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La Formule au Moyen Âge III / Formulas in Medieval Culture III
ARTEM Atelier de Recherche sur les Textes Médiévaux
Volume 28 La collection est publiée à Nancy par le Centre de Recherche Universitaire Lorrain d’Histoire (Université de Lorraine, EA 3945) L’accompagnement éditorial a été assuré par Christelle Balouzat-Loubet et Jean-Christophe Blanchard.
La Formule au Moyen Âge
Édité par Olivier Simonin et Caroline de Barrau
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Comité éditorial et scientifique Michel Adroher (McF, Université de Perpignan-Via Domitia) Caroline de Barrau (McF, Université de Perpignan-Via Domitia) histoire de l’art médiéval Paul Bretel (Professeur émérite, Université de PerpignanVia Domitia) Aymat Catafau (McF, Université de Perpignan-Via Domitia) Vincent Debiais (Chargé de recherche CNRS, EHESS) Claude Denjean (Professeure, Université de PerpignanVia Domitia) Isabelle Draelants (Directrice de Recherche CNRS, Institut de Recherche et d’Histoire des Textes) Thierry Grandemange (PRAG, Université de ReimsChampagne Ardenne) Denis Hüe (Professeur, Université de Rennes) Littérature médiévale française Anne Ibos-Augé (Dr, CESCM (Poitiers), IReMUS (Paris)) Françoise Laurent (Professeur, Université de ClermontFerrand) Elise Louviot (McF, Université de Reims ChampagneArdenne) Jean-Marc Mandosio (McF, École Pratique des Hautes Études) Stephen Morrison (Professeur, Université de Poitiers) Lucien Reynhout (SW2 à la bibliothèque Royale de Bruxelles et professeur à l’Université Libre de Bruxelles) Olivier Simonin (McF, Université de Perpignan-Via Domitia) Colette Stévanovitch (Professeur, Université de Lorraine) Cécile Terreaux-Scotto (McF, Université Grenoble-Alpes) Lluis To Figueras (Professeur, Université de Gérone) Mihaela Voicu (Professeur, Université de Bucarest) Contributeurs (table ronde) Vincent Debiais (Chargé de recherche CNRS, EHESS) Viviane Huys (Chercheuse associée MICA de l’Université Bordeaux Montaigne) Anne Ibos-Augé (Dr, CESCM (Poitiers), IReMUS (Paris))
Elise Louviot (McF, Université de Reims ChampagneArdenne) Olivier Simonin (McF, Université de Perpignan-Via Domitia) Lluis To Figueras (Professeur, Université de Gérone) Auteurs Noemi Barrera Gómez (Dra, Universidad de Barcelona) Anne Brenon (Archiviste paléographe, Conservateur du Patrimoine, Archives de France) Paolo Buffo (Dr, Università degli studi di Bergamo) Stéphanie Bulthé (Dr, Université Littoral-Côte d’Opale, Unité de Recherche H.L.L.I.) Marie Charbonnel (Dr, Centre d’Histoire Espaces et Cultures de Clermont-Ferrand) Emilie Cottereau-Gabillet (Université Paris 1 PanthéonSorbonne) Elyse Dupras (Cégep de St-Jérôme, Québec, Canada) Angélique Ferrand (Dr, Université de Bourgogne FrancheComté, CESCM, Poitiers) María Jesús Fuente (Dr, Universidad Carlos III de Madrid) Anne Ibos-Augé (Dr, CESCM (Poitiers) – IReMUS (Paris)) Anne Leturque (Dr, Université Paul-Valéry-Montpellier) Viola Mariotti (Dr, Université de Poitiers – CESCM) Florence Ninitte (Dr, Université catholique de Louvain) Gemma Pellissa-Prades (Dr, Universitat de Barcelona) Laurence Picano-Doucet (Dr, Université Grenoble Alpes, Litt&Arts, UMR 5316) Anne-Zoé Rillon-Marne (McF, Centre d’Études Supérieures de Civilisation Médiévale (Poitiers)) Chantal Senséby (McF HDR, Université d’Orléans, Polen-Cesfima) Véronique Soreau (McF, Université de Poitiers, École Doctorale LPAH, CESCM) Antonio Sotgiu (Dr, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, CERLIM) Malinka Velinova (McF, Université de Sofia « Saint Clément d’Ohrid ») Quentin Vincenot (Dr, Université Rennes 2, CELLAM)
© 2021, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2021/0095/184 ISBN 978-2-503-58919-0 E-ISBN 978-2-503-58920-6 DOI 10.1484/M.ARTEM-EB.5.119921 ISSN 1782-0286 E-ISSN 2565-9278 Printed in the EU on acid-free paper.
Avant-propos
olivier simonin et caroline de barrau
De la polysémie de la formule
L’aspect qui est peut-être le plus frappant pour qui s’intéresse à la formule dans le cadre de la recherche en lettres et sciences humaines, c’est la polysémie du mot même. Bien qu’il soit certainement possible de trouver un ou plusieurs dénominateurs communs à ses différents sens et acceptions, il convient de toute façon, préalablement, de s’interroger sur la pertinence d’une caractérisation abstraite qui pourrait sans doute s’appliquer à des objets que nous ne voudrions pas appeler « formule ». Toujours est-il que le mot est employé, et l’a été notamment dans les volumes précédents de la série La Formule au Moyen Âge, afin de désigner des concepts précis (voire techniques) distincts, dans différentes disciplines sur lesquelles les chercheurs s’appuient pour étudier l’époque médiévale. L’expérience nous conduit donc à une certaine prudence, et nous incite à parler de « formules », au pluriel donc, plutôt que de « formule », qui laisse entendre une unité qui pourrait être principalement un artefact d’ordre lexical. Il n’en reste pas moins que ses différentes acceptions offrent des pistes ou des grilles d’analyse dignes d’intérêt voire essentielles, et qu’il n’est pas superflu de les dérouler de manière liminaire. Nous retiendrons d’abord, de l’ensemble des entrées données par le Trésor de la langue française1, les deux grandes familles de sens proposées : il s’agit, d’une part, d’ « un modèle d’expression réglé par des normes » ou, d’autre part, d’ « un contenu exprimé de façon concise ». Au premier regroupement appartiennent la formule magique, incantatoire ou rituelle, constituée de « paroles rituelles que l’on est tenu de prononcer dans certaines circonstances2 », dont l’action effective est liée à la profération de l’énoncé formulaire, la formule de politesse ou de circonstance, une « expression consacrée par la politesse, les convenances, les coutumes sociales3 », qui vaut à la fois pour l’oral et pour l’écrit, et enfin la formule juridique, relevant du dernier domaine, un « modèle qui sert à la rédaction d’actes juridiques de même 1 Article « formule » du Trésor de la Langue Française informatisé (ATILF – CNRS & Université de Lorraine), disponible sur (consulté le 5 janvier 2019). 2 Ibid. 3 Ibid.
Olivier Simonin et Caroline De Barrau • Université de Perpignan – Via Domitia (CRESEM) La Formule au Moyen Âge, éd. par Olivier Simonin et Caroline De Barrau, Turnhout, 2021 (Atelier de Recherche sur les Textes Médiévaux, 28), p. 7-13 © FHG10.1484/M.ARTEM-EB.5.120272
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nature4 », et dont les formulaires étudiés en droit et en diplomatique dressent des listes. Le pouvoir performatif5 de la formule apparaît ainsi tout particulièrement pour ce premier groupe. Au-delà du rituel et de la magie, son emploi accomplit ou marque un acte à portée sociale s’il est effectué dans des circonstances appropriées6, comme la signification du respect d’autrui par la politesse, des convenances au sein d’un groupe ou d’une société, ou bien un engagement ou une décision contraignante aux yeux d’une communauté ou, a minima, de parties concernées. Certains tours consacrées par l’usage, comme les formules de début ou de fin pour les contes, ou celles que l’on retrouve dans les colophons des manuscrits, ont certes une performativité moins évidente (mais on pourrait arguer qu’ils indiquent à l’auditoire l’appartenance à un genre, lié à un code de lecture qui lui est propre, qu’ils renseignent de manière formelle sur les circonstances de composition d’un manuscrit, et que ces actes ont une valeur performative) ; il n’en demeure pas moins que leur forme même, ainsi que les circonstances de leur utilisation, sont prescrites, de façon plus ou moins rigide, par des normes. En ce sens donc, les formules suivent un modèle, un patron globalement fixe, dicté par l’usage ou une exigence d’efficacité. Le mot est attesté en français dès 1372 sous la forme de fourmulle(s), désignant une « forme déterminée suivant laquelle on exprime quelque chose7 », le mot étant lui-même un emprunt au latin formula, un diminutif de forma, qui pouvait renvoyer, au figuré, à plusieurs choses : « 1 cadre, règle, formule… 2 formulaire de prescription, de conditions relatives à une chose, formule de contrat, règlement… 3 [droit] ‖ formule8 ». Nous voyons ici mise en évidence la primauté historique des domaines du droit et de l’écrit pour ce mot, puisqu’intervient en droit une dimension performative : pour paraphraser la traduction en français du titre de l’ouvrage d’Austin9, on pourrait dire que dans ce domaine, écrire, c’est faire. La deuxième grande famille de sens regroupe les acceptions qui dénotent un « contenu exprimé de façon concise10 », qu’il s’agisse de l’expression ramassée d’une idée ou d’un ensemble d’idées (comme pour un aphorisme), d’expressions idiomatiques tous faites, ou bien, dans le domaine scientifique, de « représentation de contenus scientifiques ou techniques sous une forme schématique, symbolique
4 Ibid. A noter que l’ordre des citations ne correspond pas à celui donné dans le Trésor de la langue française, et que nous avons omis le sens d’ « imprimé type mis à la disposition du public en vue de certaines modalités administratives », peu utile au médiéviste. 5 La référence incontournable sur la force performative des énoncés et les énoncés performatifs est : J. L. Austin, How to Do Things with Words, Oxford, Oxford University Press, 1962. 6 Il s’agit des conditions de félicité de Searle – qu’il développe à partir de l’idée d’Austin (Ibid.) que certains énoncés performatifs sont couronnés de félicité ou non : J. R. Searle, Speech Acts, Cambridge, Cambridge University Press, 1969. 7 art. cit. 8 F. Gaffiot, Le Gaffiot de poche. Dictionnaire latin-français, édition refondue sous la direction de p. Flobert, Paris, Hachette, 2001, p. 308. 9 La traduction de l’ouvrage d’Austin, How to Do Things with Words, a été effectuée par Gilles Lane : J. L Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970. 10 Ibid.
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ou technique11 ». Vraisemblablement par une extension à partir des formules pharmacologiques, indiquant la composition de médicaments, le terme en est venu à désigner la composition de certains liquides physiologiques (la formule sanguine, par exemple), et puis le procédé même de fabrication pour indiquer un « type de méthode ou de programme12 », comme lorsque l’on dit avoir trouvé « la bonne formule ». Encore une fois, la formule paraît liée au faire, à l’action efficace, que l’on ait à l’esprit des contenus exprimés de manière marquante, des contenus scientifiques ouvrant la voie à diverses applications, ou à des protocoles pragmatiques. L’étude lexicale esquissée ici vaut naturellement pour le français et non pour les autres langues et ce, de plus, uniquement dans la langue courante. Quid des acceptions techniques, telles qu’elles sont convoquées en sciences humaines ? Il nous est apparu que ces acceptions diffèrent sensiblement selon la discipline concernée, quoiqu’il existe certes des contiguïtés et des ressemblances. En littérature, la formule évoque en premier lieu les travaux de Milman Parry13, qui l’utilise pour parler des constructions incluant les épithètes homériques. André Crépin définit la formule comme « une matrice à trois composantes : sémantique, grammaticale et métrique14 », dans le cadre de la technique orale de la poétique vieil-anglaise. Il parle à cet effet de modules formulaires, de véritables modules de composition à l’usage du poète, lui laissant une certaine liberté au sein d’un cadre assez fixe : le plus petit élément est la formule, qui se trouve imbriquée à l’intérieur de motifs à un niveau supérieur, qui eux-mêmes entrent dans la construction de scènes stéréotypées15. Le concept de motif est également employé en musicologie et en histoire de l’art avec des acceptions précises, en opposition à celui de formule, dont il se distingue. Ainsi, en musicologie, le motif est souvent entendu comme une formule restreinte, réduite au seul cadre d’une composition. En art, le motif ornemental correspond à un terme ou constituant unique, comme la crucifixion ou l’acanthe, auquel une fonction précise se trouve associée, tandis qu’une formule résulte de la combinaison de plusieurs éléments qui font corps ensemble.16 En somme, il apparaît que divers champs de recherche en sciences humaines se soient approprié la notion courante de formule pour l’adapter à leurs préoccupations propres, en lui donnant un sens technique propice à l’exposé ou à l’analyse des données – exception faite notamment du droit, où l’acception n’est pas moins restreinte, mais correspond à un sens initial auquel on doit le développement lexical ultérieur du terme dans la langue courante. La profusion de sens donnés au mot « formule » peut paraître déroutante, et nous avons voulu, sous l’impulsion d’Élise Louviot, pour la troisième édition du
11 Ibid. 12 Ibid. 13 M. Parry, « Studies in the Epic Technique of Oral Verse-Making I. Homer and Homeric Style », Harvard Studies in Classical Philology, 41 (1930), p. 73-147. 14 A. Crépin, Beowulf, Paris, le Livre de Poche, 2007 (Lettres gothiques 4575), p. 19. 15 op. cit., p. 19-22. 16 Lire à ce sujet les deuxièmes interventions de Viviane Huys et d’Anne Ibos-Augé dans la retranscription de la table ronde internautique sur la formule, qui clôt ce volume.
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colloque sur le thème de la formule au Moyen Âge, tenue à Perpignan du 19 au 21 juin 2014, interroger les participants et nous-mêmes sur l’emploi de ce terme dans nos pratiques universitaires, afin de le clarifier. Les échanges internautiques reproduisant et prolongeant la discussion que nous avons eue à l’occasion de la table ronde clôturant le colloque, qui tentent de mettre en perspective les différentes conceptions que nous pouvons avoir de la formule, fournissent une conclusion au présent ouvrage. Nous nous contenterons pour le moment de remarquer que l’appellation hautement polysémique de formule s’est prêtée à des emplois spécifiques, dans le prolongement de sens déjà établis, permettant ainsi au chercheur de mobiliser, de façon toute pragmatique, un nouvel outil conceptuel dans ses travaux. Le présent volume s’ouvre sur une première partie portant sur l’histoire, et tout particulièrement sur son aspect religieux. Anne Brenon y revient sur la dissidence cathare, ou l’hérésie cathare pour l’Église romaine, à l’origine de « l’invention de l’hérésie17 », pour reprendre ses termes, explorant la question d’une subversion qu’aurait opérée par l’Église cathare vis-à-vis du cadre formulaire imposé par sa rivale, pour offrir un éclairage nouveau sur le conflit idéologique qui les oppose, nourri de formules. Dans le même cadre historique, Viola Mariotti présente la singulière formule anti-hérétique située au centre de l’épître Audite, cœli d’Henri de Clairvaux (composée autour de 1178), dans laquelle les cathares sont décrits comme « des renards se transfigurant en taupes ». L’analyse de cette stratégie classique de rhétorique, passant par l’évocation de formules allégoriques deshumanisantes permet à l’auteure d’évoquer le cas précis d’une variation formulaire. Noemi Barrera Gómez passe en revue de manière critique la classification qu’opère Barthélemy l’Anglais parmi les formules ou façons de référer à la Trinité, au sein de son encyclopédique œuvre De proprietatibus rerum (xiiie siècle), soulevant la question de la justesse de celles-ci par rapport aux conceptions théologiques de l’époque. Florence Ninitte revient sur les enjeux d’un transfert formulaire au sein du débat islamo-chrétien d’al-Hashimī et d’al-Kindī (texte originellement de langue arabe traduit en latin en 1142 à Tolède, et compilé dans le Speculum Historiale de Vincent de Beauvais au xiiie siècle). Soulignant les modifications portées sur le texte, cette étude explore la question du maintien des tournures dialogiques au sein du texte recomposé, tout en mettant évidence l’impact et les influences que cela a pu avoir sur le sens, la compréhension et la réception du texte encyclopédique. C’est enfin avec l’évocation de la figure de la reine biblique Esther, que María Jesús Fuente aborde la question de la formule rhétorique. Cet exemple vertueux, porté par les textes religieux et la littérature sert de modèle aux reines médiévales (et encore pour certaines jusqu’au xixe siècle) dans la construction de leur image politique. La deuxième partie est consacrée aux manuscrits, chartes et inscriptions, pour lesquels l’étude des documents primaires originaux se révèle essentielle. A travers l’étude d’extraits en moyen-anglais des recettes médicinales de deux manuscrits de la bibliothèque de Trinity College à Cambridge, Véronique Soreau, aborde la question
17 A. Brenon, Le choix hérétique. Dissidence religieuse dans l’Europe médiévale, Cahors, La Louve éditions, 2006.
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des recettes médicinales, qui s’inscrivent dans un format bien défini, caractérisé notamment par l’usage de formules rhétoriques voire magiques précises. Teintées de religion et de superstition, ces recettes sont parsemées de tournures idiomatiques, de citations (souvent latines), qui concourraient à la réussite de la guérison du patient. Elles sont ici rigoureusement analysées, enrichissant ainsi de façon significative notre connaissance de ces textes médiévaux. S’appuyant sur un large corpus, Émilie Cottereau-Gabillet démontre que les colophons, en lesquels la recherche codicologique reconnaît des formules, relèvent précisément du discours formulaire en ce qu’ils suivent des modèles plus ou moins rigides, demeurant toutefois soumis à des spécificités régionales, et à d’autres variations liées « au cadre de copie et aux statuts des acteurs concernés18 ». Chantal Senséby propose une analyse ciblée des dates de lieu indiquées dans les chartes produites dans l’espace angevin et tourangeau du xe au xiie siècle, mettant en évidence un parallèle entre l’évolution de cet espace et celle de ses pratiques documentaires. Paolo Buffo propose une étude des formules en tant que modèles textuels, dans les écrits politiques et diplomatiques produits au cours du règne de Philippe de Savoie-Achaïe, entre 1295 et 1334, nous laissant ainsi observer l’activité notariale à l’œuvre tout autour du monarque ainsi que son évolution, pour servir ce dernier. Si les formules diplomatiques sont le plus souvent employées dans la documentation notariale médiévale, elles s’inscrivent parfois dans un environnement plus singulier, comme celui d’un monument, où elles peuvent apparaître sur divers supports : peinture murale, pierre ou lame de cuivre. En étudiant les actes de fondation du xiiie au xve siècle, Marie Charbonnel aborde le sujet de ces formules juridiques, devenues épigraphiques en précisant leur rôle participatif à la définition des lieux où elle se trouvent. C’est avec l’approche disciplinaire de l’histoire de l’art que s’ouvre la troisième partie du volume. En s’intéressant à l’image, dans l’exemple singulier du cycle zodiacal, Angélique Ferrand traite d’un thème iconographique qui connut un certain engouement en France et en Italie au cours des xiie et xiiie siècles. Les célèbres exemples sculptés des portails de Sainte-Marie-Madeleine de Vézelay et de Saint-Lazare d’Autun (v. 1120-1140) révèlent des enjeux à la fois iconographiques, mais aussi « encyclopédiques », liturgiques et sociaux. La notion de formule est ici considérée par le biais ou le prisme des techniques des arts. Anne Leturque détaille et analyse les indications d’usage en peinture décrites dans le Liber Diversarum Artium (Montpellier, Bibliothèque interuniversitaire, Faculté de Médecine, H277). Le contenu technique descriptif de cet ouvrage, composé de la compilation et de la réorganisation de savoirs et de formules disséminés dans plusieurs traités de technologie artistique des xiie et xiiie siècles, représente une part essentielle du savoir nécessaire et indispensable à la réalisation de la peinture médiévale. La musicologie est mise à l’honneur en quatrième partie. Anne Ibos-Augé s’intéresse aux formules que constituent les emplois de fragments lyriques parsemant le Livre d’amoretes, un traité dévotionnel anonyme du xiiie siècle, et dénoue l’écheveau
18 E. Cottereau-Gabillet, « Colophons de manuscrits et constructions formulaires (France, xive et xve siècles) », infra, conclusions.
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complexe des relations entre texte et musique, ainsi qu’entre chansons, motets et littérature édifiante, reposant sur des références au répertoire connu de l’époque. La réflexion sur le dialogue entre mise en forme sonore et texte est prolongée par Anne-Zoé Rillon-Marne qui étudie les conduits (conductus), œuvres non liturgiques latines des xiie et xiiie siècles, qui empruntent des formules ou des citations de la Bible tout en les retravaillant ou (parfois) non. La langue et la littérature françaises médiévales sont l’objet de la cinquième partie. Malinka Velinova analyse les propositions relatives qui se coulent dans le genre épique de la chanson de geste en ancien français. De nature souvent formulaire, elles autorisent une certaine flexibilité syntaxique que l’auteur explique en s’appuyant sur un corpus s’étalant de (environ) 1100 à 1200 : la place des constituants dans la relative dépend principalement de considérations lexicales et sémantiques. Laurence Picano-Doucet aborde la question de l’actualisation de la formule magique, du passage de sa forme écrite à sa déclamation, dans le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, ainsi que de l’influence des modèles littéraires de magicien(ne)s dans la caractérisation des protagonistes. Se concentrant sur les écrits des xiie et xiiie siècle dont le personnage principal est un loup-garou, Quentin Vincenot part d’une formule magique de son corpus, « Sis lupus, habeasque sensum hominis », pour se livrer à une réflexion sur la figure du loup-garou telle qu’elle apparaît dans les récits des xiie et xiiie siècles : lorsque celle-ci se profile dans le texte, les mots produisent un effet performatif, qu’il s’agisse de la transformation en créature ou bien de la peur d’un personnage, souvent induite par la simple évocation verbale du garou, en faisant ainsi « un monstre formulé19 ». Stéphanie Bulthé montre que les formules présentes dans les « exemples » – qui constituent un genre se situant entre exemplum et moralité – dans Le Livre de Regnard (xve siècle), participent d’une logique didactique et stylistique (visant une régularité formelle), classant celles-ci en formules d’introduction de ces exemples, formules de généralisation, et formules « renardiennes » (qui ont trait au personnage de Renard). Élyse Dupras recherche les formules de culpabilité et de pénitence dans les Miracles de Notre Dame par personnages (xive siècle), dont l’emploi sert de repère pour le public contemporain, observant ce faisant que la conception théologique du processus de pénitence en trois temps (contrition, confession, pénitence) imprégnait alors bien la culture populaire. La sixième partie de l’ouvrage prolonge la précédente en s’en distinguant, puisqu’elle se rapporte aux autres littératures romanes. Antonio Sotgiu met en lumière ce qu’il nomme, s’inspirant de Michel Foucault, le dispositif formulaire de la confession, et montre de quelle façon le protocole et le discours formulaire présent dans les manuels de confession se trouvent détournés dans le Décaméron de Boccace, et notamment dans la première nouvelle. À partir d’un recensement inédit des romans sentimentaux catalans des xve et xvie siècles, Gemma Pellissa-Prades compare ceux-ci à leurs homologues en castillan, sous l’angle des formules usitées,
19 Q. Vincenot, « “Sis lupus et sensum hominis habeas” : Le loup-garou entre l’être, le paraître et le dire », infra, conclusion.
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prises dans un sens étendu qui englobe motifs et ressources littéraires, mettant ainsi en regard leurs convergences et leurs divergences. Nous souhaitons remercier les différents acteurs qui nous ont permis de mener à bien le double projet que constituait l’organisation du troisième colloque sur la formule au Moyen Âge et le travail d’édition de ce volume. Nos remerciements vont tout d’abord à nos conférenciers invités, Anne Brenon20 et Philip Daileader21, ainsi qu’à notre comité scientifique et éditorial. Nous tenons également à témoigner notre gratitude envers les institutions qui ont apporté au projet un soutien financier essentiel : l’équipe de recherche IDEA, de l’Université de Lorraine, l’Université de Perpignan – Via Domitia, l’Institut des Méditerranées, les groupes de recherche CRHISM et VECT désormais fondus au sein du centre de recherche CRESEM, et le Conseil Général des Pyrénées Orientales. Enfin, nous reconnaissons une dette toute particulière envers Élise Louviot, qui nous a grandement aidés à de multiples étapes. Que tous soient une nouvelle fois remerciés de leur contribution.
20 A. Brenon, « Quand les Brebis mangent les loups », conférence prononcée le 19 juin 2014 à l’Université de Perpignan – Via Domitia, disponible sur : (consulté le 26 janvier 2019). Anne Ibos-Augé, avec la complicité de Josep Cabré et Josep Benet, a aussi animé une conférence, autour des formules dans le chant médiéval, disponible sur : (consulté le 26 janvier 2019). 21 Philip Daileader présentait l’ouvrage qu’il était sur le point de publier : Saint Vincent Ferrer, his work and his life. Religion and Society in late medieval Europe, Londres, Palgrave Macmillan, 2016. Une captation de sa conférence du 20 juin 2014, prononcé au Palais de rois de Majorque à Perpignan, « Valencian Apocalyptic : Saint Vincent Ferrer, his work and his life » est disponible sur : (consulté le 26 janvier 2019).
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Histoire
Anne brenon
Quand les brebis mangent les loups Subversion de la formule et hérésie cathare
To what extent can the Cathar heresy be regarded as subverting some formula or pre-established format? The question appears to be straightforward at first sight, in so much as the heresy has been presented by religious authority as a type or category of disorder. This lead turns out to be misleading however, owing to the effective ambiguity of the notion of heresy, which is to be distinguished from that of dissidence. To see in the “Cathar heretic” a medieval Christian dissident, refusing – of his own accord – to submit to a religious order that he considers as wielding arbitrary power (the reformist papacy, visually), makes it possible to leave the rut that made modern historiographers see in it no more than a mere clerical phantasy. To establish how subversive Cathar dissidence was with respect to the established Roman formula or format, and to what extent its purpose was to upturn it, it is necessary to review data pertaining to a two-century-long conflict (12th-14th c.), which will be done both in the light of medieval sources, numerous and variegated, including a series of Cathar texts (in a strict sense), and in the form of a mirror game in which both sides are opposed: how did they regard each other? Did they define themselves in contrast to the other? Undeniably, Roman authority was imposed through the use of force and repression, though in the verbal war of words and formulas, the voices of dissidents was not the less rigorous.
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La question : « En quoi peut-on considérer l’hérésie cathare comme une subversion de la formule ? » paraît claire. Si l’on entend par formule toute expression répétitive à tendance sentencieuse, mais aussi plus globalement le corps de formulations définissant la norme d’une société, d’une politique, d’une institution, d’une mode etc., et si l’on considère l’hérésie comme une catégorie de désordre par rapport à une norme religieuse, la piste semble toute tracée. Elle est pourtant
Anne Brenon • Conservateur du Patrimoine, Archives de France La Formule au Moyen Âge, éd. par Olivier Simonin et Caroline De Barrau, Turnhout, 2021 (Atelier de Recherche sur les Textes Médiévaux, 28), p. 17-35 © FHG10.1484/M.ARTEM-EB.5.120273
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a n n e br e n o n
chaotique. Sitôt qu’on confronte le propos à son contexte médiéval précis, se révèle sa complexité, liée à l’ambiguïté même des deux notions impliquées, celle de formule, celle d’hérésie. Le Moyen Âge, tout entier ritualisé, est période reine de la formule, qui souvent, à l’encontre de toute novelté, vaut référence. Elle triomphe dans le Moyen Âge central, alors que se met en place, avec la Réforme grégorienne et l’émergence des monarchies, une normalisation institutionnelle – dont les cadres et formules se perpétueront globalement jusqu’aux temps Modernes. La même période voit ré-apparaître un mot et une notion qui avaient disparu des usages depuis l’Antiquité tardive : ceux d’hérésie et d’hérétiques. Le rapprochement n’est pas fortuit. De fait, cette période marquante de notre chrétienté latine correspond au grand tournant où le médiéviste britannique Robert Moore décèle « la naissance d’une société de persécution1 ». Mu et alimenté par des technocrates qui sont clercs au service du pape et des princes, le pouvoir, fortement idéologisé, conforte son emprise en désignant des ennemis communs contre quoi fonder un consensus, par la définition et le rejet successifs de groupes d’exclus. Les ennemis de l’intérieur, les hérétiques, étant présentés comme les plus dangereux. Est-ce à dire que l’hérésie n’est qu’ « invention », « fantasme des clercs », simple élément de propagande du pouvoir religieux2 ? La piste se dilue en fait dans la problématique de fond : hérésie ou dissidence ? L’hérésie, qu’on ne doit pas confondre avec l’objective hétérodoxie, est désignation infâmante, appliquée par l’Église médiévale à des malheureux qui n’en demandent pas tant. L’hérétique peut être « inventé ». Le dissident, au contraire, choisit de diverger, il revendique s’opposer à l’institution de pouvoir abusif. Le mot hérétique est formule de l’autorité religieuse médiévale ; dissident, celle aujourd’hui adoptée, car non péjorative et laissant place au « choix hérétique3 », par le langage historien. L’hérésie cathare des clercs est à nos yeux une dissidence religieuse. En ce sens, la formule « invention de l’hérésie » trouve une pertinence. Que la crise dite cathare n’ait pu être une simple illusion d’optique, relève d’ailleurs de l’évidence. Pour que se développe un conflit de deux siècles (xiie-xive siècle) couronné de massacres et de persécution, il fallait bien, a priori, qu’il y ait deux partis en présence4. Ce qu’a inventé l’Église médiévale, ce n’est pas tant l’existence de dissidents que le parti pris d’en faire des hérétiques de manière à justifier leur répression – comme on a pu naguère, de peuples lointains, faire des sauvages ou,
1 R.I. Moore, La persécution. Sa formation en Europe, 950-1250. Paris, Les Belles Lettres, 1991 (publié en poche dans la collection 10/18 en 1997). 2 On évoque ici un récent débat historiographique sur la réalité de l’hérésie, à partir de l’ouvrage collectif dirigé par : M. Zerner (éd.), Inventer l’hérésie ? Discours polémiques et pouvoirs avant l’Inquisition, Nice, CEM de Nice, 1998. 3 A. Brenon, Le choix hérétique. Dissidence religieuse dans l’Europe médiévale, Cahors, La Louve éditions, 2006. 4 Consulter sur ce point la pertinente analyse de J.-P. Cavaillé, « Pour un usage critique des catégories en histoire », in Chr. Prochasson (éd.), Faire des sciences sociales, Critiquer / Comparer / Généraliser, Paris, EHESS, 2012, Critiquer, p. 121-147.
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de résistants, des terroristes. Et de les traiter comme tels. Histoire d’un fossé qui se creuse… En particulier dans un univers de formules ou les mots sont des outils tranchants, et même à double tranchant. Cette confrontation séculaire n’a pas manqué d’engendrer une masse importante de documents, dont beaucoup sont conservés ; inégale, étalée sur deux siècles et diversifiée, cette documentation présente des dissidents une image indéniablement cohérente. D’origine essentiellement italienne et occitane, elle recouvre aussi bien les officielles chroniques, sommes de polémique antihérétique et archives de l’Inquisition que, du côté dissident, des écrits cathares originaux5, ce qui permet toute exploration féconde. La confrontation, située au sein du monde chrétien médiéval, emploie globalement un même langage, se réfère souvent aux mêmes autorités. Ce qui nous intéresse est le potentiel d’opposition des formules des deux parties. L’autorité religieuse médiévale, qui tient en ses mains la formule normative universelle, donc celle de l’hérésie qu’elle utilise comme repoussoir tout aussi universel. Et la dissidence qui construit son édifice propre, sa formule propre. Chercher à quel point la formule équation de la dissidence cathare se montre – ou non – subversion, c’est-à-dire volonté de renversement de la formule dominante, conduit nécessairement à opérer une remise en perspective d’ensemble de la crise dite cathare. On la pratiquera sous la forme d’un jeu de miroirs entre les deux parties : comment, dialectiquement, se considèrent-elles l’une l’autre, se constituent-elles l’une par rapport à l’autre ?
La formulation de l’hérésie par l’Église médiévale La dénonciation de l’hérésie va de pair avec l’affirmation d’un pouvoir fort. Tel fut le cas lors de l’émergence, avant le milieu du xie siècle, des tendances réformatrices et militantes au sein de la papauté qui aboutiraient dans la Réforme grégorienne. L’idéologie centrale de l’Église grégorienne, Église des croisades et des ordres religieux réformés, est celle d’une théocratie pontificale, fondant la prééminence du souverain pontife sur les princes séculiers, comme vicaire de Dieu ici-bas. Une chrétienté solidement délimitée, un clergé régulier rappelé à ses devoirs apostoliques, une canalisation de l’anarchie féodale par la chevalerie chrétienne et la guerre sainte, la fixation progressive des pratiques religieuses par l’érection de dogmes, la désignation d’ennemis communs – infidèles sarrasins, juifs, hérétiques – et la montée en puissance et en dignité de la papauté, voici une esquisse rapide de la grande évolution réformatrice qui anime l’Église, au moment où elle élabore son corpus de formules antihérétiques.
5 A ce jour, plus ou moins complets, trois rituels (Rituel latin de Florence, vers 1250, Rituel occitan de Lyon, vers 1300 et Rituel occitan de Dublin, vers 1350) et deux traités (Traité anonyme languedocien, vers 1200, et Livre des deux Principes, vers 1250). Traduction française de l’ensemble par : R. Nelli, Ecritures cathares, nouvelle édition actualisée et augmentée par A. Brenon, Monaco, Éditions du Rocher, 1995.
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Dans la même période, et dès l’an mil, clercs et chroniqueurs décrivent, aux quatre coins de l’Europe, de dangereux contestataires abusant le peuple par une fausse piété singeant la vraie religion : Afin de pervertir radicalement la chrétienté, ils font semblant de mener une vie apostolique. Ils ne mangent pas de viande […] Ils font des centaines de génuflexions, ils n’acceptent pas d’argent et, s’il leur arrive d’en avoir, ils le distribuent […]6. D’une nébuleuse hérétique floue, mais visiblement apostolique et réfutant la validité de pans entiers du ministère romain, émergent, au milieu du xiie siècle, dans l’archevêché de Cologne, puis en Champagne, Flandre, Bourgogne, Agenais, Toulousain, Italie, les contours plus nets de communautés chrétiennes dissidentes caractérisées qu’on connaît aujourd’hui sous les dénominations de « catharisme » ou « hérésie cathare »7. L’hérésie, désormais codifiée, se formule au singulier. Elle fait l’objet, de la part des autorités romaines et avec le concours du pouvoir laïque, de la progressive élaboration d’une législation répressive – génératrice de tout un univers de formules. Ce processus culmine en 1184 dans la décrétale de Vérone, qui coordonne la répression à l’échelle européenne ; en 1198 dans la bulle Vergentis in senium du pape Innocent III, qui assimile l’hérésie au crime majeur du droit romain, celui de lèse-majesté envers Dieu, passible de la peine de mort. Cette définition de l’hérésie va clairement de pair avec l’affirmation théocratique du pape comme représentant de Dieu sur terre : toute atteinte à la volonté du souverain pontife l’est à celle de Dieu. Parallèlement, sous l’impulsion du même Innocent III, le ive concile du Latran, en 1215, signe une réorganisation de fond de la chrétienté, parachèvement du mouvement grégorien par encadrement du peuple chrétien et de sa religiosité. Enfin, acte suprême de la législation antihérétique, en 1233, l’Inquisition est fondée par le pape Grégoire IX. Telle est la charpente juridique et morale de la « société de persécution ». Observons rapidement sa littérature de propagande, foisonnante de formules. Telle que minutieusement redéfinie par les juristes de la curie romaine, l’hérésie est déviance religieuse interne cherchant à saper les fondements de la foi révélée et de son Église catholique (universelle) et apostolique (héritée du Christ et des apôtres). Bien entendu, cette définition s’appuie sur un vocabulaire bien aiguisé : Credo et dogmes, réaffirmés en particulier en 1215, sont défendus par un hérisson
6 Lettre du moine Herbert, Périgord : Ms. du début du xie siècle publié par G. Lobrichon, « Le clair obscur de l’hérésie au début du xie siècle en Aquitaine », in Essays on the Peace of God : the Church and the People in Eleventh Century France, éd. T. Head et R. Landes, Historical Reflections/Réflexions historiques, t. 14, 1987, p. 441-443. Sur la problématique des sources antihérétiques de l’an mil, lire la magistrale contribution de P. Bonnassie et R. Landes, « Une nouvelle hérésie est née en ce monde », in Les societés méridionales autour de l’An Mil, Paris, CNRS Éditions, 1992, p. 435-459. Voir aussi A. Brenon, « les hérésies de l’an mil : nouvelles perspectives sur les origines du catharisme ? », in Les archipels cathares, Cahors, L’Hydre éditions, 2003, p. 31-48. 7 Sur le catharisme proprement dit, on renvoie ici à : J. Duvernoy, La religion des cathares, Toulouse, Privat, 1978 ; P. Jimenez, Les catharismes. Modèles dissidents du christianisme médiéval (xiie-xiiie siècles), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008 ; A. Brenon, Les cathares. Paris, Albin Michel, coll. Spiritualités vivantes, 2006 ; ainsi qu’au tout récent ouvrage d’A. Vauchez, Les hérétiques au Moyen Âge, Paris, CNRS Éditions, 2014.
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de formules accusatoires, pénitentielles et juridiques, de caricatures et imagerie diverses – à commencer par les métaphores animalières utilisées par les prédicateurs cisterciens8. Faute de place, nous ne ferons que les survoler, de l’hydre de l’hérésie à l’hérésie damnée. Les divers noms infligés aux groupes dénoncés sont en eux-mêmes des formules anti-hérétiques signifiantes : pseudo apôtres (ils prétendent à la vie apostolique) ; manichéens du diable (on les accuse de « croire en deux dieux, l’un bon l’autre mauvais ») ; très abjecte secte des tisserands ou ariens (simples laïcs, ils osent se mêler de théologie) ; boulgres ou Bulgares (ce sont de douteux étrangers) ; piphles (des joueurs de pipeau ?) en Flandres ; publicains (les méchants de l’évangile) en Champagne et Bourgogne ; patarins (misérables chiffonniers), en Lombardie ; cathares, apparu en Germanie dans la seconde moitié du xiie siècle, signifie à la fois adepte d’une antique secte manichéenne et sorcier adorateur du chat. C’est un peu par hasard et assez indûment qu’il connaît aujourd’hui un succès aussi universel et globalisant9. L’image dressée de l’hérésie est une construction de formules anxiogènes. Elle n’est plus seulement grotesque, elle menace. Son impérialisme imaginé fait le pendant à l’impérialisme réel de Rome. Elle est « l’hydre de l’hérésie », aux multiples têtes, avatar du dragon de l’Apocalypse. Elle est terrifiante épidémie, « pestilence hérétique » qui propage la mort éternelle. Dans le même esprit, en même temps que la papauté construit sa propre domination par la croisade albigeoise (1209-1229) et le concile du Latran (1215), on amplifie l’image d’organisation internationale de l’hérésie, parfois on lui invente un pape… A partir du milieu du xiiie siècle, la rhétorique du combat antihérétique culmine dans le langage de l’Inquisition, véritable langue de bois destinée à impressionner le peuple chrétien devant l’omnipotence de la « sacrosainte Église romaine ». Le maître d’œuvre de ce langage est l’ordre dominicain, en charge de l’institution inquisitoriale, et qui est devenu, succédant aux théoriciens cisterciens de la croisade, le moteur intellectuel de la chrétienté. Il s’agit d’un langage juridique hautement spécialisé, régissant le formulaire des interrogatoires, avec sa codification de fautes et de crimes, la tarification des peines, aussi bien que l’énoncé solennel des sentences. Ce langage constitue un mélange homogène de formules reprises du droit romain, d’expressions de l’expérience des enquêteurs-juges à partir de la masse des informations recueillies, du travail conceptuel des dominicains sur la théologie de la répression, et des formules des notaires qui consignent, développent, copient, abrègent, extraient, remettent en forme et recopient. La formule de l’hérésie cathare est désormais scellée. Distincte de la « vaudoisie », l’ « hérésie » s’applique au seul catharisme. Le mot hérétique désigne exclusivement les religieux cathares, dits aussi « hérétiques revêtu(e)s », ou parfait(e)s. Leurs fidèles sont appelés croyant(e)s, les plus dévoués les « grands croyants » ou « amis des
8 Sur la prédication antihérétique cistercienne existent de beaux travaux de Beverly M. Kienzle, et en particulier : B. M. Kienzle, Cistercians, Heresy and Crusade in Occitania, 1145-1229. York, Medieval Press, 2001. 9 Sur toute cette terminologie : A. Brenon, Les mots du catharisme. Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2010.
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hérétiques ». Parmi eux, l’enquêteur-juge distingue le fauteur (factor) d’hérésie, le recéleur (receptor) et le guide (ductor) d’hérétique. Lorsque les croyants entrent en religion, ils sont dits hérétiqués, en une cérémonie d’hérétication (le consolament). Leur Église est la « secte des hérétiques ». La preuve de l’implication des croyants, dont on recherche prioritairement l’aveu, est d’avoir « adoré les hérétiques » – c’est à dire de les avoir rituellement salués10. Le formulaire des sentences est particulièrement soigné : elles sont proclamées avec solennité en séances publiques, les Sermons généraux, destinés à horrifier à l’encontre de l’hérésie vaincue le peuple chrétien rassemblé11. Ce formulaire restera fixé pour des siècles. Le vocabulaire des sentences de Bernard Gui (1308-1323)12, qui distingue de manière quasi scientifique, parmi les condamnés au bûcher, le « croyant obstiné » du « croyant relaps » et de l’ « hérétique impénitent », livre ainsi des séries de formules d’imprécation, comme « relaps en si énorme crime », « comme un chien retourne à son vômi », « en signe de ta damnation éternelle », etc. Dans l’énoncé des sentences des derniers religieux cathares qu’il abandonne au feu, l’inquisiteur de Toulouse se livre même à de sinistres jeux de mots par retournement (subversion ?) de formules, ironisant sur leur consolatio seu desolatio, leur fides seu perfidia, leurs errores seu horrores, etc. L’intitulé même de l’institution, Inquisitio heretice pravitatis, se révèle significative formule antihérétique. L’hérésie est définie comme déformation de la norme religieuse de la « sacrosainte Église romaine ». Entre dépravation et perversion, c’est bien de subversion de la « sacrosainte » formule, que l’institution, finalement, accuse les cathares. Une subversion si grave qu’à l’issue du bûcher, elle est sanctionnée par la damnation éternelle… « Vous avez lu vos livres à l’envers ! » s’exclamait, à la fin du xiie siècle, l’évêque catholique d’Albi à l’encontre de l’évêque cathare du même lieu13. Effectivement : le retournement d’un livre est, techniquement, une subversion… Et il s’agit bien sûr des mêmes livres : « Ils défendaient leur hérésie avec les paroles du Christ et des apôtres », s’étonnait vers 1145 le prémontré Evervin, un correspondant de Bernard de Clairvaux, à propos des hérétiques qui se disaient Apôtres, juste brûlés à Liège14.
10 Il s’agit du rite cathare du melhorier. 11 Sur le fonctionnement de l’Inquisition : A. Brenon, Le dernier des cathares. Pèire Autier. Perrin, 2006, p. 348-393. 12 Les sentences de Bernard Gui (1307-1323) ont été publiées par : Philip a Limborch, Historia Inquisitionis (Amsterdam, 1692). Voir aussi éd. A. Palès Gobilliard, CNRS Éditions, 2002. Voir « Lecture de quatre sentences de l’Inquisition toulousaine (1309-1313) », in Brenon, Choix hérétique, p. 11-47. 13 Guillaume de Puylaurens, Chronique 1145-1275. Texte traduit, présenté et annoté par Jean Duvernoy, Toulouse, Le Pérégrinateur Éditeur, 1996, p. 42-43. 14 Lettre d’Evervin de Steinfeld à Bernard de Clairvaux, 1143, éd. J.-P. Migne, in Patrologie latine, vol. 182, col. 676-680. Traduction et commentaire : « La Lettre d’Evervin de Steinfeld à Bernard de Clairvaux, un document essentiel et méconnu », in Brenon, Archipels, p. 49-67 ; analyse fouillée dans Jimenez, Catharismes, p. 100-122. Uwe Brunn, dans sa savante étude Des contestataires aux « cathares », Paris, IEA, 2006, sur postulat « déconstructiviste », ne fait aucun lien entre ces Apôtres et les « cathares », nommés dans la même région quinze ans plus tard. On n’en considère pas moins ce texte atypique comme l’une des meilleures sources éclairant la dissidence de type cathare – lire notamment : Brenon, Cathares, 31-36.
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Le choix hérétique. La formule propre de la dissidence Inversons maintenant la perspective et considérons en soi, de son propre point de vue, la dissidence religieuse médiévale dite cathare. En positif et non en négatif. On peut légitimement le faire grâce à l’apport des sources originales conservées, traités et rituels émanant des communautés cathares du pays d’oc et d’Italie, éclairés par les archives de l’Inquisition qui retransmettent des pans de vie de la société cathare méridionale, incluant prédication et rites quotidiens des religieux et de leurs fidèles. Conjonction d’éclairages, pour une vue en relief d’un choix dissident qui s’avère particulièrement cohérent sur plus d’un siècle. Qui sont, plausiblement, ces dissidents dénoncés et combattus comme hérétiques par l’Église romaine ? De nombreuses sources les montrent sous habit religieux et, pour certains, probablement issus du clergé de leur temps – clercs en retard d’une Réforme grégorienne et/ou mus par une inspiration plus radicale. Des liens avec le monde des chanoines sont discernables ici et là15 ; les archives de l’Inquisition, en Languedoc, en particulier dans les seigneuries rurales, mettent en évidence d’assez communes cohabitations et passerelles entre les communautés cathares et le clergé local, paroissial voire régulier – tandis que le grand laboratoire hérétique occitan y agrège en nombre des représentants de toutes les classes sociales, nobles, bourgeois et paysans, en particulier un pourcentage important de femmes16. Ils se nomment eux-mêmes Apôtres, chrétien(ne)s ou bon(ne)s chrétien(ne)s, et leurs croyants les appellent aussi bons hommes et bonnes femmes – termes déjà utilisés au xiie siècle. La meilleure appellation que leur reconnaît aujourd’hui le langage historien est celle de « dissidence des bons hommes ». Le modèle vaut a minima pour les communautés dissidentes des pays d’oc et d’Italie, qui bénéficient du même type de sources ; la documentation est plus pauvre concernant les « cathares » de Rhénanie (sauf Evervin) et de France. Les « hérétiques » emploient le large formulaire chrétien médiéval, comme des clercs maniant la culture leur temps. Voici un exemple de « rhétorique chrétienne » dans un texte cathare : Pierre, vous devez comprendre que quand vous êtes devant l’Église de Dieu, vous êtes devant le Père et le Fils et le Saint Esprit. Car l’Église signifie assemblée, et là où sont les vrais chrétiens, là sont le Père, le Fils et le saint Esprit, comme les divines Écritures le démontrent. Car le Christ a dit, dans l’évangile de St Matthieu (18,20) : “Là où deux ou trois personnes sont réunies en mon nom, je suis au milieu d’elles” […]17.
15 Ainsi : Liège vers 1145, Lavaur/Toulouse en 1181, Nevers vers 1200… 16 Exemple de société cathare « ordinaire » : A. Brenon, « Eléments sur la société cathare de la Montagne Noire au sortir de la croisade contre les Albigeois : les seigneuries de Cabaret, Hautpoul et Roquefort dans les années 1230. », in Patrimoines, vallées des Cabardès, Lastours, 5, 2010, p. 41-46 ; 6, 2011, p. 53-58 et 7, 2012, p. 39-53. Pour la société cathare italienne : C. Lansing, Power and Purity, Cathar Heresy in Medieval Italy, Oxford : Oxford University Press, 1998. 17 Rituel occitan de Lyon, consolament d’ordination. Nelli, Ecritures, p. 228.
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Aucune volonté dissidente ne se discerne à première vue. Où est le « choix hérétique » ? Il est justement de se dire l’Église de Dieu. Pour mieux le saisir, pénétrons au sein des communautés cathares par leur propre chemin, balisé de formules. Voie de justice et de vérité / voie des apôtres
Parmi les dissidents, les hérétiques ou bons hommes, à la différence de leurs fidèles, les simples « croyants », sont des religieux, ordonnés du consolament ou baptême d’entrée en vie chrétienne, assorti de vœux monastiques (pauvreté, chasteté, discipline)18. Ils vivent en communauté, en maison religieuse, disant leurs heures ou oraisons, menant jeûnes et abstinences, et suivant la règle de l’Evangile : c’est ce qu’ils résument par la formule « se rendre à Dieu et à l’évangile », retransmise par les dépositions de religieux renégats devant l’Inquisition et confirmée dans les rituels cathares. Cette règle de l’évangile, c’est celle de la via ou vita apostolica, formule de l’idéal du retour aux idéaux de l’Église primitive, qui n’a certes rien d’original chez les bons hommes, car c’était déjà celle des prédicateurs itinérants des temps romans, les bienheureux comme Robert d’Arbrissel, les hérétiques comme le moine Henri, aussi bien que par les moines grégoriens réformés. C’est un idéal de vie incluant les femmes, ce que chaque groupe apostolique tenta de résoudre à sa façon – celle de Robert d’Arbrissel n’étant pas celle de Bernard de Clairvaux – et que les communautés dissidentes dites cathares développèrent particulièrement. La dimension féminine de la dissidence des bons hommes – et des bonnes femmes – doit se voir comme élément avoué de la voie des apôtres, « à qui il fut permis d’emmener des femmes19 ». La formule évangélique « voie de justice et de vérité » illustre l’exigence absolue, pour les bons hommes, de vivre en apôtres. Elle implique une fidélité totale aux Préceptes, en particulier une interdiction dramatisée du mensonge, à l’exemple « des apôtres qui ne mentaient jamais20 ». Les bons hommes traqués, devant l’Inquisition, ne mentiront pas pour sauver leur vie, pas même pour protéger le réseau clandestin qui les soutient. Cette totale exemplarité de vie apostolique et pauvre est également l’argument de base de leur légitimité. Les Apôtres proto-cathares21 brûlés en Rhénanie vers 1145 le proclamaient ainsi : [Ils disent] qu’ils demeurent les vrais disciples de la vie apostolique, parce qu’ils ne recherchent pas le monde et ne possèdent ni maison, ni champ ni aucun argent. Comme le Christ ne posséda rien lui-même, il ne permit pas à ses disciples de rien posséder… [Ils disent :] Nous menons une vie sainte et très stricte, en jeûne
18 Sur la vie religieuse cathare : Brenon, Cathares, p. 104-121. 19 Expression due aux Apôtres rhénans de 1145 : Evervin, in Brenon, Archipels, p. 53. Guilhem Bélibaste, vers 1320, justifiait de la même manière la présence des femmes dans l’Eglise dissidente. 20 Expression de Guilhem Bélibaste. Le thème est récurrent dans la prédication cathare. 21 « Proto-cathares » car, bien que présentant la plupart des caractéristiques de la dissidence des bons hommes, les Apôtres rhénans sont attestés avant le premier emploi du mot « cathare » dans une source médiévale (vers 1160 : Eckbert de Schönau, Sermones contra catharos, éd. J.-P. Migne, in Patrologie latine, vol. 195, col. 13-106).
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et en abstinences, passant jour et nuit à prier et à travailler, ne cherchant à retirer de ce travail que ce qui est nécessaire à la vie22. À l’intérieur des communautés de bons hommes et de bonnes femmes, les formules des rituels du baptême, de l’aparelhament (coulpe), comme celles des oraisons individuelles, sont classiquement chrétiennes : Adoremus Patrem et Filium et Spiritum sanctum ; Gratia domini nostri Ihesu Christi sit cum nobis ; Benedicite, parcite nobis… Leur prière de chrétien est la prière des apôtres : le Pater, dans une version archaïsante (incluant la doxologie et la formule « pain supra-substantiel » de l’évangile de Matthieu). Les communautés cathares mènent vie religieuse de moines et moniales médiévaux, dont la seule particularité visible est de ne pas être soumis à la clôture monastique, et de prêcher l’Evangile, femmes parfois comprises23, sans y être missionnés par le magistère romain. Mais ils ne prêchent pas de manière spontanée. Ils ne se considèrent pas comme des laïques prédicants, mais comme des clercs en pastorale, répondant à une autorité supérieure – qui n’est pas celle de l’Église. Ordre de sainte Église. [Az]ordenament de sancta Gleisa
« Nous sommes venus devant vous, et devant Dieu, et devant l’ordre de sainte Église24 » récitent les novices admis à l’ordination, ou les bons hommes et bonnes femmes venant à pénitence rituelle. Formule doublement attestée : la formule rituelle cathare [Az]ordenament de sancta Gleisa répond à la formule Orden dels Eretges, qui appartient au patrimoine littéraire du temps25. L’une des caractéristiques de la dissidence cathare par rapport à d’autres mouvements médiévaux, c’est en effet qu’elle prétend à une structure d’Église26. Les rituels cathares, par citation d’Écritures, identifient l’autorité dont ils se réfèrent comme celle d’une Église chrétienne type. De fait, telle que révélée par les sources (archives de l’Inquisition comme rituels cathares), il s’agit d’une forme d’Église archaïsante, que ce soit par tradition ou imitation de l’Église primitive, voire survivance de traits anciens dans des religiosités médiévales. Il s’agit d’une nébuleuse d’Églises épiscopales, un ensemble plus ou moins coordonné d’Églises autonomes dirigées chacune par un évêque et sa hiérarchie, son « ordre ». Selon une de ses acceptions médiévales, ordre27 signifie, comme ici, filiation, lignée d’ordinations épiscopales, incarnée par les ordonnés actuels – c’est-à-dire, pour les Églises cathares attestées : 22 Evervin, p. 51. 23 Sur la place et le rôle des bonnes femmes dans la dissidence : A. Brenon, Les femmes cathares, Paris, Éditions Perrin (coll. Tempus), 2004 ; Gw. Hancke, Femmes en Languedoc, la vie quotidienne des femmes de la noblesse occitane entre catholicisme et catharisme, Cahors, La Louve éditions, 2006. 24 Rituel occitan de Lyon : Nelli, Ecritures, p. 225. 25 Vida de Raimond Jordan de Sant Antonin, dans : J. Boutière et A.-H. Schutz, Biographies des troubadours, Paris, Nizet, 1964, p. 161. 26 Sur l’organisation ecclésiale dissidente : Brenon, Cathares, p. 79-103. 27 Le mot « ordre » dans les textes cathares a donné du fil à retordre aux chercheurs. Le Père Dondaine, en particulier, lui accordait même une valeur doctrinale.
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évêques, coadjuteurs ou Fils, diacres et peut être supérieur(e)s de communautés de bons hommes et bonnes femmes. On peut ainsi se représenter la forme ecclésiale cathare comme un ordre de religieux et religieuses (réguliers) rattachés à une autorité épiscopale (à vocation séculière)28. Des figures et des noms d’évêques sont effectivement repérés tôt dans les sources, dès le milieu du xiie siècle en Rhénanie, dans la seconde moitié en Albigeois29. Au moment de la fondation de l’Inquisition, dans les années 1230, on connaît dans la chrétienté latine cinq Églises cathares en pays d’oc30, une en France (centrée sur la Champagne), six en Italie31. Dans chaque Église, c’est des mains de l’évêque que découle l’ordre : ordination, autorité pastorale et pouvoir quasi sacerdotal de sauver les âmes par le baptême-pénitence du consolament, que les rituels appellent saint baptême de Jésus Christ. Les prédicateurs dissidents, évêque, diacre, parfois simple religieux, prêchent classiquement sur l’Ecriture, citant l’Evangile du jour puis le commentant. A chaque repas, à leur table ou à celle de leurs croyants, bons hommes et bonnes femmes célèbrent une cène de pain bénit – dans laquelle ils reconnaissent employer les mêmes formules que le prêtre à son autel, mais sans y ajouter le mensonge d’une transsubstantiation. Les croyants interrogés par l’Inquisition à propos des religieux dissidents souscrivent massivement à la formule : « J’ai cru qu’ils étaient de bons chrétiens, et qu’ils avaient le meilleur pouvoir de sauver les âmes ». Cette espérance de faire sa bonne fin des mains des bons hommes est largement attestée dans les sources comme marqueur de la bonne foi du bon croyant dans les bons hommes. C’est aussi la formule du melhorier : « Priez Dieu pour moi qu’il fasse de moi un bon chrétien et me conduise à une bonne fin ». L’entendement du bien. Entendensa del Be
Cette foi dans la capacité de Salut de l’Église des bons hommes, on la trouve exprimée en interne, surtout du temps des grandes persécutions, par la formule « Entendement du Bien ». Mot couvert peut-être, mais particulièrement explicite, dans la documentation inquisitoriale. Êtes-vous de l’entendement ? Avez-vous la entendensa del Be / de tot Be ? Le bien, lo Be, symbolisait d’un mot, au sein des petites communautés en butte à l’Inquisition, la bonne croyance, dans le bon enseignement des bons hommes, celui des valeurs évangéliques – par opposition aux fausses valeurs
28 Cf. « Un ordre épiscopal », in Brenon, Archipels, 176-190. Pour un exemple approfondi : J. Roche, Une Eglise cathare : l’évêché du Carcassès. Carcassonne, Béziers, Narbonne, 1167-début xive siècle. Cahors, L’Hydre éditions, 2005. 29 Vers 1145 à Liège/Cologne (Evervin) ; vers 1160 à Cologne/Mayence (Eckbert) ; 1165 en Albigeois (colloque de Lombers), 1167 à St Félix en Lauragais (Charte de Niquinta) ; 1181 à Toulouse (Henri de Marcy). 30 Albigeois, Toulousain, Agenais, Carcassès et Razès. 31 Lombardie-Concorezzo, Lombardie-Desenzano, Mantoue-Bagnolo, Marche de Trévise, Florence et Val de Spolète.
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mondaines, richesse, violence, pouvoir, « convoitises de ce monde » selon l’Evangile. On appelait parfois les religieux proscrits eux-mêmes lo Be, le Bien. Mais l’entendement du Bien était aussi formule ramassant l’ensemble de l’enseignement métaphysique cathare32 – celui qui justifiait, aux yeux d’un évêque d’Albi la boutade : « vous avez lu vos livres à l’envers ». Des mêmes textes d’Écritures, des mêmes formules chrétiennes, ce sont en effet deux lectures, deux formules de Salut indépendantes, que tirent l’Église romaine et les Églises cathares. S’agit-il pour autant de formules inversées, subverties l’une par rapport à l’autre ? Disons d’emblée que la littérature religieuse cathare ne laisse aucun doute : nous sommes et restons en christianisme. Simplement, puisqu’il faut bien résumer, on dira que l’exégèse biblique des bons hommes, explicite dans leurs livres et prédications, discernable aussi dans les sommes anti-cathares de leurs adversaires, est effectivement centrée sur la prééminence du Bien, de la toute bonté de Dieu, seul Dieu ; et que par ailleurs elle semble reprendre en plein Moyen Âge, avec les outils conceptuels du Moyen Âge, un « travail en recherche sur les Écritures33 » existant depuis les temps anciens de l’Église. Une lecture à tendance dualiste et spiritualiste tout à la fois, qui est certainement à fondement vénérable, mais que les intellectuels des bons hommes, des lettrés de leur temps, savent faire vivre et évoluer34. En bref si, aux yeux de l’évêque romain d’Albi, l’évêque hérétique d’Albigeois avait lu ses livres à l’envers, était-ce parce qu’il prêchait un peu trop clair l’opposition entre Dieu et ce monde, racine de tout dualisme chrétien, qui ressort de l’évangile et de la 1ère épître de Jean ? « Nous ne sommes pas du monde et le monde n’est pas de nous35 » : telle est sans doute la formule, d’essence johannique, qui exprime le mieux le fondement de l’exégèse biblique cathare. Rien de révolutionnaire, c’est plutôt question de nuances. Le pape Innocent III lui-même a rédigé un traité De contemptu mundi, du mépris du monde. Les polémistes antihérétiques du temps de l’évêque d’Albi, accusent les cathares de « croire en deux dieux, l’un bon, l’autre mauvais ». Ce que les dissidents eux-mêmes récusent, posant seulement que ce bas monde, « dont Satan est le prince » – formule partagée par les deux parties – n’est pas création de Dieu, mais mauvaise façon d’un mauvais façonnier. Une sorte de prison au tourbillon du temps dans laquelle l’ennemi, figure du grand dragon de l’Apocalypse venu battre les murs de la cité sainte, retient captifs les anges déchus, créatures bonnes de Dieu, qu’il a arrachées à leur patrie céleste lorsqu’il en a été repoussé par l’archange saint Michel. Dans le contexte de la réactivation des préoccupations apocalyptiques dans la spiritualité romane, le dragon contribue justement à la construction de la figure du diable.
32 Brenon, Cathares, 137-218 ; de manière générale : Jimenez, Catharismes. 33 La formule est due à Jean Duvernoy. 34 C’est précisément le sujet de la thèse de Pilar Jimenez, Catharismes. Voir également « Un monothéisme dualiste », in Brenon, Archipels, 85-98. 35 Récurrent dans les textes cathares, des Apôtres rhénans (1145) jusqu’à la prière transmise à Jacques Fournier par Joan Maury (1324).
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Une exégèse dualiste, donc spiritualiste, n’accordant de réalité qu’au monde divin, invisible aux yeux de chair, la création bonne et éternelle du « Père céleste36 », « seul Seigneur vrai Dieu37 », que regagneront un jour tous les esprits déchus – libérés du mal. Ce qui est la formule centrale du Pater. Le schéma général de cet enseignement, chute et régénération, n’est pas sans rappeler celui des cosmogonies gnostiques, mais aussi Origène et les exégèses néoplatoniciennes des temps carolingiens. Les formules elles-mêmes, « tuniques de peau », « prisons charnelles », désignant les corps de boue façonnés par le mauvais pour endormir en ce monde les anges déchus, sont tout aussi archaïques. La foi dans le Bien, l’entendensa del Be, c’est la grande espérance du retour à la Patrie céleste des anges déchus, bibliquement exilés en ce bas monde comme à Babylone, perdus comme les brebis d’Israël que le bon pasteur ramènera au bercail. Formules auxquelles l’évêque d’Albi souscrirait encore sans grandes difficultés. Mais dans leur lecture spiritualiste de la Bonne Nouvelle, les chrétiens dissidents formulent le bon pasteur, le Christ, sous réalité essentiellement divine : il est venu sous apparence d’homme, s’adombrer en ce monde, et sans qu’on sache bien s’il est le Fils consubstantiel au Père ou simplement un ange adopté par lui, pour la grande mission du Salut. Ce qui importe, aux yeux des bons hommes, c’est que le Christ soit issu directement du Royaume de Dieu, sans avoir été souillé par la boue de ce bas monde38. Sur la mission du Salut, l’enseignement cathare parait plus clair que les explications par le péché originel – seule déchéance du point de vue romain. L’envoyé de Dieu est venu sauver les anges déchus, nos âmes à nous, pauvres humains, englués au monde du mal où le mauvais nous tient prisonniers, par l’attrait de ses « convoitises », en oubli de notre Patrie céleste. Proprement nous « libérer du mal » (Pater). Deux étapes dans cette libération : la proclamation de la bonne nouvelle de l’Evangile, qui éveille l’âme divine endormie ici-bas ; le sacrement du Salut, qui la relâche comme un oiseau vers le Royaume de Dieu et l’éternité. Ces moyens ne sont pas exactement ceux que prêche l’évêque d’Albi. La réalité de la Passion du Christ est largement gommée par les bons hommes, comme sa nature physique proprement dite : « Un Dieu ne peut mourir » disait Guilhem Bélibaste. Le Christ n’a souffert qu’en apparence. Or, pas de mort, pas de résurrection, pas de sacrement de l’autel, pas d’édifice chrétien romain. La christologie cathare, une christologie haute et qui a des antécédents, est plus directement opposée à l’enseignement, voire à l’être même, du christianisme romain que ne l’est une métaphysique à tendance dualiste. De même, le fondement de sa formule sacramentelle. Le moyen du Salut, pour les bons hommes, est l’unique sacrement que le Nouveau Testament montre fondé réellement par le Christ : le baptême par l’Esprit et le feu, par l’imposition des mains – puisque c’est Jean le Baptiste qui baptisait d’eau, et que
36 Formule très usitée en particulier par Guilhem Bélibaste et les bons hommes du xive siècle. 37 Formule employée en particulier dans le Liber de duobus principiis (vers 1250). 38 Sur le docétisme (relatif) de la christologie cathare, E. Riparelli, Il volto del Cristo dualista, Berlin, Peter Lang Verlag, 2008.
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les six autres sacrements pratiqués par l’Église romaine sont des créations « des Pères et des conciles ». Nous avons reconnu le consolament, qui paraît correspondre de fait au geste sacramentel de l’Église primitive – entrée en vie chrétienne, missionnement d’apôtre – et qui, dans les Églises des bons hommes a globalement valeur de baptême, d’ordination, de pénitence, d’extrême onction et même de mariage39. Dans l’Église romaine, il est simplement confirmation, depuis que l’habitude a été prise de baptiser les nouveaux nés, dont il faut ensuite confirmer l’engagement. C’est par la pratique du consolament que les Églises des bons hommes battent en brèche de la manière la plus directe les pratiques fondatrices du christianisme romain – le sacrement de l’autel. Et c’est leur doctrine du consolament qui structure avec le plus d’acuité les arguments des prédicateurs dissidents contre les sacrements romains, « non fondés en Écritures ». Qui a lu ses livres à l’envers ? Les bons hommes revendiquent n’utiliser que les saintes Écritures – essentiellement le Nouveau Testament40 – et ne point tenir compte des adjonctions humaines par quoi l’Église romaine a brouillé le message christique. Du point de vue romain, c’est probablement la question de la nature du Christ et la pratique d’un sacrement de Salut concurrentiel qui marquent la limite de l’hérésie inconciliable. Le regard historien aujourd’hui porté sur la crise hérétique valorise l’impression d’une somme de tendances chrétiennes archaïques entre elles cohérentes, sans doute réactivées et dénoncées sous la brûlante actualité de la société de persécution. La course au creusement du fossé conduisant par ailleurs les « archaïques » à codifier et réactualiser leur message, pour s’opposer mieux, point par point, aux propagandes et polémiques antihérétiques, en particulier démonter l’accusation de croire en deux dieux. Au milieu du xiiie siècle, on voit ainsi à l’œuvre une argumentation scolastique bien pensée chez l’évêque italien Jean de Lugio, auteur du Liber de duobus Principiis – tendance qui était déjà en germe depuis le début du xiiie siècle41. L’arsenal argumentaire dissident fait ainsi siennes les formules scolastiques de base, comme celle des « termes universels » – omnia, nihil etc. Mais surtout mobilise sa pensée intelligente, ce qui n’est pas sans éclairer le mode d’exégèse des bons hommes… On doit savoir que les signes universels – bien qu’ils soient qualifiés de tels par les grammairiens – ne peuvent être définis aussi simplement par les savants inspirés par Dieu […] Il est évident que les termes universels n’ont de sens, pour les savants, que dans la mesure où ils sont éclairés par l’esprit du discours […]42. Qui a lu ses livres à l’envers – sans tenir compte de « l’esprit du discours », fil rouge qui, dans l’exégèse cathare des Écritures, est le Bien, le postulat central de la toute bonté de Dieu ? C’est bien entendu la question à laquelle aucun historien ne sera jamais habilité à répondre… 39 Voir « Les fonctions sacramentelles du consolament », dans Brenon, Archipels, p. 129-151. 40 Sauf des emprunts aux livres sapientiaux, aux Psaumes et aux prophètes. Le rituel de Dublin en particulier utilise assez copieusement l’Ancien Testament. 41 Livre des deux principes, Nelli, Écritures, p. 73-188. Une pensée scolastique est déjà discernable dans le fragmentaire Traité anonyme languedocien, daté vers 1200 : Nelli, Écritures, p. 191-213. 42 Livre des deux principes, Nelli, Écritures, p. 131-132. Voir aussi : Brenon, Cathares p. 225-226.
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La subversion cathare : quand les brebis mangent les loups… Éclairés par l’ « Entendement du Bien », qui est le cœur de l’enseignement des bons hommes, revenons à la notion d’ « Ordre de sainte Église » qui les rassemble, ainsi qu’à la voie apostolique, « Voie de justice et de vérité » qu’ils suivent. Le nom le plus anciennement attesté que se donnent les dissidents de type cathare est celui d’Apôtres. Leur idéal de vie est certes l’imitation des apôtres, comme tant de chrétiens de leur temps, mais leur revendication va plus loin. Ils sont les apôtres, comme leur Église est l’Église. Dans leur logique – l’esprit de leur discours – l’ordre de sainte Église représente la lignée d’ordination épiscopale, par le consolament, « saint baptême de Jésus Christ », qui les rattache directement aux apôtres43. Les trois rituels le précisent : Ce saint baptême, par lequel le saint Esprit est donné, l’Église de Dieu l’a maintenu depuis les apôtres jusqu’à ce jour, et il est venu de bon homme en bon homme jusqu’ici, et elle le fera jusqu’à la fin du monde […]44. [Ce saint baptême], l’Église du Christ l’a maintenu sans interruption et le maintiendra jusqu’à la fin du monde […]45. C’est réellement […] que les vrais chrétiens, en tant qu’héritiers des disciples, ont reçu pouvoir de l’Église de Dieu de faire réellement ce baptême par imposition des mains et de remettre les péchés46. L’ordre, l’orden dels eretges, au-delà de la filiation épiscopale, c’est la filiation apostolique. Les bons hommes sont hic et nunc les héritiers des apôtres que le Christ a doués du pouvoir de lier et délier, a missionnés pour évangéliser ce monde et imposer les mains aux disciples qu’ils feraient47 ; leur Église est la vraie Église du Christ et des apôtres – d’où le nom de « chrétiens », « bons chrétiens », « vrais chrétiens » que partout ils se donnent. Ils ne se considèrent pas comme une contre-Église, édifiée en réaction à des abus réels ou supposés de l’Église dominante, comme le seraient par exemple les Églises Réformées, mais comme l’Église originelle48. Ni hérétiques ni même dissidents à leurs propres yeux ils sont les disciples du Christ. Leurs rituels, leurs prédications, le répètent à l’envi. Vous êtes ici au milieu des disciples de Jésus Christ, où le Père, le Fils et le saint Esprit habitent spirituellement49.
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Brenon, Cathares, p. 96-97. Rituel occitan de Lyon, Nelli, Écritures, p. 232. Rituel occitan de Dublin, Nelli Écritures, p. 287. Rituel latin de Florence, Nelli Écritures, p. 251. Ils citent le Nouveau Testament : Mt 28,19 ; Jo 20, 21-23 ; Act 19, 4-6. Jimenez, Catharismes, 107. Rituel latin de Florence : Nelli, Écritures, p. 239.
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Ils ne laissent pas de place pour une autre Église ; une seule est la vraie, la leur, qui est l’Église primitive. L’Église romaine est une fausse Église, la mauvaise Église. Ce thème des deux Églises, la bonne/vraie et la mauvaise/fausse, est récurrent dans les sources, d’un bout à l’autre de l’histoire bien documentée – sur deux siècles – de la dissidence cathare. La plus ancienne mention, déjà, est parfaitement explicite. Voici quelle est leur hérésie. Ils disent d’eux-mêmes qu’ils sont l’Église, parce qu’eux seuls suivent le Christ …50 De fait, les textes cathares représentent une véritable littérature de combat contre l’Église dominante – et contre l’ordre de ce monde, dont elle participe. Certes, les dissidents proclament la non-violence évangélique comme l’un des piliers de la voie apostolique51, prêchent contre la peine de mort et même contre la guerre52, observent le précepte de ne point juger en privilégiant la justice par amiable composition53 ; certes, même dans les seigneuries occitanes où ils tiennent le haut du pavé, jamais on ne les voit instituer de tribunal pour malpensants, mais les bons hommes ont la dent dure. Ils usent et abusent, contre les pratiques romaines – culte des saints, des reliques, de la croix – qu’ils traitent comme autant d’idolâtries et de superstitions, de formules de dérision mordantes54. Sur le fond, leurs arguments contre l’Église de leur temps, l’Église des croisades, de la Réforme grégorienne, de la théocratie pontificale et de la répression antihérétique, et par conséquent contre la validité de son magistère et de ses sacrements, sont impitoyables. L’inquisiteur de Toulouse Bernard Gui, dans la solennelle sentence du 9 avril 1310 par laquelle il condamne au feu le bon homme Pèire Autier, chef de file de la dernière Église cathare occitane, lui reproche expressément de considérer l’Église de Rome comme hérétique : Tu inventes qu’il y a deux Églises, une bonne, ta secte, que tu dis être l’Église de Jésus Christ et tenir la foi par laquelle chacun peut trouver le Salut, et sans laquelle personne ne peut le faire ; et l’autre, la mauvaise Église romaine, que tu dis impudemment être mère de fornications et basilique du diable et synagogue de Satan (…) Et tous ses grades, ses ordres, ses ordinations et ses statuts, tu les caricatures effrontément et mensongèrement ; et tous ceux qui suivent et tiennent sa foi, tu les appelles à rebours hérétiques […]55.
50 Evervin, p. 50. 51 Nombreux exemples dans : Brenon, Cathares p. 203, 242. 52 C’est l’un des chefs d’inculpation de Pèire Garcias de Toulouse, dans son procès d’Inquisition (1247) : Brenon, Cathares, p. 123. 53 Les sources inquisitoriales montrent expressément des évêques et même des bons hommes cathares dans ce rôle de « juges de paix ». 54 Quelques exemples dans : Brenon, Cathares, p. 237-240. 55 Sentence de Pèire Autier : Sentences de Bernard Gui, éd. Limborch, p. 92-93. Traduit dans : « Lecture de quatre sentences de l’Inquisition toulousaine », Brenon, Choix hérétique, p. 40. Voir aussi : Brenon, Pèire Autier, p. 379.
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Termes qui reflètent une formule de prédication propre au même bon homme, du témoignage de plusieurs de ses croyants : Il y a deux Églises. L’une fuit et pardonne (Mat 10,23), l’autre possède et écorche. C’est celle qui fuit et qui pardonne qui tient la droite voie des apôtres : elle ne ment ni ne trompe. Et cette Église qui possède et qui écorche, c’est l’Église romaine56. De fait, la persécution et le martyre représentent, pour les dissidents chrétiens, l’ultime marqueur de la voie des Apôtres57. Un siècle et demi avant Pèire Autier, les Apôtres rhénans le revendiquaient déjà clairement : Nous, pauvres du Christ, errants, “fuyant de cité en cité (Mat 10,23)”, “comme des brebis au milieu des loups (Mat 10,16)”, nous souffrons la persécution avec les apôtres et les martyrs […]58. La persécution et le martyre font partie intégrante de la voie des apôtres. Pèire Autier, le dernier grand prédicateur cathare occitan, brûlé en 1310, a les mêmes arguments que les Apôtres rhénans brûlés vers 1145. L’Église de Dieu est persécutée en ce monde parce qu’elle n’est pas du monde. L’Église persécutrice est l’Église de ce monde – opposition elle-même fondée dans les Écritures johanniques. – Apôtres rhénans : Nous souffrons la persécution avec les apôtres et les martyrs … Nous supportons tout cela parce que nous ne sommes pas du monde ; mais vous, qui aimez le monde, vous êtes en paix avec le monde parce que vous êtes du monde (paraphrase de Jo 15,19). 59 – Pèire Autier : Je vais te dire la raison pour laquelle on nous appelle des hérétiques : c’est que ce monde nous hait. Et il n’est pas étonnant que ce monde nous haïsse (1 Jo 3 13), car il a haï avant nous Notre Seigneur Jésus Christ, qu’il a persécuté, ainsi que ses apôtres (paraphrase de Jo, 15, 20) 60. L’argument des dissidents est ainsi assuré sur ses bases johanniques. Si leur Église est celle de Dieu et des apôtres, l’Église romaine est l’Église de ce monde, celle qui a pactisé avec ce monde. Mais les Apôtres rhénans, déjà, poussent à son terme le raisonnement : D’eux-mêmes ils disent : “Nous, pauvres du Christ, errants […] nous supportons tout cela parce que nous ne sommes pas du monde ; mais vous, qui aimez le monde, 56 Déposition de Pèire Maury devant Jacques Fournier, 1324 : J. Duvernoy (éd.), Le Registre d’Inquisition de Jacques Fournier, 1318-1325, Privat, 1965, t. 3, p. 123-125. Trad. dans Nelli, Écritures, p. 329-330. 57 Développé dans : « Le choix hérétique médiéval : la voie des apôtres et des martyrs », dans Brenon, Choix hérétique, p. 51-65. 58 Brenon, Evervin, p. 51. 59 Id. 60 Cf. note 55.
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vous êtes en paix avec le monde parce que vous êtes du monde” [paraphrase de Jo 15,19]. Les faux apôtres, qui ont adultéré les paroles du Christ, recherchant ceux qui leur appartenaient, vous ont fait dévier, vous et vos pères. Nous et nos pères, de la lignée des apôtres, nous sommes demeurés dans la grâce du Christ et nous y demeurerons jusqu’à la fin des siècles. Pour nous distinguer, vous et nous, le Christ a dit : “C’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez (Mat 7,16)”. Nos fruits à nous sont les traces du Christ61. Si on y regarde bien, il s’agit ici d’une attaque de fond contre l’Église, d’une vraie subversion de l’ordre romain par les dissidents du xiie siècle, et cette subversion s’éclaire dans l’ « esprit du discours » de l’ « entendement du Bien ». Non seulement, les prédécesseurs des prélats romains qui condamnent les hérétiques ne suivaient pas la lignée des apôtres, mais ils ne l’avaient jamais suivie, car ils tenaient leur autorité de « faux apôtres », faussaires de l’Evangile, c’est à dire d’une autorité qui, dès son origine, n’était pas divine, n’était pas lo Be, le Bien. Par l’expression « recherchant ceux qui leur appartenaient », les dissidents désignent clairement les partisans de « ce monde », auxquels ils viennent de rattacher la mauvaise Église. « Nous ne sommes pas du monde et le monde n’est pas de nous » est le leit motiv du choix hérétique ; « Mais vous, vous êtes du monde », le leit motiv de leur argument contre Rome. Rome, l’Église du monde n’est pas l’Église de Dieu. Elle n’est même pas une déviance de la lignée apostolique. « Mauvais fruit du mauvais arbre » de la Parabole, elle est mauvaise par essence. Dans la cruelle logique dualiste, elle est l’opposé du Bien. Église de ce monde, elle est l’Église du Prince de ce monde, du mauvais créateur, pour ainsi dire du diable. Livres et prédications cathares identifient du reste généralement le faux dieu, créateur de ce monde visible, à Yahveh, le dieu de la Genèse, jaloux, menteur et sanguinaire 62. Cette interprétation sans concession de l’Église adverse, répétitive dans la prédication des bons hommes avec des formules comme « Babylone assoiffée du sang des martyrs63 » ou la malignant gleisa romana64, et ce dans un contexte de persécution, engendra probablement, au sein de la dernière société croyante d’hérétique, des sentiments anti-cléricaux intenses et durables. Deux siècles après les Apôtres rhénans, une génération après Pèire Autier, les derniers textes de la littérature hérétique de combat opposent crûment, au crible des persécutions, les conceptions de deux Églises chrétiennes. Voici comment se termine le Sermon sur l’Église de Dieu figurant dans le rituel cathare de Dublin65, rédigé en occitan et copié au milieu du xive siècle, qui
61 Brenon, Evervin, p. 51. 62 Tout un chapitre sur ce thème dans le Livre des deux principes, Nelli, Écritures, p. 154-164. 63 Citation de l’Apocalypse [17, 5-6] dans la bouche du diacre cathare Arnaut Hot, lors de la rencontre de Montréal de 1207 : G. de Puylaurens, Chronique, p. 58-59. 64 « La mauvaise Église romaine », expression répétitive dans les sources du xiiie siècle. 65 Ce rituel fragmentaire a été copié relativement tard (milieu du xive siècle), mais les spécialistes y reconnaissent l’inspiration d’un original du xiiie siècle : E. Riparelli, « Les techniques d’exégèse des cathares », in M. Aurell et J. Duvernoy (éd.), Les cathares devant l’Histoire, Mélanges offerts à Jean Duvernoy, Cahors, L’Hydre Éditions, 2005, p. 323-348.
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dénonce dans l’Église médiévale, militante et théocratique, le véritable moteur d’une société de persécution : [Le Christ] dit encore : ‘Voyez, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups’ [Mat 10 16]. Et encore : ‘Vous serez haïs par tous les hommes à cause de mon nom… Et quand ils vous persécuteront dans une cité, fuyez dans une autre’ [Mat 10, 22-23]. Notez à quel point toutes ces paroles du Christ contredisent la mauvaise Église romaine ; car celle-ci n’est persécutée ni pour le bien ni pour la justice qu’il y aurait en elle [Béatitudes], mais au contraire, c’est elle qui persécute et met à mort quiconque ne veut consentir à ses péchés et à ses forfaitures. Et elle ne fuit pas de cité en cité, mais elle a seigneurie sur les cités et les bourgs et les provinces, et elle siège majestueusement dans les pompes de ce monde, et elle est redoutée des rois, des empereurs et des autres barons. Elle n’est nullement comme les brebis parmi les loups, mais comme les loups parmi les brebis et les boucs ; et elle fait tout pour imposer son empire sur les païens, les juifs et les gentils ; et surtout, elle persécute et met à mort la sainte Église du Christ, laquelle souffre tout en patience66. On touche à la subversion politique. L’ordonné cathare qui rédige cette prédication de combat, dans une vision para-historique, n’hésite pas à analyser et réfuter l’impérialisme romain en ce monde. Il achève sa démonstration par l’absurde : Mais à l’encontre de tout cela, les pasteurs de l’Église romaine n’éprouvent aucune honte à se dire eux-mêmes les brebis et les agneaux du Christ, et à dire que l’Église du Christ qu’ils persécutent est l’Église des loups. Mais c’est là une chose insensée, car de tout temps les loups ont poursuivi et tué les brebis, et il faudrait que tout soit retourné à l’envers, pour que les brebis soient enragées au point de mordre, poursuivre et tuer les loups, et les loups patients au point de se laisser manger par les brebis […]67. Qui a lu ses livres à l’envers ? L’hérésie retourne la subversion sur elle-même, dénonce dans l’Église établie une totale et dangereuse imposture. Une subversion de l’Évangile ?
Conclusion Cette remise en situation de la question cathare, par la clef de la formule, suggère quelques réflexions – en guise de conclusion. Sur le fond, il paraît difficile, après ce tour d’horizon des positions hérétiques, de soutenir que tout ceci n’est qu’invention de clercs en mal d’ennemi intérieur. Sans doute la mise en cause comme hérétiques de
66 Rituel cathare de Dublin : Nelli, Écritures, p. 283-284. Voir aussi « La voie des apôtres et des martyrs », in Brenon, Choix hérétique, p. 63-64. 67 Id. Voir aussi : Brenon, Cathares, p. 125.
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chrétiens dérangeants contribua-t-elle à faire grener et fleurir un substrat anti-clérical fertile ; sans doute la réalité chrétienne archaïque de la formule dissidente cathare, assez peu subversive sur le fond, poussa-t-elle l’adversaire romain à forcer le trait dualiste et manichéen de sa formule antihérétique ; mais quelle était réellement, aux yeux de l’Église romaine, l’hérésie des cathares, celle qui méritait une répression aussi totale, celle qui ne pouvait être tolérée ? l’opposition fondamentale entre Dieu et ce monde, racine d’un dualisme néotestamentaire ? elle est au fond de toute religiosité chrétienne ; une divergence dans le vieux débat sur la nature du Christ ? il est vrai qu’avec l’affirmation du culte de la croix sous le pontificat d’Innocent III, et l’érection en dogme de la présence réelle lors du concile du Latran de 1215, les positions devenaient franchement inconciliables ; mais la vraie subversion cathare, du point de vue de l’autorité religieuse, celle qui ne put être supportée, ce fut bien plus sûrement le refus primordial des dissidents de reconnaître l’apostolicité de la « sacrosainte Église romaine », pour se proclamer seule vraie Église chrétienne. Là, les dissidents se montraient gravement, dangereusement subversifs, puisqu’ils attentaient aux fondements de la puissance de l’Église dans le siècle – arguments d’Écriture à l’appui. Refusant de reconnaître le magistère romain, donc celui du pape, représentant de Dieu sur terre, les hérétiques répondaient du reste précisément au critère de condamnation à mort de l’hérésie, crime de lèse-majesté envers Dieu, dont Innocent III proclama en 1198 la formule. Le thème de l’opposition des deux Églises, l’une authentique et bonne et l’autre usurpatrice et mauvaise, la mondaine et la divine, récurrent sur deux siècles, constitue, rappelons-le, l’une des formules de la dissidence les plus anciennement attestées (milieu xiie siècle). Pour l’avenir, c’est également lui, et non quelque point de doctrine dualiste, qui allait ouvrir la voie à de nouvelles formes de dissidences. L’attente de l’avènement d’une Église spirituelle sur les décombres de l’Église matérielle allait ainsi fructifier aux xiiie et xive siècles, dans les prédications des franciscains Spirituels méridionaux et italiens, sur fond d’espérances joachimites et de propagande gibeline. Alors que brûlaient les derniers bons hommes, se levaient les Apostoliques de Gérard Ségarelli de Parme puis de Fra Dolcino de Novare. C’est indéniablement dans le cercle de la dissidence cathare qu’était apparue la première critique structurée et fondamentale de l’Église théocratique médiévale. Une critique construite à partir d’une exégèse dualiste des Écritures et aboutissant à une remise en cause de type politique – ce qui explique les développements politiques et militaires de l’ « affaire albigeoise ». Mais au plan matériel, les Apôtres, dont les espérances étaient toutes célestielles, n’avaient nulle force à opposer à la force. Dans le conflit des deux Églises, un seul des protagonistes, « l’Église de ce monde », passa à l’acte, utilisa les moyens de ce monde, la force et la répression. « L’Église de Dieu » fut donc éliminée. Mais dans la guerre des mots, aiguisant leur formule anti-romaine, les bons hommes cathares ne furent sans doute pas les moins rigoureux. Une dissidence, un conflit qui, leur formule le montre, furent dramatiquement réels.
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Viola mariotti
Vulpes transfiguratas in talpas : les cathares entre renards et taupes dans l’épître Audite, cœli d’Henri de Clairvaux. Métamorphose d’une formule allégorique anti-hérétique
The purpose of this paper is to study the allegoric and anti-heretic formula employed in Henry of Clairvaux’s letter, Audite, cœli, which brands heretics as “foxes that transfigure themselves into moles”. Written in the autumn of 1178, Audite, cœli celebrates the achievements of the campaign against heretics in Occitania, led by Peter of Saint Chrysogonus. Henry of Clairvaux also took part in the campaign, offering full cooperation and support to the Pope’s embassy. The letter Audite, cœli was intended to be read aloud in public like a sermon. Not only does the letter provide an interesting glimpse into the late stage of the campaign, but it also offers valuable material to analyse the animal allegories employed by preachers in their rhetorical speeches against heretics. Indeed, Audite, cœli describes a variegated menagerie: not only are Cathars assimilated to “wild beasts” and “new monsters” of any shape or form, but they are even subject to a peculiar metamorphosis from fox to mole. The image of heretic foxes was quite common in the anti-Cathar rhetoric, starting with Sermon 65 and Sermon 66 on the Song of the Songs 2, 15, by Bernard of Clairvaux. In his letter, Henry of Clairvaux further develops this image by introducing a new species, the heretic mole, which, unlike its red-furred counterpart, is seldom encountered in the anti-Cathar literature. This paper analyses the process of transformation of the “heretic fox” formula, focusing especially on the cultural, historical, and social reasons that might have prompted Henry of Clairvaux to choose moles as the new anti-Cathar allegory.
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Viola Mariotti • Université de Poitiers – CESCM La Formule au Moyen Âge, éd. par Olivier Simonin et Caroline De Barrau, Turnhout, 2021 (Atelier de Recherche sur les Textes Médiévaux, 28), p. 37-52 © FHG10.1484/M.ARTEM-EB.5.120274
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Introduction Cette contribution se propose d’analyser la formule allégorique anti-hérétique décrivant les cathares comme des « renards se transfigurant en taupes1 », que l’on trouve au cœur de l’épître Audite, cœli d’Henri de Clairvaux (v. 1136-1189). Rédigée par le sixième successeur de Bernard à la tête de l’abbaye de Clairvaux, l’épître Audite, cœli fut composée à la fin de la campagne anti-hérétique menée à bien par le délégué papal Pierre de Pavie, cardinal de Saint-Chrysogone, dans la région toulousaine entre août et octobre 1178. Henri de Clairvaux, qui avait pris part à cette mission et s’était engagé activement dans la prédication anti-hérétique, adressa cette lettre « à tous les fidèles du Christ2 », réunis pour l’écouter dans les alentours de Toulouse. Cette lettre était donc destinée à la lecture publique, à l’instar d’un sermon3, et se proposait de résumer les étapes principales de la campagne de Pierre de Pavie afin d’en faire un dernier éloge et de condamner une fois de plus le catharisme. Deux évènements principaux sont relatés dans l’épître : tout d’abord, la mission d’évangélisation menée par l’ambassade papale à Toulouse et couronnée par le succès de la conversion du chef des hérétiques, Pierre Maurand ; ensuite, le voyage de l’ambassade jusqu’au château du vicomte Roger II Trencavel afin de libérer l’évêque d’Albi, que le vicomte de Béziers avait fait prisonnier. La libération de l’évêque se révélant un échec, l’ambassade papale emporta néanmoins une victoire par l’excommunication de Roger4. Que l’on évoque les hérétiques toulousains en général, leur chef Pierre Maurand ou encore le vicomte Roger II Trencavel, la condamnation du catharisme menée à bien par Henri de Clairvaux se fonde sur une stratégie bien connue et bien exploitée dans le domaine de la chaire : la rhétorique animale, pivot de son épître du début à la fin, si bien qu’on pourrait presque la comparer à une « ménagerie convoquée […] dans l’économie de la persuasion5 ».
1 Henri de Clairvaux, Epistola xxix, éd. J.-P. Migne, in Patrologie latine, vol. 204, col. 235-240, 236 (vulpes transifiguratas in talpas). 2 Ibid., col. 235 (ad omnes Christi fideles). 3 Dans la Patrologie latine, les éditeurs précisent qu’il faut qualifier ce texte de façon double : « epistola sive Declamatio Henrici, Clarævallensis abbatis […] » (Henri de Clairvaux, Epistola XXIX, op. cit., col. 239-240). 4 Pour une description plus détaillée de l’épître Audite, cœli, cf. B. M. Kienzle, Cistercians, Heresy and Crusade in Occitania, 1145-1229. Preaching in the Lord’s Vineyard, Suffolk, York Medieval Press, 2001, p. 109-129; pour plus de renseignements à propos de la campagne de Pierre de Pavie, cf. J. Duvernoy, Le Catharisme, 2. L’histoire des cathares, Toulouse, Privat, 1979, p. 219-224. 5 J. Berlioz et M.-A. Polo de Beaulieu, « Avant-propos », in J. Berlioz et M.-A. Polo de Beaulieu (éd.), L’animal exemplaire au Moyen-Âge (ve-xve siècle), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1999, p. 9-11, p. 9.
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La menagerie cathare dans l’epître Audite, coeli d’Henri de Clairvaux La chaire, les hérétiques et les animaux : enjeux, fonctions, modèles et techniques réthoriques pour déshumaniser les dissidents
Bien avant la naissance du catharisme, dans l’Antiquité tardive, les Pères de l’Église avaient employé un ample éventail rhétorique de similitudes, analogies, métaphores ou allégories animales pour décrire le péché d’hérésie6. L’hérésie représentant le crime le plus grave contre la foi, sa conséquence inévitable consistait non seulement en la perte d’une place au sein de l’assemblée des fidèles du Christ, mais aussi et surtout en l’effondrement de la dignité humaine pour de ses suppôts. D’un point de vue purement littéraire, leur dégénérescence morale, qui faisait des hérétiques des parias du consortium social et spirituel, pouvait s’exprimer par le biais d’une palette variée de formules rhétoriques déshumanisantes : au gré de l’imaginaire des prédicateurs, les hérétiques pouvaient dès lors être réduits au rang de bêtes détestables ; de plantes adventices et vénéneuses ; de fléaux et de maladies répugnantes. Que l’on ait donc affaire aux renards, aux loups, aux serpents, à l’ivraie, aux orties, à la lèpre ou à la gangrène – pour se borner aux images les plus typées – le répertoire originel d’inspiration des Pères de l’Église avait été la Bible, véritable arsenal d’exemples déshumanisants. Quant aux prédicateurs médiévaux, dêmeler les sources de leur imagerie animale ou végétale est, en revanche, une tâche bien plus épineuse, ne serait-ce que par le fait que les modèles d’inspiration des prêcheurs s’organisent selon une trame complexe de références intertextuelles, où se greffent, pêle-mêle et parfois de manière difficilement identifiable, le Livre Sacré, les Pères et les Docteurs de l’Église, ainsi que les différents théologiens et apologistes s’étant succédés, au fil des siècles, sur les chaires de la défense de la foi. Le panorama nébuleux des modèles des précheurs médiévaux s’éclaircit lorsqu’on se penche sur les fonctions que les prédicateurs avaient coutume d’attribuer à ces formules rhétoriques. D’après la synthèse efficace proposée par Beverly M. Kienzle, les différentes formules rhétoriques animales, végétales et déshumanisantes au sens large peuvent être organisées selon quatre thèmes principaux : la démonisation des hérétiques ; leur corruption morale ; la menace qu’ils représentaient pour l’ordre social et spirituel ; le sentiment apocalyptique qu’ils suscitaient7. Enfin, concernant les modalités rhétoriques propres aux sermons, la représentation exploitant l’imaginaire animal se deployait habituellement selon la technique de l’exemple. Le terme d’exemple présentant une nature ambiguë, nous préciserons qu’il sera ici employé en nous alignant sur l’usage qu’en faisaient les prêcheurs
6 Em. Mitre Fernández, « Animales, vicios y herejias (Sobre la criminalización de la disidencia en el Medievo) », in Cuadernos de historia de España en memoria de don Claudio Sanchez-Albornoz, vol. lxxiv, Buenos Aires, Instituto de Historia de España, 1997, p. 255-283 ; Id., « Muerte, veneno y enfermedad, metaforas medievales de la herejía », in Heresis, 25, 1995, p. 63-84. 7 B. M. Kienzle, op. cit., p. 11.
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médiévaux eux-mêmes8, qui concevaient l’exemple aussi bien dans notre sens moderne de « chose comparable9 » que dans le sens plus précis et partiel de « récit bref donné comme véridique et destiné à être inséré dans un discours (en général un sermon) pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire10 », sens qui correspond à ce que l’on définit aujourd’hui comme le genre rhétorique de l’exemplum. En reprenant cette dualité semantique du mot exemple, Claude Bremond, dans son étude de la rhétorique animale dans les Sermones vulgares de Jacques de Vitry, a proposé le classement des animaux apparaissant dans ses sermons en deux catégories : les animaux ayant une fonction exemplifiante (animaux possédant déjà dans leur nature certains traits facilement comparables à certains vices humains) ; et les animaux ayant une fonction exemplifiée (animaux faisant l’objet d’une fable d’inspiration classique ou biblique ayant donc la valeur d’exemplum)11. C’est à la lumière des critères proposés par Claude Bremond et Beverly Kienzle que nous tâcherons de classer les nombreuses formules animales de l’épître Audite, cœli afin de comprendre le rôle central de ces curieux « renards se transfigurant en taupes ». Le bestiaire d’Henri de Clairvaux : une proposition de taxinomie
Dans le sillage de cette tradition rhétorique largement employée dans le domaine de la chaire, la condamnation du « rang des hérétiques12 » toulousains prononcée par Henri de Clairvaux passe par leur transformation en « bêtes détestables13 » de genres variés. L’abbé de Clairvaux met ainsi en place dans son épître un bestiaire plutôt complexe, où il se plaît à décrire les cathares toulousains et leurs chefs comme des « monstres tout à fait nouveaux14 » de toute sorte. En suivant l’ordre de son texte, les hérétiques sont assimilés à la fois : à des renards ; à des belettes ; à des couleuvres ; à des chouettes ; à des renards se transformant en taupes ; à des léopards ; à des reptiles ; à des loups se transformant en brebis. Puisqu’on a affaire à un cadre
8 « The word exemplum is employed by the ecclesiastical writers in two meanings, first our “example” in a general sense; second, an illustrative story. This second meaning of the word is, I think, not earlier then the end of the twelfth or the beginning of the thirteenth century. The two meanings of the word may easily be confused, and give rise to incorrect interferences […] » (The exempla or illustrative stories from the Sermones Vulgares of Jacques de Vitry, éd. Th. F. Crane, Londres, The Folk-Lore Society, 1890, p. xviii). L’ambiguïté et le double usage du terme latin exemplum que l’on trouve chez les prédicateurs médiévaux (et notamment chez Jacques de Vitry) ont été plus récemment rappelés par Cl. Bremond, J. le Goff, et J.-Cl. Schmitt, L’ « exemplum », in L. Genicot (éd.), Typologies des sources du Moyen Âge occidental, Turnhout, Brepols, 1982, p. 27. 9 A. Rey, J. Rey-Debove et al., Le Petit Robert 2014, Paris, Le Robert, 2013, « exemple ». 10 Cl. Bremond, J. Le Goff et J.-Cl. Schmitt, L’« exemplum », op. cit., p. 37-38. 11 Cl. Bremond, Le bestiaire de Jacques de Vitry († 1240), in L’animal exemplaire au Moyen-Âge…, op. cit., p. 111-122, p. 112. 12 Henri de Clairvaux, Epistola XXIX, op. cit., col. 235 (hæreticorum ordo). 13 Ibid. (feras pessimas). 14 Ibid. (monstra novissima).
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animalier plutôt enchevêtré, présentant nombre d’espèces et pas moins de deux cas de métamorphose d’une espèce à l’autre, nous allons essayer de le simplifier en soulignant trois aspects principaux : 1) Le bestiaire bariolé de l’épître Audite, cœli ne présente que des similitudes ou des allégories animales du type exemplifiant (où les traits exemplaires varient bien évidemment en fonction des espèces : les hérétiques sont comme des renards ravageurs de vignes ; des belettes et des couleuvres se soustrayant aisément des mains de ceux qui souhaiteraient les attraper ; des chouettes qui ne se déplacent que dans les ténèbres de la nuit ; des taupes et des reptiles qui vivent cachés sous terre; des léopards dont la fourrure tachetée est la manifestation extérieure de leur hypocrisie ; des loups rapaces se transformant en brebis d’Israël après avoir apostasié). 2) Que ce soient des animaux de nos contrées ou bien des animaux exotiques, les espèces évoquées par Henri se limitent à exprimer deux des quatre fonctions identifiées par Kienzle : dans six cas sur neuf (renards, belettes, couleuvres, chouettes, taupes, reptiles), la fonction qui prime est la menace que les hérétiques toulousains constituent en tant qu’élément de désordre au sein de l’Église et de la société occitane ; avec les léopards et les loups, Henri de Clairvaux souhaite en revanche mettre en avant la corruption morale que la tradition religieuse attribue d’habitude à ces deux prédateurs. Les brebis d’Israël revenant au bercail de la foi sont, en revanche, un cas différent de tous les autres : seuls animaux présentant une fonction positive, ils expriment enfin le retour à l’ordre de l’Église auparavant bouleversée. 3) Bien que l’identification des modèles d’un sermon médiéval ne soit pas une tâche très aisée et qu’elle présente toujours une marge d’erreur plutôt large, nous croyons pouvoir avancer l’hypothèse que la source d’Henri de Clairvaux pourrait être le bestiaire moralisé du livre huit de l’encyclopédie universelle De la nature des choses de Raban Maur. Chez Raban Maur l’on retrouve, en effet, non seulement toutes les espèces animales, mais aussi tous les traits exemplifiants évoqués par Henri, qui parfois reprend presque mot à mot les tournures stylistiques employées par le moine de Mayence15. S’il est vrai que toutes les espèces d’Henri pourraient avoir été tirées de Raban Maur, nous soulignons cependant une exception : pour les petits renards ravageurs de vignes, bien qu’ils soient tout de même présents chez Raban Maur, il est fort probable que le modèle d’Henri soit plutôt le topos des renards ravageurs du verset 2, 15 du Cantique des Cantiques (« Prenez-nous les renards, les petits renards ravageurs de vigne, car notre vigne est en fleur »), notamment à travers le filtre des célèbres sermons 65 et 66 de saint Bernard16, que le nouvel abbé de Clairvaux avait sans doute à l’esprit, ne serait-ce que par dévotion à l’égard de son célèbre prédécesseur. 15 Raban Maur, Liber octavus (in De universo libri XXII), éd. J.-P. Migne, in Patrologie latine, vol. 111, col. 217-253. Le modèle de Raban Maur a été suggéré par Beverly Kienzle à propos des taupes (B. M. Kienzle, op. cit., p. 123), mais nous constatons que tout le bestiaire d’Henri est entièrement présent chez le moine de Mayence. 16 Bernard de Clairvaux, Sermons LXV-LXVI, in Œuvres complètes de saint Bernard, traduction nouvelle par M. l’abbé Charpentier, t. iv, Paris, Librairie de Louis Vivès, 1873, p. 467-481.
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La spécificité du modèle bernardien écartant les renards des autres animaux n’est qu’un premier trait qui fait des renards d’Henri une espèce à traiter séparement, auquel il faut ajouter d’autres caractères bien plus saillants. Ce qui en effet capture le plus l’attention du lecteur chez les renards, c’est leur transfiguration en taupes, mise en place quelques lignes après la première évocation des renards au tout début du sermon. Henri de Clairvaux a certes une prédilection pour les métamorphoses d’un animal à l’autre, puisque dans son texte non seulement les renards deviennent des taupes mais aussi les loups des brebis d’Israël ; cependant la première métamorphose demeure bien plus mystérieuse que la seconde. Si loups voraces et brebis égarées sont des animaux tout à fait classiques dans la tradition religieuse, très souvent associés de façon antiphrastique17 et très souvent exploités dans les sermons anti-hérétiques, les renards se transfigurant en taupes constituent en revanche un couple d’animaux tout à fait novateur et plutôt curieux. Sa singularité est due notamment à la présence de la taupe, animal moins courant, voire inusité dans les bestiaires moralisés, et que l’on n’a presque jamais l’occasion de retrouver dans les discours anti-cathares. L’enjeu de cette communication sera d’essayer de comprendre pourquoi les renards se transfigurent en taupes et pourquoi les renards et les taupes priment sur toutes les autres espèces évoquées dans l’épître d’Henri de Clairvaux.
Les « renards se transfigurant en taupes » : étude d’une curieuse métamorphose Les renards, les taupes et leur métamorphose
Renards et taupes sont les espèces auxquelles Henri de Clairvaux accorde dans son sermon une importance particulière. Avant même d’évoquer leur métamorphose, il est en effet important de considérer que ces deux espèces semblent liées les l’une à l’autre par une trame de correspondances et de symétries les distinguant des autres animaux tout d’abord d’un simple point de vue quantitatif. Seuls cas dans l’épître, renards et taupes sont en effet les deux espèces qui reviennent deux fois chacune dans le texte, comme si Henri souhaitait relater une histoire en plusieurs étapes. Les renards ravageurs de champs ouvrent son bestiaire : Tes paysans, où ont-ils été disposés sur ton champ fécond et joyeux, florissant par ta blessure, et arrosé par le jaillissement du sang saint? Qu’ils s’élèvent et qu’ils nous aident, et qu’ils nous protègent en cas de nécessité, s’opposant eux-mêmes à l’instar d’un rempart de défense contre ces bêtes détestables. Élevez-vous, dis-je, élevez-vous, ô noble Pères, chefs des gens, princes des peuples. Éloignez
17 Parmi les cas les plus célèbres, cf. Matthieu 7,15 et Jean 10, 1-18.
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ces bêtes détestables qu’on a vues, que nous montrons, ou chassez au moins les petits renards18 ; Henri de Clairvaux reprend à nouveau les renards lorsqu’il s’agit de présenter leur métamorphose en taupes : Là-bas, tu aurais écouté ou vu des renards transfigurés en taupes, lesquelles, alors qu’avant elles parlaient en public, s’enfoncent maintenant dans des tanières et dans des anfractuosités caverneuses. Ainsi, les aurais-tu vu ronger et tuer les racines de plantes sacrées qu’elles n’osaient plus manger ouvertement19. Après la métamorphose, il abandonne définitivement les renards, mais pas la taupe, qui revient encore au moment de la conversion de Pierre Maurand, décrit comme : Telle taupe [menée] hors de la caverne de la perfidie20. Alors que les autres animaux apparaissent ça et là et semblent plutôt mobilisés par Henri par souci de variation rhétorique, dans le but de captiver son public par la construction d’un bestiaire bigarré, la reprise symétrique des renards et des taupes, ainsi que leur fusion au moment de la métamorphose donnent plutôt l’impression que ces deux espèces revêtent pour Henri un rôle plus important que les autres. Deux questions se posent donc à la lecture de ces passages : tout d’abord, il s’agira de comprendre pourquoi renards et taupes constituent les deux creatures animales privilégiées ; ensuite, on se demandera pourquoi Henri de Clairvaux établit un rapport de métamorphose entre les renards et les taupes. Puisqu’on a affaire à deux animaux différents, pour répondre à ces questions il faudra briser temporairement le couple animal de la métamorphose et analyser une espèce après l’autre : en partant de la formule des renards, nous étudierons ensuite leur transfiguration en taupes, pour terminer enfin notre analyse par quelques considérations à propos des taupes elles-mêmes. L’hypothèse que nous essayerons d’étayer est que la métamorphose des renards en taupes pourrait refléter l’histoire non seulement d’une métamorphose rhétorique prenant place au niveau des différentes sources littéraires employées par Henri de Clairvaux, mais également celle d’une métamorphose relevant d’un contexte historique particulier, où les taupes représenteraient l’animal anti-hérétique exemplaire le plus approprié en remplacement des renards ravageurs des vignes
18 Henri de Clairvaux, Epistola XXIX, op. cit., col. 235 (Ubi sunt ergo nunc agricolae tui constituti super fertilem agrum et jucundum, tuo cruore floridum, et aspersione pii sanguinis irrigatum? Surgant et opitulentur nobis, et in necessitate nos protegant, seque ad cruentas bestias murum defensionis opponant. Surgite, inquam, surgite, viri Patres, duces gentium, principes populorum. Abigite feras pessimas quas vidimus, quas monstramus, vel saltem vulpes parvulas effugate) : notre traduction. 19 Ibid., col. 236-237 (Audires illico vel videres vulpes transfiguratas in talpas, ut quae prius in publico discurrebant, jam terrarum latebris, jam sese cellulis immergerent cavernosis; et plantaria sacra, quae jam non audebant in aperto commandare, infra terrae viscera corroderent et necarent) : la traduction nous est due. 20 Ibid., col. 239 (de caverna perfidiæ talpa talis educitur) : la traduction nous est due.
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plus communément attestés dans la tradition anti-cathare. Nous essayerons ainsi de démontrer que, dans le cadre de la finalité de répétition pragmatique que l’on attribue d’habitude au discours formulaire21, il arrive que l’on puisse atteindre ce but plutôt par la rupture de la norme expressive figée que par son respect, afin de garantir une réception plus efficace du message par le public visé. Le petit renard ravageur de vignes : un animal exemplaire d’origine bernardienne
Au sein du couple renards-taupes, le choix du renard est le plus simple à expliquer étant donné que le renard (et notamment le renard ravageur de vignes) est sans doute l’animal le plus utilisé dans la polémique anti-cathare. Son succès est dû notamment à la renommée et à l’autorité du premier auteur qui se servit de cette image dans la lutte anti-hérétique : Bernard de Clairvaux, qui, pour secourir le clergé allemand face aux premières menaces cathares et proto-vaudoises se manifestant à Cologne et dans ses alentours vers 1143-114422, rédigea les célèbres sermons 65 et 66 à partir du verset 2,15 du Cantique des Cantiques : « Prenez-nous les renards, les petits renards ravageurs de vignes, car notre vigne est en fleur ». À partir de ce verset, déjà au centre de ses sermons 63 et 64 à propos des ennemis des novices en général (et donc dans un contexte où les petits renards étaient encore complètement « spirituels23 »), Bernard mit au point une formule animale anti-hérétique très efficace, structurée autour de trois éléments analogiques : tout d’abord, les hérétiques qui scandalisaient l’Église et que l’on pouvait identifier aux renards ravageurs de vignes ; ensuite, la vigne ravagée, qui devenait l’image de l’Église bouleversée par l’hérésie ; enfin, les frères de Bernard qui devaient défendre l’Église tout comme les compagnons du Bien-aimé du Cantique devaient défendre la vigne en essayant de capturer les petits renards ravageurs. La fonction de cette analogie était manifestement de décrire les renards hérétiques comme une menace pour l’ordre social et spirituel. Pour accentuer davantage le danger constitué par ces nouveaux hérétiques, Bernard n’hésita pas à compléter leur portrait en dressant la liste de tous les traits exemplifiants propres au renard, telles son adresse et sa ruse, qui en font un animal impie et méchant, ainsi que sa petite taille et son habitude de se cacher dans des tanières, en raison desquelles il
21 D’après la célèbre définition de la formule homérique de Milman Parry : « The formula in the Homeric poems may be defined as a group of words wich is regularly employed under the same metrical conditions to express a given essential idea ». (M. Parry, « Studies in the Epic Technique of Oral Verse-Making I. Homer and Homeric Style », in Harvard Studies in Classical Philology 41, 1930, p. 73-147, p. 80). 22 Anne Brenon, « La lettre d’Évervin de Steinfeld à Bernard de Clairvaux de 1143 : un document essentiel et méconnu », in Heresis, 25, 1995, p. 7-28; B. M. Kienzle, Cistercians, Heresy and Crusade in Occitania…, op. cit., p. 78-93. 23 Bernard de Clairvaux, Sermon LXIV, op. cit., p. 455 (spirituales […] vulpes).
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représente un ennemi particulièrement insidieux, puisqu’il se soustrait aisément à la vue des hommes24. Bien que les deux sermons tournent entièrement autour du renard, il suffira ici de citer, à titre d’exemple, un seul morceau du sermon 65 synthétisant tous les traits fondamentaux de la formule anti-hérétique mise au point par Bernard : Et vous, vous scandalisez toute l’Église. Vous êtes un renard qui ravagez la vigne du Seigneur. Aidez-moi, mes frères, à le prendre. Ou plutôt, ô saints anges, prenez-le pour nous. Il est extrêmement adroit, il est couvert de sa malice et de son impiété. Il est si petit, si subtil, qu’il échappe aisément aux yeux des hommes. Mais se dérobera-t-il aussi aux vôtres? C’est à vous que cette parole s’adresse comme aux compagnons de l’Époux : « Prenez-nous les petits renards25 ». À partir des sermons in Cantica de Bernard, les renards ravageurs deviennent bientôt la formule animale la plus exploitée pour décrire les hérésies, notamment le catharisme. La preuve de son grand succès est qu’elle franchit bientôt les frontières de la chaire, et que des sermons elle s’étend à d’autres genres de la rhétorique ecclésiastique : au fil des années, on la retrouve en effet dans des bulles papales mais aussi dans des œuvres historiques de production ecclésiastique. Sans avoir la prétention d’en dresser un panorama exhaustif, nous nous bornons à citer quelques cas particulièrement célèbres de la reprise de la formule bernardienne pour en montrer le succès, qui l’élève de simple analogie au rang de véritable allégorie anti-cathare : Sermons 1) Saint Bernard, Épître-sermon CCXLII aux Toulousains (vers 1145)26 : […] les renards qui ravageaient la très précieuse vigne du Seigneur, votre ville, ont été entrevus ; ils ont été entrevus mais pas capturés […]27. 2) Eckbert de Schönau, Sermon XIII (vers 1160)28 : Que suffise ce que j’ai dit jusqu’à présent à propos de ce sujet : et si j’ai parlé de ces choses d’une façon qui n’est pas exhaustive, que le prudent défenseur de la
24 Avant Bernard, on trouve déjà dans la Bible plusieurs versets centrés sur l’évocation de ces traits exemplaires typiques du renard, cf. M. Scopello, « Le renard symbole de l’hérésie dans les polémiques patristiques contre les gnostiques », in Revue d’Histoire et de Philosophie religieuses, 71, 1991, p. 73-88. 25 Bernard de Clairvaux, Sermon LXV, op. cit., p. 470 (Tu Ecclesiam scandalizas. Vulpes es demoliens vineam. Iuvate me, socii, ut capiantur : vel potius capite vos nobis eam, o angeli sancti. Versuta est valde, operta est iniquitate et impietate sua. Plane tam pusilla atque subtilis, ut facile quidem humanos frustretur obtutus. Numquid et vestros? Propterea vox illa ad vos, utpote sodales Sponsi : Capite nobis vulpes parvulas). 26 B. M. Kienzle, op. cit., p. 93-97. À la différence des autres sources citées, la lettre 242 de Bernard ne porte pas exclusivement sur les cathares, mais aussi sur Henri de Lausanne. 27 Bernard de Clairvaux, Epistola CCXLII, éd. J.-P. Migne, Patrologie latine, vol. 182, col. 436-437, col. 436 ([…] deprehensae [sunt] vulpes, quae demoliebantur pretiosissimam vineam Domini, civitatem vestram; deprehensae, sed non comprehensae […]) : la traduction nous est due. 28 U. Brunn, Des contestataires aux « cathares ». Discours de réforme et de propagande antihérétique dans le pays du Rhin et de la Meuse avant l’Inquisition, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 2006, p. 207-239.
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vérité y ajoute tout ce qu’il lui semble pertinent pour défendre la foi catholique et pour que soient éloignés de la vigne du Seigneur les détestables petits renards qui la ravagent29. Bulles papales 3) Bulle Gaudemus (19 avril 1233 – Grégoire IX s’adressant à Robert le Bougre) : […] nous confiâmes cette charge à ta prudence […] afin que soient capturés […] les petits renards qui, par de tortueux parcours, travaillent à la ruine de la vigne du Seigneur des armées30. Œuvres historiques31 4) Guillaume de Newburgh, Chronique (à propos de l’apparition d’un groupe de cathares allemands en Angleterre en 1165) : Enfin, quand les Évêques de l’Église et les Princes des provinces agissent avec plus de relâchement, les renards très dissolus sortent de leurs tanières, et avec une attitude de dévotion si grande, tout en séduisant les simples, détruisent la vigne du Seigneur des armées d’autant plus gravement qu’ils le font librement 32. 5) Annales de Marbach (à propos d’un groupe de cathares capturés à Strasbourg en 1211) : […] les renards sournois, qui ravagent la vigne du Seigneur, ont été tirés de leurs terriers, c’est ce qui est advenu à Strasbourg, où l’on captura des hérétiques qui, en cachette, séduisaient les fidèles de l’Église avec leur doctrine perverse33. Dans cette série de reprises des petits renards ravageurs, nous pouvons insérer également l’épître d’Henri de Clairvaux, où l’on retrouve non seulement les renards 29 Eckbert de Schonau, Sermo XIII, éd. J.-P. Migne, Patrologie latine, vol. 195, col. 96-98, col. 98 (Hactenus me de his disputasse sufficiat : et si quid minus sufficienter dixi, addat ad haec prudens defensor veritatis quaecunque ei competentia videntur, ad munimentum Catholicae fidei, ut arceantur a vinea Domini vulpeculae pessimae, quae demoliuntur eam) : la traduction nous est due. 30 Bulle Gaudemus, in P. Fredericq (éd.), Corpus documentorum inquisitionis hereticae pravitatis neerlandicae, Gent, Hoogeschool van Gent, 1889, t. i, p. 90-93, p. 91-92 ([…] dictum negotium tuae prudentiae duximus […] ad vulpecolas capiendas, quae tortuosis anfractibus vineam Domini Sabaoth demoliri nituntur ») : la traduction nous est due. 31 J. Duvernoy, op. cit., p. 112-114. 32 Guillaume de Newburgh, Historia sive Chronica rerum anglicarum libris quinque, éd. T. Sebright Baronetti, Oxford, Teatro Sheldoniano, 1719, p. 145. (Denique cum à Praesulibus ecclesiarum, & Principibus provinciarum in eos remissius agitur, egrediuntur de caveis suis vulpes nequissimae, & pretanta specie pietatis, seducendo simplices, vinea Domini Sabaoth tanto gravius, quanto liberius demoliuntur) : la traduction nous est due. 33 Annales de Marbach, éd. H. Bloch, Hannover & Leipsig, Impensis Bibliopoli Haniani, 1907, p. 86. ([…] subdole vulpes, quae demoliuntur vineam Domini, extracti sunt de foveis suis, hoc est heretici, qui perverso dogmate latenter seducunt fideles ecclesiae comprehensi sunt in civitate Argentina) : la traduction nous est due.
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hérétiques, mais aussi (ce qui n’est pas le cas dans toutes les reprises) les deux autres éléments du motif analogique de Bernard, à savoir les plantes sacrées de l’Église ainsi que les paysans-défenseurs des champs féconds de la foi. Cependant, Henri insère dans le motif tripartite bernardien un quatrième élément étranger à la formule de son prédécesseur : « les renards se transfigurant en taupes ». La métamorphose des renards en taupes : une explication historique
Pour expliquer cette métamorphose animale qui est également celle d’une formule anti-hérétique, Beverly Kienzle, dans son analyse de l’épître Audite, cœli, a proposé deux solutions possibles : tout d’abord, il s’agirait d’un changement de source (Raban Maur34) ; ensuite, il s’agirait également d’un changement de contexte historique, de plus en plus proche de celui fortement répressif du Troisième Concile du Latran, lors duquel on mit au point une série de procédures anti-hérétiques particulièrement agressives35, qui auraient pu pousser les hérétiques à se cacher36. Bien que le concile date de 1179 et la mission de l’année précedente, il est néanmoins possible d’établir un lien entre les deux, dans la mesure où, dès 1177, lors des préparatifs de la mission, l’Église était déjà en train d’adopter une politique plus répressive envers les hérétiques par le biais d’une collaboration entre le clergé et le bras séculier, comme le prouve le soutien de la mission par roi de France Louis VII et le roi d’Angleterre Henri II37. De ce fait, le canon 27 définissant les nouvelles procédures contre les hérétiques et rédigé entre autres par Henri de Clairvaux lui-même (nommé lors du concile cardinal-évêque d’Albano), pourrait être conçu comme la normalisation officielle d’un système répressif déjà appliqué de façon officieuse durant la campagne de Pierre de Pavie ; celle-ci peut être vue comme une tentative de guerre sainte, ou du moins comme le premier cas de coopération entre les pouvoirs ecclésiastique et laïque. En résumé, selon Beverly Kienzle, dans ce climat de guerre sainte préfigurant déjà la croisade albigeoise, où les délégués papaux et le bras séculier se soudent, et où la réaction des hérétiques face à cette allliance consiste à prendre le maquis, la métamorphose des renards en taupes pourrait être conçue comme le miroir rhétorique d’une métamorphose majeure concernant la lutte contre les cathares. Pour appuyer cette hypothèse, on pourrait ajouter d’autres éléments de l’épître : tout d’abord, l’insistance sur d’autres animaux ayant tendance à se cacher et à ne pas être saisis aisément, comme les belettes, les couleuvres, les chouettes et les reptiles ; ensuite, même la description des paysans-défenseurs des champs alignés comme une armée, s’opposant, à l’instar d’un mur de défense, aux bêtes détestables et dirigés par les nobles princes, pourrait également être lue comme une allusion à la participation de
34 B. M. Kienzle, op. cit., p. 123. 35 A. Brenon, Le vrai visage du catharisme, nouvelle édition revue et augmentée, Portet-sur-Garonne, Loubatières, 1990, p. 237-238. 36 B. M. Kienzle, op. cit., p. 127-128. 37 Ibid., p. 114.
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Louis VII et d’Henri II à la mission de Pierre de Pavie, ou, du moins, à l’intervention du bras séculier38. Bien que cette hypothèse semble plutôt convaincante, des doutes demeurent, et c’est Beverly Kienzle elle-même qui introduit une remarque significative à ce sujet. L’écueil principal auquel se heurte cette interprétation historique est la nature contradictoire des sources ecclésiastiques décrivant les habitudes des hérétiques. Leur but principal étant de condamner plutôt que de décrire de façon véridique les adeptes du catharisme, elles n’hésitent généralement pas à changer à leur gré les descriptions des comportements des hérétiques et à jouer sur des images contradictoires, décrivant tantôt les hérétiques se cachant à la vue des prêcheurs comme des taupes, tantôt les hérétiques manifestant leur foi ouvertement39. La conséquence est donc que, malheureusement, elles ne sont pas très fiables pour établir une reconstruction historique suffisamment objective des vrais rapports entre les cathares, le clergé et les pouvoirs laïques. La métamorphose des renards en taupes : d’autres hypothèses
Puisque l’analyse historique de cette formule présente quelques points douteux, nous essayerons d’éclairer le sens de cette métamorphose d’un autre point de vue, à partir notamment de la source, le texte de Raban Maur, dont Henri se serait inspiré pour aboutir à la formule des taupes hérétiques : De la nature des choses. On l’appelle taupe puisqu’elle est condamnée à la cécité perpétuelle des ténèbres. Elle est en effet sans yeux, creuse toujours la terre, extrait le sol et mange les racines sous les moissons. […] La taupe donc, condamnée à la cécité perpétuelle, représente soit les idoles aveugles, sourdes et muettes, soit les idolâtres eux-mêmes errant toujours dans les ténèbres de l’ignorance et de la bêtise. Au sujet desquelles dans Isaïe il est écrit : Afin que vous adoriez les taupes et les chauves-souris (Isa. ii), puisque les aveugles vénèrent les aveugles. Au sujet desquelles l’Écriture dit ailleurs : Qu’ils deviennent comme eux ceux qui font cela, et de même pour tous ceux qui leur font confiance (Psal. cxiii). Elle est également l’image des hérétiques et des faux Chrétiens, puisque, tout comme la taupe sans yeux creuse toujours la terre, extrait le sol et mange les racines sous les moissons, de même eux, privés de la lumière de la vraie science, se consacrent aux biens terrestres et aux désirs de la chair, se livrent aux louanges des plaisirs, cherchent, pour autant qu’ils puissent, à ronger et à renverser les racines des bonnes œuvres par la dent de leur malice40. 38 D’autres allusions de ce genre sont d’ailleurs présentes dans les autres épîtres composées par Henri durant la mission, comme le prouve l’évocation du symbole des deux épées temporelle et spirituelle dans l’épître 11 rédigée en mai 1178 (B. M. Kienzle, op. cit., p. 113-121). 39 Id., op. cit., p. 128 (« Henry’s language here follows a general pattern of the polemics against heresy : the dichotomy between open and concealed activity – the public and private domains – generally seems to be manipulated in whichever way the polemicists wish »). 40 Raban Maur, Liber octavus, Caput ii-De minutis animalibus, op. cit., col. 226-227 (Talpa dicta, quod sit damnata cæcitate perpetua tenebris. Est enim absque oculis, semper terram fodit, et humum egerit, et radices sub frugibus comedit. […] Talpa ergo, que cecitate perpetua damnata est, aut idola significat caeca surda et
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En parcourant le texte de Raban Maur, on peut s’apercevoir que, tout comme dans l’analogie de Bernard, l’archevêque de Mayence crée une correspondance figurée entre la taupe et plusieurs ennemis : les divinités païennes, les païens, les hérésies et les hérétiques. Encore une fois, la formule anti-hérétique est complétée par l’ajout de certains traits exemplifiants propres à la taupe et qui peuvent facilement s’appliquer aux dissidents : le premier est la cécité, qui reflète la cécité paradigmatique de ceux qui sont « privés de la lumière de la vraie science » et « qui errent dans les ténèbres de l’ignorance et de la bêtise » ; le second est la tendance à ravager les moissons et à arracher les racines des plantes, empêchant, au sens figuré, toute bonne œuvre de fructifier. Si l’on reprend maintenant le modèle des renards de Bernard et que l’on tente une comparaison avec Raban Maur, il est facile de remarquer que l’on se trouve face à deux animaux exprimant la même fonction – celle du désordre social et spirituel – par le biais de la même action destructrice – celle du ravage des plantes. Étant donné la ressemblance des deux modèles, on pourrait compléter l’hypothèse historique en expliquant cette métamorphose plutôt d’un point de vue strictement philologique, et y voir donc une contamination entre deux modèles présentant deux formules animales différentes mais tout de même assez proches, et qu’il est facile de superposer et de fondre dans une même formule anti-hérétique. Si la métamorphose du renard en taupe est le moment où ces deux modèles fusionnent, il nous reste cependant à expliquer pourquoi, après la métamorphose, c’est la taupe de Raban Maur qui prend le dessus sur le renard ravageur et s’impose comme le nouveau référent animal dans le texte d’Henri de Clairvaux41. Après l’avènement de la taupe, dans le reste de l’épître, ce sont les éléments des ténèbres et de la cécité qui priment sur la ruse du renard. L’hypothèse que nous voudrions avancer est celle d’une relation entre ce changement d’animal et le public auquel cette épître s’adresse, c’est-à-dire le public de « tous les fidèles du Christ » évoqué dans l’en-tête de la lettre. Compte tenu
muta : aut etiam ipsos idolatras, qui ignorantiæ et stulticiæ tenebris semper errant. De quibus in Isaia scriptum est : Ut adoretis talpas et vespertiliones (Is. 2) hoc est, cæci cæcos colant. De quibus alibi Scriptura dicit : Similes illis fiant, qui faciunt ea, et omnes qui confidunt in eis (Ps. 113). Aut etiam hæreticos sive falsos Christianos per figuram demonstrat : quoniam sicut talpa absque oculis semper terram fodit, et humum egerit, et radices sub frugibus comedit : sic et ipsi veræ scientiæ lumine privati, terrenis actibus incumbunt, et desideriis carnis, et illecebris voluptatum deserviunt, radicesque bonorum operum, in quibuscunque possunt, dente malitiæ corrodere et subvertere conantur) : la traduction nous est due. 41 Nous avons déjà évoqué la taupe hérétique de Pierre Maurand sortant de « la caverne de la perfidie » et permettant, par le biais de son apostasie, aux hérétiques de Toulouse « [de s’évader] des ténèbres de l’erreur » (Henri de Clairvaux, Epistola XXIX, op. cit., col. 238, […] ita ut universa urbis facies lætior videretur, quæ in candorem lucidæ virtutis de tenebris evadebat erroris). À cette évocation explicite de la taupe, on pourrait de plus ajouter le cas de Roger II Trencavel, dont la description est tout à fait conforme aux traits exemplifiants de la taupe, bien que la taupe ne soit pas directement présente : « agent de la malice détestant la lumière de la vérité, ne pouvant pas supporter l’arrivée des pourparlers [des prêcheurs], avait reculé dans les œuvres des ténèbres » (Henri de Clairvaux, Epistola xxix, op. cit., col. 240, Oderat enim lumen veritatis actor malitiæ, nec sustinere poterat nostræ colluctionis accessum, qui totus recesserat in opera tenebrarum).
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du fait que cette lettre est assimilable à un sermon, et que le sermon est le genre le plus versatile qui soit, dont la forme et le contenu, comme l’illustrera de façon magistrale quelques années plus tard le célèbre prédicateur Jacques de Vitry, doivent en permanence s’adapter « suivant que l’on s’adresse aux grands et aux petits »42, l’hypothèse que nous voudrions proposer est que la taupe pourrait être considérée comme l’animal le plus efficace pour décrire les hérétiques face à un public en grande partie populaire, voire paysan, comme celui des « fidèles du Christ » qui s’étaient réunis dans les alentours de Toulouse pour écouter ce prêche d’Henri de Clairvaux. Pour ce public, la taupe aveugle pourrait être un référent animal plus efficace que le renard rusé : véhiculer l’image des ennemis de la foi vus comme des animaux certes nuisibles, mais aussi inintelligents et atteints d’infirmité pourrait, somme toute, être une forme d’adaptation avisée de la part du prédicateur s’adressant à un public autre que le clergé et moins équipé pour se défendre contre la malice des renards hérétiques.
Un autre cas de taupes hérétiques : La Chante-Pleure (c. 1235-1239) Pour soutenir cette hypothèse, il peut être utile de citer un autre cas de taupes hérétiques que nous avons eu l’occasion d’étudier et que l’on trouve notamment dans un petit poème anti-cathare peu connu appelé La Chante-Pleure43. Bien qu’il soit un peu plus tardif et écrit en langue vernaculaire, ce petit texte anonyme présente beaucoup de traits communs avec l’épître d’Henri de Clairvaux : encore une fois, on a affaire au panégyrique d’une campagne anti-hérétique – celle du premier inquisiteur du nord de la France, Robert le Bougre, menée entre 1235-123944, dont l’auteur anonyme est sans ancun doute « un partisan45 » –; encore une fois, on a affaire à un texte s’adressant à un 42 Jacques de Vitry, Sermones uulgares vel ad status, éd. J. Longère, t. i, Corpus Christianorum, Turnhout, Brepols, 2013, p. 6-7 (Non enim omnibus una competit medicina, nec est sapiens medicus qui uno collirio omnium oculus uult curare; nec curat oculum quod curat calcaneum. […] Pro qualitate igitur audientium formari debet sermo doctorum. Nam sicut expedit medico corporum diligenter attendere complexionis infirmorum, ita necesse est ut medicum animarum cum omni circunspectione consideret et aduertat qualitates et mores auditorum). 43 La Chante-Pleure a été éditée deux fois au xixe siècle : La Pleure-Chante, prose morale et religieuse en roman du xiiie siècle, publiée pour la première fois par H. Monin, Lyon, Imprimerie de Gabriel Rossary, 1834; La Chante-Pleure, in Œuvres complètes de Rutebeuf, éd. A. Jubinal, Paris, Pannier, 1839, p. 398-405. Une nouvelle édition critique mise à jour est en cours de réalisation de notre part à partir du manuscrit de base : Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique 9411-9426, ff. 79vb-83ra. 44 J. Frederichs, « Robert le Bougre, premier inquisiteur général en France (première moitié du xiiie siècle) », in Recueil des travaux publiés par la Faculté de Philosophie et lettres, 6e fascicule, Gand, Librairie Clemm, 1892, p. 5-32; Ch. H. Haskins, « Robert le Bougre and the Beginnings of the Inquisition in Northern France », in Studies in Medieval Culture, New York, Frederick Ungar Publishing co., 1956, p. 193-244 (Réimpression anastatique de l’édition de 1929). 45 A. Långfors, « Un partisan anonyme du grand inquisiteur Robert le Bougre », in Recueil des travaux offert à M. Clovis Brunel membre de l’Institut, directeur honoraire de l’École des chartes, par ses amis, collègues et élèves, t. ii, Paris, Société de l’École des chartes, 1955, p. 96-99.
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public populaire, voire illettré (comme pourrait le suggérer l’emploi de la langue vernaculaire et des vers alexandrins) ; encore une fois, on se sert largement de la rhétorique animale dans un but anti-hérétique, et la taupe aveugle sert à décrire les bougres, c’est-à-dire les cathares, qui sont représentés, d’après Raban Maur, comme « ceux qui s’égarent du droit chemin » et qui donc « ressemblent à la taupe qui ne voit pas » : Cil n’aime mie Dieu ki ne le crient et doute, Et ki n’i met son cuer et sa pensee toute. Qui est en droit chemin et il se part de route, Cil resamble la taupe qui ot et ne voit goute46. À la différence du texte d’Henri de Clairvaux, dans La Chante-Pleure, il n’y a aucun renard hérétique évoqué. L’absence du renard est cependant assez compréhensible si l’on considère la langue vulgaire dans laquelle ce texte est écrit. Au moment de la rédaction de La Chante-Pleure, on est au cœur de l’évolution linguistique qui voit l’ancien mot goupil être remplacé par le nouveau mot renard, à partir du célèbre protagoniste du roman anonyme47. Compte tenu du grand succès et de la sympathie que ce personnage suscite auprès du peuple, à cette époque et dans cette langue, nommer un renard hérétique dans un texte destiné au peuple aurait pu avoir des effets indésirables.
Conclusions Pour conclure, peut-on affirmer que la taupe se soit imposée au détriment du renard comme la formule allégorique anti-cathare la plus adaptée à un auditoire populaire ? Bien évidemment, il est difficile de l’affirmer à partir de l’étude de deux textes seulement, sachant de plus que ces deux textes sont éloignés l’un de l’autre sur le plan chronologique, géographique et linguistique. Pourrait-on du moins affirmer que, devant un auditoire villageois, les prêcheurs aient préféré substituer aux renards ravageurs de Bernard les taupes aveugles de Raban Maur pour mieux décrire les cathares ? Encore une fois, pour valider cette hypothèse, d’autres données seraient nécessaires : afin de pouvoir reconstruire de façon plus détaillée les étapes de ce chemin enchevêtré entre les deux modèles rhétoriques de Bernard et de Raban Maur, il serait en effet important de prendre en considération un plus grand nombre de documents, ce qui malheureusement n’est pas une tâche très aisée à accomplir. L’épître Audite, cœli et La Chante-Pleure sont des cas plutôt rares puisque, comme le dit bien Michel Zink, « la résistance quotidienne des prédicateurs villageois aux superstitions et aux hérésies populaires [est] une réalité trop humble pour avoir
46 Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, 9411-9426, f. 80ra, l. 35-40-f. 80rb, l. 1-2. 47 À propos de l’évolution des mots goupil et renard, consulter les articles Reghinart, vŭlpēcŭla et vŭlpes dans : W. V. Wartburg, Französisches Etymologisches Wörterbuch. Eine Darstellung des galloromanischen Sprachschatzes, Leipzig-Berlin, Teubner, 1940, t. xiv et xvi.
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survécu48 ». La plupart du temps, la prédication anti-hérétique destinée au peuple soit n’a pas du tout été conservée – ce qui est le cas pour la production vulgaire –, soit a été tellement remaniée que le texte original a été inévitablement compromis, ce qui est le cas pour la production latine. Tels sont les principaux obstacles qui se dressent devant celui qui voudrait entreprendre ce type de recherche. Tout compte fait, même s’il est fort probable que, dans la plupart des cas, les taupes hérétiques suivent leur nature souterraine et se soustraient ainsi aux yeux des chercheurs, nous souhaitons conclure cette communication par le vœu qu’une étude à grande échelle des textes à notre disposition permette de faire sortir autant que possible les taupes hérétiques des ténèbres où elles se cachent.
48 M. Zink, La prédication en langue romane avant 1300, Paris, Champion, 1976, p. 195.
noemi barrera gómez
Explicar la trinidad mediante su formulación Una gramática teológica en el De proprietatibus rerum*
L’œuvre que le franciscain Bartholomaeus Anglicus a composée au xiiie siècle, le De proprietatibus rerum, est une des encyclopédies paradigmatiques de l’Occident latin médiéval. La présente étude portera sur le Liber de Deo, le livre sur lequel l’œuvre s’ouvre. Nous étudierons un ensemble de chapitres (vi-xv) dans lesquels l’auteur développe une classification des termes et des expressions par lesquelles on réfère à la Trinité. Cette classification n’est en réalité rien d’autre qu’une brève grammaire théologique qui combine des aspects épistémologiques et logiques, et qui permet de déterminer comment chaque notion relative à la divinité peut être formulée et comprise pour garantir aussi bien l’unité que la divine trinité. Tout au long de ces chapitres, l’auteur spécifie les caractéristiques grammaticales des termes divins (le nombre, le genre et la catégorie) dont dépend la justesse de la formulation, à savoir si la proposition de la divinité est vraie ou fausse.
T
Introducción El siglo xiii es, sin duda, el más representativo del género enciclopédico medieval desarrollado en el Occidente latino. En él vieron la luz compilaciones de la talla del De naturis rerum de Alexander Neckam (1157-1217), De natura rerum de Thomas de Cantimpré (m. c. 1230-1240), el menos conocido Compendium philosophiae o la gran empresa enciclopédica de Vincent de Beauvais (c. 1194-1264), el Speculum maius. Todas estas obras reflejan la situación cultural que vivía Occidente, cuyo panorama intelectual se había dilatado con la aparición de nuevos textos y traducciones, tanto en el ámbito científico como en el filosófico.
* El presente estudio se ha elaborado durante una estancia con el grupo de investigación ‘Speculum arabicum. Objectiver la contribution du monde arabo-musulman à l’histoire des sciences et des idées: sources et ressources de l’encyclopédisme médiéval’ (Université Catholique de Louvain). Dicha estancia ha podido realizarse gracias a la generosidad del Ajuntament de Torelló, que la ha financiado mediante la Beca Segimon Serrallonga. Noemi Barrera Gómez • Universidad de Barcelona La Formule au Moyen Âge, éd. par Olivier Simonin et Caroline De Barrau, Turnhout, 2021 (Atelier de Recherche sur les Textes Médiévaux, 28), p. 53-67 © FHG10.1484/M.ARTEM-EB.5.120275
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Bartholomaeus Anglicus (c. 1203-1272), autor franciscano de cuya vida y actividad solo se conocen algunos datos1, compuso en ese mismo siglo una enciclopedia que devendría una de las obras más célebres de su género: el De proprietatibus rerum. En el proemio y el epílogo, Bartolomé indica la función y el público al que se dirigía su compendio. La enciclopedia está destinada –declara el autor– a los más simples y rudos que no pueden estudiar todas las lecturas de las autoridades que serían necesarias para comprender las oscuras analogías con el mundo físico de las que se sirven las Escrituras para describir las realidades espirituales. La exposición de las realidades físicas y espirituales desarrolladas a lo largo de los diecinueve libros que componen el De proprietatibus rerum tienen como finalidad, por lo tanto, la correcta interpretación de las Escrituras. La obra no solo cumplió su función original (ser la base textual para la composición de sermones), sino que, además, fue objeto de una enorme difusión: a los 200 manuscritos completos hallados, podemos sumar 66 manuscritos parciales y 44 versiones, así como dieciocho ediciones impresas hasta principios del siglo xvii2. A esto se añade una temprana traducción de la compilación a seis lenguas vernáculas, con su correspondiente difusión. Podemos afirmar, pues, que la enciclopedia alcanzó una considerable popularidad. El De proprietatibus rerum sigue un esquema ontológico descendiente, partiendo del estudio de los seres espirituales hasta llegar a los accidentes. Abre la enciclopedia el Liber I de Deo, un breve tratado en el que Bartolomé expone la doctrina trinitaria, remite a las descripciones de la esencia de Dios de un par de autoridades y, por último, explica el significado simbólico de ciertos nombres atribuidos a la divinidad. El presente estudio pretende adentrarse en el discurso divino propio del De proprietatibus rerum, concretamente en aquello que su autor consideraba fundamental: su realidad unitrina, a la que dedica la primera parte del libro. Para desarrollar este apartado, Bartolomé propuso una clasificación de los términos y de las expresiones con las que nos referimos a la Trinidad mediante la cual cualquier lector podía comprender la doctrina sin caer en expresiones heréticas. Nuestro objetivo es evidenciar, a lo largo de las siguientes páginas, que esta clasificación de nombres y formulaciones trinitarias no es otra cosa que una breve pero completa gramática teológica que combina aspectos epistemológicos y lógicos, y que permite determinar cómo puede expresarse y entenderse cada noción relativa a la divinidad para garantizar tanto la unidad como la trinidad divinas.
1 Bartolomé fue un monje franciscano de procedencia inglesa que desarrolló su actividad en torno a la Universidad de París, donde impartía lecciones sobre la Biblia, en el segundo decenio del siglo xiii. Con la aparición de la nueva provincia de Sajonia, Bartolomé fue trasladado a Magdeburgo en 1231 con la finalidad de ocupar el cargo de lector. Allí compuso la obra por la cual su nombre ha llegado hasta nuestros días: el De proprietatibus rerum, concluida en el último decenio de la primera mitad del siglo. Esto es todo lo que conocemos sobre el Inglés, ya que no se puede afirmar la veracidad de los restantes datos que se le atribuyen, tanto en lo que refiere a sus trabajos como a su actividad. Ver B. van den Abeele, ‘Introduction générale’, en Bartholomaeus Anglicus. De proprietatibus rerum. Volume I: Introduction générale, Prohemium, et Libri I-IV, (ed.) B. van den Abeele et al., Turnhout, Brepols Publishers, 2007, p. 3-43, p. 3-4. 2 van den Abeele, ‘Introduction générale’, p. 20.
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Estructura del Liber de Deo El análisis temático de los veintiún capítulos que constituyen el Liber de Deo del De proprietatibus rerum permite distinguir tres partes, según el distinto contenido que presenta cada una de ellas. El primer bloque temático, el más extenso de los tres, puede dividirse a su vez en dos subconjuntos. El primero se compone de los capítulos primero al quinto3: Unus immensus et incommutabilis Deus dicitur (cap. i); De essentie unitate et personarum pluralitate (cap. ii); Quod quicquid dicitur de Deo, aut est essentia, aut notio, aut persona (cap. iii); De notionibus (cap. iv) y Quod Deus cognoscitur in suo effectu (cap. v). El segundo subconjunto está integrado por los diez capítulos siguientes, del sexto al decimoquinto: Quid notificent nomina de Deo (cap. vi); De nominibus essentialium distinctionum (cap. vii); De nominibus concretis (cap. viii); De nominibus mediis (cap. ix); De nominibus adiectivis que pure significant divinam essentiam (cap. x); De illis que aliquid connotant positive (cap. xi); De his que connotant respectum (cap. xii); De nominum adiectivorum subdistinctione (cap. xiii); De nominibus personalibus (cap. xiv); por último, De notionum subdistinctione (cap. xv). En estos capítulos, Bartolomé expone la doctrina trinitaria, primero mediante la explicación de la realidad unitrina de la divinidad (primer subconjunto) y, posteriormente, presentando una clasificación de los nombres y expresiones que se dicen de Dios que clarifica la doctrina trinitaria expuesta (segundo subconjunto). La segunda parte, más escueta, está formada por los capítulos decimosexto y decimoséptimo: De proprietatibus divine essentie (cap. xvi) y Quomodo Bernardus describit Deum (cap. xvii). Ambos ofrecen una descripción general, enumerando las propiedades de la naturaleza divina. Dado que los aspectos determinantes acerca del conocimiento y de la manera de referirnos a Dios ya se han aclarado en el bloque precedente, el lector se encuentra ahora en disposición de abordar el presente bloque temático sin necesidad de mayores especificaciones por parte del autor. La tercera y última parte está compuesta por los cuatro últimos capítulos, del decimoctavo al vigésimo primero: De nominibus que notificant Deum in suis operibus (cap. xviii); De nominibus appropriatis (cap. xix); De nominibus transumptis (cap. xx); De diversis Christi nominibus quibus nuncupatur (cap. xxi). En estos capítulos hallamos la clasificación y explicación de los nombres propios y los términos impropios que simbólicamente se utilizan para nombrar a Dios, así como las referencias corporales con las que las Escrituras y la tradición han representado a la divinidad. El núcleo del presente estudio reside en el examen del primer bloque temático, en el que el autor completa la explicación de la doctrina trinitaria con una breve gramática teológica. Esta clasificación de los términos y expresiones con las que describimos
3 Para las citas del De proprietatibus rerum, incluidos los títulos, seguimos la edición crítica: Bartholomaeus Anglicus. De proprietatibus rerum. Volume I: Introduction générale, Prohemium, et Libri I-IV, (ed.) B. van den Abeele et al. (ed.), Turnhout, Brepols Publishers, 2007, p. 57-82. A partir de aquí, en las consecutivas notas que señalen una referencia textual, se indicarán las iniciales del título de la enciclopedia (DPR), seguidas del número del capítulo, las líneas correspondientes del mismo y el número de página de la edición crítica.
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la divinidad, desarrollada a lo largo de diez escuetos capítulos (vi-xv), ayudará al lector no solo a referirse correctamente a la Trinidad, sino también a comprenderla.
El discurso humano sobre la divinidad: Esencia, personas, nociones Excepcionalmente al estilo que Bartolomé presenta en esta obra, los cinco primeros capítulos no están ordenados de manera intuitiva y totalmente clara para el lector. El objetivo de este conjunto de capítulos es explicar en qué consiste la realidad trinitaria mediante la exposición concisa de la doctrina teológica, incluyendo las nociones ontológicas básicas de dicha doctrina. El fundamento ontológico de la Trinidad reside en la distinción entre esencia, personas y nociones; así, afirma Bartolomé, notandum est iuxta sanctorum traditionem quod quicquid in Deo est aut de Deo dicitur, aut est essentia aut notio aut persona4. Esta clasificación de aquello a lo que podemos referirnos al hablar de Dios (o, usando una terminología abusiva e impropia de la simplicidad divina, las “partes” que diferenciamos para explicar la conjunción de tres personas que son una única esencia divina) no la encontramos hasta el tercer capítulo. Como el propio autor admite, esta distinción ayuda a comprender lo que se ha explicado en los capítulos precedentes y lo que se abordará en los siguientes5. Siendo así, ¿por qué no se sitúa este capítulo –o, como mínimo, las líneas que aclaran e introducen el contenido de este bloque temático– al inicio del mismo? El motivo podría encontrarse en el carácter especial de la fuente textual de los dos capítulos previos: una Decretal de Inocencio III (1161-1216) contenida en el Liber Extra, compilación de derecho canónico encargada a Raimon de Penyafort6. El hecho de que la primera cita del Liber de Deo y, en general, de la enciclopedia, sea una decretal pontificia dice mucho de la intención del autor: muestra, con esta referencia, que la doctrina que presenta no va a desviarse del dogma establecido por la autoridad de la Iglesia7. De hecho, este primer bloque temático que hemos distinguido en el libro (correspondiente a la exposición trinitaria y formado por
4 DPR, col. III, l. 1-4, p. 70. 5 Bartolomé comienza el fragmento de esta manera: Ut autem dicta et dicenda apertius elucescant, notandum est iuxta sanctorum traditionem… (DPR, col. iii, l. 1-2, p. 70). 6 La obra ha sido conocida popularmente bajo el título de las Decretales de Gregorio IX, por tratarse de un encargo del propio pontífice al jurista dominico. J. A. Brundage, Medieval Canon Law, Abingdon y New York, Routledge, 2013, p. 196-197. Para una breve reflexión sobre el pensamiento del autor, concretamente en lo referente a las implicaciones del derecho, remito al artículo de: A. Grau, ‘Sant Ramon de Penyafort (1185-1275). El dret com a principi i límit de l’acció humana’, en J. Monserrat Molas y I. Roviró Alemany (ed.), El Dret, Barcelona: Universitat de Barcelona, 2002, p. 25-27. 7 N. Barrera, ‘Bartholomaeus Anglicus como compilador. Fuentes y autoridades en el Liber de Deo del De proprietatibus rerum’, en M. J. Muñoz, P. Cañizares Ferris, y C. Martín, La compilación del saber en la Edad Media / La compilation du savoir au Moyen Age / The compilation of knowledge in the Middle Ages (Textes et Études du Moyen Âge, 69), Porto: Fédération Internationale des Instituts d’Études Médiévales y Gabinete de Filosofia Medieval, Faculdade de Letras da Universidade do Porto, 2013, p. 85-103, p. 88-89.
