérature traditionnelle, l’autorité que les parents ont le droit d’exercer sur leurs enfants semble pour le moins absolue en ce sens qu’elle ne souffre aucune restriction. Le conte suggère à cet effet que l’enfant qui accepte la volonté des parents est récompensé, contrairement à celui qui s’y dérobe et qui conséquemment transgresse le code ancestral et attire sur lui un châtiment43. Chez le romancier, nous retrouvons par contre une remise en cause de cette loi des ancêtres, car même s’il arrive que les personnages qui se dérobent à l’autorité parentale connaissent un destin malheureux, comme la grossesse de Fatou ou le suicide de Maimou, il ne s’agit tout simplement que d’une emphase dans la dénonciation de certaines coutumes. En prélude à Maimou ou le drame de l’amour, Diado Amadou justifie son choix du thème du mariage forcé en ces termes : La jeunesse est avant tout l’avenir de notre pays (...). Malheureusement, cette jeunesse se heurte à l’incompréhension 42 43
Maimou, p. 44. Cf. le conte de la Jeune Fille, le serpent et le calebassier.
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de certains aînés qui continuent de se réfugier dans un absolutisme religieux et traditionnel trop souvent incompatibles avec les réalités que nous vivons. Pour cette génération, renoncer à certains aspects même anachroniques du mariage n’est ni plus ni moins qu’un rejet systématique de toutes nos valeurs ancestrales. Or il est nécessaire, voire indispensable de réformer le système du mariage actuel en l’orientant dans le sens du respect de la dignité de la jeune fille.44
Mais même si c’est elles qu’il affecte le plus fréquemment, le mariage forcé ne concerne pas uniquement les jeunes filles, puisque Ali, le fils de Sidi Balima, est sur le point d’en être victime dans Quinze ans ça suffit !. Notre personnage a vingthuit ans lorsque son père veut lui imposer sa volonté dans le choix de sa femme, car, estime-t-il, « Dans notre société traditionnelle africaine, on n’est majeur que lorsqu’on a pris femme. »45
Dans le roman d’Amadou Ousmane, Sidi Balima a des raisons personnelles à cause desquelles il entend obliger son fils à accepter la fille qu’il aurait lui-même choisie ; du reste dans les romans proprement consacrés au mariage forcé, les parents sont également motivés par leur cupidité, mais les raisons de cette motivation appartiennent toujours à un autre niveau. La dénonciation des traditions procède, elle, par une remise en cause même du principe implicitement établi dans la société traditionnelle selon lequel les parents doivent décider à la place de leurs enfants majeurs, même lorsqu’il s’agit d’un domaine aussi personnel que le mariage. 2. Roman contre Mythe : la dénonciation de l’esprit superstitieux Si le romancier nigérien, comme nous venons de le voir, a pu se départir d’une négritude complaisante engendrée par un anticolonialisme passionné pour porter un regard pour le moins réaliste sur les traditions et leurs côtés négatifs, ce changement en lui-même témoigne d’une certaine maturité d’esprit percep44 45
P. 10. Quinze ans ça suffit !, p. 56.
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tible également sur le plan de l’écriture. Mais si l’on bouleverse facilement l’enseignement moral du conte ou cette mentalité de caste que chante l’épopée, ce n’est pas sans hésitation que les romanciers se hasardent dans l’univers de l’enseignement mythique. Jacques Chevrier46 constate d’ailleurs également l’ambiguïté qui est celle du romancier africain lorsqu’il porte son regard sur ces croyances fortement ancrées dans les mentalités grâce au didactisme des mythes. Il note en effet chez l’écrivain africain un embarras vis-à-vis des phénomènes de la tradition pour lesquels il paraît souvent éprouver un mélange ambigu de haine et de fascination.
La meilleure illustration de cette attitude dans la production romanesque nigérienne est incontestablement le roman de Mamani, Sarraounia, dans lequel le lecteur s’attendra à tout moment à des tours de magie que le sous-titre la Reine magicienne lui promet implicitement. Et pourtant il n’y en aura jamais dans le texte qu’à travers les rumeurs des tirailleurs. Et même lorsqu’un officier français va profaner la case des fétiches de la reine et se met « en transe », c’est encore Mamani, par le biais du narrateur, qui, par cartésianisme comme il le soutient luimême, va dissuader personnages et lecteur d’y voir la manifestation d’un quelconque pouvoir magique ; Boutel a tout simplement été victime des fourmis cachées dans un masque récupéré dans la case et dont il venait de s’affubler. Or dans le même roman, on ne trouve à aucun endroit une remise en cause réelle de la magie de Sarraounia, au contraire le romancier prend aussi soin de maintenir la réalité des pouvoirs surnaturels de la reine dans l’esprit de tous les personnages du roman, sauf peut être le capitaine Voulet et les autres personnages français. En fait l’ambiguïté des écrivains vient tout simplement du fait que malgré leur accoutumance au rationalisme, ils restent également, peut-être moins que les villageois, sous l’emprise de la psychose du châtiment très souvent fatal dont le mythe nous dit que les dieux n’hésiteront pas à le réserver aux transgresseurs qui remettent en doute leur existence. Il s’agit donc de ces
46
Jacques CHEVRIER, op. cit., p. 128.
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« peurs » et de ces « tares » dont parlait Robert de Lavignette, constate Chevrier. La même crainte, suscitée indiscutablement par un imaginaire largement tributaire de l’enseignement des mythes, transparaît également dans le roman contemporain, par une dénonciation mitigée de la superstition par des romanciers qui y voient d’une part une attitude anti-progressiste, et d’autre part c’est aussi la croyance au surnaturel qui autorise le parasitisme des marabouts et féticheurs. Autrement dit, c’est grâce à la tradition qu’est perpétuée cette « allergie au travail » qu’Idé Oumarou trouve inacceptable et « arrogante » dans une société nigérienne contemporaine astreinte au modernisme. La dénonciation de l’esprit superstitieux est essentiellement réalisée par le romancier nigérien au moyen d’une teinte d’ironie qui associe la naïveté des personnages superstitieux à l’échec de l’entreprise au nom de laquelle ils consultent marabouts ou féticheurs. Car, perpétuant cette croyance traditionnelle selon laquelle il existe autour de nous des divinités que l’on peut solliciter pour la satisfaction d’un désir, beaucoup de personnages du roman contemporain s’empressent d’aller chercher la solution de leurs problèmes, quels qu’ils soient, chez ceux que les divinités auraient choisis comme intermédiaires avec la société humaine, c’est-à-dire les féticheurs. C’est ainsi que procède l’esprit superstitieux chez Balima dans Quinze ans ça suffit !, nous en avons déjà parlé dans le cadre du thème du parasitisme. La superstition est également présente même chez des personnages positifs comme Inna Bagaya dans le Nouveau Juge, la mère du personnage principal qui ne veut pas pour son fils la fonction de juge à laquelle Ali Yobo vient d’accéder, et qui consiste à « envoyer des innocents en prison ». Pour l’en empêcher, la vieille femme aura recours aux génies protecteurs. Pourtant Ali Yobo va pleinement exercer son métier, de même que malgré son marabout et ses féticheurs, Balima ira en prison, et n’empêchera pas le mariage de son fils avec Aïcha, la fille de caste inférieure dont il ne voulait pas. Les forces surnaturelles ne sont donc d’aucune utilité face aux problèmes des hommes chez le romancier nigérien, contrairement à la croyance traditionnelle véhiculée par les mythes. Gambo, le personnage principal de Waay dulluu, retiendra cette leçon non sans humour, lorsque au cours de son voyage, n’ayant pas de pièce 107
d’identité, il a recours aux prescriptions de son marabout qui devraient lui permettre d’être invisible et d’éviter le contrôle de l’agent de police : Alors, subrepticement, je me plaçai derrière les autres, puis gagnai rapidement l’arrière de notre tombeau roulant et attendis. En réalité, je n’attendais rien ni personne : je priais. Un long moment s’écoula et je m’apprêtais à exprimer toute ma gratitude au savoir de maître Alpha qui m’avait appris le verset capable de rendre invisible quand, tout à coup, je sentis une main puissante me saisir à l’épaule. Je tressaillis, me retournai vivement et vis devant moi le policier qui me tendait une main en disant : « Donne-moi ton cardidentité ! »47
Dans le Représentant, on retrouve la même volonté d’ironiser sur la mentalité superstitieuse des personnages sans besoin d’y associer l’échec des forces auxquelles ils croient. Siddo, le personnage principal, est convoqué chez le représentant ; sur son chemin il côtoie un immense champ de termitières : Siddo les évite soigneusement. Des superstitions aussi vieilles que tenaces, entretenues au fil des générations par des contes peuplés de djinns et de lutins friands de sésame, que les vieilles grands-mères débitent aux enfants des villages chaque soir à longueur de veillée, affirment en effet que si ces termitières sont si hautes et si austères, c’est parce qu’elles abritent des forces indéfinissables mais réelles qu’il serait fort hasardeux, pour quiconque, de déranger sous aucun prétexte. Autant donc, pour Siddo, les laisser continuer leur paisible sommeil en marchant sur la pointe des pieds et, au besoin, en retenant sa respiration !48
Dans cet extrait où il mêle habilement l’incrédulité du narrateur à la profonde mentalité superstitieuse de son personnage, on note aisément le regard moqueur d’Idé Oumarou pour lequel incontestablement l’attitude de Siddo reste quelque peu ridicule pour toutes les précautions observées devant d’inoffensives termitières. Pourtant, dans le même roman, un autre regard est porté sur le surnaturel, lorsque le personnage principal sollicite des dieux, par le biais de la féticheuse Tanti Binta, la vengeance de l’ex47 48
Waay dulluu, p. 13-14. Le Représentant, p. 9-10.
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ploitation dont il est victime de la part de Karim et Touré. La fulgurante réussite de cette action reproduite avec un sérieux sacré nous permet tout simplement de découvrir cette crainte du surnaturel dont ne parviennent pas à se défaire nombre de romanciers africains, malgré leur volonté de dénoncer cette « grande tare de notre époque », pour reprendre la formule du romancier et cinéaste sénégalais Sembène Ousmane. Aussi, de ces croyances traditionnelles, nous n’aurons chez beaucoup de romanciers nigériens qu’une dénonciation en demi-teinte où se lisent à la fois une volonté de remise en cause de croyances caduques au nom du rationnel, mais aussi une prudence guidée par tout le substrat mythique que l’école n’est pas parvenue encore à dissoudre. C’est aussi en cela que l’on découvre la conception réaliste particulière du romancier nigérien, traduite par un réel à double dimension dans lequel hommes et êtres surnaturels cohabitent sans contradiction.
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Chapitre 3 LE ROMAN DU MALHEUR, VERS UNE THÉMATIQUE SPÉCIFIQUEMENT NIGÉRIENNE
« S’il est légitime de parler d’une littérature africaine, constate Emmanuel Dongal1, il est plus évident que les pays autrefois uniformisés se sont de plus en plus différenciés par les années qui passent et chacune de leur société engendre des préoccupations ou du moins des priorités divergentes, suivant le type de régime politique qu’elles subissent. » Pourtant, malgré la pertinence de ce constat, il semble que les pays africains (francophones) aient eu quasiment la même histoire politique pour que l’on puisse parler, du point de vue du roman, d’une thématique originale en relation avec quelques détails divergents. Dans le cas du roman nigérien précisément, il nous semble plus opportun de rechercher la spécificité de la thématique dans les conditions climatiques. Car sur ce plan on entrevoit plus nettement une différence de préoccupation entre un pays sahélien comme le Niger, chaud, sec et semi-aride, et n’importe quel pays africain, dès lors qu’il a un climat favorable ou un débouché maritime. C’est donc au nom de la particularité climatique du Niger que les romanciers, dont la quasi-totalité commence à écrire après l’indépendance, vont, parallèlement à la thématique 1
Emmanuel DONGAL, cité par Jacques CHEVRIER, in Littérature nègre, Paris, Armand Colin, 1984, p. 9.
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africaine générale, développer dans leurs œuvres un autre type de thèmes plus concrets, en rapport avec les préoccupations quotidiennes d’un pays dont la survie dépend de pluies souvent très capricieuses. Ainsi, chez les romanciers nigériens, qu’ils en fassent l’élément central de leurs œuvres ou non, il se dessine un nouvel horizon thématique où reviennent souvent des sujets comme la sécheresse, la famine, l’exode et l’émigration.
I. SÉCHERESSE ET FAMINE 1. Sources d’inspiration Le Sahel, région subsaharienne dont fait partie le Niger, est caractérisée par une quasi-aridité des sols, à laquelle s’ajoute une pluviométrie très souvent déficitaire. Or les populations qui habitent cette région garantissent leur survie essentiellement grâce à l’agriculture et à l’élevage. La sécheresse et conséquemment la famine vont donc de ce fait être permanentes dans la société nigérienne. Au fil de l’histoire du pays, plusieurs cas de sécheresse et de famine ont été vécus, à tel point que les hommes sont amenés souvent à les utiliser comme référence temporelle. Ainsi trouvera-t-on un homme né pendant « l’année de la famine de manioc », qui se rapporte à l’année 1954 où il y eut une des plus grandes famines au Niger, et durant laquelle la subsistance quotidienne était essentiellement assurée par la farine de manioc rapportée du Bénin voisin (Garo jire en zarma), ou encore une femme née au cours de « l’année des larves de sauterelles », qui correspond également à une grande famine autour des années 1931-1932. Il est entendu que la littérature traditionnelle, en vertu de cette dimension fondamentalement utilitaire traduite par le privilège qu’accorde le conteur aux préoccupations de sa communauté, trouvera un sujet permanent dans ces thèmes qui, plus qu’une préoccupation, constituent une véritable psychose dans la mentalité des populations. Pour l’artiste traditionnel, évoquer la sécheresse et la famine devient une démarche prioritaire dans laquelle se perçoit une volonté de sensibilisation qui s’appuie la 112
plupart du temps sur la vulgarisation de comportements sociaux tels que la solidarité et la fraternité, comme on peut le constater dans cet extrait de chant traditionnel : Harey ka Harey ka dooni ban gaani ban kaladay mundi Amma mundi si Harey ka Harey ka Care diyan ka Harey ka ni hayni gura din sa tugu in ma’kaama Din du kulu ay du hal ay du mo ni wane
la famine est là la famine est là plus de chant plus de danse que des pleurs mais il n’y a plus de larmes la famine est là la famine est là le temps de la fraternité est là la famine est là ton grain de mil ne le cache pas, mangeons-le... si tu gagnes, j’en profite si je gagne, tu en profites
Mais au-delà de l’exhortation que véhicule cette complainte, il nous semble intéressant de faire remarquer cette sorte de « poétisation du malheur » par la chanson, car plus tard, avec l’avènement de l’écriture, les poètes vont la reprendre tandis que les romanciers la refuseront au nom d’un réalisme aux allures polémiques. Il convient toutefois de savoir que, s’il y a eu maintes sécheresses et famines au Niger, c’est plutôt la sécheresse de 1973 avec la vague de famine qu’elle engendra qui a essentiellement inspiré les écrivains nigériens. À cette époque le Niger, à l’instar de tout le Sahel, a connu un des moments les plus tragiques de son histoire. Les pluies dont dépendent les populations ne vinrent pas. Dans leur vaine attente, les paysans tentèrent de subsister avec ce qui restait encore des stocks céréaliers de l’année précédente. Cependant les greniers eurent vite fait de se vider tandis que par manque de fourrage le cheptel se décimait. L’ensemble des écrivains qui en parlent dans leurs œuvres vont utiliser les thèmes de la sécheresse et de la famine de 1973 comme une marque de compassion à l’égard des nombreuses victimes communément appelées « les éprouvés du Sahel ». L’écriture devient un témoignage de solidarité adressé par l’auteur à l’intention de son peuple (son public ?), 113
comme chez Ada Boureima : « À tous ceux qui souffrent ou ont souffert de la famine, je dédie ce petit livre en guise de solidarité. » Cependant, et cela est particulier aux romanciers, l’année 1973, si elle symbolise la tragédie de la sécheresse et de la famine, est aussi et surtout la treizième années du règne de l’ancien régime dont on sait tout le désenchantement qu’ils en ont éprouvé. 2. De la complainte poétique à la satire romanesque O, frères et sœurs ! Je pleure Seul, je vous pleure dans le silence C’est l’extrême douleur de l’âme ! Je pleure Et je me demande pourquoi il fallait Que nous mangions bien à notre aise, Pourquoi il fallait que vous mouriez De faim et de soif à côté de nous Voilà, je n’ai pas de mil pour charger les greniers pansus Voilà, je n’ai pas de lait frais pour les orphelins, Je n’ai pas non plus une goutte d’eau pour adoucir Les gorges en feu, mais j’ai à vous offrir Ce que je possède de plus cher en ce monde : Le poème de l’extrême douleur de l’âme. Je pleure... Je vous pleure, je vous chante !2
On ne peut mieux apprécier l’approche qu’ont les romanciers devant les thèmes de la sécheresse et de la famine qu’en citant cet extrait du poème de Boubé Zoumé. En effet, le poète, sans banaliser la calamité, l’évoque tout en l’intériorisant. Le mot « faim » n’est utilisé qu’une seule fois, le tragique des éprouvés est contenu et transformé en émotion personnelle, une « douleur de l’âme ». Boubé Zoumé manifeste sa solidarité aux éprouvés, il les pleure en les chantant, mais dans le « silence » il y a une volonté de retenue dans l’évocation poétique comme, dirait-on, une sorte de dignité malgré le lyrisme de l’épanchement. On note que le poète procède de la même manière que le 2
Boubé ZOUMÉ, Les souffles du cœur, éd. Clé, Yaoundé, 1977.
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conteur : des deux côtés on chante le « mal » comme pour mieux le supporter. Chez le romancier, par contre, la volonté est d’exprimer, de représenter la calamité dans toute son envergure et quelquefois bien au-delà. Ainsi chez Amadou Ousmane, dont les Quinze ans ça suffit ! illustrent nettement cette démarche, le romancier propose une description de la sécheresse et de la famine de manière à causer plus de choc chez le lecteur : « La famine ? quelle famine ? vous imaginez un fléau, quelque chose comme la peste au moyen âge. Des morts-vivants à la dérive, errant parmi des amoncellements de cadavres, un pays foudroyé. »3
Ali (le fils du personnage principal) revient de France lorsqu’il découvre l’article de presse duquel est extrait notre exemple. L’horreur du reportage l’autorise à penser qu’il s’agit de « l’amplification d’une certaine presse ». Pourtant, convient le narrateur, l’article est là, signé Georges Menant, un journaliste parisien bien connu. En fait il faut voir dans cette volonté de persuasion exercée sur le personnage la démarche même d’Amadou Ousmane au niveau du lecteur pour l’amener à croire ce que dit le narrateur à propos de la catastrophe au Bentota (référent textuel du Niger). Sécheresse et famine apparaîtront donc doublement dans Quinze ans ça suffit !, d’abord dans la narration, que viennent ensuite justifier des articles censés avoir été écrits par la presse étrangère par opposition à la presse nationale « payée pour dire la vérité », et qui se « limite à faire de la propagande ». Pour renforcer « l’illusion du vrai », le roman utilise en outre des caractères différents pour les articles de presse afin de les distinguer de la narration et les mettre en exergue. Pour Amadou Ousmane, il s’agit en réalité d’imputer la responsabilité de la situation aux dirigeants auxquels on reproche leur insouciance d’abord, puis l’agrandissement du malheur qui associe à la misère de la famine le tragique détournement des vivres que les institutions internationales ont mis à la disposition des populations éprouvées. Les thèmes de la sécheresse et de la famine sont donc chez lui des thèmes3
Quinze ans ça suffit !, p. 30.
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prétextes par lesquels passe le romancier nigérien pour mieux asseoir sa dénonciation de l’ancien régime. Il y a certes un témoignage de solidarité pour les victimes de la sécheresse, mais il reste tout de même atténué par le grand intérêt accordé à la satire politique.
II. EXODE ET ÉMIGRATION La thématique de l’exode et de l’émigration reste fortement liée aux calamités que sont la sécheresse et la famine dans le roman nigérien, puisque, la plupart du temps, ce sont ces situations qui poussent le héros à partir. Ceci est vrai pour Waay dulluu et Abboki de Ada Boureima et de Mahamadou Halilou, qui font du départ à l’aventure le sujet principal de leur roman. Les seuls cas où on trouve une autre raison comme motif du départ concernent les romans du mariage forcé, dans lesquels le personnage du prétendant pauvre est amené à rechercher dans l’exode la fortune réclamée par les parents de la jeune fille comme dot. 1. La tragédie du monde paysan Dans les deux romans qui nous intéressent ici, la tragédie du héros procède d’abord d’un choix douloureux, partir ou rester. Partir suppose aller vers cet inconnu, la ville, mais c’est aussi rompre avec l’univers natal même si « la terre a rompu le pacte qui la liait aux hommes » par son improductivité. Quitter entraîne donc une certaine angoisse chez le héros comme le reconnaît Gambo dans Waay dulluu : « Je quittai mon père, le cœur serré malgré mon désir ardent de partir »4. Cependant rester semble tout aussi tragique et insupportable, surtout dans Abboki où le héros Amadou décide de partir à l’aventure, non seulement pour assurer à sa famille une subsistance que ne lui permettait plus la sécheresse, mais surtout la préserver de l’humiliation liée à la perception de l’impôt :
4
Waay dulluu, p. 7.
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Alors le tragique se produisit au moment où un paysan, ayant versé la somme due, jura par tous les dieux ne pas posséder les cent francs supplémentaires. Pour toute réponse, il reçut une belle raclée qu’accompagnait un flot d’injures. Mon père lui succéda. Sur le montant total, il lui manquait cinq cents francs. Pour toute explication, le chef de canton lui appliqua une belle gifle. Les gardes, de leur côté, allaient se ruer sur lui pour le cravacher.5
Rien qu’au niveau du départ, on mesure toute l’intention des romanciers : acculer le héros inexorablement au malheur pour rendre plus perceptible l’espoir qu’il entrevoit dans le départ pour la ville ou l’étranger. Aussi partir devient-il une providence du fait que, selon Mahamadou Halilou dans l’introduction d’Abboki, « ceux-ci [les émigrés], pensant fuir la misère du terroir natal, partent en quête de lendemains meilleurs vers les villes de la côte ». Il n’est pas vain de remarquer que le romancier ne laisse subsister aucun doute sur l’infortune de son héros, il n’y aura aucune surprise, d’entrée de jeu on perçoit aisément que l’espoir d’Amadou va être déçu. Dans Waay dulluu également, Gambo avertira le lecteur avant tout que sa quête ne connaîtra pas de succès par une anticipation de l’action : Je connaissais Hwada [la ville] (...). J’y allai à l’instar d’autres garçons de mon âge et la chance, ma foi, me sourit : après seulement deux lunes, je revins au village et remis au chef deux mois d’impôt pour toute ma famille. Mais j’étais loin de me douter que la chance, dangereusement chauve, n’avait qu’un cheveu et que je venais justement de l’arracher.6
Mais la manière par laquelle ils acculent leur héros au malheur reste quand même le meilleur élan de solidarité que puissent faire les deux romanciers à l’endroit du monde paysan. Pour Ada Boureima il s’agit de montrer les pièges de la ville, dont le plus fatal est assurément la délinquance sous toutes ses formes ; quant à Mahamadou Halilou, Abboki est avant tout l’appel injurieux et humiliant utilisé pour attirer ses compatriotes à la côte (la Côte d’Ivoire). Pour tous les deux surtout, par ce départ, « chaque année, après les récoltes et même parfois avant, plusieurs de nos régions se vident de leurs bras valides ». 5 6
Abboki, p. 13. Waay dulluu, p. 11.
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L’exode et l’émigration sont donc perçus comme un danger non seulement pour le postulant mais aussi pour le pays, c’est cela qui autorise les romanciers à multiplier les effets de désillusion comme instrument de dissuasion. On notera que, dans les deux romans, les auteurs confieront l’acte narratif à des paysans censés nous rapporter au style direct leur propre aventure, et, par cet effacement, sans doute espèrent-ils faire « plus vrai » donc plus moralisant. 2. Le piège de la ville Qu’il entraîne donc le héros vers la ville ou vers l’étranger, le départ dans le roman nigérien du malheur confronte le narrateur à une série de désillusions aussi amères les unes que les autres. Chez Amadou, elles débuteront avant même que le personnage n’atteigne la Côte avec les tracasseries de gendarmes pour lesquels seul l’argent compte. Néanmoins la première mésaventure citadine réside dans cette indifférence perceptible chez nos héros lorsqu’ils arrivent à destination, sous la forme d’une prise de conscience de leur étrangeté dans un monde qui est malgré tout le leur. Gambo ne parvient plus à s’identifier à son cousin Manou, avec lequel il a pourtant passé toute l’enfance, parce que ce dernier est devenu maintenant lui aussi un Hwadaizé, un habitant de la ville, un monde dont il ne peut, lui, comprendre et maîtriser les mécanismes de fonctionnement ; là, la chaleur et la solidarité du village ne seront plus le quotidien de Gambo, notre narrateur doit tant bien que mal s’adapter à la froideur de l’indifférence de la ville afin de pouvoir devenir peut être à son tour Hwadaize : Manou ne mentait pas : à Hwada, personne ne s’occupe de personne, ne s’intéresse à personne, chacun cherche à fructifier ses affaires et se soucie peu des problèmes des autres ! Lui et moi ne nous voyions presque plus maintenant.7
Tout comme Gambo, Amadou aussi sera vite désabusé, il aura du mal à accepter le fait d’être étranger en terre de noirs et d’Africains comme lui, de même qu’il ne comprendra pas les invectives dont il est subitement victime : 7
Waay dulluu, p. 31.
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« Sale Abboki ! espèce de voleur ! – Mécréant, retourne chez toi ! vous êtes tous des parasites ! vous venez chez nous pour nous affamer ! vilaine vermine, décampe de là ! »8
« Je compris enfin que je me trouvais en terre étrangère. Le cœur gros de chagrin, je rejoignis mes camarades auxquels je fis un triste compte rendu de mes mésaventures », continuera le narrateur. Si le narrateur accepte avec résignation et tristesse l’accablement de la situation d’étrangeté, il n’acceptera pas la désillusion de voir tous ses espoirs fondus. Le schéma de la composition est quasiment le même dans tous les romans. Départ plein d’espoir, multiplication des désillusions et finalement retour au pays ou au village avec la note tragique que le narrateur se trouve plus diminué qu’il ne l’était à son départ. En fait, au moment où l’exodant ou l’émigré se rend compte de l’utopie de ses espoirs, la déception est tellement amère qu’il cherchera à oublier son échec en se laissant inexorablement glisser sur la pente de la délinquance, ou tout simplement il trouvera dans le vol l’ultime alternative pour satisfaire des rêves qu’il n’avait pas pu réaliser légalement. Après avoir, durant huit ans, sans carte d’identité et sans profession, pu éviter les nombreux pièges que tendait le commissaire aux vagabonds de mon espèce, qui ignoraient où se trouvait leur vrai bonheur, je fus pris, ô ironie du sort, la main dans le sac, alors que je m’apprêtais à délester de son portefeuille un vieux berger venu vendre ses animaux à l’important marché de bétail de Hwada.9
L’épreuve finale du parcours du narrateur exodant ou émigré est le retour perçu sous la double note de l’échec et du regret. Amadou reviendra au pays plus pauvre que jamais avec une jambe amputée, tandis que Gambo regagnera son village après avoir purgé une peine de prison à laquelle s’ajoute la douleur de la perte de son unique fils, « l’oiseau revenait dans son nid, dira-t-il mélancoliquement, mais il avait perdu toutes ses plumes. » Dans tous les cas, la narration fonctionne comme le constat amer d’un échec où le narrateur prend des distances vis-à-vis de son passé misérable pour se juger avec la plus grande sévérité. 8 9
Abboki, p. 27. Waay dulluu, p. 50.
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Porte-parole cependant de la paysannerie, le narrateur dépasse le côté individuel de son aventure (ou mésaventure) pour lui donner une portée moralisante de grande envergure. Ainsi le narrateur manifeste deux espoirs à travers l’acte narratif, d’un côté montrer à la jeunesse la réalité de l’aventure de l’exode et de l’émigration afin d’estomper les illusions fatales qui vident les campagnes. Un deuxième regard est porté sur les rapports entre le monde paysan et le monde urbain10.
CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE Au bout de cette étude thématique du roman nigérien, le constat le plus remarquable reste bien entendu le retour des mêmes thèmes qui ont permis aux historiens de la littérature africaine de décrire les mutations du roman africain à l’image de celles que connaît la société depuis l’avènement de la colonisation. Néanmoins, s’il est facile de voir que Boubou Hama a fait comme Ousmane Socé dans Karim11, on retrouvera également dans son œuvre les traces de ces building romans, selon l’expression de Chevrier pour désigner l’Enfant noir de Camara Laye12, l’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane13 ou encore Kocumbo d’Aké Loba14, qui ont tous la particularité de naître plusieurs décennies après le roman d’Ousmane Socé et une décennie avant ceux du romancier nigérien. Par cette tendance à ressusciter l’expression d’un état d’âme, le déchirement culturel, dix ans après les indépendances, Boubou Hama ne peut justifier Bikado et Kotia Nima que par un désir d’écrire dont l’intérêt justifie également notre analyse thématique. L’écrivain nigérien va donc dès le départ manifester une sorte de fascination pour l’écriture, il n’est plus « l’enfant noir » de
10
Cf. deuxième partie : opposition ville/village dans l’étude sur la structure manichéenne. 11 Ousmane SOCÉ, Karim roman sénégalais, Paris, Nouvelles Éditions latines, 1935. 12 Camara LAYE, L’Enfant noir, Paris, Plon 1953. 13 Cheikh Hamidou KANE, L’Aventure ambiguë, Paris, Julliard, 1961. 14 Aké LOBA, Kocumbo, Paris, Flammarion 1960.
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Fonéko, l’oralité de sa grand-mère n’est plus suffisante pour traduire sa nouvelle vie de « Toubab noir ». De même, on doit reconnaître qu’Abdoulaye Mamani et Mahamadou Halilou ne sauraient justifier leur roman par un anticolonialisme anachronique qui interviendrait vingt ans après l’installation de la Première République Nigérienne. La grande différence entre les romanciers africains et le romancier nigérien du point de vue thématique est en réalité une différence d’approche. En effet, tandis que chez le premier il s’agit d’exprimer sa vision du réel (déchirement, négritude, anticolonialisme), il convient de voir chez le second la manifestation d’un désir d’écrire qui l’amènera fatalement à rechercher sa matière dans ce qui a précédé. Cependant, bien vite, au désir d’écrire va s’ajouter un besoin d’exprimer son propre contexte, qui a la vertu de lui offrir une diversité thématique propre à une société contemporaine doublement héritière : d’une « mesure africaine » qui s’éternise d’un côté, et de l’autre la « mesure occidentale » qui de plus en plus s’installe. Pour les romanciers nigériens des années 70-80, donc, à qui nous devons d’ailleurs presque tous les romans de notre corpus, l’écriture, c’est avant tout l’expression d’une double appartenance à laquelle nul n’échappe. D’Idé Oumarou à Amadou Idé, en passant par Amadou Ousmane, des hommes s’interrogent sur le devenir de leur société ; comme les romanciers africains du désenchantement, ils dénoncent, s’indignent de la nouvelle société dont certains imputent (souvent très facilement) la responsabilité des maux à la colonisation, venue troubler la cohérence d’une société traditionnelle nigérienne. Cependant, l’on ne s’empêche pas pour autant de fustiger cette même tradition et d’assumer conséquemment ce nouveau destin de « métis culturel » qui fait justement du romancier nigérien, à l’instar de la société nigérienne contemporaine, un individu à la croisée de l’esprit et de la matière, ou tout simplement du traditionnel et du moderne.
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Deuxième Partie
LE ROMAN NIGÉRIEN, UNE AUTRE MANIÈRE DE DIRE LE CONTE ORAL
INTRODUCTION
Lorsque l’on se réfère à l’accueil que nombre de critiques font aux « survivances » de l’oralité dans le « roman africain », on a très vite le sentiment d’une incompréhension. Il est en effet curieux de constater combien les Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma, devenu de nos jours un classique exemple pour illustrer les « africanismes » du texte romanesque africain, ont soulevé d’étonnement, voire même d’indignation1, lors de sa parution, comme si l’écrivain africain aurait pu faire autrement. On est vite arrivé à s’accorder sur le fait de voir dans le roman africain un appendice du roman occidental, comme si par exemple un romancier s’inspirant de Balzac pouvait et devait à force d’efforts aboutir à la formulation du même discours que celui de la Comédie humaine. De ce point de vue, il nous paraît opportun de faire remarquer que plusieurs erreurs sont fatalement commises et inspirent ces remarques : - Le discours romanesque correspond à l’expression d’un contexte spécifique : les romanciers réalistes français, par exemple, vont y montrer la cohérence de leur société, son « image rassurante », dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est à l’opposé d’une société africaine de « désenchantements ». - Dans la société traditionnelle, l’acte littéraire occupe une place privilégiée dans toutes les manifestations de l’homme. Elle est associée à tous les domaines communautaires « extérieurs », en même temps qu’intérieurement elle catalyse le « moi profond » 1 Locha MATESO dans sa Littérature africaine et sa critique, p. 92, citait le cas notamment de R. PAGEARD, selon lequel la langue de KOUROUMA « ne peut être approuvée ».
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de l’individu et lui façonne une autre manière de percevoir le « réel », donc de le représenter. Le romancier aurait-il pu en si peu de temps effacer les traces de cette emprise de la littérature traditionnelle ? Nous nous arrêterons à ces deux remarques pour noter que, de nos jours où le métissage du romancier africain a été établi, il existe quand même d’autres pièges à éviter car il n’y a qu’un pas à franchir pour tomber dans des généralisations hâtives à la fois sources d’erreur et de restriction de la valeur réelle de la présence de « particules d’oralité » dans le texte romanesque africain. En effet, dans la production romanesque nigérienne, peutêtre involontairement liées au contact relativement récent avec l’écriture, ou volontaires dans le sens d’un désir de conservation, les « survivances » de l’oralité ont toujours été présentes chez des romanciers chez qui la culture traditionnelle n’a jamais réellement disparu ; elles révèlent une véritable dimension du texte romanesque nigérien, une de ses tentations. Ainsi, d’une part, nous avons un romancier nigérien qui emprunte à l’Occident un genre, le roman, une langue, le français, et une culture par le biais de l’écriture et de l’école, et qui de ce fait s’inscrit logiquement dans l’itinéraire du roman occidental. Cependant, d’autre part, nous avons un texte romanesque qui, non moins logiquement, apparaît comme une autre manière de dire le conte oral tant l’esthétique du récit traditionnel y est présente. Dans cette deuxième partie, nous refusons l’attitude qu’a très justement critiquée Mohamadou Kane dans son Roman et Traditions, et qui pousse beaucoup de chercheurs à considérer que l’oralité du roman africain est tellement évidente qu’il n’est point besoin de s’y attarder. Or justement c’est ce qu’il convient de faire dans le cadre précis du roman nigérien (pour lequel on ne peut pas forcément utiliser l’approche établie comme référence en matière de roman africain), pour rester fidèle à la création romanesque nigérienne après trente années d’existence, et afin surtout d’analyser objectivement tous les niveaux d’influence du conteur sur l’économie romanesque.
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Chapitre 1 ESTHÉTIQUE DE LA NARRATION ORALE DANS LE ROMAN NIGÉRIEN
I. COMPOSITION ET PROGRESSION DRAMATIQUES Au nombre des « insuffisances » du roman africain en général relevées par la critique, l’absence de dramatisation, la minceur de l’action et sa rapidité occupent une place importante. Toutes ces « irrégularités » ont d’ailleurs été très tôt reprochées aux romanciers africains puisque dès 1965 au colloque de Dakar Victor Bol notait déjà le « peu de complexité de l’action » : les événements s’y présentent souvent comme le fruit du hasard ou plutôt de l’arbitraire, dans un déroulement chronologique à peine organisé, ou encore des antagonismes sont indiqués entre les personnages et l’auteur ne se préoccupe pas de les amener à l’affrontement et au conflit (...). Ils [les romanciers africains] semblent n’avoir éprouvé aucun besoin de dramatisation.1
1
Victor BOL, « Les formes du roman africain », Actes du Colloque sur la Littérature africaine d’expression française, Dakar, publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, « Langues et Littératures », N° 14, 1965, p. 133-134.
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Depuis lors les romanciers ont consenti beaucoup de sacrifices pour combler les « lacunes » relevées çà et là, au point de se faire violence. Car en fait tous les aspects considérés comme un manquement par une critique utilisant comme référence l’esthétique du roman occidental ne sont ni plus ni moins que la réminiscence des techniques narratives de la littérature orale dans un genre d’emprunt. Dès lors on devine tout l’embarras en perspective du romancier africain, invité à rompre avec une manière de raconter et de dire fortement incrustée dans son âme au même titre que ses croyances, ses mœurs et coutumes. Il est évident que, même chez les romanciers les plus attentifs à l’évolution du roman occidental, on ne manquera pas de retrouver encore, et à plusieurs niveaux de l’économie romanesque, les marques de cette tradition des formes qu’a si bien vues Janheinz Jahn2. Au demeurant sur le point singulier de la construction dramatique, la tendance générale est plutôt favorable à la rupture avec l’héritage traditionnel. Cependant il convient de préciser que la trop facile tendance à la généralisation, qui a souvent poussé la critique à uniformiser la littérature africaine au risque d’enterrer d’inestimables spécificités nationales, peut une fois de plus induire en erreur quiconque ne maîtrise pas les nuances socioculturelles et historiques d’un pays donné, en l’amenant à croire que l’impact de la littérature traditionnelle sur le roman est identique partout en Afrique. Il est par exemple erroné de porter le même jugement sur les romans sénégalais et nigériens sous prétexte qu’ils appartiennent tous à la production romanesque africaine alors que n’importe quel manuel d’histoire africaine nous montrera que le Niger a été en contact avec les premiers Français au moins deux siècles après le Sénégal (1659, les Français fondent SaintLouis ; 1897, installation des premiers comptoirs français au Niger). Et c’est assurément une des raisons fondamentales qui unissent roman et conte oral au Niger plus intimement que dans un autre pays, car il est indéniable que, plus on reste longtemps en contact avec la littérature occidentale, moins on subit 2
Cf. Janheinz JAHN, Manuel de Littérature Néo-Africaine, Paris, RESMA, 1969.
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l’assujettissement aux techniques narratives orales du fait des conséquences de l’intertextualité. 1. La volonté de simplification dramatique Lorsque l’on analyse un récit nigérien à l’aide de théories du récit moderne, l’on est vite déçu, mais dès lors que l’on sait qu’il s’agit d’un récit traditionnel, cette déception s’estompe. Car du fait même de son caractère oral, le récit traditionnel fonde sa propre logique qui rompt très souvent avec ce à quoi nous a habitués la narration moderne. Dans l’agencement de son acte narratif, le conteur est en effet contraint de tenir compte des difficultés de mémorisation propres au mode oral. Cette situation de fait l’amène donc nécessairement à condenser le récit en évitant soigneusement tous les éléments de nature à perturber l’efficacité pédagogique de sa narration, puisque, il faut le rappeler, le souci fondamental du conteur est d’assurer le mieux possible la transmission d’un enseignement le plus souvent moral à son public. À partir de là, on comprend aisément pourquoi le récit oral développe une action unique, toujours linéaire, sachant que le conteur est à la fois narrateur et acteur-comédien, un double rôle que ne sauront permettre les actions secondaires et autres digressions. En somme le récit reste favorable à une réduction au minimum de la dramatisation tout en opérant une simplification à outrance, exactement comme le note Marcel Raymond à propos du conte : « La loi est toujours de concentration, de netteté, l’Art est toujours de ne dire que le nécessaire. »3 C’est ainsi que l’on trouve des actions pour le moins simples à l’image de l’épopée de Gorba Dikko, qui se résume à : 1) Le héros en quête de l’objet magique ; 2) Le héros en action, et 3) Le retour du héros. De même le conte de la Jeune Fille, le serpent et le calebassier adopte le schéma suivant : le mariage de la jeune fille, le voyage de la mère et finalement le retour de la jeune fille. On peut aisément multiplier les exemples. Il faut quand même noter déjà la reprise de la structure ternaire sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir. On ne montre que 3
Marcel RAYMOND, Anthologie de la Nouvelle Française, Lausanne, la Guilde du livre, 1950, p. 17.
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l’essentiel, qui consiste à présenter le héros dans des situations successives et différentes sans passer par des détours encombrants propres à engendrer chez le public un certain sentiment d’ennui et de lassitude. Tout à fait à l’opposé du roman, qui, selon la formule de Roland Bourneuf, « développe, prend son temps, fait des détours ou retours »4, qui se caractérise par un étirement du tissu narratif. Mais curieusement, à la lecture du roman nigérien, on croirait entendre le conte tant l’analyse de la composition dramatique des textes montre que le romancier nigérien allie absence de dramatisation, simplification et accélération de l’action au moins aussi bien que le conteur traditionnel, dans un genre moderne qui ne lui autorise pas cette licence malgré le caractère libéral qu’on lui connaît. Le romancier nigérien procède donc à une grande simplification de l’action, perceptible à plusieurs niveaux. On y note d’abord une unicité de l’action à laquelle, parmi tous les romanciers, seul semble dire non Idé Oumarou, notamment dans Gros Plan (on peut en effet relever, hormis l’intrigue principale que l’on peut intituler Tahirou et le parti, deux actions secondaires qui correspondent respectivement aux tribulations de Guidiguir aux prises avec la milice du parti, ainsi que celles de Monsieur Galland, coopérant français). C’est le seul cas qui mérite d’être souligné, mais là encore l’action de Guidiguir rejoint l’action principale dans ce sens qu’elles ont la même finalité, accuser le parti unique ; quant à l’intrigue de Galland, elle est tellement sommaire qu’elle passe presque inaperçue. Cette action unique est chronolinéaire et rectiligne, elle correspond ainsi à la traduction de ce réalisme du romancier nigérien qui consiste à montrer pour raconter. Le procédé est assez simple, on met en scène un personnage central, on le présente dans une situation socio-historique précise. L’action correspond ainsi à la projection du film de la vie du personnage dans un contexte donné, orienté dans le sens de ce contre quoi s’engage le romancier, car c’est en fait la portée idéologique de l’œuvre qui en constitue l’élément essentiel et prioritaire. Au demeurant, ne l’oublions pas, le roman nigérien reste avant tout un instrument de lutte essentiellement sociale et politique qui, quand il ne s’attaque pas aux institutions coloniales ou à celles de la 4
Roland BOURNEUF, L'Univers du Roman, Paris, PUF, 1972, p. 27.
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Première République, se met au service d’une morale sociale en dénonçant certaines tares. Du reste, la chronolinéarité s’accorde bien avec l’entreprise satirique du romancier nigérien. Prenons l’exemple d’un roman comme Caprices du destin de Mahamadou Halilou, dans lequel l’auteur entend dénoncer à la fois les injustices de l’époque coloniale et du régime post-indépendance. Pourra-t-il trouver plus simple que de trouver un personnage martyr à l’image de Kasko, qui vivra successivement durant les deux époques, et en parfaite victime jusqu’au coup d’État « libérateur » du 15 avril 1974 ? Hormis l’unicité de l’action et sa chronolinéarité, le romancier nigérien s’écarte également de la fiction moderne par l’inexistence d’éléments de dramatisation, et à ce niveau on peut parler même d’un défaut d’imagination. En effet, aussi réaliste et engagé que puisse être un roman, la construction d’une fiction moderne impose au créateur un travail réel d’imagination qui lui permette d’abord de trouver la trame la mieux adaptée à son dessein, et d’y déposer ensuite les événements de façon à susciter l’intérêt du lecteur. Au fond, on a comme l’impression que le romancier nigérien ne nourrit aucun besoin de dramatisation, le roman devient à ce moment une série d’anecdotes qu’on essaie d’incorporer à l’histoire principale dans le but certain de pallier sa minceur. La liste est très longue. Parmi les plus connus des Nigériens, nous pouvons relever l’anecdote du maître d’école, de l’élève et de son père ancien combattant à la page 14 de Gros Plan d’Idé Oumarou ; celle du paysan humilié qui ne parvenait pas à payer l’impôt : cette anecdote racontée souvent dans toutes les régions du Niger est utilisée à la fois dans le Nouveau Juge d’Amadou Ousmane et dans Abboki de Halilou ; dans ce dernier roman on retrouve aussi l’anecdote du joueur dépouillé. Idé Oumarou reprend également dans le Représentant l’anecdote du sous-préfet incapable de réaliser son discours dans un français correct à l’occasion de l’arrivée du Président de la République. Toutes ces historiettes, à l’exception de celle de l’impôt, sont racontées çà et là au Niger dans un objectif comique, comme il en va des blagues humoristiques en France par exemple. C’est certainement pour cette raison que tout lecteur intégré réellement dans le tissu social nigérien a très souvent 131
l’impression du déjà vu ou du déjà connu à la lecture du roman. Idé Oumarou lui-même ne confiait-il pas lors d’une interview5 que c’est la facilité qui l’a poussé à utiliser à la fin du Représentant une histoire connue de tous ses camarades d’enfance, au lieu de faire appel à son imagination créative ? Du reste le recours aux anecdotes n’est pas blâmable en soi, cependant quand on en abuse dans un roman à la trame déjà pauvre, (comme dans le cas de l’historiette du commerçant ivoirien dans le Représentant, qui y occupe gratuitement 12 pages), le romancier nigérien rejoint hélas la non créativité que d’aucuns ont remarquée chez le conteur traditionnel, dans le sens où il tire sa diégèse exclusivement d’un patrimoine déjà existant. D’autre part le romancier ne se borne pas à nous présenter une action unique simplifiée à outrance, il l’accélère et s’écarte du topos du romancier moderne qui, de l’enclenchement de l’action à son dénouement, tâche de l’étirer en la durcissant ou en la compliquant. Et de ce fait il rend l’action plus énigmatique et assez captivante pour satisfaire l’attente d’un lectorat moderne moins sensible aux petites histoires rectilignes sans surprises qui, jadis, faisaient la joie de l’auditoire du conteur. Sur ce plan, la dimension des romans est tout à fait révélatrice, elle tourne en effet autour d’une moyenne générale de 150 pages, à l’exception de l’œuvre romanesque de Boubou Hama, le seul romancier nigérien à avoir écrit des romans de plus de 200 pages, notamment avec l’Extraordinaire Aventure de Bikado, qui fait 615 pages. Là encore il s’agit d’une œuvre autobiographique, l’auteur, ayant eu l’exceptionnel privilège d’avoir vécu à la fois les trois époques essentielles de l’histoire du Niger (avant, pendant et après la colonisation), n’avait que l’embarras du choix dans sa création. Néanmoins, on doit lui reconnaître le mérite d’avoir dit non à l’agencement dramatique simpliste et accéléré que ses pairs ont adopté complaisamment du récit oral. Donc, contrairement à la fiction moderne qui multiplie les moyens d’étirement du récit, le romancier nigérien reste plutôt favorable à la tradition narrative restrictive du conteur, qui 5
Idé OUMAROU, interview de Amadou MAILELE, Rencontres, I.N.N., Éd. du Ténéré, Niamey, 1990, p. 97-145.
