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French Pages [294] Year 1994
, Centre Universitaire d'Études et de Recherches Médiévales d'Aix
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ain (GP 68) : maindre (36v), mains (39v, 41v, 56r). -ilius > -ieus (GP 70) : fieulx sg. (70r). i suivi d’une nasale (GP 72) : prumier (64r), mais premier (35r), prumiere (6v, 35r), mais premieres (66r), fumelles (17r).
o[ > ou > eu (GP 80) : veneours (26r), trahitours (19r), labour (55v) ; veu ’vœu’ (21r), espeuse (44r).
Introduction
rr
11) *jovene (GP 81) : jone (8v, 9v, 27v),j josne (34r), jonesse (2v, 8r, 34r), jonnesse (71r);jeune (42v, 50v, 69r), jeunes (72r), jeunesse (34r, 42r, 80r), jenne (56r, 87r), jennes (69r, 72r, 72v). 12) *kruppa (GP 85) : cruppe (51v).
13) e protonique, se trouvant par la chute d’une consonne latine en hiatus devant une voyelle > e (GP 86) : nient(mains) (72v), nent(mains) (80r), mais neant(mains) (83r). 14) e initial atone + / mouillé (GP 89) : milleur (8v, 12v, 14v), mais meilleur (63r), mervillier (5v, 12r, 25v), s’emervilla (10v), mervilleux (17r, 22r, 48r), mervilleusement (80v). 15) e initial atone + n mouillé (GP 89) : signeur (4v, 5v, 6r), mais seigneur (62v), signeurs (2r, 5, 8r), signourie (4r, 8r, 92v), mais seignourie (13v, 23r, 34r), seignourial (7r), sengnourie (5r), ensigné (68v), ensigniés
(66r). 16) e inaccentué > i : possidoient (3r), possidons (67v), mais posseder (34r), liçon (9v), mais leçon (72v, 77r) ; visetoit (15v), viseter (42v), mais visiter (51r, 65v). 17) e inaccentué entre consonne et r tombe: Éttreftirent (85v), prilleux (97r), prillleuse (79v), empreïs (57v), mais empereïs (58v). 18) c + e, i initial et intérieur derrière consonne, c + yod intérieur, t + yod derrière consonne > ch (GP 91) : acommenchié (60r), adrecha (31v,
83v, 95v), adrechié (24r), mais adrecier (28r), adreçoit (31v), ainchois (13v, 15v, 19v), anchois (36v, 38r), mais ainçois (35v, 58r, 68v), appercheust (35r), apperchut (27v, 51, 52v), mais aperceut (69r, 69v), avancha (46r, 83r), avanchier (72r), s’avanchoient (79v), cachier ’chasser” (78r), cha (39r, 44v), mais ça (69r), commencha (6r, 56r, 76v), commenche (54r), commenchement (19r), commenchoit (21v, 89r), couroucha (37r), courouchier (47r), denoncha (42r), drechier (9v, 82v), embracha (66v), fachiés (40r, 43v, 71r), fachon (40r), mais façon (84r, 86r), lancha (17r), menachier (17v), merchi (11r, 28r, 58r), mais mercy (30v, 31r, 35r), merchierent (45v), nonchier (66r), nourriche (4r), perchurent (9v), mais perceut (85v), perchut (13v), mais perceut (59r, 71r), piecha (dr, 9v, 13v), mais pieça (28v, 34v, 35r), piece (17r, 24r), recheu (2v), recheut (55r). 19) c + a à l’initiale et intérieur derrière consonne (GP 95) : calengier (46r), Carlemaine (47r), cascun (45v, 74v, 80v), mais chascun (92r), cachier ’chasser’ (78r), cault, adj. (26r), mais chault (76r), chaulx (95v), chault, vb. (98v), cose (12v, 18v, 22v), mais chose (14r, 24r, 31r), escaffault
(6v), s’escappa (99v), fourques (31v), pourcas (19v), mais pourchas (65r), Ricart (94r). 20) c + a libre et intérieure (GP 96): aprocement (49v), aprocerent (78r), aprocierent (90v), mais aprochoit (54v), basceler (40r), ceval (31r, 45v, 84v), mais cheval (32r, 84v), ducesse (59r, 60r, 60v), ficié (100v),
XXII
Introduction
francement (46v), pecié ‘péché’ (79v), rice (33r, 35r, 54v), rices (33r), ricesse (55r, 76r, 89v), mais richement (35v, 57v), reprouce (91r), sace (14r, 60r, 84r), saces (87r), saciés (83v), mais sachiés (87v, 98v).
21) let r finals deviennent muets: qui = qu’il (2v), quil = qui (25r), coureux ’coureur’ (78v), nepveur (78r, 79v, 80r). 22) Confusion de -s- et de -s5- (GP 107) : faissant (80r), faissoit (3r, 28v), paissibles (75r), souffissanment (38r), mais soufisanment (92v). 23) Dissimilation de r (GP 113) : merquedi (23r, 82v). 24) Métathèse du groupe voyelle + r et vice versa (GP 114) : atrempance (76r), radercier (13r), mais radrecier (13r), radrechier (13r), tourblee (12r). 25) Absence d’une consonne intercalaire d dans le groupe n'r (GP 116): venray (87v), venroit (39r), venra (13r, 37r), mais vendra (81r). 26) 1+ yod > 1 (GP 116) : boulir (14v). 27) Art. déf. f., sujet et régime, le (GP 121) : le (33r, 38r, 44r). 28) Formes affaiblies de l’adj. poss. no, vo (GP 127) : vo (34v). 29) Futur et conditionnel des II et IV* conjugaison avec insertion d’un e svarabhaktique (GP 131) : averay (100v), averoie (100r), averoit (14v), buvera (45r), deffenderay (75r), perderoie (83v), prometteray (47r), mais prometray (48r). 30) Futur et conditionnel avec absence de e devant r : deportroie (14v),
mais deporteroit (86v), doubtroit (21v), levrez (46v), menray (23v).
31) Impf. subj. sigmatiques (GP 134) : donissiés (82r, 91v), espousissiés (44r), moustrissiés (76v), prenissent (23v), prenist (73r), prenistes (95v), tenissiés (46r), venissez (47v).
Appendices Quelques dictons
À paine puet cellui gagnier qui en son cuer a deux paires de penses. (f 59v) Assez acorde qui ne dit mot. (60v)
Bon cuer ne puet ou doit mentir. (f 81r)
+4
Bon droit a tout jours bon mestier d’aide. (f° 31r) Bonne amour fait maint homme souvent foloier. (f 106r)
Femme qui donne s’amour habandonne. (f 117v) Grant fortune ne puet mie tousjours ou longuement durer; sy n’est mie sage qui trop s’i fie. (f 54r)
Il n’est pas par avanture couchié qui aura malle nuit. (f 50v) Il n’est rien, quant femme le veut entreprendre, de quoy elle ne viengne a bout; c’est par un art qu’elle scet plus que le diable. (f° 16r) Lever matin n’est mie le plus grant eur du monde. (f° 145) L’omme ne vault que tant qu’il se fait valoir. (f° 66v) Moult sont de maulx pluiseurs fois avenus par femme. (f° 100v) N'est sy beau jeu comme aprés disner. (f° 29r)
On ne doit mie tant soy entremettre d’une chose qu’elle puisse tourner a ennui. (f° 113v)
XXIV
Appendices
Quant la chose est faitte, le conseil en est tout d’une part. (F° 62r)
Qui bien ayme, il ne dort mie le tiers de la nuit. (F° 104v) Sens et jonesse ne sont mie longuement ensamble. (f° 69r)
Sy vaille a chascun son avanture ce qu’elle poura valoir. (f° 136r) Une farine est une fois pestrie, c’est fort de jamais la rebouleter. (f° 62v)
Ungs homs desmessurez et hors d’atrempance ne puet l’on trop chastier. (f° 122r) Distiques
A paine puet homme changier ses meurs Quant il devient agé, chanu et vieus. (f° 121r)
Cellui est fol qui cuide avoir se eur Estat pour tant s’il a propice ceur. (f° 267v) Celui qui ne se voeult chastier par belles et douces paroles Doit estre pugny par layde et aspre corection. (f° 169v) C’est moult grant sens d’abandonner la place Au furieux a la leonesse face. (F 97v).
Cil est eureux qui dispose sa vie A pais sans ce qu’il ayt de guerre envie. (f° 106r) Cil n’est pas sage qui fortune ne doubte,
Car par ce sont mains de ceux somme toute. (f 133v) Cil qui ne craint fortune n’est pas sage, Car mains conduit souvent a dur passage. (f° 80r) Conseil secret d’un homme a femme apart,
Presens les gens, le bon renon s’en part. (f 117v) Cuidier deçoit, souventeffois avient,
Par trop fier voy je que grant mal vient. (f 142r)
Appendices
Diligence, grant soing et souvenir Font souvent l’omme a hault bien parvenir. (f° 269v) D’omme orguilleux en cuidier affichié Ne craint peril, mais tost y est fichié. (f° 169v) D'’umilité vault trop mieulx le supploy Que d’estre mis par force en mauvais ploy. (f 163v) Entendre que c’est de gaber Vault autant comme de flaber. (f 193v)
Entre les moines et abé d’un couvent Meult des debas par faveur moult souvent. (f° 245r) Estre advisié sur les choses doubtables Fait prendre soing sur les plus prouffitables. (f 272r)
Fais dissolus quelqu’en soit la plaisance, En la parfin tournent en desplaisance. (f° 243r) Falace n’est nulle a paine si caulte Que apperceue ne soit d’aucun sans faulte. (f° 93r) Fol est cellui qui cuide sa malice C’on dit celler comment qu’il la police. (f 138v) Fol hardement dechoit souvent son maïistre
Par trop cuidier fort puissant ou sage estre. (f 77v) Homme bourdeur de menteur mescreu, Quant il dit voir, a paine est il creu. (f° 175r)
Humilité en riche homme bien sciet. Plus se tient bas, tant plus hault on l’assiet. (f° 76r)
Il vauldroit mieulx a moyen estat tendre Que le trop grant toute sa vie attendre. (f° 227r) Laissier aler de son droit mainte fie Il est pas foleur mais sens, je vous affie. (f° 135v)
L’amour qui vient simplement d’une part Ne puet longtemps durer, ains se depart. (f° 99r)
XXVI
Appendices
Le fel parler de matiere hayneuse Atrait response despitte et rancuneuse. (f° 139r) Les bien d’autrui acquerir mal a point Font ame et corps souvent mettre en dur point. (f° 256r) Le temps perdu ne puet on recouvrer Pour ce, tandis qu’on la doit l’en ouvrer. (f° 112v)
Le vray repos ne gist mie en l’avoir Mais seulement en souffisance avoir. (f° 226r) Loiseux plaisir, quoy qu’il face a blasmer, N'est pas leger a desacoustumer. (f° 180v) Louer autrui puis blasmer par usage N'est mie signe d’estre vaillant ne sage. (f° 162v)
Mauvais conseil croire et amer flateurs Engendre erreur, ce dient les aucteurs. (f° 210r)
On avoit souvent repentir mains De mettre aux piés ce qu’il tienent aux mains. (f° 149r)
On doit bien haÿr le soulas Dont on dit en la fin helas. (F 201r) Peu de chose moult grant debat souvent,
Petite pluie aussi abat grant vent. (f° 147r) Prudence aprent l’omme a vivre en raison,
La ou elle est eureuse est la maison. (f° 185r) Qui courtoisie et don tost habandonne,
Double service fait et deux fois donne. (f° 155r)
Qui ne se puet d’un mauvais pas garder Au mains s’en doit mettre hors sans tarder. (f° 204v)
Quoy que la mort nous soit espouentable, A y penser souvent est chose prouffitable. (f 177r)
Appendices XXVIT
Recalciter encontre la pointure De l’esguillon redouble la bature. (f° 86v)
Sage maintien et non trop de parolle Siet bien a femme a qui qu’elle parolle. (f° 88r) Soy departir par bel en fin de compte Est chose propre a qui de paix fait compte. (f° 117r) Tant vault cellui qui oit et rien n’entent Comme cellui qui chace et rien ne prent. (f° 91v) Trop en querre n’est pas chose propice Ne d’aultrui fait soy trop mesler qu’on puisse. (f° 126v) Trouver a tort sur autruy a redire Donne achoison d’oïr de soy mesdire. (f° 239v)
.,
La Geste de Garin de Monglane en prose
[Préliminaires] [1r] Cy commenche les croniques des … de chevalerie de haulz et nobles … et Milon, Gerard et Regnier enfalns] … de Guarin de Monglenne et d[e Mabillette] … noble dame son espeuse et … Monglenne …
Au temps que regni … en grant dominacion … maintenir en he... [1v] … nee en si grant bruit que … et doubte Et assez notoire … conquestes et mains viaux … l’ayde aussi et moyen … nnues,qui lors le servoient … Naimon de Baviere, Ogier … amis Gerart de Rucillon …n quel vindrent quatre …s furent de grant venin et … soing en France comme les … d’iceulx enfans ne vault … home. Gerart de Vienne … [ChJarlemaine en fut l’un et …
hoirs masles dont il soit ….[aJutre fut Renier qui puis ..ite Et de lui issi Olivier de …, compagnon Rolant, le tiers … conquist Beaulande, du quel … [NJerbonne le vaillant chevalier, qui .. [Guillau]me d'Orange et ses freres … maintes chevaleries faittes et nt fut Milon le duc de Puille … [par]lera
l’istoire a son tour. …ir comment Garin conquist Mon{glenne] … non mie que je qui l’ay leu … leu en livre vuellel a present [2r] tout descrire, si non en courant, par
brief mos dit histoire que comme d’un temps furent Doon de Mayence, du quel issirent .xij. filz masles, qui moult firent de haulz fais durant leur
temps. Si ne se ressamblent ne peuent aussi tous ressambler les enfans d’une mere ou d’un pere. Pour ce le di que Griffon de Haultesseille, qui fut pere Guennelon, fut l’un d’iceulx .xij. enfans. Ce fut une geste qui moult greva les Sarasins, dont pour lors estoit tant que merveilles. L’autre geste fu de Garin de Monglenne, et la tierche vint de Pepin, qui engendra le roy Charlemaine. Garin estoit de hault lignage et peu avoit de terre ; si n’en volut rien tenir, mais de si hault voloir estoit qu’i[1] laissa deux freres qu’il
avoit pour aler la ou avanture le poroit conduire. Voy parler de Charlemaine, qui gaire n’avoit qu’il estoit couronnez roy en France, dont il avoit esté fuigitif et chassié par deux bastars que son pere Pepin avoit engendrez en une moult belle damoiselle qui lui fu baïllie par mauvais malice la nuit de ses nopces et couchee notablement en son lit en lieu de Berthe au grant Pié,
A lettre décorée
lms. ueulle.
f° 2r Allusion aux Enfances Charlemaine.
Préliminaires
2
fille d’un roy de Hongrie. La quelle Berthe! porta puis Charlemaine et sa seur Gille, qui puis fut femme du conte Guennelon et paravant [2v] fut femme du duc Milon d’Aiglent. Ces deux enfans bastars gouvernerent le royaulme longuement, et avoient aucuns grans signeurs qui les soustenoient et avoient tant aidié qu’il convi[n]t Charlemaine aprés la mort Pepin son pere soy absentir. Et puis revint par grace de Dieu, qui garder l’avoit volu et voloit pour justicier et seigneurier pluiseurs terres et royaumes qu'il conquist. Si ne parle a present l’istoire des fais qu’il fist lui estant hors de son pays, et en poura bien par avanture parler ailleurs selon la disposicion de la matiere. Et parlera de Guarin de Monglenne, qui vint ung jour a Paris, au quel lieu estoit Charlemaine, qui moult joyeux estoit, et tout Paris fut depuis quant il veoit venir gens a sa court. Moult fut recheu Guarin hautement, et en grant honneur se demena
auecq Charlemaine, qui encore estoit en grant jonesse, et, pour abregier, volu une fois jouer aux eschés contre le duc Garin, qui assez en savoit. Si s’eschaufferent tellement petit a petit que Charlemaine gaga pour la plus part de son royaume qu’il gaigneroit ung peu ou que d’icellui le rendroit mat. Ce qu’il ne peut mie faire. Pour quoy Charlemaine, veant sa faulte, soubzmist sa terre au vouloir du duc Garin, qui rien [3r] n’en volut avoir,
ainsi comme tesmongne l’istoire. Ainchois pour payement requist au noble empereur presens ses barons qu’il lui donnast Monglenne, que Sarasins possidoient adont. Et qui demanderoit qui mennoit2 Garin a lui revertir Monglenne, l’istoire respond et dit que ce faissoit amour seulement et le bon voloir qu’il avoit, car l’empereur lui departoit toute Picardie quitement. Et plus lui eust donné du sien s’il eust volu. Le duc Garin, sachans par ouïr dire
que le sire de Monglenne avoit une fille, belle, plaisant et sur toutes pucelles amiable, ne volu aultre don que icellui qui n’estoit mie ou commandement de Charlemaine. Sy lui octroya l’empereur avecq son effort de gens et ayde d’or, d’argent et de puissance ainsi que Garin le vouldroit requerir. Alors party le noble combatant de Paris, et puis fist tant a l’ayde de Dieu et d’un jayant nommé Robastre qu’il conquist Monglenne et Mabillette la damoiselle, dont issirent les quatre damoisiaux devant nommez, et maintint la terre contre Sarasins et tous aultres jusques a ung temps que l’istoire devisera. Et durant le mariage doncques de Garin de Monglenne et de Mabilette la noble dame furent quatre [3v] damoisiaux engendrez par le noble prince, gouvernez a Paris et nouris ainsi qu’il y parut. Enfin sy s’avisa leur pere ung jour, veant leur estat, leur croissance et maintien, appella leur
mere et lui dit qu’il les voloit mettre hors d’entour soy. Sy en fut la dame dolante de prime face, pour ce que volentiers les veoit. Mais pour ce ne se desment le duc qu’il ne exposast sa volenté devant eulx, voire doulcement. Et tant fist par belles parolles en leur remoustrant sa vie, ses fais, le lieu du
f° 2v-3v résumé de Garin de Monglane.
l ms. belthe.
2ms.monnoit.
Préliminaires
3
quel il estoit venu et comment il avoit Monglenne conquise que chascun fut a lui obeïr enclin. Comment les quatres enfans Guarin de Monglenne se partirent de leur pere et de leur mere pour cerchier chascun son aventure.
Dit l’istoire que Garin envoya Hernault et Milion chascun en ung paÿs, et Gerart avecq Renier envoya en France. Et bien commanda qu’ilz feussent humbles, obeïssans et paisibles, car a la court Charlemaine, ou Gerart et Regnier devoient aler, sourvenoit de jour en jour tant de nouvelletez que les plus sages avoient assez affaire d’eulx y conduire. Et pour ce leur introduisi le noble duc et moustra maniere de gouvernement ; et
jasoit ce qu’en faus par nature n’ayent cure de doctrine, niantmains retindrent ilz les mos du pere qui, present [4r] sa dame Mabillette, les chastoyoit. Dont ilz ne valurent que mieulx en la fin, car puis eurent eulx enfans, ausquelz ilz ensignierent a bien vivre comme nature la noble nouriche l’avoit piecha commandé, ce que jamais ne pouroit faillir. Si devez savoir que a la departie y eust ploryé maintes! larmes, et maint regret y fut piteusement reclamez de la partie, de la noble dame en especial qui maternellement regardoit ses enfans, les quelz avoient les cuers si endurcis que il n’y avoit cellui qui de son cuer? eust rendue une larme de pleur. Ançois se partirent le plus joieusement par samblant que ilz peurent. Et quant ilz furent hors de l’ostel leur pere, lors descouvry chascun son coraige, et bien affermerent que jamais en Monglenne ne retourneroient se chascun n’avoit aussi ou plus grant signourie que leur pere. Mais gaire ne furent eslongies que de leur mere leur souvint qui si tresdoulcement les avoit nouris que par naturelle amour les convint larmoyer. Et de toutes leurs parolles ou lamentacions ne poroit l’istoire faire memoire. Finablement 1lz se departirent. Hernault et Milon se mirent a une part pour tirer l’un en Lombardie, l’autre en Aquitaine. Et Gerart et son frere Renier [4v] se remirent d’autre part chevauchans vers France, ainsi que leur pere l’avoit commandé. Ainsi que les deux enfans chevauchoient par Prouvence, comme leur chemin si adonnoit, oïrent parler d’une cité riche et puissant pour lors nommee Vienne. Si se delibererent lors de passer par icelle, et fin de compte y furent, et tant pleust a Gerart que depuis en fut il signeur, comme l’istoire le dira. Mais moult greva depuis le royaume et l’empire, si ne se puet l’en bonnement garder de son avanture. I1z exploiterent tant au fort que a ung jour pour certain vindrent a Paris, ou estoit le roy et pluiseurs princes que l’istoire ne nomme mie a present. Et pour abregier l’istoire se comparurent en salle ou estoit l’empereur, le quel demanda qui estoient les deux damoisiaux. Gerart, qui plus estoit hastifz sans comparoison que Renier, ne se 1 ms. mainte.