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los quince primeros capítulos) se caracteriza por presentar una redacción propia del autor, a excepción de los dos primeros capítulos, en los que se reproduce el mencionado texto de la decretal. No encontramos la redacción de Bartolomé, por lo tanto, hasta el tercer capítulo. Ahí es precisamente donde el autor declara que, para comprender la realidad trinitaria (lo que va a explicar a continuación y lo que ya se ha dicho en los dos capítulos precedentes), debemos afirmar como principio que todo lo que se dice de Dios hace referencia o bien a su esencia, a las personas o a las nociones. El texto que extrae el autor del Liber extra, donde se recoge la decretal citada, proporciona información sobre las personas y la esencia divina; Bartolomé completará estos apartados y añadirá una explicación sobre las nociones. Las personas de la Trinidad poseen una esencia o naturaleza común en la cual no cabe ningún tipo de división; cada una de ellas y las tres juntas son la esencia divina. Pese a ello, las personas se diferencian realmente entre sí, aunque esta diferencia no pertenece al ámbito esencial, sino que se da según sus relaciones. Las nociones o relaciones divinas son cinco: paternitas, innascibilitas, filiatio, processio y communis spiratio. Al Padre le convienen tres (paternidad, innascibilidad y común espiración), al Hijo le son propias dos (filiación y común espiración) y, al Espíritu Santo, una (procesión). Asegura Bartolomé que estas nociones no son nada distinto a la esencia de Dios; aun así, advierte que no se pueden predicar de ella, solo de las personas, ya que en la esencia no hay distinción. La explicación de este último punto no parece del todo satisfactoria, cosa que enmendará el autor en su gramática teológica, haciendo más comprensible esta cuestión doctrinal.
Cómo hablar de Dios: Una gramática teológica Una vez expuesta la doctrina trinitaria, Bartolomé va a repetir el mismo esquema, pero esta vez a través de una clasificación gramatical que se desarrolla en los siguientes diez capítulos (lo que hemos distinguido como el segundo subconjunto dentro del primer bloque temático) y que nos aclara cómo debemos referirnos a Dios para expresar la realidad trinitaria con propiedad. Inicia el autor en el capítulo vi un discurso basado en cómo notifican la divinidad los nombres que utilizamos para hablar sobre ella. Los términos que aplicamos a Dios solo pueden notificar tres cosas: la esencia de Dios, las personas divinas o las nociones. Los primeros se conocen como nombres esenciales; son aquellos que responden a qué (quod) es Dios, tales como el propio término ‘esencia’, ‘sustancia’ y el resto de nombres que representan de manera más abstracta la esencia divina. Los segundos son llamados nombres personales; se trata de aquellos que responden a quién (quis) es Dios, como ‘Padre’, ‘Hijo’ y ‘Espíritu Santo’. El último tipo de nombres son los nocionales: los que responden a qué (que) hay en Dios, como ‘paternidad’, ‘filiación’, etc. Los siguientes capítulos se adentrarán en cada uno de estos grupos de nombres, especificando sus divisiones internas.
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Sustantivos esenciales
Comienza el autor, en el capítulo vii, presentando la clasificación principal de los nombres esenciales: pueden dividirse en sustantivos o adjetivos. Los sustantivos, a su vez, se dividen en abstractos, concretos o medios. Los sustantivos esenciales abstractos son aquellos que expresan la esencia divina de manera absoluta, como ‘esencia’, ‘deidad’ o ‘bondad’. Si estos términos hacen referencia a la esencia divina de manera abstracta, no podrán, como consecuencia, significar las personas divinas. La doctrina se expresa aquí mediante una advertencia gramatical: si unimos en una oración un sustantivo esencial abstracto con cualquier preposición, nombre, verbo o participio personal o nocional, la proposición resultante será falsa. Bartolomé nos ofrece varios ejemplos: ‘la esencia engendra’ o ‘la esencia es engendrada’, ‘la esencia es de la esencia’ y ‘la esencia está junto a la esencia’ son proposiciones falsas: Unde hec est falsa, essentia generat vel generatur, essentia est de essentia, vel essentia est apud essentiam, et huismodi8. Entre los ejemplos proporcionados, en el primer caso el autor trata de predicar un verbo personal en voz activa –‘generat’ (engendra)– o pasiva –‘generatur’ (es engendrada)– de un término esencial (‘essentia’), por lo que el valor lógico de esta oración es falso. Igual ocurre en los otros casos, donde aunamos nombres esenciales a preposiciones personales. Tomemos el primero de ellos: ‘essentia est de essentia’; ‘ser de algún otro’ solo puede predicarse de las personas, como al declarar ‘el Hijo es del Padre’, ya que la preposición está haciendo referencia a la relación de origen entre aquellas. Igualmente, en la segunda oración (‘essentia est apud essentiam’), no es posible afirmar que la esencia divina única esté ‘junto a’ ella misma. Si Bartolomé menciona aquí esta preposición es, probablemente, para aclarar que la expresión del primer versículo del Evangelio de san Juan (Verbum erat apud Deum9) solo puede aplicarse a la distinción personal. En ningún caso el autor incluye en este capítulo dicha referencia bíblica, como tampoco expone el motivo por el que ha seleccionado estas preposiciones o la problemática en torno a las expresiones de las que las proposiciones formarían parte. Todo esto nos lleva a afirmar, continúa Bartolomé, que este tipo de nombres se predican de cada una de las personas individualmente y de todas juntas en singular, no en plural, como muestra con el ejemplo del término ‘deitas’: Pater est deitas, Filius est deitas, Spiritus Sanctus est deitas, et simul sunt una deitas et non deitates10. El siguiente capítulo, muy escueto, está dedicado a la explicación de los sustantivos esenciales concretos. Estos términos esenciales presentan la particularidad de hacer referencia a la esencia divina de una manera más concreta, significant quasi formam in subiecto11. Seguimos en un discurso propio de la esencia divina, no de las personas o de las relaciones, pero con tal significación que podemos atribuir
8 DPR, col. vii, l. 13-15, p. 72. 9 Juan 1.1. Las citas de los textos bíblicos presentes en este trabajo pertenecen a la Vulgata Clementina (disponible online: http://vulsearch.sourceforge.net/). 10 DPR, col. vi, l. 19-21, p. 73. 11 DPR, col. viii, l. 3-4, p. 73.
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estos sustantivos a las personas, ya que prácticamente se está señalando la esencia divina “concretizada” en la persona (casi como una forma en un sujeto). Se nos da un único ejemplo de este tipo de sustantivos concretos: ‘creador’. Pese a que Bartolomé no lo aduce explícitamente, resuelve en este apartado la dificultad de comprensión doctrinal que acompaña a aquellos pasajes bíblicos o patrísticos donde se habla de la acción divina –ad extra, que pertenece por entero a la esencia divina– pero solo se anuncia de una de las personas. Al hablar del Creador, aunque nos hallemos ante un relato que señale a la primera persona de la Trinidad como sujeto del mismo, lo que se significa es la esencia divina, no las distinciones de origen. El último tipo de nombres sustantivos esenciales son los que llamamos medios, dichos así por constituir una suerte de término medio entre los dos grupos anteriores. En el capítulo ix, leemos que estos nombres se caracterizan por tratarse de términos con un significado abstracto (es decir, esencial), de los cuales, sin embargo, se hace un uso concreto (siendo aplicados a las personas, a la manera de los nombres concretos). Es el caso de las expresiones como ‘luz de luz’ o ‘sabiduría de sabiduría’ (lumen de lumine, sapientia de sapientia12), donde se toman términos esenciales que no implican la distinción personal, pero que se utilizan intencionadamente para hacer referencia a las personas divinas (en estos ejemplos, a la segunda persona de la Trinidad). Pese al uso concreto de estas expresiones, en tanto que son nombres esenciales, deben predicarse siguiendo la regla de este tipo de nombres: diciéndose en singular de todas las personas juntas, no en plural. Adjetivos esenciales
Una vez acabada la exposición de los sustantivos esenciales, procede Bartolomé a enumerar los tipos de adjetivos esenciales que pueden distinguirse, en el capítulo x. Tres conjuntos son diferenciados: el de los adjetivos que significan la esencia divina de manera pura, sin entrañar ninguna connotación, aquellos que lo hacen connotando algo positivo y, por último, aquellos que connotan algo negativo. Sobre los primeros, el autor no ofrece mayor explicación, limitándose a dar un par de ejemplos: ens, bonus et huiusmodi13. Los adjetivos esenciales que connotan privación son los que principalmente se desarrollan en este capítulo. Este último grupo está constituido por adjetivos tales como ‘eterno’, ‘inmenso’ o ‘inmortal’. Cada uno de estos términos hace referencia de manera primordial a la esencia divina, ya que se trata de los propios atributos divinos, los cuales se identifican con la esencia de Dios14. De manera secundaria, sin embargo, indican una carencia. Por ejemplo, al denominar a Dios ‘eterno’, de manera principal se hace referencia a su esencia –en
12 DPR, col. ix, l. 6-7, p. 72. 13 DPR, col. x, l. 4, p. 73. 14 Bartolomé señala que estos términos significan principalmente la esencia divina, pero no explica que los nombres señalados son los atributos de Dios ni entra a discutir si se identifican o no con su esencia, cuestión altamente debatida en el siglo anterior.
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Dios es lo mismo ser y ser eterno– y, de manera secundaria, se revela la carencia de principio y de fin. En los dos capítulos siguientes encontramos la explicación del último conjunto de adjetivos esenciales: los que expresan la naturaleza divina connotando algo positivo. Estos nombres son divisibles, a su vez, entre aquellos que connotan efecto en las criaturas y aquellos que connotan relación (respectum). El efecto en las criaturas, por su parte, se puede connotar en hábito o en acto. Connotan efecto en hábito los adjetivos que se predican de Dios según su eternidad, como ‘justo’ (iustus), mientras que aquellos adjetivos que se predican de la divinidad en el tiempo connotan el efecto en acto, como cuando llamamos a Dios ‘justificante’ (iustificans). Según esta última manera que expone el autor de aplicar los atributos de manera adjetivada a la divinidad, llamaríamos iustificans a Dios solo en el momento en el que comienza a impartir justicia, situando su acción en el tiempo. Sin embargo, si empleamos el mismo adjetivo en hábito, lo llamaríamos iustus de acuerdo con su realidad eterna, ya que, aunque estos adjetivos se dicen de la divinidad en cuanto a su relación con las criaturas, Dios no cambia su ser en el momento en el que aplica justicia, sino que eternamente es justo. El lector vuelve a encontrar aquí la solución a una posible dificultad doctrinal: el hecho de que ciertas expresiones en las Escrituras, los sermones, etc., atribuyan a Dios un atributo en el tiempo, cuando la divinidad se identifica con sus atributos. En este capítulo se manifiesta la doble connotación de estos nombres, dichos en hábito según la realidad divina o en acto según la condición temporal de las criaturas. Por otra parte, los adjetivos esenciales también pueden connotar relación. Dos posibilidades aparecen aquí: que la relación se establezca entre Dios y las criaturas o que se trate de la propia relación entre las personas divinas. En el primer caso, encontramos expresiones tales como ‘Dios es refugio’. Se denomina refugium a la divinidad especialmente en los Salmos15; el autor, sin embargo, no menciona la referencia bíblica. Al segundo caso Bartolomé le concede mayor importancia, ya que forma parte de la explicación trinitaria. Los adjetivos que connotan relación entre las personas son aquellos tales como ‘semejante’ o ‘igual’ (similis, equalis). La característica principal de estos términos es que constituyen el único caso de nombres esenciales que se predican de todas las personas divinas conjuntamente en plural, en lugar de hacerlo en singular. De esta manera, no podemos formular la proposición ‘Pater et Filius sunt similis’; debemos decir ‘Pater et Filius sunt similes’16. No cabe duda de que los adjetivos de este último tipo son esenciales, ya que es en su esencia común en lo que son iguales o semejantes las personas. Aún así, deben decirse en plural por señalar la distinción personal y por pertenecer exclusivamente al discurso propio de las personas, ya que en ningún caso podemos aplicarlos a la esencia. Decir ‘la esencia es semejante o igual a la esencia’ (así como a cualquier otra cosa con la que intentara relacionarse), da como resultado una proposición falsa. Dichos términos implican una relación, cosa que, en la formulación trinitaria,
15 Salmos 9.10, 17.3, 30.3-4, 31.7, 45.2, 58.17, 70.3, 89.1, 90.2, 90.9, 93.22, 103.18, 143.2. 16 DPR, col. xii, l. 10-11, p. 74.
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solo puede recaer en la dimensión personal, nunca de la esencia, de la que no se puede hablar ad aliquid si no es para señalar su relación con las criaturas. Esta última opción, de hecho, la hemos visto apuntada brevemente por Bartolomé: al llamar a Dios ‘refugio’, se aplica el único caso de ad aliquid que puede decirse de la esencia divina, la que señala la relación con su creación. El caso de los numerales
Bartolomé se aleja momentáneamente del esquema que había expuesto para introducir un capítulo, el xiii, donde tratará de manera concreta sobre los adjetivos numerales. No se encuentra ahora de manera exclusiva en el ámbito de los nombres esenciales, ya que la particularidad de este grupo de adjetivos es que, dependiendo del género en el que se usen, harán referencia a la esencia o a las personas. Así, cuando los utilizamos en género neutro de manera sustantivada (como atributo), estamos significando la esencia de la divinidad y, por lo tanto, nos encontramos ante unos nombres esenciales. Por esto mismo seguirán, como los términos vistos hasta el momento, la norma básica que obliga a predicar estos nombres en singular, ya se digan de una persona sola o de todas en conjunto. El único ejemplo que puede ofrecer Bartolomé es el siguiente: ‘Pater et Filius sunt unum’. Los géneros masculino y femenino se emplearán, por consiguiente, para hablar sobre las personas. De esta manera, la proposición ‘Pater et Filius sunt duo’ es verdadera solo si duo se toma en género masculino y se trata, pues, de un término personal. Si el mismo adjetivo se entiende en su género neutro, la proposición sería falsa, aclara el autor. El uso del género neutro queda reservado a la significación esencial, mientras que los géneros masculino y femenino se aplican a las personas. Esto no significa que el valor de la proposición resultante sea necesariamente verdadero, aunque se utilice en el género debido. Por ejemplo, según lo expuesto en este capítulo, entendemos que el adjetivo sustantivado ‘tres’ será esencial en su forma neutra (tria) y personal en su forma masculina o femenina (tres). Precisamente porque el género neutro del término indica que aquello a lo que se hace referencia es a la esencia divina, su predicación como atributo dará como resultado una proposición falsa, tanto si el sujeto es un término esencial como personal. Es decir, son falsas todas las proposiciones que siguen: ‘essentia est tria’, ‘Pater et Filius sunt tria’, ‘Pater, Filius et Spiritus Sanctus sunt tria’. El uso esencial del numeral es, por lo tanto, muy restrictivo, ya que debe cumplir las dos condiciones expuestas por el autor: encontrarse en género neutro y predicarse de todas las personas en número singular, de manera que solo podremos obtener proposiciones afirmativas en el caso del numeral unum. La situación es distinta cuando los adjetivos numerales no se sustantivan, como explica el autor a continuación. Cuando estos adjetivos actúan como tal, unidos a un sustantivo, conservan la naturaleza del sustantivo al cual acompañan. Los sustantivos no están sujetos al género para ser esenciales o personales, de manera que los numerales que los califican concertarán con el sustantivo en el género que corresponda. Aclara Bartolomé que este es el motivo por el cual es verdadera la proposición ‘Pater et Filius sunt unus Deus’, mientras que ‘Pater et Filius sunt unus’ es falsa. No le es necesario al autor una mayor explicación, pues la cuestión es fácilmente
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comprensible: en la primera oración, ‘unus’ acompaña al sustantivo esencial ‘Deus’, por lo que toma la naturaleza esencial del sustantivo, pese a no hallarse en género neutro. Por el contrario, en la segunda oración, ‘unus’ es un adjetivo sustantivado, de manera que solo podría constituir una proposición verdadera si se encontrara en género neutro. Con estas últimas indicaciones gramaticales, el autor se asegura de que el lector no pueda formular una expresión herética. La oración ‘Pater et Filius sunt unus’ es falsa porque, al hacer referencia el numeral a las personas y no a la esencia divina, niega la diferencia personal en la Trinidad. También la proposición ‘Pater et Filius sunt duo’ entraña un peligro doctrinal si no se aclara al lector en qué genero debe entender el numeral ‘duo’, ya que hacerlo de manera neutra implicaría duplicar la esencia divina. Nombres personales
Una vez finalizada la exposición de los nombres esenciales, el autor tratará brevemente sobre los nombres personales y los nocionales, dedicando un único capítulo del Liber de Deo a cada conjunto. Los nombres personales son abordados en el capítulo xiv. Bartolomé se limita a distinguir los modos que tienen estos términos de predicarse de las personas, según se digan de una sola, de dos de ellas o de las tres. Los dos últimos casos admiten aún otra distinción: la posibilidad de que un término se predique, por una parte, de un conjunto de personas –ya sean las tres personas o solo dos de ellas– y de cada una de ellas por separado o, por otra parte, únicamente predicarlo de las personas en conjunto, sin poder decirse de ellas lo mismo cuando se las considera de manera aislada. En primer lugar, hallamos los nombres personales que se predican de una persona solamente. Es el caso de los nombres ‘Padre’, ‘Hijo’ y ‘Espíritu Santo’, que son exclusivos de la persona correspondiente y no de las otras dos. La segunda modalidad abordada es la de ciertos nombres que se dicen de dos personas juntas y de cada una de ellas por separado. Es el caso del término ‘principio’, que puede predicarse tanto del Padre como del Hijo. Ambos son principio del Espíritu Santo, haciendo referencia aquí la palabra ‘principio’ a la noción de la común espiración. Es igualmente verdadero decir ‘Pater es principium Spiritus Sancti’ o ‘Filius es principium Spiritus Sancti’ que sostener ‘Pater et Filius sunt principium Spiritus Sancti’, de manera que se puede llamar ‘principium’ a dos personas de la Trinidad, tanto de manera conjunta como individual. Otros nombres se dicen de dos personas conjuntamente, pero no es posible predicarlos de cada una de ellas de manera aislada. El ejemplo de este tipo de nombres personales lo ha tratado el autor en el capítulo anterior, lo que ayuda a la correcta comprensión de la clasificación expuesta en este apartado: se trata del numeral masculino ‘duo’. Gracias a la exposición sobre los numerales, entendemos que este adjetivo, siempre que no se encuentre en género neutro, hace referencia a las personas, por lo que pertenece a la categoría de los términos personales. Recordemos que, de entenderlo en su forma neutra, estaríamos afirmando una duplicidad de la esencia divina, no de las personas.
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Los nombres personales también pueden predicarse de las tres personas en su conjunto. Se nos da el ejemplo del término ‘Trinidad’, cuya naturaleza es semejante a la del caso anterior, el numeral ‘duo’, ya que la Trinitas solo puede significar el conjunto de las tres personas, en ningún caso se predica de una de las personas de manera aislada o de dos de ellas en conjunto. Clarifica esto el autor recurriendo a un pasaje de las Etymologiae de Isidoro17, donde se afirma que la palabra ‘Trinitas’ tiene un significado similar a ‘unidad de tres’ (quasi trium unitas18). Con esta referencia, Bartolomé da a entender que este término se predica de manera similar al numeral masculino correspondiente a las tres personas: tres, con la diferencia de que ‘Trinitas’ incluye, en su significado, la unidad –esencial– de las tres personas, mientras que ‘tres’ solo hace referencia a las personas. Por último, el autor aborda los nombres que pueden decirse de cada una de las personas en singular y de todas juntas en plural. La diferencia respecto al primer grupo, el de los nombres que se predican de una sola persona, es que aquellos son exclusivos, de manera que no pueden predicarse de otra persona si no es la suya propia, ni de varias de ellas en conjunto. Estos últimos, sin embargo, se dicen de cualquiera de las personas indistintamente, como ocurre con ‘hipóstasis’ (ypostasis) o con el propio término ‘persona’ (persona). Bartolomé acaba este capítulo recordando que Pater enim et Filius et Spiritus Sanctus sunt tres ypostases seu persone et non una19. Entendemos que, tratándose de nombres que puramente expresan la distinción personal, deben decirse en plural cuando se predican de más de una persona. Nombres nocionales
El último capítulo de lo que hemos denominado la gramática teológica del Liber de Deo, el xv, está reservado a la exposición y clasificación de los nombres nocionales. Este capítulo completa una explicación que Bartolomé había iniciado capítulos atrás, en lo que distinguimos como primer subconjunto (capítulos i al v) dentro del bloque dedicado a la cuestión trinitaria en este libro. En el capítulo iv, Bartolomé abordó las nociones, detallando qué son, cuántas se distinguen y cómo se predican. Al final del capítulo, apuntó una cuestión doctrinal que no llegó a desarrollar: las nociones son la esencia divina, es decir, no son nada distinto a la propia divinidad, pero no se pueden predicar de ella, ya que las nociones entrañan distinción y, en la esencia, no se da tal distinción. Bartolomé no explica en aquel capítulo cómo pueden ser las nociones lo mismo que la esencia pero no predicarse de ella. Dentro de su gramática teológica, sin embargo, ofrece la clave para que el lector entienda la doctrina expuesta en el bloque anterior.
17 Trinitas appellata quod fiat totum unum ex quibusdam tribus, quasi Triunitas: Isidore de Séville, Étymologies. Livre vii, dieu, les anges, les saints, (ed.) J.-Y. Guillaumin y P. Monat, Paris, Les Belles Lettres, 2012, 4, 1, p. 55. 18 DPR, cap. xiv, l. 15-17, p. 75. 19 DPR, cap. xiv, l. 25-27, p. 75.
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Los términos nocionales se clasifican en dos conjuntos, según se trate de nombres abstractos o concretos. El primer grupo está formado por los nombres abstractos de las cinco nociones: innascibilitas, paternitas, nativitas, processibilitas y spirabilitas. Bajo esta forma abstracta, los términos nocionales sí pueden predicarse de la esencia divina, ya que, como sostenía Bartolomé en el capítulo iv, las nociones no son nada distinto a la esencia misma. En consecuencia, es verdadero decir ‘essentia est paternitas’, así como también es verdadera la proposición que resulta de intercambiar el sujeto y el atributo: ‘paternitas est essentia’. Igualmente, ‘essentia est innascibilitas’ e ‘innascibilitas est essentia’ serán proposiciones verdaderas, y de la misma manera ocurrirá con el resto de términos nocionales que se formulen de manera abstracta. Por otro lado, los nombres nocionales pueden expresarse de manera concreta, como innascibilis, generans, nascens, spirans, procedens. Dichos de esta manera concreta, nunca pueden predicarse de la esencia divina, únicamente de las personas. Repite Bartolomé un ejemplo que nos había dado anteriormente, cuando, en el capítulo séptimo, aseguraba que un nombre esencial abstracto unido a un verbo nocional o personal da como consecuencia una proposición falsa: así, la oración ‘essentia generat vel generatur’ es falsa20. Lo mismo sucede con todas las formulaciones posibles que expresen semejante idea, tales como ‘essentia est generans vel generata21’. Los términos nocionales que aborda la enciclopedia hacen referencia a la procesión ad intra de las personas divinas. Como el propio autor explica en el capítulo iv, las nociones dan cuenta de la relación entre las personas, siendo esto lo que verdaderamente las constituye como diferentes personas, ya que, fuera de la diferencia de procedencia, son lo mismo: la única y simple esencia divina. Si las nociones dicen qué son las personas mediante sus relaciones, estas se dan entre las personas, no entre la esencia y las personas. No podremos decir, por lo tanto, ‘la esencia engendra al Hijo’, porque ‘generans’ es una noción que expresa la relación entre el Padre y el Hijo: el Padre es Padre porque eternamente engendra al Hijo22. Engendra, pues, el Padre, no la esencia. Sin embargo, para garantizar la unidad divina, las nociones no pueden ser nada distinto a la naturaleza, sustancia o esencia simple y única de Dios. De ahí que los mismos términos, tomados en su forma abstracta, sean la esencia divina. Es correcto decir ‘la paternidad es la esencia’, ya que lo contrario nos obligaría a concluir que la noción ‘paternidad’ es algo distinto a la esencia y, por lo tanto, atribuiríamos multiplicidad a Dios. Sin embargo, ‘la esencia engendra’ es una formulación errónea, tomando la proposición un valor lógico falso al expresarse la noción de manera concreta. Es el Padre el que engendra al Hijo, quien, a su vez, es eternamente naciente del Padre, relación que los define y constituye como personas diferentes en la Trinidad. Reprendiendo el texto de la enciclopedia, observamos que Bartolomé enumera a continuación los distintos modos en los que los términos nocionales pueden ser
20 DPR, col. vii, l. 10-14, p. 72. 21 DPR, col. xv, l. 12, p. 75. 22 Cf. DPR, col. i, l. 6-9, p. 69.
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predicados de las personas, de manera similar a la clasificación que realizó en el capítulo anterior con los nombres personales. Los nombres nocionales concretos pueden ser predicados de una única persona, de dos o de todas ellas. El primer tipo demanda exclusividad, como ocurría con los nombres personales dichos de una única persona. ‘Generans’ es un término que solo puede predicarse del Padre; ‘genitus vel nascens’ solo se dice del Hijo; ‘procedens’, por último, se predica únicamente del Espíritu Santo23. Continúa Bartolomé explicando que los nombres nocionales concretos también pueden predicarse de dos personas divinas. Este es el caso de la noción communis spiratio, expresada con el término nocional concreto ‘spirans’. La espiración es una noción compartida por el Padre y el Hijo, ya que ambos espiran al Espíritu Santo. En último lugar, ciertos nombres nocionales pueden predicarse de cada una de las personas de manera indiferente. Bartolomé nos ofrece un único ejemplo: ‘distinctus’. Asegura que dicho término conviene a todas las personas porque podemos decir que cada una de ellas es distinta a las otras, sin importar cuál haga la función de sujeto (Pater enim est distinctus ab aliis personis, similiter Filius et Spiritus Sanctus24). Acaba aquí el autor el decimoquinto capítulo, cerrando así la exposición trinitaria del Liber de Deo.
Explicar la trinidad mediante su formulación: La expresión trinitaria como complemento doctrinal A lo largo de los diez capítulos del primer libro del De proprietatibus rerum trabajados aquí (del vi al xv), localizamos unas indicaciones gramaticales y lógicas que conforman lo que podemos llamar una escueta gramática teológica. Si aunamos en un único esquema la información que Bartolomé expone en este apartado de la obra, obtendríamos como resultado un mapa conceptual que se superpone, repitiendo el mismo esquema, a la organización básica del contenido de los cinco primeros capítulos. Recordemos que el autor señalaba en el capítulo tercero que todo lo que es en Dios o es dicho de Él únicamente puede tratarse de su esencia, las personas o las nociones (notandum est iuxta sanctorum traditionem quod quicquid in Deo est aut de Deo dicitur, aut est essentia aut notio aut persona25). Así, esta clasificación general ordenaba la doctrina que había desplegado en los dos primeros capítulos y, asimismo, debía servir como guía para los siguientes. Toda la información extraída de los cinco primeros capítulos se puede establecer según esta clasificación, ya que el objetivo de Bartolomé es exponer de manera concisa el significado y la relación que guardan la esencia, las personas y las nociones en el seno divino. En los siguientes capítulos, los que hemos desarrollado aquí, vuelve a abordarse la misma temática, pero esta vez haciendo hincapié en cómo debe expresarse la divinidad. Indica el autor cuál
23 DPR, col. xv, l. 14-15, p. 76. 24 DPR, col. xv, l. 18-20, p. 76. 25 DPR, col. iii, l. 3-6, p. 70.
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es la correcta formulación trinitaria, cosa que ayuda a comprender la doctrina que se presentó anteriormente en el libro: cuidando ciertas normas gramaticales, la enunciación de la esencia, las personas y las nociones constituye en sí misma una vía de conocimiento y explicación de la realidad divina apropiada al público de la enciclopedia. La inclusión de un libro específico sobre Dios en un trabajo enciclopédico no es una novedad en el género, así como tampoco abordar ciertas cuestiones trinitarias que vemos desarrolladas en el De proprietatibus rerum, principalmente en torno a la unidad esencial y la distinción personal, es decir, a la conciliación de la unitrinidad divina. La innovación de la obra, sobre todo respecto a las restantes enciclopedias del siglo xiii, es que el autor escoge el lenguaje y la teoría de los nombres divinos como método de exposición de la realidad trinitaria. Bartolomé, en primer lugar, enuncia la doctrina, tal y como la podemos encontrar expuesta en un texto del calibre de una decretal. Una vez ha recogido los principios básicos del dogma trinitario, lo explica y lo matiza a través de su gramática teológica. La esencia divina es incomprensible en su totalidad para las criaturas. Pese a que la inteligencia humana, dada su naturaleza, no pueda inquirir con éxito qué es Dios, hablamos sobre Él e intentamos expresar su realidad, ya que puede concederse –sostendrá Bartolomé– algún tipo de conocimiento de la divinidad debido a su condición de causa y principio de todas las cosas, lo que en ocasiones nos lleva a describirlo afirmativamente y, en otras ocasiones, por privación26. Debido a esto, su estudio pertenece, en buena medida, a la dimensión del lenguaje y de la propia razón humana, que, por la limitación de su naturaleza, no podrá pensar la divinidad de manera acorde a la perfección de su realidad. La razón y el lenguaje humanos, incapaces de comprender o hablar de Dios con propiedad, se enfrentan a su estudio con dos recursos: la información que se puede extraer partiendo del mundo de la creación, del que Dios es causa y principio, y la información proporcionada por la revelación, a partir de las Escrituras. Bartolomé no hace uso de citas bíblicas, pero ciertos puntos de su gramática teológica se relacionan con estas referencias, como es el caso de su matización sobre la expresión ‘la esencia está junto a la esencia’ (essentia est apud essentiam), en el capítulo vii. Dicha expresión debe abordarse solo porque el texto bíblico lo hace necesario, al afirmar que Verbum erat apud Deum ( Juan 1.1). Las enunciaciones bíblicas llevan a los autores de las summae de estos siglos a matizar el sentido de las proposiciones y a precisar cómo debemos interpretar en cada pasaje la terminología, ya que un mismo nombre en ocasiones se emplea con diferentes significados. A la manera de las summae y las quaestiones disputatae de su tiempo, el estudio sobre Dios de Bartolomé incluye una clasificación de los nombres y una reflexión sobre la validez lógica de ciertas proposiciones que podrían atribuirse a la divinidad. Nuestra enciclopedia, sin embargo, presenta importantes diferencias
26 Ver DPR, cap. v.
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respecto a dichos géneros: no sigue el estilo dialéctico característico de estos textos27, no se adentra en elucidaciones filosóficas, omite cualquier referencia al origen o la implicación de ciertas expresiones y no recurre a la cita de autoridades. Bartolomé es conciso y expone el contenido de manera sintética, sin desarrollar la problemática que acompaña a la doctrina. Podemos afirmar que Bartolomé abarca una temática amplia en su Liber de Deo, señalando varios puntos que están enlazados con cuestiones filosóficas y teológicas que el autor tiende a eludir. Al Inglés le interesa únicamente aclarar los principios básicos de la doctrina trinitaria de manera simple; aquellos que podrían entrañar una mayor dificultad, sin embargo, no los trata explícitamente. En estos capítulos, la enciclopedia tiene como objetivo asegurar que los lectores no van a expresar incorrectamente la Trinidad, alejándolos de formulaciones heréticas. La clasificación de los nombres que aquí hallamos simplifica al máximo los puntos tratados, omite explicaciones que serían pertinentes y elude ciertos temas que deberían incluirse en una reflexión sobre los nombres divinos, quizás por ahorrar complejidad al texto. En conclusión, el conjunto de indicaciones gramaticales para referirse a la divinidad que hallamos en el Liber de Deo está directamente relacionado con los primeros capítulos del libro, donde se exponen los puntos básicos de la doctrina trinitaria. En todo este bloque temático (los quince primeros capítulos), Bartolomé explica de manera complementaria la realidad unitrina: en el primer subapartado, lo hace teniendo en cuenta aspectos epistemológicos y ontológicos, mientras que, en el segundo subapartado, se especifican las características gramaticales de los términos divinos (el número, el género y la categoría), ya que de ellas se deriva un valor lógico, es decir, si la proposición predicada de la divinidad es verdadera o falsa. El análisis del primer libro nos lleva a afirmar, por lo tanto, que Bartolomé el Inglés expone la Trinidad haciendo referencia a cómo hablamos de ella, a cómo la describimos. La doctrina dogmática trinitaria se explica y se comprende mejor, de manera más afín a los objetivos didácticos de la enciclopedia, a través de una reflexión sobre su propia formulación, cosa que el autor desarrolla en lo que puede considerarse una gramática teológica dentro de su Liber de Deo.
27 Tanto las summae como las quaestiones disputatae suponen grandes esfuerzos de recopilación, exposición, comentario y resolución de las opiniones contradictorias (reales o aparentes) de las autoridades medievales en torno a un tema polémico, generalmente originado en la interpretación de los textos bíblicos o patrísticos. Estas obras son eminentemente dialécticas: se presentan las cuestiones a debatir, se exponen los argumentos a favor que parecen seguirse de ciertos fragmentos de las autoridades, se indican los argumentos en contra, también a través de la cita y explicación de las autoridades, se presenta la solución al problema y se da respuesta a los argumentos contrarios a la doctrina que el autor concede como acertada. A este respecto, ver: L. A. Schökel, Hermenéutica Bíblica, Madrid, Ediciones Cristiandad, 1986, p. 23-24; W. Kern y F.-J. Niemann, El conocimiento teológico, Barcelona, Herder, 1984.
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Florence ninitte
Enjeux d’un transfert formulaire Du débat islamo-chrétien d’al-Hāšimī et d’al-Kindī à l’encyclopédie Speculum historiale de Vincent de Beauvais*
This paper deals with the formal influence of the Risālat al-Kindī, a dialogue between a Muslim and a Christian written in Arabic in the ninth century, on Vincent of Beauvais’s encyclopaedia, the Speculum historiale. I first examine the constitutive elements of the genre of the Risāla, and then focuses on how far Vincent of Beauvais incorporated these elements in his encyclopaedia. This process of genre transferring left traces on form and content both, creating interferences with the meaning of the encyclopaedic text. The French translation made by Jean of Vignay gives us some indication as to the reception of the Latin text, and is also briefly presented here lastly, within a formal perspective.
T
Dans son Libellus apologeticus, Vincent de Beauvais ne se présente pas comme l’auteur du Speculum maius, mais comme son architecte. La notion d’auteur renvoie plutôt à une instance collective qui désigne ceux qui rédigèrent les sources qui composent le Speculum1. La voix d’Aristote cohabite avec celle de Jacques de Vitry, celle du Père de l’Église avec celle du philosophe païen, et cela peut même être le cas au sein de la même source, comme nous le verrons ci-dessous à propos des chapitres consacrés à l’Islam. Il semble donc logique que Vincent de Beauvais n’intervienne
* Cette recherche prend place dans un projet de plus grande envergure, lancé à l’Université catholique de Louvain entre 2012 et 2017 et intitulé « Speculum Arabicum : Objectifying the contribution of the ArabMuslim world to the history of sciences and ideas : the sources and resources of medieval encyclopaedism ». La présente communication fait écho à notre recherche doctorale sur l’image du prophète Muḥammad et de l’Islam dans la littérature française à partir de la traduction française du Speculum historiale de Vincent de Beauvais par Jean de Vignay en 1330. Au sein de cette communication, nous présentons les premiers résultats de l’analyse formelle et stylistique du Speculum historiale/Miroir historial. 1 « [C]um hoc ipsum opus utique meum simpliciter non sit, sed illorum potius ex quorum dictis fere totum illud contexui, nam ex meo pauca vel quasi nulla ; ipsorum igitur est auctoritate, nostrum autem sola partium ordinatione » : S. Lusignan, Préface au Speculum maius de Vincent de Beauvais : réfraction et diffraction, Montréal-Paris, Bellarmin-Vrin, 1979, p. 119. Florence Ninitte • Université catholique de Louvain La Formule au Moyen Âge, éd. par Olivier Simonin et Caroline De Barrau, Turnhout, 2021 (Atelier de Recherche sur les Textes Médiévaux, 28), p. 69-83 © FHG10.1484/M.ARTEM-EB.5.120276
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pas dans ces textes, dont l’autorité découle partiellement de leur forme originale2. Toutefois, la présence et l’influence du compilateur s’avèrent bien plus importantes qu’il ne le concède3. Que ses interventions soient fléchées par le terme « Actor » ou non, il sélectionne, coupe, augmente ou réorganise ses sources pour leur conférer un nouveau sens et une nouvelle finalité, ceux du Speculum. C’est selon ce même modus operandi qu’il constitue, au sein du troisième volet de son encyclopédie4, la section de vingt-neuf chapitres consacrée à l’Islam5, pour laquelle il reprend trois sources : l’Historia ecclesiastica d’Hugues de Fleury , le mystérieux Libellus de Partibus Transmarinis de Machometi Fallaciis et l’Apologie d’al-Kindī, ou Risālat al-Kindī, dialogue supposé entre un musulman, al-Hāšimī, et un chrétien, al-Kindī6. L’importance de cette dernière source est de taille, puisque Vincent de Beauvais ne se sert d’Hugues de Fleury et du Libellus que pour les deux premiers chapitres, tandis que les vingt-sept suivants dépendent directement de la Risāla. Cependant, le portrait qu’il dresse de l’Islam et de son prophète présente quelque étrange particularité, que Marie-Thérèse d’Alverny avait déjà soulignée en 1948 : L’on connaît les procédés du bon Vincent de Beauvais, ancêtre vénérable des Encyclopédistes… avec une patience méritoire, il a choisi, parmi les textes qu’il avait pu connaître […], ce qui lui paraissait propre à éduquer son public. C’est ainsi qu’il a extrait de l’Apologie, dont il reconnaît parfaitement l’intérêt, une vie de Mahomet, une histoire du Coran et une description des croyances de l’Islam, empruntant les premières à la lettre du chrétien, et la dernière à la lettre du Sarrazin, ce qui donne un ton d’objectivité sympathique assez imprévu à la fin
2 « Garantir l’autorité exige l’assurance de l’authenticité des citations » : S. Lusignan et M. Paulmier-Foucart, « Vincent de Beauvais et l’histoire du Speculum Maius », Journal des Savants, 1-2 (vol. 1), 1990, p. 97-214, p. 102. 3 Pour plus d’informations sur la place du compilateur, consulter : M. Paulmier-Foucart, « Une des tâches de l’encyclopédiste : intituler. Les titres des chapitres du Speculum Naturale de Vincent de Beauvais », in M. Picone (éd.), L’enciclopedismo medievale, Ravenna, Longo, 1994, p. 147-162 ; M. Paulmier-Foucart, « Les passages Actor dans le Speculum Maius : essai de typologie », in L’entreprise encyclopédique, J. Bouffartigue et Fr. Mélonio (éd.), Nanterre, Centre des Sciences de la littérature, Université Paris X, 1997, (Littérales 21) p. 207-219. 4 À savoir le Speculum historiale, troisième et dernier volet du Speculum maius (1240-1260), composé du Speculum naturale, du Speculum doctrinale et du Speculum historiale. 5 Speculum historiale, XXIV, 39-67. Nous utilisons ici la transcription du manuscrit Douai, BM 797, accomplie par l’Atelier Vincent de Beauvais : Vincent de Beauvais, Speculum historiale, Atelier Vincent de Beauvais, disponible sur (consulté le 17 juin 2018). 6 Sous forme de deux épîtres échangées et lues à la cour du Calife al-Maʾmūn (813-833). Pour plus de détails à propos de la controverse au sujet de l’authenticité de cet échange et un état de la question, lire : G. Tartar, « L’authenticité des épîtres d’al-Hâshimî et d’al-Kindî », in S. Khalil Samir (éd.), Actes du Ier Congrès international d’études arabes chrétiennes (Goslar, septembre 1980), Rome, Pontificio Institutum Studiorum Orientalium, 1982, (Orientalia Christiana Analecta), p. 207-221 ; S. Khalil Samir, « La version latine de l’Apologie d’al-Kindī (vers 830 ap. J.-C.) et son original arabe », in M. Penelas, C. Aillet et Ph. Roisse (éd.), ¿Existe una identidad mozárabe ? Historia, lengua y cultura de los cristianos de al-Andalus (siglos IX-XII), 2008, p. 33-82 ; A. Abel, « L’apologie d’al-Kindī et sa place dans la polémique islamo-chrétienne », in Atti del convegno internazionale sul tema : l’Oriente cristiano nella storia della civiltà. Roma 21 marzo-3 aprile 1963, Firenze 4 aprile 1963, Rome, Accademia Nazionale dei Lincei, 1964, p. 501-523.
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du texte. Il a même fidèlement transcrit, sans s’en rendre compte évidemment, une phrase hostile aux chrétiens : « Infideles qui participes faciunt Deo et pares illi attribuunt »7. Cette remarque de M.-Th. d’Alverny, portant sur une section précise de l’historiale8, soulève quelques questionnements. Tout d’abord, elle souligne le « ton d’objectivité sympathique assez imprévu ». Qu’est ce qui provoque ce ton ? Et en quoi est-il imprévu ? Le travail de reprise du discours d’autrui ne manque pas de laisser des traces, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’un dialogue dont les répliques ont été inversées. Ces indices se marquent aussi bien au niveau formel que dans le fond du message. C’est pourquoi nous nous interrogerons sur les spécificités du dialogue arabe, mais aussi sur le travail accompli par Vincent de Beauvais et sur les possibilités du genre encyclopédique. Ensuite, était-il évident pour un lecteur médiéval de le comprendre ? Il ne faut pas perdre de vue que M.-Th. d’Alverny est une lectrice moderne, islamologue spécialiste de surcroît, et il est donc plus aisé pour elle de discerner la parole du musulman de celle du chrétien grâce à sa connaissance du texte arabe – comprenant de nombreuses formules d’adresse, des formules liées au genre ou aux méthodes de citation, ou des formules appartenant au discours théologique. Il faut alors se souvenir du public du Speculum historiale, très large au vu du succès de l’œuvre9, n’ayant de l’Islam qu’une connaissance limitée. Dès lors, la qualité, l’autorité et l’authenticité de la source – ainsi que la façon dont le compilateur l’exploite – peuvent avoir un impact plus ou moins grand sur la réception du texte auprès d’un public néophyte. Ce qui nous amène à considérer le cas d’un lecteur très particulier, Jean de Vignay, traducteur du Speculum historiale en français dans les années 1330. Sa traduction et les transformations qu’elle engendre constituent un témoin capital de la réception du texte latin. Enfin, revenons sur l’« objectivité sympathique », notion qui s’avère délicate si nous pensons à la date de rédaction de l’historiale, qui se situe dans un siècle agité par l’esprit de croisade, ou à la source principalement utilisée par Vincent de Beauvais qui est une disputation religieuse. L’objectivité dans un tel domaine est difficile à concevoir. Dès lors, est-il possible pour le travail de Vincent de Beauvais de porter un tel fruit ? Peut-il présenter un portrait plus « neutre » de l’Islam auprès des lecteurs du Speculum ? Afin d’apporter une réponse à ces questions, nous organiserons notre réflexion en trois points. Les deux premiers se proposent de retracer le voyage du texte arabe jusqu’à son arrivée dans les mains de Vincent de Beauvais. Tout d’abord, nous isolerons les caractéristiques constitutives du genre de la Risāla. Nous déterminerons ensuite
7 M.-Th. d’Alverny, « Deux traductions latines du Coran au Moyen Âge », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 16 (1948), p. 69-131, p. 97. 8 À savoir les chapitres 64 à 67, qui seront au cœur de cette étude. 9 Le Speculum historiale est souvent considéré comme un « best-seller » médiéval : M.-C. Duchenne, G. G. Guzman et J. B. Voorbij, « Une liste des manuscrits du Speculum historiale de Vincent de Beauvais », in Scriptorium, 41 (1987), p. 286-294 ; E. Platti, « L’image de l’Islam chez le Dominicain Vincent de Beauvais », MIDEO Mélanges, 25-26 (2004), Louvain, Editions Peeters, p. 65-140, p. 66.
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le degré de leur survivance dans le travail accompli par Vincent de Beauvais, afin de voir en quoi a consisté sa compilation et de mesurer la rémanence du texte arabe lors de son transfert dans le dispositif encyclopédique, à partir du chapitre où s’opère la transition entre le discours du chrétien et celui du musulman10. Dans le troisième et dernier point, nous nous pencherons sur la traduction de Jean de Vignay, via un extrait représentatif de ce chapitre, où il sera question de relever les transformations textuelles et de voir ce que cela peut nous apprendre sur le sens et la réception non seulement de ce passage, mais également de la section consacrée à l’Islam et à Muḥammad.
Genre et caractéristiques de la Risāla À la fin du chapitre 40, Vincent de Beauvais introduit la Risāla, source exclusive des vingt-sept chapitres qui suivent, en mettant en exergue les caractéristiques du texte original qui filtreront jusque dans l’encyclopédie : Hic enim pauca libet inserere de libello disputationis cuiusdam Sarraceni et cuiusdam christiani de Arabia super lege Sarracenorum et fide christianorum inter se. Qui ambo probati philosophi et in secta sua perfecti, Emithelmomini regi Sarracenorum erant familiares ac noti, sibique invicem amici karissimi. Hunc autem librum fecit dominus Petrus abbas cluignacensis de arabico in latinum transferri a magistro Petro toletano iuvante Petro monacho scriptore, […]. En reprenant l’extrait latin cité, il est possible de repérer, en filigrane, un certain nombre de caractéristiques et de motifs topiques qui ont une origine plus lointaine et qui méritent d’être détaillés. Le texte arabe est présenté comme une disputation – de libello disputationis – qui tient en deux répliques, l’une étant une invitation à se convertir à l’Islam, l’autre une réfutation méthodique de l’invitation portant sur le prophète Muḥammad et sa loi, se refermant par une apologie du christianisme. Cette multiplicité rend difficile l’application d’une étiquette générique précise11 : en contenant l’apologie, l’invitation, la défense et l’attaque, la Risāla se place comme un exemple isolé parmi les productions apologétique et polémique12. Nous préférons
10 À savoir le point de jonction entre les deux voix du dialogue en attaque du chapitre 64. Ce mélange s’étend jusqu’au chapitre 67 et couvre la description de quelques piliers de l’Islam (cf. la traduction de Jean de Vignay), ainsi que du paradis et de l’enfer. 11 En ce qui concerne le genre de la Risāla, nous trouvons diverses interprétations. Par exemple, G. Tartar (art. cit.) et F. G. Muñoz (dans son édition : Exposición y refutación del Islam. La versión latina de las epístolas de al-Hāšimī y al-Kindī, Coruña, Université de Coruña, 2005) discutent du nom donné génériquement à l’œuvre, la Risālat al-Kindī, en insistant sur l’inadéquation de ce dernier. Ils proposent deux nouveaux titres : d’un côté, le « Dialogue islamo-chrétien à la cour du Calife al-Maʾmūn » et de l’autre « Exposicion y refutación del Islam ». Ces considérations sont aussi présentes chez : Muḥammad Al-Bakri, « Risālat al-Hāšimī ilā l-Kindī, wa-radd al-Kindī ʿalay-hā », Bulletin of the Faculty of Arts, Fouad I University of Cairo, 9 (mai 1947), p. 29-49. F. G. Muñoz et M. al-Bakri vont plus loin que G. Tartar et jugent pertinent de diviser le texte en deux sections : « Exposición y refutación » et « risāla wa-radd » (le terme risāla signifie « lettre, épître », tandis que radd désigne à la fois « la réponse » et « la réfutation »). 12 In S. Khalil Samir, art. cit., p. 40.
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adopter la dénomination proposée par M.-Th. d’Alverny, à savoir le majlis, c’est-à-dire une « séance devant un souverain, […] rédigée sous forme de lettres contradictoires échangées par un musulman et un chrétien13. » Ensuite, ces lettres reposent sur une structure logique précise14, malgré la disproportion entre les deux épîtres, puisque celle d’al-Hāšimī ne représente que 13% du texte total15. Cela n’empêche pas les deux épîtres de partager une structure symétrique précise et rigoureuse. En premier lieu, le discours d’al-Hāšimī est divisible en quatre sections : a) Formules d’usage/d’introduction b) Différences entre Islam et christianisme, visant à montrer la supériorité de la première religion sur la deuxième c) Invitations à : i. reconnaître l’apostolat de Muḥammad ii. reconnaître le Qur’ān iii. appliquer les lois et rituels de l’Islam d) Formules de clôture et invitation à fournir une réponse en toute liberté Vient ensuite la réplique d’al-Kindī, qui adopte scrupuleusement l’ordre de l’invitation d’al-Hāšimī, avant de présenter une apologie du christianisme : a) Formules d’usage/d’introduction b) Réponse aux différences soulignées entre les deux religions, « Théodicée »16 c) Réfutation des invitations, avec réflexion critique sur : i. la figure de Muḥammad, « conquérant ou prophète ? » ii. l’historique du Qur’ān iii. les rituels de l’Islam d) Apologie du christianisme e) Formules de clôture D’un point de vue structurel, le rôle de la formule est d’entrée de jeu évident. Tout texte arabe est habituellement encadré par des formules d’ouverture et de clôture, qui varient selon la confession de l’auteur. Par exemple, l’épître du musulman s’ouvre sur la basmala et se conclut par « la paix et la miséricorde de Dieu te soient
13 M.-Th. d’Alverny, « La connaissance de l’Islam en Occident du ixe au milieu du xiie siècle », in L’occidente e l’Islam nell’ alto Medioevo (Settimane di studio del Centro Italiano di studi sull’ alto medioevo XII, Spoleto, 2-8 aprile 1964), Spoleto, Centro italiano di studi sull’ alto Medioevo, 1965, p. 577-602, p. 593. 14 Pour la logique interne des deux épîtres, nous reprenons la division et le chapitrage présentés par G. Tartar dans sa thèse de doctorat, qui nous semblent toujours pertinents. G. Tartar, Dialogue islamo-chrétien sous le calife Al-Maʾmûn (813-834) [Texte imprimé] : les épîtres d’al-Hashimî et d’al-Kindî, thèse sous la direction d’E. Jacob, Strasbourg, Faculté de Théologie Protestante, 1977. 15 Cette estimation est produite au départ de l’édition d’A. Tien, réalisée en 1885 (A. Tien, Risālat ʿAbdallāh Ibn Ismaʿīl al-Hāshimī ilā ʿAbd al-Masīḥ Ibn Isḥāq al-Kindī, Londres, 1885.), où le texte est présenté sans chapitre ni paragraphe. La lettre du chrétien contient, quant à elle, 4406 lignes, soit 87% du total. 16 G. Tartar, Dialogue islamo-chrétien sous le calife al-Maʾmūn (813-834). Les épîtres d’Al-Hashimī et d’AlKindī, Paris, Nouvelles éditions latines, 1985, p. 26. Nous reprenons ici le titre de la section délimitée par G. Tartar dans son édition.
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accordées !17 ». Nous pouvons approfondir l’analyse de cet usage structurant de la formule, dans la mesure où ces deux épîtres se répondent sur leur fond, mais également au niveau formel, au moyen de reprises formulaires précises et régulières. Nous pourrions parler de « style formulaire » appliqué au majlis. Bruno Paoli définit le style formulaire, dans le cas de la poésie arabe, comme suit : il s’agit de « l’emploi récurrent, par l’ensemble des poètes d’une même tradition, de formules stéréotypées s’adaptant à tel ou tel contexte métrique particulier18 ». Définition qui peut être étoffée grâce à ce passage de Paul Zumthor19 : Plutôt que comme un type d’organisation, [le style formulaire] peut être décrit comme une stratégie discursive et intertextuelle : le style formulaire enchâsse dans le discours, au fur et à mesure de son déroulement, et intègre en les y fonctionnalisant, des fragments rythmiques et linguistiques empruntés à d’autres énoncés préexistants, […], et renvoyant l’auditeur à un univers sémantique qui lui est familier. Si ces définitions ne s’appliquent qu’au domaine de la poésie orale, nous pouvons malgré tout y trouver quelques éléments pertinents à notre description. Ces deux épîtres étant destinées à être lues devant le Calife20, les reprises formulaires endosseraient dès lors le rôle de marqueurs séquentiels au niveau macro- et micro-structurel. Par exemple, dans la section qui nous intéresse, chaque paragraphe de l’invitation du musulman commence par wa-ad‘ū-ka ilā, « je t’invite à », et trouve sa correspondance chez le chrétien avec wa-ammā da‘wā-ka iyyāya ilā, « en ce qui concerne ton invitation à ». La structure se voit également reflétée dans la reprise d’autres types de formules, appartenant au discours religieux ou ayant une fonction discursive spécifique, comme nous le verrons ci-dessous. Sarraceni et Christiani de Arabia, Emithelmomini regi erant familiares ac noti
Cette mention nous fait remonter jusqu’au premier siècle ʿAbbaside, « époque durant laquelle les premières apologies chrétiennes en syriaque et en arabe apparaissent, en réponse aux revendications religieuses de l’Islam21. » Parmi ces premières apologies, l’on retrouve de grands noms comme Théodore Abū Qurra ou ʿAmmar al-Baṣrī22. Mais la plus célèbre reste néanmoins celle d’al-Kindī, bien que cette
17 G. Tartar, op. cit., p. 111. En arabe : Wa-al-salām ‘alayka wa-raḥmat Allāh wa-barakāti-hi. 18 B. Paoli, « Yāʿayni ! Remarques sur le style formulaire des élégies funèbres d’al-Ḫansāʾ, poétesse arabe ancienne », [non publié], p. 3. 19 P. Zumthor, Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil, 1982, p. 116. 20 G. Tartar, op. cit., p. 283. 21 Notre traduction de « The first Abbasid century was the period of time during which the first Christian apologies in Syriac and Arabic appeared, in response to the religious claims of Islam » : S. H. Griffith, « The Prophet Muḥammad, his Scripture and his Message according to the Christian Apologies in Arabic and Syriac from the first Abbasid Century », in T. Fahd (éd.), La vie du prophète Mahomet. Colloque de Strasbourg, octobre 1980. Paris, Presses Universitaires de France, 1983, p. 99-146, p. 99. 22 Ibid., p. 103.
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dernière demeure, contrairement aux autres textes polémiques précités, d’origine incertaine et l’ouvrage d’une main anonyme, puisque les deux noms des auteurs sont considérés comme des personae littéraires23. Cependant, si son authenticité et sa datation continuent de diviser les érudits, son contenu riche et bien informé fait l’unanimité. Sidney Griffith, par exemple, avait déjà souligné cette particularité de la Risāla, expliquant que ce texte semblait être le seul possédant une biographie de Muḥammad très détaillée, alors que les autres textes témoignent d’une tendance au débat plus théocentrique24. Qui ambo probati philosophi et in secta sua perfecti
Le compilateur insiste effectivement sur les compétences et l’autorité des interlocuteurs : ils sont deux philosophes spécialistes éprouvés qui maîtrisent parfaitement leur sujet et leurs arguments. La qualité de ces derniers éléments découle directement des matériaux utilisés par al-Hāšimī et al-Kindī, qui ne sont nuls autres que le Qurʾān et la Bible, ainsi que la tradition musulmane et autres biographies autorisées relative au prophète25. Cela constitue un cas très particulier au sein des apologies syriaques et arabes, qui n’ont habituellement pas recours à autant de documentation. Une utilisation aussi riche et régulière de sources religieuses entraîne son cortège de formules. L’un et l’autre citent fréquemment des paroles et textes musulmans et chrétiens, à des fins illustratives et argumentatives. Dans la littérature arabe, lorsqu’une de ces autorités est invoquée, il est coutume de lui adjoindre une formule d’eulogie à valeur soit épithétique, soit performative (dont le but premier est d’attirer sur la personne mentionnée la faveur de Dieu). Les plus répandues sont les formules d’eulogie épithétiques qui accompagnent la mention d’Allah, qualifié, par exemple, de ta’allā ou de ʿazza wa jalla26. Cela implique également l’utilisation, au sein du discours, de formules au sens où Alice Krieg-Planque l’entend : « un ensemble de formulations qui, du fait de leurs emplois à un moment donné et dans un espace public donné, cristallisent des enjeux politiques et sociaux que ces expressions contribuent dans le même temps à construire27 ». Appliquer cette définition à la Risāla – et par extension
23 S. H. Griffith, art. cit., p. 108 ; J. Tolan, Les Sarrasins. L’Islam dans l’imagination européenne au Moyen Âge, trad. fr. P.-E. Dauzat, Paris, Aubier, 2003, p. 232. En effet, ʿAbdallāh Ibn Ismaʿīl al-Hāšimī signifie le Serviteur de Dieu (Allah) fils d’Ismaël le Hashimite (issu de la tribu de Muḥammad) et ʿAbd al-Masīḥ Ibn Isḥāq al-Kindī le Serviteur du Messie fils d’Isaac le Kindite (issu d’une des tribus chrétiennes majeures de l’époque). 24 S. H. Griffith, art. cit., p. 132 ; M.-Th. d’Alverny considère le travail apologétique comme « le plus complet et le mieux informé des traités apologétiques en langue arabe » : M.-Th. d’Alverny, « La connaissance de l’Islam en Occident », art. cit., p. 593. 25 S. Khalil Samir, art. cit., p. 75. Il décrit la biographie comme « [p]artiale, mais pas fausse ». 26 Quatre catégories de formules d’eulogie sont fréquentes. Tout d’abord, nous trouvons celle qui concerne Dieu. La seconde est relative à Muḥammad. Une troisième s’adresse aux compagnons de Muḥammad, dont la mention est régulièrement suivie par raḍī allāh ʿanhu, « que Dieu soit satisfait de lui ». La dernière, dans une moindre mesure, reprend les formules adressées à son interlocuteur. 27 A. Krieg-Planque, La notion de « formule » en analyse du discours. Cadre théorique et méthodologique, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2009, p. 7.
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à l’encyclopédie – serait anachronique, aussi faut-il l’adapter au contexte du discours interreligieux au Moyen-Âge : entendons des formules qui cristallisent des enjeux religieux, partagées par un groupe savant à un moment donné et qui construisent la tension polémique en fonction de leurs usages. Nous retrouvons comme exemple courant les formules faisant référence à des concepts ou lieux religieux définis, comme « la maison sacrée de Dieu »28, ou au messager et à son message : rabbī, « mon maître », ou al-kitāb, « le Livre », dans la bouche d’al-Hāšimī, formulations subverties par al-Kindī, qui les charge d’une ironie et d’une portée polémique lourde en les transformant en ṣaḥib-ka, « ton compagnon » et en kitab-hu, « son livre ». [S]ibique invicem amici karissimi
Une dernière particularité notable réside dans le ton contrasté des deux épîtres, partiellement engendré par la raison qui a poussé al-Hāšimī et al-Kindī à en entamer la rédaction. En effet, la controverse islamo-chrétienne demeure souvent dans le rayon du règlement de compte, dont le « vocabulaire militaire ou duelliste » employé est « hautement significatif29 ». Dans la plupart des textes de ce genre, la réfutation pure est le seul but recherché alors que ce n’est pas le cas ici. La genèse de cet échange repose au contraire dans l’amitié et l’affection sincères qu’éprouve le musulman envers son correspondant chrétien. Ces bons sentiments l’entraînent dans « la démarche du bon conseil », la naṣīḥa, qui, comme le rappelle Paul Nwyia, « est une des composantes du credo musulman (ʿaqīda) : elle est un devoir religieux qui impose à tout croyant de conseiller en bien son frère musulman30. » Voici la raison invoquée par al-Hāšimī : Ce qui me pousse et m’incite à t’écrire, c’est l’affection que j’ai pour toi, puisque mon maître et mon Prophète Muhammad – La grâce et la paix soient sur lui ! – déclarait : « L’amour du prochain, c’est la religion et la foi. » […] Je ne veux discuter avec toi qu’en des termes bons, agréables et doux, dans l’espoir d’éveiller ton attention et de te voir revenir dans la vérité […].31 Le musulman dépasse les limites de son devoir jusqu’à conseiller un chrétien, par amitié. Cette motivation a un impact déterminant sur le ton et sur le contenu des deux lettres. Dans la première, le musulman invite, avec bienveillance, son interlocuteur à se convertir à l’Islam selon le principe de la naṣīḥa et à lui répondre en toute liberté, dans l’amour de la raison. Dans la deuxième, le chrétien répond en réfutant chaque point de l’invitation, de façon parfois très agressive, puis en faisant l’apologie de sa
28 G. Tartar, Dialogue, op. cit., p. 97. 29 P. Nwyia (éd.), « Une correspondance entre Ibn Al-Munağğim, Hunayn Ibn Ishāq et Qustā Ibn Lūqā », introduction, notes et index par S. Khalil Samir, Patrologia Orientalis, 40 (1981), p. 525-723, p. 535. 30 Ibid, p. 537. Il expose ce principe dans un cas de dialogue islamo-chrétien similaire au nôtre, à savoir celui entre Ibn Al-Munağğim, Ḥunayn Ibn Isḥāq et Qustā Ibn Lūqā. Il établit, dans une notule, un lien ténu entre ce texte et celui nous intéresse : « Al-Kindî aussi rappellera à al-Hâšimî sa maḥabba et sa mawadda. » (P. Nwyia, art. cit., p. 537, n. 7). 31 G. Tartar, op. cit., p. 86-87.
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propre religion. Il joue lui aussi sur cette notion d’amitié, afin de renforcer la nécessité de sa réfutation. Cette amitié qui les lie, doublée des implications religieuses du discours, transparaît également au niveau linguistique, puisqu’al-Kindī et al-Hāšimī usent de nombreuses formules eulogiques et optatives, visant à louer les qualités de l’interlocuteur et à invoquer l’aide de Dieu afin que le chemin de la raison et de la vérité soit retrouvé.
De l’arabe à la compilation de Vincent de Beauvais C’est sans aucun doute grâce à ces particularités et à la richesse des informations qu’elle contient que la Risāla suscita rapidement l’intérêt de l’Occident chrétien32. C’est ainsi qu’en 1143, Pierre le Vénérable inclut ce texte à son Corpus cluniacense, en en commandant une traduction latine à Pierre de Tolède, réalisée avec l’aide de Pierre de Poitiers33. À partir de cette entreprise, la version latine connaît une large diffusion et se voit utilisée par de nombreux auteurs, à commencer par Pierre le Vénérable, Guillaume d’Auvergne ou Vincent de Beauvais34. À l’instar des deux autres auteurs, Vincent de Beauvais accorde une place notable à la Risāla35. Cependant, c’est dans la façon dont il l’exploite qu’il se démarque d’eux. Cette réutilisation est réglementée par les principes de l’encyclopédisme, tels que définis dans le Libellus apologeticus. La première étape de son travail est de sélectionner les œuvres qui font autorité dans le domaine souhaité et qui présentent, par conséquent, une qualité certaine36. Vincent de Beauvais fait doublement valoir l’autorité de la Risāla en resituant les deux interlocuteurs du débat, des probati philosophi, dans le cercle intime du regi Sarracenorum, mais également en rattachant nommément la version latine à l’entreprise de Pierre le Vénérable. La seconde étape est la confection d’extraits (processus d’excerptio). Afin de préserver et de garantir l’autorité de sa source après incorporation dans l’encyclopédie, le compilateur doit respecter la littéralité du texte original dans les citations qu’il en tire37. Cela implique une intervention minimale dans la forme et le style de la source, ce qui englobe, dans le cas de la Risāla, l’aspect dialogique et les caractéristiques précédemment mises en exergue.
32 Cf. Th. Burman, Religious Polemic and the Intellectual History of the Mozarabs, 1050-1200, Leiden, Brill, 1994, p. 95-124. 33 Au sujet du Corpus cluniacense, il existe de nombreuses études dont celle de : J. Kritzeck, Peter the Venerable and Islam, Princeton University Press, 1964. Pour plus d’informations sur la qualité de la traduction latine, lire : F. G. Muñoz, Exposición y refutación del Islam, op. cit., p. lxviii-lxxiv. 34 Les auteurs qui reprirent la Risāla, arabe ou latine, sont nombreux : cf. F. G. Muñoz, op. cit., p. lxxviii-xciii. 35 L’indice le plus évident de cet intérêt est la place qu’il octroie à la Risāla au sein des vingt-neuf chapitres traitant de l’Islam, puisque les deux premières sources (Fleury et le Libellus) se partagent les deux premiers chapitres, alors que les vingt-sept autres dépendent de la Risāla. 36 S. Lusignan, Préface au Speculum maius, op. cit., p. 153 : « mais je pense que, des bonnes choses, j’ai pris les meilleures, ou au moins une grande part des meilleures ». Les traits qui ont motivé son choix se retrouvent clairement exposés à la fin du chapitre 40, mentionné ci-dessus. 37 Ibid., p. 101.
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Pour dépeindre un portrait complet de l’Islam et de son prophète, Vincent de Beauvais reprend l’ordre de l’exposé d’al-Kindī, divisé en trois parties : biographie du prophète, histoire du Qur’ān et exposition des coutumes et croyances musulmanes. Toutefois, en ce qui concerne la troisième section, il épuise très vite ce qu’en dit al-Kindī, puisque ce dernier ne reprend que de manière résumée et allusive ce qu’al-Hāšimī en disait lors de son invitation. Afin de fournir des informations plus complètes à ses lecteurs, Vincent de Beauvais retourne en arrière dans le texte jusqu’à l’invitation formulée par al-Hāšimī, pour en prélever les données manquantes. Ainsi, il offre de ces réalités une description exacte et dénuée d’une quelconque volonté polémique38. Après avoir isolé les passages qu’il juge « propre[s] à éduquer son public »39, Vincent de Beauvais en extrait le fait de la controverse, en dégageant le noyau historique de l’argumentation d’al-Hāšimī et d’al-Kindī, comme le note Norman Daniel40. Il supprime donc toutes les données redondantes et l’argumentation superflue, toujours sans toucher aux formules discursives de la source41. Il fait ainsi cohabiter une section avec un ton réfutatoire marqué et une autre dont la seule visée est d’encourager à la conversion à l’Islam. Vincent de Beauvais désolidarise la structure symétrique et rompt l’ordre logique soulignés ci-dessus, et il opère la jonction de ces deux sections au chapitre 64 : Frustra igitur invitas me ad sectam tuam dicens : « Invito te ad quinque orationes, quas quicumque impleverit petitione sua non fraudabitur, neque dampnum aliquod pertimescet, eritque tam in hoc seculo quam in futuro laudandus. Iste quippe orationes duabus institutionibus date sunt. Una quidem a deo, altera a dei nuntio. Sunt enim post cenam tres genuflexiones, et due in aurora, et post meridiem due, et due post solis occasum. Nous voyons qu’il conserve le discours direct du musulman (Invito te ad), en l’incluant à la suite du discours d’al-Kindī d’une façon très intéressante : il intercale une « cheville » qui adopte le ‘style formulaire’ du texte d’origine. En effet, il insère en citation directe les invitations d’al-Hāšimī en les introduisant par une courte phrase de sa propre plume : Frustra igitur invitas me ad sectam tuam dicens. Il respecte donc le style de sa source et l’assimile au point de l’imiter pour permettre
38 Il répartit les chapitres comme suit : les vingt-trois premiers issus de l’épître d’al-Kindī, les quatre derniers de celle d’al-Hāšimī. 39 Cf. note 7 et début de citation. 40 N. Daniel, Islam and the West. The Making of an Image, Oxford, Oneworld, 2009, p. 258. 41 Vincent de Beauvais ne procède pas toujours de la même façon au niveau de ses sources, auxquelles il fait subir différents degrés de transformations. Cf., par exemple : S. Moureau, « Les sources alchimiques chez Vincent de Beauvais », Spicæ, Cahiers de l’Atelier Vincent de Beauvais Nouvelle série, 2 (2012), p. 5-118 ; pour un cas de refonte de la source, voir l’article très complet d’I. Draelants, « Libellus elegans satis contra Iudeos et Sarracenos. La rédaction du Dialogus contra Iudaeos de Petrus Alfonsi dans le Speculum Historiale de Vincent de Beauvais », in C. Cardelle de Hartmann et Ph. Roelli (éd.), Petrus Alfonsi and his Dialogus. Background, Context, Reception, Zürich - Florence, SISMEL, 2014, (Micrologus’ Library 66), p. 249-300. Elle souligne que, lors de la rédaction, Vincent de Beauvais a effacé toute référence à l’interlocuteur juif de Pierre Alphonse, Moïse, afin de s’adresser non plus à une personne en particulier, mais à l’entièreté de la communauté juive.
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la transition d’une épître à l’autre, montrant ainsi sa réceptivité au style formulaire de ce majlis. Cependant, ce faisant, il « monologise » partiellement le dialogue en ce qu’il subordonne la parole du musulman à celle du chrétien. Il ne laisse la parole qu’à al-Kindī. Il transfère le rôle structurant des formules d’invitation à son propre texte, afin de construire les chapitres de son encyclopédie. Dès lors, chaque coutume musulmane est cantonnée dans un paragraphe délimité par cette formule invito te ad, même au-delà du chapitre 64. L’insertion de cette cheville permet donc à Vincent de Beauvais de conserver la littéralité de la source, tout en obtenant une notice cohérente et conforme avec les exigences de l’encyclopédie. Toutefois, en exceptant la parole d’al-Hāšimī de la dynamique dialogique et en l’inféodant à celle d’al-Kindī, Vincent de Beauvais crée au sein de la notice sur l’Islam un double niveau de discours et de références. En effet, cela engendre la mise en présence de contenus sensiblement opposés, d’un hic et nunc et d’un point de vue propres à chaque interlocuteur, mise en présence qui augmente les chances de confondre le lecteur. Le compilateur n’utilise cette petite cheville qu’une seule fois pour la citation de l’épître du musulman, au début du chapitre 64. Or elle s’étend jusqu’au chapitre 67. Dès lors, les différents paragraphes du chapitre 64 et les chapitres 65 à 67 commencent par cette même formule à la première personne, sous l’autorité d’al-Hāšimī. S’observe alors une absence de différenciation des voix, ce qui doit être surprenant pour un lecteur qui cherche, par exemple, à se renseigner sur le paradis musulman : Iterum invito te ad confessionem dei, ad cuius nutum resuscitabuntur mortui, qui iudicabit eos in iusticia et bonis bona retribuet et malis mala, et faciet suum populum eos qui sibi obedierunt, et confidentes singularitatem eius testificati sunt quod Mahumet propheta est ipsius et nuntius, et crediderunt omnibus que super eum descenderunt a deo42. En plus de l’invitation à reconnaître l’apostolat de Muḥammad afin d’obtenir le paradis, nous retrouvons, plus loin dans le texte, l’exemple que Marie-Thérèse d’Alverny signalait, expliquant que Vincent de Beauvais « a même fidèlement transcrit, sans s’en rendre compte évidemment, une phrase hostile aux chrétiens » (Infideles qui participes faciunt Deo et pares illi attribuunt), ainsi que toute une série de citations coraniques laissées intactes.
La traduction de Jean de Vignay43 Malgré la réputation de la traduction de Jean de Vignay44, jugée trop inexacte ou littérale, elle comporte, dans l’optique qui nous intéresse, une série d’aménagements, 42 Chapitre XLV : Descriptio Paradysi iuxta figmenta Machometi. Cela permet également de diffuser une description non biaisée du paradis musulman dans les termes du Qur’ān. 43 Nous utilisons les mss J3 (Baltimore, The Walters Art Museum, W 140, f. 376vb-388va) et B2c (Paris, BnF, nouvelles acquisitions françaises, 15944, f. 124rb-133va) ; cf. L. Brun et M. Cavagna, « Pour une édition du Miroir historial de Jean de Vignay », in Romania, 124 (2006), p. 378-428. 44 C. Knowles, « Jean de Vignay. Un traducteur du xive siècle », Romania, 75 (1954), p. 353-381.
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de difficultés de traduction ou d’erreurs qui représentent autant d’indices de la compréhension qu’un lecteur pouvait acquérir de cette section du Speculum historiale. Le chapitre 64 se structure comme suit : la cheville, qui chapeaute les quatre invitations à observer certains piliers de l’Islam, à savoir les cinq prières (aṣ-ṣalāt), le jeûne du mois de Ramadan (aṣ-ṣiyam), le pèlerinage à la Mecque (al-ḥajj ilā bayt Allāh al-ḥarām) et la guerre sainte (ġazw al-muḫālifīn). Chacune de ces invitations commence par Invito te ad, selon la formule employée par al-Hāšimī (wa-ad‘ū-ka ilā), et le paragraphe correspondant est clairement délimité par celle-ci. Elle est encore répétée au début du chapitre 65 qui marque le commencement de la description de l’au-delà musulman (Iterum invito te ad confessionem dei). En analysant de plus près les occurrences de la formule d’al-Hāšimī et leurs différentes traductions en moyen français, nous pouvons voir de façon évidente que le sens n’était pas aussi limpide que souhaité45 : VdB : Frustra igitur invitas me ad sectam tuam dicens : Invito te ad quinque orationes, […] JdV : Tu m’amonnestes pour noient a estre de ta secte, disant que tu m’amonnestes a VII46 oroisons, […] VdB : Rursum invito te ad ieiunium mensis Ramasan […] JdV : Derechief, l’en est ammosté a jeuner el moys de Ramazan […] VdB : Iterum invito te ad domum dei illicitam47[…] JdV : Derechief, je t’amonneste a la meson Dieu deshoneste […] VdB : Iterum invito te ad expeditionem divinam […] JdV : Derechief, je t’amonneste a la devine expedicion […] VdB : Iterum invito te ad confessionem dei […] JdV : Derechief, je t’amonneste a la confession de Dieu […] La formule structurante est préservée. Cependant, nous constatons une transformation graduelle dans sa traduction. La première et les trois dernières maintiennent l’échange entre un « je » et un « tu », malgré une inversion identitaire entre la première et les trois dernières. Cela peut porter à confusion, dans la mesure où, comme l’explique Émile Benveniste, chaque « je » possède sa référence unique, propre et définie par la réalité du discours, et ce « je » ne peut être identifié que « par l’instance de discours qui le contient et par là seulement ». Il y a un risque que rien ne vienne assumer l’appartenance d’un « je » à du discours rapporté ou que le « je » puisse être imputable à un autre énonçant48. Le « tu » fonctionne 45 Nous mettons ci-dessous en regard la version de Vincent de Beauvais (VdB) et celle de Jean de Vignay ( JdV). 46 Erreur de traduction remontant sans doute au modèle latin, ou erreur de copiste. 47 Traduction forcée, interprétative du terme arabe « al-ḥarām », signifiant « sacré, interdit, illicite » (H. Wehr, s.v. « ḥarama »). Le latin le rend par illicitam, sens correct, mais erroné dans ce contexte, faisant perdre au mot le sème de sacralité. 48 É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, I, Paris, Gallimard, 1966, p. 242.
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symétriquement49. Cependant, la modification qui attire le plus notre attention est celle qui survient dans la deuxième occurrence du invito te ad : le « je » est remplacé par un pronom personnel indéfini, pronom de portée générale pouvant valoir pour n’importe qui, puisque la réalité divine concerne toute créature. L’enjeu du dialogue est déplacé et s’adresse à un tiers, à un éventuel public. L’interlocuteur s’efface devant un destinataire générique, dans lequel nous pourrions reconnaître le groupe des musulmans : « nous sommes invités, en tant que musulmans, à observer le jeûne du Ramadan ». Concentrons-nous maintenant sur le passage portant sur l’invitation au jeûne et à l’abstinence durant le mois de Ramadan. Celui-ci se distingue par une nouvelle particularité : al- Hāšimī cite directement le Qurʾān, afin de prouver le bienfondé d’une telle loi. L’usage du Livre Saint implique de nouvelles difficultés50. Tout d’abord au niveau linguistique, car la langue coranique est caractérisée par des formules précises, des changements fréquents d’instances énonciatives51 et une parataxe abondante52. Ensuite, sa compréhension passe irrémédiablement par son contexte (maqām) et son intertextualité (certaines parties du Qurʾān en expliquent d’autres). Dans ce cas-ci, le musulman a recours à des versets issus d’une sourate médinoise, où Dieu s’adresse à « ceux qui croient » (yā’yuhā allaḏīna ’amanū) par l’intermédiaire du prophète53. Cette insertion a pour effet de créer, à nouveau, un double niveau de discours, entraînant un changement au niveau de l’instance énonciative et de son interlocuteur54. Les choses se compliquent alors pour Jean de Vignay, d’autant plus que la traduction latine a fait subir quelques changements au texte arabe d’origine, ainsi que le compilateur à la traduction55 : Et si dist Diex le haut et le glorieus : « Je vous ai escript jeune a jours nombrés, si comme je escris as autres qui devant vous furent. Par aventure, vous la doubterés. Mes se aucun est malade ou occupé d’errer, si poie en I autre temps sele jeune. Et de ceulz qui ne porront jeuner la jeune, soit rachatee le vivre d’un povre. Et qui obeira entre tant il l’en sera miex. Quer se vous jeunés et vous savez ce qui est profitable as hommes, vous arez propre louier du tesmoignage de justefiement et de vostre jeune. Et si vous donne 49 Ibid., p. 243. 50 Nous les présentons de manière très condensée, et uniquement dans le cas de la citation qui nous intéresse. La problématique en question dépasse de loin les limites de cette contribution. 51 Il s’agit d’une parole révélée. Dieu s’adresse au peuple via la langue arabe et par l’intermédiaire de Muḥammad, ce qui fait de la révélation un « linguistic concept », possédant son langage propre (Toshihiko Izutsu, God and Man in the Koran, Tokyo, Keio Institute of Cultural and Linguistic Studies, 1964, p. 152). Cela implique une dichotomie entre parole écrite et parole orale : Dieu s’exprime aussi bien en « je » qu’à la troisième personne, lorsqu’il place anticipativement un discours dans la bouche de Muḥammad (Allah (2 : 185) ou Rabbikum « Votre Seigneur » (2 : 178, 2 : 198)). 52 T. Izutsu, op. cit., p. 152. 53 Les versets concernés appartiennent effectivement à une sourate dite médinoise (révélée à Médine), dont une des visées premières est la guidance, et donc l’édiction de lois pour de nombreux aspects pratiques et sociaux de la vie courante. 54 Ce qui implique, dans la nouvelle construction du Speculum historiale, un troisième niveau de référence. 55 Dans la traduction latine de la Risāla, il s’agit des versets 2 : 183-187, alors que dans la version du Speculum, la citation coranique comprend les versets 2 : 183-184 et 2 : 187.
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licence en vostre jeune de dormir avec les fames ; et celes vous soient vestement, et vous ausi a eles. » Quer nostre Seigneur sot avant que estiés a circoncision faire a vos ames, et il s’en repenti et vous en delivra. Prenez vous donc a iceles et amés ce que Dieu vous a escript. Mengiés et bevez tant que a l’aube du jour vous puissiés congnoistre le fil blanc du noir. Et aprés ce, parfaites vostre jeune jusques a la nuit sanz atouchement de fame ; et serés habitans es mesons d’oroison et perseverans, toute foiz vous approprierés vous a eles. Et ce sont les commandemenz de vostre Dieu. Et le mesage de vostre Dieu metoit avant la viande du matin. Ce passage représente un véritable casse-tête éditorial. Le traducteur reconnaît dans sa source une citation directe, grâce à une des formules usuelles utilisées dans les textes arabes pour introduire la parole de Dieu (Et si dist Diex le haut et le glorieus). L’incipit de la citation coranique est d’autant plus évident que, lors du passage au latin, l’accompli passif arabe à la troisième personne du singulier (kutiba ʿalaykum, « il vous a été prescrit ») est traduit en actif à la première personne (scripsi vobis). La citation devrait cependant couvrir le texte jusque toute foiz, vous approprierés vous a eles. Or survient un nouveau changement d’instance énonciative. Dans le Qur’ān, ce passage du discours de Dieu à la troisième personne est très fréquent, mais cette modification dans le texte français laisse présumer que la citation coranique est considérée comme close par le traducteur. Comment comprendre la suite du paragraphe ? Elle peut être envisagée comme une glose qui fait suite à la citation, et elle serait à attribuer au prophète. Sans connaissance autre du Qur’ān, ce changement dans les instances énonciatives pourrait de même suggérer aux lecteurs un retour au discours d’al-Hāšimī ou d’al-Kindī. Cette difficulté d’attribuer ces mots à un locuteur précis s’accroît à cause d’un usage non constant des déterminants possessifs, à partir de la phrase Quer nostre Seigneur56.
Conclusion Le « ton inattendu » dont parlait M.-Th. d’Alverny provient du transfert de plusieurs éléments caractéristiques du texte original de la Risāla. Il y a, dans un premier temps, le transfert formulaire. La formule joue en effet un rôle important dans cette section du Speculum historiale. Elle fournit au compilateur une structure préétablie dont il a dû se servir, d’une part, pour se repérer dans sa source et, d’autre part, pour construire la nouvelle structure du texte autorisée par les règles de l’encyclopédie, énoncées dans le Libellus apologeticus. Il a été suffisamment réceptif au style formulaire du majlis que pour le réutiliser dans le but d’harmoniser les deux discours antagonistes entre al-Hāšimī et al-Kindī pour le rendre cohérent avec son ambition d’une description linéaire de l’Islam et de son prophète. Dans un deuxième temps, le réagencement de deux discours contradictoires en un crée également l’inattendu. Cela souligne 56 Au-delà des aspects formels, des éléments relatifs au contenu doctrinal peuvent encore créer des problèmes de compréhension, comme la circoncision faire a vos ames. Cependant, cela déborderait du cadre de notre présente étude.
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l’effort considérable accompli par Vincent de Beauvais et témoigne également des mécanismes de l’écriture encyclopédique, qui permettent de créer un contenu nouveau tout en conservant les traces dialogiques du texte-source. Cet aspect surprenant créé par l’effort compilatoire de Vincent de Beauvais se reflète assez clairement dans la traduction de Jean de Vignay. Les formules qui avaient initialement un rôle structurant, ainsi que le contenu des discours qui en dépendent, sèment le doute. La transformation graduelle dans la traduction de ces formules structurantes brise en quelque sorte la continuité dialogique, en intervertissant les interlocuteurs, mais aussi en sortant du simple dialogue en ajoutant un potentiel public, avec le cas de l’en est amonnesté. Ces modifications dans la traduction brouillent la délimitation des discours et leurs attributions. Cela tend à se complexifier dans le paragraphe portant sur le jeûne du mois de Ramadan, où la citation coranique insérée par l’interlocuteur musulman introduit un troisième degré de discours. Insérer une citation d’un ouvrage possédant un système de référence propre inconnu pour le lecteur augmente la confusion chez celui-ci et empêche à nouveau d’attribuer avec certitude la parole à l’interlocuteur correspondant. Même peu nombreuses, ces altérations et modifications témoignent bel et bien de difficultés de compréhension et ont pour effet d’accentuer l’incompréhension. Pour conclure, l’analyse formelle menée à propos de l’insertion de la parole d’al-Hāšimī nous offre un indice qui va dans le sens de la déclaration de M.-Th. d’Alverny, au sujet du « ton d’objectivité sympathique ». Par sa sélection d’extraits et son absence totale d’intervention formelle ou stylistique sur les chapitres issus de l’épître d’al-Hāšimī, Vincent de Beauvais transfère des informations de première main. Et cette inaltération de la citation doit son existence à la nécessité de conserver la littéralité du texte-source utilisé, « la formule, […] souvent, à l’encontre de toute novelté, vaut référence57 », maintenir la formule certifie et garantit, d’une certaine manière, la vérité du contenu. Il offre ainsi une présentation authentique directement issue du Qur’ān, là où d’autres ont saisi ces informations pour ensuite les dénoncer, voire les ridiculiser. Cependant, il s’agit d’une question vaste qui nécessiterait davantage d’investigation.
57 Cf. Anne Brenon, « Quand les brebis mangent les loups. Subversion de la formule et hérésie cathare », introduction, infra.
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La fórmula Esther La reina bíblica como modelo de reinas medievales
Esther, the biblical queen, was a model for medieval women in general and for medieval queens in particular. Her virtues (being a humble woman, a gifted mediator and advocate) made her a good example, and some queens followed her as a model, from the 13th to the 19th centuries. This study raises several issues about “the Esther formula”: why was this biblical queen chosen as a formulaic model, how did the formula evoking her spread, and which medieval queens deserved the title of “Esther” or “second Esther”? I argue that the name of Esther was used as a rhetorical formula to label the role of queens in a period when the powers of monarchy and state were in a process of definition. Queens were being deprived of authority and they were being limited to exercise mediation or intercession – the assignments devoted to Queen Esther. The “Esther formula” helped to solve the difficult problem of attributing a political role to medieval queens.
T
La reina bíblica Esther se utilizó desde la Edad Media como modelo para las mujeres en general y en particular para las reinas. Su humildad, su habilidad intercesora y su cualidad de buena consejera, sus virtudes en general llevaban a presentarla como modelo a seguir. Era un «modelo útil», una fórmula muy idónea para las reinas. Empezaron siguiéndola las reinas medievales, de las que es buen ejemplo la reina Matilda de Escocia (1080-1118), a quien Aelred de Rievaulx llamó «otra Esther en nuestro tiempo», y a quien el escritor de la Vida de Santa Margarita, madre de Matilda de Escocia, se refiere «como una segunda Esther». El modelo se siguió durante siglos y llegó hasta el siglo xix, como muestra el panegírico de la reina de España, Isabel de Braganza, que falleció en 1818, de quien se dijo que se había acercado al rey «con aquel confiado temor que la bella Esther (tuvo) al gran Asuero1».
1 J. J. González, Oración fúnebre que en las solemnes exequias celebradas por el Exmo. Ayuntamiento de esta muy noble, muy leal, muy heroica, imperial y coronada villa de Madrid por la sentida muerte de Nuestra Augusta Soberana Doña María Isabel de Braganza y Borbón, Madrid, imprenta de Repullés, 1819, p. 18; Mª V. María Jesús Fuente • Universidad Carlos III de Madrid La Formule au Moyen Âge, éd. par Olivier Simonin et Caroline De Barrau, Turnhout, 2021 (Atelier de Recherche sur les Textes Médiévaux, 28), p. 85-96 © FHG10.1484/M.ARTEM-EB.5.120277
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¿Qué características de la reina Esther se definieron como fórmula a seguir por las reinas y de qué manera se fue construyendo esa fórmula? ¿Cómo, cuándo y dónde se desarrolló con mayor auge? ¿Qué sentido tenía presentar a Esther como fórmula o modelo de reinas o por qué se diseñó una fórmula a partir de esa figura? Para responder a estas preguntas voy a enfocar en primer lugar la construcción de la figura de Esther, reina bíblica judía adaptada al cristianismo, en la obra de autores de distintos momentos de la Edad Media, para señalar las virtudes que se destacaban, presentaban y representaban como modelo útil o fórmula. En segundo lugar contemplaré su afianzamiento y difusión en las representaciones iconográficas y literarias. En tercer lugar voy a explorar la coincidencia de esas virtudes formuladas con las cualidades que se esperaban de las reinas, o con los valores que las definían como buenas reinas, exponiendo ejemplos que muestren cuándo y dónde tuvo más éxito la aplicación de la fórmula Esther. Para concluir trataré de responder a la pregunta de cuáles fueron las razones y la finalidad que llevaron a tomar a Esther como modelo, así como su éxito.
La creación y definición de la fórmula Esther Un modelo a seguir, un modelo útil, un ejemplo normativo, un método convencional, un método fijado, o una forma prescrita, son diversas maneras de entender el término fórmula, y es bajo cualquiera de ellas como voy a presentar la figura de Esther. La figura de esta reina ha tenido muchísimas lecturas dependiendo de los medios interesados en destacar sus cualidades. La transmisión de la historia se hizo por dos vías, la hebrea y la griega2. Basándose en ambas narrativas los autores cristianos pronto se interesaron por ella y elaboraron sus versiones. La historia de Esther, como la de otras mujeres bíblicas, se pudo divulgar fácilmente a través de las muchas copias de la Biblia que se fueron realizando en los siglos medievales, pero no hubiera tenido tanto impacto si no hubiera sido una figura elegida por autores cristianos que la utilizaron posteriormente como modelo de mujer y como modelo de reina. Algunos Padres de la Iglesia iniciaron el bosquejo del retrato de Esther que había de transmitirse a la posteridad. Clemente de Alejandría (c. 150-215), en su obra los Stromata, la considera «perfecta en la fe»3. San Jerónimo (c. 341-420) en el Commentariorum in Sophoniam Prophetam4, la presenta como
López-Cordón, “La construcción de una reina en la Edad Moderna: entre el paradigma y los modelos”, en Mª V. López-Cordón y G. Franco (ed.), La reina Isabel I y las reinas de España: realidad, modelos e imagen historiográfica, Madrid, Fundación Española de Historia Moderna, 2005, p. 309-338, p. 329. 2 S. E. Summer, Like Another Esther: Literary representations of Queen Esther, PhD dissertation, Atlanta, Georgia State University, 2005 (). 3 M. Á. Tábet, Introducción al Antiguo Testamento I: Pentateuco y libros históricos, Madrid, Palabra, 2004, p. 431. 4 Patrologia Latina, ed. J.-P. Migne (PL), vol. 25, p. 1337.
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«figura de la Iglesia», lugar de salvación5, y en el mismo sentido lo hace Isidoro de Sevilla (c. 560-636) en su Allegoria quaedam Sacrae Scripturae6. Siglos después Rábano Mauro (780-856) continuaba la tradición alegórica en su Expositio in librum Ester7, pero introduce matices muy significativos que se aprecian en varias partes de su obra. De manera general se podría apuntar que «transformó el concurso de esposas de Asuero en la ecclesie gentium de Pablo»8, lo hizo mediante un discurso retórico dirigido a unos lectores que hacia el año 830 tenían el problema de la posible desintegración del imperio carolingio. Rabano Mauro toma a Esther como figura que había llevado la verdad al rey o al reino, el reino de los cristianos era la ecclesia y se había identificado el Imperio Carolingio con la ecclesia: «este plan de Esther, valientemente realizado, la llevó a vencer y extirpar a sus enemigos, expresa el empeño y diligencia de la reina auténtica, la ecclesia, incesantemente perseguida por sus enemigos»; estas palabras rememoraban a la emperatriz carolingia Judit de Baviera, la esposa de Luis el Piadoso, que había tenido que defenderse de sus enemigos cuando planteó el problema de la herencia para su hijo Carlos el Calvo, lo que redundaba en la pérdida de unidad del imperio9. La obra de Rábano Mauro es especialmente importante en la construcción de la figura de Esther como modelo de reinas, pues por primera vez puede verse a la reina bíblica como modelo para la reina de su tiempo, la citada Judit de Baviera, esposa de Luis el Piadoso, rey de Francia y emperador. En efecto, Rábano Mauro estaba muy interesado en presentar un modelo a la emperatriz Judit y a los magnates del reino y fue esa probablemente la razón por la que realizó una exégesis en la que fue creando o resaltando las virtudes que luego iban a formularse como modelo a seguir por las reinas. Entre los aspectos que enfatizaba como virtudes de Esther estaba en primer lugar la petitio al rey, algo que queda como un papel propio de mujeres y en especial de reinas. Alababa además el vigor mental, la madurez, y la prudencia que había permitido a Esther, y también a la bíblica Judit, derrotar a sus enemigos, virtudes que le llevan a presentarlas como modelos apropiados de regidores femeninos, aunque también sirviera para gobernantes masculinos10. El comentario al Libro de Esther lo dedicó Rabano Mauro a la emperatriz Judit a comienzos de la década del 830, cuando esta reina había vencido ya a casi todos sus enemigos, instándola a seguir el modelo de la reina bíblica: «coloca siempre a Esther, una reina como tú, ante los ojos de tu
5 Tábet, op. cit., p. 431. 6 PL 83, p. 116 y 147. 7 PL 109, p. 646. 8 M. de Jong, «Exegesis for an empress», en E. Cohen y M. de Jong (ed.), Medieval Transformations: Texts, Power, and Gifts in Context, Leiden, Brill, 2001, p. 69-100, p. 89. 9 M. de Jong, The Penitential State: Authority and Atonement in the Age of Louis the Pious, 814-840, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 10: «Against the grim background of the ultimate failure of the Frankish state, different ‘parties’ were identified, which were pitted against each other, such as Judith’s party, or Lothar’s party, or the ‘party for the unity of the empire’ (Reichseinheitspartei) which, radicalised and turning against Louis, helped to undermine the very unity it had aspired». 10 K. R. Brine, E. Ciletti y H. Lähnemann (ed.), The Sword of Judith: Judith Studies Across the Disciplines, Cambridge, OpenBook Publishers, 2010, p. 313.
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corazón, como alguien a imitar en todos los actos de piedad y santidad»11. Unos años más tarde Rábano Mauro volvería a dedicar el libro a la emperatriz Ermengarda de Tours, la esposa de Lotario I, pareja real enemiga de la emperatriz Judit. De este tiempo es también el tratado de Sedulio Scoto ( - 858), Liber de Rectoribus Christianis, que aunque dedicado a Lotario II o a Carlos el Calvo, menciona también a Esther como ejemplo de pietas, prudentia, sacra potestas, cualidades que adornaban el ideal de reina12. La hija de Carlos el Calvo, que llevó el nombre de su abuela Judit, fue coronada el año 856 en Verberie al casarse con el rey sajón Ethelwulf. Para su coronación Hincmar de Reims redactó unas ordines coronationis, las más antiguas conservadas, en las que se presenta como modelo a la reina Esther13. Posiblemente sin desaparecer por completo del interés de autores cristianos, la figura de Esther recobró fuerza a partir del siglo xi. Marbod de Rennes (c. 1035-1123) en el Liber Decem Capitulorum la ensalzaba por su valentía y su preocupación por el bien de los hebreos14. Rupert de Deutz (c. 1075-1129), Hugo de San Víctor (c. 1096-1141) y algunos otros la asociaron con una figura de la Iglesia. Como mujer de buen consejo la cita Albertanus Brixiensis en el capítulo v del Liber consolationis et consilii, (c. 1246), De laude mulierum, donde además la presenta como ejemplo para otras mujeres15. De esta obra hizo una traducción y versión abreviada el dominico del siglo xiv Renaud de Louens, titulada Le Livre de Mellibee et Prudence, que sirvió de inspiración para El cuento de Melibea de Chaucer. El franciscano Durand de Champagne (c. 1300) en su obra Speculum Dominarum dedicada a Juana de Navarra, la esposa de Felipe IV el hermoso de Francia, loaba en la obra la belleza interior de Esther, que superaba a la belleza física, y destacaba la humildad que la caracterizaba16. Del siglo xvi es otro tratado que añade cualidades o requisitos a la reina fijándose en el modelo de Esther, el Traité du sacré de Jean Golein (1325-1403)17; la reina había de tomar la defensa de los pobres, algo que conjugaba su acción intercesora con la humildad que había de caracterizarla. El modelo se repetía en las biblias que se copiaban y pasaban a engrosar los «armarios» de monasterios y catedrales. Hay muchos ejemplos de biblias con la historia de Esther, y habría que destacar algunas de especial interés porque ponen de manifiesto cómo una Biblia, teóricamente limitada a copiar, podía tomar el modelo
11 Rabano Mauro, Comentario al Libro de Esther, PL 109, p. 541; tomado de L. L. Huneycutt, «Intercession and the High Medieval Queen: the Esther Topos», en J. Carpenter, S.-B. MacLean (ed.), The power of the weak, Urbana-Chicago, University of Illinois Press, 1995, p. 126-146, p. 129. 12 Huneycutt, op. cit., p. 130. 13 Ordines Coronationis Franciae, Volume 1: Texts and Ordines for the Coronation of Frankish and French Kings and Queens in the Middle Ages (The Middle Ages Series), (ed.) R. A. Jackson, Filadelfia, University of Pennsylvania Press, 1995 – se utiliza el modelo de Esther en el ordo V-matrimonio y coronación de Judit – hija de Carlos el Calvo, p. 73. 14 Huneycutt, op. cit., p. 130. 15 Et ita de infinitis bonis mulieribus earumque consiliis infinita possent reperiri exempla, . 16 Huneycutt, op. cit., p. 130. 17 R. Jackson, «The Traité du sacré of Jean Golein», Proceedings of the American Philosophical Society, 113-114 (1969), p. 305-324, p. 319.
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de Esther para acomodarlo a ciertos intereses no religiosos sino de otra índole. Buenos ejemplos son las biblias de Ripoll y Roda, del siglo xi, que acomodaron la figura de Esther a la política de su tiempo, en concreto a la forma de participar en política condesas como Ermesenda de Carcasona o Almodis de la Marca. En esas biblias Esther aparece como «un modelo útil para la Iglesia y la nobleza de cómo podían negociar los matrimonios»18. En biblias de ese mismo siglo se representa la figura de Esther como mujer humilde y sumisa a su esposo. De ellas es buen ejemplo la biblia de Arrás (segundo cuarto del siglo xi), y algunas de las biblias del siglo xii, como la de Saint-Thierry19. La figura de Esther, pues, se fue formulando a lo largo del tiempo, y fue sufriendo una transformación al irle añadiendo cualidades. Los primeros autores tuvieron que hacer un gran esfuerzo para acomodar esta figura a una fórmula cristiana, pues no debió de ser fácil presentar a una mujer judía como figura de la Iglesia cristiana, «perfecta en la fe» como «salvadora». El paso siguiente fue destacar unas virtudes adecuadas a la figura de la reina. En esa línea se llega a identificar a Esther con la mujer sin la cual no era posible la salvación, María, la reina de los cielos20. Entre todos los autores que se interesaron por ella formularon la composición de las cualidades que habían de reunir las reinas; tres ingredientes eran fundamentales: belleza, humildad e inteligencia. La inteligencia se entendía principalmente como talento para la intercesión y capacidad para dar buen consejo. A esos ingredientes principales le seguían las cualidades de discreción, sumisión, valentía o heroísmo, todas ellas aplicadas a la reina Esther. Para el siglo xv el proceso de creación de la fórmula Esther como modelo de reina ideal, podría considerarse concluido. Los autores que se interesaron por ella tomaron las cualidades que les importaban de ella, y no tuvieron inconveniente en dejar de lado otras que no tenía Esther, aunque fueran esenciales para la creación de una fórmula de realeza femenina. En efecto, la función fundamental de la reina era proveer de herederos legítimos al monarca, y a esa función no respondía la figura de Esther. Si Esther no reunía alguno de los ingredientes de la fórmula, no parecía importar demasiado. Sí se cuidaba resaltar el elemento sobresaliente, el papel de intercesión o mediación, que se consideraba como el más importante a desarrollar por una reina. De Esther también podían extraerse cualidades que la Iglesia consideraba apropiadas para todas las mujeres. No sería arriesgado afirmar que una mayoría de mujeres, de cualquier grupo o condición, utilizaba, y utiliza, la mediación o intercesión en distintos aspectos a lo largo de su vida. Por tanto, era el modelo general de la intercesión el que
18 D. Reilly, «The Three Faces of Esther in Romanesque Bible Illustrations», in Th. Martin y Julie A. Harris (ed.) Church, State, Vellum, and Stone. Essays in Medieval Spain in Honor of John Williams, Leiden-Boston, Brill, 2005, p. 297-326, p. 320. 19 A. Trivellone, « Triomphe d’Esther, ambiguïté d’Assuérus. Église et royauté à Cîteaux, sous l’abbatiat d’Étienne Harding », Revue Mabillon, 21 (2010), p. 77-104, p. 89. 20 L. Reau, Iconografía del arte cristiano. Iconografía de la Biblia. El Antiguo Testamento, Barcelona, Ediciones del Serbal, 2000 (primera edición 1955-1957), p. 389. Afirma que la importancia de Esther partió del momento en que se identificó su figura con la de la virgen, teoría muy discutible.
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se buscaba en Esther, más que el particular de una mujer que, ensalzada a la realeza, se acercaba a su esposo humildemente, aunque ese comportamiento, a la vez humilde y valiente, se considerara modelo del proceder ideal de las reinas.
Consolidación y difusión de la fórmula: representaciones iconográficas y literarias Desde el siglo ii, la figura de Esther mereció la atención de algunos autores cristianos que fueron construyendo un modelo a cuya definición también contribuyeron las imágenes que de ella se encuentran en diversos soportes. El arte la incorporó como figura representativa de la iconografía y autores literarios se ocuparon de ella, aunque la literatura, a excepción de la erudición religiosa, no tuvo un papel destacado en su difusión. La figura de Esther aparece en el arte medieval en muy diversos medios: en miniaturas de manuscritos, en escultura, en pintura, y en vidrieras. Probablemente las representaciones iconográficas más antiguas, aparte de las pinturas de la sinagoga de Dura Europos, del siglo iii21, sean las de las biblias, en particular las biblias que se copian a partir del año 1000 en monasterios de Francia, Inglaterra e Italia22. Las primeras representaciones de Esther son las de las Biblias de Ripoll y Roda23, del siglo xi, aunque las escenas de la historia de Esther no son frecuentes en Biblias hispanas, en las que obviamente se incluye El Libro de Esther, pero sin representaciones iconográficas24. Otras biblias de ese tiempo incluían la figura de Esther mostrando la humildad y sumisión, como antes se ha apuntado25. La inicial I solía utilizarse al iniciar la historia de Esther, en particular algunos momentos significativos de su vida, como su boda con Asuero, su coronación y el festín, pero muy especialmente su intercesión ante Asuero26. En esa I no aparece siempre caracterizada Esther, en ocasiones es Asuero el representado. Llama la atención la imagen de Esther en la I de la Biblia de Dijon del siglo xii (In diebus Asueri), pues se la presenta con un libro en la mano y pisando un dragón, una Esther triunfante bien diferente de su representación en otras biblias en las que se escenifica su humildad y sumisión. La
21 La escena de la mediación de Esther ante Asuero aparece ya en las pinturas de la sinagoga de Dura Europos (s. III d. C.). H. Wortzman, «Jewish Women in Ancient Synagogues: Archeological Reality vs. Rabbinical Legislation», Women in Judaism: A Multidisciplinary Journal, 5/2 (2008), p. 10-11. 22 M. A. Walker Vadillo, «El ciclo de Ester», Revista Digital de Iconografía Medieval, vol. iii, 6 (2011), p. 19-27, p. 21 y ss. 23 A. B. Muñoz Martínez, «Influencia bizantina en la iconografía del Nuevo Testamento de la Biblia de Ripoll», en M. Cabañas Bravo (ed.), El arte foráneo en España: presencia e influencia, Madrid, Consejo Superior de Investigaciones Cientificas, 2005, p. 215-226, p. 215. 24 Esta ausencia en el arte hispano daría la razón a quienes consideran que la historia de Esther no fue «en absoluto uno de los textos más importantes ni mejor conocidos», Carmen Yebra Rovira, «La figura de Esther. Plasmación y transmisión a través del arte», Reseña Bíblica 56 (2007), p. 53-60, p. 53. 25 Las biblias de Arrás o de Saint-Thierry, son buenos ejemplos de ello. 26 En ocasiones esta escena va acompañada del ahorcamiento de Aman, de lo que es buen ejemplo la Biblia de Dijon. Cf. Trivellone, op. cit., p. 88.
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selección de esas escenas tenía un sentido informativo e incluso propagandístico, relacionado con el papel de las reinas en general y con el de la reina de los cielos en particular. La boda con Asuero, que permite a Esther conseguir el perdón del rey a los judíos, se compara con la salvación del género humano por mediación de la Virgen María; también la coronación de Esther podría prefigurar la coronación de María. De todas las representaciones, la intercesión ante Asuero era la más cercana a la fórmula que se estaba construyendo del papel mediador de la reina, como papel apropiado para ella. En siglos posteriores, también manuscritos franceses, ingleses e italianos contribuyeron a la divulgación de la historia de Esther. La Bible historiale, traducción al francés de la Biblia hecha por Guyart des Moulins (1251-1322) en el siglo xiv, y de la que se continuaron haciendo copias en el siglo xv, incluía ilustraciones de la historia de Esther; en todas las imágenes aparece representada con la corona de reina y, menos en una de las copias, arrodillada ante el rey. Era la clara imagen de la figura de la reina de los siglos xiv y xv: coronada y suplicante ante el rey su esposo. También el Speculum Humanae Salvationis, obra posiblemente de la segunda mitad del siglo xiv, incluyó una imagen del festín de Asuero y otra de este rey con su esposa la reina; en esta obra la imagen de Esther aparece en el mismo folio que la de la Virgen ante su hijo, y un breve texto hace la comparación entre las dos: ubi Maria tam dulcissima est supplicatio, resaltando el papel suplicante de Esther, dibujada de forma similar a María, sin corona, aunque María con el aura de santidad; la imagen apunta una diferencia esencial: María muestra sus pechos a su hijo, en tanto que Esther, de quien no hay noticias de que fuera madre, recoge uno de sus brazos en el pecho y con el otro parece estar en actitud suplicante u orante, de ruego, a Asuero. Otros manuscritos que también incluyeron imágenes de Esther fueron el Ars Moriendi y las Crónicas Universales27. Llama la atención la forma de presentar la historia, en viñetas a modo de “comic”, de la Biblia moralizada de Provenza, de finales del siglo XV; en cada página aparecen ocho escenas coloreadas de la vida de Esther y al lado los comentarios correspondientes28. En el siglo xiii, cuando ya la figura de Esther se había identificado con la de la Virgen María, se utiliza la reina bíblica en la escultura y en las vidrieras de las catedrales. De escultura no hay muchos ejemplos, uno de ellos es su representación en una arquivolta de la portada norte de la catedral de Chartres en Francia29. En cambio hay que destacar muy especialmente la utilización de su efigie en las vidrieras. Los mejores ejemplos son probablemente las de la Sainte Chapelle de París, y las de la catedral de Notre-Dame de la Treille de Lille. Uno de los ciclos representados en las vidrieras de la Sainte Chapelle está dedicado a la historia de Esther reproducida en 120 paneles, que, como el resto de las historias a las que se dedican estas vidrieras, se convierten en metáforas visuales de esas historias. Es evidente que los autores de
27 Walker Vadillo, op. cit., p. 21. 28 Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 166, ff. 100v, 101, 101v, 102: scènes du livre d’Esther avec leurs commentaires, collection Philippe le Hardi; René d’Anjou; Aymar de Poitiers; librairie de Blois. 29 Walker Vadillo, op. cit., p. 21.
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las vidrieras tenían que elaborar un tipo que fuera fácilmente reconocible por los fieles que acudían a la iglesia, de manera que en ese sentido pudieron contribuir a la definición de la fórmula Esther. En el caso de la reina bíblica como modelo de reinas medievales, no sería arriesgado suponer que el modelo de Esther que se dibuja en esas vidrieras estuviera inspirado en las reinas de Francia de aquel tiempo, que, además, tenían su lugar de asiento en la Sainte Chapelle debajo de la vidriera con la historia de Esther30. Para Alice Jordan, el programa narrativo de la vida de Esther en estas vidrieras es buen ejemplo del uso de la imagen para exponer asuntos de interés en el momento de su elaboración, y en el caso de las vidrieras de la Sainte Chapelle había dos mujeres que ocupaban un papel significativo en el trono de Francia: Blanca de Castilla, la activa madre de Luis IX, y su joven esposa Margarita de Provenza31. Sus facetas de actuación fueron tan dispares que podrían corresponderse con las historias de las dos reinas que aparecen en las vidrieras, Judit y Esther. Por otra parte, Donna Sadler ha considerado que “el énfasis en estas mujeres, Esther y Judit, introduce el tema de la responsabilidad procreativa de la reina32», animando a la joven reina Margarita a cumplir esa misión, aunque Esther no pudiera tomarse como modelo de madre. No faltó el modelo de Esther en la pintura, aunque no fue muy utilizado hasta el siglo xv. Uno de los pocos ejemplos previos a ese siglo es el del banquete de Asuero representado en el Hortus Deliciarum, de Herralda de Landsberg, de finales del siglo xii aproximadamente. Hacia 1400 hay un fresco de la iglesia de Tirsted en la danesa localidad de Lolland que representa a un rey impartiendo justicia, y tras el cuidadoso examen de los personajes retratados, no sería arriesgado suponer que el rey es Asuero, que la reina que le acompaña es Esther, y que el personaje colgado es el pérfido Haman. Algunos pintores italianos de mediados del siglo xv la incorporaron a sus arquetipos, como lo hizo también el pintor alemán del siglo xv Konrad Witz en el altar que pintó para la iglesia de Basler del cual ha sobrevivido un panel con la iconografía de Esther ante Asuero. Alice Jordan asemeja el papel de las artes visuales de la Edad Media al de la literatura medieval, por su sutil interrelación entre forma y contenido. En realidad ni el modelo de Esther, ni el de Judit, fueron frecuentes en la literatura de los siglos centrales de la Edad Media, sin embargo, Esther es una figura que se utiliza como modelo en sermones y en obras de autores de finales de la Edad Media, lo que permitiría difundir su modelo no solo entre las reinas sino también entre otros grupos de mujeres. Esther aparece en sermonarios del siglo xiii33, en algunos casos junto a otra reina, María, la reina de los cielos, e incluso identificándola con ella. En un libro de sermones
30 A. A. Jordan, «Material girls: Judith, Esther, narrative modes and models of Queenship in the windows of the Ste-Chapelle in Paris», Word and Image: A Journal of Verbal/Visual Enquiry, 15/4, (1999), p. 337-350, p. 345. 31 Jordan, op. cit., p. 347. 32 D. L. Sadler, Reading the Reverse Façade of Reims Cathedral: Royalty and Ritual in Thirteenth-Century France, Farnham (Surrey, UK) y Burlington (VT, USA), Ashgate, 2012, p. 203. 33 C. Casagrande (ed.), Prediche alle donne del secolo xiii: Testi di Umberto da Romans, Gilberto da Tournai, Stefano di Borbone, Milan, Bompiani, 1978.
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del siglo xv de la Real Colegiata de San Isidoro de León, hay un sermón, el sexto, que narra la historia de Esther y de su intervención ante Asuero de la siguiente forma: Ende, spiritualmente fablando, por este rrey Assuero entiendo yo por Ihesú Christo… por su moger Vasti entiendo yo que fue Eva, nuestra primera madre, ca porque fue desobediente a los mandamientos de Dios fue echada del rregno de los çielos. E después mandó buscar otra moger para sí que fuese fermosa e homildosa e obediente, onde por ésta entiendo yo que fue la Virgen santa María, la qual fue llamada Ester. Ca Ester tanto quiere decir tanto como alumbrada34. Como clara y virtuosa mujer Álvaro de Luna dedicó a Esther uno de los capítulos de su libro de ejemplos de mujeres, incluyéndola entre las esclarecidas «por grandeza de excelente ingenio, e de señalada sabiduría, e de loable firmeza»35. Álvaro de Luna la dedica más extensión que Cristina de Pisan, aunque ésta la cita en varias de sus obras: La ciudad de las damas, la Ditie de Jehanne d’Arc36 y El libro de las tres virtudes; en este último apunta: «como hizo la valiente y sabia reina Hester, que por su sentido y benignidad pacificó la ira del rey Asuero»37. Estas obras señalan la tendencia a utilizar el modelo de Esther desde finales del siglo xiv y en el siglo xv, por escritores y tratadistas que se ocuparon de las mujeres. Buen ejemplo es Francesc Eiximenis que la introdujo en dos de sus obras, El llibre de les dones y el Crestià. En El llibre de les dones recurre a la figura de Esther para ensalzar la humildad de las mujeres y para destacar su rechazo a los ornamentos: Mire bien la doncella lo que dize la reyna Hester a Dios en la oración y tome ejemplo en ella, que dezía a Dios: Tú, Señor, sabes que tengo gran abominación a los ornamentos y vestiduras que yo traygo quando me he de ataviar el dia que tengo que aparecer ante mi marido. Ved que humildad tan sancta…38
Las reinas Esther Las representaciones iconográficas o literarias de Esther probablemente hacían referencia a reinas coetáneas al tiempo en que se escribían o iluminaban las obras39. Se plasmaba el comportamiento de las reinas, pero al mismo tiempo se construía un
34 P. M. Cátedra (ed.), Los Sermones en romance de la Real Colegiata de San Isidoro de León, Salamanca, Semyr, 2002. 35 Á. de Luna, Libro de las Claras e Virtuosas Mugeres, Valladolid, Maxtor, 2002 (ed. Facsímil), p. 41. 36 A. J. Kennedy y K. Varty (ed.), Ditie de Jehanne d’Arc, Oxford, Society for the Study of Mediaeval Languages and Literature, 1977, p. 33 (estrofa XXVIII, versos 217-224). 37 A. M. West, «Doulce chose est que mariage»: Exemplarity and Advice in the Works of Christine de Pizan, Tallahassee (Florida), Florida State University Libraries, Electronic Theses, Treatises and Dissertations, 2009, p. 193 (). 38 C. Clausell Nácher, Carro de las donas (Valladolid, 1542). Estudio preliminar y edición anotada. Barcelona, Universidad Autónoma de Barcelona, 2004 (edición electrónica), p. 101. 39 Trivellone, op. cit., p. 91.
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programa político en el que se les asignaba el papel a cumplir. ¿Qué reinas merecieron el calificativo de Esther? ¿Qué reinas se comportaron como Esther aunque no se las calificara como tal? ¿Qué objetivos políticos se pretendían con esta formulación del papel de las reinas? La primera reina a quien se aplica el título de Esther fue la antes citada Matilda de Escocia (1080-1118). Otra Matilde de su tiempo, Matilde de Toscana o de Canosa (1046-1115), también fue llamada Esther por su biógrafo, Donizone di Canossa40. Igualmente Juana de Navarra (1271-1305), la mujer de Felipe el hermoso de Francia, fue calificada de Esther, en concreto de «segunda Esther»41. La gran heroína francesa, Juana de Arco (1412-1431), también fue comparada por sus contemporáneos como una Esther42. La edición castellana del libro de Francesc Eiximenis, El carro de les donas (1542), está dedicado a la reina Catalina de Portugal (1525-1562), a la que se ensalza junto a otras reinas portuguesas, y se compara con Esther, apuntando que si la reina bíblica solo intercedió una vez ante su esposo, otras reinas habían tenido la oportunidad de hacerlo en muchas más ocasiones43. Muchas de las reinas hispanas, sin ser llamadas Esther, actuaron como tal, en la medida en que fueron buenas mediadoras en la política del reino. El recuerdo de ese papel de intercesión aparece en algunos símbolos como la efigie de Esther en el sepulcro de la reina Isabel de Portugal (1447-1454) en la cartuja de Miraflores. A Catalina de Aragón se la representa como Esther en un interludio dramático titulado Godly Queen Hester44, y su cuñada María, la hermana de Enrique VIII que se casó con Luis XII, aparece como Esther en el folleto que conmemoraba su entrada en el reino de Francia en 151445. Isabel I de Inglaterra pedía a Dios fuerzas contra sus enemigos, «como otra Debora, como otra Judit, como otra Esther»46. Esther fue presentada o utilizada como modelo probablemente desde el siglo ix47, tuvo gran impacto hasta el siglo xii, y tras un declive volvió a resurgir con fuerza en el
40 Summer, op. cit., p. 23. Donizone, Vita di Matilde di Canossa, (ed.) P. Golinelli, Milán, Jaca Book, 2008, p. 189. 41 Huneycutt, op. cit., p. 130. 42 D. Fraioli, «Why Joan of Arc never became an amazon», en B. Wheeler y Ch. T. Wood (ed.), Fresh Verdicts on Joan of Arc, New York, Garland publishing, 1996, p. 189-204, p. 194 y ss.; D. Fraioli, «The Literary Image of Joan of Arc: Prior Influences», Speculum, 56 (1981), p. 811-830. 43 Clausell Nácher, op. cit.. (Hay edición online y en papel: Madrid, Fundación Universitaria Española y Universidad Pontificia de Salamanca, 2007). 44 M. Ephraim, «From Jewish Monarch to Virgin Queen: Elizabeth I and The Godly Queen Hester», Women’s Studies, 30/5 (2001), p. 605-622, p. 606. 45 N. Hochner, «Imagining Esther in Early Modern France», The Sixteenth Century Journal, XLI/3, (2010), p. 757-787, p. 781. Sobre la entrada solemne de Mary Tudor: Fr. Wormald, «The Solemn. Entry of Mary Tudor to Montreuil-sur-Mer in 1514», en J. Conway-Davies (ed.), Essays presented to Sir Hilary Jenkinson, London, Oxford University Press, 1957; C. J. Brown, «From Stage to Page: Royal Entry Performances in Honour of Mary Tudor (1514)», en A. Armstrong y M. Quainton (ed.), Book and Text in France, 1400-1600: Poetry on the Page, Aldershot, Ashgate, 2007, p. 49-72, p. 49 y ss. 46 Summer, op. cit., p. 1. 47 S. Zaeske, « Unveiling Esther as a Pragmatic Radical Rhetoric », Philosophy and Rhetoric, 33/3 (2000), p. 193-220, p. 206, apunta que la historia de Esther fue un modelo del papel de las reinas entre los siglos x y xii. Aunque es en parte una contradicción, puesto que esos siglos se corresponden con los de reinado
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siglo xv, manteniéndose durante algunos siglos, tal como muestran la literatura, el arte y la propaganda política. El modelo de Esther tuvo momentos álgidos y otros de declive, iniciado probablemente al aparecer una competidora tan destacada como la Virgen María, que añadía a la protección propia de la reina, la protección maternal. La fuerza de María desde el siglo xii, hizo que se desbancara en buena medida la figura de Esther. En los panegíricos de tres reinas hispanas aparece el recuerdo de la reina Esther. José Bernardino Bádenas Marcellán tituló La Esther de España coronada en mejor Reino a la oración panegírica fúnebre que escribió para las exequias celebradas en la catedral de Guadix a la muerte de la reina Mariana de Austria (1634-1696)48, José Cornejo y Granados en el panegírico a la reina viuda Luisa Isabel de Orléans (1709-1742), la esposa de Luis I, hizo constantes menciones a la reina Esther49. José Juan González en la Oración fúnebre por la reina Isabel de Braganza (1797-1818), la segunda esposa de Fernando VII, señaló, como se ha apuntado antes, que se había acercado al rey «con aquel confiado temor que la bella Esther (tuvo) al gran Asuero». Por otra parte, la evolución del modelo de Esther ha de relacionarse con los cambios que se produjeron en los poderes del rey. A un rey que trataba de acumular grandes poderes, se vinculaba una reina a la que había que buscar un lugar en la escena política, un papel propio, y ese papel probablemente fue en la mayor parte de los casos el de la intercesión. Sin embargo, ese papel la despojaba de la autoridad efectiva que algunas mujeres habían ejercido en algunos reinos, tal como han mostrado Lois H. Huneycutt, Janet Nelson, John Carmi Parsons y Pauline Stafford en sus estudios sobre reinas inglesas. Así pues, la intercesión y la mediación fueron papeles asignados a las reinas como consecuencia de los cambios introducidos en la búsqueda de definición del poder monárquico50. Desde mediados del siglo xii, el incremento de burocracias profesionales y la introducción de cambios en la forma de heredar, erosionó el derecho de las mujeres a reclamar la herencia del trono51. La reina fue perdiendo autoridad con el desarrollo de las instituciones del reino, y al perder el derecho públicamente reconocido a dar órdenes y esperar que se cumplan,
de las reinas por derecho propio, no como intercesoras. 48 Este opúsculo de 32 páginas se imprimió en Granada, en la imprenta de la Santisima Trinidad, por Antonio de Torrubia, [1696?]. María Victoria López-Cordón, «Poder femenino e interpretación historiográfica: el gobierno de mujeres como manifestación de crisis política», en M. Bosse, B. Potthast, y A. Stoll (ed.), La creatividad femenina en el mundo barroco hispánico: María de Zayas, Isabel Rebeca Correa, Sor Juana Inés de la Cruz, Volume 1, Kassel, Edition Reicherberger, 1999, p. 67-87, atribuye esta obra a Pedro de Palacios, p. 85. 49 Joseph Cornejo y Granados, Oración fúnebre, que a la tierna y dulce memoria de la Majestad Augusta de la Serenissima Señora Luisa Isabel de Orléans, Reyna Viuda de España, consagraron los dos Illmos. Cabildos Eclesiástico y Secular de Málaga, en los días quince, y diez y seis de noviembre de este presente año de 1742, Málaga, s.e., 1742, p. 35-36. Copiado de M. García Barranco, «La reina viuda o la muerte del cuerpo simbólico», Chronica Nova, 34 (2008), p. 45-61, p. 51. 50 J. Carmi Parsons, «The Queen’s Intercession in the Thirteenth Century England», en J. Carpenter y S.-B. MacLean (ed.), The power of the weak, Urbana-Chicago, University of Illinois Press, 1995, p. 147-177. 51 L. L. Huneycutt, «Female Succesion and the Language of Power in the Writings of Twelfth-Century Churchmen», en J. Carmi Parsons (ed.), Medieval Queenship, New York, Saint Martin´s Press, 1993, p. 189-201, p. 190.
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que es la auténtica autoridad, buscó, o se le permitió, ejercer otras funciones que la conferían poder, habilidad de hacer que la gente haga cosas, que implica presión, influencia, persuasión y coerción52.
Conclusión: una fórmula retórica «Las referencias a Esther llegan a ser casi una fórmula en la literatura dirigida a las reinas medievales»53. En efecto, las referencias a ella parecen responder a una especie de fórmula54, adecuada para servir los objetivos de quien la exponía o utilizaba. Además, también parece responder a un modelo retórico de empoderamiento femenino, en el que «una mujer trabaja desde dentro de una estructura para conseguir una ampliación de su papel»55. Se trata de una retórica con una doble lectura: conservadora y radical56, y en la que se sublima tanto el coraje como la sumisión de la famosa reina bíblica. Por otra parte, a Esther se la toma primero como modelo de reinas, pero luego también como modelo de mujeres en general, práctica bastante utilizada por los escritores medievales. Fue común tomar una figura para utilizarla de acuerdo con los intereses y los conceptos teológicos, filosóficos y políticos del tiempo de formación de los programas a construir. Se seguía la fórmula de crear la figura retórica mediante la representación de una idea figuradamente a través de formas humanas, “se sospecha que incluso las imágenes positivas de mujeres de la realezas eran programas didácticos más que auténticos retratos de ellas»57. En ese sentido, siguiendo la figura humana de Esther, que representaba una idea, se hizo de ella una figura retórica. La repetición de la idea llevaba a la construcción de la fórmula, y, como apuntó Pío Baroja, «una fórmula retórica repetida es no sólo aceptable, sino agradable»58. En resumen, Esther fue una fórmula retórica utilizada especialmente para encauzar el papel de las reinas en un momento en que se estaba configurando y definiendo el de los agentes de poder de la monarquía y del estado. Se despojaba a las reinas de autoridad y se limitaba su papel al de intercesoras o mediadoras, como lo había sido la reina Esther. Siguiendo la definición del Diccionario de la Real Academia Española de la palabra fórmula: «Medio práctico propuesto para resolver un asunto controvertido», la «fórmula Esther» fue el medio práctico para resolver un asunto tan complejo como la asignación del papel que las reinas habían de tener en la política de los reinos.
52 Sigo los conceptos de poder y autoridad tal como los utiliza L. Benz St. John, Three Medieval Queens. Queenship and the Crown in Fourteenth-Century England, New York, Palgrave Macmillan, 2012, p. 9. 53 Huneycutt, «Intercession and the High Medieval Queen», p. 133. 54 Zaeske, op. cit., p. 206. 55 Zaeske, op. cit., p. 214. 56 Zaeske, op. cit., p. 215. 57 A. J. Duggan (ed.), Queens and Queenship in Medieval Europe, Woodbridge (Suffolk), Rochester (NY), Boydell Press, 1997, p. xv. 58 P. Baroja, La caverna del humorismo, Madrid, Caro Raggio, 1986, p. 63.
Manuscrits, chartes et inscriptions
Véronique soreau
L’art de la formule dans l’art de guérir Édition et étude d’extraits en moyen-anglais des recettes médicinales des manuscrits : Cambridge, Trinity College, Wren Library 1037 (O.1.13) et 921 (R.14.51)*
The remedies or formulas used by healers to cure a patient crop up in numerous medical writings from the Middle Ages. Medicinal recipes can be commonly found (being gathered and added) in collections of medical books, where they fit a particular format, which is notably characterised by the use of precise rhetorical formulas. Medicinal recipes bear the influence of both religion and superstition. They are peppered with idiomatic formulas, quotations in Latin, which purportedly led to the patient’s recovery. Prayers or incantations were also sung at the patient’s bedside. The recipes themselves, often gathered in remedy books, are short standardised texts, and were as much useful for the amateur as for the professional healer, since their goal was functional and utilitarian. They appear to be mainly the consequence of translations and adaptations of more ancient texts belonging to the Greek, Latin and Arab traditions.
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Les formules, au Moyen Âge, sont particulièrement importantes dans la diffusion du savoir. Pour les non-lettrés, la transmission de la parole était l’essentiel vecteur de connaissances, tandis que les plus hautes couches de la société pouvaient s’instruire par les textes, tels les livres de remède, où les formules, précises et invariables, étaient consignées. Les recettes médicinales étaient composées de diverses indications, elles indiquaient une manière de surmonter des maux précis. Elles pouvaient se présenter sous une forme plutôt standardisée et codifiée, en prose, mais aussi en vers. Certaines tournures de phrase, expressions ou formules manifestaient une manière de parler
* Je tiens à remercier les « Master and Fellows » de Trinity College, à Cambridge, ainsi que le personnel de la bibliothèque. Je suis particulièrement reconnaissante envers Sandy Paul, « sub-librarian » à la Wren Library de Trinity College, qui m’a permis l’accès aux manuscrits étudiés ici et qui a la gentillesse de m’autoriser gracieusement à illustrer mon article avec les photos de certains folios de ces deux manuscrits. Véronique Soreau • Université de Poitiers, École Doctorale LPAH, CESCM La Formule au Moyen Âge, éd. par Olivier Simonin et Caroline De Barrau, Turnhout, 2021 (Atelier de Recherche sur les Textes Médiévaux, 28), p. 99-117 © FHG10.1484/M.ARTEM-EB.5.120278
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inhérente à l’époque. On retrouve ainsi une rhétorique empreinte de slogans, de prières ou formules magiques typiques de la médecine, un des sept arts enseignés dans les universités mais non-réservé uniquement aux hautes sphères de la société. En effet, les recettes médicinales, dont la fonction était utilitaire, entraient de plus en plus dans les foyers aux revenus aisés et ont participé à l’accélération de l’alphabétisation. Un public de simples lettrés curieux de culture et soucieux d’améliorer leur santé consultait et suivait de plus en plus les formules indiquées dans les recettes médicinales. Dans la sphère des écrits scientifiques et médicaux du Moyen Âge, les recettes médicinales appartiennent à une ancienne tradition populaire et continue. Parmi vingt-cinq catégories de textes scientifiques recensés par Linda Voigts et Patricia Deery Kurtz1, les recettes occupent la place la plus considérable. Résultant d’une infinie variété de traductions mais aussi de compositions originales en anglais vernaculaire, les recettes médicinales étaient, au Moyen Âge, principalement reléguées à un usage pratique, les livrant à un certain mépris de la part de la communauté scientifique du vingtième siècle. Elles révèlent pourtant des trésors sur les vertus des plantes, dont l’efficacité reste probante aujourd’hui encore où la phytothérapie tend de plus en plus à devenir une alternative à une médecine parfois devenue inhumaine. Les recettes médicinales telles qu’on les trouve dans les manuscrits en moyen-anglais sont la résultante de remaniements infinis entre transmission au moyen de copies, traductions et ajouts, des textes et des savoirs de l’Antiquité et de l’Orient. Témoignages d’une tradition millénaire, ces écrits scientifiques, mais populaires, ont participé à l’alphabétisation croissante des couches les plus aisées de la population. C’est en effet à partir d’environ 1350 et bien après la Conquête de 1066 que les textes en moyen-anglais ont repris leur hégémonie sur le latin et l’anglo-normand. Rares sont les manuscrits qui survivent à la période post-conquête jusqu’au début du quatorzième siècle. En revanche, des milliers de manuscrits traitant des sciences et de la médecine furent produits entre 1350 et 1500, dont des livres de remèdes : compilations regroupant des réadaptations de textes de l’Antiquité, mais aussi des œuvres originales2. Tandis que les traités académiques et de chirurgie étaient destinés à un public de spécialistes, les livres de recettes médicinales avaient un lectorat plus hétérogène incluant les praticiens eux-mêmes ainsi que de nombreuses femmes dont l’une des tâches principales était de soigner des membres de la famille. Parmi les auteurs anglais d’écrits médicaux les plus importants figure Gilbertus Anglicus, prêtre- médecin anglo-normand appelé aussi Gilbert Eagle ou Gilbertus del Egle. Sa renommée se manifeste même dans les écrits de Chaucer, qui le cite comme référence médicale dans sa description du « Doctor of Physics » de son prologue des Canterbury Tales3. Écrit en 1230, le Compendium medicinae de Gilbertus Anglicus avait
1 L. E. Voigts et P. D. Kurtz, Scientific and Medical Writings in Old and Middle English. An Electronic Reference, revised and expanded (eVK2), CD-Rom, Chicago, University of Michigan Press, 2009. 2 Ces informations précises nous proviennent des recherches de Linda E. Voigts. Voir son article, p. 186 : L. E. Voigts, « Multitudes of Middle English Medical Manuscripts, or the Englishing of Science and Medicine », in M.R. Schleissner, Manuscript Sources of Medieval Medicine : A Book of Essays, New York, Garland, 1995 (Garland Medieval Casebooks 8), pp. 183-195. 3 Geoffrey Chaucer, The Canterbury Tales, Fifteen Tales and the General Prologue, éd. V. A. Kolve et Gl. Olson, New York et Londres, Norton and Company, 2005, p. 13.
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pour but de regrouper tout le champ de la médecine, d’après les œuvres médicales des grecs et des arabes. Plus tard, au quinzième siècle, la partie comprenant ses recettes médicinales fut particulièrement étudiée et traduite. Ce sont les traductions et adaptations des textes latins et grecs en moyen-anglais qui mettent en lumière la volonté de vulgariser des connaissances jusqu’ici réservées aux médecins universitaires. Ainsi, le traité sur les urines par Henry Daniel intitulé Liber Uricrisiarum, fondé sur la traduction latine de Constantin l’Africain de l’ouvrage De Urinis d’Isaac Judaeus, avait pour but d’aider les médecins non-universitaires et un public ouvert à la pratique de la médecine mais ignorant le latin. Les talents de traducteur et commentateur de Daniel sont illustrés particulièrement avec deux autres ouvrages portant sur les plantes et leurs vertus : le recueil sur le romarin surnommé « livret de Hainault », dont dix exemplaires subsistent ; le Aaron Danielis traitant du pouvoir des plantes ainsi que d’autres substances, conservé dans un manuscrit unique4. Une autre source incontournable de la médecine était la compilation de John Gaddesden, professeur à Oxford, Rosa medicinae (ou Rosa anglica/Rosa anglica medicinae) parue en 1314. Cet ouvrage, composé de cinq livres, et entièrement en moyen-anglais, fut l’un des plus utilisés à la fin du Moyen Âge. Bien que l’auteur s’appuyât sur les écrits de Galien, d’Avicenne et des auteurs islamiques, les textes reposaient sur les « charmes » et les incantations. La médecine anglaise était donc largement influencée à la fois par les traditions folkloriques et populaires et par les pères fondateurs de la médecine. Malheureusement, des milliers de textes scientifiques et médicaux des quatorzième et quinzième siècles ont été délaissés au profit des œuvres mentionnées, plus connues. Ils n’ont pas reçu toute l’attention qu’ils méritaient. C’est pourquoi j’ai choisi de réhabiliter les recettes médicinales, souvent considérées à tort comme une branche mineure de la médecine. Ainsi, j’illustre cet article par divers extraits de mes transcriptions de deux manuscrits en moyen-anglais, tous deux détenus par la bibliothèque de Trinity College à Cambridge, qui présentent une valeur certaine pour la discipline. Ces textes font d’ailleurs l’objet d’une édition et d’une étude critique dans le cadre de ma thèse5. Le manuscrit O.1.13, classé par M. R. James sous le thème Medica dans son catalogue descriptif, est une compilation de différents livres datant du quinzième au dix-septième siècle6. Il est composé de huit parties dans lesquelles deux thèmes sont principalement traités : les plantes et leurs vertus utilisées dans les recettes médicinales, et les planètes et leur influence sur l’homme et sa santé. Les recettes occupent la partie la plus importante de l’ouvrage, (ff. 45-83). Elles constituent la deuxième partie du manuscrit, intitulée : On the virtues of herbs, et ont été écrites au début du quinzième siècle, comme l’atteste encore James7. Le manuscrit R.14.51, répertorié sous le titre
4 Londres, British Library, Additional 27329. 5 Cf. thèse et édition de celle-ci : V. Soreau, La médecine par les plantes et les étoiles entre le quinzième et le seizième siècle en Angleterre. Édition inédite d’une sélection de textes en moyen-anglais de quatre manuscrits situés à Trinity College Library, Cambridge : O.1.13 et O.5.26, R.14.32 et R.14.51, et commentaires, thèse doctorale, Poitiers, Université de Poitiers, 2018. 6 M. R. James, The Western Manuscripts in the Library ofTrinity College, vol. 3, Cambridge, Cambridge University Press, 1900-02. 7 Ibid.
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Varia, se compose pour moitié d’un livret de recettes médicinales, en prose et en vers, d’un traité de médecine vétérinaire, d’un livre de philosophie et d’astronomie, de balades. Ces textes ont été datés du quinzième siècle. Nous nous attacherons à analyser les formules au cœur des recettes médicinales. En préambule, nous soulignerons l’importance des poèmes introducteurs aux recettes. Dans une première partie, nous aborderons l’aspect linguistique des formules, plus précisément la structure et la rhétorique des recettes. Puis dans un deuxième temps, nous orienterons nos observations vers l’aspect scientifique des formules : quelles sont les préparations et les prescriptions indiquées ? Enfin, nous aborderons les formules magiques et superstitions qui se manifestent encore davantage dans un type particulier de recettes appelé charms.
Préambule Au troisième siècle après Jésus Christ à Rome, Quintus Serenus Sammonicus fut le premier à versifier les recettes médicinales, en en diminuant le nombre d’ingrédients pour en faire de véritables comptines, tout en introduisant la fameuse formule « abracadabra ». Son ouvrage De medicina praecepta sera imprimé au quinzième siècle. On retrouve parfois, dans les livrets de recettes médicinales en moyen-anglais, en guise d’introduction aux recettes et visant à asseoir leur légitimité, des textes sous forme de poèmes. Ces formes versifiées citent souvent les plus hautes autorités de la médecine, Hippocrate, Galien, Pline l’Ancien, Dioscoride, garants de la réussite des remèdes. Ces poèmes sont recensés dans le New Index of Middle English Verse8. Ainsi, dans le manuscrit O.1.13, en amont de 112 recettes médicinales et de charms, se trouve cet « avertissement » en vers, dont on retrouve plusieurs versions dans d’autres manuscrits en moyen-anglais9. Sa forme originale se compose généralement de 16 couplets que l’on retrouve dans le manuscrit O.1.13 et qui fait l’objet d’une édition que j’ai réalisée en 2001 et que je reproduis ici10. What man þat wil on leche crafte lere reede on þis booke and he may here Many medicynes bothe goode and trewe, To hel with sores bothe olde and newe, Of swerde, of knyfe, or of arowe, Be þe wonde wyde or narowe, Of spere, of quarele, of dagger, of darte, To make hym hool on ylke parte, So þat þe seeke wil doo wysly, And kepe hymselfe fro surfety, 8 J. Boffey et A. S. G. Edwards, New Index of Middle English Verse, Londres, The British Library, 2005. 9 Celles-ci sont répertoriées dans : J. Boffey et A. S. G. Edwards, op. cit., p. 227. 10 V. Soreau, Recettes médicinales tirées du manuscrit MS O.1.13 de Trinity College Library, Cambridge. Etude et édition partielle, Poitiers, Mémoire de DEA, 2001, p. 46.
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Be þe wonde neuer so deepe tharof thare hym take no keepe, So þat he drynke sane or antyoche, hym thar not drede of þat owtrage be þat on, and xx dayes be comyn and goon, he schal be hoole bothe flesche and boon To ryde and goo in ilke a place throuȝhe þe myȝht of Goddes grace. Thus sayth Ypocras þe good surgeene, And Socrates and Galyen, That waren philosophers all thre þat tyme þe beste in any contre, In þis worlde ware noon here pere, Also farre as any man covde here, And praktyȝede medicynes þrowȝh Goddes grace to save mennys lyuys in diuerse place. Cryste þat made bothe est and weste, Leu grace her sowles haue good reste. Herin ar medicynes withoute fable, To hele all sorys þat ar curable Euer more in joye for to be In hevyn with þe holy trinite. Amen11. Nous pouvons prêter aux auteurs un certain sens de la formule et une dextérité dans la construction d’un texte dont les rimes et le contenu captent facilement l’attention du lecteur. Un tel texte ne peut être qu’approuvé par le clergé, puisque Hippocrate, Socrate et Galien, dont on précise qu’ils sont les plus hautes autorités de la médecine dans le monde, exercent leur art grâce au don de Dieu. Tous trois mentionnés, ils apparaissent comme les garants de l’efficacité des recettes. Figures incontestables de la médecine, ils sont avant tout au service de Dieu, nous rappelle le poème : And praktyȝede medicynes throwgh Goddes grace12. De plus, les formules empruntées à la religion viennent clôturer le texte comme une prière. Ainsi, les recettes sont des témoignages de la tradition gréco-romaine qui mêle la santé du corps à celle de l’âme, deux entités indissociables.
Formules linguistiques : structure et rhétorique L’étude de la forme des recettes et de sa rhétorique est une étape essentielle pour l’analyse des formules qu’elles contiennent. Nous nous appuierons essentiellement dans cette partie sur les exemples d’extraits de recettes médicinales contenus dans le manuscrit O.1.13. 11 Cambridge, Trinity College, Wren Library 1037 (O 1 13), f. 45r. 12 Cf. avertissement en vers cité ci-dessus.
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La simplicité de la structure commune des recettes médicinales leur donne une très large accessibilité aux différents publics. Les textes sont courts, de forme simple, accompagnés d’une structure toujours régulière. Cinq parties, empruntées à la tradition de la médecine grecque, se distinguent habituellement : rubrique, indication, composition, préparation, et application. Tandis que la rubrique se rapporte au type de remède, parfois au nom de son inventeur ou d’un célèbre patient ou médecin, à son effet ou à l’organe humain traité, l’indication établit le ou les maux pour le(s)quel(s) la recette est efficace. La composition établit une énumération des ingrédients et leurs proportions et quantités à respecter. Enfin, la préparation fournit les instructions pour fabriquer le médicament, et l’application la manière de l’administrer. Voici un exemple d’une recette extraite du manuscrit O.1.13 où ces cinq éléments sont présents : Ffor þe hevede ache Take and seth verveyne and of betoyne and of wormode. And þerwith, wasche þe sekes heuede, and þan make a plastre aboue on þe molde on þis maner. Take þe same herbys when þei ben soden, and wrynge hem, and grynde hem smal in a mortier. And temper hem with þe same licour agayne. And do þat to whete branne for to holde in þe lycour, and make a garlande of a keverchere, and bynde þe sekes heude þerwith. And lay þe playster vpon þe moolde withinne þe garland as hoot as þe seke may suffre it. And bynde þe hevyd with a volypere, and sette a cappe above. And do þis but þre tymes, and þe seek schall be hoole on warentyse13. Ainsi, la forme des recettes est reconnaissable, ce qui en facilite l’accès et la lecture. Les remèdes sont dotés de formules récurrentes, et sont composés de séquences chronologiques qui permettent au praticien de suivre facilement le déroulement de la préparation ou de l’administration de la recette. La présence des adverbes temporels þan, after, afterwarde, renforcent la structure linéaire, commune aux recettes contenues dans les livres de remèdes et dans les traités plus savants : Her is þe makynge of a plaster þat men callen ottattrorium. Tak þi galabanum […] and brysse hem a lytel in a mortier and afterwarde stampe hem […] and do it þer to, and þanne melte þi wax, and do þer to, and þan þi colofoyne and þan þi cerpentyn, and þan þi mastyke […]14. Les listes d’ingrédients et d’actes suivent la séquence temporelle des phases de préparation et d’administration du remède. Étudions plus attentivement la forme et les formules linguistiques qui caractérisent les recettes médicinales. Attardons-nous sur les titres, les verbes employés, la récurrence des impératifs, de la voix passive et des pronoms personnels, ainsi que les formules d’efficacité.
13 op. cit, f. 45v. 14 op. cit, f. 56r.
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Les titres
Les titres des recettes sont généralement formés d’un syntagme nominal accompagné d’un syntagme prépositionnel, ou précédé par une forme d’insistance démonstrative ou d’un adjectif qualificatif. On retrouve ce dernier schéma dans les deux formules les plus courantes : Here is a medicine/charm, A good oynement/ medicine. Il convient de noter la récurrence particulière et plus directe de Ffor accompagnée d’un syntagme nominal et/ou verbal – le titre prenant alors la forme d’une proposition entière. On rencontre également des titres en latin avec la formule inversée : contra, suivi du nom de la maladie : contra cankrum, contra morum caducum, contra fistula, contra mortuum15. Voici les titres les plus caractéristiques des collections de recettes du manuscrit O.1.13 : A good oynement for þe vanyte in þe hevede16, A good medycyne for to clense þe breste17, Here is a charme for þe body flux18, Her is a charme for wykkede wiȝhtes19, Here is a medyccyne to brynge owte canker of a byle or soor what place so þat he be on man or on woman20, Ffor þe hevede ache21, Ffor man þat spyttys bloode22, Ffor to make a drynke for þe pestylence23, Ffor to charme thre obeles for þe ffeveres.24[f.50 r] Les verbes
La variété des verbes transitifs dans les recettes est assez restreinte. Les plus utilisés sont do et put, ainsi que ceux qui forment le lexique plus technique et spécifient la manière de traiter les ingrédients. Voici la liste de ces verbes employés dans les recettes du MS O.1.13 : bete, boyle, bray, brenne, bynd, chew, cast away, cut, do, drawe, dry, drynke, dyce, ete, frye, gader, grynde, hele, kepe, lay, let, make, medle, melt, put, sethe, stampe, streyne, take, temper. Les formes employées ne varient que très peu. C’est la forme impérative, que nous analyserons dans le paragraphe qui suit, qui est principalement utilisée dans les recettes, associée à l’emploi de la voix passive, et parfois de pronoms personnels. Cependant, l’emploi de formes infinitives, du présent et du participe passé se trouve attesté tout particulièrement avec le verbe drynke : and lat þe seke drynke25, and ȝife þe seeke to drynke26, it he heleth þe perlsy on oþer membres þat tremblen whan men drynken27, it be dronke befor þe aicesse28. 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28
op. cit., f. 60v. op. cit., f. 46r. op. cit., f. 47v. op. cit., f. 48v. op. cit., f. 53r. op. cit., f. 60v. op. cit., f. 46r. op. cit., f. 46v. op. cit., f. 49r. op. cit., f. 50r. op. cit., f. 46v. op. cit., f. 46v. op. cit., f. 56v. Ibid.
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Impératif/ voix passive/pronoms personnels
Les verbes liés à la préparation des remèdes appellent presque exclusivement un emploi de la forme impérative. Ainsi le lecteur peut suivre, comme dans une recette culinaire, les différents actes à effectuer pour préparer ou appliquer le remède. Bien que les formes impératives prévalent, certaines constructions passives sont présentes, surtout conjointement avec le verbe drynke, comme nous l’avons vu avec it be dronke befor þe aicesse. Se dégage de la voix passive une certaine solennité ou une forme d’effacement de l’identité du patient, preuve que le remède est bon pour chaque individu ayant recours à cette recette. On retrouve aussi assez couramment une alternance des tournures à l’impératif et celles utilisant le pronom personnel à la deuxième personne du singulier, ce qui donne un caractère plus familier aux différentes recettes. De plus amples spécifications sont données au lecteur avec l’emploi du þ(o)u, suggérant une possibilité d’auto-médication et démontrant le caractère accessible et utilitaire des recettes. Ffor wormys in þe wombe Take nepte and stamp it, and temper it with whyte wyn, and drynke it when þu felyst þe wormys greven the. And þu schalt be hoole29. A contrario, l’emploi du pronom personnel à la troisième personne du singulier, fréquent également, implique une mise à distance du patient qui apparaît en tant qu’objet sur lequel le praticien applique le remède. Ces recettes s’adressent alors plutôt au médecin. Le patient est désigné par þe seeke ou he : And late þe seeke vse it in hys potage a sponful at onys, and he schal be hoole, gyfe þe seeke to drynke, gyfe þe seeke to ete30. Efficacité des recettes
Les formules garantissant l’efficacité représentent une partie optionnelle, mais récurrente, des recettes. Les effets des remèdes occupent toujours une position finale et sont assurés par des expressions constituées de courtes citations ou formules idiomatiques. Les formules d’efficacité les plus courantes sont : and he schal be hoole31, and he schal be hoole sekyrly32, and þe seeke schall be hoole on warentyse33, and þis wyl aswage swellynge and cesse akynge34, and it schall aswage þe swellynge and drawe out þe venym35, and it is good for all man sores36, for it is good
29 30 31 32 33 34 35 36
op. cit., f. 47r. op. cit., f. 47v. op. cit., f. 52r. op. cit., f. 51v. op. cit., f. 46r. op. cit., f. 49r. op. cit., f. 51v. op. cit., f. 58v.
