La propriété et ses limites / Das Eigentum und seine Grenzen: Congrès de l’Association Suisse de Philosophie du Droit et de Philosophie Sociale, 26 septembre 2015, Université de Genève / Kongress der Schweizerischen Vereinigung für Rechts- und Sozialphilosophie, 26. September 2015, Universität Genf 3515116885, 9783515116886

Die Grenzen des Eigentums sind so alt wie das Recht selbst. Von Platon über John Locke sind die Überlegungen zu diesem T

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French, German Pages 274 [282] Year 2017

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Table of contents :
Sommaire / Inhalt
Préface des éditeurs / Vorwort der Herausgeber
Index des auteurs / Verzeichnis der Autorinnen und Autoren
Peter Garnsey:
Property and its limits: historical analysis
Julia Hänni:
Platons Konzeption vom Eigentum und ihre Wirkungen in Spätantike
und Patristik
Nicolas Bernard:
Les limites de la propriété par les droits de l’homme
François Ost /DelphineMisonne /Marie-Sophie de Clippele:
Propriété et biens communs
Henri Torrione:
La jurisprudence du Tribunal fédéral sur les limites de la propriété privée face
à l’impôt, et la conception de l’Etat et du droit qu’elle implique
Makane Moïse Mbengue /Elise Ruggeri Abonnat: Les limites à la propriété en droit international des investissements
Shelly Hiller Marguerat: Property limits as per the main source of absolute ownership
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 3515116885, 9783515116886

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La propriété et ses limites / Das Eigentum und seine Grenzen Congrès de l’Association Suisse de Philosophie du Droit et de Philosophie Sociale, 26 septembre 2015, Université de Genève / Kongress der Schweizerischen Vereinigung für Rechts- und Sozialphilosophie, 26. September 2015, Universität Genf Édité par Bénédict Winiger, Matthias Mahlmann, Sophie Clément et Anne Kühler

ARSP Beiheft 154 Franz Steiner Verlag

Archiv für Rechts- und Sozialphilosophie

La propriété et ses limites / Das Eigentum und seine Grenzen Édité par Bénédict Winiger, Matthias Mahlmann, Sophie Clément et Anne Kühler

archiv für rechts- und sozialphilosophie archives for philosophy of law and social philosophy archives de philosophie du droit et de philosophie sociale archivo de filosofía jurídica y social Herausgegeben von der Internationalen Vereinigung für Rechts- und Sozialphilosophie (IVR) Redaktion: Dr. Annette Brockmöller, LL. M. Beiheft 154

La propriété et ses limites / Das Eigentum und seine Grenzen Congrès de l’Association Suisse de Philosophie du Droit et de Philosophie Sociale, 26 septembre 2015, Université de Genève / Kongress der Schweizerischen Vereinigung für Rechts- und Sozialphilosophie, 26. September 2015, Universität Genf Édité par Bénédict Winiger, Matthias Mahlmann, Sophie Clément et Anne Kühler

Franz Steiner Verlag

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Sommaire/Inhalt Matthias Mahlmann / Bénédict Winiger / Sophie Clément / Anne Kühler Préface des éditeurs/Vorwort der Herausgeber

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Index des auteurs/Verzeichnis der Autorinnen und Autoren

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Peter Garnsey Property and its limits: historical analysis

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Julia Hänni Platons Konzeption vom Eigentum und ihre Wirkungen in Spätantike und Patristik

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Nicolas Bernard Les limites de la propriété par les droits de l’homme

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François Ost / Delphine Misonne / Marie-Sophie de Clippele Propriété et biens communs

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Henri Torrione La jurisprudence du Tribunal fédéral sur les limites de la propriété privée face à l’impôt, et la conception de l’Etat et du droit qu’elle implique

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Makane Moïse Mbengue / Elise Ruggeri Abonnat Les limites à la propriété en droit international des investissements

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Shelly Hiller Marguerat Property limits as per the main source of absolute ownership

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Préface des éditeurs L’Association Suisse de Philosophie du Droit et de Philosophie sociale a discuté la problématique des limites de la propriété, lors d’un colloque organisé le 26 septembre 2015, à l’Université de Genève. La propriété est l’une des pierres angulaires de notre ordre juridique et ce, depuis la Rome antique. Ce sont pourtant les Modernes qui l’ont élevée au rang de principe supérieur. Ainsi Jean-Etienne-Marie de Portalis, père du Code civil français, l’a qualifiée « [d]’âme universelle de toute la législation »1. Depuis, la propriété a été confrontée à diverses limitations significatives. En effet, un siècle plus tard, Eugen Huber, auteur du Code civil suisse, plaçait non plus la propriété au centre de l’ordre juridique, mais la personne, allant jusqu’à déclarer « l’on peut dire que la personnalité est aussi bien le point de départ que l’objectif final du droit »2. Le droit civil n’a pourtant pas été le seul à limiter la portée de la propriété ; en effet, le droit public a amplement participé à l’affaiblissement du pouvoir de disposition des propriétaires. Ce colloque avait donc pour thème de décrire certaines de ces innombrables limites et de les analyser. Le choix du colloque a plus précisément porté sur quatre angles, apparus essentiels aux organisateurs : le développement historique des limitations de la propriété; les droits de l’homme qui, depuis le XVIIIe siècle, connaissent un essor impressionnant ; l’influence des res communes – soit toute chose n’étant juridiquement assignée à personne – dont l’importance ne fait qu’amplifier, phénomène dû notamment aux développements techniques du XIXe siècle; l’emprise fiscale de l’Etat sur la propriété privée, allant en augmentant depuis la mondialisation. Après chacune des quatre interventions énoncées ci-dessus, de jeunes philosophes du droit ont introduit, par des remarques critiques, une discussion sur le sujet traité. Les commentaires de Dr. Julia Hänni, qui répondait à la conférence du Prof. Peter Garnsey, sont retranscrits dans le présent ouvrage. En outre, les éditeurs voulaient offrir aux participants du colloque, la possibilité d’exposer leurs points de vue. Nous reprenons ici deux contributions, relatives aux droits des investissements internationaux (Prof. Makane Moïse Mbengue et Elise Ruggeri Abonnat) et au droit naturel (Dr. Shelly Hiller Marguerat), enrichissant encore la qualité de ce livre.

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Corps législatif et exposé des motifs par Jean-Étienne-Marie Portalis, 26 nivôse an XII – 17 Janvier 1804, in: Jean-Guillaume Locré, Législation civile, commerciale et criminelle, t. 4, Bruxelles 1836, 75ss. Eugen Huber, Die Persönlichkeit, in: Zehn Vorträge über ausgewählte Gebiete des neuen Rechts gehalten im Grossratssaale in Bern, im Winter 1910–1911, Berne 1911, 3ss.

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Préface des éditeurs

Le colloque a été financé par le Fonds national suisse, l’Université de Genève, la Faculté de droit de Genève, ainsi que par le Département d’histoire du droit et des doctrines juridiques et politiques ( JUPO). Qu’ils soient remerciés pour leur générosité. Nous nous savons également gré aux auteurs pour leur travail intensif et précis, nous permettant de mener à bien ce projet. Nous saluons aussi la précieuse collaboration des Editions Steiner Verlag. Enfin, notre reconnaissance va à nos collaboratrices et assistantes, ainsi qu’à notre secrétaire Kathy Steffen, qui nous ont permis l’organisation de ce colloque ainsi que la publication de ce livre. Zurich, Genève, automne 2015. Matthias Mahlmann Bénédict Winiger Sophie Clément Anne Kühler

Vorwort der Herausgeber Am 26. September 2015 veranstaltete die Schweizerische Vereinigung für Rechts- und Sozialphilosophie an der Universität Genf ein Kolloquium über „Das Eigentum und seine Grenzen“. Das Eigentum ist seit der römischen Antike ein zentraler Baustein unserer Rechtsordnungen. Es ist aber die Moderne, die es zum obersten Prinzip erhoben hat. So nannte Jean-Etienne-Marie Portalis, der Vater des französischen Zivilgesetzbuches, es vor dem Corps législatif, dem damaligen Gesetzgeber „l’âme universelle de toute la législation“.1 Inzwischen hat das Eigentum in ganz Europa bedeutende Einschränkungen erfahren. Ein Jahrhundert später stellte Eugen Huber, der Vater des Schweizerischen Zivilgesetzbuches, nicht das Eigentum, sondern die Person in den Vordergrund: „ … Man kann wohl sagen, dass die Persönlichkeit sowohl Ausgangspunkt als auch Endziel des Rechts ist“.2 Aber nicht nur das Zivilrecht, sondern vielmehr das öffentliche Recht beschränkt seither den Eigentümer zusehends in seiner Verfügungsgewalt. Das Kolloquium hatte zum Thema gewisse dieser zahlreichen Beschränkungen zu beschreiben und analysieren. Die Wahl fiel dabei auf vier Themenkreise, die den Organisatoren besonders wichtig erschienen: Die historische Entwicklung der Einschränkungen; die Menschenrechte, die sich seit dem 18. Jahrhundert in beeindruckender Weise ausdehnen; der Einfluss der res communes, also jener Dinge, die rechtlich Niemandem zugeordnet sind und deren Bedeutung vor allem mit den technischen Entwicklungen seit dem 19. Jahrhundert ansteigt, sowie der fiskalische Zugriff des Staates auf das Privateigentum, der mit der Globalisierung zusehends ins Rampenlicht geraten ist. Nach jedem der vier Referate führten junge Rechtsphilosophinnen und Rechtsphilosophen in einem kurzen Beitrag kritisch in die Diskussion ein. Einer dieser Beiträge, jener von Frau Dr. Julia Hänni zu Prof. Peter Garnseys historischer Einführung, ist im vorliegenden Band abgedruckt. Ferner wollten die Herausgeber auch Teilnehmern am Kolloquium die Gelegenheit bieten ihre Gesichtspunkte dazulegen. So wurde der Band durch zwei Beiträge zum internationalen Investitionsrecht (Prof. Makane Moïse Mbengue und Elise Ruggeri Abonnat) und zum Naturrecht (Dr. Shelly Hiller Marguerat) bereichert. 1 2

Corps législatif et exposé des motifs par Jean-Étienne-Marie Portalis, 26 nivôse an XII – 17 Janvier 1804, in: Jean-Guillaume Locré, Législation civile, commerciale et criminelle, t. 4, Brüssel 1836, 75 f. Eugen Huber, Die Persönlichkeit, in: Zehn Vorträge über ausgewählte Gebiete des neuen Rechts gehalten im Grossratssaale in Bern, im Winter 1910–1911, Bern 1911, 3 f.

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Vorwort der Herausgeber

Das Kolloquium wurde finanziell unterstützt vom Schweizerischen Nationalfonds, der Universität Genf, der Genfer Rechtsfakultät sowie deren Département d’histoire du droit et des doctrines juridiques et politiques ( JUPO). Für die grosszügige Unterstützung sei herzlich gedankt. Unser Dank geht auch an die Autorinnen und Autoren für ihre intensive Vorbereitung der Vorträge und die sorgfältige Ausarbeitung ihrer Manuskripte. Ebenso danken wir dem Steiner Verlag für die angenehme und effiziente Zusammenarbeit und unseren Mitarbeitenden und Assistierenden sowie Frau Kathy Steffen, ohne deren entscheidende Mithilfe das Kolloquium nicht stattgefunden hätte und der Tagungsband nicht hätte veröffentlicht werden können. Zürich/Genf, im Herbst 2015 Matthias Mahlmann Bénédict Winiger Sophie Clément Anne Kühler

Index des auteurs/ Verzeichnis der Autorinnen und Autoren Nicolas Bernard Sophie Clément Marie-Sophie de Clippele Peter Garnsey Julia Hänni Shelly Hiller Marguerat Anne Kühler Matthias Mahlmann Makane Moïse Mbengue

Delphine Misonne François Ost Elise Ruggeri Abonnat Henri Torrione Bénédict Winiger

Professeur de droit à l’Université Saint-Louis Bruxelles Assistante de recherche – Doctorante, Département d’histoire du droit et des doctrines juridiques et politiques, Université de Genève Aspirante F. R. S.-FNRS, doctorante à l’Université Saint-Louis Bruxelles et à l’Université Paris-Saclay Professor Emeritus of the History of Classical Antiquity, Cambridge University, and a Fellow of Jesus College Ass.-Prof. Dr. iur, Assistenzprofessorin für Öffentliches Recht, Europarecht und Rechtsphilosophie, Universität Luzern Dr. iur., Université de Genève Dr. iur., LL. M. (Columbia), Oberassistentin im Bereich der Grundlagen des Rechts, Universität Zürich Prof. Dr. iur., Ordinarius für Philosophie und Theorie des Rechts, Rechtssoziologie und Internationales Öffentliches Recht, Universität Zürich Professeur associé à la Faculté de droit de l’Université de Genève (Département de droit international public et organisation internationale) et Professeur invité à l’Ecole de droit de Sciences Po Paris Prof. Dr., Université Saint-Louis Bruxelles (CEDRE), Chercheur qualifiée au FNRS Professeur ordinaire à l’Université Saint-Louis Bruxelles, Professeur invité à l’Université de Genève Doctorante et assistante au département de droit international public de l’Université de Genève Prof., LL. M. (Georgetown), Professeur ordinaire, Chaire de droit fiscal et de philosophie du droit, Université de Fribourg Professeur ordinaire du département d’histoire du droit et des doctrines juridiques et politiques, Université de Genève

Property and its limits: historical analysis Peter Garnsey, Cambridge

Introduction I. Property, ownership, absolute ownership II. Limitations to property 1. Negative limitations 2. Limiting inequality a) Preliminaries b) Models of distribution from Plato to Rousseau, and Christian charity § 1. Plato and Aristotle § 2. James Harrington § 3. Jean-Jacques Rousseau § 4 Christianity and the right to subsistence 3. Redistribution 4. Transmission of property 5. Redistributive taxation

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Peter Garnsey

Introduction The legitimacy of private property or ownership has been an object of contention from antiquity to the age of revolution and beyond, among philosophers, religious leaders, jurists, economists and politicians.1 In this paper I explore an issue which has received just as much attention, over as long a period of time, and has proved equally controversial. Given that private property is a standard feature of societies that have reached a certain level of civilization and complexity, what limits, if any, should be placed on it, in what circumstances and with what justification? In addressing the ‘why’ question, I will be particularly interested in examining a criticism of property which runs parallel to the legitimacy issue, that the unequal distribution of property has negative social and political consequences. Property has been seen not only as suspect, but also as dangerous. My methodology is similar to that employed in Thinking About Property: I trace the history of thought on property, drawing on key texts that extend over more than two millennia. I have selected these texts because they have been particularly influential, or because they are illuminating illustrations of an important line of thought. Greco-Roman antiquity once again plays a significant role in raising questions and providing exempla which feature in later debate. Of course thought-leaders emerged in later periods too, for example, in the medieval and early modern periods, Thomas Aquinas, John Locke, Montesquieu, Jean-Jacques Rousseau, Adam Smith, among others, while the American and French Revolutions changed the terms of the debate. The dangers of my approach are obvious enough: one can too easily talk of continuities which are not there, or slip into the error of supposing that concepts or ideas are fixed and unchanging. In a brief discussion such as this, I might easily give the impression that I am falling into these traps. An example of a concept that has not remained the same is property itself.2 The traditional meaning of property as denoting things immoveable (basically, land) or moveable (chattels, money, etc.) has been extended in modern times to encompass things that are not tangible, in particular, rights, including rights that are claimed over things.3 I use ‘property’, for the most part, in the traditional sense of the term, which dominates the discourse in the period that comes within my purview.4 1

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This was the subject of Peter Garnsey, Thinking about Property: From Antiquity to the Age of Revolution, Cambridge 2007 (transl. with corrections and updated bibliography, Penser la propriété, de l’Antiquité jusqu’à l’ère des révolutions, Paris 2013). I am most grateful to Raymond Geuss for his invaluable comments on an earlier draft of this paper, and also to Marguerite Hirt, Shelly Hiller Marguerat and Michael Sonensher for their generous assistance. There is a distinction to be made between the ‘extension’ (denotation) of a concept and its ‘connotation’ (meaning). In the case of property we are dealing with change in the former sense. Alison Clarke and Paul Kohler, Property Law: Commentary and Materials, Cambridge 2009, 17–34; Roger J. Smith, Property Law, 8th ed., Harlow UK 2014, 3 ff. Note that John Locke uses ‘property’ in three senses: first, as any characteristic of something (‘proprietas’); second, as ownership of land and other tangibles; and third, in a broad sense, as embracing also life and liberty – as in 2nd Treatise 123; also 87, 171, 173, 222. See Rolf Sartorius, Persons and Property, in: Utility and Rights, ed. Raymond G. Frey, Minneapolis 1984, 196–214; A. John Simmons, The Lockean Theory of

Property and its limits: historical analysis

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A second key concept, ‘ownership’, is closely connected with property; in fact the two terms are often treated as synonymous. It is better to say that ownership points to a particular, and particularly extensive, kind of interest in property, as distinct from more restricted interests in property, which are also available under mature legal systems. I. Property, ownership, absolute ownership The prime ingredients of ownership, as defined in the standard account of Anthony M. Honoré, boil down to the following six rights: right to possess, use, and manage the thing; right to the income of the thing and to the capital; and right of transmissibility.5 For our purposes, two of these items are particularly worth underlining. First, the right to possess (in the account of Anthony M. Honoré) is an exclusive right, in that only the owner has physical control of the thing. Secondly, the right to capital entails the right to deal with the thing in any way the owner chooses, whether to sell it, give it away, bequeath it, or to consume, damage and even destroy it. If the various constituent parts of ownership, thus outlined, are assembled, then we have something recognisable as absolute or exclusive ownership. It is this concept which appears in definitions of ownership, or property, from the early modern period onward, such as that composed by the English jurist William Blackstone, in 1766: ‘[Property is] that sole and despotic dominion which one man claims and exercises over the external things of this world, in total exclusion of the right of any other individual in the universe’.6 This notion has long dominated the field. For example, a clause in the Code Napoléon reads: ‘La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements’.7 In our own day, a leader in the Financial Times of June 24, 2015, carried the following pronouncement: ‘Our economy and our confidence in our legal system (and hence our politicians) rests on the idea that land can be owned absolutely’. This was a nervous response to the recently published Land Bill of the Scottish government. Ancient Rome served as the incubator of the notion of exclusive or absolute ownership, for which the preferred term was dominium. From Roman law and political philosophy, the concept, or doctrine, passed down into other legal systems, and was taken up by jurists, philosophers and politicians, who in their various ways, and for their various reasons, were concerned to defend property and the status quo.

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Rights, Princeton 1992, 226–231. John Locke’s argument for a non-social, pre-political justification of right to individual property depends on unexpressed sliding between these senses. Anthony M. Honoré, Ownership, in: Making Law Bind, ed. Anthony M. Honoré, Oxford 1987; A. John Simmons (Fn.4), 229, justly characterizes Anthony M. Honoré’s account of ownership as ‘the liberal concept of “full ownership”’. See also György Diósdi, Ownership in Ancient and Preclassical Roman Law, Budapest 1970; Alan Rodger, Owners and Neighbours in Roman Law, Oxford 1972. William Blackstone, Commentaries on the Laws of England in Four Books, Vol. 2, Oxford 1766, 2. Note that William Blackstone, unlike Bartolus (see below) and the Code Civil, does not expressly limit property to what the law allows. Code Napoléon, art. 544.

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Peter Garnsey

It is worth asking how it was that the Romans came to conceive and implement exclusive property rights.8 A comprehensive answer to this question – which is beyond the scope of this paper – would revolve around two factors acting in conjunction, imperialism and slavery. Imperialism Roman-style involved the year-in, year-out conscription of peasants on a scale not reached again in European history until the French Revolution and the Napoleonic Empire. There was a trade-off for returning veterans: as Rome expanded at the expense of other communities, part of the conquered land was handed over to the soldiers who had won it, together with proprietal rights – and citizenship. Rights over property were central to the ius Quiritium, citizen rights. The logic was simple: farmers, having good reason to defend their land, and with it the territory of their homeland, would make good soldiers.9 Property was a qualification, the prime qualification, for legionary service in Rome. As to slavery: slavery, along with the recycling of peasant-soldiers, was a feature of Roman society from an early stage and a product of Rome’s expansion at the expense of other peoples. In the hands of Roman jurists it became a paradigm of absolute ownership over things.10 We are confronted with a paradox. The Romans invented a concept for which they appear to have provided no definition. ‘It is well known that no ancient legal text contains a Roman definition of ownership’.11 So wrote a modern Roman lawyer, and few members of the juristic fraternity would disagree with him. The definitional breakthrough is thought to have come about in the 14th century, when the jurist Bartolus declared that ownership (dominium) is the ‘ius de re corporali perfecte disponendi nisi lege prohibeatur’.12 We have seen that this formula provides the basis for later definitions of ownership, including that spelled out in the French Civil Code. Napoleon, who saw himself as a second Justinian, and his jurists, were in no doubt that they were reproducing authentic

8 The origins of private property in Rome are lost in the mists of time and legend. The institution was certainly in place by the time of the Twelve Tables (trad. mid-5th cent. BC), and was further refined in the context of Rome’s imperialist expansion and constitutional development. See Max Kaser, Eigentum und Besitz in älteren römischen Recht, 2nd ed., Cologne 1956; ibid., Über “relatives Eigentum” im altrömischen Recht, ZSS 102 (1985), 1–39; Luigi Capogrossi Colognesi, La proprietà in Roma dalla fine del Sistema patriarchale alla fioritura dell’ ordinamento schiavistico, in: La Terra in Roma antica: forme di proprietà e rapporti produttivi, ed. Luigi Capogrossi Colognesi, vol.1, Rome 1981, 135–169. For a recent summary account of Roman property, see Paul J. Du Plessis, Property, in: The Cambridge Companion to Roman Law, ed. David Johnston, Cambridge 2015, 175–198. 9 Niccolò Macchiavelli, in the context of the civic Republicanism of the Italian Renaissance, favoured an army of citizen-soldier-landowners over one made up of mercenaries. For bibl., see Peter Garnsey, (Fn.1), 193, Fn. 47. The superiority of a citizen soldiery is similarly asserted by Jean-Jacques Rousseau, Considérations sur le gouvernement de Pologne, in: Oeuvres Complètes, ed. Bernard Gagnebin / Marcel Raymond, vol. 3, Paris 1964, chapter XII, 1012–1020, with special reference to Rome and Switzerland. 10 See Orlando Patterson, Slavery and Social Death. A Comparative Study, Cambridge MA 1982, 30–31. 11 Alan Rodger, (Fn.5), 1; see Peter Birks, The Roman Law Concept of Dominium and the Idea of Absolute Ownership, Acta Juridica (1985), 1–37. 12 ‘[Ownership is] the right of full disposal over a corporeal thing, except in so far as this is prohibited in law’: Bartolus on Dig. 41.2.17.1, where Paulus is drawing a distinction between dominium and possessio. On Bartolus, see Peter Garnsey, (Fn.1), 197–203, with bibl.

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Property and its limits: historical analysis

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Roman law. The fact that no definition of ownership is to be found in Roman juristic writing does not prove that they were wrong. I do not find problematic the supposed absence of a definition of ownership in Roman law. We often fail to find nominal phrases in Roman legal works where we would expect to do so. Another example is res nullius, things that nobody owns, a phrase that appears regularly in juristic writings from the medieval period on, and allegedly not in Roman law. In fact it does make an appearance in the (post-classical) Institutes of Justinian, and we are close to it in a few texts of classical Roman law.13 It is beyond doubt that the classical Roman jurists possessed this concept.14 What we are dealing with there, as with the apparent absence of a definition of dominium, ownership, may be no more than juristic or classical style, as the eminent Roman lawyer David Daube used to say.15 Bartolus’ dictum is actually a brisk summary of what can be put together from scattered references in Roman public documents from the late Republic (that is, statutes and magisterial decisions), and from juristic texts from the classical period of Roman law.16 It is no coincidence that the documents in question surface in the decades following the Gracchan agrarian laws (see below), a time when public land (ager publicus) was being transferred into private ownership in highly controversial circumstances, and when the distinction between dominium and possessio was being confirmed and sharpened. And Cicero has yet to be introduced into the discussion. Legal definitions are even less to be expected in his writings than in the juristic literature. It should not surprise that a statement such as that of Blackstone (cited above) does not appear in any of his works. Cicero did however make the following declaration, behind which lies the understanding or doctrine that a Roman citizen proprietor had exclusive ownership of his property: ‘The men who administer public affairs must first of all see that everyone holds on to what is his, and that private men are never deprived of their goods by public acts… Political communities and citizenships were constituted especially so that men could hold on to what is theirs’ (de officiis. 2.73). What is mine is mine exclusively. As Cicero writes elsewhere: ‘Each man should hold onto whatever has fallen to him. If anyone should seek any of it for himself, he will be violating the law of human fellowship’ (de officiis 1.22). Cicero is giving voice not to juristic definitions or rules, but to statements of political and, in his view, moral principle. In making his case, he draws on the Greek doctrine of distributive justice, but has drained it of its original moral content, and harnessed it in defence of existing property arrangements.17 His assertion has to be seen in the Roman 13 A text in the Institutes of Justinian reads: ‘res nullius in bonis sit’. It is unclear how classical this is. Gaius in Dig. 41.1.7.3 has ‘quod … nullius est’, and in 41.1.7.7 has ‘nullius esse’. 14 For a different view, see: Andrew Fitzmaurice, Sovereignty, Property and Empire, 1500–2000, Cambridge 2014. 15 Personal Communication, David Ibbetson. 16 Key Republican texts include two inscriptions, a lex agraria of 111 BC and a magisterial judgement of 115 BC. See Peter Garnsey, (Fn.1), 194. 17 Peter Garnsey, Cicero on Property, in: Agricoltura e Scambi nell’Italia tardo-repubblicana, eds. Jesper Carlsen / Elio Lo Cascio, Bari 2009, 157–166.

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Peter Garnsey

context. The rights of Roman proprietors had been established and defined by the political and legal authorities over the centuries, and their successors in the Ciceronian age had every reason to expect that they would be protected by those same authorities. If Cicero’s tone was particularly shrill, this was because of the immediate background. The Republic was falling apart, the supremacy of the traditional aristocracy (of which Cicero was a recently co-opted member) and their power base in the land were under threat from two forces within their ranks, breakaway generals and populist tribunes. Moreover, not long before, Cicero had himself suffered the expropriation and destruction of his residence in the centre of the city of Rome. Cicero’s de officiis gave comfort and counsel to likeminded philosophers, jurists and statesmen through the centuries, in their reaction to the reality, or suspected imminence, of civil strife, or the predatory claims of absolute monarchs and other kinds of interventionist governments. Among those who followed in his ideological footsteps and conveyed a similar message were, to name but a few, Jean Calvin in the 16th century, John Locke at the end of the 17th, the Physiocrats, David Hume, Adam Smith, Adam Ferguson, Edmund Burke, and Jeremy Bentham,18 in the 18th century; from there the baton passed to liberals, neoliberals and libertarians of the 19th and 20th centuries and the present day, in the Old World and the New. To a man, they were (and are) much more concerned to remind governments of their duty to safeguard property, as part of a broader advocacy of an individualistic law of unrestricted ownership, than to produce Blackstone-style definitions.19 This is true even of John Locke, for whom ‘Tully’s Offices’ had almost biblical authority, and who faithfully repeated Cicero’s maxims and prejudices and was a leading advocate of exclusive property rights. Locke does not offer a substantive definition of property or ownership in his Second Treatise of Government (where we might expect to find it), or in any other of his writings. Its essential constituents have to be assembled piecemeal from his analysis, by a process not dissimilar from that required to unearth the same concept in classical Roman laws and legal treatises.20 Historically, liberalism has not had everything its own way: in modern time socialism, communism, and the welfare state have stood in the way of its dominance. The 18 See e. g. John Locke: ’the great and chief end… of men’s uniting into commonwealths and putting themselves under government is the preservation of their property’. 2nd Treatise 124; cf. 87, 134, 222. See Jeremy Bentham, The Theory of Legislation, ed. Charles Kay Ogden, London 1931 (orig. 1802, in French): ‘He [sc. the legislator] ought to maintain the distribution as it is presently established. It is this which under the name of justice is regarded as his first duty. This is a general and simple rule, which applies itself to all states’. Bentham contrived to combine this position with a utilitarian structure. Edmund Burke was particularly close to Cicero in his convictions and in the passion with which he aired them. In Reflections on the Revolution in France, London 1790, he mounted a furious and sustained attack on the confiscation of ecclesiastical property by the revolutionaries in France. 19 The extreme severity with which property offences were punished by the judicial authorities in Britain and European countries in the early modern and modern periods shows how assiduously governments did their ‘duty’ in protecting property. In England and Wales, e. g. between 1816 and 1835, more than 100 executions per annum were carried out for property offences, often quite minor. See Richard J. Evans, Rituals of Retribution: Capital Punishment in Germany, 1600–1987, Oxford 1996, 228–229. 20 See A. John Simmons, (Fn.4), 230–231; cf. 227: ‘The only definition of property offered by John Locke and the only one that is consistent with all his claims about property is that which one has a right to’.

Property and its limits: historical analysis

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German experience is particularly interesting in this regard. The idea emerged in political circles in 19th century in Prussia, more particularly among so-called ‘social conservatives’, that property entails obligation and must serve the public interest.21 This was a direct challenge to liberalism, and provided an ideological basis for the authoritarian welfare state of Otto von Bismarck. The same doctrine survived the turmoils of the first half of the 20th century to gain a place in the constitution of the Weimar Republic of 1919 and in the Basic Law of Germany of 1949. The clause is unique in the Constitutions of Nations: ‘Eigentum verpflichtet. Sein Gebrauch soll zugleich Dienst sein für das Gemeine Beste’ (Weimarer Verfassung, 1919, Art. 153.2). ‘Eigentum verpflichtet. Sein Gebrauch soll zugleich dem Wohle der Allgemeinheit dienen’. (Grundgesetz für die Bundesrepublik Deutschland, 1949, Art. 14.2)22

The origins of this and associated ideas, which in one way or another encroached on the sovereignty of the interests of the individual, lie deep in the past, in the first place in classical Greek political theory, and secondly, in the thinking of the Church Fathers, and those writing under their influence. Thus, in Plato’s vision, ownership ultimately lay with the polis rather than with the individual: ‘And let the apportionment be made with this intention, – that the man who receives the portion should still regard it as common property of the whole state, and should tend the land, which is his fatherland, more diligently than a mother tends her children. I as Lawgiver make this ruling – that both you yourself and this your property are not your own, but belong to the whole of your race, both past and future, and that still more truly does all your race and its property belong to the polis’.23

Aristotle is well-known as a strong advocate of private property. If we look closely, however, we find that he steers a course between private property and common property: his individual proprietors hold land as their own, but make it available for common usage.24 Early Christian writers, beginning with Augustine, in promoting almsgiving, argued that the rich should remember that they were merely tenants and managers of property, 21 Key spokesmen for this viewpoint, to which they came from different angles and backgrounds, include von Radowitz, Rodbertus, Stahl, von Gerlach and Wagener, the last of whom was adviser to Bismarck on Social Policy in the 1860s and 1870s. Hermann Wagener, Die Lösung der sozialen Frage vom Standpunkt der Wirklichkeit und Praxis. Von einem praktischen Staatsmanne, Bielefeld/Leipzig 1878, is a classic text; in general, see Hermann Beck, The Origins of the Authoritarian Welfare State in Prussia: Conservatives, Bureaucracy, and the Social Question, 1815–70, Ann Arbor 1995. 22 In each case there is a preceding clause which guarantees individual property rights. 23 Plato, Laws, 740a; 923a. 24 Aristotle, Pol. 1263a 25 – b 14, 1329b 40–1330a 3. His account makes room for public as well as private property. The former will support religion and public meals, the latter will be open to common usage. See Jill Frank, A Democracy of Distinction: Aristotle and the Work of Politics, Chicago 2005.

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not owners, for dominium lay with God alone. Wealth carries obligations for the owner, who must not enjoy it for its own sake, but use it for the cause of justice.25 Among those operating within the thought-world of Christianity, and receiving and transmitting ideas such as these, is to be counted the high priest of liberalism, John Locke. He asserted that we are stewards and trustees of property, which is exclusively God’s,26 and, furthermore, that God has commanded us to pursue the social good, or the common good, which ultimately means, the preservation of all mankind, as well as our own self-interest.27 It seems obvious that the ‘general Good’ does not always coincide with the interest of the individual, and John Locke’s arguments for reconciling the two do not stand up to close scrutiny. That is not to say that they were not influential: on the contrary, they have been hailed (by one of his modern interpreters) as a ‘stunning success’.28 John Locke got into difficulties because he was intent on constructing a morality based on the rights of individuals. His ‘achievement’, which helps to explain his popularity among later liberal thinkers, was to collapse the public good into private interest. That is not to say that there no inconsistencies and ambiguities in the positions taken up by, say, Plato and Aristotle. However, they made a more serious attempt to accommodate an other – regarding morality within a private property regime.29 We shall see later that a number of commentators who countenanced the imposing of limits on property as a way of averting or resolving problems arising out of economic inequality – and who sought guidance in this from ancient exempla – are found straddling apparently conflicting positions.

25 See Don J. McQueen, St. Augustine’s concept of property ownership, Rech. Aug. 8 (1972) 187–229; Peter Garnsey, (Fn.1), 93–94. 26 See e. g., 1st Treatise I, 39: ‘In respect of one another, men may be allowed to have propriety in their distinct portions… yet in respect of God the Maker of heaven and earth, who is sole Lord and proprietor of the whole world, man’s propriety… is nothing but the liberty to use… which God has permitted’. 27 See e. g. A. John Simmons, (Fn.4), Chapter V; Steven Forde, Natural Law, Theology and Morality in Locke, AJPS 45 (2001) 396–409; Shelly H. Marguerat, The Origins of Property Rights: A Comparison on the Basis of John Locke’s Concept of Property and his Natural Law Limits based on Reason, Thèse de Doctorat, Geneva 2014. Christian origins have been detected behind Locke’s trademark thesis that labour establishes right to ownership. On the other hand, Locke was rather less committed to charity than early and medieval Church Fathers had been. Charity makes one appearance in the First Treatise (at 42) and is absent from the Second Treatise. ‘Venditio’ is a brief essay on the subject: see John Dunn, Justice and the Interpretation of Locke’s Political Theory, Political Studies 16 (1968) 68–87. For Locke on charity (and in general on the influence of Christianity on his thought), see also Jeremy Waldron, God, Locke, and Equality, Cambridge 2002, 177–187. 28 Steven Forde, (Fn.27), 402. 29 See also Jean-Jacques Rousseau, Projet de constitution pour la Corse, in: Oeuvres Complètes, ed. Bernard Gagnebin / Marcel Raymond, vol. 3, Paris 1964, 951. His agrarian law included measures to increase public property at the expense of private, on the grounds that the latter should always be subordinated to ‘le bien public’. Cited p. 27 below.

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II. Limitations to property 1. Negative limitations Absolute ownership is an ideal that cannot be realised. Ownership is never absolute, that is, without limits – for example, in terms of what one can own, the power that one has over what one owns, or how much one may own. The Romans came close to absolute ownership. They even included people among things that could be owned. They did however recognize, in law as in life, that slaves were humans, and thus distinct from other things that could be owned.30 Not everything could, or can, be owned, in Roman law and in other legal systems. Excluded in Roman law were rivers and riverbanks, the sea, the air, and wild animals while free. The argument of the 17th century Dutch lawyer and philosopher Hugo Grotius that the sea could not be owned by the Portuguese, or by anyone else – because it was not res nullius, and therefore not subject to occupatio – was fully in tune with Roman law. The English jurist John Selden, who regarded the Channel as British, disagreed.31 Again, in Roman law, and in other legal systems, other people might possess rights over your land, right of way, right of access to water, right of use (usufructus), and so on. Further, ownership, in classical law, carried with it restrictions that were inherent: thus, in an urban setting, it was unlawful excessively to block light from your neighbour, discharge water from your gutters onto his property, or pollute his air with smoke from a hearth or a cheese factory.32 These issues are small in scale in comparison with the confrontation of environmental interests and property rights in our world.33 But at least it can be seen that past societies already showed awareness of the importance of imposing controls that were seen as socially necessary, as making life in a community feasible and tolerable.

30 For example, Roman jurists pronounced that animals, but not humans, could be acquired for purposes of breeding. See Peter Birks, An unacceptable face of human property, in: New Perspectives on the Roman Law of Property, ed. Peter Birks, Oxford 1989, 61–73. For the slave as man, in general, see William W. Buckland, The Roman Law of Slavery: The Condition of the Slave in Private Law from Augustus to Justinian, Cambridge 1908, pt. 1. Some emperors introduced measures restricting arbitrary punishment and cruel treatment of slaves by masters. Their efficacy is unknown. The Romans also manumitted slaves, and, in an urban setting, a significant proportion of them. See Heinrik Mouritsen, The Freedman in the Roman World, Cambridge 2011, 10–35, 120–205. 31 Hugo Grotius, De iure praedae commentarius, vol. 2, 1604 (Oxford 1950), 12.5.22; Jonathan Ziskind, International law and ancient sources: Grotius and Selden, The Review of Politics 35 (1973) 537–59; Lauren Benton and Benjamin Straumann, Acquiring empire by law: from Roman doctrine to early modern European practice, in: Law and History Review 28.1 (2010) 1–38; Benjamin Straumann, Roman Law in the State of Nature: the Classical Foundations of Hugo Grotius’ Natural Law, Cambridge 2015; Renaud Morieux, The Channel. England, France and the Construction of a Maritime Border in the 18th Century, Cambridge 2016. 32 Alan Rodger, (Fn.5). On limitations of ownership, with special reference to Nuisance, see Clarke and Kohler (Fn.2), 217–250. 33 A parallel issue of current interest is the negative environmental and ecological consequences of human misuse of public land, as discussed in particular by Elinor Ostrom, Governing the Commons: the Evolution of Institutions for Collective Action, New York 1990.

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In what follows I move beyond such interior or negative limitations on ownership, and consider potentially more serious challenges, such as the claims of the poor to subsistence, or the financing by the state of public services that are considered necessary. 2. Limiting inequality a) Preliminaries As I indicated at the outset, there has been a widespread conviction, from antiquity to the revolutionary age, and beyond, that property is dangerous, that, in particular, extremes of wealth and poverty are disruptive of social peace and political stability. Thinkers inclined to this view, and they have been many, have looked for ways of circumscribing property and, in the process, reducing its destructive qualities. In our day the wealth gap is enormous and ever-widening. At the present time the richest 1 % own more than 50 % of the world’s wealth. This is causing concern, even in the wealthiest countries where liberalism reigns. However, there are diverse, and conflicting reasons for being concerned about inequality. Reports from the World Economic Congress at Davos in January 2015 – which included a Forum on Inequality – suggest that the main concern of the businessmen and political leaders assembled there was that ever-increasing inequality might put a brake on economic growth. This is because stagnating or declining incomes would reduce the spending power of the vast majority of the world’s population. Henry Ford famously said: ‘My workers are my customers’. In any case, those assembling at Davos seemed hardly aware of the dangerous social and political consequences of a widening wealth gap. In this respect, Davos was turning its back on a central theme of political thought from Plato onwards.34 I explore this territory in the rest of this paper. I consider attitudes towards, and programmes for, wealth distribution or redistribution, from antiquity through the 19th century. Because I take property as a given, I largely pass over the ’ultimate solution’ to the problem of property, namely, its virtual or actual renunciation or abolition. However, some of the thinkers whom I am considering were influenced by utopianism, socialism and communism, and to some extent flirted with them.35 I will begin with models or doctrine involving wealth distribution. Among exemplary model-builders I select, as particularly illuminating, Plato, Aristotle, James Harring34 The modern literature on inequality is copious and ever-expanding. Recent volumes include: Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, Paris 2013; Anthony B. Atkinson, Inequality: what can be done?, Cambridge MA 2015; Joseph Stiglitz, The Great Divide, Random House UK 2015; Walter Scheidel, The Great Leveller: Violence and the Global History of Inequality from the Stone Age to the Present, Princeton (forthcoming). 35 Of course communism does not advocate abolition of all private property, including that based on the producer’s own labour, but rather bourgeois private property, that based on the exploitation of the labour of others. For the distinction, see Karl Marx, Capital, transl. Eden and Cedar Paul, vol. 1, London/New York 1930 (with add. and intr. 1972), e. g. 848.

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ton and Jean-Jacques Rousseau. In addition, the contribution of the Christian doctrine of charity may properly be considered under this head. After models of distribution, I look at exempla of redistribution and their impact on later thinkers. Antiquity provided the raw material for case-studies of redistribution, notably, the agrarian laws of Sparta and Rome: that is to say, the supposedly egalitarian agrarian law of the legendary King of Sparta Lycurgus; the abortive attempts of later Spartan kings Cleomenes and Agis in the 3rd century BC to emulate ‘Lycurgus’; and the agrarian laws of the Roman Republic, beginning with those of the brothers Tiberius and Gaius Gracchus in the late 2nd century BC. The Gracchi pushed through, against heavy opposition, and at the cost of their lives, laws which limited the amount of public land that any single individual could hold. These ancient exempla were an object of fascination, inspiration or, more commonly, dread, in the following centuries. It is often overlooked that the measures of ‘Lycurgus’ in Sparta and the Gracchi in Rome were standardly misinterpreted and their radicalism exaggerated in later times.36 ‘Lycurgus’, as part of his total reorganization of Sparta, persuaded the citizenry to put all their property in a common stock and to divide it up among themselves in equal portions. That is the tradition. The present generation of ancient historians don’t believe in it anymore.37 Probably ‘Lycurgus’ assigned each citizen an equal portion of land (kleros) that was supposed to be inalienable and indivisible, and beyond that Spartans were permitted to build up estates in the same way as citizens in other poleis. The historical record from the 5th to the 3rd centuries BC shows that they did just that. The details are less important than the fact that the tradition of Lycurgan egalitarianism was universally accepted by a succession of later writers and thinkers, who were less committed to source criticism than modern historians are. They fell under the spell of Plutarch, who, in the late first or early second centuries AD, canonized this version of the Lycurgan agrarian reforms (though he did not invent it), thus ensuring that ‘the sword of Lycurgus’ would haunt commentators and statesmen in later ages.38 The background to the Roman agrarian laws is the plight of the peasantry, dispossessed of land they had formerly owned or had access to, and in debt. Their cause was taken up by socially conscious (and politically ambitious) members of the governing class. The first agrarian laws, those of the brothers Gracchi (133 and 123 BC), were 36 It would be diverting, but not necessarily productive, to speculate as to the consequences of these misreadings of history. As to Christian attitudes to property and the origins of the institution of charity, treated below under the heading of Distribution, these present problems of a different kind, and on a different scale: the interpretation of the biblical sources, specifically the words, attitudes and practices attributed to Jesus, his disciples, and the first Christians, has from the first been contested. See Peter Garnsey, (Fn.1), chapters III–IV. I pass over these issues here. 37 See Stephen Hodkinson, Land tenure and inheritance in classical Sparta, CQ 36 (1986) 378–406. 38 On the Spartan Kings Agis and Cleomenes, and stasis in Greece in the 4th–3rd centuries BC, see Geoffrey E. M. de Ste Croix, The Class Struggle in the Ancient Greek World, London 1981, 298, 608–9 n. 55, which assembles the data; Emilio Gabba, Studi su Filarco: Le Biografie Plutarchee di Agide e Cleomene, Pavia 1957. Agis IV cancelled debts (as indeed had Solon in Athens in the early 6th century); if he had intended to redistribute land, he was unable to do so. Cleomenes is said to have raised hopes of both debt-cancellation and land-redistribution, but nothing came of it. In both cases the main source available to later commentators was a Life of Plutarch.

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strongly contested, because they involved taking away land (albeit land that was public), from possessors who were Roman citizens (or Italian allies) and distributing it to the poor. Further, some of the possessors had held it for long periods of time, so that they felt they had a quasi-legal entitlement to it. In fact, the laws were relatively unambitious, involving merely placing limits on the possession (rather than ownership) of public (not private) land. Naturally supporters of the status quo at the time, and in later ages in various historical contexts, misconstrued the aims of the reformers and exaggerated the deleterious effects of their reforms. According to Plutarch, in his highly influential account of the first land law, that of the tribune Tiberius Gracchus (133 BC), his opponents muddied the waters by spreading the story that Gracchus had in mind the ‘redistribution of land’. Niccolò Machiavelli, Montesquieu and Adam Ferguson, amongst others, thought that private property was involved, both in Gracchus’ law (Lex Sempronia) and in the much earlier Licinian law (367 BC).39 After models of distribution, and examples of redistribution, I turn to the intergenerational transfer of wealth through inheritance, legacies, gifts or dowries. This was seen by many thinkers as an area where changes in the laws might narrow the wealth gap. Their proposals merit attention. Finally, I give brief consideration to taxation as a means of achieving a similar end. In the period I am attempting to cover this was a less popular proposal, but it did interest political economists in France, England and Scotland, and maverick figures such as Thomas Paine and Henry George.

39 Misconceptions concerning the history of property in ancient Rome go deeper than this. Accounts of Roman history from the Renaissance to the Enlightenment – and there were many, running sometimes into several volumes – present the first king of Rome ‘Romulus’ as a kind of ‘Lycurgus’. He is credited with dividing the land equally among the citizens, each of whom received a ‘heredium’ of 2 iugera (= ½ hectare). Adam Smith, not the author of a history of Rome as such, but steeped in Roman history, was one of the many who subscribed to this version of events. See Adam Smith, An Enquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, ed. Edwin Cannan, Chicago 1976, IV 7.1, 67. The heredium of ‘Romulus’ is likely to have been an antiquarian construction, a throw-back from the subsequent routine practice of dividing up and distributing portions of conquered territory: see Stephen P. Oakley, A Commentary on Livy Books VI–X, vol. 1, Oxford 1997, 676–677, on 6.36.11; Emilio Gabba, Per la tradizione dell’ heredium romuleo, RIL 112 (1978), 250–258. Rome’s egalitarian beginnings, like those of Sparta, are a fabrication. Inequality was built into Rome’s culture and institutions from the first. The aristocracy that dominated society and politics made sure that their soldier-peasants received only so much, so that they would have minimal influence in the political system. It is striking that smallholders were given the franchise at all. In the eyes of commentators such as Adam Smith and Adam Ferguson this was a great mistake, for in certain circumstances they as citizens could cause genuine trouble. Eventually the accumulation of property by the rich did provoke unrest among a progressively dispossessed and indebted peasantry, which was sufficient to lead some members of the governing class to address their complaints. Proposals for land reform ensued. See further on Adam Smith, Gloria Vivenza, The division of land and the division of labour. Analogies and differences between ancient and modern times in Adam Smith’s thought, in: Knowledge, Social Institutions and the Division of Labour, eds. Pier Luigi Porta / Roberto Scazzieri / Andrew S. Skinner, Cheltenham UK, 331–350. On the Gracchi, and the agrarian laws of Rome in general, see recently Saskia T. Roselaar, Public Land in the Roman Republic: a Social and Economic History of Ager Publicus in Italy, 396–89 BC, Oxford 2010.

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b) Models of distribution from Plato to Rousseau, and Christian charity § 1. Plato and Aristotle Plato and Aristotle were at one in holding that extremes of wealth and poverty are destructive of political regimes, and that only a balance in the distribution of wealth offers stability and security.40 This doctrine, rather than the actual details of their own ‘agrarians’ (though James Harrington, for one, was a close follower of the Plato of the Laws), was enormously influential in later ages. The background to Plato and Aristotle was stasis, class conflict, in the Greek cities of their time, its hallmark the demand from below for redistribution of land and cancellation of debts. Such a programme was anathema to Plato and Aristotle and to the propertied classes in general.41 Hence they put forward strategies for averting stasis in the long term. Plato’s imaginary Cretan polis of the Laws, Magnesia, his second best ideal state (after Kallipolis of the Republic), was unambiguously a private property regime, but one in which limits were placed on property-owning. Plato’s legislator allotted every citizen-colonist an equal portion of land and housing, while permitting unequal resources among the founding colonists, and allowing for such inequality to be reflected in the social, economic and political structure of the community. None of the 5040 citizens however would be allowed to possess more than four times the wealth of any other citizen: ‘It is as we assert in a polis which is to avoid that greatest of plagues, which is better termed disruption than dissension, that none of its citizens should be in a condition of either painful poverty or wealth, since both these conditions produce both these results; consequently the lawgiver must now declare a limit for both these conditions. The limit of poverty shall be the value of the allotment; this must remain fixed… And having set this as the (inferior) limit, the lawgiver shall allow a man to possess twice this amount or three times or four times’.42

Plato’s first and perhaps closest follower was Aristotle, and it is not surprising that James Harrington and his successors frequently cite him together with Plato.43 Though he posed as a renegade pupil of Plato, and subjected his models and arguments to detailed criticism, Aristotle had much in common with his teacher, and helped himself to a great deal of the content of the Laws for his own ideal polity.44 While mounting a robust defence of private as opposed to common property, Aristotle would set limits to its extent and manner of exploitation. Unlike Plato, he does not conjure up figures or ratios. But 40 For inequality as dangerous, see e. g. Plato, (Fn.23), 679b, 684d–e, 735e–736e, 744d–745b. 41 Ibid., 684d–e, 736c–d. 42 Ibid., 744d–745b. Plato’s arrangements recall the division of Athenians into four propertied classes by Solon, the early sixth-century reformer. But Solon’s programme did not include a redistribution of land. 43 The best of the many accounts of Aristotle’s views on property are Jill Frank (Fn.24), and Terence J. Irwin, Aristotle’s defense of private property, in: A Companion to Aristotle’s Politics, eds. David Keyt / Fred D. Miller Jr, Oxford 1991, 200–225. 44 Aristotle attacked at length Plato’s property regime of the Republic. He was also critical of some aspects of the ideal state of the Laws, e. g. the citizen-population of 5000. See Aristotle, (Fn.24), 1265a, which is picked up by Adam Smith, Wealth of Nations (Fn.39), III 2, 412.

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the largest landholdings in his best polis were clearly of modest size.45 It is when he considers the lower end of the property scale that Aristotle becomes really interesting. He is resolved that ‘no citizen should be ill supplied with means of subsistence’, and presents a ‘package’ of measures, if only in a brief sketch,46 to achieve this end.47 It involves a rudimentary tax-system aimed at the better off, institutionalised public messes, and the liberality of those well-endowed with property. Liberality, which entails common usage of private property, is the driving force of Aristotle’s property arrangements. One of his crucial arguments against communal property, which he believes (or wants us to believe) was implemented in Plato’s Kallipolis in the Republic, is that only private ownership makes possible the exercise of generosity.48 Why would the wealthy be prepared to show liberality? Part of the answer is, as Aristotle admits, that they would see the advantage to themselves of eliminating extreme poverty from the polity. But Aristotle also had the conviction that the wealthy would naturally be disposed to be liberal, having passed through an educational system geared to producing citizen-landholders of virtue. This course of training and education is his preferred alternative to a ‘levelling of estates’, such as he says was proposed by his contemporary, Phaleas.49 Students of the American Revolution will recognize the influence of Aristotle behind Thomas Jefferson’s vision of a suitably educated aristocracy of virtue to replace the aristocracy of wealth inherited from Britain, which he called a ‘pseudo-aristocracy’. An alert reader of John Locke would find similar views expressed more than a century earlier in one of his less studied treatises, ‘Some Thoughts Concerning Education’.50 § 2. James Harrington James Harrington’s Commonwealth of Oceania (1656) draws heavily on Plato’s agrarian law. Writing in the aftermath of the turmoil of the Wars of the Protectorate, James Harrington put forward a constitution designed for the republic that he hoped Cromwell would establish. It includes an agrarian law aiming at ‘a balance in lands’ which would prevent either the nobles or the people ‘eating out the other’. To qualify as a commonwealth, a community should have at least 5000 landholders, with an upper limit on their holdings, and a modest return of no more than £2000 per annum, which happens to 45 See Aristotle, (Fn.24), 1265a; 1267b. 46 Aristotle’s account of property is unsystematic. The section on land tenure in Book 7 where he is presenting his ‘best constitution’ is thin, and he gives the impression that he is thinking on his feet. Some details of his preferred property arrangements emerge in Book 2, in the course of his critique of Plato – which certainly is extensive – and there are a few fragments elsewhere. 47 See Aristotle, (Fn.24), 1330, 1–2; 1320a-b. Note that Aristotle envisages citizens without any property at all: the sums distributed to the less-well-off should, if possible, be considerable enough to enable the recipient to purchase a small estate. 48 Ibid., 1263b 12–14; see Terence J. Irwin (Fn.43), 213. A similar idea can be found in Christian sources, notably in Clement of Alexandria, who claims, casuistically, that without wealth the rich man would be unable to carry out Christ’s command to be charitable. See Clem. Alex. Who is the rich man that is being saved? Chapter XIII. For Aristotle’s misreading of Plato’s ideal state in the Republic as ‘communistic’, and the consequences for the reception of Plato in later ages, see Garnsey, (Fn.1), chapter I–II. 49 See Aristotle, (Fn.24), 1267b. 50 Steven Forde, (Fn.27), 404–405.

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have been four times the value of a middling English estate in the mid-17th century. James Harrington mentions in passing the legendary Lycurgan system, and had read the main source for that system, Plutarch’s Life of Lycurgus, but he clearly had in mind differential property holdings. In general, he took over from the Greek philosophers the message that a balance of property was essential if a state were to survive. From James Harrington this doctrine was handed down to succeeding thinkers in the 17th and 18th centuries, who were in broad agreement with the aim of limiting property in land: they include Henry Neville, Walter Moyle, the authors of Cato’s Letters, and Montesquieu – who actually cites Plato’s four-fold division of property in Book 7 of De l’esprit des lois. § 3. Jean-Jacques Rousseau To these names we can add Rousseau, having in mind the posthumous work Projet de constitution pour la Corse, left in draft and long unpublished (composed in 1765, published in 1861). It is striking that only in this work does Rousseau broach the subject of an agrarian law. Rousseau sees Corsica as the only country in Europe ‘capable de législation’. Having at last shaken off Genoan rule, Corsica was in a position to make a fresh start. Thus Rousseau’s draft constitution for the island could safely include an agrarian law, one that would impose limits on private property, without aiming at the ‘impossible’, namely, to abolish it altogether. What we have is only a sketch, but it clearly stands in the ‘Greek Tradition in Republican Thought’.51 Rousseau’s agrarian is directed at preventing the expansion of private estates. An upper limit of so-and-so (the text is left blank) is imposed, gifts and bequests in excess of the limit are banned, and the property left by a young man goes straight to the community. This last ruling by itself would guarantee an ever-expanding sector of public land, which is clearly what Rousseau wants, as part of his emphasis on ‘le bien public’. The pertinent texts are the following: ‘Nul ne pourra posséder plus de […] de terres. Celui qui en aura cette quantité pourra par échanges acquérir des quantités pareilles, mais non plus grandes même de terres moins bonnes et tous dons, tous legs qui lui pourroient être faits en terres seront nuls… Nul (homme) garçon ne pourra tester, mais tout son bien passera à la communauté’. (Oeuvres III 942). ‘Il suffit de faire entendre ici ma pensée, qui n’est pas de détruire absolument la propriété particulière parce que cela est impossible mais de la renfermer dans les plus étroites bornes, de lui donner une mesure, [une] règle, un frein qui la contienne, qui la dirige, qui la subjugue et la tienne toujours subordonnée au bien public. Je veux en un mot que la propriété de l’état soit aussi grande, aussi forte et celle des citoyens aussi petite, aussi faible qu’il est possible’. (Oeuvres III 951).

§ 4. Christianity and the right to subsistence I include Christian charity under the heading of models of distribution rather than examples of redistribution, because I am primarily interested in Christian doctrine rather than practice, and its influence on thinking on property and inequality. Almsgiving took 51 I use here the title of the book by Eric Nelson on the subject. See Eric Nelson, The Greek Tradition in Republican Thought, Cambridge 2004. My debt to its author is conspicuous and is gratefully acknowledged.

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place. Christian charity must have saved, or more realistically, prolonged, some lives. The French Revolutionaries had a problem on their hands, when they nationalized ecclesiastical property. Early spokesmen for Christianity had much in common with late Stoics, such as the (notoriously rich) Seneca, in their attitude to wealth. For Seneca, wealth was not a problem, nor was great wealth. Excessive wealth did not belong in his vocabulary; the placing of a cap on wealth was not on his horizon; he had not begun to think about the social consequences of inequality. His interest was in the individual, the damage that wealth can do to the soul. Whereas in Stoic philosophy wealth was an indifferent, Seneca identified personal vices, such as greed, luxury, vanity, as the evils of the age, and in his writings he came down hard on them.52 Christian leaders similarly regarded attitudes to wealth as paramount. Wealth itself was not problematic – avarice was. Christ’s words to the rich man in Matth 19.16 ff. were interpreted as meaning that renunciation of wealth was appropriate for the perfect, or those seeking perfection, but not for ordinary Christians, nor indeed for the institutional Church, which in the course of time became extremely wealthy. Property, argued Augustine, was a gift of God, even if, like civil institutions, it was a product of the Fall.53 However, God created the world for all to enjoy, and Jesus specifically instructed his followers to feed the poor. Charitable giving, certainly on an institutional level, was a significant Christian innovation.54 Of course it could only scratch the surface of the problem of poverty. Nor did it pose any kind of challenge to the existence and accumulation of wealth. The Christian homilist Clement of Alexandria (3rd cent. AD) in his Quis dives salvetur? advanced the argument (repeated in later Patristic writers), that without wealth the rich man would simply be unable to carry out Christ’s command to be charitable. Clement was one of a chorus of early Christian writers who promoted almsgiving. They include (among others) Cyprian, Hilary of Poitiers, Ambrose, John Chrysostom and Augustine. Augustine reminded the rich that they were merely tenants and managers, not owners, of property, for dominium lies with God alone. Eight centuries later, Thomas Aquinas would allow for the temporary suspension of property rights in times of extreme necessity: in an emergency ‘everything becomes common’. He went so far as to talk of the poor man’s natural right to claim what he needs in the interests of self-preservation:

52 Peter Garnsey, (Fn.1), 121–125; Christopher Pierson, Just Property: A History in the Latin West. Vol. 1: Wealth, Virtue and the Law, Oxford 2013, 52–56. Seneca anticipated the argument of Christian apologists that proprietors held their land merely as tenants of what he characterized as ‘public property’, which ‘belongs to mankind at large’ cf. Ep. 88. 53 Peter Garnsey, (Fn.1), 90–94; cf. 125–128 on Ambrose. For a full account of early Christian attitudes to wealth, see Peter Brown, Through the Eye of a Needle: Wealth, the Fall of Rome, and the Making of Christianity in the West, 350–550 AD, Princeton 2012. 54 That is not to say that pagans did not give to the poor. See Anneliese Parkin, ‘You do him no service’: an exploration of pagan almsgiving, in: Poverty in the Roman World, eds. Margaret Atkins / Robin Osborne, Cambridge 2006, 60–82.

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‘Now, according to the natural order instituted by divine providence, material goods are provided for the satisfaction of human needs. Therefore the division and appropriation of property, which proceeds from human law, must not hinder the satisfaction of man’s necessity from such goods. Equally, whatever a man has in superabundance is owed, of natural right, to the poor for their sustenance’.55

Especially noteworthy is the way Thomas Aquinas combines two separate things: X has too much, more than he needs; and Y has the right to subsistence. A right to subsistence view clashed with a doctrine of unrestricted property rights, and as such was strongly contested. It won measured support from Natural Law thinkers of the Enlightenment, from Hugo Grotius on, but was opposed outright by the Physiocrats and Thomas Malthus. Burlamaqui of Geneva took a hard line on this issue: by all means let the destitute seek help from others, but they were not to employ coercion or violence to secure it; he does not talk of rights. Adam Smith to some extent stood on the side-lines, pressing his view – which has had a profound and long lasting influence – that economic growth is the solution to the ills of a divided society.56 The debate over poverty moved up a gear in the heady times of republicanism and democratic revolution, which threw up figures such as Nicolas de Condorcet and Thomas Paine. Nicolas de Concordet’s vision, as set out in his Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, of a world moving progressively towards equality and the end of poverty, found practical application in Thomas Paine’s scheme of universal insurance, as presented in The Rights of Man (1792), and more succinctly in the pamphlet Agrarian Justice (1797). Paine became an honorary Frenchman and a deputy in the National Convention. The two men joined forces to draft the Déclaration des droits de l’homme et du citoyen of 24 June 1793, which contained the following clause: ‘Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler’. (Art. 21). The ideals of Condorcet and Paine were quickly suppressed and were soon lost from view.57 The concepts of natural law and natural rights lost ground in the 19th century – attacked by the Utilitarians, notably Jeremy Bentham, and side-lined by Karl Marx.58 Rights made a partial recovery in the 20th century. The UN Declaration of Human Rights of 1948, clause 25, is an extended version of the clause formulated long before under the influence of Condorcet and Paine: ‘Everyone has the right to a standard of living ade55 Thomas Aquinas ST II–II, Qu. 66 art. 7. 56 For the early modern debate on the right to subsistence, see István Hont, Jealousy of Trade: International Competition and the Nation-State in Historical Perspective, Harvard Mass./London 2005. For Burlamaqui, see Bernard Gagnebin, Burlamaqui et le droit naturel, Geneva 1944. 57 As Raymond Geuss has pointed out to me, they were taken up by the philosopher Johan G. Fichte. In Der geschlossene Handelsstaat: ein philosophischer Entwurf als Anhang zur Rechtslehre und Probe einer künftig zu liefernden Politik, Tübingen 1800, he argues that the basic goal of the state must be to foster the ‘activity’ of its citizens, that is, make sure they can get employment. 58 See Jeremy Waldron, Nonsense upon Stilts: Bentham, Burke and Marx on the Rights of Man, London/New York 1987.

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quate for the health and well-being of himself and his family, including food, clothing, housing and medical care and necessary social services, and the right to security in the event of unemployment, sickness disability, widowhood, old age, or other lack of livelihood in circumstances beyond his control’. The first state-sponsored social insurance scheme, that of Prussia, was fuelled by conservative paternalism rather than democratic equality. It is no coincidence that some of its theorists used language reminiscent of the early and medieval church: they talked of property as a legacy, proprietors as virtual tenants, and they underlined the duties of ownership. In England, by contrast, the Poor Law carried on, subjected to occasional reform, as in 1834, but still regarded (from William Blackstone to John Stuart Mill) as providing sufficient relief for the poor, for all its harshness and brutality. The Poor Law was abolished only in 1946. To conclude my remarks on Christianity. There was, and has always been, a radical fringe in Christianity, but the spokesmen for the established church have been essentially quietist on property. Christian almsgiving neither promised nor secured any transformation of economic structures. The doctrine of charity did however have the important, unintended, consequence of producing the idea of a natural right to life, which posed problems for the doctrine of unrestricted property rights. More generally, Christianity put subsistence and poverty on the map; these became issues which no thinker could ignore, including those working outside the framework of Christianity and religion in general. 3. Redistribution From the Renaissance on, commentators and thinkers who were attentive to political problems of their own societies looked back to antiquity for exempla to follow or to avoid. The prime exempla of redistribution belong to the history (and mythology) of ancient Sparta and Rome, already introduced above. There is however a significant difference between the traditions relating to Sparta, on the one hand, and Rome on the other. It was universally believed in later ages that the legendary Spartan King Lycurgus presided over an egalitarian distribution of land in archaic Sparta. The main source was Plutarch. Everyone read him, and they believed what they read. In the case of Rome, however, things were not so straightforward. All later commentators were agreed that the agrarian reforms of the brothers Gracchi, in late 2nd century BC, and the political crisis that ensued, were the beginning of the end of the Republic. However, there were two competing accounts of the land laws in the ancient sources.59 The main Greek, or Greco-Roman, sources, Plutarch and Appian, blamed the greedy

59 See, in much greater detail, the account of Eric Nelson (Fn.51).

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rich rather than the reformers, whom they regarded as heroes. Latin sources, however, notably Cicero and Livy, were hostile to the agrarian laws in principle. A remarkable text from the early 1490s pits the two rival accounts against each other in a Socratic dialogue. This is De Comparatione Reipublicae et Regni by Aurelio Lippo Bandolini, a Florentine by birth who served at the court of the king of Hungary.60 The surprise winner in this staged debate is the account that is derived from the Greek sources, for which the spokesman is the Hungarian king himself. How were these competing narratives received? For the most part, early modern and Enlightenment thinkers took up positions somewhere in the middle. Many were sympathetic to the Gracchi, but drew the line at active intervention at the expense of property rights. In this category of ‘Qualified Sympathizers ‘I include James Harrington and his various 18th century followers and, on the other side of the Channel, Jean Bodin, Montesquieu and Jean-Jacques Rousseau. Sympathy must be distinguished from active promotion. Jean Bodin in Les six livres de la République (1576) was in no doubt that excessive wealth and poverty were the major cause of ‘seditions and changes in the Republic’, and cited with approval the projects of Lycurgus, Agis and Plato. He was nonetheless a strong defender of private property. In Montesquieu’s De l’esprit des lois, we read both that once Rome rejected the agrarian law its speedy decline was inevitable, and that coercive, interventionist action in the present was not the solution. According to Jean-Jacques Rousseau, Rome’s agrarian laws came too late. The damage was already done. The patricians should not have been allowed to build up large landholdings. In any case, existing holdings were not to be tampered with. Christoph Meiners, an eminent historian and philosopher from Göttingen, counts as a ‘qualified sympathizer’. His readings of the actions of the Gracchi and of the radicals who took over Geneva in 1782 run parallel: he identified extreme inequality as the cause of both upheavals. This is what he says about Geneva: ‘With such an inequality of goods such as one finds in Geneva, it is almost impossible that the desire for privileges should not emerge, and that love of domination should not supersede love of the common good’.61 Convinced Ciceronians, who were opposed in principle to agrarian laws, existed of course. They are to be found, for example, among early Renaissance ‘neo Romans’. Later neo-Romans adopt a more ambiguous stance, which is reminiscent of the ‘Greek Republicans’ just discussed. Francesco Guicciardini, in his Discorso di Logrogno (1512), in reaction against the civil strife of his contemporary Florence, is critical of the hunger for excessive wealth, and goes so far as to praise the reforms of Lycurgus. However, he wants 60 James Hankins, Aurelio Lippo Brandolini: Republics and Kingdoms compared. Ed. and transl., Cambridge Mass./London 2009. 61 Christoph Meiners, Briefe über die Schweiz, Berlin 1791, vol. 2, 250–251 (Geneva); Geschichte des Verfalls der Sitten under der Staatsverfassung der Römer, Leipzig 1782 (Rome). See Michael C. Carhart, The Science of Culture in Enlightenment Germany, Cambridge Mass./London 2007, 212–213 ; Iain McDaniel, Adam Ferguson in the Scottish Enlightenment, Cambridge 2013, 140–1. For civic unrest in Geneva and its context, local and international, see Richard Whatmore, Against War and Empire: Geneva, Britain and France in the 18th century, New Haven/London 2012.

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‘the sword of Lycurgus’ to stay in its sheath, and rules out ‘seizures of what belongs to others’. Niccolò Machiavelli, in the Discorsi (1531) conducts his own balancing act. He acknowledges that the ‘disorder’ in Rome had reached a critical level and recognizes that the Gracchi had good intentions, but condemns them for imprudence and judges that by their actions they accelerated the fall of the Republic. Ancient Rome figured prominently in the 18th century debate over the stability and future prospects of the British state. Leading figures of the Scottish Enlightenment such as Adam Ferguson and Adam Smith blamed the agrarian laws for the breakdown of the Republic. Adam Ferguson backed Cicero to the hilt. Adam Smith was likeminded, though more confident than Adam Ferguson of the stability of 18th century Britain, and therefore less convinced of the relevance of the Roman example.62 The exempla of the Lycurgan and Gracchan land reforms are part of the background noise to the French Revolution. In a letter of 17 August 1789 to his sister, Madame Foullon de Doué, composed shortly after feudalism was abolished by the French National Assembly, le Comte de Seneffe wrote: ‘Il faut savoir comme tout cela sera remplacé, et les riches terriens que je vois quelquefois ici ne paraissent pas du tout rassurés sur leurs possessions. Le croiriez-vous enfin, un maudit projet, qui veut le partage égal des terres comme à Lacédémone, effraie un nombre infini de possesseurs, quoiqu’il paraisse démontré qu’on ne s’arrêtera seulement pas à cette idée, qui serait la manière la plus forte d’attaquer les propriétés qu’on veut conserver’.63

The notorious decree of 18 March 1793 threatening the death penalty for anyone proposing a ‘loi agraire’ was probably intended to exorcize the spectre of the agrarian law.64 In any event, the Montagnards from June through September 1793 produced a package of redistributive land reform measures, which involved the confiscation of crown, émigré aristocratic, and common land. They were careful not to describe their legislation as ‘agrarian laws’.65 In the same spirit, Thomas Paine, who played an active part in the Revolution until his incarceration in 1793, makes a point of emphasizing that he was calling his tract of 1795–6 ‘Agrarian Justice’ to distinguish it from ‘Agrarian Law’. There were of course radical revolutionaries who were less hostile to, or less fearful of, the ancient exempla. When Francois-Noel Babeuf, leader of the Secret Directory of

62 Iain McDaniel, (Fn.61), 134–137. 63 See Jean-Pierre Hirsch, La nuit du 4 août, Paris 1978, 254–255. 64 Peter M. Jones, The “agrarian law”: Schemes for land redistribution during the French Revolution, Past and Present 133 (1991) 106. 65 There was only limited redistribution of land to the advantage of the peasantry. See John Markoff, The Abolition of Feudalism: Peasants, Lords and Legislators during the French Revolution, 1996; Jean-Pierre Jessene, Les campagnes françaises entre mythe et histoire. XVIIIe-XXIe siècle, Paris 2006; Noelle Plack, Challenges in the Countryside, 1790–92, in: The Oxford Handbook of the French Revolution, ed. David Andress, Oxford 2015, 346–361.

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Public Safety which attempted an insurrection in May 1796, was looking for a nickname for himself, he considered Cleomenes and Agis but settled for Gracchus. The Gracchi are still evoked from time to time well into the 19th century, in different contexts. For example, a populist group in New York in the 1840s pressing for land reform were characterised as ‘unknown Gracchi of a rural neighbourhood who had transformed the pregnant language of the Declaration of Independence into an agrarian attack on the laws of property’.66 4. Transmission of property In traditional societies most accumulations of wealth came about through inheritance (and to a certain extent this is still the case). Therefore it made sense for thinkers who were worried about the dangers of extreme wealth disparity to concern themselves with laws governing the transference of wealth through inheritance and legacies, as well as gifts and dowries. Again the first off the mark were Plato and Aristotle. Both philosophers pinpointed the relevance of laws governing property transmission to the continuity and survival of their own ideal states, and of political communities in general. Plato’s legislator in the Laws bans dowries and attacks lavish inheritance, while Aristotle finds fault with the Spartan laws which permit free alienation of land at will by gift or bequest and fat dowries, which had led to the concentration of land in a few hands.67 Later thinkers would pick up and elaborate on these observations and criticisms. One thinks, for example, of James Harrington, Jean Bodin, Montesquieu and Jean-Jacques Rousseau. An essential part of James Harrington’s agrarian deals with the transmission of property. A cap is put on dowries, and additional wedding gifts are banned. Primogeniture gives way to partible inheritance in the case of the wealthiest families. (As for the landowner whose estate has grown beyond the legal limit, the excess is sliced off by the state).68 Montesquieu advocated the removal of primogeniture – and unlike Jean Bodin he did not exclude aristocratic families – and favoured placing a limit (‘at a certain point’) on bequests. Montesquieu (and subsequently Malthus) applauded the Platonic statute which forced parents to select one child to inherit and have the others adopted.69 Jean-Jacques Rousseau would impose succession laws on Corsica which would produce a balance of wealth: ‘Les lois concernant les successions doivent toutes tendre à ramener les choses à l’égalité, en sorte que chacun ait quelque chose et que personne n’ait rien de trop’.70 66 Horace Greely, cited in: Anna Di Robilant, Populist Property Law, Boston University School of Law, Public Law and Legal Theory Paper no 15–06 (2015), 12. And see Henry George, below. 67 Plato, Laws 742c, 729a; Aristotle, Pol., 1270a-b. 68 See James Harrington, The Commonwealth of Oceana and A System of Politics, ed. John G. A. Pocock, Cambridge 1992, 101. 69 For Montesquieu’s proposals, which are presented in some detail, see Oeuvres Complètes, ed. Daniel Oster, Paris 1964, 1051, with Eric Nelson (Fn.51), 173–175. 70 Ibid., Oeuvres III, 945.

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Adam Smith advocated the abolition of entail and primogeniture. In this he was taking the side of Lord Kames against Sir John Dalrymple in the context of the vigorous debate over succession that permeates Scottish writing in the mid-18th century.71 He did so with the end in view of stimulating a market in land rather than equalizing wealth, though he was aware that small proprietors stood to gain from such reforms. Such proposals of reform of the laws of succession were usually just that: proposals. However, certain specific historical contexts that were favourable to change provided the opportunity for theory to become reality: so, for example, the American Revolution, or the Napoleonic Empire. The Founders of the American Republic abolished primogeniture and moved against entail. In Thomas Jefferson’s words, these reforms ‘laid the axe to the root of the pseudo-aristocracy’, which was to be replaced by an aristocracy of virtue and talent. Alexis de Tocqueville, in Democracy in America (1835), saw that this was a pipedream. The reforms, in his view, would produce a society that was not better, but, if anything, more mercenary.72 Alexis de Tocqueville was also aware that the American reforms of inheritance were less far-reaching and democratic than those effected in France. The Code Napoléon enacted the equal division of property among the heirs and the prohibition of entail. John Stuart Mill supported the end of these measures, but found fault with the means, while admitting that his own country lagged behind both France and America. His own preference was for a cap to be set on a bequest for any individual.73 In America, the abolition of primogeniture affected only property of intestates – and the rich normally made wills – while entail was hampered rather than abolished.74 The American reformers shied away from (or did not even consider) measures which might have made a real difference, such as the abrogation of the freedom of bequest. In this they demonstrated that they rated property rights above social and economic equality. For the two – property and equality – are in opposition to each other, as John Stuart Mill, pointed out in his Treatise on Liberty.75 These same preferences and principles governed the writing and enforcement of American property law in the post-revolutionary period, and have dominated American political practice and thought ever since, John Rawls not excluded.76

71 Iain McDaniel (Fn.61), 44–45. 72 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, ed. André Jardin, Paris 1986, I, 101, with Eric Nelson, (Fn.51), 237–241. 73 James W. Harris, Property and Justice, Oxford 1996, 249–253. 74 John V. Orth, After the Revolution: reform of the law of inheritance, Law and History Review 10 (1992), 33–44. 75 John Stuart Mill, On Liberty and Other Writings, ed. Stefan Collini, Cambridge 1989, 48. 76 James W. Harris, (Fn.73), 258–262.

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5. Redistributive taxation It is not contested that taxation may be properly imposed on citizens to pay for functions that the state has undertaken in the public interest. What is controversial is the extent of such intervention and its ends. Should taxation be aimed at meeting the fundamental needs of its poorer citizens? Or should taxation have the more ambitious end of lowering economic inequality by redistributing wealth in the community? This section could be devoted to exploring the origins of the modern Welfare State, supposing that were within my capabilities. The Welfare State has of course taken various forms. Britain, the United States of America and Switzerland, for example, have taken different paths. Quite apart from that ‘little difficulty’, nailing down causal sequences would be a formidable task. Apparent links and continuities might be deceptive. Instead I am going to highlight, from the 18th and 19th centuries, some intriguing and radical proposals for redistributive taxation. They come from the French Physiocrats, and from two autodidacts, Thomas Paine and Henry George. The ‘économistes’, later named Physiocrats, were a precipitate of the intellectual ferment and social and economic disarray of France in the century preceding the French Revolution.77 Wars were recurrent, the economy consequentially laboured under crippling public debt and a heavy tax burden, and internal unrest was endemic. Within a decaying feudal system the wealth gap was perilously wide: on one side a corrupt nobility and ecclesiastical hierarchy, on the other an exploited peasantry exposed to periodic subsistence crises. Victor Riqueti, marquis de Mirabeau, wrote to a Swedish noble in 1772: ‘The general clamour and my own reflections taught me, a long time ago, that we are living in the century of revolutions’.78 For Mirabeau, only Physiocracy, to which he was a ‘convert’ from the late 1750s, could stave off catastrophe. Physiocracy (the rule of phusis, nature) was the creation of François Quesnay, and Mirabeau became his leading spokesman (François Quesnay wrote relatively little under his own name, but guided the pen of others.) They were an unlikely combination, Quesnay being of humble origin and Mirabeau a blue-blood aristocrat. However François Quesnay was also a prominent physician at court and a protégé of Madame de Pompadour. What did Physiocracy have to offer France of the last decades of the ancient Regime? François Quesnay had a vision of France as a prosperous and self-sufficient moral community, at the same time wealthy and just. The key to this transformation lay in the 77 Physiocracy had deep roots; it drew on ancient and medieval natural law theory, both secular and Christian, advances in scientific thought in the realms of physics, physiology and medicine, and recent developments in political economy associated with Boisgilbert and others. On the Physiocrats, see François Quesnay, Quesnay et la Physiocratie, eds. Luigi Einaudi / Adolphe Landry, Paris 1958; Simone Meyssonnier, La balance et l’horloge: la genèse de la pensée libérale en France au XVIIIe siècle, Paris 1989; Michael Sonenscher, Before the Deluge: Public Debt, Inequality, and the Intellectual Origins of the French Revolution, Princeton/Oxford 2007; Liana Vardi, The Physiocrats and the World of the Enlightenment, Cambridge 2012. 78 Quoted by Michael Sonenscher, (Fn.77), 192.

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productive exploitation of the prime source of wealth, agriculture (as opposed to trade). A single tax (‘impôt unique’) on landed income would kick-start the economy, of which François Quesnay provided an ingenious and complicated macroeconomic model, in his Tableau économique. Landowners, forced to pay for all the costs of the state, would be compelled to seek higher rents, farmers would respond by raising productivity, and the industrial work-force (the third, ‘sterile’ class) would both meet the greater demand for manufactured goods, and perform their crucial role of consumers of the products of the land; these products would be of domestic not foreign origin, reaching them through the operation of free trade. In such a society a balance would be achieved between the wealthy, still affluent but no longer able to live lives of luxury, and a commons, still poor, but guaranteed subsistence. This was a brilliant schema, impressive even to some who were its ideological opponents, such as Adam Smith.79 The fact that the actions of a benevolent and far-sighted ‘legal despot’ were required to install it was a basic obstacle to its implementation, even before the vested interests, multiple and powerful, that stood in its way are taken into account. It was in any case only one of the many solutions to existing ills that were circulating in France in the countdown to the Revolution. Next, Thomas Paine and Henry George. Both were pilloried and dismissed in their own lifetimes and are marginal figures in the history of the progressive advance of the welfare state. However, their ideas did have an after-life, specifically where a wealth tax or death duties have been mooted or proposed. Thomas Paine’s proposal, like that of the Physiocrats, made a moderate indentation into great wealth, but in a different fashion. In his pamphlet Agrarian Justice (1797), Paine argued that, as society had made possible the existence of private property (and he did not contest private property rights, while holding, as suggested in the quotation below, that they were of questionable legitimacy), so society was entitled to receive some of the surplus that men accumulated. On these grounds he proposed a tax on ground-rent to be paid by every proprietor, at death, for the benefit of everyone turning 21 and 50: ‘[I propose] to create a national fund, out of which there shall be paid to every person, when arrived at the age of 21 years, the sum of fifteen pounds sterling, as a compensation in part, for the loss of his or her natural inheritance, by the introduction of the system of landed property: And also, the sum of ten pounds per annum, during life, to every person now living, of the age of 50 years, and to all others as they shall arrive at that age’.80

The plan was quickly buried: the post-Revolutionary climate was hostile to such radical proposals, and Paine himself managed to antagonise opinion in his three countries, the UK, the USA, and France. In fact, his plan was out of its time. According to one expert, ‘It marks the beginning of all modern thought about poverty’.81 Certainly one has to look to recent times for echoes of, or counterparts to, his proposal. The Labour Government 79 István Hont, (Fn.56), Chapters V–VI passim. 80 Thomas Paine, Agrarian Justice (1797), in: The Complete Writings of Thomas Paine, ed. Philip S. Foner, New York 1920, 612–613. 81 Gareth Stedman Jones, End to Poverty? A Historical Debate, London 2004, 9.

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of the United Kingdom introduced a Child Trust Fund in 2003, which was subsequently abandoned by the Coalition Government in 2010.82 Henry George was a printer from San Francisco, who published in 1879 a work of social philosophy, Progress and Poverty. The background was endemic social and economic unrest in 19th century America, as landless farmers, impoverished workers and reformers fought a losing battle with proprietors and speculators for greater access to land, and changes in the property laws.83 Henry George took up the cause and wrote what became a best-seller, although vigorously attacked from both right and left, and dismissed by professional economists. His big idea was a single tax on rent, that is, land value. No other tax was to be levelled on the economy. The value of the land, he wrote, ‘expresses the exchange value of monopoly. It is not in any case the creation of the individual who owns the land; it is created by the growth of the community’. A tax on rent ‘would so equalize the distribution of wealth as to raise even the poorest above that condition of poverty in which public considerations have no weight; while it would at the same time cut down those overgrown fortunes which raised their possessors above concern in government’.84 Henry George did not claim to be original. He was aware that the Physiocrat François Quesnay had advocated a single tax on land in the mid-18th century, but disarmingly admits that he had not read his work. He shows no acquaintance with Thomas Paine or other radicals coeval with Paine, such as Thomas Spence (1750–1814) and Robert Ogilvie (1736–1813).85 Henry George, rather, was in dialogue with the political economists from the time of Adam Smith, and it was they who laid the groundwork for his theory. Adam Smith, David Ricardo, James Mill and John Stuart Mill, all identified ground-rents as a prime target for taxation, and for the same reason. In the words of John Stuart Mill such a tax: ‘would merely be applying an accession of wealth, created by circumstances, to the benefit of society, instead of allowing it to become an unearned appendage to the riches of a particular class’.86

82 Anthony B. Atkinson, (Fn.34) 169–170. 83 Two years before the appearance of Progress and Poverty, the reformer Lewis Masquerier argued that Blackstonian property rights had produced a property-owning aristocracy similar to that of England and European countries, and inexorably growing inequality. See Lewis Masquerier, Sociology: or, The Reconstruction of Society, Government and Property (1877). For the background to George, see Anna Di Robilant, (Fn.66), 1–57. 84 Henry George, Progress and Poverty. An Inquiry into the Cause of Industrial Depressions and of Increase of Want with Increase of Wealth: The Remedy, 1879, new ed. New York 1987, 381. For reactions to Henry George, see Robert V. Andelson (ed.), Critics of Henry George: An Appraisal of their Strictures on Progress and Poverty, 2nd ed. rev. and enlarged, Malden MA 2003. 85 See Max Beer (dir.), The Pioneers of Land Reform: Thomas Spence, William Ogilvie, Thomas Paine, London 1920. 86 See e. g. John Stuart Mill, Principles of Political Economy; with some of their applications to Social Philosophy, 1965; orig. 1848, Chapters II, III–IV; see James Mill, Elements of Political Economy, 3rd ed. rev. and corr., London 1844.

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None of the political economists after the Physiocrats advocated a single tax. I give the last word to him. First, a purple passage, a good example of the messianic fervour that he brought to the task: ‘You may sit down and smoke your pipe; you may lie around like the lazzaroni of Naples or the leperos of Mexico; you may go up in a balloon, or down a hole in the ground; and without doing one stroke of work, without adding one iota to the wealth of the community, in ten years you will be rich! In the new city you may have a luxurious mansion; but among its public buildings will be an almshouse’.87

Second, a simple epigram. This happens to follow a stinging condemnation of both sides in the Gracchan dispute in the late Roman Republic; and it brings us back to our starting point.88 ‘The dangerous classes politically are the very rich and the very poor’.89

Plato and Aristotle would have nodded in approval. Peter Garnsey Jesus College, Cambridge, UK CB5 8BL

87 Henry George, (Fn.84), 294. 88 For further references to Rome in Henry George’s work, see e. g. 372–373 (‘the Licinian law and subsequent divisions of land’), 540–541. See also 372 for an allusion to Lycurgus, whom he links with Solon. 89 Henry George, (Fn.84), 381.

Platons Konzeption vom Eigentum und ihre Wirkungen in Spätantike und Patristik Julia Hänni, Erlenbach*

Einleitung I. Platonisches Denken und Eigentumsordnung 1. Eigentumskonzeptionen in der Nomoi a) Leitideen des Staates b) Besitzverhältnisse c) Respektierung des Eigentums und Tragweite der Gesetze 2. Weiterentwicklung der Eigentumsfrage im Urchristentum a) Platonrezeption im hellenistischem Judentum und Urchristentum b) Ausgleich und Askese c) Gerechte Verwendung als Gegenposition zum Eigentumsverzicht II. Fazit: Genese sozial-ethischer Normen des Eigentums

*

Die Autorin dankt Prof. Dr. Dr. h. c. mult. Alois M. Haas für wertvolle Diskussionen.

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Einleitung Peter Garnsey nimmt in seinem Werk „Thinking about Property“ Bezug auf eine Zeit, die in gängigen Rechtsphilosophiebüchern nicht angeführt wird und für den rechtsphilosophischen Kontext auch kaum erforscht ist. Er setzt sich in seinem Werk aus historischer Perspektive mit Pythagoras, Iamblichos, Proklos, Plotin, Philon, Origenes und weiteren neuplatonischen Denkern der Spätantike und des frühen Christentum auseinander.1 Es lohnt sich an dieser Stelle, den Fokus in aller Kürze spezifisch auf diese Zeit und einige ihrer Denker zu richten. Wie sich zeigen wird, tragen die Epoche und ihre Denker in einem weit höheren Mass als bisher angenommen zur theoretischen Begründung sozialer Normen bei. I. Platonisches Denken und Eigentumsordnung Für Platon und die Neuplatoniker steht die Auseinandersetzung mit der politischen Philosophie am äussersten Rand eines sehr langen Wegs des Menschen, sich mit seinem Denken auseinanderzusetzen und sich – mit dem Ziel einer Befreiung des Denkens von der äusseren Welt – auf eine innere Wesensbestimmung zu besinnen. Für die Reflexion über den Kern der eigenen Existenz verwendet Platon den Begriff der Seele, wie er bereits zuvor in den altindischen Veden,2 bei den Orphikern3 und auch den Pythagoräern4 vorgeschlagen wurde.5 Wesentlich am Seelenbegriff ist dabei dessen Verständnis als geistiger Kern des Menschen, der Bewusstsein und Erfahrung trägt. Die Seele bildet nach Platon nicht nur unzerstörbare Identität des Menschen, sondern ist auch Schlüssel zur Einsicht in den Aufbau von sinnlich wahrnehmbarer Wirklichkeit. Die äussere Welt und Wirklichkeit kann uns nach den Platonikern Gegenstände letztlich nur in Perspektiven zeigen, wobei der Gegenstand an sich unsere Wahrnehmung stets übersteigt. Objekt der sinnesvermittelten Wirklichkeit ist also stets Symbol. Anhand eines Beispiels veranschaulicht: Wird eine Blüte mit unterschiedlichen Lichtfiltern innerhalb von Sekundenbruchteilen optisch aufgezeichnet, so erscheinen auf derselben Blüte je nach Farbfilter gänzlich unterschiedliche Muster. Dieselbe Blüte wird für Bienen, die v. a. im Ultraviolettbereich sehen,6 hinsichtlich ihrer Musterung vollständig anders aussehen, als für den Menschen im VIS-Bereich.7 Für Platon ist nun das, was die verschiedenen Er1 2 3 4 5

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Peter Garnsey, Thinking about Property, Cambridge 2008, passim. Atman (Sanskrit आत्मन्), Advaita-Vedanta; Upanishaden. Vgl. dazu Giovanni Casadio, La metempsicosi tra Orfeo e Pitagora, in: Philippe Borgeaud (Hrsg.): Orphisme et Orphée, en l’honneur de Jean Rudhardt, Genf 1991, 119 ff. Bartel Leendert van der Waerden, Die Pythagoreer, Zürich 1979, 117 ff. Vgl. etwa Platon, Kratylos 400c, in: Werke in acht Bänden (Übers. Schleiermacher), Darmstadt 2005. Unmittelbare Einflüsse der zuerst genannten vedischen Philosophie sind dabei bei Platon– im Gegensatz zu verschiedenen Neuplatonikern – nicht als unmittelbarer Einfluss nachgewiesen worden; umschrieben werden gleichwohl inhaltliche Gemeinsamkeiten. < 350 nm. 350–780 nm.

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scheinungsformen der Blüte hervorruft, ihre eigentliche Existenz. Er nennt sie „Idee“.8 Diese Existenz ist sinnlich nicht fassbar, sondern präsentiert sich dem Menschen nur in Abschattungen und Perspektiven, deren Ordnungsprinzip Platon „Logos“ nennt.9 Sinnlich erfahrene Erscheinungen der Blüte, die sich je nach den Bedingungen der Wahrnehmung unterscheiden – im gewählten Beispiel etwa abhängig vom Sichtspektrum – stehen für ihn demgegenüber zwischen Sein und Nichtsein.10 Für Platon ist die Seele demnach Identität des Menschen und hat zugleich eine zentrale kognitive Funktion. Sie übt sich ein in das Erkennen von Archetypen der Wirklichkeit, was Platon als Anamnesis (Wiedererinnerung und -erkenntnis)11 umschreibt. Diese Erkenntnisfunktion der Seele bezieht sich nun nicht bloss auf einzelne sinnlich wahrnehmbare Gegenstände, sie ist ebenso zuständig für das Erfassen von ethischen Sachverhalten: Aus innerer Erkenntnisfähigkeit ist die Seele durch den daimon (Gewissen) der Träger ethischer Verantwortung; auf ihr Wissen zurückgreifend, bildet sie (Entscheidungs-)Kompetenz und Massstab für das Handeln. Der sokratisch-platonische Denkanstoss ist insofern sowohl Ausgangspunkt der Erkenntnistheorie als auch der politischen Philosophie als Tugendethik im Diskurs.12 Der Rückgriff auf das Gewissen als eigenständige moralische Beurteilungskompetenz13 gebietet es jedermann, mit Menschen jedwelcher Stellung über Anliegen des Alltags und politische Inhalte in den Dialog zu treten. Die Erschliessung des eigenen Wesenskerns, die sich massgeblich aus reflexiver Einsicht in die Welt und ihre Geschehnisse ergibt, führt nach Platon demnach (auch) über die Auseinandersetzung mit der Verankerung des Individuums im Staat und in der Gesellschaft. Durch die Reflexion über die politische Ausgestaltung der staatlichen Institutionen wird eine Tugend ausgeübt, die die soziale Gemeinschaft zum Gegenstand hat, letztlich aber den von Platon vorgezeichneten intellektualistischen Erkenntnisweg der Seele bzw. des Individuums beschreibt.14 Da die beiden Eckpunkte des platonischen Denkens – die Freiheit intellektualistischen Denkens und die Auseinandersetzung mit dem In-der-Welt- bzw. in der Gesellschaft-Sein – sowohl die Antike als auch das frühe Christentum prägen, und sich auch im Begriff des Eigentums spiegeln, lohnt es sich, ein Schlaglicht auf die platonisch beeinflusste Eigentumsvorstellung zu werfen. Hierzu soll die Eigentumskonzeption im Spätwerk von Platon und in platonisch geprägtem Gedankengut dargestellt werden,

8 Eidos (εἶδος), eigentlich das zu Sehende; das zu Wissende; meist mit „Idee“ übersetzt. 9 Vgl. zum Logosbegriff bei Platon Alfred Dunshirn, Logos bei Platon als Spiel und Ereignis, Würzburg 2010. 10 Vgl. Böckenförde, Geschichte der Rechts- und Staatsphilosophie. Antike und Mittelalter, 2. Aufl., Tübingen 2006, 77. 11 Vgl. zur Bezugnahme auf die Wiedererinnerungslehre Platons bei Augustinus, Böckenförde, a. a. O., (Fn.10), 198. 12 „Sokrates verlegt ihr [Tugend] Wesen in das Wissen um das Rechte“; Johannes Stelzenberger, Die Beziehung der frühchristlichen Sittenlehre zur Ethik der Stoa, Hildesheim/Zürich/New York 1989, 313. 13 Daimon (δαίμων). Seinen Daimonion setzte Sokrates so hoch ein, dass er ihn auch der rationalen Einsicht vorzog. Da er ihn auch über die Götter stellte, wurde ihm die Einführung eines neuen Gottes vorgeworfen. Fundstellen dazu sind Platon, Apologie des Sokrates, 31d. 14 Veranschaulicht wird dies mit dem Höhlengleichnis; Platon, Politeia, 514a–515b.

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sowie deren Übertragung in die frühe Kirche. Sowohl die antiken als auch die frühchristlichen ethischen Reflexionen im Umgang mit Eigentum prägen uns nach wie vor. 1. Eigentumskonzeptionen in der Nomoi a) Leitideen des Staates In Platons Spätwerk Nomoi etabliert sich das Eigentum als Besitz- und Verfügungsform, das – im Gegensatz noch zum Frühwerk15 – institutionell akzeptiert wird.16 Zudem finden sich Hinweise, wie sich eine Tugend, in die sich das Individuum einüben muss, auch anhand des Umgangs mit Besitzverhältnissen und Eigentum vollzieht. Gleichzeitig wird vermittelt, dass Eigentum und Reichtum selbst nicht die Bestimmung der Seele beeinflussen könnten. Eine Person könne nicht zugleich übermässig reich und gut sein: „sehr reich … und zugleich gut zu werden ist unmöglich, wenigstens für die, die die Menge zu den Reichen zählt, … nämlich die wenigen unter den Menschen, die Besitztümer von sehr hohem Geldwert besitzen“.17 Platon fährt fort „[So] möchte ich niemals zugeben, dass der Reiche wahrhaft glücklich wird, wenn er nicht zugleich auch gut ist“.18 Auf die Frage, weshalb der Reiche denn nicht auch gut sei, antwortet Platon in der – für sein exoterisches Werk typischen – humorvollen Weise: „Weil … der auf gerechtem und ungerechtem Weg erworbene Besitz mehr als doppelt so gross ist wie der bloss auf gerechtem Weg erworbene, und weil die Ausgaben, die weder auf schöne noch auf hässliche Weise aufgewendet werden, um das Doppelte geringer sind als […] Ausgaben, die bereit sind, sich zu schönen Zwecken verwenden zu lassen. Diejenigen nun, die das Doppelte besitzen, aber nur halb so grosse Ausgaben machen, werden denjenigen, der davon das Gegenteil tut, gewiss nie an Reichtum übertreffen“.19 Platon stellt fest: „Wer […] zu schönen Zwecken Geld ausgibt und nur auf gerechte Weise erwirbt, der wird wohl nicht so leicht übermässig reich, aber auch nicht sehr arm werden“.20 Aus einer Mässigung und Relativierung leitet er auch ein Grundprinzip der menschlichen und der staatlichen Tugend im Sinne einer Dreiteilung her: „Wenn die Menschen insgesamt ihr Streben auf drei Dinge richten, so sei die Sorge um Geld und Gut, wenn sie in der rechten Weise geschieht, das dritte und letzte, das mittlere die Sorge um den Leib, das erste die um die Seele“. Diese Relation mit dem Ziel der „Sorge um die Seele“ (dem Besinnen auf sich selbst) soll nach Platon denn auch Leitlinie der Staatsverfassung für das Leben der Menschen sein.21 Entsprechend führe dies zu einer Gesetzgebung, die sich immer

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Platon, Politeia, die noch vom Ideal des Gemeineigentums ausgeht. Platon, Nomoi, 742c ff. Ibid., 742c. Ibid., 743a. Ibid., 743b. Ibid., 743b. Ibid., 743e.

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wieder die Frage stellen müsse, ob „die Rangordnung von Besonnenheit22 – Gesundheit – Reichtum“ zugunsten seiner Bürger eingehalten sei.23 Mit der Trias, die Platon als Leitlinie für staatliches Handeln versteht, korrespondieren für ihn auf der Bürgerseite die Begriffe der Einsicht, der politischen Freiheit24 und der Freundschaft der Menschen.25 Die Tugend der Besonnenheit als Selbsterkenntnis (sophrosyne)26 erlangt demnach einen besonderen Rang auch in der Ausgestaltung der politischen Institutionen. Der für Platon so grundlegende Weg der Reflexionsmöglichkeit der Seele soll auch in der staatlichen Gemeinschaft gesichert und Richtmass für Verfassung und Gesetze sein. Ein guter Staat kann gemäss seinem Spätwerk nur einer sein, in dem die Bürger ihre Tugend in politischer Freiheit27 tatsächlich leben können.28 Das Recht wird insofern zu einem Schlüssel für die Tugenden in der sozialen Gemeinschaft, und zugleich ein Instrument zum Verständnis des die Wirklichkeit prägenden Dualismus von Intelligibilität und Materialität in der Antike:29 Die in Betracht stehenden Tugenden sind die transzendenten Tugenden, die durch die Rechtsgemeinschaft in einem politischen Sinn gepflegt werden können,30 und über das Recht als Freiraum Ausdruck in der staatlichen Gemeinschaft finden. Insofern erstaunt es wenig, dass Platon das Rechtsverständnis darüber hinaus mit einem gemeinschaftlichen Eudämonismus verknüpft: Gesetze, die nicht nach der Hierarchie von Besonnenheit – Gesundheit – Reichtum ausgerichtet seien und so die entsprechenden Erkenntnismöglichkeiten für die Seele eröffneten, könnten „die Bürger nicht glücklich machen“.31 b) Besitzverhältnisse Platon verankert die Tugend der Gesetze schliesslich auch spezifisch über Besitzverhältnisse.32 Für ihn beruhen innerstaatliche Auflehnung und Konflikte zwischen Staaten namentlich in (zu) starken Gegensätzen. Unruhen und Abspaltungstendenzen würden im Staat sowohl durch drückende Armut als auch durch übermässigen Reichtum ausge-

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Tugend der Besonnenheit (Sophrosyne); vgl. sogl. unten; Platon, Charmides, 155e–157c. Platon, Nomoi, 743e. Platon, (Fn.16), 693 c ff. Ibid., 693b–e; 701d–702b. Vgl. auch Thomas Sören Hoffmann, Die Güter, das Gute und die Frage des rechten Masses: Platon und das Eigentum, in: Andreas Eckl / Bernd Ludwig (Hrsg.), Was ist Eigentum?, München 2005, 35. Im Dialog Charmides wird die Besonnenheit als Selbsterkenntnis erklärt; vgl. Platon, Charmides, 155e–157c. Platon, (Fn.16), 693 c ff. Vgl. Thomas Sören Hoffmann, a. a. O., (Fn.25), 34 f. Ibid., 36. Vgl. Dominic J. O’Meara, Platonopolis. Platonic Political Philosophy in Late Antiquity, Oxford 2005. Platon, (Fn.16), 744a. Die Übersetzung verwendet den Begriff des Besitzes. Es existiert keine klare Abgrenzung der Begriffe des Besitzes und des Eigentums; die Begriffe des Besitzes und des Eigentums werden in der damaligen philosophischen Diskussion nicht nach einem heutigen juristisch-technischen Verständnis verwendet.

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löst.33 Deshalb schlägt er vor, die Grenzen des zulässigen Verhältnisses über eine Regelung der sog. Landlose zu normieren. Die Grenze für Armut bildet für Platon der Wert eines Loses, das bestehen bleiben muss und „dessen weitere Teilung kein Beamter zulassen wird“.34 Die Lose sind demnach weder veräusserlich noch teilbar. Sie sind zudem mit gewissen Duldungspflichten wie Wegrechten verknüpft.35 Der Gesetzgeber stellt die Lose als Massstab auf; er wird nach Platon bis zum Vierfachen an Besitz gestatten. Eine Person, die mehr als dieses Vierfache erwirbt („sei es, dass sie es gefunden …, es von irgend einer Stelle geschenkt erhalten…, oder es durch Geschäfte verdient hat“), und den über das Vierfache hinausgehenden Wert an den Staat abführt, „wird straffrei bleiben“. Gegen Personen hingegen, die diesem Gesetz nicht gehorchen, „kann jeder, der das will, wegen der Hälfte des Überschusses anzeigen“.36 Platon erklärt diese Relation der Landlose untereinander damit, dass ein Übermass an Besitztümern Feindschaften zwischen den Staaten und den Menschen schaffe, und der Mangel in den meisten Fällen Knechtschaft. Statuiert wird zudem ein absolutes Mitgift-Verbot.37 Platon schlägt vor, dass der gesamte Besitz eines Bürgers über sein eines Landlos hinaus bei einer gesetzlich vorgesehenen Behörde zur Überwachung aufgezeichnet sein soll. Hinsichtlich des beweglichen Eigentums kommen der Zu(-)erwerb durch Handarbeit und Handel, ferner auch die Schenkung und allenfalls auch der Fund in Betracht.38 Platon will zudem keinen kriegerischen, nach aussen aggressiven Militärstaat.39 Ziel von Verfassung und Gesetzgebung sind in den Nomoi Friede, Konsens und Freundschaft.40 c) Respektierung des Eigentums und Tragweite der Gesetze Im Gegensatz zur Gemeinschaftseigentumskonzeption der Politeia werden in der Staatsverfassung der Nomoi demnach verschiedene konkrete Begriffe zur Einhaltung einer Eigentumsordnung entwickelt, die mit gesellschaftlich-sozialen Handlungsanweisungen in der Form von Gesetzen verbunden werden. Die Anerkennung fremden Eigentums wird zum Ausdruck sozialen Respekts in der Bürgergemeinschaft. So heisst es zu Beginn des elften Buches: „Niemand soll sich nach Möglichkeit an meinem Eigentum vergreifen (…), ohne irgendwie meine Zustimmung dazu erlangt zu haben. Nach demselben Grundsatz muss ich auch mit dem Eigentum anderer verfahren“.41 Auf diese Weise macht das Eigentum für Platon ein gutes Leben in der Gemeinschaft möglich, weil es auch über Verhältnisbegrenzungen darin verankert ist.42 Das Leben und 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42

Platon, (Fn.16), 744d. Ibid., 744. Vgl. Thomas Sören Hoffmann, a. a. O., (Fn.25), 37. Platon, (Fn.16), 744d. Ibid., 728e, 729. Wobei der Erwerb durch Fund nicht als legal angesehen wird. Christian Schwaabe, Politische Theorie 1, 2. Aufl., Paderborn 2010, 43. Wo sie herrschen, sei das Glück des Staates gesichert; Nomoi, 694. Platon, (Fn.16), 913a. Vgl. Thomas Sören Hoffmann, a. a. O., (Fn.25), 40 f.

