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French Pages 127 Year 2011
La mission des augustins de l'assomption à Eski-Chéhir, 1891-1924
Analecta Isisiana: Ottoman and Turkish Studies
A co-publication with The Isis Press, Istanbul, the series consists of collections of thematic essays focused on specific themes of Ottoman and Turkish studies. These scholarly volumes address important issues throughout Turkish history, offering in a single volume the accumulated insights of a single author over a career of research on the subject.
La mission des augustins de l'assomption à Eski-Chéhir, 1891-1924
Christiane Babot
The Isis Press, Istanbul
\iVZ$$ 2011
Gorgias Press IXC, 954 River Road, Piscataway, NJ, 08854, USA www.gorgiaspress.com Copyright© 2011 by The Isis Press, Istanbul Originally published in 1996 All rights reserved under International and Pan-American Copyright Conventions. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system or transmitted in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, scanning or otherwise without the prior written permission of The Isis Press, Istanbul. 2011 v
ISBN 978-1-61143-813-0
Reprinted from the 1996 Istanbul & Strasbourg edition.
Printed in the United States of America
V
SOMMAIRE
INTRODUCTION CHAPITRE
I
1
: ÉVOLUTION
ET
CARACTERISTIQUES
DES
MISSIONS DANS L'EMPIRE OTTOMAN
9
I. Des origines au X I X e siècle
9
I i Des origines au X V e siècle 21 Deuxième vague missionnaire
9 du X V I e au début du X I X e siècle
II. Le X I X e siècle : troisième vague missionnaire
23
1 ) Les Grandes Puissances et le protectorat 2) Les missionnaires face aux églises orientales et aux rites orientaux 3) Autres caractéristiques des missions au X I X e siècle
C H A P I T R E II : L E S A U G U S T I N S
13
DE L'ASSOMPTION ET
23 36 46
LA
MISSION D'ESKI-CHÉHIR
51
1 La Congrégation des Augustins de l'Assomption
51
1 ) Présentation générale 2) La vocation orientale des Assomptionnistes
51 53
II. La Mission d'Eski-Chéhir
CHAPITRE
III
:
LES
60
ŒUVRES
CATHOLIQUES
RÉPUBLIQUE TURQUE 1) Fermeture des écoles assomptionnistes 2) L'Œuvre grecque
SOUS
LA 99 99 105
CONCLUSION
111
BIBLIOGRAPHIE
113
Introduction
Notre objectif n'est pas d'écrire l'histoire des missions catholiques dans l Empire ottoman pendant la période considérée mais de contribuer à l'analyse du rôle que les missionnaires ont pu y jouer, compte tenu de l'ensemble de réalités c o m p l e x e s , du réseau de liens et de contraintes qui ont régi leur action. Pour tenter de comprendre et de donner tout leur sens aux diverses activités concrètes qu'ils ont d é p l o y é e s sur le terrain, telles qu elles nous sont transmises par les archives, nous nous proposons de déterminer des critères d'évaluation permettant d'élaborer une sorte de typologie des missionnaires dans le secteur géographique et la période en question. En effet si l'on replace les m i s s i o n s du "Proche-Orient" c o m m e on les appelle à l'époque, dans l'immense mouvement de renouveau missionnaire 1 qu'a n)nnu le XIX e siècle, après celui de la Contre-Réforme, on s'aperçoit assez vite que ces m i s s i o n s occupent une place à part et ne répondent pas aux critères généralement reconnus d'une "bonne mission", d'une "mission intéressante" Si dans la presse en général, et dans la littérature, la "Question d'Orient" tient une large place, en ce qui concerne les revues et la littérature missionnaires, au contraire fort peu de place est accordé à ces missions par rapport aux "belles" missions de Chine, du Japon, de Madagascar, d Afrique, d'Amérique et d'Océanie, et parfois m ê m e le jugement est plutôt négatif. ' a u XIXe siècle, une cinquantaine de c o n g r é g a t i o n s religieuses d ' h o m m e s , dont la moitié f r a n ç a i s e s ont été c r é é e s ainsi que q u e l q u e s 200 c o n g r é g a t i o n s f é m i n i n e s . P a r m i les congrégations ou instituts missionnaires d'hommes les plus connus, citons les Picpuciens, les Oblats de Marie I m m a c u l é e , les Maristes, les Frères Maristes des Écoles, les Frères de l'Instruction C h r é t i e n n e de Ploërmel, les M a r i a n i s t e s , les F r è r e s du S a c r é C œ u r , les Assomptionnistes, les Missionnaires de Notre Dame de la Salette, les Missionnaires du Sacré Cœur d'Issoudun, les Missions Africaines de Lyon, les Pères Blancs, les Pères d e Betharram, les Missionnaires de l'Immaculée Conception de Lourdes, les Missionnaires de Saint François de Sales d'Annecy, les Pères de Notre Dame de Sion. En outre, différentes œuvres furent créées pour soutenir les missions et en particulier récolter des fonds, ainsi l'Œuvre pour la Propagation de la Foi fondée en 1822 par Pauline Jaricot à Lyon. Cette œuvre sera plus tard imitée dans d'autres pays européens souhaitant plus d'autonomie dans le financement de "leurs missions" et sera finalement absorbée par le Vatican en 1922. L'œuvre de la Sainte Enfance a été fondée à Nancy par Mgr Forbin Janson en 1843 Vers ¡ 8 8 0 l'Œuvre Pontificale de Saint Pierre Apôtre a été /ondée par M m e s Bigeard Mère et Fille à Caen pour ramasser des f o n d s pour la création de séminaires indigènes, (Japon surtout). Dans les années 1850 fut également créée l'Œuvre des Écoles d'Orient, par le P. Lavigerie.
2
LES A U G U S T I N S DE L ' A S S O M P T I O N À ESKI-CHÉHIR
Ainsi, la Revue d'Histoire des Missions de 1925 reprend les constatations amères de Maurice Barrés sur le sort du missionnaire au Levant avant 1914 2 : Quand vous êtes venus de France, mes pères, cet Orient c'était la terre promise, une terre de délice au spirituel, du lait et du miel et peut-être le martyre. Et puis voici, avouez-le, rien que des pierres. Le missionnaire qui faisait des rêves d'apostolat héroïque se heurte à une civilisation si fermée, si sûre d'elle même que parfois il ne peut pas ne pas éprouver le sentiment de son impuissance absolue. Comme tout était beau quand il était en route ! Et puis sur place, position fausse d'être venu convertir des inconvertissables. (...) Le missionnaire n'a plus de la mission que le paysage. Il est d'ailleurs significatif que les deux premières Filles de la Charité que les Lazaristes ont envoyées à Constantinople au début des années trente, aient été deux demoiselles protestantes expédiées là pour gagner leur cornette, en cas de réussite, ce qu'elles firent et même très bien. Contrairement aux autres missions qui abreuvent de leurs exploits, de leurs conversions et de leurs martyres, revues et bulletins destinés au recrutement de missionnaires et à l'appel de fonds, dans les missions du Levant "il faut se résigner à agir avec la plus grande prudence, dans le plus grand mystère" 3 . Dans les correspondances des missionnaires, ce régime du secret se fait très nettement sentir, ce qui ne manque pas d'influer sur leur état financier, par ailleurs peu soutenu dans la métropole. Ainsi, au Cardinal Langénieux, soutien et propagandiste de la politique orientale de Léon XIII, venu quémander auprès de l'Œuvre de la Propagation de la Foi, le Président du Conseil Central de cette Œuvre répond que le concours était nécessairement acquis aux desseins du Pape, mais naturellement sous la réserve de ne point nuire aux autres missionnaires car les Orientaux et leurs stériles missions reçoivent actuellement de l'Œuvre une somme presque égale à celle que reçoivent les missions de Chine dans lesquelles on fait un grand nombre de conversion chaque année 4 . L'Œuvre très sceptique sur la politique orientale du Saint Père rechigne régulièrement devant les subsides qu'il lui demande pour les missions du ProcheOrient.
2
' M . Barrés. Enquête au pays du Levant. L'enquête elle-même porte sur la situation d'avant guerre. p. 307. B. Piolet, (sous la direction de), Histoire des Missions, t. 2, p. 19. "*C. Prudhomme, "Stratégie missionnaire du Saint Siège sous le pontificat de Léon XIII centralisation romaine et défis culturels", (thèse Lettres Lyon 1989) p. 797.
INTRODUCTION
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De plus, au XIX e siècle, missions et colonisation ont partie liée. Certes, une longue tradition, depuis les Croisades a associé ordres religieux et ordres militaires qui se sont parfois trouvés confondus. Pour prendre des f o r m e s différentes au XIX e siècle cette association demeure. L e missionnaire — catholique du moins — accompagne sans état d'âme le colonisateur, au point que le Vatican se verra dans l'obligation de réagir devant cette "nationalisation" des mission, alors que les ordres eux mêmes s'internationalisent de plus en plus 5 . Il devra refuser les pressions des nations concernant, par exemple, la nomination des chefs de missions contre leur soutien financier. Mais néanmoins pour Léon XHI c e t t e a v a n c é e c o n j o i n t e n'est q u ' u n e c o ï n c i d e n c e p r o v i d e n t i e l l e particulièrement bienvenue : Le Pontife est intimement convaincu d'être l'interprète et l'instrument de la volonté divine. La conquête coloniale n'est ainsi qu'une péripétie mais providentielle dans la perspective d'une histoire sainte dont la fin est l'Union de tous les hommes dans un seul bercail et sous un seul pasteur 6 L'idéologie missionnaire de l'époque est empreinte de connotations militaristes, on part avant tout pour conquérir et les Missions Étrangères de Paris (MEP) avaient leur propre chant du départ. Mais les MEP, précisément, ne sont jamais intervenues dans l'Empire ottoman. De ce point de vue aussi, les missions de Turquie se différencient des autres car, s'il est vrai que les grandes puissances étaient très intéressées par l'agonie de "l'homme malade de l'Europe", peut-on dans ce cas parler véritablement de colonisation ? H M. Earle a montré dans son étude sur l'impérialisme et la construction du chemin de fer de Bagdad les formes complexes qu'ont prises à la fin du XIX e siècle les relations entre intérêts nationaux et intérêts religieux dans l'Empire ottoman7
Mais le fait certainement le plus déterminant pour les missions de Turquie, réside dans la différence de traitement appliquée par le Saint Siège entre les missions du Levant et les autres. En effet, au XIX e siècle la politique missionnaire du Saint Siège évolue dans le sens du durcissement, de l'uniformisation, de la centralisation, de la latinisation 8 . La congrégation dite "Propaganda Fide" devient de plus en plus
S S u r l'internationalisation des Congrégations religieuses françaises voir. Revue d'Histoire Missions, t. II (1925), p. 19 et suivantes. ^ P r u d h o m m e , "Stratégie missionnaire... ", p. 719. 7
E a r l e E. M., Turkey, The Great Powers and The Bagdad York (1966).
Railway
: A study in Imperialism
des
New
8
Sur la centralisation de la politique missionnaire du Vatican, voir P r u d h o m m e , "Stratégie missionnaire...".
4
LES A U G U S T I N S DE L ' A S S O M P T I O N À E S K I - C H É H I R
influente sur le destín des missionnaires. Créée en 1622 pour mettre de l'ordre dans l'anarchie missionnaire mais surtout pour mettre fin à la suprématie de l'Espagne et du Portugal dans ce domaine, et aussi lutter contre la Réforme, la Congrégation de la Propagande retrouve au XIX e siècle une importance de plus en plus déterminante en tant qu'instrument de la politique pontificale pour les missions. Cette politique de centralisation s'est particulièrement développée sous Léon XIII. En résumé, elle consiste à concentrer au Vatican toutes les décisions concernant les missions dans le but en quelque sorte de reconstituer partout dans le monde, le modèle de la paroisse catholique européenne traditionnelle avec ses institutions, sa hiérarchie, ses pratiques, son rite latin, ses séminaires indigènes, fidèles reproductions des séminaires européens, sous le contrôle et la direction de la "Propaganda Fide". À cette politique il y a deux limites et une exception. Les limites sont d'une part les nationalismes croissants, d'autre part, la question financière car le Vatican n'a pas les ressources de sa politique missionnaire et une œuvre telle que la Propagation de la Foi, par exemple, avait en 1870 un budget dix fois supérieur à celui de la "Propaganda Fide". L'exception concerne les Eglises orientales. En effet, au cours du XIX e siècle, et surtout avec Pie IX et Léon XIII, dans les milieux religieux sous l'influence notamment de Lamennais, un nouvel intérêt pour les Églises orientales se fait jour non sans lien vraisemblablement avec l'intérêt pour l'Orient en général qui se développe au même moment en littérature, dans le domaine du développement industriel, économique et politique. Les Églises orientales, en raison de leur ancienneté sont les seules auxquelles le Saint Siège accordera une dérogation à la règle absolue de la latinisation. Ainsi, unique concession à cette uniformisation, la reconnaissance de la valeur des rites orientaux est impuissante à infléchir l'évolution globale car seul ce qui est antique est digne d'être conservé et rares sont les chrétientés qui peuvent revendiquer un héritage9. Aussi, il ne nous paraît pas contestable que l'état d'esprit dominant autour de 1900 est aux antipodes d'un souci de reconnaissance du pluralisme culturel. Le respect dû aux rites orientaux traditionnels, hautement affirmé
'Prudhomme, "Stratégie missionnaire . ', p. 969.
INTRODUCTION
5
par Léon XIII, n'induit pas qu'on puisse autoriser de nouvelles exceptions pour les jeunes églises. Si la Propagande a une section qui tient compte de la spécificité des rites orientaux, sa principale branche appelée d'ailleurs dans le langage courant "Section Latine", ne conçoit pas que les missions fondées en Afrique, en Asie, en Océanie ne se moulent pas dans la matrice latine du catholicisme 10 . Cette politique "orientale" du Saint Siège suscitera les réactions les plus opposées et rendra encore plus complexe la tâche des missionnaires sur le terrain. A cela il faudrait encore ajouter les problèmes tout à fait spécifiques liés à la présence du Saint Sépulcre et à la "Terre Sainte" qui forment en eux mêmes une histoire à part. Ainsi, s'il est bien évident que toutes les missions n'étaient pas exactement semblables, ne serait ce qu'en raison de critères géographiques, celles de l'Empire ottoman se distinguent très nettement des autres et sur bien des points ne répondent pas aux caractéristiques générales d'une mission : pas de "païens'' à convertir, mais au contraire un empire dans lequel voisinent des musulmans, des juifs et les plus anciennes chrétientés du monde, pas de conquêtes, pas de martyre et pas d'objectifs clairs quant aux résultats attendus du Saint Siège pour ne citer que celles-ci Missions atypiques par rapport à I ensemble du champs missionnaire, leur compréhension demande une typologie particulière que nous nous efforcerons de dégager. Nous limiterons notre étude à ia partie turque de l'Empire ottoman, celle qui deviendra la République turque et à l'époque comprise entre le début de ¡ occidentalisation et les lois de la République d'Atatùrk sur l'enseignement dispensé par des étrangers, date depuis laquelle les choses sont restées à peu près en l'état jusqu'à nos jour concernant les congrégations religieuses chrétiennes. Cette limitation à la partie turque de l'Empire ottoman se justifie tout d'abord par un souci de continuité puisque nous prenons en compte les débuts de la République turque, mais aussi du fait que l'histoire, tant de la partie balkanique que de la partie arabe, se caractérise durant la période qui nous occupe par la montée des nationalismes, et l'éclatement de l'Empire. Du point de vue religieux également dans les Balkans on assiste à une émancipation progressive du Phanar grec et à la constitution d'Églises autocéphales : Grèce 1850, Bulgarie 1870, Monténégro 1878, Serbie 1879, Roumanie 1885, qui correspondent à autant d'histoires missionnaires différentes. 11 en est de même des autres chrétientés et l'histoire des missions auprès des Nestoriens, des Jacobites, des Melkites, des Maronites ou des Coptes se confond avec l'histoire de ces chrétientés, ce qui est 10 ,u Prudhomme, "Stratégie missionnaire..." p. 313.
6
LES AUGUSTINS DE L'ASSOMPTION À ESKI-CHÉHIR
un autre sujet d'étude. De plus, en Syrie-Palestine, la présence des Lieux Saints donne lieu à une histoire politico-religieuse qui déborde largement le cadre purement missionnaire. Il n'est pas possible d'embrasser d'un seul regard toutes ces histoires parallèles mais non convergentes. Dans un premier temps nous tenterons d'établir un état des lieux de la présence missionnaire et de décrire le contexte général dans lequel elle s'est exercée en relevant les éléments qui ont eu une incidence importante sur les missions tant du point de vue des relations internationales que de l'histoire de l'Église et de l'Empire ottoman. Ceci devrait permettre de dégager déjà quelques critères en fonction desquels nous examinerons une mission particulière d'une congrégation particulière : la mission des Augustins de l'Assomption à Eski-Chéhir. Cette petite cité perdue au cœur de l'Anatolie et sans caractéristiques particulières, sinon une industrie de pipes d'écume de mer, nous a paru intéressante pour cette raison même. Au tournant du siècle, elle devait prendre de l'importance avec la construction du chemin de fer de Bagdad. Elle va se trouver, en effet, à la convergence de trois lignes ferrées, dont les travaux attireront beaucoup d'ouvriers européens et aussi les missionnaires. Elle nous a semblé assez représentative de ce que pouvait être une mission chrétienne en Anatolie à cette époque, le long des voies des chemin de fer en construction. De même que les missions catholiques en Anatolie ont peu attiré les missionnaires, de même elles ont peu suscité de travaux de recherche. Exception faite de travaux réalisés par les membres des Congrégations elles-mêmes, nous n'avons pas connaissance d'études portant sur ces missions en tant que telles. Cependant le rôle de ces missionnaires est assez souvent évoqué dans des travaux ayant un autre objet, notamment dans des domaines tels que la pénétration occidentale, économique et culturelle dans l'Empire ottoman au XIX e siècle ou l'histoire des minorités chrétiennes. Ainsi le livre de E. M. Earle (déjà ancien) sur la construction du chemin de fer de Bagdad fait une assez large place au rôle des missionnaires. De même le travail de thèse en cours de H. Gôkçe porte largement sur l'action des missionnaires en Turquie. En ce qui concerne les églises orientales, les travaux de Joseph Hajjar apportent de nombreux renseignements sur les missions et l'attitude du Vatican par rapport aux chrétientés orientales et aux missions qui y travaillaient. Dans le domaine missionnaire, notre travail est proche de la problématique du Centre de Recherches et d'Échanges sur la Diffusion et l'Inculturation du Christianisme (Credic, Lyon) notamment le travail de Claude Prudhomme sur la stratégie missionnaire du Vatican, bien qu'il ne concerne pas les missions du ProcheOrient. Par ailleurs, en raison de l'ouverture progressive de certaines archives religieuses, en particulier les archives privées de certaines congrégations, des
INTRODUCTION
7
recherches ont été entreprises depuis quelques années dans le cadre de l'École française de Rome. Ainsi les travaux de Bernard Heyberger sur les missions dans le Levant aux XVIIe et XVIIIe siècles. Il existe, en outre, des travaux isolés, très récents réalisés à partir des archives de Rome et de Turquie tels ceux de Mgr Croce, archiviste du Vatican sur la contribution de Louis Petit à la création de la Congrégation Orientale et de l'Institut pontifical oriental. Du côté des missions protestantes essentiellement anglaises et américaines dans cette partie de l'Empire, les sociétés missionnaires et les missionnaires eux-mêmes ont laissé beaucoup d'écrits mais il semble que les travaux récents soient davantage tournés vers les relations avec l'Islam et des problèmes théoriques. Nous ne sommes malheureusement pas en mesure de dire s'il existe des travaux ou des témoignages turcs sur ces missions, mais il serait extrêmement intéressant de pouvoir comparer la version des missionnaires français à un point de vue "ottoman" (gouvernement, autorités, populations), sur ces mêmes missionnaires. Nous tenons à exprimer nos remerciements à Mgr Croce, archiviste du Vatican, et au Père Monsch, archiviste de la Maison Générale des Assomptionnistes à Rome.
Chapitre I ÉVOLUTION ET CARACTÉRISTIQUES DES MISSIONS DANS L'EMPIRE OTTOMAN
Pour avoir une idée précise et chiffrée de la présence missionnaire en Anatolie au XIXe siècle, il faudrait consulter les archives de chaque congrégation présente, nationalité par nationalité, année par année et quasiment ville par ville pour faire le compte des missionnaires. En effet, comme entité missionnaire l'Anatolie n'existe pas en elle même, mais appartient suivant la terminologie utilisée aux "Missions du Levant", "Missions du Proche-Orient", "Missions de Terre Sainte" dont les limites sont par ailleurs rarement précisées : elles peuvent englober tout ou parties du territoire allant des Balkans à l'Égypte et l'Abyssinie. Lorsque Barrés dénombre "soixante-dix congrégations que nous entretenons au Levant", il parle des congrégations françaises et aussi de celles présentes sur les Lieux Saints proprement dits et dont la plupart ne sont pas missionnaires, mais hospitalières et contemplatives notamment. De plus, la situation est extrêmement mouvante dans le temps comme dans l'espace. En fonction des événements, les missions se créent et disparaissent parfois assez rapidement. Par conséquent, le tableau que l'on peut tracer ne peut être qu'incomplet mais malgré tout significatif. Avant d'en venir au XIX e siècle, nous voudrions replacer ces missions dans leur continuité historique et donner un aperçu des missions aux siècles précédents.
I. DES ORIGINES AU XIXe SIÈCLE 1. Des origines au XVe siècle : première vague
missionnaire
En 395 l'Asie Mineure est la partie la plus christianisée de l'Empire romain. Jusqu'en 1025 à la mort de Basile II, elle restera entièrement chrétienne, avec pour sièges patriarcaux, Rome, Constantinople, Antioche, Jérusalem et
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LES AUGUSTINS DE L'ASSOMPTION À ESKI-CHÉHIR
Alexandrie. On considère généralement la date de 1054 comme celle de la rupture définitive de l'Église byzantine avec Rome sous le patriarcat de Michel Cérulaire. Mais durant cette période, les schismes et les conflits ont divisé les patriarches d'Orient soit entre eux soit avec Constantinople et Rome et après cette date les Conciles de Lyon (1274) et de Ferrare-Florence (1439) scellèrent encore des unions avec Rome mais elles furent éphémères. Entre le IVe et le XIe siècle, on peut compter six ruptures principales entre Rome et Byzance. C'est aussi pendant cette période que naissent au fil des conciles les églises dites "Orientales" hérétiques et autocéphales : Église nestorienne (5 e siècle), arménienne (5 e siècle), jacobite (6 e siècle), copte, maronite (7 e siècle) et que l'on voit par conséquent une démultiplication des "Patriarcats" dont plusieurs coexistent dans la même métropole comme Antioche par exemple. Quand à l'Église melkite, elle a été ainsi nommée par les jacobites monophysites pour désigner les chrétiens restés fidèles à l'Église byzantine et au concile de Chalcédoine, dans les patriarcats d'Antioche et d'Alexandrie. Ces églises eurent elles-mêmes leurs missionnaires en particulier l'Église arménienne et l'Église nestorienne qui se répandra jusqu'en Chine et au Malabar. Tout en s'arabisant petit à petit du point de vue de la langue, elles résistèrent aux invasions arabes et se maintinrent jusqu'à nos jours, dans les territoires arabes, perses ou turcs. A l'époque même où Michel Cérulaire lutte contre la réconciliation avec Rome, se dessine en Occident le grand mouvement des Croisades et la constitution des Royaumes latins. Entre la fin du XIe siècle et le début du XIIIe siècle, se constitue ce que l'on a appelé l'Orient latin : Comté d'Edesse (10981144), Principauté d'Antioche (1098-1268), Comté de Tripoli (1109-1289). Royaume de Jérusalem (1099-1187), Royaume de Chypre (1192-1489), Royaume de Petite Arménie (1198-1375), et pour finir l'Empire Latin de Constantinople en 1204 avec la quatrième croisade. On sait que cette dernière croisade déviée sur Constantinople par les Vénitiens, alors qu'elle devait passer par l'Égypte, fut l'occasion de massacres et de pillages qui provoquèrent pour des siècles la haine des byzantins pour les latins, au point qu'on a pu dire, qu'ils préférèrent le Turban à la Tiare. Or si les unions et les désunions entre Rome et Byzance se sont succédées, c'est à partir de ce moment là que le problème de "l uniatisme" va se poser dans les termes qui resteront à peu de chose près les mêmes jusqu'au XXe siècle. Exception faite de Jérusalem où des congrégations religieuses sont installées depuis l'origine, c'est au début du XIIe siècle que les "Commandos religieux franciscains et dominicains" vont être envoyés dans l'Orient chrétien 1 1 . Comme l'a montré J. Hajjar, "l'idée de mission prévaut dans l'Église avec le déclin de la croisade. Ainsi, l'Uniatisme lié à la 'mission' confiée aux ordres
]1
J . Hajjar Les Chrétiens Uniates du Proche-Orient,
Paris 1962, p. 177.
LES M I S S I O N S
DANS L ' E M P I R E
OTTOMAN
11
mendiants succède c o m m e système ecclésiastique à la latinisation radicale imposée par la croisade armée". 1 2 D'une part, les premiers missionnaires latins des ordres mendiants envisageaient avec le Pape, une union valable basée sur la reconnaissance de la primauté romaine dans l'unité de foi et l'autonomie traditionnelle de l'Orient. D'autre part, la hiérarchie féodale attachée à ses privilèges et à sa suprématie prétendait se subordonner les églises orientales en maintenant l'unité de juridiction dans les diocèses 1 3 . Entre ces deux tendances, la papauté va osciller pendant les siècles à venir en ce qui concerne les églises orientales bien que le 4 e concile du Latran ait fixé en 1215 les règles de la latinisation "forcée". Dès 1245 d'ailleurs, le Pape Innocent IV accordera aux missionnaires dominicains et franciscains "les plus larges pouvoirs d'adaptation et d'insertion ecclésiastique" 14 . Les Dominicains, qui dès le XIII e siècle entreprirent des missions lointaines chez les Tartares, les Mongols et même en Chine, évangélisèrent au Proche-Orient, les jacobites, les nestoriens, les géorgiens, les grecs, les arméniens, les maronites et furent derrière plusieurs "unions" qui ne durèrent pas (Conciles de Lyon et de Ferrare-Florence). En 1221, ils sont envoyés dans la "province de Grèce" où ils établissent des contacts avec les orthodoxes à Constantinople Pour la préparation des missionnaires, ils instituèrent en Grèce, en Terre Sainte, en Espagne des écoles d'orientalisme où l'on apprenait le grec, l'hébreu, l'arabe, les langues asiatiques. Ils iront apprendre la langue chez les arméniens et s'initier à l'Islam à Bagdad notamment avec des maîtres musulmans. Au XIV e siècle ils créent "la Société des Frères Pérégrinants pour le Christ" pour évangéliser l'Asie Mineure, le pourtour de la mer Noire, la Perse et même les Indes. Le Frère Guillaume Bernard, un Français du Languedoc fonde un couvent à Constantinople pour une douzaine de religieux. Entre 1315 et 1326, un autre couvent est créé à Trébizonde par un frère d'Orvieto, un autre existe à Chio. De ces bases de départ les Frères pérégrinants créent des postes de missions, en Azerbaïdjan, en Arménie, en Géorgie, en Asie Mineure où ils s'occupent surtout des chrétiens séparés. En particulier ils créent
l2
J . Hajjar, Les Chrétiens
13
p. 178.
ibid„
p. 177.
U
ibid.,
Untales,
p. 177.
