L’Hôtel de la Mer des Pluies 9782759825400

Xiao Jiayuan, principal responsable technique du programme aérospatial chinois, bourreau de travail et papa un peu dista

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French Pages 118 [116] Year 2021

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L’Hôtel de la Mer des Pluies
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L’Hôtel de la Mer des Pluies

L’Hôtel de la Mer des Pluies JI WU

Préface de Roger-Maurice Bonnet Illustrations de Yao WANG Traduction de Juliang QIU et Olivier COURCELLE

Ouvrage initialement publié en chinois, sous le titre original de 月球旅店 (l’Hôtel lunaire), par Science Press en octobre 2019, ISBN original : 978-7-03-062369-0. L’auteur, Ji WU (吴季), est professeur au Centre national des sciences spatiales (NSCC), Académie des sciences de Chine (CAS).

Couverture : Conception graphique de B. Defretin, Lisieux Composition et mise en pages : Flexedo

Imprimé en France ISBN (papier) : 978-2-7598-2539-4 ISBN (ebook) : 978-2-7598-2540-0

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective », et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute repré­ sentation intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou ­reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon ­sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal. © Science Press, EDP Sciences, 2021

SOMMAIRE

Préface à l’édition française............................................................. 7 Préface à l’édition chinoise.............................................................. 11 Préface de l’auteur......................................................................... 15 Avant le compte à rebours............................................................ 17 1.  Décollage................................................................................ 19 2.  New Space............................................................................... 27 3.  Station orbitale de transit terrestre.......................................... 43 4.  Vaisseau spatial géolunaire...................................................... 49 5.  Arrivée sur la Lune.................................................................. 59 6.  Hautes tensions....................................................................... 67 7.  Home Sweet Home.................................................................... 73 8.  Télécommunications................................................................. 81 9.  Activités de plein air............................................................... 89 10.  Financements........................................................................ 95 11.  Coopération........................................................................... 103 Épilogue...................................................................................... 111 Postface à l’édition chinoise............................................................. 115

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PRÉFACE À L’ÉDITION FRANÇAISE

Ce livre de science-fiction a été écrit par un auteur bien particulier, un chercheur et ingénieur de renommée mondiale, à qui la Chine doit le lancement de son premier satellite scientifique. Durant sa longue carrière, mon collègue et ami Wu Ji a participé aux plus grandes conférences internationales, y étant très souvent invité pour développer sa vision anticipatrice de l’exploration de l’espace. Il a dirigé et élevé au plus haut niveau le premier centre de sciences spatiales chinois, le NSSC. Aujourd’hui à la retraite, et dans la droite ligne de sa quête scientifique, secondant sa brillante intelligence par une imagination non moins vive, il s’attache à nous faire rêver. Voici un livre qui nous invite à voyager jusqu’à la Lune et à y séjourner deux jours, dans un hôtel auquel le Guide Michelin ne manquerait pas d’attribuer des milliers d’étoiles. Et il y en a beaucoup au-dessus du toit de cet hôtel, d’où la Terre peut être observée sous toutes ses longitudes, d’où l’on peut sortir visiter les environs, d’où l’on peut parler à des proches restés dans leurs logements pékinois, ou dans lequel on peut, pourquoi pas, se faire de nouveaux amis. Plus qu’une utopie, ce livre raconte la détermination, l’ambition et la vision de son héros, en l’occurrence un scientifique chevronné pour qui, dirais-je, en paraphrasant Carmen dans l’opéra éponyme 7

Préface à l’édition française

de Georges Bizet, il n’est pas interdit de rêver. À l’image d’ailleurs des grands pionniers de l’ère spatiale, les Tsiolkovski, les Von Braun, les Godard, les Korolev, les Quian Xuesen, autant de rêveurs si réalistes qu’ils ont ouvert la voie au développement technique de la conquête spatiale, du lancement du premier satellite, en 1957, au premier pas de l’homme sur la Lune, à peine douze ans plus tard. L’aptitude à rêver caractérise aussi les scientifiques les plus éminents, tel Johannes Kepler qui, en plus d’avoir établi les relations mathématiques régissant les mouvements des planètes sur leur orbite, ces lois qui portent aujourd’hui son nom, a commis en 1608 un célèbre Songe, récit d’un rêve survenu après une observation nocturne de la Lune et des étoiles. Ou, plus près de nous, Fred Hoyle, astronome et grand cosmologue du xxe siècle, également auteur du Nuage noir, un roman décrivant l’irruption d’un nuage de gaz et de poussières interstellaires à travers notre système solaire, annonciatrice d’une catastrophe d’ampleur cosmique pour l’humanité. Sans doute certains membres de la communauté scientifique pourraient-ils juger avec dédain le propos de Wu Ji, le considérant comme de « pure utopie ». Mais chez lui, justement, l’utopie n’est pas pure ! Il nous offre en effet une marche à suivre très concrète pour parvenir à bâtir des locaux d’habitation sur la Lune, objectif annoncé depuis plusieurs années par l’Agence Spatiale Européenne – que je m’enorgueillis de conseiller sur ce point. Par-là, L’Hôtel de la Mer des Pluies ne peut se comparer aux grands classiques de science-fiction sur le même sujet, que ce soit De la Terre à la Lune, de Jules Verne, ou On a marché sur la Lune, l’une des aventures de Tintin. Ce livre est unique ! Car Wu Ji pousse un cran plus loin : sa fiction étreint le possible ! S’appuyant sur les connaissances scientifiques accumulées depuis plus d’un demi-siècle, il décrit comment, sur les plans humain, technique et financier, passer du rêve à la réalité, et cela en moins de temps qu’il n’en a fallu à Von Braun pour évoluer du missile V2 à la fusée géante Saturne V. 8

L’Hôtel de la Mer des Pluies

Préface à l’édition française

Scientifique formé par l’un des régimes le plus étatiques du monde, Wu Ji ne craint pas non plus de critiquer sans pudeur la lourdeur des approches qu’il nomme « gouvernementales », suivies jusqu’à présent par toutes les agences du monde pour développer les grandes missions spatiales, de l’idée initiale à la mise en orbite et même au-delà. Il charge son personnage principal, Xiao Jiayuan, brillant ingénieur spatial au bord de la retraite, non seulement de concevoir dans ses détails techniques un projet de séjour touristique sur la Lune, mais surtout d’analyser et d’exprimer haut et fort les inconvénients de la gestion du secteur aérospatial par les états. Pour lui, l’aventure ne pourra se poursuivre qu’à travers le New Space, une révolution portée aux États-Unis par de très fortunés milliardaires de l’industrie privée, comme Elon Musk, patron emblématique de la société Tesla et surtout Space X, ou comme son concurrent Jeff Bezos, fondateur et dirigeant d’Amazon, par ailleurs à la tête de la société spatiale Blue Origin. Mais je rends grâce à la sagesse de Wu Ji, dont la critique ne vise pas l’approche gouvernementale qui a imprimé sa marque indélébile et irremplaçable à la conquête de l’espace : il entend simplement affirmer que l’approche commerciale offre désormais des solutions potentiellement plus rapides, moins chères, autonomes, en un mot : plus efficaces ! À lire les réflexions et les analyses de son héros, on en vient petit à petit à se laisser convaincre. Le récit détaillé et vivant qui l’amène à profiter de toutes les occasions de rencontres et de discussions avec ses collègues, son chef ou ses amis, permet de mieux accepter l’évolution de sa pensée. Celle d’un homme convaincu que son rêve est réalisable. Ce qui se confirme dans le récit ! Et c’est à ce stade qu’apparaît le second héros, ou plutôt l’héroïne, de ce livre fascinant : Xiao Lingyu, la fille de Xiao Jiayuan, qui aime tant son papa et sa maman. En référence au Petit Prince de Saint-Exupéry, dont Wu Ji est grand admirateur et qui est très présent dans le livre, celle que j’appellerais la « Petite princesse » permet d’inscrire le propos technique et politique dans un contexte humain, vivant, joyeux, drôle, tendre, empreint de charme et d’amour filial. 9

Préface à l’édition française

Par sa véracité scientifique, par ses réflexions politiquement délicates, par le courage de ses opinions, par sa sensibilité, ce livre a émerveillé et forcé le respect de l’auteur de cette préface, a priori pourtant sceptique. Wu Ji nous offre là un magnifique voyage et un magnifique séjour à l’Hôtel de la Mer des Pluies. Ne manquez pas de réserver votre place au plus vite ! Paris, le 10 mai 2020, Roger-Maurice Bonnet Institut international des sciences spatiales, Berne, Suisse

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L’Hôtel de la Mer des Pluies

PRÉFACE À L’ÉDITION CHINOISE

Wu Ji, ancien directeur du Centre national des sciences spatiales de l’Académie chinoise des sciences, est un éminent scientifique du domaine aérospatial. L’Hôtel de la Mer des Pluies est son premier roman de science-fiction. Je l’ai dévoré d’une traite. Il y avait longtemps que je n’en avais pas lu un aussi bon. Certains passages m’ont rappelé la sensation que j’avais éprouvée en découvrant l’œuvre ­d’Arthur C. Clarke, le célèbre écrivain britannique. Ce livre raconte le développement à brève échéance par les Chinois d’un tourisme lunaire ouvert au monde entier. Tout en nous faisant vivre un voyage et un séjour sur la Lune, il nous décrit l’infrastructure à mettre en place pour le rendre possible. En ce sens, il tient autant du récit de voyage que de l’étude technique. Grâce aux connaissances approfondies qu’il a acquises durant sa longue carrière, Wu Ji nous explique comment surmonter les trois principaux obstacles technologiques qui se posent immanquablement sur la route : le système de transport entre la Terre et la Lune, les télécommunications et l’énergie. Quoi qu’il fasse la part belle à l’imagination, le livre se fonde sur des données scientifiques avérées et propose des solutions techniques réellement envisageables. Nous sommes loin d’un auteur de science-fiction de salon, qui aurait puisé 11

Préface à l’édition chinoise

son inspiration dans les ouvrages de ses confrères, et plus proche d’un Arthur C. Clarke réfléchissant au concept d’ascenseur spatial dans Les Fontaines du Paradis. C’est une science-fiction riche qui nous est offerte, riche de détails surprenants ou émouvants, qu’ils concernent les émotions uniques ressenties durant le voyage par les passagers, le transit dans les stations orbitales, l’emplacement de l’hôtel, son matériau de construction, sa couleur même, la différence entre les séjours durant le jour et la nuit lunaires, le moment où la vue sur la Terre est la plus spectaculaire, le choc émotionnel que procure cette vue, les visites guidées des principales installations… Et ne parlons pas d’une tour haute de 10 ou 15 kilomètres élevée sur la cordillère du Kunlun… Une imagination audacieuse alliée à des raisonnements scientifiques solides produit un résultat épatant. Ce livre touche à un éventail non moins vaste de domaines de connaissances, entre sciences, technologie et économie, qu’il s’agisse de physique spatiale, de télécommunications, d’énergie, de géologie, d’ingénierie, de construction, de tourisme, de financements, de commercialisation… Par son sens de l’analyse, l’auteur offre en outre à son lecteur recul et matière à profondes réflexions. Je vois aussi ce livre comme un hommage au soixante-dixième anniversaire de la République populaire de Chine. Comment, d’un passé marqué par une extrême pauvreté, le pays a pu développer une technologie aujourd’hui capable de franchir les limites de l’espace, et comment pourra-t-il demain mener des touristes sur la Lune ? Apparaît ici un amendement nécessaire au système de l’Économie de marché socialiste, par un réajustement du rôle de l’état au profit de l’initiative privée. Selon l’auteur, cette révolution spatiale, ce New Space, inscrira le développement économique de la Chine dans la durée et consolidera sa position de grande puissance novatrice. La réforme profonde des mécanismes institutionnels pour doper la créativité humaine est incarnée de manière spectaculaire dans le livre par le personnage de Xiao Jiayuan. Cet ingénieur en chef, responsable 12

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Préface à l’édition chinoise

technique de l’aérospatial chinois, qui a consacré toute sa vie au service de l’état, décide se réorienter dans l’exploitation commerciale de l’espace. Voilà qui est incroyable et audacieux ! Plutôt que de couler une retraite paisible, il utilise le levier du secteur privé pour porter l’humanité à un nouveau stade de développement. Je pense que l’effort individuel ne peut rien sans un environnement favorable et un soutien institutionnel adapté. Mais pour constater l’ampleur toujours croissante du secteur commercial en Chine, je crois aussi que l’extraordinaire entreprise de Jiayuan pourrait réussir. Les pays devraient aussi toujours coopérer de manière pacifique, pour que le tourisme lunaire puisse voir le jour. Les relations qu’entretient Jiayuan avec ses collègues étrangers, son attachement à la culture française, le fonds d’investissement international qui finance son projet, l’ouverture des moyens de transport ou le cosmopolitisme de l’hôtel sont éloquents à cet égard. Il est aussi tout à l’honneur de l’auteur que son histoire soit pétrie d’humanité, de respect mutuel entre scientifiques, de relations d’amitié entre passagers, d’amour entre un père et sa fille. Les superbes illustrations de Wang Yao soutiennent le texte à merveille, de même que l’âme du Petit Prince, qui l’imprègne partout. Le conte philosophique de Saint-Exupéry touche à la science et à l’espace, ainsi qu’à la vie et au rêve. Au-delà de l’intérêt immédiat que viserait l’exploitation des ressources lunaires, par exemple, le plaisir du tourisme constitue le premier objectif du New Space décrit par l’auteur. Qui sait si un simple regard sur la Terre depuis la Lune ne suffirait pas à changer notre approche spirituelle du monde ? Et que, poussée par le rêve, appelée par les étoiles, l’humanité aille ensuite toujours de l’avant. Je forme le vœu que ce livre soit lu par le plus grand nombre, afin que chacun puisse sentir l’ambition, l’audace, le courage, l’entêtement et, paradoxalement, l’esprit de réalisme qui animent ceux qui concrétisent nos grands rêves aérospatiaux. J’espère également que de plus en plus de scientifiques et d’ingénieurs se lanceront dans 13

Préface à l’édition chinoise

la science-fiction, pour inspirer et défricher les prochaines grandes visions de notre nation. À cet égard, je ne peux m’empêcher de songer à Lu Xun qui, par sa traduction de De la Terre à la Lune, le célèbre ouvrage de Jules Verne, a introduit la science-fiction en Chine, il y a plus d’un siècle. Étudiant alors au Japon, découvrant la science-fiction occidentale par des traductions en japonais, il avait été frappé de constater qu’au moment où les Occidentaux rêvaient d’un voyage de vingt mille lieues sous les mers ou d’expédier un homme sur la Lune, les Chinois rêvaient encore d’améliorer la place de l’homme dans la société et la cellule familiale. Pour lui, il fallait que les Chinois changent de rêve. Ce livre conte l’arrivée des Chinois sur Lune qui, à l’évidence, sera suivie de leur présence sur Mars, puis de leur sortie du système solaire. Lointaines perspectives hier, objectifs de plus en plus réalistes aujourd’hui, nous devons nous efforcer d’aller de l’avant, pas à pas. De Jules Verne à H. G. Wells, de Zheng Wenguang à Ye Yonglie, de nombreux rêves nés sous la plume d’auteurs de science-fiction se sont déjà concrétisés. Je ne doute pas que le tourisme sur la Lune se matérialise lui aussi, peut-être même de mon vivant, et je suis tout aussi certain que cet accomplissement empruntera beaucoup à la vision et aux principes exposés dans ce livre ! Le 6 septembre 2019, HAN Song Auteur de science-fiction chinois, Directeur adjoint au Département de Rédaction des Informations intérieures pour l’étranger à l’Agence de presse Xinhua

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L’Hôtel de la Mer des Pluies

PRÉFACE DE L’AUTEUR

Il y a près de 50 ans, Eugene Cernan, le commandant de la mission Apollo 17, foulait une dernière fois le sol lunaire… Les Terriens ont continué à vivre, à se distraire, à travailler… Ils ont envoyé des sondes spatiales vers huit planètes et jusqu’aux confins du système solaire. Mais aucun d’entre eux n’est plus retourné poser le pied sur la Lune. Leur conquête de l’espace s’est arrêtée au premier pas. Quelqu’un qui s’interrogerait sur les raisons d’un tel abandon trouverait de nombreuses réponses sur internet. Aucune ne me satisfait pleinement. Certains vont jusqu’à prétendre que le programme Apollo n’était qu’une vaste supercherie et que l’humanité n’a jamais été sur la Lune… Qui peut-y croire sérieusement ? Peut-être pensez-vous que notre satellite, trop gris, trop monotone, trop froid, sans oxygène, est trop moche pour mériter le voyage ? Allez donc y faire un saut et tournez simplement la tête en direction de la Terre, nous verrons si vous n’êtes pas subjugué par la beauté du spectacle ! Les obstacles techniques pour aller sur la Lune ne sauraient être insurmontables : en témoigne le succès déjà ancien du programme 15

Préface de l’auteur

Apollo. Les niveaux technologiques aujourd’hui atteints en matière d’information, de communication, de matériaux, de construction, d’ingénierie dépassent de très loin ceux de l’époque. Il en va de même de nos capacités d’innovation. Si nous ne sommes pas retournés sur la Lune, ce n’est sûrement pas parce que nous en sommes incapables ! Alors pourquoi ? Pour des raisons de coûts, extraordinairement élevés. Sans doute… Mais admettons que je veuille aller sur la Lune, que tu veuilles y aller, qu’ils veuillent y aller, qu’un désir massif d’y aller se manifeste, alors l’argent serait-il encore un problème ? Non ! Soit qu’il appartienne à l’État de satisfaire un besoin public, soit que le secteur privé s’empresse de répondre à la demande… Dès lors, dans un contexte où le secteur public se démet toujours plus, comment susciter un tel engouement ? Le héros de ce livre pense qu’il suffit tout simplement de proposer le voyage. De mettre à portée de touristes toujours plus nombreux la possibilité d’éprouver les sensations exceptionnelles d’un séjour sur la Lune. En attendant, pour embarquer, rien de plus simple : il suffit de tourner la page ! Le 27 juillet 2019, WU Ji

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AVANT LE COMPTE À REBOURS

En cette belle matinée d’avril 2042, le ballet parfaitement huilé des employés en uniforme ne parvenait pas à cacher l’ambiance électrique qui régnait comme chaque jour au siège de la Compagnie du tourisme lunaire. Un dossier à la main, une jeune chargée de vente se dirigeait rapidement vers le bureau du directeur commercial. Elle croyait avoir trouvé le moyen de contourner le problème qui la turlupinait, à savoir comment caser un client très insistant qui proposait de payer double tarif pour partir en juillet prochain, mois anniversaire de la mission Apollo 11. Malgré des tarifs majorés de 30 %, tous les billets pour cette période avaient été vendus près de huit mois auparavant. Un vrai succès sans doute, mais qui accouchait d’un non moins vrai casse-tête pour elle. Parvenue devant la porte, elle frappa trois coups et entra sans plus de cérémonie. – J’ai peut-être une idée, annonça-t-elle. – Et quelle est donc cette idée ? demanda le directeur commercial, un homme d’un certain âge, sans même lever les yeux. – Voici la liste des passagers du mois de juillet, dit-elle en sortant quelques feuilles du dossier qu’elle avait apporté. En la consultant, elle avait remarqué qu’un voyageur du groupe n° 3130 bénéficiait d’un billet de courtoisie, un de ces très rares billets 17

Avant le compte à rebours

offerts par la Compagnie, en général à un employé particulièrement méritant. – Peut-être pourrions-nous demander à ce voyageur de céder sa place et partir un peu plus tard ? proposa la jeune femme. – Qui est ce passager ? s’enquit le directeur. – Elle s’appelle Xiao Lingyu, répondit la jeune femme après un rapide coup d’œil jeté à sa liste. – Xiao Lingyu ? Surpris, le directeur releva enfin la tête, les yeux ronds, puis hocha la tête : – Impossible ! Xiao Lingyu était la fille du fondateur et ancien directeur général de la Compagnie du tourisme lunaire. Aujourd’hui encore, ce visionnaire, mort depuis une dizaine d’années, restait la figure la plus importante et la plus respectée de l’entreprise. – Désolée, s’excusa la jeune femme, je n’avais pas conscience que cette passagère était la fille de l’estimé Directeur Général Xiao Jiayuan. Je vais faire savoir à notre client qu’il n’y a vraiment plus de place. Le directeur commercial acquiesça d’un signe de tête, tandis que la jeune femme quittait les lieux. Pensif, il se leva, marcha vers la baie vitrée qui lui faisait face, puis regarda au loin en passant machinalement la main dans ses cheveux poivre et sel.