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consiste à réduire d’une manière systématique la distance entre l’enclenchement et le dénouement de l’intrigue. C’est ce que l’on retrouve dans Waay dulluu d’Ada Boureima de la manière la plus évidente qui soit. Dans ce roman qui s’insurge contre l’exode rural, la démarche du romancier est la suivante : faire partir son personnage central, Gambo, ivre d’espoirs de réussite, le désenchanter, puis le faire revenir au point de départ plus diminué qu’il ne l’était auparavant et habité par le grand regret d’être parti. A priori, Ada Boureima a imaginé une belle trame pour son dessein moral, hélas la simplification et l’accélération excessive l’amènent à épuiser sa matière en 50 pages : la page 1 marque le départ du personnage pour la ville, le dénouement intervient par sa propre bouche à la page 50 : « L’oiseau revenait dans son nid, mais il avait perdu toutes ses plumes. » Conscient certainement d’avoir été rapide, le romancier ne trouve aucun autre moyen d’étirement pour « faire roman » que de continuer par l’adjonction à son ouvrage d’une historiette qui n’a d’autre caractéristique que sa gratuité et le contraste qu’elle fait avec le récit principal. Le même « exploit » est réalisé par Mahamadou Halilou, dont le récit, portant sur l’aventure côtière d’Amadou, le personnage central, censée avoir duré presque une vingtaine d’années, est bouclée en 57 pages. Dans ces deux cas comme dans les autres, le romancier nigérien obtient le rétrécissement de l’univers narratif par l’utilisation de proverbes autochtones, sur lesquels nous reviendrons dans une autre partie, et qui se caractérisent par leur faculté de dire beaucoup en si peu de mots. Nous relevons aussi d’abondants recours au sommaire et à l’ellipse dans la narration, dont le plus bel exemple revient certainement à Idé Oumarou : « Les jours passent. Les semaines suivent. Les mois se succèdent. »6 Et même dans des romans plus récents tels que la Camisole de paille d’Adamou Idé, le romancier nigérien continue le conte en refusant l’étirement. Aussi le départ en quête de fortune de Karimou, amant de l’héroïne Fatou à qui les parents de la jeune fille refusaient sa main sous prétexte qu’il n’était pas riche, offrait au romancier une franche possibilité de développement. Il la refuse cependant et préfère concentrer cette partie qui 6
Le Représentant, p. 63.
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aurait intéressé le lecteur en une ellipse (« De longs mois passèrent »), à la suite de laquelle un bref résumé se borne à nous apprendre seulement qu’il était à Accra et à Lomé. À tous les niveaux, comme nous venons de le voir, l’analyse de l’action dans le roman nigérien montre combien est présent l’impact du récit oral, mais encore faudrait-il savoir pourquoi le romancier perpétue cette tendance à la concentration du conteur traditionnel, à la différence duquel il a le privilège d’avoir un lectorat non exposé aux difficultés mémorielles que connaît un auditoire. À notre sens, seule la conception de l’œuvre littéraire par son créateur dans la société nigérienne peut justifier la réminiscence de l’agencement traditionnel du récit oral dans le roman nigérien. En effet, du conteur au romancier nigériens, l’œuvre littéraire n’a une réelle importance que quand elle parvient à bien véhiculer un message donné au public : L’originalité, je n’y crois pas (...), d’abord le fond, c’est-à-dire que j’ai toujours dit que pour écrire, il faut avoir un message.7
Cette conception du romancier nigérien constitue une caractéristique fondamentale de la littérature au Niger, qu’elle soit écrite ou orale. L’œuvre littéraire apparaît donc ni plus ni moins comme un moyen qui ne comporte pas en soi un véritable intérêt, l’essentiel correspond à la réception du message par le public. Le projet de création se fonde donc sur un idéal qu’on veut communiquer ; autant le faire alors avec plus de clarté, moins de détours : ainsi peut se résumer la démarche du romancier nigérien. C’est bien entendu le même souci qui prévaut chez le conteur, faire prévaloir ce didactisme qui assujettit la forme littéraire au fond tout en donnant au créateur la certitude que l’objectif est atteint. On rejoint alors tout à fait Jean Mayer : « Lorsque l’intention satirique domine, la construction du roman se simplifie encore, parfois jusqu’à devenir schématique. »8
7
Idé OUMAROU, Rencontre, interview de A. MAILELE. Jean MAYER, « Le Roman africain francophone, tendances et structures », in Études françaises (Montréal), Vol. 3, N° 2, 1967, p. 187. 8
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2. L’héritage structural du conte : survivance dans le roman du manichéisme du texte oral Autrefois, le conte se voulait gardien d’une morale sociale ; de ce fait, l’essentiel du travail du conteur consistait à mettre au point un récit qui ferait l’apologie du Bien et dénoncerait le Mal. Aussi y retrouve-t-on toujours un héros confronté à un problème dont la résolution exige un comportement fidèle aux préceptes moraux que l’on est censé tirer dans la morale ancestrale. Et lorsque, en fonction de la gravité du thème évoqué, le conteur souhaite mettre en exergue une attitude morale donnée, il adjoint à son héros un anti-héros qui a comme rôle de se comporter à l’inverse du héros face à la même situation. Il en découle une action unique mais souvent doublée. Comme dans la Jeune Fille, le serpent et le calebassier où la mère de la jeune fille (héros) et sa co-épouse (anti-héros) vont entreprendre successivement la même action (rendre visite aux jeunes mariés). On voit aisément que le conteur attribue exclusivement au héros une attitude vertueuse, ce qui d’ailleurs lui vaut une récompense, tandis que l’anti-héros, qui se distingue par un comportement anormal (par rapport à la sagesse ancestrale) est victime du châtiment fatal du serpent-génie. Et dans l’épopée de Gorba Dikko, le héros n’est-il pas également le guerrier au cœur bon et généreux qui n’hésite pas à attaquer l’imprenable cité d’un roi tyran et sanguinaire ? Ce manichéisme du texte oral va resurgir sous la plume du romancier nigérien, mais sous la forme d’une relation dichotomique engendrée par l’avènement de la colonisation. Elle va opposer d’un côté les valeurs traditionnelles autochtones, et de l’autre toutes les variantes de la culture étrangère jugée incompatible avec la sagesse ancestrale. A) Sarraounia, le bon et le méchant À la lecture de la première page du roman de Mamani, on voit aisément qu’il s’agit d’une satire anti-coloniale, mais il faut certainement pénétrer l’ouvrage en profondeur pour se rendre compte que toute l’économie du roman épouse le manichéisme suivant : colonisateurs (méchants) vs populations autochtones (bons). En effet, l’intrigue principale correspond à la décision du capitaine Voulet d’attaquer Lougou, la cité de la reine 135
Sarraounia, dans le cadre de la conquête coloniale. La narration, tant par l’évocation de l’action que par le dialogue entre les différents personnages, réunit toutes les ressources pour faire du capitaine Voulet et de ses troupes des forts méchants, inversement la reine et ses Aznas apparaissent comme de faibles victimes sympathiques. Mais déjà la structuration de l’action en fait ressortir tout le manichéisme par la traduction de la volonté du narrateur de mettre une distance entre les deux groupes pour bien marquer leur incompatibilité. On passe ainsi alternativement du camp de Voulet à la ville de la reine. Le seul instant où les deux groupes vont se rencontrer, c’est pour s’affronter, confirmant leur opposition, et conséquemment l’idéologie du roman qui semble prôner, d’une manière quelque peu radicale, l’incompatibilité des réalités occidentales et autochtones. Pour revenir aux procédés narratifs de l’antagonisme des deux groupes, il faut noter que l’image du méchant attribuée au capitaine Voulet est plus clairement perceptible dans son discours. Lorsque l’on fait l’analyse des mots et expressions utilisés fréquemment par ce personnage quand il évoque les populations autochtones, on aura : salauds, cons, bougnoules, andouilles, fripouilles, crétins, sales nègres... de même que Sarraounia va être salope, maudite sorcière ; et les rois sont, quant à eux, des zébus ou des roitelets. Le narrateur contrôle son récit et ce qu’il fait dire au personnage traduit ici mépris, haine, arrogance, en somme la méchanceté du capitaine à l’égard des populations autochtones. Inversement, pour évoquer la troupe coloniale, les populations, elles, utilisent essentiellement les expressions suivantes : brûler, massacre, mort, ivres de sang, détruire, désolation, sang, assoiffés de sang, dévaster, pillage, terreur, hyènes enragées. Ce champ lexical vient confirmer et rehausser l’image du fort, méchant et mauvais, tout en attribuant aux autochtones, par le biais du pathétique, une image de victimes presque passives, engendrant ainsi la sympathie et la compassion du lecteur. Enfin, c’est cette même volonté de faire incarner le mal par la troupe coloniale tout en attribuant aux Aznas et à leur reine le statut de personnages humbles victimes d’une agression injustifiée, que le narrateur transpose dans la narration. Il s’y attèle par le recours à des images, dont les plus significatives sont assuré136
ment celles que l’on relève dans la description des villages de Kalgo et Lougou après le passage de la troupe coloniale : « un bébé qui meurt doucement auprès du cadavre de sa mère aux seins mutilés » ; des « captives victimes apeurées et passives des exactions sexuelles des tirailleurs ». Le manichéisme des personnages que nous avons dans Sarraounia, nous le trouvons également dans tous les romans contemporains qui entendent dénoncer la Première République, à la seule différence que, dans ce cas, ce n’est plus le colonisateur qui occupe le pôle du Mal, mais le Parti Unique ou le gouvernement représenté par certains dignitaires. Comme le montre Quinze ans ça suffit !, d’un côté on a les Sidi Balima, symboles du mal qui détournent l’aide aux populations éprouvées pour « danser et boire dans l’insouciance totale », tandis que le peuple, les humbles « meurent par dizaines chaque jour ». Chez le romancier nigérien donc, en général, le choix des personnages est fonction d’un credo moral, celui du triomphe du Bien sur le Mal. D’entrée de jeu le romancier place ses personnages dans l’un de ces pôles dichotomiques et les fait évoluer en montrant bien leur contraste, ou souvent même en l’accentuant au fil du roman. Et lorsque l’on sait que le dénouement de l’intrigue se traduit souvent par la récompense du personnage humble et le châtiment du mauvais, on pense en toute logique au conte moral et à sa fonction de véhicule d’une morale sociale. Dans Caprice du destin, la sanction est donnée par le coup d’État militaire : Kasko, héros, est libéré, tandis que Guizo, anti-héros, le remplace dans la geôle. Chez Idé Oumarou, dans le Représentant, nous avons même le recours à la sanction divine propre à la littérature orale dans la mesure où c’est bien la foudre (attribut des divinités de la mythologie nigérienne) qui va intercéder en faveur de Siddo pour châtier les anti-héros Karim et Touré et lui permettre de retrouver sa liberté et la sérénité familiale. Chez Idé Oumarou justement, le manichéisme lié au choix des personnages devient même une nécessité pour tout romancier dont le souci premier est de rester fidèle à la société nigérienne dans son texte. Car, dit-il, Il y a dans toute société et particulièrement la nôtre, une minorité (les méchants) et une majorité (les victimes). Mais le fait
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frappant est que notre minorité (...) a très vite eu des attitudes d’exploitation vis-à-vis de la majorité. Et on ne peut mieux décrire les rapports sociaux qu’en mettant face à face justement les deux conditions. D’une part ceux qui ont les yeux ouverts et d’autre part ceux (...) qui pouvaient être à la merci de n’importe quel homme sans scrupule.9
Il faut noter ici que le romancier nigérien fait allusion à l’intellectuel et au paysan nigérien dont justement la différence culturelle donne au roman la matière d’une peinture manichéenne. B) Opposition entre ville et village dans les romans du malheur Le mouvement de la négritude n’est pas étranger à la perception paradisiaque de l’Afrique pré-coloniale qui a contribué à créer cette tendance radicale de certains Africains consistant à considérer comme étant parfaites toutes les valeurs socioculturelles authentiquement africaines. Inversement, tout ce qui appartient à la culture occidentale, ne serait-ce qu’en partie, est foncièrement négatif. Bien entendu, beaucoup d’écrivains (Chinua Achébé en offre un bel exemple dans le Monde s’effondre) se sont très tôt donné la tâche de réagir contre cette conception trop ethnocentrique. Cependant, ce manichéisme culturel est si fortement ancré dans les mentalités qu’il a donné naissance à tort ou à raison à des rapports conflictuels entre les thèmes du modernisme et de la tradition. C’est ainsi que dans les romans du malheur vont s’opposer ville et village, et non comme des subdivisions administratives, mais, chez Ada Boureima comme chez Mahamadou Halilou, la ville va symboliser la déculturation perçue négativement sous toutes ses formes, tandis que le village fidèle à la conservation des valeurs ancestrales est présenté malgré tout comme un lieu sécurisant, un havre de bonheur. Pour y arriver, les deux romanciers vont créer des personnages qui vont successivement vivre les deux expériences : Gambo et Amadou, insatisfaits de la vie du village, vont tous deux partir pour l’aventure citadine convain9
Idé OUMAROU, interview, Rencontres, éd. du Ténéré, Niamey, I.N.N., p. 117.
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cus d’y trouver mieux. Mais la ville n’est-elle pas, comme le veut la morale des romans, cette « jungle, cette fourmilière dont chaque élément sait ce qu’il a à faire » et contre laquelle Manou met en garde son cousin Gambo dès son arrivée ? En fait, dès que le héros arrive en ville, le romancier le précipite de malheur en malheur, malheurs qui contrastent avec l’aspect positif de l’évocation du village ; on retrouve souvent dans les réflexions du héros : Une fois de plus, je retrouvai « monsieur tranquille » et, moi qui, au village, malgré les temps durs, offrais le reste de ma nourriture aux voisins, dus à Hwâda, [je devais à la ville] me contenter des reliefs des autres.10
Mais au fond, ce qui intéresse le romancier du malheur, ce n’est pas de montrer le destin individuel d’un héros, car cela, l’aspect communautaire de la société nigérienne le lui interdit. Halilou et Boureima veulent en réalité montrer à quel point l’homme de la ville a perdu ses valeurs ancestrales pour de nouvelles jugées négatives, aussi vont-ils donner une structure antithétique à leurs récits. Ainsi, à propos de chaque thème évoqué dans la peinture de la vie citadine, on évoque l’opposé au moment du retour au village du personnage ou même avant. La démarche est plus perceptible dans Abboki où, dès son arrivée en ville, le héros prend conscience de l’écart qui existe entre lui et les citadins : Vous ne pouvez comprendre mon amertume en songeant à notre anachronique situation. Je vois mal ce qui nous différencie de tous ces messieurs [de la ville]. Nous vivons dans le même pays, avons grandi ensemble, partageons les mêmes coutumes et la même religion.11
La froideur de l’accueil des gendarmes, qui a engendré l’amertume du personnage, trouve son antithèse à la fin du roman quand Amadou reviendra à Garadoumé, son village natal : Dans tout Garadoumé, grands et petits manifestaient leur joie à ma vue. Pendant plusieurs jours les parents des villages environnants venaient me souhaiter une bonne arrivée. Chacun en
10 11
Waay dulluu, p.29. Abboki, p. 19.
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venant m’apportait des poulets, des pintades, des bottes de mil ou même des sacs entiers.12
D’autre part il convient de noter que l’image de la ville subit souvent une restriction, et être citadin va alors correspondre à un comportement qui est attribué aux fonctionnaires, autrement dit aux instruits (dans le sens de l’école française) par opposition aux villageois, analphabètes mais disposant par contre de la sagesse ancestrale qui semble être quelquefois l’idéal chez nos romanciers. Aussi lorsqu’il va plonger dans le vice (alcoolisme, jeux de hasard...) Gambo dira : « pour mon grand malheur, j’étais devenu un hwâdaizé, un homme de la ville ». Il faut souligner ici que l’opposition ville vs village nous ramène au manichéisme fondamental établi entre les valeurs coloniales et les valeurs autochtones, et à travers lequel l’école apparaît comme un instrument de perversion. À cet égard il est important de savoir que l’aversion pour l’école a longtemps prévalu dans les campagnes nigériennes, et au moins deux romanciers en font état dans leurs ouvrages. Il faut penser à Boubou Hama dans son œuvre autobiographique, lorsqu’il évoque toute la tristesse de ses parents contraints de l’inscrire à l’école. Nous avons également l’exemple de Kasko, personnage d’instituteur dans Caprices du destin, qui doit faire appel aux forces de l’ordre pour constituer sa classe devant le refus radical des parents de scolariser leurs enfants, du fait que leur attention a été attirée sur « le danger encouru en envoyant leurs enfants à l’école des impies». C) Opposition Traditions vs Modernité : le conflit de générations Dans le roman nigérien, le conflit de générations ne correspond pas forcément à un rapport culturel conflictuel qui mettrait aux prises les vieux non scolarisés, donc conservateurs, et les jeunes, initiés à l’école moderne, imbus de liberté et de changement, ainsi qu’il ressort de l’analyse de beaucoup de romans africains. On voit bien dans Quinze ans ça suffit ! que Sidi Balima et son fils appartiennent tous deux à l’élite intellec12
Ibid., p. 52.
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tuelle de la République de Bentota, tandis que dans les romans du mariage forcé comme Maimou et la Camisole de paille le conflit de générations s’installe entre parents et enfants tous analphabètes. Au fond, le romancier nigérien établit une opposition entre le conservatisme ancestral et l’esprit contestataire de la jeunesse en général, qu’elle soit instruite ou pas, au nom d’un désir d’épanouissement : « Nos parents auraient pu nous épargner cette souffrance inutile [fugue et prostitution] s’ils nous avaient laissées parler, s’ils nous avaient laissées choisir l’homme de notre vie. Mais ils ne veulent en faire qu’à leur tête, selon leurs propres conceptions du monde et des choses de la vie. »13
Seulement, contrairement aux autres cas de manichéisme évoqués auparavant, le romancier place ici les valeurs ancestrales dans le mauvais camp par opposition à l’avidité au changement d’une jeunesse victime. Hormis cette inversion, le procédé manichéen est identique à celui que l’on retrouve dans les romans contemporains qui s’attaquent aux institutions de la Première République. Les parents vont être d’abord présentés avec un comportement antidémocratique et tyrannique uniquement justifié par le désir de contraindre en faisant valoir le droit que le code ancestral attribue à la paternité : « Ecoute, petit, il ne faut pas inverser les rôles : c’est moi qui suis ton père et non l’inverse. Je n’ai donc pas de leçon de morale à recevoir de toi. Je t’ai dit gentiment tout à l’heure de renoncer à cette Aïcha ; maintenant je te l’interdis, un point c’est tout. »14
Ensuite, au fur et à mesure que le récit évolue, tout est mis en œuvre pour raffermir le rôle d’anti-héros attribué aux parents : Maimou et Fatou sont brutalisées continuellement par leurs parents qui n’hésitent pas à reconnaître qu’ils sacrifient le bonheur de leur fille au nom de l’avidité à l’argent : « Le seul vrai dieu des hommes aujourd’hui, c’est l’argent ! Devant lui tous les sentiments s’émoussent et disparaissent. (...) Nous vivons dans un monde d’argent, ma fille. »15 13
La Camisole de paille, p. 94. Quinze ans ça suffit !, p. 60. 15 La Camisole de paille, p. 61. 14
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À l’inverse le héros humble est accablé : encore une victime, va s’écrier une des pensionnaires de la maison close qui l’a accueillie dans sa fugue lorsque Fatou raconte sa mésaventure. Et c’est assurément dans la même perspective manichéenne que la jeune fille multipliera les signes vertueux : refus de la prostitution, sacrifice de son bonheur au nom de l’amour qu’elle a pour Karimou... D) Le thème du voyage et la structure ternaire Le thème du voyage caractérise une grande partie de la production orale nigérienne et africaine en général. Le conte moral en est la meilleure illustration dans la mesure où l’action correspond la plupart du temps à une quête initiatique où le héros part souvent à la recherche d’un objet qu’il obtient en se conformant aux préceptes de la sagesse ancestrale. Nous avons le thème du voyage également dans l’épopée lyrique : dans l’épopée de Gorba Dikko, le héros va en quête d’une femme, ce qui l’amène dans une ville étrangère où sa force et sa bravoure vont lui permettre d’obtenir l’objet de sa quête et de revenir chez lui. La particularité du thème du voyage nous intéresse à ce niveau beaucoup moins par les réalités qui parsèment l’itinéraire du héros que par la structure ternaire qui s’y rattache et que notait déjà très justement Denise Paulme dans sa morphologie du conte africain16. En effet, son essai fait ressortir trois types de contes africains sur le plan morphologique (les types ascendant, descendant et cyclique), autour desquels on pourrait aisément regrouper toute la production littéraire orale africaine. L’intérêt de l’étude de Paulme dans le cadre de notre propos vient justement de la mise en évidence qu’elle fait de la structure ternaire qui constitue l’élément commun des différents groupes morphologiques qu’elle a établis. Il y a toujours, selon elle, une situation initiale qui détermine l’action du personnage et qui le conduit à une seconde situation par le biais d’une amélioration ou inversement par une détérioration. Ainsi, le type ascendant supposerait un manque, une amélioration et finalement la situation du manque comblé ; le type descendant, une situation normale, puis une détérioration et une situation de manque ; le 16
Denise PAULME, Morphologie du conte africain, Gallimard, Paris, 1976.
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type cyclique quant à lui ne serait qu’une combinaison des deux premiers qui peuvent se succéder dans le même récit autant que le souhaite le conteur. La structure ternaire de la littérature orale va être reprise par le romancier nigérien, déjà dans les tout premiers romans, ceux qui s’articulent autour de la peinture de l’époque coloniale. Ainsi chez Boubou Hama, le personnage principal va réaliser un long périple qui le conduira à travers plusieurs pays africains avant de revenir finalement chez lui. On peut schématiser son œuvre par : Fonéko, le voyage, puis retour à Fonéko. En appliquant à l’œuvre de Boubou Hama les théories de Denise Paulme, nous pouvons voir dans l’enfance du personnage dans son village natal une situation de manque, le manque de ce que l’auteur narrateur et personnage va lui-même appeler la « mesure européenne », puis nous aurons une amélioration progressive à travers toutes les étapes de l’itinéraire du personnage, correspondant successivement aux différents stades de sa scolarité ; et finalement le retour du héros dans son village après un diplôme d’instituteur corrobore bien l’idée d’un manque comblé puis que c’est un autre homme qui reviendra à Fonéko, un homme possédant à la fois cette « mesure africaine » ancestrale sur laquelle se greffe une « mesure européenne » conquise sur les bancs de l’école française. Si la structure ternaire se met en évidence à travers toute la production romanesque nigérienne, c’est quand même dans le roman contemporain qu’elle trouve tout son épanouissement, notamment à travers ce que nous avons appelé les romans sociaux et les romans du malheur. Lorsque nous prenons les romans qui traitent du mariage forcé, nous avons un double déplacement dans l’espace effectué successivement par l’amant à qui les parents refusent la main de leur fille, puis par cette dernière également qui par sa fugue tente de fuir une société qui ne la comprend pas. Dans la Camisole de paille d’Amadou Idé, Karimou s’en va en ville en quête de fortune puisque c’est sa situation de manque qui détermine les parents de Fatou à lui refuser le mariage, il va améliorer sa situation par le travail et surtout grâce à un billet de loterie qui lui permettra de revenir au village très riche. Mais il ne retrouvera pas sa bien-aimée car Fatou s’en ira également en ville, fuyant le carcan parental au nom de la liberté de choix, avant de revenir dans son village 143
après de longs mois d’exil. Dans des romans comme Abboki et Waay dulluu, l’action est entièrement soumise du début à la fin à la structure ternaire autour du thème du voyage, l’objectif du romancier étant avant tout de présenter au départ son personnage principal dans une situation villageoise « normale », qui subira la détérioration progressive causée par la vie citadine, puis finalement le héros reviendra dans son village natal plus diminué que jamais (Amadou, le héros dans Abboki, se retrouve amputé d’une jambe tandis que, dans Waay dulluu, Gambo revient sous la forme d’une loque humaine, « miné par l’alcool et le tabac »). Même dans les romans contemporains qui s’articulent autour de thèmes politiques, on note la présence d’une structure en trois mouvements sans qu’il y ait d’ailleurs un quelconque déplacement spatial. En effet, dans tous les romans qui font la satire de l’ancien régime nigérien, il est toujours question (qu’il s’agisse de Siddo dans le Représentant, de Tahirou dans Gros Plan, ou encore d’Ali Yobo dans le Nouveau Juge) d’un personnage principal présenté au départ dans une situation harmonieuse dont la détérioration est imputée directement ou indirectement au régime, et finalement le héros retrouve son harmonie initiale soit par la dislocation du système (coup d’État), soit par la punition de l’élément du système personnellement responsable du préjudice. Dans tous les cas, il convient de noter la permanence du mouvement ternaire, puisqu’il s’agit de montrer un personnage aux prises avec diverses réalités. Au demeurant la structure ternaire perceptible dans le roman nigérien s’accorde bien avec l’objectif satirique qui anime la plupart des romanciers. Aussi très souvent, comme c’est le cas dans les romans du malheur où les personnages se déplacent dans le sens village-ville-village, la structure ternaire cohabite avec la structure manichéenne sur laquelle nous avons déjà insisté. D’autre part, l’héritage structurel que le roman nigérien tient du conte, manichéen ou ternaire, a au moins une conséquence sur l’acte narratif : l’action va se dérouler rarement en un même endroit (permanence du thème de voyage). Donc le personnage va se déplacer beaucoup ; cependant l’évocation de l’univers du héros l’emporte sur son individualité : dès lors il ne doit plus 144
être perçu que comme une sorte de prétexte, un instrument qui permet uniquement au romancier de faire passer un message satirique. Nous pensons que c’est de là que procède, ne serait-ce qu’en partie, la minceur psychologique du personnage dans le roman nigérien, dont la première conséquence est d’agrandir la liste des procédés qui réduisent l’économie romanesque. On notera enfin que, si les structures manichéenne et ternaire caractéristiques du conte oral sont reprises par le romancier nigérien, ce choix relève essentiellement de l’objectif satirique qui fonde l’essentiel de la production romanesque nigérienne. En effet, qu’il s’agisse des romans de l’exode et de l’émigration, à travers lesquels l’élément moral est plus perceptible, ou même des romans de la dénonciation politique, la satire du romancier nigérien prend toujours comme base la lutte morale du Bien contre le Mal à laquelle sont subordonnés tous les niveaux de la narration. Il serait dès lors juste de voir, dans l’héritage structurel du conte dans le roman, la continuité d’une tradition utilitariste plus qu’une réelle tradition de formes.
II. DESCRIPTION ET DIALOGUE 1. Le refus de la fonction dilatoire du descriptif Malgré le rôle quelque peu accessoire qu’il joue par rapport à la narration de l’action, d’aucuns s’accordent sur la nécessité de la description dans l’économie romanesque. Ainsi pour R. Barthes le descriptif appartient au « code herméneutique » du récit, traduit par des retards (entre l’enclenchement et le dénouement de l’intrigue) sans lesquels « le récit n’existerait plus, son volume serait très réduit pour justifier son prix, quant à la vérité qu’il dévoile en fin de compte, elle serait tout aussi dévaluée, le mot de l’énigme a d’autant plus de prix qu’il est différé. » Cette fonction dilatoire du descriptif dont Barthes note l’importance ici, les romanciers nigériens, du moins dans leur grande majorité, vont la refuser au nom de cette volonté simplificatrice qui transparaît déjà au niveau de la composition et de la progression dramatiques. 145
Les quelques rares cas de description sous la forme de détails « inutiles » au déroulement même de l’action doivent être attribués à l’influence du roman réaliste français et consistent en la reprise de topos descriptifs universels du paysage17. Hormis ces cas, on peut noter que l’œuvre de Boubou Hama accorde une grande place au descriptif, ce qui est d’autant plus logique que l’objectif premier de cet écrivain consistait en fait à décrire son mode de vie africain, puis les mutations subies par suite de l’avènement de la colonisation. L’intérêt du roman ne repose nullement sur l’aventure de Bikado, qui n’existe que pour faire découvrir cette Afrique dont l’évocation était le fondement essentiel de la littérature exotique de la première génération de littérature africaine. Chez Boubou Hama, un écrivain pour le moins prolixe, tout est prétexte à description, du paysage jusqu’aux manifestations sociales, à l’image de la cérémonie de circoncision décrite sous toutes ses formes18. Donc dans sa tendance générale, le romancier nigérien ne s’encombre pas de descriptions, non plus que de tout élément qu’il ne sent pas nécessaire au dessein didactique de son texte, une tâche qui devient d’ailleurs d’autant plus aisée que la tradition narrative de sa société, celle du conteur, n’a jamais été favorable au descriptif. C’est cette historique tradition de refus de la description que l’on observe par exemple dans le conte de la Jeune Fille, le serpent et le calebassier, traduite par l’absence de passages descriptifs, à laquelle s’ajoute l’anonymat des personnages qui ne sont ni nommés ni présentés physiquement. Le conteur se cantonne à nous dire que la jeune fille est « très belle » au lieu d’en brosser un portrait, qui s’impose, au demeurant, au moins pour deux raisons : d’abord il s’agit du personnage principal du récit, ensuite c’est au fond cette beauté physique de l’héroïne qui entraîne l’action principale du conte. À ce niveau il faut noter que le romancier ne fait pas mieux que le conteur, car s’il consent à nommer ses personnages, en revanche les cas dans lesquels il nous donne des éléments de portrait d’un personnage principal sont quasi-inexistants. La seule exception semble même n’en être pas une réellement, il s’agit de Sarraounia d’Abdoulaye Mamani, où le romancier 17 18
Cf. troisième partie. P. 397.
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glisse tout le long du roman, d’une manière éparse, des éléments de portrait de la reine. Il faut noter ici que ce portrait n’est pas gratuit, il participe comme le reste de l’action à faire de la figure légendaire de Sarraounia un symbole de la résistance anti-coloniale. Il s’agit donc d’un portrait symbolique dont la majesté est expressément peinte en parallèle avec la noblesse de sa lutte de résistance. On peut également noter le curieux recours d’Idé Oumarou au portrait pour le personnage de Koffi, qui n’a aucun rôle actantiel dans le roman, alors que le romancier ne nous donne aucun élément physique de Siddo, son personnage principal : Enfin, voilà que s’avance, en se dandinant comme une cane trop grosse, une espèce d’armoire à glace au visage animé par une bouche large et lippue. Le gaillard, d’apparence huppée, est peut-être sur son trente et un. Il roule avec aisance au moins cent cinquante kilogrammes de tissus adipeux (...). Il porte un ensemble un peu défraîchi, des verres correcteurs et un vieux chapeau. »19
Pourquoi un tel besoin brusque de recourir au portrait de Koffi ? ne manquera pas de se demander le lecteur. On se rendra vite à l’évidence dès que le personnage va s’exprimer dans un français approximatif. Le portrait que fait Idé Oumarou ne traduit que le besoin qu’a le romancier d’apporter une note comique à son roman, un besoin perceptible déjà au niveau de la peinture bouffonne qu’il fait du personnage. Peut-être est-ce là une inspiration du théâtre populaire nigérien, à travers la caricature comique qu’elle fait du personnage du « côtier » ? Dans tous les cas il est frappant de constater l’intérêt minime que le romancier nigérien accorde au portrait. Néanmoins, contrairement au conteur qui refuse la description d’une manière quelque peu radicale, le romancier nigérien, lui, au fond, ne refuse que sa gratuité et il n’hésite pas à y avoir recours tant que le descriptif s’accorde à sa narration en laissant aisément transparaître la marque de cette dénonciation polémique qui lui est chère.
19
Le Représentant, p. 69.
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A) La description au service d’un enjeu polémique On s’intéressera ici à deux romans essentiellement, à savoir Sarraounia de Mamani et Quinze ans ça suffit ! d’Amadou Ousmane. Dans ces deux romans engagés dans un sens polémique, respectivement contre la colonisation et contre les premières institutions politiques nigériennes, rien n’est gratuit, tout contribue à toucher les cibles désignées, et les romanciers semblent trouver dans la description un bon auxiliaire, ayant pour rôle de confirmer ce que l’action dit déjà d’une manière trop claire. Chez Mamani, c’est même l’action qui vient confirmer ce que suggère le descriptif. Le roman s’ouvre sur la description du village de Kalgo tombé aux mains du capitaine Voulet : « Le feu a brûlé toute la nuit les hangars et les maisons, dessinant au-dessus des charpentes calcinées de longues guirlandes de fumée âcre et nauséabonde (...). Un silence funèbre plane sur Kalgo la joyeuse. » Dans ce paragraphe descriptif expressément placé au début du roman, le romancier concentre exactement ce que viendra montrer l’action par la suite, et le destin de Kalgo annonce fidèlement celui de Lougou (la cité de la reine magicienne), que viendra confirmer un passage descriptif à la fin du roman, et qui correspond au dénouement de l’intrigue Voulet/Sarraounia : « Aujourd’hui, un silence funèbre a remplacé le tohu-bohu habituel des matins villageois. Les coqs et les pintades décimés par l’incendie ne font plus entendre leur hymne au jour qui se lève (...). Ici et là, quelques paillotes finissent de se consumer dans un ondoiement de fumée noirâtre. » Le parallèle structurel et même lexical entre ces deux passages descriptifs nous amène loin de la conception d’un Barthes selon laquelle il est nécessaire de retarder la révélation de la vérité romanesque (dénouement) afin de la rendre plus tangible. Au contraire, le romancier nigérien pense qu’il faut par le roman communiquer un message, et le plus clairement possible, au risque d’enterrer l’intérêt romanesque garanti par le recours aux moyens susceptibles d’en différer le dénouement. Chez Mamani, le message à communiquer au public consiste à montrer le caractère destructif de la colonisation, perceptible d’entrée de jeu ; dès la première page le dessein du romancier est clair ; le reste de l’économie romanesque fonctionne comme 148
une sorte d’argumentation visant à confirmer ce qui est déjà dit ou suggéré, dans le souci certain de toucher le lecteur et de l’amener à partager la révolte du romancier. Il est important de souligner ici que la démarche de Mamani est identique à la technique utilisée par le conteur traditionnel dans la majorité des contes moraux, qui consiste à dire un proverbe (qui concentre la leçon morale que l’on veut communiquer) qui est décrypté ensuite à l’aide d’une historiette afin d’en dévoiler très clairement la moralité. Enfin, le descriptif correspond assurément à la méthode la meilleure dans la dénonciation de Mamani, mais on ne trouvera pas chez le romancier nigérien de longs passages descriptifs à la balzacienne. Cela ne dévalorise en rien la portée polémique des descriptions dans la mesure où Mamani, par une utilisation d’images incisives, donne au descriptif toute la force qu’il perd en longueur. Il faut penser encore une fois aux images fort pathétiques et même révoltantes habilement glissées par le romancier dans le tableau de la première page : Étendu près de sa mère agonisante aux seins mutilés, un bébé squelettique, las d’avoir trop pleuré toute la nuit, s’éteint doucement, épuisé par la faim (...). Un à un, les mercenaires de la colonne émergent des buissons où ils ont forniqué toute la nuit avec les captives passives comme des rôniers. Ils sont fourbus mais satisfaits, traînant d’une main leur long fusil à la baïonnette rouge de sang et, de l’autre, leur malheureuse victime à moitié morte de peur et de douleur.20
Amadou Ousmane utilise également dans Quinze ans ça suffit ! la description à des fins polémiques. En général le roman n’accorde pas une large part au descriptif, cependant, le projet du romancier étant de dénoncer la corruption de l’ancien régime, il ne s’embarrasse pas pour lui attribuer la famine qui sévit dans le pays, due en réalité à la sécheresse. Pour atteindre son objectif, Ousmane va donc décrire l’hécatombe des populations et trouver dans la composition dramatique le moyen de montrer comment les dignitaires en sont responsables. Aussi les quelques traces de description que l’on retrouve dans Quinze ans ça suffit ! correspondent-ils à une peinture de la sécheresse 20
Sarraounia, p. 9.
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et de la famine, et de la manière la plus sordide possible. Dès la page 9, nous avons un descriptif de la misère qui sévit dans la région de Kokoda, la seule différence avec Mamani étant qu’ici la narrateur prend ses distances par rapport à la réalité décrite en la faisant passer pour un article de presse : Les vivres n’arrivent plus. Les hommes fuient. Les bêtes meurent par troupeaux entiers. Au moment où j’écris ces lignes, hommes et bêtes meurent par dizaines chaque jour à Bagada, (...) de soif, de fatigue et de maladies diverses.21
Néanmoins l’incompréhensible et curieux désir de distanciation du narrateur fait place, quelques pages après, à une volonté manifeste de polémique lorsqu’il dit : « En vérité, la situation était déjà dramatique et les autorités ne pouvaient ignorer ce qui se passait depuis des semaines à Kokoda comme dans plusieurs autres régions du pays. » Enfin chez Mamani comme chez Amadou Ousmane, la description n’est ni par sa fonction ni par sa longueur cette sorte de récréation ou de temps mort de la narration que l’on peut observer notamment chez les romanciers réalistes français. La description devient dès lors une partie intégrante de l’action à laquelle elle participe pour une grande part. Si on isolait par exemple les deux tableaux (scènes I et XXII) de Sarraounia, on ôterait du coup au roman sa portée polémique qui représente assurément la raison fondamentale à laquelle le romancier subordonne l’existence de son texte, car Mamani ne se plaît-il pas à dire comme Sartre que la « littérature ne peut être qu’engagée » ? et d’ajouter que la force du romancier engagé consiste à s’inspirer de la réalité mais en la brodant à l’infini de manière à engendrer une confusion entre le vrai et le faux. On peut y ajouter, « d’autant plus que l’essentiel est de pousser le lecteur à la révolte même au prix de la diffamation ».
21
Quinze ans ça suffit !, p. 9.
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2. Le dialogue, insertion et fonctions : sur les traces du conteur Contrairement aux autres composantes de l’économie romanesque que nous avons vues jusqu’à présent, et qui sont souvent absentes ou très minces chez le romancier nigérien, la marque de l’influence du récit oral au niveau du dialogue se caractérise, elle, par un abondant recours. Jadis, chez le conteur, la présence permanente de dialogue dans l’agencement du récit oral correspondait à un double objectif. Il s’agissait d’abord de pallier l’absence de traits moraux des personnages dans la narration : l’utilisation d’un timbre de voix différent lui permettait de rendre notamment la bêtise de l’hyène et inversement l’intelligence du lièvre. C’est également du fait que le conteur est à la fois narrateur et personnage qu’il parvient à garantir à son auditoire cette donnée incontournable de l’univers du conte qu’est le ludique. Le romancier nigérien va donc utiliser le dialogue de la même manière que le conteur. Accessoire référentiel de la narration, il comble les insuffisances en fait de portrait moral ; élément comique, il participe au ludique ; gratuit, il traduit ce goût des palabres chères aux sociétés africaines orales. On perçoit dès lors l’importance que revêt la transposition du discours des personnages dans le récit nigérien, qu’il soit écrit ou oral. Néanmoins, l’importance du dialogue est également proportionnelle aux difficultés que pose sa transposition dans le genre écrit qu’est le roman. A) L’insertion du dialogue en style direct : quand le ludique devient source d’ennui L’insertion du dialogue en style direct est une donnée permanente dans le roman nigérien ; néanmoins, comme on le verra dans la partie consacrée aux emprunts occidentaux, certains romanciers sont parvenus à bien adapter le discours des personnages à la narration proprement dite, en restant très attentifs à l’évolution de la narration moderne. La tendance générale privilégie la conservation de la méthode d’insertion directe du conte oral, observable dans les exemples suivants même à l’intérieur des romans les plus récents : 151
A/ Il lui tint le langage que voici : – Mon fils, la douleur ne paye... Kafi Rana Zahi... s’adressa au chef en ces termes : – Chef, j’espère que vous avez reçu mon message...22 B/ – Ah, tu me rassures, fit Karimou d’un ton naïf. – Non. Tu ne me comprends toujours pas, rétorqua la fille... – Penses-tu qu’ils s’opposeront à notre mariage ? demanda Karimou un peu surpris.23
On note dans nos exemples les marques typographiques du style direct, ce sont les tirets et deux points qui suivent de maladroites formules d’introduction dans l’exemple A, et dans le B, si les deux points ont pu être évités, on retrouve quand même les verbes déclaratifs dans les propositions incises. La grande particularité de ce type d’insertion consiste à juxtaposer narration et dialogue de manière à bien séparer les deux modes narratifs, exactement comme le fait le conteur dans l’épopée de Gorba Dikko où reviennent les interminables formules Il a dit, Elle dit. Seulement, dans ce cas, il n’y a a priori rien de gênant dans cette forme d’insertion dans la mesure où la distance que met le conteur entre la narration et le dialogue (diversification vocale, temps morts...) contribue à cette théâtralisation qui amuse et que l’auditoire apprécie bien. Son maintien dans le roman n’a, par contre, aucune justification et peut à juste titre être perçu comme une négligence du fait de toutes les conséquences qu’elle engendre chez le lecteur. La lourdeur causée notamment par le hiatus entre narration et dialogue donne au lecteur un certain sentiment d’ennui propre à dévaloriser la qualité du récit. B) Le dialogue « gratuit » : le goût africain de la palabre Dans la narration, qu’elle soit moderne ou traditionnelle, le dialogue a un rôle référentiel, il permet d’apporter dans la compréhension globale du récit des éléments d’information complémentaires à ceux qui sont rapportés dans la narration de l’action. Le dialogue joue donc un rôle d’assistant, d’auxiliaire de l’action. Cette fonction référentielle du dialogue est beau22 23
Caprices du destin, p. 13 et 15. La Camisole de paille, p. 22.
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coup sollicitée chez le conteur et le romancier nigériens comme palliatif à l’absence de portrait moral. C’est en effet par leur parole que le conteur suggère la méchanceté du serpent-génie ou encore la cupidité de la co-épouse. C’est également plus par ses paroles que par ses actes que Mamani traduit le mépris du capitaine Voulet pour les populations autochtones. Pourtant toutes les interventions des personnages ne sont pas porteuses d’informations censées participer à la saisie globale de l’action. * Le dialogue redondant Il s’agit la plupart du temps d’un échange verbal entre personnages qui n’ajoute rien à l’action, sinon de reprendre exactement ce qui a été déjà dit et très clairement. Curieusement le romancier nigérien, partisan des méthodes réductrices du conteur sur le récit, se donne trop souvent le travail gratuit d’étirer ce type d’échange à l’intérieur d’un roman aux dimensions déjà trop réduites. Dans Waay dulluu le départ en émigration du personnage principal, Gambo, entraîne entre lui et son père un « tête-à-tête » à travers lequel le premier cherche à montrer l’inutilité de rester au village alors que le second cherche à l’en persuader au nom de la sagesse : « Sais-tu seulement, mon enfant, que lorsque l’oiseau quitte son nid, il n’est pas toujours certain qu’il revienne ? » Ensuite tout le reste des paroles du vieux dans cet échange ne fait que reprendre par huit autres proverbes la même signification assez perceptible déjà dans le premier. Et malgré la beauté de l’expression imagée, la tautologie est gênante car elle engendre chez le lecteur cette impression du « déjà entendu » qui lasse. Nous avons un exemple plus ennuyeux également dans Quinze ans ça suffit ! où, au bon milieu du roman, après avoir, par la narration et le descriptif, décrit la misère du peuple bentotais à outrance, ainsi que la responsabilité des dignitaires du pays dans cette situation, le romancier ne trouve d’autre moyen d’étirement de son récit que d’y incorporer une palabre longue de treize pages pour aboutir finalement à un effet répétitif des plus lassants : « Moi, ce que je n’approuve pas dans ce pays, dit un autre, c’est la façon dont les vivres sont distribués aux populations. »
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« Le plus beau, ajoute un fonctionnaire des Douanes, c’est que si j’en crois un ami qui revient de la Capitale, un Député a même trouvé le moyen de se mettre quelques tonnes de côté pour son usage exclusif et celui de sa famille. »24
Chez le conteur, la répétition n’est pas inutile, du moins elle se justifie par la prise de conscience du fait que le caractère oral de son récit expose forcément l’auditoire à des difficultés mémorielles à même de porter préjudice à la finalité didactique de l’acte narratif. Donc, le conteur va souvent procéder à des répétitions à tous les niveaux de la narration pour s’assurer que le public se retrouve bien dans l’audition. Par ailleurs, cette volonté de répétition propre aux sociétés d’oralité, comme la société nigérienne, dépasse le seul domaine littéraire. Elle est perceptible dans toutes les manifestations quotidiennes de la parole et traduit ce goût du « parler » et du « bien parler » propre aux peuples sans écriture. Mais encore faut-il savoir à quoi correspond la « bonne parole » dans les sociétés traditionnelles africaines. Bien parler inclut non seulement la prise en compte de la sagesse ancestrale (qui passe par les proverbes), mais également le souci de s’assurer à tout moment de la bonne réceptivité de ce que l’on dit auprès de l’interlocuteur ou de l’auditoire. C’est ce statut de la parole qui confère un grand prestige à quiconque manie bien le mécanisme des proverbes omniprésents à chaque moment où une grande occasion engendre une palabre. Dès lors on comprend parfaitement que l’entretien entre Gambo et son père ait une allure répétitive et que les proverbes y fourmillent. Mais il subsiste toujours une chose : le roman est un genre écrit et de ce fait n’impose pas au romancier certains impératifs qui étaient ceux du conteur (tenir compte de la mémoire). Aussi, ce qui était jadis accepté par l’auditoire ne le sera pas chez le lecteur que vont gêner les redondances qui ne correspondent pas à l’attente de sa mentalité moderne.
24
Quinze ans ça suffit !, p. 70.