12
LES AUGUSTINS DE L'ASSOMPTION À ESKI-CHÉHIR
la "Congrégation des Frères Unis d'Arménie" (1330) qui adopta les Constitutions dominicaines. Il y eut une liturgie dominicaine en langue arménienne, des ouvrages de théologie et des couvents. En 1356, ils ont comme supérieur le Maître général des Dominicains et constituent une branche dominicaine. En 1363, leurs couvents de Constantinople, Trébizonde et Caffa sont rattachés à la Province de Grèce, puis la Congrégation est rétablie en 1375 et on lui incorpore six couvents missionnaires de Ruthénie et de Moldavie. Plusieurs fois supprimée et rétablie, la Société des Frères Pérégrinants changea d'appellation en 1600 pour devenir la Congrégation d'Orient. En 1750, les Dominicains ont en charge la mission nouvellement fondée de "Mésopotamie, du Kurdistan et d'Arménie", basée à Mossoul, où ils continuèrent leur apostolat auprès des arméniens, des nestoriens et des jacobites, dans les vilayets de Mossoul, Bitlis, Van et Diarbakir. De leur côté, les Franciscains, également dès la fondation de leur ordre, s'établirent au Proche-Orient. Le 14 mai 1217, lors du premier chapitre général de l'Ordre, la Province de Terre Sainte fut créée. Bien que les Franciscains dans cette partie du monde soient surtout connus pour leur "Custodie de Terre Sainte", cette province recouvrait en fait Constantinople, la Grèce et les îles, l'Asie Mineure, la Palestine, la principauté d'Antioche, Chypre, l'Égypte, l'Arménie et "tout le reste du Levant". En 1230, le Pape Grégoire IX désigne officiellement les Frères Mineurs comme gardiens de la Terre Sainte et en 1309 ils obtiennent du Sultan Bibars II le droit de résidence (Mont Sion, Saint Sépulcre et Bethléhem). Comme les Dominicains, ils étaient attirés par les terres lointaines et c'est l'un d'entre eux, Jean de Montecorvino, qui atteignit le premier Pékin, après avoir pendant six mois évangélisé l'Inde avec son compagnon dominicain Nicolas de Pistoie, mort en cours de route. Comme les Dominicains, les Franciscains évangélisèrent les Chrétientés séparées et la tradition veut qu'un roi arménien, Hayton II, après avoir laissé son trône à son fils se fit franciscain. Leur présence est attestée à Erzincan par exemple, dès le XIIIe siècle. Mais il semble que dans ces premiers temps de leur histoire, leur action ait surtout été liée aux croisades et aux relations diplomatiques qui y furent associées. Après le départ des croisés et la perte définitive de la Palestine, ils réussirent à conserver au catholicisme les lieux saints.
LES M I S S I O N S
DANS L ' E M P I R E
OTTOMAN
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En 1342, une bulle du Pape Clément VI les confirme comme gardiens permanents des Lieux Saints et chapelains des échelles commerciales du Levant. Dès le début du XVIe siècle, la Custodie va s'opposer aux orthodoxes sur la question de la possession des sanctuaires chrétiens. La querelle durera d'ailleurs jusqu'au XIXe siècle. Durant le XVe siècle, ils travaillent notamment à l'union des Maronites avec Rome et représentent la papauté auprès de cette communauté. Ainsi, l'un d'entre eux, Alexandre d'Arioste est nommé "Commissaire pontifical auprès des maronites", tandis qu'un autre, Fra Gryphon est leur ambassadeur à Rome. L'œuvre uniate auprès des maronites fut la seule durable, puisque la chrétienté maronite dans son ensemble passa à l'Église catholique et y demeure jusqu'à nos jours. Les autres "unions", notamment celles nées à la suite du concile de Ferrare-Florence, furent partielles et plus ou moins durables suivant les cas et en ce qui concerne l'Église orthodoxe byzantine, le Patriarcat de Constantinople dénoncera définitivement en 1548 l'union réalisée à Florence par le Basileus.
2. Deuxième vague missionnaire : du XVIe au début du XIXe siècle À partir du XVIe siècle, s'ouvre pour les missions en général et celles d'Orient en particulier, une ère nouvelle. C'est l'époque de la Réforme, du concile de Trente (1545-1563), de la Contre-Réforme. L'esprit des croisades va définitivement disparaître, du moins pris au sens militaire du terme. Avec les grandes découvertes, le zèle des missionnaires verra s'ouvrir devant lui les portes de l'Amérique. De nombreuses et nouvelles missions seront créées. Dès le début du XVe siècle, des ordres nouveaux naissent, tels les Jésuites et les Capucins, ces derniers sur la vieille branche franciscaine. D'autres sont rénovés ainsi des Carmes, qui primitivement installés sur le Mont Carmel en tant que contemplatifs, en furent chassés à la chute de Saint-Jean d'Acre et revinrent en Orient en tant que "déchaux" et comme missionnaires envoyés par Rome au XVIe siècle. Du côté de la papauté se dessine un nouvel intérêt pour les chrétientés orientales. Tout d'abord, les Turcs progressent en terre chrétienne, ils iront même jusque devant Vienne. Les dernières places fortes de la latinité vont tomber : Rhodes, Chypre puis ce sera la Crète. Mais surtout Rome n'est plus seule à convoiter les Églises orientales et sans compter les églises schismatiques ellesmêmes, elle a deux concurrences à craindre. En effet, bien avant le traité de Kiiçiik Kaynardja en 1774, qui consacrera le protectorat de la Russie sur l'Église "grecque" (ce terme englobant l'ensemble des Églises orientales même non grecques), un Patriarcat est édifié à Moscou en 1589-1590 avec la participation de représentants de l'Église arménienne et l'approbation de l'ensemble des patriarcats d'Orient. Moscou fui ainsi proclamée la troisième Rome.
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Alors que jusque-là, l'Église russe était fille de celle de Constantinople, bien que le lien entre elles ait été assez lâche, par la suite inversant la situation à plusieurs occasions, la Russie s'arrogera une mission de défense ou de protection de l'Église sœur, lui permettant d'intervenir dans les affaires de l'Empire ottoman. En effet, vers 1700 ce patriarcat fut supprimé par Pierre le Grand et tandis "qu'un synode substitué au patriarche était investi d'une autorité nominale, l'autorité réelle était concentrée aux mains d'un procureur laïque, l'alter ego du czar" 1 5 Sur un autre front, Rome redoute une alliance des églises orientales avec les églises issues de la réforme notamment le calvinisme. Elle a pu se trouver confortée dans cette idée par l'attitude de plusieurs patriarches grecs tels Mélèce Pigas et le fougueux Cyrille Lucar, formés cependant dans les facultés latines d'Italie. Cyrille Lucar, qui eut en Italie comme condisciple François de Sales et un jésuite, fervent unioniste en Pologne n'en fut pas pour autant convaincu d'adhérer à l'Église latine Bien au contraire, attiré par le calvinisme, il va s'efforcer de combattre l'unionisme dans ses différents postes, en Russie, en Pologne, en Syrie où il décrit ainsi le danger : La secte des maronites est à demi-romaine, que dis-je, elle commence d'être romaine ; ce qui s'est fait, parce que plusieurs maronites ont quitté leur patrie, s'en sont allés à Rome où ils se sont appliqués à l'étude des Belles Lettres ; après cela, ils sont retournés au château du Mont-Liban dans la province de Phénicie où ils font leur principale résidence, étant parfaitement bien instruits par les papistes, ils suivent presque tous la religion romaine, principalement à cause que leur premier évêque fait profession d'être papiste D'ailleurs comme le diocèse du patriarche d'Antioche est contigu à celui des maronites, j'appréhende qu'ils n'infectent leurs voisins... 1 6 En 1620 Cyrille Lucar montera sur le trône patriarcal de Constantinople, inaugurant ainsi une période très anti-romaine au Phanar. 17 En face de la situation telle qu'elle se présente au XVIe siècle, Rome va devoir réagir et elle trouvera dans la diplomatie française une alliée fidèle. En effet, comme suite à l'alliance politique et militaire entre François I er et Soliman I er le Législateur (le Magnifique pour les Occidentaux), un premier accord capitulaire aurait été négocié entre Ibrahim Pa§a et l'ambassadeur Jean de la Forêt mais il demeure un doute sur la réalité de cette "capitulation". En 1569, par contre les bases juridiques de la présence commerciale française dans le Levant furent fixées et le commerce français placé sous la protection de ,5
F . Tournebize, L'Église Grecque Orthodoxe et l'Union, Paris 1907, p. 39. 16 J . Hajjar, op. cit., p. 215. in Le Phanar est le siège du Patriarcat grec orthodoxe à Constantinople.
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l'ambassade de Constantinople et des consulats d'Alexandrie, de Tripoli et d'Alger. À cette époque, Marseille entreprend de supplanter Venise dans le commerce du Levant. La France ne fut pas la seule à établir des "capitulations" avec la Porte mais elle fut la première. Elle fut aussi la première à étendre l'effet de ces capitulations non seulement aux commerçants mais encore aux religieux latins. En effet, en 1604, Savary de Brèves ambassadeur à Constantinople et féru d'orientalisme fît transformer en garantie permanente les résultats de son intervention d'un jour pour les missionnaires dans les articles suivants : Article 4 : Voulons et commandons que les sujets dudit Empereur de France et ceux des princes, ses alliés puissent visiter les saints lieux de Jérusalem sans qu'il leur soit mis ou donné aucun empêchement ni fait tort. Article 5 : De plus pour l'honneur et l'amitié d'iceluy Empereur nous voulons que les religieux qui demeurent à Jérusalem et servent l'église de Koumarrah (Saint-Sépulcre) y puissent demeurer, aller et venir, sans aucun trouble et empêchement, ainsi soient bien reçus, protégés, aidés et secourus en la considération susdite. 18 Comme on le voit et compte tenu de l'usage qui en a été fait par la suite, le champ d'application de cette première "capitulation religieuse" était bien modeste. Pour J. Hajjar elle signifie néanmoins que "l'ambassadeur se faisait accorder la liberté de voyages pour les religieux francs (entendons de rite latin) et la liberté du service liturgique catholique romain au Saint Sépulcre" et que ce protectorat missionnaires l'ambassadeur Saint Sépulcre
religieux de la France englobait pratiquement tous les latins employés en Turquie, soit comme chapelains de et des consulats, soit comme gardiens et desservants du et des Lieux Saints de Palestine. 19
Mais, manifestement pour occuper les fonctions curiales des ambassades et consulats il n'y pas besoin de missionnaires et les Bénédictins, Prémontrés et autres Chanoines Canoniaux du Saint Sépulcre déjà sur place à Constantinople pour les premiers, en Terre Sainte pour les autres auraient très bien pu faire l'affaire. En fait, pour tourner la difficulté il suffisait de retourner la proposition et d'attribuer aux missionnaires français des fonctions consulaires et il faut bien dire que pratiquement, dans ce rôle et en ayant recours à l'ambassade de France à Constantinople contre les Kaïmakams récalcitrants cela a toujours fini par "marcher", même au fin fond de i'Anatolie.
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Citédans Études, (1919). p. 606. J Hajjar, op. cit., p. 209.
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Un cas exemplaire de l'ambiguïté de la situation se trouve dans la personne de François Picquet, "consul de France et apôtre de Rome," comme le caractérise Georges Goyau qui décrit ainsi son action : Nul comme lui au XVIIIe siècle, ne sut en terre d'Asie Mineure, tirer des fameuses capitulations obtenues de la Porte par les rois de France, tout le profit que l'Église romaine en pouvait légitimement attendre ; nul n'excella comme lui à implanter et à faire s'épanouir en terroir schismatique, sous les regards musulmans, la spiritualité française. Il mit au service du christianisme et de l'idée d'unité chrétienne, cette force spirituelle qu'est notre esprit missionnaire ; il mit au service des intérêts chrétiens cette force juridique qui était le texte même des capitulations, dûment maintenu et dûment interprété. 20 D'ailleurs, ces premières capitulations "religieuses" ont été plusieurs fois renouvelées, notamment en 1673 par le Marquis de Nointel, ambassadeur de Louis XIV, puis en 1740, de manière plus complète par Sauveur de Villeneuve, ambassadeur de Louis XV, et il faudra attendre le traité de Berlin pour les voir légèrement battues en brèche. Comme on le voit aussi, et contrairement à une idée qui sera largement répandue, la papauté n'a eu aucun rôle direct dans ce protectorat, et ne se trouvait donc pas en mesure de le modifier. Dans la pratique toujours, sinon en droit, les chrétiens uniates, du moins tant qu'ils n'étaient pas reconnus par la Porte et se trouvaient donc dans l'illégalité par rapport au droit ottoman dans lequel Nation (Millet) égale religion, ont bénéficié également de ce protectorat français. Devant les menaces» antiumonistes qui se dessinent, Rome va multiplier ses efforts vis-à-vis des chrétientés orientales. Alors qu'au Malabar par exemple, elle exerce une féroce latinisation, elle est d'une particulière tolérance vis-à-vis des "Grecs". Une commission cardinalice particulière pour s'occuper des Grecs est créée. Un collège "Grec" est fondé à Rome en 1576. Le pape multiplie les délégations auprès des patriarches orientaux et entreprend une correspondance personnelle avec eux. En 1584, l'année même où le Phanar dénonce définitivement l'Union de Florence, le pape crée un collège maronite à Rome. Des ouvrages liturgiques de rites orientaux, des traductions sont publiées. Une imprimerie orientale est fondée à Rome avec l'aide des maronites. En 1599, une congrégation cardinalice permanente pour les affaires de la foi et de la religion catholique voit le jour, et montre dans ses premières séances un intérêt "compréhensif' pour les rites et les sacrements grecs. Cette congrégation
90 ''"G. Goyau, La France Missionnaire,
Paris 1948, tome H, p. 249.
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deviendra en 1622 la congrégation "de Propaganda Fide," organe de l'action missionnaire du Vatican. Mais surtout, Rome envoie de nouveaux missionnaires, en particulier français, en Orient. Ainsi, en 1553 des Jésuites ont pour mission de fonder des collèges à Jérusalem, Chypre et Constantinople. En 1561 deux Jésuites sont envoyés chez les coptes. Ces débuts ne furent pas véritablement couronnés de succès. En ce qui concerne Constantinople, cinq Jésuites débarquent en 1583. Après trois ans d'apostolat où ils eurent, semble-t-il, quelques succès, il succombèrent tous à la peste en 1586. Des Capucins les remplacent en 1587. L'un d'eux, Joseph de Léonisse se présenta au Sérail dans le but de convertir le Sultan en personne. Naturellement, il eut droit au supplice du crochet, auquel il survécut encore longtemps mais les Capucins durent quitter Constantinople en 1589. Il fallut attendre vingt ans pour que la France, occupée à ses luttes religieuses, put envoyer de nouveaux Jésuites en 1609. Ceux-ci suscitèrent bientôt de violentes oppositions de la part des Vénitiens en guerre avec Rome, des schismatiques, et des autres catholiques déjà installés dans la place. Ils y restèrent cependant jusqu'à la dissolution de leur ordre en 1773. Les Capucins français revinrent à Constantinople en 1626, ainsi qu'en Syrie, en Perse, à Chypre. Athènes et Smyrne. Après de nombreux démêlés avec le clergé séculier catholique italien, ils obtinrent en 1709 d'exercer les fonctions paroissiales mais seulement auprès du personnel de l'ambassade de France et des consulats dans toutes les échelles du Levant. Ils ouvrirent une petite école à côté de l'ambassade où Colbert décida en 1669, d'envoyer des jeunes Français apprendre les langues orientales et plus tard, des jeunes levantins furent envoyés au Collège Louis le Grand pour se former un rôle d'interprètes dans les échelles du Levant. Cette institution est devenue par la suite l'École des langues orientales. Comme les Jésuites, les Capucins français durent quitter l'Orient en 1792 à la suppression de leur ordre en France. Ils furent remplacés à Constantinople par des Capucins italiens 21 . À Alep, ville très importante à l'époque, et dont le consul "protégeait" les échelles du Levant depuis Smyrne jusqu'à Saïda, la "Propaganda Fide" envoie simultanément les religieux français, Capucins en 1623, Carmes en 1625 et Jésuites en 1627. L'installation de ces religieux français déplut aux Franciscains de Terre Sainte qui insistèrent auprès de la "Propaganda Fide" pour que la garde des Lieux Saints soit conservée aux religieux italiens. Alep devient en quelque sorte une base missionnaire d'où les religieux partent au loin et reviennent pour se réfugier, se reposer, se soigner ou mourir. Le secteur de la Perse fut attribué 2î J. B. Piolet (sous la direction de). Les Missions Catholiques, tome I, p. 63.
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aux Carmes, la Mésopotamie aux Capucins. Ceux-ci firent des fondations à Bagdad en 1628, à Mossoul en 1636, à Diarbakir en 1661. Cette dernière ville deviendra plus tard le centre principal de leur mission lorsque le secteur de Bagdad sera confié aux Carmes et celui de Mossoul aux Dominicains (1750). Les Capucins réussissent à faire ériger à Diarbakir dès 1681 un Patriarcat chaldéen (nestorien) catholique qu'ils firent reconnaître par la Sublime Porte. Au XVIIIe siècle on trouve des Capucins à Mardin, à Seert, Gesiré, Antioche et dans toute la région jusqu'à Etchmiadzin où se trouve le Patriarcat arménien. En 1638, un évêché fut érigé à Bagdad à l'instigation d'une française de Meaux, Marie Ricouard qui fit une donation pour cette création et mit comme condition que le titulaire y résiderait et serait toujours français. 22 Les Carmes héritèrent de cet évêché au début et un Carme fut aussi le seul à y résider effectivement au XVIIIe siècle. Le Consul Picquet fut le troisième titulaire de cet évêché et ne put, pas plus que ses prédécesseurs, y résider. Les Capucins furent expulsés trois fois de la ville de Bagdad au XVIIe siècle. Enfin en 1731, la première pierre de la cathédrale fut posée. Il fallut vingt ans pour achever la construction, mais l'évêché fut abandonné en 1773, pour un demi-siècle. Autour de 1700, à Constantinople sur le conseil des Jésuites le prêtre arménien Mekitar, né à Sivas en 1676, fonde l'ordre qui prit son nom et devint célèbre par la suite à Vienne, à Venise sur l'île de Saint Lazare et à Paris. Les Mékitaristes créèrent des écoles et contribuèrent au développement de la culture arménienne. Mekitar conclut une union durable avec Rome mais n'était pas partisan de la latinisation excessive prônée par certains de ses compatriotes, qui voulaient modeler la langue arménienne sur la morphologie et la syntaxe du latin pour lui donner un caractère de "catholicité "23. On trouve également les Jésuites parmi les arméniens en 1664 à Erzurum, où ils arrivaient d'Ispahan. En fait, la répartition géographique entre les différentes congrégations n'était pas rigoureuse, et l'on trouve souvent Carmes, Capucins, Dominicains, Jésuites au même endroit. À partir de 1740, il faut ajouter les Lazaristes qui sont envoyés en premier lieu en Perse. Ainsi, on peut dire que fin XVIe, début XVIIe, le cadre dans lequel va s'exercer l'activité missionnaire est fixé : institutions pontificales particulières, capitulations et protectorat français sur les latins, installation des différentes congrégations missionnaires. Le cadre changera peu jusqu'au XIXe siècle. Cependant, si le cadre change peu au cours de ces deux siècles, on peut constater une certaine évolution dans les rapports entre les chrétientés. Les témoignages convergent d'une manière générale pour dire qu'au XVIIe siècle, les missionnaires latins prêchaient et confessaient dans les églises
23
J. B. Piolet, Les Missions
Catholiques, tome I, p. 223.
G. Dedeyan (sous la direction de). Histoire des Arméniens, Toulouse 1982, p. 431.
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dissidentes et souvent même à la demande du clergé schismatique lui-même. Compte tenu des "facilités" accordées par Rome, ils pouvaient aussi éventuellement donner les sacrements. Ils avaient des discussions intellectuelles avec la hiérarchie, ils pouvaient ouvrir des débats publics et pénétrer dans l'intimité des familles assez facilement. Les conversions sont dues autant sinon plus à des facteurs économiques, sociaux, familiaux que religieux. Ainsi, il pouvait être "intéressant" pour un marchand d'Alep de se faire chrétien et même franc pour bénéficier d'avantages fiscaux et de protection. Certains ont reproché au consul Picquet son abus des capitulations et ses conversions, notamment dans ¡a hiérarchie, dues à de confortables aumônes. Les conversions ne constituent pas véritablement une rupture par rapport au mode de vie antérieur et au milieu 2 4 , les retours au schisme sont fréquents pour les mêmes raisons ou simplement parce qu'il n'y a plus de prêtre latin sur place. Naturellement, la situation pouvait être beaucoup plus difficile suivant les endroits et les événements, mais dans l'ensemble, les oppositions n'étaient pas systématiques et n'engageaient pas une chrétienté toute entière de même que la conversion d'un évêque n'entraînait pas forcément celle de tous ses paroissiens. Il semble qu'il y ait eu une assez grande interpénétration ou au moins un voisinage de bon aloi. Cependant, malgré leur caractère aléatoire, les succès des missionnaires durent toutefois être suffisamment conséquents pour qu'une prise de conscience du problème de l'uniatisme en tant que tel ait lieu dans les hiérarchies séparées. D'autre part, l'action des missionnaires a contribué à élever le niveau du clergé orienta! en suscitant une émulation religieuse tant du point de vue de la pratique ei des œuvres que de la théorie Par ailleurs, un clergé oriental catholique commence à se former, certains clercs entrent même dans les congrégations missionnaires latines. Que ce soit pour ou contre Rome, les Églises ont eu à se situer, à se redéfinir, et ainsi, de plus ou moins personnelles, les relations entre Latins et non Latins passeront au stade de relations entre entités collectives déterminées. Ainsi, par exemple, au début du XVIII e siècle : quelques patriarches arméniens de Constantinople, rompant avec la tolérance des catholicos d'Edmiatzin obligent les fidèles à anathémiser le concile de Chalcédoine (malgré la levée des anathèmes sous Movses 111) et l'enseignement des missionnaires latins. Les contrevenants sont livrés au bras séculier, c'est-à-dire le gouvernement Ottoman, emprisonnés et parfois mis à mort 2 5 ,
24 Voir l'article de F. Heyberger, "Les chrétiens d'Alep - À travers les récits des conversions des missionnaires Carmes déchaux (1657-1681)," Mélanges de l'École Française de Rome, 1988. 25 G . Dedeyan, Histoire des Arméniens, p. 427.
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En 1717, une véritable persécution se déchaîne contre les arméniens qui fréquentaient les églises des Francs et beaucoup sont envoyés au bagne où les Jésuites "paralysés dans leur efforts pour mener la réconciliation des orientaux" 26 avaient pleine liberté pour s'en occuper. Un Jésuite décrit ainsi vers 1898 la situation à Constantinople : Pendant tout le XVIIe siècle il fut possible aux missionnaires de réunir dans leurs églises, les francs, les grecs, les arméniens et leurs discours amenèrent un grand nombre de schismatiques à se réconcilier avec l'Église Romaine. Mais au XVIII e siècle, ce ministère devint de plus en plus difficile ; les Grecs, alors à l'apogée de leur puissance auprès des Turcs, renonçaient à garder l'attitude sympathique, dont par un calcul intéressé peut-être, ils avaient fait preuve à l'égard des missionnaires français. Les relations s'étaient d'ailleurs petit à petit refroidies entre les sultans et Louis XIV ; le Synode du Phanar crut politique de jeter à l'eau ses amis de l'ambassade de France et par contre coup les missionnaires furent traités avec une grande méfiance 2 '. Par ailleurs, suite à la constitution du Patriarcat melkite uniate reconnu par la "Propaganda Fide", en 1701 et la création d'une congrégation missionnaire melkite et sur dénonciation des patriarches de Constantinople et d'Antioche, le Sultan Ahmet 111 prend le 14 septembre 1722 un arrêté antiuniate : Ils nous ont présenté, disait cet arrêté, que depuis quelques années, les religieux latins ont converti à leur religion plusieurs chrétiens de nos sujets, tant prêtres et religieux qu'autres personnes, et que de jour en jour, ils ne cessent d'en convertir par les instructions qu'ils donnent aux enfants et en prêchant les femmes chez elles... Or, désapprouvant ce procédé, nous ordonnons par ce commandement aux chrétiens de conserver leur ancienne religion et de ne pas embrasser celle du Pape, ainsi que le porte le Commandement rendu par feu mon père le Sultan Mustapha pour le même sujet. Et nous ordonnons aussi d'arrêter dorénavant et de punir sévèrement ceux qui causeront de semblables troubles et d'empêcher que les religieux latins n'aient aucune communication avec les grecs 2 8 . Cette interdiction, fut toujours tournée par la suite. À Bagdad, également dans les années 1730-1750, la conversion des nestoriens par les Carmes provoqua de dures persécutions de la part des arméniens grégoriens alliés aux gouverneurs turcs. L'évêque fut mis en prison avec d'autres chrétiens et pour le sortir de là, le roi de France lui donna le titre et les prérogatives de consul. 26
J.B. Piolet, Histoire des Missions, tome I, p. 57. ibid., tome I, p. 56.
28
J . Hajjar, op. cil.,
pp. 241-242.
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Les patriarcats melkites et jacobites furent traversés de crises dues aux rivalités entre Uniates et Non Uniates. Les missionnaires étaient partie prenante dans ces luttes et réussissaient généralement à obtenir pour leur candidat le Palîium de Rome et le Bérat d'investiture du Sultan. Le résultat fut la scission, au prix de luttes intestines parfois féroces, des hiérarchies des églises orientales. En ce qui concerne les chrétiens qui intéressent plus particulièrement la partie turque de l'Empire, à savoir les grecs et les arméniens, rappelons que depuis 1453 pour les grecs et 1461 pour les arméniens, ils sont constitués en "nations" (millet) dont le patriarche est le chef tant religieux que civil, choisi en dernière instance par le Sultan sur présentation du ou des candidats par les évêques. A. Ter Minassian décrit ainsi le rôle du patriarche arménien de Constantinople : Les droits du patriarche arménien de Constantinople ont été précisés en 1764 ; il a la haute direction de l'Ermeni milleti, la communauté arménienne de l'Empire ottoman. Disposant de biens étendus et de privilèges, le patriarche ajoute à ses prérogatives spirituelles d'importantes prérogatives, temporelles en matière de fisc, d'état-civil, de notariat, de bienfaisance, d'enseignement, d'imprimerie et de censure. Il a le droit de juger et de punir tous les arméniens, clercs ou laïcs, en matière d'hérésie, d'insubordination et de fraude fiscale et peut même requérir la peine de mort. Le patriarche grec du Phanar régnait sur tous les chrétiens chaicédoniens", notamment les Slaves des Balkans et les melkites et le patriarche arménien sur tous les monophysites, coptes et jacobites. Le pouvoir des patriarches a souvent donné lieu à des abus et le "joug" de la hiérarchie religieuse était souvent mal supporté, notamment dans les Balkans où le Phanar était détesté autant sinon plus que les Turcs, mais aussi chez les arméniens. Du point de vue civil, les convertis à Rome dépendaient toujours de leur millet ethnique, ce qui donnait lieu à des situations parfois intenables et à des persécutions. C'est pourquoi, les convertis avaient tout intérêt à se déclarer "latins" pour être sous la protection des consuls. Les millet, bien que sous la coupe du Sultan, représentaient des états dans l'État. En contrepartie de ce statut privilégié, les chrétiens "protégés du Sultan", en tant qu'infidèles étaient soumis à certaines interdictions comme monter à cheval, arborer certaines couleurs, témoigner dans un tribunal contre un musulman, porter des armes, accéder aux fonctions publiques, et à certains impôts particuliers c o m m e celui en remplacement du service militaire que les musulmans pouvaient aussi payer d'ailleurs. Ils n'avaient pas le droit d'avoir des bâtiments civils et religieux dépassant la taille des bâtiments musulmans équivalents : pas d'églises plus hautes que les mosquées. Les Arméniens catholiques se détachèrent de leur église nationale vers le milieu du XVIIIe siècle, et se regroupèrent en Syrie/Liban et à Constantinople.