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for all mane sores both olde and new and it is called þe grace of God37, þis oynement is good for scabbes and for bucomes and for many oþer thynges38. Elles sont parfois inscrites en latin, ce qui donne des formules toutes faites, simples, et accessibles : sanantur, probatum est. L’emploi du latin, langue savante, était gage de réussite du remède. Compréhensibles par tous, ces formules latines restaient courantes. Leur aspect savant était moins sensible : Contra cancrum :[…] Optime est probatum39,Contra fistula […] : et sic fac deunde sanentour. Contra cankrum : stercus humanum combustum […] Probatum est40. D’autres formules plus spécifiques interviennent également, dans le but de préciser le moment où les effets de la guérison du patient se ressentent, ainsi que les conditions nécessaires à cette guérison : and he schal be hoole within ix tymes […]41, and streyne it and do it in a fayre vessel wel kevered and late þe seke drynke þerof, at evyn hoote, at morowe colde, tyl he be hoole42. Pour prouver l’efficacité d’une recette, il convenait encore de citer les plus hautes autorités de la médecine, cette fois-ci soit à la fin du texte, ou au début. Voici deux exemples où l’on retrouve Hippocrate, Galien et Socrate. Placés en introduction aux recettes, l’on retrouve dans le poème cité précédemment, les trois plus grands sages, ce qui inscrit la recette dans un contexte des plus sérieux car approuvée par les fondateurs de la médecine. Thus sayth Ipocras the good surgeene And Socrates and Galyen, That waren philosophers all thre, Þat tyme þe best in any contre43. En fin de discours, la mention d’Hippocrate permet à l’auteur d’appuyer son discours et de terminer la recette sur une hyperbole. Garant de l’efficacité de la recette, Hippocrate est une figure incontestable du succès : And if men drynke it, it is goode for all maner vices of þe stoon þat is noreshede of coolde humores. Ȝif a man drynke it xv dayes firste and last, and to all thynges beres witnesse the good phylosophre ypocras44. Les références aux universités les plus prestigieuses où les médecins étaient formés sont nombreuses. L’école de Salerne est particulièrement citée. C’est ainsi que dans le Lytil boke of þe vertuys of rosmaryn du manuscrit O.1.13, le lieu où le texte d’origine a été compilé est mentionné dès l’incipit : This is þe lytil boke of þe vertuys of rosmaryn þat þe scole of Salerne gaderyd and compiled45. 37 38 39 40 41 42 43 44 45
op. cit., f. 58r. op. cit., f. 52r. op. cit., f. 53r. op. cit., f. 60r. op. cit., f. 46r. op. cit., f. 51r. op. cit., f. 46r. op. cit., f. 57r. L’emploi de caractères italiques nous est dû. op. cit., f. 77r. L’emploi de caractères italiques, ici comme pour le reste du paragraphe et le suivant, nous est dû.
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De plus, l’auteur de la traduction nous avertit lui-même de l’origine latine du texte : I Danyel haue translatyd into vulgar Ynglysh worde for worde, as fond in latyn46. Il s’agit du fameux Henry Daniel, célèbre traducteur du traité sur les urines écrit par Isaac Judaeus. Le fait de mentionner parfois les sources des recettes étaient donc une autre manière de valoriser une recette et d’en garantir les effets. C’est ainsi qu’à la lecture du Lytil boke of rosemaryn, l’on apprend que sa traduction fut produite sur ordre de la Comtesse de Hainault ou Jeanne de Valois et destinée à sa fille, la reine Philippa de Hainault. Les personnages sont volontairement mis en avant, dès les premières instances du texte : þe lytil boke of þe vertuys of rosemaryne þat þe scole of Salerne gaderyd and compiled at the instance of þe Cowntesse of Henowde […] And sche send to þe poope and rosmaryn þerwith to her doughter Qwene Philyppe of Yngelonde47. L’efficacité d’une recette était également garantie par leurs utilisateurs, personnages célèbres de l’aristocratie anglaise. Leurs noms apparaissent dès l’incipit des recettes, et parfois même à l’intérieur du titre. L’on peut ainsi observer cette référence à Lady Beauchamp, femme du Duc de Warwick, (1428-1471), plus connu sous le nom de Thomas Beauchamp, homme d’état qui se distingua pendant les batailles de Crécy en 1346 et Poitiers en 1356 : Her is þe makynge of Gracia Dei. This Gracia Dei used þe lady beuchampe, þe erlys wyfe of Warwyke48. Dans les folios suivants, il est question d’une autre figure historique de l’Angleterre du Moyen Âge : Her is another maner gracia dei þat þe good erle of hereford osed þat was holden a noble surgene49. Le comte de Hereford William Fitzosborne (1053-1071) fut compagnon de Guillaume le Conquérant lors de la bataille d’Hastings en 1066. La notoriété de tels personnages apportait une certaine aura d’autorité à la recette, qui s’en trouvait davantage connue et diffusée. Mais l’art de formuler une recette passait également par les ingrédients utilisés. Quel était précisément le contenu des remèdes ?
Les formules dans les préparations Les propriétés thérapeutiques des plantes, connues depuis la nuit des temps, ont été consignées par écrit dès l’Antiquité. Le traité des plantes médicinales de Galien a été recopié et reproduit par les savants musulmans, et notamment par l’école de Bagdad au neuvième siècle. Les bases d’une véritable médecine scientifique étaient déjà jetées au temps des Mésopotamiens. Comme nous l’indique Herrero, ceux-ci utilisaient 300 espèces de plantes, employées sous des formes pharmaceutiques très variées toujours utilisées aujourd’hui : fumigations, inhalations, pilules, pommades, lotions, poudres, potions, et même suppositoires50. 46 47 48 49 50
Ibid. op. cit., f. 77r. op. cit., f. 57r. op. cit., f. 58r. Voir P. Herrero, La Thérapeutique mésopotamienne, édité par Marcel Sigrist, préface de François Vallat, Paris, Editions Recherche sur les Civilisations, 1984, p. 61-86.
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Au Moyen Âge, l’antique théorie des signatures, qui consiste en l’assimilation de la forme et de la couleur d’un végétal à la nature des organes qu’elles sont aptes à soigner, fut associée à la théorie des quatre humeurs définie par Claude Galien. Les thérapeutiques mises en œuvre pour traiter une maladie ou plus exactement la rupture de l’équilibre entre les quatre humeurs : le sang, le flegme, la bile jaune ou bile noire, étaient fondées sur l’utilisation des plantes. Les ouvrages de référence, notamment De Materia Medica de Dioscoride, spécialiste de la connaissance des remèdes naturels, et le Canon de la médecine d’Avicenne, dont les traductions et copies circulent pendant tout le Moyen Âge en Occident, influencèrent les pratiques de la médecine jusqu’au vingtième siècle. L’Organisation Mondiale de la Santé publia en 1978 une liste de 54 espèces de plantes médicinales essentielles faisant partie de celles recensées dans le livre de Dioscoride, qui en cite 520 ! Les préparations des remèdes que l’on retrouve à l’intérieur des recettes des manuscrits O.1.13 et R.14.51 restent tout de même peu précises, leur caractère scientifique au sens actuel du terme étant peu prononcé. La particularité la plus frappante des recettes est sans doute la récurrence de formules désignant des unités de mesure. Placées au cœur du texte, elles en démontrent l’aspect utilitaire tout en lui apportant une apparente rigueur. En revanche, peu d’informations sont livrées concernant les propriétés des plantes et le processus de guérison, quoique la question de leur forme est mise en avant, comme nous le verrons pour la bétoine, plante réputée être une panacée. Les unités de mesure
Les formules récurrentes utilisées dans les recettes médicinales concernent en premier lieu les unités de mesures. Elles sont indiquées de manière plus ou moins précise, parfois très approximativement, par des noms communs formés par le suffixe {-ful}, accolés à un nom commun désignant une partie du corps, ou bien un ustensile utilisé dans la vie quotidienne. On retrouve le plus souvent les mots handful, sponful, sawcerful, cupful : a grete handful of betoyne51, lete þe seeke use it in hys potage a sponful at onys52, take a sawcerful of the ius of hony53, gyfe þe seeke to drynke þerof a lytil cupful at onys54. Les adjectifs substantivés a good, a lytel, ou a grete qui accompagnent parfois les adverbes indiquent une quantité approximative d’ingrédients nécessaires à la réalisation de la recette. La proportion est souvent indiquée, mais pas de manière systématique. Ainsi, l’adverbe handeful est souvent précédé de chiffres ou du déterminant an : Take an handful of seed fenkel and […] ij handeful of primerose, an handful of lavender […] ij of betoyne, ij of hertes tonge, ij sycory, an oþer of violet55. Une façon encore plus simple et imprécise d’indiquer le dosage des ingrédients résidait dans l’utilisation du nom quantyte, accompagné des adjectifs précédemment 51 52 53 54 55
op. cit., f. 48r. L’emploi de la désitalicisation, ici comme pour le reste du paragraphe, nous est dû. op. cit., f. 47v. op. cit., f. 48r. op. cit., f. 47v. op. cit., f. 51r.
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cités. En voici un exemple : Take and gader a good quantyte56. Les formules ou syntagmes très usités indiquant la proportion des ingrédients sont half (and persele seed half an handful57), et as moche as (Take lynset and bray it in a morter and take as moche as wormote as lynset be weyȝht58). Des mentions d’unités de mesure, plus ou moins précises, apparaissent également de manière régulière : porcyon (þis is a porcyons oynement59), pound (a pound of wederys talowe and a pound of oyle60), ounce (and take iij unces of whete flour61), quartron (do therto halfe a quartron of medewax62), galon et potell (do þerto a galon of good wyn and iij potell of fayre vessel63). L’aspect utilitaire des recettes ressort ici et nous pouvons aisément imaginer certaines femmes préparer les remèdes dans leur cuisine pour prendre soin des membres de leur famille, l’art de guérir en Angleterre n’étant pas strictement réservé aux moines, aux universitaires ou aux praticiens64. Les remèdes à base de plantes : une question de forme
Simples ou composées, les recettes médicinales font référence soit à des ingrédients d’origine animale, lapidaire ou végétale. Nous nous intéresserons ici aux recettes à base de plantes. Le mode de préparation des remèdes reste très vague, alors qu’il est fait référence à une variété de formes de « médicaments ». Ceux à base de plantes restaient les plus accessibles, préparés tout aussi bien par le praticien que d’autres personnes moins qualifiées, souvent les femmes, qui avaient pour charge l’organisation du foyer et la préservation de la santé des membres de leurs familles. Ainsi en était-il pour la bétoine, à l’instar du romarin, autre lamiacée, plante très usitée à qui l’on attribuait toutes les vertus on pouvait l’administrer sous diverses formes. Des feuilles aux racines, tout était utilisé. En jus, bouillie, en emplâtre, en poudre, en cataplasmes, toutes ces formes permettaient à la bétoine de manifester son efficacité. Dès l’Antiquité, on lui prête la réputation de remède universel. Le pseudo-Musa65 lui a consacré un traité qui ne comprend pas moins de 47 prescriptions. Selon Pline l’Ancien : « La bétoine, appelée cestros ou psychotrophon par les Grecs, a tant de renom, qu’une maison dans laquelle elle a été semée est considérée comme préservée de tout danger66. » Au Moyen Âge, ses propriétés curatives sont notamment décrites dans les ouvrages de référence et leurs traductions en moyen-anglais tels De proprietatibus rerum de Bartholomé l’Anglais 56 op. cit., f. 47v. 57 op. cit., f. 47r. 58 op. cit., f. 49v. 59 op. cit., f. 57v. 60 op. cit., f. 52r. 61 op. cit., f. 50r. 62 op. cit., f. 52r. 63 op. cit., f. 51r. 64 C. Rawcliffe, Medicine and Society in Later Medieval England, Londres, Sutton Publishing Limited, 1995, p. 170-193. 65 Un des médecins d’Auguste auquel on a attribué le De herba vettonica. 66 Pline l’Ancien, Histoire Naturelle de Pline, avec la traduction en français, éd. et trad. M. E. Littré, Paris, J. J. Dubochet, le Chevalier et comp., Éditeurs, 1850, XXV, XLVI ; disponible sur : (consulté le 5 juin 2019).
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et traduit par Jean de Trévise, ou bien l’anonyme Agnus Castus67, et encore précisément sous la forme de poème dans l’oeuvre magistrale de Macer, du onzième siècle68. Dans la littérature des sermons, l’on retrouve la bétoine, reconnue même par certains animaux, les cerfs par exemple, comme herbe soignant les plaies. Voici un passage clé d’un sermon du quinzième siècle pour le Mercredi des Cendres : The nature of an hert is also when he is schot withe an arow, if he may escape, he gothe and etiþe an erbe that is cald betanye, whose vertu is, as leches seyne, that it wyll draw owte þe iron and hele þe wounde69. C’est sans doute par l’observation des comportements des animaux que les humains ont pu commencer à établir les propriétés thérapeutiques des plantes. Aristote avait déjà observé que les « chiennes, lorsqu’elles éprouvent une certaine souffrance, se font vomir en mangeant une certaine herbe. Les chiens, lorsqu’ils ont des vers, mangent du blé des champs70. » Ainsi retrouvons-nous les vertus de la bétoine, telles qu’elles sont célébrées dans ce poème sur les pouvoirs des plantes, extrait du manuscrit R.14.51 et probablement fondé sur une traduction du poème de Macer71 : To telle of betoygne I haue gret mynde, And of other erbes as I fynde. But fyrst at betoygne I woll begyne, That many vertues bereth with hym. Soule and bodye hit kepeth clene Betoygne say leches by dene. And who so it on him bereth, ffro the fende hit wolle hym were. In the monethe of Auguste on al wise, hit schall be gedred or the sonne rise. Who so drynke betoygne and hath the stone By his vryne it schall out gone. Betoygne boyled and dronke with hony Is gode to lay be the syde for þe dropesy. And plasters ymade of betoygne Is gode to lay be þe syght of þe yen. Jus of betoygne with watere of roses clere Comforteth wele þe heryng of þe ere. And also þe poudere of betoygne is gode medled with hony for violent blode. Aᴈenst the hoste without lake, 67 Agnus Castus : A Middle English Herbal, éd. G. Bodin, Uppsala, Université d’Uppsala, 1950 (Essays and Studies on English Language and Literature 6), p. 133-135. 68 A Middle English translation of Macer Floridus « De Viribus Herbarum », éd. G. Frisk, Uppsala, Université d’Upssala, 1949 (Essays and Studies on English Language and Literature 3), p. 195-196. 69 St. Morrison (éd.), A late fifteenth century dominical sermon cycle, Oxford, Oxford University Press, 2012 (Early English Text Society 337, 338), p. 105. Je remercie chaleureusement l’auteur, qui est aussi mon directeur de recherches, pour sa gentillesse, sa disponibilité et son soutien sans faille. 70 Aristote, Histoire des animaux, éd. J. Bertier, Paris, Gallimard, 1994, p. 486-487. 71 Macer Floridus, ou plus exactement Odon de Meung, contemporain de l’école de Salerne.
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hyt comforth gretly the brest and the stomake. The leves of betoygne with salt mad nesshe Is gode for woundes in þe hede fresshe. And also betoygne dronken and eten, The gretynge of þe yen hit wole lete. And also betoygne soden soth to saye /f. 35r/ ys gode for the bolnynge of the yee. And ȝif hit with rewe be soden and dight, hit dothe away derkenesse of þe sight. And ȝit doth betoigne sykerly, hit wascith venyme in mannys body. Betoigne soden in wyne clene Purgyth þe stomac and the splene. Ffoure leues of betoigne fyne, And iij cuppe fulle of olde wyne, And greynes and peper xxvij, And alle to geder euen grounden, And make a drynke therof clenly, hit purgith þe veynes full mervelously. Betoigne and planteyne to geder þou take with oute water þou it make, As saith maisters opunliche, hit couerith þe ffeuere cotidian sykerliche. If thou of vomet wolle haue boote, make the pouder of betoigne roote. And drynke hit with lewke watere clene, hit schalle delyuere þe of fylth by dene. Ffoure leues of betoigne dronke with wyne Pourgith the rewme wole and fyne. The seede of Betoigne ytake in tyme, ys gode ayeynes alle manere of venyme. The pouder of betoigne with wyne I wene Makes a womans materes clene. /f. 35v/ And who so taketh a bene weight, Of pouder of betoigne wole ydight, And ete it sone aftere soper ryve, hit comfortith þe stomac and vertues makith styf. Who so wole do a surpent tene, make a garland of betoigne grene, And make a cercle hym rounde about, And he schalle nevere on lyue come out. But with hys tayle he schall hym schende, Or with hys tethe hym selfe to rende. Better gresse may non be founde, In alle the worlee vpon the grounde
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Than betoigne and mynt for þe stomac. And also for pyne in the bak, A plaster of betoigne I saye, ys gode on the tonge to laye. Of þe hedwerke it abreggith þe bitternesse, And castith to þe yen lightnesse. Yf it befalle to olde or yonge Newliche to lese hys herynge, The ius of betoigne in hys eere leyne, hit bryngith hys herynge sone ayeyne. And yf a man haue þe tothe ake, Betoigne soden with wyne he take, kepe it in hys mouthe at euen and morowe, And hit schalle drawe awaye hyssorowe. Who so euere for travayle or grete swynke […]72. Les vertus multiples de la bétoine sont tout d’abord rappelées : elle soigne tous les maux, autant ceux de l’âme que ceux du corps. La bétoine éloigne le diable, elle guérit des calculs, de la goutte, de la surdité, régule la circulation du sang, soulage la poitrine et l’estomac, soigne les blessures de la tête, améliore la vue, enlève le venin, purge des souillures, fait disparaître la fièvre, soigne les rhumes, nettoie l’utérus, les maux de dos, de dents. Le remède apparaît ici sous presque toutes ses formes : en jus, bouillie, cataplasme, emplâtre, poudre ; la bétoine était consommée dans son intégralité, des feuilles aux racines ; ses graines mêmes pouvaient soigner. Cette forme poétique des remèdes à base de plantes permettait une mémorisation aisée des vertus attribuées à chacune. Elle permettait également un accès plus populaire aux connaissances sur les pouvoirs curatifs des plantes, destinées aux couches de population les moins érudites et ignorantes du latin. Des textes en vers et en prose étaient également inclus à l’intérieur des livres de remèdes à base de plantes. Les poèmes apparaissent généralement tout aussi bien dans les « pronostications » ou les guides sur les saignées73. Il existe des versions en vers et en prose du poème en latin de Macer Floridus De virtutibus herbarum. D’autres plantes réputées remèdes universels comme le romarin avaient leur texte de référence. Ainsi les Virtues of Rosemary, texte anonyme, a été traduit du latin et du français en anglais par bon nombre de traducteurs, tantôt en vers, tantôt en prose. On prête facilement des pouvoirs magiques à certaines plantes capables de soigner de nombreux maux. Ainsi la bétoine préserve de beaucoup d’autres dangers, des poisons, des maléfices, des démons, des sortilèges, elle éloigne les brigands, guérit toute souffrance. Ce qui s’apparente à ce que l’on pourrait nommer superstition aujourd’hui se manifeste souvent dans les formules des remèdes. Même le moment de la cueillette 72 Cambridge, Trinity College, Wren Library 921 (R.14.51), f. 35r-36r ; le texte est incomplet du fait de pages manquantes au manuscrit. 73 Voir l’article suivant : D. Hüe, « Lire dans le ciel: les Pronostications », in Le soleil, la lune, et les étoiles au Moyen Âge, Aix-en-Provence, Presses Universitaire de Provence, 1983, p. 159-175.
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était un véritable rituel. Il était de notoriété que la bétoine, par exemple, devait être récoltée au mois d’août, au lever du soleil : In the monethe of Auguste on al wise, hit schall be gedred or the sonne rise74. Cependant, le caractère magique des recettes ne transparaissait parfois qu’à travers certaines indications, comme par exemple le nombre d’ingrédients à mélanger en fonction de la signification magique attribuée au chiffre, ou bien les substances elles-mêmes étaient reconnues pour leurs propriétés purement magiques.
Les charms : exemples de formules magiques Il existe une catégorie à part des recettes médicinales, appelées charms, composées de phrases qui s’apparentent à des formules magiques. Souvent désignées par ce terme dans leurs titres, elles sont liées à une forme de langage ritualisé mêlant religion, médecine, et magie. Ces « charmes », tels qu’ils nous apparaissent en moyen-anglais, portent les traces de conversion d’un rite païen en un remède validé par l’église du fait de l’ajout de quelques formules latines utilisées lors des messes, évoquant le Christ ou les saints, et dont l’accomplissement est accompagné de signes de croix : pour asseoir l’hégémonie de l’église, Dieu devait rester le médecin suprême. Nous observons ainsi, dans le manuscrit O.1.13, la présence de nombreux charmes glissés ça et là parmi les recettes plus « traditionnelles » qui débutent de la même manière. Leur style se différencie par le mélange de latin et de moyen-anglais. En voici un exemple : Ffor þe feuers. Take iij oblyes and wryte : « Pater est Alpha », and one vp to oon. And mak a poynte and lat þe seeke ete þat þe fyrste day. Þe ij day wryte on þat oþer obely : « Filius est vita », and make ij poyntes and gyfe þe seeke to ete. And on þe iij day, wryte on þat oþer obly : « Spiritus Sanctus est remedium », and make iij poyntes and gyfe þe seke to ete. And þe fyrste day, lat þe seek saye a Pater Noster [as] he ete it. And þe ij day : ij Pater Noster a[s] he ete it, and þe iij day : iij Pater Noster and a Credo75. Le caractère religieux des textes est ainsi primordial, comparable aux écrits macaroniques : l’utilisation du latin visait non seulement à donner l’aval de la religion chrétienne mais aussi à accroître la puissance des formules empruntées à la prière pour favoriser et accélérer la guérison du patient. De nombreuses tentatives de classification des différents charms ont été élaborées par différents auteurs, notamment Payne76. Nous nous attacherons ici, faute de place, à illustrer deux de ses six catégories par trois exemples extraits du manuscrit O.1.13. Celui-ci distingue en second type les « charmes » se caractérisant par l’association de mots ou de lettres au pouvoir occulte constituant des formules magiques, en grec, latin, hébreu et/ou celte. En voici un exemple, dans lequel les mots et formules étaient adressés au patient ou bien inscrits puis appliqués sur son corps, tels une amulette de
74 Cf. poème cité ci-dessus. 75 Cambridge, Trinity College, Wren Library 1037 (O.1.13), f. 47r. 76 J. F. Payne, English Medicine in the Anglo-Saxon Times. The Fitz-Patrick lectures for 1903, Oxford, 1904.
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protection. Ces formules chrétiennes ont la particularité d’être composées de trois parties. Le chiffre trois, symbolisant la sainte trinité, est d’ailleurs récurrent dans ce passage. La protection du patient n’en est que multipliée. Ffor to charme thre obeles for the feveres Take thre obelyes and wryte þes wordes : on þefyrste + l +Helye + Sabaot ; + and in þe secounde + Adonay + Alpha + and one + Messias ; in þe thryd + Paster + agnus + fons +, and gyfe þe seke to ete ilke a day on, right as þai be wryten, the first day þe firste, þe secound day þe secounde, þe thryd day þe thryd, and at ilke an obelye þat he ete, late þe seke say iij Pater Noster and iij Ave Maria and Crede77. Ce charm s’apparente très fortement aux saints sacrements, puisqu’ici le patient doit manger des oublies (obelyes) sur lesquelles sont inscrites les prières ou formules magiques. Ces litanies, accompagnées de signes de croix, étaient non seulement écrites par le praticien mais probablement récitées ou chantées au chevet du patient, qui lui aussi était acteur de sa guérison par ses déclamations de prières. Toujours selon Payne, la quatrième catégorie des « charmes » se caractérise par la présence d’un récit, extrait de la Bible, sur la souffrance ou la maladie du Christ, ou bien de l’un des saints. Here is a charme for þe blody flux In nomine + Patris + et Filii + et Spiritus Sancti +Amen. Stabat + Ihesus contra flummen Jordanis et posuit pedem suum et dixit: Sancta aqua per deum te coniuro. Longinus miles latus Domini nostri + Ihesus Christ lancea perforant et continuo exiuit sanguis et aqua sanguis redempcionis et aqua baptismatis. In nomine Patris + restet sanguis + In nomine Filii cesset sanguis. In nomine Spiritus Sancti non exeat sanguinis gutta ab hoc famulo dei .N.Sicut credimus quod Sancta Maria vera mater est et verum infantem genuit Christum, sicretineant vene que plene sunt sanguine. Sicrestet sanguis sicut restat Jordanis quando + quando Christ in ea baptiȝatus fuit. In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti. Amen78. La particularité de cet exemple est l’omniprésence du latin, mais a contrario le titre reste en moyen-anglais. Le traducteur n’avait sans doute pas pris la peine de traduire ce passage qui raconte l’épisode célèbre du baptême du Christ. Et somme toute, ce qui restait primordial pour le praticien, c’était de reconnaître le mal que la formule devait soigner. Cette sous-catégorie de charm qui retrace la vie des saints et du Christ traite très souvent de la manière de stopper une hémorragie. Ainsi, la guérison des blessures du Christ est également donnée en exemple d’un événement qui peut aussi se reproduire pour les hommes, puisqu’il est bien rappelé dans l’extrait qui suit la dualité du Christ, qui est à la fois homme et Dieu : Ihesus Cryste bothe God and man.79 Cette fois-ci le charm est entièrement en moyen-anglais, comme annoncé dans le titre. Ces litanies 77 Cambridge, Trinity College, Wren Library 1037 (O.1.13), f. 51v. 78 Cambridge, Trinity College, Wren Library 1037 (O.1.13), f. 48v. 79 op. cit., f. 53v.
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étaient probablement parfois chantées au chevet du patient, en accompagnement aux soins à base de plantes, ou encore aux opérations chirurgicales. For to charme a wounde on englessh I conjure þe wounde be þe vertu of þe wondys v of + Ihesus Cryste bothe God and man. With ryȝht he vs of helle wane and be þe pappys of Saynte Marye clene mayden with outen foly, þat þis wonde noþer ake, ne swelle, ne rancle, ne festre, ne bleede no moore þan dedyn þe woundes of God + Ihesus whan he hangede on roode bot fro þe grounde vpward be as hoole as weryn + Ihesus woundes euery dele. In þe name of þe fader of myȝhtes most, and of þe sone and þe holygooste. And say þis thre tymes and thryes Pater Noster and Ave Maria80. Tous les médecins n’étaient pas entièrement convaincus de la valeur thérapeutique de ces prières et incantations, fondées sur des croyances à la fois religieuses, magiques et superstitieuses. La chirurgie était en effet un acte qui engendrait d’énormes risques. L’issue d’une opération était tellement incertaine que la confiance dans le talent du praticien n’était pas suffisante. On préférait alors s’en remettre aux puissances divines. Un tel scepticisme médical est évident chez Guy de Chauliac célèbre chirurgien du quatorzième siècle81 : women and […] many ydeotys or foles, the whiche remitten seke men for all manere of sekenesse onliche to seyntes, foundynge ham therfore up that : God gaf to me as it plesede hym ; God schal take fro me when it schall like hym82. Cependant, l’abondance des copies de ces charms nous prouvent que la plupart des praticiens érudits et une proportion grandissante des malades gardaient, malgré tout, foi en l’efficacité des formules de ces charms. Faire appel à Dieu ou bien aux saints auxquels on attribuait un pouvoir thérapeutique pour une région du corps pourrait apparaître aujourd’hui comme une forme irrationnelle de pensée. Mais ce qui pouvait déjà sembler pour certains au Moyen Âge comme un acte dénué de bon sens peut facilement se justifier par la double croyance d’une part en le pouvoir des plantes, et d’autre part en celui de Dieu.
80 op. cit., f. 53v. 81 Guy de Chauliac : son principal ouvrage, composé en 1343, Inventorum sive Collectorium partis chirurgicalis medicinae,fut traduit en français par Laurent Joubert en 1592, et parut sous le titre : « Grande Chirurgie ». 82 Guy de Chauliac, The Cyrurgie of Guy de Chauliac, éd. M.S Ogden, Oxford, 1971 (Early English Text Society 265). Traduction personnelle de la citation : « les femmes et de nombreux sots ou fous renvoyaient les malades atteints de toutes formes de maladies aux saints. Ceux-ci allaient jusqu’à prononcer : Dieu m’a placé sur terre selon son bon vouloir, Dieu peut me reprendre la vie quand bon lui semblera. »
l’art d e l a fo r m u le dans l’art d e gu é ri r
Conclusion La médecine du Moyen Âge est à la fois une science et un art, une science qui se reflète autant dans les textes savants (traités et textes chirurgicaux) que dans les manuels médicaux destinés à un usage pratique où les recettes étaient présentes. La facilité d’accès aux différentes recettes est le but principal des compilateurs médiévaux. Ainsi, leur format standardisé donne la preuve d’une utilisation utilitaire et quotidienne. Les formules répétitives, la structure linéaire apporte une facilité d’accès et de lecture. La versification était un moyen efficace de faciliter la mémorisation. Le vocabulaire employé semble être, lui aussi, bien approprié et spécialisé. Les phrases sont souvent formées sur le même modèle. Quelques variations peuvent apparaître selon les ingrédients utilisés, la flore de l’Angleterre étant assez différente de celle de l’Orient, de la Grèce et de l’Italie, mais les recettes sont assez codifiées. De tels textes étaient utiles aussi bien pour le praticien amateur que pour le professionnel. Devant l’incertitude de la réussite d’une opération chirurgicale, les chirurgiens s’en remettaient très souvent aux instructions des charms, tout comme les herboristes suivaient la théorie des humeurs. Il est important de se représenter ces formules et conseils médicaux dans ce contexte de l’époque médiévale plein d’incertitudes, où les croyances en les forces occultes et celles de la nature et des végétaux étaient partagées par le plus grand nombre. Les recettes médicinales anglaises du Moyen Âge ont une longue tradition vernaculaire. Elles ont été enrichies au fil des siècles par les productions, traductions, adaptations et compositions originales de textes médicaux et scientifiques qui florissaient dans toute l’Europe. Elles font partie intégrante de la culture médiévale anglaise et occidentale et reflètent l’intérêt et le souci de l’homme du Moyen Âge pour sa santé. Seul le travail d’édition, indispensable à la survie des manuscrits, permettra d’approfondir la – ou plutôt les – signification(s) de ces textes médicaux.
117
Emilie Cottereau-Gabillet
Colophons de manuscrits et constructions formulaires (France, xive et xve siècles)
While scribal colophons in medieval manuscripts contain formulas in the strict sense of the word – as demonstrated by Lucien Reynhout in a series of articles providing stimulating analyses – they can also be regarded as pertaining, in a loose sense this time, to formulaic discourse. Specifically, in order to provide the reader with informative elements such as the date and place of copying (time date and place date), and also frequently the identity of the actors concerned as well as the conditions of production, copyists used a relatively limited number of formulaic constructions, as if there were a certain number of models that only needed to be adapted to the precise circumstances in which the copies were made. Drawing on a quantitative study of a corpus of colophons in French manuscripts from the end of the Middle Ages, the purpose of this study is threefold: to provide criteria for identifying types of constructions in the formulas used by scribes and list them, to highlight potential variation that can be connected to chronological and geographical facts relating to the manuscripts and, finally, to examine whether there is a link between the context in which the copy was produced (use meant for a given patron or not, status of the actors and characteristics of the volumes considered) and the different constructions used in the formulas.
T
Dans son Vocabulaire codicologique, Denis Muzerelle définit le colophon comme la « formule finale dans laquelle le scribe mentionne le lieu ou la date de la copie, ou l’un et l’autre1 ». Le terme de formule employé ici pour caractériser l’ensemble du 1 D. Muzerelle, Vocabulaire codicologique, Répertoire méthodique des termes français relatifs aux manuscrits, Paris, CEMI, 1985, 435.03, p. 136. Pour notre propos, on y ajoutera ‑ en lui donnant même une place essentielle ‑ la mention de l’identité du copiste ; si celle-ci relève en effet de ce que l’on pourrait appeler la « souscription » elle est la plupart du temps associée de manière extrêmement étroite au colophon. Emilie Cottereau-Gabillet • Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne La Formule au Moyen Âge, éd. par Olivier Simonin et Caroline De Barrau, Turnhout, 2021 (Atelier de Recherche sur les Textes Médiévaux, 28), p. 119-148 © FHG10.1484/M.ARTEM-EB.5.120279
1 20
e m i l i e cotte r e au - g ab i l l e t
colophon semble pertinent pour deux raisons. La première réside dans le caractère relativement bref du colophon qui exprime de façon concise les éléments mention‑ nés ci-dessus. La seconde est liée au fait que les colophons, bien que présentant d’indéniables variations, semblent suivre des canevas prédéterminés, comme s’il existait un certain nombre de modèles qu’il s’agissait en quelque sorte d’adapter aux circonstances précises des transcriptions réalisées. Les copistes, pour fournir aux lecteurs les éléments relatifs aux conditions dans lesquelles s’est effectuée leur copie, semblent ainsi s’appuyer sur un ensemble relativement limité de variantes pour les différentes constructions formulaires qui composent leurs colophons2. Si ces derniers peuvent, dans leur globalité, être rattachés au discours formulaire, il apparaît en effet qu’ils sont constitués, dans la plupart des cas, de plusieurs construc‑ tions formulaires qui peuvent s’imbriquer les unes dans les autres. Dans le cadre du premier colloque organisé sur la question de la formule et plus généralement dans ses travaux antérieurs, Lucien Reynhout s’est intéressé à ces constructions formulaires que l’on trouve au sein des colophons, en proposant une réflexion approfondie sur l’emploi, au sein de ces derniers, de formules au sens strict, que l’on pourrait définir comme la reprise de séquences caractéristiques de mots3. L’analyse que nous nous proposons de mener envisagera elle aussi la question à l’échelle de ces différentes constructions formulaires mais abordera la question du lien entre colophons et formules de manière différente. Plus qu’à l’étude des formules assez figées présentes au sein de certains colophons, elle considérera en effet de manière analytique quelques-uns des éléments qui les composent et qui, à nos yeux, relèvent d’une forme de construction formulaire : la manière dont le copiste souscrit la transcription qu’il vient d’achever (structure et vocabulaire) ; celle qu’il utilise pour se présenter au lecteur et enfin la manière dont il date et localise sa copie.
2 Sur la question des colophons, abordés de manière plus générale et surtout pour leur contenu, voir notamment les travaux de Nicoletta Giovè : N. Giovè Marchioli, « Scriptus per me. Copisti, sottoscrizioni e scritture nei manoscritti della Biblioteca Antoniana », Il Santo, 43 (2003), p. 671-690 ; id. « I copisti dei manoscritti datati », Aevum, 82 (2008), fasc. 2, p. 523-541. Plus généralement on pourra consulter de nombreux articles dans E. Condello et G. De Gregorio (éd.), Scribi e colofoni : le sottoscrizioni di copisti dalle origini all’avvento della stampa. Atti del X colloquio del Comité international de paléographie latine, [Erice] 23-28 ottobre 1993, Spolète, Centro italiano di studi sull’alto medioevo, 1995. Sur les colophons en vulgaire, voir l’article d’Olivier Delsaux, « Le texte contre comme contre-texte. Observations sur les fonctions des colophons en moyen français, » in N. Labère (éd.), Texte et contre-texte pour la période pré-moderne. Actes du colloque “Texte et contre-texte”, Bordeaux, du 2.5.2012 au 5.5.2012, Pessac, Ausonius, 2013 (Scripta Mediaevalia 23), p. 33-50. 3 L. Reynhout, « Du bon usage des formules de colophons : Quelques hypothèses sur leur exploitation méthodologique » in E. Louviot (éd.), La Formule au Moyen Âge, Turnhout, Brepols, 2012 (ARTEM – Atelier de recherche sur les textes médiévaux 15), p. 191-206. On consultera également la thèse remaniée de Lucien Reynhout, Formules latines de colophons, Turnhout, Brepols, 2006 (Bibliologia : elementa ad librorum studia pertinentia 25), 2 vol. : I (Texte) ; II (Annexes). Ces dernières années, plusieurs travaux ont également été menés par d’autres chercheurs dans la perspective d’une analyse structurale du colophon, en lien avec l’étude d’un discours formulaire : D. Moreno Olalla, « The scribal formula ‘Heu male finivi quia scribere non bene scivi’, Scriptorium, 67 (2013), p. 144-174 ; M. Schiegg, « Scribes’ Voices : The Relevance and Types of Early Medieval Colophons », Studia Neophilologica, 88/2 (2016), p. 1-19.
Co lo p h o n s d e m an u s c r i t s e t co nst ru ct i o ns fo rmu lai re s
S’il serait souhaitable de mener sur ce sujet une enquête à l’échelle de l’Occident, on se contentera ici de considérer les colophons souscrits par des copistes français des xive et xve siècles dans les livres manuscrits, que ces derniers soient écrits en latin ou en langue vulgaire4. Grâce aux différents volumes de Catalogues de manuscrits datés5, nous disposons pour la France de centaines de colophons, notamment pour la fin du Moyen Âge qui a vu leur fréquence augmenter de manière significative6. Le dépouillement de ces catalogues a ainsi permis de rassembler un corpus de plus de 2500 colophons. Ce nombre important permet d’envisager une enquête sur le discours formulaire des colophons basée sur une approche quantitative7, destinée à identifier et dénombrer les variantes des constructions formulaires employées par les scribes, mais aussi à faire émerger les contextes dans lesquels elles étaient utilisées8. Afin de présenter les résultats de cette enquête, nous reviendrons en premier lieu sur quelques-unes des principales variantes observées pour les constructions formulaires relevées dans notre corpus. Dans un deuxième temps, nous nous demanderons dans quelle mesure des différences peuvent être observées en fonction
4 Ce choix est celui qui avait été effectué pour la recherche menée dans le cadre de notre thèse de doctorat, E. Cottereau-Gabillet, La copie et les copistes français de manuscrits aux xive et xve siècles. Etude sociologique et codicologique, soutenue en décembre 2005. Précisons que par copistes français, nous désignons les copistes originaires de France, qu’ils aient copié leurs manuscrits en France ou à l’étranger. En l’absence d’analyses menées parallèlement sur d’autres aires géographiques, il va de soi que l’objectif n’est pas de déterminer dans cette contribution ce qui est spécifique aux copistes français, mais de proposer un tableau analytique pour le corpus considéré, dont on espère qu’il pourra, ultérieurement, donner lieu à des comparaisons. Il en est de même pour les analyses qui pourraient être menées dans la perspective d’une comparaison avec les données observées pour les périodes antérieures. 5 Pour une liste complète des catalogues de manuscrits datés parus à ce jour, consulter : (consulté le 14 août 2019). Les transcriptions des colophons reproduites dans la suite de notre propos sont, pour la plupart, issues de ces différents catalogues. 6 Sur cette question, voir notamment C. Bozzolo et E. Ornato, « Les fluctuations de la production manuscrite à la lumière de l’histoire de la fin du Moyen Âge », Bulletin philologique et historique du Comité des Travaux scientifiques et techniques, 1979, p. 51-75 [republié dans La face cachée du livre médiéval. L’Histoire du livre vue par E. Ornato, ses amis et ses collègues, Rome, Gennaio, 1997 (I Libri di Viella 10), p. 179-195 : 182-184]. 7 Pour une présentation de l’intérêt des méthodes quantitatives dans le domaine de la codicologie, voir notamment C. Bozzolo et E. Ornato, « L’étude quantitative du manuscrit médiéval. Aspects méthodologiques et perspectives de recherche », in H. Härtel et al. (éd.), Probleme der mittelalterlicher Handschriften. Vorträge gehalten anlässlich einer Tagung der Jagiellonischen Universität und Bibliothek in Kraków-Mogilany ( Juin 1983), Wiesbaden, 1986, p. 233-239 [republié dans La face cachée, p. 33-39] ; E. Ornato, « La codicologie quantitative, outil privilégié de l’histoire du livre médiéval », Historia Institutiones Documentos, 18 (1991), p. 375-402 (Publicationes de la Universitad de Sevilla) [republié dans La face cachée, p. 41-65]. 8 On précisera d’emblée qu’il est malheureusement impossible, sauf exception, d’étudier l’influence éventuelle du colophon présent sur l’exemplaire ayant servi de modèle au copiste pour produire sa transcription. Faute de données, cette analyse ne peut ainsi être menée, alors qu’il aurait été particu‑ lièrement intéressant de savoir si le copiste s’inspirait de ce colophon ou si sa propre souscription était, au contraire, avant tout considérée comme un moyen personnel d’expression, au-delà de la simple mention de son nom.
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122
e m i l i e cotte r e au - g ab i l l e t
des données chronologiques et géographiques, l’objectif étant de déterminer si des modes ou des traditions régionales peuvent être mises en lumière. Enfin, le dernier temps de l’analyse permettra de s’interroger sur l’influence de plusieurs facteurs liés au contexte de la copie (copie personnelle ou copie pour un tiers ; statut des copistes) ou aux caractéristiques générales (codicologiques et textuelles) des manuscrits au sein desquels sont inscrits ces colophons.
Principales variantes observées pour les constructions formulaires Afin de préciser et de confirmer le lien évoqué entre colophons et constructions formulaires, nous commencerons par présenter quelques données quantitatives générales. L’objectif est double : d’une part montrer que les colophons peuvent, sous plusieurs angles, être classés en un nombre limité de catégories associées à différentes formes de constructions formulaires ; de l’autre, faire état des principales variantes observées, dans la perspective d’une mise en relation avec différents paramètres dans la suite de notre propos. Les constructions formulaires seront analysées successivement pour trois types de données : la structure et la forme de la souscription ; les éléments complémentaires que sont la présentation du copiste et le choix du vocabulaire utilisé pour qualifier l’acte de copie ; et enfin la datation et la localisation de la copie. Structure et forme de la souscription9
Parmi les critères qui permettent de classer les colophons en quelques grandes catégories et de faire émerger des types de constructions formulaires, nous avons tout d’abord retenu deux éléments qui, parce qu’ils sont liés à la manière dont le nom du copiste est mis en relation avec la transcription qu’il vient d’achever, sont au cœur du colophon. Le premier de ces éléments est la structure grammaticale utilisée par le copiste pour indiquer au lecteur son identité. Dans ce domaine, le copiste peut recourir soit à une construction ou formule active dont il est le sujet (« X a copié ce livre10 »), soit à une construction passive dont le sujet est alors le livre (« ce livre a été copié par X11 » ou plus rarement « j’ai été copié par X » lorsque l’on
9 Nous reprenons ici la définition donnée par Denis Muzerelle pour le terme souscription « Formule dans laquelle le scribe indique son nom », D. Muzerelle, Vocabulaire codicologique, Répertoire méthodique des termes français relatifs aux manuscrits, Paris, C.E.M.I., 1985, 435.04, p. 136. 10 Par exemple dans le colophon du manuscrit Beaune, BM, 43 : Iohannes de Lingonis, monachus huius domus scripsit hunc librum. Anima eius requiescat in pace. 11 Par exemple dans le colophon du manuscrit Paris, BNF, fr. 246 : Hic liber fuit scriptus per Mathiam Rivalli, clericum Pictavensis diocesis, a festo sancti Remigii, quod fuit anno Domini MoCCCoLXIIIIo usque ad Pascha inde sequens et infra. In civitate et in vico novo beate Marie Parisius. Deo gracias.
Co lo p h o n s d e m an u s c r i t s e t co nst ru ct i o ns fo rmu lai re s
123
Latin*
Vulgaire
Total
% (Nbre de mss)
% (Nbre de mss)
% (Nbre de mss)
Formule active (X a copié ce livre)
26,81% (441)
20,60% (83)
25,59% (524)
Formule passive (livre copié par X ou j’ai été copié par X)
54,95% (904)
65,01% (262)
56,93% (1166)
Formule passive (commanditaire a fait copier le livre par X)
2,61% (43)
1,24% (5)
2,34% (48)
Nom du copiste isolé ou dans le cadre d’une autre mention
15,62% (257)
13,15% (53)
15,14% (310)
Total
100% (1645)
100% (403)
100% (2048)
Type de formule employé
* La langue retenue ici est celle du colophon, qui peut être différente de celle du manuscrit copié. Figure 1 : Formules actives/passives pour introduire le nom du copiste, © Émilie Cottereau-Gabillet
a affaire à une prosopopée12) ou le commanditaire (« [Nom du commanditaire] a fait copier ce livre par X »13) ; il peut enfin indiquer son nom hors de toute formule de ce type14. Les résultats obtenus pour notre corpus (Figure 1) montrent que la formule passive sans intervention du commanditaire constitue la construction dominante. La formule active est retenue pour un cinquième à un quart des transcriptions, tandis que les colophons pour lesquels le nom du copiste ne s’insère pas dans une formule de ce type concernent 15% du corpus ; les formules passives avec mention du commanditaire sont assez marginales. La comparaison entre les deux langues fait enfin apparaître une domination encore plus importante des formules passives simples en latin (près de deux tiers des colophons).
12 Par exemple dans le colophon du manuscrit Paris, BNF, lat. 1029a : Hic liber est scriptus, qui scripsit sit benedictus. Iohannes de Aubentum me fecit. Il convient de noter que cette parole donnée à l’objet réalisé est beaucoup moins fréquente pour les colophons que pour les inscriptions, dans lesquelles elle est très régulièrement utilisée, E. Ploss, « Der Inschriftentypus “N.N. me fecit” und seine geschichtliche Entwicklung bis ins Mittelalter, Zeitschrift für deutsche Philologie, 77/1 (1958), p. 25-46, traduction française : http://symposium.over-blog.fr/article-31042758.html. 13 Par exemple dans le colophon du manuscrit Chantilly, Musée Condé, 133 : Hunc librum scribi fecit reverendus in Christo pater et dominus, dominus Philippus, miseracione divina episcopus Leonensis, domini nostre pape Martini quinti referendarius, per manus Guillermi Buignon, clerici Andegavensis diocesis, Rome, anno Domini millesimo quadringentesimo vicesimo sexto, die vicesima secunda marcii. 14 Par exemple dans le colophon du manuscrit Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 287 : Benedicamus Domino. Deo gratias. 1481. Io. Hugueti. Ont également été intégrés à cette catégorie les manuscrits pour lesquels le colophon mentionne un explicit mais sans que celui-ci soit rattaché grammaticalement au nom du copiste, qui est mentionné à part.
1 24
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Latin
Vulgaire
Total
% (Nbre de mss)
% (Nbre de mss)
% (Nbre de mss)
Formule personnelle (moi X j’ai copié ce livre ; livre copié par moi X)
15,62% (257)
13,15% (53)
15,14% (310)
Formule impersonnelle (X a copié ce livre ; livre copié par X)
59,70% (982)
61,54% (248)
60,06% (1230)
Nom du copiste (isolé ou dans le cadre d’une autre mention)
24,68% (406)
25,31% (102)
24,80% (508)
Total
100% (1645)
100% (403)
100% (2048)
Type de formule employé
Figure 2 : Formules personnelles/impersonnelles, © Émilie Cottereau-Gabillet
Le deuxième élément retenu pour classer les colophons en quelques grandes catégories relatives à la mise en relation du copiste avec sa transcription concerne l’emploi de la première ou de la troisième personne du singulier. Le copiste peut en effet indiquer son identité soit en l’associant à l’affirmation d’un véritable « je » (ou « moi » selon la formulation)15, soit indiquer son nom comme s’il était en quelque sorte extérieur à la réalité qu’il décrit16. Pour notre corpus, les résultats (Figure 2) font apparaître une large majorité de formules « impersonnelles », 60% environ des colophons appartenant à cette catégorie ; les chiffres sont cette-fois ci assez proches dans les deux langues. Le croisement des deux données examinées précédemment (Figure 3) fait enfin logiquement apparaître une construction dominante (formules impersonnelles avec une construction passive) ; deux types de constructions également employées de façon régulière (formules impersonnelles et actives et formules personnelles et passives) et enfin d’autres constructions beaucoup moins usitées.
15 Par exemple dans les deux colophons du manuscrit Marseille, BM, 731 : Explicit liber… finitus per me Glaudium Raynaudi, loci Curthedonis, dyocesis Avenionensis, anno Domini millesimo IIIIc LXXIII et die penultima mensis iunii. Deo gracias ; Ego Claudius Raynaud scripsi persentem lecturam Cathonis pro egregio viro domino Petro Guichardi, utriusque iuris doctore, et finivi anno Domini millesimo IIIIc LXXIIIIto et die ultima mensis iunii. 16 Voir par exemple les colophons cités note 10 ou note 11.
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Latin
Vulgaire
Total
% (Nbre de mss)
% (Nbre de mss)
% (Nbre de mss)
Personnelle Impersonnelle
5,17% (85) 21,64% (356)
6,20% (25) 14,39% (58)
5,37% (110) 20,21% (414)
Formule passive Personnelle Impersonnelle
19,09% (314) 35,87% (590)
19,11% (77) 45,91% (185)
19,09% (391) 37,84% (775)
Formule passive Personnelle (commanditaire) Impersonnelle
0,43% (7) 2,19% (36)
0,00% (0) 1,24% (5)
0,34% (7) 2,00% (41)
Nom du copiste isolé ou dans le cadre d’une autre mention
15,62% (257)
13,15% (53)
15,14% (310)
Total
100% (1645)
100% (403)
100% (2048)
Formule active/ Formules passive personnelles / impersonnelles / nom isolé Formule active
Figure 3 : Croisement des deux types de classements relatifs à la structure et à la forme des souscriptions, © Émilie Cottereau-Gabillet
Eléments complémentaires : présentation du copiste et choix du vocabulaire pour qualifier l’acte de copie
Au-delà des deux premiers paramètres retenus – associés à la formulation adoptée pour la souscription proprement dite –, il est possible d’affiner l’analyse en prenant en compte quelques éléments complémentaires mettant en jeu d’autres types de constructions formulaires. En continuant à nous concentrer sur le copiste et l’acte de copie, nous retiendrons ici deux éléments : la manière dont le scribe se présente et le nombre d’informations qu’il fournit sur lui-même ; le vocabulaire employé pour qualifier l’acte de copie. Se présenter consiste tout d’abord pour le copiste à indiquer son nom. Dans ce domaine, plusieurs cas de figure peuvent être observés : le copiste peut tout d’abord mentionner son prénom et son nom de manière complète17 ; il peut omettre l’un des deux éléments18 ; il peut indiquer l’un et/ou l’autre uniquement par une initiale19. Les données obtenues pour notre corpus (Figure 4) montrent que la présence d’un prénom et d’un nom complets constitue la situation la plus fréquente, signe que
17 Voir ci-dessus les colophons mentionnés dans les notes 10 à 13. 18 Par exemple dans les deux colophons suivants, Paris, BNF, n. a. lat. 849 : Explicit liber aureus de vita Christi per sanctum Bonaventuram… compositus. Escript a Paris le XXVIIIe jour de septembre l’an mil CCCCIIIIxx et neuf par moy Dubrueil ; Dole, BM, 38 : Fuit scriptus prope parisius, apud Sanctum victorem, ab uno heremita, nomine Petrus, anno Domini 1469, et complevit VIIIa die mensis februarii. Orate Dominum pro eo. 19 Par exemple dans les colophons suivants : Angers, BM, 448, ff. 1-69 : Explicit expositio libri secretorum mulierum per manum I. Bardoli, anno Domini millesimo IIIIccmo sexto. Deo gracias. Deo gracias ; Paris, BNF, lat. 7435 : Explicit liber Avenzohar scilicet Albumasar electionum lune. Scriptum 25 8bris 1476 per me Ph. I.
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Prénom
Nom
Pas de prénom
Nom complet
3,90% (94)
Initiale du prénom
Pas de nom Initiale du nom Nom complet
0,21% (5) 1,62% (39) 11,66% (281)
Prénom complet
Pas de nom Initiale du nom Nom complet
7,22% (174) 0,21% (5) 75,18% (1811)
Total
% (Nbre de mss)
100% (2409)
Figure 4 : Degré de précision dans la mention du nom du copiste, © Émilie Cottereau-Gabillet
cette double présentation anthroponymique est désormais généralisée20. A propos de l’emploi des initiales, il convient de noter que les copistes qui en font usage sont également ceux qui ne mentionnent aucune date de copie21, comme si l’effacement de ces copistes allait de pair avec un silence volontaire sur l’inscription de leur transcription dans le temps. Dans un peu moins de la moitié des colophons de notre corpus (47%), le copiste ajoute à cette présentation anthroponymique des informations relatives à son statut social, que ces dernières renvoient à sa position ecclésiastique (appartenance ou non au clergé) et/ou à une activité professionnelle et/ou à un statut culturel (mention d’un statut d’étudiant, de grades universitaires, etc. 22). Sauf exception, notamment pour certaines occurrences des termes « maistre » et « frère », ces informations suivent le nom du copiste. La présence d’éléments permettant de préciser l’identité et la situation des copistes, comme un lieu de naissance ou de résidence, peut également être relevée, même si ces derniers sont assez rares ; quant à la mention d’une filiation, elle est quasiment absente dans les colophons. Ces considérations quantitatives, de même que l’existence de colophons ne mentionnant aucun de ces éléments ou seulement certains d’entre eux, permettent d’attirer l’attention sur le fait que la déclinaison d’identité envisagée ici ne saurait être mise sur le même plan que celle observée dans d’autres sources, notamment lorsque celles-ci ont une dimension juridique23. Si le colophon-souscription, objet de notre étude, suppose la mention du nom du copiste, la formule ‑ dans le sens général que lui donne Denis Muzerelle ‑ qu’est ce colophon ne nécessite donc pas une déclinaison d’identité complète.
20 Sur cette question, voir les différents volumes de : M. Bourin (éd.), Genèse médiévale de l’anthroponymie moderne, 6 t., Tours, Publications de l’Université de Tours, 1989-2008. 21 Si l’on exclut ces volumes, le taux de colophons avec prénoms et noms complets atteint ainsi les 83,5%. 22 Sur ces différents classements, qui sont ceux que nous avons utilisés pour les croisements faisant intervenir le statut des copistes, voir note no 42. 23 Sur cette question, voir par exemple C. Gauvard, « De grace especial ». Crime, Etat et société en France à la fin du Moyen Age, 2 vol., Paris, Publications de la Sorbonne, 1991, notamment p. 129-135.
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Prénom Nom
127
Information sur le statut du copiste
Pas d’information
Total
% (Nbre de mss)
% (Nbre de mss)
% (Nbre de mss)
Pas de Nom complet prénom
22,73% (20)
77,27% (68)
100% (88)
Initiale
Pas de nom Initiale du nom Nom complet
0,00% (0) 17,95% (7) 16,48% (45)
100% (5) 82,05% (32) 83,52% (228)
100% (5) 100% (39) 100% (273)
Prénom Pas de nom complet Initiale du nom Nom complet
33,13% (55) 0,00% (0) 51,61% (879)
66,87% (111) 100% (3) 48,39% (824)
100% (166) 100% (3) 100% (1703)
44,18% (1006)
55,82% (1271)
100% (2277)
Total
Figure 5 : Degré de précision dans la mention du nom du copiste et présence d’informations sur son statut, © Émilie Cottereau-Gabillet
Le croisement des deux informations précédentes (degré de précision dans la mention du nom et informations relatives au statut du copiste) permet enfin de constater une corrélation (Figure 5), la mention d’un statut étant globalement plus fréquente pour les individus se présentant avec un nom et un prénom complets. Le degré de précision fonctionne donc de manière globale, ce qui semble à nouveau indiquer que les différentes options retenues par les copistes relevaient bien de comportements délibérés. Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, aucune corrélation n’a en revanche pu être mise en évidence entre l’utilisation d’une formule personnelle ou imperson‑ nelle pour la structure de la souscription et ces éléments relatifs à la présentation de l’individu. Ce n’est donc pas parce qu’un individu utilise le « je » qu’il va plus précisément se présenter. Si le colophon est le lieu de présentation du scribe, il est aussi celui de son travail de copie. Cet acte de transcription peut être évoqué par le copiste à l’aide de plusieurs termes, qui peuvent être regroupés en un nombre de catégories assez restreint24 : les verbes généraux du type facere, faire25 ; les verbes scribere et écrire et leurs variantes26 ;
24 Si ce regroupement en catégories conduit nécessairement à ne pas prendre en compte toute la précision et la variété du vocabulaire employé, il s’avère indispensable pour pouvoir traiter les données et surtout pour conserver des effectifs suffisants lorsque l’analyse porte sur l’impact de plusieurs paramètres et le poids de chacun d’entre eux. 25 Voir les exemples cités dans les notes 12 ou 13. 26 Voir par exemple le colophon cité note 10.
1 28
e m i l i e cotte r e au - g ab i l l e t
les verbes qui renvoient à l’idée de copie (au sens actuel du mot)27 ; les verbes qui mentionnent uniquement l’achèvement de la copie (et très rarement son début) sans même que l’idée d’écriture soit présente (finire, complere, finir, parfaire, etc.)28 ; les colophons dans lesquels le copiste emploie l’expression « explicit » suivi du titre du volume et de la mention de son nom ont été comptabilisés à part, même s’ils renvoient également à cette idée d’achèvement29 ; enfin nous avons regroupé les verbes qui renvoient en réalité à une opération intellectuelle (corrigere, compilare, mettre au net30). Les résultats obtenus pour notre corpus (Figure 6) font apparaître une domination très nette (plus de deux tiers des colophons dans les deux langues) des verbes scribere et écrire et de leurs variantes. Pour les colophons latins, l’autre groupe significatif est celui constitué par les verbes qui renvoient à l’achèvement de la copie, tandis que dans les souscriptions en vulgaire, c’est le verbe « faire » qui se distingue. De façon quelque peu étonnante, rares voire quasiment inexistants sont les verbes qui renvoient à la copie proprement dite, c’est-à-dire à l’idée d’une reproduction établie à partir d’un exemplaire servant de modèle au scribe, même si les chiffres sont un peu supérieurs pour les colophons en français. C’est bien la dimension graphique, physique de l’écriture qui semble mise en avant, plus que l’idée de copie. Le croisement de ces données avec les constructions formulaires liées à la structure et à la forme de la souscription (formules personnelles/impersonnelles et actives/ passives) met en évidence, pour les colophons en latin, une spécificité des verbes facere et scribere (et des variantes de ce dernier) qui sont, beaucoup plus que les autres verbes, associés à des structures actives dont on peut penser qu’elles mettent particulièrement en lumière le copiste et son activité d’écriture. A l’inverse, les formules qui emploient les autres verbes (notamment ceux qui renvoient à l’achèvement de la copie) sont celles qui sont associées aux plus grandes parts de constructions passives comme si, dans ce cas, le colophon qui clôture la transcription avait surtout pour rôle de présenter au lecteur le résultat obtenu. La différence est moins nette pour les colophons en français, même si l’on observe également un lien privilégié entre structure passive et verbes renvoyant à l’achèvement de la copie. Quant au croisement avec le paramètre formule personnelle/impersonnelle, il ne met pas en évidence de
27 Par exemple dans le colophon du manuscrit Paris, BNF, fr. 13234 : Chest livre copiiet par la main d’un homme en l’eage de LXX ans et fu parfunis l’an mille IIIIc LXVIII le nuit saint Mathieu en fevrier. Nous avons notamment classé dans cette catégorie les colophons dans lesquels le copiste utilise le verbe transcribere, comme dans le colophon du manuscrit Paris, Bibliothèque de l’Arsenal 5059 : Anno Domini millesimo trecentesimo septimo decimo, hoc opus transcriptum est a Johanne de Papeleu, clerico Parisius commoranti in vico Scriptorum, quem velit servare Deus qui est retributor omnium bonorum in secula seculorum. Amen. 28 Voir par exemple la première partie du colophon cité note 15. 29 Il s’agit bien de rassembler ici les constructions du type explicit [titre] per manus [nom copiste] ou explicit [titre] per [nom copiste]. Cette catégorie n’intègre donc pas ce que l’on peut appeler les « intitulés finaux » dans lesquels la mention « explicit », suivie du titre du volume, ne serait pas associée immédiatement au nom du copiste. 30 Voir par exemple les colophons suivants, Paris, BNF, lat. 7124 : Omnia ista fuerunt extraxta per me Hectorem, medicine doctorem, in loco Divionis, ex libro dicto Suplementum cronicarum, die XX martii 1490 ; Paris, BNF, fr. 2118 : Cest abrégié de Valere fut extraict et mys par escript comme il est par messire Jehan de Hangiers, chevalier, seigneur de Genly, le temps qu’il fut a Paris en arrest par le roy Loys l’an mil IIIIcLXIII.
Co lo p h o n s d e m an u s c r i t s e t co nst ru ct i o ns fo rmu lai re s
Verbe employé pour qualifier l’acte de copie
Verbe employé (détail)
Facere/Faire
Facere/Faire
Colophon en latin
Colophon en vulgaire
129
Ensemble des colophons
3,85%
12,70%
5,70%
Scribere/Ecrire et variantes Scribere/Écrire Variantes de Scribere/ Écrire
65,79% 2,07%
64,59% 1,35%
65,54% 1,92%
Transcribere/Transcrire + Copiare/Copier
1,50%
1,35%
1,47%
0,36%
3,51%
1,02%
8,20% 0,07%
2,16% 2,70%
6,94% 0,62%
1,00% 5,13%
1,08% 0,00%
1,02% 4,06%
0,93%
3,78%
1,52%
Verbes exprimant l’idée d’achèvement
Transcribere/ Transcrire Copiare/Copier Finire/Finir Terminare/Achever et variantes Perficere/Parfaire Complere
Autres verbes renvoyant à la dimension matérielle de l’écriture Simple mention « explicit » par X
6,70%
0,81%
5,47%
Verbes renvoyant à une opération intellectuelle
4,42%
5,95%
4,74%
Total
100%
100%
100%
Nbre de colophons
1403
370
1773
Figure 6 : Langue du colophon et vocabulaire employé pour qualifier l’acte de copie31, © Émilie Cottereau-Gabillet
liens aussi nets, même si l’on pourra noter, en latin, la part légèrement plus importante des formules personnelles lorsque le verbe choisi renvoie soit à l’achèvement de la copie, soit à la réalisation d’une opération intellectuelle ; les données sont différentes dans les colophons en vulgaire, pour lesquels ce sont les verbes transcrire et copier qui sont associés à la plus grande fréquence de formules personnelles.31 Datation et localisation de la copie
Nous terminerons cette première analyse par quelques réflexions sur la mention d’une date et d’un lieu de copie, deux éléments clés du colophon qui peuvent également être considérées comme relevant d’une contruction formulaire32. Concernant la date 31 Lorsqu’un copiste emploie plusieurs verbes, seul le premier utilisé a ici été retenu. Figurent dans le tableau ce que l’on pourrait appeler les vedettes sémantiques correspondant aux verbes regroupés dans chaque catégorie. Les verbes français renvoient aux colophons en français, ceux en latin aux colophons rédigés en latin. 32 Voir, à ce propos, la définition donnée par Denis Muzerelle, citée p. 1.
130
e m i l i e cotte r e au - g ab i l l e t
Degré de précision (formule de datation de la copie) Millésime Millésime + mois Millésime + mois + jour Millésime + mois + jour + heure Total
% (Nbre de mss) 27,71% (411) 3,71% (55) 64,67% (959) 3,91% (58) 100% (1483)
Figure 7 : Degré de précision pour la formule de datation de la copie, © Émilie Cottereau-Gabillet
de la copie, les formules utilisées par les scribes pourraient en elles-mêmes donner lieu à un long développement33. On se contentera ici d’examiner deux aspects : le degré de précision retenu par le copiste (selon qu’il mentionne uniquement le millésime ou qu’il y ajoute des précisions concernant le mois, le jour voire l’heure de copie) et la formule retenue pour la mention du millésime. L’analyse des données de notre corpus concernant le premier de ces deux points (Figure 7) permet de constater que les mentions des copistes sont le plus souvent assez précises, plus de deux tiers des colophons indiquant ainsi au minimum le jour de la copie ; un peu plus d’un quart des colophons sont, à l’inverse, très sommaires dans leur datation, n’indiquant que l’année de la copie. Deux pratiques semblent donc avoir coexisté, reflétant sans doute un rapport différent à la notion et à la fonction même de la datation. A ce propos, il est intéressant de constater que les datations précises sont plus fréquentes lorsque le copiste utilise un verbe renvoyant à l’achèvement de son travail ou lorsqu’il emploie la seule mention explicit par X (Figure 8). Le scribe, insistant dans ces formules sur la fin de son labeur, éprouvait alors manifestement le besoin d’en indiquer plus précisément la date, ce qui semble assez cohérent34. Concernant l’expression du seul millésime, les copistes emploient par ailleurs différentes formules, présentées ci-dessous de manière distincte en latin et en
33 Cette question a d’ailleurs déjà donné lieu à plusieurs publications. Voir notamment, sur un temps chronologique plus long, P. Supino Martini., « Il libro e il tempo », in Scribi e colofoni, op. cit., p. 3-33. On trouvera également une réflexion sur ce point dans C. Bozzolo, « Pour une exploitation systématique des colophons : le copiste rhénan », in Scribi e colofoni, op. cit., p. 81-90. Ce champ de la datation a par ailleurs suscité de nombreuses études dans des contextes autres que celui des colophons, notamment en épigraphie et en diplomatique. Sur cette question, voir notamment R. Favreau, « La datation dans les inscriptions médiévales françaises », in M.-C. Hubert (éd.), Construire le temps, normes et usages chronologiques au Moyen Âge, Paris-Genève, Champion-Droz, 2000 (Extrait de la Bibliothèque de l’École des Chartes, t. 157), p. 11-39 ; P. Rück, « Die Dynamik mittelalterlicher Zeitmaße und die mechanische Uhr », in E. Eisenlohr et P. Worm (éd.), Fachgebiet Historische Hilfswissenschaften. Ausgewählte Aufsaätze zum 65. Geburtstag von Peter Rück, Marburg an der Lahn, 2000 (Elementa diplomatica, 9), p. 55-63 [première parution en 1990]. 34 On précisera que, contrairement à ce que l’on aurait pu penser, il n’existe pas de lien privilégié entre formule passive et mention d’une date précise.
5,19% 63,64% 1,30%
Millésime + mois
Millésime + mois + jour
Millésime + mois + jour + heure 77
844
100,00%
3,55%
62,80%
3,91%
29,74%
Scribere/ Écrire et variantes
22
100,00%
4,55%
36,36%
0,00%
59,09%
35
100,00%
5,71%
51,43%
8,57%
34,29%
187
100,00%
8,56%
75,40%
2,67%
13,37%
89
100,00%
4,49%
79,78%
1,12%
14,61%
65
100,00%
0,00%
61,54%
4,62%
33,85%
Autres verbes Transcribere/ Verbe Simple Verbes renvoyant à Transcrire exprimant mention renvoyant à la dimension + Copiare/ l’idée explicit par X l’idée d’une matérielle de Copier d’achèvement opération l’écriture intellectuelle
Figure 8 : Verbe employé pour qualifier l’acte de copie et degré de précision pour la formule de datation de la copie, © Émilie Cottereau-Gabillet
Nbre de mss.
100,00%
29,87%
Millésime
Total
Facere/ Faire
Degré de précision (formule de datation de la copie)
Co lo p h o n s d e m an u s c r i t s e t co nst ru ct i o ns fo rmu lai re s 131
13 2
e m i l i e cotte r e au - g ab i l l e t
Formules utilisées (en latin)
Pourcentage
Anno
11,14%
Anno Domini
79,59%
Anno ab Incarnatione
2,47%
Anno a Nativitate
1,87%
Autres
4,93%
Total
100%
Nbre de mss.
1014
Figure 9 : Formules associées au millésime. Colophons en latin, © Émilie Cottereau-Gabillet
Formules utilisées (en français)
Pourcentage
An
62,99%
An de notre seigneur
1,97%
An de grâce
23,23%
An de l’Incarnation
2,36%
Autres
6,72%
Total
100%
Nbre de mss.
253
Figure 10 : Formules associées au millésime. Colophons en français, © Émilie Cottereau-Gabillet
français (Figure 9 et Figure 10). L’analyse croisée de ces deux tableaux fait apparaître tout à la fois une certaine correspondance entre les deux systèmes (anno / an ; anno Domini / an de Notre Seigneur, etc.) et de réelles divergences entre les deux langues. La formulation la plus simple « anno X » ou « en l’an X » semble ainsi avoir eu beaucoup plus de succès en français qu’en latin. Par ailleurs, dans les colophons en français, l’expression « en l’an de grâce », propre à cette langue, occupe également une très bonne place ; « l’an de notre seigneur » ‑ équivalent de l’expression « Anno Domini » ‑ est en revanche très peu utilisée35. Enfin, l’indication d’un lieu de copie n’est présente que dans un quart des colo‑ phons de notre corpus (Figure 11). Le lieu de la copie n’est même en réalité indiqué de manière explicite que dans 14% des cas, les autres localisations étant liées à la mention d’un lieu de résidence du copiste, que par extrapolation les catalogueurs ont
35 On pourra compléter ces remarques avec celles proposées par Paola Supino Martini, op. cit., p. 29 suiv.
Co lo p h o n s d e m an u s c r i t s e t co nst ru ct i o ns fo rmu lai re s
Mention d’un lieu de copie
% (Nbre de mss)
Lieu de réalisation de la copie
13,95% (337)
Lieu de résidence du copiste (indiqué par l’intermédiaire de son statut)
7,45% (180)
Lieu de résidence du copiste (indiqué par une mention du type “demeurant”)
2,32% (56)
Lieu de résidence du destinataire
1,03% (25)
Aucune mention de lieu de copie
75,25% (1818)
Total
100% (2416)
Figure 11 : Mention d’un lieu de copie, © Émilie Cottereau-Gabillet
considéré comme le lieu de la copie lorsqu’aucun élément ne permettait de mettre en doute cette attribution.
Evolutions chronologiques et variations géographiques Les variantes des constructions formulaires retenues par les scribes ont-elles évolué au gré du temps et des modes ? La région de copie influençait-elle leurs choix ? Telles sont les deux questions que nous aborderons dans un deuxième temps, en croisant les données obtenues avec les variables chronologiques et géographiques. Variations chronologiques
Concernant les données chronologiques, les colophons de notre corpus ont été répartis par demi-siècles. Ce choix, dont nous reconnaissons l’indéniable caractère arbitraire, permet en effet de percevoir les grandes évolutions tout en gardant des effectifs suffisants pour une étude statistique. Pour ce qui est des constructions formulaires liées à la structure et à la forme de la souscription proprement dite, l’examen des données fait apparaître des évolutions significatives. L’un des phénomènes les plus intéressants concerne le rapport « formules personnelles » / « formules impersonnelles » (Figure 12). Alors qu’elles ne concernent que 7% des colophons au début de la période, les formules personnelles sont en effet associées à près de 33% d’entre eux pour la période 1450-1500. Plus le temps passe, plus le copiste s’affirme et se met donc en scène « personnellement » au sein du colophon. Ce phénomène peut sans doute être mis en relation avec l’apparition, au sein de la littérature, du « je » des auteurs, peu présent auparavant et qui aurait en quelque sorte inspiré les copistes36. Plus globalement, il s’inscrit dans le mouvement
36 Sur la question plus générale de l’émergence de l’individu, noir notamment B. M. Bedos-Rezak et D. Iogna-Prat (dir.), L’individu au Moyen Age. Individuation et individualisation avant la modernité, Paris, Aubier, 2005. En lien avec la dimension d’autobiographie, voir notamment D. Buschinger (éd.),
133
134
e m i l i e cotte r e au - g ab i l l e t 90,00% 80,00% 70,00%
Formule personnelle
60,00% 50,00%
Formule impersonnelle
40,00% 30,00%
Autre
20,00% 10,00% 0,00%
Avant 1300
Entre 1300 et 1350
Entre 1350 et 1400
Entre 1400 et 1450
Entre 1450 et 1500
Après 1500
Figure 12 : Datation des colophons et caractère personnel/impersonnel de la formule employée, © Émilie Cottereau-Gabillet
d’affirmation de l’individu qui marque la fin du Moyen Age. Parallèlement, on observe une augmentation constante (sauf à la toute fin de la période) des formules passives (Figure 13). Il est difficile d’expliquer cette deuxième évolution ; peut-être a-t-on tout simplement souhaité tempérer l’irruption de la première personne (augmentation des formules personnelles au cours du temps) en faisant passer le livre au premier plan grammatical ? A propos des données relatives au copiste, aucune évolution chronologique nette ne peut être observée concernant la fréquence des informations fournies sur son statut. Il n’en est pas de même pour la déclinaison d’identité du scribe, pour laquelle les résultats permettent en effet de constater une augmentation dans la précision des données (Figure 14). Ainsi, la combinaison prénom/nom complets ‑ dont on a déjà noté qu’elle était très largement majoritaire ‑ est de plus en plus fréquente, concernant 85% des colophons au début du xvie siècle contre 71% à la fin du xiiie siècle ; à l’inverse, la mention d’un seul prénom sans nom voit sa fréquence diminuer fortement, de 21% à 4% environ37. L’analyse du vocabulaire employé pour qualifier l’acte de copie (Figure 1538) fait quant à elle apparaître deux évolutions significatives. La première est la baisse
Figures de l’écrivain au Moyen Âge. Actes du colloque du Centre d’Etudes Médiévales de l’Université de Picardie-Amiens (18-20 mars 1988), Göppingen, Kümmerle, 1991. 37 Le croisement des données avec le statut des copistes a permis de montrer que cette diminution n’est pas liée à une moindre part des membres du clergé régulier (et donc des individus se présentant comme « frère X »). 38 Dans ce graphique, les verbes renvoyant à l’achèvement de la copie et les formules utilisant uniquement la mention « explicit » ont été regroupés.
Co lo p h o n s d e m an u s c r i t s e t co nst ru ct i o ns fo rmu lai re s 70,00% 60,00%
Formule active
50,00% 40,00%
Formule passive
30,00%
Formule (commanditaire)
20,00% 10,00% 0,00%
Autre Avant 1300
Entre 1300 et 1350
Entre 1350 et 1400
Entre 1400 et 1450
Entre 1450 et 1500
Après 1500
Figure 13 : Datation des colophons et caractère actif/passif de la formule employée, © Émilie Cottereau-Gabillet
progressive des verbes de type scribere/écrire qui, bien que demeurant toujours majoritaires, concernent moins de deux tiers des colophons en fin de période alors qu’ils étaient utilisés dans trois quarts d’entre eux à la fin du xiiie siècle. La seconde est, à l’inverse, l’augmentation de la part des formulations renvoyant à l’achèvement des copies, du moins jusqu’à la fin du xve siècle. Ces deux phénomènes, perceptibles même lorsque l’on exclut les copies destinées à un usage personnel (dont on verra qu’elles présentent un certain nombre de spécificités39), ainsi que pour plusieurs types de copistes, ne peuvent être imputés à l’influence de facteurs comme le cadre de copie et le statut des copistes ; ils semblent donc témoigner d’une évolution – limitée ‑ dans la manière d’appréhender l’acte de copie. Contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, on notera enfin que si une augmentation de la précision de la datation et de la fréquence des indications de localisation peut être décelée entre le xive et le xve siècle, celle-ci est extrêmement faible.
39 Sur cette question, voir infra, « influence du cadre de copie ».
135
3,06%
Total
0,15%
0,00%
0,11%
0,20%
1,55%
0,82%
1,79%
1,00%
2,39%
2,11%
0,00%
10,67%
4,92%
12,83%
12,20%
7,18%
6,32%
4,44%
5,63%
4,10%
3,89%
4,20%
7,18%
10,00%
21,11%
0,15%
0,00%
0,11%
0,40%
0,00%
0,00%
0,00%
Initiale du Uniquement Prénom prénom prénom complet et et nom complet initiale du complet nom
78,81%
85,25%
78,86%
78,80%
78,95%
77,89%
71,11%
Prénom complet et nom complet
100%
100%
100%
100%
100%
100%
100%
Total
Figure 14 : Variations chronologiques relatives au degré de précision dans la mention du nom du copiste, © Émilie Cottereau-Gabillet
2,42%
4,92%
Entre 1450 et 1500
Après 1500
3,20%
Entre 1400 et 1450
0,00%
0,53%
3,16%
4,31%
Entre 1300 et 1350
0,00%
3,33%
Deux Uniquement Uniquement nom une initiale initiales complet (prénoms et nom)
Entre 1350 et 1400
Avant 1300
Période de copie (par demi-siècles)
2062
122
951
500
209
190
90
Nbre de mss.
1 36 e m i l i e cotte r e au - g ab i l l e t
Co lo p h o n s d e m an u s c r i t s e t co nst ru ct i o ns fo rmu lai re s 90,00% 80,00% 70,00% 60,00% 50,00% 40,00% 30,00% 20,00% 10,00% 0,00%
Avant 1300
Entre 1300 et 1350
Entre 1350 et 1400
Entre 1400 et 1450
Entre 1450 et 1500
Après 1500
Facere/Faire Scribere/Ecrire et variantes Autre verbes renvoyant à la dimension matérielle de l'écriture Transcribere/Transcrire + Copiare/Copier Verbe exprimant l'idée d'achèvement Simple mention explicit par X Verbes renvoyant à l'idée d'une opération intellectuelle
Figure 15 : Datation des colophons et verbe employé pour qualifier l’acte de copie, © Émilie Cottereau-Gabillet
Variations en fonction du lieu de copie
Comme pour la chronologie, l’analyse des données géographiques (lieu de copie) a donné lieu à la constitution de cinq groupes de manuscrits, une répartition à nouveau quelque peu artificielle mais nécessaire pour tenter de faire apparaitre des variations : Paris et ses environs, régions de l’Ouest de la France, de l’Est, du Nord, du Sud et enfin du Centre (résultats présentés ci-dessous). Concernant les constructions formulaires liées à la structure et à la forme de la souscription, on notera surtout la spécificité des colophons provenant du Nord de la France, pour lesquels les formules personnelles semblent moins fréquentes, ainsi que celle des colophons méridionaux qui, à l’inverse, font apparaître des formules personnelles en plus grand nombre. Si ces résultats sont en partie liés au statut des copistes plus ou moins présents dans telle ou telle région40, ils ne sont pas totalement induits par ces derniers et semblent donc indiquer que des traditions différentes ont pu exister selon les espaces géographiques considérés. Pour ce qui est des éléments relatifs à la présentation du copiste, aucune influence régionale ne semble apparaître concernant le degré de précision dans la dénomination du copiste. A l’inverse, on peut observer quelques variations entre régions pour ce qui relève de la fréquence des données relatives au statut des scribes (Figure 18). Ainsi, les copistes parisiens semblent plus discrets sur leur statut, comme si l’on donnait dans la capitale moins d’importance à leur position sociale. A l’inverse, les copistes de l’Est, du Sud et du Centre semblent plus enclins à livrer des informations sur cet aspect.
40 Sur cette question, voir infra, « impact du statut des copistes ».
137
138
e m i l i e cotte r e au - g ab i l l e t
Région de copie
Formule personnelle
Formule impersonnelle
Total
Nbre de mss.
32,14%
67,86%
100%
196
Paris et environs Ouest
30,12%
69,88%
100%
83
Est
37,66%
62,34%
100%
77
Nord
20,50%
79,50%
100%
200
Sud
44,00%
56,00%
100%
100
Centre
34,69%
65,31%
100%
49
Total
31,06%
68,94%
100%
705
Figure 16 : Variations géographiques relatives à la part des formules personnelles/ impersonnelles, © Émilie Cottereau-Gabillet
Région de copie Paris et environs
Formule active
Formule passive
Formule passive (commanditaire)
Total
Nbre de mss.
25,38%
72,08%
2,54%
100%
197
Ouest
26,51%
71,08%
2,41%
100%
83
Est
33,77%
64,94%
1,30%
100%
77
Nord
23,38%
71,64%
4,98%
100%
201
Sud
27,72%
69,31%
2,97%
100%
101
Centre
20,41%
77,55%
2,04%
100%
49
Total
25,85%
71,05%
3,11%
100%
708
Figure 17 : Variations géographiques relatives à la part des formules actives/passives, © Émilie Cottereau-Gabillet
120,00%
Aucune information sur le statut du copiste
100,00%
Présence d'une qualification culturelle uniquement
80,00% 60,00%
Statut ecclésiastique ou professionnel indiqué mais pas de qualification culturelle
40,00% 20,00% 0,00%
Paris et Ouest environs
Est
Nord
Sud
Centre
Statut ecclésiastique ou professionnel indiqué + qualification culturelle
Figure 18 : Origine géographique des manuscrits et présence d’informations sur le statut du copiste, © Émilie Cottereau-Gabillet
Co lo p h o n s d e m an u s c r i t s e t co nst ru ct i o ns fo rmu lai re s 120,00% 100,00% 80,00%
Millésime + mois + jour + heure
60,00%
Millésime + mois + jour
40,00% Millésime + mois
20,00% 0,00%
Millésime Paris et environs
Ouest
Est
Nord
Sud
Centre
Figure 19 : Origine géographique des manuscrits et degré de précision de la formule de datation, © Émilie Cottereau-Gabillet
Enfin41, le croisement des données géographiques avec les formules de datation (Figure 19) fait surtout apparaître la spécificité des manuscrits méridionaux, pour lesquels la fréquence des datations précises (avec mention du jour de copie au moins) est plus importante que pour les volumes des autres régions ; à l’inverse, les copies réalisées dans le Nord de la France se caractérisent par des indications de datation relativement sommaires. Afin d’affiner cette analyse et de confirmer ou non cette divergence Nord/Sud, sans doute un examen à l’échelle européenne serait-il utile.
Des formules distinctes selon le cadre de copie, le statut des acteurs ou les caractéristiques des manuscrits ? Si l’on constate un certain nombre de liens entre les variantes retenues par les copistes pour les différentes constructions formulaires et les données chronologiques et géographiques, se pose également la question de l’impact du « contexte » de la copie au sens large. Ce dernier peut-il expliquer, ou du moins influencer, les choix effectués par les copistes parmi les options qui étaient à leur disposition ? Parmi tous les facteurs susceptibles d’avoir une influence sur le comportement des scribes, nous nous proposons d’en retenir trois : ce que nous avons appelé le « cadre de copie », selon que la transcription est réalisée par le copiste pour lui-même ou pour un tiers42 ; le statut des copistes, établi de manière assez grossière en fonction des
41 Les variations dans le vocabulaire utilisé, minimes, ne seront pas exposées ici. 42 Nous avons choisi de retenir ces deux seules catégories afin de disposer d’effectifs suffisants et de faire apparaître plus aisément d’éventuelles différences importantes entre ces deux grands ensembles. Une analyse plus fine (que nous ne proposerons pas ici), pourrait également distinguer, au sein des copies
1 39
140
e m i l i e cotte r e au - g ab i l l e t
données fournies par les colophons43 ; et enfin les caractéristiques codicologiques et textuelles des volumes, l’analyse étant menée à partir de quelques paramètres choisis. Influence du cadre de copie
Concernant l’impact du cadre de copie sur les variantes relatives aux deux premiers paramètres (structure et forme de la souscription) et à la manière dont le copiste se présente, les résultats sont apparus très pauvres. Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, le fait de copier pour soi-même ne semble ainsi pas être corrélé à une plus grande fréquence dans l’emploi de formules personnelles. De même, le cadre de copie ne modifie guère les habitudes des copistes en termes de déclinaison d’identité, que l’on considère la mention d’un prénom et d’un nom ou celle d’un statut. A l’inverse, des variations apparaissent entre copies personnelles et copies pour des tiers à propos du vocabulaire utilisé pour décrire l’acte de copie (Figure 20)44. Les différences principales concernent l’emploi de termes renvoyant à l’achèvement de la copie, plus fréquents pour les copies personnelles, et la part plus importante des verbes facere/faire dans les copies pour un tiers45. L’analyse des données fait également apparaître une précision plus grande dans la datation de ces copies à usage personnel, la part des colophons mentionnant l’heure de fin de transcription y étant ainsi par exemple plus importante46. Ces différentes observations, qui mettent en évidence un comportement spécifique des individus réalisant des transcriptions « personnelles », peuvent sans doute s’expliquer par le fait que ces scribes étaient, plus fréquemment que d’autres, des copistes occasionnels. Il est ainsi possible qu’ils aient été plus sensibles à l’effort – à l’épreuve ‑ que constituait la copie d’un
43
44 45 46
réalisées pour des tiers, celles qui sont destinées à l’institution à laquelle appartient le copiste ou encore les transcriptions effectuées pour l’employeur habituel du copiste (par exemple lorsqu’un commanditaire fait copier un manuscrit par son secrétaire). A partir des données fournies par les colophons, nous avons ainsi mis en place plusieurs classements qui renvoient à différentes dimensions du statut des individus. Nous en retiendrons deux ici, l’un établi en fonction du statut « ecclésiastique » des copistes, le second en fonction de leur statut « professionnel ». On précisera que le premier classement distingue ainsi les clercs ou laïcs mais aussi différentes catégories de clercs selon la nature des informations fournies (membre du clergé séculier, membre du clergé régulier, clerc mentionnant uniquement un diocèse de tonsure, individu se présentant comme clerc sans aucune mention de diocèse, etc.). Les deux classements peuvent s’interpénétrer (un curé peut être notaire par exemple, un écrivain de métier peut se présenter comme « clerc », etc.), même si le nombre de copistes susceptibles d’apparaître dans les deux classements reste assez faible. Sur la complexité de la notion d’identité sociale, voir : Th. Dutour, « La réhabilitation de l’acteur social en histoire médiévale. Réflexions d’après une expérience de terrain », Genèses. Sciences sociales et histoire, 47 (juin 2002), p. 21-41. Les deux langues n’ont pas été distinguées, car les effectifs de manuscrits en vulgaire destinés à un usage personnel sont trop faibles pour pouvoir donner lieu à une analyse statistique spécifique. Il a été vérifié que ces observations n’étaient pas liées à la chronologie (dont l’influence a été montrée plus haut) et à la part de plus en plus importante des manuscrits à usage personnel au cours du temps. Cette constatation apparaît quelque peu en contradiction avec l’idée développée par Paola Supino Martini selon laquelle l’augmentation de la fréquence des datations serait notamment liée au développement d’un marché professionnel de la copie, (P. Supino Martini., « Il libro e il tempo », in Scribi e colofoni, op. cit., p. 21 suiv.).
Co lo p h o n s d e m an u s c r i t s e t co nst ru ct i o ns fo rmu lai re s
Verbe employé pour qualifier l’acte de copie
Copie Copie pour personnelle un tiers
Facere/Faire
1,09%
9,84%
Scribere/Écrire et variantes
70,65%
65,80%
Autres verbes renvoyant à la dimension matérielle de l’écriture
0,00%
2,94%
Transcribere/Transcrire + Copiare/Copier
1,09%
3,63%
Verbe exprimant l’idée d’achèvement
15,22%
7,94%
Simple mention explicit par X
6,52%
3,97%
Verbes renvoyant à l’idée d’une opération intellectuelle
5,43%
5,87%
Total
100%
100%
92
579
Nbre de mss.
Figure 20 : Cadre de copie et verbe employé pour qualifier l’acte de copie, © Émilie Cottereau-Gabillet
volume ; ils étaient dès lors plus attentifs à l’achèvement de leur tâche et éprouvaient, plus que d’autres, le besoin d’indiquer à quel moment précis s’était terminé leur labeur. Quant aux croisements réalisés avec les formules adoptées par les scribes pour indiquer la date, ils font apparaître un poids plus important des formules les plus simples (« anno » ; « en l’an ») dans les manuscrits réalisés par des copistes pour eux-mêmes, ce qui pourrait indiquer que les formules les plus élaborées faisaient en quelque sorte partie d’une forme de « décorum » jugé moins nécessaire pour ces copies personnelles. Impact du statut des copistes
Contrairement au cadre de copie, le statut des copistes semble avoir un impact sur les constructions formulaires liées à structure et à la forme de la souscription (Figure 21 et Figure 22), notamment sur la part des formules « personnelles ». Certaines catégories de copistes font ainsi un usage beaucoup moins fréquent que d’autres de ces dernières. Il s’agit notamment des membres des métiers du livre et des membres du clergé régulier. Cette spécificité est peut-être le signe d’une forme de modestie chez les clercs réguliers, tandis qu’elle pourrait être considérée, chez les copistes de métier, comme une manière de mettre à distance l’acte de transcription dans le cadre d’une attitude professionnelle. Concernant la déclinaison d’identité, le statut des copistes ne semble pas avoir plus d’influence que le cadre de copie sur le degré de précision adopté par le copiste pour se présenter. Un lien peut en revanche être observé avec les verbes employés pour désigner l’acte de copie (Figure 23). Ainsi les copistes de métier mais aussi les membres du clergé sont ceux qui utilisent le plus fréquemment le verbe scribere. Les membres de professions libérales et les professionnels de l’écriture se caractérisent eux par une double spécificité : d’une part l’importance plus grande des verbes facere/ faire ; de l’autre celle des formules renvoyant à un travail intellectuel sur le texte.
141
142
e m i l i e cotte r e au - g ab i l l e t
Statut ecclésiastique du copiste
Formule Formule Autre personnelle impersonnelle
Total
Nbre de mss.
Simple « clerc » (sans mention de diocèse)
25,74%
69,31%
4,95%
100,%
101
Clerc de diocèse ou de paroisse
31,51%
63,01%
5,48%
100%
73
Membre du clergé régulier
17,85%
69,34%
12,81%
100%
437
Membre du clergé séculier
30,36%
62,50%
7,14%
100%
224
Laïc
25,00%
70,00%
5,00%
100%
20
Formule Formule Autre personnelle impersonnelle
Total
Nbre de mss.
100%
14
Statut professionnel du copiste Professions libérales ou assimilées
57,14%
35,71%
7,14%
Membre des métiers du livre
17,65%
74,51%
7,84%
100%
102
Autres professionnels de l’écriture (notaires, secrétaires, etc.)
37,23%
50,00%
12,77%
100%
94
Figure 21 : Statut des copistes et formules personnelles/impersonnelles, © Émilie Cottereau-Gabillet
Statut ecclésiastique du copiste
Formule Formule active passive
Simple « clerc » (sans mention 22,92% de diocèse)
Formule Total passive (commanditaire)
70,83%
6,25%
100%
Nbre de mss. 96
Clerc de diocèse ou de paroisse
20,29%
71,01%
8,70%
100%
69
Membre du clergé régulier
33,60%
65,09%
1,31%
100%
381
Membre du clergé séculier
22,60%
73,08%
4,33%
100%
208
Laïc
36,84%
63,16%
0,00%
100%
19
Statut professionnel du copiste
Formule Formule active passive
Professions libérales ou assimilés
15,38%
84,62%
Membre des métiers du livre
24,47%
Autres professionnels de l’écriture (notaires, secrétaires, etc.)
25,61%
Formule Total passive (commanditaire)
Nbre de mss.
0,00%
100%
13
72,34%
3,19%
100%
94
69,51%
4,88%
100%
82
Figure 22 : Statut des copistes et formules actives/passives, © Émilie Cottereau-Gabillet
4,41%
3,68%
8,25%
5,56%
Clerc de diocèse ou de paroisse
Membre du clergé régulier
Membre du clergé séculier
Laïc
66,67%
68,45%
71,84%
75,00%
55,21%
0,00%
0,97%
0,26%
0,00%
10,42%
0,00%
3,40%
0,79%
1,47%
7,29%
5,56%
11,65%
11,32%
11,76%
8,33%
5,56%
3,40%
6,84%
5,88%
6,25%
55,79%
9,47%
13,25%
Membre des métiers du livre
Autres professionnels de l’écriture (notaires, secrétaires, etc.)
0,00%
14,74%
0,00%
6,02%
1,05%
0,00%
6,02%
12,63%
15,38%
8,43%
2,11%
7,69%
Figure 23 : Statut du copiste et verbe employé pour qualifier l’acte de copie, © Émilie Cottereau-Gabillet
55,42%
46,15%
Profession libérale et ass. 23,08%
Statut professionnel du Facere, Scribere / Autres verbes Verbes Simple Transcribere copiste faire Écrire et renvoyant à la / Transcrire exprimant mention variantes dimension matérielle + Copiare / l’idée explicite de l’écriture Copier d’achèvement par X
6,25%
Simple « clerc » (sans mention de diocèse)
Verbes Simple Statut ecclésiastique du Facere, Scribere / Transcribere Autres verbes / Transcrire exprimant mention copiste faire Écrire et renvoyant à la l’idée explicite variantes dimension matérielle + Copiare / Copier d’achèvement par X de l’écriture
100%
100%
100%
100%
100%
18
206
380
68
96
10,84%
4,21%
7,69%
100%
100%
100%
83
95
13
Verbes renvoyant Total Nbre à l’idée d’une de opération mss intellectuelle
16,67%
3,88%
5,26%
1,47%
6,25%
Verbes renvoyant Total Nbre à l’idée d’une de opération mss intellectuelle
Co lo p h o n s d e m an u s c r i t s e t co nst ru ct i o ns fo rmu lai re s 143
144
e m i l i e cotte r e au - g ab i l l e t
Quant au croisement des données relatives au statut des copistes avec les relevés concernant la datation des transcriptions, il fait également apparaître quelques différences. Les membres des métiers du livre semblent ainsi être les moins sensibles à la précision de la date, un résultat qui peut sans doute être relié au rapport spécifique mis en évidence plus haut entre copies personnelles (ce que ne pratiquent donc pas ces copistes de métier) et précision de la date. Leurs colophons se caractérisent en revanche par une moindre fréquence des mentions les plus simples (de type « anno » / « en l’an »), comme s’il y avait ici une recherche de formules plus élaborées, ce qui concorde en partie avec les résultats présentés plus haut concernant le cadre de copie. Enfin, le lieu de copie semble plus fréquemment mentionné par les membres du clergé séculier, sans que l’on puisse expliquer cette singularité. À propos des copistes, nous avons également mené une rapide analyse pour les quelques individus pour lesquels nous disposions de plusieurs transcriptions47. Concernant les constructions formulaires relatives à la structure et à la forme de la souscription, il apparaît que les copistes n’adoptent pas toujours le même type de formule. Ainsi, si 60% des copistes restent fidèles aux formules personnelles ou, au contraire, aux formules impersonnelles pour tous leurs colophons, 40% d’entre eux sont associés aux deux types de constructions, optant pour des solutions différentes d’un colophon à un autre. L’emploi de la structure active/passive est un peu plus constant, 75% des copistes ayant réalisé plusieurs transcriptions restant fidèles à l’une ou l’autre des constructions retenues. À quelques exceptions près, nos copistes sont par ailleurs constants quant à la mention d’un prénom et/ou d’un nom complet. Il n’en est pas de même concernant la mention d’un statut, extrêmement variable pour un même individu sans que nous ayons pu déceler un facteur susceptible d’expliquer cette alternance entre colophons « discrets » et colophons particulièrement diserts. L’absence de conduite unique peut également être relevée pour les verbes employés ou encore la précision de la date utilisée, pour lesquels environ 60% seulement des copistes conservent un comportement identique dans tous leurs colophons48. Impact des caractéristiques des manuscrits (support et richesse des initiales) et du contenu textuel
Pour terminer cette enquête, on évoquera enfin la question de l’influence des caractéristiques des volumes dans lesquels sont inscrits les colophons étudiés. Pour ce qui est des aspects codicologiques, deux éléments ont été retenus, le support du volume d’une part (parchemin ou papier) et le niveau de richesse du manuscrit, 47 Il est malheureusement difficile de savoir si ce faible nombre de copistes associés à plusieurs transcriptions est lié aux destructions, au fait que seules certaines copies sont souscrites, ou bien à un véritable éclatement de la production. 48 Dans la mesure où les copistes de plusieurs manuscrits transcrivent généralement toutes leurs copies dans le même cadre (copie personnelle ou copie pour un tiers), ces variations dans leurs comportements au sein des colophons ne peuvent être imputées à des variations dans le destinataire des transcriptions considérées.
Co lo p h o n s d e m an u s c r i t s e t co nst ru ct i o ns fo rmu lai re s
Support du manuscrit
Formule personnelle
Formule impersonnelle
Autre
Total
Nbre de mss.
Parchemin
18,31%
65,85%
15,85%
100%
934
Papier
32,65%
50,91%
16,44%
100%
827
Total
25,04%
58,83%
16,13%
100%
1761
Figure 24 : Support du manuscrit et formules personnelles/impersonnelles, © Émilie Cottereau-Gabillet
Support du manuscrit
Formule active
Formule passive
Formule passive (commanditaire)
Total
Nbre de mss.
Parchemin
34,61%
61,07%
4,33%
100%
786
Papier
20,32%
78,82%
0,86%
100%
694
Total
27,91%
69,39%
2,70%
100%
1480
Figure 25 : Support du manuscrit et formules actives/passives, © Émilie CottereauGabillet
évalué à partir de la richesse des initiales qui ornent la transcription49. Quant au contenu, il sera examiné à partir de la langue et de la typologie des textes copiés. Globalement, les croisements réalisés pour les deux éléments codicologiques se sont révélés assez infructueux, semblant indiquer le caractère réduit de leur impact sur le comportement des scribes. Deux points méritent toutefois d’être relevés. Concernant le lien avec les constructions formulaires liées à la structure et la forme de la souscription, on notera ainsi que les copies sur papier sont associées à une plus grande fréquence des formules personnelles et des formules passives50 (Figure 24 et Figure 25). Ceci est perceptible quels que soient le statut des copistes et la période considérés, alors que l’on aurait pu penser que ces corrélations étaient induites par ces deux paramètres (notamment par la date postérieure des manuscrits sur papier) dont l’influence a été montrée ci-dessus. Le fait de copier un manuscrit plus « modeste » semble donc avoir incité les copistes à utiliser plus fréquemment des formules personnelles et passives. Le deuxième lien qui mérite d’être relevé pour les aspects codicologiques concerne le degré de précision dans la datation des transcriptions, pour lequel le niveau de richesse des volumes semble intervenir. En effet, les volumes les moins 49 Pour le support, on se contentera de distinguer ici les manuscrits sur parchemin et les manuscrits sur papier, en écartant les manuscrits mixtes, très minoritaires. Le degré de richesses des initiales a été évalué en constituant quatre catégories, présentées ici dans un ordre décroissant de richesse et renvoyant aux lettres les plus « riches » des manuscrits considérés : lettres historiées, lettres ornées, lettres filigranées, lettres rubriquées ; ce classement, malgré d’indéniables limites, permet d’appréhender de manière synthétique cette question de la richesse de la décoration. 50 Précisons que ce lien n’apparaît pas pour le degré de richesse des initiales.
145
146
e m i l i e cotte r e au - g ab i l l e t
luxueux donnent lieu au plus de précision, sans que cela soit lié au cadre de copie des transcriptions considérées ; sans doute le fait que ces copies étaient plus fréquemment le fait de scribes occasionnels entre-t-il ici en jeu. Pour ce qui est des aspects textuels, les croisements réalisés avec les constructions formulaires liées à la structure et à la forme de la souscription sont également très décevants51. Contrairement à ce que l’on aurait sans doute pu penser, c’est davantage le type de manuscrit que son contenu qui semble donc avoir ici une influence (limitée) sur les constructions employées. Concernant la manière dont le copiste se présente, on ne constate également aucun lien entre langue et déclinaison d’identité (présence d’un prénom/nom et mention d’un statut) ; en revanche, les copistes des Bibles, des textes liturgiques et des ouvrages religieux qui signent leur transcription indiquent bien plus fréquemment leur statut que ceux qui copient les autres types de textes. Dans la mesure où l’on peut penser que la répartition typologique des textes copiés n’était pas la même pour tous les types de copistes52, ces écarts sont peut-être dus au statut de ces derniers plutôt qu’au type de texte en lui-même53. Enfin, concernant les verbes employés (Figure 26), on constate un emploi plus fréquent, parmi les copies réalisées pour des tiers54, des verbes facere et faire dans les manuscrits liturgiques et bibliques55, tandis que les verbes renvoyant à l’achèvement du manuscrit sont globalement plus fréquents dans les volumes contenant des textes rattachés aux disciplines universitaires.
Conclusions Que retenir de ces analyses ? Nous espérons tout d’abord avoir fait apparaître quelques nouveaux arguments montrant que les colophons relèvent bien du discours formulaire. Nous avons ainsi essayé de montrer que ce rattachement peut se justifier à la fois en termes de contenu – les colophons se définissent en quelque sorte par les informations qu’ils recèlent – et en termes de forme – on y décèle indéniablement, sur plusieurs points, quelques structures en nombre limité auxquelles peuvent finalement être rattachés tous les colophons. L’enquête proposée a permis d’envisager l’analyse de plusieurs types de construc‑ tions formulaires, relatives à différents éléments contenus dans les colophons. Le
51 Pour la langue, seule une plus grande fréquence des formules passives à l’intérieur des seuls manuscrits sur parchemin a pu être mise en évidence. Quant au type de texte, il n’a en réalité aucun impact lorsque l’on distingue les données en fonction du support, dont on a vu qu’il était un critère déterminant. 52 Sur cette question, voir le premier chapitre de la troisième partie de notre thèse de doctorat, citée note no 4. 53 Il est bien évidemment impossible de vérifier cette hypothèse puisque, dans la très grande majorité des cas, le statut des copistes qui ne le mentionnent pas nous est inconnu. 54 Nous avons délibérément exclu de cette analyse les manuscrits copiés pour un usage personnel, dans la mesure où les effectifs, trop faibles du fait du nombre de paramètres pris en compte, rendaient toute analyse impossible. 55 L’observation est valable dans les deux langues.
2,74%
0,00%
4,11%
2,74%
6,85%
100,00%
Autres verbes renvoyant à la dimension matérielle de l’écriture
Transcribere/Transcrire + Copiare/Copier
Verbe exprimant l’idée d’achèvement
Simple mention explicit par X
Verbes renvoyant à l’idée d’une opération intellectuelle
Total 40
100,00%
5,00%
7,50%
7,50%
5,00%
0,00%
67,50%
149
100,00%
5,37%
6,04%
16,11%
3,36%
0,67%
64,43%
4,03%
57
100,00%
7,02%
8,77%
5,26%
1,75%
0,00%
73,68%
3,51%
Textes Textes rattachés aux religieux et disciplines spiritualité universitaires
21
100,00%
0,00%
0,00%
9,52%
0,00%
0,00%
66,67%
23,81%
Bible et liturgie
78
100,00%
8,97%
0,00%
2,56%
6,41%
7,69%
62,82%
11,54%
25
100,00%
16,00%
0,00%
20,00%
4,00%
4,00%
44,00%
12,00%
24
100,00%
8,33%
0,00%
8,33%
8,33%
12,50%
45,83%
16,67%
Fiction Histoire, Textes Textes philosophie rattachés aux religieux et morale, disciplines spiritualité encyclopédies, universitaires etc.
Colophon en vulgaire
Figure 26 : Type de texte copié et verbe employé pour qualifier l’acte de copie (parmi les manuscrits copiés pour des tiers), © Émilie Cottereau-Gabillet
73
68,49%
Scribere/Écrire et variantes
Nbre de mss.
15,07%
Facere/Faire
7,50%
Bible et Fiction Histoire, liturgie philosophie morale, encyclopédies, etc.
Verbe employé pour qualifier l’acte de copie
Colophon en latin
Co lo p h o n s d e m an u s c r i t s e t co nst ru ct i o ns fo rmu lai re s 147
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fait que ces dernières varient les unes en fonction des autres doit être souligné. Ce dernier constat semble en effet témoigner d’une forme d’interdépendance entre les différentes options retenues par les copistes et, par conséquent, d’une certaine cohérence dans leur comportement. Pour le reste, les croisements opérés avec les données chronologiques et géographiques ont fait apparaître des variations qui mettent en évidence, d’une part un certain nombre d’évolutions, indices de la diffusion de certaines « modes » ou de certaines habitudes et, de l’autre, l’existence de traditions régionales qu’il est malheureusement souvent difficile d’interpréter. Quant à la prise en compte d’autres facteurs, elle a permis de montrer que ces constructions sont en partie (et seulement en partie) liées au cadre de copie ou aux statuts des acteurs concernés, les caractéristiques des volumes ayant en revanche apparemment assez peu de poids. Il va toutefois de soi que l’étude présentée ici ne saurait faire le tour de la question. Toujours dans la perspective d’un rattachement du colophon au discours formulaire, plusieurs pistes pourraient ainsi être poursuivies. Pour ce qui est des différentes constructions formulaires étudiées, l’analyse mériterait d’être approfondie, en précisant les données à l’intérieur des catégories mises en évidence. Ainsi, par exemple, parmi les formules passives, il faudrait distinguer les constructions formulaires qui mentionnent la « main » du copiste et celles qui ne le font pas, ou encore celles qui emploient des éléments formulaires du type ab/a me et celles qui utilisent plutôt per/per me afin de déterminer si ces variations sont à relier à d’autres paramètres et, le cas échéant, essayer d’interpréter ces variations. De même, l’analyse des formules utilisées pour la datation ou encore la localisation des copies pourrait être affinée. D’autres éléments présents au sein du colophon pourraient également être étudiés, que l’on s’intéresse à la structure même du colophon ou à son contenu. Ainsi, une attention plus grande pourrait être portée à la présence ou non de la mention « explicit » et, le cas échéant, à la manière dont elle est associée au reste des données du colophon, tandis qu’une analyse des formules de bénédiction ou de louange pourrait constituer un large champ d’étude. Quant aux quelques critères croisés avec les données obtenues, leur liste pourrait être étoffée et complétée, en considérant par exemple le statut des commanditaires ou encore d’autres caractéristiques codicologiques. Enfin, dans la perspective d’une analyse plus globale du colophon (comme combinaison des constructions formulaires adoptées pour différents éléments) et tout en intégrant les nouveaux paramètres qui viennent d’être mentionnés, il serait utile de reprendre de manière plus approfondie et précise la question – évoquée plus haut – des liens entre les différents choix effectués par les copistes pour chacun des éléments qui composent le colophon. Étudier ces relations – sur un corpus plus important que celui utilisé ici afin de conserver une pertinence statistique lors des croisements multiples ‑ pourrait ainsi permettre d’appréhender, de manière plus globale, la manière dont le copiste envisageait la construction de son colophon.
Chantal senséby
La « date de lieu » et ses variations du xe au xiie siècle en Anjou et en Touraine
Unlike time dates, place dates in private deeds have been scarcely investigated for their own sake by historians, who have tended to focus on the information they provide. The study of place dates here, based on records from the area of Tours and Angers, shows great variation in dating formulas between the tenth and twelfth centuries. Each scriptorium adopts or creates one or many formulations: they are similar to the ones found in official documents from Angers in the tenth century but not from Tours ; and no prescribed formula(s) emerge(s) to reflect the influence of royal diplomacy and papal privileges between the tenth and the twelfth centuries. Each scriptorium undergoes a clear change in documentary practices at the beginning of the eleventh century. Place dates become verbal formulas that are often incorporated into the text, with increased narrative effect. These changes testify to transformations relating to historic space, social and documentary practices and the need to build up the memory of legal practices strongly embedded in the developing of spatial reality.
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La « date de lieu », entendons le lieu où l’action juridique a été passée ou l’endroit où l’acte a été établi ou bien promulgué, a suscité peu de remarques de la part des amateurs de pratiques documentaires. L’épais manuel de diplomatique d’Arthur Giry reflète bien une certaine désaffection à son égard : quelques lignes à la page 581, quelques remarques sur la diversité des libellés dans les actes privés et un intérêt presque exclusif pour la formulation des diplômes carolingiens1. Harry Bresslau puis Alain de Bouärd ont affiché la même indifférence2. Plus récemment, 1 A. Giry, Manuel de diplomatique, Paris, Hachette, 1894. J’utilise par commodité l’expression « acte privé » par opposition à « acte public », royal et pontifical. 2 H. Bresslau, Handbuch der Urkundenlehre fûr Deutschland und Italien, Leipzig, Veit & comp., 1912 (rééd. Berlin, Walter de Gruyter, 1958) ; A. de Bouärd, Manuel de diplomatique française et pontificale, t. 1 : Diplomatique générale, Paris, Auguste Picard, 1929. Chantal Senséby • Université d’Orléans, Polen-Cesfima La Formule au Moyen Âge, éd. par Olivier Simonin et Caroline De Barrau, Turnhout, 2021 (Atelier de Recherche sur les Textes Médiévaux, 28), p. 149-170 © FHG10.1484/M.ARTEM-EB.5.120280
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dans leur manuel paru en 1993, Olivier Guyotjeannin, Jacques Pycke et BenoîtMichel Tock ne lui accordent guère d’intérêt3. Assurément la date de temps attire toutes les études, en raison de la richesse de sa formulation, de la multiplicité de ses composantes sujettes à variations4 ; en regard, celle de lieu apparaît d’une simplicité sans attrait. Utilisée par exemple pour reconstituer les itinéraires des souverains et faire une cartographie des lieux de pouvoir, elle n’est pas analysée pour elle-même mais pour les indications qu’elle fournit et suscite rarement une réflexion sur les fonctions qui lui sont assignées5. Son absence dans bien des actes est au mieux constatée, exceptionnellement commentée. Pourtant, elle appartient pleinement au discours diplomatique. Intégrée le plus souvent dans la partie finale des actes, elle est associée très fortement à la date de temps, de façon plus lâche à la mention du scribe et elle se trouve dans une proximité textuelle avec les signes de validation. Entre le ixe et le xiie siècle, elle n’est pas formellement figée et ses variations en affirment les riches possibilités d’évolution. La documentation ligérienne très abondante permet d’en apprécier les transformations entre le xe et le début du xiiie siècle. L’étude, conduite dans une perspective diachronique, nécessite un état des lieux pour le xe siècle, ce moment de rupture à la jonction d’une époque encore fidèle aux formulaires du haut Moyen Âge et un très long xie siècle, marqué par des expériences diplomatiques innovantes. Ces dernières ne sont pas sans effet sur l’expression de la date de lieu dans les différents foyers d’écriture dont il conviendra d’évaluer l’originalité et l’autonomie diplomatiques en la matière. Enfin, l’historiographie se plaît à rappeler que la seconde moitié du xiie siècle, plus encore le début du xiiie siècle, correspondent à une standardisation des chartes, à laquelle la date de lieu ne semble pas avoir échappé, mais diversement6.
3 O. Guyotjeannin, J. Pycke, B.-M. Tock, Diplomatique médiévale, Turnhout, Brepols, 1993 (L’Atelier du médiéviste 2), p. 84-85 (rééd. 2006). 4 M.-C. Hubert (éd.), Construire le temps. Normes et usages chronologiques au Moyen Âge, Paris, École nationale des chartes, 1999 (Bibliothèque de l’École des chartes, t. 157/1) ; L. Morelle, « Mesurer le temps. Approche des données chronologiques dans les actes des évêques de Laon jusqu’en 1151 », in Mesure et histoire médiévale, xliiie Congrès de la SHMESP, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013, p. 81-98 ; A. Bruel, « Études sur la chronologie des rois de France et de Bourgogne d’après les diplômes et les chartes de l’abbaye de Cluny aux ixe et xe siècles », Bibliothèque de l’École des chartes [BEC désormais], 41, 1880, p. 5-45 ; dans une autre perspective : M. Zimmermann, « La datation des documents catalans du ixe au xiie siècle : un itinéraire politique », Annales du Midi, 93, 1981, p. 345-375 ; J.-B. Renault, « La datation par année de règne ou épiscopat », communication présentée lors du colloque conclusif du projet ANR Espachar organisé par B.-M. Tock, Strasbourg, novembre 2011. 5 G. Tessier, Recueil des actes de Charles II le Chauve, roi de France, Paris, Imprimerie nationale, 1955 (Chartes et diplômes relatifs à l’histoire de France 3), p. 124-129. 6 Les premiers résultats de cette enquête avaient été présentés en novembre 2011 à Strasbourg lors du colloque conclusif de l’anr Espachar organisé par Benoît-Michel Tock.
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Des formules très diversifiées dès le xe siècle Pour les ixe et xe siècles, le corpus constitué comprend moins d’une centaine d’actes privés exclusivement, issus majoritairement de Saint-Martin et de SaintJulien de Tours7, de Saint-Florent de Saumur8, de Saint-Aubin et Saint-Maurice d’Angers9 et de quelques actes de Marmoutier, de Saint-Loup-sur-Loire et de Saint-Serge d’Angers. L’analyse a pris en compte plusieurs éléments des formules de date : la structure, simple ou double (datum ou data / actum) ; le terme qui commande l’expression (actum / datum / factum au singulier et au pluriel) ; le choix d’une forme verbale ; les composantes chronologiques ; la nature du lieu indiqué ; l’ordre d’énonciation des différents ingrédients, leurs relations et leurs interactions. À observer la date de lieu dans ce corpus, ce qui frappe d’emblée c’est la pluralité criante de ses énoncés dès le xe siècle, qui contraint à une présentation fonds par fonds. Saint-Martin de Tours
La collégiale Saint-Martin de Tours est un établissement royal, véritable instrument politique des souverains en Neustrie10. Avec une petite trentaine de chartes pourvues d’une date de lieu, ce corpus représente le vivier le plus riche. Sa faiblesse est d’être constitué surtout à l’aide de copies d’érudits établies à partir de transcriptions médiévales11. Les premières dates de lieu, observées en 813, 846, 865 et 886, ont une formulation atypique dans le corpus sanmartinien12, utilisée par contre en d’autres
7 É. Mabille, La pancarte noire de Saint-Martin de Tours brûlée en 1793, restituée d’après les textes imprimés et manuscrits, Paris, Hénaux, 1866 [désormais SMT] ; id., « Les invasions normandes dans le Val de Loire et les pérégrinations du corps de saint Martin », BEC, 30, 1869, p. 149-194 et 425-460. C. de Grandmaison, « Fragments de chartes du xe siècle provenant de Saint-Julien de Tours recueillis sur les registres d’état-civil d’Indre-et-Loire », BEC, t. 46, 1885, p. 373-429 et t. 47, 1886, p. 226-273 [désormais Grandmaison]. 8 P. Marchegay, Chartes poitevines de l’abbaye de Saint-Florent, Poitiers, Société des archives historiques du Poitou, 1873 (Archives historiques du Poitou, II) ; id., Chartes mancelles de l’abbaye de Saint-Florent, près Saumur, 848-1200, Revue historique et archéologique du Maine, III, 1878, p. 347-370 ; id., Cartulaire du prieuré bénédictin de Saint-Gondon sur Loire, 866-1172 tiré des archives de l’abbaye Saint-Florent, près Saumur, Les Roches-Baritaud, s. n., 1879 [désormais SGL]. Arch. dép. Maine-et-Loire, H 1838 (actes du xe siècle transcrits sur un rouleau au xie). 9 A. Bertrand de Broussillon, Cartulaire de l’abbaye de Saint-Aubin d’Angers, Angers, La société d’agriculture, sciences et arts d’Angers, 1896-1903 (Documents historiques sur l’Anjou, I-III) [désormais SAA]. C. Urseau, Cartulaire noir de la cathédrale d’Angers, Angers, Germain et G. Grassin, 1908 (Documents historiques sur l’Anjou, V) [désormais SMA]. 10 H. Noizet, La fabrique de la ville. Espaces et sociétés à Tours (ixe-xiiie siècle), Paris, 2007, p. 67-68. 11 P. Gasnault, « Les actes privés de l’abbaye de Saint-Martin de Tours du viiie au xiie s. », BEC, t. 112, 1954, p. 24-66. H. Noizet, « La transmission de la documentation diplomatique de Saint-Martin de Tours avant 1150 », Histoire et Archives, t. 17, 2006, p. 7-36, p. 9-12. 12 SMT 54 (813) : Actum fuit in illo Mansionile in anno XII imperii domni Karoli in Romania et XLVI regni ejus in Francia.
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corpus et dans les chartes royales des viiie et ixe siècles, abondantes dans le chartrier de Saint-Martin (data / actum)13. Ce n’est qu’à l’extrême fin du ixe siècle qu’apparaît une belle série d’actes dotés d’une date de lieu qui se coule dans une expression utilisée de façon presque systématique, avec quelques infimes variations néanmoins, une expression qui se dégage de la diplomatique royale et n’emprunte pas aux actes conciliaires14. Plus d’une vingtaine de chartes, écrites entre 894 et 954-966 pour des actes de donation, de restitution de biens, d’échanges, pour des constitutions de précaire, reprennent une formule normée, rencontrée aussi dans une charte comtale de 985, établie par le maître des écoles de Saint-Martin pour l’abbaye de Marmoutier15. L’agencement en est le suivant : Data est… auctoritas suivi du jour dans le calendrier romain, du lieu, de l’année de règne, plus rarement de celle de l’incarnation et du règne : Data est autem hujus praecariae auctoritas IV nonas maii, Turonis, castello scilicet novo, anno jam in XVIII regni Ludovici regis16 (954). Le mot auctoritas est selon les actions juridiques associées à precaria / elemosina / restitutio / redditio au génitif ; s’y substituent rarement d’autres substantifs comme notitia en 907 et 926 pour des actes de jugements, ou firmitas en 93017. La nature des transactions et leur objet n’ont aucun impact sur la formulation, le statut et la fonction des auteurs de ces chartes non plus ; ce sont les abbés laïques de Saint-Martin, de grands laïcs, des membres du chapitre agissant souvent collectivement et, une fois, l’archevêque de Tours. La formule tranche avec celles en usage avant 894 : elle n’est plus commandée par data et actum et intègre toujours l’indication du lieu. Elle se différencie aussi d’une expression récurrente utilisée treize fois à Saint-Martin entre 733 et 886, composée de data in mense ou data mense suivie exclusivement de notations temporelles et propre à de nombreux actes des ixe et xe siècles, pas seulement ligériens18. Elle apparaît au moment où Eudes, fils de Robert le Fort, reçoit en 886 le commandement neustrien et l’abbatiat de Saint-Martin. Ce changement d’ordre politique pourrait être à l’origine de la rupture documentaire s’il s’est aussi traduit par l’introduction de scribes dans la collégiale19. Entre 892 et 920, le principal scribe est Archanaldus, qui travaille sous le contrôle d’Oudry, maître des écoles qu’il remplace en 904. Après 930, trois autres scribes établissent les actes : Leodramnus (937), Gautier (940 et 941) et Adalmarus, le successeur d’Archanaldus à la tête de l’école pendant une vingtaine 13 SMT 81 (886) : Data in mense aprili, anno VI in Italia, et in Francia quarto et in Gallia secundo, regnante serenissimo et piissimo imperatore Karolo. Actum Turonis monasterio anno primo Odone abbate. 14 La collégiale détient des actes issus de décisions conciliaires des ixe et xe siècles (SMT 136 [860] : Anno dominicae incarnationis DCCCLX, indictione IX, VII idus novembris, in villam Tusciacum Tullensis parochiae). 15 A. Salmon, Livre des serfs de Marmoutier, Tours, Publications de la société archéologique de Touraine, 1864 (Mémoires de la Société archéologique de Touraine, 16), no 1 (985) [désormais LSM]. 16 SMT 10. 17 P. Gasnault, « Les actes… », p. I ; SMT 116, 76. 18 Artem 4833 (908), Artem 1082 (912), Artem 3691 (917). 19 Un nouveau doyen, Gauzuinus, est attesté en 895 (H. Noizet, La fabrique…, p. 72). P. Gasnault, op. cit., p. 27-28. Q. Griffiths, « The Capetian Kings and the Saint Martin of Tours », Studies in Medieval and Renaissance History, 9 (old series, vol. 19), 1987, p. 85-133.
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Actes royaux (à titre de comparaison) Datum ou data + indications chronologiques et Actum + lieu Datum ou data + indications chronologiques et Actum + lieu Actum + lieu + indications chronologiques Saint-Martin de Tours, de 894 à 954 Data est autem hujus elemosinae auctoritas in civitate Turonis IIII idus novembris anno VIII regnante domno Odone glorioso rege (895) Saint-Julien de Tours, de 940 à 1005 Data mense martio in civitate Turonensi anno nono regnante Ludovico (945) St-Florent de Saumur de 966 à 978 et 1006 Data mense febroario, anno XXIIII regnante Lothario rege. Actum in civitate Turonis publice (978) Saint-Aubin d’Angers, de 924 à 993 *Actum Andecavis civitate, idus Augusti, anno secundo regnante Radulfo rege (924) *Data in mense aprili, in civitate Andecava publice, anno xii regnante Lothario rege (966) *Actum monasterio Sancti Albini publice (liste de témoins). Data die octavo mensis augusti, regnante Lothario serenissimo rege anno xvi (970) Figure 27 : Les formules en usage entre 894 et 1006 : quelques exemples représentatifs, © Chantal Senséby
d’années. Cette équipe de deux générations ne semble pas étrangère au maintien de la formule pendant plus de soixante ans. Chargée de rédiger des actes privés, elle n’imite pas la diplomatique royale, n’est pas influencée par les multiples diplômes carolingiens serrés dans le chartrier, dont certains ont été écrits à Saint-Martin. Par ailleurs, elle ne s’inspire pas du Formulaire de Tours, indigent en la matière, ni de celui de Marculf 20. Les lieux mentionnés sont multiples mais entre 894 et 966 l’agglomération de Tours domine largement avec dix-huit mentions, en raison de l’importance numérique des actes de précaire (6). Néanmoins, l’indication de Tours subit des 20 Sur les formulaires : A. Rio, Legal Practice and the Written Word in the Early Middle Ages: Frankish Formulae, c. 500-1000, Cambridge, 2009 et Ead., « Les formulaires mérovingiens et carolingiens. Quelques réflexions tardives », in O. Gyotjeannin, L. Morelle et S. P. Scalfati, Les formulaires. Compilation et circulation des modèles d’actes dans l’Europe médiévale et moderne, XIIIe congrès de la Commission internationale de diplomatique (Paris, 3-4 septembre 2012), en ligne. Pour une datation des formulaires, en dernier lieu : J. Barbier, Archives oubliées du haut Moyen Âge. Les gesta municipalia en Gaule franque (vie-ixe siècle), Paris, Champion, 2014, p. 250-251.
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modifications lexicales significatives. Tours est citée par son seul nom en 894 et 897 (Turonis), par son nom joint au mot « cité » entre 895 et 909 (in civitate Turonis), de celui-ci et de in pleno fratrum capitulo entre 900 et 915 (6 fois) et entre 932 et 966 (5 fois) ; puis un ajout apparaît à partir de 932, celui du castrum ou du castellum sancti Martini, achevé effectivement en 918 et bénéficiant à compter de cette date d’un diplôme d’immunité21. Ces variations soulignent à loisir l’évolution du regard que les chanoines portent sur leur communauté, sur l’agglomération bipolaire de Tours, sur l’espace où est bâti leur établissement, qui, absent en tant que lieu de production ou de promulgation des chartes au ixe siècle, est omniprésent dès 932. Elles traduisent l’émergence de la structure castrale de Saint-Martin, le nouveau statut acquis en 918 et la volonté des chanoines d’établir une distinction nette entre le castrum sancti Martini et la civitas contrôlée par l’archevêque. Quant aux autres lieux indiqués – le castrum de Blois en 895, celui de Thouars en 926, la cité de Bourges en 930 et Paris en 941, etc. – leurs noms se trouvent dans des chartes intitulées au nom de laïcs ou des abbés laïques de Saint-Martin et dans trois cas pour des restitutions de biens faites aux chanoines, parfois à la suite d’assises judiciaires. Leur diversité et leur éloignement de l’agglomération tourangelle illustrent la puissance temporelle de Saint-Martin, la dispersion géographique de son patrimoine et son rôle religieux et politique à l’échelle du royaume. La formulation, tant prisée à Saint-Martin, ne semble pas avoir fait d’émules dans le diocèse de Tours, alors même que le scriptorium de la collégiale a été au ixe siècle un haut lieu de culture et d’écriture. Dans le fonds de l’abbaye Saint-Julien de Tours, située entre la civitas à l’est et le castrum sancti Martini à l’ouest, elle se rencontre quatre fois, dans des actes passés au nom des chanoines de Saint-Martin en 948/949 et établis vraisemblablement par un de leurs scribes, en 960 dans un de l’archevêque de Tours et en 971 dans un autre de l’évêque du Mans, toujours pour des précaires22. Pourtant, ce monastère d’origine mérovingienne a été restauré à partir de 937 ou 940 par Téotolon, chanoine de Saint-Martin dès 907 puis doyen de la collégiale entre 914 et 927 au moins et enfin, après un séjour à Cluny, archevêque de Tours entre 931 et 945. Par la suite, il a dépendu des archevêques de Tours. À Saint-Julien, ce sont d’autres expressions qui ont eu la faveur des moines. Saint-Julien de Tours
Trente-huit chartes sont conservées intégralement ou partiellement mais vingt-neuf seulement, écrites entre 927 et 994, sont pourvues d’un eschatocole. Toutes ont une date de temps introduite pour vingt-quatre d’entre elles par Data, trois autres le sont
21 H. Noizet, op. cit, p. 97-107 ; id., « Une schématisation de la place de Tours dans les représentations spatiales des acteurs », M@ppemonde, 76/4, 2004, p. 1-18, p. 10, 13. H. Galinié et al., « Téotolon, doyen de Saint-Martin, évêque de Tours au xe siècle, et urbaniste ? », in B. Gauthiez, É. Zadora-Rio et H. Galinié (éd.), Village et ville au Moyen Âge : les dynamiques morphologiques, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2003, t. 2, Plans, p. 201-219 et t. 1, Texte, p. 239-256. 22 Grandmaison, p. 18, 19 et 23.
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par data est et une par acta haec sunt, mais cette dernière est un faux23 : dix-huit des vingt-neuf seulement offrent une date de lieu. Son énonciation ne dépend ni de la nature de l’action juridique (vente, donation, concession à cens) ni de son objet. En revanche, elle pourrait l’être de la forme de l’acte – rédaction objective ou subjective – car les deux notices comprises dans ce petit corpus, toutes deux de 984, sont pour l’une dénuée de date, pour l’autre riche d’indications chronologiques exclusivement. Elle pourrait être fonction de l’auteur : douze des quinze chartes archiépiscopales ou épiscopales, les deux comtales, deux des trois seigneuriales24 proposent une date de lieu à la différence des quatre chartes abbatiales collectées entre 944 et 990 comme si l’expression de la volonté abbatiale était attachée de facto à son établissement. Par ailleurs entre 940 et 994, une locution revient avec constance, quatorze fois au total : Data / mention du mois / lieu / année du règne puis année de l’incarnation et du règne à partir de 968 (Data mense aprili in civitate Turonus anno XIII regnanti Hludovico rege en 94925). Comme en certains actes de Saint-Martin, l’expression enserre l’indication topographique entre deux notions chronologiques. Pour les chartes archiépiscopales, l’endroit indiqué est invariablement la cité de Tours, siège du pouvoir du prélat. Une corrélation forte est ainsi établie entre l’auteur de la charte et le lieu d’écriture et de promulgation de l’écrit. La formule ne reprend pas celle scandée par Datum / Data et Actum, caractéristique des diplômes depuis 760 et de certains d’entre eux au xe siècle26. Elle n’est pas verbale contrairement à celle de Saint-Martin, boudée à Saint-Julien même dans les actes d’archevêques qui, comme Téotolon, ont été chanoines de la collégiale. Neuf des douze chartes archiépiscopales du corpus la reprennent. On la trouve aussi dans deux chartes de l’archevêque Téotolon datées de 939 et 941 pour l’abbaye Saint-Loup-sur-Loire27 – un établissement de moniales situé dans le suburbium de Tours28 ; elle est employée dans trois chartes d’Ardouin, datées de 968 et 96929, dans une d’Archembaud pour Bourgueil en 998 avec une inflexion formelle30. Mais elle est aussi présente dans des actes intitulés au nom d’un puissant laïc en 941, du comte d’Anjou en 978 et du comte de Blois en 994 où les lieux mentionnés sont divers, la cité de Tours ou des villae31. Elle connaît par ailleurs de légères variations : une charte d’un laïc fait suivre data de simulque corroborata en 979, évoquant deux moments
23 M. Courtois, « Remarques sur les chartes originales des évêques, antérieures à 1121 et conservées dans les bibliothèques et archives de France : étude d’un cas particulier : Téotolon, archevêque de Tours », in M. Parisse (éd.), À propos des actes d’évêques. Hommages à Lucie Fossier, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1991, p. 45-77, p. 56-67. 24 Celle de 948/949 rédigée par un scribe de Saint-Martin a été exclue. 25 Grandmaison, p. 14. 26 J. Dufour, Recueil des actes de Robert Ier et de Raoul rois de France (922-936), Paris, Imprimerie nationale, 1978, Introduction, p. lxxviii-lxxix ; P. Lauer, Recueil des actes de Louis IV roi de France (936-954), Paris, Imprimerie nationale, 1914, p. lxxi. 27 Artem 1562 et 1563. 28 Saint-Loup-sur-Loire, Indre-et-Loire, arr. Tours, ch.-l. canton Saint-Pierre-des-Corps. 29 Archives départementales du Maine-et-Loire, H 1838, nos 2, 3 et 4. 30 Artem 17. 31 Grandmaison, p. 4, 26 et 34.
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dans la genèse de l’acte, l’écriture et sa validation. Elle survit quelques années au passage de l’an mil. On la devine, modifiée, dans des chartes du début du xie siècle puis elle disparaît totalement après 1024. Dans l’espace considéré, elle est ponctuellement attestée à Saint-Maurice d’Angers dans deux chartes de mainferme32, à Marmoutier dans des chartes comtale et abbatiale33, à Saint-Pierre de Bourgueil dans une charte de Guillaume IV d’Aquitaine34. Son passage vers d’autres établissements a sans doute été favorisé par les liens humains et institutionnels noués entre eux : en 998, Marmoutier est sous le contrôle de l’abbé de Saint-Julien, Gauzbert, à la tête aussi de Saint-Pierre de Bourgueil et peut-être membre de la famille comtale de Blois, dont relève Marmoutier. Au-delà du val de Loire, le choix de cette formule en 954 dans une charte de l’abbaye de Cluny peut s’expliquer par les contacts établis entre Saint-Julien et l’abbaye bourguignonne35. Téotolon a séjourné à Cluny et l’abbé Odon est un ancien chanoine de Saint-Martin de Tours, placé à la tête de Saint-Julien jusqu’à sa mort en décembre 942.36 Après 942, les relations se sont maintenues entre Saint-Julien et Cluny37. Mais l’acte de 954 constitue un cas exceptionnel pour le xe siècle dans les chartes clunisiennes38. Assurément à partir des années 980, la formule en usage dans les actes des archevêques de Tours dès 939 subit de petites altérations répétées, le plus souvent sans conséquence sur sa structure. Prisée par plusieurs scribes, sa durée de vie dépasse cinquante ans. Le diacre Erberne, qualifié d’antigraphus (chancelier), l’utilise pour les chartes archiépiscopales dressées en 941 et 943, son contemporain Engelbert, sacerdos et antigraphus, y a aussi recours en 942 et 968 ; Durand l’a reprend ensuite deux fois en 969, une fois en 976 à la demande d’Engelbert et enfin en 983 ; Adalger, sacerdos, y reste fidèle en 994 dans une charte établie sous le contrôle d’Engelbert. Dominante entre 940 et 994, elle ne provient pas des formulaires connus. Elle reste marginale dans la production documentaire de certaines abbayes bénédictines angevines. Des établissements angevins
À Saint-Florent de Saumur, la formulation héritée pour partie de la diplomatique royale carolingienne se maintient après 950 : Data mense octobri, anno XXIII regnante Lothario rege. Actum Pictavis civitatis publice (976-977). Par contre, à Saint-Aubin 32 SMA 18 (970) et 21 (969). 33 C. Métais, Cartulaire blésois de Marmoutier, Chartres-Blois, 1889-1891, no 4 (v. 986) [désormais MB]. P. Marchegay, « Les prieurés de Marmoutier en Anjou. Inventaire des titres et supplément aux chartes des xie et xiie siècle », Archives d’Anjou, t. 2, 1853, p. 60-61 (987-990) [désormais AA]. É. Mabille, Cartulaire de Marmoutier pour le Dunois, Châteaudun, 1874, no 52 (1015-1020) [désormais MD]. 34 Artem 1043 (998). 35 Artem 1608. 36 Voir surtout en dernier lieu I. Rosé, Construire une société seigneuriale. Itinéraire et ecclésiologie de l’abbé Odon de Cluny (fin du IXe –milieu du Xe siècle), Turnhout, Brepols, 2008. 37 Ingelnaud, abbé de Saint-Julien entre 950 et 964, a reçu de Maïeul de Cluny la direction de l’abbaye Saint-Paul-hors-les-murs de Rome, réformée par Odon. 38 Inversement, une charte du fonds de Saint-Julien traduit une influence de la diplomatique clunisienne sur celle de l’abbaye tourangelle : H. Noizet, op. cit., p. 123.
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d’Angers, abbaye d’origine mérovingienne restaurée vers 964-966, des expressions concurrentes apparaissent dans les chartes du xe siècle, presque toutes de forme subjective. L’une, employée dès 924 et huit fois jusqu’à la fin du xe siècle, commence par Actum suivi de notations topographiques et chronologiques tels que le jour, l’année de règne ou de l’incarnation39 ; elle est parfois simplifiée sans mention du jour (en 929-930) voire sans date de temps (970-977)40. Les auteurs de ces chartes varient : les comtes et les évêques d’Angers, les abbés du monastère, un puissant laïc. Les actions juridiques et leur objet également : des donations et des actes de mainferme le plus souvent. Quant aux scribes, ils restent inconnus à l’exception d’un seul, cité en 929/930. La deuxième, attestée six fois entre 964 et 976, utilise comme accroche le mot Data suivi de l’indication du mois et de celle de l’année du règne, entre lesquelles se glisse la mention du lieu à deux reprises seulement. La diversité des transactions et des auteurs (abbé, évêque et laïc) est patente, celle des scribes qui l’affectionnent également. On a là une locution similaire à celle utilisée à Saint-Martin de Tours jusqu’à la fin du ixe siècle, fort courante au demeurant. La troisième et dernière formule est double, comparable à celle en usage à Saint-Florent, mais affiche un ordre inversé puisqu’elle débute par la date de lieu introduite par Actum et se poursuit par la date de temps ouverte par Data. En ce sens, elle est moins respectueuse de la tradition royale carolingienne, bien connue néanmoins à Saint-Aubin dont le chartrier conservait des diplômes des viiie et ixe siècles. Elle est attestée sept fois en moins de trente ans, dès 966 dans une charte comtale et jusqu’en 993 dans un acte abbatial, puis semble abandonnée. Son emploi est contemporain de celui des deux autres expressions ; comme pour celles-ci, elle apparaît dans des actes comtaux (966 et 976), épiscopaux (973) et abbatiaux (970, 972, 974, 993) consignant des actions juridiques variées (mainferme, donation, restitution…). Enfin, dans les chartes abbatiales de mainferme fortement formalisées, la souscription abbatiale et la liste des moines sont fréquemment enchâssées entre la date de lieu, toujours exprimée, et celle de temps. Par conséquent, pendant une trentaine d’années, aucune formulation n’est vraiment privilégiée ; aucune n’est réservée à un type d’action juridique ou à un auteur particulier ; un même scribe peut recourir à deux des trois formules en usage à Saint-Aubin et d’autres moines scribes préférer l’une d’entre elles. Pour autant, les expressions albiniennes apparaissent suffisamment singulières pour être perçues comme la marque de fabrique de l’abbaye. Lorsqu’on les rencontre dans des actes intitulés au nom de l’évêque d’Angers Néfingue ou de l’abbé de SaintFlorent Amalbert, il n’est pas téméraire de penser que ces documents ont été établis ou contrôlés par des scribes albiniens41. Par ailleurs, le comportement des scribes est loin d’être erratique. Ces individus utilisent avec constance deux localisations récurrentes quelle que soit l’expression sollicitée : Andecavis civitate publice / in civitate
39 Cette formulation est présente dans les Formules de Marculf. 40 Elle est observée aussi dans les archives de la cathédrale d’Angers en 892 et 1000, qui offrent néanmoins une grande disparité de formules (SMA 17 et 22). 41 SAA 131 (973). SAA 214 (972). L’acte abbatial est néanmoins une production de Saint-Florent.
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Andecava publice pour les actes comtaux et épiscopaux et monasterio Sancti Albini publice pour les actes abbatiaux. Le recours à publice dès 966 d’abord dans des chartes comtale et épiscopale différencie les chartes angevines des tourangelles puisqu’au xe siècle, publice n’apparaît guère en ces dernières42. À nouveau, et sans surprise, la cité apparaît comme le lieu central d’exercice du pouvoir pour le comte et l’évêque, l’espace où s’expriment leur parole publique et leur autorité. De façon significative, la charte que Geoffroy Grisegonelle délivre à Poitiers en faveur de Saint-Aubin donne comme date de lieu Pictavum urbe : le vocabulaire change ; urbs se substitue à civitas et publice passe à la trappe. Quant à l’expression monasterio Sancti Albini publice, attestée dans tous les actes abbatiaux jusqu’en 993, elle surgit dans la documentation en 970, sous la plume de Bertin, moine de Saint-Aubin et chancelier, dans une charte de mainferme, peu de temps après la restauration du monastère et l’élection de son premier abbé par la communauté monastique. La gestion du temporel est clairement présentée comme du ressort de l’abbé43. Dans ces deux abbayes angevines, les formules résultent souvent d’un aménagement léger de celles des diplômes carolingiens. Est-ce l’indice d’un certain conservatisme documentaire, d’une pratique mimétique ou d’un choix réfléchi, pour Saint-Aubin tout au moins, visant à proclamer jusque dans les écrits l’origine royale du monastère ? Il est difficile de se prononcer. Quant au recours à Actum, il pourrait s’expliquer par l’utilisation ou l’impact durable du Formulaire d’Angers et de celui de Marculf préconisant parfois la mention de la date de lieu pour les cartae pagenses. En revanche, aucune imitation du modèle archiépiscopal par les abbayes n’est perceptible, visible ponctuellement à Saint-Maurice d’Angers dans des chartes de 969 et 970, lorsque le siège épiscopal est occupé par Néfingue, ancien chanoine et doyen de Saint-Martin de Tours44. Au xe siècle, une opposition se dessine entre les diocèses de Tours et d’Angers (Figure 27). Dans le premier, la date de lieu est majoritairement introduite par Data suivi dans une même proposition de données chronologiques et topographiques. Dans le second, Actum ou le couple Data / actum l’emportent. La standardisation des termes introductifs ne doit pas pour autant dissimuler la grande disparité et plasticité de ces formules, aux composantes diversifiées, ordonnées différemment et d’ampleur très variable. Dans les foyers d’écriture examinés, aucune formule ne semble exclusive de tout autre. Il est possible que les scribes aient dû composer avec les auteurs des actes, familiers d’autres expressions. Cette pluralité toute relative a sans doute favorisé les évolutions ultérieures.
42 Sur publice : L. Génicot, « Sur la survivance de la notion d’État dans l’Europe du Nord au Haut Moyen Âge. L’emploi de publicus dans les sources belges antérieures à l’an mil », in J. Fleckenstein et al. (éd.) Institutionen, Kultur und Gesellschaft im Mittelalter. Festschrift für Josef Fleckestein, Sigmaringen, J. Thorbecke, 1984, p. 147-164. C. Senséby, « Les rituels documentaires. Variations et facteurs de variabilité (Anjou et Touraine, XIe et XIIe siècles) », in P. Haugeard, Rituels de la vie privée et publique du Moyen Âge à nos jours, actes du colloque organisé en 2017 à Orléans, Paris, Garnier, à paraître. 43 SAA 40. 44 SMA 21 et 18.
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Actes royaux d’Henri Ier à Philippe Auguste (à titre de comparaison) Actum / lieu (publice) / anno… (indications chronologiques) Saint-Julien de Tours, de 1034 à 1165 Acta sunt haec / acta sunt / lieu / indications chronologiques Marmoutier, de 1040 à 1070 Acta sunt haec / anno Marmoutier, de 1060 à 1144 Factum ou facta est + substantif / lieu / indications chronologiques Marmoutier, de 1070 à 1120 Factum est / lieu / indications chronologiques Saint-Aubin d’Angers, de 1036 à 1168 Actum / lieu / anno (indications chronologiques) Saint-Aubin d’Angers, de 1084 à 1200 Actum est hoc ou actum hoc fuit / lieu / anno (indications chronologiques) Figure 28 : Les formules les plus fréquentes aux xie et xiie siècles, © Chantal Senséby
Une diversité accrue aux xie et xiie siècles Dès les années 1020, le corpus s’étoffe considérablement, nourri par les chartes des abbayes de Marmoutier, de Saint-Florent de Saumur et de Saint-Aubin d’Angers45. Dans le même temps, il se transforme marqué par l’abondance des notices narratives, des chartes en style objectif, qui adoptent une structure plus libre sans échapper à une certaine formalisation46. L’affirmation de la narrativité dans les notices et sa percée dans les actes de forme subjective posent le problème de leur impact sur l’eschatocole. Les actes de Saint-Julien de Tours, de Marmoutier et de Saint-Aubin d’Angers permettent de mesurer ce phénomène47 (Figure 28). Saint-Julien de Tours
La formule data mense in civitate Turonis se maintient jusqu’en 1024, tout en subissant quelques atteintes syntaxiques48. Mais dès 1034 dans une charte du comte
45 Ont été explorées les bases de données Artem et Espachar, complétées par des transcriptions d’originaux inédits. 46 D. Barthélemy, La société dans le comté de Vendôme de l’an mil au xive siècle, Paris, Fayard, 1993, p. 91-101. 47 Pour Saint-Martin de Tours, les sources font défaut entre 950 et 1075 (H. Noizet, « La transmission… », p. 9-12). 48 Par exemple, l’ordre d’énonciation de ses composantes est bouleversé dans les dernières chartes qui l’utilisent.
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de Blois Eudes II, une autre émerge et s’affirme par la suite : acta sunt haec / acta sunt / lieu / année de règne utilisée dix fois entre 1034 et 116549. Elle est radicalement différente de la précédente. Elle est verbale, ne souffre aucune variation sur l’ordre des premiers termes, peut être très courte ou s’enrichir d’éléments complémentaires le plus souvent de nature chronologique, soulignant l’irruption de la narrativité dans une formule à l’allure traditionnellement figée. Ainsi, dans une charte de 1046-1047, mention est faite d’un mariage comtal50. Les localisations sont sans grande variété pour les actions passées dans l’agglomération tourangelle : Turonis ; Turonis, in capitulo sancti Juliani / fratrum ; in capitulo sancti Juliani. La référence à la cité (in civitate Turonis) répétée au xe siècle d’une charte à une autre est supplantée par celle faite au chapitre monastique, pensé tout à la fois comme un lieu et une communauté51. Ces ajouts soulignent la souplesse désormais acquise de la formule et le souci qu’ont les scribes de multiplier les informations, celles relatives aux personnes présentes physiquement et connues de la communauté monastique et des protagonistes de l’affaire, celles concernant les lieux fréquentés par ces individus. C’est l’espace familier qui surgit ainsi au cœur de l’acte écrit. Plus qu’un souci il pourrait s’agir du besoin de fournir dans le présent et pour l’avenir l’exposé circonstancié d’un accord afin de le garantir plus fortement. Les formulations héritées pourvues du seul nom de la localité, civitas ou villa, cèdent le pas à des combinaisons plurielles de données topographiques dans le cadre d’une diplomatique de proximité. À l’exception d’un acte de 1096 dicté par l’abbé Baudri de Bourgueil52, tous ceux comportant acta sunt haec en guise d’accroche pour la date de lieu impliquent des laïcs, souvent des comtes. À l’exclusion d’une notice de 116553, tous consignent des donations. Sept d’entre eux sont de style subjectif, trois des notices. En outre, pendant la même période, trente ans après l’apparition de acta sunt haec, d’autres formules sont utilisées ponctuellement sans lien avec les expressions verbales du ixe siècle (datavit…) : actum est / lieu ou actum est hoc / lieu en 1062 dans une notice de règlement de conflit et en 1145 dans une charte de l’archevêque de Tours54 : hoc autem factum est / lieu en 1080 dans un accord avec Saint-Martin de Tours et factum est hoc dans une notice du xie siècle55. Au total, entre 1034 et 1165
49 Entre 1053 et 1129, acta sunt haec introduit la seule date de temps quatre fois comme facta sunt haec attestée deux fois en 1142 et entre 1140-1156. 50 L.-J. Denis, Chartes de Saint-Julien de Tours (1002-1300), Le Mans, Société des archives historiques du Maine, 1913 (Archives historiques du Maine, XII, 2ème fascicule), no 18 [désormais SJT]. 51 Il s’agit aussi d’affirmer le caractère consensuel de la décision et le bon fonctionnement de la communauté. En d’autres corpus, comme dans celui des évêques de Paris au xie siècle, la date de lieu associe aussi le nom de la cité – Paris – et, à partir de 1080, la précision in capitulo Beate Marie. Voir : A. Okasaki, « Pratiques documentaires dans l’église cathédrale de Paris au xie siècle : les textes et leurs contextes génétiques », in Sh. Sato (éd.), avec la collaboration de Y. Suto, Genesis of Historical Text. Text/Context, Nagoya, Nagoya University, 2005, p. 113-126 et p. 115. 52 SJT 50. 53 SJT 112. 54 Par prudence ont été écartés trois notices de 1037 introduites par Hoc autem actum est et deux actes donnés au chapitre cathédral de Rennes en 1185, qui semblent des productions bretonnes. 55 SJT 20.