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die freundschaftliche Beziehung der Bürger sind wiederum die Grundlage, auf der der Schutz und die Einschränkung von Eigentum erst möglich werde.43 Der Gegenstand der so vorgeschlagenen Gesetze ist weit. In Aufnahme und Verarbeitung des in Griechenland praktizierten Rechts formuliert Platon ein Gesetzesbuch, das nicht beliebig festgelegt werden kann, sondern auf etwas Immerwährendes, Vorgegebenes rekurriert. Dies soll durch die Gesetze auf ein gutes Leben in der sozialen Gemeinschaft bezogen werden.44 Unverkennbar ist insofern die Verbindung zwischen den Nomoi (Gesetze) und dem Logos als Ordnungsprinzip45: Soweit „die Sache es gestattet“ soll den Gesetzen die Kraft „unwandelbaren Bestehens“ – die Ordnung des Logos – eingeflösst werden.46 Die Gesetze sind auch auf die Erkenntnisfähigkeit der Richter zu beziehen; Platon hält fest, die „Schriften des Gesetzgebers“ seien „Prüfstein für den Richter“, welche Handlungen vertretbar seien.47 Als prägend erweist sich die Verknüpfung der Eigentumsfrage mit dem Denken und dem Dualismus von Intelligibilität und Materialität,48 den Platon in die politische Philosophie trägt. Ihr Ziel wird in Auseinandersetzung mit jenem Dualismus letztlich die Tugend der Besonnenheit als denkerische Unabhängigkeit der Seele von Gesellschaft und Welt sein.49 Über den Topos des Dualismus von Intelligibilität und Materialität wird ebenfalls die die gesamte Antike prägende Reflexion von Einheit und Vielheit in den politischen Diskurs einbezogen. Bei Platon verhalten sich Intelligibilität (Ideen) und Sinnenwelt wie Original und Abbild in der Gesetzmässigkeit des Logos. Alles, was ist, ist durch diese einheitliche Ordnung bestimmt.50 Bedeutsam ist der Ordnungsgedanke für die Entwicklung des sozio-institutionellen Gefüges, namentlich soll die Eigentumskonzeption – zwecks Verträglichkeit in der Gemeinschaft – stets in den Bezug zur Gesamtheit der Bürger gestellt werden,51 sodass eine Harmonie von Individuum und Gesellschaft entstehen soll. Es geht damit um von der Gesamtheit der Bürger her gedachtes und insofern „gerechtfertigtes“ Eigentum.52 Dem Gedanken zugrunde liegt gleichermassen die Diskussion um das Wissen vom rechten Gebrauch als dritten Topos, der namentlich über die Besitzverhältnisse diskutiert wird. Als eine Form des Wissens vom Guten und des Gerechten aufgefasst, ist es eine bereits durch Sokrates und Platon formulierte Einsicht, dass die äusseren Güter, die

43 Ibid., 34. 44 Böckenförde, a. a. O., (Fn. 10), 96. 45 Der Begriff des Logos wird im platonischen Werk konzis verwendet; in den Übersetzungen werden indessen zahlreiche Begriffe wie Rede, Ordnung und vieles mehr für den Begriff verwendet. Vgl. eingehend Dunshirn, a. a. O., (Fn.9). 46 Platon, (Fn.16), 960d. 47 Ibid., 957d; Dunshirn, a. a. O., (Fn.9), 61. 48 Liniengleichnis. Intelligibel ist die Idee, vgl. Christian Schwaabe, a. a. O., (Fn.39), 34. 49 Vgl. Platon, (Fn.16), 631b–632c. 50 Vgl. auch Christian Schwaabe, a. a. O., (Fn.39), 34. 51 Vgl. hiervor Kap. B „Lose“. 52 Vgl. Thomas Sören Hoffmann, a. a. O., (Fn.25), 36.

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man erwerben und gebrauchen kann, dann für einen Menschen zuträglich sind, wenn er sie richtig zu gebrauchen versteht.53 Die platonische Diskussion der Eigentumsfrage ist demnach durch die Topoi von Einheit und Vielheit, Intelligibilität und Materialität sowie in die konkrete Ausarbeitung der sozialen Tugend („rechter Gebrauch“) zu charakterisieren. 2. Weiterentwicklung der Eigentumsfrage im Urchristentum a) Platonrezeption im hellenistischem Judentum und Urchristentum Durch die ausgeprägte Auseinandersetzung der frühen Christen mit dem Platonismus und dem platonistischen Judentum54 findet die hellenistisch(-stoische) Tradition und die Grundzüge des platonischen Intellektualismus Eingang in die frühchristlichen Schriften, die das Abendland nach wie vor prägen. Mit den Reflexionen der Kirchenväter und –mütter verbinden sich vorwiegend platonisierende Begriffe: Materielle Güter sind vergänglich, trügerisch und nur als Schatten zu verstehen.55 Platonisch geprägt ist in diesem Sinn die Forderung der Predigten, sich von allen Anhänglichkeiten an die irdischen Güter loszusagen.56 Hinzu kommt nun als Verhaltenskodex das nun typisch christlich formulierte Gebot der Nächstenliebe,57 an dem sich der rechte Gebrauch von Eigentum messen soll. Die für die Christen zentrale Auseinandersetzung von Intelligibilität und Materialität anhand des Sündenfall beschlägt auch die Eigentumsdiskussion. Die Theorie des Sündenfalls führt zu einer Zweiteilung des Naturrechts in primäres und sekundäres Naturrecht. Das primäre Naturrecht bezieht sich auf den paradiesischen Zustand vor dem Sündenfall; sein Bezugspunkt ist die intelligible natura integra, in dem auch die lex

53 Platon, Menon, 87 e ff.; Euthydemos, 280b ff. Vgl. auch Jan Szaif, Aristoteles – eine teleologische Konzeption von Besitz und Eigentum, in: Ekl/Ludwig (Hrsg.), a. a. O., (Fn.25), 43. 54 Als Vertreter des platonistischen Judentums wird der Philosoph Philon von Alexandrien (15/10 v. Chr. – 40 n. Chr.), hoch angesehenes Mitglied der jüdischen Gemeinde Alexandrias, verstärkt erforscht (vgl. The Studia Philonica, Annual XXVII, Atlanta 2015; deutschsprachig etwa Otto Kaiser, Philo von Alexandrien, Göttingen 2015; SNF-Projekt „Philon von Alexandrien, De Vita Mosis: Text und Kontext“: 2012–2016; http://p3.snf.ch/Project-159831). Philon folgt der platonischen Erkenntnislehre und ist für die Überlieferung des Denkens besonders bedeutsam, weil er den platonischen Logos-Begriff über die Ordnungsfunktion des eidos (Idee) und die Lehre der Stoa in die alttestamentarische Schöpfungslehre einführt. Seine Auseinandersetzung mit der griechischen Philosophie wird von den frühen christlichen Autoren sehr stark rezipiert. Die Kirchenväter Clemens von Alexandria und Eusebius beziehen sich in ihren Schriften mehrfach auf ihn. Seiner allegorischen Bibelexegese folgen Origenes, Gregor von Nyssa, Ambrosius, Hieronymus und Augustinus. Vgl. zum Ganzen auch Ulrich Volp, Die Würde des Menschen. Ein Beitrag zur Anthropologie in der Alten Kirche, Leiden/Boston 2006, 77. 55 So zahlreiche Interpretationen von Origenes, de Oratione, XVII, etwa bei Martin Honecker, Grundriss der Sozialethik, Berlin/New York 1995, 479. 56 TRE IV (= Theologische Realienenzyklopädie, Berlin 1977 ff.; Teil 1, hg. v. Gerhard Krause, Gerhard Müller), Eigentum, 414. 57 Levitikus 19,18; Matthäus 5–7; 5,43–48.

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naturalis ihren eigentlichen Ort hat.58 Das sekundäre Naturrecht hat demgegenüber die geschwächte oder verwundete Natur nach dem Sündenfall zum Gegenstand (Materialität).59 Orientierungspunkt für das Gerechte wurde nunmehr die (gott-)geschaffene Natur. Die bestehende Eigentumsordnung wird von den Kirchenvätern also als Folge des Sündenfalls hingenommen,60 der gleichsam Ausdruck einer innerer Distanznahme des Menschen zur Welt und ihren Geschehnissen ist. Mit der Vertreibung aus dem Paradies und der Erlangung des Unterscheidungsvermögens zwischen Gut und Böse (und entsprechend zwischen Eigenem und Fremden) wird die menschliche Natur bzw. ihre geistige Kraft, der nous (Vernunft), geschwächt.61 Der nous soll gleichermassen Ausgangspunkt zur Diskussion der Gottesebenbildlichkeit sein und es verbindet sich damit eine ethische Dimension: Die Umsetzung der Ebenbildlichkeit wird dem Menschen zur ethischen Aufgabe, wobei die Schwächung der Vernunftkraft nous auch die Auseinandersetzung mit der Inanspruchnahme von Besitz- und Eigentum erfordert.62 Die frühen Kirchenväter gingen vom Vorhandensein eines natürlichen Gesetzes aus, das den Menschen in ihrer ethisch-sittlichen Erkenntnisfähigkeit als „natürliche Vorstellung“ zugänglich sei.63 Tertullian etwa postulierte das Bestehen von „natürlichen Tafeln“, die dem Menschen gegenwärtig seien. Sie würden durch das mosaische Gesetz der zehn Gebote nicht eigentlich geschaffen, sondern lediglich mit neuer Autorität versehen.64 Zwar nahm man eine Schwächung dieser Erkenntnisfähigkeit durch den Sündenfall an, nicht jedoch eine vollständige „Verdorbenheit“ der menschlichen Natur.65 Die Lehre vom paradiesischen Zustand und dem darauffolgenden Fall, der nicht zuletzt in der Aneignung von Privateigentum bestanden haben soll, ist dabei keineswegs eine genuin christliche Lehre, sondern eine in der Antike weit verbreitete Metapher.66 So umschrieb Seneca „(Die Philosophie) lehrt uns, … die Menschen zu lieben, auch dass die Herrschaft den Göttern gehöre, zwischen Menschen aber Gemeinschaft herr58 Böckenförde, a. a. O., (Fn.10), 203. 59 Ibid. 60 Vgl. etwa Gregor von Nazianz (329–390 n. Chr.), Patrologia Graeca (PG; Migne) 35, 889 ff. Nach Gregor von Nazianz standen dem Menschen die Güter im paradiesischen Zustand frei zur Verfügung. Erst der „Neid und die Streitsucht“ haben nach Gregor das ursprüngliche Gleichgewicht zerstört und „den Adel der Natur durch die Habsucht mit Hilfe despotischer Gesetze zerrissen.“ Die Werke der Gerechtigkeit und Barmherzigkeit seien daher ein wesentlicher Schritt zur Wiedergewinnung des verlorenen Urzustands; Gregor von Nazianz, 14 Hom., c. 25 (PG 35, 892); vgl. auch Martin Hengel, Studien zum Urchristentum, Tübingen 2008, 355. 61 Vgl. etwa die Darstellung bei Philon von Alexandrien (ca. 25 vor Chr. bis 40 nach Chr.; (Fn.54), De virtutibus, 205. 62 So ist etwa für Basilius d. Gr. eine gleichmässige Verteilung der weltlichen Güter näher an der ursprünglichen Schöpfungsordnung als der bestehende Zustand (Bas. Caes.) Hom. In Hexaemeron 7,1), was sich allerdings nur in Klostergemeinschaften aufrechterhalten lasse (vgl. (Bas. Caes.), Reg. Fus, 8,1 und 9, 10); Ulrich Volp, a. a. O., (Fn.54), 164. 63 Als Begründung wird dabei die Paulusstelle im Römerbrief 2,14 f. und die Goldene Regel, Matthäus 7, 12 herangezogen. 64 Böckenförde, a. a. O., (Fn.10), 202. 65 Vgl. Wolfgang Stürmer, Peccatum und Potestas, Ostfildern 1987, 44 f., 50 f., 54 f. 66 Martin Hengel, a. a. O., (Fn.61), 358.

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schen solle. Dies blieb lange Zeit unverletzt in Geltung, bevor die Habsucht die Bande der Gemeinschaft zerriss und zur Ursache der Armut auch für jene wurde, die sie am meisten bereichert hatte. Denn die Menschen hörten auf, alles zu besitzen, als sie Privateigentum begehrten. Die ersten Menschen und ihre Nachkommen folgten dagegen noch unverdorben der Natur“. Er fährt fort: „Die Habsucht brach in die vollkommenen Lebensbedingungen ein und verfremdete alle Dinge durch die Begierde, gewisse Güter abzutrennen und sich anzueignen“. Seneca weist auf eine für die Eigentumsfrage zentrale Ambivalenz hin: „Aus unermesslichem Überfluss führte sie in die Enge des Mangels. Die Habsucht brauchte die Armut, und indem sie alles begehrte, verlor sie alles“.67 Bereits in der Stoa finden sich demnach Beschreibungen der „Urkatastrophe“ als Mythos, die durch Privatbesitz eingeleitet worden sein soll. In Stoa und frühem Christentum wird ein im Wesen des Menschen liegendes Eigentumsparadox statuiert, das die ethische Auseinandersetzung und Normgenese prägt. Zum Menschen nach dem Sündenfall gehört es einerseits, zu unterscheiden, und damit auch aus einer Einheit Gottes auszutreten, um Eigenes und Fremdes zu differenzieren. Andererseits wird genau durch dieses Unterscheidungsvermögen ein harmonischer Allgemeinbesitz im Sinne der Vorstellung der natura integra aufgehoben. Die weitere Auseinandersetzung mit der Frage der Zulässigkeit des Eigentums im Rahmen des sekundären Naturrechts wird in Rückbesinnung auf das Eigentumsparadox geführt.68 b) Ausgleich und Askese In der Patristik gab es intensive Auseinandersetzungen darüber, inwieweit das überlieferte vorchristliche Naturrechtsdenken mit der christlichen Gedankenwelt und der Auslegung der Hl. Schrift vereinbar sei.69 Die Relativierung des materiellen Reichtums im Verhältnis zu geistigen Werten war bei christlichen Predigern und paganen Rhetoren durchaus üblich.70 Verschiedene Patristiker vertraten die stoische Auffassung, dass das Privateigentum nicht ursprünglich sei, sondern Folge des Sündenfalls71: „Von Natur aus gibt es kein Privateigentum, seine Grundlage ist entweder eine uralte Besitzergreifung oder Kriegsrecht, ein Sieg oder ein Vertrag“.72 Die praktische Bedeutung der Zuordnung des Eigentums als Folge des Sündenfalls führt zur Errichtung einer politischen Ord-

67 Bzw. „Die Habsucht brachte die Armut, und indem sie alles begehrte, verlor sie alles“; Seneca, Epistulae morales 90,3 f. 38; vgl. Martin Hengel, a. a. O., (Fn.61), 358. 68 Auf das Paradox wird verschiedentlich Bezug genommen, und es wird weiterentwickelt. So beschreiben sich die Christen etwa „als die Armen, aber die doch viele reich machen; als die nichts innehaben, und doch alles haben“, 2. Korinther 6, 10; TRE IV, a. a. O., (Fn.56), 414. 69 Böckenförde, a. a. O., (Fn.10), 201. 70 Sandra Leuenberger-Wenger, Ethik und christliche Identität bei Gregor von Nyssa, Tübingen 2008, 80 71 Ambrosius, De officiis I, 28, 132, Patrologia Latina (PL Migne) 16, 62. 72 Ambrosius, De officiis I, 28, 137, PL Migne, a. a. O. (Fn. 72), 16, 62; Johannes Stelzenberger, a. a. O., (Fn.12), 132.

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nung mit eigener Gebietsautorität und Durchsetzungsmacht als Herrschaft von Menschen über Menschen.73 Bei den Christlichen Denkern wird die Figur des Ausgleichs als Annäherung an den paradiesischen Urzustand des Gemeinbesitzes zentraler Pfeiler der Eigentumsdebatte. Die römische Gemeinde unterstützte im Jahr 250 dauernd 1500 Hilfsbedürftige.74 Bereits zuvor umschreiben Tertullian (150–220 n. Chr.) und Cyprian (200–258 n. Chr.) eine Armenkasse, zu der jeder freiwillig seinen Beitrag leiste. Christliches Zusammenleben hiess entsprechend der Lehre von der Gemeinschaft der Heiligen nicht Gleichheit, sondern Ausgleich und gegenseitige Ergänzung.75 Durch die Grundzüge eines Systems der sozialen Sicherheit erzeugte die Kirche ein Solidaritäts- und Zusammengehörigkeitsgefühl, das als Anziehungspunkt wirkte.76 Basilius d. Gr. (330–379 n. Chr.) fordert ein stärkeres asketisches Ideal ein, indem das Eigentumsrecht auf das Notwendigste beschränkt und seinen Besitz an die Armen verschenkte. Er grenzt sich damit von (vereinzelten) Verteidigungen des Eigentums in der Stoa ab. Dazu gehört die Stellungnahme Chrysippos (ca. 280–207 v. Chr.).77 Chrysippos stellte zunächst fest, dass der erste Impuls eines Lebewesens im Sinne einer Selbsterhaltung von Geburt an „sich selbst zu Eigentum … macht“.78 Diejenigen, „die Gutes besitzen“, würden das in einer Weise tun, dass sie dabei ihr Lebensziel nicht vergessen“.79 Die Konzeption des Privateigentums verteidigt er mit einem einprägsamen Vergleich: Das Theatergebäude sei den Besuchern zwar als Ganzes gemeinsam, indessen habe ein jeder Besucher Anrecht auf den von ihm besetzten Platz. Analog zur Metapher lässt sich die Privateigentumsordnung als nicht im Widerspruch zur sozialen Tugend denken.80 In diesem Sinn konnte Cicero81 zusammenfassen, die Privateigentumsordnung sei zwar nicht eine von Natur gegebene, sondern geschichtlich gewordene Institution, die letztlich in der Selbstliebe und dem Selbsterhaltungtrieb des Menschen gründe. Aus der Darstellung Ciceros wird die Verletzung der Privateigentumsordnung als eine Missachtung des Naturrechts hergeleitet.82 Das stoische Bild des Theaters wird von Basilius für den christlichen Kontext umgekehrt: Er nennt einen Räuber und Dieb, der einen Besitz für sich behält. Auf dessen Frage, wem er Unrecht tue, wenn er seinen Besitz behalte, antwortet Basilius: „Sag mir doch, was überhaupt Dein ist? Woher hast du es bekommen und in die Welt gebracht? 73 Böckenförde, a. a. O., (Fn.10), 203. 74 Martin Hengel, (Fn.61), 388. 75 Vgl. auch Gregor von Nazianz, Orationes, (Fontes Christiani 22), 14, 25 f. Gregor von Nazianz vergleicht das Eigentum mit der Kleidung: Obwohl Eigentum und Kleidung Folge des Sündenfalls seien, sei die Abschaffung weder von Eigentum noch von Kleidung ein Heilmittel gegen die Sünde (Orationes, 14, 22.24); TRE IV, Eigentum (vgl. auch Fn.62), 415. 76 TRE, (vgl. Fn.56), 1982, 414. 77 Überliefert durch Cicero, De finibus, 3, 67. Zenon und Seneca verteidigten noch das Gemeineigentum. 78 Stoicorum Veterum Fragmenta (SVF), Bd. 3, 178; Diogenes Laertios, 7. Buch, 85 f. 79 Diogenes Laertios, 7. Buch, 125; Stelzenberger, a. a. O., (Fn.12), 136. 80 Cicero, De finibus, 3.67; SVF Bd. 3 (vgl. Fn.78), 90. 81 106 v. Chr.–46 n. Chr. 82 Cicero, De officiis 1, 3, 27.

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Gerade wie einer, der im Theater einen Platz eingenommen hat und alle später Kommenden verdrängt, in der Meinung, das, was für alle da ist, sei nur für ihn da … Würde jeder nur soviel nehmen, wie er für sich braucht, um seine notwendigen Bedürfnisse zu befriedigen, und überliesse das andere dem, der es ebenso braucht, wo wären dann die Reichen, wo die Armen?“.83 In ähnlicher Weise vertritt Basilius die These, dass es ursprünglich nur den Gemeinbesitz gab. Eine gleichmässige Verteilung der Güter ist für ihn näher an der ursprünglichen Schöpfungsordnung als der bestehende Zustand. Bloss auf das Lebensnotwendige habe der Einzelne ein Recht.84 Das Recht, Nachkommen ein Erbe zu hinterlassen, sei zugunsten der Armen und Notleidenden einzuschränken.85 Dieser Bedarf sei Massstab des Eigentumsrechts,86 was sich jedoch nur im Mönchtum adäquat umsetzen lasse.87 c) Gerechte Verwendung als Gegenposition zum Eigentumsverzicht Insbesondere die platonisch geprägten frühen christlichen Lehren beschränken sich indessen nicht auf den asketischen Verzicht auf Besitz als soziale Tugend. So behandelt der neuplatonische Patristiker Clemens von Alexandrien (150–215 n. Chr.) Reichtum primär nicht als ökonomisches, sondern als ethisch-religiöses Problem.88 Clemens verwirft zunächst Lehren der Auserwählung und setzt sich für eine optimistische Auffassung der menschlichen Erkenntnis- und Handlungsfähigkeit ein: Nach ihm eignet allen Menschen die Gottebenbildlichkeit und sie sind somit prinzipiell in der Lage, Gott ähnlich zu werden.89 Dabei wird die Ebenbildlichkeit in zwei Komponenten gefasst, imago einerseits, similitudio andererseits. Die imago dei sei dem Menschen bei der Schöpfung verliehen worden, während ein jeder die entsprechende similitudio in einem Prozess der Vervollkommnung selbst zu erarbeiten habe.90 Schlüssel dazu ist nach Clemens – wie bei Platon im Sinne einer Tugendethik und hier auf den christlichen Kontext bezogen – die Selbsterkenntnis91: „Es ist also, wie es scheint, die wichtigste von allen Erkenntnissen, sich selbst zu erkennen; denn wenn sich jemand selbst kennt, dann wird er Gott erkennen. Wer aber Gott erkennt, wird Gott ähnlich werden, nicht dadurch, dass er goldenen Schmuck oder feierliche Gewänder trägt, sondern dadurch, dass er Gutes tut und so wenige Bedürfnisse wie möglich hat“.92 In diesem Prozess einer ethischen Forderung, das Potenzial der Ebenbildlichkeit Gottes zu nutzen, ist der Umgang mit Eigentum und Besitz bei Clemens Gegenstand 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92

PG, (vgl. Fn.60), 276 f.; Hengel, a. a. O., (Fn. 61), 355. Johannes Stelzenberger, a. a. O., (Fn.12), 131. Basilius d. Gr., Homilia in divites 7; PG, (vgl. Fn.63), 31, 300. Johannes Stelzenberger, a. a. O., (Fn.12), 131. Ulrich Volp, a. a. O., (Fn.54), 164. Seine Behandlung des Eigentumsproblems gilt als durchdachteste Behandlung im frühen Christentum. Ulrich Volp, a. a. O., (Fn.54), 135. Origenes, Contra Celsum 4, 30; vgl. ferner auch Ulrich Volp, a. a. O., (Fn.54), 139. Sophrosyne; vgl. hiervor (Fn.26). Clemens von Alexandrien, Paedagogus, 3, 1, 1.

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der Übung in ethischen Handlungen. Wie bei Platon wird zunächst festgestellt, dass Eigentum und Besitz die Seele nicht von ihren Aufgaben befreien oder eine Erlösung gewähren können: „Wir sind alle an das Schicksal angekettet, die einen mit goldiger weiter, die anderen mit rostiger enger Kette. Doch was tut’s?“.93 Auch in der Auslegung der Perikope des reichen Jünglings,94 dem Jesus rät: „Verkaufe alles, was du hast, und gib es den Armen, und du wirst einen Schatz im Himmel haben“, akzeptiert Clemens die Eigentumsordnung als die vorgefundene Wirtschaftsform. Vermögen sei besitzenswert und von Gott zum Nutzen durch die Menschen bereitgestellt.95 Gebotene Handlungsweisen können für Clemens nur auf der Grundlage der bestehenden Privateigentumsordnung verstanden werden, denn welche Möglichkeiten der Mitteilung bliebe den Menschen übrig, wenn keiner mehr etwas hätte?96 Clemens geht von faktischen Verhältnissen aus: „Wie könnte irgendeiner einen Hungernden speisen und einen Dürstenden tränken und einen Nackten bekleiden und einen Obdachlosen aufnehmen, wenn jeder von all diesen Dingen nichts besitzt?“.97 Das grundsätzliche Recht zur Nutzung der weltlichen Güter wird verteidigt, und das Privateigentum als etwas mit dieser Nutzung in legitimer Beziehung Stehendes, Erlaubtes vorausgesetzt – indessen wird der Umgang mit Reichtum mit dem Gerechtigkeitsgedanken verknüpft: „Wenn du das Werkzeug geschickt benützest, ist es geschickt; wenn du aber ungeschickt bist, so nimmt es an deiner Ungeschicklichkeit teil, während es selbst nichts dafür kann. … Ein derartiges Werkzeug … ist auch der Reichtum. Kannst du ihn recht gebrauchen, so dient er dir zur Gerechtigkeit; verwendet ihn dagegen jemand unrichtig, so wird er als ein Diener der Ungerechtigkeit erfunden. Denn seinem Wesen nach kann er nur dienen, nicht herrschen“.98 Es zeigt sich demnach im frühen platonisch geprägten Christentum ein Freiheitspathos zugunsten des Intellektualismus und des gerechten Gebrauchs, indem Clemens festhält: „Man darf also dem, das von sich aus weder die Eigenschaft „gut“ noch die Eigenschaft „schlecht“ besitzt, keine Schuld geben, da es unschuldig ist, vielmehr nur dem, der es gut oder schlecht verwenden kann, je nachdem er wählt, und eben deshalb die Verantwortung trägt“.99 „Das ist aber der menschliche Verstand, der die Möglichkeit freier Wahl in sich trägt und bei sich selbst entscheiden kann, wie er die ihm verliehenen Gaben verwenden will. Daher soll man nicht … den Besitz zerstören“.100 Auch jemand, der seinen Reichtum aufgebe, habe „nicht das von sich geworfen, was verwerflich ist, sondern das, was an und für sich weder gut noch schlecht ist“.101 Clemens kann mit Bezug auf die Perikope zusammenfassen „die äusseren Güter jedoch sind es nicht,

93 Ibid. 94 Markus 10/17–31; Peter Brown, Through the Eye of a Needle, Wealth, the Fall of Rome, and the Making of Christianity in the West, 350–580 AD, Princeton/Oxford, 2012, 291 ff. 95 Clemens von Alexandrien, Quis dives salvetur, 14. 96 Ibid. 97 Ibid., 13,4. 98 Ibid., 14,2–3. 99 Ibid., 14,4. 100 Zu vermeiden seien vielmehr die Leidenschaften; (Fn.96), 14,5. 101 Clemens von Alexandrien, (Fn.96), 15,3.

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die Schaden bringen“;102 entsprechend sei die Perikope zu verstehen: „er befiehlt ihnen nicht, ihren Reichtum aufzugeben, sondern fordert … die gerechte Verwendung“.103 Clemens wendet sich mit Entschiedenheit gegen ein buchstäblich-legalistisches Verständnis der Perikope (und zahlreiche andere Texte der Heiligen Schrift) zugunsten von Freiheit und Selbsterkenntnis. Durch die Auslegung wird das Individuum ins Zentrum gerückt, das seine Handlungsweise stets vor sich selbst überprüfen muss, wobei als Verantwortungsinstanz seine sich aufbauende Tugend selbst ist: So „beruht das Heil nicht auf den äusseren Dingen, nicht darauf, ob diese viel oder wenig, klein oder gross, ruhmvoll oder unrühmlich, angesehen oder unangesehen sind; vielmehr beruht es auf den Tugenden der Seele“.104 II. Fazit: Genese sozial-ethischer Normen des Eigentums Eine Analyse des platonischen Seelenbegriffs und dessen Grundlegung des menschlichen Erkenntnisvermögens sowohl von sinnlich wahrnehmbaren Gegenständen als auch von ethischen Sachverhalten zeigt, dass sich daraus direkt ein Fundament für die entsprechende politische Philosophie Platons und der an seiner Philosophie orientierten frühchristlichen Denker herleitet. Es ergibt sich ein Begriff von Gesellschaft und Staatlichkeit, der dem dreigliedrigen Konzept staatlicher Institutionen Platons nachempfunden ist und der Hierarchie von Besonnenheit, Freiheit und materiellen Besitzgütern entspricht. Wesentlich ist bei den platonisch geprägten frühen Christen der Umstand, dass – ganz im Sinne der platonischen Tradition – die Reflexion über die eigene Identität und Erkenntnisfähigkeit zum Schlüssel im Umgang mit den ethisch relevanten Handlungsformen wird. Diese Denkweise erarbeitet mit Blick auf den Besitz eine Verhältnismässigkeit, welche auf die Institution des Privateigentums meist nicht völlig verzichten will, ihr jedoch im Zeichen von Ausgleich, gesellschaftlicher Gerechtigkeit und letztlich einem friedlichen Zusammenleben gesetzliche Grenzen setzt. Dies ist insofern interessant, als in gängiger Vorstellung die christliche Ethik vermehrt mit Idealen wie Entsagung und Askese in Zusammenhang gebracht wird, welche prima vista eine mönchische, besitzlose Lebensweise für den Menschen vorschlagen müsste. Die Betrachtung frühchristlicher Beiträge zur Frage von Eigentumsverhältnissen zeigt jedoch auch eine Prägung vom platonischen Spätwerk. Im Zentrum steht die Bemühung um Vermittlung und Ausgleich; dies massgeblich unter dem Aspekt der drei die gesamte Antike prägenden Topoi von Intelligibilität/Materialität, Einheit/Vielheit und dem Gebot des rechten Gebrauchs. Die Respektierung des Privateigentums ist insofern Teil einer moralischen Gesamthaltung.105 102 103 104 105

Ibid., 15,5. Ibid., 13,5. Vgl. hiervor die Topoi bei Platon; Kap. XX c). Clemens von Alexandrien, (Fn.96), 18,1. Vgl. TRE IV (vgl. Fn.56), Eigentum, 415.

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Vor allem die Schriften des Clemens von Alexandrien lassen sich durchaus wie eine Präfiguration modernerer Formen einer sozialen Gemeinschaft lesen, zumindest im Ideal ihres Bestrebens, einerseits das Privateigentum als naturrechtliche Notwendigkeit zu schützen, andererseits eine Angemessenheit der realen Besitzstände in einer Gesellschaft zu ermöglichen. Durch die platonisch orientierte allegorische Bibelexegese werden nicht nur moderne staatliche Institutionen wie die Eigentumsordnung vorweggenommen, sondern auch Vorstufen der Grundrechte aus denkerischer Freiheit vermittelt,106 die sich etwa in einem heidnisch-religiösen Toleranzgedanken widerspiegeln.107 Die Genese sozialer Normen wird durch die platonisch geprägte Spätantike also stärker beeinflusst, als dies im rechtsphilosophischen Kontext bisher erschlossen und dargestellt ist. Die denkerische Freiheit thematisiert und insinuiert Verantwortung des Menschen als Teil des Ganzen. Es handelt sich dabei um eine politische Philosophie mit einer sehr spezifischen Ausrichtung hin auf die Wesensbestimmung des Menschen. Diese zeigt sich, in der Diskussion der politischen Philosophie, auch im Konzept des Eigentums. Ass.-Prof. Dr. Julia Hänni Zollerstrasse 55, 8703 Erlenbach, Schweiz

106 Auf diesem Hintergrund kann etwa der Patristiker Origenes (185–254 n. Chr.) verkünden, dass „nicht an einem Orte … das Heilige gesucht werden [soll], sondern in Taten und Leben und Sitten“; Origenes fügt an, auch als Paulus „die Altäre der Heiden durchstreifte, war er am heiligen Orte (…), sodass er in Anrufung der sokratisch-platonischen Tradition festhalten kann: „Einen heiligen Ort suche ich nicht auf der Erde, sondern im Herzen. `Heiliger Ort` wird nämlich die vernunfthafte Seele genannt“; Origenes, Geist und Feuer, hg. v. Hans Urs von Balthasar, Einsiedeln 1991, Rz. 18 f. 107 So kann der heidnische Denker Quintus Aurelius Symmachus (ca. 342–402/403 n. Chr.) feststellen: „Zu den selben Sternen blicken wir empor, der Himmel ist uns allen gemeinsam, dasselbe Weltall umfängt uns. Was liegt daran, in welcher Lehre jeder die Wahrheit sucht? Auf einem einzigen Weg kann man nicht zu einem so hohen Geheimnis vordringen; Toleranz TRE 33, (vgl. Fn.56), 648; Relatio III, 10; vgl. BGE 142 I 49 E. 3.2 S. 52.

Les limites de la propriété par les droits de l’homme Nicolas Bernard, Bruxelles

Introduction I. Contexte : Le caractère absolu du droit de propriété 1. Le Code civil a) Qui peut tout faire peut aussi, en bonne logique, ne rien faire b) Autres caractéristiques § 1er. Droit exclusif § 2. Droit perpétuel 2. Explications historiques a) La Révolution française b) La nécessité de faire rupture avec la propriété dissociée de l’Ancien Régime (ou, pour une interprétation évolutive des droits de l’homme) II. Une évolution du droit de propriété en forme de lente érosion (ou de recomposition) 1. Position de la question 2. Les origines romaines du droit de propriété fonction sociale 3. Usage et propriété dissociée 4. Formalisation théorique de la propriété fonction sociale 5. Consécrations constitutionnelles 6. Limitation du droit de propriété : exemples législatifs et jurisprudentiels a) Fructus b) Abusus c) Usus III. Le droit de propriété dans le droit international des droits de l’homme 1. La Convention européenne des droits de l’homme a) La notion (extensive) de « biens » b) Les limitations au droit au respect des biens c) La question des loyers

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d) Le droit de propriété à l’épreuve de la restitution des biens spoliés sous le régime communiste § 1er. Position du problème § 2. Le légitime souci à l’égard des occupants actuels e) Une jurisprudence qui n’est pas à sens unique § 1er. Les expulsions de logement § 2. La régulation des loyers § 3. La restitution des biens spoliés sous le régime communiste f) Les « obligations positives » assignées à l’État 2. La Charte sociale européenne révisée a) Contextualisation b) La (lancinante) question de la restitution des biens spoliés sous le régime communiste § 1er. La décision du Comité européen des droits sociaux du 8 décembre 2009 § 2. Les faits de la cause § 3. La motivation du Comité européen des droits sociaux § 4. Le standstill 3. Le droit de l’Union européenne a) Une reconnaissance (prétorienne) indirecte § 1er. La politique commerciale § 2. La politique agricole § 3. La liberté de circulation i. Des personnes ii. Des capitaux §4. La protection des consommateurs b) Une reconnaissance directe : la Charte des droits fondamentaux § 1er. Une filiation évidente (et assumée) avec l’article 1er du premier Protocole additionnel i. Ampleur et enjeu de l’emprunt ii. Dangers §2. Quelques (légères) différences lexicales § 3. La matrice de la dignité humaine §4. L’utilisation de la Charte par la Cour de justice Conclusion

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Introduction La propriété, dicte l’article 544 du Code civil, « est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ». Ainsi proclamée « absolue » (« la plus absolue », même), la propriété semble ne souffrir aucune limitation, ce qui rend le titre assigné à cette contribution antinomique. Et pourtant… l’époque contemporaine regorge d’exemples de restrictions apportées à ce droit déclaré fondamental, qui subit les coups de boutoir assénés par les législations relatives au droit au logement, à l’urbanisme, à l’aménagement du territoire, etc. Aujourd’hui, dit autrement, un propriétaire ne peut plus laisser son bien vide sans s’exposer à des sanctions, demander un loyer exagéré au locataire, le subdiviser sans permis, le construire n’importe où, etc. Comment dès lors, à l’aune de sa définition originelle, comprendre le vaste mouvement actuel d’érosion des prérogatives du propriétaire ? Et quel rôle les droits de l’homme jouent-ils dans cette entreprise (attendu que la propriété constitue elle-même un droit de l’homme) ? C’est à élucider ce glissement que s’attachera la présente contribution. Laquelle, pour ce faire, s’emploiera successivement à détailler cette tendance à la réduction du périmètre de la propriété et à analyser l’influence exercée sur ce point par les juridictions internationales en matière de droits de l’homme. Au préalable, il convient cependant de planter le contexte de départ, en brossant le caractère absolu du droit de propriété. I. Contexte : Le caractère absolu du droit de propriété 1. Le Code civil a) Qui peut tout faire peut aussi, en bonne logique, ne rien faire Absolu, le droit de propriété l’est nécessairement puisque l’article 544 du Code civil le décrit lui-même comme étant le droit de jouir et disposer des choses « de la manière la plus absolue ». Le propriétaire exerce donc sur son bien les pouvoirs les plus larges. L’absoluité du droit se manifeste à travers chacun des trois attributs distincts traditionnellement reconnus au droit de propriété : • le droit d’utiliser le bien et d’en jouir, dans les limites autorisées par la législation (ius utendi ou usus) ; • le droit de tirer du bien les fruits – naturels, industriels et civils (ius fruendi ou fructus) ; on y ajoute communément les produits ;1 1

Même si la perception d’un produit devrait s’apparenter plutôt à un abusus (partiel) puisque, contrairement à celui du fruit, l’usage d’un produit en altère la substance. On tend dès lors à l’analyser sous l’angle de l’étendue du droit de propriété, comme une forme d’« accession par production ». Cf. sur la question Pascale Lecocq, Manuel de droit des biens, Tome 1 : Biens et propriété, Bruxelles, Larcier, 2012, 96, 97.

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• le droit de disposer, en tout ou partie, du bien (ius abutendi ou abusus), que ce soit juridiquement (don ou vente par exemple)2 ou matériellement (destruction ou abandon). Naturellement, cette prérogative permet également à son titulaire de garder la chose, tout comme les bénéficiaires du fructus et de l’usus sont fondés respectivement à ne pas recueillir les fruits de la chose et à la laisser inutilisée.3 De manière générale, les actes que le propriétaire peut poser sur son bien peuvent être d’ordre matériel autant que juridiques, qu’il s’agisse de constituer un droit personnel (prêt, mise en location) ou réel (démembré ou non). Conscient sans doute de sa propre audace, et sans craindre de verser dans la contradiction, le législateur4 de 1804 a veillé à enserrer ce droit absolu dans le périmètre que la loi prescrit (« […] pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements »). Pour cette raison, il est probablement plus exact de parler d’une propriété « générale » plutôt qu’« absolue » ou « illimitée ».5 Sans doute la finale de l’article 544 du Code civil atteste-t-elle d’une louable prudence du législateur (qui anticipe en quelque sorte le vaste mouvement – encore à venir à l’époque – d’érosion des prérogatives du propriétaire).6 Toujours est-il que la cohérence d’ensemble de cette disposition fondatrice s’en trouve quelque peu altérée. C’est, notamment, dans le rapport qu’entretient la propriété avec les autres droits réels que peut se dissoudre cette contradiction (apparente). Si la propriété est vue comme une liberté (celle de tout faire qui ne soit pas prohibé par un texte),7 les autres droits réels consistent, tout à l’inverse, en un pouvoir déterminé et circonscrit sur une chose dont un tiers est maître. La logique se renverse en quelque sorte : n’est ici permis que ce qui est explicitement autorisé. On rappellera à cet égard que le pouvoir de disposition sur la chose est, par définition, refusé aux titulaires d’un droit réel démembré. Qui peut le plus peut le moins. Celui qui peut tout faire avec sa chose peut aussi, corrélativement, ne rien en faire. Or, c’est moins la faculté du titulaire de mésuser de son droit de propriété qui est parfois à craindre dans le contexte social actuel, que l’aptitude – corrélative – de ne pas en user du tout, c’est-à-dire de laisser son bien immobilier improductif ou inoccupé. Rien d’illégal toutefois dans ce comportement attentiste et négligent car, suivant la théorie civiliste traditionnelle, « le propriétaire ayant le droit d’user, de jouir et de disposer de la chose a par là même le droit de ne pas en user, de ne pas en jouir, de ne pas en disposer, et par conséquent de laisser ses terres sans culture, ses emplacements urbains sans construction, ses maisons sans location et sans entretien ».8 2 3 4 5 6 7 8

Ou, plus largement, toute constitution de droit réel. Gand, 2 novembre 1998, T. G. R., 2000, 63. L’autorité française de l’époque. Pascale Lecocq, (Fn.1), 99. Cf. Jacques Hansenne, Les biens, Précis, Tome 1, Liège, Collection scientifique de la Faculté de droit de Liège, 1996, 562. Cf. également les al. 2 et 3 de l’art. 552 du Code civil. Cf. Léon Duguit, Les transformations générales du droit privé depuis le Code Napoléon, Paris, Librairie Félix Alcan, 1912, 153.

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Cette théorie, on l’aura compris, requiert d’être revisitée à l’aune des exigences sociales contemporaines. En d’autres termes, la propriété privée est moins visée ici que la propriété privante, cette propriété négative qui, par son non usage, empêche toute utilisation effective du bien et prive accessoirement autrui d’un logement, pour ne prendre qu’un seul exemple. b) Autres caractéristiques Centré tout entier sur l’absoluité du droit de propriété, l’article 544 occulte deux autres qualités fondamentales de cette prérogative, laquelle est en effet également exclusive et perpétuelle. Impossible dès lors de prendre l’exacte mesure du droit de propriété sans considérer ses deux autres composantes, lesquelles peuvent du reste être vues comme des déclinaisons du principe d’absoluité. § 1er. Droit exclusif En principe, le droit de propriété s’exerce par un titulaire unique, à l’exclusion de tout autre. Dit autrement, un bien ne saurait revenir, dans son intégralité, à davantage qu’un propriétaire; par contraste, un droit personnel peut appartenir, dans sa totalité, à plusieurs personnes (cas des obligations solidaires).9 Prima facie, ce caractère exclusif se concilie mal avec ces (multiples) situations où coexistent, à des titres divers, plusieurs droits réels sur un bien identique. Ainsi tout d’abord de l’institution du droit réel démembré. Celui-ci n’écorne toutefois pas ce principe d’exclusivisme dans la mesure où son titulaire ne dispose justement pas de l’ensemble des prérogatives du verus dominus (l’abusus, en l’espèce, lui est interdit). Il y a mieux : plusieurs individus peuvent être, chacun (et en commun), propriétaires authentiques d’une même chose ; telle est l’hypothèse de la copropriété. Certes, tant que le partage n’a pas lieu, la chose reste indivise, mais le droit, lui, est fractionné (et non démembré). Et, sur sa quote-part, le coïndivisaire retrouve un droit absolu et exclusif (ce qui implique, par exemple, qu’il puisse aliéner son droit, avant donc la sortie d’indivision).10 Parfois, enfin, des droits de propriété qu’on croit concurrents ne portent pas, en réalité, sur le même bien. Dans le droit de superficie, par exemple, le titulaire jouit d’un droit de propriété, mais uniquement sur les constructions, tandis que le tréfoncier reste le maître du sol, plein et entier. Le postulat d’exclusivisme, ici aussi, est respecté. L’exclusivisme associé à la propriété engendre une autre conséquence, en ce qu’il fonde le verus dominus à ne pas tolérer l’usage fait par un tiers sur sa chose, quand bien même cela ne lui occasionnerait aucun désagrément. Même limité, un empiétement sur 9 Art. 1197 à 1199 du Code civil. 10 Il n’en reste pas moins que cette conception exclusiviste a amené les rédacteurs du Code civil à envisager avec quelque méfiance le régime de la copropriété et de l’indivision, considéré comme une sorte d’incongruité à dissoudre au plus vite (art. 815ss.).

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la propriété d’un individu autorise théoriquement celui-ci à en demander la suppression, même si son pouvoir de jouissance à lui ne s’en trouve nullement entamé. Toutefois, et c’est naturellement heureux, la jurisprudence a veillé à atténuer ce rigoureux principe, source d’inéquités nombreuses, par l’entremise notamment de la théorie de l’abus de droit. Un juste rapport de proportionnalité est à observer entre la sanction de l’illégalité commise (ici, le démantèlement de l’ouvrage litigieux), et le préjudice subi par le propriétaire ; les gravités de l’une et de l’autre doivent être corrélées. Le cas échéant, une indemnisation financière s’imposera comme une raisonnable mesure médiane. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est qu’une intention particulière de nuire (dans le chef du titulaire du droit), n’est pas/plus nécessaire pour entraîner l’application des règles de l’abus de droit. Le seul fait d’exercer son droit d’une manière inutilement dommageable pour autrui (lorsque une autre voie était possible, pas moins avantageuse pour le créancier), peut être constitutif d’une faute. § 2. Droit perpétuel Perpétuel, le droit de propriété n’est enfermé dans aucune durée ; en fait, « il dure autant que son objet ».11 L’on trouve là, en quelque sorte, le prolongement dans la sphère du temps du principe d’absoluité : parce que le verus dominus fait ce qu’il veut de son bien, il peut le faire également aussi longtemps qu’il le désire.12 Parce que son existence est exclusivement (et directement) dépendante de la matérialité du bien sur lequel il porte, le droit de propriété n’est en rien lié, sous cet angle-là, à l’utilisation qui en est faite. Dit autrement, le droit de propriété ne se perd par non usage, et se soustrait à toute prescription extinctive.13 Partant, l’action en revendication du verus dominus n’est nullement visée par l’article 2262 du Code civil ;14 libellée de manière indûment extensive, cette disposition concerne donc tous les droits réels, à l’exception du droit de propriété. Le présent raisonnement, toutefois, procède d’une certaine vue de l’esprit dès lors que si elle ne s’éteint théoriquement pas par défaut d’usage, la propriété délaissée par son titulaire peut, en revanche, faire l’objet d’une prescription acquisitive, pourvu que le bien soit utilisé effectivement par quelqu’un d’autre durant le laps de temps requis. Dans ce cas, et en vertu à nouveau du principe d’exclusivité, l’action en revendication du propriétaire primitif se heurtera immanquablement à l’usucapion du possesseur diligent devenu, par l’écoulement du temps, le nouveau verus dominus. Par opposition, les droits réels démembrés sont sujets, eux, à la prescription extinctive. Pourquoi cette distinction ? Elle s’explique simplement par les conséquences qu’engendre(rait) ladite prescription : préoccupantes pour la propriété (dans la logique 11 Jacques Hansenne, (Fn.6), 587. 12 Pascale Lecocq, (Fn.1), 101. 13 Cass., 4 octobre 2012, inéd., R. G. n°C.11.0686.F (pareillement, l’action en revendication est imprescriptible) et Civ. Charleroi, 12 avril 1988, R. G. D. C., 1989, 409. 14 « Toutes les actions réelles sont prescrites par trente ans, sans que celui qui allègue cette prescription soit obligé d’en rapporter un titre, ou qu’on puisse lui opposer l’exception déduite de la mauvaise foi ».

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patrimoniale et économique qui est celle du Code civil en tout cas), puisque le bien deviendrait alors sans maître, mais bénignes pour les droits réels démembrés dès lors que, dans ce cas-là, la chose revient de toute façon – en entier – à son propriétaire. Perpétuel ne signifie cependant pas ad vitam. Dans certaines hypothèses, en effet, le droit de propriété est susceptible de prendre fin après un laps de temps, sans que soit pour autant ébranlé le principe précité de perpétuité. Ainsi, le droit de superficie lui-même – qui confère au superficiaire la propriété des bâtiments érigés sur le fonds – instaure une telle limitation temporelle (cinquante ans maximum).15 Anéantissent également la propriété : la résolution, qui frappe certaines conventions (ensuite de la réalisation d’une condition16 ou à titre de sanction de l’inexécution d’une obligation contractuelle),17 l’annulation (pour cause de vice consentement)18 ou encore la rescision (pour lésion).19 Avec, à chaque fois, effet rétroactif,20 ce qui théoriquement annihile aussi les droits que les (ex) propriétaires avaient concédé (relativement au bien en question) à des tiers.21 2. Explications historiques À bien y regarder, le caractère absolu attaché à l’exercice du droit de propriété procède de circonstances avant tout historiques. L’on songe à la Révolution française au premier chef, qui elle-même est le fruit de son époque (où il s’agissait de faire rupture avec l’Ancien Régime). a) La Révolution française Rédigée en 1789, la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen fait le choix d’ériger la propriété en « droit naturel et imprescriptible », (art. 2 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression »). Aussi, le droit de propriété se voit logiquement conférer un caractère « inviolable et sacré », (art. 17 : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment et sous

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Art. 4 de la loi du 10 janvier 1824 sur le droit de superficie. Art. 1179 et 1183 du Code civil. Art. 1184 du Code civil. Cf. également l’art. 1654. Art. 1117 du Code civil. Art. 1674 du Code civil. Cf. toutefois l’art. 958 du Code civil. Par ailleurs, la résolution qui frappe un contrat à exécution successive – comme le bail – agit ex nunc. 21 Cf. cependant, en matière de fructus (et dans des hypothèses approchantes), les articles 856, 928 et 1682 du Code civil ; par contraste, le possesseur de mauvaise foi est moins bien loti (art. 549 du Code civil). Cf. pour de plus amples développements Jacques Hansenne, (Fn.1), 587ss.

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la condition d’une juste et préalable indemnité ») et ce, contre l’avis exprès de Robespierre, qui dépeignait la prérogative sous les traits d’une « institution sociale ».22 Quoi qu’il en soit, réputé « naturel », le droit de propriété en est devenu absolu, par un glissement discutable. S’imposant à la société (et lui préexistant du reste), un droit naturel ne saurait, en effet, se voir assigner une quelconque fin par elle-même, expliquent les tenants de cette interprétation.23 Partant, la prérogative ne peut souffrir aucune limitation, si ce n’est celle qu’impose le droit égal d’autrui. De manière générale, « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », dispose l’article 4 de la Déclaration de 1789. « Ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits ». Élaboré dans la foulée de la Révolution française, notre Code civil de 1804 répercute docilement cette conception libérale de la propriété, qu’il définit donc comme « le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue » (art. 544). b) La nécessité de faire rupture avec la propriété dissociée de l’Ancien Régime (ou, pour une interprétation évolutive des droits de l’homme) En plaçant le droit de propriété au fronton des valeurs les plus fondamentales, la Déclaration des droits de l’homme de 1789 ne faisait rien d’autre en fait que de répondre aux exigences de son époque. L’Ancien Régime, en effet, avait multiplié les sujétions de l’individu envers les rentiers de la terre (seigneurs et Église). À une époque où les dépossessions arbitraires constituaient encore le lot de nombreux paysans, l’affirmation « inviolable et sacrée » du droit de propriété fut dès lors vécue comme une authentique libération (par les bourgeois essentiellement, certes). Cette liberté (politique) naissante, quoi qu’il en soit, devait bien trouver un espace pour se matérialiser; ce fut la propriété. Il s’en infère la conséquence collatérale suivante : dès lors que chaque sujet de droit est susceptible d’exercer la pleine propriété sur les choses qui l’entourent, le patrimoine qu’il aura pu accumuler doit alors répondre de ses dettes. Il s’agit là d’une avancée considérable dans la mesure où, précédemment, le manquement aux obligations contractuelles faisait l’objet d’une sanction sur la personne même du débiteur ; concrètement, on allait en prison pour des créances en souffrance au Moyen Âge (contrainte par corps pour dettes) !24 Rien de tout cela aujourd’hui, où seuls « les biens du débiteur sont le gage commun de ses créanciers »25 et où « quiconque est obligé personnellement est

22 Cf. Jean-Marie Augustin, L’histoire de la propriété. Entre droit et devoirs, in : Territoires et libertés. Mélanges en hommage au doyen Yves Madiot, Bruxelles, Bruylant, 2000, 150. 23 Cf. Jean-Louis Halperin, Propriété et souveraineté de 1789 à 1804, Droits, no 22, 1995, 67ss. 24 Et, dans certains cas, jusqu’en 1867 en France ! Cf. sur le sujet J. Claustre, Dans les geôles du roi. L’emprisonnement pour dette à Paris à la fin du Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007. 25 Art. 8 de la loi hypothécaire du 16 décembre 1851, souligné par nous.

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tenu de remplir ses engagements sur tous ses biens mobiliers ou immobiliers, présents et à venir ».26 Ceci étant – et la transition vers le mouvement de limitation du droit de propriété s’initie dès maintenant –, le contexte a changé depuis cette époque. La liberté ne semble plus, aujourd’hui, en danger imminent; c’est l’égalité matérielle qui constitue la préoccupation la plus immédiate dans nos régions. « Le droit de propriété ne possède plus le caractère que lui conférait le législateur de 1804 », observe en ce sens Simone Goyard-Fabre. « Les doctrines révolutionnaires qui inspirent [l’article 544 du Code civil] trouvaient leur source dans une bourgeoisie qui, attachée à la terre, prétendait faire retour au droit quiritaire que la féodalité avait ruiné ».27 En conséquence, la Déclaration de 1789 demande à ne plus être interprétée comme elle l’aurait été au début d’une grande révolution destinée à extirper la société de l’Ancien Régime, mais bien plutôt en fonction de notre temps. « Dans nos sociétés modernes, le besoin économique auquel était venue répondre la propriété institution juridique se transforme profondément », exposait ainsi Léon Duguit, en 1912 déjà. « Par conséquent, la propriété comme institution juridique doit elle-même se transformer ».28 Le caractère absolu du droit de propriété doit ainsi progressivement s’adapter aux exigences d’aujourd’hui et accepter de se voir limiter en fonction d’impératifs sociaux, sinon nouveaux, à tout le moins nouvellement reconnus. Au demeurant, en faisant de la propriété un des seuls droits fondamentaux dont on puisse être totalement privé (hypothèse de l’expropriation), sous réserve il est vrai d’une juste et préalable indemnité, la Déclaration de 1789 n’a-t-elle pas implicitement reconnu le caractère économique de la propriété, (art. 17 : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ») ?29 Autant dire, en effet, que la Déclaration consacre la relativité du droit de propriété, puisqu’un droit de nature économique ne peut précisément se comprendre que dans un système de contreparties. Quoi qu’il en soit, cet article 17 cultive une certaine ambiguïté, en ce qu’il consacre, dans le même mouvement, le caractère fondamental du droit de propriété et les possibilités de dépossession. En tout cas, la Cour européenne des droits de l’homme a expressément déclaré qu’en cas de privation, le droit au respect des biens (équivalent du droit de propriété)30 « ne garantit pourtant pas dans tous les cas le droit à une compensation intégrale », dès lors que « des objectifs légi26 27 28 29 30

Art. 7 de la loi hypothécaire du 16 décembre 1851. Simone Goyard-Fabre, Essai de critique phénoménologique du droit, Paris, Klincksieck, 1972, 124. Léon Duguit, (Fn.8), 148. Cf. également l’art. 16 de notre Constitution. La Convention européenne des droits de l’homme ne proclame pas in se le droit de propriété, mais l’article premier du Premier Protocole additionnel à la Convention promeut, lui, le droit au respect des biens, qui s’en approche incontestablement comme on le verra plus loin (nos 55ss). (« Article 1 – Protection de la propriété. Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

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times ‹ d’utilité publique ›, tels qu’en poursuivent des mesures de réforme économique ou de justice sociale, peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande ».31 De manière générale, signalons que cette même Cour recommande, s’agissant de son texte fondateur, de recourir à pareille interprétation évolutive. Dès lors que la Convention du 4 novembre 1950 est tenue par Strasbourg pour un « instrument vivant » (arrêt Tyrer c. Royaume-Uni),32 le texte doit naturellement « s’interpréter à la lumière des conditions d’aujourd’hui », infère en bonne logique la Cour dans son arrêt Marckx c. Belgique.33 C’est sur la base en tout cas d’une « évolution » de la société que la Commission européenne des droits de l’homme a pu décréter en 1988 que le logement, étrangement oublié par les rédacteurs de la Convention, n’en cristallisait pas moins un « besoin social fondamental ».34 Elle ne faisait en cela d’ailleurs qu’anticiper la décision de la Cour qui, ponctuant l’affaire Mellacher et autres, n’a pas hésité à assigner au logement une « place centrale dans les politiques sociales et économiques de nos sociétés modernes ».35 Pour l’ensemble de ces motifs, résume Simone Goyard-Fabre, « l’évolution qui fait passer d’une conception libérale à une conception ‹ sociale › de la propriété est donc plutôt une maturation qu’une mutation ».36 II. Une évolution du droit de propriété en forme de lente érosion (ou de recomposition) 1. Position de la question Élevée au rang de droit absolu au moment de l’adoption du Code civil en 1804, la propriété n’a cessé, depuis, de voir les prérogatives de son titulaire rognées par la montée en puissance d’exigences sociales nouvelles (urbanisme, logement, environnement, etc.). Ainsi, le droit de jouir de la chose par exemple a subi de nombreuses restrictions, qui trouvent leur fondement soit dans la loi (cf. la législation relative au permis d’urbanisme, entre autres), soit dans la jurisprudence (l’abus de droit). Quant au fructus, il a été lui aussi encadré, dans le contexte de la loi sur le bail de résidence principale par exemple. Pour sa part, l’abusus est également grevé, puisque certains biens doivent être aliénés de préférence à certaines personnes (dans le cadre du droit de préemption exercé par le fermier). Et il n’est pas jusqu’au pouvoir de conserver sa chose qui ne se voit pareillement

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Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes »). Cour eur. dr. h., arrêt James et autres c. Royaume-Uni du 21 février 1986, § 54. Cour eur. dr. h., arrêt Tyrer c. Royaume-Uni du 25 avril 1978, § 31. Cf. Cour eur. dr. h., arrêt Marckx c. Belgique du 13 juin 1979, § 58. Comm. eur. dr. h., rapport Mellacher et autres c. Autriche du 11 juillet 1988, § 208. Cour eur. dr. h., arrêt Mellacher et autres c. Autriche du 19 décembre 1989, § 45. Simone Goyard-Fabre, (Fn.27), 125.

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battu en brèche, par la prérogative de l’expropriation détenue unilatéralement par la puissance publique.37 La destruction matérielle, enfin, peut être proscrite dans certains cas, lorsque entre en considération la protection du patrimoine classé, par exemple.38 En parallèle de cette lente altération des attributs du propriétaire, le champ d’application même du droit de propriété, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, a connu, lui, divers élargissements, s’affranchissant de tout support physique ou matériel, ainsi qu’en atteste l’apparition des propriétés intellectuelles, artistiques39 ou encore commerciales.40 L’estompement du caractère absolu de la propriété est contrebalancé en quelque sorte par l’extension de son contenu. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que le législateur de 1804 n’avait pas imaginé une telle floraison de ces réglementations restrictives au moment de préciser, en final de l’article 544 du Code civil, que les lois pouvaient prohiber certains usages du droit de propriété. L’on songeait plutôt, à l’époque, aux inconvénients classiques liés à la contiguïté des fonds. Depuis, des exigences sociétales nouvelles sont apparues. Décliné en divers courants, ce vaste mouvement d’érosion de la propriété peut se revendiquer de plusieurs justifications théoriques, mais il en est une qui cristallise particulièrement, à nos yeux, le réquisit de restriction des pouvoirs du propriétaire en fonction des besoins d’autrui : la notion de propriété fonction sociale. Pour circonscrire le pouvoir discrétionnaire du propriétaire, certains auteurs ont en effet décidé de prendre le droit de propriété pour un instrument soumis à certaines fins plutôt que pour une prérogative strictement égoïste. Et si l’on s’attelait, pour le dire autrement, à faire advenir une propriété utilitaire et pénétrée de devoirs, « qui ne se justifie qu’autant qu’elle respecte sa finalité d’intérêt général et perd son fondement si elle s’en écarte », suivant les termes de Jean Rivero.41 Faut-il, autrement dit, concevoir l’individu comme porteur de droits avant l’intervention de la société, laquelle lui est extrinsèque ou, au contraire, considérer que c’est précisément la médiation de la communauté humaine qui permet l’épanouissement de l’homme ? Cette question n’est pas de pure rhétorique dans la mesure où, de la solution retenue va dépendre le statut qu’il convient d’accorder à la propriété. Dans le premier cas de figure (cf. la théorie révolutionnaire de l’origine naturelle et présociale de la propriété), l’homme continue, au sein de la pluralité humaine, de poursuivre un but égoïste et tient sa participation à la société pour conditionnelle et révocable. Dans la seconde hypothèse, privilégiée naturellement par la théorie de la socialisation de la propriété, l’individu s’estime endetté de naissance à l’égard d’institutions communautaires qui, seules, lui permettent de devenir un agent libre. Il se considérera alors « obligé de rendre 37 Cf. de manière générale, Paul Lewalle, L’expropriation pour cause d’utilité publique, in : Pascale Lecocq / Paul Lewalle (dir.), Contrainte, limitation et atteinte à la propriété, Bruxelles, Larcier, 2005, 7ss. 38 Ces différentes limitations seront passées au crible infra nos 43ss. 39 Cf. de manière générale sur la question de la propriété intellectuelle (en lien avec le droit des biens) Bernard Vanbrabant, À propos de l’image des biens, in : Pascale Lecocq et al. (dir.), Zakenrecht/Droit des biens, Bruxelles, La Charte, 2005, 89ss. 40 Cf. Cour eur. dr. h., arrêt Marckx c. Belgique du 13 juin 1979, § 58. 41 Jean Rivero, Les libertés publiques, Paris, P. U. F., 1973, 99.

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ces institutions accessibles à d’autres », explique Paul Ricœur. En effet, « il n’est pas licite que l’individu recueille les bénéfices de son appartenance à la communauté sans en payer les charges ».42 « Tant qu’on ne comprendra pas que notre liberté s’accroît (plutôt que s’arrête) en proportion de celle des autres », renchérissent François Ost et Sébastien Van Drooghenbroeck, « tant qu’on ne comprendra pas que le lien social est moins une contrainte que la condition de possibilité du développement de ma liberté autant que de celle d’autrui, on ne pourra que discréditer le thème des devoirs et des responsabilités ».43 Dans le même temps, la limitation des attributs du propriétaire s’analysera sous l’angle privilégié du droit au logement, tant il est vrai, dans le contexte d’urgence sociale qui est le nôtre,44 que c’est la prérogative concurrente qui manifeste sans doute le plus exemplairement la nécessité d’adapter le droit de propriété aux évolutions de sociétés actuelles. Ne prétendant aucunement à l’exhaustivité et assumant sa part de subjectivité, cette – double – posture intellectuelle ne représente en rien une doxa à intégrer mais se veut avant tout une invitation, interdisciplinaire, à mobiliser le sens critique du lecteur et un appel à son esprit réflexif. *

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La doctrine de la propriété fonction sociale doit se comprendre comme une réaction au caractère absolu de la propriété, telle qu’affirmée par la Révolution française. Elle trouve, cependant, ses prémices au sein de la Rome antique avant de connaître, par l’entremise de la notion d’usage, un certain épanouissement au Moyen Âge. Mais c’est au XIXème siècle que la doctrine recevra sa véritable formalisation théorique et au XXème qu’elle connaîtra une intégration significative au sein des constitutions de différents États européens. Détaillons. 2. Les origines romaines du droit de propriété fonction sociale Les légistes de la Rome antique apparaissent, à bien des égards, comme les initiateurs principaux de cette doctrine de la propriété fonction sociale (même si, éprise de mesure en toute chose, Athènes condamnait déjà la pleonexia, cette frénésie de posséder toujours plus). Ainsi, le droit romain imposait au propriétaire d’un champ, pour éviter la disette, de faire fructifier sa terre et d’améliorer le fonds (ius utendi ad meliorandum). Pareillement, dans les pays en voie de développement, la « mise en valeur » est 42 Paul Ricœur, Langage politique et rhétorique, Lectures 1. Autour du politique, Paris, Seuil, 1991, 164. 43 Hugues Dumont / François Ost / Sébastien Van Drooghenbroeck (dir.), La responsabilité, face cachée des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2005, 8. 44 Cf. Nicolas Bernard / Walter Van Mieghem (dir.), La crise du logement à Bruxelles. Problème d’accès et/ou de pénurie ?, Bruxelles, Bruylant, 2005, 6ss.

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fréquemment érigée en condition de la reconnaissance de la propriété foncière et de sa permanence. Au reste, l’émergence à Rome, à côté de la propriété quiritaire « officielle », d’une propriété de fait, reconnue par le préteur dans certaines circonstances au possesseur (la « propriété bonitaire »)45 traduit une conception inavouée de la propriété fonction sociale. C’est que les besoins des non propriétaires doivent parfois limiter les droits du propriétaire. Enfin, cette prérogative la plus extrême du droit de propriété qu’est l’abusus ou le ius abutendi (pouvoir de disposer, matériellement entre autres, du bien) devait s’entendre à Rome, littéralement, comme un abus par rapport à la chose elle-même. Cette capacité – pourtant légale – de destruction n’en était pas moins indexée d’une valeur négative par la jurisprudence, qui interprétait cette aptitude comme la faculté d’abuser de son droit en portant préjudice à autrui.46 Sur un autre plan, il n’est pas fortuit peut-être que les latins aient retenu le terme de dominium pour la propriété,47 lequel renvoie à la « maison » (domus). Et si on avait là les prémices de cette idée d’une propriété limitée aux besoins essentiels, aux choses domestiques ? Voilà, en tout cas, ce qui fait écho à deux de nos droits réels traditionnels : l’usage et l’habitation. Le droit d’usage est un droit d’usufruit cantonné aux besoins du bénéficiaire et des membres de sa famille.48 Et, pour sa part, le droit d’habitation est un droit d’usage associé à une maison. « Le droit d’habitation se restreint à ce qui est nécessaire pour l’habitation de celui à qui ce droit est concédé, et de sa famille ».49 Comme l’explique la Cour constitutionnelle, « le droit d’habitation est un droit d’usage d’une maison d’habitation et se présente comme un droit d’usufruit restreint ».50 Signalons, avant de clore ce point, que la propriété qui, certes, ne se perd pas par le non usage,51 peut toujours faire l’objet d’une prescription acquisitive par un tiers qui lui donne une utilisation effective.52 Soucieux, comme on vient de le voir, de ne point laisser de terres inaffectées, les Romains exploitèrent audacieusement cette possibilité, 45 Animés en effet du souci de protéger le possesseur en train d’usucaper, les Romains avaient imaginé le mécanisme de la propriété bonitaire. C’est que, tant que le délai d’usucapion n’était pas écoulé, le possesseur n’avait aucun droit sur la chose. S’il en était dépossédé avant terme, la prescription était automatiquement anéantie. Il devait recommencer à usucaper, pour peu que la chose lui soit revenue en possession. Création prétorienne, cette « propriété » (en fait, une possession) protégeait le possesseur de bonne foi erga omnes, vis-à-vis de tous, y compris à l’égard du (véritable) propriétaire. Était par exemple visée à l’époque l’hypothèse d’un transfert de propriété irrégulier, car accompli en dehors des formalités strictes (le mancipium). Il aurait été malhonnête alors (injuste à tout le moins) de permettre au vendeur de révoquer la vente en invoquant un vice purement formel, qui relève de sa responsabilité qui plus est. Au risque de distordre le droit, le juge décidait, pour l’occasion, de privilégier l’équité et de consolider une situation de fait. En définitive, le propriétaire bonitaire a pratiquement tous les avantages de la propriété civile. Ce qui explique, d’ailleurs, que le terme propriété bonitaire a été retenu. 46 Cf. René Robaye, Le paradigme de la propriété romaine, in : Fernand Van Neste / Jozef Kokelenberg (dir.), Propriété/Eigendom, Bruges, La Charte, 1996, 1ss. 47 À côté de « imperium », qui désigne plutôt le pouvoir de commandement, quasi religieux. 48 Encore qu’elle ne soit pas très explicite, la chose peut se déduire notamment de l’article 630, al. 1er, du Code civil : « Celui qui a l’usage des fruits d’un fonds, ne peut en exiger qu’autant qu’il lui en faut pour ses besoins et ceux de sa famille ». 49 Art. 633 du Code civil. 50 C. A., 24 mars 2004, no 54/2004, cons. B.3. 51 Cf. supra nos 10ss. 52 Cf. infra no 34.

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qui fixèrent les délais d’usucapion à des niveaux étonnamment bas : deux ans seulement pour les immeubles, contre dix ou vingt ans à l’heure actuelle (en cas de bonne foi et, à défaut, trente).53 Tout lot laissé en friche appartiendra donc, dans ce laps de temps ramassé, au premier qui en ferait usage et le rendrait à nouveau fécond. 3. Usage et propriété dissociée En creux de la théorie de la propriété fonction sociale apparaît une nouvelle forme de rapport au bien : l’usage. En effet, la limitation des droits du propriétaire conduit traditionnellement à libérer un espace sur lequel autrui peut exercer une maîtrise du bien déclinée sous la forme de l’usage.54 Le concept de l’usage remonte vraisemblablement au Moyen Âge, qui a inauguré une conception divise de la propriété. Si le seigneur est, sensu stricto, propriétaire de son royaume (« domaine éminent »), il revient cependant aux paysans de l’exploiter (« domaine utile ») ; ces derniers sont regardés en quelque sorte comme des concessionnaires. Par exemple, le décès du seigneur emporte automatiquement transmission du bien aux héritiers ; les utilisateurs actuels peuvent cependant obtenir d’en devenir ensuite maître, mais contre paiement.55 Par ailleurs, l’exploitant versait une redevance au maître éminent, en échange de quoi le seigneur assurait protection à « ses » gens. Le tenancier est certes autorisé à exploiter la terre ainsi qu’à la transmettre par décès (« patrimoine » vient d’ailleurs étymologiquement de « pater »)56 ou entre vifs, mais le seigneur perçoit à cette occasion taxes et droits de mutation. Le paysan n’a aucunement la propriété (au sens où nous l’entendons aujourd’hui) sur la terre en question ; cette dernière, du reste, est appelée alors « tenure », pour mieux rappeler le caractère éminemment précaire du pouvoir de jouissance de l’exploitant, lequel n’a reçu (de son maître) la terre qu’à titre de concession. La propriété, on le voit, n’avait à cette époque rien du concept marqué par l’exclusivité que nous connaissons aujourd’hui ; on avait là bien plutôt, sur le même bien, une addition (un enchevêtrement !) de prérogatives de nature et de statut différents. Au fil du temps cependant, et à proportion que la propriété utile gagnait en ampleur et en consistance, ces sujétions multiples et autres « propriétés juxtaposées et privilèges seigneuriaux »57 sont apparues intolérables à ses titulaires. C’est pourquoi la Révolution française a été pensée comme la dernière étape dans ce long processus d’affranchisse53 En droit romain cependant, l’usucapio supposait la bonne foi. 54 À cet égard, le Premier Protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, après avoir consacré – indirectement – le droit de propriété, précise dans la foulée que ces prérogatives « ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général […] » (art. 1er, al. 2, souligné par nous). Cf. infra nos 55ss. 55 L’ancêtre des droits de succession. 56 Comme pour marquer l’importance de la solidarité familiale. 57 Pascale Lecocq, (Fn.1), 92.

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ment de la propriété. Il ne relève aucunement du hasard, dès lors, que notre Code civil (digne enfant de 1789) s’articule largement autour de la propriété, jusqu’à consacrer pas moins de deux de ses trois livres (II58 et III59) à cet attribut fondateur. Cette dissociation, du reste, est profondément imprégnée de la doctrine officielle de la théologie médiévale selon laquelle la propriété n’est que concédée par Dieu, l’homme ayant l’usage d’un monde créé pour lui.60 À l’aube des temps, Dieu a donné son domaine naturel (dominium) à l’homme, créature faite à son image. La doctrine cependant a fait long feu. Alors toutefois que ce don devait se comprendre comme une participation au domaine divin, l’émergence aux Temps modernes d’une nouvelle vision, physique et anthropocentrique, du monde temporel a transformé le droit donné par Dieu en un droit naturel de l’homme. L’être humain devait autrefois respecter la destination que Dieu avait inscrite dans l’être des biens. Désormais, il en use en toute liberté. L’on assiste là au détournement intellectuel de l’idée chrétienne originaire, « dénaturée et essentiellement pervertie ».61 Dans ce cadre, la pensée de John Locke doit être épinglée, lui qui a, à la fois ouvert la voie à cette privatisation de la propriété,62 et assigné des premières limites à cette entreprise.63 Caractéristique de la politique foncière sous l’Ancien régime, le couple abstine/sustine (qui voit le propriétaire « s’abstenir » d’exploiter ses terres et en laisser l’usage à ses fermiers à titre de « support », tout en donnant à l’occasion son arbitrage), est exemplaire lui aussi de la partition entre la propriété et l’usage. Ce sont toutefois les pays de Common law qui ont porté ce système au plus haut point. Les terres appartenant, par définition, à la Couronne, les particuliers ne peuvent les détenir qu’à titre de « tenure » ici aussi. Ils n’ont par conséquent sur elles que des « intérêts » (estate), et non une propriété exclusive.64 58 59 60 61

« Des biens et des différentes modifications de la propriété » (art. 516 à 710bis). « Des différentes manières dont on acquiert la propriété » (art. 711 à 2281). Sur ce plan là, au fond, le seigneur était un peu l’équivalent de Dieu. Cf. Marie-France Renoux-Zagamé, Du droit de Dieu au droit de l’homme : sur les origines théologiques du concept moderne de propriété, Droits, no 1, 1985, 17ss. 62 Le droit de propriété étant le prolongement physique du droit naturel à la vie et à sa propre subsistance, tout individu est admis à s’approprier des terres, en vue de se nourrir, notamment ; toutefois, c’est par son travail, et par son travail uniquement, qu’il les fait sortir ainsi de l’état de nature et entrer dans son patrimoine (Traité du gouvernement civil, 1690, § 27). Dans son Discours préliminaire du premier projet de Code civil (1801), Portalis ne dit pas autre chose : « L’homme naît avec des besoins ; il faut qu’il puisse se nourrir et se vêtir : il a donc droit aux choses nécessaires à sa subsistance et à son entretien. Voilà l’origine du droit de propriété » (Bordeaux, Éditions Confluences, coll. Voix de la cité, 2004, 65). 63 Pour contrer l’accaparement des terres, il doit « en rester assez, d’une qualité aussi bonne, et même plus que ne pouvaient utiliser les individus qui n’étaient pas encore pourvus » (Traité du gouvernement civil, § 33). À travers cette clause dite lockéenne, transparait à nouveau l’idée d’une propriété limitée à ses besoins, que va mettre à mal l’invention de la monnaie (laquelle permet en effet l’accumulation). 64 Ainsi rompus à la pratique des « intérêts distincts » portant sur le même objet, les pays anglo-saxons connaissent depuis longtemps le mécanisme du trust, création de l’equity law selon laquelle le propriétaire en droit (trustee) gère le bien dans l’intérêt d’un bénéficiaire, c’est-à-dire l’administre et l’aliène le cas échéant. Fermement chevillée, en revanche, au caractère absolu et exclusif de la propriété, la mentalité romano-germanique n’a jamais permis à la fiducie, équivalent bâtardisé du trust, de prendre un véritable

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Enfin, l’époque médiévale connaît également le système des « biens communaux », offerts à l’usage collectif des villageois.65 De la sorte, les membres d’une communauté (qui pouvait comprendre plusieurs villages ou hameaux), étaient autorisés à exploiter différentes pâtures, surfaces boisées et terres en friche.66 Ainsi, le droit de « vaine pâture » par exemple, permettait au bétail de librement déambuler dans les champs du seigneur après récolte, afin d’y trouver sa nourriture ; la terre, à ce moment-là, est improductive de toute façon (mais, par contre, regorge d’aliments pour animaux). L’avantage est mutuel : le paysan parvient de la sorte à entretenir son bétail sans avoir de terre à lui et, de son côté, la parcelle du seigneur profite du lisier laissé par les bêtes (lesquelles par ailleurs mangent les mauvaises herbes). Quant au droit d’« affouage », relatif à certaines forêts du domaine, il fournissait aux villageois le bois de construction et de chauffage nécessaire. Par ailleurs, les biens communaux constituaient une appréciable réserve de terre, susceptible d’affermage en cas de besoin. Exploités à volonté, et en toute liberté, les biens communaux engendraient parfois certains conflits, qui se réglaient cependant vite par accommodements entre voisins.67 Revêtue d’une importance certaine pour les habitants, l’institution des biens communaux a traversé les siècles en quelque sorte, pour obtenir consécration juridique – sous une forme à peine transformée – au sein même de notre Code civil de 1804 (art. 542, toujours en vigueur).68 Notons à cet égard que, pour la Cour constitutionnelle, cette disposition « n’a pas pour effet d’accorder aux habitants d’une commune, à titre personnel, un droit de propriété ou un droit de jouissance. Les biens communaux sont en réalité la propriété des communes ou des sections de communes ». Dès lors, « en transférant la propriété et la jouissance sur ces biens communaux d’une section de commune à une commune, le législateur n’a pas porté atteinte au droit de propriété tel qu’il est reconnu par l’article 16 de la Constitution et par l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme […]. Le législateur n’a pas non plus violé les règles d’égalité et de non-discrimination en tant que telles. La suppression des sections de communes, à la suite d’une réorganisation territoriale justifiée par des motifs d’efficacité et de solidarité, est une mesure qui se justifie objectivement et raisonnablement au regard du principe d’égalité entre les habitants de communes. Le principe d’égalité n’obligeait pas le législateur à maintenir des avantages en faveur

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essor sur le continent. Cf. Andrea Boudreau-Ouellet, Aspects conceptuels et juridiques du droit de propriété, Revue générale de droit, 1990, 169ss. À ne pas confondre dès lors avec les « sarts », qui peuvent faire l’objet, eux, d’une jouissance à titre individuel. Il s’agit de terres tirées au sort (ou adjugées aux enchères), mais généralement gagnées sur des emplacements quelque peu hostiles (comme des forêts). Le nombre d’opérations de ce type a décliné avec le temps, à proportion en fait que les réserves foncières des commues s’amenuisaient. Le prix à acquitter était peu élevé mais, en retour, la qualité des parcelles médiocre. Et des limites quantitatives étaient fixées, aux fins d’empêcher l’accaparement. Droits d’aisance, de parcours, de glanage, de glandée, etc. Cf. Martin Leonhard, Les biens communaux. Genèse, rôle et évolution au Moyen Âge, in : Marco Jorio (dir.), Dictionnaire historique de la Suisse, Hauterive, Éditions Gilles Attinger, 2002. « Les biens communaux sont ceux à la propriété ou au produit desquels les habitants d’une ou plusieurs communes ont un droit acquis ».

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des habitants d’une partie du territoire communal, notamment en réservant le bénéfice des recettes de ces portions de territoire à la réalisation de travaux d’intérêt public au profit de ces seuls habitants ».69 Au final, « les droits d’usage accordés aux habitants sont des droits qui s’exercent en nature et qui ne donnent pas lieu en tant que tels à une répartition de sommes d’argent […] La suppression du caractère exclusif de ces droits n’est pas obligatoirement subordonnée à une indemnisation. En effet, une telle mesure ne constitue pas une expropriation au sens de l’article 16 de la Constitution, étant donné qu’il ne s’agit pas d’un transfert ni d’une privation de propriété au sens de l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme. Par ailleurs, eu égard au but d’égalité et de solidarité qu’il poursuit, le législateur ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution en décidant de ne pas réserver les droits d’usage aux habitants des anciennes sections de communes ».70 Ceci étant, la figure des biens communaux a décliné aux Temps modernes, avant de tomber en désuétude (ou presque).71 Deux raisons expliquent cette évolution. D’abord, l’amélioration des techniques agricoles a rendu superflu ce temps d’attente entre deux récoltes. Ensuite, et plus fondamentalement encore, l’essor du capitalisme a favorisé la délimitation des terres. L’on a jugé alors que l’exploitation « moderne » des champs ne pouvait se faire que si l’on « enclot » ceux-ci ; il fallait scinder dès lors ces grandes parcelles de jouissance collective, peu productives, en plusieurs lots privatifs. Seule la propriété privée est à même d’assurer un développement économique soutenu ainsi que la rentabilité. D’où l’inscription officielle dans notre Code civil du droit de se clore.72 Et, fatalement (qui limite, exclut), ce vaste mouvement de circonscription des propriétés (« enclosures » en anglais) a provoqué la marginalisation de tous ceux qui n’ont pas eu la chance de se voir reconnaître à cette occasion un titre et de pérenniser leur accès au foncier. Le prolétariat naît de là et, en nombre, ces paysans sans terre pour ainsi dire s’en vont alors gonfler la population des villes. Or, avant 1789, la propriété individuelle n’existait pas comme telle, on l’a vu ; l’on avait à la place un panier de prérogatives juxtaposées, concurrentes et simultanées, correspondant généralement chacune à un usage déterminé. Enfant de la Révolution française, notre droit propriété (individuel et exclusif) est donc consubstantiel également à la révolution industrielle et au productivisme. Apparu au Moyen Âge, le concept d’usage a connu une extension nouvelle sous l’ère moderne avec l’émergence des propriétés « commerciale » et « culturale ». Ouvrant aux locataires commerçants et aux fermiers ruraux le droit, respectivement, d’obtenir 69 70 71 72

C. A., 20 avril 1999, no 44/99, cons. B.5. Ibid., cons. B.7. Aujourd’hui, seul l’affouage persiste, ainsi que quelques sarts. « Tout propriétaire peut clore son héritage, sauf l’exception portée en l’article 682 », prescrit en effet l’article 647 du Code civil. À l’inverse du bornage (art. 646 du Code civil), le propriétaire peut réaliser la clôture seul ; personne ne peut le contrarier dans l’exercice – unilatéral – de cette prérogative. La chose semble aujourd’hui relever de l’évidence, puisqu’on n’a rien d’autre ici qu’une déclinaison des très étendus pouvoirs du verus dominus sur sa chose. À l’époque toutefois où le prescrit a été promulgué (1804), il importait aussi de saper définitivement certains usages hérités directement de l’Ancien régime qui, entre autres exemples, autorisaient le seigneur à circuler à discrétion sur les terres de ses sujets, à des fins de chasse par exemple.

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le renouvellement préférentiel du bail (ou, à défaut, une indemnité d’éviction)73 et celui d’acquérir le fonds, en cas de vente, par priorité sur d’autres candidats acheteurs (droit de préemption),74 ces prérogatives fragmentées confirment la tendance à la scission du droit de propriété. En d’autres termes, le verus dominus est (à nouveau) amené à prendre davantage en considération les intérêts de celui qui donne à son bien un usage effectif. Ce qui ne signifie nullement que, lorsqu’il utilise lui-même sa chose (ou la laisse en friche), le propriétaire soit libre alors de toute entrave, tant s’en faut.75 En matière de sociétés commerciales, cette dissociation se marque également. Propriétaires de jure, les actionnaires sont parfois dépouillés de cette prérogative fondamentale qui consiste à administrer la chose (la gestion effective de la société revenant au bien nommé conseil d’administration). Dans cette hypothèse, la propriété devient une notion accessoire par rapport au pouvoir de décision. Loin d’être utopique, la notion d’usage connaît (ou a connu) diverses consécrations juridiques, on vient de le voir. Mais s’il est une figure qui, dans notre droit, lui a servi de vecteur d’expression privilégié, c’est assurément la possession. État de pur fait, la possession (d’un bien) engendre au bout d’un laps de temps76 des effets juridiques, dont le plus emblématique est indubitablement l’acquisition de la propriété (du bien possédé).77 Tel est le résultat de la prescription acquisitive, dont le synonyme « usucapion » est éminemment parlant : usus-capere, ou prendre par l’usage. Et, mieux qu’un autre, le concept d’animus – indispensable condition d’existence dite psychologique ou intentionnelle de la possession (à côté du corpus, l’appréhension matérielle de l’objet) – symbolise cette prégnance de l’usage, puisqu’il requiert du possesseur qu’il se comporte comme le véritable propriétaire le ferait… lequel, on s’en doute, est censé faire une utilisation (plus ou moins poussée) de son bien. Au reste, pour déboucher sur ce résultat acquisitif (avoir effet « utile »), la possession doit réunir plusieurs qualités, dont la continuité, qui impose de faire usage de l’objet possédé avec une certaine régularité.78 Comment justifier que la loi protège ainsi un possesseur, fût-ce de mauvaise foi ? Ce, parfois même contre le vrai propriétaire ? En fait, celui qui donne un usage effectif à une chose mérite d’être protégé par rapport à celui qui l’a laissée à l’abandon. Dans la perspective patrimoniale et économique qui est celle du Code civil,79 les choses doivent faire l’objet d’une utilisation, quand bien même ce serait le fait d’un individu qui n’en 73 Art. 25ss. de la section 2bis (introduite par la loi du 30 avril 1951 sur les baux commerciaux, M. B., 10 mai 1951) du chapitre II du titre VIII du livre III du Code civil. 74 Cf. les art. 47ss. de la section 3 (introduite par la loi du 4 novembre 1969 sur le bail à ferme, M. B., 25 novembre 1969) du chapitre II du titre VIII du livre III du Code civil. 75 Cf. infra nos 43ss. 76 Voire instantanément, dans le cas de la vente a non domino d’un meuble corporel dont le propriétaire s’est dessaisi en dehors de tout vol ou perte (art. 2279 du Code civil). 77 Art. 2262 et 2265 du Code civil, notamment. 78 Art. 2229 du Code civil. 79 Le juriste, en effet, ne s’intéresse aux choses (suivant la conception qu’on avait du droit à l’époque de l’adoption du Code civil à tout le moins) qu’à partir du moment où elles peuvent faire l’objet d’appropriation et rentrer dans le patrimoine d’une personne. Dotés d’une valeur économique (et, concrètement, évaluables en argent), les biens peuvent alors faire l’objet d’un commerce juridique.

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est pas propriétaire. En définitive, cette institution de la prescription acquisitive est destinée à « réconcilier le fait et le droit ».80 Autrement dit, explique Jean-Marc Trigeaud, la possession doit être vue « non plus comme un pouvoir, naturellement passif, de l’individu sur la chose, mais comme une position de cette chose en accord avec ses fins, sa destination économique et écologique » (… et « sociale », ajouterait-on aujourd’hui). « Distinguée de la propriété, la possession pourrait bien lui servir de modèle pour en modifier le contenu et déterminer de nouvelles manières de l’acquérir et de le perdre ».81 4. Formalisation théorique de la propriété fonction sociale Façonné sous l’empire romain, et endossant ensuite les traits d’une théorie de l’usage tout au long du Moyen Âge, le concept de propriété fonction sociale a connu sa véritable formalisation théorique et doctrinale à la fin du XIXème ainsi qu’au début du XXème siècle. Rudolf von Ihering est ainsi l’un des premiers à avoir relevé l’interdépendance qui existe entre l’exercice individuel du droit de propriété et le développement harmonieux de la société. Bien encadré, l’égoïsme de quelques-uns sert souvent le bien-être de tous. En accordant à certains individus la prérogative propriétariste, la société ne fait rien d’autre finalement que rattacher « son propre but à l’intérêt d’autrui », analyse ainsi le penseur allemand.82 En somme, « la substance du droit serait non la volonté mais l’utilité ».83 Dans cette ligne, Auguste Comte faisait de chaque citoyen un « fonctionnaire public, dont les attributions plus ou moins définies déterminent à la fois les obligations et les prétentions ». Érigée en « principe universel », cette soumission à l’intérêt général « doit certainement s’étendre à la propriété où le positivisme voit surtout une indispensable fonction sociale, destinée à former et à administrer les capitaux par lesquels chaque génération prépare les travaux de la suivante », ajoutait-il. « Sagement conçue, cette appréciation normale ennoblit sa possession sans restreindre sa juste liberté et même en la faisant mieux respecter ».84 Pour sa part, Emile Durkheim prônait, on le sait, la théorie de la division du travail social, qui invitait les individus – inégalement dotés – à mettre leurs aptitudes propres au service de la collectivité et ce, en vue de recevoir de leurs pairs un apport de services en contrepartie. Par-là, le sociologue français a grandement contribué à accréditer cette idée, au fondement de la propriété fonction sociale, suivant laquelle l’individualisme

80 Pascale Lecocq, De la prescription acquisitive abrégée : autour et alentour du juste titre, note sous Cass., 7 septembre 2001, R. C. J. B., 2003, 455. 81 Jean-Marc Trigeaud, La possession des biens immobiliers. Nature et fondement, Paris, Economica, 1981. 82 Cité par Louis Josserand, De l’esprit des droits et de leur relativité. Théorie dite de l’Abus des Droits, Paris, Dalloz, 1927, 369. 83 Rudolf von Ihering, L’esprit du droit romain dans les diverses phases de son développement, Tome III, Bologne, Forni, 38. 84 Auguste Comte, Système de politique positive ou Traité de sociologie instituant la religion de l’humanité, Tome I, Paris, Anthropos, 1851, 156.

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bien compris renforce la cohésion sociale. Par un jeu de détermination mutuelle, celle-ci consolide, en retour, l’autonomie de l’individu.85 Avec Léon Duguit, la propriété cesse définitivement d’être un droit subjectif de l’individu : « La propriété n’est plus le droit subjectif du propriétaire ; elle est la fonction sociale de la richesse ».86 L’on serait passé, durant le XIXème siècle, du stade de la « propriété-spéculation » à celui de la « propriété-fonction ».87 « Le détenteur d’une richesse n’a point de droit sur elle ; c’est une situation de fait, qui l’astreint à une certaine fonction sociale, et son appropriation est protégée dans la mesure et seulement dans la mesure où il remplit cette fonction sociale », formule-t-il en 1911 dans Le droit social, le droit individuel et la transformation de l’État,88 avant de confirmer sa thèse audacieuse un an plus tard dans Les transformations générales du droit privé depuis le Code Napoléon : « La propriété est pour tout détenteur d’une richesse le devoir, l’obligation d’ordre objectif, d’employer la richesse qu’il détient à maintenir et à accroître l’interdépendance sociale ».89 Pour autant, la propriété fonction sociale ne doit pas mener au collectivisme, précise Duguit. « Ce serait pour l’État une monstrueuse puissance […] l’écrasement de l’individu, le retour de la barbarie ».90 Au demeurant, dans sa version fonction sociale, la propriété semble « plus fortement protégée qu’avec la conception traditionnelle ».91 Enfin, c’est en se fondant précisément sur cette même obligation du propriétaire de limiter l’exercice de son droit en fonction de l’intérêt général que Louis Josserand a élaboré sa fameuse théorie de l’abus de droit. « Toute prérogative, tout pouvoir juridique sont sociaux dans leur origine, dans leur essence et jusque dans la mission qu’ils sont destinés à remplir », explique-t-il. « Cette réflexion est exacte, non seulement pour les prérogatives à caractère altruiste, telles que les puissances familiales ou les pouvoirs des administrateurs, mais aussi, et en dépit des apparences, pour les facultés les plus égoïstes telles que le droit de propriété foncière […]. Chacun des droits subjectifs doit se réaliser conformément à l’esprit de l’institution; en réalité, dans une société organisée, les prétendus droits subjectifs sont des droits-fonctions; ils doivent demeurer dans le plan de la fonction à laquelle ils correspondent sinon leur titulaire commet un détournement, un abus de droit […]. Le but social, la finalité de la propriété, est de réaliser un aménagement de la richesse aussi fécond, aussi productif que possible par une mise de l’égoïsme individuel au service de la collectivité ».92 On le voit, l’abus de droit et la propriété fonction sociale semblent dériver d’une même source. La doctrine de l’abus de droit sanctionne en effet l’individu qui, sans avoir outrepassé son droit, l’a cependant 85 Léon Duguit, Traité de droit constitutionnel, Tome I, Paris, E. de Boccard (éd.), 1927, 86. 86 Léon Duguit, Les transformations générales…, (Fn.8), 150 (« Il n’est pas douteux que la conception de la propriété droit subjectif disparaît pour faire place à conception de la propriété fonction sociale », in : Léon Duguit, Le droit social, le droit individuel et la transformation de l’État, Paris, Félix Alcan Éditeur, 1911, 154). 87 Ibid., 150. 88 Ibid., 155. 89 Ibid., 58. 90 Léon Duguit, (Fn.86), 156. 91 Léon Duguit, (Fn.8), 160. 92 Louis Josserand, (Fn.82), 370, 371.

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exercé d’une manière non conforme à l’intérêt général. L’on passe ainsi d’un contrôle objectif de la légalité d’une action à un contrôle subjectif des motifs qui sous-tendent celle-ci. « Comme si la validité d’un droit », résume François Ewald, « dépendait d’un supplément : son adéquation aux exigences sociales ».93 Il s’agit là cependant, ne nous le cachons pas, d’une difficulté quasi indépassable. 5. Consécrations constitutionnelles Loin d’être une douce utopie ou une chimère lointaine, cette idée de propriété fonction sociale a connu de nombreuses consécrations juridiques, et non des moindres, puisque divers régimes politiques l’ont coulée au sein même de leur charte fondamentale. La Constitution de Weimar affirmait ainsi que la propriété entraîne des obligations et doit être utilisée au service de l’intérêt général.94 Pour la Constitution italienne, « La loi fixe les limites de la propriété, afin d’en assurer la fonction sociale et de la rendre accessible à tous »95 tandis que la Loi fondamentale allemande96 proclame : « Propriété oblige. Son usage doit contribuer en même temps au bien commun ». La Constitution du Land de Bavière avait ouvert la voie en ce sens (« La propriété oblige envers la collectivité. Il n’y a pas de protection juridique pour des abus du droit de propriété ou de possession »),97 suivie en cela par la Constitution du Land de Sarre (« Propriété oblige envers le peuple. Son usage ne peut être contraire au bien commun »).98 Dans cette ligne, la Roumanie post-communiste énonce dans sa Constitution : « Le droit de propriété oblige au respect des charges concernant la protection l’environnement et le bon voisinage, ainsi qu’au respect des autres charges qui, selon la loi ou la coutume, incombent au propriétaire ».99 Pareillement, la République Fédérative Tchèque et Slovaque100 édictait dans la Charte des droits de l’homme et des libertés fondamentales : « La propriété oblige. Il ne faut pas en abuser au détriment des droits d’autrui ou en contradiction avec l’intérêt général protégé par la loi ».101 Par ailleurs, la Constitution espagnole dispose : « Le droit à 93 François Ewald, L’État providence, Paris, Grasset, 1986, 477. 94 Constitution de la République de Weimar du 11 août 1919, art. 24. 95 Constitution de la République italienne du 27 décembre 1947, art. 42, al. 2. 96 Loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne du 23 mai 1949, art. 14, al. 2. 97 Constitution du Land de Bavière du 2 décembre 1946, art. 158. 98 Constitution du Land de Sarre du 15 décembre 1947, art. 51. 99 Constitution de la République de Roumanie du 21 novembre 1991, art. 41, al. 6. 100 La République Fédérative Tchèque et Slovaque a assuré la transition de l’ancienne Tchécoslovaquie (1989) depuis la chute du régime communiste jusqu’à la scission du pays en deux entités distinctes, démocratiques et souveraines (1er janvier 1993). 101 Charte des droits de l’homme et des libertés fondamentales de la République Fédérative Tchèque et Slovaque du 16 décembre 1992, art. 11. Cette Charte n’est pas à confondre avec la Constitution de la nouvelle République tchèque. Adoptée le 16 décembre 1992, celle-ci a sorti ses pleins effets à la date de la partition officielle du pays et de l’indépendance du nouvel État. Le même jour (16 décembre 1992), le Conseil national tchèque a promulgué une Charte des droits de l’homme et des libertés fondamentales comme faisant partie de l’ordre constitutionnel et prévalant sur les autres textes législatifs. Cette Charte est donc toujours d’application aujourd’hui, malgré la dissolution de la République Fédérative Tchèque et Slovaque.

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la propriété privée et à l’héritage est reconnu. La fonction sociale de ces droits délimitera leur contenu, conformément aux lois ».102 La Grèce quant à elle stipule dans sa charte fondamentale : « La propriété est placée sous la protection de l’État. Les droits qui en dérivent ne peuvent toutefois s’exercer au détriment de l’intérêt général ».103 Pour sa part, la Constitution irlandaise qui reconnaît explicitement que « l’homme, du fait qu’il est un être raisonnable, a un droit naturel, antérieur à la loi positive, à la propriété privée des biens extérieurs », n’en admet pas moins que « l’exercice [du droit de propriété] doit être régi dans une société civilisée par les principes de justice sociale ».104 Enfin, la Constitution du Brésil105 ne garantit le droit à la propriété que pour autant qu’elle respecte explicitement sa « fonction sociale ». Dans ce pays toujours majoritairement rural, cette fonction sociale se définit comme l’obligation de donner à la terre un « usage rationnel et adéquat, compatible avec les ressources naturelles et la préservation de l’environnement, conforme au droit des relations du travail et qui favorise le bien-être des propriétaires et des travailleurs ».106 Et, loin d’être chimérique, cette disposition constitutionnelle trouve manifestement un prolongement dans le droit positif.107 En tout cas, ce vaste (et convergent) mouvement constitutionnel n’est pas passé inaperçu. Une juridiction comme la Cour de justice de l’Union européenne par exemple, soucieuse de légitimer les atteintes apportées au droit de propriété des viticulteurs des œuvres d’un règlement soumettant à autorisation toute plantation de vigne nouvelle, a explicitement invoqué (dans son arrêt Hauer),108 les « règles et pratiques constitutionnelles » de ses États membres. Ces dernières, on vient de le voir, sont empreintes de la théorie de la socialisation de la propriété justement et, de ce fait, « permettent au législateur de réglementer l’usage de la propriété privée dans l’intérêt général ». Ainsi, « certaines constitutions font référence aux obligations inhérentes à la propriété (loi fondamentale allemande, art. 14, al. 2, 1° phrase), à sa fonction sociale (Constitution italienne, art. 42, al. 2), à la subordination de son usage aux exigences du bien commun (loi fondamentale allemande, art. 14, al. 2, 2° phrase, et Constitution irlandaise,

102 103 104 105 106 107

Constitution du Royaume d’Espagne du 27 décembre 1978, art. 33, al. 1 et 2. Constitution de la République de Grèce du 9 juin 1975, art. 17, al. 1. Constitution de la République d’Irlande du 1er juillet 1937, art. 43, al. 1 et 2. Constitution de la République du Brésil du 5 octobre 1988, art. 5, XXIII. Art. 186 de la Constitution, traduit par nous. « En 2002, un nouveau Code civil a été promulgué : il conditionne l’exercice des droits de propriétés – de faire usage, de jouir et de disposer des biens et de les récupérer de quiconque les possède ou détienne injustement – à la mise en œuvre de fonctions sociales, économiques et environnementales. Le droit subjectif du propriétaire sur son bien est ainsi délimité et limité. Le Code dispose que le propriétaire peut être privé de sa propriété s’il s’agit d’une grande propriété terrienne possédée de manière continue et de bonne foi, pendant plus de cinq ans, par un nombre important de personnes ayant amélioré ou enrichi le terrain d’un point de vue social ou économique. Il n’est pas clairement établi qu’un dédommagement doive être versé au propriétaire si la fonction sociale de la propriété a été négligée » (Leticia Marques Osorio, Les fonctions sociales de la propriété en Amérique Latine, in : Charlotte Mathivet (dir.), La terre est à nous ! Pour la fonction sociale du logement et du foncier, résistances et alternatives, Paris, Coredem et Aitec, coll. Passerelle, 2014, 163). 108 C. J. U. E., 13 décembre 1979, Liselotte Hauer contre Land Rheinland-Pfalz, C-44/79. Cf. infra nos 106ss., pour de plus amples renseignements.

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article 43, al.2, 2° phrase), ou de la justice sociale (Constitution irlandaise, art. 43, al. 2, 1° phrase) ». Par ailleurs, « dans tous les États membres, de nombreux actes de législation ont donné une expression concrète à cette fonction sociale du droit de propriété. Ainsi, l’on trouve dans tous les États membres des législations relatives à l’économie agricole et forestière, au régime des eaux, à la protection du milieu naturel, à l’aménagement du territoire et à l’urbanisme, qui apportent des restrictions, parfois sensibles, à l’usage de la propriété foncière ».109 De manière générale, « s’il est vrai que des garanties sont accordées dans l’ordre constitutionnel de plusieurs États membres au libre exercice des activités professionnelles, le droit ainsi garanti, loin d’apparaître comme une prérogative absolue, doit être considéré, lui aussi, en vue de la fonction sociale des activités protégées »,110 synthétise la Cour (à propos cette fois du libre exercice d’une activité professionnelle spécifiquement111 – mais l’argument peut parfaitement prospérer sur le terrain du droit de propriété). Notons, avant de clore le point, que la France n’a pas osé retenir l’audacieux projet de Constitution du 19 avril 1946, qui adressait cette vigoureuse mise en garde: « le droit de propriété ne saurait être exercé contrairement à l’utilité sociale ».112 Si cette vue n’a pas retenu finalement les faveurs du peuple français,113 il n’en reste pas moins que c’est la finalité sociale de la propriété qui servira par la suite à rendre compte de l’abondante jurisprudence sur l’abus du droit de propriété ainsi que toutes les lois restrictives du droit de propriété, spécialement en matière agricole.114 6. Limitation du droit de propriété : exemples législatifs et jurisprudentiels Après avoir dessiné les contours de la théorie de la propriété fonction sociale et avancé les justifications traditionnellement apportées à son emploi, il importe maintenant de détailler, sous l’angle du droit au logement, quelques-unes des mesures législatives (sensu lato) de limitation des prérogatives du propriétaire, que ces restrictions se revendiquent ouvertement de la théorie ou non.

109 110 111 112

Ibid., § 20. Ibid., § 32. Viticulteur, ici. Art. 36 de la « Déclaration des droits de l’homme » placée au fronton du texte et qui s’ouvre comme suit : « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine et viennent d’ensanglanter le monde entier, le peuple français, fidèle aux principes de 1789 – charte de sa libération – proclame à nouveau que tout être humain possède des droits inaliénables et sacrés, auxquels nulle loi ne saurait porter atteinte, et décide, comme en 1793, 1795 et 1848, de les inscrire en tête de sa Constitution ». 113 Adopté par 309 voix contre 249 par l’Assemblée constitutante, le 19 avril 1946, le projet de constitution fut, conformément à la loi constitutionnelle du 2 novembre 1945, soumis à référendum. Mais, le 5 mai 1946, le peuple le repoussa. On trouvera de plus amples précisions sur ce projet dans Jean Morange, La Déclaration et le droit de propriété, Droits, no 8, 1988, 107. 114 Cf. Jean Carbonnier, Droit civil, Tome III III, Les biens, Paris, P. U. F., 1975, 102ss.

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On le rappelle, le droit de propriété se décompose traditionnellement en trois attributs distincts : le droit de jouir du bien (ius utendi ou usus), le droit d’en tirer des fruits (ius fruendi ou fructus), ainsi que celui de le vendre, le donner ou le détruire (ius abutendi ou abusus). Chacun de ces attributs a fait l’objet de diverses limitations ; passons-les en revue. a) Fructus Le droit de percevoir les fruits d’un logement (via un contrat de bail) est loin d’être absolu. Il se voit ainsi fortement encadré en France,115 en Autriche, en Allemagne et aux Pays-Bas116 notamment, par le mécanisme dit du loyer objectif.117 Déterminant la hauteur du loyer en fonction des caractéristiques intrinsèques du bien ainsi qu’à partir de points de comparaison, ce dispositif restreint incontestablement la liberté contractuelle du propriétaire-bailleur.118 Chez nous, le législateur fait interdiction au bailleur d’augmenter le loyer – au-delà de l’indexation – entre deux contrats de courte durée (trois ans ou moins), conclus avec des preneurs différents et auxquels il a mis fin lui-même.119 La Cour européenne des droits de l’homme a eu à juger de la compatibilité de mesures de régulation des loyers avec le droit au respect des bien ; son enseignement est loin d’être unilatéral (arrêts Mellacher et autres c. Autriche,120 Hutten-Czapska c. Pologne121 et Lindheim et autres c. Norvège).122

115 Cf. sur le sujet Anne Laferrère, Les aides personnelles au logement : réflexion économique à partir de l’expérience française, in : Nicolas Bernard / Charles Mertens (dir.), Le logement dans sa multidimensionnalité : une grande cause régionale, Namur, Publications de la Région wallonne, collection Études et documents, 2005, 140ss. 116 Cf. Marja Elsinga, Politique de la location et subside locatif aux Pays-Bas, in : Nicolas Bernard / Walter Van Mieghem (dir.), La crise du logement à Bruxelles. Problème d’accès et/ou de pénurie ?, Bruxelles, Bruylant, 2005, 91ss. 117 Cf. de manière générale Pierre Willemart, La réglementation des loyers : les droits voisins, source d’inspiration, in : Ébauches d’un droit au logement effectif, Bruxelles, La Charte, 1997, 221ss. 118 Pour une approche économique de la problématique, cf. Xavier Wauthy, Analyse économique du contrôle du marché du logement, in : Nicolas Bernard / Walter Van Mieghem, (Fn.116), pp. 19ss, ainsi que Anne-Marie de Kerchove et Serge Wibaut, Une analyse économique du blocage des loyers, in : Nicolas Bernard / Walter Van Mieghem, (Fn.116), 205ss. Pour un aperçu général sur le sujet en Belgique, cf. Isabelle Brandon, Droit au logement et politique des loyers, in : Nicolas Bernard / Walter Van Mieghem, (Fn.116), 165ss. 119 Art. 7, § 1er bis, de la section 2 (introduite par la loi du 20 février 1991 modifiant et complétant les dispositions du Code civil relatives aux baux à loyer, M. B., 22 février 1991) du chapitre II du titre VIII du livre III du Code civil, inséré par l’art. 9, 3° phrase, de la loi du 13 avril 1997, M. B., 21 mai 1997. 120 Cf. infra no 65. 121 Cf. infra no 82. 122 Cf. infra no 83.

