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French Pages [214] Year 2017
Gilbert Andrieu
POSÉIDON Ébranleur de la terre et maître de la mer
POSÉIDON ÉBRANLEUR DE LA TERRE ET MAÎTRE DE LA MER
© L’Harmattan, 2017 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-12088-1 EAN : 9782343120881
Gilbert Andrieu
POSÉIDON ÉBRANLEUR DE LA TERRE ET MAÎTRE DE LA MER
DU MÊME AUTEUR Aux éditions ACTİO L’homme et la force. 1988. L’éducation physique au XXe siècle. 1990. Enjeux et débats en E.P. 1992. À propos des finalités de l’éducation physique et sportive. 1994. La gymnastique au XIXe siècle. 1997. Du sport aristocratique au sport démocratique. 2002.
Aux PRESSES UNİVERSİITAİIRES DE BORDEAUX Force et beauté. Histoire de l’esthétique en éducation physique aux 19e et 20e siècles. 1992.
Aux éditions L’HARMATTAN Les Jeux Olympiques un mythe moderne. 2004. Sport et spiritualité. 2009. Sport et conquête de soi. 2009. L’enseignement caché de la mythologie. 2012. Au-delà des mots. 2012. Les demi-dieux. 2013. Au-delà de la pensée 2013. Œdipe sans complexe 2013. Le choix d’Ulysse : mortel ou immortel ? 2013. À la rencontre de Dionysos. 2014. Être, paraître, disparaître. 2014. La preuve par Zeus. 2014. Jason le guérisseur au service d’Héra. 2014. Pour comprendre la Théogonie d’Hésiode 2014. Héra reine du ciel. Suivi d’un essai sur le divin. 2014. Héphaïstos, le dieu boiteux 2015. Perséphone reine des Enfers. Suivi d’un essai sur la mort. 2015. Hermès pasteur de vie. 2016. Apollon l’Hyperboréen. 2016. Les deux Aphrodites. 2016.
RÉFLEXIONS PRÉLIMINAIRES
Avant de rencontrer cet Olympien particulier qui n’a pas la renommée qu’il mériterait, il est opportun de donner quelques précisions d’ensemble. Nous avons retenu, le plus souvent, qu’il était le cadet de Zeus et, noblesse oblige, nous avons surtout fait porter toute notre attention sur un Zeus adulte, monarque parfois contesté de l’Olympe. Les légendes ne parlent pas souvent de façon élogieuse de ce frère cadet et nous ignorons qu’il fut plus important que son frère à une époque plus reculée que celle des mythes retenus par Homère. Mais l’histoire des dieux, celle que nous découvrons grâce à l’archéologie surtout, reste tributaire d’objets multiples dont la somme forme un tout que nous nous efforçons de rendre cohérent. Les mythes, comme les cultes anciens, doivent se comprendre en relation avec le mode d’existence que nos ancêtres pouvaient voir évoluer d’une génération à l’autre, au moins d’un siècle à l’autre. Ils sont en rapport avec la politique aussi bien que l’économie et nous ne devons pas oublier qu’ils étaient aussi des produits pouvant assurer le pouvoir, que ce soit au temps des Minoens ou des Mycéniens. Les mythes, dans leur ensemble, ne sont que la face cachée d’un effort de compréhension du monde et lorsqu’Homère s’en saisit pour écrire ses longs poèmes, il ne leur accorde pas le sens religieux qui était le leur des siècles avant l’apparition de l’écriture. Il les inclut dans l’Iliade et l’Odyssée en les faisant servir à sa propre démonstration en matière de comportement humain. Il se sert des mythes comme d’un matériau qui apporterait la preuve de ce qu’il suggère.
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Mais, dans sa façon de les utiliser, il leur fait perdre une partie de leur valeur, la plus importante à des époques antérieures, probablement moins intéressante pour le poète qui en donne l’une des premières formulations écrites. Ce qui nous prive d’une prise en compte moins fabuleuse des mythes est certainement notre évolution dans le monde religieux. Nous sommes habitués à concevoir un Dieu omniprésent et observateur de nos comportements, mais aussi totalement immatériel, invisible et donc pure abstraction. Le Dieu que nous adorons comme une vérité suprême et auquel nous accordons simultanément notre avenir et notre passé est une divinité de notre âge. Il n’est pas celui de la race de Fer à ses débuts pour reprendre les termes d’Hésiode. Cette race n’est pas née en même temps que l’écriture, mais c’est à partir de ce moment que nous pouvons trouver des textes s’y rapportant. Huit siècles avant l’ère chrétienne, les hommes ne se heurtaient pas aux mêmes difficultés, aux mêmes préoccupations mondaines, ne pensaient pas comme nous. Que dire des hommes qui vécurent deux millénaires ou plus avant cette pratique de l’écriture ? L’homme a bien changé depuis, mais il a surtout changé dans sa façon de concevoir le monde, de se concevoir lui-même dans ce monde et je voudrais souligner que la vision d’Homère et celle d’Hésiode n’étaient pas celles de leurs ancêtres, les nôtres aussi bien évidemment. C’est certainement le premier obstacle qu’il faut franchir lorsque nous voulons comprendre les mythes. Il faut accepter le détour par l’histoire pour en saisir le sens et l’utilité ! Nous avons pris l’habitude de séparer l’utile et l’agréable, le rationnel et l’imaginaire et il faudrait accepter l’idée que les mythes ne sont pas nés pour rien. Se limiter à l’étude de ce qu’ils racontent ne nous apprend pas grand-chose. À peine pouvons-nous imaginer, à notre tour, les hommes qui les écoutaient ou les aèdes qui les chantaient. Or les mythes n’étaient pas de simples histoires et ils étaient liés à la religion telle qu’elle était connue à la même époque. Religion et mythes de l’époque mycénienne, ou même minoenne ne peuvent être étudiés à partir de leur version écrite au VIIIe siècle. En lisant Homère nous avons accès à un
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ensemble de légendes, mais les mythes ont pris une coloration particulière due à la nature même du poète et à sa volonté de nous brosser des portraits ou des situations qui ne relèvent que de son propre imaginaire ou bien de sa conception de l’homme dans la société de son temps. Il n’y a pas lieu de critiquer Homère, ce qui serait totalement inutile pour étudier les mythes, mais nous devons penser que ces récits à la fois poétiques et didactiques ont été reformulés sans cesse au cours des siècles. S’ils l’ont été, c’est certainement pour correspondre à un état d’esprit qui lui-même allait de pair avec une évolution économique et politique des hommes. Des légendes ont existé longtemps avant l’écriture, longtemps avant l’épanouissement des cités, longtemps avant la sédentarisation des hommes. C’est cette épaisseur du temps qui semble disparaître lorsque nous nous laissons bercer par l’extraordinaire, par le merveilleux de chaque récit. Le mythe nous transporte dans un ailleurs que nous ne pouvons pas observer objectivement et c’est cela qui le rend fabuleux. Ce qui m’est apparu depuis longtemps c’est que les mythes étaient conçus à l’aide d’images, de comportements particuliers, pas forcément héroïques, de relations tout aussi particulières avec la nature. Cet ensemble se différenciait de nos histoires par l’émergence d’un encouragement à vivre des états supérieurs, à se comporter autrement et à subir de moins en moins les accidents de la vie ainsi que la mort, bien entendu. Dans cet effort grandissant pour transcender la vie, les mythes enseignaient aux hommes une autre façon d’être et c’est bien ce que fait Homère en écrivant l’Iliade et l’Odyssée. Des siècles après, les tragiques produiront à leur tour une autre présentation des mythes et je crois que nous continuons à les réécrire mentalement lorsque nous ne les rapportons pas à nos préoccupations modernes comme Freud a pu le faire avec le complexe d’Œdipe. Ce qui n’a pas changé avec le temps, c’est l’utilisation des mythes pour éduquer les hommes, leur faire connaître ce double qu’ils portent en eux et qui pourrait bien dialoguer avec des puissances que nous pouvons appeler des dieux. C’est parce
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qu’il y a chez l’homme cette sensation de pouvoir se dépasser, ce besoin d’aller plus loin - nous pourrions reprendre ici la devise olympique des jeux modernes – que les mythes sont nés pour encourager cette seconde nature qui perçoit au plus profond d’elle-même un monde supérieur dans lequel elle pourrait vivre. Faut-il parler d’imagination au sens ordinaire du terme, se représenter mentalement des objets ou des faits irréels ? Faut-il parler d’invention ? Les mythes ne sont pas sans rapport avec le vécu des hommes qui les font naître. C’est par rapport à des expériences personnelles et une aspiration à des résultats meilleurs que les mythes sont à la fois crédibles et formateurs. Celui qui les entend ou les découvre dans un livre sait qu’ils ne traitent pas de la vérité, d’une réalité observable, mais qu’ils montrent un chemin et ce chemin est, dès l’origine, d’ordre psychologique au sens large du terme. Il est évident que notre lecture aujourd’hui, influencée par le renforcement de l’esprit scientifique, s’est considérablement éloignée de celle que les premiers lecteurs pouvaient faire des poèmes d’Homère. Que dire de la différence qui s’impose entre un auditeur du premier millénaire avant notre ère et un auditeur du second millénaire ou plus encore ? Un Crétois, du temps de Minos, ne devait pas entendre les mêmes conseils qu’un habitant de Mycènes au temps de sa splendeur ! Je voudrais faire référence à un livre qui m’a profondément marqué : Le secret du Véda écrit par Sri Aurobindo et publié pour la première fois à Pondichéry en 1955. Présentant les fondements de sa théorie psychologique, il écrit : « Il m’apparut, enfin, que le symbolisme systématique du Véda s’étendait aux légendes mêmes concernant les rapports des dieux et des anciens voyants. Certaines de ces légendes mythiques, sinon toutes, pouvaient sans doute être, à leur origine, d’essence uniquement naturiste et astronomique ; mais en ce cas, il est certain que leur sens primitif s’accrut des éléments ultérieurs d’un symbolisme psychologique.1» 1
AUROBINDO Sri Le secret du Véda. Paris, Fayard, 1975, p.51.
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Il dit aussi : « C’est ainsi qu’à mon esprit se révéla, ou, pour mieux dire, surgit hors des anciens versets, un Véda s’affirmant d’un bout à l’autre comme l’Écriture d’une grande religion antique, ou plutôt d’une profonde discipline psychologique ; Écriture faite non pas d’un mélange barbare et incohérent de pensée confuse et de primitives croyances, mais complète dans ses éléments et consciente dans ses intentions. » (p.52) Il serait possible d’ajouter à ce livre très instructif et qui ne se rapporte pas qu’à l’Inde un autre livre également très éclairant : Les troupeaux de l’aurore de Jean Lerède2. Je ne retiendrai que trois phrases qui me paraissent donner la tonalité de ce livre à mes yeux incontournable aussi : « La vérité mythique et l’expérience vitale et évolutive qui en procède, doivent être suggérées. Elles ne peuvent être imposées. L’organisation neuropsychologique de l’être humain ne permet pas qu’il en soit autrement. » (p.247) Avant d’étudier un ou plusieurs mythes, il faut comprendre ce qui se passe dans l’esprit de ceux qui les inventent. L’homme n’est pas uniquement un être soumis à un cerveau qui raisonne. Si je dis souvent qu’il est exclusivement fait de matière, et que sa pensée n’est qu’une sorte de sécrétion de son cerveau, je dis aussi que tout son corps est capable de penser, et nous ne devons pas l’enfermer dans une logique fabriquée de toutes pièces à laquelle, sans nous en apercevoir, nous avons accordé comme une dimension divine. Je pense donc je suis ! L’homme existerait-il seulement parce qu’il pense ? Il est évident que non. Les mythes sont étroitement liés à ce que nous pouvons considérer comme notre monde intérieur tout autant qu’à ce qui se passe dans cet autre monde que nous qualifions d’extérieur. En fait, ces deux mondes ne sont que des définitions dues à notre pensée et n’ont pas de réalité propre. L’homme est aussi bien lié au dedans qu’au-dehors, la matière qui le constitue n’étant pas différente de celle qui constitue le monde. 2
LERÈDE J. Les troupeaux de l’aurore. Mythes, suggestion créative et éveil surconscient. Paris, Delachaux et Niestlé, 1980.
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Lorsqu’Hésiode écrit sa Théogonie, il isole l’homme des dieux et du monde, il l’isole aussi des morts, mais cette distinction n’a pas de valeur objective et c’est pourquoi on dit souvent que les dieux sont dans l’homme ou bien du monde comme le déclare Jean-Pierre Vernant. Il est peut-être plus difficile de penser que tout est dans tout et nous comprenons que pour écrire des histoires extraordinaires ou mystérieuses il est préférable d’isoler certains éléments de ces histoires. Tout notre malaise provient du fait que nous nous sommes efforcés d’expliquer la vie à partir d’un regard méthodique, mathématique, objectif, utilitaire avant tout. Nous avons créé, sans nous en rendre compte, un objet qui nous satisfait parce qu’il nous donne l’impression de représenter la vie, de la comprendre et de la contrôler, de la dominer partiellement puisqu’en dehors de tous nos progrès scientifiques nous n’avons pas encore dominé la mort. Nous avons lentement, mais sûrement, refoulé toute autre forme d’explication et lorsque nous n’arrivons pas à observer rationnellement la vie, nous nous tournons vers toutes sortes de croyances. Nos ancêtres nous ont précédés dans cette façon de procéder et nous pouvons ajouter que les croyances avaient alors plus d’importance dans leurs tentatives pour maîtriser la vie et la mort. Ce que nous oublions, particulièrement aujourd’hui, c’est que l’homme n’a pas besoin de penser rationnellement pour percevoir en lui un être qui pense. La formule peut surprendre, mais nous place à l’origine même de la difficulté. Ce n’est pas la pensée qui permet à l’homme de savoir qu’il possède un autre lui-même qui réfléchit, qui cherche, qui veut savoir ce qu’est la vie ou la mort. Il le perçoit intérieurement, profondément, physiquement, nous dirons inconsciemment aujourd’hui, et c’est parce qu’il sent cet autre qui voudrait bien le guider, l’instruire peut-être, l’aider à mieux vivre qu’il a éprouvé le besoin de développer une double vision sur la vie et la mort : un regard vers le dehors et un regard vers le dedans. Il est clair que l’on n’observe pas de la même façon dans les deux cas. On n’aboutit pas non plus aux mêmes comportements ou aux mêmes explications. Sommairement, disons que le regard
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vers le dehors a donné naissance aux sciences expérimentales que nous connaissons mieux alors que le regard vers le dedans a engendré les croyances, les religions ainsi que toutes sortes de méditations. Il serait facile d’en conclure que l’homme est double et possède deux natures, mais je préfère considérer qu’étant de la matière manifestée sous une forme particulière, c’est la matière qui lui donne vie et le conduit à se regarder de la sorte. Pour moi, ce n’est pas l’homme qui pense, mais la matière et c’est la matière qui s’efforce de vivre, de progresser, de contrôler le changement, peut-être même essaye-t-elle de ne pas mourir. Des observations sur les premières formes de vie montrent que les premières d’entre elles étaient animées d’une sorte de volonté de progrès, allant jusqu’à l’agression de formes différentes ou concurrentes. La moindre cellule sait ce qui se passe en elle et n’attend pas que nous pensions pour elle. Tous nos organes pensent sans que nous nous en apercevions et nous le comprenons mieux lorsqu’ils rencontrent des difficultés d’adaptation. L’homme n’a pas besoin de penser ou de s’appuyer sur des observations sensibles pour savoir qu’il vit et pourrait vivre autrement. Que l’on traduise cette connaissance par n’importe quel mot, comme l’intuition par exemple, cela ne remet pas en question cette dualité originelle. Peut-être avons-nous peur de perdre une grande partie de nos certitudes ? Peut-être avonsnous du mal à remettre en question notre intelligence qui a peu changé depuis que nous l’avons représentée par Dédale ou attribuée au cadeau de Prométhée ? Nos ancêtres n’étaient pas aussi enfermés que nous le sommes dans une fausse objectivité, ou une objectivité que nous avons construite avec les mots qui l’accompagnent. Cette sensation d’un autre en soi, ils l’avaient autant que nous, peutêtre plus intensément ou plus clairement. Lorsque nous disons que les dieux anciens faisaient partie de leur vie, n’étaient pas extérieurs au monde, mais du monde, qu’il existait entre les hommes et les dieux une sorte d’association mystérieuse de tous les instants, nous oublions d’ajouter que cette sorte de complémentarité était naturelle. Les hommes n’ont pas pensé les croyances, ils les ont trouvées au plus profond d’eux-mêmes
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et les mythes qui en sont la manifestation la plus populaire, sont nés en eux avant d’être formulés poétiquement, ou picturalement. En extériorisant les dieux, les aèdes et les poètes nous ont fait perdre cette connaissance de soi spontanée que les croyances ne peuvent nous faire retrouver que difficilement ! Plus les hommes devinrent nombreux, plus cette connaissance s’est éloignée d’une infinie variété naturelle qu’Hésiode retrouve dans le Chaos. Je crois qu’il faut être prudent en parlant de psychologie parce que le mot nous dirige très vite vers une science qui s’efforce de rester rationnelle. Le mot ne revient pas à l’origine de la vie et nous trompe au moins partiellement. Lorsque nous parlons de connaissance empirique ou intuitive, nous ne pouvons pas cerner une réalité que notre objectivité n’a pas pu traduire en mots. L’homme vit sur deux plans de conscience disait Jean Lerède, mais encore faut-il souligner que ces deux plans appartiennent tout simplement à la nature même de la matière. L’angoisse est une sensation intérieure, invisible sauf pour le médecin ou l’individu informé, elle provient de la matière et donne une coloration particulière à la vie, mais il ne s’agit pas alors d’une information qui proviendrait de notre double. Elle est une réaction par rapport aux problèmes que nous rencontrons, elle est une information qui nous permet de prendre conscience d’une difficulté existentielle, mais elle a sa source dans ce que la matière a de plus originel ou de plus secret et qui porte plus souvent sur des perspectives moins liées à la quotidienneté. L’homme pense que le changement est un produit de sa volonté, mais il ne s’agit alors que d’une forme de changement, un changement bien plus extérieur à lui qu’intérieur. De la naissance à la mort, l’homme ne cesse de changer, il n’est jamais tout à fait le même et la génétique nous trompe sur l’homme en isolant une partie de sa nature. Ce changement constant n’est pas perçu fort heureusement, car nous chercherions à le contrôler et, compte tenu de ce dont nous sommes capables, il y aurait beaucoup à craindre pour sa survie. Notre intelligence est loin de pouvoir rivaliser avec la matière ! Lorsque nous voulons comprendre les mythes en tant qu’inventions des hommes et en tant qu’enseignement caché,
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nous devons comprendre que c’est cette connaissance lointaine que certains êtres, peut-être plus éveillés que d’autres, s’efforcent de communiquer. Certains hommes perçoivent clairement ce double et peuvent vivre en permanence avec lui. Ils ne sont pas pour autant des héros ou des dieux, mais ils savent, mieux que d’autres, ce que la vie ou la mort représentent. Ils le font savoir à travers un langage symbolique et, en s’appuyant sur l’affectivité plus que sur l’intelligence, ils essayent d’éduquer leurs semblables. Les mythes sont cet enseignement qui dit par images ce qu’ils ont compris au plus profond d’eux-mêmes. Toute la difficulté, pour nous, consiste à ne pas suivre aveuglément le récit qui ne peut pas, à l’aide d’images ou de mots, traduire ce qui a été perçu autrement au plus profond de la matière. Si l’homme voulait vraiment progresser, c’est sur ce plan là qu’il devrait devenir un véritable explorateur. Les mythes sont pour moi des récits qui suggèrent à l’homme mortel la possibilité et la façon d’atteindre l’immortalité, ou si l’on préfère une pensée qui s’élève audessus de la matière qui le constitue. Nous sentons un tel projet pédagogique chez Hésiode et comprenons en lisant la Théogonie qu’il faudra livrer bataille pour y arriver. Le projet d’enseignement chez Homère n’est pas de même nature et c’est vrai pour tout lecteur qui, en lisant Homère ou Hésiode, reste d’abord lui-même. Il reste d’abord un homme de son temps, avec sa culture, son intelligence et ses croyances. Pour comprendre Homère ou Hésiode, il faut faire abstraction de ce que l’on sait, mieux encore de ce que l’on est devenu en subissant une éducation, les stoïciens auraient dit tout ce qui dépend des autres. Il suffit de lire, par exemple, le mythe de Psyché tel qu’Apulée a pu l’écrire pour s’apercevoir qu’il est d’un autre temps et qu’il se rapporte à un autre moment de l’évolution de la pensée. Quand Freud donne un nom mythique à son complexe, il fait du mythe une lecture qui lui est particulière. Il réécrit le mythe en faisant de la psychanalyse. Toujours est-il qu’en prenant des formes différentes, en utilisant des images mieux enracinées dans le temps, les mythes, qui évoluent simultanément avec les hommes, restent
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fidèles à cet effort de transcendance qui semble être imposé aux hommes par des puissances invisibles longtemps confondues avec les forces de la nature. Le mythe suggère à l’homme ce qu’il peut devenir et la façon de s’y prendre pour atteindre un nouveau statut, supérieur, avant d’être considéré comme divin. Si je parle habituellement d’enseignement caché, c’est parce qu’il est voilé par des symboles et qu’il faut affronter cette dimension du mythe pour en connaître le sens profond et pédagogique. Chaque détail, perçu dans sa dimension symbolique, permet d’éclairer ce que le sage, à l’origine du mythe, cherche à faire comprendre à celui qui l’écoute en le conduisant non pas à l’aide de sa raison, de son intelligence conceptuelle, mais de ses viscères comme aurait pu le dire Georges Valéry. Le sage ne raisonne pas, il sait naturellement et ne fait que traduire ce qu’il sait. N’oublions pas que si les mythes inventent des dieux, ou reformulent l’existence d’un certain nombre de puissances, ces puissances invisibles pour un regard d’Ulysse, binoculaire, ordinaire, ne sont pas extérieures, mais intérieures. L’homme les perçoit au-dedans de son être et ne fait que les extérioriser pour mieux les observer sous la forme d’individualités semblables à lui-même. C’est ainsi qu’il les anthropomorphise ! À vrai dire, le sage n’a pas besoin de parler de divinités, il parlera peut-être de force ou de puissance, mais pour faire comprendre l’intensité de son influence, le sage divinise cette force et la rend visible pour mieux la partager. Dans un autre travail, j’ai pu montrer que tout ce que nous extériorisions était contenu dans la matière et que notre imagination ne faisait que traduire nos intuitions ou plus encore notre besoin totalement matériel de dépassement. Si la matière ne possédait pas en elle, dès l’origine, ce besoin de changement, nous ne l’aurions probablement jamais inventé ! Il est clair pour moi que la matière connaît le sens de la vie aussi bien que celui de la mort et je n’hésite pas à retrouver cette connaissance dans sa traduction sous forme de destin. Lorsque nous étudions les mythes, nous pouvons le faire comme Walter Otto à partir des textes d’Homère et nos
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observations sont alors sous l’influence d’une intelligence vive, mais aussi d’une distance vis-à-vis du religieux tel qu’il existait avant son temps, et ce ne sont plus les mythes que nous étudions, mais le regard qu’Homère porte sur eux en les utilisant comme preuves des conseils qu’il peut donner à ses semblables. Cette influence est aussi celle que peut avoir un individu qui lit Homère aujourd’hui et perçoit dans ses écrits une dimension particulière des légendes. Des siècles, voire des millénaires séparent les dieux d’Homère des dieux ancestraux. Il faudrait relire la préface de Marcel Detienne du livre de Walter Otto : Les dieux de la Grèce. La figure du divin au miroir de l’esprit grec3 pour ne pas s’enfermer dans le regard de ce professeur de l’Université d’Hambourg et comprendre que la sensibilité intellectuelle d’Homère n’est pas celle des Grecs qui ont inventé les légendes et les ont colportées pour instruire les masses encore loin d’une influence religieuse certaine. Marcel Detienne nous dit : « La forme des dieux ne peut nous apparaître que quand nos yeux sont devenus capables d’apprécier la distance qui nous tient éloignés de cette idée centrale de l’Esprit grec. Car cette distance seule peut nous inciter à retrouver le chemin de la proximité en nous faisant voir le monde avec les yeux d’un Grec, et non plus avec les nôtres. » (p.8) Tout au long de son travail, Walter Otto s’efforce de cerner l’Esprit grec et, après avoir observé l’image qu’Homère donne des divinités, il s’efforce de comprendre le lien qui existe entre les hommes et les dieux. Ce faisant, il nous aide à mieux cerner cet Esprit qui plonge ses racines dans l’action. « Ce n’est pas à partir d’un au-delà que la divinité œuvre dans le for intérieur de l’homme, ou dans son âme, mystérieusement unie à elle. Elle vient au-devant de l’homme à partir des choses du monde, quand il est en chemin et prend part au branle vivant du monde. Il fait l’expérience de la divinité, non par un repli sur soi, mais par un mouvement vers l’extérieur, par une prise de possession, par un affairement.» (p.201) 3
OTTO W. Les dieux de la Grèce. Préface de Marcel Detienne. Paris, Payot, 1993.
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Je veux bien. J’adhère pleinement à cette idée, mais existe-t-il un seul Esprit grec pour une période qui ne saurait se limiter à la seule vie d’Homère ? Non seulement cet Esprit ne commence pas à exister au temps d’Homère et il ne peut être considéré comme fini non plus. Je rejoins plus facilement Marc Richir lorsqu’il nous dit : « En ce qui concerne le problème des sources, il est vrai qu’elles sont nécessairement écrites et que les plus anciennes (Homère, Hésiode, dans les fragments) sont déjà tardives (VIIIe siècle) par rapport à ce qui a dû être le temps d’élaboration orale du matériau (depuis la chute de la civilisation crétoise et mycénienne, durant le XIIe siècle). » Des "siècles obscurs ", il ne nous est parvenu aucun document écrit et les œuvres d’Homère ou d’Hésiode peuvent être considérées comme «… un travail savant de réélaboration, qui a sûrement, en les fixant, remanié les récits dans leur forme orale. Et il ne fait pas de doute que ce travail s’est raffiné encore davantage, quoique autrement, avec les poètes lyriques et tragiques.4 » Le problème n’est pas ici de faire l’analyse critique des textes écrits par Homère ou Hésiode, ni ceux écrits par Walter Otto, ce qui ne pourrait d’ailleurs se faire qu’en partant d’une idée préétablie de l’Esprit grec et mettrait en évidence soit de l’orgueil soit de l’inconscience. Mais, au regard de l’actualité et de ce que nous pouvons vivre au cours d’une seule vie, nous comprenons aisément que cette recherche d’un Esprit grec immuable et seulement différent par confrontation à d’autres cultures n’est qu’une tentative impossible ou vraiment irréelle. Dire qu’il existerait un Esprit grec consiste à refuser tout changement dans un monde qui, sous d’autres aspects, ne cesse de se transformer, de s’adapter. De la même façon, on ne peut pas affirmer que l’idéal esthétique grec se découvre dans les sculptures de Praxitèle ! Marc Richir ajoute : « Une société, et bien davantage encore une société " historique ", est bien loin de constituer un tout à ce point 4
RICHIR M. La naissance des dieux. Paris, Hachette, 1998, p.24.
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homogène que toutes les pratiques et toutes les représentations y soient de même « nature » ou de même " niveau ". » (p.27) Parce que nous sommes devenus des produits de la société, que nous avons refoulé de plus en plus loin l’individu, nous pensons que c’est la société qui change et non l’homme qui en est pourtant la cellule de base, celle autour de laquelle la société se construit. C’est bien parce que l’homme change que la société évolue, se transforme et il est dangereux d’inverser les influences. Comprendre l’évolution de l’homme à partir de celle de la société ne peut que nous tromper quant à la façon dont l’homme comprend le monde et s’y adapte, l’observe et l’imagine. On en arrive à raisonner sur le changement social et à l’imposer aux hommes ! L’homme a certainement pensé différemment au fur et à mesure que changeait son environnement économique ou politique, mais, là encore, il faudrait se garder de tout expliquer à l’aide d’une sorte de réflexion qui précéderait l’ensemble de ses actes. L’Esprit grec a certainement changé en s’adaptant à la vie sédentaire et au développement des cités, mais les cités ne sont qu’une réponse des hommes à des problèmes de survie ! Une grande difficulté demeure pour celui qui cherche à établir un rapport de cause à effet entre la vie et la légende tout en tenant compte du temps. L’homme n’est pas qu’un cerveau en ébullition permanente, il est aussi et d’abord un tourbillon de matière qui se déplace dans un monde tout aussi tourbillonnant. De la naissance à la mort, l’homme est une forme qui change et ce n’est que par un artifice intellectuel, qui permet de placer l’homme distinctement à l’intérieur et à l’extérieur de luimême, qu’il est possible d’observer le monde et l’homme comme s’ils étaient différents de nature. Par un certain côté, les mythes nous expliquent, ou nous font revivre, ce lent passage de la matière originelle qui porte la vie à un esprit qui raisonne et cherche à ne plus en dépendre. Les guerres mythiques dominées par la raison ne sont que l’explication a posteriori de cet effort au moment où il commence à s’imposer. Souvent, la mythologie parle de myriades d’années, et nous fait comprendre que le sacrifice de Prométhée, repris par Hésiode dans la
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Théogonie, n’est pas contemporain de la castration d’Ouranos ou de la renaissance des Olympiens lorsque Cronos est amené à vomir ses enfants qu’il avait avalés pour se soustraire à l’influence du temps. Les mythes ont certainement évolué dans leur forme d’expression, mais le rapport entre les hommes et les dieux est resté de même nature. Ou bien ils sont pour nous des fables et les dieux n’existent pas d’avantage que les héros, ou bien ils sont une interprétation de que certains hommes ont perçu autrement que par leurs organes des sens ou leur intelligence. Je crois que nous pouvons ajouter, pour mieux les distinguer d’autres productions de l’inconscient, qu’ils traduisent davantage des objectifs lointains, inimaginables par la raison, un sens possible de l’existence. La force que perçoit le sage n’est pas une force qui prévoit un résultat, elle est une force qui oriente ou qui invite à un changement de mode de vie en suggérant un monde différent ou des états meilleurs. En donnant naissance aux mythes, les sages ont décrit à leur façon ce monde meilleur et le sens de la vie. Ils ont placé des immortels en face des mortels pour leur faire comprendre cette dualité entre deux mondes, le monde vécu et le monde ressenti profondément, puis la raison a pris le pas sur les dieux, d’abord en isolant ceux qui raisonnaient et ceux qui ne le faisaient pas, puis en les écartant de plus en plus du monde réel. Toutefois, peut-on dire que le monde idéal des philosophes est le même que celui des sages ? La grande différence réside dans l’art de le percevoir, de le concevoir, de le représenter ce qui ne doit pas nous faire oublier que le monde change lui aussi. J’aime bien cette analyse de Ma rc Richir : « La raison seule tourne folle, il lui faut une mesure. C’est quelque chose de cette mesure qu’elle peut retrouver, pensons-nous, fût-ce au second degré, en s’éprouvant pour ellemême au contact de ce qu’elle a toujours rejeté jusqu’ici de manière trop triomphante : ces "obscures " aventures de l’esprit tentées par nos ancêtres et consignées dans le corpus mythico-mythologique, où se pense l’énigme de la vie, de la mort et de l’affectivité humaines. » (p.181)
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Je ne sais pas si l’âge intervient dans le regard que l’on porte sur la vie, ou bien certaines expériences personnelles, aussi bien dans le monde universitaire que dans le monde privé, mais, depuis quelque temps, je perçois de plus en plus clairement cette folie, qui hélas n’est pas due à Héra ou à Dionysos. Notre raison est comparable à un moteur qui s’est emballé et que l’on ne peut plus arrêter. Nous croyons penser pour notre bien et nous nous enfonçons dans une sorte d’impasse dont il sera difficile de nous dégager. Hésiode est peut-être l’un des premiers responsables de cet emballement en écrivant la Théogonie et Les travaux et les jours, mais nous n’avons pas pu écouter les autres sages qui proposaient une lecture différente de la vie et de la mort. En relisant les mythes, aujourd’hui, l’homme moderne peut encore marquer le pas, amorcer une correction dans sa propre lecture du monde. Il est certain que pour imposer à la raison de la mesure il devra également se méfier des interprétations des religions qui se sont, elles aussi, emballées en rejetant l’origine humaine et matérielle de toute révélation. Sans la matière qui précède la forme, il n’y aurait pas de révélation et cela me permet d’ajouter que les Grecs avaient su éviter la folie dont parle Marc Richir et que je perçois aussi bien sur le plan scientifique que sur le plan économique et politique et d’autres encore comme le plan esthétique ou même artistique. En tant que musicien, j’ai fait partie de ceux qui ne voulaient pas distinguer la grande et la petite musique, mais le problème se pose aujourd’hui entre la musique et le bruit, l’homme moderne confondant très souvent les deux et le monde commercial nous invitant à consommer du bruit plus que de la musique ! Je me servirais du travail de Pierre Lévêque pour pénétrer dans ce changement, mais déjà nous pouvons le citer lorsqu’il écrit : « Dans le cas de la religion grecque, il était clair depuis la génération précédente qu’on ne peut l’analyser sans
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faire référence à la Grèce du IIe millénaire – Crète et Mycènes. 5» Il faut bien voir que dans sa poésie Homère, surtout dans l’Iliade, nous présente des Achéens qu’il n’a pu connaître et qu’il nous donne d’eux une vision qui lui est propre, même s’il associe étroitement les légendes anciennes et la guerre de Troie telle qu’il l’imagine. Cette association nous aide à basculer dans un temps qui n’est pas le nôtre, mais il n’est pas non plus celui des Mycéniens, encore moins celui des Minoens. Sommes-nous capables de penser comme nos ancêtres moins éloignés, de voir le monde comme les romantiques par exemple ou même comme ils le percevaient au temps de Diderot et d’Alembert ? La pensée d’un Claude Bernard n’est certainement pas celle d’un Émile Durkheim ! Comment pourrions-nous, sans risque d’erreurs majeures, associer l’idéal des positivistes et celui des vitalistes ? Homère nous offre une magnifique photographie qu’il a prise lui-même du monde grec et de sa façon de le penser, mais cette photographie se rapporte à un objet imaginé, construit par le poète, fruit de sa pensée et se rapportant à l’enseignement qu’il voulait délivrer. J’ai essayé de montrer comment Hésiode s’y était pris pour instruire les hommes de son temps. La Théogonie et Les travaux et les jours se justifient mutuellement. Sa poésie n’est pas davantage que chez Homère la reproduction d’un monde réel, mais la construction d’un monde imaginaire ou tel qu’il devrait être. Hésiode se comporte en pédagogue. Il instruit son frère et l’ensemble des mortels au moment où les aristocrates ne respectent pas leurs semblables et manquent d’esprit de justice. Il ne faut pas lire la Théogonie comme si Hésiode connaissait l’existence des dieux et ne faisait que mettre de l’ordre entre les uns et les autres. Les dieux ne sont pas des entités isolées et identifiables grâce à une véritable nature, ils sont des miroirs de ce qui se passe dans l’homme et dans le monde. Là encore, nous avons une photographie qui est une construction mettant en lumière une sorte de bon sens. Hésiode ne parle pas des dieux
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LÉVÊQUE P. Introduction aux premières religions. Bêtes, dieux et hommes. Paris, Librairie Générale Française, 1997, p.7.
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pour que nous les connaissions, mais pour que nous méditions sur nos façons de faire et sur l’art de vivre ensemble. L’entrelacement des légendes et d’une réalité guerrière qui n’a plus cours, du moins sous la forme racontée par Homère, pourrait nous tromper, mais elle ne trompe que le lecteur qui veut voir dans l’Iliade un récit objectif de bataille, comme des historiens modernes tenteraient de le fixer, ou comme une étude psychologique savante des réactions humaines devant la mort. Si, au contraire, nous lisons cette poésie non comme la présentation de ce que les hommes vivaient en partant au combat au temps d’Homère, mais comme la volonté de dépasser l’humain, ce qu’un simple récit épique n’aurait pas pu faire, nous retrouvons la dimension mythique qui est peut-être ce qu’il y a de plus constant dans cet Esprit grec difficile à cerner. Ce que je cherche à découvrir dans les différents personnages de la mythologie grecque depuis un certain temps c’est le besoin de dépasser l’humain au sens objectif du terme, l’être qui ne serait qu’un individu adaptable et construit. C’est peut-être notre façon de regarder la vie aujourd’hui qui nous aveugle sur ce que l’homme a de divin en lui ou seulement de supérieur. Je crois bien qu’au temps d’Homère il était encore possible d’imaginer une proximité que nous ne comprenons plus entre les dieux et les hommes. La même chose chez Hésiode. Je crois que le Grec de cette époque avait encore le sentiment de cohabiter avec des divinités et c’est parce que nous ne savons pas distinguer les dieux anciens de nos dieux modernes que nous avons perdu cette conscience d’être un peu plus que des humains. Ce qu’Homère nous fait connaître ce n’est pas l’existence de Zeus ou des autres dieux qui auraient pris position pour les uns ou pour les autres pendant la phase finale de la guerre de Troie, mais l’existence chez l’homme, dans l’âme humaine dirions-nous aujourd’hui, d’un regard divin que nous pourrions comparer avec une prise de conscience de l’instant. Homère se comporte bien plus en psychologue qu’en historien et nous fait vivre les multiples angoisses des hommes pendant le combat. En associant étroitement mythes et guerres,
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il nous force, en quelque sorte, à sortir de la guerre pour pénétrer dans l’homme, pour vivre à travers les héros une sorte d’introspection. Il ne nous demande pas de croire ou de louer les dieux, il nous pousse à nous interroger nous-mêmes chaque fois que nous pouvons nous comparer ou nous identifier à un héros. En lisant l’Iliade, nous vivons à la place d’Achille, d’Hector, de Diomède ou d’Ajax et de tant d’autres guerriers. Finalement, c’est nous qui découvrons en nous les affres du danger. J’en arrive à penser que comme les aèdes des temps anciens, Homère à voulu nous instruire, nous obliger à prendre du recul par rapport aux actes élémentaires de la vie. Il n’a pas cherché, comme Hésiode, à ordonner les mythes encore connus des Grecs à cette époque, même si nombre d’entre eux sont réutilisés pour donner plus de poids à la leçon qu’il nous donne en matière de comportement. Homère est le poète qui se comporte en fin psychologue et nous présente ce qu’il faut ou ne faut pas faire. Si Hésiode semble plus proche d’un besoin de croyance, Homère semble, quant à lui, plus proche d’un besoin d’analyse et de compréhension de la vie. Hésiode conduit ses semblables vers plus de respect pour les dieux, Homère vers une plus grande responsabilité des hommes vis-à-vis d’eux-mêmes. Lorsque j’ai étudié le personnage d’Ulysse, j’ai mieux compris son attitude, Ulysse étant un mortel qui refuse l’immortalité pour gérer sa vie en bon monarque. Au demeurant, les prétendants ne sont qu’un prétexte et ce ne sont pas les prétendants qui meurent, mais tout ce qui est contraire à la justice d’un moment. N’oublions pas que le monarque est, comme une colonne dressée, un intermédiaire entre la Terre et le Ciel, entre le monstrueux et le divin, le matériel et l’intellectuel. Ulysse ne veut pas être seulement un monarque, il veut surtout être responsable de luimême. Il observe, il médite, il agit, et il subit aussi. La légende nous fait penser qu’il veut revenir à Ithaque pour rétablir la justice et l’arc en sera le symbole, mais il veut surtout ne pas épouser une vie d’immortel. Il est un homme dressé, un homme debout, et la ruse est à cette époque la force qui lui permet de rester en vie.
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Nous pouvons aussi penser qu’Homère a choisi de faire intervenir des héros pour permettre aux hommes de mieux accepter une possible imitation. Il est plus difficile, cela reste vrai aujourd’hui, de s’identifier à des dieux qu’à des héros ! L’homme ordinaire peut se sentir proche d’Ulysse et interpréter à sa façon les péripéties de son existence, des autres guerriers également. Hésiode a choisi de faire la morale à son frère et d’instruire les hommes sur la meilleure façon de cultiver leur terre, de gérer leurs biens. En partant du quotidien, il évite la distance qui sépare les hommes des dieux et demande qu’ils soient honorés tels qu’il a pu les présenter préalablement. Ce qui caractérise le mieux notre évolution se trouve dans la distance que nous avons laissé grandir, ou fait grandir, entre les hommes et les dieux ! À la fin de son livre, Walter Otto nous dit : « Les historiens de la religion parlent d’un éclaircissement et d’un approfondissement de la religiosité. Mais l’appel à la justice est plutôt le signe que les dieux commencent à se retirer du monde. Quand la connaissance de la présence divine est à son déclin, la prétention que l’individu croit avoir au bonheur prend le pas sur elle. » (p.286) Hésiode le montre mieux, mais, déjà, le temps est intervenu pour orienter le changement. Un peu plus loin, en abordant le problème que pose le destin, Otto a cette autre précision qui se rapporte à l’Esprit grec : « L’expérience de l’existence montre à l’esprit et à l’âme du Grec deux choses différentes. D’un côté, la vie qui se développe et qui rencontre la divinité vivante sur tous les chemins de son développement. De l’autre, la nécessité rigoureuse qui coupe net la croissance au point qu’elle a fixé. Les dieux sont du côté de la vie. Pour les rencontrer, le vivant doit se mouvoir, aller de l’avant, être actif. » (p.294) Tous les héros d’Homère vivent pleinement et sont accompagnés par les dieux ou parfois combattus, comme ce sera le cas pour Patrocle qui meurt frappé par Apollon. Il semble bien que les hommes se soucient moins des dieux que les dieux se soucient des hommes. Pour comprendre l’enseignement d’Homère, il faudrait approfondir cette relation
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particulière qui montre souvent des dieux utilisant les hommes pour régler leurs propres différends. Jean-Pierre Vernant le dit autrement, mais nous retrouvons cette relation étroite entre les hommes et les dieux par rapport à la vie. Dans un petit livre publié en 1990, JeanPierre Vernant revient sur la dimension historique déjà évoquée : « Entre le XIe et le VIIIe siècle, dans la période où se mettent en place les changements techniques, économiques, démographiques qui conduisent à cette " révolution structurelle " dont parle l’archéologue anglais A. Snodgrass et d’où est issue la cité-État, le système religieux est lui-même profondément réorganisé en étroite connexion avec les formes nouvelles de vie sociale que représente la cité, la polis.6 » Je retiendrai surtout ce qu’il écrit en couverture : « Engagé dans les institutions de la cité, le religieux apparaît orienté vers la vie terrestre : il vise à ménager aux citoyens une existence pleinement humaine ici-bas, non à assurer leur salut dans l’autre monde. Ce que la religion laisse en dehors de son champ et que des courants sectaires et marginaux prennent en charge, la philosophie se l’appropriera. » Pour capter cette particularité de l’Esprit grec ou de la religion du monde grec, il faut parcourir les siècles en s’efforçant de ne pas le faire sous l’influence de notre esprit chrétien ou comme un historien rationnel. Comme l’écrit JeanPierre Vernant : « Ces dieux multiples sont dans le monde ; ils en font partie. Ils ne l’ont pas créé par un acte qui, chez le dieu unique, marque sa complète transcendance par rapport à une œuvre dont l’existence dérive et dépend tout entière de lui. Les dieux sont nés du monde. » (p.11) En faisant l’étude des divinités, comme celle des héros, il ne faut pas oublier que nous nous trouvons dans un autre 6
VERNANT J.P. Mythe et religion en Grèce ancienne. Paris, Seuil, 1990, p.55.
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monde, un monde qui n’est pas pensé comme le nôtre, qui n’est pas observé comme le nôtre, qui a considérablement changé. Ce qui fait la particularité des dieux chez le Grec d’Homère et plus encore des générations antérieures, c’est le rapport à la vie sous tous ses aspects, à tous ses instants. Qu’il s’agisse d’actes ou même de projets, l’homme est constamment en relation avec le divin parce que le divin anime sa pensée plus qu’il ne fait partie de lui. Il ne lui est pas totalement extérieur comme les légendes ou les récits pourraient le laisser penser. C’est probablement ce qui nous rend si difficile la compréhension des légendes ou des poèmes d’Homère. Pour les aborder, en dehors de notre philosophie de la vie, de notre morale, il faut faire table rase de ce que nous sommes et tenter de nous plonger dans la peau de nos ancêtres grecs. Nous ne pouvons pas comprendre l’Esprit grec en raisonnant comme nous le faisons ordinairement. Déjà, les tragiques qui ont reformulé les mythes les ont déformés pour enseigner une morale qui leur semblait indispensable à la vie des habitants de leur cité. Ils ne sont plus porteurs des mêmes valeurs et si, en apparence, les divinités gardent les mêmes noms et les mêmes fonctions, elles n’interviennent plus comme avant. Il est possible de dire qu’avec les écrits d’Homère puis d’Hésiode nous découvrons une distance entre les dieux et les hommes, distance qui commence à se percevoir dans les dialogues. Elle n’est plus tout à fait nouvelle et elle est probablement due à la transformation de la vie elle-même des hommes qui sont regroupés en cités, qui découvrent de nouvelles difficultés et qui commencent à raisonner sur le plan politique. Hésiode, plus qu’Homère, nous fait comprendre qu’il existe au moins trois étages dans la vie : celui des hommes au travail, celui des hommes qui gèrent la cité et celui des dieux qu’il ne faudrait pas oublier, car ils auront toujours le dernier mot comme le montre la fable du rossignol et de l’épervier. Ces trois étages se perçoivent également dans l’Odyssée où nous avons le peuple qui n’ose pas approuver le réquisitoire de Télémaque lorsqu’il le convoque sur l’agora, les aristocrates dans la personne des représentants et Ulysse qui forme ici un couple particulier avec Athéna. Disons qu’Homère est déjà davantage sur la pente qui conduit lentement à la royauté de la
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raison, il est plus proche des futurs penseurs alors qu’Hésiode fait encore appel aux sentiments. Si les hommes sont en relation quasi permanente avec les dieux qu’il leur arrive de voir, ou de les sentir près d’eux, ils commencent à raisonner, à faire des choix, à argumenter leurs actions et à décider de leur mort. Dire que les dieux anciens ne sont pas extérieurs aux hommes serait une erreur. Si les hommes perçoivent les dieux près d’eux, ils ne sont plus véritablement en eux et certains dialogues permettent de sentir un type d’échange qui se perdra peu à peu. Ulysse et Athéna forment un couple, plus qu’Ulysse et Pénélope. Ils réfléchissent, se coordonnent, sont complices pour obtenir la justice, celle qui pourrait bien être celle de Zeus et qui n’est plus celle des Érinyes. Au-delà du récit épique, ou de l’aventure qui met en relief des comportements héroïques, Homère met en lumière, plusieurs fois d’ailleurs, une attitude qui, sans être opposée, est déjà distante. En soulignant la nature particulière d’Ulysse qui ne semble pas mener la même guerre, il traite d’un comportement humain qui n’est plus déterminé par les dieux. Ainsi, lorsqu’Ulysse corrige Thersite qui voudrait abandonner le siège de Troie, Homère fait parler la « foule » qui semble dire : « Ah ! Ulysse nous a souvent rendu d’utiles services, en ouvrant de bons avis, ou en menant le combat. Mais voilà bien cette fois, ce qu’il a jamais fait de mieux en présence des Argiens : il a clôt la bouche à cet insulteur, toujours à déblatérer. Son noble cœur ne le poussera plus, je pense, à prendre les rois à partie avec des mots injurieux. » (p.60) Nous sommes bien ici entre hommes, mais très vite Homère se reprend et place Athéna aux côtés d’Ulysse qui va prendre la parole : « Ainsi dit la foule. Mais le preneur de villes, Ulysse alors se lève, tenant le sceptre en main. Près de lui, Athéna aux yeux pers, sous les traits d’un héraut, invite le peuple au silence, pour que les fils des Achéens, au premier comme au dernier rang, puissent entendre ses paroles et méditer ses avis. » (p.61) Cet à-côté n’est pas la même chose qu’un au-dedans de lui !
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Je crois qu’il n’y a pas lieu de chercher une évolution dans le religieux, un classement qui permettrait de nous illusionner un peu plus en disant que le progrès a été constant. Chaque époque a eu ses croyances et ses mythes. Si nous observons ces derniers à partir des mots seulement, à partir de formules poétiques qui sont utiles, mais insuffisantes, nous restons à la surface d’une croyance qui n’a de force que dans le vécu de l’homme qui parle à ses dieux ou se parle à lui-même. C’est certainement dans la dimension symbolique des poésies anciennes, orales ou écrites que les mythes ont eu le plus d’effet sur les hommes, sur leur façon de vivre, sur leur façon de penser la vie. Les mythes n’étaient pas seuls à parler des dieux. Les cultes ou les rites religieux existaient de même que la notion de mystère. Les légendes étaient une sorte d’enseignement intermédiaire entre le religieux et le profane. Il faudrait associer plus étroitement la prise de conscience des sages et les mystères. Dans le mystère, il n’y a pas un usage possible de la raison, ce n’est pas une approche intelligente qui est demandée au myste. Le myste perçoit le mystère au plus profond de lui et c’est l’atmosphère du lieu, l’organisation du mystère qui le fait sortir de la pensée ordinaire pour le conduire jusqu’à cet autre qui prend conscience différemment. Les orgies dionysiaques ont la même nature, elles n’enseignent pas, elles font vivre sur un autre registre, elles conduisent au dépassement de soi et par là à une autre dimension de la vie et de la mort. Avec des mots, il n’est pas possible de pénétrer profondément dans l’homme, son cerveau intervient comme une sorte de passoire qui filtre l’information et rejette tout ce qui lui semble suspect. Le mot porte en lui ce qui semblait oublié. Il porte la force qui se trouvait dans l’objet, dans la matière qui lui donnait sa forme. C’est cette force qui vient frapper l’homme loin de sa raison, de son intelligence, de sa pensée. Elle le pousse à pleurer ou à rire, à agir sans prendre le temps de savoir pourquoi ou comment. C’est ainsi que le mythe nous atteint profondément et réveille en nous cet autre que nos ancêtres ont divinisé. À la suite d’une blessure importante,
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physique ou morale, l’homme peut pleurer, mais pourquoi pleure-t-il lorsqu’il admire le coucher du soleil ? Je crois qu’il faudrait associer l’étude du quotidien de chaque époque et les légendes pour mieux approcher ce que les aèdes voulaient faire comprendre à leurs semblables. Ce qui est certain c’est que les textes d’Homère ou d’Hésiode nous parlent d’une époque où, politiquement, les hommes et les femmes avaient des comportements différents des époques antérieures. Lorsque nous savons, par exemple, qu’Héra était honorée plus de deux siècles avant Zeus à Olympie, cela devrait nous faire réfléchir, non sur la nature d’Héra et de Zeus, mais sur celle des hommes qui ont changé en préférant honorer les dieux mâles plutôt que les Déesses-Mères. Les dieux et les déesses ne correspondent pas à la même façon de vivre et de survivre. Intellectuellement, l’histoire nous rassure et le retour au passé ne remet pas en question notre effort d’observation du monde et de l’homme, notre rationalité également qui refuse de prendre en compte ce qu’elle ne juge pas objectif. L’histoire est respectueuse du temps qui ne cesse d’avancer, qui est irréversible et lorsqu’elle revient en arrière cela ne remet jamais en cause le sens de la vie. Nous sommes loin des observations élémentaires de la nature qui sont à l’origine du mythe de Perséphone et de Déméter, peut-être aussi du mythe d’Adonis. Nous sommes loin d’un temps circulaire tel que pouvaient le penser nos ancêtres en observant la nature. Que fait le soleil, il passe et il revient ! Sommes-nous des descendants d’Athéna, du moins au sens symbolique ? Elle représentait la raison, mais la raison elle-même a changé de nature au fil du temps. Nous avons pris l’habitude de séparer le réel de l’imaginaire, mais le réel n’est-il pas le fruit d’une méthode d’observation particulière tandis que l’imaginaire est une production de la nature humaine ? En étudiant Poséidon, nous allons revenir en arrière et mieux comprendre que l’Esprit grec ne se trouve pas condensé dans les poésies d’Homère. Mais, n’anticipons pas. Notre difficulté à remonter le temps est souvent due à notre envie de comparer, d’évaluer, et surtout de croire que
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notre dernière idée est la bonne, que nous pensons mieux que nos ancêtres. J’aimerais dire que l’histoire a toute sa place dans notre monde moderne, mais qu’elle la perd en remontant le temps, en revenant vers l’origine de la vie, vers celle du monde et celle de l’homme. Je crois que nous pouvons comprendre qu’elle est une réponse à notre désir d’explication du changement et de la mort, au-delà du changement. Sur ce dernier point, l’homme est resté inquiet, différemment peut-être, mais inquiet tout de même. La mort reste pour l’homme d’aujourd’hui un point d’interrogation comme elle l’était jadis et il est facile de constater que la mythologie en parle davantage que l’histoire. L’histoire parle des morts, elle ne parle pas de la mort ! Ce que l’on peut retenir rapidement c’est que la mort permet de distinguer deux façons de penser la vie dans la mythologie. Peut-être faut-il lui associer l’idée de retour qui semble les opposer. Dans les temps anciens, l’homme était enseveli, il retournait dans la Terre, il devenait même plus puissant si l’on en croit les légendes. Walter Otto nous en parle au début de son travail : « Cette croyance implique la pratique de l’inhumation, par laquelle le cadavre retourne au sein de la terre, d’où il provient. La culture de l’époque homérique n’a plus le souvenir de cet usage. Pour elle, on ne peut qu’incinérer les morts. Cette pratique va de pair avec l’une des différences les plus caractéristiques entre la nouvelle religion et l’ancienne : celle qui concerne les morts. » (p.46) La mort était certainement l’une des interrogations majeures des premiers hommes et Homère nous fait connaître un changement significatif dans l’Esprit grec à son propos. Nous trouvons la trace des deux conceptions du retour dans les légendes et il suffirait d’opposer Œdipe et Patrocle pour retrouver deux exemples qui montrent que les mythes sont aussi le reflet des mentalités, ou des modes de vie qui en découlent. Pour approfondir ce problème particulier, il faudrait relire Mircea Eliade, plus particulièrement ce qu’il nous dit en parlant du mythe de l’éternel retour.