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surtout, cinq formules sont présentes dans les actes de Saint-Julien, la plupart verbales et d’une très grande proximité syntaxique et lexicale56. Elles s’inscrivent dans le récit dont elles constituent souvent le terme. Marmoutier
Entre 986 et 1015-1020, la formule data mense / lieu est attestée au moins trois fois. Au regard de ce maigre échantillon, la pratique semble être comparable à celle de Saint-Julien57 et l’abandon de la formule du xe siècle intervenir au même moment car à l’aube du xie siècle, les locutions verbales prévalent58. Acta sunt haec / lieu apparaît dans des notices dès 1041-1048 (huit fois), surtout utilisée entre 1040 et 107059, sa durée de vie étant plus limitée qu’à Saint-Julien dont elle provient sans doute. Il arrive qu’acta soit doublé par firmata ou pacta, placé toujours en position seconde, soulignant combien les rédacteurs sont soucieux de restituer les étapes d’une affaire. En outre, l’expression acta sunt haec apparaît souvent sans indication de lieu, accompagnée d’informations sur les individus présents lors de la définition de l’action juridique ou documentaire : acta sunt haec testibus istis. La liste de témoins suffit à dire où l’action s’est effectivement déroulée lorsque sont cités l’abbé et les membres du chapitre. Ainsi complétée, cette locution suggère que désormais ce qui importe ce sont les hommes, témoins de l’affaire instrumentée. Elle rappelle celle proposée par les Formules de Tours pour les actes de jugement, reprise au ixe siècle dans quelques chartes de Saint-Martin de Tours60. À partir de 1070, factum est / lieu prend le relais de la formule précédente (douze occurrences) dans des chartes établies jusqu’en 112061, déclinée trois fois au pluriel dans des notices entre 1072 et 1096. Mais pour introduire la date de lieu, les scribes privilégient factum est associé à un substantif comme convenientia, donatio, donum, etc. : concessio facta est apud Vindocinum trouve t-on dans une notice de 109662 où la nature de l’action juridique est rapprochée de son lieu effectif d’accomplissement. Les scribes y ont recours surtout entre 1060 et 1100 (15 fois), également entre 1100 et 1144 (9 fois) en parallèle de factum est, de facta sunt haec ou haec omnia. Un cas isolé est noté en 1185. Pour la plupart, et au xie siècle, ces textes sont des notices mais, au
56 Ce sont de telles formules que Richard Allen a notées dans les actes épiscopaux d’Avranches au xiie siècle (R. Allen, « Les actes des évêques d’Avranches, ca. 990-1253 : esquisse d’un premier bilan », Tabularia, Actes épiscopaux et abbatiaux en Normandie, 2012, p. 63-106, p. 88-89). 57 Les deux abbayes ont un temps le même abbé, Gausbert, appelé à Marmoutier par le comte de Blois en 998. 58 Le corpus est établi à partir des éditions du Livre des serfs, des chartes de Marmoutier pour l’Anjou, le Blésois, le Dunois, le Vendômois (A. de Trémault, Cartulaire vendômois de Marmoutier, Vendôme, Lemercier, 1893 [désormais MV]), enrichi d’actes inédits conservés aux Archives départementales d’Indre-et-Loire et de Maine-et-Loire. 59 Un cas isolé en 1126, dans une charte de surcroît, semble être la résurgence d’une expression ancienne (AA 7). 60 É. Mabille, « Les invasions… », no 2 (His presentibus actum fuit). 61 Une occurrence isolée en 1178. 62 MD 151.
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xiie, quatre des neuf occurrences se trouvent dans des chartes des années 1140-1144. Au total dans l’échantillon rassemblé, les formules verbales prévalent entre 1040 et 1150 environ. Dans ce lot domine celle dotée d’un substantif qualifiant l’action juridique instrumentée. Les rédacteurs ont choisi des formules en accord avec le style narratif de la charte. De même que les expressions de la date sont diverses, sans toutefois échapper à une certaine normalité, de même les localisations sont plurielles. Les chartes intéressant le Vendômois proposent onze lieux différents pour seize mentions topographiques. Le chapitre des moines (in capitulo nostro) est en bonne position avec quatre mentions sans compter le cellier des moines (une fois) et la chambre de l’abbé (une fois). Par ailleurs, dans le même temps, les indications topographiques sont plus détaillées63. Comme à Saint-Julien, il s’agit de soutenir le souvenir d’une transaction, qui pourra être d’autant plus facilement réactivé qu’il s’appuie sur des données concrètes connues des témoins, conduits parfois à raconter l’événement passé dans des plaids. Ce souci constant d’étayer la mémoire des témoins rend partiellement compte du glissement fréquent des indications topographiques dans le récit et de son éviction des dates formalisées. Quand une date de lieu fait défaut dans le protocole final d’une charte, le texte est rarement muet sur ce point. Il peut même être prolixe, entraînant un doublement des localisations et le recours à une formule construite sur facta est / actum ou facta est / actum est, introduisant deux moments bien distincts : la décision juridique et l’action documentaire fortement ritualisée64. Il peut énumérer en cascade une série de lieux, celui de l’engagement oral et ceux de consentements successifs donnés par des ayants droit65. Mais cette configuration demeure minoritaire aux xie et xiie siècles66. À Marmoutier, l’évolution des formules est parallèle et comparable à celle notée pour Saint-Julien, effet probable du changement profond des pratiques documentaires, en lien avec les attentes des religieux comme des laïcs à l’égard de l’écrit. Les formules verbales dominent au moins jusqu’en 1165-1185 et des expressions attendues, remplois ou aménagements de formes anciennes, constructions nourries d’un lexique sans surprise, sont communes aux deux scriptoria, dont les scribes ont néanmoins suivi des options différenciées, ceux de Marmoutier accentuant la narrativité des chartes, très souvent privées d’une date de lieu formalisée.
63 Un exemple parmi d’autres daté de 1155-1176 (Archives départementales de la Sarthe, H 360, 7) : Facta est autem ista investio cum mittra sua quam traxit de proprio capite inter capitulum et thalamum domni abbatis ubi picta est ea historia que sic dicitur homo quidam descendebat in Jericho et incidet in latrones (Luc, 18, 30). 64 LSM 110 (1065). Cas similaire en MV 55 (1065). 65 MD 41 (1073) : Primum domni Ebrardi donum factum est apud Blesis castrum, in ipsius domo, et affuerunt hii testes […] Donum et auctoramentum domni Hugonis vicecomitis, fratris domni Ebrardi, factum est apud Majus Monasterium, in capitulo, ubi et affuerunt hii audientes et videntes […] Auctoramentum Gualeranni factum est apud Puteolum, castellum domini Hugonis, fratris ipsius, quando domnus abbas Bartholomeus quærebat solutionem inter… La date de temps a été précisée au début de la charte. 66 On a parfois une mise en relief graphique de ces étapes, indiquées par une initiale de grand module et souvent grassée. Voir par exemple une notice de 1107 : Archives départementales du Maine-et-Loire, 44 H 1.
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Saint-Aubin d’Angers
L’incontestable rupture documentaire manifeste à Saint-Julien et à Marmoutier est moins nette à Saint-Aubin même si la structure double – Actum / Data – disparaît des actes67. Le phénomène le plus marquant est en effet le maintien de la formule Actum / lieu / données chronologiques jusqu’à la fin du xiie siècle. L’expression se trouve dans plus de quarante chartes, ponctuellement en 1036 et 1060, de façon continue entre 1075 et 1168, en pointillé par la suite avec deux occurrences en 1195 et en 1199-120568 ; elle rappelle celle des préceptes, utilisée continûment d’Henri Ier à Philippe-Auguste et débutant par Actum69. Ce qui surprend, c’est le recours à cette formule dans près d’une trentaine de notices dont certaines offrent de longues narrations. Ici, formule non verbale bien distinguée du corps du texte et narrativité vont de pair comme si le scribe avait voulu traiter à part le moment où l’action juridique est instrumentée, en faire une fin, le résultat d’une négociation, et un début, l’affirmation d’une nouvelle situation désormais actée. La rupture stylistique, le passage brutal du récit à une courte expression non verbale – pôle de résistance aux métamorphoses documentaires – est nette à la fois dans les notices et dans certaines chartes très narratives. Avant 1130, la date est parfois mise en valeur sur le parchemin, placée en position finale, séparée du texte par un double interligne ou inscrite en majuscules, ou bien avec un module d’écriture plus petit70. Pour autant, comme dans les deux abbayes tourangelles, des formules verbales, ignorées au xe siècle, ne sont pas absentes. Hoc factum est est attesté dès 1040-1049, factum / facta lié à un substantif dès 1060-1081, les deux en usage jusqu’au début du xiie siècle71. Actum est hoc / actum hoc fuit apparaissent dès 1084 et leur emploi ne fléchit guère pendant tout le xiie siècle, se renforçant même entre 1150 et 1200 au détriment de la forme non verbale72. Avec vingt-trois occurrences, ces deux expressions constituent le second lot de formules ; elles sont présentes pour moitié dans des notices, pour moitié dans des chartes, surtout après 1168 lorsque les abbés de Saint-Aubin leur accordent leur préférence. Toutes affichent une grande variabilité : 67 La confection du cartulaire à partir de 1087 et la copie de préceptes carolingiens auraient pu provoquer son retour. 68 Actum est parfois suivi de confirmatum, recitatum et corroboratum dans une même phrase, la mention topographique, celle de deux lieux distincts (in utroque capitulo), étant en ce cas attaché à confirmatum, recitatum introduisant les noms du comte et de l’évêque présents et corroboratum l’apposition de leurs sceaux respectifs : SAA 196 (1146). 69 L’enquête a été menée à partir de la base de l’Artem et des ouvrages suivants : M. Prou, Recueil des actes de Philippe Ier roi de France (1059-1108), Paris, Imprimerie nationale, 1908. J. Dufour, Recueil des actes de Louis VI, roi de France (1108-1137), Paris, Académie des inscriptions et belles lettres, 1992-1994. A. Luchaire, Études sur les actes de Louis VII, Paris, A. Picard, 1885, rééd. 1964. H.-F. Delaborde et al. (éd.), Recueil des actes de Philippe Auguste, roi de France, t. 1-5, Paris, Imprimerie nationale, 1916-2004. O. Guyotjeannin, « Les actes établis par la chancellerie royale sous Philippe Ier », BEC, t. 147, 1989, p. 29-48. 70 Respectivement : Archives départementales du Maine-et-Loire, H 51, 3 (1113) ; H 82, 1 (1127) ; H 229, 11 (1101) ; H 289, 147 (1105), etc. Les parchemins sont souvent de grandes dimensions et de format vertical. 71 Quelques cas isolés sont notés ensuite. 72 Actum fuit est attesté en 813 dans les archives de Saint-Martin (SMT 54). Dans ces conditions, parler de remploi à Saint-Aubin serait abusif.
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elles se gonflent démesurément de notations chronologiques73 ou topographiques ou s’assèchent considérablement ne conservant que le nom d’un lieu et une année de l’incarnation ou de règne. L’amorce est la même, les ingrédients sont divers en nombre, amplitude, nature et en ordre de présentation. Derrière une uniformité apparente se dissimule une vraie pluralité illustrant la capacité des scribes à répondre aux exigences des acteurs d’une transaction instrumentée. D’autres configurations sont utilisées, proches des précédentes : le couple actum et confirmatum en 1145 et 1146 ; hoc fuit confirmatum en 1082-96 ; hoc confirmatum vers 1123 ; celebratum en 1098, recitatum en 111174 ; le binôme factum et confirmatum en 1166 dans l’expression facta et confirmata concordia apud…75 ; firmata dans l’expression haec conventio sic firmata est entre 1039-1055 et haec firmata sunt en 111276. Les expressions sont flexibles, le scribe puise dans un réservoir de formules qu’il accommode tout à loisir. Comme à Marmoutier, l’indication topographique est parfois « aspirée » par le récit ou par la formule d’introduction des témoins : Hii affuerunt in capitulo Sancti Albini77, in capitulo évoquant la salle capitulaire et la communauté réunie en chapitre ou hoc factum / lieu / viderunt78. De même que l’association voire la confusion entre un lieu et des hommes est fréquente, la dissociation des dates de temps et de lieu n’est pas rare. La première ouvre la charte (anno ab incarnatione Domini), la seconde complétée par la liste des témoins la clôt79. Cette pratique, observée aussi à Marmoutier au xie siècle surtout, rappelle celle adoptée pour les procès-verbaux carolingiens. Ainsi, de multiples formules sont utilisées pendant près de deux siècles. Mais à partir de 1180, actum est hoc l’emporte, écartant même l’expression en usage dès le xe siècle qui, par contre, devient courante à Marmoutier dans les actes dunois fin xiie80. Dès 1020-1040, la rupture documentaire en matière de date de lieu est effective sans lien apparent avec un mouvement de réforme religieuse et l’arrivée d’hommes étrangers à la communauté d’origine81. Dans les trois monastères considérés, où l’influence des chancelleries royales et archiépiscopale ne se perçoit guère82, le renouvellement des formules intervient au même moment. Il fait cohabiter au sein d’un même scriptorium des expressions variées, souvent verbales, et le phénomène
73 SAA 746 (1087). 74 Respectivement : SAA 756, 196, 54, 439, 108 et 856. 75 SAA 634. 76 SAA 104 et 338. 77 SAA 438 (1123). 78 Sept cas entre 1110 et 1129 environ. 79 SAA 152. 80 Actum est hoc et actum est constituent les formules les plus courantes dans les chartes du fonds de Saint-Laud d’Angers au xiie siècle. Dans le même temps, la tendance à ne pas mentionner le lieu dans la formule de date s’accentue fortement dans la seconde moitié du xiie siècle. 81 Ce point est difficile à apprécier faute de documents en nombre suffisant. 82 À l’exception peut-être de Saint-Aubin d’Angers mais sans certitude. Les actes de Henri II Plantagenêt fournissent une autre formulation (Testibus… Apud / lieu) qui n’est pas reprise par les scribes monastiques. Il en va de même pour ceux de Jean sans Terre (Datum per manum.. apud…). Ceux des archevêques de Tours, tout au moins au xiie siècle, comportent rarement une date de lieu. Il conviendrait de mesurer l’impact des artes dictaminis.
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est durable, accompagné par d’autres évolutions : la date de lieu migre souvent vers le corps du texte, les localisations sont multiples et diverses, les textes narratifs abondent et bousculent les limites entre les diverses parties du discours diplomatique. Quel sens accorder à ces mutations conjointes ? Dates de lieu, localisations et perception de l’espace
Du xie au xiie, l’écriture de chroniques et d’annales dans les centres monastiques, la confection de cartulaires et de pancartes, qui génère une mise en série des documents souvent agencés chronologiquement, ne seraient pas sans influence sur les modes de pensée des rédacteurs et sur leurs choix narratifs : elles inciteraient à la mise en récit des actions juridiques que pourraient également favoriser les changements de l’espace vécu et parcouru. Un constat s’impose en effet à l’examen des sources textuelles, archéologiques et architecturales. Lors des xie et xiie siècles, le maillage des lieux de culte s’étoffe considérablement. Dans le diocèse de Tours, une soixantaine est attestée entre 600 et 900, 212 à 271 entre 900 et 1200, les mentions d’églises dans les textes augmentant surtout après 107583. Dans celui d’Angers, une douzaine d’abbayes et de chapitres de chanoines réguliers sont fondés. Dans le même temps, les monastères construisent le réseau de leurs prieurés, centres d’exploitations domaniales qu’ils mettent en valeur par l’aménagement de cours d’eau, d’étangs et de voies terrestres, par l’édification de moulins et de fours. Ils participent à des opérations de défrichements et s’associent avec des seigneurs laïcs pour fonder des bourgs autour d’un prieuré, pour le doter d’un marché souvent lié à une activité portuaire ; ces créations ont fréquemment lieu près d’une fortification, dont la densité s’accroît84. Les conflits pour la maîtrise de l’espace suscitent des opérations de bornage85. Les chartes narratives traduisent la complexité et la superposition des réseaux fournissant à profusion des indications topographiques liées à des mentions chronologiques, postea, sequenti tempore, etc. Elles révèlent une topographie religieuse de plus en plus complexe en milieu urbain et rural, celle des lieux de culte, des dépendances monastiques, des prieurés, lieux de pouvoir et de passation d’actions juridiques. D’un corpus monastique à l’autre, elles donnent à voir des maillages territoriaux différents : le centre – l’abbaye – n’en est jamais le même, les pôles secondaires – prieurés, villae et castrum – non plus ; les réseaux se chevauchent et les représentations de l’espace sillonné sont plurielles. Lorsque les prieurés sont éloignés de l’abbaye, du territoire connu des moines et de leurs familiers, les chartes situent l’action dans des espaces
83 É. Zadora-Rio, Des paroisses de Touraine aux communes d’Indre-et-Loire. La formation des territoires, Tours, FERACF, 2008, p. 19-31. 271, si sont comptabilisés les lieux indiqués avant 900. L’auteur exploite aussi les sources non diplomatiques. 84 É. Lorans, « Bourgs, églises et châteaux en Touraine aux xie-xiie siècles », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest (Anjou, Maine, Touraine), 1990, 97, p. 437-461 ; C. Senséby « Un aspect de la croissance : le développement des bourgs aux confins du Poitou, de l’Anjou et de la Touraine (xie et xiie siècles) », Journal des Savants, janvier-juin 1997, p. 59-98. 85 SAA 185 [1062-1072], SAA 913 [1157-1189].
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emboîtés, le comté, la localité concernée, un bâtiment – in pago Cenomannensi, apud Colonias, in basilica Sancti Gervasii (1087)86 – ou proposent une information précise et riche de repères spatiaux – Factum est hoc apud Magniacum, sub pirario, ante domini Willelmi domum ou Actum apud Montem-aureum, in platea mercati super stallos, anno…87. En décrivant les itinéraires des acteurs d’une action juridique et documentaire, elles relatent des pratiques sociales dont la disparité semble générer la description. Entre 1087 et 1096, les moines de Saint-Aubin s’accordent avec un chevalier à Luché dans le prieuré de l’abbaye puis avec sa mère dans le cimetière paroissial : deux espaces proches, l’un représentatif de la présence locale des moines ; l’autre partagé avec les paroissiens, vivants et morts pris à témoins. Au fil des récits émaillés et rythmés de jalons topographiques et chronologiques, de « moments » et de lieux conjoints, les chartes narrent les étapes successives de l’affaire consignée – négociations, engagement oral souvent ritualisé, écriture et validation d’un acte, rituel d’investiture et de confirmation – et nomment les lieux où elles sont effectuées, les espaces laïques, ceux des pourparlers et de l’accord oral, puis l’abbaye et la salle du chapitre, parfois l’église majeure lorsque la charte est déposée sur l’autel, voire l’endroit où elle est confirmée. Le récit montre la construction progressive dans le temps et l’espace d’une décision instrumentée et, par ce biais, la légitime. Chaque itinéraire est différent, chaque processus documentaire aussi. La charte en indique les spécificités dans les moindres détails, gardienne d’un souvenir précis qui vise à une plus grande efficacité de l’écrit et la garantit88. Disséminées dans la narration ou notées dans une formule finale, les localisations font la part belle aux fortifications, aux demeures et espaces laïcs, des repères spatiaux sans doute remarquables dans le paysage89. Elles exposent les relations complexes nouées entre les moines et l’aristocratie90, les échanges de biens terrestres et spirituels : l’homme d’Église se rend au château et le laïc à l’abbaye ou au prieuré. Elles laissent présumer une intervention des laïcs lors de l’établissement de l’acte : pour un châtelain, entendre résonner le nom de sa fortification, citée comme lieu de négociation ou d’accord, le voir couché sur un parchemin devaient être source de fierté surtout si le titre intégrait ses propres archives91. Au-delà du souci de précision, à partir de 1060, les indications répétées de maisons particulières appartenant à des individus d’une
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Le scribe reprend une formulation normée, issue de la tradition carolingienne connue. SJT 20. MV 53 (1070). AA 1, Vern (1155). MB 158 (1139). Le constat est le même pour les actes de Saint-Florent de Saumur : SGL 18 (v. 1100) : Actum apud Sanctum Gundulfum, in turre, dum ipse Radulfus adhuc de illa infirmitate jaceret. SGL 26 (v. 1100) : Actum in capite pontis monachorum, juxta castrum Sancti Gundulfi. 90 Il arrive aussi que la « date de lieu » fasse écho au transfert d’une abbaye d’un lieu à un autre dans un contexte de lutte entre le comte de Blois et celui d’Anjou. Ce cas est manifeste dans deux chartes de 1058 et 1059 : Apud monasterium preciosissimi confessoris Christi Florentii juxta Salmurum castrum fundatum (Artem 3370) ; in capitulo sanctissimi confessoris Florentii juxta Salmurum castrum in Andegavo pago situm (Artem 3423). 91 S’il s’agit par exemple d’un chirographe.
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certaine puissance sociale, pourraient avoir la même raison (actum est hoc Andecavis in domo Goffridi de Blazone, capellani comitis…)92. Il est par contre de grands absents dans les formules de date. Les équipements économiques sont en effet peu sollicités pour localiser une action juridique et documentaire – ce qui surprend dans un contexte économique dynamique à l’origine de tant de conflits sur de tels biens et d’accords pour en construire, développer et exploiter. Les aménagements hydrauliques – moulins et écluses – et les fours n’apparaissent jamais, les pressoirs de façon exceptionnelle93, les celliers un peu moins. Les places de marché et leurs étals une seule fois94 ; les bourgs – territoires à lotir dont la multiplication et l’essor sont assurés – jamais. De même, les ponts sont rarement indiqués, parfois pour situer une maison, lieu réel de la transaction95. Les eaux – rivières, fleuves, sources, étangs, marais et canaux – sont ponctuellement mentionnées96. L’embouchure d’un cours d’eau l’est pour positionner une implantation monastique97 ; une rivière pour préciser la localisation d’un espace boisé (silva)98, dans les deux cas des lieux mal identifiés où se passent l’une et l’autre des actions juridiques. Les voies terrestres de circulation, très peu citées, ont souvent la même fonction lorsque la rencontre entre les acteurs d’une action juridique se déroule dans un espace aux contours incertains, hors de toute agglomération, loin de toute construction99. Mais leur rôle est parfois symbolique et juridique lorsqu’une voie associée à une croix de buis, dite des moines, participe pleinement à un rituel de pacification en indiquant selon toute vraisemblance l’une des limites de l’espace monastique protégé (Facta est hæc concordia in via quæ ducit Nugastrum, tempore abbatis Gaudini, ante crucem buxatam monachorum, videntibus his…)100. Enfin peu de territoires boisés, quelques arbres remarquables101 et un unique verger proche d’une maison102 ; peu de centres d’exploitation103 et aucun site naturel – colline, coteau, etc. Cette rareté vaut révélation. La production écrite, prolongement et aboutissement
92 SAA 84. Certaines maisons servent à décrire les limites paroissiales : F. Comte et E. Grelois, « La formation des paroisses urbaines : les exemples d’Angers et de Clermont (xe-xiiie siècles) », Médiévales, 49, 2005, p. 57-72, p. 69. 93 SAA 837 [1157-1189]. 94 MV 53 (1070). 95 C. Chevalier, Cartulaire de l’abbaye de Noyers, Tours, Guilland-Verlag, 1872 (Mémoires de la Société archéologique de Touraine, 16), no 615 [1186-1192] [désormais CN] ; SGL 20 [vers 1100]. 96 Cette absence relative étonne d’autant plus que le vocabulaire de « l’eau » devient particulièrement abondant dans les actes de la pratique à compter des années 1030-1080 : N. Perreaux, « L’eau, l’écrit et la société. Étude statistique sur les champs sémantiques dans les bases de données [CBMA] », Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre, t. 15, 2011 [En ligne]. 97 MD 173 (1119) : Apud Tyronnenses monachos quid ad os Ograe fluvioli commerantur. 98 SJT 5 (1105) : In silva que vocatur Ad Illum Carcerem non longe a fluvio Lith. SJT 67 (1120) : Foresta ultra Anvoram. 99 SGL 10 [1098-1101] : In campo ultra rivum Aurelianensem juxta viam quae ducit Soliacum. SAA 641 (1107) : In campo qui est inter Maziacum et calciatam Maziaci ubi comites Andegavenses… 100 CN 459 [1111-1132]. 101 CN 143 [vers 1087] ; MB 21 [1037-1089]. 102 CN 207 [1080-1111]. 103 Trois cas, tous antérieurs à 1100, ont été collectés dans un corpus de 524 unités documentaires analysées.
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d’un accord souvent oral, a une dimension juridique ; sa promulgation se fait de préférence dans un lieu attaché à l’exercice du pouvoir politique ou religieux. Aussi, les sources, si avares d’indications topographiques de nature économique et d’informations sur le paysage naturel, regorgent en revanche de données sur les centres de pouvoir ecclésial, comtal et seigneurial. Mais au fil des décennies, les renseignements changent. Au xe siècle, dans une documentation émanée surtout des évêques et des comtes, le nom d’une cité ou celui-ci accompagné des mots civitas ou urbs dominent largement. Puis, dès les années 1060, dans des chartes rédigées fréquemment en style objectif, l’espace de la cité, de global, apparaît pluriel et fragmenté. En son sein sont donnés à voir plusieurs pôles ecclésiaux – la cathédrale, des abbayes – ainsi que des demeures laïques ; le nom d’une institution religieuse se double de précisions sur le lieu exact de l’action juridique et documentaire : la domus de l’évêque, son palatium, sa camera, son aula ; le réfectoire des moines, leur claustrum, leur auditorium, autant d’espaces restreints qui révèlent l’ordonnancement complexe – réel et fonctionnel – de ces établissements et en affinent la perception104. Dès la fin du xie siècle, la même évolution affecte la présentation de la cité, centre de pouvoir laïc dont l’expression prend place dans l’aula et le thalamus, près d’une tour et de salles pourvues de cheminées (caminatae105). Un processus similaire gagne les mentions d’agglomérations castrales, pourvues d’un tour (turris106), d’un donjon (dangio107), d’un cellier enterré (cellerarium subterraneum108), protégées par des remparts de terre (terraria109). Dans le même temps, il affecte les prieurés, surtout ceux dotés d’un claustrum, cloître ou simple clôture. Le paysage monumental affleure ainsi dans les formules de date qui s’allongent souvent entre 1060 et 1130 environ pour se réduire ensuite à la fin du xiie siècle. L’espace perçu dans sa globalité et son unicité – une cité, un castrum, une abbaye voire un pagus – apparaît subdivisé et multi-polarisé après 1060 surtout, d’autant plus que les centres ecclésiaux et castraux sont désormais nombreux. L’écriture diplomatique illustre une plus grande sensibilité à une réalité spatiale en constante évolution, révèle l’espace tout autant qu’elle le construit110, s’en empare et tente de le maîtriser ; elle indique combien les transformations spatiales et sociales ont pu avoir un impact sur la structuration de la pensée, sur les pratiques documentaires, sur le long processus de mise par écrit et sur la teneur de la charte elle-même, tout particulièrement sur la date de lieu. *** 104 105 106 107 108 109 110
Pour autant, ils ne sont presque jamais précisément décrits. MD 40 [1073-1084]. CN 143 [vers 1087]. SGL 8 (1096). CN 144 [vers 1087]. MB 47 [vers 1070]. Je m’inspire d’une formulation utilisée par Hadrien Penet : H. Penet, « Le sens des limites. Construction et perception de l’espace dans les actes de la pratique : l’exemple sicilien (xiie-xve siècle) », in Th. Lienhard (éd.) Construction de l’espace au Moyen Âge : pratiques et représentations. Actes du xxxviie congrès de la SHMESP (Mulhouse, juin 2006), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2007, p. 405-411. Voir aussi, P. Zumthor, La mesure du monde. Représentation de l’espace au Moyen Âge, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 17, 367-394.
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Le xie siècle apparaît souvent comme le moment où les normes documentaires issues de la diplomatique carolingienne sont oubliées, où les limites entre actes en forme objective et subjective s’estompent, où les scribes se jouent des modèles anciens qu’ils accommodent en fonction de leurs objectifs et des impératifs des situations juridiques111. La diversité documentaire du xie siècle est déjà en germe dans un long xe siècle. Les formules de date, héritées ou recomposées, le montrent nettement : elles sont malléables et signent la production de certains grands scriptoria au cours du xe siècle112. Sans exploiter toutes les solutions offertes par le chartrier de leur établissement et par les formulaires à leur disposition, leurs auteurs puisent dans un réservoir de formules qu’ils adaptent, s’inspirent de traditions documentaires d’origine royale ou épiscopale, reprennent un lexique convenu tout en façonnant des expressions propres, des configurations inédites dont la longévité est parfois remarquable. Ils créent peut-être leurs propres collections de formules ce que suggèrent les actes produits et conservés. Ils privilégient souvent dans l’eschatocole la date de temps, qui conserve une allure formalisée et qui, contrairement à celle de lieu, trouve plus rarement place dans le récit. Souvent expulsées de l’eschatocole dès l’aube du xie siècle, les mentions topographiques conservent néanmoins toute leur importance. Elles servent à rendre compte, avec parfois un grand luxe de détails, de la genèse progressive de l’écrit, de l’accord oral à sa mise par écrit, de celle-ci à la proclamation et à la validation du titre, de sa confirmation par des individus parties prenantes dans l’affaire, autant d’actions effectuées en des lieux différents. C’est l’itinéraire des hommes en affaire et des écrits par eux produits qui est ainsi raconté dans les textes narratifs des xie et xiie siècles. Les rédacteurs n’oublient pas la date de lieu, n’affirment pas son caractère secondaire ou superflu, ils la traitent autrement. La pratique historiographique en plein essor dans les monastères les a peut-être incités à le faire, ainsi que la construction d’une nouvelle réalité spatiale et les transformations du paysage monumental113. Plus sûrement, dans un environnement changeant, l’élaboration de ces nouvelles formes et normes d’écriture révèle le souci de s’adapter aux patiques judiciaires des cours comtales et seigneuriales actives à l’échelle locale. En outre, le fait de dire les lieux arpentés, de nommer des repères spatiaux et temporels a répondu aussi au besoin
111 Michel Zimmermann a remarquablement exploré la relation entre la « contrainte de la formule » et la « liberté de l’écriture » : M. Zimmermann « Langue et lexicographie. L’apport des actes catalans », in O. Guyotjeannin, L. Morelle et M. Parisse (éd.), Pratiques de l’écrit documentaire au xie siècle, 1997 (BEC, 155), p. 185-205. 112 De la même manière, les invocations symboliques et certaines clauses de corroboration constituent une marque de fabrique institutionnelle : C. Senséby, « Les invocations symboliques. Diversité graphique, fonction identitaire et circulation des modèles (espace ligérien, xe-xiie siècle) », in Ead. (dir.), L’écrit monastique dans l’espace ligérien (Xe-XIIIe siècle). Singularités, interférences et transferts documentaires, Rennes, Pressses universitaires de Rennes, 2018, p. 119-149. Ead., « Les actes privés de l’Ouest de la France (930-1030). Émergence et affirmation d’identités documentaires à la faveur de la reformatio monastique ? », in Atti privati e pratiche documentarie nel lungo secolo, actes du colloque des 18-20 avril 2018 organisé à Rome par P. Erhart, K. Heidecker, G. Nicolaj, W. Pohl et B. Zeller, à paraître. 113 Contrairement aux productions historiographiques, les actes de la pratique ne proposent pas un discours mélioratif ou péjoratif sur ces lieux ; ils ne décrivent pas le paysage « naturel » et monumental, ou de façon exceptionnelle.
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de structurer et d’étayer la mémoire des témoins, de renforcer l’efficacité de l’écrit en enracinant sa naissance dans un espace polarisé. La déambulation dans le temps et l’espace construit le souvenir. Néanmoins, passé les années 1180, dans la plupart des foyers d’écriture, un mouvement de normalisation est à l’œuvre, plus ou moins rapide et ample, au moment où les chartes de forme subjective deviennent les plus nombreuses. À Saint-Julien et à Marmoutier, la forme verbale de la date de lieu recule puis disparaît et son usage au xiiie siècle apparaît comme une curiosité diplomatique. À Saint-Aubin, elle se maintient par contre mais une seule expression s’impose. La standardisation de la date de lieu est effective à l’intérieur de chaque scriptorium mais entre chacun d’eux des dissemblances demeurent et le répertoire des formules reste large à l’échelle des diocèses de Tours et d’Angers. Assurément, la date de lieu est un bel indicateur des évolutions documentaires, de l’usage fait par les médiévaux de l’écrit et de ce qu’ils en attendent, un révélateur de leur perception de l’espace. Signe identitaire, elle peut être un outil utile pour détecter les faux et les interpolations de chartes. Elle mérite, pour ces raisons et pour bien d’autres, toute l’attention des chercheurs.
Paolo buffo
Expérimentations notariales et modèles textuels dans la documentation de Philippe de SavoieAchaïe (1295-1334)*
This essay analyzes the diplomatic aspect, the textual structure and vocabulary of the documents written in the principality of Savoy-Achaea (Piedmont) during the age of Philip (1295-1344), focusing especially on those concerning exemptions and feudal investitures. Starting from around 1320 these two categories of documents followed standardized textual patterns, purposefully developed and used to ground the institutional actions of the prince towards local powers (communities and vassals) within a coherent framework of legitimacy. While the 13th century documents formally put the prince and his local interlocutors on an equal footing, the documentary models created for Philip insist on his role as institutional summit of the State and describe his actions as generous responses to petitions addressed by subjects.
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Cette contribution vise à mettre en lumière la formalisation de schémas textuels standardisés dans la documentation d’une domination seigneuriale de l’Italie du Nord : la principauté de Savoie-Achaïe1. Ce petit état princier se forma en 1294-1295, en tant qu’apanage de Philippe († 1334), neveu du comte de Savoie Amédée V. Il embrassait tous les domaines comtaux dans la région piémontaise, sauf la vallée de
* Je remercie François Otchakovsky-Laurens pour la relecture du texte. Abréviations archivistiques : AST (= Turin, Archivio di Stato) ; AST Castellanie (= Turin, Archivio di Stato, Camerale Piemonte, Conti delle castellanie) ; AST Paesi (= Turin, Archivio di Stato, Corte, Paesi) ; AST Protocolli (= Turin, Archivio di Stato, Corte, Materie politiche per rapporto all’Interno, Protocolli dei notai della Corona). 1 Sur ce même sujet nous nous permettons désormais de renvoyer à P. Buffo, La documentazione dei principi di Savoia-Acaia. Prassi e fisionomia di una burocrazia notarile in formazione, Turin, Deputazione subalpina di storia patria, 2017, où certains aspects touchés dans cette contribution ont été repris et situés dans le contexte de la documentation des signorie italiennes. Paolo Buffo • Università degli studi di Bergamo La Formule au Moyen Âge, éd. par Olivier Simonin et Caroline De Barrau, Turnhout, 2021 (Atelier de Recherche sur les Textes Médiévaux, 28), p. 171-186 © FHG10.1484/M.ARTEM-EB.5.120281
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pao lo buf fo
Suse, et survécut jusqu’en 1418. Le titre de prince d’Achaïe ne correspondit jamais à un contrôle effectif de cette région de Grèce. Il fut simplement adopté par Philippe après son mariage avec Isabelle de Villehardouin en 1301. Tout au long du xiiie siècle, le secteur piémontais avait été un espace frontalier, mal intégré au sein des structures politiques et institutionnelles du domaine des comtes de Savoie, un espace caractérisé par la faiblesse du contrôle comtal face aux solidarités politiques locales et à l’oscillation des seigneurs ruraux entre plusieurs clientèles vassaliques. Philippe mena une restructuration institutionnelle des territoires dominés, visant à encadrer l’ensemble des liens politiques horizontaux – qui avaient jusque-là caractérisé la société piémontaise – dans une hiérarchie de pouvoir ayant pour sommet l’autorité princière. Cet effort pour préciser les rapports de pouvoir à l’intérieur de la principauté fut accompagné, vers l’extérieur, par une politique militaire agressive, qui autour de 1320 permit à l’apanage de parvenir à la forme et à l’étendue qu’il garda pendant le reste du xive siècle2. La recherche sur les actes rédigés pour Philippe de Savoie-Achaïe est susceptible d’apporter une contribution précieuse à l’étude comparée des rapports entre transformations institutionnelles, pratiques documentaires et idéologies du pouvoir dans le cadre de la « conjoncture » européenne autour de 13003. La physionomie hybride de cette domination – située sur le côté italien de l’arc alpin mais contrôlée par une dynastie d’origine transalpine – permet d’observer de nombreuses superpositions entre des modèles documentaires relevant de traditions différentes. En outre, l’abondance des sources conservées permet d’observer les interactions et les éléments communs entre plusieurs catégories d’écritures pragmatiques et diplomatiques, et ce, déjà pour la période de formation de la principauté et de son appareil bureaucratique4. Sous Philippe, l’apanage vit une élaboration parallèle de modèles textuels standardisés, qui furent employés pour la rédaction sérielle d’écritures appartenant à plusieurs catégories diplomatiques. Ce développement de schémas fixes fut l’un des traits caractéristiques de la documentation de la principauté. Il est dû à l’entourage de
2 Les ouvrages les plus importants sur la principauté de Savoie-Achaïe sont très anciens et centrés sur les évènements politiques : P. L. Datta, Storia dei principi di Savoia del ramo d’Acaja, signori del Piemonte, dal mcciv al mccccxviii, Turin, Dalla Stamperia Reale, 1832 (dorénavant Datta, Storia) ; F. Gabotto, Asti e la politica sabauda in Italia al tempo di Guglielmo Ventura secondo nuovi documenti, Pinerolo, Chiantore Mascarelli, 1903 (Biblioteca della Società storica subalpina 18). 3 Sur cette conjoncture voir notamment S. Carocci, « Introduzione : la mobilità sociale e la congiuntura del 1300. Ipotesi, metodi d’indagine, storiografia », in S. Carocci (éd.), La mobilità sociale nel medioevo, Rome, École française de Rome, 2010 (Collection de l’École française de Rome 436), p. 1-37. 4 Les études de synthèse sur la documentation princière dans l’espace savoyard sont : B. Andenmatten et G. Castelnuovo, « Produzione documentaria e conservazione archivistica nel principato sabaudo, xiii-xv secolo », Bullettino dell’Istituto storico italiano per il medio evo e Archivio muratoriano, 110/1 (2010), p. 279-343 ; G. Castelnuovo, « Les officiers princiers et le pouvoir de l’écrit. Pour une histoire documentaire de la principauté savoyarde (xiiie-xve siècles) », in A. Jamme et O. Poncet (éd.), Offices, écrit et papauté (xiiie-xve siècle), Rome, École française de Rome, 2007 (Collection de l’École française de Rome 386), p. 17-46.
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techniciens du droit et de la documentation que Philippe recruta au sein du notariat local peu après la création de l’apanage5. Notre contribution sera consacrée aux modèles documentaires que les notaires princiers employèrent de façon systématique pour présenter les différentes typologies d’actions institutionnelles menées par le dominus, afin de construire et de légitimer des paradigmes d’interaction entre celui-ci et ses sujets. Le meilleur observatoire pour l’étude de cette thématique, ce sont les documents utilisés pour gérer les rapports entre le prince et les deux catégories principales de pouvoirs locaux : les communautés et les seigneurs ruraux. Nous examinerons donc, d’un côté, les actes de franchises et, de l’autre, les documents concernant les hommages vassaliques. L’analyse se fondera sur les caractéristiques formelles des documents en question, notamment sur les plans diplomatique et rhétorique : leur contenu dispositif ne sera pris en considération que comme l’un des facteurs qui influencèrent les choix des rédacteurs dans ces deux domaines. Nous étudierons moins l’évolution des formules juridiques au sens propre – qui furent reprises, sans variations, du formulaire employé pour les instrumenta publica dans la région au xiiie siècle – que celle, plus générale, des schémas textuels qui réglaient la composition des différentes parties des documents (par exemple l’arenga et la narratio) et sur lesquels se concentra la réélaboration de la chancellerie princière. Comme ces actes ont rarement été décrits par les historiens, il faudra d’abord en présenter la structure, tout en retraçant ses transformations principales au cours de la période concernée. La conclusion proposera une synthèse finale des données mises au jour.
Les premières décennies : franchises et pactes de soumission Il est important, avant tout, de rappeler que le terme « franchise » peut se révéler trompeur : il place en effet au centre de l’attention « la concession seigneuriale, là où il vaudrait mieux présenter ces actes comme des compromis entre seigneur et communautés, comme des accords qui ferment une phase de dialectique politique locale »6. Dans les pages qui suivent nous adopterons la catégorie traditionnelle
5 Sur cet entourage voir notamment P. Buffo, « L’entourage notarile dei principi di Savoia-Acaia : statuto professionale e percorsi familiari nel secolo xiv », in P. Grillo et S. Levati (éd.) Legittimazione e credito tra Medioevo e Ottocento, Milan, FrancoAngeli, 2017, p. 57-82. En général, sur le rapport entre la maison de Savoie et le notariat italien : P. Cancian, « Aspetti problematici del notariato nelle Alpi occidentali », Bollettino storico-bibliografico subalpino, 99/1 (2001), p. 5-19. 6 L. Provero, Le trasformazioni del prelievo nel confronto tra signori e comunità (Piemonte meridionale, xii-xiii secolo), in L. Feller (éd.), Calculs et rationalités dans la seigneurie médiévale : les conversions de redevances entre xie et xve siècles. Actes de la table ronde organisée par le LAMOP à Auxerre les 26 et 27 octobre 2006, Paris, Publications de la Sorbonne, 2009 (dorénavant Calculs et rationalités), p. 220. La thématique du langage et de la structure des actes de franchises au sens large est présentée dans M. Bourin et P. Martínez Sopena (éd.), Pour une anthropologie du prélèvement seigneurial dans les campagnes médiévales (xie-xive siècles). Réalités et représentations paysannes. Colloque tenu à Medina del Campo du 31 mai au 3 juin 2000, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004 (dorénavant Pour une anthropologie), p. 239-269.
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de franchise pour décrire, en général, les documents issus d’une telle dialectique : c’est-à-dire, ceux visant à définir ou à redéfinir les rapports entre le dominus et les communautés soumises, par le biais d’une rémission gracieuse de droits, d’un pacte de soumission, d’une sentence7. Notre examen des actes de franchises à l’époque de Philippe se fondera sur une comparaison entre les textes relatifs à la phase de l’expansion militaire de la principauté (jusqu’à 1320 environ) et ceux des deux décennies suivantes. Pendant la première période la stipulation d’actes de franchises fut liée avant tout à la nécessité contingente de s’assurer de la fidélité politique et du soutien militaire des homines concernés. Ce n’est donc pas une coïncidence si la plupart des franchises conservées, antérieures à 1320, furent le résultat d’une négociation avec des communes récemment conquises et se situèrent dans le cadre d’un pacte de soumission8. Leur structure textuelle et diplomatique est très variée, car leurs rédacteurs durent tenir compte de la diversité des situations juridiques présentées et des différentes possibilités de négociation des communautés à l’égard du prince. Mais, en général, ces actes sont dépourvus d’éléments textuels et diplomatiques qui expriment un décalage hiérarchique entre le prince et ses sujets ou qui décrivent la mise en place d’une franchise comme résultant d’un octroi gracieux : au contraire, l’action juridique est présentée dans un cadre de réciprocité9. Le centre rural de Gassino entra dans les domaines de Philippe en 1306. Les institutions municipales avaient gardé une autonomie remarquable par rapport aux domini précédents (les marquis de Montferrat) et contrôlaient la plupart des prérogatives juridictionnelles sur le territoire de la commune10. La soumission de Gassino à Philippe fut précédée et suivie par une activité de négociation intense, qui dura jusqu’en 1307 et déboucha sur deux actes différents. Dans le premier (le pacte de soumission proprement dit, stipulé le 14 mai 1306) la communauté cédait à Philippe le merum et mixtum imperium sur son territoire et lui accordait la faculté d’y installer
7 Sur les franchises piémontaises, consulter : L. Provero, Le parole dei sudditi. Azioni e scritture della politica contadina nel Duecento, Fondazione centro italiano di studi sull’alto, Spolète, 2012 ; F. Panero, « Consuetudini, carte di franchigia e statuti delle comunità rurali liguri, piemontesi e valdostane nei secoli xi-xv », in A. Cortonesi et F. Viola (éd.), Le comunità rurali e i loro statuti (secoli xii-xv), Rome, Gangemi, 2006, p. 29-56. Sur celles savoyardes : R. Mariotte-Löber, Ville et seigneurie. Les chartes de franchises des comtes de Savoie (fin xiie siècle-1343), Annecy et Genève, Académie florimontane, 1973 (dorénavant Mariotte-Löber, Ville) ; Ch.-Ed. Perrin, « Les chartes de franchises de la France. État des recherches : le Dauphiné et la Savoie », Revue historique, 231 (1964), p. 27-54. 8 Des nombreux actes appartenant à cette catégorie sont analysés dans P. Merati, « Fra donazione e trattato. Tipologie documentarie, modalità espressive e forme autenticatorie delle sottomissioni a Carlo d’Angiò dei comuni dell’Italia settentrionale », in R. Comba (éd.), Gli Angiò nell’Italia nord-occidentale (1259-1382), Milan, Unicopli, 2006, p. 333-362. 9 Sur le problème de la réciprocité entre seigneurs et communautés voir G. Algazi, « Feigned Reciprocities. Lords, Peasants, and the Afterlife of Late Medieval Social Strategies », in G. Algazi, V. Groebner et B. Jussen (éd.), Negotiating the Gift : Pre-Modern Figurations of Exchange, Gôttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2003, p. 99-127. 10 En 1305, par exemple, le gouverneur du marquisat avait remis aux homines de Gassino plusieurs redevances contre la promesse de participer aux exercitus et cavalcatas du marquis (E. Gabotto, « Le carte dell’Archivio comunale di Gassino », in Cartari minori, Pinerolo, Societa storica subalpina, 1908 [Biblioteca della Società storica subalpina 43], p. 38, doc. 21).
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un châtelain ; en retour, Philippe confirmait les iura de la communauté, même ceux jadis révoqués par le marquis Guillaume VII (1254-1292)11. Dans le deuxième acte (25 octobre 1307) Philippe s’accordait avec les magistrats municipaux sur les limites des compétences fiscales et judiciaires de la communauté et octroyait aux homines de Gassino des exemptions ultérieures12. Les deux actes ont la structure d’un pacte et sont effectivement désignés, dans leur incipit, comme des pacta et conventiones. Ils se développent selon une structure apte à mettre l’accent sur la réciprocité des concessions entre le prince et la communauté, en plaçant les deux sujets sur un plan formel de parité (in primis confirmat dominus princeps […] ex adverso iamdictus sindicus convenit). Des caractéristiques semblables se retrouvent dans les franchises mentionnées entre Philippe et la commune de Poirino – conquise en 1313 – lors de sa soumission13. La ville de Fossano constitue en revanche un cas particulier où, après la soumission à Philippe en 1314, on réutilisa la structure textuelle de l’acte de la soumission au marquis de Saluzzo en 130414. Seuls trois documents de franchises, rédigés avant 1320, concernent des communautés appartenant depuis longtemps au domaine direct de Philippe, à savoir Pinerolo (1299), Carignano (1310) et Vigone (1317). Autant que dans les autres cas cités, la rédaction de ces textes fut liée à des situations d’urgence politique et militaire. Les franchises de Pinerolo portent sur la révision de certains statuts de la ville concernant le recrutement militaire et les fonctions des magistrats communaux ; elles furent énoncées après une phase de conflit armé entre le prince et une partie de l’aristocratie urbaine15. L’acte reflète la nécessité d’exprimer de façon nette – après la répression militaire de la dissidence – le décalage entre le prince et les homines de la ville : il commence par une narratio qui présente la modification des statuts comme un geste d’innata […] benivolencia, exercé par le prince suite aux requisitionem et preces du conseil de la commune16. Les franchises de Carignano17 et de Vigone18 doivent être
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AST Paesi, Provincia di Torino, m. 15, Gassino, no 1. AST Paesi, Provincia di Torino, m. 15, Gassino, no 2. AST Protocolli, serie rossa, n. 6, ff. 49r-53r. R. Rao, « Le dinamiche istituzionali e l’affermazione del potere signorile », in R. Comba (éd.), Storia di Fossano e del suo territorio, t. ii, Il secolo degli Acaia, Fossano, Co.Re, 2010, p. 131-177. AST Castellanie, art. 60 Pinerolo, par. 1, m. 1, no 2 ; art. 75 Torino, par. 1, m. 1, no 2. Cum secundum varietatem temporum statuta quandoque varientur humana et ea que paulatim labuntur conveniat renovari et dilucide declarari, exigente fragilitate intellectus humani, in quo nil est adeo clarum quin solicite indagatum exitationem recipiat. Idcirco illustris vir dominus Phylippus de Sabaudia comes, primogenitus bone memorie domini Thome de Sabaudia, adtendens quod plerumque sunt precepta canonica et civilia certis causis suadentibus mutilenda et iura propria hominum meritis relasanda, suam innatam exibitam benivolenciam sincera fide continuans, dilectis fidelibus suis comuni et universitatis et hominibus Pynayrolii et districtus et inibi habitantibus inconcussi amoris et fidei retroactis temporibus exercitiis approbatis, ad requisitionem et preces eoreundem et presertim conscilii et credencie Pynayrolii […] et eciam ipsi credendarii nemine discrepante, de auctoritate ipsius domini Phylippi, […] pro removendis et clarificandis quibusdam dubietatibus inter eos, statuerunt et ordinaverunt statuta infrascripta perpetuo duratura (AST Paesi, Provincia di Pinerolo, m. 1, no 13). AST Paesi, Provincia di Torino, m. 7, Carignano, no 2 ; édition partielle dans Datta, Storia, t. ii, p. 76-87, doc. 22. Vigone, Archivio storico del Comune, Archivio antico, sez. I, fald. 4, no 23.
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mises en relation avec des tensions produites par l’augmentation du prélèvement en argent et en hommes d’armes et qui avaient débouché sur des épisodes d’insoumission militaire. Dans ces deux textes, les rapports entre le prince et les communautés sont présentés sur un plan juridique de parité, de façon proche de celle observée dans les pactes de soumission : c’est notamment le cas des franchises de Vigone, qui ont la forme d’une sentence arbitrale entre Philippe et les homines du village19. Au milieu de la seconde décennie du siècle on peut remarquer les premières tentatives d’uniformisation des rapports institutionnels, militaires et fiscaux entre le prince et les communautés du domaine direct. À partir de 1314, par exemple, plusieurs communes rurales abandonnèrent leurs consuetudines en matière de service armé et acceptèrent de payer un impôt annuel en argent appelé militia, dont le montant était établi chaque année par une ordonnance princière20. Ce fut justement en 1314 que l’on chercha pour la première fois à exploiter la stipulation parallèle de plusieurs franchises comme un instrument d’homologation juridique et fiscale des territoires dominés. L’occasion fut fournie par l’annexion des communautés rurales de Sommariva del Bosco, Sommariva Perno et Cavallermaggiore21. Comme dans les cas de Gassino et de Poirino, la prestation du serment de fidélité au nouveau dominus fut associée à une redéfinition générale des prérogatives juridictionnelles des communes concernées : ainsi, les trois actes de soumission22 contiennent de nombreuses dispositions relatives aux rapports institutionnels entre le prince et les institutions municipales et portent sur les obligations de celles-ci en matière fiscale. L’élément le plus remarquable est l’organisation textuelle identique des trois textes. De plus, la correspondance ne se limite pas au plan formel : elle est presque parfaite également au niveau du contenu. Contrairement à la plupart des franchises précédentes, les trois actes commencent par un long préambule rhétorique, ce qui prouve la volonté de leurs rédacteurs de présenter l’action institutionnelle du prince dans un cadre idéologique cohérent23.
19 Noverint universi et singuli, ad quos pressens pervenerit publicum instrumentum, quod, cum questio seu aliqualis contentio esset seu speraretur esse inter illustrem virum dominum Philipum de Sabaudia principem Achaye ex una parte, consilium, comune et homines Vigoni ex altera, […] tandem ipse partes, cupientes ad concordiam pervenire de predictis pocius per viam amicabilis compositionis faciende per amicos comunales quam per totam solempnitatem iuris persequendi, […] dicti arbitri et arbitratores et communales amici, […] pro bono pacis et concordie servande inter ipsum dominum principem et comune et homines Vigoni perpetuo, Deo dante, dixerunt, pronunciaverunt […] ut infra. 20 Cet impôt est décrit dans P. Buffo, « Guerra e costruzione del publicum nel principato di Savoia-Acaia (1295-1360) », Mélanges de l’École française de Rome [en ligne], 127-1 (2015), disponible sur (consulté le 14 août 2019). 21 F. Gabotto, Storia del Piemonte nella prima metà del secolo xiv (1292-1349), Turin, Bocca, 1894, p. 57-76. 22 AST Paesi, Provincia di Alba, m. 8, Sommariva del Bosco, no 2 ; m. 14, Sommariva Perno, no 1 ; Provincia di Fossano, m. 3, Cavallermaggiore, no 1. 23 Des questionnaires pour l’étude des préambules des actes de franchises sont présentés par M. Bourin, P. Martínez Sopena, « Prologue », in Pour une anthropologie, p. 27 ; O. Guyotjeannin, Vivre libre dans une seigneurie juste. Note sur les préambules des chartes de franchise, in Campagnes médiévales : l’homme et son espace. Études offertes à Robert Fossier, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995, p. 375-386. Sur les préambules dans la documentation princière : F. Cengarle, « Le arenghe dei decreti viscontei (1330 ca.-1447). Alcune considerazioni », in A. Gamberini et G. Petralia (éd.), Linguaggi politici nell’Italia del Rinascimento. Atti del convegno, Pisa, 9-11 novembre 2006, Rome, Viella, 2007, p. 55-87.
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L’arenga, tirée du formulaire du maître d’ars notariae Rolandino24, insiste sur la nécessité « naturelle » de se soumettre à un dominus capable de garantir la tranquillité et la paix. Ensuite, la narratio rappelle les concessions de l’empereur Henri VII et du comte de Savoie Amédée V, qui fondent les droits juridictionnels de Philippe sur les communautés concernées, puis elle souligne le choix spontané des homines, qui se soumettent à Philippe car « ils ne pouvaient pas avoir un dominus meilleur que le prince » : Naturale est unumquemque sub illius dominio suam manssionem obtare, sub cuius dives se valeat conservare et nocitura queque contraria quotque plus poterit evitare. Ideoque, convocato et quohadunato conscilio Summeripe de Paterno, […] omnes insimul castellanus et credendarii et homines infrascripti dicti loci, nemine discrepante set comuni concordia et voluntate eorundem ; vissis publicis litteris serenissimi domini Henrici imperatoris, quibus apparebat locum et districtum Summeripe de Paterno concessum fuisse illustri viro domino Amedeo comiti Sabaudie, […] et vissis litteris publicis dicti domini comitis, quibus haparebat ipsum dominum comitem de dicto loco Summeripe […] donationem fecisse illustri viro domino Philipo de Sabaudia principi Achaye ; videntibus eciam ipsis de Summaripa de Paterno quod meliorem dominum ipsius domini principis habere non poterant et gaudentibus de eius dominio ; ipsum dominum principem in eorum dominum acceperunt25. Ce n’est qu’après ces éléments – et la description du serment de fidélité – que les obligations réciproques du prince et des homines sont énumérées : d’un côté l’engagement de ceux-ci à payer au nouveau dominus un fouage annuel, de l’autre les exemptions dont ils jouissaient dès lors, et qui étaient désormais présentées comme le résultat d’un octroi de gratia speciali de Philippe. Au prince était du reste reconnu le droit d’accepter ou non les nouvelles conventiones que les homines des trois villages graciose inpetrabunt. Au plan pratique, les actes prévoyaient l’adaptation des obligations des trois communes envers le prince à des modèles plus généraux. La fiscalité interne des communautés concernées devait désormais suivre un même schéma de fonctionnement, calqué sur celui déjà employé à Cavallermaggiore et à Riva presso Chieri. Leurs obligations militaires, qui n’étaient plus déterminées de façon précise, correspondaient dorénavant à celles prévalant, en général, per aliam terram domini.
Les années 1320 et 1330 : deux modèles standardisés La phase de la première expansion militaire de la principauté se termina en 1320 avec la soumission de la ville de Savigliano26. Dès le début de la même décennie Philippe mena un vaste projet de réorganisation institutionnelle, normative et
24 Rolandini Passagerii Contractus, éd. R. Ferrara, Rome, Consiglio nazionale del notariato, 1983, p. 269. 25 AST Paesi, Provincia di Alba, m. 14, Sommariva Perno, no 1. 26 C. Turletti, Storia di Savigliano corredata di documenti, Savigliano, Tipografia Bressa, 1879, t. i, p. 157-179.
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fiscale, qui concernait notamment des territoires contrôlés depuis longtemps et caractérisés par une présence seigneuriale forte de la dynastie princière. La nouvelle politique visait à uniformiser les pratiques de prélèvement fiscal, à formaliser et à standardiser les rapports institutionnels entre le prince, ses agents et les magistratures municipales, à redessiner les géographies juridictionnelles locales, y compris par la fondation de nouveaux centres27. Ces transformations furent stimulées notamment par l’augmentation des nécessités financières du pouvoir princier, dans un cadre macro-régional de croissance du « coût des États »28 : des études futures pourront ainsi en comparer les effets sur le plan documentaire à l’évolution des structures et des pratiques des chancelleries princières à l’échelle européenne29. Durant les années 1320 l’emploi des actes de franchises comme instrument d’homologation juridique des communautés dominées – déjà expérimenté en 1314 – devint systématique. La quinzaine de franchises conservées pour la période entre 1322 et 1338 présente des caractéristiques de forme et de contenu très éloignées de celles des deux décennies précédentes. En premier lieu, la redéfinition solennelle des obligations des communautés à l’égard du prince n’était plus liée à des situations politiques contingentes telles que la stipulation d’un pacte de soumission. Deuxièmement ces actes – tout en gardant la nature juridique d’un échange (permutatio) de droits – adoptaient une construction narrative et un lexique clarifiant le décalage hiérarchique entre le prince et ses sujets, ce qui était tout à fait exceptionnel avant 1320. Enfin, les franchises des années 1320 et 1330 se caractérisent par une remarquable unité thématique : dans la plupart des cas le dispositif se trouve structuré par la rémission aux homines des mêmes droits seigneuriaux (notamment ceux sur les successions et sur les transactions) contre le paiement d’une redevance annuelle en nature ou en argent30. Ces nouvelles caractéristiques sont présentes dans le texte des accords stipulés en 1322 entre Philippe et la commune de Pinerolo et concernant justement la conversion
27 R. Comba, « Le villenove del principe. Consolidamento istituzionale e iniziative di popolamento fra i secoli xiii e xiv nel Piemonte sabaudo », in Piemonte medievale. Forme del potere e della società. Studi per Giovanni Tabacco, Turin, Giulio Einaudi editore, 1985, p. 124-143. 28 S. Carocci et S. M. Collavini, « Il costo degli stati. Politica e prelievo nell’Occidente medievale (vi-xiv secolo) », in Storica, 52 (2012), p. 7-48. 29 Sur ces processus voir par exemple P. Bertrand, Les écritures ordinaires. Sociologie d’un temps de révolution documentaire (entre royaume de France et empire, 1250-1350), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2015 ; E. Anheim et P. Chastang, (éd.), « Pratiques de l’écrit », in Médiévales, 56 (2009), p. 5-10, disponible sur (consulté le 14 août 2018). 30 Outre les franchises citées aux notes 32, 33, 35-37, on conserve des accords concernant les communes de Moretta en 1327 et 1328 (AST Protocolli, serie rossa, no 9, f. 32v, 83r-84v) Cavallermaggiore en 1334 (AST, Camerale Piemonte, Feudalità, art. 754, m. 3C, no 135, f. 6r-7v) ; Carignano en 1335 (P. Cancian, « Le carte clusine dell’archivio di Stato di Torino, 1160-1370 », in P. Cancian, G. Casiraghi [éd.], Vicende, dipendenze e documenti dell’abbazia di S. Michele della Chiusa, Turin, Deputazione subalpina di storia patria, 1993 [Biblioteca storica subalpina 210], p. 235-238, doc. 49) ; Perosa et les autres communautés de sa vallée en 1337 (Statuti, privileggi e concessioni delle comunità di valle Perosa, con le confirmationi e approbationi loro, fatte dalli serenissimi duchi di Savoia, Turin, 1610, p. 7-9). Un aperçu historiographique sur la thématique des conversions des redevances est fourni dans L. Feller, « Les conversions de redevances. Pour une problématique des revenus seigneuriaux », in Calculs et rationalités, p. 5-25 ; voir aussi la contribution sur le Piémont de L. Provero citée ci-dessus à la note 5.
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en une seule redevance de plusieurs impôts dus au prince. La redéfinition du cadre des rapports avec les homines de Pinerolo correspondit à la fin d’une nouvelle phase de tensions, provoquée par la hausse du prélèvement militaire et aboutissant en 1320 à la condamnation pour insoumission de la plupart des equites de la ville31. L’acte de l’accord de 1322 a été conservé en deux versions : l’une préparatoire, soumise par les représentants de la commune à l’entourage princier ; l’autre définitive, approuvée par le prince et copiée dans le livre des statuts de la ville32. Dans le court incipit du texte préparatoire le décalage hiérarchique entre les deux acteurs est exprimé de façon implicite. La décision de s’accorder avec la communauté au sujet des modes du prélèvement n’est pas la conséquence d’une supplique adressée au prince par les représentants communaux : elle relève de l’affectio spéciale qui lie Philippe aux homines de Pinerolo et de son désir de restaurer leur pristina libertas. Quoniam redenptor mundi Deus ab inicio, cum naturam et terram creavit, omnia fuerunt sub libertate constituta, licet servitutes fuerint postmodum introducte, et res secundum nature cursum de facili revertantur ad naturam pristinam. Idcirco illustris vir dominus Philipus de Sabaudia princeps Achaye et dominus Pinarolii, cupiens locum, fines et homines Pinarolii reduci ad pristinam libertatem, volens obstendere per opera manifesta affectionem quam gerit corde hominibus Pinarolii et ipsam clarius aperire, habito super hoc tractatu cum […] habentibus super infrascritis auctoritatem, potestatem et bayliam a credencia Pinarolii, […] ex causa transactionis quitavit et remixit predictis quatuor sapientibus et michi notario infrasscripto […] omnes feuda, tercias vendiciones, investituras, affaytamenta, servitutes et ficta in pecunia numerata tantum. La dispositio est proche de celle des franchises du début du xive siècle : elle décrit d’abord les droits cédés par Philippe, ensuite (versa vice) l’engagement des sapientes de la ville au paiement de la redevance annuelle. Les promesses des deux acteurs sont à nouveau présentées sur un plan de parité formelle (nomine transactionis), sans présenter le contenu de la dispositio comme le résultat d’un octroi gracieux. Dans la version définitive de l’acte, le renforcement de certaines parties et leur changement de position au sein du texte ont pour objectif de préciser les rapports institutionnels entre le prince et les sujets pendant les phases différentes de l’action juridique. Le document commence directement par la narratio, contenant avant tout une énumération des droits princiers concernés par les accords. On trouve ensuite une référence au summum desiderium […] libertatis des homines de Pinerolo et à la décision de Philippe de complacere ceux-ci dans leurs iustis desideriis en les ramenant au ius naturale primaevum. Ce n’est qu’à ce moment que les institutions municipales entrent en scène : elles choisissent un groupe de sapientes députés pour s’entendre avec le prince au sujet des modum et viam de l’octroi des franchises. En somme,
31 AST Castellanie, art. 60 Pinerolo, par. 1, m. 2, n. 7. 32 Version préparatoire : Pinerolo, Archivio storico del Comune, sez. I, cat. 7, fasc. 1, fald. 70, no 1, f. 1r-6v. Version définitive : D. Segati, « Gli statuti di Pinerolo », in Historiae patriae monumenta, XX, Turin, Deputazione subalpina di storia patria, 1955, col. 104-123.
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la négociation entre la communauté et le prince – qui fait l’objet de la concordia introduite par cette longue narration – ne porte que sur la façon pratique dont la décision généreuse (liberaliter) du prince devra être menée à son terme. Cumque commune et homines suprascripti loci Pinerolii ac singulares personae dicti loci, considerantes quod caeleste bonum libertatis est cunctis opibus preferendum et propterea summo desiderio cupientes esse franchi et liberi […] ab omni iure feudi et ab omnibus investituribus, tertiis venditionibus, affaitamentis, servitutibus […] ; cumque etiam dictus dominus princeps desideraret praedictis communi et hominibus Pinerolii ac singularibus personis ipsius loci et ibidem habitantibus in ipsorum iustis desideriis favorabiliter complacere, considerando etiam quod considerato iure naturali primaevo homines omnes liberi et franchi nascebantur et erant et unaquaeque res de facili ad suum statum revertitur et naturam primaevam ; cumque etiam suprascripti commune et homines Pinerolii, affectantes fore liberi et franchi et quod omnes et singulae possessiones in Pinerolio et eius fine existentes essent in perpetuum franchae et liberae ab omnibus et singulis supradictis ut superius continetur, dedissent bailiam et auctoritatem Peroneto Bersatori, Martinetto Gillio, […] quaerendi, tractandi et inveniendi modum et viam et deinde complendi et ad finem ducendi perfectum cum domino principe supradicto, per quos […] omnis eorum et cuiuslibet eorum prosperitas essent liberi et franchi. […] Tandem dictus dominus princeps […] et suprascripti quattuor sapientes […] ad talem inter sese vicissim […] concordiam devenerunt. La structure de la dispositio – tout en gardant le contenu des capitula de l’accord – fut profondément remaniée par rapport à la version préparatoire de l’acte. La nouvelle énumération des impôts dont Philippe exonère la commune est immédiatement suivie par la promesse, formulée par les sapientes, de payer chaque année la redevance convenue. La description des capitula – qui dans le texte préparatoire était la partie centrale de la dispositio – est ici placée à la fin de l’acte. La conventio de Pinerolo ne fut pas conçue dès le début comme un modèle à réutiliser pour des franchises à venir33 ; pourtant, depuis le milieu des années 20, plusieurs éléments diplomatiques et rhétoriques, expérimentés pour la première fois dans le texte de Pinerolo, furent réemployés de façon systématique dans les nombreuses franchises mises en place entre Philippe et des communes rurales, lesquelles portaient sur la commutation de la gamme des impôts seigneuriaux exigés par le prince en une redevance annuelle.
33 Il suffit de la comparer au texte des franchises de Moretta et Villanova (1322), très proche de ceux des deux décennies précédentes : Cum illustris et magnificus dominus dominus Philippus de Sabaudia princeps Achaie haberet ius percipiendi tertias venditiones et successiones de […] iuribus omnibus consistentibus in Moretta et Villanova Morette, […] idem dominus princeps ex una parte et […] notarios de Moretta, habentes posse et bayliam super omnibus supra et infrascriptis a consilio et comuni Morette et Villenove […] ex altera parte ; considerantes exaltationem honoris et comodi et bonum comune inter partes iamdictas, deliberatione longeva et tractatu perhabitis dilligenti, amicis etiam comunibus intervenientibus, pacta, conventiones et transactiones inhierunt et firmaverunt solempniter, prout inferius continetur, perpetuo servaturos (AST, Corte, Archivi privati, Solaro di Moretta, Ord. 1793, Moretta, m. 41, no 2).
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Ruth Mariotte-Löber choisit d’étudier les chartes de franchises des comtes de Savoie en les regroupant par « familles » : des ensembles de « textes voisins les uns les autres », où un ou plusieurs textes de base pouvaient être employés comme modèle pour la rédaction d’autres franchises, parfois très éloignées dans le temps34. Mais cette auteure ne pose pas la question de la genèse de ces familles : est-ce que leur utilisation dans des contextes différents était impulsée par le pouvoir central, afin de rendre plus homogène l’ensemble des cadres normatifs locaux ? Ou relevait-elle des pressions politiques des communautés, désireuses de jouir de la même condition juridique que les centres limitrophes ? Dans le cas de la principauté de Savoie-Achaïe, le choix de donner la même structure à une vaste pluralité de franchises – rédigées pendant un arc chronologique court, concernant des communautés proches l’une de l’autre et touchant les mêmes matières – relevait de l’initiative princière, dans le cadre d’un projet de restructuration institutionnelle et fiscale de l’espace dominé. Cela, évidemment, n’exclut pas que le contenu de ces textes ait été le résultat d’une négociation avec les institutions municipales. Pourtant, l’élément de la négociation – présenté de façon explicite dans les pacta et conventiones antérieurs à 1320 – est ici caché et la dispositio est invariablement placée dans un cadre rhétorique et narratif soulignant la hiérarchie entre les deux sujets concernés par l’action juridique. On peut distinguer deux modèles textuels récurrents pour les franchises des années 1320 et 1330. Le premier était justement un remaniement de l’acte de Pinerolo, dont la narratio était répétée mot pour mot et dont la dispositio était reprise au plan de la structure et du lexique. Ce modèle fut employé à Vigone en 1326, à Villafranca en 1327, à Miradolo en 1329 et à Moretta en 133635. Un autre schéma textuel, qui relevait du dictamen du juriste et conseiller princier Agostino Mezzabarba36, fut utilisé pour les actes de confirmation de franchises précédentes : il fut employé à Bricherasio en 1324, à Osasco en 1326 et à Bagnolo en 133837. Ce deuxième modèle prévoit l’usage d’éléments empruntés aux écritures de chancellerie (tels que la notificatio) et exprime de façon explicite la fonction de sujets postulants que les autres franchises attribuent implicitement aux institutions municipales. Dans la narratio – qui cite un texte rédigé par Pier della Vigna pour la chancellerie impériale38 – les représentants de la commune humiliter supplicant le 34 Mariotte-Löber, Ville, p. 21. 35 Gli statuti di Villafranca Piemonte (1384), con altri documenti e memorie storiche del luogo, éd. R. A. Marini, Turin, Bocca, 1916, p. 73-81 ; AST, Camerale Piemonte, Giuridico materie criminali civili, art. 616 Declaratorie, m. 188 (1779/1). f. 16v-22v ; AST, Corte, Archivi privati, Solaro di Moretta, Ordinamento 1793, Moretta, m. 41, no 1, f. 4v-13r. 36 Cartario di Bricherasio (1159-1859), con appendice di statuti e bandi campestri, éd. L. C. Bollea, Turin, 1928 (Biblioteca della società storica subalpina 99), dorénavant Cartario di Bricherasio, p. 29, doc. 65. 37 op. cit., p. 25-29 ; AST Paesi, Provincia di Pinerolo, m. 11, Osasco, no 1 ; AST, Camerale Piemonte, Feudalità, art. 754 Atti e titoli per feudi, redditi, diritti feudali e ragion d’acqua, m. 1B, no 1, f. 11r-14v). 38 Petri de Vinea, Friderici II imperatoris epistulae, Hildesheim, Weidmann, 1991, p. 191. Sur l’exploitation des modèles rhétoriques construits par Pier della Vigna, lire B. Grévin, Rhétorique du pouvoir médiéval. Les Lettres de Pierre de la Vigne et la formation du langage politique européen (xiiie-xve siècles), Rome, École française de Rome 2008 (Bibliothèques des Écoles françaises d’Athènes et de Rome 339).
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prince de confirmer leur consuetudines ; celui-ci, conscient qu’il est juste supplicantium preces humiliter exaudire, décide d’exercer sa munificentia à l’égard de ses sujets et procède sua propria et spontanea voluntate à la confirmation et, le cas échéant, à l’accroissement des libertates de la communauté : Noverint universi presentes pariter et futuri tenore huius publici instrumenti quod, cum […] sindici et procuratores comunis et hominum Bricheraxii ad infrascripta specialiter deputati […] humiliter supplicassent illustri et magnifico viro Philipo de Sabaudia principe Achaye eorum domino quathenus de gratia confirmaret hominibus dicti loci et cuilibet ipsorum ipsorum privilegia, capitula, consuetudines bonas, pacta et pronunciamenta, olim habita inter dominos Bricheraxii ex una parte et ipsos homines ex altera, et etiam eisdem alias libertates et immunitates concederet, propter que dicta villa posset facilius augmentari futuris temporibus, difensante bonorum omnium largitore ; ecce quod dominus princeps, animadvertens quod decus est principum fidelium votis clementer annuere et suplicum preces humiliter exaudire, ut sic per gratiam delligantur in populis et per Dominum tueantur in terris, volens comuni et hominibus Bricheraxii liberalitatis sue dexteram apperire et circa ipsos suam munificentiam exercere, confirmavit et approbavit omnes bonas consuetudines actenus habitas et servatas per comune et homines dicti loci39. Quant au dispositif, ces actes de confirmation fournissaient souvent le contexte juridique pour une reformulation des normes statutaires locales, notamment de celles relevant de la haute justice. Par exemple, les trois franchises susmentionnées prévoient que les homines concernés se servent dorénavant des statuts de Pinerolo contre les voleurs et les homicides. L’application de ces dispositions fut une étape importante de l’unification normative du domaine direct des princes, l’apanage n’ayant pas de corpus législatif général.
Le schéma textuel des actes d’hommage vassalique La même attention pour la centralité institutionnelle du prince et pour la distance hiérarchique entre celui-ci et les pouvoirs locaux caractérisa, autour de 1320, l’évolution d’une autre production de l’entourage notarial de Philippe : les actes d’hommage vassalique. Autant que pour les franchises, les transformations de ce type de documents débouchèrent sur l’élaboration et sur l’emploi systématique de schémas textuels fixes. L’analyse qui suit s’appuie sur l’examen des instrumenta publica enregistrés dans les huit protocoles de notaires princiers conservés pour la période 1301-133540. Au xiiie siècle les comtes de Savoie s’étaient servis du lien vassalique avec les seigneurs piémontais pour renforcer leur réseau d’alliances avec l’aristocratie de la région ; pourtant, cette aristocratie n’avait pas été intégrée dans le cadre d’une vraie
39 Cartario di Bricherasio, p. 25, doc. 65. 40 AST Protocolli, serie rossa, no 6-10, 30 ; AST, Camerale Piemonte, Consegne diverse, art. 545, no 73.
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clientèle féodale. De plus, le rapport vassalique gardait les traits d’une « dépendance honorable »41, fondée sur l’exercice d’un servitium armé, et n’affaiblissait pas le contrôle politique des seigneurs sur leurs juridictions, qui étaient cédées aux comtes et reprises par les seigneurs sous la forme du fief noble42. Durant la période d’Amédée V (1286-1295), l’entrée définitive de la région dans les domaines de la maison de Savoie favorisa l’essor, autour du comte, d’une clientèle stable de vassaux, dont les fidelitates, transmise à Philippe lors de la création de son apanage. Ce fut alors que le lien féodal commença à s’affirmer comme « le mode normal […] des relations entre l’aristocratie et le pouvoir princier »43 ; il cessa d’être une simple option politique – préférée ou associée à d’autres options sur la base des contingences politiques et militaires – et s’imposa comme une condition préalable à l’affirmation politique des familles seigneuriales de l’apanage. L’activation ou la confirmation des rapports vassaliques entre le prince et les seigneurs locaux s’enrichirent d’un caractère de subordination nette et furent conçues comme un signal de la « soumission au pouvoir princier sub specie territoriale et seigneuriale »44. Ce processus de hiérarchisation s’articula en deux étapes : d’abord avec les campagnes d’hommage menées dans le cadre de l’ascendance prise par Amédée V (1286) et Philippe (1295)45, puis, au début du xive siècle, avec la formalisation des formes documentaires et du lexique employé, aptes à souligner le décalage entre le prince senior et ses vassaux. Le texte des premiers actes d’hommage vassalique concernant Philippe gardait la structure simple du xiiie siècle et se bornait à présenter un compte rendu synthétique des procédures liées à l’octroi du fief, dépourvu d’éléments solennels46. Mais à compter du milieu des années 1310 – période où une nouvelle campagne d’hommages eut lieu47 – les notaires princiers furent engagés dans une révision formelle générale des actes concernant les fiefs. Puisque l’encadrement féodal des familles seigneuriales de la région était désormais complet, cette réorganisation concerna notamment les actes de confirmation d’hommage.
41 J.-P. Poly et E. Burnazel, La mutation féodale. xe-xiie siècles, Paris, Presses Universitaires de France, 1980, p. 104. 42 G. Sergi, Potere e territorio lungo la strada di Francia. Da Chambéry a Torino fra X e XIII secolo, Naples, Liguori, 1981, p. 284-289. 43 B. Andenmatten, La maison de Savoie et la noblesse vaudoise (XIIIe-XIVe s.). Supériorité féodale et autorité princière, Lausanne, Société d’Histoire de la Suisse romande, 2005 (dorénavant Andenmatten, La maison) p. 439. 44 G. Castelnuovo, « Omaggio, feudo e signoria in terra sabauda (metà ‘200-fine ‘400) », in F. Cengarle, G. Chittolini et G. M. Varanini (éd.), Poteri signorili e feudali nelle campagne dell’Italia settentrionale fra Tre e Quattrocento : fondamenti di legittimità e forme di esercizio. Atti del convegno di stuti, Milano, aprile 2003, Florence, Firenze University Press, 2005 (dorénavant Castelnuovo, Omaggio), p. 182. 45 Andenmatten, La maison, p. 261. 46 Voir, par exemple, les textes cités dans G. Morello, « Dal custos castri Plociasci alla consorteria signorile di Piossasco e Scalenghe », Bollettino storico-bibliografico subalpino, 71/1 (1973), p. 69-70 ; U. Gherner, « Un professionista-funzionario del Duecento : Broco, notaio di Avigliana », Bollettino storico-bibliografico subalpino, 85/2 (1987), p. 418-420. 47 AST Protocolli, serie rossa, no 7-8.
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Au sein des textes ainsi produits la narratio, presque absente dans les hommages piémontais du xiiie siècle, se développa et devint le lieu de représentation des rapports hiérarchiques entre les acteurs. Le vassal ou ses héritiers, qui attendent la confirmation de l’investiture, se présentent devant le prince (constituti / accedentes / comparentes / venientes ante presenciam domini) ; ils lui exposent les raisons qui rendent nécessaire un nouvel hommage (par exemple la mort du père) ; ils déclarent être conscients de la nature obligatoire de ce renouvellement et prêts à la mettre en œuvre selon les formes prévues par le droit (scientes se teneri ad fidelitatem faciendam / parati ipsi fidelitatem facere ut vaxallus domino tenetur) ; ils supplient (requirentes et cum instantia suplicantes / suplicaverunt devote / suplicantes humiliter et cum magna instantia) le prince de vouloir leur octroyer l’investiture (quatenus eosdem […] investire dignetur). Le prince – qui a entendu la supplique (audita supplicatione / audita et intellecta requisitione et supplicatione) et qui est d’avis favorable (precibus inclinatus / supplicationibus benevole condescendens) – exprime son accord (eas annuens […] consensit) et effectue l’investiture, qui normalement s’accompagne du passage de main en main d’un couteau ou d’un bâton48. L’acte désigne ensuite les biens et les juridictions qui forment le bénéfice et en déclare la nature (fief nobile, rectum, gentile, antiquum, paternum). Enfin – toujours après l’investiture, selon un usage observé aussi dans le reste des domaines de la maison de Savoie et prévu par les Libri feudorum49 – le prince reçoit l’hommage, souvent avec l’échange du baiser de paix (oris osculo interveniente in signum dilectionis, fidei et amoris) et toujours avec la promesse que les bénéficiaires seront boni et fideles vassalli et lui fourniront les servitia prévus par les nova et veteri forma fidelitatis. Cette structure textuelle fut ensuite utilisée dans la plupart des actes d’hommages produits pour les princes de Savoie-Achaïe pendant le reste du xive siècle. L’élément de la supplique – dont on a déjà constaté l’importance grandissante dans certaines franchises postérieures à 1320 – fut donc central dans la construction de plusieurs modèles documentaires50. En présentant le vassal comme un postulant qui supplicat et le prince comme l’autorité qui octroie, ces actes expriment non seulement le décalage entre les deux sujets, mais aussi le caractère non évident de la possession du fief par le vassal. La documentation princière insiste souvent sur le droit de retrait du fief – droit que Philippe exerça plusieurs fois51 – et sur les normes que les vassaux devaient respecter pour conserver leurs bénéfices. Ces normes prévoyaient, en outre, le renouvellement en temps utile de l’hommage lors d’une succession héréditaire
48 Sur ces gestes voir notamment J. Le Goff, « Le rituel symbolique de la vassalité », in Simboli e simbologia nell’alto medioevo, Spolète, Centro italiano di studi sull’alto medioevo, 1976 (Settimane di studio del Centro italiano di studi sull’alto medioevo 23), p. 679-788. 49 Castelnuovo, Omaggio, p. 180 ; Andenmatten, La maison, p. 263-270 ; Consuetudines feudorum, éd. K. Lehmann, Aalen, Scientia Verlag, 1971, p. 120. 50 Outre que dans les franchises et dans les hommages vassaliques, on le trouve dans plusieurs actes concernant des procédures d’appel ou des concessions gracieuses du prince à des sujets privés (par exemple : AST Protocolli, serie nera, no 115, f. 61r ; serie rossa, no 7, f. 30v). 51 AST Protocolli, serie rossa, no 9, f. 47r-v.
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ou, le cas échéant, la requête par supplique d’un délai52. Certains actes d’hommage précisent que l’investiture a été confirmée au vassal per gratiam specialem […] non obstante si infra tempus debitum non requisivit investituram53. Parfois les actes d’hommage décrivent l’ostensio des documents d’investiture précédents et l’examen de ceux-ci effectué par le prince54, selon une procédure proche de celle mentionnée dans la comptabilité princière. Les computi – les écritures en rouleau produites dans le cadre de la vérification comptable des officiers du domaine – insistaient sur la participation active du prince aux opérations de calcul : par exemple lorsque les pièces justificatives étaient dites lues devant le prince, voire lecte et examinate personaliter par le prince lui-même55. Par la suite, le lieu de résidence du prince rassembla à la fois la vérification comptable et la procédure menant au renouvellement de l’hommage. En somme, les modes de la pratique administrative débordaient du contexte des rapports entre pouvoir central et fonctionnaires ; ils conditionnaient ceux, personnels, de nature vassalique. C’étaient les premiers signaux d’une progressive « rencontre entre le fort développement d’une géographie princière d’origine administrative et le recours continu à des instruments féodaux de contrôle politique »56.
Conclusions L’analyse des caractéristiques diplomatiques et des schémas argumentatifs des écritures concernant les interactions entre Philippe de Savoie-Achaïe et les pouvoirs locaux constitue un outil précieux pour en comprendre l’évolution. Jusqu’au début du xive siècle, la documentation princière dut faire face à la nécessité de gérer des rapports avec des communautés et des domini ruraux très autonomes, dont le pouvoir central visait avant tout à s’assurer le soutien militaire. La chancellerie de Philippe produisit des actes de soumission et d’investiture ayant une structure simple et 52 AST Protocolli, serie rossa, no 10, f. 62r, 82v ; no 11, f. 1r. 53 Par exemple AST Protocolli, serie nera, no 114, f. 17r-v. 54 Par exemple, en 1316 : Venientes ad presentiam illustris viri domini Philippi de Sabaudia principis Achaye dominus Matheus Dro et Boniotus eius fiius […] eidem domino principi exposuerunt et significaverunt quod guillelmus Dro noviter viam universe carnis elegit et ab hoc seculo transmigravit ; qui Guillelmus in sua ultima voluntate, testamentum condendo, prefatos dominos Matheum et Boniotum suos heredes instituit de bonis suis, prout in ipso testamento […] latius continetur, de quo quidem testamento per instrumentum publicum fidem fecerunt ipsi domino principi tamquam superiori domino feudi ipsumque ibidem presentialiter ostenderunt. Et quia de bonis feudalibus ipsius Guillelmi condam, que ab eodem domino principe tenebantur, expeditus est quod ipsis investitura sequatur, suplicaverunt devote dicto domino principi quatenus eosdem tamquam heredes et successores dicti Guillelmi investire et revestire dignetur de illo feudo, bonis et rebus feudalibus. Qui dominus princeps, audita requisitione predicta visaque et examinata dispositione et ordinatione ipsius Guillelmi Dro et continencia sive forma testamenti, supradictorum heredum suplicationibus […] investivit dictos heredes (AST Protocolli, serie rossa, no 7, f. 20v). 55 Cette situation a fait l’objet de P. Buffo, « Langage comptable et langage des comptables chez les princes de Savoie-Achaïe (fin du xiiie-première moitié du xive siècle) », à paraître dans les actes de la journée d’études Ce que compter veut dire. Le discours comptable du xiiie au xve siècle, Grenoble, 18 décembre 2012. 56 Castelnuovo, Omaggio, p. 187.
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souple, utilisable dans des situations politiques locales très variées ; des actes qui, loin de souligner le décalage entre l’autorité princière et ses interlocuteurs, insistaient sur la réciprocité et sur le caractère spontané des décisions des acteurs juridiques. Autour de 1320 – dans un cadre de contrôle princier désormais fort sur la vie politique locale – la forme et le lexique de ces actes furent adaptés pour exprimer l’ascendance acquise par la dynastie dominante, occupée à établir de nouveaux rapports territoriaux et à restructurer dans le sens vertical les liens institutionnels au sein de l’apanage. L’examen comparé de la documentation rédigée pour le prince pendant cette période a mis en évidence la cohérence du discours idéologique construit par l’entourage des notaires liés à Philippe, par le biais notamment de la construction de modèles textuels standardisés pour les franchises et les actes d’hommage. Les actions juridiques décrites par ces actes – aussi variés sur le plan formel que proches au plan des idéologies – sont insérées dans un cadre narratif qui place le prince au sommet de la hiérarchie des pouvoirs actifs sur le territoire dominé, tandis que les pouvoirs locaux se voient relégués à un niveau subordonné. Les rapports entre le prince et ses sujets s’inscrivent désormais dans une dialectique où s’opposent requête ou supplique d’une part, et délibération souveraine, ordre ou octroi gracieux d’autre part. Les franchises et les actes d’hommage rédigés pour Philippe furent le résultat d’une véritable stratégie documentaire. Cette stratégie – l’un des effets les plus intéressants des transformations liées à la « conjoncture » européenne de 1300 dans la région piémontaise – fut menée à son terme grâce au travail simultané, sur plusieurs fronts, d’un groupe cohérent de notaires princiers. Professionnels à la fois du droit, de l’écriture et de l’administration, les bureaucrates actifs pour les Savoie-Achaïe furent le vrai trait d’union entre les différents domaines concernés par l’autorité princière, s’imposant comme interprètes et coresponsables du projet politique mené par les princes.
Histoire de l’art
Marie charbonnel
Pour faire et accomplir les choses dessus dites Formules en contextes, les fondations entre acte et lieu du xiiie au xve siècle*
The aim of this article is to study the part played by materiality in the medieval memorial process, as seen through the prism of the contents and aesthetics of memorial inscriptions which evoked the conditions of celebration in the very space where celebration was meant to take place. The purposes of such acts of inscription and the links between those memorial inscriptions and manuscript documents will be discussed, as well as links between text, action, actors and location.
T
Gilles Malet, valet de chambre, puis libraire et maître d’hôtel de Charles V, a été anobli par le roi en mars 1367. Il a fondé bon nombre de messes dans les différents lieux de ses possessions. Des empreintes matérielles de ses fondations nous sont parvenues ou ont été documentées, notamment plusieurs inscriptions, objets, images. Ces éléments sont ainsi mentionnés dès l’acte donné en 1407, pour sa fondation à Pont-Sainte-Maxence : Et pourra faire mettre ledit chastellain si il luy plaist un Ymaige de la Trinité… Et aussi en ladite eglise, pres dudit autel, un tableau de la Trinité, auquel tableau sera escripte et descripte l’ordonnance dessous declaree pour ladite messe1.
* Les textes utilisés dans le présent article nous sont parvenus soit par des copies modernes, soit par des œuvres conservées. Les sources sont citées après chacune des inscriptions et la mention lecture d’après l’original signale les éditions de l’auteure. Nous avons eu à cœur de respecter les textes – y compris les copies modernes – dans leur intégrité, notamment linguistique. Les normes d’éditions sont celles présentées dans le volume 23 du Corpus des inscriptions de la France médiévale (C. Treffort, « Introduction », Corpus des Inscriptions de la France Médiévale (désormais C. I. F. M.). Volume 23, Côtes-d’Armor, Finistère, Ille-et-Vilaine, Morbihan (région Bretagne), Loire-Atlantique et Vendée (région Pays de la Loire), Paris, 2008, p. 6.). Le lecteur pourra prolonger sa connaissance de ces inscriptions grâce à des éditions plus détaillées qui seront versées prochainement dans la base de données Titulus abritée par le C. E. S. C. M. de Poitiers. 1 J.-B. de Vaivre, « Monuments et objets d’art commandés par Gilles Malet, garde de la librairie de Charles V », Journal des Savants, no 4, 1978, p. 222. À noter que la désitalicisation à des fins d’emphase nous est due, comme pour l’ensemble des autres citations de cette contribution. Marie Charbonnel • École Nationale Supérieure d’Architecture de Clermont-Ferrand La Formule au Moyen Âge, éd. par Olivier Simonin et Caroline De Barrau, Turnhout, 2021 (Atelier de Recherche sur les Textes Médiévaux, 28), p. 189-203 © FHG10.1484/M.ARTEM-EB.5.120282
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Dans les faits, les lieux de la plupart des fondations de Gilles Mallet contiennent ou contenaient de tels tableaux. À Soisy, une plaque sur cuivre disparue stipulait que : Le prieur de l’hermitage de Senart est tenu de celebrer chaque semaine deux messes en leglise de ceans a l’autel de S. Michel et la veille de St. Michel, les vespres et le jour la messe pour l’ame de Gilles Malet, chevalier, maitre d’hotel du roi, seigneur de Villepecle et Soisy et dame Nicole de Chambly sa femme. Si comme toutes ces choses sont plus a plein contenues es lettres sur ce faittes et la recompensation aussy. Fait l’an de grace mil cccc et onze2. De même, à Chaalis : A cest autel de la Trinité sont obligez les religieux de Chaalis par la confirmacion du chapitre general celebrer perpetuelement chacun jour une messe pour Charles le quint de ce nom roy de France et pour gilles malet son vaslet de chambre et damoiselle nicole de chambly sa femme, ce fu fait lan mil trois cens soixante dix neuf3. Ces inscriptions laissées par Gilles Malet témoignent de la matrice formée par l’acte créant l’action, temps de l’écriture manuscrite sur papier ou parchemin, et la mise en œuvre et en scène de cette ou ces action(s) créée(s), temps du medium épigraphique et de la spatialisation de l’action. La fondation possède, en effet, de nombreux enjeux en tant qu’action mémorielle, engageant une relation contractuelle entre plusieurs parties à l’interface entre mondes terrestre et céleste. Eliana Magnani décrit cette relation contractuelle comme une « relation ternaire » liant le fondateur, le desservant et l’entité divine4. L’exposition et la matérialisation par le medium épigraphique des dispositions liées à la célébration de la fondation dans le lieu qui l’accueille apparaît au xiiie siècle avec la reprise de formules issues des obituaires dans le cadre monumental5. Les inscriptions évoquent alors le plus souvent la dotation ainsi que la familiarité avec la communauté religieuse accueillant la fondation de messe et restent le plus souvent liées à la sépulture du fondateur. L’obit possède déjà potentiellement un lien à la célébration et à la commémoration, un rôle liturgique, puisqu’il permet de situer la date anniversaire qui est aussi celle de la commémoration dans l’espace6. À l’instar des inscriptions de Gilles Malet, ce type entretient un rapport étroit au support manuscrit, aux documents nécrologiques et liturgiques, qui se voit
2 Idem, texte et note 43 p. 223. 3 Idem, p. 231. 4 E. Magnani, « Du don aux églises au don pour le Salut de l’âme en Occident (vie-xie siècles) : le paradigme eucharistique », BUCEMA [en ligne], Hors-série no 2 : « Le Moyen Âge vu d’ailleurs » (2008), disponible sur (consulté le 16 août 2019) ; P. Thomas, Le droit de propriété des laïcs sur les églises et le patronage laïque au Moyen Âge, Bibliothèque de l’École des Hautes Études, sciences religieuses, XIX, Paris, Ernest Leroux, 1906. 5 Par exemple, l’épitaphe de Vital Laborie exécutée à Saint-Orens vers 1250-1259 et publiée dans le Corpus des Inscriptions de la France Médiévale (désormais C.I.F.M.), vol. 6, 1981, no 6, p. 14. 6 C. Treffort, « Espace ecclésial et paysage mémoriel (ixe-xiiie siècle) », in A. baud (éd.), Espace ecclésial et liturgie au Moyen Âge, Lyon, Maison de l’Orient, 2010, p. 239-252.
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transposés dans l’espace de célébration et/ou funéraire par le support épigraphique. Les formulaires oscillent entre une simple mention du nom et de la date anniversaire et l’ajout des détails de la dotation associée à la demande et/ou des co-bénéficiaires de celle-ci. Il s’agit là d’un témoignage de la porosité de la documentation écrite médiévale, entre support manuscrit et support épigraphique, qui voit son apogée avec la reprise des formes physiques de la charte. Ellesdeviennent ainsi des formes plastiques signifiantes au sein de l’appareillage décoratif mnémonique développé en lien avec les fondations et qui en crée le lieu. L’inscription de Gilles Malet à Chaalis constitue un témoignage de cette « mise en image » de la charte. En effet, les armes du fondateur et celles de son épouse sont présentées en-dessous de l’inscription, selon une disposition qui n’est pas sans rappeler celle des sceaux en bas des actes, tout comme la plaque de Benoît Thevenet à Saint-Marcel-lès-Saulzet (Figure 29). Néanmoins, du point de vue textuel, l’introduction de l’inscription de Gilles Malet mentionne explicitement le lieu de célébration, où d’autres inscriptions débutent par des formules utilisées dans les actes, renforçant, par là même, le lien avec le support manuscrit. Ainsi, en dehors du cadre tumulaire, les inscriptions commencent souvent par des notifications générales telles que Sachent tuit qui sont très souvent reprises du texte manuscrit. Dans les autres cas, c’est la date de l’acte Anno Domini ou l’an de nostre seigneur, suivie de la suscription qui est adoptée et, dans le cadre d’inscriptions tumulaires, la formule hic jacet. Les formules telles que pour le remede de son ame et de ses predecesseurs, successeurs et benefaicteurs sont souvent reprises également. Une autre option, plus proche de la charte, est la date suivie de la mention de l’édification de la chapelle Anno Domini (…) edificavit hanc capellam. L’inscription de Soisy, qui était installée à côté d’un retable encore conservé où sont représentés les membres de la famille Malet en prière devant la Crucifixion, témoigne d’un autre type de rapport à l’acte manuscrit. En effet, elle emploie une formule courante de renvoi à l’acte manuscrit. Le support monumental ne permettant pas toujours un développement complet du dispositif, les fondateurs se préservent et renforcent la légitimité de leur demande en renvoyant très souvent à l’acte de la pratique par des formules très diverses comme ut in litteris continentur, comme il est contenu plus à plain, comme il est dit et ordonné, selon la forme et la teneur, comme appert… Par ces formules, ils en appellent également à la valeur probatoire de l’acte manuscrit. D’autres renvoient à l’acte pour rappeler l’élection de sépulture. La question du temps d’élaboration de l’inscription prend alors tout son sens. Celle-ci peut soit être élaborée du vivant du fondateur, l’inscription en appelle alors à l’acte manuscrit en tant que preuve d’un accord, soit être élaborée par l’exécuteur ou le desservant, elle témoigne alors du fait que les volontés du fondateur ont été respectées. Cette formulation Si comme toutes ces choses sont plus a plein contenues es lettres sur ce faittes et la recompensation aussy mentionne d’ailleurs les deux aspects de la fondation que sont la demande et la dotation. Ces inscriptions mentionnent donc un contrat entre plusieurs parties, à diverses échelles, de la simple mention de la dotation à celle de la dotation et de ses contreparties.
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Au-delà d’une simple mention contractuelle et stipulatoire, d’autres inscriptions vont vers une valorisation de l’acte de fondation par l’adoption de l’esthétique pour son exposition dans le cadre monumental. Ainsi, l’épitaphe de B. Carrière, conservée au musée des Augustins de Toulouse et datée du milieu du xiiie siècle, mentionne dans une même inscription plusieurs fondations s’opérant dans des lieux distincts7. Plus que la situation d’une fondation dans l’espace, c’est à l’ensemble de son œuvre qu’il fait ici référence et qu’il valorise à travers sa publication par le support lapidaire. Ici, le premier spectateur visé n’est pas nécessairement le célébrant, l’échelle de réception semble plus vaste. D’autres formes peuvent être employées dans le même dessein comme dans l’épitaphe versifiée de Jean de Poitiers archevêque, peinte de part et d’autre d’une baie de la chapelle de la cathédrale de Valence vers 1451 et connue par une copie. Feu messire Jehan de Poictiers / Jadis esleu volentiers / L’an mil troys centz et nonante / Le septiesme jour de septembre / Par Clement de saincte memoire / Pronuncié en consistoire / Evesque et comte de Valentinois / Et pareillement de Dioys / Et por compter a droit le temps / Comply avoit vingt et deux ans / Et puis qu’en aage ha esté / Bien dévotement consacré / Loyalement y a vescu son temps / Per l’espace de cinquante et huyct ans / Lors a Vienne translaté / Arcevesque de son bon gré / En ceste esglise ensepveli / Et por prier a Dieu pour luy / Ha fondées deux messes séans / L’une cy et l’autre a saint Laurentz / Tous les jours sont perpetueles / Et les obseques annuelles / Pour ce faire leur donna rente / Toute lesglise en feust contente / Ceux et celles qui les ourront / Grand foison pardon gaigneront. On les sonne apres le sanctus / de treze clotz ne moings ne plus / Moult feust aymé des roys de France / En luy eurent moult grand fiance / En son temps et a grand honneur / Fust faict vicaire d’empereur / Le pape le mist en office / Et le feist recteur de Venice / Bien per l’espace de sez ans / Tres bien aimé de toutes gens / De ses biens donnoit largement / Et volentiers a bonne gent / Dieu luy perdonnes tous ses mesfaicts / Et en soit prié tousjours mais8. Ces exemples montrent bien que l’acte de fonder est un acte social et religieux très valorisant et valorisé et que la formule documentaire n’est pas la seule qui permette d’exposer l’action de fondation. Ici, la mémoire, l’œuvre de Jean de Poitiers en tant que prélat est célébrée et la fondation mémorielle est considérée comme une part non négligeable de celle-ci. L’exposition de l’action de fondation dans l’espace monumental conditionne ici une recréation esthétique du texte, en la versifiant9. C’est une des dimensions à prendre en compte dans l’étude de l’exposition des clauses de fondation dans l’espace de l’église. D’autres fondateurs emploient une esthétique poétique moins élaborée comme à Saulces-Champenoises où figure l’inscription qui suit : 7 C. I. F. M., vol. 7, no 80, p. 120-121. 8 Fiche C. I. F. M. d’après J. Chevalier, Essai historique sur la ville de Die, t. ii. Depuis l’année 1277 jusqu’en l’année 1508, Valence, Imprimerie de Jules Céas et fils, 1896, p. 393-395. Le retour à la ligne marque la scission entre les deux côtés de la baie. 9 Sur ces aspects : E. Ingrand-Varenne, Langues de bois, de pierre et de verre. Latin et français dans les inscriptions médiévales, Paris, Garnier, 2017.
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Quand ceste chapelle on refit / com vous veez ci presentement / la premiere pierre y assit / Jehan le Gay pour comencement / et sa femme devotement / Mil. CCCC IIIIXX dix / Donnas de leurs biens largement / Dieu leur doint Paradis. Amen10. Par ailleurs, ces inscriptions nous renseignent sur les temporalités associées aux fondations. Nous l’avons vu, Gilles Malet prévoit, dès l’acte créant l’action, d’inscrire celle-ci dans la matière, en plus de lui donner un support matériel, dans le lieu de la célébration. D’autres fondateurs vont plus loin dans l’anticipation de cet acte d’écriture comme Isabeau d’Harcourt, dame de Thoire et de Villars qui prévoit les formulaires de son inscription tumulaire et de ses inscriptions de fondation dès son testament tout en confiant leur réalisation aux desservants des églises concernées. Elle stipule ainsi qu’elle souhaite que les membres du chapitre de Saint-Jean de Lyon fassent faire deux pierres et va jusqu’à donner le texte des inscriptions dans son testament. La première est vraisemblablement une platetombe puisque l’inscription, une épitaphe, court « tout autour de ladite pierre » sur laquelle la défunte et ses armes doivent figurer gravées. La seconde, « bonne, honeste et suffisante », est celle dont le texte est donné par Antoine Vachez d’après Quincarnon. L’auteur note au passage que le texte donné dans le testament, pour la pierre, est quasi similaire à celui de l’inscription alors illisible à cause d’une « couche épaisse de plâtre et de badigeon », toujours conservée à l’entrée de la chapelle11. Quatre inscriptions sont documentées ou conservées qui mentionnent les dispositions de la fondation. En premier lieu, l’inscription « tumulaire » de Saint-Jean de Lyon était disposée dans un cadre lapidaire permettant d’accentuer la visibilité de celle-ci, en hauteur, avec un cadre ouvragé (Figure 30). Elle est aujourd’hui invisible, mais le cadre est conservé. Inscription qui est en la chapelle du haut don en l’église de Saint Jean de Lion servant d’épitaphe : Cy devant gist Dame Isabeau de Harcourt veusve de feu Monseigneur Humbert, Seigneur de Thoire & de Villars, Dame de Rossillon, Riverie, Chasteauneuf, d’Argoire, & du Bois, laquelle a ordonné dire ou faire dire en tout temps, mais en ceste chapelle par les chanoines dudit chapitre de cette eglise tous les jours une messe des Morts avant et après l’office de saint Jean-Baptiste en bas, & toutes les semaines y faire faire la procession après ladite messe, par ceux de ladite eglise, à tel jour, qu’elle sera ensevelie ; & chanter les oraisons sur sa tombe, & chacun jour de Caresme, des advents & des quatre temps livrer perdurablement à chacun de ladite eglise accoustumé de prendre la livraison qui sera à Matines, à la grand messe & à Vespres en accroissant de leur livraison accoustumé de delivrer en ladite eglise, telle somme d’argent comme semblera bon auxdits seigneurs de livrer & de leur consentement, & faire tous les ans à semblable jour qu’elle sera ensevelie, un anniversaire solemnel & dire la messe avec deux mirres de saint Jean & apres faire procession par ceux de ladite eglise sur sa tombe, & prier 10 Fiche C. I. F. M., d’après H. Vincent, Inscriptions anciennes de l’arrondissement de Vouziers, p. 340-341. 11 A. Vachez, Isabeau d’Harcourt et l’église de Saint-Jean, Lyon, Imprimerie de A. Vingtrinier, 1868 ; Ch. quincarnon, Les antiquités et la fondation de la métropole des Gaules ou de l’église de Lyon et de ses chapelles, avec les épitaphes que le temps y a religieusement conservées, Lyon, 1673.
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Dieu pour le salut de son âme, & de ses predecesseurs & et pour faire et accomplir les choses dessus dites, elle leur a donné, & remis les villes et chasteaux de Chasteauneuf & d’Argoire, ensemble toutes les rentes, revenus, emoluments juridiques d’iceux, laquelle Dame fut sevelie l’an de grace 1443, le septieme jour du mois de juin. Dieu par la saincte misericorde aye l’ame d’elle. Amen12. En deuxième lieu, la pierre de la cathédrale de Vienne est toujours en place dans le chœur. Elle est surmontée d’une représentation d’Isabeau de Harcourt priant une Vierge de l’Annonciation (Figure 31). Lan de Nos(tre) S(eigneu)r M CCCC et XXXIX et le XII jour du moys de fevrier. Tr(e) s noble et t(re)s puissant dame, dame Ysabeau de Harrecourt, relaixie de feu bonne memoire mons(eigneur) Humb(er)t, jadix seigneur et baron des terres et baronnies de Toyre et de Villars, dame des baronnies de Rossillon et de Riviries, a fondé en ceste eglise de mons(eigneur) sain Mauris pour le salut de son âme, XII messes de la an(n) onciacion n(ost)re Dame aveq(ue)s vespres et complies sollene(lle)me(n)t cha(n)tees le XII jour de chasc(u)n moys de lan aveq(ue)s la sonerie de la grosse cloche apelle pourte joye a ung des modiers laudoyant et a donne lad(i)te dame et fait delivrer au doyen et chap(itre) de lad(i)te esglise lan et le jour q(ue) des(s)us la som(m)e de IIIIC escus bons et vieulx a LXIIII au marc. Item a donné lad(i)te dame pour une messe de mors tous les ans sollen(ell)em(en)t cha(n)tee le IIIe jour de nove(m)bre pour feu m(onseigneu)r Hu(m)bert jadix son mary, pour elle et pour ceulx de Roussillon cha(n) tee et celebree au grant autel ap(re)s ladicte messe les astacions devant la chappelle de Rossillon avecq la sonnerie a coustumee pour grands seign(eu)rs ou dames. Cest assav(oir) ung noble ioyet et pesant VIII mars dargent ou il a plus(ieur)s reliques cest assav(oir) de la colopne ou n(ost)re S(eigneur) fut battu en lostel de Pilate et des reliques de n(ost)re dame. Pries pour la def(uncte) dame. Ave Maria13. En troisième lieu, l’inscription de Saint-Paul de Lyon, enlevée en 1653, et installée « sur une pierre élevée à dix pieds de terre, appliquée et cimentée dans la muraille du chœur, à la droite du maître-autel14 ». Sa disposition était probablement comparable à celle de la cathédrale (Figure 31). L’an de Notre Seigneur 1438, le 13e jour du mois de may, noble et puissante dame Isabeau d’Harcourt délaissée de feu bonne mémoire Monseigneur Humbert de Thoire et de Villars, dame des baronnies de Rossillon et de Rivirie, a fondé en cette église de Saint-Paul de Lyon pour le salut de son ame et des ames de sondit feu seigneur et mary et autres ses bons parens et amis XII anniversaires generaux avec vigiles, oraisons et suffrages des morts, que le collège de ladite église, avec la sonnerie des cloches feront annuellement en ladite église, comme il est accoutumé de faire pour grand seigneur 12 G.-A. de la Roque de la Lontière, Histoire généalogique de la maison d’Harcourt, Paris, Sébastien Cramoisy, p. 472-473. 13 Lecture d’après l’original, mentionné dans N. Chorier, Recherches sur les antiquités de la ville de Vienne, 1659, rééd. Lyon, Million jeune libraire, 1828, p. 196-197. 14 A. Péricaud, Notes et documents pouvant servir à l’histoire de Lyon : 1350-1483, Lyon, Imprimerie de Pélagaud et Lesne, 1839, p. 53.
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et dame. Et pour ce a donné ladite dame et fait délivrer au chamarrier et chapitre de ladite église la somme de six cens escus d’or bons et vieux poids de 64 au march et lesdits chamarrier et chapitre seront tenus et obligez de dire et celebrer, par eux et par leur collège lesdits anniversaires doresnavant tous les ans. C’est à scavoir le premier jour d’un chascun mois de l’an, un d’iceux avec les vigiles et oraisons, suffrages, processions et sonnerie de cloches. Et outre leur a donné une belle croix d’argent doré, où il y a bois de la vraye croix et l’annel de S. Bernard de Thoire orné de bonnes pierres précieuses. Priez Dieu pour le salut de ladite dame15. La quatrième inscription, celle de la chapelle Notre-Dame de Beaumont, actuellement sur la commune de La Chapelle-du-Châtelard, est encore en place. Elle accompagne un cycle de peintures murales, placé sur les cinq pans de l’abside et développant une iconographie axée sur le Salut, la dévotion mariale et une représentation de saint Georges, motif hagiographique particulièrement apprécié dans le milieu où évolue la fondatrice16. Elle est située sur le pan nord du chœur, en-dessous d’une représentation peinte de l’Annonciation et de deux anges sculptés portant les armes de la fondatrice. L’insertion dans le cycle de peintures murales a pu conditionner la brièveté de celle-ci, qui ne constitue plus le seul motif du dispositif. Cunctis nota sit quod anno Domini M CCCC XXX tertio egregia et potis domina Ysabella de Auricaria dotavit unam missam qualibet feria sexta in capella de Bello Monte per curatum vel ejus vicare dicenda. Casus quo dictus curatus dicere nollet, vult per curatum sancti Germani dicitur et si nollet per curatum Malliaci. Datus XX die octobris. Dans chacune de ces inscriptions, les dispositions liées à la fondation sont très détaillées. Les formulaires de Vienne et de Saint-Paul de Lyon sont très proches, tandis que celui de Beaumont est en latin et beaucoup moins développé. Celui de la chapelle abritant la sépulture à Saint-Jean de Lyon témoigne, pour sa part, d’une double temporalité puisque la première partie de l’inscription parle de l’ensevelissement comme d’une action future et la seconde partie en parle comme d’un acte passé. Comme pour les actes manuscrits, passé, présent et futur cohabitent dans ces inscriptions, entre le temps de la fondation et le temps de la célébration. Bien souvent, ces inscriptions mentionnent la mort comme future et sont suivies d’un ajout avec la date de la mort, afin d’accompagner l’efficacité mémorielle et liturgique en précisant la date anniversaire. Néanmoins, une autre possibilité est la reprise du texte de fondation tel quel avec le temps qui lui est propre, le futur, suivi d’une formule tumulaire, toutes deux inscrites dans un même temps. L’apposition de ces inscriptions fait donc, dans la plupart des cas, partie du temps de préparation de la mort et sont négociées et fixées en amont de la mort. Au-delà des aspects liés à la
15 Idem. 16 Sur ces dévotions, voir notamment E. Dehoux, Saints guerriers. Georges, Guillaume, Maurice et Michel dans la France médiévale (xie-xiiie siècle), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014.
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célébration, l’acte de fondation est aussi souvent invoqué pour la question du lieu d’élection de sépulture comme à Sully-sur-Loire17. En ceste chapelle devant lautel doit estre sepulture maistre Nycolas Dary licencie en lois bailly de Sully et apres son trespas sur la sepulture doivent estre ditz chascu(n) jo(ur) de lan atousjo(ur)s mes responds [ver]zie lepson pat(er) noster et colletes [des] trespassez par la forme et [m]aniere quil est dit et divise es le[ttres] passees pardeva(n) t Peyronet le Bollier notaire de Sully le XXe jour de janvier mil CCCC LXV. A contrario, certains laissent ce soin aux exécuteurs, administrateurs ou aux célébrants, comme à Autun, où les dispositifs internes à la chapelle leur sont confiés18. L’œuvre des exécuteurs est ainsi souvent valorisée et associée à l’œuvre du fondateur sur l’objet concerné, comme sur le reliquaire de saint Stéphane à Arles19 ou dans l’espace de la chapelle de Barthélémy Buyer à Saint-Nizier de Lyon (Figure 32). Lan mil IIIIc IIIIxx et troys et le XVe jour de juillet honorable ho(m)me Bathelemy Buyer marchant de Lyon, filz de feu messire Pierre Buyer, jaditz docteur e(s) lois, par so(n) testame(n)t ord(on)na de co(n)struire et doter ceste chapelle a l(h)onneur de Dieu et de la doulce vierge mere et de saint Barthelemy. Et pour ces choses faire ledict Barthelemy donna pour une fois deux mille livres t. et pour une messe que doivent dire tous les jours les prebe(n)diers de la dicte chappelle pour le remede de son ame et de tous ses parens despuis le trepas dudit Barthelemy. Jacques Buyer son frere exequuteur du testame(n)t de son dit frere a faict hedifier cette prese(n)te chappelle ainsi que voyes. Ite(m) lan mil CCCC LXV et le IIIIe jour de jui(n)g le dit Jacques a faict transporter dedans la cave de ceste chapelle les osseme(n)s de feu son pere et dudit Barthelemy son frere et de Loise Dalmese fem(m)e dudit Barthelemy et de tous ses predecesseurs. Ite(m) lan mil CCCC octante et XI et le XIIII de juillet dame Marie Buatiere mere des ditz buyers fut e(n)terree e(n) ladicte cave et ordon(n)a par son testame(n)t dire tous les sabmedis de lan une messe des mors et toutes les festes de notre Dame une messe dudict jour en ceste dicte chapelle par ung aultre prestre que le prebe(n)dier. Et pour ce do(n)na trois escus dor dan(n)uelle pe(n)sion. Item le dict Jaques Buyer a fonde ung anniversaire general de pain et de vin po(u)r le remede des ames de ses pare(n) s et de lui perpetuellement sans reachat lequel an(n)iversaire se doit dire tous les ans le premier jour de septe(m)bre au gra(n)t hostel et vigille des mors le jo(ur) devant. Et a fait exequuteur le p(re)be(n)dier de ceste chap(elle) avec les p(er)petuaulx et simples prestres de ceans en cas que les heritiers ou messieuz les chanoines de ceans
17 Lecture d’après un cliché de la Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine. 18 À Autun, les héritiers du fondateur de la chapelle Parpas mentionnent une telle responsabilité : Item que nous lesdits vesve et heritiers pourront par permission de messires apposer et faire apposer en icelle chapelle painctures et ymaiges a la decoration et ornement dicelle et tombes belles et honnestes pour la sepulture de nous et de nos successeurs. Kr. Krüger, « Les fondations d’autels et de chapelles à la cathédrale d’Autun », BUCEMA, 7, 2003, p. 9. 19 Hoc caput s(an)c(t)i Stephani fuit perfectum de anno D(omi)ni M. CCCCXII per cives Arelatis in quo fuerunt repositi CCC franchi exsoluti per exequutores D(omi)ni Rogerii de Yspania militis de quibus in testamento suo fecit ostiam de ablatis tempore guerre D(omi)ni ducis Andegavensis. Istud caput ponderat CXX marchas argenti fyni. Fiche papier C.I.F.M. d’après L. Jacquemin, « Orfèvres et orfèvrerie au Moyen Âge à Arles », Annales archéologiques, XXII, 1862, p. 146.
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ne voulissent faire ledit anniversaire ainsi que costes par les lectres passees en chapitre recues par pitaval secretaire de ladicte esglise de ceans20. L’inscription tumulaire de Jeanne Duban à Bourges reflète, pour sa part, les différentes étapes de la fondation. Cy devant gist dame Jehanne Duban en son vivant femme de feu noble maistre Martin Chambellan, viconte du Perron laquelle a légué à la fabrice de céans sa maison où pendent pour enseigne les soufflez et ses appartenances assise près la porte ornoise de ceste ville joignant la maison Pierre Tavernier qui fut André le clerc d’ung cousté l’aultre la maison des Seurratz par derrière les maisons M. David Taher et des hoirs feu Arnoul Belin et par devant à la grant rue d’Auron. A la charge de fere célébrer une messe basse chacun dimanche d’une chacune sepmaine a perpétuel qui est le jour qu’elle décédda au grant autel de céans et après une messe feulx les trespassés et ung de profundis sur la tombe d’elle qui sera dict par le pbre qui dira la dite messe esleu par les procureurs le plus homme de bien quilz pourront trouver et oultre a la charge de fere célébrer céans deux services solepnelz chacun an perpetuellement a chacun d’iceulx vigilles et trois grans messes solepnelles esquelz services les dits fabriciens forniront de six cierges ardens deux sur le grant autel et quatre sur la sépulture et d’une pincte de vin ung pain et une chandelle de cire pour l’offerte de chacune des dictes messes. Lesquels services se chanteront chacun a lung la vigille saincts Symon et Jude. Et l’autre le dix-neufième juing jour du trepas de la dicte deffuncte. Laquelle pour l’augmentation de la dicte fondation et célébrer les dictes messes a donné a la dicte fabrique ung beau calice d’argent doré qui a été délivré par les exécuteurs auxdits fabriciens avec les clouses testamentaires contenant les dictes fondations et legs. Expecto resurrectionem mortuorum. Vous qui par cy passés : priez Dieu pour les trespassés21. D’autres profitent de l’occasion qui leur est donnée pour associer les personnes qui auraient pu être oubliées dans la charte, comme Nicolas de Bar à Villefranche-de-Rouergue : Anno Domini Ieshu Christi Mo CCCo XVII fo aquesta capela hedificada a onor de nostra dona sancta Maria per N. de Bar, filh que fo den S. de Bar e establida la mensa dun capele en autre enseguen per tot temps per larma sua e del dig S. e de los eu lhinhage e d’aquels als cals so tengut de menda que no so atrobats las cartas de autreiamen fets maestre P. Faidic da Rodes22. L’inscription, par la diffusion à un plus large public qu’elle assure, permet alors de s’assurer que les affaires terrestres ayant pu être laissées en suspens seront réglées. Ce type de formule est d’ailleurs fréquemment utilisé dans les actes testamentaires et fait 20 Lecture d’après l’original. 21 Fiche papier C. I. F. M. d’après Alphonse Buhot de Kersers, Statistique monumentale du département du Cher, réimp. 1977, Marseille, Laffite, t. ii, p. 198-199. 22 L’an du Seigneur Jésus Christ 1317, cette chapelle fut édifiée en l’honneur de Notre Dame Sainte Marie par (Nicolas de Ba)r, fils de feu seigneur Etienne de Bar, et fut établie une chapellenie à desservir à perpétuité pour son âme, celle dudit Etienne, de leur lignage et de ceux auxquels ils sont tenus en réparation qui ne se trouvent pas dans la charte de concession faite par maître Pierre Faidic de Rodez. Fiche papier C. I. F. M. d’après « Procès-verbaux des séances. Séance du 1er avril 1899 », Bulletin de la société d’archéologie du Tarn-et-Garonne, XXVII, 1899, p. 193-294.
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partie des outils utilisés pour la préparation de la mort. Ces inscriptions témoignent d’une grande variété dans les temporalités associées au processus de fondation. Elles montrent également une grande pluralité des lieux et des formulaires issus du document manuscrit adaptés à ces lieux en fonction des enjeux qui leur sont associés. Cette matérialité ne concerne pas que le médium épigraphique et l’écrit. Ainsi, à Soisy, les éléments matériels témoignant de l’acte de fondation de ne se limitent pas à la plaque de cuivre mentionnée plus haut. Celle-ci est associée à une image sculptée et peinte sur un retable de pierre représentant Gilles Malet avec son épouse, en prière, présentés à une Crucifixion. Une autre plaque de pierre, représentant ses fils était probablement associée à ce retable. Ce type de représentation n’est pas sans rappeler l’invocation présente dans les testaments. Isabeau d’Harcourt apparaît d’ailleurs en prière face à une Vierge de l’Annonciation à Vienne, juste au-dessus du texte de fondation. L’image communique avec ces textes en représentant, à proximité du texte de fondation, les intercessions privilégiées, opérant ainsi un transfert de l’invocation du texte à l’image. Ce qui est texte ou signe dans l’acte manuscrit devient image dans le cadre monumental23. Ce transfert permet de donner plus de visibilité – l’image interpelle davantage – et de lisibilité, puisqu’elle permet d’étendre le public, ouvrant ainsi aux prières des fidèles illettrés tout en donnant corps à l’intercesseur. Elle permet également d’introduire une dimension physique, active, performative du fondateur dans sa quête de Salut, en l’intégrant l’image de son action de prière aux côtés des invoqués, tout en renforçant sa dimension esthétique, à l’instar de la poétisation du texte. Le schéma abordé ici est bien loin de la description des composantes de l’épitaphe décrites par Isidore de Séville : « On y écrit leur vie, leurs mœurs et leur âge24 ». Ces documents sont des témoins du rôle de la matérialité et de l’écrit dans les processus mémoriels et les médiations associées. Ils constituent un ancrage spatial et matériel pour s’identifier et revendiquer la création d’une action et l’acte social qu’elle constitue. Il s’agit d’étendre la performance de l’écrit juridique qui marque le temps de la création de cette action dans l’espace et dans le temps de son opération. Cette extension de l’acte écrit a valeur mnémonique, dans une visée stipulatoire et liturgique vis-à-vis du desservant ou probatoire et/ou adjuratoire vis-à-vis de Dieu, des administrateurs et du public des fidèles. Elle a également, le cas échéant, une valeur esthétique qui permet de valoriser la mémoire par sa monumentalisation, par l’adjonction d’images et/ou par la poétisation du texte. Ces éléments, intrinsèquement pluritemporels, constituent une médiation entre l’acte et l’action, entre le fondateur
23 Certains fondateurs conservent l’invocation écrite comme Jean Blanchart à Saint-Oustril de Bourges dont l’inscription débute par « A l’honneur et louange de Dieu, de la glorieuse vierge Marie, de monseigneur saint Austrille et de la cour céleste. » Fiche C. I. F. M. d’après E. Martène et U. Durand, Voyage littéraire de deux bénédictins, Paris, 1717, tome i, p. 30. 24 Isidore de Séville, Étymologies (620-632), Livre I, chap. xxxix, De metris, col. 20 : Epitaphium Graece, Latine supra tumulum. Est enim titulatum mortuorum, qui in dormitione eorum fit qui jam defuncti sunt. Scribuntur enim ibi vita, mores et aetas morum, cité par C. Treffort, Mémoires carolingiennes. L’épitaphe entre célébration mémorielle, genre littéraire et manifeste politique (milieu viiie-début xie siècle), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, p. 100.
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et le desservant, ses successeurs et les usagers de l’édifice. Ils portent la voix et par là même la volonté de l’instigateur de l’action, où l’image vient lui donner corps. Le médium épigraphique et monumental permet de transmettre, de publier les éléments donnés dans le document manuscrit, qu’il soit de nature liturgique ou juridique, témoignant d’une porosité des formules entre les supports de l’écrit. Ces inscriptions attestent ainsi une certaine confiance dans la visibilité et la pérennité du support monumental et dans le caractère légitimant du support écrit participant du « fantasme de l’écrit », étudié par Anne-Marie Christin25. Cette confiance se voit justifiée dans la mesure où ces inscriptions pourront parfois, plus tardivement, se voir doter d’une valeur juridique comme à Jonval (08) où, en 1670, la fondation des seigneurs du lieu, opérée vers 1419, est collationnée sur la pierre, grâce à l’inscription qui avait été placée au moment de la fondation. L’acte notarié reprend alors l’intégralité de l’inscription pour attester la réalité de la fondation, conférant ainsi à l’écrit épigraphique, une valeur juridique a posteriori26.
25 A.-M. Christin, L’image écrite ou la déraison graphique, Paris, Flammarion, 2009, p. 53. 26 Fiche C. I. F. M., d’après H. Vincent, Inscriptions anciennes de l’arrondissement de Vouziers, Reims, Henri Matot, p. 245. Arch. de Reims, fonds du chapitre, layette 35, liasse 88 no 9.
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Figure 29 : Saint-Marcel-lès-Sauzet (26), église Saint-Marcel, plaque de Benoît Thevenet, © M. A. P
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Figure 30 : Lyon (69), Cathédrale Saint-Jean, emplacement de la plaque d’Isabeau d’Harcourt, © M. Charbonnel
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Figure 31 : Vienne (38), Cathédrale Saint-Maurice, plaque d’Isabeau d’Harcourt, © N. Nimmegeers
Figure 32 : Lyon (69), Église Saint-Nizier, plaque de Barthélemy Buyer, © J.-F. Pierson
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Angélique Ferrand
Donner forme au(x) temps La formule du Zodiaque et son association avec les Occupations des Mois
The Zodiac is an iconographic theme that was subject to some engouement in church decoration, especially in France and Italy, during the 12th and 13th centuries. Inherited from Antiquity, the Zodiac can be considered as an iconographic formula, with its sequence of twelve mythologized figures. Often associated with the Labours of the Months, the Zodiac is purposefully used to illustrate a discourse about time and space. Many modes of composition and visual devices are drawn on in cycles representing the Zodiac and the Labours of the Months in order to render visually an organized and earthly time leading to the eternity of salvation. Various features such as arcs with a radial organization, arcades, circular medallions or concentric circles are employed to provide a normalized structure for the classificatory imagery used in manuscripts and ecclesial decoration. The cycle of the Zodiac pertains to an encyclopaedic tradition as it turns or translates some knowledge into images so that it can be remembered more easily. This cycle, which is reproduced in the decoration of many buildings, as on the portals of St. Mary Magdalen at Vézelay and of Saint-Lazare at Autun (c. 1120-1140) that are studied here, makes it possible to give physical form to many aspects of time and thereby to offer a formula to encompass everyday life and eternity. I will show how, on these two portals, the cycles of the Zodiac and the Labours of the Months are designed as an attribute of sovereignty for Christ, how the Zodiac iconography can be understood as formulaic or formula-like at many levels, and demonstrate that the issues are not only graphic but also liturgical and social.
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Le Zodiaque donna son nom aux éditions éponymes de l’abbaye bourguignonne de la Pierre-qui-Vire auxquelles on doit plusieurs collections d’ouvrages sur l’art roman
Angélique Ferrand • Université de Bourgogne – UMR ARTEHIS 6298 La Formule au Moyen Âge, éd. par Olivier Simonin et Caroline De Barrau, Turnhout, 2021 (Atelier de Recherche sur les Textes Médiévaux, 28), p. 205-221 © FHG10.1484/M.ARTEM-EB.5.120283
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ayant fait date1. De fait, ce thème iconographique est représentatif des difficultés de compréhension des images médiévales. Il fit l’objet d’un certain engouement tout particulièrement en France et en Italie au cours des xiie et xiiie siècles dans la décoration monumentale ecclésiale2. Hérité de l’Antiquité, le cycle zodiacal peut être pensé comme une formule iconographique souvent associée au cycle des Occupations des Mois voire à d’autres thèmes à dimension cosmologique, tels que les Saisons, les allégories du Soleil et de la Lune, de l’Année, etc. Répétée sur le portail des églises, sur des mosaïques de pavement ou bien encore sur des peintures murales, cette formule tend à donner forme(s) à des relations temporelles et spatiales complexes propres à la pensée médiévale. Ce cycle du Zodiaque associé à celui des Occupations des Mois fut constitué dans l’Antiquité et perdura au Moyen Âge. L’observation des caractéristiques de cette iconographie en France et en Italie nous permettra de montrer ce qui relève du champ de la formule. Vecteur de l’ordre divin, ce cycle d’images tient son efficacité de ses compositions ordonnées associant un cadre à des effets de répétition et de variation reliant unité et variété dans une mise en réseau révélatrice. Formule iconographique efficace, l’association du Zodiaque et des Occupations des Mois donne à voir un cadre temporel et spatial organisé, comme nous pourrons l’observer sur les portails de Vézelay et Autun que nous examinerons pour terminer. Si le thème des Occupations des Mois a été étudié notamment par Perrine Mane pour les xiie et xiiie siècles en France et en Italie, puis par Martine Jullian pour ce qui est des exemples français, le thème du Zodiaque a quant à lui souffert d’a priori et a été souvent délaissé alors qu’il est étroitement lié à ces scènes mensuelles dans ce qui a été désigné comme « le cycle du Calendrier3 ».
1 A. Surchamp, « Sens de Zodiaque », Zodiaque, Cahiers de l’Atelier du Cœur-Meurtry, 1 (1951) ; A. Surchamp, « L’Aventure de Zodiaque », Annales de l’Académie de Mâcon, 4e s., 13 (2001), p. 179-194 ; C. Lesec, « Zodiaque est une grande chose maintenant… », Revue de l’art, 157/3 (2007), p. 39-46. 2 Cf. A. Ferrand, Du Zodiaque et des hommes. Temps, espace, éternité dans les édifices de culte entre le ive et le xiiie siècle, thèse doctorale (sous la direction de Daniel Russo), Dijon, Université de Bourgogne FrancheComté, 2017, disponible sur (consulté le 16 août 2019). Précisons que les données présentées ici sont celles qui avaient été réunies au moment de la communication pour le colloque de 2014. Elles sont mises à jour dans la thèse citée précédemment. 3 P. Mane, Calendriers et techniques agricoles France-Italie, xiie-xiiie siècles, préface de Jacques Le Goff, Paris, Le Sycomore, 1983 (Féodalisme) ; M. Le Vot Jullian, Formalisme et réalisme dans la sculpture romane en France. Les occupations des Mois, thèse (non publiée) sous la direction de Carol Heitz, Paris-Nanterre, 1995, 4 vol. Les autres études relatives au thème des Occupations des Mois sont principalement : J. C. Webster, The Labors of the Months in Antique and Mediaeval Art to the End of the Twelfth Century, Princeton, Princeton University Press, 1938 (Princeton monographs in art and archaeology 21) ; M. J. H. Panadero, The Labors of the Months and the Signs of the Zodiac in Twelfth-Century French Façades, thèse doctorale, Ann Arbor, University of Michigan, 1984 ; M. A. Castiñeiras González, El calendario medieval hispano : textos e imágenes (ss. xi-xiv), Valladolid, Junta de Castilla y León, Consejeria de educación y cultura, 1996. On notera également l’utilité mais aussi les limites du volume de l’Index of Christian Art consacré à ce thème et à celui des Mois : C. Hourihane, Time in the medieval world, Occupations of the months and signs of the Zodiac in the Index of Christian art, Princeton, Princeton University Press, 2007 (Ressources III). Les quelques monographies relatives au Zodiaque concernent plutôt les représentations antiques : H. G. Gundel, Zodiakos. Tierkreisbilder im Altertum. Kosmishe Bezüge und Jenseitsvorstellungen im antiken
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Aux origines d’une formule : survivances entre Antiquité et Moyen Âge L’histoire du Zodiaque est étroitement liée à l’histoire de l’astrologie et de l’astronomie. Les signes zodiacaux possèdent des origines mésopotamiennes et les traces d’une activité astrologico-astronomique peuvent remonter au iiie millénaire avant notre ère4. Les anciens Mésopotamiens firent en effet des constellations des repères dans le ciel pour interpréter les signes envoyés par les dieux. Les douze signes du Zodiaque que nous connaissons aujourd’hui ne seront néanmoins réellement mis en place qu’aux alentours des ve-ive siècles avant notre ère et deviendront à la fois des repères dans l’espace céleste, mais aussi dans le cycle temporel annuel, celui de l’année5. Au niveau de la tradition écrite, le corpus aratéen est fondamental pour le développement de l’iconographie zodiacale6. Aratos de Soles (315-239 av. J.-C.), qui donna son nom à ce corpus, s’inspira des traités à caractère scientifique de l’astronome grec Eudoxe de Cnide (408-355 av. J.-C.) en les versifiant dans ses Aratea ou Phénomènes et en commençant à développer la mythologisation astrale ou catastérisation7. Les bases de la tradition du Zodiaque prirent ainsi forme, reprises et développées ensuite par Eratosthène (284-204 av. J.-C.) dans ses Catastérismes avant que les textes de ces différents auteurs ne soient largement traduits et commentés
Alltagsleben, Mainz, P. von Zabern, 1992 ; F. Gury, Le Zodiaque gréco-romain, une approche iconographique, typologie des signes, thèse doctorale (sous la direction de L. Kahil), Nanterre, Paris X Nanterre, 1982. Les figurations du Zodiaque dans des mosaïques de pavement synagogales (ive-vie siècles) ont suscité quant à elles un grand nombre de publications, dont notamment : R. Hachlili, « The Zodiac in ancient Jewish art : Representation and significance », Bulletin of the american schools of oriental research in Jerusalem and Bagdad, 228 (1977), p. 61-77 ; Z. Weiss, « The Zodiac in ancient synagogue art : cyclical order and divine power », in La mosaïque gréco-romaine IX, Rome, Ecole Française de Rome, 2005 (Collection de l’EFR 352), p. 1119-1130. 4 Cf. J. Bottéro, La plus vieille religion. En Mésopotamie, Paris, Folio Histoire, 1998 ; id., « L’astrologie mésopotamienne : l’astrologie dans son plus vieil état », in B. Bakhouche, A. Moreau et J.-C. Turpin (éd.), Les astres, Tome i : Les astres et les mythes. La description du ciel, actes du colloque international de Montpellier [23-25 mars 1995], Montpellier, Publications de la Recherche, Université P. Valéry, 1996, p. 159-182. 5 Le découpage des constellations correspondant aux douze signes du Zodiaque est un problème épineux dans l’histoire de l’astronomie et nous n’approfondirons pas ici la question puisqu’il s’agit davantage de s’intéresser au développement de l’iconographie zodiacale. A ce sujet, voir I. Liritzis (éd.), Ancient watching of cosmic space and observation of astronomical phenomena, Rhodes, University of the Aegean, 2007. 6 Voir notamment B. Obrist, La cosmologie médiévale. Textes et images. I. Les fondements antiques, Florence, SISMEL-edizioni del Galluzo, 2004 (Micrologus’ Library 11) ; R. Duits, « Celestial transmissions. An iconographical classification of constellation cycles in manuscripts (8th-15th centuries) », Scriptorium, LIX/2 (2005), p. 147-202. 7 Aratos, Phénomènes, Tomes i et ii, éd. J. Martin, Paris, Les Belles Lettres, 1998. À propos de la tradition aratéenne fondée notamment sur les écrits d’Eudoxe de Cnide, cf. A. Rousseau et S. Dimitrakoudis, « A study of catasterisms in the « Phaenomena » of Aratus », in I. Liritzis (éd.), Ancient watching of cosmic space and observation of astronomical phenomena, op. cit., p. 111-119.
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par des auteurs latins tels que Cicéron (106-43 av. J.-C.) du fait de leur succès8. Les Catastérismes insistant déjà sur le fondement mythique des constellations comme le suggère leur titre, les traductions latines eurent à cœur de développer ce processus de mythologisation. Ce corpus aratéen antique plus ou moins homogène et ainsi formé fut par la suite copié, commenté, puis transmis au Moyen Âge même s’il ne s’agit pas de la seule source. Le cycle zodiacal est une séquence de douze figures humaines et animales – hormis la Balance, objet bien souvent tenu par une figure féminine ou par la Vierge qui précède ce signe – faisant sens par leur réunion9. En effet, les signes isolés sont difficilement identifiables comme tels, car similaires à d’autres types iconographiques qu’ils ont influencés ou par lesquels ils ont été influencés. C’est notamment le cas du Verseau, proche des personnifications fluviales et plus largement aquatiques, ou bien encore du Sagittaire, centaure archer10. D’autre part, le cycle du Zodiaque forme, lorsqu’il est associé au cycle des Occupations des Mois, ce qui a été désigné comme un calendrier voire comme « un Zodiaque ». Les Occupations des Mois qui illustrent les activités essentiellement agricoles liées à chaque mois de l’année, constituent également un thème hérité de l’Antiquité. Ces Occupations étaient originellement illustrées par des figures allégoriques passives qui se muèrent en figures en mouvement, occupées à des tâches ou activités spécifiques au fil des saisons, les gestes et vêtements étant utilisés comme des motifs permettant d’en signifier les variations et la cyclicité11. La mythologisation dont les signes du Zodiaque ont fait l’objet a offert un ensemble de particularités iconographiques que l’on retrouve figées dans différents types de manuscrits tout en présentant une variabilité iconographique possible pour chaque signe12. Ces enluminures serviront sans doute de fil directeur initial aux compositions monumentales13. Ces dernières reprendront non seulement les traits et attributs propres à chaque signe, mais seront aussi influencées par les modes de présentation circulaires hérités des diagrammes cosmographiques illustrant les 8 Eratosthène de Cyrène, Catastérismes, éd. J. Pamias i Massana et A. Zucker, Paris, Les Belles Lettres, 2013 ; Cicéron, Aratéa, Fragments poétiques, éd. J. Soubiran, Paris, Les Belles-Lettres, 1972. 9 F. Gury, « Principes de composition de l’image zodiacale », Latomus, Revue d’Études Latines, 53/3 (1994), p. 528-542. 10 Pour les interférences entre plusieurs figures allégoriques antiques et les conséquences sur la transmission et la reprise de ces figures au Moyen Age, voir notamment J. Adhémar, Influences antiques dans l’art du Moyen-Âge français, Londres, The Warburg Institute, 1937 ; rééd., préface de Léon Pressouyre, Paris, Éditions du CTHS, 1996. Quant au rôle de la mythologie dans l’art médiéval, voir E. Panofsky et F. Saxl, La mythologie classique dans l’art médiéval, op. cit. 11 Pour les origines antiques du calendrier et sa transmission au Moyen Âge, voir notamment H. Stern, Le calendrier de 354. Étude sur son texte et ses illustrations, Paris, Libraire orientaliste Paul Geuthner, 1953 (Bibliothèque archéologique et historique LV) ; M. Jullian, « Les occupations des mois à l’époque romane et leurs sources antiques : remplois ou réinterprétations », Revue d’Auvergne, 577 (2005), p. 151-176. 12 Pour la question de la mythologie dans l’art médiéval, voir notamment E. Panofsky et F. Saxl, « Classical Mythology in Medieval art » in Metropolitan Museum Studies, 4/2 (1933), p. 228-280 (traduction française, La mythologie classique dans l’art médiéval, Saint-Pierre-de-Salerne, G. Montfort, 1990). 13 Pour une appréhension générale de l’iconographie du calendrier, cf. Histoire du calendrier, images du temps, catalogue d’exposition [abbaye de Noirlac, 2000], Milan ; Saint-Armand Montrond, Skira-Conseil régional du Cher, 2000.
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textes traitant de l’organisation du monde14. Transmis au sein d’une tradition encyclopédique à dimension scientifique dans la lignée d’Isidore de Séville (570-636)15, le Zodiaque correspond ainsi à l’illustration d’un savoir figuré puisant sa source dans les récits mythologiques pour être mieux mémorisé. Ce fond mythologique est désigné comme des « fables inventoriantes 16 » par Mary Carruthers et le savoir astrologico-astronomique qu’elles transportent suscite des jeux de mémoire sensibles dans les enluminures de manuscrits traitant de ces connaissances héritées de l’Antiquité17. En cela, la tradition autour du thème iconographique du Zodiaque relève une fois de plus de la formule que l’on pourrait qualifier de « scientifique », du moins d’encyclopédique, participant à un processus de compilation et de classification des connaissances18. Si le Zodiaque est présent dans les textes traitant d’astrologie et d’astronomie et plus largement de cosmologie, les signes zodiacaux serviront aussi de repères dans les tables de canons, utilisés comme une formule efficace permettant de faire référence à l’ordre divin19. Le pilier sculpté lacunaire de Souvigny datant du milieu du xiie siècle, reflète un certain nombre de questions portant sur le Zodiaque, à la fois pour ses origines antiques mais aussi pour sa dimension encyclopédique20 (Figure 33 et Figure 34). Il réunit sur son pourtour à la fois les signes du Zodiaque, les Occupations des Mois mais aussi des figures représentatives des peuples de la terre ainsi que des animaux et autres monstres fantastiques caractérisant dans leur ensemble le lointain et la variété de la Création. Chaque figure est placée dans un médaillon de module variable répété sous forme d’une frise déployée verticalement sur quatre des huit faces de ce pilier, les autres faces étant parcourues quant à elles par des motifs végétalisés ou géométriques participant à la fois à l’effet de répétition et de variation. Même si l’emplacement initial de ce pilier datant de la première moitié du xiie siècle reste problématique, si tant est qu’il ait pu orner le centre du cloître de ce monastère, il aurait ainsi pu être placé dans cet espace stratégique, lieu de réflexion pour les moines et véritable « machine mnémonique » et même « forme encyclopédique » pour reprendre les termes de
14 A propos des manuscrits à contenu « astrologique », voir notamment D. Blume, Regenten des Himmels : Astrologische Bilder in Mittelalter und Renaissance, Berlin, Akademie Verlag, 2000. 15 Voir, entre autres : J. Fontaine, « Isidore de Séville et l’astrologie », Revue des Études Latines, 31 (1953), p. 271-300. 16 M. Carruthers, Machina Memorialis. Méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen-Âge, Paris, Gallimard, 2002, p. 42. 17 D. Blume, M. Haffner et W. Metzger, Sternbilder des Mittelalters : der gemalte Himmel zwischen Wissenschaft und Phantasie, Berlin, Akademie Verlag, 2012. 18 À propos de la pensée encyclopédique entre Antiquité et Moyen Âge, voir notamment M. Picone (éd.), L’enciclopedismo medievale, atti del Convegno [San Gimignano, 8-10 ottobre 1992], Ravenne, Longo, 1994 ; B. Ribémont, De natura rerum. Études sur les encyclopédies médiévales, Orléans, Paradigme, 1995 (Medievalia) ; A. Zucker et I. Vedrenne (éd.), L’ambition encyclopédique dans l’Antiquité et au Moyen Age, Actes des Journées d’études organisées au CEPAM de Nice [2007-2009], Turnhout, Brepols, 2011 (Collection d’Études médiévales de Nice). 19 Cf. D. Blume, M. Haffner et W. Metzger, Sternbilder des Mittelalters, op. cit., p. 158. 20 N. Stratford, Le pilier roman de Souvigny : chronos et cosmos, catalogue d’exposition, Souvigny, Musée de Souvigny, 2005.
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Mary Carruthers21. Ce pilier demeure néanmoins le support d’une véritable synthèse encyclopédique et cosmographique, arborant des images que l’on trouve davantage dans les manuscrits et au sein de mosaïques de pavement médiévales22. L’imaginaire astrologique est l’un des témoignages les plus révélateurs des héritages antiques au Moyen Âge23. D’ailleurs, l’ancrage mythologique du Zodiaque favorisa sans doute sa « survivance » au Moyen Âge, puis à la Renaissance24. L’étude de l’iconographie zodiacale peut ainsi s’inscrire adns la lignée des travaux d’Aby Warburg (1866-1929) et peut être mise en relation avec son concept de Nachleben, repris et repensé par nombre de ses successeurs25. Ce concept de survivance permet de penser la notion de formule à travers le prisme des échanges entre Antiquité et Moyen Âge en faisant à la fois ressortir des effets de continuité et de discontinuité. À cette notion de survivance répondent en écho les notions de permanence et de résurgence, le tout permettant d’appréhender la question du phénomène de « renaissance » cher à l’histoire de l’art et notamment à Erwin Panofsky (1892-1968)26. Le thème iconographique du Zodiaque a le mérite de faire ressortir ces différentes questions qui permettent d’appréhender différemment la notion de formule en mettant en évidence faisan tout un système de relations à plusieurs niveaux tels que chronologique, culturel ou bien encore figuratif27. En faisant l’objet de variations, la formule s’inscrit dans des processus de réappropriation et de réactualisation, ce qui est notamment le cas pour le Zodiaque et son « cercle des figures ».
21 M. Carruthers, Machina Memorialis. Méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen-Âge, op. cit., p. 338 et 340. 22 C’est le cas dans plusieurs mosaïques de pavement d’Italie du nord. Cf. X. Barral I Altet, Le décor de pavement au Moyen-Âge, Les mosaïques de France et d’Italie, Rome, École Française de Rome, 2010 (Collection de l’EFR). 23 L’uomo antico e il cosmo, Atti del III Convegno internazionale di Archeologia e Astronomia [Rome, 15-16 mai 2000, Accademia Nazionale dei Lincei,], Rome, Atti dei Convegni Lincei, 2001 (Atti dei Convegni Lincei 171). 24 J. Seznec, La survivance des dieux antiques : essai sur le rôle de la tradition mythologique dans l’humanisme et dans l’art de la Renaissance, Londres, The Warburg Institute, 1940 (Studies of the Warburg Institute) ; rééd., Paris, Flammarion, 1993 (Champs) ; R. Duits et F. Quiviger, Images of the Pagan Gods. Papers of a Conference in Memory of Jean Seznec, Londres, Turin, Warburg Institute/N. Aragno, 2009 (Warburg Institute colloquia 14). 25 A. Warburg, « Art italien et astrologie internationale au Palazzo di Schifanoia à Ferrare », in Essais florentins, Paris, Klincksieck, 1990, p. 197-220. À propos du concept de Nachleben dans les travaux d’Aby Warburg puis de ses successeurs, voir notamment G. Didi-Huberman, L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002 ; plus récemment voir M. Tchernia-Blanchard, « Résonances warburgiennes en France dans les années 1930 », Images Re-vues [En ligne], hors-série 4 (2013), disponible sur (consulté le 10 novembre 2014). 26 Àce sujet, voir A. Rieber, Art, histoire et signification. Un essai d’épistémologie d’histoire de l’art autour de l’iconologie d’Erwin Panofsky, Paris, L’Harmattan, 2012, tout particulièrement « Survivance et chronologie. Warburg et Panofsky », p. 234-246. 27 Pour ces questions, nous nous permettons de renvoyer au compte-rendu d’un séminaire de l’Université de Bourgogne ayant questionné pendant plusieurs séances le concept de « modèle » : E. Magnani et D. Russo (Coord.), « Histoire de l’art et anthropologie 5. Actualisation, appropriation, appréhension », Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre, BUCEMA [En ligne], 15-1 (2011), p. 283-304, disponible sur (consulté le 10 novembre 2014).
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Enjeux d’une formule iconographique en France et en Italie, xiie-xiiie siècles La figuration du cycle du Zodiaque, associé ou non aux Occupations des Mois connut un certain engouement en France et en Italie aux xiie et xiiie siècles. Ces thèmes furent également traités en Espagne, en Angleterre, ou encore en Allemagne mais de manière moins significative28. Le corpus que nous avons réuni pour notre thèse sur ce sujet compte environ deux cents exemples pour les xiie et xiiie siècles dans la décoration monumentale ecclésiale de l’espace chrétien européen. La réalisation d’une base de données informatique est en cours et permettra de mettre ces différents éléments en réseau. Ce corpus comptabilise cent-sept exemples français, parmi lesquels 16,8% concernent le Zodiaque seul et 44,8% associent celui-ci aux Occupations des Mois, tandis que les cycles comportant seulement ces dernières constituent 38,3% du corpus français29. Pour l’Italie, cinquante-et-un cycles ont été relevés et on peut observer que 11, 8% des cycles connus présentent le Zodiaque seul, 35,3% des cycles associent les deux thèmes contre 52,9% ne comportant seulement les Occupations des Mois. Ainsi, l’Italie montre une relative préférence pour le thème des Occupations des Mois tandis que la France leur associe largement le Zodiaque. Le thème dans son ensemble s’est moins développé en Italie au vu du nombre de cycles conservés. Néanmoins, il faut préciser que ces thèmes perdurèrent en Italie dans la décoration civile au xiiie siècle et encore après, ce qui n’est pas le cas pour la France. L’historiographie autour du thème du calendrier dans l’art médiéval a eu tendance à privilégier les Occupations des Mois comme nous l’avons indiqué en introduction. Or, après avoir observé la répartition et la proportion des deux thèmes associés ou non entre France et en Italie, il ressort que la part du Zodiaque dans ce corpus est assez conséquente pour ne pas être négligée dans l’appréhension de ces formules calendaires. La récurrence des média utilisés pour illustrer ces thèmes ainsi que leur localisation dans l’espace ecclésial peuvent également être sources de réflexions. L’Italie affiche pour sa part une certaine préférence pour les mosaïques de pavement au xiie siècle, localisées dans la nef et/ou le chœur, puis pour les cycles sculptés en façade dès la fin du xiie siècle, le tout dans le nord de la péninsule, et enfin pour les peintures murales déployées notamment dans la crypte à partir du milieu du xiiie siècle et plutôt en Italie centrale30. En France, la préférence va pour les cycles
28 Cf. supra, n. 3. 29 Pour constituer ce corpus, nous avons notamment repris et mis à jour les travaux de Perrine Mane ainsi que le catalogue de Martine Jullian, le tout en ajoutant les occurrences zodiacales. Cf. P. Mane, Calendriers et techniques agricoles France-Italie, xiie-xiiie siècles, op. cit. ; M. Jullian, Formalisme et réalisme dans la sculpture romane en France. Les occupations des Mois, op. cit. 30 Citons par exemple les mosaïques de pavement présentes dans plusieurs églises de Reggio Emilia (San Prospero Maggiore, San Tommaso et San Giacomo Maggiore) et réalisées au XIIe siècle ; les cycles sculptés de Crémone, Lucques, Ferrare, Padoue ou bien encore Venise datant du XIIIe siècle ; les peintures murales de Bominaco, Anagni et Rome (Santi Quattro Coronati) datant du XIIIe siècle.