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b) Abusus Quant au droit de disposition qui permet à son titulaire d’aliéner ou détruire le bien, il constitue assurément la prérogative la plus éclatante du propriétaire et, en tout cas, la plus visible. Y porter atteinte semble dès lors tâche épineuse. Par le biais, cependant, du droit à l’indemnité d’expropriation, la théorie de la socialisation de la propriété semble bien s’être déployée. Alors que la Constitution subordonne strictement la privation d’un bien à l’octroi d’une « juste et préalable indemnité » à son propriétaire,123 la Cour d’arbitrage a précisément établi le principe général selon lequel « le seul fait que l’autorité impose des restrictions au droit de propriété dans l’intérêt général n’a pas pour conséquence qu’elle soit tenue à l’indemnisation ».124 Par ailleurs, le propriétaire qui ne s’acquitterait pas de l’amende régionale bruxelloise sur la vacance immobilière s’expose alors à une vente forcée de son bien.125 Au demeurant, la législation afférente au bail à ferme circonscrit indubitablement le pouvoir de disposition du bailleur puisque, en cas de vente de la parcelle, celui-ci est tenu de la proposer par priorité au preneur (qui jouit de ce fait d’un « droit de préemption »).126 En ce qui concerne, enfin, l’abusus matériel (et non plus juridique), les prescrits de l’urbanisme interdisent au propriétaire de « démolir en tout ou en partie » son bien si celui-ci relève du « patrimoine immobilier classé ».127 La Cour européenne des droits de l’homme, on le verra, tient un raisonnement peu ou prou similaire (arrêt James et autres c. Royaume-Uni).128 Pour sa part, la Cour constitutionnelle a jugé que les impératifs du droit au logement justifient que la vente des habitations sociales à leurs occupants puisse être décidée par les preneurs eux-mêmes. La valeur vénale payée à la société de logement tient lieu de

123 Art. 16 : « Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique, dans les cas et de la manière établis par la loi, et moyennant une juste et préalable indemnité ». 124 C. A., 6 juin 1995, no 40/95, M. B., 4 août 1995, B.11.2. Sur cet arrêt, cf. Marc Verdussen et David Renders, Le droit de propriété face aux politiques d’aménagement du territoire. Analyse de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour d’arbitrage, Amén., 1996, numéro spécial Droits fondamentaux, urbanisme et environnement, 211. Sur la matière de l’expropriation, cf. également David Renders, Les limites constitutionnelles du droit à la propriété immobilière, note sous C. A., 5 mars 1997, no 9/97, A. P. T., 1997, 123ss. 125 « Lorsque le contrevenant demeure en défaut de s’exécuter volontairement, il est procédé, prioritairement à toute autre voie d’exécution forcée, à la vente publique du logement, objet de l’infraction » (art. 20, § 5, al. 4, du Code bruxellois du logement, inséré par l’ordonnance du Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale du 30 avril 2009 visant à ajouter un chapitre V dans le titre III du code du logement relatif aux sanctions en cas de logement inoccupé, à modifier l’ordonnance du 12 décembre 1991 créant des fonds budgétaires et à modifier le Code judiciaire, M. B., 8 mai 2009). 126 Cf. art. 47ss. de la section 3 (introduite par la loi du 4 novembre 1969 sur le bail à ferme, M. B., 25 novembre 1969) du chapitre II du titre VIII du livre III du Code civil. 127 Art. 232, al. 1er, 1° phrase, du Code bruxellois de l’aménagement du territoire. Cf. également l’art. 206, § 1er, du Code wallon de l’aménagement du territoire, de l’urbanisme, du patrimoine et de l’énergie. 128 Cf. supra nos 60 et 64.

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juste indemnité requise par l’article 16 de la Constitution en cas de privation de propriété.129 c) Usus En règle générale, c’est l’usus qui constitue la prérogative la plus propice à la dissociation du droit de propriété. « La dimension sociale se manifeste essentiellement dans l’usage du bien », confirme Hélène Pauliat.130 Au demeurant, l’usage effectif du logement représente l’exercice logique du droit de propriété, sa vocation nécessaire. Si l’abusus cristallise le pouvoir maximal du propriétaire sur sa chose, l’usage en est alors la fonction première. A contrario, le non usage d’un bien apparaît, cette fois, comme la bravade la plus provocante dans le contexte acéré de détresse matérielle et sociale que nous connaissons, comme le déni de droit le plus outrageant.131 L’émergence du droit au logement prend, précisément, appui sur ce droit d’usage, lorsque ce dernier est délaissé, pour avancer ses revendications. Le droit de propriété a certes déjà subi une série d’empiétements en raison de l’émergence d’enjeux nouveaux (urbanisme, aménagement du territoire, sociétés commerciales, etc.). Cette fois, observe Pauliat, il se voit atteint par l’irruption du droit à un logement décent.132 En effet, force est de constater que ces démembrements n’ont jamais acquis une valeur propre, distincte du droit initial et, par là même, du fonds sur lequel ils s’exerçaient. Mais le droit au logement parvient, lui, à distraire véritablement l’usage des autres attributs de la propriété et à lui conférer un statut autonome. « Le droit à un logement décent modifie les données », conclut Pauliat, « dans la mesure où il entraîne nécessairement la mise en valeur du droit d’usage, le dissocie de la propriété ».133 Au demeurant, si l’on y regarde bien, le principe d’usage d’un bien englobe souvent à la fois l’usus et l’abusus. Ainsi, le propriétaire d’un immeuble abandonné se voit contraint, s’il veut éviter la réquisition, de se défaire du bien en le vendant, à moins qu’il se décide à l’occuper personnellement, et donc à en faire usage. Pour éluder donc la perte d’usage consécutive à la réquisition, le propriétaire en vient parfois à devoir exercer son abusus (juridique). Précisément, la mesure fédérale de réquisition d’immeubles abandonnés inscrite dans la loi du 12 janvier 1993 peut se targuer ainsi d’un effet dissuasif 129 C. C., 7 mars 2007, no 33/2007, R. W., 2007–2008, 642, note Bernard Hubeau. 130 Hélène Pauliat, Le droit de propriété dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État, Tome I, Paris, P. U. F., 1994, 152. « L’usage de la propriété ne doit pas être totalement contraire au bien commun : il ne doit pas aboutir à détruire un bien présentant un intérêt pour la société » (153). 131 Ce qui explique notamment que le plan régional de développement de la Région de Bruxelles-Capitale recommande officiellement au Gouvernement de porter une « attention particulière » à la « récupération de logements actuellement affectés à d’autres usages ou abandonnés ». Cf. l’arrêté du Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale du 12 septembre 2002 arrêtant le plan régional de développement, M. B., 15 octobre 2002, annexe no 3 (Plan régional de développement), « Le projet de ville », 1.4. 132 Hélène Pauliat, L’objectif constitutionnel de droit à un logement décent : vers le constat de décès du droit de propriété ?, D., 1995, 283ss. 133 Ibid., 285.

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relativement efficace : anticipant la réquisition, de nombreux propriétaires ont préféré, en effet, vendre leur bien afin d’échapper à la procédure judiciaire.134 Par ailleurs, certains soutiennent que la réquisition (sur le long terme) d’un immeuble va au-delà d’une simple privation d’usage et toucherait à la disponibilité même du bien, c’est-à-dire à la faculté pour le propriétaire de le vendre ou le détruire. Une privation prolongée d’usus conduirait ainsi à une destruction progressive de l’abusus. On le voit, toucher à l’usus revient souvent à affecter, par ricochet, les autres prérogatives du propriétaire. Qu’en est-il dans les textes de loi ? Entre autres illustrations, le législateur a édicté de nombreuses réglementations visant à sanctionner l’inoccupation d’un immeuble, qu’il s’agisse donc d’une réquisition fédérale,135 d’un droit de gestion publique136 (avatar régional de la réquisition précitée), d’une taxe régionale,137 … sans compter les différents règlements communaux relatifs eux aussi à la vacance immobilière.138 Par ailleurs, les décisions de justice belges, prises sur pied de l’article 23 de la Constitution, consacrant le droit à un logement décent,139 aboutissent la plupart du temps à rogner les prérogatives d’usage du bailleur, qu’il soit privé ou public d’ailleurs (refus de considérer le défaut temporaire de paiement du loyer comme un manquement essentiel qui justifie la résiliation du bail aux torts du locataire,140 octroi d’un délai de grâce pour quitter les lieux loués, compte tenu des circonstances particulières du locataire – grand âge, faibles revenus et occupation des lieux depuis 1967 – et du fait que le renon a été donné pour travaux alors que l’hiver approche,141 rejet d’une demande de résiliation d’un bail social au motif que « priver les personnes précarisées de ce bien est une décision d’exclusion grave que doivent motiver des raisons extrêmement sérieuses » et qu’il s’agit d’une « décision de dernier recours, quand il a été démontré que toutes les mesures propres à régler la difficulté par des moyens moins punitifs ont été tentées sans succès »,142 refus opposé à une demande d’expulsion pour occupation sans titre ni droit 134 Art. 134bis de la nouvelle loi communale, introduit par l’art. 27 de la loi du 12 janvier 1993 contenant un programme d’urgence pour une société plus solidaire, M. B., 4 février 1993. 135 Ibid. 136 Art. 18ss. du Code bruxellois du logement, art. 80ss. du Code wallon du logement et art. 90ss. du Code flamand du logement. 137 Art. 23duodecies du Code bruxellois du logement, inséré par l’ordonnance du Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale du 30 avril 2009 visant à ajouter un chapitre V dans le titre III du code du logement relatif aux sanctions en cas de logement inoccupé, à modifier l’ordonnance du 12 décembre 1991 créant des fonds budgétaires et à modifier le Code judiciaire, M. B., 8 mai 2009. 138 Cf., pour un exposé plus étendu de la question, Nicolas Bernard, Le cadre réglementaire de la lutte contre la vacance immobilière à Bruxelles : entre ombre(s) et lumière(s), in : Nicolas Bernard (dir.), La lutte contre la vacance immobilière (à Bruxelles et ailleurs) : constats et bonnes pratiques, Bruxelles, La Charte, 2011, 15ss. 139 « Chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine. À cette fin, la loi, le décret ou [l’ordonnance] garantissent, en tenant compte des obligations correspondantes, les droits économiques, sociaux et culturels, et déterminent les conditions de leur exercice. Ces droits comprennent notamment […] 3° le droit à un logement décent […] ». 140 J. P. Roulers, 1er mars 1996, R. W., 1997–1998, 1054. 141 J. P. Ixelles, 3 décembre 1997, Act. jur. baux, 1998, 57. 142 J. P. Grâce-Hollogne, 27 mars 2001, Échos log., 2002, 26. En l’espèce, et même si « le loyer doit être payé par priorité », une somme d’une petite trentaine de milliers de francs (± 750 euros) d’arriérés de loyer n’a pas été jugée constitutive d’une « raison extrêmement sérieuse » susceptible de justifier l’expulsion. Cf. J. P. Grâce-Hollogne, 6 mars 2001, Échos log., 2002, 28.

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de locaux appartenant à un centre public d’action sociale [C. P. A. S.], en l’absence d’une solution alternative de relogement proposée par ledit C. P. A. S.,143 etc.).144 Jugé ainsi que, n’ayant pas prévu de solution de relogement pour une locataire âgée, en mauvaise santé et à revenus modestes, le C. P. A. S. n’est pas fondé, au nom du droit à la dignité humaine, à réclamer la résiliation anticipée d’un bail (pour travaux). L’expulsion a été suspendue jusqu’à ce que l’intéressée ait trouvé une habitation de remplacement, accessible financièrement.145 En matière d’expulsion toujours, « laisser passer l’hiver pour permettre à une personne âgée de déménager dans des conditions compatibles avec la dignité humaine constitue un minimum auquel tout propriétaire est tenu », a estimé une autre juridiction (le droit à la dignité humaine ouvrant l’article 23 de la Constitution), selon laquelle « l’exercice du droit de propriété, et notamment le droit de mettre fin au bail, devait déjà à l’époque être limité, eu égard aux considérations d’humanité et de respect de la dignité de la personne humaine ».146 III. Le droit de propriété dans le droit international des droits de l’homme Voilà pour les évolutions vécues par le droit de propriété depuis sa consécration dans le Code civil de 1804. Il reste à voir toutefois comment le droit international des droits de l’homme appréhende la prérogative et s’il répercute, lui aussi, cette « socialisation » de l’attribut. Précisément, le droit de propriété est consacré – in se ou sous une forme médiate – par de nombreux instruments internationaux. L’on songe d’abord à la Convention européenne des droits de l’homme, qui focalisera l’analyse, mais l’on n’oubliera pas d’évoquer le droit de l’Union européenne, à travers notamment la Charte des droits fondamentaux. 1. La Convention européenne des droits de l’homme a) La notion (extensive) de « biens » En fait, la Convention européenne des droits de l’homme ne protège pas le droit de propriété en tant que tel ; toutefois, elle promeut à la place – dans l’article premier de son Premier Protocole additionnel – le « droit au respect des biens ».147 Ainsi, « [t]oute 143 Civ. Bruxelles, 19 juin 2002, Échos log., 2004, 29, note L. Tholomé. Cf. Egalement : Civ. Bruxelles, 29 janvier 2001, J. T., 2001, p. 576 (« La doctrine et la jurisprudence reconnaissent au droit au logement décent consacré par la Constitution la nature d’un droit subjectif, particulièrement à l’égard des institutions chargées de l’aide sociale »). 144 Cf., pour de plus amples développements, N. Bernard, La réception du droit au logement par la jurisprudence. Quand les juges donnent corps à l’article 23 de la Constitution, Bruxelles, Larcier, 2011. 145 J. P. Bruxelles (IV), 26 mai 2009, R. G. D. C., 2009, 508, obs. Nicolas Bernard. 146 J. P. Ixelles, 6 mars 1995, R. G. D. C., 1996, 296, note Bernard Hubeau. 147 Art. 1er (surmonté cependant du chapeau « Protection de la propriété »).

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personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international ».148 Peu ou prou, ce droit au respect des biens peut être vu comme l’équivalent de notre droit de propriété,149 affirme la Cour constitutionnelle.150 Point de déclaration à sens unique, cependant, puisque le texte (empreint d’équilibre), précise : « Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes ». Surtout, ce qui est à retenir de cette consécration, c’est l’extension notable que la Cour européenne des droits de l’homme a donnée au contenu de cette notion. La haute juridiction tend en effet à renforcer le caractère « autonome » du concept (arrêt Öneryildiz c. Turquie [GC] du 30 novembre 2004).151 Ce concept tout d’abord s’étend, à l’instar du domicile, au-delà du simple droit de propriété (affaire Broniowski c. Pologne [GC] du 22 juin 2004);152 il peut aller jusqu’à couvrir des « intérêts patrimoniaux » (arrêt Öneryildiz). Le requérant, dans cette dernière affaire, avait vu son habitation – construite illégalement sur une décharge – soufflée par une explosion causée par la négligence des autorités. La Cour reconnaît que l’intéressé n’était propriétaire ni de son habitation ni du terrain et qu’il ne pouvait, du reste, se targuer d’aucune espérance légitime de se voir céder le terrain (et encore moins d’une créance certaine). La Cour, toutefois, est amenée à constater « une tolérance des autorités de l’État face aux actions des requérants », ce qui lui permet « de juger que les autorités ont de facto reconnu que l’intéressé et ses proches avaient un intérêt patrimonial tenant à leurs habitations et à leurs biens meubles ».153 Manifestement, le concept de biens en droit international des droits de l’homme n’est pas limité aux choses matérielles et, au demeurant, est indépendant de toute catégorie établie en droit interne. Cette notion de biens peut même s’étendre à une décision de justice accordant un bail social (comme l’a admis la Cour dans ses célèbres arrêts Teteriny c. Russie du 30 juin 2005, Malinovski c. Russie du 7 juillet 2005 et Olaru et autres c. Moldavie du 28 juillet 2009),154 ou à une décision administrative reconnaissant un droit de propriété (arrêt Drăculeţ c. Roumanie du 6 décembre 2007). Normalement, le droit 148 Cf. sur le thème Frédéric Sudre, Le « droit au respect de ses biens » au sens de la Convention européenne des droits de l’homme, in : La protection du droit de propriété par la Cour européenne des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2006, 1ss. 149 Cf. sur la question Arianne Salvé, La distinction des biens, in : Chroniques notariales, no 48, octobre 2008, 17ss. 150 C. A., 14 octobre 2010, no 113/2010. 151 Cf. sur cet arrêt Patrick de Fontbressin, De l’effectivité du droit à l’environnement sain à l’effectivité du droit à un logement décent, Rev. trim. dr. h., 2006, 87ss. 152 Cour eur. dr. h., Gde ch., arrêt Broniowski c. Pologne, 22 juin 2004, § 129. 153 Ibid., § 126 et 127. 154 Cf. également, depuis, les arrêts Ilyushkin et autres c. Russie du 17 avril 2012 et Gerasimov et autres c. Russie du 1er juillet 2014.

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à de tels bénéfices sociaux n’est nullement inclus parmi les droits et les libertés garantis par la Convention. Une revendication basée sur une espérance légitime d’obtenir la jouissance effective d’un bien particulier – dont on n’est pas propriétaire – peut néanmoins revêtir la forme d’un bien si elle est « suffisamment établie pour être exigible ».155 Tel fut le cas dans l’arrêt Teteriny. De fait, l’impossibilité pendant plus de dix ans pour le requérant d’obtenir l’exécution d’une décision de justice, lui accordant un appartement social, constitue une interférence avec son droit à la jouissance paisible de ses biens pour lequel le gouvernement n’a pas avancé d’explication plausible.156 En revanche, le jugement condamnant le préfet – sur pied de la loi française157 relative au droit au logement opposable158 – à fournir un logement social, à peine d’astreinte, n’a pas vu comme un « bien » (arrêt Tchokontio Happi c. France du 9 avril 2015). La chose ne laisse cependant pas d’étonner. C’est que les circonstances d’espèce ne sont guère éloignées ici de celles de l’arrêt Teteriny. Certes, le « bail social » en vigueur à 155 Cour eur. dr. h., arrêt Bourdov c. Russie, 4 septembre 2002, § 40. 156 En l’espèce, un tribunal avait accepté la plainte du requérant contre l’administration communale aux termes duquel il pouvait obtenir un logement appartenant à l’État. Ce jugement n’a jamais pu être exécuté parce que les autorités de la ville ne possédaient pas un tel logement ou n’avaient pas de ressources pour acheter un appartement. En 2002, le requérant demanda une autre méthode d’exécution, à savoir que la valeur de cet appartement lui soit payée comptant. Ultérieurement, la ville lui offrit un appartement mais de dimensions bien inférieures, arguant du fait qu’elle ne pouvait pas lui offrir autre chose. La Cour rappelle que l’exécution des jugements doit être considérée comme une partie intégrante du droit au procès équitable consacré par l’article 6 de la Convention. Il ne revient pas aux autorités de l’État d’invoquer un manque de fonds ou de logements comme une excuse pour ne pas honorer un jugement qui les condamne. Si un certain délai pour l’exécution d’un jugement peut être justifié dans des circonstances particulières, ce délai ne peut pas être de nature telle qu’il mette en cause la substance du droit protégé par l’article 6. 157 Loi no 2007–290 du 5 mars 2007, instituant le droit au logement opposable et portant diverses mesures en faveur de la cohésion sociale, J. O., 6 mars 2007. Cf. également le décret no 2007–1677 du 28 novembre 2007 relatif à l’attribution des logements locatifs sociaux, au droit au logement opposable et modifiant le Code de la construction et de l’habitation, J. O. no 277 du 29 novembre 2007, le décret no 2008–908 du 8 septembre 2008 relatif aux conditions de permanence de la résidence des bénéficiaires du droit à un logement décent et indépendant, J. O. no 0211 du 10 septembre 2008, annulé par le Conseil d’État le 11 avril 2012 et remplacé par le décret no 2012–1208 du 30 octobre 2012 pris en application de l’article L. 300–1 du code de la construction et de l’habitation et modifiant les articles R. 300–1 et R. 300–2, le décret no 2010–431 du 29 avril 2010 relatif à la procédure d’enregistrement des demandes de logement locatif social, J. O. no 0102, 2 mai 2010, ainsi que la circulaire du 26 octobre 2012 relatif aux modalités de mise en œuvre du droit au logement opposable (Dalo). 158 Sur cette importe législation, cf. notamment Bernard Lacharme, Reconnu hier, opposable aujourd’hui, assumé demain ? Le droit au logement en France, in : Recht op wonen : naar een resultaatsverbintenis ?, 31ss. ; Eric Sales, Réflexions sur la notion d’opposabilité du droit au logement, in : Recht op wonen : naar een resultaatsverbintenis ?, 47ss. ; Noria Derdek et Marc Uhry, Petit précis évolutif d’interprétation jurisprudentielle du droit au logement opposable, J. D. J., 2010, no 1, 28ss. ; L. Tholome, La mise en œuvre du droit au logement opposable : il ne faut jamais mettre la charrue avant les bœufs, Echos log., 2009, no 4, 13ss. ; Cyril Wolmark, L’opposabilité du droit au logement, Rec. Dalloz, 2008, no 2, 104ss ; Nicolas Bernard, Le droit opposable au logement vu de l’étranger : poudre aux yeux ou avancée décisive ?, Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger, 2008, no 3, 833ss. Pour des applications jurisprudentielles, cf. notamment C. E. (fr.), 4 février 2010, no 334958, A. J. D. A., 2010, 1723, note, ainsi que C. E. (fr.), 21 juillet 2009, no 324809, A. J. D. A., 2009, 1463. Cf. également C. E. (fr.), avis du 2 juillet 2010, no 332825, A. J. D. A., 2010, 1948, note. Cf. également le site Jurislogement (www.jurislogement.org), qui organise une veille jurisprudentielle.

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l’époque en Russie permettait à l’intéressé d’entretenir l’espoir de faire, à terme, acquisition de la maison (alors que cet aboutissement est nettement plus hypothétique dans le chef du locataire H. L. M. en France, ne serait-ce que parce que l’aliénation est soumise à autorisations diverses).159 Mais, précisément, la jurisprudence strasbourgeoise refuse d’enfermer le droit au respect des biens dans le droit de propriété !160 C’est l’occasion, plus fondamentalement, de se pencher plus avant sur les particularités du « bien » ici postulé, à savoir le bail social français. Même sans espérance de devenir propriétaire, ce statut est spécialement protégé : il garantit un droit au maintien dans les lieux tant que l’occupant remplit les conditions d’attribution et, dans la majorité des cas limitatifs qui justifient une résiliation (réhabilitation du logement, sous-occupation, etc.), une nouvelle habitation doit impérativement être proposée aux intéressés en contrepartie. Sans compter qu’au décès du titulaire du bail, le contrat se poursuit au bénéfice des conjoints et occupants qui satisfont aux critères d’accès au logement social. Enfin, le loyer social s’avère nettement moins élevé que les standards du marché.161 Enfin, l’imposition parallèle d’une astreinte renforce encore à notre sens le caractère « exigible » de la créance de Madame Tchokontio Happi. Ne dit-on pas de cette astreinte précisément qu’elle cultive une fonction bien davantage comminatoire (elle force l’État à faire diligence) qu’indemnitaire ?162 Et la Cour ne soutient-elle pas ellemême ici que le « seul objet » de ladite astreinte est « d’inciter l’État à exécuter l’injonction de relogement » ? À titre de comparaison, il n’était pas question d’astreinte dans l’affaire Teteriny… b) Les limitations au droit au respect des biens L’on vient de voir l’acception que la Cour européenne des droits de l’homme réserve au terme « biens » ; qu’en est-il maintenant du reste de l’article premier du Premier Protocole additionnel (et, plus spécifiquement, des limitations que celle-ci contient) ? Pour rappel, les dispositions consacrant le droit au respect des biens « ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes ».

159 Cf. l’article 443–7 du Code de la construction et de l’habitation. 160 Cf. supra nos 55ss. 161 Le loyer plafond de référence du logement social est ainsi fixé à 6,66 euros/m2 à Paris contre une moyenne de 24,4 euros sur le marché privé (à Paris), selon l’Observatoire des loyers Clameur (actif dans 1.759 villes et regroupements de communes). 162 Au passage, on se plaît à relever la contradiction de l’État français. Ici, pour récuser l’application de la notion de bien, il avance que la requérante n’est en rien la bénéficiaire immédiate de l’astreinte (l’argent va à un fonds d’accompagnement au relogement). Mais précédemment, en vue cette fois de montrer que l’exécution des décisions de justice est assurée à suffisance par l’existence de cette astreinte, il soutenait que ce fonds avait vocation à venir en aide à l’ensemble des ménages concernés et que, dans ces conditions, « le destinataire de l’astreinte devient indifférent ».

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Une dichotomie apparaît directement : alors que la privation de la propriété doit impérativement répondre à une « cause d’utilité publique », la réglementation de l’usage des biens est régie, elle, en fonction de « l’intérêt général ». Le distinguo est loin d’être anodin car l’utilité publique doit, par définition, profiter à tous tandis que l’intérêt général peut se montrer plus restrictif et servir les intérêts d’une frange particulière de la population (les plus défavorisés, par exemple).163 La Cour européenne des droits de l’homme tient cependant à relativiser la démarcation, estimant que, dans certains cas, on ne pouvait établir entre les deux notions « aucune distinction fondamentale ».164 Ainsi élargi, le concept d’utilité publique, « ample par nature »,165 peut utilement rendre compte de certaines mesures de privation de propriété prises, dans un contexte d’urgence sociale, au bénéfice des personnes pauvres. Rejoignant la Commission sur ce point, la Cour a ainsi conclu, dans son arrêt James et autres c. Royaume-Uni, qu’un « transfert de propriété [de particulier à particulier] opéré dans le cadre d’une politique légitime – d’ordre social, économique ou autre – peut répondre à « l’utilité publique » même si la collectivité dans son ensemble ne se sert ou ne profite pas elle-même du bien dont il s’agit »;166 ledit transfert – forcé – de propriété se faisait en l’espèce entre un propriétaire et son locataire emphytéotique. La notion d’utilité publique, en définitive, est susceptible de viser toute politique de justice sociale. Certes, la Cour laisse au parlement national le soin de définir les impératifs d’utilité publique, mais il faut toutefois que cette appréciation ne soit pas « manifestement dépourvue de base raisonnable ». De cette manière, explique Frédéric Sudre, la Cour se ménage « la possibilité de faire porter son contrôle sur la nécessité même de la privation de liberté ».167 Dans cette ligne, la Cour a estimé dans son arrêt Zubani c. Italie que le choix du législateur italien de « privilégier l’intérêt de la collectivité » (en expropriant des terrains afin d’y permettre la construction d’immeubles destinés à des personnes défavorisées), semblait « raisonnable ».168 De même, dans l’arrêt Velosa Barreto c. Portugal, le Cour a jugé qu’au regard de l’article 8 de la Convention, garantissant le droit au respect de la vie privée et familiale (du locataire en l’espèce), la limitation apportée par la loi au droit du bailleur de donner congé à son locataire poursuivait un objectif légitime de politique sociale.169 163 Cf. notamment Jan Vande Lanotte / Yves Haeck, Handboek EVRM. Deel 2. Artikelsgewijze Commentaar, vol. II, Anvers-Oxford, Intersentia, 2004, 295ss. 164 Cour eur. dr. h., arrêt James et autres c. Royaume-Uni du 21 février 1986, § 43. Sur cet arrêt, cf. notamment Jan De Meyer, Le droit de propriété dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, in : Silvio Marcus Helmons (dir.), Le droit de propriété en Europe occidentale et orientale. Mutations et limites d’un droit fondamental, Bruxelles, Bruylant, 1995, 75. 165 Cour eur. dr. h., arrêt James et autres c. Royaume-Uni du 21 février 1986, § 46. 166 Ibid., § 45. 167 Frédéric Sudre, La protection du droit de propriété par la Cour européenne des droits de l’homme, Dalloz, 1998, 75. 168 Cour eur. dr. h., arrêt Zubani c. Italie du 7 août 1996, § 49. 169 Cour eur. dr. h., arrêt Velosa Barreto c. Portugal du 21 novembre 1995. Le droit au respect de la vie privée et familiale s’applique également aux rapports entre particuliers. De surcroît, la notion de vie privée est interprétée de manière large, englobant non seulement le droit à l’intimité mais aussi le droit à l’épanouissement personnel et à l’intégrité morale – toutes valeurs qui risquent d’être compromises dans le chef d’une personne qui ne dispose pas d’un toit convenable pour elle-même et sa famille.

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Par ailleurs, une définition large est également donnée à la notion d’intérêt général, ce qui fait automatiquement que le combat contre le paupérisme n’est évidemment pas le seul à pouvoir se réclamer de ce concept. Dans son arrêt Chassagnou et autres c. France, par exemple, la Cour a explicitement reconnu que la pratique de la chasse remplissait un tel office. « Il est assurément admis dans l’intérêt général d’éviter une pratique anarchique de la chasse et de favoriser une gestion rationnelle du patrimoine cynégétique ».170 Ainsi, l’obligation faite par la loi Verdeille aux petits propriétaires, de faire rapport aux associations communales de chasse, du droit de chasse sur leurs fonds, constitue une réglementation de l’usage des biens qui poursuit un but d’intérêt général.171 En tout état de cause, signalons que les limitations juridiques apportées au droit de propriété ne sont pas les seules visées. Les « expropriations de fait », qui paralysent les prérogatives du propriétaire sans entraîner pour autant la dépossession du titre formel, sont également soumises au prescrit du Premier protocole additionnel, précise la Cour dans son arrêt Zwierzynski c. Pologne.172 c) La question des loyers Quoi de plus révélateur (des restrictions apportées au droit de propriété), que la contrainte éventuelle exercée sur le propriétaire au moment d’arrêter le montant du loyer demandé ? A plus d’une reprise, précisément, la Cour européenne des droits de l’homme a eu à juger de la compatibilité de mesures de régulation des loyers avec le droit au respect des biens ; elle en a tiré une jurisprudence ample et nuancée. La haute juridiction en a profité pour socialiser en quelque sorte le droit de propriété et le contrebalancer par quelque chose comme un droit au logement. Déjà dans l’arrêt Sporrong et Lonnröth c. Suède, elle avait manifesté le souci d’assurer un « équilibre […] entre la sauvegarde du droit de propriété et les exigences de l’intérêt général ».173 Il existe bien, confirme la Cour dans son arrêt Spadea et Scalabrino c. Italie, une « nécessité de ménager un juste équilibre entre les intérêts de la communauté et le droit des propriétaires ».174 Plus fondamentalement, dans son arrêt James et autres c. Royaume-Uni, la Cour européenne des droits de l’homme déclare en termes exprès : « les sociétés modernes considèrent le logement comme un besoin primordial dont on ne saurait entiè-

170 Cour eur. dr. h., arrêt Chassagnou et autres c. France du 29 avril 1999, § 79. 171 Sur cet arrêt, cf. notamment Sébastien Van Drooghenbroeck, Conflits entre droits fondamentaux et marge nationale d’appréciation. Autour de l’arrêt Chassagnou c. France du 29 avril 1999, J. T. D. E., 1999, 162ss. 172 Cour eur. dr. h., arrêt Zwierzynski c. Pologne du 19 juin 2001, § 71. 173 Cour eur. dr. h., arrêt Sporrong et Lonnröth c. Suède du 23 septembre 1982, § 73. « Inhérent à l’ensemble de la Convention, le souci d’assurer un tel équilibre se reflète aussi dans la structure de l’article 1er [du Protocole no 1] ». 174 Cour eur. dr. h., arrêt Spadea et Scalabrino c. Italie du 28 septembre 1995, § 41. Cf. également Cour eur. dr. h., arrêt Immobiliare Saffi c. Italie du 28 juillet 1999, § 52, D., 2000, 187, note Natalie Fricero.

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rement abandonner la satisfaction aux forces du marché »;175 quelques années plus tôt, au demeurant, la Commission européenne des droits de l’homme avait déjà érigé en un « objectif légitime de politique sociale », la « protection des intérêts des locataires dans une situation caractérisée par la pénurie de logements à bon marché ».176 La Cour réitérera d’ailleurs sa position, dans l’arrêt Tanganelli c. Italie notamment, où il est dit que le « logement occupe une place centrale dans les politiques sociales et économiques des sociétés modernes ».177 Dans cette affaire James et autres c. Royaume-Uni, la Cour a été appelée à juger de la conformité d’une loi anglaise à l’article premier du Premier Protocole additionnel, consacrant le droit au respect de ses biens. Cette réglementation présentait la particularité de conférer au preneur, qui demeure dans une maison en vertu d’un bail emphytéotique à « bas loyer », le droit d’obtenir de son bailleur la cession obligatoire de la propriété et ce, à des conditions et à un prix conventionnés. Pour juger de ce cas délicat, la Cour européenne prend soin de reconnaître d’emblée aux autorités nationales une « marge d’appréciation [qui] va assez loin » ainsi qu’une « grande latitude pour mener une politique économique et sociale ».178 Résultat : destinée en l’espèce à assurer « plus de justice sociale » et poursuivant des « objectifs légitimes « d’utilité publique » », cette législation audacieuse sort indemne de l’examen mené par la Cour, alors même, reconnaît la haute juridiction constitutionnelle, qu’elle « s’immisce dans des relations contractuelles entre particuliers ».179 Par ailleurs, dans son arrêt Mellacher et autres c. Autriche, la Cour a validé une loi autrichienne permettant à un locataire de saisir une commission d’arbitrage aux fins de déterminer la catégorie de salubrité à laquelle émarge le bien, attendu qu’à chaque famille de logements correspond un loyer conventionné. Ainsi, « les mesures incriminées ne s’analysent ni en une expropriation formelle ni en une expropriation de fait : il n’y a pas eu transfert de la propriété des requérants, qui n’ont pas davantage été dépouillés du droit d’user de leurs biens, de les louer ou de les vendre. Lesdites mesures, qui les ont privés sans conteste d’une partie de leurs revenus immobiliers, se ramènent en l’occurrence à un contrôle de l’usage de biens », explique la juridiction strasbourgeoise, qui précise : « Les lois qui réglementent l’usage de la propriété sont particulièrement indiquées et fréquentes dans le domaine du logement, qui occupe une place centrale dans les politiques sociales et économiques de nos sociétés modernes ». De fait, l’ingérence poursuit bien un but légitime ; il fallait « réduire les écarts excessifs et injustifiés entre loyers d’appartements équivalents et de combattre la spéculation immobilière » et, par 175 Cf. notamment Frédéric Sudre et al., Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, 2e éd. mise à jour, Paris, P. U. F., 2004, 518ss. 176 Décision X c. Autriche [Plén.] du 3 octobre 1979, § 3, litt. b. Cf. Sébastien Priso, La dignité par le logement : l’article 1er du Protocole no 1 de la CEDH et la lutte contre la précarité, in : Jean-Yves Morin (dir.), Les droits fondamentaux, Bruylant, Bruxelles, 1997, 109. 177 Cour eur. dr. h., arrêt Tanganelli c. Italie du 11 janvier 2001, § 27. 178 Cour eur. dr. h., arrêt James et autres c. Royaume-Uni du 21 février 1986, § 47. 179 Cour eur. dr. h., arrêt James et autres c. Royaume-Uni du 21 février 1986, § 54. Cf. également l’arrêt Lithgow et autres c. Royaume-Uni rendu par la même Cour quelques mois plus tard, qui reprend le principe de l’arrêt James et autres (Cour eur. dr. h., arrêt Lithgow et autres c. Royaume-Uni du 8 juillet 1986, § 121).

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ailleurs, « faciliter aux personnes de condition modeste l’accès à des logements de prix raisonnable, tout en encourageant la modernisation des immeubles ne répondant pas à certaines normes ». En conclusion, cette mesure contraignante de réduction de loyers ne porte pas atteinte au droit de propriété, quand bien même elle aurait « privé sans conteste [les requérants] d’une partie de leurs revenus immobiliers ». L’État autrichien ne s’est donc rendu coupable d’aucune violation de la Convention en choisissant, parmi différentes options, celle qui était le plus susceptible de « ramener les loyers à un niveau socialement plus acceptable ». Il y va d’une question de « justice sociale ».180 Certes, admet la Cour (dans son arrêt James et autres c. Royaume-Uni), « sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constituerait d’ordinaire une atteinte excessive qui ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1er du Protocole no 1 ». Il n’empêche, ce dernier droit « ne garantit pourtant pas dans tous les cas le droit à une compensation intégrale », dès lors que « des objectifs légitimes « d’utilité publique », tels qu’en poursuivent des mesures de réforme économique ou de justice sociale, peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande ».181 On se référera également, sur ce point, à l’arrêt Biozokat c. Grèce du 9 octobre 2003.182 En imbriquant la notion de « justice sociale » dans le concept plus global de « l’intérêt général » (lequel suffit, on l’a vu, pour justifier les limitations au droit de propriété),183 la Cour européenne promeut résolument la théorie de la socialisation de la propriété. De l’utilité publique à l’intérêt général et de l’intérêt général à la justice sociale, la Cour en vient ainsi, par une opération de transitivité, une intrépide assimilation qui lui permet de valider les atteintes au droit de propriété, du moment que celles-ci répondent à l’exigence de la lutte contre la pauvreté, par exemple. De telle sorte que l’on aboutit à la situation paradoxale suivante, où un droit protégé par la Convention (la propriété), se voit mis en balance – et parfois même en minorité – par une prérogative extraconventionnelle (le droit au logement).184 Ceci étant fait, cette absence (compréhensible au demeurant sur un plan historique),185 du droit au logement dans la Convention n’a nullement empêché la Cour de

180 Cour eur. dr. h., 19 décembre 1989, Mellacher et autres c. Autriche, Rev. trim. dr. h., 1990, 381, obs. Jean-François Flauss. 181 Cour eur. dr. h., arrêt James et autres c. Royaume-Uni du 21 février 1986, § 54. Sur cet arrêt, cf. notamment Jan De Meyer, (Fn.164), 75. Cf. également l’arrêt Lithgow et autres c. Royaume-Uni (§ 121), rendu par la même Cour quelques mois plus tard, qui reprend le principe de l’arrêt James et autres. 182 Cour eur. dr. h., arrêt Biozokat c. Grèce du 9 octobre 2003, § 26. 183 Cf. supra, nos 59ss. 184 Cf. de manière générale sur la jurisprudence de la Cour Michel Pâques, Propriété, privations et servitudes de droit public. Quels biens, quel équilibre, quelle compensation ? Morceaux choisis, in : Pascale Lecocq / Paul Lewalle, (Fn.37), 115ss. 185 En 1950 (année de conclusion de la Convention), les droits économiques, sociaux et culturels n’en étaient qu’à leurs balbutiements. Par exemple, le Pacte des Nations-Unies sur la question n’a été adopté que seize ans plus tard.

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s’emparer – et résolument ! – de cette problématique.186 En dehors de l’article premier du Premier Protocole additionnel (droit au respect de ses biens), elle a utilisé le truchement des articles 3 (interdiction des traitements inhumains et dégradants),187 6 (procès équitable),188 8 (respect du droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile)189 et 14 de la Convention (non-discrimination),190 voire 10 (liberté d’expression ; qui comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations).191 186 Cf. Nicolas Bernard, Pas d’expulsion de logement sans contrôle juridictionnel préalable. La Cour européenne des droits de l’homme et le droit au logement, note sous Cour eur. dr. h., 13 mai 2008, Mc Cann c. RoyaumeUni, no 78, avril 2009, 527ss. 187 La destruction (assurée avec le concours des forces de police) de maisons appartenant à des Roms a contraint ces derniers, ainsi chassés de leur village, à « vivre dans des conditions déplorables ». Ces « souffrances mentales considérables » ont été vues par la Cour comme des « traitements dégradants », prohibés par l’article 3 (arrêt Moldovan et autres c. Roumanie du 12 juillet 2005). Et la circonstance que les habitants appartenaient la minorité Rom n’était pas décisive in specie puisque des décisions similaires ont été rendues à propos de démolitions de logements menées par des gendarmes en Turquie à des fins de lutte contre le terrorisme (arrêts Dulas c. Turquie du 30 janvier 2001 et Bilgin c. Turquie du 16 novembre 2000). 188 La Cour, dans son arrêt Kotsar c. Russie du 30 janvier 2009, a condamné l’État défendeur sur pied de l’article 6 de la Convention pour absence prolongée d’exécution d’un jugement attribuant un logement social à l’intéressé. 189 Comme la Cour le mentionne dans son arrêt Mentes c. Turquie [GC] du 28 novembre 1997, une indemnisation est due en cas d’incendie (bouté par les forces de sécurité) d’une habitation occupée par une personne qui n’en était aucunement propriétaire, « compte tenu de ses liens familiaux étroits [la requérante est la belle-fille du propriétaire] et de la nature de sa résidence ». En réalité, l’existence préalable de tels liens ne semble pas constituer pas une exigence formelle puisque c’est au nom du respect de la vie privée et du domicile des preneurs, en général, que la Cour a estimé que la limitation apportée par une loi au droit du bailleur de donner congé à son locataire poursuivait un objectif légitime de politique sociale (arrêt Velosa Barreto c. Portugal du 21 novembre 1995). L’immeuble loué, par soi, constitue le domicile du locataire et, à ce titre, mérite protection : arrêt Blecic c. Croatie du 29 juillet 2004 (même si, en l’espèce, la violation de l’article 8 n’a pas été retenue ici – il est vrai que la requérante n’habitait plus son appartement depuis plusieurs mois, lequel avait entre-temps été réinvesti par un tiers). Même l’illégalité de l’installation originaire (au regard des exigences urbanistiques par exemple), ne saurait dépouiller l’occupant de son droit au respect du domicile, comme l’a admis la Cour dans son arrêt Buckley c. Royaume-Uni du 25 septembre 1996 ; le concept de domicile ne saurait se limiter en effet à des résidences légalement établies. Par ailleurs, les atteintes matérielles ou corporelles au domicile ne sont pas seules prohibées (entrée dans les lieux d’une personne non autorisée par exemple); des outrages immatériels sont également pris en considération. La Cour a développé, sous cet angle, une jurisprudence de type environnemental sensu lato digne d’intérêt (arrêts Giacomelli c. Italie du 2 novembre 2006 ; Fadeyeva c. Russie du 9 juin 2005 ; Moreno Gomez c. Espagne du 16 novembre 2004 ; Taskin et autres c. Turquie du 10 novembre 2004 et Lopez Ostra c. Espagne du 9 décembre 1994). 190 Une loi autrichienne réservait le droit à la transmission d’un contrat de bail aux seuls couples hétérosexuels. Dans son arrêt Karner c. Autriche du 24 juillet 2003, la Cour a peut-être admis le principe d’une telle limitation mais jugé, en l’espèce, que d’autres mesures pouvaient aboutir au même résultat, ce qui automatiquement dépouille la disposition litigieuse de son caractère « nécessaire » et emporte subséquemment violation de l’article 14 (combiné ici avec l’article 8). Par ailleurs, « une décision de ne pas étendre la protection en question [bénéficiant à des preneurs habitant dans le parc privé] à des locataires de biens appartenant à l’État qui vivent au milieu de locataires de logements appartenant à des propriétaires privés requiert une justification spécifique », observe la Cour dans son arrêt Larkos c. Chypre [GC] du 18 février 1999, « d’autant que l’État est lui-même protégé par la législation lorsqu’il prend en location des biens appartenant à des particuliers » ; en l’absence de pareille justification, la loi querellée a été jugée constitutive de discrimination et, corrélativement, contraire à l’article 14. 191 Cf. l’arrêt Khurshid Mustafa et Tarzibachi c. Suède du 16 décembre 2008, dans lequel la Cour condamne l’État défendeur pour l’expulsion de logement d’une famille ayant refusé de démonter son antenne parabolique permettant de capter la télévision du pays d’origine (l’Irak).

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d) Le droit de propriété à l’épreuve de la restitution des biens spoliés sous le régime communiste § 1er. Position du problème Une autre question, emblématique, a donné l’occasion à la Cour européenne des droits de l’homme de juger de la légitimité des atteintes portées au droit de propriété. Il s’agit d’une situation historique, ayant émergé au moment de l’indépendance des pays de l’ex « bloc de l’est » (début des années 1990) : la restitution ou non aux propriétaires initiaux des terres et maisons confisquées sous l’ère communiste et, entre-temps, mises à disposition d’autres ménages. La plupart de ces Etats, une fois affranchis du joug soviétique,192 ont promulgué des mesures tendant à réparer ces propriétaires des privations de propriété dont ils ont été victimes.193 Comment toutefois concevoir cette indemnisation sans, et c’est là le nœud gordien, léser en retour ceux qui ont dans l’intervalle, et de bonne foi le plus souvent, acquis un droit d’usage – voire de propriété – sur ces biens ? Un équilibre est donc à trouver entre ces deux intérêts contradictoires, mais pareillement légitimes. Dans l’abondante jurisprudence de la Cour afférente à la restitution des biens (immobiliers194 ou non),195 dans les Etats d’Europe centrale et orientale précédemment communistes,196 il en est certains qui concernent spécifiquement non pas la situation des propriétaires spoliés mais bien celle des ménages qui occupent ces biens arraisonnés. On peut ainsi avoir, sur le même terrain, plusieurs titres de propriété différents,197 ce qui entraîne, selon Bernard Favreau, une « double atteinte au droit de propriété, selon qu’il est envisagé du côté de ceux qui entreprennent des démarches en vue de recouvrer la jouissance des biens dont ils ont été dépossédés ou de ceux qui sont en possession des biens et se trouvent évincés du fait de la restitution ».198 « Le conflit », à en croire le juge polonais à la Cour européenne des droits de l’homme, serait même « insoluble ».199

192 Pour les besoins de la cause, on rappellera cependant que la Yougoslavie d’alors (qui abritait la Slovénie notamment) n’a jamais, aussi communiste – ou « titiste » – pût-elle être, émargé au Pacte de Varsovie et a toujours revendiqué son statut de « non aligné », gage d’indépendance vis-à-vis de Moscou. 193 Cf. Mariana Karadjova, Property restitution in Eastern Europe. Domestic and international human rights law responses, in : Review of Central and East European law, 2004, 325ss. 194 Cf., parmi les plus récents, les arrêts Ion Constantin c. Roumanie du 27 mai 2010 et Bălaşa c. Roumanie du 20 avril 2010. Cf. également, parmi de nombreux autres, les arrêts Jahn et autres c. Allemagne [GC] du 30 juin 2005 et Driza c. Albanie du 13 novembre 2007. 195 Arrêt Kopecký c. Slovaquie [GC] du 28 septembre 2004. Il s’agissait de pièces de monnaie. 196 Cf. notamment Sébastien Van Drooghenbroeck, La Convention européenne des droits de l’homme. Trois années de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme 2002–2004, vol. 2, Bruxelles, Bruylant (Les Dossiers du Journal des tribunaux), 2006, 151ss. 197 Arrêts Popescu et Daşoveanu c. Roumanie du 19 juillet 2007 et Malhous c. République tchèque [GC] du 12 juillet 2001. 198 Bernard Favreau, La spécificité du droit de propriété à travers les Etats, in : La protection du droit de propriété par la Cour européenne des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2005, 46. 199 Lech Garlicki, L’application de l’article 1er du Protocole additionnel no 1 de la Convention européenne des droits de l’homme dans l’Europe centrale et orientale : problèmes de transition, in : Hugo Vandenberghe (dir.), Propriété et droits de l’homme. Property and human rights, Bruges 2006, 149.

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C’est sur ces cas-là, qui donnent à voir exemplairement la délicate interpénétration de droits concurrents, que se focalisera notre analyse.200 § 2. Le légitime souci à l’égard des occupants actuels Pointons, en premier lieu, l’arrêt phare Pincová et Pinc c. République tchèque.201 Sous l’ère soviétique, les requérants avaient pris à bail une habitation confisquée par les autorités (sans indemnisation), avant d’en faire l’acquisition plusieurs années plus tard, à un prix de vente très largement inférieur (de 75 %) au prix du marché. Sur pied d’une loi de restitution prise en 1991, les propriétaires initiaux revendiquent leur bien, ce qui, in fine, conduit les occupants actuels à Strasbourg. D’abord, la Cour reconnaît pleinement la légalité de cette mesure restitutive, de même que sa légitimité (« le but visé par la loi […] est d’atténuer les effets des torts patrimoniaux causés sous le régime communiste »).202 Il s’agit, rien moins, de « sauvegarder la légalité des transactions juridiques et de protéger le développement socio-économique du pays ».203 Il reste à s’assurer du juste équilibre entre les intérêts en présence. Le droit de propriété, invoqué par les occupants (et protégé par l’article premier du Premier Protocole additionnel), ne saurait autrement dit, par l’effet de la loi de restitution, subir une atteinte disproportionnée.204 A cet égard, la hauteur de l’indemnisation (au bénéfice des habitants actuels), constitue un critère décisif. Précisément, celle-ci est plafonnée au prix acquitté à l’époque (1967 !) par les requérants, pas plus. Ce qui, compte tenu de l’inflation (et du fait que le tarif d’alors était déjà sous-évalué par rapport à son estimation réelle), rend les occupants matériellement incapables d’acquérir, aujourd’hui, une habitation de substitution dans le parc privé. Et pas davantage ne sont-ils remboursés à leur juste valeur des frais qu’ils ont engagés sur plusieurs décennies en vue d’entretenir et réparer le logement. Par surcroît, c’est dans l’ignorance de l’illégalité de la dépossession originaire que les requérants se sont portés acquéreurs à l’époque, à un prix qu’ils n’avaient par ailleurs pas fixé eux-mêmes mais qui leur avait été imposé par les autorités d’alors. Ensuite de quoi, la Cour estime « nécessaire de faire en sorte que l’atténuation des anciennes atteintes ne crée pas de nouveaux torts disproportionnés ». A cet effet, « la législation devrait permettre de tenir compte des circonstances particulières de chaque espèce, afin que les personnes ayant acquis leurs biens de bonne foi ne soient pas amenées à supporter le poids de la responsabilité de l’Etat qui avait jadis confisqué ces 200 Sur la question, cf. entre autres, Loukis Loucaides, Reparation for violations of human rights under the European Convention and Restitutio in Integrum, E. H. R. L. R., 2008, 181ss., ainsi que Tom Allen, Restitution and transitional justice in the European Court oh human rights, Columbia journal of European law, 2006/2007, 1ss. 201 Arrêt Pincová et Pinc c. République tchèque du 5 novembre 2002. 202 Ibid., § 51, où la Cour également « admet que l’Etat tchèque a pu juger nécessaire de résoudre ce problème qu’il estimait préjudiciable à son régime démocratique. L’objectif général de ladite loi ne saurait donc être considéré comme illégitime, car il sert effectivement une cause d’utilité publique ». 203 Ibid., § 58. Cf. l’arrêt Bečvář et Bečvářová c. République tchèque du 14 décembre 2004, § 67. 204 Cf. arrêt Sporrong et Lonnröth c. Suède [Plén.] du 23 septembre 1982, § 69.

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biens ». Partant, cette charge « spéciale et exorbitante » a rompu le juste équilibre censé prévaloir entre, d’une part, les exigences de l’intérêt général et, de l’autre, la sauvegarde du droit au respect des biens.205 Significative, cette décision l’est d’autant plus que la Cour admet (comme on l’a vu),206 depuis son arrêt James et autres c. Royaume-Uni, que le droit de propriété « ne garantit pas dans tous les cas le droit à une compensation intégrale », dès lors que « des objectifs légitimes « d’utilité publique », tels qu’en poursuivent des mesures de réforme économique ou de justice sociale, peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande ».207 Il n’en reste pas moins que la légitime minoration du dédommagement doit elle-même conserver un caractère raisonnable, à peine d’excéder ce juste rapport de proportionnalité.208 Dans l’affaire Pincová et Pinc, justement, l’indemnisation proposée ne représentait qu’un cinquantième (!) de la valeur réelle actuelle ; surabondamment, les requérants (dont c’est la seule habitation) occupent les lieux depuis 42 années, dont 28 en qualité de propriétaire. Au passage, on rappellera que l’Etat est tenu par l’obligation positive209 de garantir le droit de propriété et de prendre les mesures appropriées quant à ce droit (arrêt Sovtransavto Holding c. Ukraine).210 Et, en tout état de cause, la mesure de restitution d’une habitation, fût-elle nationalisée, n’a jamais constitué une solution obligée à l’aune des droits de l’homme (« la Convention n’impose pas aux Etats l’obligation de restituer les biens confisqués, et encore moins de disposer de ceux-ci conformément aux attributs de leur droit de propriété », observe la Cour dans son arrêt Păduraru c. Roumanie).211 Au sein des arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l’homme en cette matière, il convient d’épingler également l’affaire Zvolský et Zvolská c. République tchèque.212 La dépossession initiale (d’une habitation et du terrain agricole y attenant), n’était in casu point entachée d’illégalité, puisque c’est volontairement que le cédant avait consenti alors à l’aliénation, dans le but de changer d’orientation professionnelle (vendre son terrain représentait en effet le seul moyen à l’époque pour s’émanciper de son employeur : la coopérative socialiste ici). Toutefois, jugeant à titre rétrospectif le prix de la transaction dévalué (et, plus généralement, son consentement contraint – par

205 Cf. sur ce thème Christos Rozakis et Panayotis Voyatzis, Le « droit au respect de ses biens » : une clause déclaratoire ou une « omnibus » norme ?, in : Hugo Vandenberghe, (Fn.199), 1ss. 206 Cf. supra, nos 64, 66. 207 Arrêt James et autres c. Royaume-Uni du 21 février 1986, § 54. Cf. également les arrêts Lithgow et autres c. Royaume-Uni du 8 juillet 1986, § 121, et Biozokat c. Grèce du 9 octobre 2003, § 26. Cf. de manière générale Frédéric Sudre, (Fn.148), 1ss. 208 Cf. l’arrêt I. R. S. et autres c. Turquie du 20 juillet 2004, § 49 (« [U]ne privation de propriété pour cause d’utilité publique ne se justifie pas sans le paiement d’une indemnité, sous réserve de circonstances exceptionnelles. Sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constituerait normalement une atteinte excessive qui ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1 »). 209 Cf. infra nos 87ss. 210 Cour eur. dr. h., arrêt Sovtransavto Holding c. Ukraine du 25 juillet 2002, § 96. 211 Cour eur. dr. h., arrêt Păduraru c. Roumanie du 1er décembre 2005, § 92. 212 Cour eur. dr. h., arrêt Zvolský et Zvolská c. République tchèque du 12 novembre 2002.

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le contexte réglementaire d’alors), le propriétaire initial obtenait d’un tribunal, sur pied de la même loi de 1991, l’annulation de ladite vente. « Il est normal que la législation appréhende globalement les torts patrimoniaux survenus sous le régime communiste, quitte à les distinguer parfois pour les besoins de l’analyse », reconnaît la Cour européenne, qui par ailleurs « ne perd pas de vue le souci du législateur d’atténuer ces torts et admet que les circonstances exceptionnelles dont il s’agit – la manière dont, en général, les biens ont été acquis jadis – justifient l’absence d’indemnité ». Toutefois, la haute juridiction « ne s’explique pas pourquoi la législation tchèque a exclu la possibilité de réexaminer dans des cas individuels les circonstances particulières ayant entouré le transfert des biens à l’époque […] Dans un cas comme celui de l’espèce, il aurait fallu établir clairement si le transfert des terrains en cause s’était effectué contre la volonté de l’ancien propriétaire – ce qui ne semble pas avoir été le cas, vu la déclaration faite par l’ancien propriétaire lui-même – et s’il s’agissait vraiment d’un tort patrimonial, eu égard à la contrepartie fournie ».213 Dans l’affaire Raicu c. Roumanie,214 la Cour européenne était confrontée à des propriétaires revendiquant leur appartement confisqué en 1978 (en guise de mesure de rétorsion suite à leur départ du pays), mais qui, par une loi adoptée au sortir du joug soviétique, a été vendue à leurs occupants actuels. Les propriétaires initiaux ayant obtenu gain de cause devant les juridictions internes, les occupants prennent le chemin de Strasbourg. Dans le droit sillage de son arrêt Pincová et Pinc, la Cour relève que les requérants avaient acheté le bien de bonne foi ; et, au moment de la restitution, n’ont bénéficié d’aucune indemnité. Une action en justice, en effet, « n’aurait pas pu mener à l’octroi d’une indemnité qui soit raisonnablement en rapport avec la valeur « vénale » de l’appartement dont elle a été privée ».215 Par suite, l’article premier du Premier Protocole additionnel a, dans le chef des occupants, été violé. De manière générale, toutefois, « il ne revient pas à une personne ayant bénéficié d’un jugement définitif favorable la charge de supporter les conséquences du fait que le système législatif et judiciaire interne a abouti en l’espèce à la coexistence des deux jugements définitifs confirmant le droit de propriété des personnes différentes sur le même bien ».216 Stimulant, ce courant de jurisprudence n’a pas été fondamentalement remis en cause depuis ; tout récemment encore, dans son arrêt Otava c. République tchèque du 27 mai 2010 (achat en 1984 par un particulier – à un prix déterminé par les autorités – d’une maison confisquée à l’époque communiste et réclamée dans les années nonante par son propriétaire initial),217 la Cour a conforté la position du propriétaire d’aujourd’hui. Ce faisant, elle dégage plusieurs enseignements dignes d’intérêt, dont il s’indique ici de rendre compte.

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Ibid., § 72. Cour eur. dr. h., arrêt Raicu c. Roumanie du 19 octobre 2006 Ibid., § 38. Cf. SC Maşinexportimport Industrial Group SA c. Roumanie du 1er décembre 2005, § 36. Ibid., § 25. Cour eur. dr. h, arrêt Otava c. République tchèque du 27 mai 2010, § 57.

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Tout d’abord, la mauvaise foi que l’on prête traditionnellement à l’occupant (au jour de l’acquisition du bien), ne saurait en aucune manière se présumer ; elle doit, au contraire, être établie dans la rigueur des faits (« il incombe aux tribunaux nationaux d’établir dans chaque cas particulier s’il y avait eu un favoritisme irrégulier. Si les tribunaux n’ont pas fait ce constat, le Gouvernement défendeur ne peut pas s’appuyer sur de telles suppositions devant la Cour ; les accepter serait contraire au principe de l’état de droit »).218 Ensuite, la juridiction trace quelques lignes de conduite concernant la hauteur de l’indemnisation et l’appréciation de son caractère « adéquat ». La Cour commence par rappeler que le dédommagement est censé refléter la valeur réelle (c’est-à-dire actuelle), du bien, et non son prix d’alors ; déjà en soi, cette prise de position, qui tend à valider le « coup de force » originel et l’occupation par autrui durant ces années de dépossession, est loin d’être anodine dans la mesure où la transaction de l’époque, entachée d’illégitimité (s’agissant d’un bien confisqué),219 n’aurait jamais dû se faire, en réalité. Par ailleurs, pour arrêter cette valeur réelle, la Cour refuse de prendre pour base de calcul le prix de la vente passée sous le joug communiste auquel on appliquerait simplement le taux (plein ou entier), de l’inflation ; rappelons, à cet égard, que le prix fixé par l’Etat était souvent inférieur à la valeur vénale du bien, même rapportée au jour de cette période.220 Pour pouvoir atteindre un niveau tel qu’elle purgerait l’atteinte à la propriété – in specie, la mesure de restitution – de son caractère disproportionné, la compensation pécuniaire doit permettre au bénéficiaire de trouver ailleurs à se loger, ici et maintenant (voire dans d’égales conditions d’habitat). « Il convient d’examiner, dans le cadre du test de la proportionnalité, la possibilité pour les requérants de se procurer un nouveau logement au moment de leur dépossession ».221 Pour clore ce point, épinglons encore l’affaire Forrer-Niedenthal c. Allemagne,222 dans laquelle la Cour européenne a décidé de consolider une vente/nationalisation (portant sur un terrain), opérée avant la réunification allemande. Certes, la transaction présentait quelques contrariétés avec les principes généraux du droit des obligations et de l’indivision successorale, notamment, mais ces entorses avaient été régularisées par une loi prise en 1997. Cette législation « visait à rétablir la sécurité et la paix juridiques en Allemagne en préservant les droits acquis dans les cas où les transferts de propriété en « propriétés du peuple » effectués à l’époque de la RDA n’étaient entachés que de vices formels ou d’importance mineure ».223 En l’espèce, « les vices invoqués n’étaient pas de nature à rendre caduc le contrat de vente conclu à l’époque de la RDA […], eu égard au fait que par ailleurs la vente avait respecté les principes généraux du droit de la

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Ibid., § 58. Nemo plus juris ad alium transferre potest quam ipse habet. Cour eur. dr. h., Pešková c. République tchèque du 26 novembre 2009. Ibid., arrêt Pešková c. République tchèque du 26 novembre 2009, § 62. Cour eur. dr. h., arrêt Forrer-Niedenthal c. Allemagne du 20 février 2003. Ibid., § 40.

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RDA ».224 Conséquence : la loi incriminée « poursuivait sans conteste un but d’intérêt général »,225 et, par ailleurs, n’entraînait pas de charge disproportionnée. e) Une jurisprudence qui n’est pas à sens unique Dans l’arbitrage entre droit de propriété et intérêt général, la Cour européenne des droits de l’homme ne penche pas systématiquement en faveur du second,226 tant s’en faut. Au travers de ses différentes décisions, un enseignement (minimal) se dégage : tout est question de circonstances d’espèce. L’on statue donc au cas par cas. À cet égard, trois matières offrent un terrain d’expression privilégié à cette casuistique fine : les expulsions de logement, la régulation des loyers et la restitution des biens spoliés sous le régime communiste. Passons-les en revue. § 1er. Les expulsions de logement Considérées par la Cour comme sources de « tensions sociales » et de « troubles à l’ordre public »,227 les expulsions de logement ne sont pourtant nullement prohibées in se. Après que la Commission européenne des droits de l’homme eut estimé que « la limitation apportée au droit du propriétaire de donner congé à son locataire devait être considérée comme une réglementation de l’usage des biens au sens du second alinéa de l’article 1er du Protocole n°1 »,228 la Cour a posé le principe inverse selon lequel le propriétaire bailleur d’un immeuble devait pouvoir récupérer son bien au cas où sa situation personnelle l’exigerait (arrêt Scollo c. Italie).229 Constitue, dès lors, une atteinte répréhensible au droit de propriété tout ce qui est susceptible d’entraver une expulsion alors que le propriétaire est en situation de « nécessité absolue ». Dans le cas d’espèce, il est vrai, l’indisponibilité prolongée du logement avait contraint le propriétaire à s’endetter pour acquérir un autre appartement et y loger sa famille.230 Prolongeant une jurisprudence bien établie en la matière,231 la Cour européenne des droits de l’homme a, par la suite, sanctionné dans son arrêt Immobiliare Saffi c. Italie 224 Ibid., § 44. 225 Cour eur. dr. h., arrêt Forrer-Niedenthal c. Allemagne du 20 février 2003, § 40. 226 Cf. notamment Cour eur. dr. h., arrêt Blecic c. Croatie du 29 juillet 2004. Sur la jurisprudence de la Cour en matière d’usucapion immobilière spécifiquement, cf. Arianne Salvé, La distinction des biens et la propriété immobilière. Chronique de jurisprudence 2001–2008, in : Pascale Lecocq (dir.), Chronique de jurisprudence en droit des biens, Liège, Anthemis, 2008, 77ss. 227 Cf. Cour eur. dr. h., arrêt Immobiliare Saffi c. Italie du 28 juillet 1999, § 47, D., 2000, 187, note Natalie Fricero et Échos log., 2000, 118, note. 228 Comm. eur. dr. h., F. V. B. c. Le Portugal, req. no 18072/91, rapport du 29 juin 1994, citée par Sébastien Priso, (Fn.176), 112. 229 Cour eur. dr. h., arrêt Scollo c. Italie du 28 septembre 1995, § 47. Sur cet arrêt, cf. Jacques Fierens, Logement familial et droit au logement, in : Paul Delnoy / Edouard Vieujean / Yves-Henri Leleu (dir.), Le logement familial, Diegem, Story Scientia, 1999, 421ss. 230 Cf. Frédéric Sudre, Droit international et européen des droits de l’homme, 7e éd., Paris, P. U. F., 2005 231 Cf., parmi beaucoup d’autres, Cour eur. dr. h., arrêt Scollo c.’Italie du 28 septembre 1995 et Cour eur. dr. h., arrêt Hornsby c. Grèce du 19 mars 1997, D., 1998, 74, note Natalie Fricero.

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(puis dans ses arrêts Tanganelli c. Italie232 et Lunari c. Italie),233 une loi italienne sur la suspension et l’échelonnement de l’exécution des décisions d’expulsion en ce que celle-ci ne permettait pas au requérant de bénéficier du concours de la force publique, ce qui a conduit à une indisponibilité prolongée du bien.234 « S’il est vrai qu’il existe en théorie la possibilité de demander au juge de l’exécution que la suspension de l’exécution forcée ne s’applique pas à une situation où le locataire est en retard dans le paiement des loyers, ce qui rendrait l’expulsion prioritaire, la nécessité en pratique d’entamer une procédure à cet effet, qui, dans son cas, a duré environ deux ans rendrait le système inopérant », explique la Cour dans son arrêté Lunari c. Italie. « De plus, le système législatif ne lui fournit aucun moyen de réagir en protégeant ses intérêts ».235 En effet, depuis l’arrêt Hornsby c. Grèce, l’exécution dans un délai raisonnable des décisions de justice est un élément du procès équitable.236 La Cour a donc décidé, dans son arrêt Immobiliare Saffi c. Italie, que le maintien d’un locataire sans titre ni droit dans un immeuble durant 13 ans (!) gênait l’exercice du droit de propriété et méconnaissait le droit au respect des biens garanti par l’article premier du Premier Protocole additionnel. « Un tel système emporte le risque d’imposer au bailleur une charge excessive quant à la possibilité de disposer de son bien », observe la Cour, qui déplore que n’aient pas été prévues « certaines garanties de procédure pour veiller à ce que la mise en œuvre du système et son incidence sur le droit de propriété du bailleur ne soient ni arbitraires ni imprévisibles ».237 Des mesures d’aide au relogement auraient dû parallèlement être prises par le gouvernement national.238 On le voit, la Cour lie étroitement le droit à l’exécution des décisions de justice et le respect du droit de propriété ; il est vrai que les garanties procédurales dont jouissent les parties au cours du procès239 perdraient leur sens si le jugement devait ensuite rester dans les limbes.240 Dans son arrêt Antonetto c. Italie du 20 juillet 2000, elle analyse en une atteinte à la substance du droit de propriété le refus persistant (pendant 14 ans), d’une 232 Cour eur. dr. h., arrêt Tanganelli c. Italie du 11 janvier 2001. 233 Cour eur. dr. h., arrêt Lunari c. Italie du 11 janvier 2001. 234 Cour eur. dr. h., arrêt Immobiliare Saffi c. Italie du 28 juillet 1999, D., 2000, 187, note Natalie Fricero et Échos log., 2000, 118, note. 235 Cour eur. dr. h., arrêt Lunari c. Italie du 11 janvier 2001, § 27. 236 Cour eur. dr. h., arrêt Hornsby c. Grèce du 19 mars 1997, D., 1998, 74, note Natalie Fricero. Cf. aussi : Ivanov c. Ukraine du 15 octobre 2009 et Bourdov c. Russie (no 2) du 15 janvier 2009. 237 Cour eur. dr. h., arrêt Immobiliare Saffi c. Italie du 28 juillet 1999, § 54, D., 2000, 187, note Natalie Fricero et Échos log., 2000, 118, note. 238 Cf. pour de plus amples développements Jean-Yves Naudet / Laurent Sermet, Le droit de propriété garanti par la Convention européenne des droits de l’homme face à l’analyse économique, Revue de la recherche juridique. Droit prospectif, 1990, 12ss. ; Jan De Meyer, (Fn.164), 83. Ainsi que Nicolas Bernard, Pas d’expulsion de logement sans contrôle juridictionnel préalable. La Cour européenne des droits de l’homme et le droit au logement, note sous Cour eur. dr. h., 13 mai 2008, Mc Cann c. Royaume-Uni, no 78, avril 2009, 527ss. 239 En vertu de l’article 6 de la Convention. 240 Cour eur. dr. h., décision Cofinfo c. France, 12 octobre 2010 : « Ce droit [à un tribunal] serait illusoire si l’ordre juridique interne d’un État contractant permettait qu’une décision judiciaire définitive et obligatoire reste inopérante au détriment d’une partie. En effet, on ne comprendrait pas que l’article 6, § 1er, décrive en détail les garanties de procédure – équité, publicité et célérité – accordées aux parties et qu’il ne protège pas la mise en œuvre des décisions judiciaires ; si cet article devait passer pour concerner exclusivement l’accès au juge et le déroulement de l’instance, cela risquerait de créer des situations incompatibles avec le principe de la prééminence du droit que les États contractants se sont engagés à respecter

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municipalité d’exécuter un jugement ordonnant la destruction d’un immeuble privant partiellement de vue et de lumière la maison de la requérante.241 Rappelons enfin qu’en en droit français, la loi no 91–650 du 9 juillet 1991, impose à l’État de prêter son concours à l’exécution des jugements et que son refus ouvre droit à des réparations.242 § 2. La régulation des loyers À propos cette fois de la régulation des loyers, il convient d’observer que, dans son arrêt Mellacher et autres c. Autriche, la Cour européenne des droits de l’homme n’a vraisemblablement exonéré la législation autrichienne d’un éventuel vice d’anticonventionnalité (législation destinée à « ramener les loyers à un niveau socialement plus acceptable »), uniquement parce que les loyers perçus s’avéraient, en l’espèce, radicalement disproportionnés par rapport aux caractéristiques de confort des logements loués.243 « La Cour a peut-être, pour le moins inconsciemment, été tentée de faire jouer l’idée de compensation », suggère ainsi Jean-François Flauss.244 Plus fondamentalement, dans l’arrêt Hutten-Czapska c. Pologne, la Cour a mis en évidence le problème structurel qui concerne le système de contrôle des loyers en Pologne.245 La requérante se plaignait de n’avoir pu ni fixer le loyer à un montant adéquat, ni recouvrer la possession ou l’usage de son bien. La Cour admet que la difficile situation en Pologne en matière d’habitation – en particulier la grave pénurie de logements et le coût d’achat élevé des appartements – combinée à la nécessité de transformer le très rigide système de distribution des logements, hérité de la période communiste, justifiaient non seulement l’adoption d’une législation de redressement pour la protection des locataires durant la réforme politique, économique et juridique de l’État, mais aussi l’imposition d’un loyer bas, inférieur au niveau du marché. Cependant, la Cour ne trouve aucune justification au fait que la Pologne ait négligé durablement, tout au long de la période considérée, de garantir à la requérante et aux autres propriétaires, les montants nécessaires pour couvrir les frais d’entretien, sans parler du bénéfice minimum qu’ils auraient pu tirer de la location de leurs appartements.246 Ensuite de quoi, la Cour a déclaré contraire à l’article premier du Premier Protocole additionnel, une loi polonaise de régulation des loyers, qui fixait ceux-ci à des niveaux tellement bas qu’ils ne permet-

en ratifiant la Convention. L’exécution d’un jugement ou arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit donc être considérée comme faisant partie intégrante du ‹ procès › au sens de l’art. 6 ». 241 Cour eur. dr. h., arrêt Antonetto c. Italie du 20 juillet 2000. 242 Cf. Échos log., 1999, 82. 243 Sur le contrôle de proportionnalité opéré par la Cour, cf. Sébastien Van Drooghenbroeck, Le principe de proportionnalité dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Prendre l’idée simple au sérieux, Bruxelles, Publ. F. U. S. L. et Bruylant, 2001. 244 Jean-François Flauss, Liberté contractuelle et contrôle des loyers à l’aune de la Convention européenne des droits de l’homme, Rev. trim. dr. h., 1990, 401. « Toujours est-il que l’office de la juridiction de Strasbourg n’est pas de statuer en équité, mais de dire le droit », déplore le professeur. 245 Cour eur. dr. h., arrêt Hutten-Czapska c. Pologne du 22 février 2005 et, en grande chambre, Cour eur. dr. h., 19 juin 2006, Hutten-Czapska c. Pologne. 246 Ibid., § 185ss.

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taient même pas aux bailleurs de couvrir les frais d’entretien. Il s’agissait donc là d’une « charge disproportionnée et excessive ». Enfin, dans son arrêt Lindheim et autres c. Norvège, la haute juridiction strasbourgeoise a pareillement jugé attentatoire au droit au respect des biens une loi norvégienne qui, à la fois, permettait aux « locataires fonciers » (sortes d’emphytéotes), d’obtenir la prolongation indéfinie de leur bail et de continuer à acquitter, pour ce faire, un loyer réduit. Certes, cette mesure a été jugée nécessaire et légitime à l’aune de la politique sociale du logement, aux fins de protéger les preneurs incapables d’exercer leur droit à se porter acquéreurs de la parcelle en question (à des conditions préférentielles), et qui, souvent, ont investi dans ce terrain (construction). Toutefois, le dispositif s’avère disproportionné en ce qu’il plafonne les loyers à des niveaux exagérément bas (moins de 0,25 % de la valeur marchande des terres), et qu’il s’applique indépendamment de la situation financière des locataires. En définitive, seul l’indice des prix à la consommation est susceptible de faire varier le coût de la location, et nullement le prix des terrains. Partant, le juste équilibre entre l’intérêt général de la communauté et le droit des requérants au respect de leurs biens est rompu.247 § 3. La restitution des biens spoliés sous le régime communiste Pour clore ce point, en ce qui concerne les arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l’homme, relativement à la question de la récupération des terrains et immeubles confisqués par les autorités soviétiques, Christophe Pettiti a dit qu’ils « fixent des limites dans lesquelles les Etats peuvent mettre en place des modalités de restitution des biens spoliés par des gouvernements non démocratiques ».248 Toutefois, ici non plus, les décisions en question ne doivent laisser accroire que la Cour se prononce systématiquement, dans le contexte de la sortie du communisme en Europe, en faveur des occupants actuels, au détriment des propriétaires originaires (cf. notamment l’arrêt Brumărescu c. Roumanie).249 Tout est, à nouveau, fonction du cas d’espèce et dépend de paramètres aussi variés que le type de dépossession, l’existence éventuelle d’une décision de justice (ordonnant la restitution),250 la bonne ou mauvaise foi de l’occupant actuel,251 sa « détresse sociale » le cas échéant,252 la position hiérarchique de l’intéressé au moment de l’achat (un rang élevé a pu l’entraîner à commettre des abus, forçant ainsi la transaction),253 un possible manquement de l’administration, le caractère de résidence principale – ou, à l’inverse, de villégiature – de l’habitation,254 l’existence ou non d’une 247 Cour eur. dr. h., 12 juin 2012, Lindheim et autres c. Norvège. 248 Christophe Pettiti, Sur la restitution des biens confisqués sous la période communiste, Cette revue, 2004, 404. 249 Cour eur. dr. h., arrêt Brumărescu c. Roumanie [GC] du 28 octobre 1999. 250 Cour eur. dr. h., arrêts Beshiri et autres c. Albanie du 22 août 2006 ; Bourdov c. Russie du 7 mai 2002 ; Grosu c. Roumanie du 28 juin 2007 ; Abăluţă c. Roumanie du 15 juin 2006 et Sabin Popescu c. Roumanie du 2 mars 2004. 251 Cour eur. dr. h., arrêt Padalevičius c. Lituanie du 7 juillet 2009, § 68. 252 Cour eur. dr. h., arrêt Otava c. République tchèque du 27 mai 2010, § 57. 253 Cour eur. dr. h., arrêt Velikovi et autres c. Bulgarie du 15 mars 2007 254 Cour eur. dr. h., arrêt Mohylová c. République tchèque du 6 septembre 2005

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indemnisation255 et la hauteur de cette compensation,256 la prévisibilité ou la fiabilité du contexte légal (« une fois une solution [de restitution] adoptée par l’Etat, celle-ci doit être mise en œuvre avec une clarté et une cohérence raisonnables afin d’éviter autant que possible l’insécurité juridique et l’incertitude pour les sujets de droit concernés par les mesures d’application de cette solution »),257 etc. De cette méthode faite de casuistique fine, l’illustration suivante est éloquente. Comme on le verra,258 le Comité européen des droits sociaux a condamné la Slovénie, notamment, pour avoir introduit une inégalité de traitement entre deux catégories de titulaires du droit d’occupation (ceux, minoritaires et discriminés, qui habitent un bien ayant appartenu auparavant à une personne privée, et les autres). De manière générale, la Cour européenne des droits de l’homme tend effectivement à récuser les différences de régime entre locataires (parc public vs. secteur privé du logement, par exemple, comme dans l’arrêt Larkos c. Chypre).259 Pourtant, dans le cadre de la transition démocratique en Europe de l’est, la Cour voit bien une justification à réserver la faculté d’acquérir les lieux aux seuls ménages habitant un logement n’ayant jamais par le passé appartenu à un particulier, comme c’est le cas en Slovénie. « Dès lors que les requérants occupent des appartements qui sont la propriété de particuliers […], ces derniers ont un intérêt légitime à ce que leur droit de propriété soit protégé », explique la Cour dans sa décision Strunjak et autres c. Croatie.260 En effet, « si les personnes se trouvant dans la situation des requérants se voyaient accorder le droit d’acheter les appartements qu’elles occupent, les propriétaires concernés seraient exposés à l’obligation correspondante de vendre leurs biens. A l’inverse, les personnes qui occupent des appartements qui sont la propriété de personnes publiques et qui ont la faculté de les acquérir ne mettent pas en péril les droits de propriété d’autres particuliers. La distinction entre ces deux groupes n’est donc pas discriminatoire, dès lors qu’il y a une justification objective et raisonnable au système ».261 Si la Cour européenne des droits de l’homme a refusé de reconnaître une discrimination dans le chef des locataires croates, habitant un bien ayant appartenu précédemment à un particulier, c’est uniquement parce que le régime locatif associé à ces types d’habitations prenait soin, lui, de ménager une série de garanties à l’occupant, comme le loyer réglementé ou encore la transmission par voie héréditaire du bail, toutes préro255 Cf. notamment les arrêts Basacopol c. Roumanie du 9 juillet 2002 et Dickmann c. Roumanie du 23 juillet 2003. 256 Cf. sur le thème Christophe Pettiti, La réparation des atteintes au droit de propriété : l’application de l’article 41 CEDH, in : La protection du droit de propriété par la Cour européenne des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2005, 104ss., ainsi que, sur un sujet approchant, Egbert Myjer, Article 1 Protocol 1 and the entitlement of just satisfaction, in : Hugo Vandenberghe, (Fn.199), 99ss. 257 Cour eur. dr. h., arrêt Păduraru c. Roumanie du 1er décembre 2005, § 92. 258 Cf. infra, nos 94ss. 259 Cour eur. dr. h., arrêt Larkos c. Chypre [GC] du 18 février 1999, § 31. 260 Décision du 5 octobre 2000. La Cour, en l’espèce, statuait sur la recevabilité de la requête, dans un sens défavorable. Cf. également l’affaire Soric et autres c. Croatie du 16 mars 2000 où la Cour déclarait irrecevable une requête pour une raison similaire. 261 Ibid., § 3.

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gatives – assurément précieuses – dont leurs homologues (et voisins) slovènes ont été dépouillés depuis 1994. Tout est décidément question de proportionnalité et, in casu, le juste équilibre avait été rompu ;262 exagérément chargé, l’un des plateaux de la balance ne pouvait que faire pencher le fléau de l’instrument dans l’autre sens.263 Définitivement, comme le rappelle la Cour dans son arrêt Witteck c. Allemagne, les autorités nationales au pouvoir lors de la transition démocratique, ont pour mission de « régler les conflits patrimoniaux à la suite de la réunification allemande en cherchant à établir un équilibre socialement acceptable entre des intérêts divergents ».264 Par ailleurs, dans l’affaire Petrini c. Roumanie,265 la Cour a conclu à la violation de l’article premier du Premier Protocole additionnel, au bénéfice du propriétaire d’une maison nationalisée sous l’ère communiste pour être mise à disposition à d’autres et, ensuite, vendue en 1997 aux occupants d’alors. « Dans le contexte législatif roumain régissant les actions en revendication immobilière et la restitution des biens nationalisés par le régime communiste, la vente par l’Etat d’un bien d’autrui à des tiers de bonne foi, même lorsqu’elle est antérieure à la confirmation définitive en justice du droit de propriété d’autrui, s’analyse en une privation de bien », explique la Cour.266 Cette privation n’est pas prohibée en soi, mais doit s’accompagner d’une juste compensation. Et c’est dans la mesure précisément où l’Etat n’avais pas prévu une procédure permettant aux anciens propriétaires de « toucher, selon une procédure et un calendrier prévisibles, une indemnité en rapport avec la valeur vénale », que la juridiction strasbourgeoise l’a in fine condamnée.267 En l’espèce, cette compensation était inexistante ; aurait-elle été davantage substantielle que la décision de la Cour eût pu être autre. Et que le paiement du montant dû à ce titre, soit reporté dans le temps, est indifférent à cet égard (arrêt Becvar et Becvarova c. République tchèque).268 Du reste, c’est une décision similaire qu’a prise la Cour dans son arrêt Drăculeţ c. Roumanie (« les autorités locales n’ont fait aucune tentative pour mettre un terme à cette situation [la dépossession sans indemnisation] dont elles sont pourtant responsables »).269

262 Sur cette notion de juste équilibre, cf. entre autres Michel Puéchavy, L’expropriation à l’épreuve de la Convention européenne des droits de l’homme, in : La protection du droit de propriété par la Cour européenne des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2005, 88ss., ainsi que Françoise Tulkens, La réglementation de l’usage des biens dans l’intérêt général. La troisième norme de l’article 1er du premier protocole de la Convention européenne des droits de l’homme, in : Hugo Vandenberghe, (Fn 199), 79ss. 263 Cf. également l’arrêt Hutten-Czapska c. Pologne [GC] du 19 juin 2006, § 224 (« Dans de nombreuses affaires de limitations des droits des propriétaires – qui étaient et sont toujours monnaie courante dans des pays connaissant une pénurie de logements –, ces limitations ont été jugées justifiées et proportionnées aux buts visés par l’Etat dans l’intérêt général (voir les arrêts précités Spadea et Scalabrino, § 18, et Mellacher et autres, § 27 et 55). Dans aucune de ces affaires, toutefois, les autorités n’avaient restreint les droits des requérants de manière aussi considérable qu’en l’espèce »). 264 Cour eur. dr. h., arrêt Witteck c. Allemagne du 12 décembre 2002, § 50. 265 Cour eur. dr. h., arrêt Petrini c. Roumanie du 24 février 2009. 266 Ibid., § 33. 267 Ibid., § 34. 268 Cour eur. dr. h., arrêt Becvar et Becvarova c. République tchèque du 14 décembre 2004. 269 Cour eur. dr. h., arrêt Drăculeţ c. Roumanie du 6 décembre 2007, § 50. Cf. également l’arrêt Dimitrescu c. Roumanie du 3 juin 2008.

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f) Les « obligations positives » assignées à l’État Les articles de la Convention européenne sont, on le sait, le siège d’obligations positives reposant sur les épaules de l’État. Non seulement la puissance publique gardienne, par exemple, du droit au domicile ou chargée d’assurer le droit au respect des biens, est tenue de s’abstenir d’interférer dans la jouissance par les individus desdites prérogatives (interdiction, en d’autres termes, d’y porter atteinte soi-même). Bien plus, les autorités sont tenues par une obligation positive de mettre en œuvre tous les moyens matériels susceptibles de matérialiser l’attribut en question. Il convient in fine d’adopter des mesures concrètes donnant consistance à ces différents droits,270 jusque et y compris dans les rapports entre particuliers.271 Et il ne suffit pas, pour le législateur, de faire œuvre normative ; principalement, il lui importe de conférer un début effectif d’exécution à son prescrit. Promulguer une réglementation (en vue de faire cesser une atteinte aux droits conventionnels), puis continuer à tolérer des inobservances à ce sujet trahit une inconséquence caractérisée, que ne manque pas de dénoncer la Cour (arrêt Moreno Gomez c. Espagne du 16 novembre 2004). Ainsi, dans l’arrêt Öneryildiz c. Turquie, la Cour consacre l’existence d’une obligation positive à la charge de l’État de protéger les biens (vus ici comme le maintien dans une habitation de fortune construite par l’occupant sur un terrain ne lui appartenant pas), et de permettre une jouissance effective de ceux-ci.272 L’arrêt relève, en effet, que l’ensevelissement de la maison du requérant résulte des graves négligences imputables à l’État, et « l’atteinte qui en résulte ne s’analyse pas en une ingérence mais en la méconnaissance d’une obligation positive, les agents et autorités de l’État n’ayant pas fait tout ce qui était en leur pouvoir pour sauvegarder les intérêts patrimoniaux du requérant ».273 Dans sa motivation, notons que la Cour prend également en considération le fait que le requérant avait créé dans son taudis un environnement social et familial. L’arrêt Matheus c. France confirme que l’article premier du Premier Protocole additionnel fait peser sur l’État l’obligation positive de prendre les mesures de protection afin d’assurer l’exercice effectif du droit (de propriété en l’espèce).274 Manque à cette obligation l’État qui, en l’absence de justification de l’intérêt général, refuse d’apporter le concours de la force publique pour exécuter une décision de justice ordonnant l’expulsion des occupants de la propriété du requérant. « Force est de constater que le refus d’apporter le concours de la force publique en l’espèce a eu pour conséquence, en l’absence de toute justification d’intérêt général, d’aboutir à une sorte d’expropriation Cour eur. dr. h., arrêt Marckx c. Belgique [Plén.] du 13 juin 1979. Cour eur. dr. h., arrêt Hatton et autres c. Royaume-Uni [GC] du 8 juillet 2003, § 98. Cour eur. dr. h., arrêt Öneryildiz c. Turquie du 30 novembre 2004. Cour eur. dr. h., arrêt Öneryildiz c. Turquie du 30 novembre 2004, § 135. « L’exercice réel et efficace du droit que cette disposition [l’article 1er du Protocole no 1] garantit ne saurait en effet dépendre uniquement du devoir de l’État de s’abstenir de toute ingérence et peut exiger des mesures positives de protection, notamment là où il existe un lien direct entre les mesures qu’un requérant pourrait légitimement attendre des autorités et la jouissance effective par ce dernier de ses biens » (§ 134). 274 Cour eur. dr. h., arrêt Matheus c. France du 31 mars 2005. 270 271 272 273

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privée dont l’occupant illégal s’est retrouvé bénéficiaire ».275 Cette situation renvoie au risque de dérive d’aboutir à une forme de « justice privée » contraire à la prééminence du droit.276 Suivant cette même logique, la Cour a également reconnu l’effet horizontal au droit de propriété. Ainsi, dans l’arrêt Sovtransavto Holding c. Ukraine du 25 juillet 2002, elle affirme que la Convention fait peser sur l’État l’obligation positive d’adopter les mesures nécessaires pour protéger le droit de propriété « même dans les cas où il s’agit d’un litige entre des personnes physiques ou morales ». Il s’agit plus précisément d’une obligation procédurale de fournir une procédure judiciaire permettant aux tribunaux « de trancher efficacement et équitablement tout litige éventuel entre des personnes privées ».277 Enfin, « aux confins du droit de propriété, et par une interprétation particulièrement constructive, la Cour européenne prohibe les déplacements forcés et garantit à toute personne le droit de vivre dans sa communauté et son foyer », explique Frédéric Sudre.278 Dans l’arrêt Dogan et al. c. Turquie en effet, la Cour a analysé la mesure de déplacement imposée aux habitants d’un village – qui s’en sont vu refuser l’accès pendant près de neuf ans – comme une ingérence dans le droit de propriété des requérants dans la mesure où celle-ci les a privés « de toutes les ressources qui constituent leur gagnepain » et de la possibilité de disposer de leurs biens.279 Dans le droit fil des obligations positives, la Cour affirme dans cet arrêt que les autorités nationales ont l’obligation « d’assurer les conditions et de fournir les moyens permettant aux personnes déplacées de regagner de leur plein gré, en sécurité et avec dignité, leur domicile ou leur lieu de résidence habituels, ou de s’installer volontairement dans une autre région du pays ».280 2. La Charte sociale européenne révisée a) Contextualisation Au sein de la famille des traités internationaux des droits de l’homme,281 la Charte sociale européenne (qui ne reconnaît pas le droit de propriété), est incontestablement l’instrument qui assure la reconnaissance la plus explicite du droit au logement. Élaborée au sein du Conseil de l’Europe le 18 octobre 1961, et révisée le 3 mai 1996 (ce qui fut l’oc275 Ibid., § 69. 276 Ibid., § 71. 277 Cour eur. dr. h., arrêt Sovtransavto Holding c. Ukraine du 25 juillet 2002, § 96. 278 Frédéric Sudre, (Fn.230), 489. 279 Cour eur. dr. h., arrêt Dogan et al. c. Turquie du 29 juin 2004, § 143. 280 Ibid., § 154. Sur cette problématique en général, cf. Françoise Tulkens / Sébastien Van Drooghenbroeck, Le droit au logement dans la Convention européenne des droits de l’homme. Bilan et perspectives, in : Nicolas Bernard / Charles Mertens, (Fn.115), 311ss. 281 Déclaration universelle des droits de l’homme, Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, Convention internationale des droits de l’enfant, Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, etc.

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casion d’introduire dans le texte le droit au logement, « emblématique parmi tous »282 et étrangement absent à l’origine), cet outil requiert des différents États membres, « en vue d’assurer l’exercice effectif du droit à la protection contre la pauvreté et l’exclusion sociale », qu’ils « s’engagent à prendre des mesures dans le cadre d’une approche globale et coordonnée pour promouvoir l’accès effectif notamment à l’emploi, au logement, à la formation, à l’enseignement, à la culture et à l’assistance sociale et médicale ».283 Plus spécifiquement, la Charte sociale proclame en son article 31 : « En vue d’assurer l’exercice effectif du droit au logement, les Parties s’engagent à prendre des mesures destinées : 1. à favoriser l’accès au logement d’un niveau suffisant; 2. à prévenir et à réduire l’état de sans-abri en vue de son élimination progressive; 3. à rendre le coût du logement accessible aux personnes qui ne disposent pas de ressources suffisantes ».284 S’il peut sembler opportun d’étoffer ainsi l’arsenal des droits de l’homme conventionnellement reconnus, il importe également d’instaurer un mécanisme juridictionnel propre à en assurer le respect. C’est ce que, concomitamment au processus de révision de la Charte, le Conseil de l’Europe a fait,285 en instituant une procédure de nature quasi judiciaire qualifiée de « réclamation collective ». Celle-ci ouvre la possibilité à tout organisme agréé d’assigner un État-membre devant une instance (baptisée « Comité européen des droits sociaux »), chargée d’apprécier la conformité d’une législation interne (ou, plus globalement, d’une politique publique nationale) au regard de la Charte sociale européenne.286 282 Jean-François Akandji-Kombé, Actualité de la Charte sociale européenne. Chronique des décisions du Comité européen des droits sociaux sur les réclamations collectives (mai 2005 – décembre 2007), Cette revue, 2008, 534. 283 Art. 30, litt.a ; souligné par nous. 284 Cf. sur le thème Nicolas Bernard, La charte sociale révisée et le droit au logement. À propos de la condamnation de la France par le comité européen des droits sociaux, Rev. trim. dr. h., 2009, 1061ss. ; Régis Brillat, La mise en œuvre effective du droit au logement des personnes sans-abri ou mal logées : le rôle de la Charte sociale européenne, in : Pauvreté, dignité, droits de l’homme. 10 ans de l’accord de coopération, Bruxelles, Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, 2008, 7ss. ; Marc Uhry / Thierry Viard, Le Conseil de l’Europe épingle la France sur le droit au logement et le droit à la protection contre la pauvreté, in : ibid., 81ss. ; Régis Brillat, La procédure de réclamations collectives de la Charte sociale européenne et la lutte contre la pauvreté, in : ibid., 74ss. ; Jean-François Akandji-Kombé, Charte sociale européenne et procédure de réclamations collectives (1998–1er juillet 2008), Journal de droit européen, 2008, 217ss. ; Padraic Kenna et Marc Uhry, La France sanctionnée par le Conseil de l’Europe sur le droit au logement, in : Sans-abri en Europe (publication de la FEANTSA), automne 2008 (Droit au logement, des clefs pour avancer), 9ss. 285 Protocole additionnel à la Charte sociale européenne prévoyant un système de réclamations collectives, signé à Strasbourg le 9 novembre 1995. 286 Jusque dans le milieu des années nonante, et depuis son adoption, la Charte sociale européenne pâtissait d’un déficit d’effectivité lui-même imputable, pour l’essentiel, à l’absence de tout mécanisme de type judiciaire de garantie des droits ainsi édictés. La voie privilégiée reposait alors sur une coopération libre et volontaire entre États-membres, d’une part, et Conseil de l’Europe, de l’autre, coopération alimentée par une procédure de « rapports » élaborés par celui-ci à l’attention de ceux-là. Las, ce dispositif a vite accusé ses limites, en termes d’opérationnalité notamment, de sorte que le Conseil de l’Europe se devait, en vue de

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b) La (lancinante) question de la restitution des biens spoliés sous le régime communiste § 1er. La décision du Comité européen des droits sociaux du 8 décembre 2009 Par le truchement de l’article 31 de la Charte, le Comité européen des droits sociaux a pu apprécier et évaluer la légitimité des restrictions apportées au droit de propriété, à propos ici aussi de la restitution ou non à leurs propriétaires initiaux, des terres et maisons confisquées sous l’ère communiste et, dans l’intervalle, concédées à d’autres ménages. C’est précisément pour avoir, à l’époque du retour de la démocratie, rompu cet équilibre (au détriment des occupants actuels des logements spoliés), qu’un pays comme la Slovénie s’est retrouvée attraite devant le Comité européens des droits sociaux du Conseil de l’Europe, sur la base de la procédure sus-décrite de réclamation collective impulsée par la Fédération européenne des associations nationales travaillant avec les sans-abri [FEANTSA]. En date du 8 décembre 2009, le Comité a condamné la Slovénie pour méconnaissance, notamment, de l’article 31 de la Charte sociale européenne révisée consacrant le droit au logement. C’est la première fois que cet organe quasi-juridictionnel du Conseil de l’Europe est ainsi saisi d’une réclamation concernant la restitution des biens spoliés sous le régime communiste, ce qui confère à la décision une importance particulière et justifie l’éclairage qui lui est réservé ici. A cette question délicate, la Cour européenne des droits de l’homme est rompue en revanche, on l’a vu ;287 elle a déjà rendu en effet pléthore d’arrêts en la matière, dont les enseignements constitueront autant de balises pour notre réflexion. Il arrive à cette occasion que le requérant et l’Etat défendeur invoquent tous deux le droit de propriété, ce qui atteste à suffisance de la complexité de la thématique et de l’état d’intrication des prétentions. Comment, en d’autres termes, réparer une privation de propriété sans en occasionner une autre ? Au reste, « la mise en balance des droits en jeu et des gains et pertes des différentes personnes touchées par le processus de transformation de l’économie et du système juridique de l’Etat constitue un exercice d’une exceptionnelle difficulté », ne cache pas la juridiction strasbourgeoise dans son arrêt Broniowski c. Pologne.288 conserver quelque crédibilité, de corriger ce qui s’apparentait à un véritable talon d’Achille. Dont acte. Par le Protocole de 1995 relatif aux réclamations collectives, entré en vigueur le 1er juillet 1998, est ainsi institué au bénéfice de certaines catégories de personnes morales un droit de recours leur permettant de saisir un organisme européen (le Comité des droits sociaux), chargé d’apprécier la compatibilité d’une situation de droit interne avec les prescrits de la Charte sociale. Seul, certes, un petit tiers des États membres du Conseil de l’Europe a ratifié ce protocole (dont la France et la Belgique). Il n’en reste pas moins que l’activité du comité est aussi bien fournie (plus d’une cinquantaine de requêtes à ce jour) que stimulante (c’est la Charte interprétée qui est ainsi donnée à voir). Surtout, le comité n’est pas sans exercer une certaine influence sur les pays mis en cause, généralement soucieux de corriger la législation litigieuse qui leur a valu une condamnation. Organisant son fonctionnement suivant une procédure d’ordre juridictionnel (reposant par exemple sur un débat contradictoire entre le réclamant et l’État mis en cause), tout en n’émargeant pas lui-même stricto sensu à la famille des juridictions (internationales), le Comité des droits sociaux déploie une « jurisprudence » qui, en matière de droit au logement notamment, bouge les lignes de la discipline sur le plan intellectuel et, à la fois, fournit des outils pratiques pour la mise en œuvre effective des droits sociaux. 287 Cf. supra, nos 69ss. 288 Cour eur. dr. h., arrêt Broniowski c. Pologne [GC] du 22 juin 2004, § 182. Sur la situation spécifique de la Pologne au sortir de la période communiste, cf. P. Lambert, La transition démocratique de la Pologne au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, Cette revue, 2006, 151ss.

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Certes, les ménages slovènes, au nom desquels la FEANTSA a introduit cette réclamation collective, ne sont nullement titulaires sensu stricto d’un droit de propriété. Auraient-ils pu dès lors, eux aussi, se prévaloir du droit au respect de leurs biens ? Assurément, tant la notion de « biens », telle que protégée par cette disposition, a connu une extension notable de son contenu.289 La comparaison, quoi qu’il en soit, s’indique d’autant plus que le « droit d’occupation » slovène, tel que conçu sous le régime communiste (et préservé dans son essence au sortir immédiat de cette période), partageait nombre de traits structurels avec le droit de propriété traditionnel (pérennité, transmission par voie héréditaire, etc.), davantage en tout cas qu’avec le statut de locataire. Vu, de toute façon, l’inexistence à l’époque (sous le mode individuel en tout cas), de toute propriété immobilière, le droit d’occupation était incontestablement ce qui s’en rapprochait le plus. § 2. Les faits de la cause En 1991, la Slovénie accède à l’indépendance et décide alors de refonder son système de propriété immobilière. Jusqu’alors, le logement était directement « fourni » par l’Etat, seul propriétaire foncier du pays, contre redevance financière modique, à verser mensuellement. Au décès du titulaire, ce « droit d’occupation » passait automatiquement aux membres de la famille qui partageaient le même toit, et ainsi de suite. Conçue de la sorte, sans limitation dans le temps, cette prérogative tenait davantage du droit de propriété que de la location, ce que la Cour constitutionnelle slovène n’était pas la dernière à admettre.290 Rendue à son autonomie, la Slovénie se résout donc, par une loi de 1991, à abolir ce droit d’occupation lourd des excès collectivistes du passé. Soucieuses néanmoins de ne pas pénaliser les occupants actuels, les autorités confèrent à ceux-ci la faculté d’acquérir leur habitation, à un prix préférentiel. C’est ainsi que le parc de logements se « privatise » au profit des anciens titulaires du droit d’occupation, lesquels troquent en quelque sorte leur statut de locataire à long terme contre un droit de propriété plein et entier. Pleinement satisfaisante pour les locataires d’alors, cette solution s’efface cependant devant un type de biens : ceux qui ne sont devenus propriété de l’Etat que par suite de nationalisation, confiscation ou expropriation. Là, l’intérêt du propriétaire initial, injustement floué, doit prévaloir. Néanmoins, et dans une même logique d’apaisement vis-à-vis des occupants, le législateur adopte – en 1991 toujours – une loi dite de dénationalisation, qui aménage divers garde-fous destinés à préserver les situations de logement actuelles. Certes, l’abrogation du droit d’occupation n’est pas remise en cause, mais le propriétaire originel désireux de récupérer son habitation est tenu, en lieu et place, de passer avec les habitants un contrat de bail, lequel présente de nombreuses similitudes avec le droit d’occupation révolu : durée illimitée (en dehors des hypothèses – restrictive – de résiliation du bail), transmission par voie héréditaire et, enfin, loyer modéré. Par surcroît, fruit d’une réforme législative opérée en 1994, les autorités décident d’accompagner ce processus de transi289 Cf. supra nos 55ss. 290 Arrêt no Up-29/98 du 26 novembre 1998.

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tion immobilière d’un soutien pécuniaire non négligeable ; un subside est ainsi alloué, soit au nouveau propriétaire (qu’on incline, par là, à vendre l’habitation – moyennant un tarif raisonnable – à l’occupant actuel), soit à ce dernier directement (pour l’aider à acquérir un logement de substitution ailleurs, dans le parc privé ou public). Dans certaines circonstances, les municipalités avaient même l’obligation d’offrir à la vente un tel logement de remplacement. A l’époque, on le voit, un point d’équilibre avait était atteint entre la reconnaissance du droit des propriétaires initiaux d’une part, lesquels recouvrent la maîtrise sur leur habitation après des décennies de dépossession injuste, et la protection des occupants actuels de biens dénationalisés de l’autre, stabilisés dans leur rapport au bien en question. Depuis, le contexte normatif et jurisprudentiel n’a pas cessé d’évoluer, dans un sens nettement défavorable pour les occupants, contribuant ainsi à dégrader de manière significative leurs conditions de logement. Relèvements successifs du plafond du loyer social (qui, progressivement, n’a plus de social que le nom), suppression de l’obligation des collectivités locales de vendre un logement de substitution, fin du bail à vie, démultiplication des causes de résiliation du contrat, restriction du droit de transmission héréditaire du bail (réservé désormais aux membres de la famille domiciliés administrativement dans les lieux au jour du décès), etc. : elles sont nombreuses, manifestement, les atteintes portées depuis 1995 – et jusqu’en 2006 – aux droits des occupants actuels. C’est, précisément, cette diminution du niveau de protection accordé aux anciens titulaires du droit d’occupation qui a conduit la FEANTSA à penser que la Slovénie contrevenait à l’article 31 de la Charte sociale européenne révisée.291 § 3. La motivation du Comité européen des droits sociaux Une pluralité de moyens sous-tend la réclamation collective de la FEANTSA, articulés autour de l’article 31 de la Charte sociale européenne, seul ou pris en combinaison avec l’article 16 (droit de la famille à une protection sociale, juridique et économique),292 ou avec l’article E (Partie V) du même instrument (non-discrimination).293 Pour ce qui est tout d’abord de l’accès à un logement de niveau suffisant (art. 31, § 1er), le Comité commence par signaler que le droit au logement doit s’entendre d’un droit « juridiquement protégé ». Si les lois slovènes de 1991 répondent bien à cette définition 291 En même temps qu’elle acceptait la procédure de réclamations collectives, la Slovénie a ratifié la Charte en 1999, sans écarter l’application de l’article 31 (alors qu’une majorité d’Etats a déclaré ne pas se sentir liée par cette disposition). À titre de comparaison, la France et la Belgique ont pareillement ratifié la Charte révisée (en 1999 et 2004 respectivement), et accepté la procédure de réclamations collectives (1999 et 2003), mais seul l’Etat français a consenti à être lié par l’article 31. 292 « En vue de réaliser les conditions de vie indispensables au plein épanouissement de la famille, cellule fondamentale de la société, les Parties s’engagent à promouvoir la protection économique, juridique et sociale de la vie de famille, notamment par le moyen de prestations sociales et familiales, de dispositions fiscales, d’encouragement à la construction de logements adaptés aux besoins des familles, d’aide aux jeunes foyers, ou de toutes autres mesures appropriées ». 293 « La jouissance des droits reconnus dans la présente Charte doit être assurée sans distinction aucune fondée notamment sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’ascendance nationale ou l’origine sociale, la santé, l’appartenance à une minorité nationale, la naissance ou toute autre situation ».