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1 Décollage

S’ils voyagent un jour… Antoine de Saint-Exupéry, Le petit prince

Le 15 juillet 2042, à midi pile, Xiao Lingyu prenait place à bord du minibus qui partit sans plus attendre pour la zone de lancement. La cinquantaine fringante, la démarche assurée et les yeux pétillants d’intelligence, elle n’aurait pas dénoté parmi les hauts cadres de la Compagnie du tourisme lunaire si elle avait revêtu l’uniforme adéquat. Mais elle portait pour l’heure la combinaison bleue réservée aux astronautes, et ne pouvait cacher son excitation ! Tout en procédant à une rapide remise en ordre de sa chevelure, elle observa à la dérobée les autres occupants du minibus. À sa gauche, âgé lui aussi d’une cinquantaine d’années, celui qui serait leur pilote semblait de bonne famille. Croisé dans la rue, on aurait pu le prendre pour un médecin, un technicien supérieur ou le gérant d’une société de haute technologie. Nul toutefois ne verrait spontanément en lui 19

Décollage

l’homme hautement diplômé en mathématiques et en physique qu’il était pourtant. À bien y regarder, cependant, un petit air malicieux témoignait de sa capacité à affronter et résoudre à tout moment des problèmes complexes. L’homme et la femme qui occupaient le rang de sièges suivant étaient sans nul doute mari et femme. Tous deux âgés d’environ trente ans, 20

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Décollage

transpirant la joie de vivre, ils semblaient excités comme au départ d’une seconde lune de miel. Ils appartenaient probablement à cette élite des gens aisés, à qui tout réussissait, capables de débourser plusieurs millions de dollars pour arpenter main dans la main le sol sélène. Lingyu songea à cette nouvelle qui avait fait la une des journaux, il n’y a pas si longtemps, et qui concernait un couple d’américains ayant passé leurs vacances à l’Hôtel de la Mer des Pluies : quelque temps plus tard, de retour sur terre, la femme avait accouché d’un magnifique bébé qu’ils avaient prénommé Lunamade – conçu sur la lune. Deux autres personnes occupaient ensuite les sièges du fond : un homme d’une quarantaine d’années, d’apparence moyen-orientale, la peau assez sombre, les yeux et les cheveux d’un noir de jais ; et une femme, un peu plus jeune, sans doute encore célibataire. Ballotés par les accélérations et les virages, les passagers se firent peu à peu plus silencieux. Sans doute la nervosité qui augmentait à mesure que se rapprochait le lieu du décollage. Pour la première fois depuis trois mois, c’est‑à-dire depuis qu’ils avaient été officiellement autorisés à participer à ce voyage, le danger potentiel du départ imminent se rappelait à eux. – Il faut encore compter un quart d’heure pour arriver sur l’aire de lancement, annonça le pilote d’une voix calme. Après un petit temps de silence, comme pour détendre l’atmosphère, il raconta que Gagarine, le premier de tous les astronautes, avait demandé à s’arrêter pour soulager une petite envie pressante, alors qu’on l’emmenait vers sa fusée. L’effet du stress, sans doute… – Et où a-t-il fait pipi, demanda l’époux du couple marié. À côté de la voiture ? – Exactement ! répondit le pilote. Sur une roue, pour être plus précis. Et même sur la roue avant droite, pour être encore plus précis. Dans sa position de pionnier, Gagarine avait pu se permettre de se soulager où il l’avait voulu. Après son retour triomphal, les astronautes unanimes avaient décrété que ce pipi impromptu avait été l’une des clefs du succès de la mission. Depuis, il est de tradition 21

Décollage

pour les astronautes d’arroser la roue avant droite du véhicule qui les mènent à l’aire de lancement. – Et si l’astronaute est une femme ? demanda l’épouse du couple. Le pilote ne put répondre : il avait si bien su faire oublier le temps qui passe que le minibus était arrivé à destination !

*** – Bienvenue au groupe n° 3130… Deux employés souriants accueillirent les passagers et les escortèrent jusqu’à un bâtiment à trois étages, situé à deux kilomètres environ de la tour de lancement. La fusée elle-même restait invisible, entourée de protections qui ne seraient ôtées que quelques minutes avant le départ. Les voyageurs passèrent ensuite entre les mains de médecins, afin de confirmer définitivement leur aptitude au vol. Comme tous les candidats au voyage, ils avaient subi de rigoureux examens bien en amont du décollage. Face au praticien impassible qui l’auscultait, Lingyu s’efforça de garder son calme. Sa tension artérielle, habituellement très normale à 11/7, était aujourd’hui un peu plus élevée à 14/8. – C’est limite, déclara le médecin. Pas de petits problèmes de santé ces derniers temps ? Lingyu parut surprise. Non, pas à sa connaissance. Aurait-elle été plus stressée qu’elle ne l’avait imaginé ? – Ne vous inquiétez pas, poursuivit le médecin, cela arrive souvent. Je vais refaire la mesure. Allongez-vous et respirez profondément. Sa tension revint cette fois au niveau très acceptable de 12/8. – Bonne pour le service ! Soulagée, elle rejoignit ses compagnons de voyage dans une pièce voisine, qu’une cloison séparait en deux parties : la première pour les hommes, l’autre pour les femmes. Un personnel affable l’aida à enfiler sa combinaison de décollage et la briefa une dernière fois sur l’utilisation du casque. Tout cela avait déjà été vu et revu lors des séances de 22

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formation. Une dizaine de minutes plus tard, habillés de pied en cap, tous se retrouvèrent dans une petite salle, assis sur des sièges confortables, à attendre le véhicule qui les mènerait à la tour de lancement.

*** Six mois plus tôt, Lingyu avait ouvert une lettre que son père lui avait écrite peu avant sa mort, survenue depuis déjà près de dix ans. Sa mère avait reçu pour instruction de la conserver et de ne la délivrer qu’à l’achèvement et à la mise en service définitive de l’Hôtel de la Mer des Pluies. Un jour, donc, Lingyu avait suivi sa mère dans la pièce de la maison qui servait jadis de bureau à son père. Presque sacralisé, le lieu semblait encore attendre le retour de son occupant habituel. Des livres, des rapports et des dossiers soigneusement classés remplissaient les rayons des étagères et des bibliothèques qui couvraient les murs. Sur une table, à portée de lecture, comme abandonné la veille, quelques documents, un classeur intitulé « Réflecteur solaire » et… Mais oui, c’était bien l’exemplaire du Petit Prince qu’elle lui avait offert jadis, pour fêter son départ du secteur public, quand il avait décidé de se lancer dans le tourisme lunaire… Lingyu avait toujours entretenu avec son père Jiayuan des relations à la fois simples et compliquées. Simples, parce qu’un amour instinctif, évident, palpable, qu’ils n’avaient nul besoin de manifester, les liait l’un à l’autre. Et compliquées en raison des lourdes charges professionnelles qui pesaient sur celui qui avait longtemps assumé la responsabilité technique du programme aérospatial chinois. Enfant, adolescente et même jeune adulte, Lingyu ne voyait que peu son père, tout entier dévoué à sa tâche, qui travaillait souvent le week-end et rentrait tard le soir. Et s’il était physiquement présent, son esprit, en dépit d’efforts méritoires, quittait bien vite malgré lui le terrain des petites histoires familiales pour repartir voguer, silencieux, vers les étoiles. Lingyu faisait-elle mine de s’intéresser aux travaux de son père ? Ce dernier éludait, s’en rendant à peine 23

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compte, par une vieille habitude du secret défense, jamais très éloigné des affaires spatiales. S’ajoutait chez cet homme d’autorité, habitué à être respecté et obéi, quoi qu’il s’en défendît, une aura intimidante qui n’engageait pas non plus aux débordements spontanés d’affection. Père et fille ne manquaient pourtant pas de points communs, songea Lingyu ce jour-là dans le bureau, les yeux fixés sur l’exemplaire écorné du Petit Prince. C’est à son père, sans aucun doute, qu’elle devait son amour de la culture française, qui l’avait poussée à partir vivre quelques années à Paris, pour y préparer son doctorat d’informatique appliquée puis, thèse soutenue, débuter sa carrière professionnelle dans la sécurité numérique des réseaux bancaires. Elle se souvenait encore très bien du jour où elle avait acheté et fait expédier cette édition française du conte philosophique de Saint-Exupéry. Car le Petit Prince tenait une place particulière dans la vie de son père : la lecture, dans son édition chinoise, alors qu’il était enfant, lui avait laissé un souvenir impérissable, avait pour tout dire éveillé sa vocation pour le secteur spatial. Plus tard, dans ses rares moments de loisir, il avait même appris le français, seul et laborieusement, avec pour objectif de le lire dans sa version originale. Ce qu’il avait pu faire, et plutôt deux fois qu’une, grâce au cadeau de sa fille… Cadeau qu’il avait conservé au plus près de lui jusqu’à sa mort, songea encore Lingyu… Qui a dit que l’essentiel est invisible pour les yeux ? Mais sa mère la tira soudain de ses pensées : – Tiens, voilà la lettre dont je te parlais.

*** Lingyu, ses quatre compagnons de voyage et le pilote montèrent dans un autre minibus qui les emmena lentement vers la tour de lancement. Parvenus à destination, ils descendirent et firent quelques pas, la démarche ralentie à la fois par le casque qui pesait assez lourd sur leur tête et par une batterie qu’ils portaient chacun dans une main. 24

L’Hôtel de la Mer des Pluies

Décollage

Un ascenseur les hissa directement au neuvième étage de la tour, juste devant l’entrée de la capsule. Un personnel toujours aussi prévenant les guida un par un jusqu’à leur place. Le pilote fut installé au niveau supérieur avec les deux mariés, tandis que Lingyu, l’homme à l’apparence moyen-orientale et la jeune célibataire furent placés au niveau inférieur. Lingyu s’assit, ou plutôt s’étendit sur son siège, le regard tourné vers le ciel. Quoique la position lui fût familière en raison des séances de simulation auxquelles elle avait participé, la sensation était cette fois vraiment différente ! Pendant un long quart d’heure, et de façon de plus en plus rapprochée, par ses écouteurs elle entendit s’égrainer le compte à rebours : 15 minutes… 10 minutes… 5 minutes… Une minute… 30 secondes… 10, 9, 8… 3, 2, 1… Décollage ! Plaquée dans son siège par l’accélération due au moteur de la fusée, le corps parcouru d’intenses vibrations, elle suffoqua jusqu’à presque étouffer. Puis elle inspira profondément et retrouva bientôt un rythme respiratoire normal. Alors que le bruit infernal atteignait les limites du supportable, il cessa d’un coup comme par magie. Dans ce tout nouveau silence, la coiffe s’ouvrit bientôt, dégageant la place à la lumière du brillant soleil qui envahit la cabine. Tout comme sur terre, Lingyu crut voir flotter dans ces rayons de lumière des poussières à la provenance incertaine. Puis d’ultimes légères vibrations cessèrent à leur tour. Le plus grand calme régna. La fusée glissait. Lingyu se sentit non plus collée sur son siège, mais flottante, comme dans les creux des montagnes russes, seulement maintenue par une ceinture de sécurité.

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– Et tu crois, toi, que les fleurs… Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince

UNE VINGTAINE D’ANNÉES PLUS TÔT Vu du sol, rien ne ressemble plus à un lancement qu’un autre lancement. Alors que le mot « décollage » résonne dans les hautparleurs disposés un peu partout sur le site, d’intenses flammes jaillissent de l’arrière de la fusée, bientôt suivies du dégagement, tout au long de la structure de guidage, d’immenses volutes de vapeur d’eau, rapidement dissipées. Avec lenteur et non sans une certaine majesté, la fusée s’élève alors, déclenchant les acclamations et applaudissements spontanés de l’ensemble des spectateurs présents. À cet instant seulement, de lourds et assourdissants grondements se font entendre, témoignant de la formidable énergie nécessaire au décollage de l’engin. 27

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La montée paraît d’abord si lente, qu’elle ferait craindre que la fusée retombe. Celle-ci est pourtant très stable. Elle monte petit à petit, gagnant toujours plus de vitesse. Malgré l’altitude croissante, l’œil distingue encore longtemps la flamme brillante et pointue qui, transformant par sa chaleur l’humidité de l’air en vapeur d’eau, 28

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abandonne derrière elle une longue traînée blanche. Voilà maintenant que la fusée traverse un nuage… Qu’elle ressort toujours plus rapide… Et disparaît progressivement… Ça y est, on ne la voit plus… Sous l’effet des vents d’altitude, très variables, sa trace blanche se décompose bientôt à son tour… Xiao Jiayuan avait vécu un tel nombre de lancements qu’il avait cessé de les compter depuis longtemps. Mais celui-ci était si particulier qu’il ne put réprimer ce jour-là un pincement au cœur. C’était son dernier. Du moins en tant qu’ingénieur en chef responsable de la technique. À l’âge encore relativement jeune de 60 ans, il avait en effet décidé de se retirer de l’aérospatiale institutionnelle… Pour laisser la place aux jeunes, aimait-il parfois à penser… Place aux jeunes ? Tu parles ! S’il ressentait une vraie fierté devant le travail accompli, c’est‑àdire rien moins que d’avoir propulsé son pays au rang des premières puissances spatiales, Jiayuan n’en avait pas moins succombé, depuis un certain temps déjà, à une forme de frustration diffuse, dont il n’avait su préciser la cause qu’une année auparavant, durant une conférence internationale. Discutant avec les uns et les autres, il avait alors parfaitement pris conscience de l’impact à venir d’une révolution spatiale en cours, le New Space, pour reprendre la dénomination qui courait sur toutes les lèvres. Dès ses débuts, lors de la Seconde Guerre mondiale avec le développement des célèbres V2 allemands, la conquête spatiale avait été affaire d’état et de militaires. Durant la Guerre froide qui avait suivi, le régime politique qui montrait la supériorité de sa techno­logie prouvait du même coup la supériorité de son idéologie et de son modèle social. De ce point de vue, la mise en orbite du premier satellite artificiel, Spoutnik 1, en 1957, par l’Union soviétique, avait porté un rude coup aux États-Unis. Redoublant d’efforts, les Américains répliquèrent toutefois rapidement, d’une part en lançant leur propre satellite quelques mois plus tard, et surtout en réorganisant leurs activités spatiales autour d’une agence gouvernementale dédiée, appelée à un grand avenir : la NASA. Mais les soviétiques menaient toujours 29

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la course en tête, avec à leur actif, entre autres victoires, l’envoi du premier homme dans l’espace, Youri Gagarine, en 1961. Pour les Américains, cela ne pouvait pas durer… Quelques mois plus tard, le président des États-Unis d’alors, John Fitzgerald Kennedy, annonça son intention ferme d’envoyer un homme sur la Lune avant la fin de la décennie. Le programme Apollo était né, avec à la clef le succès que l’on sait, ce « bond de géant pour l’humanité », comme l’avait si joliment formulé Neil Armstrong en 1969, tandis qu’il posait le pied sur la Lune. À la suite de l’Union Soviétique et des États-Unis, la France, le Japon, la Chine puis l’Inde, entre autres pays, s’étaient engagés dans cette voie liant étroitement le domaine spatial à la politique, pour ne pas dire la défense du territoire. Avec pour corollaire immédiat sa constitution en branche autonome, loin des secteurs traditionnels de l’industrie et du commerce. Par les hautes fonctions qu’il occupait, Jiayuan était bien placé pour savoir que les progrès et les ambitions du spatial ne suivaient pas le rythme effréné de ceux de l’informatique et de l’automobile, par exemple. Et cela en dépit des réflexions toujours plus poussées sur les moyens d’y parvenir. Il fallait dépasser un mode de fonctionnement décidé et financé par l’État, mode de financement que Jiayuan en était venu à considérer comme une anomalie. Ainsi, en tombant au creux de son oreille, l’expression « New Space » avait-elle cristallisé en son esprit la logique et le défaut de l’ancien système : trop de mainmise du gouvernement ! – Estimé Xiao Jiayuan ? Jiayuan fut soudain tiré de ses pensées par Li Daxing, son principal adjoint. Ils se trouvaient tous deux à environ trois kilomètres de la plateforme de lancement, anonymes parmi la foule enjouée. Depuis que la fusée était hors de vue, les spectateurs prenaient des photos de famille et partageaient leurs vidéos du décollage. – Estimé Xiao Jiayuan, reprit Daxing, le centre de contrôle m’informe que le satellite s’est bien séparé de la fusée et qu’il a atteint son 30

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orbite définitive. Les panneaux solaires sont déjà déployés. Il nous faut maintenant regagner le centre. La mission se déroulait on ne peut mieux. Daxing ne comprenait toutefois pas l’attitude présente de son supérieur. En tant que responsable ultime du lancement, ce dernier aurait dû assister au décollage non pas dans la zone réservée au public et aux invités de prestige, mais face aux écrans géants du centre de contrôle. De là, visualisant tous les paramètres pertinents de la mission en cours, il aurait pu prendre avec efficacité, en cas de problème, toutes les décisions relevant de sa responsabilité. Bien entendu, Daxing ignorait encore que son chef avait décidé de faire un pas de côté. Et accessoirement laisser la place à plus jeune que lui… – Alors rentrons, conclut Jiayuan avec philosophie.