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Zodiaque seul Zodiaque et Occupations des Mois Occupations des Mois seules
France
Italie
16,8 % 44,8 % 38,3 %
11,8% 35,3 % 52,9 %
Figure 35 : Récapitulatif des données du corpus en fonction des thèmes, pour la France et l’Italie (xiie-xiiie siècle), © A. Ferrand
Zodiaque seul Zodiaque et Occupations des Mois Occupations des Mois seules Nombre d’exemples relevés
France
Italie
18 48 41 107
6 18 27 51
Figure 36 : Répartition de chaque thème en fonction du corpus réuni pour chaque pays (xiie-xiiie siècle), © A. Ferrand
sculptés tout particulièrement en façade31. Les cycles sculptés dits romans affichent en grande partie des caractéristiques similaires par leur position sur la voussure du portail principal des édifices concernés, formant ainsi ce que Martine Jullian a désigné comme une « formule-type 32 ». Les Occupations des Mois sont également illustrées dans des peintures murales et sont localisées plus particulièrement sur un arc situé au-devant du chœur, surtout au nord-ouest de Poitiers et en bordure des Pyrénées33. Le thème a également été développé dans quelques mosaïques de pavement situées dans le quart nord-est de la France au xiie siècle et dans quelques vitraux au début du xiiie siècle34. L’appréhension de la répartition géographique, de la localisation dans l’espace ecclésial mais aussi des moyens choisis pour traiter de
31 Àpropos de la position du thème du calendrier en façade et sa fonction quant à la notion de passage, voir notamment la thèse récente de N. Le Luel, Le portail Saint-Ursin de Bourges : recherches sur l’iconographie profane en façade des églises romanes, thèse doctorale, Rennes 2, 2008, Lille, Atelier National de Reproduction des Thèses, 2009 ; Voir aussi C. Roux, La pierre et le seuil : portails romans en Haute-Auvergne, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2004. 32 M. Jullian, Formalisme et réalisme dans la sculpture romane en France. Les occupations des Mois, op. cit., p. 84-90 ; id., « Calendrier roman, calendrier gothique : vers un nouvel ordre du temps », Bulletin archéologique du CTHS, 34 (2008), p. 35-52, p. 36. 33 Par exemple, les peintures murales de Saint-Savin-sur-Gartempe (XIIe siècle) avec un cycle des signes du Zodiaque, de Pritz et Saint-Pierre-sur-Erve (XIIIe siècle) associant signes zodiacaux et Occupations des Mois, de Bourgneuf, Le Bridoré, La Haye-Descartes ou bien encore de Laval (XIIIe siècle) avec les Occupations des Mois. En bordure des Pyrénées, citons les peintures murales d’Angoustrine, Estavar (Occupations des Mois) et Ourjout (signes du Zodiaque) datant du XIIIe siècle. 34 Par exemple, les mosaïques de pavement de Reims et Saint-Omer (XIIe siècle) et de Tournus (XIIIe siècle) ; les vitraux de Notre-Dame de Paris, Chartres, Soissons.
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ces thèmes permet de faire ressortir des récurrences laissant apparaître les enjeux de cette iconographie particulière. Les procédés de disposition des figures du « cercle des animaux » sont révélateurs de la richesse de ce thème. Les compositions circulaires ou semi-circulaires héritées de l’Antiquité vont en effet servir de trame à des compositions faisant système grâce à des cadres souvent circulaires répétés, servant de cadre normalisateur au cycle zodiacal et plus largement calendaire35. Dans la décoration monumentale ecclésiale des xiie et xiiie siècles, différents mécanismes sont mis en œuvre afin de traduire visuellement un temps terrestre organisé tendant vers l’éternité du Salut qui le dépasse36. Cercles concentriques, arcs de cercle à organisation rayonnante, arcatures ou médaillons circulaires servant de cadre aux scènes des Mois et aux signes zodiacaux sont autant de modes de présentation structurant cette imagerie classificatoire qui traduit les méandres de la pensée analogique médiévale37. Les arcatures récurrentes dans l’imagerie du calendrier rappellent notamment les sarcophages paléochrétiens sur lesquels le cortège apostolique accompagnant le Christ est sculpté sous une série d’arcades38. Ces arcades révèlent aussi peut-être une certaine influence des tables de canons où les signes du Zodiaque sont souvent présents afin de servir de repères dans l’espace construit du manuscrit tout en soulignant l’ordonnancement des Evangiles39. Le cycle du Zodiaque associé ou non au cycle des Occupations des Mois ponctue l’espace ecclésial de différentes manières, participant ainsi la polarisation de l’édifice en soulignant sa structure et ses fonctions40. On observe ainsi que ces thèmes sont souvent placés – surtout en France – sur le portail de l’édifice et constituent une sorte d’arc ou de pilier liminaire entourant bien souvent le Christ41. La position de 35 En ce qui concerne l’iconographie antique, cf. F. Gury, Le Zodiaque gréco-romain, une approche iconographique, typologie des signes, op. cit. ; Id., « Principes de composition de l’image zodiacale », art. cit. Voir aussi L. Musso, « Governare il tempo naturale, provvedere alla felicitas terrena, presiedere l’ordine celeste : il tempo con lo zodiaco : percorso, metamorfosi e memoria di un tema iconografico », in S. Ensoli, E. La Rocca (éd.), Aurea Roma : dalla città pagana alla città cristiana, catalogue de l’exposition [Palazzo delle esposizioni, 22 decembre 2000-20 avril 2001], Rome, Assessorato alla cultura, L’Erma di Bretschneider, 2000, p. 373-388. 36 Sur les conceptions du temps dans la pensée chrétienne, voir notamment : A Mandouze (éd.), Le temps chrétien de la fin de l’Antiquité au Moyen-Age, iiième-xiiième siècles, colloque du CNRS No604 [9-12 mars 1981], Paris, Éditions du CNRS, 1984. Voir aussi H. Gűnther, Le temps de l’histoire, Expérience du monde et catégories temporelles en philosophie de l’histoire de saint Augustin à Pétrarque, de Dante à Rousseau, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1995. 37 Voir notamment P. Descola, « L’Envers du visible : ontologie et iconologie », in Histoire de l’art et anthropologie [En ligne], Paris, coédition INHA/musée du quai Branly, 2009, disponible sur (consulté le 7 novembre 2014). 38 Cf. N. Le Luel, Le portail Saint-Ursin de Bourges : recherches sur l’iconographie profane en façade des églises romanes, op. cit., p. 153. Ajoutons à cela que les signes du Zodiaque sont parfois associés aux apôtres notamment sur des reliquaires. 39 D. Blume, M. Haffner, W. Metzger, Sternbilder des Mittelalters, op. cit., p. 158. 40 Pour ces questions, voir J. Baschet, L’iconographie médiévale, Paris, Gallimard, 2008 ; T. Lienhard (éd.), Construction de l’espace au Moyen Age : pratiques et représentations, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007. 41 À ce sujet, voir le compte-rendu d’une table-ronde [Centre d’études médiévales d’Auxerre, 19-20 juin 2008] : E. Magnani, « Images et passages à l’époque médiévale », in Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre, BUCEMA [En ligne], 13 (2009), disponible sur (consulté le
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ces cycles connut une certaine évolution entre le xiie et le xiiie siècle. En effet, en France, ces thèmes glissèrent des voussures vers les piédroits puis vers les ébrasements, passant ainsi d’un niveau supérieur et d’une position évoquant les cieux à un niveau inférieur plus proche de la sphère terrestre, ce déplacement révélant notamment un changement dans l’appréhension de ces thèmes et dans le rapport à la temporalité42. Élément de décor du pavement dans la zone du chœur voire de la nef, le Zodiaque et plus largement le Calendrier participent également à la polarisation de l’édifice autour du sanctuaire. Présent notamment au sein de peintures murales à proximité ou dans la zone du chœur, le thème du Calendrier renvoie au cycle de la liturgie célébrée dans cet espace. La mise en perspective eschatologique à l’extérieur tout comme à l’intérieur de l’édifice contribue à situer ce cycle dans une optique à la fois cyclique et linéaire dépassée par l’éternité du Salut promis aux fidèles. Les dynamiques inhérentes à la disposition du cycle du Zodiaque et/ou des Occupations des Mois en ce qui concerne les compositions et leur organisation interne mais aussi pour ce qui est de leur localisation dans l’édifice ecclésial sont complexes et relèvent d’une mise en ordre réfléchie. Elles reflètent une certaine appréhension de l’espace et une pensée synthétique du monde créé et de l’Ecclesia. Les modalités de composition de ces images fondées sur des principes de symétrie, de répétition et d’alternance sont particulièrement adaptées et efficaces pour ces sujets liés à la représentation et à l’appréhension du « temps » et de l’« espace »43. Ces décors engendrent ainsi grâce à ces effets un véritable discours visuel traduisant des conceptions et relations spatiales et temporelles qui sont en mutation entre le xiie et le xiiie siècle44.
Entre quotidienneté et éternité : Vézelay et Autun Deux exemples bourguignons illustrent un certain nombre de problématiques touchant au Zodiaque et aux Occupations des Mois si souvent associés dans l’art médiéval. Il s’agit des portails de Vézelay et Autun45 (Figure 37 et Figure 38) Le premier,
21 février 2013) ; l’une des interventions portait sur la position de ce thème du calendrier : M. Jullian, « Le calendrier sculpté dans la façade romane : encadrement ou passage ? ». 42 A ce sujet, voir M. Jullian, « Calendrier roman, calendrier gothique : vers un nouvel ordre du temps », art. cit. À aller plus loin, voir notamment J. Le Goff, « Il tempo di lavoro. Agricoltura e segni dello zodiaco nei calendari medievali », Storia e dossier, 22 (1988) ; id., « L’Occident médiéval et le temps », in id. (éd.), Un autre Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1999, p. 403-420. 43 Cf. M. Jullian, « Calendrier roman, calendrier gothique : vers un nouvel ordre du temps », art. cit. 44 En ce qui concerne les conceptions de l’espace dans la pensée médiévale, cf. A. Guerreau, « Il significato dei luoghi nell’Occidente medievale : struttura e dinamica di uno “spazio” specifico », in E. Castelnuovo et G. Sergi (éd.), Arti e Storia nel Medioevo, vol. 1, Torino, Einaudi, 2002, p. 201-239 ; Id., « Stabilità, via, visione : le creature et il creatore nello spazio medievale », in E. Castelnuovo et G. Sergi (éd.), Arti e Storia nel Medioevo, vol. 3, Torino, Einaudi, 2004, p. 167-197. 45 Parmi l’abondante bibliographie consacrée à la Madeleine de Vézelay, nous renverrons notamment aux travaux suivants : F. Salet, J. Adhémar, La Madeleine de Vézelay, Melun, Librairie d’Argences, 1948 ; M. Angheben, « Apocalypse xxi-xxii et l’iconographie du portail central de la nef de Vézelay », Cahiers de civilisation médiévale, 41/no 163 ( Juillet-septembre 1998), p. 209-240 ; P. Diemer et D. Diemer,
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celui du narthex de la basilique Sainte-Marie-Madeleine a été réalisé aux alentours de 1120-1130 tandis que le second, le grand portail de la cathédrale Saint-Lazare, a été réalisé dans son sillage aux alentours de 1130-1140. Les archivoltes de ces deux portails ont en commun d’être cernées d’un cycle de médaillons circulaires encadrant les Occupations des Mois alternant avec les signes du Zodiaque, auxquels s’ajoutent des personnifications des Saisons et d’autres figures plus délicates à identifier et différentes dans les deux cas46. Les deux voussures concernées arborent des médaillons circulaires évoquant les schémas diagrammatiques et encadrent deux ensembles iconographiques synthétiques. Le portail de Vézelay fonctionne étroitement avec les deux portails qui l’encadrent, le tout présentant un cycle à la fois narratif et synthétique allant de la naissance du Christ, autrement dit depuis son Incarnation, jusqu’à la Pentecôte tel un déploiement spirituel et un point d’orgue donné à cette narration ouvrant sur la mission d’évangélisation donnée aux apôtres. Plusieurs temporalités sont ainsi réunies et encadrées par le cycle dit du Calendrier figuré sur l’archivolte du portail central. Comme l’a souligné Jacques Le Goff à propos des structures spatiales et temporelles, « Une multiplicité de temps, telle est la réalité temporelle pour l’esprit médiéval 47 ». Or à Vézelay, le tympan du portail central du narthex mettant en scène la mission évangélique donnée aux apôtres tend également à réunir temps et espace dépassés par la figure centrale du Christ dans un espace circonscrit par le cycle des signes du Zodiaque et des scènes des Mois. Ce cycle surmonte tel un arc liminaire et périphérique le tympan compartimenté où sont répartis les peuples de la terre figurant la variété tout autant que l’unité de la Création. Cette disposition rayonnante autour du Christ et à l’intérieur des limites dessinées par la voussure sont des effets adaptés à la fois au discours évangélisateur mais aussi à la tradition encyclopédique dont est issu le Zodiaque. À Autun, la mise en scène du thème principal du Jugement Dernier est polarisée de manière traditionnelle autour du Bien et du Mal, autour des élus et des damnés48. Le Christ juge, pivot de cette composition, est présenté dans toute sa puissance
« Le grand portail de Vézelay », in N. Stratford (éd.), Cluny. 910-2010 : onze siècles de rayonnement, Paris, Éditions du patrimoine – Centre des monuments nationaux, 2010, p. 200-213. Pour ce qui est de Saint-Lazare d’Autun, qui n’a rien à envier à la bibliographie concernant la Madeleine, nous renverrons notamment aux travaux suivants : D. Grivot et G. Zarnecki, Gislebertus, sculpteur d’Autun, Paris, Éditions du Trianon, 1965 ; C. Ullman (éd.), Révélation, le grand portail d’Autun, Lyon, éd. Lieux Dits, 2011. 46 ÀVézelay, voici les figures de gauche à droite (hormis les médaillons à motif végétal) sur la voussure dite du calendrier : Janvier, Verseau, deux Saisons (?), Poissons, Février, Bélier, Mars, Taureau, Avril, Mai, Gémeaux, Juin, Cancer, un oiseau dans un demi-médaillon, un quadrupède, un acrobate, une sirène, Lion, Juillet, Vierge, Août, Septembre, Balance, Octobre, Scorpion, Novembre, Sagittaire, le Jour et la Nuit ou l’Ancienne et la Nouvelle Année (?), Capricorne, Décembre. A Autun, de gauche à droite (hormis les médaillons à motif végétal) : deux Saisons (?), deux Saisons (?), Janvier, Verseau, Février, Poissons, Mars, Bélier, Avril, Taureau, Mai, Gémeaux, Annus (personnification de l’Année), Cancer, Juin, Lion, Juillet, Vierge, Août, Balance, Septembre, Scorpion, Octobre, Sagittaire, Novembre, Capricorne, Décembre. 47 J. Le Goff, La civilisation de l’Occident médiéval, Flammarion, Paris, 1982, p. 149. 48 Pour une approche récente du portail de Saint-Lazare d’Autun, voir B. Maurice-Chabard, « L’église de pèlerinage, l’iconographie et la fonction liturgique de ses portails », in C. Ullman (éd.), Révélation, le grand portail d’Autun, op. cit., p. 142-161.
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et comme nimbé du cycle dit du Calendrier. Sa tête est encadrée du Soleil et de la Lune et surmontée de la personnification de l’Année à laquelle il est assimilé (Figure 39). À l’origine, les Vieillards de l’Apocalypse figuraient sur la voussure interne et renvoyaient ainsi à l’idée de succession des générations réunies en répétant le motif de ces musiciens couronnés sur tout le pourtour de l’arc et sur l’un des chapiteaux49. Les inscriptions soulignent quant à elles l’idée d’une domination du Christ sur les êtres mais aussi sur le temps et l’espace qu’il dépasse de son éternité divine50. En effet, sur les bordures de la mandorle, se lit : Omnia · dispono solus meritos[que] corono … Quos scelus exercet · me iudice pena coercet51. Ces inscriptions affichent une certaine prépondérance de la lumière comme métaphore du Salut et de l’éternité mais aussi des vertus requises pour les Élus, tel qu’on peut le remarquer dans l’inscription placée sur le bandeau du linteau du côté des élus : Quisque resurget ita quem non trahit impia vita ; et lucebit ei · sine fine lucerna diei52. Cette lumière ainsi que l’idée de permanence qui lui est associée font écho au cycle calendaire orienté dans une perspective eschatologique. Les signes du Zodiaque viennent à la fois encadrer et se superposer à un temps terrestre dont les vicissitudes incarnées par les Occupations des Mois furent imposées après le Péché originel53. D’ailleurs, l’inscription située sur le bandeau du linteau, cette fois-ci du côté des damnés utilise finement les échos entre les mots terror et error ainsi que terreat et terreus : « : Terreat hic terror ; quos terreus alligat error : nam fore sic verum · notat hic horror specierum54· ». Ces inscriptions révèlent une pensée complexe articulant et opposant terrestre et céleste, l’horreur, autrement dit les ténèbres et la lumière, le péché et le salut55. En 49 Les fragments de ces Vieillards musiciens, dont la voussure fut bûchée en 1766, sont conservés au Musée Rolin d’Autun. Cf. Ibid. 50 D’ailleurs, cette théophanie unissant le temps du Jugement et l’éternité divine passe par l’expression de l’idée de permanence et de continuité du jugement sensible notamment dans l’emploi de certains termes évocateurs et du présent de l’indicatif dans ces inscriptions. Cf. B. Bon et A. Guerreau-Jalabert, « Propositions pour une relecture des inscriptions du tympan », in C. Ullman (éd.), Révélation, le grand portail d’Autun, op. cit., p. 178-189, p. 185. 51 Ce que l’on peut traduire par « Seul, je dispose de tout et je couronne les méritants ; Ceux que le péché tourmente, par mon jugement, le châtiment les punit. » d’après Ibid., p. 179. 52 « Chacun ressuscitera ainsi, que n’entraîne pas une vie impie, Et luira pour lui sans fin la lumière du jour. » Cf. loc. cit. 53 À propos des Occupations des Mois à Autun, voir P. Mane, « Aspects de la vie quotidienne au xiie siècle : le calendrier des mois », dans C. Ullman (dir.), Révélation, le grand portail d’Autun, op. cit., p. 162-177. 54 Soit « Que cette terreur terrifie ceux que lie l’erreur terrestre, Car ce sera vraiment ainsi, [comme l’] indique cette horreur des images. » D’après B. Bon et A. Guerreau-Jalabert, « Propositions pour une relecture des inscriptions du tympan », art. cit., p. 179-180. À propos du terme terreus, cf. loc. cit., n. 346 : « Terreus : mot rare, mis pour terrenus, pour des raisons de métrique ; la forme la plus fréquente est terrestris. Opposé au céleste, le terrestre est inscrit dans le registre charnel. » 55 Pour approfondir l’approche du contenu de ces inscriptions telles des formules renouvelées, faisant intervenir des variations formelles autour de fragments de textes liturgiques et poétiques ainsi que des « références remaniées » de la Bible, cf. B. Bon et A. Guerreau-Jalabert, « Propositions pour une relecture des inscriptions du tympan », art. cit., p. 183-184 : « […] l’écriture médiévale repose sur un stock partagé d’expressions dans lequel les auteurs puisent, qu’ils aménagent et réintroduisent dans des contextes divers. », p. 184.
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regard de ces inscriptions, l’association des deux cycles zodiacal et mensuel au sein du thème du calendrier constitue une formule entre éternité et quotidienneté, entre le temps céleste et le temps terrestre, reflétant ainsi l’articulation entre ciel et terre, entre spirituel et charnel dans la pensée médiévale56. La voussure du calendrier du portail permet d’évoquer le règne universel du Christ et participe à la scène du Jugement Dernier en réunissant temps et espace, dépassés par le caractère universel du Jugement et de la fin des temps qu’il induit. Dans ces deux ensembles bourguignons ont les similarités incitent à la comparaison, le Christ est comme couronné de cet arc liminaire réunissant temps et espace mais aussi ciel et terre. Le cycle des signes du Zodiaque et des Occupations des Mois est repris dans la même région quelques décennies plus tard, à Avallon (Saint-Lazare, vers 1160-1170)57 sur l’archivolte du portail central ainsi qu’à Tournus (Saint-Philibert, vers 1200 ?)58 sur la mosaïque de pavement du déambulatoire. Sur les deux portails étudiés, le cycle est présenté et utilisé comme une sorte d’attribut de souveraineté et de domination du Christ mais aussi comme le moteur périphérique d’une perspective eschatologique. De plus, le cycle du calendrier est aussi un instrument pour l’Ecclesia de manière plus générale. Le thème des Occupations des Mois constitue en effet l’expression d’une certaine domination de l’Ecclesia sur le temps et l’espace social, terrestre de la société féodale59. Ce temps est rythmé par les activités agricoles correspondant pour J. Le Goff à un temps rural encadré par les fêtes liturgiques de l’année incarnant le temps clérical60. On peut d’ailleurs souligner la récurrence des cycles du calendrier peints dans l’abside juste derrière l’autel afin de réaffirmer l’emprise et la maîtrise du temps par l’Eglise et de relier les temporalités naturelles, agricoles et liturgiques. L’insertion traditionnelle au mois de Mai – sans être systématique – de la figure du cavalier ou du seigneur permet de faire le lien avec une société féodale articulée61. L’association du Zodiaque avec les Occupations des Mois illustre les systèmes de dépendance et de domination à l’œuvre dans la société féodale et relève ainsi d’enjeux de pouvoir et de domination.
56 A. Guerreau-Jalabert, « Spiritus et caritas. Le baptême dans la société médiévale », in F. Héritier-Augé et E. Copet-Rougier (éd.), La parenté spirituelle, Paris, Éditions des archives contemporaines, 1995, p. 133-203. 57 J. Vallery-Radot, « L’iconographie et le style des trois portails de Saint-Lazare d’Avallon », Gazette des Beaux-arts, t. vii (1958), p. 23-34. 58 C. Sapin (éd.), Le décor retrouvé de Saint-Philibert de Tournus, Regards sur la mosaïque médiévale, Actes du colloque du CIER [Tournus, 18-19 septembre 2003], Tournus, Centre International d’Études Romanes, 2004. 59 Cf. J. Le Goff, La civilisation de l’Occident médiéval, op. cit., p. 151. 60 Ibid., p. 152, p. 155. 61 Ibid., p. 154-155.
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Conclusion Ainsi, les signes du Zodiaque et les Occupations des Mois apparaissent comme les deux pendants du temps réunis, comme deux éléments formant une séquence significative, ordonnatrice et révélatrice. La liturgie se constitue au Moyen Age comme un véritable art de la formule répétant cycliquement les fêtes de l’année liturgique et réunissant ainsi temps passé, présent et futur en les plaçant dans une perspective eschatologique. Or le portail latéral de la cathédrale d’Autun, qui servait en fait d’entrée principale au pèlerinage en l’honneur des reliques de saint Lazare, présentait la scène du Péché originel associée à la résurrection de ce dernier62. Le grand portail servait quant à lui de sortie, ainsi que de transition vers le cimetière. Il constituait la fin de la boucle narrative ainsi formée en présentant la résurrection des morts, ainsi que le Jugement Dernier, les deux portails se faisant écho. Dès lors, le cycle du calendrier encadrait en quelque sorte cette narration iconique mêlant différentes temporalités éclatées et en même temps polarisées par l’éternité de la figure centrale du Christ. Ce dernier est d’ailleurs flanqué sur le tympan du grand portail d’une structure ecclésiale synthétisant le Paradis et l’E(e)cclesia contrastant avec les débordements infernaux du côté opposé. Cette structure ecclésiale à dimension métonymique, placée à cet endroit précis peut être considérée comme une sorte de mise en abîme de l’édifice tout entier, une formule dans la formule pour ainsi dire. Ainsi, ce décor sculpté synthétise au moyen de diverses formules visuelles narratives et efficaces le rôle de l’E(e)cclesia63. L’association du cycle du Zodiaque et des Occupations des Mois dans ce qui constitue la formule dite du calendrier tisse ainsi des relations entre des échelles temporelles et spatiales à la fois hétérogènes et articulées, relevant à la fois de l’individu et du collectif, du local et de l’universel.
62 À ce sujet, pour une synthèse récente, cf. B. Maurice-Chabard, « L’église de pèlerinage, l’iconographie et la fonction liturgique de ses portails », art. cit. 63 Sur ces questions, voir D. Iogna-Prat, La Maison-Dieu : une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge, v. 800- v. 1200, Paris, Seuil, 2012.
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Figure 33 : Pilier de Souvigny (03), provenant du prieuré Saint-Pierre, cloître, conservé au Musée de Souvigny, milieu du xiie siècle, détail : le Sagittaire et le Scorpion. © A. Ferrand
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Figure 34 : Pilier de Souvigny (03), prov. prieuré Saint-Pierre, cloître, conservé au Musée de Souvigny, milieu du xiie siècle, détail : Décembre, © A. Ferrand
Figure 37 : Vézelay (89), portail du narthex de la basilique Sainte-Marie-Madeleine, vers 1120-1130, vue d’ensemble du portail central, © A. Ferrand
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Figure 38 : Autun (71), grand portail de la cathédrale Saint-Lazare, vers 1130-1140, vue d’ensemble, © A. Ferrand
Figure 39 : Autun (71), grand portail de la cathédrale Saint-Lazare, vers 1130-1140, détail de la voussure au-dessus de la tête du Christ : de gauche à droite, les Gémeaux, Annus, le Cancer, Juin, le Lion, Juillet, la Vierge, Août, © A. Ferrand
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Des formules pour peindre des images
The notion of mixtura in treatises on medieval painting does not relate to the mere process of mixing colours or its result but, rather, to a complex system of colours that are associated with one another in the modelling of paint. This “mixture” is thus both material and visual as different colours appear side by side. The background colour is first applied (several pigments that may or may not be mixed together), the modelling is then painted onto the background in lighter colours (light) and darker colours (shade). This is a ternary system (background colour, light and shade) that is found in many treatises such as the De Coloribus and Mixionibus or De Diversis Artibus by the monk Theophilus. The author of the Liber Diversarum Artium (Montpellier, Bibliothèque interuniversitaire, Faculté de Médecine, H277) re-organized the knowledge disseminated in several treatises on artistic technology in the twelfth and thirteenth centuries or revealed techniques that were previously unknown. This descriptive content presents part of the knowledge that the medieval painter must acquire – an essential part that is deemed necessary and indispensable to produce a painting.
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L’apprentissage des processus et des procédés nécessaires à la réalisation d’une peinture au cours des xiie et xiiie siècles, implique la maîtrise d’un certain nombre de compétences. Celles-ci couvrent la capacité de dessiner ou de confectionner des outils (et donc d’en comprendre leur fonction), de préparer les supports de la peinture, de connaître les pigments et les liants, d’appliquer les métaux mais aussi et surtout de connaître le mélange, la superposition et l’emploi des couleurs dans la peinture. A ce titre, les notions de mixturas et d’impositiones dans les traités de peinture médiévaux ne relèvent jamais de simples mélanges. Il s’agit de systèmes complexes où les couleurs sont mutuellement associées dans
Anne Leturque • Université Paul -Valéry Montpellier III – EA 4583 CEMM – Universitat Autonoma de Barcelona La Formule au Moyen Âge, éd. par Olivier Simonin et Caroline De Barrau, Turnhout, 2021 (Atelier de Recherche sur les Textes Médiévaux, 28), p. 223-251 © FHG10.1484/M.ARTEM-EB.5.120284
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le modelé de la peinture. Ces mélanges sont à la fois de l’ordre du matériel et du visuel, du fait de la présence côte à côte de couleurs différentes. Pour obtenir ces effets, il semblerait que les peintres aient recours à des usages, relatés dans les textes de technologie artistique, et que l’on pourrait schématiser grâce à plusieurs systèmes de représentation. Ces derniers se traduisent concrètement à travers l’emploi de formules picturales ayant comme base l’application d’une couleur de fond (plusieurs pigments mélangés ou non), sur lequel est peint le modelé de l’image avec des couleurs plus foncées (les ombres) et avec des couleurs plus claires (les lumières).
Le Liber Diversarum diversarum artium Le choix de s’attarder spécifiquement sur un traité tel que le Liber Diversarum Artium1 (Montpellier, bibliothèque interuniversitaire, Faculté de médecine, H277) – pour lequel nous emploierons désormais l’abréviation LDA – se justifie par le fait qu’il reproduit, réorganise et complète le savoir concernant les systèmes de représentation picturale contenus dans d’autres traités, notamment le De Coloribus et Mixtionibus (DCM dorénavant), daté du xiie siècle2, comme le De Diversis Artibus du moine Théophile (ou Schedula)3. Le Compendium artis picturae (CAP dorénavant), date
1 Le texte du LDA fut transcrit une première fois en 1848 par Georges Libri : G. Libri, Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques des départements, tome i, La bibliothèque de l’École de Médecine de Montpellier. Paris, Imprimerie nationale, 1849, p. 394-397, p. 739-811. En 1979, Jean-Pierre Rose a travaillé sur la base de cette transcription et a produit une traduction d’une partie du texte en français : J.-P. Rose, Le « liber diversarum artium », MS. Lat. 277-No 17, bibliothèque de l’école de médecine de Montpellier, Mémoire de maîtrise spécialisée en histoire régionale sous la direction de Jacques Bousquet, Montpellier, octobre 1979. Plus récemment, Doris Oltrogge proposait dans un article une étude comparée entre le De diversis artibus du moine Théophile et le LDA (D. Oltrogge, « Cum cesto et rigula. L’organisation du savoir technologique dans le Liber Diversarum Artium de Montpellier et dans le Diversis Artibus de Théophile », Encyclopédies Médiévales, Cahiers Diderot no 10 (2004), p. 67-100). Enfin, Mark Clarke publia en 2011 une nouvelle édition critique du LDA, accompagnée d’une traduction en langue anglaise (M. Clarke, Mediaeval Painters, Materials and Techniques. The Montpellier Liber Diversarum Arcium, Londres, Archetype Publications Ltd, 2011). 2 Th. Philipps, « Mappae Clavicula, a treatrise on the preparation of pigments during the Middle Ages », Archeologia, 32 (1847), p. 183-244 ; A. Petzold, « De coloribus et mixtionibus : the earliest manuscripts of a romanesque illuminator’s handbook », in L. L. Browrigg (éd.), Making the medieval book : techniques of production, Londres, Anderson Lovelace, 1995, p. 56-65. 3 Ch. de l’Escalopier, Théophile, prêtre et moine. Essai sur divers arts, Paris, Toulouse, Techener et Delion 1843 (rééditions : 1924, 1977) ; R. Parker Johnson, « The manuscripts of the Schedula of Théophilus presbyter », Speculum 13 (1938), p. 86-103 ; Theophilus, De diversis artibus, éd. Ch. R. Dodwell, Londres, Nelson, 1961 ; A. Blanc, Théophile, prêtre et moine. Essai sur divers arts, en trois livres, corrigé, annoté et complété d’après le texte latin du xiie siècle par André Blanc, d’après la traduction du chanoine J.-J. Bourassé, Paris, Picard 1980.
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quant à lui, du xiiie siècle4 et le Liber de Coloribus Illuminatorum sive Pictorum (LCI dorénavant) des années 13005. L’étude la plus récente du LDA a été effectuée par Mark Clarke6. Il précise que même si le texte du LDA dont nous disposons a physiquement été assemblé vers 1430 – nous pensons d’ailleurs qu’il s’agit davantage des années 14707 – le texte original semble plutôt avoir été exécuté vers 13008. L’origine nord-européenne du LDA ne fait pour lui aucun doute. Les textes sources qui le compose proviennent en effet d’Angleterre, de France, de Flandres mais nous savons bien qu’ils ont bénéficié d’une bien plus large diffusion. Doris Oltrogge pense d’ailleurs que l’emploi presque constant du mot carta pour nommer le parchemin au lieu de pergamena pourrait aussi orienter vers une origine italienne, non seulement du manuscrit conservé, mais aussi du traité lui-même9. D’autres ont également souligné l’emploi d’un certain nombre de mots d’origine méridionale. Une recette entière du LDA est également écrite en français puis traduite en latin10. Nous n’avons donc encore aucune certitude sur la provenance du LDA pas plus que sur son auteur d’ailleurs. Le savoir et le savoir-faire qu’il déploie dans le domaine de l’enluminure et de la peinture sur panneaux de bois fait probablement de lui un praticien d’atelier. 4 H. Sylvestre, « Le Ms Bruxellensis 10147-58 (S. XII-XIII) et son Conpendium artis picturae », Bulletin de la commission royale d’histoire, 119 (1954), p. 95-140 ; M. Clarke, « A unique 12th-century illuminator’s treatise. An original composition incorporated in the Brussels Compendium artis picturae », in S. EybGreen et al. (éd.), The Artist’s Process : Technology and Interpretation, Londres, Archetype Publications, 2012, p. 54-59. 5 Le manuscrit Londres, British Library, Sloane MS 1754, ou Liber de Coloribus Illuminatorum sive Pictorum, est une compilation anonyme datant probablement des années 1300, donc contemporaine du LDA, publiée en 1926 par Daniel Varney Thompson (D. Varney Thompson, « Liber de coloribus illuminatorum sive pictorum from Sloane ms no 1754 », Speculum, 1/3 (juillet 1926), p. 280-307. 6 Clarke, 2011, op. cit. 7 En 2013, des clichés des filigranes ont été exécutés à notre demande par la photographe de la bibliothèque inter-universitaire de la Faculté de Médecine de Montpellier. La comparaison des différents motifs avec ceux répertoriés dans la nomenclature de Charles Briquet renseigne sur la datation possible des filigranes ainsi que sur l’origine du papier qui compose le manuscrit H277. Toutes ces feuilles ont été produites en Italie, la plupart dans le nord, plus précisément dans la région de Pise, hormis deux séries dont l’une viendrait de Montpellier et l’autre du sud de l’Italie. Ces deux dernières provenances balisent la datation du papier entre 1358 et les années 1470, grâce aux empreintes des motifs. 8 Clarke, 2011, op. cit., p. 54-55. 9 Oltogge, op. cit., p. 71. 10 Voici la transcription de Georges Libri (op. cit.) : « Nota. Hab verdure de babilonie per x. b. p. de semare .v. de alcus [cum ?] et . 2. de nesedar, e met tut ensemble, et metes desus .4. onces de vin ad igne, et facies bulir .i. hore del zur, et post le metes jus, e, quant vos vudres laborer une nostre labur sera veyt, e, bel » – « Exponitur. tolle .x. oncias pondus viride eris. et v. p. de alcus id est es ustum, et .Ʒ. [lire oncias] .ij. pondus salis armoniaci, et pone insimul, et pone in aliquo vase, et pone intus quatuor oncias de aceto fortissimo et facias bulire .i.a. hora diei et depone ab igne et sine refrigerare, et cum volueris operare de eo, eritque multum viride et optimum ». Passage traduit ainsi par Jean-Pierre Rose (op. cit.) : « Prends dix once de vert de cuivre, cinq onces d’alcus, c’est-à-dire de « cuivre brûlé », et deux onces de sel d’ammoniaque, mélange le tout et mets-le dans un vase, verse dessus quatre once de vinaigre fort, fais bouillir durant une heure de jour, retire du feu, et laisse-le refroidir et quand tu voudras, travaille avec (cette couleur) ; elle est belle, et c’est le meilleur des verts. »)
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L’application pas à pas du traité semble en effet possible dans ces deux domaines, et les nombreux ajouts et compléments, apparemment issus de l’expérience personnelle de l’auteur car non identifiés dans d’autres sources connues, étaye cette probabilité. Le fait qu’il ait pu avoir un accès facilité à autant de sources écrites (au moins 16 d’entre elles ont été identifiées par Mark Clarke) et la capacité qu’il a développé dans son approche réorganisatrice des contenus qu’il maniait renvoient, par contre, avec certitude à un statut de lettré. Pour autant, ses prescriptions pour la peinture murale ne sont pas complètes, voire difficiles à suivre, le domaine du chantier semble lui être davantage étranger. Le texte original du LDA daterait plutôt de la première moitié du xive siècle – il aurait donc été compilé entre 1300 et 1350 – et retranscrirait un savoir en cours aux xiie et xiiie, voire au tout début du xive siècle. Dans son article comparatif entre le LDA et la Schedula de Théophile, Doris Oltrogge précise deux points très importants au sujet des folios qui nous intéressent. Aucune des sources connues du LDA sur la peinture n’est postérieure à la fin du xiiie siècle. Elle fait également une remarque significative sur le contenu du traité. L’auteur de ce dernier tente vraisemblablement de rassembler tout ce qui concerne la production de couleur, mais il ne fait pas état de l’or mussif11. Cette couleur, inventée probablement à la fin du xiiie siècle, est, dit-elle, présente dans à peu près tous les traités sur la fabrication des couleurs depuis le milieu du xive siècle. Il se pourrait donc que le Liber de Montpellier ait été composé avant que l’or mussif ne soit généralement connu12. À ces arguments peut être associée la volonté de réorganisation du savoir dont fait preuve l’auteur qui consiste à donner un aperçu le plus complet possible du geste de travail. De ce point de vue, il existe d’ailleurs une différence de conception entre le Liber de Montpellier et tous les textes dont il s’est nourri. Cette démarche ne nous renvoie pas aux habituelles compilations mais à une exhaustivité de l’information quasi encyclopédique, du moins pour ce qui concerne l’enluminure et la peinture sur bois. Le Liber Diversarum Artium traite des divers arts en quatre livres, mais accorde à la peinture une part importante puisqu’il y consacre la totalité des trois premiers livres, ce sont donc ces derniers qui nous intéressent ici. Le premier traite principalement de l’art de l’enluminure, le second aborde la peinture sur panneaux de bois, le troisième développe deux arts de la peinture monumentale, celle sur mur et celle sur plafonds lambrissés13. La marche à suivre du peintre réside dans une série d’étapes à exécuter : l’apprentissage et l’exécution du dessin (designacio), la fabrication des couleurs (confectiones colorum), leurs mélanges (mixturas eorum), l’emploi des couleurs dans la peinture (imposiciones eorum), la décoration avec l’or et 11 L’or musif ou mussif est une combinaison d’étain et de soufre de couleur or. 12 Oltogge, op. cit., p. 71 ; B. Guineau, Glossaire des matériaux de la couleur et des termes techniques employés dans les recettes de couleurs anciennes, Turnout, Brepols, 2005, p. 520. 13 Le livre IV est plus hétérogène, évoquant le travail de l’orfèvrerie, de la teinture des textiles et du cuir, la production et la coloration des céramiques, le travail des verres colorés et, enfin, quelques recettes alchimiques ou fantastiques.
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l’argent (ornatum auri et argenti)14. Il convient de compléter ce modus operandi par la préparation du support et les actions nécessaires ou les précautions indispensables à la mise en œuvre de la matière. Le livre I (enluminure) est complet et ce qui y est décrit vaut pour les autres supports ; le livre II (panneaux de bois) se consacre beaucoup à la préparation du support et à l’emploi de l’huile de lin comme liant ; le livre III insiste sur l’application de l’or et de l’argent et sur les mélanges de couleurs spécifiques à la peinture murale. Le peintre doit donc ainsi posséder une connaissance des pigments et des liants. Les matières colorantes sont d’ailleurs ordonnées en groupe de couleurs : bleu, noir, rouge, violet, blanc, vert, jaune. Dans chacun de ces groupes, l’information est rassemblée et organisée systématiquement : d’abord la nature (natura) puis la préparation des couleurs artificielles (confectio), si nécessaire leur purification (purificatio) et, enfin, la façon de les broyer et de les amalgamer avec un liant (distemperacio). Le peintre dispose ainsi d’une palette de base modulée en fonction des liants employés et du support. Il est ainsi précisé au Livre I, chapitre 2 : On utilise les couleurs suivantes pour peindre sur parchemin : bleu, noir, encre, cinabre, rouge de brésil, minium, carmin, sang-dragon, tournesol, brun, blanc, vert de cuivre, terre verte, orpiment, jaune de safran, ocre, et les couleurs extraites des sucs de fleurs et divers végétaux15. Au Livre II, chapitre 9, il explique : « On utilise sur bois les mêmes couleurs que celles qu’on utilise pour peindre sur parchemin […]. On doit néanmoins éliminer les couleurs suivantes : folium, couleur sanguine, carmin, encre et sang-dragon16. » Cependant, les indications qui suivent ce passage sont contradictoires sur l’emploi de telle ou telle couleur à l’huile. Il exclut de fait toutes les couleurs d’origine organique, trop fragiles pour supporter l’exposition au soleil, mais parle finalement de l’emploi de la laque carminée en glacis. Il s’agit d’une des contraintes du procédé de la peinture à l’huile à ce stade de son développement. C’est pour cette raison qu’il renchérit en disant : « On peut broyer et utiliser dans les travaux sur bois toutes les autres couleurs qui peuvent sécher au soleil17. » Il admet néanmoins plus loin l’emploi du carmin, ce qui paraît cohérent avec l’utilisation de glacis sur bois (le tableau ci-dessous prend en compte cette utilisation). Au Livre III, chapitre 1, il est dit : « On emploie sur les murs et les plafonds les mêmes couleurs qui celles servant à peindre sur bois, excepté pour la vraie fresque […]18 ». Ainsi, le blanc utilisé à fresque est le blanc de saint Jean, mais on peut aussi utiliser la craie. Il exclut par contre pour cette technique les laques, le sang-dragon, le vert de gris et l’orpiment.
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Oltogge, op. cit., p. 79-90. Traduction de Jean-Pierre Rose (op. cit.) d’après la transcription de Georges Libri (op. cit.). Ibid. Ibid. Ibid.
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Pigments employés Pigments employés Pigments employés Pigments employés sur parchemin sur bois sur mur à sec sur mur à fresque Bleu d’outremer naturel Azurite Bleus végétaux
Bleu d’outremer naturel Azurite
Bleu d’outremer naturel Azurite
Bleu d’outremer naturel Azurite
Bleus de cuivre Indigo Noir Encre
Bleus de cuivre Indigo Noir
Bleus de cuivre Indigo Noir
Bleus de cuivre Indigo Noir
Cinabre Rouge de Brésil (ou sanguine) Gomme laque
Cinabre
Cinabre
Cinabre
Gomme laque
Gomme laque
Minium Laques carminées (grana et gorma)
Minium Laques carminées (grana et gorma)
Blanc d’os
Blanc d’os
Blanc d’os
Céruse ou blanc de plomb
Céruse ou blanc de plomb Blanc de plâtre
Céruse ou blanc de plomb Blanc de plâtre
Blanc de craie
Blanc de craie
Blanc de craie
Vert de cuivre
Vert de cuivre
Vert de cuivre
Vert de vessie
Vert de vessie
Vert de vessie
Orpiment
Orpiment
Orpiment
Minium Laques carminées (grana et gorma) Sang-dragon
Minium
Folium
Blanc de craie Blanc de saint-Jean
Safran Safran Safran Safran Ocres/ terres Ocres/ terres Ocres/ terres Ocres/ terres naturelles : naturelles : naturelles : naturelles : jaune – rouge – brun jaune – rouge – brun jaune – rouge – brun jaune – rouge – brun - vert - vert - vert - vert Figure 40 : Palette de base du peintre médiéval d’après l’auteur du LDA, © Anne Leturque
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Les mélanges de couleur et leur application Le LDA fait état de sept formulations différentes afin d’appliquer les couleurs. Un certain nombre d’indications sont incomplètes – probablement à cause des erreurs de copie successives – mais on pourrait néanmoins facilement les compléter avec les textes cités précédemment et quelques autres (comme le manuscrit Londres, British Library, Harley 3915) ou par déduction19. Outre le fait qu’on utilise sur bois les mêmes couleurs que celles pour peindre sur parchemin (avec toutes les nuances apportées précédemment), il est également précisé qu’on emploie aussi les mêmes mélanges et les mêmes dégradés, mais que la manière de les détremper est différente. Les précisions apportées mettent cependant en lumière des différences comme le fait de tracer avec du noir, de l’or, de l’argent, ou même d’autres couleurs la plupart des fonds et des figures. Certaines formules semblent surtout adaptées à l’enluminure. Les indications concernant le chatoiement des tissus et la peinture des fonds renvoient davantage aux techniques employées en enluminure que dans la peinture sur bois ou sur mur qui ne nécessitent pas une mise en œuvre si minutieuse. Les explications les plus satisfaisantes concernant ces passages se trouvent surtout consignés chez les auteurs du xixe et du début du xxe siècle, notamment ceux ayant attentivement étudié le traité intitulé De Arte Illuminandi20 (DAI désormais). Les explications concernant le modelé dans la peinture sur mur sont spécifiques à celle-ci et aucun renvoi n’est fait aux usages indiqués pour les autres supports. Les passages décrivant les notions de mixturas et d’imposiciones débutent dans le LDA par des indications simples mais se complexifient au fur et à mesure de l’avancée du texte. Pour autant, nous avons fait le choix de ne pas suivre l’ordre d’apparition des formules dans le texte afin de pouvoir créer des ensembles parmi les différents systèmes. Les deux premières formulations renvoient au système le plus simple à appliquer (comme celui du DCM ou du LCI) : misce, incide, matiza (couleur de fond, ombre, lumière). Les deux suivantes, plus complexes, sont directement issues de la tradition textuelle du moine Théophile et du CAP avec un traitement accru du relief : misceatur, impleantur, discernantur, illuminetur puis misce, imple, tractus, exterior umbra, illumina primo, illumina secundo. On y applique simultanément mélanges et superpositions, dégradés, transitions et juxtapositions des couleurs. Les systèmes 5 et 6 développent un vocabulaire essentiellement associé à la technique de l’enluminure
19 Probablement écrit en France ou en Allemagne vers 1150-1225, il est considéré comme le plus complet des manuscrits de la Schedula de Théophile. L’édition d’Hendrie (R. Hendrie, Théophili, qui et Rugerus, Presbyteri et Monachi, Libri III, de Diversis Artibus, seu Diversarum Artium Schedula. An Essay upon Various Arts, in Three Books, by Theophilus, Called also Rugerus, Priest and Monk, Forming an Encyclopaedia of Christian Art of the Eleventh Century, Londres, J. Murray, 1847), basée sur ce manuscrit, a permis d’identifier un matériel additionnel au texte canonique du moine Théophile : « the Harleian Appendix » et « the Harleian Addenda », comme les nomme Mark Clarke (Clarke, op. cit., p. 23). 20 A. Lecoy de la Marche, « L’art d’enluminer. Manuel technique du xive siècle », Gazette des Beaux-arts, t. xxxii (1885), p. 422-429, t. xxxiii (1886), p. 54-61, t. xxxiv, p. 144-153 ; F. Brunello, De arte illuminandi e altri trattati sulla tecnica della miniature medievale, Vicenza, N. Pozza, 1992 [1ère édition : 1975], p. 86.
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avec les termes purpura, defloretur et coloris campis (comme cela est repris dans le DAI). Enfin, la dernière formule est spécifique à la peinture murale et aucune source connue ne semble aujourd’hui à l’origine de ces indications. Cependant, le vocabulaire employé renvoie davantage au lexique du DCM ainsi qu’à un système binaire tel qu’il apparaît dans le De como se fazem as cores, manuscrit portugais du xve siècle21. Toutes ces formulations font appel à un vocabulaire spécifique. Quelques-uns des termes employés ont fait l’objet d’une étude sémantique et étymologique fondatrice, celle d’Eleanor Webster Bulatkin en 1954, explicitant notamment les verbes matizare et incidere22.
Les formulations simples Formule no1 : misce, incide, matiza
La formule – misce, incide, matiza – est une version augmentée du De coloribus et mixtionibus ou DCM (xiie siècle). Inès Villela-Petit s’est penchée sur les questions qui nous occupent ici. Elle parle d’un système ternaire, d’une formule type dans laquelle il s’agit toujours d’associer à la couleur choisie l’ombre et le rehaut qui lui correspondent. Les antonymes incidere / matizare ont à la fois le sens de trancher avec un ton sombre et de tracer le dessin pour le premier, de donner du relief et d’appliquer les accents de lumière pour le second23 ». La parenté de cette « regola del terne » revient à Francesca Tolaini, qui décrit un système ternaire organique pour lequel les deux tons complémentaires sont fixés d’avance comme si chaque couleur avait ses ombres et ses lumières consubstantielles24. De telles formules semblent particulièrement appropriées pour le rendu des drapés. Une couleur de base pure ou obtenue par mélange est donc appliquée sur la surface, le modelé est ensuite peint sur ce fond avec une couleur plus foncée pour les ombres – souvent obtenues grâce à l’ajout en plus grande quantité d’une des couleurs de base ou de noir – et une couleur plus claire pour les lumières – souvent obtenues grâce à l’ajout de blanc – mais aussi grâce à l’ajout en plus grande quantité d’une des couleurs de base néanmoins différente de celle utilisée pour les ombres. Cependant,
21 I. Villela-Petit, « Les Recettes pour l’enluminure do Livro judaico-português De como se fazem as cores », Medievalista (revue en ligne), 9 (2011), disponible sur (consulté le 16 août 2019). 22 E. Webster Bulatkin, « The Spanish word matiz : its origin and semantic evolution in the technical vocabulary of medieval painters », Traditio, 10 (1954), p. 459-527. 23 I. Villela-Petit, « Imiter l’arc en ciel : la règle des couleurs dans la Schedula diversarum artium de Théophile », Histoire de l’art, 39 (octobre 1997), p. 23-36. 24 F. Tolaini, « Incipit scripta colorum : un trattato contenuto nel ms. 1075 della Bibliotec Statale di Lucca », Critica d’Arte, 3 (1995), p. 54-68, 4 (1995), p. 47-56. Cette « regola del terne » se retrouve dans d’autres traités comme dans le livre III de De coloribus et artibus romanorum, attribué à Héraclius (copies au xiiie siècle), le Liber de coloribus illuminatorum sive pictorum (xive siècle), ou encore certains passages du Libro de como se fazem as colores (xve siècle).
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certains traitements des drapés s’éloignent de ce modèle de dégradé finalement assez familier pour nous, pour employer une couleur de base et sa complémentaire. Néanmoins, et de façon générique, misce indique le mélange de plusieurs couleurs (deux ou plus lorsqu’il y a lieu), incide le fait de poser les ombres et matiza, celui de poser les lumières. Ce premier système de représentation se décline essentiellement sur les draperies, mais aussi dans une moindre mesure pour les carnations, les cheveux, la barbe et les sourcils. Les illustrations ci-dessous et sur l’ensemble de l’article montrent des échantillons représentatifs des mises en couleur proposées dans le LDA et privilégie celles pouvant se décliner sur les trois supports déjà nommés : parchemin, bois, murs (à sec). Certains des pigments utilisés pour expérimenter les indications données dans le traité sont issus de la chimie moderne et, pour plus de commodité, se substituent aux pigments employés au Moyen Âge : le blanc de titane remplace le blanc de plomb – le bleu d’outremer artificiel, le bleu d’outremer naturel – le vermillon artificiel, le cinabre (ou vermillon) – le jaune de cadmium, l’orpiment – le carmin du Mexique, la laque carminée. Nous avons interprété l’ensemble des indications données25 (Figures 43 à Figure 46). Formule no2 : induc, obumbra, illumina
Avec la formulation – induc, obumbra, illumina – et même si le vocabulaire diffère, nous sommes à nouveau face à un système ternaire, déjà utilisé par l’auteur du LDA en s’inspirant du DCM. Cependant, les couleurs associées renvoient à une plastique différente26. L’emploi du blanc comme lumière n’existe quasiment pas dans cette formule à la différence du DCM. L’utilisation de couleurs pures et l’introduction de la notion de glacis sont aussi des particularités de ce système. Le traitement des drapés s’effectue ici sur la base de vifs contrastes colorés en associant le plus souvent une couleur donnée et de sa complémentaire (vert – jaune, rouge – jaune). Cette formule cohabite avec le maniement de couleurs chaudes ou froides issues de la même gamme. (Figure 47 à Figure 49) Le vocabulaire induc, obumbra, illumina est spécifique au LDA. L’auteur du LDA clos le chapitre 28 du Livre I de cette façon : « Ainsi, selon la volonté de l’artisan, on peut diversifier les images et varier les couleurs – voici celles dont je me suis souvenu, et que ce livre raconte – avec leur mélange, les ombres et les lumières qui les accompagne »27. Nous supposons alors que l’auteur du LDA introduit ici une source nouvelle et unique dans la mesure où elle est inconnue des chercheurs ayant travaillé sur les textes médiévaux de recettes de peinture.
25 Le dessin des drapés est tiré du livre de René Léaustic : R. Léaustic, Écrire une icône, Montréal, Éditions Mediaspol, 2010, p. 86. 26 Obumbra (olumbra, deumbra et umbra également) veut dire obscurcir, faire ombre, ombrager en latin. Induco (et non inducto) signifie « recouvrir » entre autres définitions. Mark Clarke le traduit en anglais par « to apply over », « appliquer sur » en français (Clarke, op. cit., p. 126). 27 Il s’agit de notre propre traduction.
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Les formulations complexes Formule no3 : misceatur, impleantur, discernantur, illuminetur puis misce, imple, tractus, exterior umbra, illumina primo, illumina secundo
Le système repris ici pour les carnations ou la pilosité est celui développé dans le De Diversis Artibus (ou Schedula) de Théophile et dans le Compendium Artis Picturae (CAP). Tout ce qui concerne les parties nues du corps nécessite d’apprendre à confectionner des couleurs spécifiques (avec une ou deux couleurs foncées pour les ombres et l’ajout de blanc de plomb à la couleur de base pour la lumière). L’emploi de chacune de ces couleurs, de même que les ombres les accompagnant, est très détaillé28 (Figure 50). À la différence du DCM, le Schedula Diversarum Arcium propose plusieurs modes de représentations distincts, que reprend l’auteur du LDA mais dans un ordre différent et avec de nombreux ajouts, notamment au sujet des fonds. La couleur chair (membrana) dans le traité du moine Théophile, tout comme dans le LDA, sert de couleur de base, une première ombre, un sur-mélange, dessine les détails, y compris la « rotunditas faciei » ou rotondité du visage. La règle apparentée à celle des drapés se trouve complexifiée par l’emploi de deux tons de rose, en plus des couples d’ombres et de lumières. Partant toujours de la couleur chair, le premier vient relever les traits du visage, que l’on surligne ensuite de rehauts plus clairs. Les yeux sont gris. Suivent des traits d’une ombre plus foncée, un rose plus vif sur les lèvres, éventuellement des rehauts avec davantage de blanc « si facies tenebrosa fuerit » et, pour les chevelures et les barbes, toujours le même principe d’un ton de base servant au remplissage de la surface que l’on travaille puis la réalisation de traits sombres et de rehauts clairs. Selon le goût, on peut aussi décorer de traits fins avec le ton le plus clair, c’est le « fac subtiles et raros tractus » décrit par Théophile, mais qui n’apparaît pas dans le LDA. On termine par le détourage du corps (Figure 51). Ce système pour les carnations, les cheveux, les sourcils et les barbes d’une part, et celui sur les drapés d’autre part ne constituent en fait qu’un seul système. Leur complémentarité se révèle dans le choix d’un mélange de base modulé en clair ou foncé dans la gamme colorée, dans les finitions subtiles et dans le trait de contour. Ces principes relèvent des mêmes que ceux développés dans le DCM : faire des traits plus 28 Il est également intéressant de noter que Théophile, repris par l’auteur du LDA, donne des précisions quant aux conventions voulant que la lumière puisse arriver de face ou de trois quarts. Ils nous indiquent par là-même que les traditions picturales évoluent. On n’utilise plus seulement la représentation plus hiératique du visage de face mais aussi celle de trois-quart face. Voir l’article d’Annette Scholtka pour l’application des indication données par Théophile sur la question des carnations (A. Scholtka, « Theophilus Presbyter – die Maltechnischen. Anweisungen und ihre Gegenüberstellung mit naturwissenschaftlichen Untersuchungsbefunden », Zeitschrift für Kunsttechnologie und Konservierung, 6 (janvier 1992), p. 1-53 ; pour la transcription et la traduction en anglais, voir Clarke, op. cit. ; pour la traduction du texte de Théophile en français, voir : Ch. de l’Escalopier, Théophile, prêtre et moine. Essai sur divers arts, Paris, Toulouse, Techener et Delion 1843 (rééditié : 1924, 1977) ; A. Blanc, Théophile, prêtre et moine. Essai sur divers arts, en trois livres, corrigé, annoté et complété d’après le texte latin du xiie siècle par André Blanc, d’après la traduction du chanoine J.-J. Bourassé, Paris, Picard 1980.
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sombres et mettre des rehauts sur une couleur de base. Cependant, Inès Villela-Petit, après l’examen des 17 formules employées chez Théophile, fait état des différences notables entre les deux textes. Pour elle, ni le vocabulaire, ni le nombre des couleurs à associer ne sont identiques. La modification peut sembler minime au regard du sens, mais elle témoigne pourtant d’une indépendance certaine des deux traditions textuelles. De plus, le système de Théophile apparaît comme plus élaboré, plus complexe, amplifié : il n’est pas fondé sur une association ternaire, mais sur cinq ou six tons à la fois29. Ainsi, sur le même modèle que Théophile, le LDA propose, afin de réaliser un drapé, d’appliquer une couleur de base pure ou obtenue par mélange (imple vestimentum), le modelé est ensuite peint sur ce fond avec un ton plus sombre (fiant tractus), on met une première fois les accents lumineux (illumina primo) puis par-dessus des éclats plus clairs (illumina secundo), enfin on fait les ombres avec le ton le plus foncé (fiat exterior umbra), c’est-à-dire l’ombre extérieure ou de contours. Les deux couleurs plus foncées (le tractus et l’ombre extérieure) sont obtenues grâce au mélange d’une des couleurs de base et du noir. Les deux couleurs plus claires pour les lumières (illumina primo, illumina secundo) sont obtenues grâce au mélange de la couleur de base avec d’autres couleurs ou à l’ajout d’une des couleurs de base et du blanc, voire en prenant une couleur pure (Figure 52). Ce système décrit par Théophile dans le De Diversis Artibus mais aussi dans le Compendium Artis Picturae ou le Liber Diversarum Artium se retrouve également dans les usages développés par les moines du Mont Athos et décrit par Denys de Fourna dont Eleanor Webster Bulatkin a traduit certains passages en latin30. Formule no4 : le relief
Le système décrit dans cette formulation est purement graphique et ne peut être résumé à travers l’emploi de quelques mots, il s’agit plutôt d’un processus de représentation afin de donner du volume aux objets, une extension des systèmes précédemment évoqués et, plus encore, avec la formule précédente. Ce processus ne concerne pas uniquement l’arc en ciel, il s’applique également aux tours, aux troncs des arbres, aux trônes ronds ou rectangulaires, aux colonnes, aux arches. Ce procédé facilite la mise en peinture des paysages (la terre et les montagnes, les fleurs, les feuilles) et les bordures décoratives. Les prescriptions du LDA sont les mêmes que celles contenues dans le De diversis artibus de Théophile ou le Compendium artis picturae, même si l’on peut déplorer qu’elles soient incomplètes et non regroupées dans un même chapitre. Sous le vocable tractus ou trait d’arc-en-ciel, Théophile propose sept couples de couleur à partir de cinq éléments de base : cinabre, vert de cuivre, menesch, ocre jaune
29 I. Villela-Petit, « Imiter l’arc en ciel : la règle des couleurs dans la Schedula diversarum artium de Théophile », Histoire de l’art, 39 (octobre 1997), p. 23-36. 30 E. Webster Bulatkin, « The Spanish word matiz : its origin and semantic evolution in the technical vocabulary of medieval painters », Traditio, 10 (1954), p. 459-527.
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noir noir noir noir noir
ombres
bases
rubeum rubeum succus succus rubeum
cinabre cinabre vert vert cinabre
blanc blanc blanc blanc blanc
bases
ombres
vert menesch ocre folium folium
succus folium rubeum rubeum rubeum
noir noir noir noir noir
Figure 41 : D’après un tableau produit par Inès Villela-Petit sur les formules de Théophile associant les couleurs de base deux à deux et adapté ici au LDA, © Anne Leturque
et folium. Trois associations ne sont pas prises en compte : cinabre et ocre, vert et menesch, folium et menesch. On retrouve par contre deux de ces associations dans la description que fait Théophile des ombres à utiliser. Pour Inès Villela-Petit, l’essentiel réside dans la juxtaposition en miroir de demi-phrases (noir-ombre-couleur-blanc) pour former des formules différentes. Seule la première est développée et explicitée par le texte, mais il est entendu que les suivantes sont calquées sur le même modèle : cinabre-blanc-vert, avec des dégradés du rouge au blanc et du vert au blanc central ; puis on ombre d’ocre rouge d’un côté, d’un vert végétal plus foncé de l’autre (le succus) ; enfin, de cette ombre jusqu’au noir. Pour les autres combinaisons, on procède de la même façon31 ». Le LDA est moins riche que dans ses explications. Son auteur semble vouloir résumer le propos en réduisant les couples de couleur à cinq. Le trait qui imite l’aspect de l’arc en ciel est ainsi composé de paires de couleurs contrastées, c’est-à-dire de cinabre et de vert, ou de cinabre et de menesc, ou de vert et d’ocre, ou de cinabre et de folium, ou de vert et de folium. Il est construit en traçant deux traits de largeur égale. Les couleurs décrites ci-dessus sont alors mélangées avec du blanc (3 parties de blanc pour 4 de couleur). On ajoute alors de plus en plus de couleurs pour créer un dégradé. Par exemple, si le premier trait est fait avec le cinabre, il doit être légèrement rouge, la deuxième ligne doit l’être davantage, la troisième aussi, la quatrième plus encore, jusqu’à arriver au cinabre pur. Il faut ensuite mêler à ce cinabre une petite quantité de rouge, puis du rouge pur, puis ce rouge avec du noir et, en dernier lieu, du noir seul32. À travers ce système, on remarque que les tonalités (couleurs), les degrés de saturation et d’ombre (valeurs) à la source du contraste clair-obscur (d’où l’emploi d’une autre couleur que celle de base pour faire les ombres), sont utilisés comme un tout indissociable. La position du trait de pigment pur choisi comme base est fonction du nombre de nuances intermédiaires entre le noir et le blanc (la limite
31 Villela-Petit, op. cit. 32 Voir les travaux d’Annette Scholtka et d’Erhard Brepohl sur le sujet : A. Scholtka, « Theophilus Presbyter – die Maltechnischen. Anweisungen und ihre Gegenüberstellung mit naturwissenschaftlichen Untersuchungsbefunden », Zeitschrift für Kunsttechnologie und Konservierung, 6 (janvier 1992), p. 1-53 ; E. Brepohl, Theophilus Presbyter und das mittelalterliche Kunsthandwerk, Cologne, Böhlau Verlag, 1999 (2 volumes).
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est fixée à douze pour chaque demi-phrase de la formule chez Théophile). Comme l’indique I. Villela-Petit : D’une manière générale, le tractus donne plus de demi-teintes vers le blanc que vers le noir. Sur douze traits, le cinabre, par exemple, se retrouvera à la septième place à partir du blanc, sur neuf à la sixième, sur sept ou huit à la cinquième, sur six à la quatrième, sur cinq à la troisième […]. En dessous de cinq traits, on n’emploie plus de couleur pure mais un ton dégradé33 ». Une fois le principe posé, des exemples d’applications spécifiques précisent ou modulent le système même s’il existe différentes formes de représentations compilées en une suite désordonnée dans le LDA. Pour les tours, la règle intangible qui met le ton le plus clair au milieu et le plus foncé à l’extérieur est respectée. Les tours rondes sont faites avec de l’ocre. On trace une ligne blanche au milieu et, de chaque côté, on pose un ocre pâle légèrement bordé de couleur safran. On mélange alors un peu de rouge, puis de plus en plus, progressivement, de telle sorte que la couleur soit au final seulement rouge. Il peut être fait de la même façon avec des mélanges de cinabre, de bleu, de vert, de noir, de blanc. Le mur des tours est fait avec de l’ocre et du cinabre, comme le sont les couleurs des colonnes. Avec cette procédure, les trônes ronds et rectangulaires, les bordures décoratives, les parties ligneuses des arbres et leurs branches, les tours, les colonnes et les sièges, et tout ce que l’on veut voir apparaître, et également les arcs sur des colonnes dans les bâtiments sont réalisés avec la même procédure, à savoir : une couleur, l’intérieur sera blanc, puis seront peintes les ombres, et l’extérieur sera noir34. Pour les végétaux, plusieurs recommandations se succèdent. Pour la partie ligneuse des arbres, il faut mélanger du vert et de l’ocre et, pour les ombres, ajouter du suc et un peu de noir. Pour les fleurs et les feuilles, on applique d’abord une couleur jaune. On pose alors du jaune pur fortement broyé pour faire l’ombre de la partie inférieure, puis une seconde ombre à l’intérieur35. La partie supérieure est tracée avec du blanc, les ombres avec une couleur moins forte, et les détails avec du blanc ou de l’orpiment. Il est également à noter que les nervures des feuillages, des vignes ou autres peuvent être peintes avec du blanc ou du vert s’il n’y a pas d’autres couleurs employées. La terre et les montagnes sont peintes avec cette couleur composée de vert et de blanc, sans suc, avec du brun, du blanc et du noir, et avec du blanc, de telle sorte que l’intérieur soit pâle, et qu’à l’extérieur soient peintes les ombres en mélangeant les couleurs avec un peu de noir. L’auteur du LDA comme ses prédécesseurs veulent donc obtenir la restitution de volumes grâce à l’application d’une lumière centrale et d’ombres périphériques.
33 Villela-Petit, op. cit. 34 Voir les travaux d’Annette Scholtcha et de Brepohl (1999) mentionnés en note 32. 35 L’indication « comme ceci » dans le texte suggère qu’une indication était probablement représentée à cet endroit du texte original.
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Les formulations traditionnellement associées à la technique de l’enluminure Si nous définissons ainsi ce chapitre c’est que bon nombre des matières colorantes employées dans les formules 5 et 6 sont spécifiques à la peinture sur parchemin. L’emploi de folium, de sang-dragon ou de bois de brésil, pour ne citer que cela, renvoie en effet à la technique de l’enluminure. Cela se vérifie surtout pour le système no5 pour lequel un tableau des formules employées illustre le propos au lieu d’une expérimentation plastique. Formule no5 : De colorandis campis
Il faut entendre par campis et spacii (Livre I, chapitre 29 du LDA), ce qu’Albert Lecoy de la Marche appelle le champ à peindre36. Il est délimité par une esquisse qu’on enduit doucement d’un apprêt (colle amollie sur les lèvres) qui dispose le parchemin à bien recevoir la couleur et à se l’incorporer solidement. C’est une précaution qui est souvent prise à l’égard des parties à dorer. Il peut y avoir plusieurs champs à peindre dans une composition, le fond doré à la coquille ou à la feuille, ou le fond coloré, les vêtements, l’architecture etc. Une première couche de pinceau est ensuite donnée sur toute la surface du dessin, s’il y a lieu, avec une teinte un peu pâle, mélangée de céruse. En fonction de la couleur que l’on envisage de passer ensuite on choisit telle ou telle teinte. Dans le DAI, c’est ce qu’on appelle investir ou recouvrir le champ (le mot champier, qui se rencontre souvent dans d’autres sources plus modernes, a une signification analogue). Sur ce champ coloré, le pinceau revient pour tracer, dans une nuance différente, d’autres dessins, des détails quelconques (Albert Lecoy de la Marche soumet le terme profilare pour définir cette action), et aussi pour réinvestir ou pour renforcer la nuance de fond. Enfin, il reste à mettre les ombres (umbrare) à l’aide de tons plus foncés, sans mélange, ou avec une couleur spéciale, comme le violet du folium ou la rosette sans corps […]. Le mode opératoire décrit dans le DAI est donc bien le même que celui utilisé dans le LDA même si le vocabulaire diffère. Dans le LDA, le remplissage des fonds s’effectue avec une couleur le plus souvent rabattue (donc en ajoutant du blanc), mais pas seulement, elle peut être pure à quelques reprises. Les nuances apportées sur ce fond pour le renforcer ou le décorer sont effectuées avec la couleur pure correspondante ou une complémentaire. Il s’agit ici d’une mise en œuvre de la peinture différente qui fonctionne plus comme un système de réserve que de substitution, on joue avec le fond coloré. La lumière ne représente pas la touche finale mais apparaît grâce aux touches plus foncées37.
36 Lecoy de la Marche, op. cit., p. 145. 37 Pour Mark Clarke, cette façon de peindre renvoie davantage au livre de modèle de Göttingen et plus globalement à l’ensemble des fonds de vignette dans la miniature du xiiie siècle et du début du xive : Clarke, op. cit., p. 202 ; H. Lehmann-Haupt, The Göttingen Model Book, Columbia, University of Missouri Press, 1978.
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Couleur de fond
Tractus
Ombrer et/ou cerner
Bleu Bleu clair Rose Vert clair
Sanguine puis blanc Bleu Sanguine Vert clair + plus de vert
Bleu (blavum)
Sanguine claire
C cinabre O bleu soutenu + rouge de brésil O Sanguine soutenue O Vert soutenu + noir C Rouge de brésil foncé O Sanguine soutenue ou bleu ou indigo
Folium + chaux Laque + noir
rouge de brésil ou noir + laque
Bleu + blanc + sanguine Orpiment
+ sanguine C cinabre O orpiment
Cinabre Cinabre
Bleu clair ou Cinabre
Ocre + cinabre
Laque ou rouge de brésil ou cinabre ou brun ou rouge de brésil + bleu
O Sanguine C orpiment + suc ou vert (orpiment + indigo) ou minium
Figure 42 : Les « champs à peindre » (Couleur de fond/Tractus/Ombres), © Anne Leturque
Formule no6 : imple, tracta, purpura, defloretur
Albert Lecoy de la Marche associe le terme defloretur au processus de mise en couleur des fonds que nous venons de voir. Au moment d’être appliquées, certaines couleurs recevaient un nouvel et dernier apprêt : on appelait cela les fleurir (florizare ou defloretur dans le LDA). Mais ce terme ne signifiait pas seulement qu’on leur communiquait, à l’aide du blanc d’œuf, de l’eau de miel et de la gomme arabique, un éclat tout spécial, il voulait dire aussi qu’on les rendait par-là plus particulièrement aptes au dessin des fleurs (florizantur, sive ex eis flores fiunt). Albert Lecoy de la Marche énumère les couleurs que l’on fleurit traditionnellement, soit les couleurs consacrées pour les fleurs, les fioritures des lettres, les ornements légers qui couvraient les marges des manuscrits : l’azur naturel, l’azur d’Allemagne, le tournesol bleu ou violet, le cinabre. Un autre préparatif consiste à éclaircir toutes ces couleurs avec une très légère dose de céruse. Ce procédé était surtout recommandé pour le bleu, le rose, le vert et, en général, pour les premières couches ; il permettait de repasser ensuite le pinceau,
Lehmann-Haupt, 1978 – voir (consulté le 19 août 2019) pour observer des pages illustrées de ce livre.
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là où il fallait, avec des tons plus foncés, qui ressortaient alors beaucoup mieux. Mais, en dehors de ces trois nuances, il était quelquefois préférable d’employer la couleur pure, sans addition de blanc. Le defloretur décrit par Albert Lecoy de la Marche semble embrasser l’ensemble du processus décrit dans le LDA pour donner des reflets aux drapés. Il s’agit bien aussi dans le texte qui nous occupe de couleurs rabattues sur lesquelles on revient à différentes reprises. La palette du peintre est composée de jaunes (orpiment, folium), de rouges (cinabre, minium, sinopel), de bleus (bisat, azure, indigo), de violet, de vert, de blanc et de noir (noir de vigne, exudra). Un ton rabattu rempli le vêtement, grâce à un ton pur souvent le même que celui rabattu, on revient sur le fond pour effectuer les « tractus », le purpura est mis en place avec des tons de la même gamme (ex : rose – rouge – rose foncé – orange foncé) ou avec un ton très contrasté (bleu / rouge – vert / rouge – violet / jaune – bleu / jaune). La touche finale est le plus souvent effectuée avec du blanc mais pas seulement. Le but recherché de l’ensemble du processus est donc de donner du moiré à un tissu. Pour Mark Clarke, defloretur s’apparente clairement dans le LDA à une touche finale38. Il s’agit donc ici d’une formule en quatre temps : Couleur de fond rabattue – Même couleur pure pour les tractus – Purpura – Touche finale (Figure 53). Le passage du « Manuel d’iconographie chrétienne grecque et latine » s’intitulant : « Comment il faut donner des reflets aux habits », pourrait aussi illustrer cet usage : Lorsque vous voulez rehausser les vêtements avec une couleur quelconque, faites d’abord une couleur brillante avec un peu de couleur et de fard [mot employé pour désigner la céruse], employez cela pour passer une première couche sur un vêtement que vous aurez enduit de proplasme [mélange de fard, d’ocre, de vert et de noir pour peindre les chairs]. Passez ensuite une couche plus foncée qui se fonde bien sur les ombres. Ajoutez du fard sur les lumières, mais ayez soin au contraire, de ne pas employer de fard dans les ombres. C’est ainsi que se font les reflets naturels39. La notion tout à fait intéressante et originale de la représentation du chatoiement des tissus à-travers l’association des termes purpura et defloretur se retrouve uniquement dans le Compendium artis picturae. Nous avons adopté le terme chatoyant car il est à la fois associé aux termes moiré, lustré, brillant, ondoyant ou encore diapré. Le verbe diaprer, d’abord écrit dyasprer (1274), est dérivé de l’ancien français diaspre, nom masculin qui signifie « drap de soie à ramages, fleurs ou arabesques » (1160), emprunté au latin médiéval diasprum (xie siècle). Ce dernier, employé avec le même sens et pour désigner une sorte de pierre (xive siècle), est une forme altérée du latin classique jaspis (jaspe), le initial latin étant souvent écrit dans les textes latins du Moyen Age (italien diaspro, espagnol diaspero). Une autre étymologie
38 Defloretur viendrait de florescere ou plutôt de-florescere, selon Mark Clarke (op. cit., 2011, p. 199) ce qui signifie littéralement fleurir ou florissant. En anglais, il le traduit donc par « flourished », qui viendrait de « floweriness-ifying » ou « flourishing ». 39 A.-N. Didron, Manuel d’iconographie chrétienne grecque et latine, Paris, Imprimerie royale, 1865, p. 37.
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proposée est le grec dia et áspros « blanc ». Le sens, « parer de couleurs variées », est d’usage littéraire, surtout au figuré « orner, embellir brillamment ». La diaprure signifie, quant à elle, l’état de ce qui est diapré ; chatoiement, éclat, variété des couleurs ou des lumières40. Le diagramme aux pierres précieuses du Breviari d’Amor de Matfré Ermengau de Béziers, conservé à la British Library41, comprend un disque nommé Jaspis, grâce auquel on comprend très bien ce que peut vouloir signifier le diapré d’un tissu42.
La formulation spécifique à la peinture murale Formule no7 : mitte, fac, incide
Les systèmes de représentation dans la peinture monumentale répondent de fait à des critères différents des œuvres mobiles : taille, échelle, finition, rendu, distance de l’œuvre etc. Ils nécessitent par là-même une unité plastique globale spécifique : outils pour ne pas déformer les figures et les objets à cause du changement d’échelle (tracés géométriques, quadrillage, lignes de force), séparation des registres, unité de la gamme colorée, du graphisme et de l’ornementation, dégradés, ombres et lumières tranchés, etc. Les indications données dans cette dernière formule no7 sont uniques au LDA. Elles sont consacrées aux mélanges et superpositions spécifiques à la peinture murale. Le mode opératoire employé obéit à deux règles simples : ‒ La première combine une couleur de fond et une couleur issue du mélange précédent (exemples : Minium + Orpiment / Orpiment – Bleu + Blanc / Bleu). ‒ La seconde s’articule autour de deux couleurs en superposition et d’une couleur issue des deux premières (exemples : Noir + Cinabre / Bleu / Noir – Veneda / Bleu puis Sutra/ Sutra). Rien dans ce système ne fait référence aux accents de lumière. Seul le terme incide est présent. Soit le texte est incomplet, soit l’auteur du LDA considère que l’application des touches de lumière dans la peinture monumentale est systématiquement posée avec la même couleur et qu’il n’est donc pas nécessaire de donner d’autres précisions. Si nous devions faire le choix de cette couleur, nous choisirions le blanc ou alors le mélange d’une des couleurs de la gamme employée mélangée à du blanc (Figure 54 et Figure 55).
40 Voir : (consulté le 19 août 2019). 41 Londres, British Library, Yates Thompson 31. 42 Pour une reproduction d’une page du manuscrit (Londres, British Library, Yates Thompson 31, f. 65), voir : (consulté le 19 août 2018).
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Conclusion Le LDA condense l’apport de deux groupes de textes qualifiés comme suit par Eleanor Webster Butlakin en 1954 : le premier traite des étapes basiques de l’art, la préparation des pigments, leur détrempe et leur mélange ; le second est plus complexe dans les techniques qu’il évoque comme dans l’application des couleurs et la représentation des objets de la nature ou de l’architecture. Pour Inès Villela-Petit, il existe également des différences entre ces deux groupes, le contenu du DCM et celui du traité du moine Théophile pouvant les incarner. Dans le DCM, on pose d’abord la couleur du champ ou surface du vêtement, puis l’ombre, puis la lumière. Dans la Schedula, on pose la couleur du champ, l’ombre, les lumières puis de nouveau une ombre. Leur approche de la couleur est également différente. Le DCM fait un très large emploi du blanc de plomb et de contrastes marqués sur une couleur de base souvent coupée de blanc. Au contraire, Théophile prend pour base des mélanges plus complexes, associant deux ou plusieurs pigments. Au lieu de trancher par des traits contrastés ou une autre couleur, il reprend les mélanges de base pour les ombres et les rehauts en modulant les proportions des pigments clairs et foncés. Ainsi, les tons choisis pour éclaircir ou pour foncer résultent eux aussi de mélanges de pigments. Malgré tout, une règle un peu générale se dégage de ces observations et relativise l’éloignement de ces deux types d’indications (c’est donc aussi le cas d’une bonne partie des prescriptions reprises dans le LDA). Imple désigne la valeur moyenne pour le fond des draperies, incidere les valeurs foncées (le tractus et l’ombre extérieure), matizare les valeurs claires (la première et la seconde lumière, les tractus rares et subtiles). Non seulement le LDA regroupe ces deux systèmes, mais il développe également à travers le purpura et le traitement des fonds, des indications qui privilégient les fonds clairs et l’apport de nuances, d’ombres et de cernes plus foncés, en totale opposition avec le système de représentation byzantin43. Ce dernier système semble vouloir combiner les deux autres dans la recherche de la nuance et du contraste à la fois. Les traités de technologie artistique et les procédés de mise en peinture des images qu’ils évoquent nous permettent d’aborder la question toujours délicate du rapport entre un texte technique et les œuvres d’art censées en suivre la lettre. La correspondance entre ces indications d’usage pour la représentation et les œuvres existantes est un vaste domaine d’investigation. Heinz Roosen Runge et Inès VillelaPetit ont à ce titre effectué des rapprochements tout à fait convaincants entre certaines peintures et les formules développées par le moine Théophile44. Toutes les prescriptions étudiées ici grâce au LDA ont de toute évidence bénéficié d’une large diffusion dans tout le monde chrétien, chaque élément des différents énoncés étant isolé et recombiné avec des conventions d’autres provenances ou des
43 E. Sendler, L’icône, image de l’invisible, – Éléments théologiques, esthétique et technique, Paris, Desclée de Brouwer, 1991. 44 H. Roosen-Runge, Farbgebung und technik frühmittelalterlicher buchmalerei, Berlin et Munich, Deutscher kunstverlag, 1967 ; Villela-Petit, op. cit., p. 29-34.
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spécificités locales. Plus largement, l’ensemble des systèmes abordés dans cet article développe des structures descriptives types pouvant servir de méthode de lecture des œuvres peintes : couleur de fond – ombre – lumière ; purpura – « champs à peindre » ; couleur de base – tractus – illumina primo – illumina secundo – ombre extérieure – restitution des volumes ; couleur de fond (avec ou sans superposition) – nuance foncée. N’importe quel corpus cohérent, c’est-à-dire présentant une unité chronologique et territoriale, pourrait être analysé grâce aux indications données dans ce manuscrit. Le LDA peut alors se présenter comme un outil d’analyse concret des règles de représentation des peintures médiévales.
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Figure 43 : Mélanges simples - 1 – Brun violacé = bleu + vermillon + blanc, 2 – Glaucus = ocre jaune + un peu de blanc + à peine de safran, 3 – Rose embelli = laque carminée + vermillon, 4 – Bissius = bleu + blanc, © Anne Leturque
Figure 44 : Quatre exemples de dégradés (Fond/ombre/lumière) - 1 – Rose = Laque carminée + Blanc de plomb / + Laque carminée / + Blanc de plomb, 2 – Bleu + blanc de plomb / + Bleu / + Blanc, 3 – Rouge (laque carminée + Brun) / + Brun / + Minium, 4 – Vert clair = vert + blanc/ + noir / + Blanc de plomb, © Anne Leturque
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Figure 45 : Deux exemples d’association d’une couleur de base et de sa complémentaire (Fond/ombre/lumière) - 1 – Orpiment / + Indigo / + Blanc, 2 Orpiment / + Cinabre / + Blanc, © Anne Leturque
Figure 46 : Carnations, 1 – Blanc de plomb + safran + cinabre / + Terre verte / + Blanc de plomb, © Anne Leturque
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Figure 47 : Deux exemples d’association d’une couleur de base et de sa complémentaire (Fond/ombre/lumière) - 1 – Jaune / Vert / Blanc, 2 - Safran / Cinabre / Ocre jaune clair, © Anne Leturque
Figure 48 : Deux exemples de maniement des gammes colorées (Fond/ombre/ lumière) - 1 – Jaune + Cinabre / Hématite / Cinabre + blanc, 2 – Superposition jaune sur bleu / Jaune / Blanc, © Anne Leturque
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Figure 49 : Le traitement des cheveux (Fond/ombre/lumière) - 1 – Cheveux gris = Céruse + un peu de noir / jaune bleuté / blanc, 2 – Cheveux noirs = noir + pourpre / noir / or ou ocre jaune, 3 - Cheveux clairs = ocre jaune + sudra (brun) / pourpre / ocre jaune © Anne Leturque
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Figure 50 : Palette utilisée pour les carnations - 1 – Membrana = Minium + Blanc de plomb + Cinabre, 2 – Rose = Membrana + Minium + Cinabre, 3 – Lumen = Minium + blanc de plomb, 4 – Praexinus = Vert + Noir, 5 – Posci = Membrana + Praexinus + Ocre rouge + Brun + Cinabre, 5 – Veneda = Noir + un peu de blanc, 6 – Exudra : Brun + Noir, 7 – Ombre 1 = Posce + Praexinus + Ocre rouge, 8 – Ombre 2 = Posce + cinabre + Ocre rouge, © Anne Leturque
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Figure 51 : Palette utilisée pour les cheveux - 1 – Cheveux des femmes et des adolescents = noir + Ocre / Noir / Ocre, 2 – Cheveux des jeunes = Ocre rouge + Noir / Noir / Ocre rouge, 3 – Cheveux des vieux = Céruse + un peu de noir / Noir + Rouge / Blanc de plomb, © Anne Leturque
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Figure 52 : Traitement des drapés (Couleur de fond/Ombre 1 = tractus/ Ombre 2 = ombre extérieure/Lumière 1/Lumière 2) - 1 – Ocre + un peu de noir / + Noir / O1 + Noir / + Ocre / L1 + Blanc, 2 – Brun + Blanc / + Brun / Exudra / + Blanc / L1 + Blanc, 3 – Bleu / + Noir / O1 + Noir / Bleu + Bisat (bleu clair) / L1 + Blanc, © Anne Leturque
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Figure 53 : Le purpura (Couleur de fond rabattue/Même couleur pure pour les tractus/ Purpura (moiré)/Defloretur), 1 – Blanc + cinabre / Cinabre / Indigo / Blanc, 2 – Vert + Blanc / Vert / Exudra / Blanc, 3 - Orpiment + Blanc / Indigo / Exudra / Cinabre, 4 – Vert + Blanc / Vert / Exudra / Blanc, © Anne Leturque
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Figure 54 : La peinture murale (Mélange/Ombre), 1 - Vert + Blanc = Vert clair / Vert pur (/ Blanc ?) 2 – Ocre jaune + Blanc = Ocre jaune clair / Sutra (/ Blanc ?), © Anne Leturque
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Figure 55 : La peinture murale (Couleur du dessus/Couleur du dessous/Ombre), 1 – Veneda / Bleu + Sutra / Sutra (/Sutra + Blanc ?), 2 – Noir + cinabre / Bleu / Noir (/ Noir + Blanc ?), © Anne Leturque
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Musicologie
Anne ibos-augé
Formules, lieux communs, stéréotypes ? L’emploi de citations lyriques dans un traité spirituel : l’exemple du Livre d’amoretes
The Livre d’amoretes is a short 13th century anonymous devotional treatise, described in its explicit as an “escript amiable en françois” [a pleasant piece of writing in French]. Favouring allegory, the text presents a very interesting particularity in that it quotes numerous lyric fragments, most of which belong to the corpus of French refrains. Some of these quotations are genuine formulas, as they imply reusing lyric fragments which preexist in songs or motets, sometimes appearing as variations though always remaining recognizable. Others are also to be found in didactic or half poetic and half didactic texts. In addition, the author of the Livre d’amoretes peppers his reflections with numerous topoi and various stereotypical phrases and turns which belong to the secular lyric repertory. The collection of formulas put to a new use creates a subtle network of complex cross-references between songs, motets and didactic works, as well as between music and text (lyric and non-lyric). Just as it seems to blur the distinction between cliché and formula, the work’s characteristic blend of lyricism and didacticism, secular culture and devotional literature also tentatively highlights similarities between courtly and divine love by means of standard stock phrases which a medieval audience would easily recognize.
T
Décrit dans son explicit comme un « escript amiable en françois » (écrit aimable en français) destiné à « ceulz qui n’antendent pas la leitre » (ceux qui ne comprennent pas le latin), le Livre d’amoretes est un court traité de dévotion anonyme, probablement écrit dans la première moitié du xiiie siècle. Évoquant l’agonie du Christ et les souffrances de sa mère, mais aussi la fonction de l’église et des ordres religieux, son texte, qui privilégie l’allégorie, est à ce jour conservé partiellement dans deux
Anne Ibos-Augé • CESCM (Poitiers) - IReMus (Paris) La Formule au Moyen Âge, éd. par Olivier Simonin et Caroline De Barrau, Turnhout, 2021 (Atelier de Recherche sur les Textes Médiévaux, 28), p. 255-281 © FHG10.1484/M.ARTEM-EB.5.120285
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manuscrits1 : Paris, BNF, fr. 23111 (A) et Paris, BNF, lat. 13091 (B). Le premier, copié à la fin du xiiie siècle ou au tout début du xive, est un recueil de textes pieux dans lequel se trouvent, entre autres, un exemplaire de la Vie des Pères et quelques-uns des Miracles de Nostre Dame de Gautier de Coinci. Le traité y occupe les folios 211ra à 214va. Il y suit un Dit de Nostre Dame anonyme en vers et précède un texte en prose en forme de prière à Dieu, dont certaines tournures suggèrent que l’auteur est une moniale. Cette version du traité est précédée de la rubrique « De l’amor ihesucrist et comment nous le deuons amer » mais s’achève abruptement peu avant son premier tiers. Le second témoin du traité occupe les folios 150ra à 164ra d’un recueil de textes échelonnés entre le xie et le xive siècle et assemblés au xive siècle à l’abbaye bénédictine de Saint-Thierry2. Cette version, vraisemblablement copiée à Paris au cours du troisième quart du xive siècle3, est acéphale4 et s’achève par un explicit livrant son titre : Livre d’amoretes. Un autre ouvrage portant ce titre et aujourd’hui disparu figurait dans la bibliothèque de Marguerite d’Autriche, régente des Pays-Bas entre 1507 et 1515, puis gouvernante de ces mêmes Pays-Bas entre 1518 et 1530. Dans l’inventaire établi entre le 9 juillet 1523 et le 17 avril 1524 figure la mention suivante : « Item, ung autre moien, qui ce nomme Le livre d’amourette5 ». Enfin, une traduction catalane en a été faite, probablement à l’extrême fin du xiiie siècle ou au début du xive, qui ne subsiste plus aujourd’hui que dans un seul manuscrit, copié dans la première moitié du xive siècle et conservé à la Bibliothèque Nationale de Madrid6. Une comparaison des différentes versions – françaises et catalane – montre que la traduction, qui présente avec la version en langue d’oïl des variantes sensibles, a été réalisée à partir d’un autre témoin ; en outre, les deux versions conservées à Paris diffèrent elles aussi sensiblement et les multiples repentirs et inexactitudes du texte conservé dans le manuscrit le plus complet (B), suggèrent qu’il a été copié d’après un modèle différent. Il est donc vraisemblable qu’il existait au moins un autre exemplaire en langue d’oïl du traité. Celui-ci comporte une particularité : des citations de fragments lyriques, malheureusement dépourvues de notation musicale émaillent le propos du « povre
1 Lors de la communication orale de cette étude, je n’avais encore connaissance que d’une des versions du Livre d’amoretes, celle du manuscrit B. Ces pages sont enrichies de mes dernières recherches. 2 Voir L. Delisle, Le cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale, vol. ii, Paris, Imprimerie Nationale, 1874, p. 412. 3 Je remercie Madame Patricia Stirnemann pour les précisions qu’elle a bien voulu me donner à propos de ce manuscrit. 4 Il y manque, par rapport à la version du manuscrit A, l’équivalent de deux colonnes de texte environ. 5 M. Debae, La bibliothèque de Marguerite d’Autriche. Essai de reconstitution d’après l’inventaire de 1523-1524, Louvain-Paris, Peeters, 1995, p. 382. 6 Il s’agit du manuscrit Madrid, BNE, 6291. Le traité, précédé de la rubrique « Comensa lo libre d’amoretes », occupe les folios 211ra à 220vb. Un autre témoin de la version catalane du Livre d’amoretes – disparu entre 1932 et 1939 – se trouvait à Barcelone (Archivo del Palau, ms. III). Voir à ce propos l’article de J. Romeu i Figueras, « Poesies populars del segle xiv, procedents del Libre d’Amoretes i d’un manual de notari », in J. Bruguera et J. Massot Muntaner (éd.), Actes del cinquè Col.loqui Internacional de Llengua i Literatura Catalanes, Andorra, 1-6 d’octubre de 1979, Montserrat, Publicacions de l’Abadia de Montserrat, 1980, p. 257-286, et plus particulièrement p. 258-259.
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hermites qui le fist »7. Certaines de ces insertions sont mises en exergue à l’aide de signes de ponctuation ou d’initiales plus grandes que le reste du texte8 : […] ne querrez mie amours tant seulement en mes piez ne en mes mains mes en mon costé. droit au cuer querez amoretes en mon sains ie les vue[il] metre quant par fine ialousie que ie auoie de uous. descendi ie des cieuls & pris forme d’ome en la vierge marie ma mere9. & pour ceste defance seront dampné li mauuais. ha jhesu crist aiez mercy de moy10. honni soit qui se retraira11 ains aura annut assez regardé partout cest liure amoreux. dont la premiere lettre dist. mauuais est qui laira12 amer trop y a sauuereux mestier & qui l’aprent ne le veust laissier13. D’autres ne se démarquent pas du contexte et seule la connaissance que pouvaient en avoir les lecteurs les identifiait comme citations ; pour certaines, un chanteur est mentionné, voire un destinataire ; enfin, il est parfois clairement précisé que ces fragments sont des éléments lyriques grâce à ce que j’appelle, paraphrasant ici le philologue Paul Zumthor14, des « marques de chant » :
7 Les deux études précédentes réalisées sur les formules contenues dans le Livre d’amoretes sont malheureusement fort incomplètes. L’une d’entre elles ne recense que trois des citations (R. E. Surtz, « The Llibre d’amoretes and some Old French refrains », Bulletin of Hispanic Studies, 59/2, 1982, p. 143-145). Un article plus récent (B. Roy, « Mysticisme et refrains d’amour : le Livre d’amoretes », in C. Guillot, S. Heiden et S. Prévost (éd.), À la quête du sens. Études littéraires, historiques et linguistiques en hommage à Christiane Marchello-Nizia, Lyon, ENS éditions, 2006, p. 314-320), recense trente-neuf citations, mais onze d’entre elles n’en sont pas, une est composée de deux refrains connus, les onze restantes n’ayant pas été identifiées par l’auteur, qui ignorait l’existence du manuscrit A et de la traduction catalane du texte. Quant à J. Romeu i Figueras (art. cit.), il n’a identifié que très peu des citations contenues dans la version catalane du traité, dont il peine à reconnaître les modèles originaux en langue d’oïl. 8 Les premières citations ont été repérées par le copiste de la traduction catalane du manuscrit conservé à Madrid, qui les fait précéder, de la même manière que certaines des articulations principales du texte, d’un pied-de-mouche coloré, leur lettre initiale étant rehaussée de rouge. Inexplicablement toutefois, les repères disparaissent à partir de la citation 6. Afin de permettre d’apprécier ces diverses distinctions graphiques, j’ai opté pour une présentation diplomatique des extraits proposés dans ces pages, y compris dans les exemples musicaux. 9 […] ne recherchez pas l’amour seulement en mes pieds ou en mes mains mais en mon côté. Cherchez l’amour dans mon cœur, car je veux le placer en mon sein quand, par la jalousie que j’éprouvais, je descendis des cieux pour prendre forme humaine en la vierge Marie, ma mère. Texte de B, f. 151rb. Les traductions proposées nous sont dues. 10 Et pour cette résistance seront damnés les vils. Ha, Jésus Christ, aiez pitié de moi. Texte de B, f. 154vb. 11 Ms. retraire. 12 Ms. laire. 13 Honni soit celui qui renoncera avant d’avoir, durant toute la nuit, lu entièrement ce livre amoureux dont la première lettre dit : Malheureux celui qui délaissera l’amour, car il est un trop doux besoin et celui qui s’en saisit ne le veut plus délaisser. Texte de B, f. 157va. 14 P. Zumthor, « Les marques du chant. Le point de vue du philologue », Revue de Musicologie, 73/1, 1987, p. 7-17.
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san faille uous leur peussiez chanter cest[e] chançon. si ie uois ne me blasmez mie quar ie ne m’a[n] puis tenir15. vous poiez lors chanter. se sainte eglise sauoit come ie suis pour luy destroit si grant pitié li en prandroit que conforter ne se poroit16. et pour ce le desire m’ame & chante & dist dieux i’atens de luy aide & de sa douce esperance17. Le Livre d’amoretes comporte quarante citations, de longueurs variables, dont certaines sont répétées18. Plusieurs d’entre elles sont regroupées par deux, trois ou quatre éléments et d’autres, au contraire, sont citées comme éléments isolés. Un grand nombre d’entre elles sont de réelles formules : elles possèdent plusieurs autres occurrences et font ainsi partie d’un fonds commun poético-lyrique dans lequel puisent des textes à la fois lyriques et non lyriques. D’autres sont plus ou moins altérées, sans toutefois en devenir méconnaissables. Enfin, le texte emprunte une grande partie de son vocabulaire au registre courtois, ce qui constitue, bien évidemment, un autre niveau d’écriture formulaire19. Il paraît intéressant de remarquer que, si les citations-formules appartiennent indifféremment au répertoire des chansons et à celui des motets, les emprunts aux textes non lyriques sont plus rares et assez significatifs : outre les textes courts (Sort des dames, Saluts d’amour, etc.), dix d’entre elles se retrouvent dans des textes conçus comme des traités : deux sont citées dans une traduction-adaptation de l’Ars amatoria d’Ovide20 qui recourt grandement aux fragments lyriques, trois sont citées – dont deux uniquement dans cette œuvre – dans un traité latin sur l’amour divin, le Quinque incitamenta ad Deum amandum ardenter attribué à Gérard de Liège21, et cinq se retrouvent dans ce qui est une manière de traité amoureux, mais sur l’amour courtois cette fois-ci, la Prison d’amour de Baudouin de Condé22. On trouve également deux citations dans des chansons incluses par Gautier de Coinci dans son recueil de Miracles de Nostre Dame23.
15 Sans faute vous auriez pu leur chanter cette chanson : Si j’y vais, ne me blâmez pas, car je n’y puis tenir. Texte de B f. 150ra/b. 16 Vous pouviez alors chanter : si sainte Église savait combien je suis malheureux par sa faute, elle en serait si malheureuse à son tour qu’elle en serait inconsolable. Texte de B f. 151va. 17 Et pour cela mon âme le désire et chante et dit : Dieu, j’attends son aide et son doux espoir. Texte de B f. 158ra. 18 L’ensemble des citations se trouve résumé dans le tableau de l’Annexe I. 19 Une étude approfondie de l’ensemble des formules liées au vocabulaire de la courtoisie dépasserait malheureusement le cadre de cette première approche – essentiellement musicale – du Livre d’amoretes et je me contenterai d’évoquer brièvement plus loin quelques-unes de ces tournures. Une édition assortie d’une étude musicologique du traité est actuellement en préparation et paraîtra prochainement aux éditions Champion. 20 Il s’agit des citations 16 et 23, dont une version abrégée se retrouve plus loin dans le traité (insertion 35). 21 Il s’agit des citations 3, 9 et 27. 22 Il s’agit des citations 16, 17, 20, 31 et 37. La citation 37 est une altération de la citation 20. 23 Ce sont les citations 31 et 32.
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Les formules réelles : remplois de citations avérées Plusieurs des fragments cités dans le Livre d’amoretes correspondent à des refrains dont la multiplicité des versions subsistant sur différents supports (textes non lyriques, répertoires lyriques monodique – chansons – et polyphonique – motets) leur permet d’accéder au rang de véritables « formules poético-lyriques ». Leur niveau de variation est inexistant ou négligeable. Les insertions 6 à 8
Ces trois citations forment un groupe précédé par une courte introduction présentant la première d’entre elles, les trois fragments étant séparés par quelques éléments de texte. La comparaison qui suit montre les variantes entre les deux témoins : la version du manuscrit A est lacunaire, en outre le copiste n’a apparemment pas compris qu’il était en présence de fragments connus et a significativement écourté les citations 7 et 8 : Paris, BNF, fr. 23111, f. 212ra/rb (A)
Paris, BNF, lat. 13091, f. 150va/vb (B)
Je regardai & ui que toutes creatures desirroient ma uenue & sainte eglise chantoit en sospirant. diex trop demeure qui m’aura. loinz est entrobliee m’a : non : ie sui uenuz Amors me font trauaillier baptizier. ieuner. & par le pais errer. preechier & conforter. eles font de moi & feront leur uoloir c’onques ne soi amer a gas24.
Je regardai & vi que toutes creatures desiroyent ma uenue & sainte eglise chantoit en supirant25 par les prophetes. dieux trop demeure qui m’aura bien scay qu’entrobliee m’a. Non ie ne l’ai pas entrobliee ie sui uenuz. Amours me feront pour li trauaillier & par le pais errer. amours font de moy leur uoloir ie sans les maulx pour li auoir se elle m’aime garri m’a sainte eglise c’onques ne soi amer a guas n’encor ne m’en faingne pas26.
Les trois fragments cités – de même que toutes les citations dont il est question dans cette étude – sont des refrains. Les refrains, rappelons-le, sont des fragments lyrico-mélodiques qui se trouvent le plus souvent à la fin de strophes de chansons27 sans leur appartenir réellement pour autant, ni métriquement – le mètre du refrain peut différer de celui de son texte-hôte –, ni musicalement – leur matériau mélodique est parfois étroitement apparenté à celui de leur chanson-hôte, mais ce 24 Je regardai et vi que toutes les créatures désiraient ma venue, et sainte Église chantait en soupirant : Dieu ! Il tarde trop, celui qui m’aura. Il est loin et m’a oubliée. Non, je suis venu. Amour me fait souffrir, baptiser, jeûner et errer par tout le pays, prêcher et réconforter (les hommes) : Il fait de moi sa volonté, car je n’ai jamais su aimer pour rire. 25 Ms. supriant. 26 Je regardai et vi que toutes les créatures désiraient ma venue, et sainte Église chantait en soupirant par les prophètes : Dieu ! Il tarde trop, celui qui m’aura. Je sais bien qu’il m’a oubliée. Non, je ne l’ai pas oubliée, je suis venu. Amour me fera souffrir pour elle, et errer par tout le pays : Amour fait de moi sa volonté ; je souffre ses maux pour le posséder ; si elle m’aime, sainte Église m’a guéri, car je n’ai jamais su aimer pour rire. Que toutefois je n’en fasse pas semblant ! 27 On peut également les rencontrer, plus rarement, dans le cours des strophes.
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n’est pas toujours le cas. Ces éléments sont toujours très courts – rarement plus de quatre vers, plus souvent des distiques – et traversent la plupart des genres musicaux mais aussi non musicaux du xiie au xive siècle, ce qui les apparente de près à de véritables formules28. L’emploi de petites capitales suggère que les copistes du traité étaient conscients du phénomène de citation, mais si le scribe du manuscrit B – qui les reproduit conformément à leurs autres versions existantes – n’en utilise, inexplicablement, que pour les deux premières, celui du manuscrit A ne semble avoir remarqué que la première des trois. Les citations présentent des variantes négligeables par rapport à leurs versions dans d’autres occurrences29. Elles appartiennent toutes trois au répertoire lyrique. La première, « Dieux trop demeure qui m’aura bien scay qu’entrobliee m’a » (vdB 57630), est citée uniquement dans la chanson Hier main quant je chevauchoie, attribuée au trouvère Huitace de Fontaine, dans une variante plus proche de la version du manuscrit A du traité (Figure 56) :
Figure 56 : L’insertion 6 du Livre d’amoretes dans la version de la chanson Hier main quant je chevauchoie (Paris, BNF, fr. 847, f. 128va), © Anne Ibos-Augé
La deuxième et la troisième sont communes au répertoire des chansons et des motets. « amours font de moy leur uoloir ie sans les maulx pour li auoir » (vdB 159) se retrouve dans la chanson Quant je voi plus felon rire attribuée à Guiot de Dijon et dans le duplum du motet Touz seus chevauchai / NE. Elle présente la particularité de posséder trois versions musicales différentes les unes des autres et constitue donc un exemple de formule textuelle mais non lyrique (Figure 57) :
28 Le corpus des refrains a fait l’objet d’un catalogue littéraire très complet (N. H. J. van den Boogaard, Rondeaux et refrains. Du xiie siècle au début du xive, Paris, Klincksieck, 1969, 342 p.). Ce catalogue a servi de base à la constitution d’une base de données en ligne – incluant cette fois à l’ensemble du corpus les transcriptions musicales des refrains notés – dont j’ai récemment achevé la réalisation, en collaboration avec les universités de Southampton, Poitiers et Tours : REFRAIN – Musique, poésie, citation : le refrain au moyen âge / Music, Poetry, Citation : The Medieval Refrain, disponible sur (consulté le 21 août 2019). 29 Les variantes graphiques des citations figurent en Annexe II. 30 Les références attribuées aux refrains correspondent aux numéros qu’ils possèdent dans l’édition de N. H. J. van den Boogaard (op. cit.).
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Figure 57 : L’insertion 7 successivement dans Quant je voi plus felon rire (Paris, BNF, fr. 844, f. 135r et Paris, BNF, fr. 12615, f. 153v) et Touz seus chevauchai (München, BSB, Mus. 4775, f. 5r), © Anne Ibos-Augé
Enfin, « c’onques ne soi amer a guas n’encor ne m’en faingne pas » (vdB 1428) se retrouve dans la chanson anonyme Amours me tient en esperance, dans le duplum du motet à trois voix Quant se depart la verdure des chans / Onques ne soi amer a gas / DOCEBIT et dans le duplum du motet Tout leis enmi les prés / DO (Figure 58) :
Figure 58 : L’insertion 8 successivement dans Amours me tient en esperance (Paris, B. Arsenal, 5198, p. 312a), Onques ne soi amer a gas (Montpellier, BU Médecine, H196, f. 180r/181r) et Tout leis enmi les prés (Wolfenbüttel, HAB 1206 [Helmstedt 1099], f. 247v), © Anne Ibos-Augé
La première de ces trois formules convoque le répertoire des pastourelles, chansons au cours desquelles une bergère est courtisée, puis séduite – voire violentée, ce qui se produit ici – par un chevalier passant par là. Dans le cas de Hier main, la bergère se désole de l’absence de Robin, qu’elle attend en vain ; la suite du poème révèlera qu’il s’est endormi parce qu’il s’était réveillé trop tôt, ce qui l’empêchera de soustraire sa belle aux assauts du chevalier. Le refrain est, dans son remploi par l’auteur du Livre d’amoretes, mis dans la bouche de la « sainte
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église », qui attend le Sauveur et se demande s’il ne l’a pas oubliée. Ce à quoi il répondra : « non, je ne l’ai pas entrobliee, je sui venuz » (non, je ne l’ai pas oubliée, je suis venu). La deuxième des formules se réfère à la fois au répertoire des chansons courtoises et des motets, dont l’un possède un thème de pastourelle, comme dans l’exemple précédent. Dans la chanson, le poète se plaint des félons médisants, mais aussi des maux d’amour ; le motet, quant à lui, commence sur un thème de pastourelle – le poète rencontre une bergère – mais ici, point de séduction : le texte décrit les tourments de la bergère qui attend son ami Robin. La formule est, de même, une extension de la douleur avouée de Jésus, et de son amour pour la « sainte église », ici l’amie au sens courtois du terme : « Amours me feront pour li travaillier ». Le sérieux de cet amour est encore affirmé par la formule suivante, dans laquelle Jésus clame qu’il n’a jamais su aimer « légèrement », et qu’il ne saurait se repentir de sa sagesse en la matière. Trois textes citent ce refrain (Figure 58), mais la variante du Livre d’amoretes laisserait entendre que l’hôte originel connu de l’auteur était le motet à trois voix. Le second vers du duplum contient en effet ce verbe « faindre » qui remplace ici le repentir initial : « Onques ne sai amer a gas celui qui si haut et bas a servir ne faignent pas » ( Je n’ai jamais su aimer pour rire celle que nul ne feint d’honorer)31. Si le texte hôte est bien celui-ci, sa conduite mélodique le rapprocherait de la citation 6, et à l’attente de la « sainte église » répondrait l’assurance donnée par Jésus qu’il ne saurait l’aimer « pour rire » c’est-à-dire faussement. La partie centrale de la citation 7 dans une des versions de la chanson Quant je voi plus felon rire présente elle aussi un dessin mélodique similaire alors même qu’il est question d’endurer les maux amoureux ; un motif mélodique commun semble donc ici apparenter ces trois citations (Figure 59) :
Figure 59 : Formule mélodique commune aux citations 6, 7 et 8, © Anne Ibos-Augé
31 Le texte complet du duplum se trouve en Annexe III.
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La citation 31
« Villaines gent, vous ne les sentez mie les douz maus que je sens » (vdB 1840) traverse les répertoires lyriques et non lyriques. Ce refrain se trouve à la fin d’une chanson pieuse insérée par Gautier de Coinci dans son recueil de Miracles de Nostre Dame32, dans un poème anonyme de la première moitié du xiiie siècle, le Confrere d’amour, dans la Prison d’amour de Baudouin de Condé, œuvre dans laquelle se retrouvent cinq des citations du Livre d’amoretes et dans un Salut d’amour de la mi xiiie dans lequel se trouve également une autre des citations du traité. On la trouve en outre à la fin de la strophe VI de la chanson Je ne sai tant merchi crier, attribuée à Colard le Bouteiller, et dans le duplum du motet à trois voix Vilene gent / Honte et dolor et ennui et haschie / HEC DIES. Les trois versions musicales conservées de ce fragment sont similaires, ce qui le range dans la catégorie des « vraies » formules musico-textuelles (Figure 60) :
Figure 60 : L’insertion 30 du Livre d’amoretes successivement dans les Miracles de Gautier de Coinci (Paris, BNF, nouv. acq. fr. 24541, f. 116va), Je ne sai tant merci crier (Paris, BNF, fr. 12615, f. 24v) et Honte et dolor et ennui et haschie (Montpellier, BU Fac. Médecine, H196, f. 140r), © Anne Ibos-Augé
Une dernière version diffère légèrement textuellement dans sa première partie, ce qui en explique la variante mélodique initiale. Et le début de cette dernière version se rapproche du début de l’insertion suivante, variée dans le Livre d’amoretes, ici dans sa version la plus courante, celle des Miracles de Nostre Dame de Gautier de Coinci (Figure 61) :
32 La chanson se trouve placée, de même que six autres, immédiatement après le prologue du second livre des Miracles ; ce groupe de chansons forme ainsi pendant au groupe de sept chansons inséré par Gautier de Coinci après le prologue du premier livre de son recueil.
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Figure 61 : Les insertions 30 et 31 du Livre d’amoretes successivement dans la version variée du motet Trop font vilonie / Regnat (Louvain, Katholieke Universiteit Leuven – Centrale Bibliotheek, fragment non coté [fragment Herenthals], n° 5) et dans la version choisie par Gautier de Coinci dans la chanson Ja pour iver, pour noif ne pour gelee (Paris, BNF, nouv. acq. fr. 24541, f. 117vb), © Anne Ibos-Augé
Cette similitude demeure, certes, difficile à expliquer, mais il me paraît significatif de retrouver ces deux insertions suivies dans le Livre d’amoretes dans le matériau utilisé par Gautier de Coinci pour ses Miracles, qui plus est dans deux chansons suivies de ce texte qui mêle, lui aussi, courtoisie et didactique pieuse.
Les formules altérées : transformations de citations avérées Les insertions 29 et 30
Ce groupe est constitué de deux citations placées à la suite l’une de l’autre. Elles sont toutes deux adressées par l’auteur à Jésus, en une manière de requête amoureuse : […] nostre sauuours nous fait droit pour ce uous ueil chanter. s’amours nous fait droit i’auroi de uous ioie tout a mon uoloir33. a uous amer seurement et seruir me tendrai & se uous me degurpissiez ie morrai. aurez uous de moy mercy doulz cuers debonoires ditez. amerez mi uous ferez lerez me uous morir. non vous ne uoulez pas la mort dez pecheurs mes la uostre uolenté est par tout bone […]34 L’emploi de petites capitales suggère ici aussi que le copiste savait qu’il avait affaire à des citations ; pour autant ne sont-elles pas placées correctement : la seconde des deux citations consécutives est « ditez. amerez mi uous ferez lerez me uous morir » et la petite capitale devrait commencer « ditez » et non « amerez » ; de la même 33 Je n’ai pu jusqu’ici identifier ce fragment. 34 […] notre sauveur est juste envers nous, c’est pourquoi je veux vous chanter : si Amour est juste envers nous, j’obtiendrai de vous la joie comme il me plaira. Je m’appliquerai à vous aimer sûrement et à vous servir et si vous m’abandonnez, je mourrai. Aurez-vous pitié de moi, doux et noble cœur, dites-moi ? M’aimerez-vous ? Me ferez-vous, me laisserez-vous mourir ? Non, vous ne désirez pas la mort des pécheurs, mais votre volonté est sur toutes bonne […]. Le texte et la graphie sont ceux du manuscrit B, f. 159rb. Ce passage ne figure pas dans le manuscrit A.
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manière le punctum devrait-il précéder « ditez » et non le suivre. Indépendamment de cette question, ce groupe de citations est intéressant à plus d’un titre. Elles se retrouvent toutes deux dans le répertoire des motets, et – à ce jour – seulement dans celui-ci. Ces motets se trouvent, entre autres concordances, copiés à la suite l’un de l’autre dans le chansonnier Douce 308, copié au début du xive siècle et conservé à la bibliothèque Bodléienne d’Oxford35. La seconde citation représente, dans la version du Livre d’amoretes, une modification par rapport au refrain répertorié dans le catalogue de Nico van den Boogaard : le refrain est en principe « enté », c’est-à-dire que son premier vers est le premier vers du motet et son deuxième est le dernier vers de ce même motet, mais l’auteur du traité choisit de citer les deux derniers vers du motet (Figure 62) :
Figure 62 : Le refrain originel, base de l’insertion 29 (Montpellier, BU Fac. Médecine, H196, f. 255v/256r) et la version choisie par l’auteur du Livre d’amoretes (Paris, BNF, lat. 13091, f. 159rb, © Anne Ibos-Augé
Ce parti pris permet un meilleur enchaînement sémantique des deux citations : le « doulz cuers » est déjà mentionné dans la précédente citation et ne se répète donc pas, s’y substituant d’ailleurs à la « dame » de l’original, transformation attendue puisque l’auteur s’adresse ici à Jésus (Figure 63) :
Figure 63 : L’original de la citation 28 dans la version de M 100 Quant li noviaus tans repaire (Wolfenbüttel, HAB 1206 [Helmstedt 1099], f. 243v), © Anne Ibos-Augé
En outre, la comparaison des deux mélodies montre une intéressante ressemblance entre les deux débuts, qui serait bien évidemment absente si le choix de l’auteur ne
35 Il s’agit du manuscrit Oxford, BLO, Douce 308, malheureusement dépourvu de notation musicale. Les deux motets se trouvent copiés f. 244vb et 245ra.
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s’était pas porté sur les deux derniers vers du motet pour la seconde citation mais sur le premier et le dernier vers de ce même motet (Figure 64) :
Figure 64 : Comparaison mélodique des insertions 28 et 29, © Anne Ibos-Augé
Cette similitude mélodique correspond parfaitement à la similitude des deux textes, le second renchérissant sur le premier : « Aurez vous de moi merci, doulz cuers debonoires, dites, amerez mi vous, ferez, lerez me vous morir ». Tout porte par conséquent à croire que l’auteur avait une parfaite connaissance du répertoire des motets, du texte et de la musique qu’ils véhiculaient, et que cette connaissance pouvait lui permettre de juxtaposer deux citations, deux formules musico-textuelles, pour en créer une troisième, parfaitement adaptée au contexte de son traité. L’insertion 33
« Lasse pourquoy fu ge oncques de mere nee pour mon orgueil ai mon ami perdu » est présentée dans le manuscrit B comme une chanson chantée par les âmes damnées et précède deux autres refrains connus au cours d’une longue exhortation à l’âme du pécheur, puis à son sauveur : […] retorne a moi ame a ton dieu ton ami que tu ne chauntes la chaçon dez dempnez apres la mort quant chascune poura dire lasse pourquoy fu ge oncques de mere nee pour mon orgueil ai mon ami perdu reuien donc a moy esgaree & ie te receurai en ma grace que tu diras i’ai trouué qui m’amera tout a mon gré n’onquez mais ne soi que fu biens n’onques mais n’aurai autant comme ie faiz ore. dieux que diront ceous qui l’ament.36
36 […] reviens à moi, mon âme, à ton Dieu, à ton ami, avant que tu ne chantes la chanson des damnés après la mort, quand chaque [âme] pourra dire : lasse, pourquoi naquis-je jamais d’une mère ? Par mon orgueil, j’ai perdu mon ami. Reviens donc auprès de moi, [âme] égarée, et je te recevrai en ma grâce, afin que tu dises : j’ai trouvé qui m’aimera tout à mon gré ; jamais je n’ai su ce qu’était le bien, et jamais je n’obtiendrai autant qu’en cet instant. Dieu, que diront ceux qui l’aiment ? Le texte et la graphie sont ceux du manuscrit B, f. 159va/b. Ce passage ne figure pas dans le manuscrit A.
fo r m u l e s, l i e u x co mmu ns, st é réot y pe s ?
Ce distique renvoie à la formule connue « Onques n’amai tant com je fui amee, par mon orguel ai mon amin perdut » (vdB 1427). Citée à plusieurs reprises dans le répertoire des textes non lyriques entre la mi xiiie et le début du xive37, elle trouve très probablement son origine dans la chanson attribuée à Richard de Fournival38 Onques n’amai tant com je fui amee. La première strophe de cette chanson est également utilisée comme voix de motet, preuve probable de sa popularité. Cette formule présente la particularité – autre preuve significative de sa grande popularité – d’être déjà modifiée dans un des textes non lyriques qui la cite : le roman de la Poire, au lieu de reproduire les deux vers encadrant la strophe de la chanson, propose en effet le fragment suivant : « Onques n’amai tant com je fui amee, cuer desleaus a tart vos ai veincu », constitué en réalité du premier vers de la strophe I et du dernier vers, varié, de la troisième et dernière strophe de la chanson : « car trop ai tart mon felon cuer veincu »39. Cette modification textuelle ne changerait rien à la mélodie, toujours constituée des premier et dernier vers de la strophe. Ici, le choix est différent et influe sur la mélodie. La formule initiale se transforme et la version du Livre d’amoretes commence avec la transposition de l’intervalle de quinte proposé dans vdB 1427 (Figure 65) :
Figure 65 : Formule initiale (vdB 1427) et choix de l’auteur du Livre d’amoretes dans la version du motet Onques n’amai tant com je fui amee / Sancte germane (Paris, BNF, fr. 12615, f. 179r), © Anne Ibos-Augé
C’est le même intervalle de quinte qui marque le début de la citation suivante. La hauteur choisie est la même, la ligne mélodique amplifie, démultiplie et répète l’invocation initiale, en une réponse heureuse – l’amour est enfin trouvé – au désespoir de la perte évoquée dans la formule transformée (Figure 66) :
37 On la trouve dans le Roman de la Poire attribué à un certain Thibaut, dans le Salut d’amour anonyme « Bele, salus vous mande… », dans un poème en forme de débat intitulé Flours d’amours, ainsi que dans la suite anonyme de la Court d’Amours. 38 Si un des manuscrits (Città del Vaticano, BAV, Reg. lat. 1490), attribue la chanson à « Maistre richars », Yvan G. Lepage dans son édition de l’œuvre du trouvère estime la chanson « douteuse », son attribution n’étant « pas confirmée par le contexte. » (L’Œuvre lyrique de Richard de Fournival, Ottawa, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1981, p. 124). 39 La chanson se trouve en Annexe IV.
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Figure 66 : Les citations 32 et 33, cette dernière dans la version du ms. Montpellier, BU Fac. Médecine, H196, f. 369vb/370vb, © Anne Ibos-Augé
La coïncidence est pour le moins troublante, et ce jeu de répétitions et de dialogue musical contribue à unifier mélodiquement les deux formules. *** Outre les citations et les transformations de formules issues de la lyrique, convoquant des thèmes usuels – pastourelles et chansons d’amour –, le vocabulaire du texte lui-même emprunte abondamment à la courtoisie : Jésus est le « doulz filz Jhesu Crist » qui éprouve une « fine jalousie », sa mère est la « tres doulce dame » au « doulz regart » et au « simple semblant ». À deux reprises est en outre évoqué dans le texte un jardin, d’abord « vergier de contemplation » et « jardin enclox d’amours » où court une « doulce fontaine »40 et où paît l’agneau divin, puis « prael de delices » et « delicieus vergiers »41, cette fois symboles du Christ lui-même. Rappelons que, d’Erec et Enide de Chrétien de Troyes42 au verger de déduit du Roman de la rose en passant par les chansons de la lyrique d’oïl, le jardin comme le verger, sont des topoï du locus amœnus, lieu privilégié de la rencontre amoureuse. L’amour divin, ses acteurs et ses manifestations sont ainsi transposés dans le monde de l’amour terrestre. Ce type de transposition intervient dans le corpus des chansons pieuses qui se développent dès le début du xiiie siècle mais également à plus grande échelle dans un court poème, La court de Paradis, décrivant un bal au Paradis43, en même temps que le recours à des citations issues du répertoire courtois rattache le Livre d’amoretes à l’ensemble des textes à insertions qui fleurissent dès le début de ce même xiiie siècle. Le procédé consistant à farcir des textes non lyriques d’insertions lyriques a été, tout au moins en langue d’oïl, une véritable mode durant le xiiie siècle, mais il concernait le plus souvent des narrations : sur les quelque quatre-vingts textes mettant en œuvre le procédé, seuls quinze échappent au registre de la narration 40 Ms. B, f. 152ra. 41 Ms. B, f. 160ra. 42 On lira par exemple les vers 5689-5714 de l’édition de Mario Roques (Chrétien de Troyes, Les romans de Chrétien de Troyes ; I. Erec et Enide, éd. M. Roques, Paris, H. Champion, 1981 (CFMA 80), p. 173-174). 43 Voir A. Ibos-augé, « Les refrains de la Court de Paradis : variance et cohérence des insertions lyriques dans un poème narratif du xiiie siècle », Revue de Musicologie, 93/2, 2007, p. 229-267.
fo r m u l e s, l i e u x co mmu ns, st é réot y pe s ?
pure. Le Livre d’amoretes est un traité de dévotion et se range ainsi aux côtés d’œuvres hybrides alliant narration et didactisme, à l’instar des Miracles de Nostre Dame de Gautier de Coinci et de l’adaptation traduite anonyme des Cantiques Salemon, ou de textes purement didactiques comme le traité attribué à Gérard de Liège évoqué plus haut voire, si l’on quitte le registre pieux, la traduction-adaptation anonyme de l’Ars amatoria d’Ovide. Le recours à des formules-types participe-t-il d’une volonté d’étayer l’argumentation par un matériau connu, d’embellir la didactique au miroir de la courtoisie ? Leur emploi introduit, de fait, un niveau supplémentaire de discours fait de références ancrées dans la mémoire collective d’un public certainement parfaitement apte à en décrypter les subtilités. Les quelques exemples abordés dans cette étude montrent non seulement que ces formules mettaient en jeu des liens complexes entre texte poétique et motifs mélodiques mais également qu’elles semblaient parfois avoir été choisies ou transformées pour leurs similarités musicales. Plus qu’une simple figure de style, l’usage de formules poético-mélodiques témoigne d’une volonté d’exposition de ce qui apparaît comme un véritable vocabulaire, avec son alphabet, ses règles, ses concordances multiples. Détournées de leur vocation courtoise première, les citations lyriques ainsi incluses instaurent pour le lecteur médiéval une nouvelle dimension sémantique, en même temps qu’un subtil mais stimulant décalage entre le registre pieux et celui, plus léger, de la courtoisie. Son auteur (ou auteure ?), soi-disant ermite dont le discours – au moins dans la première partie du traité – n’est pas sans évoquer une piété franciscaine souvent très « sentimentale »44, semble parfaitement au fait du registre courtois, en même temps qu’il fait état d’une connaissance élargie de la thématique spirituelle de son temps. Ses nombreuses allusions allient en effet les formules héritées de la lyrique des trouveurs, l’hortus conclusus, la fontaine de vie, le Cantique des cantiques et les citations empruntées aux Pères de l’Église. Par ailleurs, plusieurs passages renferment des allusions voire des tournures textuelles qui rapprochent étroitement le Livre d’amoretes de deux courts textes munis de citations lyriques avec lesquels il partage quelques-uns de ses refrains : la court de Paradis et l’Abeïe du chastel amoureus. Le lecteur se trouve ainsi devant un texte d’une richesse symbolique forte, à laquelle il convient d’ajouter une grande connaissance des habitudes musicales contemporaines… peut-être, si l’on en juge par la quantité des états différents qu’il a connus – copies et traduction – une manière de « littérature de masse » en son temps.
44 Il évoque par certains côtés les écrits de béguines et pourrait avoir été conçu au sein d’un milieu religieux féminin sous protection franciscaine. Le fait que le texte auquel il s’enchaîne presque sans solution de continuité dans le manuscrit Paris, BNF, fr. 23111, est dû à une main féminine mérite ici d’être rappelé et ne constitue probablement pas une coïncidence.
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Annexe I - Les citations lyriques du Livre d’amoretes N° Manuscrit Texte 1
A 211rb
2
A 211va
3
A 211vb
B 150ra/b
4
A 211vb
B 150rb
547 A 212ra
B 150va
vdB45
. au cuer ai amoretes grant bien me font . cist lit m’es nouiax onques mes tel n’oi ce me font amours . se ie y uois ne m’en 1683 blamez mie car ie ne m’en puis tenir. . si ie uois ne me blasmez mie quar ie ne m’a[n] puis tenir. amors amors pris m’auez au laz de ialousie n’en uoil eschaper se par la croiz non . amours amours pris m’auez au las corant de ialousie n’en ueil eschaper se par la mort non fines amors ne bee mie a la hautece. mes la ou mes cuers s’adonne la m’adrece fine amour enterine me maine quar la ou li cuers se doune la sa draice
Chanteur Contexte Marie
Chanter
Jésus
Dire ; Chançonnete
Jésus
Dire ; Chançon
Autres occurences46
Quinque Meliacin
Chanter ; Chançon Jésus
Dire
Jésus
Respondre
RS 1848 I (citation finale)
45 Le numéro se réfère au catalogue de Nico H. J. van den Boogaard (op. cit.). L’emploi de l’italique indique une variante par rapport au refrain de référence. 46 Les sigles explicatifs se trouvent en fin d’annexes. 47 Je n’ai pu retrouver ce fragment par ailleurs. Seules sa régularité métrique et la répétition de la rime en « -ece » dans la version du manuscrit A lui confèrent le statut d’élément exogène au texte et peut-être de citation. Ces deux éléments ne sont pas repris dans le témoin B.
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N° Manuscrit Texte 6
A 212ra
B 150va
7
A 212ra/b B 150vb
8
A 212rb B 150vb
9
A 212rb B 150vb
10
A 212va B 151rb
11
A 212va
B 151rb
. diex trop demeure qui m’aura. loinz est entrobliee m’a. . dieux trop demeure qui m’aura bien scay qu’entrobliee m’a. . eles font de moi & feront leur uoloir . amours font de moy leur uoloir ie sans les maulx pour li auoir c’onques ne soi amer a gas. c’onques ne soi amer a guas n’encor ne m’en faingne pas. . regardez sui ge assez plesanz por bien amer. regardez sui ie asez plesant & biaux pour bien amer. ci doit l’en amors semer. ci doit on amours semer drues i reuenderont droit au cuer querez amoretes en mon sain ie les i uing metre . droit au cuer querez amoretes en mon sains ie les vue[il] metre
vdB45
Chanteur Contexte
Autres occurences46
576
L’Église
RS 1700 I
159
Jésus
RS 1503 I M 64
1428
Jésus
RS 227 I M 357 (citation entée) M 46 (citation interne)
1579 1615
Jésus
Chanter
Dire ; Chançon
1579 Quinque
Dire
1615 Paradis
355a
Jésus
Dire
M 1138b
355
Jésus
(Dire)
Chanson latine 6 Roman des sept sages
27 1
272
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N° Manuscrit Texte 1248 A 212va
B 151rb
13
A 212va
B 151va
1449 A 213ra
B 151vb
. amors amors se nus [a lieu] por loiaument seruir a joie il n’i doit pas faillir . ha amours se nus a lie[u] pour loyaument seruir a joie. il n’i doit pas faillir. . se sainte eglise sauoit com ie suis por li destroiz. si grant pitié l’en prandroit conforter ne se porroit. . se sainte eglise sauoit come ie suis pour luy destroit si grant pitié li en prandroit que conforter ne se poroit. . hé : las qui onques ne sorent que fu solaz ne deduiz qui de cuer ne l’ont amé. . ha las pour quoi ne l’aiment qui oncques ne sorent que fu ioye ne soulaz ne biens.
vdB45
Chanteur Contexte
Autres occurences46
L’auteur
Jésus
Dire ; Chançon
Chanter
Les Dire hommes
48 Seuls le signe de ponctuation qui le précèdent et sa majuscule initiale identifient ce fragment comme une citation, que je n’ai pas retrouvée par ailleurs. Sa fin l’apparente au refrain vdB 1587 « Qui bien et loiaument aime, sa joie ne doit faillir ». 49 Je n’ai pas retrouvé ce fragment par ailleurs.
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N° Manuscrit Texte 15
16
Jésus
B 152va
sanz amours ne puis ie durer ne ie ne ueil
A 213rb
nus ne set que est 1402 biens qui ihesucrist n’a amé. nulz ne set qu’est biens qui ihesu crist n’aime
A 213vb
A 214rb B 153vb
19
1653
sanz amors ne puis durer ne ie ne uoil.
B 152vb 18
Chanteur Contexte
A 213rb
B 152va
17
vdB45
A 214rb B 153vb
20 B 154vb 21
B 155ra
22
B 155ra
23
B 156rb
ia n’aurai ioie se de uos ne me uient. ia n’auray ioie se de uous ne vient. perdu perdu perdu l’ai n’en raurai mie . perdu. perdu. perdu l’ay ne le rarai mie . hé : las or m’en uois ie sanz lui perdu ai ma ioie. . las or m’an voi je san li coment pourai joie mener. . ha ihesu crist aiez mercy de moy. l’esperans que j’atens me tient sanz plus. ains m’aliege mes maulx qui ne m’ocient ie ne porroie durer sanz uous en uous est ma uie & ma mort.
1269
Autres occurences46
Chanter ; RS 1705 I Beeler ; Crier ; Dire Chanter ; Crier ; Baler ; Dire L’auteur Voir Ovide Prison d’amour RS 1509 IIa RS 157 I Voier M 1038 M 445 (citation initiale) M 446 M 433 (citation interne) L’auteur Dire Prison d’amour
Les Chanter pécheurs Dire ; Chançon Chacun Crier
391
L’auteur
Prison d’amour M 374
L’auteur Dire ; Parole 623
L’auteur
M 272
1009
L’auteur
Ovide Salut d’amour « Bele, salus vous mande… » RS 1995 II M 523 (citation entée)
27 3
2 74
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N° Manuscrit Texte 24 B 157rb
25
B 157va
26 B 158ra
27
B 159ra
28
B 159ra
29
B 159rb
30
B 159rb
31
B 159va
\
B 159va
. ha come fait bon estre a l’escole dont ihesu crist est maistre mout y a delitable lieu . mauvais est qui laira51 amer trop y a sauuereux mestier dieux i’atens de luy aide & de sa douce esperance toute a force maugré uostre ueu ge uostre amour auoir . s’amours nous fait droit i’auroi de uous ioie tout a mon uoloir. . aurez uous de moy mercy doulz cuers debonoires ditez. amerez mi uous ferez lerez me uous morir. . uillaines gent uous ne les sentez mie lez douz mains que ie sens
vdB45
Chanteur Contexte
Autres occurences46
L’auteur
RS 137a (citation partielle de la st. VI50)
389
La Dire première lettre du livre L’auteur Chanter ; Dire
Jalousie
1784
Jésus
Quinque
Dire
L’auteur Chanter et ses lecteurs 210
L’auteur
M 100
216
L’auteur
M 477
1840
L’ami de Dire ; Dieu Chançon
Miracles Confrere Prison d’amour Salut d’amour « Bele, salus vous mande… » RS 839 VI M 125 M 447a Guillaume de Dole Miracles Proverbes RS 1377 Iia
uoirement ne les 1865 sentez uous mie lez douz maus d’amer aussint come il font
L’auteur Certes
50 Les strophes XVIII, XIX, XXI, XXII, XXIII, puis IV et V de cette chanson pieuse sont partiellement citées entre les folios 156 et 157. 51 Ms. laire.
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N° Manuscrit Texte
vdB45
Chanteur Contexte
Autres occurences46
33
1427
Chaque âme
Dire
i’ai trouué qui m’amera 983 tout a mon gré. n’onques mais n’amai 548 autant conme ie faiz ore. ie ne puis sanz uous 1009 durer.
L’âme égarée L’âme égarée
Dire
Poire Salut d’amour « Bele, salus vous mande… » Flours d’amours Court d’Amour II RS 498 I (M 820) M 795
. dame aiez mercy de moy. dame mercy. . harou harou que ferai ie.
391
L’auteur
38a 44 53 788 813 824 825
L’auteur
. ie sans la mort qui me 425 mort. si de moy pitié ne uous prant . dame se uous ne 281 m’amez iamez mes cuers n’aura ioye.
L’auteur
Ovide Salut d’amour « Bele, salus vous mande… » RS 1995 II M 523 (citation entrée) Prison d’amour M 374 38a Sort des dames Rond. 187 44 RS 80 53 M 736 788 Escanor RS 1174 M 405 813 M 866 T 824 M 405 M 538 M 717 M 719 M 846 M 885 825 M 1087 RS 150 III
L’auteur
RS 575 IV
B 159va
34 B 159vb 35
B 159vb
36
B 160ra
37
B 160ra/b
38
B 160rb
39
B 160rb
40 B 160rb
lasse pourquoy fu ge oncques de mere nee pour mon orgueil ai mon ami perdu
L’auteur
M 326/327
27 5
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Annexe II - Comparaison des citations du Livre d’amoretes avec leurs autres versions diex trop demeure qui m’aura. loinz RS 1700 I est entrobliee m’a. (A) dieux trop demeure qui m’aura bien scay qu’entrobliee m’a (B) eles font de moi & feront leur uoloir RS 1503 I (A) amours font de moy leur uoloir ie sans les maulx pour li auoir (B)
M 64 c’onques ne soi amer a gas. (A) c’onques ne soi amer a guas n’encor ne m’en faingne pas (B)
RS 227 I
M 46 M 357 aurez uous de moy mercy doulz cuers debonoires (B)
M 100
ditez. amerez mi uous ferez lerez me M 477 uous morir (B)
Dex trop demeure quant vendra loig est entroubliee m’a (P) amors font de moi lor uoloir. i’enduir les mals por ioie auoir. (U) amors font de moi lor voloir. i’endur les maus por bien auoir. (M) amors font de moi lor voloir j’endur les maus pour miex valoir. (M) amors font de moi lor voloir. j’endur les maus por ioie auoir (T) amors fait de moi son uoloir. j’endur les malz por ioie auoir. (C) amors font de moi leur uoloir i’endur les maus por ioie auoir (MüA) onques ne soi amer a gas oncor ne m’en repent ie pas. (K) onques ne soi amer a gas. oncor ne m’en repent ie pas. (N) onques ne soi amer a gas. oncor ne m’en repent ie pas. (X) onques ne soi amer a gas oncor ne m’en repent ie pas. (P) onques ne soi amer a gas n’oncor ne m’en repen ge pas (W2) Onques ne soi amer a gas n’enquore ne m’en repent ie pas. (Mo) auroiz uous de moi merci dame debonaire dex dame debonaire. (W2) aureis uos de moi mercit. dame debonaire. deus dame debonaire. (D) dites amerés me vous feroie lerois me vous morir (Mo) dites amereis mi uous. fareis lareis mi uous morir. (D)
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uillaines gent uous ne les sentez mie Miracles lez douz mains que ie sens (B) (RS 1212)
Confrere Salut « Bele » Prison RS 839 VI
M 447a M 125
vilaines genz uos ne les sentez mie les douz max que ie sent (A) Uilaines genz uos ne les sentez mie les doz maus que ie sent. (B) vilainne gent uos ne les santez mie les douz maux que ie sant. (C) vilaines gens uous ne les sentés mie les dous maus que ie sent. (D) vileine iant. uos ne les santez mie les douz maus que ie sant. (G) vilaines genz uos ne les sentez mie les doz maus que ie sent. (H) uilaines gens uos ne les sentés mie les dous maus ke ie sent. (I) vilaines gens voz ne les sentés mie les doz maux que ie sent. (h) vilaines gens vous ne les sens mie les dous maus que ie sench. (o) vilainnes gens vous ne les sentez mie les dous maus que ie sent (L) vilainnes gens vos ne les santez mie les doul maus que je sant (O) vilaines gens uos ne les sentez mie les douz max que ie sent. (R) vilaine genz uous ne les sentez mie les douz maus que ie sent. (S) [v]ilaines genz uos ne les senteiz mis les doz maus que ie sent. (T) vilaines gent vous ne le sentez mie le doulz malx que je senz (e) vilaines genz vous ne les sentez mie les maus que ie sent vilaines genz vous ne les sentez mie les douz maus que ie sent vilains uous ne les sentés mie les dous maus que ie sent vilaines gens vos ne les sentez mie. les douz malz que ie sent. (M) uilaines gens vos ne les sentés mie les dous maus que ie sent. (T) qu’il ne les sentent mie les dous maus que iou senc (Her) uileine gent voz ne les sentés mie les doz maus que ie sent. (Mo)
27 7
278
a n n e i bo s -au g é
uoirement ne les sentez uous mie lez Miracles douz maus d’amer aussint come il (RS 520) font (B)
G. de Dole Proverbes RS 1377 IIa lasse pourquoy fu ge oncques de mere nee pour mon orgueil ai mon ami perdu (B)
RS 498
M 820
i’ai trouué qui m’amera tout a mon gré (B)
M 795
vous ne sentez mie les douz maus d’amer aussi com ie faz. (A) vos ne sentez mie les douz maus d’amer ausi com ie faz. (N) vous ne sentez mie les dous maus d’amer ausi comme ie fas. (L) vos ne santez mie les doulz maus d’amer ausint com ie fais (O) voz ne sentez mie les douz maus d’amer ausi comme ie faz. (R) vous ne sentez mis les douz maus d’amer ausi com ie faiz. (S) [v]os ne senteze mie les doz maus d’amer aussi com ie faz. (T) Vos ne sentez mie les douz max d’amer aussi con ie faz. (v) vos ne sentez mie les maus d’amer si com ge faz. vos ne lez sentez mie les maus d’amer einsi con ie fais vos ne sentés mie les maus [d’amer] ausi com ie fas (T) laise com mar fui ains de mere nee. par mon orguel ai mon amin perdut (U) lasse pour koi fui ie de mere nee par mon orguel ai mon ami perdu (a) lasse por [coi fui] iou dez mere nee por mon orgu[el ai mon] ami perdu (W2) lasse por qoi fui ge de mere nee par mon orgueill ai mon ami perdu. (Her) lasse por coi fui ie de mere nee. par mon orgueill ai mon ami perdu (R) lasse pour quoi fui iou de mere nee. par mon orgoil ai mon ami perdu. (N) I’ai troué ki m’amera tout a mon gré. diex le tiegne en verité. (N) I’ai trouué qui m’amera tout a mon gré diex la tiengne en uerité. (Mo) J’ai troueit ki m’amerat tot a mun greit diex la tengne en ueriteit (Tu)
fo r m u l e s, l i e u x co mmu ns, st é réot y pe s ?
Sigles des manuscrits Ch. latine
Paris, BNF, lat. 15131
Confrere
Paris, BNF, fr. 837
Escanor
Paris, BNF, fr. 24374
G. de Dole
Città del Vaticano, BAV, Reg. lat. 1725
Jalousie
Paris, BNF, fr. 19152
Meliacin
Miracles
Ovide
Prison Proverbes Quinque
Rond. Salut « Douce » Salut « Bele » Sort des dames
A B C D E A B C D G H I h o N L O R S T e v A B C D A
Paris, BNF, fr. 1633 Paris, BNF, fr. 1589 Firenze, B. Riccard., 2757 Paris, BNF, fr. 1455 Bruxelles, KBR, IV-319 Blois, BM, 34 Bruxelles, KBR, 10747 London, BL, Harley 4401 Paris, B. Arsenal, 3517-3518 Paris, BNF, fr. 1530 Paris, BNF, fr. 1533 Paris, BNF, fr. 1536 Paris, BNF, nouv. acq. fr. 6295 Paris, BNF, fr. 2193 Paris, BNF, fr. 25532 Paris, BNF, fr. 22928 Città del Vaticano, BAV, Pal. lat. 1969 Sankt-Peterburg, GPB, fr. fo v. XIV. 9 Paris, BNF, n. a. fr. 24541 Besançon, BM, 551 Neuchâtel, BP, 4816 Firenze, BML, Ashburnham 113 Modena, B. Estense e U., Campori 42 (F067. G. 3. 20) Paris, B. Arsenal, 2741 Paris, BNF, fr. 881 Bruxelles, KBR, 10988 Wien, Österreichische Nationalbibliothek, 2621 Hereford, Cathedral Libr., P. 3. III
R T B
Città del Vaticano, BAV, Reg. lat. 71 Troyes, BM, 1890 Bruxelles, KBR, 2475-81 Paris, BNF, fr. 12786 Paris, BNF, fr. 1588 Paris, BNF, fr. 837 Paris, BNF, fr. 837
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a n n e i bo s -au g é
Chansons (RS) a C H I K M N P T U X
Città del Vaticano, BAV, Reg. lat. 1490 Bern, BurgerB, Cod. 389 Modena, B. Estense e U., R. 4. 4 Oxford, Bodl. Libr., Douce 308 Paris, B. Arsenal, 5198 Paris, BNF, fr. 844 Paris, BNF, fr. 845 Paris, BNF, fr. 847 Paris, BNF, fr. 12615 Paris, BNF, fr. 20050 Paris, BNF, n. a. fr. 1050
Motets (M) Ba D Cl Her Mo MüA N PaN R Tu W2
Bamberg, SB, Lit. 115 (Ed. IV. 6) Oxford, BLO, Douce 308 Paris, BNF, n. a. fr. 13521 Louvain, Katholieke Universiteit Leuven – Centrale Bibliotheek, fragment non coté [fragment Herenthals] Montpellier, BU Fac. Médecine, H. 196 Munich, BSB, Mus. 4775 et Bibl. privée de J. Wolf Paris, BNF, fr. 12615 Paris, BNF, fr. 845 Paris, BNF, fr. 844 Turin, B. già Reale, Varia 42 Wolfenbüttel, HAB 1206 (Helmstedt 1099)
Sigles des répertoires bibliographiques vdB RS M
van den Boogaard (Nico H. J.), Rondeaux et refrains. Du xiie siècle au début du xive, Paris, Klincksieck, 1969, 342 p. Spanke (Hans), G. Raynauds Bibliographie des altfranzösischen Liedes, Leiden, E. J. Brill, 1955, VIII-286 p. Gennrich (Friedrich), Bibliographie der ältesten französischen und lateinischen Motetten, Darmstadt, n.p., 1957 (Summa musicae medii aevi 2), LII-125 p.
fo r m u l e s, l i e u x co mmu ns, st é réot y pe s ?
Annexe III - Le duplum du motet Quant se depart la verdure des chans / Onques ne soi amer a gas / DOCEBIT52 Onques ne soi amer a gas celui qui si haut & bas a seruir ne faignent pas. quant sa contenance son sens sa puissance uois remirant par compas. soutif deceuance sans autre acointance m’a mis en ses las dont issir ne quit ie pas que ie sanz doutance i truis tant ioie & solaz qu’onques rentrans plus n’eut pas n’enquore ne m’en repent ie pas.
52 Montpellier, BU Fac. Médecine, H. 196, f. 180r.
Je n’ai jamais su aimer pour rire Celle que jamais – à voix haute ou basse – Nul ne faint d’honorer. Quand je me souviens avec exactitude De son maintien, De sa sagesse et de sa puissance, Une ruse subtile, Sans détour, M’a pris en un piège Dont je crois que je n’échapperai pas. J’y trouve, sans nul doute, Tant de joie et de douceur Que je ne songe à m’enfuir, Ni à éprouver de regret.
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Anne-Zoé rillon-marne
Les formes de l’intertextualité biblique dans la lyrique latine des conduits (fin xiie-xiiie siècle)*
The language of the Bible informs all medieval literature. The conductus repertory from the twelfth and thirteenth century confirms this general trend. This non-liturgical Latin lyric genre raises the question of the integration of words borrowed from the Bible in poetic creation. This paper starts with a systematic survey of biblical references throughout the corpus, in order to shed light on the intellectual context of composition, before examining the different modes and levels of integration of the biblical text : from the mere borrowing of a few words to precise quotation, a variety of processes are used, illustrating how (and why) biblical authority is called on and thereby legitimates new creation. I finally address the issue of whether the musical setting of these texts interacts with the presence of the sacred text: the formal elaboration of some conducti can be analyzed as a kind of sonorous underscoring of biblical speech and a way to build an intellectual communication with the audience.