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Du point de vue de leur répartition géographique, au milieu du XVIIIe siècle on trouve des Dominicains à Mossoul, des Lazariste en Perse, des Carmes français en Irak, des Capucins en Mésopotamie du nord et en Asie Mineure. Les missionnaires sont donc essentiellement présents dans les provinces arabes, dans les "échelles", dans les villes sièges des hiérarchies schismatiques, en Anatolie de l'est, en Cilicie. Leur action était essentiellement apostolique et tournée vers la création d'églises unies à Rome. Ils servaient de liens et de messagers — d'ambassadeurs entre Rome et les évêques uniates. Exception faite de l'école de drogmans des Capucins à l'Ambassade de France à Constantinople, ils ne pratiquaient pas l'enseignement sinon à titre privé ou pour former le clergé récemment converti. Les Capucins avaient l'autorisation d'exercer la médecine et tous se dévouaient à leurs fidèles, mais surtout par des aides matérielles, lesquelles ont toujours joué un rôle non négligeable dans les conversions. Le Vatican de son côté, multiplie les circulaires en faveur des églises orientales : Demandatam en 1743, Praeclaris romanorum pontifium en 1746, Allatae sunt en 1755. Elles rappellent notamment aux missionnaires, qu'ils n'ont pas à étendre leur autorité et leur juridiction aux dépens de la hiérarchie uniate, mais qu'ils doivent se considérer comme les auxiliaires du clergé local. Toujours dans le but de protégér les églises orientales une ordonnance de la Propaganda Fide étend aux Églises uniates en 1729, une instruction du Saint Office de 1719 interdisant la "Communicatio in sacris" c'est-à-dire la pratique de la liturgie et des sacrements latins avec les schismatiques et les uniates. Cette interdiction sur laquelle la Propaganda Fide ne reviendra pas, sera un handicap très lourd pour les missionnaires. Aussi sera-t-elle souvent contournée. Toutefois, si l'uniatisme se développe, il ne faut pas en conclure pour autant qu'il y avait une floraison de missionnaires à l'œuvre. Ils semblent avoir été au contraire très peu nombreux et d'ailleurs plusieurs missions ont dû être abandonnées par manque d'effectifs. Cela ne fera que s'accentuer à la fin du siècle. Par ailleurs, si Rome, avec la France, couve ses églises orientales, la Russie de son côté, tout au long du XVIIIe siècle, va pratiquer à l'occasion des guerres, une politique de grignotage de l'Empire ottoman et de soulèvement des populations chrétiennes. En 1774, lors du Traité de Kuçuk Kaynardja elle atteindra son but, et fera valoir son droit de protection sur les populations orthodoxes de l'Empire, concurrençant ainsi la France en matière d'intervention dans les affaires intérieures de l'Empire ottoman et suscitant l'intérêt de l'Angleterre, dont les missionnaires ne tarderont pas à venir s'installer à leur tour. C'est aussi l'époque où la Russie et l'Autriche élaborent le "projet grec" : ressusciter Byzance. En 1787, en effet, Catherine II et Joseph II se rencontrent pour mettre au point ce projet de partage de l'Empire qui devait déboucher sur la fondation d'un État orthodoxe indépendant, la Dacie, dans les Balkans. On sait que depuis cette date, et quelles que soient ses alliances du moment, la Russie a usé de ce "droit de protection" avec une remarquable assiduité.
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DANS
L'EMPIRE
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Pour conclure sur toute cette période, disons que le tournant du siècle avec la suppression des Jésuites (1773), la révolution française et l'épopée napoléonienne sera fatal aux missions principalement françaises dans l'Empire ottoman. L e Concordat (1801), l'obligation du serment à la constitution civile du clergé, la suppression des sociétés missionnaires (1809), la confiscation des biens ecclésiastiques ont entraîné une pénurie quasi totale de missionnaires d'une part et la suppression de leurs moyens financiers, d'autre part, il faudra attendre le premier tiers du XIX e siècle pour que le mouvement se reconstitue, notamment à l'initiative privée de laïcs. Ce sera alors une nouvelle vague missionnaire dans toutes les parties du monde, due à la fois à un réveil religieux, à la colonisation et à la politique anticléricale en France. Ainsi, si l'on a pu dire que, initiées sous Louis XIV, les missions dans l'Empire ottoman avaient connu sous Abdul Hamid II leur plus grand développement, cela n'est pas particulièrement dû à Abdul Hamid. Voyons maintenant les principales caractéristiques des missions au XIX e siècle.
II.
LE X I X e
SIÈCLE
: TROISIÈME
VAGUE
MISSIONNAIRE
I Les Grandes Puissances et le Protectorat Le premier phénomène qu'ont noté tous les observateurs des missions chrétiennes dans l'Empire ottoman au XIX e siècle, est l'invasion des missions protestantes depuis le tout début du siècle. En effet, pendant que les missions catholiques se dépeuplaient, les missionnaires protestants s'installaient dans la place à une allure proprement stupéfiante, si l'on considère les siècles qu'il avait fallu aux catholiques pour s'implanter. Il est vrai que tout les différenciait : tant du point de vue de l'idéologie et des objectifs que des moyens mis en œuvre pour les atteindre. Chez les protestants, il n'existe pas de "Propaganda Fide" pour diriger et contrôler l'action missionnaire, dans son ensemble, mais un certain nombre de sociétés anglaises ou américaines, dépendant des différentes églises anglo-saxonnes
dont
les
plus
connues
sont
"l'American
Board
of
Commissioneers for Foreign Missions" fondé en 1810, la "British and Foreign Bible Society" (1804), "l'American Bible Society", la "London Society for Promoting Christianity Among the Jews", la "Church Missionary Society". En 1833. la Christ Church est fondée à Jérusalem, premier établissement stable en Palestine après la Custodie de Terre Sainte. Un accord intervenu entre le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume IV et l'Eglise d'Angleterre, stipulait alors que l'évêque protestant de Jérusalem serait sacré à Londres, mais nommé alternativement par le roi de Prusse el l'Eglise anglicane. Ce Bishop recevrait les ordres anglicans mais
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LES AUGUSTINS DE L'ASSOMPTION À ESKI-CHÉHIR emploierait le prayer book des luthériens allemands. Il dépendrait de l'United Church of England and Ireland. Il ne devait pas s'immiscer dans les affaires des communautés chrétiennes établies, mais porterait ses efforts apostoliques sur les non-chrétiens 29 .
Cette mission étendait sa juridiction sur la Palestine — Syrie, Chaldée — l'Égypte et l'Abyssinie. Le mouvement missionnaire américain semble être né, comme celui renaissant en France, d'un "grand réveil religieux". Dans un premier temps, il est probable que les missionnaires américains aient sincèrement voulu sauver les musulmans de la damnation et leur ouvrir les portes du Royaume de Dieu. Au dur contact de la réalité leur doctrine missionnaire s'affina. Ainsi, par exemple, l'American Board dans l'Empire ottoman comme ailleurs se destinait tout d'abord à i'évangélisation des non-chrétiens. Avant d'établir leur programme d'évangélisation, ses membres voulurent avoir des informations de première main sur la situation religieuse dans l'Empire ottoman. De telles informations étaient très souhaitées en Amérique. Ils envoyèrent donc deux missionnaires, Pliny Fisk et Levi Parsons, en exploration de 1818 à 1820 en Asie Mineure, à Jérusalem et Beyrouth, le Caire et Alexandrie. Ils s'installèrent finalement à Beyrouth où d'autres recrues vinrent les rejoindre, en Syrie et à Constantinople. Une deuxième expédition de "Turquie - Arménie Perse" fut confiée en 1830-1831 à Smith et H. Dwight. Ceux-ci partirent de Constantinople à travers l'Arménie, la Transcaucasie et le Kurdistan jusqu'à Tabriz et revinrent par Trébizonde et la mer Noire. Ces deux explorations donnèrent lieu à de nombreux rapports et publications qui déterminèrent l'opinion en Amérique pendant quarante ans 30 La conclusion de ces périples était que les chrétiens orientaux constituaient un obstacle à I'évangélisation des musulmans. En effet, ceux-ci ne connaissant le christianisme que par les chrétiens avec lesquels ils vivaient, ne pouvaient avoir qu'une opinion déplorable du christianisme en raison de l'état déplorable de ces chrétientés à tous les points de vue et du sentiment de supériorité qu'elles leur inspiraient. Ils en conclurent qu'il fallait remettre à plus tard la conversion des musulmans et commencer par "régénérer" les églises orientales, le reste suivrait de lui-même, et ces chrétiens régénérés pouvaient contribuer à la conversion des musulmans. Ils se fixèrent comme premiers objectifs les arméniens et les nestoriens-assyriens ainsi que la Syrie. Leurs trois objectifs étaient le développement d'un esprit anglo-saxon d'intégrité, et d'indépendance visant à la constitution d'une communauté démocratique, autonome et capable de subvenir à ses besoins, en second lieu, l'éducation et l'enseignement, en particulier technique et industriel et en troisième lieu, la médecine et la gestion des secours venant d'Occident. Il créèrent des 29
J. Hajjar, op. cit., pp. 274-275. L. L. Vander Werff, Christian Missions to Muslims - The Record. Anglican and Reformed Approaches in India and the Near East (1800-1938), South Pasadena - California 1977, p. 105 et suivantes.
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séminaires et formèrent des missionnaires envoyés par la suite chez les arméniens du Kurdistan, les jacobites, les musulmans, les kurdes et les yezidis du même secteur. Les différentes communautés se regroupèrent en fédérations dans les années 60 notamment celles de Karpout, de Bithynie, de Turquie centrale et de Cilicie. Dès le début du siècle, les protestants avaient installé une presse à Malte sous la protection des Anglais ; ils la déménagèrent à Smyrne puis à Beyrouth pour la partie arabe et à Constantinople. Ils publièrent dans vingt-deux langues du Proche-Orient, mais à partir de 1834, le patriarche grec Grégorios IV prit des mesures sérieuses contre les activités des protestants : il fit brûler toutes les traductions et interdit tout enseignement. Auprès des Grecs, les missionnaires n'eurent aucun succès : le travail de 27 missionnaires ordonnés de différentes dénominations, la publication et la distribution d'un million de livres et de tracts dont 200.000 bibles, l'éducation de jeunes Grecs en Amérique et de plus de 10.000 dans les écoles américaines en Grèce et en Turquie ont abouti à trois conversions certaines, dont deux Grecs seulement, pour une dépense d'un quart de million de dollars 3 1 . Ils abandonnèrent la mission auprès des Grecs. Un des plus grands succès des missionnaires protestants f u t incontestablement la propagande anti-turque reprise comme propagande de guerre par le Service Secret, créé à cet effet par Charles Masterman en 1914 et responsable du fameux "livre bleu" de Toynbee sur les Arméniens. Ainsi, un missionnaire resté très célèbre qui vécut presque trente ans en Turquie, écrit en 1896 dans l'introduction de son livre à propos des Arméniens : Leur pays est gouverné par un monarque riche et puissant appartenant à une autre race. Ni lui, ni sa cour, ni son armée ne seraient cruels et vindicatifs, n'était leur religion. Ce sont des musulmans et on leur a enseigné depuis des siècles que tuer des chrétiens est le moyen le plus sûr pour mériter la faveur divine et accéder au bonheur éternel. Guidé par cet horrible fanatisme, ils se sont précipités comme des loups sur le doux peuple chrétien qui se trouvait sous leur protection et au cours de l'année, ont massacré sans pitié, hommes, femmes et enfants, non parce qu'ils avaient commis un méfait quelconque mais simplement parce qu'ils étaient chrétiens 3 2 . Ce genre de cliché fut répercuté comme parole d'évangile dans toute l'opinion avec l'aide des Anglais alors que les attentats arméniens étaient passés sous silence. C'est ce que reconnaît d'ailleurs un autre Américain :
t t
J. F Clarke, Bible Societies - American Missionnaries and ihe National Revival of New York 1971, " E. M. Bliss, Turkey and the Armenian atrocities, Kamuran Giiriin, Le Dossier Arménien, pp. 48-49.
Bulgaria,
Philadelphie 1896, p. 102. Cité par
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Les activités déployées dans l'Empire ottoman par les missionnaires américains sont en général assez bien connues. Par contre, on ne se rend pas toujours compte de l'impact qu'elles eurent sur l'opinion publique américaine ( . . . ) Pendant un demi siècle, sinon davantage, les missionnaires furent notre principales source d'information sur la situation au Proche et Moyen-Orient et ce sont eux qui modelèrent l'opinion publique américaine à ce sujet (...) Les rapports qu'ils envoyaient en Amérique et les conférences qu'ils faisaient lorsqu'ils s'y rendaient en congé, constituaient des plaidoiries en faveur des chrétiens opprimés et dénonçaient les oppresseurs turcs. Les congrégations qui soutenaient ces missionnaires se rangeaient à leur point de vue, sans nulle méfiance, et c'est ainsi que se développa sous l'égide de nos églises, un puisssant courant d'opinion anti-turc 33 . On a vu qu'au début du siècle les arméniens catholiques avaient été persécutés par les arméniens grégoriens. Cela avait donné lieu, sous la pression de la France, à la création d'un millet arménien catholique en 1830, reconnu par le Sultan, avec pouvoir civil sur tous les sujets catholiques non Latins non reconnus par la Porte. Aussi un grec catholique de rite byzantin relevait civilement du patriarche arménien catholique. Le même phénomène se produisit lorsqu'en 1846, le patriarche grégorien Matteos lança un anathème contre les arméniens protestants, et qu'ils furent persécutés. Sous la pression de l'Angleterre, un millet protestant fut reconnu par le Sultan en 1850, et organisé sur des bases démocratiques anglo-saxonnes. Le modèle de ce millet ne fut pas sans influencer les arméniens grégoriens qui rénovèrent leur millet en se donnant une constitution en 1860 où une large part était faite aux lai'cs et où la hiérarchie religieuse voyait son pouvoir diminuer. Cette constitution fut reconnue par le Sultan en 1863 comme "règlement" de la nation arménienne. Rappelons qu'entre ces deux dates le rescrit Hatti Humayum proclamé le 18 février 1856, juste avant le traité de Paris, confirmant celui de Gülhane de 1839 précisait le statut des chrétiens dans un sens libéral : conservation des immunités traditionnelles, libre exercice du culte, libre administration des biens, accession aux emplois civils, tribunaux mixtes, fixation du mode de rétribution des ecclésiastiques de manière à éviter les exactions qu'ils exerçaient sur leurs ouailles. Cet édit ne fut pas très bien accueilli par les minoritaires auxquels il était pourtant favorable. Les ecclésiastiques étaient privés de leurs privilèges, notamment financiers, et le peuple astreint au service militaire au même titre que les musulmans ou dispensé aux mêmes conditions qu'eux. Si les chiffres varient d'un auteur à l'autre quant au nombre de missionnaires, d'écoles et d'églises, on peut toutefois mesurer le succès des missionnaires anglo-saxons au nombre de leurs implantations importantes
33 E . A. Powel, The Struggle for Power in Moslem Asia, (1925), pp. 27-28. Cité par Kamuran Giiriln, op. cit., pp. 48-49.
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(centres de missions). Ainsi en 1896 ils avaient des établissements — pour la Turquie — à Brousse, Izmir, Marsivan, Kayseri, Sivas, Trébizonde, Erzurum, Karput, Bitlis, Van, Mardin, Antep, Marache, Adana, Hacin, Ankara, Yozgat, Amasya, Tokat, Arapkir, Malatya, Palu, Diarbakir, Urfa, Birecik, Elbistan, Tarse, Mouch, Seert, sans compter leurs établissements en Syrie, Palestine, Mésopotamie, Perse, Égypte et les îles. À Constantinople, le Révérend Cyrus Hamelin créa le célèbre Robert College à Bebek, l'actuelle université du Bosphore d'Istanbul. Pour donner un ordre de grandeur, en 1908 l'Américan Board à lui seul aurait eu 300 écoles en Anatolie et à la veille de 1914, les écoles américaines auraient été au nombre de 450 avec 25.000 élèves. Dans cette activité débordante, ce qui a surtout marqué les missionnaires catholiques c'est la disproportion entre les moyens matériels et financiers mis en œuvre par les protestants par rapport aux leurs. Ainsi un missionnaire catholique, directeur d'école, se plaint du célèbre révérend Bliss : "quand nous fondions une école quelque part, M. Bliss s'empressait d'en bâtir une autre en face : collège contre collège, chapelle contre chapelle, dispensaire contre dispensaire (...) Ils sont hélas plus riches que nous" 3 4 . Cette guerre des écoles se reproduit dans beaucoup d'endroits et les missionnaires catholiques ne cessent de réclamer des moyens pour pouvoir lutter contre les protestants qui, selon eux, attirent les gens par des avantages matériels. A partir des années 1860, aux missionnaires protestants anglais et américains, viennent s'ajouter les missionnaires allemands, installés dans un premier temps en Palestine, où, l'on s'en souvient, une chapelle et un évêque anglo-prussiens avaient été installés en 1842. Les "Kaiserswerth diaconesses", s établissent à Jérusalem, suivies de près par les missionnaires de la "Jerusalem Verein". En 1863, Frédéric de Prusse fonde les "Hospitaliers de St Jean de Jérusalem" et entreprend la construction de l'Église du St Sauveur dont ¡¡'inauguration servira de prétexte à Guillaume 11 pour sa deuxième tournée en Orient. En 1853, un pasteur luthérien, le pasteur Hoffman, crée l'association des 'Templiers" allemands dans le Wurtemberg, dans le but de fonder des colonies agricoles et religieuses en Syrie-Palestine. Après le traité de Berlin, le mouvement s'intensifie, comme d'ailleurs la pénétration économique et politique allemande en Turquie, si bien que l'on a pu dire en 1912 : "Déjà du temps d'Abdul Hamid le gouvernement turc prenait ses ordres auprès de l'ambassadeur allemand. Abdul Hamid était sur le trône mais c'était le Baron Marschall Von Biberstein qui régnait" 3 5 . "L'union évangélique" crée des écoles, des orphelinats, des dispensaires, des hôpitaux. En 1896, la "Deutsche Orient Mission", créée cette même année, investit l'Empire, la Cilicie en particulier et publie à Berlin un mensuel Der Christliche Orient pour attirer l'attention de l'opinion sur le rôle de l'Allemagne en Orient. On évalue généralement le nombre de missionnaires
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L. Bertrand, "Les Écotes d'Orient", Revue des Deux Mondes (1909) tome 52, p. 777. C. Sarolea, Le Problème anglo-ailer.uind, Paris 1915.
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protestants allemands à la fin du siècle à 450 environ et quelques centaines d'assistants locaux. En 1902, la Jerusalem Verein à elle seule compte huit écoles et plus de 430 élèves. Dans les années 1880 et surtout 1890, les missionnaires catholiques allemands, à leur tour, viennent soutenir la politique allemande dans l'Empire ottoman. Sous l'égide de la Palâstinaverein, société créée pour la promotion des missions catholiques, des Lazaristes, Carmes, Bénédictins, Capucins allemands fondent églises, écoles, dispensaires et propagent la culture allemande. De leur côté, les juifs allemands dont beaucoup émigrent en raison de l'antisémitisme qu'ils ressentent en Allemagne contribuèrent à répandre la civilisation allemande. La "Hilfsverein der deutschen Juden", branche allemande de l'Alliance Israélite Universelle, crée des écoles allemandes et œuvre pour faire adopter la langue allemande comme langue officielle de toutes les écoles sionistes de SyriePalestine. Aux oeuvres religieuses, il faut ajouter les œuvres laïques, notamment les écoles allemandes créées par la Société du Chemin de Fer sur les principales stations de la ligne, dont en Anatolie, Haïdar Pacha et Eski-Chéhir. Les écoles allemandes seront d'ailleurs reconnues d'utilité publique et exonérées d'impôts en 1902. L'affluence des missionnaires allemands, surtout à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, est à mettre en relation d'une part avec les besoins d'expansion économique de l'Allemagne — émigration et recherche de débouchés pour l'industrie et d'autre part, avec l'évolution politique et religieuse et le poids croissant des catholiques au sein du Reichstag. En effet — après le revirement de Bismarck et la fin du Kulturkampf contre notamment "l'internationale noire" des prêtres, le parti catholique du centre prend de plus en plus d'influence et il devient nécessaire pour l'empereur de s'attirer ses bonnes grâces. Un auteur décrit ainsi la situation en 1898 ; "Au dehors, l'empereur se fait le défenseur et le champion du catholicisme, il couvre les missionnaires de sa protection auguste ; au dedans, il fait voter par le centre catholique les lois dont il a besoin" 3 6 . Pour Guillaume II, il s'agissait en particulier d'obtenir le vote des crédits maritimes et comme le dit un rédacteur dans une revue française : L'Allemagne a la puissance militaire, elle a la puissance économique, elle aura bientôt la puissance maritime. Sur la scène du monde, elle ambitionne de représenter un principe : fonder sa prééminence universelle sur la protection du christianisme catholique et protestant, relier entre eux les centres épars de l'influence germanique par un double protectorat religieux, avoir, par le globe, une clientèle à la fois religieuse et économique qui répandra l'idée allemande, achètera les produits allemands J La politique allemande et le protectorat des missions catholiques", (anonyme), Revue des Deux Mondes (1898), p. 9.
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et qui, tout en professant l'évangile du Christ, prônera l'évangile de la personne sacrée de l'Empereur 37 . Un puissant lobby allemand va intriguer au Vatican pour faire perdre à la France son protectorat sur les missionnaires catholiques. Dès les années 1880, les incidents se multiplient : les "Templiers" saccagent le monastère du Mont Carmel et y plantent le drapeau allemand, les Sœurs de St Charles refusent les honneurs liturgiques, liés au "Protectorat" français, au Consul de France à Jérusalem, une tentative est faite pour faire céder le Saint Cénacle à Guillaume II par Abdul Hamid, comme mesure publicitaire anti-française. Par ailleurs, dans le Chantoung, le Père Anzer place de sa propre autorité le Vicariat apostolique sous le protectorat de l'Allemagne. Après l'assassinat de deux missionnaires allemands, dont certains ont dit qu'il avait été "préparé", Mrg Anzer et le Cardinal Kopp entreprendront des démarches et des voyages secrets au Vatican pour faire entériner le fait accompli de ce protectorat par le Pape. Ils intriguèrent également pour faire établir des relations diplomatiques directes entre le Vatican et la Sublime Porte de telle sorte que les journaux allemands annoncèrent un jour, qu'Abdul Hamid venait de nommer Asim Bey ambassadeur auprès du Saint Siège, ce qui signifiait également la création d'une nonciature à Constantinopie et de ce fait la fin du protectorat français au Proche-Orient. Durant les années 80, les relations s'améliorent entre l'Allemagne et le Pape. Le parti pro-allemand s'agite au Vatican, soutenu par les Italiens, et essaye de gagner la sympathie du Pape par des références à la "France Rouge", la "Russie schismatique", et "l'Angleterre hérétique" 38 . De 1892 à 1902, au moment où précisément l'affaire du Bagdad Bahn défraie les chroniques européennes, le Cardinal Ledochowski, ancienne victime du Kulturkampf redevenu pro-allemand après la chute de Bismarck, devient Préfet de la "Propaganda Fide". En tant que tel, il sera un puissant défenseur des intérêts allemands au Vatican et aura également la haute main sur l'ensemble des missionnaires catholiques. La meilleure illustration de la politique allemande de la fin du XIXe siècle consistera dans le spectaculaire voyage de Guillaume II en Terre Sainte et en Syrie en 1898. Le 31 octobre, jour anniversaire de l'affichage des thèses de Wittenberg, il participe à l'inauguration de l'Église luthérienne du Saint Sauveur à Jérusalem. Le même jour, il pose la première pierre d'une église mémoriale catholique à la Vierge et télégraphie au Pape pour lui exprimer son espoir qu'elle contribuera au développement du catholicisme au Proche-Orient. Une semaine plus tard à Damas, il assure trois millions de musulmans de l'indéfectible amitié de l'Empereur d'Allemagne. À cette époque, dit-on, le portrait du Kayser était dans tous les cafés et bureaux turcs. Lors du même voyage, il proclame également son rôle de "protecteur de la Hanse allemande et des missionnaires "Kl "La politique allemande et ie protectorat", p. 8. 38
E . W. Earle. op. cit.. p. 134.