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* Le dialogue comique La littérature traditionnelle avait deux caractéristiques fondamentales : le didactisme et le ludique. Si le romancier n’a aucun problème pour perpétuer dans son texte la première caractéristique, s’agissant du ludique ses moyens sont bien limités. En effet, de toutes les ressources par lesquelles le conte amuse son auditoire, seul le comique du dialogue peut être transposé dans le roman du fait de son caractère écrit qui ne permet pas les éléments de théâtralité (mimiques, changements de voix, silences...). Du coup les romanciers nigériens vont sentir le besoin impérieux de faire rire ou sourire par le dialogue, même si souvent le procédé fait hiatus avec le reste de l’économie romanesque ou bien avec le sérieux du sujet. On peut citer une fois de plus le long échange verbal entre Siddo et Koffi dans le Représentant. Dans le même roman, nous avons aussi le discours de Fodé (ex-représentant) à l’occasion de l’arrivée du Président de la République ; l’échange entre le père de Tahirou (personnage principal) et l’instituteur dans Gros Plan ou encore les interventions du gardien du Trésor public qui témoigne lors du procès du secrétaire du Parti dans le Nouveau Juge : « Zamais dé la vie, c’est pas moi. Solui qui dit ça, il a mentir solment. Moi zé né zamais vi le SPR venir Trésor même dans lé zourné à pli fort raison dans la nuit noire, zamais ! »25
La liste est longue, tant cette source de comique apparaît dans tous les romans et correspond essentiellement au moyen le plus utilisé par le romancier nigérien pour apporter une note comique à son récit. Comme on peut le constater dans l’exemple cité, le comique du dialogue se traduit exclusivement par l’utilisation d’un français approximatif par les personnages. Il est à noter qu’ici cette volonté de faire rire par le dialogue, propre au conteur, est également reprise par le théâtre populaire nigérien. Cependant, contrairement à la situation du romancier, la représentation permet au dramaturge de l’utiliser exactement comme dans l’univers du conte avec la mimique et le costume. Le dialogue comique doit être donc perçu comme résultant de l’influence du récit oral, mais indirectement, par l’intermédiaire 25
Le Nouveau Juge, p. 72.
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du théâtre populaire, qui fournit d’ailleurs aux romanciers leurs personnages comiques (le père de Tahirou correspond au type caricaturé de l’ancien combattant, Koffi à celui du « côtier »...). L’utilisation limitée du descriptif participe donc nettement à ce refus de l’étirement du tissu romanesque déjà assez perceptible au niveau de la composition et de la progression dramatiques. De ce fait, le romancier nigérien se rapproche une fois de plus de l’esthétique du conte oral dont le descriptif n’a jamais été non plus l’apanage. Le dialogue tient également à ce pont que place le romancier nigérien entre le roman en tant que récit moderne et l’art traditionnel du conteur. Cependant, il convient de remarquer que si jadis le dialogue participait pleinement à la dimension ludique du récit oral par un traitement judicieux du conteur (jeu de voix), il n’en est pas de même dans le roman où le caractère négligé de son insertion résonne lourdement comme pour montrer au romancier nigérien qu’entre le conte et le genre romanesque, il y a quand même un très grand travail formel d’adaptation.
III. INTRUSION DU TRADITIONNEL AU CŒUR DU ROMAN Il nous semble opportun ici de commencer d’abord par éclaircir notre intitulé puisque a priori il peut servir à toutes les parties et sous-parties de cette deuxième partie de notre travail qui, rappelons-le, se donne pour tâche de mettre en évidence les survivances du conte oral à tous les niveaux du texte romanesque nigérien où elles sont perceptibles. En effet, jusqu’ici nous nous sommes plutôt intéressé au retour dans le roman de techniques de composition et de progression dramatiques propres au conteur. Cette fois-ci nous proposons de nous pencher sur cette sorte d’influence du traditionnel qui pousse le romancier, soit à s’inspirer d’un récit oral pour construire l’histoire de son roman, soit à transposer tout simplement dans la narration des fragments de textes oraux ou souvent même de genres entiers appartenant à la littérature orale. 156
Est-ce là la réponse du romancier au colloque de Niamey26 qui invitait linguistes et ethnologues à entreprendre des travaux de sauvegarde d’une littérature ancestrale déclarée en menace de disparition en raison de l’avènement de genres nouveaux, écrits, ou plus adaptés à l’attente d’un public dont le modernisme a changé la vision du monde ? Il est tout à fait légitime d’envisager une telle explication, et en ce moment l’intrusion du traditionnel dans le tissu romanesque nigérien doit être perçu comme un acte volontaire au même titre que beaucoup d’autres encore utilisés par le romancier pour enraciner son œuvre et contribuer à la sauvegarde et à la valorisation de son patrimoine culturel. Mais, faut-il encore le rappeler ?, l’influence des techniques traditionnelles du récit n’est pas toujours volontaire, à notre sens, dans la mesure où l’art de raconter est avant tout une disposition mentale, et de ce fait il peut être identique chez des artistes qui appartiennent à la même culture, à la même époque ou tout simplement des artistes ayant, comme le conteur et le romancier nigériens, le même imaginaire. Aussi, lorsque apparaît dans le roman nigérien la transposition d’éléments de la littérature orale comme le chant populaire ou le proverbe, comment ne pas penser au conteur qui jadis recourait aux genres courts de la littérature orale dans la construction de ses récits ? Il n’y a pas de frontières en Afrique, aimait à dire Senghor à propos des genres de la littérature orale, et c’est de cela que procède d’une certaine manière l’originalité de l’univers du conteur qui n’hésite pas à faire souvent appel même à des éléments extra-littéraires pour rendre son récit plus attractif. 1. La littérature orale comme sujet romanesque A) Le roman historique Le besoin d’identification aux figures légendaires africaines, à une époque où le continent envisageait son autogestion rendue possible par les indépendances, avait déterminé beaucoup d’écrivains africains à puiser dans les légendes et autres chroniques la matière de leurs romans. Il y eut donc une vogue du 26
Colloque sur la littérature orale organisée à Niamey en 1967 sous l’égide de l’UNESCO.
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roman historique dans les années soixante dont les œuvres les plus édifiantes son assurément Soundjata de Djibril Tamsir Niane, ou Le Crépuscule des temps anciens de Nazi Boni, pour ne citer que celles-là. Le procédé était simple et identique chez tous les romanciers, il consistait à recueillir une légende ou une épopée autour d’une figure historique pour en faire un roman qui, en exaltant le culte du héros, était censé donner à la jeunesse une base d’exemplarité ainsi qu’un témoignage du glorieux passé de ses ancêtres. Seulement le romancier nigérien ne participera pas à ce courant historique pour la simple raison qu’il est antérieur à la naissance d’une production romanesque nigérienne en tant que telle. On peut noter toutefois l’influence du courant historique sur le théâtre nigérien, où il est représenté par une très grande proportion de pièces. Au demeurant, le seul romancier nigérien qui s’inspire d’une figure historique est Abdoulaye Mamani dans Sarraounia, construit autour de l’histoire du peuple azna de Lougou et de leur reine magicienne. Pour réaliser son œuvre, le romancier nigérien va utiliser l’histoire à partir de deux sources principales ; c’est d’abord la Bibliothèque Nationale de Paris, qui lui offrira les premiers éléments, qui vont par la suite être complétés par les témoignages directs recueillis auprès des populations autochtones. Cependant Mamani se défend de faire de l’histoire, il s’en inspire seulement : « Je fouille, dit-il, alors je trouve des documents très intéressants sur le passage de la mission VouletChanoine et ça m’a donné le matériel du roman » ; et il ajoute : « Donc sur le fait historique, j’ai créé des personnages, c’est là la force du romancier. C’est créer des choses tellement vraisemblables que la différence entre le vrai et le faux ne puisse pas être décelée. »27 B) L’Extraordinaire Aventure de Bikado de Boubou Hama : écrire un roman sur le modèle du conte Dans le roman historique, comme nous venons de le voir, l’inspiration de la littérature traditionnelle est essentiellement thématique. Parallèlement à cette tendance, il existe un autre 27
Abdoulaye MAMANI, interview dans Rencontre, éd. Ténéré, Niamey, 1990, propos recueillis par J.D. PENEL.
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mode d’inspiration, assez singulier, puisque l’on ne le retrouve que chez Boubou Hama, mais l’originalité du procédé mérite une attention particulière. En effet, dans un roman tel que l’Extraordinaire Aventure de Bikado, dans lequel l’auteur entendait s’inspirer de sa propre biographie, une lecture attentive permet de réaliser qu’en fait, dans toute la première partie du roman, l’auteur brosse volontairement une peinture confuse qui présente l’enfance du personnage à la fois à travers des éléments appartenant à sa propre enfance (réelle), mais également avec certains attributs que les contes réservent au personnage de l’enfant précoce. Dans son essai sur la Morphologie des contes africains, Denise Paulme28 nous apprend entre autres que le personnage de l’enfant précoce, qu’elle appelle aussi le Poucet africain, naît toujours d’une manière extraordinaire puisqu’il s’accouche et se nomme de lui-même, et qu’il fait preuve d’une grande ruse qui lui permet de vaincre les grandes personnes, qu’il s’agisse d’un défi physique ou intellectuel. On retrouve tous ces traits dans le roman de Boubou Hama dont l’intitulé des deux premières parties est tout à fait significatif : 1/Bikado, l’étrange bébé ; 2/Le bébé prodige. Comme preuve de sa précocité, on apprendra que Bikado n’a que deux ans quand il retrouve « les grands, les vieux et les sages » de Fonéko (village natal de l’auteur) sur la place du village pour leur raconter déjà sa vie (future) et pour leur donner, à eux les vieux, paradoxalement, des leçons de sagesse. Cependant, de tous les traits sous lesquels le personnage de l’enfant précoce apparaît dans les contes africains, l’auteur semble privilégier sa grande maturité intellectuelle, et cet aspect apparaît en permanence dans le roman comme la traduction d’une volonté profonde de Boubou Hama qu’il nous semble très intéressant de préciser. Le roman s’ouvre sur la rencontre de Bikado et des vieux sur la place du village, et au fil de l’œuvre nous avons la répétition de cet acte pendant lequel le bébé précoce narre une partie de sa vie à chaque fois pour reprendre la suite le lendemain. Nous constatons à chaque rencontre le retour d’un refrain, chez le bébé tout comme dans la narration : « les grands, les vieux, les vieillards 28
Denise PAULME, Morphologie des contes africains, Gallimard, Paris, 1976, p. 243.
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et les savants illustres ». Et lorsque l’on sait que le récit du bébé de deux ans n’est qu’un prétexte pour donner un enseignement aux vieux censés être les dépositaires de la sagesse et du savoir dans le contexte culturel traditionnel africain, on mesure toute l’ironie qui se cache derrière l’inspiration qu’a eue Boubou Hama du personnage de l’enfant précoce. En effet, l’auteur nigérien, dont on sait que le souci principal consiste à montrer la complémentarité des cultures africaine et européenne, semble dire aux vieux, symboles du savoir : « Vous savez certes, mais vous ne savez pas tout. » D’ailleurs cette idée que suggère Boubou Hama sans jamais la formuler ouvertement devient tout à fait évidente lorsque Bikado dit à l’assistance : « O sages de Fonéko, vous possédez une force spirituelle qu’aucun peuple ne possède au monde. Je vous admire et j’envie votre puissance de l’esprit inégalable. Je viens à vous car vous avez l’œil de l’esprit. Je vous apporte, en échange, celui de la matière qui conserve l’esprit (...). Je ne suis que votre enfant enlevé par les blancs. »
Enfin, cette originale inspiration de la littérature orale qu’a eue Boubou Hama, hormis sa profonde portée idéologique, aura le mérite de montrer que les efforts d’imagination du romancier peuvent lui permettre de dépasser ce que l’on peut appeler une inspiration au premier niveau et qui consiste, comme nous le verrons par la suite, à transposer dans le texte romanesque genres courts et parfois longs de la littérature traditionnelle sans le moindre effort pour les intégrer à l’action. 2. Enchâssement des genres de la littérature orale dans le roman nigérien L’une des grandes caractéristiques du récit oral est bien le mélange des genres qui a souvent posé de grands problèmes aux chercheurs lorsqu’il s’est agi de dresser une typologie des genres de la littérature orale. Quand l’on dresse un premier classement des genres oraux, on aura des genres narratifs comme le conte, la légende et l’épopée, dits genres longs par opposition aux genres poétiques de dimensions plus réduites comme le proverbe, les formes variées de poésie ou même le chant, qui seront des genres courts. Lorsqu’il fallait raconter 160
une histoire, le besoin d’amuser autorisait le conteur à utiliser les genres courts dans le récit. On peut citer pour exemple les contes moraux dont l’histoire ne représente que le développement d’un proverbe cité au début ou à la fin de la narration ; on peut aussi penser à certaines parties de récit chantées en chœur par conteur et public. On retrouve le même phénomène chez le romancier nigérien qui ne se borne pas uniquement à l’utilisation des genres courts et fait souvent appel dans son roman à des contes entiers, des mythes et des légendes. A) Les genres courts Le proverbe constitue incontestablement le genre court de littérature orale le plus utilisé dans le roman nigérien, comme d’ailleurs dans le conte. L’utilisation de ces archaïsmes est beaucoup plus perceptible lorsque le narrateur est supposé être un villageois (non scolarisé) comme dans Waay dulluu, où Gambo, le personnage principal et narrateur, ne s’exprime guère sans introduire au moins un proverbe dans son discours. L’abondant recours aux proverbes dans les littératures nigériennes moderne et traditionnelle s’explique d’abord par leur vertu de dire beaucoup en peu de mots, ce qui correspond bien, nous l’avons vu, au désir de netteté du conteur tout comme des romanciers plutôt intéressés par le didactisme de leurs œuvres. Cependant, par suite de la place privilégiée qui leur est consacrée dans les échanges sociaux, il est certainement inconcevable d’envisager un roman nigérien qui n’ait pas recours aux proverbes. En effet, dans la société nigérienne traditionnelle, le « bien dire » n’est pas l’apanage de l’art, la communication quotidienne l’utilise également, et par le biais des proverbes, surtout lorsqu’il s’agit de discuter sur des choses assez importantes pour être incompatibles avec la banalité d’un niveau de langue commun. On revient une fois de plus sur l’entretien qu’a eu Gambo, personnage principal de Waay dulluu, avec son père, la veille de son départ en émigration, car comment le vieux pouvait-il s’exprimer dans une langue banale face à la grave décision de son fils ? « Méfie-toi, Gambo ! Qui plus que toi a vécu, plus que toi a vu et entendu et celui qui reste sourd à la voix qui l’appelle, n’en entendra plus l’écho lorsqu’elle s’éloigne. Par la volonté
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d’Allah, l’œil qui a vu, verra ; l’oreille qui a entendu, entendra, et la bouche qui a parlé, parlera ! Tu n’es pas encore né et tu voudrais vivre déjà ? Retiens alors, mon fils, que le poisson, dans l’eau, nage aisément, tandis que dans l’air, il s’étouffe. »29
Le langage proverbial correspond dans la société traditionnelle à un stade supérieur de la parole qui appartient a priori aux vieux, gardiens de la sagesse ancestrale. Il n’est donc pas à la portée de la masse commune, et quiconque se fait distinguer dans le maniement des proverbes jouit du coup d’un grand prestige qui va de l’admiration des jeunes filles à l’appréciation des anciens. Dans le contexte culturel qui nous intéresse ici, la parole n’est vraiment intéressante que lorsqu’elle est bien dite, ce qui passe par les proverbes. Mais si l’usage prestigieux des proverbes chez le conteur et ses contemporains se justifie par sa vertu poétique, et si le romancier s’en inspire, il n’est cependant pas évident, il est d’ailleurs même douteux, qu’il ait pu rendre à ces concentrés de sagesse toute leur « poéticité ». L’extrait que nous citons en exemple nous montre bien que le romancier traduit les proverbes en français, ce qui suppose au moins deux conséquences : d’abord on notera la perte de la saveur des proverbes par la traduction, car toute leur beauté se perd avec la langue initiale de profération ; ensuite vient la lourdeur de la traduction (littérale) qui fait ressortir le contraste de registre entre l’énonciation initiale des proverbes, qui est orale, et l’énonciation de la narration du roman qui utilise le mode écrit. Comme le proverbe, le chant populaire appartient également à la catégorie des genres poétiques oraux et se retrouve dans les manifestations sociales les plus diverses. La femme l’utilise pour bercer son enfant, l’homme pour s’auto-aider à supporter les durs travaux champêtres, alors que les artistes professionnels s’en servent pour agrémenter des cérémonies telles que baptêmes et mariages. C’est justement le cadre du mariage qui permet au romancier nigérien d’incorporer le chant populaire dans son tissu narratif. Néanmoins, il convient de souligner dès à présent que le recours au chant ne restitue dans le roman aucun aspect de la fonction fondamentalement ludique 29
Waay dulluu, p. 6-7.
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qui amenait le conteur à l’utiliser dans les récits oraux. Et lorsqu’on essaie d’en expliquer la présence dans le texte romanesque, on ne peut à la limite qu’envisager le chant populaire comme un des procédés innombrables par lesquels le romancier nigérien entend apporter une coloration locale à son œuvre. Aussi, pour un roman qui, dit-on, se veut culturellement marqué, comme la Camisole de paille d’Adamou Idé, on aurait été surpris de ne pas y retrouver (puisqu’il s’agit du thème du mariage) cette traditionnelle chanson populaire zarma dédiée aux jeunes mariées pendant leurs noces : Si he nyaale Si he nyaale Si he nyaale Ga mundi kay mo ra
Ne pleure pas la belle Ne pleure pas la belle Ne pleure pas la belle Sinon tu m’arracheras des larmes moi aussi etc.
La même chanson intitulée Si he nyaale se retrouve également chez Diado Amadou dans Maimou ou le drame de l’amour, parce que le roman peint comme le premier une communauté zarma, et ils sont tous les deux consacrés au thème du mariage forcé. B) Les genres longs Dans les genres longs de la littérature orale se regrouperont tous les récits oraux, donc de dimensions relativement grandes ; on devine bien que leur présence reste tout à fait limitée chez un romancier nigérien chez qui toute l’économie romanesque subit la concentration au nom d’un idéal pédagogique. Cependant, on retrouve un enchâssement de contes, mythes et légendes d’une manière permanente dans l’œuvre de Boubou Hama. On retiendra surtout l’exemple de la légende des Songhaï qu’il donne dans Kotia Nima et qui se déroule sur sept pages, ou encore dans l’Extraordinaire Aventure de Bikado le conte d’Izé Gani qui se développe sur cinq pages. On peut multiplier à volonté les exemples d’insertion de récits oraux plus ou moins longs chez ce romancier, mais déjà, rien qu’avec ces deux exemples, on perçoit nettement la rupture qu’il manifeste avec le conteur traditionnel et la plupart des romanciers nigériens chez qui la 163
réduction et la concentration du narratif tiennent bien la fonction de principes directeurs. Boubou Hama en effet semble plutôt porté vers une tendance au développement qui n’est certainement pas étrangère au volume de ses livres, l’Extraordinaire Aventure de Bikado comportant plus de 600 pages alors que la moyenne dans la production romanesque nigérienne tourne autour de 100 à 150 pages. Au demeurant l’abondance des détails et autres explications que donne le romancier écarte toute idée d’une mise à l’écart d’un certain lectorat, au risque de transformer l’œuvre littéraire en un essai de sociologie. Tous ces aspects précités de l’œuvre de Boubou Hama nous permettent de percevoir la double fonction que le romancier nigérien accorde à l’insertion des genres de la littérature orale. Il s’agit d’abord de revaloriser sa culture aux yeux de la jeune génération nigérienne, et cela, le texte le montre aisément dans la mesure où tous les récits oraux sont présentés sous la forme d’une narration au second degré dont la narration principale précise les circonstances de profération : le personnage du narrateur est un instituteur qui retrouve ses élèves dans un cadre qui s’apparente à l’univers du conte dans les veillées nocturnes africaines. Mais il s’agit aussi, et à égale importance avec le premier objectif, de montrer, mieux, d’expliquer à l’étranger ces valeurs culturelles autochtones longtemps contestées. On retrouvera alors dans cette tâche à double dimension la vision universaliste et conciliante (valeurs africaines et valeurs européennes) qui a toujours prévalu chez Boubou Hama dans la création romanesque. De ce point de vue, l’œuvre de Boubou Hama rejoint cette tendance à la réhabilitation de la culture africaine chère à la négritude, comme d’ailleurs chez la plupart de ses contemporains africains. D’un point de vue général sur la production romanesque nigérienne, l’adjonction d’éléments narratifs traditionnels réside plus dans le souci de sauvegarde d’une tradition en perdition dans un contexte de modernisation. Il semble à cet effet que le romancier ait eu plus de réussite que les traditionalistes. Bien entendu, l’écriture n’offre pas cette possibilité de proximité propre à l’univers du conte entre le narrateur et l’auditoire, d’où le récit oral tire toute sa vie. Néanmoins, son introduction dans 164
le texte romanesque a au moins le mérite de donner une certaine audience à une littérature orale nigérienne pour laquelle les simples recensions et traductions n’apportent rien qu’un sursis au regard de cette réclusion dont les textes sont l’objet dans les profondeurs des archives nationales. Mais encore faut-il enrayer les problèmes de cohabitation entre un registre écrit (le roman) et le style oral des fragments de textes oraux, et c’est sans doute ainsi que se paiera le prix d’une réelle survie de la tradition. * * *
Suite à cette analyse de la narration dans le roman nigérien, le constat le plus remarquable reste évidemment la curieuse tendance que l’on note chez nos romanciers et qui consiste à utiliser tous les moyens possibles pour concentrer le récit. À tous les niveaux narratifs, le credo passe pour être simplicité et netteté, au nom d’un certain dictatisme. Seulement, par son refus des procédés d’étirement du récit, le romancier nigérien ôte à son roman ce qui fonde la modernité du genre. Il sacrifie en quelque sorte le « romanesque », dont la traduction dans un récit moderne passe entre autres par un durcissement et une complication de l’action. Il convient de noter à cet effet que la dimension réduite des romans correspond à la première conséquence de cette tendance à la simplification. Autrefois, c’est également en fonction de soucis pédagogiques que le conteur était amené à faire abstraction de tout élément qu’il jugeait superflu par rapport à la portée didactique de son texte. Dans la mesure, où d’hier à aujourd’hui, le récit reste prioritairement au service d’un objectif utilitaire, le romancier nigérien va tout simplement reprendre les procédés de simplification en vigueur dans la narration orale : proverbe, ellipse, non-dit... Cependant le conteur, lui, a au moins l’argument assez valable du caractère oral de son récit qui l’autorise à tenir compte des problèmes de mémorisation qui ne manqueront pas de se poser à son auditoire. En réalité la tendance à la simplification qu’affiche le romancier nigérien s’explique, comme l’avait bien noté Victor Bol, par l’absence d’un besoin de 165
dramatisation. En effet, l’un des principes fondamentaux de la création artistique en général n’est-il pas la prise en compte de l’attente du public ? De ce point de vue, le durcissement, la complication de l’intrigue, entre autres procédés chers à l’esthétique du récit moderne, correspondent à la volonté du romancier moderne de susciter l’intérêt d’un lectorat caractérisé par une mentalité particulière. Ainsi, tout nous autorise à voir dans l’attitude du romancier nigérien l’absence de ce besoin d’étirement, d’abord, nous l’avons vu, à cause de l’intérêt prioritaire accordé au didactisme ; mais il semble qu’il procède également en fonction de la mentalité de son public dont les critères d’adhésion au récit ne sont pas forcément les mêmes que ceux d’un lectorat « moderne ».
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Chapitre 2 UNE ÉCRITURE « COULEUR LOCALE »
Dans la préface du roman d’Adamou Idé, le poète Paul Dakeyo constate que « rares sont les écrits qui sont aussi marqués culturellement que la Camisole de paille ». Il s’agit là d’une remarque tout à fait juste du préfacier, mais sait-il également que son assertion est aussi valable pour toute la production romanesque nigérienne ? En effet, le romancier nigérien dans la peinture de son univers romanesque pratique le réalisme de la couleur locale. Ainsi société nigérienne et univers romanesque se trouvent intimement liés, l’art devient « le miroir de la réalité » comme d’aucuns l’ont dit du conte traditionnel. Cela n’est d’ailleurs pas étranger à l’absence de dramatisation ou d’imagination fictionnelle reprochée aux romanciers négro-africains en général. Faire couleur locale dans une œuvre littéraire est un procédé qui n’est pas le seul apanage du romancier nigérien, il suffit de penser à un Zola et à toutes les spécificités culturelles du Second Empire qu’il a su recréer dans son œuvre. Il s’agit donc a priori d’un procédé banal qui ne peut susciter un réel intérêt, sauf que dans le cas du roman nigérien la couleur locale s’accompagne d’une connotation particulière qui n’aurait pas existé dans une narration en langue locale ou dans une perspective de couleur locale qui ne s’appliquerait qu’au décor. Chez le romancier nigérien, le besoin de « faire vrai » est significatif dans la façon dont il nomme les personnages et les choses ainsi que dans le registre verbal utilisé chez le narrateur ou dans le dialogue. 167
Dans tous les cas un constat s’impose : plus le roman est culturellement campé, moins le lecteur étranger le comprend. Dès lors on est en droit de se demander si par la couleur locale le romancier nigérien ne met pas volontairement à distance le lectorat étranger.
I. LA NOMENCLATURE AUTOCHTONE DANS LE ROMAN NIGÉRIEN À la parution de son roman les Soleils des indépendances, Ahmadou Kourouma justifiait son usage d’un français « africanisé » par cette boutade : « Je pense en malinké et j’écris en français. » Ainsi, tout roman négro-africain d’expression française, anglaise ou portugaise se concevrait comme le produit d’un exercice de traduction qui consiste chez le romancier à penser son texte au préalable dans sa langue maternelle puis à la rédiger dans une langue d’emprunt. On devine aisément les problèmes d’inadéquation qui en découlent : difficulté pour le romancier de rendre par la langue d’emprunt les nuances de cette « âme noire » chère à Senghor, décalage entre la langue maternelle orale et la langue occidentale écrite... Chez le romancier nigérien, l’effort de traduction ne porte pas sur la façon dont il nomme les personnes et les choses. Nous avons plutôt la transcription phonétique du substantif autochtone que certains ne prennent même pas la peine de rendre intelligible (du moins pour le lecteur étranger) par une note en bas de page. D’autre part, comme on le verra par la suite, l’association aux expressions locales de leur traduction française entre parenthèses est doublement inutile puisque non seulement le discours s’en retrouve surchargé, mais en plus cette politesse ne rendra pas au lecteur étranger une partie de l’intelligence du texte. 1. Noms de personnages Pour comprendre le choix des noms propres par le romancier nigérien, il convient sans doute de connaître les spécificités culturelles liées à leur attribution dans la société nigérienne. 168
Pour cela, il faut nécessairement tenir compte des coutumes d’avant et d’après l’islamisation du pays qui remonte vers le IXe siècle selon les manuels d’histoire. Après la conversion à la religion musulmane, le nom propre est attribué selon les prescriptions de l’islam. Bien entendu, on retrouve ce type de nom dans les romans, notamment chez Tahirou, personnage principal de Gros Plan, Amadou dans Abboki ou Fatou dans la Camisole de paille, pour ne citer que ceux-là. Notre intérêt n’est pas porté sur cette catégorie de noms qui peuvent être remplacés par Michel, Pierre ou Marie sans pour autant gêner l’intelligence des récits. Par contre lorsque le romancier choisit le nom de ses personnages comme cela se faisait dans la société nigérienne avant l’avènement de l’islam, le procédé suscite plus d’un intérêt : il lui permet entre autres de « faire authentique » et surtout de faire participer le nom à l’action grâce à son contenu hautement sémantique. Jadis le nom propre relevait dans la société nigérienne d’une substantivation de mots ou d’expressions en langue locale qui conféraient certains attributs à celui qui le portait. Le nom ne sert donc pas uniquement à désigner un individu, mais il contribue également à donner un renseignement sur son physique, son caractère ou son statut socioculturel. Dès lors on comprend toute l’importance que peut prendre chez le romancier nigérien cette fonction référentielle supplémentaire du nom. Ce n’est pas un hasard si le personnage du roman autobiographique de Boubou Hama s’appelle KotiaNima, il n’aurait pas pu être nommé autrement au risque de trahir la volonté de l’auteur, et du coup de restreindre grandement l’intelligence de son texte. Pourtant c’est le risque inévitablement encouru par le lectorat étranger qui ne maîtrise pas la langue maternelle du romancier ou qui ne partage pas avec lui des liens d’affectivité. Kotia-Nima, expression zarmasonghaï (langue maternelle de l’auteur), est composé par le mot kotia « enfant, jeune » et le verbe mayan « entendre » associé au pronom ni « tu, toi », et se traduit en français par « Écoute, jeune » ou « Jeune, as-tu entendu ? ». Seulement à aucun niveau cette signification n’est donnée alors qu’elle est incontournable dans la compréhension globale du texte pour plusieurs raisons : Kotia-Nima, en désignant à la fois le personnage principal et le texte de Boubou Hama, nous renseigne déjà sur le statut du destinataire du message, c’est-à-dire la jeunesse, la nouvelle 169
génération, qu’elle soit africaine ou européenne, et c’est en second lieu que les éléments de l’économie romanesque nous précisent le message de Boubou Hama, qui se veut une lueur d’espoir, une possibilité de conciliation des cultures africaine et européenne, que les radicaux, de part et d’autre, n’ont de cesse de percevoir comme des valeurs antithétiques. 2. Caprices du destin, caprice du typique La substantivation des mots et expressions en langue autochtone apparaît chez tous les romanciers nigériens ; cependant, c’est certainement dans un roman comme Caprices du destin que le procédé retrouve tout son sens. Mahamadou Halilou a-t-il traduit là la nostalgie de valeurs culturelles ancestrales authentiques, qui remonteraient avant l’avènement de l’islam ? On peut se risquer à une telle explication : quoi qu’il en soit, le romancier nigérien n’attribue à aucun personnage un nom musulman. Sa façon de nommer ses personnages reste exclusivement tributaire de ce que l’on appelle communément « les noms du terroir ». Il s’ensuit plusieurs conséquences sur l’économie romanesque en relation avec le contenu sémantique des expressions substantivées qui, si elles n’apportent pas de renseignements sur un personnage donné, contribuent quand même à donner au texte une allure humoristique et badine. Nous avions fait remarquer auparavant que le souvenir colonial, dans la mentalité du Nigérien, se ramène exclusivement à la perception de l’impôt et surtout à son percepteur, le tirailleur. C’est justement dans cette optique que la peinture anti-coloniale du romancier nigérien présente l’image du tirailleur sous les traits du méchant essentiellement perçu comme tel à travers la description d’actions sanguinaires et impitoyables qui lui sont attribuées dans le roman. Chez Halilou, on retrouve également la description du comportement quasi bestial attribué au tirailleur ; cependant ce romancier le suggère déjà par le nom qu’il donne au personnage, Kafirana Zahi, qui signifie en français « tu es plus chaud que le soleil », et dont la signification et la contribution au contenu narratif auraient échappé au lecteur qui ne comprend pas le haoussa (langue maternelle du romancier). Car contrairement aux autres romanciers qui associent aux formules autochtones leur traduction, Halilou n’y fait aucune 170
allusion. On peut également souligner l’importance du nom que donne Ada Boureima au tirailleur dans Waay dulluu, Gwaari, qui signifie « étranger » en français. Ce renseignement nous donne l’appartenance ethnique des tirailleurs d’une manière insidieuse, alors que, par exemple, Mamani, lui, dans Sarraounia, montre que les tirailleurs ne sont pas nigériens à travers leur dialogue, et grâce à l’intrusion de termes bambara (langue parlée au Mali, en Guinée, en Côte d’Ivoire...). Pour revenir à Caprices du destin, il convient de noter également l’utilisation des substantifs autochtones comme substrat humoristique. Zomo est le nom que donne Halilou à un de ses personnages. La spécificité de ce substantif est qu’il doit faire sourire le lecteur (du moins celui qui connaît la langue de l’auteur) rien que par son évocation. En effet, zomo est le terme haoussa qui désigne le lièvre ; cependant son sens dans la société regroupe tous les attributs que le conte traditionnel confère à cet animal, malice, intelligence..., par opposition le plus souvent à la stupidité de l’hyène. Dans le roman, le personnage de Zomo va donner une leçon de morale fort malicieuse au commandant qui l’avait convoqué parce que coupable de n’avoir pas été capable d’empêcher son chien d’aboyer. Bien entendu la scène en elle-même est déjà comique rien que par la manière dont Zomo démontre au commandant la stupidité de sa loi, seulement l’effet comique et humoristique sera plus grand chez le lecteur qui appartient à la même culture que l’auteur, car il percevra assurément l’allusion au conte du lièvre et de l’hyène dont le rôle est implicitement attribué ici au commandant. Cela nous permet de constater que si la connaissance de la langue de l’auteur est souvent nécessaire à l’intelligence du texte romanesque, cela n’est pas toujours suffisant, il faut dans certains cas connaître également d’autres aspects de sa culture. Même si des écrivains comme Mahamadou Halilou ont trouvé le moyen supplémentaire de caractériser culturellement leurs romans par la substantivation d’expressions locales pour nommer leurs personnages, la couleur locale de l’écriture chez le romancier nigérien se traduit essentiellement par la transposition d’éléments de la langue maternelle dans un discours en français. Cette adaptation est perceptible dans la narration en
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tant que telle tout comme au niveau du dialogue, sur lequel nous reviendrons plus loin. Le discours du narrateur dans le roman nigérien s’énonce exclusivement en français. Une analyse du statut des narrateurs (qui sont en fait un dédoublement des auteurs) fait ressortir qu’il s’agit de lettrés supposés maîtriser une langue française qu’ils ont apprise à l’école. Il n’y a d’exception d’ailleurs qu’avec Abboki de Mahamadou Halilou et Waay dulluu de Ada Boureima, dans lesquels les narrateurs sont des personnages principaux de l’action et sont très distincts des auteurs. Cela est d’ailleurs assez évident puisque Gambo et Amadou sont des paysans non scolarisés, alors que les auteurs des romans appartiennent à l’élite intellectuelle du pays. Donc le narrateur du roman nigérien s’exprime essentiellement avec un discours en français, cependant, d’une manière permanente, l’écriture rompt avec la norme académique par la présence de signifiants autochtones transposés de deux façons : soit traduction littérale, soit reproduction phonétique de l’expression en question. La particularité d’un roman comme Waay dulluu vient du fait que (nous l’évoquions tantôt) l’acte narratif, contrairement à ce qui se passe dans le reste de la production romanesque nigérienne, va être confié à un personnage qui est supposé ne pas parler la langue française dans un roman qui est par contre d’expression française. À ce moment le texte écrit est le produit d’une traduction de l’auteur, qui reprend alors une histoire initialement contée dans la langue maternelle du narrateur. Avec Mahamadou Halilou dans Abboki, le principe est d’ailleurs nettement perceptible puisque, d’entrée de jeu, l’auteur précise les circonstances dans lesquelles il a été l’auditeur de l’histoire du narrateur et personnage central : « Je rencontrai le personnage central de ce récit lors d’une tournée dans l’arrondissement de Bouza. »1 Plus loin Mahamadou Halilou écrit : « Il commença le récit que voici. » En somme Abboki, le roman de Mahamadou Halilou, est en fait la traduction de l’histoire d’Amadou contée par le personnage lui-même dans sa langue maternelle. Dès lors, on comprend l’ingratitude de la tâche d’un romancier appelé à faire de cette histoire un roman d’expression française tout en 1
Abboki, p. 7.
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évitant la tendance choquante de ce que P.H. Simon a appelé le « congrès des philosophes »2 à propos de l’Aventure ambiguë de Cheik Hamidou Kane, et qui consiste tout simplement à reprendre dans un français académique le dialogue de personnages qui n’ont aucune connaissance de cette langue. Chez Ada Boureima, le procédé adopté pour atteindre la vraisemblance artistique consiste essentiellement à donner au discours de son roman un des aspects les plus caractéristiques des langues autochtones : il s’agit notamment du style imagé utilisant abondamment les proverbes, surtout lorsqu’il s’agit d’un contexte villageois comme c’est le cas dans Waay dulluu. À cet effet, il faut porter le regard une fois de plus sur la scène du départ qui montre la conversation entre Gambo, décidé à partir, et un père tentant en vain de le retenir. Au regard de la société nigérienne traditionnelle, on ne peut que féliciter le romancier d’avoir montré d’une aussi juste manière l’échange verbal entre un père et un fils dans une telle circonstance. Cependant, la hardiesse de la vraisemblance n’arrive pas à éviter certaines conséquences gênantes, produites par ce procédé dans le processus de lecture. La traduction littérale des proverbes, avant toute chose, apparaît très souvent comme un travail vain puisque l’intérêt de ces archaïsmes relève moins des mots utilisés que de leur contenu sémantique, qui requiert pour être perçu la connaissance de la culture qui les a produits. On peut noter quand même chez Ada Boureima un effort d’explication du sens des proverbes par le truchement de l’action. Ainsi quand le père de Gambo lui dit : « L’appareil génital du lézard ne se voit qu’en le mettant au feu, » la suite de l’action nous montre aisément ce qui est signifié dans ce proverbe. Néanmoins la transposition d’un registre oral dans un discours qui use très souvent d’académismes (les exemples sont très nombreux) est lourdement perçu par le lecteur. C’est la même incommodité qu’on retrouve tout le long de la Camisole de paille d’Adamou Idé, où non seulement le discours est parsemé de transcriptions phonétiques de signifiants en langue autochtone, mais où il faut également que le lecteur étranger se rabatte chaque fois sur les notes de bas de page pour appréhender les 2
Pierre-Henri SIMON, Le Monde, 26 juillet 1961, cité par Sewanou DABLA, Nouvelles Écritures africaines, Paris, l’Harmattan, 1986, p. 50.
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référents auxquels le narrateur fait allusion. À ce niveau, il convient de souligner que, très souvent, l’intelligibilité d’un signifiant est difficilement garantie par la note de l’auteur. Pour preuve, il est évident que la brève et incomplète précision que l’auteur tente de donner à la page 122 de son roman à propos du « possédé » ne suffira pas au lecteur ignorant des spécificités de la mythologie nigérienne et des croyances qu’elle engendre. Et là, en fait, la responsabilité incombe moins au romancier qu’aux différences notoires qui existent entre son monde et celui du lecteur étranger. Très souvent des réalités nigériennes se révèlent intraduisibles en français, ou même, lorsqu’elles le sont, leur traduction ne sera certainement pas apte à rendre la particularité sémantique initiale sur laquelle le romancier suscite l’intérêt. D’autre part, à vouloir absolument expliquer les manifestations autochtones dans le roman, comme c’est le cas souvent chez Boubou Hama, il n’y a qu’un pas à franchir pour tomber dans le traité de sociologie ou d’ethnologie.
II. LANGUES ET NIVEAUX DE LANGUE AU SERVICE DE LA VRAISEMBLANCE Dans le roman nigérien, il faut le rappeler, l’acte narratif est confié à un narrateur qui s’exprime dans un français soutenu à l’image des romanciers scolarisés à l’école française, et qui, d’ailleurs, n’ont à aucun moment nourri le besoin de mettre une distance entre eux et le narrateur. Cependant, il est évident que tous les personnages ne vont pas s’exprimer comme le narrateur au risque de porter un coup à la vraisemblance pour un roman nigérien qui se veut avant tout le miroir de la société qui l’a engendré. L’avènement de l’école française va contribuer à la naissance de deux catégories de nigériens sur le plan socio-linguistique : d’un côté nous avons les scolarisés qui maîtrisent la langue française aussi bien que leur langue maternelle, et de l’autre on retrouve ceux qui n’ont pas été à l’école, et de ce fait s’exprimeront dans leur langue. Entre ces deux groupes principaux, on retrouve une autre catégorie regroupant tous ceux qui utilisent la langue française sans l’avoir apprise à 174
l’école avec toutes les irrégularités qu’on devine. Très souvent le romancier nigérien apporte une correction académique au langage des personnages ne parlant pas français, cependant il ne perd pas non plus de vue la stratification linguistique décrite plus haut. Il en découle donc un roman polyphonique où se mêlent académisme, français approximatif et langues autochtones, au nom de la vraisemblance. 1. Les voix du discours Il s’agit ici d’analyser la diversité langagière dans le roman nigérien à travers la voix des personnages. Pour cela nous prendrons comme référence la langue du narrateur, qui correspond essentiellement à un niveau soutenu de la langue française. A) Les locuteurs français Dans ce groupe, il faut bien entendu tenir compte de tous les personnages locuteurs français natifs, sauf le personnage du capitaine Voulet pour qui le français est la langue maternelle mais dont l’utilisation montre un écart avec la langue du narrateur (nous y reviendrons un peu plus loin). Mais d’un point de vue général on peut constater la rareté des personnages de nationalité française, et ce même dans les romans qui peignent l’époque coloniale. Dans les romans contemporains le seul exemple qui mérite d’être cité se retrouve dans Gros Plan, où Idé Oumarou, à travers le personnage de Monsieur Galland, a voulu porter l’intérêt sur les réalités de la coopération Nord/Sud en matière d’assistance technique. Une langue française soutenue est néanmoins omniprésente dans les romans à travers la voix de personnages autochtones lettrés qui appartiennent tous à l’élite politico-administrative. Ali Yobo, personnage principal de Quinze ans ça suffit !, en fait partie, fils d’un père instruit, président-directeur général de société, il a passé huit ans en France, sanctionnés par un diplôme de magistrature : « Je regrette, père, je n’ai rien contre Binta, mais elle ne représente pas à mes yeux la femme idéale. De plus je ne puis accepter une fille qu’on m’offre sur une plateau comme on offre un jouet à un gosse...
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Et d’ailleurs, je ne pense pas que Binta de son côté ait un quelconque sentiment pour moi. »3
Ce fragment du dialogue entre Ali et son père au sujet de sa vie conjugale future rejoint la langue du narrateur et nous permet également d’appréhender un aspect du statut de la langue française au Niger : le prestige qui y est lié et que notait justement Jacques Chevrier dans sa Littérature nègre à propos de l’école française en Afrique4. En effet, la langue française correspond à la langue officielle dans le pays, cependant son utilisation se cantonne en général à un contexte administratif. Elle n’est parlée que dans les familles caractérisées par une certaine promotion sociale, comme c’est le cas du personnage d’Amadou Ousmane et de son père. Mais déjà, rien que la maîtrise de cette langue s’accompagne de prestige et de promotion, les romanciers utilisent d’ailleurs abondamment cet aspect qu’ils montrent en contraste avec le statut du monde paysan non scolarisé, qui par conséquent ne peut profiter de tous les avantages liés à une fonction politique ou administrative. Dans le Représentant d’Idé Oumarou, Fodé, le personnage du premier représentant, perdra même sa fonction sur ordre du Président de la République parce qu’il est incapable de formuler son discours de bienvenue dans un français académique. Donc, dans le roman nigérien, tous les locuteurs français appartiennent à la classe « favorisée », l’ensemble des cadres utilisent la langue française essentiellement dans le contexte de leur fonction. Il est intéressant de remarquer que, dans quelques cas, certains personnages utilisent un langage plus soutenu que celui du narrateur, la langue devient alors trop académique sans rompre l’effet de couleur locale, comme chez Amadou Ousmane qui, dans Quinze ans ça suffit !, tout comme d’ailleurs dans le Nouveau Juge, reproduit les plaidoiries de magistrats en cours d’audience avec tout ce que ce langage comporte comme solennités : « Je sais en effet que vous qui avez toujours su vous placer audessus des querelles byzantines, des questions partisanes, des
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Quinze ans ça suffit !, p.57. Jacques CHEVRIER, Littérature nègre, Armand Colin, Coll. U, Paris, 1984, p. 205. 4
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dénonciations calomnieuses (...), ne saurez porter caution aux démonstrations tapageuses. »5
B) Les locuteurs autochtones natifs Dans le roman nigérien, à l’image de la société nigérienne, du fait de la colonisation française qu’elle a subie, on retrouve des personnages autochtones non scolarisés, censés s’exprimer dans leur langue maternelle à côté du premier groupe que nous venons de présenter. Cette deuxième catégorie est beaucoup plus représentée d’ailleurs chez les romanciers qui ressentent, dirait-on, le besoin d’accorder dans leurs œuvres plus d’importance à la peinture du monde paysan, opposé à la communauté citadine du point de vue de la culture scolaire entre autres. Du reste, en procédant ainsi, ils ne font que rester fidèles à l’écart qui existe dans la réalité même entre la ville ouverte aux valeurs culturelles héritées de la colonisation et un monde du village plus conservateur de ses traditions ancestrales. Nous ne reviendrons pas sur le langage des personnages autochtones trop parfaitement traduit par le narrateur dans un français académique, car nous pensons qu’il est irréaliste et très peu artistique de vouloir, selon la formule de L. S. Senghor, « faire parler le nègre comme le blanc ». En revanche, dans d’autres cas heureusement plus nombreux, le narrateur traduit bien sûr la parole des personnages pour des raisons d’intelligibilité d’un roman nigérien malgré tout d’expression française, mais il lui laisse quelques indices de son caractère oral et vernaculaire. On retrouve ainsi dans le Nouveau Juge le dialogue suivant lorsqu’une fille du village interpelle la mère du personnage principal au sujet de la nomination d’Ali Yobo : – La radio a annoncé ce midi que ton fils est nommé juge... – Zuze ? – Non juge. – Cela veut dire quoi... ? »6
Il s’agit ici d’une conversation des protagonistes dans leur langue maternelle que ne saurait cacher la bonne prononciation 5 6
Quinze ans ça suffit !, p. 50. Le Nouveau Juge, p. 24.