2 ms. ceur.
4
Préliminaires
peust taire, ains prist la parole devant son frere, sentant en soy ce que son
pere Garin de Monglenne leur avoit autrefois dit. Le quel tantost se mist a genoulx devant le roy en le saluant et disant : « Nous sommes freres et enfans du noble duc Garin de Monglenne, le quel nous a donnee office en vostre court, et bien le puet faire ainsi, comme autreffois lui ay oÿ racompter. Pour ce nous a vers vous envoyez, affin que icellec vous plaise confermer et nous retenir en vostre service par ainsy que en obeïssant a lui. Nous sommes appareilliez de faire ce qu’il [Sr] nous a commandé. Si ne poons plus, noble prince, de vous trouver ne parmain de plus vaillant signeur chevalerie recevoir. » Adont leva l’empereur les deux enfans et les retint dés icelle heure a sa court, ou il les fist si bien servir et honnourer comme les
enfans des grans signeurs dont il estoit servi et sa court comme plaine. Sy ne fut oncques fortune sans muer, car elle tourna sa face et non mie si tost. Ains les laissa ung certain temps regner a court et jusques a ce que l’istoire le dira. Sy s’en taist ores et dit.
[L'Histoire de Hernault et de Milon son frère] Comment Hernault fut receu en Acquitaine et comment la ville et sengnourie lui fu delivree. Au departement que firent les quatre enfans de Monglenne chevaucherent longuement Milon et Hernault tant qu’il les convint departir, car Milon tira droit en Lombardie, et Hernault chevaucha et exploita tant par ses journees qu’il vint en Acquitaine, qui pour lors, comme dist l’istoire, estoit cité,
et en avoit esté signeur ung prince nomme Gerin, frere du dit duc Garin de Monglenne. Or avoit eu cellui Gerin une dame a femme la quelle estoit de noble lieu, et avoit deux freres qui aprés la mort de Gerin prirent le gouvernement de la cité et jamais ne pensassent aux quatre enfans. Et quant Hernault fut arivé, il se loga en l’ostel d’un bourgois, car il ne vouloit mie sitost aler veoir son oncle. Si enquist a son hoste du duc [5v] Gerin son oncle, et il lui racompta comment n’avoit mie long temps il estoit trespassez de ce monde sans heritier, dont Hernault se prist moult a mervillier, si que bien apperceut l’oste qu’il en avoit au cuer desplaisance, a ce qu’il lui veist muer couleur. « Or me dittes doncques, biaux hostes, fait Hernault, qu’est la dame devenue et qui gouverne la terre et le païs. — Par ma foy, sire, ce
respondi l’oste, la dame est encore vivant, et est bonne dame et courtoise. Sy est grant damage qu’elle n’a enfant de Gerin, et damage aussi que ung escuier noble et de belle façon nommé Hunault, le quel est filz de Gerin, voire de bas, ne fut engendré en la dame, car la terre ne fust mie sans signeur. Et non est elle, au mains jusques a ce qu’il s’en appere ung, car elle est maintenue par deux chevaliers qui sont freres d’icelle dame, lesquelz ont le gouvernement du païs. Mais chascun maintient que c’est soubz l’adveu de Hunault, qui se dit filz du duc Gerin, le quel prent les revenues, et ne font rien les deux freres que par son ordonnance. » Et quant Hernault eust tout oÿ ce que son hoste lui racompta, il ne se peust taire lors. Ains dist: « Par foy, fait il, biaulx hostes, la terre n’est mie sans signeur, et tant vueil je bien que vous sachiés que au jour d’ui l’avez logié en vostre hostel, dont ja pis ne vous sera, se le savez amoureusement entretenir. » Si fut l’oste tout pensis pour ce que il ne savoit a qui il parloit, jasoit ce qu’il seust [6r] bien
6
Hernault et Milon
comment mesmement aussi que Hernault n’estoit arivé sinon a simple mesgnie. Pour quoy il ne savoit que cuidier. Longuement furent l’un devant l’autre sans parler aprés ces paroles l’oste et Hernault. Et a chief de piece commencha l’oste, disant : « Or me faites, sage sire, fait il, de ce que je vous demanderay, lequel est ce! qui doit heriter ce païs et par quel maniere la terre lui puet appertenir, car je suis du temps dont je cuide respondre ad ce que vous me direz. — Certes, biaux amis, ce lui dist Hernault, je croy assez que vous soyes du temps que bien avez oÿ parler du signeur de Monglenne et de Anthyaulme de Pavie. — Vous dittes voir, sire, ce lui respondi l’oste, voirement furent eulx freres de
Gerin, qui est mors. Et par la foy de mon corps, vous resamblez proprement au duc Garin qui conquist Monglenne, le quel non pour tant je ne vis ja long temps a. — Par Dieu, biaux hostes, ce respondi Hernault, quant j’auroie mestier de guide, je vous prendroie sur tous aultres, car vous ne vous four-
voyés mie, ains estes en droite voie. Et, a la verité, sui je filz du noble conquerant Garin, le sire de Monglenne, qui pour l’amour de Mabillette refusa partie du royaume de France. Or ne pensoie je mie [a] l’avanture qui est advenue, la quelle, puis que eur et fortune me presentent, je ne vueil ne doy mie refuser. Mais vous certefie que je seray signeur de ceste terre, ou je veray qui me fera empechement. » [6v] A ces paroles se humilia l’oste et commanda mettre la table, car temps estoit de souper. Et lors vint illec l’ostesse, qui tousjours servoit par coustume comme celle de qui l’ostel devoit mieulx valoir. Et quant elle apperceut son mary, qui si fort s’entremetoit de festoyer son hoste, elle se trahy vers lui et lui demanda pour quoy il estoit ainsi soingneus de cellui servir et festoyer que jamais veu. Si ne lui volu mie l’oste celer, affin qu’elle
s’efforçast de sa part de lui faire plaisir et honneur. La bourgoise, qui estoit du lignage aux femmes du costé de la bouche, sitost qu’elle fut devalee en bas ne seut sa pensee ne ce que son mary lui avoit dit celer, ains le declaira a une sienne? voisine que prumiere trouva. Puis s’entremist du souper ainsi que son mary lui avoit ordonné. Sitost comme l’ostesse sceut la venue Arnault3, Tart lui est que le sacent Gaultier et Chenenault. Ne le tenist secret pour tout l’or de Haynault. Aussi bien cella, puis que dire le fault Que prestre son sermon quant est en l’escaffault, Ses voisins s’asemblerent sans faire aucun default. Qui lors veïst arriver Katherine et Mahault, Ysabel et Perrette, Gertous et Guynehault Et d’aultres plus de .xv., qui parlerent si hault lms.esse.
Zms.sine.
Au-dessus de ce vers est écrit d'une main postérieure Ryme.
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Qu’assez de gens y vindrent pour livrer .i. assault. Arnault s’en effroya, le nobille vassault, De table se leva par dessus, fist ung sault, [7r] Puis vint a la fenestre regarder le debault Du peuple qui crioit de joyeux cuer et baut : « Ou est nostre nouvel sire ? Moustrez le nous, Thibault ! Car plus n’obeïrons a ce bastart Hunault ! » Et quant l’oste Thibault entendi les paroles, si fut comme esbahis dont ce pooit venir. Si respondi courtoisement : « Non pour tant ne vous effrayés, fait il, biaulx signeurs, voirement, voirement est arivez cellui a qui par droit
et legitimement doit ce païs cy competer, et jatost se moustrel a tous ceulx qui veoir le voudront ou palais notablement, ainsi que faire se doit. » Sy s’en partirent atant les ungs et les aultres qui mieulx mieulx et ne cesserent d’aler par les rues faisans feste et solempnité voire jusques ou palais et hostel seignoural, au quel estoit Hunault, qui legierement enquist pourquoy ainsi se assambloient illec tant de gens. Et quant Hunault entendy les nouvelles du filz Guarin de Monglenne, qui leens estoit arrivé, et il vist le peuple ainsi joieux de sa venue, il se pensa lors que pour neant pouroit il aler au contraire. Il manda adont ses plus prochains et affectiez amis et leur exposa son cas en leur suppliant faire faintement chiere la plus joieuse que faire poroient, pensant en soy meismes que jamais ne fuieroit tant qu’il aroit cellui trahy et livré és mains des Sarasins, par qui il convenoit son honneur ainsy decliner. Et finablement vint leans le noble damoisel Hernault, acompaignié de son hoste sur tous les aultres et de tant grant [7v] peuple, qui les poursievoient que a grant paine eust eu Hunault ne nul aultre aucun au dire et parler. Et quant Hunault veist la maniere, il s’avansa au devant du damoisel, rompy la presse et tant exploita qu’il vint au devant de Hernault, son chappel hosté, lui mist les bras au col et le plus haultement et doulcement qu’il seust lui dist : « Bien soit venu ly miens cousins, cellui a qui ceste terre doit par droit appertenir comme vray heritier du noble duc Garin, qui par sa grant valeur conquist Mabillette et la terre de Monglenne ! » Sainte Marie, comme fut tout le peuple resjoÿ quant Hunault et Hernault, qui oncques n’avoient l’un l’autre veü, s’entrebaisierent ! Chascun ouvry la bouche lors et se prirent a crier « Noël ! » si haultement que tout firent retenir le palais. Et fin de compte fut receu Hernault a signeur et honnouré des grands, des moyens et des petis par certain espace de temps et jusques a ce que l’istoire le recordera. Et d’autre part fut receu Milon son frere avec Anthiaulme, frere du duc Garin leur pere, et moult fut bien venu en Lombardie et tellement aymé
l ms. moustrent.
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Hernault et Milon
de son oncle qu’il fut puis duc et signeur de la terre de Puille a cause de une pucelle qu’il espousa, en la quelle il engendra deux nobles damoisiaux, desquels! l’istoire parlera cy aprés. Si ne se puet mie tout racompter ensamble mais par ordre pour mieulx concepvoir l’escripture. Renier et Gerart exploitierent tant par leurs journees qu’ilz ariverent a Paris, comme [8r] leur pere leur avoit commandé, furent moult bien venus a court et amez de Charle-
maine, qui pour amour du duc de Monglenne leur pere leur proumist donner terre et signourie, comme il fist puis, dont assez s’en repenti aprés. Finablement ilz demoroient et servirent assez longuement sans aultre amandement que de simples dons que Charlemaine leur faisoit comme aux aultres enfans de grans signeurs, dont largement avoit a son hostel, et tous les jours y habondoient nouvellement. Si se mettoient les ungs en oubly pour la venue des aultres. Comment Hernault d'Aquitaine conquist Beaulande et Fregonde la pucelle.
Or dit l’istoire que Hernault, estant en Aquitaine ainsi que ja avez oÿ, estoit Hunault son prochain conseillier et l’'omme du monde ou plus se pooit fier, car Hunault de soy estoit homme blandissant, bel parlier et par samblant preudomme, si que il n’estoit rien que Hernault ne lui eust acordé. Dont moult se tenoit fiers Hunault le bastart et moult souvent parloit a ses amis sur le fait et matiere de trahir son signeur, qui encores estoit plain de sy grant jonesse qu’il ne savoit congnoistre qui bien ou mal lui vouloit. Ung jour s’avisa Hunault de declairier son courage a Hernault selon le traictié que lui et aultres traïtres ses parens et amis desirans la mort Hernault avoient pourparlé, et lui dist que marier le convenoit. Si le regarda Hernault [8v]
adont, puis lui demanda quel femme lui seroit bonne, et jamais n’eust cuidié que cellui l’eust volu decevoir. « En non Dieu, sire, fait il, moult bien vous assigneray, se croire me voulez, et belle dame aurez se ou monde en a point. Si serez bien legie{r] a l’avenant, car si assez prés sur la mer a une ville si
bien fermee qu’en ce païs n’a milleur. Si la gouverne ung roy payen nommé Flourent, riche a merveille et garny d’amis. Il a une fille nommee Fregonde, jone, haulte, droite et bien faitte si que nature ne pouroit mieulx ouvrer. Sy a en elle tant de bien qu’elle est bonne chrestienne par grace de Dieu qui en son cuer s’est boutee. Et ne le scet son pere ne homme nul de sa court. Or est ainsi que cellui roy Florant et nous avons eu grant guerre et tant grevé l’un l’autre que par contrainte avons faites unes trieves a .vii. ans, lesquelles
nous avons jurees d’une part et d’aultre pour tenir loyaulment et aler ensamble et converser sans trahison ou mauvaytié aucunne. Sy ne fay nulle doubte : se la pucelle aviés veue que ne feussiés si amoureus de sa grant biauté que pour rien ne laisserez qu’elle ne fust vostre. Si seroit la plus belle l ms. damoiselles desquelles.
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paire du monde, et mieulx en vaudrions tous en cestui païs : sy en pouroit issir lignie dont encore pouroit nostre paranté monter en haulte honneur. » Assez escouta Hernault parler le traïtre sans mot sonner et ne pensoit mie a la voulenté [9r] qu’il avoit. Ainchois recorda en son cuer les mos qu’il
lui avoit racontez de la biauté de Fregonde, dont ja eust son courage esmeu sy que illui respondi que jamais il ne dormiroit de bon somme tant que veue auroit celle que tant lui avoit ouÿe louer. Si en fu le traïtre moult joieux, et pour la matiere abregier firent leur preparatoires d’aler. Et tant exploiterent que a une certaine heure ariverent aux portes de Beaulande, ou ja estoient advertis de la venue du damoisel Hernault et de ses alyés traïtres et consentans de la mauvaisetié. Sy avoit le roy sarasin fait appareillier et tendre son palais, ou quel furent menez les deux chrestiens, qui moult honnourablement furent receus, et du roy mesmement qui rien ne savoit encore de ce que Hunault lui vouloit dire mais cuidoit fermement que les chestiens se venissent de parler! paisiblement avec lui et sa fille soubz ombre des triefves que lui avoit a l’autre donnees. Or est ainsi que nouvelles vont tost par cy et par la : si s’espandirent legierement et alerent jusques és oreilles de Fregonde, la quelle estoit en sa chambre atendant l’eure qu’on la feroit venir en sale pour disner. Et dist l’istoire qu’onques jour de son eage n’avoit pour une heure esté ainsi richement paree que elle se appareilla adoncq, car elle avoit ja oÿ parler du duc Hernault qui venir devoit ce jour disner leans, mais mie n’avoit enquis de son estat, de son lignage ne de sa beaulté et [9v] façon. Et pour ce que ja lui tardoit l’eure qu’elle le veist, appella ung escuier qui souvent aloit en Acquitaine et lui demanda se piecha y avoit esté. Et il lui respondi que ouÿ. « Or me dittes doncques, fait elle, des nouvelles des chrestiens et qui gouverne maintement la cité et le païs. » Cellui escuier, qui n’estoit mie aprentis de biau parler, lui respondi assez hardiement : « Par nos bons dieux, damoiselle, fait il, de ce vous saray
je bien informer, car c’est une liçon que je say toute par cuer. Je vous dy que n’a mie .xv. jours d’uy que j’estoye alé en Aquitaine ou je veis Hunault le filz bastart du duc darenyer trespassé, qui toute la terre souloit maintenir. Mais je y vey ung aultre jone damoisel, jone home, habille et si biau chevalie[r] que qui chercheroit .xiiii. royaumes je croy qu’on ne trouveroit plus bel de lui. De vaillance ne vous say que dire, car il ne s’est? point esprouvé dont il soit aucunne nouvelle. Et se de sa noblesse me demandiés, je saroye
tesmongnier qu’il est de si noble sang issu qu’il ne pouroit faillir a estre preux, car il est filz aisné du duc Garin qui conquist la terre de Monglenne, et croy que de beaulté ne puet il gaires fourlignier, ainsi que le tesmongnent ceulx qui Mabillette sa mere ont congneue, et au mien essient est dommage quant il ne croit és dieux ésquelz nous croyons. Sy m’a l’en dit qu’il est arivez ou doit au jour d’ui venir en ceste cité, et l’atent, comme je le puis l ms. porter
2 ms. set.
3 ms. seroye.
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Hernault et Milon
entendre, vostre pere [10r] pour disner avecq lui. Si le pourez la et ung chascun veoir tout par loisir. » Et ainsi que la devisa l’escuier a la pucelle, vindrent quatre nobles hommes a la loy sarasine querir Fregonde de par le roy son pere, qui bien leur avoit commandé a l’amener et conduire ainsi que fille de roy doit estre, dont elle fut tant joieuse que nulle plus. Les quatre chevaliers payens amenerent la damoiselle en la salle ou Hernault estoit, qui regardoit le roy faire sacrifice a Mahon, qu’il avoit fait drechier et parer pour la venue des chrestiens, et avoit fait devant l’image alumer iii. tortis de cire pour plus faire d’onneur a leur loy. Sy en estoit Hernault trop mal content, et ja avoit oublié celle pour qui amours l’avoit leans fait venir quant Hunault l’apella pour lui moustrer la damoiselle, qui ja avoit sa visee sur [lui]. Et dit l’istoire que autant le desiroit elle veoir que lui elle. Hernault se retourna lors et vist la pucelle que les quatres payens amenoient. Si lui sambla tant belle que la couleur lui prist a muer et dist a soy meismes que n’auroit mie cil failly a dame qui d’une telle pouroit joïr a sa plaisance. Fregonde la noble pucelle le regarda pareillement, voire si ententivement que sa face lui fist amours par sa vertu et puissance devenir vermeille comme rose, si que bien se perchurent l’un et l’autre que navrez [10v] estoient amoureusement. Si en firent chascun endroit soy le moins de
samblant que faire peurent, en couvrant leur mal le mieulx qu’ilz pouoient. Et plus ne pensa Hernault a l’idole de Mahon que chascun Sarasin honnouroit en passant pardevant, et mesmement le roy qui tout ce faisoit faire et qui en salle l’avoit fait aporter pour cuidier les chrestiens convertir a leur faulse loy. Finablement les tables furent drecees, les nappes! mises, l’eaue cornee et les princes servis royalment de pluiseurs et divers mets, dont chascun menga ainsi que bon lui sambla. Si furent Hernault et Fregonde de peu saoulez, car l’istoire dit c’onques ne mengerent sinon des biens dont amours repaissent leurs servans. Apres disner se leverent de table et convoierent la pucelle en sa chambre, ainsi que tousjours l’avoit a coustume. Et la se bouta Hernault qui a nulle mauvaitié ne pensoit mais a bonne amour, qui son cuer destraingnoit tellement que pour tout l’or du monde il ne se fust tenu de dire sa pensee a la damoiselle, s’il pooit avoir de ce faire loisir. Le roy et Hunault se pourmenerent ce pendant assez a loisir, parlans de pluiseurs choses que Hunault le bastart mettoit en termes, tendant venir a ses fins. Et finablement
se apuia le roy a une fenestre et Hunault a une aultre poingnant, si que per-
sonne ne pooit leurs parolles ouiïr. Et lui [11r] dit Hunault : « Savez vous, sire, fait il, qui ceans nous a amenez ? » Le roy lui respondi que non. Et il lui dit lors : « Or sachiés, sire, fait il, que, s’il vous plaist obeïr a ce que je vous conseilleray, jamais ne sera besoing d’avoir trieves ne guerre aussi entre vous et moy, Car je vous feray hommage de la terre d’Aquitaine et la tendray l ms. tables.