*** Cette fameuse conférence internationale avait été pour Jiayuan l’occasion de retrouver des collègues étrangers, souvent devenus de vieux amis au fil du temps. Ou à l’inverse de vieux amis devenus collègues étrangers ! Il en allait ainsi de Dong Jianqiang, un ancien camarade de sa promotion étudiante. Parti terminer son doctorat en Europe suite à la fermeture du laboratoire universitaire qui l’avait d’abord accueilli, repéré après sa soutenance de thèse par un cabinet de chasseurs de têtes américain, Jianqiang avait été recruté par la NASA. Aujourd’hui chef de projet en poste au centre spatial Goddard, il avait assisté de plus près que Jiayuan à l’émergence de la révolution spatiale en cours. Le mouvement avait été initié aux États-Unis une vingtaine d’années auparavant, même s’il n’avait pris une réelle ampleur que beaucoup plus récemment, grâce à des sociétés comme Space X, pour ne citer que la plus emblématique. Cette tendance avait longtemps pâti de la NASA, unique destinataire des fonds gouvernementaux, mais s’était paradoxalement renforcée grâce à elle, quand elle avait commencé à déléguer une partie de son activité au secteur privé, 31

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dans l’espoir de réduire ses coûts et de boucler ses budgets avec les économies ainsi réalisées. Selon Jianqiang, le New Space, cette privatisation du secteur spatial, suivait deux courants qui s’entremêlaient plus ou moins. D’un côté, des entreprises embauchaient du personnel débauché dans les unités institutionnelles, pour réaliser des tâches contractées par ces mêmes unités institutionnelles. Les deux parties étaient censées y gagner : les institutionnels par une réduction attendue des coûts ; le personnel débauché par des salaires de secteur privé, en principe plus élevés. Tout le système reposait sur la plus grande souplesse et à la gestion plus efficace du secteur privé. Dans ce cas de figure, institutionnels et privés continuaient de se partager le même gâteau, servi par le gouvernement. L’autre courant se caractérisait par des entrepreneurs qui déployaient leurs capacités d’innovation et d’adaptation sur de nouveaux marchés. – Prends l’imagerie spatiale, par exemple, qui intéresse des secteurs aussi variés que la météorologie, l’agriculture, l’urbanisme ou que sais-je encore. Des sociétés privées ne disposeront sans doute pas des formidables capacités de traitement d’image des institutions gouvernementales, mais elles compenseront largement ce défaut par une approche plus ciblée, répondant mieux aux besoins d’une classe d’utilisateurs. – Et quel est d’après toi le volume de ce marché privé ? demanda Jiayuan. Suffira-t-il vraiment à révolutionner le secteur spatial ? – Je pense qu’il n’a pas encore atteint de forme stable, répondit Jianqiang. Selon lui, le développement de ce nouveau marché passerait par des phases d’expansion rapide et de stagnation relative. Il en voulait pour preuve l’exemple des applications de géolocalisation ou de navigation, fondées sur le GPS, le système de positionnement mondial : si elles avaient sans nul doute déjà fait preuve de leur vitalité, et si elles continueraient un certain temps sur leur lancée, elles ne connaissaient pourtant plus guère de bouleversements de 32

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fond, et cela malgré l’apparition de nouveaux acteurs majeurs dans le domaine, comme la France ou la Chine. Le cœur du problème, c’est que les marchés de ce type resteraient intrinsèquement limités tant que les états garderaient la main sur les constellations satellitaires. Mais ici aussi, la situation évoluait… En matière de télécommunications surtout… Grâce au projet Starlink de Space X et à ses milliers de mini-satellites, il sera bientôt possible d’accéder à l’internet partout sur la Terre… – Tu penses donc que la grande révolution viendra des télécommunications ? – Peut-être, répondit Jianqiang. Mais si j’avais à parier sur un secteur cent pour cent commercial et à fort potentiel de croissance, je miserais plutôt sur le tourisme spatial. – Le tourisme spatial ? répéta Jiayuan étonné. – Oui, le tourisme spatial. L’idée consiste à envoyer des touristes dans la station spatiale moyennant finance. Disons quelques dizaines de millions de dollars pour un séjour de deux jours. Jiayuan voyait très bien de quoi il retournait. Quelques années auparavant, la Russie avait transporté dans la station un touriste américain pour une soixantaine de millions de dollars. Mais ce touriste était richissime… – Combien de personnes pourraient se payer le billet ? demanda Jiayuan, d’un air peu convaincu. – Pas beaucoup au début, bien sûr, répondit Jianqiang. Mais le marché est là… À la NASA, nous le savons bien, quantités de gens rêvent de faire un tour dans l’espace, de vivre et ressentir les émotions inconnues de cette expérience exceptionnelle. La route sera longue, bien sûr, et parsemée d’embûches, avant que ce type de tourisme se banalise. D’abord parce que les agences spatiales russes ou américaines, comme tous les organismes publics, n’ont pas été conçues à des fins lucratives. La station spatiale internationale elle-même n’a pas été développée et aménagée en ce sens. Ensuite, quand bien même cette exploitation touristique serait cédée à des entreprises 33

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commerciales, le prix du billet, dans les conditions actuelles, ne serait acceptable ni par la classe moyenne, ni même par les classes relativement supérieures…

*** Si Jianqiang était toujours en poste à la NASA, un autre collègue de Jiayuan avait déjà franchi le pas du privé. Après avoir dirigé un important département de l’Agence spatiale européenne, ou ESA selon son acronyme anglo-saxon, Roland Lemagne était parti diriger l’une de ces sociétés spatiales privées qui commençaient à éclore ici et là. Tous deux avaient eu l’occasion de faire connaissance et de s’apprécier mutuellement lors de projets sino-européens développés quelques années auparavant. Jiayuan l’invita donc à prendre un café dans le coin cafétéria qui jouxtait la salle de conférences. – Sans lait ni sucre, merci… C’est au fond par dépit amoureux que Roland avait quitté le secteur public. Lui qui enfant avait assisté en direct à la télévision aux premiers pas d’Armstrong sur la Lune se désolait que l’humanité reste aujourd’hui scotchée dans une station spatiale en orbite à quelques centaines kilomètres de la Terre. Avec en prime la navette spatiale américaine au rancart… – Le spatial a régressé, constata Roland, une pointe d’amertume dans la voix. En cause selon lui, plusieurs facteurs. D’abord un changement de contexte et de mentalité : du temps du programme Apollo, la Guerre froide autorisait la prise de risque. Aujourd’hui les préoccupations sécuritaires dans un environnement technologique de plus en plus complexe poussaient à la plus grande prudence quand il s’agissait de proposer et mettre au point de nouveaux programmes. Venait ensuite un facteur économique : l’envoi d’un homme sur Mars coûterait par exemple à la NASA environ 500 milliards de dollars, soit l’équivalent de son budget total pendant 25 ans. – L’ancien modèle a atteint ses limites… 34

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La responsabilité ultime des programmes américains dépendait de la NASA qui, comme toutes les agences gouvernementales, coûtait toujours de plus en plus cher. Outre ses milliers d’employés à rétribuer, il lui fallait assurer une sécurité maximum et un fonctionnement sans faille, qui décourageaient la prise de risque. Alors que celle-ci est inhérente à toute tentative de réelle innovation. Voilà pourquoi le système était en bout de course… – Mais la révolution est en marche ! reprit Roland après une courte pause. Comme Jianqiang avant lui, Roland pointa l’émergence d’un marché privé, visant les particuliers, en matière de télécommunications notamment. Depuis quelques années déjà, par exemple, la diffusion satellitaire des émissions de télévision était le plus souvent assurée par des opérateurs privés. – Cela dit, avec le développement de la fibre optique, ce secteur ne paraît pas promis à un grand avenir. En tout cas, il ne fera pas décoller à lui seul l’industrie spatiale privée. Non, je penserais plutôt au tourisme spatial… – Au tourisme spatial ? Jiayuan ne put retenir un mouvement de surprise devant la convergence de vue de ses deux amis. – La grande main invisible des mécanismes de marché rendra le coût du billet accessible à une partie de plus en plus large de la population, précisa Roland. Jiayuan s’interrogeait. Confier l’exploitation touristique de l’espace à des compagnies privées, d’accord. Que le prix du billet baisse avec le temps, soit. – Mais qu’en serait-il de la sécurité ? Sans confiance absolue du public sur ce point, pas de tourisme envisageable sur la durée. Il n’y a pas si longtemps, souviens-toi, deux accidents ont contribué à sonner le glas des navettes spatiales… Roland approuva : – La sécurité est évidemment un paramètre crucial. Mais les débuts de l’aviation commerciale, il y a une centaine d’années, ont eux aussi 35

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été marqués par une série de catastrophes aériennes. Et regarde aujourd’hui. Moins de vingt pour cent des passagers prennent l’avion pour des raisons professionnelles. La plupart des autres vont rendre visite à des proches ou faire du tourisme… Devant l’enthousiasme soudain retrouvé de son ami, et même s’il avait déjà une petite idée de la réponse, Jiayuan ne peut s’empêcher de lui demander s’il regrettait d’avoir quitté le secteur public. – Pas un jour ! Tu n’imagines pas l’audace technologique dont fait preuve le personnel débauché, une fois débarrassé de ses contraintes. Dans le privé, l’innovation est toujours requise, toujours possible… L’inimaginable qui devient réalisable, voilà ce qu’est le New Space !

*** Jiayuan entra dans le bureau du commandant en chef Lin Haoming, lui adressa un bref salut, et s’assit face à lui. Ayant mené à bien ensemble de nombreuses missions, les deux hommes entretenaient des rapports d’amitié. La délicate démarche de Jiayuan s’en trouvait facilitée. – Le dernier lancement s’est bien déroulé, annonça-t-il. Et Li Daxing pourra très bien me remplacer pour la suite. – Toujours cette envie de retraite qui te taraude, hein ? répondit Haoming en se levant. Il remplit un verre d’eau à la fontaine posée près d’un mur, et le tendit à Xiao Jiayuan en ajoutant : – Ta retraite, tu y reviens toujours ! Jiayuan prit le verre en cachant l’ombre d’un sourire. Homme à l’austérité légendaire, Haoming ne buvait que de l’eau, de sorte qu’il n’avait rien d’autre à offrir à ses invités. – C’est vrai, répondit Jiayuan. Je sais que tu as su convaincre, bon gré, mal gré, la plupart de tes directeurs de rester après l’âge minimum de la retraite. Mais contrairement à la plupart des gens, je ne souhaite pas me retirer pour ne plus rien faire. Je souhaite simplement me consacrer à autre chose. 36

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Si Jiayuan avait souvent fait part à son commandant en chef de ses intentions de départ, il ne lui avait jamais encore révélé ce qu’il avait derrière la tête. – Et à quoi donc veux-tu te consacrer ? demanda donc ce dernier un peu surpris. – Au New Space ! Quoique Haoming ait compris chaque mot prononcé, le sens général de l’expression lui échappait. – Au quoi ? – Je souhaite créer une entreprise privée dans le secteur spatial. – Non ? Haoming savait que Jiayuan n’était fondamentalement pas un homme d’argent, qu’il ne prêtait guère attention ni au salaire, ni aux primes, ni aux autres avantages pécuniaires, leur préférant de modestes séjours en cure thermale. Sa fille avait soutenu sa thèse et gagnait déjà sa vie… Son épouse et lui bénéficiaient d’un logement confortable. Avec le succès de la dernière mission, il toucherait encore une prime conséquente… – Ô mon cher vieil ami, ajouta Jiayuan en devinant les pensées de son interlocuteur, sache que je veux créer une entreprise non pas pour m’enrichir mais pour évoluer. Devant l’air toujours aussi abasourdi de son interlocuteur, Jiayuan lui précisa sa pensée : – Je suis las du quasi-monopole d’état sur les affaires spatiales, que ce soit chez nous ou dans les autres pays. Et avec lui, de l’administration de plus en plus lourde et la gestion de plus en plus lente des projets. Regarde à la NASA : des milliers de personnes travaillent au siège, sur des postes qui font double emploi avec ceux occupés dans leurs dix centres de recherche. Et aucun ne peut être supprimé. La situation est quasi identique en Chine. Comme tout le monde se partage le même gâteau gouvernemental, la répétitivité doublée d’une concurrence pervertie est devenue la norme. Il y a déjà près d’une année que je réfléchis aux changements à introduire, et je pense que 37

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ces changements doivent être initiés par les cadres compétents de nos institutions. Il se trouve que je peux me libérer de mes tâches en cette période critique. Alors pourquoi ne pas tenter ma chance ? Estomaqué, Haoming prit un stylo et se mit à le faire tourner à une vitesse foudroyante au bout d’un doigt. C’était une habitude qu’il avait prise à la fin de ses études secondaires : quand il était tracassé, il faisait tourner un stylo d’une manière extraordinaire. Ses interlocuteurs croyaient souvent qu’il voulait les impressionner par sa dextérité, mais non, il réfléchissait ! Revenant à son interlocuteur, il approuva d’un discret signe de tête : – Entre nous, tu n’as pas tout à fait tort… J’ai moi-même souvent réfléchi à cette situation sans trouver de vraies solutions… Si nous pouvions trouver des débouchés civils, notre développement spatial serait sans doute très différent. Mais… Haoming s’interrompit un bref instant, comme traversé d’une pensée fulgurante… – Mais tu ne vas pas débaucher tout notre personnel qualifié au moins ? Jiayuan l’arrêta d’un geste en riant : – Non, rassure-toi, je pars seul. Du moins pour l’instant. Peutêtre aurai-je besoin à relativement brève échéance de certains bons éléments du département Conception. Dans ce cas, nous négocierons et établirons un contrat selon les règles commerciales en vigueur, voilà tout. Cela ne devrait pas faire de mal à vos finances, si ? Haoming sourit en songeant que Jiayuan avait de toute évidence mûrement médité son plan. – Et si l’entreprise se développe comme je le souhaite, ajouta Jiayuan, il n’est pas impossible que d’autres veuillent me rejoindre. Là encore, je promets de venir t’en parler et de n’engager personne sans ta permission. D’ailleurs, ne trouves-tu pas que nous sommes trop nombreux ici ? On se marche les uns sur les autres, non ? Qui sait si un peu d’espace ne ferait pas gagner un peu d’efficacité, conclut Jiayuan en adressant un clin d’œil à son supérieur et ami. 38

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Il est vrai que les services manquaient un peu d’huile et que les jeunes manquaient de perspective d’évolution. Enfin les jeunes… qui n’étaient pour beaucoup plus très jeunes… Après une longue pause, Haoming cessa enfin de faire tourner son stylo : – Écoute, voilà ce que je te propose : tu quittes ton poste, disons pendant un an, puis nous refaisons le point. Si tout se passe comme il faut, nous reparlerons de ton départ définitif. Dans le cas contraire, tu reviendras et tu resteras jusqu’à 65 ans. Qu’en dis-tu ? Jiayuan cacha tant bien que mal un soupir de soulagement derrière un large sourire. – Tope-là ! Puis il se leva, salua son commandant en chef, et quitta la pièce, d’un pas ferme sans doute, mais non sans une petite boule dans la gorge, toutefois.

*** Quel serait l’objectif ? Comment l’atteindre ? Telles étaient les questions auxquelles Jiayuan s’était attaqué l’année précédente, entre la fin de la conférence et l’abandon de ses fonctions. D’abord ne pas trop chercher à se jeter dans la mêlée de ceux qui visaient le gâteau institutionnel. La révolution ne viendrait jamais de ce côté ! Jiayuan ne souhaitait pas non plus s’orienter vers le marché civil des communications par satellites, de l’imagerie spatiale ou de la navigation par GPS. Il estimait que ces technologies, trop étroitement liées à celles de la défense nationale, ne pourraient réaliser leur libre et plein potentiel commercial. Un réseau de téléphonie mobile par satellite, par exemple, peut faire double usage, et il imaginait mal les militaires s’en détacher tout à fait. Idem pour le positionnement GPS. Quant à l’imagerie ou la télédétection spatiale, si une multitude de nouvelles applications en météorologie, en océanographie ou en agriculture pouvaient être développées, il lui semblait que ce type de services relevait plutôt par nature de la responsabilité des pouvoirs publics. 39

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Restait donc le tourisme spatial. Jiayuan ne se voyait pas entrer en concurrence frontale sur le marché de l’orbite basse, qui, né quelques années auparavant, offrait une perspective de croissance ascendante. Plutôt que de toujours rester à la traîne en repartant de zéro, il souhaitait d’emblée viser le tourisme du futur, celui qui se développerait à échéance de dix ou vingt ans. Certes ! Mais viser quoi ? Et pourquoi pas la Lune ? Oui, pourquoi pas la Lune ? Avec cette idée en tête, Jiayuan avait rendu visite à quelques sociétés spécialisées dans le tourisme en arctique ou en antarctique. La première question qu’il leur avait posée avait été celle du pourquoi. Oui, pourquoi certains clients étaient-ils prêts à débourser des sommes conséquentes pour des destinations aussi désolées ? Réponse la plus souvent avancée : pour sortir des sentiers battus, pour vivre une expérience unique au moins une fois dans la vie. D’autres étaient plutôt de grands baroudeurs, souvent des photographes amateurs, toujours en quête du cliché qui sortirait du lot. De ce point de vue, à une époque où un touriste avait déjà posé le pied sur la station spatiale, la Lune pouvait constituer un objectif ambitieux et attrayant. Si Jiayuan se débrouillait bien, le séjour, voyage inclus, pourrait s’étaler sur près d’une semaine, soit une durée idéale pour des vacances. Avec une gravité six fois plus faible que sur la Terre, rien que le fait de marcher ou bondir sur la Lune serait vécu comme une expérience inoubliable. Sans parler du spectacle incomparable qu’offrirait notre mère patrie à tous : la planète bleue ! Grâce au recul suffisant, elle se verrait toute entière, dans son ensemble, et non partiellement comme depuis une station spatiale positionnée en orbite assez basse. Et elle apparaîtrait quatre fois plus grosse que la Lune vue de la Terre. La voir ainsi, flottant dans l’espace, constituerait encore une expérience émouvante et hors du commun. Que dire aussi des éclipses totales du Soleil par la Terre ! Rien que d’y penser, Jiayuan sentit monter en lui des frissons d’excitation… 40

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À l’inverse, il ne croyait pas du tout à l’idée d’un tourisme martien. D’abord parce que les fenêtres de tir ne s’ouvraient que tous les 26 mois. Et surtout parce que le voyage durait beaucoup trop longtemps : au moins trois ans et demi pour l’aller-retour. Dans ces conditions, il convenait de parler de mission plutôt que de voyage. Un projet d’immigration de masse lui semblait encore plus impensable. L’atmosphère de Mars, principalement composée de dioxyde de carbone, manquait trop cruellement d’oxygène. Qui pourrait supporter toute une vie ou presque à respirer sous un masque ? Oui, décidément, il le tenait, son objectif touristique : ce serait la Lune ! Et dans la foulée de son raisonnement, Jiayuan songea encore qu’il lui faudrait maîtriser trois éléments importants : le système de transport, les télécommunications et l’énergie.

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3 Station orbitale de transit terrestre

Il commença donc par […] visiter [ces astéroïdes]… Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince

Lingyu et les quatre autres passagers tournaient désormais à 390 kilomètres d’altitude autour de la Terre. Le pilote les avait autorisés à retirer leur casque vingt minutes plus tôt, une fois passée la phase la plus dangereuse du lancement. En cas de dysfonctionnement grave lors de la montée dans l’atmosphère, la capsule qui les abritait se serait immédiatement éjectée, puis des parachutes se seraient déployés pour assurer leur retour au sol en toute sécurité. Cette procédure d’urgence ne fonctionnait toutefois qu’en-deçà de 40 kilomètres d’altitude. Plus haut, il aurait fallu procéder à des manœuvres de rentrée dans l’atmosphère, c’est‑à-dire assurer un contrôle de descente semblable à celui du retour d’un vol normal. Mais dès lors que la vitesse de satellisation avait été atteinte et que la capsule avait gagné une position en orbite, elle pouvait rester à la même altitude des mois durant sans risquer de retomber. 43

Station orbitale de transit terrestre

En l’occurrence, dans une heure environ, après une série d’ajustements de trajectoire, le groupe n° 3130 de Lingyu atteindrait une station de transit orbitant elle aussi autour de la Terre. Les passagers abandonneraient alors la capsule pour prendre place dans le vaisseau spatial géolunaire n° 12, tandis les passagers du groupe n° 3070, tout 44

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juste revenus de la Lune par ce même vaisseau, gagneraient la capsule pour retourner sur Terre.