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Je crois que l’homme a toujours refusé de mettre le mot fin en rapport avec la mort. La mort est une sorte de porte qui s’ouvre sur un ailleurs, pourquoi pas un autre monde, et cet ailleurs ne saurait être isolé du divin. Il est facile de comprendre que les deux principales notions de retour aient été liées aux croyances du moment. Le retour vers la Terre a précédé le retour vers l’Île des Bienheureux ou vers l’Olympe puisqu’Héraclès démontre cette possibilité. Cette dernière conception du retour était celle d’Homère probablement et cela nous aide à mieux comprendre sa façon de parler de la mort, celle de Patrocle en particulier. Mais, déjà, nous ne trouvons plus cette conception du retour ou du voyage ou de la survie dans un autre monde comme les fouilles archéologiques nous le montrent. Avec Patrocle, nous découvrons une forme particulière de funérailles. Le mort est brûlé et ses cendres mises dans une urne d’or qui sera portée en Grèce où un tombeau sera construit pour l’honorer. Il n’est plus possible d’imaginer une autre vie que sous la forme d’une ombre et au sein de l’Enfer. Avec Hésiode, nous trouvons des précisions qui peuvent surprendre lorsqu’il présente les différentes races d’hommes. Les hommes de la première, la race d’or, mourraient comme s’ils s’endormaient. Ils étaient enterrés et Zeus devait en faire des forces divines, « gardiennes des hommes qui meurent ». Morts, les premiers hommes faisaient respecter la justice. La seconde race, la race d’Argent était éprise de violence et Zeus l’ensevelit sans pour autant leur enlever leur nature divine. La troisième, la race de Bronze, au cœur d’acier, finit chez Hadès. Nous pouvons alors penser que ces êtres d’un autre temps étaient tous enterrés. Il faut attendre la race des demi-dieux, la quatrième pour voir un changement important puisqu’il s’agit de brûler les morts. Toutefois, ce n’est pas le sort de tous les demi-dieux. « Et la mort ultime les recouvrit de son voile. D’autres reçurent nourriture et maison loin des hommes : Zeus le Cronide les a établis aux confins de la terre,
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Loin des dieux immortels : Cronos y possède le sceptre… C’est là-bas qu’ils séjournent, le cœur à l’abri des souffrances ; Dans les îles des Bienheureux, près de l’onde océane, Ces héros fortunés ! Donneuse de vie, la glèbe Offre trois fois l’an ses fruits florissants et suaves. 7» Il se pourrait que les héros soient brûlés puis enterrés ce qui n’est pas la même chose que l’ensevelissement sous sa forme ancienne. Il est difficile de se faire une idée précise du devenir des morts uniquement en suivant les textes d’Homère et d’Hésiode, ce dernier ne disant rien de ce qui se passe concrètement à son époque. C’est à ce moment que la cité grecque apparaît en tant que telle et nous pouvons comprendre que nos deux poètes puissent se situer simultanément sur le passé et sur le présent. La légende se rapportant aux enfants d’Œdipe, plus exactement la mort d’Antigone qui veut enterrer son frère Polynice, contrairement à l’interdit de Créon, ne montrerait-elle pas que le mythe est plus ancien et serait plus compréhensible au moment de la troisième race ? En fait, il est difficile de tenir compte de ces deux attitudes devant la mort pour dater ou classer les mythes. En ce qui concerne Poséidon, Walter Otto n’en parle pas en même temps que les Olympiens, mais en traitant des religions et mythes archaïques. Il termine ce chapitre en écrivant : « Homère passe sous silence le mythe romanesque de sa naissance par la tête (celui d’Athéna). Il est impensable qu’il ait pu en parler. De même pour les mythes d’Ouranos et de Kronos. On l’aura compris : l’ère des mythes qui racontent des histoires fantastiques est révolue depuis longtemps. Le mythe des temps nouveaux, où l’être du monde et de la vie humaine se
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HÉSIODE Les travaux et les jours. Traduction Philippe Brunet. Commentaires de Marie-Christine Leclerc. Paris, Librairie Générale Française, 1999, p.101.
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modèle en hautes figures, n’a plus la splendeur absolue et la souveraineté fabuleuse d’autrefois. » (p.57) Un peu plus loin, il ajoute, en ce qui concerne les héros des temps anciens : « Combien le monde de ces héros est différent de celui des dieux et des hommes homériques ! Combien ces héros sont différents d’un Héraclès par exemple, ou des héros homériques ! Ici, l’aventure et le merveilleux sont tout… Le cours merveilleux du monde et le pouvoir stupéfiant et magique d’entités supérieures, voilà les images et les pensées dont l’esprit était empli autrefois. » (p.58) Walter Otto souligne donc le changement ou plutôt un changement parmi tant d’autres. Homère ne sera pas le dernier à prendre ses distances vis-à-vis du fabuleux, du monstrueux, du magique, mais c’est probablement lui qui nous fait découvrir un nouveau rapport entre les hommes et les dieux, plus proche de nos études psychologiques que du fantastique et du rêve. Hésiode donnerait plutôt la sensation d’un retour au passé. Il est possible de penser que nous sommes les héritiers d’Homère, probablement plus que ceux d’Hésiode. Homère précède seulement la pensée des philosophes ou celle des tragiques. Il faudrait lire le travail de Max Müller pour aller plus loin, mais nous pouvons tenir compte de cet avis : « Pour les Grecs, les poèmes homériques étaient le passé le plus lointain de leur mythologie, de leur religion, de leur histoire ; pour nous, ils sont un rideau admirablement peint, mais qu’il nous faut soulever si nous voulons concevoir le moindre espoir d’assister aux premiers actes du drame de la mythologie, d’en connaître les principaux personnages et le décor naturel où ils se mouvaient. 8» Personnellement, je retiendrai cette analyse qui nous ramène davantage au sens caché des mythes : « Les anciens philosophes, eux aussi, peut-être avec moins de précision que nous, ont eu ce sentiment : quoi que 8
MULLER M. Mythologie comparée. Édition établie, présentée et annotée par Pierre Brunel. Paris, Robert Laffont, 2002, p.311.
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chacun d’eux pût penser de la mythologie, ils s’accordèrent pour la plupart à dire qu’elle avait signifié à l’origine autre chose que n’accusaient les apparences, que les mythes dissimulaient une hyponoia, une pensée de derrière la tête, un sens vrai et raisonnable. » Pour Muller, les dieux n’étaient pas le fruit de la fantaisie des aèdes et il en cherchera la raison tout en notant les divergences d’opinion. Il ajoute : « On se tromperait gravement si l’on croyait que les philosophes modernes se fussent les premiers avisés de réduire à la raison les mythologies de l’Antiquité, et que les Anciens se tinssent pour satisfaits des fables que de père en fils la tradition leur avait fait parvenir. » p.290) Je reste convaincu que chacun de nous, philosophe ou pas, savant ou pas, s’interroge spontanément dès qu’il prend connaissance d’un mythe, cherche sous le dit ce qui justement n’est pas dit. Il ne faut pas oublier que l’imaginaire, comme l’écrit Pierre Lévêque, ne date pas d’Homère. Grâce à son travail sur les premières religions, nous comprenons mieux que tout n’a pas commencé avec l’écriture et que les hommes ne l’ont pas attendue pour se forger une vision du monde et de leurs rapports avec lui. Le passage de la vie nomade à la vie sédentaire ne s’est pas fait en un jour. Pierre Lévêque fait remonter son travail au Paléolithique et s’appuyant sur les travaux d’Henri Laborit, il rappelle qu’au Paléolithique supérieur les hommes qui vivaient de chasse, de pêche et de cueillette avaient déjà des sanctuaires et s’y retrouvaient au moins une fois l’an. On peut comprendre l’importance qu’avaient les animaux à cette époque, mais à côté d’eux les femmes jouaient un très grand rôle comme en témoignent les peintures rupestres. En se demandant si ces hommes avaient des mythes, Pierre Lévêque reconnaît que la question est délicate, mais retient qu’ils devaient croire à des forces naturelles, mais aussi à des « êtres premiers, créant toutes les réalités et l’ordre qui les lie ». (p.30) Puis il ajoute : « Ce que les chasseurs du Paléolithique discernent dans le monde de la forêt, ce sont des puissances polymorphes…
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Le monde est peuplé de forces diffuses, immanentes, peu personnalisées plus qu’impersonnelles, qui prennent support dans la nature sensible. » (p.32) Max Müller le dit aussi : « Abstraction faite de toutes les questions secondaires et de toutes les théories fantaisistes, on peut tenir pour constant qu’aujourd’hui presque tous les mythographes sérieux s’accordent sur ce principe fondamental que les dieux furent à l’origine les représentations personnifiées des principaux phénomènes de la nature. » Puis il précise : « Lorsqu’on eut créé des dieux et des déesses, changé les phénomènes naturels en exploits surnaturels accomplis par eux, et entretenu l’illusion que leur puissance était infiniment supérieure à la plus haute qu’on pût imaginer chez un être humain, on en vint aisément à exagérer les exploits de personnages humains et réels, de vaillants héros ou de belles héroïnes, jusqu’à les élever, ou peu s’en fallut, au rang divin… » (p.292) Cela changera peu avec les débuts de la sédentarisation, les débuts de l’élevage et de la société agropastorale, et nous retrouvons au Néolithique « les cadres essentiels d’une religion naturiste fondée sur la bipolarité sexuelle et l’union sacrée des dieux » (p.43). L’imaginaire néolithique montre la prépondérance de la Grande Déesse. Les dieux semblent plus proches des hommes ce qui ne fait pas disparaître les dieux animaux, non plus leurs questionnements et leurs angoisses qui maintiennent une importance accordée au surnaturel. C’est aussi le moment où la Mère de fécondité devient également Mère de fertilité. L’hiérogamie prend de l’importance ce qui suppose un partenaire mâle pour la Grande Déesse, ou parèdre masculin qui peut être représenté par un enfant ou un adolescent, ou par un homme lié à des animaux, le taureau le plus souvent. La Mère, représentant la Terre, est alors accouplée avec le Ciel. C’est à ce stade de sa recherche que Pierre Lévêque évoque Poséidon ; « Ainsi se génère une structure exhaustive, close sur elle-même, réunissant les deux réalités complémentaires les
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plus apparentes de notre univers et qui subsistera dans le couple Poséidon/Déméter des Grecs, " Époux de la Terre "/" Terre Mère " » (p.68) Je reviendrai sur cette image ancienne, mais je voudrais déjà souligner le fait qu’il ne faudrait pas s’enfermer dans une conception figée et tardive de ce frère de Zeus en nous fiant sur un besoin de mise en ordre qui passe par la construction idéologique de grandes familles divines. Les propos de Max Müller nous permettent de prendre du recul par rapport aux diverses associations qui découlent à la fois d’un besoin d’ordre et d’un besoin d’humanisation. Lorsqu’Hésiode écrit la Théogonie, il opère ce genre de mise en ordre, mais nous ne devons pas oublier qu’il appartient à une structure politique qui n’est plus celle de ses lointains ancêtres, même s’il invoque les Muses pour en parler. Pour Pierre Lévêque, la nouvelle façon de vivre des hommes se retrouve dans la nouvelle façon de concevoir le surnaturel et d’entrer en relation avec lui. Il précise : « Les questionnements auxquels répondent les mythes portent sur le renouvellement de la végétation, plus généralement sur les forces et la genèse du cosmos, sur l’origine des techniques indispensables à l’humanité et sur la survie des défunts dans un autre monde : quatre domaines fortement interconnectés. » (p.74) Ce qui pourrait nous perturber c’est l’assimilation de Gaia et de Déméter. Les questionnements traités par les mythes sont principalement en rapport avec la végétation et son renouvellement, celle-ci assurant la survie des communautés humaines. Il semblerait que ce soit à cette époque, où l’agriculture prend le pas sur la chasse et la cueillette, que se serait fixée la structure du monde divin et que les mythes auraient été inventés pour accompagner ce nouveau mode de vie. Nous retrouvons ici le mythe de Déméter et de Perséphone, sa fille. Des représentations des Mères en colère datant de 4500 ans av. J.-C. ont été trouvées à Mycènes. Cela pourrait aider à dater le mythe de Déméter et de sa fille, mais le plus important
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reste l’antériorité de ce mythe vis-à-vis de l’histoire et des premiers poèmes écrits. Nous pouvons alors retenir cette explication de Pierre Lévêque : « Si le cycle annuel n’était pas sans importance pour le paléolithique en raison des mouvements qu’ils opéraient sur leur territoire à la recherche du gibier, il prend une importance déterminante avec l’agriculture céréalière, la réapparition de la végétation s’avérant vitale pour la survie de la communauté. Pierre Lévêque nous ramène à la logique de la cause et de l’effet : « Il y a tout lieu de croire que c’est alors que se constituent des structures fantasmatiques très solides qui expliquent la disparition de la végétation et par conséquent rassurent sur son inéluctable réapparition, en racontant sur les dieux des récits d’autant plus acceptables qu’ils se meuvent dans la sphère des aventures humaines… » Il nous explique enfin la hantise du temps vécu et l’effort de nos ancêtres pour le dominer : « Le passage d’un travail à effet instantané (la chasse) à un travail à effet retardé de plusieurs mois (l’agriculture) a dû entraîner en effet de graves traumatismes dans les concepts mêmes du temps vécu et nécessiter une parade mythologique rapide et complète. » (p.75) Nous avons là un exemple de transition que le mode de vie impose aux récits mythiques. La colère de Déméter qui cherche sa fille un flambeau dans chaque main et refuse de remplir ses fonctions se rapporte aux craintes des hommes en ce qui concerne les nouvelles récoltes et la famine en cas de retard ou d’absence. Nous pouvons alors comprendre l’importance d’un contrat qui règle les cycles de la végétation et protège la vie. L’hymne homérique à Déméter nous présente cette situation à peine voilée et s’achève par une allusion aux Mystères d’Éleusis qui montre qu’au-delà de la végétation, le mythe s’étendait à l’autre vie que les mystes pouvaient connaître : « Heureux celui qui possède, parmi les mortels, la vision de ces Mystères ! Celui qui, au contraire, n’est point
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initié aux rites sacrés d’Éleusis et n’y prend point de part ne connaîtra pas semblable destin, même lorsqu’après sa mort son âme errera dans les ténèbres humides. 9» Reprenant le travail de Mircea Eliade sur les problèmes de la végétation en tant que réalité vivante, Pierre Lévêque ajoute : « Il est normal, il est logique dans ce système de pensée que le cycle végétatif soit conçu comme une résurrection annuelle, qu’il devienne pour l’homme le gage de sa propre résurrection. » De la même façon : « Il est non moins normal et logique que l’homme se mette, pour sa survie personnelle, sous la protection de la Grande Mère, maîtresse des puissances végétales, qui accroît d’autant son emprise et associe ses pouvoirs en ce monde (fécondité, fertilité) à ses pouvoirs dans l’au-delà (vie éternelle) et qui s’impose comme la déité de l’élan vital global et polymorphe. » (p.83) Avant d’aborder l’étude d’un personnage mythique, il faut avoir en tête cette émergence qui, loin d’être le simple reflet d’un fantasme collectif, est le fruit d’une observation que la raison n’a pas encore formulée. Les mythes que nous présente Homère, ou Hésiode bien plus tard, sont le reflet d’une récupération ou d’une adaptation à un monde particulier, un monde nouveau. Les mythes archaïques sont repris avec d’autres buts que ceux qui étaient ceux des aèdes ou des prêtres anciens. Pierre Lévêque résume cette approche des origines en écrivant : « Les mythes représentent une intersection permanente entre l’ensemble nature et l’ensemble surnature : ils prêtent aux puissances des aventures humaines, mais vécues dans des dimensions de surhumanité, pour rendre compte des réalités spécifiquement naturelles (cycles de la végétation ou des astres), pour remonter à un passé matriciel où furent créés le 9
HOMÈRE Des héros et des dieux (hymnes). Traduit par François Rosso. Paris, Arléa, 1993, p.76.
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monde, les dieux, les hommes, et où enfin la communauté humaine fut dotée des techniques matérielles ou religieuses indispensables à sa survie grâce à des dons octroyés par les puissances. » (p.97) Il nous livre aussi une remarque qui permet de comprendre l’apparition d’une autre dimension des mythes ou de leur enseignement et qui se rapporte au regard que les hommes vont porter sur la mort. « Les communautés humaines sédentarisées, délivrées des angoisses de la vie des chasseurs, sont plus ouvertes aux problèmes du destin individuel et refusent davantage la mort, qui est devenue, si j’ose dire, moins brutale et moins quotidienne. » (p.82) Un peu plus tard, il ajoute : « La Grande Déesse étant devenue une Terre-Mère, les morts retournent à elle, en elle pour leur éternité ; ils l’enrichissent de leur énergie, tout en puisant en elle les énergies nécessaires à leur survie. Il n’y a donc pas de contradiction entre la vie du mort dans le tombeau (où il est muni du matériel adéquat) et la vie dans l’au-delà communautaire des Enfers. » (p.94) Nous pouvons comprendre que les poèmes d’Homère puissent être tournés à la fois vers la victoire et vers la mort en relation avec le destin. La mort est bien devenue une préoccupation des hommes délivrés d’autres angoisses et bénéficiant de temps pour s’interroger. Ce que nous pourrions ajouter c’est que cette nouvelle observation n’atteindra pas immédiatement l’ensemble des hommes et que, politiquement, la mort reste liée à la justice divine. De là l’importance des nouveaux mythes. En étudiant la Théogonie et plus particulièrement la stratégie de Zeus, j’ai compris que les anciens mythes faisaient naître le destin de la Nuit, les Moires étant préalablement ses filles, mais que Zeus, voulant tout contrôler, avait fait renaître les Moires de Thémis. Nous voyons ici comment le mythe s’adapte à de nouveaux regards sur la vie ou sur la mort. Ceux qui les corrigent, les pensent autrement, sont ceux qui ont de la vie une nouvelle vision et qui cherchent à l’enseigner aux autres mortels.
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J’adhère entièrement à la synthèse de Pierre Lévêque qui précède l’étude de la religion grecque et qui montre le rapport étroit des mythes et du temps avec, pour ceux qui les ont pensés, la volonté de dominer une histoire, celle du monde, mais aussi celle des hommes. Pour lui l’imaginaire doit se lire à partir de deux axes : le monde des puissances et le monde des mythes, mais sans oublier la notion d’éternel retour ou d’un temps cyclique dont le soleil est l’expression la plus visible. Nous sommes trop habitués à un temps linéaire et irréversible pour imaginer un temps cyclique pourtant aisément observable dans la nature. L’histoire des hommes s’inscrit sur le fil du temps, celle des dieux n’en a que faire puisqu’elle bénéficie de l’immortalité. Or l’homme est sans cesse confronté au changement et nous pourrions penser que son imaginaire le trompe, lui cache la réalité. En fait, cet imaginaire se rapporte bien plus à la mort qu’à la vie et à la résurrection possible de l’homme. Si la nature revient au temps zéro, pourquoi l’homme ne le pourrait-il pas ? C’est dans ce rapport à la mort et à la renaissance qu’il faut saisir les croyances des hommes et comprendre les mythes qui sont autant d’éclairage sur ce retour éternel. Du Paléolithique à la poésie d’Homère, les changements sont nombreux et parler de Minoens et de Mycéniens ne suffit pas à nous les faire revivre. De plus il ne faudrait pas isoler le monde grec du reste du monde. Le brassage des populations et des cultures dû aux différentes migrations permet de comprendre que dans les mythes aussi les héros et les dieux voyagent, ou ne sont pas tous issus d’un territoire que notre actualité a du mal à imaginer. Je retiendrai cette autre analyse de Pierre Lévêque qui nous parle plus particulièrement du changement vécu par Homère et par Hésiode et traite de l’influence dorienne et de l’accroissement des chefs de guerre qui vont prendre le pouvoir antérieurement exercé par les prêtres. « Au moment où émerge une classe dominante de nonproducteurs qui se réserve le monopole du maniement du sacré et de la conduite de la guerre, la trifonctionnalité apporte une réponse quasi directe aux problèmes posés par cette contradiction, une réponse qui trouve son expression la plus
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nette dans le mythe du conflit guerrier suivi d’une réconciliation définitive qui fondait dans l’imaginaire la solidité sociale et la domination des prêtres et des chefs de guerre sur les producteurs.. » (p.174) C’est avec le développement des cités que les mythes vont devoir s’adapter une nouvelle fois. Hésiode est certainement celui qui nous le fait comprendre le mieux, encore que la Théogonie semble ignorer le poids des aristocrates dans la politique des cités. C’est dans l’association des deux poèmes d’Hésiode qu’il est possible de trouver le nouvel usage du mythe qui devient ouvertement didactique. Parlant de la Crète dont la civilisation a précédé celle des Mycéniens, Pierre Lévêque nous aide à comprendre que les mythes ne pouvaient pas ignorer cette transformation de la société, des hommes et des idées. Il nous rappelle brièvement un point d’histoire : « Dans la Grèce continentale, les premières migrations grecques ont lieu dès 2000-1900 et exercent d’abord un effet brisant ; puis, peu à peu, s’élabore une culture mixte où les migrants empruntent beaucoup tant aux populations antérieures qu’aux Crétois et, dans la seconde moitié du millénaire, c’est l’apogée des royaumes mycéniens. » (p.181) Lorsqu’Hésiode nous parle des divinités dans la Théogonie, il nous permet de comprendre que les dieux regroupés autour de Zeus pour combattre les Titans ne se sont pas organisés autrement que les hommes. Zeus est bien né en Crète avant de venir conquérir la Grèce, en passant par Olympie, mais le temps du mythe n’est pas le temps des hommes et la légende s’efforce de rester dans le surnaturel. Il est difficile de trouver une symétrie parfaite, mais nous sentons bien que la politique des dieux rappelle celle des hommes. Lorsqu’Homère nous parle de la guerre de Troie et parle des Achéens, sa poésie s’efforce de rester en dehors du temps des hommes, mais il ne peut négliger le monde dans lequel il écrit son poème. Lorsqu’il nous parle des dieux et de Poséidon en particulier, il les situe dans un temps qui est le sien et leur donne les caractéristiques qui lui semblent les meilleures pour
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parler de l’homme de son époque. La légende ne fait que préciser un portrait qui pourrait être daté. Pierre Lévêque nous dit : « Dans la première moitié du VIIIe siècle, se met en place une nouvelle forme politique, la polis (cité-Etat), caractérisée, au plan des institutions, par trois rouages, des magistrats, un conseil aristocratique, une assemblée du peuple qui réunit tous les citoyens. » (p.243) Les aristocrates possèdent le pouvoir parce qu’ils sont les seuls à pouvoir l’exercer, à intervenir en tant que magistrats et ce sont eux qui peuplent le conseil qui est l’organe souverain. Ils sont de grands propriétaires fonciers qui le plus souvent ont fait main basse sur la terre grâce à des héritages, mais ils ont aussi le prestige d’une origine qui se veut ou se prétend divine. En fait, si l’on en croit Hésiode, cela n’est pas aussi idyllique et il nous le fait comprendre dans Les travaux et les jours en parlant de son frère Persès. Homère nous le fait percevoir essentiellement dans l’Odyssée. Le mythe nous aide à saisir, en observant les hommes et les dieux que la mise en place de la cité-Etat ne va pas sans rencontrer des difficultés. Les aristocrates abuseront longtemps de leur pouvoir et le peuple est loin de prendre la parole pour réclamer plus de justice. Si Platon veut construire une république en mettant à son sommet une royauté philosophique c’est bien parce qu’après les aristocrates et les tyrans un nouveau changement s’impose. Marc Richir fait remarque que Platon a échoué dans son projet et il nous dit aussi : « L’art politique du roi ne sera que tardivement, chez Hésiode, l’art de concilier pouvoir (kratos) et justice (dikè), pour initier la fondation de cette conciliation en Zeus. » (p.178) S’il faut attendre Clisthène pour connaître une démocratie à Athènes longtemps après les premiers écrits mythiques et longtemps avant les premiers écrits philosophiques, cela montre seulement que le changement reste lent et qu’il est tributaire de la vie des hommes. Lorsque Marc Richir parle d’hypnose de la transcendance, il nous place au
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cœur d’une rupture qui semble se dessiner, mais n’a pas encore eu lieu. Le plus important, me semble-t-il, est de comprendre que les mythes sont le reflet d’une évolution des hommes et de leur mode de vie. Loin d’être des histoires pour enfants, ils sont des représentations imagées de ce que nos ancêtres vivaient, des difficultés qu’ils rencontraient pour progresser, pour être moins dépendant de la nature. Ils ne comprenaient pas tout, mais ils sentaient que des forces invisibles les dominaient, les conduisaient, les corrigeaient, leur présentaient la vie autrement qu’ils ne la percevaient à l’aide de leurs sens. Ces forces, ils ne pouvaient que les concevoir supérieures, surhumaines et finalement divines. J’aimerais citer ici Walter Otto qui dans un autre livre nous donne une vision du mythe qu’il ne sépare pas du culte : « Pour la religion grecque, le mythe en tant que tel n’est pas un témoin de moindre valeur que le culte. Le mythe est même plus éclairant, car les formes du culte nous sont moins bien connues et demeurent, hélas, trop souvent obscures, tandis que le langage du mythe est non seulement plus volubile, mais aussi plus clair..10 » Un peu plus loin il a cette précision que nous pouvons placer à côté de celle de Marc Richir. Ce dernier nous dit en effet en poursuivant l’art politique du roi : « Car il sera tout d’abord cet art de fonder la société, et d’associer cette fondation dans la durée, par une obéissance savamment calculée aux désirs (volontés) des dieux qui l’hypnotisent, donc dans une connivence intime avec le religieux, même si celui-ci est déposé comme par délégation au pouvoir d’une caste de prêtres. » (p.178) Comment ne pas percevoir cette connivence chez Ulysse ? Ulysse ne veut pas devenir immortel, mais il vit avec les dieux, surtout les déesses, et il ne se contente pas de les respecter. Dans ses rapports avec Athéna, en particulier, il y a comme une collaboration et le mythe doit être dépassé si nous 10
OTTO W. F. Dionysos, le mythe et le culte. Saint-Amand, Mercure de France, 1992, p.27.
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voulons comprendre ce qui se passe réellement dans l’esprit du héros, de l’homme qui a jeté le voile d’Ino et rend la justice avec son arc et ses flèches. Pour sa part, Walter Otto évoque la transcendance en disant : « L’expérience dont témoigne toute religion, que tout grand moment de l’œuvrer humain est la manifestation de l’œuvrer divin, devient lors de la naissance des formes originelles de toute création, c’est-à-dire lors de l’entrée en scène des cultes et des mythes, un événement écrasant dont nous ne pouvons que prendre connaissance. » (p.30) Lorsque nous lisons les mythes grecs, nous ne croyons plus aux dieux de la même époque, mais nous sentons leur présence comme s’il était impossible d’expliquer sans eux les exploits des héros. Il nous faut un certain temps d’adaptation pour comprendre que ces dieux sont dans l’homme et que c’est sa propre nature qui se sent aspirée vers des objectifs surnaturels. Étudier l’enseignement caché des mythes, c’est étudier le comportement des hommes et suivre leur évolution en suivant celles des légendes. Les mythes sont des miroirs qui renvoient l’image des hommes tels qu’ils veulent devenir. Les héros et les dieux qui sont mis en scène ne sont qu’une représentation d’un idéal pensé par des hommes ordinaires, les plus sages si l’on veut, mais qui ne sont ni des héros ni des dieux. En observant les dieux, leurs comportements, leurs prérogatives, leurs fonctions, leurs aventures, nous étudions l’homme qui tente de se projeter ailleurs, dans un monde qu’il continuerait d’habiter, mais autrement. Je ne sais pas s’il faut se situer par rapport à un effort de transcendance, mais je crois que ce terme plus actuel est davantage un mot qui fait écran à des réalités anciennes. Notre besoin de croire en un monde meilleur nous fait envisager le passé comme si les dieux nous avaient toujours invités à nous y rendre. Nous les imaginons responsables du mieux et nous avons tendance à penser qu’ils nous ont précédés, comme Hésiode l’exprime. La difficulté apparaît lorsque nous disons qu’ils sont des inventions humaines et qu’ils correspondent à ce que l’homme cherche de
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meilleur au plus profond de lui-même. S’il le fait spontanément, j’oserais dire instinctivement, est-il possible de parler de dépassement de la conscience ? Le mot lui-même mérite-t-il d’être utilisé pour Ulysse, ou pour Œdipe ? Je ne le pense pas. Vouloir observer un héros, une divinité, ce n’est pas leur donner une existence particulière, c’est partir de ce qui en est montré pour s’efforcer de comprendre l’homme qui s’en faisait une représentation plus affective qu’intellectuelle. Le fantastique devrait nous permettre de prendre le recul nécessaire pour éviter d’en faire des réalités observables. Cerner la personnalité de Poséidon ne consiste pas à en faire un portrait saisissant, mais à comprendre les mortels qui lui ont donné des fonctions particulières et l’ont conçu distinctement au milieu des autres dieux.
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DES SYMBOLES INCONTOURNABLES
Poséidon, comme bien d’autres divinités, est très souvent mis en rapport avec des animaux, des puissances mythiques. Avant d’essayer de comprendre ce que cache un tel rapprochement, il est bon de s’attarder sur quelques symboles, en particulier ceux qui vont nous aider à interpréter les différents éléments légendaires concernant ce fils de Cronos. Je ne ferai que les citer ici, réservant à plus tard l’effort d’interprétation. Le taureau est certainement l’animal qui est le plus souvent cité, mis en scène, utilisé pour mettre en évidence la nature du dieu ou préciser certaines de ses actions ou de ses fonctions. Généralement, il évoque par sa force et son impétuosité l’idée de puissance et de fougue contre laquelle il semble impossible de résister. Nous le retrouvons dans la légende d’Héraclès, mais aussi dans celle de Jason par exemple. Héraclès, dans le cadre de ses douze travaux initiatiques, doit ramener à Eurysthée le taureau furieux qui se trouve en Crète. Pour cette légende deux origines semblent s’opposer : soit il s’agirait du taureau qui avait enlevé Europe et l’avait conduite en Crète, soit il s’agirait du taureau qui avec la femme de Minos avait donné naissance au Minotaure. Dans le premier cas, il semble difficile d’ignore que c’est Zeus luimême qui s’était transformé en taureau pour enlever Europe dont il était tombé amoureux. Europe avait ainsi traversé les flots et s’était unie à Zeus, donnant naissance à Minos, Sarpédon et Rhadamante. Je vois mal comment Zeus ayant
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retrouvé sa forme habituelle de monarque divin aurait pu l’abandonner en Crète, où il ne fut jamais que sous la forme d’un enfant, un taureau furieux ! Il est plus vraisemblable que l’animal soit celui que Poséidon avait offert à Minos. Pour comprendre la fougue de l’animal, il faut revenir sur la légende de Minos. Au moment de prendre le pouvoir, suite à la mort d’Astérion, ses deux frères émirent des réserves quant à ses prétentions. Pour prouver que le pouvoir lui revenait en effet, il leur répondit que les dieux en voulaient ainsi. En offrant un sacrifice à Poséidon, il lui demanda de faire sortir un taureau de la mer promettant de le lui sacrifier ensuite. Poséidon fit sortir un taureau ce qui permit à Minos de prendre le pouvoir, mais ce dernier négligea la suite du contrat et envoya le taureau qui lui plaisait énormément dans son troupeau alors qu’il sacrifiait au dieu un taureau de moindre valeur. Pierre Grimal choisit pour sa part cette légende en disant que Poséidon, pour se venger, avait rendu le taureau furieux et qu’Héraclès avait été chargé de le tuer ! En fait, Héraclès devait le ramener vivant et comme dans la légende de Jason, il crachait du feu par les naseaux. Il est possible de lier les deux légendes et de prendre en considération celle qui concerne la femme de Minos. S’étant éprise de ce beau taureau, elle en fut si amoureuse qu’elle utilisa les compétences de Dédale pour rendre possible un accouplement avec le bel animal. De cette union assez particulière allait naître le Minotaure qui devait être enfermé dans un labyrinthe et que Thésée serait amené à tuer avec l’aide d’Ariane, la fille de Minos. Il est évident que si Héraclès avait dompté le taureau furieux avant la naissance du Minotaure, la seconde légende aurait été difficile à imaginer. Nous comprenons que Poséidon puisse être en colère contre le fils de Zeus qui manquait à son devoir, nous comprenons même qu’il puisse punir Minos deux fois, une première en rendant sa femme amoureuse du beau taureau, une seconde fois en le rendant furieux. Ce que nous pouvons remarquer, au passage, c’est le rapport de force entre les deux frères : Minos est bien le fils de Zeus et Poséidon ne se gène pas pour le punir en inspirant à Pasiphaé cet amour surprenant. Il
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est permis, également, de se demander pourquoi Minos, au moment de montrer que les dieux sont favorables à son règne fait appel à Poséidon et non à Zeus. Comme les légendes ne sont pas le fruit du hasard, qu’elles ont toujours une signification, il faut en trouver la raison. Sans entrer dans les détails du mythe en ce qui concerne la personnalité de Minos, rappelons qu’il sera juge des morts aux Enfers avec Rhadamante et Éaque. Toutefois, il est possible de dire que Poséidon ne connaît pas encore de rival en la personne de Zeus. J’approfondirai le sens du mythe plus tard en abordant les fonctions de Poséidon et sa façon de faire régner une certaine justice. Dans la légende de Jason, la rencontre se situe lorsqu’il arrive en Colchide. Aeétès veut bien que Jason prenne la Toison d’Or, mais il y met des conditions. Jason devra, pour commencer, imposer le joug à deux taureaux furieux qu’il avait reçus d’Héphaïstos et qui crachaient le feu par les naseaux. S’il réussissait ce premier exploit, il devrait labourer un champ et y semer le reste des dents du dragon qu’avait tué Cadmos et qui était fils d’Arès. Enfin s’il arrivait à échapper aux soldats qui naîtraient des dents du dragon, il lui resterait une dernière épreuve, combattre le dragon qui gardait la Toison. Dans cette légende, Jason, qui est assisté par Médée, bénéficie d’un baume magique qui le protège du feu des taureaux et du fer des soldats nés des dents semées et peut voler la Toison en usant d’une autre magie qui avait endormi le dragon. Ces deux légendes ne font que nous montrer deux héros obligés de combattre des taureaux furieux et nous comprenons qu’ils représentent des forces que tout héros doit maîtriser. Notons tout de même deux caractéristiques : la puissance et la fécondité. Le Dictionnaire des symboles nous donne cette précision qui va nous aider : « Dans la tradition grecque, les taureaux indomptés symbolisent le déchaînement sans frein de la violence. Ce sont
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des animaux consacrés à Poséidon, dieu des océans et des tempêtes, à Dionysos, dieu de la virilité féconde. 11» Pour aller plus loin dans cette image symbolique, il faut tenir compte d’autres détails qui ne sont pas toujours relatifs à la Grèce, mais nous éclairent davantage. Le taureau, comme le bouc ou le bélier est un symbole de l’esprit mâle combatif. Il est souvent associé à la foudre et le trident, qui est l’arme de Poséidon, peut être comparé à la foudre dont il a la force et la soudaineté de même que le tonnerre est comparable au meuglement. C’est avec le trident que le dieu ébranle la terre. Nous pouvons noter ici que c’est avec des tridents que les sujets du roi des Lestrygons pèchent les marins d’Ulysse comme des thons ! Rappelons ici que le trident est le symbole des divinités de la mer dont le palais est au fond des abîmes aquatiques. Il est l’arme par excellence de Poséidon et c’est avec lui qu’il ébranle la terre et agite la mer. Nous lisons dans le Dictionnaire des symboles : « Le trident est emblème solaire (ses pointes sont des rayons) et symbole de la foudre (ses pointes sont des éclairs) ; le trident frappe sa proie ; ce dont il faut rapprocher certaines représentations du vajra, qui est foudre et trident. Le trident est surtout en Inde l’emblème de Çiva, le transformateur du monde et le destructeur des apparences. » (p.970) Ce rapprochement avec l’Inde peut sembler dépasser les limites de la mythologie grecque, mais je crois que nous pouvons comprendre que les personnages des légendes, du moins leurs fonctions, retrouvent à leur façon, cette dimension destructrice du monde en la personne d’Arès, aidé par la fille de Zeus Aphrodite, Poséidon étant lui aussi destructeur du vieux monde lorsqu’il le soumet aux héros qui en combattent les formes monstrueuses comme les taureaux, les dragons et autres créatures imaginées par les poètes. Il faudrait aller plus loin pour comprendre pourquoi Poséidon fait sortir des taureaux de la mer ou de la terre. Disons simplement, pour le moment, qu’il 11
CHEVALIER J. GHEERBRANT A. Dictionnaire des symboles. Paris, Robert Laffont, 1982, p.930.
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place les héros en quête d’immortalité, ou de déité, devant ce qu’ils ont de chtonien en eux et qu’ils doivent détruire. Ce n’est pas tant le taureau qui doit être mis à mort, mais ce qu’il représente. Notons bien qu’ici les deux taureaux crachent le feu. Le feu ne fait que renforcer l’idée de destruction, de fougue, de monstruosité, mais il peut être considéré comme un intermédiaire entre la Terre et le Ciel. Le feu terrestre et le feu divin, l’un avec des flammes l’autre sans flamme, mais avec de la lumière, sont aussi les symboles de la matière et de l’esprit. Or, les Olympiens, Poséidon en est un, font la guerre aux forces de la matière pour imposer les forces de l’esprit, chaque dieu à partir de ses propres caractéristiques. Les taureaux indomptés figurent la matière indomptée qui chez l’homme doit être maîtrisée et remplacée par la raison qu’Héphaïstos a fait naître en fendant le crâne de Zeus. Dans une autre version, le taureau peut paraître pacifique, sert de monture et se rapporte surtout à la création, à la fécondité. Dans ce cas il est blanc et c’est probablement ce type d’animal qui séduit Europe. Il est par excellence l’incarnation des forces chtoniennes. Il symbolise la justice et la force, mais il symbolise aussi l’esprit et lorsque Jung analyse le sacrifice du taureau, il considère que le sacrifice représente le désir d’une vie de l’esprit et le triomphe sur les passions animales primitives. Le taureau est donc un symbole ambivalent, solaire et lunaire, violent et doux, destructeur et constructeur, feu et eau. Il est plus fréquent, dans la mythologie grecque, de le rencontrer sous sa forme solaire, mais, dans le déroulement des récits, il faut bien voir quelle est son utilité pour sortir les mortels de leur état premier, pour leur faire comprendre que l’immortalité dépend de l’ardeur qu’ils peuvent déployer pour lutter contre de telles forces. Le taureau est dans l’homme, ne l’oublions pas et c’est bien contre son origine chtonienne qu’il doit se battre avec espoir de changement. Le taureau lunaire est aussi dans l’homme et représente l’énergie qu’il a héritée de la Terre-Mère.