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de vous par ainsi que je tendray la loy que vous tenez, moyennant que vous ferez mourir Hernault que ceans vous ay amené. Et bien est en vostre commandement, car il est és chambres ou il s’esbat avecq les damoiselles ; si ne saura personne riens de sa mort. Et bien le devez faire aussy, car il est filz de Garin de Monglenne, qui conquist Mabillette et ocist vostre oncle Gamadras le puissant ; si ne devez mie mieulx aimer les enfans. Et se vous me
demandiés pour quoy c’est que je desire sa mort, je vous respondroie que c’est pour tant que j’ay eu la paine et le meschief, comme vous savez, de garder la terre et le païs qui fut a mon pere, et bien me deust ores appertenir jasoit ce que je soie bastard. Or est Hernault venu, qui par l’aide du peuple menu et rebelle s’en est fait pocesseur et heritier a ma desplaisance si grant que j’ains plus chier renier le saint batesme et croire en Mahon et en vos dieux que de lui me soie vengié prouchainement. » Moult s’esmervilla le payen d’ainsi oïr parler Hunault de traÿson, car jamais n’y eust pensé. Il lui respondi non pour tant que, s’il [11r] vouloit entretenir sa parole, que il lui prestroit gens pour prendre Hernault et pour l’enfermer és prisons, tellement que a paine en pouroit partir. Si fu Hunault de ce tout joyeux. Comment Hernault d'Aquitaine fut mis en prison par Hunault, que Robastre tua et delivra depuis de la prison Hernault.
Comme ouÿ ayez s’estoit Hernault mis és chambres des dames pour convoyer Fregonde et parler a elle se son point eust veu. Et quant la pucelle le vit en sa chambre, elle le merchia doulcement, disant qu’il n’estoit mie
tenu de tant prendre paine pour elle comme de l’avoir jusques a la convoye{e]. Et il, qui ne queroit sinon lieu et occasion de parler, lui respondi moult gracieusement : « Pardonnez moy, fait il, ma dame, se trop avant me suis avecq vous embatu, car s’aucunne faulte ay par aventure faitte, ce fist amours qui le me fist penser. Si en est la merchi vostre, que je vouldroie bien requerir, s’il vous venoit a plaisir. Et de tout mon cuer et de mon corps vouldroie me soubzmettre en telle amende que voudriés deviser, sauve ma loy toutesvoies que pour rien ne vouldroie faulser. » Si fut la damoiselle tant contente et joieuse que jamais n’avoit plus esté d’ainsi ouïr gracieusement parler son amy. Elle le regarda lors des biaulx yeulx de sa face et le prist [12r] par la main, puis le mena a une fenestre. Mais vous devez penser que le plus asseuré des deux amans estoit comme la feulle qui va sur l’arbre au branle du vent par la force d’amours qui leurs deux cuers avoient en leur possession. De toutes leurs parolles ne sauroit ne pouroit aussi mie l’istoire faire mencion, mais bien dit que tellement se descouvrirent l’un envers
l’autre c’onques puis ne s’entrehaïrent. Ains se aymerent si parfaitement que puis espouserent l’un l’autre. Si ne fesist mie le mariage si tost, car trop eust Hernault a souffrir par la traïson que Hunault avoit fait, et si faisoit a icelle
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heure avecq Florant le pere Fregonde, qui ja avoit baïllié gens pour aler avecq Hunault prendre Hernault, qui s’esbastoit avecq elle. Ainsi que les deux enfans estoient en joie et en consolacion, parlans
de leurs affaires amoureusement, survint illec Hunault acompaignié, comme ja l’istoire dit. Et, pour abregier, mist et fist mettre la main a son frere et le fist emprisonner sauf tous drois et toutes deffenses, dont nul ne se doit mer-
villier s’il fut dolent et pensif. Il regarda son amie Fregonde, qui tant estoit tourblee de l’ennuy c’on lui faisoit qu’a merveilles, mais elle n’en osoit parler [12v], car elle ne savoit pourquoy on lui faisoit telle rudesse. Et d'autre part faisoit doubte que son pere feust dolant de ce qu’ainsi avoient ensamble longuement et priveement parlé. Pour quoy elle le laissa ainsi enmener et se reconforta a plorer a par elle, disant tout bas que ses amoureux avoient petite duree. Et quant Hernault se vist avaler en la prison, il requist a son cousin qu’il lui deist pour quoy on le traictoit ainsi villainement. Sy ne lui en volut aucunne cose dire mais le fist tresbuschier en bas!, puis le fist enfermer et garder par le geolier, qui de ce faire avoit ordonnance et commission de par le roy Florant. Des regrés et lamentacions que fist Hernault en la prison ne sauroit mie veritablement l’istoire racompter la moitié mais dit que Hunault ne vesqui mie .iii. hours aprés. Il s’en retourna devers le roy Florant prendre congié de lui, jusques a ung jour certain qu’il avoit promis de retourner pour acomplir ce qu’il lui avoit dit en convenant. Et pour la matiere abregier, quant il fut aux champs avecq ses milleurs amis et consentans de la traïson, il appella a part les dis adherans et leur dit : « Or avons nous commenté, beaux signeurs, fait il, et plus ne reste sinon parachever. Il est de necessité que je demeure deriere [13r] moy seul et que vous autres en ailliés en Acquitaine pour le peuple appaisier. Si maintendrez que Florant de Beaulande a les triefves rompues et qu’il a pris et retenus prisonniers moy, et Hernault voire, et que a grant paine vous a il laissié venir. Et quant venra sur le soir, je chevaucheray comme tout esperdu et diray que je sui par mon engin eschappé. Sy aviserons aprés comment nous porons nostre besongne mener a fin. » | A ces paroles se departirent ceulx qui avecq Hunault estoient venus et
laisserent Hunault, qui tout volentiers d’eulx se destourna. Et pour mieulx cuidier besongnier et eslongier le chemin d’Acquitaine se frappa en une forest si avant que, quant il se cuida radercier, il ne sceust pour cause qu’il ne pensoit mie a son chemin mais seullement a la mauvaise trahison qu’il avoit brassee. Et quant la nuit aproucha et son esprit lui fut revenu, il regarda ça et la pour soy cuidier radrechier, mais jamais n’eust sceu. Il se pourpensa
lors que Dieux, qui est vray juge et tout congnoissant, lui vouloit moustrer sa faulte. Et pour ce tourna ses yeulx amont, se repenti et dit en soy que il ls. embas.
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estoit mauvais d’avoir son signeur et propre cousin trahy. [13v] Et ainsi pensant se prist a larmoyer comme contrittement qui moult lui peust prouffiter a l’ame. Or estoit pour icellui temps vivant ung jayant nommé Robastre, le quel avoit par maintes journees par pluiseurs batailles et assaulx et par diverses fois secouru, aidié et frequenté Garin de Monglenne par sa force et par l’engin et subtilité d’un nommé Pardigon, soy congnoissant en l’art de magique, dont il avoit piecha usé et puis l’avoit delaissié. Mais il en joua aprés comme devant, si que bon mestier en eust Hernault. Cellui Robastre, pour sa vie amender, s’estoit fait hermite en la forest dont Hunault ne se
pooit partir, ainchois s’en entroit tousjours ou plus parfont, et tant avant s’y bouta qu’il perchut le lieu ou quel Robastre faisoit sa demourance. Sy se resjouÿ ung petit lors, et tant s’aproucha qu’il vint au manoir. Robastre, qui mie n’avoit a coustume de souvent veoir gens, le regarda amiablement, car moult le vist desconforté. Si ne le vouloit point espouvanter Hunault, qui puis le jour devant n’avoit mengié. Lui demanda lors s’il estoit homme croiant en Jhesucrist ou en la 10ÿ sarasine, a quoy Robastre respondi qu’il creoit en Jhesucrist voirement. « Et en l’onneur de Jhesucrist, dit lors Hunault, je vous prie que me donniez de vostre pain, car huy ne finay de chevauschier, et tant me sui fourvoyé de mon chemin que radrecier ne me saroye de moy seul. Si ne paroit gaires chaloir se loups ou bestes sauvages avoient mon corps devouré, [14r] tant a en moy de mauvaitié. » Robastre, qui bien vit que celui estoit comme desesperé, lui dist : « Vous devez savoir, beaulx amis, fait il, qu’il n’est si belle chose ou monde ne sy
vertueuse que de bien faire. Et qui tous les maulx du monde auroit fais, c’est de soy humblement repentir et venir a amendement. Il n’est si grant ne si orrible pechié que Dieu ne sace et qu’il ne pardonne se le pecheur s’en veult confesser. Et tout ainsi qu’il souffre les pecheurs en ce monde, a il aussi ordonné les confesseurs, qui en donnent les penitances selon les cas et re-
mettent les pecheurs hors du dangier des diables d’enfer et en voye de salvacion. » Et quant Hunault entendi ce que l’ermite lui disoit, il se pourpensa que c’estoit vraye verité, et adont lui requist il confession. Mais quant Hunault lui eust tous ses fais racomptez et la trahison de Hernault son cousin et que il lui eust dit qui filz estoit Hernault et parlé de Garin le duc de Monglenne, il fut tant dolant que merveilles et ne lui respondi a icelle heure aucun mot. Ains se leva d’emprés lui, et en le regardant par si grant maltalent que oncques n’eust Hunault si grant paour, car il le vist aler a ung arbre arrachier une grosse branche et retourner vers lui, qui onques ne s’en
seust fuir. Et lui dist haultement et fierement Robastre : « Faulz et mauvais trahiteur, au jour d’ui m’as confessé [14v] chose dont de mort ne te depor-
troie pour autant d’or que vault la cité de Beaulande. Penses aux pechiés que tu as cy endroit confessez et en ayes contricion, car en present t'en sera
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l’absolucion faitte. » Sil haulsa le fust lors et en assena sur le chief Hunault si qu’il lui fist la cervelle boulir. Et ainsi fini le trahitre, du quel se taist l’istoire. Comment Robastre et Fregonde la pucelle delivrerent le damoisel Hernault de la prison. A cellui mesme jour que morut Hunault se delibera Robastre de soy mettre a chemin pour aler secourir et aidier Hernault, qu’il aymoit tant pour l'amour de son pere Garin que nul ne le diroit. Il se parti fin de compte et dit a soy mesmes qu’il querroit tant son compagnon Pardigon qu’il le trouveroit, et a son ayde ne faisoit aucunne doubte que bien ne le delivrassent de la plus forte prison du monde, mesmement? que de milleur maïistre en sience de magique et art diabolique n’avoit ou monde que Pardigon. Et de plus fort l’omme aussi n’eust l’en finé en son temps que cellui Robastre. Il chemina par ses journees qu’il vint en la forest que bien congnoissoit, ou ja avoit long temps laissié Pardigon hermite pour servir Dieu en repentance des maulx innumerables qu’il avoit fais. Mais ne savoit mie Robastre le bon et hault serment que Pardigon avoit fait et proumis a Dieu quant il se rendi hermite. . Il le trouva au fort du bois, [15r] et moult joieuse chiere se firent en
parlant de pluiseurs choses, parmy lesquelles fut ouverte la matiere et la cause principale pour quoy Robastre avoit son hermitage laissié. Et croit l’istoire que tout fut racompté a Pardigon et mesmement la confession faitte a Robastre par Hunault, sa mort aussi et la grant voulenté qui meu l’avoit d’aler aidier a l’enfant pour l’amour de Garin le pere que tant avoyent aymé. Sy ne resta plus somme toute a Robastre que avoir la response de Pardigon qui longuement songa. La quelle, sans reciter les propres mos que nul ne sauroit avoir aussi songiez, fut telle que jamais d’enchantement, d’art ou des gieux dont autreffois avoit joué il ne s’entremettroit. Et quoy que moult le pressast Robastre, n’en volu a celle fois rien acorder Pardigon. Sainte Marie, comme fut Robastre plain de couroux quant il oÿ cellui qui a tous besoings a toutes heures et a tant et diverses fois avoit son corps et son sens exposé en l’ayde du pere que tant avoit naturellement aymé ! Et maintenant ne vouloit aidier au filz ! Il se marmousa lors a par soy, et fut
comme tout deliberé de l’ocire se n’eust esté ce qu’il pensa que, par aventure, il se pouroit bien aviser. Il se parti de lui au fort, et tant exploita qu’il vint a Beaulande3, ou Hernault tenoit prison de par le roy, qui de sa mort n’avoit aucunne envie, ne il ne l’avoit [15v] oncques desiree. Ainchois s’atendoit au pourchas qu’il cuidoit que Hunault feist. Sy n’estoit mie pour ce Hernault joieulx ne il n’avoit confort synon de Dieu et de la damoiselle, qui tous les jours une fois du moins lui envoioit a boire et a mengier et elle l'ms. se.
2 ms. mesment.
3 ms. belande.
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mesme! chascunjjour pour une fois samblablement le visetoit, dont son pere ouÿ parler, qui n’en fut mie bien content. Il la manda ung jour pour ceste cause et lui enquist qui ce lui faisoit faire. Et elle respondi que c’estoit en intencion de le convertir a la loy de Mahon?, le quel il ne savoit ja que faire du croire, comme elle lui dist affin que plus en fust joieux. Le roy Florant son pere lui deffendi que plus n’y alast, et dist l’istoire que ce fut le propre et mesme jour que Robastre arriva en la ditte cité de Beaulande. Par ce que Hunault avoit confessé a Robastre savoit il les amours de Fregonde et de Hernault ; si en fut assez plus hardi. Il frequenta par la cité, demandant aumosne en l’onneur de Mahon, et on ne lui refusoit mie. Sy parla au roy mesmes comme cellui qui bien [savoit] le langage sarasin et chrestien, et quant il se trouva bien venu entour le roy, il s’aventura entour la damoiselle, qui tant estoit humble, doulce et gracieuse que volentiers l’oÿ parler, et escouta tout ce qu’il voulu dire. Et pour la matiere abregier, parla a elle et fist tant qu’elle se con[16rJsenti de parler au geolier, affin qu’il peust parler a Hernault qui en prison3 estoit. Mais ne le pouoit mie bonnement faire sans le sceu et consentement du geolier. At fort il n’est rien, quant femme le veult entreprendre, de quoy elle ne viengne a bout. Mais je croy que c’est ainsi c’on dist assez souvent que c’est par ung art qu’elle scet plus que le diable. Et quant Robastre et Hernault eurent parlé ensamble et assez devisé en la prison d’unes choses et d’aultres qui trop pouroiïent alongier nostre matiere, il fut mis hors et retourna en la chambre de la dame, qui tant desiroit sa venue que merveilles. Il lui racompta lors tout ce qu’il avoit dit a Hernault et comment il estoit plus joieux que oncques, mais n’avoit esté de ce qu’il l’avoit asseuré de la mort de Hunault. Si en fut aussi la pucelle moult joieuse, pour tant qu’il avoit esté trahitre et envieux. « Or me dittes, damoiselle, fait dont Robastre, par la foy que vous devez a amours, se vostre amy estoit ores delivré de prison et il avoit trouvé maniere de partir, vouldriés vous point venir avecq lui en lieu ou vous le puissiés avoir a signeur et lui vous a femme
? —
Par foy, sire, fait la damoiselle, moult
seroie dolante qu’il fust sans moy hors de lieu, ou je ne le peusse souvent veoir, car tant vous di que plus vifz et tant plus l’aime si ne sera4 jamais ly mien corps a son aise tant que delivré le voye. Et se croire me voulez, je [16v] vous ensengneray comment de ceans partirons. » Elle lui racompta lors qu’en une forte et grosse tour seant et faisans le
coing du chastel ou du palais son pere avoit cinquante chrestiens, tous François et prisonniers, qui ja avoient esté leans l’espace de .vi. mois et estoient comme gens mis en oubly, pour ce qu’il n’y avoit avecq eulx nul homme de renon, mais comme marchans ou pelerins avoient esté rencontrez sur mer. Et quant Robastre entendi la damoiselle, il fut moult joieux et ne
desira sinon veoir la tour s’elle estoit forte et bien garnie et emparee, et 1 ms. mesment.
2 hommet biffé.
3 ms. emprison.
4 ms. sara.
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parler aussi aux prisonniers chrestiens pour enquerir se ilz se vouldroient mettre a deffense se besoing estoit. Elle fist finablement avecq le geollier tant qu’il s’acorda de le faire parler aux prisonniers, et quant il les eust veus et sceu leur voloir, il s’en retourna. Et en ceste meisme nuit delivra lel damoisel Hernault, le quel fut moult joyeux de veoir la pucelle, qui ainsi amiablement procuroit sa delivrance. Puis se remirent a chemin vers l’autre grosse tour. Et premierement mirent le geolier, sa femme et deux enfans a mort, puis rompirent la prison ou il avoit cincq huis a passer et les rompirent, et fin de compte delivrerent tout ce qui dedens estoit. Puis chercherent la tour hault et bas, et tous? les harnas amasserent, et si bien s’abillerent que pour .ccc. hommes n’eussent reculé au [17r] besoing, voire a l’ayde de Robastre, qui estoit le plus mervilleux homme du monde en son temps. Or furent en grant leesse les chrestiens d’eux veoir a delivre qui si longuement avoient tenue prison, et moult desiroient boire et mengier leur saoul, car piecha ne l’avoient fait. Ilz beurent et mengerent assez, tandis que Robastre, Hernault et la pucelle devisoient comment ilz poroyent mieulx leur tour advitaillier, qui estoit aisiee chose et legiere a faire mesmement que ou chastel et palais avoit crosses garnisons dont ilz pooient legierement sans grant dangiers recouvrer. Consideré3 qu’encor n’estoit mie jour de grant piece et que nul ne se devoit doubter de rien par leans, Robastre et Hernault,
asseurez de la pucelle qui tout savoit les estres, offices et chambres de leans, prist .xl. compagnons des plus asseurez a son pooir pour mener avecq lui la ou il plairoit a Fregonde de les conduire, et especialment charga au demourant de demourer et garder la tour, ad ce que Sarasins nul n’i entrast.
Puis se partirent de la tour et entrerent ou palais, rompirent portes, huis et fermetez et tuerent Sarasins et Sarasines, enfans malles et fumelles sans aucun deport. Et mesmement rompi Robastre l’uis de la chambre du roy, qui ne dormoit mie, ains escoutoit qui ainsi menoit grant bruit. Et quant il ouÿ son huis [17v] brisier, il se lancha par une fenestre jardiniere et s’eschapa
tout maugré Robastre, qui de mort l’avoit fort menassé. Et adont fu temps de pillier et assambler ce dont ilz avoient mestier. Si devez savoir que mie ne dormirent les chrestiens, ne la fille du roy, aussy qui bien assena au treffort de son pere. Et tant fournirent leur tour que assez eurent provision pour long temps, se longuement se fussent leans tenus. Et plus eussent fait se le jour ne feust venu, qui les contraingny a deslogier, car Florant, qui eschappé estoit, avoit ja assamblé par la cité si grant quantité de payens que a paine eussent ilz eu loisir d’eulx sauver. Finablement les chrestiens se retraïrent sans perdre aucun de leurs hommes. Et tantost aprés vint Florant assiegier la tour et menachier les chrestiens, descorchier tous vifz et sa fille d’ardoir en ung feu, pour ce que ainsi avoit les chrestiens delivrez. Puis envoya veoir en la prison ou avoit l ms. la.
2 ms. tout.
3 ms. considere.
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esté Hernault. Si la trouverent rompue et le tourier occis et avallez en bas, sa femme et maisnie pareillement. Sy en fut le roy tout dolant qu’il jura ses dieux qu’il en aura vengement. Mais gaires ne s’en effroyal sa fille ne Robastre aussi, car forte estoit la tour a merveilles et si bien advitaillie et pourmene{e] d’abillemens de guerre que ilz ne les doubtoient [18r] se peu non. Et s’il estoit la tour compassee, ainsi c’on pooit saïllir et entrer hors et ens se trop n’y eust eu forte deffense. Comment Hernault fut mis en prison? en Acquitaine a la requeste des amis Hunault, qui l’acuserent a justice de l'avoir occis.