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allemands" et le 7 décembre 1898, le chancelier impérial informa le Reichstag qu'un des buts de l'Empereur avait été de montrer clairement que le gouvernement allemand n'entendait pas reconnaître une protection étrangère sur les sujets allemands et que l'Allemagne n'avait pas l'intention de respecter le protectorat français sur tous les missionnaires catholiques de l'Empire ottoman. Il était facile pour cela de jouer sur la politique anticléricale de la France pour laquelle cependant, comme l'avait dit Gambetta, l'anticléricalisme n'était pas "un article d'exportation" et qui, d'une manière constante, soutint à l'extérieur les congrégations mêmes qu'elle "persécutait" en France. Quant à l'affaire de la création d'une nonciature à Constantinople, bien que depuis les années 1880 le Vatican ait été très intéressé par cette idée : prémunis par notre ambassadeur [de France] contre les pièges de la proposition turque, comprenant d'ailleurs que le temps était mal choisi pour nouer des rapports diplomatiques avec un souverain qui venait de faire massacrer trois cent mille de ses sujets, Léon XIII et le Cardinal de Rampolla ne se laissèrent pas séduire. Ils maintinrent intégralement les droits de la France 3 9 . Dans l'opinion française comme dans l'opinion allemande, la question religieuse — le protectorat français et l'expansion missionnaire — et la question économique dont notamment celle de la construction du Bagdad Bahn étaient étroitement liées. La politique, à la fois religieuse et économique, de l'Allemagne vis-à-vis de l'Empire ottoman était soutenue dans l'opinion publique par un imaginaire où figuraient comme l'a bien montré E. W. Earle, 4 0 à la fois des références à "notre commerce", "nos investissements", "nos intérêts religieux" au Proche-Orient. On était loin du temps où Bismarck proclamait que la question du Proche-Orient "ne valait pas les os d'un brigadier poméranien". Le Chemin de fer de Bagdad était au cœur de tous ces intérêts. Il devait faire revivre les routes commerciales médiévales vers l'est, il traversait les routes des Croisades, dans un empire qui rappelait les grandes nations de l'Antiquité, Assyrie, Chaldée, B a b y l o n e , Perse, G r è c e , R o m e et les g r a n d s c o n q u é r a n t s . S a r g o n , Nabuchodonosor, Alexandre, Saladin. L'idée que le Chemin de fer de Bagdad relierait l'Allemagne aux lieux saints de Palestine et de Syrie soulevait l'enthousiasme des chrétiens protestants c o m m e catholiques et intensifia le mouvement missionnaire allemand. Parallèlement, dans une revue française on mentionne, à la file, le fait qu'un torpilleur ottoman vient d'être baptisé du nom de Guillaume II, que l'armée ottomane vient d'engager — promus directement au grade de généraux de brigade — trois instructeurs allemands : Adler Pacha, Imhoff Pacha et Van Dighert
• " " L a Politique allemande et le Protectorat", p. 9. 40
E . W . Earle, op. cil., pp. 136-137
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Pacha, nommés aides de camp du Sultan, qu'Abdul Hamid avait décidé de faire construire un hôpital ottoman à Berlin et avait envoyé les plans à Guillaume II — il est vrai qu'il avait déjà reçu une célèbre fontaine que tous les touristes admirent encore — et que VOrientalistiche Utteraturzeitung de septembre 1901, en page 362, affirmait que la question du protectorat de la France n'est plus une actualité. On s'est si énergiquement opposé aux velléités françaises, que du droit prétendu à la protection exclusive des catholiques en Orient, il ne reste plus trace même sur le papier. Il faut malheureusement renoncer à enlever cette idée de la tête des Français, sans en excepter les plus raisonnables 4 1 . Dans la France jacobine et anticléricale, les catholiques sauront utiliser cette invasion de l'Allemagne dans l'Empire ottoman pour essayer de sauver leurs missions et leur protectorat, au nom des intérêts de la France. En désignant l'Allemagne comme l'ennemie, ils tâcheront de détourner d'eux l'intérêt public et leurs revues multiplient les articles relatifs aux atteintes de l'Allemagne au protectorat français et aux intérêts français. L'impression qui se dégage de la littérature missionnaire d'avant la guerre de 1914 est celle d'un désengagement de la France dans l'Empire ottoman 4 2 et d'une offensive des autres puissances. Cette littérature est évidemment en partie politique, mais elle correspond néanmoins aux sentiments que les missionnaires éprouvaient sur le terrain, peut-être, peu à même de juger de la réalité des choses. De même pour les écoles catholiques françaises, ils ne cesseront de lancer des cris d'alarme alors que, bien que des statistiques fiables fassent défaut, il est tout à fait vraisemblable que le nombre d'élèves des écoles françaises dépassaient largement celui des écoles anglaises, américaines et allemandes contre lesquelles ils se plaignent à longueur de lettres. En ce qui concerne la question ambiguë du "protectorat", — ambiguë parce qu'elle résultait d'une extension au domaine religieux de traités économiques — depuis le traité de Berlin (1878), les choses avaient de toutes façons changé. En effet, le traité de Berlin reconnaissait à presque toutes les puissances les avantages des capitulations, du moins sur le plan économique et notamment douanier. Sur la question religieuse, il était beaucoup plus flou. Ainsi, après le congrès de Berlin, le seul privilège religieux qui, d'après les capitulations, reste garanti à la France toute seule est la tutelle des sanctuaires latins dans les basiliques du Saint Sépulcre de Jérusalem et de la Nativité à Bcthléhem. Néanmoins, presque toutes les communautés catholiques mêmes non françaises de la Turquie entière, sont demeurées fidèles et se tiennent pour
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' Revue de l'orient chrétien, tome VU (1902) pp. 158-159. i. Thobie, dans sa thèse a montó que les intérêts français, notamment financiers, n'étaieM pas en si mauvaise position. 42
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obligées de recourir exclusivement au protectorat diplomatique et consulaire de la France. Telle est en effet, la consigne formelle et impérative reçue par elles du Saint Siège apostolique. Ainsi, reste en vigueur le règlement de la "Propaganda Fide" de 1742 concernant les honneurs liturgiques dus aux ambassadeurs et consuls de France dans les régions du Levant. Rien d'analogue n'a été concédé aux autres ambassadeurs et consuls accrédités en Turquie. C'est donc un concours de valeur exceptionnelle que le Saint Siège accorde à la France dans le Levant et à elle seule, en réservant à ses ambassadeurs et consuls les mêmes honneurs officiels qu'aux souverains et aux princes durant les offices religieux de la Sainte liturgie (...). Le Saint Siège a invariablement continué d'enjoindre à toutes les communautés catholiques du Levant quel que fut leur rite, quelle que fut leur nationalité, de recourir exclusivement à la protection des ambassadeurs et consuls de France et ce, en hommage aux services rendus par la France à la cause catholique en Orient. En fait, partout ailleurs qu'aux lieux saints de Jérusalem et de Bethléhem, les droits spéciaux acquis à la France, en matière de protectorat religieux, et dont fait mention l'article 62 du Congrès de Berlin, résultent de la volonté du Saint Siège et non pas des capitulations ottomanes telles que celles-ci existaient aux XIXe et XXe siècles 4 3 . En effet, à deux occasion restées célèbres, Léon XIII rappellera aux catholiques de l'Empire ottoman sa volonté que ce protectorat soit respecté : le 22 mai 1888, la circulaire " Aspera rerum conditio" de la Congrégation romaine de la Propagande précise que : les supérieurs ecclésiastiques et religieux savent que le protectorat de la France sur l'Orient reste en vigueur depuis des siècles et qu'il s'appuie sur des traités internationaux. Il n'y a absolument rien à innover en cette matière. Ce protectorat doit être religieusement sauvegardé partout où il existe. Il faut donc avertir les missionnaires de recourir aux consuls et autres agents de la France chaque fois qu'ils ont besoin de quelque appui 4 4 . En 1898 en réponse à une lettre du Cardinal Langénieux se plaignant de la situation des missions fraçaises et des atteintes au protectorat, Léon XIII écrit le 20 août : La France en Orient a une mission à part, que la providence lui a confiée. Noble mission qui a été consacrée, non seulement par une pratique séculaire, mais aussi par des traités internationaux ainsi que l'a reconnu de nos jours Notre Congrégation de la Propagande 4 5 .
Etudes, (1919), pp. 60B-612. Eludes, (1919), p. 613. 45 Etudes, (1919), p. 615. 44
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Mais à ce moment-là, l'Autriche avait déjà obtenu officiellement le protectorat sur les Albanais et les Coptes, et les Italiens, notamment les Franciscains, pratiquaient déjà le protectorat italien qui leur sera concédé par accord amiable par M. Barrère ambassadeur de France au Quirinal en 1905. A la suite de la rupture des relations diplomatiques entre la France et le Saint Siège en 1904, pour ménager les relations franco-italiennes et alors que l'idée de protectorat en Turquie était contestée en France même par un courant républicain, la position du Vatican (sous Pie X) ne changera pas jusqu'à la guerre de 1914. Mais en raison de l'absence de représentant diplomatique français au Vatican, ce protectorat se trouvera fortement affaibli, les Italiens, les Autrichiens et les Allemands en profitant pour étendre leurs prérogatives, si bien que sur le terrain, les missionnaires agissaient plus ou moins à leur guise. Pendant la guerre, le Saint Siège assurera directement le protectorat par l'intermédiaire du délégué apostolique Mgr Dolci, c'était une quasi-nonciature. Celui-ci se disait officiellement connu du gouvernement turc, non pas pour avoir été accrédité diplomatiquement par le Saint Siège mais pour avoir été présenté naguère au Grand Vizir par l'ambassadeur de France et comme client religieux de la France. Après la guerre, et jusqu'au traité de Lausanne, les alliés reconnurent à la France les droits acquis aux échelles du Levant. M. François Georges Picot reçut dans les basiliques de Jérusalem et de Bethléhem "les honneurs liturgiques dévolus exclusivement depuis tant de générations au représentant officiel de la nation française" 46 . Une nonciature apostolique sera établie à Ankara en 1960. Le Sultan lui même ne pouvait qu'être défavorable à un protectorat français sur "ses" sujets catholiques et plusieurs tentatives furent faites en sous main par le gouvernement ottoman pour le "contourner" d'une manière ou d'une autre (projets de concordat avec l'Albanie, le Monténégro et même avec le Commandeur des Croyants lui-même ou de relations diplomatiques directes). Dans les années 1890, le patriarche arménien catholique, Mgr Azarian, bien en cour à la Sublime Porte comme auprès du Cardinal Lédochowski, s'entremit dans une de ces négociations et prétendit assurer lui-même le protectorat sur les catholiques orientaux. Considéré comme la "bête noire de la diplomatie française", il est ainsi décrit dans une lettre de l'ambassadeur de Behaine au ministre Develle : Les allures de ce prélat, digne héritier, suivant le mot caractéristique de M. Cambon, de l'esprit ondoyant et intriguant des patriarches byzantins, méritent évidemment d'être surveillées de près. Certes s'il a rêvé, comme on l'a dit d'être le chef reconnu de toutes les communautés catholiques de l'Empire ottoman il a été le jouet d'une chimère (...) Cependant il est possédé de l'ambition plus pratique de se faire passer pour l'intermédiaire nécessaire des intérêts catholiques auprès de la Porte. Non seulement il se
46
Etudes,
(1919), p. 619.
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LES AUGUSTINS DE L ASSOMPTION À ESKI-CHÉHIR charge d'aplanir à Constantinople tes difficultés que peuvent y trouver ses collègues orientaux, les patriarches chaldéen, syrien ou melkite, mais (...) il met volontiers ses bons offices à la disposition des communautés latines elles-mêmes, s'employant pour leur procurer des firmans, bérats et autorisations diverses, se plaisant à accréditer la persuasion que son intervention est plus efficace que celle du délégué apostolique ou du représentant de la puissance protectrice 47 .
Compte tenu de la complexité des intérêts en jeu, on comprend mieux pourquoi certains supérieurs de mission ont mis sept ans pour obtenir un firman d'installation ou de construction et ce n'était qu'un aspect des problèmes auxquels ils étaient confrontés. On voit aussi comment les protectorats sont venus renforcer au XIXe siècle le caractère d'États dans l'État des millets ainsi que le fait observer Price Clair : Les capitulations furent plus qu'un simple outil juridique. Elles donnèrent naissance à une attitude mentale vis-à-vis du pouvoir ottoman. Elles conduisirent les occidentaux à prendre l'habitude de tenir le Sultan pour quantité négligeable et d'établir des contacts directs avec les sujets ottomans, sans se préoccuper des règles régissant les relations entre communautés à l'intérieur du pays. Sous le régime des capitulations, l'Occident avait eu la possibilité depuis longtemps d'entretenir des liens étroits avec les sujets chrétiens de l'Empire ottoman et il avait peu à peu élaboré un code de conduite qu'il n'appliquait seulement qu'à ce gouvernement. Aux termes de ce code, n'importe quel sujet chrétien du Sultan se voyait reconnaître le droit de se rebeller contre le pouvoir ottoman, tandis que celui-ci, bien qu'il constituait le seul organe chargé du maintien de la paix dans le pays, était privé du droit d'écraser les révoltes 48 . La diplomatie française était tout à fait consciente de l'extension abusive de son protectorat sur les sujets ottomans. Dans une note du 22 avril 1898 au Ministre Delcassé, les choses sont très bien clarifiées : Notre protectorat religieux ... constitue un ensemble de droits et de devoirs stricts, précis, indéniable. Il se distingue par là, de la protection toute officieuse du patronat que nous exerçons sur les religieux catholiques de rite oriental, sujets du Sultan et par extension sur les petites 'nations' indigènes dont chacune est groupée autour d'un chef local uni à Rome par le dogme, distinct de Rome par le rite. Ce patronat est fondé moins sur des textes que sur des traditions. Comme il tend à limiter
4/ 48
J . Hajjar, op. cit., Paris 1979, pp. 127-128.
P. Clair Price, The Rebirth of Turkey, New York 1923, pp. 79-80. Cité par Kamuran Gilriln, Le Dossier Arménien, p. 162.
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le pouvoir du Sultan sur ses sujets de rites unis, il ne saurait être vu d'un bon œil à Constantinople. 49 La diplomatie française savait aussi que, si la France laissait la place, d'autres puissances s'empresseraient de récupérer cette "clientèle orientale". D'ailleurs, dès la rupture des relations diplomatiques entre la France et le Vatican en 1904, la question des relations diplomatiques directes entre la Porte et le Vatican dont les premières tentatives remontent au début du Pontificat de Pie IX, resurgit dans les conversations diplomatiques. Abdul Hamid envoie le patriarche grec melkite catholique à Rome, porteur de décorations pour les cardinaux Merry del Val et Gotti. Comme le dit le gérant de la délégation apostolique à Constantinople, il n'épargnait pas les "signes de coquetterie à la cour de Rome" à l'égard du "chef d'une religion rivale". Mais selon l'ambassadeur à Constantinople, Bapst, le patriarche avait une mission plus étendue et devait demander à Rome si le rôle du délégué apostolique ne pouvait être changé et à l'instar du délégué apostolique aux États-Unis avoir "un certain caractère représentatif." 50 Mais Pie X reste sourd à cette démarche soutenue par l'Autriche, et conseille à Vienne de prendre patience. Avec la révolution jeune-turque, le projet d'abolition des capitulations apparaît. Cette abolition sera déclarée unilatéralement en 1914 et reconnue en droit international en 1923 au traité de Lausanne, mettant ainsi fin à tout protectorat. D'ailleurs, comme l'indiquait déjà une note du quai d'Orsay de 1905 en réponse au courant français anti-protectorat, le protectorat religieux n'était p l u s c e qu'il a v a i t é t é
Toute la question doit se résumer à savoir quel est l'intérêt français en jeu. Or, des centaines d'établissements français à préserver de la mainmise étrangère, la prépondérance de la langue française à assurer en Orient, une situation privilégiée à conserver en Turquie, une influence à exercer sur la clientèle orientale, des intérêts politiques à ménager en Syrie, un moyen d'action à se réserver sur le Vatican, tout cela peut se défendre sûrement et efficacement avec le protectorat religieux, tout cela est menacé sans lui. Au surplus, il importe de ne pas perdre de vue que le protectorat de la France en Orient a profondément évolué depuis un demi-siècle. Il n'a en vue aujourd'hui, que la diffusion de notre langue, l'appui à donner à des intérêts philanthropiques et politiques. L'idée religieuse n'est plus à l'heure actuelle, que le germe historique autour duquel s'est développée une importante floraison d'écoles et d'hôpitaux qui font l'honneur de la France, et dont profitent en Orient, nos intérêts de toute nature. 51
49
C i t é dans J. Hajjar, op. cit., p. 249. iùid., pp. 321-322. 51 1bid., p. 279. 50
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Ainsi l'on voit déjà que les missionnaires se trouvent confrontés sur le terrain à deux premiers phénomènes : l'affluence des missionnaires protestants anglo-saxons, russes et allemands d'une part, et les aléas de la querelle du protectorat d'autre part, surtout à l'extrême fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle.
2. Les missionnaires face aux Églises orientales et aux rites orientaux Outre ces deux problèmes, les missionnaires se trouvent également placés devant deux autres questions qui jouent un rôle non négligeable dans la pratique missionnaire et qui dépendent des fluctuations de la politique pontificale. Le premier de ces problèmes concerne l'attitude à tenir vis-à-vis des catholiques orientaux unis, et plus particulièrement vis-à-vis de leur hiérarchie, c'est-à-dire, le rôle des missionnaires latins et des délégués apostoliques 52 face au clergé catholique oriental. Le deuxième problème est celui de la conduite à adopter quant aux rites orientaux et à la discipline ecclésiastique orientale. Sur ces deux questions et sous les trois papes successifs, deux courants vont s'affronter : le courant que l'on peut dire pro-oriental et le courant centralisateur et latinisant, ces deux courants, ayant par ailleurs, le même objectif d'union des églises orientales à Rome. Pour bien comprendre la situation dans laquelle se trouvaient les missionnaires, il faut voir qu'à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, les églises orientales-unies, malgré des crises internes dues souvent d'ailleurs aux ingérences extérieures latines, sont parvenues à la maturité. Elles ont leur hiérarchie ecclésiastique reconnue à la fois par le "pallium" pontifical et le "bérat" d'investiture du Sultan. Elle se sont dégagées peu à peu de la tutelle civile du patriarche arménien catholique à l'exception des Grecs qui n'ont pas d'égliseunie structurée. Pour certaines d'entre elles, elles ont leurs écoles "nationales" catholiques et également leurs séminaires. Elles ont des relations directes avec le Vatican et la Propagande et leur patriarche ou leur prélats font assez facilement le voyage de Rome. Elles ont également leurs propres instituts missionnaires et elles participent aux grandes manifestations catholiques de l'époque. Aussi, en 1894, en pleine politique orientale de Léon XIII, Mgr Altmayer, délégué apostolique de Mésopotamie, Arménie, Kurdistan se plaint en ces termes au Préfet de la Propagande :
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Le délégué apostolique représente le Pape dans les pays de Missions mais il n'est pas reconnu officiellement par les gouvernements. Il est le chef des Missions de son secteur et hiérarchiquement plus élevé que les supérieurs de Missions. Il fait le lien avec la Propagande et le Vatican. A cette époque les Délégations Apostoliques étaient les suivantes : Syrie (depuis 1762), Mésopotamie-Arménie-Kurdistan (1832), Égypte-Arabie (1833), Grèce (1834), Constantinople (1868).
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Si désormais, les patriarches traitent leurs affaires directement avec le St Siège par le moyen d'un représentant qui sera m e m b r e d'une congrégation orientale spéciale, si tous les pouvoirs sont concentrés dans leurs mains, s'ils reçoivent directement toutes les ressources pour leurs séminaires, écoles, etc...., si leur prestige ne doit recevoir aucune atteinte, quels seront mon rôle et ma situation en face de ces deux patriarches ? 5 3 Cette question que bien des missionnaires se sont posée s'éclaire à l'examen des politiques pontificales successives sur les églises orientales. Les prédécesseurs de Pie IX montrent peu d'intérêt pour la question des églises orientales et les missionnaires ou le peu qu'il en reste après la tourmente révolutionnaire "latinisent" comme partout ailleurs. Avec Pie IX, s'ouvre une nouvelle période d'intérêt pour l'union des églises orientales mais ses initiatives seront d'une manière générale assez maladroites. Ainsi, à peine élu, il rétablit le patriarcat latin de Jérusalem dont l'idée était dans l'air depuis un moment pour renforcer le catholicisme romain face à l'influence grandissante des protestants et des russes orthodoxes en SyriePalestine et dont la conséquence sera la création de paroisses catholiques latines dans la région. Un an après, en 1848, par son encyclique "in suprema pétri sede" il appelait de ses vœux le retour des dissidents. Cette encyclique, si elle relançait le mouvement en faveur des églises orientales, fut malgré tout mal accueillie, car tout en proclamant la "tolérance des rites", elle posait comme condition du retour, la révision de la discipline ecclésiastique, à laquelle tenaient tout particulièrement les églises orientales. En 1862, il crée au sein de la propagande une commission chargée des affaires de rite oriental par la bulle "Amantissimus generis", montrant par là le caractère particulier des missions au Proche-Orient qui, jusqu'à présent dépendant de la Propagande, étaient considérées comme les autres "in partibus infidelium". Mais en 1867, par sa bulle "reversurus", il crée une nouvelle tempête en modifiant le statut patriarcal des arméniens pour soustraire l'élection du patriarche à l'influence, jugée trop importante, des laïcs. Les séances de travail préparatoires au concile du Vatican qui eurent lieu de 1867 à 1870, et auxquelles ne furent pas conviés les patriarches orientaux furent l'occasion de débattre de l'uniformité et du dualisme disciplinaire, de l'autorité patriarcale, du rôle et de l'efficacité des missionnaires latins, de l'éducation latinisante et du passage au rite latin et de la réforme du monachisme oriental. Le patriarche melkite Grégoire Youssef, se plaint notamment dans une lettre du 12 mai 1866 de "la choquante conduite des missionnaires latins à l'égard des rites orientaux." 54 Mais dans ces débats, le poids du fougueux patriarche latin
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3. Hajjar, op. cit., p. 170.
">4ibid„ p. 295.
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et latinisant de Jérusalem, Joseph Valerga, était prépondérant. Des propositions furent émises par les tenants des deux courants, entre autre par exemple, celle de permettre aux missionnaires de célébrer en rite oriental tout en conservant leur rite latin originel et en dépendant du délégué apostolique. On préconisait également une meilleure insertion des missionnaires par l'apprentissage de la langue, des coutumes et de la liturgie des églises orientales. Mais comme on le sait, la grande affaire de Vatican I était la proclamation du dogme de l'infaillibilité pontificale, et les propositions concernant les églises orientales passèrent au second plan. Il n'en resta pas moins qu'à l'issue du concile, les patriarches orientaux ressentirent avec peine le sentiment d'une réduction de leurs pouvoirs patriarcaux, qui se manifestait en particulier par la présence, et souvent, la présidence des délégués apostoliques dans les synodes et conciles uniates. Sur le tard, Abdul Hamid interviendra contre cette présence des délégués latins. Malgré son désir d'ouverture, l'impression qui domine à la fin du règne de Pie IX est celui d'une incompréhension des réalités profondes des églises orientales. C'est surtout avec Léon XIII que la politique orientale du Vatican va s'affirmer, et au Vatican, sinon à la Propagande, la tendance pro-orientale va dominer. Dans les premières années de son pontificat, Léon XIII va s'attacher à avoir la meilleure connaissance possible de la situation. Il multiplie les demandes de rapports à ses confidents sur les moyens de dialoguer avec l'orthodoxie en vue de l'union. Dans son rapport daté du 11 avril 1883, le délégué apostolique à Constantinople, le futur cardinal Vanutelli, constatait l'échec des missions latines. Il demandait un enseignement oriental dans les séminaires avec des cours de théologie, liturgie et histoire, des œuvres sociales dans les milieux populaires, des écoles, une presse. Le consul général de Turquie à Rome, Carlo Gallien, qui avait la confiance du Pape remit un rapport confidentiel le 8 septembre 1883 dans lequel il insistait sur l'ignorance des catholiques, surtout des missionnaires au sujet du patrimoine oriental. Selon lui "de nouvelles forces seraient à envoyer en Orient, munies de la véritable science, non suspectées ou calomniées déjà, comme l'étaient certaines congrégations" 5 5 , et il proposait les Bénédictins. Dans un autre rapport encore, daté du 25 mai 1883, M. A. Lacazes, premier secrétaire de l'ambassade de France au Vatican, expose les grandes orientations pro-orientales de Léon XIII pour le quai d'Orsay. Il fait également état de l'échec de la mission latine unioniste dans tout l'Empire ottoman par manque de souci des rites particuliers et parce que les chrétiens uniates sont 55
op. cit., p. 310.
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considérés comme des catholiques de "second rang". Il signale le nouveau courant qui se dessine au Vatican de régénération de l'Orient par l'Orient et encourage la France à soutenir ce courant. Dans un second rapport, il évoquait même l'éventualité d'un rapprochement entre Rome et le Patriarcat orthodoxe grec (le Phanar), face à l'expansionnisme russe à Constantinople et au Proche-Orient. Les premières mesures de Léon XIII seront modérées : "Dissiper les malentendus, augmenter l'essor des églises uniates, favoriser la formation des clergés indigènes, établir des centres d'action plus nombreux et plus puissants" 56 . Mais le rapport qui va véritablement déterminer la politique orientale de Léon XIII est le rapport secret du Cardinal Langénieux, archevêque de Reims nommé en novembre 1892, légat pontifical pour représenter le St Siège au congrès eucharistique de Jérusalem alors en préparation, et qui devait s'ouvrir le 15 mai 1893. Ce rapport secret, daté du 2 juillet 1893, expose les conclusions de la mission du cardinal Langénieux en Orient, y compris le congrès rebaptisé "pèlerinage" eucharistique international de Jérusalem57. Tout d'abord, il constate comme les rapports précédents que "malgré les tentatives réitérées de la part du St Siège, malgré le zèle et les sacrifices des missionnaires, l'apostolat n'a point produit les fruits consolants qu'il opère tous les jours dans les contrées infidèles". Dans une première partie il développe ses conclusions quant à l'appréhension des schématiques : les étrangers installés en Orient rappellent les pénibles souvenirs des Croisades et des royaumes et églises latins. La question des rites se dresse toujours entre les missionnaires et les populations locales. Dans le clergé l'union fait craindre de voir les Églises orientales avec leurs rites et leurs privilèges, absorbées par l'Église romaine. Ainsi, dit-il "le jour où les orientaux seront convaincus (...) par l'attitude et les actes de l'Église latine en Orient que le retour à l'unité ne compromettra en rien les rites, un grand pas sera fait vers l'union". Or, à tort ou à raison, ils n'ont pas cette conviction. "On parle beaucoup de l'amour du pape pour les églises orientales et pour leurs rites — a dit le Patriarche grec schématique à un évêque — mais pourquoi les faits dont nous sommes témoins ne confirment-ils pas les paroles?" Suit toute une série de récriminations précises contre les missionnaires latins, et la latinisation des fidèles, notamment des élèves dans les écoles. Puis le rapport poursuit :
56 C i t é dans i. Hajjar, op. cit., p. 23. Second rapport de Lacaze, le Patriarcat de Constantinople et l'Eglise Romaine. 57
ibid,, pp. 535 à 547. Le rapport figure en annexe.
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LES AUGUSTINS DE L'ASSOMPTION À ESKI-CHÉHIR De nombreuses congrégations occidentales se sont établies en Orient avec le désir évident de travailler au retour des orientaux, mais en réalité, ces missions sont conduites de telles sorte qu'elles ne produisent d'autres résultat que d'étendre et de fortifier l'influence latine (...) Non seulement dans les chapelles des établissements purement latins, mais m ê m e dans les églises des missions on ne voit que les images et les statues de nos saints d'Occident totalement inconnus au peuple oriental qui cherche en vain dans les églises faites pour lui, les grands saints de sa nation.
Le rapport dénonce ensuite le manque d'égard des catholiques latins à l'égard des catholiques orientaux. La plupart des missionnaires latins ne se font pas faute de nous discréditer auprès de nos populations elles-mêmes ( . . . ) Ils nous amoindrissent et nous traitent de paresseux d'incapables et d'ignorants ; ils tournent en dérision nos antiques cérémonies. Selon le rapport, les évêques orientaux se plaignent des délégués apostoliques qui interviennent dans toutes les affaires de leur nation et traitent directement avec le clergé sans se préoccuper de l'autorité patriarcale. Us se plaignent de la Propagande, intermédiaire obligé entre eux et le Pape, dont ils attendent un accueil plus favorable. En deuxième partie, le rapport décrit "l'impuissance des catholiques orientaux" qui empêche que, dans chaque groupe religieux, la fraction catholique soit tout naturellement destinée à être l'apôtre de la fraction dissidente. Cette impuissance à laquelle il convient de remédier provient I ° du manque de ressources, 2° du défaut de formation sérieuse pour le clergé, 3° de l'absence de tout centre catholique dans quelques pays. Les trois points sont longuement développés dans le rapport. Dans ses "conclusions pratiques" sur "les moyens de rendre confiance aux dissidents" le cardinal résume les souhaits recueillis lors de son enquête et du Congrès eucharistique, et conclut : Dans la disposition actuelle des esprits, tant en Occident qu'en Orient, chez les unis et chez les dissidents, une lettre pontificale aurait une portée considérable. Le bruit s'est déjà répandu que votre Sainteté songeait à cette encyclique et il a provoqué partout une immense espérance. C'est avec insistance que les évêques orientaux supplient votre Sainteté de remettre en vigueur les constitutions apostoliques relativement au maintien des rites orientaux : 1° que les missionnaires en respectent la lettre, 2° que les écoles et collèges prennent des mesures pour que les enfants puissent suivre les exercices de leur rite, 3° que les missionnaires viennent nous aider au lieu de vouloir nous absorber, qu'on les autorise à embrasser les rites orientaux, 4° que l'autorité des patriarches et des évêques soit mieux sauvegardée contre les écarts des missionnaires et des délégués apostoliques, 5° que les rites latins et orientaux soient mis sur le même
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pied d'égalité, 6° que le délégué apostolique ne soit pas en même temps l'ordinaire des latins, 7° que la section orientale de la Propagande soit transformée en une congrégation séparée afin que l'Orient chrétien ne soit plus assimilé aux nations païennes, 8° et enfin, que les relations entre les latins et les autres communautés telles qu'elles ont été initées lors du Congrès se poursuivent à d'autres occasions. C'est en somme tout le programme que Léon XIII va s'efforcer de réaliser dans sa "grande période orientale" entamée avec le congrès eucharistique de Jérusalem en 1893 auquel il avait voulu donner un éclat inaccoutumé et dont il avait confié l'organisation à un cardinal français et aux Assomptionnistes français. Le Congrès suscita des oppositions, politiques et religieuses menées par la diplomatie de la Triple Alliance et Mgr Azarian pour l'aspect politique — celui-ci d'ailleurs n'y participa pas ni son clergé — et par Mgr Piavi patriarche latin de Jérusalem pour l'aspect religieux, suivi des délégués apostoliques, des vieux missionnaires latins, et en général de la "Propagande" pour lesquels les projets d'union étaient illusoires ou chimériques. À l'issue du Congrès, Mgr Piavi déclara "qu'il ne fallait pas s'exagérer la portée de ces fêtes qui ont surtout profité aux Assomptionnistes et à leur œuvre de pèlerinage de Terre Sainte." Mgr Bonetti, délégué apostolique de Constantinople considérait les idées de Léon XIII sur l'union avec les orthodoxes comme "un rêve sublime, une belle rêverie" 58 . Sous l'inspiration du rapport du cardinal Langénieux, Léon XIII adresse sa première grande encyclique orientale "Praeclara Gratulationis" le 20 juin 1894, comme message d'unité à tous les princes et peuples de l'univers. Il s'engageait à ne faire craindre aux orientaux "comme conséquence de ce retour une diminution quelconque des droits et des privilèges des patriarches, des rites et des coutumes des églises respectives."59 À la suite du congrès eucharistique, il décide d'avoir des relations directes avec les prélats orientaux et de les réunir à Rome avec les partisans de sa politique orientale : ce seront les "conférences patriarcales du Vatican" qui dureront du 24 octobre au 28 novembre 1894. Seuls les patriarches melkite Grégoire Youssef et syrien (jacobite) Cyrille Benni y participeront. Le maronite, trop âgé, s'y fit représenter de même que le chaldéen (nestorien uni), le patriarche arménien Azarian ne vint pas. Du côté du Vatican participaient les cardinaux Langénieux, Rampolla, Vanutelli, Galimberti et Lédochowski qui étaient les plus intéressés par la politique orientale de Léon XIII. La dernière séance, le 28 novembre, eut lieu sans les patriarches orientaux et fut consacrée à la préparation de la deuxième grande encyclique de Léon XIII : "Orientalium dignitas ecclesiarum" du 30 novembre 1894. Diverses mesures concrètes firent suite à ces conférences au sommet : le cardinal Langénieux était chargé d'intéresser financièrement la "Propagation de la Foi" lyonnaise et parisienne à
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J . Walter, Les Assomptionnistes m Proche Orient (JS63-1880), p. 31. Hajjar, op. cit., p. 47.