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Le cheval est un autre animal symbolique que l’on retrouve en Inde, lui aussi. Le plus souvent, le cheval surgit des ténèbres, du monde chtonien. Revenons vers le Dictionnaire des symboles : « Fils de la nuit et du mystère, ce cheval archétypal est porteur à la fois de mort et de vie, lié au feu, destructeur et triomphateur, et à l’eau, nourricière et asphyxiante. La multiplicité de ses acceptions symboliques découle de cette signification complexe des grandes figures lunaires, où l’imagination associe par analogie la terre avec son rôle de Mère, son luminaire la lune, les eaux et la sexualité, le rêve et la divination, la végétation et son renouvellement périodique. » Il évoque ensuite la psychanalyse tout en restant étroitement lié à la légende : « Mais le cheval ténébreux poursuit toujours au fond de nous sa course infernale : il est tantôt bénéfique, tantôt maléfique. Car le cheval n’est pas un animal comme les autres. Il est la monture, le véhicule, le vaisseau et son destin est donc inséparable de celui de l’homme. » (p.223) Il serait possible de trouver des exemples de ces deux natures du cheval. La plus connue est certainement celle qui découle de la mort de Méduse et de l’envol de Pégase vers l’Olympe. Nous comprenons bien alors que Pégase bondit hors de la nuit pour aller tout droit vers la lumière, mais dans le mythe de Bellérophon, il est possible de voir que l’orgueil conduit le héros vers la mort plus que vers le royaume de Zeus, l’usage du cheval ailé symbolisant bien la double nature du cheval qui ne peut que subir la nature de celui qui le monte. En étudiant les amours de Poséidon et la naissance de ses enfants, nous verrons qu’il existe d’autres exemples de cet animal dont on dit souvent qu’il est conduit le jour par l’homme et que c’est lui qui conduit l’homme la nuit parce qu’il voit dans l’obscurité. Les mythes font souvent référence à des chevaux très rapides et la légende la plus connue reste probablement celle de Pélops et de la conquête de sa future épouse Hippodamie. Hippodamie était la fille du roi de Pise, en Élide : Oenomaos. Son père qui possédait un attelage extrêmement rapide et qui lui
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avait été donné par Arès soumettait les prétendants de sa fille à une course de chars pour la conquérir. Tous les prétendants qui perdaient étaient mis à mort. Un oracle l’avait averti qu’il périrait de la main de son gendre aussi avait-il trouvé ce stratagème pour les écarter. La course consistait pour le prétendant à prendre Hippodamie sur son char, ce qui ralentissait son allure tandis qu’Oenomaos s’efforçait de les rejoindre avant le terme de la course : l’autel de Poséidon à Corinthe. Au départ, Oenomaos offrait un sacrifice à Zeus puis s’élançait à son tour et rattrapait les amoureux. La légende dit qu’il avait déjà emporté douze victoires et cloué à la porte de son palais les têtes des prétendants. Lorsque Pélops fit sa demande à son tour, Hippodamie en devint amoureuse et décida d’aider son futur époux. Les amoureux s’entendirent avec le cocher d’Oenomaos et celui-ci fit en sorte que l’essieu du roi se rompe pendant le parcours et entraîne sa mort. Une autre légende dit que Pélops tua Oenomaos. Mais, le plus intéressant reste que Pélops n’était pas n’importe quel prétendant. Sans reprendre toute sa vie, disons simplement que Poséidon s’était épris de lui et l’avait fait monter jusqu’à l’Olympe pour qu’il lui serve d’échanson. Pélops, poussé par son père, dérobait du nectar et de l’ambroisie aussi fut-il décidé de le renvoyer sur terre et c’est alors que Poséidon lui offrit un attelage divin qui pouvait rivaliser avec celui d’Arès. Autrement dit, Poséidon aida Pélops dans la conquête d’Hippodamie. En reconnaissance, ou pour se dédouaner de la mort d’Oenomaos, Pélops aurait créé les Jeux olympiques, du moins les courses de char pendant ces jeux. Avec Hippodamie, ils eurent de nombreux enfants dont une fille Hippothoé qui aurait donné naissance, avec Poséidon, à un dénommé Taphios, le héros éponyme de l’île de Taphos. Une autre légende, plus intéressante peut-être, est celle qui concerne les juments de Diomède. Diomède était roi de Thrace, fils d’Arès et de Pyréné. Il faisait dévorer les étrangers qui abordaient dans son pays par ses juments. Eurysthée avait chargé Héraclès de mettre fin à cette pratique et d’amener les juments à Mycènes. La légende propose deux versions : soit qu’Héraclès ait fait dévorer Diomède par ses juments, soit qu’il
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ait fini par amener les juments à Eurysthée après divers combats contre les habitants du pays. Nous trouvons aussi cette précision qui peut se rapporter à Pégase : « Participant du secret des eaux fertilisantes, le cheval connaît leur cheminement souterrain ; c’est ce qui explique que dans l’Europe jusqu’en Extrême-Orient, il passe pour avoir le don de faire jaillir des sources du choc de ses sabots. » (p.228) C’est ce que fait Pégase, mais j’y reviendrai. Pour le moment, je retiendrai cette conclusion sur sa dimension symbolique ! « En conclusion, il apparaît que le Cheval constitue un des archétypes fondamentaux que l’humanité ait inscrits dans sa mémoire. Son symbolisme s’étend aux deux pôles – haut et bas – du Cosmos et par là est réellement universel. Le cheval passe avec aisance de la nuit au jour, de la mort à la vie, de la passion à l’action… Un seul animal le dépasse peut-être en subtilité dans le bestiaire symbolique de tous les peuples : le serpent. » (p.231) Il est vrai que le serpent est un animal grandement symbolique. Faut-il souligner que Zeus, dans ses différentes métamorphoses, s’est transformé en taureau pour conquérir Europe, mais aussi en serpent pour donner naissance à Zagreus avec Perséphone devenue reine des Enfers après son rapt par Hadès ? Il est assez facile de comprendre que l’utilisation de différents animaux dans la mythologie n’est pas gratuite et qu’elle donne du sens aux mythes dans lesquels ils se retrouvent. Nous pourrions dire que du serpent, le plus chtonien de tous, nous passons à l’aigle de Zeus qui ronge le foie de Prométhée en rencontrant toutes sortes d’animaux qui n’ont en fait de mythique que leur utilisation. Entre les deux, tous les animaux ont leur fonction dans les mythes. Le sanglier, par exemple, celui qui blesse Ulysse, représente l’autorité spirituelle, on le retrouve souvent poursuivi par des héros comme dans la chasse au sanglier de Calydon qui regroupe autour de Méléagre nombre de ces derniers. Il est évident que ce qui est vrai pour une divinité l’est pour d’autres, mais il
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semble que chacun des dieux se serve d’un animal privilégié. C’est ainsi que le sanglier est souvent en rapport avec les décisions d’Artémis tandis que serpents ou dragons le sont davantage avec celles de Poséidon, de même que le taureau ! Le serpent peut être considéré comme l’animal le plus chtonien, le plus en rapport avec la Terre d’où il surgit souvent comme s’il naissait de l’obscurité pour bondir dans la lumière. L’homme et le serpent sont des opposés, mais aussi des complémentaires et nous pouvons dire qu’il y a du serpent dans l’homme. Les psychanalystes considèrent, comme Jung, qu’il incarne la psyché inférieure, tout ce qui dans l’esprit de l’homme reste mystérieux, incompréhensible. Le Dictionnaire des symboles nous dit à son propos : « Rapide comme l’éclair, le serpent visible jaillit toujours d’une bouche d’ombre, faille ou crevasse, pour cracher la mort ou la vie, avant de retourner à l’invisible. Ou bien il quitte cette apparence mâle pour se faire femelle : il se love, il embrasse, il étreint, il étouffe, il déglutit, digère et dort. Ce serpent femelle est l’invisible serpent principe, qui habite les couches profondes de la conscience et les couches profondes de la terre. » (p.867) Mâle et femelle, tel est l’un des problèmes que le mythe représente en parlant de Tirésias. Tirésias se promenait lorsqu’il vit deux serpents en train de s’accoupler. Il intervint, soit en les séparant, soit en les blessant ou en tuant le serpent femelle, toujours est-il qu’il devint alors lui-même une femme. Sept ans plus tard, toujours en se promenant, il vit d’autres serpents en train de s’accoupler. Nouvelle intervention de sa part et il redevint un homme. Ce double incident l’avait rendu célèbre et, un jour où Zeus et Héra se disputaient pour savoir qui de l’homme ou de la femme éprouvait le plus de plaisir dans l’amour, ils décidèrent de demander son avis à Tirésias puisqu’il avait vécu en tant qu’homme et en tant que femme. Sans hésiter il avait répondu que sur dix parties, l’homme en avait une seule et la femme les neuf autres. Héra, voyant que le secret de son sexe était dévoilé punit Tirésias en le rendant aveugle. Pour le dédommager, Zeus lui donna le don de la
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prophétie et le privilège de vivre longtemps. Si nous en restions au déroulement du récit, nous ne comprendrions pas que cette aventure, hors du commun, est la représentation imagée d’un problème fondamental. Si nous reprenons le récit à l’envers, Tirésias devient devin, il se comporte comme Gaia qui pouvait lire l’avenir ce dont Zeus avait bénéficié lorsqu’elle lui avait déconseillé de ne pas épouser Métis. Rappelons qu’il l’avait avalée lorsqu’elle s’était transformée en goutte d’eau. La ruse avait alors avalé la prudence ! Or pour être devin il fallait être aveugle, autrement dit ne pas observer le visible. Nous pouvons en déduire que pour scruter l’invisible il faut devenir aveugle, ou du moins ne pas se servir d’un regard ordinaire, celui d’Ulysse en l’occurrence, ne pas utiliser l’observation objective telle que Tirésias l’avait utilisée. Ajoutons qu’Héra l’avait rendu aveugle parce que les vérités divines ne peuvent être vues avec un regard ordinaire. Toujours en revenant au début du mythe, nous trouvons dans les deux cas des serpents en train de s’accoupler, autrement dit un serpent mâle et un serpent femelle au moins. La racine du problème reste l’accouplement des contraires et la volonté de Tirésias d’y mettre un terme. Autrement dit, cet accouplement qui n’est observable qu’avec un regard ordinaire conduit à la découverte d’une vérité qui aveugle et permet d’obtenir un statut divin ou presque. Si nous rapprochons les deux extrêmes, nous pouvons dire que le couple de serpents conduit à un comportement divin en faisant perdre des habitudes mortelles. Cela pourrait nous entraîner très loin dans le regard que nous portons sur le rapport hommes-dieux. La déité s’obtiendrait plus facilement en cessant de tout observer et en devenant aveugle aux réalités de la vie ! Ou bien encore, il faut obtenir un autre regard sur la vie pour accéder au divin. Le serpent est l’animal qui nous pousse à opérer un tel changement et pour le concrétiser il serait possible d’évoquer la Kundalini que l’on compare à un serpent lové au bas de la colonne vertébrale et qui peut se dresser comme un serpent pour s’élever et traverser les différents chakras, comme le précise le tantrisme. Nous avons tendance à remplacer la Kundalini par la libido, mais je pense qu’il vaut mieux ne pas faire d’amalgame et mélanger deux cultures aussi brièvement ni deux époques
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aussi éloignées. Il est également préférable de ne pas interpréter le symbole du serpent à partir d’une vision chrétienne, vision qui ne pouvait pas être celle des aèdes antiques, des millénaires avant l’écriture. Nous devons faire aussi attention à l’idée que nous nous faisons de l’Enfer pour la simple raison que c’est là que Zeus descend pour la première et la dernière fois afin de mettre au monde avec sa fille, devenue la femme de son frère, le futur Dionysos alors appelé Zagreus. C’est bien sous la forme d’un serpent qu’il descend féconder Perséphone et nous comprenons qu’il ne peut s’agir d’un accouplement au sens ordinaire, mais davantage d’une hiérogamie. Il fallait que Zeus donne d’abord naissance à Zagreus pour que Dionysos devienne un nouveau dieu, ce que j’ai essayé de montrer dans d’autres écrits. Le Dictionnaire des symboles nous dit alors : « Pour réaliser cette union, la tradition dit que Zeus se transforme en serpent. C’est dire que l’Esprit, tout divinisé qu’il soit, reconnaît l’antériorité de l’incréé primordial, dont il est lui-même issu, et où il lui faut replonger pour se régénérer et porter fruit. » (p.874) Personnellement, en étudiant la personnalité de Zeus, je me suis rendu compte que le monarque rusé ne faisait rien à la légère et que pour faire naître Zagreus puis Dionysos, il avait d’abord conçu l’enlèvement et le mariage de Perséphone avec Hadès. N’oublions pas que Perséphone, en devenant reine des Enfers, disparaît dans l’invisible et que pour la rejoindre Zeus n’a qu’une seule solution : se métamorphoser en serpent. Certes, il aurait pu attendre qu’elle remonte près de sa mère, mais la mise à mort de Zagreus n’aurait pas été possible, à la demande d’Héra et par les Titans. Or, pour que Dionysos domine la mort, il fallait qu’il meure avant de renaître, il fallait aussi qu’il perde tout ce qu’il y avait de matériel en lui pour être un vrai dieu et non un demi-dieu puisque Sémélé, sa mère, était mortelle. Comme Zeus a pu se transformer en taureau ou en pluie d’or, il s’est transformé cette fois en serpent pour pouvoir pénétrer dans la matière originelle et la féconder à sa façon. Dionysos n’est plus un enfant de la Terre, ou de la matière. Il devient un enfant de l’Esprit et en naissant de sa cuisse, le
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mythe montre qu’il obtient la force de son père, la puissance nécessaire à son futur rôle divin. La cuisse est souvent comparée à une colonne, une sorte d’arbre creux et nous pourrions évoquer ici le mythe d’Adonis, né d’un arbre cette fois. Il n’est pas possible d’ignorer le glissement fréquent qui permet de passer du serpent au dragon. Le plus souvent, les mythes utilisent des dragons pour garder des trésors, le combat entre le héros et le dragon ne pouvant s’achever que par la mort de l’un ou de l’autre. Ce serait aller un peu vite si l’on ajoutait que le dragon protège des trésors cachés, ce serait négliger les mythes où le trésor est bien visible. C’est le cas de la Toison d’Or que doit ramener Jason à Pélias qui a usurpé le trône d’Iolcos. Elle était en effet clouée à un chêne dans un bois consacré à Arès depuis que Phrixos avait sacrifié à Zeus le bélier qui l’avait transporté jusqu’en Colchide et qu’il avait offert sa Toison à Aeétès. Dans le mythe qui fait de Cadmos le créateur de Thèbes, le dragon, qui passe pour être un descendant d’Arès et qui gardait la source où Cadmos voulait prendre de l’eau pour faire un sacrifice à Athéna, est loin d’être invisible. Il commence par tuer les hommes que Cadmos avait envoyés pour prendre de l’eau et c’est Cadmos qui devra le tuer. Comment oublier Python lorsque l’on parle de dragons ? La légende nous dit qu’Apollon, voulant fonder un sanctuaire au pied du Parnasse, non loin de Delphes, avait trouvé un dragon qui massacrait le bétail et les hommes. Il l’aurait tué avec ses flèches. Pierre Grimal nous dit dans son Dictionnaire : « Python passait pour un fils de la terre, comme la plupart des monstres. Et, en tant que fils de la terre, Python rendait des oracles. C’est pourquoi, avant d’installer son oracle à Delphes, Apollon dut faire disparaître ce rival. » (p.404) Ce que ne dit pas Pierre Grimal c’est que Zeus avait demandé à Apollon de diriger ce nouvel oracle qui correspondait mieux à sa conception de l’ordre, de la justice, et du dépassement de soi. Zeus, en lutte contre les dieux de
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première génération, ne pouvait laisser vivre un oracle dirigé par Thémis. Le remplacement s’imposait et Apollon ne pouvait qu’obéir à Zeus. Inutile de faire l’inventaire de tous les dragons pour comprendre qu’il est un animal monstrueux qu’il faut vaincre et qu’il est certainement une illustration de ce qui doit disparaître chez l’homme qui veut se rapprocher des dieux de seconde génération. Le dragon est une sorte d’intermédiaire dans les mains des dieux pour obliger les hommes à se dépasser. Héra, qui seconde Zeus dans le suivi des héros et qui s’efforce de les conduire le plus loin possible dans leur quête d’immoralité, ne néglige pas d’en placer sur leur chemin. Aux dragons, il est possible d’ajouter un animal beaucoup plus petit, mais qui tient des monstres terrestres : le scorpion. Comme le serpent, il est un animal qui se cache souvent dans l’obscurité et qui est toujours prêt à donner la mort. Dans les mythes, le scorpion est en principe lié à la déesse Artémis. C’est elle qui envoie un scorpion contre le géant Orion qui avait Poséidon pour père et qui avait essayé de lui faire violence. Il incarne la combativité, la violence, mais il peut aussi incarner l’abnégation, le sacrifice. Il est en rapport avec Arès et avec Hadès. Il fuit la lumière. Il se trouve à l’intersection de la mort et de la renaissance et nous pouvons penser qu’il est agressif aussi bien pour lui-même que pour les autres. Que dire des phoques dont Poséidon possédait un troupeau et dont il avait donné la garde à Protée, un autre dieu de la mer ? Parce que le phoque est un animal fuyant, insaisissable, il symboliserait la virginité qui accompagnerait la peur de se donner. Les nymphes souvent poursuivies par les dieux se transforment souvent en phoque et nous pouvons penser que c’est un groupe de nymphes que Poséidon possédait. Le mythe parlant de Protée est repris dans l’Odyssée par Homère à propos de Ménélas et d’Hélène. Ménélas parle alors à Télémaque et lui raconte son aventure lorsqu’il était retenu par Protée en Égypte, dans l’île du Pharos, lors de son retour de
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Troie. Protée avait une fille Idothée et c’est grâce à elle qu’il put agir pour être libéré et glaner quelques informations sur les héros dont Télémaque souhaite avoir des informations. « Oui, je veux bien étranger, te répondre sans feinte. En cette île, fréquente un des Vieux de la Mer : c’est l’immortel Protée, le prophète d’Égypte, qui connaît de la mer entière, les abîmes ; vassal de Poséidon, il est dit-on, mon père, celui qui m’engendra… Ah ! de lui, si tu pouvais le prendre en embuscade !... il te dirait la route, la longueur des trajets et comment revenir sur la mer aux poissons… » (p.114) Idothée enseigne alors à Ménélas comment tendre une embuscade à son père : « Mais je dois t’enseigner tous les tours du Vieillard. En parcourant leurs rangs, il va compter ses phoques ; quand il en aura fait, cinq par cinq, la revue, près d’eux il s’étendra, comme dans son troupeau d’ouailles un berger. C’est ce premier sommeil que vous devez guetter. Alors ne songez plus qu’à bien jouer des bras ; tenez-le quoi qu’il tente : il voudra s’échapper, prendra toutes les formes,» (p.214) Une autre légende se rapportant aussi à cet animal nous fait connaître un certain Phocos qui avait pour demi-frères Pélée et Télamon, tous fils d’Éaque. Phocos avait reçu ce nom en souvenir de sa mère Psamathée. La légende nous fait rapidement comprendre d’où vient ce nom. Psamathée était une divinité marine et, comme toutes ces divinités, elle pouvait se métamorphoser à volonté. Lorsque Éaque s’était épris d’elle, pour lui échapper elle s’était transformée en phoque ce qui n’avait pas empêché Éaque de lui donner un fils. Devenu adulte, Phocos avait quitté son père, était venu en Grèce et avait fondé la Phocide. Plus tard, de retour à Égine, il avait été tué par ses demi-frères qui étaient jaloux de lui. On dit aussi que Psamathée avait abandonné Éaque pour épouser Prothée ! La mythologie aime donner des détails et raconter des aventures et tout ne se passe pas dans la mer où Poséidon semble avoir son palais où il règne avec son épouse Amphitrite. Poséidon est aussi un maître de la terre qu’il lui arrive d’ébranler à l’aide de son trident. Il ne manque pas d’aventures
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terrestres pour suivre Poséidon dans ses fonctions et Hésiode qui parle de tous les dieux ne néglige pas cette dimension importante qui pourrait nous laisser penser que la divinité règne sur les profondeurs de la terre autant que sur la mer. Je reviendrai sur cette partie du personnage mythique, mais nous pouvons, sur le plan symbolique, rappeler que c’est lui qui a placé d’énormes portes de bronze et une enceinte autour du Tartare. Parlant de cet abîme, Hésiode nous dit : « Autour de ce dernier court une enceinte de bronze ; des deux côtés la nuit, En triple couche répandue, en enserre le goulot ; et tout en haut Poussent les racines de la terre et de la mer stérile. C’est là que sont les dieux Titans au fond des ténèbres brumeuses. Ils sont tenus cachés – selon le vouloir de Zeus rassembleur de nuages – Dans ce lieu de moisissure, aux confins de l’énorme Terre. Ils n’en peuvent sortir : les portes qu’y a mises Poséidon Sont de bronze et, en outre, un rempart court de part et d’autre.12 » Attardons-nous un peu sur ces fameuses portes. Symboliquement, la porte représente un lieu de passage, une séparation entre deux mondes, peut-être le connu et l’inconnu, le visible et l’invisible, la lumière et l’obscurité. D’une certaine façon, la porte ouvre sur un mystère et signifie, en même temps, une action possible, celle qui consiste à passer d’un monde à l’autre. Elle invite au changement, à la découverte lorsque l’on ignore ce qu’elle cache. Il y a dans la porte une dimension d’initiation qui va de pair avec son franchissement. Si l’Enfer n’a pas d’enceinte et de porte, il est tout de même gardé par Cerbère qui en interdit la sortie alors que 12
HÉSIODE Théogonie. La naissance des dieux. Traduction par Annie Bonnafé. Précédé d’un essai de Jean-Pierre Vernant. Paris, Rivages poche, 1993, p.127.
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Charon en permet l’entrée à l’aide de sa barque. Les portes de bronze servent surtout à clore une prison et les Hécatonchires qui ont aidé Zeus en sont les gardiens. La mythologie ne nous parle pas des portes de l’Enfer, mais des portes du Tartare, le dernier époux de Gaia avec qui elle enfanta Typhon, dernier adversaire de Zeus. Le Tartare, personnifié par la légende, est la partie la plus profonde du cosmos, mais aussi la plus secrète de l’homme. À la fin des guerres entre les dieux, lorsque Zeus obtient la victoire, ce sont les Titans qui se retrouvent dans le Tartare, alors que les Cyclopes s’y étaient retrouvés sous le règne de Cronos. Il est facile de comprendre que les portes de bronze sont faites pour éviter le retour à la lumière des dieux de première génération, ces derniers pouvant remettre en question, une fois encore, l’ordre imposé par Zeus : tous les dieux sont immortels ne l’oublions pas. Si nous transposons cette situation dans la nature humaine, nous comprenons qu’un certain nombre de forces monstrueuses, primitives, doivent être enfermées dans ce qu’il y a de plus profond en l’homme. Avec la présentation poétique d’Hésiode nous ne sommes pas vraiment dans une situation de transcendance, mais dans une situation de sélection entre de bonnes et de mauvaises forces. Zeus ne veut plus combattre et demande aux mortels d’enfermer solidement tout ce qui est contraire à sa politique. Le choix de la raison relève de son bon vouloir, de sa stratégie de progrès et les portes de bronze ne représentent pas le passage de la Terre au Ciel, mais l’enfermement de tout ce qui est chtonien au profit de ce qui est ouranien. Une fois encore je fais l’effort de ne pas oublier le poids du temps qui passe et tente de rester en amont de notre façon nouvelle de penser les hommes et les dieux. Je n’ignore pas le symbolisme chrétien de la porte, mais il n’est pas en rapport avec les mythes anciens et l’esprit grec comme le dirait Walter Otto. Je n’oublie pas l’importance de la caverne, ou de la grotte, par où l’homme peut passer d’un monde à l’autre et qui se rapporte davantage à la nature telle qu’elle pouvait être observée et telle qu’il était possible de l’utiliser à des fins mystiques. Ce symbole est important, bien entendu, sur le plan ésotérique, mais il faut rester aussi près que possible des légendes antiques. Symboliquement, c’est bien nous qui
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comprenons la séparation entre le bon et le mauvais, le bien et le mal, mais il faut essayer de voir que les héros eux-mêmes ne sont pas tous présentés à partir des mêmes valeurs, que ces portes de bronze n’ont pas toujours représenté avec la même importance le passage entre deux mondes. Elles n’ont pas toujours existé ! Nous avons, chez Hésiode, une conception, peut-être une prise de conscience qui se rapporte à une époque où la cité se mettant en place, où la religion s’adapte à l’évolution de la politique. Au début du VIIIe siècle, avec l’émergence des cités, la politique nouvelle ne peut laisser à d’autres le soin de gérer le religieux. La cité s’ordonne alors autour de deux pôles : l’acropole, demeure des dieux, et l’agora, lieu de vie communautaire. Pierre Lévêque dit à ce propos : « Les aristocrates dominent toute la religion comme ils dominent la vie politique. Ils sont seuls à fournir les prêtres, qui – sauf rare exception – sont de simples magistrats chargés de gérer le sacré : ils régissent les cultes et organisent les activités festives au nom de la couche dirigeante et pour son plus grand profit, puisque l’imaginaire, bien commun de tous, renforce la cohésion de la cité autour d’eux. » (p.260) Or c’est le moment où Homère, puis Hésiode se saisissent des mythes archaïques. Pierre Lévêque souligne que les cultes héroïques sont en plein essor. Les héros sont alors des ancêtres et des modèles. De plus, aux héros anciens qui ont accompli des exploits pour le service de la communauté, en la débarrassant des monstres qui la dérangeaient dans sa quotidienneté, il faut ajouter les héros plus actuels qui sont davantage des explorateurs et ne sont plus des guerriers, les héros guérisseurs comme Asclépios ou ses fils que l’on retrouve devant les murailles de Troie et qui servent surtout à soigner les blessés. Pierre Lévêque précise en parlant des héros qui prennent la défense des faibles au prix d’épreuves redoutables : « Ce sont des thèmes de tous les folklores, mais qui sont largement utilisés ici au service d’une réordonnance de l’univers, purifié de toutes ses formes tératologiques par de vaillants héros sans peur ni reproche : le message est le même que celui des dieux liquidant les Géants, les Titans, les Cent Bras. »,
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Par contre les hommes prennent la place des dieux et ces hommes exceptionnels ont une mission : « Ils sont chargés, au prix de leur sueur et de leur sang, de remettre de l’ordre, non pas au plan cosmologique global, mais au niveau de tous ces résidus d’un monde primordial inorganisé dont ils débarrassent l’humanité. » (p.262) Cette image d’un passé qui peut être daté permet d’éviter de franchir trop rapidement un certain nombre de portes ! Si l’accumulation d’images et de modèles s’est faite avec le temps, des millénaires plus que des siècles, il est certain que cet instantané au VIIIe siècle ne va pas s’imposer bien longtemps. Il faut éviter de comprendre les mythes anciens à partir des tragiques ou des premiers philosophes ce qui demande de faire abstraction de la raison telle qu’elle devient et d’essayer de rester sous l’influence d’une raison qui est essentiellement de la ruse ! C’est en cherchant une explication symbolique aux mythes que nous pouvons approcher les Grecs qui ont précédé cette rapide structuration de la société. Les mythes n’ont pas attendu que Sparte initie la jeune génération ou la prépare à vivre selon de nouvelles normes. Les débuts de la sédentarisation ont eu aussi leurs croyances. Il ne faudrait pas oublier, dans ce bref inventaire des symboles, tout ce qui se rapporte à la terre ou à la mer. Au tout début de la Théogonie, Hésiode nous en parle et nous dit : « En vérité, aux tout premiers temps, naquit Chaos, l’Abîme-Béant, et ensuite Gaia la terre aux larges flancs –universel séjour à jamais stable Des immortels maîtres des cimes de l’Olympe neigeux – Les étendues brumeuses du Tartare, au fin fond du sol aux larges routes… Hésiode nous entraîne dans une description qu’il faudrait suivre pas à pas. Retenons ici l’association de la terre et de l’eau : « Puis elle enfanta aussi l’étendue stérile du large qui se gonfle et fait rage,
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Pontos le Flot-Marin – tout cela sans bonne entente, source de désir. Mais ensuite, Au lit du Ciel, elle enfanta le Fleuve-Océan, Océanos aux profonds tourbillons. » (p.65) C’est ainsi que nous voyons que le Ciel est un enfant de la Terre, sans bonne entente puisque le Ciel est son dédoublement. Cela peut déjà nous faire comprendre que la matière possède en elle, dès l’origine, une double sexualité. Ouranos lui fait des enfants, mais nous pourrions dire que c’est Gaia qui fait naître seule les premiers dieux et qu’il existe une différence, voulue par Hésiode, entre Pontos et Océan, entre la Mer et le Fleuve-Océan. Pontos est la personnification masculine de la Mer tandis qu’Océan est la personnification de l’eau qui entoure le monde, sorte de fleuve qui comme un serpent entoure la Terre à laquelle on donne à cette époque la forme d’un disque plat. Il sera le père de tous les fleuves de même que celui des rivières et des sources qu’il fera naître avec Thétis qui représente la fécondité de la mer. En ce qui concerne le Fleuve-Océan nous trouvons dans la Théogonie d’Hésiode cette précision qui se rapporte aux eaux de Styx, le fleuve des Enfers : « C’est un bras du Fleuve-Océan, sa dixième partie ; Si neuf spires, entourant la terre et le vaste dos de la mer, Lové en tourbillons d’argent, il se jette dans l’onde amère, Cette part de son eau, seule, ruisselle du rocher – grand fléau pour les dieux. » (p.133) C’est bien sur les eaux de Styx que les dieux prêtent serment ! Mais le plus important est peut-être de retenir que tout repose sur neuf de ses spires et que le fleuve-serpent sert de socle, de support au monde, aussi bien solide que liquide. La mer, pour sa part, est le symbole de la « dynamique de la vie », le « lieu des naissances, des transformations et des renaissances » et le Dictionnaire des symboles ajoute : « Eaux en mouvement, la mer symbolise un état transitoire entre les possibles encore informels et les réalités formelles, une situation d’ambivalence, qui est celle de
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l’incertitude, du doute, de l’indécision et qui peut se conclure bien ou mal. De là vient que la mer est à la fois l’image de la vie et de la mort. » (p.623) C’est cette situation que nous allons retrouver en relisant l’Odyssée et en suivant les aventures d’Ulysse, du moins ses rapports conflictuels avec Poséidon. Il semble difficile d’isoler la mer de l’Océan, et nous retrouvons les mêmes symboles de part et d’autre, des symboles qui sont étroitement liés à l’eau. Ajoutons que la mer peut symboliser aussi les passions, passions qui peuvent être dominées ou subies et, dans ce cas, conduire au naufrage de la vie. Héraclès est bien un héros qui est emporté par ses passions, qui a du mal à en venir à bout comme témoigne le combat contre l’Hydre de Lerne ou la ceinture de la reine des Amazones. Or le symbolisme de l’eau se réduit à trois thèmes : « Les significations symboliques de l’eau peuvent se réduire à trois thèmes dominants : source de vie, moyen de purification, centre de régénérescence. » (p.374) Ce que nous pouvons retenir et peut expliquer la position de Poséidon, c’est que la mer, amère pour Hésiode, disons salée, s’oppose à l’eau pure ou l’eau de pluie qui vient du Ciel. Lorsqu’elle est pure elle est symbole de vie, d’ordre, lorsqu’elle est amère elle signifie la malédiction ou bien le désordre, le mal. « La rivière, le fleuve, la mer représentent le cours de l’existence humaine et les fluctuations des désirs et des sentiments. Comme pour la terre, il y a lieu de distinguer dans la symbolique des eaux la surface et les profondeurs. La navigation ou l’errance des héros en surface signifie qu’ils sont exposés aux dangers de la vie, ce que le mythe symbolise par les monstres qui surgissent des profondeurs. La région sous marine devient ainsi symbole de subconscient… » (p.381) Il serait facile de rappeler ici le voyage des Argonautes parmi lesquels se trouve Jason, mais également le séjour d’Héphaïstos chez Thétis au fond de l’Océan, pendant neuf ans. Dans le premier cas, il s’agit bien d’un voyage initiatique durant lequel les héros rencontrent des épreuves qui leur permettent de se dépasser ou de recevoir, comme à Samothrace, des précisions sur les mystères des Cabires, dans le second cas, il s’agit des
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débuts d’une reconquête de l’immortalité par le fils de Zeus avant qu’il ne revienne prendre sa place dans l’Olympe avec le soutien de Dionysos. Les mythes nous racontent des histoires extraordinaires, mais lorsque nous en cherchons une signification, ils nous situent, quelle que soit l’époque, entre un monde inférieur et un monde supérieur, entre la Terre et le Ciel, entre l’eau et le feu. Il n’est pas interdit de penser que Poséidon nous met, plus que Zeus, en rapport avec les temps anciens. Il est même possible de se demander si les nouveaux dieux n’ont pas été artificiellement regroupés en les faisant naître de Cronos pour les recruter tout aussi artificiellement en leur faisant faire la guerre pour conquérir le pouvoir. Si nous considérons que les récits sont essentiellement symboliques, alors nous pouvons mieux comprendre que ces oppositions sont des oppositions de principe et qu’elles ont un sens sur le plan didactique. Ne faudrait-il pas considérer l’opposition entre Zeus et Poséidon comme le modèle d’une soumission de la matière au profit de la ruse, ancêtre de la raison comme le laisse entendre la naissance d’Athéna ? Mais j’aborderai ce problème plus tard.
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LES ENFANTS DE POSÉIDON
Comme j’ai pu l’étudier avec la politique amoureuse de Zeus, les amours de Poséidon sont un lieu de convergence d’informations importantes sur ce fils de Cronos qui semble en conflit permanent avec les autres dieux, tout particulièrement Zeus comme le suggère Homère. C’est bien à Zeus que revient le privilège de gouverner le Ciel, mais aussi l’ensemble du monde, l’observation montrant qu’il impose son ordre aussi bien chez les dieux que chez les mortels ou les morts. Poséidon est une divinité qui se singularise aussi par ses amours et, après avoir longuement observé celles de Zeus, je crois qu’il est bon d’observer celles de son frère en gardant à l’esprit qu’elles ont une signification particulière et qu’elles peuvent nous instruire sur sa vraie nature. Faire des enfants chez les dieux, il faudrait dire imaginer les enfants des dieux lorsque l’on est un sage ou un poète, c’est expliquer, sous forme symbolique, sa nature d’immortel, c’est mettre en lumière ses qualités propres. C’est aussi insister sur la place qu’il a dans la population divine, car si les dieux paraissent parfois s’opposer, il faut considérer surtout qu’ils forment un tout dont la cohérence reste cachée et voulue par les aèdes. Les légendes sont des voiles qu’il faut soulever pour mieux connaître les préoccupations humaines. Il est possible d’écarter rapidement la divinité qui passe pour être sa femme : Amphitrite. Certes, elle est la reine de la Mer, Pierre Grimal ajoute : « celle qui entoure le monde ». (p.3) Elle est une fille de Nérée, le Vieillard de la Mer et de Doris, donc une Néréide. On dit qu’un jour où elle dansait avec
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ses sœurs près de l’île de Naxos, Poséidon la vit et l’enleva. On dit aussi que Poséidon l’aimait depuis longtemps, mais qu’Amphitrite se cachait par pudeur dans les profondeurs de l’Océan, se refusait à la divinité, que les Dauphins l’avaient retrouvée et conduite vers Poséidon. De ce mariage, il ne devait pas y avoir d’enfants. Mais certaines légendes parlent de la naissance de Triton et de sa sœur Rhodé. Elles en font des enfants de ce couple royal. Triton passe aussi pour être le dieu du lac Tritonis et nous le retrouvons dans la légende des Argonautes, vers la fin de leur retour lorsque les héros doivent porter le navire Argo sur leur dos avant de se retrouver sur le lac Tritonis. C’est alors le dieu Triton qui leur permet de retrouver la Mer. Quant à Rhodé, elle devait épouser Hélios. Pierre Grimal nous dit à son sujet : « Hélios a pour femme Perséis, l’une des filles d’Océan et de Téthys… En outre, Hélios s’unit à plusieurs autres femmes : la nymphe Rhodos dont il eut sept fils, les Héliades. » (p.183) Il ajoute pour plus de précision : « Rhodos, assez mal distinguée par les mythographes de Rhodé est la femme du Soleil et l’éponyme de l’île de Rhodes. Tantôt on en fait la fille d’Aphrodite et d’un père qui n’est pas nommé, et tantôt elle est la fille de Poséidon et d’Halia. » (p.409) Je ne crois pas qu’il soit possible d’établir une chronologie entre les différentes relations amoureuses de Poséidon, ni établir entre elles des liens qui pourraient nous aider à mieux comprendre toutes les légendes. Il est préférable de penser, du moins dans l’immédiat, que chaque union du dieu lui permettant d’avoir des enfants est essentiellement une formulation expressive et imagée du rôle qu’il pouvait avoir à la fois dans le monde divin, à la fois auprès des mortels. Poséidon est bien l’Ébranleur de la terre et le dieu de la mer : ses rencontres amoureuses, souvent très brèves servent surtout à donner naissance à des êtres essentiellement symboliques, qu’ils soient des monstres ou de véritables demidieux.
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Peut-être peut-on accorder une priorité à Gaia. Il est un fait que Gaia et Poséidon ont donné naissance à un géant du nom d’Antée dont la particularité était qu’il restait invulnérable tant qu’il touchait sa mère, autrement dit le sol. Il arrêtait tous les voyageurs qui passaient près de sa demeure, leur demandait de lutter avec lui et lorsqu’il les avait vaincus les tuait. Il ornait le temple de son père de leurs dépouilles. Il est permis de penser que cela ne plaisait pas à Zeus, car Héraclès, passant par la Lybie, lorsqu’il cherchait les pommes d’or du jardin des Hespérides, rencontra le géant et l’étouffa en le soulevant de terre et en le plaçant sur ses épaules. Comment ne pas discerner, déjà, l’opposition entre les deux frères par enfants interposés, ou plus exactement l’opposition défendue par Hésiode entre les divinités de première génération et celles de seconde génération, seuls les premiers dieux étant monstrueux ? Mais alors, comment comprendre cette opposition puisqu’ils sont nés tous les deux du même couple divin : Cronos et Rhéa ? Nous pressentons la réponse, mais j’y reviendrai plus tard. L’intervention d’Héraclès pourrait montrer la nécessité de rompre avec l’influence de la Terre et la supériorité de l’esprit sur la matière ! Tout au long de ce chapitre, nous retrouverons la domination du Ciel sur la Terre, de Zeus sur Poséidon, voulue par les aèdes ne l’oublions pas. Une autre liaison me semble importante ; celle de Poséidon et de Déméter. La rencontre se situerait approximativement pendant qu’elle cherchait sa fille qui venait d’être enlevée par Hadès. De cette union devait naître Aréion, un cheval. La légende nous est racontée par Pierre Grimal : « Lorsque Déméter cherchait partout sa fille, enlevée par son oncle Hadès, Poséidon qui l’aimait, la suivait partout dans sa course. Pour échapper à ses importunités, Déméter imagina de se transformer en jument et de se cacher parmi les chevaux du roi Oncos, à Thelpousa, en Arcadie. Mais Poséidon ne fut pas dupe. Il prit lui-même la forme d’un cheval et s’unit à la déesse sous cet aspect.» (p.44) Aréion fut aussi le cheval d’Adraste lors de la première expédition contre Thèbes et c’est grâce à lui qu’Adraste fut
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sauvé, le seul parmi les héros qui participaient à la guerre. Adraste était roi d’Argos. C’est sous sa direction que s’était organisée la première expédition contre Thèbes. Elle comprenait Amphiaraos, Capanée, Hippomédon, Tydée Parthénopaeos, et Polynice, fils d’Œdipe. Seul Adraste aurait alors survécu, grâce à son cheval qui possédait une crinière noire. Dix ans après il organisait une seconde expédition et, cette fois, son fils devait y perdre la vie. Le vieil Adraste serait mort de douleur, ou bien, à la demande d’Apollon, se serait jeté dans le feu, ce qui est hautement symbolique et plus crédible dans l’esprit des aèdes. Retenons surtout ici la transformation de Déméter et de Poséidon pour donner naissance à un cheval particulier dont la rapidité est restée légendaire. Le noir de sa crinière n’est pas en relation avec la mort, puisqu’Adraste est le seul survivant, mais avec le monde chtonien qui est aussi celui de Poséidon. Il serait l’intermédiaire entre la Terre et le Ciel et permettrait à Adraste de connaître une immortalité délivrée par Zeus. La relation avec Tyro, fille de Salmonée et d’Alcidicé, est d’une autre nature. Tyro était élevée chez Créthée, le frère de Salmonée. Elle devint amoureuse du dieu-fleuve Énipée. Elle se rendait souvent au bord du fleuve et c’est là que Poséidon la surprit, sortit du fleuve et s’unit à elle en prenant la forme d’Énipée. Il lui donna deux jumeaux : Pélias et Nélée. La suite de la légende mérite notre attention. Tyro avait mis au monde secrètement ses enfants et les avait éloignés de la cour de son oncle. Là elle subissait de mauvais traitements de la part de sa marâtre Sidéro. Lorsque Tyro avait exposé ses enfants, peu après la naissance, des marchands conduisant des chevaux étaient passés par là, une jument avait frappé Pélias avec son sabot, laissant sur son front une marque livide. Les marchands ayant recueilli les enfants les avaient élevés jusqu’au jour où Tyro était venue se faire reconnaître d’eux. Ils avaient alors délivré leur mère de l’emprise de sa marâtre et Pélias, ayant poursuivi Sidéro qui s’était réfugiée dans le temple d’Héra, n’avait pas hésité à la tuer, méprisant ainsi la déesse et attirant sur lui sa vengeance.
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Toute la suite de la légende se trouve dans l’expédition des Argonautes, puisque la Toison d’Or devait servir à reprendre le pouvoir que Pélias avait usurpé. Symboliquement, on comprend vite que cette quête de la Toison d’Or était un prétexte, une machination d’Héra qui voulait faire venir Médée de Colchide afin qu’elle inflige une punition à Pélias. Ne seraitil pas possible de dire que Pélias était déjà condamné dès lors qu’il est marqué par un cheval dont on sait qu’il est porteur de vie mais aussi de mort ? Le cheval remplacerait ici les Érinyes et la justice infernale. L’acte de Pélias condamné par Héra serait donc inscrit dans son destin ce qui montrerait que les Moires, filles de la Nuit avaient prévu que Pélias devrait se soumettre à la justice des Olympiens ! Avec Thoosa, Poséidon devait mettre au monde Polyphème, le cyclope que devait aveugler Ulysse au cours de son retour vers Ithaque. Thoosa était la fille de Phorcys, une divinité marine appartenant à la première génération divine. Phorcys est le fils de Gaia et de Pontos donc le frère de Nérée. Il m’a semblé important de noter ce qu’en dit Pierre Grimal dans son Dictionnaire : « Il épousa sa propre sœur, Céto, et en eut des enfants, notamment les « trois vieilles », les Phorcides qui jouent un rôle dans la légende de Persée. On lui attribue aussi parfois la paternité du monstre marin Scylla. Par ailleurs, des témoignages dispersés rattachent à Phorcys outre Scylla et les Grées, Échidna et les Hespérides. Parfois même, on en fait le grand-père des Euménides. » (p.373) Faut-il en conclure que la fille tenait du père ? Pierre Grimal faisant référence à l’Odyssée dit : « Le récit homérique le présente comme un géant horrible, le plus sauvage de tous les Cyclopes. Il est berger, vit du produit de son troupeau de moutons et habite dans une caverne. Bien qu’il connaisse l’usage du feu, il dévore de la chair crue. Il n’est pas tout à fait insociable, puisque, dans sa douleur, il appelle les autres Cyclopes à son aide, mais il est incapable de leur faire comprendre son aventure. » (p.386)
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C’est dans l’Odyssée que nous retrouvons Polyphème. N’oublions pas que si dans l’Iliade la bouderie d’Achille est une clef pour comprendre les combats, ici, l’aveuglement de Polyphème est aussi une clef, mais pour comprendre le voyage d’Ulysse et pour comprendre l’évolution de l’humanité. Lorsque les marins ont réussi à prendre le large et échapper à la colère du Cyclope nous pouvons retenir en effet la prière de Polyphème à son père : « O maître de la terre, ô dieu coiffé d’azur, ô Poséidon, écoute ! S’il est vrai que je suis ton fils, si tu prétends à ce titre de père, fais pour moi que jamais il ne rentre au logis, ce pilleur d’Ilion, cet Ulysse !... Fais qu’après de longs maux, sur un vaisseau d’emprunt, il n’y rentre, privé de tous ses compagnons, que pour trouver encore malheur au logis ! À peine il avait dit : le dieu coiffé d’azur exauçait sa prière ! » (p.208) C’est certainement avec la rencontre entre Polyphème et Ulysse que nous commençons à comprendre la différence qui existe entre les hommes et les dieux, de première et de seconde génération. J’y reviendrai souvent, mais je crois qu’il faut noter que Poséidon ne peut pas avoir le dernier mot. Il suffit de noter ce que répond Zeus à sa fille Athéna lorsqu’elle l’interroge sur le sort d’Ulysse, le dernier à rentrer chez lui : « Eh ! comment donc oublierais-je jamais cet Ulysse divin qui, sur tous les mortels, l’emporte et par l’esprit et par les sacrifices qu’il fit toujours aux dieux, maîtres des champs du ciel ? Mais non c’est Poséidon, le maître de la terre ! Sa colère s’acharne à venger le Cyclope, le divin Polyphème… Mais allons ! tous ici, décrétons son retour ! cherchonsen les moyens ! » (p.55) Poséidon, si la mer est son domaine, ne fera que le bousculer, lui rendre la vie difficile, mais ne le tuera pas. Je reviendrai sur la façon dont Homère nous présente Poséidon. Polyphème est le point de départ d’un rapport de force entre les deux frères, mais ce rapport de force est symbolique, il est traduit en images pour ceux qui l’écoutaient et maintenant le lisent. Leur opposition ne fait que reprendre celle qu’Hésiode retrouve en parlant des guerres entre les divinités. Ulysse et Polyphème rejouent, chez Homère, le combat entre les dieux de
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seconde et de première génération que rappelle Hésiode dans la Théogonie ! Il faudrait aussi tenir compte du fait qu’il existe deux types de Cyclopes : les Cyclopes ouraniens et les Cyclopes siciliens qui sont les compagnons de Polyphème. Les premiers sont les enfants de Gaia et d’Ouranos et ce sont eux qui donneront à Zeus la foudre, l’éclair et le tonnerre. Ce sont des géants, mais c’est grâce à eux que les Olympiens vont gagner leurs batailles. Pour se venger de la mort de son fils Asclépios, Apollon mettra les trois Cyclopes à mort à l’aide de ses flèches et sera puni par Zeus ! Les autres Cyclopes, les siciliens, passent pour des êtres sauvages et gigantesques, anthropophages, vivant dans des cavernes et ignorant totalement la vie en cité. Ils vivent d’élevage et ignorent la vigne. Ils ignorent la ruse, telle que la pratiquent Zeus ou encore Ulysse, jugé le plus rusé des mortels. Nous avons donc ici deux générations de Cyclopes, la première, toute virtuelle, invisible puisqu’antérieure à la castration d’Ouranos, la seconde monstrueuse et justifiant leur mauvaise réputation. Les Cyclopes, possèdent une force surhumaine, mais cette force doit être maîtrisée et nous comprenons mieux pourquoi Zeus a envoyé son fils sur terre afin de devenir le roi des forgerons, le maître du feu de la terre et de la puissance qu’il représente. Ulysse est l’intermédiaire entre les anciens et les nouveaux dieux, il est le héros qui montre ce que doit être l’homme nouveau, l’homme qui raisonne et qui est assisté par Athéna en permanence. Les Cyclopes sont aussi appelés les « yeux ronds » parce qu’ils portent un seul œil au milieu du front. Or l’opposition qui existe entre Ulysse et Polyphème porte sur cette différence qui me fait souvent parler d’un « regard d’Ulysse » pour désigner la vision des mortels alors que les cyclopes ont un regard intérieur qui n’a que faire d’une observation attentive du monde. L’avènement de la raison, de l’objectivité, telle que nous la comprenons aujourd’hui commence avec l’aveuglement de Polyphème. Nous retrouvons dans les légendes une autre précision en ce qui concerne le changement attendu par Zeus. Il s’agit des
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Centaures, disons des mauvais ceux qui sont encore sauvages et qu’Héraclès devra combattre lorsqu’il débouchera le vin de Dionysos dans la grotte du Centaure Pholos qui sait faire rôtir les viandes. Or, les Centaures sont des êtres à moitié homme à moitié cheval. On les disait nés d’Ixion lorsqu’il avait fécondé une nuée en croyant posséder Héra. Ce sont aussi des êtres qui doivent disparaître et c’est bien Héraclès, fils de Zeus qui en est chargé en grande partie. La mort de Chiron, le bon Centaure, qui donne son immortalité à Prométhée souligne le changement voulu et montre que ce qu’il y a de cheval dans l’homme doit disparaître comme ce qu’il y a de cyclopéen. La force d’où qu’elle vienne doit être maîtrisée. Nessos est un autre Centaure qui joue un rôle important la fin de la vie d’Héraclès C’est bien lui qui conduit, indirectement, le fils de Zeus jusqu’à la jeunesse éternelle après avoir été exterminé par ses flèches. Un philtre composé avec son sperme et son sang donc aussi avec le venin de l’Hydre de Lerne dans lequel Héraclès avait trempé ses flèches devait rendre à Déjanire l’amour d’Héraclès si elle le perdait, or Héraclès venait de prendre une concubine ! La tunique envoyée à Héraclès, imprégnée du philtre, allait conduire le fils de Zeus à souhaiter en finir avec les souffrances que lui imposait son corps et il avait choisi de se donner au feu pour se dépouiller définitivement de tout ce qu’il y avait de matériel en lui. Du moins, c’est l’interprétation symbolique que nous pouvons faire de sa mort. Avec les Gorgones nous confirmons cette impression, du moins le rejet de toute monstruosité, mais aussi leur utilité. Elles étaient trois : Sthéno, Euryalé et Méduse, toutes trois filles de Phorcys et de Céto. Seule Méduse était mortelle. Elles habitaient non loin du royaume des morts, dans l’extrême Occident, autrement dit là où le soleil se couche. Leurs têtes étaient entourées de serpents, elles avaient des défenses comme les sangliers, des mains de bronze et des ailes d’or. Leurs yeux étaient étincelants et pétrifiaient quiconque les regardait. Lorsque Persée tua Méduse, du moins lui coupa la tête, de son cou sortirent le géant Chrysaor, l’homme à l’épée d’or, et le cheval Pégase qui monta tout droit jusqu’à l’Olympe. Bien
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entendu, il faudrait reprendre toute la légende concernant Persée, peut-être aussi lui adjoindre celle de Bellérophon, pour bien comprendre ce que représente Méduse en tant que mère de deux enfants assez particuliers, il faut bien le reconnaître. Le plus important n’est-il pas d’accoupler Méduse et Poséidon ? Méduse était mortelle donc pouvait disparaître en donnant naissance à deux êtres plus acceptables dans le monde voulu par Zeus. D’ailleurs, Pégase devient le porte-foudre de Zeus ce qui symboliquement montre comment cette force de la nature passe au service de l’idée, ou comment Zeus la récupère. Il est plus difficile de comprendre le rôle de Chrysaor lorsque l’on sait que, marié avec Callirhoé, une fille d’Océan, il engendrera Géryon, le géant ennemi d’Héraclès et Échidna, un monstre au corps de femme, mais dont les jambes sont remplacées par la queue d’un serpent. Les légendes diffèrent sur l’origine de cette femme, mais le plus important reste que Chrysaor ne peut être compris qu’à l’aide des symboles qu’il renferme, surtout la capacité pour son épée des séparer le mal du bien à l’intérieur de l’entité qu’il représente. L’épée d’or est ici symbole de lumière et d’éclair. Lorsque nous survolons les légendes concernant Thésée, il est possible de citer un autre enfant de Poséidon : Sciron. La version la plus répandue de sa légende en fait un individu peu recommandable. Il se trouvait près de Mégare à un endroit appelé les Roches Scironiennes. Il arrêtait les passants et les contraignait à lui laver les pieds. Pendant ce temps, il les précipitait dans la mer où une énorme tortue mettait leurs cadavres en morceaux. Lorsque Thésée vint à Athènes pour se faire reconnaître par son père, il décida de suivre la voie dangereuse pour rivaliser avec Héraclès qui était son modèle d’excellence et, chemin faisant, il mit à mal tous les montres qui lui barraient la route, Sciron étant de ceux-là. Il faut s’attarder sur ce héros qui semble vouloir rivaliser avec Héraclès dans sa jeunesse, mais se perd dans des actions difficilement compréhensibles à la fin de sa vie. Sur le plan humain, Thésée est le fils d’Égée et d’Aethra ce qui le ferait remonter par son père à Érichthonios, donc à Héphaïstos,
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et par sa mère à Pélops, donc à Tantale, le père de Pélops. En réalité, la légende le dit, Aethra avait été trompée par un songe envoyé par Athéna. Juste avant de s’unir à Égée, elle était allée offrir un sacrifice dans une île où Poséidon l’avait prise de force et c’est lui qui devait être le père de Thésée. On sait qu’Égée n’avait pas d’enfant et qu’il était allé consulter l’oracle de Delphes. La Pythie lui avait répondu, mais n’arrivant pas à déchiffrer sa réponse il était allé consulter Pitthée, roi de Trézène, qui en avait compris le sens et l’avait enivré avant de placer près de lui sa fille Aethra la même nuit. Thésée était donc le fils de Poséidon, mais humainement celui d’Égée. Si Thésée, à son retour de Crète, devient roi d’Athènes et se comporte comme un bon roi, la fin de sa vie peut surprendre. Pourquoi Thésée, qui avait eu un fils, Hippolyte, avec la reine des Amazones, se laisse-t-il convaincre par sa nouvelle épouse Phèdre et demande-t-il à Poséidon de le sanctionner pour un crime qu’il n’a pas commis ? On dit qu’Hippolyte avait la passion de la chasse et qu’il adorait Artémis alors qu’il dédaignait Aphrodite. Aphrodite se serait-elle vengée ? Toujours est-il que Poséidon avait fait surgir de la mer un monstre marin qui avait affolé les chevaux d’Hippolyte et qu’il était mort traîné sur les rochers. La légende dit qu’Artémis avait demandé à Asclépios de lui rendre la vie et elle l’avait transporté en Italie dans son sanctuaire. J’en profite pour souligner l’ambivalence du rôle du cheval ! Ne peut-on pas imaginer, une fois de plus, que Zeus, par l’intermédiaire d’Aphrodite, oriente le destin d’Hippolyte ? Pourquoi Thésée partage-t-il la folie de son ami Pirithoos ? La légende dit que les deux amis avaient décidé d’épouser deux filles de Zeus ; Hélène et Perséphone. Thésée avait d’abord enlevé Hélène avant de descendre en Enfer avec Pirithoos qui avait été désigné par le sort pour épouser Perséphone. C’est en Enfer qu’Héraclès les avait retrouvés, qu’il était intervenu en leur faveur, mais que seul Thésée avait obtenu l’autorisation de sortir de l’Enfer. De retour à Athènes, il n’avait pas pu reprendre le pouvoir et s’était exilé avant de disparaître dans la montagne, autrement dit de revenir à son origine terrestre, un peu comme Œdipe.