T
La langue de la Bible est un modèle de perfection et une source d’inspiration pour les auteurs médiévaux, quel que soit l’exercice spirituel qu’ils pratiquent ou le genre littéraire dans lequel ils s’inscrivent. La poésie n’échappe pas à cette prégnance du langage sacré, surtout lorsqu’elle est destinée à s’insérer à la liturgie dans laquelle la proclamation lue ou chantée de textes scripturaires joue un rôle essentiel1. Les embellissements poétiques et musicaux des cérémonies – tropes, séquences, versus, conducti – complètent, éclairent et mettent en valeur la perfection du plain-chant
* Je remercie chaleureusement les organisateurs du colloque « La Formule au Moyen Âge », ainsi que Gilbert Dahan pour leurs suggestions et relectures stimulantes. 1 P.-M. Gy, « La Bible dans la liturgie au Moyen Âge », in P. Riché et G. Lobrichon (éd.), Le Moyen Âge et la Bible, Paris, Beauchesne, 1984, p. 537-552. Anne-Zoé Rillon-Marne • Centre d’Études Supérieures de Civilisation Médiévale (Poitiers) UCO (Angers) La Formule au Moyen Âge, éd. par Olivier Simonin et Caroline De Barrau, Turnhout, 2021 (Atelier de Recherche sur les Textes Médiévaux, 28), p. 283-300 © FHG10.1484/M.ARTEM-EB.5.120286
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tenu pour émanation divine2. Ainsi s’est constitué un vaste répertoire musical élaboré par des artistes experts du Verbe qui le commentent, l’imitent et le magnifient sans prétendre le remplacer ou le dépasser. Plus qu’une simple addition à la liturgie, c’est toute une langue et ses savoir-faire littéraires qui sont irrigués par l’esprit et la lettre du texte sacré. Lorsque cette poésie lyrique latine s’échappe de la liturgie, le modèle biblique reste bien présent, mais apparaît par touches, emprunts ou références. Il cohabite d’ailleurs avec le modèle antique que l’on imite dans les écoles pour apprendre à manier la langue latine et à devenir poète. Le cas des textes des conduits (conducti) est assez emblématique de cet ancrage biblique. Ces textes mis en musique nous sont rapportés par des sources dites « de Notre-Dame », ainsi nommées parce qu’elles assemblent un répertoire majoritairement lié aux pratiques musicales de la cathédrale parisienne3. Ces conduits élaborés durant le dernier tiers du xiie et le xiiie siècle sont des chants polyphoniques ou monodiques sur des vers rythmiques latins. Les enjeux musicaux y sont prépondérants, bien que les textes soient déjà le résultat d’une construction sonore virtuose. Si ces textes nous parviennent parfois dans des collections poétiques dépourvues de notation4, c’est dans les sources musicales que ces compositions prennent toute leur ampleur. L’origine du terme conductus ramène à la liturgie et à l’accompagnement musical de certains déplacements, ce que confirment les rubriques de quelques sources du xiie siècle. Il s’agit alors de pièces prenant part à des drames liturgiques, ou à l’office en lieu et place du Benedicamus domino. Mais les productions de la fin du xiie et de la première moitié du xiiie siècle ne présentent plus qu’un lien très lâche avec les célébrations5. Les thèmes abordés dans ces compositions n’en restent pas moins majoritairement (mais pas exclusivement) sacrés. Le destin et le message du Christ sont la matière littéraire privilégiée des conduits. Malgré cela, ces compositions ne sont pas directement liées au calendrier liturgique et la plupart d’entre elles ne sont pas spécifiquement élaborées pour le rituel. La musique conçue pour ces textes adopte des dispositions et des proportions très variées, tant du point de vue de la forme que
2 G. Iversen, Chanter avec les anges : poésie dans la messe médiévale, interprétations et commentaires, Paris, Cerf, 2001, p. 28 sq. 3 L’ouvrage de référence sur le répertoire des conduits est désormais M. Everist, Discovering Medieval Song. Latin Poetry and Music in the Conductus, Cambridge, Cambridge University Press, 2018. La base de données Cantum pulcriorem invenire (http://catalogue.conductus.ac.uk) dresse le catalogue des compositions et des sources en les accompagnant de l’édition des textes et de leur analyse formelle. Les sources les plus complètes pour ce répertoire sont F. : Firenze (Florence), BML, Pluteus 29.1 (1240-1250), W1 : Wolfenbüttel, HAB, Guelf Helms. 628 (1230-1240, d’origine écossaise), W2 : Wolfenbüttel, HAB, Guelf Helms. 1099 (1240-1250) et Ma : Madrid, BNE, 20486. Les réserves émises à propos de l’identification exclusive de ce répertoire à la cathédrale de Paris se fondent sur l’hétérogénéité géographique de la provenance d’une partie des compositions rapportées et des lieux de réalisation des sources. Cf. N. Losseff, The Best Concords. Polyphonic Music in Thirteenth-Century Britain, New York, Garland, 1994. 4 On pense notamment à Oxford, Bodleian Library, Add. A 44 (voir A. Wilmart, « Florilège mixte de Thomas Bekynton », Mediaeval and Renaissance Studies, 1 (1941), p. 41-84.) ou Oxford, Bodleian Library, Rawlinson C 510. 5 A.-Z. Rillon-Marne, « Stratégies pour la conduite des âmes : la composition poétique et musicale des conductus parisiens au début du xiiie siècle », Médiévales, 62 (2012), p. 153-174.
L e s fo r m e s d e l’i nt e rt e xt uali t é b i b li q u e
de celui du style. Ancré dans une culture latine, c’est un répertoire que Johannes de Grocheio, au tout début du xive siècle (époque où l’on ne compose plus de conduits mais où l’on continue probablement de les chanter), décrit comme savant. Il précise à propos du conduit : Qui solet in conviviis et festis coram litteratis et divitibus decantari6. Cette remarque est l’une des seules indications dont nous disposons pour entrevoir les circonstances pour lesquelles ces compositions ont vu le jour. L’audience que l’on devine à travers ces quelques mots est un cercle plus large que le milieu strictement ecclésiastique, mais la qualité de lettré semble indispensable pour apprécier ces chants. Les conduits sont en effet la production d’un milieu d’hommes formés voire formatés par la lecture et la méditation des Écritures, mais aussi par la répétition ritualisée du texte dans le cadre de la messe et des offices. La place qu’y tient la langue biblique n’a ainsi rien de surprenant, et l’usage de la citation du texte fondateur y est attendu et courant7. Mais une observation attentive tend à montrer que cet usage n’est ni uniforme ni généralisé. Une étude plus précise de la présence du texte biblique dans cette poésie lyrique s’avère donc nécessaire, de manière à comprendre comment et pourquoi les auteurs-compositeurs des conduits se sont approprié la langue sacrée dans leurs créations. On cherchera ainsi à mieux comprendre leurs intentions en observant les procédés déployés pour faire résonner le texte sacré. Nous nous demanderons en quelle mesure la présence du texte biblique dans les conduits est une forme d’écriture formulaire savante, et si elle relève de la citation, de l’imitation ou de l’imprégnation. Le corpus des conduits de Notre-Dame est accessible depuis le début des années 1980 grâce à l’édition de Gordon Anderson8. Chaque volume se partage en deux parties : l’édition des textes puis l’édition musicale. Si la partie musicale de cette publication est souvent contestée en raison des choix rythmiques arbitraires que l’auteur a appliqués à ses transcriptions musicales, il faut rendre hommage à la somme considérable et inégalée que constitue l’édition poétique9. Celle-ci propose des traductions et un apparat critique qui comprend l’identification assez exhaustive de l’intertextualité biblique, des citations et des références pour chacun des textes10. Mon étude se fonde ainsi principalement sur ce travail d’identification, dans les
6 E. Rohloff (éd.), Die Quellenhandschriften zum Muziktraktat des Johannes de Grocheio, Leipzig, Deutscher Verlag für Musick, 1972, p. 56 (Ce qui est habituellement chanté dans les repas et les fêtes devant les lettrés et les riches). Pour une approche critique de ce célèbre passage, voir Chr. Page, Discarding Images : Reflections on Music and Culture in Medieval France, Oxford, Oxford University Press, 1993, p. 71 sq. 7 M. Everist, op. cit., p. 62 sq. 8 G. A. Anderson (éd.), Notre-Dame and Related Conductus, Opera Omnia, 11 vol., Henryville, Institute of Medieval Music, 1981. 9 D’autres éditions poétiques existent, notamment les éditions monumentales des Analecta hymnica (G. M. Dreves et Cl. Blume, Analecta hymnica medii aevi, vol. 20-21, Leipzig, R. Reisland, 1886) ou encore le travail de l’hymnologue J. Szövérffy, Lateinische Conductus-Texte des Mittelalters, Ottawa, Institute of Mediaeval Music, 2000. Cependant, aucune de ces éditions ne fait l’étude systématique des références et citations. 10 Les concordances non identifiées sont très rares. Voir également G. Anderson, « Thirteenth-Century Conductus : Obiter Dicta », The Musical Quarterly, 58/3 (1972), p. 349-364.
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Pentateuque Livres historiques Livres sapientiaux dont Psaumes Prophètes dont Isaïe Évangiles Épîtres Apocalypse
21 5 92 50 57 30 78 39 5
AT : 175
NT : 122
Figure 67 : Quantité et origine des références bibliques dans les conduits, © Anne-Zoé Rillon-Marne
342 compositions, monodiques et polyphoniques, qu’assemble cette édition11, de manière à proposer une typologie des usages du texte biblique dans ce corpus12. En revanche, certaines propositions d’Anderson ont été laissées de côté : les passages présentant moins de deux mots concordants avec le verset source ou les paraphrases sans concordances verbales ne sont pas pris en compte pour cette enquête et les réflexions qui suivent, mon objectif étant de considérer l’intégration verbatim du texte biblique dans la poésie lyrique pour le distinguer comme procédé d’invention ou d’écriture13. Les références ainsi collectées dressent un panorama de l’assimilation du texte biblique. Le relevé (voir figure 67) permet une approche quantitative des livres cités. Les citations de l’Ancien Testament sont plus nombreuses que celles du Nouveau Testament. L’Ancien Testament est représenté tant par ses livres poétiques (les Psaumes pour une grande part) que par les livres des prophètes. La place dominante des formules issues des Psaumes n’est pas surprenante. Mémorisée dans les écoles et entendue jour après jour dans la liturgie, la prose psalmique constitue un réservoir d’images et un modèle linguistique pour le poète chrétien. Le nombre élevé des formules liées au Livre d’Isaïe (30 relevées) s’explique probablement par sa teneur prophétique qui s’accorde au message et au ton des conduits célébrant l’avènement de la nouvelle loi par le Christ. Bon nombre de ces références à Isaïe portent sur le verset 11, 1 (et egredietur virga de radice Iesse et flos de radice eius ascendet) qui est à l’origine de l’image de l’arbre de Jessé, très communément reprise dans la lyrique
11 Je n’ai pris en compte que les compositions présentes dans les sources dites centrales (voir note 3), c’est-à-dire les volumes 1 à 6 et 8 de l’édition. Je n’ai pas intégré les motets-conduits publiés en début du premier volume. 12 Il faut noter qu’Anderson ne fait aucune distinction entre ce qui relève de la citation, exacte ou imprécise, de la paraphrase ou de l’allusion. 13 La démarche est sensiblement différente que celle de Pascale Bourgain dans : P. Bourgain, « L’esthétique poétique de Philippe le Chancelier et l’empreinte biblique », in G. Dahan et A.-Z. Rillon-Marne (éds), Philippe le Chancelier, penseur, poète et théologien parisien du début du xiiie siècle, Turnhout, Brepols, 2017, p. 187-208.
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sacrée, qu’il s’agisse des conduits, des chansons profanes ou des motets14. Les livres historiques et le Pentateuque sont moins présents, peut-être parce que leur langue est moins propice au développement d’images poétiques, et leur contenu moins évident à intégrer dans le contexte des conduits. Les références empruntées au Nouveau Testament font la part belle aux Évangiles et aux Épîtres, comme un écho aux thématiques christiques qui sont au cœur de la poésie des conduits. Pour cette raison, on aurait pu s’attendre à une présence plus abondante d’allusions textuelles à la vie du Christ, mais le propos est souvent plus général, abordant des thématiques d’ordre eschatologique, et moins soucieux de relater les détails narratifs des récits évangéliques. Les passages évoqués sont majoritairement liés aux paroles et aux actes de prédication de Jésus, avant la Crucifixion. On remarque notamment de très nombreuses allusions aux Paraboles (citées ou paraphrasées) qui par leur langage énigmatique entretiennent des correspondances avec la densité de la parole poétique15. La langue des conduits témoigne donc d’une connaissance complète des Écritures, au sein desquelles les poètes sont capables de faire des choix, en fonctions d’intentions qui restent à mieux cerner. Il s’agit certainement de solliciter la mémoire de leurs auditeurs pour ancrer la création chantée dans une culture partagée et un espace émotif, manifestement construits dans les écoles, et probablement plus encore par la pratique de la liturgie. Ce sont bien les productions de clercs, chanoines ou chantres à destination de leurs semblables, aussi lettrés qu’eux, rompus au chant et aux lectures dans les offices comme à l’exercice de la lectio divina ou du sermon16. Il serait intéressant de comparer les usages de la Bible et la répartition des Livres sollicités dans la poésie des conduits avec ceux d’autres discours nourris des Écritures (sermons, traités spirituels, sommes…) pour mettre en évidence les fondamentaux d’une culture commune, mais aussi les différences de sensibilité et d’orientation en fonction des pratiques. Il ressort ici nettement que le texte scripturaire est un réservoir d’images et de métaphores possédant un pouvoir d’évocation à plusieurs dimensions, par la profondeur spirituelle de l’image elle-même et par le réseau de discours et d’intertextualité qui s’est développé à partir d’elle et que le poème du conduit poursuit. Ces références à la Bible sont nombreuses mais loin de constituer l’essentiel de la poésie des conduits. Par ailleurs, la fréquence de leur apparition est très variable d’un
14 M. Dobby, Le Motet et l’Arbre de Jessé. Les pièces à deux voix sur la teneur FLOS FILIUS EJUS dans le codex W2, thèse de l’Université de Poitiers, 2012, en particulier p. 77 sq. 15 P. Bourgain, « Formes et figures de l’esthétique poétique au xiie siècle », in A. Michel (éd.), Rhétorique et poétique au Moyen Âge, Turnhout, Brepols, 2002, p. 103-119. 16 Le poète-compositeur le plus prolixe des conduits, Philippe le Chancelier, donne bien la mesure du haut niveau intellectuel des créateurs de ce répertoire. Théologien reconnu, prédicateur et chancelier de Notre-Dame, cette figure de la pensée préscolastique est l’auteur d’une soixantaine de textes lyriques collectés dans les sources parisiennes. Pour une présentation, voir A.-Z. Rillon-Marne, Homo considera, la pastorale lyrique de Philippe le Chancelier. Une étude des conduits monodiques, Turnhout, Brepols (Studia Artistarum), 2012; Th. B. Payne, Poetry, Politics and Polyphony : Philip the Chancellor’s Contribution to the Music of Notre Dame School, 2 vol., Thèse doctorale, Chicago, University of Chicago, 1991.
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texte à l’autre. Certains conduits en sont complètement tissés, tandis que d’autres – une majorité – n’en comportent aucune17, alors même que les thèmes abordés présentent des liens directs avec les Écritures et pourraient être le lieu d’une intertextualité dense, justifiée par le sens. La plupart des conduits se situent entre ces deux extrêmes : on y rencontre quelques insertions, savamment enchâssées dans la continuité métrique du texte. Ces références se confondent aux vers, sans être annoncées ou soulignées d’une quelconque manière, contrairement aux usages des pratiques textuelles exégétiques ou théologiques où l’auctoritas est généralement introduite par une formule d’usage18. Le conduit n’est en effet pas un discours sur les saintes Écritures, mais à partir d’elles ou en position de sous-scription19. Cette absence de marquage de la citation pose d’abord la question de l’intentionnalité réelle de l’auteur. Il serait imprudent d’affirmer a priori que la présence constatée d’un hypotexte biblique relève d’un langage délibérément référencé, ou si au contraire il s’agit d’une langue pétrie de formules et d’expressions d’origine biblique par l’habitude. Par ailleurs, la critique littéraire s’intéressant à la réception incite à poursuivre le questionnement du point de vue des auditeurs des conduits20 : la référence recherche-t-elle une connivence avec l’auditoire, fondée sur le partage de références ? Doit-on supposer le lecteur capable de les identifier et de construire à partir d’elles un « intertexte » personnel ? Si le milieu intellectuel dans lequel ces compositions poético-musicales ont circulé semble indiquer une communauté de savoir forgée autour de la manipulation du texte biblique en de multiples circonstances, l’observation des modalités de mise en forme de ces références devrait permettre d’apporter des éléments de réponse. La diversité des formes de l’intertextualité se mesure à la distance que l’on peut observer entre le texte source, celui de la Vulgate21, et les vers poétiques qui y renvoient. Ces formes constituent un continuum de différents degrés de proximité que les exemples et remarques ci-dessous vont illustrer. Je distingue ici deux modalités dans cette pratique de l’intertextualité, que je nommerai citation et emprunt22. La citation procède par l’usage des mots mêmes (ou presque) du texte sacré, tandis que l’emprunt consiste plutôt en une reformulation, comportant suffisamment d’indices de proximité lexicale pour être clairement associé à son verset source.
17 Plus de la moitié des conduits ne présentent aucune référence littérale au sens que j’ai choisi d’observer ici : seuls 129 parmis les 342 textes édités par G. A. Anderson ont été retenus pour cette étude. Comme exemple de conduit particulièrement sujet aux citations, on peut citer le cas de Deduc Syon uberrimas dont 23 vers sur 35 présentent des concordances avec le texte de la Vulgate. 18 Voir A. Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979, p. 155 sq. L’auteur qualifie de « machine à écrire théologale » le rapport entre le texte-source qu’est la Bible et son commentaire. Je renvoie également à l’ouvrage fondamental de G. Dahan, L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval. xiie-xive siècle, Paris, Cerf, 1999. 19 A. Compagnon, op. cit., p. 161. 20 Notamment M. Riffaterre, « L’intertexte inconnu », Littérature, 41 (1981), p. 4-7. 21 Le texte utilisé est celui de l’édition R. Weber et al., Biblia sacra : iuxta Vulgatam versionem, Stuttgart, Deutsche Bibelgesellschaft, 1994. 22 Cette étude de l’intertextualité ne prend pas en compte les cas de références thématiques mais non verbales, c’est-à-dire la paraphrase ou la réécriture sans reprise du texte original.
L e s fo r m e s d e l’i nt e rt e xt uali t é b i b li q u e
L’emprunt pose certainement plus de difficulté d’identification que cela soit pour le lecteur moderne ou pour l’auditeur médiéval, et l’on s’interroge à juste titre sur l’étendue du procédé. Sont ici considérées comme emprunts les références comportant au moins deux termes communs avec le texte de la Vulgate. Dans ce jeu d’écho et de résonnance entre l’autorité et sa réapparition dans la langue poétique, les fonctions grammaticales, l’ordre des mots ou le contexte peuvent être profondément modifiés. Cependant, il va de soi que plus l’hypotexte est connu, moins la citation a besoin d’être développée et peut être allusive. Prenons l’exemple du conduit Nulli beneficium dans lequel le poète fait appel à de nombreuses images bibliques pour rappeler les confesseurs à leur mission. Il s’adresse ici à un auditoire de clercs pour lequel la connaissance des Écritures est le métier. Les références n’ont ainsi certainement pas besoin d’être développées pour être repérées. Les versets d’Ézéchiel 34, 1-6 évoquent longuement l’image du mauvais pasteur. Dans le conduit, quelques mots suffisent pour rappeler ce passage : Nulli beneficium, strophe 5, vers 5-723
Éz 34, 3 :
Quod lac et lanam eruis gregis cuius constituit te pastorem
Lac comedebatis et lanis operiebamini et quod crassum erat occidebatis gregem autem meum non pascebatis
Seuls les noms (le lait, la laine, le troupeau) sont repris et mis en forme dans une phrase simple. Ici, le poète se sert de cette image et de la culture biblique de son auditoire pour faire allusion à un réseau de versets qui déploient l’exemple du Christ pasteur et de son troupeau. Le poète condense et profite de la mémoire collective pour construire son exhortation et la rendre efficace. Dans cet autre exemple aussi, l’emprunt consiste en quelques mots issus d’un verset dont le poète use librement. Deus misertus hominis est l’un des rares conduits composés pour quatre voix qui nous soient parvenus24. La première strophe se termine par deux vers en référence à la première Épître aux Corinthiens (9, 24) : Sit currentis per stadium si differatur bravium25
I Cor. 9, 24 : Nescitis quod hii qui in stadio currunt omnes quidem currunt sed unus accipit bravium sic currite ut conprehendatis
Le verbe curro est mis sous la forme d’un participe présent (currens), les noms stadium et bravium sont repris à la rime des deux vers. Cet emplacement stratégique
23 Conduit à deux voix, noté dans W1, f. 117v, F, f. 334, Ma, f. 63. « Parce que tu arraches le lait et la laine du troupeau dont tu as été fait pasteur ». À noter que la désitalicisation est utilisée ici comme pour le reste de la contribution pour signaler les termes communs aux textes mis en regard. 24 La seule source musicale pour ce conduit est F, f. 8v. 25 « Qu’il en soit ainsi du coureur du stade si la récompense est différée ».
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assure la mise en valeur des termes empruntés et favorise certainement l’identification du texte source. Cet autre conduit26 semble faire référence à un verset particulièrement illustre, le début de l’Évangile de Jean : Verbum pater exhibuit promissum ab initio. nobis quod pandi voluit in virginali gremio procedit de principio principium quod induit carnem quam mori statuit prime matris suggestio.27
Jn 1, 1 : In principio erat Verbum et Verbum erat apud Deum et Deus erat Verbum hoc erat in principio apud Deum.
La fameuse formule In principio erat Verbum n’est pas citée in extenso, mais ses deux termes emblématiques, Verbum et principio sont présents à cinq vers de distance, en incipit et en fin de vers, comme pour encadrer le texte poétique d’une partie de la strophe. Dans le conduit, il est expliqué dès le début que le Christ est le Verbe fait chair, ce qui, chez Jean, n’apparaît que quelques versets plus tard : et Verbum caro factum est ( Jn 1, 14). Le Prologue évangélique est ainsi condensé, contracté pour affirmer la nature divine du Christ, mais aussi pour donner un rôle de premier plan à la Vierge dans la révélation du miracle fondateur. On peut également remarquer que l’expression procedit de principio principium (vers 5-6) rappelle par sa forme la rhétorique répétitive du verset évangélique. Plus encore, la figure d’anadiplose du texte biblique sert de modèle pour la construction du conduit dans son ensemble : le dernier vers de chaque strophe devient le premier de la strophe suivante. Comme dans la péricope biblique, le dernier membre est identique au premier. La sixième strophe se termine par le vers d’incipit Verbum pater exhibuit, terminant le cycle et illustrant admirablement le sens de la proposition procedit de principio principium. L’emprunt est donc ici particulièrement court par le nombre de mots réemployés, mais il est bel est bien un modèle de construction pour l’ensemble du conduit. Son sens est commenté et enrichi, et le jeu sur la structure prolonge la méditation sur les Écritures de manière particulièrement subtile, avec une admirable adéquation du fond et de la forme. Les exemples d’emprunts ci-dessus portent sur des références singulières, convoquées pour le contexte original du conduit, et que l’on ne retrouve pas dans d’autres textes. Chacune témoigne d’un projet unique, dans lequel la communication et la connivence entre le poète-messager et son récepteur semblent se fonder sur la
26 Il s’agit de la première strophe du conduit à trois voix Verbum pater exhibuit, transmis dans W1, f. 78 et F., f. 223. 27 « Le Père montra le Verbe, promis depuis l’origine, en ce qu’il a voulu nous révéler dans l’enfantement de la Vierge ; le commencement procède du commencement, qui s’est revêtu de chair, que l’incitation de la première mère a destiné à mourir. »
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connaissance commune du texte de référence. On peut supposer ici que l’intertextualité est partie prenante du jeu sonore élaboré par le poète, donc qu’elle n’échappe pas à l’auditeur averti. A contrario, il arrive que certains versets soient utilisés de manière récurrente dans le corpus des conduits, avec des variantes dans la reformulation. Comparons par exemple les diverses formes sous lesquelles apparaît l’épisode du Buisson ardent (Exode 3, 2) : Exode 3, 2 : Apparuitque ei Dominus in flamma ignis de medio rubi et videbat quod rubus arderet et non combureretur Beate virginis, début Gedeonis area, strophe 1, vers 3-428 : strophe 229 :
Sol sub nube latuit, Nove geniture, strophe 5, vers 4-530 : début strophe 631 :
Flammam rubus ignea Ardere cernitur radiat absque calore ardenti radio rubus nec uritur ignis incendio
Extra micat ignis Rubus non conburitur inter rubum splendens inter flammas ignium
Autre exemple du même registre, le verset du Cantique des cantiques (2, 1) : Ego flos campi et lilium convallium se trouve, repris mot pour mot (citation) ou varié (emprunt), dans de nombreux textes poétiques dédiés à la Vierge, dont voici quelques exemples, plus ou moins proches de la formule scripturaire : O lilium convallium, strophe A solis ortus cardine, strophe Ortu regis evanescit, derniers 2, vers 10-1133 : 1, vers 1-232 : vers de la strophe 134 : O lilium convallium, flos virginum, stirps regia
stella producit radium virga florem convallium qui nova condit omnia
Rosa produxit lilium et honorem convallium castitate non soluta
Le texte sacré est ici devenu un topos parmi d’autres images poétiques utilisées pour désigner le Christ dans les chansons pieuses. La banalité de l’expression en 28 Conduit à 3 voix, F., f. 239v. « Le buisson brûle d’une flamme sans chaleur de feu ». 29 Conduit à 2 voix, W1, f. 157v, F., f. 283v, Ma, f. 54v. « Le buisson est aperçu en train de flamber par un rayon flamboyant, mais il ne se consume d’aucune flamme de feu ». 30 Conduit à 2 voix, W1, f. 117v, F, f. 355 « Il scintille resplendissant de feu à l’extérieur et à l’intérieur du buisson ». 31 Conduit à deux voix, W1, f. 119v, F., f. 354v. Attribué à Gautier de Châtillon. « Le buisson ne se consume pas par les flammes du feu ». 32 Conduit à 3 voix, F., f. 241. « O lys de la vallée, fleur virginale, rameau royal ». 33 Conduit à 3 voix, F., f. 242v. « L’étoile produit un rayon, le rameau la fleur de la vallée qui instaure toute nouveauté ». Cette strophe n’est pas donnée dans le manuscrit mais dans l’édition de Flacius Illyricus (1552). 34 Conduit à 2 voix, W1, f. 126, F., f. 216 et 307v, Ma, f. 81 et W2, f. 101v. « La rose a produit le lys et l’honneur de la vallée et n’est pas délivrée par la chasteté ». Les mots lilium et convallium sont valorisés par leur placement en fin de vers.
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réduit certainement la portée évocatrice, mais témoigne de l’intense circulation du texte biblique dans un mode de fonctionnement qui tient plus de la formule que de la référence délibérée. Si l’origine biblique n’est certainement pas ignorée, son usage est si répandu que le poète semble tout autant s’inscrire dans une tradition de poésie de dévotion que dans un réseau d’intertextualité scripturaire. Les exemples précédents ont montré des passages dont le texte biblique était reformulé à partir de mots-clés soigneusement choisis pour permettre l’identification, selon différents degrés de proximité. Ces emprunts ne retiennent que quelques sonorités du verset-source et traitent avec plus ou moins de liberté l’agencement des mots et des structures grammaticales. Il arrive au contraire que le texte-hôte soit beaucoup plus respectueux du texte de la Vulgate et l’intègre avec exactitude, en reprenant les mots du verset. Ce sont les cas que je distingue des précédents comme relevant de la citation. Les adaptations apportées à l’hypotexte sont alors minimes, et résultent généralement de la nécessité de faire correspondre la prose du verset à l’unité métrique de la poésie du conduit. Dans la plupart des cas, la citation se conforme à l’entité du vers, mais elle peut aussi le dépasser en se poursuivant sur deux vers ou plus. Le texte convoqué peut avoir été choisi pour son contenu original, comme cette image étonnante qui convoque moustiques et chameaux dans Artium dignitas : Artium dignitas, strophe 235 : Qui nunc infantium more balbutiunt et vulgi digito monstrari cupiunt colantes culicem camelum glutiunt ; que nesciunt vel non capiunt, blasphemant vel transiliunt.
Mt 23, 24 : Duces caeci, excolantes culicem camelum autem gluttientes
Utilisée par le Christ dans sa prédication contre les scribes et les Pharisiens, cette image énigmatique pour désigner les vaines paroles est transposée dans ce conduit dirigé contre les mauvais docteurs qui pervertissent les arts libéraux36. Mais plus qu’un répertoire d’image, la Bible est aussi un répertoire de formes qui génèrent le langage poétique. De manière très significative, la citation est souvent placée en incipit ; cela survient dans 38 des conduits observés. Le texte biblique fournit alors 35 Conduit à deux voix, F., f. 349, W1, f. 108. Voir les commentaires sur ce texte dans A.-Z. Rillon-Marne, « La musique et les débuts de l’Université », in O. Weijers et J. Verger (éd.), Les débuts de l’enseignement universitaire à Paris (1200-1245 environ), Turnhout, Brepols, 2013, p. 380-381. « Ceux qui balbutient maintenant à la manière des enfants, et veulent être montrés du doigt par la foule, en filtrant le moucheron, ils avalent le chameau ; ce qu’ils ne savent pas ou ne comprennent pas, ils le calomnient ou passent outre. » 36 Ce conduit n’est pas le seul à faire référence à ce verset. Voir Dic Christi veritas (F., f. 203) et Ut non ponam os in celum (F., f. 350).
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le modèle sonore et rythmique pour l’ensemble de la strophe du conduit. C’est le cas dans cette strophe dont les deux vers d’incipit citent le premier verset de l’Ecclésiaste : Vanitas vanitatum et omnia vanitas. sed nostra sic malignitas cor habet induratum. ut verbum seminatum suffocet mox cupiditas opum et dignitatum37. La citation induit les sonorités des rimes pour la première partie de la strophe38. La régularité des deux heptasyllabes apporte également le module rythmique (3+4 / 4+3) à partir duquel toute la strophe se construit, en jouant du contraste des octosyllabes (vers 3 et 6). Le même procédé est reproduit dans ce conduit : Quare fremuerunt gentes et populi quia non viderunt monstra tot occuli39
Ps 2, 1 et Ac 4, 25 : Quare fremuerunt gentes et populi meditati sunt inania
Le placement de la citation en incipit respecte les conseils donnés par les manuels de rhétorique pour l’introduction efficace du discours. La citation est un élément connu qui instaure une familiarité avec l’auditeur. Son identification procure le plaisir de la reconnaissance et assure la séduction de l’oreille pour la suite du discours. Mais l’intérêt de la citation scripturaire va probablement au-delà de cet effet d’accroche de l’auditoire. La présence du texte sacré élève et légitime le discours qui se trouve placé sous son autorité. Le poète y puise une force et une inspiration pour forger les cadres sémantiques et métriques de sa création40. Si la citation n’est pas systématiquement placée en incipit, elle intervient souvent à des articulations importantes, comme le début ou la fin des strophes. Dans Omni pene curie41, c’est au début de la strophe 2 que la citation se fait entendre. Elle résume
37 Conduit monodique, F., f. 423 et Paris, BnF, fr. 146, f. 4v. « Vanité des vanités et tout est vanité. Mais notre méchanceté a le cœur si endurci que la cupidité des richesses et des honneurs étouffe bientôt la parole semée ». Cette citation est suivie d’un emprunt à Mt 13, 19 aux vers 4 et 5. 38 A.-Z. Rillon-Marne, Homo considera, op. cit., p. 152 et 284-286, ou G. A. Anderson, op. cit., vol. 6, K18. Pour l’édition du texte, voir AH, 21, 100. 39 Conduit à 3 voix, F., f. 244v. « Pourquoi les nations et les peuples frémissent-ils ? Parce qu’autant d’yeux n’ont jamais vu de telles monstruosités ». 40 Dans mon travail de thèse et à propos des conduits moralisateurs, j’ai rapproché cette pratique de l’incipit-citation de la construction du sermon avec son thème initial. Voir A.-Z. Rillon-Marne, Homo considera, op. cit., p. 150 sq. 41 Le texte est attribué à Gautier de Châtillon.
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d’ailleurs un passage beaucoup plus long puisqu’elle cite deux versets successifs du Psaume 9, 29-30 : Omni pene curie, début de la strophe 242 : Sedent in insidiis pauperem ut rapiant
Ps 9, 29-30 : Sedet in insidiis cum divitibus in occultis ut interficiat innocentem. Oculi eius in pauperem respiciunt insidiatur in abscondito quasi leo in spelunca sua insidiatur ut rapiat pauperem rapere pauperem dum adtrahit eum.
Quelques aménagements peuvent être apportés pour convenir à la structure du vers sans pour autant nuire à l’intégrité de la citation ni diminuer son efficacité. Certaines de ces modifications apportent également un éclairage supplémentaire à qui est capable de méditer sur la distance entre les deux textes. Dans l’exemple qui précède, l’adaptation ne se contente pas d’inverser l’ordre des mots au vers 2 (pauperem ut rapiant). Les verbes de part et d’autre de la citation sont mis au pluriel (sedent et rapiant), de manière à stigmatiser ceux qui perpétuent des injustices et abusent de leur pouvoir à la Curie. Ainsi, l’évocation impersonnelle du Psaume se trouve ici incarnée dans une catégorie réelle de la société et réactualisée au service d’un discours moral. Dans cet autre exemple également, le temps du verbe est modifié – le futur est mis au passé – pour faire en sorte que ce qui est annoncé de manière prophétique dans le Psaume (la venue du Christ comparée à l’averse) devienne un événement réalisé et avéré : A solis ortu cardine, strophe 2, vers 4 et 543 : Descendit sicut pluvia qui vetus solvat odium
Ps 71, 6 : Descendet sicut pluvia in vellus et sicut stillicidia stillantia super terram
Ces quelques exemples d’emprunts et de citations ne prétendent pas épuiser la diversité des formes et des modalités que revêtent les insertions bibliques dans la poésie des conduits. Tout au plus permettent-ils de prendre la mesure de leur complexité. La typologie binaire ici ébauchée (emprunts et citations) ne permet que de dégager deux tendances autour desquelles gravitent de très nombreuses possibilités d’aménagements et de réécritures. Les raisons de ces intégrations sont manifestement liées à l’autorité du texte scripturaire. D’autres textes-sources, les poètes ou auteurs classiques notamment, peuvent apparaitre ici ou là, mais leur quantité est nettement moindre. Ces autorités non bibliques sont souvent intégrées avec une plus grande fidélité à l’égard du texte original. Le travail de reformulation à partir de la Bible offre 42 Conduit à 2 voix, F., f. 353, W2, f. 144v. « Ils se tiennent aux aguets pour voler le pauvre ». 43 Conduit à 3 voix, F. f. 242v. « Il descendit, comme la pluie, celui qui a délivré de l’ancienne haine ».
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ainsi une plus grande liberté dans l’élaboration d’un maillage textuel par la mise en réseau d’images et de formules engrangées dans la mémoire d’une communauté. La majorité des exemples relevés montrent que la citation ou l’emprunt sont délibérés et constitutifs d’un jeu de lettrés à la recherche d’effets pour mouvoir l’esprit et susciter l’émotion de l’auditoire. Les références connues et reconnues instaurent une familiarité et une connivence avec l’auditeur. Mais l’efficacité recherchée ne s’arrête certainement pas à cette simple mise en relation. L’auditeur-connaisseur peut ainsi être surpris par le nouveau contexte et l’habileté de l’auteur à convoquer un verset, qu’il soit rare ou au contraire extrêmement commun. Ces situations de dialogisme voire de contraste entre le texte-hôte et les références bibliques suscitent des images qui renouvellent et réactualisent les mécanismes de la rumination propre aux pratiques de lecture et aux usages textuels médiévaux. Enfin, c’est sur la valeur généralement structurante de ces insertions qu’il me semble intéressant d’insister. L’auctoritas intellectuelle du texte scripturaire lui confère un rôle d’encadrement et de modèle pour la forme poétique, que la référence soit placée en incipit ou comme pivot pour l’articulation d’une strophe. C’est ainsi très souvent elle qui prescrit les deux éléments sonores constitutifs de la poésie rythmique, à savoir la sonorité de la rime et la longueur des vers. En ce sens, elle est « source » de la création, du point de vue formel comme du point de vue sémantique et légitime l’activité du poète comme détenteur d’un langage à l’image de celui des Écritures. Il me semble donc que la place relativement réduite de la langue scripturaire par rapport à l’ensemble de la création poétique des conduits soit plutôt un gage de sa très haute valeur, loin d’un phénomène de citation anodin. D’une certaine manière, sa rareté en confirme le prix et en souligne l’intentionnalité. Loin d’un usage lié à l’habitude ou d’un simple ornement, la convocation du Verbe sacré qui se trouve comme enchâssé au poème comme une pierre précieuse sertie par un joaillier, témoigne d’une appropriation et d’une familiarité intellectuelle profonde avec un texte qui est indiscutablement un guide spirituel, un canevas pour la pensée et un modèle pour la création. Par ailleurs, la pratique des conduits se caractérise par sa dimension sonore et sa vocalité extrêmement élaborée. Ces textes et les insertions bibliques dont ils sont minutieusement tissés sont en effet chantés sur des constructions mélodiques et polyphoniques souvent complexes qui nécessitent un grand savoir-faire et témoignent d’un goût pour la densité sonore. La priorité n’est probablement pas celle de l’intelligibilité du texte à l’audition, mais plutôt sa « mise en sons » par différents procédés d’ornementation et de construction qui se superposent aux vers et à leurs enjeux phoniques. Les constructions musicales reflètent-elles une conscience de ces différentes formes d’intertextualité biblique ? Les citations sont-elles signalées par des moyens musicaux qui les rendraient plus évidentes pour l’auditeur lors de la performance ? Cette interrogation a pour point de départ certaines observations menées dans le cadre de mes recherches sur les procédés musicaux et rhétoriques au service de la moralisation dans les conduits monodiques attribués à Philippe le Chancelier44. 44 A.-Z. Rillon-Marne, Homo considera, op. cit.
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Dans le corpus étudié pour cette recherche, j’ai constaté que la plupart des citations placées en incipit étaient portées par une phrase mélodique d’une grande cohérence du point de vue de l’économie du discours musical. Leur valeur introductive se trouve ainsi particulièrement bien marquée lorsqu’elles sont chantées.
Figure 68 : Incipit de Homo natus ad laborem, © Anne-Zoé Rillon-Marne
L’exemple donné ci-dessus (Figure 68) est un extrait du conduit d’ouverture du fascicule consacré à la monodie dans le manuscrit de Florence (f. 415r). Il cite un verset de Job ( Jb 5, 7, Homo ad laborem nascitur45), en guise d’introduction au poème qui porte sur la fragilité de la volonté de l’âme46. Le long mélisme sur la première syllabe est un procédé de composition assez courant dans les conduits qui développent un langage mélodique particulièrement orné. Ce mélisme joue un rôle d’introduction musicale bien organisé : il fait entendre la totalité de l’échelle modale de sol en montant puis en descendant et dans ses deux versions, authente (l’octave modale à partir du sol) puis plagale (de ré, quarte sous la finale, au ré supérieur à la quinte sur la finale). Le texte du verset est ensuite donné sur des groupes de notes qui s’éloignent degré par degré de la finale, pour former une cadence sur sol qui clôt l’incipit. Le vers suivant est clairement séparé de cette introduction, car la mélodie reprend dans l’aigu, ménageant un grand intervalle et une respiration avec ce qui précède. Ainsi, ce vers-citation initial est distingué par son langage extrêmement orné et séparé du reste du discours, de même qu’il en contient toute l’échelle mélodique qui servira à élaborer la suite de ce long conduit. De nombreux autres exemples pourraient être apportés pour montrer que le ou les vers comprenant la citation sont enclos en une phrase musicale qui en souligne les contours. Mais cette organisation n’est pas propre à la présence du texte scripturaire. En effet, la musique des conduits se calque très fréquemment sur la structure des vers. La présence de la citation suscite donc assez naturellement cette organisation, mais elle n’en a pas l’exclusivité. Force est de constater que lorsque la citation se loge 45 Tous les fascicules de ce manuscrit sont introduits par une lettrine historiée. Ici, l’illustration porte justement sur le verset de Job. On y voit un homme et une femme occupés au labour. La partie supérieure de la lettrine fait allusion à la suite du verset (et avis ad volatum) par la présence d’un oiseau en vol. 46 Les éditeurs (AH 21, 115 et Anderson, Notre-Dame and Related Conductus, op. cit., vol. 6) et commentateurs de ce texte y lisent une dispute du corps et de l’âme. Je suis réservée sur cette interprétation.
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dans une entité inférieure au vers, ou qu’elle relève d’un emprunt diffus sur plusieurs vers, aucun procédé musical ne lui semble attaché. Il me semble pourtant avoir rencontré quelques exemples pour lesquels la présence et la forme originale du texte biblique influent sur certains choix de la construction musicale. Le premier exemple que je vais donner ici est un conduit polyphonique à deux voix, Cortex occidit littere, dont les quatre premiers vers enchainent deux citations : Cortex occidit littere sed spiritus vivificat sed plus quam sat est sapere turrim babel edificat47. L’incipit s’inspire du texte de la seconde Épître aux Corinthiens (II Cor, 3, 6 : Littera enim occidit spiritus autem vivificat) en modifiant ses deux membres pour obtenir deux vers de 8 syllabes. L’opposition binaire présente dans le verset paulinien est renforcée par l’ajout du nominatif cortex dont les sonorités percussives répondent à celles du verbe occidit. Le vers 3 poursuit par un emprunt à une autre Épître, modifiée par diminution : Non plus sapere quam oportet sapere sed sapere ad sobrietatem (Rom 12, 3).
Figure 69 : Incipit de Cortex occidit littere, © Anne-Zoé Rillon-Marne
La construction polyphonique qui porte ce quatrain (Figure 69) constitue une sous-entité musicale à l’intérieur de la strophe de 8 vers. La voix inférieure se compose de deux incises mélodiques simples (a et b), formant un mouvement de type antécédent-conséquent qui relie les deux vers dans un même balancement : la première incise s’achève sur la sous-finale fa pour ensuite rejoindre la finale sol. Ces deux phrases musicales sont répétées aux deux vers suivants comme pour encadrer le quatrain. 47 W1, f. 109, F, f. 316v. Cité ici d’après F. « l’écorce de la lettre tue mais l’esprit donne la vie, mais il est plus qu’assez raisonnable celui qui construit la tour de Babel ».
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La voix supérieure est elle aussi soumise à une figure répétitive, moins rigoureuse que celle de la voix inférieure, mais néanmoins efficace : la fin des incises – donc la rime – est identique dans les deux distiques. Ce procédé de répétition initiale de forme abab n’est pas inédit, loin de là. Il est courant dans les conduits, qu’ils soient monodiques ou polyphoniques, et s’articule généralement avec la forme métrique du texte48. Il semble pourtant avoir ici été suggéré par la cohérence des deux distiques issus de deux emprunts successifs, comme pour baliser la présence du texte biblique et souligner l’effet sémantique du rapprochement de ces deux versets. Mon dernier exemple est un conduit monodique, Beatus qui non abiit. L’incipit est une citation longue du début du premier Psaume : Beatus vir qui non abiit in consilio impiorum et in via peccatorum non stetit et in cathedra pestilentiae non sedit. La citation se déploie assez fidèlement sur les cinq premiers vers du conduit. On remarque néanmoins que le sujet (vir) n’a pas été repris, ce qui fait songer à la formule caractéristique des Béatitudes (beati qui…) utilisée de manière répétée dans le Sermon sur la montagne (Mt 5, 1-16). Dans le texte du conduit, la formule anaphorique est reprise à l’exact milieu de la strophe : Beatus qui non abiit in malorum consilio, peccatorum in invio nec stetit. nec appetiit cathedram pestilentie. Beatus qui non sequitur que fluunt stare nescia. que non sunt permanentia, nec ambit nec amplectitur instinctu vane glorie49. Cette structure, avec l’anaphore de Beatus qui aux vers 1 et 5, est reprise systématiquement aux mêmes places dans les cinq strophes qui composent le conduit. Une telle régularité formelle est originale dans la poésie des conduits. Le marquage systématique de la structure strophique est également renforcé par la présence d’un refrain (O felix quem non cruciat…) entre chaque strophe. La mélodie fait entendre cette structure en l’amplifiant, par l’usage récurrent d’une formule mélodique encadrée dans l’exemple de la figure 70.
48 R. E. Voogt, Repetition and Structure in the Three- and Four-Part Conductus of the Notre Dame School, these doctorale, Colombus, Ohio State University, 1982. 49 Conduit monodique, F., f. 424. « Bienheureux celui qui ne s’éloigne pas dans le conseil des malfaisants, et qui ne se tient pas au carrefour des pécheurs, ni ne convoite le siège de pestilence. Bienheureux celui qui ne suit pas les choses qui s’écoulent, incapables de se tenir, celles qui ne sont pas permanentes ; celui qui ne désire ni ne s’attache à l’inspiration de la gloire vaine. »
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Figure 70 : Première strophe de Beatus qui non abiit, © Anne-Zoé Rillon-Marne
Ce motif mélodique structurant est expressif et aisément repérable, car il se situe dans la partie aiguë du mode. Le moment de l’anaphore et la jonction centrale de la strophe bénéficient très naturellement de cette mise en valeur. Pour autant, la figure mélodique ne se contente pas de restituer cette répartition puisqu’elle se fait entendre aux vers 1, 3, 6 et 9, comme une véritable anaphore mélodique. L’association de la citation scripturaire et de la figure mélodique répétitive semble une allusion sous-jacente à la rhétorique litanique des Béatitudes. L’importance des références évoquées pour cette exhortation à la foi explique probablement le soin apporté à rendre audible et efficace cette parole sacrée qui transparaît à travers les mots du poète et la voix du chanteur. Ces deux exemples ne suffisent bien sûr pas à affirmer qu’il a existé un système propre à la mise en musique des mots empruntés à la Bible par le biais des répétitions ou d’autres signaux sonores. Nombreux sont aussi les conduits qui ne font preuve d’aucun effort significatif de marquage de la citation ou de l’emprunt bibliques. Il n’y a donc pas de procédé systématique, mais des solutions, adaptées à des situations singulières. Dans les cas où l’on peut soupçonner la volonté de marquer l’intertextualité, comme ceux que je viens de montrer, l’enjeu est avant tout formel : la structure de la phrase mélodique, sa ponctuation et sa répétition semblent signaler et souligner la matière empruntée. On aurait peut-être espéré pouvoir faire des observations sur la façon dont les mots mêmes sont mis en valeur, selon les principes d’une rhétorique plus expressionniste ou figuraliste. Mes observations n’ont rien relevé qui puisse aller dans ce sens. La Bible peut donc éventuellement structurer la pensée musicale comme elle le fait dans tout discours, mais sa présence ne nécessite pas a priori une énonciation particulière, si ce n’est celle du chant, ce qui est en soi une élévation.
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La fonction des conduits est souvent questionnée par ceux qui s’intéressent aujourd’hui à ce répertoire, sans qu’une réponse définitive ne puisse être apportée : contrairement à d’autres productions lyriques latines comme les séquences, ils ne sont pas destinés à enrichir la liturgie. Si de nombreux textes, notamment ceux qui comportent le plus d’emprunts et de citations scripturaires développent des sujets sacrés, ce n’est pas le cas de tous. L’étude ici menée sur les formes des insertions a permis de mettre en évidence une grande diversité et une certaine virtuosité dans le maniement des références scripturaires, qu’il s’agisse de réadapter leurs mots sans les dénaturer, ou de construire un écrin nouveau pour les accueillir. Dans beaucoup de cas, la paraphrase joue efficacement son rôle de rappel d’un contenu biblique à méditer. Mais il arrive aussi souvent que le sens en soit subtilement dévié ou décalé pour que la confrontation du texte-source et du nouveau poème soit prise dans le jeu de composition poétique. La mise en forme sonore par le chant contribue elle aussi à densifier l’objet complexe qu’est le conduit. Si pour les motets contemporains, la polytextualité illustre de manière manifeste la subtilité des jeux intellectuels imaginés par les artistes du xiiie siècle, l’étude de l’intertextualité biblique des conduits permet de percevoir un aspect aussi complexe dans cadre des conduits. Ces observations permettent ainsi de mieux comprendre la remarque de Johannes de Grocheo qui destine le chant de ces compositions latines à la table des lettrés et puissants (in conviviis et festis coram litteratis et divitibus decantari). Force est de constater que les nourritures spirituelles devaient y être certainement autant de mise que les agapes terrestres.
Langue et littérature françaises médiévales
Malinka velinova
La formule épique dans le moule de la relative en ancien français*
Relative clauses as a syntactic pattern used for epic formulas provide both composer and interpreter with the possibility of a flexible word-order and a freedom of choice between synonyms so that the line ending could meet the requirements of versification. In this paper, I first try to determine whether the syntactic variation found in the relative clause, besides being a stylistic phenomenon, is a discursive one. The analysis of the corpus I have collected for the purpose shows that word order of the relative clause is more influenced by the lexical semantics and the characteristics of the (nominal) object complement, than by the principles of structuring the information (thematic-rhematic relations, etc.). Next, I offer a functional sentence perspective account of the role of the distance between the antecedent and the relative clause. A close scrutiny of the occurrences found in my corpus has led me to surprising conclusions, with regard to, mostly, the degree of referential saturation of the demonstrative CIL viewed as pronoun and with regard to the semantic type of the relative clause.
T
Introduction Le moule syntaxique de la proposition relative s’avère très commode pour la formule épique, ce que prouve l’emploi très fréquent de la relative dans la chanson de geste1. La raison la plus importante en est que l’ordre des mots en ancien français
* Cet article a bénéficié du soutien financier du Fonds de la recherche scientifique auprès de l’Université de Sofia, dans le cadre d’un projet sur le concept de la norme, conçu en 2015 par le Département d’études romanes. 1 Cf. M. Velinova, « Le cas de la relative et la spécificité de l’énonciation dans la chanson de geste », in E. Havu et al. (éds), La langue en contexte, Actes du colloque « RSL IV », Helsinki, 28-30 mai 2008, Helsinki, Mémoires de la Société Néophilologique de Helsinki, tome lxxviii (2009), p. 135-47. Malinka Velinova • Université de Sofia « Saint Clément d’Ohrid » La Formule au Moyen Âge, éd. par Olivier Simonin et Caroline De Barrau, Turnhout, 2021 (Atelier de Recherche sur les Textes Médiévaux, 28), p. 303-325 © FHG10.1484/M.ARTEM-EB.5.120977
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n’est pas rigide2, ni dans les indépendantes ni dans les dépendantes. Or, « certains tours concernent plus particulièrement les subordonnées3 ». Il s’agit en premier lieu de l’ordre Sujet-Objet-Verbe. On évoque le plus souvent, comme raison du choix de l’ordre SOV dans les relatives, les facteurs formels, à savoir la commodité des textes en vers, où les désinences verbales riment facilement4. Qu’est-ce que la formule épique ?
Omer Jodogne définit ce qu’il appelle le « cliché épique » de la manière suivante : C’est une formule qui n’est pas unique, qui connaît des variations dues aux impératifs de l’assonance ou de la rime, mais dont l’unité réside dans l’ordre des éléments lexicaux (identiques sauf au début ou à la fin du vers), dans le respect d’une même construction syntaxique.5 Selon Jean Rychner, dont la définition est moins rigide, la formule est le moyen d’expression stéréotypé du motif épique, celui-ci étant la composante mineure dans le traitement des thèmes, qui, de leur part, sont d’ordre plus général, comme par exemple la bataille générale, la mort du héros, etc.6. Ces motifs et formules rendent « cliché » le genre dans son intégralité ; or, cette technique d’expression et de création littéraire tient aux conditions de diffusion de la chanson de geste7, diffusion et transmission qui s’effectuent essentiellement par l’intermédiaire de la voix du jongleur. Pour Rychner, qui s’appuie sur les études de l’épopée yougoslave, « les motifs sont essentiels à la composition et à la mémorisation des chansons8 ». Dans notre corpus, les formules les plus nombreuses se servant de la relative, correspondent aux formules religieuses (en particulier, dans les prières et les dialogues, prononcés par les personnages, mais aussi, plus rarement, dans le discours du narrateur). Suivant la terminologie de Paul Zumthor, on peut distinguer les « formules externes » des « formules internes », les premières étant communes à plusieurs poèmes, les secondes ne fonctionnant qu’à l’intérieur d’un seul9. Nous ne nous arrêterons ici qu’au premier type surtout, et plus particulièrement aux formules religieuses, mais nous recourrons aussi, le cas échéant, à des formules non religieuses, ainsi qu’à des tours rappelant nos formules dans des genres en dehors de la chanson de geste.
2 Cf. L. Foulet, Petite syntaxe de l’ancien français, Paris, Honoré Champion, 1919. 3 G. Moignet, Grammaire de l’ancien français, Paris, Klincksieck, 1976, (2e éd.), p. 356. 4 Cf. C. Buridant, Grammaire nouvelle de l’ancien français, Paris, SEDES, 2000, p. 747–50. 5 O. Jodogne, « Sur l’originalité de Raoul de Cambrai », in La technique littéraire des chansons de geste, Actes du colloque de Liège (septembre 1957), Genève, Droz, 1959, p. 37-58, p. 45. 6 Cf. J. Rychner, La chanson de geste. Essai sur l’art épique des jongleurs, Genève, Droz / Lille, Giard, 1955, p. 126. 7 Cf. Rychner, op. cit., p. 126-27. 8 Rychner, op. cit., p. 127. 9 P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 333.
La formule épique dans le moule de la relative en ancien français
Corpus et méthodologie
Notre corpus restreint est constitué de 7 chansons de geste, dont la plus ancienne est La Chanson de Roland (c. 1100) et les plus tardives datent des environs de 120010 ; nous avons effectué aussi des recherches plus ponctuelles, sur certaines (co)occurrences seulement, dans le poème Aiol, ainsi que dans la Base de français médiéval, le Dictionnaire du moyen français et le Nouveau corpus d’Amsterdam11. L’observation dans cette étude est essentiellement centrée sur les occurrences de relatives formulaires introduites par qui sujet, avec un verbe transitif et un syntagme nominal (SN) objet, dans l’objectif de voir s’il y a une relation quelconque entre le type sémantique de relative, la nature de l’antécédent (pronom démonstratif, nom – propre ou commun, défini ou non), et l’ordre des éléments qui constituent la proposition en qui (SOV et SVO), l’hypothèse de départ étant que même le « cliché épique » ne pouvait être entièrement dépourvu de propriétés syntaxiques, sémantiques et discursives significatives. Nous allons, dans un premier temps, observer l’ordre des constituants dans les relatives avec pour antécédent le pronom démonstratif CIL12, sujet ou objet dans la principale, et dans les relatives avec pour antécédent un syntagme nominal, précédé ou non du déterminant démonstratif. Nous nous intéresserons en particulier, dans un deuxième temps, au rôle de la disjonction entre l’antécédent, que ce soit CIL ou un SN, et le relatif, ainsi qu’au rôle de la dislocation du SN contenant une expansion
10 Ce corpus restreint se compose de : 1/ c. 1100 : La Chanson de Roland, texte présenté, traduit et commenté par Jean Dufournet, Paris, Flammarion, 2004 [1993] (édition complétée d’un index). 2/ c. 1130 : Le Couronnement de Louis : chanson de geste du xiie siècle, éd. Émile Langlois, Paris, Honoré Champion, 1984 (2e éd. rev.). 3/ 1re moitié du xiie siècle : La Chanson de Guillaume, texte établi, traduit et annoté par François Suard, Paris, LGF, 2008. 4/ milieu du xiie siècle : Le Charroi de Nîmes, éd. bilingue présentée et commentée par Claude Lachet, Paris, Gallimard, 1999. 5/ vers 1200 : Raoul de Cambrai : chanson de geste du xiie siècle, introduction, notes et traduction de William Kibler, texte édité par Sarah Kay, Paris, LGF, 1996. 6/ vers 1200 : Ami et Amile : chanson de geste, publiée par Peter F. Dembowski, Paris, Honoré Champion, 1987. 7/ fin xiie – début xiiie siècle : La Prise d’Orange : chanson de geste (fin xiie – début xiiie siècle), éd. bilingue, texte établi, traduction, présentation et notes par Claude Lachet, Paris, Honoré Champion, 2010. 11 Aiol : chanson de geste, publiée d’après le ms. unique de Paris, par Jacques Normand et Gaston Raynaud, Paris, Librairie de Firmin Didot et Cie, 1877 [(deuxième moitié du xiie siècle –) première moitié du xiiie siècle] ; Le Lancelot du Lac, présenté, traduit et annoté par François Mosès, d’après l’édition d’Elspeth Kennedy, Paris, LGF, 1991 (2e éd. revue et augmentée) [c. 1225] ; BFM : Base de Français Médiéval [En ligne]. Lyon : ENS de Lyon, Laboratoire ICAR, 2014, disponible sur : (consulté le 26 août 2019) ; DMF : Dictionnaire du Moyen Français, version 2012 (DMF 2012) ; ATILF – CNRS & Université de Lorraine, disponible sur : (version 2015 consultée le 26 août 2019) ; NCA : A. Stein et al. (éds) : Nouveau Corpus d’Amsterdam. Corpus informatique de textes littéraires d’ancien français (c. 1150-1350), établi par Anthonij Dees (Amsterdam 1987), remanié par A. Stein, P. Kunstmann et M.-D. Gleßgen, Stuttgart, Institut für Linguistik/Romanistik, version 3, 2013. 12 Nous marquons ainsi toutes les formes du paradigme de ce démonstratif.
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relative de la principale, dans la structuration informationnelle de l’énoncé – c’està-dire à l’emphase, à la mise en relief du thème ou du rhème, du point de vue de la perspective fonctionnelle de la phrase et du dynamisme communicatif13. L’accent, dans nos analyses, sera également mis sur le type sémantique de la relative. Le cadre général de notre étude se situe dans le champ de l’approche pragmatico-énonciative combinée avec l’approche traditionnelle syntactico-sémantique du texte médiéval14.
Ordre des mots dans la proposition relative À propos de l’ordre des mots dans les propositions relatives en ancien français, Claude Buridant pose que : [l]es relatives en qui sujet peuvent offrir en ancien français l’ordre qui – élément X – verbe, qui est encore l’ordre circulaire du latin quand l’élément X est un objet. Cet élément peut être de trois types : – un élément thématique défini contextuellement par son apport de signification ; – un élément localisant dans l’espace ou dans le temps : (i)ci, la, ja, (pour) lors, etc. – un intensif : mult bien, longuement, sovent, etc.15 Il s’agit de l’ordre latin « à prédétermination qui se retrouve tant dans la phrase, dans l’ordre Sujet-Objet-Verbe – perpétuant l’ordre circulaire du latin –, que dans le syntagme verbal avec le régime antéposé de l’infinitif, ou encore dans le complément
13 Nous utilisons le terme structure (structuration) informationnelle au sens, plus général, de information structure de Knud Lambrecht dans son ouvrage portant ce titre (K. Lambrecht, Information structure and sentence form. Topic, focus, and the mental representation of discourse referents, Cambridge, Cambridge University Press, 1994), et au sens, plus restreint, que Bernard Combettes lui attribue dans son article : B. Combettes, « L’analyse thème / rhème dans une perspective diachronique », Linx [en ligne], 55 (2006), mis en ligne le 22 février 2011, disponible sur , consulté le 11 octobre 2012 (DOI : 10.4000/linx.392), p. 75-90. Nous nous référerons, en l’occurrence, plus loin essentiellement à : B. Combettes, « Perspective fonctionnelle de la phrase et diachronie : le passage de l’ancien français au moyen français », Écho des études romanes VIII/1 (2012), p. 95-107 ; S. Prévost, « Inversion du sujet et cohésion syntaxique à la fin du xviie siècle », in J. Baudry et Ph. Caron (éds), Problèmes de cohésion syntaxique de 1550 à 1720, Limoges, PULIM, 1998, p. 115-38 ; K. Lambrecht, “Dislocation”, in M. Haspelmath et al. (éds), Language Typology and Language Universals, Berlin/New York, Walter de Gruyter, 2001, p. 1050-78. 14 Cf., sur l’approche pragmatique et énonciative du texte médiéval, M. Perret, Le signe et la mention : adverbes embrayeurs CI, CA, LA, ILUEC en moyen français (xive-xve siècles), Genève, Droz, 1988 ; S. Fleischman, “Philology, Linguistics, and the Discourse of the Medieval Text”, Speculum 65 (1990), p. 19-37 ; S. Marnette, Narrateur et points de vue dans la littérature française médiévale. Une approche linguistique, Berne, Peter Lang, 1998 ; pour l’approche traditionnelle syntaxico-sémantique et pour ce qui est de la relative en particulier, inter alia : Chr. Touratier, La relative : Essai de théorie syntaxique, Paris, Klincksieck, 1980 ; P. Kunstmann, Le relatif-interrogatif en ancien français, Genève, Droz, 1990 ; G. Kleiber, Relatives restrictives et relatives appositives : une opposition « introuvable » ?, Tübingen, Max Niemayer, 1987. 15 Buridant, op. cit., p. 581.
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déterminatif16 ». Parmi les facteurs qui dictent le choix de l’agencement SOV, en particulier dans la subordonnée relative, l’auteur évoque les facteurs pragmatiques (l’ordre SOV est moins représenté dans la prose, et le choix entre SOV et SVO semble conditionné par le nombre des constituants objets qui composent la relative), formels (dont le plus important est la commodité des textes versifiés, où les désinences verbales riment facilement) et discursifs (l’ordre SOV semble préféré quand sa valeur informative est faible, i.e. quand l’objet est anaphorique, et l’ordre SVO, quand la relative apporte une information nouvelle17). L’impact des facteurs discursifs, tel qu’il apparaît dans Buridant, qui se réfère à l’étude de Hans Geisler sur l’ordre des mots et la structure informationnelle des relatives en qui en ancien français, en particulier dans le roman en prose du xiiie siècle la Mort le roi Artu18, nous conduirait à formuler l’hypothèse – préliminaire – qu’en vers, et d’autant plus dans le vers épique, ce principe de structuration informationnelle n’agit pas, les objets dans nos relatives étant toujours sinon anaphoriques, du moins cognitivement saillants (accessibles, reconnaissables). Nous ne considérerons ici que les occurrences contenant un verbe transitif et un SN objet dans les formules occupant le plus souvent le second hémistiche du vers, mais parfois s’étendant aussi sur un vers entier. Les verbes que nous avons envisagés, du fait de leur fréquence dans les formules qui nous intéressent, sont : faire, former (ou avec la graphie fourmer), establir, estorer, creer (ou avec la graphie crier). La question à laquelle il conviendrait tout d’abord de répondre est la suivante : la nature de l’antécédent et le sémantisme du verbe jouent-ils un rôle quelconque dans la distribution des deux agencements des éléments de la proposition ? Nature de l’antécédent, ordre des mots et type de relative Lorsque l’antécédent est un pronom démonstratif
Rappelons d’abord que le démonstratif en ancien français contient deux séries de formes, CIL et CIST, fonctionnant toutes les deux aussi bien comme déterminants que comme pronoms. C’est l’emploi pronominal qui attirera d’abord ici notre attention, en particulier celui du paradigme CIL (CIST se rencontrant à deux reprises seulement dans notre corpus en tant que pronom antécédent de la relative19). Les formes pronominales de CIL peuvent avoir des emplois aussi bien génériques que spécifiques. Dans toutes nos occurrences, CIL a des emplois spécifiques, il réfère à
16 Buridant, op. cit., p. 742. 17 Cf. Buridant, op. cit., p. 747-50. 18 Cf. H. Geisler, “Wortstellung und Informationswert im altfranzösischen Relativsatz mit qui”, in P. Wunderli et E. Werner (éds), Et multum et multa, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1998, p. 279-92. 19 Ces deux occurrences se trouvent dans Raoul de Cambrai : « Cist vos ramaint qui fu mis en la crois » (v. 6643) et « cist ait vostre arme qui vint a paissïon » (v. 6589). Or, comme il n’y a pas de verbe transitif à objet nominal dans ces relatives, nous ne les prendrons pas en considération ici. CIST, en l’occurrence, est une sorte de démonstratif de notoriété, ce que nous allons voir aussi dans le cas de CIL un peu plus loin.
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une entité très spécifiée, à savoir Dieu. Quoique ces occurrences soient relativement peu nombreuses, elles méritent notre attention, ne serait-ce que de par le fait que les deux agencements des constituants dans ce cas sont utilisés avec plus ou moins la même fréquence (cf. Figure 71). Dans les exemples ci-dessous, on trouve l’ordre SOV en (1), et l’ordre SVO, en (2) et (3) (dans ce dernier cas, l’ordre est plus précisément SXVO). CIL a alors un emploi cataphorique, la référence se construisant avec la détermination de la relative (comme il n’y a pas, dans ces cas, de mention de Dieu dans le contexte antérieur immédiat, CIL n’est pas anaphorique)20. (1) B[erniers] en jure cel qui le monde fit21 n’an isteront tant conme il soit vis se ne li rent li rois trestous ses pris […]. (Raoul de Cambrai, v. 6335–37) (2) Biax sire chiers, a celui vos conment qui fist le monde par son conmendement. (Raoul de Cambrai, v. 7465–66) (3) Cil te doint foi qi de l’aigue fist vin et sist as noces del saint Arcedeclin. (Raoul de Cambrai, v. 303–04) Il n’y a que ces deux occurrences, en (2) et (3), qui, dans le corpus restreint, présentent une disjonction syntaxique entre l’antécédent CIL et la relative. La soudure du démonstratif et du relatif dans celui qui/que n’a pas eu lieu avant le xvie siècle, ce dont témoigne la possibilité de disjonction22. L’antécédent, qu’il soit conjoint à la relative ou qu’il en soit disjoint, peut avoir plusieurs fonctions syntaxiques : complément prépositionnel, complément d’objet, sujet du verbe principal. Lorsque l’antécédent est un SN
Dans le cas de l’antécédent SN, les occurrences les plus nombreuses dans notre corpus restreint présentent la construction relative à ordre des mots SVO, conjointe à l’antécédent (cf. Figure 71). Dans toutes nos occurrences, le SN est déterminé, soit par le démonstratif, soit par l’article défini ; un nombre considérable d’occurrences ne contient que le nom Dieu comme antécédent. Le degré de saturation référentielle par la relative dans le cas de cil sire, comme en (4), devrait être en principe moindre que dans le cas du seul démonstratif, le nom indiquant déjà assez clairement le référent (il est très rare, sinon impossible,
20 À propos du démonstratif neutre cio dans les plus anciens textes en français, Peter Wunderli constate que la prédominance quantitative très nette de son emploi cataphorique est significative pour une pratique langagière qui est encore presque entièrement tributaire de l’oralité : P. Wunderli, « Le rôle des démonstratifs dans “La Vie de Saint Léger”. Deixis et anaphore dans les plus anciens textes français », in M. Selig et al. (éds), Le passage à l’écrit des langues romanes, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1993, p. 157-80, p. 160. 21 Dans les exemples de cet article, nous mettons en italique l’antécédent et la relative que nous analysons. 22 Cf. M. Pierrard, La relative sans antécédent en français moderne. Essai de syntaxe propositionnelle, Louvain, Peeters, 1988, p. 60-64.
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de rencontrer, dans notre corpus, dans de pareils contextes, l’expression cil sire (cel seignor) n’ayant pas pour référent le Seigneur Dieu). Dans le cas d’icel saint signor, comme en (5), le degré de saturation référentielle par la relative serait moindre encore que dans le cas précédent. Ce degré est le moindre, enfin, autant qu’il y en a, dans les relatives en (6)23 et (7), qui ont pour antécédents cil Diex et cil Damedex24 : (4) Cil sires les confonge qui tout a [a] jugier ! (Aiol, v. 4643) (5) « Par icel saint signor qui le mont fist, Ains que li quens i soit mors et ochis I ferai jou mil cos del branc forbi […]. » (Aiol, v. 3355–57) (6) Cil Diex qui terre et mer forma, houmes et bestes quanqu’i a, le duc d’Athaines saut et gart (Roman de Thèbes, thebes2, p. 135, v. 10395, BFM) (7) « Cil Damedex qui fist et vin et blé, Del ciel nos done et lumiere et clarté Et home et feme fet aler et parler, Il saut Guillelme le marchis au cort nes […] » (Prise d’Orange, v. 149–52) Il convient de souligner que non seulement dans le tour « CIL + relative formulaire », mais encore dans le tour « CIL + nom + relative formulaire », quel que soit le nom dans ce dernier, n’apparaissent, dans notre corpus restreint mais aussi élargi (où qui sujet est utilisé dans les formules), qu’avec pour référent du pronom démonstratif ou du SN démonstratif « Dieu ». CIL, pronom ou déterminant, est cataphorique dans les deux tours et présente également beaucoup de traits communs avec le démonstratif de notoriété, ou encore épique, en ancien français. Voici, selon Georges Kleiber, les particularités de la formule cel apostre qu’en quiert en Noiron pré, qui contient un déterminant démonstratif rappelant le démonstratif épique : La relative est l’élément du contexte d’énonciation qui conduit vers le référent, mais cil indique que cet élément n’est pas suffisant et invite par là-même à apparier le SN avec des connaissances qui ne sont pas données par la situation immédiate d’énonciation. Il nous incite à identifier le référent avec une représentation présupposée acquise antérieurement. La différence entre L’apostre qu’en quiert en Noiron pré et cel apostre qu’en quiert en Noiron pré est que, même si toutes les deux descriptions renvoient au même référent, seule la description démonstrative oblige l’interlocuteur à connecter le SN à une connaissance préalable du référent et de l’assertion exprimée par la relative. Que l’interlocuteur possède ou non cette connaissance importe peu : il y a présomption de connaissance […].
23 Bien que cet exemple soit relevé dans un texte autre que de geste, la formule utilisée rappelle de loin les formules épiques religieuses qui nous intéressent, du fait sans doute des interférences diverses entre les textes au Moyen Âge. 24 Du lat. Domine Deus, le Seigneur Dieu, Dieu.
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Le processus d’appariement référentiel contigu non saturé est le même dans le cas du démonstratif épique : cil invite à une connexion mémorielle similaire.25 Et en même temps, toujours selon Kleiber, avec la construction Ce + N + relative, « le locuteur anticipe sur les connaissances de son interlocuteur : il présume que son allocuteur ne peut accéder au référent et prévient donc cette absence d’accessibilité en recourant à la relative subséquente26 ». Quant à la relative, elle dépend syntaxiquement étroitement du point de vue du SN démonstratif, mais son statut n’est pas clair, c’est-à-dire que l’on hésite s’il s’agit d’une restrictive, d’une appositive ou d’une relative d’un autre type27. D’autres linguistes s’accordent aussi à considérer comme faisant difficulté l’interprétation restrictive ou appositive de la relative après le démonstratif28. Pour Marie-Noëlle Gary-Prieur, « ces relatives ne sont ni “restrictives” ni “descriptives” », et « la corrélation établie avec le déterminant n’est pas la même que dans les GN introduits par un article défini », parce que la relative « n’a qu’un rôle secondaire dans la détermination du référent du GN dém29 ». Nos exemples contiennent tous des constructions référant à une entité particulière, spécifiée, notamment Dieu. Dans le cas de cil sire et surtout dans celui de cil Diex et cil Damedex, le fonctionnement du démonstratif ne peut donc pas être le même que dans le cas de cel apostre que… : si les apôtres sont plusieurs, Dieu, notre Seigneur, est unique (il est très peu probable par ailleurs qu’il puisse être fait, du moins dans le contexte de la chanson de geste, la distinction dans nos formules, qu’elles soient puisées dans la bouche des personnages – chrétiens – ou dans celle du narrateur, entre le Dieu des chrétiens et un tout autre dieu30).
25 G. Kleiber, « Sur le démonstratif de notoriété en ancien français », Revue québécoise de linguistique, 19 (1990), p. 11-32, p. 29-30. 26 G. Kleiber, « Anticipation, mémoire et démonstratifs cataphoriques », in R. Sock et B. Vaxelaire (éds), L’anticipation à l’horizon du Présent, Sprimont, Mardaga, 2004, p. 221-36, p. 227. 27 Ibid., p. 228, 236. 28 Or, la question de ces deux types de relative, déterminative et explicative (ou restrictive et non restrictive/ appositive, etc.), est loin d’être résolue dans d’autres cas aussi, y compris dans le cas de les N qu-V (que l’on donne traditionnellement dans les exemples illustrant le fonctionnement de l’opposition), comme le montre Catherine Fuchs dans son article (C. Fuchs, « Les relatives et la construction de l’interprétation », Langages 88 (1987), p. 95-127), et pas seulement dans des cas comme celui de l’antécédent introduit par l’article indéfini spécifique, par exemple (cf. G. Kleiber, Relatives restrictives et relatives appositives : une opposition « introuvable » ?, Tübingen, Max Niemayer, 1987). Fuchs, à la base de ses observations sur l’interprétation des relatives, montre bien que « l’opposition classique couvre un champ réduit, et que sa structure canonique n’épingle qu’un cas de figure très particulier, à savoir la fonction doublement sujet (dans la principale et la relative) : les N qui V1, V2 » (Fuchs, art. cit., p. 124). Pour notre part, nous prenons le parti, dans le cadre de cet article, afin de ne pas ajouter à la confusion générale, plus ou moins grande, sur la question, de n’envisager que deux types de relative, à savoir la restrictive et la non restrictive, en fonction du seul critère de restriction référentielle. Au sein de la relative non restrictive, nous considérerons l’appositive. 29 M.-N. Gary-Prieur, « La dimension cataphorique du démonstratif. Étude de constructions à relative », Langue française, 120 (1998), p. 44-50, p. 45. 30 Dans des cas assez rares, du moins dans notre corpus, il arrive que les personnages « païens » en appellent à « leur dieu », mais les antécédents sont alors assez désambiguïsants, comme dans celui du prophète Mohamet (cf. exemple (8)).
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Si la relative en (4) et en (5) peut être interprétée comme restrictive plutôt que comme appositive, serait-elle plutôt appositive en (6) et en (7), comme c’est le cas général après l’emploi d’un nom propre ? Or, le nom propre suivi d’une relative peut aussi bien avoir un emploi contrastif, comme dans : J’aime Paris qui défile, Paris qui gronde ; Le De Gaulle qui avait lancé l’appel du 18 juin fit place progressivement à un De Gaulle bien différent31. Dans ces exemples, le nom propre peut ou non être précédé d’un article défini ou indéfini. Et qu’en est-il si le nom propre est précédé d’un démonstratif ? Avec Dieu comme antécédent, que nous considérons comme un nom propre, comme nous l’avons déjà souligné, il serait absurde d’avoir une interprétation contrastive, car celle-ci équivaudrait à Ce Dieu qui a créé la terre et les hommes (et non pas l’autre, celui qui ne les a pas créés)… L’antécédent, en l’occurrence, est référentiellement autonome, il y aurait « un effet de surdétermination », d’après l’expression de Fuchs32, entre la relative et le SN démonstratif. La relative est donc appositive, descriptive. L’exemple (8) contiendrait-il donc lui aussi une appositive ? Il s’agirait, semble-t-il, d’un cas qui se rapproche de cil Dex, car l’identité (religieuse) du locuteur devrait être nécessairement prise en considération (le personnage mentionnant Mahomet dans son propos fait partie du camp des « païens » dans le Roland, pour lui le nom de Mahomet est sacré, l’identité de celui-ci n’a donc pas besoin d’être précisée). (8) « Cil Mahumet ki nus ad en baillie, E Tervagan e Apollin, nostre sire, Sálvent le rei e guardent la reïne ! » (Chanson de Roland, v. 2711–13) C’est dans des constructions comme en (9) que la relative peut sans hésitation aucune être qualifiée d’appositive, se trouvant après Deu, sans qu’il y ait de déterminant : (9) – Ne voille Deu, qui tote rien ad fait ! (Chanson de Guillaume, v. 2806) En (10), la relative participe pleinement du jeu des effets de surdétermination, du fait non seulement de l’antécédent référentiellement autonome, mais aussi de la présence de l’apposition insérée entre l’antécédent et la relative : (10) « Cil Dameldex de gloire, li fieus Marie, Qui le ciel et le tere a en baillie, Li renge, se lui plest, ses honors quites, Et confonge Makaire le mal traitre […] ! » (Aiol, v. 2313–16) Les relatives en (11) et (12) ne sont que des amplifications descriptives des apostrophes, qui semblent ne pas avoir de fonction identificatrice, les termes mis en apostrophe en l’occurrence étant assez significatifs, sans qu’il y ait d’ambiguïtés. Il s’agit donc
31 Cf. Fuchs, art. cit., p. 110. 32 Cf. Fuchs, art. cit., p. 117.
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toujours de la relative appositive, tout comme dans le premier vers du Pater noster : Pater noster, qui es in caelis33. (11) « Glorios pere, qui formas tot le mont […] » (Couronnement de Louis, v. 976) (12) « Dameldieus, sire peres, voir[s] droituriers, Qui la mer et le mont as a jugier, Tu me garis de mort et d’encombrier […] » (Aiol, v. 561–63) Dans ces deux derniers exemples, l’ordre des mots dans la relative suit les deux agencements, SVO en (11), et SOV en (12). Dans les exemples précédents, la distribution des deux ordres de mots semble ne pas dépendre non plus de la nature de l’antécédent. En ce qui concerne les exemples comme (10) et (12), on y trouve toujours l’ordre SOV, ce qui tient sans doute à la spécificité de la construction « avoir à + Vinf » ou « avoir en + SN »34. Sémantisme du verbe de la relative et caractéristiques du SN objet
Si la nature de l’antécédent paraît ne pas avoir d’influence sur l’agencement des constituants au sein de la relative, il se peut alors que le sémantisme du verbe et les caractéristiques du SN objet jouent un certain rôle sur l’ordre des mots. L’observation des occurrences dans notre corpus aussi bien restreint qu’élargi, formé par les corpus électroniques et la chanson Aiol (cf. Figure 72), montre que les verbes faire et former se rencontrent à peu près deux fois plus fréquemment dans des relatives à SVO que dans celles à SOV (il faut toutefois dire que nous n’avons pas effectué de recherche analogue sur le verbe faire dans les bases électroniques, les occurrences de ce verbe étant trop nombreuses et leur examen trop onéreux). Pour ce qui est des verbes establir et estorer, ils ne présentent que très peu d’occurrences à SVO, et le verbe creer, quant à lui, occupe le juste milieu, se manifestant presque à égalité dans les deux agencements de la relative dans les corpus électroniques. Il convient aussi de nous demander si les différents verbes, en particulier faire, former, estorer et establir, ont une certaine prédilection pour l’un ou l’autre agencement des constituants avec les différents compléments d’objet, en raison de leur sémantisme ou en raison de leurs caractéristiques morpho-syntaxiques, ainsi que métriques.
33 La Sainte Bible : texte de la Vulgate, traduction française en regard avec commentaires… Évangile selon S. Matthieu, introduction critique et commentaires par M. l’abbé L. Cl. Fillion, traduction française par M. l’abbé Bayle (Paris : P. Lethielleux, 1878), p. 429-30. 34 Par exemple : « Carle me mandet, ki France ad en baillie […]. » (Chanson de Roland, v. 488) ; « Deu de glorie qui le mund ad a salver » (Chanson de Guillaume, v. 1524). La seule occurrence contenant la construction « avoir à + Vinf » qui présente un ordre des mots différent est la suivante : « [de par] le roi qi a garder nos a » (Raoul de Cambrai, v. 166), où l’objet est pronominal.
La formule épique dans le moule de la relative en ancien français
Le verbe faire
On retrouve avec le verbe faire, au sens de « créer », tous les types d’antécédents envisagés plus haut, ainsi que les deux arrangements des constituants dans la proposition relative. Il s’agit, dans ce cas, selon Thierry Ponchon, d’une des valeurs déviantes de l’ipsivalence de faire (sa valeur première, ou ipsivalente, étant celle de fabriquer) : « Ce sens de faire est lié à un tel point à Dieu que les compléments qui s’y attachent sembleraient presque des épithètes de nature […]35 ». L’auteur illustre son propos à l’aide d’un exemple où l’antécédent est le démonstratif CIL et « où les compléments sont tellement signifiants (ciel et terre, homes et bestes) que le nom du Créateur n’a pas besoin d’être explicite36 » ; nous reprenons le même exemple en (17). En outre, on pourrait affirmer, avec plus ou moins de certitude, que, avec le verbe faire, le rôle secondaire dans la distribution des deux ordres des mots incombe au SN objet, en particulier à sa longueur, le rôle principal étant joué par les contraintes de l’assonance et du mètre. Le SN objet le mont par exemple se retrouve dans les deux positions, en antéposition ou en postposition au verbe dans la relative, cf. (14) et (13) respectivement, mais aussi (1) et (2)37. (13) « Dame, dist il, par Deu qui fist le mont, Nul bel samblant faire ne voz poons. […] » (Ami et Amile, v. 1191–92) (14) « Ja Damnedeu ne plache qui le mont fist Que puisse entrer en France le Loeys […]. » (Aiol, v. 593–94) Or, si l’objet le mont, mais aussi bien ou rien, se trouve précédé de l’indéfini tout, le verbe faire occupe toujours la dernière position dans la relative, du moins dans nos exemples formulaires (cf. respectivement (15), (16) et (9)), et ce, sans égard, semble-t-il, pour la morphologie du verbe en l’occurrence (deuxième personne du pluriel du passé simple, en (15) ; troisième personne du singulier du passé simple, en (16) ; troisième personne du singulier du passé composé, en (9)). (15) « Glorieus sire pere, qui tout le mont fesistes, Et le ciel et le tere et le siecle establistes, Et Adan et Evain al primerain fesistes Qui mangierent le fruit que lor contredistes, Issi com chef u voirs, glorieus pere sire, Gariés hui mon cors, mes menbres et ma vie ! […] » (Aiol, v. 6218–23) (16) « Dame, fait il, par Dieu qui tot bien fit,
35 Th. Ponchon, Sémantique lexicale et sémantique grammaticale : Le verbe faire en français médiéval, Genève, Droz, 1994, p. 23. 36 Ibid. 37 Notons toutefois qu’en (2) la relative occupe le vers entier, l’antécédent étant resté dans le deuxième hémistiche du vers précédent : il se peut que le complément circonstanciel par son conmendement attire à lui, du fait de sa longueur, l’objet le monde, le plaçant ainsi en postposition au verbe faire.
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revenus est Garnier et Savaris […]. » (Raoul de Cambrai, v. 8305–06) Les SN objets plus longs, composés de plusieurs noms coordonnés par la conjonction et, peuvent être antéposés, comme en (17), ou postposés, comme en (18) : (17) – Mere, fait il, que est eglise ? – Uns leus ou en fait lo servise Celui qui ciel et terre fist Et homes et bestes i mist. (Chrétien de Troyes, Perceval, v. 537–40) (18) « Or en irés en Franche, Aiols, fiex gens ; Je vos commanc a Dieu omnipotent Qui fist et mer et ciel et tere et vent, Qui de mort vos deffenge et de torment ! […] » (Aiol, v. 322–25) Le verbe former
C’est le verbe formare qui est utilisé dans la traduction latine de la Genèse 2 : 7 : Formavit igitur Dominus Deus hominem de limo terrae38. Dans notre corpus, le verbe former est utilisé en particulier avec tout le monde, tote gent, Lazaron, Daniel (cf. (19) à (21)). Dans la grande majorité des cas, dans notre corpus restreint, l’ordre des mots est SVO (cf. Figure 72). (19) Ne place a Deu, qui forma tot le monde (Couronnement de Louis, v. 1927) (20) Cil ot de Dieu parler, molt se reconforta : « Icil sires vos gart qui tout le mont forma ! » (Aiol, v. 5637–38) (21) « Glorïeus peres, qui formas Lazaron, Et en la Virge preïs anoncïon […] » (Prise d’Orange, v. 540–41) Dans l’exemple (6), puisé dans le Roman de Thèbes, roman en vers du xiie siècle, que nous reprenons sous (22), on peut observer le même fonctionnement et la même structure de la formule, usant de l’ordre SOV, tandis qu’en (23), exemple tiré du roman en prose du xiiie siècle la Queste del saint Graal, le contenu théologique ne suit pas de moule formulaire spécial, et l’ordre des mots est SVO : (22) Cil Diex qui terre et mer forma, houmes et bestes quanqu’i a, le duc d’Athaines saut et gart (Roman de Thèbes, thebes2, p. 135, v. 10395, BFM) (23) Li oisiax senefie Nostre creator qui forma a sa semblance home. (Queste del saint Graal, qgraal_cm, p. 204a, BFM)
38 Biblia sacra Vulgatae editionis… Editio nova, notis chronologicis, historicis, geographicis ac novissime philologicis illustrata, Paris, excudebant Gauthier frater et socii, 1837.
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Le SN objet le monde apparaît encore en antéposition au verbe dans la deuxième moitié du xive siècle et vers la fin du xve siècle, cf. (24) et (25) ; or, avec un objet plus long, comme en (26), c’est la postposition de l’objet qui est utilisée : (24) C’est cils qui le monde forma De nient et qui sa fourme a Pris de li seul, sans autre aïe. (Guillaume de Machaut, Le Confort d’ami, 1357, 48, DMF) (25) Je croy donc veritablement En Dieu qui le monde forma, Demandant pardon humblement Du peché qui trop surpris m’a. (André de La Vigne, Le Mystère de saint Martin, 1496, 299, DMF) (26) Dieu qui formas universellement Ciel, terre, mer et tout le firmament En ung moment Par ta puissance et volunté tresdigne, Pour publier ton excellence digne, Moy indigne, Aussi affin de vivre sainctement, Veille donner ton bon consentement Promptement Par quelque bon et glorïeux seur signe (André de La Vigne, Le Mystère de saint Martin, 1496, 212, DMF) Le verbe creer
L’exemple (24) rappelle les formules usant du verbe creer, comme en (27) et (28), où le SN objet (tout) le monde est accompagné, dans la plupart des cas, du complément de neant. Dans ces formules, les verbes creer et former vont souvent ensemble, ce qui n’est pas exactement le cas dans la Genèse, où l’on trouve après le verbe creare surtout les objets caelum et terram et hominem : In principio creavit Deus caelum et terram39 ; Et creavit Deus hominem ad imaginem suam : ad imaginem Dei creavit illum, masculum et feminam creavit eos40. (27) Ave dame en cui fourme li sires s’enforma Qui cria tout le monde de nïent et forma. (Gautier de Coincy, gcoin4, p. 568, v. 462, BFM) (28) Lequel, par oultrecuidance, Cuida plus avoir puissance
39 Ibid., Gn 1 : 1. 40 Ibid., Gn 1 : 27.
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Que celui qui nous tous fourma Et le monde de neant crea. (Charles d’Orléans, Le Livre contre tout péché, p. 546, v. 23, BFM) Une des rares occurrences où l’on rencontre le verbe creer employé tout seul (cf. exemple (29)) se trouve dans le roman courtois Galeran de Bretagne, composé au tournant des xiie et xiiie siècles. (29) « Belle, Dieu qui crea le monde Vous puit a joie maintenir, Et bien puissiez vous ça venir ! […] » (Renaut (?), Galeran de Bretagne, v. 4180, BFM) Il convient de noter que les formules qui utilisent le verbe creer sont assez rares dans les chansons de geste, on n’en trouve aucune dans notre corpus restreint, y compris dans Aiol. Les verbes establir et estorer
L’ordre SVO se rencontre rarement avec les verbes establir et estorer, leur emploi, dans les formules qui nous intéressent, étant à peu près le même dans nos corpus, avec la même fréquence et avec les mêmes SN objets. L’objet le plus usité est le mont, le plus souvent antéposé au verbe, comme en (30) et (31), mais peut être aussi postposé au verbe, comme en (34). L’objet les lois, assez rare en effet, se trouve postposé au verbe, cf. (33). (30) car par celui qi le mont establi li fil H[erbert] ne sont mie failli (Raoul de Cambrai, v. 1446–47) (31) Et jure Dameldé qui le mont estora, Puis qu’il ert adoubés, le vasal porsievra (Aiol, v. 5960–61) (32) « Je vos commanc a Dieu le fil Marie, Qui le ciel et le terre a establie. […] » (Aiol, v. 208–09) (33) si m eist deus qui establi les lois plorer vos voi s en sui en grant effrois (Bertrand de Bar-sur-Aube, Girart de Vienne [v. 1-1024], NCA41) (34) et si l asist desor cel mont cil dieus qui estora le mont confonde celui qui l i mist (Gerbert de Montreuil, La continuation de Perceval, ms. A [1-1520], NCA)
41 Nous conservons ici, et dans ce qui suit, la présentation graphique des exemples puisés dans le NCA.
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Disjonction, dislocation et structuration informationnelle La perspective fonctionnelle de la phrase
L’ordre des mots au sein de la relative n’ayant a priori pas d’influence – du moins manifeste, d’après les occurrences de notre corpus –, dans la structuration informationnelle de la proposition et de la phrase, nous allons nous demander si l’agencement des différentes composantes syntaxiques dans la phrase n’aurait pas, de son côté, une fonction discursive plus évidente. L’approche empruntée sera celle de la perspective fonctionnelle de la phrase. Nous allons donc vérifier si, et dans quelle mesure, la disjonction et/ou la postposition au verbe principal de CIL ou SN + qui sujet, pourraient être vues comme des cas d’opérations spécifiques de mise en relief, ou du moins quelle serait, dans les différents cas, la progression thématique de l’énoncé. On peut poser, avec Sophie Prévost, qu’en général, en ancien français, l’ordre des éléments de la phrase, du fait de sa flexibilité relative, privilégie le principe fonctionnel (informationnel) d’organisation, la progression allant du « moins informatif » (le thème) vers le « plus informatif » (le rhème)42. Bernard Combettes précise, pour sa part, que : [l]a spécificité de la PFP [perspective fonctionnelle de la phrase] en ancien français, du moins dans les textes en prose, semble résider dans la priorité donnée à la reconnaissance, à l’identification, du thème sur une hiérarchisation plus fine de la partie rhématique. Cette tendance au marquage d’une dichotomie relativement simple se traduit, du point de vue syntaxique, par l’emploi du schéma V2 comme schéma non marqué, la séquence XVY correspondant ainsi à Th (X) + Rh (SV). Une telle disposition des constituants ne peut évidemment coïncider parfaitement avec ce qui serait la progression « logique », naturelle, du dynamisme communicatif, en particulier lorsque plusieurs constituants sont dotés d’une valeur thématique.43 Dans le cas du tour « CIL […] qui », qu’il soit en fonction de sujet ou d’objet, les analyses s’avèrent encore plus compliquées. On peut supposer que, dans ce cas, la construction disjointe met en relief le démonstratif, la relative éloignée ne faisant que retarder l’apparition même du thème ou du rhème propre, suivant le cas, ce qui ne ferait que renforcer l’effet d’emphase, en particulier dans le cas où l’on a une relative restrictive, nécessaire à l’identification du référent.
42 Cf. Prévost, art. cit., p. 118. 43 B. Combettes, « Perspective fonctionnelle de la phrase et diachronie : le passage de l’ancien français au moyen français », Écho des études romanes VIII/1 (2012), p. 95-107, p. 96-97.
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Position de l’antécédent et de la relative et structuration de l’information
L’antécédent, conjoint à la relative ou disjoint de celle-ci, peut être antéposé ou postposé au verbe principal ; dans le cas de la postposition, n’est possible que la construction conjointe44. Avec un antécédent SN, on n’observe que quelques cas de disjonction de la relative de son antécédent lorsque celui-ci a la fonction de complément (qu’il soit d’objet direct ou prépositionnel) du verbe principal. Dans notre corpus restreint45, les cas de disjonction où l’on a un SN sujet comme antécédent de la relative, comme en (35) et (37), et ceux où l’on a un complément, comme en (36) et (38), sont presque égaux (10 occurrences en fonction de sujet / 7 occurrences en fonction de complément, cf. Figure 73). (35) li rois l’enmainne, qi France a a baillier (Raoul de Cambrai, v. 5950) (36) des tab[l]es prene[n]t les barons a saichier, au roi les maine[n]t qi France a a baillier. (Raoul de Cambrai, v. 4671–72) (37) Dex le confonde qi tot a a jugier qil blasmera se il s’en vieut vengier ! (Raoul de Cambrai, v. 1562–63) (38) Por Dieu vos proi qi fu mis en la crois (Raoul de Cambrai, v. 5586) La relative est collée à l’antécédent lorsque, celui-ci, complément, se trouve après le verbe, qui, de son côté, est devancé par un autre élément quelconque (à l’exception des pronoms compléments qui accompagnent le verbe), comme dans les exemples suivants : (39) il jurent Dieu qe46 pecheor avoie (Raoul de Cambrai, v. 1891) (40) Mais or proi Deu qui tout a a baillier (Ami et Amile, v. 2785) Dans tous ces exemples, (35) à (40), les relatives sont, du point de vue sémantique, appositives. En (35) et (36), l’antécédent est, respectivement, li rois, au roi : c’est le contexte plus ou moins large de gauche qui indique un seul roi impliqué dans la scène. La relative n’apparaît donc ici que comme accessoire, n’apportant pas de nouvelles informations quant à l’identification du référent, elle n’est qu’une amplification épique. Qu’en est-il donc de la structure informationnelle ? Dans les exemples (35) à (38), on a une évolution thème – rhème – extension du thème, où l’accent est mis aussi bien sur le rhème, qui conserve d’ailleurs sa position seconde dans la phrase, que sur le thème, la structure disjointe étant plus rare, et donc, plutôt marquée. Dans les exemples (39) et (40), la relative est conjointe à l’antécédent, le complément du verbe, et participe pleinement du rhème, avec le verbe principal. Celui-ci occupe
44 Dans d’autres cas, on peut bien avoir la postposition au verbe et la disjonction de la relative, par ex. : « Encor n’est mie cil venuz, fait il, qui a force l’an maint. » (Lancelot du Lac, f. 71b). 45 Les occurrences présentent également des formules non religieuses, comme en (35) et (36). 46 Qe est mis pour qui ici.
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toujours la deuxième position, le pronom personnel sujet anaphorique (il en (39)) et les adverbes (mais et or en (40)), ouvrant une nouvelle séquence de la phrase (l’énoncé), jouent le rôle du thème. La construction disjointe est de loin plus usitée dans le cas de l’antécédent CIL que dans celui des antécédents nominaux (ce que montre aussi une simple observation des occurrences, qui n’est pas spécialement centrée sur les formules, mais sur le tour « CIL + relative », en particulier dans la prose narrative du xiiie siècle47). Or, il n’y a qu’une seule occurrence dans notre corpus de CIL complément d’objet – indirect, en l’occurrence –, disjoint, donné précédemment en (2). Dans tous les autres cas de disjonction, CIL est sujet du verbe principal. Ce qui mérite particulièrement d’être noté, c’est l’absence, du moins dans notre corpus, même dans sa version étendue, d’occurrences où le démonstratif CIL soit sujet du verbe principal, tout en étant antéposé à ce dernier et conjoint à la relative ; on y trouve, en revanche, toutes les autres configurations, dont voici quelques exemples (les plus nombreux étant ceux avec disjonction de la relative du démonstratif et avec antéposition de celui-ci au verbe principal, cf. Figure 74) : (41) Gui, amis, ores es enprisoné, Cil vus delivre qui se laissa pener Al jur de vendresdi pur crestiëns salver ! (Chanson de Guillaume, v. 2083–85) (42) Dist la pucele : « Icil li soi[t] aidis qi por nos fu en la sainte crois mis ! » (Raoul de Cambrai, v. 5997–98) (43) « Or me consaut icil qui en crois fu pené[s], Moi samble adès del songe que che soit verités. » (Aiol, v. 10482–83) Ici de nouveau, tout comme dans le cas du SN antécédent, le verbe principal occupe la deuxième position : en (41) et (42), le démonstratif, qui est sujet de la principale, ouvre la phrase ; en (43), l’adverbe or apparaît en première position, ce qui rejette le sujet (et la relative qu’il contient) en fin de phrase, en postposition au verbe principal. Il convient de noter que dans le cas des formules à relatives avec pour antécédent le démonstratif CIL la relative se trouve disjointe de son antécédent dans presque toutes les occurrences de notre corpus où l’on a CIL ou CIST sujet, à l’exception de (43) et d’une autre occurrence semblable d’Aiol, ainsi que de celle en (44) ; or, dans ce dernier cas, la relative avec l’antécédent joue un rôle particulier, celui d’apposition du sujet Dex, que le démonstratif reprend en anaphore : (44) « Dex gart toi, niés, cil qi fist paradis. » (Raoul de Cambrai, v. 660)
47 Nous avons en vue des occurrences comme : Cil li jure toz premiers, qui mout estoit preuz et leiaus tozjorz vers lui […] (Lancelot du Lac, f. 12c) ; Et cil saut avant qui estoit sires de Haut Mur (Lancelot du Lac, f. 30c) ; Et cil li crie, qui au secors vient (Lancelot du Lac, f. 62a), etc.
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Disjonction, dislocation et type sémantique de la relative
Les cas de disjonction d’un SN contenant une expansion relative du reste de la phrase, comme celui illustré par (44), ne sont pas rares en ancien français, qui « présente des phénomènes de dislocation, à droite et plus particulièrement à gauche, mettant en relief en antéposition ou en postposition, des éléments repris en anaphore ou annoncés en cataphore48 ». L’occurrence de la relative en (44) paraît aussi très significative pour l’interprétation des degrés de mise en relief. Il en est de même en (45), qui contient une relative appositive disjointe de l’antécédent, disjonction49 opérée à la fois par l’intermédiaire du verbe principal et de l’apostrophe : (45) – [Diex] gart toi, frere, qi le mont estora. (Raoul de Cambrai, v. 167) L’antécédent Diex en (45) n’a pas besoin de la relative pour être complètement saturée référentiellement, la relative se rapprochant de très près de l’apposition en (44). On pourrait donc supposer qu’il s’agit du même procédé de mise en relief dans ces deux cas. Ces deux dernières occurrences peuvent être rapprochées de (46), (47) et (48), qui présentent le phénomène de la dislocation par excellence, le segment disloqué étant repris par un pronom personnel ; il s’agit dans ce cas de la dislocation de gauche, qui est d’ailleurs beaucoup plus fréquent dans notre corpus que celui de la dislocation de droite : (46) « Cil Damelde[x] de gloire, qui en crois fu penés, Il saut le duc Elie et son riche barné De par son fil Aiol qui molt est oubliés ! » (Aiol, v. 10487–89) (47) Cis Damrediex qui vint a paissïon, il saut et gart le marchis B[erneçon] (Raoul de Cambrai, v. 8060–61) (48) « Cil Damnedieus qi tout a a jugier il saut et gart l’evesqe droiturier […] » (Raoul de Cambrai, v. 65–66) Du point de vue du français moderne, nous aurions dans tous ces cas des exemples de dislocation à gauche du sujet, repris par le pronom personnel dans la suite de l’énoncé. Comme le note Knud Lambrecht, on s’accorde en général à considérer
48 Buridant, op. cit., p. 742. 49 Se fondant sur les positions des grammairiens du xvie siècle, notamment Meigret, Ramus et R. Estienne, Cendrine Pagani-Naudet soutient qu’il serait « peu pertinent d’analyser la séquence disjointe celui… qui comme un exemple de dislocation » (C. Pagani-Naudet, Histoire d’un procédé de style : La dislocation (xiie-xviie siècles), Paris, Honoré Champion, 2005, p. 54), celle-ci étant en gros considérée comme un détachement expressif. Ce que, concernant en particulier l’ancien français, notre corpus confirme, du fait du nombre assez important de cas de disjonction entre la relative et son antécédent, le démonstratif fonctionnant comme un antécédent autonome.
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les constructions de dislocation comme des marqueurs de topique (ou thème)50. Qu’en est-il en ancien français ? Cendrine Pagani-Naudet explique, à propos des nombreux exemples, rencontrés au xviie siècle, qui rappellent la construction en (46), que « lorsqu’une proposition relative vient s’intercaler entre le verbe et le sujet, ce dernier est susceptible d’être repris par un pronom personnel51 ». Se référant à ceux avant elle, comme F. Brunot et G. Gougenheim, qui qualifient la syntaxe préclassique d’irrationnelle et non rigide, parce que, en prose, celle-ci « multiplie les anacoluthes et les pléonasmes dans l’entourage du relatif52 », l’auteur semble prendre le parti de considérer la dislocation et la reprise pronominale dans ces cas comme un moyen, quoique facultatif, de remédier à la « lourdeur » causée par la relative, éloignant l’antécédent, en fonction de sujet en particulier : il s’agirait en l’occurrence d’un fait de syntaxe ; de pareilles constructions peuvent se rencontrer dès l’ancien français. Pagani-Naudet avance – précautionneusement – l’hypothèse que la dislocation, facultative, « tout en assurant la clarté du propos, répondait peut-être à d’autres objectifs de mise en relief ou d’insistance53 ». Or, si l’on considère l’exemple (49), on s’étonnera aussi bien du fait de la longueur deux fois plus considérable du sujet accompagné d’une relative, composée de deux propositions coordonnées par la conjonction et, sans répétition du relatif, que de l’absence de reprise pronominale du sujet dans la principale. Il s’agirait tout simplement, selon nous, d’une variante syntaxique, moins fréquente, des énoncés en (46) et (47), qui apparaissent comme majoritaires dans notre corpus. Cette variante se retrouvant assez souvent dans Aiol, nous ne pourrions dire qu’elle soit généralement marquée. (49) « Cil Damnedieus qi le mont estora [et] ciel et terre et trestout commanda [sa]ut la contesce et ciax qe amés a [de par] le roi qi a garder nos a. […] » (Raoul de Cambrai, v. 163–66) Dans ce cas, l’apposition n’apporterait que la mise en valeur du référent du sujet Dieu. Et si l’on revient à l’exemple (44), mais aussi à (45), on s’apercevra que l’apposition, en détachement à droite et disjointe, par le verbe principal et l’apostrophe (niés et frere en (44) et (45), respectivement), du SN sujet auquel elle se rapporte, rappelle de beaucoup les structures, assez répandues dans notre corpus, d’éloignement de la relative de son antécédent, comme en (50) à (53) : (50) « Biaus fieux, che dist la dame, cil Dex te puist aidier Qui en la sainte crois se laissa traveillier Por pecheor raembre de mort et d’encombrier ! » (Aiol, v. 7347–49)
50 Cf. K. Lambrecht, “Dislocation”, in M. Haspelmath et al. (éds), Language Typology and Language Universals, Berlin/New York, Walter de Gruyter, 2001, p. 1050-78, p. 1072. 51 Pagani-Naudet, op. cit., p. 40. 52 Ibid. 53 Pagani-Naudet, op. cit., p. 42.
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(51) Cil sire vous consaut qui tout le mont justiche ! Ceus qui m’ont escuté lor pri jou qu’il n’oblient. (Aiol, v. 10979–80) (52) « Cil vos saut, dame, qui tot puet justicier. » (Raoul de Cambrai, v. 6994) (53) « Sire, cil le vos mire qui en crois fu penés : Diex me laist encor rendre gueredon et bontés. » (Aiol, v. 1691–92) En (44), on a, dans le deuxième hémistiche du vers, une apposition au sujet disjointe de Dex, celui-ci étant le sujet de la principale. En (45), le segment disloqué occupe toujours le deuxième hémistiche (et la disjonction correspond donc à la césure épique), lequel ne comporte cette fois que la relative, dont l’antécédent se trouve à distance, au début du vers, dans le premier hémistiche. Cette deuxième relative est appositive, à la différence de la première, qui ne peut être que restrictive, ayant pour antécédent le démonstratif cil (où le segment apposé est cil qui fist paradis, dans son intégralité, qui contient la restrictive). Comme nous l’avons déjà montré plus haut, il ne serait pas illégitime de supposer que la relative en (50), qui a pour antécédent le SN démonstratif cil Dex, serait appositive, tout comme la relative en (51), qui a pour antécédent le SN démonstratif cil sire, mais encore la relative dans les exemples (52) et (53), où l’on a le seul cil comme antécédent. C’est le caractère formulaire du vers entier, dans ces trois derniers cas, qui nous permet l’hypothèse de la présence d’une relative appositive, le référent du démonstratif cataphorique pouvant très bien être identifié avant même l’énonciation (profération ou lecture) de la relative. Et ce qui nous autorise plus concrètement à avancer cette hypothèse, c’est la présence d’occurrences comme la suivante, qui est une variante de la formule en (53), en particulier dans la principale, où la seule variation ne concerne que l’antécédent – Dieus vs cil : (54) « Sire, Dieus le vos mire qui tout cria ! […] » (Aiol, v. 1608) Et si, dans ce dernier cas, la relative n’apporte rien à l’identification du référent de l’antécédent Dieus, ne serait-il pas ainsi dans (4) et (20)54, où l’antécédent (i)cil sires est aussi disjoint de l’antécédent, et en (2), (3), (41) et (42), où l’antécédent est le pronom cil, disjoint de la relative ? Dans tous ces exemples, les formules s’étendent en fait sur le vers entier, ou presque. Elles sont ancrées dans la mémoire collective. Le verbe de la principale même enlève donc toute équivoque, la relative n’est qu’une amplification épique. Il se peut également que, dans les conditions de l’énonciation in presentia qu’étaient celles des plus anciens textes médiévaux, la profération de l’antécédent ait été accompagnée de gestes et de mimiques éloquents qui renvoient immédiatement au référent de CIL, ce qui le rendrait alors déictique.
54 Dans l’exemple (20), à la différence des autres cas observés ici, l’emploi du démonstratif n’est pas cataphorique, puisqu’il y a bien des mentions de « Dieu » dans le contexte antérieur immédiat.
La formule épique dans le moule de la relative en ancien français
Conclusion Nous avons montré que, pour ce qui est de l’ordre des mots à l’intérieur de la relative, dans le cadre de la formule épique, ce n’est que le sémantisme du verbe de la relative et la longueur et la complexité du SN objet qui ont un certain impact sur le choix de l’un des deux agencements, SOV ou SVO : les objets dans nos relatives sont toujours sinon anaphoriques, du moins cognitivement saillants, ce qui est le propre de la formule. Quant à la structuration informationnelle de l’énoncé qui abrite nos relatives formulaires, nous nous sommes intéressée d’abord au rôle de la disjonction syntaxique entre l’antécédent et la relative. Il est apparu que dans les exemples avec pour antécédent un SN dont la relative est disjointe, et dans lesquels l’évolution thématique est donc thème – rhème – extension du thème, l’accent est mis aussi bien sur le rhème, qui conserve sa position seconde dans la phrase, que sur le thème, la structure disjointe étant plus rare, et donc, plutôt marquée. Dans les exemples où la relative est conjointe à l’antécédent nominal qui est complément du verbe principal, elle participe pleinement du rhème, avec le verbe. La même structure de l’information peut être observée aussi dans les exemples avec l’antécédent pronominal CIL ; or, dans ce cas, les constructions disjointes sont de loin plus fréquentes. En ce qui concerne les cas de disjonction et de dislocation et le type de relative, l’analyse des constructions relatives disjointes de l’antécédent CIL, en particulier, a montré des résultats un peu inattendus : à savoir que la relative après CIL référant à « Dieu », dans les formules épiques religieuses, pourrait être interprétée, et fonctionne, comme non restrictive, appositive (tout comme la relative avec pour antécédent le SN démonstratif cil Diex). Elle ne l’est pas dans les cas, assez rares en effet (avec une seule occurrence dans notre corpus), où elle est conjointe au démonstratif, celui-ci reprenant en apposition le sujet Dieu. Enfin, la plupart de nos exemples sont puisés dans la « bouche » des personnages, c’est-à-dire faisant partie du discours direct : il s’agirait donc de formules consacrées par l’usage, que l’on maniait dans les œuvres en fonction des nécessités de la versification. Ces formules présentent, on l’a vu, un matériel assez riche pour l’analyse des propriétés non seulement des relatives mais aussi du démonstratif, et leur examen méritera d’être approfondi également d’un point de vue prosodique, dans le cadre d’un corpus plus large.
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m a l i n k a v e l i n ova
Annexes Antécédent
Relative conjointe SOV 2 CIL + 4 SN
Relative disjointe
SVO 3 CIL + 6 SN
SOV 0 CIL + 1 SN
SVO 2 CIL + 0 SN
CIL car par celui qi le pronom mont establi li fil H[erbert] ne sont mie failli (Raoul de Cambrai, v. 1446–47)
B[erniers] en jure Cil te doint foi qi de celui qi fist poissons -------------------------- l’aigue fist vin (Raoul de Cambrai, et sist as noces del v. 3989) saint Arcedeclin. (Raoul de Cambrai, v. 303–04)
SN
« […] Par cel signor qi forma Daniel, ne le gara li agais del cenbel. » (Raoul de Cambrai, v. 2593–94)
« Cil Damnedieus qi le mont estora [et] ciel et terre et trestout commanda [sa]ut la contesce et ciax qe amés a […] » (Raoul de Cambrai, v. 163–65)
– [Diex] gart toi, frère, qi le mont estora. -------------------------(Raoul de Cambrai, v. 167)
Figure 71 : L’ordre des mots dans les formules à relatif qui et à objet nominal dans le corpus restreint, © Malinka Velinova
Faire Ordre des mots dans la relative Corpus restreint Aiol BFM 2014 NCA
Former
Establir
Estorer
Créer
SOV SVO SOV SVO SOV SVO SOV SVO SOV SVO 4 4 1 ? 0 ?
8 7 ? 3 ?
0 3 2 3
9 1 1 4
1 4 0 2
0 0 0 1
2 2 0 4
0 0 0 2
0 0 5 3
0 0 4 2
Figure 72 : Fréquences des différents verbes dans les formules à relatif qui et à objet nominal, © Malinka Velinova
La formule épique dans le moule de la relative en ancien français
Relative conjointe
Fonction syntaxique du SN
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Relative disjointe
Avec un objet nominal : 48
Avec un autre complément : 20
20 sujets / 28 objets
7 sujets / 13 objets 6 sujets / 2 objets
4 sujets / 5 objets
Deus le guarisse, qui tot a a jugier (Couronnement de Louis, v. 680)
Exemple : Sujet
La siet li reis ki dulce France tient. (Chanson de Roland, v. 116)
Or en penst Dieu qui tot a a jugier ! (Prise d’Orange, v. 1021)
Exemple : Objet
Ne place a Deu, qui forma tot le monde (Couronnement de Louis, v. 1927)
Mais or proi Deu qui tout a a baillier (Ami et Amile, v. 2785)
Avec un objet nominal : 8
Avec un autre complément : 9
« Carle me mandet, ki France ad en baillie […]. » (Chanson de Roland, v. 488) Dieu reclama qi mainte ame a sauvee (Raoul de Cambrai, v. 2815)
Por Dieu vos proi qi fu mis en la crois (Raoul de Cambrai, v. 5586)
Figure 73 : Les occurrences de formules avec antécédent SN + relatif sujet dans le corpus restreint, © Malinka Velinova
Relative conjointe
Relative disjointe
Avec un objet nominal : 7
Avec un autre complément : 4
Avec un objet nominal : 3
Avec un autre complément : 9
4 objets
2 sujets / 1 objet
9 sujets
Cil ait vostre arme qi le mont doit jugier ! (Raoul de Cambrai, v. 2382)
Cil vus delivre qui se laissa pener Al jur de vendresdi pur crestiëns salver ! (Chanson de Guillaume, v. 2084– 85)
Fonction syntaxique 1 sujet / 6 objets de CIL Exemple : « Dex gart toi, Sujet niés, cil qi fist paradis. » (Raoul de Cambrai, v. 660) Exemple : car par celui qi le Objet mont establi li fil H[erbert] ne sont mie failli (Raoul de Cambrai, v. 1446–47)
-------------------------
« […] qe par celui qi vint a paissïon […]. » (Raoul de Cambrai, v. 885)
Biax sire chiers, a celui vos conment qui fist le monde par -------------------------son conmendement. (Raoul de Cambrai, v. 7465–66)
Figure 74 : Les occurrences de formules avec CIL + relatif sujet dans le corpus restreint, © Malinka Velinova
Laurence picano-doucet
Les formules magiques de Médée dans le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure
In Benoît de Sainte-Maure’s Roman de Troie, Medea, Jason’s fervent lover, decides to help him to conquer the Golden Fleece, putting all her magical art at his service. Thanks to four gifts, she protects him from dangers he has to face to achieve his quest: a model on which inscriptions are written, an ointment, a ring and finally an escrit to be read under certain conditions (v. 1663-1731). Magic formulas, although not explicitly stated, are essential to protect Jason. The word formula is taken here in the sense of “ritual words to be pronounced in certain circumstances1” (TLFi). Magical formulas, which are implicitly or elliptically presented in the romance, are studied here in the light of the personalities of Jason and Medea, who both perform a precise ritual role. I will first analyze them by contrasting Medea’s powers as told in the Latin and Greek sources to reveal the specificities of the medieval adaptation, considering the hypothesis of the influence of Celtic sources and comparing, whenever necessary, Medea with famous magicians of the Arthurian cycle. I will then examine the notion of magic formulas in the Middle Ages through the prism of medieval faiths and underlying myths, emphasizing Medea’s education and knowledge, which make her a full magician de facto, as opposed to Jason, who uses Medea’s gifts and is functionally more complex. I will also scrutinize the nature of magical formulas, as they are written and capable of being read by Jason and Medea: the relation between the written signs and the spoken word needs to be raised. In the process of narrating “l’ovre” (v. 30312), Benoît de Sainte-Maure incorporates elements and interpretations appropriate to the Middle Ages for the episode of the Golden Fleece and makes it possible for us to glimpse part of the medieval imagination concerning magical formulas and magicians.
T
1 Article « formule » du Trésor de la Langue Française informatisé (ATILF – CNRS & Université de Lorraine), disponible sur (consulté le 5 janvier 2019, traduit par nos soins). Laurence Picano-Doucet • Université Grenoble Alpes, LITT&ARTS, CRI, F-38040 Grenoble La Formule au Moyen Âge, éd. par Olivier Simonin et Caroline De Barrau, Turnhout, 2021 (Atelier de Recherche sur les Textes Médiévaux, 28), p. 327-339 © FHG 10.1484/M.ARTEM-EB.5.120287
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En « écrivant » le Roman de Troie, Benoît de Sainte-Maure met en « roman »2 (v. 37) une des plus célèbres légendes antiques ; il précise qu’il n’en est pas l’auteur3 et renvoie à un texte source, fiable « l’escrit, le livre, l’histoire » attribué à Darès le Phrygien (De Excidio Troiae historia, daté du vie siècle) puis à Dictys de Crète (Ephemeridos belli Troiani du ive siècle). Il a pour souci constant de vouloir présenter son récit comme conçu à partir de sources sûres et de témoins prétendument oculaires. Mais sa plongée dans un temps mythique ne l’exempte pas de transférer dans son œuvre les valeurs de la civilisation courtoise. Benoît de Sainte-Maure choisit de commencer le récit, comme Darès4, par l’aventure célèbre de Jason et de la Toison d’Or. Cependant, alors que Darès est très sobre et résume rapidement l’épisode, Benoît de Sainte-Maure prend le parti de le détailler. Jason, fils d’Eson, est talentueux et célèbre. Sa renommée effraie son oncle, le roi Pélias, qui, sous le couvert d’une quête – celle de la Toison d’Or – espère causer ainsi sa perte (v. 741-762). Cependant, Jason est ravi, flatté (v. 855-858), et ne voit ni la ruse de son oncle ni le danger qu’il encourt. Il embarque sans hésiter sur la nef construite par Argus et arrive, avec ses compagnons, dans la cité appelée Jaconidés (v. 1148). Ils se dirigent alors vers le palais du roi Oetes qui les reçoit avec magnificence et leur présente sa fille, Médée. Médée, amoureuse de Jason, décide de l’aider à conquérir la Toison. Elle explique à Jason la nature des épreuves et le met en garde : jusqu’à présent, personne n’a réussi. Néanmoins, le jeune homme ne veut pas renoncer et Médée lui propose alors un pacte : elle mettra à sa disposition tout son savoir magique pour vaincre les dangers (v. 1418) si elle se sait sûre de son amour. De fait, les obstacles sont importants : il faut affronter deux taureaux d’airain (sous les ordres du dieu Mars) qui jettent par la bouche et leurs naseaux un feu dévorant (v. 1353-54) et obéissent à des conjurations magiques (v. 1359). Ensuite, un dragon doit être combattu (serpenz, v. 1369). Sans l’aide de la jeune femme, Jason échouerait. Mais il avoue son amour et, comme promis, après une nuit passée ensemble, Médée présente à son amant les éléments rangés (ou cachés) dans son escrin d’or (v. 1663). Elle dévoile cinq objets magiques, qui vont lui permettre de réussir les différentes épreuves, et explique à Jason comment les utiliser.
2 C’est le choix d’une langue, le roman (le français) que précise Benoît de Sainte-Maure (vers 37). 3 Les voix de l’auteur et du livre se confondent nous rappelle Tania van Hemelryck, en soulignant toute la réflexion de Chrétien de Troyes par exemple sur l’« auctorialité » (T. van Hemelryck, « Du livre lu au livre écrit. La lecture et la construction de l’identité auctoriale à la fin du Moyen Âge », in X. Hermand, E. Renard et C. van Hoorebeeck (éds), Lecteurs, lectures et groupes sociaux au Moyen Âge, actes de la journée d’étude organisée par le Centre de recherche “Pratiques médiévales de l’écrit” (PraME) de l’Université de Namur et le Département des Manuscrits de la Bibliothèque royale de Belgique, Bruxelles, 18 mars 2010, Turnhout, Brepols, p. 187). 4 Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie : extraits du manuscrit Milan, Bibliothèque ambrosienne, D 55, traduit par Emmanuèle Baumgartner et Françoise Vielliard, Paris, Le Livre de poche, 1998 (Lettres gothiques 4552), p. 19-20. Le manuscrit M2 est, selon Léopold Constans, le texte le plus capricieux mais il est dans les plus anciens (Cf. M. R. Jung, La légende de Troie en France au Moyen-Âge : analyse des versions françaises et bibliographie raisonnée des manuscrits, Bâle, Francke, 1996, p. 19).
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Tout d’abord, une figurine faite par magie et enchantement5 doit être constamment portée par Jason. Tant qu’il la possédera, il ne craindra personne (v. 1667-1670). Il la fixera donc sur son heaume. Il reçoit ensuite un oignement (v. 1671) dont on ne connaît pas les secrets de fabrication ; Jason doit s’en oindre pour se protéger des brûlures des taureaux. Médée lui offre également son propre anneau (anel, v. 1677) qui le protégera de toutes formes d’enchantements (v. 1683) ; il lui permet de plus de se rendre invisible6 quand il tourne la pierre à l’intérieur (v. 1690-91). Puis, Médée confie un escrit particulier à Jason (v. 1703) : devant le bélier, Jason fera un sacrifice aux dieux en lisant ce « texte » trois fois, tourné vers l’orient. Enfin une glu (v. 1716) devra être étalée contre les naseaux des taureaux qui ne pourront plus cracher de feu ; Jason devra finalement leur faire labourer quatre sillons. Jason respectera une dernière recommandation : arracher les dents du dragon, une fois vaincu, pour les semer dans la terre à peine labourée. En surgiront des chevaliers tout équipés qui s’entretueront. Cette étape s’apparente d’une part à l’acte fondateur de « faire semence » qui prend « une valeur inaugurale à la fois pour la cité et pour le texte », explique F. Dubost7. Cet acte se rattache dans le folklore populaire au thème des épreuves du héros ; il existe souvent, souligne Françoise Létoublon, une relation étroite entre le meurtre de l’animal monstrueux le sol et même le sous-sol dans les mythes de création, d’intronisation royale et de fondation8. D’autre part, ne faut-il y voir un geste d’écriture en boustrophédon ? On laboure la terre au temps des semailles et cela évoque la vision de l’écriture décrite chez Isidore de Séville : les Anciens traçaient leurs lignes comme les laboureurs leurs sillons. Chrétien de Troyes lui-aussi utilise cette image dans Le Conte du Graal9 : Jason reproduit un signe ancien de l’écriture, en lien avec la terre et la déesse mère Déméter10. La description d’une utilisation de cet escrit secret (le quatrième cadeau) donné par Médée s’apparente à la formulation de mots magiques dans l’épisode de la Toison d’Or. En effet, il n’y a pas d’indications concernant la graphie ou le support, 5 figure faite par art e par conjure (v. 1665-1666). 6 On retrouve là la marque spécifique de l’anneau d’Yvain. Le thème de l’anneau possède de nombreuses références mythologiques et folkloriques. Il se peut d’ailleurs, comme le souligne Philippe Walter, que Chrétien de Troyes ait voulu faire allusion à l’anneau de Médée mais il ne faut pas négliger l’influence des récits celtiques dans le cas de ce motif. (Chretien de Troyes, Œuvres complètes, éd. D. Poirion, Paris, Gallimard, 1994 (Bibliothèque de la Pléiade, littératures françaises du moyen âge 408) : Yvain ou Le chevalier au lion, v. 1031-1033 et note p. 1119). L’anneau peut être aussi considéré comme un gage d’amour comme dans le Tristan et Yseut de Thomas : cf. fragment Le Verger du manuscrit Cambridge, v. 50-52 : disponible sur (consulté le 27 août 2019). 7 Fr. Dubost, « La magicienne amoureuse dans le récit médiéval », in A. Moreau et J.-Cl. Turpin, La magie. (Tome III.) Du monde latin au monde contemporain, Actes du colloque international de Montpellier 25-27 mars 1999, Montpellier, Université Paul Valéry, 2000, p. 158. 8 Fr. Létoublon, Fonder une cité : ce que disent les langues anciennes et les textes grecs ou latins sur la fondation des cités, Grenoble, ELLUG, 1987, p. 436-441. 9 Chrestien seme et fait semence d’un roman, v. 7. 10 Médée serait l’hypostase des grandes déesses mères (P. Brunel et J. Vion-Dury (éds), Dictionnaire des mythes du fantastique, Limoges, Pulim, 2003, p. 1280), ce qui pourrait expliquer sa consigne en relation avec le labourage.
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comme dans le cas de nombreux écrits secrets. Et c’est bien là le propre d’une écriture magique : la graphie reste inconnue car elle est réservée à des initiés et seul l’effet est important. On ne peut étudier l’écriture sans considérer les personnes qui la manipulent, surtout dans le cas de pratique magique. C’est pourquoi, dans un premier temps, nous souhaitons revenir sur les personnalités de Médée et Jason, avant de nous concentrer sur cet escrit et sa valeur magique.
Médée et Jason : des héros antiques aux magiciens du Moyen Âge Les personnages du roman de Benoît de Sainte-Maure ne sont pas des copies conformes de ceux de Darès ou des textes antiques : ils vivent, se comportent comme des hommes et des femmes du Moyen Âge bien que l’on ne puisse oublier que les héros sont des païens. Médée : femme amoureuse ou magicienne maléfique ?
Médée est la fille unique du roi Oetes ; elle est dépeinte par Benoît de SainteMaure en termes élogieux et avec complaisance11. Il met en avant à la fois son savoir et sa grande beauté (v. 1214-1246) : Trop iert cele de grant saveir. Mout sot d’engin, de maïstrie, De conjure, de sorcerie ; Es arz ot tant s’entente mise Que trop par iert saive e aprise ; Astronomie e nigromance Sot tote par cuer dé s’enfance D’arz saveit tant et de conjure De cler jor feïst nuit oscure. S’ele vousist, ce fu viaire A ceux por cui le vousist faire. Les eves faiseit corre ariere. Scïentos iert de grant manière12
11 R. L. Wagner, « Sorcier » et « magicien ». Contribution à l’histoire du vocabulaire de la magie, Paris, Droz, 1939, p. 71. 12 Médée était extraordinairement savante. Elle s’y connaissait admirablement en toutes pratiques de magie, d’enchantements et de sortilèges. Elle avait étudié avec tant d’ardeur tout ce qui concernait la magie qu’elle y avait acquis une parfaite maîtrise. Elle savait par cœur, depuis son plus jeune âge, tout ce qui relevait de l’astrologie et de la sorcellerie. Elle était si douée en pratiques magiques et en enchantements qu’elle aurait pu faire d’un jour radieux une nuit obscure ; si elle l’avait voulu, elle l’aurait fait croire à qui elle voulait. Elle faisait aussi remonter le cours des rivières. Bref, son savoir était immense et divers. (Benoît de Sainte-Maure, op. cit., v. 1216-1228).
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Son portrait physique est proche de celui d’héroïnes du monde arthurien, avec les mêmes codes descriptifs pour le visage et les vêtements qu’elle porte13. Les auteurs utilisent les codes littéraires en place au Moyen Âge, ils ont élaboré une approche qui leur est propre et qui obéit à des règles très strictes. Les détails, qui se rapportent à première vue à la réalité du monde médiéval, contiennent également des indices pointant vers un merveilleux féerique. Cette ambiguïté permanente entre extraordinaire et réalité laisse au poète, dans la description des vêtements et du physique des personnages, l’occasion de montrer la maîtrise de son art. Cette description est également une aide qui nous permet de « reconnaître » un personnage hors du commun, apte à utiliser une écriture magique. Son portrait physique est complété par ses grandes connaissances et son grand savoir. Médée porte d’ailleurs dans son nom la racine indo-européenne med (‘soigneur’) que l’on retrouve soit dans méditation soit dans médecine14. Comme souvent dans la mythologie, le nom révèle ou trahit. Médée est, dans le statut du conte15, l’adjuvante. Le drame de Médée est de tomber amoureuse de Jason et de se fier à lui sans doute ni limite. Jason n’est pas aussi honnête qu’on le suppose puisqu’il abandonnera la magicienne, ce qui la conduira à commettre les actes terribles décrits dans les récits antiques. Dans le Roman de Troie, Médée, au moment de leur rencontre, est inoffensive, amoureuse et apparemment peu dangereuse. Elle est prête à tout pour aider celui qu’elle aime. Elle se laisse « lier » à Jason en se livrant à lui sans soupçonner, a priori, qu’il l’abandonnera : « celle qui enchaîne par la magie se fait enchaîner par amour16 ». Elle rejoint les figures des magiciennes amoureuses décrites au Moyen-Âge : Morgane, Yseut, ou encore Didon dans le Roman d’Eneas. Médée apparaît dans le roman comme une noble fille de roi,
13 Les étapes nécessaires pour la description d’une personne sont précises : « un portrait complet comprend deux parties et traite successivement du physique et du moral. Pour la description du moral, la règle est assez lâche et d’ailleurs c’est un point qui est souvent négligé. La description du physique obéit à des lois strictes. Souvent précédée d’un éloge du soin donné par Dieu ou par Nature à la confection de sa créature, elle porte d’abord sur la physionomie, puis sur le corps puis sur le vêtement ». La description du corps est également soumise à certaines règles : « c’est ainsi que pour la physionomie, on examine dans l’ordre la chevelure, le front, les sourcils et l’intervalle qui les sépare, les yeux, les joues et leur teint, le nez, la bouche et les dents, le menton ; pour le corps, le cou, la nuque, les épaules, les bras, les mains, la poitrine, la taille, le ventre (à propos de quoi la rhétorique prête le voile de ses figures, à des pointes licencieuses), les jambes et les pieds. » (E. Faral, Les arts poétiques du xiie et du xiiie siècle : recherches et documents sur la technique littéraire du Moyen Âge, Paris, H. Champion, 1962, p. 80). 14 De cette origine, le mythe a gardé des traces : dans le cas de la Toison d’Or, elle sait préparer l’onguent ; c’est le fameux prometheion qui provient du sang de Prométhée tombant du foie que l’aigle de Zeus emporte dans son bec (P. Brunel et J. Vion-Dury (éds), op. cit., p. 1280). Elle en oindra le corps de Jason en Colchide pour l’empêcher de mourir sous la brûlure des taureaux. 15 À Iolcos, elle subira la loi de Jason qui commet l’erreur de ramener Médée dans le monde des hommes. On remarque d’ailleurs que, dans le Roman de Troie, elle n’accompagne pas Jason ; en revanche ce thème folklorique (héros aidé par une fille du diable) n’est pas repris par la suite car, dans le mythe, la fille du diable reste chez son père alors que Médée s’enfuira avec Jason. (P. Brunel et J. Vion-Dury (éds), op. cit., p. 1280-1281). 16 A. Moreau et J.-Cl. Turpin (éds), La magie (Tome II) : La magie dans l’Antiquité grecque tardive ; les mythes, Montpellier, Université Paul Valéry, 2000, p. 247.
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libre de ses actions et elle agit directement par son charme personnel pour séduire Jason. Au contraire, la Médée antique est une redoutable magicienne, une tueuse sanglante nous rappelle Pierre Brunel17. Reprenons les termes qui décrivent son savoir dans le Roman de Troie : il est fait état de engin, conjure, sorcerie, ce qui place Médée dans un contexte de connaissances spécifiques. Son pouvoir est sous-entendu dès la description de ses compétences : seule une magicienne peut d’ailleurs lutter contre des protections mises en place par des dieux (comme les taureaux de Mars qui obéissent à des conjurations). Le substantif engin18 désigne en premier lieu la ruse, l’habileté mais prend une dimension d’art magique quand cela concerne Médée (v. 1217). Conjure19 peut être traduit par « enchantement, magie20 » ; le substantif est de nouveau employé dans le Roman de Troie pour décrire Circé21 lors de sa rencontre avec Ulysse. De plus, le verbe conjurer donne un sens de paroles consacrées quand il y a répétition des mêmes mots ou sons. Cela renforce l’image de Médée perçue comme une magicienne. Le substantif « sorcerie » (v. 1218) dans le sens de sortilège22 est de même utilisé pour désigner le pouvoir de Circé (v. 28755). La notion de sorcellerie dans le cas de Médée doit intégrer à la fois la notion antique23 et la vision du Moyen Âge : Médée semble appartenir à ce que Guy Bechtel24 nomme « la sorcellerie de premier type », celle qui utilise des sorts, des ligatures, des enchantements et qui n’a pas de rapport avec le diable25 ; Médée n’est jamais appelée sorcière26. En revanche, souligne Robert Wagner27, la prêtresse28 que Didon fait quérir par Anna est « travestie en sorcière (sacerdos) et il rappelle alors l’explication donnée par M. Salverda de Grave : « cela met l’accent sur la gêne du poète français conservant ici des données de la mythologie païenne mais tirant parti, là, du merveilleux chrétien ».
17 P. Brunel et J. Vion-Dury (éds), op. cit., p. 1280-1295. 18 Autres occurrences de engin : v. 756 par exemple pour le sens de ruse, v. 9692 (stratagème), piège (v. 28473, Circé), machine ingénieuse (v. 3060, description d’Illion). Le dictionnaire de Godefroy (Fr. Godefroy, Lexique de l’ancien français, Paris et Leipzig : H. Welter, 1901, vol. 3, p. 471) propose comme signification « habileté, adresse, ruse, fraude, tromperie et artifice ». 19 Benoît de Sainte-Maure, op. cit., v. 1218, 1223, 1666 ; la figure ou erent escrit li conjure (v 1930) la traduction proposée pour li conjure est « paroles magiques ». 20 Dictionnaire de Godefroy (vol. 2, p. 240). 21 Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie, éd. L. Constans, t. 4, Paris, Librairie de Firmin Didot et Cie, 1909 : v. 28792 (source : < https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5097n/f272.image.vertical >, consulté le 27 août 2019), v. 28757 (source : < https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5097n/f272.image. vertical >, consulté le 27 août 2019), le mot renvoyant à des sortilèges. 22 Fr. Godefroy, Lexique de l’ancien français, Paris et Leipzig : H. Welter, 1901, vol. 7, p. 478. 23 G. Bechtel, La sorcière et l’Occident. La destruction de la sorcellerie en Europe, des origines aux grands bûchers, Paris, Pocket, 2000 [1997], p. 59. 24 G. Bechtel, op. cit., p. 62. 25 Le mot « diable » est utilisé pendant la description de la cinquième bataille, v. 12587. 26 Fr. Dubost, op. cit., p. 157. 27 R. L. Wagner, op. cit., p. 67. 28 « la soricere feray venir » : v. 2031, puis v. 2183, 2187.
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Médée maîtrise aussi bien la préparation d’onguents que la pratique de l’astrologie29 (v. 1221). Elle n’utilise pas son savoir pour son propre compte : elle le met à disposition de Jason. Elle rappelle Thessala, dans Cligès de Chrétien de Troyes, qui aide Fenice à tromper son époux, ou bien la mère d’Yseut qui prépare un philtre d’amour destiné à faciliter la vie de Marc et de sa fille30 ; Médée prend presque une figure de fée31 qui aide Jason à suivre sa destinée. Médée est une magicienne, bien que ce substantif n’apparaisse pas dans les textes. Il semble cependant être le plus adapté aujourd’hui et « le moins compromettant et peut-être le mieux approprié pour désigner la femme possédant le secret d’un ensemble de pratiques destinées à mettre en action des forces occultes au sein de la fiction 32 » explique Francis Dubost. Quelle est la place des femmes dans les mythes au Moyen Âge ? En fait, elles semblent créer une nouvelle forme de mythologie plus mystérieuse, qui peut s’apparenter à de la sorcellerie ou à des pratiques de vieux chamanisme. Les femmes extraordinaires que l’on croise dans le corpus, guerrières ou bien images de fées, possèdent des pouvoirs importants et influencent la destinée des héros. Jason : amant, chevalier et magicien
Jason ne manifeste aucune difficulté à utiliser l’escrit magique : la question se pose alors de savoir comment il a pu accéder à une certaine forme de maîtrise de la magie alors qu’il semble n’être qu’un simple chevalier. Jason vient de Jasôn33 qui évoque le verbe iomao « je soigne/je guéris » ; Iasô (fille d’Asklepios) est une déesse de la santé. Par ailleurs, quand Jason arrive dans la cité de son oncle, il est vêtu d’une peau de panthère, une lance dans chaque main et pied gauche nu. Cela évoque une particularité physique qui peut expliquer les pouvoirs cachés de Jason. Il présente une caractéristique du héros telle que spécifiée par Otto Rank34 : le héros est l’enfant de parents des plus éminents ; c’est la plupart du temps un fils de roi ; sa naissance est précédée de difficultés comme la continence, ou une longue période de stérilité ou des rapports clandestins entre les parents à la suite d’interdits ou d’obstacles extérieurs […], le nouveau-né est destiné à la mort ou à l’exposition, ; il est ensuite sauvé par des animaux ou des gens de
29 Elle pouvait agir sur le jour et la nuit (« de cler jor feïst nuit oscure » (v. 1224)), mais elle semblait incapable de faire arriver plus tôt la lune quand elle attendait Jason (v. 1470-77). La connaissance de Médée montre une maîtrise des planètes mais aussi des cours d’eau (v. 1227). Cela peut évoquer un aspect du savoir druidique (Chr.-J. Guyonvarc’h, Magie, médecine et divination chez les Celtes, Paris, Payot & Rivages, 1997). 30 Fr. Dubost, op. cit., p. 151. 31 Le mot fée vient du latin fata « destinées » (P. Walter, 2012, p. 15). 32 Fr. Dubost, op. cit., p. 152. 33 P. Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, Presses universitaires de France, 1994, p. 242-243. 34 O. Rank, Mythe de la naissance du héros, Paris, Payot, 1983, p. 94.
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basse condition ; enfin devenu grand, il retrouvera ses nobles parents, se venge de son père et d’autre part il est reconnu et parvient à la gloire et à la renommée. Son équipement va au-delà de celui d’un simple chevalier : outre des éperons gravés par le roi Salomon, il a un heaume remarquable auquel vient s’ajouter la figurine gravée de Médée (v. 1667-1670). Dans le Conte du Graal, Chrétien de Troyes déclare : par le non conuist an l’ome35 et de fait, les noms des deux héros préfigurent leur future entente et peuvent expliquer leur connivence et la facilité de transfert des savoirs. Médée maîtrise l’art de connaître certaines « lettres magiques » et connaît des formules rituelles. Jason devient apte à les utiliser : comment après une nuit d’amour, a-t-il pu maîtriser la lecture de cet escrit magique donné par Médée ? Marc-René Jung souligne des éléments de décoration troublants concernant Jason : dans le manuscrit de Paris, BNF, fr. 1610 – qui ne contient que le Roman de Troie – figurent trente-sept grandes lettrines ; certaines de ces lettres sont des ornées d’une tête de chien (Jason, Jre, Jssi, Ja, Jceste, Jllec) ; Jung n’a trouvé cette ornementation nulle part ailleurs36. Dans le manuscrit de Paris, BNF, fr. 60 (Benoît A) qui donne la « version courte » du Roman de Thèbes (ms. B), on trouve des miniatures sur lesquelles on peut voir des blasons : un écu d’or au lion de sable pourrait représenter sans certitude Jason37. Faut-il y voir une indication du signe astrologique de Jason comme c’est le cas pour Yvain, le chevalier au lion ou pour Tristan38 ? Peut-on alors rapprocher Jason de Tristan ? Le neveu du roi Marc connaît aussi les inscriptions ogamiques, en écrivant un message codé sur un bâton de coudrier dans Le lai du Chèvrefeuille39. Il est, lui aussi, « initié » d’une certaine façon par la femme qu’il aime : Yseut, la fée venue d’Irlande, maîtrise les onguents et a un don de voyance ; de plus, sa mère a su préparer le philtre d’amour destiné à Marc et à sa fille. La relation amoureuse semble être un adjuvant à la transmission d’un don, d’un savoir magique. Jason et Tristan sont tous deux considérés comme des chevaliers faés40. Au Mal Pas41, lors du tournoi, Tristan est le chevalier faé, un être surnaturel craint par tous. Jason, victorieux, devient un être de l’autre Monde (v. 2002) en conquérant la Toison d’Or :
35 Chretien de Troyes, Œuvres complètes, éd. D. Poirion, Paris, Gallimard, 1994 (Bibliothèque de la Pléiade, littératures françaises du moyen âge 408), Perceval ou le Conte du Graal, v. 562. Dans les manuscrit P2 “Par le sornon conuist an l’ome”. 36 M. R. Jung, op. cit., p. 231. 37 M.R. Jung, op. cit., p. 233. 38 Tristan est, en effet, le seul chevalier qui possède un chien et qui est né sous le signe astrologique du Chien : Ph. Walter, Tristan et Yseut. Le porcher et la truie, Paris, Imago, 2006, p. 122-123 ; Ph. Walter, Le gant de verre, le mythe de Tristan et Yseut, La Gacilly, Éditions Artus, La Gacilly, 1990, p. 82. 39 Ph. Walter, Tristan et Yseut. Le porcher et la truie, Paris, Imago, 2006, p. 228. 40 L. Harf-Lancner, Les fées au Moyen Âge. Morgane et Mélusine : la naissance des fées, Paris, H. Champion, 1984, p. 63-64. 41 Tristan et Iseut. Les poèmes français – La saga norroise, textes originaux et intégraux présentés traduits et commentés par Philippe Walter et Daniel Lacroix, Paris, Le Livre de Poche, 1989 (Lettres gothiques 4521), Béroul, v. 4072.
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Mout ont Jason entr’eux loé, Bien le tienent tuit a faé42. La Toison devient d’ailleurs également une chose faee (vers 1994) pour ses admirateurs, et semble aussi appartenir à l’autre Monde. Jason et Tristan sont deux chevaliers aux pouvoirs extraordinaires : ils maîtrisent l’écrit secret et sont associés à l’autre Monde par l’amour d’une femme-fée. Cela peut expliquer la compréhension et la maîtrise de l’acte écrit de Jason, apte à lire43 des caractères secrets ou non.
La formule magique C’est avec les explications ci-dessous que Médée donne à Jason un escrit avec un protocole de lecture précis : E, dementres que tu feras, Cest esrit di tot belement Tres foiees contre orient ; Gart que seies amenteüz44 Tourné vers l’orient pendant un sacrifice, il s’agit de lire trois fois cet escrit, dont on ne connaît ni le scripteur ni le type de graphie choisi, et qui ressemble fort à une formule magique, lisible et utilisable par Jason, une fois initié par son amante ; elle insiste bien d’ailleurs sur la nécessité de retenir tout ce qu’elle dit. Quand Médée donne les indications à Jason pour vaincre les obstacles liés à la conquête de la Toison, elle observe une forme de rite de passage avec, comme point d’orgue, la lecture de l’escrit par trois fois, en étant tourné vers l’orient et ce durant un sacrifice45 (v. 1707 ; 1893). Initiation de Jason
Un rituel de protection est mis en place : Médée en donne les « clés », les « codes » à Jason, apte lui-même à le recevoir ; c’est l’association de la parole et de la lecture qui le protège du feu et qui agit ainsi en complément de l’onguent. Jason parvient à maîtriser d’une certaine manière un des quatre éléments : le feu.
42 Le Roman de Troie, v. 2001-2002. 43 Le fait de lire pour un chevalier n’est pas anodin : la majorité de la population est illettrée et le savoir est réservé à quelques personnes. 44 « Donc, pendant que tu feras le sacrifice, lis lentement cet écrit, à trois reprises, en te tournant vers l’orient ; et prends garde de bien te souvenir de ce que je te dis », Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie : extraits du manuscrit Milan, Bibliothèque ambrosienne, D 55, traduit par Emmanuèle Baumgartner et Françoise Vielliard, Paris, Le Livre de poche, 1998 (Lettres gothiques 4552), v. 1712-1715. 45 On ne sait de quel animal il s’agit : un sacrifice humain dans les écrits d’un clerc du Moyen Âge étant fort peu plausible.
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Le don fait par Médée peut être considéré comme un processus de don et de contre-don analysé par Marcel Mauss46. Il y a un contrat moral qui est passé entre le chevalier et la magicienne : Médée donne une aide pour conquérir la Toison d’Or contre l’amour et la promesse de mariage de Jason47 bien qu’il y ait une asymétrie dans ce cas puisque les dons matériels de Médée garantissent un contre-don moral48. Mais il s’agit également d’un transfert d’un don médical qui ressemble fort à ce qui subsiste encore chez certains « guérisseurs ». Pour comprendre cet acte, lourd de conséquences dans la quête de la Toison, il faut bien saisir la dimension de l’échange et de ses significations. Nous proposons donc de nous tourner vers les rites de dons et les « leveurs de maux ». Encore aujourd’hui, souvent dans les campagnes, des personnes ont des dons qu’elles ont reçus au cours de leur vie pour soigner les verrues, la toux, les hémorragies et apaiser le « feu d’une brûlure ». Le don se pratique en secret, en murmurant voire en chuchotant les paroles ; la transmission de ce don a lieu dans des conditions particulières et la personne réceptrice doit avoir un certain nombre de qualités. L’ethnologue et sociologue Dominique Camus49 explique que « le don est le résultat d’une transmission ; pour le transmettre il faut pouvoir juger de la moralité et de la conduite sociale de la personne ». Nous avons déjà signalé la forme de « re-connaissance » entre Jason et Médée. Pour que le don fonctionne ensuite, il faut distinguer d’une part le secret, élément instrumental du pouvoir (pouvoir de prédisposition qu’ont certaines personnes d’être capables d’agir magiquement) et d’autre part la capacité que peut avoir une personne à rendre efficient le rite contenu dans le secret. Lors de ses enquêtes, Dominique Camus a constaté que « « souvent les ‘panseurs de secrets’ écrivent au moment de leur transmission les formules et les rituels qui les accompagnent alors même qu’ils les connaissent par cœur. L’écriture est plus qu’un simple moyen de mémorisation. Elle signifie pleinement ce que l’on veut transmettre et fixe ainsi symboliquement le respect nécessaire du secret. Ainsi fixée, cette mémoire du secret y participe elle-même par le surplus de valeur symbolique que représente le fait d’écrire50 ». Défixion et incantation
Médée donne les clés de son savoir à Jason à travers cet écrit magique. Peut-on pour autant parler d’incantations dans un contexte de formules magiques ? Il s’agit probablement de différents imaginaires provenant de l’Antiquité et du Moyen Âge. Robert Wagner souligne qu’entre « la fin du xie siècle et le xiiie siècle, les sciences 46 M. Mauss Essai sur le don : forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, Presses universitaires de France, 2007, p. 73. 47 M. Godelier, L’énigme du don, Paris, Flammarion, 2008, p. 63. 48 On retrouve ce type de don dans le cas de Mélusine et Raymondin : Ph. Walter, La Fée Mélusine. Le serpent et l’oiseau, Paris, Imago, 2008, p. 220. 49 D. Camus, Paroles magiques, secrets de guérison, Paris, Imago, 2009, p. 18. 50 D. Camus, op. cit., p. 21.
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magiques et la magie tout court s’infiltrent dans la littérature et lui donnent un cachet d’invraisemblance51. » Claude Lecouteux définit une formule magique comme « un ensemble de mots et/ou de signes permettant de réaliser l’irréalisable en faisant appel à des forces surnaturelles représentées par Dieu, les dieux, les représentants de la foi chrétienne (apôtres, saints, etc.) les démons, les anges planétaires ou décaniques52 ». Cela s’apparente à des rites dont on a gardé trace dans le folklore, chez les guérisseurs par exemple. Mais ils emploient de telles formules pour soigner des blessures dues au feu, au venin… Dans le Roman de Troie, la formule magique est utilisée pour prévenir plutôt que pour guérir53 ; il existe toujours des croyances sur les sorcières et les formules magiques survivantes du passé qui placent d’ailleurs la question du pouvoir de la femme au centre de ce processus. Au Moyen Âge, le folklore rural donne crédence au pouvoir des répétitions de mots, en ayant transféré, sous l’influence de l’Eglise Chrétienne, les divinités païennes vers les diables54. De cet escrit, on ne sait rien de plus : on ne connaît ni le scripteur, ni le support ni la graphie et sa disposition qui peuvent conférer une dimension supplémentaire de pouvoir. Lorsqu’on est face à un escrit qui s’apparente ici à une amulette ou à un support ayant des formules magiques, il est difficile de savoir quelles sont les lettres ou motifs utilisés. En effet, elles sont constituées de façon à ce que le profane ne comprenne rien et elles peuvent être une succession de lettres « latines, grecques, ou hébraïques, souvent mélangées les unes aux autres. Elles peuvent ressembler à des noms ‘barbares’ comme on disait au Moyen-Âge et inconnus. Ces signes sont appelés caracteres en latin55 » rappelle Claude Lecouteux. L’escrit de Jason tient à la fois de la défixion (matérialisation de la magie au moyen de l’écriture) et de l’incantation. Jason, en tous les cas, est devenu apte à donner « vie » aux sens cachés des mots écrits. A travers cet épisode du Roman de Troie, on rejoint la constatation de Francis Dubost : « le Moyen Âge retient des grandes images de la magie antique le prestige des Thessaliennes, la puissance du verbe incantatoire mais les auteurs médiévaux reculent devant les évocations trop précises du rituel magique56 ». De plus, se mêlent à ces récits antiques, les contes celtes qui font état d’une forme de magie que les auteurs peuvent connaître. La puissance de l’écriture et du verbe des deux sources se rejoignent dans ces romans et se synthétisent d’une certaine façon dans les actes de magie qui sont relatés.
51 R. L. Wagner, op. cit., p. 62. 52 Cl. Lecouteux, « Typologie des formules magiques », Incantatio 2 (2012), p. 33-41. 53 Le Roman de Troie, op. cit., v. 1901-06. 54 R. L. Wagner. op. cit. p. 39 et 41. 55 Cl. Lecouteux (présentation et commentaires), Le livre des grimoires. De la magie au Moyen Âge, Paris, Imago, 2008, p. 25. 56 Fr. Dubost, op. cit., p. 155.