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l'œuvre d'Orient ce qui ne fut pas un succès comme nous l'avons dit. Aucune fondation n'était possible en Orient sans l'autorisation de la Propagande (mesure Lédochowski), la commission cardinalice devenait permanente sous le titre de "commission cardinalice pour la réconciliation des dissidents" le 19 mars 189S. Mais l'encyclique n'abordait pas le fond du problème de l'union et ménageait toutes les susceptibilités en particulier celle du Sultan. Le rôle des missionnaires latins était fixé : ils ne sauraient être que des auxiliaires et des soutiens du clergé local et oriental et devaient prendre garde qu'en usant des pouvoirs qui leur sont accordés, ils ne portent préjudice à la juridiction des ordinaires orientaux. Il était dit par ailleurs que tout missionnaire latin du clergé séculier ou régulier qui engagera ou aidera un oriental à passer au rite latin, non seulement encourra ipso facto la suspense de ses fonctions sacrées et les autres peines infligées par la constitution "demandatam" de Benoît XIV, mais il sera privé et exclu de sa charge. Pour que cette prescription soit bien claire et demeure fermement en vigueur, nous ordonnons qu'un exemplaire bien apparent soit affiché dans les églises des latins. 6 0 Les délégués apostoliques étaient invités à la pleine déférence à l'égard de l'autorité des patriarches qu'ils devaient faire respecter et les instructions qui leur étaient données devaient être communiquées également aux patriarches orientaux. La commission cardinalice prépara encore le motu-proprio "auspicia rerum" du 19 mars 1896 destiné à réglementer les relations entre les délégués apostoliques et les patriarches orientaux et les invitant à œuvrer ensemble au développement des institutions catholiques en Orient. Mais l'opposition "latinisante" à ces mesures ne fit que se renforcer, et d'ailleurs bientôt les principaux protagonistes orientaux de la politique pontificale allaient disparaître, Mgr Youssef patriarche des melkites à Damas, et Mgr Benni patriarche des syriens jacobites à Mossoul, en 1897. Dès cette année-là, d'ailleurs le zèle oriental de Léon XIII commença à diminuer et sous le poids des critiques, il ira même jusqu'à renforcer le rôle des délégués apostoliques. Un autre point rendra dans les années 1890 la position des missionnaires français assez inconfortable et alertera les milieux diplomatiques. Alors que les missionnaires ne cessent de se plaindre, plus encore que de celle des protestants, de l'avancée des missions russes de la "Société impériale orthodoxe de Palestine" à laquelle déjà le patriarche d'Antioche avait cédé toutes ses écoles, Léon XIII soutiendra l'alliance franco-russe et recherchera l'amitié de la Russie tout en multipliant les interventions auprès du gouvernement français pour le maintien
60
R. Janin, Les Eglises Orientales et les Rites Orientaux,
Paris 1922, pp. 703-704.
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des œuvres catholiques face à la concurrence de la Russie orthodoxe. Mais la diplomatie française s'est assez rapidement méfiée de la politique orientale de Léon XIII, qui lui apparaissait comme une menace sur son "protectorat" et agira par exemple, pour contrecarrer les efforts du cardinal Langénieux pour la promouvoir en France. On doit aussi à Léon XIII, la réactivation des collèges orientaux de Rome et la création en 1882, de séminaires pour le clergé oriental notamment celui des Pères Blancs à Jérusalem pour les melkites, celui de Mossoul des Dominicains français, le séminaire interrituel des Capucins français à Constantinople, ainsi que l'initiative de plusieurs missions en Anatolie en 1882, telle celle des Jésuites de Petite Arménie et celle "Grecque" des Assomptionnistes. Si la grande politique orientale de Léon XIII constituait incontestablement une ouverture à l'Orient, il était dit que ce n'était pas sous la forme qu'il lui avait donnée que le rapprochement se ferait avec les églises orientales. Il ne faut pas perdre de vue comme nous l'avons dit en introduction que cette période correspond à un durcissement dans la politique vaticane à tous égards, et une absence de réelle réflexion missionnaire. Pour lui "hors de l'Église pas de salut" et il soutiendra et renforcera des œuvres telles celle de la Sainte Enfance pour laquelle "la mise en place de spécialistes du baptême, capables d'approcher les moribonds et en particulier les nouveaux nés, devient une tâche principale de la mission" 6 1 . On verra l'usage bien particulier qui sera fait de cette pratique en Turquie. Dès la mort de Léon XIII en 1903 et l'avènement de Pie X, le courant aniioriental va tenter de revenir sur les dispositions prise par Léon XIII. Mais la caractéristique principale du règne de Pie X (1903-1914) fut l'absence de rupture brutale avec le pontificat précédent et plutôt une réorientation dans les choix, accompagnée néanmoins de méthodes autoritaires. De plus, son intérêt pour l'orthodoxie n'était pas très grand et sa méconnaissance des églises orientales patente. Si l'on a pu reprocher à Léon XIII d'avoir été trop engagé politiquement et pas assez soucieux de l'Église, son successeur aura la position inverse et se préoccupera surtout de la réforme de l'Église, des dogmes, de la discipline. Pour lui, les Églises orientales unies sont un phénomène marginal : puisqu'il existe, il convient de le protéger par le protectorat et de l'intégrer dans le corps d'un catholicisme essentiellement romain mais ce n'est pas une priorité. Son intérêt se tournait davantage vers la Russie et l'Europe centrale. Sa première et d'ailleurs seule manifestation "unioniste" sera l'organisation de fêtes au Vatican pour la célébration du quinzième centenaire de la mort de St Jean Chrysostome le 12 février 1908, auxquelles des représentants de tous les rites étaient conviés. Il présidera la célébration liturgique et récitera en grec des prières de rite byzantin, pour montrer l'attachement du Pape aux rites orientaux et leur reconnaissance officielle. Il fit aussi un discours-programme qui déclencha une polémique car il
C Prudhomme, Stratégie
missionnaire,
p. 716.
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manifestait essentiellement la suprématie de l'église romaine sur l'Orient et contenait des attaques aigres-douces contre les chrétiens orientaux comme celle par exemple, d'être responsables de l'échec des croisades pour l'Occident chrétien. Pour lui, la question rituelle était secondaire et l'accent mis sur la prééminence inconditionnelle du siège romain, et la nécessité de dépasser "les particularismes de l'Orient". Le problème des rites n'a qu'une valeur missionnaire et technique à la m e s u r e de son e f f i c a c i t é p o u r le rattachement à l'Église de Rome. Dès lors, la Curie favorisait le latinisme en Orient ou encourageait les rites orientaux, selon les cas et les pays, dans la mesure où ils semblaient assurer ces buts primordiaux. 6 2 Contrairement aux vœux des orientaux exprimés à Léon XIII, il rattachera la commission cardinalice à la "Propagande" et d'ailleurs, il ne réunit jamais cette commission qui disparut des publications officielles de l'administration curíale en 1909. Alors qu'on avait reproché à Léon XIII de négliger les catholiques des Puissances Centrales, Pie X va favoriser le rôle de l'Autriche dans l'Empire ottoman pour contrebalancer l'influence russe. L'Autriche jusque-là de tendance latinisante, devient de plus en plus pro-orientale, pour accroître son expansion. Mais surtout, Pie X va réduire définitivement au silence tout un courant intellectuel, né vers 1910, en faveur des Églises orientales . Ce courant avait pour origine un article du prince-prêtre, professeur d'université à Fribourg, Max de Saxe 6 3 , qui démontrait que la responsabilité du schisme était partagée. Cet article fit l'effet d'une bombe incendiaire. Le 3 janvier 1911, il fit l'objet d'une condamnation officielle de Pie X. Des circulaires furent envoyés aux délégués apostoliques de Constantinople, Grèce, É g y p t e , Mésopotamie, Perse, Syrie et Indes orientales pour dénoncer énergiquement les erreurs de Max de Saxe. Sous son pontificat fut commencée discrètement l'unification de la législation des Églises orientales unies, dont la rédaction fut confiée à Mgr Petit, assomptionniste orientaliste, nommé en 1912, archevêque latin d'Athènes. Il renforça par ailleurs, les pouvoirs de la Propagande, en instituant, par exemple, des visites apostoliques de contrôle sur le monachisme oriental uni. Il intervint autoritairement dans la crise de la communauté arménienne unie en soutenant le patriarche Terzian contre sa communauté. Enfin, les missionnaires obtinrent un droit, pour eux important : par le décret "tradita ab antiquis" du 14 septembre 1912, Pie X autorisait la communion eucharistique des orientaux dans le rite latin, la "communicatio in sacris" qu'ils réclamaient depuis longtemps. En
62 63
J . Hajjar, op. cit., p. 245.
Sur l'affaire de Max de Saxe voir, Mgr. G. M. Croce, La Badia Greca di Grolla/errata e la rivista "Roma e l'Oriente", 2 vol.. Citta del Vaticano 1990.
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résumé, avec Pie X la tendance centralisatrice uniformisante et latinisante du Vatican s'est affermie, et la supériorité de l'Église de Rome sur le christianisme oriental est clairement confirmée. On peut noter, toutefois, que pendant la guerre italo-turque de Tripolitaine des pamphlets circulaient contre les missionnaires italiens, les délégués apostoliques presque tous italiens et la Curie elle-même. Ces pamphlets étaient édités et envoyés de Paris et demandaient entre autres la suppression des délégations apostoliques en Turquie. Ainsi, jusqu'à la guerre de 1914, en ce qui concerne l'attitude à tenir quant aux rites et vis-à-vis de la hiérarchie catholique orientale, les missionnaires pouvaient trouver pour l'un ou l'autre courant des justifications et des protections et restaient en définitive face à leurs propres choix ou ceux de leurs supérieurs, y compris sous Léon XIII, compte tenu de la forte opposition rencontrée par sa politique orientale" sur le terrain. Benoît XV, disciple de Léon XIII, reprendra sa politique orientale mais sur d'autres bases, car la situation après la guerre sera tout à fait différente, et le sort de la Turquie entre les mains des puissances occidentales. Par un motu-proprio (Dei providentis) du 1 mai 1917, il transforme la commission cardinalice, disparue sous Pie X, en véritable congrégation pour l'Église Orientale, indépendante de la Propagande, à laquelle les catholiques latins du Proche-Orient seront d'ailleurs rattachés en 1938. Il crée à Rome un institut pontifical pour les études orientales (octobre 1917). Constatant le peu de progrès réalisé par les missionnaires latins dans l'œuvre d'union depuis les premiers mouvements des XVIle-XVHIe siècles, il estime que cette œuvre doit être réalisée par les uniates eux-mêmes, et se prononcera contre la culture exclusivement latinisante et nationale diffusée par les missionnaires dans les collèges, et pour leur intégration dans le milieu local. Mais surtout, dès cette époque, se dessinent les idées de connaissance mutuelle et de compréhension entre les Églises d'où naîtra le mouvement œcuménique, qui procède d'une optique tout à fait différente. Des revues c o m m e n c e n t à p a r a î t r e telle Y Union des Églises des Assomptionnistes, en 1922 pour diffuser ces idées dans l'opinion catholique. Mais pour le secteur géographique qui nous intéresse, après la guerre de 1914, les politiques pontificales auront beaucoup moins d'importance pour les missionnaires que les événements qui se dérouleront sur place et que le traité de Lausanne, et la naissance de la République turque. Le traité de Lausanne, en dehors de la reconnaissance internationale de l'abolition des capitulations, de l'égalité complète entre chrétiens et musulmans et de la liberté de culte réglera peu de choses concernant les établissements étrangers, en particulier religieux en Turquie. Il assure aux chrétiens l'usage de leur langue et le droit d'avoir des écoles et des établissements hospitaliers et prévoit une part des budgets publics pour les établissements. Pour les conflits entre minorités et gouvernement turc, il prévoit
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LES A U G U S T 1 N S DE L ' A S S O M P T I O N À E S K I - C H É H I R
l'arbitrage de la S.D.N. en dernière instance. La question des établissements étrangers n'est pas réglée, elle a fait l'objet d'échange de lettres adressées par la délégation turque aux délégués français, britannique et italien, reconnaissant l'existence des établissements existant avant le 30 octobre 1914, et promettant que la situation des autres sera examinée avec bienveillance en vue de leur régularisation. Les établissements sont soumis au m ê m e régime que les établissements turcs tant du point de vue des charges fiscales que des dispositions d'ordre p u b l i c 6 4 . N o u s v e r r o n s plus loin, à p r o p o s d e s m i s s i o n s assomptionnistes, les mesures prises par le gouvernement turc concernant les écoles religieuses étrangères.
3. Autres caractéristiques
des missions au XIXe siècle
Pour compléter ce tableau des caractéristiques des missions catholiques dans l'Empire ottoman, il faut souligner quelques faits qui ne dépendent ni des relations internationales, ni des politiques pontificales. Rappelons comme nous l'avons dit dans l'introduction, que malgré les politiques anti-congréganistes du début et de la fin du siècle, le mouvement catholique et en particulier le mouvement missionnaire n'a cessé de prospérer. De nombreuses œuvres privées sont crées en France pour soutenir le mouvement missionnaire et après la pénurie de missionnaires dans le premier tiers du siècle, l'Empire ottoman va bénéficier dans le dernier tiers des mesures anticléricales de la République française. En particulier, l'interdiction de l'enseignement aux congrégations non autorisées (1880), produira un déplacement des séminaires et des séminaristes à l'étranger De plus, la loi militaire de 1889 exemptant de service militaire les jeunes gens qui, de l'âge de 19 ans à 30 ans, serviront la France à l'extérieur, fournira également des recrues aux séminaires et aux missions à l'étranger. Ainsi des centaines de séminaristes français ont étudié dans l'Empire ottoman pendant cette période et beaucoup y sont restés comme missionnaires. Mais surtout, ce qui va changer la face des missions par rapport aux époques antérieures, c'est l'autorisation d'enseigner à tous les sujets de l'Empire, accordée aux congrégations religieuses par un firman de Mahmud II, et comme on l'a vu, l'enseignement va devenir l'une des, sinon, l'activité principale des missions et leur principal enjeu. Ce phénomène va de pair d'ailleurs avec l'occidentalisation de la société ottomane et l'arrivée massive des occidentaux pour lesquels c'est le nouvel eldorado. De même l'interdiction de prosélystisme tombe (sauf envers les musulmans), avec les réformes mises en œuvre par les Sultans.
Mgr. Beaupin, "Le Traité de Lausanne el les Missions", Revue d'Histoire des (1925), p. 39.
Missions,
LES M I S S I O N S D A N S L ' E M P I R E
OTTOMAN
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Le deuxième facteur important pour la vie des missions est l'apparition des femmes missionnaires. Parmi les nombreuses congrégations féminines créées au XIXe siècle, on trouvera en Turquie, les Filles de la Charité (St Vincent de Paul), les plus anciennement installées à Constantinoples, les Sœurs de St Joseph de l'Apparition, les Dames de Sion, les Sœurs Franciscaines de Marie, les Dominicaines de la Présentation de Tours, les Sœurs Franciscaines de Lons le Saulnier, les Franciscaines de Calais, les Oblates de l'Assomption, les Carmélites, les Petite Sœurs des Pauvres et d'autres encore. Sont à l'œuvre également des sœurs arméniennes et géorgiennes, ainsi que d'autres congrégations féminines locales. Désormais, une mission ne se conçoit pas sans la présence de sœurs pour s'occuper des filles, et des œuvres de charité, ainsi que d'ailleurs, très souvent, de l'intendance des missions. Quant aux ordres ou instituts masculins, les ordres anciens sont toujours sur place : Dominicains, Franciscains, Carmes, Capucins, Jésuites, Lazaristes. La Propagande toutefois remplace parfois les uns par les autres ou des Français par des Italiens et inversement, cas des Dominicains à Mossoul, des Capucins à Constantinople. Une congrégation nouvelle de prêtres vient s'installer : les Augustins de l'Assomption ou Assomptionnistes à partir de 1863, en Bulgarie puis en Turquie. Plusieurs instituts de Frères viennent seconder les congrégations de prêtres, notamment pour les œuvres d'enseignement ainsi les Frères des écoles chrétiennes, les Frères Maristes, les Frères de Pioermel. Il est impossible de décrire dans le détail les divers mouvements des différentes congrégations, mais pour donner une idée, on peut esquisser la répartition, telle qu'elle existait sous Léon XIII dans les années 1880, en Turquie d'Asie (hors Syrie-Palestine) : Les Dominicains et les Carmes (mission de Mésopotamie et du Kurdistan) se trouvent à Bassorah, Bagdad, Mossoul, Mar Yacoub, Van, Seert, Djeziré, Bitlis. Des Franciscains italiens sont basés à Prinkipo d'où ils rayonnent dans les contrées avoisinantes. Les Capucins sont à Diarbakir, Malatia, Karput, Mézeré, Mardin, Urfa, Antioche, Tarse, Mersin, mais aussi à Erzurum et sur la mer Noire. Les Jésuites, dont la "mission de Petite Arménie" a été initiée par Léon XIII en 1882 se trouvent à Adana, Amasya, Césarée, Marsivan, Sivas, Tokat, Trébizonde. On rencontre des Lazaristes à Constantinople, Smyrne, Aïdin mais aussi à Ourmiah et Salonique. Les Frères des écoles chrétiennes ont des collèges à Constantinople, Smyrne, Ankara, Trébizonde, Erzurum, Salonique, Rhodes, Alexandrette. Les Assomptionnistes, derniers venus se trouvent en Bulgarie, à Andrinople, à Constantinople, Kadi Kôy, Brousse, Eski Cheïr, Ismidt, Koniah, Haïdar Pacha, Zongouldak. À Constantinople et Smyrne, beaucoup d'autres congrégations masculines et féminines sont présentes: Notre Dame de Sion, les Maristes, les Picpuciens par exemple. Cette liste ne peut que donner une idée car ¡es changements étaient fréquents. Ainsi, Ankara, d'abord
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LES AUGUSTINS DE L ASSOMPTION À ESK1-CHÉHIR
attribuée aux Jésuites, fut "cédée" ensuite aux Assomptionnistes. Bien que la Propagande ait théoriquement réglementé très précisément les attributions de territoires, on constate que loin de Rome et de Constantinople, les religieux prennent quelques libertés avec les frontières de leurs territoires assignés. Il serait intéressant de disposer de chiffres fiables quant au public de ces nombreuses congrégations. Malheureusement, la plupart des données chiffrées fournies par les congrégations et instituts missionnaires sont partielles, et le plus souvent aussi partiales et précisent rarement le terrain qu'elles recouvrent. Un rapport au Quai d'Orsay, de novembre 1904, fait était de 4.055 religieux catholiques sous protectorat français dont 2.308 français, 658 ottomans, 1.085 de diverses nationalités. Divers autres rapports permettent d'évaluer les effectifs des écoles où l'enseignement est donné en français en 1905-1906 entre 80.000 et 110.000 élèves. Lorsqu'en 1924 les écoles catholiques de Constantinople firent "grève" pour protester contre les mesures du gouvernement turc, il est fait état de 12.000 élèves "privés d'enseignement" 6 5 . Ces chiffres ne peuvent donner qu'un ordre de grandeur. Ainsi, nous avons vu comment, avec des phases d'intensité plus ou moins grandes, par vagues successives correspondant à des mouvements de renouveau religieux, les missionnaires catholiques se sont installés dans l'Empire byzantin puis ottoman auprès des populations chrétiennes "schismatiques." Les missionnaires du XIXe siècle, venus surtout dans les deux derniers tiers du siècle en raison du tarissement général des congrégations au tournant du siècle pour des raisons politiques, ont donc eu affaire non seulement à des populations chrétiennes mais encore à des communautés catholiques unies" à Rome Cette spécificité fit de l'apostolat missionnaire dans l'Empire ottoman un apostolat tout à fait à part, ne répondant pas aux critères des autres missions dans le monde. Ce caractère particulier des missions auprès "d'anciennes chrétientés" fut en général reconnu par la papauté mais de manières diverses. Au XIX e siècle, alors que l'on assiste à une centralisation et une uniformisation de la politique pontificale vis-à-vis des mission, les "Églises orientales" bénéficient d'un traitement particulier mais dans lequel s'opposent des courants divergents notamment sous le pontificat de Léon XIII. Outre ces divergences dans les politiques pontificales "orientales", les missionnaires se trouvent en face de choix par rapport au protectorat traditionnel de la France sur les catholiques que les autres puissances, surtout dans le dernier quart du siècle, commencent à lui contester. Après la chute des effectifs du début du siècle, lorsque les missionnaires reviendront peu à peu, ils trouveront les protestants anglo-saxons bien installés dans la place, suivis dans le dernier quart du siècle d'une vague de missionnaires protestants allemands et russes.
Compte rendu de la réunion à l'ambassade au sujet des propositions de Mgr le visiteur apostolique (30 juin 1924). Archives assomptionnistes de Rome. (AAR) 2 CW 13.
LES M I S S I O N S
DANS
L'EMPIRE OTTOMAN
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Ils auront également à se situer par rapport aux nationalismes croissants des chrétiens, dont précisément ils s'occupent, à mesure que les grandes puissances accroîtront leur veille attentive et sournoise au chevet de "l'homme malade", nouant, dénouant, renouant dans l'ombre leurs alliances au gré de leurs intérêts pas toujours perceptibles au missionnaire de base. S'ils ont incontestablement bénéficié de la politique d'occidentalisation des sultans réformateurs, ne serait-ce que par la possibilité d'enseignement, les missionnaires ont aussi bénéficié dans une certaine mesure, des guerres au même titre que des épidémies ou des catastrophes naturelles qui leur donnaient l'occasion de faire œuvre de charité spectaculaire surtout vis-à-vis des Turcs. Ainsi, par exemple, c'est lors de la guerre de Crimée que les Filles de la Charité (de Saint Vincent de Paul) gagnèrent leur droit de résidence parmi les populations turques de Stamboul et le Père Galabert (assomptionniste) fut décoré à la fois par les Turcs et par les Russes pour services rendus pendant la guerre russo-turque. En résumé, le missionnaire, surtout le supérieur de mission, sur le terrain avait à se déterminer par rapport aux différents "clans" du Vatican et leurs politiques oscillantes sur la question des Églises orientales, par rapport à la querelle du protectorat, par rapport aux autres missions, à la politique religieuse française, aux relations internationales dont les effets se faisaient sentir au Vatican, et en Turquie, à l'évolution de la Turquie, et aux positions de sa congrégation sur l'ensemble de ces questions.
Chapitre II LES AUGUSTINS DE L'ASSOMPTION ET LEUR MISSION D'ESKI-CHÉHIR
I LA CONGRÉGATION DES AUGUSTINS DE L'ASSOMPTION
I. Présentation générale La congrégation des Augustins de l'Assomption ou Assomptionnistes est l'une de ces congrégations nées au XIXe siècle dans le but de rechristianiser la France. Congrégation cléricale de droit pontifical, elle a été fondée en 1845 par l'Abbé Emmanuel d'Alzon et approuvée en 1864. Canoniquement, les Assomptionnistes appartiennent depuis le 25 mars 1929 au tiers ordre régulier des Ermites de St Augustin. Emmanuel d'Alzon est issu d'une vieille famille des Cévennes, l'une des plus riches de la région et luttant depuis toujours contre les protestants que lui même considère comme de dangereux négateurs qui sapent les fondements de l'ordre social. Ordonné à vingt-quatre ans, il est nommé deux ans après vicaire général du diocèse de Nîmes et directeur du collège de l'Assomption de cette ville. Très tôt, il songe à fonder une congrégation destinée à régénérer la société moderne. Après trois ans passés à Rome (1833-1835), il revient à Nîmes et commence à se chercher des disciples. Les recrutements de la première génération se feront surtout par relations personnelles du Père d'Alzon, et par le collège de Nîmes, seule activité durable de la congrégation à ses débuts, d'autres projets restant sans lendemains, en raison de la petite taille de la congrégation. En 1860, la communauté fait construire un couvent à Paris, rue François Ier et y installe six religieux sous la direction du P. Picard, qui se vouent aux œuvres charitable et à la prédication. En 1862, débute la mission d'Orient. Vers 1865, le Père d'Alzon, qui, resté à Nîmes, consacre l'action de sa communauté aux œuvres d'enseignement, ajoute à la création de collèges, la création "d'alumnats", destinés au recrutement de futurs séminaristes trop pauvres pour être reçus dans les séminaires diocésains. Après 1870, la communauté va œuvrer pour un "réveil" du catholicisme en France. En 1872, c'est la fondation d'une association "Notre Dame du Salut" dont l'objectif est de sauver la France par la
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LES AUGUSTINS DE L'ASSOMPTION A ESKI-CHÉHIR
prière. Plus concrètement la maison parisienne va se tourner vers l'apostolat en milieu ouvrier. Le Père Bailly sera ainsi pendant cinq ans l'animateur de l'Union des Associations Ouvrières Catholiques. En 1872 est également inaugurée l'œuvre des pèlerinages d'abord à la Salette, puis Lourdes, Rome et Jérusalem (1882). À cette fin, les Assomptionnistes achètent leur propre bateau et construiront à Jérusalem pour les pèlerins, la vaste maison de Notre Dame de France. En 1876, la congrégation reprit à son compte un petit bulletin sur les pèlerinages, Le pèlerin, qui fut la première publication de la future maison de la "Bonne Presse", dont La Croix sera l'une des principales réalisations. Le premier numéro mensuel paraît en 1880. En 1883, la Croix devient quotidien "engagé" dans la défense du catholicisme d'une manière parfois excessive. Ainsi en 1898, le Saint Siège est obligé d'intervenir pour "demander à la Bonne Presse de modérer ses ardeurs" 66 . Avec leur œuvre de presse les Assomptionnistes deviennent une force politique avec laquelle il faut compter. En 1880, l'Assomption fait l'objet des mesures du gouvernement français contre les congrégations non autorisées. Les séminaires de Nîmes et de Paris sont transférés pour cinq ans à Osma en Espagne. En 1885 le séminaire sera installé à l'abbaye de Livry. En 1900, de même, l'Assomption est frappée par les décrets de dissolution et d'expulsion, ce qui eut pour résultat, comme pour d'autres congrégations, d'étendre rapidement sa diffusion dans le monde entier : Belgique, Suisse, Italie, Espagne, Hollande, Angleterre, États-Unis, (ils sont à New York depuis 1891). Chili où ils sont depuis 1890, et Argentine. En 1895 est créée "l'Œuvre de Mer' avec navire-hôpital et foyers à terre pour les pêcheurs d'Islande et de Terre Neuve. Du vivant du Père d'Alzon, mort en 1880, les religieux étaient entièrement sous la dépendance du Père, tant du point de vue spirituel que matériel, et la congrégation a vécu de ses richesses. Lui qui se préoccupait tant d'enseignement, ne s'est pas beaucoup soucié de la formation de ses premiers disciples, qu'il envoyait là où il les estimait nécessaires, au moment où il le jugeait opportun. Un novice, à peine arrivé à Nîmes se retrouve avec la charge de l'économat, les Pères Picard et Emmanuel Bailly, envoyés à Rome ont en 66
P. Sorlin, La Croix et les Juifs , (1880 1899). (Paris 1967), p. 59. Pierre Sorlin caractérise les idées de La Croix par : — les incertitudes politiques — le conservatisme économique et social — la conversion au nationalisme et au militarisme suite à l'Alliance Franco-Russe qu'elle accueille avec enthousiasme malgré son attitude plutôt xénophobe en général. Il conclut "en dix sept ans les idées de La Croix ont énormément évolué, souvent sans beaucoup de logique ; dans le seul domaine politique on discerne au moins quatre étapes différentes... On aperçoit un véritable "tournant" autour de 1890. .. ; le petit quotidien anti républicain, ouvrieriste, sensible aux risques de guerre devient un grand journal rallié, conservateur, ouvert aux préoccupations de la bourgeoisie nationaliste", p. 69.