*** Entre la conférence internationale et son retrait du service public, le plus souvent en dehors de son temps de travail officiel, Jiayuan avait beaucoup réfléchi à l’infrastructure du tourisme lunaire. Il tablait sur un séjour, optimal selon lui, de deux jours sur la Lune, et un voyage de deux jours à l’aller comme au retour, soit six jours en tout. Il s’attacha d’abord à la minimisation des coûts, un paramètre primordial s’agissant d’un projet commercial. Dans cette perspective, il paraissait évident de se servir d’un système réutilisable. Mais encore ? Fallait-il opter du décollage à l’alunissage pour une navette, sur un modèle rappelant celui de la défunte navette spatiale américaine ? Analysant les réussites et les échecs de divers systèmes de lancement et de récupération développés à différentes époques par différents pays, il identifia rapidement le principal obstacle financier sur lequel butaient tous les projets : la Terre ! D’abord à cause de sa gravité, qui demande au décollage une puissance phénoménale pour être vaincue, ensuite en raison de son atmosphère, qui, par les frottements qu’elle induit lors du retour, impose la mise en place d’un revêtement thermique onéreux. D’un point de vue économique, pour gagner sur ces deux points, il valait donc mieux lancer des véhicules légers et de faible surface plutôt que des lourds et imposants. D’un autre côté, le voyage jusqu’à la Lune qu’envisageait Jiayuan durerait deux jours et emporterait des touristes, pas des équipages endurcis : le véhicule de transport devrait donc être relativement spacieux. D’où l’idée de laisser ce gros véhicule en orbite et d’y accéder par une petite capsule juchée au sommet d’une fusée, capsule qui assurerait aussi le retour sur Terre. Dès lors, pour faciliter le transfert des passagers, le concept de station orbitale de transit lui vint naturellement à l’esprit. 45

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Bien que le problème se posât de façon moins sensible sur la Lune, en raison de sa gravité six fois plus faible, il retint encore le principe d’une petite capsule d’alunissage (et de décollage) pour la dernière partie du voyage, après transfert des passagers via une station de transit en orbite lunaire. Pour vaincre la gravité terrestre à moindre coût, il fallait aussi que la fusée fonctionne avec le meilleur « carburant », ou plutôt le meilleur propergol possible. Sur ce point, Jiayuan se proposait d’employer de l’oxygène et, pour une partie beaucoup plus faible, de l’hydrogène. Ayant toujours en tête de minimiser la charge à arracher de la Terre, il calcula qu’il avait tout intérêt à produire sur la Lune l’oxygène nécessaire à la partie strictement spatiale du voyage. Il utiliserait en outre ce propergol sous forme liquide, afin de bénéficier d’une meilleure « impulsion spécifique » et d’un contrôle plus souple de la combustion – impossible à arrêter et à redémarrer avec du propergol solide. Ce choix nécessitait certes des moteurs plus complexes, donc plus coûteux, mais en lançant les fusées depuis des sites adaptés, comme l’île de Hainan aujourd’hui, les moteurs seraient très faciles à récupérer par des systèmes de parachutes. Cette technologie éprouvée conviendrait aussi pour ralentir la capsule ramenant les touristes sur Terre. Après quelques opérations de maintenance, surtout axées sur le revêtement thermique, cette dernière pourrait donc aussi reprendre du service. Quant aux véhicules assurant la liaison entre la station de transit terrestre et la Lune, leur réutilisation ne poserait pas de difficulté en raison de l’absence d’atmosphère durant cette partie du trajet.

*** La capsule s’arrima sans heurts à la station orbitale de transit terrestre. Tout au plus Lingyu ne perçut-elle que de très légères vibrations durant la manœuvre. Quelques instants plus tard, le pilote annonça : – Veuillez s’il vous plaît détacher votre ceinture de sécurité et sortir un à un dans l’ordre de votre numéro de siège. 46

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Station orbitale de transit terrestre

Assise à la place n° 6 au niveau inférieur, Lingyu dut patienter avant de traverser le sas et accéder à la station proprement dite. Les passagers furent accueillis par trois employés de la Compagnie qui, comme le voulait la procédure, les invitèrent à visiter les lieux en attendant l’arrivée du groupe en provenance de la Lune. La station de transit se composait de trois modules disposés en forme de T. À l’une des extrémités du premier module s’arrimaient les capsules en provenance ou en partance pour la Terre, tandis que son autre extrémité était connectée en enfilade au deuxième module, à l’autre bout duquel s’arrimaient les vaisseaux spatiaux géolunaires. Le troisième module, dédié au personnel, était connecté à angle droit aux deux premiers et portait à son autre extrémité une capsule de secours. La visite se déroulait entièrement en apesanteur ! Toujours assistés par les employés, les cinq passagers gagnèrent ensuite le deuxième module, afin d’y attendre le vaisseau qui les mènerait à la Lune. Ils furent tous installés du même côté, assis et maintenus par une ceinture de sécurité individuelle. Un sachet contenant une légère collation leur fut servi pour patienter. Le vaisseau géolunaire n° 12 s’arrima quelques minutes plus tard. En débarquèrent, flottant en file indienne, les cinq passagers du groupe n° 3070, dans un état visible d’excitation, pour ne pas dire d’exaltation. C’est tout juste si l’on ne percevait pas un petit air de supériorité chez l’un d’entre eux, lui qui, contrairement à la plupart de ces rampants de Terriens, avait réalisé le rêve de sa vie ! En triomphant pour cela de mille dangers ! semblait même ajouter son allure décidément bien suffisante… L’ambiance générale était toutefois à la joie et à l’émerveillement. – Vous allez voir ce que vous allez voir !

*** Lors de la conception de la station de transit terrestre, Jiayuan avait calculé qu’elle pourrait assurer une connexion vers la Lune de façon sécurisée toutes les deux heures. Outre que les manœuvres d’arrimage, 47

Station orbitale de transit terrestre

le débarquement et l’embarquement des passagers prenaient un temps incompressible, un rythme plus rapide aurait entraîné un certain risque de collision. Sur la base de douze transports de cinq passagers quotidiens au maximum, pour un séjour de quarante-huit heures sur place, Jiayuan avait compté que l’hôtel accueillerait au plus cent vingt clients simultanément. Sachant qu’un vaisseau géolunaire mettrait un peu moins de deux jours pour atteindre sa destination, une quarantaine d’entre eux pourraient se répartir sur le circuit Terre-Lune. Par sa dimension, en se passant de surcroît des agences gouvernementales, le projet pleinement déployé ne s’envisageait donc que dans le cadre d’une grande entreprise privée internationale, qui se développerait progressivement. Jiayuan ne voyait à cette ouverture aucun problème technique particulier. Chaque fusée et chaque vaisseau géolunaire pourraient être construits dans un pays différent, pourvu que des normes d’interconnexion soient définies, qu’un cahier des charges commun soit respecté et que les réservations soient centralisées.

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4 Vaisseau spatial géolunaire

Tu regarderas, la nuit, les étoiles. C’est trop petit chez moi pour que je te montre où se trouve la mienne. […] Mon étoile, ça sera pour toi une des étoiles. Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince

La cabine du vaisseau géolunaire n° 12, claire et spacieuse, était équipée de sept sièges dont la forme rappelait ceux des classes affaires en position semi-allongée des long-courriers. Deux de ces places étaient réservées à l’avant au personnel d’équipage, constitué de deux pilotes qui se relayaient régulièrement le temps d’un vol aller-retour. Hors improbable situation d’urgence, leur travail s’apparentait beaucoup à celui d’un steward ou d’une hôtesse de l’air, du fait de l’automatisation de la plupart des procédures, que ce soit pour les manœuvres de connexion et déconnexion que durant la navigation. Quant au pilote qui avait conduit Lingyu et ses compagnons à la station de transit, il ne participerait pas au 49

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voyage lunaire mais ramènerait dans la capsule le groupe n° 3070 sur Terre. Les sièges des passagers étaient alignés en deux rangées, séparées par une travée centrale. Ils étaient tous situés à côté d’un grand hublot qui, durant le vol, laisserait voir tantôt un ciel sombre constellé d’étoiles, 50

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tantôt un soleil encore très brillant malgré la présence d’un filtre absorbant. Pour répartir de manière uniforme la chaleur des rayons solaires, en effet, le vaisseau tournerait lentement autour de son axe. Progressant en apesanteur à l’aide de poignées de sécurité judicieusement placées, Lingyu, à la suite des autres passagers, gagna la place qui lui avait été attribuée. Elle s’y sentit très à l’aise. Après avoir demandé aux passagers de boucler leur ceinture de sécurité, le départ fut brièvement annoncé par un pilote. Elle le perçut à peine. Sa sensation de confort fut exacerbée par la légère gravité créée par l’accélération continue du vaisseau, accélération qui durerait une petite moitié du voyage. S’ensuivrait alors une nouvelle période de six heures d’apesanteur, pendant le temps de sommeil habituel des passagers, au terme de laquelle le vaisseau se retournerait et décélèrerait de façon tout aussi continue, provoquant là encore une légère gravité. Cette façon de procéder aurait été inimaginable, du moins à budget financier limité, si l’oxygène assurant la propulsion n’avait pas été produit sur la Lune. Les sièges, qui jouissaient d’une grande liberté d’orientation et d’inclinaison, s’adaptaient sans intervention aux changements de direction de ce champ de pesanteur artificiel. Celui-ci suffisait à maintenir aliments et boissons sur une tablette, et à manger dans des conditions à peu près normales. Le premier plateau-repas, conservé dans un sachet hermétiquement clos, fut distribué quatre heures environ après le départ. Pour des raisons d’économie d’énergie, les toilettes, situées à l’arrière du vaisseau, n’étaient en principe accessibles que pendant les phases d’accélération et de décélération. En cas de besoin urgent, toutefois, elles pouvaient aussi fonctionner en apesanteur, grâce à une pompe aspirante – qu’il ne fallait surtout pas oublier d’activer sous peine de surprises très désagréables ! Une fois le repas achevé et ses reliefs débarrassés par les membres d’équipage, les passagers bénéficiaient encore de trois heures de liberté avant l’heure théorique du coucher. Ils pouvaient rester sur leur siège à lire ou regarder divers programmes de divertissement, ou se déplacer dans toutes les directions. 51

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Le couple de passagers mariés avait choisi cette dernière option. Gambadant joyeusement partout dans la cabine comme s’ils étaient retombés en enfance, épouse et époux se prenaient en photo, ensemble ou à tour de rôle, dans toutes sortes de poses inhabituelles que permettait la faible gravité. Assis à la droite de Lingyu, de l’autre côté du couloir, le passager d’allure moyen-orientale semblait deviser gaiement par visioconférence avec des spectateurs restés au sol. Ce service de télécommunication était accessible à tous, moyennant toutefois un surcoût très conséquent. Sa conversation achevée, ayant peut-être senti chez sa voisine une curiosité après tout bien légitime, il se tourna vers elle et se présenta en anglais : – Muhammad el-Arayed. Je viens des Émirats arabes unis. Enchanté ! – Xiao Lingyu, de Chine, enchantée ! répondit-elle dans la même langue et sur le même mode. Muhammad était un passionné d’espace. Depuis sa plus tendre enfance, il suivait les programmes spatiaux, avec une prédilection pour les vols habités. Ce séjour était pour lui l’aboutissement d’un rêve… – Vous êtes peut-être vous-même une passionnée ? – Oui et non, répondit Lingyu. Mon père était ingénieur aérospatial, si bien que j’ai toujours baigné dans ce milieu. Mais je travaille dans le secteur bancaire… – Ah la banque… Un choix judicieux ! Ça rapporte ! Car il en faut de l’argent pour payer le voyage… Muhammad avait su faire de sa passion un gagne-pain plus qu’honorable. Son billet avait été payé par un gros site internet des Émirats, en échange d’une série de vidéos relatant les étapes clefs du voyage. Le site s’y retrouvait financièrement par la vente et le passage de publicités durant les émissions. – C’est du gagnant-gagnant, non ? Outre l’espace, Muhammad vouait une passion certaine à l’économie… 52

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– Je profite de mon savoir et de mon enthousiasme pour le domaine spatial, tandis que le site internet profite de mes émissions pour attirer des spectateurs, que les publicitaires en profitent pour attirer des fabricants de produits, que les fabricants de produits en profitent pour vendre leurs produits. De leur côté, les spectateurs profitent de mes connaissances et d’informations sur des produits ou des services dont ils n’auraient peut-être pas entendu parler sinon. C’est une chaîne de valeur qui offre des avantages à tout le monde. C’est l’essence même du succès commercial : personne ne perd ! Lingyu approuva d’un signe de tête courtois. Comme son interlocuteur semblait l’y inviter du regard, elle lui fit part de ses propres motivations : – Je dois le billet à mon père, qui a planifié ce voyage pour moi, peu avant sa mort, il y a dix ans. C’est lui qui a conçu et supervisé la construction de l’infrastructure du tourisme lunaire. – Xiao, évidemment, comment n’ai-je pas fait le rapprochement ! s’exclama le passionné d’espace, en se souvenant du nom de famille de Lingyu. Vous êtes la fille de Xiao Jiayuan ! Après une pause, il ajouta : – Quel grand homme ! Muhammad éprouvait de fait une très sincère admiration pour Xiao Jiayuan. D’abord pour l’ampleur et l’ambition de son projet, bien sûr, mais aussi parce qu’il l’avait conçu sans aucune visée politique et dans une vraie volonté d’ouverture, comme en témoignait son exploitation, aujourd’hui absolument internationale. Diverses entreprises des Émirats arabes unis avaient déjà investi dans la Compagnie du tourisme lunaire et songeaient à se regrouper pour construire leur propre vaisseau géolunaire. Muhammad espérait d’ailleurs que ses émissions internet contribueraient à accélérer certaines prises de décisions définitives. En attendant, s’il avait embarqué sur un vaisseau chinois et non américain ou autre, c’était surtout en hommage au pays fondateur du tourisme lunaire, et, au-delà, au grand architecte en chef de cette fondation. 53

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– Oui, un grand homme ! Lingyu s’était recroquevillée sur son siège en se sentant rougir jusqu’aux oreilles. Voilà en tout cas un compliment qui aurait fait plaisir à son père s’il avait encore été de ce monde !

*** Un séjour de deux jours sur la Lune pour un voyage de deux jours aller et deux jours retour. Soit quatre jours de trajet. Jiayuan, qui ne connaissait presque rien du tourisme, s’était interrogé : ne serait-ce pas trop long à endurer pour les passagers ? Fallait-il profiter de cette période irréductible pour leur offrir une distraction intéressante ? Une expérience inoubliable ? Il avait consulté sur ce point un vieux camarade de lycée, Jiang Xiaohang, qui, après des études de langues, avait fait carrière dans une grande compagnie de tourisme, où il s’occupait depuis quelques années des croisières en mer, alors très à la mode. Rendez-vous avait été pris dans le cadre informel d’un café, pendant l’heure creuse qui précède le déjeuner, pour plus de tranquillité. Leur dernière rencontre remontait à la fête du printemps, pas la dernière, mais l’avant-dernière, deux ans auparavant. – Alors ces croisières ? demanda Jiayuan. – Ça marche on ne peut mieux, répondit Xiaohang. Elles visent les gens à la retraite, qui ont le temps et les moyens de voyager autour du monde. Sa tasse à la main, il crut soudain deviner le but de leur rencontre : – Tu ne vas pas me demander un billet à tarif réduit au moins ? Jiayuan éclata de rire en rassurant son ami : – Je ne suis pas encore tout à fait à la retraite… Puis il en vint au vif du sujet : – Je réfléchis à l’organisation d’un voyage de plusieurs jours dans l’espace, d’où mon interrogation sur les croisières en mer. Plusieurs jours sur un bateau, avec toujours la mer à regarder, ce n’est pas trop monotone pour les passagers ? Est-ce qu’ils ne s’impatientent pas, à force ? 54

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Vaisseau spatial géolunaire

Xiaohang opina lentement de la tête, avant de confirmer : – C’est effectivement un problème. Nous offrons toutes sortes de divertissements : piscine, cours de gymnastique, projection de films, jeux, machines à sous, gastronomies de cultures variées… À peu près tout ce qu’on peut imaginer pour s’amuser et se nourrir… – Oui, regretta Jiayuan en soupirant, autant d’activités malheureusement très peu adaptées à l’exiguïté relative d’un vaisseau spatial. Xiaohang se caressa le menton en signe de réflexion : – Nos paquebots embarquent des milliers de passagers, avec des désirs et des besoins qui varient d’une personne à l’autre. Il s’agit de faire au mieux pour satisfaire tout le monde. De combien de passagers parles-tu ? – Cinq ou six par vol, répondit Jiayuan, un peu gêné. Xiaohang s’esclaffa avant d’ajouter : – Les données sont donc un peu différentes. Tes voyageurs seraient aussi sans doute bien plus riches que les nôtres. Quels seraient leurs besoins ? En bon professionnel du tourisme, Xiaohang avait su d’emblée cerner le cœur du problème. – Ils seront certainement plus riches, confirma Jiayuan, et nombre d’entre auront sans doute l’expérience de croisières. Quant à leurs besoins… – Vous devriez pouvoir tirer parti de l’environnement, le coupa Xiaohang, avec déjà une idée en tête. L’observation du Soleil, de la Terre, des étoiles… Nous invitons régulièrement sur nos bateaux des scientifiques, pour des conférences de vulgarisation. En astronomie, par exemple, sur l’art et la manière de se repérer en mer dans l’hémisphère sud, sans l’étoile polaire pour se guider… Comment trouver la Croix du Sud et ainsi de suite… Ça plaît beaucoup, surtout au public cultivé. Il y a tant à dire sur l’Univers… Ce serait peut-être une idée à creuser ? Le Soleil, la Terre et les étoiles se verraient à travers les hublots. Oui, c’était effectivement une idée à creuser songea Jiayuan avec une pointe d’excitation. 55

Vaisseau spatial géolunaire

– Il faudrait surtout miser sur les phénomènes astronomiques bien connus du grand public mais qui ne s’observent pas depuis le sol, ajouta Xiaohang en suivant le fil de son raisonnement.

*** Tandis que Lingyu était abîmée dans ses pensées, une voix douce et préenregistrée retentit dans ses écouteurs : – Bonjour à tous. Nous nous dirigeons vers la Lune selon le plan de vol prévu. Comme vous pouvez le constater, le Soleil est actuellement à notre droite. Nous vous recommandons de ne pas le fixer des yeux trop longtemps sans les lunettes de protection que vous trouverez dans l’un des accoudoirs de votre siège. Vous pouvez également régler le niveau de filtrage du hublot à son maximum grâce au bouton adéquat. Lingyu s’extirpa de son siège et se dirigea vers la droite, près de Muhammad. À travers les lunettes, le Soleil brillait d’un rouge intense. La voix reprit : – Le Soleil est une étoile tout à fait ordinaire à l’échelle de l’Univers. En son centre règne une pression et une température effroyablement élevées, sources de formidables réactions de fusion nucléaire produisant une quantité de lumière phénoménale. En regardant attentivement sa surface, vous remarquerez des taches, les fameuses taches solaires. Des télescopes spéciaux appelés coronographes permettent d’observer la couronne solaire, c’est‑à-dire la couronne de gaz qui entoure le Soleil, ainsi que des zones plus brillantes qui semblent en jaillir, les sièges des éruptions solaires. Les instruments très sensibles permettent de distinguer d’immenses jets de gaz chargé électriquement, du plasma, qui projettent de la matière dans le système solaire, et que l’on appelle des éjections de masse coronale. Ces phénomènes sont particulièrement fréquents quand l’activité solaire atteint son paroxysme, ce qui se produit tous les onze ans environ. Ils sont invisibles depuis le sol, raison pour laquelle les télescopes solaires sont embarqués à bord de satellites. De notre position privilégiée dans 56

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l’espace, vous aurez tout loisir d’observer en détail la beauté sauvage et intimidante du Soleil. Mais n’oubliez pas vos lunettes de protection ! Et si vous voulez en savoir davantage sur notre étoile, nous vous invitons à visionner les films de notre vidéothèque qui lui sont consacrés. Merci pour votre attention ! Lingyu regagna son siège et, plutôt qu’un documentaire sur le Soleil, choisit de regarder un bon vieux blockbuster racontant une difficile et fictive colonisation de Mars. Le film terminé, elle régla son siège à l’horizontale. Tout en se disant que le niveau de confort dépassait en fait celui d’une classe affaires d’un long-courrier, en raison du bruit et des vibrations plus faibles, elle sombra tranquillement dans un doux sommeil.