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(en ce qu’elles confèrent aux occupants une « sécurité juridique suffisante dans l’occupation de leur logement »), il n’en va pas de même avec les législations ultérieures. Ainsi, « la combinaison de l’insuffisance des aides à l’acquisition ou l’accession à un logement de substitution, de l’évolution des règles d’occupation et de la hausse des loyers, est, au terme des réformes engagées par le gouvernement slovène, de nature à précariser gravement un nombre significatif de ménages, et à priver ceux-ci de l’exercice effectif de leur droit au logement ».294 En ce qui concerne, ensuite, le coût du logement (art. 31, § 3), le Comité conclut pareillement à une violation de la Charte. A l’argument avancé par les autorités slovènes suivant lequel le loyer social reste abordable financièrement pour le preneur lambda (en regard notamment d’un contrat de location commerciale), le Comité réplique qu’il convient plutôt d’avoir à l’esprit la situation concrète des plus démunis. Ainsi, « il appartient aux Etats parties à la Charte de faire apparaître, non quel est le taux d’effort moyen requis de l’ensemble des candidats à un logement, mais que le taux d’effort des demandeurs de logement les plus défavorisés est compatible avec leur niveau de ressources, ce qui n’est manifestement pas le cas s’agissant des anciens titulaires de droit d’occupation, singulièrement des personnes âgées ».295 Sur l’allégation de discrimination (art. E, combiné avec l’art. 31, § 3), enfin, le Comité déclare, ici aussi, le moyen fondé. Il est vrai qu’est patente – et insuffisamment justifiée – la différence de régime entre les titulaires d’un droit d’occupation afférent à un bien dénationalisé et tous les autres qui, eux, ont été autorisés à acheter leur logement. Selon que l’Etat était entré de manière légitime ou non en possession des biens qu’il a ensuite fournis à la population, les citoyens se voyaient réserver un sort radicalement différent. Le Comité n’hésite dès lors pas à y voir « un caractère manifestement discriminatoire, aucune différence de situation entre les deux catégories d’occupants ne pouvant être mise en évidence, la différence d’origine des propriétés publiques en cause, dont ils n’avaient d’ailleurs pas nécessairement connaissance, ne leur étant aucunement imputable, et n’exerçant aucune influence sur la nature de leur propre relation avec le propriétaire ou gestionnaire public ».296 § 4. Le standstill L’élément central qui fait saillie à la lecture de la décision rendue par le Comité européen des droits sociaux réside dans l’insistance mise par celui-ci sur la détérioration des conditions de logement des anciens titulaires du droit d’occupation. Si la Slovénie en294 C. E. D. S., Fédération européenne des associations nationales de travail avec les sans-abri c. Slovénie, 8 septembre 2009 (fond.), récl. 53/2006, § 70. 295 Ibid., § 72. 296 Ibid., § 74. A ce stade, il y a, pour le Comité, assez d’éléments pour donner crédit à la réclamation collective de la FEANTSA. Le fondement accordé aux premiers moyens déteint sur le dernier, relatif au droit de la famille à une protection sociale, juridique et économique (art. 16), ce qui dispense le Comité de lui réserver des longs développements. Ainsi, celui-ci considère « eu égard à la portée qu’il a constamment prêtée à l’article 16 s’agissant du logement de la famille, que les constats de violation de l’article 31, seul ou en combinaison avec l’article E, emportent constat de violation de l’article 16, et de l’article E en combinaison avec l’article 16 ».

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court les foudres du Comité, ce n’est point en raison des lois de dénationalisation/restitution, adoptées au sortir immédiat du communisme, mais bien du fait des législations promulguées ultérieurement, celles-là mêmes qui rabotent incontestablement le niveau de protection, accordé à tous ceux à qui l’Etat refusait la possibilité d’acquérir le bien occupé. Du reste, le Comité jette un regard rétrospectif pour pouvoir conclure à une violation, aujourd’hui, de l’article 31 de la Charte sociale révisée. Ainsi, « le statut concédé avant la loi de 1991 aux occupants de logements sociaux en Slovénie répondait incontestablement […] à cette définition » du droit au logement comme droit juridiquement protégé, observe le Comité, qui indique en creux que les réglementations actuelles se situent incontestablement en retrait. « Les règles fixées par la loi de 1991, en vue de permettre aux anciens titulaires du droit d’occupation qu’elle abolissait d’acquérir, à un prix modique, les logements sur lequel ils jouissaient antérieurement de ce droit, devenus, à titre transitoire, la propriété d’entités publiques, lui paraissent également de nature à assurer aux intéressés une sécurité juridique suffisante dans l’occupation de leur logement », appuie le Comité. C’est donc à cette aune temporelle que les mesures prises à partir de la fin de l’année 1994 trahissent leur contrariété à la Charte. Par là, et la chose est tout sauf anodine, le Comité européen des droits sociaux fait résolument sien un principe général de droit qui fait florès dans la sphère du droit constitutionnel ou administratif notamment : le standstill. Baptisé également « cliquet »,297 ce précepte fait interdiction aux autorités publiques de revenir sur des garanties sociales déjà accordées aux citoyens.298 Empêché ainsi de légiférer à rebours, le Parlement ou le pouvoir exécutif d’un Etat ne peut que tendre vers un étouffement du tissu social. Certes, le Comité ne formule pas toujours cette exigence en des termes aussi choisis, mais tel est bien, à nos yeux, le message qui affleure de l’ensemble de sa motivation et, partant, l’enseignement dominant se dégageant de la décision du 8 décembre 2009. 3. Le droit de l’Union européenne Le droit de propriété dans la Charte des droits fondamentaux (article 17) : le fait est d’importance, incontestablement. C’est la première fois depuis sa création que l’Union européenne assure une consécration directe à une prérogative juridique qui, pourtant, est considérée comme l’un des socles des droits et libertés individuels. Oeuvrant ab initio à l’avènement d’un marché unique, celle qui portait comme nom de baptême la « Communauté économique européenne » cherchait avant tout à accroître la prospérité commerciale des États membres ; longtemps, dès lors, la propriété n’occupait point l’esprit du « législateur » communautaire (pas davatange du reste que les autres droits de l’homme). Mais, graduellement, ces préoccupations ont pris le relais (et de la consis297 Du nom de la roue crénelée conçue pour ne pas pouvoir revenir en arrière. 298 Lire sur le sujet Isabelle Hachez, Le principe de standstill dans le droit des droits fondamentaux : une irréversibilité relative, Bruxelles, Athènes et Baden-Baden, Bruylant, Sakkoulas et Nomos Verlagsgesellschaft, 2008.

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tance), une fois atteints les objectifs économiques de départ. Et l’évolution actuelle induite par la Charte est d’autant plus hardie que le droit de propriété, régi par le principe de subsidiarité299, relève en théorie de la compétence première des États. L’insertion du droit de propriété dans la Charte, toutefois, ne constitue pas une réelle surprise. D’abord, parce que cette absence de consécration formelle n’a pas empêché la Cour de justice de fournir une reconnaissance prétorienne indirecte à cet attribut. Ensuite, parce que les Constitutions des différents États membres proclament déjà, toutes, un tel droit. Lui-même, enfin, le contenu de l’article 17 ne présente aucun caractère novateur, largement calqué qu’il est sur le libellé de son équivalent au sein de la Convention européenne des droits de l’homme (article 1er du premier Protocole additionnel). Cette circonstance n’entame en rien cependant l’intérêt qu’on peut prêter à la démarche communautaire, ni à la disposition en elle-même. C’est qu’il convient de retracer la jurisprudence – insuffisamment connue – de la Cour de justice en la matière (a), tout comme il faut passer au crible le texte de l’article 17, dans ses similitudes mais aussi ses différences par rapport au droit de la Convention européenne (b). a) Une reconnaissance (prétorienne) indirecte Jusqu’à l’adoption de la Charte des droits fondamentaux, le droit de propriété n’était pas promu in se par les traités conclus sous l’égide de l’Union européenne. Néanmoins, la Cour de Luxembourg avait déjà eu l’occasion de le consacrer de manière médiate, en le connectant à des compétences communautaires traditionnelles comme la politique commerciale (§1er), la politique agricole (§2), la liberté de circulation – des personnes aussi bien que des capitaux (§3) ou encore la protection des consommateurs (§4). Sans prétendre à l’exhaustivité et en assumant une certaine part de subjectivité, pointons ici cinq arrêts (qui nous semblent) fondateurs dans ces domaines. § 1er. La politique commerciale C’est la matière commerciale qui a offert au droit de propriété l’une de ses premières véritables manifestations dans la jurisprudence de la Cour de justice, mais en creux. Rendu en 1974, l’arrêt Nold mettait aux prises un petit grossiste en charbon à la Commission européenne, laquelle avait autorisé les autorités allemandes du secteur (soucieuses de rationaliser la distribution) à imposer aux différents acteurs des quotas minimaux de vente300. Incapable d’atteindre ces chiffres (en raison de sa taille réduite), le grossiste reproche aux instances communautaires – en s’appuyant sur la Loi fondamentale allemande et la Convention européenne des droits de l’homme – d’avoir porté atteinte à

299 Art. 345 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Voy. infra. 300 CJCE, 14 mai 1974, Nold, Kohlen- und Baustoffgroßhandlung c/Commission des Communautés européennes, aff. 4–73, Rec. p. 491.

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« un droit assimilable au droit de propriété » (ainsi qu’au droit au libre exercice de ses activités professionnelles)301. Certes, le droit de propriété ne figure pas en tant que tel dans les traités communautaires, mais « les droits fondamentaux font partie intégrante des principes généraux du droit dont [la Cour] assure le respect »302 ; encore relativement neuve303, cette inclusion avait quelque chose d’incontestablement audacieux à l’époque. Soulignons à cet égard que le droit de propriété jouit d’une reconnaissance très large, sur le plan international (Convention européenne des droits de l’homme304 et Déclaration universelle des droits de l’homme notamment305) ainsi que dans la Constitution de chacun des différents États membres. Partant, « tenue de s’inspirer des traditions constitutionnelles communes aux États membres », la Cour « ne saurait […] admettre des mesures incompatibles avec les droits fondamentaux reconnus et garantis par les Constitutions de ces États », dont la propriété. De leur côté, « les instruments internationaux concernant la protection des droits de l’homme auxquels les États membres ont coopéré ou adhéré peuvent également fournir des indications dont il convient de tenir compte dans le cadre du droit communautaire »306. Si, toutefois, « une protection est assurée au droit de propriété par l’ordre constitutionnel de tous les États membres », la Cour s’empresse d’ajouter que « les droits ainsi garantis, loin d’apparaître comme des prérogatives absolues, doivent être considérés en vue de la fonction sociale des biens et activités protégés » ; aussi, « les droits de cet ordre ne sont garantis régulièrement que sous réserve de limitations prévues en fonction de l’intérêt public ». Eu égard dès lors aux « objectifs d’intérêt général poursuivis par la Communauté », il n’est ici « pas porté atteinte à la substance de ces droits », conclut la haute juridiction307. On le voit, la Cour ménage aux autorités (nationales mais aussi communautaires) un important pouvoir d’appréciation quant aux mesures potentiellement contraires au droit de propriété ; empruntée – de manière délibérée probablement – à la Convention européenne des droits de l’homme (qui en fait le critère de légitimation de la réglementations de l’usage des biens)308, la figure de « l’intérêt général » permet ici aussi de justifier les restrictions au droit de propriété. À ceci près que, dans le présent cadre, cette cette notion abstraite s’entend des intérêts de l’Union européenne essentiellement, sans renvoyer à la collectivité dans son ensemble. À cette aune, il n’est guère étonnant de voir le droit de propriété s’effacer in casu devant des considérations de nature commerciale, dans la mesure où, on l’a dit, l’ancienne C.E.E. s’est construite avec l’ambition assumée 301 Arrêt Nold précité, point 12. 302 Arrêt Nold précité, point 13. 303 Voy., pour une des premières formulations jurisprudentielles, CJCE, Arrêt Internationale Handelsgesellschaft du 17.12.1970, point 4 304 Article 1er du premier Protocole additionnel. 305 Art. 17. 306 Arrêt Nold précité, point 13. 307 Arrêt Nold précité, point 14. 308 Voy. infra.

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de dynamiser les économies des États membres, notamment en fusionnant les marchés. Sans surprise, l’importance conférée à cette mission (collective et institutionnelle) a conduit à relativiser le poids du droit individuel de propriété309. Surabondamment, le recours (par la juridiction de Luxembourg) au concept de « fonction sociale » du droit de propriété détonne. Peut–être les juges du Kirchberg ont-ils par là décidé de s’inscrire dans une mouvance (législative, doctrinale et jurisprudentielle) qui prend le droit de propriété pour un instrument soumis à certaines fins plutôt que pour une prérogative strictement égoïste310 ? Utilitaire et pénétrée de devoirs, la propriété repensée de la sorte « ne se justifie qu’autant qu’elle respecte sa finalité d’intérêt général et perd son fondement si elle s’en écarte »311. À la réflexion, toutefois, cette filiation sémantique peut exciper d’une certaine logique dès lors que de nombreux pays de l’Union européenne ont choisi d’installer au cœur même de leur Constitution cette idée de fonction sociale, directement enchevillée avec le droit de propriété312 ; faut-il rappeler à cet égard que la Cour est expressément « tenue de s›inspirer des traditions constitutionnelles communes aux États membres »313 ? §2. La politique agricole Prononcé cinq ans plus tard, l’arrêt Hauer (rendu en matière agricole) creuse le sillon314. La requérante tenait pour attentatoire à son droit de propriété un règlement européen ayant eu pour effet de l’empêcher de planter une nouvelle vigne sur son terrain. « Dans tous les pays viticoles de la Communauté existent des législations contraignantes, même si elles sont d’une inégale rigueur, en ce qui concerne la plantation de vignes, la sélection des variétés et les méthodes de culture », rétorque la Cour ; « dans aucun des pays concernés, ces dispositions ne sont considérées comme étant incompatibles, dans leur principe, avec le respect dû au droit de propriété »315. Il reste à s’assurer que les objectifs poursuivis par le règlement sont légitimes et proportionnés. Ce à quoi Luxembourg répond positivement, dans la mesure où le texte vise à « parer dans l’immédiat à l’accroissement continu des excédents » ainsi qu’à « favo-

309 Et, à l’échelle internationale, prévaut l’idée suivant laquelle « la propriété individuelle est dépassée et absorbée par la propriété des peuples » (Fr. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, 13e éd., Paris, Presses universitaires de France, 1989, p. 869). 310 Sur cette mouvance, voy. entre autres N. Bernard, « Les limites de la propriété par les droits de l’homme », La propriété et ses limites / Das Eigentum und seine Grenzen, sous la direction de B. Winiger et al., Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2017 (à paraître). 311 J. Rivero, Les libertés publiques, Paris, P.U.F., 1973, p. 99. Cf. aussi. J.-M. Augustin, «L’histoire de la propriété. Entre droit et devoirs», Territoires et libertés. Mélanges en hommage au doyen Yves Madiot, Bruxelles, Bruylant, 2000, p. 150 et s. 312 Art. 42, al. 2, de la Constitution de la République italienne du 27 décembre 1947, art. 14, 2, de la Loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne du 23 mai 1949, art. 33, 1 et 2, de la Constitution du Royaume d’Espagne du 27 décembre 1978, art. 17, 1, de la Constitution de la République de Grèce du 9 juin 1975, art. 43, 1 et 2, de la Constitution de la République d’Irlande du 1er juillet 1937, … 313 Voy. supra. 314 CJCE, 13 décembre 1979, Hauer, aff. C-44/79, Rec. p. 3727, point 17. 315 Arrêt Hauer précité, point 21.

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riser les productions de haute qualité »316. Conclusion : « ainsi conçue, la mesure critiquée ne comporte aucune limitation indue à l’exercice du droit de propriété »317. Si, en définitive, « le droit de propriété est garanti dans l’ordre juridique communautaire conformément aux conceptions communes aux Constitutions des États membres, reflétées également par le premier protocole joint à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme », la haute juridiction précise les limites dont est intrinsèquement affublé le droit de propriété, en s’adossant pour ce faire sur ce même premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme et, en termes exprès, en invoquant à nouveau la « fonction sociale » de ce droit318. Cet arrêt engendrera une ample jurisprudence319. §3. La liberté de circulation i. Des personnes D’autres principes juridiques communautaires ont également été mobilisés à Luxembourg en lien avec le droit de propriété ; il en va ainsi de la règle de libre circulation des personnes, érigée en pilier sur lequel l’Europe s’est construite320. Précisément, la Cour de justice a eu à apprécier la conformité au droit communautaire d’un décret flamand imposant au candidat acquéreur d’un terrain ou d’un bien sis dans une des 69 communes visées de prouver un « lien suffisant » avec ladite localité321 ; ce lien devait être de nature résidentielle ou professionnelle, pour l’essentiel322. S’il s’agissait officiellement, à des fins sociales, de prémunir de la flambée des valeurs immobilières certaines zones 316 Arrêt Hauer précité, point 27. « La mise en exploitation de vignobles nouveaux dans une situation caractérisée par une surproduction durable n›aurait pas d›autre effet, du point de vue économique, que d›augmenter le volume des surplus » (point 29). 317 Arrêt Hauer précité, point 29. « La restriction apportée à l’usage de la propriété par l’interdiction de plantations nouvelles de vignes édictée, pour une période limitée, par le règlement n°1162/76, est justifiée par les objectifs d’intérêt général poursuivis par la Communauté et ne porte pas atteinte à la substance du droit de propriété tel qu’il est reconnu et garanti dans l’ordre juridique communautaire » (point 30). 318 Voy. supra. 319 Cf. entre autres CJCE, 10 janvier 1992, Kühn c / Landwirtschaftskammer Weser-Ems, aff. C-177/90, Rec. p. I-35, point 16, CJCE, 15 avril 1997, The Irish Farmers Association et a. contre Minister for Agriculture, Food and Forestry, Ireland et Attorney General, aff. C-22/94, Rec. p. I-1809, point 27. 320 Directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE) n° 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE, J.O.U.E. L 229/35, 29 juin 2004. Cf. également l’art. 3.2 du Traité sur l’Union européenne, ainsi que les art. 20.2, 21, litt. a, 26.2 et 45 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, sans oublier l’art. 45 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. 321 Article 5.2.1, §1er, alinéa 2, du décret de la Région flamande du 27 mars 2009 relatif à la politique foncière et immobilière, M.B., 15 mai 2009. 322 « Une personne a un lien suffisant avec la commune si elle satisfait à une ou plusieurs des conditions suivantes : 1° avoir était domicilié dans la commune ou dans une commune avoisinante pendant au moins six ans de manière ininterrompue, à condition que cette commune soit également reprise sur la liste, stipulée à l’article 5.1.1 ; 2° à la date du transfert, réaliser des activités dans la commune, pour autant que ces activités occupent en moyenne au moins la moitié d’une semaine de travail ;

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particulièrement prisées (la périphérie bruxelloise et la côte notamment), on ne pouvait pas exclure que le législateur ait aussi entendu préserver le caractère flamand de ces communes, qu’investissent en nombre, il est vrai, francophones (aisés) et fonctionnaires de l’Union européenne. Par son arrêt Libert du 8 mai 2013, la Cour de justice a déclaré que les règles communautaires en matière de libre circulation s’opposent au décret flamand323. De fait, « lesdites dispositions dissuadent les ressortissants de l’Union qui possèdent ou louent un bien dans les communes cibles de quitter celles-ci pour séjourner sur le territoire d’un autre État membre ou y exercer une activité professionnelle », explique la haute juridiction324. « En effet, après un certain délai de séjour en dehors de ces communes, ces ressortissants ne disposeraient plus nécessairement d’un ‘lien suffisant’ avec la commune concernée […]. Il s’ensuit que les dispositions du […] décret flamand constituent certainement des restrictions aux libertés fondamentales consacrées aux articles 21 TFUE, 45 TFUE et 49 TFUE, ainsi qu’aux articles 22 et 24 de la directive 2004/38 »325 ; la chose relève même de « l’évidence »326. En tout état de cause, force est de constater que la nature du lien suffisant exigé est sans rapport in se avec l’objectif social précité327 ; au minimum, l’obligation peut paraître disproportionnée328. Plus spécifiquement, le droit de propriété a toujours été conçu comme enchevillé avec le droit des travailleurs. Comment en effet, pour l’intéressé, prétendre jouir de bonnes conditions générales de travail s’il ne dispose pas, à la base, d’un logement adéquat ? Au demeurant, il n’est pas de liberté de circulation ou d’établissement du travailleur sans possibilité pour celui-ci de s’implanter durablement sur un territoire (dans les mêmes conditions que les nationaux), par le biais d’un logement, pérenne329. Ainsi le

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3° avoir construit avec la commune un lien professionnel, familial, social ou économique en raison d’une circonstance importante et de longue durée » (article 5.2.1, §2, du décret de la Région flamande précité du 27 mars 2009). CJUE, 8 mai 2013, Libert et a. c / Gouvernement flamand et All Projects & Developments NV et a. c / Vlaamse Regering, aff. C-197/11 et C-203/11. Arrêt Libert précité, point 40. Arrêt Libert précité, points 40 et 41. Arrêt Libert précité, point 48. « Aucune desdites conditions n’est en rapport direct avec les aspects socio-économiques correspondant à l’objectif de protéger exclusivement la population autochtone la moins fortunée sur le marché immobilier invoqué par le [Gouvernement flamand]. En effet, de telles conditions sont susceptibles d’être satisfaites non seulement par cette population la moins fortunée, mais également par d’autres personnes disposant de moyens suffisants et qui, par conséquent, n’ont aucun besoin spécifique de protection sociale sur ledit marché. Ainsi, ces mesures vont au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre le but recherché » (arrêt Libert précité, point 55). « D’autres mesures moins restrictives que celles édictées par le décret flamand seraient de nature à répondre à l’objectif poursuivi par ce décret sans nécessairement conduire, de facto, à une interdiction d’acquisition ou de location à tout acquéreur ou preneur potentiel ne satisfaisant pas auxdites conditions. Par exemple, il pourrait être envisagé de prévoir des primes à l’achat ou d’autres types de subventions spécifiquement conçues en faveur des personnes les moins fortunées afin de permettre, notamment à celles pouvant démontrer qu’elles ont de faibles revenus, d’acheter ou de louer des biens immobiliers dans les communes cibles » (arrêt Libert précité, point 56). Où il pourra se retrancher et se ressourcer une fois le labeur du jour accompli.

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règlement du 15 octobre 1968 relatif à la libre circulation des travailleurs330 énonce-t-il solennellement331 que « le travailleur ressortissant d’un État membre occupé sur le territoire d’un autre État membre bénéficie de tous les droits et de tous les avantages accordés aux travailleurs nationaux en matière de logement, y compris l’accès à la propriété du logement dont il a besoin » 332. Il est vrai que « le droit de libre circulation exige, pour qu’il puisse s’exercer dans des conditions objectives de liberté et de dignité, que soit assurée, en fait et en droit, l’égalité de traitement pour tout ce qui se rapporte à l’exercice même d’une activité salariée et à l’accès au logement »333. C’est à ce titre que la Cour de justice n’hésite pas à faire de l’accès à la propriété du logement le « complément nécessaire de la libre circulation des travailleurs »334. Un impératif analogue doit bénéficier aux membres de la famille du travailleur qui le rejoindraient par la suite335 ainsi que, plus particulièrement, aux enfants336 ; et, en toute hypothèse, ces droits doivent être équivalents à ceux dont profitent les nationaux. C’est pour leur permettre pareillement de « réaliser la liberté d’établissement dans une activité déterminée » que le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne autorise le Parlement européen, le Conseil et la Commission à légiférer – en dépit du principe de subsidiarité – en vue de « rend[re] possibles l’acquisition et l’exploitation de propriétés foncières situées sur le territoire d’un État membre par un ressortissant d’un autre État membre »337 ; ici aussi, aux yeux de Luxembourg, « le droit d’acquérir, d’exploiter et d’aliéner des biens immobiliers sur le territoire d’un autre État membre

330 Règlement n° 1612/68/CEE du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté, J.O.C.E. L 257, 19 octobre 1968. 331 Art. 9, §1er, souligné par nous. 332 Voy. aussi l’art. 9, §2 (« Ce travailleur peut, au même titre que les nationaux, s’inscrire, dans la région où il est employé, sur les listes de demandeurs de logements dans les lieux où de telles listes sont tenues, et il bénéficie des avantages et priorités qui en découlent ») et l’art. 10, §3 (« Pour l’application des paragraphes 1 et 2 [le regroupement familial], le travailleur doit disposer d’un logement pour sa famille, considéré comme normal pour les travailleurs nationaux dans la région où il est employé, sans que cette disposition puisse entraîner de discriminations entre les travailleurs nationaux et les travailleurs en provenance d’autres États membres »), entre autres. 333 Cf. l’un des considérants du règlement. 334 CJCE, 30 mai 1989, Commission des Communautés européennes c / République hellénique, aff. 305/87, Rec. p. 1461. Voy. également, dans un registre approchant, CJCE, 10 septembre 2009, Commission des Communautés européennes c / République fédérale d’Allemagne, aff. C-269/07, CJCE, 17 janvier 2008, Commission des Communautés européennes c/ République fédérale d’Allemagne, aff. C152/05, CJCE, 18 janvier 2007, Commission des Communautés européennes c / Royaume de Suède, aff. C-104/06 et CJCE, 26 octobre 2006, Commission des Communautés européennes c / République portugaise, aff. C-345/05. 335 CJCE, 18 mai 1989, Commission c / République fédérale d’Allemagne, aff. 249/86. Imposer au travailleur – à titre de condition mise à la prorogation de la carte de séjour des membres de sa famille – qu’il vive, une fois que sa femme et ses enfants l’ont rejoint, dans un logement approprié (alors que le bien est sans doute devenu trop exigu du fait de cette arrivée) viole le règlement 1612/68/CEE précité. 336 CJUE [GC], 23 février 2010, London Borough of Harrow c / Nimco Hassan Ibrahim et Secretary of State for the Home Department, aff. C-310/08. Exiger de l’enfant d’un ressortissant communautaire (ayant travaillé dans un État de l’Union) désireux de toucher une aide au logement, qu’il dispose dans le pays d’accueil de ressources suffisantes et d’une assurance maladie complète méconnaît les obligations portées par ledit règlement 1612/68. 337 Art. 50, §2, litt. e.

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[…] constitue le complément nécessaire de la liberté d’établissement »338. Et, à ce titre, « des mesures nationales qui réglementent l’acquisition de la propriété foncière sont soumises au respect des dispositions du traité concernant la liberté d’établissement des ressortissants des États membres »339. ii. Des capitaux Pas moins que les personnes, les capitaux doivent pouvoir circuler aussi librement que possible entre États de l’Union (ainsi qu’entre cette dernière et les pays tiers)340. Les juges, dans l’arrêt Konle, l’ont rappelé avec force341, n’hésitant pas à subordonner à ce principe communautaire la législation nationale qui entend restreindre l’accès à la propriété des étrangers. Le requérant, ressortissant allemand, désirait faire l’acquisition d’un bien immobilier dans le land autrichien du Tyrol ; or, une loi émise par ce dernier, mue par l’objectif d’endiguer la multiplication des résidences secondaires et de réduire la dépendance économique aux revenus du tourisme, imposait aux candidats non autrichiens une série de conditions (notamment l’obtention d’une autorisation administrative préalable et la démonstration que l’achat projeté n’est pas contraire aux intérêts politiques de l’État et est sous-tendue par un intérêt économique, culturel ou social) auxquelles les autochtones n’étaient, eux, pas assujettis. « Des mesures nationales qui réglementent l’acquisition de la propriété foncière sont soumises au respect des dispositions du traité concernant […] la liberté des mouvements de capitaux », pose la Cour d’emblée342. Quel rapport peut-on cependant tracer entre immobilier et capitaux ? En vertu d’une directive européenne, ces derniers englobent bien les « investissements immobiliers effectués sur le territoire national par des non-résidents » 343. Dont acte : « compte tenu du risque de discrimination, [...] la procédure d’autorisation en cause constitue une restriction aux mouvements de capitaux », ponctue la Cour344. Au-delà du fond de l’affaire, un enseignement doit être tiré de l’arrêt Konle relativement au principe de subsidiarité. Socle de la gouvernance européenne, ce précepte trouve bien à s’appliquer au droit de propriété. « Les traités ne préjugent en rien le régime de la propriété dans les États membres », clame à cet égard l’article 345 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne345. Ensuite de quoi, « le régime de la propriété foncière continue à relever de chaque État membre en vertu de l’article 222 du traité [ancêtre de l’article 345] », concède la Cour dans la présente espèce346. Celle-ci n’en fixe pas moins une balise d’importance : « cette disposition n’a pas pour effet de faire échapper un tel régime 338 CJCE, 5 mars 2002, Reisch et a c / Bürgermeister der Landeshauptstadt Salzburg et a, aff. C-310/08, point 29. 339 CJCE, 1er juin 1999, Konle c / Republik Österreich, aff. C-302/97, point 22. 340 Art. 63 et s. du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Voy. également la directive 88/361/CEE du Conseil du 24 juin 1988 pour la mise en oeuvre de l’article 67 du Traité, J.O.C.E., L 178, 8 juillet 1988. 341 CJCE, 1er juin 1999, Konle c / Republik Österreich, aff. C-302/97, point 22. 342 Arrêt Konle précité, point 22. 343 Point II.A de l’annexe I de la directive 88/361/CEE précitée. 344 Arrêt Konle précité, point 49. 345 Cf. sur cette disposition B. Akkermans et E. Ramaekers, « Article 345 TFEU (ex Article 295 EC), Its Meanings and Interpretations », European Law Journal, vol. 16, n°3, 2010, p. 292 et s. 346 Arrêt Konle précité, point 38.

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aux règles fondamentales du traité »347, aux rang desquelles on pointe la non discrimination et le libre mouvement des capitaux, entre autres348. En fait, l’arrêt Fearon avait ouvert la voie en 1984349 : soucieuse de rendre la terre à ceux qui la travaillent, l’Irlande avait promulgué une loi d’expropriation visant exclusivement ceux qui ne résident pas à proximité de leurs parcelles. L’inégalité de traitement (avec les gens du cru) n’avait pas manqué de faire réagir le Cour : « si l’article 222 du traite ne met pas en cause la faculté des États membres d’instituer un régime d’expropriation publique, un tel régime n’échappe cependant pas à la règle fondamentale de non-discrimination qui est a la base du chapitre du traité relatif au droit d’établissement »350. §4. La protection des consommateurs Un autre domaine communautaire est à épingler : celui de la protection des consommateurs. Le rapport avec la propriété ? Tout simplement, c’est parfois d’un bien immobilier que ces consommateurs se rendent acquéreurs. Et cette protection s’indique d’autant plus que, d’une part, les sommes en jeu sont particulièrement élevées (exposant l’intéressé à un endettement au long cours) et, de l’autre, une défaillance dans le remboursement du prêt emporte une sanction lourde de conséquences : l’aliénation du bien et l’éviction subséquente de ses occupants. De manière générale (sans viser les transactions immobilières spécialement), l’Union a à cœur de prémunir les consommateurs contre les « clauses abusives » qui émaillent certaines conventions : cette protection compense en quelque sorte leur position d’infériorité dans la négociation contractuelle351. Une directive a été prise en ce sens expressément352, qui précise que de pareilles clauses « ne lient pas » le consommateur353. Justement, la crise immobilière qui ravage(ait) un pays comme l’Espagne par exemple a entraîné une augmentation considérable des arriérés de paiement de prêt hypothécaire et, in fine, des expulsions… sans que la législation protège toujours suffisamment les droits du propriétaire dépossédé. À cet égard, la Cour de justice a rendu le 14 mars 2013 un arrêt (Morcillo) cardinal354. Étaient mise en cause les règles procédurales espagnoles qui empêchent le propriétaire 347 Arrêt Konle précité, point 38. 348 Voy., pour des illustrations ultérieures, CJCE, 5 mars 2002, Reisch et a c / Bürgermeister der Landeshauptstadt Salzburg et a, aff. C-310/08, CJCE, 4 juin 2002, Commission des Communautés européennes c / République française, aff. C-483/99 et CJCE, 4 juin 2002, Commission des Communautés européennes c / République portugaise, aff. C-367/98. 349 CJCE, 6 novembre 1984, Fearon & Company Limited c / Irish Land Commission, aff. 182/83. 350 Arrêt Fearon précité, point 7. 351 À tout le moins lorsque le cocontractant est un professionnel. 352 Directive 93/13/CEE du Conseil, du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs, J.O.U.E. L 095, 21 avril 1993. « Une clause d’un contrat n’ayant pas fait l’objet d’une négociation individuelle est considérée comme abusive lorsque, en dépit de l’exigence de bonne foi, elle crée au détriment du consommateur un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties découlant du contrat » (article 3, paragraphe 1). 353 Article 6, paragraphe 1. 354 CJUE, 14 mars 2013, Juan Carlos Sánchez Morcillo et María del Carmen Abril García c / Banco Bilbao Vizcaya Argentaria SA, aff. C-415/11.

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visé par une procédure de saisie du bien de contester celle-ci valablement. De fait, la suspension judiciaire de l’exécution de la décision de vente du logement n’est autorisée que pour une liste limitative de motifs, dont ne fait pas partie l’existence d’une clause abusive ; c’est ex post seulement que l’intéressé pourra s’opposer (une fois l’expulsion intervenue donc), et la compensation sera alors d’ordre indemnitaire exclusivement. Or, cette-ci est « incomplète et insuffisante », estime la Cour355. Dès lors, ce régime « est de nature à porter atteinte à l’effectivité de la protection voulue par la directive »356. « Il en va d’autant plus ainsi lorsque […] le bien faisant l’objet de la garantie hypothécaire est le logement du consommateur lésé et de sa famille, ce mécanisme de protection des consommateurs limité au paiement de dommages et intérêts ne permettant pas d’empêcher la perte définitive et irréversible dudit logement »357. Cette jurisprudence n’est pas restée isolée358. *

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Avant de passer à l’examen de l’article 17 de la Charte des droits fondamentaux, un rapide regard rétrospectif sur ces décisions s’indique. Les deux premières359 ont ceci en commun de n’envisager le droit de propriété que grevé de certaines limites ; comme s’il n’était possible de penser cet attribut juridique qu’à l’intérieur d’un cadre plus ou moins contraignant pour son titulaire. Il est vrai que la priorité allait alors au développement économique ; les exigences inhérentes au commerce ont fourni une justification ad hoc à des prescriptions communautaires restreignant pourtant de manière sensible le droit de propriété des exploitants. Ce, même si, par la suite, des impératifs non strictement économiques ont pu également conduire à rogner le droit de propriété et le droit au libre exercice d’une activité professionnelle ou commerciale ; on songe entre autres au rétablissement de la paix dans un pays en guerre, par le truchement de la saisie d’avions appartenant à une personne – publique ou privée – ayant son siège dans l’État agresseur360 (arrêt Bosphorus361). Il est vrai aussi que l’ample marge d’appréciation laissée aux autorités nationales (pour donner chair dans l’ordre juridique interne aux objectifs fixés par l’Union) restreint d’autant le contrôle de Cour (sur les mesures étatiques rabotant les pouvoirs des propriétaires)362. En tous cas, peu de droits fondamentaux se sont vus ainsi attacher de telles restrictions dans le mouvement même de leur édiction ! La sin355 356 357 358 359 360 361 362

Arrêt Morcillo précité, point 60. Arrêt Morcillo précité, point 59. Arrêt Morcillo précité, point 61. Voy. notamment CJUE, 17 juillet 2014, Mohamed Aziz c / Caixa d’Estalvis de Catalunya, Tarragona i Manresa (Catalunyacaixa), aff. C169/14. Cf. aussi, sur un thème similaire (prêt à la consommation ici), CJUE, 10 septembre 2014, Monika Kušionová c / SMART Capital a.s., aff. C34/13. Nold et Hauer Ce, bien que l’aéronef en question était donné à en location à une personne morale n’ayant pas son siège, elle, dans ledit État. CJCE, 30 juillet 1996, Bosphorus Hava Yollari Turizm ve Ticaret AS c / Minister for Transport, Energy and Communications et a., aff. C-84/95. Cf. K. Lenaerts et K. Vanvoorden, « The right to property in the case law of the Cour of Justice of the European Union », Propriété et droits de l’homme. Property and human rights, sous la direction de H. Vandenberghe, Bruges, La Charte, 2006, p. 238.

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gulière consécration que voilà… Il n’en reste pas moins qu’assigner des balises à une prérogative revient toujours, en creux, à conférer – au sein du périmètre ainsi circonscrit – une authentique existence juridique à celle-ci, ce qui à l’époque n’était pas le moindre des mérites de Luxembourg. Changement de registre (et de perspective) dans les trois autres affaires363 où, tout à l’inverse, ces principes fondateurs de droit européen que sont la liberté de circulation et d’établissement des personnes, le libre mouvement des capitaux et la protection du consommateur ont conduit à invalider des mesures nationales compromettant l’accès à la propriété immobilière et son maintien. L’évolution ne doit sans doute pas au hasard et donne à voir, en filigrane, l’émergence de quelque chose comme un droit au logement (sensu lato)364. b) Une reconnaissance directe : la Charte des droits fondamentaux Une fois retracés les linéaments du droit du propriété dans la production de la Cour de justice de l’Union européenne, il importe d’examiner la forme que celui-ci a empruntée pour se couler au sein de la Charte des droits fondamentaux. Énoncée pour la première fois le 7 décembre 2000,365 adaptée et proclamée solennellement le 12 décembre 2007,366 dotée de la « même valeur juridique que les traités » par l’effet du Traité de Lisbonne367 (qui, de ce fait, la range dans le droit primaire), et entrée en vigueur le 1er décembre 2009 (en même temps que ce dernier traité), la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne fait désormais partie – de manière intégrante – du paysage normatif européen des droits de l’homme. Or, cet instrument proclame le « droit de propriété » en son article 17, paragraphe 1, libellé comme suit : « Toute personne a le droit de jouir de la propriété des biens qu’elle a acquis légalement, de les utiliser, d’en disposer et de les léguer. Nul ne peut être privé de sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique, dans des cas et conditions prévus par une loi et moyennant en temps utile une juste indemnité pour sa perte. L’usage des biens peut être réglementé par la loi dans la mesure nécessaire à l’intérêt général. »

Disons-le sans ambages, le législateur communautaire n’a aucunement cherché à capitaliser sur ces premiers ferments jurisprudentiels, préférant s’aligner sur le libellé privi363 Libert, Konle et Morcillo. 364 Cf. sur le sujet O. De Schutter et N. Boccadoro, « Le droit au logement dans l’Union européenne », Le logement dans sa multidimensionnalité : une grande cause régionale, sous la direction de N. Bernard et Ch. Mertens, Namur, Ministère de la Région wallonne, collection Études et documents, 2005, p. 270 et s. 365 Par le Parlement européen, le Conseil et la Commission, lors du Conseil européen de Nice. 366 Par les présidents du Parlement européen, du Conseil et de la Commission, lors de la session plénière du Parlement, à Strasbourg. 367 Art. 6, par. 1, al. 1er, du Traité sur l’Union européenne, remplacé par l’art. 1er, 8), du Traité de Lisbonne modifiant le traité sur l’Union européenne et le traité instituant la Communauté européenne, signé à Lisbonne le 13 décembre 2007, J. O. U. E., 17 décembre 2007, C 306/13.

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légié par la Convention européenne des droits de l’homme (§1er). L’une ou l’autre différence lexicale est cependant à pointer (§2), sans parler de la référence incontournable à la dignité humaine (§3). On verra en finale la fortune rencontrée actuellement par l’article 17 devant la Cour de justice (§4). §1er. Une filiation évidente (et assumée) avec l’article 1er du premier Protocole additionnel Elle ne tente pas de le dissimuler, la Charte des droits fondamentaux puise largement son inspiration dans le droit conventionnel (i), ce qui ne va pas toutefois sans engendrer certains dangers (ii). i. Ampleur et enjeu de l’emprunt La chose saute vite aux yeux : l’article 17, paragraphe 1er, de la Charte des droits fondamentaux accuse une similitude appuyée avec l’article 1er du premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme proclamant le droit au respect des biens368. Cette ressemblance est tout sauf fortuite : dans une optique de transversalité conceptuelle de bon aloi, l’Union européenne a choisi de ne pas créer des prérogatives ex nihilo pour son recueil de droits fondamentaux, mais de se greffer autant que faire se peut sur des concepts déjà existants dans les autres instruments internationaux en matière de droits de l’homme369. Peu commune, la passerelle jetée explicitement entre ces deux instruments mérite à coup sûr une élucidation. À cet égard, un outil remplit un rôle majeur : les Explications relatives à la Charte des droits fondamentaux.370 « Bien que ces explications n’aient pas en soi de valeur juridique », précise le texte lui-même,371 « elles constituent un outil d’interprétation précieux destiné à éclairer les dispositions de la Charte ». Le Traité sur l’Union européenne confirme : « Les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte sont interprétés conformément aux dispositions générales du titre VII de la Charte régissant l’interprétation et l’application de celle-ci et en prenant dûment en considération les explications visées dans la Charte, qui indiquent les sources de ces dispositions ».372 Et la Charte d’appuyer : « Les explications élaborées en vue de guider l’interprétation de la présente Charte sont dûment prises en considération par les juridictions de l’Union et des États membres ».373 368 Dont on découvrira infra le contenu. 369 Voy., dans un registre approchant, N. Bernard, « Les ressources – jurisprudentielles notamment – qu’offre l’article 34.3 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (droit à une aide au logement) », Rev. trim. dr. h., 2014, p. 81 et s. 370 2007/C 303/02, J. O. U. E., 14 décembre 2007, C 303/17sss. Élaborées initialement le 19 octobre 2000 (CHARTE 4473/1/00 REV 1), sous la seule responsabilité du Bureau de la Convention sur la Charte des droits fondamentaux (chargée à l’époque d’élaborer un projet de texte), et adaptées en 2007 au moment de la signature du Traité de Lisbonne, ces Explications visent à donner pour chacun des articles de la Charte des renseignements aussi bien sur les sources normatives d’inspiration de ces dispositions que sur leur portée juridique. 371 Dans son préambule. 372 Art. 6, par. 1, al. 3. 373 Art. 52, par. 7.

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Que disent donc ces Explications du droit de propriété, telles que proclamées par la Charte des droits fondamentaux ? Au-delà du fait qu’il s’agit d’un « droit fondamental commun à toutes les constitutions nationales » et « consacré à maintes reprises par la jurisprudence de la Cour de justice », elles n’en font pas mystère : l’article 17, paragraphe 1er, de la Charte « correspond » à l’article premier du Premier Protocole additionnel à la Convention, purement et simplement. Ce, malgré les quelques différences (purement) lexicales qui séparent les deux dispositions. Si, en clair, sa « rédaction a été modernisée », le droit consacré par l’article 17 n’en a pas moins « le même sens et la même portée que celui garanti par la CEDH ». Aussi, c’est vers la jurisprudence précitée de la Cour européenne des droits de l’homme qu’il y a lieu de se tourner pour percer la teneur de ce droit. Du reste, sans avoir éprouvé là le besoin d’en appeler aux Explications, la Cour de justice a déjà affirmé : « Afin de déterminer la portée du droit fondamental au respect de la propriété, principe général du droit communautaire, il y a lieu de tenir compte, notamment, de l’article 1er du protocole additionnel n° 1 à la CEDH, qui consacre ce droit »374. Dans cet exercice d’interprétation, la Convention « revêt […] une signification particulière »375. Il n’y a pas que les Explications de la Charte des droits fondamentaux à faire mention de la Convention européenne des droits de l’homme ; les traités eux-mêmes opèrent de la sorte. À cet égard, l’article 6, paragraphe 3, du Traité sur l’Union européenne dispose : « Les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux ». Et c’est non seulement à la Convention européenne en tant que telle que les instruments communautaires renvoient, mais également à la jurisprudence de la Cour de Strasbourg.376 Elle-même, la Convention européenne n’est pas un instrument isolé dans le champ des droits de l’homme. Ainsi, le Comité européen des droits sociaux tient expressément à relier l’article 31 de la Charte sociale européenne sur le droit au logement, par exemple à ses « sources d’inspiration » normatives,377 soulignant du même coup une filiation entre la Charte et divers autres instruments tels que, « en premier chef [sic] », la Convention

374 CJCE [GC], 3 septembre 2008, Kadi et Al Barakaat International Foundation c / Conseil de l’Union européenne et Commission des Communautés européennes, aff. C-402/05 P et C-415/05 P, point 356. 375 CJCE, 10 juillet 2003, Booker Aquaculture Ltd et Hydro Seafood GSP Ltd c / The Scottish Ministers, aff. C-20/00 et C-64/00, point 65. 376 Ainsi, le préambule de la Charte dispose ce qui suit : « La présente Charte réaffirme, dans le respect des compétences et des tâches de l’Union, ainsi que du principe de subsidiarité, les droits qui résultent notamment des traditions constitutionnelles et des obligations internationales communes aux États membres, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, des Chartes sociales adoptées par l’Union et par le Conseil de l’Europe, ainsi que de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne et de la Cour européenne des droits de l’Homme ». Par ailleurs, les Explications déclarent : « Le sens et la portée des droits garantis sont déterminés non seulement par le texte de ces instruments [La Convention et ses protocoles], mais aussi par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et par la Cour de justice des Communautés européennes ». 377 C. E. D. S., Fédération européenne des associations nationales de travail avec les sans-abri c. France, 5 décembre 2007 (fond.), récl. 39/2006, § 64.

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européenne des droits de l’homme378 (et, de manière « déterminante »,379 le Pacte des Nations unies relatif aux droits économiques, sociaux et culturels). Cette passerelle jetée par le Comité des droits sociaux entre les deux traités du Conseil de l’Europe (Charte sociale révisée et Convention européenne), avait déjà été arrimée par le Protocole additionnel no 12 à la Convention, signé le 4 novembre 2000 et entrée en vigueur le 1er avril 2005. En vertu de celui-ci, le principe de non-discrimination s’applique non seulement aux prérogatives consacrées par la Convention européenne (cf. l’art. 14 de ladite Convention), mais également, et là réside l’extension digne d’intérêt, aux droits reconnus par les différents ordres juridiques internes.380 Il est une autre conséquence à tirer de la filiation entre la Charte et la Convention : à l’instar de celle-ci, celle-là doit faire l’objet d’une évolution évolutive. C’est expressément en tout cas « à la lumière des autres instruments internationaux pertinents » que toute disposition de la Charte381 doit être interprétée, instruments avec lesquels ladite Charte, du reste, a « vocation » à recevoir application « de concert ».382 Attendu dès lors que la Convention du 4 novembre 1950 est tenue par la Cour européenne des droits de l’homme pour un « instrument vivant » (arrêt Tyrer c. Le Royaume-Uni),383 le texte doit naturellement « s’interpréter à la lumière des conditions d’aujourd’hui », infère la Cour dans son arrêt Marckx c. La Belgique.384 Instruit de ce prisme interprétatif, et « particulièrement attentif » à se montrer « en phase »385 avec la doxa développée par la Cour européenne, le Comité des droits sociaux a pareillement privilégié une telle appréciation dynamique de la Charte (« à la lumière des conditions actuelles »).386 En tout

378 C. E. D. S., Mouvement international ATD Quart Monde c. France, 5 décembre 2007 (fond.), récl. 33/2006, § 69. 379 C. E. D. S., Fédération européenne des associations nationales de travail avec les sans-abri c. France, 5 décembre 2007 (fond.), récl. 39/2006, § 66. 380 Dit autrement, les droits sociaux adoptés par les États – qui recouvrent souvent les attributs édictés par la Charte – ont acquis une justiciabilité conventionnelle et tombent désormais, le droit au logement inclus le cas échéant, sous la juridiction de la Cour européenne (cf. Frédéric Sudre, La protection des droits sociaux par la Cour européenne des droits de l’homme : un exercice de « jurisprudence-fiction » ?, Rev. trim. dr. h., 2003, 768ss.). Est créé, là, ce que le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe Thomas Hammarberg, appelle un « pont formel » entre la Charte sociale européenne et la Convention européenne (Thomas Hammarberg, Les droits sociaux et la mise en œuvre du droit au logement, Sans-abri en Europe, publication de la FEANTSA, automne 2008, 5). À ce jour, hélas, ni la Belgique (ne manque plus que la Communauté flamande), ni la France (qui ne l’a même pas signé), n’ont encore ratifié ce Protocole. 381 Ici, l’article 31. 382 C. E. D. S., Mouvement international ATD Quart Monde c. France, 5 décembre 2007 (fond.), récl. 33/2006, § 68. 383 Cour eur. dr. h., arrêt Tyrer c. Royaume-Uni du 25 avril 1978, § 31. 384 Cf. aussi Cour eur. dr. h., arrêt Marckx c. Belgique du 13 juin 1979, § 58 ; cf. aussi le § 41. C’est sur la base en tout cas d’une « évolution » de la société que la défunte Commission européenne des droits de l’homme a pu décréter en 1988 que le logement, ignoré par les rédacteurs de la Convention, n’en cristallisait pas moins un « besoin social fondamental » (Comm. eur. dr. h., rapport Mellacher et autres c. Autriche du 11 juillet 1988, § 208). 385 C. E. D. S., Mouvement international ATD Quart Monde c. France, 5 décembre 2007 (fond.), récl. 33/2006, § 69. 386 C. E. D. S., Fondation Marangopoulos pour les droits de l’homme c. Grèce, 6 décembre 2006 (fond.), récl. 30/2005, § 194.

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état de cause, certains concepts mobilisés par le Comité sont directement empruntés à la jurisprudence de la Cour, comme la « vulnérabilité » (des mal-logés).387 Ce mouvement d’emprunt discursif bien compris n’est cependant pas à sens unique puisque, en retour, la Cour européenne des droits de l’homme (arrêt Sørensen et Rasmussen c. Danemark du 11 janvier 2006 par exemple),388 n’hésite pas à prendre appui, pour interpréter les dispositions de son propre texte fondateur (l’article 11, de la Convention européenne en l’espèce, consacrant le droit de fonder des syndicats),389 sur la jurisprudence du Comité des droits sociaux, et ce, même à l’encontre d’États qui n’ont pas ratifié l’article-étalon de la Charte dont question (arrêt Demir et Baykara c. Turquie).390 Si, en définitive, les mécanismes de protection divergent entre ces deux ordres juridiques, il existe bien une continuité indéniable (un « continuum »), entre les droits de l’homme reconnus par la Convention et ceux qui sont inscrits au sein de la Charte ; et il n’est pas jusqu’à la Cour de justice des Communautés européennes, qui n’en vînt à se référer, dans ses célèbres arrêts Viking391 et Laval392 par exemple (des 11 et 18 décembre 2007 respectivement), à la Charte sociale révisée.393 Le traité communautaire lui-même, on l’a vu, opère un renvoi remarqué à la Charte sociale (non révisée).394 ii. Dangers Indubitablement poussée, cette interrelation conceptuelle n’est toutefois pas sans danger : le premier d’entre eux réside dans une détermination différenciée (suivant l’ordre juridique en cause : Union européenne ou Conseil de l’Europe), des pourtant mêmes concepts.395 Heureusement, il est obvié à ce risque : « dans la mesure où la présente Charte contient des droits correspondant à des droits garantis par la Convention euro-

387 Comp. le § 56, litt. e, de C. E. D. S., Fédération européenne des associations nationales de travail avec les sansabri c. France, 5 décembre 2007 (fond.), récl. 39/2006, avec le § 84 de Cour eur. dr. h., arrêt Connors c. Royaume-Uni du 27 mai 2004, par exemple. Cf. de manière générale Philippe Lagrange, Les personnes vulnérables, in : Laurence Bugorgue-Larsen (dir.), La France face à la Charte des droits fondamentaux, Bruxelles, Bruylant, 2005, 223ss. 388 Cour eur. dr. h., arrêt Sørensen et Rasmussen c. Danemark du 11 janvier 2006, § 35, 36 et 72. Cf. également, dans un registre autre, l’arrêt Pellegrin c. France du 8 décembre 1999. 389 À rapporter aux art. 5 et 6 de la Charte. 390 Cour eur. dr. h., arrêt Demir et Baykara c. Turquie du 12 novembre 2008 [GC], § 50. La Cour n’a pas conféré pour autant une quelconque justiciabilité à la Charte en elle-même (d’autant moins que la Turquie a pris soin de ne pas se déclarer liée par les articles 5 et 6 dudit instrument). L’invocation que la Cour fait de ces dispositions la cantonne dans le strict champ interprétatif. 391 C. J. C. E., 11 décembre 2007 [GC], International Transport Workers’ Federation et Finnish Seamen’s Union c. Viking Line ABP et OÜ Viking Line Eesti, C-438/05, points 24, 25 et 43. 392 C. J. C. E., 18 décembre 2007 [GC], Laval un Partneri Ltd c. Svenska Byggnadsarbetareförbundet, Svenska Byggnadsarbetareförbundets avdelning 1, Byggettan, et Svenska Elektrikerförbundet, C-341/05, § 90. 393 En l’espèce, c’est le droit de mener des actions collectives, comme le droit de grève (consacré par l’article 6.4 de la Charte sociale révisée), qui occupait la haute juridiction de Luxembourg. 394 Art. 151, al. 1er, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. 395 Cf. sur un sujet approchant Bruno Genevois, La Convention européenne des droits de l’homme et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne : complémentarité ou concurrence ?, R. F. D. A., 2010, 437ss.

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péenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère ladite convention ».396 Un autre danger guette alors, qui consisterait à voir figé le contenu des droits de la Charte, puisque ceux-ci sont directement issus d’un autre instrument, y compris quant à leur portée. Or, le Premier Protocole additionnel à la Convention397 a déjà (plus de) soixante ans !398 Très opportunément, la Charte précise que le principe précité « ne fait pas obstacle à ce que le droit de l’Union accorde une protection plus étendue »,399 étant entendu que les droits de l’homme existants – dont la Convention – constituent un socle minimal en deçà duquel il n’est pas question de s’aventurer400 (consécration du standstill)401). Voilà donc la Convention européenne présentée à la fois comme une « référence pour la détermination du contenu des dispositions empruntées à la CEDH et comme standard minimum obligatoire » ;402 elle tient, autrement dit, autant de l’horizon que du verrou de sécurité. Et si l’on a bien affaire à un « enchevêtrement de plus en plus intime » et à une « interpénétration réciproque » entre les deux ordres juridiques, « c’est donc bien essentiellement à la norme de Strasbourg que devront s’étalonner les droits fondamentaux de l’Union européenne ».403 En sens inverse, la Cour européenne trouvera, dans ce jeune instrument qu’est la Charte, l’occasion providentielle de réactualiser ses prescrits ; ainsi, « la Charte est utilisée aujourd’hui par la Cour européenne desdroitsdel’hommepourmoderniserl’interprétationdelaConvention ».404 Ce faisant, elle « se libère de la contrainte du seul dénominateur commun européen ».405 396 Art. 52, al. 3, de la Charte des droits fondamentaux. Cf. pour une illustration en matière de droit au respect de la vie privée et familiale, C. J. U. E., 5 octobre 2010, J. McB. c. L.E., C–400/10 PPU, § 53. Sur le sujet, cf. Johan Callewaert, Leur sens et leur portée sont les mêmes. Quelques réflexions sur l’article 52, § 3, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, J. T., 2012, 596ss. 397 Qui date de 1952. 398 Sur l’articulation de ces deux ordres juridiques, cf. Caroline Picheral / Laurent Coutron (dir.), Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et Convention européenne des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2012. 399 Art. 52, al. 3, in fine, de la Charte des droits fondamentaux. Comp., pour une illustration, l’art. 14 de la Charte à l’art. 2 du Premier Protocole additionnel à la Convention. 400 Art. 53 de la Charte : « Aucune disposition de la présente Charte ne doit être interprétée comme limitant ou portant atteinte aux droits de l’homme et libertés fondamentales reconnus, dans leur champ d’application respectif, par le droit de l’Union, le droit international et les conventions internationales auxquelles sont parties l’Union, ou tous les États membres, et notamment la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ainsi que par les constitutions des États membres ». 401 Cf. Alexandre Defossez, La consécration de la Charte des droits fondamentaux, Rev. dr. ULg., 2008, 242. 402 Françoise Tulkens / Johan Callewaert, Le point de vue de la Cour européenne des droits de l’homme, in : Jean-Yves Carlier / Olivier de Schutter (dir.), La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Son apport à la protection des droits de l’homme en Europe, Bruxelles, Bruylant, 2002, 228. 403 Bernard Favreau, La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne : pourquoi ? comment ?, in : Bernard Favreau (dir.), La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne après le Traité de Lisbonne, Bruxelles, Bruylant, 2010, 36. 404 Laurence Burgorgue-Larsen, Portée de la Charte des droits fondamentaux de l’Union : la patience est de mise, note sous C. E. fr., 5 janvier 2005, no 257341, A. J. D. A., 2005, 849. Cf. à cet effet l’arrêt Goodwin c. Royaume-Uni [GC] du 11 juillet 2002, et sa note critique de Patrick Wachsmann et Aluma Marienburg-Wachsmann, Rev. trim. dr. h., 2003, 1157ss. 405 Frédéric Sudre, La cohérence issue de la jurisprudence européenne des droits de l’homme. L’« équivalence » dans tous ses états, in : Caroline Picheral / Laurent Coutron (dir.), Charte des droits fondamen-

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De manière générale, et contre les principes traditionnels de postériorité ou de spécialité de la loi, c’est la norme la plus favorable (au droits de l’homme), qui l’emporte en cas de conflits,406 y compris avec une règle de droit interne.407 §2. Quelques (légères) différences lexicales Si le législateur communautaire s’est très largement inspiré du Protocole additionnel n°1, le décalque n’est pas parfait pour autant (quoi qu’en disent les Explications). Pointons quelques différences, en tâchant d’en élucider la portée. Tout d’abord, par rapport au premier Protocole additionnel, la Charte omet de préciser que la personne susceptible d’accéder à la propriété408 peut aussi bien être physique que morale. Toutefois, « aucune restriction n’est établie quant aux bénéficiaires du droit reconnu », notent les premiers commentateurs409. Entités et particuliers, personnes privées et publiques… tous sont donc pareillement éligibles. Du reste, la Cour européenne des droit des l’homme410 avait déjà ouvert le droit de propriété – quant à son principe411 – aux autorités étatiques. Ensuite, en mobilisant (à propos des biens dont on a la propriété) les termes « jouir », « utiliser » et « disposer », la Charte prend soin de déployer le triptyque traditionnel des attributs du propriétaire (usus-fructus-abusus) ; par contraste, le premier Protocole additionnel se cantonne au « droit au respect de ses biens », sans autre forme de précision. Il serait abusif cependant d’en déduire que la Charte offrirait au titulaire du droit de propriété des pouvoirs plus étendus que ceux qu’offre le premier Protocole, la divergence étant purement linguistique ici. Par ailleurs, l’article 17 circonscrit l’assiette du droit de propriété aux biens « acquis légalement », précision tue par le premier Protocole additionnel. L’incise ne laisse pas d’étonner, à un triple titre. D’abord, parce qu’elle semble méconnaître le fait que la propriété peut parfaitement s’acquérir au départ d’une situation marqué ab initio par l’illégalité, par le jeu de l’usucapion/prescription acquisitive (possession prolongée dans le temps). Ensuite, la notion de légalité est éminemment relative et, notamment, peut varier en fonction des périodes et des régimes politiques ; faut-il rappeler le très délicat – et volumineux – contentieux relatif aux restitutions des biens spoliés par les autorités communistes de l’époque mais qui, dans l’intervalle, ont été appropriés par des tiers (en taux de l’Union européenne et Convention européenne des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2012, 50. 406 Cf. l’art. 53 de la Convention européenne, l’art. 32 de la Charte sociale européenne, l’art. 5.2 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, etc. 407 Cf. sur ce sujet Sophia Koukoulis-Spiliotopoulos, Les droits sociaux : droits proclamés ou droits invocables ? Un appel à la vigilance, in : Bernard Favreau, (Fn.367), 280. 408 « Toute personne a le droit de jouir de la propriété des biens […] ». 409 Voy. H. Pauliat, « Article II-77-§1 », Traité établissant une Constitution pour l’Europe. Commentaire article par article, partie II : La Charte des droits fondamentaux de l’Union, sous la direction de L. Burgorgue-Larsen et al., Bruxelles, Bruylant, 2005, p. 236. L’article II-77 en question renvoie au mort-né Traité établissant une Constitution pour l’Europe (2004/C 310/01, J.O.C.E., 16 décembre 2004), lequel incluait la Charte dans sa partie II ; l’actuel article 17 de la Charte en est cependant le parfait décalque. 410 Cour EDH, arrêt du 9 décembre 1994, Les saints monastères c. Grèce, points 58 et s. 411 Car, in specie, l’État défendeur a été convaincu d’avoir violé le droit de propriété des requérants.

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vertu des règles alors en vigueur)412 ? Enfin, la Cour européenne des droits de l’homme s’était employée à déprendre de la régularité de la détention la titularité du droit au respect des biens ; signalons à cet égard que, dans l’arrêt Öneryildiz précité par exemple413, c’est au mépris des lois que le requérant s’était installé sur la décharge (ce qui ne l’a nullement privé du bénéfice du premier Protocole additionnel)414 ? En l’état, la Charte semble donc signer une régression par rapport à la vision plus large proposée par le droit conventionnel. Autre nouveauté introduite par la Charte : l’article 17 permet au propriétaire de « léguer » ses biens. L’ajout peine à convaincre de son utilité, tant cette opération d’ordre successoral est comprise d’ordinaire dans le droit de disposer de ses choses415. On en retiendra cependant un enseignement : le concept de propriété glisse doucement vers celui de patrimoine416. Pour prendre la mesure de la mutation, signalons que ce dernier, en plus d’approfondir la dimension immatérielle des biens417 (puisqu’il suppose des droits et obligations), comprend d’ordinaire un passif également, ce qui ouvre un nouveau champ manifestement. Et, dans le même registre, l’insertion de ce terme ouvre potentiellement – dans le chef non plus du légateur mais du légataire cette fois – un droit sur les biens non encore échus. Last but not least, la Charte prévoit d’allouer à la personne privée le cas échéant de sa propriété une « juste indemnité », ce que le premier Protocole additionnel n’évoque nulle part. On a ici toutefois la ratification d’une pratique jurisprudentielle davantage qu’une véritable innovation dans la mesure où la Cour européenne a admis depuis longtemps que le principe d’un dédommagement devait se déduire du libellé du texte conventionnel418. À titre surabondant, on épinglera le caractère passablement flou du moment (« en temps utile ») auquel cette indemnité est à verser : avant, pendant ou après la dépossession ? On ne le sait. A minima, il n’aura pas échappé que l’adjectif « préalable » flanquant d’ordinaire le terme « indemnité » (et présent dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 par exemple419, comme dans la Constitution belge420) est ici absent, indice probablement que le législateur communautaire n’exige pas une antériorité de la com-

412 Voy. notamment Chr. Pettiti, « Sur la restitution des biens confisqués sous la période communiste, Rev. trim. dr. h., 2004, p. 404 et s., ainsi que N. Bernard, « Réparer des privations de propriété (occasionnées sous le régime communiste) sans en créer d’autres d’aujourd’hui. A propos de la condamnation de la Slovénie par le Comité européen des droits sociaux », Rev. trim. dr. h., 2011, p. 119 et s. 413 Cour EDH, arrêt du 30 novembre 2004, Öneryildiz c. Turquie. 414 Voy. supra. 415 Cf. entre autres Cour EDH (plén.), arrêt du 13 juin 1979, Marckx c. Belgique, point 36. 416 Cf. H. Pauliat, op. cit., p. 239. 417 Voy. supra. 418 « L’obligation d’indemniser découle implicitement de l’article 1 du Protocole n°1 » (Cour EDH, arrêt du 8 juillet 1986, Lithgow et a. c. Le Royaume-Uni, point 109). 419 Art. 17. 420 Art. 16.

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pensation par rapport à la privation. Aussi, cette formule évasive signifie probablement que l’indemnité doit être accordée dans un délai raisonnable et prévisible421. § 3. La matrice de la dignité humaine À bien y regarder, le droit à la propriété n’est pas consacré par l’article 17, paragraphe 1er, de la Charte de manière indépendante de tout arrière-plan normatif. Il suffit de lire à cet effet le premier article de la Charte, laquelle s’ouvre effectivement par cette vibrante déclaration : « La dignité humaine est inviolable. Elle doit être respectée et protégée ». Il y a là comme une antériorité principielle. Autrement dit, les différents droits de l’homme énumérés par la Charte trouvent tous leur source dans cette disposition nourricière. Ce n’est que parce qu’il a droit à la dignité humaine que, par voie de conséquence, l’individu se voit conférer le droit à la propriété. Cet article premier recèle donc une valeur herméneutique qui le hisse au rang de principe transversal d’interprétation des droits fondamentaux garantis par la Charte. À titre de comparaison, la Convention européenne des droits de l’homme ne dispose pas d’une pareille clef de voûte axiologique. Épousant traditionnellement les traits d’une « liberté-franchise », caractéristique de la première génération des droits de l’homme, le droit à la dignité humaine revêt ici les contours du « droit-créance » (typique des droits de l’homme de la seconde génération), à réclamer auprès de l’Etat (providence). De la sorte, un « noyau dur » des droits économiques, sociaux et culturels, accéderait à une certaine opposabilité juridique ; un minimum de ces prérogatives doit bien être assuré si l’on entend garantir que les conditions de vie respectent le prescrit de la dignité humaine (ou, c’est selon, éviter qu’elles tombent sous le seuil requis). Cet objectif quelque peu minimaliste ne doit cependant pas oblitérer l’impératif de progressivité qui sous-tend la figure des droits de l’homme, lesquels appellent en effet un renforcement continu de la protection sociale dont peuvent jouir les citoyens.422 Voilà, en tout cas, le droit à la dignité humaine doté à la fois d’une puissance d’inspiration à l’égard des droits énumérés par la Charte et d’une valeur normative autonome. L’intrication conceptuelle dont il est question n’interdit donc pas d’invoquer le droit à la dignité humaine de manière séparée, comme une norme in se. La chose a toute son importance dans la mesure où cet attribut matriciel est, davantage peut-être que les autres prérogatives de la Charte (libellées en termes plus vagues), susceptible de recevoir effet direct, en raison de sa formulation univoque et précise. Relevons encore, dans ce même registre, que la position de surplomb conférée au droit à la dignité humaine (installée au fronton de la Charte), a pour effet subséquent de l’affranchir de toute espèce d’obligations correspondante auxquelles seraient tenues les personnes qui entendent se réclamer d’un droit catégoriel énoncé par la Charte. Dit autrement, le droit de mener une existence conforme à la dignité humaine se voit revêtu 421 Cf. H. Pauliat, op. cit., p. 244. 422 Cf., pour le Pacte international relatif aux droits sociaux, économiques et culturels par exemple, les art. 2, § 1, 11, § 1, 13, § 2, b et c, 14, 16, § 1, 18, 21 et 22. Cf. également l’art. 40, § 1, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

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d’un caractère inconditionnel ; sa nature est « absolue » ou « indérogeable ».423 Que l’intéressé soit en faute ou non, qu’il se soit volontairement mis dans cette situation d’infortune ou pas, rien n’y fait : chaque individu possède un droit inaliénable à la restauration de sa dignité. Les devoirs viendront après. Comment, en tout état de cause, prétendre assigner une quelconque responsabilité à un individu dont l’état d’extrême dépendance matérielle l’empêche d’accéder à un degré minimal d’autonomie ? Une dernière conséquence doit encore être pointée. Dès lors que la dignité humaine sous-tend – au sens littéral – les droits portés par la Charte, la marge d’appréciation dont jouissent les instances de l’Union (et les législateurs nationaux) dans la mise en œuvre du droit au logement n’est point illimitée ; leur pouvoir est étroitement encadré par l’objectif final assigné par la Charte et qui tient dans la matérialisation du droit à mener une existence conforme à la dignité humaine. Tel doit être le résultat ultime visé par les autorités concernées, le couronnement de leur action. Il ne suffit donc pas de prendre n’importe quelles mesures en matière de droit au logement ; encore doivent-elles in fine contribuer à renforcer la dignité humaine des intéressés. En cela, la norme qui s’écarterait de ce but pourrait bien encourir la censure, faisant de la dignité humaine une « pierre angulaire » du droit au logement et en lui conférant une place de choix dans le contrôle exercé par le juge. §4. L’utilisation de la Charte par la Cour de justice Un mot, en guise de conclusion, sur l’utilisation faite par la Cour de justice de l’article 17 de la Charte. Si l’on manque encore un peu de recul temporel à ce stade pour se livrer à une analyse fouillée, il semble avéré, a minima, que l’inclusion du droit de propriété dans ce recueil de droits de l’homme n’a pas modifié fondamentalement la perception que les hautes juridictions européennes avaient de la prérogative. Dit autrement, les limites dont le droit de propriété est intrinsèquement grevé n’ont pas disparu ni même perdu en intensité avec l’élévation de cet attribut à la dignité de la Charte. « Si, selon une jurisprudence constante, le droit de propriété est garanti par l’article 17 de la charte des droits fondamentaux, il ne jouit pas, en droit de l’Union, d’une protection absolue, mais doit être pris en considération au regard de sa fonction dans la société », explique le Tribunal424 (dans son arrêt Akhras425, du nom d’un ressortissant syrien invoquant l’article 17 pour contester le gel de ses avoirs décidé par les instances communautaires en raison du soutien apporté par l’intéressé au régime en place). « Par conséquent, des restrictions 423 Bertrand Mathieu, Article II-61, in : Laurence Burgorgue-Larsen et al. (dir.), Traité établissant une Constitution pour l’Europe. Commentaire article par article, partie II : La Charte des droits fondamentaux de l’Union, Bruxelles, Bruylant, 2005, 39. L’article II-61 en question renvoie au Traité établissant une Constitution pour l’Europe (2004/C 310/01, J. O. C. E., 16 décembre 2004), lequel incluait la Charte dans sa partie II. 424 Voy., pour la compétence du Tribunal en la matière, les art. 256 et 263 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. 425 Trib., 12 février 2015, Akhras c / Conseil de l’Union européenne, aff. T579/11, point 146. Et, à propos des sanctions frappant (au nom de la lutte contre la prolifération nucléaire) ceux qui, à l’époque, faisaient commerce avec l’Iran, voy. Trib.,, 6 septembre 2013, Europäisch-Iranische Handelsbank AG c/ Conseil de l’Union européenne, aff. T434/11, point 198.

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peuvent être apportées à l’usage de ce droit, à condition que ces restrictions répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général poursuivis par l’Union et ne constituent pas, au regard du but poursuivi, une intervention démesurée et intolérable qui porterait atteinte à la substance même du droit ainsi garanti »426. Par ailleurs, dans son arrêt Giordano, la Cour a refusé de voir dans un règlement européen limitant la pêche de thon rouge en Méditerranée une violation de l’article 17 (ou une méconnaissance du droit au libre exercice d’une activité professionnelle), eu égard à l’objectif d’intérêt général poursuivi par le texte litigieux : la préservation de l’écosystème marin427. Difficile de ne pas voir la continuité avec les arrêts précédents428. Nouveau texte, même jurisprudence, en quelque sorte.… *

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Au final, et suivant l’enseignement de l’arrêt Kamberaj par exemple,429 ces interdépendances multiples entre instruments en matière de droits de l’homme, donnent à voir, au-delà du substrat interprétatif commun, un intéressant rapport de conformité en cascade. Ainsi, mesure nationale, directive communautaire (ou traité), Charte des droits fondamentaux et autres outils internationaux entretiennent entre eux une relation gigogne : la loi doit être compatible avec la directive (ou, a fortiori, le traité), qui est censée elle-même être conforme à la Charte (l’article 17 en particulier), laquelle doit se lire à la lumière de ces autres conventions internationales (spécialement l’article 31 de la Charte sociale révisée, mais pas uniquement). Et ces conventions ont quelque chose de providentiel, dans la mesure où les dispositions de la Charte pèchent parfois par laconisme. Par la bande, c’est bien la compatibilité des lois nationales avec la Charte qui est ainsi vérifiée. Car ces normes communautaires, dont l’interprétation officielle est sollicitée auprès de la cour, sont elles-mêmes mobilisées dans des conflits internes, en s’opposant à des lois nationales. Conclusion Au final, une méprise reste à éviter : il serait abusif en effet de regarder l’évolution du droit de propriété comme un simple délitement de l’attribut ou comme une négation même des prérogatives du verus dominus. L’on pourrait même avancer le contraire et voir, ici, l’émergence d’une nouvelle forme de la propriété, revitalisée : c’est qu’il importe de protéger aussi l’incontestable valeur créée par celui qui exploite le bien. Cette 426 Arrêt Akhras précité, point 146. Voy. également Trib., 13 septembre 2013, Makhlouf contre Conseil de l’Union européenne, aff. T383/11, point 97. 427 CJUE [GC], 14 octobre 2014 , Giordano c/ Commission européenne, aff. C611/12 P. 428 Cf. notamment CJCE, 29 avril 1999, The Queen c/ Secretary of State for the Environment et Ministry of Agriculture, Fisheries and Food, aff. C-293/97, Rec. p. I-2603, point 54. 429 C. J. U. E. [GC], 24 avril 2012, Servet Kamberaj c. Istituto per l’Edilizia sociale della Provincia autonoma di Bolzano (IPES) et autres, C-571/10.

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approche procède indubitablement d’une « vision à la fois plus équitable et plus nuancée des réalités économiques ».430 Au final, la mutation du droit de propriété doit sans doute moins s’analyser comme un mouvement linéaire d’érosion (des attributs du verus dominus), que comme un processus dynamique de recomposition. « Il s’agit moins de nier la propriété que de lui trouver de nouveaux fondements », résume Thomas Boccon-Gibod.431 La propriété ne se collectivise aucunement ; simplement s’emploie-t-elle à tenir compte davantage des besoins d’autrui. L’on mobilise souvent la phrase (célèbre) de Louis Favoreu suivant laquelle le droit de propriété serait un « droit artichaut », puisque « même si on lui retire une série d’attributs, il reste lui-même ; sauf si l’on touche au cœur, auquel cas il disparaît ».432 De manière plus positive, à notre sens, l’on n’enlève pas stricto sensu des feuilles à cet artichaut-là, mais on les ré-agence. Il n’est nullement mis fin au droit de propriété individuel et exclusif ; ce dernier reste angulaire, mais se conçoit différemment et se peut voir grevé de fonctions extérieures. En définitive, il faut repenser l’institution même de la propriété pour lui faire répondre plus adéquatement aux besoins actuels. Loin d’être un droit naturel et intangible, la propriété épouse étroitement les conceptions de son temps et entretient avec les hommes et le monde qui l’entourent un rapport évolutif. Et, parce que le monde change, ce rapport peut être appelé à bouger lui aussi. Prof. Nicolas Bernard Université Saint-Louis – Bruxelles

430 Jacques Hansenne, (Fn.6), 572. 431 Thomas Boccon-Gibod, Duguit, et après ? Droit, propriété et rapports sociaux, Revue internationale de droit économique, no 2014/3 (Repenser la propriété), 292. 432 Louis Favoreu, La déclaration des droits de l’homme et du citoyen et la jurisprudence, Paris, P. U. F., 1994, 138.

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Introduction I. Le modèle propriétaire classique II. Evolutions matérielles et sociétaires III. Evolutions juridiques 1. Le flux – Les entorses à la doxa a) Les limitations légales portées par l’intérêt général b) Les limitations portées par des intérêts collectifs 2. Le reflux – la revitalisation de l’appropriation a) La « tragédie des anti-communs » : gènes, logiciels et médicaments essentiels b) Les marchés d’air et de nature IV. Biens communs, transpropriation et dépropriation 1. Transpropriation a) La transpropriation dans le droit positif b) La transpropriation à l’aune des théories économiques 2. Dépropriation Conclusions

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Introduction Les « communs » opèrent un retour significatif dans nos sociétés.1 Ils suscitent une abondante littérature scientifique (autour notamment de l’ouvrage d’Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie, Governing the Commons),2 génèrent de nouvelles formes de vie citoyenne, et déterminent parfois les agendas politiques.3 Sous les termes variés de biens communs, choses communes, patrimoines communs, tous mobilisant une racine ancienne évoquant ce « qui appartient à plusieurs »,4 se manifeste un même souci : garantir un usage élargi (à tous ?, à certaines communautés ?) des utilités de certaines ressources, naturelles et culturelles notamment ; mais aussi en assurer la conservation, tant pour le présent que pour le futur.5 La protection de la ressource, et de ses utilités variées, semble en effet être le corollaire indissociable de sa vocation commune.6 Cerner les contours de cette catégorie, dégager les formes (alternatives à la propriété classique, publique et privée), que pourraient revêtir leurs statuts juridiques et mesurer l’effet de ces nouveaux modèles sur le concept classique de propriété (et aussi, on le verra, leurs conséquences sur l’action des pouvoirs publics et leur propre domaine public), tel est l’objet de cette contribution. Bien entendu, l’on ne pourra procéder ici qu’à un tout premier balisage d’une problématique foisonnante ; l’on se gardera aussi de penser que l’ensemble des enjeux liés aux questions environnementales et culturelles est déterminé par l’approche en termes de propriété et de ses alternatives. Même ainsi précisé, le sujet est d’une immense complexité et appelle plusieurs mises en garde préalables. Tout au long de l’analyse, nous tenterons de nous conforter aux quatre mots d’ordre suivants : – S’affranchir du matérialisme : biens convaincus que nous sommes de ce que tout rapport aux choses est d’abord et surtout un rapport à l’humain. Il en découle que la propriété et ses alternatives présentent un enjeu politique considérable, au croisement du marché, de l’Etat et de la société civile, avec, en toile de fond pour certains biens, la mondialisation. Et si le thème des « communs » accorde une place centrale à la gouvernance participative, les enjeux politiques de la propriété classique, pour être plus discrets, sinon occultés, n’en sont pas moins considérables. Il en résulte que notre étude juridico-philosophique est aussi politique et sociale. – Bannir le naturalisme, partant de la conviction qu’il n’y a pas de régime juridique par nature. Tout rapport aux choses est d’abord et surtout un rapport au sens et aux 1 2

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Benjamin Coriat (dir.), Le retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, Paris, Les liens qui libèrent, 2015. Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des biens communs, trad. par Laurent Baechler, Louvain-la-Neuve De Boeck, 2014 (1990) ; Elinor Ostrom / Charlotte Hess, Private and Common Property Rights. Encyclopedia of Law & Economics, Northampton, MA, Edward Elgar, 2008, http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=1304699. L’on pense à la Commission Rodotà instituée en Italie en 2007 en vue de réformer les articles du Code civil relatifs à la propriété, dont les travaux ont introduit la catégorie de « biens communs ». Alain Rey (éd.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2000. Emilie Gaillard, Générations futures et droit privé : vers un droit des générations futures, Paris, LGDJ, 2011. D’après les termes de Martine Remond-Gouilloud, Du droit de détruire, Paris, PUF, 1989, 150.

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valeurs. Tout régime juridique (appropriation, transpropriation, propriété publique, dépropriation, …), est le résultat d’une projection culturelle de sens et de valeur, une « constitution imaginaire », comme le dit Cornelius Castoriadis,7 ou, dans le vocabulaire de Pierre Bourdieu, une « lutte de classement », plutôt que le résultat nécessaire d’une destination naturelle. Sans même évoquer les fameux « pigeons des colombiers » du Code civil, réputés « immeubles par incorporation », il faut se persuader que tout rapport de l’homme aux ressources est le fruit d’une « affectation », d’une finalisation, extrêmement variable d’après les époques et les cultures. Les choses qui, dans l’histoire du droit, ont été réputées naturelles ou sacrées sont évidemment les choses les plus investies politiquement et culturellement. Il en résulte que notre étude est relativiste et contextuelle : il n’y a pas de modèle « en soi », pas de catégorie éternelle, naturelle, ou sacrée – la leçon vaut autant pour la propriété classique que pour les « communs ».8 – Se méfier de l’angélisme. La recommandation s’impose pour un thème qui, plus que d’autres, porte aux idéalisations. Il s’agira donc de ne jamais perdre de vue le penchant égoïste de la nature humaine, et de garder à l’esprit que les formes les plus désintéressées de rapport aux choses sont toujours menacées de reprivatisation, de même que les expériences les plus collaboratives de gestion en commun ne sont jamais à l’abri de tensions et de conflits.9 L’engouement contemporain pour les « communs » apparaît à cet égard comme une réaction à une vague de fond qui, alimentée par les théories économiques préconisant d’imaginer des droits de propriété sur l’air et l’eau dans les années soixante,10 ou encore par l’arrêt Chakrabarty (16 juin 1980) de la Cour suprême des Etats-Unis11 autorisant pour la première fois la brevetabilité du vivant (un micro-organisme génétiquement modifié), aboutit aujourd’hui à « un durcissement et une diversification des droits privés exclusifs sur les savoirs »12 et sur les biens en partage. Entre appropriation et dépropriation, entre le propre et le commun, la dialectique est permanente, les flux et reflux sont constants. De même, l’on n’oubliera pas que les conflits de destinations existent au sein même de chacun des modèles (ainsi donc aussi à propos des biens réputés communs), et pas seulement entre modèles rivaux. Il en résulte que notre étude est critique et avant tout, comme il se doit, autocritique. – Faire preuve de pragmatisme et de gradualisme. En dépit de l’ivresse suscitée par les modélisations abstraites et les théories englobantes, il faudra se garder des qualifications fétichisées et réductrices, pour s’adapter à la diversité et à l’évolution des contextes, et notamment rester attentif à l’intensité croissante ou décroissante d’une maîtrise 7 Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975. 8 A propos des communs, cf. Michael Hardt / Antonio Negri, Commonwealth, Harvard, Belknap, 2009, 111 : ces auteurs présentent le commun « non comme une ressource naturelle mais comme un produit social ». 9 Tensions entre finalités assignées aux communs, mais aussi, plus prosaïquement, danger permanent de free riding : l’attitude du passager clandestin qui profite de la ressource commune sans contribuer à son développement. 10 John Harkness Dales, Pollution Property and Prices, University of Toronto Press, 1968. 11 U. S. Supreme Court, Diamond v. Chakrabarty, 447U.S.303 (1980). 12 Benjamin Coriat, Introduction : propriété, exclusivité et communs : le temps des dépassements, in : Le retour des communs, La crise de l’idéologie propriétaire, Paris, Les liens qui libèrent, 2015, 8.

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(que reste-t-il, par exemple, du fameux ius abutendi que l’article 544 du Code civil belge – qui prévoit que : « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements. » – attache à la propriété ?), ainsi qu’à la taille variable des communautés de titulaires ou d’usagers (un commun « local » ne s’analyse pas dans les mêmes termes qu’un « patrimoine commun de l’humanité »). Ainsi balisé, notre propos se développera en quatre sections. Après avoir tracé les contours du modèle propriétaire classique (I), et évoqué successivement les évolutions matérielles et sociétaires (II), puis juridiques (III), pertinentes pour notre sujet, intervenues depuis le code civil de 1804, nous présenterons les deux modèles principaux que les communs revêtent aujourd’hui : la transpropriation et la dépropriation (IV) – nous nous expliquerons en temps voulu sur ces néologismes. Comme l’on s’en aperçoit, c’est à la confrontation de trois archétypes que nous conduit notre analyse : appropriation, transpropriation, dépropriation. Cette typologie, suscitée par l’objet même de notre intervention (« propriété et biens communs »), s’avère cependant incomplète, dès lors qu’elle ne fait pas apparaître directement le rôle de la puissance publique, ainsi que les formes de propriété (domaines public et privé), dont elle a la maîtrise. Idéalement, il eût donc fallu ménager un quatrième modèle que l’on pourrait appeler « publipropriation ». Nous renonçons à le faire ici et nous contenterons d’évoquer brièvement la propriété publique à l’occasion du modèle propriétaire classique, en nous expliquant sur les raisons de ce rapprochement, et en ménageant, bien entendu, les différences spécifiques entre les deux modalités, privée et publique, de la maîtrise propriétaire. Par ailleurs, nous ferons état à de nombreuses reprises de l’intervention de l’Etat (ou de la communauté des Etats), dans l’aménagement des trois autres modèles, et ce, tant sous la forme d’interventions législatives que d’arbitrages judiciaires. Notre conviction est que la partie se joue désormais entre ces quatre modèles, dont les logiques ne cessent de se confronter, tantôt pour se soutenir, tantôt pour s’opposer, tantôt encore pour s’hybrider de mille façons. I. Le modèle propriétaire classique Sans doute, à l’origine, les choses étaient-elles données aux hommes en commun ; cet enseignement parcourt toute la tradition, du Lévitique à Locke. « Les terres ne se vendront pas à perpétuité, car le pays est à moi ; étrangers et locataires vous êtes chez moi », aurait dit Yhavé (Lévitique, 25–23). Au XIIème siècle, le décret de Gratien en déduit que « par loi de nature, tout est commun à tous » (Distinctio, 8). Et Locke, alors même qu’il légitime la propriété privée dans un passage fameux, ne manque pas de rappeler cette vulgate : « Dieu a fait don de la terre aux enfants des hommes ; il l’a donnée en commun à l’humanité ».13 13 John Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, trad. par Bernard Gilson, Paris, Vrin, 1977, 90.

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Evoquant à son tour le même enseignement, Rousseau, comme on le sait, en tirera la cynique conséquence : « le premier qui, ayant enclos un terrain et s’avisa de dire « ceci est à moi » et trouva des gens assez simples pour le croire… » fut à l’origine de l’inégalité parmi les hommes.14 Il y a là comme une sorte de mauvaise conscience communautariste qui traverse la culture occidentale depuis les origines, qui fait l’objet de rappels réguliers, mais qui est aussi systématiquement refoulée dans les limbes d’un âge d’or révolu ou d’une utopie future très lointaine.15 Car, lorsque Portalis prend la parole devant le corps législatif, le 17 janvier 1804, pour présenter le titre du Code civil relatif à la propriété, la vénérable doctrine est cette fois explicitement rejetée : « cette communauté, dans le sens rigoureux qu’on y attache, n’a jamais existé ni pu exister : les biens, réputés communs avant l’occupation, ne sont, pour parler avec exactitude, que des biens vacants ».16 Autrement dit, ils sont livrés à la loi du premier occupant ; par l’occupation, ils deviennent propres à ceux qui s’en emparent – le renversement est radical – ce qui était commun, c’était la mise de fond avancée par la nature, mais, une fois le départ donné, c’est à celui qui le premier arrivera au but. Comme le diront les commentateurs du Code : « le paiement est le fruit de la course »… à partir de ce moment – le moment 1804 – le monde se mit à courir très vite… A vrai dire, l’Angleterre, comme souvent, avait ouvert la voie, dès lors que le mouvement des enclosures (accaparement des communaux) avait démarré dès le XVIème siècle. Et si, en 1600, la moitié des terres arables du Royaume étaient encore en jouissance collective, il n’en restait plus qu’un quart en 1750 et presque plus aucune en 1840,17 les Enclosure Acts de 1760 et de 1840 étaient passés par là, non sans susciter des résistances importantes et entraîner au passage la disparition de modes d’organisation originaux et de riches liens sociaux au sein de la paysannerie.18 L’article 544 du Code civil français surdétermine les attributs attachés à la propriété, puisque celle-ci est définie, à l’aide d’un double superlatif, comme « le droit d’user et de jouir des choses de la manière la plus absolue ». S’en déduisent une possession et une maîtrise pleine et directe, réunissant dans les mains du propriétaire, de façon exclusive et, en principe perpétuelle, l’usus, le fructus et l’abusus. Deux traits surtout, par leur radicalité et leur caractère, potentiellement déplaisants, caractérisent ce modèle : le 14 Jean-Jacques Rousseau, De l’origine de l’inégalité parmi les hommes, Paris, 1755, 8. 15 « Les récits de l’Âge d’or sont généralement pessimistes. Les hommes primitifs ont peut-être vécu un temps heureux et en harmonie avec la nature, mais ils ont déchu de cet état privilégié, sans possibilité de retour. », Peter Garnsey, Penser la propriété : de l’Antiquité jusqu’à l’ère des révolutions, trad. par Alexandre Hasnaoui, Paris, Les Belles lettres, 2013. 16 Jean-Étienne-Marie Portalis, Discours de présentation au corps législatif, in : Naissance du Code civil, Paris, Flammarion, 1989, 285. 17 Jacques de Saint-Victor, Généalogie historique d’une « propriété oubliée», in : Béatrice Parance / Jacques de Saint Victor, Repenser les biens communs, Paris, CNRS Editions, 2014, 70 ; référence aux analyses de Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps (1944), Paris, Gallimard, 1983, 59ss. 18 Sur cette question, cf. Fabienne Orsi, Elinor Ostrom et les faisceaux de droits : l’ouverture d’un nouvel espace pour penser la propriété commune, Revue de la régulation 14 (2013), 6, .

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droit d’exclure les autres de toute forme d’accès à la ressource ou d’usage de celle-ci,19 et le droit de laisser dépérir ou même de détruire la chose. Un célèbre jurisconsulte et magistrat du XIXème siècle, Charles Renouard, n’hésitera pas à écrire : « pour élever à sa hauteur le respect qui lui est dû, il faut aller jusqu’à dire que, oisive, stérile, mal exploitée, la propriété demeure sacrée au même titre et au même degré que si elle se répand en consommations utiles et en dépenses productives ».20 Descartes enjoignait l’homme moderne, dans son fameux Discours de la méthode (1637), à se comporter « comme s’il était maître et possesseur de la nature ». La leçon sera entendue et même dépassée, la modernité laissant le plus souvent tomber le « si », de sorte que, en 1989 encore, Martine Rémond-Gouilloud pourra entamer son essai sur le droit de l’environnement par ce titre, Du droit de détruire, qui révèle, dans sa brutalité, l’essence absolutiste du modèle d’appropriation, qui transforme les choses en « biens » susceptibles d’abusus.21 Ainsi profilé, le modèle de l’appropriation prend à la fois figure de dogme, sur le plan idéologique, et de paradigme, sur le plan épistémologique : deux manières de fausser la représentation de la réalité au profit d’une image idéalisée. Le dogme est directement issu de la révolution française qui a fait de la propriété exclusive la condition de la liberté : une propriété affranchie des rapports féodaux qui distinguaient le domaine utile du paysan, du domaine éminent du seigneur. Désormais seraient bannis ces rapports de dépendance personnels, et concentrées en une seule main, celle du propriétaire souverain, toutes les prérogatives attachées à la maîtrise du bien. L’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 pourra dès lors qualifier cette propriété de « droit naturel et imprescriptible », à côté de la liberté, la sûreté et la résistance à l’oppression. Quant au paradigme, entendu au sens de Thomas Kuhn,22 il servira pendant deux siècles de cadre de pensée quasi obligé de la doctrine française, avec les avantages de la cohérence et de l’économie de pensée, mais aussi, à la longue, un effet d’inertie et même de résistance à l’égard des « anomalies » que le terrain n’allait pas tarder de révéler (cf. infra, III). Si, bien entendu, les querelles de surface, sur des points de détails, n’ont jamais manqué, la doctrine n’a jamais réussi à amorcer de « révolution épistémologique » en ce domaine, alignant les exceptions (« hypothèses » ad hoc dans le langage de Kuhn), ou même les dénis de réalité (« obstacles épistémologiques », dans le langage de Gaston Bachelard), plutôt que de remettre en cause ses catégories héritées. Comme le note Mikhaïl Xifaras : « bien que la doctrine reconnaisse que le droit des biens est en crise, (…) la critique de la propriété n’est jamais parvenue à remettre en cause sa définition dogmatique ».23 S’imposant comme le paradigme de tout type d’appropriation, 19 Géraldine Salord, Propriété collective et exclusivité : proposition d’une conciliation des contraires, in : Les modèles propriétaires, Actes du colloque international organisé par le CECOJI en l’honneur du professeur Henri-Jacques Lucas, Paris, LGDJ, 2012, 193 : « l’essence du droit de propriété se trouve dans le pouvoir d’exclure, corollaire indissociable de l’absolutisme ». 20 Jean-Pascal Chazal, La propriété : dogme ou instrument politique ? Ou comment la doctrine s’interdit de penser le réel, in: Revue trimestrielle de droit civil, 2014–12, 774. 21 Martine Remond-Gouilloud, (Fn.6), « Maître absolu de la nature, l’homme occidental croit avoir sur elle tous les droits, jusqu’à celui de la détruire » (4ème de couverture). 22 Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1972. 23 Mikhaïl Xifaras, La propriété. Etude de philosophie du droit, Paris, PUF, 2004, 8, 12.

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son modèle le plus achevé (en ce sens, parfait) et, à ce titre, le seul vraiment satisfaisant, la propriété est l’institution qui finit par gouverner l’ensemble du droit des biens et qui irradie bien au-delà, comme on le verra. Quels sont les traits structurants de ce modèle classique ou dogmatique de la propriété ? L’exercice d’identification de ses caractères mérite d’être refait avec, déjà à l’esprit, leur inflexion, et parfois leur inversion dans les modèles de transpropriation et de dépropriation qui caractériseront les biens communs (cf. infra, IV). Nous dégageons neuf traits structurants à la base du modèle « appropriation » : 1. Le droit de propriété est conçu et configuré comme un rapport aux choses et très peu, ou pas du tout, comme un rapport aux hommes, dans la lignée de l’héritage romain d’un ius in rem et non d’un ius in personam. Ainsi, sans que cela n’apparaisse clairement, le despotisme du rapport aux choses se traduit également par un droit d’exclusion d’autrui radicalisé.24 A l’opposé, la doctrine américaine, et pas seulement son courant « réaliste », prend acte, dès la fin du XIXème siècle, de la diversité des « utilités » dont les choses sont susceptibles, et s’accommode d’une pluralité d’usagers tirant des profits divers d’une même ressource. Ainsi, la dimension interpersonnelle du rapport propriétaire aux choses était sortie de l’ombre et faisait l’objet d’élaboration théorique autant que d’arbitrage judiciaire.25 2. Cette propriété fait l’objet d’un droit subjectif et apparaît même comme l’archétype le plus abouti de droit subjectif au sens générique que lui attribuait Jean Dabin d’ « appartenance-maîtrise », reconnue et protégée par le droit objectif, sous la forme de l’action en justice notamment.26 En cela, le droit subjectif et son archétype propriétaire sont clairement distingués de l’ « intérêt » maintenu par la même doctrine classique en marge du droit positif – « qu’est-ce qu’un intérêt ? », demandait le grand civiliste belge Henri De Page : « si l’intérêt n’est pas juridiquement protégé, c’est, en droit, le néant. Et s’il l’est, c’est un droit ».27 Repoussé dans le néant du non-droit, comme la menace de l’irruption des forces sociales et des désirs humains incontrôlés, l’intérêt ne devait en aucune façon contaminer la pureté du régime propriétaire que défendait une inflexible pensée dichotomique. Comme si l’exclusion inhérente à l’objet « propriété » devait être garantie par un système de représentations, marquées, elles aussi, par l’exclusion de tout ce qui pourrait troubler la pureté du modèle.28 3. La vision anthropologique sous-jacente à ce modèle est celle de l’ « individualisme possessif » décrite par Macpherson29 et dont le personnage culte de Robinson 24 William Blackstone, Commentaries of the Laws of England, vol. 1, Philadelphie, Robert H. Small, 1825. Il définit la propriété comme « cette domination singulière et despotique que l’homme entend exercer sur les objets extérieurs de l’univers, et qui en exclut de manière absolue les droits des autres individus ». 25 En ce sens, Jean-Pascal Chazal, (Fn.20), 764. 26 Jean Dabin, Le droit subjectif, Paris, Dalloz, 1952, 85. 27 Henri De Page, Traité élémentaire de droit civil, Bruxelles, Bruylant, 1939, t. III, 894. 28 Pour une réflexion sur le rapport du droit subjectif et des intérêts, ainsi qu’une analyse de la montée en puissance des intérêts dans le droit contemporain, cf. François Ost, Droit et intérêt, Bruxelles, Presses de l’Université Saint-Louis, 1990. 29 Crawford Brough MacPherson, La théorie politique de l’individualisme possessif de Hobbes à Locke, trad. par Michel Fuchs, Paris, Gallimard, 1971.

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Crusoé représente le mythe littéraire dont se nourrira l’imaginaire occidental depuis 1719.30 Il est très significatif que ce soit une île précisément qui apparaisse comme le milieu nécessaire à la refondation de ce sujet moderne, qui se pense comme auto-généré et seul au monde – sujet solipsiste qui s’assure dans l’existence grâce à la maîtrise qu’il s’adjuge sur les choses qui l’entourent. Sujet isolé (du latin isola) campant sur sa propriété, dite privée – privée de l’altérité des autres, et donc préservée du risque de l’altération, comme s’en réjouit Robinson : « J’étais seigneur de tout le manoir : je pouvais, s’il me plaisait, m’appeler Roi ou empereur de toute cette contrée rangée sous ma puissance ; je n’avais point de rivaux, je n’avais point de compétiteur, personne qui disputât avec moi le commandement et la souveraineté ».31 Dans cet état de nature, aussi insulaire qu’intemporel, libéré de toute appartenance sociale, affranchi des liens et des obligations qui pourraient être associés à toute espèce d’attachement communautaire, l’homme moderne se croit titulaire de droits naturels, sacrés, présociaux, que les gouvernements (qui n’apparaîtront que dans un deuxième temps), doivent se borner à garantir et protéger. Dans ce modèle, c’est l’individu propriétaire qui est souverain, la souveraineté des gouvernements n’étant que seconde et conditionnée à la bonne fin du mandat que lui ont confié les gouvernés par contrat social. On le voit : la vision de l’homme ici à l’œuvre est méfiante et pessimiste, comme cela apparaît très nettement chez Hobbes, chez qui la catégorie de peur joue le rôle décisif de ressort du politique, ou encore chez Bentham qui montre combien l’ « alarme » accompagne toujours l’appropriation, comme une sorte d’insécurité anxieuse, à l’instar de ces villes privées et clôturées, les gated communities, ghettos dorés et volontaires où s’enferment de riches retraités américains.32 L’autre apparaît toujours comme une menace ou un rival, et la socialité est toujours pensée à l’aune de la compétition plutôt que sous la forme de la collaboration. Cet individualisme de repli se double par ailleurs du peu de crédit accordé aux capacités humaines d’imaginer des rapports sociaux innovants et d’instituer des formes efficaces d’action collective. Ce pessimisme caractérise de façon très claire la fameuse fable de la « tragédie des communaux » de Garrett Hardin ; fable censée condamner définitivement toute entreprise de mise en commun des ressources.33 Hardin, on le sait, demande à ses lecteurs d’imaginer un pâturage en libre accès, ouvert à la communauté des éleveurs. Etant entendu que ces éleveurs – rationnels, bien entendu – retirent un bénéfice direct de l’exploitation de leurs animaux et ne supportent qu’un coût différé, causé par la détérioration du sol en raison du surpâturage, chacun sera amené, explique-t-il, à faire paître toujours plus d’animaux : « c’est là que réside la tragédie. 30 Pour une analyse de la propriété dans le Robinson Crusoé de Daniel Defoe, et notamment, sa parenté avec la théorie de la propriété chez Locke, cf. François Ost, Raconter la loi. Aux sources de l’imaginaire juridique, Paris, O. Jacob, 2004, 213ss. 31 Daniel Defoe, Robinson Crusoé, trad. par Pétrus Borel, Paris, Gallimard (Folio-Classique), 2001, 234. 32 François Ost, Codification et temporalité dans la pensée de J. Bentham, in : Actualité de la pensée juridique de Jeremy Bentham, Bruxelles, Presses de l’Université Saint-Louis, 1987, 220. A propos des gated communities, cf. Gérald Billard et al., Ville fermée, ville surveillée. La sécurisation des espaces résidentiels en France et en Amérique du Nord, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005. 33 Garrett Hardin, The Tragedy of the Commons, in : Science 162, 1243–1248. A noter qu’Aristote formulait une objection de ce genre à l’égard du « communisme » de Platon (La politique, Livre II, 3).

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Chaque homme est enfermé dans un système qui le contraint à augmenter les effectifs de manière illimitée ».34 Mille fois utilisée pour décrire des problèmes aussi divers que la famine des années 70 au Sahel, les pluies acides ou la criminalité urbaine, la fable a fait ensuite l’objet d’une formalisation mathématique sous la forme du célèbre « dilemme du prisonnier ». Cette fable, en raison de son réductionnisme logique (réduire la diversité des contextes à des paramètres fixes et récuser tout changement par la clause « toutes choses égales par ailleurs), et surtout en raison de son anthropologie, aussi déterministe que pessimiste, est censée conduire toujours et nécessairement à des résultats tragiques. Comme le fait remarquer Elinor Ostrom, il est très significatif que les communaux soient condamnés à partir d’une vision de l’homme « prisonnier »,35 incapable donc de surmonter sa condition de repli calculateur : effectivement, dans ce système, « chaque homme est enfermé dans un système qui le contraint à augmenter sans cesse… », comme le notait Hardin, qui en tirera la conclusion, pas plus réjouissante, que seul un gouvernement de fer, une « coercition commune acceptée par tous », pourrait éviter la catastrophe, comme sous la houlette d’un Léviathan moderne.36 Comme si la seule alternative à l’hyper-individualisme résidait nécessairement dans la contrainte la plus inflexible. Telle est peut-être la véritable tragédie des communaux : faute d’instituer une société fondée sur la responsabilité et l’inventivité des citoyens, en être réduit à osciller sans cesse entre deux modèles de contrainte externe, celui de l’appât irrépressible du gain, ou celui d’une coercition politique extrême. 4. Le paradoxe est que ce modèle de l’appropriation est néanmoins très explicitement fondé sur la liberté. En l’occurrence, la « liberté des modernes », synonyme à la fois d’autonomie et de repli.37 Etre libre, en ce sens moderne, c’est être affranchi de tout lien de dépendance, être libéré de toute espèce de contrainte, naturelle et culturelle. L’homme moderne proclame, comme la jeune nation américaine en 1776, son in-dépendance. Un tel droit, naturel et sacré, est censé être pré-politique, antérieur à l’entrée de l’homme en société. 5. En dépit de ce caractère prétendument pré-politique (ou aussi bien, supra-politique), il n’échappe à personne que le rapport ainsi configuré est évidemment essentiellement politique : il détermine une forme bien déterminée de socialité, celle qui s’attache à la conception bourgeoise du monde qui triomphe en 1789 et dont l’hégémonie marquera tout le XIXème siècle, en dépit des soubresauts constitutionnels. Portalis ne disait pas autre chose lorsqu’il soutenait que la propriété était l’« âme universelle de toute la législation », « la vraie constitution de la nation »38 – le sociologue André-Jean

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Ibid., 1244. Elinor Ostrom, (Fn.2), 19. Cf. les nombreux textes ultérieurs de Hardin cités par Elinor Ostrom, (Fn.2), 19. On se reporte à la célèbre distinction entre « liberté des anciens » et « liberté des modernes » introduite par Isaiah Berlin, Deux conceptions de la liberté, in : Eloge de la liberté, Paris, Calmann-Levy, 1990, 167ss. 38 On notera le pléonasme : « universelle de toute », surdétermination sémantique bien dans la ligne du double superlatif de l’article 544 : « de la manière la plus absolue ».

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Arnaud dira : « la règle du jeu dans la paix bourgeoise ».39 Le propriétaire seul est censé doué de vertu et de responsabilité ; la propriété fait de lui le modèle du citoyen accompli, et lui vaut à ce titre, le privilège de participer par le suffrage censitaire à la représentation de la volonté nationale. Et lorsque, au XXème siècle, le suffrage se démocratisera, le pouvoir politique du propriétaire se maintiendra notamment par le biais de la maîtrise des leviers économiques. 6. L’objet sur lequel porte ce modèle de l’appropriation est constitué pour l’essentiel de choses matérielles, meubles et immeubles. Des ressources dont l’accaparement par l’un, exclut par épuisement celui des autres, qui en deviennent donc « rivales », selon le vocabulaire privilégié par les économistes.40 Des îlots de propriété privée sont ainsi découpés et appropriés dans un monde dont on croit, ou feint de croire, les ressources illimitées. Dans ce contexte, la propriété est justifiée par la priorité de la saisine (à propos des res nullius) et, pour les autres ressources, par le travail de transformation que l’industrie de l’homme leur imprime – quant à la question de savoir s’il en reste assez et d’aussi bonne qualité pour les autres, l’on se rassure en postulant une abondance de principe, dont « les terres sans maître (sic) de l’Amérique » sont l’archétype imaginaire, comme l’avait écrit Locke.41 Par la suite, le modèle propriétaire s’avérera tellement puissant qu’il irradiera en direction de choses immatérielles, telles les œuvres de l’esprit, et aussi en direction de certains aspects du patrimoine tenant à la personnalité de son titulaire. 7. L’on relèvera enfin que le titulaire que présuppose le modèle propriétaire est bien évidemment l’individu, dans sa version la plus robinsonienne d’être présocial. Ce qui ne manquera pas de susciter des problèmes lorsque le modèle s’étendra à des personnalités morales, telles les sociétés par actions, dont certaines atteignent une taille considérable et pèsent donc dans les relations socio-politiques comme de vastes macro-sujets. 8. Pour affiner cette évocation de la figure de l’appropriation, il faut encore considérer les modèles concurrents qui cohabitent avec elle. Pour mémoire, on évoquera la survivance, périphérique et très marginale, du régime des « communaux » hérités de l’ancien régime (l’article 542 du Code civil belge y fait allusion sous la forme de « droits acquis des habitants de la commune »). L’on pense à ces droits immémoriaux aux noms poétiques – vaine pâture, affouage, marronnage, pasnage, glandage, … – qui consacraient des protections variées, en faveur des habitants des communes (dont l’étymologie évoque bien à l’origine une « communauté de gens »),42 sur des terres appropriées ou non ; droits qui survivront de-ci, de-là et que les urgences écologiques de notre époque redécouvrent avec intérêt.43 Il y a encore ces servitudes de passage qui garantissent qu’un chemin, régulièrement utilisé par des personnes autres que le propriétaire,

39 André-Jean Arnaud, Essai d’analyse structurale du Code civil français. La règle du jeu dans la paix bourgeoise, Paris, LGDJ, 1973. 40 Marie Cornu / Fabienne Orsi / Judith Rochfeld, Dictionnaire des Communs, Paris, P. U. F ; 2016, à paraître. 41 « Pour rempli que le monde paraisse aujourd’hui », rassure Locke, il suffit de se reporter aux « terres sans maître de l’Amérique » ; John Locke, (Fn.13), 95. 42 Alain Rey, (Fn.4). 43 Jacques de Saint Victor, (Fn.17), 51ss.