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Fils de Poséidon, Bellérophon a pour père mortel Glaucos, fils de Sisyphe, et pour mère Nisos, la fille du roi de Mégare. Bellérophon signifie le tueur de Belléros qui était le tyran de Corinthe. À la suite du meurtre, Bellérophon avait dû quitter Corinthe et se faire purifier par le roi de Tirynthe. Nous retrouvons alors la même aventure que celle d’Hippolyte : la femme du roi tombe amoureuse de Bellérophon qui refuse ses avances avant qu’elle ne le dénonce à son mari pour tentative de séduction. Proétos, le roi de Tirynthe l’avait alors envoyé chez son beau-père, le roi de Lycie pour le mettre à mort, ne pouvant le faire lui-même pour raison d’hospitalité. C’est alors que Iobatès, roi de Lycie, ne pouvant le faire, lui non plus, pour des raisons d’hospitalité, choisit d’envoyer Bellérophon combattre la Chimère, pensant qu’il ne reviendrait pas de cette épreuve. C’est grâce à Pégase, que Bellérophon a pu monter, qu’il mit à mort ce monstre enfant de Typhon et d’Échidna, la Vipère. Iobatès l’enverra ensuite combattre des voisins belliqueux et les Amazones, mais Bellérophon revenait toujours victorieux. Il réunit même une armée pour lui tendre une embuscade sans effet. Reconnaissant alors qu’il était d’essence divine, il lui offrit sa fille en mariage et lui légua son trône au moment de sa mort. Bellérophon, parmi ses enfants, donna naissance à une fille Laodamie qui devait s’unir à Zeus. Toutefois, rempli d’orgueil, il essaya de monter jusqu’à l’Olympe en chevauchant Pégase et c’est finalement Zeus qui le tua en le précipitant sur terre. D’une certaine façon, nous retrouvons le mythe d’Icare qui volant trop près du soleil fit fondre la cire qui maintenait ses ailes. Tous les enfants monstrueux de Poséidon ne seront pas combattus par des demi-dieux, mais ce n’est peut-être pas le plus important. Il est arrivé à Zeus de prendre lui-même la décision d’éliminer certains d’entre eux. Ce fut le cas des Aloades qui étaient les enfants d’Iphimédie et du mortel Aloée, mais aussi du divin Poséidon. Iphimédie avait épousé son oncle Aloée, mais était amoureuse de Poséidon. Souvent, elle se rendait à la mer et « versait de l’eau dans son sein » nous dit Pierre Grimal, de sorte que Poséidon finit par répondre à sa demande et lui donna deux fils : les Aloades. Ils étaient des
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géants, mais devenus grands, quatre mètres de large et dix-sept mètres de haut dit la légende, ils empilèrent les montagnes et menacèrent de continuer leur escalade jusqu’au ciel. Ne reculant devant rien, ils devinrent amoureux de deux déesses, Héra et Artémis puis, prétextant qu’Arès était à l’origine de la mort d’Adonis, ils enfermèrent Arès dans un pot de bronze d’où Hermès le délivra treize mois plus tard. Irrité Zeus les aurait foudroyés. On dit aussi qu’Artémis, se changeant en cerf, les aurait chargés et que voulant l’abattre les deux géants se seraient tués réciproquement. Si l’on associe cette légende et celle concernant Pirithoos, nous pouvons dire qu’il vaut mieux ne pas s’éprendre d’une déesse. Ixion l’apprit aussi, lui qui avait fait l’amour avec une nuée représentant Héra. Il avait ainsi donné naissance aux centaures avant de finir enchaîné par Zeus à une roue enflammée, tournant sans cesse dans les airs. Le cas d’Orion est différent, mais sa mort remet Artémis sur le devant de la scène. Orion était le fils de Poséidon et d’Euryalé qui était la fille de Minos. On le disait aussi fils de la Terre, parce qu’il était géant. Il tenait de son père le pouvoir de marcher sur la mer. Il était beau et fort et avait épousé Sidé qui se voulait plus belle qu’Héra ce qui devait provoquer sa colère. Héra l’avait alors précipitée dans le Tartare. Sans femme, Orion devint amoureux de Méropé, la fille d’Oenopion qui ne voulait pas de ce mariage. Finalement, Oenopion aveugla Orion alors qu’il dormait. Nous retrouvons souvent dans les légendes ce thème de l’aveuglement. Nous pourrions rappeler celui d’Œdipe qui se crève les yeux, de Bellerophon qui devient aveugle en tombant dans un buisson épineux lorsqu’il chevauche Pégase ! Alors Orion se rendit dans la forge d’Héphaïstos et là, prenant un enfant qui s’y trouvait sur ses épaules, il lui demanda de le conduire face au soleil levant ce qui lui permit de retrouver la vue. Lorsqu’il revint pour se venger il trouva Oenopion dans une chambre souterraine construite par Héphaïstos et ne put l’atteindre. C’est à ce moment qu’Éos, l’Aurore, devint amoureuse de lui et l’enleva pour le transporter à Délos. D’autres légendes
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disent qu’Orion avait tenté de faire violence à Artémis et que la déesse avait envoyé contre lui un scorpion pour le piquer au talon. Le scorpion fut transformé en constellation de même qu’Orion. Apollon fait aussi parfois justice. Nous le voyons dans la légende d’Halia. Halia est la sœur des Telchines qui sont des démons de Rhodes, fils de la Terre et de la Mer. On les représentait comme des êtres à la fois marins et terrestres, avec le bas du corps en forme de poisson ou de serpent. Ils étaient magiciens et savaient faire tomber la pluie, ils pouvaient aussi se métamorphoser. Un jour qu’ils avaient décidé d’arroser l’île de Rhodes avec les eaux du Styx pour la rendre stérile, Apollon les avait tués avec ses flèches. En ce qui concerne Halia, unie à Poséidon, elle lui avait donné six fils et une fille appelée Rhodes. Frappés de folie par Aphrodite, les garçons tentèrent de violer leur propre mère. Alors, Poséidon, à l’aide de son trident, les engloutit dans la terre. Mais Halia se précipita dans la mer. Les habitants de l’île lui vouèrent un culte comme si elle était une déesse et l’appelèrent Leucothée. Faut-il remarquer que nous avons un peu la même conclusion pour Ino qui se précipitant dans la mer est divinisée par les Néréides sous le nom de Leucothée ? C’est cette dernière qui intervient dans l’Odyssée pour sauver Ulysse avant son arrivée chez les Phéaciens. Que penser de Busiris ? Enfant de Poséidon et de Lysianassa, Busiris avait été mis sur le trône d’Égypte par Osiris, mais il était un roi très cruel et c’est Héraclès qui devait être envoyé pour le tuer. Busiris l’avait paré pour le sacrifier, mais le fils de Zeus s’était délivré de ses liens et avait tué Busiris ainsi que son fils Amphidamas. En parlant de Libye, la fille d’Épaphos, le fils d’Io et de Zeus, nous comprenons peut-être mieux que les dieux ne sont pas réellement opposés et ne passent pas leur temps à se combattre. Libye, en effet, s’unit à Poséidon qui lui donna deux enfants : Agénor et Bélos. Pierre Grimal nous rappelle que « c’est à elle, par l’intermédiaire d’Agénor, que se rattache
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Cadmos » (p.262). La plus grande difficulté, avec les légendes, c’est qu’elles sont souvent reformulées avec des naissances complémentaires qui permettent d’établir des liens plus ou moins héroïques ou divins. Les héros légendaires sont utiles pour se glorifier, pour glorifier les cités ou les monarques surtout. Nous reparlerons des cités plus loin pour rappeler qu’elles utilisent les dieux pour se valoriser en décrétant qu’ils en sont les maîtres spirituels. Avec Canacé, une fille d’Éole, la légende donne à Poséidon plusieurs enfants dont il n’est pas facile de retrouver des traces. On a, en effet, les noms de Hoplée, Nirée, Épopée, Aloée, Triops, mais seuls Épopée et Triops méritent d’être cités. Épopée et un héros de Sicyone qui devint roi de Corinthe. C’est lui qui accueille Antiope avant qu’elle ne mette au monde les deux jumeaux Amphion et Zéthos. Triops, se retrouve dans les légendes thessaliennes et argiennes ce qui souligne, une fois encore, l’intérêt de pouvoir les nommer et se rattacher par filiation à leur personne. Avec Chioné, la fille de Borée, le dieu-vent, et d’Orithye, Poséidon eut un fils Eumolpos qu’elle jeta dans la mer et qui fut sauvé par son père. La vie de cet enfant est mouvementée. Élevé en Éthiopie, il essaya de violer une des sœurs de sa femme. Plus tard, avec son fils Ismaros, il se rend en Thrace où il participe à un complot contre le roi. Il doit fuir et se réfugie à Éleusis où il se fait bien voir de la population. Ismaros étant mort, il finit par recevoir le trône de Thrace au moment où la guerre éclate entre Éleusis et Athènes. Venu défendre les habitants d’Éleusis avec une armée de Thrace, il est vaincu et tué. C’est alors que Poséidon serait intervenu auprès de Zeus pour venger son fils et afin qu’il foudroie Érechthée le vainqueur de la guerre. Calchinia donnera un fils à Poséidon : Pératos qui aura un fils roi de Sicyone : Plemnaeos. Ce dernier eut à son tour un fils qui reçut la protection de Déméter et put vivre normalement jusqu’à l’âge adulte : Orthopolis. Ce dernier eut une fille :
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Chrysorthée qui s’unit à Apollon pour lui donner un fils : Coronos. Célaeno donna à Poséidon un fils : Célaenos qui eut à son tour un fils : Lycos qui fut transporté par Poséidon dans l’Île des Bienheureux. Il faut s’attarder davantage sur l’union de Poséidon et de Théophané parce qu’elle est en amont de la légende des Argonautes et de Jason. Théophané était la fille d’un roi et elle était d’une grande beauté. De nombreux prétendants voulaient l’épouser, mais Poséidon en était également amoureux. Pour la soustraire aux prétendants, il l’avait enlevée et transportée dans une île inconnue, mais les prétendants finirent par apprendre où elle était et partirent à sa recherche. Afin de les tromper, Poséidon transforma la jeune fille en une très belle brebis tandis qu’il devenait lui-même un bélier. Les habitants de l’île devinrent alors des moutons de sorte que lorsque les prétendants arrivèrent sur l’île ils ne trouvèrent que des moutons et se mirent à les manger. Poséidon les transforma en loups tandis qu’il s’unissait à la belle Théophané et lui donnait un fils : le bélier à la Toison d’Or. Je crois que nous devons rappeler la suite de l’aventure. Phrixos et Hellé étaient les enfants d’Athamas et de Néphélé. Sur les conseils de sa seconde épouse : Ino, Athamas allait sacrifier à Zeus les deux enfants de sa première femme, mais Zeus leur envoya un bélier ailé à Toison d’Or pour les sauver. Les deux enfants avaient alors quitté Orchomène sur le dos de l’animal en direction de l’Orient. En route Hellé était tombée dans la mer, seul Phrixos était arrivé en Colchide chez Aeétès. Phrixos avait alors offert l’animal en sacrifice à Zeus et sa Toison d’Or avait été gardée dans le bois sacré d’Arès. D’autres légendes disent que le bélier avait été donné aux enfants par leur mère Néphélé, d’autres encore qu’elle le tenait d’Hermès. Néphélé signifie Nuée ce qui pourrait nous guider vers une origine assez particulière, tout au moins divine. Une autre légende nous dit que Phrixos était aimé par sa bellemère : Démodicé. Elle était mariée au frère d’Athamas. Comme il ne répondait pas à cet amour, Démodicé l’avait calomnié auprès de son mari : Créthée, frère d’Athamas, et c’est lui qui
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avait persuadé Athamas de tuer Phrixos. C’est alors que Néphélé aurait donné le bélier merveilleux à son fils. N’est-il pas assez singulier de trouver dans les légendes deux béliers à Toison d’Or ? En revenant vers le Dictionnaire des symboles, nous lisons : « D’après Jung, le mythe de la Toison d’Or symboliserait la conquête de ce que la raison juge impossible. Il réunit deux symboles, celui de l’innocence, figuré par la toison du bélier, et celui de la gloire, représentée par l’or. Il s’apparente ainsi à tous les mythes de la quête d’un trésor, matériel ou spirituel. » (p.952) Quand on sait que Néphélé est aussi la Nuée conçue par Zeus pour donner le change à Ixion, on peut penser que ce bélier est aussi une création de Zeus. Toutefois, lorsque nous essayons de mieux comprendre ce que représente l’animal, nous trouvons ces précisions symboliques : « Ardant, mâle, instinctif et puissant, le bélier symbolise la force génésique qui éveille l’homme et le monde et assure la reconduction du cycle vital, au printemps de la vie comme à celui des saisons… Le signe du bélier est une représentation cosmique de la puissance animale du feu à la fois créateur et destructeur, aveugle et rebelle, chaotique et prolixe, généreux et sublime. » (p.113) Le bélier peut être aussi une monture, comme en Inde, mais retenons surtout qu’ici il sert de monture à des enfants et que la quête de la Toison d’Or est essentiellement une quête spirituelle pour les Argonautes et pour Jason. Aurions-nous ici la démonstration d’une entente entre les deux frères auquel cas il n’y aurait qu’un seul bélier ? Une autre relation amoureuse nous place en même temps dans une autre série d’observations que je reprendrai plus tard, celle de la conquête des villes par les dieux qui cherchent à les gouverner spirituellement. Amymoné est une des cinquante filles du roi Danaos, sa mère étant Europe. Lorsque Danaos quitta la Lybie, elle l’accompagna jusqu’à Argos. Le pays était sans eau, à cause de la colère de Poséidon contre Héra et le roi avait envoyé ses filles en chercher. Fatiguée par sa longue
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marche, Amymoné s’était endormie et c’est à ce moment qu’un satyre voulut abuser d’elle. Alors elle appela Poséidon à son aide et le dieu d’un coup de trident chassa le satyre. Amymoné, dit simplement Pierre Grimal « accorda à Poséidon ce qu’elle avait refusé au satyre ». Le trident avait aussi frappé la roche et fait jaillir une source ou bien, pour une autre légende dans laquelle Poséidon était amoureux de la jeune fille, il lui aurait révélé l’existence de la source de Lerne. Toujours est-il qu’elle donna à Poséidon un fils : Nauplios. On le considérera comme le fondateur de la ville de Nauplie, le père de Damastor et de Proétos. Nous pouvons terminer cet inventaire par l’aventure commune que vécurent Zeus et Poséidon. Les deux frères aimaient la même déesse : la Néréide Thétis. Elle est probablement la plus connue des déesses marines. Elle était la fille de Nérée, le Vieillard de la mer, et de Doris, une fille d’Océan. Elle avait été élevée par Héra, comme Héra l’avait été par Téthys, la plus jeune des Titanides symbolisant la fécondité de la mer. On disait qu’elle avait refusé l’amour de Zeus pour ne pas contrarier Héra, mais la légende la plus connue nous dit que Zeus et Poséidon étaient tombés amoureux d’elle. C’est alors qu’un oracle de Thémis leur fit savoir que le fils qui naîtrait de Thétis serait plus puissant que son père. Thémis, fille de Gaia et d’Ouranos, représentait la loi éternelle. C’est elle qui enseignera à Apollon la divination, mais elle est aussi la seconde épouse de Zeus et il faudrait peut-être se demander à quel moment se place cet oracle par rapport à sa liaison avec le monarque du Ciel. Le plus important fut que les deux frères ne donnèrent pas de suite à leurs désirs communs et décidèrent d’unir cette déesse à un mortel et ce mortel fut Pélée, père d’Achille. En étudiant les textes d’Homère, nous verrons qu’il nous fait comprendre, dans l’Iliade, que Zeus est resté amoureux de la déesse. Le poète ne semble pas évoquer l’amour de Poséidon, mais nous sommes alors dans un tout autre contexte.
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Les amours de Poséidon ne peuvent être prises comme de simples aventures de cœur, ou de simples désirs sensuels pour de jolies mortelles. Il faut aller plus loin et se demander quel peut être leur sens en tenant compte de la nature de Poséidon, du fait qu’il est un Olympien un peu particulier puisqu’il a été avalé par Cronos ce qui ne fut pas le cas de Zeus. Nous passons souvent à côté d’indices qui ne manquent pas d’intérêt. Poséidon semble moins olympien que son frère, peutêtre même que Zeus est seul à l’être ! On peut comprendre la relation amoureuse de Poséidon et de Déméter, qui passe pour être la représentation divine de la terre cultivée, comme une hiérogamie antérieure à la mise en place de l’ordre voulu par Zeus. Toujours est-il que les enfants de Poséidon mettent en lumière l’opposition entre les deux frères ou mieux entre la matière et l’esprit. Ils montrent aussi qu’il existe des passerelles entre les deux et que l’on peut passer de l’une à l’autre, la mort représentant alors un lieu et un moment de transition. Mieux encore, nous pouvons penser que l’homme, pour devenir immortel, soit obligé d’être un enfant de Poséidon ou de la Terre avant de devenir un enfant du Ciel ou de Zeus. Les deux frères apparaissent comme complémentaires, du moins ce qu’ils symbolisent.
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UN PORTRAIT SIGNÉ HOMÈRE
Homère est certainement une base de départ pour comprendre les légendes concernant Poséidon, mais il faut se souvenir que le poète ne fait que retenir les légendes qui servent à son message. Il n’est pas inintéressant de voir que Walter Otto, dans son étude Les dieux de la Grèce, ne s’attarde pas sur Poséidon alors qu’il traite d’Athéna, d’Apollon, d’Artémis d’Aphrodite et d’Hermès. Walter Otto s’appuie sur les poèmes d’Homère, mais n’a-t-il pas suivi d’abord sa propre pensée et celle d’Homère avant d’étudier celle des Grecs ? Certes, il éprouve le besoin de rappeler qu’il existait des religions et des mythes archaïques, mais lorsqu’il reconnaît que les divinités maternelles de la terre sont « les gardiennes et les représentantes de l’ordonnancement vénérable qui lie parents, enfants, frères et sœurs les uns aux autres », il éprouve le besoin d’ajouter : « Dans l’Iliade encore, il est rappelé à Poséidon, qui ne veut pas recevoir aucun ordre de Zeus, que les Érinyes sont toujours du côté de l’aîné : le voilà aussitôt prêt à obtempérer. » (p.44) L’erreur d’interprétation sera accentuée par l’astuce d’Hésiode qui fait renaître tout le monde à partir et de la volonté de Zeus consistant à donner un ordre particulier au monde qui change de physionomie. Il y a d’une part les enfants de Gaia et d’Ouranos, avant et au moment de la castration, puis les enfants de Cronos et les enfants de Zeus qui reprennent les attributions des déesses archaïques : Eunomie, la Discipline et Diké, la Justice, mais aussi Apollon et Artémis. Lorsqu’Hésiode fait naître les Érinyes dans la Théogonie, elles sont la rencontre des gouttes du sang
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d’Ouranos et de Gaia, au moment de la castration. Dans ce cas, elles appartiennent aux plus anciennes divinités et nous pouvons comprendre qu’elles puissent symboliser l’ordre social, qu’elles soient chargées de sanctionner tous les crimes capables de le troubler. En fait, le crime change de nature, il se politise si l’on veut, il doit correspondre à une nouvelle façon de vivre ou de se comporter. Si Poséidon ne veut pas reconnaître Zeus comme son aîné et le maître de la nouvelle façon d’entrer en relation avec le monde, il n’a pas tout à fait tort. Zeus n’est l’aîné que parce qu’il fait revenir au monde ses frères et ses sœurs. Par rapport à l’ordre ancien, il est le petit dernier ! Les tragiques ne s’y trompent pas et Euripide abordant le procès d’Oreste montre la nature du changement en train de s’opérer au temps d’Homère et d’Hésiode. D’ailleurs, Walter Otto le reconnaît en rappelant ce fameux procès où Athéna met en évidence la différence entre l’ancienne et la nouvelle justice : « Ce sont les Érinyes qui portent l’accusation. Se heurtent ici les anciens et les nouveaux dieux. Le très ancien droit des dieux chtoniens proteste contre le nouvel esprit olympien. » (p.39) C’est bien en survolant les mythes archaïques que Walter Otto nous parle de Poséidon qu’il distingue volontairement des Olympiens, bien qu’il soit le frère cadet de Zeus. Faisant référence à l’Iliade, il nous dit : « Il ne faut pas perdre de vue que le Poséidon d’Homère, comme celui de la croyance post-homérique, n’a conservé que des fragments de sa splendeur passée. Cette restriction signale un changement d’autant plus grand de la pensée que Poséidon était autrefois, non pas simplement un grand dieu, mais un dieu universel et, comme le dit son nom, la figure masculine qui se tenait à côté de la divinité féminine de la terre. » (p.48) Otto nous rappelle ici le mythe concernant les amours de Poséidon et de Déméter. C’est parce que nous voulons placer l’ensemble des mythes dans une chronologie rigoureuse que nous faisons
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souvent fausse route ou que nous avons du mal à comprendre des oppositions qu’il faut décrypter autrement qu’avec notre raison. Il est possible de penser que Poséidon a devancé Zeus en notoriété, comme ce dernier l’a été par Héra, pendant des siècles, lorsque les Déesses Mères s’imposaient, lorsque l’ancienne croyance était essentiellement liée à la terre. Voyons de plus près ce qu’en dit Homère. Pour comprendre Poséidon et ses choix devant Troie, il faut revenir en arrière et le retrouver puni par Zeus en train de construire les murailles que les Achéens s’efforcent de renverser pour piller la ville afin de reprendre Hélène pour la rendre à Ménélas son époux. Pendant un an, Poséidon et Apollon avaient servi le roi Laomédon pour construire les remparts de Troie. Laomédon avait promis un salaire, mais n’avait pas tenu sa promesse et les dieux s’étaient révoltés : Apollon avait envoyé la peste dans la ville et Poséidon avait fait sortir de la mer un monstre qui dévorait la population. Un oracle avait dit que pour mettre fin à cette violence il fallait que Laomédon offre sa propre fille au monstre. Hésioné avait donc été attachée à un rocher en offrande au monstre et la légende avait fait alors intervenir Héraclès qui aurait proposé de sauver la jeune fille à condition qu’en récompense Laomédon lui donne les chevaux que Zeus lui avait offerts lorsqu’il avait pris son fils Ganymède. Là encore, Laomédon n’avait pas tenu ses promesses et Héraclès était revenu se venger avec une forte armée. Autrement dit, Homère ne nous parle pas de cette première prise de Troie, mais de la seconde, au moment où le frère d’Hésioné autrement dit Priam gouverne la ville. Il est assez singulier de voir qu’Homère ne parle de Poséidon qu’à partir du moment où les Achéens ont édifié un mur autour de leurs navires : « Ne le vois-tu pas une fois de plus ? les Achéens chevelus viennent, pour leurs nefs, d’élever un mur et de l’entourer d’un fossé, cela sans avoir aux dieux offert d’illustres hécatombes. De ce mur la gloire ira aussi loin que s’épand l’aurore, tandis qu’on oubliera l’autre, celui que nous
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avons, Phoebos Apollon et moi, bâti ensemble, pour le héros Laomédon, en échange d’un salaire. » La réponse de Zeus ne se fait pas attendre : « Ah ! puissant Ébranleur de la terre, quels mots as-tu dis là ? Un autre dieu pourrait redouter tel projet, un dieu cent fois plus faible par les bras et l’élan. Mais, va, ta gloire, à toi, ira aussi loin que s’épand l’aurore. » Et il s’empresse d’ajouter : « Tiens ! écoute-moi : le jour où les Achéens chevelus seront à leur tour partis avec leurs nefs pour les rives de leur patrie, va briser leur mur, renverse-le tout entier dans la mer, et, sous le sable, de nouveau, cache le rivage immense, afin qu’à ton gré soit anéanti le grand mur des Achéens. » (p.163) Ces deux citations permettent de voir quelle est la nature des relations entre les deux frères. Les propos d’Homère ne semblent pas être ceux de deux divinités puissantes ou du moins ceux de Poséidon semblent provenir d’un enfant qui demande justice à son père tandis que ceux de Zeus sont ceux d’un dieu rusé qui tient à garder le contrôle de sa stratégie pour offrir la plus grande gloire à Achille, comme il l’a promis à Thétis. Avant d’aller plus loin, ne faut-il pas s’étonner de voir Poséidon puni par son frère ? Cet esclavage pour construire les murs d’une ville qui sera prise par les Achéens ne devrait-il pas être compris à partir du symbole qu’il représente et surtout de la domination de l’esprit sur la matière ? Poséidon n’est-il pas un dieu qui doit s’effacer devant les nouvelles divinités ? Les murailles de Troie seront détruites cette fois ! Un second échange, cette fois avec Héra, continue à nous montrer un Poséidon craintif, plus que respectueux, soumis, vassalisé entièrement. Hector a prévenu les Troyens et les a encouragés à se battre jusqu’à ce que le mur des Achéens soit renversé et le feu mis aux navires. Héra a tout entendu et s’adresse à Poséidon : « Ah ! puissant Ébranleur du sol, ton cœur à toi non plus ne s’apitoie donc pas dans le fond de toi-même sur ces Danaens que tu vois périr... Suppose que nous voulions, nous tous, les défenseurs des Danaens, repousser les Troyens et
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écarter Zeus à la grande voix : il resterait où il est assis sur l’Ida, seul, avec son chagrin. » (p.171) Poséidon réponde alors à Héra : « Héra à la langue imprudente, quels mots as-tu dis là ? Je ne voudrais pas, pour ma part qu’on nous vit, nous, les autres dieux, faire la guerre à Zeus, fils de Cronos : il est cent fois plus fort que nous. » (p.173) Nous pouvons penser qu’Homère a pris position en faveur de Zeus et nous le constaterons dans l’Odyssée jusqu’au moment où les Phéaciens conduiront Ulysse à Ithaque. La guerre fait rage et les combattants tombent des deux côtés. Homère nous montre Zeus et Poséidon observant le carnage du sommet de l’Ida pour le premier, le pic le plus élevé de Samothrace, pour le second. C’est au moment où la bataille fait rage près des remparts avec Hector à la tête des Troyens que Poséidon semble se décider à intervenir en faveur des Achéens. Prenant la silhouette du devin Calchas il va s’adresser aux deux Ajax pour qu’ils redoublent de vaillance. « "Ah qu’un dieu veuille donc agir si bien en vos cœurs que vous teniez vous-mêmes fermement et sachiez donner pareil ordre aux autres. Vous pourrez peut-être, alors, en dépit de son élan, l’écarter des nefs rapides, même si c’est l’Olympien qui l’excite en personne." Il dit et les touchant alors de son bâton, le Maître de la terre et l’Ébranleur du sol les emplit tous les deux d’une fougue puissante. » (p.263) Ajax, fils de Télémon, dit alors : « Ajax, c’est l’un des dieux, maîtres de l’Olympe, qui nous invite ainsi, sous les traits du devin, à lutter tous deux près des nefs. Non ce n’est pas Calchas, le devin inspiré du Ciel. J’ai, par derrière, sans peine reconnu, alors qu’il s’éloignait, l’allure de ses pieds, de ses jambes. Les dieux se laissent aisément reconnaître… » (p.264) Après la mort de son petit-fils, Poséidon va soulever l’ardeur des Danaens le long de leur mur et de leurs navires. Homère prend souvent la place d’un observateur. Il nous parle des deux frères qui s’opposent une fois encore.
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« Zeus veut la victoire des Troyens et d’Hector, afin de glorifier Achille aux pieds rapides ; non qu’il entende pour cela perdre l’armée achéenne devant les remparts d’Ilion : il souhaite seulement glorifier ensemble Thétis et son fils valeureux. Poséidon est venu, lui, stimuler les Argiens ; il a, sans se faire voir, émergé de la blanche mer. L’idée lui fait horreur qu’ils soient vaincus par les Troyens ; il en veut violemment à Zeus. » (p.273) Si Héra peut alors tromper Zeus un moment, grâce à la magie d’Aphrodite, lui imposer l’amour et lui faire oublier la guerre, cela ne dure pas bien longtemps. C’est lorsque Zeus aperçoit son frère près des mortels qu’il s’irrite et envoie Iris lui demander de cesser immédiatement d’intervenir. Homère permet à Poséidon de montrer sa désapprobation en soulignant qu’il est l’égal de son frère, mais il finit par lui faire dire à la messagère : « C’est déjà un bonheur que d’avoir affaire à sage messager. Mais un atroce chagrin m’entre aussi dans l’âme et le cœur lorsque, moi, son égal voué à une part égale à la sienne, Zeus prétend me prendre à parti avec des mots irrités. Pourtant, c’est dit : pour cette fois, malgré mon dépit je m’inclinerai.» (p.309) Homère ne cesse de nous montrer, aussi bien dans l’Iliade que dans l’Odyssée, une sorte de rivalité entre les deux frères au cours de laquelle Zeus brandit une force cent fois plus grande que celle des autres dieux, mais également sa ruse ou sa façon de contourner la colère de son frère en lui rappelant qu’il est un dieu puissant vis-à-vis des mortels. La colère de Poséidon peut être compréhensible et il est en droit de réclamer des réparations ou des compensations, mais loin de l’urgence, de la priorité qui se trouve ailleurs, c’est-à-dire dans les décisions de Zeus qui ne supportent pas de controverse. Pour bien sentir cette relation, on peut rattacher les deux poèmes et voir comment, par exemple, Zeus décide du retour d’Ulysse et comment il traite Poséidon. Dès le départ de l’histoire, les dieux sont en assemblée, du moins regroupés autour du monarque qui dicte ses arrêtés qu’il faut suivre à la
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lettre. Poséidon est en colère contre Ulysse, mais il devra se contenter de chahuter le héros sur la mer vineuse et devra respecter le décret qui est pris en réalité par lui seul. Il devra « brider sa colère » dit Homère (p.56). Il est assez surprenant d’entendre Athéna, qui a pris la physionomie de Mentor, adresser une prière à Poséidon, comme si Poséidon pouvait ignorer celle qui la lui adresse ! Nous sommes chez Nestor au moment où Télémaque commence son voyage pour avoir des informations sur son père. Au moment où ils arrivent, Nestor et ses enfants offrent un sacrifice à Poséidon. Athéna ruse elle aussi : « Écoute, ô Poséidon, le maître de la terre, et ne refuse pas, lorsque nous t’en prions, d’accomplir nos projets ! À Nestor, à ses fils, donne avant tout la gloire ! Accorde ensuite à tout ce peuple de Pylos quelque grâce en retour de sa noble hécatombe ! Accorde-nous enfin, à Télémaque et à moi, de remplir le dessein qui nous a fait venir sur notre noir croiseur ! » (p.86) Il est clair qu’Athéna ne pouvait pas parler du projet de Télémaque, encore moins citer Ulysse, ni évoquer le souhait de le voir revenir à Ithaque. Il est possible de penser alors que Poséidon n’est pas un dieu très intelligent, qu’il se laisse assez facilement berner, qu’il prend plaisir à être honoré sans s’interroger sur la sincérité de ceux qui lui offrent des sacrifices. Poséidon reste tout de même éveillé et scrute la mer. En revenant « du pays des Noirs » il voit Ulysse sur son radeau et pris de colère il pense alors, du moins tel est le sentiment d’Homère : « Ah ! misère ! voilà, quand j’étais chez les Noirs, que les dieux, pour Ulysse, ont changé leurs décrets. Il est prêt de toucher aux rives phéaciennes, où le destin l’enlève au comble des misères qui lui venaient dessus. Mais je dis qu’il me reste à lui jeter encore sa charge de malheurs ! » (p.141) Sans attendre, il démonte la mer avec son trident, mais cette fois c’est Ino qui vient à son secours et lui dit : « Contre toi, pauvre ami, pourquoi cette fureur de l’Ébranleur du sol et les maux qu’en sa haine, te plante Poséidon ? Sois tranquille pourtant ; quel que soit son désir, il ne peut t’achever. » (p.142)
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Ino vient sauver Ulysse et nous pouvons dire qu’elle va l’aider à mettre un terme à ses malheurs. Mais le véritable terme sera le passage assuré par les Phéaciens sur leur croiseur rapide, plus rapide que l’aile ou la pensée souligne Athéna qui a pris la figure de Nausicaa, la fille d’Alcinoos, le roi des Phéaciens. Nous avons l’impression qu’à partir de cet instant, Poséidon assiste impuissant à ce qui se passe. Il voit Ulysse arriver endormi dans son île et sait qu’il ne peut plus rien contre lui. Il va voir Zeus pour se plaindre, mais ne peut plus s’en prendre qu’aux Phéaciens. « Quel respect, Zeus le Père, auront encor pour moi les dieux, les Immortels, quand les mortels me bravent, même ces Phéaciens qui sont nés de ma race ? Je savais bien qu’Ulysse, à travers mille maux, rentrerait au logis ; connaissant dès l’abord ta promesse jurée, jamais ne n’ai voulu le priver du retour… » (p.270) Zeus lui répond alors : « Misère ! que dis-tu ! les dieux te mépriser, toi, l’Ébranleur du sol à la force géante !... Je voudrais bien les voir ne pas te respecter, toi leur aîné, leur chef ! Mais s’il est des mortels dont l’audace se croit de force à te braver, n’as-tu pas aujourd’hui et demain ta vengeance ?... » (p.271) Poséidon poursuit et laisse entendre ce qu’il a imaginé : disloquer le vaisseau des Phéaciens et leur retirer le métier de passeur. Cette solution a l’approbation de Zeus qui lui répond : « Cher, voici le parti que choisirait mon cœur. Quand les gens de la ville pourront voir leur vaisseau, de la pomme à la quille, rentrant à pleine vogue, j’en ferais un rocher tout proche de la rive ; que ce croiseur de pierre étonne les humains ! » (p.271) C’est ce que devait faire Poséidon au moment où le vaisseau des Phéaciens rentrait chez lui. Homère ne nous présente pas un Poséidon aussi majestueux que ne peut l’être Zeus. Il lui fait subir l’autorité de son frère, aussi bien dans l’Iliade que dans l’Odyssée et nous comprenons que la relation entre les deux frères est surtout politique et bien moins sentimentale. À travers les mots exprimés, nous pouvons également penser que Poséidon est loin
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d’avoir la finesse d’esprit de son frère. Ils pourraient peut-être rivaliser de force, mais Zeus doit rester le monarque de l’Olympe, autrement dit le meilleur représentant du nouvel ordre qui est dominé par la ruse et la raison, telle que la manifeste Athéna. En réalité, nous voyons aussi Athéna ruser avec Ulysse dans l’Odyssée, mais il ne faudrait surtout pas penser que sa raison ressemble à la nôtre, du moins à celle des philosophes qui lui donneront ses lettres de créance des siècles plus tard. Poséidon paraît en être dépourvu ou, du moins, il serait plus ancien que Zeus. Cette opposition entre les deux frères nous amène à faire des hypothèses qui pourraient bien nous aider à articuler entre elles les religions et les légendes. La première pourrait découler de la naissance des Olympiens. La légende nous présente Zeus, revenant de Crète et donnant une drogue à son père Cronos pour qu’il vomisse en quelque sorte les enfants qu’il a avalés pour éviter d’être détrôné. Dans cette action, Zeus aurait été aidé par Métis, fille d’Océan et de Gaia. Il y a donc bien Zeus d’un côté et les enfants de Rhéa, restitués dans l’ordre inverse où ils ont été avalés : Poséidon, Hadès, Héra, Déméter et Hestia, de l’autre. Il est permis de penser que nous avons affaire à deux époques successives et que Zeus est différent des autres enfants de Rhéa. Lui seul aurait l’idée, la ruse en suffisance pour dominer l’ensemble des dieux et imposer un ordre nouveau. Le mythe ferait naître distinctement les cinq enfants de Cronos pour souligner le changement. N’est-il pas significatif, aussi, de faire naître les frères et sœurs de Zeus de la bouche de Cronos et non du ventre de Rhéa ? Nous avons là, d’une certaine façon, une sorte d’équivalence avec la naissance d’Athéna de la tête de Zeus et avec celle de Dionysos de sa cuisse. En sortant de la bouche de Cronos le mythe ne signifie-t-il pas qu’ils deviennent des enfants portés par la parole, autrement dit des dieux conscients qui peuvent raisonner, délivrés de leur nature chtonienne héritée de Rhéa ? Ils seraient ainsi moins prisonniers de la matière, de la Grande Mère ! À leur façon, ils seraient des intermédiaires entre Gaia et Ouranos d’une part, Zeus d’autre part.
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Dans sa nature de dieu adulte, Zeus trouve une supériorité qu’il n’avait pas préalablement, surtout lorsqu’il était enfant et grandissait en Crète. Ses frères et surtout ses sœurs sont plus anciens que lui, mais perdent leur autorité à partir du moment où Zeus les fait renaître et prend, de cette façon, un ascendant qui se traduit par leur allégeance puisque, comme le note Hésiode, ce sont eux qui placent Zeus à leur tête ! Les enfants nés de Rhéa sont encore en rapport avec la Terre-Mère même en étant les enfants de Cronos, Zeus, par contre, ne semble plus dans un rapport aussi direct avec la Gaia représentée par Rhéa. La nomination de Zeus à leur tête confirme l’abandon de leur ancienneté, de leur puissance chtonienne. Il est d’ailleurs assez significatif de voir que Zeus impose ses lois après avoir avalé Métis avant de dominer toutes les strates de l’univers, de l’Éther au Tartare. Une telle hypothèse permettrait de mieux comprendre pourquoi le couple Poséidon-Déméter enfante le cheval Aréion alors que le couple Zeus-Déméter donne naissance à la déesse Perséphone. Poséidon et Déméter donnent naissance à une force sublimée, une force qui se dégage de la pesanteur de la matière pure et sauve Adraste. Zeus et Déméter donnent naissance à une déesse qui, une fois mariée à Hadès, va donner à la mort un nouveau visage, une nouvelle fonction, celle que découvrent les initiés d’Éleusis. Pierre Lévêque fait remonter au second millénaire le changement qui pourrait se lire dans les premiers poèmes écrits d’Homère et d’Hésiode. Il nous dit dans Introduction aux premières religions : « C’est donc un monde nouveau qui émerge et qui trouve son plein essor à l’époque suivante, le Bronze récent (1580-1100), dit aussi période achéenne (du nom d’Achéens que les Grecs portent le plus souvent dans Homère) ou mycénienne (du nom du site le plus fameux). Toute l’évolution ultérieure paraît bien en germe dans les derniers siècles du Bronze moyen depuis 1750. » (p.200) Le premier dieu cité par Pierre Lévêque dans le panthéon mycénien qu’il qualifie de syncrétique est Poséidon :
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« Poséidon, le dieu le plus important de Pylos, également connu à Cnossos, le plus grand dieu du panthéon, attesté avec l’épithète d’Enesidaone (l’Ébranleur de la Terre) qu’il conservera sous diverses formes ; ce dieu qui secoue la Terre dans ses étreintes est aussi celui des tremblements de terre. Il est accompagné de son double féminin Posidaeja. » (p.203) Pierre Lévêque précise encore : « Seuls sont grecs les noms de Poséidon, Zeus, Arès et Dionysos. Encore ce critère grossier ne peut-il donner qu’une indication générale : Poséidon est bien « l’époux de la Terre » en grec, mais ce vocable a toute chance d’être un rhabillage d’un dieu crétois, partenaire d’une Terre-Mère dans l’hiérogamie. D’après l’âge si l’on juge d’après leur destinée ultérieure, il y a des dieux dans la force de l’âge et beaucoup de dieux jeunes. » (p.204) Il n’est pas question ici de prendre position et de faire comme nos poètes écrivains. Il faut seulement noter des détails qui sont significatifs du changement à la fois politique, à la fois religieux. Poséidon est un dieu d’avant, du temps de la chasse et de la cueillette, Zeus est le dieu qui correspond le mieux au temps nouveau : celui de l’apparition des cités et, pourquoi pas pour imager l’ensemble, de l’agora. La seconde hypothèse pourrait se rapporter à la force. Les anciens dieux sont en rapport avec la force plus qu’avec la raison. Les premiers dieux sont monstrueux et les Olympiens leur font la guerre. Mais, là encore, il n’y a pas rupture brutale entre ces deux qualités. Qui plus est, nous pouvons dire qu’avant, du temps des Déesses Mères, la monstruosité est cachée dans le ventre de la Terre, elle est invisible et c’est la castration d’Ouranos qui la rend visible. Les nouveaux dieux doivent donc se démarquer des premiers par une domination de la force différente et c’est la raison, que possèdent seuls les dieux mâles, qui remplace désormais la force ou la monstruosité de la Terre. De là une autre explication de la mise au monde des nouveaux dieux par la bouche de Cronos. Comparativement aux Titans, aux Géants, aux Hécatonchires, à Typhon, les nouveaux dieux passent pour avoir moins de force et plus d’intelligence
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pour obtenir la victoire. Ils ont encore de la force, mais ils fuient et, devant Typhon, Zeus reste seul. C’est Hermès qui le sauve quand tout semble perdu. Pierre Grimal nous parlant de Typhon nous dit : « Lorsque les dieux virent cet être attaquer le Ciel, ils s’enfuirent jusqu’en Égypte et se dissimulèrent dans le désert, où ils revêtirent des formes animales. Apollon devint un milan, Hermès un ibis, Arès un poisson, Dionysos un bouc, Héphaïstos un bœuf, etc. Seuls Athéna et Zeus résistèrent au monstre. » (p.466) Cet isolement de deux divinités manifestant la raison et la ruse n’est certainement pas l’effet du hasard. Elle met en évidence la différence entre les dieux et la suprématie de l’intelligence. De plus, il fallait bien justifier la prise de pouvoir de Zeus qui devient le roi des dieux, pour ne pas dire tyran de l’Olympe. Il est assez surprenant de voir qu’Hésiode ne nomme pas les dieux qui participent à la lutte du côté de Zeus, mais parle seulement de Poséidon qui aurait construit des murailles et des portes de bronze autour du Tartare. Serait-il la divinité qui sépare les anciens dieux des nouveaux, la monstruosité de la raison ? Poséidon serait alors le dernier dieu à agir par la force, en utilisant les puissances de la matière, autrement dit de la Terre ! Quant à Hadès, il est rapidement situé aux Enfers où son rôle essentiel est d’enlever Perséphone ! Dans l’Iliade, ne faut-il pas retenir le refus d’Apollon de combattre contre Poséidon comme une preuve du changement ? À la fin du poème, les dieux se battent avant de remonter vers l’Olympe, pas tous en vérité. Apollon était du côté des Troyens, Poséidon du côté des Achéens, mais cette nuance n’est plus valable lorsque la vie d’Énée est en jeu. N’est-ce pas Poséidon qui le sauve de la fougue d’Achille ? Toutefois, l’opposition entre l’Ébranleur de la terre et Apollon peut cacher un sens plus symbolique. Le dieu à l’épée d’or répond à Poséidon : « Ébranleur du sol, tu me dirais que j’ai l’esprit atteint, si je partais en guerre contre toi pour de pauvres humains, pareils à des feuilles, qui tantôt vivent pleins d’éclats, en
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mangeant le fruit de la terre, et tantôt se consument et tombent au néant. Arrêtons au plus vite ce combat, et laissons-les régler eux-mêmes leurs querelles. » (p.434) Dieu de la divination, de la musique, de la poésie, Apollon n’est plus du tout un dieu de la force violente, monstrueuse, physique. L’opposition entre les deux divinités pourrait bien rappeler, à la fin de l’Iliade, cette différence profonde qu’Artémis ne comprend pas, ce qui lui vaut la colère d’Héra. Apollon ne propose pas une trêve, mais la fin des combats entre divinités pour soutenir des mortels. C’est à eux de gérer leurs différends désormais. Walter Otto disait au début de son livre : Les dieux de la Grèce : « La puissance du Poséidon primitif transparaît encore dans la descendance que le mythe lui prête. Il s’agit de forces gigantesques et indomptables : Orion, Otos et Éphialte (autrement dit les Aloades), Polyphème et d’autres encore. Mais ce qu’il a été lui-même, son nom le dit sans équivoque. La deuxième partie de ce nom renvoie à la divinité chtonienne. » (p.47) Il y a aussi une autre façon de rapprocher Poséidon des dieux anciens, c’est le rapport qu’il garde avec la mort ne seraitce que par l’intermédiaire de ses enfants. Les dieux diffèrent en effet par ce biais et si les plus anciens sont en rapport avec l’ensevelissement dans la terre, les nouveaux le sont avec la crémation. Walter Otto le souligne également en rappelant la pratique de l’inhumation. « La culture de l’épopée homérique n’a plus le souvenir de cet usage. Pour elle, on ne peut qu’incinérer les morts. Cette pratique va de pair avec l’une des différences les plus caractéristiques entre la nouvelle religion et l’ancienne : celle qui concerne les morts. Certes les morts ne cessent pas d’être. Mais leur être n’est plus celui des vivants. L’interdépendance des deux domaines a complètement cessé. » (p.46) Que penser de la mort de Thésée, le fils de Poséidon ? Lorsqu’exilé il s’était rapproché de Lycomède, ce dernier
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l’avait accueilli, mais, nous dit la légende, au cours d’une promenade l’avait précipité du haut d’une falaise et l’aurait tué. Une autre légende, qui me semble plus acceptable symboliquement, dit que Thésée se promenait seul dans la montagne un soir après le repas et serait mort accidentellement. Si nous associons la mort de Thésée et celle d’Œdipe nous voyons qu’ils retournent symboliquement dans la terre, sans avoir besoin d’être inhumés ou ensevelis comme voulait le faire Antigone avec son frère Polynice. Ce retour naturel vers la Terre Mère, est étroitement lié aux croyances anciennes et nous pouvons dire que Poséidon reste lui aussi lié à la terre par la mort. Nous pourrions dire qu’Hippolyte est aussi un vivant qui retourne à la terre. Terre, Mer, rochers, peu importe la précision. Que dire de Bellérophon ? La légende dit que Zeus le précipita sur la terre où il se tua ! Il n’est pas question de foudre ou d’éclair, Zeus refuse seulement l’entrée de l’Olympe et renvoie le fils de Poséidon vers la terre. Les Aloades meurent en voulant chasser un cerf qui n’est autre qu’Artémis. Ils se tuent sur l’île de Naxos. Certes, nous pourrions dire qu’Orion est un contreexemple puisqu’il semble être divinisé ou, du moins, puisqu’il devient une constellation, comme le scorpion qui cause sa mort voulue par Artémis à laquelle il avait essayé de faire violence. Ce qu’il faut retenir c’est ce que dit la légende et que Pierre Grimal nous rapporte : « Pour avoir rendu ce service à Artémis, le scorpion fut transformé en constellation et Orion lui-même eut un sort analogue. C’est pourquoi la constellation d’Orion fuit éternellement devant celle du Scorpion. » (p.331) Peut-être faut-il retenir ce que nous dit Walter Otto et qui pourrait servir de conclusion à l’analyse qu’il fait du dieu de la mer : « Il ne faut pas perdre de vue que le Poséidon d’Homère, comme celui de la croyance post-homérique, n’a conservé que des fragments de sa splendeur passée. » (p.48)
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Il est évident qu’Homère est de ceux qui donnent le commandement à Zeus et font de lui la divinité qui doit rayonner dans tous les domaines. Il place l’idée au dessus de la force et oppose les deux frères de façon à éviter tout retour en arrière, autrement dit à un monde dans lequel Poséidon existait déjà et que la légende a fait renaître adroitement pour le rendre inférieur, second, moins rusé, moins intelligent. Poséidon, dans de nombreuses légendes, ne peut être qu’en rapport avec la monstruosité originelle de la vie.
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POSÉIDON ET L’ATLANTIDE
Avant de parler de l’Atlantide, il faut évoquer une série de querelles entre les dieux qui se rapporte à l’éclosion des cités et à leur désir de les prendre en charge, de les dominer en quelque sorte. Il n’est pas inintéressant de voir que les légendes opposent Poséidon à Hélios, Dionysos, Apollon, Athéna et Héra. Poséidon va perdre chacune de ses demandes au profit de ces dieux qui sont tous plus proches de l’idée que de la matière. Une fois de plus, nous avons, dans cette partie des légendes une sorte de confirmation en ce qui concerne l’ancienneté de l’Ébranleur de la Terre et sa perte de pouvoir. Pierre Grimal nous donne un aperçu d’ensemble : « Lorsque les mortels se furent organisés en cités, les dieux décidèrent de choisir chacun une ou plusieurs villes où ils seraient particulièrement honorés. Or, il arriva que deux ou trois divinités choisissent la même cité, ce qui provoqua entre eux des conflits, qu’ils remirent à l’arbitrage de leurs pairs ou même à celui de mortels. Dans ces arbitrages, Poséidon fut en général malheureux. » (p.391) Lorsque Pierre Grimal nous parle de ce premier duel, il n’apporte pas de précisions permettant d’en connaître le dénouement. Il nous dit seulement que le géant Briarée avait été pris comme arbitre à propos de la ville de Corinthe. M. Grant et J. Hazel, dans Le Who’s Who de la mythologie, donnent un peu plus de précisions :
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« Poséidon finit par obtenir au moins une ville. Il entra en lutte avec Hélios pour la possession de Corinthe, et le débat fut porté devant Briarée qui prit la décision impartiale de donner la colline élevée qui surplombe la ville (l’Acrocorinthe) au Soleil et l’ensemble de l’isthme, baigné de chaque côté par la mer à Poséidon.13 » Briarée est un Hécatonchire, enfant de Gaia et d’Ouranos, mais parfois la légende fait de Poséidon son père, probablement pour sa monstruosité. C’est lui qui, appelé par Thétis lorsque les dieux s’étaient révoltés contre Zeus, aurait sauvé le monarque et Zeus lui aurait donné en compensation Cymopolé pour femme. En ce qui concerne Corinthe, il avait trouvé une solution qui ne lésait personne. L’Acrocorinthe était la partie élevée de la ville où était construite la citadelle. La partie basse de la cité la plus proche de la mer pouvait sans poser de problème de préséance passer sous la tutelle de Poséidon. Ne faut-il pas voir là une autre forme de domination du Ciel sur la Mer ? La légende concernant Jason et les Argonautes nous fait savoir qu’à son retour, Jason avait amené l’Argo à Corinthe. Selon Pierre Grimal qui s’appuie sur un long poème d’Apollonios de Rhodes, Jason aurait conduit l’Argo à Corinthe pour le consacrer à Poséidon en ex-voto. On voit mal comment Jason seul aurait pu réaliser cet exploit alors que pendant tout le voyage l’Argo était manœuvré par cinquante rameurs. Mais les légendes ne s’embarrassent pas de pareils détails. Il est également difficile de savoir à quel moment il aurait fait ce trajet qui ne semble pas aussi facile à réaliser. Retenons cependant que la légende des Argonautes, connue d’Homère, est antérieure à la mise en place de Zeus en tant que monarque, même si Héraclès y participe, du moins partiellement. Comment des navigateurs, de retour d’un tel voyage, n’auraient-ils pas honoré Poséidon, le dieu de la mer ? Le plus important est ici d’articuler ce besoin de reconnaissance et la ville de Corinthe qui n’a probablement pas attendu les premiers poèmes écrits pour devenir un port important dans la 13
GRANT M. HAZEL J. Le Who’s Who de la mythologie. Les dieux, les héros, les légendes. Paris, Seghers, 1975, p.340.
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Méditerranée. Je crois que nous pouvons ici citer le Larousse du XXe siècle 14: « Corinthe est bien déchue de ce qu’elle était dans l’Antiquité, quand, affranchie d’Argos par l’invasion dorienne (vers 1100 av. J.-C.) elle était le centre de la domination héraklide sur le Péloponnèse. Mais après la substitution (vers 657) d’un gouvernement fondé sur l’élection populaire au régime tyrannique, le rôle de Corinthe se réduisit à l’organisation des Jeux isthmiques et à la perception d’un droit de transit sur les marchandises passant au pied de la citadelle. » (Tome II, p.479) Nous pouvons mieux comprendre l’importance de cette ville et la place qu’elle peut tenir dans la mythologie. C’est bien parce que Poséidon était le dieu de la mer qu’il bénéficie ici de cette attribution. Ce ne sera pas le cas pour les autres villes qui lui seront disputées par des dieux plus importants qu’Hélios qui reste une divinité à part et ne saurait être comparé à Apollon, lui aussi une divinité solaire dont nous pourrions dire qu’il a pris sa place en tant que dieu-soleil. La légende rappelle qu’au moment où Zeus partageait le monde entre les dieux, Hélios était loin dans le Ciel sur son char et ne fut pas intéressé à la répartition de la terre. Pour le dédommager, Zeus lui aurait donné l’île de Rhodes. C’est là qu’on lui rendait les honneurs. On dit aussi que le Colosse de Rhodes le représentait. On comprendra plus aisément que devant Apollon et à propos de la ville de Delphes, Poséidon n’ait pu avoir la moindre chance de succès. Pour comprendre la différence entre les deux divinités, il faut étudier surtout celle d’Apollon et sa conquête de l’oracle. Pourtant, Apollon est le fils de Léto, une fille d’un Titan et d’une Titanide. Héra ne voulait pas qu’elle accouche et la naissance du dieu et de sa sœur Artémis avait été retardée pendant neuf jours et neuf nuits. En fait, si nous tenons compte du symbolisme du chiffre neuf, il est permis de penser qu’Héra a surtout assuré qu’un changement ait véritablement lieu et que 14
AUGÉ P. (direction) Larousse du XXe siècle Tome deuxième. Paris, Larousse, 1929.
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la naissance des deux enfants se fasse dans le cadre nouveau des valeurs olympiennes. Le neuf représente la fin d’un monde, celui de la Déesse Mère, celui des Titans, et le commencement d’un autre monde celui des Olympiens. Disons donc que, dès le début, Apollon doit être considéré comme un dieu nouveau, qu’il n’a plus grand-chose à voir avec ses géniteurs. Pierre Grimal nous dit qu’à sa naissance Zeus fit des présents à son fils : une mitre d’or, une lyre et un char attelé de cygnes sacrés. Symboliquement, le cygne incarne la lumière mâle, solaire, fécondatrice et, par rapport aux mystères, il accompagne les migrations saisonnières entre les peuples méditerranéens et les Hyperboréens, un peuple qui vit dans un ciel toujours pur et audelà des vents du Nord. Le plus important ici c’est que Zeus avait aussi donné pour mission à Apollon d’aller à Delphes. C’est ce qui s’est alors passé à Delphes qui va nous expliquer le rapport qu’il pouvait avoir avec Poséidon. De retour de chez les Hyperboréens, Apollon se rendit à Delphes. C’est essentiellement le changement intervenu dans la nature des oracles qui peut nous aider à comprendre le rejet de Poséidon au profit d’Apollon. À l’origine, l’oracle aurait d’abord appartenu à Gaia qui l’aurait ensuite partagé avec Poséidon avant de l’abandonner à Thémis, puis Thémis l’avait transmis à Phœbé puis à Phoïbos-Loxias, autrement dit Apollon. Le Dictionnaire critique de l’ésotérisme nous dit : « Le passage d’une mantique chtonienne à une mantique par la parole inspirée répondait-il au début du VIIIe siècle à la demande des consultants redoutant les songes obscurs et les visions effrayantes provoquées par l’incubation ?... Juxtaposition ou confusion des deux techniques ? Il reste que dans les deux éventualités, la divination parlée ne fut pas le seul mode de mantique proposé à Delphes, après l’instauration du clergé apollinien.15 »
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SERVIER J. directeur Dictionnaire critique de l’ésotérisme. Paris, PUF, 1998, p.380.