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L’escrit et la parole performative
L’escrit donné par Médée devient lui-aussi une marque d’écriture performative57 liée à la parole ; ensemble, les mots inscrits, que l’on ne connaît pas, alliés à la force de la parole, donnent une force particulière à l’acte magique et le dominent. C’est l’association des mots et du verbe qui permettent l’action de la magie, dans un contexte de foi et de croyance dans les pouvoirs magiques. Il ne faut pas non plus négliger l’importance du chiffre trois, formé de l’addition du premier chiffre pair et de l’unité, qui est universellement un chiffre fondamental ; la triple récitation de l’escrit contribue à la réussite de l’acte magique58. De plus, nous pouvons nous interroger aussi sur le pouvoir de la « récitation » de Jason : n’y a-t-il pas derrière cette répétition, une forme de chant destiné à endormir les taureaux ? On retrouve de nouveau un parallèle avec les pouvoirs et le savoir magique de Tristan : en imitant le chant du rossignol59, il se fait reconnaître d’Yseut mais son chant semble également endormir les gardes dans le Donnei des amants : tous les gardes par aubaine se sont endormis, contrairement à leurs habitudes60. Tristan sait aussi « parler » avec les animaux61. Le chant est une forme de pouvoir dans la mythologie celtique aussi bien que finnoise. De plus, dans la version d’Apollonios de Rhodes, ainsi que le souligne A.-M. Tupet62 et le rappelle Philippe Ménard63, Médée endort le dragon avec une baguette magique. La baguette magique n’apparaît pas telle quelle dans Le Roman de Troie mais pourtant il subsiste au Moyen Âge une tradition sur son utilisation qui continue de se perpétuer. Le motif de la baguette magique a pu être supprimé dans Le Roman de Troie et seule la formule subsiste dans l’histoire. L’écrit magique et le destin des héros
Jason conquiert donc la Toison d’Or au terme d’un rite magique qui regroupe plusieurs étapes et dans lequel se mêlent des coutumes antiques auxquelles Benoît de Sainte-Maure ajoute une vision propre au Moyen Âge.
57 « Est ‘performative’ une parole qui agit par le fait même qu’on la prononce […] L’écriture aussi peut être performative. Dans le moment même où j’écris, une action se produit du fait même que j’ai tracé les mots selon certaines modalités précises », A. Mastrocinque, « Le pouvoir de l’écriture dans la magie », Cahiers « Mondes anciens » 1 (2010), p. 2. 58 J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles : mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris, R. Laffont/Jupiter, 2005, p. 1222. 59 « Humain language deguisa ǀ Cum cil que l’aprist de peça ǀ Il cuntrefit le russinol » : Tristan et Iseut. Les poèmes français – La saga norroise, textes originaux et intégraux présentés traduits et commentés par Philippe Walter et Daniel Lacroix, Paris, Le Livre de Poche, 1989 (Lettres Gothiques 4521), Le Donnei des amants, v. 11-13). 60 Le Donnei des amants, op. cit., v. 71-76. 61 La « chasse à la muette » est enseignée par Tristan à son chien (Béroul : v. 1604-1605). 62 A.-M. Tupet, La magie dans la poésie latine, I, Des origines à la fin du règne d’Auguste, Paris, Les Belles Lettres, 1976, 194-195. 63 P. Menard, « La baguette magique au Moyen-Âge », in M. Accarie et A. Queffelec (éds), Mélanges de langue et de littérature médiévales offerts à Alice Planche, Paris, les Belles Lettres, 1984.
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L’écriture ici est performative dans un contexte de protection : des rites sacrés sous-jacents sont liés à un écrit sur un objet sacré (comme la figurine placée sur le heaume de Jason) ou une image divine, détenus par une « magicienne » et enfin une modalité rituelle concernant la lecture de l’escrit est requise. Les deux héros se reconnaissent lors de leur première rencontre : reconnaissance amoureuse certes mais reconnaissance également en tant que personnes semblables. Médée se risque à donner son savoir à Jason, et non aux autres chevaliers, car elle le reconnaît comme capable et apte à recevoir le don de lire l’escrit et à utiliser la formule magique. Jason, guerrier, est devenu le vainqueur de la quête ; il possède dorénavant la Toison d’Or. Il a su utiliser le pouvoir de l’écrit allié à celui de la parole. Cependant, le lien qu’il entretient avec Médée va au-delà de l’amour ; il a reçu un don de Médée, qui, outre le fait de lui permettre de sortir sain et sauf de l’aventure, lui donne un pouvoir et un savoir qui s’ajoute à son statut de guerrier. Il devient, grâce à la maîtrise des signes écrits, une forme de magicien. Il appartient ainsi à la fois à la première fonction définie par Georges Dumézil, sacerdotale liée au sacré, et à la seconde fonction guerrière du chevalier. Quand Médée sombre dans une folie meurtrière, c’est certainement par la perte de la confiance et de son amour ; il nous semble que la rupture du lien « magique » est aussi un élément important dans la compréhension du comportement de Médée. Jason a trahi Médée par deux fois : en tant que femme et amante et en tant que magicienne. Les légendes ne font plus état d’utilisation de formules magiques par Jason, comme si son don s’était évanoui après son éloignement d’avec Médée.
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« Sis lupus et sensum hominis habeas » Le loup-garou entre l’être, le paraître et le dire
In Arthur and Gorlagon, the werewolf king Gorlagon explains to his wife how to turn someone into a wolf with a magic formula. A few lines later, his wife changes her royal husband into a wolf by uttering the words: “Sis lupus, habeasque sensum hominis”. Through studying werewolf stories, it becomes obvious that the apparition of the werewolf under his (or her) wolfish form is often preceded by a verbal evocation of the beast, in which the werewolf describes the modalities of his metamorphosis. The man-wolf suggests to another person, most of the time his wife, the possibility that he can become a wolf, and the subjective reaction of this person – i.e. fear – endows wolfishness with a real, or at least suggestive, presence in the text. This demonstrates that the werewolf is a monster whose nature is both verbal and suggestive, and whose apparition is introduced by a magical and performative formula.
T
Jusqu’a la roche ne s’areste Mais trové i a une beste Grand comme leus et leus estoit1.
Au cours des xiie et xiiie siècles sont composés plusieurs textes dont le personnage principal est un loup-garou. Celui-ci est souvent un mari aux prises avec l’infidélité de sa femme, laquelle, pour éloigner durablement le monstrueux époux, le métamorphose définitivement en loup. Fait partie de ce corpus dit de « bons » loups-garous, le conte en latin Arthur et Gorlagon dans lequel le roi Gorlagon disparaît quotidiennement durant quelques heures, sans laisser de traces. Mue par la curiosité, la reine pousse
1 Chrétien de Troyes (?), Guillaume d’Angleterre, publication, traduction, présentation et notes de Christine Ferlampin-Acher, Paris, Honoré Champion, 2007 (Champion classiques. Moyen Âge 22), v. 773-775. Quentin Vincenot • Université Rennes 2 La Formule au Moyen Âge, éd. par Olivier Simonin et Caroline De Barrau, Turnhout, 2021 (Atelier de Recherche sur les Textes Médiévaux, 28), p. 341-354 © FHG10.1484/M.ARTEM-EB.5.120288
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son époux à lui révéler qu’il entretient, en secret, un jardin, dont l’un des arbustes, planté au jour même de sa naissance, a le pouvoir de métamorphoser un humain en loup. Il faut, pour ce faire, frapper la tête de sa victime avec une tige arrachée à l’arbrisseau et faire précéder le geste d’une formule : « Sis lupus, et habeas sensum lupi2 ! » Y voyant sa chance de se débarrasser de son mari, la reine, profitant de l’absence du roi parti à la chasse, pénètre dans le verger, arrache la tige de l’arbrisseau et, au retour du monarque, se précipite sur lui, la baguette à la main : « Sis lupus, sis lupus » vociferans ; « habeasque sensum lupi » volens adicere, « sensum hominis » adiunxit « habeas ». Nec mora ; fit ut ipsa dixerat, canibusque ab ea incitatis eum insequentibus ad siluas concitus fugit, sed humanus sensu ei integro remansit3. Cette formule, « Sis lupus, habeasque sensum hominis », rationalise une opposition de l’être et du paraître, de la nature et de la forme. Bien qu’elle n’apparaisse comme formule magique que dans ce texte, elle revient souvent dans les récits de métamorphose de l’homme en loup, notamment dans la première moitié du xive siècle chez Jean de Vignay. Dans sa traduction des Otia Imperialia de Gervais de Tilbury (c. 1155-1234), il traite en effet « des honmes qui sont muez en nature et en fourme de lous4 ». De plus, l’homme sous forme animale, et pas seulement l’homme loup, a, dès Augustin d’Hippone, pour caractéristique de garder son intelligence5. Pour exemple, citons le lai anonyme de Melion, qui date du début du xiiie siècle et dans lequel il est dit du héros : « Mais neporquant, se leus estoit, | Sens et memoire d’ome avoit6 ». L’opposition de la nature et de la forme est donc, à première vue, fonctionnelle pour la métamorphose du loup-garou : seule l’enveloppe extérieure du monstre change, sa raison, dont il dispose qu’il soit homme ou animal, traduit sa nature humaine. En effet, se faisant le relais de l’évêque d’Hippone, Giraud de Barri affirme : « Et quicquid hominis definitionem, animal scilicet rationale mortale, sub quacunque forma recipit, illud hominem esse vera ratione testatur7 ». Notre formule donne donc, semble-t-il, une définition tout à fait limpide du loup-garou : c’est un homme sous forme de loup. 2 « Arthur et Gorlagon », in Philippe Walter (dir.), Arthur, Gauvain et Mériadoc, Récits arthuriens latins du xiiie siècle, Grenoble, Ellug – Université Stendhal, 2007, p. 34, § 6. 3 Ibid., § 8. Traduction : Ph. Walter, Arthur, Gauvain, op. cit., p. 37 sq. : « [Elle cria] “Sois un loup ! Sois un loup !” Elle voulut ajouter “Sois pourvu de l’intelligence du loup !”, mais elle dit en réalité “Sois pourvu de l’intelligence de l’homme !” Aussitôt arriva ce qu’elle avait dit. Elle excita vivement ses chiens qui se lancèrent aux trousses de l’homme-loup. Il s’enfuit rapidement vers la forêt mais l’intelligence humaine resta intacte en lui. » 4 C. Pignatelli et D. Gerner, Les traductions françaises des Otia Imperialia de Gervais de Tilbury par Jean d’Antioche et Jean de Vignay, édition de la troisième partie, Genève, Droz, 2006 (Publications romanes et françaises 237), p. 402, Livre III, Chapitre 120. 5 Cl. Lecouteux, Fées, Sorcières et Loups-garous au Moyen Âge. Histoire du Double, Paris, Imago, 2005. 6 « Lai de Melion », v. 217 sq., in Lais bretons (xiie-xiiie siècles) : Marie de France et ses contemporains, édition bilingue établie, traduite, présentée et annotée par Nathalie Koble et Mireille Seguy, Paris, Champion, 2011 (Champion classiques. Moyen Âge 32), p. 838. 7 Giraud de Barri, Topographia Hibernica, Distinctio II, Cap. 19, in Giraldus Cambrensis, Opera, éd. J. F. Dimock, Londres, Longman & Co, 1967 (Rerum Britannicarum Medii Ævi Scriptores, 21), vol. 5, p. 102 ; traduction de Jeanne-Marie Boivin in L’Irlande au Moyen Âge, Giraud de Barri et la Topographia Hibernica (1188), Paris, Champion ; Genève, Slatkine, 1993, p. 214 : « […] tout ce qui répond à la définition
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C’est toutefois sans compter qu’il est parfois difficile de différencier dans nos textes les notions de forme et de nature, car certains cas de mime et de déguisement en loup, qui feront l’objet de notre première partie, confondent ces notions et révèlent la possibilité que notre formule magique soit finalement une formule figée se faisant le relais d’un discours dominant. Pour savoir ce qu’est le loup-garou, au-delà de la définition véhiculée par notre formule, il faut donc le redéfinir, ce que nous tenterons de faire dans une seconde partie en scrutant la manière dont le loup-garou fait irruption dans le texte, celle-ci indiquant que notre monstre, relevant des créatures merveilleuses, a une nature verbale et suggestive très prononcée8.
L’humanité formulaire du loup-garou L’humanité du loup-garou ne serait donc que formulaire. Il semble, pourtant, que la nature du garou soit humaine, à première vue du moins. Dans sa traduction de Gervais de Tilbury, Jean de Vignay établit un parallèle entre les loups-garous et Nabuchodonosor, exemple paradigmatique du discours des théologiens médiévaux sur la métamorphose, et il écrit : « Et dient pluseurs que il ont vie de beste […], et non pas nature9 ». Par ailleurs, le varouisme est souvent le résultat d’un châtiment, comme le montre le cas du tyran arcadien Lycaon changé en loup pour avoir tenté de faire manger de la chair humaine à Zeus. La notion de faute persiste jusque dans le lai de Melion, dans lequel, au retour du chevalier à la forme humaine, le roi Arthur demande « Comment li estoit avenu : | Par pechié l’avoient perdu10. » Enfin, la rationalisation médiévale de la métamorphose par l’idée quasi dogmatique de possession ou d’illusion11 va aussi dans le sens d’une humanité du garou puisque, dans ce cas, le diable fait seulement croire à sa victime humaine qu’elle est un loup, ce que décrit bien le confesseur de saint Louis, Guillaume d’Auvergne (1190-1249), dans son De Universo : Erat quidam arreptitius et per dies arripiebat eum malignus spiritus et eousque dementabat, ut crederet se esse lupum ; in diebus autem arreptionis praecipitabat eum diabolus in locum absconditum, ibi relinquebat eum, tamquam mortuum ; tempore vero de l’homme, à savoir un animal raisonnable et mortel, est en toute logique un homme quelle que soit sa forme ». Giraud de Barri se fonde sur le chapitre 8 du livre XVI de La Cité de Dieu. Nous reproduisons dans cette note le texte tel qu’il apparaît dans l’œuvre de l’évêque d’Hippone. Saint Augustin, La Cité de Dieu, éd. L. Jerphagnon, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade 483), 2000, p. 661 : « Quel que soit l’endroit où naît un homme, c’est-à-dire un être animé, raisonnable et mortel, même s’il possède un corps étrange pour nos sens, par sa forme, sa couleur, ses mouvements, sa voix, quels que soient la force, les éléments et les qualités de sa nature, aucun fidèle ne doit douter qu’il tire son origine du seul premier homme. » 8 Sur la dimension verbale de la merveille, on lira : Chr. Ferlampin-Acher, Merveilles et topique merveilleuse dans les romans médiévaux, Paris, Honoré Champion, 2003 (Nouvelle bibliothèque du Moyen Âge 66), p. 171-266. 9 Pignatelli et Gerner, op. cit., p. 403. 10 « Lai de Melion », op. cit., v. 557 sq. 11 On lira à ce sujet l’article de L. Harf-Lancner, « La métamorphose illusoire, Des théories chrétiennes de la métamorphose aux images médiévales du loup-garou », Annales ESC 40 (1985), p. 208-226.
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hujusmodi absconsionis intrabat diabolus lupum, vel ipsemet in specie lupi ostendebat hominibus se, et faciebat incursationes terrificas contra homines et animalia, ita ut a facie ejus fugerent, devorari timentes ab ipso. Erat quoque fama hominem ilium lupum fieri per dies, et hoc ipse homo credebat sicut praedixi12. La nature humaine n’est cependant pas un trait constant de notre créature. Les cas de varouisme où l’opacité du déguisement et du mime suffisent à faire de l’homme travesti un véritable loup aux yeux de ceux qui le rencontrent montre qu’il est souvent difficile de dissocier la forme du garou de sa nature. Mime et déguisement, bien qu’affectant a priori seulement l’enveloppe extérieure, révèlent en effet une certaine confusion quant à la nature de l’être qui se déguise. Dans la Topographia Hibernica qu’il rédige vers 1188, Giraud de Barri fait le récit de la rencontre d’un prêtre et d’un loup chrétien, dont la louve est sur le point de mourir et réclame les derniers sacrements : De quodam hominum genere sumus Ossiriensium. Unde, quolibet septennio, per imprecationem sancti cujusdam, Natalis scilicet abbatis, duo, videlicet mas et femina, tam a formis quam finibus exulare coguntur. Formam enim humanam prorsus exuentes, induunt lupinam. Completo vero septennii spatio, si forte superstites fuerint, aliis duobus ipsorum loco simili conditione subrogatis, ad pristinam redeunt tam patriam quam naturam13. L’idée de châtiment tend à suggérer que la nature et la forme première de ce couple de garous sont humaines, mais la formulation est des plus étranges. Giraud indique, en effet, que pour revêtir une forme de loup, il faut se dévêtir non pas des vêtements comme c’est habituellement le cas, mais bien de la forme humaine (formam enim humanam prorsus exuentes, induunt lupinam). De plus, ce couple chassé suivant la formulation de Giraud tant de sa patrie que de sa forme (tam a formis quam finibus), retrouve, ayant purgé sa peine, tant sa patrie que sa nature (tam patriam quam naturam). Le parallélisme de la construction doublé d’un chiasme montre que Giraud ne différencie pas la forme du garou de sa nature et la question se pose
12 Guillaume d’Auvergne, De Universo, in Guilielmi Alverni, Opera omnia, Londres, Robert Scott, 1674, p. 1043 ; traduction de Cl. Lecouteux, Elle courait le garou, Lycanthropes, hommes-ours, hommestigres, une anthologie, Paris, José Corti, 2008, p. 43 sq. : « Un homme était possédé et certains jours un esprit malin s’emparait de lui et lui faisait perdre la raison au point qu’il s’imaginait être un loup ; dans ces jours de possession le diable le jetait dans un lieu écarté, l’y abandonnait, comme mort ; durant tout le temps où il disparaissait de la sorte, le diable entrait dans un loup ou bien se montrait lui-même aux hommes sous l’apparence d’un loup et il attaquait de façon terrifiante hommes et animaux de telle sorte qu’ils fuyaient à sa vue, craignant d’être dévorés par lui. Le bruit courait que c’était cet homme qui se transformait en loup certains jours, et l’homme lui-même le croyait ainsi que je l’ai dit plus haut. Il croyait en outre que c’était lui le loup qui faisait des attaques de la sorte. » 13 Giraud de Barri, Topographia Hibernica, Distinctio II, Cap. 19 in Giraldus Cambrensis, op. cit., p. 102 ; traduction de J.-M. Boivin, L’Irlande au Moyen Âge, op. cit., p. 211 sq. : « Nous sommes originaires d’Ossory. Notre peuple, maudit par le saint abbé Natal, doit tous les sept ans bannir deux individus, un homme et une femme, tant de leur forme que de leur patrie : ils se dépouillent entièrement de leur forme humaine pour revêtir celle des loups. Cependant au terme des sept années, s’ils sont encore en vie, ils recouvrent leur patrie et leur nature primitive, tandis qu’un autre couple les remplace dans les mêmes conditions. »
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donc immanquablement – alors que la nature humaine est ici littéralement réduite à une forme – de savoir ce qu’est le garou dans l’intervalle où il n’a revêtu ni la forme humaine ni la forme lupine. Giraud tente de répondre à la question. Plus avant dans son récit, devant l’hésitation du prêtre à donner l’absolution à la louve, le loup entaille la fourrure de sa compagne : Et ut omnem abstergeret dubietatem, pede quasi pro manu fungens, pellem totam a capite lupae retrahens, usque ad umbilicum replicavit : et statim expressa forma vetulae cujusdam apparuit. Quo viso, tandem sacerdos obnixe postulantem et devote suscipientem, terrore tamen magis quam ratione compulsus, communicavit. Et statim pellis, a lupo retracta, priori se formae coaptavit14. Sous la peau de la louve se dessine donc la forme d’une vieille femme (forma vetulae) – et en cela l’auteur se contredit car la vieille femme est censée avoir retiré sa forme humaine avant de revêtir celle du loup. En tous les cas, voir la vetula sous la forme de louve devrait convaincre le personnage du prêtre mais également l’auteur du texte de l’humanité du garou, et réduire le loup-garou à un déguisement, à forme en une peau de loup. Cependant, pour Giraud de Barri, quand bien même l’humain est décelable sous la forme animale, la nature de ces êtres doués de parole reste sujette à caution. Le topographe s’interroge : Sed animal hujusmodi brutum an homo dicetur ? Animal namque rationale a bruto longe alienum esse videtur. Praeterea animal quadrupes, pronum in terram, nec risibile, humanae naturae quis adjunget ? Item, qui hoc animal occiderit, nunquid homicida dicetur15 ? Des indices de l’humanité du loup parsèment le récit : intelligent, chrétien et doué de parole, ce loup, qui plus est, utilise sa patte quasi pro manu, ce qui renvoie à un certain degré d’anthropomorphisme. Par ailleurs, dans la réflexion théologique sur la métamorphose suivant le récit, Giraud suit Augustin d’Hippone et dans l’idée d’une raison définitoire de l’humain et dans l’idée que la métamorphose résulte d’une possession ou d’une illusion des sens16. Pourtant, le topographe fait appel à d’autres auteurs de l’Antiquité pour dire l’animalité du loup-garou. Tandis que
14 Giraud de Barri, Topographia Hibernica, op. cit., p. 102 sq. Traduction de Jeanne-Marie Boivin, L’Irlande au Moyen Âge, op. cit., p. 212 : « Se servant de sa patte comme d’une main, [le loup] retira toute la peau de la tête de la louve et la déroula jusqu’au nombril : aussitôt apparut nettement la forme d’une vieille femme. A cette vue le prêtre poussé par la terreur plus que par la raison, finit par lui donner la communion qu’elle demandait avec ferveur et reçut avec dévotion. Aussitôt la peau qu’avait retirée le loup se réajusta à sa forme précédente. » 15 Idem, p. 105. Traduction de Jeanne-Marie Boivin, L’Irlande au Moyen Âge, op. cit., p. 213 sq. : « Mais, dira-t-on d’un être de ce genre qu’il est une bête brute ou un homme ? Un être doué de raison semble bien éloigné de la bête brute. Mais d’un autre côté, qui associera à la nature humaine un être qui marche à quatre pattes, courbé vers la terre, et qui n’est pas capable de rire ? De même, dira-t-on du meurtrier d’un tel être qu’il est homicide ? » 16 Sur la réflexion sur la métamorphose dans cet épisode de la Topographie, lire : J.-M. Boivin, « Le prêtre et les loups-garous : un épisode de la Topographia Hibernica de Giraud de Barri », in L. Harf-Lancner (éd.), Métamorphose et Bestiaire au Moyen Age, Paris, École Normale Supérieure de Jeunes Filles, 1985, p. 51-69.
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l’incapacité à rire du loup nous rappelle la célèbre phrase d’Aristote, selon lequel « aucun animal ne rit, sauf l’homme17 », l’image du loup courbé vers la terre évoque la différenciation opérée par Ovide entre l’homme et l’animal au premier livre des Métamorphoses : « Pronaque cum spectent animalia cetera terram, | Os homini sublime dedit caelumque tueri | Iussit et erectos ad sidera tollere uultus18. » Le topographe s’appuie donc sur ces auteurs de l’Antiquité pour omettre volontairement les indices qui auraient dû logiquement le conduire à conclure à l’humanité du couple de loups. Plutôt que d’humaniser la créature qui inspire tant de peur au prêtre, plutôt que de se distancier de son personnage effrayé, Giraud en adopte le point de vue et s’échine à dire la bestialité du loup-garou, alors que tout son récit et toute sa réflexion tendent à prouver le contraire. La contradiction est manifeste et pour la résoudre, Giraud en appelle à Dieu. En effet, la forme lupine du couple tient selon lui du merveilleux chrétien, c’est un miracle : Non itaque discredendum, sed potius fide certissima est amplectendum, divinam naturam pro mundi salute humanam naturam assumpsisse ; cum hic, solo Dei nutu, ad declarandam sui potentiam et vindictam, non minori miraculo natura lupinal assumpserit19. Le clerc gallois étaye donc son propos en faisant un parallèle, étonnant, entre la forme lupine du couple humain et l’incarnation divine en homme, aussi n’est-ce pas un hasard si le saint qui a changé le couple en loup porte le nom de Natalis, c’est-à-dire Noël, puisque c’est également le moment où Dieu a pris tournure humaine, où il s’est incarné. Ici encore, discours ecclésiastique et croyances populaires se superposent puisque dès le xve siècle, on peut lire que Noël est le moment où se fait le passage de l’homme au loup. Il en est ainsi par exemple dans les Évangiles des Quenouilles : « Je oy, dist une autre vielle, ja pieça raconter a une mienne voisine qui souppechonnoit son mari d’estre leu warou, car elle le perdoit souvent en yver entre le Noel et la Chandeleur20. » Alors que sa métamorphose a lieu le jour célébrant l’Incarnation, il semble que le loup-garou ne puisse justement pas choisir, de la forme humaine ou de celle du loup, celle qu’il doit ou veut durablement ou définitivement incarner. Le parallèle entre la métamorphose de l’homme en loup et l’Incarnation – qui ne résout absolument pas la question de la nature et de la forme du loup-garou – souligne la
17 Aristote, Les parties des animaux, éd. P. Louis, Paris, Les Belles Lettres, 1956, Livre III, chapitre 10, p. 97. Au même endroit, le savant grec ajoute : « Si l’homme est le seul animal à être chatouilleux, cela tient d’abord à la finesse de sa peau, du fait qu’il est le seul animal qui rit. » 18 Ovide, Les Métamorphoses, éd. Georges Lafaye, Paris, Les Belles Lettres, 1966, Livre I, v. 84-86 : « Tandis que, tête basse, tous les autres animaux tiennent leurs yeux attachés sur la terre, il a donné à l’homme un visage qui se dresse au-dessus ; il a voulu lui permettre de contempler le ciel, de lever ses regards et de les porter vers les astres. » 19 Giraud de Barri, Topographia Hibernica, op. cit., p. 102 sq. Traduction de J.-M. Boivin, L’Irlande au Moyen Âge, op. cit., p. 213 : « Cette histoire prouve qu’il ne faut pas refuser de croire, mais bien plutôt accueillir avec la foi la plus ferme, le fait que la nature divine a emprunté la nature humaine pour sauver le monde, puisqu’ici, sur un seul signe de Dieu qui manifestait sa puissance et sa vengeance, la nature humaine a emprunté la nature lupine, par un miracle non moins admirable » 20 Les Évangiles des Quenouilles, éd ; M ; Jeay, Paris, Jean Vrin ; Montréal, Presses Universitaires de Montréal, 1985, p. 143.
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difficulté d’appliquer au loup-garou une formule qui s’ancre en vérité dans un discours plus vaste portant sur la métamorphose et la sorcellerie en général. Dissocier forme et nature ne fonctionne pas avec notre monstre. Est donc aussi invalidée la définition que véhicule notre formule magique déterminant une nature humaine du loup-garou. Cependant, la référence à l’Incarnation reste intéressante, car, selon la formule de l’Evangéliste Jean (1, 14) : « Le verbe s’est fait chair ». Or, dans Arthur et Gorlagon, l’humanité du loup-garou, rendue perceptible par son intelligence, vient d’une erreur de formulation ayant précédé de peu sa métamorphose. Puisque ce garou pensant naît d’une erreur dite, formulée, il convient donc de déplacer le propos et, plutôt que de chercher à déterminer ce qu’est le loup-garou, de poser la question de ce qui détermine la nature et la forme de ce monstre.
La parole varoueuse La formule de métamorphose d’Arthur et Gorlagon rend compte du fait que l’apparition physique du loup-garou est précédée d’un temps durant lequel le loup-garou est suggéré et défini. Dans la fable ésopique intitulée Le Voleur et l’aubergiste et datée du ve siècle avant notre ère, le mime suffit à suggérer la présence possible du loup dans l’homme gesticulant : Un voleur s’arrêta quelques jours dans une auberge sans y pouvoir rien dérober jusqu’au moment où il vit l’aubergiste s’asseoir près de la porte vêtu d’un nouvel habit. Il s’approcha de lui et engagea la conversation. Au cours de celle-ci, il se mit à bâiller puis à hurler comme un loup. Le tenancier lui demanda : – Que signifient ce bâillement et ce hurlement ? – Je ne vais pas tarder à te l’apprendre, répondit le voleur, mais auparavant, je te prie de veiller sur mes vêtements que je vais abandonner ici. Je ne connais pas l’origine de mes bâillements et j’ignore s’ils sont dus à mes péchés ou à une autre faute quelconque, mais je sais parfaitement ceci : lorsque j’aurai bâillé trois fois, je me transformerai en loup qui dévore les hommes. Cela dit, il bâilla une seconde fois et hurla comme devant. L’aubergiste se leva pour s’éloigner mais le larron le retint par son manteau et s’écria : – Reste, je t’en prie, et surveille mes vêtements afin que je ne les mette pas en pièces ! Et il bâilla une troisième fois. Epouvanté, l’aubergiste prit la fuite et alla se réfugier dans un recoin de son établissement, laissant son manteau entre les mains du voleur qui s’en fut21. Certains détails présents dans cette fable sont récurrents dans les histoires de loups-garous, comme le fait de se dévêtir avant de changer de forme. De plus, et ainsi
21 Nous empruntons la traduction de ce texte à Cl. Lecouteux, Elle courait le garou, op. cit., p. 102.
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que l’a montré Claude Lecouteux, le bâillement fait partie d’une topique révélant les traces résiduelles d’une croyance au dédoublement et dont la métamorphose n’est qu’une rationalisation. Or, le double se manifeste très souvent par une forme animale et sort du corps lorsque ce dernier entre dans un sommeil cataleptique. Le bâillement, auquel on ne saurait dénier une dimension sinon verbale, du moins orale, est une des manifestations physiques précédant la sortie du double hors du corps22. Pour ce qui est du loup-garou proprement dit, il n’y a dans cette fable ésopique ni peau de loup dont s’habiller, ni même de métamorphose à proprement parler, et pourtant le voleur revêt comme une forme de loup. Mimant une métamorphose prochaine, il renforce sa gestuelle en y ajoutant un discours anticipant le changement de forme (« lorsque j’aurai baillé trois fois »). Le geste et la parole combinés du voleur suggèrent au témoin de la scène, largement influencé par les bâillements du pseudo-garou rythmant le récit, qu’il a affaire à un vrai loup-garou. Tandis que la gesticulation du larron n’est pour le lecteur qu’une mascarade prêtant à sourire, l’aubergiste provoque par sa question (« Que signifie ce bâillement et ce hurlement ? ») l’évocation de la métamorphose en loup par le voleur. La crédulité de l’aubergiste, pour qui le voleur est susceptible de devenir un loup, est finalement le vecteur par lequel le loup-garou fait irruption dans le temps du récit. La divergence des points de vue (voleur, aubergiste, lecteur) montre qu’il y a dans ce texte une dissociation de l’humain dont on ne sait pas, en vérité, s’il change de forme ou non, et de la présence du loup, bien réelle dans l’esprit de l’aubergiste épouvanté. De sorte que la figure du loup-garou est ici composée d’une suggestion, à la fois visuelle et auditive, et de la réception qu’en fait le témoin, qui par sa crédulité, abolit la frontière entre le simple mime et le véritable garou. Le lecteur peut, pour sa part et suivant le personnage auquel il s’identifie, soit plaindre le pauvre aubergiste en proie au loup-garou soit se gausser de sa crédulité. Cette représentation où le loup-garou naît de la confrontation d’une suggestion et de sa réception se retrouve au Moyen Âge. Le cas est en effet illustré par le mime du duc Tierri d’Ardaigne dans Fierabras, une chanson de geste du xiie siècle narrant les expéditions en Espagne de Charlemagne pour récupérer les reliques de la Passion dérobées par le redoutable Fierabras. Celui-ci accepte finalement de se convertir, mais pas son père, l’émir Ballan. En plein combat, Tierri d’Ardaigne, mis à mal par l’émir, jeté à terre, contrefait le loup : Li dus Tierris d’Ardaigne s’enn est em piez saillis ; Mout lieve le guernon et hure le sorchis ; Semblanche fait de lieu de la chiere et deu vis ; Kant l’amirant le voit, grant peür l’en est pris. « Par Mahomet, dist-il, cis est dïables vis23. »
22 Cl. Lecouteux, Fées, Sorcières, op. cit., p. 121-144. Sur l’habit du loup-garou, lire aussi : J. V. Molle, « La nudité et les habits du « garulf » dans Bisclavret (et dans d’autres récits de loups et de louves) », Le Nu et le Vêtu au Moyen Âge (xiie-xiiie siècles), Actes du 25e colloque du CUER MA 2-3-4 mars 2000, 2001 (Sénéfiance, 47), p. 255-269. 23 Fierabras. Chanson de geste du xiie siècle éd. M. le Person, Honoré Champion, Paris, 2003 (Classiques français du Moyen Âge 142), v. 2734-2737.
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Rien dans la citation ne permet a priori d’augurer une vraie métamorphose ou une possession plutôt qu’une simple imitation, si ce n’est le lexique employé et la réaction de l’émir. En effet, le terme de semblance peut très bien ne renvoyer qu’à la simple apparence. Cependant, ainsi que l’a étudié Cristina Noacco dans son livre sur la métamorphose au Moyen Âge, le terme de semblance « est récurrent pour traduire l’apparence soumise à la métamorphose24 » et utilisé également dans les récits d’illusion des sens. L’ambiguïté du terme n’interdit donc pas la possibilité d’un changement de forme. De plus, qu’il y ait ou non métamorphose, face à ce masque lupin, la réaction du Sarrazin est immédiate : il pense avoir affaire au diable, et cela suggère le garou. Là où le lecteur pourrait vouloir ne distinguer que des grimaces, la peur de l’émir reconnaissant le diable dans ce faciès interdit une distanciation nécessaire à la différentiation de l’être et du déguisement et laisse ouverte la possibilité d’une incarnation lupine. C’est donc, à nouveau, par un récepteur et sa prise de parole abolissant la frontière entre le mime et l’incarnation que la monstruosité sort du domaine de l’imaginaire et fait irruption dans le récit. Qu’en est-il des peaux de loup et du déguisement ? Dès la fable ésopique, le vêtement est un accessoire omniprésent dans les histoires de loups-garous. Se dévêtir – le voleur demande au tenancier de veiller sur ses habits – est dès l’Antiquité une des conditions sine qua non de la métamorphose en loup, et plus généralement, du changement de forme. Mentionné, dans la fable, dès le chapeau introductif, l’habit est, d’une part, associé à la métamorphose elle-même puisque le voleur dit devoir s’en débarrasser pour devenir loup, et, d’autre part, se trouve être également le prétexte du mime puisque la mascarade du voleur-garou a pour but de dérober l’habit neuf de l’aubergiste. Cependant, bien qu’elle soit un habit de prédilection des géants et autres hommes sauvages, il est au demeurant assez rare que la peau de loup soit, avant les chasses aux sorcières, un accessoire porteur de varouisme, si ce n’est dans une courte biographie occitane en prose, une razo, consacrée au troubadour Peire Vidal25. Ce poète, dont on perd la trace vers 1205, a longtemps courtisé une dame du pays de Carcassonne, portant le nom de Loba, c’est-à-dire Louve. Pour lui plaire, il se prêtait à un petit jeu : Et el si amava la Loba de Puegnautier […]. La Loba si era de Carcasses ; en Peire Vidals si se fazia apelar lops per ela, e portava armas de lop. Et en la montanha de Cabaret el se fetz cassar als pastors ab cas & ab mastis & ab lebriers, si com om fai lop ; e vesti una pel de lop per donar a entendre als pastors & als cans qu’el fos lops. E li pastor ab lor cas lo cassero el baratero si malamen qu’el en fo portatz per mort a l’alberc de la Loba de Puegnautier. E cant ela saup que aquest era Peire Vidals, ela comenset a far
24 Cr. Noacco, La métamorphose dans la littérature française des xiie et xiiie siècles, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 51. 25 Sur cette razo, on lira : D. Hüe, « De quelques transformations animales », Colloque d’Aix, Magie et illusion au Moyen Âge, Senefiance no 42, 1999, p. 233-253. Sur la peau du garou dans les textes littéraires médiévaux : Q. Vincenot, « Loup-garou et matière arthurienne. La peau du loup-garou : une entrée en matière », in Chr. Ferlampin-Acher, C. Girbea (éds), Matières à débat. La notion de matiere littéraire dans la littérature médiévale, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017, p. 193-212.
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grant alegreza de la folia que Peire Vidals avia faita, & a rire molt, el maritz de leis atressi. […] El maritz de ela lo fetz penre e fetz lo metre en luec rescos, al miels qu’el poc ni saup ; e fetz mandar pel metge, e fetz lo metgar entro que fo garitz26. À la charnière des xiie et xiiie siècles, cette razo, qui n’est pas du poète, propose, elle aussi, différents points de vue sur le déguisement du troubadour : ceux de la Louve et du Seigneur de Pennautier pour qui le déguisement de Peire Vidal n’est qu’une mascarade et celui des bergers, donnant la chasse au troubadour pris pour un vrai loup. La double appréciation du déguisement nous montre que la présence effective du garou plutôt que d’un plaisantin dépend du point de vue du témoin du déguisement. Par ailleurs, Peire passe pour garou aux yeux de ceux à qui il a laissé entendre (« donar a entendre ») qu’il était un loup, selon une formulation mettant l’accent sur une forte dimension verbale. Pour que le loup-garou soit présent dans le texte, il y a donc à nouveau une adéquation nécessaire entre la suggestion d’un garou potentiel et sa réception par un autre personnage. En vérité, l’auteur de la Razo anonyme s’inspire de quelques vers écrits par le troubadour lui-même, car à la strophe six du poème dont les premiers vers sont « de chantar m’era laissatz | per ira et per dolor », Peire Vidal nous fait part de la manière dont il prouvait son amour à la Louve, qui vient de le quitter : E sitot lop m’appellatz, No m’o tenh a dezonor, Ni si·m cridan li pastor Ni si sui per lor cassatz ; Et am mais bosc e boisso No fauc palaitz ni maizo, Et ab joi li er mos treus Entre gel e vent e neus27. Se faire appeler « loup » pour sa Louve, jouer à se faire chasser par les bergers comme ils chasseraient un loup, il n’en faut pas plus pour, de bouche à oreille, en venir 26 « Razo » in Biographies des troubadours en langue provençale, éd. C. Chabaneau, Toulouse, É. Privat, 1885, p. 65 sq. Traduction Claude Lecouteux, Elle courait le garou, op. cit., p. 116 : « Peire aimait la Louve de Pennautier […]. La Louve était de Carcassès, et Peire Vidal se faisait appeler Loup pour elle et portait des armes de loup. Et dans la montagne de Cabaret, il se fit chasser par les bergers, avec leurs mâtins et leurs lévriers, comme on chasse un loup. Et il avait revêtu une peau de loup pour faire croire aux bergers et aux chiens qu’il était un loup. Les bergers, avec leurs chiens, le chassèrent et le battirent de telle façon qu’on le porta pour mort à la demeure de la Louve de Pennautier. Quand elle sut que c’était Peire Vidal, elle commença à être fort joyeuse de la folie qu’il avait faite et à en rire beaucoup et son mari aussi. […] Son mari le fit prendre et déposer en un lieu caché, au mieux qu’il put et sut. Il fit mander le médecin et fit soigner Peire jusqu’à ce qu’il fût guéri. » 27 Peire Vidal, Poésies, éd. J. Anglade, Paris, Honoré Champion, 1913, v. 41-48 ; traduction de Joseph Anglade, in ibidem, p. 104 : « Je ne regarde pas comme déshonorant de m’entendre appeler loup, ni de me voir poursuivi et chassé par les cris des bergers ; j’aime mieux bois et buissons que je ne fais palais ni maison et j’irai joyeusement vers elle au milieu de la glace, du vent et de la neige. » Je remercie chaleureusement Anne Brenon de m’avoir fait connaître ces vers du troubadour, ainsi que pour sa réflexion stimulante sur la Razo.
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à passer pour un vrai loup. L’écho de cette mascarade parvient jusqu’au biographe anonyme, qui, brodant sur quelques vers du troubadour chantant sa lassitude, participe à l’incarnation du loup suggérée par Peire Vidal. Ces scènes de mime et de déguisement développent une écriture où le loup-garou est suggéré, anticipé, sans pour autant que cela aboutisse nécessairement à une présence physique du loup dans le texte. Cela dévoile une dimension et suggestive et verbale constitutive du loup-garou. Le monstre verbal – terme que nous empruntons à Nicole Belmont – désigne avant tout les croquemitaines des contes pour enfants du xixe siècle, ces « êtres fantastiques, nous dit-elle, dont la seule caractéristique semble être le nom, sur lequel repose tout l’effroi qu’ils suscitent. On ne raconte en effet rien à leur sujet, ni légende, ni description physique, ni faits ni gestes28. » La définition ne peut s’appliquer telle quelle au loup-garou, mais la composante verbale fait, elle, partie intégrante du monstre, et ce, semble-t-il, quelle que soit l’époque à laquelle il apparaît. De plus, on peut observer différents points de vue sur le monstre au sein d’un même texte : le loup-garou peut, d’un côté, n’être qu’un fantasme, pour le lecteur par exemple ou le Seigneur de Pennautier, tandis qu’il est bel et bien réel pour d’autres personnages (aubergiste, bergers). De sorte que nous pouvons affirmer à propos du loup-garou, ainsi que l’a écrit Christine Ferlampin-Acher à propos de la merveille dans les romans médiévaux, que « l’enjeu n’est pas tant la merveille elle-même, mais la possibilité qu’elle émerge dans des consciences différentes de la norme29 ». Les textes que nous venons de citer révèlent que l’incarnation du loup-garou est tributaire d’un point de vue extérieur à la créature, de la crédulité d’un personnage présent dans le récit. On pourrait penser que l’anticipation du loup-garou par le geste ou la parole ainsi que sa dépendance à la subjectivité d’un témoin sont propres aux histoires de mime ou de déguisement, lesquelles peuvent laisser planer un doute quant à la réalité du monstre. Or, dans Arthur et Gorlagon, le roi-garou change de forme sous l’œil de son épouse et celle-ci fait, d’elle-même, précéder la métamorphose du monstre d’une incarnation verbale en instaurant un dialogue par lequel le loup-garou est anticipé. Dans le lai du Bisclavret, bien que les modalités de la métamorphose soient succinctes30, le changement de forme du héros en loup est encore précédé d’un dialogue au cours duquel le baron révèle à son épouse qu’il est un loup-garou (« Dame, jeo devienc bisclavret31 »). Dans le lai de Melion, au cours d’une chasse, le chevalier Melion est confronté au désir subit de sa femme de manger un cerf. Elle menace même de ne plus s’alimenter
28 N. Belmont, « Comment on fait peur aux enfants », La lettre de l’enfance et de l’adolescence 56 (2004/2), p. 54. 29 Chr. Ferlampin-Acher, Merveilles et topique merveilleuses, op. cit., p. 241. 30 En effet, Marie de France n’évoque que l’abandon des vêtements : Marie de France, Lai du bisclavret, in Lais bretons (xiie-xiiie siècles) : Marie de France et ses contemporains, édition bilingue établie, traduite, présentée et annotée par Nathalie Koble et Mireille Seguy, Paris, Champion, 2011 (Champion classique. Moyen Âge 32), v. 67-70 : « Quant li aveit tut cunté, | Enquis li ad e demaundé | S’il se despouille u vet vestuz. | “Dame, fet il, jeo vois tuz nuz.” » 31 Ibidem, v. 63.
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si elle ne peut goûter à la chair de l’animal. Sachant qu’il ne pourra se saisir de l’animal sous forme humaine, Melion révèle à son épouse qu’il peut devenir un loup grâce à l’aide d’un anneau serti de pierres magiques : L’une est blance, l’autre vermeille, Oïr en poés grand merveille. De la blance me toucerés Et sor mon chief le meterés, Quand je serai despoilliés nus : Leus devendrai grans et corsus. Por vostre amor le cerf prendrai Et del lart vos aporterai32. La métamorphose de Melion en loup est, encore une fois, introduite par un discours détaillant, au futur, le processus par lequel le loup-garou va s’incarner et donnant au monstre une consistance anticipant sa présence réelle dans le texte. Dans ce lai, même l’aspect physique du loup (« grans et corsus ») n’est pas laissé au hasard. Le passage est repris quelques vers plus tard en des termes quasiment identiques à ceux qu’avait énoncés le chevalier : « Cele l’a de l’anel touchié, | Quant le vit nu et despoillé : | Lors devint leu grant et corsus33. » Précédant la métamorphose effective, à nouveau, le loup-garou est dit, annoncé, par celui qui se fait loup. Dans les cas de métamorphose, l’anticipation verbale du loup-garou nécessite également d’être reçue par un autre personnage. Chez Marie de France par exemple, la révélation de la part surnaturelle du bisclavret provoque chez son épouse un sentiment de peur traduisant une intériorité psychologique : « La dame oï cele merveille, | De poür fu tute vermeille. | De l’aventure s’esfrea34. » En plus de cette peur, l’épouse exprime la volonté d’un éloignement spatial : « En maint endreit se purpensa | Cum ele s’en puïst partir : | Ne voleit mes lez lui gisir35 ». Faire lit à part, ce souhait, formulé juste après la question qu’elle pose de savoir si le baron change de forme lorsqu’il est nu, prête à rire. Toutefois, une requête d’éloignement similaire se retrouve dans le lai de Melion, dont l’épouse fuit vers un autre pays juste après avoir fait de son mari un loup36, comme si le mari sous forme lupine et son épouse ne pouvaient être mis en présence l’un de l’autre. L’impossibilité de l’être dont la part surnaturelle est révélée et de sa moitié humaine de se trouver au sein d’un même lieu assimile la séparation du garou et de sa femme aux séparations suivant la transgression de l’interdit mélusinien. Dans les récits de croyances populaires postérieures aux Moyen Âge, la révélation du secret du garou aura au contraire souvent pour effet de libérer le garou de sa forme bestiale, mais la présence physique du loup-garou continue, elle, d’être anticipée et
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« Lai de Melion », op. cit., v. 159-166. Ibidem, v. 178-180. Marie de France, « Lai du Bisclavret », op. cit., v. 97-99. Ibidem, v. 100-102. « Lai de Melion », op. cit., v. 189-194 : « La dame dist a l’escuier : | « Or le laissons assés chacier. » | Montee est, plus ne se targa, | Et l’escuier o lui mena. | Droit vers Yrlande, sa contree, | En est la dame retornee. »
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suggérée comme on peut le voir dans ce récit rapporté, au xixe siècle au Danemark, à Evald Tang Kristensen par le directeur de l’asile de Drostrup : A Husum, en Zélande, il y avait un valet en service chez Hans Kristian Hansen, il sortait tous les soirs à une certaine heure et personne ne savait ce qu’il faisait. Le patron était bien ennuyé et lui a dit : « Je ne veux pas de toutes ces vadrouilles ! » Mais le valet s’est excusé en disant : ça ne sert à rien de me l’interdire, il faut que je sorte ! » Le patron a essayé de la retenir, mais à l’heure habituelle, le valet s’est mis à montrer les dents et à dire « Attention, je vais mordre ! je vais mordre37 ! » Ce texte dont nous avons à dessein tronqué les deux dernières phrases montre bien l’aspect verbal du monstre. Il suffit en effet que le monstre soit suggéré par une gestuelle, montrer les dents, et une parole (« Je vais mordre ») – cela s’accompagnant d’une certaine dose de fatalisme, être loup-garou c’est le destin (« Ça ne sert à rien de me l’interdire »). Là encore, le mime est réceptionné par un autre personnage comme le montrent les deux dernières phrases du récit : « Le patron a eu peur et a dit : “Mais tu es un loup-garou !” Aussitôt le valet lui a sauté au cou et l’a remercié car il était guéri38. » La menace de mordre suffit à faire croire au patron crédule qu’il a affaire à un loup-garou, et cela se traduit, par un sentiment – la peur – attestant de la réalité du monstre dans le for intérieur du personnage, et d’une parole extériorisant la réalité du monstre (« Mais tu es un loup-garou ! »). Sans la dernière phrase du narrateur mentionnant la guérison du garou, nous ne pourrions dire si l’homme gesticulant est simplement un mime doué ou véritablement un loup-garou. La présence réelle est anticipée ici encore, et le loup est bien là dans l’esprit de celui qui assiste au mime. Au vu de ce qui précède et bien que la révélation du garou n’ait pas la même conséquence au Moyen Âge et au xixe siècle, on peut affirmer qu’il y a une constante dans la manière dont l’imaginaire dévorant lié à l’animal précède verbalement sa présence effective.
Conclusion Quelle que soit la manière dont le loup-garou fait irruption dans le texte – il n’est pas nécessaire pour notre propos de différencier mime, déguisement et métamorphose – l’entrée en scène du monstre est anticipée par ce que l’on pourrait appeler une tournure lupine, tournure langagière ou gestuelle, parfois les deux, suggérée par le garou et s’appuyant sur la subjectivité d’un témoin pour acquérir sinon une consistance physique, comme c’est le cas pour les métamorphoses, du moins une réelle présence au sein du récit. Cette mise en scène, qui pour les textes médiévaux,
37 M. Simonsen, « La variabilité dans les légendes : les récits danois sur les loups-garous » in V. Görög-Karady (éd.), D’un conte… à l’autre, la variabilité dans la littérature orale, Paris, Editions du CNRS, 1990, p. 188. 38 Ibidem.
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situe l’apparition du loup-garou dans une écriture topique du merveilleux39, rend compte de la dimension essentiellement verbale du loup comme monstre. Peut-être peut-on, finalement, donner raison à Giraud de Barri et à ses hésitations à différencier les termes de forme et de nature, puisque le loup-garou semble avant tout un monstre du verbe, un monstre formulé.
39 Chr. Ferlampin-Acher, Merveilles et topique merveilleuse dans les romans médiévaux, Paris, Honoré Champion, 2003 (Nouvelle bibliothèque du Moyen Âge 66).
Stéphanie bulthé
Formules didactiques dans les exemples du Livre de Regnart
This paper deals with formulas found in a particular form of exemplum : the exemple (example) in Le Livre de Regnart. This book is a prose version of Renart le Nouvel, written between 1410 and 1466, and in which the author inserts moralistic and didactic commentaries within narrative items. The exemple type of commentary shares common characteristics with both the exemplum and the moralité. Formulas contribute to the overall didactic purpose, as they reinforce a sense of (formal) regularity. The present analysis focuses the specific rhetoric of didactic formulas found in the Livre de Regnart.
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Renart le Nouvel du lillois Jacquemart Gielée, achevé vers 1289, se présente sous la forme d’un long poème allégorique mettant en garde l’humanité contre les dangers symbolisés par le renard. Cette version des aventures de Renart sera la seule à connaître une adaptation en prose. Cette mise en prose nommée Livre de Regnart représente parfaitement ces œuvres composites et hybrides, difficilement qualifiables, qui caractérisent l’écriture au Moyen Âge1. Elle est l’œuvre d’un auteur inconnu, si ce n’est peut-être pour son nom, il se présente comme « Jehan Tenessax » dans le prologue. L’oeuvre fut composée entre 1410 et 14652. Cet ouvrage prend la forme
1 Notre édition de référence est la suivante : Le Livre de Regnart. Édition critique avec introduction, notes et glossaire du manuscrit 473 de la Bibliothèque du Musée Condé de Chantilly, éd. E. Suomela-Härmä, Paris, Honoré Champion, 1998 (Bibliothèque du xve siècle 60). Elle sera abrégée à partir de maintenant LR (pour les notes et les citations). Le chiffre en majuscule renvoie au livre envisagé (le texte compte deux livres), le chiffre arabe à l’exemple d’où la citation est tirée. Nous précisons chap. quand la citation est extraite d’un chapitre et non d’un exemple. Nous serons amenée à étudier également le texte-source dans l’édition suivante : Jacquemart Gielée, Renart le Nouvel, éd. H. Roussel, Paris, Société des anciens textes français, 1961. 2 Sur les problèmes de datation et d’attribution de l’ouvrage, nous renvoyons aux analyses d’Elina Suomela-Härmä dans l’introduction de l’édition citée, LR, introduction, « L’identité de l’auteur et la datation de l’œuvre », p. xxiii-xxiv. Nous résumons ici ses déductions. Elle doute de l’identité de Stéphanie Bulthé • Université Littoral-Côte d’Opale, Unité de Recherche H.L.L.I. La Formule au Moyen Âge, éd. par Olivier Simonin et Caroline De Barrau, Turnhout, 2021 (Atelier de Recherche sur les Textes Médiévaux, 28), p. 355-370 © FHG10.1484/M.ARTEM-EB.5.120289
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d’un dérimage du texte-source, divisé en deux livres, comme Renart le Nouvel. Bien que parfois nettement abrégée, la structure narrative des deux livres est parfaitement respectée. Le premier raconte la guerre allégorique que mène le roi Noble, le lion, contre Renart après que ce dernier a tué l’un des fils d’Ysengrin le loup. Le deuxième livre, partiellement indépendant, relate les dérives d’une guerre privée à laquelle se livrent les deux animaux à la suite d’une tromperie du renard qui a violé la maîtresse du roi. Les conséquences en seront désastreuses puisque les aventures iront jusqu’à la scission du royaume animalier. En définitive, l’enchaînement des événements conduit à l’avènement de Renart au faîte de la roue de Fortune. Chaque livre se trouve redécoupé en chappitres. Le livre 1 compte vingt-trois chapitres, le second en possède cinquante. Chaque chapitre est pourvu d’un titre qui synthétise son contenu narratif. Ces chapitres sont régulièrement séparés par des exemples introduisant un commentaire moral sur les données narratives des histoires. Les commentaires proviennent pour la plupart du Livre de Bonnes Meurs de Jacques Legrand3. Notre étude portera exclusivement sur les exemples, où de très nombreux stéréotypes de l’écriture didactique peuvent être relevés et analysés comme « formules ». Dans la littérature médiévale, la formule est d’abord envisagée au sein des textes épiques. Jean Rychner, en évoquant le travail des aèdes, dira à leur propos, qu’ils possèdent « une diction formulaire4 ». Dans son étude, il développe l’idée que les motifs traditionnels des chansons de geste nécessitent un langage approprié, caractérisé par des « moyens d’expression stéréotypés5 ». Ce figement syntaxique s’impose comme le fondement du concept de « formule ». De prudentes nuances doivent être apportées. Toujours selon Jean Rychner, l’emploi des formules épiques se justifie par les conditions de réception du texte, du fait même de l’exercice du métier de jongleur, amené à restituer de mémoire de vastes compositions6. Le figement de l’expression sert de point de repère, syntaxique et sémantique, dans la création orale autour de motifs épiques invariants. La présence abondante de formules dans notre texte en prose, qui n’obéit pas aux mêmes nécessités, nous incite à envisager la question différemment, en lien avec le genre didactique des exemples. Seront considérés par nous comme « formule » tout groupe de mots employé à intervalles réguliers dans des structures syntaxiques plus ou moins figées, avec deux critères, la régularité de
l’auteur, bien que deux éditions du xvie siècle mentionnent bien « Jehan Tennesax » comme auteur de l’ouvrage dans le prologue, parce que son nom est absent du manuscrit original. Elle ne pose donc pas l’attribution de l’œuvre comme avérée et préfère présenter l’ouvrage comme anonyme. Pour ce qui concerne la datation du texte, elle le situe entre 1410, date de la publication du Livre de Bonnes Meurs de Jacques Legrand dont le fonds sert de base aux commentaires du translateur, et 1466. Elle pose comme limite au dérimage la date de 1466, parce qu’une des lettres qu’échangent les personnages porte cette date (LR, II, chap. 18, p. 74). 3 Jacques Legrand, Archiloge Sophie. Le Livre de Bonnes Meurs, éd. E. Beltran, Paris, Honoré Champion, 1986 (Bibliothèque du xve siècle 49). 4 J. Rychner, La chanson de geste. Essai sur l’art épique des jongleurs, « Les moyens d’expression : motifs et formules », Genève, Droz, 1955 (Société des publications romanes et françaises 53), p. 126-141 ; p. 150. 5 Rychner, op. cit. p. 126. 6 « C’est bien que le métier, que l’art du jongleur comportait la mémorisation de motifs et de formules, qui devaient lui servir ensuite à développer n’importe quel chant » (id., op. cit., p. 138).
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l’emploi et le caractère invariable du segment7. En passant des textes épiques à la prose didactique, nous perdons également un trait constitutionnel de la définition de la formule, son association au rythme de l’hémistiche8. Nous avons structuré notre réflexion autour de trois types de formules présentes dans l’œuvre : les formules d’introduction qui aident à définir le genre même de l’exemple, les formules de généralisation qui servent la moralisation et les formules que nous nommons « renardiennes » car elles permettent de caractériser le personnage principal.
Les formules d’introduction aux exemples Formules débutant par l’adverbe « icy »
Les exemples ont pour objectif d’amener un commentaire moral sur les actes des personnages présentés dans le chapitre attenant. Notre édition compte quarante-neuf exemples répartis comme suit : quatorze pour le premier livre et trente-cinq pour le second. Ils sont relativement courts puisqu’ils font en moyenne une quinzaine de lignes9. Le terme exemple est systématiquement employé en tête de chaque séquence morale. Il faut cependant noter que tous les chapitres ne sont pas pourvus d’exemples. L’emploi de ce terme renvoie naturellement à la notion rhétorique de l’exemplum, dont il est la forme francisée. Pourtant, pour caractériser l’exemple au sein du Livre de Regnart, il convient de revenir considérablement sur cette notion pour la rapprocher davantage de la moralité. En effet, selon la définition traditionnelle de l’exemplum, donnée par Claude Brémond, Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt, l’exemplum est un « exemple » ou « une histoire illustrative […] instrument d’enseignement et, ou, d’édification10 ». Le problème qui se pose à la lecture de nos exemples du Livre de
7 Cette définition correspond à ce que la linguistique nomme traditionnellement « séquence ». Pour Alice Krieg-Planque, la définition de la formule est la suivante : « La formule est portée par une matérialité linguistique relativement stable, elle a un caractère discursif et elle constitue un référent social. Elle est également polémique » (A. Krieg-Planque, La notion de « formule » en analyse du discours. Cadre théorique et méthodologique, Paris, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2009 (Annales Littéraires 847), p. 103). Si nos formulations sont effectivement stabilisées et gardent une dimension discursive, parce qu’étudiées depuis leur usage, limité il est vrai au texte-source, notre corpus répond mal aux deux derniers critères. L’espace socio-politique de nos formules est difficilement perceptible et ces formules ne présentent pas de caractère polémique. Dans ce même ouvrage, Alice Krieg-Planque reconnaît que certaines formules sont des « séquences non questionnées » dont l’emploi fait consensus (op. cit., p. 116), citant les expressions de crise ou reprise. Elle adopte en définitive une définition restreinte de la formule et nomme séquence tout ce qui ne répond pas à ces quatre critères. Nous employons le terme formule dans une acception plus large, notamment parce que notre propos est littéraire et non socio-politique. 8 Paul Zumthor donne trois critères définitionnels complémentaires à la formule épique : un rythme, une structure syntaxique et une détermination lexicale (P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972, p. 395-396). 9 La longueur de ces exemples est en réalité variable. Elle peut se trouver considérablement allongée. L’exemple 1 du livre I compte soixante-treize lignes et le treizième du livre II en compte, lui, quatre-vingt-douze. 10 Cl. Brémond, J. Le Goff, J.-Cl. Schmitt, L’Exemplum, Turnhout, Brepols, 1982 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental 40), p. 28.
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Regnart est frappant : ils ne contiennent aucun élément narratif et se composent de « commentaires édifiants sur la tranche de récit en prose qui les précède11 ». Ainsi ce sont plutôt des moralités. Cependant, l’intention didactique et moralisatrice de leur auteur est parfaitement claire, comme le montrent les formules d’introduction de ces sections. Elles sont extrêmement courantes, quoique non systématiques. La plus courante des formules liminaires est construite sur une structure attributive débutant par l’adverbe de lieu icy, sur ce modèle : 1. Icy est pour informer les dames, lesquelles ont aucunesfoiz aymé par amours, ou ayment encores, ou qui n’en pevent jouyr a leur plaisir. (LR, II, 19, p. 101) Ces termes remplissent un double rôle. Elles rompent la narration en introduisant un changement d’instance narrative par la présence d’un déictique, ce qui prouve l’insuffisance de l’appellation exemple à se définir comme tel. Elles pallient en outre l’absence de titre explicite12 et indiquent le thème qui sera développé. Pour le lecteur, ces formules permettent, par le biais de l’adverbe de lieu, le passage et la transition de la fiction narrative à la leçon morale à retenir ; elles servent de signal cognitif à un changement de type de discours. La régularité d’écriture de ces formules permet une mise en valeur de la rhétorique morale. On notera une véritable focalisation sur l’intérêt didactique des exemples au détriment de la fluidité de lecture, puisque les formules de conclusion qui permettraient de reprendre plus aisément le cours de la narration des chapitres sont moins systématiques, voire totalement occultées13. On soulignera que cette formule initiale peut connaître des variations, où le verbe copule cède la place au verbe falloir suivi d’un complément nominal ou infinitif introduisant les termes dérivés considerer / consideracion14 : 2. Icy fault une petite consideracion que le dyable n’est pas tousjours a ung huys. (LR, II, 11, p. 70) 3. Icy fault considerer l’estat d’un flateur. (LR, II, 15, p. 87) 4. Icy fault considerer nostre fragilité et que par icelle nous courroussons Dieu bien souvent.(LR, II, 24, p. 115)
11 E. Suomela-Härmä, « Les exemples de la mise en prose de Renart le Nouvel », Reinardus 4 (1991), p. 205-220, p. 207. 12 Les segments commentés dans le Livre de Regnart portent le titre « exemple » alors que la source du prosateur leur donnait un titre thématique. Ainsi, le premier chapitre du Livre de Bonnes Meurs s’intitule comment Orgueil desplaist a Dieu ( Jacques Legrand, Le Livre de Bonnes Meurs, op. cit., p. 305). 13 Il n’est pas courant que l’exemple s’achève sur une formule de liaison entre l’exemple et le chapitre. Le plus souvent la conclusion du chapitre se réduit à un simple résumé du thème principal, comme dans cette citation : Par ce doncques est a entendre que ung prince doit estre piteux et misericors, ou autrement ne sera point en paix en son pays et seigneurie (LR, II, 16 p. 89). Pour tout le livre I, on compte une seule formule de conclusion assurant une liaison minimale avec le chapitre qui suit : […] comme appert cy dessus et apperra cy en avant (LR, I, 9, p. 24). 14 Nous avons supprimé l’italique de certains termes des citations de LR qui suivent pour le reste de cette contribution, à des fins de mise en évidence des structures.
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Cette formulation définit le commentaire comme une activité nécessaire en introduisant un sème d’obligation, et la présente comme un recul intellectuel indispensable sur nos actes en même temps qu’est présupposé le parallélisme entre le monde animal et le monde humain. Ce moment où le prosateur va définir la caractéristique de son écrit, où il l’identifie comme exemple, est perçu par lui comme tellement important qu’il peut le faire intervenir dans le cours même de son commentaire et pas uniquement au début alors même que le thème est déjà identifié au point de créer une écriture redondante. Le début de l’exemple 14 indique clairement que « [l]es princes sont ordonnez pour justice garder et maintenir » (LR, I, 14, p. 43). Il écrit pourtant à la suite : « Icy est bel exemple a tous princes et autres de bien exercer justice » (LR, I, 14, p. 44). Au cours de ces formules d’introduction, nous pouvons noter l’emploi récurrent du terme exemple15 : 5. Icy est ung tresbel exemple pour ceulx qui sont amoureux et pour soy garder du Regnart. (LR, II, 1, p. 50) 6. Icy est l’exemple aux ribaulx mariez, comme appert a maistre Regnart. (LR, II, 5, p. 54) Tout se passe comme s’il importait aussi de définir le genre du commentaire. La littérature didactique, particulièrement dans le cas des exemples et des moralités, vise à être efficace, et la concision d’écriture est un important moyen de renforcer cette efficacité. Agissant ainsi, le prosateur définit lui-même son texte avec une particularité intéressante qu’il convient de souligner. L’exemple mentionné dans ces extraits ne définit pas le commentaire du prosateur en tant que tel mais le chapitre où tous les éléments narratifs sont condensés. Une formulation concurrente permet de mieux cerner le problème. Nous la trouvons dans la formule d’introduction du premier livre à l’exemple 7 : « A ceste exemple, monstre icelluy roy lyon qu’ung roy terrien, prince ou autre, doit estre piteux […] » (LR, I, p. 21). Le syntagme prépositionnel a ceste exemple renvoie bien à ce qui précède et non à ce qui suit. Ces formules qui ouvrent le segment caractérisé comme exemple se veulent donc avant tout une jonction, liant par ces expressions figées, ce qui suit à ce qui précède, la narration à son commentaire. Et de fait, le découpage en chapitre et exemple est rendu caduque. Les deux sont intimement liés et forment en un bloc l’exemplum traditionnel englobant la narration et sa leçon. Une variante de ces expressions, avec le verbe apparoir en un emploi impersonnel existe16 ; nous y reviendrons.
15 On observera l’emploi de ce terme également dans une citation précédente (souligné par nous), (LR, I, 14, p. 44). 16 On relèvera l’exemple suivant : Icy appert que ung prince doit estre piteux et qu’il doit pardonner voluntiers, comme fist le lyon a maistre Regnart (LR, I, 13, p. 41). Ces tournures ne sont pas spécifiques des formules d’introduction. Elles peuvent se retrouver à d’autres endroits de nos exemples. Nous avons donc choisi de les analyser avec les autres formules de généralisation. (cf. infra, « structures de généralisation », p 361).
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Ces « formules stéréotypées » introductives définissent le cadre moral du texte. L’emploi de la formule n’est pas univoque et se conçoit dans les limites du genre où elle apparaît. Les formules du LR servent en premier lieu à en circonscrire le cadre générique. Elles intègrent l’ouvrage dans la catégorie des textes moralisés à l’aide d’une construction figée, à la manière du Ci nous dit17. Cette Composition de la Saincte écriture regroupant diverses anecdotes morales est identifié comme texte didactique par le segment figé qui introduit ses chapitres. Formules d’actualisation
Après ce rapide panorama des formules d’introduction, nous pouvons commenter une autre façon de faire débuter les exemples, par une formule qui ne va pas servir à catégoriser le texte moral mais à l’inscrire dans la temporalité du lecteur. Ces formules d’actualisation, moins nombreuses, sont construites sur la structure : adverbe aujourduy suivi d’une proposition subordonnée temporelle introduite par quand / quant (nous soulignons l’adverbe) : 7. A ce propos, aujourduy, quant ung homme de quelque estat que ce soit, pour pervenir a telles actaintes comme maistre Regnart, soit pour procés en tesmoingnage pour avoir offices ou benefices ou marchandises ou autre chose, il fault aveugler le peuple d’argent, ou autrement la besongne est nulle : on n’a point pitié de creature sans argent. (LR, I, 6, p. 18-19) 8. Aujourduy est la coustume que, quand ung roy, prince ou seigneur saura qu’il y ait procés entre seigneurs barons ou gens d’Eglise, soit pour benefices ou offices, terres ou manoirs, ou de leurs parens tuez ou mors par trayson, prendront la chose en leurs mains, comme fist le roy lyon, qui print le fait de Ysangrin et du Regnart sans en faire nulle justice. (LR, I, 14, p. 43) L’adverbe aujourduy joue le même rôle que l’adverbe icy du premier type de construction : assurer une coupure avec le temps fictif de la fable pour amener une réflexion sur le temps vécu par le lecteur. Il s’agit d’éloigner radicalement le lecteur de l’anecdote animalière pour l’ancrer dans le hic et nunc de sa lecture. La circonstancielle de temps introduit les conditions de réalisation de la principale. Cette structure sert également à assurer un parallèle avec le chapitre car elle use de segments figés comparatifs assurant le respect de l’analogie des comportements des personnages aux comportements attendus des chrétiens, dans nos exemples ce sont les termes comme maistre Regnart ou comme fist le roy lyon. Ces tournures peuvent éventuellement être complétées d’un syntagme prépositionnel assurant une jonction (arbitraire) entre la narration et le commentaire (ce syntagme sera, par exemple, a ce propos, dans le septième extrait18). 17 Ci nous dit, recueil d’exemples moraux, éd. Gérard Blangez, Paris, Société des anciens textes français, 2 t., 1979 et 1986. 18 L’expression « a ce propos nous lisons » est fréquente chez Jacques Legrand en concurrence avec la tournure oultre plus.
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Structures de généralisation Les structures introductives servent à inscrire le texte dans la lignée des commentaires moraux et définissent ce que l’auteur entend par le terme exemple. Il convient maintenant de nous pencher sur les formules de généralisation, constamment employées par notre prosateur afin d’assurer la transmission du message moral, car nous sommes au cœur d’un dispositif de communication et de persuasion dans lequel l’auteur doit fournir les clés d’interprétation à son lecteur en déduisant pour lui le sens à tirer du chapitre. Tout commentaire moral, en effet, s’écrit à la fois contre le narratif, puisqu’il est une pause réflexive qui coupe l’évolution de l’action, et en même temps contre les potentialités d’interprétation du lecteur. Point de lectures plurielles possibles, seule subsiste celle de la doxa morale proposée par l’auteur au sein du commentaire. C’est bien pour ces deux raisons que la moralisation contient en son sein la mort du romanesque. Les potentialités narratives y sont réduites à néant. Cette volonté de circonscrire l’interprétation du lecteur trouve sa réalisation par l’utilisation de quelques tournures figées que nous avons réparties comme suit : – – – –
formules qui emploient le verbe impersonnel apparoir formules qui emploient la locution impersonnelle (est) a entendre formules qui emploient le verbe impersonnel falloir formules qui emploient les tournures personnelles du prosateur.
Structures employant le verbe impersonnel apparoir
L’emploi le plus fréquent est celle de la formule appert ou il appert selon que l’auteur lui adjoint son pronom personnel sujet ou lui substitue un syntagme nominal en position pré-verbale. Autant le dire, cette structure confine dans le Livre de Regnart au tic d’écriture. Le prosateur l’emploie constamment, le plus fréquemment pour introduire des citations ou comme signes de balisage textuel pour renvoyer à ce qui précède ou à ce qui va suivre, souvent immédiatement19. Il assure ainsi une cohérence de lecture a minima entre les différentes parties de ses exemples ou entre les exemples et les chapitres. Dans les formules de généralisation, le verbe impersonnel apparoir est, le plus souvent, introducteur d’une complétive : 9. Par ce point bien appert que c’est grant danger a ceulx qui sont es grans dignitez, car ils n’y sont point seurement. (LR, I, 4, p. 15) 10. Par laquelle hystoyre appert que les princes doybvent estre piteux. (LR, I, 7, p. 21) 11. Pour ce, appert par celui Orgueilleux, qui requeroit vengence pour cause qu’il ne vivoit point en honneur ne en grant prosperité, qu’i se vouloit venger des dessusdiz. (LR, I, 3, p. 13)
19 Nous pouvons illustrer l’introduction des citations par l’exemple suivant : […] comme il appert ou.VII.me chappitre des Machabees (LR, I, 4, p. 15). La tournure de balisage textuel typique est celle-ci : […] comme appert cy dessus et apperra cy en avant (LR, I, 9, p. 24).
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12. Par quoy il appert comment par envie il fist son dommaige pour faire celuy d’autruy. (LR, II, 7, p. 60) Cette structure d’écriture parfaitement sclérosée permet une attaque de phrase sur un syntagme prépositionnel renvoyant à l’anecdote commentée, servant de rappel à ce qui a déjà été lu et permettant une mise en valeur de ce qui suit et qui constitue le message à retenir. Pour Jean Rychner, la formule correspond au contraire au style personnel qu’il définit comme : « la recherche patiente d’une expression singulière et originale20 ». Notre prosateur use pour sa part de ce que l’on pourrait nommer un style d’imitation. Nombre de ses tours d’écriture, de ses formules ne font pas exception à la règle, et sont directement puisées dans le Livre de Bonnes Meurs de Jacques Legrand. C’est particulièrement frappant pour les structures de généralisation construites avec le verbe impersonnel apparoir. Jacques Legrand utilise sans cesse cette tournure pour introduire ses exemples21 ou la leçon principale à retenir de l’épisode : Par lesqueles hystoires il appert comment les anciennes femmes furent moult chastes et contenans. […] par les dittes hystoires il appert comment les anciens desiroient et prisoient virginité Par lesqueles histoires il appert comment pucelage est de soi agreable […] Par cette histoire il appert comment amour fait aucunefoiz plus que rigueur22. Chez Legrand, la tournure verbale fait alors jonction entre un groupe prépositionnel qui renvoie aux exemples bibliques cités et la morale à mémoriser. Nous avons clairement une formule de mise en évidence textuelle, qui agit comme un indice visuel pour le lecteur de l’importance de ce qui suit. Tant la construction syntaxique que la fonction didactique des passages cités sont identiques chez Legrand et notre prosateur. La différence tient à la teneur des histoires commentées : récits bibliques (parfois réduits à des résumés allusifs) chez l’un, aventures renardiennes chez l’autre. Structures employant la locution impersonnelle « (est) a entendre »
En concurrence avec les tournures commençant par appert, on relèvera celles construites avec la locution impersonnelle (est) a entendre23 : 13. A entendre que nous devons estre diligens d’acomplir ce qui est promis a Dieu. (LR, II, 24, p. 116) 14. A entendre que ung homme d’Eglise ne doit riens avoir propre […] (LR, II, 33, p. 138)
20 Rychner, op. cit., p. 127. 21 Nous citons quelques exemples : comme il appert ou livre des Rois ; […] comme il appert par la parole laquele pour enseignement Jhesucrist donna a ses Apostres ; comme il appert ou second livre des Machabees. ( Jacques Legrand, Livre de Bonnes Meurs, p. 366, 373, 385). 22 Jacques Legrand, Livre de Bonnes Meurs, p. 372, 373, 374, 377. 23 Il n’est pas rare que cette formule soit précédée de l’adverbe icy. On peut l’observer dans notre quinzième extrait.
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15. Icy est a entendre que nostre fragilité est pire que celle des bestes mues, comme povez entendre cy dessus. (LR, II, 26, p. 120) 16. Est a entendre que l’un ne vient point sans l’autre, et par ce est enclin a peché et est deliberé d’ensuivir mal et faire le pis qu’il pourra faire, comme vous povez veoir par ce roy lyon cy dessus. (LR, II, 31, p. 133) Le verbe copule y est fréquemment omis, ce qui est le cas dans nos deux premiers extraits. Cette expression connaît une tournure concurrente, moins utilisée : est a demonstrer24. La formulation est moins neutre qu’avec la tournure (il) appert. Le sémantisme des verbes entendre et demonstrer signale l’enjeu de la phrase et sont des marqueurs d’une leçon morale qu’il conviendra de retenir. La régularité et la fréquence d’utilisation de ces tournures phrastiques sont assurément une preuve d’un style assez peu travaillé de la part de notre prosateur25. Elles sont également la marque d’un genre, la moralité, où il faut absolument faire ressortir l’essentiel d’un ensemble plus ou moins touffu de citations et de commentaires imbriqués. La régularité de l’écriture, et, nous pourrions dire, l’adoption par le prosateur d’un style formulaire26, employant les formules à outrance, concentre l’attention du lecteur sur les points à retenir, en structurant sa pensée. Nous sommes au cœur d’une rhétorique de la formule et ces formules introduisent des leçons morales, des segments qui ont eux-mêmes tendance à se figer par la présence en leur sein d’un verbe d’obligation ou d’un verbe d’état associé à un présent gnomique, de sorte qu’ils deviennent des sentences morales. Tout le travail du prosateur conduit à faciliter la mise en valeur et la mémorisation de telles leçons. Structures employant le verbe impersonnel « falloir »
Lorsque le prosateur entend insister plus spécialement sur une leçon en particulier, il recourt à la tournure impersonnelle fault : 17. Fault donques que nostre nave, c’est assavoir nostre ame, soit garnie de bonnes vertuz, non pas de ces vices, au contraire comme la nave de maistre Regnart. (LR, II, 13, p. 80) 18. Encores fault veoir dedans ceste nave – c’est assavoir vostre ame, se aujourduy en a point de telz, comme estoit celle de maistre Regnart. (LR, II, 14, p. 85)
24 Nous pouvons illustrer cette formulation par cet exemple : Icy est a demonstrer que tous princes doivent estre plus piteux envers les dames que envers les hommes, […]. (LR, II, 17, p. 90). 25 La structure « conjonction et suivie du verbe estre conjugué » provient directement de l’écriture de Jacques Legrand. Nous citons les exemples suivants : Et est bon a savoir que […] ; Et fu si liberal que […] ; Et est escript en son .IIIIe. chapitre ; Et est bon de considerer comment […] ( Jacques Legrand, Livre de Bonnes Meurs, p. 358, 334, 365, 372). 26 Nous employons le terme « formulaire » pour qualifier un style qui recherche intentionnellement à créer des formules. Alice Krieg-Planque l’utilise dans le même sens en évoquant le « statut formulaire » de la séquence ou le « destin formulaire de la séquence » (Krieg-Planque, op. cit., p. 87, 116). Dans la même acception du terme, Jean Rychner parlera de « mécanisme formulaire » (Rychner, op. cit., p. 139).
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Le sémantisme du verbe, moins neutre, augmente encore l’attention sur ce qui suit. Ces deux derniers exemples sont également l’occasion de commenter une autre formule courante débutant par la locution présentative : « c’est assavoir nostre ame / vostre ame » (Dans les extraits, l’italique a été omis). Ces constructions figées sont des locutions explicatives. Elles sont d’ailleurs employées en détachement du commentaire principal. Nous nous situons dans un passage charnière du Livre de Regnart. Renart s’enfuit du royaume de Noble vers Passorgueil à bord de la nave des vices, tandis que le roi Noble le poursuit en prenant place dans la nave des vertus. Le passage est allégorique et le prosateur désire expliquer clairement à son lecteur, par la tournure à présentatif, le passage de l’allégorie à l’interprétation littérale . Le segment assavoir est systématiquement ajouté à la structure syntaxique. Dans cette parenthèse, l’emploi du possessif de première personne montre qu’il englobe l’humanité comme un tout, soumis aux mêmes devoirs que la gent animale de la fable et que cette leçon vaut pour lui aussi. La citation de l’extrait 18 indique une deuxième personne du singulier dans le manuscrit mais pas dans les versions imprimées ultérieures, ce qui suggère qu’elle pourrait en définitive n’être qu’une faute de copiste. Il est toutefois indéniable qu’au-delà de la précision d’interprétation qu’offre ce style formulaire, on regrette que le style manque de fluidité, l’auteur visant la compréhension plutôt que l’élégance (à son détriment même). Les tournures d’identification à valeur explicative sont ainsi quasi systématiques quand il y a une métaphore à expliciter, ce qui est parfois très utile mais qui peut aussi s’avérer extrêmement redondant27 : 19. Et devez sçavoir que celuy chef est celuy qui les menera au port de Proserpine, c’est en enfer, ou toutes ces mauvaises progenies de vices sont, lesquelz feront grant feste quant vostre nave – c’est assavoir vostre ame – sera la arrivee. (LR, II, 14, p. 85-86) 20. Car de tout le temps mal employé, et de toutes mauvaises pensees et de tout ce que on aura fait, il en fauldra rendre compte au souverain Regnart, c’est a Dieu de paradis. Car c’est celuy qui a la congnoissance de tous noz faiz et noz pensees, et non autre Regnart, le dyable d’enfer. (LR, II, 32, p.135) Ces tournures peuvent se révéler particulièrement utiles, notamment dans le deuxième extrait, quand il s’agit d’assimiler Regnart à Dieu. Cette volonté de lisibilité du commentaire moral, associé au caractère très vague des références, milite en faveur de l’idée que l’ouvrage était destiné à une large diffusion. L’éditrice du Livre de Regnart signale que ces constructions impersonnelles pourraient être empruntées à un recueil d’exemples28. On retrouve ces constructions impersonnelles qui permettent d’introduire avantageusement un thème très général dans d’autres textes moralisés comme les Échecs Amoureux Moralisés29, où les commentaires sont
27 On remarquera ainsi que les extraits 18 et 19 appartiennent au même exemple. 28 Suomela-Härmä, art. cit., p. 205-220. 29 Evrart de Conty, Le Livre des eschez Amoureux Moralisés, éd. Françoise Guichard-Tesson, Bruno Roy, Montréal, CERES, 1993 (Bibliothèque du Moyen français 2).
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pratiquement tous introduits par des formules impersonnelles : est il convenable30, appert il31, il convient aussi dire32. Plus simplement, elles sont caractéristiques de l’écriture de Jacques Legrand d’où provient le commentaire. Tournures personnelles du prosateur
Devant tant de structures fixes, et de recours à l’autorité d’autrui, car les citations abondent, on pourrait légitimement se demander ce qu’il en est de l’opinion de l’auteur. Elle apparaît au détour d’autres structures de pensée fixes, d’aphorismes ou de sentences déplorant toutes le siecle tel qu’il va33 : 21. Ainsi est il de ce temps present ; et je n’en parle plus avant. (LR, I, 5, p. 17) 22. Je ne m’esbahys point et pour le present si on fait telles manieres de faire […] (LR, I, 8, p. 22) 23. Je ne m’esbahys pas si, pour le temps present, on fourre le poignet aux gens de la court, […] (LR, II, 20, p. 104) 24. Je croy que aujourduy en a maints d’itelz en ce monde. (LR, II, 14, p. 85) L’emploi de la première personne du singulier est assez rare. Généralement, l’auteur ne donne son avis que dans l’intention de renforcer l’opinion qu’il vient de donner. Cet usage est également directement emprunté à Jacques Legrand. La première citation donnée ne présente d’intérêt rhétorique qu’en tant que valeur de renforcement de la proposition à laquelle elle est coordonnée. L’ellipse vaut insistance. Les interventions du prosateur sont rares et demeurent très figées, comme on peut le noter pour les autres extraits, qui obéissent à la même structure, généralement négative, encadrant un verbe d’opinion, ici introducteur d’hypothétiques. Le prosateur se veut donc un commentateur le plus détaché possible de son objet, qui ne met pas en avant son affectivité : pas d’emportements, d’interjections, de marques d’étonnement, même feints. L’avènement du Regnart semble tellement correspondre à son temps, qu’il n’a plus qu’à l’accuser en des formules très stéréotypées, se contentant d’appuyer les assertions, en une forme réelle de résignation.
Formules renardiennes Cet auteur ne cherche donc pas particulièrement l’innovation stylistique, lui qui écrit à partir de citations préexistantes à son texte, empruntées pour la plupart à un unique ouvrage, Le Livre de Bonnes Meurs. Pourtant, il invente certaines expressions
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Evrart de Conty, Le Livre des eschez Amoureux Moralisés, p. 5. Id., op. cit., p. 569. Id., op. cit., p. 543. Toutes ces citations commentent effectivement le monde tel qu’il va. Nous soulignons dans chaque extrait l’élément qui renvoie à l’époque.
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que nous qualifierons de « renardiennes » parce que définissant le personnage de Renart. Tout le long du Livre de Regnart, le personnage est nommé Regnart ou maistre Regnart, sans connotation particulière associée à cette dénomination, avec une orthographe en , ce qui en fait un nom hérité de l’aphorisme liminaire de Renart le Bestourné de Rutebeuf34, formé sur le déverbal de regner. Selon Jean Dufournet et Elina Suomela-Härmä, cette dernière étymologie permet une interprétation large du concept de renard, aussi bien diable que Dieu35. Renart peut ainsi symboliser tout et son contraire. L’emploi systématique des structures explicatives trouvent alors une utilisation naturelle pour préciser si l’auteur évoque le Renart ou le Regnart (le personnage ou « celui qui règne »). La carrière littéraire de Renart, depuis le Roman de Renart primitif, fut jalonnée d’expressions figées placées en épithète de son nom. Certaines de ces formules décrivent simplement le comportement néfaste du goupil selon le personnage qui en parle à l’occasion d’un de ses procès. Nous citerons ainsi les expressions male creature ou fils a putain disnes de pendre qui accompagnent les interpellations de Renart36. Parmi toutes ces épithètes, l’une est particulièrement importante quand on étudie les versions moralisées des aventures du renard car elles sortent du commentaire porté sur les actes du personnage pour établir un jugement de valeur sur sa nature, il s’agit de l’expression Renart le rous. L’expression Renart le rous est très courante et s’associe souvent à un commentaire dépréciatif. Dans la branche Le Partage des Proies, on peut lire Renars li rous, li maleïs37 ou encore Renars li rous, que maufeus arde38. On pourrait multiplier les exemples. Sur les raisons de la fréquence d’emploi de cette expression, on peut citer premièrement des raisons documentaires pour signaler la couleur du goupil et parodier ainsi les épithètes épiques, ou bien encore des raisons pratiques, indiquées par Roger Bellon en ces termes : un « moyen commode pour remplir la moitié d’un vers octosyllabique39 ». En plus, les conditions de cet emploi ne sont pas anodines. C’est toujours dans un discours rapporté, émanant soit du narrateur, soit d’un autre personnage qui commente l’action ou la personnalité de Renart qu’elle apparaît40. Sans oublier que ce commentaire est toujours négatif,
34 Renars est mors, Renart est vis !, / Renars est ors, Renart est vils, / et Renart regne ! (Rutebeuf, Renart le Bestourné, Œuvres complètes t. 1, éd. Michel Zink, Paris, Bordas, 1989 (Classiques Garnier), v. 1-3, p. 537). 35 E. Suomela-Härmä, « La mise en prose de Renart le Nouvel », in S. Cigada et A. Slerca (éds), Rhétorique et mise en prose au xve siècle, actes du vie Colloque International sur le Moyen Français (Milan 4-6 mai 1988), Milan, Vita et pensiero, 1991 (Contributi del Centro Studi sulla letteratura medio-francese e medio-inglese 8), p. 228-243 (et tout particulièrement p. 234-235). Le concept que recouvre Renart est très fluctuant, comme on peut le voir dans l’extrait 20. Cf. supra, p. 364. 36 C’est ici le roi Noble qui s’exprime au moment de rendre son jugement à la cour aux vers 1435 et 1438 (br. Ia, Le Jugement de Renart, Le Roman de Renart, éd. Armand Strubel, Paris, Gallimard, 1998 (Bibliothèque de La Pléiade 445)). 37 Roman de Renart, br. XVII, Le Partage des proies, v. 153, p. 651. 38 Roman de Renart, br. XVII, Le Partage des proies, v. 655, p. 664. 39 Roger Bellon, « Renart li Rous : Remarques sur un point de l’onomastique renardienne », Senefiance 24, Paris, 1988, p. 15-28 ; p. 18. 40 Parfois ce personnage peut être Renart lui-même qui porte avec une grande fierté sa robe rousse.
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comme dans nos exemples. Dans ce cadre assez strict d’emploi l’épithète est « injurieuse41 ». Selon Roger Bellon, le terme de rous associé à Renart est un terme anthropomorphique assurant le passage de l’animal à l’homme42. Ainsi Renart, à l’origine, est qualifié de rous parce que l’animal est lui-même roux. Nous sommes alors dans le règne animal. Mais parce que Renart est malfaisant, ce terme prend rapidement une connotation péjorative et cette expression devient l’emblème des hypocrites. Le passage au domaine humain s’est effectué. On prête à l’animal des mauvaises intentions, purement humaines43. Dès lors, sa couleur même n’est plus anodine. Dans ce cadre strict, sous le poids du symbolisme, on peut qualifier toute personne fausse de rousse, même si sa couleur n’a rien à voir avec son physique. Pour Renart, la qualification de rous devient une « forme homérique dotée d’une lourde charge affective 44 ». Selon Elina Suomela-Härmä, la valeur néfaste du roux ne se retrouve pas dans la version allégorique du Roman de Renart, Renart le Nouvel. Cela n’est que partiellement vrai, en fait, parce qu’il existe des exemples ou la couleur rousse de Renart est totalement neutre. C’est notamment le cas dans : Dont dist Renart li rous45 ou La fist li roys l’acordement / De Renart li rous et de se fenme46. La couleur, dans ces exemples, est mentionnée comme une donnée constituante de Renart, mais aucune charge émotionnelle n’y est affectée. En revanche, dans le texte de Gielée, même si ce segment joue toujours partiellement le rôle d’une formule épique de deuxième hémistiche, il est des contextes trop lourds de symbolisme, où la mention de la couleur de Renart n’est pas si anodine. Dans certains cas très précis, son rôle ne se limite pas à du remplissage rythmique. C’est le cas lors de son arrivée à Passorgueil. Gielée clôt ainsi le paragraphe : Par le commant Renart le rous Bonnes gens, ensi est de nous Tout sommes plain de renardie47. Nous sommes dans un moment de commentaire d’un passage allégorique, rous rime avec nous et se trouve associé à la rime au concept de renardie et Gielée termine un passage sur les méfaits de l’influence renardienne. Au contraire, la position d’Elina Suomela-Härmä peut s’appliquer parfaitement au Livre de Regnart, où il n’est fait que très peu mention de la couleur de ce personnage, sauf dans la retranscription des
41 E. Suomela-Härmä, « Du roux et des couleurs », Senefiance 24 (1988) (numéro sur Les Couleurs au Moyen Âge), p. 401-421, p. 408. 42 R. Bellon, La Ruse dans Le Roman de Renart, thèse de 3ème cycle présentée à l’université de Lyon II sous la direction de Roger Dubuis, Lyon, Université de Lyon II, 1983, p. 46. 43 Roger Bellon note que les conteurs ont transformé des « particularités physiques ou physiologiques communes à toute une espèce en attributs spécifiques à leur personnage principal : la félonie et la marginalité » (Bellon, art. cit., p. 24). 44 Bellon, op. cit., p. 54. 45 Renart le Nouvel, v. 5976, p. 244. 46 Renart le Nouvel, v. 7038-7039, p. 287. 47 Renart le Nouvel, v. 5351-5353, p. 221.
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lettres entre les personnages qui, avant d’entamer une nouvelle bataille, s’envoient des sommations épistolaires. La lettre qu’envoie Noble est adressée : 25. […] au Regnart le roux comme parjure, foy mentie, traistre48 (LR, p. 74) Il semble qu’entre les deux textes, la connotation péjorative de la couleur se soit presque complètement estompée. Au prosateur de Gielée, il n’apparaît pas essentiel de la préciser. Si l’expression Renart le rous disparaît du Livre de Regnart, l’autre expression traditionnelle du comportement renardien, une formule mettant en avant la renardie du personnage, comme nous l’avons vu avec l’extrait de Gielée49, se voit modifiée en profondeur. Nous en donnons quelques exemples : 26. […] la pire beste, la plus subtille et mauvaise des autres bestes […] (LR, I, 3, p. 12) 27. Voyons la trahison de ce faulx Regnart, et considerons sa grant mauvaitie et s’il en est nulz de telz en court des roys, ducz, contes ou autres […] (LR, I, 4, p. 14) 28. Icy appert par la mauvaitie de ce Regnart […] (LR, II, 7, p. 59) 29. Le Regnart, qui sçavoit bien la mauvaitie, retourna a la court du roy […] (LR, II, chap. 11, p. 61) 30. Icy fault considerer la mauvaitie de ce Regnart, […] (LR, II, 8, p. 63) La renardie, caractéristique du comportement de Renart, au sens très large du terme, subit, au cours des siècles, de sensibles modifications. À l’origine, c’est un concept qui s’oppose à celui de chevalerie dans tout ce qu’elle suppose de largesse, d’action nobles et de fidélité en la parole donnée. Le concept de renardie s’adapte à son contexte : lorsque Renart représente un ordre religieux, il adopte un comportement contraire à cet ordre, par exemple, en volant de la nourriture au lieu d’observer la règle de jeûne50. Il représente l’art renart dans les formules de déploration telles que trop set Renars renardie51. Le caractère extrêmement perméable de Renart lui permet de devenir une pure abstraction. Dans Le Livre de Regnart, au concept de renardie, se superpose celui de mauvaitie, qui n’apparaît pas dans le texte-source de Gielée. La mauvaitie est une forme non attestée sous cette graphie de mauvaitié / mauvaistié qui désigne « le caractère de ce qui est mauvais, méchant, la lâcheté ou une mauvaise disposition d’esprit52 ». Ce concept beaucoup plus large que la renardie, bien qu’il couvre le même domaine, qualifie en premier lieu la nature de Regnart. L’adjectif mauvais est considéré par l’auteur comme représentatif des agissements du renard, comme l’atteste notre exemple 26. À partir de cet adjectif, le prosateur utilise le nom dérivé mauvaitie pour 48 La formulation est parfaitement identique dans Renart le Nouvel : a Renart le rous, con a sen parjure, foimentie et sen traïteur, mourdreur, tenseur, cunkieur et ravisseur (Renart le Nouvel, p. 149). 49 Cf. citation, supra, p. 367 (« Formules renardiennes »). 50 Dans la branche I. a., dite du Jugement de Renart. 51 Roman de Renart, br. XII, Renart et Liétard, v. 1602, p. 370. 52 Frédéric Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du ixe au xve siècle, t. v, Genève-Paris, Slatkine, 1891-1902 [reimpr. 1982], p. 129.
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qualifier le comportement du personnage. Ce substantif correspond au mouvement de généralisation des moralisations. Ce terme, particulièrement répété, s’avère être un marqueur de l’apothéose qu’atteint le personnage dans le Livre de Regnart puisque ce mot n’est plus spécifique au renard mais peut s’appliquer à l’humain, étant donné qu’il est coupé de la morphologie animalière. Si le personnage Renart conserve bien des caractéristiques animales, Renart allégorique, quant à lui, n’est plus un renard. En témoignent des phrases comme celles-ci qui abondent dans la mise en prose : 31. Icy nous fault considerer la cautelle et mauvaitie de maistre Regnart, et si aujourduy en y a point d’itelz. (LR, II, 29, p. 131) 32. Aujourduy a beaucoup de telz regnars et en plusieurs manieres. (LR, II, 35, p. 146) Cela illustre bien le passage d’une propriété particulière attribuée à un individu donné (à savoir Renart) à une généralisation de cette qualité à un type d’individus représentant un groupe. De ce fait, l’individu auquel la mauvaitie était attribuée devient représentatif de ce groupe et atteint une dimension allégorique. De telles phrases touchent à l’universel. Renart y symbolise nettement le mal absolu. L’exemple suivant démontre que la mauvaitie est une qualité générale attribuée à des humains et qu’elle n’est pas symbolique uniquement de Renart, même si elle recouvre aussi son comportement : 33. Car ung homme, qui continue sa mauvaitie, ou qui sera mocqueur et prent plaisir a decepvoir autruy, les ungs de fait, les autres de mesdire ou ouster la bonne renommee, a grant peine s’en tiendra il. (LR, II, 9, p. 66) Le terme mauvaitie devient au sein du Livre de Regnart le terme préféré pour qualifier le comportement renardien au fil des aventures. Ce fait de langue atteste de la généralisation qui a affecté le personnage au cours des siècles. Progressivement au fil des exemples, l’emploi de formules figées attestant de la mauvaitie de Renart s’amplifie53. Ce sont des tournures impersonnelles telles que nous avons déjà pu les aborder au sein de cet article qui fixent le concept de mauvaitie en l’associant à Renart. D’ailleurs, la relative qui sçavoit bien la mauvaitie (LR, II, chap. 11, p. 61) achève de nouer des liens entre les deux concepts en créant une épithète immuable pour Renart. Pour autant, si ce genre de formules, très fréquentes dans la mise en prose, est le fait de notre prosateur, on ne peut que regretter l’absence totale d’originalité de celles-ci. Le terme de renardie mêlait subtilement la morphologie du terme renard à son comportement propre tandis que la mauvaitie est un substantif générique s’appliquant tout aussi bien à Renart qu’à n’importe quel être en ce monde. La généralisation didactique s’opère au détriment des spécificités. Jacquemart Gielée dans son Renart le Nouvel achève son oeuvre sur la vision de Renart parvenu au faîte de la roue de Fortune. La déesse Fortune accepte de bloquer sa roue afin que Renart y demeure à jamais en haut. Il convient pour le prosateur de marquer cette décision par quelques formules-refrains, strictement identiques,
53 Nous renvoyons aux exemples 26 à 33.
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attestant soit de la présence actuelle du Regnart en ce monde soit de la pérennité de sa présence jusqu’à la fin des temps : 34. […] car Regnart n’est point encores mort (LR, I, 8, p. 22) 35. […] comme appert par maistre Regnart, car il n’est point encores mort. Car tant que le monde durera, Regnart ne mourra. (LR, I, 10, p. 31) 36. En a assez de telles par le monde, et au moyen de maistre Regnart, lequel ne mourra jamais tant que le monde durera. (LR, II, 29, p. 131-132) Ces formules innovent par rapport à Gielée, lequel peut éventuellement regretter le pouvoir actuel de Renart sur l’humanité en usant de remarques comme : En tous grans osteus Renars regne54, mais qui se montre plus optimiste pour le futur que le translateur. Les tournures du prosateur sont très figées. Dans l’extrait 35, la causale est clairement mise en avant dans un mouvement de déploration. La dernière citation introduit la relative par le pronom relatif lequel, construction caractéristique du prosateur, et introduit un segment identique au précédent. De la sorte, Renart se caractérise par deux traits : sa mauvaitie et sa présence immuable pour gouverner le monde. Ces caratéristiques deviennent des données constitutives scellées par des formules fixes.
Conclusion En définitive, Le Livre de Regnart est le type même de ce que l’on peut nommer un ouvrage didactique, qui entend commenter une narration dans un but d’édification du lecteur. L’originalité n’est pas de mise : ni pour les histoires, bien entendu, et notre prosateur ne s’écarte pas des données du texte de Gielée, ni pour les commentaires moraux, empruntés pour la plupart au Livre de Bonnes Meurs de Jacques Legrand, ni même dans l’expression. Les formules didactiques structurent les exemples-moralités afin de mieux orchestrer pour le lecteur une compréhension et une assimilation des propos et des comportements à adopter, au point qu’on doit reconnaître à ce translateur un goût de la formule. Il adopte un style qu’on peut qualifier de formulaire, il tend à résumer ses idées par des sentences morales, y compris celles qui mettent en scène son personnage principal. Cette tendance entend faciliter le schéma de réalisation de l’exemplum en trois temps, selon Claude Brémond : comprendre /retenir / appliquer55. Les formules participent à la réalisation des deux premiers temps.
54 Renart le Nouvel, v. 2968, p. 125. 55 Bremond, Le Goff et Schmitt, op. cit., p. 28.
Élyse dupras
Formules de culpabilité, formules de pénitence dans les Miracles de Notre Dame par personnages*
In medieval religious theatre as a whole, the plays of the Miracles de Notre Dame par personnages occupy a very special place as they form a truly united corpus. These forty plays were all performed by the Paris goldsmiths’ guild from 1339 to 1382. In thirty-nine of the forty Miracles de Notre Dame par personnages, the Dei Genetrix, in whose honour these plays are performed, already sits alongside God; it is on her intercession that human characters rely when exposed to the vicissitudes of ordinary life. She appears as an incomparable ally for all Christians. In effect, beginning at the end of the 12th century, Marian devotion experienced a vogue that flourished until the 15th century. The humanity herein represented is a sinning humanity; the support of the Virgin on the road to redemption is an indispensable condition for it. Guilt, remorse and repentance hold pride of place in these Miracle plays, as many of them relate some temptation – the desire to sin that is invasive in human characters, and to which they succumb, before they express contrition and initiate a process of repentance that they must duly follow in order to be cleansed of their sins. This paper provides an analysis of guilt and penitence formulas in several of the Miracles de Notre Dame par personnages : formulas are considered here both as topoi in the thematic sense as well as linguistic formulas that serve to acknowledge guilt or the fulfilment of penance (more than penitence per se). Drama being a ritual, it is not surprising that the ritual use of certain formulas contributes to ritualizing the discourse, especially at key moments in the performance.
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* Je remercie vivement Paul Bretel pour les remarques judicieuses qu’il a faites lors de la présentation de cette communication. Élyse Dupras • Cégep de St-Jérôme, Québec, Canada La Formule au Moyen Âge, éd. par Olivier Simonin et Caroline De Barrau, Turnhout, 2021 (Atelier de Recherche sur les Textes Médiévaux, 28), p. 371-387 © FHG10.1484/M.ARTEM-EB.5.120290
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Le syntagme Miracles de Notre Dame par personnages désigne des pièces de théâtre (donc des histoires racontées « par personnages ») dans lesquelles la Vierge Marie joue un rôle central par son intercession en faveur des humains, intercession qui se matérialise généralement sous l’aspect d’un « miracle ». Dans l’ensemble du théâtre religieux médiéval, les Miracles de Notre Dame par personnages occupent une place très particulière car ils forment un corpus possédant une véritable unité1. Ces quarante pièces ont toutes été représentées par la confrérie des orfèvres de Paris, de 1339 à 13822. Elles sont l’une des expressions de la vogue importante que connaît la dévotion mariale dès la fin du xiie siècle, vogue qui se développe abondamment jusqu’au xve siècle3. La Vierge Marie y apparaît comme une alliée incomparable pour tous les chrétiens. L’humanité représentée ici est une humanité pécheresse ; le soutien de la Vierge sur le chemin de la rédemption lui est indispensable. Comme le signale Pascale Dumont, la diversité des sujets abordés, des lieux et des époques évoqués dans ces pièces apparaît comme le reflet de « l’universalité du pouvoir marial »4 alors que la fréquente tendance des dramaturges à gommer la distance spatiale ou temporelle entre l’action représentée et la réalité des spectateurs permet de donner à ces derniers un sentiment de proximité avec l’action propre à stimuler leur propre dévotion pour la Vierge. La culpabilité, le remords et la pénitence tiennent une place considérable dans ces Miracles, puisque bon nombre d’entre eux relatent d’abord la tentation, le désir du péché dont les personnages humains sont envahis, auxquels ils succombent, puis le processus de pénitence qu’ils doivent parcourir afin d’être lavés de leurs péchés. Comme le signalait Jacob de Sarug au vie siècle, « […] si le prédicateur parle de la rémission des péchés c’est alors que votre chrétien moyen se redresse. Ça, c’est parler de sa propre condition. Il se reconnaît. Son cœur se réjouit, il ouvre la bouche, il gesticule, il prodigue des louanges sur le sermon parce que le prédicateur traite à ce moment un thème qui lui tient à cœur »5. Ainsi, comme le paroissien au sermon, le spectateur des Miracles de Notre Dame aime entendre parler de pécheurs dont les péchés ont été pardonnés, parce qu’il se sait lui-même pécheur, et espère lui aussi le pardon. Les Miracles de Notre Dame par personnages, comme de nombreuses pièces du théâtre religieux médiéval, viennent compléter et consolider le rôle de la prédication auprès des chrétiens. Les rituels associés à la pénitence, comportant 1 Voir, à ce sujet : C. Mazouer, Le Théâtre français du moyen âge, Paris, Sedes, 1998. 2 C. Mazouer, op. cit. p. 124. Il n’y a pas eu de représentation en 1354, et de 1358 à 1360. 3 Tout comme, notamment, les Miracles de Nostre Dame narratifs de Gautier de Coinci, (xiiie siècle), dont plusieurs ont servi d’inspiration aux dramaturges anonymes des Miracles de Notre Dame par personnages. La littérature mariale est très abondante, tant en latin qu’en langue vulgaire, principalement aux xiiie et xive siècles – voir l’inventaire de G. Oury dans : G. Grente (éd.) Dictionnaire des lettres françaises. Le Moyen Âge, Paris, Fayard, 1992, p. 1015-1016. 4 P. Dumont, « Du texte narratif au drame : codes et conventions d’ordre spatio-temporel dans quelques Miracles de Notre Dame par personnages », in J.-P. Bordier (éd.), Langues, codes et conventions de l’ancien théâtre, Actes de la troisième rencontre sur l’ancien théâtre européen, Paris, Champion, 2002, p. 101-120, p. 101. 5 Jacob de Sarug, Sur le larron pénitent, cité par P. Brown, « Vers la naissance du purgatoire. Amnistie et pénitence dans le christianisme occidental de l’Antiquité tardive au haut Moyen Âge » dans Annales. Histoire, Sciences Sociales, 6 (1997), p. 1247-1261, p. 1247.
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l’obligation de la confession auriculaire, ont nécessité un important travail de la part de l’Église, travail réalisé en grande partie par les prédicateurs, et facilité par le recours aux exempla6. Or, le théâtre apparaît dans de très nombreux cas comme une façon stylisée et magnifiée de donner à voir des exempla. En ce sens, prédication et théâtre religieux sont longtemps étroitement liés, du moins avant le déclin du théâtre religieux au début du xvie siècle7. Cette contribution aborde les formules de la culpabilité et celles de la pénitence dans quelques Miracles de Notre Dame par personnages. Il s’agit ici surtout des topoï au sens thématique ; le processus tripartite de la pénitence, qui comporte contrition, confession, satisfaction, apparaît comme une véritable formule thématique, dans la mesure où ce processus est représenté selon un schéma stable. D’autre part, la prise de conscience de la culpabilité s’accompagne généralement d’exclamations dans lesquelles les mêmes termes reviennent toujours, donnant à penser qu’il existe pour le public médiéval, outre les quelques formules rituelles de la confession, un lexique précis de la culpabilité. Les quarante Miracles de Notre Dame par personnages présentent une grande variété de péchés. Je n’ai retenu ici que six miracles qui abordent un problème évident de culpabilité et, par conséquent, de pénitence : a/ Le Miracle II. De l’abbesse grosse (« Cy conmence un miracle de Nostre Dame : conment elle delivra une abbesse qui estoit grosse de son clerc »), aborde le cas d’une abbesse qui, n’ayant su résister au charme de son clerc, s’est efforcée de le séduire, y est parvenue, et finalement est devenue enceinte ; b/ Le Miracle III. De l’evesque que l’archidiacre meurtrit (« Cy conmence un miracle de Nostre Dame, de l’evesque que l’arcediacre murtrit pour estre evesque après sa mort »), raconte le cas d’un évêque vertueux tué par un archidiacre jaloux qui convoitait sa charge. Il l’obtient, mais à peine a-t-il le temps de se réjouir qu’il meurt, et se trouve condamné à l’enfer ; c/ Le Miracle VIII. Du pape qui vendi le basme (« Cy conmence un miracle de Nostre Dame d’un pape qui, par sa convoitise, vendi le basme dont on servoit deux lampes en la chappelle de saint Pierre, dont saint Pierre s’apparut a lui, en li disant qu’il en seroit dampné, et depuis, par sa bonne repentance, Nostre Dame le fist absoldre ») raconte aussi l’histoire d’un prélat peu vertueux. Par appât du gain, le pape en personne consent à ce qu’un bourgeois, qui avait hérité de la charge de fournir une huile parfumée destinée à brûler dans la chapelle de Saint Pierre, soit délivré de cette charge moyennant compensation offerte au pontife ;
6 J. Berlioz et C. Ribaucourt, « Images de la confession dans la prédication au début du xive siècle, l’exemple de l’alphabetum narrationum d’Arnold de Liège », dans Groupe de la Bussière, Pratiques de la confession, des Pères du désert à Vatican II, Quinze études d’histoire, Paris, Éditions du Cerf, 1983, p. 95-115, p. 95-96. 7 Voir notamment C. Mazouer, « La Prédication populaire et le théâtre au début du xvie siècle : Michel Menot », dans J.-P. Bordier éd. Le Jeu Théâtral, ses marges, ses frontières : Actes de la deuxième Rencontre sur l’Ancien Théâtre Européen, (Centre d’Études Supérieures de la Renaissance. Le Savoir de Mantice), Paris, Champion, 1999, p. 79-89 et É. Dupras, Diables et saints, Rôle des diables dans les mystères hagiographiques français, Genève, Droz, 2006, p. 114, 170 et passim.
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d/ Le Miracle XVI. De la mére d’un pape (« Cy conmence un miracle de Nostre Dame de la mére d’un pape qui tant s’enorgueilly pour son filz pape et pour ses deux autres filz cardinaulx qu’elle se reputa greigneur que Nostre Dame, dont elle ot depuis telle contriccion et en fist telle penitence que Nostre Dame la receut a mercy »), traite de l’orgueil abominable d’une femme qui a le bonheur d’avoir trois fils, lesquels sont respectivement pape et cardinaux. Elle imagine qu’elle est plus glorieuse que la Vierge, qui n’a eu qu’un seul fils ; e/ Le Miracle XVII. D’un parroissian esconmenié (« Cy conmence un miracle de Nostre Dame d’un parroissian esconmenié que Nostre Dame absolu a la requeste du bon fol d’Alixandrie »), raconte les aventures d’un paroissien colérique excommunié par son curé et qui se repent un peu trop tard, au moment où son curé, décédé, ne peut plus lui accorder son pardon ; f/ Le Miracle XXVI. D’une femme que Notre Dame garda d’estre arse (« Cy conmence un miracle de Nostre Dame, conment elle garda une femme d’estre arse »), est celui d’une bourgeoise nommée Guibour, que la rumeur publique accuse de relations coupables avec son gendre. Innocente, désemparée, et décidée à mettre fin aux racontars, la pauvre femme a recours à des tueurs à gages pour faire assassiner ce gendre.
Découverte de la culpabilité et formules de repentir La question de la culpabilité constitue le problème initial : comment se manifeste la conscience du sujet lorsque celui-ci prend la mesure de la gravité de son péché ? Les textes retenus proposent une certaine diversité à cet égard, bien que certains termes reviennent fréquemment. Au moment où se manifeste la tentation, L’Abbesse grosse devine la gravité du péché qu’elle n’a pas encore commis. Abbesse : Lasse ! et se je fas ceste emprise, Je perderay de Dieu l’amour, Et si sçay bien que sanz demour Mes nonnains aussi le savront, Qui si grant honte m’en feront Que d’eulx tantost seray despite8,
8 « Miracle II. De l’abbesse grosse », v. 219-224. Toutes les références aux Miracles de Notre Dame par personnages renvoient à l’édition rendue disponible en ligne par P. Kunstmann et le Laboratoire de français ancien de l’Université d’Ottawa, sur (consultée le 29 août 2019), édition établie à partir de celle de G. Paris et U. Robert (Miracles de Nostre Dame par personnages, 7 vol., Paris, SATF, 1876-1883), avec les corrections de R. Glutz, Miracles de Nostre Dame par personnages. Kritische Bibliographie und neue Studien zu Text, Entstehungszeit und Herkunft, Berlin, Akademie-Verlag, 1954.
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La préoccupation de l’abbesse ne semble pas uniquement morale : elle s’inquiète de perdre l’amour divin, bien sûr, mais se préoccupe aussi de sa réputation au sein du couvent qu’elle dirige9. Son inquiétude ne l’empêche pas de mettre tout en œuvre pour séduire son clerc et ce n’est que beaucoup plus tard qu’une réelle prise de conscience du péché a lieu. En effet, dans les cas des deux femmes dont la réputation est en jeu, l’abbesse et Guibour, la prise de conscience de la culpabilité et le repentir surviennent uniquement lorsqu’une menace directe pèse sur elles. Ainsi, Guibour (Miracle XXVI, la bourgeoise qui a fait assassiner son gendre) semble ne se rendre compte de son péché qu’au moment où le bras séculier s’empare d’elle et de sa famille pour les accuser de meurtre. De même, l’abbesse n’éprouve de véritable regret que lorsqu’elle apprend qu’à la demande de deux de ses nonnes, l’évêque doit venir le lendemain pour l’examiner. Or, elle est enceinte… Dans certains cas, la découverte de la culpabilité se fait plutôt à l’occasion d’un sermon. Le pécheur entend le sermon, donné en chaire ou en privé, et se rend compte de sa faute. Ainsi en est-il de la mère du pape qui, de certaine qu’elle était la femme la plus glorieuse qui ait jamais existé (plus glorieuse que la Vierge elle-même, qui n’a eu qu’un seul fils !) prend conscience de son péché d’orgueil lors d’un sermon et devient, à ses propres yeux, la plus grande pécheresse du monde. De même, le paroissien excommunié reçoit un sermon privé (ou une série de reproches) de la part de son nouveau curé, et mesure l’énormité de sa faute. Le rôle du sermon dans ces miracles est des plus importants et reflète, à mon sens, l’influence grandissante du clergé sur les populations, influence confirmée et encadrée, notamment, par le canon de 1215 sur la confession à l’occasion du quatrième concile de Latran. Sermons et confessions deviennent deux des moyens de contrôle du clergé10. Le pape vendeur de baume, lui, n’est pas ému par le sermon d’un vivant, mais bien par l’apparition nocturne de son illustre prédécesseur. Saint Pierre l’accable de reproches pendant son sommeil, ce qui permet au pape de comprendre son erreur. Pire encore, l’archidiacre qui a assassiné son évêque ne semble prendre conscience de son péché qu’au moment où un chevalier, qui a été ravi en rêve jusque devant le tribunal divin, et chargé d’un message pour le prélat meurtrier, lui révèle la colère de la Vierge et de Dieu. L’arcediacre : Helas ! helas ! je suis dampnez, Puis que la vierge m’est contraire,
9 La question de la réputation des femmes est, elle aussi, un thème récurrent de ces miracles, puisque plusieurs d’entre eux mettent en scène des personnages féminins littéralement prêts à tout, y compris au meurtre aggravé, pour sauvegarder ou redorer leur réputation relativement aux mœurs sexuelles. Voir à ce sujet l’article d’A. Micha, « La femme injustement accusée dans les Miracles de Notre Dame par personnages », in Mélanges d’histoire du théâtre du moyen-âge et de la renaissance offerts à Gustave Cohen,… par ses élèves, ses collègues et ses amis, Paris, Nizet, 1950, p. 85-92. Cet article ouvre une perspective qui demande à être explorée davantage. 10 Cf. Humbert de Romans : « On sème par la prédication mais on en récolte les fruits par la confession » (Liber de eruditione praedicatorium, dans J.-J. Berthier éd., Rome, Opera omnia, 1889, p. 478, cité par J. Berlioz, op. cit., p. 95).
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Qui aus autres est debonnaire. Las ! que pourray je devenir ? Je voy les ennemis venir, Qui en enfer m’emporteront, Ou sanz fin me tormenteront, Ne Dieu n’ara de moy mercy. Je ne puis plus demourer cy : Mourir me fault11. Pour l’archidiacre, il est trop tard : il aurait fallu regretter le péché avant… Toutefois, les termes « Helas » et « Las » indiquent clairement le regret, sinon le repentir, de l’archidiacre, et rappellent les mots utilisés par le pape vendeur de baume, Guibour la meurtrière de son gendre, ainsi que l’abbesse grosse. En effet, une fois la culpabilité admise, le pécheur se jette parfois aux pieds de la statue de la Vierge. Il s’agit là de l’une des premières expressions de la contrition, si importante dans la pénitence. Ainsi, l’abbesse, désemparée, adresse une supplique à la Vierge, dans laquelle elle se désigne comme « chétive », pécheresse, victime de l’ennemi (c’est-à-dire du diable) : Secourez hui ceste chetive ; […] Mére, regardez ma doulour Et muez en joie le plour Dont mi oeil sont si anoiez12, Le champ sémantique du terme « chetive » est extrêmement large : étymologiquement, il signifie « captive », à comprendre ici au sens de « captive du péché, captive du diable ». Par extension, son sens va de malheureux, pitoyable, affligé, à misérable, méprisable. Or, il s’agit d’un terme qui revient à de nombreuses reprises lors de la prise de conscience du péché dans ces miracles. Le pape qui a vendu le baume, accusé par Saint Pierre en songe, s’écrie : « Halas ! chestiz13 ! ». De même, Guibour, lorsque le bailli vient l’arrêter avec sa famille pour le meurtre du gendre, s’exclame : « Lasse ! chetive ! il m’est a grief14. » Enfin, Godard, le paroissien excommunié, a recours au même terme pour se désigner comme le plus grand pécheur qui soit (l’hyperbole quant à la gravité du péché et à l’abomination du pécheur apparaît, elle aussi, comme un topos) : « Sire, com le plus chestif las / Pecherre c’on saroit trouver15. » Ainsi, le terme « chétif, chétive », s’il ne fait pas obligatoirement partie de la prise de conscience du péché dans ces miracles, l’accompagne le plus souvent. La fréquence des exclamations Las ou Helas, ainsi que celle de l’évocation de la « chétivité » des personnages donnent
11 « Miracle III. De l’evesque que l’archidiacre meurtrit », v. 955-964. 12 « Miracle II. De l’abbesse grosse », v. 785, 824-826. 13 « Miracle VIII. Du pape qui vendi le basme », v. 359. 14 « Miracle XXVI. D’une femme que Notre Dame garda d’estre arse », v. 638. 15 « Miracle XVII. D’un parroissian esconmenié », v. 788-789.
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l’impression que, pour le public de ces Miracles, ces termes appartiennent à un lexique de la culpabilité clairement identifiable, qui tient de la formule. Outre le terme par lequel elle se désigne comme misérable et captive du péché, l’abbesse semble verser de nombreuses larmes, puisqu’elle affirme que ses yeux sont noyés de pleurs. Or, dès le xie siècle, l’abondance des larmes versées par le pécheur est censée apparaître comme le témoignage extérieur de sa véritable contrition intérieure. Cette contrition déborde la simple attrition, qui n’est que honte du péché et peur de l’enfer. La contrition, qui succède souvent à un premier mouvement d’attrition, est véritable conversion intérieure de l’âme qui, baignée d’amour pour Dieu, regrette profondément les fautes qui l’ont éloignée de l’amour divin16. Ainsi, les larmes de l’abbesse révèlent la profondeur de son repentir et touchent le cœur de la Vierge. Pour l’abbesse, le problème de la réputation continue d’être cuisant, après la prise de conscience du péché : De la honte le cuer me font Que j’atens quant seray attainte En tel meffait con d’estre ensainte : Lors n’oseray lever la face17. La supplication à la Vierge n’est pas toujours bien reçue par celle-ci. Dans un premier temps, il arrive que la Vierge confirme la gravité du péché, qu’elle reproche au pénitent, comme ici avec l’Abbesse : Nostre Dame : Sote, sote, quel reconfort As tu ores de ton pechier ? Conment t’osas tu entechier En tel vice n’en tel ordure Conme du pechié de luxure, Dont ton bon nom si perdu as, Que bien voiz que tu en seras A honte a touzjours mais livrée, Se par moy n’en es delivrée ?18 Fait intéressant, la Vierge évoque elle aussi l’impact néfaste de la grossesse de l’abbesse sur sa réputation. Cette préoccupation de la Vierge elle-même, ajoutée aux sujets de certains autres miracles dans lesquels Notre Dame vient en aide à des femmes qui ont tué pour sauver leur honneur, m’incline à penser que le souci de la réputation des femmes était au cœur même du rapport que la bourgeoisie des orfèvres entretenait avec la dévotion mariale.
16 Voir P. Nagy, « […] l’élément intérieur de la pénitence, la contrition, prend une place nouvelle, et l’expression de ce sentiment par les larmes joue un rôle déterminant », Le don des larmes au Moyen Âge, Paris, Albin Michel, 2000, p. 272. 17 « Miracle II. De l’abbesse grosse », v. 817-820. 18 Ibid., v. 863-871.
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Auprès du pape qui a vendu le baume, la Vierge se montre beaucoup plus dure, et ses reproches se font amers lorsqu’elle veut le chasser de la chapelle où il la supplie : Nostre Dame : Vil charoingne ou il n’a qu’order, Plain de la Dieu inimitié, Fuy de cy, fay que despechié Soit ce lieu qui est ma maison De toy tost sanz arrestoison19, La dureté de la Vierge a pour objectif de mettre à l’épreuve la profondeur du remords du pénitent, mais aussi de lui permettre de mesurer l’immense miséricorde mariale et divine dont il a besoin pour être lavé de son péché. Ainsi, la découverte de la culpabilité et le mouvement immédiat de repentir qu’elle produit (hormis chez l’archidiacre, qui sera damné) s’expriment régulièrement dans quelques termes qui sont réitérés d’un miracle à l’autre, et sont parfois également accompagnés des accusations ou reproches de la Vierge (ou de saint Pierre) destinés à surenchérir sur la culpabilité du pécheur.
Demande de pénitence (topoï, formules) Une fois la faute admise, le pécheur contrit doit, bien entendu, suivre le chemin tracé par l’Église et clairement défini par elle, chemin qui l’amènera dans un premier temps à confesser ses péchés à une instance autorisée, puis à accomplir la pénitence appropriée à son cas. Toutefois, dans nos miracles, ce parcours tend à se compliquer singulièrement. En effet, dans les six miracles, le processus est loin d’être accompli de façon standardisée par tous et, lorsqu’il l’est, la pénitence peut apparaître d’une lourdeur extrême. En ce qui concerne l’archidiacre meurtrier, point de confession, point de pénitence : il est jugé directement par Dieu et envoyé aussitôt en enfer. Deux des femmes qui font l’objet d’autres miracles semblent avoir été déjà pardonnées avant même de s’être livrées à quelque forme de confession que ce soit20. En effet, l’abbesse grosse se confesse dans un premier temps à la Vierge (ou plutôt à la statue de celle-ci), qui intervient immédiatement pour la délivrer de son enfant, qu’elle fait porter par des anges à un ermite habitant non loin de là21. Lorsque survient l’évêque, accompagné d’une matrone chargée de vérifier si l’abbesse, en
19 « Miracle VIII. Du pape qui vendi le basme », v. 679-683. 20 Cela peut sembler inusité, pourtant il existe d’autres occurrences de rémission sans confession dans des exempla du xive siècle. Voir Berlioz, op. cit., p. 109 : « Une contrition parfaite détruit les péchés, même […] sans confession ». 21 Au sujet des accouchements miraculeux comme celui-ci, et des différentes versions de ce miracle, voir le chapitre « Accouchements empêchés et accouchements miraculeux dans la littérature des xiie et xiiie siècles », in P. Bretel, Littérature et édification au Moyen Âge « Mul est diverse ma matyre », Paris, Champion, 2012, p. 305-322.
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effet, est enceinte, celle-ci semble ne l’avoir jamais été : le pardon de Dieu et de Notre Dame obtenu, l’abbesse a retrouvé son « état d’avant la faute, état de virginité physique et spirituelle »22, ce qui témoigne clairement de l’effet tant de l’amitié de la Vierge que du pardon lui-même : une fois accompli le cycle de la contrition, la faute est complètement effacée, non seulement au plan métaphorique, symbolique, mais aussi au plan physique ! L’abbesse aurait d’ailleurs volontiers évité de révéler la vérité à l’évêque, si celui-ci n’avait menacé de représailles les deux nonnes qui l’ont accusée. Toutefois, pour leur éviter une punition bien injuste, elle avoue sa faute à son évêque, usant ici des formules rituelles de la confession : L’abbeesse : Or m’entendez donc, pére chiers : Je me rens confesse et coulpable A Dieu le pére esperitable, Qui pour nous en croiz mort souffri, Et a sa doulce mére aussi Et des cieulx a toute la court, Sire, et a vous, pour dire court, Conme celle qui a meffait Contre Dieu trop vilain meffait. Car tenu n’ay pas la promesse Qu’a Dieu fis, quant je fu professe : C’est que ma chasté li promis ; Ainçois, sire, j’ay depuis mis Mon corps au pechié de luxure […] Pour ce vous requier que nul mal, Sire, a mes nonnains ne faciez, Et aussi que de mes pechiez Vous me doingnez remission Parmy ceste confession Que fait vous ay23. L’évêque n’hésite pas à l’absoudre aussitôt : L’evesque : Dame, voulentiers le feray : Je vous absolz en ceste place De voz meffaiz, et Dieu si face24.
22 Bretel, op. cit., p. 321. 23 « Miracle II. De l’abbesse grosse », v. 1109-1122 ; 1145-1150. 24 Ibid., v. 1151-1153.
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Le propos de l’abbesse comporte un certain nombre d’éléments qui renvoient clairement au rituel de la confession. La reproduction théâtralisée, sur scène, d’un rituel connu des spectateurs (et même de mieux en mieux connu depuis l’imposition de la confession auriculaire par le concile de 1215), contribue à façonner la complicité entre le public et les praticiens de la scène, et à rendre floue la frontière entre la fiction et le réel. Comme dans le monde réel, la demande d’être entendue en confession, suivie de « Je me rens confesse et coulpable » amorcent le rituel, et est immédiatement suivie de l’évocation de Dieu, de la Vierge, puis des anges (ici sous la forme « court des cieux ») avant l’aveu du péché proprement dit. Le propos de l’abbesse se termine par la demande d’absolution « […] que de mes pechiez / Vous me doingnez remission »). La réponse de l’évêque correspond elle aussi au rituel : « Je vous absolz en ceste place / De voz meffaiz, et Dieu si face ». Les formes et les formules rituelles sont respectées… Mais, curieusement, aucune pénitence n’est imposée à la pécheresse. Au contraire : l’évêque, impressionné par l’amitié dans laquelle la Vierge tient cette abbesse, à qui elle a servi de sage-femme, la nomme sur le champ abbesse d’un monastère plus important ! Ainsi, le souci de la satisfaction ne semble pas le moins du monde présent à l’esprit de cet évêque. Le pardon manifeste de la Vierge, qui représente l’autorité divine, légitime le sien : puisque l’offense a été commise contre Dieu et que celui-ci a pardonné, l’évêque n’a pas l’autorité de refuser le pardon, ni celle d’imposer une pénitence alors que la Vierge elle-même considère le péché déjà lavé (ce dont témoigne d’ailleurs le miracle qui a redonné au corps de l’abbesse son état d’avant le péché)25. L’évêque offre aussitôt une promotion à celle qui aurait pu craindre une exclusion. Le chemin de la pénitence s’est tout entier parcouru, pour l’abbesse, en une seule nuit d’angoisse. Il y a eu contrition et confession, et la contrition semble avoir suffi à assurer la satisfaction. Il en va apparemment de même pour Guibour (Miracle XXVI), la bourgeoise meurtrière de son gendre. Elle n’avoue son crime au bailli que pour éviter à sa fille et à son mari d’être injustement accusés. Après cet aveu, le bailli la condamne à périr par le feu. Guibour se rend au lieu de son exécution, mais demande à s’arrêter pour prier Marie, à qui elle confesse ses péchés : Guibour : […] Dame qui es la doulce mére Au createur de tout le monde, De ceste lasse en qui habonde Tant de tristesse et de doulour Aies pitié par ta doulçour ; Car grant mestier ay de t’aide. […]
25 Il y a, bien sûr, une parenté symbolique à établir entre la maternité virginale de Marie, dont le corps est intact même après l’accouchement (sujet qui fait d’ailleurs l’objet de l’un des Miracles de Notre Dame par personnages, le Miracle V, « de Salomé qui ne creoit pas que Nostre Dame eust enfanté virginalment sanz euvre d’omme »), et le retour miraculeux du corps de l’abbesse à son état d’avant le péché : la Vierge a accompli pour l’abbesse un miracle semblable à celui que Dieu avait accompli pour elle.
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Et pour ç’a toy me rens confesse, Conme trespovre pecheresse, De touz les pechiez qu’onques fis, Dont meffaite suis vers ton filz, Soit en parler, en diz, en faiz. Dame, pardon donner m’en faiz De Dieu, qui seul en a puissance, Qui voit des cuers la repentence Tout clérement26. La confession se fait donc ici directement à la Vierge, sans le truchement d’un religieux disposant du pouvoir des clés. Une fois de plus, les larmes témoignent du repentir, puisque Guibour insiste sur la tristesse et la douleur qui l’habitent et qui font jaillir ses larmes. Ici intervient un topos qui a cours dans certains Miracles narratifs (et non théâtraux), celui du pouvoir de la Vierge sur les éléments27. En effet, la Vierge interdit au feu de brûler Guibour28. Bourreau et bailli finissent par se rendre à l’évidence que ce feu si ardent ne brûle pas la condamnée, et demandent pardon à Guibour, qu’ils considèrent désormais comme une sainte femme (ce qui rappelle l’effet de la protection mariale sur l’abbesse : celle qui jouit d’une telle protection obtient respect, hommage et admiration). Aucune pénitence n’est imposée à Guibour. Le pardon divin a déjà été accordé, matérialisé par le feu inapte à brûler (qui n’est pas sans rappeler tant les anciennes ordalies que les scènes de martyres des mystères hagiographiques). Guibour accomplit toutefois, de façon assez ritualisée, des œuvres que la tradition associe à la pénitence : elle fait d’importantes offrandes aux pauvres. De surcroît, autre topos de la pénitence, elle verse de nombreuses larmes en priant Marie dans l’église où elle s’est rendue après son supplice. Enfin, Dieu ordonne que le prêtre dise en son honneur une messe de reffection, c’est-à-dire l’une de ces messes qui avaient le pouvoir symbolique de permettre aux pénitents publics de réintégrer la communauté : il s’agit d’un rituel important dans la pénitence publique médiévale29. Or, ces rituels comportaient
26 « Miracle XXVI. D’une femme que Notre Dame garda d’estre arse », v. 967-972 ; 976-984. 27 Voir D. Gonzalez Martinez, « Sur la translation des miracles de la Vierge au Moyen Âge. Quelques notes sur les cantigas des Santa Maria » dans Fondation Maison des Sciences de l’Homme 57 (janvier 2014), p. 8 : « la série des Éléments, du xie siècle, montrant la puissance de la Vierge sur le feu, la terre, l’air et l’eau ». 28 Une autre version de cette histoire sert à prêcher le secret de la confession : dans cette version, la femme connue ici sous le nom de Guibour se confesse à un prêtre qui, à la suite d’un conflit, la dénonce. Le feu demeure inapte à la brûler. Voir : Berlioz, op. cit., p. 101-102. 29 Voir : C. Vincent, « Rites et pratiques de la pénitence publique à la fin du Moyen Âge : essai sur la place de la lumière dans la résolution de certains conflits », in Le règlement des conflits au Moyen Âge. Actes des congrès de la Société des Historiens Médiévistes de l’Enseignement Supérieur public, xxxie congrès, Angers, juin 2000, Paris, Publications de la Sorbonne, 2001, p. 351-367, p. 353 : « La cérémonie qui introduisait les fidèles dans l’« état » temporaire de pénitent et celle qui marquait la fin de leur épreuve connurent en effet un riche développement au cours du xiiie siècle ».
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souvent le port d’un cierge par le pénitent30. Guibour se voit offrir un cierge par des anges, et le porte tout au long de la messe. Après quoi, elle manifeste une soudaine vocation et se fait nonne ; la conversion de la pécheresse en femme de Dieu se trouve ainsi matérialisée. Une troisième femme est au centre de l’un de ces miracles, la mère du pape (Miracle XVI). Dans son cas, la contrition est intense, et la confession multiple. Elle se confesse dans un premier temps à son curé mais son péché est si abominable qu’il ne se sent pas l’autorité de l’absoudre. Il lui recommande donc d’aller se confesser au penancier (pénitencier) du pape qui, lui, disposera de l’autorité nécessaire. Le pénitencier entend donc à son tour la confession de la mère du pape mais, l’ayant entendue, il comprend que le péché de cette femme ressemble gravement à celui de Lucifer31, et qu’à titre de pénitencier, bien que possédant le pouvoir des clés même sur certains péchés réservés32, son autorité demeure insuffisante pour l’absoudre. Seul le pape peut accorder le pardon de ce péché. Cette fois, la pauvre femme demande à voir ses fils cardinaux mais, honteuse, elle n’ose décrire elle-même son péché et sa confession a lieu par personne interposée : le pénitencier relate aux fils cardinaux la confession de leur mère. Une fois convaincu que le pénitencier dit vrai, un des fils s’écrie : Second cardinal : Sire, je vous pri jointes mains Regardons ensemble touz troys Conment pourra selon les droiz Recevoir absolucion. Elle a ja fait confession Et si a bonne repentence, Qui sont deux pars de penitence : Or ne li fault que satisfaire. Veons conment bien le peut faire Et deuement33. Le problème qui se pose ici est d’imposer à la pécheresse une pénitence équivalente à la faute, la proportionnalité des pénitences avec les péchés étant au cœur de la réflexion 30 Vincent, op. cit., p. 354 : « Le mercredi des Cendres, les pénitents devaient se présenter à l’évêque, en procession, deux par deux, un cierge allumé à la main, avant de se prosterner de tout leur long devant lui en versant des larmes, en signe de contrition ». 31 Lucifer se voulait l’égal de Dieu, la mère du pape se voit l’égale de la Vierge, ou même supérieure à celle-ci : les deux péchés, en effet, semblent comparables. 32 C’est-à-dire des péchés pour lesquels seuls certains évêques et cardinaux, ainsi que le pape, peuvent accorder l’absolution. Voir à ce sujet le chapitre intitulé « À propos des « péchés réservés » droit canonique et pratique littéraire », in P. Bretel, op. cit., p. 271-283, notamment ceci : « Dès le ixe siècle […], l’habitude se prit de réserver au Saint-Siège l’absolution des crimes particulièrement graves […]. En 1143, le Concile de Latran prend des dispositions comparables. La pratique habituelle était alors que le prêtre-confesseur, relayé par l’évêque, envoyât au Saint-Père le pénitent muni d’une lettre d’explication ou qu’il l’accompagnât », p. 271. 33 « Miracle XVI. De la mére d’un pape », v. 484-493.
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des confesseurs34. La notion de pénitence tarifée est en effet en vogue depuis le haut Moyen Âge35. Or, le pénitencier n’arrive pas à imaginer une pénitence qui suffise à équilibrer le mal commis, il semble qu’aucun pénitentiel n’ait prévu le cas, faisant de ce péché inusité, par la force des choses, un péché réservé au souverain pontife : Le penancier : Il a d’ans passé cinc foiz dix Que j’empris a estudier : Ce n’est mie ne d’uy ne de yer, Et s’ay puis maint livre leu, Mais encore n’ay point veu La penance c’on doit baillier Ne la fourme de conseillier Sur tel pechié quant il advient ; Et vous dy qu’au pape appartient : Tout seul faire ne l’oseroie, Car contre moy meismes feroie En verité36. Ainsi, la contrition bien réelle dont fait preuve la pécheresse apparaît comme un premier pas vers l’absolution, mais la contrition ne saurait suffire : le caractère inusité, imprévisible du péché jette le pénitencier dans l’embarras. Le recours au pape s’impose. Devant celui-ci, qui est aussi son fils, la mère se confesse elle-même. Le pape lui impose pour pénitence de passer dix ans en pèlerinage dans des lieux saints, de ne jamais dormir plus d’une nuit au même endroit, de se coucher là où elle se trouve lorsque vient la nuit ; il termine en lui donnant sa bénédiction et une absolution plénière. Ainsi, l’absolution précède la satisfaction, mais elle paraît lui être conditionnelle. Ce miracle par personnages semble porter la trace d’une forme de survivance de la pénitence antique, dans laquelle le pardon est obtenu uniquement
34 Cette proportionnalité de la peine à la faute, permettant la rédemption, n’est pas sans rappeler un rapport d’équivalence entre les péchés et les peines de l’enfer qui y sont associées dans les diverses représentations de l’enfer, tant dans les visions de l’au-delà que dans les fresques. Voir à cet égard : J. Baschet, Les Justices de l’au-delà : les représentations de l’enfer en France et en Italie (xiie-xve siècle), Rome, École Française de Rome, 1993, p. 32 et passim, et É. Dupras, op. cit., p. 284-285. 35 « […] à partir du début du xiiie siècle, un genre littéraire bien particulier, les Summae de casibus, connaît […] une grande diffusion, en même temps que les manuels de confesseurs », R. Rusconi, « De la prédication à la confession : transmission et contrôle de modèles de comportement au xiiie siècle », in Faire croire. Modalités de la diffusion et de la réception des messages religieux du xiie au xve siècle. Actes de table ronde de Rome (22-23 juin 1979) Rome, École Française de Rome, 1981, p. 67-85, p. 69 et « il existe un contraste indéniable entre les grandes œuvres de la littérature pénitentielle, et les manuels secondaires qui tombent entre les mains des curés et qui, tout en semblant appartenir au nouveau genre littéraire […] conservent en profondeur les caractéristiques des anciennes techniques pastorales et de la pratique pénitentielle du haut Moyen Âge, fondées sur le système des tarifs », p. 78. De toute évidence, le pénitencier du pape fait ici allusion à ces manuels désignés par le terme « pénitentiels » et dont aucun de ceux qu’il a consultés ne semble prévoir le cas évoqué par la mère du pape. 36 « Miracle XVI. De la mére d’un pape », v. 504-515.
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après une période d’expiation extrêmement contraignante37. Toutefois, ici, l’absolution est donnée avant la période d’expiation et fort heureusement, puisque la mère du pape meurt au bout de trois ans de pèlerinage. Les anges et la Vierge érigent une chapelle sur le lieu de son décès, miracle qui suffit à prouver qu’elle a été admise parmi les bienheureux. Le pèlerinage comme topos de la pénitence apparaît dans plusieurs autres miracles, dont celui du paroissien excommunié (Miracle XVII). En effet, le personnage principal du Miracle XVII, ayant pris conscience de la gravité de ses péchés, tente bien d’obtenir l’absolution de son nouveau curé, mais celui-ci ne peut la lui accorder : Second Curé : Moult bien absoldre te voulroie ; Mais saches que je ne pourroie, Tant as fait euvre despiteuse. Moult te fera grace piteuse Dieu se donner te veult l’adresse De personne qui t’en adresse. De t’absoldre n’ay pas conseil Ne pouoir, mais je te conseil Que t’en voises ysnel le pas Tout en l’eure, et ne laisses pas, Droit a Romme au saint penencier. […] Or va, car autrement l’amende Ne peuz a Dieu satisfier38. Ici encore, le pénitencier du pape se verra impuissant à venir en aide à Godart. Pourtant, comme le remarque Paul Bretel au sujet notamment de récits très proches de ce miracle : « On s’attendrait à ce que, parvenus à Rome, au terme d’un pèlerinage pénitentiel parfois difficile, les pécheurs repentis obtiennent du pape, après l’aveu de
37 Voir H. Thieulin-Pardo, « Yo pecatriz peque en estas cosas dichas ». Péchés de femmes dans les manuels de confession des derniers siècles du Moyen Âge », p. 242-243 dans Cahiers d’études hispaniques médiévales, no 34, 2011, p. 235-274 : « la pénitence antique – aussi appelée pénitence canonique – instituée dès la fin du iie siècle, a pour principale caractéristique de ne pas être réitérable : le pécheur ne peut en effet obtenir le pardon de ses fautes qu’une seule fois au cours de sa vie. Ce pardon est acquis après une période d’expiation extrêmement contraignante, ce qui signifie que la satisfaction – l’accomplissement des peines ou des actes méritoires infligés par le prêtre pour obtenir le pardon – précède l’absolution. » 38 « Miracle XVII. D’un parroissian esconmenié », v. 769-779 ; 798-799. Notons que, selon É. Lusset, depuis le « canon Si quis suadente au concile de Latran II par Innocent II en 1139, toute atteinte physique à la personne d’un clerc ou d’un religieux est punie d’une peine d’excommunication latae sententie. L’excommunication découle ipso facto de l’accomplissement de l’acte visé par le canon qui l’interdit. Le pape se réserve l’absolution de ces cas de violence » (« Des religieux en quête de grâce : les suppliques adressées à la Pénitencerie apostolique par des clercs réguliers violents au xve siècle », dans Médiévales 55 (Usages de la Bible, automne 2008), p. 115-133, p. 116). Or, Godard a menacé son premier curé d’un couteau : s’il n’a pas effectivement commis d’acte de violence contre un clerc, il en a été proche. Son cas est donc doublement réservé.
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leurs péchés, l’absolution sacramentelle, conformément à ce que laissait espérer la doctrine des « cas réservés » »39. Or, il n’en est rien, puisque Godart ne parvient pas même à voir le Saint-Père (alors que la mère du pape n’obtient de ce dernier qu’une absolution conditionnelle). Le pénitencier conseille toutefois à Godart de se rendre en Égypte, auprès d’un saint ermite. Celui-ci ne peut, à son tour, lui offrir le moyen d’obtenir l’absolution, mais il lui conseille de consulter un homme qui, à Alexandrie, contrefait le fou par amour de Dieu. La prière du fou d’Alexandrie permettra à la Vierge d’apparaître en compagnie du défunt curé qui, seul, a le pouvoir de permettre au paroissien de réintégrer la communauté chrétienne et d’obtenir rémission de ses péchés40. Ensuite de quoi, le paroissien rejoint un ermitage. Ici encore, le long et périlleux parcours spatial reflète le chemin intérieur de l’âme, et la vocation d’ermite qui clôt l’aventure implique une complète conversion non seulement de l’âme, mais du mode de vie, évoquant à son tour les pénitences anciennes qui exigeaient tant une longue épreuve que la conversion de la vie et de l’âme. Quant à la folie feinte, qui apparaît dans d’autres miracles41, elle vient suggérer un rapport d’équivalence et d’inversion avec la folie réelle du paroissien qui était « possédé » par la colère avant sa conversion, et le pouvoir de rémission de la Vierge. Deux types d’exclusion sont ainsi à l’œuvre : l’excommunication et la folie. Le pape qui vendit le baume, lui, ne peut évidemment pas partir en pèlerinage. Une fois la faute comprise, il lui faut à son tour consulter un ermite qui le conseille pour la réparation de ladite faute : la satisfaction résultera de la réparation pure et simple, c’est-à-dire d’une forme de restitution de ce qui a été dérobé à Saint Pierre42. Ici, comme dans le cas de Godart, « l’ermite apparaît […] comme celui qui rend possible [le sacrement de pénitence] et en valide l’administration »43. Chacune des pénitences, une fois accomplie, suppose l’apparition de la Vierge, topos qui bien sûr est exigé par le genre, mais aussi qui marque la complète rémission du pécheur et souligne, dans les cas de recours à des ermites-conseillers, l’efficacité de la prière de ces derniers. 39 P. Bretel, op. cit., p. 275. L’auteur analyse notamment le miracle 37 du livre I des Miracles de Nostre Dame de Gautier de Coinci, qui constitue l’une des sources du miracle de Notre Dame par personnages intitulé D’un parroissian esconmenié. 40 « […] comment absoudre un excommunié après la mort de celui qui a prononcé la sentence d’excommunication, alors que le droit canonique prévoit que la sanction ne peut être levée que par celui qui l’a infligée ? » (P. Bretel, op. cit., p. 278). 41 Voir en particulier le Miracle XXXIII, « De Robert le dyable, filz du duc de Normendie, a qui il fu enjoint pour ses meffaiz que il feist le fol sanz parler ». 42 Pour une analyse approfondie du rôle de conseiller que jouent les ermites, notamment auprès de pécheurs repentis souvent devenus pèlerins, dans de nombreux récits médiévaux, voir P. Bretel, op. cit., en particulier les chapitres intitulés « Errance et pénitence dans la littérature édifiante », p. 153-169 et « À propos des « péchés réservés » : droit canonique et pratique littéraire », p. 271-283. L’auteur signale que le recours aux ermites souligne d’une part l’impuissance des institutions de l’Église dans certains cas précis, et d’autre part la (quasi) perfection spirituelle des ermites, dont le « dialogue permanent avec Dieu » permet un effet remarquable sur les âmes des pécheurs (p. 278-279). Notons toutefois que les Miracles de Notre Dame présentent aussi l’exemple d’un ermite dévoyé par le diable (mais qui connaîtra tout de même la rédemption) dans le Miracle XXX, « De Saint Jehan le Paulu ». 43 P. Bretel, op. cit., p. 280.
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Conclusion Les quelques formules linguistiques (notamment rituelles, celles de la confession), servent de points de repère, d’ancrage, au public des Miracles de Notre Dame par personnages. Si elles semblent n’avoir rien de remarquable, elles me paraissent efficaces précisément par leur banalité : l’univers lexical de ces Miracles en fait les « prolongements44 » de la société à laquelle ils s’adressent, à laquelle ils appartiennent. Ainsi le spectateur peut-il reconnaître pour sien le monde qui se joue sous ses yeux ; la valeur édifiante des Miracles n’en est alors que plus puissante. Quant aux topoï thématiques, ils reflètent le rapport au péché et à la pénitence qui prévaut à l’époque de ces Miracles et contribuent à le promouvoir. La notion de pénitence, telle qu’elle a cours au xive siècle, a en effet été fortement structurée par l’obligation de la confession auriculaire, définie par le concile de 1215. Ces Miracles de Notre Dame, malgré leur écriture tardive par rapport au Canon Omnis utriusque sexus, témoignent tant de l’influence déterminante de celui-ci que de la survivance partielle de certaines formes de pénitence plus anciennes, la pénitence publique et solennelle si exigeante et non réitérable45. La réflexion théologique sur le processus pénitentiel censé comporter trois parties, contrition, confession et pénitence, trouve dans ces Miracles une expression qui, si elle paraît s’éloigner de la théologie par son caractère plus populaire, montre que cette réflexion est passée dans les mœurs. Le souci de la contrition, qui s’exprime chez de nombreux théologiens du Moyen Âge central, dont Pierre Lombard et Abélard sont les plus célèbres, exprime un important changement dans la réflexion théologique sur le processus pénitentiel : on passe progressivement d’une tradition qui valorise l’extériorité de la pénitence, donc une pénitence s’exprimant uniquement par le recours à des formules rituelles, à une théologie du repentir intérieur, dont les larmes, topos thématique censé témoigner d’un véritable ressenti, apparaissent comme le signe extérieur46. Or, nos Miracles mettent tous en scène des pécheurs qui s’abîment dans la contrition, exprimée par les mots « helas », « chetive », et qui souvent versent force larmes. Le rituel de la confession est bien mis en scène à quelques reprises, et accompagné des formules (au sens strict du terme) de confession habituelles47. Mais il arrive également que le pécheur se confesse à la Vierge seule, ou à quelque saint ermite qui n’a pas le pouvoir des clés, et ne peut donc donner l’absolution, mais qui se trouve en mesure de conseiller adéquatement le pécheur sur la façon d’obtenir le pardon.
44 Voir P. Dumont, op. cit., p. 105 : « […] l’œuvre dramatique destinée à la représentation montre lors de celle-ci un miracle qui se déroule sous les yeux du public et tire sa force de persuasion de l’effet de prolongement du jeu par rapport à la vie réelle des spectateurs ». 45 voir C. Vogel, Le Pécheur et la pénitence au Moyen Âge, Paris, Cerf, 1967, p. 17-18 et B. Judic, « Pénitence publique, pénitence privée et aveu chez Grégoire le Grand » in Groupe de la Bussière, Pratiques de la confession Des pères du désert à Vatican II. Quinze études d’histoire, Paris, Cerf, 1983, p. 41-52, p. 42. 46 Voir P. Nagy, op. cit., p. 257 et passim. 47 La formule du confesseur « ego te absolvo » est en usage dès le xiiie siècle : J.-C. Payen, Le Motif du repentir dans la littérature française médiévales, Genève, Droz, 1967, p. 49.