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pourra toujours être préservé dans sa fonction indispensable de connectivité des territoires et des communautés. Au sein de ces modèles concurrents, les res communes méritent de plus amples développements, elles qui visent les ressources rebelles à toute appropriation, parce qu’il serait impossible de les enclore ou de les garder (telle l’eau qui coule dans la rivière mais aussi l’air et le vent), du moins à une époque où l’on estimait que leurs caractéristiques physiques ne le permettaient pas,44 ou encore parce que la nature les auraient produites pour l’usage de tous et que, essentielles à la vie sur la terre, elles présenteraient la particularité d’être inépuisables,45 mais aussi et peut-être surtout gratuites. Au départ d’une catégorisation subtile établie par les romains, le Code civil en infère, après un bref moment d’hésitation,46 qu’« il est des choses qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous ». On verra que les problèmes de pollution et de raréfaction des ressources, combinés à l’inventivité sans limites qui caractérise l’essor grandissant des instruments de privatisation économique, rendent aujourd’hui ce statut questionnable. 9. Enfin, le modèle propriétaire classique entraîne nécessairement dans son sillage la figure de l’expropriation, voire celle de la nationalisation. Dans cette configuration placée sous le sceau de la menace et de la contrainte, c’est bien la propriété publique et elle seule, soit celle de l’Etat et des autres collectivités publiques, qui s’érige en unique rivale de l’appropriation privée. Dans la ligne de pensée dichotomique qui traverse toute cette problématique, comme d’ailleurs une bonne partie de la doctrine juridique française, la propriété serait ou publique ou privée – tertium non datur. L’expropriation autoriserait, pour des raisons dûment établies d’utilité publique et en vertu de la loi uniquement, le passage d’un patrimoine privé au domaine public, tandis que le trajet inverse resterait toujours possible sous la forme d’une désaffectation du bien et de sa vente subséquente. Les biens qui rentrent ainsi dans l’orbite de la propriété publique sont affectés à l’usage de la personne publique ou du public en général (res publicae in usu publico, disaient déjà les romains), et l’on s’attend à ce qu’ils soient gérés au bénéfice de l’ensemble. Du reste, des principes spécifiques déterminent le régime de cette propriété : non-aliénabilité, imprescriptibilité, continuité, égalité et, en principe, libre accès à tous. Néanmoins, sans nier les différences évidentes qui séparent ce régime de celui de la propriété privée,47 deux raisons nous conduisent, dans les limites de cette étude, à ne pas lui réserver des développements spécifiques : un argument de fond et une considération plus contingente. Sur le fond, on notera que l’Etat et ses dérivés exercent sur ces biens publics (comme aussi sur leur domaine privé) un dominium très proche de celui qui est attribué au propriétaire privé : une maîtrise sans doute plus finalisée, et dans ce sens plus contrôlée, mais néanmoins encore largement souveraine. Ce que vient confirmer 44 Martine Remond-Gouilloud, (Fn.6), 120. 45 Benoît Jadot, L’environnement n’appartient à personne et l’usage qui en est fait est commun à tous. Des lois de police règlent la manière d’en jouir, in : Quel avenir pour le droit de l’environnement ?, François Ost / Serge Gutwirth (dir.), Bruxelles, Publication des FUSL, 1996, 95. 46 Qui aurait fait basculer les res communes dans le giron des biens appartenant d’emblée à la Nation, comme le rapporte Benoît Jadot, (Fn.45), 96. 47 Cf. Véronique Inserguet-Brisset, Propriété publique et environnement, Paris, L. G. D. J, 1994.

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la considération contingente, qui conduit à noter que depuis quelques décennies l’Etat propriétaire tend à aligner sa gouvernance sur les méthodes du management privé, cédant régulièrement à la tentation de la désaffectation du domaine public pour des considérations de rentabilité – ceci dit sans même évoquer certaines pratiques affairistes qui ont contaminé l’administration publique dans certains pays. Ce n’est pas un hasard si c’est en Italie précisément que s’est le plus développée la réflexion en faveur des biens communs, à partir d’une crise profonde de la propriété publique qui reconduit à repenser celle-ci à partir de la souveraineté populaire et des droits fondamentaux, plutôt qu’en fonction des intérêts de l’administration, de la politique ou du marché.48 L’on peut aussi noter au passage le sens spécifique que la notion de « domaine public » revêt dans la matière du droit d’auteur et du droit des brevets : « tout ce qui n’est pas, ou plus, protégé par le droit intellectuel » ; et, dans la foulée, observer avec Séverine Dusollier, que ce domaine public, défini en creux et comme par défaut, « est fragile et résiste mal aux tentatives de réappropriation de certains de ses éléments ».49 Ici encore, comme pour le domaine public matériel, appel est fait aujourd’hui à la philosophie des communs, pour requalifier le domaine public intellectuel en vue de le doter d’un statut positif, qui le rendrait enfin apte à se défendre contre les atteintes incessantes dont il est l’objet (cf. infra, IV, a).50 Il reste que le binôme propriété privée-domaine public, et le modèle souverain sousjacent qui leur est commun, n’ont cessé de s’éloigner des réalités de terrain, en raison de profondes évolutions, tant matérielles et sociétaires que juridiques. II. Evolutions matérielles et sociétaires En ce qui concerne les évolutions matérielles, et à nous en tenir aux observations strictement nécessaires à notre propos, nous relèverons deux transformations fondamentales, opérant, du reste, dans des directions parfaitement opposées : raréfaction d’un côté, illimitation de l’autre. D’une part, en ce qui concerne les choses matérielles, l’on constate une réelle raréfaction des ressources naturelles, ainsi qu’une détérioration significative des milieux 48 Alberto Lucarelli, Proprieta pubblica, principi costituzionali e tutela dei diritti fondamentali. Il progetto di riforma del codice civile : un’ occasione perduta ?, in : Ugo Mattei, Edoardo Reviglio et Stefano Rodota (dir.), I beni pubblici. Dal governo democratico dell’economia alla riforma del codice civile, Roma, 2010, 85ss; Alberto Lucarelli, Note minime per una teoria giuridica dei beni comuni, in : Quale Stato, 3–4, 2007, 87ss. L’auteur dénonce un « enchevêtrement diabolique public-privé qui a rendu difficile la détermination des responsabilités réciproques, déplaçant par là même dans les zones « sombres » la réalisation des intérêts publics et généraux et favorisant les phénomènes d’illégalité diffuse dans l’administration publique » (Du public au commun, Contribution au séminaire franco-italien du 19 mai 2015 « Un statut juridique pour les biens communs ? », 4). 49 Séverine Dusollier, Pour un régime positif du domaine public, in : Le retour des communs, (Fn.1), 223–224. L’auteur, qui parle encore de «précarité » et de « grignotage », observe que : « le domaine public est un terrain en friche qui n’a de domaine que le nom vaniteux, et de public qu’une prétention à un accès universel ». 50 Ibid. 243ss.

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de vie. S’est opérée, au cours des cinq dernières décennies, une prise de conscience de la limitation du monde et de la finitude des ressources naturelles, infligeant un démenti radical aux perspectives rassurantes de Locke (les « terres sans maître de l’Amérique… »), sans qu’un apaisement puisse pour autant être trouvé dans les promesses de substituabilité, par du capital artificiel, qui furent momentanément prônées par les économistes néo-classiques. Nos contemporains ont pris conscience des effets pervers générés par leurs modes de consommation et de production (énergies fossiles, pollutions chimiques, agriculture intensive), réalisant ainsi la finitude de notre monde et le caractère problématique de notre manière de l’habiter. Une conscience nouvelle de la vulnérabilité des générations à venir « auxquelles nous empruntons la terre » suscite la question de responsabilités inédites à leur égard, en même temps qu’un sentiment nouveau d’inter-dépendance, à rebours de l’idée traditionnelle de progrès. Ce démenti du postulat d’abondance généralisée des ressources matérielles rend désormais problématique l’acquisition exclusive d’îlots privatifs (droit d’exclure), ainsi que la gestion possiblement négligente, voire irresponsable, de ceux-ci (droit de détruire) – soit les deux véritables piliers du modèle propriétaire classique. Par ailleurs, ces constats empiriques ont également pour effet de remettre en cause l’illimitation prétendue des res communes et la faiblesse de la réglementation qui les accompagnait traditionnellement. C’est que, l’usage inorganisé de l’air et de l’eau ne garantit plus, à terme, le bénéfice des ressources concernées au bénéfice de tous. Si certaines ressources naturelles communes n’appartiennent à personne, n’en est-on pas moins responsable, notamment en tant qu’usager ?51 D’aucuns en viennent même à se demander si la gratuité de leur accès n’est pas l’une des causes de tous leurs maux, vu les externalités négatives que cet accès, ou du moins les prélèvements ou les détériorations qui y sont liés, engendreraient. D’autre part, en ce qui concerne les ressources informationnelles (communications, savoirs, œuvres de l’esprit, logiciels…), se crée, au contraire, un phénomène d’illimitation générateur d’une toute nouvelle abondance. Les technologies numériques permettent, en effet, comme chacun le sait, la communication universelle et instantanée des données de la connaissance, phénomène lui-même couplé avec la possibilité de reproductibilité de ces données.52 En résulte une économie de la connaissance au sein de laquelle le réseau remplace le marché, et où les informations tiennent lieu de monnaie. Avec, notamment, cette conséquence de dématérialiser les œuvres d’art53 et d’en rendre la jouissance non rivale. 51 Martine Remond-Gouilloud, (Fn.6), 126. 52 D’aucuns soulignent que « l’environnement digital pose de nombreux défis au droit d’auteur ». En effet, dans l’espace numérique le critère de rareté disparaît – suite à la dématérialisation de l’œuvre – et les coûts de reproduction des films, écrits et musique diminuent drastiquement en raison de la disparition des intermédiaires traditionnels de la distribution de ces œuvres. Par ailleurs, l’extrême facilité de reproduction entre en tension avec la propriété intellectuelle, Séverine Dusollier, Droit d’auteur et protection des œuvres dans l’univers numérique: droits et exceptions à la lumière des dispositifs de verrouillage des œuvres, coll. Création, information, communication, no 10, Bruxelles, Larcier, 2005, 27. 53 Cf. à ce sujet un article de presse dans lequel la journaliste, analysant les collections d’art dans les musées néerlandais, prévoit que les collections muséales du futur seront des « collections sociales », en ce sens que leur accès sera ouvert à tous, grâce à un processus de digitalisation et de mise en ligne de collections

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Nous verrons que cette évolution contrastée (nouvelle finitude d’un côté, illimitation de l’autre),54 sera à l’origine de deux statuts différenciés des biens communs (transpropriation et dépropriation). Au plan économique et politique, la période de ce dernier demi-siècle a été le théâtre de bouleversements fondamentaux. Après l’échec historique d’expériences de collectivisation des terres et de centralisation planifiée de la production, dans d’importantes régions du monde, et aussi la mise en place d’Etats sociaux dans la plupart des Etats européens, l’on assiste aujourd’hui à une profonde remise en cause des principes redistributeurs du welfare state et des services publics qui l’accompagnent, en même temps que s’affirment comme de nouveaux dogmes les principes d’efficience et de rentabilité du marché, étendus au domaine de l’action publique par les écoles du Public choice. En raison de ce dernier phénomène, c’est non seulement la gouvernance administrative qui doit répondre à ces exigences, mais également les politiques d’intérêt général que l’Etat entend développer, comme si toute limitation d’une activité nuisible, mais potentiellement lucrative, devait désormais s’acheter et dûment se compenser.55 Par ailleurs, toujours au plan économique, se confirme la lourde tendance qui identifie la source réelle du profit, moins dans la possession matérielle de la ressource que dans l’exploitation intensive des services qu’elle génère. Et, dès lors que c’est l’accès et l’usage de la ressource qui comptent, plus que son appropriation, l’on voit les pratiques économiques osciller entre une économie solidaire de partage (covoiturage, échange de services, potagers urbains, financement d’entreprises innovantes en crowdfunding…), et récupération capitaliste de ces nouvelles pratiques (en termes d’exploitation de réseaux sociaux ou de sociétés de taxis, notamment). Dans ce cas, l’économie de partage se mue en économie à péage et se recréent de nouvelles rentes de situation, comme c’est le cas à propos de quasi-monopoles d’exploitation de certains services informatiques, voire de reprivatisation d’œuvres tombées dans le domaine public (l’on songe à la pratique de numérisation de livres par Google). Ces évolutions économiques qui, l’on s’en aperçoit, concourent toutes tant à relativiser le modèle propriétaire classique qu’à décrédibiliser l’action de la puissance publique, reposent elles-mêmes sur des transformations idéologiques : d’une part, le succès sans précédent des thèses néo-libérales, d’autre part, et partiellement en contrepoint, la montée en puissance de la génération « partage »,56 qui semble plus attachée au « faire » et « méta » notamment. L’auteur nuance toutefois en avertissant que l’objet physique n’est pas pour autant « passé », ni entièrement remplacé par la technologie 3D, il reste plus rare et donc plus cher. Lynn Berger, « Het museum van de toekomst is altijd open (en voor iedereen) », De Correspondent, consulté le 27 février 2015, . 54 Si cette reproductibilité est néanmoins limitée par les possibilités technologiques de stockage, parfois en situation de surcharge, ce n’est là qu’une limite factuelle, liée au hardware et non au software. Nous pouvons donc continuer à partir du principe de ressources quasiment illimitées et sans frais. 55 Sandrine Feydel / Christophe Bonneuil, Prédation. Nature, le nouvel eldorado de la finance, Paris, La Découverte, 2015. 56 Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès. La nouvelle culture du capitalisme, trad. par Marc Saint-Upéry, Paris, La Découverte, 2005.

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à l’ « être » qu’à l’ « avoir ». Très révélatrices de cette dernière évolution sont les pratiques imaginatives, collectives et militantes des opérateurs les plus actifs des réseaux informatiques d’échanges d’idées, de savoirs et de réalisations artistiques, à l’origine des « biens communs collaboratifs ». A la faveur d’un cyberespace conçu comme un champ d’inventivité et de libre franchise, se développe une « communalité » sans frontières et sans attaches, qui entend réinventer le rapport aux biens, en marge tant des contraintes réglementaires publiques que des liens propriétaires. III. Evolutions juridiques A aucun moment de l’histoire de la propriété, celle-ci n’a été aussi souveraine que le type idéal, présenté plus haut, pourrait le donner à penser. Avec le temps, les limitations légales et jurisprudentielles se sont en effet multipliées (1). Le mouvement n’est pas à sens unique car, au cours des dernières décennies, s’observe aussi un mouvement de reflux dans le sens d’une revitalisation de l’appropriation (2).

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1. Le flux – Les entorses à la doxa Certes, parmi les limitations existantes, l’on connaît celles qui, sans invalider le principe de maîtrise du propriétaire, puisqu’elles procèdent encore de sa libre volonté, consacrent cependant des démembrements de la maîtrise complète et de l’usage exclusif : on vise les conventions par lesquelles le propriétaire concède des servitudes sur son bien,57 ou le grève d’usufruit,58 ou encore l’affecte d’un droit d’usage, de superficie ou d’emphytéose. Il y a ensuite, sans qu’à nouveau cela n’invalide la théorie, puisqu’il s’agit d’égalité de droits sur une même chose, les cas de copropriété59 – situations inconfortables, cependant, et le plus souvent provisoires, que le code tient en suspicion et dont il favorise la sortie. En revanche, les innombrables cas de limitation légale ou réglementaire de l’usage de la propriété constituent incontestablement une entorse à la doxa. A vrai dire, le principe de ces limitations était inscrit dès l’origine au deuxième alinéa de l’article 544 : « pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou les règlements ». Mais, outre le fait que ces interventions législatives soient longtemps restées rares, tout s’est passé comme si la doctrine avait refoulé ou occulté cette précision qui, pourtant, portait en germe les principes de politiques publiques interventionnistes, soucieuses de finaliser l’usage des 57 L’on pense aux servitudes de passage, aux clôtures, aux plantations ou encore aux jours et vues prévues dans le Code civil aux articles 686 et suivant. 58 L’usufruit impose par nature un devoir de conservation et a été qualifiée d’ ‘institution sage’ en ce qu’il conduit, au delà des conflits d’intérêts, à la conservation des choses qui en sont l’objet, Martine Remond-Gouilloud, (Fn.6), 134. 59 La copropriété ne constitue toutefois pas un exemple de propriété collective dans la mesure où il s’agit d’un ensemble de droits privatifs s’exerçant sur les quotes-parts.

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biens en considération des différentes facettes de l’intérêt général.60 C’est par ailleurs ce même article qui servit d’assise à la construction jurisprudentielle de la théorie des troubles de voisinage signalant, dès 1960,61 l’existence de points d’équilibre – et de la possibilité de leur rupture – dans la jouissance légale de propriétés voisines. À l’abri de la sacro-sainte séparation du droit public et du droit privé, la doctrine majoritaire continua cependant à entretenir le mythe de la forteresse propriétaire, sans se préoccuper vraiment des modifications du contexte politique et social environnant. Néanmoins, une doctrine minoritaire développa un discours sur la fonction sociale de la propriété au même moment, soit à la fin du XIXème et au tournant du XXème siècle. Notamment pensée par Duguit et Josserand, la propriété fonction sociale suppose d’abandonner l’idée de la propriété comme droit subjectif et de réfléchir en termes de « droit-fonction » : la propriété est alors « la fonction sociale du détenteur de la richesse ».62 Il incombe au propriétaire de mettre sa richesse au service de la collectivité et de l’interdépendance sociale.63 Si la théorie n’a eu que peu d’échos dans le droit positif belge et français, d’autres pays ont en revanche adopté cette conception de la propriété, allant jusqu’à l’inscrire dans leur Constitution.64 Ainsi peut-on lire dans la Loi fondamentale allemande que : « Propriété oblige. Son usage doit contribuer en même temps au bien commun »,65 tandis que la Constitution italienne prévoit que « la loi fixe les limites de la propriété afin d’en assurer la fonction sociale et de la rendre accessible à tous »;66 de son côté, la Constitution espagnole proclame : « le droit à la propriété et à l’héritage est reconnu. La fonction sociale de ces droits délimitera leur contenu, conformément aux lois ».67 En exécution de ces pistes constitutionnelles, de nombreuses législations sont venues limiter le droit de propriété. a) Les limitations légales portées par l’intérêt général Au rang des restrictions prévues par le législateur, citons, à titre d’illustration, les servitudes d’utilité publique, créées aux fins de satisfaire l’intérêt général, bien connues dans la matière des monuments et sites, de l’urbanisme ou encore de l’environnement68 – l’on évoquera le classement d’un immeuble monument historique (cf. infra, 60 On en trouve pourtant une illustration inscrite dans le Code civil lui-même, dès 1804, à l’article 645 : « les tribunaux doivent concilier l’intérêt de l’agriculture avec le respect dû à la propriété ». 61 Cass., 6 avril 1960. 62 Léon Duguit, Les transformations générales du droit privé depuis le Code Napoléon, Paris, F. Alcan, 1912, en ligne : (consulté le 22 juillet 2015), 147. 63 Nicolas Bernard, Précis de droit des biens, Louvain-La Neuve, Anthemis Editions, 2014, 130–131; et les références citées aux travaux de Duguit et de Josserand. 64 Cf. les nombreuses références aux Constitutions citées par Nicolas Bernard, (Fn.63), 132–133. 65 Loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne du 23 mai 1949, article 14, 2. 66 Constitution de la République italienne du 27 décembre 1947, article 42, alinéa 2. 67 Constitution du Royaume d’Espagne du 27 décembre 1978, article 33, 1 et 2. 68 Michel Pâques, Propriété, privations et servitudes de droit public. Quels biens, quel équilibre, quelle compensation ? Morceaux choisis, in : Pascal Lecocq et al., Contraintes, limitation et atteinte à la propriété, CUP, Bruxelles, Larcier, 2005, 133.

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IV, 1), ou l’obligation d’obtenir une autorisation administrative avant de procéder à des travaux de construction (permis d’urbanisme) ou d’exploiter son bien (permis d’environnement). Vu les charges imposées par les servitudes d’utilité publique, la question de la validité de ces interventions publiques et du seuil d’acceptabilité de la contrainte s’est vite posée. Au niveau européen, la Cour européenne des droits de l’homme ne tarda pas à être saisie sur la base de l’article 1er du Premier Protocole additionnel. Le droit au respect des « biens » – un concept bien plus englobant que celui de propriété – qui y est consacré « ne porte pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ».69 Le bouclier, dont certains pensent pouvoir se servir pour contrer les servitudes ou les restrictions qu’un pouvoir public leur impose au nom de l’intérêt de tous, en devient singulièrement fragile. En témoigne ainsi la préservation du littoral. Consacrée par la loi, dans certains pays du moins, la protection du libre accès au littoral est motivée par un but légitime d’intérêt général. La plage est sublimée en tant que « lieu ouvert à tous ».70 Il en résulte que le droit de libre passage en bord de mer est légitime, ceci même s’il faut pour cela traverser, voire supprimer, des propriétés qui se revendiquaient privées.71 Sont tout autant légitimes les interdictions de bâtir dans les zones de dunes,72 les restrictions d’exploitation dans des zones désignées comme réserves naturelles, le gel d’emplacements de parking, afin de garantir une meilleure protection de la qualité de l’air ambiant,73 les restrictions à l’usage de fertilisants imposées aux agriculteurs, … les exemples sont nombreux. Selon les juges de Strasbourg, ce n’est rien moins que toute la protection de l’environnement qui relève de cet intérêt général susceptible de contrarier la protection du « libre » usage des biens, parce qu’il s’agit d’une valeur « dont la société se soucie sans cesse davantage » et « dont la défense suscite dans l’opinion publique, et par conséquent auprès des pouvoirs publics, un intérêt constant et soutenu ».74 Les juges précisent encore que « des impératifs économiques et même certains droits fondamentaux, comme le droit de propriété, ne doivent pas se voir accorder la primauté face à des considérations relatives à la protection de l’environnement », car sinon le pouvoir public serait bien en peine d’assumer ses propres responsabilités.75 La protection du patrimoine culturel fait également partie de l’intérêt général légitimant une atteinte à la propriété. Ainsi, les juges ont-ils pu considérer que « le contrôle du marché des œuvres d’art par l’Etat constitue un but légitime dans le cadre de la protection

69 Art. 1, al. 2, Protocole no1 à la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH) ; Cour eur. dr. h, Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982. 70 Cour eur. dr. h, N. A. et autres c. Turquie, 11 octobre 2005, § 40. 71 Cour eur. dr. h, Depalle c.France, 29 mars 2010, § 81. 72 Cour constitutionnelle, arrêt 24/96, 27 mars 1996. 73 Cour constitutionnelle, arrêt 170/2014, Fédération des parkings de Belgique, 27 novembre 2014. 74 Cour eur. dr. h, Fredin c. Suède, 18 février 1991, § 48. Aff. Depalle, précitée. 75 Cour eur. dr. h, Fotopoulou c. Grèce, n° 66725/01, 18 novembre 2004, Cour eur. dr. h, Paratheristikos Oikodomikos Synetairismos Stegaseos Ypallilon Trapezis Tis Ellados c. Grèce, 3 mai 2011.

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du patrimoine culturel et artistique d’un pays »,76 en précisant que, même s’il s’agit d’une œuvre réalisée par un artiste étranger,77 l’Etat peut légitimement accueillir sur son territoire « des œuvres appartenant au patrimoine culturel de toutes les nations » et privilégier « la solution la plus apte à garantir une large accessibilité au bénéfice du public, dans l’intérêt général de la culture universelle ».78 S’agissant du patrimoine culturel immobilier, la Cour admet invariablement la légitimité du but poursuivi, soulignant que : « la conservation du patrimoine culturel, et, le cas échéant, son utilisation durable ont pour but, outre le maintien d’une certaine qualité de vie, la préservation des racines historiques, culturelles et artistiques d’une région et de ses habitants. A ce titre, elles constituent une valeur essentielle dont la défense et la promotion incombent aux pouvoirs publics ».79 Si l’ingérence est légitime, reste à voir si elle est proportionnée, question emmenant inexorablement vers le terrain délicat de l’indemnisation. Les limitations de l’usage de la propriété ne sont pas assimilables, par automatisme, aux cas de transfert de droit qui, eux, requièrent bien une indemnisation d’office.80 Les simples restrictions d’usage sont plutôt régies, à l’inverse, par un principe de non-indemnisation des servitudes d’utilité publique. C’est du moins ce que consacre la jurisprudence des cours et tribunaux belges.81 L’établissement par la loi d’une restriction d’un droit de propriété dans l’intérêt public, par l’établissement d’une charge ou d’une restriction (l’obligation de préserver la biodiversité sur sa parcelle, l’obligation de détenir un permis pour exploiter une activité, avec comme corollaire le risque de ne pas l’obtenir…), ne confère pas un droit à une indemnité au propriétaire du fonds servant, à moins que cette même loi n’en dispose, précisément, autrement… C’est en quelque sorte au législateur de décider s’il compense ou pas, et s’il dispose des fonds pour ce faire. Le juge vérifiera toutefois si l’impact causé n’est pas exorbitant,82 s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but poursuivi, et si la loi en cause ne crée pas d’inégalités.83 76 Cour eur. dr. h, Gde Ch., arrêt Beyeler c. Italie, 5 janvier 2000, § 112 ; Cour eur. dr. h, arrêt Ruspoli Morenes c. Espagne, 28 juin 2011, § 35 concernant le tableau préempté La Condesa de Chinchon de Francisco de Goya (infra, II, B, 3, ii) ; Cour eur. dr. h, décision Buonomo Gärber et autres c. Italie, 20 mai 2003. 77 En l’espèce, il s’agit du peintre Vincent Van Gogh et de son œuvre, intitulée Le jardinier, réalisée à SaintRémy-de-Provence (France) en 1889. 78 Cour eur. dr. h, arrêt Beyeler c. Italie, 5 janvier 2000, § 113. Ce même argument est invoqué dans l’arrêt Ruspoli Morenes c. Espagne, 28 juin 2011, § 41, où la Cour mentionne expressément que : « les restrictions s’expliquent par le souci de l’Administration de centraliser, autant que faire se peut, la conservation et la promotion des œuvres d’art afin (…) d’en faciliter l’accès à l’ensemble de la population ». 79 Cour eur. dr. h, Gde Ch., arrêt Kozacioglu c. Turquie, 19 février 2009, § 54. 80 Michel Pâques, Propriété et zonage écologique, compensation et indemnisation, in : CEDRE (éd.), Le zonage écologique, Bruylant, Brussels, 2002, 248. 81 Michel Pâques, Propriété et zonage écologique, compensation et indemnisation, in : Max Falque / Henri Lamotte / Jean-François Saglio, Les ressources foncières : droits de propriété, économie et environnement, Bruxelles, Bruylant, 2007,137–149 ; Cass. 16 mars 1990, Pas., I, 1990, 827 ; C. E., Laureyssens, n°26.043, 9 janvier 1986. 82 Michel Delnoy, Indemnisation des atteintes au droit de propriété : description et appréciation des régimes de compensation du CWATUP et du décret Natura 2000, in : Actualité du cadre de vie en Région wallonne, Bruxelles, Bruylant, 2002, 93–165. 83 Luc Lavrysen, Environmental Law and the Property Guarantee, Report on Belgium, 2014, Avosetta series, disponible sur

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Mais le principe en droit interne est bien celui de l’imposition de restrictions de l’usage d’un bien sans compensation, pourvu que ce soit au profit de l’intérêt général. Ce discours est bien différent de celui qui se tient, ou qui se tint un temps du moins, dans les cercles fermés de l’arbitrage international portant sur les conflits entre Etats et investisseurs. Il y est arrivé fréquemment, bien au contraire, que la non-délivrance d’un permis ou la restriction de l’usage d’un produit soient tout bonnement assimilées à une atteinte à la propriété de celui qui a investi et à ses attentes légitimes. Avec, pour conséquence, l’obligation pour l’Etat de verser quelques millions de dollars à l’investisseur, sans égard aux préoccupations d’intérêt général qui le motivaient pourtant, longtemps tout simplement maintenues hors du champ de l’analyse.84 b) Les limitations portées par des intérêts collectifs Depuis quelque temps, des droits de l’homme relativement nouveaux et portés par les « communautés »,85 émergent et mettent en cause le modèle absolu et exclusif de la propriété. Les textes relatifs aux droits des peuples autochtones, dont le plus récent en date est la résolution de l’ONU relative à la déclaration des droits des peuples autochtones adoptée le 13 septembre 2007, prônent une jouissance commune de leurs biens, notamment de leur patrimoine culturel. Le curseur se déplace et l’on passe du droit des choses à un droit des personnes à ces choses.86 Le « droit à » signifie que la jouissance sur ces biens patrimoniaux est partagée, notamment au travers des droits d’accès et des droits d’utilisation, et que la restitution de biens culturels appartenant au peuple autochtone peut être demandée. Ce discours, axé sur la personne plutôt que sur la chose, se retrouve également en matière de patrimoine culturel, et ce dans deux conventions récentes. La première est la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, adoptée le 17 octobre 2003 au sein de l’UNESCO ; elle porte sur un objet nouveau : pratiques, expressions ou savoir-faire à valeur culturelle, dont une grande partie est hors champ propriétaire. La nouveauté de cette Convention réside aussi dans le mode de désignation ou de qualification du patrimoine : est patrimoine immatériel ce qu’un groupe, une communauté, reconnaît comme tel. Ce n’est donc pas la question de la valeur intrinsèque artistique ou historique créant le patrimoine qui est à l’origine de sa désignation comme patrimoine, mais la revendication d’un lien d’appartenance.87 La Convention renforce la dimension relative à l’action humaine sur cette notion du patrimoine et établit 84 Jorge E. Vinuales, Conflits normatifs en droit international : normes environnementales vs. protection des investissements, in : Le droit international face aux enjeux environnementaux, SFDE, Pedone, Paris, 2010, 407–426 ; Delphine Misonne, Payer ou renoncer – Les investisseurs à l’assaut de la protection de l’environnement, in : Liber amicorum Francis Haumont, 2015, 719–737. 85 La notion de « communauté », souvent utilisée en droit international et dans le discours des droits culturels, ne connaît pas encore de définition claire, le flou qui l’entoure s’explique par la difficulté de déterminer une telle entité de personnes. 86 Antoinette Maget, Collectionnisme public et conscience patrimoniale : Les collections d’antiquités égyptiennes en Europe, coll. Droit du patrimoine culturel et naturel, Paris, L’Harmattan, 2009. 87 Ibid.

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ainsi un rapport nouveau entre patrimoine, société civile et Etat. Qui plus est, la dimension personnaliste et humaine du patrimoine immatériel rejaillit sur le patrimoine matériel, c’est-à-dire sur les objets et artefacts liés à ces expressions et pratiques. La seconde est la Convention-cadre sur la valeur du patrimoine culturel pour la société, adoptée par le Conseil de l’Europe le 27 octobre 2005 à Faro, qui définit le patrimoine comme « un ensemble de ressources héritées du passé, que des personnes considèrent, par-delà le régime de propriété des biens, comme un reflet et une expression de leurs valeurs, croyances, savoirs et traditions en continuelle évolution ». Le texte définit également une communauté patrimoniale de la manière suivante : « une communauté patrimoniale se compose de personnes qui attachent de la valeur à des aspects spécifiques du patrimoine culturel qu’elles souhaitent, dans le cadre de l’action publique, maintenir et transmettre aux générations futures ». Ceci permet à Marie Cornu de conclure que l’« on glisse d’un droit des biens assis sur la notion d’intérêt général dont l’Etat serait le seul garant et plus encore le seul artisan, à un droit dans lequel le collectif est au cœur de la définition, donc au cœur du projet de protection ».88 La protection du patrimoine culturel est portée par le discours des droits fondamentaux relatifs aux communautés et par les droits culturels ; ne tenant guère compte du rapport de propriété, il met plutôt l’accent sur le droit de participer librement à la vie culturelle.89 Une mise en garde s’impose néanmoins. Cette perspective ne change pas fondamentalement le pouvoir de décision : c’est toujours l’Etat qui met en mouvement la protection. Reste aussi à surmonter les difficultés de définir le groupe, de le légitimer comme support de droits, de le doter de prérogatives, difficultés sur lesquelles nous reviendrons plus loin. 2. Le reflux – la revitalisation de l’appropriation Les évolutions juridiques désavouant l’archétype de la propriété font parfois aussi volteface et prennent le courant inverse, de retour vers l’appropriation. a) La « tragédie des anti-communs » : gènes, logiciels et médicaments essentiels Ainsi observe-t-on un développement sans précédent de la propriété intellectuelle, opérant en matière de ressources informationnelles une sorte de « deuxième mouvement des enclosures » ; on parle même de « tragédie des anti-communs ».90 Les exemples 88 Ibid, 155. 89 Pour une étude approfondie de la juridicité du droit à la culture, cf. la thèse de Céline Romainville, Le droit à la culture, une réalité juridique le régime juridique du droit de participer à la vie culturelle en droit constitutionnel et en droit international. Bruylant, 2014. 90 Danièle Bourcier, Digital Commons Works : Thinking Governance, in : Danièle Bourcier et al., Intelligent Multimedias. Managing Creative Works in a Digital World, Florence, EPAP, 2010, 31, qui fait référence au

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les plus frappants concernent la privatisation des gènes par Monsanto et les logiciels fermés de Google. L’instrument phare est ici le brevet, qui octroie un droit de propriété individuel et exclusif sur un nombre grandissant de ressources. En effet, la montée en puissance de la propriété intellectuelle, dont les brevets font partie, se marque non seulement par un prolongement dans le temps de leur protection (de 50 à 70 ans post mortem pour le droit d’auteur par exemple), mais aussi par une extension des types de ressources concernées (aujourd’hui les variétés végétales, les logiciels, les bases de données, les séquençages de gènes, etc.), et par un accroissement des prérogatives octroyées.91 Selon certains auteurs, cet engouement propriétariste pourrait conduire à une limitation des capacités d’innovation et, par ses multiples freins à la libre circulation des savoirs – par des stratégies de sous-utilisation ou de barrage à d’autres innovations ou utilisations concurrentes –, à un appauvrissement général.92 Certaines multinationales telles que Monsanto ou Google ont breveté des ressources informationnelles de telle sorte que l’économie d’usage se mue en économie à péage, où les profits résultent de l’utilisation concédée de la chose. En réaction, sera prônée la construction de « communs scientifiques » dans les domaines des logiciels (open source), de la recherche (open science), ou des œuvres d’art.93 Une autre composante de cette « tragédie des anti-communs » touche la problématique des médicaments dits « essentiels », c’est-à-dire « ceux qui satisfont aux besoins prioritaires de la population en matière de soins de santé ».94 Bien que toujours soumis à des brevets, ces médicaments sont considérés tellement essentiels pour la santé publique d’un pays – surtout pour les pays pauvres pour qui l’accès au marché de ces médicaments antirétroviraux est difficile – que l’accès à ceux-ci peut se faire à l’encontre du propriétaire détenteur d’un brevet sur le médicament.95 Aussi, la déclaration ministérielle de Doha de novembre 2001 « sur l’Accord sur les Aspects du droit de la propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) et à la santé publique » (adoptée dans le cadre de l’OMC) préconise-t-elle, en son article 31,96 l’usage de « licences obliga-

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livre de James Boyle, The Public Domain. Enclosing the Commons of the Mind, New Haven & London, Yale University Press, 2008. Cf. un constat similaire réalisé par Bernard Remiche et Vincent Cassiers, Droit des brevets d’invention et du savoir-faire: créer, protéger et partager les inventions au XXIe siècle, coll. Manuels Larcier, Bruxelles, Larcier, 2010, 27–37. Judith Rochfeld, Penser autrement la propriété: la propriété s’oppose-t-elle aux «communs»?, (2015) t. XXVIII-3, Revue Internationale de Droit Économique, 353–354. ; cf. aussi : Quels modèles pour construire des « communs » ?, in : Béatrice Parance / Jacques de Saint-Victor (dir.), Repenser les biens communs, Paris, CNRS, 2014, 110–128. Judith Rochfeld, Quels modèles, (Fn.92), 110. « La sélection des médicaments essentiels », Perspectives politique de l’OMS sur les médicaments, 2002. Cf. à ce sujet l’excellente thèse de Daniel De Beer, Brevet, santé publique et accès aux médicaments essentiels: une fin de droit?, coll. Collection du Centre des droits de l’homme de l’Université Catholique de Louvain, no11, Bruxelles, Bruylant, 2011, notamment les pages 323–337, concernant l’historique des licences obligatoires – bien antérieures et plus élargies que celles prévues dans la Déclaration de Doha – ainsi qu’aux pages 473ss concernant les nombreux accords bilatéraux conclu au nez et à la barbe des ADPIC. L’article 31 des ADPIC est en effet le plus long de tout l’accord et prévoit une multitude de conditions restrictives pour être appliqué, qui sont commentées de manière critique par Daniel De Beer, (Fn. 95), 330–331.

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toires »97 concédant à un tiers, en tout ou en partie, les droits d’exploitation sur ces médicaments essentiels, sans que l’autorisation du détenteur du brevet soit requise à cette fin.98 Les pays sont invités à déterminer des listes de médicaments essentiels, en s’inspirant de celle de l’OMS qui en a répertorié environ 350. Il faut noter cependant qu’en même temps, les ADPIC mettent fin à la possibilité qu’avaient les pays du Sud de copier librement les molécules thérapeutiques, pour les médicaments génériques, destinées à leur marché intérieur et rendent au surplus l’utilisation de ces médicaments génériques difficile. Le bras de fer se poursuit néanmoins car la mise en œuvre des ADPIC et du système des « licences obligatoires » rencontre des difficultés et est remise en question au vu de la multiplication d’accords bilatéraux venant renforcer les exigences de respect des propriétés industrielles entre les Etats-Unis, notamment, et divers autres pays.99 b) Les marchés d’air et de nature Dans ce mouvement de retour vers l’appropriation, on ne peut pas non plus ignorer l’essor formidable des mécanismes de marché s’imposant désormais dans les dispositifs politiques et juridiques traitant de préservation de l’environnement. Il ne s’agit plus ici de la seule question de savoir si les efforts faits en vue de préserver les « biens communs » méritent compensation, mais bien de mettre en place des mécanismes sophistiqués garantissant que celui qui contribue à leur protection soit récompensé par la possibilité d’en tirer de juteux profits. Le phénomène est connu depuis des décennies dans le domaine de la pollution de l’air. Il est né des pluies acides, à l’initiative des politiques américaines, mais trouva son essor dans le cadre du changement climatique. La pollution émise se paie, celle qui est évitée permet de gagner de l’argent, à condition de trouver preneur sur le marché. La tonne d’émissions s’est transformée en quota dont l’épuisement ou la revente se cristallise en espèces sonnantes et trébuchantes. Le quota est représenté par un titre que l’on peut acheter et revendre, mais qui peut aussi être repris ou même gelé. La propriété ainsi créée est très contingente et d’un genre nouveau. Il ne s’agit pas vraiment, à y regarder de plus près, de l’appropriation d’un volume d’air, mais bien de l’appropriation d’un titre vous permettant de polluer cet air, dont la valeur fluctue au gré du marché et dont l’existence même est tributaire de la bonne volonté du pouvoir public, qui détient le monopole de sa création. 97 Le système des licences obligatoires existait déjà bien avant la Déclaration de Doha et visait alors principalement à lutter contre les « brevets dormants », son application n’étant pas réglementée au niveau international, car elle a toujours suscité de vives oppositions et conflits idéologiques. Pour un résumé sur les « sulfureuses licences obligatoires », cf. Daniel De Beer, (Fn. 95), 323–337. 98 Le Chapitre 5 de la Déclaration précitée est éloquent à cet égard, consacrant la liberté de chaque Etat de déterminer les circonstances pour utiliser une « licence obligatoire » : « chaque membre a le droit d’accorder des licences obligatoires et la liberté de déterminer les motifs pour lesquels de telles licences sont accordées. Chaque membre a le droit de déterminer ce qui constitue une situation d’urgence nationale ou d’autres circonstances d’extrême urgence ». 99 Judith Rochfeld, Quels modèles, (Fn.92), 126–127.

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Ces mécanismes de marché envahissent également le champ de la protection de la nature, toujours au départ des pays anglo-saxons,100 même si ce phénomène rencontre plus de résistance sur le sol européen. La nature est désormais décrite comme dispensatrice de services (les services « écosystémiques » ou « environnementaux »), que ce soit au profit d’elle-même ou de l’humain, et ces services sont eux aussi susceptibles de faire l’objet de transactions commerciales, à certaines conditions.101 La mécanique de marché s’installe dans les possibilités de « compensation », liées aux éventuelles autorisations de détruire certains habitats ou certaines espèces remarquables, mais aussi dans la possibilité, pour ceux qui protègent particulièrement bien la nature placée sous leur tutelle, d’en tirer des crédits à revendre à d’éventuels développeurs de projets destructeurs. Je détruis ce marais, dans le respect des conditions posées par la loi, à condition que, dans certaines circonstances, je compense cette destruction, en finançant la fonction « marais » de telle autre zone, assurée par moi-même ou par un tiers. Or, il arrive que ce tiers ne dispose pas d’un seul type de crédit à me proposer mais bien de tout un portefeuille de services ou d’usages comparables à celui du marais que j’ai détruit. Il a en effet compris tout l’intérêt économique de créer une ‘banque d’habitats’, destinée tant à satisfaire les développeurs qui sont à la recherche de substituts pour compenser leurs destructions qu’à valoriser les efforts de ceux qui, à l’inverse, parce qu’ils protègent au mieux leurs propres ressources naturelles, aimeraient néanmoins en tirer un avantage. Dans ces banques d’un nouveau genre, déjà bien implantées aux Etats-Unis et en Australie, mais en voie d’expérimentation en Europe également, ce sont surtout les divers usages et les services offerts par la nature qui sont monétarisés, et non pas nécessairement la nature elle-même, ni encore le bien qui la porte. En dépit de ces flux et reflux législatifs et jurisprudentiels, la doctrine standard de la propriété est restée étonnement stable, continuant à entretenir le dogme d’un droit exclusif et absolu, prolongement de la liberté individuelle et instrument de la prospérité générale.102 Certes, les exceptions et hypothèses ad hoc s’accumulaient de plus en plus (l’on a relevé qu’entre la première et la cinquième édition du Traité d’Aubry et Rau, sé100 Michael Jenkins / Sara J. Scherr / Mira Inbar, Markets for biodiversity services: potential roles and challenges, Environment 45 (2004), 32–42. 101 Jean Gadrey / Aurore Lalucq, Faut-il donner un prix à la nature, éd. Les Petits Matins, 2015, 121. 102 Aucune des illustrations commentées ci-dessus ne consacre en effet une propriété collective. A cet égard, le cas des œuvres artistiques de collaboration est un des rares exemples dans lequel l’on pourrait reconnaître une propriété commune. L’œuvre de collaboration (comprise à l’article L.113–3 du Code de la propriété intellectuelle français et article XI.169 du Code de droit économique belge) est, par nature, incompatible avec une appropriation individualiste et bénéficie d’une pluralité de titulaires exerçant une volonté collective sur un objet indivisible. Selon Géraldine Salord, cette propriété commune est toutefois aussi exclusive et absolue que la propriété individuelle, ce qui lui fait conclure que l’exclusivité n’est pas l’apanage de l’individualisme (une seule personne propriétaire), et qu’il peut exister une pluralité de propriétaires sur un bien, tous également titulaires d’un même droit sur le tout. Cet « autre modèle propriétaire » est différent de celui qui nous intéresse, c’est-à-dire une pluralité de titulaires de droits diversifiés sur la chose. Néanmoins, on pourrait y voir un point commun dans la mesure où dans ces exemples, la pluralité de titulaires entraîne inévitablement des ménagements réciproques, des limitations, et sans doute moins d’excès ou d’abus, par un mécanisme de contrôle mutuel. Cf. Géraldine Salord, (Fn.19), 196–197.

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parées par cinquante ans, ce chapitre des limitations était passé de 2 à 70 pages !),103 mais sans invalider pour autant la force du paradigme. D’ailleurs, lorsque l’urgence environnementale est constatée et qu’elle acquiert le statut de problème politique, c’est la voie de l’édiction de lois et de règlements de police qui est suivie, pas celle d’une réforme du droit privé.104 Pourtant, d’autres pays comme l’Italie n’hésitent pas à remettre en question le paradigme et ceci constitue une transition avec la section suivante. Ainsi, l’étude réalisée en 2007–2008 par la Commission Rodotà en Italie, mise en place par l’administration Prodi, avait pour objet de modifier la partie du Code civil concernant la propriété publique. La Commission a rendu son rapport en avril 2008 alors que le gouvernement était démissionnaire. L’article proposé par la Commission introduisait pour la première fois la notion juridique de bien commun, à côté de la propriété privée et de la propriété publique, définissant les biens communs comme « les choses qui font partie de l’exercice des droits fondamentaux et de la liberté des humains », et qui doivent être protégés pour les générations futures. Élaboré en réaction aux processus grandissants de privatisation des biens et services publics et ce, à partir d’une réflexion sur la fonction sociale de la propriété et sur les droits fondamentaux, le bien commun est réputé hors commerce s’il appartient à une autorité publique, et sa concession n’est que temporaire. Toute personne a par ailleurs le droit d’agir en justice pour la sauvegarde des biens communs.105 Si les travaux de la Commission Rodotà n’ont pas eu d’écho en droit positif – le gouvernement suivant n’ayant pas adopté ses propositions –, ils se prolongent avec ceux de juristes italiens contemporains comme Alberto Lucarelli106 et Ugo Mattei.107 Une 103 En ce sens, Jean-Pascal Chazal, (Fn.20), 775. La première édition date de 1839, la cinquième de 1897. 104 Max Falque, Introduction, in : Droits de propriété et environnement, Paris, Dalloz, 1997, 2. 105 Proposition de la Commission Rodotà, article 1, paragraphe 3, c : « Introduction of the category of ‹ common goods ›, that is things that are functional to the exercise of fundamental rights and to a free development of human beings. Common goods should also be protected by the legal system to the benefit of future generations. Holders of common goods can be either public or private legal persons. In any case they should guarantee the collective fruition of common goods in the ways and within the limits established by the law. If the holders are public legal persons, common goods are managed by public bodies and are located out of trade and markets; their concession/grant is allowed only in the cases provided by the law and for a limited time, with no possibility of extension. Examples of common goods are, among the others: rivers, streams, spring waters, lakes and other waters; the air; national parks as defined by the law; forests and wooden areas; mountain areas at a high altitude, glaciers and perpetual snows; seashores and coasts established as natural reserves; protected wildlife; archeological, cultural and environmental goods. The law concerning common goods should be in accordance with the existing customary law. Everyone is entitled to the jurisdictional protection of rights concerning the safeguarding and the fruition of common goods. […] », (consulté le 29 juillet 2015). 106 Ses publications les plus récentes sur la question comprennent : Alberto Lucarelli, Beni comuni. Contributo per una teoria giuridica, 2015, paru dans Costituzionalismo.it ; un résumé en français devrait être disponible prochainement ; Alberto Lucarelli, Costituzione e beni comuni: con il testo integrale della Costituzione della Repubblica italiana (testo della Costituzione vigente con la specificazione delle riforme), Pomigliano d’Arco (NA) [i. e. Naples, Italy], Diogene, 2013 ; Alberto Lucarelli, Beni comuni: dalla teoria all’azione politica ([Viareggio (LU)]: Dissensi, 2011). 107 Ses publications les plus récentes sur la question comprennent : Ugo Mattei, Protecting Future Generations through Commons (editor, with Saki Bailey & Gilda Farrell) – available also in French, 2014; en ligne : (consulté le 29 juillet 2015) ; Ugo Mattei, The Commons Mo-

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des idées intéressantes mise en avant par Lucarelli consiste à viser le dépassement du droit public social vers un droit public participatif, basé sur la « participation autodéterminée, informée et formée » des usagers, où l’administration entre en dialogue avec les associations, les comités, les mouvements divers, sans pour autant abandonner ses propres responsabilités.108 A l’opposé du modèle absolutiste, la doctrine américaine, plus proche des réalités de terrain, comme on l’a dit, avait adopté, dès la fin du XIXème siècle, une conception plus pragmatique de la propriété, envisagée comme un « faisceau de droits » correspondant aux diverses utilités dont la chose pouvait être l’objet – des droits susceptibles d’être détenus par des titulaires différents aux intérêts enchevêtrés. L’idée était doublement moderne qui, d’une part, désacralisait la maîtrise du propriétaire souverain mais qui, d’autre part, en consacrant les différents usages économiques de la chose, ouvrait la porte aux exigences contemporaines de compensation chaque fois qu’une politique publique limiterait les perspectives de profit que l’exploitation de cette chose aurait permis d’anticiper.109 Ce pragmatisme avait par ailleurs l’avantage de moduler le régime de la propriété en considération de la diversité des biens dont question : est-il raisonnable, en effet, de plaquer des solutions identiques sur des biens aussi divers qu’un objet de consommation, un instrument de production, un titre de société ou une œuvre de l’esprit ? Mais l’exemple américain nous avertit de la complexité de cette opération, eu égard aux ambivalences des changements en cours. C’est que, si la doctrine des bundles of rights a pu servir de soutènement à la théorie des commons d’Elinor Ostrom, elle a justifié aussi, chez les juristes s’inspirant des thèses néo-libérales de l’école de Chicago, un vement in Italy, in: South Atl. Q. 2013, en ligne : (consulté le 29 juillet 2015) ; Ugo Mattei et Saki Bailey, Social Movements as Constituent Power: The Italian Struggle for the Commons, in: Indiana Journal of Legal Studies (2013), . 108 Alberto Lucarelli, Du public au commun, Contribution au séminaire franco-italien du 19 mai 2015 : « Un statut juridique pour les biens communs ? », 10. Lucarelli est par ailleurs maire adjoint à la ville de Naples et mène une des premières expériences réelles d’une gestion en commun pour l’eau de la ville. Il résume luimême l’action comme suit : « A la suite des résultats du référendum sur l’eau [NB : ce référendum a eu lieu en 2011 et plus de 1,5 millions signatures furent recueillies en trois mois et presque 27 millions de « oui » se prononcèrent en faveur de l’eau bien commun], il a été possible de réaliser la transformation de la Societé par Actions ARIN en une entreprise de droit public : ‹ ABC Naples ›, doté par statut, d’un gouvernement écologique et participatif de l’eau, un petit parlement de l’eau dans lequel sont représentés les usagers, les travailleurs, les environnementalistes et les conseillers communaux. Il s’agit du premier exemple aussi avancé d’une institution de gestion des biens communs. Elle est admirée en Europe et devrait être la règle et non l’exception. Par ailleurs, ‹ ABC Naples › est en train de promouvoir ‹ Federcommons ›, une association qui entend lier entre eux les gestionnaires de services publics à 100 % de propriété publique (plus de 400 structures) pour conjurer la privatisation et en favoriser la transformation en forces juridiques participatives sur le modèle de ABC. Il s’agit d’un défi nécessaire pour contrecarrer la pression de l’association ‹ Federutility ›, dominée par les gestionnaires privés et semi-privés, qui cherchent à donner à l’interprétation du droit une lecture mercantiliste. », , (consulté le 29 juillet 2015). 109 Sur les controverses suscitées par cette nouvelle perspective, et aussi la nécessité, pour les tribunaux, de procéder à une « balance des intérêts » en cas d’atteinte par la législation à un des aspects du rendement possible du bien (entre confiscation, d’une part, et, consécration d’une rente de situation, ou revenu garanti en toute hypothèse, d’autre part, l’équilibre est subtil), cf. Jean-Pascal Chazal, (Fn.20), 780–782.

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retour en force de la souveraineté du propriétaire (seule la concentration entre ses mains des divers usages de la propriété étant censée garantir l’efficacité économique).110 Ces différentes évolutions rendent souhaitable une révolution copernicienne en vue d’un changement de paradigme. En quelle mesure la prise en compte des « biens communs » serait-elle susceptible d’amorcer ce changement de paradigme, c’est ce qu’il nous faut examiner maintenant. IV. Biens communs, transpropriation et dépropriation Trois mises en garde préalables s’imposent, avant d’aborder la question des biens communs et le double régime qu’ils appellent, que nous qualifions respectivement de « transpropriation » et de « dépropriation ». La première invite à s’affranchir de ce que l’on pourrait appeler l’« imaginaire propriétaire », lorsque l’on pense les biens communs. Ceux-ci, en effet, ne sont pas de la propriété inversée (une maîtrise absolue au profit de tous, ou encore l’absence totale d’appropriation) ; il doit être possible, pensons-nous, de construire un régime des communs, au moins en partie, à l’abri de la fascination que pourrait continuer à exercer ce modèle. Aurore Chaigneau a raison, à cet égard, de dénoncer le « contresens » qui conduit à réduire nécessairement les communs à une propriété collective détenue par des utilisateurs détenteurs de droits strictement égaux, alors que l’intérêt de la notion est de « rassembler autour d’une cause légitime des détenteurs de droits divers, ayant chacun des utilités différentes et non nécessairement concurrentes du bien ou du patrimoine concerné ».111 De même, synthétisant les contributions de l’ouvrage déjà cité Le retour des communs, Benjamin Coriat peut écrire : « un thème majeur de cet ouvrage est de montrer comment le propre des communs est qu’ils sont construits non pas sur une négation du droit de propriété, mais au contraire sur d’autres définitions de la notion de propriété, qui, rompant avec la conception exclusiviste de la propriété héritée du droit bourgeois, rendent possibles et effectives la propriété partagée ».112 Le deuxième avertissement traverse comme un fil rouge notre contribution et consiste à rappeler, une fois encore, la nécessité de se garder de toute forme d’angélisme. S’il est vrai que le modèle « communs » s’impose de plus en plus, notamment en raison des transformations matérielles et des évolutions sociétaires que l’on a dites, il ne s’en déduit pas que l’économie capitaliste et financière désarme pour autant. Celle-ci s’y entend, au contraire, à reprivatiser l’usage ou l’accès aux communs et à exploiter, sur le plan de la publicité notamment, l’idéal communautaire qui est dans l’air du temps. 110 Sur cette ambivalence, cf. Fabienne Orsi, « Elinor Ostrom et les faisceaux de droits… », (Fn.18), 8–20. 111 Aurore Chaigneau, Des droits individuels sur des biens d’intérêt collectif, à la recherche du commun, in : Revue internationale de droit économique 3 (2014), 349. 112 Benjamin Coriat, (Fn.1), 28. Cf. aussi Séverine Dusollier, (Fn.49), 244 : « le défaut de propriété n’est pas essentiel aux commons, certains d’entre eux étant d’ailleurs marqué par les droits de propriété » ; ce qui caractérise les biens communs c’est « l’absence d’exclusivité ; un droit de propriété, n’en déplaise aux dogmes établis, peut s’exercer de manière non exclusive et générer ainsi en son sein des commons ».

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Enfin, la troisième remarque préalable souligne – et c’est heureux, bien entendu, que les pouvoirs publics ne restent pas inactifs, eux non plus, qui, soucieux d’intérêt général, cherchent parfois à réaffecter certains biens, environnementaux ou culturels notamment, à un usage « commun » – on songe à la prolifération des ressources rangées désormais sous l’étiquette de « patrimoine commun » (de la nation, de l’Europe, de l’humanité, …). Il résulte de ces deux dernières observations que les régimes des biens communs que l’on aborde maintenant se développent comme une troisième voie entre des logiques privatistes et publicistes qui ne disparaissent pas pour autant. Ou, mieux encore : plutôt que de parler de « troisième voie », qui suggère encore une configuration statique entre deux positions traditionnelles qui resteraient inchangées, il faut plutôt concevoir ces « communs », comme un « méta-régime » qui a pour effet de se superposer à la propriété privée et au domaine public pour en infléchir les règles et en enchevêtrer les solutions. Loin d’opérer dans un vide réglementaire, et sans recours aux instruments du droit privé, les figures de la transpropriation comme celles de la dépropriation ne cessent de s’articuler à elles, non sans infléchir leurs procédures et leurs principes constitutifs. La question contemporaine des « communs » renvoie à des expériences de natures fort diverses, qui font l’objet de chantiers normatifs et conceptuels multiples. En application du mot d’ordre général de pragmatisme, il faudra se garder encore d’appliquer un régime unique à des ressources très différenciées, dont on a vu que certaines étaient en voie de raréfaction, tandis que d’autres, au contraire, se reproduisaient sans limites. Il faudra aussi s’interroger sur la taille du cercle des « communs » : s’est-il élargi à l’échelle de la nation, de l’humanité, voire des générations à venir, ou s’entend-il également de communautés plus restreintes, comme celles de pêcheurs exploitant une zone côtière ? Au regard de ces diverses considérations, nous proposons de dégager deux modèles distincts de « communs », répondant à des ressources différentes, ainsi qu’à des formes spécifiques de communautés. D’une part, le modèle « transpropriation », qui s’applique de préférence aux ressources matérielles, dont l’usage est rival car facteur d’épuisement et dont la quantité autant que la qualité sont aujourd’hui devenues problématiques. Ce régime n’abolit pas la propriété privée, pas plus que la domanialité publique, mais entend les finaliser ou les transcender, en leur imposant des charges et des démembrements au profit de la collectivité. Une collectivité que l’on pourrait qualifier, à la suite de Judith Rochfeld, de « communauté diffuse » d’ayants droits, pas nécessairement identifiés, mais pouvant prétendre à un usage (souvent aussi un accès) légitime de la ressource.113 D’autre part, le modèle de la « dépropriation », à certains égards plus radical, s’appliquant, quant à lui, aux ressources informationnelles,114 dont on a vu qu’elles étaient désormais en voie d’illimitation115 – par où se redécouvre la figure classique des res com113 Judith Rochfeld, Penser autrement la propriété, (Fn. 92), 365ss. 114 Charlotte Hess et Elinor Ostrom, (Fn. 92). 115 Rappelons ici la nuance qui distingue les ressources illimitées et le support de ces ressources (stockage, câblage, etc.), quant à lui soumis aux limites de la technologie actuelle.

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munes de l’article 714, dont il était dit qu’« elles n’appartiennent à personne, et dont l’usage est commun à tous ». Contrairement à la figure précédente qui conservait encore partiellement une dimension d’exclusion (chaque fois que la communauté n’est pas universelle), ici, c’est la logique d’inclusion qui prévaut absolument. Aussi bien la communauté visée est-elle cette fois « négative », au sens où personne n’en est exclu. A la différence aussi des communautés « positives », qui instituent une propriété collective,116 dans le cas de la « dépropriation » c’est de l’idée même de propriété que l’on entend s’affranchir – il est significatif, à cet égard, que l’article 714 ne parle pas de « biens » (appropriables et susceptibles d’un « prix »), mais de « choses » (communes, susceptibles de « valeur »). En dépit des spécificités qui séparent ces deux modèles, il est possible de dégager à leur base un certain nombre de traits communs qui, rassemblés, dessinent une figure nettement différenciée de celle qui était sous-jacente au type-idéal de l’appropriation étudié plus haut. 1. Ici la qualification d’« intérêt juridiquement protégé » l’emporte nettement sur celle de droit subjectif. Plutôt que de renforcer sans cesse la puissance d’une appartenance-maîtrise exclusive, le droit s’attache ici à identifier les différents intérêts que l’usage de la ressource peut affecter ou dont elle peut elle-même être l’enjeu. Aussi bien, le droit s’attache-t-il à affecter la chose à ces différents intérêts jugés légitimes, fussentils concurrents et exercés par des titulaires distincts. Le régime juridique qui s’y attache s’efforcera de rendre ces usages compatibles et, en cas de litige, de balancer les utilités en jeu en proportion de leur importance respective. 2. Au plan anthropologique, l’individu robinsonien, autiste et solipsiste, fait place à l’usager participatif et à l’internaute branché – le réseau s’est substitué à l’île, comme espace de réalisation fantasmatique du soi. C’est que la postmodernité, qui se réclame de l’inter-dépendance plutôt que de l’in-dépendance moderne, relève d’un paradigme à la fois relationnel et pragmatique : c’est la relation qu’elle prend en compte plutôt que la substance ; et l’action en situation plutôt que l’idée théorique et statique. Autrement dit : elle se persuade que c’est l’usage d’un terme ou d’un concept qui détermine son sens, de même que c’est la fonction que remplit une institution qui désigne sa nature ou encore, que ce sont les relations qu’il tisse qui fait la subjectivité d’un individu. La mise en œuvre de ces réseaux par le biais de pratiques communautaires (échanges d’expériences, partage de ressources, gestion en commun), génère alors de nouvelles formes d’identité personnelle tout en s’avérant créatrice de nouvelles formes de communautés de partage, celle des i-commoners par exemple. Comme l’écrit joliment Dusollier : « ce n’est pas un terrain en friche que laisse la propriété absente, mais une terre fertile, foisonnante, cultivée à plusieurs mains. De l’absence d’exclusivité naît le partage ».117 3. Quant au fondement philosophique de ces « communs », il s’agit cette fois de le chercher du côté de la « liberté des anciens » qui, depuis Aristote jusqu’à Arendt, Castoriadis, Taylor et Walzer, comprend cette liberté moins comme autonomie et repli 116 Judith Rochfeld, Penser autrement la propriété, (Fn. 92), 357 et 361. 117 Séverine Dusollier, (Fn. 49), 244.

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que comme participation active aux affaires de la cité. L’on ne pense plus alors que la liberté « s’arrête » là où commence celle des autres, mais au contraire qu’elle grandit et se renforce à la mesure de celle d’autrui. La défiance fait place alors à la confiance, le repli à l’engagement, la compétition à la solidarité. L’on comprend, dans ces conditions, que l’exercice de la responsabilité et l’acceptation des devoirs ne sont pas une menace pour l’intégrité des droits, comme le craignait la modernité, mais, au contraire, la condition même de leur effectivité.118 C’est que cette face « participative » de la liberté (au sens de « liberté des anciens »), répond à la responsabilité comprise comme « mission assumée pour le futur » (et non plus seulement au sens classique, passéiste et répressif, d’imputation d’une faute), comme y invitent Jonas et Ricoeur, précisément pour faire face aux défis, environnementaux notamment, de notre temps.119 Dans ce modèle, la prérogative socialisée et finalisée du propriétaire, voire le dépassement de la figure de la propriété dans le cas de la dépropriation, ne doivent plus s’interpréter comme une moindre liberté, mais plutôt comme l’exercice d’une liberté responsable. 4. La portée politique de ces modèles est toute aussi grande que celle de la propriété classique, à la différence que cette fois cette dimension n’est plus occultée, mais ouvertement thématisée. En effet, la littérature relative aux commons, en écho aux pratiques dont elle rend compte, focalise l’essentiel de son intérêt sur la bonne gouvernance de ces ressources – tel est, du reste, le titre de l’ouvrage de référence d’Elinor Ostrom. Qu’il s’agisse de ressources foncières traditionnelles ou des nouvelles ressources informationnelles, leur caractéristique fondamentale réside dans le fait « qu’elles sont gouvernées collectivement », et cela selon des modèles qui ne relèvent « ni du marché, ni de la hiérarchie ».120 Cette attention nouvelle accordée à la gouvernance s’explique, dès lors qu’il s’agit de maximiser les utilités respectives qui s’attachent à la ressource, et, dans la foulée, d’arbitrer entre usages et usagers potentiellement concurrents. Par ailleurs, cette gestion des commons apparaît en même temps comme le chantier expérimental de pratiques politiques nouvelles qui vont de la gestion participative à l’auto-gouvernement. A l’encontre du déterminisme tragique qui enfermait les bergers de la fable de Hardin dans leur fatal engrenage, appel est fait ici à l’« action en commun », solidaire et inventive, chère à Arendt. Les multiples expériences de terrain étudiées par Ostrom révèlent à cet égard le raffinement et l’inventivité des procédures susceptibles d’être mises en place dans ce cadre. 5. L’objet des « communs » est appelé à évoluer, autant en fonction des évolutions factuelles que des affectations normatives (le rapport aux choses, on s’en souvient, est d’abord et surtout rapport au sens et aux valeurs). Aujourd’hui, il trouve une application privilégiée dans le cas des ressources matérielles les plus vitales et les plus menacées, objets de transpropriation ; et aussi dans le cas des ressources informationnelles, dont la 118 François Ost et Sébastien Van Drooghenbroeck, La responsabilité, face cachée des droits de l’homme, in : François Ost et al. (dir.), La responsabilité, face cachée des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2005, 1. 119 Hans Jonas, Le principe responsabilité, trad. par J. Greisch, Paris, Cerf, 1990 (1979), 21 ss ; Paul Ricoeur, Postface au temps de la responsabilité, in : Lectures 1. Autour du politique, Paris, Seuil, 1991, 270ss. 120 Benjamin Coriat, (Fn.1), 13.

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circulation est la plus universelle et la reproduction gratuite la plus aisée, objets de dépropriation. Mais, bien entendu, rien n’empêche ces catégories d’évoluer, de s’appliquer à d’autres ressources au gré des choix collectifs, et de s’hybrider de mille façons. 6. Enfin, et par définition, le titulaire des biens communs déborde l’individu ou telle ou telle personne publique, sans que soient précisément définies les limites du cercle ainsi élargi. Alors même que la propriété privée pouvait avoir de vastes personnes morales pour titulaires, et que la domanialité publique pouvait relever d’échelles variables, de la municipalité à la communauté des Etats, a fortiori les « communs » peuvent renvoyer à des communautés de taille variable. Nous retenons cependant que si la transpropriation, du fait qu’elle conserve une dimension, même minimale, d’exclusion, relève de « communautés diffuses » (qui, dans certains cas se superposeront à la propriété privée ou à la domanialité publique), en revanche la dépropriation, parce qu’elle revendique l’inclusion, relève de « communautés négatives », incluant n’importe quel usager. On devine cependant qu’entre ces deux modèles, toutes les figures intermédiaires se rencontrent. En réalité, dans le modèle des commons, la question de la titularité est à la fois moins importante que dans le cas des autres modèles, et surtout subséquente, dans le sens où elle ne dépendra plus d’une assignation de principe, comme dans le cas de l’appropriation, mais sera généralement fonction des décisions prises au terme des procédures de gouvernance mises en place et dont on a dit l’importance au point 4. Il est en effet plus facile de contourner la question de la titularité dans un premier temps, pour ensuite désigner les membres de la communauté rétrospectivement. Nous sommes maintenant en mesure de présenter pour elles-mêmes les deux figures de la transpropriation et de la dépropriation, deux néologismes qui ne sont pas consacrés tels quels dans la législation, mais qui nous paraissent pouvoir adéquatement regrouper un certain nombre d’institutions et de solutions qui se présentent à l’observation et, à des titres divers, se réclament du modèle des « communs ». 1. Transpropriation Le terme « transpropriation » a été forgé par l’un d’entre nous, dès 1995, et vise une « concession d’usages multiples à une multiplicité de titulaires ».121 Il désigne les situations complexes où l’on assiste à « la superposition, à propos d’une même ressource, d’un même bien ou d’une même portion de territoire, de plusieurs régimes juridiques distincts. Tantôt s’enchevêtrent propriété privée et patrimoine commun, tantôt les mêmes espaces sont placés sous souveraineté nationale, au titre du domaine public, et font simultanément l’objet de l’application du régime du patrimoine commun de l’humanité ». Jeté comme un nimbe abstrait sur les biens les plus variés, la transpropriation « impose une logique complexe qui prend en compte les usages multiples que permettent les espaces et les ressources, et met en place des réseaux de droits d’accès, 121 François Ost, La nature hors la loi: l’écologie à l’épreuve du droit, Paris. Éditions La Découverte, 2003.

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d’usage et de contrôle débordant les découpages issus de la propriété autant que de la souveraineté ».122 Il en résulte qu’à l’égard de ces biens transpropriés (l’on mesure la différence avec la situation d’« expropriation »), le propriétaire ou le souverain seront désormais tenus d’agir comme des dépositaires responsables, comptables de leur usage et leur gestion : les particuliers à l’égard de la collectivité, l’Etat à l’égard de la communauté internationale.123 Ce concept de « transpropriation », qui suggère un principe général de gestion du patrimoine, plus qu’une institution déterminée, et qui est, à ce titre, susceptible de bien des modulations et d’applications différenciées, a reçu un accueil plutôt favorable en doctrine, au titre précisément d’instrument prospectif. « Construction principalement conceptuelle, encore assez peu exploitée par la doctrine juridique », la transpropriation s’avère « riche de promesses », notamment pour « renouveler la protection de l’environnement », a-t-on écrit.124 Judith Rochfeld, qui se réfère positivement à la notion, estime qu’elle n’est pas dénuée « d’applications pratiques » (infra)125 et souligne l’intérêt d’un mécanisme « qui n’est pas sans rappeler l’Ancien Régime et ses superpositions d’utilités sur un même bien, selon les usages exercés », permettant d’articuler un droit de propriété (responsabilisé et finalisé) avec des usages complémentaires et ce, en vue d’un accès élargi de la ressource, ainsi que d’une meilleure garantie de sa conservation et transmission.126 Application a été faite récemment du concept à la question de l’accès de tous aux ressources biologiques détenues par les bio-banques.127 Souvent, le principe de la transpropriation est à l’œuvre sans qu’il soit expressément nommé. Ainsi, Fabienne Orsi souligne la fécondité de la perspective voisine, celle du bundle of rights, qui « donne corps à l’idée selon laquelle la propriété ne peut se concevoir que comme partagée entre plusieurs acteurs » et qui « autorise à penser des formes de propriété partagée au sein d’une même communauté, mais aussi des formes de propriété où la distribution des droits s’opère entre l’autorité publique et une communauté ou encore entre communautés et individus ou bien encore entre Etat et individus ».128

122 Ibid., 323. 123 La préservation de la plupart des ressources relevant du patrimoine mondial de l’humanité est, aujourd’hui encore, sous la juridiction des Etats qui les gèrent au bénéfice de la communauté internationale en vertu de la théorie du « dédoublement fonctionnel » (où l’on retrouve la dualité typique de la transpropriation) ; cf. Axel Kiss, Le droit international de l’environnement, un aspect du droit international de l’avenir, in : L’avenir du droit international de l’environnement, Académie de droit international, Dordrecht, 1985, 483 : « La situation d’un Etat par rapport à un élément donné de l’environnement devra être celle d’un trustee, d’un dépositaire qui doit gérer, c’est-à-dire sauvegarder et faire fructifier en bonne foi l’objet du trust ». 124 Droits réels au profit de la biodiversité : comment le droit peut-il contribuer à la mise en œuvre des paiements pour services environnementaux ?, Paris, 2014, Mission Economie de la Biodiversité, 25 et 28. 125 Judith Rochfeld, Quels modèles, (Fn.92), 124 ; Judith Rochfeld, Penser autrement la propriété, (Fn. 92), 365 : ici le rapprochement est fait entre la transpropriation et la théorie des « bundles of rights », reprise notamment par Elinor Ostrom. 126 Judith Rochfeld, Quels modèles, (Fn.92), 100. 127 Xavier Boiy, Le corps solidaire, in : Journal international de bioéthique 25 (2014), 157. 128 Fabienne Orsi, Réhabiliter la propriété comme bundle of rights : des origines à Elinor Ostrom, et au-delà ?, in : Revue internationale de droit économique 3 (2014), 384.

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Dans le même sens, Chaigneau, avisée du fait de la difficulté de réaliser une véritable collectivisation des ressources,129 se propose d’explorer la voie qui « consiste à imaginer des limitations nouvelles au droit du propriétaire, autre que celle de l’ordre public, pour dissocier par exemple différentes utilités du bien et les répartir entre différents bénéficiaires reconnus comme des titulaires à part entière ».130 Cette perspective se justifie également par deux autres considérations. D’une part, on peut faire remarquer que les qualités d’une chose ne sont pas nécessairement réductibles à celles dont le propriétaire entend tirer avantage ; ainsi un immeuble « peut servir à la fois d’habitation, d’activité économique, d’écosystème, de lieu d’usages permanents ou ponctuels et de patrimoine culturel et historique à une collectivité ».131 Par ailleurs, il est de bon sens d’observer que l’on raisonne très rarement tabula rasa, de sorte que les biens dont on se préoccupe sont très généralement déjà appropriés par des personnes privés ou déjà affectés à l’utilité publique. Dans ces cas, les mécanismes de transpropriation s’avèrent à la fois bien plus réalistes, et aussi plus responsabilisants que les procédures d’expropriation, ou en cas de domanialité publique, le rappel incantatoire des responsabilités de l’Etat. a) La transpropriation dans le droit positif Certes, cette construction conceptuelle traduit une réalité déjà relativement ancienne ; un des premiers exemples de sa mise en application remonte au début du 20ème siècle et concerne les immeubles classés monuments historiques et les mobiliers qui en font partie intégrante. Dès la loi française du 31 décembre 1913 et la loi belge du 7 août 1931, des mesures législatives de protection du patrimoine culturel limitent la propriété sur ces biens au bénéfice de l’intérêt général, et plus particulièrement celui de la conservation du bien, conçu comme composante du patrimoine culturel. Le propriétaire ne peut plus disposer de son bien classé comme il le souhaite – toute destruction est interdite et tout déplacement est soumis à l’autorisation préalable des autorités publiques – et il a l’obligation de le maintenir en bon état. En contrepartie des charges pesant sur son bien, le propriétaire peut obtenir des compensations, tel l’octroi de subsides pour des travaux de rénovation ou de restauration. Des incitants fiscaux sont également mis en place afin d’encourager l’ouverture au public. Traditionnellement, le régime de propriété attaché aux monuments et sites a été analysé comme un régime limité par l’ingérence publique et obligé de composer avec ce dernier, mais sans pour autant quitter l’orbite du modèle classique de l’appropriation. Il nous semble toutefois que la propriété relative au patrimoine culturel réunit tous les 129 Judith Rochfeld fait le même constat, à propos notamment des notions de « biens publics mondiaux » et de « patrimoine commun de l’humanité », à propos desquelles il est toujours très malaisé d’identifier le titulaire réel, et encore plus d’organiser la représentation et une gestion désintéressée en son nom – institutions qui « peinent à trouver leurs acteurs ». ( Judith Rochfeld, Quels modèles, (Fn.92), 117). 130 Aurore Chaigneau, (Fn.111), 336. 131 Ibid.

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éléments pour entrer dans le modèle de la transpropriation, caractérisé par l’idée de propriété partagée et par l’existence d’un intérêt culturel commun.132 Cet intérêt démontre en effet qu’« au lien de propriété s’agrège un ou plusieurs liens d’appartenance collective »,133 venant se greffer à la chose patrimoniale. Si cet intérêt est mis en action par la puissance publique, à travers le classement du monument, il n’est pas une simple justification de l’action étatique, mais il pourrait ouvrir la voie à un nouveau droit sur la chose, un droit d’autrui dont la teneur est encore à déterminer. Autrui n’est alors pas perçu comme le propriétaire ou comme l’usufruitier, mais comme un usager, qui dispose de cet intérêt commun. En ressort une figure de « patrimoine collectif », dont la collectivité est le bénéficiaire. Il y a là un renversement de perspective : du propriétaire soumis à certaines charges, suite à la servitude qui lui est imposée (avec éventuellement des mécanismes d’indemnisation en cas de dommage), l’on passe aux doits d’autrui à l’accès et à l’usage du patrimoine appartenant au propriétaire. Reste encore à déterminer quel rôle cette collectivité, parfois appelée « communauté patrimoniale »,134 devrait exactement jouer dans la protection patrimoniale et quels droits de jouissance lui accorder… Dans le sillage des monuments classés au patrimoine culturel, l’archéologie constitue également un domaine dans lequel le propriétaire du sol – au-dessus duquel se trouvent 132 Certains auteurs, comme Raymond Saleilles et plus récemment Marie Cornu, n’hésitent pas à parler de « propriété spéciale » lorsqu’il est question de biens culturels. Saleilles met en avant une « conception coutumière du droit de propriété », sorte de propriété assouplie pour les œuvres d’art notamment où le droit de propriété « au lieu d’être forcément l’incarnation du droit qui s’isole et se dégage de toute entrave, apparaîtrait, comme ce doit être le cas pour tous les rapports de l’homme vivant en société, comme dominé par le point de vue des nécessités sociales et de l’intérêt général ». Concernant les œuvres d’art, Saleilles précise que « la protection des œuvres d’art aux dépens des droits absolus de la propriété privée, non seulement n’est pas contraire à l’idée de propriété, elle en est plutôt la conservation même, puisqu’elle est faite pour la garantie d’une propriété supérieure à la propriété privée, en ce sens que celleci n’a plus ici que les droits que l’autre lui laisse : cette propriété, c’est la propriété même qui reste à l’artiste sur son œuvre et sa pensée, propriété qu’il a confiée au public, et par suite à la société, en même temps qu’il livrait au commerce privé la propriété de l’objet matériel om son œuvre se trouve incarnée. Ce qui reste à la propriété privée se trouve donc subordonné au respect de cette propriété supérieure, réservée par l’artiste et passée de lui au public dont l’Etat est le représentant ». Raymond Saleilles, La législation italienne relative à la conservation des monuments et objets d’art : étude de droit comparé, in: Revue bourguignonne de l’enseignement supérieur 5, no 1 (1895): 1–98; cité par Noé Wagener, Les monuments historiques au service d’une relecture de la propriété : le projet de Raymond Saleilles, in : Jean-Pierre Bady et al., (dir.), 1913, Genèse d’une loi sur les monuments historiques, Travaux et documents/Comité d’Histoire du Ministère de la Culture et de la Communication 34, Paris, Documentation française, 2013. Poursuivant près d’un siècle plus tard, les réflexions de Saleilles, Marie Cornu décrit la propriété culturelle comme « une propriété spéciale en ce que son objet se définit relativement à une valeur culturelle quels qu’en soient les contours. L’élément distinctif est là, l’intérêt culturel, notion à contenu variable sous ses multiples déclinaisons (intérêt historique, artistique, archéologique, scientifique et technique), elle irrigue l’ensemble du dispositif » (Biens culturels. Droit français, in : Marie Cornu, Jérôme Fromageau, et Catherine Wallaert, (dir.), Dictionnaire comparé du droit du patrimoine culturel, Paris, CNRS Éditions, 2012, 260. 133 Marie Cornu, Propriété et patrimoine, entre le commun et le propre, Pour un droit économique de l’environnement, in: Mélanges en l’honneur de Gilles J. Martin, 2013,145. 134 La Convention-cadre sur la valeur du patrimoine dans la société, adoptée à Faro le 27 octobre 2005, définit en son article 2 b, la communauté patrimoniale de la manière suivante : « une communauté patrimoniale se compose de personnes qui attachent de la valeur à des aspects spécifiques du patrimoine culturel qu’elles souhaitent, dans le cadre de l’action publique, maintenir et transmettre aux générations futures ».

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des objets archéologiques – est limité dans ses attributs. Plusieurs dispositions légales prévoient ainsi que le propriétaire est obligé d’autoriser des fouilles archéologiques, et ce pour un temps déterminé, malgré l’obtention d’un permis d’urbanisme. La jurisprudence a en revanche estimé que le droit d’ingérence des autorités publiques ne saurait aller jusqu’à forcer le propriétaire à réaliser lui-même des fouilles archéologiques à ses frais en cas d’inaction de l’autorité publique endéans le délai légal.135 L’idée de propriété affectée à un intérêt collectif se retrouve également dans ce que la jurisprudence et la doctrine appellent les « souvenirs de famille ».136 Souvent oubliée par les juristes, la propriété familiale sur les « souvenirs de famille » porte notamment sur des bijoux, portraits ou tableaux de famille, lettre de noblesse, armes, documents ou manuscrits. Ils forment une catégorie de biens particuliers, caractérisés par leur valeur morale et par l’affectation familiale que leur donne le fondateur en les transmettant aux membres de sa famille.137 « Les souvenirs de famille forment un ensemble indissociable et ne perpétuent convenablement la mémoire et la tradition de la lignée qu’à la condition de n’être pas dispersés entre plusieurs attributaires ».138 Contrairement au régime d’indivision qui rassemble des droits de propriété individuels, il s’agit ici de reconnaître un membre de la famille comme gardien-dépositaire – souvent l’aîné – chargé de garder ces objets pour la famille, cette dernière disposant d’un droit moral sur ces choses, sous la forme d’un droit d’accès ou d’un droit d’interdire, ou inversement de demander copie. Un autre exemple de mise en application de la transpropriation se trouve dans la redécouverte de la figure de la fiducie. Apparentée au trust anglo-saxon, la fiducie est une institution juridique consistant pour une personne, le fiduciant ou constituant (settlor), à remettre à une autre personne, le fiduciaire (trustee), un bien pour qu’elle le gère d’une manière convenue à l’avance, avant de le restituer à une troisième personne, le bénéficiaire (beneficiary) à l’échéance d’un délai déterminé. Le fiduciant peut également être le bénéficiaire. Le fiduciaire agit ainsi comme un steward, gérant ou régent de la partie de son patrimoine affectée au fiduciant. Actuellement, seule la fiducie financière a été consacrée aux articles 2011 et suivants du Code civil français,139 sans prévoir un régime 135 La Cour de cassation estime que l’article 4, § 2 du décret du 30 juin 1993, portant protection du patrimoine archéologique (actuellement remplacé par le décret du 12 juillet 2013 sur le patrimoine immobilier, notamment en ses articles 5.1.4. et 5.2.1.), ne contraint pas le propriétaire à « réaliser des fouilles archéologiques à ses frais avant d’entamer des travaux autorisés par le permis d’urbanisme » si le Gouvernement flamand n’a pas suspendu le permis de lotir ou d’urbanisme en déclarant la fouille d’utilité publique. A défaut de cette déclaration d’utilité publique, le propriétaire est uniquement contraint de déclarer la découverte du patrimoine archéologique, à conserver les biens découverts en l’état, à les protéger et à les rendre accessibles, « mais les droits qu’il puise dans le permis délivré ne sont pas réduits davantage », Cour de Cassation, 23 février 2012, C.10.0574.N, CDKP 2013.171–179. 136 Cf. à ce sujet, un article récent du Dictionnaire comparé du droit du patrimoine culturel, Paris, CNRS Éditions, 2012. 137 C. Jongmans, note sous Liège, 13 juin 1980, Revue trimestrielle de droit familial, (1980), 407. 138 Cf. Gr. inst. Paris, 9 juin 1971, G. P., 1971, II, 644. 139 Cf. l’article 2015 du Code civil français qui précise que : « Seuls peuvent avoir la qualité de fiduciaires les établissements de crédit mentionnés au I de l’article L. 511–1 du code monétaire et financier, les institutions et services énumérés à l‘article L. 518–1 du même code, les entreprises d‘investissement mentionnées à l‘article L. 531–4 du même code ainsi que les entreprises d‘assurance régies par l‘article L. 310–1 du code des assurances. Les membres de la profession d‘avocat peuvent également avoir la qualité de fiduciaire. ».

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pour la fiducie foncière. Celle-ci, dans l’hypothèse où elle serait reconnue en droit positif, serait intéressante dans le cadre de la propriété partagée car elle permet d’organiser contractuellement un transfert de propriété temporaire et conditionné, à des fins de bonne gestion foncière ou de protection de l’environnement,140 ou encore à des fins de maintien des activités agricoles ou de construction des logements sociaux. Ce dernier cas de figure trouve écho dans l’action des Community Land Trust, instrument venu des Etats-Unis et transposé en Région bruxelloise ;141 il aurait été développé en réaction à cinq aspirations non rencontrées par la propriété du foncier : son prix élevé (d’où l’inégalité d’accès), la sécurité d’occupation (non garantie si défaut de remboursement de l’hypothèque, cf. la crise des subprimes), la spirale spéculative (plus value de revente pas taxée), les aides publiques axées sur la propriété et non sur la location.142 Ici, le Community Land Trust se porte lui-même acquéreur du bien qui devient inaliénable et terrain collectif, et il concède ensuite un droit de superficie sur le dessus, sorte de quasi-propriété individuelle.143 Ce droit de superficie est non pécuniaire et renouvelable après cinquante ans. En cas de revente du droit de superficie, 75 % de la plus-value est captée par le Community Land Trust qui l’affecte au prix d’achat du suivant, de sorte que les prix ne s’envolent pas et que les biens restent abordables, génération après génération.144 Cet instrument montre qu’il n’est pas toujours nécessaire d’inventer de nouveaux droits, parfois il suffit d’exhumer les droits existants. Il s’agit effectivement plutôt d’une intelligente politique publique du logement dont plusieurs aspects relèvent de la transpropriation ; il s’agit donc de transposition pratiquée à partir du droit public, plutôt que l’élaboration d’une propriété commune à proprement parler. Outre l’intérêt culturel ou environnemental, un bien peut encore être marqué par l’intérêt collectif de la santé. Ainsi en est-il des médicaments essentiels (cf. supra, III). Même si l’effectivité du système est remise en question par des traités bilatéraux renforçant la propriété industrielle sur ces médicaments, notamment entre les Etats-Unis et 140 Cf. l’instrument des paiement pour services environnementaux (PSE) étudié dans le rapport : Droits réels au profit de la biodiversité: Comment le droit peut-il contribuer à la mise en œuvre des paiements pour services environnementaux?, Rapport d’étude, Mission économique de la biodiversité, 2014, 13–21. 141 Cf. l’étude réalisée par Nicolas Bernard, Geert De Pauw, et Loïc Géronnez, Coopératives de logement et Community Land Trusts, in: Courrier hebdomadaire du CRISP 2073, 28 (2010), 5–52. Et la création du « Community Land Trust Bruxelles », dont les informations peuvent être retrouvées sur le lien suivant : « Vision & Mission | Visie & Missie », Community Land Trust Bxl, consulté le 22 juillet 2015, https://communitylandtrust.wordpress.com/platform-plate-forme/vision-mission-visie-missie/. 142 « En un peu plus de mots | In wat meer woorden », Community Land Trust Bxl, consulté le 22 juillet 2015, https://communitylandtrust.wordpress.com/about/en-un-peu-plus-de-mots/. 143 Le CLT bruxellois s’est développé de la manière suivante : « Deux structures forment ensemble le CLT bruxellois. La Fondation d’Utilité Publique CLT Bruxelles est propriétaire des terres où les logements CLT seront construits. L’ASBL CLT Bruxelles est responsable de la gestion au quotidien du patrimoine de la fondation. La nouvelle structure est gérée par un conseil d’administration qui pour un tiers est représenté par des représentants des (futurs) habitants, un tiers par des représentants de l’utilité public et pour un tiers par des représentants de la Région de Bruxelles-Capitale. » « Qui sommes-nous? | Wie zijn we? », Community Land Trust Bxl, consulté le 29 juillet 2015, . 144 « Vision & Mission | Visie & Missie », Community Land Trust Bxl, consulté le 22 juillet 2015, https:// communitylandtrust.wordpress.com/platform-plate-forme/vision-mission-visie-missie/.

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d’autres pays,145 il n’en demeure pas moins une application de la transpropriation et de la reconnaissance d’une destination collective des biens affectés à la servir. b) La transpropriation à l’aune des théories économiques Les travaux célèbres d’Elinor Ostrom étudient de nombreux cas pratiques que l’on pourrait considérer comme illustrant pleinement la transpropriation,146 au départ de recherches portant précisément sur la gouvernance des biens communs par des communautés d’usagers. Ostrom s’est en effet intéressée à ce qu’elle appelle des « pool communs de ressources » (PCR), c’est-à-dire des ressources naturelles utilisées en commun par plusieurs individus, leur nombre variant entre 50 et 15’000. Plusieurs expériences ont été documentées : la gestion en commun de la pêche littorale en Turquie, le système d’irrigation géré par des agriculteurs, les forêts communales, les territoires de chasse et de pâturage, etc. Tout comme les monuments classés ou les médicaments essentiels, les PCR portent davantage sur des ressources matérielles rares ou en voie de raréfaction que sur des ressources sujettes à l’abondance. Dans ces conditions, les utilisateurs peuvent se nuire gravement les uns aux autres car, tels des biens « rivaux », la consommation par un individu d’une partie de ces biens, prive les autres de la jouissance des mêmes biens et l’exclusion d’utilisateurs potentiels est difficile.147 Ainsi, les PCR partagent à la fois certaines caractéristiques des biens privés et des biens publics. Dans ses éminents travaux, et en lien avec les PCR, Ostrom ouvre la « boîte noire » de la propriété, autorisant une vivifiante relecture en termes de « droits » (ou attributs), de « niveaux », de « détenteurs » de chacun de ces droits et de « régimes-types ». Comme le souligne à juste titre Benjamin Coriat,148 la contribution essentielle d’Ostrom est ici d’avoir travaillé à montrer qu’entre le « droit exclusif » attaché à la propriété privée et le « bien public » ouvert à tous, il existe une très grande variété de situations dans lesquelles des bundles of rights sont distribués entre différents partenaires associés dans le partage du bénéfice d’une ressource donnée. Concernant la lecture de la propriété sous l’angle des droits, l’on rappellera très brièvement ici qu’Ostrom propose un régime décomposé en cinq attributs que sont l’accès (à la ressource), le prélèvement (soit la possibilité de se servir, d’utiliser), la gestion, l’exclusion et l’aliénation. Ils sont indépendants, quoique souvent cumulés, et relèvent de deux niveaux différenciés, hiérarchiquement organisés. Le premier niveau est inférieur, « opérationnel », et reprend les droits à l’accès et au prélèvement. Le niveau supérieur, dit de choix collectif, rassemble les règles qui seront appliquées au niveau opérationnel.

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Judith Rochfeld, Quels modèles., (Fn.92), 126–127 ; Daniel De Beer, (Fn.95), 473ss. Elinor Ostrom, (Fn.2). Fabienne Orsi, (Fn.128), 381. Benjamin Coriat, (Fn.1), p.32.

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L’on y trouve les droits de gestion, qui visent à fixer les conditions du prélèvement, à réguler l’utilisation de la ressource et à permettre les changements nécessaires à son amélioration ; les droits d’exclusion qui déterminent qui va bénéficier du droit d’accès et comment ce droit d’accès peut être transféré ; et les droits d’aliénation consistant à vendre ou à céder entièrement l’un ou les deux droits d’exclure et de gestion. Ces cinq types de droits sont susceptibles d’être détenus par quatre catégories de détenteurs dont le pouvoir varie en fonction de régimes-types : le propriétaire (owner) détient les cinq droits ; le propriétaire sans droit d’aliénation (proprietor) dispose de tout, sauf du droit d’aliéner ; le détenteur de droits d’usage et de gestion (claimant) dispose, quant à lui, des trois premiers droits, soit de la gestion, de l’accès et du prélèvement ; et enfin, l’utilisateur autorisé (authorized user) ne dispose que des deux premiers attributs de la propriété qui, rappelons-le, ne relèvent pas du même niveau hiérarchique que les trois autres.149 Pour Ostrom, en matière de propriété commune, « un groupe d’individus est considéré comme partageant des droits de propriété commune lorsque ces individus ont au moins formé des droits collectifs de gestion et d’exclusion en relation avec un système de ressources défini et des unités de ressources produites par ce système ».150 Très souvent, il s’agit de communal proprietorship, parfois de communal ownership. La théorie d’Ostrom distinguant deux niveaux de droits relève d’une perspective institutionnaliste productrice de règles – et nous rappelle quelque peu les normes primaires et secondaires de Hart – : le choix collectif détermine les règles d’exercice des droits (accès et prélèvement) au niveau institutionnel. Le parallèle avec la distinction usus et fructus d’une part et abusus d’autre part est également assez frappant, même s’il s’agit ici de désarticuler ces dimensions pour en réinventer les configurations. 2. Dépropriation Pas plus que la transpropriation, la dépropriation n’est un concept de droit positif ; mais, comme celle-là, elle traduit un principe général qui sous-tend une série de manifestations contemporaines ; ici, les pratiques et les solutions ont pour point commun de se départir, de façon délibérée et même militante, de toute idée d’appropriation. Le modèle décline un processus en deux étapes : l’on part de la situation de propriétaire, au sens classique du terme, pour se déproprier par contrat et passer de droits exclusifs vers des droits inclusifs. Trois caractères s’y rattachent. 1. Ces expériences portent généralement sur des ressources susceptibles de circulation immédiate et dont le coût de reproduction tend vers zéro, soit les conditions d’une illimitation et d’une abondance qu’on prêtait naguère aux ressources naturelles, visées

149 Il en résulte que les participants aux communs détiennent des droits inégaux, comme le souligne Benjamin Coriat, ibid. p. 34. 150 Elinor Ostrom, (Fn.2), 342.

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à l’article 714 du Code civil.151 Bien entendu, rien n’interdit d’y joindre par analogie, et en vertu de choix normatifs, d’autres ressources dont on souhaite également qu’elles soient de « libre parcours », tel le génome humain, déclaré « patrimoine commun de l’humanité ». Ce n’est pas assez de dire que ces ressources sont « non rivales », au sens où ce que l’un consomme n’est pas prélevé sur la part des autres. En raison de la créativité collective qui s’y attache (cf. infra, point 3), il faut aller jusqu’à reconnaître que l’usage fait par l’un accroît la part de tous. Ici, l’usage enrichit la ressource, en application de l’intuition philosophique, déjà notée, selon laquelle la liberté s’accroît (et non s’arrête) en fonction de celle des autres. Plus nombreux sont les gens qui ont accès à la vie artistique et culturelle et aux échanges scientifiques, plus ces mondes s’étoffent et se renforcent.152 2. « Non rivales », ces ressources sont également instituées « non exclusives », au sens où elles sont mises à la disposition de tous. Prévaut ici une logique d’inclusion constitutive de « communautés négatives », illimitées par principe et décision. On en attend notamment, une pleine valorisation des ressources concernées, ce qui a permis à d’aucuns de dénoncer une « tragédie des anti-communs » chaque fois qu’une privatisation d’une information ou d’une connaissance conduisait au gel de cette ressource,153 comme c’est le cas notamment de brevets rachetés par de grandes compagnies pharmaceutiques et non exploités tant qu’un marché rentable ne se dessine pas. L’un des enjeux fondamentaux du développement de ce régime de dépropriation sera sa capacité normative à imposer les conditions positives d’une réelle « inclusion », soit l’autorisation effective de l’accès et de l’usage par tous. Chaque utilisateur devrait notamment pouvoir faire sanctionner ces droits en justice et ainsi résister à toute tentative de reconstitution d’un droit inclusif. Il s’agirait de « passer d’un capital extractif, qui capte la valeur des communs sans rien reverser, à un capital génératif où ceux qui contribuent à ce commun créent leur propre économie éthique ».154 3. L’aspect le plus original du statut juridique de la dépropriation est l’importance de l’implication des membres des réseaux constitués autour de ces ressources – comme si l’abstention de l’« avoir » était compensée par la promotion du « faire ».

151 L’article 714 du Code civil belge prévoit que : « Il est des choses qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous. Des lois de police règlent la manière d’en jouir.». 152 Il en va de même en ce qui concerne les « biens publics mondiaux » (ainsi nommés dans le rapport annuel 2013 du PNUD), tels la paix, la santé et l’environnement, pour autant qu’on puisse identifier les biens les concernant dont il s’agirait de se « déproprier » ; (sur les « biens publics mondiaux », cf. Emilie Gaillard, Le patrimoine commun de l’Humanité. Trust intergénérationnel et « biens communs », in : Béatrice Parance et Jacques de Saint Victor, Repenser les biens communs, Paris, CNRS Editions, 2014, 141ss. 153 Danièle Bourcier, « Digital Commons Works …», (Fn.90), 23ss. 154 Michel Bauwens, « Uber et airbnb n’ont rien à voir avec l’économie de partage », Le Monde, Propos recueilli par Claire Legros, juin 2015, disponible en ligne sur ; Michel Bauwens et Jean Lievens, Sauver le monde – vers une société post-capitaliste avec le peer-to-peer, Les liens qui libèrent, 2015.

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Plusieurs mouvements s’inscrivent depuis quelques décennies dans ce modèle de dépropriation. Le plus ancien,155 celui du free software, également appelé open source,156 vise la libre distribution, l’accès au code source pour le grand public et la création collaborative entre programmateurs de travaux dérivés de logiciels. La pratique de l’open source connaît un succès grandissant.157 Ainsi, le logiciel libre initié par Linux repose sur la transparence de la structuration du code source et permet, suivant des modalités précisément définies, de continuellement perfectionner un système grâce à de multiples contributions qui participent de modifications et d’améliorations successives consultables par tous.158 Au même titre, Open Office, Android et Latex sont des exemples bien connus parmi les internautes de l’open source. Dans la même veine, le mouvement du copyleft vise à ce que l’auteur d’une œuvre autorise l’utilisation, la modification et la diffusion de son œuvre librement. Le copyleft est un terme du programmeur Hopkins, largement popularisée à partir de 1984 par le programmeur militant Stallman dans le cadre du projet « GNU » et de la création de la « Free Software Foundation » en 1985 ainsi que de la licence de type GPL (« General Public Licence ») publiée en 1989. Littéralement « copie laissée » et inversion ludique et militante du copyright, le copyleft a pour effet qu’un contributeur apportant une modification doive redistribuer ses propres contributions sous les mêmes libertés que l’original. Inspirée par les logiciels libres, l’association sans but lucratif Creative Commons, créée en 2001 par Lawrence Lessig, dans le domaine des digital commons, cherche à « promouvoir la collaboration entre les créateurs et les usagers dans le monde (…) construire un pool de contenu créatif, éducationnel et scientifique qui peut être accédé librement et légalement, être utilisé et remixé ».159 L’écriture en commun de l’encyclopédie en ligne Wikipédia, le séquençage du génome humain lancé comme projet ouvert et collectif, ou encore le programme collectif d’observation terrestre Global Earth Observing System (GEOS), sont, parmi bien d’autres, des exemples de ces créations collectives de ressources désappropriées. L’association sans but lucratif crée des licences Creative Commons modulables selon les désirs des auteurs, prévoyant six options, qui peuvent ensuite être déclinées selon les législations nationales du système transnatio155 Pour un aperçu historique plus détaillé, cf. Mélanie Clément-Fontaine, L’œuvre libre, Bruxelles, Larcier, 2014, 20–24. 156 Le terme de « open source » n’est apparu qu’en 1998, afin de dissiper le malentendu autour du terme « free » de « free software » qui laissait entendre que l’usage de et l’accès à ces logiciels était non seulement libre, mais également gratuit, ce qui avait pour effet de refroidir certaines entreprises. Actuellement les deux termes sont utilisés pour désigner le même concept de logiciel libre ; Alain Berenboom, Le nouveau droit d’auteur et les droits voisins, 4e éd., coll. Création, information, communication, Bruxelles, Larcier, 2008, 279–280. 157 Cf. les rapports et études annuels concernant l’industrie open source qui confirment une montée en puissance significative de cette industrie : (consulté le 28 juillet 2015). 158 Éric Sadin, La vie algorithmique. Critique de la raison numérique, Paris, L’Echappée, 2015, 236. 159 « Promote collaboration between creators and users around the globe (…) build a pool of creative, educational, and scientific content that can be freely and legally accessed, used, and remixed », .

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nal des Creative Commons.160 La gouvernance entre les pays est basée sur les principes de subsidiarité et coordination et s’apparente à un processus d’auto-apprentissage. En Belgique, le Centre de recherches Information, Droit et Société (CRIDS) aux Facultés Universitaires Notre-Dame de la paix à Namur est responsable de la mise en œuvre de ce projet international. Il s’agit d’un management de coordination plus que de régulation, basé sur la pratique et l’échange, plus que sur des textes. Les Creative Commons créent une communauté, accessible à tous. Ils permettent aussi aux usagers de poursuivre eux-mêmes le travail créatif et sa diffusion, sous la forme de co-production ou de « (collaborative) work in progress ». Véritable alternative au marché et aux politiques publiques, le peer production réside dans le « faire » en réseau.161 Pour Danièle Bourcier, l’on passe de la notion statique de propriété à une notion dynamique de patrimoine, au sens de ce qui se transmet, de tradition vivante qui est à la fois une réserve d’expériences venues du passé, et un horizon d’attentes, d’espérances qui ouvre le futur : c’est la dimension temporelle du sens.162 Un tel « héritage » – world common heritage – n’a pas seulement pour vocation de se conserver, à la manière des conservateurs de musée peu favorables au public, mais demande à être exploité, réinterprété, diffusé. En ce sens, la patrimonialisation est une façon de construire une communauté qui peut même inspirer un modèle politique de l’open society.163 Ces divers mouvements poursuivent le même but d’encourager le libre échange et le partage des ressources informationnelles afin d’accroitre la créativité et l’innovation. La logique d’exclusion, chère aux droits de la propriété intellectuelle, fait place à une logique d’inclusion, qui devient le « pilier central » du faisceau de droits.164 Les auteurs de logiciels libres, précurseurs, ont ouvert la brèche dans le droit de la propriété intellectuelle et ont proposé une manière alternative d’organiser ces droits ; d’autres auteurs ou détenteurs de brevets leur ont ensuite emboîté le pas, de telle sorte que l’on peut conclure, comme Orsi, qu’« une nouvelle révolution dans le domaine de la propriété est en marche ».165 Conclusions Trois considérations prospectives pour, en forme, à nouveau, de mots d’ordre, conclure. 1. Assumer la complexité : quelles que soient les évolutions à venir, il nous paraît peu probable que l’on puisse se passer d’une ou de plusieurs des quatre figures étudiées : appropriation, (publipropriation), transpropriation et dépropriation. Il nous paraît ni raisonnable de prédire, ni souhaitable d’espérer, que l’un de ces modèles s’impose à lui seul, de sorte que notre responsabilité consiste à conceptualiser et à gérer au mieux leurs 160 161 162 163 164 165

Danièle Bourcier, (Fn.90), 34. Ibid., 40. Ibid., 38. Ibid., 39. Fabienne Orsi, (Fn.128), 384. Ibid., 385.