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française du mot « juge » par la jeune fille. Inna Bagaya, elle, par contre, ne sait pas prononcer le mot français, elle sait encore moins quelle en est la signification, cela traduit sa méconnaissance totale de la langue française. Par ailleurs, la formulation de sa question, « cela veut dire quoi ? », porte très distinctement la marque de sa langue maternelle orale, et aurait pu être « qu’est-ce que cela veut dire ? », ou « qu’est-ce que c’est ? », si le narrateur avait voulu porter un correctif académique à l’énonciation du personnage. On a souvent également, dans le langage d’un personnage repris et corrigé en bon français, la conservation de certains éléments transcrits phonétiquement dans leur formulation initiale. Dans ces cas la langue maternelle du personnage se révèle par ses incongruités dans la langue française. Il y a avant tout la lourdeur consécutive à la transposition d’un registre oral dans un discours écrit, mais le plus grand écart vient cependant du génie de la langue, complètement différent entre les langues autochtones et la langue française. On peut enfin noter chez le lecteur qui ignore totalement la langue maternelle d’un personnage, l’incompréhension qui accompagne certaines constructions comme « elle a pris le diable » pour dire « elle est en transe » selon le rite de la danse de possession. Il en va de même pour toutes les traductions littérales de proverbes et autres archaïsmes autochtones que nous avions déjà soulignées et sur lesquelles il n’est pas besoin de revenir. 2. Le français approximatif Nous désignons par français approximatif le mauvais usage de la langue française que l’on appelle également petit nègre, perceptible chez certains personnages du roman nigérien. Cette caractéristique langagière nous permet d’avoir notre troisième catégorie de personnages, classés en fonction de la manière dont ils s’expriment. Historiquement l’usage du petit nègre remonte aux premières missions de la conquête coloniale et constituait le seul moyen qu’avaient colonisateurs et populations autochtones pour communiquer. Cette communication se fait bien entendu par le biais de l’interprète, et justifie la présence permanente de ce personnage dans les romans qui s’inspirent de l’époque coloniale, surtout à 178
ses débuts avec les missions de reconnaissance et de pacification. Dans Caprices du destin, lorsque Goumaibe, l’administrateur colonial, communique avec un autochtone pour une raison ou pour une autre, il sollicite toujours le concours de Majinmagana, son interprète ; c’est aussi le cas chez Boubou Hama ou encore chez Mamani : « Le pitaine y a pas content titude pour toi. Toi revenu michion. Toi n’a pas même conti-rendi. Toi bon tirailleur ou quoi ? Toi mérité cassé galon. T’enchion avec capran pour toi. Bon, michion là, qui y en a ? Tu vu villace Sarraounia ou quoi ? »7
Seulement, dans le cas de Sarraounia, le rôle de l’interprète est collectif, il est joué par tous les tirailleurs recrutés dans d’autres pays qui au moment du déroulement de l’action de notre roman étaient déjà sous colonisation française. L’approximation permettait aux tirailleurs bambara (Maliens) d’user de la langue française sans l’avoir apprise à l’école. Proche du tirailleur par son statut militaire, le personnage de l’ancien combattant utilise également le petit nègre. Il s’agit des anciens soldats coloniaux nigériens recrutés pour le besoin des guerres mondiales qui, n’ayant pas été à l’école, trouvaient en leur argot le langage de fortune qu’exigeait la nouvelle situation qui les amenait en Europe. Après la guerre, ces soldats revenaient au pays où, au prestige d’avoir combattu aux côtés du colonisateur, allait s’ajouter le rare privilège qu’ils avaient de s’exprimer dans sa langue au sein d’une population autochtone encore quasiment non scolarisée. Mais de nos jours où tout le monde peut aller à l’école, le langage ancien combattant, comme on dit communément au Niger, n’est significatif que par l’hilarité qu’il produit dans la nouvelle génération familiarisée avec l’utilisation académique de la langue française. Il semble que son utilisation par le romancier nigérien procède plus d’un souci de faire comique que de faire couleur locale. C’est certainement cette raison qui autorise Idé Oumarou à inclure dans Gros Plan le personnage du père de Tahirou, le personnage central : « Je allé France, Moroc, Alangerie, Madamgascar et partout je gagné bon note pas qui moi jamais sanfargné. Je gagné aussi 7
Sarraounia, p. 31.
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certificat bon conduite. Je gagné médaille militaire, croix la guerre. Voilà eux sur mon poitrine ! »8
Donc l’utilisation du français approximatif correspond à une époque bien définie, l’époque coloniale, caractérisée entre autres par une insuffisance d’infrastructures scolaires permettant à une large proportion des populations autochtones de se familiariser avec la langue française. Pourtant, même de nos jours, le petit nègre est toujours en vigueur, car si l’école est quand même une donnée permanente dans la société nigérienne contemporaine, il est évident que beaucoup n’y sont pas allés pour des raisons diverses qu’il n’est pas important de mentionner ici. À ceux-là vont naturellement s’ajouter les anciens élèves qui n’ont pas pu poursuivre une scolarisation poussée et qui de ce fait ne peuvent prétendre à une maîtrise de la langue française. Néanmoins, la place importante qu’occupe le français dans la politique, l’administration et l’économie du pays, et qui fait d’elle un instrument de promotion sociale, fera naître dans les catégories précitées la nécessité impérieuse d’user de cette langue, aussi approximative qu’elle puisse être. Car il est évident que, lorsque le vendeur ambulant non scolarisé accoste un touriste étranger, ou même un cadre autochtone qui ne parle pas la même langue locale que lui, une langue française même argotique devient une manne providentielle dès lors qu’elle lui permet d’assurer la communication. Encore une fois, Idé Oumarou, malgré l’intérêt porté sur le comique, restituera dans le Représentant cette fonction du petit nègre qui est un élément langagier typique de la société nigérienne contemporaine. Le personnage de Koffi n’hésite pas à en user lorsqu’il doit vendre sa pirogue au représentant, même s’il aurait voulu, dans ces circonstances, avoir la même maîtrise de la langue française que son client : « Véritement, si tu content connais tout le quéquéchose, y faut tiparti l’école. Rester en bas d’en bas, c’est pas bon ? Mon père y lé blagué – moi bien bon ! Au lieu qu’y va metté moi l’école, y lé méné moi plantation... Et puis, voilà, à con de ça je n’ai
8
Gros Plan, p. 15.
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pas connais tous les magnères, pour travailler bureau, et monter en haut dé en haut. »9
Il faut ajouter ici que le statut du personnage de Koffi corrobore aisément le caractère providentiel du français approximatif, car, Ivoirien non scolarisé, comment aurait-il pu communiquer directement avec Karim, un Nigérien n’ayant aucune langue africaine en commun avec son interlocuteur ? Par ailleurs, en octroyant l’usage du petit nègre à un Ivoirien dans son roman, Idé Oumarou fait preuve d’une grande justesse réaliste en restituant le statut de cet usage argotique de la langue française dans un pays où il fait fonction d’instrument de communication, souvent même chez des personnes scolarisées. Pour ceux qui connaissent la Côte d’Ivoire, il est facile de reconnaître chez Koffi ce français ivoirien permanent dans les communications quotidiennes et que l’on retrouve même dans certains journaux à caractère humoristique. Le français approximatif peut revêtir plusieurs formes en fonction du personnage qui l’utilise. Tirailleur, ancien combattant ou Ivoirien, cela n’est pas important aux yeux du romancier nigérien. A priori ce qui l’intéresse, c’est le caractère rébarbatif de ce langage qui utilise une énonciation en langue française tout en s’affranchissant de la norme académique par une construction qui s’enracine dans le génie de la langue maternelle du personnage. Avec l’inclusion du français approximatif dans son texte à côté d’un discours en français soutenu du narrateur, le romancier nigérien prolonge le même idéal qui l’autorise à faire souvent appel aux langues autochtones, qu’elles soient littéralement traduites ou phonétiquement transcrites. Chez le romancier nigérien en somme, et pour reprendre la boutade de Mostafa Nissa Boury10, « l’usage de la langue française s’inscrit dans l’itinéraire d’un refus ». Mais on peut également parler de refus ambigu dans la mesure où, aussi longtemps que tardera la naissance d’un roman exclusivement écrit en langues nationales, le romancier nigérien utilisera toujours la langue française tout en se révoltant conte elle. On devine alors aisément toutes les difficultés qui ne manqueront 9
Le Représentant, p. 76. Mostafa NISSA BOURY cité par Jean CHEVRIER in Littérature nègre, Paris, Armand Colin, Coll. U, 1984, p. 235. 10
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pas de s’interposer devant lui dans ce choix ingrat où il est tenu de dire oui et non à la fois. Cependant le véritable problème du romancier nigérien correspond à la recherche d’un discours romanesque à même de traduire l’« âme nigérienne ». Un discours en langue nationale est bien entendu l’idéal. Cependant, malgré la prédominance de timides tentatives de cohabitation de la langue française et des éléments linguistiques autochtones que l’on retrouve dans la production romanesque nigérienne, il semble quand même qu’il y ait des efforts de novation. La transposition dans le dialogue de cet usage incorrect et particulier de la langue française qu’est le petit nègre appartient certes à l’ensemble de toutes les ressources dont dispose le romancier nigérien pour enraciner son roman dans la réalité. Cependant, il serait incomplet de ne voir dans l’usage du petit nègre rien d’autre qu’un souci de vraisemblance. D’ailleurs, chez certains auteurs, cet usage procède moins d’un désir de faire vrai que d’un désir de faire rire. Il est donc important de noter que le français approximatif est, dans le roman, tout à la fois une traduction de la tendance des romanciers à la couleur locale ainsi que de leur désir d’amuser le lecteur par le comique. Pour mettre en évidence la valeur comique du français approximatif, l’œuvre romanesque d’Idé Oumarou est assurément le meilleur exemple, pour plusieurs raisons dont la plus importante se traduit chez le romancier nigérien par l’absence de cette fonction de vraisemblance, l’usage du petit nègre étant exclusivement destiné au comique, tandis que chez la plupart des romanciers on retrouve à la fois les deux fonctions. En effet, si Idé Oumarou avait voulu contribuer à l’enracinement culturel de ses romans par l’usage du français approximatif, comme on peut le remarquer chez un Abdoulaye Mamani, il est évident qu’on retrouverait ce procédé en permanence dans son œuvre, ce qui n’est pas le cas. Pourtant, dans Gros Plan, le personnage principal, Tahirou, ne peut que parler le français d’une manière approximative en fonction de son statut socioprofessionnel : chauffeur dont la scolarité a été interrompue très tôt. Si le romancier avait eu ne serait-ce qu’un tout petit désir de faire couleur locale, il n’aurait certainement pas apporté un correctif aux paroles de Tahirou qui apparaissent à travers le roman dans 182
une langue académique. Il en va de même dans le deuxième roman du même auteur, le Représentant, dans lequel le romancier transpose à deux endroits seulement un français approximatif (chez Fodé, l’ancien représentant, et chez Koffi, le commerçant ivoirien). Ici encore, si Idé Oumarou voulait utiliser le français approximatif au nom de la vraisemblance, il l’aurait certainement utilisé chez Touré qui est goum11. En définitive, dans l’œuvre romanesque d’Idé Oumarou sur laquelle nous nous penchons, l’usage du français approximatif est exclusivement destiné à apporter une note comique. Nous nous intéresserons d’abord à son premier roman, Gros Plan, dans lequel nous avons une seule fois la transposition d’un dialogue en français approximatif : il s’agit des propos du père de Tahirou, le personnage principal, tout juste en début du roman, lorsque le protagoniste est allé répondre à une convocation du maître d’école à propos de la mauvaise scolarité de son fils : « Attencho moussé !... si Tahirou n’a pas connait plication c’est pas mon faute. C’est pasqui lui fégnant, lui couillon – il mis lui locole pour démerder appris li écri – mais lui samafou. »12
Dans cet extrait de dialogue en français « ancien combattant », expression communément utilisée pour désigner l’utilisation approximative du français qu’ont ces anciens soldats africains de l’armée française non scolarisés, pour le lecteur nigérien il n’est point besoin des éléments de portrait que donne le narrateur pour connaître l’identité du locuteur. Au demeurant, avant même de parler, rien que l’évocation du fait que le père de Tahirou soit un ancien combattant suffit déjà à faire rire tout lecteur qui connaît l’image qu’à ce personnage dans la société : Les anciens combattants ont leur réputation : incomparables narrateurs de batailles fantastiques ou savamment arrangées
11
Sorte de militaires qui ont remplacé les tirailleurs juste après l’indépendance, et dont ils partagent la fonction ainsi que la non maîtrise de la langue française. 12 Gros Plan, p. 12-13.
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dont ils prétendent deux fois sur trois être les actifs témoins (...) ils apprirent vite à parler un sabir français.13
Pourtant, au départ, l’ancien combattant suscitait tout sauf l’hilarité dans la société nigérienne, ce que note d’ailleurs fort justement Idé Oumarou dans son roman. En effet, le privilège d’être allé dans le pays de l’ancien colonisateur, et d’avoir acquis, ne serait-ce que d’une manière approximative, certains aspects de sa culture, et surtout sa langue, faisait des anciens combattants « des personnages considérés, souvent sollicités, toujours respectés ». Ce changement de perception de l’image du personnage est assez simple à expliquer car la société qui lui est contemporaine n’avait pas la possibilité d’apprécier à sa juste valeur l’expression française incorrecte de l’ancien combattant, faute d’école, encore moins de faire la part de vérité dans les récits pour le moins épiques qu’il racontait, et dont il se réservait le glorieux rôle du héros. Ainsi, à partir du moment où la population nigérienne va se familiariser avec la culture occidentale, notamment par la maîtrise d’une langue française académique, l’image de l’ancien combattant va devenir conséquemment une source d’hilarité, beaucoup plus par le caractère incorrect de son expression que par les récits qu’il raconte. La nouvelle génération formée à l’école française à laquelle appartient le romancier nigérien va saisir l’opportunité que lui offre la réputation de l’ancien combattant pour en faire une source comique dans la littérature. À ce niveau, il convient de noter que l’utilisation du personnage de l’ancien combattant en tant que source comique dans le roman doit être perçue comme une influence du théâtre populaire nigérien dans lequel ce personnage correspond à un type exclusivement peint pour apporter une note comique aux pièces théâtrales. Parallèlement au français ancien combattant, nous retrouvons également chez Idé Oumarou l’utilisation de ce que l’on appelle le français ivoirien, également pour un souci d’apporter du comique à son roman. Cette fois-ci, c’est dans le Représentant qu’apparaît la transposition du français approximatif à travers les paroles de Koffi, à qui, il faut le souligner, le romancier a pris le soin artistique de donner un prénom spécifique à la Côte d’Ivoire : 13
Gros Plan, p.13-14.
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« A con de quoi ? ti crois qué pour fait pirogue comme ça ti prends ton bouche parole seulement ? A con de pirogue là, grand, je souffri oh là – là, jusqu’à à... On dit pas. Je metté beaucoup l’arzent pour fait tout le quéquéchose. »14
Lorsque l’on compare cet extrait du dialogue du personnage de Koffi à l’exemple que nous donnions auparavant à propos du français ancien combattant qu’utilise le père de Tahirou, il est très facile de faire la confusion qui consiste à y voir le même usage. Malgré le caractère incorrect commun qui les rapproche, le français ivoirien est différent de celui de l’ancien combattant, mais une différence qui reste perceptible uniquement pour un lecteur qui connaît au moins une de ces utilisations particulières de la langue française. Le français ivoirien est également largement mis en valeur dans le théâtre populaire nigérien comme source comique, mais cette manière de parler propre au petit peuple de la ville d’Abidjan y est déjà perçue comme telle. Il est d’un usage permanent dans les lettres ivoiriennes, il faut penser au personnage de Zézé, qui est un véritable type d’une certaine presse humoristique de Côte d’Ivoire, symbolisé par son utilisation impropre de la langue française, perçue comme un élément comique et que l’on appelle d’ailleurs indifféremment français ivoirien ou français Zézé. Nous avons également dans le Représentant une transposition d’un français incorrect pour ses vertus comiques ; il ne s’agit ni d’un ancien combattant, ni d’un Ivoirien, nous faisons allusion au personnage de Fodé, l’ancien représentant, dans son discours de bienvenue adressé au Président de la République à l’occasion de sa visite à Guidiguir : « Nous sommes indéfectiblement heureux et incontestablement fiers de vous recevoir à Guidiguir Monsieur le Président. En effet, depuis que, à 99,97% le peuple vous a élisé ; depuis que vous trônez royalement sur ce pays, le bonheur nous est acquéri ! »15
Comme on peut le constater ici, les imperfections du discours de Fodé sont tout à fait différentes de celles que nous avons vues jusqu’à présent à propos du français approximatif, pour la 14 15
Le Représentant, p. 72. Ibid., p. 37.
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simple raison que l’expression du personnage ne correspond pas à un usage de la langue française propre à un groupe social comme c’est le cas par exemple du français ancien combattant. Le langage de Fodé, on le remarque, fait appel à un niveau soutenu de la langue française, les incorrections étant situées au niveau grammatical. Le comique dans ce cas provient de l’effet de contraste engendré par la haute fonction administrative du personnage et sa curieuse incapacité à bien s’exprimer dans une langue qui est pourtant la langue officielle. On devine ici le but satirique qui s’ajoute à l’effet comique procuré par le dialogue. Par ailleurs, l’exemple de Fodé nous permet d’observer une certaine relativité de la perception de l’effet comique soutenu par le procédé du français approximatif en fonction du lectorat. En effet, dans ce cas, tout lecteur qui maîtrise la langue française doit a priori percevoir l’effet du comique, aidé par le contraste formé entre la fonction du personnage et sa manière de s’exprimer. Il n’en va pas cependant de même chez l’ancien combattant ou chez Koffi, car là où le romancier sollicite le sourire, le lecteur qui ne connaît pas les vertus comiques d’une façon de parler socialement perçue comme telle, ne verra qu’une langue française bizarre qui ne saurait à la limite que l’intriguer. L’usage du français approximatif procède donc à la fois d’un souci de vraisemblance et de comique, mais un comique dont l’effet reste cependant relatif à l’appartenance du lecteur.
III. SARRAOUNIA, UN ROMAN POLYPHONIQUE Le grand problème du romancier nigérien comme nous venons de le voir est surtout d’ordre langagier et correspond à un dilemme : écrire en langue française ou utiliser la langue maternelle. Un choix difficile traduit dans les romans par un malaise qui provient surtout de l’incapacité de la majorité des romanciers à faire cohabiter écriture et oralité. Faut-il alors rejeter la langue écrite d’emprunt pour adopter définitivement la langue maternelle orale supposée la meilleure pour traduire la vision culturellement spécifique d’un romancier ? Ce choix a eu en Afrique beaucoup de partisans, il suffit de penser à la posi186
tion de Pathé Diagné que nous évoquions dans notre introduction et selon laquelle un romancier africain d’expression française ne peut qu’être voué à l’échec. Pour Claude Abastado par contre, « rejeter l’écriture au profit de l’oralité, ou l’inverse, c’est amputer la littérature africaine. »16 Il nous semble que certains écrivains africains sont d’accord avec cette assertion puisque beaucoup vont aboutir à la certitude que ce qui importait en réalité procédait beaucoup moins de la langue utilisée que de l’enracinement culturel des textes. Dans la production romanesque nigérienne ce point de vue est amplement perceptible chez Abdoulaye Mamani, notamment dans son roman Sarraounia. Le romancier nigérien a su trouver la solution au malaise de ses pairs en créant un langage romanesque adapté qui harmonise avec un grand bonheur la langue française et les langues autochtones. Curieusement, c’est le romancier nigérien le plus anticolonialiste qui réussit à créer cette cohésion entre la langue française et les langues locales dont l’absence engendre chez la plupart des romanciers ces genres de lourdeurs maladroites dans le processus de lecture. Il faut noter au passage que même des romanciers comme Boubou Hama, dont tout le projet romanesque doit être perçu à travers la conciliation des valeurs occidentales et africaines au nom de l’interaction culturelle source de richesse, n’ont pas su traduire leur idéal au niveau du langage romanesque. On lit en effet dans l’avertissement aux lecteurs en prélude à l’Extraordinaire Aventure de Bikado que « l’auteur s’excuse auprès du lecteur de la forme de ces textes, qui gardent plus d’une fois la liberté d’allure et du même coup l’imperfection de la communication orale. Il espère que la richesse de l’information rachètera ces défaillances. » Le romancier est donc lui-même conscient du problème langagier dans son texte, mais on notera que l’imperfection à laquelle il est fait allusion n’est pas forcément propre à la communication orale, mais relève plus de l’absence ou de l’insuffisance d’harmonisation entre écriture et oralité. Quand on analyse le contexte linguistique au Niger, on retrouve d’un côté une langue française qui correspond à la langue officielle utilisée dans l’administration et dans toutes les institutions de l’État. En second lieu nous avons, non pas une 16
Claude ABASTADO, Ethnopsychologie, n° 2/3, Avril/Septembre 1980.
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langue nationale, mais autant qu’il existe de groupes raciaux. Il existe donc exactement cinq grandes langues : le haoussa, le zarma-songhaï, le fulfuldé, le kanouri et le tamashek, auxquels se joignent avec une plus faible proportion de locuteurs, le gourmantché, le toubou et l’arabe. Le contexte linguistique nigérien est donc pour le moins diversifié. Néanmoins, cet aspect, s’il apparaît à travers la production romanesque en général, est quand même rarement traduit dans un seul et même roman. Aussi, dans la plupart des romans, tous les personnages non scolarisés vont parler la même langue nationale qui est également et dans tous les cas la langue maternelle de l’auteur. Par exemple, dans la Camisole de paille, Adamou Idé étant zarma, tous les personnages qui ne maîtrisent pas la langue française sont supposés parler zarma-songhaï. Seul Mamani va utiliser la spécificité du contexte linguistique nigérien pour nous offrir un roman dont l’action se promène souvent dans toutes les régions du Niger tandis que chaque personnage s’exprimera dans sa langue maternelle. 1. L’usage de la langue française Chez le narrateur, il n’y a pas un grand changement lorsque l’on compare Sarraounia aux autres romans nigériens. Le narrateur va toujours utiliser un français de niveau soutenu. Cependant, le lecteur non attentif croira retrouver dans le langage du narrateur cette irrésistible tendance, décrite auparavant, qu’ont beaucoup de romanciers nigériens à inclure au discours narratif des éléments transcrits de langue autochtone, ou souvent aussi de le mouler à certains moments dans un style qui appartient aux langues autochtones orales. En réalité il n’en est rien, la confusion vient du fait que Mamani utilise abondamment le monologue intérieur dans son roman, en lui faisant bien sûr subir le même traitement qu’au dialogue des personnages, c’està-dire l’inclusion d’indices lexicaux ou stylistiques qui montreraient qu’un personnage donné s’exprime dans sa langue maternelle ou dans un langage particulier distinct du français académique. Seulement (nous y reviendrons plus largement dans la troisième partie), Mamani est assurément le romancier nigérien le plus attentif aux techniques romanesques nouvelles. De ce fait, la plupart du temps il va utiliser un style indirect 188
libre qui unit étroitement discours narratif et dialogue au point d’engendrer une certaine confusion, contrairement à ceux qui utilisent essentiellement les styles direct ou indirect. C’est certainement grâce à cet effort de « diégétisation » du dialogue que Mamani atténue l’effet de lourdeur d’un langage romanesque nigérien qui associe langue française écrite et langue autochtone orale. Dans Sarraounia, le discours narratif s’énonce dans un français soutenu qui, dans le roman, est l’apanage exclusif des personnages français. Car il serait incongru et même fâcheux de vouloir faire parler les personnages africains dans un français soutenu alors que la trame romanesque se tisse en pleine campagne de reconnaissance et de pacification précédant la colonisation en tant que telle. Ce désir de vraisemblance se remarque également dans la manière particulière qu’ont le capitaine Voulet ou le docteur Henric de s’exprimer. En effet, lorsque l’on compare le langage de ces deux personnages à celui du narrateur ou même à la lettre du commandement de Say17, on se rend compte que si l’expression est réalisée en bon français, il n’en demeure pas moins une grande distinction lexicale. Les mots sont soigneusement choisis en relation avec le statut socio-professionnel des protagonistes, qui sont avant tout des soldats, et dont le vocabulaire est communément admis comme des moins recherchés. L’illustration nous est donnée par l’abondance des grossièretés et des éléments familiers comme merde, putain, bougnoules... 2. Le parler des tirailleurs « Le pitaine y a pas content titude pour toi. Toi revenu michion. Toi n’a pas même conti-rendi. Toi bon tirailleur ou quoi ? Toi mérité cassé galon. T’enchion avec capran pour toi. Bon, michion là, qui y en a ? Tu vu villace Sarraounia ou quoi ? »18
Dans cet extrait de dialogue, il s’agit à première vue d’une utilisation argotique de la langue française qui est loin d’être un montage de l’auteur destiné à un quelconque effet comique chez le lecteur. Le langage des tirailleurs dans Sarraounia ne doit pas 17 18
Sarraounia, p. 59-62. Ibid., p. 31.
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être perçu comme les transpositions éparses de français petit nègre que l’on retrouve dans beaucoup d’autres romans nigériens, le langage de Koffi dans le Représentant d’Idé Oumarou, celui du père de Tahirou dans Gros Plan : les exemples sont nombreux et traduisent partout un besoin souvent incompréhensible que l’auteur a eu de faire rire le lecteur. Mamani rompt avec cette tendance. La manière originale dont il fait parler les tirailleurs se retrouve tout le long du roman et n’a d’autre rôle que de contribuer à rehausser le caractère vraisemblable de l’œuvre en général. C’est donc exclusivement pour traduire le contexte colonial dans tous ses détails que le romancier fait appel au langage des tirailleurs. Ces soldats recrutés essentiellement dans les villages autochtones n’ont suivi aucune formation scolaire, l’école française n’étant pas tout à fait présente à cette époque. Les tirailleurs utilisent donc la langue française d’une manière assez spéciale afin de communiquer avec leurs supérieurs, les officiers français. Il faut noter à cet effet que tous les tirailleurs n’ont pas le privilège de s’exprimer en français approximatif, le capitaine Voulet ayant très souvent recours au soldat Coulibaly pour lui traduire les propos tenus par ses camarades. D’autre part, si le langage des tirailleurs reflète un défaut de maîtrise de la langue française, il nous donne également des indices de leur appartenance raciale, contribuant ainsi à la portée référentielle historique du roman de Mamani. Ainsi par les paroles des tirailleurs, le lecteur nigérien perçoit d’emblée qu’il s’agit de ressortissants d’autres pays africains. Pour rendre cet aspect perceptible, Mamani incorpore dans le discours de ces personnages des éléments de leur langue maternelle, qui n’est pas parlée au Niger. Dans le cas de notre roman, nous avons beaucoup de mots transcrits comme fama, mousso, toubabou, appartenant au bambara, langue parlée principalement au Mali et que l’on retrouve également au Burkina, en Côte d’Ivoire et en Guinée. Ce renseignement historique que nous donne le roman à travers le dialogue des tirailleurs corrobore ce souci qu’a Mamani de regrouper le plus de détails vraisemblables à même de reconstituer la page de l’histoire coloniale qu’il a voulu peindre. C’est assurément dans la même optique qu’il a tenu à accorder une place dans son roman à toutes les principales langues nigériennes. 190
3. Le langage des personnages autochtones Dans tous les romans nigériens il y a une présence des langues nationales, la plupart du temps pour traduire avec quelque peu de réalisme le dialogue des personnages qui ne maîtrisent pas la langue française. Cependant, le réalisme de ce procédé a quand même des limites dans la mesure où il ne reflète pas la diversité des langues en présence au Niger. Nous avons à ce propos fait remarquer qu’en général, dans les romans, tous les personnages autochtones sont supposés parler la langue de l’auteur ou du narrateur. Ainsi lorsque l’auteur est Zarma, c’est cette langue qui va être exclusivement utilisée dans le dialogue des personnages autochtones. Il n’en demeure pas moins que dans la réalité nous avons une diversité linguistique nationale que ne doit pas perdre de vue tout romancier dans le cadre d’une peinture couleur locale, surtout lorsque le roman se déroule dans les grandes villes où l’on retrouve toutes les langues parlées au pays. Le haoussa, qui correspond à la langue nigérienne la plus parlée dans le pays, est également la langue autochtone principale dans Sarraounia car elle est la langue maternelle de la reine magicienne et des Aznas. C’est aussi le haoussa qui est parlé dans l’Arewa et le Gobir, notamment à travers les débats organisés dans les cours royales de ces régions à propos de l’imminence de l’attaque de la cité de la reine magicienne par les troupes du capitaine Voulet. Bien entendu, les paroles prononcées en haoussa vont être traduites en français pour le besoin de l’intelligibilité du roman. Cependant Mamani va rompre une fois de plus avec ce à quoi nous a habitués une grande partie de la production romanesque nigérienne. En effet, d’un point de vue général, le dialogue, par un correctif minutieux, est rendu dans le style soutenu du narrateur. Et la seule marque perceptible d’un discours initialement énoncé en langue autochtone nous est donné essentiellement par la transposition d’éléments appartenant à la langue maternelle du personnage. Le même procédé est d’ailleurs utilisé dans le roman de Mamani, où l’expression homme blanc dans le dialogue des haoussaphones est rendue par la transcription phonétique de l’équivalent en haoussa, nous avons 191
ainsi nassara, ou nassarou au pluriel, tout le long du roman, pour ne citer que cet exemple. En fait, le grand mérite de l’auteur de Sarraounia intervient surtout dans la manière dont il traduit en français le dialogue des populations autochtones tout en gardant, mieux, en sauvegardant toute la saveur initiale des propos. Lorsque le parrain de Sarraounia encore jeune lui dit : « N’emprisonne pas tes petites goyaves dans un pagne. Laisse-les pousser et se former librement », la traduction des propos du personnage, initialement dits en haoussa, répond moins à un manque de pudeur qu’à la volonté de rester fidèle à la version première de cette expression dans sa langue d’énonciation. Pour le lecteur familiarisé avec la langue haoussa, la lecture des passages lyriques de la reine magicienne, notamment à la fin du roman, fonctionne comme une audition à travers laquelle on croirait entendre le personnage s’exprimer dans sa langue maternelle. Ce résultat original est essentiellement rendu possible grâce au respect du génie de la langue haoussa qui apparaît entre autres dans les jurons (« par le ventre du diable », « par le tonnerre et le froid de la mort ») ainsi que dans les innombrables répétitions propres au discours des sociétés d’oralité. Historiquement la mission Voulet et Chanoine part de Ségou (actuel Mali) à destination des bords du lac Tchad et doit par conséquent traverser le Niger. Cet itinéraire a la particularité de regrouper les principaux groupes ethniques du pays sur le chemin de la troupe coloniale et malgré le début de l’action qui se situe déjà à mi-parcours de l’expédition en pays haoussa, Mamani arrive quand même à incorporer dans son récit des personnages appartenant à toutes les régions traversées. C’est ainsi que l’on aura des porteurs zarma au sein de la troupe puisque leur région correspond à la première étape de la mission. Et leur appartenance ethnique n’est signifiée que par le dialogue : – Makoni ! – Ooooh ! – Ni guirbi ? Dors-tu ?
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– I fono ? Qu’est-ce qu’il y a ?19
On note la transcription de la langue zarma suivie de la traduction au début de cet échange verbal ; mais juste pour donner l’appartenance des protagonistes, le reste du dialogue va être énoncé exclusivement en français. Hormis le haoussa et le zarma, nous avons également le tamashek, langue touarègue qui transparaît dans le monologue de l’Amenokal lorsqu’il évoque la guerre dirigée contre la Sarraounia. Enfin, nous avons le fulfuldé, la langue peule qui est utilisée par l’envoyé de l’émir (Allah boni nassara) ainsi que dans tous les propos tenus par l’émir et ses courtisans dans la cour royale de Sokoto. À ce niveau, il est intéressant de souligner qu’en fait tous les personnages peuls énoncent leurs propos en fulfuldé bien entendu, mais en lui adjoignant certaines formules arabes qui traduisent l’impact de l’islamisation sur ce groupe ethnique. Il s’agit la plupart du temps dans ces cas de formules stéréotypées que les musulmans utilisent comme interjection ou dans la salutation : « Al Hamdoullah ! Que la volonté de Dieu s’accomplisse ! » « Allah est grand, Mohamed est son prophète. »20
Dans le premier exemple, nous avons la transcription phonétique (italiques) d’une formule arabo-musulmane, tandis que le deuxième reproduit la traduction française du premier principe de l’islam (La ilaha illalahou mouhamadarassouloulahi) communément utilisée sous la forme arabe dans les interjections ou dans les prières. Rien que par sa triple dimension du langage (français soutenu, français approximatif des tirailleurs et langage des autochtones), le roman de Mamani donne déjà une nette idée de sa diversité linguistique. Néanmoins, la particularité de Sarraounia est à rechercher plutôt dans la transposition de plusieurs langues nationales qui n’ont de point commun que pour le lecteur étranger. En effet, le lecteur qui ne sait pas différencier le haoussa du zarma, ou le fulfuldé du tamashek peut tout au plus aboutir à la conclusion que les personnages autochtones s’expriment dans leur langue maternelle. Et du coup, il perd 19 20
Sarraounia, p. 54. Ibid., p. 38.
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tout moyen de saisir toute la portée de l’œuvre de Mamani : le lecteur étranger ne verra à la limite qu’exotisme et anticolonialisme dans un roman qui, par la place accordée aux spécificités sociales et linguistiques, se veut un ardent appel à l’unité et au sentiment national. * * *
Les romanciers s’accordent donc tous dans le besoin d’apporter une note autochtone à leurs textes. Beaucoup de procédés vont être utilisés ça et là pour que le genre d’emprunt énoncé dans une langue d’emprunt puisse justifier sa « nigérienneté », mais les procédés se ramènent essentiellement à la transposition de certains aspects et éléments des langues locales dans le discours narratif français. On peut noter que les efforts d’adaptation ont engendré des résultats mitigés car très souvent l’effet de couleur locale créé n’est pas suffisant pour compenser toutes les incongruités issues de la cohabitation d’une langue française écrite et des langues locales orales, nettement perceptibles dans le processus de lecture. Pourtant ces difficultés techniques ne sont pas insurmontables lorsque l’on fait montre d’ingéniosité ou tout simplement lorsque le romancier reste attentif aux perpétuelles innovations du discours romanesque. Abdoulaye Mamani doit être cité à cet effet par l’utilisation qu’il fait des techniques romanesques modernes (monologue intérieur, style indirect libre...) pour harmoniser la langue française et les langues locales. Néanmoins, que le romancier nigérien réussisse ou pas à faire bien cohabiter les deux langues dans son texte, il subsiste toujours une autre difficulté très importante puisqu’il concerne l’intelligibilité de l’œuvre chez le lecteur étranger qui, contrairement au lecteur autochtone, n’a pas la maîtrise du code référentiel culturel de certains usages langagiers. Quand on ajoute à tout cela l’absence ou l’insuffisance d’explications ou d’autres éclaircissements, comme c’est souvent le cas, une réflexion sur le destinataire du roman nigérien est tout à fait justifiée. Cette mise à l’écart volontaire ou involontaire d’un certain lectorat par le romancier nigérien prédestine le texte romanesque au lectorat national et constitue un point de ressemblance en plus entre roman et conte. Dans sa Littérature 194
nègre, Jacques Chevrier notait que « pour exister, une littérature a besoin d’être reconnue par ceux dont elle parle et auxquels elle s’adresse » : cette assertion prend tout son sens chez le conteur traditionnel qui s’adresse à un auditoire avec lequel il est en communion parfaite sur le plan linguistique mais également sur tous les aspects culturels et sociaux puisqu’ils partagent les mêmes coutumes, les mêmes mœurs, en somme, une même manière d’être au monde. C’est assurément pour cela que l’artiste traditionnel s’autorise dans son texte tous ces non dits, toutes ces concentrations et autres tournures plus allusives que référentielles et qui ne peuvent être comprises que par un auditoire qui ait les même affinités culturelles. Pour dire que le romancier nigérien s’est inspiré du griot dans cette sorte de centralisation du lectorat, il n’y a qu’un pas à franchir. Cependant l’intrusion des formes traditionnelles du récit dans la construction romanesque moderne n’est pas toujours le produit d’un choix stylistique volontaire. On peut alors envisager la création du roman nigérien comme un acte qui ne fait que se conformer à une manière de raconter propre à sa mentalité, en relation avec toutes les spécificités psycho-culturelles qu’il partage avec son aîné le conteur.
CONCLUSION DE LA DEUXIÈME PARTIE Le roman nigérien, une autre manière de dire le conte oral ? L’analyse que nous avons effectuée jusqu’ici nous permet de répondre par l’affirmative à cette question. Cependant, en nous y cantonnant, nous ne ferions certainement pas plus que confirmer un constat que beaucoup ont fait avant nous, et auquel aboutirait n’importe quel lecteur pour peu qu’il parcoure le corpus que nous avons établi comme base de ce travail. Encore que nous pourrions à la limite faire valoir l’argument selon lequel nous avons dépassé peut-être cette tendance aux « extrapolations et aux facilités surprenantes » que condamne Mohamadou Kane et qui aurait conduit plus d’un à voir dans le roman africain, en général, plus le reflet d’une insuffisante maîtrise des techniques romanesques que la continuité d’une tradition narrative qui viendrait des conteurs. 195
Dans la production romanesque nigérienne, beaucoup plus que dans d’autres productions africaines, certainement à cause de sa naissance relativement récente, les traces du conte oral sont permanentes et s’appliquent à tous les niveaux de l’économie romanesque. Simplification dramatique, enracinement culturel, refus de l’étirement, ou bien recours au merveilleux sont autant de caractéristiques du conte oral que va reprendre, à tort ou à raison, le romancier nigérien dans le cadre d’une création qui emprunte à la fois un genre littéraire (le roman), une langue (le français), un registre d’énonciation (l’écrit). L’intérêt d’un tel travail est assurément ailleurs que dans ce constat d’évidence. Du reste, la motivation du romancier nigérien dans sa continuation de l’art du conteur, même si elle autorise à envisager le conte et le roman nigériens comme ayant en commun un didactisme prioritaire, ou encore le fait d’appartenir à une société qui aujourd’hui comme hier conserve un imaginaire et une mentalité spécifiques, ne justifie pas pleinement l’intérêt d’une mise en perspective du roman nigérien à travers les techniques narratives traditionnelles. Il nous semble en effet plus important de considérer plutôt comment nos romanciers organisent la cohabitation entre les esthétiques de récits aussi différents que le conte et le roman. Nous serons alors amené à réfléchir véritablement sur la perspective d’un discours romanesque spécifiquement nigérien dont la recherche chez le romancier nigérien entraîne inévitablement certaines conséquences. La plus remarquable, sinon la plus fâcheuse, est traduite dans le roman nigérien par le problème d’inadéquation entre les registres de l’écrit et de l’oral. Pourtant au regard de certains romans, on se rend facilement à l’évidence que cette inadéquation n’est qu’apparente ; elle est surmontable pour peu que le romancier s’ouvre aux nouvelles techniques romanesques comme le fait judicieusement Abdoulaye Mamani dans Sarraounia. Nous avons également ce sacrifice du « romanesque » au profit de l’utilitaire auquel s’accorde volontiers le romancier nigérien et qui se traduit évidemment par tous les procédés de concentration, voire de décantation du tissu romanesque, qu’il reprend le plus souvent du conteur. Cependant, et contrairement au conteur qui adjoint à son récit bien d’autres ressources 196
esthétiques, le romancier n’est-il pas tout simplement en train de réduire une des deux composantes (contenu et forme) qui fondent la littérarité d’un texte ? Par ailleurs, la mise à l’écart du lectorat étranger résultant des efforts d’enracinement culturel du roman nigérien porte également un coup à l’idée d’universalité à laquelle se rattache souvent l’art moderne. Le romancier nigérien s’inspire donc largement des techniques narratives du conteur avec ou sans bonheur. Cependant, il convient de rappeler que le roman est avant tout un genre d’emprunt ayant ses conventions et ses techniques propres, malgré les grandes libertés qu’on lui reconnaît. De ce fait, le romancier nigérien n’est-il pas tenu de s’ouvrir à l’esthétique moderne du genre ? Peut-être est-ce là même la clé qui lui permettrait de prévenir les incongruités précitées pour aboutir à un véritable discours romanesque spécifique.
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Troisième Partie
L’AUTRE TENTATION OU LE MODÈLE OCCIDENTAL
INTRODUCTION
Si le roman nigérien montre une prééminence de l’esthétique traditionnelle dans le récit moderne qu’il est censé être, cela se justifie en partie par la volonté des romanciers de s’enraciner dans leurs traditions, mais il convient aussi d’y voir quelquefois une influence involontaire qui s’impose au créateur comme le montre habilement Mateso : La prétendue spontanéité devant la littérature est, si l’on en croit l’auteur précité1, une extériorisation des attitudes réglées par avance. On commence toujours sa vie de lecteur par la mise en pratique des règles apprises à l’école, quitte à les remettre en question par la suite suivant la capacité d’un chacun à intégrer à son univers mental des modèles plus neufs et plus élaborés.2
De ce point de vue, on comprend mieux la permanence de l’art du conteur dans le roman nigérien : le romancier désireux de représenter une réalité est amené à y voir un canon jusqu’à ce qu’il trouve ailleurs un mode de représentation beaucoup plus adapté à sa vision. Or ces modes de représentation, les romanciers se les approprient dans un premier temps par le biais de l’école, puis d’une manière plus éclectique grâce aux intertextes qu’offre la lecture des œuvres modernes. C’est de cela que procède la deuxième dimension du roman nigérien, ou encore sa deuxième tentation, de cette volonté tout à fait perceptible des romanciers de dépasser les canons 1
MATESO fait allusion à Jacques DUBOIS dont il cite, p.98-99, l’Institution de la littérature, Paris-Bruxelles, Nathan, 1978. 2 Locha MATESO, la Littérature africaine et sa critique, Paris, Karthala, 1986.
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scolaires en les transformant ou en leur en substituant d’autres. Il en découle un discours romanesque qui recherche, peut-être d’une manière encore fébrile, l’harmonisation de sa double tentation, la meilleure manière assurément pour le romancier nigérien d’exprimer son moi et sa société irrémédiablement métis.
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Chapitre 1 L’APPORT DE L’ÉCOLE FRANÇAISE À LA GENÈSE D’UN ROMAN NIGÉRIEN
D’une manière générale, l’écriture, du fait de sa nouveauté en Afrique, a exercé une grande fascination sur la mentalité des premiers élèves de l’école coloniale, sans pour autant remettre en cause la validité de l’oralité. C’est avec un enthousiasme exubérant que Boubou Hama évoque l’Écriture dans Bikado lorsqu’il présente ses débuts à l’école, dans la deuxième décennie du XXe siècle devant les enfants de son village natal : Mais, le langage était lié à l’écriture. Enfants de Fonéko, l’écriture, ses signes, ça, c’est la merveille des merveilles ... C’était la grande merveille, la racine profonde de l’œil de la matière qui permettait de voir au fond des livres et aussi dans le secret de dire, de confier au papier ce que l’on avait dans son cœur.1
Mais bien vite l’Écriture cesse d’être un simple objet de fascination pour apparaître aux yeux de l’Africain comme un domaine du langage indispensable et impératif dans une société africaine qui, par le phénomène de la colonisation, vacille brutalement de l’univers traditionnel jusque-là suffisant vers un monde moderne plus exigeant. C’est assurément cette vertu de nécessité qui a permis à l’écriture d’être exempte de la dénonciation à laquelle les intellectuels africains se sont souvent livrés contre certains aspects de la modernité rejetés par 1
Bikado, p. 285-286.
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rapprochement avec la colonisation qui les a engendrés. Ainsi, même chez des intellectuels comme Paul Hountondji, dont on sait tout l’anticolonialisme, l’écriture intervient comme une condition sine qua non de la présence scientifique de l’Afrique : Il me paraît difficile de concevoir une civilisation scientifique qui ne soit pas une civilisation écrite, difficile de concevoir une histoire des sciences, une tradition scientifique dans une société où le savoir ne se transmettrait que sous forme orale. Il paraît donc difficile de concevoir que les civilisations africaines puissent intégrer ce qu’on appelle couramment le savoir scientifique (...) si ces civilisations n’opèrent pas d’abord la mutation fondamentale préalable, au terme de laquelle elles deviendraient des civilisations de l’écriture.2
Or sur le plan littéraire la colonisation d’une grande partie de l’Afrique Occidentale à laquelle appartient le Niger correspond en France à l’âge d’or du roman, qui devient aux XVIIIe et XIXe siècles un genre dominant, contrairement au genre mineur qu’il était chez les classiques. Cette consécration du roman ne manquera pas, comme on le devine, d’avoir un écho dans l’élaboration des programmes scolaires. On notera à ce niveau que les premières œuvres de littérature africaine seront des romans (Force bonté de Bakary Diallo en 1926, l’Esclave de Félix Couchoro en 1929...). D’autre part, l’adoption du roman par les premiers auteurs africains est également justifiée par l’adéquation du genre à leur dessein comme le montre avec justesse Mohamadou Kane : Il est significatif qu’elle [la littérature africaine] se manifeste d’abord par le roman, le roman social, le roman de mœurs, qui répond fort bien au souci de présentation de l’univers culturel africain.3
La littérature nigérienne va donc naître en 1959 dans un contexte favorable au roman, genre vite adopté pour sa conformité avec la tâche essentielle des romanciers : faire le témoignage délibérément sélectif de la société nigérienne contemporaine, afin d’en contester non seulement tous les aspects qu’ils jugent 2
Paul HOUNTONDJI, « La philosophie et ses révolutions », in Cahiers philosophiques africains, Lumumbachi (Zaïre), n°3-4, 1973, p. 33, cité par Locha MATESO dans la Littérature africaine et sa critique, p. 24. 3 Mohamadou KANE, Roman et traditions, Dakar, N.E.A., 1982, p. 53.
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incompatibles avec leur idéal de justice, mais aussi toutes les inadéquations avec la modernité qui caractérisent sa mentalité. De ce fait, le romancier nigérien s’adapte volontiers à l’esthétique réaliste par le biais de l’enseignement canonique des textes romanesques des XVIIIe et XIXe siècles dont on connaît la dimension sociale, mais sans se départir du conte qui est avant tout un genre éminemment social. Ainsi, sans se laisser aller à une tendance imitatrice, les romanciers nigériens s’inspireront d’une manière éclectique des romanciers réalistes et naturalistes français du XIXe siècle, sans d’ailleurs perdre de vue la double dimension du réel spécifique à la mentalité de leur propre société. Cependant, le roman nigérien a le grand privilège de naître au XXe siècle, qui ne sera pas, selon Aragon, seulement le siècle de la bombe atomique, « mais aussi celui où le roman sera devenu non plus l’affaire de quelques hommes, se contentant après tout de le développer de façon linéaire, mais une sorte de gigantesque entreprise comparable à la science. »4 Nos romanciers vont donc saisir également tous les aspects novateurs du texte romanesque qu’ils jugent adéquats à ce qu’il convient sans doute d’appeler la « quête initiatique » d’un discours romanesque nigérien spécifique.