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– Ce qui est important, ça ne se voit pas… Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince

Le second jour de vol se passa tout aussi bien que le premier. Grâce aux nombreux documentaires didactiques que stockait la vidéothèque, les passagers avaient pu consolider et acquérir de nouvelles connaissances sur l’Univers, la voie lactée, le système solaire, Saturne, Jupiter, Vénus, Mars et bien entendu la Lune. Lingyu avait été particulièrement conquise par la présentation de la voie lactée. Elle avait déjà eu la chance de pouvoir l’observer dans des conditions exceptionnelles deux fois dans sa vie : la première au Tibet, près de Lhassa, lors d’un voyage organisé, une nuit que leur guide les avait conduits dans une vaste étendue éloignée des lumières de la ville ; la deuxième au Chili, lors d’un autre séjour organisé, durant lequel une nuit entière avait été dévolue à l’observation, ou mieux, à la contemplation de la voie lactée. Et cette fois encore, elle ne pouvait s’arracher du hublot, tant 59

Arrivée sur la Lune

elle demeurait subjuguée par la profusion de toutes les étoiles étonnamment visibles dont elle est constituée. Finalement, le temps passant, le sol lunaire apparut dans toute sa majesté, avec ses cratères et ses vastes plaines, ou plutôt ses mers, pour reprendre leur dénomination astronomique. L’un des pilotes demanda aux passagers de regagner leur place et de boucler leur 60

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ceinture, dans la perspective de l’arrimage imminent. Le vaisseau se trouvait de nouveau en gravité nulle. Tout juste de légères vibrations, et voilà qu’il était connecté à la station orbitale de transit lunaire. L’opération, toute entière automatisée et éprouvée par de nombreux vols, était parfaitement routinière. Le pilote invita les passagers à gagner le sas de sortie. Lingyu, flottant en apesanteur, fut cette fois encore la dernière à pénétrer dans la station. La décoration faisait la part belle à des photos de la Lune ou de passagers posant fièrement sur son sol. Le groupe n° 3090, en fin de son séjour, patientait déjà dans l’attente du retour vers la Terre. La lueur qui brillait dans les yeux des voyageurs ne laissait aucun doute sur le sentiment de félicité qui les habitait. La station orbitale de transit lunaire était conçue sur le même modèle que son homologue terrestre. Avec le souci d’économie qui avait présidé aux origines du projet, et sous l’hypothèse d’une bonne dizaine de rotations par jour, Jiayuan avait saisi tout l’intérêt de la standardisation et de l’automatisation du système, tant pour les manœuvres durant le vol que pour assurer à moindre frais les tâches de maintenance et de remplacement des pièces. Un certain nombre de détails différait cependant, comme la capsule de secours, ici spécifiquement conçue pour se poser sur la Lune plutôt que pour retourner sur la Terre. En cas de problème, le personnel avait pour instruction de monter à son bord et de rejoindre le site d’alunissage proche de l’hôtel, plus adapté à de longs séjours et mieux équipé sur le plan médical.

*** Sur Terre, lors de sa conquête de nouveaux territoires, l’humanité s’est toujours efforcée de rechercher et d’occuper les meilleurs sites : les plus fertiles, les plus riches en ressources, jouissant d’un climat tempéré et de précipitations régulières, dotés de voies d’eau navigables et de havres où pouvaient s’abriter les bateaux. Mais sur la Lune ? Quels étaient les endroits les plus adaptés à la construction d’un hôtel de tourisme ? 61

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Ayant très tôt réfléchi à cette importante question, Jiayuan était parvenu à une première conclusion évidente : pas sur la face cachée ! Mais encore ? Sur l’hémisphère sud ou l’hémisphère nord ? Sur l’équateur de la Lune ? Au centre du centre, c’est‑à-dire au point de latitude et longitude lunaires nulles ? Un peu plus à l’est ? À l’ouest ? Dans le doute, Jiayuan avait dressé la liste de tous les paramètres à prendre en considération, en les classant par ordre de priorité. Il fallait d’abord pouvoir alunir, ce qui poussait à cibler une grande zone plate, autant dire une mer. L’absence de relief faciliterait aussi la construction des bâtiments ainsi que le déplacement des véhicules. Sans parler des forages pour extraire des oxydes, matière première importante entrant dans la production du propergol, ou autres minéraux et éléments à utiliser sur place. Oui, décidément, le choix d’une mer s’imposait, d’autant que sur un plan touristique, il permettrait de bénéficier d’une vue aussi dégagée que possible sur la Terre ! Mais il ne fallait pas opter pour un lieu de latitude trop élevée. Si depuis la Terre, la Lune paraît se lever, se mouvoir et se coucher du fait de la rotation de notre planète sur elle-même, la Terre occupe la même position quand elle est vue depuis la Lune. Avec pour effet qu’une latitude importante obligerait à beaucoup lever la tête pour la regarder. Trop fatiguant ! Il fallait donc choisir une bande de latitude moyenne, n’excédant pas disons 30 ou 40 degrés. Et en latitude nord de préférence, afin que le pôle Nord de la Terre se présente au spectateur en haut et le pôle Sud en bas, exactement comme sur les mappemondes ! Une cerise sur le gâteau pourrait être la proximité relative, à une vingtaine ou une trentaine de kilomètres, d’une chaîne de montagnes lunaires. Les clients de l’hôtel bénéficieraient ainsi d’une vue unique sur un paysage découpé au premier plan, avec la Terre en arrière-plan. Un paysage d’une beauté saisissante, unique et émouvante ! Autre point important à prendre en compte, celui de la protection des touristes contre le rayonnement cosmique en provenance du Soleil ou d’ailleurs. Les connaissances acquises au fil du temps montraient 62

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que le flux de particules à haute énergie croisant l’orbite de la Lune était comparable à celui mesuré au-dessus de la magnétosphère terrestre. En d’autres termes, il était supportable pour un homme convenablement protégé. Le rayonnement en provenance du Soleil variait selon son cycle d’activité de onze ans. Au maximum du cycle, alors que les éruptions solaires étaient les plus fréquentes et les plus intenses, le flux pouvait atteindre mille fois sa valeur moyenne. Pour s’en protéger à bon compte, autant disposer une barrière naturelle par un choix judicieux de l’emplacement de l’hôtel. En réfléchissant à la question, Jiayuan se souvint de la découverte, quelques années auparavant, d’espèces de cavités souterraines, résultant vraisemblablement d’une coulée de lave lors de la formation de la Lune. Après avoir étudié les données télémétriques pertinentes, puis emprunté à l’Académie chinoise des sciences une carte de la zone à deux mètres de résolution, son choix se porta finalement sur une caverne ou un renfoncement situé à l’est de la mer des Pluies, à environ 40 degrés de latitude nord et 7 degrés de longitude ouest. En construisant l’hôtel près de cet endroit, la caverne pourrait servir de refuge en cas d’intense éruption solaire, l’alerte étant donnée à l’avance grâce aux services de suivi terrestres. La cavité pourrait également protéger des chutes de météorites, relativement fréquentes et assez dangereuses sur la Lune, du fait qu’elles ne sont pas freinées et disloquées par l’atmosphère. Une chaîne de montagnes, située à une vingtaine de kilomètres au sud-est, découperait en outre un paysage magnifique. Et dernier argument de poids, en explorant la baie des Arcs-en-ciel voisine, le véhicule motorisé Chang’e 3 avait détecté une source abondante d’oxydes. Et c’est ainsi que fut choisi le lieu de construction de l’Hôtel de la Mer des Pluies !

*** Lingyu et ses compagnons de voyage furent invités à enfiler de nouveau une combinaison spatiale, à pénétrer chacun leur tour dans la capsule d’alunissage et à gagner leur siège, marqué du même 63

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numéro que lors des précédentes étapes, celui qu’ils avaient étrenné dans la capsule lors du départ de la Terre. Les habitacles des deux capsules étaient conçus sur le même modèle général, avec des sièges disposés sur deux étages, ceux du niveau supérieur étant réservés aux deux pilotes. Un léger choc suivi d’une accélération marqua le départ de la station de transit, pour un voyage qui les mènerait sur la surface de la Lune en deux heures environ. À travers un petit hublot latéral, Lingyu devina plus qu’elle ne vit différents cratères défiler rapidement sous ses yeux. Elle comprit que la capsule se trouvait déjà très près de la surface lunaire. Détail distrayant, les passagers pouvaient suivre les échanges radio entre les pilotes et une tierce personne qui supervisait l’alunissage. Du côté du hublot, le paysage ne variait guère, si ce n’est que la partie centrale d’un grand cratère vers lequel ils se dirigeaient se transformait en une plaine, de laquelle émergeaient de nouveaux cratères, tous à peu près de même altitude. Puis Lingyu ressentit une décélération progressive : la capsule ralentissait et descendait désormais verticalement. Les techniques de contrôle automatisées autorisaient un point d’alunissage à la précision du mètre, soit une précision bien meilleure que lors d’un retour sur Terre. Cela tenait à l’absence d’atmosphère sur la Lune, et donc de vent, qui permettait des mesures du champ gravitationnel beaucoup plus fiables. Par le hublot, Lingyu vit que le vaisseau se rapprochait toujours plus d’une sorte de conteneur cylindrique. Elle distinguait les reflets des gaz incandescents sortant de la tuyère, mais, contrairement à ce qu’elle aurait pu attendre, ne voyait pas virevolter de poussière, pourtant abondante à la surface de la Lune. Enfin, le vaisseau se posa tout en douceur, dans une ultime et très légère vibration. Le conteneur cylindrique, d’une dizaine de mètres de diamètre, servait de site de décollage et d’alunissage pour la capsule lunaire. Cette installation permettait de limiter au maximum les effets de la poussière lunaire, omniprésente, très pénétrante et nocive tant pour 64

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les passagers que pour les moteurs. Un couvercle d’étanchéité, positionné au sommet du conteneur, se refermait sitôt la capsule alunie, le transformant de fait en sas. Une atmosphère artificielle calquée sur celle de la Terre était alors progressivement insufflée, afin que les passagers puissent respirer sans appareillage. Une voix retentit bientôt dans les écouteurs de Lingyu : – Chers passagers du groupe n° 3130, bienvenue à l’Hôtel de la Mer des Pluies ! Nous vous invitons à ôter votre masque et à quitter la capsule. Bien que Lingyu ait maintes fois anticipé cet instant, elle ne put retenir son émotion. Encore allongée sur son siège, les mains croisées sur la poitrine, songeant à son père qui s’était battu des années pour construire cet hôtel, et qui n’avait pas pu y séjourner lui-même, elle versa quelques larmes en murmurant : – J’y suis, Papa. Ton vœu est exaucé… Elle resta ainsi recueillie le temps que les autres passagers s’extirpent de la capsule, selon le même mode opératoire que lors de l’arrivée à la station de transit terrestre. Petite différence, les passagers se sentaient plus légers, peut-être même trop légers, car ils sautaient plus qu’ils ne marchaient. Quand vint son tour, suivant sagement les conseils des pilotes, Lingyu sortit de la capsule en s’aidant des poignées disposées çà et là. Le conteneur débouchait sur un couloir bien éclairé, très haut de plafond, afin que les passagers, encore peu habitués à leur soudaine légèreté, ne se cognent pas trop souvent la tête ! Des œuvres d’art et des photographies décoraient ce couloir, toutes en rapport avec la Lune. Diverses personnalités avaient posé devant l’objectif durant leur séjour à l’hôtel – dont au moins un chef d’état en retraite. Après avoir marché environ 500 mètres, distance optimale pour relier en toute sécurité le site d’alunissage à l’hôtel proprement dit, les passagers parvinrent à la réception. Un groupe de voyageurs y achevait leur check-out, qui consistait pour l’essentiel à régler les consommations empruntées au minibar. 65

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Le moindre verre doit coûter un prix astronomique ! songea Lingyu. Pour des raisons bien compréhensibles, aucun bagage volumineux n’était autorisé. Chaque client pouvait amener au plus deux kilos avec lui, principalement des sous-vêtements et des articles de toilettes. L’hôtel fournissait tout le reste. – Bye bye, enjoy your time, lança un Anglais sur le départ, en croisant le groupe qui arrivait. Quand vint son tour de s’enregistrer, Lingyu eut droit à des égards particuliers : – Bienvenue à l’Hôtel de la Mer des Pluies, Madame Xiao. Sachez que nous avons reçu pour instruction de vous réserver l’une de nos meilleures chambres. Après quelques explications, l’hôtesse tendit une carte qui faisait office de clef. Se confondant en remerciements, Lingyu s’en saisit puis se dirigea vers la chambre qui lui avait été attribuée.

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6 Hautes tensions

La septième planète fut donc la Terre. Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince

L’Hôtel de la Mer des Pluies comptait 120 chambres, réparties en 12 étages de 10. Toutes offraient une vue sur la Terre ; toutes étaient équipées d’une salle de bain indépendante et d’un petit télescope. Certaines étaient meublées d’un lit simple, d’autres d’un lit double. En tant qu’invitée de marque, Lingyu disposait d’un grand lit pour elle seule. Ultime clin d’œil paternel, la décoration de sa chambre suivait la thématique du Petit Prince. Mais après avoir ouvert la porte de sa chambre, son attention fut d’abord et surtout attirée par la large baie vitrée qui, dans l’obscurité de la nuit environnante, laissait porter le regard sur une « pleine terre » gigantesque, un disque terrestre entier, au moins quatre fois plus étendu qu’une pleine lune observée à l’œil nu depuis la surface de notre planète. Elle réfléchissait une telle 67

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quantité de lumière solaire, qu’elle éclairait la chambre en dépit de la nuit locale. Le souffle coupé par la magnificence du spectacle, Lingyu resta longtemps immobile, incapable de détourner le regard. Elle séjournait 68

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Hautes tensions

au meilleur moment, c’est‑à-dire pendant les deux jours que durait la phase de pleine terre. Un cyclone se formait dans l’Atlantique et approchait des côtes du golfe du Mexique, lequel se découpait avec netteté. Couverte au nordouest, l’Amérique du Nord était plus dégagée ailleurs ; le sud-ouest laissait entrevoir des déserts aux sols très colorés. L’Amérique du Sud n’était voilée que de rares nuages ; la cordillère des Andes se distinguait clairement, du nord au sud, se prolongeant toujours plus bas en Argentine, jusqu’à se perdre dans le lointain, en direction de l’Antarctique. De la glace brillait dans la zone polaire… Côté Pacifique, Hawaï entrait dans son champ de vision… Lingyu s’assit au bord de son lit, une nouvelle fois submergée par l’émotion. Un tel spectacle faisait oublier tous les problèmes de la vie. Voilà ce que son père aurait voulu voir, songea-t-elle, avant de fermer les yeux et de lui adresser une nouvelle pensée particulière.

*** – Il faut pouvoir ouvrir la nuit ! répéta le directeur général Xiao Jiayuan avec force. Dans la grande salle de réunion de la Compagnie du tourisme lunaire, la discussion battait son plein. Cela faisait maintenant une petite dizaine d’années que Jiayuan s’était retiré du secteur public. À près de 70 ans, il tenait encore fermement la barre du projet, qui se développait selon le rythme prévu. Dans quelques mois, la station orbitale de transit terrestre accueillerait les premiers passagers, lesquels embarqueraient pour de simples orbites autour de la Lune, dans une phase d’exploitation préliminaire. Cinq ans plus tard, ils pourraient se poser et séjourner à l’hôtel, dont la construction serait achevée. Avec un problème toutefois : le prix du billet estimé restait beaucoup trop élevé, autour de cinq millions de dollars. Ce coût trop important résultait pour l’essentiel d’un problème d’alimentation en énergie, qui obligerait à fermer l’hôtel et à rapatrier le personnel 69

Hautes tensions

pendant la nuit lunaire. Or cette période au cours de laquelle la face visible de la Lune est plongée dans l’obscurité dure environ quatorze journées terrestres de 24 heures ! Le taux de remplissage global de l’hôtel s’en trouverait automatiquement réduit d’autant. – Il faut pouvoir ouvrir la nuit ! martela encore D. G. Xiao Jiayuan. Et pas seulement pour des raisons économiques, mais aussi pour des raisons touristiques… Au beau milieu de sa nuit, en effet, la Lune se trouve en effet pile sur l’axe défini par la Terre et le Soleil, quelque part entre ces deux astres. Vue de la Lune, la Terre est alors pleine, offrant au regard un disque entier, et non un simple croissant. Comme la Terre tourne sur elle-même en 24 heures, toutes les régions du globe seraient en outre visibles par les touristes séjournant à ce moment-là… – Renoncer à la nuit lunaire, c’est perdre la meilleure occasion de contempler la Terre, insista D. G. Xiao Jiayuan. Impensable ! Ouvrir l’hôtel pendant la nuit lunaire, oui, mais comment ? Les premières discussions sur la production d’énergie en l’absence de soleil au sol avaient dégagé deux axes de réflexion principaux. L’implantation, d’abord, d’une petite centrale nucléaire à proximité de l’hôtel. Tout portait à croire, en effet, que la technologie propre à la conception et à la construction de telles mini-centrales serait mise au point dans un avenir proche, et que l’une de ces centrales puisse être installée sur la Lune à échéance de cinq à dix ans. Mais comment garantir une sécurité infaillible ? Il était à craindre que l’option nucléaire ne rebute la plupart des clients potentiels… L’autre piste consistait à capter l’énergie du Soleil par une centrale solaire en orbite autour de la Lune, puis à renvoyer cette énergie à l’aide d’une technologie sans fil. Une telle option avait longtemps été envisagée pour satisfaire de manière écologique aux besoins énergétiques sur Terre, mais avait toujours buté sur les problèmes de transmission : elle passait par des micro-ondes à très hautes fréquences, très dangereuses pour le vivant, et n’avait à ce jour pas trouvé de solution sûre. Par son absence d’atmosphère, toutefois, la Lune permettait d’éviter 70

L’Hôtel de la Mer des Pluies

Hautes tensions

diverses complications, telles que les interactions de ces ondes avec l’ionosphère, ce qui laissait espérer qu’une technologie de ce type puisse alimenter l’hôtel en énergie. Surgissait toutefois un problème de coût. Exposer durablement les panneaux solaires aux rayons du Soleil nécessitait en effet de les positionner sur une orbite lunaire assez élevée, ce qui étendait d’autant la zone balayée par les microondes nocives. Il faudrait donc construire de vastes et onéreuses antennes de réception sur le sol lunaire, puis réacheminer l’énergie vers les lointaines installations habitées. Ainsi, la solution nucléaire pêchait par la sécurité, quand la solution solaire manquait de viabilité économique. De nombreux membres du groupe de travail s’étaient donc déclarés pour l’abandon de l’exploitation de l’hôtel durant la nuit, soit la moitié du temps. Quant aux besoins en énergie durant le jour, ils seraient assurés par des panneaux solaires installés au sol, à proximité de l’hôtel. – Impensable ! Alors quelle serait la solution ? Revenant aux projets inaboutis de centrales solaires en orbite autour de la Terre, Jiayuan songea que les micro-ondes avaient été à l’origine envisagées comme vecteur d’énergie en raison de leur capacité à percer les couches nuageuses. Mais il n’y avait pas de nuages sur la Lune… Et une solution lumineuse lui frappa soudain l’esprit… Il suffisait tout simplement de positionner en orbite lunaire des miroirs qui réfléchiraient la lumière vers des panneaux solaires disposés au sol près de l’hôtel. Car cette fois, quand bien même une partie de la lumière réfléchie atteindrait la zone habitée, elle resterait sans danger pour les clients : le lieu serait un peu plus éclairé, voilà tout ! Comme sortant d’une longue rêverie, Jiayuan se leva et se dirigea vers un tableau devant l’assemblée ébahie. De quelques traits de craie, il dessina un disque qu’il hachura à demi pour symboliser la nuit lunaire, puis traça autour lui une orbite elliptique : – Sauf erreur, un réflecteur positionné à 3 000 kilomètres en orbite devrait bénéficier d’une exposition directe au Soleil 99 % du temps… 71

Hautes tensions

Après une petite pause, il ajouta : – Il faudrait que les miroirs et les panneaux solaires soient orientables, bien entendu. Avec des miroirs orientables en orbite, la centrale solaire au sol déjà envisagée pourrait recevoir de la lumière durant la nuit. Environ cinq à six heures par période de 24 heures, compte tenu de divers paramètres. Il faudrait simplement augmenter le nombre de panneaux solaires et le nombre de batteries de stockage initialement prévus. – Last but not least, la solution du réflecteur solaire devrait coûter beaucoup moins cher que le passage par les hautes fréquences, ajouta Jiayuan en guise de conclusion.