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rapports respectifs qui seront nécessairement tantôt antagonistes, tantôt complémentaires.166 Dûment avertis des potentialités, mais aussi des limites, voire des dangers de chacun, il appartient aux collectivités d’instituer l’équilibre qui leur paraît le plus adéquat, en considération notamment de la spécificité des ressources concernées. La prise en compte de l’écoulement du temps peut s’avérer une donnée pertinente dans l’établissement de ces équilibres : ainsi une ressource qui paraît inappropriable à l’origine finit-elle souvent par devenir exploitable et faire l’objet d’une privatisation ; mais, à l’encontre de ce scénario privatiste, l’on peut aussi organiser le mouvement inverse, comme c’est le cas des inventions et des œuvres de l’esprit que l’on peut faire tomber, plus ou moins vite, dans le domaine public. 2. Dépasser l’incantatoire et rechercher l’effectivité : la difficulté des modèles de transpropriation et de dépropriation, dont la montée en puissance s’explique et se justifie par les limites et même les dérives avérées de l’appropriation privée et de la domanialité publique, qui lui est trop souvent inféodée, réside bien entendu dans leur caractère encore trop souvent symbolique, et donc dans un déficit toujours menaçant d’effectivité. A ce reproche, qui est très souvent adressé à des constructions comme celles de « patrimoine commun », il est cependant possible de trouver des réponses, qui sont aussi des défis pour les protagonistes de ces modèles alternatifs. En ce qui concerne la transpropriation, d’une part, l’on fera observer que s’articulant, dans la plupart des cas, avec une forme d’appropriation privée ou de domanialité publique, elle ne manque pas d’assise concrète. Par sa nature mixte, cette figure représente précisément un compromis, fragile sans doute, entre un idéal de partage et le « politiquement possible ». Par son côté éducatif et responsabilisant (tant du côté du propriétaire que du côté des usagers), l’on peut aussi considérer qu’il s’agit d’une institution de transition– figure provisoire d’une évolution dont le terme nous échappe encore. Quant à la dépropriation, si elle représente assurément une construction plus radicale, et en ce sens plus utopique, elle ne manque cependant pas d’ancrage juridique, ne serait-ce qu’en raison du cadre contractuel dans laquelle elle se moule. Par ailleurs, son effectivité se renforce de l’engagement actif des acteurs qui sont à la source de son développement. Ceci nous conduit à notre troisième observation. 3. Revenir au politique : en écho au premier mot d’ordre qui ouvrait notre réflexion, nous répéterons, en conclusion, qu’il faut toujours en revenir au politique. Il est en effet illusoire de penser qu’un modèle juridique, aussi bien pensé soit-il, serait en mesure de modifier le cours des réalités s’il n’était soutenu par un fort engagement politique. Cela est vrai, on vient de le souligner, pour les pratiques créatives à la base des formules de dépropriation. Mais cela se vérifie également pour toutes les formes de gestion participative qui donnent vie et forme aux « communs » transpropriés. Et cela se vérifie encore, évidemment, pour la nature de la gouvernance qu’exercent les pouvoirs publics sur les choses qui sont sous leur juridiction : ou gestion affairiste, à la limite de la corruption, 166 Benjamin Coriat, (Fn.1), 14 : « Nombre de communs constituent des formes hybrides en ce qu’ils mêlent des instruments issus de l’open source et de l’exclusivité, des incitations financières comme non financières, des éléments marchands et non marchands ».

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ou souci renouvelé de l’intérêt général. Est politique encore – au sens noble de souci de bonne gestion des affaires publiques –, le contrôle qu’exercent les cours et tribunaux sur la régularité de la mise en œuvre de tous ces modèles, y compris le quatrième, apparemment affranchi pourtant de toute tutelle publique. Et ce n’est pas un des moindres défis des temps à venir que de réaliser combien ces différents enjeux politiques se déclinent désormais sur plusieurs échelles, du plus local (c’est au niveau de la municipalité que les citoyens s’impliquent le plus facilement) au plus global.167 François Ost Université Saint-Louis – Bruxelles, Boulevard du Jardin botanique, 43, 1000 Bruxelles, Belgique Delphine Misonne Université Saint-Louis – Bruxelles, Boulevard du Jardin botanique, 43, 1000 Bruxelles, Belgique Marie-Sophie de Clippele Université Saint-Louis – Bruxelles, Boulevard du Jardin botanique, 43, 1000 Bruxelles, Belgique

167 Sur la nécessité d’une conception « polycentrique » de la gouvernance des communs, cf. Charlotte Hess, Communs de la connaissance, communs globaux et connaissance des communs », in : Béatrice Parance et Jacques de Saint Victor, Repenser les biens communs, Paris, CNRS Editions, 2014, 267.

La jurisprudence du Tribunal fédéral sur les limites de la propriété privée face à l’impôt, et la conception de l’Etat et du droit qu’elle implique Républicanisme et philosophie aristotélicienne du droit vs. libéralisme et philosophie hobbesienne du droit Henri Torrione, Fribourg

Introduction I. Le républicanisme du TF sur la question des limites de la propriété privée face à l’impôt 1. Cour CEDH et TF : deux points de départ différents du raisonnement juridique sur la question de la propriété face à l’impôt a) Introduction b) Le point de départ du raisonnement de la CourCEDH c) Le point de départ différent du TF 2. Pourquoi le TF privilégie-t-il sur la question de la propriété privée face à l’impôt le républicanisme et la philosophie aristotélicienne du droit plutôt que le libéralisme et la conception du droit d’Hobbes ? a) Introduction b) Les raisons du TF de préférer le républicanisme au libéralisme sur la question de la propriété privée face à l’impôt II. La conception de la justice et de l’Etat selon le républicanisme 1. Introduction 2. Le désaccord entre libéralisme et républicanisme sur la liberté 3. La conception de la justice et du droit selon la philosophie aristotélicienne du droit a) Introduction b) En droit privé, la loi n’est pas tout le droit positif : il y a aussi l’équité c) En droit privé, la loi et l’équité ne sont pas tout le droit positif : il y a aussi la justice matérielle (l’équité au sens large)

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d) Le concept de loi auquel conduit le droit comme équité 200 e) L’analyse de la justice comme équité dans le Livre V de l’Ethique à Nicomaque 202 4. La conception des droits fondamentaux et de l’Etat selon le républicanisme et la philosophie politique aristotélicienne 206 a) Introduction 206 b) La subjectivité juridique, le contractualisme et l’Ecole de droit naturel moderne sont-ils les courants de pensée à l’origine des droits de l’homme ? 210 c) Indices d’un courant plus ancien que la subjectivité juridique, le contractualisme et l’Ecole de droit naturel moderne, et caractéristiques de ce courant 211 d) L’idée centrale qui a historiquement conduit à la notion de droits fondamentaux 213 e) Quel est le lien avec ce que Michel Villey a appelé « le droit au sens majeur du mot » ? 213 f) Un autre type de règle dans le domaine des droits de l’homme 217 Conclusion 220

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Introduction En Suisse, selon la conception que se fait traditionnellement le Tribunal fédéral (« TF ») des rapports au niveau constitutionnel entre Etat et impôt, d’une part, et propriété privée, de l’autre, ce n’est pas la propriété qui limite la fiscalité, comme le veut la vulgate libérale, mais c’est au contraire la fiscalité qui limite la propriété. Après avoir décrit et analysé la jurisprudence du TF à cet égard (infra I.1 et I.2), le présent article voudrait pouvoir, grâce à elle, mettre en lumière un aspect « paradoxal » de notre conception du droit et de l’Etat en Suisse (infra II). Le mot « paradoxal » est mis entre guillemets parce qu’utilisé ici pour désigner une conception, ou un point de vue, qui ne coïncide pas avec ce que l’opinion commune considère comme allant de soi. Pour l’opinion commune, en effet, peu importe que ce soit à gauche, à droite ou au centre de l’échiquier politique, la philosophie politique qui inspire en profondeur notre conception de l’Etat, en Suisse, est le libéralisme. Au moyen de cette jurisprudence du TF sur les rapports entre impôt et propriété, l’on va découvrir que sur un point au moins, il n’en est rien : face au fisc et aux lois fiscales la propriété n’est pas vraiment en Suisse « un droit inviolable et sacré ».1 Lorsque l’on examine les choses attentivement, indépendamment de leur recouvrement par l’idéologie libérale ambiante, l’on s’aperçoit que la philosophie politique et juridique – présente implicitement dans les jurisprudences du TF, comme celles que l’on va analyser – est distincte du libéralisme (même si ce mot peut presque tout comprendre, tant il est utilisé de façon lâche). Cette autre philosophie politique et juridique est une tradition de pensée2 qui, selon nous, caractérise en profondeur la démocratie suisse ; on peut la désigner par le terme « républicanisme ».3 Nous commençons par attirer l’attention sur la différence que l’on observe, s’agissant de la relation entre impôt et propriété privée, entre l’approche du TF en droit constitu1

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Nous tirons cette expression de l’art. 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Nous ne voulons cependant pas suggérer que la Déclaration de 1789 défend l’idée que la propriété est un droit « inviolable et sacré » face aux lois fiscales (elle prévoit en effet à son art. 13 qu’une « contribution commune est indispensable » et que cette contribution « doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés »). Nous visons plutôt les courants libéraux contemporains, dont nous parlerons plus loin. John Adams la fait remonter au Pacte fédéral de 1291; cf. les passages sur la Suisse in : John Adams, Defense of the Constitutions of Government of the United States of America against the attack of M. Thurgot in his Letter to Doctor Price, 1794. Pour indiquer d’emblée dans quel sens les termes « républicanisme » et « république » sont entendus, l’on peut citer la remarque ironique suivante : « Je crois déjà entendre le lecteur français se récrier […] : comment peut-on être républicain, sinon dans les termes posés en France par la Révolution ? La chose est possible, peut-être même nécessaire » (Philip Pettit, Républicanisme : Une théorie de la liberté et du gouvernement, traduit de l’anglais par Patrick Savidan et Jean-Fabien Spitz, 2004, 12). En utilisant ces termes, l’on ne va pas viser ce qui est opposé à la monarchie, comme on le fait en France. L’on ne vise pas non plus par ces mots quelque chose de proche du parti républicain aux USA, ou dans tout autre pays. L’on va expliquer plus bas en quoi consiste cette philosophie politique et juridique qui remonte à Aristote, et qu’un auteur amériain, Mortimer N. S. Sellers, a caractérisé à juste titre comme « one of the world’s oldest and most persistant legal and political philosophies » (Mortimer N. S. Sellers, Republican Legal Theory. The History, Constitution and Purposes of Law in a Free State, New York 2003, 5).

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tionnel suisse, et celle de la Cour européenne des droits de l’homme (« CourCEDH »), dans la mise en œuvre de la Convention (infra I.1). Cette observation nous permet de mettre en évidence la priorité de l’impôt sur la propriété privée en droit constitutionnel suisse, et surtout les raisons qui justifient cette priorité (section I.2). En Suisse, l’utilité commune visée par les différentes collectivités publiques empilées les unes sur les autres (les communes, les cantons et la Confédération) – une utilité mise plus moins bien en œuvre par ces collectivités à travers l’exécution des différentes tâches d’intérêt publique qui leur sont confiées par la population, donc à travers le financement par l’impôt des coûts correspondants (des coûts engagés au bénéfice de tous, si la démocratie directe fonctionne bien) – vient avant la propriété privée. Le républicanisme, soit la doctrine qui donne la priorité en philosophie politique non pas à la propriété privée, mais à une certaine utilité commune et à son financement par l’impôt (ce qui est d’utilité commune et son financement étant tous deux définis démocratiquement dans le contexte de la démocratie directe, y compris au niveau communal), diffère du libéralisme, qui place la propriété privé avant l’impôt et l’utilité commune. Le libéralisme (au sens épuré et extrême où on l’entend dans cet article) va même jusqu’à défendre « la nature asservissante de l’idée de communauté politique ».4 Dans la perspective d’individualisme radical qu’il adopte, son cri de ralliement est « liberty can be restricted only for the sake of liberty »5 ou, suivant la formule semblable de l’art. 4 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, il n’y a pas d’autres « bornes [à la liberté] que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits ». C’est une forme de contractualisme : les obligations, s’il y en a, ne peuvent qu’être l’ombre portée par les droits d’une autre partie au soi-disant pacte social6 : hors de cette ombre, pas d’obligations. Mais pourquoi utiliser le mot « républicanisme » pour la philosophie politique que l’on caractérise par la priorité qu’elle donne à l’utilité commune plutôt qu’à la propriété privée ? Suivant Fustel de Coulanges, les latins ont utilisé l’expression « res publica » pour transposer en latin les passages où les grecs utilisaient l’adjectif substantivé « le commun » (τὸ κοινὸν), ou l’expression « utilité commune ».7 Il faudrait donc parler de « res-publicanisme » plutôt que de « républicanisme ». Thomas Paine l’a bien compris : « [w]hat is called a republic, is not any particular form of government. It is wholly characteristical of the purport, matter, or object for which government ought to be instituted, and on which it is to be employed, res-publica, the public affairs, or the public good ; or, litterally translated, the public thing ».8

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Felix Heidenreich / Gary Schaal, Introduction à la philosophie politique, 2012, 34. John Rawls, A Theory of Justice, 1999, 250, 302. Alan Ryan, The making of Modern Liberalism, 2012, 13, où l’auteur dit que « obligations are shadows cast by rights ». Fustel de Coulanges, La cité antique, 1928, 376. Thomas Paine, Rights of Man, 2004, 162. Cf. aussi Quentin Skinner, (Fn.143), 19.

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I. Le républicanisme du TF sur la question des limites de la propriété privée face à l’impôt 1. Cour CEDH et TF : deux points de départ différents du raisonnement juridique sur la question de la propriété face à l’impôt a) Introduction Bien que ces deux cours aboutissent finalement, si l’on examine tout le raisonnement et non seulement son point de départ, à une même conception fondamentale (tout est une question d’absence d’arbitraire, de justification raisonnable de la solution qui est ultimement retenue), le point d’où chacune part est totalement différent. La CourCEDH part de l’idée que l’impôt, privant la personne concernée d’un élément de propriété, est, en principe, une ingérence dans ce que l’art. 1er du Protocole no1 appelle « le droit au respect de ses biens ». Compte tenu de ce point de départ (l’impôt comme « ingérence dans un droit »), l’imposition fiscale n’est considérée comme acceptable par la CourCEDH que si la limitation qu’elle impose au droit de propriété peut être justifiée, comme les autres limitations au droit de propriété, par exemple l’expropriation, par un intérêt public et par le caractère proportionné de la limitation en cause. Le TF refuse au contraire de partir de l’idée qu’il y a par principe ingérence, du fait de l’imposition, dans un soi-disant droit au respect de ses biens qui serait garanti à l’encontre du fisc et des lois fiscales par la Constitution, à l’art. 26 al. 1 Cst. (qui prévoit pourtant que « la propriété est garantie »). Cette garantie constitutionnelle ne vaut en effet pas par principe à l’encontre du fisc et des lois fiscales que ce dernier met en œuvre. Selon le TF, l’imposition est peut-être la privation d’un élément de propriété privée (ce n’est pas tout à fait sûr qu’il en soit ainsi, s’il est vrai que la créance fiscale naît simultanément avec la créance en paiement du salaire ou d’autres éléments de revenu), mais, selon le TF, la garantie de la propriété de l’art. 26 al. 1 Cst. n’offre de toute façon pas de protection contre ce genre de privation (la privation par l’impôt). Les protections prises en compte par le TF face à la fiscalité sont de deux ordres. D’une part une exigence s’agissant du contenu des lois fiscales, à travers l’interdiction de l’arbitraire et le principe d’égalité de traitement (le législateur fiscal doit être attentif à ne pas adopter des règles qui aboutissent à des résultats arbitraires ou injustes, le TF soulignant que l’égalité de traitement « a aussi pour fonction de sauvegarder une justice matérielle minimale », c’est-à-dire qu’elle inclut aussi toute la dimension de la « Sachgerechtigkeit »).9 D’autre part une exigence dans la procédure d’adoption de ces 9

Pour la citation sur la fonction du principe de l’égalité de traitement, cf. ATF 121 I 367, SJ 1996, 389, consid. 2.b, 392 ; à propos de la « Sachgerechtigkeit », cf. la jurisprudence du TF en matière de barème dégressif du canton d’Obwald (ATF 133 I 206, RDAF 2007 II 505) étudiée dans mes deux articles de 2010 : Henri Torrione, Justice distributive aristotélicienne en droit fiscal selon la jurisprudence du TF : une étude de philosophie du droit sur la notion de « Sachgerechtigkeit », Revue de droit suisse 129 (2010), 131–161, et : Henri Torrione, L’arrêt du TF sur les barèmes dégressifs du Canton d’Obwald (ATF 133 I 206) : une leçon de choses sur la justice fiscale, Revue de droit suisse 129 (2010), 247–265. Le TF a, semble-t-il, accepté l’ana-

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lois (le caractère fondamentalement démocratique du processus qui aboutit aux lois fiscales, avec notamment le référendum propre à la démocratie directe, aussi bien au niveau fédéral, cantonal que communal). Les membres des communautés politiques en question – la commune, le canton et la Confédération – sont en effet, selon le système suisse, ceux qui décident ultimement de tout, en particulier de la répartition des charges publiques. Il s’agit à la fois de la répartition des charges entre les générations futures et la génération actuelle, à travers le choix entre financement des charges publiques par la dette ou financement par l’impôt,10 et de répartition de l’impôt au sein de la génération actuelle, en particulier au moyen des types d’impôt et des taux d’impôt. Le TF n’accepte donc pas la thèse libérale – même pas à titre de simple point de départ du raisonnement – selon laquelle, la propriété est, face aux impôts, un droit qui a rang constitutionnel, et que l’imposition est en soi une ingérence dans un droit fondamental, dans un droit « naturel et imprescriptible », dans un « droit inviolable et sacré » (selon les termes utilisés par la Déclaration de 1789). b) Le point de départ du raisonnement de la CourCEDH Quand on lit les arrêts de la CourCEDH et le texte de la Convention, l’on a en général l’impression que les formules utilisées vont de soi, tellement la doxa libérale nous imprègne, avant toute réflexion. La Cour commence en effet toujours en rappelant « que l’imposition fiscale, dont le paiement des redevances locales fait partie, est en principe une ingérence dans le droit garanti par le premier alinéa de l’article 1er du Protocole no 1 car elle prive la personne concernée d’un élément de propriété, à savoir la somme qu’elle doit payer ».11 La Cour se réfère à l’article 1er du Protocole no 1 qui prévoit en son premier alinéa que « [t]oute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens » et que « [n]ul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international ». Sans doute, entre le TF et la CourCEDH, seul le point de départ du raisonnement diffère. En effet, la CourCEDH relève ensuite que « cette ingérence se justifie conformément lyse faite de sa jurisprudence dans ces deux articles, puisque dans un arrêt de 2014 où il se réfère à son arrêt Obwald, il rajoute rétroactivement à la doctrine qu’il avait citée en 2007 dans le considérant 7.4, par les mots « cf. en outre… », mes deux articles de 2010 (ATF 140 II 157, consid. 7.2). Cf. en outre infra pages 190–191, 197–198, 201–202 et 207–208. 10 Suivant une série d’articles donnant les résultats de recherches empiriques, la participation de la population concernée aux décisions sur le financement de la commune et sur le budget communal en général (y compris les dépenses budgétées), à travers la démocratie directe et notamment le référendum en matière communale, a pour conséquence une réduction de l’endettement. La preuve est apportée, semblet-il, que lorsque les décisions sont prises par les représentants du peuple, sans possibilité pour le peuple d’intervenir directement (démocratie représentative), l’endettement s’accroît, comme si le personnel politique avait tendance à raisonner à court terme, avec une préférence systématique pour le report des problèmes dans un avenir situé au-delà du terme de son mandat, à travers notamment la solution de l’endettement. À ce propos, cf.: Lars P. Feld / Gebhard Kirchgässner, Does Direct Democracy Reduce Public Debt ? Evidence from Swiss Municipalities, Public Choice, 109 (3–4) (2001), 347–370. 11 Cour eur. dr. h., Imbert de Tremiolles c. France du 4 janvier 2008.

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au deuxième alinéa de cet article qui prévoit expressément une exception pour ce qui est le paiement des impôts ou d’autres contributions »,12 et comme on l’a dit, elle en vient ensuite à appliquer un test d’interdiction de l’arbitraire ou de justification raisonnable assez semblable à ce qui constitue pour TF le test central et unique, c’est-à-dire celui d’une égalité de traitement conçue, comme on l’a dit, comme ayant « aussi pour fonction de sauvegarder une justice matérielle minimale » (une dimension de « Sachgerechtigkeit »). La CourCEDH introduit en effet la notion de proportionnalité, ou « juste équilibre », et est ainsi amenée à l’exigence de « base raisonnable », ou absence d’arbitraire du législateur. En effet, « [s]elon la jurisprudence bien établie de la Cour, toute ingérence, y compris celle résultant d’une mesure tendant à assurer le paiement des impôts, doit ménager un «juste équilibre» entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la protection des droits fondamentaux de l’individu […]. Par conséquent, l’obligation financière née du prélèvement des impôts ou de contributions peut léser la garantie consacrée par cette disposition si elle impose à la personne ou à l’entité en cause une charge excessive ou porte fondamentalement atteinte à leur situation financière ». Pour apprécier ce « juste équilibre », la CourCEDH déclare « respecter l’appréciation portée par le législateur en pareilles matières, sauf si elle est dépourvue de base raisonnable ».13 Il faut aussi relever que la CourCEDH ne peut pas faire autrement que d’adopter le point de départ que l’on a décrit, et cela pour une raison technique, indépendante de la présence de l’idéologie libérale parmi les juges : la Convention lui permet d’appliquer un test d’égalité de traitement qu’indirectement, l’article 14 de la Convention sur l’égalité de traitement ne faisant en effet que « compléter les autres clauses normatives de la Convention et des protocoles ». N’ayant « pas d’existence indépendante », il n’autorise pas la Cour à appliquer le test de l’interdiction de l’arbitraire ou de l’égalité de traitement sans passer par l’idée qu’il y a ingérence dans un droit. Nous ne voulons pas formuler ici une analyse complète de la jurisprudence de la CourCEDH, mais seulement mettre en évidence le point de départ du raisonnement des juges de la Cour pour mieux souligner, par contraste, la démarche tout à fait différente du TF. c) Le point de départ différent du TF Pendant longtemps, le TF a refusé de faire intervenir le principe constitutionnel de la garantie de la propriété en matière fiscale (jusqu’en 1969, ce principe ne faisait pas l’objet d’une formulation dans la Constitution), en parallèle avec d’autres principes constitutionnels reconnus en matière fiscale (la base légale, l’égalité de traitement avec l’universalité de l’imposition et la proportionnalité par rapport à la capacité contributive). 12 Le second alinéa de l’article prévoit que « les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour l’usage des biens conformément à l’intérêt général et pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou amendes ». 13 Cour eur. dr. h., Arnaud et autres c. France du 15 janvier 2015.

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Le TF rappelait sans doute que « quelques-uns dans la doctrine considèrent effectivement que la garantie de la propriété peut servir de limite à l’imposition, en ce sens qu’elle permet d’écarter les impositions dites confiscatoires », mais il ne considérait pas nécessaire d’aller dans cette direction (par exemple : ATF 94 Ia 16 et ATF 99 Ia 638, JdT 1975 290, Weber et consorts c. Bâle-Campagne, 20 juin 1973, consid. 7). Le TF proclamait haut et fort qu’il n’y avait jamais eu de doutes en Suisse que les impôts ne constituaient pas une ingérence dans un droit garanti par la Constitution, « im Gegensatz zur Bundesrepublik Deutschland, wo sich die Lehre nach der Inktaftretten des Grundgesetzes mit dem Problem beschäftigte, wie die Besteuerung mit art. 14 GG vereinbar sei ».14 L’on pourrait penser que cette apparente anomalie dans l’approche du TF (anomalie au regard de la démarche de la CourCEDH, et surtout au regard de la pure doctrine libérale), disparaît quand, en 1979, il accepte que la garantie constitutionnelle de la propriété puisse jouer un rôle en matière fiscale (sans toutefois, dans cette affaire, donner raison au contribuable). Il n’en est rien. L’on s’en aperçoit si l’on est attentif à la façon bien particulière dont il fait désormais intervenir l’art. 26 al. 1 Cst. face aux impôts. Comme l’on va le voir, la singularité de l’approche du TF va au contraire être encore accentuée par ce changement de jurisprudence, qui ne va qu’en apparence dans le sens du libéralisme. Selon ce revirement de jurisprudence, la garantie de la propriété de l’art. 26 al. 1 Cst. ne va en effet pas du tout être prise en considération comme garantie du maintien de la propriété dans son état avant le paiement de l’impôt ou avant la naissance de la dette fiscale (« Eigentumsgarantie als Bestandesgarantie »), mais seulement comme une garantie protégeant l’institution elle-même qu’est la propriété privée dans l’ordre juridique de la Suisse, la propriété « als fundamentale Einrichtung der schweizerischen Rechtsordnung ».15 Le TF ne vise donc pas du tout, dans sa jurisprudence appliquant désormais l’art. 26 Cst. en matière fiscale, une protection de principe contre les ingérences dans « le droit au respect de ses biens » ; il n’envisage pas du tout que l’impôt puisse être considéré comme contraire à l’art. 26 Cst. en ce qu’il « prive la personne concernée d’un élément de propriété, à savoir la somme qu’elle doit payer ».16 L’idée centrale du TF avec ce revirement de jurisprudence est d’offrir une protection contre une loi fiscale ou une combinaison de lois fiscales qui aboliraient l’institution elle-même de la propriété. Cela pourrait être réalisé de façon générale et abstraite, par exemple en fixant pour tout le monde des taux de 100 % en matière d’impôt sur la fortune, combinés avec ensuite, année après année, des taux de 100 %, aussi en matière d’impôt sur le revenu. L’on voit qu’il s’agit de quelque chose de très improbable au niveau général et abstrait. En revanche la suppression de l’institution elle-même peut parfaitement se produire dans un cas d’espèce, s’agissant donc de tel ou tel contribuable, dans telle ou telle situation particulière : la loi fiscale ou la combinaison non prévue de lois fiscales ne doit pas aboutir de facto à sup14 ATF 106 Ia 342, consid. 6.a. 15 ATF 105 Ia 134. 16 Ce sont des expressions utilisées par la CourCEDH comme on l’a vu plus haut.

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primer cette institution juridique dans la situation particulière dans laquelle se trouve tel ou tel contribuable ; elle ne doit pas vider l’institution en question de sa substance s’agissant de ce contribuable particulier. C’est cette protection que le TF désigne par l’expression « Eigentumsgarantie als Institutsgarantie ». Or, l’institution de la propriété privée doit être considérée comme vidée de sa substance dans la situation particulière de tel ou telle contribuable, principalement lorsqu’elle n’est plus en mesure de remplir la fonction qu’elle doit remplir « als fundamentale Einrichtung der schweizerischen Rechtsordnung ». C’est sa fonction selon l’ordre constitutionnel mis en place par la Constitution qui est visée ; c’est donc sa fonction selon la finalité d’un tel ordre constitutionnel, selon les objectifs fondamentaux qu’il vise. On est très loin d’un droit formel et absolu. Il est clair, nous semble-t-il, que l’approche du TF après le revirement de jurisprudence de 1979, se dirige vers une conception non formelle de la garantie apportée par l’art. 26 al. 1 Cst. en matière fiscale, puisqu’il s’agit d’une garantie dépendant d’un jugement sur la capacité de l’institution de remplir la fonction que la Constitution lui assigne. C’est pourquoi nous avons indiqué plus haut que l’approche singulière du TF, après ce revirement de jurisprudence, est encore plus orientée dans le sens du républicanisme, vers la res publica, en particulier vers l’utilité de couvrir adéquatement, par des impôts notamment, les charges liées aux frais de fonctionnement des collectivités publiques que sont les communes, les cantons et la Confédération, et au financement des tâches qu’elles accomplissent. Le TF affirme que cette « Institutsgarantie » signifie qu’il « incombe au législateur de conserver la substance du patrimoine du contribuable et de lui laisser la possibilité d’en former du nouveau. Pour juger si une imposition a un effet confiscatoire, le taux de l’impôt exprimé en pourcent n’est pas seul décisif ; il faut examiner la charge que représente l’imposition sur une assez longue période, en faisant abstraction des circonstances extraordinaires ; à cet effet, il convient de prendre en considération l’ensemble des circonstances concrètes, la durée et la gravité de l’atteinte ainsi que le cumul avec d’autres taxes ou contributions et la possibilité de reporter la charge de l’impôt sur d’autres personnes ».17 Le seul cas dans lequel la garantie de la propriété au sens de « Institutsgarantie », selon la nouvelle jurisprudence, a été admise, est un arrêt qui date de 1985 (TF 10 mai 1985, ASA 56 439). Les faits de la cause sont les suivants : A. X., née en 1925, a enseigné pendant 24 ans dans une école publique secondaire. En 1976, elle a mis fin à son activité d’enseignante et s’est consacrée principalement à l’assistance de Y, invalide partiel. Y décéda le 29 août 1981. Par disposition successorale, Y a désigné A. X. bénéficiaire d’une rente viagère indexée de 2000.- Fr. par mois. Le 29 août 1981, le jour du décès de Y, cette rente était égale à 2’200.- Fr. par mois. Le 23 septembre 1983, le fisc a réclamé à A. X. 200’252.- Fr. au titre d’impôt sur les successions. En considération de l’expectative de vie (26 ans), le fisc a calculé la valeur capitalisée de la rente à 557’040.- Fr. A. X. a donc été imposée à la fois au moyen de l’impôt sur les successions, et de l’impôt sur le revenu 17 TF 9 mars 2000, 2P.37/1999, consid. 6.a.bb. ATF 106 Ia 342.

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(s’agissant de la rente viagère indexée de 2000.- Fr. par mois). Le taux global moyen d’imposition par année, tous impôts confondus et rapportés sur la durée de vie probable d’A. X., s’élevait à 55 % du revenu. Selon le TF, est en principe compatible avec la garantie de la propriété le fait d’assujettir à l’impôt sur les successions le droit à une rente, et d’imposer ensuite comme revenu chaque rente versée. Toutefois, lorsqu’une personne de condition économique modeste se voit attribuer une rente viagère qui lui permet à peine de pourvoir à son entretien, une imposition de celle-ci (impôt sur les successions et impôt sur le revenu) à raison de 55 % au total est confiscatoire. Cette jurisprudence du TF aboutit à garantir, face à l’impôt, non pas le droit formel et absolu du propriétaire sur sa chose, même pas à titre de point de départ du raisonnement juridique, mais seulement le contenu fonctionnellement justifié d’un tel droit, ce qui, dans le droit de propriété, relève donc de la fonction de base de l’institution de la propriété dans le système constitutionnel suisse. Le TF en arrive à concevoir le contenu de la protection de l’art. 26 Cst. face à l’impôt d’une façon très semblable à ce que propose Giuseppa Ottimofiore dans son ouvrage Le droit de propriété, un droit fondamental entre inclusion et exclusion (2012). Le TF ne vise cependant que le contenu de la garantie constitutionnelle face à l’impôt, alors que l’ouvrage cité veut, semble-t-il, définir le contenu de la protection constitutionnelle de la propriété non pas seulement face à l’impôt, mais de façon générale. L’ouvrage donne donc un champ d’application beaucoup plus grand à l’approche fonctionnelle que ne le fait le TF. Malgré cette grande différence, l’on peut utiliser les analyses de cette thèse pour mieux comprendre ce que le TF entend par l’expression « Eigentumsgarantie als Institutsgarantie », quand il l’utilise en matière fiscale. Selon l’auteure, si le droit de propriété est un droit fondamental, et même un droit de l’homme, c’est en raison de la fonction de base de l’institution, soit celle de permettre l’usage de choses au service de la satisfaction des besoins élémentaires de l’homme. L’ouvrage a pour but de démontrer, à partir du droit positif privé et du droit constitutionnel, la proposition suivante : ce n’est pas tant le droit de propriété qui justifie l’usage de la chose, mais plutôt, si l’on examine la question dans la perspective des droits fondamentaux, le droit d’usage des biens indissociables de la satisfaction élémentaire des besoins de la personne qui justifie le droit de propriété. Dans une première partie de la thèse (« Du droit romain jusqu’à la fin du XIXe siècle »), l’auteure établit que les finalités poursuivies par chacun des régimes de propriété à travers l’histoire, si l’on est attentif à ce qui est commun à tous, c’est l’usage de la chose conformément à sa destination et à des fins utiles. Dans une deuxième partie de la thèse (« L’émergence d’un droit fondamental à une propriété minimale garantissant l’épanouissement de la personne »), elle prend les choses par l’autre bout, partant cette fois non plus du droit de propriété examiné à travers les différents régimes de propriété à travers l’histoire, mais de revendications au XXème siècle relatives à l’accès et à la jouissance des biens nécessaires à l’existence et à l’épanouissement humain, par exemple la revendication d’une alimentation suffisante ; l’auteure montre à travers l’étude très fouillée de jurisprudences européennes et suisses, et de législations diverses, que l’on est en train de mettre au centre de ce droit l’usage de

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la chose et les besoins ; selon l’auteure, l’on considère en effet de plus en plus la propriété comme un droit incompressible si, et seulement si, elle garantit le droit d’usage, exclusif ou en commun, des biens essentiels à la survie et au bien-être de l’individu. L’on peut opposer à la description de la jurisprudence du TF qui vient d’être faite l’objection suivante : même si le seul arrêt en faveur du contribuable jusqu’à maintenant est relatif à une situation où la propriété en question garantissait le droit d’usage sur des biens essentiels à la survie et au bien-être de l’individu, le TF utilise une formule générale plus flexible et plus ouverte dans sa jurisprudence, et l’on ne peut pas exclure dans l’avenir des jurisprudences où la protection de la propriété ira au-delà de ce minimum fonctionnel. Cette objection est justifiée : les choses sont encore ouverte. Il y a d’ailleurs en cours à l’heure actuelle toute une discussion sur l’impôt sur la fortune comme impôt confiscatoire du point de vue constitutionnel, notamment en lien avec l’idée de bouclier fiscal introduite par certains cantons dans leur législation, par exemple l’art. 60 al. 1 de la loi genevoise sur l’imposition des personnes (LIPP) qui prévoit que « pour les contribuables domiciliés en Suisse, les impôts sur la fortune et le revenu – centimes additionnels cantonaux et communaux compris – ne peuvent excéder au total 60 % du revenu net imposable ».18 Certains arrêts cantonaux ont pensé pouvoir établir un lien entre les critères formels du bouclier fiscal et les conditions de l’imposition confiscatoire. Cela a notamment été le cas d’un arrêt du 4 décembre 2012 de la Cour de justice, qui a jugé qu’il y avait imposition confiscatoire, en s’inspirant du type de critère utilisé par la législation sur le bouclier fiscal, c’est-à-dire des critères formels (une simple question de pourcentage).19 Il nous semble que ces questions de bouclier fiscal, et les arrêts cantonaux y relatifs, visent non pas tellement des questions de garantie constitutionnelle de la propriété, et donc d’impôt confiscatoire sur le plan constitutionnel, mais plutôt des questions spécifiques à l’impôt sur la fortune (notamment : est-ce un impôt complémentaire sur le revenu ?). La question de l’impôt confiscatoire est différente. Le TF a d’ailleurs déjà examiné des questions d’impôt sur la fortune à la lumière de sa jurisprudence relative aux impositions confiscatoires, sans faire dépendre l’imposition confiscatoire de simples pourcentages. Ainsi dans l’ATF 106 Ia 342, où le contribuable subissait un impôt sur le revenu et la fortune de 523‘551.- Fr., alors que son revenu était de 498‘800.- Fr., et sa fortune de 46‘852‘953.- Fr., le TF a décidé qu’il n’y avait pas d’imposition confiscatoire. Il semble que le TF prenne constamment en compte la possibilité de gains en capital futurs (non imposables en droit fiscal suisse), quand il examine ce qu’il appelle « la charge que représente l’imposition sur une assez longue période ».20 En conclusion, relevons que l’on ne retrouve pas dans cette jurisprudence du TF, même implicitement, la conception libérale de la propriété comme droit formel et absolu (on verra infra II.2, que cette formule, qui relève du langage juridique, fait écho à la for18 La loi précise : « Toutefois, pour ce calcul, le rendement net de la fortune est fixé au moins à 1 % de la fortune nette » (art. 60 al. 1 LIPP). 19 RDAF 2013 II 286. 20 TF 9 mars 2000, 2P.37/1999, consid. 6.a.bb. ATF 106 Ia 342.

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mulation philosophique précise du principe suprême du libéralisme, la propriété de soi et de ses biens comme inviolabilité morale). Le TF écarte la conception libérale en ne prenant pas en compte ce qu’il désigne comme la « Eigentumsgarantie als Bestandesgarantie » quand il s’agit d’impôts. On ne retrouve donc pas dans la jurisprudence suisse cette idée de la CourCEDH que « l’imposition fiscale […] est en principe une ingérence dans le droit » de propriété du contribuable. Le TF refuse de considérer comme absolu le droit de propriété face à l’impôt et ne reconnaît que la protection de l’institution dans sa fonction de base. 2. Pourquoi le TF privilégie-t-il sur la question de la propriété privée face à l’impôt le républicanisme et la philosophie aristotélicienne du droit plutôt que le libéralisme et la conception du droit d’Hobbes ? a) Introduction Il ne faudrait pas conclure de ce qui précède que le TF n’examine pas la constitutionnalité des lois et des décisions fiscales. Le contrôle de constitutionnalité ne consiste pas seulement à mesurer et juger les lois en fonction des droits, comme l’imagine le libéralisme. Il y a aussi le contrôle en fonction de l’égalité de traitement et de la justice matérielle, que cette égalité a aussi pour fonction de sauvegarder. Avant d’en parler, soulignons que le TF a joué et joue un rôle considérable dans le contrôle de constitutionnalité des lois cantonales ; sa position de cour suprême dans un Etat fédéral a toujours été centrale dans le fonctionnement du système constitutionnel, comme aux Etats-Unis la Cour suprême. Dans les Etats unitaires, compte tenu de leur constitution, il n’y a en général pas ce sens de l’importance vitale pour le système d’un organe judiciaire aussi indépendant que possible. Dans le contexte du fédéralisme, l’examen judiciaire de constitutionnalité des lois cantonales en fonction de l’égalité de traitement et de la justice matérielle joue un rôle central. Le TF a joué et joue un rôle considérable s’agissant aussi des lois fédérales, bien qu’il soit tenu par l’art. 191 Cst. de les appliquer. Sa situation est sur ce point sans doute différente de celle de la Cour suprême des Etats-Unis, mais, comme il le rappelle souvent, la Constitution suisse contient « ein Anwendungsgebot und kein Prüfungsverbot ».21 Il utilise très largement cette liberté de critique, en particulier dans le domaine fiscal, où cela structure d’une certaine façon toute sa jurisprudence. Dans ce contrôle de la constitutionnalité des lois fiscales, le TF approche les choses d’une autre façon qu’en partant de droits préexistants qui seraient garantis face à l’impôt par la Constitution, et de l’idée que l’imposition est en soi une ingérence dans ces droits constitutionnels, d’une autre façon donc qu’en se posant ensuite la question de ce que la CourCEDH appelle « le juste équilibre ». Sa méthode d’approche est différente. 21 Par exemple, dans ATF 136 I 49, consid. 3.1, 55.

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Toute méthode tient à une philosophie, et celle que le TF écarte est caractéristique de la philosophie politique libérale. Le TF choisit en effet d’approcher la question de la constitutionnalité des lois fiscales exclusivement sous l’angle du principe de l’égalité de traitement, qui, pour lui, comme on l’a dit, « a aussi pour fonction de sauvegarder une justice matérielle minimale », et implique donc une exigence de « Sachgerechtigkeit ». Il y a une jurisprudence très riche du TF s’agissant de ce qu’il désigne comme la question « de la juste répartition des charges […] entre membres d’une communauté », selon lui « avant tout une question de justice distributive au sens aristotélicien de « justitia distributiva » ».22 L’on va voir plus bas (infra II) en quoi le fait d’adopter un examen de constitutionnalité directement sous l’angle de l’égalité de traitement et de la justice matérielle, sans passer par l’idée de l’ingérence dans un droit, est caractéristique d’une philosophie politique que l’on peut désigner comme le « républicanisme », comme le « constitutionnalisme », ou encore comme le « constitutionnalisme républicain ». Toutefois, examinons préalablement si le TF a tort ou a raison d’aborder l’examen de constitutionnalité en matière d’imposition fiscale sous cet angle, et pas à partir des droits fondamentaux ou à partir de l’idée que toute imposition est une ingérence dans un droit, avec ensuite une réflexion sur les ingérences admissibles et non admissibles. La question doit en effet être tranchée pour elle-même, indépendamment des préférences que l’on peut avoir pour telle ou telle philosophie politique. b) Les raisons du TF de préférer le républicanisme au libéralisme sur la question de la propriété privée face à l’impôt Le TF a-t-il tort de rejeter la thèse libérale – même comme simple point de départ – suivant laquelle la propriété dans son état est, face aux impôts, un droit qui a rang constitutionnel ? Selon nous, la réponse est négative. Comme on l’a dit, le TF fait en effet ouvertement ce que finit par faire discrètement la CourCEDH. Comme on l’a vu (supra I.1), elle reconnaît appliquer en fait un test d’interdiction de l’arbitraire, quand elle indique que dans l’appréciation de ce « juste équilibre », elle va « respecter l’appréciation portée par le législateur en pareilles matières, sauf si elle est dépourvue de base raisonnable ».23 Le TF le fait directement, et en manifestant ostensiblement son refus de partir d’un soi-disant droit constitutionnel face à l’impôt. L’utilisation de la distinction entre « Bestandesgarantie » et « Institutsgarantie» permet au TF d’écarter la conception libérale et libertarienne de la propriété comme droit naturel absolu face à l’Etat, une conception particulièrement inappropriée dans un pays comme la Suisse où les impôts peuvent être soumis au vote de la population ! Même raisonner comme le fait la CourCEDH, en utilisant cette idée d’un droit en principe absolu face à l’Etat comme simple point de départ, c’est déjà trop ! C’est déjà, en 22 ATF 133 I 206, RDAF 2007 II 505. 23 Cour eur. dr. h., Arnaud et autres c. France du 15 janvier 2015.

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effet, entrer volontairement et de plain-pied dans cette philosophie politique que l’excellent ouvrage d’Alexander et Peñalver sur la théorie de la propriété, définit de la façon suivante : « [f]or contempory Lockean libertarians, unlike Locke, private property rights must be powerful enough to constraint the state, even when the state acts with the consent of the majority ».24 L’idéologie libérale que le TF veut éviter, c’est celle suivant laquelle l’existence du droit constitutionnel relatif à la propriété exige par principe l’absence d’impôts :25 dans un Etat bien fait (l’Etat minimal), les services de protections et de respect des droits seraient fournis seulement à ceux qui achètent des polices d’assurance relatives à la protection, et il n’existerait pas d’impôts généraux. Voilà à l’état pur, le libéralisme que rejette implicitement le TF comme une philosophie incompatible avec notre tradition constitutionnelle, tradition qui relève donc d’une autre philosophie politique et juridique. Que peut-on reprocher à la «Lockean theory of rights» ?26 Premièrement, des fondements théoriques faibles. La thèse de la propriété comme droit absolu face à la communauté politique et à l’Etat, en particulier face aux impôts, a des bases extrêmement fragiles. Elle repose sur une reconstruction, appelée « Lockean theory of rights », qui est un amalgame entre des éléments extraits de Hobbes et de Locke (infra II. 2) : il y aurait un droit de nature, ce droit de nature se ramènerait à un droit de propriété sur soimême et sur les biens qu’on s’est approprié, ce droit serait exclusif (inviolabilité morale) et il consisterait dans « la liberté que chacun a [s’agissant de ses biens et de soi-même] d’user de sa propre puissance, comme il le veut lui-même ».27 Ce droit pourrait de plus être opposé à l’association politique, puisque le but exclusif de cette dernière ne serait précisément que « la conservation des droits naturels et imprescriptibles »28 en question, rien d’autre donc que la conservation de la propriété. Deuxièmement, l’on peut reprocher à la « Lockean theory of rights » de trahir le projet de Locke, à qui les USA doivent leur philosophie constitutionnelle. La trahison est bien formulée dans l’ouvrage d’Alexander et Peñalver : « Instead of a theory of limited private property rights in the service of an argument for majoritarian government, twentieth century Lockeans have offered us a theory of limited majoritarian government in the service of private property rights ».29 En mains des libertariens, « Locke’s egalitarian and democratic theory, which he conceived to protect property owners from the arbitrary acts of an absolute monarch and its aristocratic allies, has

24 Gregory S. Alexander / Eduardo M. Peñalver, An Introduction to Property Theory, 2012, 51. 25 Ibid., 55 : «Within the minimal state, no redistribution will be permitted». 26 Pour une présentation de cette théorie, cf. : A. John Simmons, The Lockean Theory of Rights, 1992. Pour l’exposé des différences entre libéralisme et républicanisme en matière de philosophie du droit, cf. : Henri Torrione, La philosophie politique d’Aristote, 3ème partie de l’étude intitulée La redécouverte d’Aristote par Marie-Dominique Philippe a-t-elle aussi de l’intérêt dans le domaine de la philosophie politique et de la philosophie du droit, Aletheia, 44 (2014), 93–146, en particulier 134–140. 27 Thomas Hobbes, Leviathan ou Matière, forme et puissance de l’Etat chrétien et civil, traduction de l’anglais par Gérard Mairet, 2000, chap. 14, 229. 28 Art. 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. 29 Gregory S. Alexander / Eduardo M. Peñalver, (Fn.24), 56.

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become a theory for protecting property owners from redistribution acts of a democratic legislature ».30 Toutefois, ce ne sont pas des arguments de ce genre qui ont conduit le TF à rejeter l’idée que l’impôt puisse être en soi, par principe, une ingérence dans le droit constitutionnel qu’est la garantie de la propriété, et à mettre au premier plan, dans l’examen de constitutionnalité des lois et décisions fiscales, l’égalité de traitement et la justice matérielle. Venons-en au troisième reproche : le rejet du libéralisme au profit du républicanisme sur ce point a probablement été motivé par le fait que faire intervenir contre l’impôt « le droit au respect de ses biens » en lui donnant rang constitutionnel, considérer que l’impôt « prive la personne concernée d’un élément de propriété, à savoir la somme qu’elle doit payer »,31 conduit à faire apparaître toute imposition comme une redistribution entre plus riches et plus pauvres. Le reproche fondamental à l’encontre de la « Lockean theory of rights » est donc de conduire nécessairement à une idée fausse, l’idée que toute imposition est une redistribution de richesses. Si l’on observe la réalité en fiscalité, il s’agit plutôt, comme le dit le TF, « de la juste répartition des charges […] entre membres d’une communauté »32 : tout autre chose qu’une redistribution de richesse, même si la répartition des charges de l’Etat à travers l’impôt se fait en fonction de la capacité contributive de chacun, suivant chaque type d’impôt ! Analyser les distributions dans le domaine fiscal sans faire de différences entre distributions et redistributions, ce serait remettre en question la jurisprudence de base en matière d’égalité de traitement dans les distributions, que tout juriste suisse utilise sans cesse : « traiter de la même façon ce qui est semblable et de façon différente ce qui est différent ».33 Ce serait remettre en question ce principe que le TF, dans un arrêt presqu’aussi ancien que lui, expliquait de la façon suivante : « pour justifier une inégalité de traitement, la différence dans les circonstances de fait ne peut être quelconque, mais elle doit résider dans des faits qui, en vertu des principes généraux et bien établis du droit en vigueur, puissent être considérés comme essentiels, du point de vue précisément de la règlementation juridique du domaine du droit dont il s’agit ».34 Michael Walzer, dans un ouvrage de 1983 sur les distributions, distingue distribution et redistribution comme deux phénomènes factuellement différents et souligne qu’en matière de 30 Ibid. Comme Richard Ashcraft le souligne très bien, quoique Locke soutienne que des impôts ne peuvent pas être levés « on the Property of the people, without the Consent of the People, given by themselves, or their Deputies », « there is simply no recognition by Locke in the Two Treaties of a general problem arising out of a conflict between the government’s obligation to secure the individual’s ‹ use › of property and its obligation to appropriate that property (through taxation) for the public good» (Locke’s political philosophy, in : V. Chappell (éd.), The Cambridge Companion to Locke, 1994, pp. 226–251, p. 237. 31 Ce sont des expressions utilisées par la CourCEDH, comme on l’a vu plus haut. 32 ATF 133 II 206, consid. 7.4, p. 220, RDAF 2007 II 505. 33 ATF 99 Ia 638, JdT 1975 I 290, consid. 9, 300 et les références: « Gleiches nach Massgabe seiner Gleichheit gleich, Ungleiches nach Massgabe seiner Ungleichheit dagegen ungleich zu behandeln ist ». 34 ATF 6 I 171, 174 : « Um eine Ungleichheit in der rechtlichen Behandlung der Bürger zu rechtfertigen, muss Verschiedenheit der Verhältnisse nicht in irgend welchen, sondern in solchen tatsächlichen Momenten vorliegen, welche nach anerkannten Grundsätzen der geltenden Recht- und Staatsordnung für die Normierung gerade des bestimmten Rechtsgebietes um welches es sich handelt, von Erheblichkeit sein können ».

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justice dans les distributions, l’on ne peut jamais tout mesurer en fonction d’un principe unique : les principes sont autres en matière de succession, autres en matière de répartition des deniers dans une faillite, etc. Ils sont évidemment autres quand la distribution porte sur des subventions ou des prestations (p. ex. le minimum vital), ou au contraire sur des charges de l’Etat à travers les impôts. Cette diversité de principes est si grande que M. Walzer va jusqu’à dire : « les biens se distribuent eux-mêmes entre les gens » dans des répartitions « qui doivent être autonomes ».35 Dans la perspective de « Sachgerechtigkeit » dont parle le TF dans l’arrêt Obwald, il est logique que « nicht ein und dasselbe Prinzip für jedes Sachgebiet angemessen oder sachgerecht ist ».36 Au niveau politique, la gauche et la droite favorisent souvent toutes les deux l’idée que toute imposition est une redistribution, chacune pour des raisons de propagande dans des directions opposées. Alexander et Peñalver relèvent le même phénomène à un autre niveau : après avoir noté que certains conservateurs du XXème siècle « began to paint a picture of Locke as a defender of capitalist accumulation and rights of proprety », ils soulignent que cette lecture de Locke, qu’ils rejettent, est partagée par la gauche: « in adopting the reading of Locke as proto-capitalist, Lockes’s critics from the left, whose interests were in making room for regulation and redistribution, found common ground with the libertarian conservatives, who wanted to protect private owners from that same regulation and redistribution ».37 La gauche met en avant la redistribution par différentes techniques, notamment la technique de l’affectation de l’impôt : par exemple, l’initiative de 2015 en faveur d’un impôt fédéral de 20 % sur les successions de plus de 2 millions et les donations dépassant 20’000 francs, qui aurait directement servi à financer la sécurité sociale (elle a été rejetée en votation populaire le 14 juin 2015). A la question d’un journaliste en faveur de l’affectation d’un impôt sur les successions des riches à la sécurité sociale, donc un impôt exclusivement conçu comme moyen de redistribution, Pascal Broulis, Chef des Finances dans le canton de Vaud, a répondu pertinemment : « [c]e serait contraire à l’idée républicaine de la fiscalité, qui veut que tout ce qui rentre aille dans le pot commun de l’Etat. On peut affecter les recettes des impôts indirects, comme la TVA, mais pas celles des impôts directs ».38 La fiscalité n’est pas fondamentalement de la redistribution, même si elle est parfois utilisée à cette fin, par idéologie, ou en raison de programmes ponctuels ayant pour but de modifier des déséquilibres extraordinaires, comme les redistributions de terres ou les nationalisations. L’on va voir que l’analyse de ce qui amène le TF à rejeter une approche comme celle de la CourCEDH, conduit directement à la philosophie politique et à la philosophie du droit.

35 Michael Walzer, Spheres of justice – A defense of Pluralism and Equality, 1983. 36 Sur la « Sachgerechtigkeit », cf. : Henri Torrione, Justice distributive, (Fn. 9), 131–161. Cf. en outre supra note 9. 37 Gregory S. Alexander / Eduardo M. Peñalver, (Fn.24), 53. 38 Le Temps du jeudi 30 avril 2015, 3.

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II. La conception de la justice et de l’Etat selon le républicanisme 1. Introduction Pour expliquer la philosophie que Pascal Broulis désigne avec justesse, en parlant de « l’idée républicaine de la fiscalité », nous allons tout d’abord montrer que le républicanisme n’insiste pas moins que le libéralisme sur l’importance de la liberté, mais qu’il défend une conception différente de la liberté, une conception dans laquelle l’absence d’arbitraire occupe une place centrale (infra II,2). L’on ne peut donc pas faire abstraction de la justice, non seulement en matière fiscale (l’on a vu que le TF contrôle la constitutionnalité des lois fiscales essentiellement sous l’angle de l’égalité de traitement), mais, de façon générale, au niveau constitutionnel et politique : l’absence d’arbitraire suppose en effet la justice, tout au moins une certaine justice, une justice minimale. Il faut donc aborder la conception de la justice et du droit adoptée par le républicanisme, en essayant de mettre en évidence à quel point cette conception est différente du simple renvoi à un sentiment de justice subjectif, bien que cette justice ne se ramène pas entièrement à la loi ; pour le faire, nous partirons à la fois de la notion d’équité en droit privé (art. 4 CC) et de la philosophie du droit d’Aristote (infra II.3). Comme la liberté, au sens où l’entend la philosophie politique qu’est le républicanisme, exige non seulement l’absence d’interférences arbitraires, mais aussi l’absence de la simple possibilité d’interférences arbitraires, l’on ne peut pas faire abstraction de la nécessité d’avoir une loi constitutionnelle (une constitution) et des mécanismes constitutionnels et juridictionnels adéquats. Nous allons aborder l’aspect constitutionnel de cette philosophie politique dans la dernière section (infra II.4). L’on expliquera dans cette section que la justice matérielle joue un rôle central aussi au niveau constitutionnel et politique, en particulier que l’orientation des structures de base, des institutions et des autorités vers l’utilité commune est une exigence de justice, et que c’est dans cette orientation vers l’utilité commune pour des raisons de justice matérielle que les droits fondamentaux et les droits de l’homme ont leur origine. C’est donc la mise en œuvre de la justice matérielle au niveau constitutionnel qui est à l’origine des droits. Et si les droits eux-mêmes dépendent de la mise en œuvre de la justice matérielle, il n’est pas surprenant que l’impôt – qui permet de financer les tâches d’utilité commune entreprises selon le jugement des citoyens et citoyennes, dans une démocratie directe – soit avant tout vu comme relevant de la justice matérielle, et pas en tant qu’ingérence dans un droit. 2. Le désaccord entre libéralisme et républicanisme sur la liberté Le libéralisme et le républicanisme sont en désaccord sur la notion de liberté. Dans son ouvrage sur le républicanisme, Philip Pettit39 a parfaitement expliqué en quoi consiste 39 Philip Pettit, (Fn.3).

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ce désaccord. A la base de l’affirmation libérale de Rawls, que l’on a déjà citée (« liberty can be restricted only for the sake of liberty »),40 comme à la base de l’art. 4 de la Déclaration française des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 (« l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits »), il y a l’idée libérale que la liberté est fondamentalement l’absence de toute interférence avec ce que l’on a la volonté de faire, l’absence d’entraves extérieures, notamment l’absence de toute loi (toute loi est conçue, dans la perspective libérale, comme en soi contraire à la liberté). A la base de cette approche il y a ce qu’un auteur a décrit comme « the notion of individual sovereignty, or self-ownership »,– cet auteur précisant en outre que « modern property rights are paradigms of subjective rights (I may do as I please with what I owe […]) ».41 Les partisans de cette position sont très nombreux ; certains sont utilitaristes et la défendent en soutenant qu’on l’adopte parce qu’elle va dans le sens du principe d’utilité, soit le plus grand bonheur du plus grand nombre ; et d’autres, qui ne sont pas utilitaristes, soutiennent qu’on l’adopte parce qu’elle est une conséquence de l’existence de ce que l’art. 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 appelle des « droits naturels et imprescriptibles ». Thomas Hobbes a définitivement fixé le sens des mots droit, loi et liberté, qui s’impose dans ce type de philosophie politique. S’agissant des deux premiers mots, il affirme que « bien que ceux qui écrivent sur ce sujet aient l’habitude de confondre jus et lex (droit et loi), il est néanmoins nécessaire de les distinguer, parce que le droit consiste en la liberté de faire ou de ne pas faire, alors que la loi détermine et contraint dans un sens ou dans un autre, en sorte que la loi et le droit diffèrent autant que l’obligation et la liberté, et se contredisent s’ils sont appliqués à un même objet ». Il précise solennellement : « par liberté, conformément à la signification propre du mot, j’entends l’absence d’entraves extérieures [the absence of externall Impediments] », et donc « la liberté que chacun a d’user de sa propre puissance, comme il le veut lui-même »42 lorsqu’il s’agit de la propriété de soi et de ses biens (« self-ownership »). Le passage en italique après la citation de Hobbes n’est pas de Hobbes, il est même contraire à la philosophie de Hobbes : il provient de la reconstruction théorique des origines du libéralisme par « amalgame » de la philosophie de Locke sur la propriété de soi (« every Man has a Property in his own Person. This no body has a right to but himself »), et de celle de Hobbes sur le sens des mots liberté, droit et loi. La reconstruction consiste simplement à remplacer le droit hobbésien de nature (un droit de chacun sur toute chose et toute personne), par le droit lockéen de nature (un droit de chacun sur soi, donc un droit de propriété). Elle consiste simplement, comme l’a bien expliqué Michael P. Zuckert dans un ouvrage sur la mise sur orbite du libéralisme à travers la philosophie politique 40 Ibid., 74. L’auteur cite cette expression de John Rawls en relevant que Rawls adopte ainsi implicitement, comme tous les libéraux, une conception de la liberté et de la loi dans le prolongement de celle de Hobbes. 41 Alan Ryan, (Fn.6), 13. 42 Thomas Hobbes (Fn.27), chap. 14, 229–231.

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lockéenne, à « using the langage of property to define the langage of rights », à « using the term property to refer to the realm of natural rights », introduisant ainsi dans le droit de nature « that sort of moral claim that carries along with it claims to exclusivity », de sorte que désormais avoir un droit se ramène toujours à avoir la propriété de soi, et « to have property is to have moral inviolability », en ce sens que la propriété implique précisément l’exclusivité.43 Comme on le voit, c’est ce libéralisme-là qui est à l’œuvre au niveau conceptuel, à titre de modèle opératoire pour le raisonnement juridique, de structure de pensée, quand on considère comme allant de soi que, face à l’impôt, le raisonnement juridique ne peut que partir du droit formel et absolu du propriétaire « au respect de ses biens ». En refusant ce point de départ, le TF remet en question le principe moral de base selon lequel « to have property is to have moral inviolability », et développe une jurisprudence impliquant une autre philosophie politique que le libéralisme (le républicanisme), ainsi qu’une autre philosophie du droit que celle d’Hobbes (celle d’Aristote). Le républicanisme défend en effet une autre conception de la liberté. Au niveau politique, la liberté consiste pour cette philosophie politique plus ancienne que le libéralisme, dans l’absence non pas de toute interférence et entrave extérieure, mais seulement dans l’absence d’interférences arbitraires, et aussi dans l’absence de la possibilité d’interférences arbitraires. C’est évident : il peut y avoir dépendance et domination même en l’absence de toute interférence actuelle (hypothèse d’un pouvoir absolu qui n’interfère pas, mais peut le faire à tout moment), et il peut y avoir interférence sans qu’il y ait nécessairement dépendance et domination (seules posent problème, en effet, dit Pettit, les interférences arbitraires, celles qui ne sont pas « soumises à contrôle et destinées à servir le bien commun »).44 L’on ne peut donc pas faire abstraction de la justice (l’absence d’arbitraire suppose en effet la justice, tout au moins une certaine justice), ni concevoir la loi (notamment la loi constitutionnelle, la constitution) comme étant en soi, par principe, contraire à la liberté. L’absence de la possibilité d’interférences arbitraires ne peut en effet être assurée que par une loi constitutionnelle adéquate, par des mécanismes constitutionnels et juridictionnels adéquats, c’est-à-dire par des structures qui orientent tout (autorités et institutions) vers l’utilité commune, autant que possible (infra II.4.e et f). L’idéal libéral d’absence pure et simple d’interférences, d’entraves extérieures, est sans doute important au niveau moral, dans les relations interindividuelles dans le milieu social ; il peut même constituer l’idéal autour duquel se rassemble un parti politique qui veut défendre l’importance de ce principe dans les relations sociales (au même titre que, pour d’autres partis, la défense de la protection de la nature, par exemple), mais son utilisation comme principe juridique de base au niveau de la constitution de la com43 Michael P. Zuckert, Lauching Liberalism. On Lockean Political Philosophy, 2002, 194. C’est Zuckert qui cite John Locke (193) (la citation est tirée de The Second Treatise of Government, in : Two Treaties of Government, ed. Peter Laslett, 1967, section 328). 44 Philip Pettit (Fn.3), 11. À ce propos, cf. aussi : Friederich A. von Hayek, The Constitution of Liberty, édité par Ronald Hamowy, 2011, 265, note 13, qui cite l’affirmation suivante de Humphreys : « The very definition of liberty was freedom from arbitrary rule ».

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munauté politique dénote une confusion entre le social et le politique.45 Ce que Viroli appelle « la libertà dei cittadini, o repubblicana »,46 ce que les tunisiens ont cherché à mettre en place avec la nouvelle constitution de 2014, c’est autre chose que l’idéal libéral d’absence d’entraves extérieures s’opposant à ce qu’on a la volonté de faire, mais c’est pourtant la liberté. La conception libérale de la liberté, et la signification des mots « droit » et « loi » dans le libéralisme, a son origine chez l’anti-républicain Hobbes, qui ne peut pas admettre que la liberté soit définie comme l’absence d’interférences arbitraires, donc qu’elle fasse intervenir la justice, ni qu’elle implique l’absence de la possibilité de telles interférences, et suppose donc un ordre constitutionnel adéquat. Ce serait en effet mettre la loi (la constitution avec ses normes d’organisation) et la justice à la place de cette « puissance illimitée du souverain », à la place de cet « arbitrary power [qu’il doit y avoir] in every state somewhere ».47 L’admettre, ce serait pour Hobbes abandonner l’absolutisme, qu’il faut défendre (c’est sa conviction profonde). Hobbes développe en effet sa conception contre le républicanisme préexistant et la philosophie du droit d’Aristote parce qu’il est convaincu, comme beaucoup de gens à toute les époques de l’histoire, qu’il n’y a pas d’Etat sans « puissance illimitée du souverain », et donc que « la liberté du sujet » doit être quelque chose de compatible avec l’existence d’un maître.48 45 Cette confusion est caractéristique de Hobbes: Thomas Paine la lui reproche en ces termes: « Some writers have so confounded society with government, as to have little or no distinction between them ». Il faut en effet bien distinguer la communauté politique et ses institutions (« Political Society and Government »), d’une part, et d’autre part l’ensemble des liens sociaux qui existent indépendamment de la communauté politique, dans une certaine mesure avant elle, par exemple les relations familiales, les villages, nations et autres communautés non politique (Thomas Paine, Common Sens, 1776, édité par Isaac Kramnick, 1976, 65). 46 Maurizio Viroli, La libertà dei servi, 2010, 8. 47 Cf. la description de l’opposition des Américains à la conception anglaise des choses, c’est-à-dire hobbésienne, in : Henri Torrione, Philosophie des droits de l’homme et républicanisme. Une autre perspective que le libéralisme sur les origines intellectuelles des déclarations de droit, in : Jean-Baptiste Zufferey / Jacques Dubey / Adriano Previtali (édit.), L’homme et son droit, Mélanges en l’honneur de Marco Borghi, 561–590. 48 Hobbes est convaincu que la même liberté existe aussi bien dans une république comme Lucca que dans un Etat gouverné par un despote, comme à Constantinople (Thomas Hobbes, (Fn.27), ch.21, 343). Dans les deux pays « la liberté du sujet est compatible avec la puissance illimitée du souverain » (ibid., 340), et dans les deux pays « la liberté reste la même » (ibid., 343). Cf. aussi Maurizio Viroli (Fn.46), 14. En prenant cette position, Hobbes s’oppose à la liberté dans les républiques, telle que la comprend Cicéron dans le De re publica (II, 23) : dans une république, « la liberté […] ne consiste pas à avoir un bon maître, mais à n’en point avoir » (« libertas […] non est in eo ut justo utamur domino, sed ut nullo », Œuvres complètes de Cicéron, sous la direction de M. Nisard, trad. par A. Lorquet, t. IV, Paris 1864 313); cf. aussi Brutus (l’assassin de César) qui, dans la dernière lettre qu’il envoie à Cicéron (I, 16, 7) accuse ce dernier de trahir le républicanisme (voir Luciano Canfora, Augusto, Filio di Dio, 2015, 361) : « Si pour toi Octave [le fils adoptif de César et futur Auguste, qui va mettre sur pied ce régime impérial à Rome qui durera des siècles, et que Hobbes admire] est celui à qui on doit demander notre préservation, tu n’apparaîtras plus comme celui qui ne veut pas de maître, mais comme celui qui veut un maître ami » (« nam si Octavius tibi placet, a quo de nostra salute petendum sit, non dominum fugisse sed amiciorem dominum quaesisse videberis »). Cette idée d’absence de maître qu’Hobbes rejette même dans une république comme Lucca, Cicéron et Brutus la prennent chez Aristote, selon qui « nous ne laissons pas l’homme nous gouverner, nous voulons que ce soit la loi » (Aristote, Ethique à Nicomaque, V.10, 1134a35–1134b1, trad. par Jules Tricot, Paris 2007, 267) ; deux raisons sont données par Aristote, celle qui se trouve dans la suite du passage que l’on vient de citer (« parce qu’un homme ne le fait que dans son intérêt propre et devient un tyran »), mais aussi celle qui

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L’introduction dans la philosophie d’Hobbes, par amalgame avec celle de Locke, de l’idée que le droit naturel est en réalité un droit de propriété sur soi et ses biens, et donc l’introduction de cette idée d’inviolabilité morale (« to have property is to have moral inviolability »), conduit sans doute à l’idée libérale que le but de toute association politique est la conservation de ses droits naturels (art. 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789). Mais cela ne modifie pas la signification donnée par Hobbes aux mots « droit » et « loi », et donc cette idée que « la liberté des sujets réside […] uniquement en ces choses que, dans le règlement de leurs actions, le souverain s’est abstenu de prendre en compte »,49 reste inchangée. Simplement, désormais l’abstention du souverain répond à l’exigence morale de respecter l’inviolabilité caractérisant la propriété de soi ; l’abstention du souverain est donc exigée par un « ought », qui, dit Zuckert, est « concluded from an « is » (the fact of self-ownership) ».50 3. La conception de la justice et du droit selon la philosophie aristotélicienne du droit a) Introduction Ce qui précède montre que le débat que nous avons imaginé entre la CourCEDH et le TF, s’agissant du point de départ du raisonnement juridique sur les limites de la propriété face à l’impôt, peut être éclairé par la controverse philosophique entre républicanisme et libéralisme s’agissant de la liberté. En particulier, on voit que c’est pour des raisons de principe que ceux qui pensent que tout repose sur l’idée que « to have property is to have moral inviolability », vont adopter le point de départ retenu par la CourCEDH pour tout raisonnement juridique. Pour expliquer la conception différente de la justice et de l’Etat impliquée par la position du TF sur la question des limites de la propriété face à l’impôt, et aussi pour exse trouve dans la Politique : « il n’est pas juste [pour quelque citoyen que ce soit, ou ensemble de citoyens] de gouverner plus que d’être gouverné », et la seule chose juste, par défaut en quelque sorte, c’est un ordre (p. ex., chacun à tour de rôle), « mais cela est déjà une loi, car l’ordre est une loi, et donc le gouvernement de la loi est plus souhaitable… » (Aristote, Les Politiques, Livre III, ch. 16, 1287a17–20, trad. Pierre Pellegrin, 267). Plutôt que par « gouvernement de la loi », Jules Tricot traduit l’expression d’Aristote par « règne de la loi » (La Politique, Paris 1970, 247). Les traducteurs anglais ont trouvé une expression parfaitement fidèle au texte grec, celle de « rule of law », par exemple Richard Robinson (Aristote, Politics, Book III and IV, 1289a19, Oxford 1995, 58), expression qui, d’ailleurs, s’était imposée comme concept de droit positif en droit anglais grâce à des juristes lecteurs d’Aristote, avant les traductions modernes. C’est l’exigence qu’une constitution droite gouverne la cité, qu’un ordre constitutionnel adéquat y règne ; c’est l’exigence du « αρχειν δὲ τὸν νόμον » qui revient sans cesse dans le texte d’Aristote (par exemple en Pol. IV.3, 1292a2). Comme on le verra plus loin, John Adams, fidèle à la pensée d’Aristote et au républicanisme de Cicéron, affirme dans un texte qui a influencé la formation des constitutions modernes et du constitutionnalisme contemporain, que « the very definition of a Republic is an Empire of laws, not of men » (infra note 140). Hobbes aurait totalement rejeté l’approche d’Adams, deuxième président des USA. 49 Thomas Hobbes, (Fn.27), chap. 21, 340. 50 Michael P. Zuckert (Fn.43), 194. Cet auteur exprime la même idée en disant que « the core of this philosophy » c’est « the notion of human beings as rights bearers by nature because they are self-owners » (192).

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pliquer ce qui est présupposé dans le concept de liberté défendu par le républicanisme, il faut maintenant en venir à des questions plus philosophiques. Dans la présente section, l’on va examiner ce qu’est le droit entendu dans un sens tout différent de la signification retenue par Hobbes : l’on va en effet aborder l’étude du droit pris au sens d’équité, de justice matérielle (une conception du droit impliquée par le concept républicain de liberté, que l’on vient de présenter dans la section précédente), et l’on va le faire en s’appuyant à la fois sur la jurisprudence du TF en droit privé relative au droit au sens d’équité (art. 4 CC), et, simultanément, sur la philosophie du droit d’Aristote. Puis, dans la section suivante (infra II.4), l’on examinera comment le républicanisme rejette l’idée libérale selon laquelle le but de toute association politique est la conservation des droits naturels de l’homme, c’est-à-dire la conservation de la propriété de soi. Selon le républicanisme le phénomène originaire, s’agissant des droits fondamentaux et de l’inviolabilité morale qu’ils consacrent, n’est pas le droit de propriété sur soi (selfownership), mais l’orientation des institutions vers l’utilité commune pour des raisons de justice matérielle. L’on verra dans cette section que la justice matérielle, et l’orientation vers l’utilité commune qu’elle exige, sont la véritable origine intellectuelle des droits fondamentaux et des droits de l’homme , et aussi de l’ensemble des mécanismes constitutionnels. L’orientation vers l’utilité commune et donc vers les biens humains à laquelle cette utilité profite (le Rapport Mondial sur le développement humain de 1990 du « Programme des Nations Unies pour le développement » explique de façon très précise tout ce qu’implique « l’idée selon laquelle les structures sociales doivent être jugées à l’aune de l’épanouissement humain »), mais aussi le coût de cette orientation et des tâches qu’elle implique, sa traduction dans l’impôt, tout cela vient avant les droits. Il n’est donc pas exact, selon le républicanisme, d’assigner comme but à l’association politique « la conservation des droits naturels de l’homme ». Le TF a donc raison de se concentrer, lorsqu’il examine la constitutionnalité des lois fiscales, sur la question de la justice matérielle, et non pas sur la protection du droit de propriété. Mais avant d’aborder le niveau constitutionnel, il faut mieux comprendre ce qu’est le droit au sens d’équité, ce qu’est la justice matérielle, s’il est vrai que tout ne se ramène pas toujours à la loi. Est-ce seulement un sentiment subjectif ? Cette question a retenu l’attention d’Aristote. Pour comprendre qu’il l’a abordée de front, il faut d’abord noter qu’il n’a pas laissé, « contrairement à d’autres philosophes anciens, […] d’ouvrages consacrés aux lois, des Nomoi ou un De legibus ». Cette constatation de Pierre Aubenque, au début de son article sur La loi selon Aristote,51 l’on n’en comprend toute la portée que si l’on précise simultanément qu’Aristote nous a en revanche laissé un traité consacré à la « justice comme équité »,52 ainsi qu’à la capacité qu’a l’es51 Pierre Aubenque, Problèmes aristotéliciens, II. Philosophie pratique, 2011, 79. 52 Cette formule figure déjà dans le titre d’un des premiers articles de John Rawls (Justice as Fairness, Philosophical Review, vol. 67, 1958, pp. 164–194). Elle exprime, dit Sen, « l’idée fondatrice de Rawls : il faut concevoir la justice en termes de fairness, d’exigences d’équité […]. Dans sa vision des choses, la notion d’équité

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prit humain de la discerner dans un jugement d’appréciation porté sur le cas à trancher, au terme d’un débat contradictoire. La « justice comme équité » peut être définie comme « la solution adéquate aux circonstances spéciales du cas » en cause.53 S’il ne s’agit pas d’un cas particulier présentant des circonstances spéciales, mais d’une situation-type, la « justice comme équité » peut être définie comme la solution adéquate aux caractéristiques objectives de cette situation. Pour trouver la solution, l’on procède de façon analogue à ce que l’on fait dans un cas particulier avec des circonstances spéciales, où l’on découvre la solution, c’est-à-dire la « justice comme équité » dans le cas en question, uniquement en recherchant la solution qui s’ajuste au cas, compte tenu des circonstances spéciales, indépendamment de toute norme. Comme nous l’avons expliqué dans un article de 2014,54 cette adéquation ou ajustement aux circonstances spéciales du cas particulier ou aux caractéristiques objectives de la situation en cause est abordée dans une perspective d’égalité de traitement bien indiquée par un spécialiste du droit civil suisse, Paul-Henri Steinauer, quand il affirme que, bien que « la décision en équité tende à une justice individuelle, à laquelle la sécurité du droit est en partie sacrifiée », « des situations semblables doivent […] conduire à des appréciations semblables ».55 L’examen de la solution qui est matériellement justifiée dans le cas en cause s’insère en effet toujours dans une vue synoptique portée sur une diversité de cas semblables et différents, dans une perspective transversale de comparaison de cas à cas (Aristote parle de σύγκρισις),56 en vue de tester l’égalité de traitement à ce niveau, comme dans une situation d’évaluation de copies d’examens.57 Comme on le verra, Aristote caractérise même ce type de juste par cette égalité de traitement de cas à cas, en utilisant le mot τὸ ἴσον (le matériellement égal) pour le désigner, en l’opposant au normatif (τὸ νόμιμον). Il ne s’agit pas du tout, avec l’expression τὸ ἴσον, de suggérer le recours à une norme d’égalité formelle, mais de renvoyer à quelque chose qui tient seulement à l’usage de raisons, d’arguments, à la raison discursive, à la justification matérielle. Comme le dit S. Kolm, dans une approche raisonnable, même si elle est indépendante de toute norme antérieure, on rejette ce qui « implies a lack of reason – or arbitrariness – which equality only

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sert vraiment de base, et il la tient, en quelque sorte, pour « antérieure » au développement des principes de justice. Je vais montrer qu’il faut suivre Rawls quand il affirme que la recherche de la justice doit être liée à l’idée d’équité et, en un sens, dérivée de cette idée. Ce point crucial ne vaut pas seulement pour sa théorie, il est aussi de première importance pour la plupart des analyses de la justice, dont celle que j’essaie d’exposer dans ce livre » (Amartya Sen, L’Idée de justice, traduit de l’anglais par Paul Chelma, 2010, 83). Ce que dit Sen vaut aussi pour la conception exposée dans la présente contribution. ATF 101 Ia 545, JdT 1976 I 605. Henri Torrione, L’approche selon la réalité économique (die wirtschaftliche Betrachtungsweise) en droit fiscal et en philosophie du droit, in : Marc Amstutz / Isabelle Chabloz / Michel Heinzmann / Inge Hochreutener (édit.), Mélanges en l’honneur de Walter Stoffel, 2014, pp. 311–333, en particulier: 323–330. Paul-Henri Steinauer, Le Titre préliminaire du Code civil – Traité de droit privé suisse, t. II/1, 2009, 150. Aristote, Ethique à Nicomaque, traduit par Jules Tricot, 2007, IX.2, 1165a32–33, 471, [Eth. Nic.]. Nous avons déjà eu occasion d’expliquer qu’il y a un aspect distributif dans la jurisprudence des tribunaux, qui tient au rapprochement des différents jugements rendus et à la comparaison des solutions, compte tenu des caractéristiques de chaque cas, si bien que cet aspect distributif est présent même lorsque les décisions portent sur des situations d’interaction (Henri Torrione, Justice distributive, (Fn.9), 131–161, en particulier 144, note 73).

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avoids ».58 L’égalité de traitement à ce niveau prénormatif, et la justice correspondante, est bien décrite par Kolm, suivant lequel, à ce niveau, « justice is justification, and hence rationality in the normal sense of the term : for a valid reason, or ‹ justified › ».59 Kolm rajoute de façon éclairante en ce qui concerne ce niveau, que « justice is bound by this rationality as much as it is by arithmetic when I have to give you back due change ».60 Cela conduit à une conception modeste de la loi : ce n’est que la formulation de la bonne solution selon le jugement d’appréciation auquel le législateur s’est arrêté au terme d’une démarche analogue à celle du juge, à propos de la situation qu’il a considérée. « Par rapport à Platon, […] on peut dire qu’Aristote désacralise le domaine de la loi », remarque Pierre Aubenque,61 et contribue ainsi, avec les sophistes, à ce qui constitue, à mon avis, un apport essentiel des lumières grecques : les lois sont en effet « œuvres de la politique (τῆς πολιτικῆς ἔργοις) ».62 La loi n’est pas révélée,63 ni engendrée par un mécanisme comme le contrat social. Garante de l’ordre social, elle n’a point de garant dont elle puisse se réclamer, autre que la justesse de la solution à laquelle la délibération politique ou constitutionnelle (s’il s’agit d’une disposition constitutionnelle) a conduit.64 Aubenque souligne bien qu’« Aristote s’oppose à tout déplacement métaphorique de la notion politique de loi », notamment à toute « métaphore cosmo-politique », comme l’on en trouve dans certains textes platoniciens, et chez les stoïciens, qui « seront les premiers à parler d’une lex naturae ».65 Aristote insiste : « les choses […] ne sont pas naturellement, mais humainement justes ».66 Il va plus loin que les sophistes, parce qu’il voit qu’il n’y a pas que des conventions et habitudes humaines, mais aussi ce qui est humainement juste (τὰ […] ἀνθρώπινα δίκαια), et qu’il a la force de dire : « l’un et l’autre [sont] passibles de changement ».67 L’ouvrage, déjà cité, de l’économiste et philosophe indien Amartya Sen, L’idée de justice, va peut-être contribuer à une meilleure compréhension de l’approche aristotélicienne. L’auteur reproche à John Rawls et à toute la tradition contractualiste moderne (Hobbes, Rousseau, Kant, Fichte, etc.), la même chose qu’Aristote reprochait à Platon : un déplacement métaphorique de la notion politique de loi (réalisé par les Modernes à travers l’usage de la notion de contrat social), ainsi que la dissimulation correspondante du caractère central de la délibération et du jugement à propos du matériellement juste.68 Selon Sen, le paradigme du contrat social « finit par fonctionner en partie comme un 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68

Serge-Christophe Kolm, Modern Theories of Justice, 1996, 9. Ibid., 7 ; cf. aussi, 10 : « justice as justness and justification ». Ibid., 4. Pierre Aubenque, (Fn.51), 83. Ibid., 81, où Pierre Aubenque cite l’Eth. Nic., X.10, 1181a23. Ibid., 81, où Pierre Aubenque renvoie à Jacqueline de Romilly, qui relève la différence avec la loi juive. « [L]a loi ou même la législation en général ne possèdent pas en elles-mêmes leur propre justification, mais […] il faut la chercher plus haut dans une délibération qui relève de la […] politique » (Ibid., 81–82). Ibid., 82. Ibid., 88, où Aubenque traduit Eth. Nic., (Fn.56), V.10, 1135a 3–5 (τὰ μὴ φυσικὰ ἀλλ᾽ ἀνθρώπινα δίκαια). Ibid., 88, où Aubenque traduit Eth. Nic., (Fn.56), V.10, 1134b32 (ἄμφω κινητὰ). Nous préférons toutefois l’expression « passibles de changement » utilisée par Tricot, 270. Amartya Sen, (Fn.52), 83.

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obstacle à la raison pratique sur la justice ».69 Le préjugé fondamental contre lequel Sen lutte, c’est la croyance qu’il n’y a pas de jugement objectif possible si des critères formels ne sont pas préalablement donnés. C’est la position de Kant.70 Elle est partagée par les positivistes aussi bien que par des jusnaturalistes comme Grotius. L’on a compris que Sen et Aristote sont d’un tout autre avis. Nous allons à présent voir que c’est clairement vers leur position que conduit l’expérience en matière de pratique actuelle du droit privé. b) En droit privé, la loi n’est pas tout le droit positif : il y a aussi l’équité Comme l’a constaté Portalis, en pratique « une foule de choses sont […] nécessairement abandonnées à l’empire de l’usage, à la discussion des hommes instruits, à l’arbitrage des juges »71 ; Portalis reprenait une constatation faite par Aristote qui, comme d’autres théoriciens qui réfléchissaient à ces questions à Athènes il y a plus de 2300 ans, était pourtant favorable à une législation aussi précise que possible afin de réduire le risque d’arbitraire des tribunaux.72 Même celui qui estime qu’il faudrait aller exclusivement vers la loi pour trouver le droit positif, doit constater que la loi elle-même renvoie souvent au juge, à l’appréciation du juge. C’est ce qui se passe lorsqu’elle contient des expressions qui réservent le pouvoir d’appréciation du juge, des expressions qui l’invitent à tenir compte des circonstances (« spéciales », « particulières », exceptionnelles », ou « extraordinaires »), qui lui demandent de tenir compte de « justes motifs », ou des expressions comme « si l’équité l’exige », « équitable », « excessif », « hors de proportion », « disproportion », « convenable », « raisonnable », etc.73 C’est cette pratique concrète du droit que nous aimerions prendre comme point de départ pour comprendre ce qu’est la « justice comme équité ». En Suisse, le législateur du Code civil (CC) de 1907, « alarmé peut-être par le nombre de dispositions qui renvoyait à l’appréciation du juge »,74 a décidé d’introduire une disposition traitant expressément de la question du recours à l’appréciation du juge plutôt qu’à la loi, dans tous ces cas où la loi elle-même impose cette approche. Selon cet article (art. 4 CC), « le juge applique les règles […] de l’équité lorsque la loi réserve son pouvoir d’appréciation ou qu’elle le charge de prononcer en tenant compte soit des circonstances, soit de justes motifs ». Selon le Tribunal fédéral, l’objectivité du juge dans ces situations, soit dans la détermination du contenu exact du droit positif, ne tient bien 69 Ibid., 486. 70 Pour Kant, la justice distributive aristotélicienne, dont on a vu l’importance pour le TF en matière fiscale (Fn.22), n’est pas du droit « proprement dit (strict) », et un juge ne peut pas se prononcer car ce serait décider « selon des conditions indéterminées » (Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs II – Doctrine du droit, traduit de l’allemand par Alain Renaut, 1994, Appendice à l’introduction à la doctrine du droit, I, 22. 71 Jean-Etienne-Marie Portalis, Discours préliminaire sur le projet de Code Civil présenté le 1er Pluviose An IX par la commission nommée par le gouvernement consulaire, p. 8, in : Frédéric Portalis (édit.), Discours, rapports et travaux inédits sur le Code Civil, Paris 1844. 72 Henri Torrione, Réalité économique, (Fn.54), 315, n. 19. 73 Paul-Henri Steinauer, (Fn.55), 146–150. 74 Henri Deschenaux, Le titre préliminaire du Code civil, 1969, 123.

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évidemment pas à l’application d’une norme préalable, mais à la méthode suivante : dans l’exercice du pouvoir traité à l’art. 4 CC, « le juge doit apprécier d’une manière objective tous les éléments pertinents et rechercher la solution adéquate aux circonstances spéciales du cas particulier ».75 C’est la rigueur qui s’impose dans tous les systèmes dans lesquels le « judge made law » est cruciale pour le fonctionnement du système juridique et politique : le juge doit dégager dans les circonstances de l’espèce les éléments qui « lui permettront de fonder objectivement sa décision », « il doit rendre un jugement […] matériellement fondé » (« sachgerecht »).76 En matière d’équité, le juge ne doit « pas se laisser guider par ses sentiments subjectifs »,77 sa décision devant être au contraire « fondée sur des critères objectifs qui relèvent […] de la seule recherche de la justice dans le cas particulier à trancher […] ; son jugement peut donner lieu à recours ».78 Ces brèves remarques sur la pratique conduisent, je crois, à une constatation assez simple : la loi n’est pas tout le droit positif : il y a aussi l’équité, et l’équité n’est pas un idéal par rapport au droit positif, mais c’est du droit positif adapté au cas précis en question avec ses circonstances spéciales, lorsque le droit général et abstrait formulé par un législateur a renvoyé au juge du cas. Dans les cas avec circonstances spéciales, le contenu du droit positif n’est donc pas donné par la loi, mais tient à un processus « non formel, plus large, de recherche du droit (Rechtsfindung) » de la part du juge.79 L’objet de l’appréhension n’est alors plus une norme, mais ce que le TF désigne régulièrement comme la « justice matérielle minimale » dans la situation en cause.80 Comme le précise un auteur de doctrine en matière de Code civil, il « ne faut […] pas opposer droit [positif] et équité, mais plutôt voir l’équité comme étant l’expression du droit [positif] dans les hypothèses de l’art. 4 ».81 Comme ce type de droit positif dépend d’une appréciation portée sur les circonstances spéciales du cas particulier auquel on a affaire (par exemple s’agissant de justes motifs), et de la recherche d’une solution qui leur est ajustée, l’on découvre ce droit en allant vers le juge, en recourant donc au « jugement » de celui-ci – un jugement qui dans les cas les meilleurs « comporte une détermination exacte de cela même qui est juste »82 dans le cas, « c’est-à-dire du droit » (« sive juris ») dans le cas. Ainsi, quand on définit le jugement comme la « détermination de ce qui est juste », et que l’on identifie le droit au juste ainsi déterminé,83 l’on pense, dans cette philosophie de l’activité judiciaire, à la 75 76 77 78 79 80

ATF 101 Ia 545, JdT 1976 I 605. Henri Deschenaux, (Fn.74), 123. Paul-Henri Steinauer, (Fn.55), 144. Ibid., 145. Ibid., 14. L’on a déjà cité l’ATF 121 I 367, SJ 1996 389, cons. 2.b., selon lequel « [l]e principe de l’égalité de traitement […] a aussi pour fonction de sauvegarder une justice matérielle minimale ». 81 Paul-Henri Steinauer, (Fn.55), 148. 82 Thomas d’Aquin, Somme théologique, trad. fr. Les Editions du Cerf, Paris 1999, II–II, q. 60, a. 1, 361 : « judicium […] importat rectam determinationem ejus quod est justum ». Il faut bien sûr comprendre cette détermination comme le terme d’une recherche qui se fait de façon dialectique, à travers la confrontation des positions et des arguments. 83 Ibid., II–II, q. 60, a. 1, 398.

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détermination de ce qui est matériellement juste, sachgerecht, donc à une détermination de la solution adéquate aux circonstances spéciales du cas particulier. c) En droit privé, la loi et l’équité ne sont pas tout le droit positif : il y a aussi la justice matérielle (l’équité au sens large) Le droit positif comprend certes la loi et l’équité, comme l’on vient de l’expliquer, mais il faut aller encore plus loin si l’on veut rendre compte de la pratique en droit privé suisse. En matière de « judge made law », au-delà des arrêts relevant de l’équité au sens étroit (recherche d’une « solution adéquate aux circonstances spéciales du cas particulier », selon l’expression déjà souvent citée du TF que j’ai étudiée dans un article de 2013),84 il y a tous les arrêts dans lesquels il ne s’agit pas d’un cas particulier avec circonstances spéciales, mais d’une situation générale. Le tribunal doit alors rendre, comme en cas d’équité au sens étroit, un jugement « matériellement fondé (sachlich begründet) ».85 En effet, dans toutes les situations où le droit est découvert au terme d’un processus d’appréciation ou de détermination, comme le juge ne peut pas se référer à la loi ou à d’autres critères à caractère général et abstrait, il recourt à ce qui est matériellement justifié (sachgerecht) dans la situation en cause. Il recourt à la Sachgerechtigkeit. Dans l’arrêt Obwald,86 le Tribunal fédéral a utilisé ce terme dans une situation où il ne pouvait pas trancher sur la base d’une norme la question qui lui était soumise (il ne s’agissait toutefois pas de justice individuelle comme dans les hypothèses de l’art. 4 CC, mais de contrôle abstrait de la constitutionnalité de la loi fiscale cantonale adoptant des barèmes dégressifs – ce qui montre que la méthode casuistique a plus de potentialité que l’on ne l’imagine parfois). Pour rattacher cette approche à la philosophie du droit qui en a fait la théorie, le TF a utilisé dans cet arrêt l’expression déjà mentionnée plus haut dans le contexte de l’analyse fiscale, de « justice distributive au sens aristotélicien de « justitia distributiva » ». Les interventions du TF ne se limitent pas au domaine de la justice distributive. En matière de justice corrective, dans le domaine contractuel, il a par exemple recherché ce qui est matériellement juste dans une situation où la solution prévue par la loi en cas de lésion (art. 21 CO) n’aboutissait, en raison des caractéristiques objectives de la situation en cause, qu’à replacer la personne lésée dans la gêne dont elle a tenté de sortir en invoquant l’article 21 CO sur la lésion. Là aussi, il a rattaché son approche à la philosophie du droit qui en a fait la théorie : selon le TF, le « but bien compris d’un système juridique interprété dans le sens d’une justice contractuelle matérielle », conduit à corriger les « interactions défectueuses » entre parties, indépendamment du remède prévu par la loi en cas de lésion.87 84 Henri Torrione, Les articles 1, 2 al. 2 et 4 du Titre préliminaire du Code civil, et la philosophie du droit, in : Alexandra Rumo-Jungo / Pascal Pichonnaz / Bettina Hürlimann-Kaup / Christina Fountoulakis (édit.), Une empreinte sur le Code civil, Mélanges en l’honneur de Paul-Henri Steinauer, 2013, 65–80. 85 ATF 133 I 206, RDAF 2007 II 50, consid. 8.2. 86 ATF 133 I 206, RDAF 2007 II 50. 87 ATF 123 III 292, JdT 1998 I 586, cons. 2.e.bb.

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d) Le concept de loi auquel conduit le droit comme équité Ce qu’enseigne la pratique du droit s’agissant du droit positif lorsque le cas ou la situation tombe « en dehors de la règle »,88 soit cette dépendance du droit à l’égard du jugement qui arrête la solution adéquate aux circonstances spéciales du cas particulier ou aux caractéristiques objectives de la situation en cause, rétroagit sur la conception de la loi en droit privé, selon cette approche centrée sur la pratique du droit privé que nous présentons ici. L’on est en effet inévitablement conduit à considérer la loi, par exemple l’art. 130 al. 2 du CC, qui prévoit que « sauf convention contraire, elle [l’obligation d’entretien en faveur de l’époux dont on ne peut raisonnablement attendre qu’il pourvoie lui-même à son entretien convenable] s’éteint […] lors du remariage du créancier », comme une formule qui n’a pas directement et immédiatement pour objet de régler un comportement, mais qui exprime un jugement, qui se veut impartial et objectif, sur ce qui est juste dans la situation déterminée qui est visée : selon le jugement du législateur, l’extinction de la créance est la solution matériellement adéquate aux circonstances objectives de la situation constituée notamment par le remariage du créancier.89 A partir de l’analyse du même phénomène dans la pratique du droit de son époque, Aristote a conclu que la loi est « dans la dépendance de […] l’intelligence » du législateur.90 Bentham comprend que cette approche de la loi relève d’une « logic of the understanding », mais il veut développer une « logic of the will » à propos de la loi, logique restée, dit-il, « untouched by Aristotle ».91 Aristote voit bien que la loi a un pouvoir contraignant (1180a 21–22), mais il refuse de la définir par référence à une logique de la volonté, ou de la caractériser par le pouvoir de contraindre (selon le mot d’Aubenque, pour Aristote le pouvoir de contraindre « s’ajoute à elle du dehors », c’est « ce que l’Etat ajoute à la loi »).92 Thomas d’Aquin précisera que, puisque la loi est l’expression du jugement que porte le législateur sur le matériellement juste dans la situation en cause, c’est « une certaine œuvre de la raison », c’est « quelque chose de constitué par la raison ».93 Là où Aristote utilise le mot « λόγος », Thomas d’Aquin va utiliser le mot « ratio », et il va préciser que « la loi n’est pas le droit lui-même, au sens propre du terme », « mais un certain être-dit du droit (sed aliqualis ratio juris) ».94 André de Muralt, qui propose pour « ratio juris » 88 C’est Pierre Aubenque, (Fn.51), 89, qui cite Eth. Nic., (Fn.56), V.14, 1137b20. 89 Philippe Jestaz, Le droit, 4ème éd., Paris 2002, 7–9. L’auteur étudie la même règle en droit français, et affirme en conséquence qu’il vaut « mieux dire que le droit délimite, attribue, organise », plutôt que de voir « dans le droit une prescription de conduites ou de comportements » (ibid., 8). Il relève à propos de cette règle : « si nous voulons voir dans toute règle de droit une prescription de conduite, celle-là va nous plonger dans l’embarras! » (ibid.). 90 Eth. Nic., (Fn.56), X.10, 1180a21–22. La formule complète est : « λόγος ὢν ἀπό τινος φρονήσεως καὶ νοῦ ». Tricot traduit par « règle qui émane d’une certaine prudence et d’une certaine intelligence » (563). 91 Herbert L. A. Hart, Essays on Bentham, 1982, 112. 92 Pierre Aubenque, (Fn.51), 152. 93 Thomas d’Aquin, (Fn.82), I–II, q. 90, a. 1: « quodam opus rationis »; I–II, q. 94, a. 1: « aliquid per rationem constitutum ». 94 Thomas d’Aquin (Fn.82), II–II q. 57 a.1 ad 2 : « lex non est ipsum jus, proprie loquendo, sed aliqualis ratio juris ».

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la traduction « être-dit du droit » que je viens d’utiliser, souligne en conséquence que « le droit n’a donc de soi rien de normatif, contrairement à la loi, qui, en effet, étant l’être-dit du droit, revêt évidemment une fonction normative et constitue de ce fait la mise en œuvre politique du droit en tant que juste ».95 La loi n’est pas seulement « dans la dépendance […] de l’intelligence » du législateur, elle est aussi « dans la dépendance d’une certaine prudence » de sa part.96 En effet, la loi ne se ramène pas sans reste, de loin pas, à la saisie intellectuelle et l’expression du matériellement juste dans la situation envisagée par le législateur. Il y a de nombreuses autres questions à régler, par exemple les délais pour faire valoir la solution adéquate en cause, les procédures applicables, le lien avec d’autres dispositions, et d’abord, bien sûr, la question de savoir s’il faut une loi ou non. Tous ces points, et bien d’autres encore, relèvent de la prudence du législateur. Mais il faut être prudent s’agissant de la prudence en matière de justice : la scolastique décadente a oublié que la justice n’est pas fondamentalement une question de prudence, pas plus que la vérité. Habermas a bien raison de considérer qu’en matière de justice la phronesis a acquis « un statut plus que douteux », et que cette approche « nous apparaît aujourd’hui à tous étrangère », « désespérément démodée », et s’est, selon lui, totalement éteinte.97 Il oublie cependant que le texte d’Aristote que l’on vient de rappeler ne défendait pas cette position. C’est d’ailleurs ce qui nous permet de présenter l’approche du droit et de la justice d’Aristote comme une alternative à celle du libéralisme centré sur les droits. Cette caractéristique de la loi d’être « dans la dépendance […] de l’intelligence » du législateur, entraîne une conséquence remarquable : alors que l’on tend à considérer aujourd’hui que l’obligation tient à la loi ou au contrat social, Thomas d’Aquin renverse les choses, et soutient à l’inverse que c’est parce que la solution formulée par la loi s’impose d’elle-même (la solution que constitue l’extinction de l’obligation d’entretien en 95 André de Muralt, L’enjeu de la philosophie médiévale, 1991, 12. Alain Sériaux traduit « aliqualis ratio juris » par « une certaine mesure du droit », en affirmant sans hésiter que « pour saint Thomas, la loi est […] ‹ aliqualis ratio iuris ›, ce que l’on peut traduire sans trop d’audace par ‹ une certaine mesure de ce qui est juste ›, du droit » (Alain Sériaux, Contribution à la théorie de la loi : comment traduire le concept thomiste d’ordinatio ?, in : Archives de Philosophie du Droit, t. 38, 1993, 291–295). Cette traduction reprend la position de John Finnis, qui considère aussi, contrairement à tout ce que nous expliquons ici, qu’il faut comprendre par « ratio juris » la référence à des normes, plus précisément aux normes du droit naturel : « the ratio of the jus which is the object of justice is primarily the lex naturalis », dit-il ( John Finnis, Natural Law and Natural Rights, 1980, 194). Cet auteur reproche à Michel Villey « an exaggerated distinction between jus and lex » (ibid., 228). Alain Sériaux non seulement écarte la position de Michel Villey, mais l’écarte d’autorité en affirmant que ce débat est « parfaitement stérile ». Dans un article paru en 2013 (Henri Torrione, Le lien entre bien et droit et le rejet de la primauté du normatif en matière de justice, 2ème partie d’une étude intitulée : La redécouverte d’Aristote par Marie-Dominique Philippe a-t-elle aussi de l’intérêt dans le domaine de la philosophie politique et de la philosophie du droit, Aletheia 43 (2013), 143–184), consacré aux raisons de rejeter le primat du normatif (férocement défendu par John Finnis et Alain Sériaux), nous avons analysé ce légicentrisme aveugle, aussi bien chez les partisans du contrat social, chez ceux de la loi naturelle comme John Finnis et Alain Sériaux, chez les positivistes, chez les kantiens, ainsi que dans toutes les autres formes de ce que Amartya Sen condamne comme « institutionnalisme transcendantal », (Fn.52). Sur la position de Michel Villey contre la « religion de la loi », auteur que nous suivons en matière de loi en droit privé, cf. : Michel Villey, Philosophie du droit, 1986 (réédition), n. 32, 47 ss., et 275–312. 96 Eth. Nic., (Fn.56), X.10, 1180a21–22. 97 Jürgen Habermas, Théorie et pratique, traduit de l’allemand par Gérard Raulet, 2006, 73ss.

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cas de remariage du créancier, par exemple), indépendamment de la loi et avant elle, que la loi en fait son objet : il s’agit en effet « de quelque chose qui doit se produire »,98 qu’il y ait loi ou pas, tout simplement parce c’est la solution adéquate dans cette situation – donc elle doit se produire pour une question de justice.99 L’on va revenir sur la question de la loi quand on examinera plus loin (infra II.4.f) un autre type de règle (des règles d’un autre type que la règle de l’article 130 al. 2 CC),100 notamment les règles relatives aux droits de l’homme, et celles qui mettent en place l’ordre constitutionnel du pays en question. e) L’analyse de la justice comme équité dans le Livre V de l’Ethique à Nicomaque Les considérations d’Aristote sur la justice et le droit constituent une explication du phénomène qui vient d’être présenté en droit privé actuel, un phénomène qui existait déjà en droit grec et qu’Aristote a pu observer et analyser. Selon nous, il est en effet possible de mettre en relation la pratique actuelle du droit en droit privé, et la justice aristotélicienne. L’on s’en rend compte si l’on examine ce traité sur la justice et le droit (Livre V de l’Ethique à Nicomaque) qui occupe chez Aristote, comme on l’a dit, la place des ouvrages que d’autres philosophes de l’Antiquité ont consacré aux lois. Aristote commence son traité par des considérations générales sur le fait que les termes utilisés dans ce domaine (justice, droit, etc.) sont dits en plusieurs sens, et ces considérations sont immédiatement suivies (1129a35, p. 233)101, par la division du droit en deux (« le droit, c’est le normatif (τὸ νόμιμον), et c’est l’égal (τὸ ἴσον) »), cette division constituant elle-même la thèse fondamentale du traité, soit l’affirmation que « la justice comme équité » ( John Rawls), le droit « au sens majeur du mot » (Michel Villey), c’est autre chose que du normatif, que des règles de comportement. Le phénomène sur lequel on a attiré l’attention ci-dessus en droit privé actuel, en lien avec l’art. 4 CC, en donnant de multiples exemples tirés de la pratique actuelle du droit privé, ne relève en effet pas vraiment du normatif (τὸ νόμιμον), mais du matériellement égal (τὸ ἴσον). D’ailleurs, dans le domaine du droit privé dont on parle ici, même les lois que l’on y trouve (comme l’art. 130 al. 2 CC) ne relèvent pas totalement du normatif ! Le jurisconsulte romain Paulus l’a dit il y a plus de 1700 ans, et cela est encore valable aujourd’hui pour les juristes soucieux de comprendre et d’interpréter avec efficacité des règles comme celles qui figurent dans 98 Thomas d’Aquin, (Fn.81), I–II q. 99, a. 1 : « de aliquo quod fieri debet ». 99 Selon Thomas d’Aquin, (Fn.81), « justitia maxime respicit rationem debiti, quod requiritur ad praeceptum ; quia justitia est ad reddendum debitum alteri » (II–II 56 a. 2). 100 Thomas d’Aquin, dans son Commentaire de l’Ethique à Nicomaque, n. 924, désigne les règles comme celle de l’art. 130 al. 2 CC, comme des règles « quae […] pertinent directe […] ad aliquam dispositionem exteriorum bonorum ». 101 Pour les nombreuses citations de l’Eth. Nic., dans cette page et les suivantes, nous indiquons dans le corps du texte chaque fois la référence à l’édition Bekker avec la ligne, et ensuite la page dans la traduction de Jules Tricot, (Fn.56) ; parfois nous modifions cette traduction.

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l’art. 130 al. 2 CC (en cas de remariage du créancier d’une obligation d’entretien, le droit à l’entretien s’éteint) : « ce n’est pas de la règle qu’est tiré le droit, mais c’est à partir du droit, qui existe, qu’est produite la règle ».102 Le droit dans ce sens, le « sachgerecht »,103 relève selon Aristote de la vertu de justice particulière : « […] il existe une vertu de justice de cette sorte, comme nous le disons » (1130a19, p. 237). « Elle déploie ses effets dans ce qui relève des rapports à autrui […] quand il s’agit d’honneur, de richesses ou de sécurité, de toutes les choses de cet ordre si l’on pouvait les comprendre sous un seul et même terme […] » (1130b1–4, p. 239). Après avoir donné des explications sur la justice générale et son objet, soit tout ce qui relève de normes (τὸ νόμιμον), Aristote revient au droit au sens de « sachgerecht » : « pour ce qui est […] de la vertu de justice particulière et du droit qui y correspond, une première forme est le droit dans les distributions des honneurs, ou des richesses, ou des autres choses divisibles entre les membres de la communauté politique ; c’est en effet dans ces choses qu’il est possible d’avoir aussi bien du [matériellement] égal que du [matériellement] inégal. Une seconde forme est le droit qui est correctif dans les interactions. Pour celui-ci, il y a deux parties : car parmi les interactions, les unes sont de plein gré, et les autres, malgré soi. Sont de plein gré par exemple la vente, l’achat, le prêt […]. Parmi les interactions malgré soi, les unes sont […] » (1130b30–1131a6, pp. 241–243). Aristote précise ensuite quelles sont les deux formes d’égal mises en œuvre par l’esprit humain, qui tient ainsi compte, spontanément, d’une différence objective entre ces deux types de situations : « [l]e droit dans les interactions (τὸ δ᾽ ἐν τοῖς συναλλάγμασι δίκαιον), est un certain égal, et ce qui est injuste, un certain inégal […], mais suivant une proportion arithmétique » (1131b34–1132a2, p. 249), c’est-à-dire suivant une égalité ou inégalité de deux quantités en valeur absolue. « Le droit répartitif de ce qui est commun (τὸ […] διανεμητικὸν δίκαιον τῶν κοινῶν [qu’il appelle aussi le droit dans les répartitions, τὸ ἐν διανομῇ δίκαιόν]) est toujours selon la proportion dont nous avons parlé (si la distribution se fait à partir de fonds communs, elle se fera suivant le même rapport que celui des apports entre eux), et l’injuste qui est opposé à ce juste-là est le non proportionnel » (1131b27–33, p. 249) ; « les mathématiciens désignent la proportion de ce genre du nom de géométrique ; en effet, dans la proportion géométrique, la somme est à la somme, ce que l’élément est à l’élément » (1131b12–15, p. 247–248). Puisque toute question de droit « au sens majeur du terme », c’est-à-dire toute question de « justice comme équité », « c’est « attribuer » quelque chose à quelqu’un »,104 et que « tout le monde pense que le droit c’est un certain égal (δοκεῖ δὴ πᾶσιν ἴσον τι τὸ 102 Digeste 50.17.1 : « Non ut ex regula jus sumatur, sed ex jure, quod est, regula fiat ». La position de Thomas d’Aquin indiquée dans le dernier paragraphe de la section précédente, est donc parfaitement en accord avec l’approche du droit romain. 103 Les expressions « sachgerecht » et « sachlich begründet » sont utilisées par le Tribunal fédéral dans l’arrêt Obwald, (Fn.86), et elles nous paraissent plus expressives que l’équivalent français (matériellement juste, et matériellement fondé). 104 Aristote, Les politiques, [Pol.], III.12, 1282b21, trad. P. Pellegrin, 2éme éd., Paris 1993, 246. Aristote dit simplement : « puisque le droit c’est quelque chose à quelqu’un (τὶ γὰρ καὶ τισὶ τὸ δίκαιον) » ; le mot « attribuer » est ajouté par Pellegrin.