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Si nous retenons cette série de changements qui fait passer la direction du site oraculaire de Gaia à Thémis puis à Phœbé, puis à Apollon nous comprenons que nous observons, à Delphes, l’évolution religieuse et mythique qui fait passer de Gaia à Zeus, des dieux de première génération aux dieux de seconde génération, de la matière à l’idée, de l’obscurité à la lumière. Lorsqu’Apollon arrive à Delphes, il y trouve un oracle ancien qui n’est pas ce que Zeus voudrait qu’il soit. Je crois qu’il faut écarter l’idée qu’Apollon arrive dans un lieu vierge de toute influence mystique. On comprend mieux les récits mythiques qui font combattre Apollon contre des monstres, étant bien entendu que les monstres appartiennent aux anciens dieux ! Avant Apollon, l’oracle avait déjà changé de divinité responsable. Gaia et Poséidon avaient déjà cédé leur place à Thémis et Thémis à sa sœur lorsqu’Apollon avait été désigné par Zeus pour le gouverner. Disons qu’en se mariant avec Zeus Thémis ne pouvait que céder l’oracle sans pour autant perdre entièrement son influence sur la mantique, nous venons de le voir. Comme je l’ai souligné ailleurs, Zeus ne pouvait pas faire table rase, tout changer, il devait ordonner l’ancien pour le mettre au goût de son propre idéal de vie. En épousant Thémis, il ne pouvait pas détruire l’ancien oracle, il ne pouvait que le réorienter vers ce qui était primordial pour lui : l’idée. Nous comprenons aussi pourquoi, avec Thémis, il redonne naissance aux destinées qu’il pourra mieux contrôler que les filles de la Nuit. Thémis, en étant la conseillère de Zeus, la représentante de la loi éternelle, peut donc agir comme si Zeus avait près de lui l’oracle de Delphes en permanence. Il se l’est approprié en quelque sorte ! La légende dit aussi que c’est Thémis qui a enseigné à Apollon les procédés de divination. Tout est donc lié et il n’est pas possible de parler ici de rupture. Phœbé ne fait que transmettre l’oracle à son petit-fils ! Revenons à la légende. Lorsqu’Apollon arrive à Delphes, la situation est traditionnellement critique en ce sens que nous y trouvons un monstre qui fait des ravages. Pierre Grimal nous le fait savoir dans son Dictionnaire :
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« À Delphes, Apollon tua de ses flèches un dragon, appelé tantôt Python, tantôt Delphyné, chargé de protéger un vieil oracle de Thémis, mais qui se livrait à toutes sortes de déprédations dans le pays, troublait les sources et les ruisseaux, enlevant les troupeaux et les villageois, ravageant la plaine fertile de Crissa et épouvantant les nymphes. Ce monstre était sorti de la Terre. » (p.41) Delphyné était le dragon qui veillait sur la source près de laquelle se tenait l’oracle de Thémis. Python était aussi un dragon qui veillait sur la source et Pierre Grimal laisse entendre qu’il s’agirait de deux états successifs de la légende, Python venant après Delphyné. Il nous dit aussi : « Python passait pour un fils de la Terre, comme la plupart des monstres. Et, en tant que fils de la Terre, Python rendait des oracles. C’est pourquoi, avant d’installer son oracle à Delphes, Apollon dut faire disparaître ce rival. » (p.405) Le plus important ici n’est pas d’imaginer un dragon rendant des oracles, mais de comprendre que l’ancien oracle était celui de la Terre et que tout ce qui vient de la Terre est monstrueux aux yeux des nouveaux dieux. Poséidon était étroitement lié à cet oracle en tant qu’époux de la Terre et c’est surtout parce que nous faisons essentiellement de lui un frère de Zeus que nous avons des difficultés à le retrouver près de la Terre, initialement en rapport avec les premières mantiques. Ce n’est pas tant l’attribution d’une ville à une divinité qui est ici importante, mais l’attribution d’un oracle. Dans l’Atlas du monde grec, nous pouvons lire : « L’oracle de Delphes, dont le sanctuaire était relativement petit, occupait une terrasse sur un contrefort du Parnasse, au pied d’immenses falaises. Le site se trouve au nord du golfe de Corinthe, légèrement à l’intérieur des terres. L’oracle s’établit à proximité de deux sources qui jaillissaient de la montagne…» Mais le plus important probablement reste que : « À partir de la fin de la période archaïque, la renommée de l’oracle ne fit qu’augmenter. Les cités grecques prirent l’habitude de le consulter avant de lancer la moindre
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expédition. Puis le site devint le carrefour de rencontres au moment de la création, vers 590 av. J.-C., des jeux Pythiques.16 » En revenant vers le Dictionnaire critique de l’ésotérisme, nous trouvons cette longue précision qui s’appuie sur les écrits de Diodore de Sicile. « Centre du monde idéalisé des Hellènes, le site est pourtant rebelle à toute organisation géométrique de l’espace. D’après une tradition rapportée par Diodore de Sicile il y avait une crevasse à l’endroit où se trouve actuellement ce qu’on appelle l’adyton du sanctuaire. » (p.380) Diodore raconte que les chèvres paissaient autour du site. Or, un jour, une chèvre serait venue près de la crevasse et se serait mise à bondir de façon surprenante, à bêler anormalement. Le berger étonné s’étant approché de la crevasse aurait connu les mêmes effets, se comportant comme un être inspiré. Il se mit à prédire l’avenir et cela se répandit parmi les paysans qui vinrent de plus en plus nombreux. Le site devint miraculeux et l’on pensa que la Terre délivrait là ses oracles. Les habitants des lieux s’approchaient du lieu, mais nombreux furent ceux qui tombèrent dans la crevasse et il fut décidé d’en protéger l’accès. On installa a demeure une prophétesse pour prononcer les oracles. Nous retrouvons ici cet enchaînement qui montre que la Terre n’était pas un obstacle irrémédiable et que Zeus savait très bien qu’il lui faudrait compter avec toutes les forces, des plus terrestres aux plus célestes. Comme le dit Walter Otto, dans Dionysos le mythe et le culte, en parlant de la présence du nouveau dieu aux côtés d’Apollon à Delphes : « La religion olympienne n’a jamais rejeté ni condamné les êtres terrestres ; elle a toujours, au contraire, reconnu leur dignité. Ainsi c’est de l’Apollon delphique qu’est venue l’impulsion qui a vivifié les cultes dionysiaques. Bien plus : Dionysos lui-même habitait à Delphes avec Apollon, non
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LÉVI P. Atlas du monde grec. Amsterdam, Les Éditions du Fanal, 1986, p.76.
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seulement d’égal à égal, mais paraissant parfois le véritable maître du sanctuaire. 17» En établissant une comparaison avec les amours d’Apollon et de Hyacinthos, Walter Otto ajoute : « Pour Delphes, où Apollon fraternisait avec Dionysos – qui fait tant penser à Hyacinthe – l’explication inverse est déjà prête : ici, Apollon est le premier propriétaire du lieu ; c’est uniquement par politique qu’il s’accorde pacifiquement avec le furieux nouveau-venu qu’est Dionysos. » (p.215) Pour continuer à comprendre l’évolution du sanctuaire de Delphes, il est encore possible de faire référence aux Hymnes homériques et aux annotations de François Rosso qui en assure la traduction. L’hymne à Poséidon est très court, mais rappelle la double nature du frère de Zeus. «Je veux aujourd’hui commencer mes chants en invoquant le puissant Poséidon, le dieu au trident qui ébranle la Terre et agite les flots de la Mer inlassable, souverain des ondes salées qui possède l’Hélicon et le vaste pays d’Aeges. Les Immortels, Ébranleur de la Terre, t’ont accordé un double privilège : tu es tout à la fois dompteur des chevaux et sauveur des navires… » (p.121) En note, François Rosso nous dit : « On remarquera que cet hymne insiste sur les doubles attributs de Poséidon, dieu terrestre aussi bien que marin. En effet, ce n’est que tardivement qu’il devint le dieu de la Mer. À l’origine, il était une divinité essentiellement chtonienne, symbolisant les forces telluriques et sismiques, et ce n’est que lorsque la navigation devint une activité importante pour les Grecs que le culte d’un dieu marin s’imposa : Poséidon fut donc "promu " dieu marin, sans qu’on oublie pour autant son rôle d’" Ébranleur de la Terre "». (p.121) Faut-il conserver l’idée d’une lutte entre les dieux pour s’attribuer une autorité particulière sur un certain nombre de 17
OTTO W. F. Dionysos le mythe et le culte. Saint-Amand, Mercure de France, 1992, p.212.
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sites ? Ici, à Delphes, il est clair qu’il n’y a pas eu de lutte, comme les légendes semblent le dire. Poséidon est certainement lié à la Terre ou même à Thémis, avant qu’elle n’épouse Zeus et ne laisse la place à Apollon qu’elle a initié préalablement. Il y aurait davantage glissement d’un culte à l’autre, aucun culte n’étant véritablement écarté. Qu’il ait existé des émanations particulières venant de la crevasse et qu’elles soient restées longtemps des productions de la Terre ou de Poséidon luimême, cela fut probablement conservé et utilisé par la Pythie. La légende la plus connue nous dit qu’Apollon avait tué le dragon Python qui gardait la source. Comment ne pas voir l’association entre le dragon, ou serpent monstrueux et la source, jaillissant de la Terre ? Les sources ne sont-elles pas sous l’autorité de Poséidon qui peut les faire surgir d’un coup de trident ? La légende ne ferait-elle pas seulement qu’ajouter du surnaturel à une réalité bien naturelle comme le suggère le récit de Diodore ? En venant à Delphes, à la demande de Zeus, ne l’oublions pas, Apollon ne pouvait que combattre le dragon qui gardait la source, autrement dit s’approprier la monstruosité des émanations qui transformaient les humains en devins. Il ne fait alors que récupérer une force naturelle, chtonienne, pour la placer au service de Zeus ou du moins d’une interprétation oraculaire ne remettant pas en cause l’ordre de Zeus. Comment interpréter la dispute, si dispute il y a, entre Zeus et Poséidon à propos d’Égine ? Pour saisir la nature du territoire en question, il faut revenir sur la légende d’Égine, autrement dit la fille du dieufleuve Asopos. Pierre Grimal nous la donne ainsi : « Elle fut aimée de Zeus qui l’enleva. Son père parcourut la Grèce, cherchant partout le ravisseur. Mais il ne put le trouver que grâce à la dénonciation de Sisyphe qui désirait avoir une source sur son acropole à Corinthe. En récompense, Asopos lui accorda cette source, la source Pyréné. Zeus emmena Égine dans l’île d’Oenoné, et là il lui donna un fils, Éaque. L’île prit, par la suite, le nom de la jeune fille, et devint l’île d’Égine. » (p.134) Faut-il rappeler que Sisyphe, fils d’Éole, était le fondateur de Corinthe ?
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Une fois encore, nous voyons comment Zeus intervient pour gérer le monde selon ses désirs. Il apparaît que Poséidon n’a certainement pas réclamé la maîtrise de l’île d’Égine qui était au départ la fille du fleuve Asopos qui passe pour être le fils de Poséidon, à moins qu’il ne soit celui d’Océan et de Téthys, ce qui correspondrait mieux à la Théogonie d’Hésiode. Les légendes sont souvent entremêlées ! Il était difficile de se heurter à son frère monarque et en métamorphosant la jeune fille en île Zeus voulait probablement donner un royaume à son fils Éaque qu’il laissait sur l’île. Comme il était seul sur cette île déserte, Éaque avait demandé à son père de la peupler et Zeus avait transformé les fourmis en hommes. Éaque les avait nommés les Myrmidons. Éaque eut par la suite deux fils Pélée, père d’Achille et Télamon, père d’Ajax. Réputé pour son équité, Éaque rejoindra Minos et Rhadamanthe pour juger les morts. Disons que dans ce cas précis, Poséidon fut dépassé par la vitesse avec laquelle Zeus se dotait d’un monde à sa disposition. La dispute la plus célèbre fut certainement celle qui opposa Poséidon et Athéna par rapport à Athènes. La légende semble simple, mais il faut parfois s’arrêter à certains détails. Pierre Grimal nous dit : « Poséidon avait jeté son dévolu sur Athènes et, le premier avait pris possession de la cité en faisant jaillir d’un coup de trident, une " mer " sur l’Acropole (cette mer, en témoignage de Pausanias, était un puits d’eau salée qui se trouvait dans l’enceinte de l’Érechthéion). » C’est alors qu’Athéna intervient et entre en compétition avec Poséidon : « Il fut bientôt suivi par Athéna, qui convoqua Cécrops et le prit à témoin de son action : elle planta un olivier, que l’on montrait encore, au second siècle de notre ère, dans le Pandrosion. Puis elle revendiqua la possession du pays. Le débat fut porté devant Zeus, qui nomma des arbitres. » (p.391) Le tribunal ne pouvait que donner la préférence à Athéna et l’on dit que Poséidon irrité aurait innondé la plaine d’Éleusis.
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Nous pourrions parler ici de conflit d’intérêts 18! Mais, peut-être, vaut-il mieux s’attarder sur certains éléments du mythe. Le puits peut surprendre à la fois par sa position et sa nature, mais symboliquement le puits est une voie de communication avec les trois mondes : le ciel, la terre et l’enfer. Il a un caractère sacré et il ne faut pas nous limiter à l’idée que nous nous en faisons aujourd’hui. Ce qui lui fait perdre une grande partie de sa valeur, dans le contexte d’un ordre nouveau, c’est sa salinité. Il est alors difficilement source de vie, ou source de connaissance. Il reste très lié à son origine terrestre. Inutile d’en faire une étude psychologique qui ne pouvait exister à cette époque. Pour sa part, l’olivier est un arbre sacré qui symbolise la paix, la fécondité, la force, la victoire et le Dictionnaire des symboles nous dit à son propos : « En Grèce, il était consacré à Athéna et le premier olivier, né d’une querelle d’Athéna avec Poséidon, était conservé comme un trésor derrière l’Érechthéion. Ce sont de ses rejetons, paraît-il, que l’on voit encore aujourd’hui sur l’Acropole. » (p.699) À quel moment se situe l’opposition ? On sait que l’Acropole, à la fois forteresse et sanctuaire, existait à l’époque mycénienne au XIIIe siècle av. J.-C. alors qu’en 8OO, Athènes n’était composée que de quelques bourgades. Lorsque Poséidon inonde la plaine d’Éleusis, nous pouvons peut-être nous situer avant le développement des cités et l’on sait que le VIIIe siècle ne fut pas pour Athènes un siècle réussi, aussi bien sur le plan commercial que maritime. Cette querelle se situerait-elle à la charnière de deux moments de la politique d’Athènes ? Ne fautil pas éviter de trop associer l’histoire et les mythes ? Gardons alors l’idée, qui se développe à partir de toute une série de formulations, que la grande différence reste sur le 18
Cécrops est un roi mythique de l’Attique, sorte de génération spontanée ! Cranaos, serait aussi un des premiers rois de l’Attique et il aurait succédé à Cécrops. À la mort de Cécrops, Cranaos passait pour le plus puissant des habitants d’Athènes. La ville s’appelait alors Cranaé et ne prit le nom d’Athènes après la mort d’une de ses filles Atthis.
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plan mythique le passage d’un ordre plus ou moins chaotique à un ordre olympien. Une deuxième grande opposition existe entre Poséidon et Héra à propos d’Argos. Phoronée avait été chargé d’arbitrer la querelle. Phroronée était le fils du dieu-fleuve Inachos et de la nymphe Mélia. Il est considéré comme le premier homme et on lui attribue aussi l’enseignement du feu à ses semblables. C’est lui qui aurait introduit le culte d’Héra dans le Péloponnèse. Phoronée ayant donné sa faveur à Héra, Poséidon avait asséché toutes les sources du pays. En arrivant, peu après, Danaos et ses cinquante filles ne trouvèrent aucune eau à boire. Danaos était le fils de Bélos et Bélos était le fils de Poséidon et de Lybie, également le frère d’Argos. Danaos avait donc cinquante filles et devait régner en Lybie, mais voulant éviter de laisser ses filles aux cinquante fils de son frère Égyptos, il s’était enfui sur les conseils d’Athéna. Arrivé en Argolide Danaos était devenu le roi et avait élevé un sanctuaire à Apollon Lycien en souvenir d’un fait surprenant et permettant de départager Gélanor, le roi régnant, et Danaos. Un loup solitaire avait surgi de la forêt, au lever du jour, et avait dévoré un taureau. Les Argiens avaient assimilé Danaos au loup ! Poséidon s’étant épris d’une des cinquante filles : Amymoné, il leva sa malédiction. Nous en avons déjà parlé. Une fois de plus, nous trouvons un avantage accordé aux nouveaux dieux, une transcription de l’évolution de la religion. Nous pouvons ici faire référence à Pierre Lévêque qui nous dit : « Le panthéon grec, en tant que système d’équilibre, est donc, durant les Âges sombres, en proie à un couple de forces antagonistes. Nous y constatons en effet, d’une part, une prépondérance nouvelle de Zeus qui renforce son caractère patriarcal dans le sens indo-européen, mais, de l’autre, l’introduction de deux jeunes dieux qui témoignent de la vitalité des religions naturistes de la Méditerranée orientale honorant les puissances suprêmes de la fécondité/fertilité…» (p.236) Parlant d’Héra plus particulièrement il ajoute :
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« Homère lui fait dire : "Trois villes, à moi, me sont chères entre toutes : Argos, Sparte, et la vaste Mycènes." De fait, elle est dotée dans tout le Péloponnèse de temples très anciens (quelques-uns sont des incunables de l’architecture religieuse grecque) dans des sanctuaires très importants… À Olympie, toute la partie nord du sanctuaire est vouée à la déesse, qui dispose d’un temple plusieurs siècles avant Zeus, pourtant en apparence le patron de l’enceinte sacrée. » (p.239) Même si Héra est plus ancienne que Zeus, elle ne l’est pas autant que Poséidon, et nous pouvons dire que cette querelle tourne toujours à l’avantage des nouveaux dieux. Que dire du différend entre Poséidon et Dionysos par rapport à Naxos ? Pour bien comprendre la situation, il faut revenir au mythe de Thésée. Nous avons parlé de ses origines et de ses liens avec Poséidon. Il faut revenir au Minotaure et à l’escale à Naxos, après la mort du monstre au sein du labyrinthe. Pour faciliter sa fuite avec Ariane, Thésée avait sabordé la flotte crétoise. Ils avaient pris la mer et fait escale à Naxos le soir et Ariane s’était endormie. Lorsqu’elle s’était éveillée, elle était seule, Thésée était parti et certaines légendes vont jusqu’à penser que Dionysos qui était tombé amoureux d’Ariane le lui avait demandé à moins que ce soit Hermès ou même Athéna. Nous retrouvons l’influence des nouveaux dieux sur les anciens, Thésée étant le fils spirituel de Poséidon. Cette fois c’est Dionysos qui s’impose et qui s’impose deux fois : une fois en gardant Ariane pour lui, une autre fois en s’attribuant l’île de Naxos. Naxos dominait les Cyclades à l’époque archaïque et les vignes y étaient abondantes. Peter Levi nous dit à propos des Mycéniens : « Dire que les Thessaliens ont hérité des Mycéniens l’élevage des chevaux, l’irrigation et une infrastructure basée sur la propriété terrienne, serait peut-être s’avancer beaucoup. On comprend mieux que les Mycéniens aient pu survivre dans des sites refuges comme, par exemple, Grotta, dans l’île de Naxos. Mais c’est sur cette île que l’on peut retrouver les traces
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des cultes mycéniens qui se maintinrent à Délos jusqu’au VIIIe siècle.. » (p.44) Une nouvelle fois Poséidon en tant qu’Ébranleur de la terre était battu, du moins devait-il céder la place, lui-même ou sa famille, Thésée étant celui qui le représentait symboliquement. Les légendes nous font connaître à leur façon cette évolution sur le plan religieux et nous comprenons que Poséidon, en tant que représentant de la Terre au sein des Olympiens, puisse être de plus en plus isolé, contraint de laisser rayonner les jeunes divinités. Toutes ces défaites contre d’autres divinités mettent en relief sa nature plus que la victoire des autres dieux ou déesses. Poséidon ne fait que perdre la possibilité de rayonner sur un territoire, une ville, une contrée et nous comprenons, à partir des légendes, qu’il n’y aura pas de revanche ou de retour en arrière. Il représente le passé, la Terre, mais aussi une forme de fécondité qui ne peut plus avoir cours. Désormais l’esprit est à la racine de l’ordre nouveau, imposé par Zeus, et il n’est pas possible de rayonner en tant que divinité si l’on ne respecte pas cet ordre. Poséidon est l’adversaire direct de Zeus, et n’étant pas une déesse, Zeus ne peut l’épouser pour le dominer, le contraindre. Par contre, nous ne trouvons pas d’issue fatale dans ces guerres d’influence. Il est vrai que les Immortels ignorent la mort et que leurs combats ne sont que des combats d’idées. Cette compétition divine semble trouver une sorte de renaissance quelques siècles après lorsque Platon traite de l’Atlantide. D’après les légendes, l’Atlantide serait le seul territoire appartenant à Poséidon. Il faudrait dire « ayant appartenu » car l’histoire nous porte neuf mille ans en arrière. Il semble toutefois que Platon ne souhaite pas réhabiliter Poséidon et dans la guerre qu’il invente entre Athènes et l’Atlantide nous retrouvons le même style de défaite. Geneviève Droz dans son livre Les mythes platoniciens aborde le sujet et nous dit en conclusion de ses observations : « Nous postulerons, après Luc Brisson, que c’est hors de l’espace et du temps qu’ont prospéré nos deux empires, et
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qu’ils sont deux modèles… Mais par-delà Athènes, c’est à une leçon de morale générale à laquelle nous invite Platon, rejoignant dans sa généralité le message spirituel des dialogues socratiques. On ne saurait servir deux maîtres, l’argent et la vertu… L’homme y perd son âme et les civilisations en meurent.19 » Ce ne sont plus les légendes habituelles qui nous font connaître l’Atlantide, mais les textes de Platon et, en particulier ce qui fut retrouvé du Critias qui fait suite au Timée. Je ne crois pas utile de préciser pourquoi et comment les amis de Socrate sont amenés à raconter leurs histoires, le plus important étant de laisser la parole à Critias, autrement dit à Platon, lorsqu’il aborde enfin le sujet qui nous préoccupe. Neuf mille ans ont passé sur l’événement, mais grâce aux Égyptiens et à Solon qui en a reçu le récit, il sera possible de conclure en faveur d’une philosophie de la vie qui ne fut pas celle des belligérants. Le préambule nous intéresse, car il nous maintient dans le droit fil de notre étude. « Un jour, vous le savez, les dieux se partagèrent la terre tout entière par régions, partage qui se fit sans dispute. En effet, il ne serait pas correct de dire que les dieux ne savent pas ce qui convient à chacun d’eux, ni même de dire que, sachant ce qui convient davantage aux autres, ils entreprirent de s’en emparer à la faveur de disputes.20» Platon commence donc par nous rappeler cette tradition mythique qui consistait à se partager la terre et, après avoir disputé chaque parcelle, à s’établir comme des bergers. Inutile de revenir sur les aventures d’Ulysse et les troupeaux du Soleil pour confirmer l’image que nous en donne Platon. Comment ne pas penser également aux troupeaux que surveillait Apollon et à la partie que lui vole Hermès ? Si Héraclès à son tour doit aller chercher les troupeaux de Géryon c’est bien parce que les dieux sont des bergers à l’origine et que les demi-dieux doivent apprendre à surveiller un troupeau qui n’est autre qu’un 19
DROZ G. Les mythes platoniciens. Pais, Seuil, 1992, p.183. PLATON Timée. Critias. Traduction et notes de Luc Brisson. Paris, Flammarion, 1995, p.357. 20
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ensemble d’âmes. Or l’essentiel du mythe se trouve justement dans la façon de veiller sur les troupeaux. Platon continue cette image des dieux pasteurs en disant : « Ils n’usaient pas de corps, comme les bergers, mais ils les gouvernaient en se tenant là d’où il est le plus facile de gouverner un vivant. Tel le pilote qui du haut de la poupe gouverne son navire, les dieux s’attachèrent à conduire l’âme par la persuasion comme avec un gouvernail selon le dessein qui était le leur. » (p.358) Nous pouvons dire que ce lieu particulier d’où les dieux gouvernaient le territoire qui leur était attribué était l’acropole, un lieu élevé qui représentait une sorte de citadelle et où s’élevaient les sanctuaires des divinités responsables. Si l’on tient compte de l’évolution des cités, il est permis d’ajouter que c’est vers le Ve siècle av. J. -C. qu’Athènes a commencé à changer de visage. Platon, en nous ramenant plusieurs siècles en arrière, peut faire naître le mythe d’une bataille entre Athènes et l’Atlantide en échappant à l’histoire objective de la ville. Sa préoccupation n’est pas tant de justifier la ville, mais de donner un exemple d’évolution qu’il faudrait associer à ses réflexions politiques. Geneviève Droz en s’interrogeant sur la nature du mythe chez Platon retient cinq caractères : 1. Il est un récit fictif. 2. Il rompt avec la démonstration dialectique. 3. Le mythe n’est pas une méthode pour chercher le vrai, mais pour exposer le vraisemblable. 4. Le mythe cherche à donner du sens. 5. Le mythe est un stimulant moral, parfois même spirituel. Je retiendrai plus particulièrement cette précision qui permet de ne pas oublier la nature du récit : « Le discours mythique s’avère être le seul alors à pouvoir parler de certaines choses : le monde sensible en perpétuel devenir sur lequel notre intelligence a si peu de prises, les grandes questions essentielles de la métaphysique (l’âme avant et après son séjour dans le corps, la divinité ou le
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Bien…), bref ce qui est à la fois en deçà et au-delà du discours possible de la philosophie. » (p.11) Retenons également ce qu’elle nous dit à propos d’Athènes et qui illustre l’objectif du philosophe : « Car l’actuelle Athènes, si elle a bien ses origines dans la sage Athènes primitive risque bien, sous le poids de ses excès et de sa corruption, à cause de son ouverture sur la mer et de son culte des richesses, de connaître le sort tragique de l’Atlantide : la défaite et l’anéantissement. » En conclusion, elle retient ce que Luc Brisson a pu dire sur Athènes : « Il ne faut chercher l’île mystérieuse nulle part ailleurs que dans l’Athènes des Ve et IVe siècles, dont une des faces est tournée vers la puissance maritime et le faste ", conclut Luc Brisson. » (p.183) Comme le rappelle Platon, Athènes appartient à Athéna et Héphaïstos. Il ne faut pas oublier ici les légendes qui se rapportent à Héphaïstos et qui font de lui, avec Athéna, le père d’Érichthonios, le premier monarque mythique d’Athènes. Il ne faut pas oublier non plus que le dieu boiteux, le dieu forgeron a retrouvé l’Olympe après avoir dominé le feu de la Terre comme son père le lui avait imposé en le jetant hors de l’Olympe. En ce qui concerne l’Atlantide, Platon fait dire à Critias : « C’est ainsi que Poséidon ayant reçu en partage l’île Atlantide, installa les enfants qu’il avait eus d’une femme mortelle en un lieu de cette île que je vais décrire. » (p.364) Cette jeune fille mortelle, fille d’Événor et de Leucippe, s’appelait Clitô. Les noms sont là pour nous inviter à pénétrer plus profondément dans le mythe, sans qu’il soit pour autant nécessaire d’en retrouver une trace quelconque. Le plus important est de voir qu’aussitôt Poséidon transforma les lieux en véritable forteresse : « La hauteur sur laquelle elle habitait (Clitô), il en abattit tout alentour les pentes pour en faire une solide forteresse, établissant les uns autour des autres, de plus en plus grands, des anneaux de terre et de mer, deux de terre et trois de mer… rendant ainsi inaccessible aux humains l’île centrale. » (p.365)
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Poséidon devait ensuite faire jaillir deux sources de la terre, une d’eau chaude, l’autre d’eau froide, une eau nécessaire pour faire pousser une nourriture variée et suffisante. Soulignons que Poséidon n’attend pas que l’eau tombe du ciel. Nous avons là une suggestion qui nous rappelle l’opposition entre les deux frères. Poséidon prend l’eau de la Terre. Le Dictionnaire des symboles nous dit à ce propos : « D’un point de vue cosmogonique, l’eau descendante et céleste, la Pluie, est une semence ouranienne qui vient féconder la terre ; masculine donc, et associée au feu du ciel… D’autre part, l’eau première, l’eau naissante de la terre et de l’aube blanche, est féminine : la terre est ici associée à la lune, comme un symbole de fécondité accomplie, terre gravide d’où l’eau sort pour que, la fécondation déclenchée, la germination se fasse. » (p.379) Nous pourrions dire que dans les deux cas il y a fécondation, mais nous devons bien voir que dans le mythe tel qu’il est présenté, la fécondation ne porte pas sur le même objet. Zeus féconde l’âme, Poséidon féconde la matière. Est-ce pour donner plus de force à sa démonstration que Platon donne au plus âgé de ses enfants le nom d’Atlas ? Si Atlas, passe pour le fils du Titan Japet et de l’Océanide Clyméné, et non de Poséidon et de Clitô, le plus important reste qu’Atlas appartient à la génération des enfants de la Terre, un dieu de première génération, un homme violent qu’il faut ranger dans la catégorie des êtres monstrueux. Après la guerre entre les dieux et les Géants, il fut condamné par Zeus à soutenir la voûte du ciel avec ses épaules. C’est avec lui qu’Héraclès devait s’entendre pour rapporter les pommes d’or du jardin des Hespérides. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de reprendre tous les détails d’une évolution qui va conduire l’Atlantide à la démesure. Les habitants de cette île ne manquaient de rien, que ce soit sur le plan de l’agriculture ou celui des métaux avec lesquels il pouvaient construire des temples ou mettre en valeur la totalité du pays. Cela n’empêche pas Platon de donner une apparence barbare au sanctuaire de Poséidon. Plus barbare encore peut apparaître le sacrifice du taureau tel qu’il est rapporté par Critias. Il est assez intéressant de s’attarder sur cette description qu’il est possible de mettre en
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parallèle avec celle que les Olympiens effectuent avec les eaux du Styx : « Après que des taureaux eurent été lâchés dans l’enclos de Poséidon, les dix rois, qui étaient restés seuls, priaient d’abord le dieu de leur faire capturer la victime qui lui serait agréable, puis ils se mettaient en chasse sans armes de fer, avec des épieux et des filets. Ensuite, celui des taureaux qu’ils capturaient, ils le menaient vers la colonne au sommet de laquelle ils l’égorgeaient pour que le sang coule sur l’inscription. » (p.375) Sur cette colonne étaient inscrites les lois qu’il fallait respecter au risque de subir les pires malheurs. Nous retrouvons ici une autre version des parjures tels qu’ils étaient jugés dans l’Olympe. Pierre Grimal nous dit à ce propos : « Lorsqu’un dieu voulait se lier par serment, Zeus envoyait Iris puiser une aiguière de l’eau du Styx, et la rapportait dans l’Olympe, pour qu’elle fut " témoin " du serment. Si le dieu se parjurait ensuite, un châtiment terrible l’attendait… Pendant neuf ans, il était tenu à l’écart des dieux toujours vivants, et ne prenait part ni à leurs conseils, ni à leurs festins. Il ne rentrait dans ses prérogatives qu’avec la dixième année. » (p.431) Styx, fille d’Océan et de Pallas serait venue, selon Hésiode, vivre avec ses enfants aux côtés de Zeus. Elle aurait été la première à faire allégeance au futur monarque, du moins à répondre à l’appel de Zeus qui cherchait à rassembler autour de lui des alliés indispensables. Même si Styx est une rivière qui coule en Enfer, elle se trouve du côté de Zeus face aux Titans et bénéficie d’honneurs accordés par Zeus. Hésiode nous dit dans la Théogonie : « Or, la première à venir sur l’Olympe, ce fut Styx l’impérissable, Accompagnée de ses enfants, en raison des desseins subtils de son propre père. Celle-là, Zeus la mit à l’honneur et la combla de dons extraordinaires.
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Car il fit qu’elle est, elle, ce sur quoi les dieux prêtent leur grand serment Et que ses enfants, pour toute la suite des jours, habitent avec lui. » (p.93) Lorsque le sacrifice du taureau avait été mené à son terme, ils faisaient le serment de rendre la justice selon les lois inscrites sur la stèle et de n’obéir qu’aux lois de leur père, autrement dit de Poséidon. Les jugements étaient alors rendus lorsque la nuit arrivait. « Quand l’obscurité était tombée et que le feu du sacrifice s’était éteint, tous alors, revêtus d’une robe de couleur bleu sombre, incomparablement belle, s’asseyaient par terre dans les cendres qu’avait laissées le sacrifice offert pour sceller le serment. » (p.376) C’est alors qu’ils pratiquaient la justice, la rendaient et en gravaient les sentences le jour venu. Telle était la façon de juger sur l’Atlantide avant qu’elle ne fasse la guerre à Athènes. Geneviève Droz estime qu’il ne faut pas durcir l’opposition entre l’antique Athènes et l’Atlantide et souligne que l’Atlantide a longtemps vécu comme l’antique Athènes de façon pacifique et remplie de sagesse. Elle termine son analyse en laissant entendre que Platon s’interroge surtout sur la situation présente de sa propre ville et plus largement sur le devenir des hommes, sur le destin. « Sans doute peut-on voir aussi dans le mythe une illustration supplémentaire du pessimisme de La République VIII ou du Politique : l’humanité laissée à elle-même est vouée à la déchéance. Les civilisations les plus belles, les plus prospères et même les plus sages, irrémédiablement se corrompront et dégénéreront. Atlantide fut prospère, elle devient insolente ; l’antique Athènes fut vertueuse, mais que vat-il en advenir ? » (p.184) Ce que je voudrais retenir ici c’est le prolongement, pendant des siècles, de l’opposition entre deux façons d’envisager la vie, une opposition qui est imagée à l’aide de mythes qui seraient à l’origine d’un changement nécessaire. Il y
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aurait la vie selon Poséidon et la vie selon Zeus. Or Poséidon n’est plus véritablement le simple frère de Zeus, il est davantage le représentant mâle de la Terre. Il est le taureau que les Atlantes sacrifient avant de juger ou de se juger. Le taureau illustre la justice de la Terre, celle que rencontrera Jason en Colchide, celle qui surgira à la demande de Minos pour justifier de son titre de roi. N’est-il pas significatif que la justice soit rendue la nuit ? Le mythe de Platon ne tranche pas vraiment et laisse subsister des doutes quant au devenir d’Athènes. Pour l’Atlantide, il semble que Zeus, une fois de plus, ait agi pour détruire la démesure, l’orgueil des Atlantes qui ont perdu leur ancrage divin. Mais l’Atlantide n’est qu’une figure inventée pour donner une dimension plus concrète de l’opposition entre deux formes d’expansion, de politique. Luc Brisson nous dit en introduction au Critias : « L’Athènes ancienne décrite au début du Timée et dans le Critias s’oppose radicalement à l’Athènes dans laquelle vit Platon et s’apparente plutôt à Sparte, en fait une Sparte idéalisée. À l’opposé, l’Atlantide présente toutes les caractéristiques de l’Athènes qui mena les guerres du Péloponnèse et que connut Platon au temps de sa jeunesse… Bref, le récit.. se présente comme une réactualisation symbolique de l’affrontement entre Sparte et Athènes que matérialisèrent les guerres du Péloponnèse. » (p.323) J’aimerais m’attarder un peu sur la dimension religieuse qui accompagne le sacrifice du taureau tel que Platon nous le présente. Il faut peut-être dépasser cette image pour comprendre que le taureau est un enfant de la Terre à une époque reculée. Il est possible de faire référence ici à Pierre Lévêque qui étudie les anciens dieux dans son Introduction aux premières religions. Il faut remonter au Néolithique et même au Paléolithique pour comprendre l’importance que pouvait avoir l’animal chez nos ancêtres. Le plus important, ici, est l’association entre la nature et l’animal, mieux encore la Déesse Mère et l’animal, qu’il soit taureau ou serpent. Le taureau est certainement l’animal le plus représenté dans un monde encore dominé par des puissances
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inconnues. Parlant des Grandes Déesses, Pierre Lévêque étudie l’émergence d’un « polythéisme en voie de conceptualisation ». (p.33) Retenons cette première observation : « À l’intérieur de ce système, notons une dissymétrie signifiante : les animaux-puissances reflètent directement l’expérience concrète du groupe humain, avec lequel ils entretiennent un rapport ambigu de domination/soumission, tandis que les Mères fécondantes sont le fruit d’un remarquable effort d’abstraction qui privilégie la fécondité comme rapport moteur dominant et la femme comme incarnation de la fécondité. » (p.33) Dans ce contexte où les puissances deviennent comparables aux hommes, psychologiquement si ce n’est morphologiquement, il est compréhensible qu’elles soient dotées d’une force supérieure à celle des hommes et que cela conduise à des échanges par l’intermédiaire de sacrifices. À côté du monde, connu des hommes, se forge peu à peu un monde invisible, celui des « réalités spirituelles et surnaturelles ». (p.35) Nous éprouvons aujourd’hui une certaine difficulté à saisir l’association de ces deux mondes : celui des hommes et celui des dieux tels qu’ils se les représentaient. Le Néolithique va apporter des transformations profondes par l’intermédiaire de la sédentarisation, que ce soit dans l’agriculture, dans l’élevage, dans la démographie ou encore dans l’imaginaire des hommes devenus paysans. Certes, tout ne s’est pas transformé en un jour, mais il est possible de dire que la religion naturiste, héritée des temps anciens conserve une place importante. Pierre Lévêque généralise cette évolution en la situant dans le Moyen-Orient. S’il ne traite pas de la Grèce en particulier, il n’en demeure pas moins vrai que cette évolution aura des répercutions dans le monde hellénique qui précède les poésies d’Homère et plus encore les dialogues de Platon. Si, au Paléolithique il était fréquent de voir le divin sous une forme animale, le Néolithique va voir se développer des divinités sous forme humaine. Pierre Lévêque note alors qu’au second Néolithique précéramique (VIIe millénaire), les figurines de Terre-Mère se multiplient (à côté de celles de bovidés). Par contre, aux VIe et Ve millénaires :
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« Désormais, c’est l’éclatante prépotence de la DéesseMère qui apparaît dans une riche documentation faite de pendeloques, de statuettes ou de galets incisés ». (p.49) Puis il ajoute : « Les représentations animales sont moins nombreuses que les figurations anthropomorphes : ce sont surtout des bovidés, avec notamment un taureau dont la virilité est puissamment rendue. » (p.50) Se demandant ce que devient le principe générateur mâle il nous dit aussi : « On est tenté (par comparaison avec l’Anatolie) de retenir que, dès le Néolithique ancien, les bovidés dominent et, eu égard à certaines représentations de taureaux dont la virilité a été accusée, de faire l’hypothèse de l’incarnation dans cet animal du parèdre de la Grande Mère. » (p.51) Un peu plus loin, en présentant les fouilles de Çatal Höyük (Turquie), il nous dit, images à l’appui : « En fait, la Mère est surtout représentée avec le taureau, son compagnon hiérogamique, qui est présent de manière lancinante sur les murs des sanctuaires, parfois symbolisé seulement par la tête et les cornes. Dans certaines scènes, une déesse donne naissance à un petit taurillon. » (p.56) Peu importe le millénaire exact de l’existence de l’Atlantide. Nous voyons ici que le taureau n’est pas une représentation oubliée des millénaires qui succèdent à la disparition symbolique du pays de Poséidon, bien au contraire. Dans la mythologie grecque, il garde toute sa virilité et reste en relation avec la Terre-Mère ou la Grande Mère. Cette observation nous permet de dégager une autre attribution pour Poséidon.
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DES OBJECTIFS PARTAGÉS
En étudiant l’ensemble des légendes concernant la déesse Héra, j’ai pu m’apercevoir qu’elle n’était pas une épouse jalouse et qu’elle ne passait pas son temps, aux dires des aèdes, à poursuivre les concubines ou les enfants que ces dernières donnaient à son tyran de mari. Je crois qu’en observant de plus près Poséidon, il est possible de percevoir en lui une autre personnalité que celle qui nous est présentée ordinairement. Poséidon est certainement l’Ébranleur de la terre et le maître des mers, il est aussi et surtout la divinité qui se trouve à la racine de bien des changements ou, plus concrètement, de certains enfants de Zeus qui sont des lois, ne l’oublions pas. Je vais essayer de prendre un premier exemple pour étudier cette fonction trop négligée. Prenons le cas d’Europe. C’est la fille d’Agénor et de Téléphassa. La légende nous dit que Zeus avait vu Europe jouant avec ses compagnes sur une plage, Sidon ou Tyr peu importe. Brûlant d’amour pour la belle Europe, il s’était transformé en taureau d’un blanc éclatant, les cornes semblables à un croissant de lune. C’est sous cette forme qu’il était venu se coucher près de la belle Europe. D’abord effrayée, elle avait fini par caresser l’animal puis à s’asseoir sur son dos. C’est alors que le taureau s’était levé, avant de s’élancer dans la mer et d’enlever Europe pour l’emmener jusqu’en Crète. C’est là que Zeus devait s’unir à Europe et avoir d’elle trois enfants illustres : Minos, Sarpédon et Rhadamante.
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On pourrait oublier la suite, mais il faut rappeler que Zeus offrit à Europe un robot de bronze : Talos que les Argonautes devront affronter en revenant de Colchide parce qu’il gardait les côtes de Crète et interdisait tout débarquement étranger, un chien qui ne pouvait laisser échapper aucune proie et un épieu de chasse qui ne manquait jamais sa victime. Il maria ensuite Europe à Astérion, roi de Crète, qui n’avait pas d’enfants et qui éleva les fils de Zeus comme s’ils étaient les siens. La légende nous place devant un Zeus enfant, un Zeus Crétois, un Zeus qui n’est pas encore adulte et qui n’a pas encore débarqué à Olympie pour reconquérir la Grèce. Lorsque nous survolons la légende de Talos, il vaudrait mieux dire les légendes, nous apprenons qu’il était doué d’une vigilance infatigable et que Minos l’avait choisi pour interdire l’accès de l’île à tout étranger ou pour interdire à tout habitant de l’île d’en sortir. Chaque jour il faisait trois fois le tour de l’île et ses armes étaient essentiellement des pierres. On dit aussi que les immigrés clandestins risquaient d’être brûlés par Talos. Ce dernier pouvait se jeter dans le feu et porter au rouge le métal qui le constituait. Il les étreignait alors en leur donnant une mort effroyable. On dit qu’il était invulnérable, mais aussi qu’il possédait une faiblesse, celle que devait utiliser Médée en voyageant avec les Argonautes. Il avait au bas de la jambe, une petite veine qui était recouverte par une peau très épaisse et c’est en perçant cette veine à l’aide d’une flèche que les Argonautes auraient mis fin à son existence. On dit aussi que Médée aurait rendu le robot furieux et qu’il se serait déchiré cette veine sur les rochers. Reconnaissons que tout cela n’est pas très clair et qu’il est difficile d’imaginer un robot de bronze avec une peau très épaisse ! Retenons pour l’instant le robot et les pierres. D’autres légendes font de Talos un pur produit d’Héphaïstos ou de Dédale qui aurait échappé à Talos en pénétrant sur l’île par la voie des airs. Il est probable que les aèdes ont repris l’histoire en l’agrémentant de détails et en associant les légendes entre elles, Héphaïstos parce qu’il était capable de construire pareille machine, de même que Dédale,
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qui construira le labyrinthe pour Minos, mais comment aurait-il échappé à un robot qui n’existait pas ? Talos est un détail légendaire, mais il représente ce que l’intelligence peut construire à l’échelle humaine et avant que la raison ne vienne coiffer son prestige. Lorsqu’Héphaïstos invente le trône d’or destiné à sa mère, la ruse précède la construction, nous sommes déjà loin des inventions de Dédale. Si nous poursuivons la légende d’Europe en nous intéressant à ses trois fils, nous comprenons mieux un enchaînement qui n’est pas qu’anecdotique. Minos, pour devenir roi de Crète montra à ses deux frères que son couronnement était voulu par les dieux. Il demanda alors à Poséidon, pour le prouver, qu’il fasse sortir un taureau de la mer tandis qu’il lui offrait un sacrifice. J’ai déjà évoqué cette légende en traitant des symboles. N’oublions pas que Pasiphaé est la fille du Soleil et qu’elle avait pour sœur Circé et pour nièce Médée. Les légendes concernant Pasiphaé disent aussi qu’Aphrodite, la fille de Zeus, mécontente de Pasiphaé, qui méprisait son culte, lui avait inspiré cet amour coupable. On dit enfin qu’Aphrodite voulait se venger d’Hélios qui l’avait dénoncée à Héphaïstos lorsqu’elle se donnait à Arès, croyant son mari parti en voyage. Il est fréquent de mélanger les légendes et de leur donner du sens à partir d’événements connus de tous. L’absence de logique et de chronologie peut s’expliquer par le fait que les aèdes ne racontaient pas tout le même jour et que leur présentation des dieux ou des héros n’était pas liée à une présentation d’ensemble, ce qui deviendra possible avec l’écriture. Chaque légende est un monde à part et les mélanges ne sont là que pour guider l’imaginaire des auditeurs. Nous connaissons l’histoire du Minotaure, inutile d’y revenir. Ce que l’on sait moins souvent c’est que Minos avait d’innombrables maîtresses. Pierre Grimal nous dit que Minos fut un grand roi, qu’il fut le premier à civiliser les Crétois, à leur donner des lois et à faire régner la justice. Tous les neuf ans, il allait consulter Zeus
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dans la grotte de l’Ida, là où le dieu était né et où il n’était alors qu’un enfant associé à sa mère Rhéa, un dieu aussi qui mourait ! Dès le second millénaire, Minos aurait exercé son emprise sur toute la mer Égée et dirigé de nombreuses expéditions, dont celle contre Athènes, mieux connue parce qu’elle est liée à la légende de Thésée et celle du Minotaure. Sans insister sur les filiations, il apparaît très clairement que Minos est fils de Zeus, mais qu’il est le petit-fils de Poséidon par l’intermédiaire d’Europe. La mythologie est complexe, mais les enchaînements ne sont pas faits au hasard. Io, prêtresse d’Héra à Argos avait été aimée par Zeus, ce que les oracles de Dodone et de Delphes avaient conseillé. Elle avait donné naissance à Épaphos qui plus tard devait épouser Memphis, la fille du dieu-fleuve Nil. De cette union devait naître une fille : Lybie qui, à son tour, unie à Poséidon, devait engendrer Agénor. Ce dernier devait donner naissance à Europe. Lorsque nous suivons les liens de parenté mythiques et les légendes qui les accompagnent, nous comprenons mieux que notre conception du temps est totalement inutilisable pour y mettre de l’ordre. Disons que l’enchaînement des légendes n’est pas celui de notre raison ! Les mythes mélangent tout et surtout font en sorte que Zeus reste toujours la divinité placée aux commandes du devenir. La mythologie néglige la chronologie qui apparaît dans l’histoire des religions et n’a que faire d’une évolution qui aurait conduit les hommes d’une vision très naturiste du monde à une vision de plus en plus spirituelle. Pour les mythes les plus récents, il semblerait que tout commence sérieusement avec l’avènement de Zeus à la tête des Olympiens, que tout converge vers l’ordre qu’il s’efforce d’imposer, par l’intermédiaire de naissances multiples ou par des guerres interminables puisque les dieux qui se querellent sont immortels. Une réalité apparaît pourtant : Zeus est le dernier né de Rhéa et de Cronos ! Les autres sont nés avant lui et tout particulièrement les Grandes Déesses qu’un semblant de renaissance permet de situer autrement dans la chronologie
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mythique. Poséidon n’est pas un bon cadet, il est aussi une divinité qui a précédé le Zeus adulte que nous trouvons chez Homère ou chez Hésiode. Ces derniers ne font aucun effort pour faire renaître un passé dont il ne doit plus être question. N’oublions pas que ces deux poètes appartiennent à une époque où le devenir des hommes semble de plus en plus inscrit dans la politique, dans la gestion des cités et dans le développement d’une économie qui semble ignorer les règles élémentaires de la justice. Ils gardent des légendes ce qui est important à leurs yeux et ne se sentent pas contraints de produire une histoire objective de la mythologie. En étudiant une divinité en particulier, en essayant de la connaître dans ses attributions, nous nous heurtons à des difficultés qui nous paraissent objectives et ne le sont pas. Les légendes sont des récits totalement imaginaires, avec cependant une volonté d’apprendre au peuple ce que représentent la vie et l’art de la conduire. Les aèdes sont des éducateurs, mais ils n’enseignement pas des recettes de bonne conduite, ils font réfléchir à l’aide d’images ou de symboles. Poséidon est d’abord l’Ébranleur de la Terre et ne sera le maître des mers qu’à partir du moment où les hommes se tourneront vers la navigation et la conquête de territoires situés au-delà de leurs côtes. C’est un peu le symbole que représente l’Atlantide et c’est aussi le danger que peut rencontrer Athènes. Puisque les mortels ne peuvent rien entreprendre sans tenir compte des dieux, ils ont placé les dieux en amont de leurs décisions et les deux principaux intervenants divins sont bien Poséidon et Zeus. En situant Poséidon près des mortels les plus anciens et Zeus près des mortels raisonnables, il semble, à tout moment, que Poséidon est la divinité qu’il faut dépasser, combattre même, pour se libérer de ses influences. Or, je crois que l’image est importante, Apollon, dans l’Iliade, refuse de se battre contre lui. Sa sœur Artémis qui l’accuse n’a rien compris à la sagesse du jeune dieu. Si Apollon refuse de se battre, ce n’est pas parce qu’il a peur de ne pas être victorieux, c’est parce qu’il sait que le rapport qu’il a avec l’Ébranleur de la terre est d’une autre nature. Si la situation devant Troie ne permet pas de
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comprendre cette relation, les changements survenus à Delphes le précisent mieux. Apollon s’est battu symboliquement contre les monstres de la Terre et à la demande de son père a imposé son oracle. Au moment où il règne sur Delphes, avec Dionysos, épisodiquement, les Déesses Mères ont laissé la place à Zeus, mais sans perdre leurs attributions, sans perdre leur force de fécondité et de fertilité. Zeus a besoin d’elles et il les a intégrées à son système de commandement en les épousant ou en leur donnant des enfants, comme ce sera le cas avec Déméter qui donnera naissance à Perséphone. Poséidon aussi a fait un enfant à Déméter, mais c’est un cheval. Si notre logique croit bon de privilégier l’enfant, ce n’est que par l’intermédiaire d’un raisonnement qui néglige le passé. Aréion n’est pas un simple cheval, tout comme Pégase. Le cheval c’est la force originelle qui circule dans le corps des hommes et qui leur permet, en plus, d’envisager l’immortalité tout en les conduisant nuit et jour. Zeus sait très bien que sans cette force, qui est aussi symbolisée par le taureau, il ne peut guider les âmes des mortels vers l’idéal qu’il s’efforce d’imposer. Poséidon n’est pas un adversaire, une divinité qu’il faut mépriser ou réduire au silence. C’est Poséidon qui construira l’enceinte et les portes en bronze du Tartare ! Il ne représente pas la monstruosité des dieux anciens, il représente leur puissance, une puissance utile à Zeus autant que le tonnerre, la foudre et l’éclair. Minos, Sarpédon et Rhadamante ont du Poséidon en eux autant que du Zeus et c’est ce qui fait leur force. Homère nous montre un Poséidon qui cède toujours aux injonctions de Zeus, mais n’est-ce pas sagesse que de mettre la force physique sous l’autorité de l’idée et de la raison ? D’ailleurs, Poséidon se montre plus raisonnable qu’Arès ou Aphrodite lorsqu’il sauve Énée devant Achille. Homère nous le montre plus que réfléchi : « Si Poséidon, l’Ébranleur du sol, ne l’eût vu de son œil perçant. Aussitôt, aux dieux immortels il dit : " Las ! j’éprouve une grande peine pour le magnanime Énée, qui va bientôt, dompté par le fils de Pélée, descendre chez Hadès, pour avoir ajouté foi aux mots de l’archer Apollon. Pauvre sot ! ce n’est pas Apollon qui lui servira maintenant
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contre le cruel trépas… Alors, dérobons-le, nous autres, à la mort ". » (p.413) Bien qu’adversaire farouche des Troyens, il ne confond pas tout. Il sait qu’Énée n’est pas responsable du différend qu’il a avec eux depuis que Laomédon a refusé de payer ce qu’il lui devait pour la construction des remparts de la ville, autrefois construits avec Apollon. Une telle construction partagée n’estelle pas symbolique ? Les deux divinités avaient été punies par Zeus pour avoir voulu l’attacher et le suspendre dans le ciel, conjuration qui regroupait aussi Héra et Athéna ! On ignore ce qu’Athéna avait enduré, quant à Héra c’est Zeus qui l’avait attachée, plus tard, une enclume à chaque pied ! La légende nous dit que Poséidon avait construit seul les remparts tandis qu’Apollon gardait les troupeaux du roi ! Cette répartition des tâches montre que si Poséidon pouvait construire les remparts de Troie, Apollon était plus à même de jouer le rôle du bon pasteur. Ne faudrait-il pas rapprocher cette construction autour de Troie des portes de bronze qui terminent l’enceinte du Tartare ? Il n’y avait pas dérobade de la part d’Apollon, l’esclavage des deux divinités tenait simplement compte de leurs attributions divines. En envoyant Aphrodite séduire Anchise, Zeus voulait simplement donner aux Troyens un nouveau roi, un roi élu des dieux, capable de guider son peuple autrement que Priam dont le règne devait surtout permettre l’enlèvement d’Hélène par Pâris. Seule Cassandre aurait pu l’éviter, mais Apollon veillait et avait fait en sorte qu’elle ne soit pas écoutée lorsqu’elle prophétisait. La différence est grande entre Troie et Thèbes, même si Hésiode les associe par rapport à la quatrième race. Zeus intervient moins directement dans le cas de Thèbes. S’il est à l’origine des guerres, avec le mariage de Cadmos et d’Harmonie, il l’est par l’intermédiaire de son fils Héphaïstos, le dieu du feu terrestre et d’Athéna. Une étude chronologique nous ferait oublier certains faits, en particulier la mort du Minotaure. Lorsque Thésée tue le Minotaure, avec l’aide d’Ariane, il est bien un fils de Poséidon. Il met fin à l’existence de la faute de Pasiphaé, la fille du Soleil.