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7 Home Sweet Home

– Quand tu regarderas le ciel, la nuit, puisque j’habiterai dans l’une d’elles, puisque je rirai dans l’une d’elles, alors ce sera pour toi comme si riaient toutes les étoiles. Tu auras, toi, des étoiles qui savent rire ! Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince

Lingyu dormit jusqu’à l’aube, ou plutôt celle qui se serait levée sur Pékin si elle avait encore été sur Terre. De fait, en s’allumant automatiquement et très progressivement, la lumière de la chambre s’efforçait d’imiter au mieux le lever du Soleil. Selon les règles édictées par la Compagnie du tourisme lunaire, les voyageurs en provenance de Chine devaient pouvoir bénéficier d’un service en langue chinoise, avec des horaires de repos et de repas calqués sur l’heure de Pékin. Selon le même principe, les voyageurs en provenance des États-Unis se voyaient servis par un personnel anglophone, sur un horaire déterminé par l’Eastern Time Zone, le fuseau 73

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en vigueur de l’est du pays. Idem pour les principaux pays européens comme l’Angleterre, la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, ou non européens comme la Russie et le Japon, pour ne citer qu’eux. En conséquence, l’hôtel avait dû se doter d’une équipe particulièrement polyglotte ! 74

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Home Sweet Home

Après un brin de toilette, Lingyu se rendit au restaurant. Les passagers d’un même groupe s’y retrouvaient en général pour un petit-déjeuner commun, occasion de mieux faire connaissance et d’échanger leurs impressions de voyage. Muhammad n’y était pas, sans doute parce qu’il dormait encore en raison des quatre heures de décalage de son pays avec la Chine. Après avoir choisi au buffet ses mets et boissons de prédilection, Lingyu revint s’asseoir face à celle qu’elle avait baptisée « la célibataire ». Celle-ci arbora un grand sourire et engagea la conversation : – Bonjour Madame, je m’appelle Zhou Cheng, mais vous pouvez m’appeler par mon prénom international : Orange. Orange était tout simplement la traduction anglaise de Cheng. Âgée d’une trentaine d’années, le visage avenant au teint très clair, elle paraissait sûre d’elle et bien dans sa peau. – Orange est un joli nom, répondit Lingyu en souriant. Orange enchaîna aussitôt : – J’adore voyager ! C’est d’ailleurs pour cette raison que je ne suis pas encore mariée. Ainsi je suis libre comme l’air et vais partout où j’ai envie ! – Tu as déjà dû en voir du pays, pour te choisir aujourd’hui une destination aussi éloignée que la Lune. – C’est peu de le dire ! J’ai déjà fait le tour du monde… Pour la Lune, mes parents m’ont aidé à boucler le budget, bien trop élevé pour moi, mais sur Terre je me débrouille en publiant des articles et des livres sur mes voyages. Non sans une pointe fierté, elle ajouta : – Peut-être as-tu entendu parler de Ma vie au Zimbabwe ? Ou de Bienvenue au Svalbard ? Lingyu, qui n’avait jamais entendu parler de ces deux ouvrages, était trop bien élevée pour décevoir son interlocutrice : – Le Svalbard ? Oui, ça me dit quelque chose… – C’est un archipel quasi-désert situé à proximité du pôle Nord, précisa Orange. Je suis une sorte d’exploratrice… 75

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– J’imagine que voyager où aucun touriste ne met les pieds coûte assez cher ? – C’est vrai ! Un séjour d’un mois dans les zones les plus reculées d’Afrique m’est revenu à près à deux cents mille dollars. Je me suis d’ailleurs servi de cet argument pour convaincre mes parents de m’offrir le billet pour la Lune. Il n’équivaut après tout qu’à une vingtaine de voyages en Afrique ! Sur le ton de la confidence, elle ajouta : – Entre nous, ça reste tout de même un peu cher… Surtout avec le supplément pour les séjours durant la pleine terre. Cela dit, je ne regrette pas. Quel spectacle ! Quelle émotion de découvrir ainsi notre Home Sweet Home… Lingyu approuva d’un signe de tête, avant de se confier à son tour : – En ce qui me concerne, c’est mon père qui a réservé ce voyage, il y a déjà une dizaine d’années. C’est lui qui a supervisé toute l’infrastructure du tourisme lunaire. Comme il savait qu’il ne verrait pas la fin du projet de son vivant, il m’a en quelque sorte déléguée pour exaucer son vœu le plus cher : séjourner comme un touriste sur la Lune. Orange fit mine d’applaudir à tout rompre : – Nous devons tous mille remerciements à ton père pour tout le soin et les petites attentions qu’il a portés à l’hôtel. Il y a même un petit télescope dans ma chambre. Je l’ai utilisé hier pour observer l’Amérique du Nord. La neige sur les montagnes se voyait très bien. Soudain plus excitée, elle ajouta : – D’ailleurs, j’y pense… La Chine sera visible dans quelques minutes… J’avais prévu d’aller au Grand télescope. On y va ensemble ? Devant la mine interrogative de Lingyu, Orange précisa : – Mais oui. Il y a dans l’hôtel un observatoire équipé d’un puissant télescope, construit par l’Académie des sciences, pour assurer différentes missions automatisées. Il est aussi à la libre disposition des touristes. Allez, viens !

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L’observatoire se situait au bout du couloir du rez-de-chaussée. À condition d’en faire la demande à l’avance, précaution qu’avait prise Orange, un guide pouvait aider les touristes à manipuler le télescope. C’était d’ailleurs enfantin : il suffisait d’indiquer sur un clavier le lieu que l’on souhaitait regarder, bien souvent la ville ou la région d’origine de l’aspirant observateur. Après avoir converti ce lieu en latitude et longitude, un logiciel pointait l’instrument dans la direction adéquate, faisait une mise au point et renvoyait en temps réel l’image sur un grand écran. Avec ses deux mètres d’ouverture, la Lune se situant à 380 000 kilomètres de la Terre, le télescope pouvait distinguer des détails de l’ordre d’une centaine de mètres. Orange et Lingyu, toutes deux pékinoises, voulurent naturellement observer la capitale. Le télescope la localisa en un clin d’œil. La météo était bonne, de même que la qualité de l’air. Les deuxième, troisième et quatrième boulevards périphériques se distinguaient très clairement. Orange repéra très vite son logement, du côté de Vanshoulu, grâce au cours d’eau qui coulait à proximité. – La rivière Kunyu, précisa-t-elle avec émotion. Bientôt, Lingyu dénicha elle aussi la maison familiale, non loin de Zhongguancun, la « silicon valley chinoise », au nord-ouest du quatrième périphérique. Sa mère devait se trouver à l’intérieur, attendant le coup de fil lunaire qu’elles avaient prévu de se passer à 10 heures, fuseau de Pékin. Le guide attira leur attention sur le fait que l’image se décalait lentement vers la droite : – Preuve que la Terre tourne bien d’ouest en est ! Orange aperçut soudain des points lumineux convergeant vers une zone du nord-est. – Des avions en approche de l’aéroport Pékin-Capitale, précisa le guide. Il leur montra des points similaires au sud de la ville. – Des avions en approche de l’aéroport Daxing ! devina Orange. 77

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Aucun satellite artificiel ne pouvait offrir une telle perspective sur la Terre. Notre planète telle que la verrait des extraterrestres. Dans la peau d’une extraterrestre, voilà le point de vue qu’il faut que j’adopte pour mon futur récit de voyage, songea Orange en aparté. Mais déjà les deux femmes devaient céder la place à d’autres membres de leur groupe, en l’occurrence les deux époux, qui souhaitaient observer leur propre ville d’origine, Weihai, dans la province du Shandong.

*** À 10 heures comme convenu, Lingyu appela sa mère, qui lui demanda aussitôt : – Alors, comment ça va ? La voix de sa mère lui parvenait avec clarté d’autant plus étonnante qu’elle avait voyagé 380 000 kilomètres. Les deux interlocutrices avaient été prévenues que leur conversation se tiendrait avec un léger décalage, précisément le temps que mettrait le signal à parcourir la distance Terre-Lune à la vitesse de la lumière. Après une question, il fallait donc compter un délai d’une seconde et demie pour qu’elle parvienne à l’oreille de la correspondante, puis encore une seconde et demie pour que la réponse arrive à bon port. – Ça va très bien. J’ai été traitée comme une reine. Papa est encore dans tous les esprits. Trois secondes plus tard, elle sentit comme un pâle sourire éclairer le visage de sa mère : – Dire qu’il est parti depuis dix ans déjà… Une chance qu’il ait pu te réserver ce voyage… Conformément aux instructions données par la Compagnie, sa mère s’interrompit à son tour, afin de laisser le temps à son message de parvenir jusqu’à la Lune. – Et sais-tu Maman que nous sommes ici au beau milieu de la nuit lunaire ? On voit la Terre éclairée par le Soleil qui est derrière nous. C’est magnifique ! Elle est bleue, bien plus belle et grande que 78

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la Lune. Tout à l’heure, j’ai vu notre maison à travers un télescope. Et dire que maintenant je te parle au téléphone… C’est fantastique ! Pressentant que sa mère voudrait parler à son tour, elle se tut. Trois secondes plus tard, la voix familière retentit de nouveau : – Je pense que tu t’es arrêtée de parler pour que je réponde. Il fait très beau ici, pas un nuage dans le ciel. Je suis heureuse que tu aies pu voir notre maison. Ton père avait beaucoup insisté et bataillé sur les questions énergétiques, à l’époque, pour que l’hôtel puisse rester ouvert pendant la nuit, tu sais. Justement parce qu’il pensait que les voyageurs souhaiteraient voir leurs lieux familiers éclairés par le Soleil le plus longtemps possible. Il répétait toujours qu’il rêvait de faire comme le Petit prince. Ah ah, quel grand enfant… – Je comprends mieux ce qu’il voulait dire depuis que je suis ici, rétorqua Lingyu. Je n’arrive pas à décoller mon regard de la baie vitrée. C’est vraiment superbe… De fait, tout en téléphonant, elle contemplait l’intégralité du disque terrestre. Le littoral oriental de la Chine, ainsi que les îles de Taïwan et de Hainan se découpaient distinctement. Le Sichuan et le Yunnan, en revanche, se cachaient sous une épaisse couche nuageuse. Ciel clair sur le Qinghai… Elle ne s’en laissait pas… Soudain, au sud-est de l’île de Hainan, elle crut apercevoir de grandes gerbes d’étincelles… Très probablement dues au décollage d’une fusée qui emportait avec elle une nouvelle fournée de touristes vers la station de transit… De son côté, sa mère poursuivait : – Vraiment ? Pour toute la conception, ton père était guidé par son imagination. Mais sa motivation profonde venait du Petit prince. Lingyu approuva : – Des illustrations rappelant le livre décorent les murs de ma chambre. On y voit le Petit prince, son mouton, le renard, une rose… En grand sur un mur se lisait en chinois et en français cette inscription : « 当你仰望天空时, 那天晚上, 因为我住在其中一颗星星上, 你将拥有这颗会笑的星星。 79

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Quand tu regarderas le ciel, la nuit, puisque j’habiterai dans l’une d’elles… Tu auras, toi, des étoiles qui savent rire ! » Ces quelques mots lui procurèrent à cet instant une sensation de profonde plénitude. Maman qui me regarde depuis la Terre, et moi qui lui souris depuis la Lune… Savoir que quelqu’un vous aime sur un astre lointain, c’est un peu comme posséder cet astre tout entier, non ? Dans cet hôtel conçu par son père, les voyageurs voyaient ou devinaient à très grande distance ceux qu’ils aimaient, et se savaient aimés en retour. L’immensité de ce sentiment était proprement intersidérale ! – Tu rêves ? lui demanda sa mère. – Un peu, avoua Lingyu. Les dix minutes de conversation téléphonique qui leur avaient été allouées approchaient de leur terme. – Je t’aime, conclut Lingyu.

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Puis, mélancolique : – C’est bien plus loin… c’est bien plus difficile… Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince

Alors qu’il concevait les grandes lignes de son projet touristique, Xiao Jiayuan s’était rendu compte que le plus grand obstacle à surmonter, avec le transport et l’énergie, serait celui du système de télécommunications. Sachant que la Lune se trouve en moyenne à 380 000 kilomètres, et jusqu’à 400 000 kilomètres à son point le plus éloigné, soit environ 11 fois la distance de la Terre à une orbite géostationnaire, la technologie de transmission par micro-ondes classiquement utilisée nécessitait des antennes paraboliques de 35 à 70 mètres de diamètre sur le sol terrestre et d’au moins deux mètres sur la Lune. Avec dans ces conditions un débit qui ne dépasserait pas les deux mégabits par seconde, soit une durée de deux minutes pour transmettre une photo 81

Télécommunications

haute résolution – autant dire une misère. Or la centaine de clients de l’hôtel devrait pouvoir utiliser l’email, les systèmes de messagerie, la visioconférence, etc. Un si faible débit ne répondrait sûrement pas à la demande ! Ce besoin d’un moyen de communication efficace, qui se ferait en réalité sentir dès la phase de construction de l’hôtel, pour coordonner les différents acteurs plus ou moins automatisés, ne pourrait pas 82

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Télécommunications

être couvert par les grandes agences spatiales : n’ayant pas vocation à œuvrer pour le secteur privé, elles réservaient leurs grandes stations terrestres de transmissions aux programmes gouvernementaux. Apparut ainsi naturellement la nécessité de créer un système propre à répondre aux besoins de communications du tourisme lunaire, tant durant la phase de construction que d’exploitation. Fort de ces premières conclusions, Jiayuan s’était une nouvelle fois tourné vers un ancien camarade de promotion, Ren Shibiao, qu’il avait invité à prendre le thé un dimanche après-midi. Ce professeur à l’Université des postes et télécommunications de Pékin était l’un des rares connaisseurs d’une technologie de transmission spatiale qui, par chance, se développait alors : la télécommunication optique, dite aussi transmission par laser. Son principe consistait à encoder l’information à transmettre dans un faisceau laser établi entre l’émetteur et le récepteur. Soit par un faisceau direct, si aucun obstacle ne venait faire écran entre l’émetteur et le récepteur, soit par un faisceau réfléchi par un ou plusieurs miroirs, s’il fallait qu’une trajectoire en boule de billard contourne l’obstacle. Ainsi, par des satellites relais judicieusement positionnés, un objet en orbite lunaire pourrait communiquer même quand il se trouvait du côté de la face cachée de la Lune. Autres avantages dans l’absolu : plus besoin d’antennes gigantesques au sol, en raison de l’étroitesse du faisceau laser, et un débit beaucoup plus important que par la transmission micro-ondes classique. Inconvénient : la technologie n’était pas encore tout à fait au point. Aussi, les politesses à peine expédiées, Jiayuan en vint-il au cœur du sujet : – Penses-tu qu’au rythme des progrès actuels, le laser puisse être utilisé à brève ou moyenne échéance pour communiquer entre la Terre et la Lune ? Shibiao rassembla ses pensées, embarrassé. Une quarantaine d’années plus tôt, il avait lui-même questionné un professeur sur la possibilité de communiquer avec les satellites par voie optique. Les 83

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micro-ondes régnaient alors en maîtresses, et l’optique ne se concevait que dans les fibres du même nom. Après l’avoir regardé comme s’il était fou, son professeur lui avait demandé s’il envisageait sérieusement de relier les satellites depuis le sol à un câble… Cela dit, les choses avaient beaucoup évolué ces dix dernières années… – Pour te dire, des transmissions par laser menées à titre expérimental entre la Terre et des satellites atteignent aujourd’hui les 5 gigabits par seconde, soit un débit bien supérieur aux 600 mégabits par seconde des micro-ondes. Devant l’étincelle engageante qui jaillit dans les yeux de son vis-àvis, Shibiao poursuivit : – La météo constitue le principal problème. Tout va bien quand il fait beau ; rien ne va plus en cas de nuages. Pour te résumer la situation, disons que les transmissions laser sont plus adaptées aux communications dans l’espace qu’aux communications passant par la Terre. Le visage de Jiayuan s’assombrit. Rien à espérer de neuf sur ce point d’ici dix ans : l’obstacle atmosphérique perdurerait. Et il s’agissait d’une barrière physique, tenant aux longueurs d’ondes très courtes des ondes lumineuses, pas d’une barrière technique. – Quand les données ne sont pas très volumineuses, reprit Shibiao, une solution consiste à n’utiliser le laser que pour la transmission inter-spatiale, puis convertir en micro-ondes pour le passage terrestre. – C’est une idée, admit Jiayuan. Elle fonctionnerait au moins durant la phase de construction de l’hôtel, et peut-être même durant sa phase d’exploitation. Après tout, nous n’aurons toujours qu’un nombre relativement faible de personnes sur la Lune. – Mais dans ce cas, les micro-ondes ne suffisent-elles pas ? s’enquit Shibiao. Sache que mon laboratoire a participé à la construction d’une antenne de 65 mètres de diamètre dans le cadre du projet d’exploration lunaire Chang’e… – Certes, l’interrompit Jiayuan, mais en tant que projet privé nous ne pourrons pas bénéficier des infrastructures publiques du 84

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Télécommunications

gouvernement… Nous passerons par des sociétés de service commerciales, ce qui nous pousse à trouver la voie la plus économique et la plus performante possible. – Dans cette perspective, les transmissions optiques présentent un avantage certain pour toutes les communications purement spatiales. Entre un satellite en orbite géostationnaire et la Lune, par exemple. – Oui, une chance que la Lune soit dénuée d’atmosphère… Après avoir réfléchi quelques instants, Shibiao envisagea l’embryon d’une solution complémentaire : – Tu pourrais largement atteindre le gigabit par seconde en installant sur Terre des stations de réception laser au sommet d’immenses tours, qui dépasseraient le plus possible les zones denses de l’atmosphère. – Ce serait vraiment réalisable ? demanda Jiayuan qui doutait fortement de la possibilité de construire des tours aussi hautes. – Je sais que l’Académie des sciences planche sur un projet d’étude de la stratosphère comprenant la construction d’une tour de plus de 10 kilomètres de haut au sommet du Mont Kunlun. Elle servira à d’assise à un radar laser, capable d’observer en permanence l’espace jusqu’à 100 kilomètres d’altitude sans être perturbé par les basses couches atmosphériques. Une lueur nouvelle éclaira le regard de Jiayuan : – Vraiment ? Dans ce cas, peut-être pourrions-nous y louer un emplacement pour déposer nos équipements ? Au moins dans un premier temps… Car si la technologie tient ses promesses, il faudra construire la nôtre. Son financement ne devrait pas poser trop de problème à notre échelle… Songe que le coût de la construction d’un vaisseau géolunaire devrait avoisiner le milliard de yuans… Shibiao opina : – Si l’argent n’est pas un problème, cela devrait pouvoir se faire. Tu pourrais commencer par financer une partie de l’étude entreprise par l’Académie des sciences, afin d’accélérer le mouvement. Quitte à convertir en micro-ondes dans un premier temps… 85

Télécommunications

– Oui, approuva Jiayuan d’un air soudain joyeux, nous progresserons par étapes.