ESKI-CHÉHIR
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pratique la charge de procureurs de leur congrégation auprès du Saint Siège. Vincent de Paul Bailly au bout d'un mois de noviciat à Nîmes est envoyé à Paris pour s'occuper de l'achat et des démarches financières pour l'installation, rue François I er . Lorsqu'il va enfin à Rome c'est pour se retrouver guide, chargé des pèlerins que le Père d'Alzon envoie nombreux, dans cette ville 6 7 . Mais l'un des traits qui caractérisent le plus le Père d'Alzon c'est sa dévotion au Pape, son ultramontanisme à toute épreuve, et sa ferme croyance, que le concile du Vatican viendra d'ailleurs conforter, en l'infaillibilité pontificale. La famille assomptionniste comporte plusieurs branches féminines. Les Dames de l'Assomption sont indépendantes de la branche masculine et se consacrent à la jeunesse féminine. Les Oblates de l'Assomption fondées par le Père d'Alzon en 1865 pour aider les Assomptionnistes dans leurs diverses tâches représentent la branche missionnaire. C'est elles que nous trouverons en Orient. Les Orantes de l'Assomption constituent une branche contemplative. Les Petites Sœurs de l'Assomption se consacrent aux soins des malades. La fidélité inconditionnelle au Pape du Père d'Alzon, va être déterminante pour la Mission d'Orient des Assomptionnistes. En effet, alors qu'il songeait à fonder à Jérusalem un séminaire pour les Maronites, Pie IX l'enverra en Bulgarie, alors qu'il pensait que la fin du "schisme de Photius" passait par le passage naturel au rite latin des églises orientales, la pensée de Pie IX évoluait vers la tolérance et le respect des rites orientaux et plusieurs parmi les Assomptionnistes adopteront les rites byzantin et slaves.
2 La vocation orientale des
Assomptionnistes
Le début de "l'aventure orientale" se situe en 1862 alors que le père d'Alzon accompagne des pèlerins à Rome. Il est reçu par Pie IX qui approuve son idée de séminaire mais l'oriente plutôt sur la Bulgarie où depuis 1860 se dessinait un mouvement d'union à Rome, en réaction contre le Phanar^ 8 . Le Père d'Alzon abandonne donc son idée de séminaire à Jérusalem et envoie aussitôt le Père Galabert en mission d'exploration à Constantinople où il le rejoindra pour trois mois, de février à avril 1863. À Constantinople, le Père d'Alzon rêve déjà de s'installer à Kadi Kôy où il avait en vue un terrain. L'affaire ne se fera pas et la seule conclusion pratique de ce voyage sera fort modestement d'ouvrir une école paroissiale à Philippopoli (Plovdiv) sous la juridiction de Mgr Canova, capucin vicaire apostolique pour les latins.
67 68
P. Sorlin, La Croix et les Juifs, pp. 19-20.
Ce mouvement plus politique que religieux ne sera pas durable et s'achèvera en 1870 lors de la création d'un exarquat bulgare indépendant du Phanar Grec.
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LES AUGUST1NS DE L ' A S S O M P T I O N A E S K I - C H É H I R À l'issue de son séjour de trois m o i s à Constantinople l e P è r e d'Alzon
présentait un mémoire à Pie IX sur les m o y e n s de réaliser l'union, dans lequel il p r o p o s e n o t a m m e n t de rétablir le patriarcat latin de C o n s t a n t i n o p l e ,
et
l'absorption des rites orientaux par le rite latin. D a n s c e que retint R o m e de c e rapport : le séminaire bulgare était devenu un séminaire patriarcal inter-rites ; à la f o r m a t i o n du c l e r g é des é g l i s e s unies s'ajoutait la f o r m a t i o n d e s populations chrétiennes par les é c o l e s et à cette action élargie en Orient, devait correspondre en Occident, un effort d'information pour obtenir des ressources et des vocations missionnaires, sacerdotales, religieuses et laïques . . . le reste fut j u g é trop grandiose et d'exécution trop difficile. L e j u g e m e n t de R o m e sur son rapport peina beaucoup le Père d'Alzon. Mais puisque R o m e ne lui retirait pas la mission qu'on lui avait confiée, le Père d'Alzon a c c e p t a d'entreprendre l'œuvre d ' O r i e n t . 6 9 résurrectionnistes
Néanmoins,
p o l o n a i s o b t e n a i e n t la m e i l l e u r e part
les
Pères
: Andrinople
et
l'autorisation d'ouvrir un séminaire. D o c t e u r en m é d e c i n e et en droit c a n o n , le père G a l a b e r t se fit donc instituteur à Philippopoli en 1 8 6 3 , et c'est ainsi que c o m m e n ç a la m i s s i o n d'Orient des Assomptionnistes. Il est probable que la fortune du P è r e d'Alzon n ait pas été étrangère à cette installation en Orient, car le Père avait également p r o p o s é s a fortune pour l'Œuvre d'Orient. L a d é l é g a t i o n a p o s t o l i q u e
de
C o n s t a n t i n o p l e était fortement endettée et l'Union B u l g a r e : "une maison de c o m m e r c e en liquidation dont il faut payer les frais" et où "l'on attend le Père d Alzon c o m m e une vache à l a i t . " 7 0 L e Père Galabert ne s'en tint évidemment pas à son é c o l e primaire et devint notamment le bras droit et c o n s e i l l e r de l'évêque uniate M g r P o p o f C e n'est que vingt ans plus tard que l'œuvre put se développer
en
Bulgarie
avec
l'ouverture
du c o l l è g e
Saint
Augustin
à
Philippopoli, dont les diplômes seront reconnus en 1 8 9 7 par le gouvernement français et par le gouvernement bulgare. Une chapelle catholique bulgare put être a d j o i n t e au c o l l è g e m a i s le s é m i n a i r e tant désiré par le P è r e d'Alzon
fut
finalement installé en 1 8 7 4 dans un faubourg d'Andrinople, Karaagatch où se trouvait la gare et la c o l o n i e européenne. L e s Assomptionnistes et les O b l a l e s , m a l g r é l'opposition quasi-générale du c l e r g é orthodoxe et m ê m e latin purent établir des fondations dans les B a l k a n s à Andrinople ( 1 8 6 8 - 1 9 1 7 ) , Y a m b o l i ( 1 8 8 9 - 1 9 4 7 ) , S o f i a qu'ils quittèrent au bout de quatre ans ( 1 8 8 1 - 1 8 8 5 ) , V a r n a ( 1 8 9 7 - 1 9 4 5 ) , M o s t r a t l i ( 1 9 0 1 - 1 9 1 4 ) , S l i v e n ( 1 9 0 3 - 1 9 3 6 ) . D a n s toutes c e s œuvres les Assomptionnistes tentèrent de promouvoir la langue bulgare et le rite
7(1
Touveneraud, "Notre Mission d'Orient", Pages d'archives,
mars 1965, p. 434.
'""Confidence de Pierre Baragnon au Père Galabert en décembre 1862", Pages d'archives, 1057, p. 131.
juillet
ESK1-CHÉHIR
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slave que plusieurs d'entre eux adoptèrent, après toutefois en avoir obtenu l'autorisation de la Propagande en 1882 71 . Dès les années 1860, le Père d'Alzon tourna ses regards vers la Russie. Dans son séminaire de Nîmes, il sensibilise les élèves à l'Église et la liturgie russes et leur fixe comme objectif la conversion du "géant russe". En 1879, il écrit au Père Galabert à propos de la Russie : "Nous irons y planter la vraie croix. Laissez les Bulgares à leurs querelles et tournez vos regards vers la Russie", et il lui propose de "fonder en Bulgarie un couvent de rite oriental dont les membres se prépareraient à entrer en Russie" 7 2 . Mais ce n'est qu'à partir de 1903 que des Assomptionnistes purent pénétrer en Russie et en 1905, s'y installer comme fondateurs de foyers pour les institutrices françaises. Ils eurent ainsi des fondations à Saint Pétersbourg, Odessa, Vilna, Kiev et Makiewka, centre minier de la région du Donetz, exploité par une société française. Après la seconde guerre mondiale, c'est un Assomptionniste américain qui, en URSS assura la présence catholique à l'ambassade des États-Unis à Moscou. En 1925, des Oblates suivies peu après par des Pères s'installent à Belgrade où une paroisse leur est attribuée en 1927 et où ils se trouvaient toujours en 1980. En 1923, ils s'établissent en Roumanie et à la veille de la seconde guerre mondiale, Bucarest hébergera l'œuvre des Échos d'Orient lors de son départ de Constantinople. Après l'instauration du régime communiste dans ces pays, plusieurs Assomptionnistes, restés sur place, furent condamnés à la prison et deux d'entre eux, condamnés à mort, furent exécutés, le 12 novembre 1952. Après avoir retracé les débuts difficiles de la "face slave" de l'œuvre orientale du Père d'Alzon et les grandes lignes de son développement, tournonsnous vers la "face grecque" de la mission orientale. Nous avons vu que lors de son voyage de 1863 à Constantinople, le Père d'Alzon qui visait une installation à Kadi Koy pour y installer son séminaire oriental, n'avait pas réussi à l'obtenir. Toutefois, à la suite de ce voyage, il obtint un pied à terre à Phanaraki et ses religieux étaient autorisés, le 5 août 1871, à y célébrer la messe à condition de remettre la quête des fidèles au curé de la paroisse de Kadi Kòy dont dépendait Phanaraki. Plus tard, en 1886, ils y achetèrent un terrain. Entre temps, en 1882, le Père Galabert, sur les conseils de Mgr Vanutelli délégué apostolique de Constantinople, favorable à la politique orientale de Léon Les RR.PP. de l'Assomption pourront librement demeurer dans l'établissement de Karaagatch et y admettre des élèves bulgares. 2) On permet aux Pères Augustins d'ouvrir près de leurs écoles, établies ou à établir en Bulgarie, des chapelles publiques où l'on pourra faire l'office suivant le rite oriental, sauf toujours la juridiction du Vicaire apostolique. 3) Enfin il a été décidé que les Assomptionnistes d'accord avec la S. Congrégation pourront recevoir dans leur Congrégation de jeunes Bulgares qui conserveront leur rite oriental''. Peu après la Propagande donnait son accord pour le passage au rite bulgare de deux Pères de rite latin, Missions de ('Assomption en Orient (1862-1924), Archives de l'Assomption, Lyon 1924. 11
J. Waiter, Les Assomptionnistes au Proche Orient, p. 23.
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XIII, cherche à s'installer à Constantinople et pour éviter la concurrence des ordres religieux déjà établis, Dominicains, Franciscains, Conventuels, Lazaristes, Jésuites, Frères des écoles chrétiennes, s'installe, à Stamboul (Kum Kapi), "après de nombreuses démarches et de longs pourparlers avec la délégation, l'ambassade, la Sublime Porte et Mgr Azarian patriarche arménien catholique habile et influent". 7 3 Avec les Oblates ils y fondent églises, écoles et séminaires. En 1886, les Assomptionnistes obtiennent de Mgr Rotelli l'autorisation d'exercer à Brousse et dans les lieux voisins, dans les limites du Vicariat apostolique de Constantinople. Ils établissent donc à Brousse paroisse et collège. S'appuyant sur cette autorisation et sur des assurances verbales de Mgr Rotelli, les Assomptionnistes demandèrent en 1889 à la Propagande le droit de s'installer à Ismit, Ankara, Eski-Chéhir, et Kartal ainsi que des droits paroissiaux à Kum Kapi et Phanaraki. Dans un premier temps, la Propagande accepta la proposition. Mais Mgr Bonetti, alors délégué apostolique de Constantinople, répondit à la Propagande que la jeune congrégation des Assomptionnistes est composée seulement de Français ou francisants. L'esprit qui anime cette congrégation est plus entreprenant que prudent. L'expérience des faits montre que les Assomptionnistes entreprennent beaucoup de choses sans se préoccuper de les perfectionner. Dans leurs rapports, ils exagèrent le bien qu'ils font et pour eux, une œuvre à peine commencée est définie comme florissante, bien que tout soit encore à consolider. D'esprit ordinairement hautain, les Assomptionnistes méprisent tout ce qui n'est pas français, et laissent un peu à désirer sous le rapport de la soumission à l'autorité ecclésiastique En un mot, les Assomptionnistes sont téméraires dans leurs entreprises, peu consciencieux dans les rapports qu'ils font pour obtenir l'aumône des fidèles, ils jouissent de peu de sympathie auprès des autres congrégations et du clergé séculier. 74 La Propagande estima donc prématuré de confier aux Assomptionnistes Ismit, Kartal, Angora et Eski-Chéhir.
' J Fondation de Coum Capou ; documenl AAR 2CW 72 Mgr Vittorio Del Giorno, inédit, extrait de Chrvnique de la Basilique du Saint Esprit, p. 421 "La giovine congregazione degli assunzionisti è composta di soli soggetti francesi o francizzanti. Lo spirito, cha anima questa congregazione, è più intraprendenl eche prudente. L'esperienza dei fatti dimonstra che gli assunzionisti intraprendono molte opere senza curarsi di perfezionare le opere intraprese. Essi esagerano nei loro rapporti il bene che fanno e per essi un'opera appena intraprese è definita come fiorente, benché tutto è encora da farsi. Spiriti ordinariamente altieri, gli assunzionisti disprezzano tutto ciò che non è francese e lasciano un poco a desiderare sotto il rapporto della sottomissione all'autorità ecclesiastica. In una parola, gli assunzionisti sono temerari nelle loro intraprese, poco coscienziosi nei rapporti che fanno per aver elemosine dai fedeli, godono di poca simpatia presso delle altre congregazioni e del clero secolare".
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Fin 1889, la Propagande revient à la charge en insistant sur le fait "qu'on ne pourrait refuser ce qu'ils demandent sans déplaire au gouvernement français." 75 A quoi Mgr Bonetti répondit qu'ils ne pourraient prétendre qu'à Brousse, Mudanya et Eski-Chéhir, vu que les autres localités étaient déjà desservies par d'autres religieux mais qu'il ferait de son mieux pour obtenir que ceux-ci y renoncent. Enfin, en décembre 1889, Mgr Bonetti annonçait que suite à l'accord des intéressés, on pouvait acquiescer à la demande des Assomptionnistes, de son côté la Propagande faisait savoir que les Franciscains de Prinkipo leur abandonnaient Ismit, Maltepe, Kartal et Pendik appartenant à leur paroisse. En définitive, la Propagande concédait aux Assomptionnistes le 18 novembre 1890 outre Bursa et Mudanya où ils étaient déjà, Maltepe, Kartal, Pendik, Bey Kôy, Bandirma, Sultan Cayir, Susurlu, Balikesir, Balya, Eski-Chéhir, Ismit et Angora comme aussi la voie du chemin de fer, ce que Mgr Bonetti notifiait le 16 décembre 1890, au Père Joseph Maubon, supérieur de la mission d'Orient. Mais cela ne leur donnait toujours pas la paroisse de Kadi Kôy qu'ils convoitaient depuis 1863. Les bâtiments de cette paroisse appartenaient à la Propagande, bien que les délégués successifs n'aient jamais pris la peine de régulariser les titres de propriété et que le Père d'Alzon ait, en son temps, épongé pour moitié les dettes dues à leur édification. Aussi en 1892, le curé de la paroisse venant de mourir et celle-ci se trouvant par ailleurs en fort mauvais état, le Père Maubon revient à la charge et faisant valoir de nombreux bons arguments, propose à la Propagande d'acquérir les bâtiments. Or, cette fois-ci. malgré l'avis favorable des cardinaux Lédochowski, préfet, et Ruggiero, préfet de l'économie de la Propagande, Mgr Bonetti résista fermement pour garder ce bien au clergé séculier L affaire dura trois ans et fut finalement tranchée autoritairement par Léon XIII lui même, auprès duquel les Assomptionnistes avaient fait valoir leur apostolat en faveur de l'union des Grecs schismatiques. Ainsi, le 14 mai 1895, le cardinal Lédochowski informait Mgr Bonetti de la décision pontificale et lui enjoignait de faire le nécessaire pour la cession de la paroisse aux Assomptionnistes. Devant cette décision, celui-ci ne s'inclina pas sans résistance, ce qui lui valut une lettre encore plus sèche du cardinal Lédochowski. La décision de Léon XIII est formulée dans la lettre pontificale "adnitentibus nobis" du 2 juillet 1895, accordant aux Assomptionnistes juridiction sur les deux paroisses de Kum Kapou et de Kadi Kôy pour les Latins et pour les Grecs. Ce bref pontifical fut suivi d'une série de rescrits précisant bien ce que Léon XIII entendait par là et étendant ces pouvoirs à l'Asie Mineure 76 . Ainsi furent accordées notamment aux Assomptionnistes, l'exemption de l'ordinaire pour leurs séminaires placés sous la dépendance directe du Saint Siège, la faveur pour tous les élèves des séminaires d'être élevés dans le rite slave ou 75
M g r Vittorio Del Giorno, Chronique de la Basilique du Saint Esprit, p. 422.
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M g r Del Giorno, Chronique de la Basilique du Saint Esprit, pp. 420 à 433.
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grec, la faveur pour le supérieur des Assomptionnistes de faire passer dix religieux au rite slave et dix au rite grec avec la seule condition d'en avertir le Saint Siège, l'extension de la juridiction sur les Grecs, comme sur les Latins dans leurs résidences d'Asie Mineure et de Gallipoli, la création sous leur direction d'une "Archi-confrérie de Notre Dame de l'Assomption pour l'union des églises". Ainsi se trouvait clairement confirmée et précisée la "mission grecque" des Assomptionnistes, après celle des "chemineaux" notifiée en 1890. Deux ans plus tard, le 9 janvier 1897 Mgr Bonetti présidait solennellement à l'inauguration de l'église grecque de l'Anastasie à Koum Kapou (par transformation de la chapelle des Assomptionnistes), au passage au rite grec de trois Assomptionnistes, et à l'introduction du rite grec dans les séminaire Saint Pierre à Koum Kapou, Constantinople. La cérémonie rassembla fraternellement tout le clergé local : archevêque arménien, archimandrite melkite, archimandrite syrien, patriarche chaldéen, archimandrite grec, Jésuites, Lazaristes de Saint Georges, Capucins de San Stéfano, Mineurs conventuels de l'église Saint Antoine, Mineurs observatins de l'église Sainte Marie, aumônier de Notre Dame de Sion, Dominicains de Saint Pierre, Capucins de Saint Louis de Péra, Géorgiens de l'Immaculée Conception. Le curé maronite était excusé 77 . Cette même année de la "prise" de Kadi Kôy, un autre projet du Père d'Alzon se réalisait avec l'arrivée du Père Louis Petit à Kadi Kôy : celui de contribuer à l'œuvre d'union par la recherche scientifique sur les églises et les rites orientaux. Ainsi, se constitua un centre d'études et de recherches byzantines : un institut catholique devenu d'autant plus nécessaire que dans l'intervalle, l'orthodoxie gréco-russe avait fondé à Constantinople deux établissements scientifiques de renom, le syllogue littéraire grec et l'institut russe d archéologie. La revue Échos d'Orient naquit en 1897 dans cet institut. Les Échos devinrent plus tard Revue d'études byzantines et, après le départ de l'institut à Paris après la seconde guerre mondiale, les chercheurs furent heureux d'être accueillis au sein du Centre National de la Recherche Scientifique. Ainsi "autorisés" par la Propagande, les Assomptionnistes fondèrent en Anatolie, outre celles de Brousse, Phanaraki, Kadi Kôy et Kum Kapi, les stations fixes de Ismidt (1891-1926), Eski-Chéhir (1891-1925), Sultan Cayir (1895-1902), Nev Chéhir (1903-1914), Haïdar Pacha (1906-1919). En outre, ils obtinrent de Mgr Timoni, archevêque de Smyme, l'autorisation réglementaire de fonder à Konia (1892-1936). L'armée française les appela à Gallipoli (18941924), et la société des Mines d'Héraclée, à Zongouldak (1897-1935). En dehors de ces missions fixes, les Pères rayonnaient dans de nombreuses stations volantes à travers toute l'Anatolie, particulièrement le long du chemin de fer où
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'Procès verbal de l'inauguration de l'église grecque de l'Anastasie de Koum Kapou (9 janvier 1897) AAR 2 CW 131. Procès verbal de l'introduction du rite grec dans le Séminaire Saint Pierre de Koum Kapou (9 janvier 1897) AAR 2 CW 132.
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se trouvaient de nombreux catholiques pour les. travaux. A Peramos ils tentèrent de fonder une mission catholique de rite grec, mais furent chassés par les orthodoxes et ne purent s'installer. Nous verrons plus loin en dernière partie ce qu'il en fut de ces missions d'Anatolie. En 1897, il y aurait eu en Orient (Bulgarie, Turquie et Jérusalem) plus de 200 Assomptionnistes — ce chiffre comprend les élèves des noviciats chassés de France et installés à Kadi Kôy et Jérusalem — 130 oblates, 15 résidences, 19 églises publiques dont 4 de rite oriental, 7 paroisses, 3 séminaires orientaux, 2 centres d'études, l'école secondaire, une vaste hôtellerie à Jérusalem, et 11 écoles primaires. Les Sœurs avaient 11 écoles, 9 dispensaires, un hôpital, un orphelinat, le chiffre des élèves est estimé à 1 200 garçons et 1 350 filles. Ces problèmes d'implantation d'une congrégation nouvelle et fougueuse permettent de démonter les mécanismes qui déterminent à cette époque les missions d'Orient : centralisation administrative poussée au dentier degré et dont la Propagande représente le sommet, exception faite du Pape lui même, rivalité entre clergé séculier et clergé régulier, entre tendances latinisante (Bonetti) et orientalisante (Lédochowski), problèmes financiers et de prestige. Ainsi, le nombre de chrétiens ne justifiait pas une installation aussi importante à Kadi Kôy par la Délégation apostolique et c'est plutôt au titre d'ancienne Chalcédoine et de son célèbre concile que ce faubourg de Constantinople fut investi par tous les ordres religieux, outre la paroisse diocésaine. Toute cette mécanique donne l'impression d'un système qui fonctionne en cercle fermé en fonction de critères purement internes — ecclésiastiques — mais dont la finalité est en définitive secondaire (sauf le cas de l'intervention expresse de Léon XIII). L'autorité ottomane est totalement ignorée. Au missionnaire de se débrouiller par la suite sur le terrain avec les réglementations ottomanes, et en particulier, l'obtention des firmans nécessaires aux installations. En revanche, on tient compte de la politique internationale, en l'occurrence il ne faut pas mécontenter la France. Toute cette mécanique suppose évidemment un "protectorat" puissant et l'on rapporte l'exemple d'un Père qui, en difficulté avec l'administration turque parce qu'il n'avait pas de firman, aurait répondu — ce dont il se vante — "je n'obéis qu'à mon ambassade." Mais en définitive, un tel comportement chez le missionnaire n'était-il pas induit par celui des hautes sphères religieuses et politiques elles-mêmes ? Un fait significatif à cet égard est qu'en 1931, en pleine République turque, le Saint Siège provoque une nouvelle guerre de "territoires" entre les Assomptionnistes et les Capucins pour l'érection d'une préfecture apostolique de la mer Noire et d'une grande mission d'Anatolie 78 .
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Ainsi dans le document AAR 2 CW 34 intitulé "Préfecture apostolique de la mer Noire", on trouve ceci : "le Consul de France, M. Lagarde qui serait franc-maçon, mais qui défend bien nos intérêts et nous semble dévoué, m'avait dit 'Méfiez-vous. On intrigue en ce moment. Je sais que
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Nous allons maintenant étudier différents aspects de ces problèmes, au quotidien, sur le cas concret d'une mission, la Mission d'Eski-Chéhir.
II. LA MISSION D'ESKI-CHÉHIR La mission d'Eski-Chéhir fut fondée dans le cadre de la mission générale confiée aux Assomptionnistes en Anatolie. Cette mission est nominativement mentionnée dans l'autorisation donnée par Mgr Bonetti, vicaire apostolique de Constantinople au nom de la Propagande, le 16 décembre 1890, qui autorise les Pères Augustins de l'Assomption installés à Brousse et à Moudania pour l'assistance spirituelle des catholiques de rite latin à étendre leur ministère au fidèles du même rite demeurant à Maltepe, Kartal, Pendik, Bey Keuy, Panderma, Sultan-Tchaïr, Soussurlou, Eski-Chéhir, Ismidt, Angora pour les travaux du chemin de fer, et dans les lieux intermédiaires entre ces deux dernières villes 79 La présente étude repose essentiellement sur des lettres écrites par le supérieur de la mission au supérieur de la congrégation et sur quelques autres documents (autres lettres ou rapports d'activité). La périodicité de ces lettres devait vraisemblablement être mensuelle. En fait, leur périodicité est assez variable suivant les événements et d'autre part, un certain nombre de lettres manquent. Ainsi, pour l'année 1897, nous n'avons trouvé qu'une seule lettre Concernant ces sources il faut préciser que, si elles donnent une assez bonne idée de ce qui se passe dans la mission d'Eski-Chéhir, elles donnent très peu d'informations sur les instructions ou les renseignements donnés par les supérieurs, que ce soit le supérieur de la mission d'Orient à Constantinople ou le supérieur général de la congrégation A travers les faits nous pouvons constater que beaucoup de vœux — concernant notamment le personnel — sont exaucés, mais nous n'avons pas les réponses des supérieurs à toutes ces lettres qui leur ont été écrites. D'autre part, ces lettres conformément à une tradition bien établie pour les missions en général, sont susceptibles d'être publiées dans des bulletins internes ou externes et sont donc censées répondre aux attentes d'un public qui est sollicité pour le soutien des missions. Il y a donc un aspect formel, une sorte de schéma type de lettres mettant en évidence, en particulier, les difficultés à vaincre, le rôle des missionnaires et les résultats obtenus. En ce qui concerne la mission d'Eski-Chéhir, il faut préciser tout de suite qu'un schéma type est assez rarement suivi et bien que l'on trouve parfois la mention "à ne pas publier", la les Capucins de Samsoun se démènent. Les Italiens de Kur Lou ont encore poussé à demander un prêtre italien. Et le Consul Général d'Italie qui est venu de Constantinople il y a quelques jours, ne s'est pas déplacé pour rien, il y a anguille sous roche, on agit contre vous'." Collectanea Litierarum cum Congregatione habertium, Rome 1920, p. 156.