Comme Hernault se vist ainsi assiegié en la tour de Beaulandeï, il fut moult dolant et pensa a soy qu’il laisseroit son amie en la garde de Robastre et s’en ysteroit de leans pour aler querir secours en Aquitaine, qui encore estoit tenue en son non, parce que Hunault n’estoit point retourné. Il avoit leans ung chastelain qui toute la justice gouvernoit avecq .iiii. eschevins, que la ville assambleement avoit commis pour la cité gouverner en deffault de signeur. Et sy avoit deux oncles Hunault, que cy aprés nommera l’istoire, lesquelz avoient plus grant voix en la cité que nulz aultres. Et avoyent ces deux oncles pluiseurs parens qui tous, ou la plus grant partie, furent consentans de trahir Hernault, que jamais ne cuidoient veoir, pour ce qu’ilz le pensoient estre mort en prison. Ung jour se descouvry Hernault a Robastre et lui dist : « Vous veez, Robastre, biaux amis, le grant dangier ou quel aventure nous a mis par le pourchas d’amours par l’ennortement de Fregonde et par la proesse de vostre corps. Ne il n’est chose possible qu’eschapper en puissions [18v] sans secours ou aide, lequel il est ores besoing de querir. Je conseille pourtant que de ceans face departie. Sy m’en iray en Aquitaine et amenray des gens tant quelque part que prendre les doie, que mienne sera la cité de Beaulande4 et le siege levé malgré Florant et tous les payens qui cy sont assamblez. Mais tant y a qu’il nous convient ceste cose tenir secrete, affin que rien n’en puisse Fregonde savoir que je ne soye ja avant parti, affin qu’elle ne puisse mon voyage empechier. » A cest acort furent Robastre et ses compagnons. Et au matin lendemain, sitost qu’il ajourna, fut Hernault armé, monté et prest avant que Fregonde feust de son lit levee. Et, pour abregier, fut la porte ouverte, puis s’en parti et tant esploita sans faire mension de ses avantures que il ariva en Acquitaine, ou il fut assez regardez des ungs qui ja l’aymoient moult, lesquelz le festoierent et conduisirent a pié et a cheval ainsi qu’ilz le rencontroient jusques ou palais, et des aultres parens aliés et amis des oncles Hunault, lesquelz ne lui donnerent salut ne demy si non tout bas. Ceulx la s’asamblerent en ung de leurs hostelz, tandis que Hernault fut mené et 1 efforca biffé.
2 ms. emprison.
3 ms. belande.
4 ms. belande.
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conduit ou palais par les iii. eschevins mesmes, qui surent sa venue mesmes incontinent. Sy fut grande la feste que les .ïii. eschevins lui firent, et aussi fist le chastelain de la justice. Vous devez penser que assez leur
[19r] compta Hernault de ses nouvelles, voire du commenchement jusques a
la fin, et comment il avoit intencion de conquerir Beaulande! par le moyen du secours qu’il leur demanda, a l’aide aussi de Robastre et de ceulx qui en la tour estoient avecq Fregonde. Mais ainsi avint que les trahitours, qui ensamble se conseilloient, pourparlerent ensamble chose, par quoy la besongne Hernault fut mise en delay et l’esperance de Robastre, de la damoiselle et des aultres chrestiens de la tour muele] en si grant doubte que bien cuiderent morir. Et convint que le jayant Robastre venist aidier a Hernault et que Pardigon l’enchanteur venist en l’ayde de ceulx du chastel, ou ilz eussent esté perdus. Tout maintenaint que l’acort fut fait a Hernault de l’aler secourir a puissance et que l’en vouloit faire le cry par la cité et envoyer par le paÿs faire l’armee, viennent leans Fromont et ung sien frere nommé
Foucart
acompaigniés de grans gens qui tous, ou la plus grant partie, devoient porter tesmongnage de ce que Fromont et son frere devoient devant les signeurs proposer contre Hernault. Sy en congnut Hernault partie et ceulx mesmes qui avoient esté avecqes Hunault lorsque Florant de Beaulande le fist mettre et mener en prison2. Fromont et son frere saluerent les signeurs et dist Fromont : « À vous, biaux signeurs, fait il, nous complaingnons [19v] de Hernault le trahitre, murdrier, qui la est present de nostre nepveu Hunault,
qu’il a par sa grant mauvaitié voulu livrer au roy Florant pour sa fille avoir en mariage. Et puis l’a de sa main occis comme faulx et mauvais qu’il est. Et ces choses voulons nous prouver, mon frere et moy, par bons tesmoings et loyaux gens, dignes de foy, qui mentir n’en daigneroient. Et aussi vous requerons qu’il soit mis prisonnier pour tant qu’il a le peuple abusé d’avoir tenu et occupé ceste ville et ce païs, qui en rien ne lui compette. Ainchoïis appertient aux vrais suscesseurs et heritiers de Anthiaulme de Pavie et de Garin de Monglenne son frere, du quel il se dit estre filz, ce que nous ne devons mie croire. Car par son pourcas pourroit trop de maux venir et pouroit par aventure livrer ceste cité és mains des Sarasins, qui plus nous heent que poison ne het* triancle. Si vous requerons que pour l’interest que nous poons avoir en la mort de mon nepveu, il soit mis prisonnier, et offrons prouver et soustenir nos fais. » Moult fut tout le commun esbahy d’ainsi ouïr parler Fromont, et si furent les eschevins et le chastelain. I1z regarderent l’un l’autre comme ceulx qui ne savoient que penser, puis regarderent Hernault et lui [20r] dirent que
sur ce lui convient rendre response. Hernault4, qui adont fut plus vermeil
que rose de fin despit et de couroux qu’il eust au cuer, respondi lors : « Ne 1 ms. belande.
2 ms. emprison.
3 ms. heent.
4 ms. herenault.
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croyés les gloutons signeurs, fait il, car tout le contraire est verité de ce qu’ilz proposent cy contre moy. Et respondre a la trahyson veez cy mon gage que je presente pour mon corps exposer en bataille contre eulx deux ! Et au jour qui nous sera assigné de combatre vueil je prouver et leur faire par force confesser qu’il n’en est rien et que Hunault me vendi au roy Florant de Beaulande! par sa grant mauvaistié et que puis que mon corps fut par lui mesmes mis en prison. Je ne le vois, si me soit Dieux en ayde au plus grant besoing que j’aie ! Au regart du surplus, je leur mousteray aussi que je sui filz aisné du noble duc Garin de Monglenne et que a bon droit m’a le peuple tenu a signeur et obeÿ jusques aores, dont je suis content et ne daigneroie faire faulsseté ne trahison contre lui. Si vous requier que mon gaige recepvez et que jour me soit donné pour moy purgier de ce meschief. » Sy fut grant l’argu et debat des deux oncles et de leurs parens et amis, redarguans que bataille ne s’en devoit faire, mesmement? que promptement offroient prouver leurs fais par bons tesmoingz. Grant fut le conseil entre les signeurs et les bourgois. Et finablement appointerent [20v] qu’ilz combatroient, et fut leur journee assignee a .xl. jours ensievant. Pendant lequel temps on ordonneroit le champ et la place, mais chascun tendroit prison jusques adont. Sy fut Hernault tant desplaisant que merveilles, et moult se complaingnoit de fortune qui lui estoit diverse et contraire, pensant a la belle Fregonde et a Robastre son bon amy, qui aucunnes nouvelles ne pooient avoir de lui pour l’empechiement que les trahystres lui donnerent. Sy ne puet mie l’istoire racompter la grant douleur qu’il avoit. Et aussi furent les aultres mis en prison, dont moult leur ennuya, car trop envis se combatoient, pour ce qu’ilz cuidoient estre receus a prouver leurs fais. Ung peu de temps et tost aprés ce que Hernault se fut parti de la tour de Beaulande pour aler en Adquitaine, s’avisa Pardigon, que aultreffois avoit tant aymé Garin de Monglenne, que jamais ne pouroit sa lignie haïr. Il pensa aussi que Robastre avoit long temps esté son compagnon, sy ne lui devoit faillir a ung besoing. Et en ceste pensee conclud de soy partir pour aler veoir comment il leur pouroit aidier. Sy se mist a chemin, et tant exploita qu’il arriva a Beaulande. Et quant il ouÿ parler du siege que on tenoit la devant, il pensa que sans jouer son mestier ne pouroit bonnement [21r] entrer en la tour ne conforter Robastre pour quelque amour il avoit son heritage laissié. Sy se mist a chemin et vint regarder par ou mieulx pouroit soy aventurer. Et en regardant demanda quelz gens estoient leans enfermez et pour quoy estoit la tour ainsi enfermee et assiegee. Sy.lui respondi ung payen, qui en le regardant se doubta de lui pour ce que ainsi estoit vestu et habillié comme Robastre : « Pour neant le demandez, fait il, sire viellart, et
1 ms. belande.
2 ms. mesment.
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qui auroit parlé! a vous a secret, je croy, trouveroit autant de bien en vostre personne qu’il y a en Robastre, qui leans est, lequel a faulsement trahy le roy. » Lors mist cellui la main a Pardigon en l’apellant espie. Sy se fut gaires esbahy Pardigon de soy veoir saysi, pour ce que ja par pluiseurs fois estoit maint pluiseurs aultres dangiers eschappé. Il fut finablement mené devant le roy, qui ne le congnuissoit, et pour ce le fist mettre en prison, ou il fut tout le jour, car au roy ne souvenoit de lui. Et quant se vit en dangier de mort, il dit qu’il ayme mieulx son veu rompre que morir leans. Il conjura les diables adont, et par son art fist les huis ouvrir. Si s’en party si celeement
c’onques ne fu apparu? [21v] jusques a ce qu’il se trouva au pié du mur, dont il appela le guet de la tour, qui ne dormoit mie pour toutes doubtes. Sy fut il bien entré amont s’il eust volu par sa science ou par le diable, qui a tous ses commandemens
estoit obeïssant. Et pour abregier la matiere,
s’entreconnurent lui et Robastre, qui tous les jours parloit de lui, disant a soy meismes et a la damoiselle que, s’il avoit son compagnon Pardigon avecq lui, il ne doubtroit tous les payens du monde. Sainte Marie, comme fut joieux Robastre de son amy Pardigon veoir en sa compagnie ! Il le presenta l’endemain a la pucelle en lui disant que c’estoit cellui que tant desiroit et avoit tous les jours desiré. Sy en fut la demoiselle moult joieuse. Si furent tous les aultres prisonniers par le raport que Robastre leur en faissoit. Et ainsi devez vous savoir que les payens furent moult pensis de trouver leurs prisons toutes ouvertes : si ne seurent que dire ne que penser sinon qu’il convenoit que diables y eussent besongne, comme si avoient ilz fait veritablement. Le roy Florent, dollant en son courage des chestiens qui contre lui se tenoient, fist l’endemain crier l’assault, affin qu’il peust de sa fille faire justice et Robastre avoir pour faire mourir, pour tant qu'il l’avoit [22r] deceu et Hernault mis hors de prison. Sy se mirent adont les chrestiens a deffense le plus asprement que chascun peust. Si se commenchoit fort la pucelle a esbahir quant Pardigon la vint reconforter et lui dit : « N’ayés, fait il, paour, madame, car se tous estoient ceans avecq nous pesle mesle, sy les feroye je tous morir s’il me plaisoist. Et a ce que mieulx vous puissiés congnoistre la verité, vous voeil moustrer ung des gieulx dont je souloie moy esbatre. » Il fist cesser la deffense lors aux chrestiens, qui n’estoient mie trop asseurez, et fist ung charme par magique tel qu’il sambla visiblement au roy Florant et a tous les payens qui donnoient l’assault a ceulx et celles qui le[s] regardoient de dehors, que feu
et flambe saillissent de la tour de toutes pars si habondamment que jusques és maisons
de la ville se prenoient, et alumoient les estincelles et fla-
mesches, et leur sambloit qu’en peu d’eure eust toute la cité arse et bruie. Sy n’oserent plus monter a mont ceulx qui ja estoient assez hault és eschielles, ains se laissoient cheoir aval és fossez, les ungs sains les aultres malades, lms. parler.
2 ms. apparut.
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rompus et defroissiés, et les aultres s’en couroient hastivement en leurs maisons getter eaue et deffendre le feu qui leur sambloit mervilleux. Sy les . ainsi Pardigon, dont la dame rioit de ce qu’elle … ainsi embesongniés les payens de neant … . Sur toutes riens estoit Robastres plus … nul aultre, car bien savoit que jam{ais] … leur pooit estre nuisant tant comm[e] …
[22v] en
sa compagnie. Mais quant les payens virent que l’enchantement fut failly et leurs maisons saines et entieres comme par avant, excepté qu’ilz avoient pluiseurs de leurs biens meubles gastez et gettez enmy les rues parmy les fenestres, ilz furent tant esbahis et dolans que merveilles. Et adont se pourpenserent que tout ce venoit par enchantement ou par ouvrage diabolique. Sy n’en savoient autre cose que faire si non maudire Robastre et Hernault, qui tenoit prison en Acquitaine. Comment Fregonde la pucelle s’en parti de la tour de Beaulande!\ avecq Robastre, qui la perdi en alant en Acquitaine querir Hernault.
Peu de jours passez aprés ce que Pardigon fut arrivé avecq Robastre se complaingnirent par leans les ungs aux aultres du noble damoisel Hernault qui tant demouroit. Sy les arraisonna par ung matin Fregonde : « Par Dieu, beaulx signeurs, fait elle, trop m’ennuie. Si doit il faire a ung chascun de vous, qui ceans estes enfermez comme moy, que tant demeure Hernault le mien amy, qui ja a longtemps, comme il me samble, s’est de ceans [pJarti
pour aler a secours. Et pour vous esclarcir … de qui me moult de ce dire … ngié qu’il avoit encontré deux veneurs en … par une forest, lesquelz estoient garnis … fort espiel et l’assailloient si desesperam{[ment] … trop estoit en grant dangier. Sy n’en … ree et me siet le cuer ou corps aul … ne souloit. Si que je vous prie que [23r] par nuit me faces hors de ceans conduire et mener jusques en Acquitaine, car tant vous dy que j’aime aussi chier mourir que ceans plus demourer sans mon amy veoir, pour ce que trop me doubte de sa personne. » Et quant Pardigon et Robastre entendirent la voulenté de Fregonde, ilz conclurent lors que Robastre la conduiroit et Pardigon garderoit la tour avecq ceulx qui leans estoient. Fin de compte la nuit venue et leur milleur point avisé, fist tant Pardigon par ses charmes et les tours d’ingremance que il les mist hors, voire jusques a sauveté, car il endormy ceulx de l’ost et, en soy retournant, prist et charga ses compagnons de vitaille ; ne jamais il ne feust affamé tant comme ses ennemis eussent eu a mengier. Sy cheminerent Robastre et Fregonde celle nuit tant que l’endemain ariverent en ung bourc assez loing de Beaulande, ou ilz prirent des vivres et ne voulurent mie la endroit sejourner pour toutes doubieuses avantures. Sy avint au bout de deux jours, a ung merquedi matin, ainsi que racompte l’istoire, qu’ilz ariverent en une ville passant, en l ms. belande.
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la quelle avoit ung fort chastel comme a .v. ou .vi. lieues de Acquitaine. Et leans demouroit ung chastellain tenant grant seignourie, lequel, en passant par devant l’uis d’une taverne, apperceut Robastre assis devant Fregonde, qui tant belle lui sambla que merveilles. Sy s’aresta la le chastellain et lui demanda ou il avoit chargié celle damoïiselle et ou il la menoit. Robastre, qui grant estoit, [23v] fort et puissant, acompagnié de son tinel seulement, lequel il avoit apuié contre une cheminee, oyant le chastellain, qui la damoïiselle regardoit ententivement, lui respondi : « À vous, qu’en est, sire vassaulx, fait il, venez avecq nous jatost, quant disné aurons. Si saurez ou je la menray, car ja aultre response n’en sera de par moy donnee. » Moult fut ly chastellain dolans quant Robastre ne daigna a lui plus humblement parler. Il s’en parti lors et s’en retourna en son chastel et appella .x. de ses hommes pour venir en son ayde, et moult menasse Robastre de lui oster la damoiselle. Puis s’en revient en l’ostel, ou il avoit laissé
Robastre, qui avoit aucques disné, et dist a ses varlés qu’ilz prenissent la pucelle et que il n’appertenoit mie a ung tel villain de la mener. « Vous mentez, fait lors Robastre au chastellain villain, ne suis je mie, sy le vous
cuidel ore endroit moustrer. » Lors prent son tinel, et aussi legierement le paulmoie et manie comme ce fust ung petit levier. Sy s’en merveilla moult le chevalier, et si firent les aultres?, qui oncques n’oserent main mettre a la demoiselle. Et lors s’en issi le chastellain dehors pour le peuple assambler, dont en peu d’eure y vint foison, et tant que la maison en fut comme plaine. Sy s’en parti Robastre d’illecq et se mist en la rue pour mieulx soy deffendre, et tellement esploita illecq sa force et son courage que plus de .xv. en mist mors devant lui, dont [24r] le chastellain fut tant dolant que il mist du
tout en oubly la damoiselle. Et adont vint l’ostesse, qui dolante estoit de ceste avanture, vers la pucelle, qui toute esperdue estoit, et la destourna en sa chambre, affin que nul desplaisir ne lui feust fait. Et finablement, durant icellui triboul, lui despoulla sa robe a la requeste de Fregonde et lui bailla robe et vestement donné, puis l’amena en son jardin et lui habandonna les champs pour tirer a tel chemin la ou adventure la pouroit mieulx et plus sauvement mener. Et ainsi perdi Robastre celle que bien cuidoit amener et conduire a sauveté. Sy n’en savoit Robastre aucunne chose ne ne sceut d’icy atant que la place lui fut par force delivree. Sy longuement dura le debat que chascun s’en ala son chemin, et dirent les ungs aux aultres que ce n’estoit mie ung homme mais ung diable infernal. Et quant chascun le laissa, aussi fist le chastellain, qui pou y eust
prouffité. La nuit approuchoit aussi. Si s’en revint Robastre a son hostesse,
voulant payer son escot et querir Fregonde, qui ja estoit ou pooit estre eslongiee de deux lieues, mais quelle part ne savoit mie l’ostesse. Et quant Robastre le seust, il fust tant dolant que merveilles. Il se plaingny qui ainsi 1 cuides biffé.
2 auitres répété.
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l’avoit mal adrechié, il se courouca a l’ostesse, et a peu qu’il ne la baty pour tant qu’elle n’avoit la damoiselle retenue. Puis se revint et pensa [24v] qu’elle n’en pooit mais. Et quelque heure qu’il feust se parti, cuidant que la demoiselle alast le grant chemin d’Acquitaine. Sy espoita tant qu’il y aryva, car n’y avoit mie grant chemin. Et affin que nul n’eust de lui paour, getta son tinel és fossés, ad ce qu’il ne fust mie tant regardé du monde. Il ala et
vint par la cité longuement et finablement ne trouva en toute la rue qui herbegier le voulsist si ne ung hostellier qui en son hostel recepvoit toutes gens. Cellui hostellier ne pensoit mie qui estoit Robastre, et non pourtant se devisa longue piece avecq lui jusques a une heure certaine qu’il ariva ung homme charbonnier qui, pour sa vie gaignier, amenoit vendre du charbon en la ville. Et quant il vist Robastre, il le congnut legierement, car il estoit du village ou le chastellain demouroit par qui Fregonde avoit esté adiree. Quant lé paisant choisi le jaiant Robastre, il fut comme tout esbahy, appella l’oste lors et lui dist tout ce que en lui et de lui avoit veu et du chastellain pareillement. Sy n’en fut mie l’oste trop asseurez et non sans cause, car le charbonnier lui avoit dit plainement que ja ne se logeroit en son hostel ne homme nul de la ville dont il estoit tant comme cellui jayant! y feust logié. A quoy l’oste respondi que tantost comme il averoit disné, il se deslogeroit. [25r] Sy se parti l’ostelier, et tant fist que il trouva le chastellain de la justice en son hostel. Et lui dit : « Il a en mon hostel, sire, fait il, ungs
homs grant, a merveilles gros, a l’avenant fourny, lourt et mal fait. Ne say mie qu’il est, dont il vient ne qu’il va querant, mais tant vous dy je bien que mieulx samble murdrier et larron qu’il ne fait estre preudomme. Or est ainsi que je loge pluiseurs gens : sy doy garder les ungs aussi bien comme les aultres, et a vous appertient en especial la congnoisance de telz gens. Sy vouldroye bien s’il vous plaisoit que vous eussiés cellui mandé devant vous ou que jusques a mon hostel feussiés venu pour l’oïr parler, car je vous feray faire informäcion par ung charbonnier qui il est et de quoy il se scet entremettre quant il est au village. » Le chastellain, qui gracieux homs, sages et courtois estoit, respondi lors que voulentiers yroit. Sy prist jusques a .x. sergans et vint a l’ostel du bourgois, ou il trouva Robastre, qui encore seoïit a table et qui pour peu n’estoit mie assouvis, car grant, gros et materiel estoit. Salua Robastre lors assez courtoisement, et Robastre lui, qui bien apperceut qu’en sa personne avoit grant raison. Sy lui demanda le chastellain qui? il estoit. « Mon Dieu, sire, celui respondi Robastre, je sui ungs homs couroucés, qui ne puis oïr nouvelles d’un homme pour qui je sui en queste et ad ce que ne cuidiés que je me vueille celer. On m'appelle [25v] Robastre, homme d’un noble damoisel nommé Hernault, filz de Garin de Monglenne,
que je servi long temps a. Or fut cellui Hernault, ou deust estre signeur d’Aquittainne, se par aventure ung traïtre nommé Hunault ne l’eust trahy et 1 jayant répété.