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Cette faute, que nous pouvons considérer comme une conséquence de la mauvaise attitude de Minos à l’égard de Poséidon, empoisonnait le monarque puisque c’est lui qui avait demandé à Dédale de construire le labyrinthe. Minos devrait se trouver délivré de cette mauvaise action dont il était indirectement responsable, or il va emprisonner Dédale dans le labyrinthe et provoquer, encore indirectement, la mort d’Icare qui se rapproche trop du Soleil en volant grâce à des ailes collées avec de la cire. Si le Soleil est le symbole de la lumière et de la vie, il l’est surtout de la vie spirituelle. Il peut aussi être destructeur par la chaleur qu’il dégage. Il est en rapport avec l’intelligence et, sur ce point, nous pourrions penser qu’il condamne l’intelligence de Dédale qui reste une intelligence mortelle. Mais Icare meurt pour avoir adoré le Soleil, pour avoir aimé sa lumière et sa chute dans la mer pourrait aussi représenter une sorte d’immortalisation de l’enfant de Dédale. Pour connaître l’amour de la lumière céleste du Soleil, Icare avait besoin des ailes fabriquées par son père. Nous pouvons dire que Poséidon le reçoit chez lui, comme Téthys a reçu Héphaïstos lorsqu’il était tombé de l’Olympe, jeté par sa mère Héra. Comme j’ai pu imaginer une stratégie permanente chez Zeus, il me semble que nous pourrions imaginer aussi une stratégie chez Poséidon qui, en poussant Minos à enfermer Dédale et Icare dans le produit de son intelligence, montre aux mortels que l’intelligence mortelle peut permettre d’accéder à une intelligence divine. Mais il est également possible d’attribuer les choix de l’Ébranleur de la terre à Zeus qui a besoin de son frère pour arriver à ses fins. Lorsque nous apprenons, par la légende, que Minos aurait poursuivi Dédale qui avait trouvé refuge en Sicile et qu’il aurait été mis à mort par les filles du roi Cocalos chez qui se cachait Dédale, ne peut-on pas se demander si Poséidon n’a pas finalement atteint son objectif et rendu sa propre justice ? Ce serait Dédale qui aurait commandité la mort de Minos alors qu’il prenait un bain ! Dédale utilisait ce que nous appelons aujourd’hui une intelligence pratique, non une intelligence telle que Zeus pouvait la désirer, plus spirituelle ou plus mystique. Poséidon possédait cette intelligence comme Héphaïstos, mais le fils de
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Zeus devait été envoyé sur terre pour la maîtriser et la sublimer, pour guider les mortels vers une intelligence moins objective, éclairée par la ruse et la raison. Si Poséidon a laissé mourir Minos plutôt que Dédale, peut-on dire que c’est uniquement par vengeance ? Faut-il négliger le fait que pour enlever Europe Zeus se soit métamorphosé en taureau ? Ne vaudrait-il pas mieux penser que Poséidon a tout organisé et poussé l’enfant Zeus à enlever Europe afin de faire naître une civilisation nouvelle : la civilisation minoenne ? Si les Achéens d’Homère ont Zeus pour monarque divin, les Crétois, sous l’autorité apparente de Minos, n’auraient-ils pas Poséidon comme monarque divin ? Pourquoi Poséidon n’aurait-il pas lui-même établi Minos et Rhadamante en Enfer pour juger les morts ? Pierre Lévêque, sans le vouloir, nous y encouragerait : « L’origine minoenne de la conception grecque des Enfers ne fait aucun doute : ces Champs Elysées (dont le nom n’a aucune étymologie assurée en grec et doit être crétois) sont un séjour souterrain, en conformité avec les croyances des grandes monarchies du Bronze. Des trois rois qui, d’après les Grecs, règnent sur eux, deux sont Crétois : Minos et Rhadamante.. » (p.192) Ne pourrions-nous pas établir une comparaison entre la Crète et l’Atlantide ? En reprenant les légendes qui se rapportent à Cadmos et ses descendants, nous retrouvons ce rapport de complémentarité entre les deux frères divins. Cadmos est un fils d’Agénor, le frère d’Europe. Lorsqu’Europe fut enlevée par Zeus, Agénor donna l’ordre à ses fils de partir à sa recherche. Cadmos était parti avec sa mère jusqu’en Thrace, mais sa mère étant morte, il revint consulter l’oracle de Delphes. Celui-ci lui demanda d’arrêter sa recherche et de fonder une ville. Pour cela il devait suivre une vache et fonder cette ville là où la vache se poserait épuisée de fatigue. Cette vache avait sur chaque flanc un disque blanc rappelant la pleine lune. Lorsque la vache s’immobilisa, il voulut l’offrir en sacrifice à Héra et
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envoya ses compagnons chercher de l’eau à une source voisine : appelée Source d’Arès. Un dragon la gardait et tua les hommes de Cadmos. Alors Cadmos vint lui-même vers la source et tua le dragon. Athéna lui apparut alors et lui conseilla de semer les dents de l’animal. Aussitôt sortirent de terre des hommes armés : les Spartoi (les hommes semés), et devant leur air menaçant, Cadmos eut l’idée d’envoyer des cailloux au milieu d’eux. Ne sachant d’où venait cette attaque, ils se battirent entre eux sauf cinq dont Échion qui devait épouser plus tard la fille de Cadmos : Agavé. Pour expier le meurtre du dragon, qui passait pour un fils d’Arès, Cadmos dut servir le dieu de la guerre comme esclave pendant huit ans. Ce n’est qu’après cette punition qu’il devint le roi de la future Thèbes. Zeus lui donna alors Harmonie pour épouse, la fille d’Arès et d’Aphrodite. Arès est-il vraiment le fils de Zeus et d’Héra ? N’est-il pas un dieu ancien comme Poséidon ? Nous comprendrions mieux pourquoi Zeus ne l’aime pas et pourquoi il devient l’amant d’Aphrodite ! La légende associe plusieurs symboles qu’il faut souligner. La vache, pour commencer. Elle est le symbole de la terre nourricière, représente la fertilité, mais aussi le renouveau ou une survie dans un monde meilleur. Ici, Cadmos attend que la vache meure. Or, symboliquement, cela peut vouloir dire que la vache se répand sur le sol, le fertilise, assure l’avenir de la future ville comme si les eaux du ciel venaient féconder cette partie de la terre à cet effet. Le huit qui donne son sens à l’esclavage de Cadmos auprès d’Arès correspond symboliquement à une période intermédiaire entre la vie ancienne de Cadmos, en tant que fils d’Agénor, et la vie nouvelle qu’il mènera en tant que roi de Cadmée puis de Thèbes. Le huit représente comme une sorte de médiation entre le Ciel et la Terre. Il dépend ici de la volonté de Zeus et d’Athéna, il souligne un changement dans la nature de Cadmos lui-même, changement qui commence à Delphes, se prolonge avec la mort du dragon et s’achève avec le service rendu à Arès. C’est un autre homme qui épousera Harmonie. Nous pouvons même penser que Cadmos est désormais élu des dieux. D’ailleurs ils vont venir nombreux à son mariage.
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Il serait peut-être bon de rappeler que les pierres que jette Cadmos sur les soldats en armes sont aussi des éléments de la Terre, comme nous l’apprenons dans la légende de Deucalion et de Pyrrha qui doivent jeter les os de leur mère, autrement dit des cailloux, pour avoir des hommes et des femmes avec eux après le déluge. Nous pouvons dire que c’est avec l’aide de la Terre que Cadmos vient à bout des soldats nés des dents du dragon d’Arès, le dieu de la guerre ! Les dents symbolisent ici la force agressive du dieu et le seul fait de les exterminer, ou mieux de les réduire à cinq, montre que Cadmos a réussi une épreuve imposée par Athéna. Le cinq, qui symbolise le mariage entre les forces célestes et les forces de la Terre montre que Cadmos a réalisé l’union entre ces deux forces et qu’il peut bâtir une ville comme le lui a demandé l’oracle. Cela n’empêchera pas que Cadmos soit obligé de servir Arès comme un esclave en compensation de la mort du dragon. Nous pouvons donc penser que Zeus est à l’origine d’une telle construction et de la vie de Cadmos en tant que roi, ou pasteur d’un futur peuple. Toutefois, la mort de Cadmos ne semble pas en faire un élu de Zeus puisqu’il revient vers la Terre. La suite de la légende nous instruit davantage sur les intentions de Zeus et, en complément, sur le rôle que l’on peut attribuer à Poséidon. Tous les dieux vinrent honorer Cadmos et Cadmée, la citadelle de Thèbes. Ils apportèrent des cadeaux et c’est là que s’enracine un futur qui ne sera pas merveilleux puisqu’après deux guerres difficiles Thèbes sera détruite. Deux cadeaux, en particulier, semblent avoir un caractère particulier : la robe tissée par les Charites et le collier d’or forgé par Héphaïstos. Cadmos et Harmonie eurent plusieurs enfants : des filles d’abord avec Autonoé, Ino, Agavé et Sémélé, un garçon enfin, Polydoros. La disparition de Cadmos et d’Harmonie, à la fin de leur vie, pourrait indiquer qu’une page se tourne, que nous passons d’un monde dans un autre lorsque Penthée, fils d’Échion et d’Agavé, prend le pouvoir à Thèbes. Le fait est que Cadmos et Harmonie vont finir transformés en serpents et se
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retrouver aux Champs-Élysées. Si nous articulons cette fin de vie avec le discours d’Hésiode dans Les travaux et les jours, Thèbes est une ville, comme Troie, destinée à rassembler les demi-dieux pour qu’ils fassent la démonstration de leur capacité à devenir immortels. Cadmos connaît une relation privilégiée avec la Terre comme le souligne la vache suivie jusqu’à sa mort, là où il devait construire Cadmée. Ses enfants appartiennent-ils au Ciel par l’intermédiaire d’Harmonie ? Le règne de Penthée représente-t-il une rupture ? Comment ne pas saisir le changement lorsque l’on connaît les acteurs du drame qui va se jouer à savoir Héraclès, Œdipe, Dionysos, sans oublier tous les héros dont les enfants se retrouveront devant Troie ? Comment ne pas s’apercevoir que les enfants de Cadmos sont des petits-enfants de Poséidon par l’intermédiaire de Cadmos, fils d’Agénor ? Si changement il y a, il peut être également perçu entre deux divinités, entre un Poséidon Ébranleur de la Terre, et un Zeus organisateur des initiations futures. Puisque tous les dieux étaient au mariage de Cadmos, c’est bien parce que Zeus et Poséidon menaient le même projet, ou deux projets complémentaires. Cadmos bénéficie des deux orientations divines et finit immortel, mais en revenant dans la Terre, la Grande Mère, comme Œdipe ou Thésée. Il ne subira pas le jugement de Minos, de Rhadamante et d’Éaque, un autre fils de Zeus. Poséidon intervient-il avec ses autres petits-enfants ? Lorsque nous abordons les légendes de Thèbes, nous sommes entraînés dans les méandres de deux grandes guerres qui sont tout bonnement décrites par Hésiode comme accompagnant la fin des demi-dieux. Thèbes puis Troie verront les demi-dieux s’affronter, mais surtout affronter leur destin. Il n’est pas nécessaire de revenir sur ces guerres pour comprendre la place qu’a pu y tenir Poséidon. Nous avons gardé l’idée qu’elles étaient voulues par Zeus et que Zeus observait ses champions du sommet de l’Ida, mais Poséidon n’était pas absent et il convient de chercher quel fut son véritable rôle avant que n’émerge au grand jour la cinquième race hésiodique : la race de Fer.
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Si Cadmos a créé Thèbes et si Thèbes finit par être détruite, les légendes qui en parlent doivent être envisagées sur le plan symbolique. Ce que nous pouvons dire préalablement c’est que tout a commencé avec des forces terrestres, ne seraitce qu’avec la vache sacrifiée par Cadmos et que tout s’achève avec des forces terrestres, la grande différence avec Troie restant l’inhumation des héros et non leur crémation. À cela nous pouvons ajouter la disparition d’Amphiaraos dans la terre à la fin de la première guerre contre Thèbes. La légende nous dit que Zeus aurait ouvert la terre d’un coup de tonnerre pour le sauver de son poursuivant, je crois qu’il peut s’agir aussi d’un coup de trident de la part de Poséidon, la terre étant son domaine et non celui de Zeus. Les légendes faisant la part belle à Zeus et oubliant l’antériorité de Poséidon, négligent le partage des tâches entre les dieux ! Adraste de son côté sera sauvé par Aréion, le cheval que Poséidon avait fait naître avec Déméter. Que dire d’Œdipe reçu par les Érinyes à Colone et se dirigeant seul vers la mort, juste accompagné de Thésée ! Nous sommes confrontés en permanence au culte de la Grande Mère et il est difficile de croire que Zeus a tout organisé dans son palais olympien sans tenir compte de son frère et des puissances que manifeste la Grande Déesse. Les deux frères semblent ici plus associés que jamais, tous les deux participant à l’immortalisation des demi-dieux ou tout simplement des héros, chacun à sa façon. Chaque divinité apporte sa spécificité dans la métamorphose et c’est ainsi que Tydée sera éliminé par Athéna, autrement dit par Zeus, parce qu’elle ne supporte pas qu’il se comporte comme un cannibale en mangeant la cervelle de son ennemi. Il existe donc des limites au changement et tous les comportements ne sont pas acceptables, même dans un contexte de guerre et de mort. Les cannibales sont des monstres et ne peuvent être élevés sans perdre préalablement leur nature proprement terrestre. Poséidon n’est pas un dieu qui défend la monstruosité, loin de là. Il apporte, par contre, toute la puissance de la terre pour que le changement des mortels puisse avoir lieu. Il se comporte comme Héra qui agit au mieux pour assurer l’immortalisation, celle d’Héraclès et de tant d’autres, directement ou avec l’aide des autres divinités.
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Lorsque je disais que Poséidon pourrait bien avoir été un stratège, je crois que l’on pourrait en avoir une idée en reprenant les légendes concernant Œdipe. Il faut certainement remonter assez loin dans le temps, jusqu’à la malédiction de Pélops contre Laïos, le père d’Œdipe. Après la mort de Lycos, roi de Thèbes, Laïos avait conçu une passion pour le jeune fils de son hôte et l’avait enlevé. Pélops l’avait maudit. Comment ne pas voir dans cet acte l’origine des difficultés rencontrées par la ville et sa destruction ? La malédiction de Pélops est aussi celle de Poséidon ! Lorsque Laïos reprend le pouvoir à Thèbes, il apprend par l’oracle qu’il sera tué par son fils. Lorsque naît Œdipe il est déjà marqué par la malédiction de Pélops. À son tour, Œdipe devenu grand reçoit l’avis de l’oracle et, pour échapper à cet acte funeste, il se dirige vers Thèbes en tombant dans le piège que lui tend le destin. Après avoir tué son père, il épouse sa mère dont il a quatre enfants, en particulier deux fils, Étéocle et Polynice, qui vont s’entre-tuer pour régner à sa place. Antigone meurt peu après en refusant l’arrêt de Créon qui ne veut pas que Polynice soit enseveli. Les détails importent peu, par contre nous comprenons qu’Œdipe est poursuivi par le destin. Or, les Érinyes, qui en ont la charge, ne le condamnent pas, bien au contraire. Nous pouvons penser que Poséidon arrête alors la malédiction de son amant, mais Thèbes sera détruite, car il ne peut rien rester d’une ville construite uniquement pour mettre les mortels à l’épreuve. Aucun mortel, dans cette aventure dramatique, ne connaîtra l’immortalité comme le conçoit Zeus, mais tous la connaîtront comme le conçoivent les Déesses Mères ou Poséidon qui est la divinité mâle que l’on trouve à leurs côtés. Rappelons que les Érinyes sont nées de l’union des gouttes de sang et de la terre lorsque Cronos a castré son père. Elles sont des déesses de première génération et ne peuvent que s’imposer, à Zeus comme à Poséidon. Elles ont pour attribution de châtier le meurtrier, qu’elles poussent à l’exil, qu’elles peuvent rendre fou et qu’elles forcent à chercher une personne, souvent un roi, qui veuille bien la purifier du crime commis. Elles châtient aussi la démesure. Or, ici, elles ne poursuivent
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pas le meurtrier, elles le guident au moment de la mort et son exil peut ressembler à un cheminement voulu par ces divinités. Si, maintenant nous observons les enfants de Cadmos, Autonoé et Illyrios n’ayant pas de légendes propres, il nous reste Sémélé qui sera la mère de Dionysos avant d’être foudroyée par Zeus, Ino qui devient une Néréide après avoir adopté le petit Dionysos et qui subit la colère d’Héra, Agavé rendue démente par Dionysos qui tuera son fils en le prenant pour un fauve. Polydoros quant à lui aurait engendré Labdacos qui serait le grand-père d’Œdipe. Penthée l’aurait dépossédé du pouvoir au départ de Cadmos. À partir des enfants de Cadmos, nous pouvons dire que les interventions des dieux sont plus compliquées, mais le sens symbolique reste le même et nous retrouvons toujours la volonté de délivrer les mortels de ce qu’ils ont de monstrueux en eux, de les aider à surmonter les épreuves initiatiques qui doivent les conduire à un degré plus ou moins élevé d’immortalité. Nous confondons souvent les querelles qui séparent les dieux en deux catégories et le sens de leur combat. Pour les dieux, il s’agit de passer d’un règne à l’autre, pour Zeus de prendre le commandement de l’Olympe après Cronos. Pour les mortels, il s’agit de passer d’un comportement de terrien à un comportement d’Olympien. Les divinités ne sont que des modèles conçus par des mortels plus évolués, plus réfléchis, plus intelligents, plus soucieux du devenir de la vie sur Terre. Ils ont inventé les dieux pour mieux enseigner à leurs semblables un idéal qu’ils ne se trouveront qu’au-delà d’un ensemble d’efforts. Les légendes nous abreuvent de noms, de liaisons, de naissances, d’actions comme si elles voulaient mettre un voile sur la vérité qu’elles veulent faire découvrir. Les mythes sont une forme de croyance populaire et c’est bien des mortels qu’il s’agit lorsque nous les découvrons ou lorsque nous les réactualisons spontanément. Ce que nous observons, en prenant un peu de recul, c’est que les enfants de Cadmos, du moins ses trois filles, se
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retrouvent dans les légendes de Dionysos avec une part importante de responsabilité. Sémélé sera aimée par Zeus, mais Zeus n’a-t-il pas choisi uniquement la fille de Cadmos pour lui faire avaler le cœur de Zagreus avant de la foudroyer pour placer le futur dieu dans sa cuisse ? La légende de Sémélé ne traite que de la naissance du nouveau dieu et de son accession à l’Olympe lorsque son fils ira la chercher chez Hadès. Il est dit qu’Héra, toujours jalouse, selon l’expression populaire, aurait suggéré à Sémélé de demander à Zeus de se montrer dans toute sa gloire. Zeus avait promis à Sémélé de lui accorder tout ce qu’elle demanderait. Autant dire que tout était prévu entre Zeus et Héra pour conduire Sémélé vers une immortalité qui deviendra effective lorsque Dionysos ira la chercher en Enfer. Le fait est que Zeus, dans tout son éclat, ne pouvait que faire brûler tout ce qu’il y avait de matière en Sémélé et que seul Dionysos devait en réchapper après six mois de gestation. La jalousie d’Héra apparaît bien ici comme une tactique divine qui conduit aveuglément Sémélé à perdre ce qui est mortel en elle. Comme dans le mythe de Psyché, écrit par Apulée, la lumière divine, ou la divinité qu’elle manifeste ne peut être vue par les mortels sans conséquence. Mais la conséquence n’est pas la mort comme nous avons l’habitude de la considérer, elle est la destruction de tout ce qui interdit la relation homme-dieu et la naissance d’un autre individu, dépouillé de tout ce qui est matériel en lui, rendu entièrement spirituel par la rencontre. Le feu divin ne brûle pas, il métamorphose. Le plus important est ici de faire naître Dionysos de la cuisse de Zeus. - Il faudrait parler de trois naissances plutôt que de deux. - Dionysos est d’abord né en Enfer et fut tué par les Titans, il dépasse alors sa nature chtonienne manifestée par un Zeus serpent. Son cœur est avalé par Sémélé dont la mort symbolise la fin d’une gestation mortelle. Dans la cuisse de Zeus, Dionysos devient un dieu véritable. Le six qui accompagne la gestation mortelle symbolise la perfection en puissance, le dieu futur. Il symbolise aussi la rupture qui existera entre la raison que manifeste Athéna, elle aussi née de Zeus, et cette sorte de déraison que Dionysos héritera de Cybèle.
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La légende semble dire que les sœurs de Sémélé firent courir le bruit qu’elle avait eu un amant vulgaire et qu’elle se serait vantée d’avoir Zeus pour amant. Une telle calomnie devait entraîner des conséquences funestes dans leur descendance. Si nous poursuivons cette version de la légende, nous devons penser qu’Ino et Agavé allaient rencontrer des fins de vie tragiques. La légende ne nous prévient-elle pas de ce qui va se passer ? Mais nous fait-elle comprendre la réalité des situations ? Sémélé étant réduite en cendres il fallait bien que quelqu’un prenne en charge le jeune Dionysos. En fait, Zeus avait placé l’enfant dans sa cuisse pour le faire naître correctement et lorsqu’il vint au monde, il le confia à Hermès qui le donna au roi Athamas et à sa seconde femme Ino. En première noce, Athamas avait épousé Néphélé qui lui avait donné un garçon Phrixos et une fille Hellé. - Ce sont les deux enfants qui seront sauvés par le bélier à Toison d’Or. En secondes noces, il avait épousé la sœur de Sémélé, la fille de Cadmos. Elle lui avait donné deux fils, Léarchos et Mélicerte. Lorsqu’Hermès vint leur demander de prendre en charge le petit Dionysos, Ino ne pouvait qu’accepter, mais Hermès les prévint de la jalousie d’Héra et leur conseilla d’habiller Dionysos comme une fille. Héra ne pouvait pas être trompée par des habits de filles et aurait rendu fous Ino et Athamas. C’est alors que Zeus lui-même aurait transporté l’enfant loin de Grèce, à Nysa en demandant aux nymphes du pays de continuer à l’élever. Cette fois, pour éviter la jalousie d’Héra, il aurait transformé le jeune Dionysos en chevreau, nom qui est souvent donné au dieu. La suite de la légende se rapporte essentiellement à Dionysos, mais comme toutes les légendes s’enchaînent, se recoupent, s’entremêlent, il faut retenir qu’Ino, frappée de folie, ainsi qu’Athamas, aurait tenté de tuer leurs enfants. Les légendes diffèrent sur la façon dont Ino s’y serait prise pour qu’Athamas accepte de sacrifier Phrixos, sauvé par Néphélé au dernier moment. L’une des légendes nous dit qu’ayant compris le dessein d’Ino qui était jalouse des enfants de Néphélé, Athamas aurait alors décidé de tuer Ino et ses enfants. Dionysos serait intervenu pour sauver sa première nourrice et l’aurait rendue invisible en la recouvrant d’une nuée.
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Dans la légende qui attribue la folie du couple à Héra, Ino aurait tué son fils Mélicerte puis se serait suicidé en se jetant à la mer avec son fils dans ses bras. C’est probablement ce qui est le plus important symboliquement, car les Néréides ayant pitié d’elle la changèrent en Néréide et son fils en petit dieu du nom de Palaemon. Elle prit alors le nom de Leucothée, la déesse blanche, et reçut pour attribution de secourir les marins. La mythologie fait souvent intervenir la folie pour expliquer des changements brutaux chez un individu comme ce fut le cas pour Héraclès tuant ses enfants, ou Dionysos qui erra à travers l’Égypte et la Syrie avant d’arriver en Phrygie où il devait rencontrer Cybèle pour qu’elle l’initie à son culte. Dans l’ordre spirituel, rien ne se passe comme à l’ordinaire. Les mortels, encore plus que les fils de divinités ne peuvent gravir les échelons de l’initiation que par des crises, des bouleversements profonds. Ils vivent une renaissance qu’ils ne contrôlent pas et que les divinités assurent à leur façon. Que peut-on dire d’Agavé, une autre fille de Cadmos ? La légende confirme qu’Agavé avait répandu le bruit que Zeus avait puni Sémélé d’avoir prétendu qu’elle était enceinte de lui alors qu’elle avait eu une aventure avec un mortel. Dionysos adulte vengea sa mère et punit Agavé de la façon suivante. Après avoir échappé à Lycurgue, voyagé en Inde, Dionysos revint en Grèce, en Béotie, le pays de sa mère, à Thèbes exactement, où régnait Penthée qui succédait à Cadmos. En introduisant son culte, il développa chez les femmes un délire mystique. Penthée chercha alors à s’y opposer malgré les avertissements de Cadmos et de Tirésias. Après plusieurs événements qui auraient pu le convaincre, Dionysos proposa à Penthée de se rendre lui-même sur le Cithéron, la montagne qui domine la ville, pour espionner les femmes et devenir témoins de leurs excès. S’aventurant dans la montagne, Penthée s’était dissimulé dans un pin, mais les femmes l’avaient aperçu, attrapé puis déchiré. Agavé, aurait porté la main sur lui la première en le prenant pour un lion, elle lui aurait coupé la tête avant de l’apporter à Thèbes au sommet d’un thyrse. Elle devait alors
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être détrompée par Cadmos. Ayant retrouvé la raison, elle ne pouvait que s’enfuir. Nous pouvons alors penser que Penthée et Agavé sont punis tous les deux par les dieux, mais ce n’est pas aussi certain. En ce qui concerne Agavé, les Érinyes auraient dû la poursuivre d’autant plus qu’il s’agit d’un crime au sein même de la famille royale. Or Agavé part, selon la légende, jusqu’en Illyrie où elle épouse le roi Lycothersès qu’elle finit par tuer pour donner le trône à Cadmos. Cadmos eut même un fils qu’il appela Illyrios avant d’être transformé en serpent et de se retrouver aux Champs-Élysées. Penthée, pour sa part, aurait pu être puni par Dionysos à qui il refusait les honneurs dans la ville de Thèbes. N’oublions pas que Dionysos n’est pas Zeus et qu’il n’entraîne pas dans la même direction ceux qui se laissent séduire par son amour divin. Dionysos ne pouvait condamner Agavé qui n’avait fait que vivre ce que Dionysos lui inspirait dans sa démence orgiastique. Le dieu se comporte-t-il alors comme Héra vis-à-vis de Pélias qui était un fils de Poséidon ? C’est peu probable. Nous pouvons dire que Dionysos introduit en Grèce un culte qui élève la démesure au rang divin. Le meurtre commis par Agavé dans sa folie orgiastique ne serait plus un meurtre, mais un dépassement de soi qui lui fait entièrement oublier qu’elle est sa mère. Un tel oubli ne pouvait se vivre que sous l’influence du dieu qui associe étroitement la mort et la renaissance divine. Les trois filles d’Harmonie sont aussi des descendantes de Poséidon, ne l’oublions pas ! Il est difficile de débrouiller de tels rebondissements d’autant plus que plusieurs dieux peuvent ici influencer les mortels. Cadmos a bien été honoré par les dieux qui sont tous venus à son mariage et ils finissent leur vie en revenant à la Terre selon la tradition la plus ancienne. Il ne semble pas que le meurtre d’un enfant d’Arès puisse peser sur ses descendants puisqu’il a réglé sa dette en devenant son esclave. De Polydoros, le seul fils de Cadmos, les légendes ne nous disent rien de précis, peut-être qu’il aurait suivi son père en Illyrie, sans plus de détails. Ce que l’on sait, par contre, c’est que Zeus a voulu les guerres qui vont détruire Thèbes et nous
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comprenons que Cadmos a été chargé de planter le décor d’une tragédie à laquelle il ne prendra aucune part. Athéna, toujours à ses côtés, le seconde et surveille l’évolution des héros. Si Cadmos n’a rien voulu, par contre les cadeaux reçus par Harmonie, la robe et le collier, sont à l’origine des deux guerres. Amphiaraos avait tué le père d’Adraste lors d’une émeute, puis les deux hommes s’étaient réconciliés et Adraste avait alors donné à Amphiaraos sa sœur Ériphyle en mariage en lui faisant promettre qu’en cas de litige ils s’en remettraient à son jugement. Les deux hommes n’étant pas d’accord pour la première guerre contre Thèbes, Polynice avait promis la robe offerte à Harmonie ce qui avait rendu Ériphyle favorable à la guerre. Amphiaraos savait qu’il ne reviendrait pas vivant. Nous voyons comment les dieux tirent les ficelles de ce que nous pourrions considérer comme un spectacle de marionnettes. Une légende nous dit qu’Héphaïstos et Athéna en voulaient à Harmonie à cause d’Arès, ce qui signifierait que les dieux réglaient leurs comptes par mortels interposés ! Je crois surtout que Zeus avait tout prévu et organisé la cascade des événements pour arriver à ses fins. La robe était empoisonnée par Héphaïstos et Athéna, elle devait détruire la descendance d’Harmonie. Peut-être est-il préférable de donner une autre dimension à cet ensemble de faits. La descendance d’Harmonie n’a pas été sanctionnée, mais s’est trouvée interdite d’Olympe. Comme je l’ai imaginé, Thèbes reste étroitement liée à la Terre, à un passé qui est dominé par Poséidon et non par Zeus. Cadmos est le fils d’Agénor qui est le fils de l’Ébranleur de la Terre. Harmonie, avec Cadmos, revient à la Terre au moment de sa mort. Les héros de la première guerre n’iront pas au Ciel, par contre les Épigones, qui pénétreront dans Thèbes, les Thébains sur les conseils de Tirésias ayant abandonné la ville, consacreront leur butin à Apollon. Cette conclusion met en lumière un résultat voulu par Zeus. Elle montre que la violence orientée vers la domination de la ville et de la royauté n’avait pas son agrément, du moins ne bénéficiait pas d’une justification raisonnable. Apollon est invoqué après la chute de Thèbes, il l’est par contre avant la guerre qui s’achèvera par la prise de Troie !
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Tout se passe comme si les légendes nous faisaient comprendre que le règne de Zeus commence avec la guerre de Troie alors que celui de Poséidon s’achève et qu’il devient un bon second, un assistant comme le sera Héra vis-à-vis des mortels élus et leur faisant vivre une nouvelle forme d’initiation. Faut-il rappeler que tous ces arrangements sont le fruit de la pensée des hommes ? Lorsque nous suivons Ulysse dans l’Odyssée, nous voyons comment se comportent Zeus et Poséidon. Il n’existe pas entre eux de véritable opposition. Zeus laisse Poséidon poursuivre Ulysse jusqu’au dernier moment, c’est-à-dire jusqu’au moment où Ino lui demande de choisir son camp, de décider s’il veut devenir un dieu ou pas. Ulysse n’a jamais voulu devenir un dieu, mais il a suivi une initiation qui a duré dix ans. Le dix signifie le retour à l’unité de la vie telle qu’un mortel peut la vivre. Ulysse recommence si l’on veut après avoir vécu dix ans chez les dieux et c’est Ino qui lui demande de ne plus voir ce monde divin. Il revient chez les mortels en arrivant chez les Phéaciens qui sont sous l’autorité de Poséidon et ce sont eux qui assurent la transition, le retour à la vie de mortel, Ithaque n’étant qu’une image de cette vie sur terre. Les Phéaciens seront punis pour avoir aidé Ulysse, mais c’est Zeus qui a suggéré à Poséidon cette punition. Homère nous laisse comprendre que les deux frères se sont mis d’accord sur cette fin d’aventure. Un autre fils de Poséidon nous interpelle : Pégase. Il est un enfant qu’il a fait naître avec Méduse. Si le cheval manifeste la fécondité de la terre, s’il manifeste la Déesse Mère et ici Poséidon qui l’a engendré, il est clair qu’en sortant du cou de sa mère, il s’élance directement vers l’Olympe qu’il semble connaître. Nous avons là une expression du rapport de complémentarité qui lie la Terre au Ciel, la matière à l’esprit, deux divinités que l’on oppose souvent à tort : Gaia et Zeus. Pégase montre que la matière n’est pas un obstacle à l’immortalité, mais qu’elle est la base même de la sublimation de la vie. Méduse est un monstre, mais l’esprit en a besoin pour
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vivre la métamorphose. Parce que Pégase a des ailes, il peut rejoindre l’Olympe et se mettre au service de Zeus. En fait, c’est la matière qui a des ailes, mais elle doit commencer par s’en servir. Les mythes nous font comprendre que ces ailes ne sont pas le pur produit d’une intelligence objective, Icare meurt de ne posséder que de fausses ailes. Il aspirait à rejoindre le Soleil, la lumière divine, il ne pourra pas le faire avec les ailes fabriquées par son père. Nous retrouvons cette même difficulté, sous une autre forme, avec la légende de Bellérophon qui ne peut monter jusqu’à l’Olympe parce qu’il est rempli d’orgueil. Les ailes représentent ce qu’il y a de subtil dans le cheval, ou dans la matière. Elles ne signifient pas que Pégase est composé de deux parties opposables, son corps et son esprit. C’est bien sous la forme d’un cheval qu’il rejoint l’Olympe. Ici, il ne faut pas confondre Pégase avec les Centaures, même avec Chiron. Il y a là deux légendes et deux symboles différents. Les ailes représentent bien la possibilité d’une élévation, d’une transcendance et comme le souligne le Dictionnaire des symboles : « L’adjonction d’ailes à certaines figures transforme les symboles. » (p.18) L’échec de Bellérophon montre qu’il ne suffit pas de chevaucher Pégase pour monter jusqu’au Ciel. Il faut que l’homme développe en lui ses propres ailes. Nous pouvons dire que Bellérophon est plus proche d’Icare, il n’a pas sublimé sa propre nature : des ailes simplement annexées ne suffisent pas. Nous pouvons penser que les héros sont des individus qui, comme l’aurait dit de nos jours Mary-Madeleine Davy, perçoivent la « démangeaison des ailes ». Ils découvrent l’appel du Ciel au plus profond d’eux-mêmes et les légendes sont là pour nous faire vivre les étapes d’une transformation qui ne sont que celles d’une initiation. Ce qui pourrait minimiser cette impression c’est que, dans les légendes, les héros sont souvent conviés à la transcendance plus qu’ils ne la recherchent spontanément eux-mêmes. Les Argonautes seront regroupés par Jason, les chasseurs de Calydon par Méléagre, les associés de Polynice par Adraste ou encore les prétendants d’Hélène par Agamemnon ! De plus, nous sentons assez clairement que chaque héros est appelé à se dépasser par des divinités différentes ce qui signifie qu’ils prennent différentes voies
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mystiques pour dominer la matière qui est en eux et la soumettre à leur esprit. Il est très rare qu’ils y arrivent entièrement et le cas d’Héraclès est là encore instructif. Je ne crois pas qu’il faille conclure que cet envol, imagé par Pégase, peut signifier que pour monter au Ciel, près des Olympiens, il faut se dépouiller entièrement de sa matière. Le mythe d’Héraclès pourrait nous le faire croire, sa crémation et celle de Patrocle pourraient nous le laisser penser. En fait, Pégase nous invite à concevoir une autre façon de vivre l’envol, la sublimation de la vie, sans qu’il soit nécessaire de détruire la matière ou de l’abandonner sur terre. Poséidon et Zeus s’opposent artificiellement sur la façon d’atteindre le meilleur de la vie. En réalité ils collaborent et les oppositions décrites par Homère ne font que préciser cette association dès lors que nous passons à travers les mailles du fantastique. En situant les deux frères de part et d’autre de la frontière entre la matière et la raison, il devient plus facile de comprendre certaines attitudes de chacun d’eux.
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AU-DELÀ D’UN CLIVAGE
Lorsque nous lisons la Théogonie d’Hésiode, plus encore que l’Iliade d’Homère, nous avons la sensation que Zeus est l’unique dieu auquel il faudrait faire référence, qu’il faudrait l’adorer en considérant que toutes les autres divinités lui doivent allégeance. Ses frères et sœurs lui ont donné le sceptre, mais nous sentons aussi qu’il s’agit d’un parti pris des auteurs. Lorsque nous lisons Hésiode, la chronologie approximative qu’il nous donne semble être bonne pour tous les dieux dans leur ensemble, sauf pour Zeus. En effet, avant même qu’il ne vienne au monde, ou du moins apparaisse comme l’un des enfants de Rhéa et de Cronos, il reçoit Styx dans l’Olympe et la comble d’honneurs parce qu’elle est la première à venir sur l’Olympe. Il gère l’Olympe comme s’il avait toujours existé. Il reçoit également Hécate et nous avons l’impression qu’il est déjà le monarque qui gouverne le Ciel, avant qu’il n’ait pu faire revenir au monde ceux et celles que Cronos a avalés pour éviter d’être détrôné. L’enchaînement ne peut que surprendre si nous restons fidèles au déroulement du temps, même si les faits se développent sur des myriades d’années. Achevant de présenter Hécate, Hésiode écrit : « Et le fils de Cronos a fait d’elle la protectrice des jeunes hommes, pour ceux qui, après elle, Ont vu de leurs yeux la lumière de l’Aurore qui tient mille choses sous son regard. Ainsi, depuis le commencement, elle est protectrice des jeunes hommes ; voilà ses honneurs propres » (p.99)
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La présentation des dieux se fait bien à partir d’un point zéro manifesté par Chaos, mais l’ordre proposé par Hésiode reste organisé autour d’un Zeus adulte, déjà responsable de l’Olympe qui décide de tout et nous pouvons confondre la Théogonie avec une Chanson de geste à la gloire de Zeus. Zeus est bien le maître de l’idée, il est constamment « le grand Zeus » et il « ne connaît que desseins impérissables ». Nous sentons que l’ensemble des dieux est préalablement orienté et qu’il ne peut y avoir que des partenaires ou des adversaires de Zeus. Le Zeus mortel de l’époque minoenne est ici ignoré. L’exposé de la naissance des dieux pourrait nous surprendre, mais, comme je l’ai dit ailleurs, elle se comprend comme une justification d’un autre choix, plus politique, un choix que l’auteur développe dans un autre poème : Les travaux et les jours. La justice de Zeus est désirée par le poète pour défendre des intérêts bafoués par les aristocrates qui se croient au-dessus de toutes les lois et semblent ignorer celles du Ciel. La fable de l’épervier et du rossignol, que nous trouvons dans les premiers vers du second poème, nous fait comprendre non pas le sens que l’auteur veut lui donner et qui est une véritable leçon de savoir-faire, mais celui de la Théogonie. « Un épervier répondit au joli rossignol en ces termes, Comme il l’emportait dans la nue captif de ses serres : Pris dans les serres crochues, l’oiseau ne cessait de se plaindre Et de gémir ; à quoi, violemment, répondit le rapace : " Pourquoi, ces cris, insensé ? Un plus fort que toi te possède, Tout sonore sois-tu, tu iras jusqu’où je te porte ; Si je le veux, tu seras mon repas ou tu seras libre. Déraisonnable qui veut affronter ce qui le dépasse : La victoire le fuit ; la douleur s’ajoute à sa honte. "21 »
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HÉSIODE La Théogonie. Les travaux et les jours et autres poèmes. Traduction de Philippe Brunet, commentaires de Marie-Christine Leclerc. Paris, Le livre de Poche, 1999, p.104.
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Zeus est la référence qui s’impose pour connaître un mode de vie idéal et il faut ajouter que cet idéal est politiquement daté. Hésiode, après Homère, utilise la mythologie pour communiquer son jugement sur le monde tel qu’il se développe, sur les débuts des cités qui sont loin de connaître un gouvernement démocratique. Le monde des dieux n’a pas toujours connu cette distribution des tâches et Zeus n’a pas toujours été le monarque de l’Olympe : il est le dieu des hommes sédentarisés et s’organisant en cités. D’ailleurs, à côté de Zeus, nous pouvons placer sur le plan humain un mortel comme Ulysse, la véritable copie du monarque divin juste et rusé. En étudiant Poséidon, sur le plan mythique ou sur celui de l’histoire des religions, nous découvrons qu’il n’est pas exactement le personnage que les premiers poètes peuvent présenter avec l’écriture. Cela nous entraîne à prendre un certain recul vis-à-vis des légendes ou des récits qu’ils reformulent. Homère et Hésiode ignorent volontairement ce qui ne correspond plus à leur époque, et nous pouvons ajouter que Poséidon n’est pas la divinité qui répond le mieux à leurs conceptions de la politique et de l’économie de la Grèce aux VIIIe et VIIe siècles av. J.-C. Avec Hésiode, on pourrait même se demander qui est le véritable Ébranleur de la terre. Zeus semble tout dominer et si les autres dieux ont des attributions, il semble bien disposer des mêmes. Parlant des enfants de Rhéa, Hésiode les cite et nous dit : « Rhéa, dompté par Cronos, lui enfanta de glorieux enfants : Hestia du Foyer, Déméter, Héré aux sandales d’or, Ainsi qu’Hadès le Fort (celui qui, sous le sol, a ses demeures, Cœur impitoyable), le retentissant Ébranleur de la Terre Et Zeus maître de l’idée, père des dieux et des hommes, Dont le tonnerre fait trembler la vaste terre. » (p.99) En étudiant Zeus, j’ai pu me rendre compte qu’il avait tout pensé pour dominer la totalité des trois mondes.
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Je crois que la mythologie nous enseigne autre chose qu’une hiérarchie divine immuable. Elle nous présente, au contraire, une dynamique spirituelle qui laisse la place à de nombreuses interprétations et qui s’inscrit dans une véritable histoire, celle des hommes qui passent de la chasse et de la cueillette à l’agriculture et à un habitat s’inscrivant dans des espaces de plus en plus étendus avec des citadelles et des campagnes verdoyantes. Hésiode ne semble pas faire grand cas de Déméter, mais appartient-elle encore à ce monde des guerriers qui cherchent le Ciel jusque dans le bûcher ? Hésiode semble utiliser les légendes pour affirmer un idéal qui est d’abord le sien. Or, les légendes ne placent pas toujours Zeus au premier plan, à la fin d’un cheminement initiatique, au sommet d’une ascension souvent périlleuse. Un certain nombre l’ignorent même et nous font comprendre que l’ordre qu’il veut imposer aux dieux et aux mortels n’a pas toujours été considéré comme le meilleur. Si nous voulons avoir une meilleure vision de l’ensemble mythique, il faut redonner vie aux sources légendaires et ne pas se fier aveuglément aux travaux des premiers poètes qui se saisissent de l’écriture pour en parler plus doctement. À leur façon, les légendes construisent une histoire parallèle, une histoire de l’imaginaire, mais aussi des croyances populaires. Je reviens souvent sur les grandes étapes telles que la mythologie nous les fait connaître. À l’origine se trouve Chaos, mais Chaos ne signifie pas systématiquement absence d’ordre. Il peut aussi signifier une multitude d’ordres sans qu’aucun d’entre eux ne soit prépondérant. Tout serait possible dans Chaos et c’est Hésiode qui fait émerger de Chaos : Gaia, Éros, Érèbe et Nyx. Comme le souligne Jean Pierre Vernant, dans son essai qui précède la Théogonie, « Chaos, Terre, Amour, telle est donc la triade de Puissances dont la genèse précède et introduit tout le processus d’organisation cosmogonique ». (p.9) Cette cosmogonie se rattache à la conception du monde du poète et n’a de valeur que par rapport à la vision qu’il a de l’homme dans le monde. Il me semble préférable de ne pas la
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considérer comme un absolu indispensable pour comprendre les légendes d’autant plus que c’est à partir d’un mode de vie particulier, qui n’a certainement pas été celui de tous les temps, qu’Hésiode a placé Zeus au sommet de sa pyramide. Il lui fallait un point de départ et un point d’arrivée pour raconter une histoire qui reste influencée par les croyances auxquelles adhère le poète sans oublier que cette histoire est d’abord une invitation à vivre d’une certaine façon. Au tout début apparaissent donc deux forces dont une est matérialisée : Gaia, tandis que l’autre est une puissance invisible, inobservable et cependant fondamentale pour les manifestations à venir. Tandis que Gaia apporte la matière, Éros assure la cohésion des éléments qui la manifestent et prennent forme tout en évoluant distinctement. Les premières formes restent invisibles, parce qu’Ouranos les cache dans le ventre de Gaia et ce jusqu’à sa castration opérée par Cronos le plus jeune des Titans. En castrant son père, Cronos sépare la Terre du Ciel, crée un espace qui sera inondé de lumière par le Soleil et crée un temps cyclique puisque le Jour laisse périodiquement la place à la Nuit. Ce que nous oublions souvent d’ajouter, c’est que Cronos inaugure un comportement nouveau qui est celui d’un monarque. Le statut de gouverneur du monde commence avec lui et nous voyons qu’il va de pair avec la violence et la peur, celle de perdre le pouvoir, celle aussi de ne pas pouvoir maîtriser le temps. Cronos avale ses enfants parce que ses parents, qui connaissent le futur, lui ont dit qu’il serait détrôné par l’un d’eux. Arrivé à ce stade de l’évolution mythique, j’ai envie de retenir la capacité de la Terre à lire l’avenir, une capacité qui n’a pas besoin de la lumière du Soleil et qui pourrait bien être accordée à la matière elle-même. Il n’est pas inintéressant, non plus, de noter que si Gaia a prévenu son fils Cronos, elle va également aider Rhéa à sauver Zeus qui détrônera son père. J’en déduis très simplement que la matière, Gaia si l’on préfère, connaît son avenir et choisit elle-même de confier le pouvoir à Zeus, autrement dit à l’idée. Je retiendrai que l’existence de Zeus, de l’idée, n’est pas nécessaire pour que la matière, la Terre, sache orienter l’avenir, prendre des décisions, organiser le changement. Je retrouve alors l’origine
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d’une idée qui m’est chère : c’est la matière qui pense et le cerveau ne pense que parce qu’il est de la matière. Je trouve ici la justification d’un rapport de nonconcurrence entre la matière et l’esprit, pour ne pas dire entre Poséidon souvent associé à la matière, du moins symboliquement, et Zeus. Si Zeus est amené à prendre le pouvoir, ce n’est pas contre la matière, mais contre certains excès ou certaines qualités de la matière. Gaia souffrait de garder dans son ventre les Titans, elle ne pouvait que soutenir son petit-fils au moment où il accepte de les placer sous la lumière du Soleil, de les faire émerger de l’obscurité. A Zeus elle donnera même des armes pour combattre, ce qui symboliquement signifie qu’elle lui donne des forces utiles pour venir à bout de cette monstruosité. Ce sera le cadeau des Cyclopes, en réalité celui de Gaia. Faut-il oublier que les Cyclopes sont aussi les « Yeux ronds » et que cet œil unique au milieu du front pourrait bien être le symbole de ce qu’on appelle le troisième œil ? L’œil est le symbole de la perception intellectuelle. L’œil frontal est aussi le troisième œil de Çiva ! Nous lisons dans le Dictionnaire des Symboles : « Si les deux yeux physiques correspondent au soleil et à la lune, le troisième œil correspond au feu. Son regard réduit tout en cendres, c’est-à-dire qu’exprimant le présent sans dimensions, la simultanéité, il détruit la manifestation… C’est en fait un organe de la vison intérieure, et partant une extériorisation de l’œil du cœur…. » (p.687) Au-delà de l’opposition qui fait préférer un regard d’Ulysse à un regard de Polyphème, et qui correspond davantage à notre sensibilité moderne, nous comprenons que Zeus a besoin de ce regard qui appartient à la matière, à la Terre et non au Ciel. N’oublions pas qu’Ouranos n’était qu’un double fabriqué par Gaia à partir d’elle-même. Zeus n’apporte rien sur un plan que nous pourrions considérer comme matériel, il ne fait qu’envisager un nouvel usage de cette matière. Nous verrons, plus loin, que les premiers rois d’Attique ou d’Athènes sont dits « nés du sol ».