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δίκαιον εἶναι) »,105 « on dit avoir « le sien » quand on a reçu ce qui est [matériellement] égal » (1132a29, p. 252).106 Il est important d’expliquer le passage du matériellement égal (le « sachgerecht ») au « sien », parce que c’est l’opération qui permet d’atteindre ce résultat (« avoir le sien [ἔχειν τὸ αὑτοῦ] ») qui définit la justice, comme le dit la maxime « suum cuique tribuere ».107 Plus largement, il faut expliquer comment en partant du « sachgerecht », en passant par « avoir « le sien » » (celui dont parle Aristote et la formule d’Ulpien), l’on arrive à ce qui nous est dû (donc à l’obligation d’une ou plusieurs personnes à notre égard, d’une part, et, d’autre part, éventuellement, aux droits subjectifs que l’on a si l’on est la personne à qui quelque chose est dû). Le passage du matériellement égal à « avoir le sien [ἔχειν τὸ αὑτοῦ] » est expliqué de la façon suivante par Aristote. L’on sait que « l’injuste est quelque chose de [matériellement] inégal que le juge s’efforce d’égaliser […] » (1132a7, p. 250), et aussi que « le [matériellement] égal est milieu entre trop et trop peu […] » (1132a15, p. 251). C’est pourquoi, dit Aristote, « en cas de contestation, on a recours au juge. Aller vers le juge, c’est aller vers le droit : car le juge veut être comme le droit vivant ; et on cherche un juge comme un milieu, et quelques-uns les appellent médiateurs, comme si en trouvant le milieu, on trouvait le droit […]. Or, le juge égalise, et comme s’il s’agissait d’une ligne divisée en parties inégales, et où la portion la plus grande dépasse la moitié, il retranche la partie qui l’excède, et l’ajoute à la plus petite portion. Puis, quand le tout a été divisé […], alors on dit avoir « le sien » quand on a reçu ce qui est [matériellement] égal » (1132a20–29, p. 252). L’on voit de quel genre d’expressions Ulpien s’est inspiré. Pour comprendre que dans les formules d’Ulpien « attribuer à chacun le sien » est équivalent à « attribuer à chacun son droit » (il parle aussi bien de « suum cuique tribuere » et que de « voluntas jus suum cuique tribuendi »), il faut se souvenir de l’explication d’Aristote que l’on vient de rappeler : c’est parce qu’« avoir « le sien » [ἔχειν τὸ αὑτοῦ] » suppose préalablement la détermination du « [matériellement] égal [à travers un jugement d’appréciation], c’est-à-dire la détermination de quelque chose que nous identifions au droit (τὸ ἴσον, ὃ λέγομεν εἶναι δίκαιον) » (1132a17–18, p. 25). Il ne faut donc pas réintroduire la notion de droit comme norme ou ordre, en soutenant par exemple qu’on aurait « le sien » parce que l’on a reçu ce qui est conforme à la loi (positive, religieuse, transcendante, etc.), à l’ordre du monde ou des choses, ou à l’ordre moral108 : ce serait un contresens.109 105 Ibid., 1282b18, 247 ; Eth. Nic., (Fn.56), V.6, 1131a13–15, 244, contient la même affirmation : « le droit c’est ce qui est égal, et c’est là, sans autre raisonnement, une opinion unanime ». 106 Eth. Nic., (Fn.56), « τότε φασὶν ἔχειν τὸ αὑτοῦ ὅταν λάβωσι τὸ ἴσον », suivant une bonne traduction anglaise: « people then say that they ‹ have their own ›, having got what is equal », (V.7, 1132a29, trad. par H. Rackham, nouvelle éd. révisée, Londres 1934, 277). Traduire « ὅταν » par « c’est-à-dire » comme Jules Tricot, crée un contresens. 107 Corpus Iuris Civilis, Institutiones, I. I.3 ; cf. aussi la formule « Iustitia est constans et perpetua voluntas ius suum cuique tribuens ». 108 Dans Henri Torrione, (Fn.84), 78ss., j’ai fait la différence, et j’ai expliqué qu’il ne fallait pas comprendre dans le sens d’un renvoi à un ordre du monde ou à un ordre moral, les auteurs (par exemple Henri Deschenaux, (Fn.74), 123), qui parlent de « considération […] directe de la nature des choses », ou les décisions judiciaires (par exemple l’ATF 45 I 14, consid. 2), qui se réfèrent à une approche où ce qui compte c’est

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Passons à l’étape suivante, maintenant que l’on a vu comment l’on arrive, selon Aristote, jusqu’à « avoir le sien [ἔχειν τὸ αὑτοῦ] ». Pour cette nouvelle étape, il faut se souvenir de la correspondance entre « avoir « le sien » » et « détenir le droit de… ou avoir droit à…», donc du passage du « sien » aux droits subjectifs, tel que l’a expliqué Hugo Grotius, le père des droits subjectifs modernes : « les jurisconsultes [Ulpien, par exemple] désignent la faculté [le droit subjectif] […] par l’expression sien […] » ; « pour nous, nous l’appellerons désormais droit proprement ou strictement dit, qui embrasse la puissance tant sur soi-même – qu’on appelle liberté – […], que le droit de créance […] ».110 Thomas d’Aquin, quand il reprend la formule d’Ulpien en parlant de « reddere uniuscuique quod suum est », l’explique comme Grotius le fera, mais en utilisant l’autre face du rapport d’obligation (c’est préférable, car il peut y avoir obligation sans droit subjectif correspondant) : ce qu’il dit suggère que « le sien » de la personne qui dit « avoir « le sien » », permet de déterminer, par voie de conséquence, « ce qui lui est dû […] » par autrui.111 Nous terminons cette liste des points principaux discutés dans le traité d’Aristote sur le droit et la justice par la façon dont Aristote explicite ce que nous avons visé plus haut par le terme « matériellement », dans l’expression « matériellement juste » ou « matériellement égal ». L’égal dont la recherche constitue le point le départ de toute la démarche, comme l’on vient de le voir (par exemple l’égal en matière de charges d’impôt s’agissant de contribuables à capacité contributive différente les uns par rapport aux autres, quand on discute de taux et de barèmes d’impôt – égal appelé « vertical » dans la doctrine fiscale suisse), est déterminée, dit Aristote, en partant des deux extrêmes : ce qui est trop (trop d’impôt pour ce niveau de revenu comparé aux impôt aux autres niveaux de revenu), et à l’opposé ce qui est trop peu (trop peu d’impôt pour ce niveau de revenu comparé à ce que doivent payer les contribuables aux autres niveaux de revenu) ; et, dit Aristote, c’est en fonction des choses mêmes sur lesquelles porte la dispute que l’on détermine, dans un jugement d’appréciation, ce qui est trop et ce qui est trop peu, donc les deux points extrêmes où commence l’inégalité (par exemple pour chaque niveau de capacité contributive), et donc aussi le « milieu » qui sépare ces points, dont relève l’égal, et donc le droit.112 L’égal, et donc le droit, est en conséquence, dit Aristote,

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« mehr die Natur der Sache als die äußere Form ». Il s’agit là d’équivalents du renvoi à la « réalité économique », une autre désignation de la « nature des choses », plus moderne (Henri Torrione, (Fn.54)). Il ne faut pas oublier que la tradition de pensée depuis Aristote au moins, selon laquelle faire d’un point une question de justice, c’est le confier entièrement à la délibération humaine, une délibération aussi critique, contradictoire et approfondie que possible. A notre avis, cette tradition de pensée offre la seule façon de ne pas « soumet[tre] à l’empire de la force ce qui ne devrait l’être qu’à la raison et à la justice », suivant la belle expression de Condorcet (De l’influence de la révolution d’Amérique sur l’Europe, Tome XI des Œuvres complètes de Condorcet, publiées par A. Brunswick, 1847, 240). Cette exigence reprise par les Lumières, on le voit, est au centre de la justice aristotélicienne ! Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, traduit par Paul Pradier-Fodéré, 2005, L. I, ch. 1, para. IV et V, 35ss. (« Facultatem iurisconsulti nomine Sui appellant : nos posthac ius proprie aut stricte dictum appellabitur […] »). Thomas d’Aquin, (Fn.82), II–II q. 58, a 11 : « quod est ei […] debetur ». Le terme « milieu (μέσον) » est lié à partir d’Eth. Nic., (Fn.56), V. 6, 1131a11, (243), à la question du juste et du droit. Il fait l’objet en Eth. Nic., II.5, 1106a25–1106b7, 110–111, d’une distinction, qui permet de préciser

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« milieu de la chose »,113 un milieu qui se prend « selon la chose elle-même ».114 Dépendant ainsi des circonstances spéciales du cas ou des caractéristiques objectives de la situation en cause, le milieu « est quelque chose d’unique [pour chaque situation en cause], et c’est le même [s’agissant du cas ou de la situation en cause] aux yeux de tous ».115 Et comme trop pour l’un entraîne trop peu pour l’autre, et inversement, c’est un milieu relativement aux personnes, entre trop pour l’un et trop pour l’autre. Thomas d’Aquin précise que le processus cognitif impliqué par la formule « reddere unicuique quod suum est », s’applique dans tous les cas, même quand il s’agit d’une action dommageable comme un homicide : en effet, la formule implique qu’il est aussi possible de rendre à quelqu’un moins que l’égal, qui définit ce qui est sien, et tout ce qui est moins est appelé lésion.116 4. La conception des droits fondamentaux et de l’Etat selon le républicanisme et la philosophie politique aristotélicienne a) Introduction Maintenant que l’on a cerné la notion de justice matérielle en droit privé et en droit fiscal, l’on peut passer à l’analyse de la façon dont cette justice matérielle est mise en œuvre au niveau constitutionnel, et expliquer en conséquence quelle est la conception des droits fondamentaux et de l’Etat qui est défendue par le républicanisme et la philosophie politique aristotélicienne – cette conception, selon nous, sous-tend l’approche du TF sur la question de la propriété privée face à l’impôt. Il est nécessaire de passer au niveau constitutionnel, s’agissant de la justice. L’on a vu en effet (supra II.2) que la liberté politique suppose l’absence d’interférences arbitraires ; nous allons donc parler de la façon dont la question de la justice matérielle se pose au niveau constitutionnel (infra II.4.e). De plus, comme on l’a dit, la liberté selon l’idée que s’en fait le républicanisme suppose l’absence de la possibilité d’interférences arbitraires, et exige donc une loi constitutionnelle, et des mécanismes constitutionnels et juridictionnels adéquats ; nous allons aussi en parler (infra II.4.f; cf. en outre supra note 48). Il y a plus. En analysant ces questions, l’on va découvrir dans cette section que les droits fondamentaux trouvent leur origine intellectuelle précisément dans la mise en œuvre de cette justice matérielle au niveau constitutionnel. Ce n’est pas la justice qui

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qu’en matière de justice, contrairement aux autres vertus, il s’agit d’un milieu par rapport aux choses ellesmêmes en dispute. En Eth. Nic., IX.10, 1170b35, Aristote explique que le milieu n’est pas toujours un point ou « un nombre nettement déterminé, mais un nombre quelconque compris entre certaines limites définies » (1170b35 ; 504). Il y a donc une diversité de solutions possibles entre ces « limites définies », avant que l’on ne tombe d’un côté ou d’un autre par rapport à une espèce de ligne de crête (c’est plutôt une bande qu’une ligne). Ibid., 1006a30, 110 : « τοῦ μὲν πράγματος μέσον ». Ibid., 1006a28, 110 : « κατ᾽ αὐτὸ τὸ πρᾶγμα ». Ibid., 1006a31, 110: « ἐστὶν ἓν καὶ τὸ αὐτὸ πᾶσιν ». Thomas d’Aquin, (Fn.82), II–II q. 58, a 11.

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dépend de la mise en œuvre des droits, comme le suppose le libéralisme, mais c’est au contraire les droits fondamentaux qui naissent avec la mise en œuvre de la justice matérielle au niveau constitutionnel : la justice matérielle est leur mère ! L’on propose d’aborder ces questions complexes en commençant par l’examen du rapport entre droits fondamentaux et droit objectif. Les droits fondamentaux sont manifestement des droits subjectifs (le droit de pratiquer sa religion ou de n’en avoir aucune, par exemple, est un droit subjectif). Ont-ils aussi un rapport avec le droit objectif ? Par droit objectif, l’on entend ici non seulement la loi, mais aussi ce que Michel Villey appelait le droit « au sens majeur du mot »,117 c’est-à-dire ce qui est matériellement juste dans la situation en cause, notamment l’équitable (la solution adéquate aux circonstances spéciales du cas particulier, comme on l’a vu), mais aussi, au-delà de l’équitable dans ce sens étroit, la solution adéquate aux caractéristiques objectives de la situation générale en cause. Dans la section précédente (supra II.3), l’on a expliqué en quoi consiste la pratique en droit privé actuel en Suisse s’agissant de ce type de droit et de justice,118 et comment cette pratique peut être mise en relation avec les explications d’Aristote sur le droit objectif qu’est « le [matériellement] égal » (τὸ ἴσον) dans les situations d’interaction (égalité de deux quantités en valeur absolue) et dans celles de distribution (égalité de proportion). Comme on l’a vu, selon cette conception, ce droit objectif fait l’objet du discernement du juge ou du législateur, et ce discernement peut en constituer, s’il n’y a pas d’erreur de jugement, la détermination exacte ; l’objectivité est possible dans ce domaine, bien que, dit Aristote, les choses ne soient pas « naturellement, mais humainement justes », et que, de plus, ce droit assimilable à une solution adéquate soit « passible de changements » : les situations elles-mêmes changent, par exemple la durée moyenne de la vie humaine, et le droit change aussi en conséquence, par exemple ce qui est matériellement juste en matière de succession. Michel Villey n’a pas envisagé que ce type de droit objectif, autre que du normatif (ce n’est en effet pas ce qu’Aristote appelle « τὸ νόμιμον »), puisse jouer un rôle dans le domaine des droits de l’homme. Il n’a pas vu de lien entre les droits de l’homme et ce qu’il appelle le droit « au sens majeur du mot ». Pour lui, les droits de l’homme ne se trouvent pas entre droit subjectif et droit objectif, mais entièrement du côté des droits subjectifs. Il a en effet rejeté ces droits comme étant exclusivement liés à la valorisation sans limite de la subjectivité humaine, validant, par ce rejet, l’analyse de ceux qui voient l’origine intellectuelle des droits précisément dans la consécration, sur le plan juridique, de la primauté de cette subjectivité. Il a eu tort, selon nous, de ne pas aller voir de près ce qui s’est passé en Amérique entre 1776 et 1780 en matière de déclarations de droits, environ treize ans avant la première déclaration française, et de ne pas étudier la tradition de pensée radicale liée aux révolutions anglaises du XVIIème siècle, véritable origine des déclarations américaines. Il s’est contenté de ce que Montesquieu, et surtout Vol117 Michel Villey, (Fn.95), 53. 118 L’on a pris comme exemples des décisions du Tribunal fédéral suisse (TF), mais on aurait pu puiser dans les décisions de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) ou dans celles de la Cour européenne des droits de l’homme (CourCEDH).

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taire, avaient extrait de l’histoire anglaise, admettant un peu hâtivement que l’Angleterre n’avait apporté au monde que la monarchie parlementaire (avec la Glorious Revolution) et le libéralisme.119 Michel Villey n’a surtout pas tenu compte d’un passage fondamental de la Politique d’Aristote en matière de constitution et de philosophie du droit, un passage qui a joué un rôle important à plusieurs moments dans l’histoire dans la formation de la philosophie politique propre au républicanisme : notamment pour Cicéron, mais aussi pour cette pensée radicale anglaise pendant ces deux guerres civiles du XVIIème siècle (un tract politique de cette période parle ainsi de « a state that puts the supreme power in the hands of the people, to place it as they will and […] as they see fit for the public utility »),120 puis en Amérique, au moment de la Révolution américaine (celle-ci a été conduite par les héritiers intellectuels des radicaux anglais durant les deux guerres civiles du siècle précédent). Je n’ai pas le souvenir, en effet, que Villey ait relevé l’affirmation solennelle d’Aristote en Pol. III.12, que « le bien politique, c’est ce qui est juste, à savoir l’avantage commun »,121 Aristote prenant de plus la peine de préciser que ce juste auquel il attribue un rôle central en matière d’ordre constitutionnel, c’est précisément « le [matériellement] égal (τὸ ἴσον) » dont il a parlé dans le livre V de l’Ethique à Nicomaque, c’est-à-dire le « sachgerecht » dans la situation en cause, donc ce que Villey a appelé le droit « au sens majeur du mot », à l’élucidation duquel il a consacré les efforts admirables que l’on sait, toutefois strictement limités au domaine du droit privé. Cet aspect de la philosophie du droit d’Aristote que l’on trouve dans la Politique a en revanche été très bien compris par un auteur américain, Mortimer Sellers, qui a vu que pour Aristote le matériellement juste consiste, s’agissant d’une communauté politique et de ses institutions, « in government for the common good ».122 C’est cela qu’Aristote vise avec l’expression que l’on vient de rappeler : « le bien politique […], ce qui est juste, à savoir l’avantage commun ». Pour commenter ce passage de Pol. III.12, Sellers parle

119 Voltaire, en Angleterre de 1726 à 1729, ne s’intéresse qu’à la Glorious Revolution, révolution pacifique qui établit la monarchie parlementaire en 1688, avec le Bill of Rights de 1689. Il est normal que quelqu’un comme Voltaire (« Il est à propos que le peuple soit guidé, et non pas qu’il soit instruit; il n’est pas digne de l’être », dit-il dans une lettre à Étienne Noël Damilaville, du 19 mars 1766, dans Œuvres de Voltaire, t. 31, 1862, 164), ne se soit pas intéressé au mouvement politique des Levellers pendant la première guerre civile anglaise (à partir de 1642), et n’ait pas du tout considéré la deuxième guerre civile anglaise (à partir de 1670), à laquelle Locke doit être entièrement rattaché (Locke ne doit pas être rattaché à la Glorious Revolution, comme on le croit trop souvent : cf. le livre fondamental de Richard Ashcraft, Revolutionary Politics and Locke’s Two Treatises of Governement, 1986). La lecture de cet ouvrage fait comprendre à quel point la pensée démocratique et constitutionnelle anglaise du XVIIème siècle était avancée, bien que l’on soit plus de cent ans avant la Révolution française (elle était même très en avance par rapport au niveau qui sera atteint par les Lumières françaises une cinquantaine d’années plus tard, par exemple par rapport à la pensée politique de Voltaire). La pensée française n’a pas pris la mesure de la pensée politique anglaise, comme on peut le voir avec Paul Hazard, qui, dans La Crise de la conscience européenne (1935), met sans doute en évidence que l’origine des « Lumières » est à rechercher à la charnière des deux siècles, en Angleterre aussi, mais il a comme Voltaire la Glorious Revolution en tête, et ne remonte pas au-delà de celle-ci (1688). 120 Richard Ashcraft, (Fn.119), 563. 121 Aristote, Pol., (Fn.104), III.12, 1282b18, 246. 122 Mortimer N. S. Sellers, (Fn.3), 10.

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aussi de « republican identification of justice with the common good »;123 il utilise également l’expression de « common good conception of justice ».124 C’est cette approche d’Aristote, avec en particulier ce lien entre Pol. III.12 et Eth. Nic. V, qui va nous permettre d’expliquer la façon dont la justice matérielle est mise en œuvre au niveau constitutionnel, et de montrer comment c’est cette mise en œuvre qui est à l’origine à la fois de la philosophie politique propre au républicanisme, et aussi des droits de l’homme. Les deux aspects sont liés. Si l’on suit attentivement ce qui s’est passé en Amérique en lien avec les premières déclarations de droits entre 1776 et 1780, dans la Déclaration d’indépendance et dans les constitutions de divers Etats, il faut reconnaître à notre avis que c’est dans cette orientation des institutions vers l’utilité commune – pour des raisons de justice matérielle minimale – que se trouve réellement l’origine intellectuelle des droits de l’homme (qui sont découverts comme des droits fondamentaux). Il suffit en effet de donner aux gens le droit de se plaindre (devant un tribunal) du fait qu’à leur égard, dans telle ou telle situation, il n’y a pas eu cette orientation des institutions, des lois ou des décisions vers l’utilité commune, pour qu’apparaissent les droits de l’homme. Portant ces premières déclarations de droits, il y a selon nous un courant plus ancien que la subjectivité juridique et le contractualisme, un courant que l’on a désigné plus haut comme « le constitutionalisme » ou « le républicanisme »,125 et qui remonte jusqu’à Aristote et à sa philosophie des constitutions (La Politique), en particulier à travers la lecture que Polybe et Cicéron en ont faite quand il l’ont utilisée comme cadre conceptuel pour expliquer (Polybe) et défendre contre l’empire en train de naitre (Cicéron) les institutions de la République romaine. Sellers l’a caractérisée à juste titre comme « one of the world’s oldest and most persistant legal and political philosophies ».126 Rien d’autre qu’un jugement d’appréciation sur ce qui est matériellement juste dans la situation, un jugement comme celui qui est à la base de l’art. 130 al. 2 CC s’agissant du sort de l’obligation d’entretien en cas de remariage du créancier, mais bien plus complexe, serait ainsi à la base d’un ordre constitutionnel qui vise effectivement l’utilité commune (il la vise en mettant en place, par exemple, la séparation des pouvoirs, la démocratie, l’indépendance des tribunaux, le bicaméralisme et d’autres structures adéquates de ce genre). Le matériellement juste, s’agissant de l’ordre constitutionnel de tout un pays, par exemple l’ordre constitutionnel de la Tunisie mis en place à travers l’élaboration et l’adoption de la constitution de 2014, qui a tranché notamment la question délicate de savoir si la loi islamique était la source du droit positif, s’identifie en réalité, quand la constitution est droite, avec l’orientation vers l’utilité commune, imposée par la constitution aux diverses institutions, en particulier au pouvoir politique. L’orientation vers l’utilité ou l’avantage commun, cela signifie, dit Aristote, non pas l’orientation 123 Ibid., 121. 124 Mortimer N. S. Sellers, The Influence on Marcus Tullius Cicero on Modern Legal and Political Ideas, in : Ciceroniana, the Atti of Colloquium Tullianum Anni, MMVIII 20 février 2009. Disponible à l’adresse : SSRN: http://ssrn.com/abstract=1354102 (29.09.2015), 17. 125 Henri Torrione, (Fn.47), 561–590, en particulier 563, note 8. 126 Mortimer N. S. Sellers, (Fn.3), 5. Ce courant est aussi présent dans la liberté des communes en Italie au XIIIe siècle (Quentin Skinner, (Fn.143), 34–38, 59 et 87–109).

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« vers ce qui est utile aux meilleurs ou à la majorité (πρὸς τὸ τῶν βελτιόνων συμφέρον ἢ πρὸς τὸ τῶν πλειόνων) », mais l’orientation « vers ce qui est utile à la cité toute entière, c’est-à-dire vers l’utilité commune aux citoyens (πρὸς τὸ τῆς πόλεως ὅλης συμφέρον καὶ πρὸς τὸ κοινὸν τὸ τῶν πολιτῶν) ».127 L’on reviendra plus loin sur cet aspect surprenant : la « justice comme équité », le matériellement juste au sens de la solution adéquate à la situation compte tenu des caractéristiques objectives de cette situation, le « sachgerecht », joue un rôle fondamental aussi au niveau de la mise en commun politique, lorsqu’il s’agit de savoir ce qu’est une constitution droite. L’orientation des institutions vers l’utilité commune, est donc une question de justice matérielle minimale. L’on reviendra plus bas sur ce point, en quelque sorte le point central de toute la philosophie politique aristotélicienne, l’objet même de l’induction, qui en constitue le centre. b) La subjectivité juridique, le contractualisme et l’Ecole de droit naturel moderne sont-ils les courants de pensée à l’origine des droits de l’homme ? Dans un article de 2011,128 je me suis demandé si les déclarations qui apparaissaient à la fin du XVIIIème siècle (notamment les déclarations américaines à partir de 1776, treize ans avant la première déclaration française), étaient nécessairement associées à ce qu’Alain Renaut et Luc Ferry décrivent comme le « contexte – par définition moderne – d’une représentation de l’humanité comme subjectivité ». Ces auteurs affirment qu’en dehors de ce contexte, « il n’est point de véritable pensée du droit qui puisse opposer aux phénomènes totalitaires les valeurs […] de l’égalité et de la liberté ».129 C’est la thèse de la « subjectivité juridique »130 comme fondement de toute la construction des droits de l’homme et des constitutions modernes. Il y a de nombreuses variantes du récit relatif au droit de nature dans l’état de nature ; l’on a particulièrement examiné ci-dessus (supra II.2), celle qui est proposée sous l’étiquette de « Lockean Theory of Rights », bien qu’elle n’ait que peu de rapport avec la philosophie politique de Locke.131 Selon cette version des origines, très en vogue dans les pays anglo-saxons, le droit de nature doit être conçu comme un droit de propriété absolu sur soi-même. Ma conclusion dans l’article de 2011 est sans ambiguïté : la France en 1789 a repris les déclarations américaines en les modifiant pour y introduire la subjectivité juridique, qui n’en faisait pas partie à l’origine, notamment à travers l’art. 4 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, le cri de ralliement du parti de la subjectivité juridique, comme on l’a dit (supra II, 2). Je vais plus loin : je soutiens que les déclarations américaines ont une origine intellectuelle indépendante non seulement de la 127 128 129 130 131

Aristote, Pol., (Fn.104), III.13, 1283b37–4. Torrione, Philosophie des droits de l’homme (Fn. 47). Luc Ferry / Alain Renaut, Philosophie politique III. Des droits de l’homme à l’idée républicaine, 1996, 69. Ibid., 71. Le titre de l’ouvrage de A. John Simmons, (Fn.26), est précisément The Lockean Theory of Rights, et Gregory S. Alexander / Eduardo M. Peñalver (Fn.24), 52–56, expliquent bien que la conception de la propriété de Locke est très différente.

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thèse de la subjectivité juridique et du contrat social, mais aussi de l’idée de l’Ecole du droit naturel moderne, de droits « qui appartiennent originairement et essentiellement à l’homme, qui sont inhérents à sa nature, dont il jouit par cela même qu’il est homme, indépendamment d’aucun fait particulier de sa part ».132 Si l’on examine la situation en Amérique treize ans avant la Révolution française, l’on note que le contexte intellectuel dans lequel baignent alors les premières formulations de droits est très différent de toute approche qui pose l’existence de ce que Hobbes appelle un « droit [subjectif] de nature » (élément commun au parti de la subjectivité juridique et à l’Ecole de droit naturel moderne). Ces déclarations sont plutôt portées par « l’idée selon laquelle les structures sociales doivent être jugées à l’aune de l’épanouissement des hommes », un principe qui « remonte au moins à Aristote ».133 Il s’agit très précisément de l’idée de base de ce courant de philosophie politique que Sellers désigne comme « one of the world’s oldest and most persistant legal and political philosophies », qui a joué un rôle si important en Angleterre durant les deux guerres civiles du XVIIème siècle, dans tous les tracts politiques de cette époque, et aussi chez les penseurs politiques qui ont réfléchi à ce qui se passait, ou qui ont milité, comme John Locke. Benjamin Constant, trop conditionné par la situation française, oublie, lorsqu’il oppose, comme on le sait, « la liberté des Modernes » (elle fixe une limite infranchissable à l’autorité du souverain), et « la liberté des Anciens » (c’est la liberté de la cité dont les citoyens déterminent ensemble la conduite), que l’utilisation critique de l’orientation vers l’utilité commune,134 qu’exprime bien la citation faite dans le paragraphe précédent (supra note 133), était déjà au cœur de la réflexion des Anciens. Le courant que l’on appelle le « constitutionalisme » ou « républicanisme » (Aristote, Cicéron, Locke, etc.) est ainsi habilement écarté, et cette dissimulation permet de ne pas voir que « la liberté des Modernes » est (si toutefois on la conçoit indépendamment de la thèse de la subjectivité juridique et du contrat social), un développement à l’intérieur de ce courant, et non pas une rupture avec lui. C’est en quelque sorte un perfectionnement du concept d’orientation vers l’utilité commune, une efficacité plus grande qui lui est donnée à travers une construction nouvelle. c) Indices d’un courant plus ancien que la subjectivité juridique, le contractualisme et l’Ecole de droit naturel moderne, et caractéristiques de ce courant Un indice de l’existence et de la force de ce courant à l’époque est fourni par Thomas Jefferson, troisième président des Etats-Unis d’Amérique ; dans une lettre de 1825, il 132 Frédéric Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, 1989, 39, qui cite Burlamaqui. Les ouvrages attribués à l’Ecole du droit naturel moderne ont été publiés entre 1625 et 1750. 133 Rapport mondial sur le développement humain 1990, préparé pour le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), 9. 134 L’utilisation critique du principe est bien mise en évidence par le spécialiste de Locke, Richard Ashcraft, (Fn.119), 320, qui affirme que « [l]ike Shaftesbury and the radical Whigs, Locke adheres to a ‹ purpose of government › critical standard, expressed as the common good ».

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dit que « all its authority [il parle de la Déclaration d’indépendance américaine, qu’il a rédigé en 1776, et qui contient une des toutes premières déclaration de droits] rests […] on the harmonizing sentiments of the day, whether expressed in conversation, in letters, printed essays, or in the elementary books of public right, as Aristotle, Cicero, Locke, Sidney […] ».135 L’affirmation suivante de John Adams, deuxième président des Etats-Unis d’Amérique, va dans le même sens : les principes de la révolution « are the principles of Aristotle […], of Livy and Cicero, and Sidney, Harrington and Locke ».136 Locke lui-même indique, quand on lui demande des livres qui donnent « an insight into the constitution of government », la Politique d’Aristote, à quoi, dit-il, il faut rajouter Hooker pour la « true notion of law in general », et Two Treatises of Government (son propre ouvrage, publié de façon anonyme) pour des explications sur les « bona civilia » que constituent la vie, la liberté et les biens.137 Ces acteurs politiques (même Locke l’était) se réfèrent à Aristote et Cicéron, et à des philosophes politiques liés aux révolutions anglaises du XVIIème siècle, et veulent ainsi désigner cette longue tradition de réflexion politique et juridique que l’on peut caractériser par les traits suivants : – le rejet de l’absolutisme (« the evil to be avoided is tyranny ; that is to say, the summa imperii, or unlimited power, solely in the hands of the one, the few, or the many »);138 – à sa place : (1) le « règne de la loi »,139 c’est-à-dire d’un ordre constitutionnel élaboré et adopté librement par tout un pays (démocratie), et (2) l’orientation des autorités et institutions politiques vers l’utilité commune, mise en place par la constitution. L’on affirme en effet simultanément que « the very definition of a Republic is an Empire of laws, and not of men »,140 et que « Republican government is no other than the government established and conducted for interest of the public, as well individually as collectively ».141 La loi qui « règne », l’ordre constitutionnel, n’est donc pas n’importe lequel, mais celui qui garantit la réalisation de la justice et l’égalité (« le rôle de ce qui gouverne est en effet de garder la justice, et, partant, l’égalité »),142 et, par-là, assure l’orientation vers l’utilité commune. 135 Thomas Jefferson, Lettre à Henry Lee, 8 mai 1825, reproduite partiellement in : Alan Axelrod, The Complete Idiot’s Guide to the American Revolution, 2000, 166. 136 John Adams, Novanglus or a history of the dispute with America from its origin, in 1754, to the present time, N.1, in : Charles Francis Adams (édit.), The Works of John Adams, Second President of the United States, v. IV, Boston 1851, 15. 137 John Locke, Lettre au Révérent Richard King, du 25. août 1703, in : The Works of John Locke, vol. X, 1801, 305. Suivant cette lettre de Locke, « Aristotle is allowed a master in this science, and few enter upon the consideration of government, without reading his Politics ». 138 John Adams, Defense of the Constitutions of Government of the United States of America against the attack of M. Thurgot in his Letter to Doctor Price, vol. I, 1794, 99. 139 L’expression « règne de la loi » est utilisée dans la traduction de Jules Tricot (Aristote, La Politique, 1970, 247). Cf. supra note 48. 140 John Adams, Thoughts on Government, 1776, in : Jack N. Rakove, Founding America. Documents from the Revolution to the Bill of Rights, 2006, 79–86, 80. 141 Thomas Paine, (Fn.8), 162. 142 Eth. Nic., (Fn.56), V.10, 1134b2, 267.

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On peut en outre découvrir, grâce aux travaux de Quentin Skinner,143 que cette philosophie politique reprise d’Aristote et de Cicéron par toute la scolastique, a été adoptée par les calvinistes et s’est ainsi répandue en Angleterre (elle est très présente dans le courant radical des deux guerres civiles anglaises du XVIIème siècle), puis en Amérique, où elle a accompagné la Révolution et la construction des divers Etats, puis des EtatsUnis d’Amérique. d) L’idée centrale qui a historiquement conduit à la notion de droits fondamentaux L’idée centrale qui a conduit aux déclarations américaines des droits – une idée dont certains aspects ont été puisés dans Locke et dans les tracts politiques des deux guerres civiles anglaises du XVIIème siècle – a été la suivante : l’orientation vers l’utilité commune et « l’épanouissement de hommes » est non seulement la perspective qui anime la constitution de la communauté politique et le développement des structures constitutionnelles, juridiques et sociales, ainsi que les activités et décisions des autorités et des institutions politiques qui agissent dans le cadre de telles structures, mais c’est aussi ce qui les limite et ce qui permet de les juger. Comme le dit Locke s’agissant de cette idée d’une limite tirée de la fin elle-même des institutions : « the power […] can never be supposed to extend farther than the common good ».144 Et ce que le pouvoir ne peut pas faire, à cause de cette limite inhérente à l’usage critique de la notion de bien commun, les Américains ont eu l’idée d’en faire, pour les gens, un droit positif : le droit d’exiger devant un tribunal indépendant, à la fois que le pouvoir ne fasse pas ce qui va au-delà de cette limite, et qu’il fasse ce qui est la raison de son instauration. C’est ce droit d’exiger devant un tribunal totalement indépendant, ce en vue de quoi les institutions sont mises en place, qui est la racine intellectuelle des droits de l’homme, qui sont donc d’abord apparus comme des droits fondamentaux. e) Quel est le lien avec ce que Michel Villey a appelé « le droit au sens majeur du mot » ? L’idée de reconnaître un tel droit au niveau constitutionnel – le droit d’exiger devant un tribunal indépendant ce en vue de quoi les institutions sont mises en place – ne peut germer, c’est évident, que dans le contexte d’une philosophie politique qui met au centre de la constitution l’orientation des institutions et du pouvoir politique vers ce que le Tribunal fédéral de la Suisse décrit comme « des buts constitutionnels élémentaires »,145 comme 143 Quentin Skinner, Les fondements de la pensée politique moderne, traduit de l’anglais par Jérôme Grossman / Jean-Yves Pouilloux, 2001, 14. Cf. toute la partie III intitulée Calvinisme et théorie de la révolution, 615–817, en particulier 783 où l’auteur affirme que Bèze, Mornay et les autres dirigeants huguenots « se tournèrent vers la scolastique et les traditions de constitutionnalisme radical issues du droit romain ». 144 John Locke, Two Treatises of Government, édité par Peter Laslett, 1963, II, para. 131. 145 ATF 115 Ia 234, JdT 1991 I 194. Le texte de l’arrêt en allemand parle de « elementare Verfassungsziele » (consid. 10.b, 269).

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« l’existence de l’homme et aussi […] son épanouissement ».146 Elle ne peut germer, de plus, que dans le contexte d’une philosophie politique qui considère que cette orientation, au niveau constitutionnel, est une question de justice matérielle minimale, en ce sens que cette orientation est la seule solution adéquate dans la situation en cause. Historiquement, ces deux idées étaient vraiment présentes au moment de la Révolution américaine, ainsi que l’idée qu’il ne faut pas que ce soit un homme qui gouverne, mais un ordre constitutionnel, c’est-à-dire la loi (la constitution).147 Il ne s’agissait pas pour les révolutionnaires américains de références seulement livresques à Aristote et à des auteurs du courant constitutionnaliste anglais du XVIIème siècle comme James Harrington (1611–1677), Algernon Sidney (1622–1683) et John Locke (1632–1704). Entièrement engagés dans la délibération de questions constitutionnelles difficiles et dans le combat, les révolutionnaires américains se sont heurtés à la difficulté suivante dans l’élaboration de ce nouvel ordre constitutionnel : sur quoi allaient-ils faire reposer les droits dont on a parlé (ces droits d’exiger devant un tribunal indépendant, ce en vue de quoi les institutions sont mise en place, c’est-à-dire la liberté, la vie, la sécurité) ? Sur quoi pouvaient en effet reposer ces droits, puisque ce ne pouvait pas être sur l’acte gracieux d’un roi ou d’une majorité démocratique, sur une concession émanant de cet « arbitrary power [qu’il devrait nécessairement y avoir selon les Anglais] in every state somewhere » ?148 Les révolutionnaires américains ont été conduits, par les expériences négatives accumulées avec l’Angleterre (elles les avaient menés à la Révolution), à faire reposer ces droits, selon les analyses de l’historien Bernard Bailyn, que j’utilise, sur ce qu’implique la fonction de toute personne ou institution exerçant un pouvoir dans la cité, sur ce que vise par exemple le mémoire d’accusation lors du procès contre Charles Ier, quand il affirme que le roi était « by his trust, oath and office, […] obliged to use the power committed to him for the good and benefit of the people ».149 Cette justification des droits s’est donc faite en fonction d’une appréciation de ce qui est matériellement juste s’agissant du pouvoir et des institutions mises en place par la constitution, comme une question de « right reason » à propos de la situation en cause.150 Voilà le lien avec le droit « au sens majeur du mot », avec le droit au sens d’équité et de justice matérielle. A l’expérience et aux réflexions des révolutionnaires américains, l’on peut faire correspondre, à mon avis, l’analyse approfondie que fait Aristote du discernement qui, selon lui, joue un rôle dans la détermination de la structure de base de la communauté politique, soit le discernement de ce qui est matériellement juste en matière de pouvoir sur l’homme et sa communauté. L’on a déjà cité un court extrait du texte qui se trouve au début de Pol. III.12, qui est le sommet de la philosophie politique d’Aristote.151 Le passage entier a la teneur suivante : « Puisque dans toutes les sciences et les arts la fin [que se propose de réaliser l’art ou la science en question] est un bien, que le plus grand 146 147 148 149 150 151

ATF 121 I 367, SJ 1996, 389, en particulier 390 et 392 pour les citations. Eth. Nic., (Fn.56), V.10, 1134a35–1134b1, 267. Bernard Bailyn, The Ideological Origins of the American Revolution, 1992, 202. Cf. aussi, 200, 202 et 222. Geoffrey Robertson, The Tyrannicide Brief. The Story of the Man who sent Charles I to the Scaffold, 2005, 147. Bernard Bailyn, (Fn.148), 188. Cf. à ce sujet : Henri Torrione, La philosophie politique d’Aristote, (Fn.26), 93–146.

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bien réside essentiellement dans ‹ la science › la plus souveraine de toutes, et que c’est la science ou capacité politique, et que le bien politique c’est le juste, à savoir l’avantage commun, ‹ il faut chercher ce qu’est le juste ›. Or tout le monde pense que le juste c’est un certain égal, et cela s’accorde jusqu’à un certain point avec les traités philosophiques consacrés à l’éthique. On dit, en effet, que le juste c’est ‹ d’attribuer › quelque chose à quelqu’un […] ».152 Aristote avait déjà suggéré à la fin de Pol. I.2, qu’il y a un lien entre l’ordre ou la structure de base de la communauté politique (dont la mise en commun est constitutive de la cité), et la justice: « [l]a vertu de justice c’est quelque chose de politique ; en effet, les rapports de justice constituent l’ordre concernant la communauté politique, et la vertu de justice c’est le discernement de ce qui est juste ».153 Il n’y a pas seulement dans ce texte l’idée d’un lien entre structure fondamentale de la cité et justice. Ce qu’apporte de nouveau Aristote dans ce texte par rapport à Protagoras, qui dit dans le dialogue de Platon que c’est la faculté politique et son objet (la justice) qui ont été apportés aux hommes « pour constituer l’ordre des cités », c’est l’idée que la justice en question implique un discernement de ce qui est juste (« la vertu de justice c’est notamment le discernement de ce qui est juste, du droit »), un discernement (relatif aux situations) qui s’effectue à travers ce qu’Amartya Sen désignera comme le travail de « la raison pratique sur la justice ».154 C’est au caractère politiquement central de ce qui constitue l’objet même de ce discernement, soit ce qui est matériellement juste, que fait référence Pol. III.12 à travers l’affirmation que « le bien politique c’est le juste ». Locke a parfaitement compris ce qu’Aristote apporte en plus par rapport à Protagoras en matière de justice (la notion de « discernement de ce qui est juste » comme activité de la raison), et il va utiliser cet aspect, comme Aristote l’a fait en Pol. III.12, pour expliquer en quoi consistent « the Ends of Political Society and Government » tels que mis en place par les hommes. Il parle sans doute sans cesse de « Law of Nature », et pas de discernement de ce qui est matériellement juste dans la situation en cause, mais il va souligner que cette loi n’est rien d’autre que la raison elle-même, cette raison « which God has given to be the Rule betwixt Man and Man, and the common bond whereby humane kind is united […] », cette raison « which is that Law ». Selon nous, en disant que la raison est cette loi de nature, il vise la raison dans son activité (de discernement relatif aux situations). Et quand il affirme que la « Law of Nature » n’est en réalité pas « another Rule than that of reason and common Equity, which is that measure God has set to the actions of Men, for their mutual security », il faut comprendre, semble-t-il, 152 Aristote, Pol., (Fn.104), III.12, 1282b14–23, 246 (c’est nous qui avons rajouté les parties entre grands crochets). Francis Wolff traduit : « le bien en politique, c’est la justice, et la justice, c’est l’intérêt général », (Francis Wolff, L’unité structurelle du Livre III, in : Pierre Aubenque / Alonso Tordesillas (édit.), Aristote politique. Etudes sur la Politique d’Aristote, Paris 1993, 307), et Richard Robinson traduit : « the political good is justice, and this is the common advantage » (Aristotle Politics, book III and IV, Oxford 1995, 41). 153 Aristote, Pol., (Fn.104), I.2, 1253a37–40. Pour la traduction de l’expression « l’ordre concernant la communauté politique », cf. l’article de Pierre Aubenque, Problèmes aristotéliciens. Philosophie pratique, 2011, 171–172). Mais Aubenque n’a pas compris qu’Aristote met au centre de sa conception du droit et du juste une dimension de discernement et de jugement. 154 Amartya Sen, (Fn.52), 14.

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que la loi de nature n’est rien d’autre que la suprématie (« rule ») de la raison dans son activité de discernement, donc la suprématie de la « common Equity ».155 Le matériellement juste en matière politique s’identifie, selon Pol. III.12, à l’utilité commune (« le juste, à savoir l’avantage commun », dit Aristote). Plus haut (supra II.3), l’on a expliqué qu’Aristote distingue le matériellement juste dans les situations d’interaction, et le matériellement juste dans les situations de distribution. La communauté politique et ses institutions présentent un aspect qui relève d’une situation d’interaction, et un autre qui relève simultanément d’une situation de distribution. En matière politique, il y a l’interaction entre, d’une part, les autorités et institutions politiques, et, d’autre part, la population. Cette situation est caractérisée par une asymétrie de pouvoir. Amartya Sen a donné de remarquables explications sur « les obligations unilatérales induites par l’asymétrie de pouvoir »,156 par exemple dans la situation de la mère qui prend conscience « qu’elle peut accomplir des choses qui ont un impact sur la vie de l’enfant et que l’enfant lui-même ne peut faire ».157 L’on voit bien comment l’attention de la mère au bien de l’enfant, l’assistance et les soins, sont souvent la seule solution adéquate aux caractéristiques objectives de la situation. Il en va de même des institutions et autorités politiques, et c’est cette asymétrie qui conduit un observateur impartial à retenir, comme exigence de justice (c’est-à-dire comme seule solution adéquate dans la situation en cause), l’utilité commune, l’orientation vers l’utilité commune. S’agissant non plus d’orientation vers l’utilité commune considérée en elle-même, mais de la question de savoir qui bénéficie de l’utilité « commune » (tous les citoyens, ou tous les habitants, etc.), il est manifeste qu’il y a là une question de droit dans une distribution (quelle est la bonne distribution, qu’est-ce qui est matériellement juste dans ce domaine ?), et nous renvoyons à notre article de 2011, dans lequel nous avons traité ce sujet en montrant que le principe de l’universalité des droits de l’homme est en réalité la réponse à une question de distribution.158 Le reproche que Necker adresse en 1791 à la Révolution française en la comparant désavantageusement au « précédent américain » en matière de déclaration de droits, va exactement dans le sens de ce que nous venons d’expliquer sur l’origine intellectuelle des droits au moment de la Révolution américaine, entre 1776 et 1780, bien que Necker n’identifie pas, comme nous venons de le faire dans la présente section, en quoi consiste la substance même de l’expérience et des réflexions qui ont conduit aux droits de l’homme, mais indique seulement que les déclarations en sont « l’extrait et le résultat » : « [l]a déclaration des droits des Américains se trouvait à la tête de leur code constitutionnel [voir l’exemple de la constitution du Massachussetts] ; et nous avons dès lors regardé cette déclaration comme le commencement, en quelque manière de leur nature politique, tandis qu’elle en était plutôt l’extrait et le résultat […]. Nos légis155 John Locke, (Fn.144) II, para. 123, 395. pour la première citation, et II, para. 172, 429, pour la deuxième, para. 6, 311, pour la troisième et para. 8, 312, pour la dernière. 156 Amartya Sen, (Fn.52), 257. 157 Ibid., 256. 158 Henri Torrione, (Fn.47), 578ss.

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lateurs, cependant, ont vu cette déclaration des droits comme la cause efficiente de la liberté des Américains, et comme un principe universel de régénération […] et, n’observant aucune mesure, ils ont soumis la marche grave et circonspecte du législateur à des amplifications philosophiques ».159 Gauchet, qui cite ce passage de Necker, considère qu’il « vit pour une bonne part juste quand il reproche aux constituants d’avoir voulu faire de la Déclaration la « cause efficiente de la liberté » sur la foi d’une appréciation erronée du précédent américain […] ».160 f) Un autre type de règle dans le domaine des droits de l’homme L’on va terminer cette étude sur la façon dont la justice matérielle est mise en œuvre au niveau constitutionnel et sur le rapport entre cette justice et les droits de l’homme, en nous demandant s’il ne faut pas reconnaître qu’il y a là un autre type de règles que celles que l’on a examinées plus haut (supra II.3.d), en prenant l’exemple de l’art. 130 al. 2 CC. Les normes constitutionnelles relatives aux droits de l’homme, ainsi que les normes d’organisation de niveau constitutionnel qui mettent en place, par exemple, des tribunaux indépendants devant lesquels les gens peuvent se plaindre que tel ou tel droit n’a pas été respecté à leur égard, par telle ou telle décision ou telle ou telle loi, ne sont-elles pas structurellement différentes de l’art. 130 al. 2 CC ? Comme on l’a vu, la règle de l’art. 130 al. 2 CC exprime un jugement sur ce qui est matériellement juste dans la situation envisagée par le législateur, soit la situation où l’ex-conjoint bénéficiaire d’une contribution d’entretien se remarie (ce qui est sachgerecht dans la situation : que l’obligation d’entretien s’éteigne). Voyons quelques caractéristiques des règles relatives aux droits de l’homme, afin de mettre en évidence les différences avec une règle comme celle formulée par l’art 130 al. 2 CC. 1. Comme le relève Louis Favoreu, « les droits fondamentaux au sens le plus étroit sont des normes de permission »,161 c’est-à-dire des normes qui visent certaines actions humaines, non pas sur le mode de l’interdiction ou de l’obligation, mais sur celui de la permission ou de la liberté d’agir, et créent des sphères de liberté, qui peuvent d’ailleurs être renforcées par des obligations accessoires diverses de l’Etat (avec des droits de créance en faveur du bénéficiaire, comme par exemple le droit au minimum vital). 2. Les activités visées par les normes en cause sur le mode de la permission sont décrites dans les premières constitutions qui ont inclus de telles normes (les constitutions des Etats américains à partir de 1776), comme des activités consistant à « […] enjoying 159 Jacques Necker, Du pouvoir exécutif dans les grands Etats, 1792, Œuvres complètes, t. VIII 1821, 320. 160 Marcel Gauchet, La Révolution des droits de l’homme, 1989, 46. 161 Louis Favoreu, Patrick Gaïa, Richard Ghevontian, Ferdinand Mélin-Soucramanien, Otto Pfersmann, Joseph Pini, André Roux, Guy Scoffoni, Jérôme Tremeau, Droit des libertés fondamentales, 2ème éd., Paris 2002, 83.

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[…] life and liberty ; […] and pursuing […] happiness and safety »,162 et presque toutes ces constitutions, avant d’affirmer que ces activités sont des « droits », commencent par en parler comme des « fins » (« these great ends of government », selon le début du préambule de la Constitution de Pennsylvanie). Ces déclarations ne soutiennent donc pas comme semble le faire au contraire la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, que le but de toute association politique n’est que la conservation des droits naturels : pour elles, ce but est avant tout des activités humaines, aspects divers et multiples de l’épanouissement humain, que les droits de l’homme servent à protéger. 3. Les Américains ont conçu l’utilisation de ces règles comme ce que Cicéron avait appelé des « lois de lois » (« legum leges »),163 c’est-à-dire des lois en fonction desquelles il est possible de juger de la justice de la loi, et ils vont ainsi développer peu à peu l’idée que la constitution – grâce à la combinaison d’un mécanisme de contrôle de la loi par les tribunaux et de « lois de lois » – « could be conceived of as a limitation on the power of law-making bodies », du fait que le juge exerce le pouvoir « to pass such acts [des lois contraire à la constitution] into disuse ».164 Pour comprendre le phénomène que représente cet autre type de règle (autre que les règles analysées supra II.3.d), il est nécessaire de rappeler la division du droit en deux, présentée par Aristote dans l’Ethique à Nicomaque en V.1, 1129b1 : « le droit, c’est le normatif (τὸ νόμιμον), et c’est l’égal (τὸ ἴσον) ». Nous avons dit (supra II.3.e) que cette division constitue elle-même la thèse fondamentale du traité d’Aristote sur la justice et le droit, et nous ne nous sommes ensuite intéressés qu’à la partie qu’Aristote appelle l’égal (τὸ ἴσον), ce que Rawls appellera « la justice comme équité » et Villey « le droit au sens majeur du mot », objet de la vertu de justice particulière ; même les règles et lois que nous avons examinées (supra II.3.d), par exemple l’art. 130 al. 2 CC., relèvent de la vertu de justice particulière, parce qu’elles sont l’être-dit de ce droit, c’est-à-dire de l’égal dans la situation en cause, et doivent être comprises dans son prolongement. Mais maintenant, pour comprendre la nature des règles relatives aux droits de l’homme, il faut s’intéresser à l’autre partie de la division d’Aristote, le normatif (τὸ νόμιμον), un domaine dominé selon Aristote par la vertu de justice générale. L’on a d’ailleurs déjà commencé à en parler en établissant dans les paragraphes précédents une liste énumérant quelques caractéristiques des règles relatives aux droits de l’homme. Il en ressort essentiellement que les normes en question sont relatives à des activités (par exemple « […] enjoying […] life and liberty ; […] pursuing […] happiness […] »), érigées en fin des institutions politiques (« these great ends of government », dit Locke, comme on l’a vu). Dans l’explication du type de règle qui relève du νόμιμον, c’est précisément cet aspect de la fin qui est mis au premier plan par le courant que Sellers désigne comme « one 162 Cf. l’art. 1 de la Declaration of Rights qui se trouve dans la constitution du 28 septembre 1776 de la Pennsylvanie. Il y a des termes assez semblables dans l’art. 1 du Bill of Rights du 12 juin 1776 de la Virginie et dans l’art. 1 de la Declaration of Rights qui constitue la première partie de la constitution du 15 juin 1780 du Massachusetts. 163 Cicéron, De Legibus, Livre II, 7, in : Œuvres complètes de Cicéron, sous la direction de M. Nisard, trad. par Ch. de Rémusat, t. IV, Paris 1864 382. Il utilise cependant l’expression dans un tout autre contexte. 164 Bernard Bailyn, (Fn.148), 176.

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of the world’s oldest and most persistant legal and political philosophies ». C’est pour cela que Locke renvoie à Hooker s’agissant de la « true notion of law in general », dans cette lettre citée sous note 137.165 Selon ce courant, ce que la loi impose par ses diverses prescriptions (par exemple cette non interférence dans une sphère de liberté), ou, de façon générale, met en place (par exemple un tribunal, une procédure de recours, etc.), elle l’impose ou le met en place en raison de la nécessité d’une certaine fin qui s’impose, c’est-à-dire comme ce qui est utile en fonction de cette fin (la fin est constituée, comme on l’a dit, par des activités humaines, considérées comme des biens fondamentaux). Les normes qui s’articulent sur des fins peuvent être soit des normes matérielles (les droits de l’homme), soit des normes d’organisation (les normes constitutionnelles relatives à la séparation des pouvoirs, à la démocratie, etc.). Alors que les droits de l’homme sont des normes relatives au « but de toute association politique »166 (les déclarations de droits donnent plus de force à ce but – des activités humaines comme « […] enjoying […] life and liberty » – en s’y référant et en mettant en place un droit d’agir en justice, devant un tribunal indépendant), les normes d’organisation sont relatives non pas au but lui-même, mais exclusivement aux moyens mis en œuvre.167 La question principale, s’agissant de normes mettant en place des moyens, c’est celle de la proportionnalité des moyens à la fin. C’est là une question de prudence, et c’est ce type de norme qui est visé par Aristote dans le Protreptique, où il définit la loi exclusivement par la prudence, comme une conception dans la dépendance de la prudence.168 Comme on le voit, c’est un tout autre type de règle que celles que l’on a examinées (supra II.3.d) en prenant l’exemple de l’art. 130 al. 2 CC : ce sont des règles qui empêchent les interférences arbitraires. Le traitement complet de cette sorte de règle excède les limites de cet article. Nous voulons toutefois attirer l’attention sur un dernier point : le lien entre cette sorte de règle et le matériellement juste au niveau constitutionnel (c’est ce type de juste et de droit qui intéresse surtout Aristote, notamment pour la raison expliquée par Pierre Aubenque, que nous avons indiquée supra II.3.a). Selon Aristote, il y a en effet deux niveaux différents, et une une articulation entre les deux : la nécessité d’une certaine fin, dont nous discutons dans le présent point et qui est propre au normatif (cette fin est constituée par des activités décrites comme « […] enjoying […] life and liberty ; […] and pursuing […] happiness ») – une nécessité qui est à la source de toute une série de normes – 165 Hooker est un théologien anglican qui reprend les analyses de la loi faites par Thomas d’Aquin dans une perspective aristotélicienne, principalement cette idée à propos de la loi, que « ce qui règle et mesure les actes humain, c’est la raison, qui en est le principe premier », et qu’elle le fait parce que c’est à elle « qu’il appartient d’ordonner quelque chose en vue d’une fin », et que « la fin est le principe premier de l’action » (Thomas d’Aquin (Fn.82), I–II q. 90 a.1). Ashcraft relève que « the radicals [en 1680] so frequently dragged Hooker into the debate on their side […] » (Richard Ashcraft, (Fn.119), 571). 166 L’expression entre guillemets est tirée de l’art. 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, que nous détournons de son sens, puisque selon cette déclaration le but de toute association politique est la conservation des droits et non pas, comme le prétend le républicanisme et la philosophie politique aristotélicienne, les activités humaines que les droits en question ont pour fin de protéger. Ces normes, c’est ce que Thomas d’Aquin appelle des normes « quae sunt circa finem » (Thomas d’Aquin, (Fn.82), II–II, q. 56, a. 8), qui portent sur un agir « per se debitum » (ibid., q. 44, a.1). 167 Il s’agit de normes « quae sunt circa ea quae sunt ad finem » (ibid., q. 56, a.1). 168 Pierre Aubenque, (Fn.51), 152, qui cite Protreptique (fr. 52 R).

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s’exerce dans un cadre (la cité) où l’orientation vers cette fin, de la part des autorités et institutions politiques, s’impose fondamentalement comme une question de justice matérielle minimale. Le premier niveau distingué par Aristote est celui du législateur en train de faire une loi : Aristote précise que le législateur met en place telles ou telles dispositions légales en recherchant ce qui est d’utilité commune, ce qui relève de l’avantage commun (« c’est lui en effet que les législateurs ont en point de mire (τούτου γὰρ καὶ οἱ νομοθέται στοχάζονται)»169 et, dit Aristote, ils « appellent [droit] juste ce qui est à l’avantage de tous (καὶ δίκαιόν φασιν εἶναι τὸ κοινῇ συμφέρον) ».170 Le second niveau distingué par Aristote relève de la structure de base des communautés politiques ; c’est le niveau fondamental de la constitution ou ordre constitutionnel de tout le pays, avec la question de savoir ce qui est juste à ce niveau, s’agissant donc des dispositions constitutionnelles ; et la réponse d’Aristote en philosophie politique (cette réponse est le sommet de son analyse des communautés politiques), est la suivante : ce qui est juste pour cet ordre constitutionnel, compte tenu de l’asymétrie de pouvoir,171 c’est toujours « viser l’avantage commun (τὸ κοινῇ συμφέρον σκοπεῖν) »,172 c’est-à-dire ultimement le bien des gens. Selon les mots d’Aristote en Polit. III.12 (on a cité supra II.4.e le passage entier), « le bien en politique, c’est la justice, et la justice, c’est l’utilité commune (ἔστι δὲ τὸ πολιτικὸν ἀγαθὸν τὸ δίκαιον, τοῦτο δ᾽ἐστὶ τὸ κοινῇ συμφέρον) ».173 Dans cette philosophie politique, la priorité revient donc manifestement à la justice matérielle, non pas aux normes relatives aux droits, ou aux droits eux-mêmes, à la protection de droits comme le droit de propriété. C’est cela dont témoigne clairement la jurisprudence du TF examinée dans la première partie de cette contribution. Le chemin que nous avons choisi pour l’expliquer, soit l’analyse détaillée de cette philosophie politique qui se retrouve implicitement dans cette jurisprudence du TF, voudrait rendre la chose évidente. Conclusion Le résultat de la confrontation républicanisme et philosophie aristotélicienne du droit vs. libéralisme et philosophie hobbesienne du droit sur la question de la propriété face à l’impôt, est claire : il y a deux points de départ différents du raisonnement juridique selon que la question est examinée par le TF ou par la CourCEDH, parce qu’il y a deux conceptions distinctes des droits de l’homme et des droits fondamentaux. 169 Aristote, Ethique à Nicomaque, traduit par Richard Bodéïus, 2004, VIII.11, 1160a13, 434. 170 Aristote, Eth. Nic., (Fn.56), VIII.11, 1160a13, 439. 171 Comme on a vu (supra II.4.e), il y a pour Amartya Sen des obligations qui découlent de la détention du pouvoir effectif dans une situation donnée, en raison donc de l’asymétrie de pouvoir dans la situation en question (voir supra note 156). S’il en est ainsi, c’est selon nous parce que c’est la seule solution adéquate à la situation, compte tenu de ses caractéristiques objectives. 172 Aristote, Pol., (Fn.104), III.6, 1279a17, 227. 173 L’on a cité le passage complet (supra II.4.e), y compris, en note 152, la traduction de Francis Wolff que nous reprenons ici (en modifiant cependant les deux derniers mots (« intérêt général » remplacé par « utilité commune »).

La jurisprudence du Tribunal fédéral sur les limites de la propriété privée face à l’impôt 221

Le libéralisme conçoit les droits de l’homme et les droits fondamentaux à partir du concept d’exclusivité et d’inviolabilité propre au droit de propriété que chacun a sur soi et ses biens, et il soutient que cette inviolabilité de propriétaire est le principe moral en fonction duquel la société et sa nature politique doivent être organisées. Pour le libéralisme, l’idéal visé est en conséquence une association politique dont le but est exclusivement la conservation de droits entendus en ce sens possessif. Le libéralisme voit dans cette conception des choses la cause efficiente de la liberté, selon le sens particulier qu’il donne à ce terme de liberté, comme on l’a vu. Pour le républicanisme au contraire les droits de l’homme ne sont pas un principe d’organisation : ils ne sont pas, suivant l’expression de Necker à propos de ce que les Américains ont mis en place avec la Déclaration d’indépendance de 1776 (puis la création des différents Etats de l’Union, puis celle des Etats-Unis), « le commencement […] de leur nature politique » ; ils en sont, comme le dit encore Necker dans le texte que l’on a cité plus haut, « plutôt l’extrait et le résultat ». Comme l’a proclamé le manifeste du Printemps Républicain lancé en 2016 en France (voir le site du club « Politique autrement »), « pour nous, l’universalisme se déduit des aspirations à une humanité commune, des luttes pour la même liberté au sein de chaque peuple, dans chaque société, en faveur de chacun. Il ne vient jamais s’imposer en surplomb et uniformément, partout et à tous. » Les droits constituent pour le républicanisme un perfectionnement de l’orientation des institutions et des autorités vers l’utilité commune, orientation qui est, elle, au centre de la pensée politique propre au républicanisme. Ils permettent de donner une efficacité plus grande à cette orientation, à travers une construction nouvelle. Il s’agit, comme on l’a vu, d’une construction nouvelle que l’on peut décrire de la façon suivante : ce que le pouvoir ne peut pas faire à cause de cette limite inhérente à l’usage critique de la notion de bien commun, qu’a bien mise en évidence Locke, les Américains ont eu l’idée d’en faire, pour les gens, un droit individuel : le droit d’exiger devant un tribunal indépendant, à la fois que le pouvoir ne fasse pas ce qui va au-delà de cette limite, et qu’il fasse ce qui est la raison de son instauration, c’est-à-dire ce qu’exige l’orientation vers l’utilité commune (cela est déterminé démocratiquement à travers une délibération publique sur les tâches qui doivent être prises en charge par la communauté politique en question, par exemple en matière d’enseignement, de santé, de sécurité). C’est ce droit concret d’exiger devant un tribunal indépendant ce en vue de quoi les institutions et les autorités sont mises en place, qui est la racine intellectuelle des droits de l’homme, qui sont donc d’abord apparus comme des droits procéduraux dans le contexte d’un système constitutionnel instituant des tribunaux indépendants. En témoigne déjà la constitution de certains Etats américains avant la création des USA, par exemple celle du Massachussetts de 1779, rédigée par John Adams et toujours en vigueur aujourd’hui, qui contient dans sa première partie une liste des droits fondamentaux, dont certains ont donné lieu à jurisprudence, déjà deux ou trois ans après l’entrée en vigueur du texte. Necker a raison d’attirer l’attention sur le problème lié à la compréhension qu’en ont eue les Français : alors que les Américains avaient conçu et mis en place les droits comme le moyen d’assurer à chacun que les institutions et les autorités visent et atteignent, à son égard aussi, le but pour lequel elles sont instituées (ils les avaient donc conçu comme des

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droits dérivant du but qu’est l’utilité commune, c’est-à-dire le bien des gens), les Français, non seulement en ont fait « le but de toute association politique » (art. 2 de la Déclaration des Droit de l’Homme et du Citoyen de 1789), mais simultanément ils les ont dépouillés de tout caractère de droit positif pour les réduire à un simple idéal non contraignant pour le législateur. Ils ont en outre mis en branle le mouvement philosophique qui va en appauvrir la notion jusqu’à considérer que l’exclusivité caractéristique du propriétaire en est le cœur, l’inviolabilité morale qu’ils supposent n’étant rien d’autre, ainsi, que l’exclusivité ou la souveraineté d’un individu conscient défini essentiellement par son droit de propriété « over himself, his talent and his property ».174 Le libéralisme, cette idéologie de la « privatisation » du bien, de sa réduction à la propriété, qui s’est répandue dès le début du XIXe siècle,175 s’est greffé sur les éléments de base de la constitution des Etats modernes (en particulier sur la présence dans ces constitutions de déclarations de droits). Ces éléments de base, notamment des déclarations de droit, ont été mis en place dans les années 1776 à 1787 en Amérique, sous l’influence du républicanisme et d’une philosophie constitutionnelle d’origine aristotélicienne rejetant la « privatisation » du bien. Comme expliqué dans mon article de 2011 (supra sous note 47), les déclarations de droits datant de ces années ont une autre origine que le libéralisme, qui ne s’est appuyé sur elles et ne les a saisies comme étendard (en les réorientant à sa façon), qu’après qu’elles soient apparues dans le contexte de cette philosophie constitutionnelle d’origine aristotélicienne, dans laquelle la justice et l’utilité commune jouent un rôle central, et qui définit la liberté comme absence de toute interférence arbitraire et de toute possibilité d’interférences arbitraires, et non pas comme absence de toute interférence avec ce que l’on a la volonté de faire. Cette dernière conception de la liberté (absence de toute interférence avec ce que l’on a la volonté de faire) est précisément celle qui a conduit au principe fondamental du libéralisme, que John Rawls, comme on l’a dit (supra note 5), formule ainsi : « liberty can be restricted only for the sake of liberty », un principe que l’on peut d’ailleurs tout aussi bien exprimer ainsi : « proprety can be restricted only for the sake of proprety ». Comprendre ce qu’est vraiment le républicanisme n’est possible qu’en écartant ce qu’Amartya Sen critique justement comme un « institutionalisme transcendantal »,176 un biais que l’on retrouve dans les philosophies politiques contractualistes (Hobbes, Rousseau, Kant, Rawls ou Nozick, par exemple). En se libérant de ce biais, l’on s’ouvre l’accès à l’expérience et à l’observation des communautés politiques existantes. Il n’y a pas d’autre point de départ en philosophie politique que cette expérience. Partir de cette expérience permet de découvrir le lien entre bien et droit autrement qu’à partir de situations de réciprocité, et donne accès à la compréhension du droit dans toute son am174 Alan Ryan, (Fn. 6), 34. 175 Ryan note que : « it was only in the 1860s that the more radical members of the Whigs called themselves the Liberal Party» (ibid., 28). 176 Amartya Sen, (Fn.52), 30; cf. aussi tous les renvois dans l’index thématique de l’ouvrage, sous l’entrée « théorie transcendantale et justice parfaite ». J’ai développé le même genre de critique, en parlant non pas de rejet de l’institutionalisme transcendantal comme Sen, mais de « rejet du primat du normatif », dans un article de 2013 intitulé Le lien entre le bien et le droit, et le rejet du primat du normatif, cité supra (Fn.94).

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pleur (comme on l’a vu, ce qui est matériellement juste, soit rendre à chacun le sien sans réserve de réciprocité,177 et indépendamment de toute procédure d’universalisation).178 Pour faire comprendre ce lien entre bien et droit de façon imagée, un auteur dans la tradition de pensée du constitutionnalisme aristotélicien a caractérisé la conception d’Aristote, avec raison, de « common good conception of justice ».179 Tout repose dans cette conception 1) sur l’identification entre matériellement juste au niveau constitutionnel et orientation des institutions vers l’utilité commune (c’est-à-dire vers « ce qui est utile à la vie toute entière »180 non seulement d’un « seul homme menant une vie solitaire, mais aussi […] ses parents, ses enfants, sa femme, tous ses amis et concitoyens »),181 et 2) sur l’articulation entre cette orientation des institutions vers l’utilité commune (celle de tous et de chacun), et le bien humain auquel elle conduit, c’est-à-dire l’épanouissement des gens.182 Toute la conception du républicanisme repose sur la grande perspective critique qui consiste à « juger les structures sociales à l’aune de l’épanouissement des hommes », selon la formule heureuse utilisée par le Rapport mondial sur le développement humain 1990. Comme en témoigne la jurisprudence fiscale que l’on a analysée dans la première partie de cette contribution, la priorité revient donc à la justice matérielle qui exige cette orientation vers l’utilité commune dans une situation caractérisée par une asymétrie de pouvoir, et non aux normes relatives aux droits, encore moins aux droits eux-mêmes, qui ne sont donc pas la fin de l’association politique, mais des moyens en vue de cette fin. Henri Torrione, Professeur ordinaire Av. de Beauregard 13, 1700 Fribourg CH

177 En partant d’une approche contractualiste comme John Rawls, l’on n’arrive à concevoir le droit que « sous réserve de réciprocité » (pour cette expression, voir Catherine Audard, Quest-ce que le libéralisme ?, Paris 2009, 436). 178 John Finnis relève que Kant « overlooks the intelligible goodness of the specific, substantive aspects of human flourishing, and seeks to make do with reason’s power of universalizing » (Fundamentals of Ethics, Oxford 1983, 74). 179 Mortimer N. S. Sellers, (Fn.124), 17. 180 Eth. Nic., (Fn.56), VIII.9, 1160a21, 409. 181 Ibid., 1097b9–11, 56. 182 L’on traite de ce second point dans un article à publier prochainement dans la même revue que les articles indiqués supra sous notes 26 et 95, intitulé La question du bien qui réunit les gens en communautés politiques, de la fin en vue de laquelle elles sont constituées et maintenues en existence. La question des biens fondamentaux visés par les communautés politiques est une question centrale. Il est difficile de la situer, et le plus souvent elle est oubliée : même lorsque l’on va jusqu’au point le plus extrême que l’on puisse atteindre en se concentrant sur la justice de la structure de base des communautés politiques, c’est-à-dire sur leur orientation vers l’utilité commune, l’on s’arrête à la lisière de la question du bien humain. Ce point extrême dans l’ordre de la justice, c’est la découverte pratique que l’être humain est « fin ultime » de la mise en commun politique, qui lui est entièrement ordonnée quand l’ordre constitutionnel mis en commun est adéquat. Le Rapport mondial sur le développement humain 1990, parle, pour cette raison, de « l’être humain en tant que fin ultime ». Mais la question du bien humain est une question différente : saisir que l’être humain est un bien en tant que fin ultime pour la communauté politique et toutes ses institutions, voir clairement comment se présente la question de la dignité humaine, ce n’est pas encore saisir en quoi consiste le bien pour cet être (le bien d’un être qui est lui-même, comme l’on vient de le dire, le bien ultime auquel tend la communauté politique et toutes ses institutions, qui lui sont donc ordonnées) !

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Introduction : La notion de propriété en droit international I. Les atteintes à la propriété inhérentes aux pouvoirs de l’Etat : le droit d’expropriation et de nationalisation 1. La primauté de l’intérêt général consacrée par les droits de nationalisation et d’expropriation 2. La permanence des droits souverains sur les ressources naturelles II. Les atteintes indirectes à la jouissance de la propriété 1. L’expropriation indirecte 2. Le pouvoir de régulation et la doctrine des attentes légitimes 3. La protection physique de la propriété Conclusion

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Introduction : La notion de propriété en droit international La notion de propriété est universellement consacrée par les systèmes de droit privé. Plusieurs instruments conventionnels l’ont élevée au rang de droit de l’homme en consacrant un droit absolu. C’est le cas de l’article 17 de la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : « La propriété est un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. »

C’est encore le cas de la déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 dont l’article 17 se lit comme suit : « 1. Toute personne, aussi bien seule qu’en collectivité, a droit à la propriété. 2. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa propriété. »

En droit international, les emprunts aux notions et aux pratiques de droit privé sont nombreux. Ils concernent aussi bien des questions procédurales1 que des droits matériels, de sorte que les points de contact entre ces deux ordres juridiques sont variés. Dans l’affaire de la Barcelona Traction,2 la Cour internationale de Justice (CIJ), s’est par exemple référée au droit national pour appréhender la notion de société commerciale : « La société correspond à une évolution résultant des nécessités nouvelles et toujours plus nombreuses qui se sont fait sentir dans le domaine économique (…) Le droit international a dû reconnaître dans la société anonyme une institution créée par les Etats en un domaine qui relève essentiellement de leur compétence nationale. Cette reconnaissance nécessite que le droit international se réfère aux règles pertinentes du droit interne, chaque fois que se posent des questions juridiques relatives aux droits des Etats qui concernent le traitement des sociétés et des actionnaires à propos desquels le droit international n’a pas fixé ses propres règles (…) Si la Cour devait se prononcer sans tenir compte des institutions de droit interne, elle s’exposerait à de graves difficultés juridiques et cela sans justification ».3

La notion de propriété ne fait pas mentir ce constat. Parce qu’elle est rattachée à la personne – qu’elle soit physique ou morale – la notion de propriété n’est pas en elle-même une notion enracinée dans le droit international. Elle a d’abord été consacrée par le droit national et ultérieurement reconnue comme un principe général de droit international.4 Avec des nuances importantes, la raison en est que le droit international est un droit qui régit les rapports interétatiques. La propriété est néanmoins nécessairement rattachée 1 2 3 4

Il s’agit par exemple des mesures conservatoires et des procédures incidentes intégrées dans les Règlements d’arbitrage ou dans le Règlement de la Cour internationale de Justice. Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited, arrêt, C. I. J. Recueil 1970, 3. Ibid., par. 38, 50. Rudolf Bindschedler, Le principe de la protection de la propriété privée, in: Recueil des cours, 1956, 207

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à un territoire, c’est pourquoi elle s’apprécie au prisme de la souveraineté de l’Etat sous l’autorité duquel elle est placée. Cela explique que l’Etat peut, par exemple, faire bénéficier la propriété d’une immunité sur son territoire. Mais, puisque le droit international ne se préoccupe pas du traitement accordé à la propriété des nationaux dans leur propre Etat, il faut encore – pour que la propriété bénéficie de ce traitement sui generis – qu’elle soit étrangère, c’est à dire qu’on lui trouve un élément d’extranéité : « on constate que la pratique internationale dans son ensemble reflète l’opinion que les droits patrimoniaux privés sont à protéger dans tous les cas, que les étrangers sont donc au bénéfice d’un traitement sui generis ».5 En droit international des investissements, parler des limites de la propriété consiste donc à comprendre l’étendue des prérogatives souveraines sur les biens étrangers. Il est entendu que ses prérogatives ne sont « ni absolues ni sans réserve », et que le droit international encadre les atteintes portées à la propriété détenue par une personne étrangère. La CIJ a ainsi rappelé que « dès lors qu’un Etat admet sur son territoire des investissements étrangers ou des ressortissants étrangers, personnes physiques ou morales, il est tenu de leur accorder la protection de la loi et assume certaines obligations quant à leur traitement ».6 Dans le champ spécifique du droit international des investissements, l’existence des prérogatives de puissance publiques capables de porter atteinte à la propriété étrangère est reflétée dans la notion de risque, critère de définition de l’investissement. Se référant le plus souvent au risque économique ou politique, il varie en fonction des Etats et de la nature de l’investissement.7 Le préambule du Chapitre 8, relatif aux investissements de l’Accord économique et commercial global entre l’UE et le Canada, le rappelle en ces termes : Investment means every kind of asset that an investor owns or controls, directly or indirectly, that has the characteristics of an investment, which includes a certain duration and other characteristics such as the commitment of capital or other resources, the expectation of gain or profit, or the assumption of risk.8

Parce qu’il s’apprécie au cas par cas en fonction du contexte économique et politique d’un Etat, le risque donne la mesure des atteintes susceptibles d’être portées à la propriété étrangère. Il peut s’agir d’atteintes physiques ou matérielles relatives à une mesure d’expropriation ou à l’exercice d’un pouvoir de régulation.

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Ibid., 198. Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited, (Fn.2), par. 33. Florin A. Dorobantu / Natasha Dupont / M. Alexis Maniatis, Country risk and damages in Investments Arbitration, ICSID Review, vol. 31, no 1 (2016), 221. Accord économique et commercial global (AECG) entre l’Union Européenne et le Canada (dit CETA en anglais), disponible en ligne http://ec.europa.eu/trade/policy/in-focus/ceta/index_fr.htm, consulté le 30 juin 2016.

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I. Les atteintes à la propriété inhérentes aux pouvoirs de l’Etat : le droit d’expropriation et de nationalisation La diversité des droits de propriété que l’on connaît en droit privé a été directement importée dans les traités bilatéraux d’investissements (TBI), figures maîtresses de la résolution des litiges entre un Etat et un investisseur. Ainsi, sous le vocable d’« investissements » on retrouve une myriade de « droits » et de « titres », reconnus sur des biens tangibles ou intangibles,9 donnant à l’investisseur étranger des droits de propriété. Pour les protéger, ces traités signés entre l’Etat hôte de l’investissement et l’Etat de nationalité de l’investisseur encadrent les droits souverains et inaliénables de l’Etat d’accueil tels que le droit d’expropriation ou de nationalisation. Ils ont pour point commun, le motif de protection de l’intérêt général justifiant le recours aux prérogatives de puissance publiques. 1. La primauté de l’intérêt général consacrée par les droits de nationalisation et d’expropriation En droit international, l’expropriation désigne « la procédure par laquelle une autorité publique oblige une personnes privée à lui céder ses biens, droits ou intérêts, au nom de l’intérêt général ».10 Ayant sur le propriétaire des effets similaires, on la distingue néanmoins de la nationalisation « qui s’inscrit dans une action plus générale des autorités agissant sur la structure même de l’économie nationale ».11 George Scelle résumait remarquablement que « la nationalisation touche le droit dans son essence, l’expropriation dans son objet ».12 Selon les pays, il est encore possible de les distinguer par un critère organique : alors que la nationalisation nécessite l’adoption d’une loi, l’expropriation peut se contenter d’un règlement. En doctrine comme en pratique, les conséquences juridiques d’une expropriation ont été débattues afin de savoir si elle devait ou non être accompagnée d’une indemnisation. Dans les différends opposants les Etats-Unis au Mexique, relatifs à l’expropriation des entreprises pétrolières étrangères, Cordell Hull, alors secrétaire d’Etat avait déclaré : The taking of property without compensation is not expropriation. It is confiscation. It is no less confiscation because there may be an expresses intent to pay at some point in the future.13 9 Par exemple, l’article 1(1) du TBI entre les Pays Bas et l’Albanie : [T]he term « investments » shall comprise every kind of asset connected with the participation in companies and joint ventures, more particularly, though not exclusively: (a) movable and immovable property as well as any other rights in rem in respect of every kind of asset; (b) rights derived from shares, bonds or other kinds of interests in companies and joint ventures; (c) title to money, goodwill and other assets and to any performance having an economic value; (d) rights in the field of intellectual property, technical processes and know-how; (e) rights granted under public law, including rights to prospect, explore, extract and win natural resources. 10 Jean Salmon, Dictionnaire de droit international public, Bruxelles 2001, 487. 11 Arnaud de Nanteuil, L’expropriation indirecte en droit international de l’investissement, Paris 2013, 14. 12 Georges Scelle, Annuaire de l’Institut de droit international, vol. 44, 1952 (II), 267. 13 Rudolf Bindschedler, (Fn. 4), 191.

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Dorénavant, aucune hésitation n’existe sur le principe de la compensation consécutive à une nationalisation. 2. La permanence des droits souverains sur les ressources naturelles Dans les mesures de nationalisation ou d’expropriation directe, il faut encore ajouter le cas particulier des ressources naturelles. En droit international, les ressources naturelles sont insusceptibles d’appropriation mais néanmoins capables de créer des droits de propriété. La résolution 1803 de l’Assemblée générale adoptée en 1962, consacre le principe de la souveraineté permanente de l’Etat sur les ressources naturelles en ces termes : Le droit de souveraineté permanente des peuples et des nations sur leurs richesses et leurs ressources naturelles doit s’exercer dans l’intérêt du développement national et du bien-être de la population de l’Etat intéressé. (…) La nationalisation, l’expropriation ou la réquisition devront se fonder sur des raisons ou des motifs d’utilité publique, de sécurité ou d’intérêt national, reconnus comme primant les simples intérêts particuliers ou privés, tant nationaux qu’étrangers. Dans ces cas, le propriétaire recevra une indemnisation adéquate, conformément aux règles en vigueur dans l’Etat qui prend ces mesures dans l’exercice de sa souveraineté et en conformité du droit international.

Il faut remarquer que dans le cas des ressources naturelles, la propriété existe sous une forme démembrée. L’Etat délègue l’utilisation et la disposition (usus et abusus) de la propriété, et l’investisseur peut en avoir la jouissance partagée (fructus) pour une période déterminée.14 Dans ce cas, la propriété est relative dans le temps et dans son objet. Elle se matérialise sous forme de droits attachés à la propriété publique, tels que le droit d’exploration, d’exploitation ou d’occupation, et est parfois contingente de l’octroi de permis. Les permis ou les licences représentent des limites inhérentes à l’exploitation des ressources naturelles et, corrélativement, aux droits de propriété de l’investisseur puisque l’Etat est en droit d’encadrer leur exploitation. Quand bien même un investisseur engage un certain nombre de coûts relatifs à une future exploitation, il ne dispose pas d’un droit acquis lui assurant la jouissance future des ressources qu’il s’engage à exploiter. Selon cette logique, le tribunal dans l’affaire Crystallex c. Venezuela a rappelé que l’investisseur ne pouvait pas recevoir la garantie d’être éligible aux bénéfices d’une exploitation minière lorsqu’elle est contingente de l’octroi d’un permis :

14 Selon cette dichotomie, l’un des tribunaux irano-américain a décrit les droits relatifs à la propriété de la manière suivante: «Under the law of both civil and common law countries, the elements of this right traditionally are regarded to include: the right to use property, the right to enjoy the fruits of it; the power to possess the property; the right to exclude others from the possession or use of the property; and the right to dispose of it. » Jahangir Mohtadi and jila Mohtadi c. Iran, 3ème chambre, n. 71, 2 décembre 1996, Iran-U. S. C. T. R, vol. 32, 124, par. 103.

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Makane Moïse Mbengue / Elise Ruggeri Abonnat [T]he Tribunal wishes to highlight that it is a state’s sovereign prerogative to grant or deny a permit, particularly one that affects natural resources over which the state has sovereign rights. The Tribunal thus does not share the Claimant’s presentation of the issues in terms of it being « entitled » or having a « right » to a Permit. From the point of view of international law, a state could not be said to be under an obligation to grant a permit to affect natural resources, and would always maintain the freedom to deny a permit if it so considers.15

II. Les atteintes indirectes à la jouissance de la propriété 1. L’expropriation indirecte En droit international des investissements, la notion d’expropriation est plus commune que la nationalisation. Le contentieux de l’investissement a eu ainsi affaire à une série de mesures expropriatoires protéiformes donnant naissance à la notion de l’expropriation indirecte. La terminologie d’expropriation indirecte regroupe différentes formulations telles que « les mesures d’effet équivalent à l’expropriation », « l’expropriation de facto » ou l’« expropriation rampante »,16 qui reçoivent le même traitement juridique. L’expropriation rampante désigne « une série de mesures dont l’effet cumulé correspond à la dépossession de l’investisseur ». L’expropriation de facto répond à une logique similaire mais se matérialise par un seul acte « dont les effets matériels correspondent à ceux d’une expropriation bien qu’elle n’affecte pas formellement le titre de propriété, celui-ci demeurant entre les mains du propriétaire ».17 Là où l’analyse juridique de la nationalisation ou de l’expropriation se concentre sur la mesure en tant que telle, celle de l’expropriation indirecte se focalise sur ses effets. Plus précisément, en se plaçant du point de vue de l’investisseur, les tribunaux recherchent au cas par cas le seuil au-delà duquel il sera considéré comme privé de ses droits de propriété : [T]he Tribunal wishes to emphasize that according to the so called « sole effects doctrine », the most significant criterion to determine whether the disputed actions amount to indirect expropriation or are tantamount to expropriation is the impact of the measure.18

La doctrine de l’effet est relative à l’appréciation de la dépossession d’un droit de propriété ou d’un droit lié à cette dernière. On se polarise « non sur le droit lui-même mais 15 Crystallex c. Venezuela, Aff. CIRDI. ARB (AF) 11/2, sentence, 4 avril 2016, par. 581. 16 Arnaud de Nanteuil, (Fn. 11), 9. 17 Ibid., 10. Voir aussi LG&E c. République d’Argentine, Aff. CIRDI No. ARB/02/1, sentence, 3 octobre 2006, par. 188.: « Generally, the expression ‹ equivalent to expropriation › or ‹ tantamount to expropriation › found in most bilateral treaties, may refer both, to the so called ‹ creeping expropriation › and to the de facto expropriation. Their common point rests in the fact that the host State’s actions or conduct do not involve ‹ overt taking › but the taking occurs when governmental measures have ‹ effectively neutralize[d] › the benefit of property of the foreign owner. ». 18 Saipem S. p. A. v. The People’s Republic of Bangladesh, Aff. CIRDI No. ARB/05/07, sentence, juin 2009, par. 133.

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sur son exercice » pour savoir si la mesure reprochée constitue ou non une « atteinte substantielle ».19 Cette appréciation s’effectue grâce au concours de plusieurs facteurs, tels que la durée, l’ampleur ou encore le nombre des mesures adoptées par l’Etat et le contrôle restant à l’investisseur sur sa propriété : Ownership or enjoyment can be said to be « neutralized » where a party no longer is in control of the investment, or where it cannot direct the day-to-day operations of the investment. As to the differences, it is usual to say that indirect expropriation may show itself in a gradual or growing form –creeping expropriation– or through a sole and unique action, or through actions being quite close in time or simultaneous –de facto expropriation.20

Ainsi, lorsqu’il revient aux tribunaux de déterminer l’existence d’une expropriation indirecte, deux intérêts concurrents sont mis en balance : le degré d’interférence sur un droit de propriété et le pouvoir de l’Etat d’administrer son territoire. Un rapide coup d’œil sur deux affaires analogues dans leur motivation sinon dans leur résultat, révèle que l’appréciation des atteintes à la propriété est – heureusement – casuistique et que l’interférence est protéiforme. L’affaire Saipem c. Bangadesh21 est un spécimen en matière d’expropriation indirecte. L’investisseur italien était lié par contrat avec une entreprise paraétatique au Bangladesh pour la construction d’un pipeline de condensation de gaz de plus de 500 km. La clause compromissoire du contrat donnait compétence aux tribunaux de la Chambre du Commerce international (CCI) pour « tout différend relatif aux droits et obligations du contrat ». L’investisseur bénéficiait en outre de la protection d’un traité bilatéral d’investissement conclu entre l’Italie et le Bangladesh. A la suite d’un retard substantiel d’exécution et de paiement, l’investisseur décide d’activer la clause compromissoire pour saisir les tribunaux CCI du différend l’opposant à l’entité paraétatique Petrobangla. Dès l’initiation de la procédure arbitrale, l’Etat du Bangladesh a engagé plusieurs recours devant ses juridictions nationales visant à obtenir : i) un sursis à statuer du tribunal arbitral CCI, ii) la révocation de la compétence du tribunal arbitral pour régler le différend en raison de l’atteinte aux droits procéduraux. La Cour Suprême du Bangladesh a fait droit à la requête en rendant une injonction de suspendre la procédure arbitrale. A cette suspension s’ajoute un autre jugement de révocation de l’autorité du tribunal arbitral. Parallèlement aux procédures engagées par l’Etat devant ses juridictions internes, l’arbitrage commercial entre Petrobangla (entité paraétatique) et l’investisseur italien suivait son cours et a abouti à la reconnaissance de violations du contrat par l’entité paraétatique et l’octroi d’une indemnité de 18 millions d’euros à l’investisseur. Une nouvelle décision des juridictions bangladaises est venue prononcer la nullité de la sentence arbitrale CCI. En raison du refus d’exécution de la sentence rendue en sa faveur, l’investisseur a alors saisi les tribunaux du Centre international pour le règlement des différends relatifs 19 Arnaud de Nanteuil, (Fn.11), 95. 20 LG&E c. Argentine, (Fn. 17), par. 188. 21 Saipem S. p. A. v. The People’s Republic of Bangladesh, (Fn.18).

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aux investissements (CIRDI) pour faire constater que les requêtes formulées par le Bangladesh, visant à faire échouer la procédure d’arbitrage commercial, constituaient des interférences illégitimes de l’Etat en violation du TBI et notamment une expropriation des droits reconnus par la sentence. Selon le demandeur, le refus de reconnaître et d’exécuter une sentence portait atteinte à son droit à l’arbitrage reconnu par le contrat, son droit à compensation consacré par la sentence, son droit de faire exécuter une décision en sa faveur au Bangladesh et à l’étranger, et son droit restant et résiduel sur l’investissement qu’il avait réalisé au moment où l’arbitrage CCI a été rendu.22 La question principale présentée au tribunal était celle de savoir si le refus d’exécution d’une sentence arbitrale reconnaissant des droits contractuels et une indemnisation à l’investisseur devait ou non être considéré comme : i) un investissement protégé par le traité et ii) susceptible d’expropriation par l’Etat ayant pour effet de déposséder l’investisseur de sa propriété. Pour répondre à cette question, le tribunal a d’abord rappelé qu’il ne s’agissait pas de contrôler la validité de la sentence ni d’apprécier la bonne exécution du contrat,23 mais qu’il devait identifier les droits capables d’être expropriés. En l’espèce, selon le tribunal, ces droits étaient les droits contractuels résiduels tels que reconnus dans la sentence.24 Une fois les droits identifiés, le tribunal a reconnu que l’effet cumulé du refus d’exécution et du prononcé de la nullité de la sentence par les juridictions internes constituait une dépossession et un abus de droit contraire aux dispositions du traité : Bangladeshi courts exercised their supervisory jurisdiction for an end which was different from that for which it was instituted and thus violated the internationally accepted principle of prohibition of abuse of rights. (…) While the decision of the Supreme Court may appear understandable under domestic law, the fact remains that under international law it is flawed.25

Le tribunal arbitral décide en conséquence que les interférences dans la procédure arbitrale étaient constitutives d’une expropriation indirecte des droits de propriété de l’investisseur dont le montant correspond à celui octroyé par la sentence CCI : In respect of the taking, the actions of the Bangladeshi courts do not constitute an instance of direct expropriation, but rather of « measures having similar effects » within the meaning of Article 5(2) of the BIT. Such actions resulted in substantially depriving Saipem of the benefit of the ICC Award. The Tribunal considers that the expropriation of the right to arbitrate the dispute between Bangladesh under the ICC Arbitration Rules corresponds to the value of the award rendered without undue intervention of the courts of Bangladesh.26

22 Ibid., par. 120. 23 Ibid., par. 103. 24 Ibid., par. 128. « Saipem’s residual contractual rights under the investment as crystallised by the ICC award. ». 25 Ibid., par. 161, 171. 26 Ibid., par. 129, 204.

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La singularité de cette sentence, au regard des limites de la propriété, est double. En retenant qu’une décision arbitrale puisse être considérée comme un investissement protégé, le tribunal élargit considérablement la notion d’investissement au bénéfice de son propriétaire. Deuxièmement, en qualifiant les interférences d’expropriation indirecte, le tribunal élargit du même coup la notion d’expropriation, alors même que l’investisseur n’était pas complètement dépossédé de son investissement, et qu’il n’y avait pas eu un transfert de propriété en faveur de l’Etat. S’éloignant de cette interprétation, certains tribunaux rejettent la qualification d’expropriation indirecte en réalisant un numéro d’équilibriste pour faire cohabiter des intérêts concurrents. Dans ces hypothèses, l’on observe que l’exercice de certaines prérogatives souveraines par l’Etat ne sera pas qualifié d’expropriation indirecte s’il est avéré que l’investisseur n’a pas été complètement dépossédé de ses droits de propriété. Dans l’affaire LG&E c. Argentine, le demandeur demandait au tribunal de constater une expropriation indirecte de ses droits relatifs à un contrat de licence d’exploitation, à la suite de l’adoption de mesures économiques d’urgence par l’Argentine, remodelant les paiements des prestations. Selon le demandeur, il n’était pas nécessaire de prouver une dépossession totale des droits de propriété, mais seulement une atteinte substantielle à sa valeur.27 Le tribunal ne s’est pas aligné sur cette interprétation large de la doctrine de l’effet, au motif que l’adoption de mesures contraignantes par l’Etat n’avait pas eu pour effet de complètement déposséder l’investisseur, qui gardait la propriété et le contrôle de ses parts : In the circumstances of this case, although the State adopted severe measures that had a certain impact on Claimants’ investment, especially regarding the earnings that the Claimants expected, such measures did not deprive the investors of the right to enjoy their investment. Further, it cannot be said that Claimants lost control over their shares in the licensees, even though the value of the shares may have fluctuated during the economic crisis, or that they were unable to direct the day-to-day operations of the licensees in a manner different than before the measures were implemented.28

Puisque les effets de la mesure n’étaient pas permanents et que l’interférence sur les droits et la valeur attachés à la propriété n’était pas totale, le tribunal a refusé de reconnaître une expropriation indirecte ouvrant droit à une compensation.29

27 LG&E c. République d’Argentine, (Fn.17), par. 179, 180. «Under Claimants’ theory, indirect expropriation occurs when government action substantially impairs the value of an investment (…) Claimants add that when it comes to establishing whether there was effectively an indirect expropriation, there is no relevance to the fact that the Licensees continue to operate or control their gas-distribution business, or as to whether Claimants hold title to the shares. In the case of indirect expropriation, it does not matter whether title to the licenses has been transferred to the State. It is enough to show that their investment has been impaired as a result of government action. ». 28 Ibid., par. 198, 199. 29 Le tribunal a néanmoins engagé la responsabilité de l’Etat pour la violation du traitement juste et équitable.

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2. Le pouvoir de régulation et la doctrine des attentes légitimes Les limites matérielles de la propriété en droit international des investissements comprennent un deuxième volet relatif au pouvoir de régulation de l’Etat. En tant qu’entité souveraine, l’Etat a le droit d’adopter des mesures et d’administrer les activités sur son territoire. Sur l’existence de cette règle, l’accord est unanime. Moins radical dans ses effets sur la propriété que l’expropriation, l’exercice du pouvoir de régulation par l’Etat peut néanmoins porter atteinte à la jouissance de l’investissement étranger. Cette possibilité est largement appréhendée par la plupart des TBI qui protègent l’investisseur contre le traitement arbitraire ou discriminatoire. Plus exactement, ces traités imposent à l’Etat une obligation de traitement juste et équitable de l’investissement, qui singularise la matière des investissements par rapport au droit international général. L’accord récemment négocié entre l’Union européenne et le Canada accorde le traitement juste et équitable de la manière suivante : Each Party shall accord in its territory to covered investments of the other Party and to investors with respect to their covered investments fair and equitable treatment and full protection and security in accordance with paragraphs 2 through 6. 2. A Party breaches the obligation of fair and equitable treatment referenced in paragraph 1 if a measure or series of measures constitutes: (a) denial of justice in criminal, civil or administrative proceedings; (b) fundamental breach of due process, including a fundamental breach of transparency, in judicial and administrative proceedings; manifest arbitrariness; (d) targeted discrimination on manifestly wrongful grounds, such as gender, race or religious belief; (e) abusive treatment of investors, such as coercion, duress and harassment; or (f) a breach of any further elements of the fair and equitable treatment obligation adopted by the Parties in accordance with paragraph 3 of this Article.30

Comme cela est le cas pour d’autres traités, le traitement juste et équitable protège la propriété de l’investisseur des traitements arbitraires, des dénis de justice et des formes variées de discrimination. Pour autant, la protection accordée à la propriété n’est pas absolue et l’on retrouve encore le jeu d’équilibre entre les droits concurrents en présence. Ainsi, il n’est pas rare que les traités reconnaissent explicitement la possibilité que l’adoption d’une règle, ayant pour effet d’altérer la jouissance de droits de propriété, ne soit pas en elle-même suffisante pour engager la responsabilité de l’Etat hôte. L’article 8.9 (1) de l’accord précité prévoit cette conjoncture en ces termes : For the purpose of this Chapter, the Parties reaffirm their right to regulate within their territories to achieve legitimate policy objectives, such as the protection of public health, safety, the environment or public morals, social or consumer protection or the promotion and protection of cultural diversity. 2 ; For greater certainty, the mere fact that a Party regulates, including through a modification to its laws, in a manner which negatively affects an investment or interferes with an investor’s expectations, including its expectations of profits, does not amount to a breach of an obligation under this Section.31

30 Article 8.10 (1), (2) de l’accord économique et commercial global (AECG). 31 Article 8.9 (1) de l’accord économique et commercial global (AECG).

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Le droit reconnu à l’Etat d’adopter les mesures nécessaires à la bonne conduite de ses activités est aussi consacré en pratique. Le tribunal dans l’affaire Crystallex c. Venezuela a rappelé à ce titre que l’Etat est l’autorité primaire de décisions et que les tribunaux arbitraux ne sont pas investis d’un droit d’appel de ces décisions: The Tribunal believes that in matters where a government regulator and/or administration is called to make decisions of a technical nature, those government authorities are the primary decision-makers called to examine the reports presented by the applying investor and the available scientific data. As such, those governmental authorities should enjoy a high level of deference for reasons of their expertise and competence (which is assumed to be present in those institutions called to make the relevant decisions) and proximity with the situation under examination. It is not for an investor-state tribunal to second-guess the substantive correctness of the reasons which an administration were to put forward in its decisions, or to question the importance assigned by the administration to certain policy objectives over others.32

A rebours de l’existence d’un droit de régulation, la jurisprudence a néanmoins développé la doctrine des attentes légitimes de l’investisseur. Elle sanctionne toute mesure étatique contrevenant aux promesses et engagements spécifiques que l’Etat aurait antérieurement accordés à l’investisseur. Dans cette hypothèse, les limites à la jouissance de la propriété sont considérablement amoindries au profit du propriétaire.33 Dans l’affaire précitée, le tribunal a précisé que seules les attentes fondées sur des représentations « précises quant à leur contenu et claires quant à leur forme » sont légitimes : A legitimate expectation may arise in cases where the Administration has made a promise or representation to an investor as to a substantive benefit, on which the investor has relied in making its investment, and which later was frustrated by the conduct of the Administration. To be able to give rise to such legitimate expectations, such promise or representation – addressed to the individual investor – must be sufficiently specific, i. e. it must be precise as to its content and clear as to its form.34

Cela suggère que pour assurer la protection des droits de propriété, il faut savoir distinguer les représentations vagues ou générales relatives à un secteur d’activité, des engagements fermes et définitifs touchant un investissement en particulier.35

32 Crystallex c. Venezuela, (Fn.15), par. 583. 33 L’article 8.10 (4) de l’accord économique et commercial global (AECG), codifie la doctrine des attentes légitimes en ces termes: « When applying the above fair and equitable treatment obligation, a Tribunal may take into account whether a Party made a specific representation to an investor to induce a covered investment, that created a legitimate expectation, and upon which the investor relied in deciding to make or maintain the covered investment, but that the Party subsequently frustrated ». 34 Ibid., par. 547. 35 Dans ce dernier cas, l’Etat engage sa responsabilité s’il est avéré qu’il a agi de façon arbitraire : It would, however, incur liability under the BIT if the treatment of the investor in the process leading to the denial was unfair and inequitable, because it was arbitrary, lacking transparency or consistency. Thus, Venezuela’s contention that Crystallex had no « right » to a Permit appears in principle correct to the Tribunal, because of course the « right » was conditioned on the Administration granting the necessary approvals. These approvals, however, needed to be granted or denied after conducting a procedure which was not arbitrary and in which the applicant was treated fairly (par. 581).

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3. La protection physique de la propriété En plus des limites matérielles pouvant avoir des impacts sur la jouissance de la propriété, précédemment étudiées, il existe enfin des limites physiques pouvant se matérialiser par des saisies, des mouvements insurrectionnels ou des occupations. Qu’elles soient ou non liées à l’appareil étatique, l’investisseur tentera de se prévaloir d’une autre protection accordée par certains TBI, dite clause de « protection pleine et entière ». Par cette clause, l’Etat s’engage à une obligation de moyen pour veiller au respect de l’intégrité physique de la propriété. Il faut faire remarquer que certains investisseurs ont essayé d’élargir le champ matériel de ces clauses en prétendant qu’elles couvraient davantage que la seule protection physique et incluait par exemple la sécurité juridique.36 Certaines tentatives ont été favorablement reçues par les tribunaux.37 Elles ne font pas néanmoins l’unanimité.38 En plus d’empiéter sur la clause du traitement juste et équitable, cette interprétation risque de crée des disparités injustifiées entre l’investisseur étranger et le national. Surtout, elle transforme une obligation de moyen en obligation de résultat sans justification particulière. Conclusion Le développement des investissements directs étrangers n’a pas été ralenti par la consécration du droit d’expropriation et de nationalisation. Au contraire, en s’ingéniant à reconnaître des formes d’expropriation indirectes ou rampantes et des atteintes physiques engageant la responsabilité de l’Etat, la jurisprudence a entendu protéger les droits de

36 Crystallex c. Venezuela, (Fn.15), par. 625. 37 Biwater Gauff (Tanzania) Ltd v. United Republic of Tanzania, Aff. CIRDI No. ARB/05/22, sentence, 24 July 2008, par. 729: « The Arbitral Tribunal adheres to the Azurix holding that when the terms ‹ protection › and ‹ security › are qualified by ‹ full ›, the content of the standard may extend to matters other than physical security. It implies a State’s guarantee of stability in a secure environment, both physical, commercial and legal. It would in the Arbitral Tribunal’s view be unduly artificial to confine the notion of ‹ full security › only to one aspect of security, particularly in light of the use of this term in a BIT, directed at the protection of commercial and financial investments ». 38 Crystallex c. Venezuela, (Fn.15), par. 635. « The Tribunal is mindful that other investment tribunals have interpreted the ‹ full protection and security › standard more extensively so as to cover legal security and the protection of a stable legal framework As already noted, the Tribunal is of the view that the more ‹ traditional › interpretation better accords with the ordinary meaning of the terms. Furthermore, as rightly observed by a number of previous decisions, a more extensive reading of the ‹ full protection and security › standard would result in an overlap with other treaty standards, notably FET, which in the Tribunal’s mind would not comport with the ‹ effet utile” principle of interpretation. The Tribunal is thus unconvinced that it should depart from an interpretation of the ‹ full protection and security › standard limited to physical security ». Cf. aussi Saluka Investments B. V. v. Czech Republic, CNUDCI, sentence partielle, 17 mars 2006, par. 484: « [t]he practice of arbitral tribunals seems to indicate […] that the ‘full security and protection’ clause is not meant to cover just any kind of impairment of an investor’s investment, but to protect more specifically the physical integrity of an investment against interference by use of force »; et Rumeli Telekom A. S. and Telsim Mobil v. Kazakhstan, Aff. CIRDI No. ARB/05/16, sentence, 29 juillet 2008, par. 668: «this standard of treatment ‹ obliges the State to provide a certain level of protection to foreign investment from physical damage › ».