2 ms. quil.
3 ms. mappeller.
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vendu aux payens, lesquelz le mirent en prison!, dont ja ne fust issu sans l’aide d’une damoiselle et de moy, qui gaignasmes une moult forte tour en la cité de Beaulande, et la feusmes assegiés et sont encore ceulx qui nous furent en ayde. Sy s’en party Hernault pour aler au secours, mais ne savons ou. Et pour ce que ja y a prés de .vi. sepmaines, me sui party de la tour pour en oïr aucunnes nouvelles dont je peusse estre esjoÿ. » Mouit fut joyeulx le chastellain de la justice d’Acquitaine quant il vit et oÿ parler Robastre, dont pluiseurs fois avoit oÿ faire mension du temps de
Garin mesmes. Il le recueilly doucement lors et le mena en son hostel, ou il
fist venir et assambler les .iiii. eschevins qui la cité gouvernoient, puis leur exposa ce que Robastre lui avoit racompté. Sy s’en mervillerent assez, et pour ce que le temps du jour assigné pour combatre aprochoit, ilz firent illec amener Hernault et si manderent les deux freres, affin que justice fust a chascun faitte et gardee. Et quant Hernault apperceust son bon amy Robastre, il fut plus joyeux que raconter ne sauroit l’istoire, et en signe d’amours lui mist les bras au col et le baisa. Puis lui demanda nouvelles de la chose que il aymoit mieulx en ce monde. [26r] Alors lui compta Robastre tout ce qu’il en estoit, comment Fregonde avoit songié qu’il se combatoit contre deux veneours, lesquelz estoient garnis de deux fors espieulx, pour quoy elle se volu partir de la tour avecq lui, et comment il l’avoit perdue par le debat du faulx chastellain qui la lui vouloit tollir. Sy s’en desconforta trop Hernault, et plus eust fait quant Robastre le rappaisa, disant que son hostesse l’avoit de vestemens donné, habilitee et vestue et qu’elle ne se pouoit estre fourvoye[e] en maniere qu’elle ne arivast en la cité cellui jour. Atant tindrent les signeurs leurs parlement sur le fait de la justice, et proposa le chastellain, presentes? les parties, et oyant Robastre tout le cas pour quoy le champ devoit estre fait au jour de .vi. sepmaines, qui n’estoient mie encores eschevele]s. Et quant Robastre eust tout bien entendu, il demanda congié de
parler, et on lui otroya : « Or, beaulx signeurs, fait il, par vostre propos Fromont et Foucart son frere, qui cy sont presens, ont accusé Hernault de
trahyson en maintenant qu’il a volu trahir Hunault et livrer au roy Florant pour sa fille Fregonde avoir a mariage, et mettent de fait et veullent, ou ont
volu, prouver que Hernault, qui cy est, tua et fist mourir Hunault, et aultres choses pluiseurs que cy avez recite[e]s, pour quoy Hernault et eulz d’eulx se doivent combatre en champ a oultrance, les deulx pour soustenir ce que dit est et lui seul contre eulx [26v] deulx pour soy purgier et deffendre du cas qu'ilz lui opposent. Sachiés, fait il, beaulx signeurs, que de tout ce say je tout le voir. Sy le vous racompteray cy en present3. Je vous dy qu’a moy seul doit ceste bataille estre baïlliee a faire4 contre eulx deulx et non mie a Hernault, qui couppe n'y a. Sy la vous requiers, car je occis de ma main Hunault le trahitre desloyal en ung bois ou il se vint confesser a moy comme ls. emprison.
? presenter biffé.
3 ms. empresent.
4 ms. affaire.
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homme perdu et esgaré qu’il estoit. Et par la confession qu’il fist, ay je tout son gouvernement sceu, tout son estat, et sa vie qu’il a usee en trahison et mauvaitié. Si ne se doivent les deux trahitres prendre ne combatre sinon a moy qui leur oncle feis morir. Et aussi feray je [le verbe manque] eulx et leur feray dire et confesser la grant trahison et mauvaitié qui est et estoit en Hunault et en eulx. » Et quant longuement eust Robastre parlé, adoncq parlerent les trahitres et pour eulx deffendre respondirent par la bouche Foucart, qui cault et malicieulx estoit et dit : « Vous savez, biaux signeurs, cuy [sic ?] jugefr].
Quant il a son apointement donné, il ne le puet ne il ne le doit par raison muer ne revocquier. Veez cy Hernault, que nous avons accusé et acusons de la mort de nostre oncle Hunault, et avons pris et accepté jour pour prouver nos fais contre lui, qui s’est offert de soy deffendre contre nous deux. Or voit il [27r] maintenant qu’il al tort, et pour ce a il mandé ce grant villain que nul ne congnoist ne qui n’est mie a la valeur de soy trouver en champ contre gens de parages. Nous vous respondons que le jour venu nous sommes prest{s] de fournir et entretenir l’appointement par vous premier fait, et requerons pour ce qu’il se vante d’avoir occis Hunault qu’il soit mis en forte prison jusques au jour que nous devons combatre. Et se Hernault est par nous vaincu et subjugué, qu’ilz soient tous deulx pendus au gibet. » Amablement il fut ainsi conclud par l’oppinion des .ïiii. eschevins et de pluiseurs bourgois illecq assistens, pour ce que de grant lignage estoient Fourmont et Foucart et que Hernault et Robastre estoient illecq tous seulx. Si leur en despleut assez neantmains se amendement en eussent peu avoir, mais atant se taist l’istoire d’eulx et parle de la damoiselle. Comment Fregonde pourchaça la delivrance de son amy Hernault et de Robastre le gayant. Or dit l’istoire que, quant Fregonde se vit vestue a guise et usage donné et elle fut aux champs ou chemin que son ostesse lui avoit ensignié, elle chemina jusques a ung petit halier qui en son chemin estoit et la se destourna jusques a ce que la fureur du chastellain, qui l’avoit volue ravir, et le debat des paysans peust a son advis estre passé et appaisié. Et ce temps pendant prioit Nostre Signeur pour Robastre. Sy se parti et [27v] tant esploita au mieulx que elle peust qu’elle arriva ainsy desguisee qu’elle estoit en Acquitaine. Mais ja estoit si tart qu’il la convint logier chiés ung bourgois, qui a sa femme racomptoit le procés d’entre Robastre et Hernault contre les deux trahitres freres. Sy emprist la bourgoise a souspirer pour l’amour de Hernault, que aultrefois avoient tenu a signeur. Sy escouta la pucelle toutes ces parolles sans en faire aucun samblant, mais plus dolante l'a inséré au-dessus de la ligne.
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Hernaulr et Milon
creature n’avoit en la cité qu’elle estoit. Elle fut souppee au fort et couchee
en .i. lit ou elle n’osoit a son gré soy complaindre, ne elle n'eust sceu a qui, jasoit ce que bien y eust de quoy. Et ne fust tout son repos icelle nuit que de dueil et de gemissemens qui du cuer lui sourdoient, et sans cesser entroit de pensee en aultre sans dormir ou clore l'oeil jusques au point du jour, qu'elle ne savoit quelle conclusion faire d'elle. Et s’avisa en soy, louant que a Pavie la cité avoit Herault ung fier oncle avecq ung sien frere, que elle lui avoit pluiseurs fois ouÿ nommer, ausquelz celui, sambla elle, ne pouroit ou devroit faillir a secours, et delibera que la yroit racompter l’outrage c'on faisoit a son amy et a Robastre, qu'on detenoit prisonniers. Et lors s’eleva, vesti et chauça, puis agrea son hostesse, et ainsy comme a soleil levant prist congié demanda le chemin et s’en parti. Sy exploita tant par ses journees, [28r] sans avanture contraire trouver dont il soit besoing de faire mencion, qu'elle vint a Pavie. Or estoit une bourgoise, riche hostelliere, joyeuse et jone a son huis assise et vit par la grant rue venir Fregonde tant lasse et vaine de cheminer que merveilles. Sy apperchutl sa face tant belle et coulouree que nulle plus, et moult lui pleust sa grant beaulté, et par ce fut meue de l’arrester. Si l’araisonna en lui disant : « Mon amy, je croy que vous soyés las de cheminer et que bon mestier avez de repos. Venez ceans logier, car je vous feray bonne chiere. » La pucelle Fregonde, qui pour celle heure n’avoit d'autre rien plus grant mestier, entra en l’ostel et s’assist devant la dame, qui toute sa cure mist a la faire servir par ses gens et moult ententivement pensoit a sa grant beaulté regarder. Mais la demoisellle buvoit et mengoit en songant comment elle pouroit avoir nouvelles de Millon le frere Hernault. Elle araisonna l’ostesse adont se Anthiaulme le signeur de Pavie estoit en son palais. Sy lui respondi l'ostesse que voirement y estoit il. « Or me dittes dont, dame, se vous congnoissiés homme de sa court a qui je me peusse adrecier
pour avoir nouvelles de ce que je demande. — Certes, beaulx doulz amis, ce respond lors l’ostessse, si fais assez, et moy mesmes par avanture vous adre-
ceray tellement que bienporez estre comptent se me dittes a qui vous avez a besongnier. » Lors dit Fregonde : « Vostre merchi, dame, j’auroie bien mestier [28v] de congnoistre ung jone damoisel extrait de noble lieu nommé Millon, lequel est nepveu du signeur de Pavie, car a lui sui par deça envoyé pour aucunnes choses touchans son grant bien et honneur : si sauroie volentiers ou je le poroie trouver. — Par Dieu, sire, ce respond lors la bourgoise, vous parlez d'un gentil signeur, et croy que vous venez de Puille par deça lui aporter par avanture nouvelles de ses amours. Sy est par deça tout le monde
joieux de son avancement, et dit l’en que le duc de Calabre et de Puille lui a sa fille acordee en mariage. Si ne poroit fille d’un grant signeur estre mieulx
assignee que a lui. Je l'ay huy veu chevauchier par cy devant pour aler en ls. apperchurent.
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gibier, dont il revendra jatost comme je pense, et porez a lui parler en son hostel mieulx que jamais, car on ne garde le jour qu’il se doit partir pour aler soy marier et querir femme. » Fregonde, oyant bonne nouvelle de ce qu’elle aloit querant, se reposa illec jusques a deux heures aprés midi ou environ, qu’elle pensa que on eust a la court pieça disné. Puis s’en parti au congié de son hostesse, vint ou palais, demanda l’ostel ou domicille de Milon le damoisel, et on lui ensigna.
Mais ellel trouva son? huis clos. Sy atendi tant c’un escuier l’ouvry pour en vuidier, et lors lui demanda Fregonde s’on pouroit parler a Milon. L’escuier regarda ung peu Fregonde, puis lui dit que non aumains a icelle heure, car encor estoit il a table, ou il s’esbatoit a ouïr chanter au son d’une harpe et que [29r] nul n’entroit en sa chambre durant son disner s’il ne jouoit ou servoit d’aucunne joieuseté. « Par foy, amis, ce respondi Fregonde. Pour ce y suy je venu ne ja n’y querroie entrer se n’estoit pour lui aporter quelque chose nouvelle. — Sy n’y perdrez riens, ce lui respondi l’escuier, car il est a ceulx qui lui donnent esbatement large et habandonné. » Adont lui fut huis ouvert et le mena l’escuier jusques a la table où €ncores seoit Milon, que, quant l’escuier lui eust presentee, lui demanda que il estoit, dont il estoit et de quel mestier il savoit servir. Fregonde, qui ne lui vouloit mie dire son fait vulgarement mais a face, et lui respondi lors courtoisement : « Tantost le saurez, monsigneur, fait elle, mais je ne voeil mie vostre disner empechier. Et n’est, comme on dit voulentiers en commun parler, sy beau jeu comme aprés disner. » Sy fut Milon si content de ceste parolle qu’il se prist a rire, cuidant estre moult esjoÿ au lever de table. Il commanda comment que ce fust qu’on feist seoir le varlet qui ainsi avoit parlé, et lui envoya le plat de viande qui estoit devant lui. Et lors fut plus joieuse Fregonde c’onques mais, disant a par elle qu’elle ne? pooit mal avoir employé ses amours en tel linage comme cellui qu’elle veoit la. Aprés disner furent graces dittes par ung chappellain qui la fut, puis se leva Milon et regarda Fregonde vers lui venir lui demander s’il lui plairoit oïr ce que elle lui vouloit dire. Et il lui dit que oÿ. Adoncques le tira Fregonde a une fenestre et, sans faire long procés, car vous avez [29v] ja tout ouÿ cy devant, lui racompta de chief en chief tout son fait jusques a la fin, dont Milon fut joieux et dolant. Il fut joieux de veoir la damoiselle et d’oïr et savoir son bon voloir et sy fut dolant pour son frere et pour Robastre qui ainsy estoient empeschiez. Il osta son chappel lors, embrassa Fregonde la damoisellle et lui dit : « Ma seur, vous soyés bien venue, et mon frere ait bonne aventure. » À ces paroles prist la damoisellle par la main, la conduisi en la chambre de la ducesse son ante, la quelle advertie de ce que dit est, lui
fist si grant chiere que bien en fut la pucellle contente. Et adont fut le frere Garin de Monglennne nommé Anthiaulme de Pavie mandé pour veoir l ms. il.
2 ms. leur.
3 ne répété.
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Hernault et Milon
Fregonde et savoir de ses nouvellles, qui tant lui pleurent que incontinent toutes choses et besongnes especialles ou necessaires [furent] laissiees. On manda gens de toutes pars, et commanda l’en par la cité que chascun qui faire le devoit et tenu y estoit fust prest en armes et chevaulx pour aler avecq Milon. Si en furent trouvez plus c’on n’eust cuidié en peu de temps, pour ce que ilz pensoient a aler en Puille au mariage de Milon, qui puis fut duc de Calabre et de Puille. Et quant le jour c’on leur avoit donné fut venu, ilz se trouverent ensamble soubz Pavie et se partirent en armes et chevaulx, che-
vauchans droit vers Acquitaine. Sy s’en taist un petit l’istoire et parle de la bataille des trahitres qui Hernault avoient acusé. Comment Robastre fut estably a faire le champ [30r] contre les deux trahitres, qui furent par lui desconfis. Robastre et Hernault, veans eulz rebouter en prison!, pensans au siege
qui estoit devant Pardigon et a Fregonde dont aucunne nouvelle ne savoient, furent — comme savoir le devez — moult dolans non mie pour ce qu’ilz eussent paour de combatre mais que trop leur ennuioit la journee qui si longue estoit. Au fort le jour vint que le chastellain avoit bien en memoire pour l’amour de son signeur. Il manda les eschevins lors et sy assambla des bourgois ungs et aultres pour soy conseillier lequel feroit le champ contre les deux freres, pour ce que Robastre l’avoit requis, disant que a lui devoit appertenir par les propos qu'il avoit fais. Et d’aultre? part soustenoient les deux freres que ilz n’estoient tenus de combatre sinon a Hernault par ce que premierement avoit esté dit et ordonné en justice. Ces choses pour briefté racomptees par le dit chastellain devant les quatre eschevins et bourgois ensamble illecques convoqués, debatules] par les ungs comme parens et amis des trahitres et respondules] par aultres bien vueillans de la ville, fut dit
et prononcié que Robastre feroit le champ mesmement qu’il se vantoit d’avoir occis Hunault en deschergant le damoisel Hernault, consideré aussi par les sages que Garin de Monglenne, pere de Hernault, et Anthiaulme son oncle, ausquelz par droite et directe successsion appertenoit [30v] l’eritage. Pour quoy Hernault se vouloit combatre leur en porteroit en aucun temps aucunne rancunne et en pouroit ou temps avenir aucunne cose demander de quoy par avanture ilz ne sauroient ou poroient chevir, mais s’en poroit ensievir leur desercion totalle. Sy fut lors envoyé querir Robastre, le quel estoit tant dolant que merveilles en la prison du jeune damoisel Hernault, qui se vantoit du champ faire contre les deux freres. lespace laissé libre pour illumination]
ls. emprison.
2 ms. dautres.
Hernault et Milon
Comment Robastre le jayant desconfit mercy et fut pendu comme trahitre.
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Frommont en champ et Foucart pria
Les deux trahitres furent mandez de pareillement,et fu commandé c’on les amenast tous prest{s] et armez comme pour soustenir ce qu’ilz avoient maintenu par avant a l’encontre de Hernault. Et pour abregier fut premier ataint de sa prison Robastre et amené en champ, la teste tant seullement armee, et ung baston ou piece de bois qu’il choisy et prist en my une rue en passant, lequel [31r] il aloit de main en aultre paulmoyant comme Renouart au tinel!, qui depuis vint en grant bruit. Or devez vous penser que moult furent les deux freres esbahis quant ilz veirent enmy le champ : chascun d’eulx volu[t] soy deffendre et dire que justice ne leur tenoit mie ce
que promis leur avoit. Mais le chastellain leur respondi que ilz se meissent a deffense se bon leur sambloit et que aultre chose n’en auroient. Si leur vint Robastre lors, son tronsson de bois paulmoyant, et tant les aproucha que deffendre les convint. Mais trop eurent courte duree, car Robastre s’aproucha de Fromont et fery d’estoc son ceval ou front p4r devant si que tout versa enmy le champ, et laissa cheoir le merrien de bois sur Fromont tellement que tout craventa. Ce veant Foucart, qui lui pria legierement mercy et recongnust la trahison et tout a l’onneur de Hernault, qui a la congnoissance fut mandé et getté et mis hors de prison, dont pluiseurs eurent joye. Et pluiseurs aultres eurent desplaisir pour l’amour de leurs amis. Et croit l’istoire que se Hernault se fust seul trouvé ou champ contre les deux comme fist Robastre, la bataille eust duré par avanture plus longuement, car bon droit a tout jours bon mestier d’aide. La bataille ainsi vaincue comme dit est fut Foucart pendu, comme estre le devoit et ses pleges parens et amis deshonnourez. Hernault [31v] fut pris et solempnellement conduit et mené ou palais, receu et tenu a signeur, dont il ne voluft] puis gaires jouir, car il conquist la cité de Beaulande, dont puis toute sa vie porta le non et si espousa Fregonde la bonne damoiselle. Et en elle engendra Aymery de Nerbonne, qui puis fut tant vaillant qu’il desconfist de France le pere Renouart au tinel et de Guibourt, que Guillaume d'Orange conquist depuis maugre le roy Thibault de Arrabe, qui ja l’avoit accordee et fianceeZ. Et si fut Robastre moult prisié et aymé du commun peuple pour l’amour de leur signeur Hernault, pour qui il s’estoit si vaillanment3 deffendu. Hernault ne volu[t] mie mettre sa vie en oubly et non
fist Robastre Pardigon son compagnon, qui en la tour de Beaulande estoit enfermé. Ilz firent assambler gens de toutes pars, et sans aucuns repos les commanda Hernault mettre aux champs. Si s’estoit ja l’ost tout comme apresté quant la ariva ung messsagier de par Anthiaulme et Milon, lequel
1 Allusion à la Chanson de Guillaume. 3 ms. uillainement.
2 Allusion à la Prise d'Orange.
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Hernault et Milon
s’adrecha au chastelain et lui dist que la venoit Anthiaulme pour la ville
assiegier, s’on ne lui portoit les clefs et c’on lui rendist son nepveuz Her-
nault et Robastre. Le chastellain, auquel ces! commandemens s’adreçoient, fut moult joieux et dit au messsagier, qui telles nouvelles apportoit, que ce n’estoit mie a lui a faire? et que ja estoit Hernault en possession de la cité, Robastre delivré de prison et les trahitres desconfis et pendus aux fourques. Sy mena lors le messagier devers Hernault, qui moult fut [32r] joieux des nouuelles
ouïr et sur toutes riens desiroit son oncle et son frere veoir. Sy ne se post mie tenir qu’il ne demandast au messagier qui avoit meu son oncle et son frere de le venir secourir. « En non Dieu, sire, ce respondi le messagier, ce fist
une jone damoiselle qui ne gaires arriva en Pavie vestue a guise d’omme, la quelle ne s’est oncques volu deporter qu’elle ne soit venue en l’asamblee, disant que jamais joie parfaitte n’aura au cuer tant que veu aura vous en especial et Robastre, duquel elle dit du bien assez pour vostre amour. Sy congnoissent assez vostre oncle et vostre frere cellui Robastre, et moult leur tarde qu’ilz le puissent veoir pour la grant courtoisie qu’il vous a faitte. — He Dieux, dist lors Hernault, tu soies graciés que ce que je desire m’envoies a souhait. » Il demanda son cheval lors, et on lui amaïine. Puis s’en part
hastivement, et Robastre aprés lui de pié, son baston en son poing gisant sur son espaule, car mie ne le veult laisser. Sy ne chevaucha gaires loings Hernault qu’il veist les banieres ventelans, les armes cleres reluire et estinceler
contre la lueur du soleil. Mais tost l’avisa son frere Milon, lequel poingny contre lui, et sy fist la damoiselle Fregonde, qui rien tant n’aymoit en ce monde. Elle se avancha gracieusement en picquant le bon palefroy une petite ambleure plus tost que aultres fois. Sy ne lui mesadvenoit mie, car duitte estoit de chevauchier et galoper ung destrier a besoing, et bien sambloit estre de noble [32v] lieu extraite. Premierement encontra Hernault son frere Milon, qu’il salua seulement a icelle fois, car il veoit ses amours venir. Et quant il et la pucelle se
furent entraprochiés, lors n’y eust cuer qui eust ou ventre entraille qui n’en fust esjoyé. baisiers, mais joieusement donnez et receux. d’autre part Milon et Anthiaulme pour leurs contre premiere fut la damoiselle menee bourgoises apppareilliez pour leurs signeurs
ou corps ne risist, si que il n’y La ne furent mie espargniez les Sy y vint d’une part Robastre et amis festoyer. Et aprés celle enen la cité et les bourgois et venir recevoir et festoyer.