I. L’ATTACHEMENT AU RÉEL : L’ESTHÉTIQUE RÉALISTE CHEZ LES ROMANCIERS NIGÉRIENS S’il est légitime de voir dans le roman nigérien un récit éminemment social qui l’apparente au récit oral, il est tout aussi évident que le romancier et le conteur n’ont pas la même approche quant à la traduction de cette dimension sociale dans leurs textes. En effet la socialité du texte traditionnel passe par beaucoup de travestissements, il n’est social que d’une manière symbolique ou métaphysique par rapport à la société dans sa dimension réelle. De ce fait l’univers du récit oral est le plus souvent imprécis, de la temporalité à l’espace en passant par les personnages qui, lorsqu’ils ne sont pas anonymes, peuvent se 4
Louis ARAGON, dans les Lettres françaises, novembre 1978.
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voir substituer des animaux parlant et agissant comme les hommes. Chez le romancier nigérien, les animaux ne parlent plus, tandis que l’espace et le temps sont minutieusement localisés par rapport à la réalité. Pour rester « collé » à sa société, le romancier nigérien va s’inspirer du réel, sans qu’il le fascine nécessairement, comme Balzac, dont cependant l’influence est assez perceptible, tant pour la méthode d’approche du réel que pour certaines techniques de représentation dans l’univers romanesque largement utilisées par les romanciers réalistes français du XIXe siècle. 1. L’œuvre romanesque comme produit de l’observation du réel Quand il faisait beau (...) une seule passion m’entraînait en dehors de mes habitudes studieuses ; mais n’était-ce pas encore de l’étude ? J’allais observer les mœurs du faubourg, ses habitants et leurs caractères.
Cette passion de l’observation à laquelle fait allusion Balzac correspond en fait à un principe qui a prévalu chez toutes les figures du roman réaliste et naturaliste du XIXe siècle. La précision et l’objectivité étant les grandes exigences de la représentation du réel dans le roman réaliste, les romanciers avant d’écrire réunissaient au préalable une documentation souvent impressionnante sur la matière de leur roman, les informations étant à la fois le produit de recherches livresques et le fruit de longs moments d’observation. Cela est d’autant plus justifié que le romancier, appartenant à une couche sociale différente de celle de certains personnages, ne maîtrise pas a priori toutes les nuances spécifiques de la réalité qu’il entend peindre. Il en va de même pour un romancier qui choisit de peindre un espace géographique qui lui est étranger. Au Niger, les premiers romanciers vont déjà utiliser la recherche documentaire comme préalable à la création romanesque : il faut simplement penser à l’œuvre de Boubou Hama et à toutes les informations socioculturelles qu’elle donne, non seulement sur l’ethnie de l’écrivain, mais aussi sur bien d’autres, mossi, gourma, par exemple, qui n’appartiennent pas au même pays que lui. La documentation chez un romancier 206
comme Boubou Hama est du reste facilitée par son statut d’écrivain pluridisciplinaire. En effet avant même d’écrire des romans, l’auteur de Kotia Nima avait déjà publié beaucoup d’ouvrages en histoire et en socio-ethnologie : Histoire de Gobir et Sokoto, Recherches sur l’histoire des Touaregs sahariens et soudanais, Histoires traditionnelles d’un peuple, les Zarma-Songhaï, pour ne citer que ceux-là, appartiennent à la grande entreprise d’écriture d’une Histoire Générale de l’Afrique confiée à Boubou Hama par les éditions Présence Africaine. D’autre part, Abdoulaye Mamani, auteur de Sarraounia, a longuement insisté sur la part de la documentation et de l’observation dans sa création romanesque. Dans une interview accordée à l’hebdomadaire nigérien Sahel Dimanche (édition du 11 décembre 1992), alors qu’il semblait évident pour le journaliste que Mamani connaissait bien la région peinte dans son roman, le romancier nigérien lui rétorque en ces termes : Je ne savais même pas où se trouvait Lougou [le village de l’héroïne]. Et d’ailleurs, au tournage du film de Med Hondo [adapté du roman Sarraounia], nous avions, l’équipe et moi, cherché longtemps avant de savoir que Lougou se trouve à 20 km de la route nationale n° 1.
En fait, Mamani précise que l’idée de l’écriture de son roman lui était venue lorsqu’il avait lu dans un livre « qu’une sorcière dénommée Sarraounia a décoché quelques flèches sur la mission Voulet et Chanoine » avant de fuir dans la brousse en abandonnant son village. Le romancier venait ainsi d’avoir l’inspiration de son roman, il aurait pu à partir de cet instant écrire en laissant aller son imagination. Cependant, au nom de la vraisemblance historique, Mamani va plutôt adopter le principe de la documentation et de l’observation que lui permet la connaissance de l’esthétique du roman réaliste français du XIXe siècle. Dans un premier temps, le romancier nigérien ira en France et trouvera à la Bibliothèque Nationale de Paris toute la documentation historique nécessaire à son entreprise, c’est après cela qu’il va passer à la phase de l’observation directe, sur place, dans la région où se sont historiquement passés les événements dont il tire la matière de son livre.
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Cependant la documentation et l’observation comme méthode d’approche du réel telle qu’elle transparaît dans la création réaliste du XIXe siècle, est beaucoup plus utilisée par les romanciers nigériens qui peignent l’époque contemporaine. Nous nous en tiendrons principalement à Amadou Ousmane et Idé Oumarou, non seulement parce que le principe est plus perceptible chez ces deux romanciers, mais surtout parce que, dans la vie réelle5, ils travaillaient dans le journalisme, qui représente par excellence le métier de l’observation. Pour Idé Oumarou, ce qui doit importer plus chez un romancier, c’est de « rester collé » à sa société. Et pour rester collé à sa société, il est évident que le romancier passe nécessairement par une connaissance de cette société dans toutes ses dimensions. L’observation devient alors impérative pour peu que le romancier respecte la vraisemblance, surtout lorsque l’on sait que la plupart des romanciers évoquent des situations qu’ils n’ont jamais connues directement du fait de leur appartenance à une classe privilégiée. Dans Gros Plan et le Représentant, Idé Oumarou met en scène des personnages humbles, (Tahirou est chauffeur, Siddo piroguier), dont il ne partage pas les conditions de vie, mais qu’il parvient à traduire d’une manière tout à fait exacte grâce à ce qu’il appelle lui même « l’observation courante ». Une observation qu’il conduit tel le miroir stendhalien « promené le long d’un chemin » à tous les niveaux de la société nigérienne contemporaine. Gros Plan peint avec précision ce qu’est la vie familiale des classes défavorisées, tout le long du roman, Tahirou, le personnage principal, révèle le problème quotidien des chefs de famille dont le modeste salaire n’est pas en mesure de subvenir aux besoins d’une famille nigérienne, qui, lorsqu’elle n’est pas polygame, est démesurément agrandie par le sentiment de fraternité. La composition de la famille à la charge du personnage principal montre en effet qu’« en plus de son fils Amadou et de sa fille Aïssa, il y a sous le toit de Tahirou son neveu Boubé que son frère lui avait laissé voilà huit mois, ses deux demi-frères Kimba et Abdou et une des petites sœurs de sa femme Bibata ». Nous avons également 5
Amadou Ousmane est jusqu’à présent journaliste ; quant à Idé Oumarou, il l’a été jusqu’à l’écriture de Gros Plan, avant d’occuper plusieurs fonctions politiques.
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avec Guidiguir, le personnage du directeur dans Gros Plan, une autre peinture familiale, différente car il s’agit là d’une famille d’intellectuels aisés, beaucoup plus proches de l’écrivain. L’administration et le monde politique sont également sondés par l’observation du romancier. Nous avons exactement un véritable reportage sur la société nigérienne contemporaine qui se veut aussi exact que précis. Nous retrouvons chez Amadou Ousmane le même principe de l’observation que chez Idé Oumarou, qui le conduit à inspecter la société dans sa globalité. Mais en plus, dans les romans d’Amadou Ousmane, nous avons une influence nette de l’observation journalistique à travers la peinture du monde judiciaire. En effet, dans Quinze ans ça suffit ! tout comme dans le Nouveau Juge, dont le titre est pour le moins révélateur, nous trouvons de grandes références à l’institution judiciaire à travers toutes ses composantes. Il convient de remarquer d’ailleurs que les deux romans contiennent des scènes de procès judiciaires. Dans Quinze ans ça suffit ! nous avons le jugement de Sidi Balima (le personnage du P.D.G. confondu dans une affaire de détournement de vivres) sur plusieurs pages avec tous les personnages que requiert une cour judiciaire. Dans le Nouveau Juge également, le procès de Maigari (le personnage du secrétaire du parti) est rendu conformément à la réalité judiciaire. Dans l’ensemble de l’œuvre romanesque d’Amadou Ousmane donc, l’appareil judiciaire occupe une place importante, non seulement par son omniprésence mais surtout par les précisions de la peinture qui le rendent conforme à cette institution considérée dans la réalité quotidienne. Si Amadou Ousmane a pu réunir tous les détails de la justice dans ses romans, c’est bien parce qu’il a su bien observer, car comme journaliste il s’occupait d’une rubrique judiciaire qui l’amenait à assister aux procès. C’est ainsi que l’écoute et l’observation lui permirent de rendre compte aux lecteurs, sous la forme de chroniques, de l’univers des procès auxquels il assistait. Dans Abboki également, c’est par la documentation et le sens de l’observation que Mahamadou Halilou a pu nous donner un roman réaliste d’une grande facture. Le romancier nigérien est parvenu à nous reconstituer en effet, et très fidèlement, la vie quotidienne des immigrés nigériens en Côte d’Ivoire. Mais avant cela, Halilou reproduit avec beaucoup de précision les 209
différents étapes par lesquelles passe son héros Amadou sur la route de l’aventure, Garadoumé, Tahoua, Niamey qui représentent des régions bien réelles du Niger. Il est à noter ici que le choix du village natal du personnage principal n’est pas gratuit dans la mesure où la région à laquelle appartient le village de Garadoumé est considérée à tort ou à raison comme l’une des régions au Niger qui enregistrent le plus d’émigrés. En outre il convient de préciser que ni Abboki ni Waay dulluu d’Ada Boureima ne comportent un quelconque élément autobiographique de la part d’auteurs qui n’ont jamais vécu l’exode ou l’émigration, Mahamadou Halilou le note assez bien dans l’avant-propos de son roman. Du reste, la biographie des auteurs montre clairement une scolarité poussée qui leur a permis d’occuper de hautes fonctions administratives, contrairement aux personnages qu’ils mettent en scène pour lesquels quitter ou partir correspond à un espoir d’améliorer une condition de vie misérable. La même remarque est d’ailleurs tout à fait valable pour tous les romanciers contemporains dans la mesure où, même si la voix n’est pas donnée aux personnages principaux pour narrer directement leurs aventures, les romanciers mettent quand même en scène des personnages modestes dont les conditions de vie sont à l’opposé de celles des écrivains. L’observation devient donc chez le romancier nigérien un véritable impératif dans la réalisation d’un roman qui se veut avant tout « collé à la société ». 2. Personne réelle et personnage romanesque S’il existe un trait qui caractérise le personnage du roman réaliste, c’est bien sa dimension « réelle », sa vraisemblance. C’est assurément là la moindre preuve d’objectivité d’une création romanesque qui entend être « la traduction littérale des faits » par l’observation. À propos de la Comédie humaine, diton, Balzac avait voulu « concurrencer l’état-civil », une ambition largement justifiée non seulement par le grand nombre de personnages, mais aussi et surtout par la minutie dont fait preuve l’écrivain français dans le traitement des personnages. Ainsi il va représenter dans une œuvre qui se veut le reflet de la société française de 1789 à la Monarchie de Juillet, toutes les couches socioprofessionnelles de cette époque avec le principe 210
primordial de présenter des personnages auxquels le lecteur de cette époque s’identifie facilement parce que très proches de la réalité quotidienne. Chez le romancier nigérien le choix du personnage procède également de ce souci réaliste. À cet effet, Idé Oumarou faisait remarquer que tous ses personnages sont « la traduction crue d’une situation que nous pouvons vivre quotidiennement ». Le même romancier, à propos de son roman le Représentant, raconte qu’un jour un de ses collègues qui revenait de mission l’a interpellé en ces termes : J’ai rencontré Touré [il s’agit d’un des personnages du romancier], je l’ai rencontré, ajoute-t-il, parce qu’effectivement, j’ai eu un garde qui, au point de vue stature, rappelle un peu Touré, au point de vue zèle dans l’exécution de son travail, il est tout aussi brillant que vous dites et correspondait à tous points de vue au faciès de Touré.
Il s’agit bien entendu d’une coïncidence. Mais le mérite du romancier réaliste n’est-il pas justement de parvenir à multiplier ce genre de coïncidences, par la construction de cette « illusion du vrai » qui rend parfaitement identiques le personnage romanesque et l’individu réel ? Dans cette perspective, il va falloir trouver le moyen le plus adéquat pour représenter le personnage de manière à ce qu’il soit conforme au réel. Pour Balzac, le passage de la personne réelle au personnage romanesque est rendu possible par la minutie des portraits. Il a en effet la ressource de tracer le portrait de ses personnages de façon à en donner une connaissance profonde. En outre, comme Stendhal ou Flaubert, l’auteur de la Comédie humaine fonde ses portraits sur un réalisme artistique qui établit un accord parfait entre le milieu et les âmes, autrement dit les idées et les sentiments dépendent dans une certaine mesure des conditions matérielles dans lesquelles évolue le personnage. On retrouve la même démarche chez le romancier nigérien à la différence que, dans ce cas, le portrait moral est quasiment absent tandis que le portrait physique est ramené à sa plus petite expression. Pourtant, l’effet de réel reste quand même atteint grâce à la manière par laquelle les personnages sont campés. Par le nom d’abord : même si cet aspect est moins important 211
que les autres, il convient néanmoins de noter que dans le roman nigérien, le personnage va s’appeler Tahirou, Ali, Siddo, sans aucune motivation des romanciers qui ne soit pas celle de rester proche du quotidien. Il faut penser à l’exemple déjà cité du personnage de Koffi dans le Représentant, pour lequel Idé Oumarou a choisi un prénom typique du pays dont il est supposé être ressortissant, c’est-à-dire la Côte d’Ivoire. Le même personnage aurait d’ailleurs pu s’appeler Tahirou par exemple sans pour autant gêner la conformité au réel, cependant le choix opéré par le romancier est déterminé avant tout par le caractère typique du nom. En fait c’est de là que procède le traitement du personnage dans le roman nigérien : comme chez les romanciers réalistes, de toute chose il faut représenter le typique, le plus caractéristique. Le grand mérite de Balzac dans la mise en scènes des personnages n’a-t-il pas été celui d’avoir créé des types comme Rastignac ou Vautrin pour ne citer que ceux-là ? Beaucoup ont relevé en effet le caractère symbolique ou générique du personnage du roman réaliste à travers sa capacité de refléter tous les aspects caractéristiques d’un groupe donné. Le personnage du roman nigérien « fonctionne » de la même manière, il est personnage symbole du fait qu’il concentre en lui tous les aspects d’un groupe donné. Dans Gros Plan, l’entrée en scène du personnage principal se situe tout à fait au début du roman, Tahirou est en effet présenté au bord du fleuve, il est nommé mais on ne connaît pas à ce niveau sa condition sociale, encore moins son portrait. Mais plus loin, lorsque nous saurons que Tahirou est un chauffeur père de famille, nous réaliserons par la même occasion pourquoi le personnage est obligé de recourir à la pêche pour nourrir sa famille. Le narrateur nous renseigne ainsi sur la modeste condition sociale du personnage à travers laquelle se reconnaîtront toutes les basses catégories de l’administration nigérienne (plantons, chauffeurs...) obligées de recourir à d’autres moyens pour assurer la subsistance de leur famille. Pour cette catégorie, la pêche ou le jardinage sont plus qu’une passion, ce sont des activités destinées à compenser l’insuffisance du salaire afin de subvenir aux besoins d’une famille souvent pléthorique. Ainsi tout le long du roman, des faits viendront par touches successives corroborer l’infortune initialement attribuée aux personnages. Dans le cas de Tahirou, grâce aux informa212
tions observées dans la réalité quotidienne, le romancier prendra soin de montrer dans la vie du personnage tous les aspects liés à l’existence des plus défavorisés. À défaut donc d’un grand penchant pour l’art du portrait balzacien, le roman nigérien accorde plus d’importance à ces « petits faits vrais » chers à Stendhal. Ainsi, toujours en rapport avec le personnage principal de Gros Plan, dans la scène qui le présente à la boutique de Souley (le personnage du commerçant), nous voyons Tahirou solliciter un prêt destiné à assurer le repas familial du lendemain. Il n’aura cependant pas de l’argent directement, le commerçant lui donnera un pagne qu’il ira ensuite gager chez un autre commerçant. À première vue cette transaction passerait pour une trouvaille imaginée par le romancier pour accabler son personnage et conforter la peinture de sa condition défavorisée déjà nettement perceptible tout le long de l’action. Pourtant, même si dans ce cas l’intention est identique, il convient cependant de noter que la scène dont il est question, loin d’être le fruit de l’imagination, traduit en fait une situation que vit d’une manière permanente une certaine classe de l’administration nigérienne. Recourir aux Elhadji, comme on les appelle couramment (c’est peut-être le cas dans une moindre mesure aujourd’hui), pour emprunter de l’argent à des conditions usuraires, était une pratique quotidienne des laissés pour compte de l’administration, chauffeurs, plantons, et même des cadres moyens. On retrouve la même scène chez Mahamadou Halilou dans Caprices du destin, où le personnage principal, Kasko, est obligé de solliciter le concours d’Elhadji pour faire vivre sa famille malgré son statut d’instituteur. De Siddo, le piroguier dans le Représentant, à Tahirou, le chauffeur, en passant par Amadou dans Abboki ou Gambo dans Waay dulluu, le romancier a toujours choisi son personnage principal dans les classes défavorisées. Il va être mis en scène dans le roman à travers des situations quotidiennement vécues, typiques des gens de modeste condition matérielle. En faisant abstraction du fait que les romans sont écrits par des auteurs différents, on peut envisager le personnage du roman nigérien comme une sorte de type du « misérable ». À l’opposé de cette première catégorie, on en trouvera une autre plutôt comblée, Sidi Balima, le P.D.G. dans Quinze ans ça
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suffit !, Karim dans le Représentant, Maigari dans le Nouveau Juge. Nous nous en tiendrons à ces quelques exemples. En réalité, malgré la différence de conditions des deux catégories sociales, la démarche du romancier reste la même : s’inspirer de la réalité sociale pour mettre en scène le personnage dans des situations relatives à son niveau d’existence. Le fait que Sidi Balima ait, par exemple, son marabout ou charlatan privé pour lutter contre ses adversaires était presque une mode à l’époque que peint Quinze ans ça suffit ! chez ceux qui appartenaient à une certaine classe privilégiée. Karim, le personnage du représentant, a aussi le sien. C’est d’ailleurs l’une des premières précautions qu’il prendra, après sa nomination, grâce aux conseils du goum Touré : « Le Guidiguirmey est une région dangereuse, qui demande des responsables d’être toujours sur leurs gardes, et donc sous une très bonne protection, je suis prêt à m’en charger pour vous. Sorciers, charlatans et marabouts, tous me connaissent par ici, et sont presque entièrement à ma dévotion. »
Chez tous les personnages aisés nous trouverons beaucoup d’autres traits caractéristiques, tels que la possession de belles voitures, de villas, l’organisation de fêtes mondaines grandioses... Dans son roman, le romancier nigérien traduit en somme cette image des Nigériens privilégiés communément désignés par l’expression Femmes, Villas, Voitures, Argent, FVVA, qui donne d’ailleurs au cinéaste nigérien Djingareye Maïga le titre d’un film très connu au Niger, dans lequel il s’élève contre le goût exagéré du luxe qui caractérise une partie de sa société. En définitive, le réalisme du romancier nigérien dans le traitement des personnages consiste à ne mettre en scène dans l’action romanesque que des personnages perçus comme les représentants d’une couche sociale donnée. Ainsi en fonction de sa condition socioprofessionnelle, le personnage évoluera dans des situations diverses observables dans la vie de tous les jours chez des individus supposés appartenir à la même classe que lui. Nous avons donc la reprise de la démarche utilisée par les grandes figures du roman réaliste ou naturaliste français du XIXe siècle dans la représentation du personnage romanesque. Cependant nous verrons plus tard que, pour des raisons qui 214
seront précisées, le romancier nigérien ne perçoit dans sa société que deux groupes sociaux : les privilégiés et les défavorisés, contrairement à un Balzac, par exemple, qui mettait à part l’aristocratie, la bourgeoisie, le peuple parmi lesquels on aura également des sous-groupes diversifiés les uns par rapport aux autres. 3. La représentation du temps Par l’étude de la représentation de la temporalité dans le roman nigérien, il convient de préciser que nous nous intéressons au temps de l’histoire, c’est-à-dire à l’époque à laquelle se situent les événements qui y sont relatés. Ainsi à partir du moment où l’esthétique réaliste entend s’inspirer du réel, il semble obligatoire pour le romancier de préciser l’époque à laquelle se situe la société qu’il peint. On s’intéressera alors à la manière dont cette temporalité est représentée en tant qu’élément qui contribue à faire vrai. Le conte par exemple, par son caractère de véhicule d’une vérité universelle supposée valable quelle que soit l’époque, n’a pas besoin de localiser le temps de l’histoire, le conteur dira toujours « il était une fois... », il en va d’ailleurs de même très souvent de la représentation spatiale. Dans certains textes encore, c’est le décor qui nous précise le temps de l’histoire ou certains comportements des personnages en ce qu’ils ont de spécifique par rapport à une époque donnée. Cependant on devine aisément que le romancier réaliste, soucieux avant tout de reproduire le réel, va s’efforcer de représenter le temps de l’histoire de façon qu’il n’y ait aucune ambiguïté sur l’époque évoquée. Émile Zola va intituler sa grande œuvre romanesque Histoire naturelle d’une famille sous le Second Empire, ce qui correspond à une époque connue de l’Histoire de la France ; beaucoup de marques de la temporalité viendront à travers l’œuvre préciser cette époque et rehausser l’effet du vrai. Lorsque l’on considère la production romanesque nigérienne dans son ensemble, on y retrouve la peinture de la société nigérienne à travers trois époques successives de son Histoire. Nous avons respectivement la période pré-coloniale, moins présente puisqu’elle n’apparaît que chez Boubou Hama, et dans une moindre mesure dans Caprices du destin de Mahamadou 215
Halilou. Ensuite nous avons une deuxième partie qui s’inspire de la période coloniale, et enfin la toute dernière période qui met en scène la société nigérienne de l’indépendance jusqu’en 1974, date à laquelle le coup d’État militaire met fin à la Première République. Pour marquer la temporalité de ces époques précitées, le romancier nigérien utilise beaucoup de repères chronologiques avec le même souci de précision que les romanciers réalistes français, cependant il n’utilise pas le système de la datation. La seule référence à une date précise ne se trouve que chez Boubou Hama au début de son roman Kotia Nima : « Un jour, une nuit, je ne sais, je naquis dans un petit hameau de brousse africaine, aux environs de l’année 1909. » On notera toutefois qu’il s’agit là d’un œuvre autobiographique dans laquelle l’auteur évoque des faits exacts qui se sont passés à une date précise. Même Abdoulaye Mamani, dont l’histoire se situe à une date relativement récente et connue, n’utilise à aucun endroit une référence précise à une date. Chez Ada Boureima par exemple, la représentation du temps procède d’un souci d’enracinement culturel observable à tous les niveaux de la narration comme nous l’avions déjà vu à travers l’usage abondant des proverbes dans Waay dulluu. Ainsi lorsque Gambo, le personnage principal et narrateur, situe temporellement son premier départ en exode, il dit : C’était avant qu’il ne me poussât de barbe ; cinq récoltes avant la grande fête organisée par les blancs dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest pour savoir s’ils devaient rester ou partir de chez nous.
L’enracinement culturel provient ici de la reprise du système de datation ancestral existant dans la société traditionnelle avant l’avènement de l’école française. Ce système de datation, qui continue d’être en vigueur même de nos jours dans les villages (comme du reste dans le cas de notre roman), consiste à situer un événement en fonction d’un fait connu et fixé dans la mémoire en raison de son importance. Bien entendu, comme beaucoup d’autres éléments qui participent à la couleur locale, le système traditionnel de datation implique la maîtrise de certains codes culturels. Dans l’exemple cité il faudrait savoir que « cinq récoltes » correspondent à cinq années puisqu’il n’y en a au Niger qu’une seule par an ; en plus savoir reconnaître 216
l’événement évoqué, le référendum sur l’autodétermination de l’Afrique Occidentale Française organisé en 1958 à l’instigation du Général de Gaulle. Dans Quinze ans ça suffit ! d’Amadou Ousmane et Caprices du destin de Mahamadou Halilou, nous avons à peu près la même démarche que celle que l’on a vue avec Ada Boureima. En effet dans les deux romans, c’est à travers un coup d’État militaire que nous situons la chronologie de l’histoire, sachant qu’il n’y en a eu qu’un seul au Niger et qu’il a été perpétré le 15 avril 1974. Chez d’autres romanciers par contre, il est plus difficile d’établir la temporalité des événements avec précision tant les indices socioculturels et historiques sont donnés d’une manière moins explicite. Il semble que dans ce cas, les romanciers n’aient senti aucun besoin de préciser la temporalité de leurs romans, soit parce qu’ils traitent d’un thème général atemporel comme celui du mariage forcé dans la Camisole de paille d’Ada Boureima, soit encore parce que, dès lors que l’époque des faits racontés est établie, il n’est point besoin d’une plus grande exactitude. C’est le cas notamment des romans qui font la satire des « quinze ans » de l’ancien régime. Peut-être est-ce aussi la traduction d’un rejet global des institutions de la Première République Nigérienne, quelles qu’elles soient, par le romancier. Il convient donc de voir chez le romancier nigérien un souci réaliste certain dans la représentation romanesque du temps quel que soit le système de datation adopté. Il ne prend aucune distance par rapport à la temporalité des événements qu’il évoque. On comprendrait d’ailleurs mal qu’il en aille autrement, surtout lorsqu’on sait que même les romans politiquement engagés n’étaient astreints à aucune censure puisqu’ils s’inspiraient d’une époque révolue, l’ancien régime, dont la satire constituait d’ailleurs un élément flatteur pour le nouveau régime. 4. La représentation de l’espace S’il reste fidèle à la temporalité, le roman nigérien montre par contre dans certains cas une grande tendance à la distanciation par rapport à l’espace. On ne retrouve par conséquent la référence à des lieux connus que dans quelques romans. 217
Ainsi on note chez Boubou Hama l’évocation, tout à fait justifiée pour une œuvre autobiographique et « sociologique » comme l’Extraordinaire Aventure de Bikado, de lieux réels comme Fonéko, le village natal du personnage narrateur, Tera, Niamey... Dans Abboki, Mahamadou Halilou utilise également une référence spatiale réelle en représentant les étapes qui ont conduit le personnage principal, Amadou, de son village natal Garadoumé (Niger) jusqu’à Abidjan (Côte d’Ivoire) ; ou encore dans Gros Plan, où la narration débute comme un reportage : « Niamey. Un dimanche après-midi du mois de décembre. » Même si une comparaison de l’univers du roman d’Idé Oumarou et de la ville de Niamey pendant le temps de l’histoire va nous révéler le caractère purement fictif de lieux, tels que la société B.O.N.A.F. par exemple. En fait, les exemples cités ne sont même pas une exception, dans la mesure où, si Mahamadou Halilou utilise dans Abboki des lieux connus, il n’en va pas de même dans son deuxième roman, Caprices du destin, tout comme d’ailleurs pour Idé Oumarou, qui va troquer Niamey dans Gros Plan contre Guidiguir dans le Représentant. Dans le Représentant donc, dans la description de la ville où se situe l’action, on apprend qu’il s’agit du « chef-lieu de circonscription de Guidiguirmey, »6 que « la ville ne compte pas plus de quarante-cinq mille habitants, » qu’elle est constituée de « maisons en banco » et divisée en deux par un fleuve. Rien que ces quelques indices suffisent à montrer qu’il est fait allusion ici sans la nommer à la ville de Niamey, pour peu que l’on connaisse la capitale du Niger. Cependant le texte nous dit qu’il s’agit de Guidiguir, un nom choisi apparemment sans raison signifiante. On peut tout au plus noter que le même nom est donné à un personnage d’un autre roman du même auteur. Nous avons donc une distance par rapport à l’espace réel dans le travestissement du nom de la ville de Niamey, comme dans le Nouveau Juge où Amadou Ousmane refuse également l’utilisation du vrai nom de « la deuxième ville du pays ». Il va l’appeler dans son roman Dadin Kowa, qui se traduira par « le bonheur pour tous ». Contrairement à ce qui se passe chez Idé 6
Il convient de remarquer la reprise de la terminaison (mey) de Niamey (capitale du Niger).
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Oumarou, le travestissement chez Amadou Ousmane procède d’une intention ludique qui se justifie amplement par le contraste amusant entre l’idée que véhicule l’expression choisie pour désigner l’espace et la peinture romanesque qui en fait un lieu malsain symbolique de l’injustice. On va retrouver la même démarche chez Mahamadou Halilou dans Caprices du destin, à propos duquel le préfacier note : Le fait d’avoir travesti ou voilé les noms des lieux et des hommes ou d’avoir enrobé le texte d’une forme d’humour badin n’enlève en rien à l’œuvre son authenticité historique.7
On peut notamment envisager le travestissement spatial comme résultant de l’influence de la tradition narrative du conte par son caractère amusant. Il faut penser par exemple au conte animalier dans le travestissement de la nature des personnages qui y est opéré, essentiellement justifié par l’effet ludique obtenu et qui représente une des dimensions fondamentales de la littérature traditionnelle. Toutefois, le constat important dans cette analyse réside essentiellement dans le fait que, même lorsqu’il n’utilise pas une référence spatiale connue, la représentation de l’espace par le romancier, quoique travestie, n’empêche pourtant pas le lecteur d’identifier les lieux représentés grâce à divers procédés réalistes qui leur donnent une apparence de vrai.
II. REFUS DE L’OBJECTIVITÉ ET DÉPASSEMENT DU RÉEL De l’esthétique réaliste du roman, l’aspect le plus controversé a certainement été cette objectivité chère à Balzac et qui consiste en une « fidélité au réel ». Le roman réaliste doit être à la fois précis et objectif. Très tôt des voix vont se lever contre une ambition jugée irréalisable et l’on trouvera chez Stendhal un réalisme subjectif qui procède de la transposition des émotions du romanciers chez ses personnages. On retrouve d’ailleurs la même démarche chez Abdoulaye Mamani, dont les 7
Caprice du destin, préface, p. 5.
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convictions idéologiques sont nettement reflétées par Sarraounia, le personnage principal du roman. Le romancier va d’ailleurs lui-même attester sa communion avec le personnage de la reine magicienne en ces termes : « Sarraounia, c’est moi... et j’en suis fier ». Néanmoins ce n’est pas dans cette subjectivité que réside le véritable refus de l’objectivité du romancier nigérien. Chez le romancier nigérien, la conception de l’œuvre romanesque comme une représentation du réel vu à travers le tempérament de l’auteur est tout aussi vraie que chez Maupassant, cependant il y a quand même des nuances qu’il convient de souligner. En effet, le tempérament chez nos romanciers correspond à une révolte à l’égard du réel qui les conduit le plus souvent à en restreindre les dimensions, déjà rien qu’à partir de l’observation, pour ne représenter finalement que l’élément révoltant. Le roman nigérien, de ce fait, n’est plus exactement le « miroir de la société », il en sera le reflet remarquablement transfiguré par la volonté du romancier pour des raisons qu’il convient également de cerner. 1. La perception restrictive du réel Une œuvre à la fois précise et objective, mais surtout une représentation totale du réel qui en ferait découvrir tous les aspects, et à égale valeur, sont les principes directeurs de la création romanesque telle que la conçoit l’esthétique réaliste. Balzac, par exemple, a toujours manifesté cette ambition à travers la représentation de la société comme en témoigne son objectif dans une lettre à Madame Hanska au sujet de ses Études sociales : réaliser une représentation qui montrerait « tous les effets sociaux sans que ni une situation de la vie..., ni une manière de vivre... ni quoi que ce soit de la politique, de la justice, de la guerre ait été oublié ». L’œuvre romanesque se doit donc d’être sous-tendue par une esthétique de la totalité par laquelle on aboutit à une sorte d’équivalence entre le réel et sa représentation romanesque. À cette conception de l’œuvre romanesque on peut facilement opposer une esthétique du choix chez le romancier nigérien. Autrement dit, ce n’est plus le réel perçu comme un tout qui importe chez Idé Oumarou ou chez Amadou Ousmane, mais plutôt un seul aspect considéré comme 220
le plus important dans la vision des romanciers. Conséquemment l’œuvre romanesque n’est plus la représentation balzacienne d’un réel total et fascinant, elle est la peinture d’un trait choisi du réel ou même celle d’un idéal. On devine aisément la subjectivité d’une telle conception de la représentation du réel, qui, dans le roman nigérien, surtout dans la production qui met en scène l’époque contemporaine, prend une coloration marxiste, sachant que les romanciers semblent privilégier la représentation d’un clivage social, une sorte de lutte des classes. Pour Idé Oumarou, l’observation courante de la société nigérienne contemporaine montre « une majorité et une minorité », « d’une part ceux qui ont les yeux ouverts et d’autre part ceux que l’on croit encore vivant dans une espèce d’obscurantisme et qui pouvaient être à la merci de n’importe quel homme sans scrupule ». Idé Oumarou précise en outre que l’on ne peut mieux décrire les rapports sociaux qu’en mettant aux prises les deux conditions. Il faut préciser que la minorité et la majorité dont il est question correspondent respectivement et par extension à l’élite scolarisée et à la masse non scolarisée représentée le plus souvent par les villageois. On retrouve le même clivage dans tous les romans à quelques nuances près, on notera aussi que la distribution actancielle des personnages se marie avec ce principe qui veut qu’un personnage donné ne se détermine qu’en fonction de son appartenance à l’un ou à l’autre groupe8. Ainsi toute l’époque contemporaine (en réalité les quinze années de l’ancien régime essentiellement) est judicieusement ramenée à un conflit gouvernants/gouvernés. Aussi la représentation du réel ne montre exclusivement que des faits qui participent à ce conflit. Aucun roman plus que Quinze ans ça suffit ! d’Amadou Ousmane n’utilise cette démarche restrictive. Ainsi d’entrée de jeu, le lecteur est placé devant un fait accompli : un titre, Quinze ans ça suffit !, pour le moins clair, précise le champ du réel choisi, la Première République, tout en montrant l’angle sous lequel est perçue cette réalité (ça suffit !), qui marque à la fois la révolte et l’exaspération. L’économie romanesque viendra par la suite montrer le fondement d’une 8
Cf. Première partie, chapitre 1, sur le manichéisme structurel.
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révolte qui est celle de l’auteur mais que celui-ci, par une habile représentation polémiste, partagera à la fois avec les personnages (gouvernés) et avec le lecteur. Au fond il n’y a même pas une véritable composition dramatique dans Quinze ans ça suffit !, tout le roman fonctionne comme le réquisitoire d’un avocat général symbolisé par le narrateur (confondu avec l’auteur sur le plan idéologique, nous y reviendrons), le présumé coupable étant bien entendu le régime dont les actes incriminés nous sont dévoilés grâce à un choix judicieux et exclusif de ses faiblesses. À noter aussi que la culpabilité du régime est attestée d’une part par le narrateur dans la narration, et de l’autre par les représentants de toutes les couches socioprofessionnelles auxquelles l’auteur a donné la parole dans son roman. La restriction dans ce cas provient non seulement du fait que toute la société nigérienne contemporaine est ramenée au conflit gouvernants/gouvernés, mais elle vient également de cette tendance du romancier à ne voir qu’un aspect négatif du régime, faisant abstraction, on le devine, de tout élément qui pourrait lui être favorable. Dans Gros Plan également, c’est la même démarche qu’utilise Idé Oumarou, sauf que dans ce cas le conflit est transposé dans la vie du Parti Unique pour prendre la forme nuancée d’une opposition privilégiés/délaissés. Tahirou, le personnage principal, peut-être parce qu’il est un modeste chauffeur, malgré toute sa disponibilité et ses sacrifices au profit du Parti, reste néanmoins un « sous-fifre ». Même dans des romans comme la Camisole de paille d’Adamou Idé, où le thème central (le mariage forcé) n’est pas en rapport avec l’ancien régime, l’accent est quand même nettement mis sur le conflit gouvernants/gouvernés. Ce n’est certainement pas un hasard que le rôle du prétendant éconduit soit attribué à Koumandaw, le personnage du sous-préfet, donc représentant du régime à Haraban. Surtout lorsque Karimou, le préféré de Fatou auquel les parents de la jeune fille refusent le mariage, appartient, lui, au « grand peuple ». Nous avons donc un refus de l’objectivité manifesté sans aucune ambiguïté sous la plume du romancier nigérien, qui se traduit par une représentation restrictive du réel, ou, selon la formule de Michel Zéraffa, « une vision du réel à travers une idéologie de classe ». Cependant le romancier nigérien, par son 222
appartenance à l’élite scolarisée, a également cette particularité de défendre une cause qui n’est pas en quelque sorte la sienne. 2. Un engagement au profit des plus défavorisés L’utilisation de la notion d’engagement ne va pas sans quelques hésitations. En effet d’aucuns s’attendront à la reprise du terme dans son acception historique en littérature africaine, où il servait à désigner surtout la prise en compte du colonialisme à travers l’œuvre littéraire. Ce n’est certainement pas de cette manière que nous concevons l’engagement dans le roman nigérien, qui n’a de l’anticolonialisme que quelques souvenirs épars. Au demeurant l’engagement lié à la littérature africaine dite du désenchantement (satire des régimes post-coloniaux) mérite d’être nuancé dans le cas du roman nigérien, dans la mesure où le romancier nigérien rompt également avec les grands réquisitoires politiques abstraits auxquels nous a habitués une certaine critique. L’engagement du romancier nigérien passe d’abord par cette restriction dans la représentation du réel que nous venons de voir, ainsi que par la perception manichéenne d’un clivage social rendue sous la forme d’une écriture misérabiliste qui se morfond sur la condition des plus défavorisés. On aboutit donc à une création romanesque sous-tendue par un double choix : ne représenter du réel que le conflit gouvernants/gouvernés, mais surtout « choisir son camp » entre les deux pôles. Sur ce point, la position des romanciers est tout à fait unanime, ils prennent parti pour cette « majorité » à laquelle ils n’appartiennent pas. « Je suis très sensible à ce qui se passe autour de moi, notait Idé Oumarou : à l’injustice, à la souffrance des autres. » Dans son Roman et Société, Michel Zéraffa montre à propos de Proust et de Mann que les deux romanciers regardent la réalité sans la voir dans la mesure où ils lui attribuent une signification qui dérive selon lui d’une vision du monde et d’une culture spécifiques à leur milieu d’origine. Ainsi découvre-t-il par exemple chez le narrateur du Temps perdu une vision profondément nostalgique de la désagrégation de la noblesse et de la dégradation de ses valeurs en tant que caste. Cette conception, lorsqu’elle est appliquée à un roman nigérien 223
profondément engagé, nous amène en toute logique à voir dans le texte la projection idéologique de la classe sociale à laquelle appartient le narrateur. Pourtant une telle perspective ne peut être que source d’erreur car le narrateur dans le roman nigérien n’est rien de plus qu’une projection de l’auteur, et surtout, la cause qu’il défend est celle d’une classe sociale défavorisée à laquelle il n’appartient pas. « Qui parle (dans le récit) n’est pas qui écrit (dans la vie) et qui écrit n’est pas qui est. »9 Si cette distinction que note Roland Barthes à propos du narrateur et de l’auteur est de nos jours tout à fait établie, elle nous semble difficilement applicable au roman nigérien, du moins à travers une partie de la production : nous pensons à tous les romans qui peignent l’époque contemporaine, de 1960 à 1974. Il s’agit notamment de l’œuvre romanesque d’Idé Oumarou et de celle d’Amadou Ousmane, auxquelles s’ajoutent les Caprices du destin de Mahamadou Halilou. En effet l’une des caractéristiques communes de ces romans procède de la similitude en tous points entre narrateur et auteur, pas seulement du fait que ce dernier rompe de temps en temps le pacte de l’objectivité en faisant intrusion dans le roman sous la forme de réflexions, que l’on remarque d’ailleurs beaucoup dans Quinze ans ça suffit !. Mais il s’agit d’une présence permanente de l’auteur dans la conduite de l’acte narratif, incapable qu’il est de s’effacer devant la neutralité d’un narrateur. Dans l’avant-propos de l’Extraordinaire Aventure de Bikado, Boubou Hama dira : « Bikado, c’est moi » à propos du narrateur et personnage principal de son roman, avant de promettre au lecteur une neutralité dans le déroulement de l’acte narratif : « Mais ami lecteur, un instant, effaçons-nous devant Bikado. Laissons-nous raconter sa vie... » Il ne pourra cependant pas tenir sa promesse longtemps car en plein milieu du roman nous aurons indifféremment une alternance entre Bikado et Boubou Hama jusqu’à la confusion totale. Ainsi lorsque nous comparons Idé Oumarou et Amadou Ousmane aux narrateurs de leurs romans, la similitude se traduira par l’usage d’une langue commune, la langue française 9
Roland BARTHES, « Introduction à l’analyse structurale des récits », in Poétique du récit, Seuil, 1977, p. 40.
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mais aussi la langue maternelle (nous avons eu déjà l’occasion d’en parler), on retrouvera également la marque de la profession des auteurs (journalisme) sur la narration ; chez Amadou Ousmane, on retrouvera même cette passion qu’a l’auteur pour la justice (qui l’a amené à travailler comme chroniqueur judiciaire) chez le narrateur, transposée sous la forme de procès que l’on retrouve à la fois dans Quinze ans ça suffit ! et le Nouveau Juge, dont le titre et le contenu en disent déjà long. On pourra multiplier facilement les exemples pour montrer l’identité entre auteur et narrateur. En tout état de cause, il semble que le romancier nigérien, à travers les romans cités, refuse l’effacement devant le narrateur comme s’il nourrissait le besoin d’assumer pleinement et directement la responsabilité de son engagement. Cependant, ce qui passe pour être le caractère principal de l’engagement du roman nigérien, c’est cette disponibilité du romancier à prendre en charge les problèmes d’une classe sociale qui n’est pas la sienne. Idé Oumarou est assurément la meilleure illustration de cette sorte de bénévolat idéologique, lui que la réalité rapproche plus du système qu’il se donne pour tâche de combattre au profit des humbles. En effet, le romancier nigérien, pendant l’époque que reflètent ses romans, a gravi les différents niveaux de la « minorité » à laquelle il fait allusion : « Tout le Niger sait et je ne m’en cache pas que j’ai été à ma manière un agent de l’ancien régime. J’en ai eu ma part de responsabilité... »
Pourtant Idé Oumarou prend la défense de Tahirou le chauffeur, de Siddo le piroguier, et dénonce un régime qu’il aurait pu louer. N’eût été la permanence de cette forme d’engagement chez beaucoup d’autres romanciers, on pourrait percevoir en l’attitude d’Idé Oumarou un simple besoin de se racheter en transposant dans le roman la marque de cette révolte qu’il n’a jamais pu réaliser dans le réel. C’est également la sympathie pour les classes défavorisées qui anime Mahamadou Halilou et Ada Boureima lorsqu’ils choisissent de traiter dans leur roman de l’exode rural et de l’émigration. Abboki et Waay dulluu donnent la voix aux « sans voix » puisque pour une fois la masse paysanne va s’exprimer directement. Le romancier s’efface en effet, ne serait-ce que 225
d’une manière apparente, et l’occasion est donnée à un Gambo ou à un Amadou de montrer, à travers l’aventure du départ, combien est grande la douleur de se sentir étranger dans leur propre société, par le poids de l’impôt, l’ingratitude de la terre nourricière, mais surtout par l’indifférence de l’autre que constate avec amertume le personnage principal dans Abboki : « Je vois mal ce qui nous différencie de tous ces messieurs. Nous vivons dans le même pays, avons grandi ensemble, partageons les mêmes coutumes et la même religion. Je pense qu’ils devraient nous comprendre, nous apporter leur soutien et nous faire sentir que tout a changé avec le départ du colonisateur... »10
Il nous est donc permis de voir dans l’engagement du romancier un outil de sensibilisation aux problèmes sociaux d’une classe défavorisée. En réalité la dénonciation politique ne doit être perçue que comme un simple prétexte visant à bien mettre en relief les misères de la grande partie de la société (paysans et autres défavorisés de l’administration, plantons, chauffeurs...) incapable de s’exprimer faute de scolarisation. Comparé aux œuvres romanesques africains dites des première et deuxième générations, le roman nigérien montre une grande spécificité avec cet humanisme, cette solidarité qui exige de l’auteur la prise en charge d’une situation qui n’est pas la sienne. Aussi, en choisissant de parler de la sécheresse dans un pays à majorité paysanne et dont la survie dépend donc d’une pluviométrie très souvent déficitaire, en choisissant d’avertir du danger de l’exode rural et de l’émigration, le romancier nigérien a choisi de se ranger solidairement aux côtés des plus défavorisés dans leur lutte quotidienne de survie. Au-delà donc de l’engagement politique que privilégient la plupart des romanciers africains et qui apparaît soit démodé dans sa forme anti-coloniale, soit abstrait lorsqu’il s’épanche en de longs procès politiques, nous retrouvons chez les romanciers nigériens un engagement social bénévole et profond. C’est en cela que réside le véritable « message » du roman nigérien : un réalisme qui se voudrait à la fois idéal et concret, par lequel le romancier témoigne de sa fraternelle solidarité pour un paysan 10
Abboki, p. 19-20.
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sahélien en proie à une nature austère, et par lequel il lui signifie surtout qu’ensemble ils changeront le « réel ».