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propriété et encadrer l’exercice de pouvoirs souverains au point parfois d’annihiler la notion de risque. Malgré ces protections, il est possible d’identifier une ultime limite à la jouissance de la propriété dans les modes de réparation accordés au propriétaire lésé. Autrefois débattue en doctrine et en pratique, l’obligation d’indemniser les atteintes portées à la propriété fait aujourd’hui l’unanimité : « il peut être considéré comme acquis qu’en droit international un étranger ne peut être privé de sa propriété sans juste indemnité ».39 Mais contrairement au contentieux de droit privé ou interétatique, la restitution du bien ou du titre perdu n’est pas pratiquée en droit international des investissements.40 A moins que les parties ne s’entendent, il est difficile qu’un tribunal arbitral, reconnaissant l’expropriation ou la violation du traitement juste et équitable, prononce la nullité d’une mesure d’expropriation ou de régulation adoptée par l’Etat dans son ordre juridique interne.41 Même s’il en a le pouvoir, il serait tout aussi difficile en conséquence qu’un tribunal ordonne la restitution et le transfert du titre de propriété à l’investisseur qui ne recevrait probablement pas l’exécution.42 La logique exclusivement compensatoire des tribunaux d’investissements privant la partie lésée de restitution et préférant l’indemnisation confirme que la jouissance de la propriété étrangère est contingente de la souveraineté de l’Etat. Prof. Makane Moïse Mbengue Université de Genève, Boulevard du Pont-d’Arve 40, 1211 Genève 4 Elise Ruggeri Abonnat Université de Genève, Boulevard du Pont-d’Arve 40, 1211 Genève 4

39 Recueil des sentences arbitrales, U. N.-Publications, II, 647. 40 Borzu Sabahi, Compensation and Restitution in Investor-State Arbitration Principles and Practice, Oxford University Press, 2011, 45. 41 Il faut néanmoins distinguer les situations dans lesquelles l’expropriation est légale ou illégale. 42 L’article 54 (1) de la Convention pour le Règlement des Différends relatifs aux Investissements entre Etats et Ressortissants d’autres Etats de Washington limite l’exécution et la reconnaissance aux obligations pécuniaires imposées par la sentence : « Chaque Etat contractant reconnaît toute sentence rendue dans le cadre de la présente Convention comme obligatoire et assure l’exécution sur son territoire des obligations pécuniaires que la sentence impose comme s’il s’agissait d’un jugement définitif d’un tribunal fonctionnant sur le territoire dudit Etat. ».

Property limits as per the main source of absolute ownership Shelly Hiller Marguerat, Geneva

Introduction I. Limits to property remain valid after the transition to civil society II. The basis of Locke’s limitations – No injury or harm to others III. The two limitations recognized by all the interpreters 1. No waste a) The arguments against the validity of the limitations b) The ‘no waste’ limitation is only valid with respect to perishable goods 2. ‘As enough and as good’ 3. Consent in the use of money and the transition to Civil Society IV. Property rights on land 1. Can land be perishable? 2. Labour and cultivation as the greatest value to land – same meaning in Genesis 3. Opponents of the appropriation of land 4. Conclusion V. Living creatures (in possession) – Due care 1. The meaning of ‘nobler use than its bare preservation’ 2. Animals limit: corroboration from Genesis 3. Other opponents to the limitation concerning animals 4. Conclusions VI. Vindication of relevance 1. The reference to God 2. Rights by creation 3. Self-ownership and slavery interpretation 4. The misunderstanding of the literal labour-mixing theory Final conclusion

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Introduction The right to property as it is enshrined in the various declarations of human rights associated with the French Revolution and other revolutions of the late 18th and 19th centuries carries the implication of absolute ownership. John Locke’s thoughts on property were a prime source of inspiration for such pronouncements1 although neither he nor any other thinker of the period provided a clear and comprehensive definition of absolute ownership. Locke’s major innovation was to attribute to property the status of a natural right.2 Some of his interpreters, such as Macpherson, Strauss and their followers, hold that Locke successfully based property law on natural law, but at the same time they claim that he surpassed the limits of natural law after the creation of society, thereby providing a juridical-philosophical basis for modern capitalism.3 As Locke is considered the main source of the doctrine of absolute ownership,4 I can safely infer that he is also the source of the problem of the juridical justification for unlimited capitalism. 1

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For a good review, see Jim Powell, John Locke: Natural rights to life, liberty, and property, The Freeman 46/8 (1996), 45–52; Claudio J. Katz, Thomas Jefferson’s Liberal Anticapitalism, American Journal of Political Science 47/1 (2003), 1–17. See also Peter Laslett, Introduction, in: John Locke, two treatises of government, ed. Peter Laslett, 1963, 115, and 117; Richard Ashcraft, Revolutionary politics & Locke’s two treatises of government, 1986, 273, and 589. See also Christopher Pierson, Just Property, A History in the Latin West Volume One: Wealth, Virtue, and the Law, 2013, 210, and 208. See, for example, Peter Garnsey, Thinking about Property: From Antiquity to the age of Revolution, 2007, 220–221. See, e. g., Crawford Brough Macpherson, Locke on capitalist appropriation, The Western Political Quarterly 4/4 (1951), 550–566; Leo Strauss, Natural right and history, 1953, 165–166, and 202–251; Richard Howard Cox, Locke on war and peace, 1960, 76–80; Robert Goldwin, John Locke, in: History of political philosophy, ed. Leo Strauss / Joseph Cropsey, 1987, 3rd ed., 451–486; Michael P. Zuckert, The recent literature on Locke’s political philosophy, Political Science Reviewer 2/5 (1975), 271–304; Nathan Tarcov, Locke’s Education for Liberty, 1984, 170; Thomas L. Pangle, The spirit of modern republicanism: The moral vision of the American founders and the philosophy of John Locke, 1988, 129–279; Harvey C. Mansfield, Taming the prince, 1993, Ch. 24, 181–211. A good review of such authors can be found in Neil J. Mitchell, John Locke and the rise of capitalism, History of Political Economy 18/2(1986), 291–305. Ibid. For a detailed demonstration of Locke’s influence on the unlimited rights and liberties against the arbitrary authority of the governments as well: see John W. Gough, John Locke on political philosophy, 1950, 89; Richard Schlatter, Private property: The history of an idea, 1951, 151; entire books of Sterling Lamprecht, Moral and political philosophy of John Locke, 1918; and Paschal Larkin, Property in the 18th century with special reference to England and John Locke,1930. It is also recognized that the political aspects of Locke’s property rights justify the governmental common law of property. For example, Locke’s property doctrine is regarded as the foundation for U. S. common law of property: e. g., the 5th and 14th amendments to the U. S. Constitution state that governments cannot deprive any person of ‘life, liberty, or property’ without due process of law. David M. Post, Jeffersonian Revisions of Locke, Journal of the History of Ideas 47/1 (1986), 147–157, and passim. For an extended and detailed analysis of the influence of Locke on the founders of the United States, see Joshua Foa Dienstag, Between history and nature: Social contract theory in Locke and the founders, The Journal of Politics 58/4 (1996), 985–1009, especially 842 and 993. Mark Hulliung, The Social Contract in America: From the Revolution to the Present Age, 2007: Cited in Hans L. Eicholz, Pufendorf, Grotius, and Locke: Who is the real father of America’s founding political ideas?, Independent Review Journal 13/3 (2009), 447–454, 448. To see that Locke’s principles of life, liberty, and property are reflected in the second section of the Declaration of Independence, see Mark Skousen (ed.) and Benjamin Franklin, The completed autobiography 1868, 2006 ed., 413. Pierson (2013) correctly demonstrates the challenges to Locke’s influence on U. S. property law, but he also recognizes that many authors, such as Zuckert, 1994, Dworetz, 1994, and others, have found him to be the foundation of the U. S. property law. See Christopher Pierson,

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The purpose of this paper is to demonstrate that Locke’s writings – principally his Second Treatise, but also other texts which can and should be brought into the picture – provide clear examples of limits from natural law, even after the creation of society. Such limits, which are based on reason, are integral to his theory of property, as he uses them to explain how appropriation from the commons is possible without the need for general consent and without causing injury to others. Furthermore, the natural law limits that Locke imposes on property concern the environment and the animal kingdom as well as human rights, namely ‘life, health, liberty, or possessions’ (Locke 1690, Second Treatise, hereinafter Locke II, 6, also 123, and 173). All are covered by his broad definition of property: ‘which I call by the general name, property’ (Locke II, 123). Locke insists that only when it is allied with limits set by natural law to the use and exploitation of natural resources and living creatures, can property law be durable and remain valid without causing harm to anyone, thus balancing the needs of the self and the preservation of others. In a sense, Locke does not just confirm the natural law-based limitations espoused by natural law thinkers before his time: he goes beyond them corroborating, reinforcing, and developing such limitations as were necessary for his philosophy of property to be valid and lasting. A great deal has been written on John Locke’s theory of property, and the discussion and debate will surely continue without abatement. My own emphasis is on the validity of the limitations that Locke placed on what he considered the natural right to property, even after the creation of societies, and, in particular, on his concern not only for the rights of the individual, but also for the needs and preservation of others and, indeed, of the whole of creation. My main interpretive aim is to improve our understanding of the additional limitations clearly stated within Locke’s Second Treatise, but not often mentioned and developed by other modern interpreters of Locke, namely the limits to natural resources and animal life forms in our possession. This is an aspect of Locke’s argument which has received less attention than it deserves in the literature. In my view, the main danger of an unlimited right to property lies in the abuse of natural resources and animal life in the interest of profit on a systematic, industrial scale. As human rights declarations are inspired by Locke and his protected absolute rights to property, it would be interesting to see if international human rights instruments might heed Locke’s correlative limits too, as a possible juridical answer to the environmental crises of our society today.

(Fn.1), 220, 222, and 228. Even for Pierson, Locke is ‘a key figure in the development of British empiricism and liberalism’, Chappell, 1994, (ibid.). As nicely summarised by Jim Powell (1996) in his detailed book on Locke’s influence on contemporary property law, ‘Locke’s writings did much to inspire the libertarian ideals of the American Revolution. This, in turn, set an example which inspired people throughout Europe, Latin America, and Asia’. Jim Powell, (Fn.1), 45–47.

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I. The limits to property remain valid after the transition to civil society Locke regards property as given in common to all men (Locke II, 25). As such it must be preserved in the long run for the benefit of the whole of creation, so that everyone has an equal opportunity for self-preservation (Locke II, 54) without harming anyone. Through the accumulation of property, the shares of other commoners may be harmed. Unlimited accumulation is bound to create conflicts which inevitably harm the natural community. It is only with the help of natural law limitations that Locke’s theory of property remains valid and lasting. In the state of nature, we all have the natural right to govern our actions in liberty as long as the limitations set in the law of nature are respected. It is a ‘state all men are naturally in, and that is, a state of perfect freedom to order their actions, and dispose of their possessions and persons, as they think fit, within the bounds of the law of nature’ (Locke II, 4, emphasis added). According to Locke, natural law and its limitations ‘oblige [] every one’ (Locke II, 6). Locke explains that at the beginning of humanity, there could have been no conflicts, not only because of few spenders and plenty of natural provisions, but ‘especially’ because the first humans upheld the natural moral limits set by reason: ‘And thus, considering the plenty of natural provisions … especially keeping within the bounds, set by reason, of what might serve for his use; there could be then little room for quarrels or contentions about property so established’ (Locke II, 31, emphasis added). This is confirmed by Locke’s view that the first humans had the full capacity of reason (Locke II, 56, 57). The rational person is thus to act within the bounds of reason or natural law limitations. Locke maintains that it is only when one can act within the limits of reason that one could be considered free under the law of nature: ‘This holds in all the laws a man is under, whether natural or civil. Is a man under the law of nature? What made him free of that law? … I answer, a state of maturity wherein he might be supposed capable to know that law, that so he might keep his actions within the bounds of it’ (Locke II, 59, emphasis added).5 For Locke, property is given in order ‘to enjoy [it]’ (Locke II, 31). Under this enjoyment, Locke includes more than necessities of life; he includes also ‘support and comfort of their being’ (Locke II, 26, 34, and 37). However, this enjoyment is limited because the same law of nature that gives humans the right to property also imposes limits on this right:’… a right to them, then any one may engross as much as he will. To which I answer, Not so. The same law of Nature that does by this means give us property, does also bound that property too’ (Locke II, 31, emphasis added). The need to follow natural law obligations is further confirmed by Locke’s interpreters, such as Tully (1980). Agreeing with Dunn and Ashcraft to some degree, he argues that, in Locke’s view, every right to property is always conditional on a social duty or ob5

Locke also writes that those who have a defect or lack the capacity to reason must be guided since they are incapable of, ‘so living within the rules of It [reason]’ John Locke, Two treatises of government, 1690, 1764 ed., 60.

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ligation for the preservation of mankind: ‘The fundamental and undifferentiated form of property is the natural right and duty to make use of the world to achieve God’s purpose of preserving all his workmanship’.6 Tully, Dunn, and Ashcraft confirm that Locke’s natural law limitations guarantee the preservation of mankind. Ashcraft (1987) indicates that the natural right to self-preservation confers a positive duty ‘to provide for the subsistence of everyone else, where this does not come into competition with a person’s efforts to provide for his own subsistence’.7 Waldron (1988) states that this natural right ‘imposes positive duties on men to satisfy others’ needs’8 and that Locke’s reference to efforts was to demonstrate that property rights are limited.9 Dunn (1969) notes that since we are all sinners after the fall, the law of nature must keep us from interfering with each other’s rights and help us work towards the common good.10 He therefore holds that natural law rights create obligations because our own interests blind us to the law of nature and its sanctions. I agree, and note that this aligns with Locke’s view that self-interest blinds man to the law of reason (Locke II, 12, 124, and 136). Forde (2001) concurs and notes, ‘[t]he pursuit of individual self-interest must be bounded by the law of nature, which commands that each strive, ‘as much as he can, to preserve the rest of mankind’ (Locke II, 6, emphasis added).11 Ryan (1965) also confirms that speaking of absolute ownership in Locke’s philosophy is misleading since Locke ‘identified a number of limitations upon what a man might do or not do with his property’.12 Pierson (2013), who does not support the validity of Locke’s limits after the creation of society, writes that ‘it is almost as difficult to sustain the claim that Locke is here defending some sort of ‘unlimited’ entitlement to exercise pre-existing private property rights’.13 Opponents to the validity of Locke’s limits, such as Macpherson (1951) and his followers, conclude that ‘Locke’s astonishing achievement was to base the property right on natural right, and then to remove all the natural law limitations from the property right’ (emphasis added).14 I will demonstrate that it is incorrect to read Locke as a defender of the selfish desire for unlimited accumulation of property. I find no reference in Locke that removes natural law limitations on property after the creation of societies; instead, Locke provides clear language for the eternal validity of these limitations. Locke states that his limits also continue to apply after the conception of money, which, by being a durable good, can be gathered freely since it does not harm the share of other commoners: ‘he did 6 James Tully, A discourse on property: John Locke and his adversaries, 1980, 98–105,158–161, 164–165; John Locke II, 30, 38, 45, and 50. 7 Ibid., 132, citing Richard Ashcraft, Locke’s two treatises of government, 1987, 126–27. 8 Ibid., 132, citing Jeremy Waldron, The right to private property, 1988, 146. 9 Jeremy Waldron, The right to private property, 1988, 198–199. 10 John Dunn, The political thought of John Locke: An historical account of the argument of the ‘two treatises of government’, 1969, 126–127. 11 Steven Forde, Natural law, theology, and morality in John Locke, American Journal of Political Science 45/2 (2001), 396–409, 398, 401. 12 Alan Ryan, Locke and the dictatorship of the bourgeoisie, 1965, 226: Cited in Christopher Pierson, (Fn.1), 226. 13 Christopher Pierson, (Fn.1), 220. 14 Crawford Brough Macpherson, (Fn.3), 552.

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no injury; he wasted not the common stock; destroyed no part of the portion of goods that belonged to others, so long as nothing perished uselessly in his hands … he might heap up as much of these durable things as he pleased; the exceeding of the bounds of his just property not lying in the largeness of his possession, but the perishing of anything uselesly in it’ (Locke II, 46, emphasis added). After the introduction of money, it is therefore not the quantity of property accumulated that matters; the limits remain in force, however, concerning the waste of perishable objects which could deprive others of their share. Some modern interpreters of Locke, such as Judge (2002), confirm that Locke’s limitations are still intact after the creation of societies: ‘[The] constraints on private acquisition continue to hold even after the state of nature has been replaced by civil society … [T]his original law of nature, for the beginning of property, in what was before common, still takes place; and by virtue thereof ’.15 Ashcraft (1986) and Von Leyden (1956) further support the timeless validity of natural law limitations.16 Locke is neither the first nor the only natural law author to insist on natural law obligations. Grotius, for example, claims that if there is no obligation, there cannot be a right: ‘[T]he word Right, which has the same meaning as Law, taken in its most extensive sense, to denote a rule of moral action, obliging us to do what is proper. We say OBLIGING us. For the best counsels or precepts, if they lay us under no obligation to obey them, cannot come under the denomination of law or right’ (emphasis added).17 In addition, Vattel (1747) writes, ‘[t]he natural laws are, in particular, those which oblige us by nature or whose basis is to be found in the essence and nature of man’ (emphasis added).18 Gottfried (1774) says that a law can only be such when it expresses ‘a natural obligation’.19 Höpfner (1780) writes, ‘[a] natural law is that which expresses a natural obligation’.20 Bayne (1956) also insists: ‘The way man is put together imposes limitations upon him, moral because he is free to accept or disregard them, but real, nonetheless, because his reason tells him that to disregard them will produce undesirable consequences’ (emphasis added).21 Even a philosophy that firmly opposes natural law, calling it ‘nonsense upon stilts’,22 would argue for corresponding rights and obligations. The utilitarian movement has mis15 Rebecca P. Judge, Restoring the commons: Toward a new interpretation of Locke’s theory of property, Land Economics 78/3 (2002), 331–338, 332–333, and 336. 16 See, e. g., Richard Ashcraft, (Fn.1), 85–86; Wolfgang Von Leyden, John Locke and natural law, Philosophy 31/116, 1956, 23–35, 26, and 32. 17 Hugo Grotius, De jure belli ac pacis libri tres, 1625, translation by Archibald Colin Campbell, War and Peace, Bk. I, Ch. 1, Sec. 9, Para. 1. 18 Emeric de Vattel, Le loisir philosophique ou pièces diverses de philosophie, de morale et d’amusement,1747, Part 1, Ch. 4, Sec. 31. 19 Gottfried Achenwell, Prolegomena iuris naturalis, 1774, Part. 49, 42: Cited in Lorraine Dastonand Michael Stolleis, Natural law and laws of nature in early modern Europe Jurisprudence, theology, moral & natural philosophy, 2008, 60–66. 20 Emphasis added. Ludwig Julius Friedrich Höpfner, Naturrecht des einzelnen Menschen, der Gesellschaften und der Völker, 1780, 3rd ed., Sec. 8, 1, f. 5; Sec. 20, 13. 21 Stanford Law Review, Natural law for today’s lawyer, Stanford Law Review 9/3 (1957), 455–514, 479, citing David C. Bayne, The natural law for lawyers–A primer, De Paul Law Review 5/2, 1956, 159–208, 159, 180, and 183. 22 Bentham’s (1843) statement regarding the law of nature refers to his criticism of the declarations of rights issued in France during the revolution, drafted between 1791 and 1795 (published in 1816). Jeremy Ben-

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used Bentham’s comment in its campaign against natural law. Bentham simply opposed conferring natural rights to humans without any correlating limitations. He insists that ‘rights’ are created by law, and in order for them to be meaningful, others cannot interfere with those rights. For Bentham, if there were a ‘right’ without any kind of restraint, anarchy would result.23 Therefore, it is odd that he and other utilitarian thinkers promote equal rights for animals, which do not have the capacity to perform such corresponding obligations. Bentham could actually be a potential source of support for my arguments because he sees rights without obligations as leading to anarchy. Bentham’s own source, Rousseau (1754), also writes, ‘[t]hen only, when the voice of duty takes the place of physical impulses and right of appetite, does man, who so far had considered only himself, find that he is forced to act on different principles, and to consult his reason before listening to his inclinations’.24 The detailed arguments of the opponents to Locke’s limits are explored below under each limitation together with their refutation. Rights with their correlative obligations are thus a well-known aspect within the state of nature. Locke, however, emphasizes that those obligations are there in the state of nature as well as after the transition to civil society, and that civil society cannot affect those obligations: ‘the ties of natural obligations, are not bounded by the positive limits of kingdoms and commonwealths’ (Locke II, 118, emphasis added). The rest of Locke’s indications and examples for his limitations are explored under each relevant section below. II. The basis of the limitations – No injury or harm to others No harm to others is the founding element of all Locke’s limitations on property. To Locke, the protection of what is one’s ‘own’ in the wider sense also obliges us not to interfere with the property of others. Under the law of nature, no injury is allowed to others, be it to their person, liberties, or possessions. This is the principle of neminem laedere. No one may harm others in any way that can damage their ability of self-preservation and self-government: ‘being all equal and independent, no one ought to harm another in his life, health, liberty, or possessions’ (Locke II, 6). Later in the same paragraph, Locke states that men ‘may not, unless it be to do justice on an offender, take away, or impair the life, or what tends to the preservation of the life, the liberty, health, limb, or goods of another’(Locke II, 6). He adds, ‘[a]nd that all men may be restrained from invading others rights, and from doing hurt to one another’ (Locke II, 7). Locke also explains that nobody could ‘ingross’ anything ‘to the prejudice of others’ (Locke II, 31). tham, Anarchical Fallacies being an examination of the Declaration of Rights issued during the French Revolution Vol. 2: Cited in John Stuart Mill, Remarks on Bentham’s philosophy,in: The Collected Works of John Stuart Mill: Essays on Ethics, Religion and Society, Vol. 10, 1833, 392–393. 23 Ibid. 24 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1754, translation by G. D. H. Cole, What is the origin of inequality among men, and it is authorized by Natural law, Preface, Para. 12, emphasis added.

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For other natural law authors, including Locke’s predecessors, the preservation of this basic principle leads to the negative command to avoid interfering in the spheres of others (alieni abstinentia).25 To Locke, a man using unjustified violence is a danger to the human species and its peaceful preservation. Locke’s most fundamental law of nature is the preservation of mankind, and each person in it, paired with the avoidance of doing harm (Locke II, 7, 16, 134, 159, 182). Locke gives guidelines for the violation of this principle, writing that when an offender uses ‘force without right upon a man’s person’ (Locke II, 19), the offender loses his or her civil law protection. However, any unjustified harm may take away the civil law protection from the offender only to an extent that is ‘proportionate to his transgression, which is so much as may serve for reparation and restraint’ (Locke II, 8). Locke emphasizes that force can only be used ‘where it is necessary’ (Locke II, 8) as a means of self-defence according to the right of ‘self-preservation’, to ‘prevent [an offence] being committed’, or in ‘preventing the like offence’ (Locke II, 11). The first action to be taken against murderers is to restrain them. Locke notes that ‘all men may be restrained from invading others rights … [to] preserve the innocent and restrain offenders’ (Locke II, 7).26 Interestingly, to Locke, one cannot treat even a criminal arbitrarily, even for punishment, ‘but only to retribute to him, so far as calm reason and conscience dictate, what is proportionate to his transgression, which is so much as may serve for reparation and restraint’ (Locke II, 8). The purpose is only to restrain the criminal in proportion to the transgression committed and in accordance with the dictate of reason. III. The two limitations recognized by all the interpreters 1. No waste The ‘no waste’ limitation is an important limitation set by natural law, recognized in almost every interpretation of Locke. In Locke’s Second Treatise, it is mentioned multiple times (Locke II, 31, 36–38, 46, 48, and 51).27 It limits the accumulation of perishable property to what is actually used in order to avoid the wasting of items that could be of use to others. This restriction is necessary for the general preservation of mankind because waste ‘invade[s] his neighbour’s share’ (Locke II, 37). Locke says, each person may accumulate unlimited perishables for any purpose, including amusement, security, or simple comfort. However, if a perishable product is destroyed or spoiled without being used, it would be a waste of the common share of others: ‘If they perished, in his possession, without their due use; if the fruits rotted, or the venison putrified, before he could spend it,

25 A term used by Grotius, (Fn.17), Prol. 44: ‘iustitia tota in alieni abstinentia posita est’. See also Bk. I, Ch. 2, Sec. 1, Para. 5; Bk. II, Ch. 17, Sec. 2, Para. 1. 26 John Locke II, 7. This vocabulary is also used in John Locke II, 8, 11. 27 See also John Locke, First Treatise, 1690, ed. Peter Laslett, 1963 ed., 40.

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he offended against the common law of nature, and was liable to be punished’ (Locke II, 37, emphasis added). Examples for Locke’s insistence on this limit to what we own are: ‘whatsoever he tilled and reaped, laid up and made use of, before it spoiled, that was his peculiar right’. (Locke II, 38, emphasis added). He also writes: ‘generally things of short duration; such as, if they are not consumed by use, will decay and perish of themselves …’ (Locke II, 46 emphasis added). Locke says, one may accumulate property ‘As much as anyone can make use of to any advantage of life before it spoils, so much he may by his labour fix a property in. Whatever is beyond this is more than his share, and belongs to others. Nothing was made by God for man to spoil or destroy’. (Locke II, 31, emphasis added) For further support of the validity of the ‘no waste’ limitation, other relevant texts of Locke’s show that Locke was against the waste of any perishable good that could be useful to others, at any time, also after the introduction of money. Lady Masham in her correspondence writes about Locke: ‘[w]aste of any kind he could not bear to see … nor would he, if he could help it, let anything be destroyed which could serve for the nourishment, maintenance, or allowable pleasure of any creature’.28 Locke emphasizes that waste is forbidden as it also harms all other creatures who could use it for nourishment and maintenance. Locke’s ‘Essay on Education’ is in clear agreement: ‘I think people should be accustomed, from their cradles, … to spoil or waste nothing at all’ (emphasis added).29 ‘Children should from the beginning be bred up … and be taught not to spoil or destroy any thing, unless it be for the preservation or advantage of some other that is nobler’ (emphasis added).30 a) The arguments against the validity Macpherson and his followers argued that Locke recognized money to be a source of inequalities: They point out that the economic activity that developed after the introduction of money actually increased the value of the common stock because it was no longer dependent on, and limited to, the scarce quantity of land and natural resources. This gave everyone the opportunity to increase their wealth in different ways.31 So far, I agree with Macpherson. However, Macpherson goes much too far in stating that, in Locke’s opinion, the community as a whole would be better off after the introduction of money.32 According to Macpherson, Locke does not discuss what happens once natural resources become scarce, assuming instead their continued availability and thereby providing the basis for capitalism.33 However, Locke could not have made such an assump28 Richard Ashcraft, (Fn.1), citing John Locke, Private correspondence to Lady Masham, 1704, Sec. 2, 536, emphasis added. 29 John Locke, Some thoughts concerning education, 1693, 2001 ed., reprint 1909–1914, Vol. 37, Part. 1, Para. 116. 30 Ibid. 31 Crawford Brough Macpherson, The political theory of possessive individualism, 1962, 211–213. 32 Crawford Brough Macpherson, (Fn.3), 552. 33 Crawford Brough Macpherson, (Fn.31), 22.

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tion since he specifically deals with the times when natural resources become limited: ‘increase of people and stock, … had made land scarce, and so of some value (Locke II, 45, emphasis added; see also Locke II, 36, 38–39, and 51). Macpherson also argued that Locke provides no answer as to why anyone would ‘desire of having more than man needed’ (Locke II, 37) within his state of nature where needs ‘depend only on their usefulness to the life of man’ (Locke II, 36–37). Macpherson concluded that Locke was an extreme materialist, as his only aim for the accumulation of property was the accumulation of money in protecting the ’specifically capitalist appropriation of land and money’ as a natural right within the state of nature.34 Here, I would counter that Locke actually explains the transition from the state of nature, with needs correlated to usefulness, to the use of money, which expanded ownership of material goods – not necessarily for luxury, but for comfort and security (Locke II, 26, 31). This seems justified and natural to him because natural resources are ‘scarce’ (Locke II, 45). Macpherson also claims that Locke has overlooked the fact that exchange with money gives no guarantee that the wealth produced by this new economic system will be equally distributed among men, and that he provides no answer for this inequality.35 Ebenstein (1947) had also seen this apparent tension in Locke noting that the latter had no problem with the inequality of possessions created by the use of money: ‘Locke makes no serious attempt to reconcile the teaching of natural law, which seems to result in reasonable equality of property with the inequality of property which stems, by consent among men, from the use of money’.36 According to Pollock, Locke saw the difficulty in the inequality of property, but did not remove it.37 However, in Locke’s view, this inequality was less relevant and might even be considered fair. He explains that there are some natural inequalities because, although all ‘men by nature are equal, I cannot be supposed to understand all sorts of equality: age or virtue may give men a just precedency: excellency of parts and merit may place others above the common level: birth may subject some, and alliance or benefits others’ (Locke II, 54 emphasis added). Thus, certain inequalities in terms of material possessions are reasonable and even fair considering the labour or the ‘just precedency: excellency of parts and merit’. The only equality of importance to Locke was that of opportunity for the same self-preservation without interference by others: ’the equality I there spoke of, …, being that equal right, that every man hath, to his natural freedom, without being subjected to the will or authority of any other man’. (Locke II, 54). Accordingly, inequality of possessions is not wrong in itself, nor is the appropriation of a large property (Locke II, 46). What is odd in Macpherson’s interpretation is that he uses Locke’s unequal property ownership to conclude that only property owners are full members of society, deserving full rights. He claims that Locke defended a class division in society with property own34 35 36 37

Ibid., 205–207. Ibid., 211. William Ebenstein, Man and the state, 1947, 326. Frederick Pollock, Locke’s theory of the state, 1922, 90–91.

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ers at the top.38 In his view, Locke justifies ‘a positive moral basis for capitalist society, implying thereby that capitalism requires differential rights’.39 He based all of this on the argument above that Locke was not against inequality.40 Vaughn (1980) tries to understand Macpherson suggesting that he might have believed that, if, in Locke’s opinion, society becomes unequal in possession, it may also imply unequal rights in addition to unequal capacities.41 Vaughn adds that because, according to Locke, not all men are equally rational, Macpherson might have assumed that less capable men would prefer selling their labour for security while avoiding the risks of living only on what they produce.42 This reading, however, is at variance with Locke’s views concerning equality of self-preservation without the interference of others, as set out above (Locke II, 54). In addition, Macpherson’s interpretation of a society with a division of classes is in opposition with Locke’s clear words concerning equality among all mankind (Locke II, 4, 5, and 54). Macpherson’s interpretation ignores Locke’s efforts to give equal opportunities to each individual for the preservation of the self and others. Locke’s references to the ‘as enough and as good’ limitation (see below) also go against Macpherson’s conclusion, since, in Locke’s view, everybody deserves the same opportunity of self-preservation without the interference of others. The opponents to the validity of Locke’s limitations also based their arguments on the claim that Locke had only material goods in mind,43 while he actually considered material goods only a means to secure basic property rights of self-preservation and self-government, as well as life and liberty (Locke II, 6, 123, and 124). Additionally, Macpherson uses selected fragments of Locke’s texts to support his argument, based on Locke’s First Treatise,44 that Locke developed his theory of self-preservation only as the ‘first practical principle’. However, this specific reference is taken from the First Treatise, whereas Locke’s text on property can mainly be found in the Second Treatise, in which it is almost impossible to find the fundamental basis for self-preservation without a link to the necessary preservation of the rest of mankind (Locke II, 6, 11, 129, 131, 134–135, 138, 159, 171, 173, 182, 239). Those references to the preservation of all in the Second Treatise are also valid proof against the rest of the opponents to Locke’s limitations. Kendall (1965), for example, concurs with Macpherson and others: ‘The [Lockean] law of nature is, in short, a law which commands its subjects to look well to their own interests’.45 Among others, Strauss (1953) and Cox (1960) support this view, and see Locke as a protector of pure self-pres38 39 40 41 42 43

Crawford Brough Macpherson, (Fn.31), 200. Ibid., 221. Ibid., 211. Karen Iversen Vaughn, John Locke: Economist and Social Scientists, 1980, 82. Ibid. Crawford Brough Macpherson, (Fn.31), 257, 261; Leo Strauss, (Fn.3), 245, 247. For a detailed discussion, see Harvey C. Mansfield, (Fn.3), Ch. 24, 148, 185, 189, 191, 200, 201–203, 205–206, and 209; see also 186– 192, 211, 220, 237, 258–259, 261, and 288. For a good refutation of this theory, see Alan Ryan, (Fn.12), 247. 44 Crawford Brough Macpherson, (Fn.31), 229; John Locke I, 86. 45 Thomas I. Cook, Review of John Locke and the doctrine of majority rule by Willmoore Kendall, The American Political Science Review 35/6 1941, 1165–1168, 1167.

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ervation.46 For Strauss, Locke’s natural law duties only apply in cases not in conflict with our own preservation. In other words, any obligation ceases to exist if self-preservation is threatened. In Strauss’s words, ‘[t]he desire for happiness and the pursuit of happiness have the character of an absolute right, of a natural right. There is then a natural right, while there is no natural duty’.47 He then emphasizes that ‘[s]ince happiness presupposes life, the desire for life takes precedence’; therefore, he claims that for Locke, ‘[t]he most fundamental of all rights is … the right of self-preservation’.48 Cox (1960) agrees, and adds the word ‘only’ when it comes to the preservation of others, according to Locke: ‘A man is bound to preserve the rest of mankind as much as he can, but only where his own preservation comes not in competition’.49 In fact, Locke does not use the word ‘only’.50 The importance Locke gives to self-preservation is not a contradiction because the preservation of others is a must only if it is possible, and if not in conflict with self-preservation: ‘Every one, as he is bound to preserve himself, … so by the like reason, when his own preservation comes not in competition, ought he, as much as he can, to preserve the rest of mankind’ (Locke II, 6, emphasis added). For Waldron (1988), Locke’s ‘no waste’ limitation is a ‘terrible mistake’ because the economy of money can cause waste.51 In my view, the limitation is rather about the waste of perishable products. Pierson (2013) has also cited criticism against Macpherson and his followers raised by authors such as Ryan (1965), Wood (1984) and Dunn (1969), who conclude that those theories are mainly based on ‘assumptions’ while ‘providing no compelling textual evidence to support these suppositions’.52 b) The ‘no waste’ limitation is only valid with respect to perishable goods As demonstrated above, most of Locke’s interpreters explain that the rule of ‘no waste’ is no longer applicable because ’[t]he introduction of money … removed the technical obstacle which … had prevented unlimited appropriation from being rational in the moral sense, i. e. being in accordance with the law of nature or law of reason’.53 People can now accumulate as much as they want without causing a waste, because money, as well as gold and diamonds, cannot perish.54 However, the ‘no waste/spoilage’ limitation never concerned durable goods that men, by consent, have agreed to put value on (see for example, Locke II, 50, 26, and 4.3. 46 Leo Strauss, (Fn.3), 165–166, 202–251; Richard Howard Cox, (Fn.3), 76–80. See also Thomas I. Cook, (Fn.45), 77. 47 Leo Strauss, (Fn.3), 165–166, and 202–251; Richard Howard Cox, (Fn.3), 226–227. 48 Ibid., 227; see 239 f., 113. 49 Emphasis added. Richard Howard Cox, (Fn.3), 83. 50 John Kilcullen, Locke on political obligation, The Review of Politics 45/3 (1983), 323–344, 327, noting that Richard Howard Cox, (Fn.3), 83, added the word ‘only’ to Locke’s text. 51 Jeremy Waldron, (Fn.9), 224; Christopher Pierson, (Fn.1), 241. 52 Christopher Pierson, (Fn.1), 225–226. 53 Crawford Brough Macpherson, (Fn.31), 235. 54 Ibid., 204.

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below) like money, gold, shells, and diamonds. These, in being accumulated, would not harm the share of others, unlike goods that perish if not used and whose waste deprives others of their share, for instance, the products of the land, fruit, or wool, which could preserve life (Locke II, 46). Hence, the limitation on perishable products with potential use remains valid. If someone has too many perishable objects in their possession, Locke proposes to give away some perishable objects in order to avoid waste. This would be considered a proper use: ‘If he gave away a part to anybody else, so that it perished not uselessly in his possession, these he also made use of ’ (Locke II, 46). The purpose is for the object to be used by the appropriator, for any kind of enjoyment. According to Tully (1980), ‘Locke understands this limit in two ways; as limiting the amount to what a person can use; and limiting a person’s utilization of any of that amount to use only, not abuse’,55 whereas I hold that Locke is clear that a product can be used for any purpose, including comfort and amusement (Locke II, 26, 31, 34, and 37). The limit keeps property from disuse, it should be used ‘before it spoils’, because that spoils the share of others: ‘Nothing was made by God for men to spoil or destroy’ (Locke II, 31). Again, for Locke, there is no issue with the quantity because ‘the exceeding of the bounds of his just property not lying in the largeness of his possession, but the perishing of anything uselessly in it’ (Locke II, 46). This clearly indicates that this limit continues to apply after the creation of society because it is stated that durable goods like money can be accumulated without any limits while the limit remains in place for perishable goods because all perishable goods are to be used for preservation. To Locke, consent is a necessary and additional basis of property rights that promotes safety, but the ‘no waste’ limitation remains universally and timelessly valid for goods that are perishable and useful to the preservation of life. This is so even after the creation of society, also because natural law and its limitations are superior to any positive law (Locke II, 12, 131, and 135–137). 2. ‘As enough and as good’ The ‘as enough and as good’ limitation, also called the ‘sufficiency limitation’ or the ‘fair share limit’, is repeated many times in Locke’s Second Treatise (Locke II, 27, 31, 33, 36–39, and 51) and is the only limit which concerns all property in someone’s possession, including movable objects. It is considered separately for its role in guaranteeing the equal possibility of each individual to self-govern without depending on others.56 To Locke, equality is an important basis for property rights (Locke II, 4–6, and 54). Thus, this limit also contradicts Macpherson’s argument above that Locke’s inequality of rights leads to a class division of society and capitalism.

55 James Tully, (Fn.6), 122. 56 A. John Simmons, The Lockean theory of rights, 1992, 293, who has a good literature review on this limit; Alan Ryan, Property and political theory, 1984, 17, 45–46; and Karen Iversen Vaughn, (Fn.41), 107.

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The critics of the validity of Locke’s limits argue that the ‘as enough and as good’ limitation also disappears with the creation of societies. As seen under the ‘no waste’ limitation, Macpherson explains that in Locke’s reasoning society is better off after the introduction of money because economic business activity increases the value of the common stock.57 Even when there is not enough good land or similar property left for everyone, all individuals still have the opportunity to be economically viable without depending on others.58 He concludes that if people can increase wealth in different ways, limiting it to what is ‘as enough and as good’ is no longer needed.59 Waldron (2005) adds that Locke ‘is leaving open the possibility that some other basis might have to be found to regulate acquisition in circumstances of scarcity’.60 However, in my view, Locke is not necessarily against the economic order after the creation of societies. Locke actually predicts and justifies it with this limit to property so that the self-government of each person could also be secured in times of limited natural resources (see section on transition to civil society below). This limit means that after the creation of society, each individual must at least have equal opportunity to secure an ‘independent livelihood’,61 meaning that each person is guaranteed ‘the opportunity of a living, a condition of non-dependence, in which one is free to better oneself, govern one’s own existence, and enjoy the goods God provided for all’.62 Vaughn (1980) has the same interpretation of this limit as an opportunity for everyone to make a living.63 Locke specifically discusses the scarcity of natural resources (Locke II, 36, 39, and 51), and resolves it with this fair share limitation to restrict overuse in times of inadequate resources after the creation of societies.64 Locke thus clearly intends this limit to apply after the creation of societies (Locke II, 33). Macpherson also argues that ‘as enough and as good’ is not really a limitation at all, but rather a consequence of the principle ensuring equal opportunity to acquire property necessary for subsistence through labour.65 Waldron (1979) concurs, and holds that there are other restrictions on property rights that perform the same function as this fair share limit:66 ‘Maybe this (‘as enough and as good’) is not supposed to operate as a neces57 Crawford Brough Macpherson, (Fn.31), 205–207. See also Robert Nozick, Anarchy, state, and utopia. N1974, 176–183; Christopher Pierson, (Fn.1), 237. 58 Crawford Brough Macpherson, (Fn.31), 205–207. 59 Ibid., 205–207. Tully (1995) also confirms that he is ‘persuaded, the increased ‘common stock’ Locke refers to (II, 37, line 12) is the (undeniable) increased stock of opportunity to labour’. See James Tully, Property, self-government and consent, Canadian Journal of Political Science 28/1, 1995, 105–132, 125; and Gopal Sreenivasan, The limits of Lockean rights in property, 1995,107–115. 60 Jeremy Waldron, Nozick and Locke, filling the space of rights, Social Philosophy and Policy 22/1, (2005), 81–110, 89. 61 A. John Simmons, (Fn.56), 288–298. 62 For him, this limitation ‘requires that persons who cannot appropriate a share are not denied access to their share or room to exercise their rights of self-preservation and self-government’. Ibid., 293, and 298. 63 Karen Iversen Vaughn, (Fn.41), 107. 64 A. John Simmons, (Fn.56), 288–298. 65 Crawford Brough Macpherson, (Fn.31), 199, 238, 239. 66 Jeremy Waldron, Enough and as good left for others, The Philosophical Quarterly 29/117. (1979), 319–328, 326–328. Also Jeremy Waldron, (Fn.9), 214: Cited in Christopher Pierson, (Fn.1), 237.

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sary condition on acquisition: Locke surely did not mean that no one should appropriate any resources if there is not enough for everyone’.67 Thus, ‘[t]he proviso is better understood as a sufficient condition’. However, Locke clearly uses this limit as a restriction on the acquisition of property, because this limit ‘excludes the common right of other men: … at least where there is enough, and as good, left in common for others’ (Locke II, 27, emphasis added). The words ‘at least where there is enough’ show that this is a limit and not just a sufficient condition. Locke’s texts clearly explicate this fair share limit: No one is ‘to intrench upon the right of another, or acquire to himself a property, to the prejudice of his neighbour, who would still have room for as good, and as large a possession’ (Locke II, 36; Locke II, 27, 31, 33, 37–39, and 51). Locke provides examples of how to obey the ‘as enough and as good’ limitation: when it comes to land, the amelioration of the land for a future similar use would satisfy this limitation since the community receives the same value, or others are not left with less value (Locke II, 33). When it comes to movable objects as ‘acorns’ or ‘fruits’ (Locke II, 31, also 27, 33, and 37–38), the important issue is that it should not be ‘to the prejudice of others where the same plenty was still left, to those who would use the same Industry’ (Locke II, 37). I interpret this passage as meaning that, at the very least, the material of the object, if not maintained, is to be recycled so that the same raw matter is left for future use. The phrase ‘as enough and as good’ is itself vague in quantitative and qualitative aspects. Spencer (1992) argues that it is unclear whether the ‘as enough and as good’ left to others should be of the same kind as the appropriated object or something that is ‘as good as’. He adds that it is furthermore difficult to define ‘as good as’ without a sound arbitrator.68 Lemos (1982) and Ashcraft (1986) interpret ‘as enough and as good’ as the goods that are needed for preservation.69 But Locke clearly included enjoyment for comfort and convenience (Locke II, 26, and 31). I concur with Simmons who reads ‘enough’ as ‘enough for similar use’.70 When should the ‘as enough and as good’ be available?71 Cohen (1986) thinks that Locke’s intention is for the appropriator to leave ‘as enough and as good’ before the appropriation, not just during or after it.72 Locke’s words support this: ‘as before it was appropriated’ (Locke II, 36). However, in this specific section, Locke speaks of a time before land became limited. Once land is limited, it becomes physically impossible to leave ‘as enough and as good’ before the appropriation. Thus, only the time of appropriation seems to be relevant. To Simmons, this ‘fairness’

67 See Jeremy Waldron, (Fn.66), 319–328, emphasis added. 68 A. John Simmons, (Fn.56),citing Herbert Spencer, Social Statistics, 1992, Ch. 10, 126–128. 69 Richard Ashcraft, (Fn.7), 131–33. See also Ramon M. Lemos, Hobbes and Locke, 1978, 148; Ramon M. Lemos, Locke’s theory of property, in: John Locke: Critical Assessments, ed. Richard Ashcraft, 1978, 235. 70 A. John Simmons, (Fn.56), 288–298. 71 Ibid., 288–298, 295 (citing the full discussion in Hillel Steiner, Justice and entitlement, in: Reading Nozick: Essays on ‘Anarchy, State and Utopia’, ed. Jeffrey Paul, 1981, 382; Hillel Steiner, The natural right to the means of production, The Philosophical Quarterly 27/106(1977), 41–49, 45). 72 Gerald Allan Cohen, Self-ownership, world ownership, and equality, in: Justice and Equality Here and Now,ed. Frank S. Lucash,1986, 124–125.

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of acquisition is relative to when it happens.73 However, considering future commoners aligns with Locke’s general intentions for the common good, common stock, and benefit of the whole (Locke II, 7).74 Regarding to whom ‘as enough and as good’ is left, Locke notes that the preservation must be for all mankind, ‘as much as possible’ (Locke II, 16), and ‘every person in it’ (Locke II, 134, 159, 182). I must concur with Simmons and Fressola who argue that determining what is enough and as good will always represent a major problem. Nonetheless, the fair share is a ‘clear limit on natural property rights’.75 To conclude, the ‘as enough and as good’ limitation means that during appropriation, one must also preserve, or provide other opportunities for self-government, or, in the case of objects, at the very least recycle them for similar future use. Both of Locke’s limits are mentioned in his text and separately repeated in connection with the acquisition of property rights: ‘… as much ground as he could till, and make it his own land, and yet leave enough to Abel’s sheep to feed on; a few acres would serve for both their possessions’ (Locke II, 38, emphasis added, see also Locke II, 37). As a result, both limits are necessary and work in harmony to avoid causing harm to others. 3. Consent in the use of money and the transition to Civil Society Locke wrote that the introduction of money ‘has its value only from the consent of Men’ (Locke II, 50). The implication is that consent is required.76 The main argument of Macpherson (1962) and his followers who contest the validity of Locke’s limitations after the creation of society is that both the ‘no waste’ limitation and the ‘as enough and as good’ limitation become obsolete after the introduction of the use of money, when for them, consent becomes the only basis for private property rights.77 Scanlon (1981) concurs with Macpherson maintaining that with the introduction of money, ‘the original moral foundation for property rights is no longer valid, and a new foundation is required’. He argues that Locke takes consent to be this foundation.78 Strauss (1953) makes a similar contention: ‘[R]estraint of the appetites is replaced by a mechanism whose effect is humane’.79 Also Tully (1980) concludes that appropriation cannot be justified, and requires consent so that property is conventional.80 Waldron (1988) argues that the tacit and voluntary consent to use money overrules Locke’s limitations, and that selling one’s 73 74 75 76 77

A. John Simmons, (Fn.56), 297. This is also in agreement with A. John Simmons, (Fn.56), 288–298, citing Schmidt, 1991, 24. A. John Simmons, (Fn.56), 295, 288–298. See Richard Ashcraft, (Fn.1), 277; and A. John Simmons, (Fn.56), 302. See, e. g., Crawford Brough Macpherson, (Fn.31), 204–235; Steiner, 1977, 44; Henry Moulds, Private property in John Locke’s state of nature, American Journal of Economics and Sociology 23/2(1964), 179–188, 187; Leo Strauss, (Fn.3), 221–248; Richard Schlatter, Private property: The history of an idea, 1951, 151; J. P. Day, Locke on property, The Philosophical Quarterly 16/64(1966), 207–220; Kathleen M. Squadrito, Locke’s view of dominion, Environmental Ethics 1/3 (1979), 255–262, 255–258. 78 Crawford Brough Macpherson, (Fn.31), 235, citing Scanlon, 1981, 126. 79 Leo Strauss, (Fn.3), 240. 80 James Tully, (Fn.6), 152–53. See also Christopher Pierson, (Fn.1), 238.

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labour can also be argued to satisfy Locke’s limits.81 Pierson (2013) uses authors like Tully (1980), Waldron (1988) and others to carefully elaborate his arguments that with the use of money the validity of Locke’s limits ends. He explains with arguments similar to those used by Macpherson (1962) and his followers that Locke’s ‘great and chief ’ importance was property preservation, because Locke often repeats that men enter into society for the preservation of their property (Locke II, 124) in the material sense, and that Locke is inconsistent in his definition of property.82 Actually, a review of paragraph 124 and the ‘great and chief ’ importance of property preservation requires a reading of paragraph 123, in which Locke asks a simple question. If the state of nature were so free and liberating, what would entice man to ‘part with this freedom’ and ‘subject himself to the dominion and control of any other power?’. For Locke, the answer ‘therefore’ (Locke II, 124) is that the state of nature, as long as it is ruled by a ‘greater part’ of ‘no strict observers of equity and justice,’ remains ‘unsafe’ and ‘very insecure’. ‘Forming societies only improves the protection of property rights that covers ‘lives’, ‘liberties’, and the ‘estates’, which I call by the general name, property’ (Locke II, 123, emphasis added). Hence, one can see that the chief importance of the preservation of property by the government is the answer to the insecurity of the state of nature. In reply to Locke’s seemingly inconsistent use of the word property, the same paragraph that Pierson, Macpherson and others use for substantiating that Locke defends property in the narrow sense, if read carefully, demonstrates Locke’s much wider understanding of property that includes lives and liberties (Locke, II, 123). In the Second Treatise, Locke is clear as to his meaning of property: ‘By property I must be understood here, as in other places, to mean that property which men have in their persons as well as goods’ (Locke II, 173, emphasis added).83 It seems evident that, from his perspective, property represents all that is owned by the person: his right to life, liberties, labour, and bodily movements. Even Tully’s work of 1980, which Pierson uses for his conventional interpretation of Locke, agrees that ‘Locke means by ‘property’ … any sort of right, the nature of which is that it cannot be taken without a man’s consent’.84 He explains that, to Locke, property is ‘a right to any things’, and injustice is ‘the Invasion or Violation of that right’. Therefore, ‘[w]here there is no Property, there is no Injustice’.85 The aim of the government is the preservation of property in Locke’s sense, including life, liberties, health, and possessions (Locke II, 6) for the public good. It cannot refer to material possessions only. For Locke, money is to be treated like gold and silver, that are not perishable. This kind of property could increase without harming the share of others – ‘without injury to any one, these metals not spoiling or decaying in the hands of the possessor’ (Locke II, 47, and 50). Locke made it clear that it is labour that first created the right of proper81 82 83 84 85

Jeremy Waldron, (Fn.9), 224; Christopher Pierson, (Fn.1), 241. Christopher Pierson, (Fn.1), 240–244. See also John Locke, (Fn.5), 27, 30–31. Emphasis added. James Tully, (Fn.6), 115–116. Ibid., 104–125, 115.

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ty within the state of nature. After the ‘increase of population’ and ‘stock’ making land scarce, men needed to add consent to further protect property by means of agreement (Locke II, 45). For Locke, the value added by money was defined by mutual consent so that humans could keep more property without spoiling it or later exchanging it for the necessities of life. This has increased the possibilities to own more property without transgressing natural law limitations. But, to Locke, this increase of possessions was not necessarily out of greed, but for security and convenience (Locke II, 26),86 and did not cause any harm to the common stock. Consequently, Locke did not justify or condemn the use of money, but just noted that consent had become necessary as an additional basis for property rights. But consent does not replace natural law as the basis of property rights, as Macpherson and his followers argue. Consent is simply an additional basis for property rights in order to better protect the natural property rights of each person, his/her liberties, and possessions. For Locke, the law of nature cannot be binding, in spite of its superiority, at least as long as we live in a world with people not following their own bounds of reason (Locke II, 124). Because most people are biased by their own interests (Locke II, 124), and since they have an equal right to self-government, a natural law basis of property rights alone would be unsafe and insecure (Locke II, 13, 37, 92, 101, 123–124, and 126–127). To Locke, natural rights and obligations also remain valid after the creation of society: ‘Thus the law of nature stands as an eternal rule to all men, legislators as well as others’ (Locke II, 135, emphasis added). He explains that natural law and its limitations prevail over any human governmental law: ‘the municipal laws of countries, which are only so far right, as they are founded on the law of nature, by which they are to be regulated and interpreted’ (Locke II, 12, emphasis added). Natural law and its obligations surpass any human law that opposes them; ‘no human sanction can be good, or valid against it’. (Locke II, 135, emphasis added). To better understand the transition to civil society, one must understand that Locke’s state of nature is not a theological ideal of an unreachable state or a historical state in the past, as it is for many authors. For Locke, it is a continuing state of possibilities that can be experienced at any time: In his terms, ‘the world never was, nor ever will be, without numbers of men in that state’ while adding that ‘men may make one with another, and yet still be in the state of nature’ (Locke II, 14, 9). Man’s position in civil society is not the same as in the state of nature because there is no common authority in his state of nature and people live according to the rights and obligations of reason (Locke II, 19. See also Locke II, 4, 6, 111, and 128); this state differs from the state of war (Locke II, 21), and is described as a state of ‘good will, mutual assistance and preservation’ (Locke II, 19). All men had equal rights to pursue harmless goals without the interference of others (Locke II, 5). According to Locke, no human society in which the majority of men follow the moral limits of reason has ever existed, and this situation continues today.

86 A. John Simmons, (Fn.56), 300, citing Andrzej Rapaczynski, Nature and politics, 1987, 207; Karen Iversen Vaughn, (Fn.41), 103.

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Thus, we live, and have always lived, in an unsafe state of nature ruled by conflicting self-interests and passions. As long as the majority of men do not act by the guidance of reason or the limits set by natural law, the state of nature remains unsafe (Locke II, 123). Locke is also aware that the state of nature entails great inconveniences and dangers (Locke II, 13, 37, 92, 101, 123–124, and 126–127): ‘self-love … and on the other side, that ill nature, passion and revenge will carry them too far in punishing others; and hence nothing but confusion and disorder will follow’. (Locke II, 13, emphasis added). As a result, any human enforcement of judgment may be weak and uncertain (Locke II, 13).87 He seeks remedy for this unsafe state of nature in the protection of rights and their correlating obligations by the governmental law of civil society; ‘God hath certainly appointed government to restrain the partiality and violence of men. I easily grant, that civil government is the proper remedy for the inconveniencies of the state of nature, which must certainly be great, where men may be judges in their own case’ (Locke II, 13, emphasis added). Until we are able to have a majority of men that follow the moral limits of reason, the purpose of society is the amelioration and protection of natural law rights and their correlating duties. No rational being can be expected to decrease his liberties and freedoms unless it is to receive the amelioration of his natural conditions. Locke writes: ‘But though men, when they enter into society, give up the equality, liberty, and executive power they had in the state of nature … being only with an intention in every one the better to preserve himself, his liberty and property; (for no rational creature can be supposed to change his condition with an intention to be worse) the power of the society, or legislative constituted by them, can never be supposed to extend farther, than the common good; but is obliged to secure every one’s property, by providing against those three defects above mentioned, that made the state of nature so unsafe and uneasy. … And all this to be directed to no other end, but the peace, safety, and public good of the people’. (Locke II, 131, emphasis added)

Locke also reminds us that legislative powers must imitate natural law for the better protection of safety, peace, and the public good (see also Locke II, 135, 138, 222, and 239). Government can never act beyond the purpose of the common good of all mankind, ‘as much as possible’ (Locke II, 16) and of ‘every person in it’ (Locke II, 134, 159). If a government fails to protect those natural rights, it is not performing its role adequately (Locke II, 135) and can be removed or altered: ‘legislative being only a fiduciary power to act for certain ends, there remains still in the people a supreme power to remove or alter the legislative, when they find the legislative act contrary to the trust reposed in them’ (Locke II, 149, emphasis added). 87 Despite its being superior in its guiding role, Locke explains why natural law cannot be accepted as binding by everyone. For him, it cannot be binding as long as we live in a world with people not following their own bounds of reason, biased by their own interests. ‘[M]en being biased by their interest, as well as ignorant for want of study of it, are not apt to allow of it as a law binding to them in the application of it to their particular cases’ ( John Locke II, 124, emphasis added.)

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Those passages from Locke are ignored by Strauss (1953), who argues that in Locke’s view the first aim of government is the protection of the ‘different and unequal faculties of acquiring property’.88 Macpherson’s interpretation makes Locke a defender of the preservation of the self.89 He contends that, for Locke, the transfer of individual rights to the unlimited power of the state is a requirement, and that owners of property ‘do not need to reserve any rights as against civil society, since civil society is constructed by and for them, and run by and for them’.90 He further points to Locke’s examples of limitations on government in the interest of property. For him and his followers, as also for Pierson (2013), this indicates that material property is the first priority in Locke’s eyes.91 Yet, as demonstrated above, Locke clearly referred to the protection of property that includes his/her own person, liberties, and not only material possessions (Locke II, 173).92 In fact, it is impossible to read Locke’s Second Treatise without noticing the priority given to the limitations on the state in favour of the protection of the rights of the individual and the public good (Locke II, 3, 6, 11, 89, 129, 131–135, 137, 147, 158–159, 162–167, 171, 209, 229, and 239). Finally, I argue against most interpreters of Locke who claim that his limitations are made obsolete due to the use of money by means of consent. Consent to use money was a necessary, additional basis of property rights. But money merely gave men the ability to acquire more; nothing suggests that limits are abolished. It is recognized that money creates inequalities which, in itself, is not morally wrong. Nevertheless, consent to use it does not end the natural law limitation. Man’s ability to accumulate property is only increased; waste is still not allowed for property that may perish, such as products of the land, or any other good useful for the convenience of life; future commoners must still receive their equal share to be able to self-govern themselves; and the rest of Locke’s limits as described below are also valid. Locke thus included human agreement and consent as further bases for property rights, so that, after the introduction of money and creation of society, property rights would be better protected by the government through its rules and punishments. Natural law is unwritten and vague, and conflicts would arise if property rights were based solely on natural law as it is ‘nowhere to be found but in the minds of men, they who through passion or interest shall miscite and misapply it, cannot so easily be convinced of their mistakes where there is no established judge’ (Locke II, 136, emphasis added). In spite of this additional basis for property rights, the natural law limitations remain superior for moral guidance and interpretation, universally and timelessly applicable to ‘the municipal laws of countries, which are only so far right, as they are founded on the law of nature, by which they are to be ‘regulated and interpreted’ (Locke II, 12, 135). This is consistent with the generally accepted view on natural law. In a way, Locke states 88 Leo Strauss, (Fn.3), 245, 247. For a detailed discussion, see Mansfield (fn. 3), Ch. 24, 148, 185, 189, 191, 200, 201–203, 205–206, and 209; see also 186–192, 211, 220, 237, 258–259, 261, and 288. 89 Crawford Brough Macpherson, (Fn.31), 256. 90 Ibid., 256. 91 Ibid., 195. 92 See also John Locke II, 27, and 30–31.

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that governments are to create a positive law of property rights that is convenient for the specific needs of societies at that specific time. It must be flexible and align with natural law and its restrictions as superior and divine moral norms. IV. Property rights on land Locke speaks of land as ‘the chief matter of Property’ or ‘the Earth itself ’ (Locke II, 32) as that which takes in and carries with it all the rest. Property in land is obtained in the same way as movables, through labour (Locke II, 32), but when Locke refers to the appropriation of land, he demands special care for the preservation of land for the common stock. Here, the meaning of ‘labour’ comprises harder work than the simple physical grabbing of an object, such as with movables. Man ‘Tills, Plants, Improves, Cultivates’ (Locke II, 32), other examples include ‘subdue, sow’, ‘reap’, ‘lay-up’, ‘improve pasturage’ (Locke II, 38) for the ‘common stock’ (Locke II, 37) or for the ‘benefit of life’ (Locke II, 32). In cultivating the land, a man contributes a part of his own labour thereby increasing the value of the land: ‘[H]e who appropriates land to himself by his labour does not lessen but increase the common stock of mankind’. (Locke II, 37). For Locke, ‘it is labour indeed that puts the difference of value’ (Locke II, 40; see also Locke II, 42–43). The same natural law limitations apply to land as well: ‘The same measures governed the possession of land too’ (Locke II, 38). When it comes to the ‘no waste’ limitation there must be an actual use of the land’s products before they spoil: ‘He was only to look, that he used them before they spoiled … as long as nothing perished uselessly in his hand’ (Locke II, 46). If the grass is rotted, or the fruits rot due to non-consumption, in spite of enclosure and labour, this is a waste of the common share, and the products ‘might be the possession of any other’ (Locke II, 32, and 38). Also, no harm is to be done to other people by leaving ‘enough, and as good’ for them. Locke says that there must be no ‘prejudice to any other man, (in that there is) still enough, and as good left’ (Locke II, 33, 36). This condition is satisfied ‘by improving’ the land (Locke II, 33). The appropriation of land is also conditioned on the marking of boundaries – ‘inclose it from the Common’ (Locke II, 32); ‘whatsoever he enclosed’ (Locke II, 38, 35).93 Ashcraft (1986) finds it difficult to understand how so few authors could see that Locke’s theory of property ‘is one of the most radical critiques of the landowning aristocracy produced during the last half of the seventeenth century’.94 He too finds it shameful that ‘this aspect of Locke’s argument has been little noticed’.95

93 For private property to be maintained, occupation or seizure is not sufficient. An intention to maintain possession must be demonstrated. A movable thing has boundaries based on its existing physical shape, but a piece of land has no physical shape unless it is marked by boundaries. 94 Richard Ashcraft, (Fn.1), 273. For Ashcraft, Locke’s ‘Two Treatise was largely ignored after 1688 because its author was seen as far too radical to be trusted to defend the compromising constitutionalism of the Glorious Revolution’. Ibid., 589. 95 Richard Ashcraft, (Fn.1), 268.

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1. Can land be perishable? Locke’s meaning is not that land in itself is perishable, but its products, such as fruits, venison, grass, wool, nuts that contribute to the ‘preservation of life’ are. (Locke II, 37, 38, 46). Compliance with Locke’s ‘no waste’ limitation concerning land is thus not applicable to the land itself but to the products of the land; ‘As much land as a man tills, plants, improves, cultivates, and can use the product of, so much is his property’ (Locke II, 32, emphasis added). For Locke, products of the land such as fruits can be wasted, but land in itself is in a different category, with all the conditions mentioned above: enclosure, no waste, and ‘as enough and as good’ left for others with the meaning of labour including the continuing amelioration of the land for the common good. 2. Labour and cultivation as the greatest value to land – same meaning in Genesis Locke used the book of Genesis as a source of property law, considering the original grant of God to mankind cited in Genesis, Ch. 1, Secs. 28–30, and Ch. 9, Sec. 2, as the foundation of the property right doctrine. He specifically cites Genesis in the Second Treatise (25, and 31) and the First Treatise (41, and 86).96 In the book of Genesis, land had no value without the labour of man. Locke says God granted the authority for the appropriation of land: ‘God, by commanding to subdue, gave authority so far to appropriate’ (Locke II, 35). Locke explains that the meaning of ‘subdue’ is the improvement of the land for the benefit of life: ‘God and his reason commanded him to subdue the earth, i. e. improve it for the benefit of life, and therein lay out something upon it that was his own, his labour. He that in obedience to this command of God, subdued, tilled and sowed any part of it’ (Locke II, 32, emphasis added). For him, the purpose of man was to ‘subdue’ God’s creation as specified in Genesis: ‘God said unto them: ‘Be fruitful, and multiply, and replenish the earth, and subdue it’’ (Genesis, Ch. 1, Sec. 28). Genesis contains further support for Locke’s interpretation specifying that the purpose of men is to ‘dress [Eden] and to keep it’. (Genesis, Ch. 2, Sec. 15). God saw no purpose to growing vegetation until the creation of man because there was no man to labour and ‘till the ground’: ‘No shrub of the field was yet in the earth, and no herb of the field had yet sprung up; for the LORD God had not caused it to rain upon the earth, and there was not a man to till the ground’ (emphasis added).97 This supports Locke’s condition that man must work and cultivate the land for the benefit of the whole of society to have any kind of property right. God demonstrates a clear desire for man to ‘till’ the ‘ground’ for his use. 96 This is confirmed by Steven Forde, What does Locke expect us to know?, The Review of Politics 68/2 (2006), 232–258; and Karl Olivecrona, Locke’s theory of appropriation, The Philosophical Quarterly 24/96 (1974), 220–234. 97 Emphasis added. Genesis, Ch. 2. Sec. 5. All Bible quotations from Bible in Hebrew- English. According to the Masoretic Text and the JPS (1917 ed.). Available: http://www.mechon-mamre.org/p/pt/ pt0.htm (01 Mar 2013).

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The duty of man to till the land is further shown here: ‘Therefore the LORD God sent him forth from the Garden of Eden, to till the ground from whence he was taken’. (Genesis, Ch. 3, Sec. 23, emphasis added). We are to cultivate and till the land: ‘In the sweat of thy face shalt thou eat bread, till thou return unto the ground; for out of it wast thou taken; for dust thou art, and unto dust shalt thou return’ (emphasis added, Genesis Ch. 3, Sec. 19). Here, God also reminds mankind that they came from the ground and shall return to it. The ground came first (Genesis, Ch. 2, Sec. 6) before men (Genesis, Ch. 2, Sec 7). Men are to preserve it, cultivate it, and make the best of it, for the common good, including animal life. Locke’s use of the book of Genesis as a source confirms his insistence that man is to till, subdue, dress, and keep the land for the benefit of life. To Locke, labour on land is demanding: continuing improvement and cultivation of the land for the ‘benefit of life’ and/or ‘common stock’. (Locke II, 32; also, Locke II, 31, 33, 37–38, 40, and 42). 3. Opponents of the appropriation of land Locke’s labour and cultivation condition is heavily criticized as having justified the seizure of the natives’ land.98 This is a whole new thesis, but in short, I would argue that Locke was only trying to create a property theory based on natural rights and obligations that would remain valid for all times, also, and mainly, when land becomes scarce. Firstly, for Locke’s theory of rights to stay consistent, land appropriation must have the same natural law obligations as for all other movables (Locke II, 38), as seen above. This includes the same natural law limitation of ‘as enough and as good left for others’ (Locke II, 33). Locke then demonstrates how to put into practice the ‘as enough and as good’ limit to property when it comes to land: ‘by improving it’ (Locke II, 33). Amelioration or the continuing cultivation of land is thus required in order to satisfy this natural law limit. Secondly, Locke’s labour and cultivation is to be found in Genesis. The idea of land appropriation by labour and cultivation was already used by other natural law philosophers, among others Pufendorf99 and Aristotle,100 all before Locke’s time.101 This demonstrates that Locke’s notion of land cultivation is not only inspired by the original grant,102 but also by other natural law authors that Locke was aware of, and that are well known for their independent statement of this reason. This corroborates my argument that Locke was not necessarily trying to justify the seizure of the land of natives, but was merely creating a consistent property theory that would be long lasting, also for a time when land would become scarce. 98 Barbara Arneil, Locke and colonialism, 1996, cited in Christopher Pierson, (Fn.1), 239–240. 99 Peter Garnsey, (Fn.2), 146. 100 Ibid., 145. 101 Ibid., 56–57. 102 As also by Peter Garnsey, (Fn.2), 143.

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Another opponent to Locke’s property rights in land is Tully (1980), who claims that for Locke ‘fixed property in land does not have a natural foundation’.103 According to Tully, property rights can only be attributed to the products of the land deriving from its cultivation and not to the land itself.104 He claims that there is no evidence in Locke’s text that land can be considered private property.105 A possible way to apply Tully’s interpretation could be with a trust system where each landlord could become a trust holder of the appropriated land with obligations to ameliorate it for the good of the whole of society and to control waste.106 Tully saw Locke’s property rights in land as property in trust for the whole of society. However, a trust holding system will take rights from the property holders. I cannot agree with Tully’s interpretation because ‘[t]he same measures governed the possession of land too’ (Locke II, 38 emphasis added). Locke clearly writes that property rights in land are given in the same manner as property in movables (Locke II, 32). This is at variance with Tully’s (1980) view that Locke gives no property rights in land at all. Locke does not refer only to the product of the earth but to the property rights over the land itself. Those rights are limited, but they are still given to the appropriator in merit of the value added to the land in its transformation to something useful for life and its preservation (Locke II, 40, and 42–43). Moreover, I concur with Hartogh (1990), who finds it difficult to establish that people have exclusive rights to land in civil societies if people never had those rights of property in the state of nature. He bases his argument on Locke’s contention that no one can give more power than he or she possesses.107 Hartogh further states that ‘if Tully’s theory is correct, the inference would be that there can be no legitimate property in land, even in the English common’.108 Another opponent to Locke’s land appropriation – and a supporter of Tully’s interpretation – is Shrader-Frechette (1993), who proposes that Locke does not suggest ownership rights in land as the land does not come from human labour. ‘[T]is Labour indeed that puts the difference of value on everything’ (Locke II, 40).109 Land was created by God and not men. Shrader-Frechette thus infers that we cannot put value on that land, only on its products.110 However, this could lead to the confusing conclusion that there are no natural property rights in land at all, only conventional rights. Other modern interpreters reach this same conclusion.111 Thus, I partly agree with Tully and Shrader-Frechette in 103 104 105 106 107 108 109 110 111

James Tully, (Fn.6), 122, 123–124, and 146, emphasis added. Ibid., 122–123, emphasis added. Ibid., 123–124, 129–30, and 147–151. Holdworth (1926), IV, 410, cited in James Tully, (Fn.6), 122. Govert den Hartogh, Tully’s Locke, Political Theory 18/4 (1990), 656–672, 664, citing Locke II, 23–4, 135,149, 168, and 172. Ibid., 664. Kristin Shrader-Frechette, Locke and limits on land ownership, Journal of the History of Ideas 54/2 (1993), 201–219, 215. Ibid., 215. See, for example, Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? ou Recherche sur le principe du Droit et du Gouvernement, 1898, translation by Benjamin Ricketson Tucker, What is property?: An inquiry

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that those rights are conditional. However, maintaining that there are no property rights in the laboured land is clearly contrary to Locke’s own words, who sought to base and protect property rights in land by natural law, if the limitations are observed.112 4. Conclusion In order to obtain property rights in land, one must comply with all of the following: enclosing of the land by putting up barriers, preservation and amelioration thereof satisfying the ‘enough and as good’ limit, avoidance of waste of its products; additionally, in order to satisfy the meaning of labour, the cultivation and improvement of the land for the good of the common stock or the ‘benefit of life’. Products of the land, if left to perish without use, could revert to any other person who would use them for life preservation. V. Living creatures (in possession) – Due care Locke holds that as all persons were made by the same Creator, no one may destroy him or herself, others, or any living creature in his or her possession, except for a ‘nobler’ cause than his or her own existence or ‘some nobler use than its bare preservation’ (Locke II, 6). The preservation and existence of other living organisms, such as animals, have a recognized value. For Locke, even if living organisms are considered property, the proprietor has the rational capacity to look past his own profit to the wellbeing of the animal and must care for the continued existence and preservation of the living organisms. In his other texts, Locke is unmistakably against cruelty to any living creature, including birds and butterflies. No killing or torture of any living form is allowed: ‘Children should from the beginning be bred up in an abhorrence of killing or tormenting any living creature; and be taught not to spoil or destroy any thing, unless it be for the preservation or advantage of some other that is nobler’.113 Locke also demanded that man care for the living creatures in his possession. Not taking due care of animals in one’s possession or even being ‘negligent’ is for Locke a ‘great fault’ which may ‘forfeit their possession’. He repeats that even children should learn to be gentle ‘to all sensible creatures’.114 Locke’s natural duty of animal preservation seems revolutionary for his time; therefore, he had to support it with other reasons. Hence, he posits that cruelty to any living form can eventually harden man’s mind to cruelty to other men.115 Tully (1980) also noted Locke’s efforts regarding animals: ‘A further condition is that the species of animals must be pre-

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into the principle of right and of government, 1969, 103–104. See also Charles R. Beitz, Tacit consent and property rights, Political Theory in Social and Political Philosophy 8/4 (1980), 487–502. See John Locke II, 32, and 37. John Locke, (Fn.29), Vol. 37, Part. 1, Para. 116. Ibid., Para. 116. Ibid., Para. 116.

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served’ (Locke I, 56).116 For Tully, it is problematic to consider animals to be property in the same sense as other objects. Animals are living creatures to be preserved. They can only be killed under exceptional circumstances.117 My answer to this would be that it is indeed hard to consider animals as property, but since Locke also considers human life, liberties, health, and labour property, it is not in itself problematic. His interpretation shifts the responsibility to take care of other people, nature, and also animals to humans. This is also the purpose in Genesis of man to dress and to keep the whole of creation (Genesis, Ch. 2, Sec. 15; Ch. 1, Sec. 28: see above Sec. 4.2). One opponent to this view is Ewins (2004). I disagree with his call for the application of this limit to property not only to animals but also to nature and forests. He explains that for Locke, a cause nobler than existence is hard to define because the value of preservation of the community of nature as a whole is immeasurable. I answer that Locke did not include plants and nature as creatures within this limit but only animals. Plants would belong under limited possessions on the land and its products (Locke II, 32–33, 38, and 42). As to his vague definition of ‘nobler than its bare existence’, I argue that you can find the necessary wording in Locke’s text to define it as set out below. 1. The meaning of ‘nobler use than its bare preservation’ To Locke, a nobler use means rising above passions and selfish desires for an act that supports the common good and avoids harm to anyone.118 In short, using reason with its moral limitations is nobler than satisfying our own appetites, fancies, and passions (Locke II, 12, 124, and 136). I demonstrate that to Locke, the difference between humans and animals is the ability to reason and make decisions not based on one’s passions but, instead, designed to avoid doing harm to anyone or to support the common good (Locke II, 135, and 159) as long as it is not in conflict with our own preservation (Locke II, 6). Locke’s views might call into question the western use of animals for profit, pleasure, or experiments. We are not to kill animals in our possession unless it is for a nobler need than the pleasure of the body. It must be a need that is for the support or the preservation of the common good. Potentially life-saving techniques borne of animal experiments could justify this exception; experiments for cosmetic use would likely not support the common good. This Lockean limitation might raise the question whether man should kill and eat animals in countries where proper substitutes for life preservation exist. Taking a life of an animal for pure temporary bodily pleasure would not seem to be covered by Locke’s meaning of ‘nobler use’.

116 James Tully, (Fn.6), 119. 117 Ibid., 118. 118 See Shelly Hiller Marguerat, John Locke’s Concept of Property and his Natural Law Limits Based on Reason, Doctoral thesis, 2014, 249–252. Available at https://archive-ouverte.unige.ch/unige:36849.

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2. Animals limit: corroboration from Genesis Even in Genesis, it appears that the story of creation does not specifically teach the use of animals for food. God’s creation seems to be entrusted to the hands of humanity on the condition that they preserve it for the benefit of the whole of creation (Genesis Ch. 1, Sec. 28: see above Sec. 4.2). Humans were to ‘subdue’ animals; they were not ‘given’ them ‘for food’: God uses the term ‘given’ to show a total, unrestricted grant to humanity in reference to all the vegetation, the herbs and trees bearing seeds, specifically mentioning that they are given to humanity ‘for food’. However, when it concerns a ‘living soul,’ men are only given the right to ‘subdue it’ (Genesis, Ch. 1, Sec. 28). Here, there is no mention of the Hebrew word for ‘food’, implying that man, at least in the original version of creation, had no right to use animals for food or as unconditional property, but only to subdue or ameliorate for the benefit of the whole. The different vocabulary signifies differing classes of treatment. To demonstrate God’s careful attention to the whole community of nature and the future commoners, it was not every type of vegetation that was given but only those that grew seeds that allowed the continuation and preservation of the whole.119 This is in harmony with my interpretation of Locke’s property rights. To confirm that, we were not granted the right to eat animals at the time of creation. It seems that the right to eat animal flesh was only recognized after the time of Noah and the flood, and even then, there were strict limitations and conditions.120 3. Other opponents to the limitation concerning animals Nowadays, some appealing suggestions propose giving animals the same rights as humans, so that proper criminal cases could be brought to court on their behalf (e. g., the utilitarian philosophy). An increasing number of modern authors argue that philosophy advocating equal rights for animals, which are incapable of taking on the duties of humans, is dangerous to the preservation of mankind, entailing a possible deprivation of human rights and anarchism in the legal system due to a confusion of interests. Animals will also inevitably outnumber humans, and they have vastly different abilities and interests.121 Singer (2004), a leader in this movement, actually proposes to change the definition of a person to refer to an animal’s cognitive level, drawing the distinction according to intellectual abilities. The special moral status of mankind (due to the capacity to rea119 This can be further supported within the vision written in Genesis, Book of Isaiah, Ch. 11, Sec. 6–7. See: ‘And the wolf shall dwell with the lamb, and the leopard shall lie down with the kid; and the calf and the young lion and the fatling together; and a little child shall lead them’. This is confirmed by the Kabbalistic opinion of Rab Kuk’s vegetarian world vision based on Genesis (Book of Isaiah, Ch. 11, Sec. 6–7), whereby even animals would not eat each other’s flesh and eat only herbs.(fn. 97). 120 Genesis, Book of Noah, Ch. 9, Sec.3: ‘Every moving thing that liveth shall be for food for you; as the green herb have I given you all’, 4. ‘Only flesh with the life thereof, which is the blood thereof, shall ye not eat’. (fn. 97). 121 See entire article of Roger Scruton, Animal Rights, City Journal (2000). Available: http://www. city-journal.org/html/10_3_urbanities-animal.html.

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son for the good of others), deriving from human nature and repeatedly cited by most influential minds since the dawn of human civilization, is replaced by pain or pleasure and shared with non-human animals. Yet, Singer’s use of reason does not align with his own utilitarian philosophical foundations, which use reason as a human deductive tool in discerning good and bad laws, and adhering to duty above self-inclination.122 Singer’s proposition is also dangerous to mankind. For him, certain groups of people (infants and the brain-damaged, for example) do not meet the definition of personhood, and as such they are exempt from the protection of rights. Singer noted, ‘[h]uman babies are not born self-aware, or capable of grasping that they exist over time. They are not persons’. According to Singer, foetuses and new-borns have no ‘interests’. Therefore, the life and interests of a new-born are of less value than the life of an animal.123 Singer thus appeared to be interested in equal morality for animals while setting aside human morality. Killing a disabled infant, for example, presents no moral difficulty if it is better for the greater happiness of others. The greater pleasure principle also includes non-human sentient beings (animals).124 4. Conclusions When it comes to living creatures like animals in one’s possession, no living form can be destroyed unless it is for a noble cause, such as the support and preservation of the common good. From Locke’s other texts, we learn that no cruelty is allowed, and due care and preservation of animals in one’s possession is recommended. An animal which is not duly cared for or that is misused could be given to someone else who would provide for its preservation. A due application of this limit would oblige owners of animals to become more responsible in respect of the due care and preservation of any living form in their possession. Contemporary society’s use of animals as property for the unrestricted pleasure of man breaches this natural law limitation on living creatures. As mentioned 122 p. 3 above. 123 Peter Singer, Practical ethics, 1993, 2nd ed., 122–123. Singer (2004) also noted that ‘some nonhuman animals are superior in their capacities to some humans, for instance, those suffering from profound intellectual disabilities’. Peter Singer, Taking humanism beyond speciesism, Free Inquiry 24/6 (2004), 19–21. For further discussion, see Peter Singer, Animal liberation, 2002, 4th ed., Ch. 1, 55–63, 110–117, 172, and 186. 124 A demonstration of the danger of conferring equal rights on animals lies in the past with a government’s first known attempt to break the species barrier. Humans lost their sacrosanct statuses a species, with Aryans at the top of the hierarchy, followed by wolves, eagles, and pigs. Ironically, in 1937–38, regulations for animal transport were enacted. Boria Sax, Animals in the Third Reich: Pets, scapegoats, and the Holocaust, 2000, 114, citing Clemens Giese and Waldemar Kahler, Juridical Comment, 1939, 190–220, 261–272. At the same time, men, women, and children were transported to death camps in conditions worse than animals. A fair conclusion is that destroying the uniqueness of human dignity, heralded by the best minds and civilizations throughout history, is a proven danger to the preservation of human kind. See also Carl Cohen, The case for the use of animals in biomedical research, New England Journal of Medicine 315/14 (1986), 865–870. Daniel G. Jennings, Who is Peter Singer?, in: Critical Thinking: An Appeal to Reason, 2009. Certain groups of animal rights extremists already use animal rights as a ‘legal’ excuse even to kill humans for the greater good of certain animals. See, e. g., http://www.consumerfreedom.com/news_detail. cfm/h/4262-animals-vs-human-animals.

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earlier, there are many issues with using animals for profit, experiments, and massive breeding for food. Is taking animal life for the satisfaction of our purely temporary bodily needs ‘nobler’ than the animal’s very existence? Perhaps during Locke’s days, it was necessary for subsistence. But today, with the many available alimentary substitutes, the question must be re-examined carefully. There are sufficient substitutes for most animal flesh, so taking an animal’s life for bodily pleasure might not be justified under Locke’s natural law limitations (Locke II, 6). Applying Locke’s limits on animal life might keep animals under the definition of life form possessions. Yet, as I mentioned earlier, also human rights to life, liberties, health, and labour are defined as property. This would be another solid foundation for the preservation of animals based on natural law, and would be more efficient and safer than any other proposed. VI. Vindication of relevance 1. The reference to God The fact that Locke’s vocabulary includes God’s existence poses difficulties for some modern interpreters who question whether Locke’s politics of property, with its repeated theological references, are still relevant today.125 I demonstrate that there is no conflict because, while Locke’s use of God pervades almost all of his writings, he always supports his arguments with independent lines of argument based on common sense or reason that are consistent with many modern schools of secular thought as well.126 This can be explained by the transitional period of Locke’s writing (between religious and secular literature).127 125 See for example John Dunn, (Fn.10), 12; James Tully, (Fn.6), 4, 37; Jeremy Waldron, (Fn.9), 155; and Jeremy Waldron, God, Locke, and equality: Christian foundations of John Locke’s political thought, 2002, 159, 160, and 164. Also within Christopher Pierson, (Fn.1), 226–228, and 230–231. 126 A. John Simmons, (Fn.56), 10–12, and 45–46. See other modern supporters below. 127 Some examples: 1. Right to property: God had given all to all mankind in common (Locke II, 25)/Reason: ‘once born,’ we have the right to our own preservation and products of nature for our subsistence; otherwise, we starve to death (Locke II, 25). 2. No harm to others: God has created all so no one can harm his creation (Locke II, 26)/Reason: As equals, we are not to harm each other in life, health, liberty, or possessions (Locke II, 6). 3. Labour: ‘God commanded … to labour’ (Locke II, 35)/Reason: ‘(man’s) wants forced him to labour’ (Locke II, 35). The products of nature in their natural state are of no use without labour–even of gathering it. Locke explains that the ownership of one’s own actions and labour adds value to the object found in the state of nature and makes it useful to life preservation. Labour is also a good measurement of reward and value. 4. No need for consent: It was God’s intention to create private property from the days of the original community; thus, no consent is needed for property rights (Locke II, 26, 28)/Reason: No consent is required for the creation of basic property rights if Locke’s limits to them are complied with so that no one is harmed by the appropriation (Locke II, 33). 5. Right of creation: A maker has a right in and over his workmanship (central in Locke for Tully)/Reason: I demonstrate that the main purpose of the right of creation is only to explain how we are to understand that each has a property right ‘in his own person’ relating our movements and actions (Locke II, 27), or labour, while still having no right to end our life or to transfer our body to another–no slavery (Locke II, 6).

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Forde (2006) corroborates and demonstrates Locke’s independent secular line of argument.128 Many other modern authors support this independence, and find a strong secular basis in Locke’s arguments on property rights.129 They argue that the implication of theology is not in itself sufficient to reject Locke’s philosophy of property rights.130 Even Tully (1980), who finds that God’s workmanship has a central role in Locke’s writing,131 admits that Locke’s conceptual connections can be employed in secular moral argument.132 Pierson (2013) also recognizes Locke’s pluralism of arguments: ‘Both “natural Reason” and “divine Revelation” prescribe a right (and, as it turns out, a duty) to make proper use of the external world’.133 Strauss (1953) goes even further, saying that ‘Locke’s central use of God was given only in order to conceal from the unwary reader the true extent of Locke’s innovation in his account’.134 I then conclude there is sufficient support that Locke’s political philosophy of property is appealing, applicable, and valid not only to theological schools of thought, but also to secular schools and to the majority of contemporary political theorists.135 2. Rights by creation Tully (1980) has given a central place to the rights by creation.136 He explains that Locke’s rights to life, liberty, and property are inalienable rights that include positive duties. As a result, unlike most of Locke’s interpreters, Tully does not see labour as Locke’s central justification for property rights.137 He argues that property rights arise from the connec128 ‘Locke seems to go out of his way in the more practical works we have looked at to provide a nonreligious foundation for morality, rooting it mostly in mundane interests of various kinds’. Forde (fn. 96), 258. See also Steven Forde, Natural law, theology, and morality in Locke, American Journal of Political Science 45/2 (2001), 396–409, 400, 403, and 408. 129 See George Holland Sabine, A history of political theory, 1937, 518; Andrzej Rapaczynski, (Fn.86), 117, and 201–205. For a good review, see Grant Parry, John Locke, 1978, 13–14, and 55–61. 130 See Simmons (1992), confirming that Locke’s theory ‘rests directly on a developed and consistent theory of rights. Not only, then, does Locke’s theory of rights serve as a viable foundation for his political philosophy. The Lockean theory of rights may serve as a viable foundation for ours. For the logical detachability of much of Locke’s theory from his theology allows it to function as a consistent development of secular moral theory (either Kantian or rule-consequentialist) … The Lockean theory of rights cannot, I think, be responsibly rejected by the casual dismissal of Locke’s theology, which is so common in contemporary discussions of Locke … Nor should we any longer ignore the many significant ways in which Locke’s insights can today continue to illuminate the liberal rights theories to whose original inspiration Locke contributed so much. ’ A. John Simmons, (Fn.56), 354, emphasis added. 131 James Tully, (Fn.6), 4, 8–9, 37, 45, 48, 105, 108–110, and 116–121. 132 James Tully, (Fn.6), 34. 133 Christopher Pierson, (Fn.1), 213, 214, 223. 134 Ibid., 223. 135 See A. John Simmons, (Fn.56), 45–46; Jeremy Waldron, (Fn.9), 142; Alan Ryan, (Fn.56), 22, and 24. See examples in Shelly Hiller Marguerat, (Fn. 118), 8–9, 143–147, and 157–163. 136 James Tully, (Fn.6), 4, 8–9, 37, 45, 48, 105, 108–110, and 116–121. See also Ian Shapiro, I., The evolution of rights in liberal theory, 1986, 96; John Colman, John Locke’s moral philosophy, (1983), 186–190; Christopher Pierson, (Fn. 1), 235–236. 137 James Tully, (Fn.6), 104–124.

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tion between God and human creations: ‘[A] maker has a right in and over his workmanship’.138 Because man was created in the image of God, he shares the ability to mould his physical environment.139 Tully explains that if God has property rights in humankind as their creator, humans have property rights in what they create.140 Tully thus clearly compares God’s creation to that by mankind, and thinks that, for Locke, man acquires property rights in this way.141 I support the modern objection to Tully’s interpretation in that there is a great difference between man’s ability to add value to something already created by God in order to make it useful, and God’s ability to create something new. There is almost no textual evidence to support the doctrine of creation in such way that humans can create new things like God does.142 Waldron (1988) concurs and finds that: ‘Make and its cognates are used in three main senses in the chapter on property: 1. ‘To make use of something’ is the most common usage (Locke II, 31, 36, 38, 43, 45, 46, and 51); 2. ‘making something one’s property’ is common in early paragraphs (Locke II. 25,27,28,30, and 31); and 3. Locke says in several places that labour ‘makes up’ the greater part of the value of artifacts (Locke II. 20.24, and 44). I guess this last usage is the closest to the one that Tully wants, but even so it is quite a distance from the idea of making or creating an object’.143

Waldron thus demonstrates that Locke’s use of the verb ‘make’ does not align with Tully’s argument as it never concerns the creation of an object. For Waldron (1988), Tully recognizes that Locke never clearly raises the idea of a creator’s rights to explain an appropriator’s entitlements.144 He only says that Locke uses the word ‘make’ consistently to indicate man’s creative activity.145 Waldron then discusses the difference between the verbs ‘create’ and ‘make’.146 Tully himself recognizes that Locke does not use the word ‘create’, yet he continues to defend his position by referring to Locke’s consistent use of the word ‘making’. ‘It is right to say that Locke does not use the word ‘create’; this is confined to God’s act (2.26.2). Yet, as I hope to have shown, he does use the word ‘make’ consistently and repeatedly to signify man’s ability to change natural things into useful goods’ (emphasis added).147 On this difference between ‘create’ and ‘make,’ I add references from the original grant. The verb ‘to create’ is only used in connection with God; human authorship is referred to by the verb ‘to make’, which is similar to ‘modelling’ or ‘shaping’. Genesis demonstrates that only God creates, makes, forms, and shapes in comparison to hu138 139 140 141 142 143 144 145 146 147

Ibid., 42. Ibid., 40. Ibid., 42. Ibid., 116–119; see also Gopal Sreenivasan, (Fn.59), 80; A. John Simmons, The Limits of Lockean Rights in Property by Gopal Sreenivasan, Philosophy and Phenomenological Research 58/4 (1998), 997–999. A. John Simmons, (Fn.56), 256–259. Jeremy Waldron, (Fn.9), 199–200. James Tully, (Fn.6), 120. Jeremy Waldron, (Fn.9), 198–199. Ibid., 198–201. James Tully, (Fn.6), 120.

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mans who can only shape and ameliorate already existing materials created by God: ‘And God created man in His own image, in the image of God created He him; male and female created He them’ (Genesis, Ch. 1, Sec. 27, emphasis added). Creating from nothing is God’s prerogative. Thus, even in the original grant, which Locke built on, there is a difference between God as the only one who can ‘create’ from nothing and man who dresses, keeps, and ameliorates God’s creation. Waldron (1988) argues that Tully’s creation rights give man an absolute property right in the physical environment, just as God has absolute rights in his creation. Thus, Tully’s conclusion is ‘far too strong’ because creation rights are absolute and unlimited which is not the case in Locke.148 I concur that absolute rights do not align with Locke’s natural law limitations as demonstrated in this article. Even Sreenivasan (1995), who usually follows Tully’s interpretation, mentions that only ‘creating’ gives absolute property rights because only God ‘creates’. ‘Making’ generates weaker rights in property that are not absolute in nature.149 Colman (1983) tries to corroborate Tully’s central placement of creation rights on the basis of human creation of thought.150 I agree with Simmons’ (2008) answer that humans might create their thoughts but not the persons or the consciousness that constitute them. Humans are not created by humans.151 I further add that, even though all thoughts are created in the mind, some are a mixture of images obtained from one’s social environment, the media and past experiences. Additionally, creation rights might be interpreted as giving parents rights over their children as they ‘made’ them. However, Locke is clear about the fact that this is not the case: ‘fatherhood is such a one as utterly exclude all pretence of title in earthly parents; for he is King because he is indeed maker of us all, which no parents can pretend to be of their children’ (Locke, I, 54). Waldron (1988) thus objects to Tully using a principally parenthetical defence that Locke himself does not support.152 Here, I would defend Tully (1995) because he himself mentions that Locke specifically rejects this inference of parents’ rights.153 Waldron (1988) correctly adds that, in Locke’s mind, one cannot have property rights over the body of others or even of himself (Locke II, 27) Therefore, parents cannot have property rights over the body of their children.154 I conclude that the main purpose of the right of creation in Locke is to understand how he explains that each has a property right ‘in his own person, including health and labour’ (Locke II, 27) but that we cannot have a property right in our physical body (Locke II, 6). As the creation of another superior being we are not to damage our body or enslave it, and it is our duty to preserve it.155 148 149 150 151 152

Jeremy Waldron, (Fn.9), 198–201. Gopal Sreenivasan, (Fn. 59), 38–84. John Colman, (Fn.136), 189. A. John Simmons, (Fn.141), 997–999. Jeremy Waldron, (Fn.9), 179, and 199. See also Jeremy Waldron, Locke, Tully, and the regulation of property, Political Studies 32/1 (1984), 98–106, and 100–101. 153 James Tully, (Fn.59), 117, citing Locke I, 51–55. See also Gopal Sreenivasan, (Fn.59), 65–71. 154 Emphasis added. Jeremy Waldron, (Fn. 9), 168–180. 155 A. John Simmons, (Fn.56), 256–259. See further section below.

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3. Self-ownership and slavery interpretation Some of Locke’s interpreters consider Locke’s notion of self-ownership, leading to his labour theory, problematic in the sense that humans are interpreted as having property rights in their own body with the resulting possibility of selling or killing themselves.156 In fact, Locke is very specific in his choice of vocabulary: when Locke speaks about a man’s right over himself, he uses the term ‘person’ (Locke II, 6, 27, 44, 123, 173, and 190) rather than body: ‘[E]very man has a Property in his own Person. This nobody has any right to but himself ’ (Locke II, 27). Locke also writes: ‘first, a right of freedom to his person, which no other man has a power over, but the free disposal of it lies in himself ’ (Locke II, 90). Locke’s choice of the term ‘person’ rather than body shows that man owns his own actions, health, liberties, and labour, but cannot own his body. On the contrary, he is obliged to preserve this body. He is not free to harm himself or others, or to destroy himself or others; he must preserve the body he was given. ‘[T]hough man in that state have an uncontrollable liberty to dispose of his person or possessions, yet he has not liberty to destroy himself ’ (Locke II, 6). Locke adds: ‘[M]en being all the workmanship of one … infinitely wise maker; … sent into the world by his order, and about his business; they are his property, whose workmanship they are, made to last during his, not one another’s pleasure: and being furnished with like faculties, sharing all in one community of nature, there cannot be supposed any such subordination among us, that may authorize us to destroy one another’ (Locke II, 6). Locke thus prohibits giving oneself to the authority of others. Actually, even in the Second Treatise itself, Locke is very clearly against slavery: ‘[F]or a man, not having the power of his own life, cannot, by compact, or his own consent, enslave himself to any one, nor put himself under the absolute, arbitrary power of another, to take away his life, when he pleases. Nobody can give more power than he has himself; and he that cannot take away his own life, cannot give another power over it’ (Locke II, 23). As demonstrated above, Waldron (1988) confirms this: ‘Locke does not say or require in his theory of appropriation that we should have property rights in our bodies. The term he uses is ‘person’; ‘the use of ‘person’ rather than ‘body’ does seem to be deliberate. Locke repeats it in at least four places in the Second Treatise when he refers to a man’s right over himself, and he refrains from following Grotius in describing a man’s life, body, and limbs as his own’.157

156 Christopher Pierson, (Fn.1), 232–232 citing Harris, (1996), 184–9. 157 Jeremy Waldron, (Fn.9), 168–180, emphasis added. See also John Colman, (Fn.136), 189–190.

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4. The misunderstanding of the literal labour-mixing theory A number of modern interpreters refer to Locke’s labour as the ‘labour-mixing theory’ (Locke II, 27). Thus, some authors, such as Waldron (1988), see a literal mixture of labour and objects, which is problematic since actions cannot mix with objects:158 ‘Surely the only things that can be mixed with objects are other objects. But labour consists of actions not objects’.159 He further explains that the moment labour is mixed, the action of labour is lost in the object since one cannot use this same labour again, so there is no need to protect the right to the labour that was lost.160 Waldron adds we can ‘lose’ labour when it leads to no success, so why not in other cases?161 I argue that Waldron and Nozick have turned the labour theory upside down. I share the views of modern authors that labour belongs to the person and one cannot lose that which is his or her own but can add it to objects.162 According to Waldron and Nozick, Locke implies that one might lose the labour while using it. This would mean that property rights in the object cease once it is used. Nozick (1974), with the support of Waldron and other followers, uses the example of tomato juice spilled in the sea: ‘[W] hy isn’t mixing what I own (my labor) with what I don’t own a way of losing what I own rather than a way of gaining what I don’t? If I own a can of tomato juice and spill it in the sea so that its molecules (made radioactive, so I can check this) mingle evenly throughout the sea, do I thereby come to own the sea, or have I foolishly dissipated my tomato juice?’163 I argue that the tomato juice example is inappropriately applied to Locke. First of all, the sea is recognized by Locke as well as his predecessors as always having been a common property free to all users: ‘Ocean, that great and still remaining Common of Mankind’ (Locke II, 30). Accordingly, it cannot be owned or appropriated in any way.164 Secondly, Locke’s labour theory does not refer to an action like dumping a can of tomato juice into the sea. That would be a waste of tomato juice as a perishable good (Locke II, 31, 36–38, 46, 48, and 51). Locke’s examples of labour are all examples of actions that add value of some kind to an object found in the state of nature. The example above thus takes Locke’s definition of labour out of context. I concur with Ashcraft (1986) to whom Locke’s labour must always be allied to the ‘advancement of the public good’: ‘For Locke, Laboring activity, in other words, is never detached from its conjunction with the 158 Jeremy Waldron, Two worries about mixing one’s labour, The Philosophical Quarterly 33/130 (1983), 37–44. 37, and 40–41; and Jeremy Waldron, (Fn.9), 184–191. See also the arguments of Christopher Pierson, (Fn.1), 233. 159 Jeremy Waldron, (Fn.9), 185. 160 Ibid., 188. 161 Jeremy Waldron, (Fn.158), 43–44. 162 A. John Simmons, (Fn.56), 267. 163 Robert Nozick, (Fn.57), 174–175. See also Jeremy Waldron, (Fn.158), 42; Rolf Sartorius, Persons and property, in: Utility and rights, ed. R. Prey, 1984, 204; Lawrence C. Becker, Property rights: Philosophic foundations, 1977, 40–41; and David Hume, A treatise of human nature, 1978, 2nd ed., 11, 209. 164 This can also be found in Grotius: ‘Notwithstanding the statements above made, it must be admitted that some things are impossible to be reduced to a state of property, of which the Sea affords us an instance both in its general extent, and in its principal branches’. Grotius, (Fn.17), Bk. II, Ch. 2, Sec. 3, Para. 1, emphasis added.

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advancement of the public good’ (emphasis added).165 There is no valuable addition to the common or even to the preservation of self by dumping tomato juice in the sea. I further object to this criticism of Locke’s labour theory because Locke could not have meant a literal mixture. In using labour on an object, one adds one’s own value to the object found in its state of nature, and that makes it valuable to the preservation of life ‘and joined to it something that is his own, and thereby makes it his Property. It being by him removed from the common state Nature placed it in, it hath by this labour something annexed to it’ (Locke II, 27, emphasis added). Today, it is therefore recognized that Locke’s labour theory did not refer to a literal mixture.166 Final conclusion Currently, there are different threats stemming from people’s self-destructive and selfish nature, which call for juridical response. Property law is based on moral natural law, i. e. on juridical-philosophical sources which have guided mankind since the dawn of human civilization. As mentioned, Locke’s texts are an acknowledged ground for the protection of inherent human rights from the tyranny of states. His texts have had an enormous influence on political–governmental law. I maintain that the same basis that is argued to have given the justification for modern capitalism can also be used to demonstrate the correlating limitations to human, environmental, and animal rights. The current legal system allows unlimited and unrestricted accumulation of property, motivated by self-interests alone.167 For Locke, such accumulation could not last, because self-interests are doomed to overlap and cause damage to some where others profit. A review of the Second Treatise demonstrates that one cannot read Locke’s property rights without giving due consideration to his natural law limits that guarantee the long-term preservation for all commoners of the natural community. 165 Richard Ashcraft, (Fn.1), 270, citing Locke’s (1677) discussion in his Journal. 166 A. John Simmons, (Fn.56), 274–275. I briefly refer interested readers to a detailed discussion of other common objections to Locke’s labour theory: (1.) Why does a mixing theory give full ownership of the object, which includes the right to exclude others and transfer it, instead of a simple right to use the object? (argued by Grant Parry, (Fn.129), 52; and, Jeremy Waldron, (Fn.158), 42. I agree with Simmons’s answer that if others are excluded from the object, then the labourer is more protected in his rights in the object so that it cannot be taken from him (Locke II, 27, 32). (2.) Another objection raised by Plamenatz (1963) involves why another act of labour on the same object cannot give rise to another property right equivalent to that enjoyed by the first labourer while the second labourer may be more productive. ( John Plamenatz, Man and society, 1963, Sec. 1, 246–247). Here, I answer that Locke, based on Grotius’s seizure and Roman law, has based the property theory on the right in the object to the first occupier (see Shelly Hiller Marguerat, (Fn.118), 153). (3.) Day (1966) sees cooperation as a difficulty for Locke’s property theory due to the complexity in deciding the level of joint effort invested in accordance with the efforts and skills of the various parties’ labour (Day (fn. 77), 210–211). Simmons answers that Locke’s property rights via labour do not mention cooperation except that established by the agreement of the parties. According to Simmons, for Locke, joint labour (with no prior consent) would produce joint property, with a later division (if any) decided on the basis of consent or natural fairness, based on marginal productivity. See discussion in A. John Simmons, (Fn.56), 264–277. 167 Some minimal limitations are observed in laws pertaining to eminent domain, zoning, anti-trust, exotic animals, and adverse possession.

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Locke’s texts supports the eternal validity of his natural law limits, and argues that civil society cannot affect those obligations: ‘the ties of natural obligations, are not bounded by the positive limits of kingdoms and commonwealths’ (Locke II, 118, emphasis added; see also Locke II, 31, and 46). Contrary to most of Locke’s interpreters who think that Locke’s natural law limits end with the consent to use money and the creation of society, I agree with Ashcraft’s interpretation of Locke,168 for whom Macpherson, Strauss and their followers literally reversed Locke’s words in saying that Locke argues for self-interests only. Locke is clearly motivated by the common good and preservation of the whole.169 Consent via conventional agreements is still restricted by natural law, which must always guide the positive law in morality. Rather, to Locke, natural law is the eternal superior law relevant in perpetuity, even after the transition to private property (Locke II, 12, 131, and 135–137). My conclusions concerning the validity of the natural law limitations can be supported by Locke’s use of moral reason, indicating the need to avoid harm to others (see Hiller Marguerat 2014, 166–209);170 his insistence on the peaceful preservation of the common good (Hiller Marguerat 2014, 99–117); and his clear indications for a possible moral state of nature, demonstrating that he believes that if his natural law limitations are respected at least by a majority of mankind, a peaceful state of good will, mutual understanding, and a safe preservation of the whole of the creation can become a reality (see Hiller Marguerat, 67–98). To this interpretation, I add that the book of Genesis, which Locke used as the original source for the natural law of property, corroborates man’s responsibility for his environment. In conclusion, it is important to understand that Locke is not opposed to the unlimited accumulation of property for enjoyment, security, comfort, and convenience. Locke even thought that money is necessary in order to expand the ‘no waste’ limitation to times when land is limited. The point was not the quantity (Locke II, 46), but the careful preservation of natural resources for the sake of the natural community. Applying Locke’s natural law limitations shifts the responsibility for other men, natural resources, and animals to the owners of property. I argue that, at the very least, this would be a first step towards an awareness that we do not only have absolute rights to property, but also correlating obligations. Shelly Hiller Marguerat 26, Chemin de la Chesaude, 1072, Forel (Lavaux), Switzerland

168 Ashcraft (1986) demonstrates that Locke’s whole theory is construed on the improvement of the common good. Richard Ashcraft, (Fn.1), 266. 169 For Ashcraft (1986), ‘to suggest that Locke ever sets men free from their natural law obligations such that wealth may be accumulated solely because individuals desire to do so and without any social constraints on its employments is to reverse completely the thrust of his argument in the Second Treatise, not to mention the political rationale … to represent the common good against the arbitrary self-interest of an individual (the king)’. Ibid., 266, emphasis added). 170 Shelly Hiller Marguerat, (Fn.118).

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beihefte

Herausgeben von der Internationalen Vereinigung für Rechts- und Sozialphilosophie (IVR). Die Bände 1–4 sind im Luchterhand-Fachverlag erschienen.

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ISSN 0341–079x

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Die Grenzen des Eigentums sind so alt wie das Recht selbst. Von Platon über John Locke sind die Überlegungen zu diesem Thema in der Philosophie nie abgerissen – durch vielfältige Entwicklungen der modernen Gesellschaften erfahren sie nun eine neue Aktualität. Die Beiträger dieses Bandes befassen sich sowohl mit der historischen Entwicklung des philosophischen Diskurses seit der Antike als auch mit zeitgenössischen Fragen rund um die Grenzen des Eigentums. Fragestellungen im Zusammenhang mit dem Internet – wo einzelne Autoren oder Grup-

pen freien Zugang zu Texten oder Musik gewähren, ohne jedoch notwendigerweise auf ihre Autorenrechte zu verzichten – werden ebenso diskutiert wie das Verhältnis von Eigentum und Steuerrecht. Stellt der fiskalische Zugriff des Staates auf das Privateigentum einen schwerwiegenden Eingriff in die freie Verfügungsgewalt des Eigentümers dar? Welche Auswirkungen hat eine extensive Entwicklung der Menschenrechte auf das Eigentumsrecht und inwieweit schränken sie die Freiheit des Eigentümers ein?

www.steiner-verlag.de Franz Steiner Verlag

ISBN 978-3-515-11688-6

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