[demi-page laissée libre pour illumination]
L'ms. ses.
2 ms. affaire.
Hernault et Milon
[33r]
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[tiers de page laissé libre pour illumination)
Comment Fregonde la pucelle fut baptisee et comment Hernault l’espousa a grant solempnité en Acquitaine la cité presens son oncle et son frere. /
Et pour abregier fut la pucellle baptisie et espousee a Hernault, qui tout son plaisir en feist et engendra en elle Aymery, qui puis conquist Nerbonnne la rice cité, que de France le grant tenoit. Et fut moult noble la feste et rices les dons qui furent a Fregonde presentez. Puis ne demoura gaires que les princes menerent leur puissance en Beaulande, qu’ilz conquirent legierement par la tour, ou estoit Pardigon l’enchanteur, et par Robastre, qui tant fist mourir de payens que merveilles. Et quani les payens veirent leur ville assaillie de toutes pars et l’entree ouverte par la tour, ilz n’y seurent remedier. Si adviserent que mieulx les valoit chrestiener que mort recepvoir. Sy se rendirent ceulx qui ceste [33v] volenté eurent et se firent chrestiener, et depuis servirent ilz a Hernault jus-
ques a la fin en grant obeïssance. Et il les maintint et gouverna si doulcement c’onques n’eurent cause de eulx plaindre de lui. Aprés la conqueste de Beaulande se departirent les compagnies et s’en ala chascun en son paÿs. Et en cellui an fut Millon espousé a la damoiselle de Puille, qui de lui eust deulx enfans masles dont l’istoire ne fait cy
aucunne mension. Et ainsi fut puis appellé Mille de Puille. Il fist moult de beaux fais en son temps et tint la terre et le paÿs que bien garda contre les payens tant comme il vesqui. Et se taist cy l’istoire de Hernault et de Milon et parle des deulx aultres freres, qui Charlemaine servoient a Paris.
Cy fine l’ystoire de Hernault et de Millon son frere.
[L'Histoire de Renier de Gennes] [34r] Comment Renier et Gerart oïrent nouvelles de la conqueste et du
mariage de leurs freres.
L'istoire dit quant Renier et Gerart furent receus a la court de l’empereur Charlemaine et ilz eurent offices comme les aultres, ilz se maintindrent si bien que chascun estoit content de leurs personnes, et sy estoit l’empereur du service que ilz lui faisoient. Tant y avoit qu’ilz estoient encores en grant jeunesse et ne pensoient a seignouries avoir pour le temps advenir synon a tous joieux deduis et esbatemens dont bien se savoit entremettre. Sy en estoient aucuns princes moult joieux pour ce que plaisans enfans estoient, et les aultres, comme Griffon de Hauteseillel et Ganelons son filz, envieux et deboutans que l’empereur ne les avanchast. Et estoient Griffon et Guennes tousjours au conseil et leurs oppinions partout creues, pour ce que sagement parloient et polisoient leurs parolles et leurs fais, procedans ou tendans de trahison a mauvaistié, disans : « Nous sommes de vostre maison, sire, sy devons vostre honneur garder sur toutes riens et vous advertir de vos damages quant aucuns en viennent a nostre congnoissance. Vous avez a vostre court pluiseurs josnes damoisiaulx et escuiers, enfans de
nobles hommes qui bien reparent vostre hostel et assez peuent amender de vous ne rien n’y sauroyent perdre, car vous estes large et abandonné plus [34v] aucunnefois que ne deussiés. Et entre les aultres en y a deux qui sont d’un lignage issus qui moult vous eust pieça grevé, se grace Dieu n’y eust besongnié comme les pluiseurs le scevent assez. Sy en devez ores estre mieulx advisé et congnoistre qu’en jonesse leur donnastes trop grant bandon et fustes avecq les peres si familliers que des enfans vous devez maintenant garder. Je le di, fait Griffon, qui parloit pour Garin le pere Renier et de Gerart, qui ceans sont, auquel vous donnastes si grant bandon que depuis vous en feussiés voulentiers repenti ce qu’il ne se puist faire, au mains comme ses deux filz se vantent, qui dient publiquement et ont pluiseurs fois dit que ilz deussent autant tenir et posseder en France comme vous mesmes, qui est grant oultrage. Et aprés leurs parolles se pouront eslever de fait et faire comme leur pere, qui de vous se parti comme mal comptent sans ce l ms. haubeseille.
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Renier de Gennes
que oncques vaulsist ou daignast avoir compaignie de nul de vos hommes mais s’en ala a Monglenne, qu’il conquist lui seul sans vouloir vostre ayde ne secours. Et puis vous a ses deux filz envoyés, que vous devez doncques tenir subgiés et les faire servir affin que tousjours puissent estre vers vous humbles et debonnaires, sans eulx eslever en orgueil, ad ce ainsi qu’ilz ne vous puissent mie nuire en aucun temps. Charles, ce dit Griffon, dit vous ay mon entente.
Gardez sur toute rien qu’ennemy ne vous tempte, ne faittes chose dont vo gent ne soit contempte aux enfans [35r], ne donnez ville, chastel ne rente ne deniers, monnoyes sinon .xx. frans ou trente.
Se vous leurs donnez trop, par la Vierge exellente mal en serez servis. Ne cuidiés que je mente,
çar se fortune ung peu de bien leur represente, de vous se partiront sans faire longue atente ne il ne vous priseront une feulle de mente. Promettez sans donner, c’est la voye et la sente
d’entretenir telz gens quant ilz sont de verte ente. — Vous dittes voir, dit Charles, c’est le mieulx que
g’y sente, car par l’eur trop souffrir ce qui leur atalente en pouroit on en fin faire chiere dolante. »
Par le conseil du conte Griffon et de son filz Guennes jusques et plus d’un an aprés ce que Beaulande! fut conquise et les deux aultres freres mariés qu’il souvint a Hernault de ses deulx freres Renier et Gerart. Il fist lettres escripre lors et seller, puis prist ung escuier auquel il le[s] baïlla et bien charga d’aler a Paris pour les porter. Sy esploita tant le message qu’il ariva a Paris, ou pour lors estoit l’empereur a sejour, trouva les enfans et les baïlla au prumier des deux qu’il salua. Gerart, qui premier en fut, saisi, brisa la cite, en fist lecture au long, puis devint vermail comme escarlate et tout jours pensifz sans mot sonner, regardoit celle lettre. Sy l’apercheust Renier et lui demanda qu’il avoit. « Je ne say certes, dit lors Gerart, que tout bien la mercy Dieu de paradis, mais plus sui [35v] dolant c’onques mais, d’autant que nous perdons cy notre temps et sommes ja pieça ou service de l’empereur, qui plus est puissant et rice que tout le monde, et de lui n’avons encores amende que de vivre et humer les saulses et broues a sa court. Sy ne faisons que veoir ces prelars a tous leurs manteaulz fourez et danser avecq ces damoiselles, aler en gibier et a la chace, ou nous ne saurions rien 1 ms. le beaulande.
Renier de Gennes
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prouffiter. Sy n’avons encor conquis terres, villes ne chasteaulx dont ou temps advenir puissons vivre sans dangier d’autrui. Et mal ressamblons a nos freres qui ja sont mariez tous deux richement. Sy a Hernault ja conquis Beaulande et une damoiselle riche, puissant et belle, comme cy le verrez par escript, de laquelle il a ung damoisel nommé Aymeriet, qui mieulx vault que la cité d’Acquitaine, dont il est seigneur nettement. Et d’aultre part a mon frere Milon tant fait qu’il a espousee et conquise amoureusement la fille du duc de Puille et de Calabre, qu’il tendra sans dangier. Mais par la foy que je doy a Dieu ainsi ne seray je mie longuement se je puis ! Ainçois parleray a l’empereur, qui tous les jours nous promet sans riens donner, et sauray de lui quelle voulenté il a de nous bien faire ou du laissier. » Et quant Renier, qui plus estoit moderé que Gerart, entendi ce que son frere disoit, il fut moult joieux, non mie du dueil que Gerard avoit mais du
bien et advancement de ses deux autres freres. Et lui respondi : « Gerart, beau sire, il samble [36r] par vostre parler que soyés couroucié du bien d’aultrui. Se nos freres sont mariés et il ont par leur subtilleté ou vaillance conquis terres et seignouries, en estes vous doncques desplaisant ? Cuidiés vous pour ce que le bien soit failli pour nous ? Nennil dea, il n’y a que d’avoir tous jours bon voloir et souffrir en atendant le bien qui ne vient mie ainsi comme chascun le veult desirer. Il vient aux ungs a grant paine, les autres le treuvent aisieement, sy est assavoir lequel vault mieulx. Or ne s’en fault ja esbahir ne merancolier mais penser comment sagement pourons entrer en parler avec l’empereur, qui, comme je croy, nous pourvera tellement que cause nulle n’aurons de nous plaindre d’estre en son service. » Les deux freres manderent de la viande lors et firent disner l’escuier qui les lettres avoit apportees. Comment Charlemaine donna a Renier la cité de Gennes, dont il fut puis signeurs.
Ce jour se passa, et deux ou .üi. aultres, aprés que Charlemaine avoit pris son repos a ung a vesprer contre le disner et soupper, il s’en aloit pourmenant parmy son palais et avoit commandé qu’on lui aportast ung eschequier en salle pour soy esbatre a quelque noble homme dont son hostel n’estoit nullement desgarny. Il veist Gerart, qui encores estoit tout fumé des nouvelles qu’il avoit eues, qui se pourmenoit avecq l’escuier qui encore ne s’en estoit alé. Charles l’apella lors et [36v] lui dist qu’il vouloit a lui jouer ung mat ou deux atendant l’eure du soupper. L'empereur se seÿ lors d’un costé, et Gerart non anchois lui respondi : « Ne vous desplaise, sire, fait il, a
moy n’appertient mie jouer a vous. — Et pourquoy, Gerart, beau sire ?, fait lors l’empereur. — Pour ce fait, sire, fait il, car se eur ou adventure amenoient que j’eusse autant gaignié a vous que fist le duc de Monglenne mon pere, j’en poroie par aventure avoir autant comme lui. Sy avons milleur
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mestier, mon frere et moy, de vostre grace que de gaignier a vous quelque cose. Et se vous me demandiés pourquoy, je vous ay ces parolles dittes : Je vous responderoie que longuement avons en vostre service esté sans en avoir amendement, neant plus que povres escuiers ou simples gentilz hommes. Et croy que pour neant nous soions tant tenus avecq vous et atendus a vos promesses, puis que point n’y a eu d’effect pour ce est il, sire empereur, que nous voulons avoir congié de vous, s’il vous plaist. Et yrons la ou avanture nous pora mieulx conduire, car tant vous faisons nous savoir que nous ne sommes mie moins corageux, encoragiez ne de maindre matiere que nos freres, lesquelz, puis que nous sommes
en vostre service, sont pourveus
haultement et vaillamment la Dieu mercy. Et est Hernault signeur d’Acquitaine et si a Beaulande la cité conquise et la dame espousee dont ja a eu ung moult biau filz. Sy n’est mie Milon despourveu, car il est [37r] signeur de Calabre et de Puille, qui est belle seignourie et noble. Et vous nous avez tousjours cy tenus et promis le bien qui ne puet venir tant est encores loings. Pour ce le nous convient aler querir et chergier. » Sy l’escouta bien l’empereur sans mot sonner et moult le regarda et considera qu’il le disoit de grant courage, mais oncques il ne s’en couroucha. Sy bien advint a icelle heure que l’empereur venoit de dormir et estoit froit et plain de moderacion et ses espris si bien posez qu’ilz considera raison et pensa au conseil que Griffon et Guennelon lui avoient tousjours donné. Il se leva lors sans jouer. Si le vist bien Renier, qui tousjours avoit l’eul sur eulx pour toutes doubtes et bien pensoit que son frere ne celleroit point son corage mais diroit plainement son voloir quant il verroit son point milleur pour parler a l’empereur. Il s’aproucha adont et se mist ou chemin de Charlemaine, qui ja avoit fait le tablier oster. Et quant Charlemaine les vit
tous deux ensamble, il les araisonna et en soubzriant leur dit doulcement : « Voirement, fait il, beaulx enfans, ay je vers vous eu tort, et bien congnois que c’est par faulx conseil qui m’a esté donné, dont je me repens l’avoir creu. Mais ores venra le temps que je l’amendray vers vous en telle maniere que de tout le service que fait m’avez pourrez estre comptentez et bien recompensez. » Sy le mercierent assez les deux damoisiaulx, [37v] et longuement se pourmenerent avecq lui atendans le souper et parlerent de pluiseurs choses et de la conqueste de Beaulande dont l’escuier, qui par tout avoit esté present, racompta lui mesmes veritablement devant l’empereur, qui moult en fut joieux et mieulx en prisa les enfans. Au fort les nappes furent mises, et estoient les jours grans et lons alors ; parquoy l’empereur souppoit de haulte heure. Au soupper de l’empereur sourvint ung messagier de par la cité de Gennes et de par Olive la damoïiselle, fille du duc de Gennenois, lequel se presenta par devant l’empereur et lui baïlla certaines lettres contenans la mort de leur seigneur et requerant secours contre les Sarasins, qui la cité avoient par force assegiee et le seigneur occis en une saillie que fist le duc
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de Gennes contre eulx. Sy fut l’empereur moult dolant quant telles nouvelles lui vindrent, et bien dist a soy mesmes qu’il leur envoiera son secours. Il appella Regnier lors, qui mie ne pensoit a ceste avanture, et lui exposa la mort du duc de Gennes, la beaulté de la damoiselle Olive et le besoing que ceulx de la cité avoient de secours, en lui disant que a lui appertenoit bien l’onneur de la terre et le corps d’une telle pucelle. Sy lui en fist le don presens son frere Gerart et tous ceulz qui la estoient. Sy ne lui refusa mie Regnier,
ainchois
l’en mercia,
faisant hommage
du don et disant si
haultement que chascun le peust ouïr qui la fut : « Vostre mercy, [38r] fait il, sire, de la cité et de la pucelle, pour quelle amour je jure cy, voue et promés a Dieu et a vous que je me partiray tout seul et entreray en la ville pour le secoursyr et garder la pucelle contre Sobrin le roy d’Aquillee, qui son siege a mis la devant pour l’amour d’elle. Sy la conquerray se Dieu plaist et avanture le me consent ou je me combatray au jayant sarasin et mourray en la paine. » Sy fut Charles moult dolant du serment que Regnier voua et lui respondi : « Aïinsy ne le cuiday je mie entendre, fait il, Regnier, biau sire, anchois estoit ma volenté de vous baïllier la charge de mon ost et mettre et livrer en la compagnie de vous et de vostre frere Gerart cinquante mil combatans pour vous aidier jusques a ce que [vous] eussiez la cité secourue. » Mais Regnier respondi que se aultrement le faisoit, il ne resambleroit mie Garin son pere, qui tout seul s’en parti de Paris pour aler conquerir Monglenne et Mabillette la noble dame et que pareillement le vouloit il faire. Or fut Gerart plus dolant c’onques mais d’ainsi ouïr parler son frere. Sy fut tout pour neant, et fin de compte se passa ce jour. Vint l’endemain que Regnier se fist armer souffissanment, vint devant l’empereur prendre congié, puis aux haulx barons de son lignage et aux autres qui volentiers lui eussent aydié s’il eust voulu. Et atant s’en parti avecq son frere qui le convoya lui seul jusques aux portes, car plus ne le voulut] laissier aler avecq lui. [38v] Ils se baiserent au departir, et s’en retourna Gerart plus dolant que dire ne sauroit l’istoire. Et Regnier chevaucha le plus droit a Gennes qu’il oncques peust, et tant qu’il aproucha la cité et encontra comme a .iïii, Ou a .v. lieues de la ung chrestien, qui de Gennes s’estoit partis pour ce qu’il ne vouloit mie estre payen. Et quant Regnier l’eust salué, il lui demanda
dont il venoit et de ses nouvelles. « En non Dieu, sire, ce lui
respondi le varlet, je vien de Gennes la cité et des nouvelles vous say je bien tant dire, qu’elle est assiegee d’un des fiers Sarasins du monde c’on apelle Sorbrin d’Acquilee le roy de Venise. Il a pris en bataille ou en saillie le duc de Gennes et fait mourir, pour ce qu’il n’a voulu la loy Jhesu relenquir, puis a tant tenu son siege devant qu’il a juré ses dieux qu’il aura la belle Olive, qui plus le het que homme vivant, pour tant que son pere a fait mourir et pour ce aussy qu’il est Sarasins. Et a juré qu’elle se occira s’il convient rendre la cité, qui ja est en composicion par traitié fait entre Sorbrin et les bourgois de Gennes, lesquelz atendent la response de l’empereur
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Charlemaine, vers qui ilz ont piecha envoyé. Et est l’acort ainsi fait que dedens .xv. jours d’ui se doivent rendre ou estre asseurez de secours. Et pour ce que je voy les choses ainsy aler au contraire de ce que je vouldroie bien, m’en sui party de la cité, ou il n’a esperance ne de mie d’ayde ne d’aucun secours, mais sont ja comme tous reconfortez d’estre [39r] Sarasins. »
Moult fut Regnier dolant et moult fist grant doubte de son fait quant il entendi cellui qui lui dit qu’il n’y avoit plus que .xv. jours a rendre la cité au roy Sorbrin. Il se reconforta au fort, disant que assez a temps y venroit lui seul, mais jamais ne feust le secours si tost venu. Non pourtant s’avisa de demander au chrestien se pour or ou argent il vouldroit retourner en la cité faire ung message. Sy lui respondi cellui que ouy, mesmement que c’estoit pour le bien de la ville et de toute chrestienté. Adont sacha Regnier .xxx. florins de son aumosniere, et en les presentant au varlet lui dit : « Tu t’en retourneras, beaulx amis, le plus hastivement que tu poras, et diras aux bourgois et gouverneurs de Gennes que ilz ne livrent mie la ville, car je leur amaine le secours Charlemaine. Puis t’en yras vers Olive la damoiselle et lui diras que tu as veu cellui a qui Charles l’empereur a la cité donnee et elle promise a femme, lequel vient et chevauche trés hastivement pour la secourir ou combatre le jayant Sorbrin. — Bien feray vostre message, sire, ce respondi le varlet, mais quel nombre de gens diray je que vous leur amenez, affin que plus soient asseurez. Et de la bataille faire contre Sorbrin aussy comment leur feray [je] entendre, car s’il n’y avoit que vous contre lui, leur esperance pouroit estre petitte : je lui ouÿ puis ung mois en cha demander bataille contre .x. des plus vaillans chevaliers [39v] de la cité. Sy n’y en eust
oncques nulz si fiers ne sy hardis qui s’osassent contre son seul corps armer, tant font il mains aprisier. — Beaulx amis, fait il, et de mon corps les asseure seullement et non d’aultre, car avecq moy ne voeil si non l’ayde de Dieu seulement. » A ces parolles s’en party le varlet, que plus ne sejourna mais tant exploita qu’il vint en la cité et fist son message en telle maniere que promis l’avoit en recevant les .xxx. florins que Regnier lui avoit donnez. Sy ne s’en firent que moquier les bourgois et n’en tindrent aucun compte. Et adont s’en ala le message Regnier vers le palais, ou il trouva la pucelle, qui puis fut mere Olivier le compagnon de Roulant, la salua et lui fist son message ainsy que cy avez ouÿ qu’il lui estoit commandé. La damoiselle, qui guaires ne s’effroia, lui demanda lors s’il avoit veu le chevaliers, et il respondi que ouy. « Et dont vient il, fait elle, beaux amis, le vous a il point dit ? — Sy a certes, fait il, madame. Il m'a dit qu’il vient de France, ou il laissa Charlemaine, qui vostre corps a femme lui donna et vostre terre samblabement [sic], mais qu’il puisse desconfire Sorbrin. Or dist que a l’ayde de Dieu il y emploira toute sa paine pour la vostre amour, a qui assez de fois se recommande. — Bien soit il venus, beaulx amis, fait elle, et le roy ait bonne aventure qui ung tel amy me donna qui bien veult son corps exposer [40r] a mort pour le mien
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acquitter du dangier de cellui qui mon pere occist, au fort Charles puet de mon Corps faire a son plaisir. Mais fol sera cellui qui pour m’amour se fera occire par ce jayant, qui demande dix chevaliers pour combatre a lui. Et non pour tant est ce grant hardement d’un tel fait emprendre dont, s’il vient a chief, que Dieu le vueille. Je ne say qui est le chevalier, mais jamais mon cuer ne le haïra. Sy saroie volentiers sa fachon, puis que veu l’avez et que a lui avez parlé. — Veu l’ay je voirement, dame, fait l’escuier. Il est jeune basceler, hault, droit, assez fourny et sy bien fait que qui yroit en .xl. citez on ne trouveroit son pareil. Et bien say qu’il ne demoura mie longuement que cy ne viengne. Il me donna de sa courtoisie et largesse .xxx. florins, qui oncques puis nel partirent de ma bourse. Sy en prise mieulx son fait et son estat. » Et quant la pucelle entendi cellui qui ainsi lui blasonna la beaulté du chevalier Regnier, elle fut toute ravie du dueil qu’elle avoit premiers en joie. Si lui mua la couleur ou visage tellement que bien s’en peust l’escuier percevoir. Puis ala a une ausmonniere qu’elle avoit et en trahy .xxx. florins, qu’elle lui donna, disant : « Tenez, amis, et se vous voyés cellui qui vers moy vous envoya, que le fachiés a moy parler comment qu’il soit. » Comment Regnier le filz Garin de Monglenne fut receu en la cité de Gennes et comment il prist bataille contre Sorbrin de Venise.