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Retenons que la matière possède en elle la force et la volonté de gommer la monstruosité et de changer d’état en privilégiant l’idée. Les guerres de Zeus contre les Titans, les Géants ou Typhon ne font qu’imager cette utilisation d’une force terrestre contre ce quelle a d’inacceptable. C’est la matière qui, elle-même, fait évoluer les formes qui la manifestent. Il est normal que les hommes soient les grands absents de la Théogonie, mais ils ne sont absents que sur le devant de la scène. Ils sont comme des spectateurs qui découvrent un spectacle instructif et doivent en retenir la leçon. Le sacrifice de Prométhée, voulu par Zeus, maître de l’idée, est aussi celui que souhaite Gaia puisqu’elle a tout fait pour que Zeus prenne en main l’avenir du monde. Le sacrifice de Mècônè et les suites de l’opposition entre Zeus et Prométhée nous font comprendre qu’il est dangereux de contourner les idées, qu’il est difficile de tromper Zeus et de le rejoindre, c’est-à-dire d’obtenir un statut divin, de devenir immortel. C’est à partir du sacrifice de Prométhée que l’on commence à comprendre ce que signifie être mortel et vouloir devenir immortel. Nous découvrons combien le changement est difficile et, plus encore, jamais définitif. Il n’est pas possible de tricher à ce stade du changement. Le clivage entre les hommes et les dieux est aussi important qu’entre les dieux eux-mêmes. Si les hommes veulent devenir immortels ; les dieux peuvent redevenir mortels ou perdre tout ou seulement une partie de leur immortalité comme le montre la punition de Prométhée. En réalité, il ne la perd pas entièrement et si l’aigle de Zeus la dévore le jour, elle se reconstitue la nuit. La nuit serait-elle le garant de l’immortalité, à moins que ce ne soit l’invisibilité du monde spirituel, l’inobservable ou encore l’incapacité de voir, objectivement, le divin ? Il serait facile de rappeler ici la légende de, Tirésias, devin et aveugle. Comment ne pas associer ici de simples mots ? Si les dieux sont invisibles, ce qui doit être effacé, détruit chez les dieux de première génération est bien ce qui se voit. Or les monstres ne sont des monstres qu’à travers ce que l’on perçoit d’eux. Ce qu’il faut gommer c’est ce qui s’observe, ce qui se montre alors
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que l’idée est invisible. La monstruosité n’est prise en compte qu’à partir du moment où elle est traduite par un acte ou seulement par une forme. Les Centaures, les Cyclopes, les Satyres et bien d’autres créatures sont des monstres, mais ce qui est monstrueux également c’est de manger de la viande crue, de donner à dévorer son fils en ragoût pour voir si les dieux savent ce qu’ils mangent. À noter que Cronos ne mange pas ses enfants, mais les avale tout rond. Transpercer de flèches tous les prétendants à la main de Pénélope n’est pas monstrueux, Ulysse ne fait que rendre la justice et Zeus l’approuve. Ce qui pourrait passer pour de la démesure chez Ulysse a d’abord été pensé en implorant Apollon qui est l’archer divin, le fils de Zeus. Si Polyphème passe pour un monstre, n’est-ce pas d’abord à cause de son œil rond au milieu du front ? Certes, il mange la chair crue, ce qui n’est plus admissible pour des héros qui ont fait la guerre de Troie. Il ne respecte pas non plus l’hospitalité habituelle, celle que nous retrouvons chez Nestor, chez Ménélas ou chez Alcinoos. Mais son portrait n’est-il pas induit par la volonté des hommes, et des poètes, à valoriser l’idée, ce qui ne se voit pas, mais anime intérieurement la vie ? N’oublions pas que Prométhée en reprenant sa place dans l’Olympe garde au doigt une bague qui lui rappelle son enchaînement au Caucase, autrement dit à la Terre. Nous pouvons en déduire que l’on peut être immortel tout en se souvenant que l’on est aussi mortel, que l’immortalité ne signifie pas abandon définitif de la matière, qu’il n’est pas possible de devenir pur esprit. C’est peut-être pourquoi les dieux grecs ont une forme qui les rend à la fois supérieurs et si proches des hommes. Les aèdes ont inventé des dieux qui étaient des hommes plus grands, plus forts, plus intelligents aussi, du moins plus rusés, des hommes qui n’ont plus besoin de travailler pour vivre, mais qui doivent respecter une justice qui pourrait surprendre puisqu’elle est encore, dans les propos d’Homère et d’Hésiode, une justice de tyran. Ce qui devrait également attirer notre attention c’est la notion de fécondité à laquelle s’ajoutera celle de fertilité. La première à manifester la fécondité est Gaia, et après elle toutes
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les Déesses Mères, comme le sera Rhéa. Il faut alors ajouter la notion de fertilité et là nous pouvons faire référence à Déméter, la déesse de la Terre cultivée. Du côté des assistants mâles, nous trouvons Poséidon proche de la Grande Déesse bien plus que Zeus ou Hadès. Poséidon, symbolisé par le taureau ou le cheval, n’est pas seulement l’Ebranleur de la Terre, il est aussi une manifestation virile de la fécondité, peut-être un peu trop souvent monstrueuse dans sa forme il est vrai. Cette image du dieu vient du fait qu’il est antérieur au Zeus adulte qui prend le pouvoir à Cronos. Il ne perdra sa monstruosité qu’en devenant le fils de Rhéa que Zeus fera revenir au monde lumineux. Comme on le voit chez Homère, il n’est plus un créateur de monstres, il est devenu un défenseur de la vérité et de la stratégie de Zeus, tout comme Héra d’ailleurs qui, dans l’Iliade, n’est opposée à Thétis que pour donner du sens à la légende. Aussi est-il préférable de bien dissocier deux époques, celle qui est dominée par les Déesses Mères, et celle qui le sera par Zeus et ses enfants. Ce qu’il faut retenir dans la stratégie de Zeus pour permettre la transition de la matière à l’idée, c’est l’intégration d’anciennes puissances par l’intermédiaire d’unions qu’Hésiode ne pourrait qualifier de bonne entente dans leur totalité et l’ensemencement chez les mortels de ses propres valeurs. Zeus n’épousera que trois déesses et fera violence, si l’on veut, à toutes les autres, immortelles ou mortelles. C’est peut-être là que nous percevons le mieux la différence entre Poséidon et Zeus, tous les deux ayant de nombreux enfants. Les enfants de Poséidon ne seront pas tous des monstres, ou mieux des dieux de première génération loin de là, mais ils seront liés à une vision du monde encore très matérielle, ceux de Zeus seront autant de règles correspondant à l’ordre qu’il veut mettre en place. Encore une remarque qui s’impose d’elle-même. Zeus et le nouveau Poséidon, fils de Rhéa, sont des enfants de Titans. Cronos est un Titan et parce que les Titans sont des monstres, ils ont hérité de leurs défauts autant que de leur immortalité. D’ailleurs, c’est souvent que Zeus et Poséidon s’affrontent en
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faisant référence à leur force respective. Nous pouvons donc penser que la monstruosité n’est pas synonyme de force physique extraordinaire, démesurée, et que la différence entre les dieux de première génération et ceux de seconde génération repose sur d’autres critères. En admettant que ce critère soit l’idée, les premiers dieux en seraient dépourvus, or nous devons bien admettre que la mère des Titans, Gaia, est la première à avoir des idées, à se soucier du changement et à en connaître la nature. J’en suis même arrivé à dire que la mythologie nous invitait à concevoir une matière qui pense et non une matière séparée de l’idée. De la matière émanent toutes les formes et l’idée n’est que la sublimation des formes. En faisant de Zeus le seul dépositaire, en quelque sorte, de l’idée, les aèdes nous ont plus ou moins laissé imaginer que les autres dieux en étaient dépourvus, du moins qu’ils ne pouvaient pas rivaliser avec lui sur ce plan particulier. Prométhée est d’abord celui qui ruse moins bien que Zeus ! Estce à dire que Poséidon en est dépourvu ? Or, dans l’Iliade, nous voyons clairement qu’il pense avant d’agir tout aussi bien qu’Apollon ! Il faut éviter de croire que les choix qui sont faits par les poètes, qui nous présentent les dieux à partir de critères qui sont exclusivement les leurs, sont révélateurs de vérités généralisables et hors du temps. Je voudrais prendre ici un exemple d’enchaînements mythiques qui pourrait nous aider à comprendre la relation qui existe entre les deux frères. Faisons référence à l’un de ses enfants. Eumolpos est le fils de Poséidon et de Chioné. Une légende dit que sa mère, honteuse de mettre au monde un bâtard aurait jeté son enfant à la mer ! Poséidon l’aurait recueilli puis donné à la fille qu’il aurait eue avec Amphitrite. - Toutes les légendes ne sont pas d’accord sur les amours de Poséidon et d’Amphitrite, mais c’est ici sans grande importance. - Chioné était une fille de Borée et d’Orithye. Poséidon aurait alors emmené l’enfant en Éthiopie pour que sa fille l’élève. Notons au passage l’allusion d’Homère au moment où ils vont décider du sort d’Ulysse.
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« Tous les dieux se plaignaient, sauf un seul, Poséidon, dont la haine traquait cet Ulysse divin jusqu’à son arrivée à la terre natale. Or le dieu s’en alla chez les Nègres lointains, les Nègres répartis au bout du genre humain, dans leur double domaine, les uns vers le couchant, les autres vers l’aurore.22» En note Jean Bérard précise qu’il s’agit des Éthiopiens et précise : « Le cours du haut Nil divisait ce peuple en Nègres du Couchant et Nègres du Levant. » (Notes, p.471) Il fait alors référence à Hérodote. Revenons à Eumolpos. Lorsqu’il fut grand, le mari de sa mère adoptive, un roi éthiopien, lui donna une de ses filles en mariage, mais Eumolpos essaya de violer une de ses belles-sœurs. Il fut alors banni avec son fils Ismaros. C’est alors qu’il se rendit près du roi de Thrace Tégyrios qui donna une de ses filles à Ismaros. Eumolpos ayant participé à un complot contre le roi, il dut s’enfuir encore une fois. Il se réfugia à Éleusis où il fut apprécié de ses habitants. Ismaros étant mort, Eumolpos se réconcilia avec Tégyrios et ce dernier lui confia son royaume. Alors qu’il était roi de Thrace, la guerre éclata entre Éleusis et Athènes. Appelé par les habitants d’Éleusis, Eumolpos vint avec son armée pour lutter contre les Athéniens qui étaient commandés par Érechthée. Il fut alors vaincu et tué ce qui ulcéra Poséidon qui aurait alors demandé à Zeus de punir les Athéniens et Zeus aurait foudroyé l’armée athénienne ainsi qu’Érechthée. Si nous remontons le temps, si nous étudions la légende en sens inverse, nous devons commencer par considérer Érechthée. Primitivement, il semble qu’Érechthée était confondu avec Érichthonios, le fils d’Héphaïstos et de la Terre qu’Athéna avait élevé sur l’Acropole. Nous sommes donc aux débuts de l’histoire d’Athènes. Érechthée serait devenu roi d’Athènes après la mort de Pandion et Pierre Grimal apporte cette précision dans son Dictionnaire :
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HOMÈRE Odyssée. Préface de Paul Claudel. Paris, Gallimard, 1955, p.54.
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« Érechthée obtint en partage la royauté, tandis que Boutès (son frère) avait le sacerdoce des deux divinités protectrices de la ville, Athéna et Poséidon. » (p.143) Il est permis d’être surpris par cette précision qui ne fait pas référence à la compétition entre les deux divinités pour la possession de la ville. Ici les deux adversaires semblent réconciliés, mais peut-être la scène se passe-t-elle avant la conquête religieuse de la ville ! Il nous dit aussi qu’Érechthée avait interrogé l’oracle de Delphes et que ce dernier avait dit qu’il devait sacrifier une de ses filles s’il voulait obtenir la victoire. De retour à Athènes il aurait sacrifié une de ses filles, mais les autres se seraient alors suicidées ou bien toutes les filles se seraient offertes en sacrifice pour l’intérêt de leur patrie La mère d’Eumolpos était une des filles d’Érechthée que Borée avait enlevée. Borée était le dieu du Vent du Nord qui habitait la Thrace, considérée en Grèce comme un pays froid, le pays des Hyperboréens étant appelé le pays au-delà du Vent du Nord, là où Apollon devait se rendre avant de venir s’installer à Delphes. Borée était un dieu ailé d’une très grande force physique. Il était le fils d’Éos, mais aussi le frère de Zéphyr et de Nétos. Il était donc un Titan, un de ces êtres qui personnifient les forces de la nature. Après avoir enlevé Orithye, la fille du roi d’Athènes, et l’avoir emmenée en Thrace il lui aurait donné deux fils : Calaïs et Zétès que l’on appelle aussi les Boréades. Nous retrouvons ces deux enfants parmi les Argonautes et leur action, durant le voyage, fut de mettre un terme au supplice que les Harpyes faisaient subir au roi de Thrace : Phinée qui était un devin aveugle, mais aussi un fils de Poséidon. Cela se passait sur la rive européenne de l’Hellespont. Phinée était affligé d’une malédiction particulière : chaque fois qu’il se trouvait devant une table servie de différents mets, les Harpyes venaient les lui voler ou les lui souiller. Les dieux l’avaient sanctionné parce qu’il révélait aux mortels des vérités divines. En délivrant Phinée des Harpyes, les Argonautes avaient obtenu des renseignements sur le chemin qu’ils devaient suivre.
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Pierre Grimal nous dit aussi qu’Eumolpos est lié aux Mystères d’Éleusis. « Différentes traditions attribuent au Thrace Eumolpos l’institution des mystères d’Éleusis. C’est lui qui purifia Héraclès du meurtre des Centaures. La famille sacerdotale des Eumolpides se considérait comme descendant de lui. Son fils Céryx (le Héraut) fut, après sa mort, chargé d’un rôle dans les Mystères. C’est lui l’ancêtre des Céryces, les Hérauts, qui présidaient aux initiations à Éleusis. » (p.150) En étudiant de plus près le personnage de Céryx, nous apprenons qu’il serait le fils d’Aglauros et d’Hermès. Aglauros aurait une mère qui porterait le même nom et qui serait la fille du premier roi d’Athènes : Actaeos. Aglauros et ses sœurs seraient liées à la légende d’Érichthonios. Cet ensemble de légendes forme un tout complexe qui nous entraîne dans une infinité de détails difficilement utilisables pour dégager un minimum de compréhension. Nous sommes confrontés à des liaisons parfois difficiles à articuler et les noms des divinités nous masquent souvent l’essentiel. Pour essayer d’avoir une vision plus claire des divinités apparemment plus anciennes, il m’a semblé utile de revenir sur l’histoire mythique d’Athènes. À cela j’ajoute une seconde raison. Il me semble que le dernier monarque d’Athènes qui ne soit pas un élu de Zeus est bien Thésée. Or Thésée est fils de Poséidon. Les premiers rois d’Athènes sont surtout des enfants de Gaia et ne raisonnent pas comme le demandera Athéna en prenant la défense d’Oreste devant les Érinyes. Ces monarques nous aident à comprendre le changement qui apparaît après la fin de la civilisation minoenne. Thésée refuse l’amour d’Ariane et c’est Dionysos qui l’épouse ! La rupture qui s’impose alors n’est pas seulement divine, elle est aussi politique. En étudiant plus particulièrement cette ville, il est permis de construire un enchaînement plus structuré qui donne un arrière-plan plus instructif au mythe de Solon concernant l’opposition entre Athènes et l’Atlantide. Au préalable, je crois que la réflexion de Peter Levi s’impose : « On continue aujourd’hui à s’intéresser davantage aux cités célèbres et au passé florissant… Nous commettons sans
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doute une erreur grossière en appliquant ce terme indifféremment aux villages fortifiés du Péloponnèse et à Athènes. En d’autres termes, nous donnons trop d’importance à cette dernière, en grande partie parce qu’elle est la capitale de la Grèce moderne...» (p.26) Il semble que sur le plan mythique nous ayons tendance à nous comporter de la même façon. Il est probablement plus facile de parler de l’Athènes mythique que de l’Attique mythique et si l’histoire aide à les distinguer, les mythes n’y arrivent pas toujours. Il suffit de se pencher sur les rois successifs, tels qu’ils sont présentés par les légendes, pour s’en rendre compte. La succession des rois mythiques d’Athènes nous montre comment la mythologie s’organise pour justifier certaines valeurs qui trouvent leurs racines dans un temps suffisamment lointain pour qu’il ne soit pas possible de le remettre en question. Cécrops et Cranaos sont des rois mythiques de l’Attique et les légendes disent qu’ils sont nés du sol. Cécrops serait le premier roi de l’Attique. La légende dit que l’Attique s’appelait alors « Acté », que sous Cécrops elle prit le nom de son roi et s’appela Cècropeia. Cécrops aurait épousé Aglauros, la fille d’Actaeos et aurait eu quatre enfants : un fils, Érysichthon, et trois filles. Aglauros, qui porte le nom de sa mère, aurait eu une liaison avec Arès et la fille qu’ils avaient eue : Alcippé serait avec Eupalamos à l’origine de la naissance de Dédale. Hersé avec Hermès aurait donné naissance à Céphale qui, unie à Éos aurait donné naissance à Phaéthon qui passe plus généralement pour le fils du Soleil. Leur troisième fille s’appelait Pandrosos. Elle passait pour la première à filer et on lui rendait un culte sur l’Acropole. Les trois filles sont surtout connues pour leur comportement suite à la naissance d’Érichthonios, le fils d’Héphaïstos et de la Terre. Athéna avait placé l’enfant dans une corbeille et la curiosité les avait rendues folles. En ouvrant la corbeille, elle avait trouvé l’enfant entouré d’un serpent. De peur, les trois sœurs qui avaient fait cette découverte s’étaient jetées du haut de l’Acropole.
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Dans la légende, Aglauros mère serait la fille du premier roi d’Athènes. Cranaos succéda à Cécrops en tant que roi d’Attique. Le fils de Cécrops étant mort très jeune, Cranaos obtint le pouvoir parce qu’il passait pour le plus puissant citoyen de la ville nous dit Pierre Grimal. Les habitants de l’Attique s’appelaient des Cranaens et la ville d’Athènes Cranaé. Marié avec Pédias, la fille d’un Lacédémonien, Cranaos donna naissance à trois filles, la dernière s’appelant Atthis. C’est son nom qui fut donné au pays lorsqu’elle mourut sans avoir été mariée. Le pays devint alors l’Attique et sa citadelle Athènes. Une de ses filles ayant épousé le fils de Deucalion : Amphictyon et ce dernier aurait expulsé son beau-père pour prendre le pouvoir à Athènes. Dix ans plus tard, Amphictyon fut expulsé à son tour par Érichthonios. Les légendes ne donnent pas toutes les mêmes précisions et il semble que ce soit Érichthonios qui ait donné à la ville le nom d’Athènes tout en la consacrant à la déesse Athéna. Cette version semble plus acceptable, mais il ne faut pas être trop rigoureux sur la succession des monarques. Notons ici le lien qui existe entre les légendes, particulièrement celle de Cécrops et de Cranaos et celle de Deucalion et Pyrrha qui eurent des enfants en jetant par-dessus leurs épaules les « os de leur mère » qui n’étaient autres que des cailloux ou des éléments de la Terre. Les enfants de Deucalion sont bien nés du sol. Nous pouvons en dire autant d’Érichthonios, né de la semence d’Héphaïstos jetée par terre par Athéna. Il est lui aussi un enfant né du sol. Que dire des soldats armés surgissant de la Terre lorsque Cadmos sema les dents du dragon, fils d’Arès, sur les ordres d’Athéna ? Érichthonios épousa une nymphe et eut un fils Pandion qui lui succéda sur le trône d’Athènes. Pandion se maria à son tour et eut deux fils Érechthée et Boutès ainsi que deux filles Procné et Philomèle. À sa mort, le pouvoir fut partagé entre les deux garçons. Nous avons vu que
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Pierre Grimal disait à ce propos que les deux fils avaient obtenu la royauté et le sacerdoce à Athènes. Pour être plus précis et comprendre la succession des rois, il faudrait dire Pandion I, car Pandion II qui sera l’arrièrepetit-fils de Pandion I aura Égée pour fils avant que le trône, laissé vacant par Égée, soit occupé par Thésée, ce qui nous ramène à des personnages mieux connus. Il faut donc s’attarder sur les deux personnages qui portent le nom de Pandion. Pandion I est bien le fils d’Érichthonios et de Praxithéa, une naïade. Pandion avait conclu le mariage de Procné avec le roi de Thrace Térée en échange d’un accord par lequel Térée s’engageait à soutenir Pandion dans sa lutte contre le roi de Thèbes Labdacos, père de Laïos, lui-même père d’Œdipe. Nous retrouvons ici l’histoire de Thèbes et nous percevons à travers les légendes que les rivalités sont multiples entre les régions qui sont souvent dominées par une ville, comme l’Attique par Athènes. Entre Labdacos et Pandion existait un problème de frontière. Pandion II est le fils de Cécrops II, lui-même fils d’Érechthée et de Praxithéa. Pierre Grimal qui semble avoir suivi la même démarche, en ce qui concerne les rois d’Athènes, nous dit qu’il fut le huitième roi d’Attique. Il note également des concordances en disant que c’est à la même époque que Zeus aurait enlevé Europe et que Cadmos serait venu la chercher avant de construire Cadmée. Marié avec Pylia, Pandion II aurait eu quatre fils : Égéé, Pallas, Nisos et Lycos. Il ne convient pas d’être surpris par les détails géographiques, mais Cadmos ne savait pas qu’Europe était en Crète ! En essayant de mieux connaître ces quatre fils, nous apprenons que les fils de Métion, fils d’Érechthée, avaient chassé Pandion II de l’Attique pour régner à sa place. C’est pendant l’exil à Mégare qu’étaient nés ces enfants dont la mère était Pylia, la fille du roi de Mégare. Après la mort de leur père, ils étaient revenus conquérir l’Attique. Lycos avait obtenu une partie de l’Attique alors que Nisos avait obtenu le trône de
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Mégare, mais Égée avait chassé Lycos qui dut se réfugier en Messénie. Lycos était un prêtre et un devin qui était à l’origine du culte d’Apollon Lycien. Qui ne connaît pas la légende d’Égée ? Il ne pouvait pas avoir d’enfant et il finit par interroger l’oracle de Delphes, mais ne comprenant pas la réponse obtenue, il s’était arrêté à Trézène chez le roi Pitthée, le fils de Pélops. Pierre Grimal nous rappelle la réponse : « Ne délie pas, toi, le plus excellent des hommes, la bouche qui fait saillie de l’outre à vin avant d’être parvenu au plus haut de la ville d’Athènes ». Interprétant l’oracle, Pitthée s’empressa d’enivrer Égée et de l’unir à sa propre fille Aethra. La même nuit, Poséidon s’unissait avec la même femme. Athéna avait envoyé un songe à Aethra pour qu’elle aille dans une île voisine faire un sacrifice au conducteur de char de Pélops. C’est là qu’elle avait été surprise par Poséidon. Égée avait demandé à Aethra d’élever l’enfant si elle en avait un, de lui cacher le nom de son père, mais avait laissé sous un rocher ses sandales et son épée avec lesquelles il pourrait retrouver son père le jour où il pourrait déplacer le rocher. À son retour à Athènes, Médée avait rejoint Égée et lui ayant promis de lui donner un enfant, elle avait donné naissance à un fils Médos. C’était après sa rupture avec Jason et sa fuite de Corinthe. Thésée ayant grandi, étant parti à la recherche de son père, il était arrivé à Athènes. Médée qui savait qui il était, avait suggéré à Égée de l’empoisonner, mais au cours du repas où Thésée était invité, Égée avait reconnu son épée lorsque son fils l’avait tirée pour prendre la viande et, une fois encore, Médée avait dû fuir, cette fois avec son fils. À cette époque Minos imposait un tribut à Athènes à savoir cinquante jeunes garçons et cinquante jeunes filles qui devaient voyager vers la Crète pour être donnés en pâture au Minotaure. Thésée avait pris la place d’un jeune garçon. S’il sortait vainqueur de cette épreuve, Thésée devait mettre des voiles blanches dans le cas contraire, les voiles noires hissées au départ d’Athènes ne seraient pas changées. Au retour de Crète, Thésée ayant oublié de mettre les voiles blanches, Égée s’était suicidé en se précipitant dans la mer devenue la Mer Égée.
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Il est clair que les personnages les plus connus : Thésée, Jason, Médée, Œdipe, Pélops, Héraclès, du moins Alcée, se retrouvent dans la période la plus archaïque, à l’époque minoenne et probablement mycénienne. Il faudrait ajouter Dionysos, Héphaïstos, Athéna, Déméter, qui sont alors présents pour organiser les épreuves qu’ils destinent aux mortels. La vie d’Héraclès symbolise le passage d’une vision du monde à l’autre, de celle de Gaia et de Poséidon à celle de Zeus. Nous pouvons dire que si Poséidon se trouve au tout début de l’inventaire avec la naissance d’Eumolpos, il se retrouve à la fin avec celle de Thésée ce qui ne fait pas oublier Phinée entre les deux. Je voudrais rappeler que Phinée qui possédait des dons de devin avait préféré vivre longtemps en perdant la vue. Le Soleil avait été indigné et avait chargé les Harpyes de le tourmenter. Nous retrouvons une fois encore l’opposition entre la vue et la divination, deux formes d’intelligence, un thème souvent abordé par les légendes sous des images diverses. Nous sommes bien dans une période qui précède l’avènement de Zeus dans le Ciel. Comment ne pas s’apercevoir que les enfants de Poséidon, comme ceux de Zeus, sont le fruit d’associations symboliques ? Pas plus que Zeus, Poséidon n’a que faire d’enfants si ce n’est pour rappeler sa force de fécondation primitive, une force que nous retrouvons chez des mortels qui passent pour des héros. Toutefois, les héros attachés à ses attributions divines ne ressemblent pas à ceux qui se trouvent sous l’influence de Zeus. Poséidon n’institue pas des lois pour les mortels. Ses forces de fécondation sont essentiellement matérielles, terrestres. Les enfants de Poséidon reviennent parfois à la Terre comme Thésée, mais souvent ils sont combattus et tués par Héraclès comme Busiris, Antée ou Nélée. Pélias est tué par Médée à la demande d’Héra, Nirée meurt devant Troie, Épopée est tué par Amphion et Zéthos, d’autres fils de Zeus. Nous pourrions donc penser qu’un certain nombre d’enfants de Poséidon disparait en passant sous la domination de Zeus. Par contre, Lycos est transporté dans l’Île des Bienheureux qui est
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gouvernée par Cronos alors que Pégase est reçu dans l’Olympe sitôt sorti du cou de Méduse. Que penser d’Hyriée ? Il serait un fils de Poséidon selon certaines légendes et le père de Nyctée, de Lycos et même d’Orion. Sa mère était une Pléiade : Alcyoné. En Béotie, il avait fondé une ville : Hyria et s’était marié avec la nymphe Clonia. Comme le dit Pierre Grimal qui s’appuie sur une légende tardive, il avait offert l’hospitalité à Zeus, Poséidon et Hermès. Les dieux pour le remercier lui auraient demandé de faire un vœu et il aurait demandé un fils. « Les dieux lui en donnèrent un, qu’ils engendrèrent en urinant dans la peau du bœuf que le vieillard avait sacrifié en leur honneur. Ce fils fut Orion. » (p.219) Je crois que cette légende nous met sur la voie d’une association étroite entre les dieux qui ne pensent, finalement qu’à rendre aux mortels les faveurs qui répondent à leurs sacrifices. Les guerres entre divinités sont une formulation de poète pour faire comprendre aux hommes que tous les comportements ne sont pas bons, qu’ils doivent s’efforcer de tenir compte des règles divines d’où qu’elles viennent, de la Terre comme du Ciel puisqu’ils sont souvent associés comme dans cette légende. Ils le sont aussi bien devant Thèbes que devant Troie, mais par des biais différents : Athéna surveille le comportement des héros thébains bien avant d’accompagner Ulysse en route vers Ithaque. Comme Zeus, Athéna semble avoir toujours existé et nous la retrouvons partout, pas seulement devant Thèbes ou devant Troie. Ce que nous oublions dans l’observation des détails, c’est que tout se passe après le déluge, donc dans un monde nouveau occupé par la quatrième race d’Hésiode, celle des demi-dieux. Toutefois, si Zeus a lui-même provoqué le déluge et si Prométhée a averti Deucalion et Pyrrha, nous devons considérer qu’il est possible de placer nombre des acteurs mythiques dans une époque précédente, celle de la troisième race d’Hésiode, la race de Bronze. Serait-ce le moment où naîtrait Zeus en Crète, le moment où ses vagissements seraient couverts par les danses des Curètes entrechoquant leurs armes de bronze ?
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Hésiode nous dit que Zeus serait aussi à l’origine de la disparition de la seconde race, la race d’argent, parce qu’elle était violente et n’offraient plus de sacrifices aux dieux. Il l’aurait ensevelie. La race de bronze, qui ne connaissait pas encore l’agriculture vivait de chasse et de cueillette, mais aimait faire la guerre. Elle était séduite par les travaux d’Arès dit Hésiode ! Cet Arès est-il bien le fils d’un Zeus adulte, marié à Héra ? Autant dire que les hommes ressemblent aux dieux, du moins dans les légendes ! D’un comportement belliqueux et sans idées claires, c’est ainsi que l’on perçoit Arès par confrontation avec Athéna, les hommes vont évoluer vers un comportement de plus en plus influencé par la raison. C’et ce que nous pouvons comprendre à travers le désir d’Héphaïstos pour Athéna, et la naissance d’Érichthonios. Orion passait pour être le fils de la Terre, ou bien d’Hyriée ou encore de Poséidon ! Nous éprouvons des difficultés pour établir ses filiations, mais Orion n’était-il pas d’abord un Géant ? Il n’était pas un monstre pour l’Aurore qui l’aimait, il était surtout un fils de divinité, un beau Géant et si Artémis lui a envoyé un scorpion, l’équivalent d’une flèche sur le plan symbolique, c’est bien parce qu’Orion était un élu des dieux et qu’il méritait d’être immortalisé. L’amour d’Éos pourrait être symbolique avant tout. Nous avons tendance à penser que les demi-dieux sont des enfants de Zeus, il est plus acceptable de dire qu’ils sont des enfants des dieux, sans établir de distinction entre eux, sans chercher à les situer dans le temps mythique. Il faut prendre un peu plus de recul pour essayer de comprendre des enchaînements qui ne sont que le fruit de notre volonté d’établir une sorte de logique historique. Je crois surtout que les mythes nous font découvrir une évolution des idées, une évolution dans l’usage des croyances et des mythes qui les accompagnent. N’oublions pas que les mythes peuvent être considérés comme des croyances populaires. Le mythe atteint le grand nombre et n’a pas besoin de prêtres pour être colporté. Or les mythes nous font connaître une transformation des mentalités et, dans ce contexte
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hautement symbolique, ils nous montrent comment les aèdes, qui sont des éducateurs d’un autre temps, les utilisent pour orienter la pensée de leurs semblables. En essayant de mettre un peu d’ordre et en essayant d’articuler les mythes entre eux, nous percevons mieux des glissements, des modifications qui se cachent sous des noms, ou des croyances. Si nous en restons à ce que nous dit Hésiode ou même Homère, nous ne sentons pas que leurs discours sont orientés, politiquement corrects dirionsnous aujourd’hui. Ils se servent des mythes pour imager un esprit grec qui correspond essentiellement à une époque qui est la leur. Or, ce que nous découvrons avec eux, c’est la suprématie de l’idée, l’impérialisme de l’idée et d’une idée qui se veut déjà logique, objective, rationnelle, morale et politique. Ulysse est le monarque mortel qui pense comme Zeus, qui gouverne comme lui, mais qui utilise une vision binoculaire, concrète et passe son temps à prévoir pour être efficace. Avec Athéna, il est l’homme qui pense et décide, qui se gouverne luimême avant de gouverner les autres, qui ruse s’il le faut. Le changement est là, sous nos yeux, et nous ne le voyons pas parce qu’il est voilé par le récit. Avec les textes d’Homère et d’Hésiode, il semble que les symboles deviennent plus difficiles à saisir. La formation politique du citoyen prend le dessus sur l’instruction spirituelle de l’homme en soi. Elle était plus visible avant, lorsque l’homme était plus proche de la Terre, de ses racines matérielles, lorsqu’il était moins intelligent et davantage une force de la nature, jusqu’à l’avènement de la quatrième race ! Ce que nous découvrons dans la nouvelle présentation des mythes c’est bien ce passage d’une monstruosité naturelle à une vie policée, dans laquelle l’idée prend de plus en plus d’importance. Or, si la politique intervient dans ce glissement, la religion n’y est pas étrangère. Il ne faut pas oublier que nous allons passer d’une religion des monarques à une religion des aristocrates et des cités, une religion qui, pour garder sa puissance d’orientation des esprits, doit s’adapter. Les dieux sont alors des monarques de plus en plus puissants et la justice des dieux ne peut s’opposer à la justice des hommes, ou bien elle la renforce ou bien elle la précède dans une sorte
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d’intégrisme qui ne dit pas encore son nom. Avec Zeus, il n’y a pas de compromis, il n’y a plus de commerce équitable, il n’y a que des comportements imposés ou bien des punitions qui atteignent sa famille elle-même. Mais Zeus n’est qu’une image, un voile posé sur la vie politique et religieuse. Ce que nous découvrons huit siècles avant notre ère, ce sont les prémices d’une religion dominée par un dieu unique qui est aussi un dieu juste et violent, un dieu qui s’impose à tous et n’admet pas la controverse. Il est clair que les autres divinités sont appelées à disparaître, Poséidon en particulier. Tous les dieux de l’Olympe se retrouvent devant Zeus comme devant un père qui les a conçus et ne permet pas que l’on remette en question cette autorité d’autant plus forte qu’elle dépend de sa seule volonté. Hésiode n’hésite pas à faire renaître de Zeus des divinités de première génération qu’il cherche à mieux contrôler. Zeus engendre un monde nouveau, mais ce monde est aussi celui des poètes et des aristocrates qui gouvernent. Nous comprenons que tout est lié à la disparition d’un panthéon qui démultiplie les rapports entre les mortels et les dieux tout en les diluant et en les amoindrissant. Alors que les premiers dieux avaient leur indépendance vis-à-vis des forces de la nature, les nouveaux dieux, en perdant leur ancrage naturel, en devenant des dieux qui pensent, ne peuvent que mettre en péril une hiérarchie nouvelle. Les idées ne peuvent que s’opposer et nous sommes loin de l’idée républicaine. Le nouveau dieu ne saurait être républicain, il ne peut être que monarque tout puissant. Toute l’évolution de la mythologie se lit dans cette prise de conscience religieuse qui accompagne la volonté de garder l’ascendant sur les esprits des simples mortels. Il faut unifier la pensée mortelle et surtout la contrôler et Zeus est déjà la traduction d’un tel besoin de contrôle. Jean Pierre Vernant le dit à sa façon dans son Essai qui précède la traduction de la Théogonie par A. Bonnafé : « En épousant, maîtrisant, avalant Métis, Zeus devient plus qu’un simple monarque : il se fait la Souveraineté ellemême. Averti par la déesse, au fond de ses entrailles, de tout ce qui lui doit advenir, Zeus n’est plus seulement un dieu rusé,
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comme Kronos, il est le mêtieta, le dieu tout Ruse. Rien ne peut plus le surprendre, tromper sa vigilance, contrecarrer ses desseins. » (p.14) Pour lui : « La souveraineté cesse d’être l’enjeu d’une lutte toujours recommencée. Elle est devenue, dans la personne de Zeus, un état stable et permanent. L’ordre n’est pas seulement fondé par le pouvoir suprême qui répartit les honneurs. Il est définitivement établi. » (p.14) La mythologie nous offre la métamorphose des croyances ou du moins l’apparition d’une croyance centrée sur la personne de Zeus. Le monarque divin ne détient pas seulement l’ensemble des attributions données aux autres dieux, il les fait siennes en leur redonnant naissance, il en fait sa production personnelle et par l’intermédiaire d’une telle paternité, il devient le futur dieu que les hommes vont honorer à côté des mortels qui vont prendre le pouvoir sur le plan politique. Avec l’avènement de Zeus, la fin de l’opposition entre lui et les autres divinités, les dieux monstrueux et les autres, nous découvrons les débuts d’un dieu unique, dispensateur de l’ordre, de la vie, tel que le monde nouveau la perçoit. Il est devenu le démiurge tel que les philosophes nous le feront connaître ce qui, au passage, nous permet de comprendre comment évoluent les idées. Poséidon, plus qu’un dieu ancien, est un autre visage du dieu nouveau. Zeus est la nouvelle image que les mortels doivent retenir de l’ensemble du panthéon, Poséidon compris. L’Ébranleur de la terre, le maître de la mer, reste un dieu puissant, mais il doit laisser la place à son frère Zeus, non parce qu’il est plus fort, plus monstrueux que lui, mais parce que le nouveau venu parmi les enfants divins, le dernier enfant de Rhéa ou la dernière manifestation de la matière, est la dernière image que les hommes se font des puissances avec lesquelles ils doivent composer. En devenant le maître des idées, Zeus devient la divinité la moins visible, la moins observable, la plus lointaine, celle qui domine l’ordre du monde et la vie de chacun. Poséidon n’est qu’une démultiplication du monarque
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divin, un aperçu de la puissance de Zeus, une puissance qui repose sur les forces naturelles, les forces de la Terre. En observant les enfants de Poséidon, en observant les rois d’Athènes, du moins leurs légendes, nous comprenons que la vision concrète du monde laisse peu à peu la place à une idéalisation et que l’homme lui-même ne peut plus être un enfant de la terre. Il devient un enfant de l’idée et c’est ainsi que les croyances nous entraînent à penser autrement la vie sur terre, l’origine de la vie et de l’homme en particulier. Nous ne sommes plus, avec Zeus, au temps où Cronos créait les premiers hommes semblables à des dieux, nous ne sommes plus au temps où pour contrer le cadeau de Prométhée Zeus imaginait Pandore. Nous dépassons les guerres symboliques contre les Titans, les Géants ou contre Typhon et nous nous trouvons dans un temps de plus en plus historique, politique, juste transcendé par l’ordre de Zeus. Je crois bien que c’est cet ordre qui va donner naissance à l’esprit religieux tel que nous le comprenons aujourd’hui. Mais à l’origine du changement c’est bien l’avènement de la cité et sa gestion associant étroitement le politique et le religieux qui l’emporte sur les vieilles croyances populaires. Dans la cité qui se développe autour de deux centres essentiels : l’acropole et l’agora, le religieux vient conforter le politique et nous comprenons vite que les mythes anciens doivent céder la place à des cultes nouveaux. Seuls, peut-être, ont encore de l’importance les cultes des grands héros voyageurs comme Héraclès ou Jason. Pierre Lévêque dans son Introduction aux premières religions note à la fois le développement des cultes populaires, mais également celui d’une pensée philosophique et tout particulièrement de l’orphisme. Il note : « Le pythagorisme renforce l’orphisme dans un sens philosophique et désormais on préfère parler d’orphicopythagorisme tant il est difficile de les distinguer ; c’est ce vaste courant de pensée et d’action qui exercera une influence en profondeur sur un Pindare, un Eschyle, un Platon…
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L’orphisme paraît donc au total une forme religieuse spécifique, sans doute réservée à une élite soucieuse d’atteindre à la pureté par l’ascèse.» (p.282) Dans sa conclusion, Pierre Lévêque précise la nature du changement : « L’imaginaire met en contact l’homme avec un autre qui n’est pas celui de la famille, de la communauté, de l’État, avec un autre réputé le vrai Autre, celui des réalités transcendantes, le plus souvent conçues comme un double des réalités naturelles. » (p.287) Cette période reste encore loin de la séparation des croyances et de la politique et il serait possible de dire que chaque partie sert l’autre. Parlant du pythagorisme Émile Bréhier nous dit dans son Histoire de la philosophie : « Le pythagorisme n’est pas seulement un mouvement intellectuel, mais un mouvement religieux, moral et politique, aboutissant à la formation d’une confrérie qui cherche à faire de la propagande et à s’emparer du pouvoir dans les cités de la Grande-Grèce.23 » Je ne vais pas m’aventurer dans le monde de la philosophie qui en est encore à ses balbutiements, mais je note que les mythes ne seront pas totalement exclus de la pensée des sages. Ce que l’on perçoit, peut-être mieux, c’est l’abandon progressif de la notion de fécondité/fertilité qui correspondait mieux aux Grandes Mères et en partie à Poséidon lorsqu’il était encore étroitement associé au taureau surgissant de la mer ou de la terre. L’avènement de Zeus permet à l’idée de prendre le dessus sur l’acte moralisateur et sur la peur des puissances terrestres. Désormais, l’idée, associée à la raison, doit permettre à l’homme de prendre le pouvoir sur les forces de la nature, et tout ce qu’il y a de naturel en lui. En échappant à une représentation anthropomorphique, Zeus devient pur esprit et préfigure d’une certaine façon le Dieu chrétien. C’est alors que nous comprenons le danger qui accompagne toute étude des mythes à partir de l’esprit chrétien. 23
BRÉHIER E. Histoire de la philosophie. Tome I /Antiquité et Moyen Age. Paris, PUF, 1987, p.45.
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LES RACINES MYTHIQUES DE L’INTÉGRATION ET DE L’INTÉGRISME
Ces deux mots sont voisins, mais il est possible de voir comment ils sont liés entre eux en restant dans le cadre mythique. Si la mythologie nous enseigne ce que l’on doit faire pour progresser, pour devenir immortel, il semble, très souvent, que Zeus ne tient pas à recevoir les mortels en grand nombre chez lui. En multipliant les obstacles à l’immortalité, il ne fait que développer ce que nous appellerions aujourd’hui de la discrimination ou de l’intégrisme. C’est ce que je vais essayer de montrer dans ce dernier chapitre. J’utilise ici deux termes qui peuvent surprendre. En fait, je veux essayer de montrer que si les mortels doivent tendre leurs forces vers un idéal qui est l’immortalité, les immortels, de leur côté font tout pour que cet idéal ne soit pas aisément partagé. Le cas d’Héraclès est assez symbolique sur ce point. Les dieux veulent instruire les hommes, mais ils veulent aussi les dominer, garder de la distance si l’on veut, ne pas se laisser envahir. Or ce sont bien les hommes qui pensent les dieux et les rangent en ordre de bataille. Ce sont les hommes qui font d’Athéna la manifestation de la qualité suprême. Autrement dit ce sont les hommes qui envisagent, en même temps, la transcendance et le refus de devenir des dieux eux-mêmes. Il y a comme une sorte de liaison naturelle entre l’intégration au monde olympien et l’intégrisme des dieux de la nouvelle génération. Comment comprendre que Zeus ait pu souhaiter donner le pouvoir à Dionysos ? Dionysos ne serait-il pas le dieu
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qui correspond non pas à la cinquième race d’Hésiode, mais à une future race qui n’existe pas encore ? Essayons de voir comment l’intégration et l’intégrisme se manifestent dans les mythes. En étudiant Poséidon, il est difficile de ne pas remonter à l’origine de la vie telle qu’elle nous est racontée par les légendes. Si Zeus représente les nouveaux dieux dans ce qu’ils ont de particulièrement différent, Poséidon manifeste davantage les anciens dieux et nous comprenons, avec lui, que l’effort essentiel consiste désormais à maîtriser les forces de la nature. Poséidon les déifie et les rappelle en même temps. Il est certain qu’Héphaïstos symbolise le passage du feu terrestre au feu divin, celui de la monstruosité à la déité telle que Zeus cherche à la mettre en place. Toutefois, l’Ébranleur de la Terre est aussi le mari de la Terre, celui qui prend la place d’Ouranos après sa castration par Cronos. Poséidon est le mari de la Terre cultivée et la naissance d’Arion met en lumière son ancienneté. S’il renaît grâce à la ruse de Zeus, il n’en est pas moins une divinité originelle qui éclaire d’autres valeurs, en particulier la fécondité souvent représentée par le taureau. Alors que Zeus est encore un enfant qui naît et qui meurt en Crète, Poséidon est déjà un dieu puissant qui répond à Minos au nom de toutes les divinités en lui envoyant un taureau magnifique. Il est possible d’admettre que Minos soit un enfant de Zeus et d’Europe, mais lorsqu’il demande aux dieux de prouver qu’il est celui qui doit régner c’est Poséidon qui répond à sa demande. N’oublions pas qu’Europe est la fille d’Agénor et qu’Agénor est le fils de Poséidon. Les légendes font remonter Agénor jusqu’à Zeus par l’intermédiaire de Io, la prêtresse d’Héra, mais je reste convaincu que l’enchaînement est surtout dû à une reformulation des légendes pour retrouver Zeus au sommet de la pyramide des dieux. Pour ne pas remettre en question la royauté de Zeus, les légendes le placent systématiquement en amont de tous les dieux et négligent le temps qui accompagne son évolution. Zeus étant à l’origine de tout, il devient difficile de retrouver les changements qui commencent avec la castration d’Ouranos. Je dirai même que
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les légendes deviennent contraires à la Théogonie, telle qu’Hésiode s’efforce de la construire, même s’il commet la même erreur chronologique. Il me semble beaucoup plus simple et presque logique de considérer qu’Agénor, fils de Poséidon, a une fille qui s’appelle Europe et que Zeus enlève en prenant la forme d’un taureau. Zeus lui donne trois enfants dont Minos est probablement l’aîné. Si Minos, Sarpédon et Rhadamante étaient des jumeaux, la légende le dirait pour signifier une particularité symbolique. La personnalité de Minos laisse entendre que Zeus n’a pas vraiment maîtrisé les forces de la nature en enlevant Europe et en lui donnant trois enfants. S’il lui arrive souvent de se métamorphoser, en oie ou en pluie d’or par exemple, c’est bien en taureau qu’il enlève Europe pour la conduire en Crète, donc là où il n’est pas encore, pour longtemps encore, le monarque divin qui décide de tout. Il n’a pas encore dominé Cronos et il n’a pas encore entrepris de venir s’installer en Grèce. Je crois qu’il est préférable d’imaginer que Poséidon a lui-même enlevé Europe ou mieux encore que Poséidon a permis à Zeus de vivre cet amour qui ne semble pas être de « bonne entente » pour reprendre l’expression d’Hésiode. Poséidon laisse Zeus faire trois enfants à Europe, et c’est lui qui les surveille. Lorsque nous prenons en compte la vie de Minos et sa fécondité surprenante, fécondité qui lui valut le sort jeté par sa femme Pasiphaé, fille du Soleil, nous comprenons qu’il est encore bien loin d’être un mortel raisonnable. Il est vrai qu’Athéna n’est pas encore née ! Rappelons brièvement que les femmes avec lesquelles Minos faisait l’amour mourraient dévorées par des scorpions tandis que des serpents sortaient de leurs corps. Nous avons là des symboles chtoniens qui se rapportent davantage à Poséidon qu’à un Zeus adulte, maître de l’idée. Ce qui nous trompe, c’est la renaissance de Poséidon, comme celle des autres frères et sœurs de Zeus. Il faudrait simplement penser que Zeus fait renaître des dieux anciens, encore étroitement liés à la matière, à l’obscurité et qu’en les faisant renaître par la bouche de Cronos, il leur donne un nouveau statut, de nouvelles caractéristiques. Nous assistons au changement que Zeus, devenu adulte, impose aux dieux
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anciens, toujours en accord avec Gaia, autrement dit la matière elle-même. Il en fait des seconds, des maîtres de l’idée dont les attributions lui permettront de dominer les forces de la nature ou de l’assister dans sa mise en ordre du monde. Nous pouvons penser que tout ce qui arrive à Thésée, un fils de Poséidon, se déroule avant la naissance de l’Ébranleur de la Terre, alors que Poséidon est encore un dieu ancien qui intervient dans le droit fil d’une gestion du monde par Gaia ou les Grandes Mères qui en sont un prolongement. N’oublions pas cette double naissance, utile aux aèdes et plus tard aux poètes : il naît d’abord de Rhéa, souvent confondue avec Cybèle, qui remplace Gaia et la prolonge, il naît ensuite de Cronos dominé par Zeus, futur maître de l’idée et de l’Olympe. Dans la légende d’Europe où nous voyons Zeus intervenir sous la forme d’un taureau, nous pouvons dire qu’il intervient comme un dieu ancien, dominé par un désir de fécondation. Ce désir, qui lui vient de Gaia, Zeus va s’en servir pour imposer l’idée et bientôt la raison comme l’ensemble des règles qui serviront à mettre de l’ordre dans le monde. En devenant le maître des trois mondes engendrés par la séparation de la Terre et du Ciel, Zeus se trouve isolé sur son trône. Il représente un idéal qui ne peut pas avoir de double. Retenons que toutes les attributions des divinités ne peuvent que dépendre de l’idée que les aèdes personnifient avec Zeus. Le clivage entre les dieux anciens et les dieux nouveaux n’est qu’une conséquence de la pensée des hommes qui découvrent que l’idée doit dominer toutes les formes qui manifestent la matière. En étudiant les enfants de Poséidon, en étudiant les monarques mythiques d’Athènes, il est possible de percevoir une sorte d’évolution qui va du premier roi d’Attique à Thésée et se prolonge jusqu’à la guerre de Troie qui correspond à l’extermination de la quatrième race d’Hésiode, celle des demidieux. Ce survol montre que jusqu’à ce héros, fils de Poséidon, hommes et dieux sont étroitement liés à la Terre qui règne encore en maître à travers une cascade de Grandes Déesses, la dernière étant certainement Rhéa. Rhéa et Zeus rejouent pour nous, sous une forme différente, mais tout aussi symbolique, la
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castration d’Ouranos par Cronos à la demande de Gaia. Cette fois Zeus ne castre pas Cronos, mais il fait revenir à la lumière du jour les futurs Olympiens comme Cronos a fait venir à la lumière du jour les Titans, les Titanides, les Cyclopes, les Hécatonchires et d’autres divinités monstrueuses. Cronos va régner sur les premiers dieux et les mortels qu’il fait naître semblables aux dieux, Zeus va régner sur les anciens dieux, les nouveaux, les mortels et même les ombres. Tout cela se fait en bonne intelligence avec Gaia, la Terre, ce qui montre que l’essentiel n’est pas ce qui change, mais ce que les hommes doivent acquérir pour devenir véritablement semblables à des dieux. Les quatre premières races sont symboliques et les hommes de la race de Fer sont ceux qui vont devoir se comporter comme des héros pour se dépouiller de ce qui est monstrueux en eux en espérant rejoindre les dieux. C’est bien pour les hommes de la cinquième race que les mythes sont des instructions. Je ne crois pas que l’objectif des mortels soit de devenir des dieux à part entière, de devenir des immortels consommant du nectar et de l’ambroisie. Il s’agit bien, après le sacrifice de Prométhée, de ressembler le plus possible à des dieux et cette ressemblance correspond à l’abandon de tout ce qui relève de la matière tout en développant la raison. C’est la raison qui permet de changer, de devenir immortel ou du moins de résister à l’usure du temps. Les Jeux olympiques sont une sorte de moment privilégié où les hommes peuvent acquérir une parcelle plus ou moins grande de déité grâce à leur représentation sculpturale, grâce aux Odes de Pindare par exemple. La poésie et la tragédie participeront à leur façon à cette conquête d’immortalité. Ce qui apparaît, dans un second temps, et reste caché très longtemps dans le récit mythique, c’est à la fois une volonté d’intégration dans un monde supérieur, comme le font les athlètes pendant les jeux, et une volonté contraire de nonintégration du grand nombre que nous pouvons considérer comme une sorte d’intégrisme. Si les hommes veulent intégrer
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l’Olympe, ou le monde des dieux nouveaux, les dieux semblent tout entreprendre pour ruiner leurs efforts ou leur rendre l’intégration difficile, quand elle n’est pas impossible. Nous pourrions retrouver dans les légendes toutes les astuces divines qui font obstacle à la volonté des héros. Nous percevons alors deux attitudes qui semblent contraires. D’une part, les dieux comme Héra font tout pour que les héros butent sur des difficultés de plus en plus grandes, d’autre part, nous pouvons considérer que derrière la formulation de récits légendaires se cachent des procédés d’initiation, d’immortalisation. C’est cette attitude symbolique des dieux qui met en lumière à la fois leur soutien, leur aide, comme nous le percevons avec Athéna, et leur opposition, leur méfiance ou leur intransigeance, comme nous l’observons avec Héra, mais aussi Apollon et Artémis. Le combat que l’homme doit livrer n’est pas voulu par les dieux, mais par les hommes qui ont inventé les dieux. C’est en restant sur un plan divin que nous percevons plus concrètement l’effort qu’il faut entreprendre, celui qui est illustré par les héros. Mais sur un plan humain, nous comprenons que l’idéal que représentent l’idée et la raison est un idéal qui ne peut pas être atteint. Si les forces de la nature sont des données immuables, nous pouvons dire, sans attendre, que la force manifestée par Zeus, démultipliée par ses enfants, est une force qui ne peut que dépendre de l’ordre que Zeus veut mettre en place. Il suffirait qu’un autre monarque modifie la nature de cet ordre pour que la nature du combat change avec lui ! C’est ce que nous comprendrons avec l’opposition entre les cités que Platon retrouve dans le mythe de l’Atlantide. En oubliant quelque peu la domination de Zeus et en nous intéressant à Poséidon, nous découvrons davantage une opposition entre deux façons de concevoir l’existence, autrement dit entre deux idées. Nous comprenons qu’il s’agit d’un choix politique plus que d’un choix religieux, d’un choix humain plus que divin. Les philosophes ne feront que donner plus de force à l’idée et nous pourrions ajouter que la mythologie exprime de façon symbolique le changement le plus important de notre espèce, celui qui donne à la pensée le contrôle de notre nature et de nos actes.