*** – Attention Muhammad, début de la session vidéo dans trois secondes… deux… un… go ! – Chers amis internautes bonjour ! Comme vous pouvez le constater, je suis actuellement dans ma chambre d’hôtel à 380 000 kilomètres de la Terre. Vous ne pouvez pas voir la Lune en regardant le ciel depuis chez vous, car c’est la nuit ici, mais j’ai devant les yeux la magnifique boule bleue qui vous porte. Il se tut pour que ses spectateurs puissent admirer au mieux la vue qu’il partageait avec sa caméra numérique… Lui-même ne s’en laissait pas… La Terre brillait dans toute sa majesté, le Moyen-Orient au centre. C’était le début de matinée là-bas… Le désert jaune de la péninsule arabique se détachait clairement, entre la mer Rouge et la mer d’Arabie. Le golfe Persique était aussi très visible. Les Émirats arabes unis, sa société internet partenaire, se trouvaient sous ses yeux, ainsi que ses annonceurs et amis internautes, de son pays ou non. La voix du réalisateur de l’émission le tira une nouvelle fois de sa rêverie : – C’est parti pour trois minutes de pub ! Tout en portant des regards réguliers à l’horloge numérique disposée non loin, Muhammad but un gorgée d’eau et fit quelques mouvements d’étirement. – Retour antenne dans cinq secondes, quatre, trois, deux, un, go ! – Quinze jours plus tôt, la situation aurait été bien différente. J’aurai vu la Terre plongée dans le noir de votre nuit, ne distinguant que la lumière des grandes villes ou les éclairs des orages. De votre côté, dans un ciel sans trop de nuages, vous auriez pu admirer le beau disque de la pleine lune. En visant en haut à gauche de l’hémisphère nord, en bordure d’une vaste étendue appelée la mer des Pluies, vous 86

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auriez peut-être même pu deviner le relief du cratère près duquel l’hôtel est bâti. Après avoir marqué une pause, il ajouta : – Que je puisse communiquer par vidéo avec vous à une telle distance est incroyable quand on y pense ! Savez-vous comment les images sont transmises à la Terre ? Par voie lumineuse après conversion du signal vidéo. Plus précisément, grâce à un faisceau laser d’un mètre de diamètre établi entre une station à proximité de l’hôtel et le sommet d’une tour haute de 15 kilomètres, bâtie dans la partie ouest de la Chine. La construction la plus élevée du monde ! Un ascenseur permet d’accéder à son sommet pour installer et entretenir du matériel, dont le télescope laser qui capte les signaux originellement issus de ma chambre. L’information est ensuite transmise par câble vers une station au bas de la tour, puis par internet jusqu’à chez vous. Ce dispositif permet de diffuser simultanément le flux de dix vidéos haute résolution comme la nôtre. Autant dire un débit plus que suffisant pour répondre aux besoins des 120 clients de l’hôtel… – C’est reparti pour trois minutes de pub ! Le regard tourné vers son horloge numérique, Muhammad songea qu’il allait être temps de conclure pour aujourd’hui : sa société partenaire n’avait loué que 20 minutes quotidiennes de flux vidéo. – Retour antenne dans cinq secondes, quatre, trois, deux, un, go ! – Chers amis internautes, je vais enfiler tout à l’heure une combinaison pour une sortie en extérieur. Au programme, visite de la centrale électrique et du site de production d’oxygène liquide. Je filmerai, bien entendu, même si les vidéos ne seront diffusées que demain. À bientôt !

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Le petit prince, alors, ne put contenir son admiration : – Que vous êtes belle ! – N’est-ce pas, répondit doucement la fleur. Et je suis née en même temps que le soleil… Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince

Conformément au programme prévu, les cinq touristes du groupe de Lingyu se retrouvèrent à 15 heures, fuseau de Pékin, pour les visites guidées. Ils revêtirent les combinaisons conçues pour les sorties hors des locaux d’habitation. Blanches, bien ajustées et rendues assez légères par les progrès en matière d’isolation thermique, elles se complétaient d’un casque et d’un sac à dos contenant le système de survie. Parvenus à l’extérieur, ils marchèrent plutôt lentement, ne sautillant qu’à peine, alourdis malgré tout par le poids de leur équipement. Au loin se découpait clairement la chaîne des montagnes bordant l’est de la mer des Pluies. Le ciel noir luisait du feu d’innombrables 89

Activités de plein air

étoiles. La Terre se situait à environ 40 degrés dans le quart sud-est du ciel, si brillante qu’elle en éclairait le sol lunaire. Sa seule lumière suffisait au petit groupe pour progresser. Les visites des centres de production d’électricité et d’oxygène étaient toujours inscrites au programme durant les nuits lunaires. Durant la journée, le paysage était beaucoup plus contrasté. 90

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Activités de plein air

L’hôtel avait été construit à partir de restes de sol lunaire issus de la production d’oxygène. Comprimé et en épaisseur suffisante, ce matériau de construction résistait aux impacts des micrométéorites atteignant le demi-millimètre de diamètre. La Terre faisant bouclier, et sa gravité déviant une grande partie du danger, l’hôtel était de ce point de vue plus à l’abri que s’il avait été bâti sur l’autre face de la Lune. De grands refuges souterrains avaient été aménagés à proximité, en cas de pluies de météorites ou de risque de collision par des corps célestes de dimension plus importante. Pour des raisons thermiques, afin de réfléchir au mieux la lumière du jour lunaire, les murs extérieurs avaient été peints en blanc. Durant la nuit, cette couleur reflétait également la lumière solaire réfléchie par la Terre, offrant ainsi un surcroît d’éclairage à moindre coût. Le petit groupe approcha d’une voiture lunaire électrique, semblable à un grand véhicule tout-terrain décapotable terrestre, dans lequel ils montèrent un à un à la suite de leur guide et chauffeur. L’engin commença à rouler à faible allure. Ses roues étaient recouvertes de filets métalliques qui, en s’enfonçant et en adhérant au sol, l’empêchaient de décoller. Tandis qu’ils approchaient de la centrale solaire, distante d’à peine cinquante mètres de l’hôtel, le guide prévint ses passagers : – Vous allez voir, dans quelques minutes le réflecteur en orbite va nous renvoyer la lumière du Soleil. C’est que ce n’est pas si facile de bénéficier de ses rayons dans une nuit qui dure 14 jours ! De vastes panneaux solaires posés au sol et reliés à une série d’accumulateurs apparurent bientôt dans leur champ de vision. Soudain, presque au même moment, s’éleva lentement au-dessus de l’horizon lunaire un brillant engin volant, faisant penser à un soleil miniature. Lingyu et ses compagnons furent aussitôt enveloppés d’une douce chaleur, tandis que le sol s’éclairait peu à peu. Bientôt, les panneaux de la centrale baignèrent dans la lumière. De petits moteurs leur permettaient de s’orienter automatiquement de manière à présenter une surface optimale. La luminosité augmentait à mesure que le soleil 91

Activités de plein air

artificiel montait. En raison de la relative étroitesse du faisceau lumineux, les alentours restaient plus sombres. Le spectacle était fascinant. – À 3 000 kilomètres d’altitude, reprit le guide, orbite autour de la Lune un satellite dont la principale fonction consiste à réfléchir les rayons du Soleil en direction de la centrale durant la nuit. Il est constitué d’une centaine de miroirs, tous orientables indépendamment les uns des autres, formant une surface d’une centaine de mètres carrés. À une telle altitude, faire en sorte que ce réflecteur orbital vise toujours l’endroit désiré avait été une vraie gageure. Si la position de la centrale solaire au sol permettait de calculer l’orientation générale à donner aux miroirs, les inhomogénéités du sol lunaire rendaient l’orbite sujette à des perturbations pratiquement aléatoires. Faute de pouvoir les anticiper, il fallait donc calculer les corrections à apporter aux orientations en temps réel. Sur ce point, un miroir fixe, disposé sur la centrale au sol, permettrait par retour des rayons solaires sur le réflecteur orbital de déterminer quasi-instantanément le défaut de justesse éventuel de la visée, et de procéder le cas échéant à aux petits ajustements nécessaires. – Durant la nuit lunaire, à raison d’un survol de 5 à 6 heures par 24 heures du réflecteur orbital, la centrale produit les 80 kilowatts nécessaires à l’éclairage, au maintien de la température et au système biocycle. – Qu’est-ce que c’est que ce système biocycle ? demanda quelqu’un. – Le recyclage de tout ce qui concerne les déchets biodégradables : restes alimentaires, eaux usées, excréments, etc. Sur la Lune, l’eau est une ressource des plus vitales : il est important de ne pas la gaspiller ! Après avoir laissé le temps aux passagers d’apprécier le spectacle, le chauffeur et guide dirigea le véhicule vers le centre de production d’oxygène. Le problème du propergol, composé de deux ergols, à savoir de l’oxygène et, dans une proportion huit fois moindre en masse, de l’hydrogène, avait aussi nécessité de longues réflexions. Il en fallait au décollage pour s’affranchir de la gravité terrestre, ensuite pour 92

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Activités de plein air

gagner l’orbite de la première station de transit, puis durant le voyage de la Terre à la Lune, puis à l’alunissage, enfin pour le trajet retour. Comme il était difficile d’en embarquer autant à moindre coût depuis la Terre, il valait mieux le produire autant que possible sur la Lune. À cette fin, sachant qu’il est très facile d’extraire de l’oxygène et de l’hydrogène de l’eau, une première idée consistait à se rendre à proximité du pôle sud pour y chercher de la glace, tapie à l’ombre de cratères où le soleil ne brille jamais. Malheureusement, pour diverses raisons pratiques et commerciales, l’hôtel devait être construit dans une zone de latitude moyenne, près d’une plaine assez vaste. Comme le coût de construction d’un système de transport entre le pôle sud et l’hôtel pour acheminer les ergols était beaucoup trop élevé, il avait fallu se résoudre à trouver une autre solution. Les missions d’exploration lunaire engagées depuis des décennies, et notamment par les Chinois, avaient fourni quantité d’informations très précieuses sur la question. Si la composition du sol lunaire diffère selon les lieux, entre les mers et les cratères, par exemple, elle reste toujours riche en oxydes, comme des oxydes de fer, de titane, etc., dont l’oxygène représente environ 40 pour cent du poids. Les calculs avaient montré qu’il suffisait de savoir extraire ne serait-ce que 10 pour cent de cette fraction pour satisfaire à tous les besoins en oxygène. – Résolution avait donc été prise de procéder à cette extraction, conclut le guide. Le véhicule était arrivé près de ce qui ressemblait à une mine à ciel ouvert, d’un kilomètre carré environ, bordée de diverses installations. – Pour des raisons énergétiques, le centre ne fonctionne que durant le jour lunaire, ce qui suffit amplement à couvrir les besoins. Il ne produit que de l’oxygène. Comme il faut beaucoup moins d’hydrogène, il est finalement apparu plus simple de l’importer depuis la Terre. Le véhicule commença à faire lentement le tour du centre, permettant ainsi aux touristes de le filmer ou de le prendre en photo sous tous les angles. 93

Activités de plein air

Son exploitation était entièrement automatisée. Sauf intervention impossible à réaliser autrement, le personnel de surveillance et d’entretien opérait à distance. La production reposait sur le principe de la distillation. En chauffant le matériel lunaire à haute température par énergie solaire, une partie de l’oxygène qu’il contenait était vaporisée, puis, une fois ainsi séparée, condensée par refroidissement. Comme il faisait – 150 degrés à l’ombre sur la Lune, il suffisait en fait d’abaisser cette température d’encore 30 degrés pour obtenir de l’oxygène liquide. D’abord recueilli dans des récipients étanches, eux-mêmes ensuite transférés sur chariots automatisés vers la zone de lancement, cet oxygène était versé dans de grands conteneurs où il restait stocké jusqu’à utilisation.

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Il était une fois un petit prince qui habitait une planète à peine plus grande que lui, et qui avait besoin d’un ami… Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince

Dans le temps même où Xiao Jiayuan songeait à se retirer du secteur public pour se lancer dans le tourisme lunaire, l’une des plus grandes sociétés de capital risque américaine décidait de renforcer sa présence en Chine. Spécialisée dans le financement de start-up, la Berton Partners accompagnait de jeunes entreprises vers un succès toujours espéré, ce qui se traduisait en réalité par une faillite, dans environ 70 cas sur cent, par de bonnes perspectives de développement à long terme, dans près de 20 cas sur cent, par une honnête introduction en bourse, dans peut-être 10 cas sur cent, et par un monumental jackpot, pour les cas restants. Elle était dirigée par un grand sorcier de l’investissement, Jack Vince, qui avait en son temps misé sur les Apple, Google et autres Facebook, bien avant que ces 95

Financements

sociétés n’aient atteint le niveau de notoriété qui fut le leur par la suite. Ce matin-là, le grand patron avait rendez-vous avec un jeune et ambitieux collaborateur d’origine chinoise nommé Mike Lee, qui avait demandé à le voir. 96

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Financements

– Viens, assieds-toi. Après avoir étudié à l’Université Tsinghua, puis à l’Université de Pennsylvanie, Mike avait d’abord été cadre dans diverses sociétés internet avant d’intégrer la Berton Partners. Son exil américain ne l’avait pas empêché de garder un œil sur son pays d’origine et de suivre le formidable essor des sociétés chinoises qui résultait, pour l’essentiel, de l’entreprenariat individuel joint au développement de l’internet voulu par le gouvernement. Il savait mieux que personne qu’une nouvelle terre d’opportunités se profilait en Chine pour les sociétés comme la Berton Partners. – Tu ne viens pas me proposer d’ouvrir une société de capital risque en Chine au moins ? – Désolé que vous m’ayez deviné, patron, répondit Mike sur le même ton de plaisanterie. Vous allez me virer ? Après de longues années passées dans le milieu professionnel américain, Mike en connaissait les codes. Le principal ? Être aussi direct que possible. Plus on tourne autour du pot, moins on s’exprime clairement, plus on fait mauvaise impression. – Non seulement je ne vais pas te virer, répondit Jack en arborant un demi-sourire mystérieux, mais je vais même t’augmenter ! – Ah Ah ! Mais pourquoi donc ? Laissez-moi deviner… Mike se dit que Jack avait déjà pris la décision de l’envoyer en Chine pour y développer des programmes d’investissement. Comme c’était là ce qu’il souhaitait, la part chinoise qu’il conservait en dépit de son acclimatation américaine lui conseilla de louvoyer… – Voyons, deux de mes entreprises ont réussi leur entrée en bourse. J’imagine que cette augmentation vient récompenser ces bons résultats. – Il y a un peu de ça, admit Jack, mais je pensais surtout à de nouvelles opportunités chinoises… La Berton Partners disposait déjà de bureaux à Hong Kong qui suivaient de près le marché chinois. Comme Mike, cet avant-poste n’avait rien raté de l’évolution fulgurante des secteurs émergeants et 97

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de l’immense potentiel de développement de nombreuses idées novatrices. Le grand patron en avait été informé… Mais les choses n’étaient pas aussi simples… Le marché manquait peut-être d’encore un peu de maturité… Il n’était pas évident qu’une société américaine puisse opérer seule… Des réticences d’ordre politique pourraient s’élever, par exemple, du fait des différences socioculturelles entre les deux pays… Bref, Jack avait élaboré une stratégie. Comme il y avait de toute façon avantage à mutualiser les risques, l’idée serait de s’associer à égalité avec une partie chinoise, elle-même composée d’un ou plusieurs associés… Sur la base disons d’un milliard de dollars d’apport pour chacune des deux parties… – Tu l’auras compris, mon cher Mike, ta mission consisterait à chercher un capital d’un milliard en Chine et à monter une structure commune avec la nôtre. Tu y serais responsable du milliard de dollars chinois et moi du milliard de dollars américain. Nous t’y placerions à sa tête, en nous partageant le pouvoir décisionnel à 60 % pour toi et 40 % pour moi. Avec la petite augmentation de ton salaire dont je te parlais. Qu’en dis-tu ? Jack lui accordait une grande marge de manœuvre en Chine à charge d’y trouver un milliard de dollars. L’idée était doublement astucieuse, car outre la mutualisation des risques, ce financement bilatéral offrirait du même coup la protection du gouvernement chinois. Mike mourait d’envie d’accepter le défi qui lui était lancé, mais n’était pas du tout certain de pouvoir réunir un fonds aussi important, surtout rapidement. D’un autre côté, comment aurait-il pu rater une occasion pareille ? À une franche réponse à l’américaine, cette fois encore, il préféra une prudence toute orientale : – Permettez-moi de réfléchir à cette excellente proposition. Je vous donnerai ma réponse d’ici deux jours… – Comme tu voudras ! J’espère que tu ne laisseras filer cette opportunité… Tu as l’âge des grands projets !

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L’avion atterrit en douceur sur l’une des pistes de l’aéroport… Déjà le cinquième retour au pays pour Mike Lee en six mois… Il s’apprêtait à rejoindre le quartier des affaires de Pékin, où se trouvaient les bureaux de la Berton China, la joint-venture imaginée par Jack, dont l’existence était désormais officielle. Par précaution, elle n’employait encore que cinq personnes, toutes chargées de nouer les premiers contacts avec des investisseurs potentiels. Grâce à leur travail et au sien, Mike avait déjà reçu des accords de principe sur une somme de 3 milliards de yuans, dont 500 millions avaient déjà été effectivement versés. Avant cela, la Berton Partners avait pour sa part déboursé une somme initiale de 100 millions de dollars, un point important pour Mike et ses collaborateurs, qui pouvaient ainsi montrer le sérieux du projet à ses potentiels investisseurs chinois. Il retournait aujourd’hui à Pékin sur la demande de Li Ming, le membre de l’équipe qui avait le secteur spatial privé sous ses attributions. Mike connaissait très bien cet ancien camarade de classe de son frère, diplômé de l’Université du Peuple de Chine, qui travaillait depuis longtemps dans des sociétés d’investissement. Un type très efficace. – Mike, j’ai entendu parler d’un projet qui me paraît du plus haut intérêt. Par cette approche très directe pour un employé chinois, Mike fut heureux de constater les effets de l’état d’esprit américain qu’il s’efforçait d’insuffler à ses troupes. Ici, contrairement aux autres sociétés financières, pas de grand discours, pas de bureaucratie, pas même de costume-cravate ! – De quoi s’agit-il ? – D’un projet de développement du tourisme spatial avec construction d’un hôtel sur la Lune. Mike sursauta. Un tel objectif était-il seulement réalisable ? Grand amateur du spatial lui-même, il suivait dans ses grandes lignes les progrès technologiques constants du secteur. Et il savait très bien qu’en dépit des promesses de telle ou telle agence spatiale, nul humain n’était retourné sur la Lune depuis plus d’une vingtaine d’années. 99

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– L’affaire paraît très sérieuse, ajouta promptement Ming. Elle est portée par un vétéran des programmes spatiaux gouvernementaux. Il a élaboré un programme détaillé qui mérite à mon avis toute notre attention. – Un vétéran ? Cet homme du passé serait-il homme d’avenir ? Mike savait que la réussite d’une entreprise dépendait avant tout de celui qui était à sa tête. Il ne fallait pas se tromper sur ce point crucial. – Il se nomme Xiao Jiayuan, précisa Ming. C’est l’ingénieur en chef responsable de l’aérospatial chinois. – Et il aurait le temps de s’occuper de construire un hôtel sur la Lune ? demanda Mike, l’air dubitatif. – Disons qu’il le prendrait. Il envisage de demander à partir en retraite après son prochain lancement. Je pense vraiment que vous devriez le rencontrer… Mike acquiesça d’un signe de tête. Comme Ming paraissait soudain hésitant, il demanda : – Quoi d’autre ? – Hem… Il faut que vous sachiez que le financement sera, hem, assez substantiel… – Substantiel combien ? Mike avait l’habitude de financer le démarrage d’entreprises à hauteur de quelques millions de yuans, allez cent millions au maximum. – Hé bien… Disons vingt milliards les cinq premières années, cent milliards pour les cinq suivantes, et heu… pas de retours attendus avant au moins dix ans. – Hon, hon, répondit Mike. Et à combien se monteraient ces retours ? – Selon les premières estimations, en dépit d’un hôtel fermé la moitié du temps pour cause de nuit lunaire, en tablant sur un billet à sept millions de yuans par personne, un séjour de six jours voyage inclus, le chiffre d’affaires avoisinerait les 70 milliards de yuans annuels… 100

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Financements

Ming marqua une pause, visiblement beaucoup plus détendu après cette partie délicate du discours. – Il convient d’ajouter, estimé P.D.G. Lee, heu, Mike, que ce projet offre l’avantage de se scinder en un sous-projet qui pourrait être développé et exploité indépendamment. Un système de télécommunications par laser, en l’occurrence, dont une première mouture pourrait entrer en fonction d’ici cinq ans… Mike hocha la tête en comprenant a posteriori la nervosité de Ming. C’était là une très grosse affaire. Il fallait au moins que la Berton China y jette un œil, ne serait-ce que pour juger de la viabilité du projet. Il faudrait sûrement remonter jusqu’au siège américain pour des sommes de cette ampleur… Réfléchir également à un financement par étapes… Si le projet était bien défini, on pourrait envisager une introduction en bourse à mi-parcours afin de lever des fonds… Qu’était-ce après tout que quelques milliards par an quand des sociétés internet pouvaient en débourser des dizaines sur une seule opération ? Au fond, ce projet faisait encore figure de nains parmi les géants… Oui, il y avait quelque chose à faire… – OK, transfère-moi le dossier et prends-moi rendez-vous avec ce Xiao Jiayuan, conclut Mike.