Augustinianorum
Ab Assumptione
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majorité des lettres ne semblent pas avoir été écrites en fonction d'un public, au moins extérieur à la congrégation. Mais on sent un effort en ce sens. Étant avant tout destinées au supérieur, elles doivent l'informer sur des points précis. Ajoutons à cela, que les missonnaires d'Anatolie étaient bien conscients de la censure exercée par les autorités sur leur courrier, parfois d'ailleurs, après en avoir fait les frais. Par conséquent, nombre de sujets ne sont pas évoqués clairement dans les lettres mais seulement par allusions et les sous-entendus sont nombreux. Il y aurait donc certainement beaucoup de choses à apprendre encore, pour connaître tous les tenants et les aboutissants des faits et gestes des missionnaires. Malgré ces lacunes, nous pouvons avoir une idée assez précise de cette mission. La majeure partie des lettres est consacrée aux problèmes immédiats et rendent compte d'une manière assez détaillée de la marche de la communauté d'une part, et de l'avancement des œuvres d'autre part. Les problèmes le plus souvent évoqués sont ceux concernant la communauté ou plutôt les communautés, celle des Sœurs et celle des Pères et rares sont les périodes où il n'y pas de problèmes de ce côté-là : problèmes personnels des membres ou entre les membres des communautés, indiscipline, manque d'esprit religieux, divisions, opposition au supérieur, demandes de personnel supplémentaire, de remplacement des mauvais éléments, et de 1905 à 1908, problèmes dus à la présence des Frères de Ploërmel venus pour faire la classe, et étrangers à la communauté. II y aussi les maladies, les fatigues, les problèmes familiaux, et quelques cas tels celui d'une Sœur allemande âgée qui s'installe chez le curé arménien et agit contre la communauté. Tout ceci est raconté en détail dans les lettres
De même l'avancement des travaux de construction ou d'agrandissement, — écoles, églises, chapelles, résidences, cimetières — qui sont quasiment permanents est décrit dans le moindre détail avec cartes et plans à l'appui. Les problèmes financiers viennent en bonne place et sont longuement exposés pour des raisons évidentes. Ainsi on connaît jusqu'au montant des dettes chez les différents commerçants de la ville, et le montant des différentes ressources, quand il y en a. Dans toutes les lettres le point est fait sur les "œuvres" : écoles, paroisse, dispensaire, baptême des mourants, communions, confessions et éventuelles conversions, nombre de présents à la messe. Les fêtes religieuses sont décrites avec un luxe de détail. Une grande place est faite aux relations avec les autorités turques, les notables, les schismatiques mais surtout les arméniens catholiques, dont il est question dans la plupart des lettres. Tous les événements importants ou moins importants qui arrivent sont relatés : épidémies (le choléra est fréquent), incendies, tremblements de terre, déraillements du train, inondations, crimes, mais aussi vol à la Compagnie de Chemin de Fer, mort et enterrement du docteur, visites de personnalités (dont Vital Cuinet et Maurice Barrés). Les changements administratifs et les événements politiques sont
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soigneusement rapportés. Il en est de même pour la "mission" proprement dite, c'est-à-dire les expéditions le long des travaux de la voie ferrée, et dans les succursales créées à Biledjik. Angora, Kara Hissar, Kutahia. Les sentiments ne sont pas exclus de ces lettres et les joies, les peines, et souvent la lassitude, l'inquiétude, le sentiment d'abandon et le désespoir y sont exprimés avec force. Par exemple, dans une lettre du Père Césaire Kayser du 14 février 1898, prise au hasard, nous trouvons une demande pour l'obtention de deux volumes pour la bibliothèque (exceptionnel), le récit d'une affaire "pénible" avec les arméniens catholiques dont une des paroissiennes voulait se faire Sœur Oblate de l'Assomption et de la révolte qui s'en suivit, l'intervention de la police, l'intervention de "notre ami dévoué, notre excellent Caïmacan" qui calme tout le monde en montrant son revolver, la demande d'intervention au Mutessarif de Kutahia qui télégraphie d'agir selon la loi. Il est ensuite question de la mutation du Kaïmacan, de l'installation des Sœurs dans un nouveau bâtiment, des travaux qui restent à faire, des dettes, d'un don de 1250 F de la Société St Louis de Munich qui arrive dans un moment de "plus grands embarras", du manque de combustible, du froid de moins 18°-20° depuis 4 mois. On passe ensuite aux rapports avec la concurrence : l'école allemande où le Père va faire le catéchisme aux 26 catholiques qu'elle compte, et la compagnie du chemin de fer qui refuse de convertir un local de la gare en chapelle Puis, c'est la "mission" pour laquelle le Père vient d'obtenir des "permis'' pour les lignes d'Angora et de Koniah et également, de la Compagnie française pour la ligne Afion Kara Hissar - Smyrne. Il est aussi question de l'école où il vient d'introduire le grec et l'arménien au programme, "le turc et l'allemand existant déjà" et des Frères qui y font la classe. 80 Autre exemple : la lettre du Père Antoine Silbermann du 21 novembre 1907. Elle fait état tout d'abord du jugement rendu par le tribunal turc suite à une attaque de gamins et adolescents grecs contre leur école, (menaces au poignard et vitres cassées), jugement rendu "sous le fouet consulaire" : condamnation des coupables de menaces : 15 et 5 jours de prison, condamnation des parents des "gamins grecs" 6 F, soit réparation de 2 vitres sur les 88 qu'ils ont cassées. Suit une page de détails sur cette affaire après laquelle un corps de garde est placé près de l'école. Autre affaire : arracher "une fillette arménienne des mains des Turcs" qui "consentent difficilement à lâcher prise". On en vient ensuite à la concurrence : "depuis quelques jours nous sommes affligés d'un pasteur protestant", "ce brave pasteur touche 5000 marks du gouvernement prussien quelle différence entre son traitement et le nôtre"... Enfin, après une demi-page sur la venue du pasteur et ses conséquences, on en arrive aux problèmes
Lettre AAR 2 DJ 126. S.S. 1898 du Père Kayser.
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financiers, loyer des Sœurs à payer, dettes, besoins pressants d'argent, qui terminent la lettre 8 1 . Il n'est pas dans notre objectif de retracer en détail toute l'histoire de la mission d'Eski-Chéhir. Nous ne pouvons en donner qu'une vue d'ensemble puis nous nous attacherons à son étude sous l'angle des questions évoquées dans la première partie : objectifs et résultats attendus, application des directives pontificales, en particulier celles de Léon XIII, attitude vis-à-vis des Églises orientales, de leur hiérarchie et de leurs fidèles, attitude face aux autres missions "concurrentes", question du protectorat, des rites et de la latinisation, intégration et intérêt pour la culture environnante. En 1891, lorsque la mission d'Eski-Chéhir est créée, le chemin de fer n'est pas encore en service, les travaux sont en cours, la ligne ne sera ouverte qu'en 1892. Eski-Chéhir se trouvera, quand elles seront ouvertes, à la jonction de trois lignes de chemin de fer, Haïdar Pacha, Angora, Konia par Kara Hissar. La ville est située à près de 800 m d'altitude sur le plateau anatolien à 300 km de Haïdar Pacha, 140 km de Brousse et 170 km d'Ankara, sur la rivière Poursak. Elle possède une industrie due à l'écume de mer (silicate de Magnésie) et des ateliers de construction pour les travaux du chemin de fer. La ville comporte un quartier musulman sur le flanc de la colline, un quartier grec, un quartier arménien et un quartier de "musulmans fanatiques", réfugiés de Roumelie. La ville s'étend vers le nord, vers la station de chemin de fer distante de 20 minutes à pied du marché et le nord-est, quartier des réfugiés musulmans. Selon les sources, la ville comptait de 25 à 30 000 habitants dont un quart chrétien, ou 7 000 foyers musulmans dont * 500 d'émigrés et 1 000 foyers chrétiens, sans compter les ouvriers du chemin de fer. V. Cuinet donne pour Eski-Chéhir 19 023 habitants dont 17 131 musulmans, 1 147 grecs orthodoxes, 583 arméniens grégoriens, 132 arméniens catholiques et 30 catholiques latins, d'après le recensement officiel de 1886. Il ne mentionne pas les juifs mais signale un rabbin. Les archives des Assomptionnistes font état de la présence de juifs. Les missions américaines sont à Brousse, Biledjik, Panderma. Eski-Chéhir dispose d'une station télégraphique internationale et d'une direction de la régie coïntéressée des tabacs (langues : turc et français). Mais toujours selon V. Cuinet si l'on prend le Caza d'Eski-Chéhir (152 villages avoisinants), on obtient les chiffres suivants : 67 074 habitants dont 38 200 musulmans, 28 774 chrétiens (dont 6074 arméniens) et 100 juifs. Si ces statistiques s'approchent un tant soit peu de la réalité, on peut en conclure que les chrétiens sont essentiellement répandus dans les villages des alentours, et les musulmans concentrés pour la moitié à Eski-Chéhir ville. Pour l'année 1913, le Père Andéol Besset, supérieur de la mission compte pour Eski-Chéhir 36 000 habitants dont 26 0 0 0 81
Lettre AAR 2 DK 38. 21/11/1907 du Père Silbermann.
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musulmans et "sur ce nombre 13 000 sont des tartares, tcherkess, bosniaques ou autres émigrés fanatiques aspirant à se venger des chrétiens", 9 à 10 000 chrétiens : grecs, arméniens, catholiques 82 . Eski-Chéhir, ancienne Dorylée est également célèbre par la victoire de Godefroy de Bouillon dans la bataille contre le sultan seldjoukide Kiliç Arslan, qui se déroula non loin de là en 1097. En 1204, elle est cédée par les Seldjoukides au père d'Osman et depuis ce jour appartient aux Ottomans. Les habitants chrétiens de la contrée, arméniens et grecs parlent ordinairement le turc. Les enfants commencement à apprendre, dans certain endroits, l'arménien et le grec dans leurs écoles nationales. Les ouvriers de la ligne de chemin de fer comprennent tous le français ou l'italien à l'arrivée des Pères. L'allemand viendra assez rapidement s'ajouter à ces deux langues. La mission d'Eski-Chéhir, est fondée en septembre 1891 après plusieurs voyages de reconnaissance, à partir de celle de Brousse créée en 1886. Presque simultanément sont également créées les missions d'ismidt et de Koniah (1891 et 1892). Dès leur arrivée, les Pères s'occupent des problèmes de logement pour eux et pour les Sœurs dans des conditions qui leur permettent d'ouvrir chapelle et écoles. Leur arrivée suscite de l'émoi dans la ville et presque immédiatement, ils ont des problèmes avec les autorités turques, n'ayant pas de firman d'installation. Mais ces problèmes comme à Ismidt et à Koniah sont rapidement résolus par l'ambassade de France. Entre 1891 et 1914, date de son évacuation provisoire, c'est-à-dire en 23 ans, la mission a connu cinq supérieurs principaux ce qui donne à cette mission une grande continuité Les deux premiers supérieurs, le Père Joachim Bonnel, 1891-1895. et Césaire Kayser, 1895-1905, sont de vrais baroudeurs, toujours par monts et par vaux le long de la ligne de chemin de fer. La mission les intéresse plus que le supériorat dont ils s'aquittent toutefois avec le plus grand soin. C'est eux qui vont véritablement créer la mission. Le Père Florent, fidèle second du Père Joachim, fait de lui la description suivante : "A peine arrivé, il faut qu'il reparte et toujours par un temps de diable. Ce n'est pas gai ni pour lui ni pour moi mais c'est absolument nécessaire car on l'attend de tous les côtés. Le pauvre Père est obligé dans ses courses de coucher parmi les Turcs et les Tcherkess, de manger avec eux dans le même plat, de dormir sur le plancher et quelque fois d'attraper quelques grenadiers dont il a hâte de se dépouiller en arrivant. Il voudrait bien m'cnvoyer mais comme je ne sais pas la langue, il ne m'est pas encore possible de me lancer en de pareilles histoires. Pour le Père, il est toujours content et heureux et il aime ses Tcherkess comme lui-même. Je crois que bientôt il ira résider au milieu d'eux et nous laissera en plan." 83 Le Père Césaire, quant à lui, 82 83
Lettre AAR 2 DK 97. 05/1913 du Père Besset. Lettre AAR 2 DJ 97. 20/12/1891 du Père Florent.
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ne se contente pas de parcourir l'Anatolie, il fait également des tournées de quêtes en Autriche-Hongrie et en Allemagne, pour amasser l'argent nécessaire à ses constructions et à ses travaux. Ainsi l'on trouve avec surprise certaines lettres avec une entête en allemand. Ainsi la lettre du 30 décembre 1900 porte en entête "Mission zum H. Kreuz. — Eski Schéhir (Klein Asien)". 84 Il a une conception très personnelle de la mission et les mauvaises langues finiront par jaser sur son compte. Après son départ, on l'imagine déjà — surtout dans la communauté grecque — comme ayant jeté son froc aux orties et marié avec la Sœur supérieure, si bien que les catholiques demandent à ce qu'il revienne pour faire taire ces rumeurs. C'est un bon vivant qui ne dédaigne pas de boire un coup avec les uns et les autres mais sous des dehors un peu bourrus, on trouve une grande sensibilité et un grand amour de sa mission. Ainsi, le 25 octobre 1896, se trouvant à Paris il écrit "s'il est vrai, comme nous l'apprend une lettre du P. Alfred que les Turcs se préparent à massacrer en masse tous les chrétiens de leur empire, il me semble que ma place n'est plus ici. Je vous demande donc une seconde fois la permission de vous rejoindre à Nîmes pour prendre vos ordres et aller reprendre mon poste au plus tôt" 85 . Dans une autre lettre, il se plaint : les épreuves pleuvent sur nous sans interruption depuis mon retour. Nous venons d'enterrer le 2 e de nos enfants, morts dans l'espace de huit jours. D'autres sont malades (. ..) Tout paraissait présager une année fructueuse sous tous les rapports et nous voici dans le deuil et l'inquiétude. La construction ne va plus bien non plus, un de nos maîtres maçons a perdu la raison ( ) Ce qui met le comble à ma tristesse, c'est une lettre de notre consul de Brousse dans laquelle il m'avise que le F. Biaise réclame par l'intermédiaire du ministère des Affaires étrangères et de l'ambassade, les gages de dix années de professorat àEski-Chéhir (...) Ce spectacle de mort et de mourants et toutes les autres épreuves m'impressionnent vivement. Veuillez me bénir mon Père, il me semble que le Bon Dieu n'est pas encore satisfait de nous ! Combien je désire vous revoir, je me sens si seul, si faible, livré à moi-même 8 6 . Le Père Kayser quittera Eski-Chéhir en 1905 pour aller fonder une maison assomptionniste en Alsace avec son fidèle second, Léonard Tardy, qui le suivra peu après. Son successeur, le Père Silbermann trouvera l'héritage un peu dur, mais ce qu'il lui reprochera surtout sera d'être parti avec la liste des donateurs, qu'il considérait comme des bienfaiteurs personnels et la moitié des ornements et des vêtements de la sacristie.
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Lettre AAR 2 DJ 132. 30/12/1900 du Père Kayser.
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Lettre AAR 2 DJ 122. 25/20/1897 du Père Kayer.
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Lettre AAR 2 DJ 143. 02/11/1902 du Père Kayser.
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LES AUGUSTINS DE L ' A S S O M P T I O N A E S K I - C H É H I R
Le Père Silberman ne reste pas longtemps à Eski-Chéhir qu'il quitte en 1908 pour l'Amérique latine. C'est un supérieur beaucoup plus classique mais dénué de tout optimisme. Ses lettres sont une succession de plaintes, peut-être en partie justifiées. C'est, en effet, la période où la communauté est scindée en deux, du fait d e la présence, pour l'enseignement, des Frères de Ploërmel qu'il faut payer et qui ne participent en rien aux travaux de la maison. Le Père donne l'impression de crouler sous les problèmes matériels, et il est peu question d'autre chose dans ses lettres, sinon pour insister sur le fait qu'il n'y a pas d'avenir pour la mission à Eski-Chéhir du fait du départ des étrangers. Plusieurs lettres reviennent sur ce thème. Ainsi, le 9 juillet 1906 : En vous parlant du petit nombre de nos catholiques latins et de leur changement fréquent, écrit-il, j'aurais dû vous dire qu'avant un nombre d'années relativement petit, il n'y aura presque plus d'étrangers à EskiChéhir. Tout ce monde est là à cause du chemin de fer, or ce chemin de fer tout en étant entre les mains des Allemands est un chemin de fer ottoman (...) le gouvernement turc a donc une influence qu'il fait sentir en exigeant que l'on prenne avant tout des gens du pays pour les faire travailler ( . . . ) Aussi, voyons-nous l'élément étranger diminuer dans des proportions étonnantes. En moins d'un an il est parti plus de dix familles. Avant dix ans il n'y aura plus personne sauf le haut personnel de la fabrique du chemin de fer qui sera allemand, protestant ou j u i f 8 7 . Le Père donne l'impression dans ses lettres de passer son temps à faire le Frère convers et narre par exemple avec force détail l'incident d'un officier turc venu demander des cours de français qui le surprend entrain de travailler à la cave et demande à parler au supérieur. Force fut de lui dire que le supérieur c'était moi. Il en fut interloqué. Dans son esprit il y avait bien sûr la vision de la cave, du tablier, de sac et des seaux que j'avais en main. Quelle impression pour un Turc qui ne comprendra jamais qu un supérieur fasse des travaux si bas. 8 8 Sous son supériorat, la "mission" est quelque peu négligée, faute de combattants, c'est pourquoi il pensait qu'il fallait purement et simplement céder l'école aux Frères des écoles chrétiennes pour "nous occuper de ce dont nous sommes chargés". 8 9 La correspondance du Père est très abondante car il relate absolument tous les problèmes internes ou personnels dans le moindre détail. Malgré son pessimisme quant à l'avenir de la mission, c'est un supérieur très scrupuleux,
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Lettre AAR 2 DK 21. 09/07/1906 du Père Silbermann.
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Lettre AAR 2 DK 35. 18/09/1907 du Père Silbermann.
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Lettre AAR 2 DK 36 22/09/1907 du Père Silbermann.
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peut être trop. Il ne demande qu'une chose c'est d'être déchargé du supériorat, d'une mission en laquelle il ne croit pas beaucoup, comme il apparaît dans certaines expressions telles que : "Jamais encore le supériorat n'avait excité en mon âme un tel dégoût, une telle lassitude" 9 0 . Ces sentiments ne sont pas étonnants quand on lit la description qu'il fait de la paroisse : Ce n'est qu'une mosaïque de gens de presque toutes les nationalités, de l'Europe, français, italiens, autrichiens, allemands, suisses, espagnols, anglais, roumains, ottomans. Il y a même des américains (...) La paroisse peut bien renfermer toutes les nationalités quand on pense qu'elle s'étend de Bilédjik à Angora sur une longueur de près de 400 km et d'Eski-Chéhir à non loin de Kara Hissar sur une largeur de près de 200 km. Ajoutons que s'il y a peu de paroisses avec des dimensions aussi respectables, il y en a peu aussi pauvres en fidèles. Ceux-ci en effet ne dépassent guère le chiffre de 300. Si toutes les nations nous ont envoyé de leurs sujets, elles se sont bien gardées de nous envoyer des meilleurs. Le grand nombre sont des esprits terre à terre, intéressés, vulgaires et même bas. 91 Suit une longue liste de tous les défauts des paroissiens. Les élèves ne sont pas mieux traités : d'une manière générale, ils travaillent dans le but brutal de gagner de l'argent (...) Dès leur sortie de l'école on les voit en grand nombre se jeter sur toutes les malpropretés littéraire et se servir du français que nous leur avons donné pour jouir à leur aise de toutes les productions passionnées de nos romanciers les plus tristement célèbres, répandues hélas, partout à foison par les personnages malhonnêtes de la compagnie judéo-protestante du chemin de fer. 92 Bref, le Père Antoine n'était pas fait pour Eski-Chéhir. Le supérieur suivant, Andéol Besset est un esprit nettement moins chagrin et moins étroit. Il suit passionnément les développements de la révolution Jeune Turque. Il est fier d'être considéré sur la place et de participer aux cérémonies civiles. Sous son supériorat, les Frères de Ploërmel sont remplacés par des Assomptionnistes, le collège de garçons est restauré et aménagé, l'internat passe de 11 à 40 élèves et le collège de 89 à 132 (en 19111912), la fanfare compte 40 instruments et sort à toutes les occasions civiles et religieuses. Les internes et la fanfare sont dotés d'un uniforme dont les externes n'ont que la casquette. Il entreprend des excursions scolaires en wagons spéciaux
Lettre AAR 2 DK 33. 02/06/1907 du Père Silbermann. 91
Lettre AAR 2 DK 35. 17/12/1907 du Père Silbermann.
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Lettre AAR 2 DK 44 09/07/1908 du Père Silbermann.
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L E S A U G U S T 1 N S DE L ' A S S O M P T I O N A E S K I - C H É H I R
grâce à l'appui de M. Huguenin, directeur de la compagnie de chemin de fer, à Kutahia, Bilédjik, Ismidt et une deuxième fois à Kutahia. À Ismidt, nombre de ses élèves voient pour la première fois la mer et les bateaux mais le clou de l'expédition est la visite d'un cuirassé, le Messoudii, sous la conduite d'un amiral de l'escadre active turque. Ces excursions "ont fait connaître l'école et attiré des élèves" écrit-il93. Il lutte farouchement contre la concurrence et ne perd aucune occasion de faire de la publicité à ses écoles comme en témoigne cet extrait, écrit à l'occasion de la mort d'une petite arménienne qui venait juste de faire sa communion et voulait mourir en communiante : la maman de cette heureuse petite sainte m'a demandé d'écrire à N.S.P. le Pape pour le remercier de ce décret providentiel qui a valu à son enfant de ne pas mourir avant d'avoir reçu Notre Seigneur pour la première fois. Peut-être mon T.R. et cher Père pourriez vous avoir un moyen de faire connaître ce fait à sa sainteté. Il en serait certainement très touché, peutêtre même qu'il daignerait envoyer à cette famille Essabalian si éprouvée, une bénédiction spéciale avec sa signature au bas d'une image. Comme c'est une des meilleures familles catholiques d'ici, cela produirait un excellent effet. Si on y mettait que la petite fréquentait l'école de l'Immaculée Conception, dirigée par nos oblates, ce serait parfait.94 P u i s il d o n n e t o u s les r e n s e i g n e m e n t s n é c e s s a i r e s à la r é a l i s a t i o n d e c e projet.
Là où le Père Antoine ne voyait pour ses élèves "à l'horizon de leur vie d'homme" que "les rayons dorés d'une roue de chemin de fer ou pour les plus ambitieux un productif rond de cuir dans une banque, peut-être dans une administration d'État", le Père Andéol se réjouit : "le prestige de notre école augmente de plus en plus., nos élèves sont très recherchés à la banque et au chemin de fer. Ils triomphent dans tous les concours"95. Toutefois, les ennuis et les inquiétudes n'ont pas manqué pendant son supériorat : attaque de Turcs contre les Sœurs et les élèves en promenade, attaque ou plutôt menaces d'attaque contre l'école, tension dans les rapports avec les autorités turques, problèmes internes avec la communauté des Sœurs, maladies, manque de personnel, fermeture pendant deux ans de leur dispensaire à la suite du décès d'un malade et de manœuvres du "docteur municipal", arrêt des visites à domicile "par prudence car les autorités commençaient à s'enquérir des motifs de
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Rapport IG 115 du 8 sept 1912 du Père Besset. Lettre AAR 2 DK 69. 18/1271910 du Père Besset. Lettre AAR 2 DK 88. 17/07/1912 du Père Besset.
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ces visites dans les quartiers m u s u l m a n s " 9 6 . Il enregistre une diminution considérable du nombre des fidèles par suite du départ d e presque tous les étrangers, et poursuit-il le "ministère est donc devenu moins important. Mais l'œuvre scolaire en Orient est bien le moyen d'action le plus puissant que puissent avoir nos missions" 9 7 . Le Père Andéol signale à plusieurs reprises la nécessité d'un grand "collège complet" où les élèves de leurs différents collèges pourraient terminer leurs études au lieu d'aller encore pour deux ou trois ans dans d'autres collèges à Constantinople. Le dernier supérieur de la mission d'Eski-Chéhir avant la guerre, le P. Pascal St Jean succède au mois de juillet 1913 au Père Andéol Besset. Son supériorat est marqué par de grands projets d'agrandissement de tous les bâtiments car il est obligé de refuser des élèves que l'école allemande, qui vient de doubler sa capacité, récupère. Il reçoit en décembre 1913 la visite d'un aviateur français venu non seulement dans le but de "faire de la réclame en faveur des appareils français mais encore de répandre et d'encourager l'influence française." 9 8 Les internes et la fanfare sont pour la circonstance sur le pied de guerre. Puis ce sont les aviateurs turcs qu'on attend de même, dans la prairie attenante, puis enfin la visite de Maurice Barrés, qui fait l'objet de la dernière lettre avant l'évacuation, datée du 24 juin 1914. La même lettre demande au supérieur général le départ, au début des vacances, de deux Pères qui veulent quitter la mission, vu leur influence néfaste. Elle annonce la distribution des prix pour le 5 juillet et prévoit les travaux à réaliser pour la rentrée suivante. En cette veille de guerre, l'école prospère, la procession du St Sacrement fait le plein de grecs et d'arméniens dont le grand nombre a "quelque peu nuit au bon ordre à cause du manque d'aptitude et d'habitude chez ces gens là de marcher en rang et en silence" 9 9 . Les problèmes dont il est question dans cette dernière période sont de nature interne : deux Pères dont le départ est souhaité parce qu'ils "sont dégoûtés d'une vie qui est indigne d'eux", qui se conduisent mal avec les élèves, les injurient et les scandalisent par leur comportement. Un autre Père semble inapte à l'enseignement : "Nos enfants, dit-il, qui sont pourtant très faciles à tenir, se moquent de lui. L'un d'eux qui est parti maintenant, pouvait lui tirer la barbe, d'autres lui frappent familièrement sur l'épaule. Un des élèves, lui ayant posé une question qui était restée sans réponse, lui dit, vous êtes un ignorant, vous n'êtes pas digne de me faire la classe." 1 0 0 Dans les derniers temps de la mission avant la guerre, la contestation interne change de nature et provient le plus souvent de Pères ou
^ R a p p o r t IG 115 du 8 septembre 1912 du Père Besset. 97
Lettre AAR 2 DK 91. 09/12/1912 du Père Besset.
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Lettre AAR 2 DK 101. 18/12/1913 du Père Pascal.
" L e t t r e AAR 2 DK 102. 25/05/1013 du Père Ludovic. ' °°Lettre AAR 2 DK 108. 08/06/1914 du Père Pascal.