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La question que pose le titre de ce dernier chapitre peut surprendre et pourtant ! Lorsque l’on prend l’habitude de naviguer dans l’ensemble que représente la mythologie, la mythologie grecque en particulier, il devient de plus en plus clair que le combat que livre Zeus contre les dieux de première génération se déroule essentiellement sur le plan des idées. Zeus, comme tous les autres dieux, manifeste une façon de concevoir la vie et de lui garder une totalité au-delà de laquelle toute intégration semble impossible ou interdite. L’intégrisme semble être devenu un problème de société, comme tout le reste d’ailleurs depuis plus d’un siècle, et nous avons tendance à négliger certains retours en arrière qui nous obligeraient à pondérer nos analyses. Lorsque nous revenons sur nos pas, culturellement, nous avons tendance à nous arrêter à la Rome antique, comme si avant elle il ne s’était rien passé dans le monde ! Depuis la Troisième République surtout, nous donnons à César ce qui ne lui appartient pas, non parce que nous ignorons ce qui précède son règne, mais parce que nous refusons d’accorder à d’autres des qualités que nous préférons ignorer en dehors de quelques érudits passionnés. En matière de mythologie par exemple, tout le monde connaît Hercule, parle d’une force herculéenne. Rares sont ceux qui connaissent Héraclès et plus encore pourquoi il fut rebaptisé Héraclès au lieu de s’appeler Alcide, ou même Alcée du nom de son grand-père. Je m’empresse de rappeler qu’Héraclès signifie « la Gloire d’Héra » et qu’Héra est la troisième épouse de Zeus. Il y aurait beaucoup à dire sur la mythologie romaine ou du moins très peu vu que les dieux romains sont souvent des dieux grecs ! Nous avons là une image assez saisissante d’une intégration qui a fini par faire oublier les origines d’un ensemble de légendes probablement trop encombrantes pour lui rendre, aujourd’hui, ses lettres de noblesse. Lorsque nous étudions la mythologie grecque nous sommes rapidement confrontés à un problème d’intégration, peut-être même à la naissance d’un intégrisme. Or les dieux n’y sont pour rien, vu que ce sont les hommes qui les ont inventés pour essayer de dépasser certaines de leurs difficultés aussi bien matérielles que spirituelles. Il suffit de relire la Théogonie
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d’Hésiode pour commencer à entrevoir le sens d’un combat titanesque qui conduit Zeus à devenir un véritable tyran. À l’origine de cette opposition, nous pouvons situer le refus de la monstruosité qui caractérise les dieux, dits de première génération. C’est bien l’opposition entre la matière et l’esprit qui permet d’isoler deux camps distincts : les dieux qui sont issus directement de Gaia, la Terre, comme les Titans et les Titanides, et bien d’autres encore d’une part, les Olympiens d’autre part autrement dit les nouveaux dieux qui ont fait allégeance à Zeus à qui ils ont donné le titre de monarque. En réalité, ce clivage qui bénéficie d’une approche anthropomorphique et qui facilitait l’enseignement des masses, il y a plusieurs millénaires, est dû essentiellement à ceux qui l’ont imaginé en comprenant que, désormais, la survie était un problème ancien et qu’il était urgent de mettre de l’ordre dans les comportements humains et dans la gestion des cités. À l’aide d’un langage codé, d’un discours rehaussé de multiples symboles, les aèdes, longtemps avant les philosophes, ont compris qu’il fallait construire le futur autrement que par simple réactivité. J’en profite pour souligner, au passage, la réactivité qui est à la mode aujourd’hui, et qui met en lumière bien plus une sorte de décadence organisée qu’un progrès à l’échelle humaine. L’homme du XXIe siècle serait-il invité à régresser pour éviter de réfléchir à une meilleure gestion du futur ? Mais revenons au passé. Hésiode ne parle pas beaucoup des mortels dans son poème, mais il nous fait comprendre qu’ils sont aux premières loges et qu’ils doivent s’inspirer de ce qui se passe dans un monde imaginaire pour mieux gérer leur propre univers. En donnant aux idées des formes divines, nos ancêtres ont su mettre en scène l’histoire des hommes, telle qu’elle pouvait être observée, et celle des idées qui sont à la racine du changement. En étudiant les légendes, leurs liaisons lorsqu’elles existent, leurs croisements nombreux, leur apparente chronologie et leurs semblants de filiation, nous découvrons une sorte de logique qui réapparaît sous de multiples représentations. Lorsque nous considérons, par exemple, les légendes qui entourent Prométhée, nous comprenons qu’elles sont liées entre elles comme le cousin de Zeus, le fils de Japet, peut être
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lié à sa colonne entre Terre et Ciel. Ce lien, nous le retrouvons dans la bague que doit porter Prométhée lorsqu’il revient dans l’Olympe, bague qui est faite à partir d’un élément de la chaîne qui le tenait attaché au Caucase et d’un morceau de la montagne, autrement dit de la Terre. Prométhée est un dieu qui se souvient d’avoir été mortel peut-être aussi d’avoir été puni pour jouer de finesse avec le Maître de l’idée comme le qualifie Hésiode ! Comment ne pas sentir ici une présentation imagée de ce que la psychologie nous explique autrement aujourd’hui ? Ce qui est fort intéressant dans la mythologie, c’est la possibilité de retrouver tous les comportements humains ou mieux toutes les qualités ou les défauts de la nature humaine. L’enjeu des trois guerres que livre Zeus avec ses frères et sœurs, mais aussi certains de ses enfants comme Athéna, est le perfectionnement des premiers dieux, la perte en eux de tout ce qui est rudimentaire, grossier, violent, monstrueux avec possibilité de mettre à la place la capacité de raisonner, peutêtre aussi d’obéir. Zeus n’est pas un monarque qui discute du bien-fondé de sa réforme, il ne supporte pas la controverse et punit sans tarder tous ceux qui lui tiennent tête, comme Héra qui se trouvera suspendue hors de l’Olympe, une enclume attachée à chaque cheville. Nous trouvons différentes images du changement voulu par Zeus chez les êtres originels comme les Cyclopes ou les Centaures, mais aussi chez les héros qui sont de véritables artistes comme les compagnons dont on a un peu trop oublié l’existence. Disons simplement que les hommes qui écoutent les aèdes antiques sont invités à tailler leur pierre comme nos bâtisseurs de cathédrale, à construire un être meilleur, semblable à l’idéal que représente le monarque divin. Il faut se dégager d’une atmosphère mystique pour comprendre les mythes. Certes, ils ne pouvaient être contraires aux religions du moment, mais ils étaient distincts des rites religieux, des oracles, des sacrifices divins réservés à une élite. Ils étaient pensés pour le grand nombre, pour ceux qui, sans être des fous de dieu, étaient sensibles à des formes de progrès qui les éloignaient d’une vie primitive. Il suffit de voir comment les mythes opposent le manger cru et le manger cuit en dehors de toute notion de sacrifice.
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Nous avons tendance à nous arrêter à la lecture de l’Iliade et de l’Odyssée pour avoir une idée de la mythologie. Il y a danger à confondre les mythes et leur usage. Homère n’écrit pas un Dictionnaire de mythologie comme Pierre Grimal, il utilise les mythes qui correspondent le mieux au message qu’il veut donner à ses semblables. Hésiode en fait de même un peu plus tard et les Tragiques, des siècles après reformuleront les mythes pour faire la morale à leurs spectateurs. Notons qu’il est dangereux d’ignorer les changements politiques et culturels qui accompagnent les nouvelles formulations. J’en veux pour preuve le Complexe d’Œdipe. Freud a pu percevoir dans la tragédie de Sophocle les éléments majeurs de ce qu’il cherchait des siècles plus tard, mais, ce faisant, il n’a pas étudié et compris ce que vivait Œdipe et ce que les aèdes voulaient partager en le mettant en scène oralement, des siècles avant. Comment peut-on négliger qu’Œdipe est un mortel qui se trouve lié aux Grandes Mères divines, qu’il disparaît en terre en retrouvant une vision qui n’est pas comparable à notre vision binoculaire, que j’appelle le regard d’Ulysse ? Il y a probablement des millénaires entre la tragédie de Sophocle et la légende ! Comment tenir compte des premiers rois d’Athènes qui sont dits « nés du sol » ? Tout ce qui nous dérange sur le plan de l’analyse doit nous alerter, nous faire comprendre que notre logique n’a pas toujours été celle des hommes, partout et tout le temps. Comment, d’ailleurs, confondre les hommes qui vivaient avec un temps cyclique et nous-mêmes aujourd’hui ? Ce qui peut nous instruire le plus est cette volonté de gommer tout ce qui ne peut plus être intégré à la nouvelle conception de l’homme. Tout ce qui vient de la Terre est monstrueux et souvent Poséidon apparaît comme le dieu qui envoie sur terre des monstres pour châtier les mortels. Il n’est pas le seul et ce qu’il faut retenir surtout c’est l’affrontement des héros et des monstres. Poséidon ne fait pas qu’envoyer des monstres sur terre. Il fait remonter du plus profond de notre être ce qu’il garde de plus monstrueux. La cosmogonie, telle que la présente Hésiode, est aussi la structure de notre individualité. Des monstres peuvent surgir à tout moment de notre Tartare et se montrer à la
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lumière du jour. C’est à nous de les dominer lorsqu’ils apparaissent ou de les tenir enfermés derrière des portes de bronze ! Chaque homme porte en lui des traces de monstruosité et doit s’en dépouiller pour avoir quelques chances de monter jusqu’à l’Olympe. Seul Héraclès bénéficiera de cette intégration et la vivra symboliquement en épousant la Jeunesse éternelle, la fille de Zeus, autrement dit de l’idée. Ajoutons que Zeus lui a donné un bon coup de main au dernier moment en allant le cherche sur son bûcher ! Pour les aèdes qui inventent les légendes, la vie est un combat permanent, mais un combat qui ne se fait plus contre la nature, contre les puissances naturelles. L’homme doit se battre contre lui-même, contre ce que la nature impulse encore en lui et lui fait parfois oublier qu’il peut faire des choix. L’homme diffère de l’animal parce qu’il peut avoir des idées. Nous ne sommes pas encore au milieu des philosophes et nous ne sommes pas non plus au milieu des stoïciens qui s’efforçaient de distinguer ce qui dépendait d’eux et ce qui dépendait des autres. Les premiers pédagogues tentent de faire comprendre aux hommes qu’ils ne sont pas que de simples mortels, qu’ils peuvent prendre des dédisions, faire des choix, se projeter et s’apercevoir qu’ils peuvent dialoguer avec un double qui est plus proche des dieux, autrement dit avec un idéal. Cet idéal se trouve alors étroitement associé aux divinités et c’est pourquoi nous percevons, dans la mythologie, une opposition entre au moins deux idéaux : l’ancien et le nouveau, celui qui reste attaché à la nature et celui qui fait confiance aux idées. Les idées sont comme des ailes, et il faut se souvenir d’Icare en évitant de trop leur faire confiance sous peine de tout perdre. Les nouveaux dieux représentent ou manifestent les idées, autrement dit l’homme futur, l’homme qui n’est plus un animal guidé par ses instincts, mais un être supérieur qui peut le devenir davantage encore en gommant tout ce qui est de l’ordre de la réactivité naturelle et spontanée. Nous le voyons souvent dans l’Iliade, lorsque les héros sont proches de la mort, du destin qui est le leur, autrement dit d’un surmoi qui leur demande de choisir la gloire. Sur ce plan, nous pourrions être
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surpris de suivre la bouderie d’Achille, mais toute l’intrigue du récit tomberait s’il livrait combat trop vite et nombre de héros n’auraient pas le temps de faire la démonstration de leur capacité à devenir immortels. L’attitude d’Ulysse qui refuse de le devenir pour retrouver Ithaque et son rang de monarque ne fait que confirmer un enseignement plus politique que mystique. L’homme doit rester un homme et c’est à l’ombre des dieux, ici d’Athéna, de la raison, qu’il doit progresser vers sa vraie nature. Ulysse fait des sacrifices à tous les dieux, il n’est pas hostile à leur nature, à leur pouvoir, aux messages qu’ils lui donnent, mais il lutte pour rester en vie comme un mortel et pour se gouverner. Ce n’est pas les prétendants à la main de Pénélope qu’il massacre sous le regard des dieux, ce sont ses prétentions à devenir un dieu et les flèches qu’il dédie à Apollon sont la concrétisation de son regard d’homme qu’il a repris en jetant le voile d’Ino et avant de se retrouver chez les Phéaciens. Le changement qui met en valeur l’idée ou la raison est antérieur aux premiers poèmes écrits. Nous comprenons que Cronos, qui castre son père à la demande de sa mère la Terre, devienne le premier roi de l’Olympe, mais reste une enfant de la Terre, une sorte de dieu monstrueux dont la seule pensée consiste à avaler ses enfants pour ne pas être détrôné. Il représente la première attitude de l’homme devant le temps, autrement dit le refus de lui accorder l’importance qu’il mérite. L’attitude de ce premier monarque représente l’échec d’une réaction qui manque de raison. La preuve de sa mauvaise estimation du futur sera apportée par Zeus et par Métis qui fournit la drogue nécessaire à la renaissance des enfants de Rhéa. Ce que nous pouvons ajouter à l’image donnée par la légende c’est que les Olympiens avaient été enfouis dans le ventre de Cronos, autrement dit dans l’obscurité de la matière et soustraits à la lumière de l’intelligence que manifeste le Soleil qui voit tout, mais ne réagit devant rien par lui-même. Dans l’Odyssée, nous voyons clairement que le Soleil ne peut que se plaindre lorsque les marins d’Ulysse chassent les plus belles bêtes de son troupeau. C’est Zeus qui réagit. Prométhée a bien
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apporté aux hommes un peu de cette lumière prise au Soleil, mais il appartient aux hommes de faire renaître cette lumière et de s’en servir correctement, c’est-à-dire autrement que ne le fait Dédale. La mort d’Icare peut être considérée comme la nécessité de ne pas tout confondre et de ne pas tenter l’accession trop rapide à cette forme d’intelligence, supérieure au savoir essentiellement pratique de son père. Cronos est le premier à faire les frais d’un combat nécessaire. Il est le premier à couper le cordon ombilical si l’on veut, à castrer son père, à dominer sa puissance naturelle de fécondation, mais il n’a pas encore la maîtrise de l’idée. Le combat que livre Zeus contre les anciens dieux, est un combat qui sert à imposer l’idée, plus qu’à prendre le pouvoir. D’ailleurs, pour Hésiode, ce sont ses frères et sœurs qui le lui donnent. Nous pouvons alors considérer que Zeus est celui des enfants de Rhéa qui a la meilleure idée. En réalité Zeus a surtout plus de ruse que n’importe qui et c’est parce qu’il est rusé qu’il peut avaler Métis, la Prudence, et donner naissance à Athéna qui, symboliquement, sort de sa tête et représente la raison. Pourquoi la raison sort-elle toute armée et en poussant un cri de guerre ? Je crois que nous pouvons admettre qu’elle va devoir guerroyer elle aussi, elle surtout, contre toutes les traces de monstruosité qui restent cachées dans la matière qu’elle soit mortelle ou immortelle. Désormais, ce n’est plus la ruse qui permet l’évolution voulue par les aèdes, ce sera la raison. Certes, cette raison ne sera pas encore celle des philosophes, mais l’orientation est affirmée. Lorsque nous parlons d’intégration, il me semble que nous ferions mieux de parler d’intégrisme. Zeus et les Olympiens vont lutter contre tout ce qui rappelle l’origine matérielle de la vie. Ils vont lutter contre le feu de la terre, contre la fécondité de la matière, et c’est pourquoi Zeus va tout entreprendre pour dominer les trois mondes : celui des divinités, celui des hommes et celui des morts. Pour revenir près des dieux, autrement dit pour devenir maître de l’idée, les hommes vont devoir se battre et maîtriser tout ce qu’il y a d’instinctif en eux, tout ce qu’il y a de sensoriel, d’affectif. C’est avec les idées qu’ils doivent combattre la peur de mourir comme nous le
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voyons dans l’Iliade. Mais, en attendant, il semble bien que les dieux décident pour eux. Lorsque nous lisons les légendes concernant Jason ou Œdipe nous ne trouvons pas la même démarche. Jason meurt à l’ombre de l’Argo alors qu’il dormait. C’est à ce moment que la proue du navire se détache et tombe sur lui, or elle avait été taillée dans le chêne prophétique de Dodone ! Œdipe, en voulant échapper à son destin, vole vers lui en quelque sorte, en se rapprochant de Thèbes il va vers une cascade d’événements qu’il ne peut éviter en raisonnant puisque sa raison a été faussée dès le départ en écoutant l’oracle. Nous sentons bien, en lisant les différentes légendes, qu’elles ne présentent pas toutes le même enseignement et qu’elles ne correspondent pas aux mêmes périodes de l’histoire. Toute la pédagogie des premiers aèdes consiste à faire voyager les hommes du Couchant vers le Levant, à les encourager à entreprendre un voyage initiatique qui les aide à transcender leur vie. Peu à peu, nous comprenons que les problèmes politiques prenant plus d’importance que les problèmes de survie, il devient urgent de maîtriser ses comportements en écoutant les divinités habituelles qui vont s’estomper peu à peu. L’homme est appelé à raisonner et c’est ce que fera Hésiode en écrivant ses deux poèmes : la Théogonie et Les travaux et les jours. Pour Hésiode, les premiers dieux sont vaincus, dominés ou enfermés dans le Tartare. Nous pourrions croire que certains d’entre eux sont intégrés, mais ils sont surtout récupérés tout en étant soumis. Lorsque la Terre prévient Zeus qu’il ne vaincra qu’en délivrant les Cyclopes et en utilisant leurs forces : le tonnerre, l’éclair et la foudre, il n’est pas question d’intégration. Il n’en est pas question non plus lorsqu’il délivre les Hécatonchires qui avaient été enfermés par Cronos dans le Tartare. Hésiode nous le dit clairement dans la Théogonie et il suffit d’écouter ce qu’il dit aux trois fils de Gaia pour comprendre quelle est la nature du contrat. « Écoutez-moi, splendides enfants de la Terre et du Ciel, Afin que je vous dise ce que mon cœur, dans ma poitrine m’invite à faire.
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Voilà déjà bien longtemps que nous nous faisons face Que, pour la victoire et le pouvoir, nous combattons tout au long des jours, Les dieux Titans et nous tous qui sommes nés de Cronos. Mais vous, votre violence est grande et vos bras redoutables ; Montrez-les au grand jour face aux Titans, dans le combat funeste, En gardant en mémoire que bonne entente crée dévouement ; après tout ce qui vous est arrivé Vous êtes revenus à la lumière, soustraits au lien cruel qui vous retenait, Du fait de Nos vouloirs, soustraits aux ténèbres brumeuses. » (p.119) Le plus important est la victoire et le cœur est à cette époque le siège de l’intelligence et de l’intuition. Les Cent Bras vont surtout prêter main-forte à Zeus. L’absence totale d’intégration se perçoit lorsque la guerre est finie. Hésiode précise comment Zeus a réglé la situation. « C’est là que les dieux Titans, au fond des ténèbres brumeuses, Ils sont tenus cachés – selon les vouloirs de Zeus rassembleur de nuages – Dans ce lieu de moisissure, aux confins de l’énorme Terre. Ils n’en peuvent sortir ; les portes qu’y a mises Poséidon Sont de bronze et, en outre, un rempart court de part et d’autre. C’est là que Gyrès, Cottos et Obriarée au grand cœur Habitent, sûrs gardiens de Zeus porte-égide. » (p.127) Zeus a fait des Cent Bras des gardiens qui vivent dans le Tartare et restent ce qu’ils étaient avant la guerre, autrement dit des monstres. Une fois de plus le monarque de l’Olympe a rusé et tout en donnant du pouvoir à ses partenaires, il les maintient loin de son domaine, il les cache comme il cache ses
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adversaires. On comprend bien que les dieux étant immortels ce que Zeus combat ne saurait disparaître. Les forces ennemies sont toujours vivaces et ne peuvent qu’être enfermées loin du Ciel. Sans aller trop loin dans une explication psychanalytique, nous comprenons qu’il peut s’agir ici d’un refoulement au plus profond de la matière. L’idée domine maintenant et la fin du combat met en lumière la nature du changement, mais elle redoute la réaction de ses ennemis qui gardent une vitalité constante. Nous voyons ici que les aèdes des temps anciens ont compris que l’homme devait utiliser son intelligence pour combattre des forces profondes, primitives, monstrueuses par comparaison avec l’art de penser la vie, de la contrôler, de la perfectionner. Ce que les mythes nous font comprendre c’est que l’homme, en les imaginant, a voulu mettre face à face des forces qui lui apparaissaient comme contraires, des forces naturelles et des forces surnaturelles. Les dieux ne font que mettre en lumière la différence qui existe entre elles. Or, ce qui domine les récits mythiques, c’est la nécessité de combattre, de lutter, non plus contre des puissances naturelles, le feu de la terre par exemple ou différents monstres qui jaillissent de la terre ou de la mer, mais contre des forces personnelles. Le héros qui veut devenir un dieu doit détruire ou tout au moins enfermer au fond de lui-même les forces qui sont contraires à son évolution. Nous sommes bien dans une comparaison entre un macrocosme et un microcosme. L’homme est le reflet du monde et son combat ne fait que reprendre celui qu’il livrait autrefois contre une nature hostile. Sans développer cette idée, ne peut-on pas dire que Zeus est la divinité qui domine notre pensée alors que Poséidon est celle qui domine notre corps, nos passions, nos sensations ? Cette lutte titanesque que nous vivons tous les jours, les aèdes l’ont étudiée et traduite en images pour enseigner la possibilité de transcender la vie. Ce faisant ils ont glorifié l’idée, la raison telle qu’elle pouvait se concevoir à cette époque et que nous pourrions confondre avec la ruse qu’Athéna utilise si bien avec Ulysse. C’est cet enseignement, caché dans les symboles que véhiculent les mythes, qui peut passer pour un intégrisme, peut-être le plus vieux que nous puissions trouver
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dans l’histoire des hommes. Le progrès se gagne il n’est pas donné ! Les mythes nous font comprendre que l’homme, pour devenir un homme supérieur, un héros, rarement un immortel semblable à un Olympien, doit abandonner ce qu’il y a de matériel en lui pour consacrer toutes ses forces sur le développement de son intelligence réflexive et non celui de son intelligence pratique. Certes, les deux sont utiles, mais le progrès ne peut passer que par le développement de l’idée, manifestée à cette époque par Zeus. L’idée est ce qu’il y a de plus abstrait à l’époque des mythes véhiculés par les aèdes de cité en cité, peut-être vaudrait-il mieux dire de village en village. L’idée, associée à la raison, représente ce que l’homme possède de mieux en lui. Elle est la voie royale qui conduit vers l’immortalité. Or, si nous gardons en tête que Cronos redoutait le futur et s’efforçait de ne pas lui être soumis, l’immortalité que les aèdes mettent en valeur correspond à cette hantise du temps qui passe et au désir de ne plus subir son influence. Or le temps est redouté à cause de la mort avant de l’être à cause d’une quelconque perte de pouvoir. Zeus est certainement la divinité qui se rapproche le plus des dieux modernes autrement dit des dieux qui échappent au temps et à l’espace. Il est encore dans l’Olympe, que l’on connaît surtout parce qu’il se distingue de la Terre et de l’Enfer, mais on comprend que les légendes qui font voyager les héros placent les dieux au-dessus d’eux plus souvent que près d’eux lorsqu’ils prennent des formes trompeuses pour évaluer les mortels ou pour faire des enfants aux mortels. Zeus est supérieur parce qu’il est le plus fort, Homère nous le dit souvent, mais surtout parce qu’il ruse comme aucun autre dieu ne sait le faire. Ce qui nous trompe c’est que nous avons fait de la ruse un procédé déloyal et qu’elle n’a rien de royal, même si les puissants de ce monde sont souvent trompeurs au-delà de toute imagination. En accordant la ruse à Zeus, en faisant de la ruse le moyen de devenir prudent, de prévoir l’avenir sans tomber dans un acte barbare comme celui qui avait été choisi par Cronos, les aèdes ont fait de la ruse la base de la raison, celle qui sera manifestée par Athéna. Il s’agissait pour Zeus de bien juger de la situation, des rapports qui n’étaient pas clairs entre les hommes et les
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dieux, d’où la ruse que l’on trouve à l’origine du sacrifice voulu par Zeus et qu’il impose à Prométhée. Zeus est le dieu qui a des desseins impérissables. S’il domine les dieux et les hommes, c’est parce qu’il pense mieux qu’eux. Retenons qu’il s’agit aussi d’une hiérarchisation des valeurs. L’idée se retrouve au sommet de la pyramide qui garde les monstres et les dieux anciens à sa base avant de s’élever avec l’ensemble des mortels qui sont eux-mêmes surmontés par les héros avant d’atteindre un sommet formé par les dieux nouveaux ayant à leur tête le monarque absolu. Zeus n’est pas un être virtuel, une simple idée, il est le plus fort de tous les combattants ce qui montre que l’idée reste, dans la mythologie, le fruit d’un combat éprouvant et durable. Le seul fait qu’il soit amené à combattre au sein de sa propre famille, qu’il ne soit pas toujours suivi par l’ensemble des dieux nouveaux montre qu’il doit rester constamment en éveil. Il faudrait se pencher sur la conspiration qui regroupe Héra, Athéna, Apollon et Poséidon et qui montre que Zeus n’était pas toujours suivi sans résistance. D’ailleurs Homère nous le fait savoir tout au long de la guerre de Troie. Si le modèle que représente Zeus apparaît comme le fruit d’un long travail, il semble bien qu’il soit placé par les aèdes au-delà de tout ce que les hommes peuvent obtenir en transcendant leur vie. Zeus semble être inatteignable. Nous pouvons considérer que Zeus est le seul modèle offert aux mortels et que les autres divinités ne sont que des moyens pour y parvenir, des repères sur le chemin de l’immortalisation, de la seule métamorphose qui soit souhaitée par les hommes. Ce qui manque encore à Zeus, c’est d’être entièrement délivré de toute forme, de devenir totalement virtuel, une idée plus qu’un monarque manipulant l’idée. Cela viendra plus tard, mais dans la mythologie telle que l’envisage encore Homère, Zeus est un dieu qui se laisse séduire et qui fait l’amour en plein jour avec Héra. Sa ruse ne résiste pas à la magie d’Aphrodite, sa fille ! Je voudrais surtout retenir ici que Zeus, qui impose ses idées à tout le monde, s’efforce de rester seul pour manipuler toutes les forces qui doivent se soumettre à la raison qui mène
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tous les combats à sa place. La raison est la force guerrière qui guide l’homme vers l’idée, mais il n’en possédera jamais qu’une partie. N’oublions pas que l’homme reste mortel et qu’il s’agit surtout, pour lui, de vivre son destin. Si les immortels n’en ont pas, les hommes ne peuvent s’en défaire. Nous avons là une justification de la différence et de l’impossible intégration des mortels dans le monde idéalisé que représente Zeus. Nous sentons, dans l’ensemble des légendes, que les hommes sont invités à vivre comme Zeus, à se gouverner, ce que fera Ulysse en revenant à Ithaque, qu’ils sont aidés par les divinités, comme Héra, pour Héraclès ou Athéna, pour Ulysse, mais qu’ils restent des hommes, même lorsqu’ils se retrouvent dans l’Île des Bienheureux ou sont transportés dans le Ciel où ils deviennent des étoiles. Si Zeus n’était pas au sommet de la pyramide, s’il n’était pas inatteignable, il ne donnerait pas un sens à la vie, il ne serait qu’un héros supérieur. Si l’idée est supérieure à la matière, il existe une gradation dans les idées et la hiérarchie divine montre que même loin de la matière il existe encore un progrès possible. Comment ne pas entrevoir ici les racines de la philosophie ? Il faudrait aller plus loin dans l’analyse des légendes. Les Olympiens, Zeus en tête, font la guerre aux dieux de première génération et finissent par les enfermer dans le Tartare ou du moins sous la surface de la Terre comme Typhon recouvert par l’Etna. Nous pouvons penser que les aèdes ont voulu privilégier l’idée plus que la force physique, considérant que le temps était venu de cultiver la raison et non une lutte permanente contre les forces de la nature. Or la mythologie nous offre des détails qui pourraient bien nous faire penser le progrès autrement. C’est Gaia qui veut se libérer de la virilité d’Ouranos et qui le fait castrer par son fils Cronos. Mais c’est aussi Gaia qui prévient Rhéa et donne à Zeus la possibilité d’intervenir à son tour en échappant à la voracité de son père. Pourquoi ne pas traduire un tel enchaînement en disant que c’est la matière ellemême qui veut évoluer, réduire ce qui en elle est monstrueux, donner à l’esprit la force qu’il n’avait pas dans son ventre ?
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C’est bien elle qui a enfanté Ouranos, et c’est lui qui est castré parce qu’il imposait à Gaia les enfants qu’il lui donnait. La fécondité est certainement la première force reconnue par les mortels, mais elle devient trop importante, elle bloque toute possibilité de changement. Gaia le comprend et veut en finir avec son double viril. En castrant son père, Cronos sépare la Terre du Ciel. Il crée un espace dans lequel peut se manifester le Soleil, autrement dit l’intelligence. Mais la lumière alterne encore avec la nuit et si l’homme combat le jour, il procrée la nuit. C’est le jour que l’homme, en raisonnant, pourra se rapprocher des dieux nouveaux, des dieux qui pensent, qui ont des idées alors que la nuit il retrouve l’influence des dieux anciens, celle des forces de la nature jugées monstrueuses. Comment ne pas percevoir l’opposition qui existe, ici de façon symbolique, entre les forces de fécondation et les forces de réflexion, de méditation au sens le plus ordinaire ? Le jour l’homme raisonne, et c’est le Soleil qui l’aide à raisonner, la nuit il fait l’amour et se comporte comme un animal en donnant libre cours à son instinct le plus primitif. Pourtant, la nuit guide l’homme vers une vérité prophétique ! Les devins sont souvent aveugles ou bien doivent échapper à l’observation du réel pour connaître l’irréel ! Tout ce qui se passe après la castration d’Ouranos nous éclaire sur un changement voulu par les aèdes, mais qui semble voulu par la matière elle-même, une matière qui passera son temps à détruire l’ancien pour construire le nouveau. En d’autres termes, disons que les hommes, les aèdes d’abord, sont portés par un besoin d’intégration à un monde meilleur, un monde supérieur, un monde jugé divin tellement il est beau et bon. Mais l’homme c’est de la matière qui a pris forme et c’est bien sous cette forme que la matière est à la recherche d’un idéal. Ce que la mythologie nous enseigne c’est que l’homme veut se libérer de la forme qui correspond à tout ce qui est ancien, monstrueux, mortel. Il y a donc volonté d’intégration à un monde sans forme, un monde abstrait, un monde des idées, un monde qui n’aurait plus à livrer combat
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contre la matière. Autant dire que cet effort d’intégration semble voué à l’échec. Une vie sans matière n’est possible que dans l’imaginaire, dans celui de l’idée et de la raison pure. Les aèdes ont imagé le futur en lui donnant des formes qui ne pouvaient que suggérer un idéal et encourager les hommes à combattre pour effacer tout ce qui était mortel en eux. Ils n’ont pas réussi, ou pas voulu, dépasser ce degré déjà élevé de changement. Ils nous ont laissé avec des divinités possédant un corps et se reproduisant ce qui ne pouvait pas correspondre à une transcendance poussée à son terme. Il me semble que nous pouvons attribuer cette limite à l’enjeu politique qui accompagnait le développement de l’esprit chez des mortels plus inquiets vis-à-vis d’une intégration sociale que d’une intégration spirituelle. En dehors des Orphiques et des Pythagoriciens, rares étaient certainement ceux qui pouvaient se passionner pour des idées. Mais, la mythologie laisse voir une sorte de ségrégation en même temps qu’elle traite de l’effort d’intégration. L’homme qui cherche à devenir un dieu, le héros si l’on veut, reste dominé par les dieux eux-mêmes qui veulent garder leur supériorité et, chez les dieux, Zeus tient aussi les autres divinités à l’écart pour ne pas perdre son propre pouvoir. Avec Zeus, nous sommes toujours dans l’existence et non dans l’essence comme les philosophes nous le feront comprendre plus tard. Ne peut-on pas dire que l’intégration ne fera alors que changer de nature ou d’idéal, tandis que l’intégrisme permettra d’isoler ceux qui se situent dans l’idéal nouveau ? L’actualité nous permet de comprendre ce que vivaient nos ancêtres, les rapports entre le sage, le saint et le héros n’ont pas tant évolué que nous aimerions le croire. Les rapports entre les philosophes, les politiques et les religieux n’ont pas véritablement changé depuis les écrits de Platon qui reprend à sa façon certains mythes comme celui de l’Atlantide ou en crée d’autres comme celui de la caverne.
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Il faut aussi retenir une autre impression : celle d’un enseignement voulu par les aèdes. Les mythes sont des images qui correspondent à un enseignement caché. Nous pouvons dire que l’intégration dont il est question tout au long des légendes est une intégration voulue et suggérée par un certain nombre de sages qui répondent aux besoins du moment. L’intégration à un monde meilleur passe par l’intégration à des formes de comportements particuliers et nous voyons qu’ils changent d’une légende à l’autre, ou d’une époque à l’autre. Ou bien nous considérons que les sages, comme les devins, sont des hommes experts en idées, ou bien nous considérons que la sagesse se trouve dans la matière elle-même et que l’homme ne fait que vivre, avec sa forme, ce qu’elle recherche. Dans le premier cas, tout est affaire d’éducation et nous comprenons que l’essentiel de notre évolution dépend des autres, dans le second cas, nous ne faisons que répondre à des sollicitations de la matière, y compris dans la recherche de l’intelligible, pour employer un terme cher à Platon. Nous comprenons vite que si la seconde option est la bonne, l’intelligible ne peut être qu’un produit de la matière et qu’il faut revoir bien des choses, ne serait-ce que l’adoration que nous portons à la pensée. Dans ce cas, les mythes pourraient être soit un enseignement voulu par un certain nombre de sages, soit la formulation d’un certain nombre de pulsions profondes en provenance de la matière et non d’un inconscient qui n’a de raison d’être que dans une psychologie encore toute jeune. Il est certain que nous pourrions nous interroger sur le sens qu’il faut attribuer aux réminiscences de Socrate ou aux archétypes de Jung ! Quelle que soit l’origine de la vie et de son effort à sublimer l’actuel pour revêtir un devenir meilleur, l’effort qui guide les hommes vers l’immortalité est un effort induit, naturel ou culturel, mais un effort qui accompagne toute forme de changement. Je reste convaincu que tout effort de changement accompagne la vie comme la vie accompagne la matière. Ce n’est pas la vie qui domine la forme ou la matière, mais la matière qui permet à la vie de se manifester dans une forme qu’il faut envisager comme un tourbillon de matière. Changer
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est une opération naturelle, liée à la matière, et ce qui nous dérange alors c’est le rapport que nous avons établi entre la matière et l’idée. Si nous admettons que la matière pense, et qu’elle n’a pas besoin de notre volonté pour changer, nous nous rapprochons d’une vérité originelle que l’histoire la plus objective ne peut nier, mais d’une vérité qui dérange. Pourquoi Gaia a-t-elle voulu que Zeus devienne le monarque de tous les mondes ? Les héros sont des hommes portés par leur nature à subir un combat en faveur de leur esprit. Les aèdes ont travesti les forces profondes en divinités et le destin n’est qu’une image pour présenter de telles forces. Si le héros évolue, s’approche de la mort en bonifiant plus ou moins, il le doit à un besoin de progrès plus qu’à un apprentissage intelligent. Les héros reçoivent leur éducation, ou leur initiation, directement des dieux, alors que les mortels la reçoivent des héros et des légendes, autrement dit des aèdes. Les aèdes ne seraient-ils pas des héros en puissance, des hommes qui se trouvent éduqués par les dieux, à moins qu’ils ne soient des hommes percevant en eux les forces qui les inspirent et qu’ils appellent les Muses ? Nous comprenons alors très vite les inconvénients d’une telle situation. Peut-être aussi entrevoyons-nous le poids du révélé sur le plan d’une éducation qui se veut intégrative. Il suffit que des pseudo-sages se mettent à enseigner leur idéal pour que les moins instruits soient orientés vers une sorte de soumission plus que vers une réelle transcendance. À partir du moment où l’intelligence fait abstraction des forces naturelles qui devraient la guider, tout devient possible et nous comprenons que le politique, sous toutes ses formes, puisse prendre le pas sur la sagesse naturelle, celle que nous n’écoutons plus depuis que nous avons admis que l’idée devait l’emporter sur la matière jugée monstrueuse. N’avons-nous pas tout simplement choisi de vivre une monstruosité différente ? En cultivant des formes de plus en plus distinctes d’évolution, de progrès, à partir de critères qui n’ont de valeur que pour ceux qui les adoptent, nous avons fini par développer une multitude d’intégrismes en refusant aux autres une
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intégration qui pourrait remettre en question ces critères. N’estce pas ce que fait Zeus au sommet de l’Olympe ? Inutile de parler de l’actualité, l’intégrisme existe dans les légendes antiques. La peur d’être détrôné, connue par Cronos ou par Zeus, est d’abord une peur de changer ou, plus précisément, de changer autrement que selon leurs propres critères. Cette peur est dans la forme et manifeste le plaisir d’exister, le refus de mourir, le refus de changer. L’homme se connaît par l’intermédiaire de la forme et, parce qu’il ignore qu’au fond de lui un autre regard sur la vie lui est proposé, il s’imagine que par un effort de volonté il peut dominer le changement, et pourquoi pas la mort ! Ce qu’il refuse en lui-même, il peut le refuser en groupe, et les cultes antiques, les rites ou les Mystères, comme ceux d’Éleusis, séparaient ceux qui savaient de ceux qui ne savaient pas. Ceux qui savaient ne faisaient que partager un ensemble d’idées réservées aux initiés et nous savons aussi qu’il était interdit de transmettre à d’autres un tel enseignement. Nous avons bien là une intégration qui conduit à un intégrisme et j’en arrive à penser que toute intégration peut conduire à un intégrisme. Tout ce que je viens d’évoquer ne pourrait-il pas nous conduire à reconsidérer la nature de Poséidon, à considérer ce dieu autrement que sous l’apparence d’un second, quelque peu dénué d’esprit ?
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TABLE DES MATIÈRES
Réflexions préliminaires Des symboles incontournables Les amours de Poséidon Un portrait donné par Homère Poséidon et l’Atlantide Des objectifs partagés Au-delà d’un clivage Les racines mythiques de l’intégration et de l’intégrisme Bibliographie
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p. 5 p. 45 p. 67 p. 85 p.101 p.125 p.149 p.175 p.199
Religion aux éditions L’Harmattan
Dernières parutions
400 questions sur la Bible Quiz pour toute la famille - parents & enfants (nouvelle édition, revue)
Nkansa Mbienga Erick
Où le Christ s’entretient-il avec la Samaritaine ? Qui meurt foudroyé pour avoir indûment touché l’arche de Dieu ? Quel psaume est attribué à Moïse ? Qui était Schaaschgaz et quelle était sa fonction ? Quel disciple imposa les mains sur Paul afin qu’il recouvre la vue ? Quel âge avait Abraham à la naissance d’Isaac ? À travers ces questions, le souhait de l’auteur est de présenter Jésus-Christ ressuscité, qui a accordé à tous ceux qui l’ont reçu comme Seigneur et Sauveur la véritable paix intérieure et la vie éternelle. (12.50 euros, 98 p.) ISBN : 978-2-343-07523-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-39784-9 Vous avez dit Concordat ? Sortir progressivement du régime dérogatoire des cultes
Seelig Michel
Les mots concordat, concordataire, reviennent dans le débat public. Mais qu’est-ce que le Concordat ? Pourquoi dit-on de certains territoires qu’ils sont concordataires ? Quelle est la réalité concordataire de l’Alsace et de la Moselle ? Pourrait-on étendre le Concordat à tout le territoire national ? Quel rapport entre le Concordat et le droit local d’Alsace et de Moselle ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles cet ouvrage souhaite apporter des réponses claires, aux références juridiques incontestables. (Coll. Débats Laïques, 20.00 euros, 226 p.) ISBN : 978-2-343-07749-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-39747-4 Et si le christianisme n’était pas du tout une religion Le testament révolutionnaire de Dietrich Bonhoeffer enfin restitué – Essai
Delahaye Christian
Le Christ est venu libérer les hommes du carcan des religions : c’est la découverte révolutionnaire faite par le théologien luthérien allemand Dietrich Bonhoeffer, résistant à Hitler, exécuté en 1945. Voici pour la première fois réunis des textes issus de l’ensemble de son œuvre sur le christianisme en dehors des religions. Bonhoeffer adresse un message authentiquement chrétien, c’est-à-dire pacifiste
et areligieux à un monde gravement menacé par les violences identitaires et fondamentalistes. (23.50 euros, 234 p.) ISBN : 978-2-343-07617-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-39789-4 Schismes et religions Problèmes actuels
Hirsch Jean
L’auteur fait le constat d’un schisme important au sein de l’islam entre sunnites et chiites. Avec la montée en puissance de Daech qui poursuit un processus fondamentaliste sunnite visant à éliminer tout ce qui peut entacher l’unicité divine et qui s’oppose ainsi aux chiites, les divergences semblent s’aggraver. Mais qu’en est-il des deux autres monothéismes ? Existe-t-il des fractures d’intensité telles qu’on en trouve dans l’islam ? (19.50 euros, 188 p.) ISBN : 978-2-343-07019-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-39797-9 Prières de l’Ancien Testament Mille ans de dialogue avec Dieu
Lapierre Francis, Watremez Pierre
Francis Lapierre rend hommage à Pierre Watremez en proposant une relecture des prières disséminées dans l’Ancien Testament. Trois grandes périodes apparaissent : les prières de la conquête de la terre promise, les prières de l’exil et, enfin, les prières de sagesse de l’époque perse puis grecque. On découvre que le texte le plus achevé est celui du dernier Esaïe (ch. 56-66). Comment méditer et prier avec ces textes que Jésus connaissait par cœur ? (Coll. Religions et Spiritualité, 31.00 euros, 304 p.) ISBN : 978-2-343-07104-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-39727-6 Théologie empirique
Romanidès Jean - Présenté et commenté par Mgr Philarète
L’œuvre exigeante et démystifiante de Jean Romanidès, théologien grec (19272001), reste méconnue. Orthodoxe, il constate que l’effondrement de la métaphysique raffermit la théologie des déifiés, qui est une science expérimentale. Il montre que les Pères théologuent uniquement à partir de leur vie en Christ et rejettent la philosophie. Historien, il démonte le mécanisme qui, avant le «schisme», a coupé l’Occident de ses propres racines. Cet ouvrage ouvre la perspective d’une conversion du regard occidental sur sa propre histoire falsifiée. (Coll. Contrelittérature, 34.00 euros, 344 p.) ISBN : 978-2-336-30908-8, ISBN EBOOK : 978-2-336-39832-7 Histoire et théorie du symbole
Borella Jean
Ce livre est considéré comme le texte fondateur d’une nouvelle épistémologie. On y trouvera, en introduction à La crise du symbolisme religieux, une théorie du symbole qui entend renouer intelligiblement, par-delà les déconstructions contemporaines, avec les doctrines anciennes d’Orient et d’Occident. Point nodal du discours métaphysique, le signe symbolique est le lieu où nature et
culture se convertissent l’une à l’autre, c’est-à-dire où, sans se confondre, être et sens sont réconciliés. (Coll. Théôria, 29.00 euros, 280 p.) ISBN : 978-2-343-07835-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-39728-3 Lumières de la théologie mystique
Borella Jean
Entre la nécessaire abstraction de la scolastique, aujourd’hui assez injustement récusée, et le goût de notre temps pour une spiritualité fondée sur l’expérience concrète, ce livre tente d’ouvrir une autre perspective, celle de la théologie comme voie spirituelle, comme theognôsis, par la sanctification de l’intelligence. L’auteur pense en trouver la clé dans l’oeuvre énigmatique et fondatrice de «Denys L’Aréopagite», dont le hiéronyme renvoie au converti de saint Paul. Il en poursuit les traces chez ses lointains continuateurs, Maître Eckhart et les mystiques rhénans. (Coll. Théôria, 21.50 euros, 200 p.) ISBN : 978-2-343-07836-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-39738-2 Le recours aux Écritures dans le récit matthéen des tentations de Jésus (Mt4, 1-11)
Pongo Lowanga François
L’Évangile de Matthieu renferme des racines juives et déploie son herméneutique à la lumière de l’intertextualité biblique. Jésus, le diable et le narrateur matthéen font chacun un type de relecture des Écritures. L’approche littéraliste réalisée par le diable est à proscrire, au profit de la fécondité des applications contextuelles et existentielles faites par Jésus. (Coll. Religions et Spiritualité, série Universitaire, 39.00 euros, 412 p.) ISBN : 978-2-343-07549-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-39851-8 Consacrés africains, pour quoi faire ? Redécouvrir la fonction sociale des voeux religieux
Bira Louis
En s’inspirant de la dimension fonctionnelle du charisme de la vie consacrée, l’auteur invite à redécouvrir la fonction sociale des trois vœux religieux d’obéissance, de pauvreté et de chasteté. L’auteur postule l’existence de pratiques concrètes, en lien avec les problèmes sociaux, que les consacrés sont invités à assumer dans leurs Églises et leurs pays. C’est à ce prix que leur vécu peut revêtir une dimension sociale et, par conséquent, redevenir crédible. (Coll. Églises d’Afrique, 20.50 euros, 198 p.) ISBN : 978-2-343-07211-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-39801-3 Le religieux sur internet
Sous la direction de Fabienne Duteil-Ogata, Isabelle Jonveaux, Liliane Kuczynski et Sophie Nizard
La multiplication des sites et blogs religieux - toutes religions confondues contribue à redéfinir les conceptions traditionnelles du temps et de l’espace, les rapports entre centre et périphéries et les relations de pouvoir, d’autorité et de genre. Les pratiques, les identités, la notion de communauté se recomposent
sans cesse. Ce livre, le premier en français sur ce sujet, se propose d’évaluer et d’analyser ces transformations. (Coll. Religions en questions, 32.00 euros, 330 p.) ISBN : 978-2-343-07147-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-39625-5 L’amour conjugal comme « totalité » et « espérance » Une lecture patristique à la lumière de saint Augustin
Khonde Godefroid-Léon
Bibliquement, l’univers est l’œuvre créatrice de Dieu. En cela, il ressort que Dieu a créé l’homme et la femme en amour propre, intelligence et liberté comme une « seule chair », c’est-à-dire, comme une communion et une totalité, de telle manière que c’est finalement Dieu qui s’est converti en un « nous personnel » de la créature humaine. C’est donc en considérant le principe humain de la communication et de la totalité qui se réfère au couple humain que ce livre redéfinit la nature humaine sous le regard de saint Augustin. (Coll. Afrique théologique & spirituelle, 21.50 euros, 208 p.) ISBN : 978-2-343-07806-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-39688-0 Jean-Marc Ela ou l’honneur de faire de la théologie en Afrique Hommage au théologien africain de la libération
Kouadio Jean - Préface de Mgr Marcellin Yao Kouadio
En Afrique, Jean-Marc Ela est l’un de ceux qui ont assigné une mission de libération ou de salut intégral à la théologie. Cet éminent homme de culture a su mener la réflexion et la recherche théologiques d’une manière contextuelle et ce, à partir de la Bible, de la Tradition de l’Église et des réalités de la société africaine. Ce prophète de notre temps, à l’instar de son Divin Maître, n’a pas fait l’unanimité. Ses écrits, ses prises de position et son engagement aux côtés des pauvres lui ont valu l’exil et la mort en exil. (21.50 euros, 218 p.) ISBN : 978-2-343-07164-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-39571-5 Le contentement, une grâce de Dieu Une exégèse de Philippiens 4.10-13
Koumbem Elie
Cette réflexion a un double objectif : 1) Établir un parallèle entre l’approche de Paul par rapport à l’œuvre de Dieu et celle des pionniers au Burkina. Pour l’implantation et la consolidation de l’Église, Paul s’est donné sans réserve, allant même jusqu’à se considérer comme esclave du Christ. 2) Faire le postulat normatif. Que reste-t-il de leur sacrifice ? Il s’est élevé une génération qui n’a pas connu Joseph et qui veut diluer l’Évangile au profit de leurs propres intérêts. (Coll. Harmattan International Burkina Faso, 11.50 euros, 82 p.) ISBN : 978-2-343-07875-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-39579-1
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POSÉIDON Ébranleur de la terre et maître de la mer
E
n étudiant cette divinité de l’Olympe, on s’aperçoit que les légendes ont surtout servi à imposer un état d’esprit tout en écartant ce qui pouvait contredire l’ordre nouveau que les aèdes voulaient imposer. Il semble bien que Poséidon existait avant de le faire renaître de Cronos et qu’il est davantage un dieu en rapport avec les anciennes divinités contre lesquelles Zeus devra livrer combat. Ses deux fonctions nous le suggèrent. Ce qui est visible chez Homère reste vrai chez Platon ! Les dieux servent surtout à justifier un art de vivre, celui qui se trouve dominé par la pensée. Comme les anciens, nous continuons à promouvoir l’idée, nous nous comportons en « Pense-avant » comme Prométhée, mais cela ne permet pas d’affirmer qu’une autre façon de servir la vérité n’existait pas préalablement à l’avènement de Zeus.
Gilbert Andrieu, professeur des Universités à la retraite poursuit ses méditations sur l’art de penser en se plongeant dans la mythologie qui reste pour lui un enseignement caché qu’il trouve aussi bien dans les légendes que dans les recherches archéologiques.
Illustration de couverture : huile sur toile de Sarandis Karavousis (1938-2011)
ISBN : 978-2-343-12088-1
21,50 €
9 782343 120881