III. LE RECOURS AU MERVEILLEUX De toutes les nuances qu’apporte le romancier nigérien à l’esthétique réaliste, l’usage du merveilleux est a priori le plus significatif. Encore que des écrivains comme Boubou Hama et Abdoulaye Mamani peuvent brandir l’argument d’un « réalisme artistique » qui les autorise à avoir recours au merveilleux pour peindre respectivement un univers où l’art du conteur est encore en vigueur ainsi que le fait guerrier d’une reine magicienne. Mais le même argument saurait-il convenir à des romans comme le Représentant ou la Camisole de paille dont l’énonciation et l’action romanesque se déroulent exclusivement à l’époque contemporaine ? Pourtant c’est bien à ce type de merveilleux permanent dans la littérature traditionnelle qu’auront recours Amadou Ousmane et Idé Oumarou, qui en justifie d’ailleurs l’usage à la fois par l’inspiration d’un fait anecdotique de son enfance et par une tendance à la « facilité ». 1. La double dimension du réel dans la société nigérienne S’il est admis que l’esthétique réaliste consiste en la représentation du réel, il est tout aussi évident que l’univers romanesque ne sera pas partout le même par suite des différences que peut revêtir la perception du réel d’une société à une autre. Ainsi dans une société occidentale cartésienne, le réel représente bien entendu les réalités sociales quotidiennes, mais perçues à travers ce qu’elles ont de rationnel et d’admissible. En Afrique par contre, la logique rationnelle ne suffit pas à définir le réel, « la philosophie noire, disait Boubou Hama11, ne se contente pas de l’objet tout seul. Du monde visible, elle veut qu’il ait un reflet invisible. La diversité de la nature, pour elle, suppose celle des esprits qui gèrent cette nature concrète. » 11
Kotia Nima, p. 136.
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C’est ainsi que la mentalité nigérienne voit dans le monde deux dimensions : celle des hommes, concrète et visible, à laquelle se superpose une dimension divine invisible le plus souvent. Selon l’imaginaire collectif, ces deux mondes cohabitent dans la vie de tous les jours sans contradiction, au contraire un rapport de complémentarité se tisse entre eux du fait que les hommes par les rites sacrificiels contentent les êtres surnaturels et reçoivent en retour la protection et l’assurance de la cohésion communautaire. Et même s’il va de soi que l’avènement du modernisme et du rationalisme porte un coup à l’emprise de ces croyances ancestrales, elles sont quand même présentes encore de nos jours. Lorsque Sidi Balima, personnage du P.D.G. dans Quinze ans ça suffit !, veut empêcher son fils d’épouser une Matsari, c’est aux forces occultes qu’il aura recours par l’entremise d’Elhadji Badara, son marabout, de même que Kasko, personnage principal dans Caprices du destin, sollicitera les faveurs de Boka, le charlatan12, pour s’assurer d’être élu député. On devine alors aisément la prise en compte de cette interpénétration des mondes visible et invisible chez un romancier nigérien auquel l’esthétique réaliste dicte la représentation du réel comme principe de création romanesque. Il en résulte évidemment une relativité de la perception du réel. Celle-là même qui fait dire à André Gide que ce qui fait les « bons romans », c’est l’adéquation du récit à l’attente du lecteur, qui elle-même est tributaire de divers codes socioculturels variables d’une époque à l’autre, ou d’une société à une autre, serait-on tenté d’ajouter. La vraisemblance du récit n’est donc justifiée que lorsque la représentation du réel en fait ressortir toutes les spécificités socioculturelles, auxquelles participe bien entendu la mentalité de la société, perceptible à travers ses mythes et ses croyances. Aussi, à moins de nous donner un reflet incomplet de la société, le romancier nigérien est tout simplement tenu de prendre en compte cette double dimension du réel dans la création romanesque. On comprend alors la permanence dans le 12
Il convient de noter que le mot charlatan n’est pas perçu au Niger comme le définit le dictionnaire. Il désigne à la fois le féticheur, le magicien ou le marabout, qui sont des personnages respectés dans la société et à qui l’on n’hésite pas à faire appel pour solliciter des forces occultes la réalisation d’un désir ou quelquefois le malheur d’un adversaire.
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roman nigérien d’une représentation merveilleuse, qui ne l’est pas d’ailleurs tout à fait puisque sa perception comme telle varie selon que le lecteur est nigérien ou étranger. On comprend également pourquoi l’anecdote pour le moins merveilleuse d’Idé Oumarou peut cohabiter en toute harmonie avec les autres faits concrets et rationnels de son roman. Mais il semble qu’il faille rechercher ailleurs l’explication de cette « tendance à la facilité » à laquelle fait allusion le romancier nigérien pour justifier le recours au merveilleux, avec l’introduction de la foudre et des attributs que lui reconnaît le mythe. 2. Le merveilleux au service de la simplification dramatique Le recours au merveilleux n’est pas uniquement un artifice artistique du conteur, exclusivement destiné à égayer son auditoire. Mais en plus de sa vertu ludique, la transposition du merveilleux dans le récit oral, en relation avec l’esprit superstitieux du public, permet au narrateur traditionnel de s’autoriser quelques facilités dans l’agencement dramatique. Ainsi, à un moment donné de l’action, à un stade de l’intrigue, où ailleurs le public aurait certainement demandé plus de développements ou plus d’éclaircissements, le conteur a, lui, le privilège de répondre par un non-dit, un symbole ou une courte phrase, mettant à profit l’état d’esprit qu’il sait disponible de son public. Le même état d’esprit que l’on retrouve chez Kotia Nima (pseudonyme de Boubou Hama dans son roman Kotia Nima) lorsqu’il évoque l’univers de son village natal : Il n’était plus étonnant à mes yeux que la foudre frappât le malfaiteur pour le punir du mal qu’il avait fait subir à autrui ; que l’eau tuât parce que l’on n’avait pas traité le génie tutélaire de la rivière ou du fleuve. (...) Que l’on souffrît, faute d’avoir su parer au mal par une offrande ou un sacrifice approprié. »13
Cette disponibilité de la mentalité nigérienne qui admet l’irrationnel comme partie intégrante du réel va être également mise au profit de l’action du roman. On devine aisément que des romanciers chez qui on dénote une grande indifférence à l’égard de l’étirement et des complications dramatiques n’hésiteront pas 13
Kotia Nima, p. 21.
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à utiliser cette fonction du merveilleux qui s’offre à eux comme une providence. De là à considérer que l’état d’esprit du lectorat (nigérien) lui fera admettre exactement tout ce qu’avait accepté l’auditoire du conteur, sans être choqué, il n’y a qu’un pas, que le romancier nigérien ne franchira pas, du moins sans avoir pris certaines précautions. En effet, il aurait été fâcheux de ne pas tenir compte du facteur de la modernité et des bouleversements culturels qu’il a engendrés. Il est évident que le lecteur, familiarisé avec le cartésianisme occidental par le biais de l’école, n’acceptera plus les actions mi-divines d’un héros épique, la magie ou autre faculté de métamorphose, surtout dans un récit censé être « collé » aux réalités nigériennes contemporaines. Ainsi, lorsqu’il faut faire participer le merveilleux à l’action romanesque, le romancier tient compte de la nouvelle nuance de la mentalité de son public et ne fait appel qu’au merveilleux sacré, et ce que Jean Rouch14 considère d’un point de vue ethnologique comme un aspect de la religion des Zarma-Songhaï. Il s’agit d’une croyance qui s’articule autour de diverses divinités auxquelles sont attribués certains pouvoirs, dont la maîtrise des éléments naturels, et qui gèrent le monde des hommes, en garantissent la cohésion par le respect du code ancestral. Les dieux, dont on remarquera au passage la similitude avec ceux du panthéon grec, assurent les bonnes récoltes, pêches ou chasses, mais ils punissent surtout les fautifs, les transgresseurs du code ancestral, qu’ils aient été sollicités par l’outragé ou bien qu’ils le décident d’eux-mêmes. C’est l’action punitive que semblent privilégier les romanciers chez les divinités car elle est en adéquation avec un certain manichéisme qui leur est cher. Le Représentant d’Idé Oumarou est un roman de l’exploitation de l’homme par l’homme. Le romancier nigérien en fera celle du bon par le méchant ou pour reprendre une terminologie souvent utilisée à propos du récit oral, le roman du héros et de 14 Ethnologue français, il décrit les croyances au surnaturel en région zarmasonghaï du Niger, perçues comme de « simples superstitions » par d’autres, comme une véritable religion ayant un support métaphysique et structurel aussi cohérent que ceux qu’on retrouve dans les religions dites révélées. Cette même religion, manifestée le plus souvent par une danse de possession, se retrouve également dans la plupart des régions nigériennes.
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l’anti-héros. De ce fait on pourra voir dans le Représentant le même agencement dramatique que dans les contes moraux dans lesquels les agissements vertueux d’un héros exigent forcément l’introduction, au nom de la morale, d’un anti-héros se reconnaissant à travers des actions négatives. Le point commun de ces genres de récit vient exclusivement de ce que le dénouement présente toujours un double aspect : le triomphe moral du Bien sur le Mal, traduit par la récompense du héros et le châtiment infligé à l’anti-héros. Dans le roman d’Idé Oumarou, le rôle du héros est confié à Siddo, le piroguier, et celui de l’anti-héros à la fois à Karim, le représentant, et à son complice Touré, puisque c’est ensemble qu’ils organisent la machination visant à exploiter le personnage principal. Mais comme l’exigent la plupart des contes moraux dans un souci de sérieux, la sanction relève des dieux. Zéno, la femme de Siddo va solliciter leur justice par l’entremise de la féticheuse Tanti Binta. Le résultat est très remarquable, le dieu de la foudre intervient, les deux fautifs sont foudroyés, justice est donc faite. Et bien entendu, le couple retrouve tout son bonheur. Le résultat est d’ailleurs tout aussi remarquable pour le romancier du point de vue de la construction dramatique, car comme il le fait remarquer dans ses propres termes, l’introduction de cette scène merveilleuse lui évite des tournures compliquées, et inutiles serait-on tenté d’ajouter. Est ainsi exclu, par exemple, le recours à des sanctions administratives contre Karim, plus logiques en guise de dénouement, mais qui, dans la vision du romancier nigérien, engendrerait inévitablement un étirement du tissu narratif dont il se dispense volontiers au nom du didactisme et de la netteté. Dans la Camisole de paille également, c’est par la transposition du merveilleux sacré dans l’action romanesque qu’Adamou Idé construira le dénouement de son roman. En effet, le vieux Mazou fait figure d’anti-héros coupable d’avoir sacrifié le bonheur de sa fille Fatou, personnage principal, et anéanti sa vie par son avidité des choses matérielles. Seulement, dans ce cas, les dieux décident de faire justice de leur propre initiative, ils ne sont pas sollicités. La sanction infligée au vieux Mazou se traduit par une folie subite et c’est encore par un recours au merveilleux qu’Adamou Idé explique la nature divine de la sanction. Un personnage va en effet se mettre en transe pour 231
nous dire ce détail important qui ne ressort pas de la narration en tant que telle. Il convient de rappeler ici que, selon les croyances ancestrales, les dieux se manifestent aux hommes en possédant un d’entre eux ; le concerné se met alors en transe pour leur offrir sa voix. Le personnage « possédé » représenté dans le roman, outre l’information qu’il donne à propos du vieux Mazou, assure également une fonction d’anticipation de l’action. L’homme-Cheval [le possédé] poussa alors un long gémissement. Puis il montra encore à l’interprète le chiffre deux formé de son index et du majeur ; puis, il plia son index en mimant un geste de possession, d’appropriation que l’interprète traduisit aussitôt. – Il est à toi ? Double acquiescement de l’homme-cheval.15
Le narrateur, malgré le recours à un interprète, entretiendra le mystère sur la signification de l’expression mimée du personnage. Et c’est lorsque Fatou, enceinte, accouchera de jumeaux, parmi lesquels un mort-né, que le lecteur découvrira le sens volontairement caché du message divin. Cependant s’il est évident que, par ce truchement du mystère, le romancier parvient à susciter le suspens auprès du lecteur, il ne sera que de courte durée puisque les faits qui viendront l’expliciter vont être immédiatement greffés à la suite de la scène de la transe. On retiendra donc surtout la tendance à la netteté à laquelle participe le merveilleux, par sa vertu de permettre au romancier une concentration dramatique qui n’aurait pas été possible par des moyens plus narratifs. Chez Adamou Idé donc, tout comme chez Idé Oumarou, le merveilleux devient un véritable auxiliaire dans la composition dramatique, puisque, à lui seul, il répond à la majeure partie des préoccupations du romancier nigérien, qui peuvent se résumer en une phrase : comment transmettre son message au public de la manière la plus nette et la plus directe possible ? L’élément merveilleux perd ce côté amusant auquel on fait souvent appel, il n’est même plus perçu comme tel puisque le romancier utilise exclusivement un merveilleux de type sacré, composé pour l’essentiel de croyances encore présentes dans la mentalité du 15
La Camisole de paille, p. 125.
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lectorat nigérien, malgré son cartésianisme acquis à l’école occidentale. Le romancier nigérien profite donc judicieusement de l’état d’esprit de sa société, il en fait un mobile, une liberté de s’affranchir d’un certain dogme de la construction romanesque, telle qu’elle apparaît à travers l’esthétique réaliste française du XIXe siècle. En outre, à côté des libertés qu’il offre au romancier, le merveilleux participe également à la fonction didactique du texte romanesque par ce caractère sacré qui rehausse la moralité des œuvres en leur apportant une grave note de sérieux. Le plus souvent en effet, comme dans le cas du Représentant ou de la Camisole de paille, le dénouement de l’action est l’occasion de remarquer une grande ressemblance entre le romanesque et le mythe, dans cet aspect qu’il avait jadis de parole vraie, authentique, que l’on ne peut mettre en doute impunément. Même de nos jours, où tout le monde est censé savoir grâce à l’école que la foudre est un phénomène naturel, combien y a-t-il de personnes au Niger qui oseraient remettre en cause l’explication mythique, fortement incrustée dans nos mentalités, et qui en fait l’attribut d’un dieu ? * * *
Que le romancier nigérien utilise l’esthétique romanesque réaliste, cela ne peut être sujet à aucune contestation, même si l’on remarque plutôt dans les romans une tendance éclectique qui ne se revendique d’aucun maître précis, tirant à la fois profit de l’objectivité balzacienne, du subjectivisme stendhalien ou d’un réalisme qui percevrait le réel à travers le tempérament comme aimait le dire Maupassant. Cependant, le romancier nigérien prendra également ses distances vis-à-vis du modèle français du XIXe siècle, et l’on peut légitimement parler d’une esthétique réaliste purement nigérienne, dont le mérite et la particularité procèdent plus du conte que de toute autre source d’inspiration. Ainsi, en fonction du point de vue auquel il se place, le lecteur peut plus ou moins trouver contestable l’idée d’un roman qui s’ouvre au merveilleux tout en se voulant réaliste. Mais il reste que le réalisme procède plus du vraisemblable, 233
c’est-à-dire de la conformité de l’univers romanesque avec le réel dont l’appréciation est exclusivement du ressort du lecteur. Dès lors pourra-t-on mettre encore en doute le réalisme du romancier nigérien dont le recours au merveilleux n’a de particularité que son adéquation à une forme de représentation du réel, authentifiée par un groupe auquel elle tient lieu de réalité quotidienne ? Et si l’on ajoute à tous les aspects précités l’utilitarisme social du roman nigérien auquel n’est pas étrangère la dimension fondamentalement sociale de la littérature traditionnelle, on retrouvera cette conception réaliste du romancier nigérien qui allie réalité, relativité et subjectivité au service d’une lutte pour le dépassement du réel tel qu’il apparaît au quotidien.
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Chapitre 2 TENTATIVES D’ÉTIREMENT DU TISSU NARRATIF
Si, comme il ressort de la deuxième partie ci-dessus, l’esthétique du récit oral est largement présente dans la production romanesque nigérienne, il n’en demeure pas moins que le romancier nigérien puise également dans les techniques modernes du récit acquises grâce aux intertextes occidentaux, français notamment. Ainsi, soit par la prise de conscience de l’inadéquation de certains aspects de la narration du conteur à un genre écrit, soit tout simplement par la volonté de respecter les normes préétablies d’un genre qu’il emprunte, le romancier nigérien va également faire apparaître dans son roman les éléments d’une nette rupture avec l’esthétique traditionnelle. Cette tendance novatrice est cependant indissociable de la tendance conservatrice des traditions narratives du conteur, on les retrouve ensemble dans les mêmes romans, dont se dégage en conséquence l’impression d’une écriture romanesque hésitante, à la fois assujettie au passé et favorable à l’ouverture sur la modernité. De ce fait, en rupture avec la netteté et la simplification qui caractérisent le conte, le romancier nigérien va se conformer à ce « code herméneutique » qui, selon Barthes, caractérise le traitement de l’action dans la narration moderne, et qui exige du romancier le retardement volontaire du dénouement au nom d’un plus grand intérêt du lecteur :
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C’est le code de l’énoncé des questions (qu’est-ce qui va se passer ? qui est... ?), des retards, hasards, fausses pistes... venant retarder le dévoilement de la « vérité ». Sans ces retards, le récit n’existerait plus, son volume serait très réduit pour justifier son prix, quant à la vérité qu’il dévoile en fin de compte, elle en serait tout aussi dévaluée : le mot de l’énigme a d’autant plus de prix qu’il est différé.
I. QUELQUES EFFORTS DE DRAMATISATION Dans son ouvrage consacré à l’étude du récit, Louis Baladier1 décrit la composition dramatique en trois niveaux essentiels : le programme narratif, qu’il définit comme l’ensemble des transformations qui vont faire passer d’un état initial à un état final ; l’intrigue, à propos de laquelle il fait remarquer qu’elle ne correspond pas forcément à l’action, mais plutôt à son évolution ; et enfin la construction, dont les deux procédures principales sont le découpage et le montage. Dans cet ensemble, l’élément important va être l’intrigue dans la mesure où c’est assurément à ce niveau que l’on peut aisément apprécier les efforts de dramatisation d’un romancier, car, comme le fait d’ailleurs remarquer Baladier, « de nombreux récits n’ont pas d’intrigue ». C’est du reste ce que l’on remarque dans la composition du récit oral où le conteur est appelé par souci de clarté pédagogique à réduire au minimum la distance entre les deux extrêmes de l’intrigue que sont l’enclenchement et le dénouement de l’action. C’est également cette tradition narrative qui caractérise la plupart des romanciers nigériens en faisant du roman nigérien « une autre manière de dire le conte oral ». Or l’esthétique de la narration moderne appellerait plutôt une dilatation de l’action romanesque qui inclurait complications, rebondissements, durcissements..., entre le début et la fin d’une action, autant de procédés qui retardent le dénouement en rendant l’histoire plus captivante. Quelques romanciers nigériens l’ont compris et leur effort de dramatisation est très largement perceptible. Et même si elle n’est pas encore à la mesure de l’idéal moderne, cette tendance rompt néanmoins nettement 1
Louis BALADIER, Le Récit (Panorama et repères), Paris, S.T.M., 1991.
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avec l’art du conteur et traduit une volonté du romancier nigérien de s’affranchir en partie de l’emprise de l’esthétique de la narration traditionnelle. 1. Refus de l’unicité traditionnelle de l’action La grande particularité de l’action dans les récits oraux reste avant tout son unicité qui se traduit chez le conteur et le griot par la représentation d’un héros dans une situation initiale qu’ils font rapidement évoluer vers une situation finale. Nombre de romanciers nigériens reprennent la même structure, notamment dans les romans de l’exode ou de l’émigration, où le schéma ternaire traditionnel du conte oral est repris exactement tel quel : Gambo et Amadou, respectivement héros de Waay dulluu et Abboki, sont présentés comme les protagonistes d’une action unique qui débute au village natal, se poursuit dans le monde de l’aventure représenté par la ville et finalement ramène les héros à leur point de départ, c’est-à-dire le village natal, sans qu’à aucun moment le romancier sente le besoin de focaliser le récit dans une autre direction. La conséquence dans ce type de démarche est que le héros ou personnage principal va être omniprésent du début à la fin des romans, il est le centre du récit à partir duquel nous voyons les autres personnages, comme le montre Jean Pouillon dans sa définition de la vision « avec »2. Par contre chez des romanciers comme Idé Oumarou ou encore Abdoulaye Mamani, il y aura toujours une action principale consacrée au héros, mais le texte romanesque va également présenter des actions secondaires dans lesquelles le personnage principal n’intervient pas forcément. Ainsi dans Gros Plan, où Idé Oumarou présente comme action principale la dégradation progressive des liens entre le héros Tahirou et son Parti qui ira jusqu’à la rupture définitive (« à partir de ce jour, je quitte le Parti »), on aura également d’autres actions dont la première conséquence est de participer à ces « retards » du dénouement de l’intrigue principale auxquels faisait allusion Roland Barthes. On peut penser à l’intrigue entre Monsieur Galland, le personnage du coopérant français, et l’autorité 2
Jean POUILLON, Temps et récit, Paris, Gallimard, 1948, p. 23.
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nigérienne dont le dénouement intervient avec le rapatriement du personnage. Nous avons aussi la double intrigue consacrée à Guidiguir, le personnage du Directeur, aux prises d’un côté avec la milice et de l’autre avec sa femme, une action secondaire sur laquelle Idé Oumarou insiste à telle enseigne qu’on finit par oublier momentanément l’action principale. Chez Mamani, dans Sarraounia, il n’y a pas à proprement parler de véritables actions secondaires, cependant on retrouve la même volonté de démultiplication de l’élément dramatique. L’analyse du roman de Mamani fait ressortir une action principale que nous choisissons d’appeler Capitaine Voulet et Sarraounia parce qu’elle s’articule autour de la bataille qui mettra aux prises les troupes d’occupation de l’officier français d’un côté, et de l’autre les guerriers aznas de la reine magicienne. Or, des vingt-cinq scènes que comporte le roman, seules quatorze appartiennent effectivement à l’intrigue Voulet et Sarraounia, les autres l’éclairent mais elles peuvent éventuellement être isolées sans porter un coup à l’intelligibilité de l’action. Il s’agit de toutes les scènes se déroulant au royaume du Gobir, de l’Arewa, de Sokoto et chez les Touaregs de l’Aïr, qui participent certes à l’éclairage de l’action principale par les informations qu’elles lui apportent ; mais sous un autre angle, les mêmes scènes retardent l’action, font durer le temps entre la décision du capitaine Voulet d’attaquer la cité de la reine et la prise effective de Lougou. C’est en outre dans cette volonté de retardement du dénouement que l’on perçoit tout l’effort de dramatisation d’Abdoulaye Mamani, sachant que la tendance à la simplification du conteur, qui est celle aussi de nombre de romanciers nigériens, les aura conduits certainement à s’en tenir uniquement aux scènes appartenant à l’action et à réduire en conséquence le récit de moitié. En outre, en incorporant des actions secondaires à son récit ou en démultipliant l’action principale, le romancier agrandit également son programme narratif par la multiplication des personnages dont l’évocation du rôle actanciel vis-à-vis du héros offre souvent par elle-même une réelle possibilité de rehausser l’intrigue, ou en tous cas d’étirer l’action. En effet, lorsque l’on analyse la structure actancielle de Sarraounia, rien ne distingue le roman de Mamani d’un récit oral car, dans les deux cas, la distribution actancielle fera découvrir un sujet en 238
quête d’un objet d’une part, et de l’autre ceux qui l’aident et ceux qui s’y opposent, telle qu’elle apparaît dans le schéma des six actants de Greimas :
destinateur : ambition personnelle
ĺ
objet : conquête de Lougou
ĺ
destinataire : le capitaine et sa troupe
ĸ
opposants : Sarraounia les Aznas Zaki, prince de l’Arewa Chef du Gobir Commandant de Say Baka
Ĺ
adjuvants : tirailleurs Sarkin Arewa Royaume peul de Sokoto
ĺ
sujet : Capitaine Voulet
On peut noter que toutes les épopées lyriques nigérienne justifient aisément cette structure actancielle. Dans ce cas cependant, plusieurs pôles actanciels sont souvent assurés par l’intervention du merveilleux qui autorise le conteur à passer sous silence des situations qui lui offrent une grande possibilité d’intrigue. Mamani par contre a bien compris tout ce qu’il peut tirer comme effet dramatique des différents rapports actanciels qu’entretiennent les protagonistes entre eux. Ainsi par exemple découvrira-t-on une multitude de péripéties disséminées le long de l’action principale et qui n’ont d’autre justification que la volonté ou le besoin de dramatisation d’Abdoulaye Mamani. On peut citer entre autres celle de Sokoto, avec l’Émir qui s’allie paradoxalement à la colonne d’occupation, et qui a comme rebondissement la méprise du capitaine Voulet sur la sincérité de son envoyé qu’il emprisonne et condamne à mort contre toute attente ; ou encore la lettre d’injonction que le commandant de Say adresse au capitaine et qui change d’une certaine manière l’action, puisque, à partir du moment où le haut com239
mandement désavoue la bataille qu’entend mener la colonne contre la ville de Sarraounia, le destinateur ne sera plus la puissance coloniale mais l’ambition personnelle démesurée d’un officier insubordonné. Donc, rien qu’en refusant l’unicité de l’action que lui imposait son irrésistible goût du didactisme, le romancier rompt déjà avec un aspect primordial de l’esthétique du récit oral, mais bien plus, par cette démarche, il amorce une approche plus juste de la nature de l’œuvre littéraire, que traduit la prise de conscience du fait que le roman a certes une fonction didactique, mais qu’il doit aussi refléter un travail esthétique dont la dramatisation forme le support. 2. La volonté de « délinéarisation » du récit « Permettez que j’oublie un moment mes misères pour vous rapporter quelques-unes des prouesses de cet homme. » C’est par cette formule de politesse que le personnage narrateur de Waay dulluu d’Ada Boureima rompt pour une fois la linéarité de son récit pour nous raconter en quelques pages une aventure de Dodo, le Commissaire de police, avant de reprendre le fil de son histoire. Le besoin qu’a eu Gambo de requérir la permission du lecteur pour opérer sa digression ne s’impose nullement, en revanche il nous donne d’une certaine manière la raison pour laquelle beaucoup de nos romanciers s’accordent sur la simplicité de l’ordre linéaire dans leur narration : leur désir de rompre le fil de l’action se trouve souvent confronté au sentiment qu’ils ont d’ennuyer le lecteur. Or l’intérêt d’un roman peut aussi venir de son caractère déroutant, comme on peut le percevoir dans Jacques le fataliste de Diderot, où l’écrivain français remet en cause, entre autres procédés classiques du récit, la progression linéaire de l’action. En réalité, en adoptant l’ordre linéaire comme mode de progression dramatique dans le roman, le romancier nigérien ne fait que traduire sa prudente hésitation à bouleverser ce qu’il convient mieux d’appeler une habitude de l’univers du conteur : saura-t-il susciter l’intérêt de son lectorat en lui proposant un texte romanesque rébarbatif et compliqué qui du coup remettra en cause cette simplicité et cette rapidité auxquelles l’a habitué le conteur ? Nombre de romanciers ne prendront pas ce risque, 240
qui n’est qu’apparent dans la mesure où, entre l’auditoire et le lectorat, il y a eu tout un processus de changement d’état d’esprit en rapport avec l’avènement du modernisme. En outre, le contact avec le récit classique par le biais de l’école conforte leurs hésitations. Pourtant l’esthétique classique, dont la plus grande conséquence sur le récit est son amaigrissement au nom d’un rejet du romanesque, a largement été critiquée en France (Diderot par exemple) et au-delà, comme dans Tom Jones où le romancier anglais Fielding avertit le lecteur : Ami lecteur, avant d’aller plus loin, nous croyons devoir te prévenir de l’intention où nous sommes de faire des digressions dans le cours de cette histoire, aussi souvent que l’occasion s’en présentera ; et nous nous estimons meilleur juge de l’à propos qu’une foule de misérables critiques.
Quelques romanciers nigériens vont également comprendre la nécessité de rompre avec un ordre rigoureusement linéaire qui, joint à la rapidité et l’unicité de l’action, ôte au roman tout son caractère romanesque. A) Idé Oumarou, l’ouverture in medias res du roman L’analepse (retour en arrière) et la prolepse (anticipation) représentent les deux formes d’anachronies narratives les plus fréquentes dans le roman en général. Chez le romancier nigérien il n’y a d’ailleurs quasiment pas de prolepses, on ne peut souligner que quelques exemples singuliers à la fois dans le procédé et la forme de sa représentation. Dans Waay dulluu le personnage narrateur anticipe la mésaventure qu’il connaîtra dans le monde de la ville par une évocation allusive placée juste après une analepse qui évoque le premier voyage à la ville, à l’issue duquel il a eu suffisamment d’argent pour payer deux ans d’impôt pour toute sa famille, mais, dira-t-il ensuite, « j’étais loin de me douter que la chance, dangereusement chauve, n’avait qu’un cheveu et que je venais justement de l’arracher ». Dans la Camisole de paille également on a une anticipation de l’action par le biais du merveilleux lorsqu’un personnage va être « possédé par le génie » et prédire la naissance des jumeaux dont va plus tard accoucher Fatou,
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l’héroïne, tout comme dans Sarraounia où le féticheur prédira avant la bataille la chute de la cité des Aznas. Par contre, l’analepse est d’une utilisation courante chez tous les romanciers qui nourrissent le besoin de s’affranchir de la linéarité du récit. Le procédé du retour en arrière doit être incontestablement envisagé d’ailleurs comme bien d’autres procédés que le romancier nigérien tient des romanciers réalistes français grâce à l’intertextualité et eu égard à la banalité de son usage chez ces écrivains. Il faut penser à la Fortune des Rougon, où Zola va retenir le fil de l’action pour expliquer en 100 pages comment les Rougon ont accumulé leur fortune avant de reprendre le fil de la narration. Aucun romancier nigérien n’use autant du retour en arrière qu’Idé Oumarou qui l’associe le plus souvent au procédé d’ouverture du roman in medias res, supposant un début de roman qui présente le personnage en plein cours de l’action. À l’ouverture de Gros Plan en effet, Tahirou, le personnage principal, est présenté au bord du fleuve finissant sa partie de pêche sans qu’on ait de lui d’autre indice que son prénom. C’est au deuxième chapitre du roman que l’on saura que le protagoniste est un chauffeur dont l’enfance et la scolarité vont ensuite être évoquées par le narrateur à l’aide d’une analepse qui va s’étaler sur tout le deuxième et le troisième chapitre ; et finalement Idé Oumarou va revenir sur l’action en cours, c’està-dire au bord du fleuve où Tahirou se retrouve sur le chemin qui mène à sa concession. L’intérêt de l’ouverture in medias res vient de sa faculté de capter d’emblée l’attention du lecteur et de permettre l’inclusion, plus tard, d’un flashback explicatif qui donnera les informations nécessaires au lecteur pour comprendre la situation du personnage. On notera que chez Idé Oumarou, le flashback en question va expliquer pourquoi notre personnage n’est que simple chauffeur, obligé par conséquent à utiliser la pêche comme moyen de survie. Si l’analepse est d’une pratique banale dans le roman européen et même africain en relation avec la nouvelle écriture romanesque amorcée dans les années 70 par Ahmadou Kourouma, dans la production nigérienne le fait de perturber l’ordre du récit par une anachronie quelle qu’elle soit témoigne d’une volonté novatrice certaine. C’est ainsi que l’on doit envisager la signification profonde de l’utilisation de l’ana242
lepse chez Idé Oumarou, dont le mérite est d’avoir osé remettre en cause une trop vieille tradition narrative que des romanciers de sa génération continuent encore de perpétuer par un conformisme un peu naïf. Il convient de noter à cet égard que l’hésitation de nos romanciers en matière d’innovation formelle n’est en réalité que l’écho littéraire de cette peur qui dicte le comportement ambigu qu’ils ont vis-à-vis de la tradition en général3. Pour revenir sur les anachronies, la volonté de « délinéariser » le récit est souvent très nettement traduite par des procédés relativement récents et qui par conséquent donneront à des romans comme celui de Mamani une certaine note d’originalité, pas parce que les procédés utilisés sont nouveaux en matière d’esthétique du récit, mais tout simplement dans la mesure où ils sont sans précédent dans la toute jeune production romanesque nigérienne. C’est au demeurant dans cette optique qu’il sera fréquemment fait allusion à Sarraounia de Mamani dans cette partie de notre travail. B) Sarraounia et la narration simultanée La narration simultanée est aussi une forme de bouleversement de la linéarité du récit puisqu’elle consiste à raconter une action qui se réalise au même moment dans des endroits différents, et à travers des épisodes qui vont s’enchaîner dans la composition du roman. C’est un procédé, note Baladier4, que Sartre a beaucoup admiré chez le romancier américain Dos Passos et qu’il reprendra volontiers en 1938 dans les Chemins de la liberté (« dans le deuxième volume du cycle, le Sursis, l’action se déroule à la fois et en même temps à Paris, en Tchécoslovaquie, à Londres, au Maroc... »). C’est exactement la même perspective narrative que reprend Mamani dans son roman Sarraounia, dont nous proposons ici, en les isolant du reste du récit, les principaux faits évoqués dans l’intrigue principale :
3 4
Cf. ci-dessus, première partie, la Tradition inculpée. Louis BALADIER, op. cit., p. 67.
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N° des scènes I
Lieu de l’action Camp de Voulet* (A)
II III
Lougou* (B) (A)
IV
(B)
XI
(A)
XIII
(B)
XIV
(A)
XV
(A)
XVII
(A)
XX
(B)
XXI
(B)
XXII
(B)
Faits principaux évoqués dans les scènes Kalgo, une ville, vient de tomber aux mains du capitaine Voulet qui envisage déjà d’attaquer Lougou (Début de l’intrigue) Sarraounia médite sur la guerre imminente aux portes de Lougou Le capitaine explique à ses hommes l’enjeu de la bataille Sarraounia discute avec Dawa (son père adoptif) l’impérieuse nécessité de résister Le capitaine refuse les instructions du grand commandement qui lui interdit d’attaquer Lougou Sarraounia fait appel aux fétiches dans l’organisation de la résistance Anxiété des tirailleurs sous la psychose des pouvoirs redoutables de la reine magicienne Les officiers français discutent la tactique de l’offensive Panique des tirailleurs suscitée par un ouragan qu’ils attribuent à la magie de Sarraounia Organisation de la résistance à Lougou. Baka (chef de guerre) vient prêter main forte à Sarraounia La reine vaincue se retranche avec ses guerriers dans une forêt voisine La troupe investit Lougou, mais elle est incapable de capturer la reine (Dénouement)
* Le camp de Voulet ne se rapporte pas à un espace fixe, la colonne bouge et change de lieu de campement au fur et à mesure qu’elle avance. Il est considéré comme entité figée à cause des mêmes personnages qu’il regroupe. En revanche Lougou est le nom de la cité de la reine Sarraounia. Les deux endroits sont notés (A) et (B) pour faciliter l’analyse.
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On remarquera que notre tableau ne reprend que 12 scènes sur les 25 que comporte Sarraounia ; nous avons isolé ainsi l’intrigue principale entre son enclenchement à la scène I et son dénouement à la scène XXIV, en faisant donc abstraction des 13 scènes composée d’analepses, de monologues verbaux et intérieurs, de descriptions et portraits..., autant de procédés qui remettent en cause chacun à sa manière l’ordre chronolinéaire du récit. L’omniscience du narrateur se double d’un don d’ubiquité qui lui permet d’être à la fois et au même moment à Lougou et au camp du capitaine Voulet. Ainsi, lorsque nous analysons le rapport entre les scènes I et II se déroulant en A et B et qui s’enchaînent dans un ordre successif dans le roman, elles n’établissent pas en réalité un ordre linéaire entre elles sur le plan événementiel. En effet, la décision prise par le capitaine Voulet d’attaquer Lougou, qui marque le début de l’intrigue, n’est pas antérieure à la méditation de la reine sur l’imminence de la bataille, il s’agit de faits simultanés, d’ailleurs tout à fait à la mesure des dons que l’on attribue à la reine, dont celui de la divination bien entendu. Toute l’action est rendue par cette narration simultanée qui sonde et apprécie la préparation logistique et mentale des deux forces en présence, avant de les regrouper dans une ultime scène, la bataille, à l’issue de laquelle l’intrigue trouve son dénouement. Il convient aussi de noter l’équivalence entre le camp de Voulet et Lougou du point de vue de la représentation (A ĺ B ; A ĺ B ; A ĺ B ; puis A-A-A et B-B-B), qui semble traduire une neutralité à tous les niveaux de l’économie romanesque dont nous montrerons bien sûr qu’elle n’est qu’apparente. Contrairement à la simultanéité de l’ensemble des faits entre le camp et Lougou, il convient toutefois de souligner au niveau des occurrences A-A-A et B-B-B la linéarité de l’action : donc finalement l’ordre est déterminé en fonction du changement ou non du lieu où se déroulent les événements. L’intérêt de la narration simultanée dans le roman de Mamani est en rapport avec le caractère cinématographique de l’action qu’elle engendre. Le lecteur perçoit l’intrigue avec l’impression d’assister à l’action qui compose l’essentiel de « l’illusion cinématographique ». Ainsi, nous mesurons toute la volonté du romancier de pallier ce manque criant de dramatisation que nombre de critiques ont souligné à propos de la première génération de littérature africaine. 245
II. LES NOUVELLES ORIENTATIONS DU DESCRIPTIF Pour exprimer le détachement qu’affichent les écrivains du Moyen Âge à l’égard de l’élément descriptif, Yves Reuter5 s’appuie sur son aspect symbolique chez des auteurs qui « se limitent à une qualité du lieu ou de l’objet décrit ». Le même avis est valable à propos de la littérature orale nigérienne et explique conséquemment le peu d’intérêt que beaucoup de romanciers accordent à la description tant sur le plan du paysage que celui du portrait des personnages. Le conteur n’a pas besoin de faire le portrait de ses personnages puisque leur physique importe peu, sauf dans le cas où il véhicule une idée symbolique comme dans la Jeune Fille..., où nous avons avec le serpent métamorphosé plus l’évocation d’une qualité physique (un beau corps sans aucune cicatrice) qu’une véritable description. En outre, le physique du personnage est évoqué seulement parce qu’il commande le fil de l’intrigue. D’autre part la négligence du conteur vis-à-vis du descriptif s’explique également par le statut de vérité universelle attribué au récit oral dans la société traditionnelle, une sorte de donnée considérée comme immuable, indifférente à l’environnement spatial et au portrait des personnages qui sont la plupart du temps anonymes donc superficiels (la jeune fille, la mère...). Le texte romanesque par contre ne véhicule pas une vérité générale et universelle, sa « vérité » n’est réellement telle qu’aux yeux du romancier ou chez le lecteur qui partage avec lui le même idéal. De même Idé Oumarou aurait certainement eu du mal à exprimer son humanisme, dans Gros Plan par exemple, s’il avait attribué à son personnage principal, Tahirou, au lieu de sa modeste condition de chauffeur presque illettré, un statut privilégié. Rien que pour des raisons de vraisemblance artistique, il n’est donc pas permis au romancier d’ignorer l’importance du descriptif. Pourtant nombre de nos romanciers, même s’ils utilisent la description, la réduisent à sa plus simple expression et ne le font d’ailleurs que lorsque décrire devient incontournable pour l’intelligence du texte. La description est alors ramenée à une fonction 5
Yves REUTER, Introduction à l'analyse du roman, Bordas, Paris, 1991, p. 24.
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essentiellement actancielle comme cela apparaît chez Amadou Ousmane dans Quinze ans ça suffit ! : Cette année là..., l’hivernage avait été décevant sur toute l’étendue du pays. Alors que 400 mm de pluie sont considérés comme une pluviométrie normale, il n’était tombé que 130 mm, c’est-à-dire trois fois moins que d’ordinaire. Les agriculteurs avaient dû semer trois fois sans résultats dans certaines régions. Dans d’autres ils avaient semé et ressemé cinq ou six fois. La saison avait été mauvaise, et les récoltes catastrophiques. Dès les premiers jours le Ministère de l’Agriculture avait estimé le déficit global à 75 %.6
Les éléments descriptifs contenus dans notre extrait n’interviennent que pour mettre en exergue et démontrer l’insouciance des autorités face à la dérive du monde paysan. Leur grande particularité reste bien entendu l’absence d’expansion et de minutie que ne comble d’ailleurs pas le recours savant aux chiffres et où on peut voir l’écho trop approximatif de la fonction de véhicule du savoir perceptible dans les romans des grandes figures du réalisme français. En revanche, l’aspect de la description chez Amadou Ousmane illustre nettement la tendance de beaucoup de romanciers nigériens. Pourtant on note également, même si les exemples sont singuliers, des exceptions qui montrent chez leurs auteurs une volonté d’accoutumance à une esthétique moderne de la description qui n’a cessé d’évoluer dans l’histoire littéraire française, du Moyen Âge au XIXe siècle où la description devient un art, jusqu’au XXe siècle où certains l’éliminent complètement7. 1. La reprise de quelques procédés réalistes L’influence de l’esthétique réaliste est plus nettement perceptible chez Idé Oumarou plus que chez tout autre romancier nigérien. Nous nous intéresserons à quelques procédés du roman réaliste qu’il est encore seul à exploiter même si la 6
Quinze ans ça suffit !, p. 13-14. Par exemple André BRETON dans Nadja, où les descriptions sont éliminées ou bien associées à des dessins et photos traduisant une contestation des surréalistes, plus attachés à la création d’émotions qu’à la représentation d’un réel « objectif ». 7
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démarche n’est pas réalisée avec le même bonheur que chez les grandes figures du roman réaliste français. A) L’ouverture balzacienne du roman « Un roman est une tragédie ou une comédie écrite » se plaisait à dire Balzac en rapport avec la manière dont il traitait l’ouverture de ses romans. Ainsi comme dans les pièces théâtrales, l’auteur de la Comédie humaine accorde une grande importance aux premières scènes du roman dans le sens où elles constituent une sorte d’exposition dont la richesse des informations contribue à mieux saisir ce qui suivra. Cette démarche qui n’est d’ailleurs pas propre à Balzac fondait un certain ordre communément admis du récit réaliste : l’objet est nommé, il est décrit, on l’utilise. Lorsque l’on ne s’en tient qu’à la première proposition (l’objet est nommé), tous les romans nigériens s’y reconnaissent ; en effet rares sont les romans qui ne débutent pas par le nom du personnage principal. Cependant, comme nous l’avons déjà vu8, la plupart des romanciers nigériens affichent à l’égard de la description le même détachement qu’avait jadis le conteur. Une attitude largement justifiée par un désir de netteté et de concision, au nom d’une certaine pédagogie du texte narratif essentiellement dévoué à une cause didactique. Pourtant, on note chez Idé Oumarou une nette ouverture vers le descriptif à laquelle n’est pas étranger le procédé réaliste de l’exposition. Ainsi les 32 premières pages de Gros Plan contribuent à nous présenter le personnage principal, Tahirou, nommé dès la première page. Dans un long passage à travers lequel revient souvent le passé du personnage, nous saurons tout sur lui ou du moins l’essentiel pour éclairer la trame du roman. Sa situation socioprofessionnelle et familiale et surtout sa modeste condition révélée à travers une description de sa maison qui, si elle n’est pas minutieuse comme chez Balzac, a néanmoins le mérite d’être aussi explicative.
8
Dans le premier chapitre de la première partie, consacré à l’esthétique de la narration.
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On retrouve le même schéma dans le Représentant, où Idé Oumarou nous présente son héros dès l’ouverture ainsi que le lieu où se déroulera l’action, la ville de Guidiguir : Chef-lieu de la circonscription de Guidiguirmey, la ville ne compte pas plus de quarante-cinq mille habitants. La plupart sont sommairement installés dans des maisons en banco recouvert de tôles, mais on y voit également dans les quartiers de très somptueuses villas, souvent bâties dans un bel écrin de fleurs et de verdure.9
Il convient de noter que si le narrateur fait la description de la ville de Guidiguir, c’est aussi une manière de laisser deviner par la comparaison des maisons le thème de l’injustice sociale qui sera au centre du roman. B) La reprise du topos descriptif universel du paysage Lorsque l’on compare le début des romans d’Idé Oumarou avec celui de beaucoup de roman réalistes français, il n’y a pas que la représentation du personnage principal comme point de similitude, comme on peut le remarquer dans ces extraits respectifs du début du Représentant et de l’Œuvre d’Émile Zola : Claude passait devant l’Hôtel de Ville, et deux heures du matin sonnaient à l’horloge, quand l’orage éclata. Il s’était oublié à rôder dans les Halles, par cette nuit brûlante de juillet, en artiste flâneur, amoureux du Paris nocturne. Brusquement, les gouttes tombèrent si larges, si drues, qu’il prit sa course, galopa dégingandé, éperdu, le long du quai de la Grève.
Siddo ne s’est pas encore remis de ses fatigues de la veille. Or c’est déjà l’aube… Les dernières ténèbres s’estompent graduellement et dévoilent les formes que la nuit a englouties. Tout est calme. La vallée sombre et austère se réveille mollement du lourd sommeil de la paix. Les grillons sont de moins en moins stridents, et les quelques étoiles qui finissent de pâlir au firmament ne semblent donner leur dernier effort que pour offrir à l’œil rien qu’une lueur de luciole. 9
Le Représentant, p. 11-12.