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Alors, toutes les étoiles, tu aimeras les regarder… Elles seront toutes tes amies. Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince

Xiao Jiayuan et Mike Lee se rencontrèrent dans les bureaux pékinois de la Berton China. À bien des égards, cette jonction entre l’architecte spatial visionnaire et le représentant de la puissance financière fut historique. Les deux hommes firent connaissance sans souci de courtoisie excessive, toujours plus préoccupés d’efficacité que du suivi exhaustif des règles de politesse. Néanmoins, sans doute tendus par l’importance des enjeux, ils se sentirent au début comme deux chefs d’état conversant de manière faussement informelle devant une nuée de journalistes. – Jiayuan, pourquoi vous lancer dans le tourisme lunaire alors que le tourisme en orbite proche se développe à peine ? 103

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– C’est vrai, d’ici deux ou trois ans, le tourisme de banlieue terrestre entrera dans sa phase d’exploitation. Mais en orbite proche, à part ressentir les effets de la microgravité, les touristes n’auront pas vraiment l’impression de quitter la Terre. La Lune fera autrement rêver… Voir notre planète depuis un autre astre procurera une sensation 104

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incomparable… D’autant que la technologie nécessaire est sur le point d’aboutir ! Il faut donc se préparer dès maintenant… – Mais cela ne fait-il pas déjà plus de 50 ans que l’homme est capable d’aller sur la Lune ? – Vous avez raison, les Américains y sont allés durant la Guerre froide, mais pour des motifs exclusivement politiques. Pourquoi personne n’y est retourné depuis ? Pourquoi le programme Apollo n’a jamais été dépassé ? L’humanité a plutôt reculé sur ce point… – Allons, allons, répondit Mike du tac au tac, Les Américains projettent de retourner sur la Lune et même d’envoyer des hommes sur Mars ! – Ah, ah, Mike, parlez-moi donc du voyage sur Mars, répondit Jiayuan avec une assurance qui frôlait l’impertinence. Voilà encore une mission spatiale où il ne s’agit que de montrer ses muscles… Elle restera sans lendemain tant qu’une activité commerciale ne viendra pas garantir des retours sur investissement… Exactement comme pour le programme Apollo ! Non, je ne crains pas cette concurrence… – Et la concurrence vers la Lune ? Vous ne pensez pas que des sociétés privées américaines puissent aussi développer leurs propres services de tourisme ? – Elles auraient intérêt à le faire, répondit Jiayuan en songeant à tous les opérateurs privés qui se mettaient déjà en ordre de marche sur divers objectifs spatiaux, et c’est bien pour cette raison qu’il ne faut pas traîner ! Pas fâché d’en être arrivé à ce point de la discussion, il poursuivit sur sa lancée : – Si j’excepte certains projets martiens commercialement non pertinents, nous avons la chance que la plupart des sociétés américaines visent les premières pépites, à savoir le tourisme spatial en orbite proche. La NASA a bien un projet de retour habité sur la Lune, mais c’est la NASA, assujettie comme toujours aux aléas politiques. Le gouvernement chinois avait également commencé à réfléchir au sien, avant de l’arrêter lui aussi… 105

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Jiayuan leva les bras au ciel en signe de fatalisme avant de reprendre avec enthousiasme : – Le marché du tourisme lunaire a un potentiel énorme. Quand bien même les Américains s’y lanceraient, nous aurions aussi intérêt à en être, quitte à viser chacun notre clientèle locale. Je parie pour ma part que nous n’arriverons pas satisfaire la demande ! Jiayuan se tut, voyant Mike abîmé dans de profondes réflexions. Après un certain temps, ce dernier éleva une objection : – Je présume que les sociétés spatiales américaines qui visent aujourd’hui les pépites les plus accessibles, comme vous dites, une fois les premières caisses de lingots engrangées, seront ensuite très bien placées sur le plan technique et financier pour étendre leur rayon d’action et gagner la Lune. En y allant directement, nous aurons besoin d’engager un capital beaucoup plus important tout en courant beaucoup plus de risques… – C’est vrai, approuva Jiayuan, mais nous aurons pris de vitesse ces sociétés tandis qu’elles étaient occupées ailleurs. La Chine ne peut rater une opportunité pareille. Et si ces sociétés nous rattrapaient ensuite, le marché serait assez vaste pour tous. En fait… Il marqua une pause et se pencha en avant pour souligner l’importance de son propos : – En fait, grâce à notre avance, nous pourrions leur proposer une association, un partenariat plutôt qu’une concurrence effrénée… Jiayuan avait visé juste… – Comme vous le savez, répondit Mike, la Berton China est une société d’origine américaine. Cette coopération que vous proposez ne pourra que rassurer en haut lieu… – J’ai aujourd’hui 60 ans, reprit Jiayuan, avec derrière moi une carrière qui a beaucoup souffert des lourdeurs administratives. Après tout, je peux vous l’avouer, mon rêve a toujours été de sortir l’humanité de son berceau terrestre pour qu’elle essaime dans le système solaire. Y compris sur Mars ! Mais il faut être réaliste : à mon âge, je ne peux plus que viser la Lune. Et je peux le faire… Oui, je peux 106

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envoyer les premiers touristes autour de la Lune dans dix ans. Et leur faire poser le pied dessus dans quinze… Sans qu’il l’ait voulu, un début de larmes lui était monté aux yeux. – Merci Jiayuan, déclara Mike en affectant de ne rien voir du trouble de son interlocuteur. Vous l’ignorez sans doute, mais j’ai une petite formation d’ingénieur et j’ai lu la partie technique de votre dossier. Même si je ne suis pas du tout spécialiste du spatial, il m’a paru dans le domaine du faisable… Il y a toutefois un point que je voudrais discuter avec vous… – Bien sûr, répondit Jiayuan en se redressant, je vous écoute… – Ne serait-il pas possible de dégager des premiers profits sur certains points durant la phase de construction ? Jiayuan y avait déjà réfléchi. Ce n’était pas évident… Il y avait toutefois une petite opportunité : – Peut-être sur les télécommunications… Entre la construction des fusées, des stations orbitales de transit, des vaisseaux géolunaires, des capsules d’alunissage, de l’hôtel, de la centrale solaire et du centre de production d’oxygène, nous aurons besoin d’un solide système de communication spatial indépendant. Celui-ci pourrait être proposé moyennant finances à tous ceux qui en auraient besoin. Une première version pourrait être mise en service d’ici cinq ans… Mike parut satisfait de la réponse, même s’il la connaissait en fait depuis que Ming, son collaborateur, lui avait brièvement exposé le projet. Mais c’est avec une autre idée en tête qu’il avait posé la question : – En parlant de coopération plutôt que de concurrence effrénée… Et si nous construisions un vaisseau géolunaire, avant les stations de transit, nous pourrions peut-être nous arrimer à la station spatiale internationale ? Et vendre ainsi plus rapidement des billets pour un voyage en orbite lunaire ? Pour tout dire, Jiayuan n’y avait pas pensé… Il n’y voyait pas de problème technique particulier, hormis peut-être une escale de transit 107

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plus longue, du fait de l’hétérogénéité des systèmes qui n’auraient pas été conçus spécifiquement… – Mais c’est là une excellente idée !

*** Grâce à la solidité de l’étude technique préliminaire et à la garantie financière rapidement apportée par la Berton China, la Compagnie du tourisme lunaire put être fondée sitôt Xiao Jiayuan retiré du secteur public. Il en devint directeur général et ingénieur en chef, tandis Mike Lee fut nommé président du conseil d’administration. Durant la première phase du projet, de l’argent frais put être comme prévu récupéré par la location des satellites de télécommunications optiques à divers opérateurs spatiaux de divers pays. La NASA, par exemple, les utilisa sur un projet de véhicule automatisé expédié près du pôle sud de la Lune en vue d’y ramener de la glace. Ce type d’apport contribua à limiter les coûts du système de transmissions par laser, qui parvint à assurer un débit de 10 gigabits par seconde. En raison de son utilisation de plus en plus touristique, la station spatiale internationale fut revendue à une société commerciale créée pour l’occasion, ce qui facilita d’autant son ouverture au projet de la Compagnie. Des voyageurs qui avaient acheté un billet pour la station se virent proposer de compléter leur périple par quelques tours de la Lune, moyennant un surcoût de 30 pour cent. Sitôt que le groupe n° 1 du vaisseau géolunaire n° 1 eut bouclé ses premières orbites, plus de cent nouvelles réservations furent enregistrées, ce qui, là encore, contribua à alléger le financement de la construction des vaisseaux suivants. Quelque temps plus tard, les activités de télécommunication spatiale de la Compagnie furent introduites en bourse, opération qui remporta un vif succès. Le pactole ainsi dégagé fut aussitôt réinvesti dans la construction d’une tour stratosphérique, haute de 15 kilomètres, au sommet d’une montagne de 4 500 mètres d’altitude, dans 108

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la province du Qinghai. Ce pan du projet bénéficia aussi de financements apportés par des partenaires qui, pour des raisons diverses, souhaitaient déposer des instruments ou appareillages sur la plateforme de 500 mètres carrés juchée en haut de la tour. Une fois achevée, cette monumentale construction allait rapidement constituer un repère emblématique de la Chine… Du moins jusqu’à ce que d’autres pays demandent à s’en faire bâtir une, comme les États-Unis, à Hawaï, ou le Portugal, aux Açores… Entre-temps, la station orbitale de transit terrestre fut inaugurée, et accueillit bientôt des capsules ou des vaisseaux originaires d’une variété de pays. La compagnie en profita pour fêter ses dix ans. Le très estimé D.G. Xiao Jiayuan disparut peu après… Cinq ans plus tard, la station orbitale de transit lunaire, les capsules d’alunissage et l’hôtel étaient entrés en première phase d’exploitation – durant la journée lunaire seulement. Cinq ans plus tard encore, le réflecteur faisant office de soleil artificiel orbitait autour de la Lune, et l’Hôtel de la Mer des Pluies ouvrait sans interruption.

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ÉPILOGUE

Toutes les grandes personnes ont d’abord été des enfants. Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince

Sur le vol de retour entre la Terre et la Lune, Lingyu ressortit la lettre que lui avait écrite son père avant sa mort, la posa sur la tablette jointe à son siège et la lut une nouvelle fois : « Ma chère Lingyu, Je vais bientôt mourir… Il y a maintenant déjà plus de dix ans que je m’efforce d’arracher le secteur spatial à l’emprise politique des états. Sans doute cette institutionnalisation était-elle inévitable en Chine du fait de la pauvreté du pays dans les années soixante et soixante-dix, mais ce n’était pas le cas dans d’autres pays ! Sans doute l’espace est-il stratégique en matière de défense nationale, mais il ne doit pas servir qu’à cela ! Comme d’autres ailleurs dans le monde, je cherche à faciliter l’accès au système solaire à l’espèce humaine, à le mettre à portée des gens plus ordinaires. Et les mécanismes de marché sont indispensables pour y parvenir. Sans intégration à l’activité économique des pays, ou plutôt du monde, l’espace ne s’ouvrira jamais à un large public. 111

Épilogue

Bien menée, j’en suis convaincu, cette intégration débouchera sur la quatrième révolution industrielle. Si je t’écris tout cela, c’est pour que tu comprennes à quoi ton papa songeait et ce qu’il faisait toutes ces années, quand tu ne le voyais pas beaucoup, quand il paraissait absent même quand il était là. Au 112

L’Hôtel de la Mer des Pluies

Épilogue

moment où tu ouvriras cette lettre, l’hôtel devrait être pleinement opérationnel, et la Terre entière visible depuis la nuit lunaire. Comme tu le sais, regarder notre planète depuis un autre astre était mon rêve le plus cher. J’aurais tant aimé me glisser dans la peau de ce Petit prince qui, voyageant de corps célestes en corps célestes, découvrit que sa rose était aussi ordinaire qu’unique, et retourna sur son astéroïde pour s’en occuper à jamais. Nous autres, humains, pouvons prendre conscience de notre ­petitesse en voyant la Terre de loin. Pas de trop loin, comme de la planète Mars, qui nous ferait la voir comme un simple point parmi d’autres. Non, à la distance idéale de la Lune, qui laisse à portée ta maison, tes semblables… Au-delà des frontières, au-delà des cultures, vous êtes tous maîtres du destin de la Terre. Vers quel avenir allez-vous la mener ? Un séjour à l’Hôtel de la Mer des Pluies te sera offert quand tu ouvriras cette lettre. J’espère ainsi que tu accompliras mon rêve ! Ton papa qui t’aime. »

*** Lingyu pénétra de nouveau dans la station orbitale de transit terrestre. Comme les autres passagers, elle revêtit sa combinaison spatiale puis, le moment venu, gagna son siège dans la capsule de retour sur Terre. Une secousse très légère marqua le départ. Des vibrations de plus en plus fortes et des flammes visibles à l’extérieur accompagnèrent la rentrée dans l’atmosphère. Un choc plus violent : l’ouverture des parachutes. Le calme de la capsule qui glisse doucement dans l’air… L’impact de l’atterrissage. – Bienvenue à la maison, chers passagers, nous espérons que vous avez fait bon voyage. Veuillez encore rester sur vos sièges une demiheure, le temps de vous réaccoutumer à la gravité terrestre. Une trentaine de minutes plus tard, les passagers sortirent en file indienne de la capsule, accueillis par un personnel toujours aussi affable, qui espérait bien les revoir un jour dans la grande cité spatiale 113

Épilogue

que la Compagnie projetait de construire bientôt, très au-delà de la Lune. Une fois sur le sol, Lingyu releva la visière de son casque, embrassa du regard la plaine qui se déployait jusqu’à l’horizon, puis leva les yeux au ciel… – Voilà ton rêve accompli, mon cher Papa… – … et je suis revenue saine et sauve ! ajouta-t-elle par-devers elle, en poussant un grand soupir de soulagement. Elle se sentait différente… Ce changement l’affecterait-il durablement ? L’avenir le dirait…

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L’Hôtel de la Mer des Pluies

POSTFACE À L’ÉDITION CHINOISE

Le dernier chapitre a été écrit d’une seule traite. Sitôt Lingyu revenue sur Terre saine et sauve, je me suis senti soulagé d’un grand poids. Cette histoire m’a obsédé pendant presque un mois sans interruption. Impossible de la chasser de mon esprit, il fallait que je l’écrive. Je l’ai tapée très vite, beaucoup trop vite sur mon clavier. Que de fautes de frappe à corriger ! Mais la chose la plus importante pour moi était de la consigner et de la partager. Les opinions du personnage principal sont les miennes. Comme Jiayuan, j’ai travaillé de longues années sur des projets spatiaux et, comme lui encore, j’avais l’impression, sans pouvoir mettre le doigt dessus, que quelque chose n’allait pas. Jusqu’à ce qu’un jour un ami m’entretienne de ce New Space, de cette nouvelle économie spatiale qui commençait à se mettre en place. Après m’être documenté, après avoir réfléchi, j’y ai vu plus clair. Il y a cinquante ans, en posant le pied sur la Lune, Armstrong a parlé de « bond de géant pour l’humanité ». Mais quand a-t-il eu lieu et jusqu’où nous a-t-il porté, ce bond formidable ? Si nous comptions sur la NASA pour nous libérer de la gravité terrestre, force est de constater qu’elle joue plutôt un rôle de geôlière. Même si, bien sûr, elle ne vise pas en conscience à nous retenir prisonniers. 115

Postface à l’édition chinoise

Je pense vraiment que les affaires spatiales souffrent de l’implication trop exclusive des états. Pour moi, ce secteur devrait être ouvert et universel. Financé par des fonds publics et les contribuables, il ne servira jamais que des objectifs nationaux. Le programme Apollo a vu le jour pour un motif politique : gagner la course à l’espace en étant les premiers à marcher sur la Lune. Mais ensuite ? À quoi bon fixer d’autres objectifs ambitieux sans adversaire pour servir d’aiguillon ? L’espace devrait être largement libéralisé. Dopé par la concurrence commerciale, son développement y retrouverait une vigueur perdue. Telle est l’essence du New Space. L’esprit durablement excité par ces questions, j’ai réfléchi à un marché sur lequel un entrepreneur ambitieux pourrait se positionner. Comme Jiayuan, j’en suis arrivé au tourisme à destination de la Lune. Mais un tel projet était-il réalisable ? Et dans ce cas, pourquoi personne ne s’y était encore lancé ? Deux problèmes distincts se posent : la technologie et les financements. Le premier est en passe d’être résolu. Certaines des solutions techniques présentées dans ce livre sont déjà brevetées ou en cours de développement. Autrement plus ardu à surmonter est l’obstacle économique, y compris dans le cadre d’une industrie spatiale efficacement réorganisée par le secteur privé. Le montant des investissements à consentir est proprement astronomique, sans espoir du moindre retour avant au mieux cinq années, si ce n’est dix. Voilà pourquoi nos amis financiers seront des partenaires indispensables pour accélérer la marche de l’humanité hors de son berceau, pour ne pas réserver l’immensité spatiale à quelques rares et chanceux astronautes. L’alliance des ingénieurs et des hommes d’affaires, tel est au fond ce que j’ai voulu conter dans ce livre. J’espère que ce mélange de réalisme et d’anticipation vous aura plu ! Pékin, le 20 juillet 2019, Ji WU

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L’Hôtel de la Mer des Pluies