[40v] Quant le varlet se fut party de Regnier pour aler en la cité faire ses messages, il se pourpensa par quelle et milleur maniere il pouroit entrer en la cité sans trouver l’ost des payens. Et bien avoit demandé a cellui qui en venoit et qui y retournoit par ou il faisoit plus seur chevauchier. Sy ne l’avoit mie oublié, et tant exploita sans nulle avanture trouver qu’il vint a la porte, qui estoit close pour gens tous perieulz et dangiers. On lui ouvry au
fort, et il y entra, et tant chevaucha de rue en aultre que tout en estoit traveillié, car nul ne le vouloit herbergier, et se mocquoit on de lui par ce que l’escuier avoit raporté. Il n’y avoit homme qui en son hostel le voulsist recepvoir, et disoient l’un a l’autre que bon faisoit moustrer la bejaunie a ung tel coquart qui se disoit estre leur signeur et qui se vantoit de combatre contre Sorbrin le jayant, qui telz .xii. en desconfiroit. Et quant assez eust longuement chevauchié les quariaux, il avisa en traversant une rue cellui a qui il avoit donné les .xxx. florins. Sy l’appella lors non mie par son nom, ‘car il ne le savoit, et quant le varlet le connut, il vint au devant de lui assez
legierement son chapel osté et se mist a ung genoul devant lui, disant si haultement que bien l’oÿrent plus de .xxx. personnes, qui le sievoient de rue en rue, eulx moquant de lui par gabois. Et lui dist : « Bien viengniés, monsigneur, j’ay fait vostre message ainsy que chargié le m’aviés, et va vostre
1 ne répété.
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[41r] besongne si bien que mieulx ne sariés souhaidier. Pensez de vous logier : sy vous conduiray la ou j’ay promis de vous logier et mener.» Se dolant avoit esté Regnier par avant, encore le fut il plus la moittié, car pour ce qu’on l’avoit moquié, demanda il a cellui se il se moquoit de lui, car il cuida qu’il se moquast de lui de rechief. Sy lui rougy ung peu le front par fin air et respondi : « De moy ne vous gabez, beau sire, fait il, pour cose que de moy ayés eu. Pourtant, se a present ne puis trouver qui herbergier me vueille, une aultre fois vendra par aventure que je seray! mieulx venu que je ne suis. » Le varlet, qui mie ne savoit les reffus c’on lui avoit fais, fut comme tout honteux quant il oÿ Regnier, qu cuidoit que de lui se moquast. Il le saisi par la bride de son cheval lors et lui dist qu’il venist aprés lui. Sy le sievy Regnier a l’avanture, doubtant de plus en plus qu’on ne se moquast de lui encore. Et tant le poursuï qu’il le bouta en l’ostel d’un riche bourgois qui bien congnoissoit le varlet. Finablement il le receut liement, et lui mesmes le conduisi en une chambre, car bien le volu{t] faire pour cause que
le varlet lui avoit dit en l’estable que c’estoit le duc de Gennes, qui venoit de devers l’empereur Charlemaine. Pour tant se pena il et traveilla de lui faire tout le mieulx qu’il poroit. [41v] Regnier, soy veant logié, fut moult joieux, pour ce que tant de gens l’avoient moquié et suivi par gabois. Il n’en pensa mie mains et bien dit a soy mesmes qu’il s’en vengera s’il puet en aucun temps. Mais ainsi n’est mie comme on dit, car on oublie par congnoissance et frequantacion, si est le dangier perilleux souventeffois. Il appella son hoste et lui demanda se volentiers l’avoit herbegié. Et il lui respondi que ouy, car le varlet lui avoit dit que la damoiselle Olive l’avoit commandé. Sy ne dit point l’istoire se ja l’avoit le bourgois moquié ou non comme les aultres hostelliers avoient fait. « Vostre mercy, fait lors Regnier, beaux hostes. Et tant sachiés que vous n’y perdrez rien. Vous n’avez mie ceans receu ung villain mais le duc de Gennes. Et bien seroit mon gré de donner a souper ennuit a tous ceux qui a ma court vouldront venir. Sy vous prie que de l’appareil faittes diligence et que vous mesmes allez par la ville semondre, inviter et prier tous ceulx qui venir y vouldront. Et du payement n’ayés paour. » Il lui bailla lors cent florins pour employer en viande et lui dist que vers le soir lui racomptera de son estat tant et Sy avant que mieulx l’en prisera. Ainsi s’abandonna Regnier de parler a son hoste, qui mie ne mist en oubly le soupper, qui finablement us appareillié et la semonce faitte par lui la ou il vist que bon fut du [sic]
aire.
l ms. saray.
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[42r] Comment la damoiselle acompagnee noblement.
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Olive ala veoir Regnier en son logis
Tandis que le souper s’apointoit et que l’oste faisoit sa semonce, s’en parti l’escuier pour aler au palais devers la damoiselle soy acquiter de la promesse qu’il lui avoit faitte quant elle lui donna .xxx. florins d’or. Et lui denoncha la venue du chevalier et lui dit le lieu ou il estoit logié, dont elle fut moult joieuse, pour ce qu’elle le desiroit veoir. Elle appella .ïii. chevaliers lors et de ses damoiselles la plus grant partie et leur dit qu’en la cité estoit ung chevalier de France venu de par Charlemaine, qui la terre et le pays lui a donné. « Sy vueil, fait elle, l’aler veoir en son logis. » Adont lui respondi une damoiselle assez ancienne, qui en sa jeunesse l’avoit moult souventeffois doctrinee, que a elle n’appertenoit pas d’y aler mais a lui de venir vers elle et moustrer le bien et honneur qu’il savoit. « Par foy, dame,
ce respondi Olive, on m’a dit que le chevalier est en partie pour m’amour venu par deça et qu’il doit son corps aventurer pour le mien contre Sorbrin le jayant, qui est forte et grosse entreprise. Et lui a comme j’ay entendu, le roy Charlemaine donné mon corps et ma terre, ce que je cuide que jamais n’eust fait se le chevalier ne feust plain de grant noblesse et vaillance. Et puis que dont il est de si loing et si hastivement venu pour l’amour du païs et de [42v] moy, je ne puis faire faulte a aler jusques vers lui et savoir de l’estat de France et du sien, car il est par aventure lassé ou traveillié, sy qu’il ne pouroit venir a present par devers nous. Et tant vous dy que je yray se Dieu plaist, et viengne qui vouldra avecq moy le viseter et veoir. — Nous yrons doncques, madame, ce respondi une aultre qui n’estoit mie si aagee que l’autre, mais sage damoiselle estoit, car avecq vous ne poons perir. Se bien vous en prent, nous y prouffiterons, et se honte y avez, nous n’y poons avoir que diffame. » A ces parolles s’en parti la damoiselle Olive, tenant l’un des .iiii. chevaliers par les bras et les trois autres devant elle avecq .vi. ou .viii. escuiers honnorables, vestus honnestement, et ses damoiselles aprés par ordre,
ne dit point l’istoire combien. Et tant les convoya le varlet aux .xxx. florins d’or qu’il les mena chiez le bourgois ou estoit Regnier, qui mie ne cuidoit que la pucelle le venist veoir. Elle demanda au bourgois qui estoit cellui chevalier qui de France venoit de par l’empereur Charlemaine, quelz homs s’estoit et qu’il faisoit. « Par foy, madame, ce respondi le bourgois, qui il est ne say je mie sinon qu’il dit voirement qu’il est cy envoyé de par Charlemaine de France. Mais quelz homs il est vous puis je bien parler. Il est hault, jeune, sans barbe avoir qui gaire nuise [43r] ou puisse encores nuire a son menton, il est gros assez et fourny selon sa grandeur, gracieux de langage, courtois et atrampé en response, large par samblant et habandonné. Et pour abregier, il n’y a si beau chevalier en ceste cité. Il m’a huy fait appareillier a
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soupper! et semondre tous qui sa bienvenue vouldroient recepvoir au mengier. Sy est en sa chambre, ou il atant l’eure que le souper soit fait et appareillié. » / À ytant se parti le bourgois pour aler devers le chevalier. Sy le poursuivi la damoiselle, qui ja rencontra le demoisel Regnier, qui venoit au devant d’elle pour ce que son hoste lui avoit dit. Mais quant Regnier, qui toute sa paine de venir y mettoit, apperceut et encontra la pucelle, il la salua gracieusement a guise de gentil et noble homme, et elle lui, qui bien estoit aprise. Il la prist par la main lors et la mena en sa chambre que l’oste avoit honnourablement paree, pour ce qu’il avoit receus cent florins d’or. Puis par bonne maniere l’asseÿ sur le pié d’un lit et lui d’autre part, et qui voudroit toutes racompter les parolles qui entr’eux deux furent pourparlees, assez y auroit a Ouir. Vous devez savoir que la damoiselle qui vers lui estoit venue lui enquist premierement qui il estoit et dont il venoit. Et il lui respondi qu'il [43v] estoit de France extrait de haulte lignee et que le roy Charlemaine l’avoit illecq envoyé pour despeschier la cité des Sarasins, qui pretendoient a l’avoir par force. « Par foy, sire chevalier, je croy bien que par deça soyés venu et avez comme il puet estre bon vouloir d’eschever ce qui est forte chose a avoir empris. Mais de vostre fait est chose trop doubteuse, atendu que tout seul estes par deça venu. Sy sauroie volentiers qui de ce vous a meu que n’avez amené des gens de par l’empereur qui nous deust par raison secourir. Et pour vous dire verité, s’il n’y avoit que Sorbrin seullement, qui tient Venise, sy combatroit il a .xii. chevaliers tant est fel et cruel. Sy sachiés que moult seroie dolante que pour bien faire aucun mal vous venist. Je vous remercie neantmains de la paine que avez prise et du bon vouloir que vous avez et vous prie pour mieulx estre asseuree de l’empereur que de lui me fachiés aucunnes nouvelles savoir qui me donnent esperance de mieulx valoir. » A ytant Regnier sacha de son ausmonniere une lettre escripte de par Charlemaine et seellee de son seel, adreçant a la damoiselle et aux habitans de Gennes, faisant mension de ce que Regnier maintenoit et disant en icelle qu’il avoit promis et voué de aler tout seul sans aucun aide synon de Dieu [44r] jusques a Gennes et conquerir le jayant et la cité, se fortune le vouloit consentir. Et bien affermoit par sa lettre que Regnier estoit de noble lieu ; si leur recommandoit son corps sur toute rien. Et quant la damoïiselle eust veue la lettre, elle fut tant joieuse que merveilles et assez regarda Regnier, qui lors lui demanda quelle estoit sa pensee. « Mon Dieu, sire, dit elle, bien me plaist ce que l’empereur a fait. Et ja en moy ne tendra que vostre ne soie et vous mien, s’il est ainsi que le jayant puissiés conquerir comme ja le m'avez dit. Mais tant en ay grant paour que je voudroie que me tenissiés en vostre contree ; par ainsi que la sope biffé.
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m'’espousissiés si seriés hors de grant dangier, car je voy bien et congnois que bonne amour vous a cy fait venir. — Or n’ayés, fait il, paour, madame, car j’ay promis que ja femme n’aray a espeuse, soit vous ou autre, se je ne la conquiers. Et j’ay intencion de combatre le jayant et moy maintenir contre lui tellement que ja homme ne mettra empechement en notre mariage, puis que de vostre amour sui asseurez. » Si s’entrebaisierent lors par bonne amour Regnier et Olive, qui de s’amour fut tant ferme que plus n’eust peu. Elle sacha ung anel de son doy adont et lui presenta avecq son amour, qu’il receut et moult le mercia. La [44v] dame s’en partit lors et lui dit comment
que ce feust qu’il alast et venist vers elle en son palais, et il lui acorda. Puis appella son hoste et lui commanda que tout ce qu’il convendroit pour Regnier ne lui feust refusé, et elle feroit paiement de tout. Sy fut l’oste moult joyeux. Et finablement furent les tables drecees, le mengier apresté, et vindrent les bourgois en peu d’eure les ungs pour veoir l’estat plus que pour mengier, et les autres pour leurs ventres emplir de viande. Chascun se seÿ quant il fut commandé, sy furent les més dressiés et mis sur table. Sy en prist qui volut a son appetit, et qui voulut juner il jusna. Comment Regnier ala deffier Sorbrin de Venise en son tref et print jour pour combatre. Ainsi comme ou millieu du souper que tous les més furent servis, parlerent les ungs et les aultres du chevalier qui telles largesses faisoit. Sy arriva a icelle heure ung certain officier de par la dame, lequel ala de table en table faire a chascun commandement de par elle c’on honnourast et tenist chier le chevalier françois dont chascun fut moult esmerveillié. Et se repentirent ceulx qui logié ne l’avoient et qui l’avoient rigolé. Mais aultrement ne pooit estre. La y eust moult de parolles dittes de cha et de la, et se donnoient [45r] merveille s’il oseroit bien combatre a Sorbrin le jayant, qui tant estoit
fort, fier et puissant. Puis vint illecq Regnier merchier a haulte voix ceulx qui la estoient venus et leur dit : « Prengnez en gré, beaux signeurs ! De par le duc de Gennes savoir fais a vous tous que je sui cy envoyé de par l’empereur Charlemaine, lequel a mon partement me donna ceste terre et la damoiselle Olive, a laquelle j’ay aporté et baïllié lettres et certifficacion de l’empereur sellee de son seel, lequel chascun de vous poura legierement congnoistre sans ygnorance. Et a ce que mieulx vous en appere, ay laditte lettre baillie en la main de la dame qui cy est premiere venue que vous. Sy les porez veoir et moy avoir pour escuse se premier ne les vous ay presentees, car bien pourez une aultre fois savoir la raison pourquoy. Or est ainsy que demain Dieu devant me partiray de ceans et yray veoir Sorbrin le jayant, qui cy devant a mis et posé son siege, et prendray journee pour le combatre veans vous tous, car ainsi l’ay promis a l’empereur Charlemaine quant ceste cité et la damoiselle me donna. Sy me puisse mon aventure valoir, et me
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doinst Dieu grace, force et pouoir de le subjuguier ad ce que je puisse la pucelle espouser, [45v] pour quelle amour j’ay le païs de France et la contree, dont je fus né, laissiez. » Et quant les bourgois, justiciers, officiers!, marchans et autres la assistans entendirent ce que Regnier leur proposa, chascun tint de lui grant compte, disans a par eulx que c’estoit et seroit une des merveilles du monde. Ilz le merchierent nentmains et lui respondirent qu’ilz feroient le plaisir de la dame et obeïroient au mandement et sellee de l’empereur. Cascun s’en ala aprés souper voire le congié premierement pris. Et Regnier demoura, qui bien fu logié, sy qu’il n’y eust que redire jusques a l’endemain matin, qu’il se leva, ala au moustier, comme volentiers le faisoit
par coustume. Puis aprés la messe monta a ceval et chevaucha par la cité, ou ja l’atendoient le prevost et autres jusques a .iiii. ou .vi., qui bien vouloient veoir son issue. Et quant ilz le trouverent sur le pavé, chevauchant assez prés de la porte, l’araisonnerent et le prierent du [sic] demourer, disans qu’assez estoient de ce qu’il avoit fait contempz et que avecq lui vouloient vivre et morir. Sy ne s’en volu Regnier deporter, ains leur dist que jamais ne mengera ne buvera tant que Sorbin le jayant, de qui on parle tant, aura veu. Il chevaucha finablement jusques dehors, [46r] sans ce que homme lui fut en rien contredisant. Puis advisa l’ost, qui tout estoit assamblé et serré en une valee durant les triefves qui entre eulz et les Genenois avoil[en]t esté prise{s]. Ce jour assez matin estoient armez et habilliés Sorbrin et .ïiii. rois
payens, qui avecq lui estoient en celle armee. Et sy avoit pluiseurs nobles hommes sarasins qui tous vouloient commencher ung behourt pour gagnier une mulle que Sorbrin donnoit au mieulx joustant. Sy virent Regnier issir de la cité et chevauchier vers eulx non mie comme homme paoureux mais son beau train, comme s’il n’eust eu doubte de personne nesune. Et quant ilz ne le virent point armé, si n’alerent point au devant de lui mais le laissierent aprouchier d’eulx. Outre les aultres y en eust ung qui premier s’avancha de parler et lui demanda s’il estoit François. Regnier respondi lors nennil. « Certes, fait il, je suy Gennenois, viens cy parler a Sorbrin de par l’empereur Charlemaine, qui la cité et la pucelle Olivette me donna l’autre jour a Paris. Sy me faites a lui parler pour savoir qu’il me vouldra sur ce que je vous dy respondre. » Sorbrin, qui la estoit en presence, escouta le damoïisel, si lui demanda qu’il vouloit dire a Sorbrin. Regnier lui respondi que autre chose ne diroit ne plus a eulx ne parleroit [46v] s’il ne veoit Sorbrin en presence. « Or di ce que tu veulx, chrestien, fait lors Sorbrin, car je sui cellui que tu demandes, et mieulx te vaulsist dormir que dire folie. Sy ne say ou tu as au matin desjuné mais a ton parler samble que tu n’aies mie le vin espargnié. — De ce ne vous chaille, Sarrasin, fait il, ja pour vin que j’aye beu n’en perdray mon 1 ms. officier.