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En effet, dans les deux cas, le personnage est nommé en même temps qu’il est situé dans un environnement donné : Siddo à l’aube dans son village et Claude dans le Paris nocturne en proie à un orage. Idé Oumarou reprend cet ordre du récit réaliste que Barthes schématise ainsi : « l’objet est nommé, il est décrit, on l’utilise ». Mais au-delà de cet aspect, le romancier nigérien amorce une nouvelle approche de la description, qui va de plus en plus s’attacher au paysage même si elle n’a pas une incidence directe sur l’action. La description de l’environnement naturel de Siddo ne vise rien d’autre que le pittoresque, d’où un aspect de gratuité qui, en revanche, étire le tissu narratif tout en s’appuyant sur un élément romanesque non négligeable, le décor naturel. Le topos descriptif du paysage naturel est d’un usage banal et expansif chez des écrivains tels que Balzac, mais chez Idé Oumarou, il révèle une attention du romancier non seulement au descriptif mais à l’ensemble de l’économie romanesque, attention d’autant plus particulière qu’elle est absente chez la majorité des romanciers qui n’y voient d’intérêt que lorsque la description est obligatoire pour l’intelligence de leurs textes. La gratuité décorative explique chez Idé Oumarou la reprise du topos descriptif du paysage naturel, mais elle n’en constitue pas l’unique motif. 2. Les éléments naturels, du décoratif à l’expressif Avec Gros Plan, on découvre une autre fonction de la description par laquelle Idé Oumarou va à la fois exprimer métaphoriquement le contexte agressif du monde contemporain et le profond sentiment qu’il ressent, et qui transparaît dans l’œuvre, d’un humanisme désabusé ou désenchanté, comme dans toute la littérature africaine post-coloniale. C’est la même fonctionnalité de la description que l’on retrouve chez les romanciers romantiques français, il suffit de penser au Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre où la tourmente de la nature exprime celle des personnages. Dans le roman d’Idé Oumarou, un symbolisme est créé entre le caractère agressif de l’environnement sahélien austère auquel
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appartient le Niger10 d’une part, et de l’autre une société contemporaine dans laquelle les injustices et les tares diverses constituent également une agression contre la vertu. Ainsi, dès l’ouverture du roman, nous est présentée une description de Niamey qui, contrairement à notre attente, va s’orienter plus vers la nature que vers l’univers social représenté par cette ville. Niamey. Un dimanche après-midi du mois de décembre. Le soleil, fatigué, plonge en rougeoyant dans les profondeurs obscures de l’horizon. Une brume fine qui s’épaissit dans le lointain descend sur le fleuve dont elle a déjà effacé les reflets d’argent. L’air est sec. À cette période de l’année l’harmattan est au plus fort de sa soif. Il a déjà jauni les herbes en les déshydratant. Il s’acharne désormais sur les arbres qui, exténués par l’haleine desséchante qui vient du désert, se dépouillent nerveusement de leurs feuilles sans vie pour tenter de contrer la calamité saisonnière dont les êtres et les choses subissent depuis deux mois de brûlants effets.11
Même le choix de la saison n’est pas gratuit ici, le romancier situe son histoire durant l’harmattan qui correspond à la saison la plus rude au Sahel, et qui lui permet au demeurant de bien faire ressortir l’hostilité de la nature pour mieux suggérer celle de la société contemporaine. À cet effet il convient de s’intéresser particulièrement au champ de l’obscurité qui revient sous diverses occurrences (brume, brouillard, nuit...) à travers la description, et qui représente implicitement l’écho de toutes les tares sociopolitiques qui transparaissent dans la thématique du roman contemporain. Nous avons également l’image du soleil génériquement utilisé par son caractère accablant pour symboliser les lendemains de l’indépendance en Afrique et qui vaut d’ailleurs son titre au roman les Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma, considéré justement comme le précurseur de la satire des institutions autochtones de l’Afrique postindépendance. L’image du soleil revient d’ailleurs dans le dernier paragraphe, sans doute volontairement placé en clôture du roman par le romancier pour, dans une description prophétique, symboliser l’avenir de sa société, mais surtout pour exprimer ce 10 11
Cf. la thématique du malheur, ci-dessus, première partie. Gros Plan, p. 5.
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pessimisme que nous avons auparavant appelé humanisme désabusé : Car demain, il fera encore jour. Le soleil, maître de l’univers, brillera encore d’un règne nouveau. Il regardera encore la terre avec hauteur, fier de sa splendeur que rien n’atteint. Puis lentement, encore il se recouchera : impossible. Apitoyé. Ecœuré peut être... Il les [hommes] aura encore vus s’aimer et se haïr, se battre puis se réconcilier, savourer d’immenses bonheurs, souffrir d’atroces souffrances... Il observera tout avec une égale candeur et une égale indifférence. Sans rien flétrir ni rien cautionner. Se contentant simplement d’insuffler dans les uns comme dans les autres son seul souffle vivifiant qui berce tant leurs rêves et leurs prétentions.12
On remarque que le pessimisme d’Idé Oumarou s’accompagne d’un fatalisme profond reflété par la divinisation d’un soleil dans lequel on découvre les mêmes attributs que chez cet « être invisible et omniprésent qui entend tout, voit tout et décide tout sans jamais se manifester ou se compromettre » auquel fait allusion le narrateur dans le premier chapitre du roman : Il s’appelle « Irkoi » ; ... « Allah » ; ... « Dieu »... Il a autant de noms que l’Humanité a de langages. Mais il est Unique, et pourtant Absolu. Face à lui l’Homme si infatué de ses facultés, l’Homme si bouffi d’orgueil et de prétentions, l’Homme qui croit avoir dominé la Nature parce qu’il a réussi à lui arracher quelques secrets, se fait tout petit, incroyablement humble, incroyablement pitoyable et soumis ! Le voici qui demande, flatte, conjure, se minimise, implore.13
L’idéal du romancier nigérien qui procède de l’aspiration utopiste à une société de justice et d’amour telle qu’elle apparaît dans la narration14 est systématiquement remis en cause par les éléments descriptifs qui révèlent une société fatalement orientée vers la haine sans renoncer à l’amour. À cet effet, Idé Oumarou cesse d’être simplement le romancier nigérien, il pose un regard existentialiste sur le Monde, l’Humanité, et son regard lui révèle toute l’utopie de son idéal. D’où un sentiment de profonde 12
Gros Plan, p. 155-156. Ibid., p. 6-7. 14 Cf. ci-dessus, l’engagement du romancier nigérien. 13
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solitude, de malaise, tout romantiques une fois de plus, que rendra Idé Oumarou par l’expressivité de la description : Là sur la rive, Tahirou a fini sa prière... Autour de lui le mystère de la fin du jour s’accomplit inexorablement. À ses pieds, le fleuve s’étend large et majestueux, un peu mélancolique, frissonnant de temps en temps de la fuite d’un poisson ou du plongeon d’une grenouille. Seule une pirogue le remonte, elle-même montée d’un seul pagayeur qui est aussi son seul passager.15
La mélancolie de la description se ramène de manière perceptible à l’état d’âme du personnage principal, qui n’ayant pu toute l’après-midi pêcher que « cinq menus poissons » se trouve dans l’incapacité d’offrir le dîner à une famille pléthorique. Mais on notera également l’insistance sur le mot seul (que nous soulignons) et qui correspond par contre à l’état d’âme de l’auteur, à ce sentiment de solitude engendré par la conviction d’appartenir à un monde tout à fait à l’opposé de son idéal. La solitude d’Idé Oumarou est certainement celle de l’espoir dans un monde contemporain où il devient à la fois saugrenu et singulier devant la trop forte tentation du vice16, « un monde, dira le narrateur, que l’Homme préfère encore au Paradis ou à l’enfer malgré ses imperfections, ses peines, ses injustices ». Le monde est imparfait mais il vaut la peine d’être vécu malgré tout, peut-être est-ce là le véritable message d’Idé Oumarou. Enfin, l’épanouissement de la description chez Idé Oumarou marque la volonté du romancier nigérien de renouveler son discours romanesque fortement et souvent sans raison soumis à l’influence du conteur par l’adoption de procédés qui ne sont pas forcément ceux de l’école réaliste. D’autre part, il est évident que nous n’en sommes pas encore à un art de la description minutieuse d’un Balzac, encore que l’on puisse valablement concevoir avec Malraux que « plus les descriptions sont longues, moins le lecteur voit ». Le mérite d’Idé Oumarou réside toutefois dans son ouverture à l’évolution de l’esthétique romanesque, il montre ainsi dans la création romanesque
15 16
Gros Plan, p. 7-8. Cf. ci-dessus, première partie.
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nigérienne un mouvement progressif vers une maturité du discours qui dépend essentiellement de l’intertextualité. * * *
Les efforts de dramatisation de l’action et l’exercice de la description permettent de remarquer la volonté des romanciers nigériens de rompre avec l’esthétique du conte où « tout est netteté », en rapport avec les conditions mémorielles liées au caractère oral de l’acte narratif. La création romanesque nigérienne prend visiblement en compte cette relativité des formes du récit qu’évoque Michel Butor en 1969 dans ses Essais sur le roman : Des formes nouvelles révèleront dans la réalité des choses nouvelles (...). Inversement à des réalités différentes correspondent des formes de récits différentes.17
Néanmoins, nous sommes loin d’une rupture qui serait totale et systématique, dans la mesure où, souvent, la novation va consister à adapter le traditionnel et le moderne et montrer que leur divorce n’est pas forcément fatal dans le roman africain.
17
Cité par Bernard VALETTE dans Esthétique du roman moderne, p. 151.
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Chapitre 3 UN EFFORT DE RÉORGANISATION DE L’ACTE NARRATIF
L’aspect le plus dommageable qu’engendre la reprise du style narratif du conte dans le roman nigérien concerne sans aucun doute la lourde séparation entre diegesis et mimesis tels qu’ils sont définis dans la poétique aristotélicienne. Si le récit à proprement parler se distingue du dialogue, le roman nous a habitués à une cohabitation des deux modes que beaucoup tenteront de fusionner harmonieusement. À l’opposé de cet effort pour diégétiser le dialogue, largement poursuivi par l’école réaliste de Flaubert, une grande partie des romanciers nigériens se rapprochent plus de la technique vériste des frères Goncourt, qui multiplie les incises du type « dit x, fit y, reprit z... » ; on pensera aussi aux Mandarins de Simone de Beauvoir, souvent cités par les critiques en la matière. Mais cette tendance générale des romanciers nigériens est imputable à l’art du conteur sans d’ailleurs avoir le même succès. Nous avons déjà montré que le conteur utilise le dialogue par souci de psychologisme, mais les ruptures de tons et autres hiatus participent aussi à une volonté de théâtralisation du récit oral qui amuse l’auditoire. De ce fait l’art du conteur appartiendrait au mode du « montrer » d’Yves Reuter1, auquel s’oppose un mode du « raconter » traduit par la médiation du narrateur dans la transposition du dialogue. Le style direct ne saurait donc être l’unique manière 1
Yves REUTER, Introduction à l'analyse du roman, Paris, 1991.
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de rapporter les paroles des personnages, comme semblent le croire beaucoup de nos romanciers, surtout lorsqu’il devient source d’ennui2. Heureusement, on découvre également chez un nombre, certes réduit, de romanciers une prise de conscience que la fusion entre roman et conte reste bien possible grâce à des efforts soutenus, ou simplement en restant attentif aux innovations du genre romanesque, qui n’hésite pas souvent aux XXe siècle à s’ouvrir à d’autres formes de communication.
I. HARMONISATION ENTRE DIEGESIS ET MIMESIS Pour mieux faire percevoir l’effort de romanciers comme Mamani, à qui nous ferons constamment appel dans cette partie, il convient de reprendre nos exemples sur l’insertion du dialogue au style direct : A/ Il lui tint le langage que voici : – Mon fils la douceur ne paye...3 Kafi Rana Zahi... s’adressa au chef en ces termes : – Chef, j’espère que vous avez reçu mon message...4 B/ – Ah, tu me rassures, fit Karimou, d’un ton naif... – Non. Tu ne comprends toujours pas, rétorqua la fille... – Penses-tu qu’ils s’opposeront à notre mariage ? demanda Karimou un peu surpris.5
À propos de ces exemples qui, représentent la méthode la plus utilisée pour insérer le dialogue dans le roman, nous avions auparavant évoqué une négligence des romanciers, non pas à cause du style direct en tant que tel, mais plutôt à cause de la manière brutale (formules introductives, marques typographiques...) par laquelle elle s’immisce dans le récit, jointe à sa profusion qui transparaît dans le roman comme la volonté de 2
Cf. ci-dessus, deuxième partie, le dialogue, insertion et fonctions dans la narration. 3 Caprices du destin, p. 13. 4 Ibid., p. 15. 5 La Camisole de paille, p. 22.
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récréer l’univers pseudo-théâtral du récit oral. Au demeurant, on notera que le style direct a bien permis à de romanciers comme R. Gueneau d’exprimer l’appartenance sociale des personnages alors qu’il permettait dès le XIXe siècle à Balzac d’en rendre la psychologie. 1. Sarraounia, un exemple d’utilisation des formes du discours L’usage du style indirect chez beaucoup de romanciers fonctionne comme un substitut du style direct, perçu comme incongru et gênant à cause de ses formules introductives et ses marques typographiques. Il peut à ce titre paraître un progrès rien que par la simple prise de conscience qu’opère le créateur, et surtout par sa volonté sous-jacente de reformuler son discours : Maimou vint le trouver et lui demanda pourquoi il parlait seul ; il lui fit savoir qu’il formulait des vœux de réussite et de bonheur pour un jeune homme de Dourmi, revenu au village après deux années d’absence.6
Néanmoins, si le style indirect se substitue sans aucun problème au style direct avec l’avantage d’une narration continue, comme on peut le remarquer dans cet extrait du roman de Diado Amadou, il n’en va pas de même lorsque le romancier entend restituer telles quelles les paroles des personnages afin d’en montrer un aspect significatif, comme les particularités langagières ou bien la psychologie. L’idéal serait donc de parvenir à rendre le dialogue sans causer de lourdeurs dans la lecture, tout en gardant aux paroles leurs caractéristiques authentiques. Mais pour peu que l’on soit attentif aux perpétuels progrès accomplis dans l’énonciation du discours romanesque, force est de constater que l’harmonisation entre la diegesis et la mimesis, qui semble poser de grands problèmes aux romanciers nigériens, correspond au XXe siècle à un procédé banal, dont toutes les formes apparaissent habilement chez Abdoulaye Mamani. En effet, à l’opposé de cette tendance à la « facilité » qu’affichent certains, on trouve dans Sarraounia un roman qui 6
Maimou ou le drame de l’amour, p. 38.
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témoigne des efforts soutenus de son auteur, dont la première démarche a sans doute été de repenser la création romanesque nigérienne : Le capitaine Voulet, chef de la mission (...), écoute le premier rapport de Coulibaly, son fidèle interprète. Sur l’énorme caisse à munitions (...) fume une tasse de café à côté d’une bouteille de cognac à moitié vide. – Beaucoup y en a morts mon pitaine. Z’autres couri la brousse. Villace complètement vide. – Et les tirailleurs ? Combien de morts ? – Cinq morts. Dix blessés graves (...). – Bon, ça va ! Vous avez retrouvé le chef du village ?7
Lorsque l’on compare cet extrait du roman de Mamani à nos exemples précédents (A et B), on remarque bien sûr qu’il n’y a pas fusion entre la narration et le dialogue, mais qu’il n’y a pas non plus les formules introductives classiques suivies des deux points, ni même de guillemets. En revanche la particularité du langage de l’interprète qui motive chez le romancier le choix du style direct est nettement perceptible par le lecteur sans qu’il ait une impression de lourdeur ou de discontinuité de la narration. Mais la parfaite harmonisation entre dialogue et narration, Mamani la réalisera grâce au style indirect libre, dont la hardiesse de l’utilisation traduit bien ce désir de renouvellement du discours romanesque nigérien qui transparaît à tous les niveaux de son roman : Dans un coin, le sergent Boutel compte laborieusement les munitions et peste sans arrêt contre ces sales nègres qui tirent à tort et à travers, gaspillant inutilement les cartouches, tandis que le docteur Henric opère fébrilement, penché sur les plaies boursouflées de quelques tirailleurs victimes des flèches empoisonnées. Lui aussi râle contre ces salopards et feignants de porteurs qui ont disparu avec sa caisse de pharmacie. Qu’a-t-il pour soigner ces bougnoules estropiés ? Rien ! Un couteau de cuisine et quelques litres de cognac comme antiseptique.8
Comme on peut le constater, par le style indirect libre Mamani accorde harmonieusement au langage du narrateur les paroles de Boutel et Henric, perceptibles par les verbes pester et râler 7 8
Sarraounia, p. 10. Ibid., p. 15.
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qui nous donnent également une idée de la manière dont les officiers français énoncent leurs paroles. En outre nous avons un net contraste lexical entre narration et dialogue, traduit par des expressions relâchées comme sales nègres et salopards, qui suggèrent l’état d’esprit des personnages. 2. La fascination du monologue intérieur De tous les modes de représentation qu’utilise le roman, le monologue intérieur a sans doute été un des plus révolutionnaires car, au-delà de sa modernité, il faut surtout voir la nouveauté de ce type de représentation du discours par rapport à ce qui a précédé. C’est sans doute grâce à cet aspect que le monologue intérieur va être abondamment exploré depuis sa systématisation par Edouard Dujardin dans les Lauriers sont coupés (1887). À cet effet l’usage qu’en fait le Nouveau Roman est tout à fait significatif, puisqu’il traduit cette volonté de contestation de la psychologie traditionnelle au nom de ces sensations à l’état naissant que recherche par exemple Nathalie Sarraute. Pour toutes ces raisons, auxquelles se joint le caractère conservateur du tissu romanesque nigérien, l’usage du monologue intérieur dans le roman nigérien s’inscrit également dans l’itinéraire d’un renouvellement, d’autant plus perceptible que la méthode d’insertion communément utilisée n’est pas à même de bien traduire le caractère immédiat de la pensée. Ainsi par exemple, dans le Nouveau Juge, le personnage principal, Ali Yobo, à l’annonce de la nomination au qualité de juge dont il vient de bénéficier, va s’épancher dans un discours intérieur qui mêle la joie du nouveau juge et l’amertume d’une enfance malheureuse : En y pensant, il se dit qu’il avait bien de la chance. N’était-ce pas déjà une chance pour lui d’avoir pu bénéficier de l’instruction alors même que, dans le pays, neuf enfants sur dix, en âge d’aller à l’école, ne pouvaient encore y accéder?9
9
Le Nouveau Juge, p. 19.
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À l’image de cet extrait, tout le discours intérieur de notre personnage est rendu au style indirect libre dans lequel justement la médiation du narrateur cache les effets lyriques des états d’âme contrastés et alternatifs d’Ali Yobo. On opposera à ce mode de représentation le mode direct qu’utilise Diado Amadou dans Maimou à travers le monologue de l’héroïne tout juste avant de se suicider : Maimou se mit à penser : – Ma vie importe peu. Ce qui compte, c’est la cause pour laquelle je lutte. Cette cause n’est pas seulement mienne. Elle est commune à toutes les filles. Il faut que nos mères (...). Mon cas fera réfléchir tous les parents.
Dans ce cas, l’effacement du narrateur, en permettant au personnage d’être seul en face de son destin funeste, rehausse l’émotion du lecteur, puis sa solidarité pour Maimou dont le discours intérieur montre le statut de martyre, puisque c’est au nom d’une cause commune qu’elle entend sacrifier sa vie. On ne manquera pas cependant de remarquer que le monologue intérieur est exactement inséré de la même manière que le dialogue ; de ce fait toutes les incommodités que nous avons montrées à propos du style direct sont tout à fait présentes ici. Et pareillement c’est encore chez Mamani qu’on découvrira une certaine hardiesse, non seulement sur le plan formel, mais au niveau de la signification du discours intérieur. En effet, la scène XXIV de Sarraounia débute directement avec un discours du capitaine Voulet, un peu après la bataille qu’il vient de remporter (dans l’action) contre Sarraounia, mais c’est beaucoup plus tard qu’une proposition incise (« pense le capitaine ») nous indique qu’il s’agit en fait d’un monologue intérieur : « Funeste est l’idée que j’ai eue d’attaquer cette diabolique femelle. Mon armée est complètement désorganisée (...). « Quelle déchéance ! (...) Oh mon Dieu, quel désastre ! Comment est-ce possible ?10
Au delà de toute l’harmonisation formelle que réussit Mamani et qui correspond une fois de plus à ce que avons montré concernant l’insertion du dialogue (absence de formule d’introduction, suppression des deux points, restitution de 10
Sarraounia, p. 146-148.
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l’authenticité du discours des personnages..., en parfait accord avec la narration), le grand intérêt du monologue intérieur du capitaine Voulet réside dans cette fonction de contre-vérité qu’elle a, par rapport à l’action d’abord, mais surtout par rapport au discours verbal du personnage, et qui nous rappelle un peu le procédé de la conversation (verbale) et de la sousconversation (pensée) qu’utilise Sarraute dans le Planétarium. Nous avons en effet d’un côté l’action qui montre la défaite de la reine « prenant la brousse », puis le capitaine Voulet qui proclame sa victoire alors qu’au même moment le discours intérieur du personnage nous montre la véritable idée qu’il se fait d’une victoire intérieurement vécue comme une défaite, d’où son sentiment de profond regret. En outre, c’est sans doute également par le rapport antithétique entre son discours verbal et son discours intérieur que l’on perçoit plus nettement l’élément essentiel de la personnalité profonde du capitaine Voulet. Car nous lui découvrons tout le long du roman ce grand sentiment d’orgueil et de fierté, beaucoup plus marqué dans le monologue, qui, il convient de le rappeler, a bouleversé le premier schéma actanciel de Sarraounia en faisant du capitaine à la fois le destinateur et le destinataire de la quête de Lougou, au lieu d’être un simple sujet œuvrant au nom de la puissance coloniale, comme on pourrait le penser dans les premières scènes du roman. C’est encore par le biais du monologue de l’envoyé de Sokoto que nous saisissons une nuance des rapports entre la reine et ses voisins musulmans imperceptible auparavant : Elle [la reine] au moins, elle ne nous cherche pas querelle (...). Nous sommes tenus de combattre la Sarraounia par devoir et non par haine. Car elle n’agresse jamais personne.11
Cette nouvelle idée que l’envoyé se fait de la reine, frôlant souvent la sympathie, est d’autant plus curieuse qu’avant le monologue (situé à la scène XXIII, c’est-à-dire à la fin du roman), la narration montre du sultanat de Sokoto un sentiment de haine sans ambiguïté, qui motive le soutien systématique et inconditionnel que l’Émir accorde à la mission du capitaine Voulet : « envoyons sans tarder une délégation aux ennemis de notre ennemie ». D’autre part, si l’envoyé de Sokoto prend une dis11
Sarraounia, p. 142.
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tance vis-à-vis de l’hostilité à la reine, et discute intérieurement les raisons qui la motivent (dont il ne découvrira en réalité qu’une seule, l’islam), il faut voir également dans ce monologue la volonté de Mamani de dénoncer le fanatisme religieux comme instrument de désunion, par opposition à la tolérance des Aznas, dans laquelle on perçoit aisément l’idéal nationaliste du romancier nigérien.
II. L’OUVERTURE DE LA NARRATION AUX TECHNIQUES EXTRA-LITTÉRAIRES Si le roman est par excellence libre (on ne saurait trop le dire) grâce à cette aptitude qu’il a de puiser sans limites et partout l’essence de son discours, il est aussi évident que c’est surtout au XXe siècle que les romanciers vont explorer avec prédilection les grandes possibilités que leur donne l’hétérogénéité du genre romanesque. Le XXe siècle va ainsi grandement ouvrir la littérature à la psychanalyse, une science nouvelle, mais sur le plan artistique également, on note une attraction exercée sur les romanciers par de nouveaux domaines tels que le cinéma. D’une façon générale, le discours romanesque va progressivement s’inscrire dans un vaste mouvement de changement où il visera plus à une exploration de ses propres formes qu’à celle d’une tranche de vie. Avec le Nouveau Roman, pour reprendre la formule amusante de Ricardou, le récit cesse d’être « l’écriture d’une aventure pour devenir l’aventure d’une écriture ». Bien entendu il serait trop facile de trouver aux romanciers nigériens des maîtres chez les écrivains du Nouveau Roman, cependant le XXe siècle, du point de vue du discours romanesque, n’est quand même pas totalement absent de la production romanesque nigérienne.
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1. L’influence des techniques cinématographiques « Ce que l’on peut dire du cinéma, affirme Claude Simon12, c’est que pour moi comme pour tous, le cinéma a enrichi la vision que nous avons des choses (angles et distances des "prises de vue", panoramiques, plans fixes, travellings, gros plans). Et naturellement cette nouvelle façon de voir se retrouve dans ce que j’écris. » Un demi-siècle après le romancier français, des romanciers nigériens comme Mamani peuvent reprendre la même assertion sans risque d’anachronisme. En effet, entre l’auteur de Sarraounia et le cinéma, il existe un rapport qui est bien plus qu’une simple influence, Mamani ayant d’abord été scénariste avant d’écrire son premier roman. L’utilisation de techniques cinématographiques dans Sarraounia peut donc relever aussi d’une habitude professionnelle, mais qui dans le roman s’accompagne d’un ton de nouveauté. Ainsi, du point de vue de la perspective narrative, Mamani rompt avec la vision centrée sur le personnage principal qui caractérise l’ensemble des romans nigériens. Dans Sarraounia en effet, le lecteur ne perçoit pas les événements par le biais d’un personnage, il aura le même angle de vision que le narrateur, d’où une connaissance plus grande que celle des protagonistes, en rapport logique avec le lien de simultanéité qui unit la plupart des scènes. Le lecteur est placé devant une action dont il cerne toutes les ramifications, comme le spectateur au cinéma, il a l’impression de vivre une intrigue qui se noue et progresse devant lui. Ainsi, tandis que la colonne du capitaine Voulet ne sait pas comment les Aznas préparent leur riposte et vice-versa, la perspective narrative utilisée par le romancier offre au lecteur la possibilité de connaître l’état des « forces en présence », et même au-delà, car il profite également et au même moment des spéculations que font Sokoto, l’Aïr, l’Arewa et le Gobir sur la bataille imminente. L’intérêt de cette perspective largement utilisée par le cinéma est du reste tout à fait proportionnel au suspens créé auprès du lecteur.
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Claude SIMON cité par Bernard VALETTE dans Esthétique du roman moderne, Nathan, Paris, p. 150-151.
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En outre, il convient de suivre cet angle de vision du narrateur dans Sarraounia pour apprécier, grâce à sa grande mobilité et aux effets qui en découlent, toute la parenté que le regard du narrateur établit avec une caméra de cinéma. Nous aurons d’abord un angle qui surplombe l’objet représenté afin de savoir d’emblée tous ses aspects, comme dans cette description de la ville de Kalgo par laquelle débute le roman : Le feu a brûlé toute la nuit les hangars et les maisons, dessinant au-dessus des charpentes calcinées de longues guirlandes de fumée âcre et nauséabonde. Les chaumes se sont rapidement consumés, dénudant quelques pans du murs lézardés (...). Les rues du village sont jonchées de cadavres (...). Étendu près de sa mère agonisante aux seins mutilés, un bébé squelettique, las d’avoir trop pleuré toute la nuit, s’éteint doucement.13
Le regard du narrateur nous donne ainsi un panorama du village avant de l’investir de tous les côtés, il s’arrête sur un détail polémique (l’image du cadavre et de l’enfant), puis il continue : Un à un, les mercenaires de la colonne émergent des buissons où ils ont forniqué toute la nuit.14
Et finalement le regard est détourné des ruines de Kalgo pour se porter sur « une tente triangulaire faite de nattes grossièrement tressées » où il pénètre immédiatement et où il s’attarde, car de tout le panorama, cette tente est l’essentiel puisqu’elle abrite non seulement un des deux grands protagonistes du roman, mais parce que c’est à l’intérieur que se met en route l’action : Le capitaine Voulet, chef de la mission, levé plus tôt que d’habitude, écoute le premier rapport de Coulibaly son fidèle interprète.
Hormis cette mobilité qui permet au narrateur de saisir un vaste objet de l’extérieur, de l’inspecter avant de s’attarder sur l’aspect qu’il privilégie, on retrouve également un autre type de déplacement qui s’opère, lui, dans un espace réduit comme la salle du trône de la reine, dans laquelle le regard du narrateur adopte alternativement les procédés cinématographiques du « travelling » et du « gros plan » : 13 14
Sarraounia, p. 9. Ibid.
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Dans l’immense vestibule carré aux murs littéralement couverts de signes cabalistiques, Sarraounia repose sur un trône de terre battue adoucie par une montagne de fourrure soyeuse de jeunes léopards.15
Nous notons d’entrée de jeu que le regard ne se porte que sur le décor d’une salle qu’il scrute de tous les côtés par la description, la présence de la reine n’étant évoquée que d’une manière évasive. Cependant après avoir exploré les recoins de la salle, le regard revient sur la reine dont il nous propose un portrait d’ensemble avant de se reporter sur le visage duquel le narrateur nous donne le gros plan : Pas une parure ne vient briser l’harmonie naturelle de ce corps qui n’a jamais connu les affres des grossesses répétées (...). Elle est belle dans sa totale simplicité. De longs cils recourbés jettent un voile pudique sur le puits insondable de ses grands yeux bridés. Un menton volontaire et des lèvres sensuelles lui donnent un air boudeur de caprice juvénile.16
Puis le narrateur amorce une évocation de l’état d’âme de la reine, rendue logiquement possible du fait que, comme il s’agit d’un gros plan, l’angle de vision reste fixe le temps du portrait physique tel celui d’une caméra, avant de reprendre sa mobilité pour se détacher du visage de la reine et se reporter sur son parrain, le vieux Dawa, « à l’angle droit du vestibule, drapé dans son ample boubou de cotonnade à larges bandes rayées ». Il serait vain de vouloir répertorier les scènes dans lesquelles Mamani utilise les techniques cinématographiques dans un roman où elles sont omniprésentes. Mais rien qu’à travers nos quelques exemples, il convient de voir l’habileté avec laquelle le romancier nigérien décrit son personnage en même temps que le décor, évitant ainsi, par le changement alternatif de l’angle de vision du narrateur, de nous donner l’impression d’une rupture de l’harmonie entre le personnage et son environnement. Le lecteur bénéficie donc du même privilège qu’a le spectateur, au cinéma, de profiter d’une variété de centrages de divers éléments contenus dans le tableau qu’il a devant ses yeux. Du point de vue de l’acte narratif, on découvre chez ce romancier nigérien une nette volonté de fusionnement, à la fois du narratif, 15 16
Ibid., p. 12. Ibid., p. 13.
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du descriptif et de ces différents aspects par lesquels le texte romanesque se retrouve au moins débarrassé des ruptures de ton. L’utilisation des procédés cinématographiques s’accompagne donc d’un désir manifeste d’enrayer certaines « insuffisances » du texte romanesque nigérien, elle est donc novatrice et davantage remarquable dans la mesure où il n’y a pas que dans Sarraounia que l’aide du cinéma est sollicitée par nos romanciers. Nous pensons bien entendu au Gros Plan d’Idé Oumarou, dont le titre précise très clairement la démarche du romancier. Cependant, le titre du roman suggère beaucoup plus une perspective narrative globale qu’il ne renvoie à une véritable esthétique de la caméra comme chez Mamani. En effet, par « gros plan », Idé Oumarou évoque sans doute son dessein dans la perception d’ensemble du roman qui nous propose la représentation d’une ville, Niamey, et d’une époque, l’ancien régime ; mais tout cela à travers le destin symbolique de son héros Tahirou. De ce point de vue, nous rejoignons incontestablement l’objectif traditionnel de cette représentation d’une « tranche de vie » perceptible dans nombre de romans français du XIXe siècle. Gros Plan, c’est aussi, peut-être, le désir de centrer le récit sur un parti politique dont l’incohérence correspondrait métaphoriquement à la situation de l’ensemble de la société contemporaine nigérienne, et à ce qu’elle était autour des années soixante-dix. On notera toutefois que, si Idé Oumarou ne traduit pas dans son roman une influence du cinéma, le désir y est quand même, reflété par la terminologie du titre. Seulement, cette distance entre le désir et sa réalisation, c’est bien le problème réel de l’écriture romanesque nigérienne. C’est au demeurant la même situation de désir non satisfait que l’on découvre en lisant la fin du roman Bikado du doyen Boubou Hama : De l’écran du mur blanc de Fonéko, le vieux [référent textuel de l’auteur donc Boubou Hama] dit : « Bikado était un rêve vécu, au jour le jour, des vérités du passé qui surgirent des réalités d’autrefois. Bikado était une enfance conservée, surprise et fixée par l’œil de la matière, la caméra de M. Sandoz, dans sa technique merveilleuse qui vous a restitué l’enfant que je fus. »
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Le film tourna un moment et puis, au beau milieu de l’écran du mur blanc de Fonéko, en gros caractères, apparut le dernier mot : « FIN ». Et ce fut, ajoutera le narrateur, la F I N (du roman)
Cette fin inattendue (c’est en tous cas le moins qu’on puisse dire) de Bikado nous informe tout simplement que le roman correspond en fait à un récit à travers lequel Boubou Hama raconte le film de sa vie sous le pseudonyme de Bikado au moment où le regardent les habitants de son village natal. Le roman correspond donc à la narration d’un récit filmique, une démarche pour le moins originale, censée produire chez le lecteur le même effet que chez les habitants de Fonéko. Cependant il serait délicat de trouver une quelconque influence cinématographique dans un roman qui se classe en deuxième position dans notre corpus selon l’ordre de parution. Seulement Bikado est avant tout la reprise de Kotia Nima, roman autobiographique du même auteur ; de ce fait, l’idée qu’a eue Boubou Hama de faire de son roman le récit d’un film, malgré son caractère infructueux, reste quand même une tentative. Elle manifeste aussi, comme chez Idé Oumarou, ce désir de renouvellement du texte romanesque qui s’accompagne, dans le cas de Bikado, d’une remise cause formelle de Kotia Nima. D’autre part, le grand mérite de Boubou Hama avait peut-être été la suggestion d’une piste formelle que Mamani explora dix ans plus tard avec bonheur. 2. L’influence Ousmane
journalistique
dans
l’œuvre
d’Amadou
De la même manière qu’on retrouve dans Sarraounia l’influence de la profession cinématographique d’Abdoulaye Mamani, le journalisme va également avoir beaucoup d’influence dans l’œuvre romanesque d’Amadou Ousmane, notamment dans Quinze ans ça suffit ! et le Nouveau Juge. Nous avons déjà évoqué l’adjonction de coupures de presse censées être écrites par des journalistes étrangers et qui auraient une fonction descriptive et polémique dans le roman. Cependant la plus grande marque de l’influence du journalisme chez Ousmane est en rapport avec la fonction de chroni267
queur judiciaire qu’avait occupée le romancier au sein de la presse écrite nigérienne. Il devait en effet assister aux procès dont les plus retentissants étaient rapportés dans le journal à travers une rubrique intitulée « chronique judiciaire ». Pour écrire ses romans, Amadou Ousmane va s’inspirer de la structure binaire de ses chroniques judiciaires : une reconstitution des faits jusqu’à la perpétration du crime suivie du déroulement du procès dans un deuxième temps. Ainsi lorsque l’on analyse Quinze ans ça suffit !, on a une première partie qui va jusqu’à la page 106 et qui correspond à la reconstitution du crime dont doit répondre Sidi Balima, le P.D.G., dans un procès correspondant à la deuxième partie du roman et dont le début intervient à la page 107 : Journaux et stations de radio pendant des jours mirent en exergue l’affaire du P.D.G. La date, le lieu et l’heure du procès étant connus de tous, le Palais de justice connut ce jour-là une animation inégalée.
À partir de là, le narrateur suspend quasiment la narration puisqu’il n’intervient désormais que pour donner des indications scéniques du type : « Majestueux dans son beau boubou bleu, Sidi se leva alors et s’avança d’un pas feutré vers la barre » ; « On entendait monter des rangs de l’assistance des rires étouffés », etc. Cet effacement du narrateur représente la volonté d’Amadou Ousmane de donner au procès une allure d’objectivité dans la mesure où, à travers l’inculpation de Sidi Balima, il s’agit en réalité du procès de l’ancien régime tel qu’il transparaît dans la plaidoirie d’Ali qui assure la défense de son propre père (il faut voir également dans ce personnage le double d’Amadou Ousmane chaque fois que son discours fustige l’ancien régime) : « La faute vient du système. Du système dans son ensemble. Car la corruption, les détournements abusifs des deniers de l’État… »17
Aussi, juste après lecture du verdict retenu contre le P.D.G., une ultime page vient clore le roman, dans laquelle le narrateur évoque le coup d’État du général Wata (celui du 15 avril 1974), qui est aussi le verdict que retient Amadou Ousmane contre les 17
Quinze ans ça suffit !, p. 146.
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quinze années de règne de l’ancien régime. Le romancier s’assimile donc à un juge d’instruction pour à la fois fustiger le régime et donner une impression d’objectivité à sa dénonciation. On notera enfin que le deuxième roman d’Ousmane, le Nouveau Juge, reprend la même structure binaire et se termine sur un procès, celui du Parti Unique, une autre image de ces quinze ans.
CONCLUSION DE LA TROISIÈME PARTIE Malgré la forte influence exercée par le récit oral sur le roman, les romanciers nigériens ne perdent donc pas de vue que ce genre importé est quand même écrit et moderne, sans règles certes, mais relevant néanmoins d’une esthétique faite de conventions et enrichie au fil des siècles. Ainsi, depuis sa naissance, le roman nigérien va adopter le modèle réaliste naturaliste, adapté au demeurant à ce désir qu’a le romancier de peindre une société nigérienne en pleine mutation. Cependant, loin de s’adonner à une simple copie des œuvres de Balzac ou de Zola que l’école française enseignait d’une manière canonique, nos romanciers s’accordent uniquement sur cette vertu de donner « l’illusion du vrai » qu’a le réalisme romanesque, par des procédés qui ne sont pas forcément ceux de l’école romanesque française du XIXe siècle. D’autre part, même si les efforts sont inégalement répartis en fonction des auteurs, les romanciers nigériens restent à l’écoute des progrès sans cesse réalisés en matière de création romanesque et vont essayer dans leurs textes nombre de procédés par lesquels le XXe siècle a renouvelé le discours romanesque tel qu’il a été hérité des XVIIIe et XIXe siècles. En conséquence, on remarquera dans le roman nigérien un discours à deux dimensions, occidentale et ancestrale, cohabitant dans les mêmes textes. Cela n’est d’ailleurs pas nouveau à propos du roman africain, dans lequel la plupart des théoriciens ont si prestement vu un appendice du roman occidental qu’ils se croient tenus de constater néanmoins qu’on y décèle souvent des éléments traditionnels. La diversité des niveaux du roman nigérien où s’exerce l’influence du conteur n’autorise une telle 269
démarche restrictive qu’au risque d’ignorer une large partie de l’économie romanesque. Dans notre démarche, nous n’avons pas cédé à ce risque, pour le moins que l’on puisse dire, indélicat, afin de décrire les côtés occidental et ancestral du roman nigérien à leur juste valeur. Aussi nous est apparu sous la plume des romanciers un certain malaise d’écriture consécutif aux difficultés de cohabitation entre deux tendances : vers un passé narratif qui refuse de s’estomper d’une part et, de l’autre, vers cette esthétique moderne de la narration qui attire. Nous sommes donc amené à voir dans le roman nigérien un exercice de discours romanesque traduit sous la forme d’une double tentation adoptant, certes (pour le moment), une large part des traditions narratives du conteur, mais qui cèdent peu à peu sous l’impulsion de la modernité. Ainsi lorsque l’on fait le bilan d’une création romanesque nigérienne qui n’a qu’une trentaine d’années d’existence, on est aussi amené à constater le mouvement progressif d’un discours qui s’allège du poids de la tradition en même temps qu’il se familiarise avec l’esthétique du roman moderne. De ce fait, il convient sans doute de voir, à la lumière de notre corpus, les romanciers nigériens à une première étape nécessaire sur le chemin de la maturité, mais avant encore faudrait-il qu’ils puissent trouver ce discours romanesque spécifiquement nigérien qui fait cruellement défaut.
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CONCLUSION GÉNÉRALE
Au terme de cette étude qui aurait aussi bien pu s’intituler le Roman nigérien à la recherche d’une synthèse, le premier constat procède incontestablement du changement de perception qui s’est opéré en nous, nous faisant découvrir qu’en trente ans l’histoire de la production romanesque nigérienne est aussi celle d’un désir de conciliation ou de réconciliation. Pourtant, dès sa naissance, Boubou Hama posait déjà le problème en termes de « synthèse possible entre l’Afrique et l’Occident ». Chez les romanciers nigériens, qui écrivent tous quasiment après l’indépendance, le roman est avant tout le reflet d’un monde contemporain qui adhère à l’idée d’une synthèse de manière tout à fait tacite, moins par ethnocentrisme que par la méfiance engendrée dans sa mentalité par la brutalité de l’avènement du modernisme résultant du fait colonial. Cependant, par sa satire qui s’attaque, quoique souvent d’une manière hésitante, à la tradition, le romancier nigérien montre déjà que la société nigérienne contemporaine prend ses distances vis-àvis du code ancestral et tente d’assumer son destin nécessairement à la croisée de deux cultures. Une sorte de « mariage consenti » tel que le souhaitait Boubou Hama dans l’Extraordinaire Aventure de Bikado : Je suis pour le mariage où chacun retrouve un peu de luimême, dans lequel personne ne renonce ou n’aliène sa personnalité, son identité, où les deux époux s’entendent pour se comprendre dans le but de vivre en bonne harmonie ensemble.1
1
P. 70.
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Ainsi, dans le monde contemporain, où nous avons été habitués à ne voir que l’expression d’une désillusion liée aux indépendances, nous avons découvert surtout une société de plus en plus désenchantée de ses traditions les plus archaïques. « Il faut que nos mères et nos pères qui sont d’une autre génération comprennent enfin que les temps ont changé » dira Maimou, l’héroïne de Diado Amadou pour traduire les nouvelles mutations de sa société, tandis que Kotia Nima « sépare le colonisateur de sa haute culture » afin de se donner une raison de s’en approcher. Il apparaît que les valeurs modernes, repoussées systématiquement par l’anticolonialisme qui y voit une projection du fait colonial, vont progressivement devenir partie intégrante d’une société nigérienne contemporaine qui reste encore largement tributaire du passé. La nouvelle génération de Nigériens à laquelle appartiennent la plupart des romanciers et leurs personnages vivent dans un monde hybride qui n’est ni tout à fait l’Afrique traditionnelle ni tout à fait l’Occident. Le roman contemporain peint une société culturellement ambivalente et qui en portera forcément les marques dans tous ses modes d’expression. Serait-il simplement concevable qu’il en soit autrement ? Beaucoup de romanciers africains l’avaient cru à une époque où ils n’avaient d’audience qu’auprès du public français, où ils n’avaient pas non plus d’autres critiques que les anciens auteurs français du roman colonial qui voyaient dans le roman africain naissant l’appendice de leur courant : Les critiques ont toujours mis l’accent sur ce fait, Roland Lebel comme Astier Loufti. Aux yeux de ces romanciers coloniaux (et nombre d’entre eux jouissaient en France d’une grande notoriété) les écrivains africains inséraient leurs œuvres dans le courant de la littérature coloniale... À aucun moment les Africains n’ont contesté cet état des choses. Mieux, cette continuité est attestée par le parrainage que les romanciers coloniaux (...) ont accordé aux premières manifestations littéraires des Africains (...). Toutes les premières œuvres sont ainsi préfacées soit par des africanistes, soit par des romanciers coloniaux. Tous participaient à la même œuvre de présentation de l’Afrique au public français.2
2
Mohamadou KANE, Roman africain et tradition, p. 53.
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À sa naissance donc, la production romanesque africaine se devait d’être assez compréhensible pour un public qui avait un code culturel différent de celui des romanciers. Ainsi tout emprunt, toute marque de leur attache traditionnelle dans le discours romanesque devenait systématiquement une insuffisance. La naissance relativement récente du roman nigérien et surtout sa destination à un public nigérien l’ont dispensé de ce dogme de la création dont l’écho va se prolonger encore bien après les indépendances, et qui ne va pas dans ce cas sans donner une désagréable impression d’inauthenticité. C’est de cette inadéquation entre la peinture d’un univers et un discours qui ne le reflète pas que procède entre autres cette idée de « congrès de philosophes » que découvrait Pierre Henri Simon3 dans l’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane. Le roman nigérien se fonde sur la peinture d’un monde contemporain qui fonde à son tour son existence à la fois sur son attachement à un passé culturel si proche, et sur une accession au modernisme qu’il vient à peine de connaître. Il aurait été dès lors invraisemblable que le roman nigérien, par excellence représentatif de cette dualité culturelle, fût en mesure de signifier son monde dans une écriture monolithique. Ainsi, dès lors qu’ils manifestent le besoin d’écrire, nos romanciers sont nécessairement enclins à une double tentation discursive : celle qui emprunte progressivement les voies de l’esthétique de la narration moderne, sans complètement annihiler (du moins s’ils le pouvaient ou même s’ils le devaient) les marques de cette tradition narrative du conteur qui a été pendant plusieurs siècles le centre de toutes les manifestations littéraires de la société traditionnelle. Cependant, à la lumière de notre étude, il est important de souligner que le discours romanesque nigérien, du fait sans doute de la jeunesse du roman, assimile ces deux tendances avec beaucoup de balbutiements, corroborant cette évidence que le roman, après trente années de présence chez les écrivains nigériens, est encore à un stade d’initiation, d’entraînement au discours romanesque. Jacques Chevrier4 a eu raison de faire 3
Pierre Henri SIMON, le Monde, le 26 juillet 1961, cité par Séwanou DABLA dans Nouvelles Écritures africaines, p. 50. 4 Jacques CHEVRIER, Littérature nègre, p. 130.
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remarquer que « la plupart des écrivains du monde noir achoppent encore à opérer cette greffe exemplaire de l’écriture occidentale sur la parole traditionnelle, pour des raisons qui tiennent sans doute moins au défaut de talent qu’à une différence fondamentale entre deux ordres de discours dont les structures fondamentales renvoient en fait à deux ordres de réalité ». Et pourtant, il n’aura pas fallu plus de quelques difficultés, liées au demeurant à la nouveauté de l’écrit, du roman, pour que beaucoup pensent que le « divorce est fatal » en Afrique entre traditions et modernisme. Du coup, on parle de roman en langues nationales pour ce qui concerne les conservateurs les plus radicaux, ou bien inversement, chez les réformateurs les moins réalistes, on fera plutôt allusion à un roman africain facilement rapproché des figures du Nouveau Roman français. Est-ce seulement concevable dans un roman qui vient juste de prendre goût à sa double essence et y cherche son discours ? À notre modeste avis, le roman nigérien doit être situé à une première étape sur la voie qui mènera assurément les romanciers vers la maturité. Mais une maturité qui ne sera en rupture complète et définitive avec aucune des deux tentations, mais qui doit plutôt s’envisager dans la perspective d’un autre niveau de conciliation ou de réconciliation, du moderne et du traditionnel, pour la fusion harmonieuse d’une double tentation vers un discours unifié et spécifique. C’est en cela qu’il faut voir l’avenir de la création romanesque nigérienne telle que semble l’avoir amorcée Abdoulaye Mamani dans Sarraounia ; c’est du reste dans cette fusion harmonieuse que nos romanciers trouveront assurément la meilleure expression romanesque d’une culture nigérienne contemporaine... irrémédiablement bivalente. En serait-il autrement pour tous les pays africains (francophones) ?