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Frères qui considèrent comme indigne d'eux de faire la classe à des "gamins anatoliens" et qui estiment avoir autre chose à faire. Ainsi le Père Macaire "se moque de l'obéissance sous prétexte qu'il n'est pas venu ici pour être domestique". "Il ne s'est pas fait religieux pour rester enfermé dans un coin mais bien pour avoir des relations avec l'extérieur ... que les supérieurs le veuillent ou non". 1 0 1 Bref on est loin de songer, à la mission d'Eski-Chéhir, que la prochaine lettre viendra de l'exil en Bulgarie, dans la maison des Pères de Philippopoli (Plovdiv). Et même alors, le brave Père Pascal ne songe qu'au retour à Eski-Chéhir et critique "la façon dont le curé arménien catholique s'est comporté à notre égard" parce que quinze jours après leur départ, il n'avait pas encore ouvert l'école pour laquelle les Pères lui avaient laissé leurs fournitures scolaires et leur matériel. Autre reproche : leur église étant occupée par l'aviation turque, le P. Neophytos encore sur place, avait commencé à apporter leurs bancs dans l'église arménienne. Le temps d'aller chercher les autres bancs "il n'y avait plus de curé au presbystère, l'église arménienne était fermée avec défense de l'ouvrir et le banc qu'on y avait mis tout à l'heure était d e h o r s " 1 0 2 . Une seconde lettre du Père, du 9 mars 1915, le montre occupant paisiblement ses loisirs forcés à Philippopoli, plein de confiance dans l'avenir et pressé de repartir en Turquie. Il se préoccupe tout de même de la situation militaire des Frères restés en Turquie au cas où Constantinople serait occupée par les alliés. À travers ces quelques remarques touchant les supérieurs de la mission, on peut se faire déjà une idée de ce que fut cette mission. Voyons plus exactement en quoi elle consiste. Le 30 décembre 1900, le Père Kayser fait ainsi son bilan : la sèche énumération de nos œuvres d'Eski-Chéhir : une résidence de huit missionnaires, un couvent de neuf religieuses, une école de fille avec 90 enfants, une école de garçon comptant 85 élèves, deux pensionnats avec 28 internes, un dispensaire qui soigne annuellement plus de 4 000 malades, une chapelle paroissiale dédiée à la Sainte Croix pour nos 560 Européens et néo-catholiques, une chapelle succursale dédiée à St Antoine, la chapelle des Sœurs, dédiée à l'Immaculée Conception. Voilà pour la seule ville d'Eski-Chéhir. Nous desservons en outre, sur une étendue de 400 km, neuf stations visitées de trois à cinq l'an et ayant des catholiques dont le nombre varie de 45 à 80. Le nombre de personnes pour lesquelles j'ai à trouver le pain quotidien est pour cette année 53. 1 0 3 Précisons que les bâtiments des Pères et des Sœurs sont installés dans le quartier chrétien (grec-arménien) situé loin de la gare (25 minutes à pied) et que Lettre AAR 2 DK 105. 23/03/iyi4 du Pére Pasca). U t t r e AAR 2 DK 110 04/02/1915 du Pére Pascal ' 0 3 L e t t r e AAR 2 DJ 132. 3 0 / 1 2 / ! « » . 102
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les catholiques latins habitent près de la gare ce qui explique la chapelle succursale à la gare. Les successeurs du Père critiqueront fortement cette installation et certains rêvèrent même de tout abandonner en ville pour rapprocher l'ensemble de la gare. De fait, une école succursale sera également ouverte à la gare, à l'occasion d'un tremblement de terre qui obligea les Sœurs à s'installer momentanément à la gare. De retour dans leur bâtisse, elles conserveront l'école de la gare. À la place de la chapelle paroissiale, une véritable église sera construite et inaugurée en 1903 par Mgr Bonetti alors délégué apostolique à Constantinople. La maison des Sœurs est également une construction neuve achevée en 1897. Le Père Silbermann se plaint qu'en 1906, il faille déjà la restaurer par suite d'erreurs de construction. Des travaux de rénovation de l'école de garçons auront lieu, notamment en 1909. Les installations de la gare sont transférées dans un bâtiment qui sera achevé en 1912. Ainsi, à la veille de la guerre tous les bâtiments de la mission sont des propriétés, à des noms divers, des Pères. En ce qui concerne les activités, en dehors de l'école, le Père Kayser signale pour la période 1892-1898, 25 à 30 mariages réhabilités, une quinzaine de baptêmes d'adultes, 8 conversions du protestantisme et de l'hérésie. Le Père Andéol dans son rapport portant sur la période 1906-1912 écrit : depuis le dernier chapitre il y a eu 4 abjurations, 11 mariages dont 5 réhabilitations, 44 baptêmes d'enfants de catholiques, 28 enterrements. Rien que pendant le premier semestre de 1912, nous avons distribué 6 116 communions En aumône nous avons donné 842 Frs 35. sans compter les secours en habits, linge, nourriture, combustible etc .. ; baptêmes d'enfants in periculo mortis par les Sœurs depuis 1906 : ! 391 ; malades soignés au dispensaire : 6 199. 104 Comme on peut le voir, les Sœurs sont bien davantage en contact avec la population que les Pères. Pour elles seules, les musulmans existent effectivement dans la quotidienneté. Les baptêmes in periculo mortis sont des baptêmes d'enfants musulmans à l'article de la mort réalisés secrètement par les Sœurs lors de leurs visites à domicile dans les quartiers musulmans. C'est une activité à laquelle les catholiques de l'époque semblent avoir attaché un grand prix. Mais pas plus que les Pères et Frères pour l'enseignement, les Sœurs n'avaient de formation pour les soins aux malades, et l'eau de Lourdes était passablement utilisée pour les cas dépassant leurs compétences. Dans son rapport pour la période 1898- i 906, le Père Silbermann ne donne que quatre chiffres : 300 paroissiens (y compris les annexes), 105 élèves garçons, 100 élèves chez les Sœurs, 25 enfants de Marie "presque toutes arméniennes catholiques et anciennes
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Rapport AAR IG 115. 08/09/1912 du Père Besset.
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LES AUGUSTINS DE L'ASSOMPTION A ESKI-CHÉHIR
élèves des Soeurs. Six seulement sont latines, la congrégation végète plutôt qu'elle ne vit." 1 0 5 Dans son rapport de 1912, le Père Andéol en compte une quinzaine dont 3 ou 4 latines et une vingtaine de "petits enfants de la congrégation des saints anges." Il signale aussi qu'il n'y a plus eu de vocation religieuse depuis plus de 5 ans. Dans les rapports de 1898 et 1906, l'activité consulaire est mentionnée comme propre au missionnaire : les consulats même des différentes puissances à Constantinople étaient heureux de trouver en lui un agent aussi sûr que dévoué. Les nombreux documents émanés des ambassades de France, d'Italie, d'Allemagne, d'Autriche sont un témoignage éclatant rendu au dévouement du missionnaire, et jusqu'à ce jour les Européens me considèrent comme le représentant de leur consulat respectif 1 0 6 . Pour le Père Silbermann, c'est à peu près la seule activité qui trouve grâce à ses yeux : " Une extension presque naturelle de notre charge paroissiale est la protection de nos fidèles dans tous leurs intérêts, même temporels (...) Régulièrement, les consulats d'Autriche et d'Italie traitent avec nous les affaires de leurs administrés. (...) les services consulaires que nous rendons facilitent souvent nos devoirs de pasteurs des âmes. Ils nous donnent un certain prestige qui nous permet d'obtenir des résultats que sans cela on n'obtiendrait peut-être p a s ' 0 7 . Cette activité ne figure pas dans le rapport Besset de 1912, mais lors des événements de 1909, il écrit les Européens, allemands, autrichiens, suisses, italiens, etc, étaient tout aussi effrayés que les autres. Tout le monde se préparait à venir se réfugier à la mission. L'archimandrite grec et le curé arménien avec leurs notables m'ont demandé formellement de les prendre sous notre protection 1 0 8 . Par contre, une page est consacrée au peu de religieux que "nous voyons se diriger d'eux-mêmes vers la mission d'Orient" et au manque de personnel zélé pour ces missions. Le Père se plaint de ce que "les étudiants ou novices passent deux ou trois ans dans les classes et partent sans avoir appris une langue
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Rapport AAR 1F 104-106. 01/06/1906 du Père Silbermann.
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Rapport AAR UE 88 1892 - 1898 du 20/07/98 du Père Kayscr.
!07
Rapport AAR IF 104-106 de 1906 du Père Silbermann.
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Rapport AAR 2 DK 54. du Père Resset du 04/05/1909.
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orientale. C'est malheureux car ils n'ont rien compris à l'âme orientale et ils n'ont aucun lien pour les rattacher à l'Orient" 109 . Quant aux écoles, nous l'avons vu, elles prospèrent. Le 20 décembre 1891, deux enfants viennent apprendre le français. Un an plus tard, les Pères et les Sœurs ont chacun, une vingtaine d'enfants. En décembre 1894, on compte 80 élèves chez les Pères, 70 chez les Sœurs. En décembre 1901, on atteint 112 élèves chez les Pères et en juillet 1902 grâce à l'appui du Kaïmakam, 133 élèves dont 38 internes. A cette date, le Père Kayser estime la paroisse à 650 personnes 1 1 0 . En 1903, l'internat de garçons passe de 40 à 28 en raison d'un certain mécontentement. En 1904, on descend au chiffre de 98 élèves présents et en 1908, à 80 garçons et 117 élèves chez les Sœurs. En 1910, à la rentrée il y a 100 inscrits dont 20 internes parmi lesquels un Turc "qui, le soir de son arrivée se mit à hurler pendant deux heures sans arrêt", puis, qui "semble devenir le meilleur élève de sa classe" 111 . En octobre 1912, 142 élèves, 40 internes, 7 demi-pensionnaires sont mentionnés. Enfin, en 1914, 193 inscrits dont 175 présents, et 42 internes chez les Pères et 169 élèves chez les Sœurs, dont 16 internes. Pour s'occuper de tout ce monde, le nombre des religieux oscille entre quatre et neuf, aidés de maîtres laïques, (de un à cinq) et entre 1905 et 1908 de Frères de l'instruction chrétienne de Ploërmel. Le nombre des religieuses est toujours plus important : il oscille entre 11 et 14. Les moyens financiers, éternelle préoccupation des Pères, proviennent de sources variées : de la congrégation elle-même, du gouvernement français, de la Propagation de la foi, de l'œuvre des écoles d'Orient, de l'Alliance française, du consulat d'Autriche, des quêtes, des messes, de l'internat et "d'allocation diverses". Chez les Sœurs, on trouve, en outre, les leçons de piano, et l'Alliance des femmes françaises. La nature des ressources variait d'une année sur l'autre et d'un supérieur à l'autre comme on l'a déjà vu. Quand aux élèves leur répartition devait être assez évidente, car les Pères en parlent relativement peu. Dans son rapport du 20 juillet 1898, le Père Kayser mentionne 22 internes dont huit catholiques, le reste grec et arménien. En 1908, le Père Andéol fait état d'une quinzaine de musulmans. Plusieurs Kaïmakans et colonels de la ville ont mis leurs enfants chez les Pères et les Sœurs. En 1910, sur 100 inscrits il y a 30 catholiques. Seuls les enfants non catholiques payent un écolage qui est du reste, beaucoup moins cher que chez les Frères des écoles chrétiennes par exemple. Pour caractériser l'école en quelques mots, on peut dire qu'elle tend à la reproduction intégrale et sans concession du modèle de l'école 109 n0
Rapport AAR IG 115 du Père Besset.
R a p p o r t IE 88. 1898 du Père Kayser.
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Lettre AAR 2 DK 71. 20/10/1910 du Fr Adhemar.
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française catholique mais qu'en même temps, chaque événement anodin pour une école prend un caractère particulier dû à la nécessité de se faire accepter d'une part, et de lutter contre la concurrence d'autre part. Ainsi, tout l'aspect "catholique", catéchisme, prières, bénédiction hebdomadaire du St Sacrement, chemin de croix du vendredi, s'adresse indifféremment à tous les élèves, à la seule différence que les non catholiques ne sont pas tenus de réciter le catéchisme. Et lorsque dans une lettre de 1905 le père Moll s'interroge : "Nous avons dans nos écoles beaucoup d'enfants orthodoxes auxquels nous faisons toujours suivre notre catéchisme. Est-ce que nous faisons bien ? " ' 1 2 ce n'est pas tant sur le fond de la question mais sur le fait que les Pères sont incapables de répondre aux questions, des grecs en particulier. En effet, dit-il, dans l'instruction du catéchisme qu'on fait suivre aux enfants de ces sectes, on se donne une peine incroyable à les munir pour la bataille contre le catholicisme... leurs manuels sont conçus dans ce sens et les explications ne laissent rien à désirer au point de vue de la résistance au catholicisme. De la religion positive on s'occupe bien peu, le point uniquement visé c'est la résistance à l'église catholique... 11 se produit donc fréquemment que las jeunes religieux qui ont à faire le cours de religion, ou auxquels on fait une objection à propos d'une question analogue, restent courts, n'ayant pas de préparation pour une pareille lutte. Il leur faudrait une formation spéciale à ce point de vue et aussi un manuel spécial... C'est honteux que le professeur catholique soit quelquefois obligé de baisser pavillon devant le s c h i s m e . " 3 Cependant, le Père Besset explique ailleurs, que c'est le manque de personnel qui a empêché de séparer les enfants pour l'assistance à la messe. Par ailleurs, un Frère réclame 300 images pieuses au Supérieur, comme bons points. Pour le reste nous l'avons déjà entrevu, la distribution solennelle des prix prend toute son ampleur dès 1895 L'uniforme, l'internat, la fanfare, les excursions scolaires éducatives et publicitaires sont introduites. Mais toutes ces choses revêtent une importance toute particulière. Ainsi, la distribution des prix de 1895 est un quasi diplomatique, dont le Père Joachim est tout ému :
événement
Dimanche dernier nous avons eu la distribution des prix, vrai triomphe pour nos œuvres. Toute la colonie européenne était présente ainsi qu'un bon nombre des meilleures familles du pays. Or, le caïmakan a daigné à ma demande, venir présider la séance. Il était accompagné du colonel de la ville. Au moment où le gouverneur est rentré dans la salle grand a
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L e t t r e AAR 2 DK 7. 11/03/1905 du Père Benoît Moll. Lettre AAR 2 DK 7. 11/03/1905 du Père Benoît Moll.
ESKI-CHÉHIR
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été l'étonnement car personne ne savait qu'il dut venir. Le Fr Biaise a joué la marche Hamidié, tous les assistants étaient debout, c'était réellement bien. Suivent les pièces de théâtre des élèves, les entractes comiques. Le gouverneur, quoique ne sachant pas le français était ravi ... il s'intéressait à tout, il demandait le nom des enfants ... le nom de leurs parents ... Au milieu de la séance il m'a demandé si nous enseignions le turc aux enfants et sur ma réponse affirmative il a désiré savoir quel était le professeur, combien de fois il venait par semaine et à quelles heures... il a été excessivement heureux, quand je lui ai dit que nous avions des prix pour ceux des élèves qui avaient fait le plus de progrès dans cette langue. Vous comprenez très cher Père, qu'en cette circonstance nous avions choisi parmi les plus beaux prix pour les turquisants. Je lui ai fait couronner les élèves qui avaient eu le prix d'honneur et les premiers prix de turc. Le colonel a couronné les seconds ... le gouverneur a voulu parler. Il a commencé par louer le Sultan comme ami et protecteur des lettres et du progrès et me donnant le titre de Pederler-Pères, il nous a félicité d'avoir eu l'idée de venir fonder ici une école..." je souhaite de la voir prospérer et de la voir grandir de plus en plus"... les Frères qui se trouvaient encore sur le théâtre avec les enfants le firent applaudir et firent crier "vive le Caïmakan". Quant à nous, cher Père, qui avions tant souffert l'année dernière à cause des tracas et des difficultés que l'ancien Caïmakan se croyait de nous créer, nous ne pouvions pas en croire nos yeux ni nos oreilles. Voir en effet le gouverneur présider notre distribution de prix, alors qu'il ne va nulle part ailleurs, l'entendre parler comme il a parlé, c'était pour nous presque un rêve.' 14 Outre le turc, le grec, l'arménien et l'allemand sont enseignés dans l'école, correspondant d'ailleurs aux quatre écoles qui s'installèrent progressivement. L'école grecque qui végétait, prit un (jeu d'essor vers 1898, de même que l'école arménienne. L'école allemande du chemin de fer s'installa dès 1895/96 et le nouveau collège turc en 1911. Mais ces langues étaient enseignées chez les Pères, dès 1898 pour le grec et l'arménien, et avant cela pour l'allemand et le turc. Les excursions scolaires sont d'autres merveilles dans le genre. Pour l'excursion de 1910 à Bilédjik "en deux wagons spéciaux", précise le Père. M. Huguenin nous a fait des réductions extraordinaires et encore il a versé personnellement trois Ltq pour payer les deux wagons. Nous avons bouleversé toute cette population avec notre musique. Le mutessarif, averti de notre arrivée, avait préparé un petit discours en français. Il nous a 114
Lettre AAR 2 DJ 119. 18/07/1895 du Père Joachim Bonnel.
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LES AUGUSTINS DE L'ASSOMPTION A ESKI-CHÉHIR reçus, comme c'est l'usage, sur le grand escalier du Conak en présence de plusieurs milliers de personnes, le commandant militaire a voulu nous recevoir aussi, les arméniens schismatiques nous ont arraché également trois morceaux de musique ... Bref cette sortie a été un triomphe d'un bout à l'autre, bien digne d'être comparée à celle de Kutahia l'an p a s s é . " 5 De même en 1911 : Notre excursion à Ismidt avec un wagon spécial a été un triomphe complet Tout y a réussi... le Mutessarif, le général, l'amiral de l'escadre active turque nous ont comblé d'honneurs. L'amiral nous envoya prendre à quai Pères et enfants avec des chaloupes à 12 rameurs et un officier, pour visiter son cuirassé le Messoudié. Notre fanfare mit tout Ismidt sur la pointe des pieds ... Après un sermon, j'ai fait baiser la relique de Ste Barbe à tous les élèves catholiques et schismatiques. Et je voyais qu'ils la baisaient de bien bon cœur. 1 1 6
Entre autres résultats positifs, ces sorties scolaires amènent des élèves pour l'internat et donc aussi des ressources, et les font connaître dans "toute l'Anatolie". Mais le joyau de la mission, celui auquel les Pères consacrent tous leurs soins, et couvent d'un amour jaloux c'est la fanfare, surtout quand l'école arménienne voudra aussi sa fanfare et, en une seule fois, disposera de tous les instruments qu'il leur aura fallu dix ans pour acquérir à grand peine. La fanfare rythme la vie de la mission, pas une occasion de sortir n'est perdue. Pas un seul personnage d'importance, turc ou français, pas un visiteur de marque qui ne soit attendu à la gare avec la fanfare en grand uniforme. Ce puissant agent d'influence est de toutes les circonstantes. Le 17 décembre 1908 est une journée mémorable pour la mission : Le 17 décembre tandis que le parlement s'ouvrait à Constantinople, nous avons pris part ici à une cérémonie, civile, comme jamais on n'en avait eu à Eski-Chéhir. Et notre mission y a tenu une place très enviable. C'est à ne pas y croire. Invité à 10 H 30 à donner la fanfare, j'ai consenti avec plaisir. A 1 heure un cortège de 1 000 personnes environ s'arrêtait devant l'école pour nous prendre, la fanfare joue un morceau et en avant au Konak. Là, 8 à 10 000 personnes attendaient avec le Caïmakan et le commandant militaire, le cadi et toutes les autorités. Le Caïmakan nous fait ouvrir un passage et me place à côté de lui avec le P. Jules. Là, on nous couvre d'éloges dans deux ou trois discours turcs. Je réponds par une harangue improvisée à cette foule musulmane en majorité et on m'écoute religieusement. Le commandant traduit mon discours et on crie "vive la 1I5 1
LettreAAR2DK 66. 12/06/1910 du Père Andéol Besset '^Lettre AAR 2 DK 74. 01/06/1911
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France, vive les Français vive l'école française". C'est incroyable qu'une pareille manifestation se produise, les religieux sont enthousiasmés. Vraiment, c'est une journée historique pour notre mission. 1 1 7 En 1909, après les inquiétudes, les angoisses, et la chute d'Abdul Hamid c'est l'explosion de joie : "le Caïmakam organise un train de plaisir pour Kara Hissar. À cause de ma fête, l'école ne peut pas y aller, bien que nos braves Turcs aient tué deux moutons pour notre dîner. Mais le soir au retour du train, la fanfare se trouve à la gare, avec sa belle bannière qu'elle inaugure." Un officier fait un discours flatteur pour la France et l'école et donne un grand baiser sur le front d'un de nos arméniens, déclarant qu'il embrasse toute l'école en la personne de cet élève. La fanfare ne devait sortir que le lendemain ... mais la circonstance était vraiment trop favorable ce soir pour ne pas en profiter... le Club Ottoman organise un cortège et nous y sommes invités. Toute l'école y va avec la fanfare et nos drapeaux français, ou constitutionnels... le commandant fait ses adieux à la foule car il doit partir pour Adalia. Avec tout mon cœur, je lui adresse au nom de la population un adieu ému... Le lendemain, un agent municipal venait m'apporter un homérique plateau entouré de gaze violette plein de 12 sortes de bonbons. Il y en avait bien plus de dix kg. 1 1 8 Un dimanche de février 1914, la fanfare et les internes passent leur journée, en grande tenue, dans la prairie à attendre deux aviateurs turcs, dont l'un finira par arriver le lundi et l'autre le mercredi. À quelque grincheux et mauvais esprits près, les religieux sont fiers de leur école, de leur internat, de leur fanfare, de leurs beaux uniformes, et surtout de la place qu'ils pensent occuper à Eski-Chéhir. Il faut dire qu'ils y mettent le prix, car si les visites de politesse sont une obligation comme en témoigne l'une des questions du rapport semestriel type qui fait son apparition dans les années 1900 : "le supérieur fait-il les visites que la bienséance exige ?", les Pères d'EskiChéhir soignent leur Caïmakam presque aussi bien que leur fanfare. Il est vrai que du Caïmakam dépend aussi le sort qui leur est fait et que l'entente n'est pas toujours aussi parfaite. Du point de vue de la qualité de l'enseignement, les religieux aiguillonnés par le réveil des écoles grecque et arménienne et surtout allemande vont faire un effort pour soutenir la concurrence et jusqu'à la veille de la guerre, réclameront du personnel supplémentaire et des moyens pour s'agrandir. À cette vue d'ensemble, qui nous permet déjà de répondre à certains des points qui nous intéressent plus particulièrement, il faudrait ajouter une vue de la ' " L e t t r e AAR 2 DK 49. 22/12/1908 du Père Andéol Besset. 118
Lettre AAR 2 DK 54. 04/05/1909 du Père Andéol Besset.
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vie des différentes stations : Bilédjik, Angora, Kutahia et Kara Hissar. Nous en aurons quelques aspects plus loin. Comme nous avons pu le constater, les courbes de croissance de l'école et de la paroisse sont à peu près inverses. L'école prospère tandis que la paroisse dépérit plus ou moins. C'est pourquoi les fêtes religieuses ont pour les Pères une grande importance et ils les soignent tout particulièrement. Dès 1896, la procession du Saint Sacrement ne se fera plus dans le jardin de l'école, mais dans les rues de la ville en grand pompe : Nous avons fait hier notre procession du Saint Sacrement pour la première fois dans les rues de la ville. Tout Eski-Chéhir était en émoi, grecs et arméniens se sont joints à nous pour orner le parcours de la procession. La municipalité nous a prêté ses drapeaux. Le Caïmakan y a assisté avec grande dignité, entouré de quelques soldats. Nous en sommes encore tous émus. Jamais nous n'aurions osé compter sur un pareil succès. 1 1 9 D'autres cérémonies sont l'occasion d'une sourde lutte fraternelle. Ainsi de l'enterrement du médecin : C'est le curé arméno-catholique qui l'a enterré. Mais c'est nous qui avons ordonné les magnifiques funérailles que toute la ville a faites à ce brave docteur. Les curés grecs et arméniens étaient à l'enterrement. Les écoles chrétiennes y étaient aussi. Des Turcs y portaient des cierges et sont venus à l'église. 1 2 0 Si les offices ordinaires sont délaissés, les fêtes attirent encore du monde. La même lettre de 1912 fait état de 100 communions à la fête de Noël. Un autre point mérite d'être souligné. Comme le dit le Père Besset dans son rapport de 1912 : "Autrefois tous les jeunes religieux malgré la classe et les travaux manuels, apprenaient au moins une langue." Dès leur arrivée, le Père Joachim affirme : "Pour missionner, il faut savoir le turc, c'est de toute nécessité." 121 Selon lui, par contre pour être supérieur ce n'est pas nécessaire. Il est vrai que dans cette lettre, il réclame un supérieur pour la mission, qui lui laisserait le temps d'aller "missionner" le long du chemin de fer. Dans les premières lettres, nous voyons effectivement les religieux se lancer vaillament qui, dans l'étude du turc, qui de l'allemand, de l'italien ou du grec. Il semble qu'en 1912, d'après le rapport du Père Besset, cette tradition n'était plus en vigueur. Cet abandon de l'apprentissage des langues correspond à l'arrivée dans les missions d'Anatolie de jeunes formés au séminaire de Louvain, alors que leurs prédécesseurs avaient été formés en Orient même, dans les séminaires de 1
" L e t t r e AAR 2 DJ 121. 08/06/1896 du Père Kayser.
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Lettre AAR 2 DK 92. 27/12/1912 du Père Joachim Bonnel.
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Lettre AAR 2 DJ 95 21/12/1891 du Père Joachim Bonnel.
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Jérusalem et Constantínople. Cela correspond aussi à la crise interne que traverse l'Assomption après la mort du Père Mariage et du Père Picard en 1903, touchant notamment le bien fondé des œuvres orientales. Après ce rapide tour d'horizon, examinons de plus près les quelques points que nous avons retenus dans la première partie comme critères d'évaluation. La première chose qui frappe dans la mission d'Eski-Chéhir — écoles, paroisses, œuvres — c'est son caractère résolument latin. Comme le dit un Père en 1924, "aux occupations procurées par le service de l'église et des écoles, s'ajoutèrent les patronages, les congrégations d'enfants de Marie et des Saints Anges : toute l'organisation paroissiale d'Occident mise au service de l'âme orientale." 122 Il est vrai que "l'œuvre grecque" succédant à l'œuvre bulgare ne fut formellement confiée aux Assomptionnistes par Léon XIII qu'en 1895, alors que la mission avait déjà cinq ans d'âge et que le Père Césaire Kayser commençait à Eski-Chéhir son supériorat qui devait durer dix ans. Tel que nous le révèlent ses lettres, il est probable que les subtilités de Léon XIII touchant les rites ne devaient pas trop l'intéresser, tout occupé qu'il était par ses constructions et ses quêtes en Europe. Pour lui l'union, comme il l'écrit dans son rapport de 1898, c'est "surtout ce rapprochement des grecs et des arméniens schismatiques qui s'accentue tous les jours davantage et qui laisse prévoir pour l'avenir les plus heureux résultats pour la gloire de Dieu et le salut des âmes". 123 Nous reviendrons plus loin sur la question de "l'œuvre grecque" à Eski-Chéhir. Mais il est évident que faute d'intérêt, faute de moyens ou faute de temps, la mission d'Eski-Chéhir s'est surtout consacrée à l'œuvre latine des "chemineaux" 124 telle qu'elle avait été définie par Mgr Bonetti. Nous avons vu aussi qu'en ce qui concerne le protectorat, les supérieurs ont pris très au sérieux leur rôle consulaire qui semble n'avoir été contesté ni à Eski-Chéhir ni sur les stations du chemin de fer où ils "missionnaient", du moins par les puissances occidentales (Autriche, Italie, Allemagne). Mais au moment de leur venue (comme ce fut aussi le cas à Ismidt et à Konia), ils eurent maille à partir avec les autorités locales, ce qui, par parenthèse, a l'air de réjouir grandement le Père Joachim qui commence son récit par "Vive Dieu ! l'enfer rage, la persécution commence". 125 À leurs protestations contre son incursion dans leurs locaux et celui des Sœurs, le Kaïmacan répond "Dans ce pays, je ne reconnais ni ambassade, ni consul, j'ai le droit de rentrer n'importe où et maintenant protestez tant que vous voudrez, envoyez des dépêches..." 1 2 6
122
M i î f i o n i de l'Assomption 1924, p. 95. 123
en Orient 1862 - 1924, (sous la direction du P.G. Quenard), Lyon
1E 88 Rapport du Père Kayser 1898.
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