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propos. Je vous dy, sire Sorbrins, fait il, que de par l’empereur Charlemaine, qui gaires ne vous aime, sui je envoyé par deça pour deffendre et calengier la cité qu’il m’a donnee et la pucelle Olivette aussi, que vous avez assegee pour l’avoir a femme. Il m’est bien enchargié de vous dire se la damoiselle voulez avoir que tant avez desiree, il vous convient a moy combatre et moy a vous. Par ainsi, se vous me conquerez, vous aurez elle et la cité a vostre commandement, et se je vous puis conquerir, vous la me quitterez francement et la cité aussi. Sy levrez vostre siege, et s’en yront tous vos hommes sans nulle faulte. » Et quant Sorbrins oÿ le chevalier parler, il ne se fist que moquier de lui, et non pourtant pour ce qu’il parloit certainement, lui respondi : « Vous parlez de neant, chrestien, fait il, et trop estes plain d’oultrage quant de combatre me parlez. Je vous respons que a moy n’aurez [47r] ja bataille, se telz dis comme vous n’y voy armez et habilliés en champ contre mon corps. Que pleust or a Mahon et Apolin le grant que cy feussent maintenant Carlemaine et ses .xii. pers en armes et chevaulx devant moy pour faire et acomplir contre mon corps seulement ce que tu me demandes ! Sy ne m'en parles plus se tu ne veulx rompre les triéfves de la cité ! » Et quant Regnier entendi Sorbrin, qui ausques se courouça, il lui respondi : « Certes, Sarasins, fait il, peu auriés d’onneur a vous courouchier a moy qui ne parle que de raison, et me samble que entendre la devez. Vous estes cy vanté de combatre Charlemaine et a ses .xii. pers et vous refusez vostre corps contre le mien qui vous deust bien souffire comme il me samble. Ne ja Dieu ne plaise que aultre que vous soit par moy seul combatu. Sy vous feray cy ung jeu party : se lequel vous refusez, en vous aura peu d’onneur et de hardement. » Et quant Sorbrins oÿ que Regnier avoit si grant voulenté de combatre et qu’il ne requeroit que raison, il lui demanda quel jeu il lui vouloit parler. « Tantost l’orez, sire, fait il, se jurer me voulez sur la
loy que vous tenez d’estre cy demain au matin devant moy, armé pour combatre corps contre corps. Je vous jureray cy presentement et prometteray par le dieu que je [47v] croy de moy trouver armé et monté sur le cheval, et si meneray avecq moy Olive la damoiselle, que j’aime mieux que vous et plus loyaulment comme je le voeil maintenir et prouver par ainsi. Se me pouez mater et desconfire, que la damoiselle que j’aime plus que riens qui soit au monde soit vostre et que je la vous quite franchement, sy faittes de mon corps a vostre bon plaisir. Et ou cas que je vous conquerray, en moy sera de vous prendre ou escorchier. Et me jureront premierement ceulx qui gouvernent! vostre ost de laissier la cité, lever leur siege et de remmener la pucelle paisiblement, si l’espouseray et non plus tost. — Or, par tous mes bons dieux, ce respondi Sorbrins, dont seras tu grant piece a marier, et ce n’est mie ce qu’il fault a la damoiselle, car se elle s’atent a toy, elle fait
folie. Ne vois tu quelz homz je sui au regart de toy ? Ne penses tu que avant 1 ms. gouuerment.
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que tu venisses leans, il y eust d’aussy vaillans hommez que tu es, dont les dix ensamble ne se sont osez trouver devant moy ? Et me cuides tu aussi tant abuser que je croie ce que tu me dis ? Qui te vantes d'amener cy en champ celle qui par avanture ne te congnoist ? Saches que quant toy et moy aurions marchandé, sy me convendroit avoir plesges souffissans, milleurs et autres que toy pour la pucelle amener, combien [48r] que le jeu que tu m’as parti sera tenu, se tu pues ainsi faire que de la cité la puisses tirer seulement et l’amener en champ, comme tu t’en es vanté. Et si te prometray sur l’onneur que je tien et par les iii. dieux que je croy et adoure, se ainsy le veulx faire tant que hors de la cité seulement la puisse veoir, je te feray tant de courtoisie comme de t’en laissier retourner a pié, a cheval ou ainsi comme tu vouldras sain et sauf, sans toy mal faire. Et oultre plus, se tu es par moy mené jusques a desconfiture et tu demandes mercy, elle te sera par moy octroye, moyennant ce touteffois que la pucelle me sera laissee et demoura pour mon corps soulacier, car c’est le plus grant desir que j’aie en ce monde. Et n’ay tant paour de rien qui soit comme j’ay paour qu’on ne te laisse faire ce que cy est dit et acordé entre toy et moy, c’est a dire que ceulx de la cité ne la vueillent laissier partir pour toy. Et par mes .iiii. dieux, se je le savoie veritablement, jamais d’omme vivant tu ne tiroies mocquant. — De ce ne vous doubtez, sire, ce respondi Regnier, car je me fay fort qu’elle fera tout
ce que je lui vouldray requerir. Et sy vous ose je jurer par ma foy c’onques a elle ne parlay que une seulle fois. » Sy fut Sorbrins plus dolant et mervilleux que [48v] par avant et cuida bien estre deceu par les parlers du chrestien. A ces parolles que vous avez oÿes fist Sorbrins mener Regnier en son tref et, voulsist ou non, le fist desjuner avecq lui. Puis lui donna congié. Et lors s’en retourna en la cité, ou la damoiselle l’atendoit, a qui moult ennuioit sa venue. Elle avoit transmis ung escuier a la porte qui, sitost qu’il vist retourner Regnier et arriver, lui dit que Olive la pucelle le demandoit et que ja longuement l’avoit atendu pour disner. Il trouva son cheval celle part et tant exploita par la cité qu’il vint ou palais, vist Olive la damoiselle, qui lui demanda s’il venoit de veoir Sorbrin. « Veu l’ay je voirement, damoiselle,
fait il, et ja aprés le disner vous racompteray comment j’ay avecq lui besongné. » Elle se mist a table lors, et il se seÿ devant elle, et de pluiseurs choses deviserent en repaissant leurs yeulx plus que leurs bouches. Et dit l’istoire que tant aimoient l’un l’autre que merveilles. Aprés disner s’esbatirent en une chambre assis a une fenestre double l’un devant l’autre. Et premier demanda Olivette a Regnier de ce qu’il avoit fait avecq Sorbrin le Sarasin. « Bien, se Dieu plaist, damoiselle, fait il, s’en vous ne [49r] tient.
Sachiés que j’ay a lui parlé et pris la bataille corps a corps pour l’amour de vous, dont je me sui fait fort, sy me puisse mon aventure valoir. Le jayant est grant, fort et fier par samblant. Sy n’a oncques volu consentir la bataille
se je ne lui promettoie de vous mener avecq moy quant et quant sur le champ. Par ainsy, se je sui par lui mort ou vaincu, vous devez estre sienne et
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la cité livree au jour qui par les bourgois a este dit par triefves faisant. Et s’il est par mon corps conquesté, mort ou mis a mercy, je puis de lui faire tout vostre plaisir et le mien, et s’en doivent ses gens deslogier et partir. Si serez a mon commandement pour espouser, s’il vous plaist, et la cité mienne se les bourgois si voellent consentir. » Sainte Marie, comme fut la damoiselle esmerveillie quant elle entendi Renier, qui ainsy avoit traittié avecq son ennemy Sorbrin ! Elle songa longuement en le regardant, puis lui respondy : « Mon amy, je voy bien que vous exposez vostre vie pour l’amour de moy contre ce Sarasin. Sy ne plaise ja a Dieu que mon corps ne soit pareillement avanturé comme le vostre, puis que amour le vous fait faire. Par amours vueil estre obeïssant a la mort, se
Dieu l’amaine, qui de toutes choses a la [49v] garde. Mais tant sachiés par la foy que je doy a Dieu qui me forma, a qui je fais cy promesse, je porteray avecq moy ung coutel dont je me occiray incontinent que le Sarasin vous aura occis, voire se aventure le donne en ce point. Sy soit Dieux mire de mon ame, s’il lui plaist, car en ma vie autre que vous de mon corps ne jouira a son plaisir. Sy en faittes demain si matin qu’il vous plaira diligence, car ja en moy ne tendra, et moult me tarde l’aprocement de ma joie ou de mon dueil. » Regnier le chevalier, oyant s’amie ainsi lui habandonner son corps,
fut moult joieux, plus que dire ne saroie. Il demoura au soupper avecq elle, puis prist congié et s’en ala pour apointier de son harnois et soy disposer en maniere que le payen ne lui peust porter nuisance. L’endemain par matin se leva le damoisel pour la messe ouïr, comme il est raison de faire a tout bon chrestien, puis lui fut son harnois aporté, dont on l’arma et habilla au mieulx c’on peust. Et tandis vint illec la pucelle toute noire vestue et atournee comme femme de dueil. Si fut plus dolant que dire ne sauroit Regnier quant en tel point la vist habillee. « Qu'’est ce la, damoiselle, fait il, pour les sains Dieu, me tenez vous ja pour mort ? Qui estes ainsi vestue [50r] et habilliee ? Sachiés que j’ay hui fait ung songe qui me donne signifiance que par moy sera desconfis le payen. Et aussy me dittes vous hier soir — dont bien me souvient — que je ne feisse seullement que commander, et vous feriés de vostre corps tout ainsi que vous diroie. Et pour ce vous prie je que des milleurs, des plus beaux et plus riches habis que vous ayes soit le corps de vous aourné et le cuer apresté avecq la pensee a Dieu requerir, lequel nous pourra aïdier s’il lui plaist. Et je mettray paine de ma part de faire desplaisir au jayant. » Comment Sorbrin de Venise fut desconfit par Renier de Gennes presente la pucelle Olive, qu’il espousa aprés et fut duc et signeur des Genenoïs.
Tandis que Olivette la pucelle se para et vesti au gré de Regnier son amy, qui moult fut joieux de la veoir en ce point, estoit le jaiant venu a la porte, qui rien ne doubtoit et crioit comme ung ennemy a haulte vois,
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disant : « Ou es tu, fait il, chrestien, qui hier te vantoies de venir si matin
contre moy ? Ou es tu ? Que ne viens tu tenir ta promesse ? Je croy certainement que tu n’oseroies ou que tu n’es mie advoé de ce que tu m'as accordé ! » Les compagnons, estans aux [50v] portes et muraulx pour toutes
doubtes, lui respondirent : « Atendez, sire sarasin, se bon vous samble !
L’eure n’est mie encore passee. Il n’est pas par avanture couchié qui aura malle nuit ! » En ce disant vindrent illecq les bourgois, gens d’eglise et aultres gouverneurs de la ville en maniere de procession conduire et compagnier Renier et lèur dame. Aprés laquelle ilz pleuroient d’amour et de pité et disoient les ungs aux aultres que moult seroit grant dommage de perdre une telle paire de gens, c’estoit a dire que Regnier estoit beau chevalier, jeune, corageux, hardy et noble avanturier et la pucelle noble, belle, courtoise et avenant. Sy disoient tant de bien du chevalier, en especial comme il faisoient de lui quant il ariva en la cité premierement. Les portes furent ouvertes au fort, et s’en issi Regnier, qui sa dame conduisoit par la lesse du palefroy gracieusement. Et quant il fut dehors et le Sarasin vist la damoiselle, il ne fut plus joieux de sa vie. Sy dit en soy mesmes que ou chevalier avoit grant hardement. Regnier l’apella lors et lui dist qu’il se acquitoit de ce qu’il avoit promis et prest estoit de combatre et mener la damoiselle en champ, pourveu que [51r] il feist faire aux gouvernans de son ost serment, tel c’on le devoit faire a l’usage de la loy sarasine. Et adoncq manda Sorbrin ceulx en qui mieulx se fioit. Et finablement furent fais les sermens tant d’un costé comme d’autre, sur les poins posez par Regnier et Sorbrin. Et ce fait fut la damoiselle a destree de .ïii. chevaliers, qui la conduisirent et menerent jusques au lieu ou la bataille se devoit faire, c’on pooit veoir clerement des murs de la cité. Et tousjours la costoioit Regnier, lequel amentevoit qu’elle eust bon courage, sans soy esbahir. Puis se retraÿrent les chrestiens et Sarasins et ne resta que du [sic] combatre.
Entre l’ost des payens et Gennes la cité, En l’ombre d’un grant ourme de vielle antiquité, Mena Regnier Olive pour soy estre acquité, Puis lui dist : « Adieu, belle, par moult grant amité. — Adieu, amis, fait elle, le roy de mageté,
Qui me doint paciencè en ceste adversité Et a nous tel puissance forte et habilleté Que le jayant puissiés avoir suppedité, Qui est greigneur de vous sans nulle equalité. D'un tel homme combatre est grande niceté Se Dieu le tout puissant, qui prist humanité Ou ventre virginal par sa grant dignité, Ne vous a de sa grace au jour d’uy visité. Je sui morte et vous mort. » Lors pleure de pité.
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[tiers de page laissé libre pour illumination]
Comment Regnier desconfit Sorbrin le jayant ou champ en la presence de Olive et autres. Tout ce veoit bien Sorbrin, a qui moult tardoit que Regnier venist pour s’en despeschier, affin qu’il peust avoir la pucelle, que tant avoit desiree. Il estoit bien armé a la guise payenne, et entre tous autres habillemens avoit une grant hache, en quoy plus se fioit qu’en cose nulle du monde et en menassoit Renier, qui mie n’estoit du tout asseuré. Il entra ou champ neant-
mains et vist le jayant tout a pié, la hache sur son espaule, aprochant vers Regnier pour l’ocire a son pooir. Et quant Regnier l’aperchut venir, il se seigna et commanda a Dieu, puis baïssa la lance, et le cheval escourcé le hurta de toute sa force. Sy l’atendi plainement le jayant, qui oncques [52r] n’en chancela, ains demoura debout comme une tour et laissa passer oultre le chrestien, qui garde ne se donna quant le payen lui assiet la grant hache pesant sur la cruppe du cheval, si qu’il le pourfendj tout en travers. Et quant Regnier senty le cop, il retourna la bride legierement, et ce fut ce qui de mort le sauva, car le jayant, qui aux bras le cuidoit prendre, le! frappa par my le cheval, qui cheÿ en la place, et tandis dessendi Regnier l’espee traitte, dont il assena le jayant sy arreement que l’espaule lui trencha a demy, sy que son escu lui cheÿ et ne se peust plus aidier que d’une main. Or tenoit il la grant hache a celle main la, mais il ne pouoit mie avoir si grant puissance comme a deux mains. Il la leva non pourtant et de toute sa force la devala, ou cuida devaler, sur Regnier, qui legier estoit a merveilles. Sy advint que le horion cheÿ en terre si avant que plus de deux piés y entra en parfont. Et lors s’aproucha Regnier, quant il vit le jayant baissié et l’assena de l’espee a plain sy qu’il lui coppa sur le col toutes les lasnieres de son heaulme et lui demouràa le chief tout nu, dont moult lui ennuia. Dieux, comme fut grant le cry et le huy que firent les nobles chrestiens, qui des murs le regardoient quant le jayant virent ainsy desheaulmé par Regnier le chevalier de France ! Et se ilz en furent joieux, vous devez savoir que sy fut Olive plus sans comparison qu’ilz n’estoient, et moult devotement prioit [52v] a Dieu qu’il lui voulsist sauver son amy. Le Sarasin, qui grant estoit, se prist a couroucer lors et faire si laide chiere que bien l’apperchut Regnier a son visage. Sy ne sceut que faire synon courir vers Regnier, qui au mieulx qu’il pooit se gardoit de lui a ce qu’il ne le prenist aux poings, car aultre chose ne queroit. Et fin de compte ne s’en seut garder : il l’empoingna, et par force le getta sur son col ainsi legierement comme une nourice met ung petit enfant sur le sien, puis se mist a la fuite par my le champ courant ça et la, cuidant trouver quelque mauvais et perilleux trou 1 ms. se.
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pour le getter et mourdrir. Sy ne le voulu mie la grace de Dieu, anchois Regnier s’avisa d’un coutel qui au costé lui pendoit, lequel il sacha et tira hors et en frapa le jayant sy qu’il le perça parmy le col de part en aultre, puis le retira et tant lui en donna et piquota de horions par le visage que les deux yeulx lui creva et aveugla de sang, et adont ne sceut ou aler ne ou soy conduire et si ne se savoit delivrer du chrestien. Fin de compte il se hurta a une piere qu’il trouva enmy le champ, sy qu’il convint cheoir lui et Regnier, qui le plus tost qu’il peust se releva et l’espee haulcee s’adrecha a Sorbrin et la l’ocist legierement, car il avoit son chief desarme. [53r] Moult furent Sarasins esperdus et dolans de leur seigneur veoir mort, conquis par ung seul chevalier chrestien. Chascun mist paine de soy deslogier lors, et les chrestiens issirent de la cité a puissance, joieux, reconfortez et hardis, sy que ilz vouloient eulx ferir aprés les payens, se n’eust esté Regnier, qui leur deffendi pour toutes doubtes. Adoncques issirent de la cité les prestres et gens d’eglise a belle[s] et notables processions pour amener Regnier leur signeur avecq Olive leur dame, qui tant joieuse estoit que l’istoire l’escriproit a grant paine. Et finablement fut Regnier pensé et guairy. Comment Regnier espousa Olive notablement.
Puis fut a ung jour certain aprés espousé notablement a Olive, en laquelle il engendra Aude la belle, qui fut acordee a Rolant le nepveu Charlemaine. Et sy engendra l’annee ensievant Olivier le preux et compagnon Rolant, lesquelz morurent depuis en Raincevaux quant Guennes les trahy et vendi a l’admiral Marcillel. Sy n’en parlera point icy l’istoire, pour ce qu’elle ne puet mie toutes racompter en ce present livre les aventures de Rolant et d'Olivier et que ailleurs sont escriptes, ou l’en les puet trouver qui veoir et ouïr les veult. Mais bien fera l’istoire mencion de la grant guerre qui fut longtemps entre Charlemaine et Girart de Vienne et comment elle fut [53v] appaisiee par Rolant et Olivier, qui sa seur Aude lui donna a mariage, et laquelle elle n’espousa oncques ne lui elle, pour ce qu’il ala en Espaigne, ou il morut. Et si fist elle quant elle vist lui et son frere Olivier mors en la cité de Blefves, la ou Charlemaine les avoit fais apporter. Le jour des nopces Olive la damoiselle passé, demoura Regnier duc des Gennenois et conquist toutes les appertenances et en joïst longuement non mie paisiblement, car Sorbrin, qui mors estoit, avoit des freres ne dit
point l’istoire combien, qui le guerrierent longuement, et trop seroit ennuieuse la matiere a vous tout racompter. Il obtint la terre neantmains et demoura signeur en despit de tous les Sarrasins du monde. Sy se taist a present
1 Allusion à la Chanson de Roland.
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l’istoire de lui et parle de Gerart, qui estoit a Paris ou service de l’empereur Charlemaine. Cy fine l’istoire de Regnier de Monglenne duc de la cité de Gennes. [quart de page laissé libre pour illumination]
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