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La question de la satisfaction est centrale dans ces pièces, qui célèbrent à la fois le pouvoir du sermon (dont l’importance se mesure à son efficacité de conversion sur le pécheur) que celui de l’aveu des fautes, qui permet au pécheur de se voir attribuer la pénitence par laquelle il fera satisfaction. La « satisfaction », dans le contexte pénitentiel, a le sens de réparation : il s’agit pour le pécheur de réparer sa faute. L’exemple du pape qui vendit le baume à cet égard est révélateur : la seule façon dont il peut, après remords, repentir, prière, obtenir le pardon de sa faute, est d’utiliser l’argent mal acquis pour offrir à Saint Pierre autre chose que le baume, mais qui soit d’une valeur équivalente (des escarboucles, que Saint Pierre veut voir offrir à la Reine des cieux plutôt qu’à lui-même). Un des problèmes qu’abordent les Miracles de Notre Dame par personnages est qu’il y a des cas où la satisfaction est impossible : le péché est trop grand, l’offense faite à Dieu (ou à la Vierge) n’a pas d’équivalent compensatoire. C’est notamment le cas de la mère du pape, dont le péché contre Dieu et contre la Vierge est si abominable que personne ne peut lui donner l’absolution, puisqu’aucune forme d’expiation ne saurait permettre la satisfaction. Il en va de même pour le paroissien excommunié : ici la satisfaction est impossible puisque le curé qu’il a offensé et par qui il a été excommunié est mort. Un topos se révèle, qui est également à l’œuvre dans d’autres Miracles de Notre Dame par personnages : lorsque le péché est irrémissible, seul un pèlerinage sans fin peut permettre satisfaction. Comme le signale Paul Bretel, « Tributaire des contingences du temps et de l’espace, l’errance pénitentielle transforme et purifie dans le doute et les souffrances intérieures »48. Le voyage du corps, l’errance du corps, peut seul contrebalancer l’errement de l’âme. Cela implique par ailleurs que le pécheur se consacre tout entier à la pénitence, qu’il abandonne tout ce qui était sa vie et ne vit plus que pour mourir dans les grâces divines. Un changement radical de vie peut, seul, permettre que l’âme soit sauvée. Dans ce rituel qu’est le théâtre religieux se glisse un autre rituel, celui de la pénitence, et la forme tripartite de cette pénitence telle que conçue par les théologiens est respectée. La faute agit comme le principal moteur de ces miracles : puisqu’il ne peut y avoir de théâtre sans conflit49, elle apparaît comme le conflit (intérieur, souvent) qui permet à l’action de s’enclencher et de se déployer, déployant du même coup une série de topoï thématiques souvent accompagnés de formules rituelles qui vont permettre au pécheur repenti de retrouver la faveur divine et surtout mariale, grâce justement à l’intervention favorable de la mère de Dieu. C’est par elle, par son intercession, que le pécheur obtient le pardon divin. Il n’y a pas de péché, pas même de crime, que la Vierge ne puisse pardonner à qui l’en requiert dans l’amour et les larmes. L’archidiacre meurtrier l’a bien compris, qui se sait damné parce que la Vierge, aux autres favorable, lui est contraire.
48 P. Bretel, op. cit., p. 169. 49 « La scène […] est toujours un champ de bataille » : M.-C. Hubert, Le Théâtre, Paris, Armand Colin, 2008, p. 19.
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Autres littératures romanes
Antonio sotgiu
Boccace et les formulaires pour les confesseurs Le cas de la nouvelle de Sire Chapelet
In this paper I try to characterize Catholic confession as a formulaic blueprint and I analyze its literary representation in Boccaccio’s Decameron. After a short overview of the historical and theological evolution of the sacrament of penance and confession during the 13th and 14th centuries, I focus my attention on the first novella of the book and, especially, on its complex and meta-literary treatment of Catholic confession. T
Dans cette contribution, j’aborderai la formule au Moyen Âge sous l’angle de la pratique de la confession chrétienne, telle qu’elle est illustrée par nombre de manuels – appelés aussi ‘formulaires’ – à l’usage des confesseurs, rédigés sous l’impulsion des ordres mendiants à partir du xiie siècle. Après avoir défini la confession comme un dispositif formulaire, je montrerai les structures internes de ce dispositif à la fois rhétorique, normatif et théologique. Encadrés dans la nouvelle place prise par la confession à l’intérieur du sacrement de pénitence à partir du xiiie siècle, ces structures deviennent aussi de véritables outils pour la construction de récits et d’images exemplaires à proposer aux fidèles lors de la prédication. Dans une deuxième partie, j’étudierai un cas tout à fait extraordinaire de représentation littéraire de la confession, telle qu’on la trouve dans la nouvelle qui ouvre le Décameron de Boccace. Ce choix découle du fait que cette nouvelle joue un rôle crucial, tant dans la codification de ce nouveau genre littéraire, que dans sa tentative inédite et irrévérencieuse de dévoiler le caractère rhétorique et dramatique de la performance du sacrement de la confession au bas Moyen Âge.
Le dispositif et la formule : entre rhétorique, littérature et droit Liée surtout aux phénomènes de l’oralité, l’étude des formules a longtemps bénéficié des instruments de la linguistique, de la rhétorique de la stylistique, et a intéressé les anthropologues aussi bien que les musicologues. Mais comme le Antonio Sotgiu • Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 La Formule au Moyen Âge, éd. par Olivier Simonin et Caroline De Barrau, Turnhout, 2021 (Atelier de Recherche sur les Textes Médiévaux, 28), p. 391-405 © FHG10.1484/M.ARTEM-EB.5.120291
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témoigne le dernier volume dirigé par Élise Louviot sur la formule au Moyen Âge1, la formule est un élément qui caractérise de manière tout aussi prégnante les cultures et les phénomènes de sens liés à l’écriture. Du côté des études littéraires, la formule peut être mise en relation avec deux des cinq parties de la rhétorique classique, interconnectés l’une avec l’autre : memoria et dispositio. Les expressions formulaires dans les chansons de geste et dans d’autres œuvres anciennes, par exemple, font partie des procédés mnémotechniques exploités par les récitants. Quant à la dispositio, Quintilien la définit comme « une distribution des choses et des parties, qui assigne à chacune le rang qui lui convient »2. Dans ce sens, l’emploi de procédés formulaires témoignerait de la tentative de marquer un ordre du discours, argumentatif ou narratif, et de lui donner un cadre pragmatique capable de produire les effets désirés sur l’auditoire : le guider dans la compréhension du texte, lui faire éprouver une réaction émotive et morale appropriée, l’aider à mémoriser les épisodes et les actions des personnages principales, etc. On peut ainsi parler de formules d’ouverture, qui caractérisent de manière conventionnelle nombre des accessus qui accompagnent les textes médiévaux, sortes de paratextes qui offrent au lecteur les coordonnées génériques et thématiques de l’œuvre qu’il s’apprête à lire ; de formules de clôture, comme les proverbes que l’on retrouve souvent à la fin des fables ou de contes, ou encore de formules qui, parsemées tout au long du texte et/ou de la performance orale, remplissent des fonctions que l’on pourrait définir comme narratologiques ante litteram. Elles peuvent marquer le passage d’un épisode à un autre, signaler une anachronie, indiquer le passage d’un enchaînement logique d’épisodes à un autre qui suit un principe organisationnel différent, comme le hasard de l’aventure, le défilé de personnages typique des triomphes, ou les rencontres allégoriques qui ont souvent lieu dans les rêves du protagoniste. Tous ces phénomènes formulaires fonctionnent en tant que dispositifs, pris dans un sens fondamentalement rhétorique. Mais la notion de dispositif formulaire s’élargit naturellement dès que l’on considère toute l’étendue du concept de dispositif, qui tient notamment du discours normatif et, plus généralement, anthropologique. Michel Foucault l’a employé à plusieurs reprises en tant que terme technique pour l’analyse des faits sociaux, sans l’avoir jamais défini de manière univoque et stable. Il s’agit d’un terme dont il se sert pour substituer à une étude des phénomènes sociaux se fondant sur des entités générales telles que l’état, la souveraineté, la loi, le pouvoir, celle des relations qu’un ensemble d’éléments hétérogènes, linguistiques ou non linguistiques, tels que les discours, les institutions, les lois, les immeubles, les vêtements, les prisons, etc., entretiennent entre eux, pour donner naissance à des stratégies qui visent à régler les rapports entre les individus et à structurer leurs formes de gouvernement. Ces stratégies activent et permettent la gestion de relations de pouvoir, en donnant naissance à des processus de subjectivisation.
1 É. Louviot (éd.), La Formule au Moyen Age (actes du colloque international et interdisciplinaire, Nancy, novembre 2010), Turnhout, Brepols, 2012. 2 D. Nisard (éd.), Quintilien et Pline le Jeune : Œuvres complètes avec la traduction en français, Paris, Firmin Didot, 1865, p. 242 (Institution Oratoire, VII, 1).
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Nous nous proposons d’analyser le sacrement de la confession catholique médiévale en tant que dispositif formulaire, à la fois en tant que structure de sens organisée à partir de dispositifs rhétoriques formulaires, et en tant qu’outil analytique, selon la conceptualisation élaborée par Foucault.
La confession : caractérisation et traités définitoires On peut considérer la structure du sacrement de la confession comme une forme de discours social capable de séparer et de protéger symboliquement et physiquement, un ensemble de paroles efficaces, de formules, disposées selon un certain schéma, qui constituera le canevas pour une double performance rituelle, celle de l’officiant et celle du fidèle. La confession est donc une praxis, mise en place par une institution – l’Église – qui, à partir de sa vision du monde, de sa cosmologie, vise la formation de subjectivités façonnées par elle ; la confession relie les deux parties concernées par des relations de pouvoir et de savoir. Cette activité établit et renouvelle une relation de soumission morale vis-à-vis de la divinité fondée sur un double régime de vérité.3 En premier lieu, la vérité du Christ à laquelle l’individu participera après le sacrement, une fois détourné de ses péchés qui le plongeaient dans l’erreur (c’est-à-dire dans la non-vérité). Comme le remarque Giorgio Agamben, en parlant de la confession : « La formation de la subjectivité occidentale, tout à la fois scindée et pourtant maîtresse et sûre d’elle même, est inséparable de l’action pluriséculaire du dispositif de la pénitence où un nouveau Moi se constitue par la négation et la récuperation de l’ancien. La scission du sujet mise en œuvre par le dispositif pénitentiel a donc produit un nouveau sujet qui trouvait sa vérité dans la non-vérité du moi pécheur répudié4. » Ensuite, elle crée une relation avec le fidèle qui repose sur la vérité à laquelle ce dernier doit se tenir lors de l’aveu des péchés, condition sine qua non pour la production de cette nouvelle subjectivité.
3 M. Foucault, Du Gouvernement des vivants, Cours au Collège de France. 1979-1980, édition établie sous la direction de François Ewald et Alessandro Fontana, par Michel Senellart, EHESS, Seuil, Gallimard, 2012, leçon 6 février 1980, p. 99 : « Et par régime de vérité je voudrais entendre ce qui contraint les individus à un certain nombre d’actes de vérité, […]. Un régime de vérité, c’est donc ce qui contraint les individus à ces actes de vérité, ce qui définit, détermine la forme de ces actes et qui établit pour ces actes des conditions d’effectuation et des effets spécifiques. En gros, si vous voulez, un régime de vérité, c’est ce qui détermine les obligations des individus quant aux procédures de manifestation du vrai ». Dans les leçons contenues dans ce volume, Foucault aborde aussi la confession et de la pénitence, sans toutefois s’intéresser à leur évolution au Moyen Âge. 4 G. Agamben, Qu’est-ce que c’est un dispositif ?, Traduit de l’italien par Martin Rueff, Paris, Rivages, 2007, p. 42-43.
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D’un point de vue formel, la pratique de la confession peut s’envisager comme un dispositif formulaire à plus d’un titre, sur plusieurs niveaux de signification. En premier lieu, il s’agit d’un ensemble d’énoncés récurrents avec des marges restreintes de variation qui se présente tout à fait comme un « formulaire », au sens de suite figée d’interrogations auxquelles le fidèle doit répondre en disant la vérité. En deuxième lieu, la confession, comme tout sacrement, a une connotation rituelle, liturgique, caractérisée par des énoncés formulaires performatifs, efficaces (au sens juridique du terme), c’est-à-dire des formules qui engagent le fidèle (à partir de Tertullien le mot « sacrement » devient synonyme de « serment5 »), lui donnent le droit d’être le fils de Dieu, en lui transmettant la grâce, lui imposent d’éprouver tout un éventail de passions, que les théologiens ont classifiés dans nombre de traités. Les schémas formulaires mises à point dans les manuels des confesseurs peuvent être donc considérés aussi comme des véritables déclencheurs de passions purificatrices, que l’officiant devra être capable de reconnaître. De son côté, le pécheur devra en même temps éprouver intérieurement ces passions mais aussi être capable d’exprimer extérieurement de manière efficace son état de souffrance6.
La confession au bas Moyen Âge et les manuels des confesseurs : des formules pour la mise en scène d’une identité Parallèlement à la réflexion théologique du xiie siècle, commencée par Anselme de Laon et poursuivie par Pierre Abélard, et à la complexe élaboration du Droit Canon, la pratique de la confession, auriculaire et secrète, qui constituait jusque-là un élément secondaire au sein du dispositif pénitentiel du haut Moyen Âge, a connu à la fois une grande diffusion et un développement théologique très important, jusqu’à assumer un rôle central dans l’économie de la pénitence, laquelle entra dans la définition des sept sacrements officiels à partir de la moitié du xiiie siècle. Une étape fondamentale de son évolution est constituée par le concile du Latran de 1215. Le canon 21, Omnis utriusque sexus, marque le passage de la confession volontaire de la réforme carolingienne à la confession obligatoire une fois par an, à l’occasion des Pâques, puis étendue à trois fois par an depuis la législation du synode de Toulouse de 1229, pour tous les majeurs, c’est-à-dire pour les mâles à partir de quatorze ans, pour toutes les femmes à partir de douze ans.
5 Pour l’importance du concept de “formule” dans la phénoménologie du “serment” voir : P. Prodi, Il sacramento del potere : il giuramento politico nella storia costituzionale dell’Occidente, Bologne, il Mulino, 1992 ; G. Agamben, Le sacrement du langage : archéologie du serment. Homo sacer II, 3, traduit de l’italien par Joël Gayraud, Paris, Vrin, 2009. 6 Cette définition de la pratique de la confession n’a aucune prétention d’exhaustivité ou de rigueur théorétique. Au contraire, elle a une visée strictement fonctionnelle, liée au choix du corpus que je me propose d’analyser, à la problématique abordée par le colloque, et aux contraintes pratiques qui régissent son déroulement. La complexité discursive et éthique de la confession, comme pratique religieuse, philosophique, existentielle, littéraire, ne saurait se réduire à un instrument de contrôle social.
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La confession est traditionnellement divisée en trois parties : cordis contritio, oris confessio et operis satisfactio, c’est-à-dire le repentir du cœur, la confession orale et la satisfaction pénitentielle. L’oris confessio devint toutefois centrale, et en particulier au détriment de la troisième composante, puisque cette centralité n’efface pas l’importance de la contrition : bien au contraire, toute la complexité psychologique de cette passion est englobée dans la confession orale. L’attitude du pénitent est devenue donc centrale. Et le confesseur, métaphoriquement décrit comme un corrector ou medicus, est de plus en plus investi d’une fonction plus proprement juridique que médicale,7 sans que cette dernière disparaisse complétement. L’absolution du prêtre acquiert un effet causal et juridique ; il ne s’agit pas du seul pardon divin, mais d’une sentence définitive du confesseur-juge qui a un effet immédiat, et qui procède à partir de son évaluation de la contrition manifestée par le fidèle au moment de l’aveu de ses péchés. La contrition constitue ainsi déjà la pénitence, expiée donc à travers une attitude constituée par une double douleur, « une douleur spirituelle (rationnelle, volontaire, intellectuelle), qui tient aux facultés supérieures de l’âme et qui se configure en tant qu’acte de refus du mal […] et une douleur sensible, induite par la douleur volontaire dans les facultés inférieures, celle qui tiennent de la sensibilité, qui est une passion à proprement parler ».8 L’individuation et l’interprétation de la contrition nécessitent des confesseurs bien formés, et la praxis de la confession devient l’apanage des ordres mendiants, dont les membres étaient rompus à la lecture des manuels pour confesseurs qui, au cours de la période qui va du xiie au xive siècle étaient nombreux dans les milieux monastiques. Ces manuels sont des textes où sont présentes des structures formulaires d’interrogation ordonnées selon différents critères, des confessions-type, des instructions, et notamment des classifications des péchés, ainsi que des exempla, et donc des formes de narration. Parmi ces textes, on peut citer le Liber poenitentialis de Robert de Flamborough, chanoine et pénitencier à Saint Victor à Paris qui montre un dialogue entre un pénitent et un confesseur rédigé entre 1199 et 1208. La Summa confessorum, rédigée par Thomas de Chobham, parue sous sa forme définitive au début du 1216 est un véritable manuel, un aide-mémoire pour les confesseurs les moins instruits et les moins compétents. Rédigée autour des années vingt et trente du xiiie siècle, la Summa de casibus conscientie du frère Ramόn de Penyafort a aussi exercé une influence considérable. Il faut enfin mentionner, au début du xive siècle, la Summa collectionum proconfessionibus audendis, de Durand de Champagne, confesseur de la reine de France, et la Formula confessionum de Jean Rigaud. Ce travail de classification et de formulation, à la fois rhétorique, juridique et théologique, se heurtait à plusieurs difficultés, dans une période de grandes
7 Corrector sive Medicus est le titre du pénitentiel rédigé par Burchard de Worms (1000-1025). Il s’agit d’un guide pour les confesseurs. Intégré dans le Decretum, il compte parmi les pénitentiels les plus importants. Il contient notamment un questionnaire très élaboré sur les péchés commis par les fidèles. 8 C. Casagrande, S. Vecchio, Passioni dell’anima. Teorie e usi degli affetti nella cultura medievale, Florence, Sismel – Edizioni del Galluzzo, 2015, p. 309. La traduction proposée est la nôtre.
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transformations sociales comme aux xiiie et xive siècles. Du point de vue rhétorique, la dispositio à suivre devait à la fois faciliter le confesseur dans la mémorisation de l’ensemble des formules d’interrogation, et mettre le fidèle dans une « disposition » d’esprit optimale, apte à la confession. Il pouvait donc s’agir, par exemple, d’un canevas de questions. Du point de vue théologique, il était fort recommandé de suivre un schéma pourvu d’une forte unité de sens. On proposait des structures qui suivaient une cohérence fondée sur la sensorialité, divisée donc en cinq parties, ou encore le schéma type en sept parties, qui suit l’ordre des péchés capitaux, ou encore le décalogue, les sacrements, les dons spirituels, la série paroles-œuvres-omissions, et bien d’autres. Pour ce qui concerne, enfin, les aspects sociaux liés à l’évolution de ce dispositif formulaire, il est important de souligner comment l’Église a commencé, après des siècles de méfiance vis-à-vis des nouvelles classes sociales désireuses de se voir reconnues et « subjectivés » par l’institution religieuse, à élaborer des structures de subjectivation à la fois plus précises et plus souples pour pouvoir les intégrer. Comme le remarque Jacques Le Goff : « Les manuels de confesseurs sont de bons témoins de la prise de conscience de la profession par les professionnels, car ils reflètent la pression des milieux professionnels sur l’Église, et ils ont été, en retour, un des principaux moyens de formation de la conscience professionnelle des hommes du Moyen Âge, à partir du xiiie siècle ».9 Particulièrement complexe était, par exemple, l’évaluation des âmes des fidèles exerçant la profession de marchand, profession qui, selon Pierre Lombard, (on est encore dans la deuxième moitié du xiie siècle) ne peut être exercée sans commettre de péché.10 C’est là un problème qui n’est pas anodin pour les protagonistes de la plupart des nouvelles du Décameron, ces « paladini della mercatura » dont le texte de Boccace constituerait l’« épopée », selon l’interprétation de Vittore Branca.11 Les dispositifs formulaires que nous avons reconnus dans la confession orale mise en place à partir du xiiie siècle s’articulent donc autour de certaines structures élémentaires, qui peuvent, le cas échéant, être adaptées selon le profil du fidèle. Ces structures, mémorisées par les confesseurs, deviennent des sortes de canevas pour les fidèles, qui devront raconter une sélection d’actions et exprimer une série de sentiments de la manière la plus efficace d’un point de vue de la représentation, étant donné que le confesseur, censé être pourvu de profondeur psychologique, peut évaluer la contrition du fidèle comme appropriée au degré de gravité des péchés.
9 J. Le Goff, Pour une autre Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1977, p. 160. 10 Petrus Lombardus, Sententiarum libri, Liber IV, dist. XVI (Patrologia Latina, éd. J.-P. Migne, vol. 192, col. 878). 11 Voir : V. Branca, Boccaccio Medievale, Milan, Rizzoli, 1956. Cependant, la critique récente tend à rejeter cette étiquette en soulignant son incompatibilité avec la formation courtoise de Boccace à Naples auprès des Angevins et son adhésion aux valeurs « courtoises » de Dante dont il se déclare le disciple. Voir : M. Picone, Boccaccio e la codificazione della novella, Ravenne, Longo, 2008.
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Saisi à l’intérieur du « dispositif », l’individu se façonne donc lui-même à travers sa performance en même temps qu’il est façonné anthropologiquement (l’homme par sa nature est pécheur), et ontologiquement (la confession comportant l’absolution lui donne accès à la « cité de Dieu », située à un niveau ontologique supérieur). Du point de vue social, ce façonnement n’est pas identique pour tous, mais personnalisé – pour ainsi dire – en fonction de la couche sociale à laquelle appartient le fidèle. Enfin, le nouveau déroulement de la confession, qui se fait de façon privée, favorise le déroulement d’un dialogue plus intime entre le fidèle et l’officiant, le fidèle avec Dieu, mais aussi le fidèle avec lui-même.
Sacrement de pénitence et fiction narrative chez Boccace Ce caractère dialogique de la confession, qui se prête bien à l’action dramatique de la nouvelle, associé au lien que la pénitence entretient avec la sphère des besoins corporels, en fait une source inépuisable de ressorts comiques. Affirmer que la fiction du sacrement de pénitence constitue le motif le plus important dans la littérature narrative populaire italienne du bas moyen âge serait sans doute exagéré12. Néanmoins, dans les recueils italiens de nouvelles entre le xiie et xve siècles, tels que le Novellino, d’un auteur anonyme du xiie siècle, le Novellino de Masuccio Salernitano ou encore les Novelle Porretane de Sabadino degli Arienti, on trouve plusieurs intrigues qui exploitent cette topique.13 Parmi ces auteurs, Boccace est sans aucun doute celui qui a la connaissance la plus approfondie des manuels des confesseurs et des structures formulaires liturgiques qui régissent le sacrement en question. Parmi les cent nouvelles du Décameron, six traitent, de manière plus ou moins centrale, des thèmes de la confession et de la pénitence. La plupart sont racontées au cours de la troisième journée, (nouvelles III, 3 ; III, 4 ; III, 8, III, 10), auxquelles s’ajoutent les nouvelles II, 10, la VII, 5 et I, 1. Le traitement littéraire que Boccace fait du dispositif pénitentiel appartient toujours au registre bas, où le comique, la parodie, l’ironie et la satire se superposent et coexistent. Dans ses nouvelles, on trouve un traitement duel du dispositif pénitentiel. D’une part, il exploite le spectacle comique et sadique produit par la représentation des punitions corporelles subies par des personnages laids et sots, qu’il s’agisse des fanatiques des rituels religieux, des maris jaloux ou des paysans. D’autre part, il laisse à voir, dans une fiction de confession, la lutte entre individus à travers le dispositif de la confession. Les personnages déploient leurs talents de manipulation du langage, et font montre d’une activité ludique débordante, qui les pousse à une
12 À la Renaissance cette topique sera très exploitée en Italie par Pulci dans son Morgante, par Folengo dans son Baldus et on le trouve aussi dans les premières nouvelles de Bandello. 13 Voir : E. Pasquini, « Confessione e penitenza nella novellistica tardo-medievale (secoli XIII-XV) : fra stilizzazione e parodia », Dalla penitenza all’ascolto delle confessioni : il ruolo dei frati mendicanti, Atti del XXIII Convegno internazionale, Assisi, 12-14 ottobre 1995, Spoleto, Centro Italiano di Studi sull’Alto Medioevo, 1996.
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véritable profanation du dit dispositif14. La pratique de la confession de la part des protagonistes, au lieu de produire le désir de renonciation aux plaisirs de la chair, se transforme, ironiquement, en l’instrument le plus efficace pour les atteindre. A cela s’ajoute la satire du clergé, qui apparaît tant dans la caractérisation négative de ses représentants que dans la critique de leurs instruments de contrôle des âmes, une critique menée également à travers la parodie de ses éléments formulaires. Obtus, avides ou luxurieux, mais aussi ingénieux, les religieux sont les dupes dans les nouvelles I, 1 et pour la III, 3, ou ils sont eux-mêmes ceux qui dupent, comme dans III,4 et III,8. Dans ces deux dernières nouvelles, la pénitence constitue le pivot de l’intrigue. Elle est en effet l’instrument employé par deux religieux afin d’éloigner les maris des deux femmes qui sont objet de leurs désirs érotiques. Le protagoniste de la nouvelle III, 8 occupe un rang bien plus élevé dans l’échelle du prestige ecclésiastique. Il est question d’un abbé, réputé saint, mais fringant et épris d’une jeune femme mariée à un paysan ignorant, vulgaire, et surtout furieusement jaloux. La jalousie est de même le ressort de l’intrigue de la nouvelle VII, 5, qui reprend un motif déjà exploité par la littérature populaire et romanesque : la confession qu’un mari jaloux déguisé en prêtre reçoit de sa femme. Une femme mariée, désireuse de tromper son mari, est également la protagoniste de la nouvelle III, 3. Même les hommes de loi ne sont pas épargnés. Dans la nouvelle II,10, un vieux juge essaie d’inculquer à sa jeune et ardente femme une longue liste de jours fériés durant lesquels on doit pratiquer jeûnes et abstinences, semblable à celles qu’on retrouve dans nombre de manuels de confesseurs, et ce dans la tentative maladroite de mettre un frein à ses ardeurs sexuelles que son âge ne lui permet plus de satisfaire. Le rapt de sa femme par un jeune et viril pirate, et le refus de sa part de revenir au domicile conjugal, lui montreront l’inefficacité d’une telle astuce. Venons-en maintenant à la première nouvelle du recueil. Ici, on se trouve confronté à un récit qui soumet le dispositif pénitentiel à un traitement bien plus complexe et novateur que celui des nouvelles évoquées précédemment, et qui mérite donc d’être traité à part.
La confession de Sire/Saint Chapelet « C’était de tous les hommes le pire peut-être qui ne fût jamais né »15. Ainsi se termine, faisant écho à la description de Judas Iscariote,16 la présentation du protagoniste de la nouvelle, Ser Cepperallo da Prato, notaire toscan résident à Paris. Cette présentation, l’une des plus longues de tout le recueil, où les traits physiques et moraux des personnages sont esquissés d’habitude de manière rapide et stéréotypée, se réalise à travers la figure de l’hyperbole. Pamphile, le narrateur, mentionne ses comportements sexuels, le péché de sodomie, son penchant pour la violence,
14 Voir : G. Agamben, Profanations, traduit de l’italien par Martin Rueff, Paris, Payot et Rivages, 2005. 15 Giovanni Boccaccio, Décaméron, traduit de l’italien par Giovanni Clerico, Paris, Gallimard, 2006, p. 63. 16 « bonum erat ei si non esset natus homo ille », Mathieu, chap, 26, 24.
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l’ivrognerie, et met au centre de la biographie du protagoniste sa véritable passion pour le parjure et le blasphème, les faux actes et les faux témoignages, activités qui à Paris le faisaient prospérer, parce que – nous dit Boccace – « on faisait en ce temps-là le plus grand cas des serments en France ».17 L’intrigue se situe sur un fond historique précis. Nous sommes en 1301. Ser Cepparello, appelé aussi Ciappelletto, surnom chargé peut-être de connotations obscènes18, notaire de profession, vit à Paris, où son surnom est traduit maladroitement par « chapelet ». Il est au service de Messer Musciat Franzesi, un banquier lombard proche du roi Philippe IV le Bel. Ce dernier, incité par le pape Boniface VIII à se rendre en Toscane pour régler les conflits entre guelfes blancs et noirs, décide d’y envoyer son frère, Charles de Valois. Se voyant forcer la main par le roi, Musciat est donc obligé d’accompagner ce frère, qui confie toutes ses affaires à des personnes qu’il estime capables de s’en occuper, à l’exception des créances qu’il devait encaisser en Bourgogne dont les habitants ont la réputation d’être querelleurs, de mauvaise composition et déloyaux. Quel meilleur représentant que Sire Chapelet pour récupérer son argent auprès d’eux ? Ce dernier, qui se trouve dans une situation économique délicate, accepte sur le champ. Il part donc pour la Bourgogne, la ville n’étant pas précisée, (il s’agit peut-être de Dijon), et s’installe chez des usuriers toscans qui l’accueillent dignement. Mais – surprise – au lieu d’entamer une série d’actions contre les Bourguignons, notre héros tombe gravement malade. Aucun médecin, parmi les meilleurs auxquels font appel par les deux frères étant capable de le guérir, ces derniers tombent dans le désespoir et la crainte : « Qu’allons-nous faire de cet homme ? disait un frère à l’autre. Nous voilà aux prises […] avec les pires difficultés. Car, le mettre à la porte de chez nous malade comme il est nous vaudrait un grand blâme et serait pris comme une marque évidente d’inconséquence : les gens nous auraient vus tout d’abord l’accueillir […] et, sans qu’il ait rien pu faire de déplaisant pour nous, ils nous verraient maintenant le mettre à la porte d’ici, alors qu’il est malade à en mourir. D’un autre côté, il a été si méchant homme qu’il ne voudra ni se confesser, ni accepter aucun des sacrements de l’Église […]. Et, quand il se confesserait, ses péchés sont si nombreux et si horribles que cela reviendrait au même, parce qu’il n’y aura pas un frère, pas un prêtre, qui le veuille ou le puisse absoudre. »19. Conscients d’être détestés par les habitants à cause de leur métier et de la mauvaise réputation des Lombards (le mot est employé pour désigner en général les Italiens), les deux moines se voyaient déjà morts et enterrés. Et ici commence la fameuse confession in articulo mortis. Ayant écouté par hasard le discours des deux frères, Chapelet, contre toute attente, décide de se confesser, en tranquillisant les deux Lombards sur la bonne réussite de l’affaire.
17 7 Décameron, op. cit. p. 62. 18 Il dériverait de « ceppo », « bûche », voir L. Sasso, « L’Interpretatio nominis in Boccaccio », Studi sul Boccaccio XII, 1980, p. 159-174. 19 Décameron, op. cit. p. 64.
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Fin connaisseur des manuels de pénitence, Boccace met en intrigue ici une confession qui contient les préceptes les plus importants en la matière. Le rusé Chapelet demande un confesseur fourni d’autorité et de très bonne réputation (éléments fondamentaux pour un jugement correct, comme l’écrit Abélard). Le confesseur vertueux trouvé, le protagoniste peut alors commencer sa performance. Au lieu de confesser ses véritables péchés, il emploie une stratégie rhétorique qui parasite toute la normativité formulaire codifiée par les manuels, pour construire un véritable récit hagiographique. Le concile du Latran de 1215 rendait-il obligatoire pour tous les chrétiens la confession annuelle ? Chapelet commence en déclarant qu’il pratiquait la confession au moins une fois par semaine et manifeste toute sa contrition pour n’avoir pas pu se confesser depuis huit jours à cause de sa maladie. L’interrogatio suit le formulaire défini par la Summa de Thomas de Chobham, cité plus haut. Elle est structurée autour des sept péchés capitaux, à l’exception de l’orgueil, vice des aristocrates et de la paresse, typique des religieux, alors que le frère s’arrête longtemps sur l’avarice et sur la malhonnêteté dans les transactions économiques (Chapelet se présente à son confesseur en tant que marchand), des mauvaises conduites typiques des marchands20. A ces deux dernières questions Chapelet répond en avouant qu’il a eu « le goût du gain », une attitude toutefois équilibrée par le partage de ses richesses avec les pauvres, un geste qui lui paraît cautionné par Dieu, étant donné les riches profits qu’il a réalisés. Pour ce qui est des autres péchés, Chapelet déclare qu’il est vierge, grand jeûneur, travailleur, modéré dans ses désirs, calme et pieux, libéral et respectueux des serments, et qu’il fait preuve d’une contrition qui dépasse de loin le repentir normal pour des péchés très vénaux. Dans leur article sur cette nouvelle,21 Paolo Cherchi et Selene Sarteschi ont qualifié l’attitude simulée par Chapelet du terme d’innocentia, où par innocence il faut entendre, selon la définition des aucotoritates médiévales Guillaume de Conches et Brunetto Latini, quelque chose qui ne relève pas de la naïveté ni d’un manque de culpabilité dans le sens juridique du terme, mais une vertu qui consiste à ressentir comme très graves des fautes considérées d’habitude comme négligeables ; et à ce sentiment se mêle celui de honte22. Concernant la honte23, il s’agit de la première réaction mentionnée au moment de l’interrogation sur la luxure : « Sur ce point, mon père, j’ai honte à vous dire la vérité, car je crains de pécher par vaine gloire. […] Eh bien, dit alors Chapelet, puisque vous me rassurez à ce sujet, je vais vous le dire : je
20 Voir C. Delcorno, Exemplum e letteratura. Tra Medioevo e Rinascimento, Bologna, il Mulino, 1989. 21 P. Cherchi – S. Sarteschi, « L’Innocentia di Ser Ciappelletto », Studi sul Boccaccio, n. 38, 2010 p. 57-68. 22 À l’intérieur du complexe canon des passions médiévales contenu dans les textes théologiques consacrés à la pénitence, il faut aussi mentionner une distinction de nature, concernant le degré de douleur éprouvée lors de la confession. On peut ainsi considérer l’âme de Chapelet comme affectée par la teneritudo, qui s’oppose à la duritia vel spessitudo (voir C. Casagrande, S. Vecchio, op. cit. p. 315). De plus, cette sensibilité le pousse à éprouver un sentiment de honte qui se rapproche bien de celui décrit par le mot innocentia, mais qui est aussi appelé verecundia ou erubescentia. 23 Voir Ph. Guérin, « Sur la vergogna dans le Décaméron », Cahiers de recherches médiévales, vol. 17, 2009, 295-311.
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suis aussi vierge que quand je suis sorti du corps de ma maman »24. La honte est présente même lors du dernier péché confessé : « Hélas ! Messire, répondit sire Chapelet, c’est qu’il me reste un péché dont je ne me suis jamais confessé, tant j’ai de honte à le dire ; chaque fois que je m’en souviens, je pleure comme vous le voyez, et j’ai comme la certitude que Dieu ne me fera pas miséricorde à cause de ce péché »25. Une fois créé l’effet de retardement, qui augmente le suspens du lecteur et du confesseur, voici en quoi consiste ce dernier et inavouable péché : « […] une fois, quand j’étais tout petit, j’ai blasphémé maman »26. Complètement gagné par la performance du confessé, le religieux le réconforte et lui donne l’absolution. Quelques jours après, Chaplet meurt et, étant connu à Paris comme un diable, il est vénéré en Bourgogne comme un saint. Les deux usuriers ne subissent aucun dommage, le peuple a un nouveau saint pour accroître sa foi, et le frère confesseur a entre les mains un nouveau récit exemplaire à partir duquel il est possible d’extraire d’excellentes formules pour sermonner les fidèles : « Il raconta entre autres choses ce qu’en pleurant sire Chapelet lui avait dit être son plus grand péché […] ; puis, s’appuyant sur ce trait pour sermonner le peuple qui l’écoutait, il s’écria : Et vous, maudits de Dieu, pour un fétu de paille qui s’emmêle entre vos pieds, vous blasphémez Dieu et Sa Mère et toute la Cour du Paradis ! »27. S’agit-il là d’une parodie plaisante de la confession, ou d’une satire de l’incompétence et de la crédulité des religieux, ainsi que du peuple ignorant, adorateur de faux saints, et qui vise à provoquer le rire de la brigade de conteurs ? Tout ceci à la fois, et bien plus. Après le Proême et l’Introduction à la première journée, qui contient le récit de la peste de 1348, la rencontre et le départ pour la campagne du groupe de jeunes hommes et de jeunes filles, cette nouvelle liminaire énonce les modalités discursives qui seront au centre du recueil, et en constitueront le noyau générique. On assiste à un choix délibéré de dépasser la forme du récit exemplaire ou de la parasiter en offrant, dans cette nouvelle, une perspective latérale, plus ample, capable d’englober tous les éléments de la vie expulsés par le point de vue idéalisant de l’exemplum. À travers la figure de l’antiphrase, vraie figure dominante de la nouvelle28, Boccace saisit dans la brièveté de son récit le lien entre la pratique de la confession, la création de nouvelles formes de normativité éthique, et leur corrélation et interférence au sein
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Décaméron, op. cit., p. 66. Ibid, p. 70. Ibid, p. 71. Ibid, p. 73-74. Cela n’a pas empêché des pratiques interprétatives et des pratiques de réécriture de la nouvelle ou de certains de ses passages qui éliminent complément cette composante ironique, comme l’ont fait par exemple Benvenuto da Imola dans son commentaire à la Divine Comédie de Dante, le Comentum super Dantis ‘Comoediam’, qui contient la traduction latine de treize nouvelles du Décameron, et Bernardino da Siena, dans ses Prediche Volgari. Voir, L. Fiorentini, “Appunti sulle inserzioni dal Decameron nel commento dantesco di Benvenuto Rambaldi da Imola”, Levia Gravia, XV (2013), p. 399-415.
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du système politique, juridique et religieux de son époque. Il s’appuie, pour ce faire, sur sa connaissance profonde des structures formulaires de la confession, du débat autour des aspects théologiques liés à la posture psychologique et existentielle du pécheur, de la dynamique d’inclusion et d’exclusion des nouvelles classes sociales au sein du mécanisme juridico-religieux. Il semblerait ici que Boccace thématise l’échec des formulaires proposés pour la confession. En premier lieu, il montre l’incapacité du dispositif formulaire à saisir tant la réalité externe de l’action humaine que les mouvements intérieurs de l’âme – mouvements qui, pour être saisis, nécessitent une connaissance du cœur humaine irréductible à toute configuration schématique ou formulaire.29 Deuxièmement, il critique implicitement la prétention selon laquelle la parole efficace (l’absolution) pourrait exprimer le jugement de Dieu qui, comme le dit Pamphile, le narrateur de la nouvelle, reste inconnaissable. Malgré tout, le dispositif formulaire, et son redoutable allié, le récit exemplaire, montrent et gardent, dans la représentation qu’en fait Boccace, leur pouvoir d’orientation et de contrôle social. La fausse confession de Chapelet sauve les deux frères, renforce les sentiments de confiance en Dieu et en l’Eglise de la part des fidèles, et les détourne de toute instance contestatrice. Elle consolide aussi la confiance du peuple dans les liens humains (la fides entre êtres humains), élément qui favorise aussi les associations commerciales et financières30. Elle renforce donc l’intégration de la classe marchande dans le corps politique de l’Église. Sans nous renseigner sur le sort de Chapelet dans l’au-delà, même s’il le voit plutôt en enfer, Boccace nous montre, toujours sous le masque de l’ironie, la légèreté morale du monde profane, un monde où la parole efficace est toujours soumise à la manipulation de la part des forces sociales, de l’ingenium des hommes et des femmes, qui peuvent produire des résultats tout à fait imprévisibles et incertains. A cette fin, pour répondre à d’autres exigences de vérité que celles de cette forme simple qu’est la légende31, il fallait un personnage dépourvu de tout réalisme psychologique ou moral, un personnage en partie figura auctoris32, en tant que professionnel de la parole véritablement efficace, celle de l’art littéraire, un être en partie d’exception, choisi par Boccace pour sa capacité à dépasser l’attitude incontournable de tout fidèle : craindre Dieu33 – un être capable de déconstruire ainsi de l’intérieur une forme de subjectivation figée et rigide, en montrant que la puissance de la parole littéraire peut créer un espace de liberté capable de bâtir 29 Je tiens à souligner que la critique de Boccace est dirigée contre la rigidité de la confession pratiquée dans son cadre institutionnel, et non en tant que pratique individuelle de connaissance de soi et de recherche philosophique et éthique. 30 Pamphile, le narrateur de la nouvelle souligne en effet que cet aspect, l’efficacité de l’action divine malgré l’immoralité de ses représentants sur terre, constitue une excellente preuve de la puissance divine. 31 Voir : A. Jolles, Formes simples, Paris, Seuil, 1972. 32 Voir : M. Picone, Boccaccio e la codificazione della novella: letture del Decameron, Ravenna, Longo, 2008. 33 Le caractère extraordinaire de cette attitude est bien exprimé par les deux frères usuriers qui à côté du rire suscité par la performance de Chapelet, ne manquent d’éprouver un fort étonnement. « Mais quel est donc cet homme ? Ni la vieillesse, ni la maladie, ni la peur de la mort dont il se voit si proche, non plus que celle de Dieu, devant le jugement duquel il s’attend à comparaître d’un moment à l’autre, n’ont pu le détourner de sa méchanceté ni l’empêcher de vouloir mourir tout comme il a vécu ! ». Décameron, op. cit., p. 72.
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d’autres formes de vie immanentes, d’autres formes éthiques et esthétiques qui peuvent se réaliser dans l’hic et nunc du temps profane, et que de nombreuses nouvelles du recueil, ainsi que le récit liminaire, essaient de modéliser. Au dispositif formulaire de la confession, Boccace oppose donc le dispositif littéraire du Décameron, écrit moins pour guider ses lecteurs vers la vie éternelle, que pour les consoler de l’imperfection du monde sublunaire, et de leur montrer, en même temps, comment se rapprocher, dans la mesure du possible, de la « vie bonne » sur terre Boccace34. Les travaux de Kurt Flasch ont montré comment le Décaméron de Boccace a mûri dans une période qui, avec les crises politiques, économiques et sociales de Florence, participe aussi d’une crise « linguistique » et d’une crise des « croyances », de la capacité du langage de décrire la réalité terrestre et céleste et de pénétrer l’intériorité de l’âme humaine. La confiance dans le système aristotélico-thomiste de Dante, - qui envisageait comme possible, par le moyen du rôle de médiateur des anges (les substances séparées) entre Dieu et les hommes et par la force de l’intellect, d’accéder à la connaissance des formes universelles et particulières de toutes les choses et de se rapprocher ainsi de la perfection divine – ou encore la confiance dans les étymologies entrent en crise, sous l’impulsion des philosophes et des théologiens liés au franciscanisme radical – comme Guillaume d’Ockham – que Boccace pouvait connaître grâce au soutien que leur avait offert le Roi Robert d’Anjou à Naples, pendant le séjour de Boccace35. Les travaux d’Ockham, entre autres, mettaient l’accent sur le caractère faillible du « vir ecclesiasticus » et sa déligitimation. Son développement du nominalisme linguistique, qui soulignait le caractère conventionnel du langage et minait la croyance dans l’existence des universaux, était vu par Pétrarque comme le résultat de la barbarie « sophistique », qui était en train de détruire le savoir ancien et divin36. À l’époque de la rédaction du Décaméron, Boccace semble au contraire sensible à ces instances philosophiques, renforcé en cela par l’étude des auteurs anciens dans une perspective toute orientée en direction d’une analyse du pouvoir performatif du 34 La présence d’une réflexion centrée sur l’éthique aristotélicienne et sur la philosophie morale de Sénèque et Cicéron et à l’intérieur du Décaméron a été analysée par plusieurs critiques, dont notamment : Kurt Flasch, Poesia dopo la peste. Saggio su Boccaccio, Bari, Laterza, 1995 ; Fosca Mariana-Zini, L’économie des passions. Essai sur le Décaméron de Boccace, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2012. D’ailleurs, dans le Proême, Boccace déclare ouvertement la visée exemplaire de ses nouvelles : « Et l’on verra dans ces nouvelles des aventures d’amour, âpres ou plaisantes, et d’autres événements hasardeux, qui sont advenus aussi bien dans les temps modernes qu’aux anciens ; et celles des dames que j’ai dites qui liront ces nouvelles pourront tout à la fois prendre plaisir aux choses amusantes qui y sont décrites et en tirer d’utiles conseils, en ce qu’elles pourront y reconnaître ce qu’il convient d’éviter, et, semblablement, ce qu’il est bon de suivre ». Décameron, op. cit., p. 36. 35 Cf. Flasch, Poesia dopo la peste, op. cit., p. 91-92 : « Boccaccio ruppe con le premesse intellettuali della generazione di San Tommaso, del quale aveva studiato a fondo e con dedizione l’aspetto etico-filosofico. Ciò fu possibile solo perché egli viveva in un ambiente culturale che esigeva questa rottura. Alla corte di re Roberto egli entrò in contatto con le più recenti correnti della filosofia e della teologia ; qui si familiarizzò con le ricerche empiriche, di scienza naturale, mitologiche e storiche dell’epoca. » 36 Cf. Cesare Vasoli, « La “crisi” linguistica trecentesca », in Conciliarismo, Stati Nazionali, inizi dell’Umanesimo, Atti del XXV Convegno storico internazionale, Todi, 9-12 octobre 1988, Spoleto, Centro di studi sulla spiritualità medievale, 1990, p. 245-263.
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langage dans la création d’identités, d’illusions référentielles, et bien évidemment de fictions persuasives. Si les études de droit canonique menées à contrecœur lui ont permis de développer des compétences sur les procédures judiciaires, l’étude de la rhétorique ancienne et des courants philosophiques et théologiques liées au franciscains, auxquels Ockham appartenait, ont contribué à amener Boccace à proposer une œuvre narrative libérée des excès stylistiques des œuvres précédentes pour se consacrer à une étude systématique des modalités discursives multiples qui caractérisent les relations humaines, sans la prétention d’en extraire des vérités universelles. Ce sont encore les analyses de Flasch qui nous font comprendre jusqu’à quel point cette nouvelle reflète une attitude « ludique » face à une tromperie, tout en étant en même temps profondément enracinée dans les débats de l’époque sur la non-fiabilité des hommes d’Église à pénétrer dans l’intériorité humaine, et leur hybris dans la prétention de juger les hommes à la place de Dieu. Tout comme le protagoniste des Métamorphoses d’Apulée qui, métamorphosé en âne, peut voir et entendre les comportements privés des hommes, Boccace nous fait voir ce qui se passe derrière les modalités d’évaluation, de jugement et de façonnement des identités. Il nous montre comment cela est souvent le résultat d’une feintise et/ou d’une modalité d’apprentissage mimétique. Sir Chéparel est d’ailleurs un notaire qui s’amuse à falsifier tout genre de document, c’est-à-dire quelqu’un qui travaille avec les mots, et qui sait combien leur performativité tient du degré de confiance et de croyance des hommes entre eux. Il a absorbé la structure narrative sous-jacente aux « vies des saints », tout comme il connaît probablement les formulaires et les guides que les confesseurs utilisaient et il en profite pour feindre une identité conforme à celle exigée par le confesseur pour bâtir une image de saint. Cette nouvelle peut être considérée comme une méta-nouvelle, dans la mesure où elle met en scène un usage des feintises et des mimétismes qui dépasse le pur et simple principe d’autoconservation. En effet, la mise en scène de la fausse confession, surtout dans ses modalités spectaculaires, dépasse à la fois le désir de se sauver soimême de la condamnation à l’Enfer – car Cepparello se considère déjà condamné et il sait bien que son imitation d’un saint n’est qu’une feintise – mais aussi celui de sauver les deux usuriers, car il aurait suffi d’une confession bien moins éclatante pour protéger leur réputation. Dès le départ, Boccace souligne le goût pris par Cepparello dans son activité de falsification. Dans l’action principale du récit, son amusement continue. Il met à profit ses connaissances narratives et ses capacités histrioniques pour se moquer des prétentions épistémologiques de l’Église et de l’incapacité de ses ministres de juger les hommes et de comprendre la place qu’ils occuperont dans l’au-delà. Au lieu de se contenter d’un simple mensonge, il s’adonne à une performance qui, dans ses intentions et dans celles de Boccace, vise à produire un effet paradoxal : le plus méchant des hommes est jugé l’un des plus saints par le plus compétent des confesseurs. Tout comme son personnage, le cadre pragmatique mis en place par Boccace lui permet d’activer une posture narrative capable de thématiser la distance entre les mots et les choses et de dénoncer les limites des constructions d’identités fortes,
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comme celles des saints, des hommes politiques, des héros et des héroïnes37. La prise d’informations, les questionnements, les témoignages peuvent aider à reconstruire une suite d’événements en mettant en lumière un ensemble de causes qui poussent en direction de tel ou tel autre compotement, mais ne peuvent jamais fixer de manière définitive l’identité d’un être humain, semble dire Boccace, en dévoilant ainsi la vraie finalité du dispositif formulaire de la confession. Cela est dû à la raison toute simple que l’homme est un animal mimétique, c’est-à-dire qu’il doit mettre en place des comportements mimétiques et, dans une certaine mesure, des feintises « sérieuses » ou « ludiques » pour échapper à un danger, pour déplacer un conflit, pour consoler des amis. S’il arrive à maîtriser l’art de la parole et du récit, il peut tromper toute sorte d’hommes38. Tout ce qu’on peut connaître, semble dire Boccace par la voix de ses narrateurs, et même dans ce cas de manière insuffisante et précaire, ce sont les détails contingents qui président à toute action humaine et tout ce qu’on peut montrer ce sont les jeux linguistiques et mimétiques, les formules plus ou moins efficaces qui construisent la réalité sociale39.
37 Cf. Françoise Lavocat, Fait et fiction. Pour une frontière, Paris, Seuil, 2016. 38 Cf. Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction, Paris, Seuil, 1998. 39 Cf. John R. Searle, La construction de la réalité sociale, Paris, Gallimard, 1998 ; Maurizio Ferraris, Manifeste du nouveau réalisme, Paris, Hermann, 2014.
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Hi ha una fórmula única per caracteritzar el fenomen de la ficció sentimental a la península ibèrica?*
This article reflects about the implications of a broad concept of formulas that allows the author to deal with a series of motifs and literary resources used in sentimental romances to meet the readers’ expectations. The paper analyses the differences and similarities that can be observed between sentimental romances in Castilian and Catalan literatures from the fifteenth to the sixteenth century. Having established the first census of Catalan sentimental romances, the aim of this article is to compare them with the canonical works of Castilian sentimental romance in order to see if they share common features that allow us to verify that they belong to the same literary trend. Moreover, the development of the plot and the treatment of chivalry as distinctive elements between the works of both traditions will also be addressed.
T
Consideracions prèvies L’objecte d’estudi d’aquest article és el fenomen literari del segle xv que Menéndez Pelayo va definir per primera vegada sota la designació de «novel·la sentimental» i que, més endavant, Deyermond va rebatejar com a «ficció sentimental», atès que els textos que en formen part no s’ajusten plenament al desenvolupament d’una novel·la1. En efecte, devem aquesta nomenclatura a la crítica castellana, mentre que
* L’autora d’aquest article ha estat beneficiària d’una beca de Formació del Professorat Universitari (FPU) del Ministeri d’Educació (2009-2013) vinculada al projecte de recerca CODITECAM III (FFI 2011-27844-C03-01) i al Departament de Filologia Catalana de la Universitat de Barcelona. 1 M. Menéndez Pelayo, Orígenes de la novela, 4 vols, Madrid, Bailly-Baillière, 1905-1915 (reed. 1925), I, p. 281-309; A. Deyermond, «The Female Narrator in Sentimental Fiction: Menina e Moça and Clareo y Floristea», Portuguese Studies, 1 (1985), p. 47-57. Gemma Pellissa Prades • Universitat de Barcelona La Formule au Moyen Âge, éd. par Olivier Simonin et Caroline De Barrau, Turnhout, 2021 (Atelier de Recherche sur les Textes Médiévaux, 28), p. 407-424 © FHG10.1484/M.ARTEM-EB.5.120292
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els autors medievals s’hi refereixen amb diversos termes, entre els quals «aventura», «auto de amores», «fiçión», «glosa», «letras» o «prosa»2. Així mateix, al corpus català reben el nom de carta o lletra, comiat, faula, història, lamentació, obra en metre, parlament, raonament, requesta d’amor, salut, plàtica, tragèdia i ventura. De fet, és coneguda la manca d’acord entre els estudiosos actuals pel que fa a la naturalesa del fenomen – caracteritzat per l’heterogeneïtat de materials que s’empren per tractar el tema amorós – i, de retruc, la confusió terminològica que això produeix. Als anys seixanta del segle xx, Samonà inicia un debat que qüestiona l’entitat genèrica de la ficció sentimental, que abraça tant textos epistolars com novel·les, tractats o poesia al·legòrica3. La polèmica esclata, finalment, en diversos articles als números 29.1 i 31.1 de la Corónica. Més recentment, Casas Rigall aclaria que el problema no rau tant en la naturalesa de la ficció sentimental, sinó en les teories que intenten respondre què és un gènere literari4. En tot cas, Cortijo insistia que es tracta d’un grup unitari5. Certament, entre 1460 i 1464, mossèn Gras ja es refereix al públic de la Tragèdia de Lançalot com a «enamorada generació» a causa dels gustos literaris que comparteixen els lectors d’aquestes obres. Els escriptors busquen satisfer l’horitzó d’expectatives d’una audiència que reconeix en la lectura de textos amorosos una sèrie de trets que tota obra d’èxit del moment havia de tenir. En aquest article s’analitzen els elements característics que componen les composicions de ficció sentimental en la literatura catalana en comparació amb les obres considerades canòniques de la tradició castellana per determinar si es pot parlar del mateix fenomen. D’aquesta manera, el terme «fórmula» s’empra al títol de l’article en una accepció àmplia per fer referència al conjunt de recursos retòrics i de motius literaris recurrents als textos de ficció sentimental, una construcció mental útil per a les classificacions de la crítica. És en aquest sentit que la caracterització de la ficció sentimental com a fenomen complex – no circumscrit a un sol gènere i compost per uns determinats motius i figures literàries – es pot relacionar amb la noció de fórmula. Encara que no respongui a la definició estricta del mot, sobre la qual Debiais, to Figueras, Huys, Ibos-Augé, Louviot i Simonin6 debaten en aquest volum, les consideracions dels estudiosos sobre aquest concepte conviden a reflexionar sobre el fenomen de la ficció sentimental. En primer lloc, aquesta moda literària es caracteritza, certament, perquè remet a una complexitat superior a la del motiu literari. Com es demostra a continuació, els autors combinen diversos llocs comuns i recursos retòrics (per exemple, somni, narració
2 V. Blay Manzanera, «La conciencia genérica en la ficción sentimental (planteamiento de una problemàtica)», dins Historia y ficciones: Coloquio sobre la literatura del siglo xv. Actas del Coloquio Internacional organizado por el Departament de Filologia Espanyola de la Universitat de València, celebrado en Valencia los días 29, 30 y 31 de octubre de 1990, València, Universitat de València, 1992, p. 219. 3 C. Samonà, Studi sul romanzo sentimentale e cortese nella letteratura spagnola del Quattrocento, Roma: Carucci, 1960. 4 J. Casas Rigall, «“Género literario”, “novela” y narrativa sentimental», La Corónica, 31.2 (2003), p. 245-249. 5 A. Cortijo Ocaña, «¿El rey ha muerto? ¿Viva el rey?», La Corónica, 31.2 (2003), p. 256-265. 6 «Table ronde», infra.
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al·legòrica i epístola, al Somni d’Alegre) per vehicular una concepció determinada de l’amor que mostra poques variacions d’un text a l’altre. El valor literari de les obres no s’ha de cercar tant en la trama – pràcticament nul·la i amb poques sorpreses pel que fa a l’argument –, sinó en la riquesa del desplegament dels recursos literaris amb què es vehicula el conflicte amorós, els quals es presten a ser enumerats, com figura més endavant en una taula. En segon lloc, aquests elements formals, que no són fixos però sí recurrents, corresponen a l’univers de referència compartit entre autors i lectors. Constitueixen, així, una mena de fórmula d’èxit per compondre peces de ficció sentimental. (En aquest article s’examina fins a quin punt els textos catalans i els castellans fan ús del mateix conjunt de recursos). Per tant, la ficció sentimental està estretament lligada al context social al qual al·ludeixen Debiais, to Figueras, Huys, Ibos-Augé, Louviot i Simonin7, com suggereix la caracterització que mossèn Gras fa de la pròpia audiència. En efecte, tant els textos epistolars com les faules mitològiques contenen referències explícites al públic de les obres, com ocorre a Escriu Medea a les dones de Joan Roís de Corella. Hi ha, doncs, un bagatge compartit amb els lectors que s’expressa per mitjans escrits. Fet i fet, en el cas de les epístoles, són els propis literats que, dins d’un marc de referències comú – amb unes regles de joc, com es fa evident en les demandes d’amor, de les quals s’ocupen la major part de les lletres del corpus i també el Sermó d’amor de Francesc Alegre – adopten tant el paper d’escriptor/emissor com el de lector/destinatari de les cartes. Encara que els interlocutors dels debats epistolars defensin posicions contràries en la situació amorosa plantejada, d’una banda, fan ús del mateix ventall de recursos retòrics i de llocs comuns – que també apareixen a les obres narratives de ficció sentimental en prosa o en vers – i, de l’altra, el marc teòric sobre la concepció amorosa també és compartit. En efecte, Pere Torroella, autor de quatre intercanvis epistolars del corpus de ficció sentimental català, s’erigeix com a «mestre d’amor» per als autors de la segona meitat del segle xv, com indica Rodríguez Risquete8. Tant és així que Torroella estableix una relació d’instructor-deixeble amb l’interlocutor de les epístoles. Les regles socials també semblen tenir un paper rellevant en aquests intercanvis, com s’observa a la correspondència entre Carles de Viana i Joan Roís de Corella (c. 1458-1459), en què l’autor valencià acaba donant la raó al príncep. Sobretot en les epístoles, doncs, hi ha unes regles implícites i una certa codificació del missatge, més enllà de l’ús de les ars dictaminis. Tot això remet a un àmbit de producció i de recepció que (re)coneix els codis literaris. De totes maneres, el públic de les epístoles que segueixen la moda de la ficció sentimental és més ampli que el que està format estrictament per l’emissor i el destinatari habituals d’una carta. Ho prova la lletra que Francesc Ferrer escriu a Torroella, en què demana: No us sia, donchs, enugós, mossèn molt honorable, lo fer-me un·ampla e ben estesa prosa en tal romans que a la simplesa e delicatura de les senyores se lex 7 Ibid. 8 Pere Torroella, Obra completa, (ed.) Fr. J. Rodríguez Risquete, Barcelona, Barcino, 2011, volum I, p. 83.
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entendre, e tan esquivada dels vocables latinats quant la disposició de l’entendre d’aquellas persones entre qui la present matèria contracta requir9. També els Deseiximents de Pere Pou, en què hi intervenen diversos literats. Tot i que la transmissió textual vincula de forma més estreta els debats epistolars amb la tradició poètica dins de la ficció sentimental catalana, el manuscrit del Jardinet d’orats, que data de 1486 (Biblioteca de Reserva de la Universitat de Barcelona, 151), conté els textos en prosa més representatius del corpus, juntament amb l’epístola que Torroella adreça a Rocabertí (1445-1462), d’un fort contingut teòric. La carta descriu el procés d’enamorament. De fet, aquesta és l’única peça del Jardinet d’orats que compta amb una manícula que senyala la rúbrica amb el títol de l’obra. Així mateix, hi ha diverses manícules i anotacions al marge del text. Aquestes idees sobre la concepció de l’amor es retroben a les narracions de ficció sentimental que també recull el manuscrit. Així, es proposa una lectura unitària dels textos que vehiculen les teories amoroses del moment (sobretot, les epístoles, però també els tractats com el Sermó d’Alegre) i les composicions sentimentals en vers i, majoritàriament, en prosa. Finalment, al contrari del que ocorre en la història o en la diplomàtica, aquí no és apropiat parlar de formularis a l’hora d’escriure obres de ficció sentimental, però sí de models de referència, no només pel que fa a la teoria amorosa – com en el cas de la lletra de Torroella – sinó, especialment, en els recursos literaris que s’empren per vehicular-la. Des del punt de vista filosòfic, hi ha una recepta o fórmula per escriure un text «ideal», del grat de l’ «enamorada generació», com suggereix mossèn Gras al pròleg. Aquest model el formen una sèrie de motius i de recursos literaris als quals els escriptors de la segona meitat del segle xv recorren de manera més o menys conscient, com exemplifica l’adaptació de La mort le roi Artu al gust sentimental en la Tragèdia de Lançalot o la versió francesa del Paris et Vienne en la forma llarga de l’obra.
Objectius i metodologia L’origen de la recerca en la qual es basa aquest article es troba a l’estudi de Pedro M. Cátedra publicat l’any 1986 com a introducció a la Història de París e Viana, edició facsímil10. El París e Viana és una novel·la amorosa del segle xv de procedència i d’autor desconeguts que compta amb una versió catalana. Tot i que l’obra ja havia suscitat un interès considerable per part de la crítica, Cátedra formulava preguntes noves, entre les quals plantejava la possibilitat que hi hagués un lligam entre l’elaboració de l’obra en la forma francesa i la ficció sentimental, que ha estat considerada, a grans trets, un fenomen hispànic amb un nucli important de producció i consolidació castellà. En efecte, l’anàlisi de la versió catalana del París e Viana mostra que no presenta més trets en comú amb les obres representatives d’aquest fenomen en la tradició castellana – per exemple, el Grimalte y Gradisa de Juan de Flores i la Cárcel de amor 9 Pere Torroella, op. cit., volum II, p. 224. 10 P. M. Cátedra, «Estudi literari i tipogràfic», dins Història de París e Viana, edició facsímil (Girona: Diputació de Girona, 1986), p. 11-95.
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de Diego de San Pedro – del que ho faria qualsevol altra novel·la cavalleresca o una altra obra de tema amorós que contingués determinats motius literaris i folklòrics11. En canvi, la forma francesa compleix totes les característiques de les obres de ficció sentimental que comparteixen els textos castellans analitzats per autors com Menéndez Pelayo, Deyermond i Whinnom12. Per tant, la comparació entre els dos textos posa de manifest que ni el fenomen és estrictament castellà, com ja defensava, entre d’altres, Deyermond i, més recentment, Cortijo Ocaña, ni sembla dependre de forma exclusiva de l’argument de la història.13 Així, la resposta als interrogants que Cátedra havia formulat en el seu moment, plantejava preguntes noves que marcaven una pauta de recerca per a la ficció sentimental catalana, els resultats de la qual s’exposen a continuació. Calia valorar si en la literatura catalana s’havia produït un fenomen similar al de la ficció sentimental castellana i, en cas que fos així, delimitar-lo, definir en què consistia i estudiar si diferia de les característiques que s’havien atribuït a les obres castellanes que s’hi inscrivien. El fet és que la crítica catalana no comptava amb un estudi que oferís una visió sistemàtica del fenomen. Però una primera aproximació al tema permet constatar que les històries de la literatura catalana de Rubió i Balaguer i de Riquer havien agrupat, sense gaires diferències, diversos autors de proses amoroses de la segona meitat del segle xv ( Joan Roís de Corella, Romeu Llull, Francesc Carròs Pardo de la Casta, Francesc Alegre, Pere Joan Ferrer) sota un mateix subapartat14. Els dos estudiosos coincidien a destacar-ne el tractament de l’amor i l’ús de l’al·legoria. Al seu torn, Miquel i Planas havia aplegat la major part de les composicions d’aquests escriptors al Novelari català15. El cas és que Corella, Llull, Alegre i Ferrer ja havien circulat conjuntament a través del Jardinet d’orats. Més endavant, Pacheco torna aplegar la major part d’aquests textos en un mateix volum titulat Novel·letes sentimentals dels segles xiv i xv16. Per tant, per a l’estudi present s’han tingut en compte tots els textos escrits per autors catalans o bilingües (en català i castellà) relacionats amb la ficció sentimental que consten a la bibliografia existent (les anomenades «novel·les amoroses» o «proses sentimentals i al·legòriques» en la tradició catalana), però també totes aquelles obres de tema amorós, escrites en vers o en prosa, susceptibles de ser analitzades com a exponents d’aquesta moda literària en un període de temps que comprèn des de les
11 Veg. G. Pellissa Prades, «Com plaure l’enamorada generació. La ficció sentimental catalana, una moda literària», Mot So Razo, 10-11 (2012), p. 71-81. 12 Menéndez Pelayo, Orígenes de la novela; A. Deyermond, «Edad Media», dins Fr. Rico (ed.), Historia y crítica de la literatura española, Barcelona, Crítica, 1979, p. 351-360; A. Deyermond, ‘Edad Media, primer suplemento’, dins Fr. Rico (ed.), Historia y crítica de la literatura española, Barcelona, Crítica, 1991, I, 2, p. 21-405; Keith Whinnom, The Spanish Medieval Romance (1440-1550). A Critical Bibliography, Londres, Grant and Cutler, 1983. 13 A. Deyermond, «The Female Narrator»; A. Cortijo Ocaña (ed.), La evolución genérica de la ficción sentimental de los siglos xv y xvi. Género literario y contexto social, Londres, Tamesis, 2001. 14 J. Rubió i Balaguer, Història de la literatura catalana, 3 vols, Barcelona, Publicacions de l’Abadia de Montserrat, 1949 (reed. 1984), I, p. 402-407, 433-440, 445-447; M. de Riquer, Història de la literatura catalana, 11 vols, Barcelona, Ariel, 1964 (reed. 1983), III, p. 175-85, 246-320. 15 R. Miquel i Planas, Novelari català dels segles XIV a XVIII, 3 vols, Barcelona, Miquel Rius, 1908-1916. 16 A. Pacheco, Novel·letes sentimentals dels segles XIV i XV, Barcelona, Edicions 62, 1970.
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acaballes del segle xiv fins a mitjan segle xvi. Aquestes obres es recullen en forma de cens en una base de dades («Ficció sentimental DB») que aviat estarà disponible per realitzar consultes en línia al web de NARPAN (http://www.narpan.net/). És a dir que, en l’estudi de la ficció sentimental catalana, l’establiment del corpus mitjançant un cens precedeix la caracterització del fenomen, que es basa en la descripció dels textos que en formen part i no pas a la inversa. Aquest cens es regeix per un criteri d’inclusió ampli de les obres com a fonament per al debat i la recerca sobre aquest tema, però estableix clarament el nucli central de les obres representatives del fenomen. Així, l’article argumenta que les obres de ficció sentimental catalana comparteixen els mateixos elements característics que la crítica ha establert per definir aquest fenomen en la tradició castellana. Així mateix, s’aprofundeix en la diferència principal entre els dos corpus, és a dir, el fet que els textos catalans presentin una manca de desenvolupament de la trama, com havia suggerit Torró17.
Definició de la ficció sentimental catalana La ficció sentimental catalana és una moda literària que es comença a gestar al tombant del segle xv i que es manifesta, inicialment, en les composicions narratives en vers i s’estén fins a mitjan segle xvi amb la redacció de Les estil·lades i amoroses lletres trameses per Bartomeu Sirlot a la sua senyora i per ella a ell, una paròdia de les convencions de la literatura amorosa. Això no obstant, és a la segona meitat del segle xv que la ficció sentimental catalana esdevé un autèntic model mental per als autors en vers i, sobretot, en prosa. Es tracta, doncs, d’una moda literària de tradició manuscrita que es devia llegir en entorns cortesans i en tertúlies literàries com la que es descriu a la prosa de ficció Parlament en casa de Berenguer Mercader de Joan Roís de Corella. Les obres catalanes de ficció sentimental són textos breus de tema amorós que es caracteritzen per la riquesa retòrica i pel fet de prioritzar les descripcions i expansions sentimentals per damunt de l’acció. Per tant, la trama narrativa, més o menys desenvolupada, apareix supeditada al component discursiu i/o líric del text. Un dels llocs comuns més freqüents és l’expressió en primera persona del patiment causat per l’amor no correspost d’una dama sense mercè. La relació entre els dos personatges sol ser de vassallatge per part de l’enamorat, que no rep res a canvi del seu servei. En alguns casos aquesta situació provoca el desengany del protagonista18. De la mateixa manera, la teorització amorosa, la descripció de les causes i els efectes de la passió i la moralització – amor diví i/o amor honest envers amor deshonest, rebuig de la passió – són motius temàtics recurrents en aquestes composicions. Altrament, els recursos més habituals que acaben codificant la moda literària de la ficció sentimental són la narració en primera persona, l’al·legoria, les epístoles, la combinació del vers i la prosa, les llistes formulàries d’enamorats cèlebres de la tradició
17 J. Torró, «Context: l’autobiografia sentimental literària», dins Romeu Llull, Lo despropriament de’amor, (ed.) J. Torró, Bellaterra, Stelle dell’Orsa, 1987, p. 10-93. 18 J. Torró, art. cit.
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cultural compartida – intertextualitat – i l’ús de la imatgeria sentimental – planys, sospirs, martiri, el foc i les flames d’amor, la Fortuna…–. Queden en un segon terme els arguments pro- i antifeministes, l’ús de somnis i visions, la mitologia, els debats i les questioni d’amore. Les obres representatives de la ficció sentimental catalana són el Frondino e Brisona, la Glòria d’amor de Bernat Hug de Rocabertí, les proses mitològiques de tema amorós de Joan Roís de Corella, Lo despropriament d’amor de Romeu Llull, la Regoneixença e moral consideració i el Consuelo de amor de Francesc Carròs Pardo de la Casta, el Somni i la Faula de Neptuno i Diana de Francesc Alegre i el Bendir de dones, La noche i L’ànima d’Oliver de Francesc Moner.
Comparació amb la ficció sentimental castellana La comparació entre les composicions del cens de la ficció sentimental catalana i els textos canònics de la ficció sentimental castellana – principalment, les obres de Juan Rodríguez del Padrón, de Diego de San Pedro i de Juan de Flores, sobre les quals existeix un cert consens a l’hora de considerar-les representatives d’aquesta moda19 – fa palès que es tracta del mateix fenomen literari. En efecte, autors com Deyermond, Cátedra, Ribera i Llopis i Cortijo Ocaña l’havien considerat d’abast, com a mínim, hispànic, tot i que també es podria estendre als textos italians i francesos que influïren en la configuració del gust literari i als que s’escriviren en francès al segle xvi20. Per això, a la taula següent es mostra la presència en el corpus català dels trets característics de la ficció sentimental segons han estat definits per la crítica castellana. De l’anàlisi de la taula se’n desprèn que les obres catalanes utilitzen els mateixos recursos que els textos de ficció sentimental castellana. D’aquesta manera, es confirma la unitat del fenomen i se n’amplia l’àmbit de producció i difusió més enllà de les fronteres castellanes. Certament, Reynier ja féu els primers passos en aquest sentit i caldria veure fins a quin punt la fórmula es pot aplicar a la literatura italiana. A més, l’anàlisi de la taula permet resoldre qüestions sobre les diferències que els estudiosos catalans havien apuntat entre la ficció sentimental catalana i la castellana i permet observar tendències pel que fa a la relació entre la forma i l’ús d’uns determinats recursos literaris: les epístoles entre intel·lectuals, per exemple, són el mitjà més adequat per presentar-hi debats teòrics sobre l’amor, mentre que el pes de la trama hi és menor que en altres obres; l’abstracció de la realitat es troba tant en les composició en prosa com en vers de ficció narrativa; no hi ha tampoc
19 A. Deyermond, «Las relaciones genéricas de la ficción sentimental española», dins Symposium in honorem prof. M. de Riquer, Barcelona, Quaderns Crema, 1986, p. 75-92; Cortijo Ocaña, op. cit. 20 A. Deyermond, «The Female Narrator»; A. Deyermond, «El estudio de la ficción sentimental: balance de los últimos años y vislumbre de los que vienen», Insula, 651 (2001), p. 3-9; P. M. Cátedra, Amor y pedagogía en la edad media, Salamanca, Universidad de Salamanca, 1989; J. M. Ribera i Llopis, Narrativa breu catalana: segles XIV i XV, València, Tres i Quatre, 1990; Cortijo Ocaña, op. cit.; G. Reynier, Le roman sentimental avant l’Astrée, París, Armand Colin, 1908.
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Obres originales FSC Cartes d’amor (2.4) Cartes de Bernat Fenollar (2.5) Lletra fingida (2.6) Lletra consolatòria (2.7) Lletres a Violant d’Urrea (2.8) Requesta d’amor (2.9) Lletres de amor (2.10) Xeràbia a dona Brianda (2.11) Cartes a l’amada (2.12) Estil-lades i amoroses lletres (2.13) Torroella-Urrea (2.14) Torroella Hugo de Urriés (2.15) Deseiximents (2.16) Corella-Carles de Viana (2.17) Torroella-B. Hug de Rocaberti (2.18) Torroella-Francesc Ferrer (2.19) Resposta a Jaume Ribes (2.20) Sermó d’amor (2.21) Frondino e Brisona (2.22) Lamentació de Biblis (2.23) Jardí d’amor (2.24) Parlament (2.25) Escriu Medea a les dones (2.26) Leànder i Hero (2.27) Tragèdia de Caldesa (2.28) Despropriament d’amor (2.29) Regoneixença (2.30) Somni (2.31) Faula de Diana (2.32) Raonament (2.33) Requesta (2.34) Retrets a l’amada (2.35) Comiat (2.36) La noche (2.37) L’ànima d’Oliver (2.38) Pensament (2.39) Una ventura (4.1) Salut d’amor (4.2) Lo conhort (4.3) “Qui volrà veure un pobre...” (4.4) Debat entre Vallmanya (4.5) Glòria d’amor (4.6) Consuelo de amor (4.7) Sepultura de amor (4.8) Obra en metro (4.9) Bendir de dones (4.10)
Recursos AL-LEGORIA1 AUTOBIOGRAFIA2 CAVALLERIA3 BREVETAT4 x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x
Els números de referència de cada text corresponen a la numeració que se’ls ha assignat al cens de la ficció sentimental catalana (« Ficció sentimental DB »), que aviat estarà disponible al web de NARPAN
Figure 75 : Distribució dels recursos de la ficció sentimental castellana al corpus català, © Gemma Pellissa Prades
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TEORITZACIÓ (causes)7 DEBAT8 ABSTRACCÍO REALITAT9 AMOR INFELIÇ10 PES FAULA11 x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x
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indicis de canvi entre la utilització d’uns o altres recursos segons si l’obra està escrita en vers o en prosa21. Els elements que figuren a la part superior de la taula corresponen als trets que s’han considerat distintius de la ficció sentimental castellana a la major part dels estudis dedicats al tema22. No s’hi ha fet constar, però, la subordinació de l’acció al component estrictament sentimental o psicològic perquè, juntament amb el tema amorós, és una de les premisses restrictives que s’han aplicat a l’hora de seleccionar les obres representatives del corpus català (vegeu-ne el cens a la «Ficció sentimental DB»). En canvi, la darrera columna està estretament relacionada amb aquest aspecte de la ficció sentimental. Fa referència al pes de la faula narrativa, és a dir, al grau de desenvolupament que assoleix la trama de ficció d’una obra – plantejament, nus i desenllaç, tractament de l’espai, caracterització de més d’un personatge, avançament de l’acció, sobretot si és externa, riquesa de motius literaris –, que presenta una elaboració minsa, en alguns casos gairebé nul·la, a les obres de la taula que s’articulen en forma de cartes entre enamorats (de 2.4-2.12; tret de les Estil·lades i amoroses lletres), així com als debats epistolars entre intel·lectuals (2.14-2.20) i, també, als textos més lírics o que giren entorn del conflicte interior del protagonista, sovint representat en forma d’al·legoria i/o de visió.23 21 Els estudiosos següents havien tractat les característiques distintives de la ficció sentimental catalana respecte de la tradició castellana: Torró, «Context: l’autobiografia sentimental literària»; Romeu Llull, Obra completa, (ed.) J. Torró, Barcelona, Barcino, 1996, «ENC A-135»; Ribera i Llopis, Narrativa breu catalana; J. M. Ribera i Llopis, «Narrativa sentimental peninsular del s. XV: les raons íntimes del jo», Revista de lenguas y literaturas catalana, gallega y vasca, 4 (1994), p. 289-306. 22 Tot i que des de la definició de Menéndez Pelayo els estudiosos de la ficció sentimental s’han esforçat per distingir les obres que hi pertanyen respecte de les novel·les cavalleresques, en aquesta taula s’hi inclou la «cavalleria» com un dels elements tractats en els diferents intents de caracteritzar aquesta moda literària perquè permet establir diferències entre el corpus castellà i el català, explicar les diferències en el tractament de l’acció externa de la trama i perquè, com indica Cortijo Ocaña (La evolución genérica) és rellevant a l’hora d’estudiar l’evolució de les obres castellanes que segueixen el gust sentimental. 23 La categoria «cartes entre enamorats» fa referència a les obres següents: Cartes d’amor (1400-1458), anònimes, conservades a la Biblioteca Nacional de España (Madrid, Biblioteca Nacional de España, 10264), i editades per Glòria Sabaté i Lourdes Soriano, «Més sobre literatura De amore: estudi i edició de dos epistolaris medievals», Studi Mediolatini e volgari, 54 (2008), 251-67; Cartes de Bernat Fenollar i Isabel Suaris (mitjan s. XV); Lletra fingida que escriu Aquil·les a Polícena. Respon Polícena de Joan Roís de Corella (1456-1458); Lletra consolatòria (1458-1462) del mateix autor; Lletres a Violant d’Urrea de Joan Moreno, que també havien estat atribuïdes a Corella; la Requesta d’amor («Una sou vós lo remey de ma vida») (anterior a 1486), conservada al manuscrit del Jardinet d’orats a la Biblioteca de Reserva de la Universitat de Barcelona (Barcelona, Biblioteca de la Universitat de Barcelona 151), i editada, entre d’altres, per Jaume Torró; «El mite de Caldesa: Corella al Jardinet d’orats», Atalaya. Revue Française d’Études Médiévales Hispaniques, 7 (1996), p. 103-116; les Lletres d’amor (1460-1500) de la Bibliothèque Nationale de France (Paris, Bibliothèque Nationale de France, esp. 305), editades per Sabaté i Soriano; la Lletra d’amor de mossèn Xerabià a dona Brianda (anterior a 1486), preservada també al Jardinet d’orats i editada per Torró, «El mite de Caldesa»; les Cartes a l’amada de Francesc Moner (c. 1485-1490) i Les estil·lades i amoroses lletres (mitjan s. XVI). Les epístoles que formen part dels debats entre intel·lectuals són: la correspondència en castellà entre Pere Torroella i Pedro de Urrea (1436-1469); entre Torroella i Hugo de Urriés (c. 1436-1462), també en castellà; els Deseiximents contra Fals amor convocats per Pere Pou (1458); l’intercanvi epistolar bilingüe entre el príncep Carles de Viana i Corella (c. 1458-1459); la resposta de Torroella a Bernat Hug de Rocabertí (1445-1462); la correspondència entre Torroella i Francesc Ferrer (1458-1462) i la Resposta a Jaume Ribes de Francesc Moner (c. 1490-1491).
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Això no obstant, disset de les obres originals del corpus de la ficció sentimental catalana – és a dir, de les quaranta-sis que s’analitzen al gràfic – mostren un interès considerable per la narració i la construcció de la història. Entre aquests textos, s’hi inclouen el Salut d’amor (segle xiv-xv), Lo conhort de Francesc Ferrer (1425-1458), la Glòria d’amor de Bernat Hug de Rocabertí (c. 1450-1467) i el Bendir de dones de Francesc Moner (c. 1490-1491), escrits íntegrament en vers, i cinc faules mitològiques de Corella: la Lamentació de Biblis, el Jardí d’amor o les Lamentacions, el Parlament en casa de Berenguer Mercader, Escriu Medea a les dones la ingratitud e desconeixença de Jason i La història de Leànder i Hero, escrites entre 1456 i 1458. Tanmateix, les composicions no contenen trames secundàries com les del Tirant lo Blanc – la brevetat de les obres ho dificultaria, amb l’excepció del Frondino e Brisona –, sinó que s’articulen al voltant d’una sola seqüència narrativa, encara que en alguns casos s’utilitzi una estructura marc que conté altres històries amb una funció exemplificativa – la història dins de la història –, com ocorre, per exemple, a la Faula de Neptuno i Diana de Francesc Alegre i al Salut d’amor. De fet, en el cas del Salut d’amor, les històries tràgiques que relata com a exempla ja serien ficcions sentimentals per si soles. És la mateixa estructura que es troba a l’obra castellana Siervo libre de amor de Rodríguez del Padrón, que conté la «Estoria de dos amadores». Per tant, un cert desenvolupament narratiu – que la bibliografia vincula a l’expressió en prosa de les obres sentimentals – conviu amb la subjectivitat lírica i la importància de l’element discursiu i ornamental dels textos. El gràfic, doncs, ofereix una perspectiva àmplia de la ficció sentimental catalana i dóna compte de la varietat i les recurrències del fenomen. A més, permet matisar les conclusions que s’havien extret de la comparació d’algunes obres catalanes sentimentals amb les que la literatura castellana considera canòniques, com la Triste deleitación, la Cárcel de amor de Diego de San Pedro o els textos de Juan de Flores. Torró afirmava que: Tot i que el desenvolupament novel·lístic que aquestes proses adquiriren en la literatura castellana no es donà entre nosaltres, on evolucionaren cap a altres formes com podem notar en L’ànima d’Oliver, i que a casa nostra només podríem qualificar de novel·les sentimentals pròpiament un París e Viana o La tragèdia de Lançalot, les quals depenen de models narratius força diferents, tanmateix, la presència d’aquests productes més desenvolupats castellans continua ben vigent en el nostre panorama, i les relacions se’ns insinuen més aviat múltiples24. En efecte, el model català presenta diferències puntuals respecte del corpus castellà que tenen a veure amb el desenvolupament novel·lístic i l’extensió dels textos. Tot i que no és l’únic factor que ho explica, els autors de les obres catalanes mostren poca predilecció pels episodis cavallerescos o bèl·lics i, en definitiva, per l’acció externa. Tal com il·lustra la taula, aquest element és, amb diferència, el tret característic de la ficció sentimental més rar en la producció catalana. Només apareix de forma al·lusiva en cinc obres i no hi té lloc cap torneig ni justa. En canvi, a les obres que apuntava Torró – les adaptacions del París e Viana i la Tragèdia de Lançalot, més 24 Torró, «Context: l’autobiografia sentimental literària», p. 62.
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extenses – aquest component és necessari per a l’avançament de la història d’amor, atès que forma part del motor de la trama. Pel que fa als textos originals catalans, només podem comparar-hi el Frondino e Brisona, en la qual els enamorats es veuen forçats a separar-se perquè el protagonista participi a la guerra contra els turcs. Ribera i Llopis ja es feia ressò d’aquesta diferència25. Tot i que defensava l’existència d’un model literari d’abast peninsular i, per tant, d’un patró comú tant per al Siervo libre de amor i la Cárcel de amor com per a Joan Roís de Corella, Romeu Llull i Francesc Moner, que es manifesta en la importància del discurs i en l’aparença autobiogràfica dels textos, sí que constatava la falta de recurrència a les armes per part dels darrers autors i ho atribuïa al fet que la literatura catalana hauria desenvolupat una major diferenciació entre les proses sentimentals i les novel·les cavalleresques, que inclogueren obres remarcables. Per contra, els fets d’armes són un lloc comú en un nombre representatiu de les obres de ficció sentimental castellana26. Dels vint-i-un textos que Whinnom considera que formen part del corpus, l’element bèl·lic figura de forma clara al Siervo libre de amor de Juan Rodríguez del Padrón, a la Triste deleitación, a l’Arnalte y Lucenda i a la Cárcel de amor de Diego de San Pedro, al Grisel y Mirabella, al Grimalte y Gradisa i al Triunfo de Amor de Juan de Flores, a la Coronación de la señora Gracisla i a la Cuestión de amor. Cal assenyalar que els episodis bèl·lics solen ser inseparables de les històries d’amor narrades a les primeres obres de la ficció sentimental castellana27. En conseqüència, el desenvolupament novel·lístic de les obres del corpus castellà és més acusat que en el cas català perquè s’hi escenifiquen gestes bèl·liques en lloc de centrar-se només – o principalment – en el conflicte interior del protagonista28. De totes maneres, Cortijo Ocaña adverteix que hi ha una sèrie de textos castellans, les anomenades obres precelestinesques, que, en contrast amb les composicions de Juan de Flores i de Diego de San Pedro, tracten una sola anècdota, que correspondria a només un segment de tot el procés amorós narrat a les obres dels autors esmentats. Segons Cortijo, la continuació de la Cárcel de amor de Nicolás Núñez, el Tratado de amores, la Repetición de amores i la Penitencia de amor de Pedro Manuel Jiménez de Urrea serien obres precelestinesques29.
25 Ribera i Llopis, Narrativa breu catalana, p. 62-64. 26 Reynier ja destaca el marc cavalleresc o meravellós que introdueix la literatura castellana a la ficció sentimental en comparació amb la tradició italiana, representada per obres com la Fiammetta de Boccaccio. 27 Whinnom, The Spanish Sentimental Romance. 28 Val la pena recordar que Schevill (R. Schevill, Ovid and the Renaissance in Spain, Berkeley, University of California, 1913) va caracteritzar la ficció sentimental – que l’estudiós anomenava «Ovidian tales» – a través de la brevetat i dels motius i de la retòrica ovidians que s’hi empraven i que va excloure el Siervo libre de amor i la Cárcel de amor del corpus sentimental a causa del to cortesà de les obres i del tractament de la cavalleria. 29 Cortijo Ocaña, La evolución genérica. Cal tenir en compte que R. Rohland de Langbehn, «Desarrollo de géneros literarios: la novela sentimental española de los siglos xv y xvi», Filología, 21 (1986), p. 57-76, p. 74-75 , ja insistia en el fet que les obres de ficció sentimental castellana evolucionen al llarg del temps cap a un model reflexiu i d’introspecció interior en detriment del desenvolupament de la trama, de manera que la situació es manté estàtica en textos tardans.
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De la mateixa manera, al corpus de la ficció sentimental catalana hi ha diferents graus de «novel·lització» de la història. Torró ja advertia que, en front del to més discursiu de gran nombre de les proses del Jardinet d’orats, Corella ofereix textos que en alguns casos assoleixen un desenvolupament narratiu destacable, com La història de Leànder i Hero, narrada en tercera persona – igual que el Frondino e Brisona – i «un grau de “sentimentalització” i d’”efectisme” del relat notables»30. Més amunt s’ha subratllat la presència de cinc faules mitològiques de Corella entre les obres amb una elaboració evident de la història. Encara hi hauríem d’afegir la Faula de Neptuno i Diana de Francesc Alegre. De fet, l’element mitològic dóna lloc en la ficció sentimental catalana a una major complexitat de la trama31. Una altra diferència respecte del corpus castellà ve donada per la manca d’interpretacions polítiques que els filòlegs que han estudiat les obres catalanes han atribuït als textos i per l’absència de relacions amb l’ègloga32. De totes maneres, com s’ha dit anteriorment, la bibliografia sobre la ficció sentimental catalana encara és escassa. Així doncs, a part de les dissemblances exposades, el gràfic demostra que les obres catalanes també s’ajusten als criteris utilitzats per definir el fenomen en la literatura castellana. A més, la comparació amb el llistat de recursos que s’han extret de cadascun dels textos que formen part del cens català, sembla suggerir que hi ha altres elements, com el judici d’amor, que són presents en les dues tradicions literàries, encara que siguin menys recurrents. A continuació, es reporta una selecció de les referències bibliogràfiques que s’ocupen de cadascun dels recursos de la ficció sentimental que figuren a la taula33: a) Al·legoria: Ch. R. Post, Medieval Spanish Allegory, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1915 (reed. 1971); J. Amador de los Ríos, Historia crítica de la literatura española, 7 vols, Madrid, Gredos, 1969, VII, imprès per primer cop el 1865; Reynier, op. cit.; Rubió i Balaguer, op. cit.; Riquer, op. cit.; Pacheco, op. cit.; K. Whinnom, «Introducció crítica», dins Diego de San Pedro, Obras completas, II: Cárcel de amor, València, Castalia, 1972, p. 7-66; A. Durán, Estructuras y técnicas de la novela sentimental y caballeresca, Madrid, Gredos, 1973; A. Deyermond, «The Lost Genre of Medieval Spanish Literature», Hispanic Review, 43/3 (1975), p. 231-259; Deyermond, «Edad Media»; A. Deyermond, «Santillana’s Love-Allegories: Structure, Relation, and Message», dins D. Fox, H. Sieber i R. Ter Horst (eds) Studies in Honor of Bruce W. Wardropper,
30 Torró, «Context: l’autobiografia sentimental literària», p. 46-49 i 46. 31 Rubió i Balaguer ja destacava la importància de la mitologia en la ficció sentimental i precisament en citava com a exemple la Faula de Neptuno i Diana. 32 Es deu la primera lectura política d’una obra castellana de ficció sentimental a Fr. Márquez Villanueva, «Cárcel de amor, novela política», Revista de Occidente, 14 (1966), 185-200. R. Rohland de Langbehn, «El problema de los conversos y la novela sentimental», dins A. Deyermond, I. McPherson (eds), The Age of the Catholic Monarchs 1474-1516: Literary Studies in Memory of Keith Whinnom, Liverpool, Liverpool University Press, 1989, p. 134-143 relaciona els textos amb els interessos dels conversos. 33 La selecció es basa en el repàs bibliogràfic de la tesi doctoral de M. F. Aybar Ramirez (La ficción sentimental del siglo xvi, Madrid, Universidad Complutense de Madrid, 1994), que s’ha completat, sobretot, amb els estudis catalans i les aportacions crítiques més recents.
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en el Siervo libre de amor», Revista de literatura medieval, 22 (2010), p. 217-354; D. Sherman Severin, «Audience and Interpretation: Gradisa the Cruel and Fiometa the Rejected in Juan de Flore’s prosimetrum, Grimalte y Gradisa», dins Cultural Contexts / Female Voices, Londres, Queen Mary and Wesfield College, 2010, p. 63-71. f) Epístola: Menéndez Pelayo, op. cit.; Rubió i Balaguer, op. cit.; Varela, «La novela sentimental y el idealismo cortesano»; id. «La novela sentimental y el idealismo cortesano»; Cvitanovic, art. cit.; Durán, op. cit.; Deyermond, «Edad Media»; id. op. cit.; Prieto; M. Cahner, «Debat epistolar entre Bernat Fenollar i Isabel Suaris», Els Marges, 10 (1977), p. 71-75; Gerli, art. cit.; O. T. Impey, «The Literary Emancipation of Juan Rodríguez del Padrón: from the Fictional Cartas to the Siervo libre de amor», Speculum, 55 (1980), p. 305-16; id. O. T. Impey, «Ovid, Alfonso X, and Juan Rodríguez del Padrón: two Castilian translations of the Heroides and the beginnings of Spanish sentimental prose», Bulletin of Hispanic Studies, 57 (1980), p. 283-97; E. Duran, «Unes cartes amoroses del segle xvi en català», L’Espill, 15 (1982), p. 40-51; J. Romeu i Figueras, «Quatre epístoles paròdiques procedents d’un plec solt valencià en prosa del segle xvi», dins Homenaje a José Manuel Blecua, Madrid, Gredos, 1983, p. 582-593; Fr. Vigier, «Fiction épistolaire et novela sentimental en Espagne aux xve et xvie siècles», Mélanges de la Casa Velázquez, 20 (1984), p. 229-259; D. Ynduráin, «Las cartas en prosa», dins Literatura en la época del Emperador, Salamanca, Universidad de Salamanca, 1988, p. 53-79; id. «Las cartas de amores», dins Homenaje a Eugenio Asensio, Madrid, Gredos, 1988, p. 487-495; Gómez, «Los libros sentimentales»; id. «La aportación española»; A. Hauf, «Tres cartes d’amor: contribució a l’estudi del gènere epistolar en el Tirant lo Blanc», dins Actes del Symposion Tirant lo Blanc, Barcelona, Quaderns Crema, 1993, p. 379-409; A. Cortijo Ocaña, «Las cartas de amores: ¿otro género perdido de la literatura hispánica ?», Dicenda. Cuadernos de Filología Hispánica, 16 (1998), p. 63-81; M. Garcia Sempere, «La correspondència amorosa entre Isabel de Suaris i Bernat de Fenollar», dins Epístola i Literatura. Epistolaris. La carta: estratègies literàries, Alacant, Denes, 2004, p. 93-100, 443-445; Gl. Sabaté i L. Soriano, «Moda, cultura i lectura a la Corona d’Aragó: el gènere epistolar», dins Actas del IX Congreso Internacional de la Asociación Hispánica de Literatura Medieval, III, La Corunya, Universidade da Coruña i Toxosoutos, 2005, p. 489-501; id. «Més sobre literatura De amore»; R. Archer, «Mujeres enamoradas: un epistolario de Pere Torroella y Pedro d’Urrea», Hispanic Research Journal, 7.4 (2006), p. 291-305; J. M. Ribera i Llopis, «Uns i altres en la cartografia de la narrativa breu medieval», Caplletra, 43 (2007), p. 199-212. g) Teorització sobre l’amor i debats: C. Samonà, Studi sul romanzo sentimentale e cortese nella letteratura spagnola del Quattrocento, Roma, Carucci, 1960; Riquer, op. cit.; Cvitanovic, op. cit.; Deyermond, «Edad Media»; id. op. cit.; Durán, op. cit.; Parrilla, «El Tratado de amores»; id. «La novela sentimental en el marco de instrucción retórica», Insula, 651 (2001), p. 15-17; Rohland de Langbehn, «Desarrollo de géneros literarios»; M. del p. Rábade Obradó, «El arquetipo femenino en los debates intelectuales del siglo xv castellano»,
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dins En la España medieval, 11 (1988), 261-301; Cátedra, op. cit.; Rohland de Langbehn, «Argumentación y poesía»; Gómez, «Los libros sentimentales»; R. Cantavella, «Dames a l’aigua: el tema del debat entre el Príncep de Viana i Joan Roís de Corella», Anuari de l’Agrupació Borrianenca de Cultura, 8 (1997), p. 37-45; id. «The Medieval Catalan Demandes d’amor», Hispanic Research Journal, 1 (2000), p. 27-42; P. Torroella, Obra completa, 2 vols, ed. Fr. J. Rodríguez Risquete, Barcelona, Barcino, 2011, «ENC B-31-32». h) Abstracció de la realitat (somnis, visions, aparicions, mitologia, estretament vinculat a les al·legories): H. C. Heaton, The Gloria d’Amor of fra Rocabertí. A Catalan Vision-poem of the 15th Century, Nova York, Columbia University Press, 1916; J. Rubió i Balaguer, op. cit.; Samonà, op. cit.; Varela, «Revisión de la novela sentimental»; H. Ciocchini, «Hipótesis de un realismo mítico-alegórico en algunos catálogos de amantes ( Juan Rodríguez del Padrón, Garci-Sánchez de Badajoz, Diego de San Pedro, Cervantes)», Revista de Filología Española, 50 (1967), p. 229-36; Durán, op. cit.; Deyermond, «The Lost Genre of Spanish Medieval Literature»; id. «Edad Media»; id. «On the Frontier of Sentimental Romance»; Prieto, op. cit.; Rodríguez del Padrón, op. cit.; L. Badia, «La segona visió mitològica de Curial: Notes per a una interpretació de l’anònim català del segle xv Curial e Güelfa», dins Miscel·lània Antoni M. Badia i Margarit, Barcelona, Publicacions de l’Abadia de Montserrat, 1987, VI, «Estudis de Llengua i Literatura Catalanes 14», p. 265-292; Triste deleytaçión. An Anonymous Fifteenth Century Castilian Romance, ed. E. M. Gerli, Washington, Georgetown University Press; E. M. Gerli, «Metafiction in Spanish Sentimental Romances», dins The Age of the Catholic Monarchs 1474-1516: Literary Studies in Memory of Keith Whinnom, Liverpool, Liverpool University Press, 1989, p. 57-63; Lacarra, «Juan de Flores y la ficción sentimental»; Ribera i Llopis, op. cit.; J. Pujol, «El narrador al verger. Tradicions i models en les Ventures al·legòriques amoroses del segle xiv», dins La narrativa in Provenza e Catalogna nel XIII e XIV secolo, Pisa: Edizioni ETS, 1995, p. 161-84; M. Cortés i Cañagueral, «La infantesa de Curial i una font literària», dins Actes del Novè Col·loqui Internacional de Llengua i Literatura Catalanes (Alacant-Elx, 1991), I, València i Barcelona: Institut Interuniversitari de Filologia Valenciana i Publicacions de l’Abadia de Montserrat, 1996-1997, p. 413424; Cortijo Ocaña, «The complication of the narrative technique»; Orazi, art. cit.; P. Crespo, «Crítica mitológica en el Grisel y Mirabella», La Corónica, 29.1 (2000), p. 75-87; Josep Lluís Martos, Les proses mitològiques de Joan Roís de Corella,València i Barcelona, Institut Interuniversitari de Filologia Valenciana i Publicacions de l’Abadia de Montserrat, 2001; J. Ll. Martos, «Escola i aprenentatge literari a través de la traducció: Corella i els mites», Quaderns de literatura. Estudis literaris, 3 (2003), p. 245-266; C. Parrilla, «La visión reparadora y los elementos fantásticos en la prosa sentimental del siglo xv», dins Fantasía y literatura en la Edad Media y los Siglos de Oro, Madrid i Frankfurt am Main, Iberoamericana i Vervuert, 2004, p. 299-310. i) Amor infeliç i desenllaç tràgic: Deyermond, «The Lost Genre of Spanish Medieval Literature»; id. «Edad Media»; id. «Las relaciones genéricas»; id. Tradiciones y puntos de vista; Prieto, op. cit.; Rohland de Langbehn, «Desarrollo de
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géneros literarios»; Torró, art. cit.; J. Pujol, «El desenllaç tràgic del Tirant lo Blanc, Les Troianes de Sèneca i les idees de tragèdia al segle xv», Boletín de la Real Academia de Buenas Letras, 45 (1995-1996), 29-66; J. Ll. Martos, Fonts i seqüència cronològica de les proses mitològiques de Joan Roís de Corella, Alacant, Departament de Filologia Catalana de la Universitat d’Alacant, 2001; P. Cocozzella, Text, Translation and Critical Interpretation of Joan Roís de Corella’s Tragèdia de Calesa, a Fifteenth-Century Spanish Tragedy of Gender Reversal. The Woman Dominates and Seduces Her Lover, Lampeter, The Edwin Mellen Press, 2012. j) Pes (minse) de la faula/narració: Rubió i Balaguer, op. cit.; Samonà, op. cit.; Riquer, op. cit.; Varela, «La novela sentimental y el idealismo cortesano»; Cvitanovic, op. cit.; Torró, «Context: l’autobiografia sentimental literària»; Gómez, «Los libros sentimentales»; Deyermond, op. cit.; Ribera i Llopis, art. cit.
Conclusions L’elaboració d’un cens de les obres catalanes de ficció sentimental («Ficció sentimental DB») demostra que aquest fenomen també es produeix a la literatura catalana durant el segle xv i que, lluny de donar lloc a composicions aïllades o situades exclusivament en l’òrbita de la tradició castellana, té com a resultat una producció variada i rica que no s’explica només per dependència dels textos castellans i que permet establir relacions i detectar influències entre els autors que conreen aquesta moda literària, que abraça, principalment, l’eix hispànic. Com s’ha mostrat en aquest article, l’única diferència rellevant entre la ficció sentimental catalana i la castellana rau en l’extensió dels textos i el desenvolupament novel·lístic, marcat per la poca presència dels fets de cavalleries a la tradició pròpia. Això no obstant, tenir en compte les composicions catalanes augmenta la casuística disponible per estudiar aspectes concrets de la ficció sentimental hispànica, com l’ús de certes tècniques narratives que han despertat l’interès de la crítica castellana; per exemple, el funcionament de la història dins de la història en la ficció sentimental (Siervo libre de amor de Juan Rodríguez del Padrón, però també la Faula de Neptuno i Diana d’Alegre, el Parlament en casa de Berenguer Mercader i les Lamentacions de Joan Roís de Corella), la utilització d’un narrador-testimoni per relatar el patiment amorós aliè (Cárcel de amor de Diego de San Pedro, així com la Faula de Neptuno i Diana) o l’ús de l’intercanvi epistolar per al desenvolupament de la trama (Proceso de cartas de amores de Juan de Segura i Les estil·lades i amoroses lletres).
Postface
Table ronde sur la formule
Ce qui suit est une retranscription d’un échange par Internet, reprenant et prolongeant la table ronde de clôture du colloque de Perpignan sur la Formule au Moyen Âge. Elle vient, en guise de conclusion, préciser certaines façons de concevoir la formule dans le travail de médiévistes d’horizons différents, et vient ainsi faire écho à notre avant-propos, qui soulignait la polysémie du terme. Olivier Simonin : Chers tous, Comme convenu, j’ouvre aujourd’hui la table ronde internautique sur la notion de formule. Le principe en est simple : il s’agit de répondre, pour lancer la discussion, aux deux questions suivantes, en même temps ou à l’une puis à l’autre : 1) Comment définiriez-vous le terme “formule” dans vos disciplines ? 2) Quelle en est la pertinence (le concept est-il effectivement productif) ? Il sera ensuite possible de réagir par rapport aux réponses données et de faire de nouvelles remarques ou bien de poser d’autres questions. Je vous remercie de votre participation, et déclare le débat ouvert. Élise Louviot : J’ouvre le débat avec ma réponse aux deux questions posées. 1) Dans le domaine de la poésie vieil-anglaise, une étude sur les formules ne peut guère commencer sans faire référence à la théorie orale-formulaire développée par Milman Parry et Albert Lord à partir des années 1930, dans le cadre de leurs études comparatives sur la poésie épique serbe du début du vingtième siècle et de la poésie homérique. Selon les termes de Milman Parry, une formule est « un groupe de mots régulièrement employé dans les mêmes conditions métriques pour exprimer une idée essentielle donnée » (« a group of words which is regularly employed under the same metrical conditions to express a given essential idea »1). L’idée essentielle de Parry et Lord est qu’une formule n’est pas un artifice isolé, mais un mode de composition à part entière, qui caractérise les traditions poétiques orales et les distingue radicalement des traditions écrites. Selon eux, les traditions
1 M. Parry, « Studies in the Epic Technique of Oral Verse-Making. I. Homer and Homeric Style », Harvard Studies in Classical Philology 41 (1930), p. 73-147, p. 80.
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orales se caractérisent par l’existence d’un bagage commun de récits, de thèmes et de scènes typiques, ainsi que de formules toute faites (occupant un hémistiche ou un vers entier par exemple), qui permettent aux poètes de déclamer des poèmes de plusieurs milliers de vers devant un public, sans risquer d’oublier leur « texte » ou de commettre des erreurs métriques, et qui leur permettent aussi, après une seule écoute, de mémoriser facilement un poème déclamé par un confrère. Chaque performance est alors non pas une reproduction d’un texte figé préexistant, mais une recréation d’une histoire bien connue à l’aide du bagage commun : le poème ne sera jamais tout à fait le même d’une performance à l’autre mais ce qui fait son essence pourra néanmoins être transmis de génération en génération, sans l’aide de l’écriture. La théorie a fait couler beaucoup d’encre, notamment en ce qui concerne ce qui permet de déterminer si un texte médiéval ou antique conservé par écrit peut être considéré comme le témoignage direct d’une tradition orale ou non. A l’heure actuelle, le consensus serait (si tant est qu’il y ait un consensus) que les textes médiévaux représentent pour la plupart une étape de transition entre une culture exclusivement orale et une culture très lettrée comme la nôtre. Autrement dit, les textes subsistants utiliseraient déjà pour une part des techniques et des conventions liées à l’écrit, mais continueraient à faire usage du bagage traditionnel commun et donc à nécessiter un type de réception approprié à ce bagage. 2) Le concept est très productif puisqu’il donne une clé importante pour l’interprétation des textes. Une idée clé de la théorie orale-formulaire est que la formule appartient à un bagage commun, partagé par le poète et par son public. Par conséquent, elle est, pour le poète comme pour le public, déjà chargée d’un passé, d’un réseau de connotations tissées au fil de ses multiples occurrences dans des textes et/ou performances orales passées. Ainsi, elle a un fort pouvoir allusif et peut signaler un sens qui n’est pas forcément littéralement présent dans les mots. Il est donc nécessaire d’étudier les contextes dans lesquelles une formule se rencontre pour élucider ses connotations et donc éclaircir le sens qu’elle produit dans un contexte donné. Par ailleurs, le choix d’utiliser ou de détourner des formules traditionnelles est aussi révélateur de la façon dont le poète positionne son texte par rapport à un genre donné ou, plus largement, par rapport à la tradition et à l’héritage du passé. Enfin, le recours aux formules traditionnelles induit un rapport peu hiérarchique entre l’auteur et son public, dans la mesure où ils sont en quelque sorte co-dépositaires d’une tradition commune (plutôt que producteur et consommateur d’un objet nouveau) : l’usage des formules traditionnelles renseigne donc aussi dans une certaine mesure sur la perception de la place et du rôle du poète dans la communauté. Je livre en conclusion une bibliographie des quelques ouvrages « indispensables » :
‒ Milman Parry, « Studies in the Epic Technique of Oral Verse-Making. I. Homer and Homeric Style », Harvard Studies in Classical Philology 41 (1930), p. 73-147. ‒ Albert B. Lord, The Singer of Tales, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1960 (Harvard Studies in Comparative Literature, 24)
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‒ John M. Foley, Immanent Art : From Structure to Meaning in Traditional Oral Epic, Bloomington and Indianapolis, Indiana University Press, 1991. ———, The Singer of Tales in Performance, Bloomington and Indianapolis, Indiana University Press, 1995 ‒ Katherine O’Brien O’Keeffe, Visible Song : Transitional Literacy in Old English Verse, Cambridge, Cambridge University Press, 1990 (Cambridge Studies in Anglo-Saxon England 4) ‒ Alain Renoir, A Key to Old Poems : The Oral-Formulaic Approach to the Interpretation of West-Germanic Verse, University Park and London, Penn State University Press, 1988.
Vincent Debiais : Merci de nous donner cette belle occasion de discuter ensemble d’une notion qui s’étoffe et se densifie à mesure que les rencontres sur la formule se poursuivent. Je suis ravi d’y prendre part et de prendre déjà connaissance des réflexions envoyées par Elise. Je vais essayer de répondre aux deux questions posées, en sachant que je suis un peu confus quant à « ma discipline », autant du côté du possessif que du substantif, et c’est peut-être tant mieux ! 1) La première question est complexe puisqu’il n’existe pas à proprement parler de « genre épigraphique » pour le Moyen Âge, à la différence de ce que l’on peut trouver dans l’Antiquité romaine par exemple. Je veux dire par là qu’un texte funéraire peut être tracé sur une tombe et devenir épigraphique dans sa réalisation, mais peut aussi exister et exister seulement dans une forme manuscrite, insérée dans un récit historique ou de fiction. Si formule épigraphique il y a, celle-ci se définit par l’interaction des éléments lexicaux et syntaxiques, des formes graphiques et de leur implantation dans un matériau donné. La communication proposée lors de la précédente édition par Estelle Ingrand-Varenne2 autour du hic jacet montre parfaitement je crois que cette expression ne devient formule épigraphique que dans son installation matérielle à l’entrée de l’inscription funéraire. On pourrait définir dès lors la formule comme une expression récurrente dont la répétition selon des dispositions formelles plus ou moins fixes produit dans l’inscription un sens ou une fonction particulière. La formule existe donc autant dans sa forme que dans son effet sur le texte et l’objet qui le déploie dans l’espace d’exposition. On pourrait dire que la formule (lexicale ou matérielle) transforme le texte en inscription ; une formule pourrait être dite « épigraphique » parce qu’elle fait de l’objet textuel qui la contient une inscription de nature épigraphique. Je m’explique : l’expression hic jacet ne deviendrait une formule épigraphique que lors de sa mobilisation lexicale et matérielle dans une composition textuelle à ambition épigraphique (réelle, fictive, avortée, feinte, etc.). Partant, et je rejoins Elise tout à fait, la formule ne saurait fonctionner seule – elle construit et se
2 Communication ayant donné lieu à la contribution : E. Ingrand-Varenne, « Formule épigraphique et langue : le cas de “ hic jacet ” », dans É. Louviot (éd.), La Formule au Moyen Âge, Turnhout, Brepols, 2013, p. 171-190.
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construit de façon réticulaire, d’une expression ou d’un texte à l’autre, ce qui permet à certaines inscriptions d’être décrites comme « formulaires », accumulant comme elles le font les « formules » tout au long du support. 2) Robert Favreau, père de la discipline épigraphique pour le Moyen Âge en France, a accumulé au fil de sa longue carrière un fichier qu’il intitule lui-même « le fichier formule ». Je ne crois pas avoir lu dans ses innombrables travaux une seule définition de la formule épigraphique. Cependant, comme une sorte d’évidence, l’emploi à la fois générique et récurrent d’expressions qui structurent et programment les inscriptions semble apparaître à qui fréquente assidûment les textes épigraphiques. La notion est donc à la fois pertinente et productive, mais il convient d’en dresser les frontières, notamment face à la perméabilité des corpus textuels. Ainsi les expressions les plus courantes quand on regarde les inscriptions placées au contact de l’image peinte ou sculptée – les formules – sont aussi des « formules » liturgiques. Si l’on suit la caractérisation donneé en (1), ces formules ne deviendraient épigraphiques que dans leur mobilisation dans l’inscription, mais cessent-elles pour autant « liturgiques » ? La pertinence de la notion de formule pour les inscriptions, et peut-être la raison de leur emploi et de leur tissage en trames complexes dans les textes épigraphiques, repose per se sur de tels phénomènes d’hyper-textualité ou d’intertextualité, qu’il est sans doute parfois assez difficile de faire tenir dans un modèle qui ignore, en grande partie, les conditions réelles de la composition, de la rédaction et de la matérialisation des inscriptions. Viviane Huys : Avant tout, je vous remercie pour ces premières réflexions qui permettent d’introduire en débat ici la question délicate de la notion de « formule ». Car davantage qu’un concept, il me semble qu’il s’agit plutôt d’une « notion ». La distinction entre les deux n’est toutefois pas aisée, il est vrai. L’objet que constitue la « formule » n’en demeure pas moins un outil d’analyse pour qui veut comprendre ou cerner la construction et l’élaboration des formes langagières, quels qu’en soient les ressorts spécifiques. Comme Vincent, et bien qu’historienne de l’art médiéval du fait de ma formation initiale, mon champ disciplinaire est quelque peu difficile à circonscrire pour qui voudrait lui donner une définition conforme aux dénominations académiques. Mais je vais néanmoins tenter d’aborder la question mise en discussion à travers ma pratique scientifique indisciplinée. 1) L’historien de l’art, dès lors qu’il se penche sur les redoutables questions iconographiques peut être enclin à interroger la notion de formule qu’il distinguera de celle de « motif », de « figure », ou encore de « schéma », le terme de formule désignant davantage une formation complexe, une combinaison de signes à l’origine de configurations et non un simple emprunt ou transfert formel. La complexité semble donc être inhérente à la constitution même de la formule sur un plan préalablement iconique. L’idée de formule introduit également celle de systématicité dans les réponses que constituent les solutions plastiques, graphiques, visuelles (entre autres) de la peinture, de la sculpture ou encore de
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l’enluminure (pour ne citer que ces types). La formule paraît également étroitement solidaire des modalités de « formulation » permettant de former un énoncé et par conséquent une forme énonciative. Or, ces modalités doivent prendre en compte (je rejoins Vincent sur ce point) le « contexte » de l’énonciation de la formule. Celui-ci faisant, je pense, intégralement partie de la formulation (de la formule). Ainsi, si des combinaisons iconographiques similaires sont en usage à la fois au sein d’un art monumental et dans un évangéliaire, les questions d’échelle et de praxis adjacentes à la construction des images interviennent dans la formulation alors que la formule aura pu paraître ressemblante. Le recours à la notion de formule devrait peut-être donc être régulé et intégrer le paramètre contextuel comme variable d’ajustement, intrinsèque à la formulation. 2) En dépit des écueils que j’entrevois dans l’instrumentalisation de la notion de formule, l’outil est incontestablement bénéfique dans la désignation de propositions architecturales ou iconographiques récurrentes, lorsqu’il s’agit d’appréhender des parentés (ou des oppositions) entre des ensembles d’images et donc de « manipuler » (avec précaution) les notions de « filiation », d’ « héritage », etc. L’analyse des dispositifs artistiques envisagée à travers le prisme de la “formule” peut rendre plus pertinente la détection de « contre-héritages » ; ou encore, favoriser la formalisation de prises de position par et avec les images dans le cas de modification d’une formule. Cette notion peut permettre d’affiner également l’analyse des (mé)tissages culturels par exemple lorsqu’il y a adoption d’une « double-formule », etc. Anne Ibos-Augé : Le concept de « formule » dans la discipline à laquelle je travaille, la musicologie, englobe plusieurs éléments : la musique bien sûr (et ce peut être une combinaison de mélodie et de rythme, ou ces éléments peuvent être indépendants), mais aussi parfois le texte. On est parfois confronté à des formules mélodiques ou mélodico-rythmiques qui circulent indépendamment du texte poétique. Dans le cas de formules mélodiques ou mélodico-rythmiques, il peut s’agir de formules d’intonations ou de conclusions, dont l’objectif est d’affirmer le mode mélodique dans lequel est chantée la mélodie. Cela est courant dans le plain chant mais persiste, bien que de façon moins systématique, dans les premières monodies profanes (troubadours et trouvères). Les formules mélodico-textuelles sont le plus souvent, quant à elles, le lieu des refrains, courtes incises en lien avec certaines formes musicales (monodiques et polyphoniques) mais aussi non musicales (romans, traités, etc.) dans lesquelles ces incises sont parfois munies d’une notation musicale. Enfin la formule peut également circuler comme simple citation d’un élément connu que l’auteur désire convoquer (et qui n’est pas nécessairement un refrain, dans ce cas). Le concept de formule est donc particulièrement pertinent en musicologie : il nous interroge sur nombre de notions-clés : l’emprunt, la répétition et, par extension, la variation (les formules sont naturellement sujettes à variations), comme à celle de mémoire (celle de l’auteur ou du copiste qui l’utilise et celle du public qui la perçoit).
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Quelques références d’auteurs qui se sont penchées sur la question, convoquant les concepts de formule et de citation, sont utiles aux musicologues, mais il n’existe à ma connaissance pas de bibliographie spécifique sur la question : - Paul Zumthor, Essai de Poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972, part. p. 289-306 (notion de “type-cadre”) - Paul Zumthor, La lettre et la voix, Paris, Seuil, 1987, part. p. 203-223 - Antoine Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979 - Michel Riffaterre, “L’intertexte inconnu”, in Littératures, 41 (février 1981), p. 4-7
Olivier Simonin : A ce stade, je me permets de vous faire part de mes remarques concernant les réponses déjà données. Les voici : 1) La formule connaît apparemment une variété d’acceptions en fonction des disciplines. Pour certaines, il est possible de proposer une définition précise et, pour d’autres, il s’agit d’une gageure et la formule correspond plus à une notion qu’à un concept, même si l’appellation demeure utile. C’est le cas en histoire de l’art, et je serais particulièrement curieux de savoir précisément, dans cette discipline, ce qui l’éloigne du motif, et des autres termes évoqués. 2) Le contexte joue un rôle essentiel pour déterminer ce qui est formule et ce qui ne l’est pas, notamment en épigraphie. De plus, dans certains cas, il peut y avoir une superposition de niveaux d’analyse : une inscription peut s’analyser d’un point de vue purement linguistique (ou informatif, pour simplifier), dans une perspective « polyphonique » (avec des échos à de précédents « patrons » ou modèles plus ou moins consacrés), et d’un point de vue véritablement épigraphique. De façon similaire, plusieurs niveaux d’analyse peuvent se combiner en musique, avec des paroles liées à une partition, une mélodie, etc. 3) La distinction oral/écrit paraît d’un grand intérêt. Elise attire, avec Michel Zink (dans son ouvrage de popularisation – anglicisme que je préfère à vulgarisation – Bienvenue au Moyen Âge3) l’attention sur la double appartenance de la culture du moyen âge aux domaines de l’écrit et de l’oral. L’un et l’autre ont leur place. Ce que je trouve particulièrement évocateur en tant que linguiste, c’est que l’écrit représente un potentiel communicationnel qui s’actualise soit par la lecture individuelle (qui se répète à chaque acte de lecture), soit par le fait de proférer ce qui est écrit. On se trouve dans la problématique de l’actualisation d’un potentiel, qui n’est pas sans rappeler les formules magiques, dont le potentiel se révèle à l’usage. On peut aussi penser à la distinction entre type (une classe générale, comme ‘homme’) et une occurrence spécifique de ce type (un homme donné). Les formules s’analysent ainsi à la fois comme des types et des occurrences.
3 M. Zink, Bienvenue au Moyen Âge, Paris : Éditions des Équateurs/France Inter, 2015, p. 67-70 (« Lire et entendre »).
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4) Cela me conduit à mon dernier point. La différence entre potentiel et actualisation a été abondamment étudiée en philosophie du langage, notamment dans le cadre de la théorie des actes du langage. Chaque énoncé a une composante purement linguistique, locutoire, qui paraît également pertinente en épigraphie. En plus de cette composante, elle contient une composante illocutoire, qui désigne son pouvoir d’action sur le monde. En disant « Sésame, ouvre-toi », un passage pourrait s’ouvrir si les conditions sont idoines (on se trouve devant le portail magique qui s’ouvre lorsqu’on se place devant et prononce la formule). Le véritable effet, dit perlocutoire, consiste en l’ouverture du passage. Évidemment, Austin et Searle et leurs épigones avaient à l’esprit non des formules magiques, mais en tout premier des énoncés performatifs, qui accomplissent une action en même temps que d’être énoncés. Si un prêtre ou un officier civil déclare deux personnes mariées, elles le deviennent effectivement. C’est la dimension sociale qui prévaut. Je m’interroge à cet égard sur l’utilisation que l’on pourrait faire de cette analyse en droit et diplomatique, puisque les actes, contrats, etc. sont bel et bien d’ordre interpersonnel et social. Mais peut-être ces distinctions ont-elles une résonance particulière dans d’autres disciplines ? Viviane Huys : Merci pour cette synthèse et les différents apports et remarques. Pour tenter de répondre à la question concernant la distinction qui peut être opérée entre motif, figure et formule, je dirais que le motif peut être plus facilement assimilable à un seul terme et semble clairement emprunté quoi qu’il en soit et quelle que soit la nature de ce motif, au registre ornemental. Il en va ainsi du motif de l’acanthe. Mais on peut également, par là, designer tout autre élément de type symbolique comme le motif de la Croix, ou encore celui de la mandorle. Car en réalité c’est sa fonction qui donne à une forme son statut de motif : les usages qui en sont fait déterminent le rôle qu’elle joue. Le caractère figural d’une forme fait plutôt quant à lui référence à la nature de l’objet et au rôle « syntaxique » qu’elle joue. La notion de figure introduit un niveau narratif et discursif plus denses au sein d’un dispositif iconique, comme par exemple pour la figure du Bon Pasteur. Enfin, la formule suppose une complexification du dispositif puisqu’elle est plutôt constituée d’une combinaison de « syntagmes » qui « font » formule : ainsi les combinaisons multiples de l’arc brisé en architecture romane, les associations diversifiées qu’il autorise avec d’autres modes de voûtement qui fonderont les différentes formules architecturales des xie et xiie s. par exemple. Mais il en va de même des formules iconographiques typologiques du type : combinaison des images d’Ève et de la Vierge, combinaison du motif du tétramorphe avec différentes scènes néo-testamentaires qui en infléchit le discours, etc. S’impose à travers la notion de formule l’idée d’une standardisation possible ou en tout cas de formulations standards. Mais il ne s’agit là que de représentations. Il va de soi qu’en histoire de l’art comme ailleurs sans doute, la formule n’agit que dans certaines circonstances et à certaines conditions, et que les dimensions actantielle et actorielle pourraient enrichir la caractérisation même de la « formulation ».
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Vincent Debiais : Cette synthèse a le grand mérite de reposer la dimension « sociale » de la formule au cœur du débat. Et c’est effectivement essentiel pour les actes, la diplomatique et plus généralement les écrits de la pratique dans lesquels les formules n’agissent dans et sur le texte qui si elles sont reconnues et chargées sémantiquement dans un « contexte ». Les trois articles que je viens de relire pour le volume sont centrés sur ce principe – la formule est et fait dans un contexte parce qu’elle y trouve sa raison d’être et les moyens de son agentivité. Je souscris par ailleurs tout à fait aux remarques de Viviane concernant le motif et l’importance du « statut » dans sa définition qui suppose une nouvelle fois, ou du moins par analogie, une vie en contexte de l’élément de langage en question. Anne Ibos-Augé : De mon point de vue de musicologue, je voudrais juste préciser quelques détails. Le premier tient à la distinction entre « figure », « motif » et « formule ». Nous utilisons moins le terme de ‘figure’, qui demeure essentiellement lié à la notion de représentation, mais qui s’applique néanmoins à nos travaux paléographiques : il est, dans ce cas précis, lié précisément aux figures notationnelles spécifiques de ligatures (plusieurs notes liées entre elles d’un seul trait de plume) et peuvent renseigner, par exemple, sur des habitudes de copiste, sur la provenance d’un exemplaire, etc. Pour le musicologue, le terme de motif est souvent « réduit », si l’on peut dire, à une « formule » restreinte au cadre d’une seule composition. La formule, quant à elle, possède généralement un sens plus large et peut se retrouver d’une œuvre à l’autre. Elle peut par ailleurs dissocier texte et musique et une formule peut associer texte et mélodie ou n’être qu’une formule textuelle (avec, dans ce cas-là, une mélodie variable) ou mélodique (une même mélodie se voyant alors associer des textes différents). Elle peut enfin être mélodico-textuelle et, dans ce cas, la même mélodie se voit associée à chacune de ses citations, au même texte. Ce « voyage » du texte et/ou de la musique peut résulter de facteurs divers, dont l’un est souvent, très simplement, le passage du temps, d’autres pouvant être, tout aussi simplement, des erreurs de copies devenues autorités ou des variantes liées à l’origine géographique ou à la circulation des témoins. Lluis to Figueras : Il ne me paraît nullement aisé de contribuer à ce débat sur le concept formule du point de vue de l’histoire, la diplomatique ou l’histoire du droit. Pourtant les historiens utilisent très souvent les formules, mais en général sans trop se soucier du concept. 1) Pour répondre à la première question : dans le domaine de l’histoire ou la diplomatique, une formule c’est avant tout un modèle, le modèle d’un type d’acte à l’usage des scribes. On a préservé des formulaires, c’est-à-dire des recueils de modèles des types de chartes les plus fréquentes. Sur ces formulaires la bibliographie est foisonnante, mais on peut consulter, par exemple :
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Alice Rio, The Formulaires of Angers and Marculf : Two Merovingian Legal Hanbooks, Liverpool, Liverpool University Press, 2008, ou, du même auteur : Legal Practice and the Written Word in the Early Middle Ages. Frankish Formulae, c. 500-1000, Cambridge, Cambridge University Press, 2009. Olivier Guyotjeannin et Laurent Morelle, « Tradition et réception de l’acte médiéval : jalons pour un bilan des recherches », Archiv für Diplomatik 57 (2007), p. 367-403.
Je pourrais aussi renvoyer à d’autres ouvrages d’Olivier Guyotjeannin, qui a d’ailleurs aussi participé à l’édition d’un important formulaire de la fin du moyen âge, le formulaire d’Odart Morchesne4. À l’intérieur de la formule-acte les historiens ou diplomatistes distinguent aussi des « formules », qui sont tout juste des phrases, la répétition de quelques mots, qui ont un sens précis et qui permettent renvoyer à des principes juridiques. Surtout pendant le bas moyen-âge, dans un contexte de renouveau du droit savant et des institutions judiciaires, l’emploi de quelques mots permet de renvoyer à des concepts juridiques complexes. Ils peuvent ainsi donner validité à des actes mis par écrit qui autrement pourraient être contestés devant une cour de justice (d’où par exemple l’inclusion de toute une série de formules de renonciation aux droits prévus par la loi dans des actes de la pratique). Dans ce sens le concept de formule peut se confondre avec une « clause » entre autres. 2) Sur la deuxième question : historiens, diplomatistes et historiens du droit utilisent très souvent le concept de formule (et de formulaire) dans ce sens classique. Tout d’abord pour identifier des formules qui permettent par la suite déceler des variantes : tout écart du modèle du formulaire étant porteur de renseignements parfois précieux pour l’historien. Par exemple les historiens du haut moyen âge pratiquent une analyse très fine des formulaires pour comprendre l’évolution des structures agraires, à la suite du choix des mots de la part des scribes. En général les historiens cherchent à bien connaître les pratiques scripturaires et leur rôle dans la transmission des actes, la mise par écrit de mots employés oralement. Voici un exemple, et on pourrait en citer bien d’autres, dans l’étude du manse dans les actes de l’abbaye de Lorsch, qui comporte une analyse très fine de la pratique des scribes, et de leur usage des formules : - Juan José Larrea, « L’autre visage du manse. Actes de la pratique et structures agraires dans la vallée du Rhin moyen au viiie siècle », Frühmittelalterliche Studien, 46 (2012), p. 41-98, surtout p.63-67.
Le paradoxe, c’est que les historiens s’intéressent souvent aux formules comme un outil pour appréhender ce qui se cache derrière la formule. Et puis il y a aussi toute une réflexion sur l’importance de l’écrit dans une société où l’oralité l’emporte et sur le contexte de rédaction des actes écrits – et par extension sur le contexte de production et préservation des actes dans des ensembles, du type cartulaires. La
4 Le formulaire d’Odart Morchesne dans la version du ms BnF fr. 5024, édité par Olivier Guyotjeannin et Serge Lusignan, avec le concours des étudiants de l’École nationale des chartes et la collaboration d’Eduard Frunzeanu, Paris, École des chartes, 2005 (Mémoires et documents de l’École des chartes, 80).
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synthèse d’Olivier Guyotjeannin, Les sources de l’histoire médiévale5, fait apparaître l’importance de cette problématique. Sur les cartulaires on peut renvoyer aussi à un grand nombre d’ouvrages, comme par exemple : - Pierre Chastang, Lire, écrire, transcrire : le travail des rédacteurs de cartulaires en BasLanguedoc (xie-xiiie siècles), Paris, CTHS, 2001.
Je pense que malgré l’absence d’une réflexion théorique la plupart des historiens, historiens du droit, diplomatistes s’intéressent de plus en plus à l’usage de formules et formulaires dans les textes. Élise Louviot : En relisant les différentes contributions, il me semble que malgré un certain nombre de spécificités évidentes dues en particulier au medium utilisé (texte, manuscrit, inscription, chant, sculpture, enluminure…) et au contexte social (sacré, profane, juridique, privé…), il est possible de voir un certain nombre de points de convergence concernant cette notion, qui font que l’on peut considérer que l’on parle bien de la même notion quelle que soit la discipline, même si nous ne y intéressons pas forcément tous de la même façon ou sous le même angle. Voici ces principaux points de convergence : 1) La complexité Il me semble que nous sommes à peu près tous d’accord sur le fait qu’une formule correspond à un niveau de complexité supérieur à celui du motif et ce sur deux plans : ‒ composition : la formule ne peut être un simple mot, accord ou image, il s’agit forcément d’une mise en relation de plusieurs éléments selon un agencement lui-même relativement fixe. ‒ lien avec un intertexte et signifiance : la formule n’est que le côté émergé de l’iceberg. La formule renvoie à un sens qui dépasse celui des éléments qui la composent et ce sens ne peut être perçu qu’à condition de reconnaître la formule en tant que formule (ainsi la formule juridique qui permet en quelques mots de renvoyer à des concepts complexe voire à une jurisprudence qui y est associée). Un agencement stable de plusieurs éléments qui serait répété plusieurs fois dans la même composition (musicale, textuelle ou visuelle) sans lien avec un tel intertexte et donc avec un sens qui provient de l’extérieur du texte, de la tradition, ne serait effectivement qu’un motif. Il est à noter que le sens véhiculé par la formule peut être de type ‘contenu’ (une certaine idée véhiculée) ou ‘contenant’ (signalement de l’appartenance à un certain genre, à une certaine communauté artistique, professionnelle et / ou discursive). Je renvoie à nouveau à Foley, pour la notion de la formule comme d’un langage spécialisé6. 5 Olivier Guyotjeannin, Les sources de l’histoire médiévale, Paris, Le livre de poche, 1998. 6 J. M. Foley, The Singer of Tales in Performance, Bloomington and Indianapolis, Indiana University Press, 1995, p. 88-92 ; id. How to Read an Oral Poem, Urbana et Chicago, University of Illinois Press, 2002, p. 127 (« Oral Poetry Works Like Language, Only More So »).
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2) Le contexte Il me semble que nous sommes beaucoup à avoir insisté sur le fait que la formule est indissociable d’un certain contexte (là encore on peut aussi renvoyer à Foley et à sa notion de performance arena (« the locus in which some specialized form of communication is uniquely licensed to take place. »7). C’est le contexte qui légitime la formule et qui lui permet de fonctionner. Le contexte est à la fois un contexte social et un contexte matériel, avec certaines contraintes qui y sont associées. Le lien avec la théorie de la performativité me paraît très bien vu : la formule a, elle aussi, des conditions de félicité. En même temps, il me semble que plusieurs contributeurs ont également noté le fait que certaines formules voyagent volontiers d’un contexte à l’autre : c’est très clairement le cas dans le domaine vieil-anglais où certaines formules textuelles se rencontrent aussi bien dans des poèmes narratifs que dans des sermons ou des textes juridiques. Il me semble qu’on ne peut ni considérer que le fonctionnement est identique quel que soit le contexte, ni estimer qu’il n’y a aucun lien entre les différents usages de la même formule. Olivier Simonin : Merci à Elise pour cette conclusion qui me semble venir parfaitement clore le débat, ainsi qu’à vous tous pour votre participation et vos remarques très stimulantes qui, je le souhaite, vont contribuer à une compréhension fine et à un maniement plus dextre et aiguisé du concept de formule.
7 Ibid. p. 8.
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Index des œuvres et des auteurs
Aaron Danielis 101 Abeïe du chastel amoureus 269 Abélard 386, 394, 400 Agnus Castus 111 Albertanus Brixiensis 88 Alexander Neckam 53 Allegoria quaedam Sacrae Scripturae 87 Ànima d’Oliver, L’ 413 Anselme de Laon 394 Apollonios de Rhodes 338 Aratéa 207, 208 Aratos de Soles 207 Aristote 69, 111, 346 Arnalte y Lucenda 418 Ars amatoria 258, 269 Arthur et Gorlagon 341, 347, 351 Artium dignitas 292 Audite, cœli 37, 50, 51 Augustin d’Hippone 342, 343, 345 Avicenne 101, 109 Bartholomaeus Anglicus 54, 67, 110 Baudoin de Condé 258, 263 Beatus qui non abiit 298 Bendir de dones 413, 417 Benoît de Sainte-Maure 12, 327-339 Bernard de Clairvaux 22, 24, 37, 41, 44, 45 Bernard Gui 22, 31 Bernat Hug de Rocabertí 413, 416, 417 Béroul 334, 338 Bible historiale 91 Bisclavret, Le lai du 348, 351, 352 Boccace 12, 391, 396-405, 418 Breviari d’Amor 239 Burchard de Worms 395
Canon de la médecine 109 Cantique des cantiques 44, 269, 291 Cantiques Salemon 269 Cárcel de amor 410, 417, 418, 424 Cárcel de amor, La continuació de la 418 Carro de les donas, El 93, 94 Cartes a l’amada, Les 416 Catastérismes 207 Chanson de Roland, La 305, 311, 312, 325 Chante-pleure, La 50, 51 Chaucer 88, 100 Chrétien de Troyes 268, 314, 315, 328, 329, 334, 341 Chronique de Guillaume de Puylaurens 22, 33 Cicéron 208, 403 Ci nous dit 360 Clément d’Alexandrie 86 Cligès 333 Colard le Bouteiller 263 Coloribus illuminatorum sive pictorum 225 Commentariorum in Sophoniam prophetam 86 Compendium artis picturae 223, 225, 232, 233, 238 Compendium medicinae 100 Compendium philosophiae 53 Confrere d’amour 263 Conhort, Lo 414, 417 Constantin l’Africain 101 Consuelo de amor 413, 414 Conte du Graal, Le 329, 334 Contractus 177 Coronación de la señora Gracisla 418 Corrector sive medicus 395
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Correspondance entre Ibn Al-Munağğim, Hunayn Ibn Ishāq et Qustā Ibn Lūqā 76 Cortex occidit littere 297 Court d’amours, Suite de 267 Crestià 93 Cuestión de amor 418 Darès le Phrygien 328, 330 De arte illuminandi 229, 230, 236 Décaméron, Le 12, 398, 401, 403 De coloribus et artibus romanorum 230 De coloribus et mixtionibus 223, 224, 229-232, 240 De contemptu mundi 27 Decretum 395 De diversis artibus 223, 224, 229, 232, 233 De excidio Troiae historia 328 De la nature des choses de Raban Maur 41, 48, 49, 51 De materia medica 109 De medicina praecepta 102 De natura rerum de Thomas de Cantimpré 53 De naturis rerum d’Alexander Neckham 53 De proprietatibus rerum 53-55, 65, 66, 110 Deseiximents 410 Despropriament d’amor, Lo 412, 413 De universo 343, 344 De universo libri de Raban Maur 41, 48 De urinis 101 Deus misertus hominis 289 De virtutibus herbarum 113 Dic Christi veritas 292 Dictys de Crète 328 Diego de San Pedro 411, 413, 417, 418, 424 Dioscoride 102, 109 Dit de Nostre Dame 256 Donizone di Canossa 94 Donnei des amants 338 Durand de Champagne 88, 395 Échecs Amoureux Moralisés, Les 364 Eckbert de Schönau 24, 45, 46
Ephemeridos belli Troiani 328 Épître-sermon CCXLII aux Toulousains de Bernard de Clairvaux 45 Eratosthène de Cyrène 207, 208 Erec et Enide 268 Escriu Medea a les dones 409, 414, 417 Estil·lades i amoroses lletres, Les 412, 414, 416, 424 Étymologies 63, 198 Eudoxe de Cnide 207 Évangiles des Quenouilles, Les 346 Evervin de Steinfeld 22-26, 31-33 Evrart de Conty 364, 365 Expositio in librum Ester 87 Faula de Neptuno i Diana 413, 417, 419, 424 Fierabras 348 Flours d’amours 267, 275 Formula confessionum 395 Formulae Marculfi 157, 158 Francesc Alegre 409-411, 413, 417, 419, 424 Francesc Carròs Pardo de la Casta 411, 413 Francesc Eiximenis 93, 94 Francesc Ferrer 409, 414, 416, 417 Francesc Moner 413, 416, 417, 418 Frondino e Brisona, El 413, 414, 417, 418, 419 Galien 101-103, 107-109 Gautier de Châtillon 291, 293 Gautier de Coinci 256, 258, 263, 264, 269, 315 Gérard de Liège 258, 269 Gervais de Tilbury 342, 343 Gilbertus Anglicus 100 Giraud de Barri 342-346, 354 Glòria d’amor, La 413, 414, 417 Grimalte y Gradisa 410, 418 Grisel y Mirabella 418 Guilhem Bélibaste 24, 28 Guillaume d’Auvergne 77, 343, 344 Guillaume de Newburgh 46
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Guillaume de Puylaurens 22, 33 Guiot de Dijon 260 Guy de Chauliac 116 Henri de Clairvaux 10, 37, 38, 40-43, 46, 47, 49-51 Henry Daniel 101, 108 Héraclius 230 Herralda de Landsberg 92 Hier main quant je chevauchoie 260, 261 Hippocrate 102, 103, 107 Histoire des animaux 111 Historia ecclesiastica 70 Histoire naturelle de Pline 110 Història de Leànder i Hero, La 414, 417, 419 Historia sive chronica rerum anglicarum 46 Homo ad laborem nascitur 296 Honte et dolor et ennui et haschie 263 Hortus Deliciarum 92 Hugues de Saint-Victor 88 Hugues de Fleury 70 Huitace de Fontaine 260 Humbert de Romans 375 Innocent III 20, 27, 35 Institution oratoire 392 Inventorum sive collectorium partis chirurgicalis medicinae 116 Isaac Judaeus 101 Isidore de Séville 63, 87, 198, 209, 329 Jacob de Sarug 372 Jacquemart Gielée 355, 367-370 Jacques de Vitry 40, 50, 69 Jacques Fournier 32 Jacques Legrand 356, 358, 360, 362, 363, 365, 370 Ja pour iver, pour noif ne pour gelee 264 Jardí d’amor 414, 417 Jardinet d’orats 410, 411, 416, 419 Jean de Lugio 29 Jean de Trévise 111 Jean de Vignay 72, 79-81, 83, 342, 343
Jean Golein 88 Jean Rigaud 395 Jehan Tenessax 355 Je ne sai tant merchi crier 263 Joan Roís de Corella 409, 411-414, 416-419, 424 John Gaddesden 101 Juan de Flores 410, 413, 417, 418 Juan de Segura 424 Juan Rodríguez del Padrón 413, 417, 418, 420, 421, 423, 424 La court de paradis 268 Lai du Chèvrefeuille, Le 334 Lamentació de Biblis 414, 417 Lamentacions 417, 424 Lettre d’Evervin de Steinfeld à saint Bernard 22, 24, 25, 31-33 Lettre du moine Herbert 20 Libellus apologeticus 69, 77, 82 Libellus de partibus transmarinis de Machometi Fallaciis 70 Liber consolationis et consilii 88 Liber decem capitulorum 88 Liber de coloribus illuminatorum sive pictorum 225, 229, 230 Liber de eruditione praedicatorium 375 Liber de rectoribus Christianis 88 Liber diversarum artium 11, 223, 224, 226, 233 Liber poenitentialis 395 Liber uricrisiarum 101 Libro de como se fazem as colores 230 Livre d’amoretes 11, 255-270, 276 Livre de bonnes meurs, Le 356, 358, 362, 365, 370 Livre de Mellibee et Prudence, Le 88 Livre de Regnart, Le 355, 357-366, 368-370 Livre des deux principes 19, 28, 29, 33 Livre d’Esther, Le 90, 91 Llibre de les dones, El 93 Lytil boke of rosemaryn 108 Macer Floridus 111, 113 Marbod de Rennes 88
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Marculf 157, 158 Marie de France 351, 352 Matfré Ermengau de Béziers 239 Melion, Le lai de 342, 343, 351, 352 Métamorphoses, Les 346 Miracles de Nostre Dame 256, 258, 263, 264, 269, 372 Miracles de Notre Dame par personnages, Les 371-374, 380, 385-387 Mort le roi Artu, La 410 Nicolás Núñez 418 Noche, La 413, 414 Nulli beneficium 289 Omni pene curie 293, 294 Onques n’amai tant com je fui amee 267 Onques ne soi amer a gas 261, 271 On the virtues of herbs 101 Otia imperialia 342 Ovide 258, 269, 346, 273, 275, 279 París e Viana 410, 414, 417 Parlament en casa 412, 417, 424 Pedro Manuel Jiménez de Urrea 416, 418 Peire Vidal 349-351 Penitencia de amor 418 Pere Joan Ferrer 411 Pere Pou 410, 416 Pere Torroella 409, 410, 414, 416, 423 Phénomènes 207 Pierre de Poitiers 77 Pierre de Tolède 77 Pierre le Vénérable 77 Pierre Lombard 386, 396 Pline l’Ancien 102, 110 Prison d’amour, La 258, 263 Proceso de cartas de amores 424 Quant je voi plus felon rire 260-262 Quant li noviaus tans repaire 265 Quant se depart la verdure des chans 261
Quinque incitamenta ad Deum amandum ardenter 258 Quintilien 392 Quintus Serenus Sammonicus 102 Raban Maur 41, 47-49, 51, 88 Ramόn de Penyafort 395 Registre d’Inquisition de Jacques Fournier 32 Regoneixença e moral consideració 413, 414 Renart le Bestourné 366 Renart le Nouvel 355, 356, 367-370 Renaud de Louens 88 Repetición de amores 418 Richard de Fournival 267 Risālat al-Kindī 10, 69, 70, 72 Rituel cathare latin de Florence 19, 30 Rituel cathare occitan de Dublin 19, 30, 34 Rituel cathare occitan de Lyon 19, 23, 25, 30 Robert de Flamborough 395 Roman de la poire 267 Roman de la rose 268 Roman de Renart, Le 366-368 Roman de Troie, Le 12, 327-339 Romeu Llull 411-413, 416, 418, 420 Rosa medicinae 101 Rupert de Deutz 88 Rutebeuf 366 Saint Jérôme 86 Salut d’amor 414, 417 Salut d’amour 263, 267, 273-275 Schedula diversarum arcium 226, 232 Sedulius Scottus 88 Sentences de Bernard Gui 22, 31 Sermó d’amor 409, 414 Sermones contra catharos 24 Sermones vulgares de Jacques de Vitry 40, 50 Sermons (LXIII et LXIV) de Bernard de Clairvaux 44
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Sermons (LXV et LXVI) de Bernard de Clairvaux 37, 41, 44, 45 Sermon (XIII) d’Eckbert de Schönau 45 Siervo libre de amor 417, 418, 420, 424 Socrate 103, 107 Somni 409, 413, 414 Speculum Dominarum 88 Speculum humanae salvationis 91 Speculum maius 53, 69, 70 Speculum maius Speculum historiale 10, 69-83 Stromata 86 Summa collectionum proconfessionibus audendis 395 Summa confessorum 395 Summa de casibus conscientie 395 Sur le larron pénitent 372 Tale of Melibee, The 88 Tertullien 394 Theophilus 223, 224, 229, 232-235, 241 Thomas 329 Thomas de Cantimpré 53 Thomas de Chobham 395
Tirant lo Blanc 417 Topographia Hibernica 344, 345 Tout leis enmi les prés 261 Touz seus chevauchai 260, 261 Tragèdia de Lançalot 408, 410, 417 Traité cathare anonyme languedocien 19, 29 Traité du sacré 88 Tratado de amores 418 Tristan et Yseut 329, 334, 338 Triste deleitación 417, 418 Triunfo de Amor 418 Trop font vilonie 264 Ut non ponam os in celum 292 Verbum pater exhibuit 290 Vergentis in senium 20 Vie des pères de Gautier de Coinci 256 Vilene gent 263 Vincent de Beauvais 10, 53, 69-83 Virtues of Rosemary 113 Vita di Matilde di Canossa 94 Voleur et l’aubergiste, Le 347
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Table des matières
Avant-propos De la polysémie de la formule Olivier Simonin et Caroline De Barrau
7
Histoire Quand les brebis mangent les loups Subversion de la formule et hérésie cathare Anne Brenon
17
Vulpes transfiguratas in talpas : les cathares entre renards et taupes dans l’épître Audite, cœli d’Henri de Clairvaux. Métamorphose d’une formule allégorique anti-hérétique Viola Mariotti
37
Explicar la trinidad mediante su formulación Una gramática teológica en el De proprietatibus rerum Noemi Barrera Gómez
53
Enjeux d’un transfert formulaire Du débat islamo-chrétien d’al-Hāšimī et d’al-Kindī à l’encyclopédie Speculum historiale de Vincent de Beauvais Florence Ninitte
69
La fórmula Esther La reina bíblica como modelo de reinas medievales María Jesús Fuente
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Manuscrits, chartes et inscriptions L’art de la formule dans l’art de guérir Édition et étude d’extraits en moyen-anglais des recettes médicinales des manuscrits : Cambridge, Trinity College, Wren Library 1037 (O.1.13) et 921 (R.14.51) Véronique Soreau
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ta bl e d e s m at i è r e s
Colophons de manuscrits et constructions formulaires (France, xive et xve siècles) Emilie Cottereau-Gabillet
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La « date de lieu » et ses variations du xe au xiie siècle en Anjou et en Touraine Chantal Senséby
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Expérimentations notariales et modèles textuels dans la documentation de Philippe de Savoie-Achaïe (1295-1334) Paolo Buffo
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Histoire de l’art Pour faire et accomplir les choses dessus dites Formules en contextes, les fondations entre acte et lieu du xiiie au xve siècle Marie Charbonnel
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Donner forme au(x) temps La formule du Zodiaque et son association avec les Occupations des Mois Angélique Ferrand
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Des formules pour peindre des images Anne Leturque
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Musicologie Formules, lieux communs, stéréotypes ? L’emploi de citations lyriques dans un traité spirituel : l’exemple du Livre d’amoretes Anne Ibos-Augé
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Les formes de l’intertextualité biblique dans la lyrique latine des conduits (fin xiie-xiiie siècle) Anne-Zoé Rillon-Marne
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Langue et littérature françaises médiévales La formule épique dans le moule de la relative en ancien français Malinka Velinova
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tab le d e s mat i è re s
Les formules magiques de Médée dans le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure Laurence Picano-Doucet
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« Sis lupus et sensum hominis habeas » Le loup-garou entre l’être, le paraître et le dire Quentin Vincenot
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Formules didactiques dans les exemples du Livre de Regnart Stéphanie Bulthé
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Formules de culpabilité, formules de pénitence dans les Miracles de Notre Dame par personnages Élyse Dupras
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Autres littératures romanes Boccace et les formulaires pour les confesseurs Le cas de la nouvelle de Sire Chapelet Antonio Sotgiu
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Hi ha una fórmula única per caracteritzar el fenomen de la ficció sentimental a la península ibèrica? Gemma Pellissa Prades
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Postface Table ronde sur la formule427 Index des œuvres et des auteurs
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