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POSTFACE
LE ROMAN NIGÉRIEN DEPUIS 1993
La production romanesque, relativement féconde dans les années 1980, va quasiment s’estomper dans les années 90, en raison essentiellement des problèmes d’édition. Durant cette période, nombre d’écrivains préfèrent se rabattre sur la nouvelle, qui bénéficie tout de même d’une publication régulière dans les recueils édités par le Centre Culturel Franco-Nigérien et dans les rubriques littéraires des journaux. Ainsi, pour la période concernée, les quelques romans publiés se résument essentiellement à : - Amadou Ousmane, l’Honneur perdu, Nouvelle Imprimerie du Niger, Niamey 1993, - André Salifou, Tels pères, tels fils, Imprimerie Nationale du Niger, Niamey 1993, - Adamou Idé, Talibo, un enfant du quartier, L’Harmattan, Paris 1996. Avec l’Honneur perdu, Amadou Ousmane ramène toujours dans l’actualité les problèmes sociopolitiques chers au roman contemporain, autour de la thématique judiciaire et de ses implications politiques et administratives. Tels pères, tels fils d’André Salifou s’inscrit également dans la droite ligne de la satire politique déjà représentée par l’essentiel de la production d’Idé Oumarou et d’Amadou Ousmane. Enfin, Talibo, un enfant du quartier d’Adamou Idé reprend quant à lui la thématique post-coloniale liée à la course au pouvoir des premiers partis politiques africains et focalisée sur la campagne référendaire de 1958. On retrouve ici quasiment la même démarche que dans Caprices du destin de Mahamadou Halilou, mais il convient tout de même d’observer que la 279
motivation d’Adamou Idé procède d’une volonté sous-jacente de montrer l’intime similitude entre les faits d’une époque révolue et ceux d’aujourd’hui.
I. PRÉSENTATION DES ŒUVRES L’Honneur perdu (214 p.). Auteur : Amadou OUSMANE. Édition : Nouvelle Imprimerie du Niger, 1993. Thème principal : évocation de la période de la démocratisation et de l’instauration du multipartisme au Niger, consécutives à la grande mobilisation de la société civile. Résumé : La République du « Bamoul » vit depuis plusieurs mois une grande ébullition sociopolitique. La société civile, notamment les organisations syndicales des étudiants, réclame l’instauration de la démocratie dans le pays, qui a connu plus d’une décennie de pouvoir militaire. Cette revendication n’est pas du goût des caciques du pouvoir militaire, parmi lesquels le Colonel Workou, préfet de la sixième région du pays, et surtout ami fidèle du Chef de l’État, le Général Okala, avec lequel il a préparé et perpétré le coup d’État qui a amené les militaires au pouvoir. Contrairement à la majorité de ses « camarades d’armes », le général approuve, lui, l’aspiration et pense en effet que le moment est arrivé de remettre le pouvoir aux civils. Extrait (p. 19) : Ayant ainsi retrouvé un peu de sa contenance, il se plongea dans une profonde méditation. Le coup de téléphone qu’il venait de recevoir de la capitale ne présageait en effet rien de bon. Le Ministre d’État chargé de l’Intérieur avait simplement tenu à l’informer que le Chef de l’État venait de prendre la grave décision d’engager le pays dans la voie du multipartisme. « Le message passera à la télévision ce soir même. Nous connaissons, bien entendu, votre opinion sur cette question ; et croyez-le, nous en sommes désolés. Mais la décision est prise ; car on ne peut plus continuer à ramer à contre-courant de l’Histoire… Vous recevrez demain matin, par les voies habituelles, les instructions complémentaires. »
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Comme il convenait en pareilles circonstances, et estimant qu’il s’agissait d’une simple instruction à transmettre, le Ministre n’avait fait aucun commentaire. Malgré la distance et le mauvais état général du réseau téléphonique du pays, il n’y avait ce jour-là aucune friture sur la ligne. Le Colonel Workou, après être revenu de sa surprise, se demanda d’abord qui a bien pu pousser le Président de la République à prendre une décision aussi grave de conséquences pour l’Armée, et pour le pays. Car il se souvenait qu’il y a tout juste un mois, au cours de la réunion des officiers supérieurs qui s’était tenue au siège de l’État-major, une majorité d’entre eux s’était prononcée contre la démocratisation de la vie politique tant réclamée par les scolaires et les syndicats. Pour le Colonel Workou et beaucoup de ses compagnons, en effet, le multipartisme ne peut qu’engendrer agitation et instabilité dans le pays. Et de toute façon, le peuple du Bamoul n’était pas mûr pour accéder à la démocratie !
Talibo, un enfant du quartier (159 p.). Auteur : Adamou IDÉ. Édition : L’Harmattan, 1996. Thème principal : satire de la première République du Niger et du régime militaire qui lui succède. Résumé : Talibo naît à Mekwarey, dans un pays en pleine campagne politique caractérisée par une guerre fratricide entre le « camp du mammouth » et le « camp de la girafe », chaque groupe voulant asseoir sa mainmise sur un pays qui vient juste de sortir de la colonisation. Talibo, dès sa tendre jeunesse, connaîtra injustices et frustrations liées à cette période trouble qui anéantit les espoirs de populations aspirant à un changement positif avec l’indépendance de leur pays et l’avènement d’un pouvoir autochtone. Les problèmes sociaux se conjuguent hélas avec la sécheresse et la famine et fragilisent encore la situation précaire des habitants de Mekwarey. L’armée réagit et prend le pouvoir après des combats sanglants ; cependant, très tôt, Talibo, témoin et acteur privilégié, apprend vite à ses dépens que la corruption, les passe-droits et autres brimades continuent plus gravement, tandis que les 281
libertés individuelles sont mises à rude épreuve. Un autre putsch militaire intervient, encore plus sanglant que le premier, il emporte Talibo et laisse sa famille et le pays dans le désarroi le plus total. Extrait : (p. 93-94) : Huit longs jours s’écoulèrent ainsi. Et tous les jours, la femme et son fils empruntaient, matin et soir, le chemin de l’Administration qu’ils connaissaient maintenant par cœur. Peine perdue ! Le grand commis qui les reçut la première fois devint invisible. Le jeune homme qui traitait le dossier perdit subitement la langue, et c’est le regard toujours évasif qu’il répondait aux interrogations de Tammahan qui commença à porter des soupçons sur la disparition soudaine du grand commis. Même lorsque, plus tard, Talibo se rendit compte que l’attestation n’était plus en sa possession et qu’il la réclama auprès du jeune commis qui la lui avait demandée le premier jour, il leur fut répondu que le document se trouvait… « avec le chef ». Les trois commis savaient, eux, grâce à une confidence de ce dernier, que Talibo n’était en fait que le fils d’un « rebelle » capturé les armes à la main et exécuté, et qui se dénommait… Bafo. Au cours d’une de leurs nombreuses visites infructueuses, ils se préparaient, le cœur chargé d’amertume, à rebrousser chemin quand le vieux fonctionnaire désabusé qui les accueillit le premier jour les accosta au bas des escaliers : « Venez, maman, » dit-il en chuchotant à l’adresse de Tammahan, qu’il entraîna dans un coin. « Allons causer dehors ; j’ai des choses à vous dire, » ajouta-t-il. Ce fut l’occasion pour Talibo et sa mère d’apprendre que le dossier de celui-ci se trouvait bien en possession du chef qu’il connaissait bien pour avoir travaillé longtemps avec lui ; que le « chef » n’agissait pas en fait par méchanceté, mais bien à son corps défendant puisqu’il avait reçu lui-même un ordre « tombé » d’en haut ; que celui-là même qui avait donné l’ordre pouvait se montrer compréhensif si on le « voyait » ; que lui-même qui lui parlait ici et maintenant pouvait se charger de cette haute et noble mission parce que l’enfant ne méritait pas cela et que tous les va-et-vient de la femme avaient bouleversé son cœur.
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Tels pères, tels fils (141 p.). Auteur : André SALIFOU. Édition : Karthala, 1996. Thème principal : le pouvoir et son évolution, de la période précoloniale jusqu’au coup d’Etat de 1974 à travers la saga d’une famille. Résumé : Fewdo symbolise la dernière génération d’une dynastie de « chefs » avides de pouvoir et de richesses. Fils de Alatoumi qui fut successivement prince à la cour du roi Kasko, et avec la colonisation chef de secteur, puis chef de cercle, tel son père et conformément à l’enseignement des Bali Bali, Fewdo ne recule devant aucun moyen pour défendre ses intérêts et réaliser ses moindres fantasmes. Après une préparation minutieuse de son père pour servir comme interprète au service du commandant colonial, Fewdo ira en France pour étudier et, de retour avec un diplôme de douanier, il trouvera les moyens d’accéder progressivement et très rapidement à la présidence de la République du Bakin-Dawa en qualité de confident et homme à tout faire du Chef de l’État, car le personnage est de ceux qui « rient du malheur de leurs semblables quand ils ne les provoquent pas et ne reculent devant aucun acte, de quelque nature qu’il soit, l’essentiel étant d’atteindre les objectifs qu’ils se sont fixés, c’est-à-dire emprunter périodiquement les femmes des autres, acquérir des demeures luxueuses, accumuler une fortune, y compris par des procédés malhonnêtes, et conquérir, même frauduleusement, un pouvoir dont ils usent et abusent presque toujours impunément ». Ministre, Ministre d’État, numéro deux du régime : seul le coup d’État militaire empêchera notre personnage d’atteindre la magistrature suprême du pays. Extrait : (p. 93) : Une quinzaine de jours avant l’expiration de ses congés, Fewdo décida de regagner la capitale. Mais auparavant, il se fit remettre par le vieux Babé un mot de recommandation auprès du Chef de l’État. En bon stratège, il laissa à un des nombreux petits-enfants du chef du village, élève à l’école primaire, le soin de rédiger la note sous la dictée de son grand-père. Il rentra à Salma-Kwara plus que jamais décidé à en finir avec tous ses ennemis.
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Fort de la note destinée au président de la République, Fewdo crut pouvoir rencontrer ce dernier sans difficulté. C’était sans compter avec les cerbères qui entouraient jour et nuit ce genre de personnalités. Une semaine après son retour de Makarkara, il n’avait toujours pas vu le Chef de l’État. Et pourtant, il tenait absolument à lui remettre en mains propres le courrier qu’on lui avait confié. Finalement, son entêtement et surtout sa bourse déliée eurent raison de toutes les obstructions. Ce n’est pas toujours qu’on peut se trouver en tête à tête avec le premier magistrat d’un pays. Fewdo en profita donc pour étaler ses connaissances en sciences occultes et, par la grâce du ciel, il réussit à impressionner son interlocuteur. Aussi le président de la République lui fixa un autre rendez-vous pour le lendemain, à minuit. Ce jour-là, les deux hommes restèrent seuls jusqu’à l’aube et, avant de repartir, Fewdo s’entendit dire que désormais il était attendu tous les mercredis à partir de minuit, au palais présidentiel. Que pouvait-il espérer de mieux ?
II. ANALYSE THÉMATIQUE L’Honneur perdu, conformément aux habitudes d’Amadou Ousmane, s’inscrit dans une des voies privilégiées du roman contemporain nigérien qui est la satire politique. Au demeurant Amadou Ousmane se révèle comme un scrutateur régulier de la vie politique et du dysfonctionnement des institutions au Niger, et à ce titre son dernier roman correspond à la suite logique de son Quinze ans ça suffit ! qui fait la satire de la première République nigérienne, comme pour répondre à ceux qui seraient tentés de demander : « Et aujourd’hui, après les quinze ans ? ». En effet, l’Honneur perdu est écrit en 1993, soit trois ans juste après la Conférence Nationale qui instaure la démocratie au Niger et met fin au régime militaire installé après le coup d’État militaire de 1974, événement qui marque justement la fin du premier roman d’Amadou Ousmane. Dans Talibo, un enfant du quartier, qui appartient également à la catégorie du roman contemporain, Adamou Idé revient sur la période des dernières années qui précèdent l’indépendance du pays, notamment la campagne pour le Référendum de 1958 et la gestion du pouvoir qui en est résultée. Seulement, si le roman 284
ouvre une large part à des événements de la vie de l’auteur, il n’est pas pour autant une peinture linéaire et fidèle de la réalité telle qu’elle a été vécue, et telle qu’on la retrouve par exemple dans Caprices du destin de Mahamadou Halilou, roman qui s’est intéressé au même pan de la jeune histoire post-coloniale du Niger. Quant au roman d’André Salifou, son tout premier, Tels pères, tels fils, conformément au sous titre « une saga africaine », s’articule autour de la vie d’une famille de parvenus pendant la période allant des dernières années de l’occupation coloniale jusqu’au coup d’État de 1974, en passant par l’époque de la colonisation et, très rapidement à dessein, par l’indépendance de 1960. De ce fait, le roman d’André Salifou participe non seulement de la catégorie du roman colonial, mais Tels pères, tels fils appartient aussi et surtout au roman contemporain dans sa dimension de satire politique et sociale. L’ensemble des trois romans qui résume la production romanesque pauvre des années quatre-vingt-dix couvre historiquement l’essentiel des moments phares de l’histoire du Niger (période pré-coloniale, colonisation, indépendance et première République, coup d’État de 1974 et régime militaire), mais évidemment, les préoccupations des romanciers ne seront pas les mêmes, encore moins la façon dont ils appréhendent la réalité et la représentent. 1. Tels pères, tels fils, un autre regard sur la période coloniale La peinture d’une saga familiale impose à André Salifou le choix d’un voyage dans l’histoire du Niger en accordant aux moments de référence une place égale dans son roman. Les périodes pré-coloniale, coloniale et post-coloniale sont représentées de façon équitable : « Le récit se passe à BakinDawa, à trois époques différentes de l’histoire de ce pays sahélien : la période pré-coloniale, la période coloniale et l’époque actuelle ». Toutefois, chez André Salifou, il convient de souligner que le regard porté sur la période coloniale ne correspond ni à la « révolte anti-coloniale » d’un Mamani, ni encore moins à l’expression d’une conciliation telle qu’elle fonctionne chez Boubou Hama. 285
A) La colonisation : « un bien nécessaire » Contrairement à la tendance des romanciers africains, anticolonialistes ou non, à nous présenter une Afrique pré-coloniale havre de paix et de sérénité, André Salifou s’élève contre le mythe et les topos convenus en nous offrant une autre vision des mœurs de cette époque, qui laisse, cette fois-ci, transparaître le fait colonial postérieur davantage comme une œuvre salvatrice. Ainsi, dès l’avant-propos, le romancier nous laisse-t-il deviner son dessein sans aucune ambiguïté : Encore un petit mot pour terminer. Certains lecteurs pourraient être surpris et peut-être même choqués par les scènes d’inceste présentées ici, parce que, selon eux, pareilles pratiques n’existaient pas en Afrique. À une telle préoccupation ma réponse est simple : d’abord cette œuvre dont je suis coupable est essentiellement due à mon imagination… Ensuite, contrairement à une idée assez répandue, l’inceste n’était pas inconnu en Afrique.1
Au-delà de l’exemple singulier de l’inceste, c’est à une relecture générale des mœurs de l’Afrique pré-coloniale que le lecteur est convié, car c’est avant tout une peinture à l’abri des idées reçues que nous propose André Salifou. En effet, pour lui par principe, « quelle que soit la période et quel que soit aussi le pays considéré, sur la terre le vice côtoie la vertu, le Bien le Mal, » et Bakin-Dawa n’échappe pas à cette règle. Les personnages mis en scène dans cette Afrique exempte de « présence étrangère » ne sont pas pour autant exemplaires, tels qu’on pouvait s’y attendre ailleurs dans les mêmes circonstances, au nom de la croyance sacro-sainte que tous les maux de l’Afrique viennent de la gangrène coloniale sur une société traditionnelle idéale. André Salifou nous avertit d’entrée de jeu que l’univers africain qu’il entend montrer n’est pas un exemple de sainteté avec des personnages qui auraient, semble-t-il, « pour mieux vivre, choisi de mettre leur conscience en congé et de bannir de leur vocabulaire des mots tels que dignité et honneur, amitié et générosité, tolérance et solidarité ! », autant de contre-valeurs dont la littérature anti-coloniale renverrait la paternité à la 1
Tels pères, tels fils, Avant-propos, p. 7.
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colonisation. Au contraire, la colonisation transparaît véritablement dans Tels pères, tels fils comme cette mission humaniste et « civilisatrice » de l’Occident longtemps décriée par les intellectuels africains et africanistes : Le royaume de Tankarène et tous les pays alentours furent rassemblés en un seul territoire baptisé Colonie de BakinDawa. Les Français réorganisèrent l’administration de leur nouvelle possession africaine. Les différentes régions de la colonie prirent désormais le nom de cercle. Chaque cercle fut partagé en subdivisions et chaque subdivision en secteurs. La gestion du cercle fut confiée à un administrateur blanc portant le titre de commandant et celle de la subdivision à un chef de subdivision également de nationalité française.
En fait, la nouvelle disposition administrative coloniale entendait mettre fin à l’influence tyrannique et anarchique des chefs traditionnels comme Kasko et Alatoumi « qui continuent imperturbables de piller, de violer, de mentir… » Et même lorsqu’ils s’insurgent contre la présence coloniale, nos personnages sont mus par la rancœur d’avoir perdu leurs intérêts d’antan par la faute du nouveau système. Kasko, le grand monarque sanguinaire, qui n’est plus guère que simple chef de secteur dans la nouvelle organisation, ne peut pardonner aux coupables de ce « monde qui s’effondre » : « Depuis qu’ils ont confisqué la terre de nos ancêtres, ces maudits blancs ont aboli l’esclavage. » Au-delà de la famille dont le roman d’André Salifou présente la saga, il semble que la période pré-coloniale soit un univers où l’immoralité et l’égoïsme avaient pris le dessus sur les valeurs communément associées à l’Afrique traditionnelle. C’est ce qui ressort des coutumes des Bali Bali, un des groupes ethniques dominants de Bakin-Dawa, que le romancier présente non sans ironie à travers un enseignement en douze leçons inculqués à l’enfant dès le stade de nourrisson afin de comprendre une fois devenu adulte que, depuis la nuit des temps, fuyant le mensonge, la vérité a définitivement abandonné notre planète pour aller chercher refuge sur une autre. Cette vérité première doit être inculquée aux nourrissons… Plus tard, il saurait que le meilleur guide de l’homme n’est ni sa conscience, ni sa religion, mais ses intérêts… Quand l’adolescent aurait atteint son
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douzième hivernage, le commandement suivant lui enseignerait que la fin justifie les moyens et, à partir de quinze ans, jusqu’à sa dix-huitième saison des pluies, le jeune homme verrait son éducation axée sur la découverte de la femme. On lui apprendrait notamment que celle-ci est perfide par nature.2
En montrant que la période pré-coloniale ne symbolisait pas forcément l’univers paradisiaque tant chanté par les poètes de la Negro-renaissance et de la négritude, André Salifou remet en cause de fait le cliché manichéen qui fait de la colonisation l’instrument de la perte des valeurs positives de l’Afrique des « ancêtres ». B) L’inculpation des intermédiaires autochtones Cette idée bienveillante, que l’on retrouve dans l’œuvre de Boubou Hama et qui soutient que le colonisateur blanc n’est pas toujours le commanditaire des exactions des tirailleurs et autres intermédiaires autochtones, est suggérée de façon permanente dans le roman d’André Salifou. D’ailleurs à aucun moment le colonisateur français n’est associé à des actes répréhensibles, au contraire il apparaît comme l’artisan d’un système plus juste et plus humain qui se substitue au système traditionnel, caractérisé par l’exploitation et l’humiliation de sujets ne bénéficiant par ailleurs d’aucune forme de liberté. D’autre part, même lorsqu’il arrive que sa vigilance soit trompée par des responsables autochtones peu scrupuleux, l’administration coloniale réagit de façon énergique et exemplaire en tant que garante des intérêts des populations. Ainsi, même le chef de secteur Alatoumi, considéré comme le grand ami et allié des Français, sur le point de recevoir une promotion encore plus grande, n’est pas épargné par le nouvel ordre de justice à travers un rapport accablant sur la base duquel il est destitué et emprisonné : Le 30 juin, les investigations étaient achevées et leurs résultats consignés dans un volumineux rapport que Ratatouille s’empressa de transmettre à son supérieur hiérarchique, Jean de la Bimbeloterie. Désormais les Blancs savaient tout sur leur hypocrite allié. Ils n’ignoraient plus en particulier qu’il était immensément riche en spoliant ses sujets, qu’il avait rétabli, à 2
Tels pères, tels fils, p. 11.
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l’insu de l’administration coloniale, le droit de cuissage sur toute l’étendue du territoire placé sous son autorité, qu’il organisait tous les jeudis soir, depuis plusieurs années déjà, une partouze à laquelle participaient, presque toujours malgré elles, des jeunes adolescentes et des femmes mariées.3
L’implication des autochtones dans les méfaits de la colonisation est également perceptible à travers les tribulations des interprètes comme Fewdo, intermédiaires indispensables à l’administration coloniales, utilisant leur position privilégiée en faveur de leurs propres intérêts. Fewdo n’a jamais fidèlement traduit au commandant blanc la plainte des « maris cocus » contre son père Alatoumi, le chef de cercle : Confit dans le célibat, il menait une vie aisée et dissolue… Il était traité avec beaucoup d’égards par l’administrateur. Quand aux nègres, il en était, y compris parmi les commis, qui le saluaient avec déférence. Bref, Fewdo était aussi, aujourd’hui, un grand patron… Par ailleurs, comme pour montrer qu’il était bien le fils de son père, notre interprète restait célibataire à vingt-cinq ans, ce qui était proprement scandaleux. Son statut lui permettait, sans souci, de folâtrer aux heures et sur le lieux de son choix, avec les filles et les femmes de ses clients, c’est-à-dire de tous ceux qui passaient par son intermédiaire pour obtenir telle ou telle faveur de l’administrateur.4
Dans tous les cas, l’administration est exempte de toute critique chez André Salifou, et les administrateurs se présentent comme des redresseurs de torts qui n’hésitent pas, au nom de la justice et de la morale, à réprimander leurs plus proches collaborateurs : L’interprète ignorait que, contrairement à son prédécesseur qui avait à peine cinq ans de colonie à son arrivée à BakinDawa (...) le nouveau commandant, lui, était un professionnel et entamait sa vingtième année de carrière en Afrique. C’est dire que, la vie dans les colonies, il savait parfaitement ce que c’était, de même que les combines et les combinaisons qui la caractérisent essentiellement.
3 4
Tels pères, tels fils, p. 76. Ibid., p. 62-63.
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En dépit des mises en garde qui lui étaient faites, Fewdo récidiva plusieurs fois à telle enseigne que la Bimbeloterie finit par lui infliger quinze jours de mise à pied. Cette sanction était susceptible de se muer en un licenciement pur et simple, trois mois plus tard, si l’interprète ne corrigeait pas sensiblement sa conduite.5
Il est évident que l’on est loin des schémas classiques des textes anticolonialistes, dans lesquels le colonisateur blanc est présenté comme l’artisan exclusif des brimades sur les populations. Ici, il a le bon rôle et exerce un contrôle absolu sur les intermédiaires autochtones indexés par André Salifou comme les vrais responsables des exactions dont sont victimes leurs compatriotes. Ce changement de rôle actanciel fonde d’ailleurs la perspective globale du roman d’André Salifou, qui voudrait avant tout montrer qu’indépendamment de la période considérée, les fils devenus collaborateurs de l’administration coloniale continuent en fait, d’une certaine manière, les basses besognes de leurs pères, anciens chefs coutumiers durant la période pré-coloniale. Chez André Salifou, s’il n’y a pas à proprement parler de diatribe contre le colonisateur français, il n’y a pas non plus « d’écriture du pardon », parce qu’il n’y aurait pas eu de « fautes » en tant que telles, la colonisation étant globalement perçue comme un acte positif du fait de sa disposition à s’attaquer à une situation pré-coloniale anarchique et caractérisée par des injustices plus révoltantes les unes que les autres. Peut-être est-ce aussi la marque du doigté de l’historien sur une page du passé autour duquel l’idéologie anticolonialiste des romanciers a brodé souvent à outrance. 2. Talibo, un enfant du quartier, et l’Honneur perdu : l’évocation mitigée des régimes militaires À l’opposé d’André Salifou, dont le roman se referme juste sur le coup d’État de 1974, Adamou Idé et Amadou Ousmane, avec respectivement Talibo, un enfant du quartier et l’Honneur perdu, s’intéressent, eux, à ce qui s’est passé au-delà du putsch, ils vont décrire le règne des militaires ou « l’ordre kaki ». 5
Tels pères, tels fils, p. 69.
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Toutefois, il convient de souligner que, si Adamou Idé rejette radicalement le régime militaire, incapable selon lui de faire mieux que l’ancien pouvoir civil, qui a élevé la corruption et l’affairisme au rang d’instruments légaux de gouvernance, Amadou Ousmane, lui, ne stigmatise pas toute l’armée. Au contraire, son roman est une sorte d’allégorie du « bon soldat », qu’il dédie avant tout « au Général Ali Saïbou pour le rôle éminemment positif qu’il a joué dans l’avènement de la démocratie au Niger ». En effet, c’est sous le règne de ce chef d’État qu’intervinrent la démocratie et le multipartisme, après plus d’une décennie de dictature militaire. Si donc chez Adamou Idé la satire contre l’armée se fait sans ambiguïté, chez Amadou Ousmane en revanche, l’évocation de l’armée mêle à volonté critiques et éloges. A) Les « laideurs » de « l’ordre kaki » Habituellement, les romanciers qui se sont inspirés du coup d’État de 1974 ont présenté l’action des militaires comme un acte de délivrance vis-à-vis de la première République, fustigée, d’ailleurs en écho aux communiqués officiels de l’époque, comme une période de corruption, d’affairisme de l’État et d’injustices diverses. Caprices du destin, Quinze ans ça suffit ! et même Tels pères, tels fils, dont on sait pourtant tout le tempérament antimilitariste de l’auteur, se referment sur le coup d’État miroitant comme une renaissance, l’avènement optimiste d’un nouvel ordre. À l’inverse, dans Talibo, un enfant du quartier, Adamou Idé associe de façon permanente l’armée à une image négative, alors qu’elle venait pourtant de délivrer Mekwarey d’une décennie de mauvaise gouvernance civile, largement mise en évidence à travers les mésaventures de Talibo, le personnage principal : Au réveil, un jour nouveau accueillit les habitants. Des engins de guerre se dressaient, puissants, laids et arrogants dans les rues de la ville. Des hommes en tenues de combat leur souriaient l’air grave et les yeux encore rouges. Leurs armes en bandoulière, ils criaient aux habitants que la bête était morte, et bien morte et déjà enterrée.
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Visiblement ils attendaient des cris de joie, des remerciements, un signe de reconnaissance pour leur courage d’avoir affronté et défait le tyran. Les habitants méfiants accueillirent d’abord la nouvelle avec circonspection.6
En fait, il semble qu’Adamou Idé défende dans son roman une position de principe qui transparaît dans une caricature du phénomène des coups d’État, qu’il ridiculise en montrant que l’acte en lui-même n’est ni une action raisonnée, ni encore moins la traduction d’une volonté désintéressée et humaniste. Au fond, pour lui, la prise du pouvoir par les militaires traduit juste une avidité de pouvoir qui se satisfait, hélas, au prix de brutalités gratuites, de sang et de morts. C’est sans doute pourquoi il fait organiser un second coup d’État par un sergent contre les auteurs du premier, avant de le faire exécuter, à son tour, par un soldat agissant au nom d’un énième commanditaire : Le sergent Hancouri, touché dans le dos, n’eut pas la chance de voir son meurtrier. Il s’étala de tout son long et alla rejoindre le Grand Boss dans le royaume des chefs déchus. Aucun autre soldat ne bougea. Pas de raté. Pas de temps perdu. Pas d’état d’âme surtout. Tout était minutieusement prévu : sur la vaste scène où se jouait maintenant le destin du pays, une main d’homme encore invisible s’amusait avec la vie des siens comme avec le fil de vulgaires marionnettes. Combien allaient encore tomber ? Combien allaient survivre ? De nouveau, l’ombre de l’incertitude plana sur la ville de Mekwarey, plongeant les habitants dans une torpeur indéfinie.7
Si Adamou Idé n’agrée point le principe d’un coup d’État, il ne va pas non plus s’accorder avec la gouvernance de l’armée. Ainsi, son roman nous présente « l’ordre kaki » comme un régime encore plus laid, plus corrompu et plus injuste que le pouvoir civil auquel il se substitue. À son retour de formation, après plusieurs années passées en France, Talibo est surpris de constater que son Ministre-Capitaine n’est autre que son ancien condisciple d’école Bonteko, le mauvais élève qui, faute d’avoir réussi l’examen d’entrée en sixième, fut tout de même autorisé à s’inscrire au nom de l’activisme de son père au profit du « clan du mammouth » : 6 7
Talibo, un enfant du quartier, p. 115. Ibid., p. 159.
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« Vois-tu, Talibo, tu as fait des études, et tu es devenu Docteur, moi je n’ai pas fait les mêmes études que toi. Je n’ai même pas fini mon collège (...). Et pourtant, je suis devenu Ministre (...). Tu as consacré beaucoup d’années pour grimper à ton niveau. D’autres connaissent des raccourcis ; ils arrivent plus vite (...). Et ceux qui viennent après sont bien obligés de les trouver là. Tu comprends ce que je veux dire ? »8
Par ailleurs, Talibo, témoin et victime de l’injustice et de la corruption du régime civil, retrouve ces vices plus aigus encore que dans le passé. Pis, les contre-valeurs se légalisent et se généralisent sous la mauvaise influence des administrateurs militaires qui n’hésitent pas à anéantir, grâce à la torture, le moindre témoignage de vertu et d’honnêteté devenues à Mekwarey des qualités trop encombrantes : Le Capitaine-Ministre Bonteko invita alors Talibo à s’asseoir à la table et lui tendit un stylo à bille : « Écris, lui assigna t-il : « Je soussigné, Talibo... comment... Bafo, déclare que toute cette affaire n’est qu’une pure invention de ma part. Les documents ont été fabriqués intentionnellement par moi à cette fin... « Et tu signes, commanda-t-il encore. » Le jeune homme s’exécuta sans mot dire et sans trembler dans l’écriture. Dès qu’il eut signé, Bonteko arracha de ses mains le document précieux.9
C’est ainsi que Talibo, notre héros, devient, malgré lui et contre les valeurs qu’il a toujours défendues, le complice d’un système de détournement des deniers publics qu’il venait de découvrir et qu’il s’apprêtait à dénoncer. La satire de l’armée est impitoyable chez Adamou Idé, et la fin pessimiste du roman est la meilleure traduction de l’appréhension du romancier devant la perpétuation des coups d’État et des régimes militaires : La pluie de la veille avait rafraîchi la terre et le temps. Des badauds s’étaient attroupés déjà devant les camions vert-degris et toujours laids des nouveaux vainqueurs de l’ordre kaki qui avaient investi la ville.10 8
Talibo, un enfant du quartier, p. 138. Ibid., p. 153. 10 Ibid., p. 159. 9
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B) L’armée entre la satire et l’hommage L’Honneur perdu est à ce jour le seul roman qui se soit intéressé à la période charnière des années quatre-vingt-dix, qui correspond au Niger, à la transition entre un pouvoir militaire décadent et une démocratie balbutiante. C’est cette période importante de l’histoire du Niger que décrit Amadou Ousmane avec force réalisme dans son roman. Le regard quelque peu mitigé du romancier sur l’armée s’exprime à travers deux personnages principaux : le colonel Workou, qui symbolise le militaire-type, auteur de coup d’État tel qu’il apparaît habituellement dans les romans, et le Général Okala, le militaire au bon cœur, sensible aux revendications sociales et croyant à la démocratie comme vecteur de progrès et de développement. Le Général Okala, qui correspond en fait au référent textuel du Général Ali Saïbou, a décidé qu’il était temps de revenir à la démocratie et au multipartisme dans son pays, le Bamoul (le Niger !), contre l’opinion de la majorité de l’armée, qui n’entend surtout pas renoncer à un pouvoir synonyme d’aisance, de confort et d’impunité : Le Colonel Workou, après être revenu de sa surprise, se demanda d’abord qui a bien pu pousser le Président de la République à prendre une décision aussi grave de conséquences pour l’Armée, et pour le pays. Car il se souvenait qu’il y a juste un mois, au cours de la réunion des officiers supérieurs qui s’était tenue au siège de l’État-major, une majorité d’entre eux s’était prononcée contre la démocratisation de la vie politique tant réclamée par les scolaires et les syndicats. Pour le Colonel Workou et beaucoup de ses compagnons, en effet, le multipartisme ne peut qu’engendrer agitation et instabilité dans le pays. Et de toute façon, le peuple du Bamoul n’était pas mûr pour accéder à la démocratie !11
L’essentiel des critiques dirigées contre l’armée se fait à travers le personnage du Colonel Workou, que le narrateur appelle aussi « officier tout terrain » pour avoir occupé, tout le long du régime militaire, des postes dits « juteux », c’est-à-dire des niveaux de responsabilité administratifs et politiques. 11
L’Honneur perdu, p. 19.
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Cependant, à l’analyse, il faut considérer le roman d’Amadou Ousmane plus élogieux que satirique pour l’armée, car finalement, même le Colonel finit par adhérer au principe de la démocratisation au nom des intérêts du Bamoul. Il refuse en effet de diriger un coup d’État en préparation contre Okala pour de nobles raisons qu’il développe ainsi : « Si j’ai refusé de jouer le jeu des conjurés, dit-il, c’est d’abord bien entendu par loyauté envers notre chef à tous, le Général Okala, mais c’est surtout, croyez-moi, parce que je crois maintenant profondément aux vertus de la démocratie. Je crois en la justice. Je crois en l’avenir de mon pays... « Depuis 30 ans, notre continent, l’Afrique, a connu une succession de tentatives de coups d’État. Quelques-uns ont réussi, mais beaucoup trop de sang a été versé. Je crois sincèrement que nos peuples ont assez souffert comme ça de l’autoritarisme et de l’amateurisme des politiciens en uniforme que nous sommes. Il faut savoir quitter les choses avant qu’elles ne vous quittent, comme l’a dit, je crois, le Général De Gaulle. »12
L’allusion à l’illustrissime général français conforte l’option de l’hommage et de l’éloge, même s’il est plus juste de voir souvent à travers l’Honneur perdu une sorte d’hésitation entre le besoin de dénoncer la gouvernance de l’armée et le devoir de la glorifier pour la bonhomie avec laquelle elle a accepté de mettre fin à son pouvoir. On a l’impression à la lecture que la nouvelle position de l’armée efface du coup tous les ratés d’un règne de plus d’une décennie. C’est aussi pourquoi l’Honneur perdu et Talibo, un enfant du quartier donnent l’impression d’évoquer des réalités différentes alors que les deux romans s’inspirent du même régime militaire.
12
L’Honneur perdu, p. 206.
295
III. ÉCRITURE ROMANESQUE : PERSISTANCE DE LA MÊME TENTATION Comme on a pu le remarquer dans l’analyse thématique, les romans des années quatre-vingt-dix vont également perpétuer les constantes esthétiques dégagées dans l’analyse de la production antérieure. On y retrouve toujours le choix d’un genre occidental dont l’économie s’imbrique dans les traditions narratives du conte ancestral pour donner des textes spécifiques à cheval sur les esthétiques du roman moderne et de la littérature traditionnelle. D’entrée de jeu, on retient que les trois romans analysés confirment la longueur de 150 pages en moyenne qui caractérise les romans des années quatre-vingts : l’Honneur perdu compte 206 pages alors que Talibo, un enfant du quartier en compte 156 et Tels pères, tels fils 141. Il faut rappeler que cette tradition de romans courts s’explique par l’influence du conte dont le mode oral exige concision, clarté et netteté. Souvent cette influence dépouille, hélas !, le roman de son « potentiel romanesque ». Dans Tels pères, tels fils, qui promet la présentation d’une saga familiale sur trois périodes totalisant presque un siècle, l’écriture pour le moins elliptique utilisée par André Salifou amène à accélérer l’action comme si l’objectif essentiel de la narration était d’aller le plus rapidement possible au dénouement de l’intrigue. Les 36 premières pages consacrées à la période pré-coloniale sont les plus illustratives de cette tendance à la compression de la narration. Cette partie du roman a d’ailleurs toutes les allures d’un conte, avec une temporalité indéfinie, des personnages souvent anonymes, une narration extrêmement rapide… À titre indicatif, on peut noter que l’on voit Alatoumi, le personnage principal dans cette partie du roman, naître, grandir et devenir adulte, le tout en à peine deux pages. Pourtant le romanesque aurait gagné à un développement judicieux autour de cette longue période, qui aurait mieux contribué à mettre en exergue le contour psychologique du personnage et sa mise en cohérence avec la suite de l’action. 296
On retrouve la même tendance au raccourcissement de l’histoire dans les deux autres romans. Par ailleurs, tous les romanciers choisissent le confort du récit linéaire que seul semble venir troubler le recours à un début de roman in médias res dans l’Honneur perdu d’Amadou Ousmane. En effet, le roman débute par un court prologue, avant de nous montrer ce qu’il y a eu « six mois plus tôt » à travers une longue analepse de 160 pages qui compose l’essentiel du contenu du roman. À la lecture de Talibo, un enfant du quartier et de Tels pères, tels fils, on perçoit très nettement cette volonté des romanciers de baliser le contexte socioculturel de leur récits. L’essentiel du procédé passe par l’usage d’une onomastique traditionnelle et populaire en langue autochtone, tant dans le nom des personnages que dans le signifiant des choses. Talibo (« l’apprenant »), Alatoumi (« l’orphelin ») pour les personnages par exemple, et Bakin-Dawa et Mekwarey pour les villes sont souvent choisis, pas forcément au nom de leur capacité de suggestion, mais juste en accord avec la volonté des romanciers de refléter les réalités historiques et culturelles du lieu où se déroulent les événements rapportés. En outre, romanciers et lectorat nigériens partagent la même croyance, ou du moins la commune acceptation d’un « réel » qui s’étend jusqu’aux limites du rationnel et du naturel. Le recours aux « forces occultes » ne représente pas qu’une simple tendance décorativiste par le truchement du merveilleux et du fantastique, il s’inscrit dans une volonté de rester fidèle à un monde mi-humain mi-divin, dont la représentation autorise certaines facilités romanesques : non-dits, coups de théâtre, tournures inattendues, ellipses diverses... Dans Tels pères, tels fils, outre par exemple la disparition d’Indiel dans un tourbillon magique, le recours à la sorcellerie pour déterminer l’avenir du roi Kasko, on note que le héros lui-même, Fewdo, doit tout à la sorcellerie qui lui a permi d’accéder à l’intimité du Chef de l’Etat ; dans Talibo, un enfant du quartier, le héros doit la bourse pour poursuivre ses études plus aux sorciers qu’à ses résultats scolaires. Du point de vue de l’écriture, les romans des années quatrevingt-dix montrent exactement les mêmes tendances que ceux des années quatre-vingts, cette double tentation narrative, à la 297
fois tributaire des traditions littéraires ancestrales et de la littérature occidentale. On soulignera également que le roman spécifique qui en découle correspond toujours à l’expression d’un univers à la croisée, lui aussi, de deux civilisations desquelles il tient sa vision du monde et ses valeurs.
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304
TABLE DES MATIÈRES
Préface .......................................................................................
7
INTRODUCTION GÉNÉRALE ............................................. I. LE THÈME DE L’ÉPOQUE COLONIALE........................... II. LE THÈME DE LA SATIRE DE L’ANCIEN RÉGIME ...... III. LE THÈME DE L’EXODE RURAL ET DE L’ÉMIGRATION .................................................................. IV. LE THÈME DU MARIAGE FORCÉ ..................................
9 19 22 29 31
Première Partie : PRÉSENTATION THÉMATIQUE DE LA PRODUCTION ROMANESQUE NIGÉRIENNE .... 35 INTRODUCTION ................................................................... 37 Chapitre 1 : LE ROMAN COLONIAL ................................. I. LA DÉNONCIATION ANTI-COLONIALE ......................... 1. L’évocation de la figure du colonisateur ............................... 2. Le « chéchia rouge » et l’impôt : une image coloniale indélébile .............................................................................. II. SARRAOUNIA : RÉVOLTE ANTI-COLONIALE ET EXALTATION DE LA VENGEANCE ............................... 1. Sources d’inspiration ............................................................. 2. « Décoloniser » l’Histoire ...................................................... 3. Le roman de la vengeance ..................................................... III. BOUBOU HAMA, COLONISATION ET CONCILIATION ................................................................. 1. Survivance de la négritude ..................................................... 2. La « mesure africaine » et la « mesure européenne » ............ 3. Le roman du pardon ............................................................... 305
39 40 41 44 49 49 51 53 58 59 60 63
Chapitre 2 : LE ROMAN CONTEMPORAIN OU LA DÉSILLUSION POST-COLONIALE .............................. 71 I. LE PROCÈS DE LA PREMIÈRE RÉPUBLIQUE ................ 73 1. La peinture du contexte référendaire de 1958 ....................... 74 2. Dénonciation de l’ancien régime et de ses institutions .......... 77 II. LA SATIRE DES MŒURS .................................................. 88 1. La cupidité liée au mariage forcé ........................................... 90 2. Le thème du parasitisme social .............................................. 92 3. Le gaspillage .......................................................................... 99 III. LA TRADITION INCULPÉE ............................................ 102 1. La remise en cause de l’autorité parentale traditionnelle ...... 104 2. Roman contre Mythe : la dénonciation de l’esprit superstitieux ......................................................................... 106 Chapitre 3 : LE ROMAN DU MALHEUR, VERS UNE THÉMATIQUE SPÉCIFIQUEMENT NIGÉRIENNE . I. SÉCHERESSE ET FAMINE ................................................ 1. Sources d’inspiration ............................................................ 2. De la complainte poétique à la satire romanesque ................ II. EXODE ET ÉMIGRATION ................................................ 1. La tragédie du monde paysan ............................................... 2. Le piège de la ville ................................................................ CONCLUSION DE LA PRÈMIERE PARTIE ....................
111 112 112 114 116 116 118 120
Deuxième Partie : LE ROMAN NIGÉRIEN, UNE AUTRE MANIÈRE DE DIRE LE CONTE ORAL ...................... 123 INTRODUCTION .................................................................. 125 Chapitre 1 : ESTHÉTIQUE DE LA NARRATION ORALE DANS LE ROMAN NIGÉRIEN ...................................... 127 I. COMPOSITION ET PROGRESSION DRAMATIQUES ... 127 1. La volonté de simplification dramatique .............................. 129 2. L’héritage structural du conte : survivance dans le roman du manichéisme du texte oral ................................................... 135 II. DESCRIPTION ET DIALOGUE ........................................ 145 1. Le refus de la fonction dilatoire du descriptif ....................... 145 2. Le dialogue, insertion et fonctions : sur les traces du conteur ................................................................................. 151 III. INTRUSION DU TRADITIONNEL AU CŒUR DU ROMAN .............................................................................. 156 1. La littérature orale comme sujet romanesque ....................... 157 306
2. Enchâssement des genres de la littérature orale dans le roman nigérien ................................................................................ 160 Chapitre 2 : UNE ÉCRITURE « COULEUR LOCALE » . I. LA NOMENCLATURE AUTOCHTONE DANS LE ROMAN NIGÉRIEN .......................................................... 1. Noms de personnages ........................................................... 2. Caprices du destin, caprice du typique ................................. II. LANGUES ET NIVEAUX DE LANGUE AU SERVICE DE LA VRAISEMBLANCE ............................................... 1. Les voix du discours ............................................................. 2. Le français approximatif ....................................................... III. SARRAOUNIA, UN ROMAN POLYPHONIQUE ............. 1. L’usage de la langue française .............................................. 2. Le parler des tirailleurs ......................................................... 3. Le langage des personnages autochtones .............................. CONCLUSION DE LA DEUXIÈME PARTIE ...................
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Troisième Partie : L’AUTRE TENTATION OU LE MODÈLE OCCIDENTAL ............................................... 199 INTRODUCTION .................................................................. 201 Chapitre 1 : L’APPORT DE L’ÉCOLE FRANÇAISE À LA GENÈSE D’UN ROMAN NIGÉRIEN ...................... I. L’ATTACHEMENT AU RÉEL : L’ESTHÉTIQUE RÉALISTE CHEZ LES ROMANCIERS NIGÉRIENS .............. 1. L’œuvre romanesque comme produit de l’observation du réel ....................................................................................... 2. Personne réelle et personnage romanesque .......................... 3. La représentation du temps ................................................... 4. La représentation de l’espace ................................................ II. REFUS DE L’OBJECTIVITÉ ET DÉPASSEMENT DU RÉEL ................................................................................... 1. La perception restrictive du réel ........................................... 2. Un engagement au profit des plus défavorisés ..................... III. LE RECOURS AU MERVEILLEUX ................................ 1. La double dimension du réel dans la société nigérienne ....... 2. Le Merveilleux au service de la simplification dramatique ..
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Chapitre 2 : TENTATIVES D’ÉTIREMENT DU TISSU NARRATIF ........................................................................ I. QUELQUES EFFORTS DE DRAMATISATION ............... 1. Refus de l’unicité traditionnelle de l’action .......................... 2. La volonté de « délinéarisation » du récit ............................. II. LES NOUVELLES ORIENTATIONS DU DESCRIPTIF .. 1. La reprise de quelques procédés réalistes ............................. 2. Les éléments naturels, du décoratif à l’expressif .................. Chapitre 3 : UN EFFORT DE RÉORGANISATION DE L’ACTE NARRATIF ........................................................ I. HARMONISATION ENTRE DIEGESIS ET MIMESIS ....... 1. Sarraounia, un exemple d’utilisation des formes du discours ................................................................................ 2. La fascination du monologue intérieur ................................. II. L’OUVERTURE DE LA NARRATION AUX TECHNIQUES EXTRA-LITTÉRAIRES ........................... 1. L’influence des techniques cinématographiques .................. 2. L’influence journalistique dans l’œuvre d’Amadou Ousmane .............................................................................. CONCLUSION DE LA TROISIÈME PARTIE ..................
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CONCLUSION GÉNÉRALE ................................................ 271 Postface : LE ROMAN NIGÉRIEN DEPUIS 1993 ............. I. PRÉSENTATION DES ŒUVRES ....................................... II. ANALYSE THÉMATIQUE ................................................ 1. Tels pères, tels fils, un autre regard sur la période coloniale 2. Talibo, un enfant du quartier, et l’Honneur perdu : l’évocation mitigée des régimes militaires .................................. III. ÉCRITURE ROMANESQUE : PERSISTANCE DE LA MÊME TENTATION .........................................................
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Bibliographie ........................................................................... 299 Table des matières .................................................................. 305
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